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Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis

École Doctorale 31 « Pratiques et Théories du sens »


EA 4008 LLCP (Laboratoire d’études et de recherches
sur les Logiques Contemporaines de la Philosophie)

LA RIVALITÉ DES ÉGAUX

La théorie mimétique,
un paradigme pour l’anthropologie politique ?

Thèse de doctorat de philosophie

Présentée et soutenue publiquement le 23 septembre 2016


Par Jean-Marc BOURDIN

Devant un jury composé de :


Mme Maria Stella BARBERI, Professore Ordinario di Filosofia politica, Università degli
Studi di Messina / Dipartimento di Scienze cognitive, psicologiche, pedagogiche e
degli studi culturali.
Mme Kim Sang ONG-VAN-CUNG, Professeure des Universités, Université Bordeaux Mon-
taigne / EA 4574 SPH.
M. Charles RAMOND, Professeur des Universités, Université Paris 8 Vincennes Saint-
Denis / EA 4008 LLCP, Directeur de la thèse.
M. François SEBBAH, Professeur des Universités, Université Paris Ouest Nanterre La Dé-
fense / EA 373 IRePh.
M. Yves-Charles ZARKA, Professeur des Universités, Université Paris Descartes / EA 4569
EPS (Equipe Philépol), Président du jury.
In memoriam René Girard

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Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Résumé :
Initiée par René Girard, la théorie mimétique suggère que l’égalité des conditions consacrée comme un
droit exacerbe la rivalité entre semblables. Quand l’étiolement de la souveraineté étatique et la logique
compétitive de l’économie marchande coïncident avec la prolifération de conflits aux enjeux plané-
taires, cette rivalité des égaux prend une valeur paradigmatique.
L’ambition d’une anthropologie mimétique à traiter de l’époque contemporaine mieux que la philoso-
phie politique idéaliste ou la science politique réaliste suppose une reformulation. Espérance de pallier
une insuffisance d’être, le désir mimétique, ou désir d’être autre, aboutit à un résultat contradictoire, la
déception de rester insuffisant, l’autre étant alors perçu à la fois comme modèle et obstacle. Pour les
acteurs politiques, ce désir devient la revendication d’une égale puissance d’être, promesse faite autant
par la citoyenneté, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes que la souveraineté des États sur leur
territoire et leur population.
En tant que modalité de la contention de la violence, le politique serait ainsi analysable par une
« science des rapports humains », anthropologie englobante et non-disciplinaire adoptant un interdivi-
dualisme méthodologique. Sur fond de menaces inédites pour la pérennité de l’humanité, la réciprocité
des rapports humains fait douter de la compatibilité entre projet égalitaire, quête d’identité et concorde
sociale. Ces rapports questionnent également la prépondérance actuelle de la compétition dans les
institutions, entre autres politiques, laquelle s’est imposée comme liant paradoxal du gouvernement
représentatif et de l’économie de marché.

Mots clés :
René Girard ; théorie mimétique ; anthropologie ; carré sémiotique ; conflit ; égalité ; identité ; poli-
tique ; réciprocité ; rivalité ; souveraineté ; violence.

Title: The Rivalry of Equals: Mimetic Theory, a Paradigm for Political Anthropology?

Abstract:

Conceived by René Girard, mimetic theory suggests that the equality of conditions, established as a
right, exacerbates the rivalry between similar individuals or groups. When the withering away of state
sovereignty and the competitive logic of the market economy overlap with the multiplication of
conflicts, this rivalry of equals becomes a relevant paradigm.
Mimetic anthropology’s ambition – to address contemporary issues better than either idealistic
political philosophy or realistic political science –, demands nevertheless to be revisited. The hope to
overcome a lack of being, mimetic desire, or one’s desire to become someone else ends up giving way
to a contradictory outcome: the disappointment of remaining oneself, the other thereby being
perceived as both one’s model and one’s obstacle. For political actors, this desire turns into the claim
of the equal power to be, which the promise of citizenship, the right of peoples to self-determination
and the state sovereignty over its people and its territory each exemplify.
As a modality of the containment of violence, politics could then be analyzed by a non-disciplinary
"science of human relationships", implementing a methodological interdividualism. Against the
backdrop of unprecedented threats to the survival of humanity, the reciprocity of human relationships
casts doubt on the compatibility between the egalitarian project, the quest for identity, and social
harmony. These relationships also question the current predominance of competition in the
institutions, including political institutions, which has become the paradoxical binding agent between
representative governments and the market economy.

Keywords:
René Girard; mimetic theory; anthropology; conflict; equality; politics; reciprocity; rivalry; semiotic
square; sovereignty; violence.

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Remerciements

Remerciements

Doctorant deux fois plus âgé que la moyenne, je rends grâce à l’université et, plus précisé-
ment, au monde de la recherche de m’avoir accueilli en son sein sans m’opposer la moindre
discrimination. Initialement désireux de devenir enseignant-chercheur, j’avais en définitive
opté pour la voie moins aléatoire des concours administratifs. Mais le goût de la recherche, en
amateur ou en étudiant, ne m’a jamais lâché. Il vient sans doute en premier lieu de Jean-Louis
Martres, un professeur de sciences politiques et de relations internationales de l’université de
droit de Bordeaux dont j’ai suivi les enseignements à la fin des années 1970 ; il est décédé en
avril 2013, au moment où la présente recherche débutait. Ce désir s’est conservé pendant
quatre décennies, régénéré par chaque publication de René Girard. J’ai eu l’opportunité de
reprendre des études politiques auprès de philosophes en préparant un master à l’École des
Hautes Études en Sciences Sociales : Agnès Antoine m’a orienté, Luc Foisneau a dirigé mes
travaux avec exigence et aménité et, au terme de ce parcours, le jugement de Bernard Manin
m’a convaincu de la possibilité de m’engager dans un doctorat.
Encore me fallait-il intéresser un directeur à mon projet de recherche, longtemps mûri, sur la
potentielle portée politique de la théorie mimétique. Cette étape m’a paru un temps impossible
à franchir. Pourtant, Charles Ramond a accepté et m’a immédiatement aiguillé sur des voies
que je n’aurais osé suivre de ma seule initiative, tout en m’obligeant à repenser certains de
mes concepts par ses remarques décisives. Il n’a depuis cessé de me prodiguer conseils et
encouragements avec une grande générosité et dans une ambiance qu’il sait maintenir
joyeuse. Son implication auprès de ses doctorants venus de plusieurs continents développe
entre nous une fraternité rare qui permet d’imaginer ce que l’université médiévale fut.
Dans un pays et une université où étudier Girard relève encore pour beaucoup soit de la témé-
rité, soit de la déraison, je tiens enfin à remercier les membres de l’association des recherches
mimétiques, présidée par Benoît Chantre, qui m’a aidé à rompre un isolement qui aurait été
fatalement stérile par les colloques qu’elle organise et les rencontres qu’elle provoque. Une
université d’été instituée à son initiative m’a permis en 2014 de rencontrer des chercheurs de
différents pays dont Domingo Gonzalez Hernandez qui a soutenu en 2015 une thèse au sujet
proche du mien à Madrid, Agustin Moreno Fernandez qui l’avait précédé sur cette voie ou
encore le doctorant en histoire Benoît Cérézuelle. Bernard Perret m’a encouragé. Depuis Kyo-
to, Paul Dumouchel m’a aidé. J’ai pu échanger avec James Alison. Bruno Viard m’a permis
d’intervenir à un colloque dans son université d’Aix-en-Provence en mai 2014 et m’a suggéré
à cette occasion des pistes fécondes. Rare, l’enseignant-chercheur accueillant à la pensée gi-
rardienne est des plus généreux ! Je sais gré à tous de leur bienveillance et de leurs lumières.
J’associe à ces remerciements Hélène et nos trois grands enfants qui m’ont regardé amusés et
ont subi l’énoncé de ce que je croyais être des « percées » conceptuelles au fur et à mesure
que des idées me venaient ainsi qu’à Marie-Jeanne, qui a rangé ma bibliothèque. Pierre, avec
lequel nous avons cheminé tant d’années vers Compostelle, m’a montré la voie en achevant sa
belle thèse au moment où je rêvais d’entreprendre la mienne et a relu attentivement mon texte.
Gilles a accepté de dialoguer sur mes concepts. Clément m’a permis d’accéder à un texte al-
lemand important à partir duquel je n’aurais pu travailler sans son aide amicale. Je n’oublie
pas François qui a su enrichir son activité professionnelle de réflexions essentielles, me dési-
gnant lui aussi la direction à suivre.
Que tous soient ici remerciés d’avoir suscité en moi ce désir et de n’avoir pas fait obstacle à
sa réalisation.

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Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

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Sommaire

Sommaire

Table des illustrations ............................................................................................................. 10


Abréviations des titres et éditions utilisées des ouvrages de René Girard ............................. 11
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique ..................................... 13
Première partie : La rivalité des semblables, fondement possible d’une anthropologie ...... 33
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique......................................................... 35
Section 1 : Entre l’objet et le sujet, un indispensable médiateur ................................................................. 35
Section 2 : L’inévitable déception du désir ................................................................................................. 50
Section 3 : Le carré sémiotique du désir mimétique .................................................................................... 56
Section 4 : Un « troisième cerveau » et le système des neurones miroirs ................................................... 61

Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité ... 66


Section 1 : L’universalité de la structure des mythes fondateurs ................................................................. 66
Section 2 : Le savoir biblique sur la rivalité fraternelle et l’innocence des victimes ................................... 71
Section 3 : La révélation évangélique .......................................................................................................... 73
Section 4 : Problème posé par un corpus principalement fictionnel ............................................................ 83

Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique .. 87


Section 1 : L’international, champ de la rivalité entre les peuples et les États ............................................ 87
Section 2 : Les décalques en politique intérieure du « carré girardien » ..................................................... 96
Section 3 : L’affrontement permanent au sein des gouvernements représentatifs ..................................... 105
Section 4 : Mensonge et vérité, violence et sacré ...................................................................................... 110

Deuxième partie : Un philosophe politique malgré lui ........................................................ 115


Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique ......... 118
Section 1 : Les philosophes incapables de penser la rivalité mimétique ? ................................................. 119
Section 2 : Les théologiens et penseurs du christianisme, un soutien précieux ? ...................................... 138
Section 3 : Les sciences humaines, avatar de la dénégation de la rivalité mimétique ?............................. 144
Section 4 : L’hypermimétisme, une condition préalable à la compréhension du désir et à la conversion . 154

Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique ................................. 159


Section 1 : Le prolongement de Hobbes par Carl Schmitt : l’identité des amis contre l’ennemi commun 161
Section 2 : L’approche « kantienne » de John Rawls : la justice comme équité ....................................... 166
Section 3 : La lutte pour la reconnaissance hégélienne réactualisée par Axel Honneth ............................ 174
Section 4 : La rivalité des égaux de René Girard, continuateur de Tocqueville, en guise de synthèse ? ... 180

Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien 190


Section 1 : L’identité entre égalité, différenciation, indifférenciation et réciprocité ................................. 191
Section 2 : La critique de Pierre Manent : l’impossible politique des égaux indifférenciés par la rivalité 202

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Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Section 3 : L’ « alternative » entre surérogation évangélique et rivalité mortifère .................................... 206


Section 4 : D’autres voies envisageables : renoncement au désir politique, coopération équitable ou
compétition régulée ................................................................................................................................... 211

Troisième partie : Une brève histoire mimétique de l’égalisation des conditions .............. 229
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être ... 233
Section 1 : L’hypothèse de l’hominisation par les meurtres collectifs ...................................................... 234
Section 2 : Les crises d’indifférenciation, menaces récurrentes pour les communautés humaines ........... 246
Section 3 : La culture comme ensemble des institutions différenciatrices ................................................ 249
Section 4 : Les prémisses du politique, de la royauté sacrée aux cités et empires ..................................... 257

Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche ................................... 265


Section 1 : La christianisation de l’Europe jusqu’à la fin du Moyen-Âge ................................................. 265
Section 2 : De la souveraineté des monarques à celle des peuples ............................................................ 276
Section 3 : Tocqueville, témoin et historien de la transformation de la médiation .................................... 286
Section 4 : Le XXe siècle, entre rapports de doubles politiques et génocides............................................ 295

Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté............... 303


Section 1 : Rivaux parce qu’égaux, une analyse du terrorisme du XXI e siècle ......................................... 304
Section 2 : D’une apocalypse environnementale, sociale et politique au « catastrophisme éclairé » ........ 312
Section 3 : Un ordre mondial formellement égalitaire et toujours conflictuel ........................................... 321
Section 4 : La Révélation évangélique a-t-elle été réellement seule au travail ? ....................................... 333

Quatrième partie : Penser le politique d’un point de vue anthropologique ........................ 347
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique ... 350
Section 1 : Le successeur de Durkheim et Hocart ..................................................................................... 351
Section 2 : Le sacré et le symbolique, comme réponse pré-politique à la violence ................................... 354
Section 3 : Le politique, continuation du religieux en vue de la même fin ................................................ 360
Section 4 : Entre apologie du christianisme et Bible comme outil heuristique.......................................... 366

Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains ................... 372
Section 1 : Harmoniser la typologie des communautés familiales, sociales et politiques ......................... 373
Section 2 : Remettre en question la multiplication des disciplines pour l’étude d’un objet unique ........... 387
Section 3 : Entre holisme et individualisme, la proposition d’un interdividualisme méthodologique ....... 395
Section 4 : Pour une approche systématique et fédérative ......................................................................... 402

Chapitre 12 : Réunir sous un paradigme anthropologie, philosophie et science politiques ... 410
Section 1 : Repartir d’une finalité commune pour remembrer quelques champs disciplinaires ................ 411
Section 2 : Proposer des formulations en partie renouvelées de l’hypothèse mimétique .......................... 417
Section 3 : Produire des concepts relationnels pour fonder l’anthropologie politique interdividuelle ...... 426
Section 4 : À la recherche d’une médiation non conflictuelle ................................................................... 430

Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être .............................................. 443


Annexe 1 : Précisions sur les modèles du désir proposées par Paisley Livingston ............ 457

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Sommaire

Annexe 2 : Les illusions de l’autonomie et de l’authenticité du désir ................................ 461


Annexe 3 : Classification des situations psychopathologiques proposée par Jean-Michel
Oughourlian .......................................................................................................................... 473
Annexe 4 : Mythes fondateurs girardiens et formule canonique de Claude Lévi-Strauss . 475
Annexe 5 : La généalogie des mythes d’E. J. Michael Witzel ............................................. 479
Annexe 6 : La résolution des conflits internationaux par l’approche « dyadique » de Robert
Farneti ................................................................................................................................... 483
Annexe 7 : La place du religieux dans l’anthropologie, enjeu de l’affrontement entre
Girard et Lévi-Strauss ........................................................................................................... 485
Annexe 8 : Rencontres entre théorie mimétique et concepts mathématiques ..................... 487
Bibliographie ......................................................................................................................... 491
Index des noms cités .............................................................................................................. 505

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Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Table des illustrations

Tableau 1 : Imitation et suggestion ........................................................................................ 53


Tableau 2 : Imitation et suggestion (représentation diachronique) ...................................... 54
Figure 1 : L’hypothèse mimétique, telle qu’issue de la littérature ........................................ 58
Figure 2 : Carré de l’anthropologie évangélique................................................................... 76
Figure 3 : Carré appliqué à la politique internationale......................................................... 90
Figure 4 : Carré appliqué au politique intraétatique ............................................................. 97
Figure 5 : Carré appliqué aux partis politiques ................................................................... 104
Figure 6 : Carré de la pensée girardienne ........................................................................... 111
Figure 7 : Philosophies contemporaines de l’égalité ........................................................... 159
Figure 8 : Carré du politique 2 ............................................................................................. 227
Tableau 3 : Les grands conflits de l’époque pris en compte par René Girard .................... 310
Figure 9 : Cadre d’ordonnancement des anthropologies religieuses selon Camille Tarot 355
Figure 10 : Axes de classification des approches anthropologiques selon Camille Tarot . 357
Tableau 4 : Typologie simplifiée des systèmes familiaux d’Emmanuel Todd .................... 374
Figure 11 : Typologie simplifiée des systèmes familiaux d’Emmanuel Todd .................... 376
Graphique 1 : Typologie des systèmes politiques ................................................................. 380
Tableau 5 : Typologie des biens de Paul Samuelson ........................................................... 382
Figure 12 : Typologie des principales organisations ........................................................... 382
Figure 13 : Les droits politiques ........................................................................................... 384
Figure 14 : La séquence-type des systèmes familiaux selon Emmanuel Todd ................... 385
Figure 15 : Carré des carrés de Girard, Rousseau et Diel .................................................. 404
Figure 16 : L’hypothèse mimétique représentée sous la forme d’un tétraèdre .................. 406
Figure 17 : Typologie des principales organisations institutionnelles................................ 450
Tableau 6 : Essai de nosologie mimétique proposé par Jean-Michel Oughourlian .......... 474
Figure 18 : Légende de Saint-Georges terrassant le dragon selon Lucien Scubla ............ 475

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Abréviations des titres et éditions utilisées des ouvrages de René Girard

Abréviations des titres et éditions utilisées


des ouvrages de René Girard classés par ordre chronologique

Mensonge romantique = Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris : Grasset, 1961 ;


édition utilisée Paris, Fayard « Pluriel » : 2011.
La violence = La violence et le sacré, Paris : Grasset, 1972 ; édition utilisée, Paris : Le livre
de poche, 1980.
Critique dans un souterrain = Critique dans un souterrain, Lausanne : L’âge d’homme,1976 ;
édition utilisée, Paris : Le livre de poche, 1983.
Des choses cachées = Des choses cachées depuis la fondation du monde, entretiens avec
Jean-Michel OUGHOURLIAN et Guy LEFORT, Paris : Grasset,1978 ; édition utilisée, Paris : Le
livre de poche, 1983.
Le bouc émissaire = Le bouc émissaire, Paris : Grasset, 1983 ; édition utilisée, Paris : Le livre
de poche, 1986.
La route antique = La route antique des hommes pervers, Paris : Grasset, 1985.
Shakespeare = Shakespeare, les feux de l’envie, traduction de l’anglais de Bernard Vincent,
Paris : Grasset, 1990.
Quand ces choses = Quand ces choses commenceront, entretiens avec Michel TREGUER,
Paris : Arléa, 1994.
The Girard Reader = The Girard Reader, James G. WILLIAMS (ed.), New-York : Crossroad
Publishing Co, 1997.
Je vois Satan = Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris : Grasset,1999.
« Violences d’aujourd’hui » = « Violences d’aujourd’hui, violences de toujours », in tome
XXXVII (1999) des Textes des conférences et des débats organisés par les Rencontres Inter-
nationales de Genève, Lausanne : Éditions L’Age d’Homme, 2000, p. 14-49.
Celui par qui = Celui par qui le scandale arrive, entretiens avec Maria Stella BARBERI, Paris :
Desclée de Brouwer, 2001.
« Ce qui se joue » = « Ce qui se joue aujourd’hui est une rivalité mimétique à l’échelle
planétaire », interview de René GIRARD par Henri TINCQ publiée dans Le Monde, édition du 6
novembre 2001.
La voix méconnue = La voie méconnue du réel, traduction de l’anglais de Bee Formentelli,
Paris : Grasset, 2002.
« Les appartenances », in MAZZU, Domenica (éd.), Politiques de Caïn, Paris : Desclée de
Brouwer, 2004, p. 19-33.
Les origines : Les origines de la culture, entretiens avec Pierpaolo ANTONELLO et João Cezar
de CASTRO ROCHA, Paris : Desclée de Brouwer,2004.

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Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Christianisme et modernité = Christianisme et modernité (avec Gianni VATTIMO), entretiens


menés par Pierpaolo ANTONELLO, traduction de l’italien par Renaud Temperini, Paris :
Flammarion, 2006 ; édition utilisée, Paris : Flammarion, 2009.
« La violence et le sacré », (DVD), réalisation de Pierre-André BOUTANG, Paris : éditions
Montparnasse, 2006.
Achever Clausewitz = Achever Clausewitz, entretiens avec Benoît CHANTRE, Paris : Carnets
Nord, 2007 ; édition utilisée, Paris : Flammarion « Champs », 2011.
De la violence à la divinité = De la violence à la divinité, Paris : Grasset, 2007 (pour
l’introduction et le remaniement opéré dans Des choses cachées).
Le sacrifice = Le sacrifice, Paris : Bibliothèque nationale, 2007.
« Le bouc émissaire et Dieu » = « Le bouc émissaire et Dieu », conférence in HOUZIAUX (éd.),
Dieu, une invention, p. 55-76, Paris : éditions de l’atelier, 2007.
Mimesis & Theory = Mimesis & Theory, Essays on Literature and Criticism 1953-2005,
Stanford : Stanford University Press, California, 2008.
La conversion de l’art = La conversion de l’art, avec Benoît CHANTRE, Paris : Carnets Nord,
2008.
Anorexie = Anorexie et désir mimétique, Paris : L’Herne, 2008.
« La pensée apocalyptique » = « La pensée apocalyptique après le 11 Septembre : entretien
avec René Girard », entretien de 2007, avec Robert DORAN, traduit de l’anglais par Caroline
Vial, révisé par Sabine de Beaugrenier, pour la traduction française Revue des Bernardins ° 5
(juin 2012), p. 117-141, 2011.
Géométries du désir =, Géométries du désir, Paris : L’Herne,2011.
Sanglantes origines = Sanglantes origines (avec Walter BURKERT, Renato I. ROSALDO et
Johnathan Z SMITH), traduction de Bernard Vincent, Paris : Flammarion, 2011.

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Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

Introduction :
Renouveler les paradigmes pour penser le politique

Tous les conflits sont des conflits entre frères ennemis1.

Œdipe expulsé, qu’advient-il à Thèbes ? Par ce seul événement, la ville est supposée être dé-
barrassée de la peste qui la mine ; mais la suite montre qu’il n’en est rien2. Une autre histoire
commence, qui semble relever davantage des mécanismes de la violence humaine que de
l’intervention des dieux, de la fatalité et des oracles3.
L’histoire est connue, mais il vaut la peine d’en rappeler certains aspects4. Les deux fils de
Jocaste et d’Œdipe, Étéocle et Polynice, ont manqué de respect à leur père après son renon-
cement au trône et son aveuglement volontaire. Plutôt que scinder le royaume de Thèbes, ils
semblent alors s’accorder pour se le partager dans le temps, régnant chacun une année sur
deux5. Mais le contrat n’est pas respecté : Étéocle refuse de céder le pouvoir à son frère à
l’échéance prévue. Dans Œdipe à Colone, Polynice justifie sa revendication par une supériori-
té qui se veut objective : sa qualité d’aîné. Assez étrangement, il fonde sa demande d’un trai-
tement respectueux de l’égalité fraternelle par une différence en sa faveur. Avec l’appui du roi

1
« Les appartenances », p. 30.
Les références des ouvrages, articles et communications de René Girard, corpus de base de notre travail, utili-
sent les abréviations des titres indiquées dans les deux pages qui précèdent, sans rappel du nom de leur auteur.
Les références des ouvrages, articles et communications des autres auteurs sont identifiées par le nom de
l’auteur en petites capitales ainsi que le titre : ces informations suffisent pour accéder aux informations relatives
à leur édition dans la bibliographie unique placée en fin de thèse et classée par ordre alphabétique d’auteur. Les
ouvrages collectifs sont classés dans la même bibliographie par ordre alphabétique de titres, les noms d’éditeur
étant également en petites capitales.
2
In GOUX, Jean-Joseph, Œdipe philosophe, cette articulation fondamentale fait passer d’un ordre rituel antérieur
fondé sur l’initiation et l’investiture royale au prototype du roi philosophe Œdipe, vainquant la sphinge par son
seul raisonnement.
3
Certains des textes grecs qui la relatent ont été perdus. Mais il en reste suffisamment pour retracer les princi-
paux événements des déchirements dynastiques de la descendance de Laïos sur fond d’affrontement entre
Thèbes et Argos : Œdipe roi, Antigone et Œdipe à Colone de SOPHOCLE, Les Phéniciennes d’EURIPIDE et Les
sept contre Thèbes d’ESCHYLE. Et si Les Épigones, l’épopée relatant la suite du cycle thébain, n’a pas été con-
servée, les fragments retrouvés suffisent ici.
4
In La violence, p. 71-78.
5
En pratique, une des rares solutions envisageables pour partager un bien qui ne doit pas l’être, annonçant
l’alternance dont les États contemporains à gouvernement représentatif ont fait un de leurs rituels majeurs.

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Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

d’Argos, son beau-père, il lève alors une armée menée par sept chefs pour faire valoir ce qu’il
estime être son droit. Sept chefs thébains leur font symétriquement face pour défendre les sept
portes de Thèbes. L’armée des assaillants argiens est vaincue par celle des défenseurs thé-
bains. Le sort du combat étant décidé, les frères y substituent toutefois leur affrontement en un
combat singulier pour mettre fin une fois pour toutes aux hostilités, passant une sorte de nou-
veau contrat : une forme de moindre violence comme dernier mot espéré de leur inévitable
rivalité fratricide. Mais ils s’entretuent, conformément à la malédiction prononcée par leur
père. La symétrie fraternelle est toutefois brisée quand les vainqueurs thébains décident de
réserver le bûcher funéraire au seul Étéocle et refusent une sépulture à Polynice. Au demeu-
rant, les responsabilités des deux frères sont envisagées depuis des partis pris différents selon
les dramaturges : Euripide fait porter la responsabilité de la trahison initiale sur Étéocle qui
n’a pas respecté l’accord, trahissant une promesse. Inversement, Eschyle présente ce dernier
comme le détenteur légitime du pouvoir thébain que Polynice, allié au parti de l’étranger,
vient défier en prenant le risque de livrer sa patrie au pillage : Polynice se serait ainsi exclu de
la cité en s’alliant avec l’ennemi. Les deux dramaturges s’accordent néanmoins pour situer à
l’origine du drame les fautes et les imprécations d’Œdipe, éternel bouc-émissaire. Leur sœur
Antigone s’insurge face à cette injustice, cette volonté d’introduire une différence que rien ne
justifie à ses yeux entre deux situations identiques. De son point de vue de sœur, ils sont sem-
blables et méritent un égal respect dans des circonstances qui les rapprochent encore. Elle se
dresse contre la volonté des citoyens thébains ; ce faisant, elle diverge de sa sœur Ismène qui
se soumet, elle, à l’autorité de Créon, leur oncle et nouveau roi de Thèbes, lequel a décidé de
priver le cadavre de Polynice de funérailles. Toutefois dans Antigone, Créon, qui a différencié
les deux frères que la mort réunit désormais, incrimine ensemble les deux sœurs dont les opi-
nions sur sa décision sont pourtant distinctes. Et Ismène finit alors par prendre l’héroïsme de
sa sœur en modèle pour la rejoindre sous le même chef d’inculpation en énonçant : « Nous
voici cependant à égalité dans la faute. »
L’histoire n’est pas achevée pour autant : les échos parvenus des Épigones racontent une der-
nière confrontation, une ultime répétition du drame familial. Chacun des frères ennemis a eu
un fils : Laudamas qui succède à Étéocle à la tête de Thèbes et Thersandros, fils de Polynice.
La vengeance ne peut s’arrêter sur une telle asymétrie, Laudamas ayant reçu, après la régence
de Créon, le pouvoir de son père en héritage. Conseillés par l’oracle de Delphes, les fils des
sept premiers chefs constituent une nouvelle armée argienne qui conquiert finalement Thèbes
et la confie à Thersandros. Ces descendants des premiers assaillants ont été appelés les « Épi-

14
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

gones » : un nom propre qui se fera commun dans de nombreuses langues pour désigner des
imitateurs qui adoptent la direction empruntée par leurs devanciers.
Si l’on écoute ce qui se dit chez les uns et les autres, on entend l’expression de conceptions
opposées. Dans Les sept contre Thèbes, Eschyle insiste sur les symétries violentes et les
doubles : l’égalité y engendre la rivalité et la convoitise, tandis que la rivalité pour
l’appropriation produit l’égalité, bouclant ainsi une sorte de cercle vicieux : « double an-
goisse, double meurtre de deux hommes qui se sont tués l’un l’autre, calamité accomplie
d’une double destinée mauvaise !6 » Alors qu’Euripide prête à Jocaste des considérations op-
posées sur l’égalité dans un dialogue avec Étéocle, invoquant une sorte de loi naturelle :
Il vaut mieux, mon fils, honorer l’égalité, qui lie à jamais les amis aux amis, les villes aux villes,
les alliés aux alliés. L’égalité est pour les hommes une loi de nature : quiconque a moins est en
état de guerre contre celui qui a plus, et lui voue une haine implacable. C’est l’égalité qui a réglé
les poids et les mesures, et déterminé les nombres. Le pâle flambeau des nuits et l’astre brillant
du jour parcourent d’un pas égal le cercle de l’année, chacun tour à tour cédant la place à l’autre
sans jalousie. C’est ainsi que le soleil et la nuit obéissent à leur loi pour le bien de l’humanité :
et toi, qui possèdes la moitié de l’héritage paternel, tu ne veux pas laisser l’autre à ton frère ?
Mais alors où est la justice ? Et puis, la royauté, cette injustice heureuse, pourquoi la rechercher
avec tant d’ardeur ? La juges-tu si enviable ?

Avant même Platon et Aristote, les piliers de la philosophie occidentale, le politique est là, en
germe : il semble naître une première fois avec la tragédie, dans ce moment où les rites et les
interdits ne sont plus les seules institutions à assurer l’ordre de la communauté avec l’advenue
du droit, c’est-à-dire de la loi et du contrat. Comment partager le pouvoir ? Comment le con-
server, le défendre ou l’obtenir lors d’un conflit international ? Quel respect doit-on à la pro-
messe donnée ? Une personne peut-elle avoir raison contre la foule ? La foule peut-elle
s’apaiser après la mort ou l’expulsion d’un seul ? Une loi naturelle peut-elle être opposée au
droit positif édicté par un pouvoir légitime du seul fait de sa dévolution régulière ou de la
force dont il dispose ? Quelle est, dans la destinée d’un homme comme dans celle d’un
peuple, la part de la fatalité – qui poursuit Œdipe – et celle de l’absence de discernement – qui
guide les décisions aussi radicales qu’imprudentes de Créon ?

6
Également : « celui qui va piller se heurte à celui qui a pillé ; ceux qui n’ont rien encore s’appellent les uns les
autres ; aucun ne veut la moindre part mais tous veulent la plus grande partie de la proie » ; ou encore, « je com-
battrai ennemi contre ennemi, roi contre roi, frère contre frère. » La proximité de tels propos avec la vision apo-
calyptique prêtée à Jésus par l’Évangile de Matthieu est frappante : « On aura pour ennemis les gens de sa mai-
son. […] Car on se dressera nation contre nation, royaume contre royaume. » (Matthieu, 10, 36 et 24, 7).

15
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

La symétrie, omniprésente, semble y pousser à l’égalité : des frères, à moins qu’il ne faille
parler de fils d’un même père, s’équivalent au point de s’entretuer ; une armée d’agresseurs
menée par sept chefs induit l’organisation des défenseurs autour de sept autres chefs ; deux
beaux-frères7 régnant successivement sur une même cité voient l’un comme l’autre femme et
enfants mourir de leur fait, qu’il s’agisse de fatalité divine ou de décisions irresponsables ;
deux cousins germains8 se battent pour s’approprier l’héritage que leurs pères se sont aupara-
vant disputé ; les Épigones enfin reprennent l’entreprise de leurs pères pour les venger. Tou-
jours le même enjeu : la conquête et la conservation du pouvoir puis l’alternance à l’issue
d’une série de compétitions sur fond d’une légitimité sans cesse remise en cause. Tous
s’imitent, tous tendent à s’égaler, les uns combattent les autres, d’autres encore vengent leurs
devanciers. Mais l’égalité à la source de la rivalité n’est-elle pas aussi la condition et le pro-
duit de l’amitié comme celui des alliances ? Jocaste l’affirme en invoquant une loi de nature
et en dévalorisant le pouvoir aux yeux de son fils. Et convaincue de la justice d’un traitement
funéraire égal pour leurs deux frères, Ismène finit par rejoindre Antigone face à Créon et à la
foule thébaine.
Les hommes s’abandonneraient-ils à la rivalité des égaux tandis que les femmes militeraient
pour leur concorde ? À moins qu’il ne faille considérer que compétition et coopération crois-
sent simultanément9 dans les organisations humaines ?
*
Sigmund Freud a imposé le mythe d’Œdipe comme référence incontournable au XXe siècle10.
Il a ainsi fait de la rivalité entre père et fils l’archétype du conflit. René Girard a opposé son
hypothèse mimétique au complexe œdipien pour l’émanciper de son interprétation exclusive-
ment sexuelle. Il a aussi proposé de penser la rivalité à partir de l’axe horizontal symétrique
des frères ennemis plutôt que la verticalité asymétrique père / fils11. Centrer ses analyses sur
le politique plutôt que sur les relations interpersonnelles renforce l’intérêt de poursuivre

7
Œdipe et Créon, respectivement mari et frère de Jocaste.
8
Laudamas et Thersandros.
9
Voir l’article de Paul DUMOUCHEL, « A Covenant among Beasts. Human and Chimpanzee in Evolutionary
Perspective », in ANTONELLO & GIFFORD (ed.), Can We Survive Our Origins?, qui montre que coopération et
compétition chez les grands singes et les humains sont corrélées et ne doivent donc pas être conçues selon une
logique de vases communicants.
10
Pour Jean-Joseph Goux, ce mythe est au demeurant marginal : il est celui d’une investiture royale ratée et d’un
« matricide », en l’occurrence celui de la sphinge, représentative des monstres que tout héros doit vaincre pour
obtenir une fiancée, plutôt que du parricide sur lequel Freud a fondé la psychanalyse. In GOUX, Œdipe philo-
sophe.
11
Il fait ainsi remarquer que la tragédie grecque se caractérise par « l’opposition d’éléments symétriques » in La
violence, p. 71. Un peu plus loin : « La plus parfaite symétrie du débat tragique s’incarne, sur le plan de la forme,
dans la stichomythie où les deux protagonistes se répondent vers pour vers. »

16
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

l’interprétation de la légende thébaine à partir d’Étéocle et Polynice12 et leurs épigones plutôt


qu’en se référant au meurtre de Laïos attribué à Œdipe : le conflit politique est bien davantage
celui des frères ennemis13, même s’il est parfois tentant d’évoquer le meurtre du père en cas
de précipitation de certaines successions. Girard y invite : il explique ainsi le cheminement de
sa réflexion lorsqu’il se confronta à la différenciation des jumeaux dans l’œuvre de Claude
Lévi-Strauss :
L’identique c’est la guerre terrible que se livrent en permanence les jumeaux, jusqu’à l’instant
où l’un d’eux réussit à tuer l’autre, à moins qu’ils ne s’entretuent d’abord, comme dans Les sept
contre Thèbes, et alors c’est la tragédie pure, c’est la contagion de la violence mimétique qui
triomphe. […] je me suis tourné vers les jumeaux14 tragiques, Étéocle et Polynice, [… qui] sont
la première, la plus puissante […], la seule interprétation forte des jumeaux mythiques, et ils
soutiennent l’idée d’une indifférenciation violente, d’une crise mimétique de la culture […].15

Objet de la présente recherche, cette poursuite de Girard sur un terrain politique qu’il a abordé
marginalement et tardivement16 espère évaluer l’intérêt de l’y ancrer pour l’y diffuser. Girard
y invite d’ailleurs en 2007 dans Achever Clausewitz, son premier essai explicitement politique
et historique mais aussi son dernier texte majeur :
[…] nous sommes entrés dans une période où l’anthropologie va devenir un outil plus pertinent
que les sciences politiques. Nous allons devoir changer radicalement notre interprétation des
événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager enfin la radicalité de la vio-
lence, et avec elle constituer un tout autre type de rationalité. Les événements l’exigent.17

Ce qui se limite ici à une simple intuition aux accents prophétiques doit être vérifié.
*
Si Girard connaît une audience internationale et des succès dans la diffusion de son œuvre à la
fois par l’édition et la constitution de réseaux de chercheurs et d’associations multipliant col-

12
« […] la fraternité est presque toujours associée à la réciprocité et à la vengeance. […] le héros tragique par
excellence n’est pas l’individu solitaire, l’Œdipe de Freud ou de la Poétique d’Aristote, mais le couple des frères
ennemis, Étéocle et Polynice, Hamlet et Claudius. C’est déjà vrai dans les mythes des frères jumeaux, et le rôle
de la gémellité montre bien qu’il s’agit plus de réciprocité indifférenciatrice dans ces mythes que de la relation
familiale spécifique désignée par le mot “frère”. » In Shakespeare, p. 334.
13
Voir Giulio M. CHIODI, « La rivalité entre frères. Paradigme de la conflictualité politique », in MAZZU (éd.),
Politiques de Caïn, p. 153-200.
14
Qui sont en fait des frères dans les tragédies, mais que leur violence réciproque gémelle.
15
In Celui par qui, p. 158-159.
16
Sans qu’il s’agisse d’un indice parfait, le mot « politique » apparaît moins de 200 fois dans un corpus compre-
nant sept des ouvrages majeurs de Girard : Mensonge romantique, La violence, Des choses cachées, Le bouc
émissaire, La route antique, Shakespeare et Je vois Satan. L’usage de ce mot se trouve au demeurant principa-
lement concentré dans les deux essais de critique littéraire de Girard au sein de cet ensemble. Ce décompte est
fondé sur l’utilisation de la fonction « recherche » de l’édition électronique Kindle de ces ouvrages.
17
In Achever Clausewitz, p. 27.

17
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

loques et publications, sa réception au sein de l’université française depuis les années 1970
reste pour le moins réservée. Plutôt que la critique systématique de ses thèses, l’indifférence
semble prédominer : peu discuté, rarement cité, à peine enseigné18… Cet ostracisme est en soi
un motif d’interrogation sur la validité de sa théorie et l’universalité qu’il lui prête.
À ce point, il suffit d’énoncer brièvement ses trois hypothèses majeures, regroupées sous le
terme de théorie ou d’hypothèse mimétique. De la grande littérature, Girard infère que tout
désir est imitation d’un désir d’autrui et qu’au fondement de ce désir se trouve le sentiment
d’une « insuffisance d’être »19. L’ontologie girardienne pourrait se résumer en un paradoxe
simple (et qui ne lui est pas propre), mais d’une portée considérable, dans la mesure où il en
tire d’importantes conséquences : être, c’est manquer d’être. Pour lui, « tout désir est désir
d’être.20 » Dans La violence, il précise que l’adulte « a peur de révéler son manque d’être.21 »
Un corollaire peut y être aussitôt adjoint : être, c’est vouloir être davantage, le cas échéant au
détriment des autres. Et une conséquence : être, ce n’est jamais pleinement être. Pour finir,
seule une « conversion » résultant d’un effort de lucidité particulier dissipant notre mécon-
naissance ontologique permettrait d’échapper à cette fatalité.
Dans un deuxième temps, de la lecture comparée de multiples mythes de cultures éloignées
dans l’espace et le temps, il tire la conclusion que l’hominisation et l’origine de toutes les ins-
titutions résultent de meurtres perpétrés par des communautés qui accusent unanimement
d’abord leur victime puis l’adorent après l’avoir mise à mort : il nomme ce double transfert le
mécanisme du bouc émissaire. Pour conforter son interprétation, il estime avoir trouvé une
sorte de chaînon manquant dans des « textes de persécution » médiévaux, ce qu’il appelle un

18
Il y a des explications assez évidentes à cet état de fait, mais ce n’est pas encore le moment de les discuter.
19
In De la violence à la divinité, introduction, p. 11 : « Il y a dans l’homme une “insuffisance d’être” que chacun
ressent obscurément. » Il utilise aussi l’expression de « carence d’être » dans l’introduction de Shakespeare.
Cette ontologie est au demeurant adaptée à l’époque contemporaine où il n’est plus question que de création de
valeur ou de valeur ajoutée. Il faut vivre plus longtemps, plus intensément, plus heureusement, plus authenti-
quement, plus librement. Au manque ontologique répond l’espoir de l’ajout existentiel. À l’époque où Girard
écrit Mensonge romantique, à la fin des années 1950, Jacques LACAN dit de son côté : « Le désir est la métony-
mie du manque à être » dans ses Écrits, 1966, p. 623 et 640. Jean-Paul SARTRE indique quant à lui dans L’être et
le néant en 1943, p. 126 : « Le désir est manque d’être, il est hanté en son être le plus intime par l’être dont il est
désir » et p. 128 : « Le pour-soi ne peut pas soutenir la néantisation sans se déterminer comme défaut d’être. »
Le philosophe et théologien Wolfgang Palaver insiste également sur la proximité de l’ontologie girardienne avec
l’anxiété de la créature de Dieu chez Søren Kierkegaard et son inquiétude chez Augustin, in, PALAVER, René
Girard’s Mimetic Theory, p. 83-88. Il estime que Kierkegaard, et non Sartre, permet d’élucider ainsi le concept
girardien d’être, lequel est tourné vers l’autre alors que Sartre reste marqué par l’individualisme cartésien (p. 78).
De son côté TOCQUEVILLE met en évidence la suggestion par l’égalité de la « perfectibilité indéfinie de
l’homme ». Cette espérance est le pendant positif du sentiment de l’insuffisance et de l’inquiétude qui en résulte,
in Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, première partie, chapitre VIII, p. 52-54.
20
Quand ces choses, p. 28.
21
P. 217. Je souligne.

18
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

« fil d’Ariane »22 : leur contexte est connu des historiens contemporains tandis que les accusa-
tions mensongères et (pour nous) invraisemblables qui y sont proférées prennent des formes
structurellement comparables à celles dont les meurtres relatés dans les mythes les plus ar-
chaïques sont émaillés. Les mythes seraient alors l’équivalent de ces « textes de persécution »
médiévaux : si la distance temporelle et l’absence d’autres témoignages à caractère historique
nous amènent à les lire comme entièrement fictifs, ils feraient en fait référence comme les
« textes de persécution » à des événements réels sous des formes plus ou moins travesties.
Girard attribue enfin à la Bible, s’accomplissant pleinement dans les Évangiles qui en fourni-
raient la clé herméneutique définitive, la singularité de présenter de tels meurtres du point de
vue de la victime et non de celui de l’assemblée des lyncheurs : de ce fait, elle révèlerait
l’innocence de la victime ; et elle donnerait un sens particulier à l’Histoire, désormais orientée
par la révélation progressive de cette vérité anthropologique fondamentale. Elle opèrerait une
« révélation destructrice du mécanisme victimaire23 ».
L’ambition est donc considérable. Si ses intuitions se vérifient, Girard aurait compris d’une
manière (relativement) simple : comment l’humanité s’est constituée en se distinguant du
reste du règne animal ; quels mécanismes assurent ou troublent la coexistence des groupes
humains ; quel est l’axe majeur qui donnerait un sens à l’Histoire, soit quel rôle y a joué et y
joue encore le religieux. Il a lui-même fixé l’ambition de sa démarche au niveau le plus élevé
qui soit dans Des choses cachées, en indiquant à propos de son concept de mimésis : « C’est
une théorie complète de la culture qui va se dessiner à partir de ce seul et unique principe.24 »
La théorie mimétique peut ainsi se résumer en trois thèses articulées : le désir mimétique con-
duit fatalement les rapports humains à la rivalité ; le mécanisme du bouc émissaire est
l’origine violente de la culture ; la révélation destructrice du mécanisme victimaire par le
christianisme oriente le monde vers une apocalypse25. La violence est donc potentiellement en
chaque rapport humain, mais aussi à l’origine et à l’horizon de l’histoire de l’humanité. Le
refus de l’occultation de la violence est le projet assumé de la théorie girardienne.
Plusieurs sont convaincus de sa validité et l’emphase de leurs éloges a de quoi troubler26. On
comprend aussi que de nombreux philosophes et chercheurs en sciences sociales regardent

22
In Le bouc émissaire, par exemple p. 57.
23
De la violence à la divinité, p. 20.
24
Des choses cachées, p 30.
25
Voir introduction de De la violence à la divinité.
26
Son ami de longue date le philosophe Michel Serres le présente comme le Charles Darwin des sciences so-
ciales. Lui-même adopte cette posture dans un livre d’entretiens se présentant comme une autobiographie intel-

19
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

avec scepticisme et circonspection cette œuvre inclassable, transdisciplinaire, se situant à un


niveau de synthèse que plus aucun intellectuel rigoureux ne s’autorise, tant a crû depuis deux
siècles le volume des connaissances à prendre en compte pour éviter les approximations et se
mettre à l’abri des ignorances jetant le discrédit sur tout projet intellectuel d’ampleur. Pour
ajouter à leur perplexité, cette œuvre atypique tire l’essentiel de ses matériaux d’un corpus
non scientifique et, en définitive, plutôt réduit27 pour répondre avec aplomb à des questions
que la communauté scientifique estime aujourd’hui inabordables.
L’affirmation par Girard du caractère scientifique de son travail s’est d’ailleurs vu opposer le
critère de falsifiabilité (ou de réfutabilité) de Karl Popper28, adopté par des sciences sociales
en recherche de légitimité. Il a rejeté cette objection29, la seule réfutation recevable étant pour
lui l’existence d’une théorie qui rendrait compte de plus de situations avec une plus grande
économie de moyens30. Il est vrai que cette aune lui est favorable.
En assimilant son hypothèse à la révélation biblique de l’innocence des victimes, il s’est par
ailleurs délibérément exposé au reproche de traduire en langage anthropologique une théolo-
gie chrétienne du péché originel : pour lui, effectivement, le péché originel « est le mauvais
usage de la mimésis, et le mécanisme mimétique est la conséquence essentielle de cet usage
au niveau collectif.31 » Un choix essentiel est en effet à opérer sur le statut des mécanismes de
la violence dans toute société humaine : sont-ils inéluctables ou contingents, le fait de tel
homme en particulier ou de son interaction avec tel(s) autre(s) ?
Du fait de son origine dans la critique littéraire et l’analyse des mythes ainsi que des sacri-
fices, l’hypothèse mimétique n’est pas à proprement parler une théorie politique. Le philo-

lectuelle et significativement intitulé en français Les origines de la culture, dont chaque chapitre mentionne en
épigraphe une citation de Darwin. Engagé depuis les années 1970 dans une importation des concepts girardiens
dans les domaines de la psychologie, de la psychothérapie et de la psychiatrie, Jean-Michel Oughourlian a évo-
qué quant à lui la figure d’Isaac Newton, en estimant que Girard avait découvert et réussi à nommer, avec le
concept de désir mimétique, les forces d’attraction et de répulsion qui produisent le mouvement en psychologie.
L’essayiste Jean-Marie Domenach a vu en lui le Hegel du christianisme. Et il est un Albert Einstein des sciences
de l’homme pour l’historien Pierre Chaunu.
27
Fictions sélectionnées en fonction de leur pertinence par rapport à l’hypothèse, mythes répertoriés par les eth-
nologues anglo-saxons des XIXe et XXe siècles et textes religieux.
28
POPPER, La quête inachevée, p. 64-66.
29
In Le bouc émissaire, p. 148, il indique que sa démystification des accusations contre les juifs
d’empoisonnement des puits en vue de diffuser la peste n’est pas « falsifiable » au sens de Popper et qu’il ne faut
pas pour autant renoncer à cette certitude.
30
Cette conception de la science jugée à sa performance est au demeurant partagée par les physiciens Alan Sokal
et Jean Bricmont lorsqu’ils remarquent par exemple qu’une légère rectification de l’orbite de Mercure par rap-
port à sa modélisation par la mécanique newtonienne n’invalide pas pour autant l’ensemble des apports de cette
dernière, in SOKAL et BRICMONT, Impostures intellectuelles.
31
In Les origines, p. 106, il ajoute : « Le mécanisme mimétique produit une forme complexe de transcendance,
qui joue un rôle essentiel dans la stabilité dynamique des sociétés archaïques […]. »

20
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

sophe Paul Dumouchel note que la préoccupation politique est néanmoins présente32 dès
Mensonge romantique : les évolutions du désir y sont liées à celles de l’histoire moderne et,
plus particulièrement, à la Révolution française et à des revendications d’égalisation sociale.
Il s’interroge aussi sur le rôle du souverain à travers l’institution judiciaire33, sur l’équilibre de
la terreur nucléaire34 et, plus largement, sur l’institution de la guerre dans la maîtrise de la
violence entre les hommes ou les États35.
*
Toute pensée politique dépend de la manière dont elle envisage l’homme en société : certaines
le représentent actuellement ou historiquement ; d’autres l’imaginent avant que la civilisation
ne l’ait perverti ou le projettent après que le système politique à promouvoir aura produit ses
effets, ces deux dernières approches allant souvent de pair. Il s’agit de distinguer, pour le dire
rapidement, le réalisme et l’idéalisme. Les utopies, les théologies ou les idéologies totalitaires
et autres religions séculières se targuent de connaître le bien et le mal et de pouvoir conduire
au bien, souvent persuadées que cette fin justifie à peu près tous les moyens. À côté de ces
doctrines téléologiques, des penseurs que le réalisme réunit, Machiavel en précurseur, mais
aussi, parmi d’autres, Hobbes, Montesquieu ou Tocqueville, limitent leur ambition à recher-
cher du mieux ou un moindre mal, pour certains individus ou pour la collectivité. Ceux
d’entre eux qui se réclament du libéralisme expriment en outre une préoccupation de la pro-
tection des droits des individus entre eux et face à l’autorité du souverain.
Pour Girard, deux approches modernes de la violence sont restées stériles :
La première est politique et philosophique ; elle tient l’homme pour naturellement bon et attri-
bue tout ce qui contredit ce postulat aux imperfections de la société, à l’oppression des classes
populaires par les classes dirigeantes. La seconde est biologique. Au sein de la vie animale, qui
est naturellement paisible, l’espèce humaine seule est vraiment capable de violence. Freud par-
lait d’un instinct de mort. De nos jours, on recherche les gènes de l’ « agressivité ».36

Girard fait ici peu ou prou écho à l’opposition entre « idéalisme » et « réalisme ». Il propose
de leur substituer la sienne fondée sur la rivalité mimétique : « Aux appétits et aux besoins

32
Article « Girard et le politique », in revue Cités n° 53, 2013, p. 17-32.
33
Par exemple in La violence, p. 38-39 : il y reconnaît l’importance du substitut à la vengeance privée que repré-
sente la détention par l’État moderne du monopole de la violence légitime au sens de Max Weber, in WEBER,
1963.
34
Des choses cachées, livre II, chapitre 3, section H. Science et Apocalypse.
35
Achever Clausewitz est pour l’essentiel consacré à la guerre et à l’histoire des relations franco-allemandes et,
par extension, européennes aux XIXe et XXe siècles.
36
Celui par qui, p. 17.

21
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

déterminés par la biologie, communs aux hommes et aux animaux, dotés d’objets fixes, on
peut opposer le désir ou la passion qui sont exclusivement humains.37 » Les hommes ne sont
pas uniquement guidés par des instincts ni seulement victimes des imperfections de la société.
Ils seraient plus simplement pris par les mécanismes difficilement maîtrisables du désir. Entre
réalisme et idéalisme, il aspire à faire entendre la « voix méconnue du réel »38.
Parmi les philosophes ou politologues, certains ne se limitent pas au cynisme machiavélien ni
à l’idéalisme, qu’ils soient tenants de l’absolutisme comme Hobbes ou de l’égale liberté des
citoyens, à l’instar de Tocqueville : ils voient dans les hommes des semblables et perçoivent
que, quoique se ressemblant, ils ne s’assemblent pas sans que la rivalité les oppose. Cette sin-
gularité mérite d’être approfondie en s’interrogeant sur la possibilité d’une anthropologie poli-
tique qui se centrerait sur la rivalité des semblables, autrement dit des égaux au sens juridico-
politique plutôt qu’économique de ce terme – c’est-à-dire lorsque chacun dispose ou entend
légitimement disposer d’une égale puissance d’être par rapport aux autres. En effet, notre
monde contemporain promeut simultanément la plus grande liberté d’initiative possible dans
l’espoir de la meilleure efficacité, d’une part, et, d’autre part, la reconnaissance de l’égalité
juridique des citoyens la plus complète. Cette tension a ainsi engagé ces derniers dans une
compétition économique, politique, sociale et culturelle de tous les instants, plus intense que
ce que les sociétés hiérarchiques l’ayant précédé auraient pu tolérer : les régimes représenta-
tifs tolèrent des différenciations de revenus et de patrimoines qui peuvent être considérables,
mais ils postulent que tous les acteurs ont une égale vocation à les détenir et à influer sur les
décisions politiques. En partie indépendante du contexte juridique dans le cadre duquel elle se
déroule, la rivalité entre semblables s’observe au demeurant dès les communautés archaïques :
« De génération en génération, ce sont toujours les proches qui s’enflamment mimétiquement
les uns contre les autres : ce sont des individus trop voisins et trop semblables pour ne pas
désirer les mêmes choses.39 »
*
Dans ce contexte, selon quel paradigme concevoir alors le politique ? Girard entend répondre
à la question de la permanence et de l’omniprésence de la violence dans l’histoire en indi-
quant que « des menaces qui pèsent sur nous, la plus redoutable, nous savons, la seule réelle,

37
Ibid.
38
Titre d’un recueil d’essais paru en 2003.
39
De la violence à la divinité, p. 19.

22
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

c’est nous-même.40 » Il confie au grand prêtre Caïphe l’expression « sous sa forme la plus
haute » de son idée du politique, lequel aurait énoncé selon l’Évangéliste Jean (11, 50) : « il
vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout en-
tière ». Cette définition est typique de l’approche girardienne : minimaliste, inattendue, pro-
vocante, cynique en apparence, pour appeler à une conversion générale au sein d’un monde
qui, enfin conscient de cette injustice de la victime réconciliatrice arbitrairement choisie, re-
noncerait à toute mise à mort ou exclusion des victimes innocentes de la foule. Le point de
vue exprimé par Caïphe est d’ailleurs proche de celui de Machiavel, le fondateur de la science
politique, qui conseille de considérer le moindre mal comme un bien. À propos de la politique
contemporaine, Girard déclare dans une même veine réductrice et toujours avec une nuance
dépréciative : « Ce que les gens appellent “l’esprit partisan” n’est rien d’autre que le fait de
choisir le même bouc émissaire que ses voisins.41 » Il identifie ainsi la raison politique à celle
du bouc émissaire : « Limiter la violence au maximum mais y recourir s’il le faut à la dernière
extrémité, pour éviter une violence plus grande.42 »
Comme se plaît à le dire le philosophe et économiste Jean-Pierre Dupuy, il s’agit de contenir
la violence, aux deux sens du terme43. « L’épuisement extrême » du mécanisme du bouc
émissaire produirait alors la « raison politique en lui faisant perdre son caractère transcendant,
en le justifiant par l’utilité sociale.44 » Le politique moderne et contemporain tel qu’il apparaît
à partir du XVIIe siècle serait ainsi un ensemble d’institutions palliant les conséquences du
dévoilement évangélique du mécanisme du bouc émissaire. Ce disant, Girard apparaît moins
restrictif : ces institutions se substituant à la clôture sporadique de la collectivité opérée par le
mécanisme du bouc émissaire peuvent en effet être aussi nombreuses et complexes que les
circonstances et l’évolution des sociétés l’exigent.
Cette définition n’épuise pas pour autant les apports envisageables de l’hypothèse mimétique
dans la sphère politique. Ne serait-ce que dans la mesure où toute tentative de compréhension
du politique dépend de la manière dont elle combine opposition et domination. L’une et
l’autre conduisent ensemble à une vision dialectique de l’Histoire, laquelle s’incarne pour
Karl Marx dans la lutte des classes : des dominations se succèdent et sont régulièrement re-

40
Celui par qui, p.15.
41
Les origines, p. 87.
42
Le bouc émissaire, p. 168.
43
On trouve une intuition semblable dès L’amour et l’Occident à propos de la passion « contenue » dans les
règles de la chevalerie, in ROUGEMONT, 1972, p. 22-23.
44
In Le bouc émissaire, p. 169.

23
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

mises en cause par de nouvelles oppositions de classes. Quand seule la domination est prise
en compte sans qu’aucune opposition ne soit à envisager, la théorie politique qui en rend
compte est, depuis Jean Bodin au XVIe siècle, celle de la souveraineté.
L’opposition peut devenir aussi la matrice majeure de la pensée politique : depuis Machiavel
et ses conseils au Prince pour conquérir et conserver le pouvoir jusqu’à Carl Schmitt et son
paradigme « ami-ennemi » nécessaire à toute polarisation politique.
Reste le cas des théories qui entendent s’affranchir et de l’opposition et de la domination : si
les utopies libertaires viennent d’emblée à l’esprit, leurs versions les moins radicales prennent
la forme de théories du contrat social – de John Locke à John Rawls45. Dans la pratique, elles
ont eu l’influence politique et la postérité intellectuelle les plus significatives, ne serait-ce
qu’au travers des conceptions utilitaristes de l’économie de marché auxquelles elles sont peu
ou prou apparentées. Même s’il combat l’utilitarisme et se détache progressivement des théo-
ries pures du choix rationnel, le point de vue contractualiste libéral de Rawls à la fin du XXe
siècle trouve son paradigme dans l’expression d’un « consensus par recoupement »46 des doc-
trines globalisantes47 raisonnables, qu’elles soient philosophiques, religieuses ou politiques,
fruit de la confrontation d’individus autonomes, libres et égaux, soit encore le lieu juridique à
partir duquel toute doctrine respectueuse des autres est prête à s’engager dans le débat public.
Si de tels paradigmes, qu’ils insistent sur le dissensus ou le consensus, ne font pas systémati-
quement l’impasse sur le conflit, ils le traitent en général au niveau de regroupements idéolo-
giques en tenant pour négligeables les rivalités effectives ou potentielles qui se rencontrent
partout dans la société que le politique doit constituer et / ou perpétuer. La conception à cer-
tains égards a- ou post-politique de Girard présente l’intérêt de ne pas faire cette impasse.
Paru en 2015, un essai du politologue Robert Farneti intitulé Mimetic Politics : Dyadic Pat-
terns in Global Politics48 renforce notre conviction de la possibilité d’un renouvellement pa-
radigmatique même s’il se concentre sur les relations internationales. Il définit son projet
« comme un nouveau paradigme (mimétique) pour nos temps post-sacrificiels »49. Pour lui, la

45
En passant par TOCQUEVILLE qui observe la réalité d’une fédération américaine s’étant construire de bas en
haut à partir de constitutions locales, étatiques et enfin fédérale, cette expérience semblant accréditer la possibili-
té d’une construction contractuelle d’un État, même à grande échelle.
46
RAWLS, Libéralisme politique.
47
Ma traduction de comprehensive diffère de celles de ses deux traducteurs successifs pour les éditions fran-
çaises de ses essais : Catherine AUDARD traduit par l’anglicisme et faux ami « compréhensives » et Bertrand
GUILLARME par le néologisme « englobantes ».
48
FARNETI, 2015, titre que je traduis littéralement par : Politique mimétique : cadres dyadiques pour le politique
dans un monde global.
49
Ibid., titre du chapitre 1er. Ma traduction.

24
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

structure de la « politique globale » est la bipolarité. L’opposition droite-gauche, si fréquente


dans les gouvernements représentatifs, en fournit un cadre pour les politiques nationales.
L’opposition Est-Ouest a longtemps joué ce rôle dans le champ international. L’époque ver-
rait enfin se développer de nouveau une rhétorique Terre / Ciel depuis les attentats du 11 sep-
tembre 2001. Il sera fait une place particulière à cet auteur dans la mesure où sa promotion
d’un paradigme dyadique a rejoint la présente recherche au moment où elle s’achevait.
*
La définition du politique ici retenue est empruntée au chercheur en sociologie historique Jean
Baechler : « l’ensemble des activités, des mécanismes et des institutions par quoi une société
assure la concorde intérieure et la sécurité extérieure.50 » Ce choix se fonde sur son caractère
traditionnel. Elle mêle observation rationnelle et idéalisme. Elle articule classiquement la sou-
veraineté et le recours aux institutions stricto et lato sensu. Elle identifie le bien à la concorde
et à la paix, soit un état de perfection inatteignable dans les faits et toujours précaire, pour
autant qu’il est approché. Elle implique une vision plus optimiste que celle exprimée par Gi-
rard : à la moindre violence, progrès relatif et modeste, a minima, Jean Baechler substitue
l’horizon de la concorde et la sécurité, objectifs absolus. Au réalisme sceptique et en l’espèce
relativiste de Girard, s’oppose une vision normative du politique qui renvoie à un horizon
idéal : à tout moment en effet, quel que soit le pays concerné, la concorde entre ses citoyens y
est imparfaite et la sécurité extérieure, susceptible d’être menacée51. Du fait de cette opposi-
tion de points de vue, la théorie girardienne apparaît prometteuse : partant du problème à ré-
soudre plutôt que du résultat à obtenir, elle centre en effet son anthropologie sur une mimésis
d’appropriation à l’origine d’une rivalité des désirs ; et elle propose de manière native une
combinaison de la rivalité et de la domination produites par l’enchaînement de suggestions et
d’imitations sur l’appropriation de l’avoir, de l’être et, bien entendu, du pouvoir52.
*

50
« Politique et Société », in Communication n° 22, 1974, p. 125, définition signalée par l’anthropologue Lucien
SCUBLA in « Sur une lacune de la théorie mimétique : l’absence du politique dans le système girardien », revue
Cités n° 53, p. 108. Cette définition n’est au demeurant pas très éloignée de celle adoptée par Spinoza dans son
Traité politique, du moins si on considère son sous-titre comme représentatif de l’ensemble de son propos :
« […] de quelle façon doit être instituée une société […] pour empêcher qu’elle ne glisse vers la tyrannie et pour
que soient maintenues inviolées la paix et la liberté des citoyens. » In SPINOZA, Éthique, p. 89.
51
La sécurité extérieure ne se limite pas à l’état de paix en ce qu’il s’oppose à celui de guerre. Sans même parler
d’un terrorisme international, il suffit d’évoquer le déséquilibre des échanges économiques, la manipulation des
monnaies, les menaces sur certains approvisionnements, les discours agressifs d’autres pays…
52
Parmi d’autres, Tocqueville repère l’importance de la possession dès qu’elle implique une relation à autrui :
« Ce qui attache le plus vivement le cœur humain, ce n’est point la possession paisible d’un objet précieux, c’est
le désir imparfaitement satisfait de le posséder et la crainte incessante de le perdre. » In TOCQUEVILLE, De la
démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre X, p. 181.

25
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Dans les années 1980 et 1990, l’hypothèse mimétique est apparue assez puissante pour inspi-
rer une anthropologie générative du langage53, une anthropologie économique et monétaire54,
une anthropologie psychosociologique55 ou encore une anthropologie théologique56. Dans le
champ du politique, si l’on excepte Le sacrifice et l’envie57 de Jean-Pierre Dupuy et Le sacri-
fice inutile58 de Paul Dumouchel et même s’ils sont loin d’être inexistants aux confins de
l’économie59, les apports théoriques y ont à ce jour été plus limités60.
L’ambition de cette thèse est de comprendre s’il y a des raisons valables à cette lacune par-
tielle et, s’il s’agit d’une simple omission, d’y remédier. Pour ce faire, il convient de réunir
des matériaux épars et de proposer des formalisations de la théorie mimétique susceptibles de
fournir leurs fondements à une anthropologie politique. Avec plus de trente ans de retard, je
m’inspirerai de l’orientation adoptée par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy pour leur pro-
jet commun, en le transposant du domaine économique qu’ils avaient alors abordé au domaine
politique, dans les termes alors ainsi énoncés : « Plutôt que de disséquer la pensée de Girard,
que de poursuivre ses raisonnements et de dresser le procès-verbal de ses inconséquences, de
ses incertitudes, de ses ambiguïtés, plutôt que de juger cette pensée, nous avons cherché à
l’habiter de l’intérieur, à nous en nourrir […].61 »
Il est vrai que l’anthropologie politique était à l’époque et reste encore aujourd’hui un champ
relativement mal défini. Le terme d’anthropologie politique est en général utilisé pour dési-
gner, d’après l’anthropologue Georges Balandier, une discipline qui « s’impose d’abord
comme un mode de reconnaissance et de connaissance de l’exotisme politique, des formes
politiques “autres”. Elle est un instrument de découverte et d’étude des diverses institutions et
pratiques assurant le gouvernement des hommes, ainsi que des systèmes de pensée et des
symboles qui les fondent.62 » Il faut en retenir une approche comparative généralisée tendant à
une perception universelle plus que la notion d’exotisme qui renvoie à la confusion fréquente
entre ethnographie et anthropologie. Son manque de précision doit également être dissipé au

53
GANS, The Girardian Origins of Generative Anthropology.
54
DUMOUCHEL et DUPUY, L’enfer des choses, dès 1979 et ORLEAN et AGLIETTA, Violence de la monnaie en
1982.
55
OUGHOURLIAN, Un mime nommé désir en 1982.
56
ALISON, Le péché originel à la lumière de la résurrection traduit en français en 2009.
57
1992.
58
2011.
59
Notamment DUMOUCHEL et DUPUY, L’enfer des choses.
60
On notera la récurrence de la mention du sacrifice dans les titres de ces deux ouvrages.
61
DUMOUCHEL et DUPUY, L’enfer des choses, p. 9.
62
BALANDIER, Anthropologie politique, p. 7.

26
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

regard des prétentions de Girard à voir l’anthropologie succéder à la science politique comme
voie à privilégier pour la compréhension du monde actuel et à venir. Pour lui, il n’y a en effet
pas de « science politique » pure de ses finalités : « Elle doit essayer de défendre l’ordre, de
ralentir l’indifférenciation avec des moyens aussi pacifiques que possible, tout en sachant
qu’elle ne peut aspirer à la non-violence absolue sous peine de mettre en œuvre la plus grande
violence. Et puisqu’on ne peut pas en faire une vraie théorie, ce qu’on peut faire, c’est de re-
tarder, jouer le rôle du katechon63 et essayer de le perpétuer.64 » L’anthropologie (politique)
devrait s’abstraire autant que faire se peut de ce type de finalités et avoir pour ambition de se
constituer en « vraie théorie » : elle serait « une pensée du continu, non du discontinu ; de
l’indifférenciation et non des différences.65 » En comprenant les systèmes de pensée et les
symboles qui fondent les institutions, entre autres politiques, l’anthropologie girardienne veut
apporter à la science politique un dépassement de son institutionnalisme en prenant en compte
des mécanismes engendrés par l’insuffisance d’être et les désirs de la combler.
L’anthropologie politique est entendue ici comme l’étude des rapports politiques en interac-
tion avec les autres rapports humains.
*
Avant de poursuivre, une remarque s’impose. Le présent sujet de recherche a été accepté dans
un laboratoire de philosophie. Or, jusqu’à présent, de multiples approches ont été évoquées
dans cette introduction sans focalisation particulière sur le domaine et la méthode philoso-
phiques. Cette position doit être justifiée. Malgré sa défiance à l’égard des philosophes et de
la philosophie qu’il accuse de participer à une sorte d’occultation des traces de la violence
humaine dans l’histoire, l’étude de Girard exige, du fait de son interdisciplinarité peu sou-
cieuse des frontières du savoir universitaire, un lieu suffisamment ouvert : on pourrait alors
dire de la philosophie qu’elle a en l’espèce une vertu œcuménique par rapport aux sciences
humaines et sociales qui ne cessent de se fragmenter en un nombre toujours plus élevé de dis-
ciplines. Il est au demeurant probable que les sciences humaines ont besoin de l’équivalent de
l’épistémologie pour les sciences dures : sans doute une anthropologie fondamentale, un logos

63
Concept emprunté à PAUL dans la deuxième lettre aux Thessaloniciens 2, 6-7 : au sujet de ce qui précèdera la
venue de Jésus, « vous savez ce qui le retient pour qu’il ne soit révélé qu’en son temps. Car le mystère de
l’impiété est déjà à l’œuvre ; il suffit d’écarter celui qui le retient à présent. » Dans Le nomos de la Terre,
SCHMITT a donné à ce passage traitant du katechon, ce retardement de l’échéance ultime, le sens d’une chrétienté
centrée sur Rome capable de différer l’apparition de l’Antéchrist et la fin des temps présents.
64
Celui par qui, p. 149.
65
Achever Clausewitz, p. 46.

27
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

de l’humain comme son étymologie le suggère, peut-elle correspondre à une telle ambition66.
La philosophie est donc considérée ici comme le territoire le plus hospitalier aux recherches
qui s’affranchissent des frontières disciplinaires. Comme nous le verrons plus loin, Girard est
d’ailleurs, nolens, volens, un philosophe politique et moral et propose une philosophie de
l’histoire : toute anthropologie tend à engendrer une philosophie et à se fonder sur des présup-
posés philosophiques dans une relation circulaire de la poule et de l’œuf où il est vain de
chercher lequel commence.
Ce travail se démarque par ailleurs en partie de ce qui est attendu dans le cadre d’un doctorat.
La construction d’un savoir entendant tirer sa valeur heuristique de sa réfutabilité conduit à
démontrer l’intérêt de toute novation par la critique d’hypothèses précédemment proposées,
en pointant leurs insuffisances et en mettant en évidence leurs contradictions internes. Du
coup, de plus en plus souvent, on déconstruit plus qu’on ne construit, on met à l’épreuve plu-
tôt que de soumettre à l’approbation, on ébranle davantage qu’on étaie. Il s’agit en l’espèce de
renverser cette perspective devenue ordinaire : la thèse ici défendue vise à renforcer
l’hypothèse mimétique pour en étendre la portée plutôt qu’à en rechercher toutes les fai-
blesses, dans le but de la discréditer et de faire place nette pour une théorie concurrente que je
serais bien en peine de proposer. Il ne s’agit toutefois pas pour autant de les masquer lors-
qu’elles apparaîtront : dans ce cas, nous vérifierons la possibilité d’une rectification ou éva-
luerons les conditions de leur assomption.
Mon attitude découle en particulier de l’ignorance dans laquelle la communauté universitaire,
plus particulièrement en France, tient en général l’œuvre de Girard67, laquelle contraste avec
l’importance et la qualité des hommages rendus dans la presse générale à l’occasion de son
décès survenu le 4 novembre 201568, comme s’il suffisait de ne pas en parler ou de l’écarter
d’un revers pour s’en débarrasser. Ce sera au demeurant une des difficultés à affronter ici : les
objections à l’hypothèse mimétique sont rarement étayées, souvent tues et relèvent parfois du
simple parti pris. Il est donc difficile de démonter des critiques qui n’ont pas été formulées ou
l’ont été comme des pétitions de principe69. Notre travail d’habilitation de la théorie mimé-

66
Schmitt fait remarquer par ailleurs « qu’il ne saurait y avoir ni philosophie ni anthropologie qui n’ait rapport à
la politique […]. » Et il insiste sur la parenté des deux approches : « la philosophie et l’anthropologie, dont la
nature est d’embrasser la totalité […]. » In SCHMITT, La notion de politique, p. 103.
67
Y compris dans son domaine originel de la critique littéraire où elle semble toutefois avoir trouvé récemment
un regain d’intérêt si l’on en croit le site de la publication des projets de thèse : www.theses.fr.
68
Date à laquelle j’avais achevé la rédaction de la première version de la présente thèse depuis deux mois.
69
Comme le suggère, entre autres, le titre que le polémiste René POMMIER a choisi de donner à son pamphlet en
2010 : René Girard - Un allumé qui se prend pour un phare.

28
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

tique comme paradigme pour l’anthropologie politique se veut aussi de réhabilitation : il im-
plique des citations abondantes et souvent longues qui ont pour effet d’augmenter le volume
de la présente thèse. Cet inconvénient a été préféré au défaut de se contenter de renvoyer à des
références obligeant le lecteur à les vérifier. La meilleure preuve de la valeur de la théorie
mimétique se trouve dans ses propres énonciations.
*
À propos de la méconnaissance des travaux de Girard, il est vrai que ses provocations sont
manifestes et expliquent probablement pour une part son exclusion du champ de la disputatio
universitaire, du moins en France. Il rejette l’autonomie de l’individu alors que la philosophie
depuis les Lumières et les sciences sociales se sont, pour l’essentiel, développées en
s’appuyant sur ce présupposé et dans l’objectif explicite de tendre vers cet horizon. Il prétend
ensuite reposer la question des origines de la culture peu après que Lévi-Strauss et d’autres
ont jugé cette question indécidable, donc inopportune. Il affirme que le religieux est à
l’origine de toutes les institutions au moment où nos sociétés occidentales ont largement mené
à son terme un processus de sécularisation, rendant cette évocation impertinente. Poussant
encore plus loin, il affirme que ses propres thèses sortent tout droit d’un savoir contenu dans
la Bible. Le titre de l’ouvrage qui a donné un coup d’arrêt à sa réception universitaire en
France, Des choses cachées depuis la fondation du monde, le suggère. Il l’a choisi sans igno-
rer que tout l’effort des sciences, et plus particulièrement des sciences humaines et sociales, a
été de s’émanciper des vérités révélées pour élaborer un savoir se reconnaissant comme éter-
nellement provisoire et sujet à la remise en cause permanente pour progresser tout en
s’affirmant comme relatif, lié à l’époque et au lieu de sa production. Accessoirement, il
s’affranchit des obligations de référencement de ses sources, estimant qu’elles sont suffisam-
ment connues et se laisse aller parfois à l’approximation et à une certaine sollicitation des
textes70. Cela semble donner raison à ceux qui évitent de produire une critique argumentée de
la pensée de Girard : s’il donne le sentiment de s’exclure de lui-même de la communauté uni-
versitaire, alors pour quelles raisons s’efforcer de l’y réintégrer en le discutant sérieusement ?
Mais justement, pour le discuter, encore faut-il vérifier si, malgré toutes les curiosités qui
viennent d’être évoquées, ce qu’il écrit a le sens et la portée qu’il prétend : par exemple se

70
Ce qui fait une bonne partie des critiques que lui adresse René Pommier. Cela étant, comme on l’a vu précé-
demment, faire d’Étéocle et Polynice des jumeaux plutôt que de simples frères est certes un raccourci commode
pour se distinguer du différentialisme de Lévi-Strauss mais pas un problème logique, ce qui vaut pour les ju-
meaux valant en l’espèce pour deux frères qui ne parviennent pas à se différencier dans leur lutte pour le pou-
voir.

29
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

demander si les écrits néotestamentaires viennent bien en confirmation – ou en anticipation –


de ses propres analyses, en quoi les origines qu’il croit avoir trouvées à l’humanité auraient
une éventuelle pertinence pour éclairer des questions contemporaines, comment ce qu’il tire
d’un fonds constitué de la littérature, des mythes, des « textes de persécution » et de grands
écrits religieux peut déboucher sur une anthropologie fondamentale renouvelée susceptible de
susciter des recherches fécondes…
*
Pour avancer dans notre évaluation de la capacité de la rivalité des égaux à devenir un para-
digme pour l’anthropologie politique, il sera procédé en quatre temps.
Dans une première partie, nous partirons de la logique à l’œuvre dans le désir mimétique pour
vérifier pas à pas si elle vaut pour tous les types d’oppositions qui mettent aux prises des sem-
blables, qu’il s’agisse de citoyens, de peuples, de partis politiques ou d’États et, s’il y a lieu,
de la reformuler pour y parvenir. La théorisation à nouveaux frais du conflit politique aura été
précédée d’un chapitre sur le désir triangulaire et d’un autre sur le repérage du caractère fatal
de la rivalité dans les récits sacrés. Les conditions de l’extension de l’hypothèse mimétique au
politique seront ainsi définies. Il s’agit des fondations de notre édifice. Dans le champ poli-
tique, le désir mimétique se manifeste par la revendication d’une égale puissance d’être, tout à
la fois promesse de la citoyenneté pour les individus, du droit à l’autodétermination pour les
peuples et de la souveraineté pour les États-nations. L’égalité dont il s’agit en politique porte
pour nous sur la puissance d’être.
Dans un deuxième temps, l’établissement de la valeur paradigmatique de la théorie mimétique
pour le politique implique de clarifier une des pétitions de principe de Girard : il a en effet
toujours refusé le qualificatif de philosophe, malgré l’ampleur de ses recherches, leur carac-
tère hautement hypothétique et son travail herméneutique sur les textes et les concepts néces-
saires à son anthropologie fondamentale ainsi que son goût pour l’argumentation et la discus-
sion71. De notre point de vue, son œuvre soutient pourtant la comparaison avec d’autres philo-
sophies contemporaines de l’égalité. Philosophe politique malgré lui, il joue des coudes parmi
des concurrents auxquels il refuse d’être assimilé. Il vérifie à sa façon l’aphorisme d’un de ses
penseurs de référence, Pascal : « Se moquer de la philosophie, c’est déjà philosopher. »

71
Voir RAMOND, 2016, « Comment est-il possible d’être Spinoziste et Girardien ? » communication à l’université
de Milan le 24 janvier 2016, texte consultable en ligne : http://charles.ramond.pagesperso-
orange.fr/default.htm

30
Introduction : Renouveler les paradigmes pour penser le politique

Une fois ces bases établies, nous évaluerons dans quelle mesure une histoire mimétique de
l’humanité – telle que Girard l’esquisse en la faisant débuter dès l’hominisation pour en
étendre les perspectives au-delà de notre présent vers une apocalypse à la fois redoutée et
souhaitée – fonde sa pertinence paradigmatique. Tout simplement confronter la théorie aux
faits disponibles, s’assurer de sa plausibilité pour rendre intelligible le plus grand nombre
d’événements possible, ainsi qu’elle y prétend. On se pliera en l’espèce à une exigence qu’il a
lui-même posée : il estime en effet que la valeur scientifique d’une hypothèse se mesure au
moyen de ce seul critère. Les insuffisances révélées par certaines données souvent inconnues
à l’époque où Girard a conçu sa théorie seront examinées pour déterminer si elles sont rédhi-
bitoires, sans effet invalidant ou de nature à la renforcer. Une conviction domine cette partie :
la philosophie ne peut se cantonner au monde des idées quand des faits établis sont de nature à
les féconder, le projet général étant ici de réfléchir aux fondements possibles d’une anthropo-
logie – et non d’une philosophie – politique.
Si une « philosophie » girardienne est parvenue à se faire une place parmi celles qu’il entend
écarter et si sa philosophie d’une histoire mimétique est éclairante, alors les mécanismes de la
rivalité décrits dans notre première partie auront acquis un degré de validité suffisant pour
permettre une reconsidération de la question de la convergence des sciences humaines et de la
philosophie vers un nouveau paradigme du politique. Ce sera l’objet de la quatrième partie.
Girard n’a cessé de transgresser les frontières disciplinaires à la recherche d’un principe an-
thropologique unitaire. Rejetant philosophie et sciences humaines en tant que telles, il a pros-
pecté un nouvel espace pour insister sur la fécondité d’une approche qui réintégrerait pleine-
ment une étude scientifique du religieux articulée aux autres aspects de la vie en société. Au
terme de notre raisonnement, il sera temps de s’interroger sur ce qu’un renouvellement des
concepts du politique dans le sens suggéré par l’hypothèse mimétique pourrait apporter à la
prise en compte de problèmes sur lesquels butent de plus en plus fortement les gouvernements
représentatifs contemporains.
Pour exprimer la logique de notre progression en une phrase, après avoir reformulé
l’hypothèse de Girard pour faciliter son importation dans le champ politique, il nous faudra
comprendre pourquoi il l’oppose aussi systématiquement aux humanités dont il ressortit mal-
gré lui, dans quelle mesure elle supporte le jugement de l’histoire et quels espoirs fonder dans
une heuristique anthropologique incorporant la théorie mimétique à la pensée politique.
L’enjeu de cette importation est de permettre la (re)définition du rapport complexe qui relie
entre elles égalité et rivalité et son incidence sur notre compréhension du jeu « démocra-

31
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tique » : rapport qu’illustre tout particulièrement la promotion par nos sociétés de l’égalité des
chances dans la compétition des mérites72. Nos sociétés sont dans l’obligation de mobiliser
des moyens politiques et éthiques toujours plus élaborés pour réduire les risques que repré-
sente la persistance de la rivalité dans une société de semblables comme la nôtre, tant pour la
paix civile que l’accomplissement des citoyens qui la composent. En effet, « le monde mo-
derne aspire à l’égalité entre les hommes et il tend instinctivement à voir dans les différences
[…] autant d’obstacles à l’harmonie entre les hommes.73 » L’extension de la théorie mimé-
tique dans l’espace politique pourrait aider à mieux articuler égalité souhaitable et différences
nécessaires.

72
RAMOND, « Égalité des chances et reconnaissance. Sur une surprenante contradiction des méritocraties démo-
cratiques », in Cités, 2008/3 n° 35, p. 143-150.
73
La violence, p. 79.

32
Première partie : La rivalité des semblables

Première partie :
La rivalité des semblables,
fondement possible d’une anthropologie

Le conflit ce n’est pas la différence mais son absence.1

Girard considère le conflit comme un donné anthropologique de base. L’humanité est pour lui
une espèce ayant jusqu’à présent survécu aux mécanismes susceptibles de l’annihiler à tout
instant : ceux d’un désir mimétique d’appropriation intense au sein d’une humanité dépourvue
de cadres régulateurs instinctuels de dominance, contrairement aux autres animaux. De ce fait,
les humains peuvent s’estimer égaux et leurs rivalités devenir mortelles. Ce point de vue se
veut anthropologique et non moral.
Cette position rend à elle seule tentante l’entreprise d’une importation dans le champ du poli-
tique. Pour autant, celle-ci est tout sauf immédiate. Elle réclame une élaboration conceptuelle.
La rivalité susceptible d’émerger de toute relation humaine est explorée à partir de la grille de
lecture girardienne. Nous montrerons toutefois que ses affirmations tirent une partie de leur
force d’analyses que lui-même ne conduit pas. En effet, alors qu’il semble mu par ses propres
objectifs didactiques, d’autres soubassements à son hypothèse témoignent de l’exhaustivité et
de la cohérence de ses recherches : en particulier le carré sémiotique d’Algirdas Julien Grei-
mas et la formule canonique du mythe de Claude Lévi-Strauss. La théorie mimétique est donc
présentée ici sous une forme en partie renouvelée. Nos développements visent à mesurer la
pertinence d’une extension des mécanismes qu’elle met au jour au champ politique.
L’approche est progressive : elle part de l’origine de l’hypothèse dans sa formulation initiale,
la présentation de tout désir comme nécessitant un médiateur pour naître et prendre forme.
Elle y ajoute que la théorie mimétique combine deux dichotomies pour acquérir sa pleine
puissance. Elle se sépare ainsi des pensées simplement dualistes ou ternaires. Elle élève au
carré l’opposition binaire pour intégrer un système diachronique à une structure synchronique

1
Le bouc émissaire, p. 135.

33
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

(chapitre 1er).
Dans un deuxième temps, un retour aux sources de la théorie girardienne repère la cohérence
de l’ensemble en mettant à l’épreuve son affirmation de l’existence d’une anthropologie
évangélique : des textes considérés comme sacrés auraient proposé il y a près de vingt siècles
un cadre théorique que Girard aurait alors (seulement) redécouvert (chapitre 2).
Ces analyses préalables posées, la fécondité pour une théorisation du politique, en partie seu-
lement initiée par Girard, est testée. Il a en effet proposé une double approche à partir de la-
quelle une interrogation sur le politique est envisageable : il s’est dès l’origine focalisé sur les
rapports interindividuels donc infra-politiques, qu’il renomme, au prix d’un néologisme2, in-
terdividuels ; puis, au terme de son parcours intellectuel, il applique son hypothèse au do-
maine des relations internationales qu’on pourrait qualifier de métapolitique en ce qu’il met
aux prises deux ou plusieurs entités étatiques. Notre troisième chapitre s’essaie ainsi à une
interpolation entre l’interdividuel et l’international pour fixer le cadre de la prise en compte
par la théorie mimétique du politique dans l’espace intraétatique.
Au terme de ce travail préliminaire, l’hypothèse mimétique apparaît comme disponible pour
traiter de ce que beaucoup3 estiment être un de ses principaux angles morts : le politique.

2
Pratique aussi rare chez lui qu’elle est fréquente, par exemple chez Jacques Derrida, un de ses rivaux contem-
porains majeurs dans notre époque poststructuraliste, qui les multiplie à l’envi.
3
Cf. le numéro 53 de la revue Cités, 2013.

34
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

Chapitre 1 : Du triangle mimétique


à un carré sémiotique

Au moins dans ses premiers travaux, Girard s’est voulu une sorte de géomètre. Un recueil de
certains de ses essais de critique littéraire paru en 2011 a d’ailleurs été intitulé Géométries du
désir1. Certains de ces schémas, et d’autres qui en dérivent, vont être dessinés dans les sec-
tions qui suivent. La présence indispensable d’un médiateur entre le sujet au désir et l’objet du
désir est d’abord repérée (section 1). Il est ensuite insisté dans une deuxième section sur un
complément à la théorie rarement mis en avant et pourtant indispensable : la déception du
désir. Une troisième section complète les représentations girardiennes de base en formant un
carré à partir de quatre concepts fondamentaux de la théorie. Enfin, une dernière section ex-
pose une psychopathologie directement inspirée de l’hypothèse mimétique. Si ce préambule
semble éloigné de notre objectif, il est indispensable, ne serait-ce que pour tenir compte du
manque de familiarité possible de certains lecteurs avec la théorie mimétique et pour indiquer
comment nous comptons en faire usage.

Section 1 : Entre l’objet et le sujet, un indispensable médiateur

Quoi de plus simple en apparence que le désir qu’un sujet éprouve pour un objet ? Son désir
est de prendre possession de cet objet : il entend ainsi faire, avoir, savoir, pouvoir ou encore,
plus généralement, être. La réalité serait-elle plus complexe ? Une ligne joignant deux points
(sujet et objet) suffit-elle à rendre compte de la situation ? Girard pense que non. Cette intui-
tion d’une nécessaire médiation vaut, en toute hypothèse, pour le désir politique.

§ 1 : Première figure de la géométrie du désir

Selon les représentations du sens commun, chacun désire de manière autonome – ce qu’il
veut, comme il veut, quand il veut, dès qu’il en a l’idée, bref à sa guise ou encore comme ma-
nifestation de sa volonté et de son être – à l’instar de n’importe quel besoin qu’il éprouve ;
soit, a contrario, l’objet est en lui-même désirable du fait de ses qualités intrinsèques, les-

1
Mark R. Anspach, son préfacier, place en épigraphe de ce volume une citation qui le confirme p. 7 : « Les lois
de la fascination produisent des schémas géométriques rigides… »

35
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

quelles contribuent à sa désirabilité2, et provoque une initiative irrépressible chez le sujet en


vue de son appropriation. Dans les deux cas, le sujet est seul face à l’objet : dans le premier,
son désir est voulu et maîtrisé, dans le second, l’attraction qu’il ressent est subie, voire irrésis-
tible. Pour Girard, ces visions sont trop simples et donc trompeuses : sans un médiateur, le
désir du sujet ne trouverait pas spontanément l’objet sur lequel se fixer, pas plus que l’objet ne
parviendrait à susciter le désir. Loin d’être spontané, tout désir serait suggéré par l’intérêt por-
té à cet objet par un autre sujet qui, le cas échéant, jouirait d’ores et déjà de sa possession.
Tout désir est relationnel, il est un rapport humain. Cette position radicale dénie en particulier
la souveraineté que tout individu croit exercer sur « ses » désirs, laquelle correspond pourtant
à une représentation dominante des sociétés contemporaines et de l’économie libérale.
Avant d’aller plus loin, une question de vocabulaire doit être éclaircie. Certains font grief à
Girard de ses imprécisions lexicales3. Il tend ainsi à utiliser, sans trop prendre le temps de les
distinguer, imitation, mimésis4 ou mimétisme pour décrire des phénomènes proches voire
équivalents. Cette critique n’est pas infondée, quand bien même il a recouru au terme « mimé-
sis » dérivé du grec ancien pour tenter d’éviter ainsi une confusion avec le concept d’imitation
qui lui semble insuffisant, en tout état de cause, en particulier tel que théorisé par le socio-
logue Gabriel Tarde5. Pour nous, l’important est qu’il utilise ces vocables non pas de manière
isolée mais en combinaison avec d’autres6, constituant de la sorte un lexique qui lui est
propre. Il gagne de ce fait en précision7 : après avoir d’abord décrit un désir triangulaire en
1961, il parle ainsi à partir des années 1970 de désir mimétique, puis de mimésis
d’appropriation ou encore d’imitation acquisitive. Ces deux dernières associations sont au
demeurant synonymes. Reste à considérer leur articulation avec la première. Le philosophe
Paisley Livingston remarque qu’en commençant par une théorie du désir triangulaire dans le
roman, il s’est ensuite donné pour but plus ambitieux la définition d’une anthropologie fon-

2
Les exemples ordinaires mis au service de cette position sont la beauté, la puissance, voire le bien ou le vrai
dans leurs différentes incarnations ou matérialisations.
3
Voir par exemple in FLOREY, Girard critique littéraire, p. 15-25. La spécialiste de didactique Sonya Florey
estime que Girard s’exonère trop rapidement de sa dette envers Gabriel Tarde et Jules de Gaultier, même s’il les
mentionne dans ses ouvrages, et exagère son originalité. L’accent mis sur l’appropriation et la conflictualité
qu’elle engendre nous semble au contraire la prouver.
4
Qu’il écrit « mimésis » avec un accent aigu quand d’autres préfèrent « mimèsis ».
5
TARDE, Les lois de l’imitation.
6
Ainsi affirme-t-il que toute imitation n’est pas désir et que l’amputation de sa puissance conflictuelle rendrait
simpliste le concept d’imitation, in Les origines, p. 66. Les associations inédites de mots lui permettent de pro-
duire les concepts dont il a besoin sans recourir aux néologismes ni aux mots employés dans un sens distinct du
sens commun.
7
Voir Le vocabulaire de René Girard établi par Charles RAMOND qui précise le sens de nombreuses locutions.

36
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

damentale8. Celle-ci implique le recours à une forme plus générale que le désir mimétique
pour expliquer le processus d’hominisation : la mimésis d’appropriation9.
Quoi qu’il en soit, la mimésis du désir lui confère sa mobilité et sa spécificité humaine :
Seul le désir mimétique peut être libre, vraiment humain, parce qu’il choisit le modèle plus en-
core que l’objet. Le désir mimétique est ce qui nous rend humain, ce qui nous permet
d’échapper aux appétits routiniers et animaux, et de construire notre propre identité, qui ne sau-
rait être création pure à partir de rien. C’est la nature mimétique du désir qui nous rend capable
d’adaptation, qui donne à l’homme la possibilité d’apprendre tout ce qu’il a besoin de savoir
pour participer à sa propre culture. Il n’invente pas celle-ci ; il la copie.10

Paradoxe qui fait de notre aptitude à l’imitation la condition de notre liberté, de notre adapta-
bilité et même de notre identité. L’acquisition ou l’appropriation est tout aussi essentielle pour
caractériser l’interrogation girardienne : elle devient problématique là où l’imitation porte sur
quelque chose dont on ne peut prendre possession qu’en privant l’autre de sa jouissance. Dans
de nombreux cas, pour ne pas dire la plupart, il ne pose pas a priori de difficulté, voire en-
gendre des gains : ainsi le désir mimétique d’apprentissage de l’élève ne prive-t-il pas son
maître qui l’enseigne ni ses condisciples de leur savoir. Même lorsqu’un objet est en jeu et
qu’un partage de l’usage n’est pas possible ou envisageable de manière réaliste, la difficulté
est souvent moindre : en suivant la mode, on s’habillera comme l’autre sans lui voler ses ha-
bits, on achètera la même voiture que son voisin… En dehors de cas où la mimésis conduit à
des comportements aberrants, la gravité de ses conséquences est liée au caractère non parta-
geable ou non substituable de son objet.
médiateur La représentation ci-contre visualise l’idée. Intuitivement, le désir nous
dirige vers son objet, « pulsion » ressentie par notre moi ou attraction
d’un objet que ses caractéristiques rendent « intrinsèquement » atti-
rant ; ou encore d’une combinaison des deux. Girard affirme que la
figure réelle, mais imperceptible au « moi-du-désir »11, n’est pas une
sujet objet droite mais un triangle dont le troisième sommet est un médiateur12.
Cette position admise, chaque fois que nous revendiquons la propriété et / ou l’antériorité de
notre désir sur ceux des autres, nous nous tromperions. Jean Oughourlian considère cette er-

8
Cf. annexe 1 consacrée à certaines précisions apportées par Paisley Livingston.
9
LIVINGSTON, Models of desire, p. 104.
10
Les origines, p. 63-64.
11
Expression forgée in OUGHOURLIAN, Un mime nommé désir.
12
Une telle structure du récit n’est pas propre à la théorie mimétique. La sémiotique met aux prises trois rôles
actantiels : un sujet de faire (le sujet au désir), un sujet d’état (le modèle du désirable) et l’objet (du désir).

37
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

reur comme à l’origine de toute psychopathologie. Cette notion de préexistence amène le sujet
à revendiquer l’antériorité de son propre désir par rapport à celui de son modèle. Néanmoins,
dans le cas où ce dernier est simplement supposé, il est difficile de le faire préexister. Tout au
plus coexiste-t-il, et encore dans le seul imaginaire du sujet. Pour cette raison, plutôt que de
désir mimétique qui semble induire un désir modèle préexistant, nous parlerons fréquemment
de désir d’être autre, désir qui n’exclut pas une concomitance factuelle ou fantasmée : « […]
l’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est l’être qu’il désire,
un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet
autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer, pour acquérir cet être.13 »
Nous le verrons, ce changement aide à résoudre certains problèmes de compréhension de la
théorie mimétique. Qu’il y ait deux désirs, un seul étant avéré, suffit donc à la génération du
conflit dès lors qu’aucun des deux co-désirants ne renonce à la possession exclusive d’un bien
non partageable ou non partagé. Sur ce dernier point, les observations de Jean-Pierre Dupuy
sont éclairantes, même si elles paraissent excessives à Girard :
Si le désir est mimétique, il est « déterminé » par le désir d’un Autre pour le même objet. Mais
si cette proposition est universelle, c’est-à-dire si le désir de l’Autre est lui-même déterminé par
le désir d’un tiers, lequel peut être le sujet d’origine, il en résulte une indétermination radicale.
Ceux qui l’ont décelé en ont conclu qu’une faille logique minait l’édifice girardien. C’est au
contraire en ce point que réside toute la richesse potentielle et génétique de l’hypothèse mimé-
tique. Le désir n’est pas orienté par un attracteur qui lui préexiste, c’est lui qui fait émerger
l’attracteur14. L’objet est une véritable création15 du désir mimétique, c’est la composition des
codéterminations mimétiques qui le fait jaillir du néant […]. 16

La temporalité est ici complexe. Si le désir de l’autre précède le désir du sujet en logique gi-
rardienne, le sujet du désir est persuadé de son antériorité : l’imitateur se croit imité. Faisant
d’un objet jusqu’alors indifférent celui du désir, les « codéterminations mimétiques » plaident
en faveur d’un désir d’être autre permanent qui ne préjuge ni de la chronologie réaliste, ni
d’une antériorité fantasmée, ni de la compréhension que le sujet a de la situation.

13
La violence, p. 217.
14
Cette logique contrefactuelle est au cœur de bien des réflexions de Jean-Pierre Dupuy jusqu’à son concept de
« temps du projet » et sa proposition de résolution du paradoxe de Newcomb, en particulier in DUPUY,
L’économystification.
15
In Mensonge romantique, p. 31 : « Le désir triangulaire est le désir qui transfigure son objet. »
16
« Mimésis et morphogénèse » in René Girard et le problème du mal, DEGUY et DUPUY (éd.), p. 231-232. Il
conclut : « Dans ces conditions, la notion d’attracteur n’est plus qu’une image trompeuse, la rigueur exige de la
rejeter – et, avec elle, la catégorie de la finalité. » Girard estime qu’il va alors trop loin : « Si c’était vrai, nous ne
percevrions que les objets que nous désirons et il n’en est rien. Le monde est plein d’objets qui nous encombrent
et qui nous ennuient. » In Les origines, p. 101.

38
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

Qui dit désir dit espoir de s’approprier l’objet du désir, espoir d’être ainsi semblable à son
médiateur, espoir d’être autre – ou d’être soi-même, ce qui est en pratique équivalent17 –, bref,
espoir de voir son désir satisfait. Tout désir est espoir de l’advenue d’une situation nouvelle. Il
suppose la croyance aux bénéfices d’un état postérieur à celui où il se conçoit. Il est l’attente
d’une amélioration, d’un gain ou d’un plaisir.
Comme souvent avec Girard, le retournement de la question que pose une de ses affirmations
tend à faciliter l’acceptation de son point de vue : comment un désir quelconque se voulant
spontané pourrait-il en effet naître en dehors de toute influence venue de notre environnement
social et culturel, lequel valorise tel bien plutôt que tel autre, de suggestions de nos éduca-
teurs, parents et enseignants, de préférences de nos proches, amis ou non, d’incitations publi-
citaires et de tant d’autres inducteurs possibles ? Animal social à temps d’apprentissage parti-
culièrement long, l’humain est considéré comme éminemment suggestible dans son enfance et
ce, dès les premiers instants18. On postule néanmoins qu’à un âge à déterminer, l’individu
acquerrait une faculté nouvelle, la propriété de ses désirs et la liberté de les concevoir en fai-
sant abstraction de toute suggestion externe, présente ou passée. Ce désir serait le fruit d’une
mûre réflexion, produit d’un raisonnement purement rationnel tel que l’utilitarisme se le re-
présente, en particulier sous les traits emblématiques de l’homo œconomicus. Peu y croient
encore, la microéconomie elle-même19 ne se cachant pas de mettre aux premières places des
fonctions à remplir par toute entreprise la stimulation des désirs irrationnels des clients par la
suggestion et, notamment, par la présentation de modèles prestigieux à imiter. Ou encore, il
faudrait que ces désirs naissent d’impulsions physiologiques, à l’instar des besoins, sans
qu’aucun modèle n’interfère. Mais justement, le désir se définit par le fait de ne pas être un
simple appétit physiologique et distingue les humains des autres animaux. Il est tout au plus
une extension plus ou moins éloignée des pulsions de nutrition et de reproduction20. Il est sus-
ceptible de porter sur des objets d’une variété infinie et lié à la vie en société d’êtres aptes à se
projeter dans l’avenir. On voit donc mal quel exemple probant pourrait étayer un tel engen-
drement spontané de quelque désir que ce soit. Ce serait là nier toute différence entre besoin

17
Qui déclare vouloir être soi-même reconnaît implicitement n’y être pas encore parvenu et donc veut être autre
que cet être qui n’est pas (encore) soi-même.
18
Par exemple, observations d’Andrew N. Meltzoff mentionnées in OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau.
19
À l’évidence plus pragmatique et réaliste que l’économie politique.
20
In DIEL, Culpabilité et lucidité, p. 121. Le psychanalyste postfreudien Paul Diel parle à ce sujet de « propaga-
tion ».

39
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

et désir21.
Mais au fond, peu importe, quand bien même de tels désirs parfaitement délibérés ou entière-
ment spontanés existeraient, ils sont probablement rares et peu significatifs ; et ils
n’empêchent pas que la plupart résultent de la médiation d’un modèle. Il suffit d’accepter ce
point de vue pour que la théorie mimétique soit jugée suffisamment pertinente. Si elle peut
être contestée sur le plan général des relations entre personnes, elle nous semble en effet aller
de soi, en tout état de cause, pour le désir qui porte sur un objet politique, qu’il s’agisse de
celui éprouvé par un gouverné, un gouvernant, un opposant et même un exclu du débat et de
la prise de décision.
La revendication d’une égale puissance d’être est le nom ici proposé pour formuler le désir
mimétique en termes politiques. Elle se traduit par l’émission d’opinions personnelles sur les
sujets relevant de la chose publique susceptibles d’impliquer une intervention de pouvoirs
institués. Or, celles-ci se forgent non de manière autonome mais sous l’emprise de média-
teurs : elles sont le fruit de multiples suggestions qui vont de la tradition familiale aux idées
véhiculées par les médias – médiateurs par nature – en passant par le débat public et la forma-
tion d’une opinion publique. Le politique se situe en effet au-delà de l’opinion spontanée de
chacun pour tendre vers un intérêt qu’on espère général. L’idée de débat public22 implique
que chacun tente de convaincre autrui et soit attentif aux arguments d’autres citoyens. La légi-
timité majoritaire en gouvernement représentatif exige que l’opinion prééminente soit la plus
largement partagée et résulte d’un tel processus de composition.
Le gouvernant doit prendre aussi en permanence le pouls de sa population par tous les moyens
dont il dispose, de l’élection périodique à l’enquête d’opinion ; il a pour obligation de consi-
dérer les options formulées par ses opposants, même s’il ne les fait pas siennes, ne serait-ce
que pour y répliquer. Quant aux dictateurs, ils ne peuvent agir selon leurs seuls caprices, s’ils
veulent se maintenir au pouvoir durablement. Ils font un usage systématique de la propagande
tandis que les dirigeants issus d’élections libres indiquent s’adonner à la « pédagogie » et à la
« communication politique ». Ils visent tous ainsi à médiatiser les désirs de l’opinion pu-
blique. Depuis Machiavel, tout conquérant et, par extension, tout candidat à une élection sait
que l’opinion populaire est déterminante pour le succès et la pérennité de leur entreprise. La
situation est la même pour un opposant. Il doit tenir compte de la relation établie entre gou-

21
In Les origines, p. 61-62 : « L’appétit pour la nourriture, le sexe, n’est pas encore le désir. C’est une affaire
biologique qui devient désir par l’imitation d’un modèle […]. »
22
Par exemple l’essai de Rawls, « L’idée de raison publique reconsidérée », in RAWLS, Paix et démocratie.

40
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

vernant et gouvernés et chercher à obtenir l’adhésion du plus grand nombre possible de ces
derniers pour accaparer la puissance qu’il convoite.
Les gouvernés entendent ne pas être dominés par les gouvernants, les gouvernants ne pas être
entravés par les gouvernés et les opposants prendre la place des gouvernants. Chaque groupe
revendique ainsi une puissance au moins égale à celle du groupe auquel il se confronte.
Produit de phénomènes par nature collectifs, conflictuels ou consensuels, la vie politique ne
peut se passer de suggestions acceptées ou refusées par ceux auxquels elles sont destinées. Il
n’y a donc probablement pas de désir politique (ou pas de revendication) sans qu’il (ou elle)
soit médiatisé(e) par un, plusieurs ou tous les autre(s), que son objet soit la détention du pou-
voir ou l’organisation de la vie de la cité dans un sens estimé favorable à un quelconque des
intérêts en jeu. Les désirs des gouvernants sont médiatisés par ceux des gouvernés et inverse-
ment. Quant aux désirs des opposants, ils se définissent par rapport au pouvoir détenu par les
gouvernants et en fonction de la capacité à se faire désirer davantage par les gouvernés. Et
ceux des exclus par la situation enviée des citoyens à laquelle ils aspirent.
Ces médiations multiples aboutissent à une égalisation des forces en jeu : elles finissent par
s’opposer, chacun essayant de l’emporter dans le cadre des différents moyens d’expression
que les libertés publiques leur accordent : vote, pétition, manifestation, influence sur les légi-
slateurs, actions en justice… Faire triompher son point de vue impose au moins d’égaler et, de
préférence, de dépasser la puissance du groupe adverse.

§ 2 : La distinction entre médiateur interne et médiateur externe

Une deuxième figure relie trois concepts girardiens majeurs. Elle projette la médiation dans le
temps de l’événement ainsi que de l’Histoire et permet d’en représenter la complexité. Elle
confère à l’hypothèse une partie de sa force en distinguant deux formes de médiation,
l’externe et l’interne. Dans certains cas, le médiateur peut être très éloigné dans l’échelle so-
ciale (un roi pour son peuple), voire hors de ce monde parce que fictif (le personnage légen-
daire d’Amadis de Gaule pour Don Quichotte) ou objet de croyance (un dieu pour ses fidèles).
Il est alors qualifié d’externe23. Il peut, à l’inverse, être on ne peut plus proche – un frère, un
voisin, un prochain, un conjoint, un collègue, un ami, un coéquipier… –, comparable, voire
semblable en bien des traits, se trouvant ainsi dans une situation d’égalité avec le sujet. Cette

23
Ce peut être un parent pour de jeunes enfants, un enseignant pour un élève. Le temps n’est pas encore venu
pour qu’ils soient dans des situations suffisamment comparables se traduisant par une médiation interne.

41
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

proximité amène à qualifier la médiation d’interne24. Le rôle du médiateur évolue ainsi dans
les âges démocratiques où chacun des « citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs
points qui le dominent, et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul
côté25 », dit Tocqueville. Tout désir devient alors désir d’égaler ou de surpasser l’autre qui
vous dépasse. Ainsi se noue l’étrange rapport entre égalité et rivalité où un sentiment
d’infériorité toujours présent renonce à l’admiration pour engendrer l’envie.
Cette distinction a des conséquences majeures pour le désir mimétique : une rivalité réelle est
impossible avec un médiateur externe ; il est en revanche probable d’entrer en conflit avec un
médiateur interne, si le désir d’appropriation porte sur un avoir possédé (ou simultanément
convoité) par ce dernier : « L’idée d’une distance pas toujours “matérielle” mais toujours
“spirituelle” entre les modèles et les disciples est […] cruciale.26 » Lorsqu’elle est grande, la
médiation doit être considérée comme externe, lorsqu’elle tend vers zéro, elle est interne. La
médiation interne est ainsi celle des semblables, donc des « juridico-politiquement » égaux.
Un médiateur peut parfois changer de statut en cours de relation27 : par exemple, un dirigeant
politique à un moment où son « dauphin » et lui-même se persuadent que chacun d’entre eux
défendrait mieux leurs couleurs communes à la prochaine élection… Mais surtout des chan-
gements dans les mœurs et les conceptions politiques ont conduit d’une société hiérarchique à
une société d’égaux en droit, d’une organisation aristocratique à un État qui se dit démocra-
tique, avec un corps électoral de plus en plus vaste et donnant la même puissance à chaque
vote. Les révolutions hollandaise, anglaise, américaine et française sont les repères historiques
de cette inflexion majeure entre le XVIIe et le XVIIIe siècle28. Ici, le changement de type de
médiation est lié à la conception politique que la communauté nationale se fait d’elle-même.
Lucien Scubla fait remarquer que Girard ne met pas en avant dans un premier temps (en
1961) le mécanisme universel de la mimésis d’appropriation pour expliquer ces médiations. Il
fait alors jouer, au moins implicitement, des passions pour entraîner des comportements mi-

24
Dans Mensonge romantique, p. 18, une métaphore renvoie à la représentation graphique de la théorie des en-
sembles : « Nous parlerons de médiation externe lorsque la distance est suffisante pour que les deux sphères de
possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soient pas en contact. Nous parlerons de
médiation interne lorsque cette même distance est assez réduite pour que les deux autres sphères pénètrent plus
ou moins profondément l’une dans l’autre. »
25
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre XIII, p. 193.
26
In Shakespeare, p. 206.
27
Initialement conçu comme externe, il peut devenir interne, au risque d’entrer en conflit avec le sujet dans cer-
taines circonstances : le père copain, la mère confidente, l’enseignant-chercheur rejoint et dépassé par son étu-
diant, un employeur laissant prendre des initiatives à un employé au-delà de ce que son contrat de travail et les
règles internes à l’entreprise prévoient.
28
On y reviendra au chapitre 8, section 2.

42
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

métiques qui ne seraient alors que seconds : l’admiration dans le cas de la médiation externe,
la jalousie dans celui de la médiation interne29. Il signale l’importance que Girard accorde au
snobisme, en particulier chez Proust, lequel est « dans son principe, une imitation des grands
de ce monde » ; or, il se développe pourtant dans les sociétés démocratiques où il s’exacerbe,
faute d’y trouver un médiateur transcendant30. La médiation externe prime donc dans un pre-
mier temps, même si cela reste implicite dans la théorie. Au demeurant, en commençant par
être des enfants, nous entrons d’abord dans une relation de médiation externe avec nos parents
et, plus largement, nos éducateurs. À partir de 1978, Girard définit « l’homme comme un
animal mimétique et cette propriété commande toutes les autres, la relation mimétique [étant]
d’emblée conçue comme réciproque et symétrique. » Il énonce désormais cette relation
comme première et cherche un mécanisme capable de réguler cette réciprocité négative. Gi-
rard a débarrassé sa théorie des passions exprimées dans la littérature occidentale en universa-
lisant son propos à l’humanité entière tout au long de son histoire. Ici encore, le désir d’être
autre paraît apte à faire l’économie des passions ou, plutôt, de les faire intervenir seulement
dans un deuxième temps et à comprendre comment il peut se traduire selon les situations de
médiation par de l’admiration ou de la jalousie.
Paisley Livingston propose de substituer aux deux médiations les expressions plus explicites
« désir imitatif » pour l’externe et « désir émulatif » pour l’interne31. Il nous arrivera de le
suivre.
L’enjeu du glissement de la médiation externe à la médiation interne dans un processus de
maturation individuelle comme dans l’Histoire moderne et contemporaine réside dans la pro-
babilité accrue d’enclenchement de rivalités entre semblables qu’il induit.

§ 3 : Le médiateur interne, à la fois modèle et obstacle, autrement dit rival

Le médiateur externe est soit modèle, soit obstacle. Il inspire le désir ou interdit sa satisfac-
tion. Il suggère ou légifère… Toute divinité et ses desservants, tout pouvoir souverain et ses
représentants éminents, voire tout promoteur d’une idéologie, sont situés dans cette position

29
« Sur une lacune de la théorie mimétique : l’absence du politique dans le système girardien », in Cités n° 53,
2013, p. 111-112.
30
Voir Mensonge romantique, p. 87 : « Le snobisme commence à l’égalité. » Et aussi : « Dans une société où les
individus sont “libres et égaux en droit”, il ne devrait pas y avoir de snobs. Mais il ne peut y avoir de snobs que
dans cette société. Le snobisme, en effet, exige l’égalité concrète. Lorsque les individus sont réellement infé-
rieurs ou supérieurs les uns aux autres il peut y avoir servilité et tyrannie, flatterie et arrogance mais jamais sno-
bisme au sens propre du terme. » Girard note en outre que les rêves de chevalerie de Don Quichotte, à un mo-
ment où cet idéal est tombé en désuétude, anticipent le snobisme.
31
Cf. annexe 1.

43
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

par la croyance ou l’adhésion qu’ils suscitent. Selon les cas, ils incitent ou dissuadent.
On peut être tenté de prendre modèle sur la personne dont on s’inspire ou qui suggère ; et on
peut percevoir comme obstacle celle qui empêche la satisfaction du désir. Cette interprétation
semble s’imposer. Toutefois, obstacle et modèle signifient aussi, et sans doute surtout, la si-
tuation dans laquelle la personne en cause est placée dans le cadre de relations qui se sont
instaurées avec le sujet désirant. Nous proposons donc de les nommer situations relation-
nelles32 et de penser en ces termes les concepts d’obstacle et de modèle utilisés pour la forma-
lisation de l’hypothèse mimétique. Une situation relationnelle désigne une situation qui
n’existe que par les relations qui l’établissent, leur évolution étant susceptible de la modifier à
tout moment : ce qui est vrai pour le désir d’être autre du fait de son caractère imitatif l’est
également pour le modèle qui se constitue dans le regard de l’autre et pour l’obstacle qui
existe pour autant qu’il est antagoniste d’un mouvement d’autrui.
Mais l’alternative du modèle ou de l’obstacle ne suffit pas : dans nombre de cas, notre désir
est simultanément suggéré par un modèle et empêché d’être assouvi par un obstacle, l’un et
l’autre incarnés en une seule et même personne. Girard hésite dans le lexique à sa disposition
entre modèle-obstacle et rival, voire modèle-rival pour nommer cette situation33. « Modèle-
obstacle » s’assume sous la forme d’un oxymore : le modèle semble indiquer ce qu’il convient
de faire alors que l’obstacle entrave simultanément l’action suggérée. Dans le langage de
Gregory Bateson34, il s’agit là d’un double bind, un double impératif contradictoire : le mo-
dèle semble dire à celui qui l’a adopté « imite-moi » tandis que l’obstacle lui enjoint simulta-
nément « ne m’imite pas », soit une composition logique de contradictoires susceptible de
produire des comportements ou des choix non rationnels35. De surcroît, « le sujet éprouve
pour ce modèle un sentiment déchirant formé par l’union de ces deux contraires que sont la
vénération la plus soumise et la rancune la plus intense36 », autrement dit la haine. Au doublet
modèle-obstacle qu’incarne le médiateur interne correspond le couple vénération-haine chez
le sujet au désir : alors que le modèle peut suggérer et faire obstacle sans même parfois en

32
Ce concept est principalement employé dans le cadre de pratiques de soins et de formation. Il lui est donné ici
une extension plus générale.
33
Dans notre deuxième chapitre, nous verrons qu’un terme grec imagé utilisé dans l’Évangile lui apparaît
comme un synonyme parfait de ce concept composite en français, le skandalon, que certains traducteurs tentent
de rendre par la pierre d’achoppement, laquelle attire sans cesse celui qui ne cesse d’y trébucher.
34
In BATESON, Vers une écologie de l’esprit I.
35
Qu’un individu s’arroge une telle position et il sera considéré comme pervers et susceptible de provoquer des
psychopathologies. Et pourtant de telles situations ne sont pas si rares : « La société moderne […] place toujours
plus d’individus, dès leur plus tendre enfance, dans la situation la plus favorable au double bind mimétique. » In
Des choses cachées, p. 389.
36
Mensonge romantique, p. 24.

44
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

avoir conscience, le désirant éprouve des émotions extrêmes, opposées et intriquées.


Le terme de « rival » n’est pas non plus dépourvu de pertinence. Il exprime la symétrie de la
situation relationnelle : chacun y est pour l’autre un rival. Il s’agit de la seule parmi nos situa-
tions relationnelles à être ordonnée par la symétrie et le redoublement des rôles. Cette symé-
trie résulte néanmoins de la perception d’une asymétrie par le sujet : en imitant le modèle, il
se place dans une situation d’infériorité ; et un obstacle qu’il est impuissant à renverser lui
apparaît comme d’une puissance plus grande que la sienne propre. La relation est ainsi plus
complexe qu’un premier énoncé le laisse entendre : la symétrie des rôles des rivaux se com-
bine ici avec l’asymétrie des positions du sujet et du modèle-obstacle. Du fait de son potentiel
de réciprocité, la figure du modèle-obstacle est celle qui permet la rivalité avec le sujet qui ne
renonce pas à obtenir ce que les deux souhaitent détenir.
Les rivaux sont chacun pour l’autre un modèle qui stimule la mimésis d’appropriation ou la
revendication d’égale puissance et, simultanément, un obstacle qui entend interdire à l’autre
de s’approprier ce qu’il possède ou convoite. La rivalité égalise les situations relationnelles en
les réciproquant.

§ 4 : Du désir de l’appropriation d’un objet au désir métaphysique de l’être du médiateur

Après avoir repéré le médiateur puis l’avoir dédoublé en un modèle et un obstacle, Girard
escamote l’objet. Ce dernier avait déjà perdu toute valeur intrinsèque si seul l’intérêt ou la
possession du médiateur lui donnait un prix. Au demeurant, le fait d’en obtenir la possession
sans que personne ne le dispute, ni le propriétaire initial ni un nouveau désirant mimétique,
achève de lui enlever toute saveur. L’objet n’est en lui-même vecteur d’aucune satisfaction37.
Sur quoi porte donc alors le désir mimétique ? Une fois l’objet évacué en raison de son insi-
gnifiance, il ne reste plus qu’une possibilité : l’être-même du médiateur38. Le désir d’être
autre se développe alors en désir d’être l’autre. L’objet n’est que le trait d’union entre les deux
désirants : il est tout tant que sa possession est supposée donner sa force au médiateur ; il
s’estompe ensuite au fur et mesure que le conflit occupe l’esprit des rivaux ; et il n’est plus

37
Cet escamotage de l’objet lui vaut les critiques, entre autres, de Bruno LATOUR dans Nous n’avons jamais été
modernes, 1992, p. 66, ou de Lucien SCUBLA, par exemple dans Donner la vie, donner la mort, p. 300. Ces cri-
tiques semblent au moins pour partie injustes. Girard évoque la disparition de l’objet dès lors que s’instaure une
relation de doubles menant les protagonistes à renoncer à la signification que porte l’objet. Il y perd à l’évidence
des éléments contextuels précieux. Mais son attitude s’explique par l’importance qu’il accorde à la rivalité et à sa
capacité d’englobement et de dissolution de ses enjeux initiaux.
38
Mensonge romantique, p. 70 : « Le héros dostoïevskien, comme le héros proustien, rêve d’absorber,
d’assimiler l’être du médiateur. Il imagine une synthèse parfaite entre la force de ce médiateur et sa propre “in-
telligence”. Il veut devenir l’Autre sans cesser d’être lui-même. »

45
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

rien à partir du moment où sa conquête n’a pas produit l’effet escompté, c’est-à-dire
l’incorporation du prestige prêté au médiateur. Une telle issue semble fatale. Ôter au média-
teur ce que le désirant s’est imaginé constituer la valeur du premier nommé lui fait perdre son
prestige. Et lui ôter son prestige, c’est simultanément dévaloriser l’objet. En cas d’échec, le
prestige de l’autre peut demeurer mais ne lui reste pas toujours acquis pour autant ; en cas de
succès, le prestige de l’autre s’évanouit et la prise de possession de l’objet qui semblait mani-
fester une supériorité enviable se traduit alors par une assimilation à un être dévalorisé.
Ce problème en amène un autre soulevé par Lucien Scubla : d’où vient que je désire ce que
l’autre désire ? Il s’appuie une nouvelle fois sur le passage d’un « désir triangulaire » en 1961
à un « désir mimétique » en 197839 :
[En 1961], il semblait dire d’une façon « pascalienne » : l’homme est insatisfait mais il ne sait
pas ce qu’il doit rechercher pour combler cette insatisfaction, il désire donc ce qu’autrui lui
montre comme désirable. [En 1978], il préfère dire, dans un style plus positiviste : l’homme naît
« prématuré » et il achève donc sa maturation principalement par l’imitation ; il imite donc le
désir d’autrui, c’est-à-dire qu’il désire ce qu’autrui lui montre comme désirable.40
Ces deux positions successives entre lesquelles Lucien Scubla regrette que Girard ne choisisse
pas sont-elles pour autant alternatives ? En fait conciliables, elles se potentialisent l’une
l’autre : l’obligation de la maturation par imitation ouvre un espace à l’insatisfaction tandis
que la quête de modèle qu’elle provoque débouche sur la croyance d’un autre paré de pres-
tige. Au commencement, il y a toujours une insuffisance d’être41 et son comblement est à re-
chercher auprès de modèles supposés (plus) complets. Le « désir girardien » n’est pas sponta-
né, que sa justification soit dans la dépendance de l’enfant à autrui ou dans l’incapacité de
quiconque à trouver (durablement) satisfaction. L’insuffisance d’être ontologique réunit les
deux points de vue : l’insatisfaction dite pascalienne et la dépendance à l’imitation provoquée
par la pré-maturation du nourrisson en sont deux manifestations reliées l’une à l’autre42. Le

39
SCUBLA, Donner la vie, donner la mort, p. 321 et suivantes : « La théorie du désir triangulaire tentait seule-
ment d’expliquer l’origine des fausses transcendances ; en substituant le désir mimétique au désir triangulaire,
c’est la genèse de toute transcendance que Girard prétend définitivement élucider. » La fausse transcendance est
nommée « transcendance déviée » dans Mensonge romantique. Il ne subsiste plus que « des transcendances
illusoires » dans Des choses cachées.
40
Article « Contribution à la théorie du sacrifice », in DEGUY et DUPUY (éd.), René Girard et le problème du
mal, p. 147.
41
Cette expression déterminante est mise en avant en 2007 dans la préface de De la violence à la divinité.
42
En y réfléchissant, en tant qu’animal, l’homme a besoin d’oxygène, d’eau et de nourriture. Mammifère dé-
pourvu de fourrure, il a aussi besoin d’abri et de vêture. Nourrisson, il a besoin de sa mère. Enfant, il a besoin de
parents et d’éducateurs dont il suit les suggestions. Adulte, il désire une compagnie, une descendance. Vieux, il
dépend encore d’autrui pour survivre. Faible, il désire être en mesure de se défendre. Démuni, il désire revenus
et patrimoine. Dubitatif sur ses mérites et talents, il désire l’approbation des autres. Insatisfait, il désire des acti-
vités lui procurant du plaisir… Au bas de l’échelle, il est en quête d’opportunités. Plus haut, il attend la recon-

46
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

passage du désir triangulaire à la mimésis d’appropriation doit se comprendre ainsi. Le désir


d’être autre s’inspire d’un désir modèle qui se mue mécaniquement en obstacle.
Cette approche soulève le problème du rapport à établir entre l’être et l’avoir. On ne sait plus
si le sujet désire l’avoir du modèle en ce qu’il est supposé lui conférer son être ou s’il désire
directement son être qui lui donne, entre autres, la capacité de s’approprier l’objet en cause.
Le rôle de l’objet diffère selon les cas : dans le premier, il conserve un intérêt en reflétant la
croyance qu’avoir, c’est être ; dans le second, la croyance est qu’il faut être pour l’avoir.
L’ontologie girardienne peut ainsi se décliner selon toutes les combinaisons entre ces deux
verbes : être, non seulement c’est manquer d’être, c’est aussi manquer d’avoir ; avoir, c’est
certainement manquer d’être ; et avoir, c’est toujours également manquer d’avoir. Bref le dé-
sir naît du manque, comme le besoin : seule différence, ce manque n’est pas physiologique-
ment vital, il est donc provoqué par autre chose que son objet. En règle générale, le besoin se
passe de médiateur, pas le désir.

§ 5 : De l’appropriation à l’antagonisme, les rapports de doubles

L’objet ayant en définitive fini par disparaître des préoccupations des co-désirants mutuelle-
ment fascinés, ceux-ci se font doubles l’un de l’autre, s’égalisant dans la rivalité. Ils se battent
alors pour le prestige ou l’honneur, « littéralement pour rien43 ». Si la rivalité requiert que les
co-désirants s’estiment suffisamment égaux pour se comparer et se jalouser44, elle les amène à
s’imiter et, par voie de conséquence, se ressembler de plus en plus, selon une logique auto-
renforçatrice : « La médiation double assure une opposition aussi radicale que vide,
l’opposition ligne à ligne et point à point de deux figures symétriques et de sens inverse.45 »
Et les rivaux se considèrent comme de plus en plus différents, incapables de saisir qu’en se
rendant coup pour coup, en donnant sans cesse plus d’importance à leur différend, ils se gé-
mellent46. Paradoxe qui emprunte de nouveau une forme circulaire : plus ils se ressemblent,

naissance de ses mérites… Et simultanément, nous sommes pourtant parmi les animaux les plus forts, les plus
résistants et les plus adaptables à des écosystèmes divers, au point de dominer toutes les autres espèces, voire de
les faire disparaître.
43
Des choses cachées, p. 405.
44
Pour se comparer, il faut supposer une proximité, une forme d’égalité : « On ne peut pas nier l’égalité entre les
hommes sans d’abord la poser, si fugitivement que ce soit. » In Mensonge romantique, p. 139. Pour Aristote,
l’envie est une peine troublante causée par « le bonheur de ce qui est notre égal et pair ». In ARISTOTE, Rhéto-
rique, Livre II, X, 1386a, p.139. Le sociologue Helmut Schoeck affirme quant à lui que l’ « envie se développe
entre gens égaux ou presque égaux. » In SCHOECK, L’envie, p. 310.
45
Mensonge romantique, p.126.
46
Des choses cachées, p. 403 : les doubles ne sont « jamais que la réciprocité des rapports mimétiques. »

47
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

plus ils se veulent différents et plus ils se veulent différents, plus ils se ressemblent47.
On atteint alors un seuil psychopathologique48 : « Les individus concernés vont pouvoir
échanger leur propre double, c’est-à-dire leur propre rival mimétique, contre le double d’un
autre. Ce quelqu’un d’autre doit se définir comme un médiateur non plus du désir mais de la
haine. 49 » Avec la possibilité d’échange entre doubles qui se ressemblent tous de plus en plus
au fur et à mesure que leurs comportements et leurs désirs s’uniformisent, deux nouveaux
phénomènes peuvent s’enclencher : la prolifération des doubles, puis leur polarisation.
De proche en proche, ce qui pouvait apparaître comme une tendance anodine des êtres hu-
mains à s’imiter les uns les autres, pour apprendre, comprendre, apprécier, agir, aider ou con-
sommer devient ainsi porteur de risques de conflits entre co-désirants, conflits eux-mêmes
susceptibles de se généraliser à la communauté dans son ensemble.

§ 6 : Quelques figures de la médiation en politique

Les mécanismes à l’œuvre, parce qu’ils sont des mécanismes, se propagent dans les espaces
collectifs, en particulier ceux de l’opinion publique : se situer à un niveau d’agrégation supé-
rieur ne les invalide pas. Après l’être et l’avoir, le pouvoir ou la puissance entre en jeu : être,
ce serait alors dans la sphère politique accéder au pouvoir et en faire usage. La puissance poli-
tique fait partie de la classe des objets désirables en règle générale non partageables.
Ce qui semblait intenable aux dramaturges grecs est toutefois devenu, au prix de quelques
aménagements, l’alternance des gouvernements représentatifs ou encore, dans certaines oli-
garchies50, les règles de succession à la tête des organes dirigeants de l’État. Le politique
n’échappe pas à la dualité des médiations : dans un contexte holiste, l’exercice souverain du
pouvoir politique relève de la médiation externe pour les citoyens ; dans une société compéti-
tive se disant démocratique et supposant donc l’égalité des candidats et des droits, l’accès au
pouvoir est en revanche une situation relationnelle de médiation interne (émulation), chaque
concurrent partageant la croyance en la valeur du pouvoir et en sa propre légitimité à le re-
vendiquer et à le détenir. À ce titre, le pouvoir est cet objet susceptible de disparaître dans une
forme de médiation double sans fin : il vaut la valeur que lui confèrent les rivalités partisanes.
Le roi, en tant que personne incarnant le souverain et détenteur du pouvoir exécutif, occupe la

47
La sémiotique parle de « polémicité » ou de structure polémique qui met aux prises un sujet et un anti-sujet
intéressés par le même objet. In COURTES, 2007, p. 84.
48
Des choses cachées, p. 413.
49
Shakespeare, p. 232.
50
Comme la Chine populaire aujourd’hui. On peut aussi citer les fonctions tournantes en Suisse.

48
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

situation du modèle ; il en va en théorie de même du chef de l’État ou de gouvernement51, son


succédané sécularisé. Le souverain tire sa force de sa capacité à voir ses directives suivies
sans contestation et donc des croyances des membres de la cité qui les conduisent à en ad-
mettre la nécessité.
Le pouvoir législatif, qu’il interdise des comportements ou oblige à payer l’impôt, est un bon
candidat à la situation relationnelle d’obstacle. Il est au demeurant la manifestation majeure
de la souveraineté. Le pouvoir judiciaire a pour caractéristique de rétablir une relation
d’égalité là où le cadre hiérarchique tracé par l’autorité exécutive et le pouvoir législatif
s’impose. Il est le lieu où le sujet revendique ses droits quand il est victime de l’arbitraire ou
de ce qu’il estime être une injustice subie. Selon la théorie de l’État de droit, il permet au
faible d’obtenir justice face au fort qui ne respecterait pas les lois le protégeant et ce,
jusqu’aux agissements des agents publics, voire du législateur lui-même dans les systèmes où
existe une cour suprême habilitée à vérifier la constitutionnalité des lois.
Dans un système représentatif, un parti, majoritaire ou minoritaire, est à la fois modèle pour
ses militants, voire ses électeurs, et obstacle pour ceux du (ou des) camp(s) opposé(s). Il se
trouve à égalité formelle de droits pour la conquête du pouvoir. Et les accès aux financements
peuvent être réglementés pour limiter le creusement d’inégalités dans la compétition électo-
rale.
La crise de régime donne lieu à la prolifération des doubles, le cas échéant jusqu’à la conspi-
ration52, la sédition ou la révolution, si aucune mesure n’a inversé cette tendance à temps.
Girard signale après Shakespeare : « qu’il s’agisse d’une maîtresse, de la gloire militaire ou
du pouvoir politique », les hommes ne peuvent en jouir que « par reflet »53. La médiation d’un
autre est toujours présente dans l’appréciation du succès ou la perte de confiance et le mépris
de soi que l’échec engendre. Girard conclut : « La pertinence universelle des deux tactiques
révèle le caractère constitutif des effets mimétiques dans les secteurs les plus divers de
l’activité humaine.54 » Cette remarque paraît applicable aux hommes politiques lorsque leur
pouvoir disparaît ou que leur notoriété s’amenuise55.
L’ensemble des faits sociaux, quel que soit le nombre des acteurs qu’ils impliquent – de la

51
Ou dans certains régimes parlementaires, le premier ministre ou son équivalent. Voir ROSANVALLON, Le bon
gouvernement.
52
Voir Shakespeare, p. 232 et suivantes. Par exemple p. 233 : « […] cette mimésis du conflit rend solidaires les
uns des autres ceux qui peuvent combattre ensemble le même ennemi et s’engagent mutuellement à le faire ».
53
Ibid., p. 183.
54
Ibid., p. 182.
55
Ils ressemblent alors au Job, ce potentat local décrit in La route antique.

49
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

dualité à la totalité – et quel que soit le domaine où ils interviennent – relations sentimentales,
éducation, soins, économie, culture, guerre et, bien entendu, politique – est susceptible de
définir les mêmes types de situations relationnelles, à la dénomination près. Et ces situations
sociales suscitent les mêmes stratégies et tactiques entre les participants dans le but de se
rendre désirable et d’emporter le succès qu’autrui a suggéré de rechercher, souvent involontai-
rement. Le champ politique, dès lors qu’il est régi par la nécessité de contenir la foule et, plus
encore, par un système électoral compétitif, est soumis tout entier aux mécanismes du désir
mimétique.

Section 2 : L’inévitable déception du désir

Après le désir d’être autre, le modèle et l’obstacle, que la quatrième situation relationnelle ici
présentée soit la déception (de rester soi) n’est pas évident. En quoi la déception est-elle la
situation à adjoindre aux trois autres ? Si tout désir d’être autre correspond à un espoir d’avoir
ou d’être supplémentaire, lorsque l’objet n’est pas obtenu, on comprend aisément
l’insatisfaction de l’espoir un temps nourri et donc la déception56. Dans le cas contraire, le
sens commun fait penser à une victoire. Pourquoi parler alors également de déception ?
Pour le philosophe Gilles Lipovetsky, « désir et déception vont ensemble, l’écart entre attente
et réel, principe de plaisir et principe de réalité, étant rarement comblé. 57 » Le philosophe
Domingo Gonzalez Hernandez rappelle l’approche différente de la tradition philosophique :
« La présence du désir signale une perturbation ou un déséquilibre (un état de carence) qui
produit dans l’organisme un ensemble de processus (appropriation de ce que l’on désire) qui

56
La transposition du titre Mensonge romantique pour l’édition anglaise est éclairante : Deceit, Desire, and the
Novel. Cette probable tentative de rendre la consonance initiale romantique / romanesque et l’opposition men-
songe / vérité par le couple également consonnant deceit / desire nous met sur la piste. Avec deceit, tout com-
mence par la tromperie (de Rougemont associe d’emblée de son côté l’amour-passion à l’adultère, in ROUGE-
MONT, L’amour et l’Occident, p. 16), la duperie, la supercherie. Or son synonyme en langue anglaise est de-
ception. Ce faux ami pour les francophones qui ne doit en règle générale pas être traduit par « déception » est
néanmoins pour nous un vrai appui : le concept qui se dégage ici englobe deception et déception en une seule
signification complexe mêlant la duperie qui a conduit à la déception et la déception qui entretient la duperie. Un
indice de l’importance probable de ce jeu de mot bilingue pour Girard est repérable in La route antique, p. 97 :
« Plus il devient mimétique, plus le monde se fait trompeur et décevant […] ».
Au demeurant, le premier sens du mot en français (proposé par Le Grand Robert, Paris, édition 2001), encore en
usage au début du XIXe siècle, est : « Action de décevoir [au sens de tromper, séduire par une apparence enga-
geante, par quelque chose de spécieux], d’abuser, de tromper. » En combinant deux sens, le mot français « dé-
ception » dit à la fois l’effet et la cause de la méconnaissance du mécanisme de la mimésis d’appropriation au-
quel nous sommes asservis. Il faudrait parler de déception en méconnaissance de cause pour rendre la complexité
produite par ce jeu de mots. Dans cette acception, nous trouvons un écho à l’important concept de méconnais-
sance, cette incapacité à comprendre la relation à autrui et, par voie de conséquence, à être lucide sur ses propres
relations aux autres. In DUMOUCHEL, The Ambivalence of Scarcity and Other Essays, chapitre « De la mécon-
naissance ».
57
LIPOVETSKY, La société de déception, p. 18.

50
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

tendent à rétablir l’équilibre (une satisfaction). 58 » Or pour Girard, l’objet, quand il est appro-
prié, n’apporte pas (dans la durée) la satisfaction escomptée : celle-ci aurait exigé le comble-
ment d’une carence qu’aucune appropriation ne parvient à faire disparaître. Victorieux dans
l’instant, le désirant reste victime de son désir perpétuellement déçu et trompeur parce
qu’insatiable. Prenant acte de cette frustration, un nouveau désir succède au précédent, qu’il
soit désigné par le même modèle ou par un autre. Girard parle d’insuffisance ressentie par le
sujet persuadé de l’autosuffisance du médiateur59.

§ 1 : L’importance de la déception pour la théorie mimétique

La déception fait du désirant une victime du processus : dans l’échec, une victime du ressen-
timent, de la honte et de la perte d’estime de soi ; après un succès, une victime de la frustra-
tion inhérente au mécanisme du désir. Le déçu du désir n’a pas (obtenu) ce qu’il désire vérita-
blement, c’est-à-dire un supplément d’être60. Tocqueville voit ainsi comment l’égalité suggère
la perfectibilité indéfinie en notant ses conséquences en termes collectifs :
Ses revers lui font voir que nul ne peut se flatter d’avoir découvert le bien absolu ; ses succès
l’enflamment à le poursuivre sans relâche. Ainsi toujours cherchant, tombant, se redressant,
souvent déçu, jamais découragé, il tend incessamment vers cette grandeur immense qu’il entre-
voit confusément au bout de la longue carrière que l’humanité doit encore parcourir.61
La promesse du désir, « cette inquiète ambition que le désir fait naître »62, n’a pas été tenue :
le désirant en a été dupe. Mais chacun la croit mensongère pour lui seul et dans l’instant. D’où
l’aphorisme girardien répondant à Sartre : « Chacun se croit seul en enfer, et c’est cela
l’enfer.63 » L’enfer, c’est de croire les autres au paradis, en définitive la fatalité de la décep-
tion et l’incapacité d’en prendre conscience qui en font un châtiment éternel. Même si Girard
y consacre peu de passages64, la déception est centrale dans son anthropologie :
La déception prouve irréfutablement l’absurdité du désir triangulaire. […] La déception ne
prouve pas l’absurdité de tous les désirs métaphysiques mais l’absurdité de ce désir particulier

58
« Entre Charybde et Scylla : une théorie mimétique du politique », in revue Cités n° 53, p. 43.
59
Des choses cachées, p. 395.
60
Pour échapper à la déception qu’engendre le désir, seuls semblent envisageables le renoncement, ce que de
nombreuses sagesses recommandent, ou l’imitation d’un modèle n’incitant pas à la mimésis d’appropriation.
61
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, première partie, chapitre VIII, p. 53-54. Un peu plus loin,
deuxième partie, chapitre XIII, p. 194 : « Dans les temps démocratiques […], les espérances et les désirs y sont
plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus inquiètes, et les soucis plus cuisants. » Je souligne.
62
Ibid., chapitre IX, p. 55.
63
In Mensonge romantique, p. 74.
64
Le mot déception est utilisé seulement à 12 reprises dans Mensonge romantique, mais les mots échec, tromper,
désillusion ou duper et leurs dérivés y sont très présents.

51
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

qui vient de décevoir. Le héros reconnaît qu’il est trompé. L’objet n’a jamais eu la valeur initia-
tique qu’il lui attribuait. Mais cette valeur, il la reporte ailleurs, dans un second objet, dans un
nouveau désir. Le héros va traverser l’existence de désir en désir comme on traverse un ruisseau
en sautant sur des pierres glissantes.65
Dans cet extrait, les deux acceptions de la déception sont juxtaposées. Elles sont à saisir si-
multanément : non seulement le héros se rend compte que l’objet n’a jamais eu la valeur es-
comptée mais il se reconnaît « trompé ». La déception jalonne ainsi l’axe du temps, en tout
cas celui de l’éternel retour qui amène à toujours entreprendre de nouveau, en nourrissant
l’illusion que la satisfaction et la satiété adviendront la fois prochaine. Elle est la boucle de
rétroaction du désir. Si le modèle est à son origine et si l’obstacle semble y mettre un terme, la
déception le réinitialise66. Cette représentation n’est donc pas figée dans le temps. En chan-
geant d’objet et / ou de médiateur, le désir a la possibilité de se renouveler fréquemment tout
en se répétant indéfiniment. Il affronte la difficulté d’une perpétuation faite d’infinies varia-
tions : une structure susceptible de perdurer par l’enchaînement d’épisodes originaux les uns
par rapport aux autres au gré des changements éventuels de médiateurs et d’objets. Lors d’une
conférence en 2007, Girard va même jusqu’à affirmer : « La loi du désir mimétique est la
frustration universelle » après avoir indiqué qu’elle est engendrée par « la rivalité univer-
selle »67. La « vérité romanesque » est la dés-illusion sur la déception que produit tout désir de
plénitude. Seul l’écrivain que la conversion à cette vérité a rendu génial atteindrait cette sa-
gesse.
L’anglais « self-deception » se traduit par aveuglement. Jean-Pierre Dupuy le rend avec Gi-
rard par auto-duperie et le rapproche de la mauvaise foi sartrienne68. Ces termes rendent
compte de la réflexivité de cette situation : on s’aveugle soi-même comme on se dupe soi-
même. Le déçu se dupe lui-même en croyant pouvoir surmonter sa déception par la satisfac-
tion d’un nouveau désir ; et il ne parvient ainsi jamais à la vérité.

65
Ibid., p. 107.
66
Le feedback et la cybernétique ont intéressé Girard lors de son étude de la théorie de la communication de
Gregory Bateson. In Des choses cachées, p. 390 et suivantes.
67
In Géométries du désir, article « Passion et violence dans Roméo et Juliette », p. 82. Frustration est ici syno-
nyme de déception, la substitution de termes résultant probablement d’une version originale anglaise, suivie
d’une traduction en français. Comme Pascal, Girard pense sans doute que « nous ne vivons pas, mais nous espé-
rons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais. » De son
côté, dans Le suicide (livre II), DURKHEIM note : « Ce sont sans cesse des espérances nouvelles qui s’éveillent et
qui sont déçues, laissant derrière elle une impression de fatigue et de désenchantement. »
68
In DUPUY, « La mauvaise foi et self-deception ». Dans cette même veine.in L’économystification :
« L’économie, c’est finalement un jeu de dupes, un théâtre dans lequel chacun est à la fois dupe et complice de la
duperie. C’est un immense mensonge collectif à soi-même. » Je souligne : la répétition des termes ne peut être
fortuite.

52
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

La mise en évidence de la place de la déception dans la théorie du désir mimétique répond à


deux critiques profondes émises par deux des « disciples » majeurs de Girard : celle d’Eric
Gans69 qui met au cœur de son anthropologie générative le ressentiment, soit le souvenir
chargé d’animosité des maux et des torts que l’on a subis, et celle de Jean-Pierre Dupuy qui
voit dans la jalousie entendue comme la situation où « un sujet fait face à un monde clos dont
la définition et la clôture sont l’effet et la cause de son désir »70. Ces deux sentiments sont liés
à l’impression d’exclusion. Ils sont des manifestations extrêmes de cette déception d’être resté
en dehors et insuffisant, de ne pas être devenu l’égal de l’autre en même temps qu’elles jouent
le rôle de boucle de rétroaction que nous lui avons assigné.
Le couple contradictoire formé par deceit et desire ou, en français, par déception / tromperie
et désir, se révèle aussi important pour la théorie mimétique que celui de modèle et obstacle.

§ 2 : La (légère) complexification de la géométrie girardienne

La déception de rester soi est donc notre quatrième situation relationnelle de base. Elle est
réflexive : elle replace le sujet face à lui-même et à l’échec de son désir d’être autre. Elle se
situe à la fois en aval et en amont du processus engendré par la méconnaissance du méca-
nisme. Il est maintenant possible d’ordonner ces quatre termes s’opposant deux-à-deux en un
carré. Il met en présence l’un et l’autre, quel que soit l’un et quel que soit l’autre. Dans la rela-
tion mimétique, A imite et B suggère, selon le couple relationnel fondamental proposé par
Jean-Michel Oughourlian : A imite le désir d’appropriation que B suggère, la suggestion étant
souvent non intentionnelle. Le carré71 se structure également selon un axe de coopération et
de compétition, soit, l’un avec l’autre ou l’un contre l’autre. Il représente ainsi deux axes de
différenciation : imitation / suggestion et avec /contre.

Tableau 1 : Imitation et suggestion

Un imitant Autre suggérant


Avec désir d’être autre modèle
Contre obstacle déception de rester soi

Notre premier tableau peut être renseigné par la succession dans le temps des quatre situa-

69
GANS, The Girardian Origins of Generative Anthropology.
70
DUPUY, La jalousie.
71
Le pouvoir ordonnateur de ce carré pour la théorie du désir en littérature est développé à l’annexe 2.

53
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tions : au terme de la dernière, un nouveau cycle s’enclenche quasi-inéluctablement. Les


flèches forment ensemble une figure en 8, qui, comme tout 8, peut reboucler à l’infini.

Tableau 2 : Imitation et suggestion (représentation diachronique)

Un imitant Autre suggérant


Avec désir d’être autre   modèle
Contre obstacle   déception de rester soi

Dans La violence, Girard affirme que « les mécanismes de discrimination, d’exclusion et de


conjonction […] sont les mécanismes de toute pensée.72 » Il s’agit effectivement des opéra-
teurs logiques élémentaires les plus utilisés : la différence, la soustraction et l’addition73. Il en
irait également ainsi de tout désir. La relation de conjonction est ce « comme » qui unit au
modèle, la relation de discrimination est le « contre » qui bute sur l’obstacle et celle
d’exclusion est le « sans » de la déception.

§ 3 : La déception, situation ordinaire du détenteur du pouvoir comme du gouverné

La pratique du politique est fondée sur l’espérance de la prise et de l’usage avantageux du


pouvoir. Or, ce désir, qu’il soit satisfait ou bute sur un obstacle, est, lui aussi, fatalement
source de déception. Il n’échappe pas à la règle commune74. Gilles Lipovetsky explique la
montée de la déception politique par quatre facteurs : la « décroyance utopique », l’idéal des
droits de l’homme provoquant fatalement un décalage avec la réalité, la libéralisation et la
financiarisation de l’économie réduisant les marges de manœuvre politique, enfin la simplifi-
cation du discours politique placé sous l’impératif médiatique.
Plus généralement et, pourrait-on dire mécaniquement, tout échec d’une action politique ap-
pelle de nouvelles mesures. Tout succès invite à d’autres progrès en vue d’atteindre de nou-
velles satisfactions. L’insuffisance du pouvoir est déplorée en permanence par les hommes
politiques de tous bords, qu’ils échouent à le détenir ou que, y ayant accédé, ils ne parviennent
pas à avoir durablement et efficacement prise sur les événements. Pierre Rosanvallon le note :
« Gouverner, c’est prendre des décisions qui déchirent périodiquement le voile d’imprécision

72
P. 347.
73
La multiplication et la division en dérivent.
74
Voir LIPOVETSKY, La société de déception, chapitre intitulé « consécration et désenchantement politique », p.
53-83.

54
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

calculée que le langage politique s’efforce en permanence de tisser. Un tel divorce est donc
structurellement générateur de déception et produit un rejet du monde politique.75 »
Le double sens de déception y trouve une nouvelle illustration : selon un adage politique an-
cien76, la promesse électorale ou politique est de celles qui n’engagent que ceux qui y croient,
soit un jeu de dupes. C’est désormais un lieu commun, soit qu’elle soit intenable ou non te-
nue, soit même qu’elle soit tenue mais n’apporte pas les bienfaits attendus par les gouvernants
et par les gouvernés. La duperie est consubstantielle à la compétition pour la conquête du
pouvoir ou pour l’obtention des places : rares sont les candidats qui espèrent obtenir plus de
suffrages en promettant moins que leur(s) adversaire(s). Le dénigrement mensonger fait aussi
partie des tactiques employées par les adversaires. La recherche de la prophétie auto-
réalisatrice, par exemple la confiance nécessaire à la croissance à son tour génératrice de con-
fiance selon un cercle vertueux, passe souvent par une amorce trompeuse : le discours poli-
tique se doit d’être performatif. On n’hésite plus aujourd’hui à vanter les mérites du story tel-
ling, un travestissement avantageux de la réalité. Nous percevons ici une opposition entre
mensonge politique et vérité anthropologique.
La rivalité entre nations est également sans fin dans la guerre comme dans la compétition pour
la puissance économique ou pour le prestige international. Souvent en manque, un État veut
conquérir d’autres territoires, annexer des populations, constituer ou étendre un empire, éta-
blir une hégémonie. Si colonialisme et impérialisme ne sont plus de saison, il aspire à gagner
en puissance politique, militaire, économique ou même culturelle, quitte à travestir ses ambi-
tions sous le terme édulcoré d’influence77 et ne se satisfait pas durablement de ses gains, tou-
jours insuffisants, toujours à augmenter. Que la conjoncture ou les circonstances lui soient
défavorables, que des opposants, à l’intérieur ou à l’extérieur, entravent sa marche, il lui faut
toujours répliquer à ce qui s’oppose à la réalisation de ses projets. Et là encore, dans son sens
péjoratif, la diplomatie est synonyme de double langage, d’habileté, de capacité à faire croire
une chose pour en obtenir une autre, bref à duper78. Dans les relations internationales, les re-
nonciations unilatérales à un avantage sont considérées, sauf exceptions, comme des naïvetés.
Quant à celui qui perd le pouvoir, il s’estime la victime injuste du sort ou de la déloyauté de

75
ROSANVALLON, Le bon gouvernement, p. 160-161. Je souligne.
76
Il est attribué à Henri Queuille, plusieurs fois président du Conseil durant la IVe République, le président de la
République Jacques Chirac (1995-2007) en faisant souvent usage, d’après divers témoignages.
77
In MARTRES, « De la nécessité d’une théorie des relations internationales. L’illusion paradigmatique », p. 28.
On parle aujourd’hui de soft power.
78
Le spécialiste des relations internationales Jean-Louis MARTRES souligne que le diplomate « se doit de cultiver
l’ambiguïté, source féconde d’une pluralité d’interprétations », in ibid., p. 20.

55
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’adversaire, voire de l’ingratitude de son peuple ou de ses propres amis politiques. Il désire sa
revanche ou cherche à assouvir une vengeance. Dans un cadre électoral, au moins en France,
il entend gagner de nouveaux mandats et tente de se représenter, le moment venu, face à celui
qui l’a évincé.
Le gouverné est aussi souvent déçu par son gouvernement, qu’il lui ait été initialement favo-
rable ou non. Soit parce qu’il a mis des espérances déraisonnables en lui, soit parce qu’il s’en
sent exclu, évincé ou encore victime : les politiques publiques le laissent sur le bord de la
route et profitent à d’autres ; la pression fiscale le prive d’une fraction qu’il estime excessive
de son revenu ou de son patrimoine… L’électeur qui n’a pas voté avec la majorité prend les
déceptions ressenties par la collectivité comme autant de signes à la fois de l’aveuglement
majoritaire et du bien-fondé de son choix, sans pour autant atténuer sa frustration…
Plus largement, pour G. Lipovetsky, « alors que les sociétés de tradition encadrant strictement
les désirs et les aspirations ont réussi à limiter l’ampleur de la déception, les sociétés hyper-
modernes apparaissent comme des sociétés d’inflation déceptive.79 » Il parle de spirale décep-
tive comme Girard, après Maria Stella Barberi, de spirale mimétique.
Non seulement le désir politique est un désir mimétique, mais il subit comme ce dernier la
sanction de la déception, déception qui rétroagit par la persistance ou le renouvellement des
désirs des gouvernants, des gouvernés, des opposants et des exclus.

Section 3 : Le carré sémiotique du désir mimétique

Il est désormais possible d’articuler en un ensemble cohérent les données rassemblées dans les
deux premières sections du présent chapitre. Des développements complémentaires en annexe
2 précisent les concepts de pseudo-narcissisme, pseudo-masochisme, rivalité, victimisation,
mensonge romantique et vérité romanesque ainsi que sur leurs échos dans la vie politique.
La géométrie particulière à laquelle nous recourons est empruntée à la sémiotique : un carré
théorique permet d’en comprendre les articulations relativement complexes. Il sera par la suite
décliné à plusieurs reprises80.

79
LIPOVETSKY, La société de déception, p.19.
80
Un tel carré se construit à partir de deux couples de concepts contradictoires : A et non A, B et non B.
Ces termes entretiennent également des relations dites de contrariété (ou de présupposition réciproque) : A et B
d’une part, non A et non B de l’autre (le terme de contrariété manque de clarté, la notion de présupposition réci-
proque est un peu plus accessible, le mieux étant de s’en faire une idée à travers des exemples classiques comme
homme et femme, noir et blanc ou encore être et paraître).
Enfin des relations de complémentarité, également dites d’implication relient A et non B ainsi que B et non A.

56
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

§ 1 : Le carré sémiotique girardien

Notre formalisation tend à mettre en évidence l’approche marquée par le structuralisme de


Girard, qui affirme d’ailleurs : « Pour moi, il n’y a jamais qu’une seule et même structure en
devenir perpétuel.81 » Il fonde ses raisonnements sur des oppositions structurales suffisam-
ment bien agencées pour que leurs combinaisons engendrent les situations relationnelles qu’il
décrit comme autant de productions du désir mimétique. Alors que son approche apparaît em-
pirique, elle se révèle systématique : les dix termes et méta-termes du carré sémiotique récapi-
tulent toutes les relations logiques d’opposition et de combinaison ainsi obtenues82.
Le carré sémiotique est un outil qui a connu un certain succès dans les années 1960-1980, soit
à la période où Girard publie les différents éléments de sa théorie. Il vise à représenter
l’émergence de la signification à l’intérieur d’une structure, ce qui rapproche cet outil plus
encore des préoccupations de la théorie mimétique. Il m’est donc apparu comme pertinent
pour mettre en évidence la cohérence et la complétude des concepts girardiens, condition re-
quise pour leur importation dans le champ politique.
Le modèle entre en contradiction avec l’obstacle du fait des injonctions que chacun émet :
« imite-moi » pour l’un / « ne m’imite pas » pour l’autre : la rivalité est alors le nom qui peut

Figure 1 : Principes de constitution d’un carré sémiotique

A&B
A contrariété B
complémentarité
complémentarité
A & non B

B & non A

NON B contrariété NON A


non A & non B

Chacun de ces six appariements donne naissance à un méta-concept ou méta-terme. Il est proposé de représenter
graphiquement cette logique en dessinant un premier carré dont les sommets sont écrits en PETITES MAJUSCULES
et sont reliés par quatre côtés et deux diagonales représentatifs des relations de contrariété, complémentarité et
contradiction.
Cette représentation pose des problèmes à certains lecteurs qui souhaiteraient y découvrir une séquence, ce qui
n’est pas toujours possible, ou parce qu’elle tend à déformer l’importance relative des relations entre sommets,
une diagonale étant plus longue qu’un côté et ayant un statut géométrique différent. Nous verrons à la fin du
chapitre 11 (section 4, § 2) qu’une représentation théoriquement plus satisfaisante serait un tétraèdre régulier,
mais que ce volume pose d’autres problèmes graphiques.
81
Des choses cachées, p. 484. Girard a toutefois supprimé cette phrase de la traduction anglaise p. 348, selon
LIVINGSTON, Models of Desire, p. 179. Cet aveu structuraliste l’a-t-il embarrassé ?
82
Voir annexe 2.

57
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

être donné à l’englobement du modèle par l’obstacle. De même, le désir d’être autre, en tant
qu’il est espoir de satisfaction à la suite d’une action est en contradiction avec la déception qui
est constat de l’absence de réalisation ou de satisfaction à la suite d’une réalisation de ce désir.
Appliqué à notre cas, le désir d’être autre est dans une relation dite de contrariété avec le mo-
dèle : l’un et l’autre considèrent leur désir antérieur et / ou prioritaire. Il en va de même pour
la relation entre l’obstacle et la déception. Une relation de complémentarité unit enfin le désir
d’être autre et l’obstacle ainsi que le modèle et la déception.

Figure 1 : L’hypothèse mimétique, telle qu’issue de la littérature

Les quatre situations de base viennent d’être articulées : dans la situation du désir d’être
autre, je veux être davantage ; le modèle me paraît être davantage ; l’obstacle paraît
m’interdire d’être davantage ; la déception traduit l’impression de la persistance de mon insuf-
fisance d’être, laquelle me renvoie à une répétition ou un renouvellement du désir d’être
autre83. Ou encore quand celui qui désire être autre connaît la déception après avoir vu des
modèles dont il n’avait pas conscience du rôle apparaître comme des obstacles, il finit par
prendre des obstacles infranchissables pour modèles.
Comment s’ordonnancent les six combinaisons, deux à deux, de ces quatre situations de base
à l’aide du schéma ci-dessus ?
D’abord les deux diagonales (1 et 2). Il n’est pas la peine de s’étendre sur la situation qui unit
modèle et obstacle. Girard se contente de lier par un trait d’union les deux termes pour dé-
nommer cette situation relationnelle fondamentale, probablement la plus importante de toutes
dans sa représentation : elle fait de l’autre un rival et, réciproquement, de l’un, le rival de
l’autre, instaurant un rapport de doubles (1). Elle est la matrice de tout conflit. Le modèle pa-
raît être davantage tout en interdisant l’accès à ce supplément au sujet.

83
Nous sommes proches du complexe ou sentiment d’infériorité du psychanalyste Alfred Adler.

58
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

La deuxième diagonale (2) unit désir d’être autre et déception et correspond à la victimisa-
tion84 : le sujet fait ici transparaître son insuffisance d’être dans l’espoir de parvenir à être
davantage. Il semble chercher à manipuler la situation même s’il en reste le jouet. Le rival
cherche à prendre le dessus, tandis que celui qui se victimise cherche à obtenir qu’on le relève.
Venons-en aux côtés horizontaux du carré (3 et 4). Une impossible satisfaction peut être re-
cherchée dans une improbable victoire sur un obstacle a priori invincible. On retrouve la si-
tuation du pseudo-masochisme (3) résultant de cette combinaison de la déception et de
l’obstacle par une inversion qui substitue ce dernier aux habituels modèles enviables85. Dans
un espoir vain de le surmonter, le sujet met en évidence son insuffisance d’être en prenant
pour modèle l’obstacle qui paraît lui interdire d’être davantage. À côté de cette situation qui
semble subie, une autre paraît voulue, même si cette maîtrise est tout aussi illusoire, celle du
pseudo-narcissisme (4) : il s’agit de donner l’illusion aux autres qu’on se désire soi-même.
Une fois encore, l’opposition se forme entre le dessus et le dessous : l’un descend au plus bas
dans l’espoir insensé de rebondir encore plus haut, l’autre se hausse sur la pointe des pieds
pour se rendre désirable.
Reste les deux côtés verticaux (5 et 6). Les écrivains oscillent souvent entre pseudo-
narcissisme et pseudo-masochisme86. Ils parcourent les différents côtés du carré : les plus
nombreux s’arrêtent à la situation de l’illusion romantique (5)87. Le désir d’être autre se com-
bine alors avec l’obstacle, l’écrivain romantique ne trouvant pas d’autre explication à l’échec
du désir, à sa déception, que l’existence d’un obstacle qui interdirait la satisfaction de son
personnage. Plus naïf, le personnage porte-parole de l’écrivain est parfois jugé capable de
renverser cet obstacle. Il ne parvient pas à repérer le modèle à l’origine de la situation et voit
donc un obstacle se dresser contre l’assouvissement d’un désir qu’il suppose autonome et
authentique. L’échec de la volonté d’être davantage du sujet lui reste inexpliqué. Quelques
écrivains géniaux dépassent ces illusions romantiques pour mettre en évidence le mécanisme
mimétique, accédant à la vérité romanesque (6). Ils mènent à son terme l’analyse de leurs
déceptions, de leurs désillusions pour en faire le modèle de leur œuvre et offrir un modèle de

84
Ce méta-terme est également une contradiction, celle de l’espoir à l’origine du désir et de la déception qui
s’ensuit : il s’agit de feindre la déception pour susciter le désir chez ceux qui sont prompts à la consolation ; le
désir, en se muant en son terme contradictoire de déception, espère polariser ainsi le désir des autres.
85
In Des choses cachées, p. 432-434, par exemple : le masochiste « décide donc que seuls valent la peine d’être
désirés les objets qui ne se laissent pas posséder : seuls méritent de nous guider dans le choix de nos désirs les
rivaux qui s’annoncent imbattables, les ennemis irréductibles. […] Le désir aspire à des plaisirs inouïs et à des
triomphes éclatants. »
86
Ainsi le dandy Proust se projette-t-il dans le baron de Charlus dont les comportements relèvent du pseudo-
masochisme, in Mensonge romantique, p. 236-240.
87
Dans le lexique de Girard, le vocable de méconnaissance eût été sans doute plus adéquat.

59
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

souveraineté paradoxale à leurs lecteurs. Ayant perçu comment les désirs se déterminent les
uns les autres, ils ordonnent les relations entre leurs personnages et les situations les mettant
aux prises en identifiant les médiateurs88. Sachant la déception inévitable, ils maîtrisent leurs
désirs en évitant les modèles qui pourraient se muer en obstacles. Lucide, l’écrivain accepte
son insuffisance d’être native, parvenant ainsi à une plénitude paradoxale89.

§ 2 : L’unité de l’autonomie et de l’hétéronomie chez l’homme réclame un tiers souverain

L’unité de l’autonomie et de l’hétéronomie se présente comme le paradoxe du moi humain90 :


Ces deux pulsions nous entraînent dans des directions opposées et ne peuvent jamais devenir
complémentaires, mais elles sont à jamais inséparables, car elles se nourrissent l’une de l’autre
et leur jumelage lie les hommes les uns aux autres de façon inextricable, alors même qu’il les
divise, entre eux et à l’intérieur d’eux-mêmes. Telle est la source véritable des conflits qui op-
posent les hommes les uns aux autres aussi bien qu’à eux-mêmes. Plus l’homme veut devenir
divinement autonome, plus il abandonne concrètement à ses semblables le modeste degré
d’autonomie dont il pourrait jouir – et plus il se livre pieds et poings liés à d’innombrables ty-
rans.91
Pour éviter de s’abandonner à ses tyrans ou, à tout le moins, limiter les dégâts qui en résultent,
il est indispensable qu’une hétéronomie souveraine règle les relations nées des hétéronomies
aliénantes de sujets vivant dans l’illusion de leur autonomie. Pour Girard, les contemporains
sont de plus en plus des personnages dostoïevskiens. Comment faire en sorte que ces autono-
mies limitées, dont chaque membre de la société bénéficie théoriquement, s’émancipent de
ces tyrans ordinaires auxquels elles s’abandonnent fatalement ? Seule une autorité souveraine
investissant le lieu de l’hétéronomie serait en principe de taille à contrebalancer ces ten-
dances, ne serait-ce que par sa capacité éducative et son pouvoir judiciaire.
Pour autant, si l’on se situe dans la période contemporaine, disons depuis la fin des années
1970, la préférence pour la pseudo-autonomie conduit désormais les peuples à accepter le
laisser-faire néolibéral qui fait à chacun l’intenable promesse d’accroître sa sphère auto-
nome… et l’invite à chercher sa propre règle dans celle qu’il croit déceler chez d’autres.

88
Mensonge romantique, p. 334 : « Triompher de l’amour-propre c’est s’éloigner de soi-même et se rapprocher
des autres, mais, en un autre sens, c’est se rapprocher de soi-même et s’éloigner des autres. […] Une victoire sur
l’amour-propre nous permet de descendre profondément dans le Moi et nous livre, dans un même mouvement, la
connaissance de l’Autre. »
89
Ces deux opposés ont encore quelque chose à voir avec l’axe de la verticalité : l’écrivain victime de l’illusion
romantique se pose en surplomb alors que le génie romanesque prend appui sur le fond qu’il a touché et dont il
remonte la vérité des situations.
90
Une nouvelle manifestation de la capacité de Girard à penser ensemble les contradictoires.
91
Shakespeare, p. 183-184.

60
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

Après la souveraineté du monarque, de la nation et du peuple, la quête romantique d’une sou-


veraineté individuelle débouche in fine sur celle d’autrui et jamais sur la sienne propre.
Outil aujourd’hui un peu tombé en désuétude, le carré sémiotique est contemporain des élabo-
rations conceptuelles de la théorie mimétique. Si Girard ne l’a probablement pas utilisé, il
permet de mettre en évidence la cohérence et le caractère systématique de son hypothèse. Le
désir y est en effet confronté à son contradictoire – la déception –, son présupposé réciproque
(ou contraire) – le modèle – et son complémentaire – l’obstacle. Or les six relations établies
entre ces quatre termes ont été développées sans exception par Girard92. Réordonnée,
l’hypothèse mimétique offre de nouvelles possibilités de développement. Le carré sémiotique
ainsi établi nous accompagnera tout au long de nos travaux. Outil méthodologique et heuris-
tique, il constitue la première étape conceptuelle préalable à une importation du désir mimé-
tique dans le champ politique.

Section 4 : Un « troisième cerveau » et le système des neurones miroirs

Très tôt, l’hypothèse mimétique a séduit des psychiatres : Girard se pose en s’opposant à
Freud et aux psychanalystes ; il tend à dépasser une psychologie du sujet en privilégiant
l’étude des relations entre sujet et médiateur. Depuis Des choses cachées auquel il a collaboré,
le psychiatre Jean-Michel Oughourlian vise à refonder la psychiatrie et la psychopathologie à
partir de l’hypothèse mimétique. La découverte dans les années 1990 des neurones miroirs
l’encourage à reprendre son élaboration théorique avec Notre troisième cerveau, publié en
2013 (voir annexe 3). Entretemps, il s’est interrogé sur ce que pourrait être une Psychopoli-
tique dans un essai paru en 2010. Il constitue donc pour notre démarche une inspiration, en ce
qu’il a étendu le champ de la théorie mimétique au psychologique tout en tentant de lier poli-
tique et psychologique.

§ 1 : Le couple suggestion / imitation et le concept de holon

Jean-Michel Oughourlian s’est efforcé d’exprimer l’hypothèse mimétique dans des formula-
tions conceptuelles rigoureuses. Il a ainsi insisté dans Un mime nommé désir93, dès 1982, sur
une modélisation élémentaire des relations entre des entités qu’il a dénommées « holons »
pour se débarrasser du terme d’individus et insister sur la nature relationnelle de leur situation.

92
Voir annexe 2.
93
OUGHOURLIAN, Un mime nommé désir, sous-titré : Hystérie, transe, possession, adorcisme.

61
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chacun est en effet toujours l’autre d’autres et la distinction entre moi et autre est dépendante
du point de vue de l’énonciateur. Il n’y a pas de moi en soi mais des « moi-du-désir », des moi
constitués par leurs désirs et évoluant avec eux, le désir étant pour Jean-Michel Oughourlian
l’équivalent du mouvement en psychologie. Il se représente la mimésis entre les êtres humains
et les groupes qu’ils forment à l’instar de la gravitation universelle dans le cosmos, combinant
des forces d’attraction et de répulsion pour instaurer un équilibre dynamique des holons94.
Pour son usage, il en donne la définition suivante : « […] tout holon social (individu, famille,
clan, tribu, nation, etc.) est un tout cohérent par rapport à ses parties constituantes, mais en
même temps fait partie d’une entité sociale plus large.95 » Il s’agit donc d’une entité psycho-
logique en perpétuel devenir. L’énumération des exemples de holon nous est précieuse. En
adoptant les termes du lexique politique, on pourrait y ajouter par dérivation : citoyen, cou-
rant, parti, collectivité locale, État-nation, union d’États-nations, gouvernants, gouvernés, op-
posants et exclus… Tous sont envisageables comme des holons. Cette définition suppose que
tous les holons « sociaux » sont susceptibles des mêmes types d’interaction et de se retrouver
dans des situations comparables.
Dans sa formalisation la plus rudimentaire, Jean-Michel Oughourlian introduit un autre élé-
ment pour définir la relation qui s’établit entre deux holons. Il présente un couple de relations
allant chacune en sens inverse de l’autre : l’imitation de A vers B et la suggestion de B vers
A. L’emploi du terme de suggestion en complément d’imitation, tel un symétrique inverse,
précise l’élaboration de l’hypothèse mimétique. Elle spécifie la nature de la relation établie de
manière effective ou imaginaire entre le modèle et le désirant.

§ 2 : Les neurones miroirs, confirmation par l’observation neurophysiologique ?

Jean-Michel Oughourlian pense avoir trouvé des confirmations expérimentales à la théorie


mimétique96. La découverte des systèmes des neurones miroirs dans la décennie 1990 par une
équipe italienne de spécialistes en neurosciences menée par Giacomo Rizzolatti97 confirme

94
Ibid., p. 32, OUGHOURLIAN : Le terme holon a été forgé par Arthur Koestler en 1967. L’étymologie est ainsi
donnée par son créateur : « du grec holos, tout, avec le suffixe on désignant une particule, une partie, comme
dans proton ou neutron » permet de comprendre l’oxymore à son origine et la relation permanente des « uns » et
des « touts » dont la psychologie interdividuelle doit tenir compte.
95
Ibid., p. 32.
96
Ibid., p. 70 et 72 : Les observations des psychologues Andrew Meltzoff et Keith Moore sur l’imitation précoce
des nouveau-nés montrent dès 1977 que « des nourrissons de douze à vingt et un jours ne confondaient ni les
actions ni les parties du corps ». Trente ans plus tard, A. Meltzoff énonce que « la reconnaissance des équiva-
lences entre le moi et l’autre est le point de départ qui entraîne les réactions aux autres humains. C’est une condi-
tion préalable au développement et non pas son aboutissement. »
97
RIZZOLATTI et SINIGAGLIA, Les neurones miroirs.

62
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

par l’imagerie médicale que « l’observation de l’action cause chez l’observateur l’activation
automatique du même mécanisme neuronal déclenché par l’exécution de l’action.98 » Il
s’agirait ainsi d’une preuve physiologique et non le fruit d’un ensemble d’inductions et de
déductions logiques. Jean-Michel Oughourlian en tire plusieurs conséquences :
- L’imitation est le premier lieu, le point de départ des rapports interhumains.
- La propriété mimétique du cerveau […] est à l’origine de l’empathie, grâce à la reconnais-
sance « en miroir » de l’autre « comme moi », mon alter ego.
- Par sa propriété de simulation intégrée99, le cerveau humain apprend et un mécanisme
mimétique inné comprend et intègre ce que lui apportent l’autre, les autres et la culture.
- Le système miroir de l’observateur reflète l’intention de l’action à laquelle il assiste,
même si elle n’est pas menée à son terme.100
Si les neurones miroirs modélisent effectivement nos relations, celles-ci sont susceptibles de
se nouer dans toutes les sphères de l’activité humaine, et notamment le social et le politique.

§ 3 : Les prémisses d’une « psychopolitique »

Psychopolitique est un livre d’entretiens qui cherche à éclairer certains événements ou com-
portements politiques du point de vue de la psychologie mimétique. Les développements qui
traitent des conflits internationaux, des guerres asymétriques et du terrorisme y sont plus
fournis que ceux consacrés à la politique intérieure des États : une sorte de grand écart entre
deux applications qui semblent plus aisées, l’interdividuel et l’international, laissant large-
ment de côté l’espace du politique intraétatique, moins immédiatement abordable.
La rivalité est pour Jean-Michel Oughourlian le cœur du politique. Il s’inscrit dans le prolon-
gement de la définition de Schmitt dans La notion de politique101 dont il cite la formule : « La
distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles poli-
tiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi.102 » Il rapproche Schmitt de Girard
après avoir réuni le religieux et le politique dans une visée semblable : « la paix et l’ordre à

98
Citation de Vittorio GALLESE reprise in OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, p. 75.
99
Traduction proposée par Jean-Michel OUGHOURLIAN de l’expression « embodied simulation » utilisée par
Vittorio GALLESE. Lors d’un colloque à l’hôpital américain de Paris le 30 novembre 2013, « Les neurones mi-
roirs et la nouvelle psychopathologie », ce dernier a préféré parler de « simulation incarnée ».
100
In OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, p. 76-77.
101
SCHMITT, La notion de politique.
102
Ibid., p. 66.

63
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’intérieur de la communauté.103 » Pour lui, « l’essence du politique est donc de désigner


l’ennemi afin de souder la nation contre cet ennemi, de même que l’essentiel du religieux est
de désigner la victime à sacrifier pour apaiser la communauté et assurer sa cohésion en mobi-
lisant toute sa violence contre cette victime.104 » Sa lecture de Schmitt met en évidence la dis-
tinction entre l’hostis, ennemi qui, s’il suscite l’hostilité, n’implique pas une haine person-
nelle, et l’inimicus, ennemi qui provoque l’inimitié entre individus105. Le politique a ainsi la
faculté de désigner ce qu’il combat et ce contre quoi mobiliser son peuple, un autre peuple, un
leader politique national ou étranger, un fléau social, voire nous-mêmes : lutter contre les
dangers qui menacent impliquerait donc de s’en prendre aujourd’hui au terrorisme, au ré-
chauffement climatique, à la pauvreté, à la faim, etc.106.
Après avoir longuement cité l’essai Contre-insurrection107 du stratège de la guerre asymé-
trique David Galula108, il ne retient toutefois pas la suggestion de ce dernier de retourner au
politique, beaucoup plus décisif pour la victoire que la maîtrise des combats. Pour David Ga-
lula, en effet, le succès de la contre-insurrection passe par l’obtention du ralliement des popu-
lations : l’enjeu de tels conflits qui ne peuvent se gagner militairement 109 est d’obtenir le sou-
tien de la population, tant pour les insurgés que pour les forces de la contre-insurrection ; cha-
cun tente de s’assurer un avantage qui perdure et finit par décourager l’autre partie prenante.
De telles opérations sont « essentiellement de nature politique »110.
Jean-Michel Oughourlian ne réussit pas de façon pleinement satisfaisante la transposition de
la théorie mimétique au domaine politique. Son rapprochement avec La notion du politique de
Schmitt, s’il confirme une tendance présente chez divers auteurs américains111, limite les po-
tentialités de la théorie mimétique. La polarisation ami-ennemi semble retrancher plus
qu’ajouter aux concepts de modèle-obstacle : l’oxymore paraît plus prometteur que l’impératif
de la désignation d’un ennemi pour réunir ses propres amis contre lui112. L’intérêt de

103
OUGHOURLIAN, Psychopolitique, p. 61. Nous retrouvons les éléments de la définition de Jean Baechler citée
en introduction.
104
Ibid., p. 62.
105
Ibid., p. 63 renvoyant à SCHMITT, La notion de politique, p. 69.
106
Ibid., p. 159-160.
107
GALULA, Contre-insurrection. Théorie et pratique.
108
Considéré au début du XXIe siècle par les généraux américains comme un stratège contemporain majeur.
109
Même dans la guerre qu’on appelle aujourd’hui asymétrique, les protagonistes s’égalisent dans leur impuis-
sance à l’emporter sur l’autre sur le champ de bataille. L’enjeu devient alors pour chaque partie de suggérer un
désir à la population en faveur des insurgés ou des loyalistes, toujours selon ses termes.
110
Ibid., p. 18.
111
In HAMERTON-KELLY (ed.), Politics & Apocalypse.
112
Voir notre chapitre 8, section 1.

64
Chapitre 1 : Du triangle mimétique à un carré sémiotique

l’approche de Jean-Michel Oughourlian réside néanmoins dans son analyse décomplexée et


débarrassée de toute morale qui lui fait considérer l’efficacité du politique – comme du reli-
gieux et même du thérapeutique113 – à partir de sa capacité à désigner l’ennemi et obtenir un
consensus sur cette croyance.114
Après cette ouverture vers un monde où le politique serait donc possible, considéré selon une
acception classique réaliste du moindre mal, Jean-Michel Oughourlian en vient toutefois à une
position radicale et utopique en évoquant le chemin de la sagesse et une initiation de
l’ensemble des contemporains ainsi que la menace d’apocalypse, au sens populaire du terme.
Il fait ainsi état à plusieurs reprises de la pensée de Krishnamurti. Son écart à l’analyse girar-
dienne réside probablement essentiellement en définitive dans une ouverture, allant au-delà du
christianisme, à d’autres références pour convaincre les hommes d’emprunter les voies de la
sagesse.
*
Le désir mimétique en tant qu’il est désir d’être autre et donc l’autre qui en fournit le modèle,
faute de savoir que désirer, et ce tout en restant soi-même bute dans certaines circonstances
sur un obstacle et aboutit à une répétition de déceptions. Ainsi explicité selon ces quatre
termes qui forment ensemble un carré sémiotique, il devient non seulement une clef de com-
préhension des comportements politiques mais se tient aussi désormais disponible pour une
formalisation des problématiques internationales, étatiques et partisanes dans notre chapitre 3.
Le concept de holon y invite. Même s’il ne l’a pas entièrement exploité, le néologisme de
Jean-Michel Oughourlian, Psychopolitique, y incite également.
Avant d’en venir aux formalisations que nous proposerons à la fin de cette première partie, la
manière dont la fatalité de tout temps de la rivalité a été établie par Girard est présentée au
chapitre 2.

113
Il explicite son application de cette méthode de représentation des situations psychothérapeutiques en particu-
lier dans un ouvrage précédent, Genèse du désir, 2007.
114
Jean-Michel Oughourlian fait remarquer qu’aucune autorité religieuse chrétienne n’a jamais recommandé de
se débander à son armée par amour, face à ses hostis. In OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, p. 64.

65
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chapitre 2 : Des mythes fondateurs


à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

La réflexion de Girard a suivi une chronologie empruntant trois principaux axes de recherche
enchevêtrés1. Après la littérature, il poursuit ses recherches en renouvelant son corpus désor-
mais puisé dans des comptes rendus sur des cultures sans écriture et dans les mythologies de
l’Antiquité : La violence (1972) inaugure un cycle de publications qui se poursuivra jusqu’au
Sacrifice (2007)2 en passant par une confrontation organisée en 1983 avec des ethnologues et
des anthropologues aux thèses différentes3 retranscrite dans Sanglantes origines4. Avec Des
choses cachées (1978) qu’il complète par Le bouc émissaire (1983), il se fait enfin exégète
biblique jusqu’à Je vois Satan (1999) en passant par une lecture du Livre de Job dans La route
antique (1985)5. Ces préoccupations sont alors devenues dominantes sans pour autant être
exclusives. Il acquiert la conviction que le savoir anthropologique contenu dans la Bible pré-
cède et surpasse même ce que les grands romanciers et dramaturges ont perçu : il révèlerait la
genèse de tous les mythes fondateurs.
L’apport de la fiction ayant été largement abordé dans notre premier chapitre, le deuxième
rappelle ceux de l’analyse des mythes et des textes religieux à la théorie mimétique envisagée
selon le prisme privilégié ici de la rivalité des égaux.

Section 1 : L’universalité de la structure des mythes fondateurs

Les hypothèses girardiennes sur l’origine des cultures seront développées au début de la troi-
sième partie du présent travail en tant que point de départ d’une histoire mimétique. Nous
repèrerons néanmoins dès à présent ce que les mythes fondateurs disent de la rivalité : ils

1
Si l’on suit ses publications, on peut voir en lui d’abord un critique littéraire pour qui non seulement l’œuvre
d’un écrivain doit être analysée dans son ensemble, mais aussi la littérature doit être envisagée globalement pour
révéler quelque chose d’unique sur le désir humain : ce sera Mensonge romantique (1961) ainsi qu’une série
d’essais de critique littéraire qui le complète. Une trentaine d’années plus tard, Shakespeare (1990), se présente
comme une relecture et un affermissement de toute la théorie mimétique à partir d »une herméneutique du seul
dramaturge anglais.
2
Il y analysait, dans le cadre de trois conférences prononcées en 2002 à la Bibliothèque nationale de France, les
textes védiques des Brâhmanas, élargissant à l’Inde ses considérations sur les cultures sacrificielles.
3
La seule du genre, au demeurant non-conclusive.
4
Le texte de cette recherche a été publié en anglais en 1987 et en français en 2011.
5
Une ultime étape dont il sera question au chapitre suivant fournit une ouverture sur les questions de relations
internationales, et donc de politique, avec Achever Clausewitz (2007) qu’il coécrit avec Benoît CHANTRE.

66
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

fournissent en effet la deuxième source de la théorie mimétique, après les grandes œuvres
littéraires.

§ 1 : La vérité méconnue des mythes révélée par les « textes de persécution »

La démonstration se déroule en deux temps. Reprenant la méthode adoptée pour extraire d’un
corpus littéraire le dénominateur commun des mécanismes du désir, Girard recherche une
structure commune dans des mythes fondateurs parvenus jusqu’à nous de toutes les parties de
la planète et de toutes les époques. Il résume ainsi ses résultats :
Les mythes débutent presque toujours par un état de désordre extrême. […] Il peut s’agir aussi
d’une interruption des fonctions vitales causée par une espèce de blocage, de paralysie […], de
famines, d’inondations, de sécheresses destructrices et autres catastrophes naturelles [… :] une
crise qui fait peser sur la communauté et son système culturel une menace de destruction totale.
Cette crise est presque toujours résolue par la violence et celle-ci, même si elle n’est pas collec-
tive, a des résonances collectives. […] Il y a toujours allusion à un mimétisme, conflictuel et dé-
sagrégateur avant la violence, réconciliateur et unificateur après cette même violence et grâce à
elle. […] La violence unanime a transformé un malfaiteur en bienfaiteur divin […]. On croyait
que cette victime avait péri mais il faut bien qu’elle soit vivante puisqu’elle reconstruit la com-
munauté tout de suite après l’avoir détruite.6
Parant à l’objection probable de la fragilité de tels matériaux, il les compare à des textes mé-
diévaux, dont la structure narrative est similaire en bien des points, sauf deux : mêmes con-
textes de crise de la société, mêmes accusations stéréotypées contre un individu (ou une mino-
rité) rendu responsable de la crise, mêmes types de violence collective ; mais les persécutés ne
sont pas divinisés au moment du rétablissement de la concorde dans une civilisation qui se
considère comme monothéiste ; et ces textes ne peuvent être confondus avec des fictions pu-
rement spéculatives, l’Histoire ayant gardé la trace de certains des faits qu’ils relatent7. Asso-
ciés à ces « textes de persécution », Girard évoque aussi les chasses aux sorcières comme re-
flet de la persistance partielle des mécanismes de bouc émissaire jusqu’au XVIIe siècle8. Pour
lui, notre critique contemporaine « repose sur un savoir commun […] jamais remis en ques-
tion […] applicable non seulement à ces “mythes ratés” que sont les procès de sorcellerie,

6
Je vois Satan, p. 102-103 et 106.
7
Le bouc émissaire, chapitres I et II.
8
Jean-Michel Oughourlian ajoute l’épisode des possédées de Loudun à cette même époque, in OUGHOURLIAN,
Un mime nommé désir.

67
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

mais à tous les mythes réussis du religieux archaïque.9 » Ce rapprochement des contenus entre
données de l’Histoire et récits mythiques conduit à considérer ces derniers comme la relation
d’événements réels, même si leur transmission a permis d’en estomper – voire d’en extirper –
la violence initiale au prix de multiples transfigurations. Les passages atténuant la violence de
mythes ou de certaines de leurs versions fournissent des preuves paradoxales de leur origine
dans des événements violents réels.
En annexe 4, à la suite de Lucien Scubla, la lecture synthétique des mythes fondateurs que
propose Girard est présentée selon les termes de la formule canonique lévi-straussienne du
mythe. Le recours à ce formalisme10 conduit à la présentation suivante : « Violences des
autres : Sacrifice de l’un :: Violences de l’un : Différenciation du sacrifié » qui se lit les « vio-
lences des autres » sont au « sacrifice de l’un » comme les « violences de l’un » sont à la
« différenciation du sacrifié ». Soit encore, la crise sacrificielle est au meurtre fondateur
comme la sélection victimaire est à l’instauration de l’ordre culturel par le bouc émissaire. Là
où Lévi-Strauss finit par se contenter de rechercher une loi des transformations entre diverses
versions d’un même mythe ou entre mythes voisins, Girard semble avoir trouvé d’emblée la
formule universelle, valable pour tous les mythes ou, au moins, ceux que l’on peut qualifier
de fondateurs. On y trouve en effet le caractère général recherché, la volonté de ramener la
variété des mythes fondateurs à une définition, en sous-entendant que les variantes se réfèrent
toutes à un même type d’événement, une mise à mort collective d’une victime considérée si-
multanément coupable des crimes dont elle a été accusée et bienfaitrice pour avoir semblé
ramener l’ordre et / ou fonder la culture. Les règles qui régissent les transformations sont
celles de l’éloignement de l’événement relaté qui aboutissent à des récits qui apparaissent très
différents à partir d’événements similaires qui se seraient reproduits maintes fois et en maints
endroits. Girard a d’ailleurs pointé le problème de la formule canonique du mythe et suggère
que son dépassement passe par sa propre solution :
[…] on ne peut pas aboutir à des résultats satisfaisants sans tenir compte du meurtre collectif
quand il est là, soit, quand il n’est pas là, du malaise que motive sa disparition : c’est autour de
son absence que s’organisent encore toutes les représentations. Si on ne veut pas voir ce ma-
laise, on ne pourra jamais dégager même les aspects strictement combinatoires et transforma-
tionnels des rapports entre certains mythes.11

9
Les origines, p. 215.
10
Fx(a) : Fy(b) :: Fx(b) : Fa-1(y) qui se lit Fx(a) est à Fy(b) comme Fx(b) est à Fa-1(y), soit une analogie de deux
espaces sémantiques. Pour plus de détails, voir l’annexe 4.
11
Le bouc émissaire, p. 111.

68
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

Les italiques sont de Girard qui, en choisissant de tels mots, s’adresse à Lévi-Strauss pour
enclencher un dialogue sur le sujet, en définitive jamais noué12.

§ 2 : La rivalité entre frères, paradigme de la conflictualité politique

Des universitaires italiens, principalement en relation avec l’université de Messine en Sicile,


ont développé une approche des sciences politiques et socio-institutionnelles via le symbo-
lique depuis la fin des années 1970. Parmi eux, Giulio Maria Chiodi, expose ainsi sa thèse :
Le sentiment d’inquiétude qui, à un moment donné, finit par s’emparer de celui qui détient le
pouvoir politique, ne trouve pas d’explication concluante dans les tensions anti-œdipiennes
nourries envers lui (rapport père-fils), mais plutôt dans celles qu’un frère peut ressentir à l’égard
de son frère, dès que l’on perçoit l’autre comme plus privilégié, sans trouver à ce privilège de
justification valable (rapports entre frères comme rapport entre égaux). En d’autres termes : qui
détient le pouvoir n’est pas, au plan symbolique, un père, mais un frère, c’est-à-dire un véritable
semblable qui occupe la place du père sans l’être. Un pair qui sort de la parité n’est plus un égal,
d’où l’incompréhension et l’inquiétude, jusqu’au ressentiment et à la rébellion. Ce que ces ten-
sions sous-entendent peut être expliqué par le paradigme de la rivalité entre frères.13

Pour démontrer cette thèse, Giulio Chiodi puise en priorité ses arguments dans la mytholo-
gie14. Mais du point de vue paradigmatique qui est le nôtre, l’argument le plus intéressant est
d’ordre logique : la lutte entre les frères englobe la relation fils-père en supposant une paterni-
té commune aux deux frères15. La relation fraternelle horizontale reflète une relation verticale
paternelle. La combinaison des axes s’effectue ainsi en ne nommant qu’une des deux situa-
tions, avec une grande économie de moyens. Les approches ne sont pas exclusives mais com-
plémentaires : la rivalité des égaux implique qu’une autorité énonce souverainement l’égalité
entre les semblables. Dans la sphère politique, on s’égalise pour s’opposer afin de mieux se
distinguer en pensant obtenir, pour un temps, le pouvoir souverain, du moins celui d’imposer
ses vues dans certaines limites institutionnelles. Giulio Chiodi signale enfin que la philosophe
Domenica Mazzù, dans Il complesso dell’usurpatore [le complexe de l’usurpateur], tire la
conséquence psychologique de cette situation : « Le besoin de légitimation est ressenti par

12
Voir notre chapitre 4, section 3, § 2.
13
« La rivalité entre frères, paradigme de la conflictualité politique », p. 157 in MAZZU (éd.), Politiques de Caïn.
14
En commençant par la théologie égyptienne qu’il situe en bonne part à l’origine de la tradition hébraïque et de
la conception chrétienne de la Trinité. Ces considérations dans l’ordre symbolique peuvent être discutées.
15
In MAZZU (éd.), Politiques de Caïn, p. 182-183. Il ajoute p. 191 : « La verticalité exprimée par la reconnais-
sance d’une autorité sur-ordonnée (principe d’ordre, d’unification, idéologie, croyances, etc.) renvoie, à son tour,
à l’horizontalité exprimée par la position structurelle des subordonnés. »

69
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tout type de pouvoir politique ; il surgit de la sensation plus ou moins obscure que la détention
d’un pouvoir repose sur un acte d’usurpation, qui vient rompre un équilibre égalitaire primor-
dial.16 » Étéocle et Polynice ne nous ont pas quittés.
De son côté, dans Bloodlust: On the Roots of Violence from Cain and Abel to the Present 17,
l’historien Russell Jacoby dresse un panorama saisissant des rivalités fraternelles, entre voi-
sins, croyants dans un même dieu ou compatriotes, fondant par de multiples exemples les dé-
veloppements qui suivent, qu’ils empruntent à la mythologie, à la Bible ou à l’Histoire.

§ 3 : La solution archaïque, interdire la rivalité des semblables

La culture archaïque est obnubilée par l’obligation de prévenir sans cesse les départs de feu
rivalitaires au sein de la communauté. Puisque ceux-ci résultent de la rivalité entre sem-
blables, selon un raisonnement logique, il faut et il suffit d’interdire et la rivalité et la similari-
té, parfois sous la forme extrême de l’interdiction de la gémellité18. De tels interdits seraient à
l’origine de toutes les législations ultérieures. Toute loi a effectivement pour vocation de dis-
tiguer des ayants droit et des ayants devoir tout en se présentant comme la même pour tous.
Dans certaines situations toutefois, à des étapes clés de l’existence des membres de la com-
munauté ou lorsque la crise menace le groupe, des rites rejouent d’une manière plus ou moins
ressemblante les scènes relatées par les mythes pour limiter les risques de contagion violente
dont ces événements sont porteurs. Ces obligations sont, elles, à la source des institutions19.
Entre frères ou voisins, la proximité constitue des opportunités (la multiplicité des moments
de passer à l’action) et donc un facteur aggravant de la violence. Elle fournit bien souvent un
mobile (le pourquoi), la convergence des convoitises. Elle simplifie la recherche du moyen
violent (le comment) de parvenir à ses fins. Nous avons regroupé là le triptyque classique de
l’enquête policière telle que nous la relatent les romanciers. Là où un ordre judiciaire n’existe
pas et en l’absence de probabilité de la sanction pénale, la rivalité débouche sur la violence
sauf cadres sociaux qui limitent les opportunités, les mobiles et les moyens de passer à l’acte.
Décryptés par Girard, les indices laissés dans les mythes fondateurs nous racontent avec
d’infinies variations la même histoire. En les rapprochant, il nous permet d’identifier la vic-

16
Ibid., p. 189.
17
Ma traduction de ce titre : Soif de sang : des racines de la violence d’Abel et Caïn jusqu’à nos jours.
18
Dans certaines cultures, Girard note qu’on tuait un des jumeaux, voire les deux, pour se préserver de tout
risque que leur rivalité fatale engendrerait pour la pérennité de la communauté (Cf. La violence, p. 89-92).
19
Ces points seront développés au chapitre 7.

70
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

time et les criminels et à comprendre comment ces derniers accusent la victime d’une vio-
lence provoquant et légitimant tout à la fois leur lynchage.

Section 2 : Le savoir biblique sur la rivalité fraternelle et l’innocence des


victimes

Il ne peut ici être proposé qu’une sélection20 des grands récits bibliques apparus à Girard et à
certains de ses épigones comme un repérage des mécanismes de la violence sacrificielle.
L’importance des frères ou des « amis », une des formes de l’égalité hors famille, y est pa-
tente. Ces histoires présentent d’autant plus d’intérêt pour nous que Girard les envisage du
point de vue de l’institution du droit et des règles de dévolution du pouvoir.
En reconnaissant un dieu unique, la Bible opère une double transformation par rapport au
mythe : « Dieu est dévictimisé et les victimes dédivinisées. 21 » Elle privilégie ainsi la vérité
de la victime contre celle de ses persécuteurs, modifiant radicalement notre compréhension.

§ 1 : Les frères ennemis de la Genèse

Pour reprendre, en les modifiant à peine, les premiers mots de notre introduction, que se
passe-t-il dans la Genèse, aussitôt après la chute d’Adam et Ève du jardin d’Eden22 ? Ré-
ponse : pour une bonne part, une succession de querelles fraternelles. Dans la Bible, l’histoire
de l’humanité commence ainsi avec Caïn et Abel :
[…] Caïn est le fondateur de la première culture, et pourtant le texte ne mentionne aucun acte de
fondation spécifique. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Le meurtre d’Abel. Puis, immédiatement après,
la loi contre le meurtre : « Aussi bien, si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois » (Gn 4,
15). Cette loi représente la fondation de la culture, parce que la peine capitale, c’est déjà le
meurtre rituel […] tout le monde y prend part et personne n’en est responsable. La culture, sous
ses différents aspects, émerge de ce meurtre proto-rituel.23
Le récit nous parle d’une communauté qui doit trouver les moyens d’arrêter le cycle de la
vengeance : une menace hors de proportion avec le crime initial est alors le signe qui marque
Caïn pour assurer sa protection et sectionner par avance la chaîne de la vengeance.

20
Parmi d’autres non évoqués ici, les Chants du Serviteur souffrant du Deutéro-Isaïe, en particulier de 52-13 à
53-12) et les Psaumes dont certaines formules magistrales pour la théorie mimétique sont reprises dans les
Évangiles, ou encore le naufrage de Jonas.
21
Par exemple, in Les origines, p. 108.
22
Voir notamment les analyses introductives in OUGHOURLIAN, Un mime nommé désir.
23
Les origines, p. 84-85.

71
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

La querelle successorale entre Jacob et Esaü, deux (faux) jumeaux24 constitue un autre élé-
ment du socle biblique disponible pour une science des rapports humains. Comme pour mieux
établir leur égalité, chacun est le préféré d’un de leurs parents. Au moment de solliciter la
bénédiction d’Isaac mourant, Jacob le trompe en se recouvrant d’une peau du chevreau pour
lui faire croire qu’il est Esaü, son frère velu25.
Joseph26, enfin, apparaît comme le bouc émissaire de ses frères, jaloux de la préférence que
lui accorde leur père Jacob27. Une fois encore, toute l’histoire part d’une querelle de frères, la
fratrie étant si nombreuse que l’on peut passer ici du duel à une tentative de mise à mort col-
lective par une communauté toute entière28. Singularité de ces récits, la victime n’est jamais
présentée comme responsable de son sort. Et si Joseph manigance une accusation menson-
gère, c’est dans l’intention de faire émerger la vérité en rendant manifestes aux yeux de ses
frères leurs comportements persécuteurs ; il finit d’ailleurs par pardonner à ceux qui avaient
fomenté sa mort et l’avaient vendu comme esclave. Tous les éléments du mythe sont là, mais
la signification en est inversée par rapport aux schémas habituels. Girard lit dans l’histoire de
Joseph, « la réécriture d’un mythe, réécriture qui va contre l’esprit mythique, parce qu’elle
représente l’esprit mythique comme une source de mensonge et d’injustice.29 »

§ 2 : Job et ses « amis »

Dans La route antique, Girard affirme que les Dialogues de Job annoncent une première tran-
sition du religieux archaïque vers le politique moderne. Le Livre de Job prend la mesure de ce
moment crucial en en révélant la signification :

24
Avec l’épisode fameux de l’échange du droit d’aînesse contre un plat de lentilles.
25
Au thème de la rivalité pour le pouvoir entre les frères jumeaux se superpose pour Girard celui de la substitu-
tion de l’animal sacrificiel qui a « pour objet de tromper la violence ». In La violence, p. 14. L’explication pro-
posée suit, p. 15 : « Les chevreaux servent de deux manières différentes à duper le père, c’est-à-dire à détourner
du fils la violence qui le menace. Pour être béni et non maudit, le fils doit se faire précéder auprès du père par
l’animal qu’il vient d’immoler et qu’il lui offre à manger. Et le fils se dissimule, littéralement derrière la fourrure
de l’animal sacrifié. L’animal est toujours interposé entre le père et le fils. Il empêche les contacts directs qui
pourraient précipiter la violence. » Où l’on retrouve les actions de duper et de tromper.
26
Les origines, p. 109.
27
Au point de l’ensevelir dans une fosse, adoptant ainsi une méthode de mise à mort collective, une fois encore
sans que personne ne porte le moindre coup mortel (Genèse, 37, 20-24), avant de se raviser pour le vendre à des
caravaniers. Une sorte de substitution sacrificielle intervient ensuite pour faire croire à leur père Jacob que Jo-
seph est mort victime d’une bête sauvage, sa tunique censée témoigner de sa disparition étant enduite du sang
d’un animal (Genèse, 37, 31-34). Joseph est ensuite victime d’accusations mensongères d’agression sexuelle de
la part de la femme de Putiphar, un maître bienveillant qui en a fait son homme de confiance et une sorte de fils
(Genèse, 39, 14-18). Après de multiples épisodes, il devient l’homme providentiel de l’Égypte, le premier mi-
nistre de Pharaon. En position d’aider sa famille victime d’une famine mais sans se faire reconnaître, il place
enfin ses frères dans une situation où ils doivent sacrifier le plus jeune de leur frère pour obtenir qu’enfin l’un
d’eux, Juda, se propose comme substitut (Genèse, 42 à 45). Ému par ce geste, Joseph pardonne à ses frères.
28
Les noms de ces frères sont ceux des douze tribus d’Israël.
29
Les origines, p. 110.

72
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

Comme la tragédie grecque, les Prophètes, […] les Psaumes reflètent de grandes crises, poli-
tiques et sociales certes, mais religieuses aussi et qui ne font qu’un avec la décadence des sys-
tèmes sacrificiels encore en usage dans les deux sociétés. Nous sommes au point de jonction
entre un religieux encore sacrificiel et une politique sacrificielle au sens élargi. Sur certains
points, il est déjà possible de traduire le discours religieux en discours politique et vice versa.30
Job est vu par Girard comme un potentat local, un « homme d’État », un tyran au sens grec du
terme31 qui, d’idole de son peuple, devient en peu de temps sa victime. Ses accusateurs se
présentent comme des « amis ». S’ils ne sont pas ses frères, ils sont semblables à lui en leur
qualité de membres de l’élite : « L’absence de distance sociale favorise l’imitation réciproque
des égaux. […] Dans sa propre classe, Job n’a que des rivaux qui s’efforcent de le rattraper.
Ils veulent tous devenir cette espèce de roi non couronné qu’il était lui-même.32 »
Cette confrontation politique entre hommes de pouvoir montre comment la violence collective
peut être regardée selon des points de vue radicalement différents : « Au mensonge sacré des
amis s’oppose le réalisme vrai de Job.33 » Fort de sa conviction d’être dans le vrai, Job résiste
à l’unanimité qui se forme pour l’accuser et fait front, contrairement à Œdipe. Le point de vue
de la victime est exposé in fine par les rédacteurs des textes bibliques.
Avec Job, ce « potentat local » de l’antiquité juive, le politique naissant emprunte au my-
thique la figure des rivaux dont l’égalité est ici signifiée par un terme ironique : les « amis ».
Après les mythes qui reflètent la violence des semblables en tentant de l’occulter, le biblique
lève le voile sur des rivalités fraternelles ou « amicales » dont l’enjeu est la puissance et qui se
trouvent à l’origine des meurtres. Le plus souvent la victime y est unique et correctement dé-
signée. Quand le meurtre ou l’expulsion est effectif, l’auteur du forfait est plutôt seul (Caïn,
Jacob). Quand la victime résiste victorieusement avec l’aide de Dieu, elle y parvient face à la
foule ou au grand nombre (Joseph, Job, mais aussi Jonas ou Daniel). Comme si la répugnance
des auteurs de la Bible pour le meurtre collectif se traduisait par la survie de la victime.

Section 3 : La révélation évangélique

Pour Girard, « tout repérage de la vérité reste soumis au texte évangélique 34 », un apport sans

30
Ibid., p. 90.
31
La route antique.
32
Ibid., p. 76-77.
33
Ibid., p. 51. On retrouve ici cette structure issue de l’opposition entre mensonge et vérité présente dès Men-
songe romantique.
34
Des choses cachées, p. 564.

73
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

équivalent pour la science des rapports humains à laquelle il entend contribuer.


Pour ce qui concerne le thème central de la présente recherche, le rôle du prochain dans
l’enseignement biblique permet de se convaincre d’une véritable anthropologie évangélique
fondée sur une logique du même type que celle exposée au chapitre 1er ainsi que de la nécessi-
té de la réconciliation entre prochains et frères pour éviter la prolifération violente. Plus spéci-
fiquement, les Évangiles fournissent même les bribes d’une anthropologie politique, quand
bien même leur horizon est extrapolitique.

§ 1 : Le prochain, le nom biblique du semblable

Dans Je vois Satan, Girard signale la singularité du dixième commandement : « Tu ne convoi-


teras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son
serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à lui. 35 » Après avoir re-
marqué que « convoiter »36 est ici synonyme de « désirer », il lit ce commandement comme
l’interdiction du désir mimétique37 qui désigne tous les objets possibles sur lesquels il est sus-
ceptible de porter38. « Prochain » traduit alors l’hébreu Rea’39.
Dans le Nouveau Testament, « prochain » est également mentionné dans le commandement
que Jésus privilégie : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Matthieu, 19, 19 et 22,
39, Marc, 12, 31 et 33, Luc, 10, 2740). Le mot grec plesion, traduit en français par prochain,
est rendu en anglais par neighbour [voisin], de manière là aussi éclairante.
Tant pour les mettre en garde contre la mimésis d’appropriation que leur enjoindre l’amour,
les prochains se trouvent dans une relation de proximité, de réciprocité et d’absence de diffé-
renciation hiérarchique. La rivalité est alors le danger qui les menace.
En recommandant à ses disciples de « l’imiter, lui plutôt que le prochain »41, Jésus propose
une échappatoire, un désir imitatif pour s’affranchir du désir émulatif que le dixième com-

35
Exode 20, 17, traduction de la Bible de Jérusalem.
36
À noter que la TOB utilise « avoir des visées ». André CHOURAQUI choisit également « convoiter ».
37
Ce qui rend au demeurant inutiles les interdits précédents portant sur des crimes et délits qui sont consécutifs à
des désirs d’appropriation (Cf. Je vois Satan, p. 30).
38
« Tout ce qui appartient au prochain ».
39
La Bible Chouraqui choisit plutôt le terme de « compagnon », celui qui partage le pain, qui rend plus tangible
encore l’égalité entre les deux protagonistes. Claude Tresmontant adopte la même traduction lorsqu’il s’essaie à
traduire les Évangiles à partir d’un hypothétique texte en hébreu sous-jacent, in TRESMONTANT, Les Évangiles :
Jean, Matthieu, Marc, Luc.
40
Le « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » de Jean (13, 34) dit la même chose en exprimant
la réciprocité qui ne peut exister qu’entre semblables (allelon en grec).
41
Les origines, p. 74-75.

74
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

mandement n’a pas éliminé42. Avec la parabole du bon Samaritain43, Jésus dit aussi que
« l’authentique prochain peut-être littéralement n’importe qui.44 »

§ 2 : Les Évangiles comme anthropologie

À quoi ressemblerait un carré sémiotique des Évangiles lus dans la perspective girardienne ?
Le discours de Jésus est structuré par plusieurs oppositions qui se conjuguent. Une première, à
la fois spatiale et temporelle, distingue le Royaume45 de notre monde ici-bas. Une deuxième
opposition se superpose à la première : celle de Dieu son Père (qu’il imite en toutes choses) et
Satan, l’inspirateur de nos comportements mondains, le principe mimétique personnifié. Une
troisième opposition met aux prises le disciple qui espère en Dieu (ou en Jésus) et la victime
qui se retrouve dans cette situation de son fait ou de celui d’autrui.
Tout homme est alors un disciple dont le désir se déplace au gré de ses modèles. Avec le vo-
cable de disciple, le fait de désirer être autre trouve un nom adapté à la désignation du sujet au
désir imitatif. L’Évangile nous présente un monde où, malgré sa structure hiérarchique et la
prégnance des obligations et interdits religieux, le désir est déjà en partie libéré. Espoirs et
ambitions sont présents en chacun : le désir émulatif y transparaît dans bien des comporte-
ments. Plusieurs pouvoirs coexistent à Jérusalem : l’occupant Romain, Hérode, le Sanhédrin.
Cette diversité ouvre la possibilité à des conflits de se développer.
Si l’autorité divine est celle de la Loi, chacun l’interprète à sa guise pour en faire l’obstacle
auquel il croit. Les modèles légaux sont ainsi sans cesse l’objet d’interprétations par les Phari-
siens, les Scribes et les Sadducéens, mais aussi probablement les Zélotes, les Esséniens, les
Samaritains… Jésus offre de son côté une vision renouvelée du modèle à suivre, son Père
faisant et voulant le bien de l’humanité, plutôt que les multiples interdits et obligations empi-
lés par la tradition en vue de contenir le mal. La question du désir est donc posée dès les
Évangiles, voire dans l’Ancien Testament. Même dans des sociétés hiérarchiques, le désir
émulatif est toujours déjà présent entre semblables.
Au cœur du chapitre 16 de Matthieu (15-17 et 21-23)46, le récit de la première annonce par

42
Le prochain peut aussi être considéré aussi de manière positive dans la parabole du bon Samaritain (Luc, 10,
27-35) : à la question posée par un scribe « qui est mon prochain ? » Jésus répond que ce n’est ni le lévite, ni le
prêtre qui sont en quelque sorte interdits d’intervenir pour soigner un blessé du fait de leur appartenance à des
castes particulières mais un étranger, s’il se sent libre de l’approcher et de le secourir. Qu’il s’agisse de rivaliser
ou de bien faire, les relations ne sont guère possibles qu’entre semblables ou se reconnaissant tels.
43
Évangile de Luc, 10, 25-37.
44
DUPUY, La marque du sacré, p. 149.
45
Des Cieux ou de Dieu selon les évangélistes synoptiques. Jean l’appelle « la vie éternelle » ou « la vie ».
46
Également relatée, quoique moins complètement par Marc et Luc.

75
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Jésus de sa Passion, jalonne un nouveau parcours en 8. Le disciple se tourne vers Dieu, bute
sur Satan, dont il devient la victime avant de reprendre sa quête :
Il leur dit : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Prenant la parole, Simon Pierre répondit :
« Tu es le Christ, le Fils de Dieu vivant. » Reprenant alors la parole, Jésus lui déclara : « Heu-
reux es-tu, Simon fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais
mon Père qui est aux cieux. […] À partir de ce moment Jésus-Christ commença à montrer à ses
disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des
grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter. Pierre, le tirant à
part, se mit à le réprimander, en disant : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera
pas ! » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi
occasion de chute [skandalon], car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des
hommes. »

Figure 2 : Carré de l’anthropologie évangélique

En ces quelques versets décrivant le passage de la prédication d’un jeune Rabbi à la marche
vers la Passion du Christ, tous les acteurs de notre carré sont nommés. L’anthropologie évan-
gélique est ici incarnée au plein sens du terme : on y trouve des personnages plutôt que des
situations relationnelles. Mais ces personnages fournissent des archétypes de situations en-
gendrées par des relations. Les disciples sont interrogés par Jésus pour leur demander ce qu’il
représente à leurs yeux. Et Saint-Pierre lui répond qu’il est « le Fils de Dieu ». Il le reconnaît à
ce moment comme pleinement son modèle. Et Jésus de lui dire que son « Père » lui a révélé
cette réponse : à ce moment, il suit ainsi pleinement le désir de Dieu. Quelques versets plus
loin, Pierre (5), probablement désespéré et déçu de l’annonce par Jésus du sort qui l’attend –
être la victime de souffrances le conduisant à une mise à mort –, le réprimande : Pierre veut
alors imposer à Jésus son propre désir, son espoir de le voir triompher de ses ennemis et, vrai-
semblablement, de conquérir un pouvoir à la hauteur de son talent. Soucieux (4), il voit ses
espoirs déçus, comme ceux des autres disciples ; il s’estime trompé, lui qui s’imaginait com-

76
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

bler son insuffisance d’être en bénéficiant des retombées de la gloire que Jésus avait toutes les
facultés pour conquérir. Il comprend la menace de la persécution et de la mise à mort tout en
en écartant simultanément la perspective annoncée, n’entendant pas que cette séquence abou-
tira à une résurrection : il ne peut imaginer qui sera le Christ de la Passion (6), à la fois vic-
time des hommes et modèle divin à suivre par eux parce qu’il leur pardonne, concentrant les
haines sans raison puis suscitant l’adoration de ceux auxquels il a apporté la vérité. Pierre
refuse alors la révélation du mécanisme sacrificiel tel que Jésus essaie de l’exposer à ses dis-
ciples : monter à Jérusalem, ville où dominent le désordre spirituel et les tensions politiques,
souffrir d’accusations et de violence, mourir et, pour finir, ressusciter. Jésus lui dit alors qu’il
est possédé (3)47, car inspiré par Satan, lequel pratique la tentation, une forme particulière de
suggestion qui fait obstacle à son destin et qu’il s’est mué en scandale (1)48. Pierre (5) est
dans les Évangiles le héros récurrent du scandale et de la conversion, oscillant entre volonté
de bien faire et erreurs manifestes : il reste un pécheur (2), ce que montrera son reniement49.
Pécher revient toujours à substituer un désir humain à celui du Père. La figure du soucieux (4)
dans le schéma mérite une explication : il est en l’espèce « celui qui adopte les vues des
hommes » ; il est celui qui ne parvient pas à s’arracher au souci des siens ou de ses biens50
pour se tourner vers de plus éloignés et de non-appropriables.
Les deux carrés sémiotiques, celui du désir mimétique tel qu’identifié par les romanciers de
génie et celui qui schématise l’anthropologie évangélique51, se superposent en grande partie.

47
Même s’il ne le considère pas comme tel en lui précisant immédiatement après : « tes pensées ne sont pas
celles de Dieu, mais celles des hommes », comme noté in Le bouc émissaire, p. 285-286, préférant en faire un
suppôt de Satan, « le modèle obstacle du désir mimétique ».
Le possédé, au sens des Évangiles, est une figure proche de celle du pseudo-masochisme. Elle se manifeste entre
autres par des gestes d’autopunition. Dans l’épisode du possédé de Gerasa, Marc (5, 5) indique : « et sans cesse,
nuit et jour, dans les tombeaux et sur les montagnes, il poussait des cris et se tailladait avec des pierres. » Ce
faisant, il procède à une espèce d’auto-lapidation, dont Girard signale dans Le bouc émissaire (chapitre XIII)
qu’elle a ainsi été décrite par Jean Starobinski. La violence de ce comportement est telle qu’elle est incontrôlable
par les autres au point que « personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. » (Marc 5, 3).
48
« Occasion de chuter » dans la traduction affadie de la TOB.
49
Le bouc émissaire, chapitre XII.
50
Luc (14,18-20) emploie une parabole pour le mettre en scène. Des invités préoccupés par leurs soucis person-
nels ne se rendent pas à une invitation. Ils se justifient par les exigences de leurs affaires ou de leur famille, ce
qui, est-il dit, revient au même. Matthieu (6.24-25) indique de son côté le choix à opérer entre les biens matériels
et Dieu : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. Voilà pourquoi je vous dis : ne vous inquiétez pas pour
votre vie de ce que vous mangerez ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. » Soucieux, préoccupé et inquiet
sont synonymes. L’inquiétude se retrouve encore au cœur de la réflexion de Tocqueville sur l’homme démocra-
tique.
51
L’Évangile a inspiré d’autres carrés chez les sémioticiens. Celui-ci est construit à partir des thèmes qui consti-
tuent l’anthropologie évangélique à la lueur de la théorie mimétique. Le carré de base articule disciple et victime
à modèle divin et Satan, l’accusateur. On retrouve ensuite les six relations de contrariété, de contradiction et de
complémentarité qui sont à respecter pour combiner les quatre termes du carré de base :
- La première relation de contradiction (1), la plus fondamentale de l’enseignement évangélique, est celle qui
oppose Dieu et Satan dans le combat de la vérité et du mensonge, de la paix et de la violence, nommée par

77
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Pierre ne comprend pas mieux que les écrivains romantiques ce qui se passe alors que le
Christ de la Passion délivre la clé herméneutique – la révélation de l’innocence de la victime –
comme les grands écrivains éventent le secret du désir mimétique. Pierre est à la recherche de
ce supplément d’être qu’il croit avoir trouvé en Jésus, son modèle. Mais il est tenté par Satan.
Il reste un pécheur, victime de son désir d’être davantage : Jésus n’a-t-il pas promis à ses dis-
ciples de leur fournir la vie en abondance, c’est-à-dire la plénitude ?
Analysant des écrits de jeunesse de Girard, François Lagarde note que pour le Don Juan de
Roger Vailland, « le souci de soi (self-concern) est bien ce qui structure la relation à l’autre ».
Citant alors Girard, il précise : « Le souci de soi pousse toujours à rechercher la reconnais-
sance, et il nous relie aux autres aussi fortement mais moins harmonieusement que l’amour.
C’est à la fois l’amour-propre de La Rochefoucauld et l’aliénation des marxistes. 52 » Ce souci
de soi empêche l’accès au Royaume. Il prend la forme de deux figures archétypales, celle du
jeune homme riche et celle du pharisien53. Contre ce danger de passer à côté de l’essentiel,

l’intraduisible skandalon, le meilleur terme à disposition pour l’oxymore modèle-obstacle, la pierre


d’achoppement qui attire et fait trébucher dans un même mouvement tout en se reproduisant sans cesse.
- La deuxième relation de contradiction (2) représente le chemin suivi par le pécheur depuis le disciple plein
d’espoir et la victime qui bute sur les obstacles formés par les vues des hommes (règles d’impureté sur les-
quelles reposent les accusations à l’encontre des handicapés et des malades ou transgressions de toute na-
ture, femmes répudiées ou adultères).
- La contrariété ou présupposition réciproque entre le disciple et Dieu est ici exprimée par la figure du sou-
cieux (4), un disciple dont les préoccupations sont les siennes propres, qui se prend donc pour son propre
Dieu ; il s’apparente au pseudo-narcisse quand il pratique l’auto-élection en tentant de faire converger sur lui
les faveurs des autres en faisant étalage de sa (bonne) fortune ; les scribes et pharisiens sont des soucieux.
- Une deuxième contrariété résulte de la relation entre la victime qui achoppe sur les obstacles et Satan,
jusqu’à être possédée (3) : la victime de Satan et de ses démons qu’elle a à proprement parler incorporés
pratique l’auto-persécution à l’instar du pseudo-masochiste.
- Une première relation de complémentarité ou d’implication entre le disciple et Satan est incarnée par Pierre
(5) qui comprend certaines choses en meilleur des disciples inspiré par Dieu lorsqu’il reconnaît Jésus tel
qu’il est mais qui, l’instant d’après, veut imposer son désir à Jésus et laisse le sien propre émaner de Satan,
le principe mimétique pour Girard.
- La deuxième relation de complémentarité est incarnée dans Jésus, le Christ de la Passion (6), à la fois vic-
time et Dieu, démystifiant le mécanisme du bouc émissaire qui avait régulé le monde jusqu’alors et porteur
de la Révélation.
En première approche, une différence est à noter entre les deux carrés sémiotiques : dans l’anthropologie évangé-
lique, les hommes sont sans aucun doute agis, comme si Satan dominait la scène ; alors que, dans celui de la
littérature, certaines situations semblent refléter des stratégies, même si celles-ci, en dernier ressort, sont davan-
tage le résultat d’une histoire personnelle que le produit d’une intention maîtrisée. In fine, Satan semble toujours
le maître du jeu, y compris parmi les pseudo-stratèges de la littérature : seuls les grands romanciers, au premier
rang desquels Dostoïevski qui intitule un de ses romans Les possédés en y évoquant explicitement les démons de
Gerasa, parviennent à filer la métaphore ou à comprendre la métonymie qui lie leur œuvre à l’anthropologie
évangélique. De Rougemont voit d’ailleurs aussi l’obstacle comme l’objet même de la passion dans le mythe de
Tristan et Iseut et, probablement, dans tout le roman, in DE ROUGEMONT, L’amour et l’Occident, p. 44.
52
In LAGARDE, René Girard ou la christianisation des sciences humaines, p. 22.
53
Le jeune homme riche en Marc 10, 17-22, qui ne parvient pas à se détacher de sa fortune malgré l’ensemble de
ses qualités et l’affection que lui porte Jésus, en est l’image par excellence. Une autre figure du soucieux est celle
du pharisien, souvent accompagné du scribe dans les reproches que Jésus leur adresse : leur souci est le respect
d’autant plus strict qu’il est formel des prescriptions légales, désir que le pharisien impose volontiers aux autres
qu’il est prompt à accuser d’impureté rituelle et à condamner à la moindre entorse aux interdits et obligations ; il
cherche à séduire par l’image qu’il donne à voir de lui-même. Il adopte en définitive des comportements d’auto-
élection.

78
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

Jésus recommande l’in-souciance des oiseaux du ciel et l’élégance des lis des champs et
scande son propos de plusieurs « ne vous inquiétez pas…54 »
Dans l’Évangile de Jean, la première annonce de la Passion par Jésus intervient en 7, 33-34,
après que des hommes de main ont été envoyés par des pharisiens pour se saisir de lui. Dès 8,
12 et juste après avoir désamorcé la lapidation de la femme adultère, Jésus s’engage dans une
discussion avec des pharisiens où s’opposent lumière et ténèbres, vérité et mensonge, foi et
péché, le Père et le diable, celui qui est d’en haut et ceux qui sont de ce monde ici-bas.
Un même carré se dessine à partir de la combinaison de ces oppositions multiples qui se su-
perposent. L’inspiration du désir est ici présentée comme une affaire de filiation. Il est propo-
sé aux disciples de suivre l’exemple de Jésus qui les assure que la vérité les libèrera (8, 32) :
le désir de la vérité doit les animer pour qu’ils puissent faire le désir de son Père. Sinon ils
seront esclaves du péché. À ses contradicteurs qui se revendiquent de la descendance
d’Abraham, Jésus rétorque que leur père n’est autre que le diable, homicide dès le commen-
cement (8, 44), menteur et père du mensonge (8, 45), dont ils veulent accomplir le désir (8,
44). En ces deux versets, Jésus met en relation le désir, sa genèse diabolique et ses consé-
quences que sont le mensonge et le meurtre, soit la théorie du désir mimétique55.
Jésus est alors accusé d’avoir un démon ou d’être un Samaritain (8, 48), bref un étranger à
expulser et à faire taire. La séquence qui avait commencé par la première annonce de la Pas-
sion et la tentative de lapidation de la femme adultère s’achève par la préparation d’une lapi-
dation à laquelle Jésus échappe. Il vient d’énoncer son inacceptable prétention : « En vérité,
en vérité je vous le dis, avant qu’Abraham existât, je Suis » (8, 58). À la place de Pierre, une
foule d’auditeurs indécis, parfois séduite par les propos de Jésus est prête à reconnaître son
autorité et, l’instant d’après, tentée de le lyncher. Par un retournement également présent dans
les synoptiques, Jésus est accusé d’être possédé par un démon, alors que lui-même accuse les
Pharisiens d’être enfants du diable. Quant à la figure du soucieux, elle est exprimée dans une
expression proche de celle rencontrée chez Matthieu : « vous êtes de ce monde » (8-23) ré-
pond à « vos vues sont celles des hommes ». Le pécheur est devenu ici esclave du péché, la

54
In Matthieu (6, 25-34) et Luc (12, 22-31). On peut noter que Jésus emprunte ses modèles d’insouciance aux
deux autres branches du vivant que sont les végétaux et les animaux, suggérant ainsi la singularité des hommes.
55
« Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez, car c’est de Dieu que je suis issu et que je viens. Je ne suis pas
venu de moi-même, c’est lui qui m’a envoyé. Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? C’est que vous ne
pouvez pas écouter ma parole. Vous avez pour père le diable et ce sont les désirs de votre père que vous voulez
accomplir. Dès l’origine, ce fut un homicide ; il n’était pas établi dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en
lui : quand il dit des mensonges, il les tire de son propre fonds, parce qu’il est menteur et père du mensonge. »
Traduction de la Bible de Jérusalem que Girard cite in extenso comme étant pour lui typique de l’anthropologie
contenue l’Évangile de Jean (8, 42-44), Cf. Je vois Satan, p. 70-72.

79
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

victime est évoquée par l’homicide, le skandalon est enfin la volonté d’accomplir le désir du
diable chez ceux qui sont appelés à la vie éternelle.
Le discours des synoptiques à Pierre au moment de la première annonce de la Passion et celui
tenu aux pharisiens dans le Temple dans l’Évangile de Jean caractérisent le désir humain dans
des termes équivalents.

§ 3 : Promouvoir la réconciliation entre frères et prochains

Les Évangiles proposent une vision ante- et métapolitique pour échapper à la fatalité de la
rivalité : la conversion à la vérité proposée par les Écritures passe par la réconciliation56, la
demande et l’accord du pardon57, la dissuasion des querelles entre les disciples58… Ce dis-
cours est explicitement extrapolitique : « Vous le savez, ceux qu’on regarde comme les chefs
des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il n’en est pas
ainsi parmi vous » (Marc, 10, 42-43). Il fonde la position de retrait de Girard par rapport à la
question politique : ce dernier ne voit de solution que dans une conversion des cœurs prenant
pour règle de vie l’imitation du Christ en toute circonstance.
On trouve aussi dans les Évangiles une querelle entre deux sœurs : conformément à son
propre désir, Marthe, l’hyperactive, fait appel à Jésus pour mettre au travail, Marie, la con-
templative, sollicitation qu’il rejette (Luc, 10, 38-42). Et également la parabole du fils pro-
digue (Luc, 15, 11-32) qui voit son frère aîné s’irriter de l’accueil que lui réserve son père. La
jalousie, la volonté d’imposer son désir à autrui, la concurrence pour les places, tout est déjà
là, bien avant que le désir émulatif moderne n’occupe le devant de la scène, toujours déjà pré-
sent au côté du désir imitatif. Et là encore, ces oppositions naissent de préférence dans des
fratries : du moins, celles-ci sont archétypiques des conflits entre proches.
Les institutions cultuelles et culturelles semblent ne jamais être parvenues à brider entière-
ment ces désirs ou les ont toujours laissé prospérer dans des limites jugées acceptables.
Dans ces différents récits, chacun se préoccupe davantage de ses biens et des siens que du
Bien. Si se soucier des siens n’est pas exclu, cet acte doit alors procéder de l’adhésion au mo-
dèle divin pour ne pas aboutir, le cas échéant, à un conflit de priorité entre l’un et l’autre. Il

56
Voir par exemple l’épisode de la correction fraternelle (Matthieu 18, 15-20).
57
La prière du « Notre Père » dans Matthieu 6, 12 et Luc 11, 4 : « Remets-nous nos dettes, comme nous les re-
mettons aussi à nos débiteurs » devenu « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui
nous ont offensés ».
58
Par exemple, Marc, 9, 33-35 : « […] en chemin, ils s’étaient querellés pour savoir qui était le plus grand. Jésus
s’assit et il appela les Douze ; il leur dit : “Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le
serviteur de tous”. »

80
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

suffit d’imaginer ce que l’attachement familial peut engendrer de vengeances ou


l’enrichissement, de convoitises, pour admettre la justesse de cette exigence.
Jésus définit d’ailleurs cette fraternité non conflictuelle en se tenant à distance de sa famille
terrestre. Il indique ainsi sans ambages : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? […]. Qui-
conque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-ci est mon frère, et ma sœur,
et ma mère » (Matthieu 12, 46-50). Les liens de la foi l’emportent ici sur ceux du sang.

§ 4 : Les Évangiles comme anthropologie politique

Girard propose de généraliser l’anthropologie évangélique non seulement à l’analyse du désir


à travers la littérature mais aussi à l’analyse politique dont la théorie mimétique est grosse. Il
lui consacre en l’occurrence une mention particulière : « Ce ne sont pas les oppositions poli-
tiques seulement, mais toutes les critiques rivales qui reposent sur des appropriations par-
tielles et partiales de la révélation. Dans notre monde, il n’y a jamais que des hérésies chré-
tiennes, c’est-à-dire des divisions et des partages.59 »
Malgré la distinction opérée chez Marc (10, 42-43) évoquée plus haut, le discours de Jésus
n’évite pas entièrement les questions politiques. Il les évoque en plusieurs versets qui définis-
sent une sorte d’anthropologie politique rudimentaire. Et Paul le complète. Girard remarque :
Les « princes de ce monde », tout ce que Paul appelle aussi « Puissances et Principautés », ce
sont les organisations étatiques, qui reposent sur le meurtre fondateur, efficace parce que caché,
au premier chef l’empire romain, foncièrement mauvais dans l’absolu, mais indispensable dans
le relatif, meilleur que la destruction totale dont la révélation chrétienne nous menace.60
Ainsi par exemple dans les Évangiles : « Tout royaume divisé contre lui-même court à sa
ruine ; aucune ville, aucune famille, divisée contre elle-même, ne se maintiendra. » (Matthieu
12, 25). Ce continuum entre royaume, ville et famille est éclairant : sont citées les principales
entités institutionnelles qui ont pour objectif l’unité du groupe et comme hantise, sa division :
« toute une sociologie, toute une anthropologie fondamentale s’y résume.61 »
L’obsession de l’unité et de la pérennité est tout aussi présente dans le propos de Caïphe sur
l’alternative entre la mort d’un peuple tout entier avec celle d’un seul (Jean, 11, 50) établis-
sant en quelque sorte la filiation entre le religieux archaïque et le politique, l’un et l’autre fon-
dés sur le tous contre un : alors que le premier méconnaît le mécanisme sous-jacent, le second

59
Le bouc émissaire, p. 173.
60
Achever Clausewitz, p. 17.
61
Le bouc émissaire, p. 277. On verra l’importance de cette continuité à notre chapitre 10.

81
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

s’essaie à le manipuler. Le chapitre X du Bouc émissaire est consacré au propos de Caïphe


lorsqu’il tente de susciter un « groupe en fusion » par la mise à mort d’un seul. Girard assi-
mile raison politique, toujours persécutrice, et raison du bouc émissaire. Les Évangiles dénon-
ceraient cette vision comme « une erreur complète » et contrasteraient ainsi avec la politique
contemporaine62 :
Les puissances de ce monde se divisent visiblement en deux groupes non symétriques, d’une
part les autorités constituées et de l’autre la foule. En règle générale, les premières l’emportent
sur la seconde ; en période de crise, c’est l’inverse. […] Ce processus de fusion assure la refonte
des autorités par l’intermédiaire du bouc émissaire, c’est-à-dire du sacré.63
Si les pensées politiques « conservatrices » concentrent leurs critiques sur la seule foule, les
« révolutionnaires » réservent les leurs aux pouvoirs établis64. Le procès de Jésus illustre cette
dialectique de la foule et des pouvoirs établis. Les différentes mesures que prend Pilate ne
suffisent pas à lui permettre de faire triompher son point de vue : « Pilate est le vrai détenteur
du pouvoir, mais au-dessus de lui il y a la foule. Une fois mobilisée, elle l’emporte absolu-
ment, elle entraîne les institutions derrière elle, elle les contraint à se dissoudre en elle. 65 » Le
souverain est donc toujours déjà la foule, au moins dans les périodes critiques où elle mani-
feste sa puissance sans craindre les forces de l’ordre. L’unanimité requise par le mécanisme
victimaire l’affirmait déjà à sa manière. Dans les gouvernements représentatifs contempo-
rains, le peuple détient désormais juridiquement la souveraineté de manière permanente : il
l’exerce périodiquement par ses suffrages et continument en tant qu’opinion publique.
La question dans Marc (3-23) « comment Satan expulse-t-il Satan ? 66 » donne l’occasion à
Girard de préciser que Satan est pour lui « un principe d’ordre autant que de désordre67 » :
cette formule définit de la façon la plus synthétique qui soit « l’efficacité du mécanisme vic-
timaire »68, le principe constitutif et le principe de destruction ne faisant qu’un69. Satan est un
mécanisme d’autorégulation.
L’Évangile aborde enfin directement le thème des frères ennemis lors de l’épisode très poli-

62
Ibid., p. 171.
63
Ibid.
64
Ibid., p. 172.
65
Ibid., p. 159.
66
Je vois Satan, p. 64.
67
Ibid., p. 65.
68
Ibid., p. 67.
69
Le bouc émissaire, p. 275.

82
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

tique de la décollation de Jean-Baptiste entre deux frères s’appelant tous deux Hérode70. La
mise à mort de Jean-Baptiste suit son imprécation à Hérode (Marc, 6, 18) : « Il ne t’est pas
permis d’avoir la femme de ton frère. » La confusion est générale, « il n’y a plus que frères
ennemis et jumeaux mimétiques dans le texte, Hérodiade, la mère, et sa fille Salomé, Hérode
et son frère, Hérode et Hérodiade.71 » Obtenir la tête de Jean-Baptiste au sens figuré qui est
probablement celui d’Hérodiade ou au sens propre tel que le comprend Salomé72, c’est obliger
Hérode à sacrifier un être précieux, le soustraire à l’influence du prophète et le soumettre en-
tièrement à celle de son épouse, un enjeu politique, donc, plus que religieux.
Cette anthropologie politique évangélique faite de quelques fulgurances constitue le cadre de
la pensée de Girard en la matière. Comment éviter la division ? Comment les pouvoirs insti-
tués parviennent-ils à contenir la violence de la foule ? Comment la foule fait-elle émerger un
pouvoir ordonnateur de son propre désordre ? Après l’Ancien Testament, le Nouveau se dé-
marque du vieil ordre mythologique en proclamant encore plus fort l’innocence de la victime
et la culpabilité des foules autant que l’impuissance des autorités instituées à maintenir l’ordre
sans recours à la violence. La question de la détention de la souveraineté et de son exercice est
ainsi posée à nouveaux frais au moment de basculer selon Girard dans une nouvelle phase de
l’histoire de l’humanité, celle où les mécanismes sacrificiels perdent progressivement leur
capacité à refonder périodiquement l’unité de la collectivité publique.

Section 4 : Problème posé par un corpus principalement fictionnel

Cette dernière section est une digression au terme de nos deux premiers chapitres qui présen-
tent les sources de la théorie mimétique. Cette démarche qui se veut scientifique a pour parti-
cularité de traiter d’un matériau principalement fictionnel ou supposé tel73, laissant de côté les
données quantitatives et les concepts forgés par d’autres penseurs74. Girard est avant tout un
lecteur exceptionnel, capable de déceler des similitudes là où les autres ne voient que des dif-

70
Girard consacre un chapitre du Bouc émissaire à cette analyse. Ainsi, p. 191 : « De quoi s’agit-il en réalité ?
De frères ennemis. Les frères sont voués à la rivalité par leur proximité même ; ils se disputent le même héritage,
la même couronne, la même épouse. Tout commence comme dans un mythe par une histoire de frères ennemis.
Ont-ils les mêmes désirs parce qu’ils se ressemblent ou se ressemblent-ils parce qu’ils ont les mêmes désirs ? »
71
Ibid., p. 193.
72
Ibid., p. 203-204.
73
Ces sources prennent la forme quasi-exclusive de textes, documents soit se présentant comme fictions, soit se
donnant ou étant considérés comme mythiques et donc comme non réels.
74
Seules l’histoire et l’archéologie lui semblent des sources sûres ainsi que l’ethnologie, pour autant qu’elle se
limite au recueil scrupuleux des données ethnographiques. Les essais théoriques lui fournissent en effet rarement
des arguments pour étayer ses raisonnements : leur statut est plutôt illustratif quand ils ne sont pas l’objet de
critiques émises à partir de sa propre théorie.

83
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

férences et, à l’inverse, distinguer des situations a priori semblables pour les opposer sur un
point décisif. D’où probablement son appétence pour les textes comme matériau de sa pensée.
Ce corpus a pour effet une focalisation sur les situations rivalitaires ainsi qu’un manque
d’intérêt pour l’empathie et la sympathie. Ce parti pris ne présente néanmoins pas
d’inconvénient majeur quand il s’agit de penser le politique.

§ 1 : La surreprésentation des situations conflictuelles

Le choix du corpus est en lui-même sujet à caution : l’hétérogénéité des sources, l’importance
donnée à des formulations religieuses ou encore la prétention paradoxale à tirer de la fiction
des vérités scientifiques soulèvent des difficultés de même que la défiance de principe dont
Girard fait preuve symétriquement à l’égard des travaux des essayistes.
De plus, les textes qu’il analyse traitent de situations par construction critiques, violentes ou
cruciales. Un romancier ou un dramaturge propose rarement à ses lecteurs des intrigues où
rien ne se passe, où tous les problèmes rencontrés se résolvent immédiatement75.
De même, les mythes se réfèrent à des événements fondateurs mémorables et sont donc tout
sauf anodins. Cette remarque vaut aussi pour les « textes de persécution ». Enfin, les textes
religieux relèvent d’une logique comparable de relation d’événements décisifs émaillés de
situations conflictuelles qu’une communauté a souhaité conserver en mémoire.
Pour autant, on peut accepter que l’anthropologie promue par Girard se centre sur les seules
situations relationnelles problématiques, les autres ne justifiant pas qu’on les analyse dans la
mesure où il n’est pas nécessaire d’y remédier76.

§ 2 : L’impasse relative faite sur l’empathie et la sympathie

La pensée girardienne porte ainsi quasi-exclusivement sur la violence et les crises sociales.
Elle fait peu de cas de ce qui se passe bien d’emblée, même si elle parle souvent de « bonne »
mimésis, cet adjectif étant alors toujours et symptomatiquement placé entre guillemets. Pour
l’illustrer, Girard évoque fréquemment la situation d’apprentissage : essentielle à
l’hominisation et à la formation initiale des humains, elle constitue le conservatoire de la mé-

75
DE ROUGEMONT s’en amuse à plusieurs reprises in L’amour et l’Occident.
76
In Les origines, p. 97 : « J’ai surtout insisté sur l’aspect de rivalité et de conflit de la mimésis. J’ai procédé
ainsi, parce que j’ai conçu les mécanismes mimétiques à travers l’analyse de romans, dans lesquels la représenta-
tion des rapports conflictuels est essentielle. La “mauvaise” mimésis est donc toujours dominante dans mon
travail. Mais dans les rapports entre être réels, c’est, bien sûr, la “bonne” mimésis qui domine. Sans elle, pas
d’éducation, pas de transmission culturelle, pas de rapports paisibles. »

84
Chapitre 2 : Des mythes fondateurs à l’anthropologie évangélique, la fatalité de la rivalité

diation externe dans notre époque concurrentielle. Mais sa théorie ne traite pas de
l’empathie77 ni, a fortiori, de la sympathie, sauf à ce qu’elles se dégradent paradoxalement en
situations conflictuelles. L’amitié initiale des personnages du théâtre de Shakespeare se mue
fréquemment en envie, jalousie et haine78. Là où il n’y a pas de violence, là où les règles so-
ciales sont respectées et tant qu’elles suffisent à maintenir la concorde dans la communauté,
Girard se contente de constater quelles sont ces règles, par exemple celles de la politesse, et
en quoi elles sont efficaces.
Cette position est dommageable. Si Girard regrette à raison que les théories de l’imitation79
fassent peu de cas de l’appropriation et de la rivalité, il ne sert pas la cause de ses propres re-
cherches en écartant symétriquement de ses préoccupations la plupart des relations paisibles.
La théorie mimétique devrait aussi rechercher les circonstances qui président à leur instaura-
tion et les conditions de leur maintien.

§ 3 : Une lacune de peu d’importance pour l’étude du politique

Les considérations qui précèdent ont leur utilité pour mesurer la portée actuelle et potentielle
de la théorie mimétique. Pour autant, quelle que soit la définition du politique retenue, il s’agit
toujours de contenir la violence le plus longtemps et le plus efficacement possible tant à
l’extérieur qu’au sein de la collectivité nationale ou, plus largement, du holon politique en
cause. Le politique est par nature un terrain conflictuel. Dans la forme institutionnelle du gou-
vernement représentatif, l’affrontement a même été ritualisé sous la forme de joutes électo-
rales récurrentes.
La question de la confiance est bien entendu essentielle à la persistance d’une souveraineté et
d’une collectivité politique. Elle implique l’activation de mécanismes d’empathie et de sym-
pathie. Néanmoins ceux-ci sont mis en œuvre dans un deuxième temps, celui de la sortie de la
violence ou de son maintien à distance.
La surreprésentation de situations relationnelles conflictuelles dans la théorie mimétique cons-
titue donc plutôt une circonstance favorable à l’importation des concepts de ses mécanismes
et concepts au sein de la sphère politique. Il s’agit en effet toujours d’y prendre en compte des
oppositions et des luttes : de la guerre à la compétition électorale en passant par la fixation des

77
Les travaux sur les neurones miroirs s’intéressant en priorité à l’empathie, Girard semble même le déplorer
dans Les origines, alors que Jean-Michel Oughourlian y repère une confirmation neurophysiologique de
l’hypothèse mimétique.
78
Par exemple dans Les deux gentilshommes de Vérone.
79
Comme Les lois de l’imitation de TARDE.

85
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

règles de droit que l’on voudrait aussi consensuelle que possible mais qui contraignent les
personnes et restreignent les libertés, la rivalité est toujours présente autour de l’objet du désir
que représente le pouvoir ou la puissance.
Tout au long de ce chapitre, la rivalité des semblables mise en évidence au chapitre 1er par les
écrivains de fiction de l’époque moderne est apparue comme beaucoup plus ancienne. Étéocle
et Polynice ne constituent pas une paire isolée. Les affrontements collectifs de nature à mettre
en cause la survie des groupes et les oppositions entre frères sont omniprésentes dans les
mythes et la Bible. La Révélation évangélique résonne de ce fait comme une anthropologie.
Le travail préalable de reformulation de la théorie mimétique en des termes permettant son
importation dans le domaine politique, à partir des mécanismes de la rivalité entre semblables
et de leur fatalité attestée tant par la mythologie que les textes bibliques, est maintenant ache-
vé. Il s’agit désormais de déterminer la forme, la portée et la pertinence de cette extension.

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Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

Chapitre 3 :
Entre interdividuel et international,
l’institutionnalisation du conflit politique

L’ontologie paradoxale prêtée dans l’introduction à Girard – être, c’est manquer d’être – va
trouver ici sa déclinaison politique : être au pouvoir, incarner le pouvoir, c’est manquer de
pouvoir, en avoir insuffisamment. Cela vaut logiquement pour les relations internationales où
l’État souverain est confronté à ses pairs et à ce qui émerge comme autorité et droit suprana-
tionaux. C’est tout aussi vérifiable au sein même de l’État, d’une collectivité territoriale ou
d’un parti : le pouvoir y est non seulement précaire, mais son exercice dans le laps de temps
où il est confié à un détenteur quelconque n’est jamais absolu et ne parvient pas davantage à
atteindre complètement ses fins, autrement dit, à combler ses désirs politiques.

Section 1 : L’international, champ de la rivalité entre les peuples et les États

Au terme de ses recherches, Girard trouve chez Clausewitz le concept qui permet d’étendre la
rivalité mimétique aux relations entre États : « La guerre n’est rien d’autre qu’un duel à plus
vaste échelle.1 » Le changement d’échelle ne modifie pas la structure des relations qui lient ou
opposent, que celles-ci mettent aux prises des individus, des petits agrégats ou des ensembles
aussi vastes que peuvent l’être les peuples, les nations et les États. S’établit ainsi une relation
entre deux holons X et Y, quelle que soit leur taille, laquelle peut engendrer des confronta-
tions entre leurs désirs émulatifs respectifs qui dégénèrent en affrontement, ce que Clausewitz
appelle duel : comme la lutte, « la guerre est un acte de violence destiné à contraindre
l’adversaire à exécuter notre volonté.2 » Cette définition de la réciprocité a pour conséquence
une montée aux extrêmes : « chacun des adversaires fait la loi de l’autre.3 »
Pour Girard, action réciproque clausewitzienne qui « provoque et diffère en même temps la
montée aux extrêmes » et principe mimétique ne font qu’un : « Ce ressort de l’imitation vio-
lente qui fait se ressembler de plus en plus les adversaires, est ce qu’on trouve à la racine de

1
De la guerre, traduction de l’allemand de Denise Neuville, Paris : éditions de Minuit, 1955, p. 51 cité in Ache-
ver Clausewitz, p. 30.
2
Ibid., p. 30.
3
Ibid., p. 53.

87
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tous les mythes, de toutes les cultures.4 » Il repère aussi chez l’historien Ernst Nolte son ex-
pression de « modèles repoussoirs » pour caractériser « le mimétisme qui lie étroitement bol-
chévisme et nazisme »5, si proche de ses propres modèles-obstacles, ouvrant la voie à une
extrapolation de la théorie mimétique de l’interdividuel à l’international6.
La logique du duel entre rivaux simultanément modèles et obstacles convainc Robert Farneti
que la théorie mimétique est de nature à éclairer de nombreux phénomènes que les polito-
logues négligent : « l’imitation réciproque comme la cause fondamentale de la discorde chez
les hommes, les mécanismes de polarisation dans les conflits humains et l’étrange ressem-
blance croissante entre “rivaux mimétiques”.7 »

§ 1 : Conflits interétatiques et communauté internationale

La politique internationale offre un champ d’expansion particulièrement favorable à la théorie


mimétique. La rivalité entre les États, réputés égaux puisque souverains, est au cœur de la
théorie (réaliste) des relations internationales.
Le droit international se veut l’institution de la moindre violence dans le domaine interéta-
tique. Le droit à l’auto-détermination des peuples et à disposer d’un État fait également écho à
l’autonomie individuelle revendiquée par les sujets désirants : ce droit légitime la revendica-
tion d’une égale puissance d’être de tout peuple qui aspire en conséquence à se constituer en
État souverain. Tout peuple autonome – dans la terminologie du droit international en mesure
de faire jouer son droit à l’auto-détermination ou à disposer de lui-même – tend à prendre
modèle sur la communauté internationale dont il espère la reconnaissance et la consécration
en qualité de membre. Tout peuple entendant disposer de lui-même revendique une égale
puissance en prenant modèle sur ceux qui se sont déjà vu reconnaître un statut étatique et sont
à ce titre membres de la communauté internationale. En théorie, médiatrice externe, celle-ci a
l’ambition de servir de cadre à la concorde de ses membres et de maintenir la paix entre eux.
Chaque peuple doit pour ce faire lui céder une part de sa souveraineté. À l’ambition de souve-
raineté planétaire de la communauté internationale, s’opposent néanmoins des États agres-

4
Ibid., p. 40 et 41 : « Cette ambivalence est fondamentale, et contribue à faire de l’interaction entre les hommes
un principe unique. […] L’action réciproque est donc à la fois échange, commerce et réciprocité violente. »
5
Ibid., p. 59 et p. 88-89.
6
In OUGHOURLIAN, Psychopolitique, p. 80, l’auteur s’essaie à traiter des relations entre États sur le mode du
dépit amoureux. Il propose comme exemples la jalousie des pays arabes face à la préférence ostensible des États-
Unis pour Israël ou encore la déception des Russes de ne pas voir les Américains s’intéresser à eux autrement
que dans le projet de leur prendre leurs ressources avec l’aide d’oligarques.
7
FARNETI, Mimetic Politics: Dyadic Patterns in Global Politics, emplacement 920 (les éditions Kindle substi-
tuent à la pagination des emplacements), ma traduction.

88
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

seurs ou oppresseurs. Ceux-ci se placent ou mettent d’autres en position d’exclus de la com-


munauté, de « hors la loi internationale ». Lorsqu’ils redeviennent des États défenseurs ou
accèdent à cette dignité, ils (ré)intègrent la communauté internationale.
L’agression n’est pas nécessairement militaire ni venue de l’extérieur. Elle est souvent op-
pression, d’où la préférence donnée à ce terme dans notre schéma ci-après. À l’époque ac-
tuelle où le commerce international s’est développé dans des proportions inédites, il peut
s’agir de manipulations de cours de change, d’exploitation de sa main d’œuvre intérieure, de
modification des droits de douane, d’application de normes défavorables aux importations…
Cette relation entre État oppresseur et peuple souverain est plus ou moins efficacement régie
par le droit international, de moins en moins le classique droit de la guerre (jus ad bellum et in
bello8), plus souvent désormais le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et par le droit du
commerce international ou encore le droit pénal international9.
Des situations d’exclusion de la communauté internationale, plus ou moins accentuées et as-
sumées, laissent pour compte un ensemble disparate constitué par tous ceux qui ont pour point
commun d’être en dehors de la loi internationale. On y trouve historiquement ce que l’on con-
sidérait autrefois comme terra nullius ou territoires de populations colonisables10. Au-
jourd’hui, malgré la décolonisation et le principe d’autodétermination des peuples, cette caté-
gorie est loin d’être vidée : peuples sans État comme les Palestiniens ou sous la férule d’un
État dont ils contestent la souveraineté comme les Tibétains en Chine, voire de plusieurs États
(les Kurdes). Autres types de hors-la-loi, les États dits voyous11 s’affirment par une transgres-
sion des règles du droit international, telle la Corée du Nord, et par la perpétration de crimes
de guerre ou de crimes contre l’humanité, le plus souvent contre leur propre peuple, comme le
montre Paul Dumouchel12. Il faut encore y ajouter les organisations terroristes qui occupent
désormais le devant de la scène internationale en Asie et en Afrique en renouvelant les formes
de l’insurrection. Un droit pénal émerge ainsi peu à peu pour permettre à la communauté in-
ternationale d’exercer un minimum de la souveraineté à laquelle elle aspire en sanctionnant
des crimes contre l’humanité qu’elle représente : la souveraineté étatique s’est historiquement

8
Droit qui encadre la manière d’engager un conflit et tente de prévenir sa survenance, d’une part, et droit inter-
national humanitaire durant le conflit, d’autre part.
9
Achever Clausewitz, p. 64 : « Clausewitz […] dit qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré, entre le
commerce et la guerre. »
10
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 27 et 41 en particulier.
11
Achever Clausewitz, p. 131 : « Le fait qu’on parle d’“États voyous” prouve à quel point nous sommes sortis de
la codification des guerres interétatiques […]. » Girard fait allusion ici à une locution derridienne.
12
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, en particulier les analyses des génocides cambodgien et rwandais, chapitres
1 et 4.

89
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

manifestée très tôt par l’instauration d’un pouvoir judiciaire, cœur de sa monopolisation de la
violence légitime.

Figure 3 : Carré appliqué à la politique internationale

Un nouveau carré sémiotique peut être formé : contradictions opposant communauté interna-
tionale et État oppresseur troublant sa quiétude d’une part (1), peuple autodéterminé et hors la
loi internationale de l’autre (2) ; contrariété entre peuple autodéterminé et communauté inter-
nationale (4), mais aussi entre État oppresseur et hors la loi internationale (3) ; enfin complé-
mentarité entre peuple autodéterminé et État oppresseur (5) d’un côté, communauté interna-
tionale ayant seule la capacité d’édicter des normes auxquelles doivent se plier les états
membres et hors la loi internationale (6) de l’autre. L’équivalent de l’illusion romantique est
produit par le côté du carré qui semble vouloir maîtriser la violence par des institutions et un
droit autonomes des États (5). Le droit international est en effet la tentative de réponse de la
communauté internationale aux situations relationnelles qui mettent aux prises les États et les
peuples : il forme des institutions, définit ce qui est autorisé et interdit, détermine des sanc-
tions applicables en cas de violation de ces règles et donne mandat à des forces d’intervention
susceptibles de faire valoir ces dispositions. Il se fonde sur un postulat identique à celui du
romantisme : l’autonomie des peuples souverains ou aspirant à la souveraineté, égaux à tous
les autres, quelles que soient leur puissance et leur capacité d’influence sur leurs voisins
comme sur la communauté internationale dans son entier13.

13
La Charte des Nations-Unies énonce parmi ses buts en son article 1 : « 2. Développer entre les nations des
relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer
d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde. » L’égalité des peuples se
traduisant par un droit à disposer d’eux-mêmes est au cœur de la construction onusienne. Elle est naturellement
porteuse de l’inverse de ce à quoi elle aspire : revendications, violences et rivalités sans fin.

90
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

Souverain, le peuple disposant d’un État internationalement reconnu est supposé se donner à
lui-même sa propre loi. Le droit international et les quelques instances qui ont vocation à le
faire valoir doivent sans cesse rappeler l’égalité des peuples souverains en droit et
l’inviolabilité de la souveraineté de chacun d’entre eux, tout en intervenant contre les dé-
viances de certains, dès lors qu’ils ne sont pas trop puissants. Les peuples annexés ou interdits
d’émancipation n’ont enfin d’autre recours que l’insurrection, mettant en évidence leur situa-
tion de victimes devant les membres de la communauté internationale. Pour Girard, l’espoir
ou l’illusion de l’auto-détermination et de la promotion de ses droits est désormais vouée à se
dissiper : « La perte du droit de la guerre nous laisse face à l’alternative terrible de l’attaque et
de la défense, de l’agression et de la réponse à cette agression, qui sont une seule et même
chose. Clausewitz a bien compris que le principe d’adversité serait de plus en plus impuissant
à contenir l’hostilité montante.14 »
La communauté internationale (4), en tant que groupement des États défenseurs, s’est histori-
quement constituée en Concert des nations européennes au XIXe siècle, au moment où le
vieux continent a colonisé une grande partie de la surface de la planète et se considérait, non
sans quelques raisons, comme son centre ou, au moins, sa pointe avancée. Elle a poursuivi son
élaboration, échec après échec, à l’issue de chacune des deux guerres mondiales, en Société
Des Nations (SDN) et en Organisation des Nations Unies (ONU) au moment où les démem-
brements des empires coloniaux obtiennent leur indépendance, soit encore le droit à revendi-
quer leur souveraineté dans le règlement de leurs affaires intérieures. Aucune de ces organisa-
tions n’est toutefois parvenue à faire reconnaître sa propre souveraineté sur les États qui la
constituent ou, a fortiori, refusent de la rejoindre. L’ONU a su néanmoins se rendre désirable
comme une reconnaissance par une assemblée de pairs pour tous les peuples autodéterminés
qui se constituent en États et aspirent à y adhérer : pour autant, plutôt qu’abandonner leur
souveraineté en renonçant définitivement au droit à la guerre pour défendre leurs frontières en
dehors d’une intervention de la communauté internationale, ils entendent ainsi affirmer cette
souveraineté à un niveau égal à celui des autres pays déjà membres. L’adhésion équivaut à un
rituel baptismal ou une initiation des États nouvellement constitués. L’organisation internatio-
nale parvient ainsi à polariser les désirs de ses membres mais pas à combler leur propre insuf-
fisance d’être ni la sienne.
Entre défenseur et agresseur, la montée aux extrêmes du conflit est en théorie limitée par un

14
Ibid., p. 127.

91
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

droit censé prévenir la belligérance puis en encadrer les modalités. Ironiquement, plus les
règles d’un tel droit ont été édictées et moins de telles limitations ont joué. La « guerre en
dentelles » respectait sans doute mieux une coutume non écrite ou une doctrine de juriscon-
sultes que le droit codifié n’est pris au sérieux dans la guerre moderne et contemporaine de-
puis la Révolution française et les campagnes napoléoniennes. Les armes de destruction mas-
sive détenues ou convoitées par l’un sont devenues le prétexte aux agressions de l’autre qui
les légitime en évoquant un principe de guerre juste préventive. Comme le signale Girard à la
suite de Clausewitz, le défenseur veut la guerre et l’agresseur la paix15. En ce qu’il est seul
confirmé dans son bon droit par la communauté internationale, le peuple autodéterminé est
celui qui possède au moment du conflit ce que l’oppresseur convoite et, de ce point de vue, il
est celui des rivaux qui occupe la position du modèle et de l’obstacle : il dispose d’un avan-
tage dans cette médiation double16 qui conduit aux violences les plus extrêmes. La situation
est ainsi une fois encore comparable à celle de la mimésis d’appropriation interdividuelle.
En phase avec son époque et dans le prolongement du message évangélique, le droit interna-
tional des victimes (6) – celui des États vaincus, des prisonniers de guerre et des civils, qu’ils
soient réfugiés ou passés sous la souveraineté de l’occupant – connaît depuis un siècle et demi
les développements les plus significatifs à mesure que la violence se déchaîne sur les champs
de bataille : création et développement de la Croix-Rouge et d’autres ONG à vocation interna-
tionale, Haut-commissariat aux réfugiés, protection des populations civiles et des prisonniers
de guerre, définition des crimes de guerre et contre l’humanité, constitution de cours pénales
internationales et condamnations de criminels de guerre17… bref tout ce que l’État national ne
leur garantit plus. La communauté internationale connaît sans doute ses réalisations les plus
manifestes dans la reconnaissance des victimes et ses efforts sporadiques pour diminuer les
violences qui leur sont faites. Et peut-être est-ce le mieux qu’elle puisse viser actuellement.
Elle vient ainsi à l’aide de populations au moins en partie en dehors de la loi internationale,
n’y étant plus assujettie par un État protecteur incapable de les incorporer à la communauté
internationale. Le souci des victimes médiatisé et compassionnel est désormais de plus en plus

15
Ibid., p. 49 : « […] la seconde grande intuition de Clausewitz qui prend la forme d’un paradoxe : le conquérant
veut la paix, le défenseur veut la guerre. » Jean-Louis Martres, un théoricien des relations internationales, af-
firme de son côté : « La puissance ne justifie pas la conquête, mais fait plutôt l’éloge du gendarme gardien de
l’ordre. La puissance réaliste pourrait en fait se définir comme le recours à la force contre la violence, mais ce
paradoxe passe souvent inaperçu, alors qu’il est la condition essentielle pour arriver à la table de négociation,
prélude à la paix. » In MARTRES, « De la nécessité d’une théorie internationale. L’illusion paradigmatique », p.
27.
16
Ibid., p. 50.
17
Voire l’énonciation d’un « droit d’ingérence » par des intellectuels et certains dirigeants d’ONG.

92
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

enchevêtré avec des buts de guerre traditionnels et supposés rationnels. Comme toujours et
peut-être plus que jamais, le politique se réduit ici à la moindre violence. Il tente de maintenir
en vie, voire de faire renaître des populations vouées à la disparition par les génocides, les
viols ethniques, les conversions de force ou l’interdiction de pratiquer leurs cultes tradition-
nels et, plus généralement, l’assujettissement sous toutes ses formes. Le politique peut égale-
ment provoquer, mais aussi différer, la montée aux extrêmes18 des États concurrents19 en re-
tardant, ralentissant, voire désamorçant l’escalade. C’est souvent le rôle de la diplomatie, la-
quelle reste une option possible, voire indispensable, pour dénouer certaines crises.
L’État agresseur, une fois vainqueur, exerce sa tutelle sur le vaincu, État constitué ou peuple
n’ayant pas eu accès à une reconnaissance juridique de sa souveraineté. Un État peut alors se
faire annexer, perdant du coup son identité ; un peuple peut aussi revendiquer des droits au-
près de la communauté internationale en arguant de sa situation de victime, le cas échéant par
l’insurrection d’une partie de ses ressortissants.
Reste enfin le cas où la communauté internationale peut se faire, en tout ou en partie, agres-
seur en constituant des coalitions (1) intervenant sous mandat de l’ONU, voire sans son ac-
cord. Toutefois cette vision de la guerre et de ses tentatives de régulation par le droit interna-
tional et la diplomatie semble désormais en phase de dépassement. Le terrorisme ou le retour
de la piraterie et du rançonnage d’un côté, la « guerre » que les États leur mènent de l’autre en
oubliant les règles antérieurement posées ainsi que les guerres civiles et ethniques constituent
les avatars récents de l’affranchissement des institutions régulatrices de la belligérance.
La structure et la dynamique systémique20 à l’œuvre dans la lecture girardienne des grandes
fictions littéraires et de l’Évangile comme anthropologie21 sont ainsi susceptibles d’une im-
portation féconde dans le champ de la politique internationale. Quelles que soient les entités
en présence – individus en quête de leurs opportunités d’être, croyants à la recherche de sens
ou États prétendant à leur pleine souveraineté –, le jeu des désirs, des espérances ou des ambi-
tions inspirés par des modèles proches ou lointains, réels ou imaginaires, conduit inéluctable-
ment à des heurts et s’achève par des déceptions, des victimes et des exclusions.

18
Achever Clausewitz, p. 45. Girard signale la ressemblance de la montée aux extrêmes et de la crise sacrifi-
cielle.
19
Ibid., p. 44.
20
In Des choses cachées, livre III, chapitre 1, section E, Girard indique sa proximité avec Bateson par un déve-
loppement substantiel. Nous l’avons vu, le modèle-obstacle engendre deux suggestions contradictoires (imite-
moi / ne m’imite pas) illustrant le caractère nocif du double bind batesonien. Parmi de nombreux commentateurs
soulignant cette parenté, Paisley Livingston signale l’insistance mise par Girard sur les cadres de l’interaction, in
LIVINGSTON, 1992, p. 62 et note 1 p. 60.
21
Sous-jacente dans les textes fondateurs du christianisme.

93
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Si cette structure est valide pour les conflits entre personnes comme entre les États, il doit être
possible de reproduire ce cadre heuristique au sein même des entités étatiques pour mieux
comprendre les mécanismes qui régissent leur permanence et leurs oscillations propres.22
Girard propose d’ailleurs une analyse des guerres franco-allemandes qui ouvre sur une géné-
ralisation possible à la politique intérieure ou encore aux conflits sociaux :
Le facteur politique est décisif quand les masses sont indifférentes, dérisoire quand elles ne le
sont plus. […] Si donc les lois internes aux masses en présence poussent l’une d’entre elles à ne
plus agir, elles pousseront l’autre, soit à agir (montée aux extrêmes), soit à ne pas agir (observa-
tion armée). […] Le refus de l’un appelle la volonté de l’autre. L’observation armée n’est donc
pas du tout une contention de la violence guerrière, mais ce qui va la déclencher de façon im-
prévisible. Ce refus de se battre n’entraîne le refus de l’autre que dans des cas rares, ceux où
« les masses sont indifférentes ».23
Que l’enjeu soit international ou national, les autorités ont en définitive à naviguer entre les
deux écueils que constituent l’indifférence et l’effervescence des masses.

§ 2 : Guerres asymétriques et terrorisme globalisé, fin de la guerre et nouvelles belligé-


rances réintégrées dans la politique intérieure

Depuis 1945, la guerre interétatique a perdu beaucoup de plausibilité. L’historien Yuval Noah
Harari observe l’avènement d’un « empire mondial » :
La menace d’un holocauste nucléaire favorise le pacifisme ; quand le pacifisme progresse, la
guerre recule et le commerce fleurit ; et le commerce augmente à la fois les profits de la paix et
les coûts de la guerre. […] La toile toujours plus serrée des connexions internationales érode
l’indépendance de la plupart des pays, amenuisant les chances que l’un d’eux lâche unilatérale-
ment la meute.24
La fin de l’illusion romantique de la guerre comme expression de l’autonomie des États-
nations, régie par le droit, apparaît désormais évidente tant du fait des partisans, des terroristes
que des États eux-mêmes25. Dans les conflits récents, la guerre n’est plus déclarée et ne met

22
Et ce, même si les relations internationales mettent entre parenthèses le politique après qu’il a défini les buts
du conflit et donné les objectifs au commandement pour laisser la place au militaire jusqu’à l’armistice ou la
paix, in GALULA, 2008, p. 17.
23
Achever Clausewitz, p. 314-316.
24
HARARI, Sapiens, emplacements 6938-6940.
25
Détentions sans procès à Guantanamo, assassinats ciblés à l’aide de drones, usage d’armes prohibées, écoutes
de la National Security Agency : la plus puissante et plus ancienne démocratie du monde donne une consistance
imprévue au prophétique Big Brother de George ORWELL, 1984.

94
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

que rarement aux prises deux États se conformant à leurs obligations internationales26 : juridi-
quement reconnus ou non, les belligérants s’affranchissent des règles péniblement codifiées
antérieurement. La généalogie du terrorisme contemporain a été établie par Schmitt à partir
des guerres de partisans d’Espagne et de Russie faisant reculer les armées napoléoniennes et
conduisant de part et d’autre à la fin de la guerre « régulière »27. Ce faisant, loin de constituer
un progrès, cette fin de la guerre comme institution ouvre la voie à une nouvelle barbarie, une
violence débridée, en l’absence de toute ritualisation modératrice28.
Galula rappelle qu’ « une guerre révolutionnaire est avant tout un conflit intérieur, bien que
des influences extérieures manquent rarement de s’y exercer.29 » Cette guerre est asymétrique,
ne serait-ce que parce que seul l’insurgé peut la déclencher30 : il tient la place de l’agresseur
dans le schéma classique des relations internationales. Cette forme de supériorité du faible au
fort est complétée par celle que lui confère l’idéologie – la cause défendue –, dès lors qu’elle
est susceptible d’attirer la sympathie, une fois relayée par sa propagande. Il s’agit pour le stra-
tège de la troisième des modalités de la conquête du pouvoir par la force, après la révolution
et le complot, encore appelé coup d’État ; elle s’en distingue par la durée, le caractère métho-
dique et la progression pas à pas.
Chaque rival a un même désir : se gagner les faveurs ou obtenir la soumission de la popula-
tion31 constitue en effet une des conditions d’un succès durable. La population spectatrice et
victime de l’affrontement entre les insurgés et l’État institué désire quant à elle avant tout la
sécurité32. Il en va au demeurant de même dans le cadre d’un affrontement électoral au sein
d’un système de gouvernement représentatif, à la différence près qu’en ce cas, le décompte du
soutien majoritaire est formalisé et procédural. Au vu de cet enjeu commun, les conflits asy-
métriques apparaissent comme des enfants adultérins de la compétition démocratique. Lors
d’une guerre asymétrique, les « insurgés » revendiquant une égale puissance d’être poursui-
vent le but de rééquilibrer les forces par tous les moyens, progressivement, pour espérer faire
céder les « loyalistes » : la rivalité pousse un certain temps à l’égalisation des forces. Cer-

26
En 1982, la guerre des Malouines (ou Falklands) entre Royaume Uni et Argentine fait figure d’exception,
comme nous l’a signalé Paul Dumouchel lors d’une rencontre en septembre 2013 à Montreuil.
27
Achever Clausewitz, p. 128-129. Il ajoute : « Peut-être aura-t-il fallu attendre la catastrophe symbolique du 11
septembre et la “réponse” des Américains en Irak pour que l’équivalence de ces deux guerres, “irrégulière” et
“régulière” soit enfin patente. Telle est la vraie logique de la réciprocité, d’autant plus redoutable que la réponse
est différée […]. »
28
Ibid., p. 134.
29
In GALULA, De la contre-insurrection, p. 9.
30
Ibid., p. 10.
31
Ibid., p. 16.
32
Ibid., p. 24.

95
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

taines données inversent l’asymétrie initiale : ainsi « l’insurrection est bon marché, la contre-
insurrection coûte cher33 » ; et alors que la génération du désordre se produit de manière
souple sans complexité organisationnelle, la rigidité caractérise l’exercice des responsabilités
gouvernementales. L’insurrection supporte et exploite la violence la plus extrême mieux que
des gouvernements représentatifs dont l’opinion ne tolère plus les morts parmi ses soldats et
l’injustice des dégâts collatéraux sur le terrain des affrontements s’ils viennent à être connus
d’elle. Tout cela contribue à singulièrement rééquilibrer les forces pour lesquelles une appré-
ciation budgétaire et comptable est inappropriée. Aujourd’hui, suggère Paul Dumouchel, « la
nouvelle division de l’espace international en sanctuaires protégés et en zones plus ou moins
abandonnées à la violence et au désordre suggère la fin du politique tel que nous l’avons con-
nu depuis quatre ou cinq siècles.34 » La dimension politique de la violence, sa capacité à se
légitimer elle-même sur son territoire et face à sa population, s’amenuise progressivement.
Quant aux enjeux des conflits, ils semblent porter désormais de plus en plus sur la construc-
tion d’États de par le monde autour des questions de communauté et d’identité. Pour la spé-
cialiste des relations internationales Mary Kaldor, « les groupes identitaires, qu’ils se définis-
sent par la langue, la religion ou d’autres formes de différenciation, débordent les frontières ;
après tout, c’est précisément l’hétérogénéité de l’identité qui offre l’opportunité de formes
variées d’exclusivisme.35 » Il est néanmoins probable que ces revendications identitaires mas-
quent dans bien des cas des rivalités gémellaires. Elles résultent de la fabrication d’éléments
de rationalisation et de dissimulation d’intérêts plus prosaïques. La théorie mimétique invite à
analyser de telles revendications avec circonspection36.

Section 2 : Les décalques en politique intérieure du « carré girardien »

La politique intérieure des États ayant adopté un gouvernement représentatif articule deux
niveaux : la compétition pour le pouvoir à la tête du pays et la compétition pour le pouvoir au
sein de chacun des partis convoitant les mandats, nationaux ou locaux. Ces deux schémas sont
proches37 : l’un traite de la représentation nationale et l’autre de l’expression partisane.

33
Ibid., p. 20.
34
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 39-40.
35
Cité in FARNETI, Mimetic Politics, emplacement 1017, ma traduction, extrait de New and Old Wars, London :
Blackwell, 1999.
36
Ibid., emplacement 1038.
37
Robert Michels dit du parti de gouvernement qu’ « organisé comme un gouvernement en petit, il espère pou-
voir un jour assumer le gouvernement en grand. » In MICHELS, Les partis politiques, p. 241.

96
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

§ 1 : La représentation nationale

Notre carré de base relie ici aussi quatre sommets en tension deux à deux.

Figure 4 : Carré appliqué au politique intraétatique

La citoyenneté occupe le premier sommet, celui successivement dévolu au désir d’être autre,
au disciple dans les Évangiles et au peuple autodéterminé dans les relations internationales.
Elle est la situation relationnelle ordinaire du politique. La citoyenneté est désir d’être comme
tout autre auquel il est promis de bénéficier des bienfaits de la souveraineté : pour ce faire, le
citoyen adhère et participe à part de puissance égale avec ses alter ego pour confier au souve-
rain la responsabilité de la concorde civile à l’intérieur des frontières et de la coexistence paci-
fique à l’extérieur. La participation à cette souveraineté, notre deuxième sommet, est la condi-
tion préalable pour qui entend faire valoir ses intérêts particuliers comme intérêt général.
Définissant les principes d’agrégation des revendications, Galula estime logiquement que
« quelle que soit la cause politique, il existe toujours une minorité active soutenant la cause,
une majorité neutre et une minorité active combattant la cause. L’exercice du pouvoir consiste
à s’appuyer sur la minorité favorable de façon à rallier la majorité et à neutraliser ou à élimi-
ner la minorité hostile.38 » Cette représentation en deux minorités en quête de majorité induit
au demeurant une certaine égalité initiale de ces puissances entre elles : toutes deux ont théo-
riquement l’opportunité d’obtenir la majorité, enjeu de leur lutte.
D’une manière plus générale, s’agissant de l’acceptation du modèle fourni par la souveraineté,
le philosophe Charles Larmore fait remarquer l’intérêt à admettre que la portée du mimétisme
va au-delà « des modèles en chair et en os » pour valoir en cas d’ « adhésion à des normes
objectives », conformes « à notre image de l’homme raisonnable », ce que, déplore-t-il, Gi-

38
GALULA, De la contre-insurrection, p. 113-114.

97
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

rard semble ignorer39. Notre travail d’importation tente de pallier cette lacune.
Le troisième sommet est cette situation de compétition inhérente à tout système politique qui
tient ici lieu d’obstacle. L’opposition y devient une institution : c’est le nom donné à la mino-
rité, la frange du corps social qui n’est pas en mesure de promouvoir les intérêts qu’elle repré-
sente au rang d’intérêt général de la collectivité, au moins pour un temps.
Reste un quatrième sommet à nommer : dans le domaine politique, c’est l’exclusion. L’exclu
ne jouit pas de l’intégralité des droits conférés par la citoyenneté, qu’il soit victime de la
communauté nationale ou rebelle à l’exercice de sa souveraineté40. Il est l’étranger, le déchu
de la nationalité, le privé des droits civiques, le mineur, pour ne pas remonter jusqu’à
l’ostracisé et le banni. Le citoyen se définit par les droits qu’il détient et dont le non-citoyen,
son contradictoire, est exclu.
Cette double contradiction se combine pour engendrer les situations relationnelles de base
d’une vie politique nationale : citoyenneté / exclusion et souveraineté /compétition.
L’analogie avec nos autres carrés permet de comprendre certaines des étrangetés de la relation
entre le citoyen et le souverain. Dans une société se réclamant de la démocratie, le souverain
produit chez le citoyen le désir de sa propre souveraineté, donc de sa capacité à se donner à
lui-même ses propres règles41 : pour le dire brièvement, le citoyen est défini comme un indi-
vidu kantien. Mais il est à certains égards aussi un croyant qui attend tout de ce Dieu-
institution, supposé omnipotent et tutélaire, qu’on a fini par dénommer justement l’État-
Providence, au moins dans les pays où l’accomplissement par soi-même42 n’est pas une valeur
dominante. Comme dans les autres cas de figure examinés précédemment, même si la ci-
toyenneté et la souveraineté sont distinctes, elles se présupposent réciproquement.
Pour autant, la souveraineté entre en contradiction avec l’institution de l’opposition. Celle-ci
peut être reconnue sous la forme de rites électoraux dans un système de gouvernement repré-

39
LARMORE, Les pratiques du moi, p. 66.
40
On suit ainsi une fois encore un circuit en 8 : le citoyen est incorporé au souverain qui suscite – ou recourt à –
la compétition, laissant de côté ou poussant à l’extérieur de son jeu des exclus, lesquels finissent parfois par
accéder à la dignité de citoyens à part entière.
41
Nous retrouvons au niveau individuel la situation de tout État face au reste de la communauté internationale,
telle que nous venons de l’examiner à la section précédente. Une définition possible de ce qui constitue
l’autonomie d’un État par rapport à la communauté internationale est donnée en forme de liste de manière tout à
fait éclairante in GALULA, De la contre-insurrection. Théorie et pratique, p. 14-15 : « reconnaissance diploma-
tique, légitimité de l’exercice du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, contrôle de l’administration et de la
police, accès aux ressources industrielles et agricoles sur place ou à l’étranger, contrôle des infrastructures de
transport et de communication, contrôle des moyens de propagande, commandement des forces et possibilité de
les renforcer. »
42
Comme c’est le cas en particulier aux États-Unis, ce en quoi la problématique diffère de celle que connaît
notamment la France. In EHRENBERG, La société du malaise. L’aspiration à la souveraineté de l’individu-citoyen
est aux États-Unis au cœur d’une revendication constante depuis l’émancipation de la tutelle coloniale.

98
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

sentatif : la résolution de cette contradiction se trouve dans la légitimité majoritaire (1), le


consensus sur la constitution, le vainqueur l’emportant avec l’accord des vaincus jusqu’à
l’échéance électorale suivante, sous réserve de son respect de la légalité. La rivalité des
doubles acquiert ici le statut d’institution, la légitimité que confère le grand nombre rendant
possible une issue, acceptée à charge de revanche, à une échéance définie.
Né durant la Révolution française, le clivage gauche-droite est à cet égard emblématique. Sa
résilience tient sans doute à la forme de « vaisseau vide »43 de la souveraineté du peuple. Gi-
rard voit quant à lui dans « le règne des partis […] l’expression politique naturelle » de la mé-
diation interne : « ce ne sont pas les programmes qui engendrent l’opposition, c’est
l’opposition qui engendre les programmes.44 » Il établit ainsi le lien que nous postulons entre
interdividuel et intraétatique. Dans des régimes non démocratiques, la compétition s’impose
plus ou moins sporadiquement au moment de querelles dynastiques, de revendications expri-
mées par certaines catégories potentiellement rivales, qu’il s’agisse d’une aristocratie, d’une
oligarchie, d’une ploutocratie ou d’un peuple réclamant de prendre part à la souveraineté.
Dans de tels régimes, le rituel qui confère la légitimité du nombre peut être au demeurant mis
en scène périodiquement, avec ou sans concurrents.
Girard traite aussi la question d’un point de vue plus général, celui des appartenances : « […]
partout où l’appartenance est ou paraît avantageuse, elle fait l’objet d’une concurrence qui
entraîne toutes sortes de luttes, de manœuvres et d’intrigues, autrement dit des formes […]
insidieuses de violence.45 » Il distingue ailleurs les deux pensées politiques le plus souvent en
compétition – les conservateurs et les révolutionnaires – dans un affrontement sans fin selon
sa clé de lecture privilégiée foule / institutions détentrices de l’autorité :
Les conservateurs s’efforcent de consolider toutes les autorités constituées, toutes les institu-
tions où s’incarne la continuité d’une tradition religieuse, culturelle, politique, judiciaire. Ils sont
vulnérables au reproche d’indulgence excessive à l’égard des pouvoirs établis. Ils sont très sen-
sibles, en revanche, aux menaces de violence qui viennent de la foule. C’est l’inverse chez les
révolutionnaires. Systématiquement critiques à l’égard des institutions, ils sacralisent sans ver-
gogne les violences de la foule.46
La compétition semble remettre en cause le souverain. Mais le génie du système électoral des
gouvernements représentatifs est d’en faire un élément même de la souveraineté : l’opposition

43
FARNETI, Mimetic Politics, emplacement 1190.
44
Mensonge romantique, p. 148.
45
« Les appartenances », p. 23.
46
Le bouc émissaire, p. 172.

99
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

y contribue comme la majorité et détient des droits à ce titre, l’opposition d’un jour peut se
rêver en majorité du lendemain, l’une et l’autre étant supposées unanimes sur les règles cons-
titutionnelles qui prévoient et règlent cette compétition ainsi que sur l’autorité de la loi votée
par la majorité et celle de la chose jugée en application de la loi.
Quant à la citoyenneté, elle se trouve en contradiction avec l’exclusion de tous ceux qui ne
concourent pas à la souveraineté47.
Pis-aller faute de développements plus strictement dédiés au politique, l’approche girardienne
par le biais des appartenances, développée dans une conférence prononcée à Messine en 1998,
met en évidence le couple appartenance-exclusion englobant celui que nous avons formé en
reliant les deux contradictoires que sont la citoyenneté et l’exclusion dans notre perspective
plus étroite :
Bien que positives et indispensables, la plupart des appartenances, même les plus humbles,
comporte quelque forme d’exclusion, de rejet et, par conséquent, de violence. Pour exister, il
leur faut exclure certains êtres et même si cette exclusion ne s’opère pas par l’intermédiaire de
la violence physique, elle recourt à des moyens forcément perçus comme violents par ceux qui
en sont les victimes. L’exclusion est une violence d’autant plus amèrement ressentie par les ex-
clus que l’appartenance est ou paraît plus désirable. Et, en règle générale, elle paraît d’autant
plus désirable qu’elle est plus difficile à acquérir.48
Cette approche générale établissant la relation entre violence et exclusion, censée valoir pour
tous les groupes d’appartenance, toutes les institutions, est applicable à la communauté natio-
nale, mais aussi à tout ou partie des minorités qui se sentent non représentées et, pour cer-
taines d’entre elles, à jamais exclues de la détention du pouvoir. Elle est aussi pertinente pour
la vie à l’intérieur des partis où certains courants marginaux n’accèdent jamais aux instances
dirigeantes. Appartenir implique de se soumettre aux normes du groupe pour espérer exister
en son sein : il faut donc parfois renoncer à une partie de son être… pour en être.
La contradiction entre citoyenneté et exclusion se manifeste dans l’auto-exclusion du citoyen,
autrement dit son abstention (2) par désintérêt ou sa résignation à l’impuissance, attitude de
plus en plus fréquente, comme la victimisation au demeurant.

47
Longtemps les femmes et les militaires, un temps les hommes peu fortunés exclus par la loi du cens, toujours
les enfants et les adolescents en-deçà de l’âge de la majorité civique, les nationaux pénalement privés de leurs
droits civiques, les étrangers résidents… Si la soi-disant démocratie grecque antique excluait femmes, enfants,
métèques et esclaves, se rapprochant ainsi d’une oligarchie étendue, le gouvernement représentatif occidental
limite encore son corps électoral de manière stricte, même si les proportions entre corps électoral et population
gouvernée n’ont plus rien à voir. Dans une époque mondialisée, le vote des étrangers et l’acquisition de la natio-
nalité conférant la citoyenneté deviennent un des enjeux majeurs de toute actualisation institutionnelle.
48
« Les appartenances », p. 22-23.

100
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

Cette représentation dérivée de la théorie mimétique telle que nous l’avons reformulée a, entre
autres vertus, celle de faire une place aux deux formes symboliques paradigmatiques issues
des modèles familiaux évoquées plus haut : la relation citoyenneté / souveraineté renvoie à la
relation fils / père alors que celle qui articule compétition et exclusion renvoie à la rivalité des
frères. Cette combinaison évite l’alternative entre ces deux approches symboliques, souvent
présentées comme concurrentes : elles sont ici aussi complémentaires.
Les six méta-termes issus de la combinaison de ces deux contradictions définissent les situa-
tions relationnelles de la politique intérieure des sociétés à gouvernement représentatif.
L’assemblée des citoyens délègue sa souveraineté à des représentants par la voie de la partici-
pation à l’élection (4). La compétition citoyenne se traduit par l’expression de revendications
concurrentes : chacun espère faire valoir les siennes. Les plus impliqués et les plus convaincus
se portent candidats (5). Les exclus rivalisent dans une lutte pour la reconnaissance à la fois
de leur identité et de leur(s) particularité(s)49. Ces exclus de la compétition sont emplis de
ressentiment (3). Multipliant les exemples, l’historien Marc Ferro a consacré un ouvrage en-
tier à ses formes tant individuelles que collectives, traitant de politique intérieure comme in-
ternationale : Le ressentiment dans l’histoire50. La dialectique de la souveraineté et de
l’exclusion fait naître un désenchantement (6) en donnant à voir à celui qui en subit les effets
les limites d’une organisation politique qui confère des droits et satisfait des revendications
sur un territoire délimité par des frontières et pour une population qui remplit des conditions
la rendant éligible à la nationalité… et en exclut non seulement tous les autres mais aussi, de
facto, certains de ses citoyens. La citoyenneté et la souveraineté supposent donc l’exclusion à
l’extérieur de cet espace physique et politique du plus grand nombre. Sans leur expulsion du
champ national, il n’y aurait pas d’État-nation possible. Le seul dépassement de cette logique
résiderait dans l’installation d’un gouvernement planétaire, la grande utopie cosmopolitique.
Cette désillusion ou ce désenchantement politique permet d’accéder lucidement à la vérité de
la fiction qu’est la souveraineté du peuple tout en signifiant l’impossibilité d’un politique qui
ne leurrerait pas de la sorte les citoyens. L’arrivée dans l’Union européenne des réfugiés en

49
FERRO, Le ressentiment dans l’histoire, p. 203 : « La revendication identitaire se trouve […] constituer une
des figures que prend le ressentiment quand les utopies égalitaires ont fait faillite. »
50
Ibid., p. 199-200, il conclut ainsi : « Dans l’Histoire, le ressentiment a été la matrice des idéologies contesta-
taires, de gauche comme de droite. Les frustrations qui le suscitent, tant les promesses non tenues que les désillu-
sions ou les blessures infligées, provoquent une colère impuissante qui lui donne consistance. La souffrance
d’être pauvre, exclu, tout comme la peur de le devenir ont alimenté nombre de mouvements sociaux dont le
signe n’était pas fixé à l’avance. […] Le ressentiment n’est pas l’apanage de ceux […] identifiés comme les
victimes : esclaves, classes opprimées, peuples vaincus, etc. […] simultanément ou en alternance, le ressentiment
peut frapper, inhiber non pas une seule des parties en cause mais les deux. » Le ressentiment du héros dostoïevs-
kien connaît ainsi sa déclinaison groupusculaire.

101
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

provenance d’Afrique et d’Asie le rappelle quotidiennement.


L’axe contradictoire reliant citoyenneté et exclusion repère la situation du citoyen qui se
trouve privé de représentation, pour une raison quelconque, ne pouvant ou ne voulant pas par-
ticiper au processus de désignation du souverain et se trouvant dans la l’incapacité de faire
valoir ses revendications, au point de s’abstenir d’y participer (2). L’autre axe des contradic-
toires suggère une situation relationnelle qui n’a cessé de gagner significativement en impor-
tance dans les États de droit contemporains : la légitimité du nombre (1) à désigner les déten-
teurs temporaires de la souveraineté suppose qu’il soit possible de contester par des voies de
droit la constitutionnalité de l’élection et de la législation. Le contrôle de constitutionnalité a
aussi et surtout pour fonction d’éviter l’adoption de règles par trop avantageuses pour certains
intérêts et, de ce fait, de nature à remettre en cause l’unanimité51 postulée du pacte constitu-
tionnel.
Cette incorporation est apparue en définitive comme le meilleur moyen de faire une place au
sein du souverain à l’opposant que la compétition des intérêts et des revendications a (provi-
soirement) spécifié comme minoritaire et de limiter par voie de conséquence la montée des
ressentiments. Pour combien de temps encore ? Marc Ferro achève, désenchanté, son essai sur
Le ressentiment dans l’Histoire :
[…] d’une part des désillusions qui ont pris la relève des grandes espérances soulevées par
l’idée de progrès, dont les promesses n’ont pas été tenues, […] d’autre part le resserrement des
carcans qu’imposent les développements de la mondialisation ne peuvent que multiplier les
foyers du ressentiment, l’expérience du passé l’a bien montré.52

La quasi-unanimité postulée par le pacte constitutionnel en sera d’autant plus fragile dans les
décennies à venir.

§ 2 : L’expression partisane

Pour Girard, rappelons-nous, « “l’esprit partisan” n’est rien d’autre que le fait de choisir le
même bouc émissaire que ses voisins.53 » Pour lui, l’unité du groupe se fonde encore et tou-
jours sur l’exclusion d’un ou de certains. À l’occasion de sa réflexion sur les appartenances,
référentiel au plus proche du débat politique, il signale une situation qui s’observe dans les
partis politiques, et peut-être même plus encore que dans les sortes d’associations qu’il

51
Au moins passive.
52
FERRO, Le ressentiment dans l’histoire, p. 204.
53
Les origines, p. 87.

102
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

évoque, énumération dont ils sont (étrangement ?) omis :


En rapprochant les individus les uns des autres, et en les incitant à poursuivre les mêmes objec-
tifs, les associations de toutes sortes, professionnelles, éducatives, récréatives, sportives, etc.,
suscitent l’accord entre ceux qu’elles rassemblent puisqu’elles leur inspirent les mêmes désirs.
De ce fait même, elles suscitent aussi un certain type de conflit.54
La rivalité mimétique pour l’objet qu’on ne peut ou qu’on ne veut partager réapparaît dans le
contexte des groupes sociaux : la direction du mouvement politique peut ainsi être parfois
collégiale et consensuelle, mais elle est le plus souvent le fait d’un dirigeant unique et d’une
majorité qui le soutient après une lutte fratricide : « Les appartenances communes […] du fait
même qu’elles rapprochent et opposent, non seulement favorisent ce type de conflit, mais lui
fournissent aussi le champ clos où il pourra se déchaîner.55 » Entre « camarades » membres
d’un même parti, l’égalité est de rigueur : comme dans une famille, on se tutoie, on se pré-
nomme…, mais à la fin, et cette fois à la différence de l’organisation familiale, il faut bien
désigner un président ou un secrétaire général, il faut choisir un candidat à la prochaine élec-
tion locale ou nationale56 et, par voie de conséquence, décevoir les ambitions d’autres.
Le carré des partis s’inscrit dans celui de la politique nationale de manière quasi-isomorphe :
le projet des partis à prendre le pouvoir les amène à privilégier, sauf exception, une gouver-
nance proche de celle des collectivités publiques, au moins dans les pays qui pratiquent un
système décent de gouvernement représentatif.

54
« Les appartenances », p. 24.
55
Ibid.
56
Désormais le plus souvent après des « primaires » ou des caucus aux États-Unis et / ou des commissions
d’investiture.

103
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Figure 5 : Carré appliqué aux partis politiques

Le militant n’est autre que l’équivalent du citoyen pour l’entité partisane57 : il contribue parmi
d’autres à l’expression des opinions des citoyens, justement. Au sein du parti, des courants
sont en compétition pour y devenir l’autorité dirigeante. Comme toute autre institution, un
parti politique définit son identité par ceux qu’il exclut, qu’ils soient ou non entrés dans le
mouvement à un moment donné. L’assemblée générale des militants (4) décide par voie
d’élection à qui confier la maîtrise du parti pour une période donnée. Les militants participent
à des joutes idéologiques (5) auxquelles les courants invitent. Parmi les militants, certains se
trouvent systématiquement dans l’opposition à la ligne majoritaire (3) et sont donc à la fois
membres du parti et jamais parties prenantes à sa direction. Les courants ne sont qu’une déri-
vation des « idéologies rivales [… qui] relèvent de la médiation interne ; elles ne doivent leur
pouvoir de séduction qu’à l’appui secret que se fournissent les contraires.58 »
Il existe également une situation où se combinent la volonté d’appartenir au parti et
l’exclusion de celui qui ne respecte pas sa ligne : le dissident (6) quitte le parti dans l’espoir
de le refonder de l’extérieur à partir des idéaux que le parti quitté aurait abandonnés ou négli-
gé d’adopter. Une autre situation contradictoire est celle du membre du parti qui se détache de
son activité : il se met en congé du parti (2), s’auto-excluant, une façon d’appartenir à un parti
sans y participer. Reste une situation relationnelle, celle qui réunit les courants contraires ou à
tout le moins opposés en un parti uni : bien des congrès s’achèvent sur une motion de syn-
thèse (1) qui vise à créer une homogénéité dans une organisation qui encourage la compétition
entre ses membres et ses composantes ; défini par un vote majoritaire, un intérêt commun du
parti doit alors subsumer les intérêts particuliers et les revendications dont sont porteurs ses

57
Il est d’ailleurs en général simultanément l’un et l’autre.
58
Mensonge romantique, p. 160.

104
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

courants ou ses factions, dépassant la contradiction de l’unité et de la pluralité. L’unanimité


de l’adhésion partisane est fondée, là aussi, sur l’acceptation de la dévolution de l’autorité à la
majorité pour la durée déterminée d’un mandat.
Les situations de dévolution et d’exercice du pouvoir sont ainsi susceptibles d’être représen-
tées au moyen de deux couples de contradictoires articulés comme pour les relations interna-
tionales et interdividuelles.

Section 3 : L’affrontement permanent au sein des gouvernements représentatifs

Si la question du gouvernement représentatif est rarement abordée par Girard, Paul Dumou-
chel donne une interprétation de la violence légitime wébérienne. Au terme de ce parcours de
transposition, une des contributions majeures de la théorie mimétique à une compréhension du
politique pourrait être le concept de revendication d’une égale puissance d’être que tout ci-
toyen est en droit d’émettre.

§ 1 : L’introuvable moment du gouvernement représentatif contemporain chez Girard

Fasciné par les montées aux extrêmes et méfiant vis-à-vis des rituels de contention de la vio-
lence qu’il considère comme insuffisants et toujours sur le point de lâcher sous la pression des
conflits, Girard a peu évoqué le gouvernement représentatif, si ce n’est de manière incidente.
Le numéro de la revue Cités consacré en 2013 au thème de « René Girard politique » réunit
un ensemble d’articles qui constatent à la fois cette absence et une virtualité dans son œuvre,
leurs auteurs semblant plus ou moins convaincus de la possibilité de combler cette lacune. Ce
manque d’intérêt est effectivement étonnant dans la mesure où le champ politique n’échappe
pas à la psychologie interdividuelle : nous l’avons montré dans notre premier chapitre et notre
annexe 2, en ponctuant chacun de nos développements d’une proposition d’extension à la
compréhension des comportements et attitudes politiques. Une autre question est son applica-
bilité aux groupements sociaux. Ce qui semble évident dans les relations entre professionnels
de la politique revêt-il une signification comparable pour les relations entre entités poli-
tiques ? L’approche d’Elias Canetti invite à aller dans ce sens :
Personne n’a jamais cru réellement que l’opinion du plus grand nombre soit aussi, lors d’un
vote, la plus sage du fait qu’elle l’emporte. C’est une volonté qui s’oppose à une autre volonté,
comme dans la guerre ; chacune de ces volontés est nécessairement convaincue de son meilleur
droit et de sa propre raison. […] La solennité de toutes les opérations [électorales] découle du
renoncement à la mort comme instrument de décision. La mort est en quelque sorte écartée par

105
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

chaque bulletin individuel. Mais le résultat qu’elle aurait obtenu, la force de l’adversaire, est
consciencieusement consigné par un chiffre.59
Il décrit là la capacité du gouvernement représentatif à obtenir son pouvoir d’un acte
d’expulsion sans violence physique. De même, nous pouvons être tenté par une extrapolation
à partir de la tendance que Girard dégage entre sélection victimaire en vue du sacrifice et ins-
titution de la royauté sacrée60 qui porte encore les traces de rituels sacrificiels61. L’élection
d’une autorité (exécutive et législative) fait en effet penser à un symétrique inverse de la sé-
lection victimaire, laquelle conduit à l’expulsion du bouc émissaire : on confie à l’élu (ou à
l’assemblée des élus) l’édiction et l’application des règles qui maintiennent l’unité de la cité ;
mais on le rend simultanément responsable de tout ce qui arrive à la population, au point de le
placer d’emblée sous la menace d’une expulsion à la prochaine échéance du calendrier électo-
ral. Même si l’élection est alors majoritaire, l’unanimité n’en est pas pour autant absente : elle
prend la forme d’un consensus constitutionnel sur la remise en compétition périodique des
responsabilités gouvernementales. L’élu conserve en lui les traits d’un bouc émissaire en sur-
sis, chargé de la concorde et de la paix et toujours disponible pour un sacrifice en cas d’échec
à l’échéance ou en la devançant. Si Girard a peu exploré ces questions, certains s’y sont es-
sayés à sa suite, en particulier Paul Dumouchel.

§ 2 : L’interprétation par Paul Dumouchel du paradigme wébérien de l’État

Le sacrifice inutile de Paul Dumouchel, essai sur la violence politique, montre les potentialités
et la fécondité de la théorie mimétique dans le champ politique. Il part d’un paradoxe : déten-
teurs du « monopole de la violence légitime »62 en vue de protéger leurs ressortissants de leur
propre violence et de celle de l’extérieur, certains États perpètrent des massacres contre eux.
S’appuyant sur Hobbes, Schmitt et Girard à titre principal, il établit nombre de points utiles à
notre analyse. En premier lieu, l’État possède l’autorité morale « de dire la différence entre la
bonne et la mauvaise violence »63. Il a la capacité de déplacer « la violence vers des cibles
acceptables, vers des victimes sacrifiables.64 » Il étend ainsi l’analyse girardienne des royautés

59
In CANETTI, 1968, Masse et histoire, § « La nature du système parlementaire », p. 200-202.
60
In La violence, chapitre IV.
61
Continuité rappelée sporadiquement par la mort de rois : Jacques Ier en Angleterre ou Louis XVI en France.
62
WEBER, Le savant et le politique, p. 125.
63
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 11.
64
Ibid., p. 15. Il détaille les similitudes dans les lignes qui suivent : « […] le transfert unanime de la violence qui
met un terme au désordre ; le fait que cette unanimité donne naissance à une autorité morale qui promulgue les
règles visant à maintenir la paix à l’intérieur de la communauté et à départager la bonne violence de la mauvaise
violence ; le déplacement de la violence vers des victimes acceptables. »

106
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

sacrées à l’État moderne au moyen d’une introduction de la rationalité – la raison se présente


alors comme l’autre de la violence –, de la sécularité désacralisante et du monopole de la vio-
lence légitime de l’État. Dans ce contexte, l’unanimité contre le bouc émissaire réconciliateur
n’est toutefois plus possible, sur fond d’indifférence des individus libérés de leurs liens tradi-
tionnels au sort des autres, autre terme pour traduire la « banalité du mal » définie par Hannah
Arendt.
Paul Dumouchel relie l’opposition de Schmitt « amis »-« ennemis »65 intérieurs et extérieurs à
la tripartition de l’espace dans les sociétés sans État, laquelle distingue au plus proche des
obligations de solidarité, un peu plus loin, des possibilités d’adversité réglées et, enfin, dans
une zone plus éloignée, la licence de l’hostilité allant jusqu’à l’extermination ou au sacrifice
humain envers des autres auxquels on ne reconnaît pas la qualité de semblables66. Si on met à
plat ces trois sphères concentriques, des équivalents des quatre sommets de notre carré appli-
qué à la politique intérieure apparaissent : identité résultant d’une appartenance à un même
groupe / citoyenneté ; solidarité / souveraineté ; adversité / compétition ; enfin hostilité / ex-
clusion. Quel que soit l’angle à partir duquel s’observent les rapports humains et quelle que
soit l’échelle de l’observation, une même structure quadratique67 les met en relation.
Toutefois, les États modernes se confrontent aujourd’hui à des « ennemis intérieurs, terro-
ristes, minorités subversives ou minorités ethniques »68 ou encore immigrants clandestins,
différenciables seulement dans une certaine mesure : faisant littéralement partie de la commu-
nauté, ils sont considérés comme des traitres, donc les ennemis à la fois les plus proches, les
plus semblables, et les plus lointains, les plus étrangers, ce qui les rend impropres à nous pro-
téger de notre violence69. Ils sont en quelque sorte des exclus de l’intérieur.

§ 3 : La revendication des citoyens d’une égale puissance d’être

Ce qui est en jeu dans un système politique est la faculté d’exercer des droits pour augmenter
sa puissance (ou diminuer son insuffisance) d’être. Chaque individu ou chaque groupe
d’individus revendique des droits pour sauvegarder ou faire prospérer ses intérêts particu-

65
Il propose d’adopter le pluriel pour traduire le phénomène de groupes qu’elle recouvre.
66
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 24-25.
67
Nous verrons à la fin de notre chapitre 11 (section 4) l’intérêt de ce recours répété à une forme qui affleure
plus ou moins consciemment dans de nombreuses pensées et permet de représenter les rapports complexes et
multiples qu’entretiennent deux concepts se présupposant réciproquement dès lors qu’ils sont envisagés avec
leurs contradictoires.
68
Ibid., p. 25.
69
Ibid., p. 30.

107
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

liers : plus de libertés, moins de prélèvements fiscaux, plus de prestations sociales, plus
d’opportunités pour soi-même et ses enfants… Toutes ces revendications de puissance sont
centrifuges : elles devraient conduire à une nouvelle guerre de chacun contre chacun, à des
relations de doubles, à des désirs émulatifs délétères. Et pourtant, un intérêt général doit pri-
mer pour tenir ensemble tous ces individus appelés à vivre au sein d’une même collectivité.
Un dérivé de la formule canonique70 peut alors être proposé : les revendications des autres
sont à l’élection de l’un comme les revendications de l’un sont à l’intégration citoyenne que
l’élu a le devoir de promouvoir71. Autrement dit, le gouvernement représentatif permet à cha-
cun de revendiquer des droits pour soi, en général au prix d’obligations pour les autres, et
donne à tout citoyen le droit de participer à l’élection de celui qui aura la fonction de les satis-
faire. Ce faisant, celui qui postule72 à cette (s)élection doit faire siennes certaines des revendi-
cations des autres pour, en définitive, une fois élu, (re)créer une solidarité entre les membres
de la collectivité73 : là où il n’y avait que des autres porteurs de revendications contradictoires,
une communauté est censée se reformer autour de la sélection opérée entre les revendications
pour constituer son programme d’actions pour le temps du mandat par l’élu émanant de
l’ensemble du corps électoral.
Les deux premiers termes de cette pseudo formule canonique traitent du processus électoral
tandis que les deux suivants prennent en compte les options idéologiques et la mission qui
revient à tout détenteur provisoire de la souveraineté. Les revendications ont remplacé les
accusations violentes et l’élection, le sacrifice. Mais la structure demeure : l’opposition entre
les autres et l’un est universelle, de même que le besoin pour toute communauté de se regrou-
per autour d’une représentation qui lui donne la signification dans laquelle elle se retrouve,
représentation qui, quoiqu’issue d’elle, lui est extérieure, au moins pour partie, ne serait-ce
que parce qu’elle a la charge d’un intérêt général distinct de la somme des intérêts particuliers
revendiqués. Quant aux revendications non satisfaites, elles risquent à chaque instant de dé-
générer en violences ou en affrontements.
Étymologiquement, revendication74 résulte de la contraction de deux mots latins : rei vindica-

70
Voir annexe 4 pour la présentation de la formule canonique lévi-straussienne.
71
En respectant le formalisme lévi-straussien, on pourrait écrire : « revendications des autres : élection de l’un ::
revendications de l’un : solidarisation de la communauté ».
72
Qu’il s’agisse d’un candidat théoriquement seul dans un régime présidentiel ou d’un parti politique en pratique
regroupé autour d’un chef de file dans un régime parlementaire (Cf. ROSANVALLON, Le bon gouvernement).
73
L’élection renvoie à la sélection victimaire via l’institution de la royauté sacrée (voir infra, chapitre 7).
74
L’histoire du mot et son étymologie sont retracées sur le site du centre national de ressources textuelles et
lexicales à la page http://www.cnrtl.fr/etymologie/revendication consultée le 18 août 2015 :

108
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

tio, soit l’action de réclamer une chose en justice. Cette racine est également présente dans le
mot vengeance, via le verbe vindicare, la réclamation du prix du sang, à laquelle Girard as-
signe un rôle majeur comme vecteur de la diffusion de la violence dans l’espace et le temps.
Un nouveau pont est ainsi lancé entre sa lecture des mythes (et des rites) comme événements
et institutions nés de la généralisation de la violence et la conception du politique ici proposée
comme canalisation du débordement des revendications et condition de leur compossibilité.
La définition première donnée en 1506 (« action de réclamer une chose qui nous appartient et
qui est entre les mains d’un autre ») fait écho à l’analyse psychopathologique du désir mimé-
tique de Jean-Michel Oughourlian soulignant que le sujet est persuadé de la propriété et / ou
de l’antériorité de son désir par rapport à celui de son modèle. La connotation juridique sur
laquelle insiste Proudhon (« action de réclamer ce qu’on regarde comme un droit ») aide à
faire le lien avec le politique et à dépasser la notion de « chose ». Elle suggère que se déroule
entre les acteurs politiques, à quelque niveau d’agrégation qu’on se place, une sorte de procès
permanent visant à l’obtention de droits prenant la forme de duels judiciaires, électoraux,
voire militaires.
La revendication est la modalité juridique et politique du désir. Comme l’indique Pierre Ma-
nent, « toute revendication, partout et toujours, indique un manque, une injustice ou une of-
fense subie, un droit dénié.75 » Le manque renvoie au désir d’être autre, l’injustice, au senti-
ment d’infériorité ressenti face au modèle, l’offense, à l’obstacle sur lequel on bute, enfin le
droit dénié, à la persistance de la déception. Chaque citoyen revendique une égale puissance
d’agir pour son compte et pour prendre part à l’État. Sa citoyenneté et les droits de l’homme
auxquels elle lui donne accès la lui promettent.
Au terme des trois premières sections du présent chapitre, le désir mimétique d’être autre a été
défini comme revendication d’une égale puissance d’être. La scène politique, internationale,
nationale ou partisane, se présente alors comme une vaste instance quasi-judiciaire où chacun,
seul ou de préférence dans le cadre d’un groupement autour d’un même droit à faire recon-

1. 1506 « action de réclamer une chose qui nous appartient et qui est entre les mains d’un autre » (Coutumes de
Melun, § 74 dans Nouveau Coutumier général, publié par Ch. A. Bourdot de Richebourg, t. 3, p. 418) ;
2. 1861 « action de réclamer ce qu’on regarde comme un droit » (Proudhon, Guerre et paix, p. 325) ;
3. 1927 psychopathologie (Delmas, in Annales médico-psychologiques dans Quem. DDL t. 29, souvent psy-
chose de revendication).
Réfection, à la suite de la confusion de l’élément rei et du préfixe re- (v. FEW t. 14, p. 470b), de reivendication,
au sens 1 (ca 1435, Coutumes de Bourges, chap. 1, § 55 dans Nouveau Coutumier général, t. 3, p. 880), lui-
même emprunté au latin juridique rei vindicatio « action de réclamer une chose », de rei, génitif de res
« chose », […] et vindicatio « action de revendiquer en justice », dérivant de vindicatum, supin de vindicare
« réclamer en justice ».
75
MANENT, Situation de la France, p. 115.

109
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

naître ou valoir, revendique dans l’espoir, souvent déçu, d’obtenir une puissance au moins
équivalente à celle détenue par ceux qui ont un meilleur accès à la souveraineté et à ses bien-
faits. L’incapacité à obtenir ce qui est réclamé au terme de ces affrontements quasi-
judridictionnels exclut de facto et de jure le porteur de la revendication.

Section 4 : Mensonge et vérité, violence et sacré

Un continuum du jeu des doubles oppositions articulées repérées tout au long de cette pre-
mière partie s’est dessiné, quelles que soient la taille ou la forme des holons et la période à
laquelle on se situe. Cette constatation n’est pas sans lien avec les formalisations du carré sé-
miotique et de la formule canonique du mythe qui nous ont servi de fils rouges tout au long du
raisonnement. Ce qui vaut pour l’interdividuel, vaut aussi pour l’international, ce qu’avait
suggéré Girard dans Achever Clausewitz, mais aussi pour l’intraétatique, ce que nous avons
cherché à établir, couvrant ainsi les deux terrains principaux du champ politique : sécurité
extérieure et concorde intérieure. Nous en avons aussi vu des traces dans la mythologie des
cultures archaïques et des civilisations antiques ainsi que dans l’anthropologie évangélique.
Nous disposons maintenant d’un socle heuristique pertinent pour tenter d’interroger la philo-
sophie et les sciences humaines, comprendre l’histoire à partir de ce point de vue singulier,
enfin nous demander si l’anthropologie qui en est issue peut effectivement être désormais plus
pertinente que la science politique pour réfléchir aux défis de notre temps. Ces sujets seront
évoqués dans les trois prochaines parties. Mais auparavant, un retour sur la manière dont Gi-
rard articule sa pensée permet de conclure cette première partie consacrée à l’hypothèse mi-
métique et son extension possible au politique.

§ 1 : L’articulation des deux oppositions fondamentales de la pensée de Girard

Même si Girard ne s’est pas adonné aux exercices formels qui précèdent, son paradigme géné-
ral est aussi quadratique : il s’agit d’élever au carré des oppositions pour les combiner en un
mécanisme complexe producteur de situations relationnelles. C’est là une expression du prin-
cipe unique auquel Girard a le projet de réduire son anthropologie : le principe mimétique
contient cette double opposition en mettant aux prises deux holons qui ne peuvent espérer se
différencier sans se ressembler dans un même désir et retombent toujours dans la fatalité du
même en se faisant réciproquement obstacle.
L’opposition entre un / autre ou un / autres présente l’avantage de valoir pour toute distinc-
tion, tout en étant réversible. Cette opposition rend compte de la combinatoire entre les con-

110
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

cepts d’altérité et d’identité, indispensables à la représentation de toute relation humaine.


Quant à la seconde distinction majeure qui structure nos représentations schématiques, elle se
rapporte à la dichotomie qui articule l’intérieur et l’extérieur, là encore, distinction universelle
et indispensable pour se situer dans l’espace, entre altérité et identité. L’intérieur se définit à
partir d’une extériorité, celle-ci n’ayant de sens qu’en fonction du lieu auquel elle n’a pas ac-
cès. L’extérieur de l’un peut aussi être l’intérieur de l’autre. Le jeu des combinaisons est ainsi
susceptible de se démultiplier76. La relation fondamentale girardienne, le désir mimétique,
dont nous avons vu le rapport avec le désir d’être autre, est la traduction d’une insuffisance
d’être sans cesse à combler. Le désir ne peut alors demeurer simplement imitatif et devient
inévitablement émulatif et même vindicatif et revendicatif.
Cette matrice est enfin superposable à une autre, non évoquée jusqu’à présent, celle que sug-
gère la juxtaposition des titres des deux premiers essais majeurs de Girard : mensonge et véri-
té d’une part, violence et sacré de l’autre77.

Figure 6 : Carré de la pensée girardienne

Elle aura engendré toute sa pensée à travers ces deux opposions, sachant que l’opposition
entre violence et sacré est aussi dans son esprit une équivalence partielle78, le sacré dépassant
la contradiction apparente en contenant la violence aux deux sens du terme : il est « la vio-

76
Stéphane Vinolo repère également cette double dichotomie, in VINOLO, La violence différante : « Tout d’abord
une frontière verticale, celle de la transcendance et de la sacralité de la victime immolée. L’anthropologie girar-
dienne est donc aussi une anthropologie du religieux et du politique. […] Ensuite une frontière horizontale entre
un intérieur et un extérieur de la communauté, un dedans et un dehors. »
77
Le mot « violence » apparaît près de 1 700 fois dans De la violence à la divinité. Il est bien le cœur de
l’anthropologie girardienne. Et « sacré » plus de 450 fois, comme « rivalité ». Si « mensonge » reste inférieur à
100, les occurrences de « vérité » dépassent les 750. Ce décompte est permis par l’édition électronique et la
fonction « recherche » qu’elle intègre.
78
Comme l’autre et l’un. Par exemple in La violence, p. 65 : « […] le sacrifice, dans le meilleur des cas, doit se
définir comme violence purificatrice. »

111
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

lence expulsée hors de la communauté […].79 » Il est à la fois violence et contre-violence, le


contraire de la chose mais aussi la chose elle-même, ce que Jean-Pierre Dupuy résume par
l’expression « contenir la violence aux deux sens du terme ». En effet « […] le sacré unit en
lui tous les contraires ; non parce qu’il diffuse de la violence mais parce que la violence paraît
différer d’elle-même ; tantôt elle refait l’unanimité autour d’elle pour sauver les hommes et
édifier la culture, tantôt au contraire elle s’acharne à détruire ce qu’elle avait édifié.80 »
L’autre axe des contradictoires réunit vérité et mensonge que synthétise la méconnaissance
(2), cette connaissance se trompant elle-même, ce mensonge qui se prend pour une vérité.
Le travail sur cette combinatoire revient régulièrement : le colloque organisé par Paul Du-
mouchel en 1983 à Cerisy-la-Salle s’intitule justement Violence et vérité81 croisant les deux
dichotomies ; près de 25 ans plus tard, Achever Clausewitz s’ouvre sur une longue méditation
de Pascal portant sur le combat entre violence et vérité82. La violence de la vérité, simultané-
ment vérité de la violence, est la révélation apocalyptique (4) à laquelle Girard a accordé une
importance considérable. Quant au rapport entre mensonge et sacré, il est aussi omniprésent
dans son œuvre : évocation de l’étymologie de « mythos » (3) qui signifie mensonge et si-
gnale l’importance de la méconnaissance pour le fonctionnement du sacré. On pourrait pour-
suivre la recherche des combinaisons : la violence homicide et le mensonge réunis dans la
figure de Satan (5)83 ; la vérité et le sacré enfin dans la révélation évangélique du savoir sur la
victime émissaire (6).
Cette organisation de la pensée est en tout état de cause pertinente pour nombre de relations et
de situations qui ont été articulées ici sous la forme systématique des carrés sémiotiques. Elle
est à la fois simple et capable de produire des enchevêtrements complexes de situations rela-
tionnelles multiples84.

§ 2 : La violence du duel et celle de la foule

Un autre des acquis de cette première partie nous semble résider dans la mise au jour des deux
configurations opposées mais complémentaires de la violence. Comme dans l’interdividuel

79
ORSINI, La pensée de René Girard, p. 39.
80
Ibid., p. 77.
81
DUMOUCHEL (éd.), Violence et vérité.
82
Achever Clausewitz, p. 7 : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la
vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage.
Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. […] »
83
En l’occurrence sous sa dénomination johannique de « diable », in Jean 8, 43-44. Il est identifié par Girard au
principe mimétique lui-même.
84
Voir notre chapitre 11, section 4.

112
Chapitre 3 : Entre interdividuel et international, l’institutionnalisation du conflit politique

mais aussi l’international, le duel est la forme la plus commune de l’affrontement. Paul Du-
mouchel parle de grammaire « logique du conflit »85. Le duel produit de l’égalité entre les
duellistes et les amène à monter aux extrêmes, donnant une expression de la rivalité des
égaux. Même dans la lutte du faible au fort, les positions tendent à s’égaliser dans le conflit.
Et lors des confrontations électorales, les scrutins rapprochent souvent les forces de la majori-
té et de la minorité au point d’en rendre les résultats souvent contestables. Les rivaux
s’égalisent, les égaux rivalisent.
Mais il est une autre configuration plus puissante encore, même si elle se produit avec une
fréquence moindre : la lutte de tous contre un, la constitution de l’unanimité moins un, la
foule qui se réunit face à celui qu’elle sélectionne pour l’expulser ou l’exhausser. Le meurtre
fondateur, le sacrifice et les lynchages actualisent cette figure ; mais aussi l’élection du déten-
teur provisoire de la souveraineté ou d’un petit groupe auquel elle est confiée dans un régime
de gouvernement représentatif ; et l’esprit partisan s’il est bien le partage par un groupe du
même bouc émissaire ; ou encore la lutte entre la foule et les autorités instituées.
La plus extrême égalité se transforme ainsi en la plus radicale asymétrie. Ce paradoxe du pro-
cessus victimaire est pour Girard au fondement de l’hominisation. Une fois la paix civile re-
trouvée, la solution a longtemps semblé résider dans l’introduction de différences parmi des
membres de la communauté sinon semblables. Ce processus, en conduisant à l’expulsion ou à
la mort d’un seul (ou d’un petit nombre) pour pacifier le reste, est la manifestation la plus
achevée de la moindre violence, qui reste l’essence du politique pour Girard.
*
Les situations relationnelles de la vie courante, qu’on pourrait dire civile ou sentimentale,
trouvent leurs pendants dans les comportements du personnel politique. À la suite de Shakes-
peare, Girard établit une continuité entre érotique et politique. Il voit également les méca-
nismes mimétiques à l’œuvre au sein de la réflexion stratégique clausewitzienne. Et il n’y a
aucune raison de distinguer les comportements et les ressorts selon les sphères où la rivalité se
noue.
Résultat plus inattendu sans doute, ces mécanismes qu’on peut être tenté de cantonner au psy-
chologique ou à l’interpersonnel fonctionnent d’une manière tout à fait comparable pour dif-
férents (tous ?86) types de holons et, notamment, pour les États mais aussi les partis politiques

85
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 114.
86
L’espace de cette recherche est insuffisant pour développer davantage, mais les jeux de pouvoir dans les entre-
prises, les associations, les églises ou autres groupements encadrant des appartenances, pour reprendre le terme
employé par Girard, reproduisent probablement les mêmes types de situations relationnelles que ceux repérés

113
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

en tant qu’acteurs majeurs du gouvernement représentatif. Le jeu des mécanismes est pour
une grande part indépendant des pièces qui constituent l’entité en mouvement : un rouage qui
tourne en fait tourner un autre ; quand une première bille s’approche d’une autre, la seconde
s’approche d’autant de la première87 ; qu’un conflit s’engage et les protagonistes se rendent
coup pour coup.
Les descendants d’Œdipe se croyaient les jouets du destin et les victimes d’une fatalité. Ils
étaient en fait les rouages d’un mécanisme : celui de l’accaparement du pouvoir (supposé) non
partageable, bref de la compétition politique pour le souverain. Si le destin et la fatalité sont
désormais moins spontanément évoqués, la rivalité reste présente, régissant le sort des rivaux
indépendamment de leurs intentions.

ici : ces institutions sont toutes à la recherche d’une concorde intérieure sans cesse minée par des luttes intestines
et de succès extérieurs face à d’autres entités avec lesquelles elles entrent en concurrence.
87
Voir « Le discours à Madame de La Sablière » de LA FONTAINE « […] Telle est la montre qui chemine / À pas
toujours égaux, aveugle et sans dessein. / Ouvrez-la, lisez dans son sein : / Mainte roue y tient lieu de tout
l’esprit du monde ; / La première y meut la seconde ; / Une troisième suit : elle sonne à la fin. / Au dire de ces
gens, la bête est toute telle : / “L’objet la frappe en un endroit ; / Ce lieu frappé s’en va tout droit, / Selon nous,
au voisin en porter la nouvelle. / Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit. / L’impression se fait.” Mais
comment se fait-elle ? / Selon eux, par nécessité, / Sans passion, sans volonté : / L’animal se sent agité / De
mouvements que le vulgaire appelle / Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle, / Ou quelque autre de ces
états. / Mais ce n’est point cela : ne vous y trompez pas. / Qu’est-ce donc ? Une montre. Et nous ? C’est autre
chose. / Voici de la façon que Descartes l’expose ; / Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu / Chez les
païens, et qui tient le milieu / Entre l’homme et l’esprit ; comme entre l’huître et l’homme / Le tient tel de nos
gens, franche bête de somme ; / Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur : / Sur tous les animaux, enfants du
Créateur, / J’ai le don de penser ; et je sais que je pense. […] »

114
Deuxième partie : Un philosophe politique malgré lui

Deuxième partie :
Un philosophe politique malgré lui 1

Mes lecteurs ne se rendent pas compte à quel


point je me sens étranger à la philosophie2.

La première partie a permis d’établir la possibilité d’une importation des concepts girardiens
dans le champ du politique. Ce mouvement conduit inévitablement à une confrontation avec
les penseurs du politique qui l’ont précédé ou qui sont ses contemporains : tel est l’objet de
cette deuxième partie.
Volontiers critique à l’égard des philosophes, tout comme à celui des théoriciens des sciences
humaines, Girard leur reproche de dissimuler la violence mimétique et la dimension sacrée
des rapports humains, au terme d’une généralisation particulièrement rude :
L’imitation rituelle différencie, distingue, simplifie, ordonne, classe les données, de façon à tou-
jours mutiler, effacer, dissimuler les mécanismes mimétiques […]. La pensée rituelle […] se
perpétue dans la pensée philosophique et […] dans nos modernes sciences de l’homme, héri-
tières des pouvoirs du rite comme de son impuissance fondamentale.3
Girard pourrait sans doute faire sienne cette affirmation de l’anthropologue Alain Testart :
« La philosophie politique est une pensée légitimante, non une science positive ; elle n’est pas
l’histoire, encore moins l’ethnographie.4 » Suivant les conseils de ce dernier, nous confronte-
rons dans notre troisième partie Girard à l’histoire, un juge de paix dont il admettrait proba-
blement le plus volontiers les décisions5.
Oscillant entre science et foi, Girard semble ainsi sans cesse se tenir à l’écart de la raison phi-
losophique. Il exclut celle-ci de sa quête de vérité, qu’il veut simultanément scientifique et

1
Un entretien avec le philosophe Jean-Luc Marion publié dans Le Figaro du 6 novembre 2015 (p. 18) à la suite
est intitulé « René Girard, un philosophe malgré lui » peu après son décès. J’y vois une confirmation à cette
partie de ma thèse pour laquelle j’avais prévu un titre quasi-identique deux ans auparavant.
2
Les origines, p. 201.
3
La route antique, p. 144.
4
TESTART, Avant l’histoire, p. 13.
5
Cette prise de distance avec la philosophie n’est pas singulière au vingtième siècle. Plusieurs agrégés de philo-
sophie ont opté pour la sociologie, l’ethnologie ou l’anthropologie, de Claude Lévi-Strauss à Bruno Latour en
passant par Pierre Bourdieu pour mentionner certains des plus marquants.

115
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

chrétienne. Ce faisant, il légitime sa démarche en la voulant scientifique tout en la délégiti-


mant aux yeux des philosophes et des scientifiques en la reliant à une foi révélée6. L’ambition
de son projet l’oblige toutefois à fréquenter en permanence ceux dont il veut se démarquer.
Nous allons le voir maintenant se faire une place parmi eux, à l’en croire malgré lui, en déve-
loppant une réflexion philosophique pas aussi réduite qu’il l’affirme. Plus encore que de se
confronter aux faits historiques, sa méthode d’argumentation l’oblige à une herméneutique, ce
qui le rapproche, volens, nolens, de la philosophie et des plus molles des sciences humaines.
Sa préférence, confinant à l’exclusivisme en faveur des écrivains qu’il estime géniaux, le
prive de points d’appui chez certains philosophes qu’il écarte de ses sources7. Et en instruisant
son procès en incompétence contre les sciences politiques, il estime que les seuls spécialistes
des rapports humains sont les grands dramaturges et romanciers8. Il préfère ainsi examiner les
concepts de patriotisme et de chauvinisme à la lumière des microcosmes proustiens, le village
de Combray et les salons9.
Bon gré mal gré, il définit toutefois une philosophie de l’égalité politique dont la pertinence
doit être confrontée à d’autres approches du XXe siècle dont la renommée justifie qu’on les
convoque ici : la théorie de la justice de Rawls, les politiques de la reconnaissance et la polari-
té ami-ennemi de Schmitt.
Girard raffine aussi des concepts pour les besoins de ses démonstrations : pour au moins
quatre d’entre eux, utiles à notre recherche – l’égalité, l’identité, l’indifférenciation et la réci-
procité – il œuvre en philosophe, notamment en faisant jouer leurs paradoxes.
Pour conclure cette deuxième partie, une confrontation s’imposera entre le « système » Girard
qui propose une alternative en forme de dilemme pour le devenir du politique – la fatalité lé-

6
RAMOND, conférence à l’université d’été Comprendre un monde en crise le 9 juillet 2014 intitulée « Théorie
mimétique et philosophie » in http://charles.ramond.pagesperso-orange.fr/default.htm, Bibliographie, classement
par genre, rubrique 5 conférences invitées / communications sans actes, année 2014.
7
Ainsi dans son Shakespeare, Girard montre-t-il le dramaturge capable d’énoncer des vérités politiques d’une
perspicacité qu’il juge prodigieuse, en avance sur les essayistes les plus puissants. Dans Troïlus et Cressida (I, 3,
119-125), six vers prononcés par Ulysse suffisent de son point de vue à exprimer ce que tant d’essayistes
échoueraient à montrer : « Lors que tout se ramène au pouvoir, / Le pouvoir au vouloir, le vouloir à l’appétit ; /
Et l’appétit, ce loup universel, / Doublement secondé par le pouvoir et le vouloir, / Fait forcément de tout une
proie universelle, / Et finit par se dévorer lui-même. » (“Then every thing includes itself in power, / Power into
will, will into appetite; / And appetite, an universal wolf, /So doubly seconded with will and power, / Must make
perforce an universal prey, / And last eat up himself.”)
8
« Les appartenances », p. 31.
9
In ibid., p. 32 : « Lorsque Proust évoque les sentiments de loyalisme qu’inspire Combray, il parle de patrio-
tisme ; lorsqu’il se tourne vers le salon Verdurin, il parle de chauvinisme. La différence des termes correspond
aux deux types d’appartenance. La seconde paraît plus forte parce qu’elle est belliqueuse, arrogante, conflic-
tuelle, alors qu’en réalité elle est plus faible. Le patriotisme est un égoïsme collectif encore authentique. C’est un
culte sincère des héros et des saints, c’est-à-dire de modèles trop éloignés pour devenir des rivaux. La ferveur du
culte ne dépend pas de la rivalité avec les autres parties. Le chauvinisme, en revanche, est le fruit d’une telle
rivalité. C’est un sentiment négatif qui se fonde sur le ressentiment, c’est-à-dire sur l’adoration secrète d’un
Autre simultanément détesté et vénéré. »

116
Deuxième partie : Un philosophe politique malgré lui

tale de la rivalité humaine ou l’adhésion commune à l’amour christique – et les échappatoires


qu’il semble raisonnable aux philosophes et chercheurs en sciences humaines d’imaginer dans
ce vaste entre-deux : compétition, coopération et évitement.

117
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chapitre 4 :
Exclusion des philosophes (et d’autres)
par un penseur hypermimétique

Girard avoue ne pas avoir beaucoup pratiqué la philosophie dans sa jeunesse1 et dit dévelop-
per son anthropologie sur un fond de « naïveté » philosophique2. Sa formation initiale3 est
celle d’un médiéviste qui s’appuie sur la lecture des textes anciens. Son enseignement porte
sur la littérature. Et s’il se dit anthropologue, il l’est devenu en autodidacte4.
Pour autant, il s’est trouvé accomplir au fil de sa recherche le geste philosophique par excel-
lence : séparer ses propres concepts qu’il juge pertinents de ceux de ses prédécesseurs et con-
temporains qu’il s’estime en mesure de surpasser ou disqualifier5. Rappelons-nous à cet égard
la représentation du désir mimétique donnée dans la première partie. Le désir de compréhen-
sion et de connaissance, celui de porter un autre regard sur le monde, n’y échappe pas. Le
désir de se différencier entre intellectuels dans l’espoir de s’approcher davantage du vrai
aboutit à s’imiter réciproquement et débouche, au moins entre contemporains, sur des rapports
de doubles. Et ce désir particulier intègre d’emblée comme les autres, voire plus lucidement,
la déception : la quête y est par définition inachevée, n’aboutissant jamais à une vérité com-
plète, inatteignable. Quant à toute théorie fondée sur la critique des devanciers, elle incarne
l’obstacle à surmonter dans le maître à dépasser. La médiation interne est également au cœur
du débat philosophique : la théorie mimétique s’y applique comme au reste des relations in-
terdividuelles.
Pour Girard, il existe en tout état de cause au-delà de ces désirs émulatifs une vérité accessible
et définitive, donc une médiation externe à manifester et à imposer. De son point de vue, la
falsifiabilité ne peut donc lui être objectée. Cette vérité à dévoiler porte sur la manifestation
du rôle fondateur de la violence – et de cette forme particulière de violence qu’est le men-

1
Les origines, p. 30.
2
Ibid., p. 43.
3
Délivrée par l’École nationale des chartes. Entre textes littéraires, religieux et mythiques, ses trois types de
sources principales, il est en définitive resté en grande partie fidèle à cette formation qui fait commencer la
science historique avec des archives écrites.
4
De ce fait, il pâtit auprès de la plupart des ethnologues de ne pas avoir fait de « terrain ».
5
Il s’amuse lui-même de ce travers qu’il repère chez d’autres : « Il a fallu que chaque penseur ait [sa] rupture
épistémologique ». In La voix méconnue, « Innovation et répétition », p. 301.

118
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

songe6 – alors que le modèle sur lequel se calque le désir philosophique viserait, depuis So-
crate, l’occultation des origines violentes de l’humanité7. Girard voit probablement les philo-
sophes, à l’instar de ces pharisiens que Jésus invective pour s’être considérés comme inno-
cents des crimes que leurs pères ont perpétrés8 : ils se seraient installés dans une position
d’extériorité irréprochable et inexpugnable.
Après avoir approché la relation de Girard à la philosophie, nous présenterons son dialogue
avec la théologie et les sciences humaines, avant de clore ce chapitre sur le jugement à la li-
mite de l’autocritique qu’il porte sur sa manière d’être dans le monde des humanités.

Section 1 : Les philosophes incapables de penser la rivalité mimétique ?

Girard recourt à une référence littéraire désobligeante pour parler des philosophes : la scène 3
de l’acte II du Bourgeois Gentilhomme dans laquelle Molière met en scène la querelle des
professeurs particuliers de Monsieur Jourdain revendiquant chacun la suprématie de son art
ou de sa science9. Dès son entrée en scène, le maître de philosophie est invité par son em-
ployeur à « mettre la paix entre ces personnes-ci » : ce programme que la philosophie énonce
par son nom-même l’amène à dépasser les conflits et ambitionne de les faire disparaître à ja-
mais. Commençant par argumenter à la fois contre la colère et la vaine gloire et en faveur de
la patience, de la vertu et de la sagesse, il se laisse toutefois rapidement aspirer par le jeu de la
rivalité au point de revendiquer la supériorité de la philosophie, de dévaloriser toutes les
autres disciplines et d’en venir le premier aux mains. Loin de l’exonérer des conflits, la posi-
tion de surplomb qu’il attribue à la philosophie ignorant la violence l’y précipiterait.
Au-delà du comique de la situation, l’arbitre se joignant à la mêlée et oubliant le sens de son
discours, Girard reproche plus profondément à la philosophie d’avoir escamoté dès sa nais-
sance la violence mimétique tout en se révélant incapable d’y échapper : la prétention à
« mettre la paix entre » tous les querelleurs ferait écho à un déni philosophique de la réalité
des origines violentes de l’humanité et à sa tendance à toujours replonger dans des affronte-
ments10. Il dit ainsi de « notre bonne philosophie des Lumières » qu’elle tient la violence

6
Voir le chapitre 8 de l’Évangile de Jean.
7
Il est vrai que la philosophie prend naissance (dans sa première phase historique) avec le politique après le
recul de l’emprise des systèmes de régulation rituelle et l’avènement de la tragédie.
8
Matthieu, chapitre 23, 29-32.
9
In La voix méconnue, « Un équilibre périlleux. Essai d’interprétation du comique », p. 263-264.
10
Sa réticence l’amène à parfois regretter d’être « contraint » d’employer des termes philosophiques comme
« métaphysique » et « ontologique ». In Des choses cachées, p. 395.

119
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

« pour trop accidentelle et imprévisible pour que le savoir humain puisse en tenir compte.11 »
S’il y a une part de vérité dans ce reproche, il est à l’évidence trop systématique pour échap-
per à l’excès. Pour Girard, « toute littérature […] parle des rapports entre le désir et le sacré
que nos perspectives philosophiques ou critiques tendent à séparer beaucoup plus que ne le
font les écrivains12. » Ainsi que Charles Ramond le note, sa préférence va plutôt à ce qu’il
énonce alternativement comme « logique du sacré », « rationalité religieuse », « pensée [ou]
raison apocalyptique » ou « sagesse mimétique »13. La plupart de ces expressions inédites sont
formées comme des oxymores dont le substantif tire vers la philosophie tandis que son quali-
ficatif renvoie à la croyance, l’irrationnel ou la religion. Charles Ramond considère que cette
opposition exprime une conception de la philosophie comme « un rationalisme mal défini,
étriqué, inadéquat car mutilé et confus […], un rationalisme qui […] n’est pas “toute” la rai-
son parce qu’il n’est “que” la raison » ; elle serait marquée par la logique du tiers exclu et
incapable d’adopter des « positions intrinsèquement paradoxales » nécessaires à la compré-
hension des comportements humains14, au premier rang desquels il faut compter la rivalité qui
fait de l’autre simultanément un modèle et un obstacle. Or, établissant par ailleurs un rapport
métonymique entre la violence et le sacré, la vérité à laquelle touche parfois la fiction et que
les essayistes manquent porte pour lui sur les mécanismes du désir qui engendrent inélucta-
blement des rivalités violentes entre concurrents.
Pour les commodités de l’exposé nous partirons de la fondation de la philosophie en Grèce
avant de nous projeter dans le moment moderne de la philosophie politique occidentale, pour
finir par le vingtième siècle.

§ 1 : Les pères fondateurs de la philosophie accusés de la faute initiale : Platon et Aristote

Dès la consécration de la philosophie en Grèce, au moins à partir de Socrate15, Girard note la


terreur et la méfiance que la mimésis provoque chez Platon qui les manifeste, entre autres, par
sa condamnation du théâtre. Cible fréquente16, Platon est accusé d’avoir « amputé » une fois
pour toutes la problématique de l’imitation « d’une dimension essentielle, la dimension acqui-

11
In Je vois Satan, p. 284. Le simple qualificatif « notre bonne » suffit à exprimer sa condescendance pour une
pensée qui persisterait dans cette erreur de perspective.
12
In La conversion de l’art, p. 202.
13
Dans sa conférence précitée du 9 juillet 2014.
14
Ibid.
15
Il trouve des références plus à son goût chez quelques présocratiques, dont le « Polemos est père et roi de
tout » d’Héraclite bien entendu ; il cite aussi, à l’occasion, Parménide ou Anaximandre.
16
Platon et ses dérivés comme « platonisme » reviennent 79 fois dans De la violence à la divinité.

120
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

sitive qui est aussi la dimension conflictuelle »17, alors même qu’il a créé « […] une ontologie
de l’imitation : pour lui, toute réalité est imitative et, cependant, il voit l’imitation humaine
comme déficiente et même dangereuse. Il fait mine de la dédaigner, mais visiblement, il en a
peur, sans jamais définir clairement ce qu’il redoute. Cette peur est liée, bien entendu, aux
rapports de rivalité qui, eux non plus, ne sont jamais vraiment définis.18 »
L’emploi du terme d’ « ontologie de l’imitation » est significatif de la proximité potentielle
entre les deux théories. Comme souvent, le grand penseur auquel il se confronte est pour lui
proche de la mimésis d’appropriation mais passe à côté ou recule au moment de toucher au
but. Il lit dans La République une volonté d’effacer la violence mythologique, notamment
contre Cronos, l’amenant à proposer une censure du texte pour neutraliser la violence malé-
fique reflétée par le mythe19. Il lancerait ainsi la philosophie et les sciences humaines sur une
voie qui aboutirait à Lévi-Strauss en passant par Varron ou Denys d’Halicarnasse, tous sou-
cieux d’innocenter les dieux des accusations contenues dans les mythes20 :
Shakespeare tire sa force de son aptitude à rejeter d’un seul coup deux mauvaises abstractions :
d’une part le désir privé d’imitation qu’imaginent psychologues et psychanalystes ; d’autre part
l’imitation privée de désir qu’imaginent philosophes et esthéticiens. La tradition philosophique
conçoit éros et la mimésis comme deux choses séparées. Le mythe de leur indépendance réci-
proque remonte à Platon qui jamais ne marie les deux concepts, et ce en dépit de sa peur terrible
de la contagion mimétique et de sa défiance envers l’art, notamment le théâtre, deux obsessions
qui suggèrent la vérité que son système formel refuse d’admettre.21
La lecture de La République avec des lunettes girardiennes confirme ces critiques, voire per-
met de les renforcer. Sous couvert de la recherche d’une définition de l’homme juste et du bon
gouvernement de la cité, les discours de Socrate traitent abondamment du mensonge en litté-
rature, des mythes et de l’enseignement du – et par le – religieux, soit les trois thèmes de la
recherche girardienne. La proximité est évidente et la divergence, marquée. Charles Ramond
propose de manière éclairante une lecture sacrificielle du mythe de la caverne, texte fondateur
de la philosophie22 qui fournit une preuve de la puissance déconstructrice de la théorie mimé-

17
Des choses cachées, p. 18.
18
Celui par qui, p. 20. Il indique également dans Des choses cachées, p. 27 : « Dans La République, au moment
où Platon décrit les effets indifférenciateurs et violents de la mimésis, on voit surgir le thème des jumeaux et
aussi le thème du miroir. Il faut avouer qu’il y a là quelque chose de remarquable […]. Ce qui fait défaut à Pla-
ton, […] c’est l’origine de la rivalité mimétique dans la mimésis d’appropriation […]. »
19
Le bouc émissaire, p. 113-114.
20
Ibid., p. 115.
21
Shakespeare, p. 86.
22
Texte de la conférence du 9 juillet 2014 précitée : « Nous assistons, dans le cadre d’une religion solaire, donc
très archaïque, à un meurtre rituel, ou plutôt à un sacrifice humain rituel, encore très proche des scènes primitives

121
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tique mais aussi de l’intuition que Platon a des rapports mimétiques. Ce faisant, il offre en
l’espèce à Girard un élément de validation essentiel à son affirmation d’une philosophie pre-
nant le relais du religieux pour poursuivre une entreprise de dissimulation de la violence et de
son expulsion du champ de la réflexion. Charles Ramond souligne également la dénonciation
par Girard d’un « platonisme culturel »23, c’est-à-dire d’une tendance « à figer et à fixer des
essences » en opposition à son propre projet de décrire des mécanismes issus d’une seule et
même origine, elle-même relationnelle. Sa critique de l’essentialisation vaut probablement
pour la philosophie dans sa globalité.
Ensuite, la faute reviendrait à Aristote qui, s’il présente l’homme comme le plus porté à
l’imitation parmi tous les animaux24, condamnerait toute application de cette nature imitative
à l’appropriation et à la rivalité : il ne pressent « même plus dans l’imitation la cause de la
violence.25 » Il aggraverait ainsi la censure platonicienne par une complète méconnaissance
du lien entre mimésis et acquisition. Le procès fait à Aristote est ici à charge en ce qu’il se
focalise sur l’imitation. Or dans la Rhétorique, les développements consacrés à l’envie au
chapitre 10 du livre II persuadent a contrario de sa capacité à penser la rivalité des égaux :

[…]. La victime, prisonnière et maintenue en vie (avec quelques compagnons d’infortune) en prévision du sacri-
fice, est arrachée de nuit à la prison à laquelle elle avait fini par s’habituer. Visiblement elle s’inquiète de ce qui
l’attend, car elle ne manifeste aucun plaisir à cet arrachement. Elle est ensuite contrainte à parcourir une ascen-
sion par étapes dont le texte souligne l’aspect violent et douloureux, une sorte de chemin de croix vers la lu-
mière. Vient alors, avec le jour, le supplice, dont on trouve l’exemple ou la trace dans certaines coutumes attri-
buées aux indiens d’Amérique : la victime est forcée (paupières coupées ?) à regarder le soleil en face jusqu’au
moment où, aveuglée et folle de douleur, elle se met à délirer et divaguer en adoptant de façon exaltée le dis-
cours de ses persécuteurs, par dénégation de ce qui est en train de lui arriver : que la source de son supplice (le
soleil) est la source de toute vie, de toute réalité comme de toute vérité et de tout bien. Après cette séquence,
relativement longue, le supplicié, renvoyé à sa prison, est mis à mort à mains nues (car le texte les a décrits
comme enchaînés et donc certainement sans armes) par la foule de ses anciens compagnons, qui ne lui épargnent
d’abord aucune moquerie ni aucune humiliation.
Les séquences fondatrices de la théorie mimétique sont bien présentes ici, quoique inversées dans le temps. La
fondation de la pensée comme des lois par le supplicié intervient avant sa mise à mort par la foule, et non pas
après. Mais l’allégorie platonicienne présente, à n’en pas douter, la figure du lynché-fondateur-divin. Platon ne
dit rien des organisateurs de la cérémonie ; sans doute des grands prêtres aristocratiques, que rien ne peut vrai-
ment émouvoir. Quoi qu’il en soit, la théorie mimétique, me semble-t-il, permet seule de comprendre l’impact
universel de ce texte qui ne peut pas tenir au fait qu’il présenterait une image de la philosophie (comme si la
question de “l’image de la philosophie” pouvait être une préoccupation pour l’humanité !) ; ni au fait qu’il serait
une préfiguration du christianisme (problème trop localisé, et préoccupation rétroactive contestable d’un point de
vue méthodologique) ; non : la seule hypothèse permettant d’expliquer de façon plausible l’extraordinaire impact
de “l’allégorie de la caverne” est que ce texte montre aux hommes ce qui les intéresse et les préoccupe au plus
haut point, qu’ils en soient ou non conscients : à savoir l’origine de l’humanité dans le massacre des victimes
émissaires, leur humiliation et leur divinisation presque simultanées, comme dans toutes les religions archaïques.
[…] Il est particulièrement frappant […] de voir ainsi la théorie mimétique entièrement présente dans la scène
originaire de la philosophie. »
23
Ibid.
24
« Dès l’enfance, les hommes sont naturellement enclins à imiter (et l’homme diffère des autres animaux en
ceci qu’il est plus enclin qu’eux et qu’il acquiert ses premières connaissances par le biais de l’imitation) et tous
les hommes trouvent du plaisir à l’imitation. » In ARISTOTE, Poétique, 4, 1445b 5-10. Pour Girard, tous n’y trou-
vent pas que du plaisir.
25
Celui par qui, p. 20. Il ajoute : « Il voit bien que l’amitié débouche souvent sur la rivalité, mais il limite cette
dernière à une émulation aristocratique qui porte sur les seuls comportements vertueux. »

122
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

§ 6 Mais comme on est en compétition avec ses concurrents, avec ses rivaux en amour, et, d’une
manière générale, avec ceux qui convoitent le même objet que nous, il en résulte nécessaire-
ment, que ce sont surtout ces sortes de personnes qui excitent l’envie. De là le proverbe : “Po-
tier contre potier”. […]
§ 8 À ceux encore dont les acquisitions ou les succès sont un reproche pour nous ; c’est le cas de
ceux qui nous touchent de près ou sont dans une condition semblable à la nôtre, car on sent bien
que c’est par sa propre faute que l’on n’obtient pas le même avantage, et cette pensée, en cau-
sant du chagrin, fait naître l’envie. 26
Le désir d’être autre, le modèle, l’obstacle et la déception de rester soi y sont déjà présents.
Au chapitre suivant de la Rhétorique, le onzième consacré à l’émulation, il est dit que « les
personnes portées à l’émulation sont celles qui se jugent dignes de biens qu’elles n’ont pas »
(§ 1). Aristote voit bien la source de l’affrontement de la violence dans l’envie. Tout au plus
le lien avec la mimésis n’est-il pas alors explicité, mais la notion de semblable est omnipré-
sente, ce qu’illustre s’il en était besoin son recours à l’adage « potier contre potier ».27
Aristote est également accusé de poursuivre l’entreprise de Platon en conceptualisant « la mi-
nimisation poétique de la faute » qu’il dénomme « hamartia »28. Dans sa Poétique, il consi-
dère que « le bon auteur tragique ne touche pas et ne doit pas toucher aux mythes, parce que
tout le monde les connaît […].29 » Or Girard cherche justement la vérité des origines violentes
de la culture dans une science des mythes, en se confrontant aux versions proposées par les
dramaturges de la tragédie grecque. Il a besoin d’y « toucher » pour leur faire avouer l’origine
des évènements qu’ils relatent. Leurs deux points de vue sont incompatibles.
Du fait de l’importance prise par Aristote au Moyen-Âge lors de la refondation de la philoso-
phie occidentale en terre chrétienne, les réflexions subséquentes se seraient en conséquence
trouvées amputées de leur composante conflictuelle par la faute du Stagirite.
Les deux pères fondateurs de la philosophie occidentale auraient été les deux fossoyeurs de
l’intuition héraclitéenne du polemos comme père de toutes choses sur laquelle ils auraient bâti
un sépulcre en se présentant comme exempts des fautes de leurs ancêtres. Comme le suggère
encore une fois Charles Ramond, la philosophie serait née pour Girard d’une « expulsion de

26
Et encore : § 1 « on aura un sentiment d’envie vis-à-vis de personnes qui sont, ou paraissent être nos sem-
blables. » § 5 « les choses dont la possession contribue quelque peu à augmenter notre supériorité, ou diminuer
notre infériorité. »
27
Je remercie Thierry Paulmier de m’avoir soufflé cette idée en me permettant de relire son propre projet de
thèse. Pour lui, le procès fait à Platon est également injuste, lequel raisonne comme Aristote à partir de la passion
de l’envie (« phtonos »), notamment dans le Philèbe et La République.
28
Celui par qui, p. 120.
29
La violence, p. 113.

123
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’expulsion »30, celle des liens entre mimésis, appropriation, victime et religion, bref ceux que
la théorie mimétique s’est efforcée de retisser.

§ 2 : Hobbes, un premier moderne in fine reconnu comme précurseur

Un deuxième affrontement avec la philosophie porte sur la nature de l’homme et du lien so-
cial. Fondé sur la souveraineté et conduisant à la généralisation de la médiation interne, le
politique moderne naît au XVIe siècle avec Machiavel et Bodin31 et s’affirme au XVIIe. Une
réflexion philosophique intense s’ensuit : marquée par les conséquences de la Réforme et les
guerres de religion, elle prend progressivement ses distances avec la théologie. Parmi d’autres
possibles, trois philosophes essentiels à cette émancipation et à la prise en compte du politique
sont ici convoqués : Hobbes d’abord, puis Spinoza et Rousseau.
Girard trouve chez Hobbes32 et sa guerre de chacun contre chacun un écho à sa propre théorie.
En tête du chapitre XIII du Léviathan, publié en 1651 à une époque où les mœurs aristocra-
tiques dominent encore, et comme si la logique anhistorique hobbesienne pressentait
l’avènement des sociétés démocratiques, on lit :
[…] la différence entre les deux [hommes] n’est pas à ce point considérable que l’un deux
puisse s’en prévaloir et obtenir un profit quelconque pour lui-même auquel l’autre ne pourrait
prétendre aussi bien que lui. En effet, en ce qui concerne la force du corps, le plus faible a assez
de force pour tuer le plus fort, soit par une manœuvre secrète, soit en s’alliant à d’autres qui sont
avec lui confrontés au même danger.33
Parmi les trois causes de querelle qu’il recense, la première est la rivalité34, amenant les
hommes à user de violence pour se rendre maîtres de la personne d’autres hommes, femmes et
enfants ainsi que du bétail35. Le premier chapitre de Le citoyen ou les fondements de la poli-
tique (De cive) avait énoncé cette position dans ses premiers paragraphes ainsi intitulés : « que
la crainte réciproque a été le commencement de la société civile ; que les hommes sont natu-
rellement égaux entre eux […] ; la discorde vient de la comparaison des esprits ; du désir que
plusieurs ont d’une même chose »36. Les deux approches présentent bien des similitudes.

30
La voix méconnue, p. 92-93.
31
Voir infra, chapitre 8, section 2 où il sera de nouveau question de Hobbes à propos du contrat social.
32
Plusieurs commentateurs l’ont souligné, notamment Wolfgang PALAVER dans sa thèse de doctorat (publiée en
1991) : Politik und Religion bei Thomas Hobbes: Eine Kritik aus der Sicht der Theorie René Girards.
33
HOBBES, Léviathan, p. 220.
34
Les deux autres étant la défiance et la fierté.
35
HOBBES, Léviathan, chapitre XIII.
36
HOBBES, Le citoyen ou les fondements de la politique.

124
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

En mettant en avant la peur et le projet de la paix civile, Hobbes adopte le point de vue de la
victime, même si cette victime est ici seulement potentielle. Certes, Hobbes est un contractua-
liste et un constructiviste, mais il est tout sauf idéaliste. Lucien Scubla note ainsi : « La seule
différence importante entre Hobbes et Girard est d’ordre épistémologique. Hobbes est cons-
tructiviste : il estime que les objets et les théorèmes de la science politique peuvent être cons-
truits et établis a priori comme les objets et les théorèmes mathématiques, alors que nous
pouvons seulement tenter de reconstruire a posteriori les objets du monde physique (De ho-
mine, X, 5). Girard […] tente seulement de reconstruire la morphogenèse spontanée de l’ordre
social.37 »
Wolfgang Palaver a choisi pour sujet de sa thèse de doctorat une interprétation girardienne de
la politique et de la théologie de Hobbes38. Il y analyse l’état de nature comme une crise sacri-
ficielle en signalant le contexte de revendications indifférenciatrices dont les révolutions an-
glaises de la première moitié du XVIIe siècle sont émaillées39. L’égale capacité à tuer, consi-
dérée comme à la source de la violence, motive l’attaque préventive. Le thème des frères en-
nemis est illustré chez Hobbes par le meurtre de Caïn dans la version en latin du Léviathan.
Les conséquences sont tout aussi proches dans les deux analyses : impossibilité des réalisa-
tions culturelles et sociales en temps de guerre, stérilité de la terre, perte des repères juri-
diques…40
Wolfgang Palaver signale une parenté structurelle entre contrat social hobbesien et méca-
nisme du bouc émissaire : la soudaineté de la conclusion du contrat et de l’apparition de l’État
fait écho à celle du double transfert dans le mécanisme du bouc émissaire ; la crainte de Dieu
comme seule force capable de provoquer la paix par une alliance dans l’état de nature 41 ; la
référence à l’alliance entre Rome et Albe passée dans un contexte sacrificiel remarqué par
Hobbes ; les rites sanglants, la circoncision et le repas sacrificiels auxquels recourent Abra-
ham et Moïse à l’occasion des pactes qu’ils passent avec Dieu42 ; l’unanimité des contractants

37
In SCUBLA, « Roi sacré, victime sacrificielle et victime émissaire », note du bas de la page 217.
38
PALAVER, Politik und Religion bei Thomas Hobbes: Eine Kritik aus der Sicht der Theorie René Girards. Je
remercie Clément Fabing d’en avoir traduit des extraits pour mon usage.
39
Ibid., point 3.1, p. 49-51 : pétitions en faveur de la disparition des évêques, de la suppression des distinctions
entre laïcs et clercs, entre nobles et roturiers, entre fonctions masculines et féminines, mouvement des levellers
en faveur de l’extension du droit de vote et des diggers pour l’abolition de la propriété et l’égalité économique,
multiplication des prophètes et recrudescence de la chasse aux sorcières…
40
Ibid., point 3.2., p. 53.
41
PALAVER, Politik und Religion bei Thomas Hobbes, point 4.2.
42
HOBBES, Léviathan, chapitre 35 : De la signification dans l’Écriture, de ROYAUME DE DIEU, de SAINT, SACRE
et SACREMENT, p. 585 et suivantes et chapitre 40 : Des DROITS du Royaume de Dieu chez Abraham, Moïse, les
grands prêtres et les rois de Juda, p. 665 et suivantes.

125
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

et des lyncheurs43 ; le Léviathan comme dieu mortel44 qui fait songer au bouc émissaire en
sursis susceptible d’être sacrifié quand l’unité de la communauté se défait 45 ; l’introduction
des différences avec le contrat comme au sortir de la crise sacrificielle46. Cette proximité in-
vite à penser les différentes théories comme complémentaires ou en partie compatibles alors
que la tendance de leurs promoteurs est d’accentuer leurs traits distinctifs.
Il note néanmoins aussi des différences significatives : conclusion consciente et rationnelle
d’un contrat plutôt que processus collectif, inconscient, extérieur, fondé sur la méconnais-
sance des protagonistes47 ; incapacité à voir le meurtre collectif de Romulus par exemple tel
qu’il est exposé comme une éventualité dans les récits de Tite-Live et Plutarque48. Enfin, le
contrat social avec le Léviathan affirme la liberté de croyance et de conscience sous réserve
toutefois que ces choix intimes du citoyen n’interfèrent pas avec l’exercice de l’autorité du
souverain garant de la concorde entre des convictions diverses, proposant pour ce faire de
distinguer foi en son for intérieur et profession de foi extérieure. On comprend au demeurant
les raisons circonstancielles d’une telle solution compatible avec le système westphalien.
Chez Girard, le mécanisme du bouc émissaire supposant une croyance unanime, une telle dis-
tinction n’a en revanche pas lieu d’être49. Si Hobbes s’approche ainsi à de nombreuses re-
prises du mécanisme du bouc émissaire, sa pénétration des significations religieuses reste
sommaire, notamment celles du Sermon sur la montagne et des dimensions non-sacrificielles
de la Nouvelle Alliance, en particulier l’adoption du point de vue de la victime contre celui de
la foule ; et ce malgré sa conviction des prédispositions des hommes à la religion. Sa théorie
reste ainsi prisonnière des représentations mythiques, faute de reconnaître la fonction du reli-
gieux païen de contention de la violence, au point d’y voir, en précurseur des Lumières, une
invention des gouvernants pour les religions païennes et une tromperie cléricale dans les
Églises romaine et presbytérienne50. Le contrat social hobbesien jette ainsi à son tour un voile
sur le meurtre fondateur. La « complicité » dans le meurtre fondateur est l’ingrédient de la
« confiance mutuelle » indispensable au « pacte » (mutual covenant) selon Hobbes51.

43
PALAVER, Politik und Religion bei Thomas Hobbes, point 5.2.
44
HOBBES, Léviathan, chapitre 17 : Des causes, de la génération et de la définition de l’ÉTAT, p. 288.
45
PALAVER, Politik und Religion bei Thomas Hobbes, point 4.2.3 et 4.2.5.
46
Ibid., point 4.2.6.
47
Ibid., point 4.3.
48
Ibid., point. 4.3.2. Cf. chapitre 45 : De la DEMONOLOGIE et autres résidus de la religion des gentils, in HOBBES,
Léviathan, p. 903.
49
Ibid., point 4.3.4.
50
Ibid., point 4.3.3.
51
Je remercie Pierre Prades de cette idée.

126
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

Hobbes est bien un des précurseurs de la théorie mimétique en tant qu’il combine rivalité et
égalité dans l’égale capacité à tuer des hommes au sein de leur espèce. Les fondements an-
thropologiques du Léviathan sont proches de ceux des rites et interdits destinés à maîtriser le
mécanisme victimaire. Le désaccord sur le contrat social ne doit pas cacher ce qui les rap-
proche.

§ 3 : Un deuxième moderne, Spinoza, un précurseur quant à lui à jamais méconnu

Girard ignore Spinoza, le philosophe qui assigne à la société et à l’État la liberté comme fin
en opposition à la « sujétion civile » hobbesienne52 et qui défend la libre puissance de pensée
et d’expression contre les dogmes religieux. Ce dernier est pourtant lui aussi un incontestable
précurseur, montrant par là-même qu’il n’est pas interdit à un philosophe d’identifier la mé-
diation du désir. Pour preuve, entre autres notations pertinentes à l’aune de l’hypothèse mimé-
tique, la proposition 27 de la troisième partie de L’éthique affirme : « Du fait que nous imagi-
nons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à
lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là même affectés d’un affect semblable. » Son
scolie définit « l’Émulation », comme « le Désir d’une chose, provoqué en nous par le fait que
nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous ont le même Désir »53. Sur la base de ces
extraits, Stéphane Vinolo note la légèreté de la position déniant à la philosophie dans son en-
semble toute volonté de prendre en compte le caractère mimétique du désir54. Quant au carac-
tère potentiellement conflictuel du mécanisme lorsqu’il porte sur des objets uniques, il est
clairement exposé dans la proposition 32 de cette même troisième partie consacrée aux af-
fects : « Si nous imaginons que quelqu’un prend de la joie à un objet qu’un seul peut possé-
der, nous nous efforcerons d’obtenir qu’il n’en ait plus la possession.55 » Et la proposition 34
de la quatrième partie y insiste : « En tant que les hommes sont tourmentés par des affects qui
sont des passions, ils peuvent être réciproquement contraires les uns les autres.56 »
Le philosophe Christian Lazzeri critique l’ignorance de Girard des philosophies classiques de
l’empathie (Spinoza, Hume et Smith) pour qui « l’imitation des émotions et des désirs repose
sur un principe de similitude entre celui qui imite et celui qui est imité ». Cette ignorance

52
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 55.
53
SPINOZA, Éthique, partie III, proposition 27 et scolie, p. 222-223.
54
VINOLO, La violence différante, p. 20.
55
SPINOZA, Éthique, p. 229. Nous suivons également sur ce point une indication de Stéphane Vinolo.
56
Ibid., p. 310. Cette proposition est mentionnée par Christian LAZZERI in RAMOND (éd.), De l’apprentissage à
l’hominisation, p. 46 qui signale plus particulièrement son scolie.

127
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’amène à rejeter ou minorer, entre autres « les conflits de reconnaissance et les phases de
réconciliation »57. Lazerri fait notamment alors référence au troisième corollaire de la proposi-
tion 27 : « Nous nous efforcerons, autant que nous le pouvons, de libérer de sa souffrance
l’objet pour lequel nous avons de la commisération. » Dans le scolie qui suit, Spinoza nomme
ce désir né dans ces circonstances la Bienveillance. Lazerri signale que la « coopération imita-
tive » produit chez Spinoza une « boucle autoréférentielle » engendrant « l’ambition en tant
que désir d’agir pour obtenir une autosatisfaction fondée sur celle des autres […] et de con-
centrer sur soi celle des autres »58. Il me semble toutefois en tirer une conclusion discutable. Il
pointe d’abord la difficulté de la conception dédoublée du désir mimétique par différence et
par identité chez Girard, dont nous verrons au chapitre 6 qu’elle peut être considérée tout au-
tant comme une force de la théorie du fait de l’ambivalence du concept d’identité. Il estime
ensuite « qu’un seul et même opérateur d’imitation [, empathique ou sympathique, peut] pro-
duire des effets divergents, depuis la coopération jusqu’au conflit, mais aussi depuis le conflit
jusqu’à la coopération.59 » Il s’appuie sur la proposition 31 pour parler de « domination […]
par absorption de l’être d’un des protagonistes dans celui de l’autre » et estimer que chacun
d’eux vise à « contraindre l’autre à s’identifier à lui-même », nous ramenant par une autre
voie qu’il estime plus riche aux « doubles mimétiques »60. L’écart entre la position spinozisto-
smithienne promue par Lazerri et la pauvreté attribuée à l’approche girardienne se réduit,
voire disparaît, dès lors qu’on accepte notre reformulation du désir mimétique en désir d’être
(l)’autre : l’aspiration à l’« absorption de l’être d’un des protagonistes dans celui de l’autre »,
en l’occurrence de celui de l’autre dans celui de l’un, et l’espoir de « contraindre l’autre à
s’identifier à lui-même » dès lors que le rapport de doubles s’instaure disent de même avec
d’autres mots. La question de savoir si la mimésis d’appropriation est un cas particulier d’un
opérateur d’imitation empathique unique devient alors secondaire.
Nous retrouvons dans L’Éthique la définition de multiples affects qui fournirait un lexique
utile à la théorie mimétique61. Le Désir y est défini comme « l’essence même de l’homme, en

57
Ibid., p. 38-39.
58
Ibid., p. 41. Il s’appuie sur les propositions 30 et 31, toujours partie III : « Si l’on agit d’une manière dont on
imagine qu’elle affecte les autres de Joie, on sera affecté d’une Joie accompagnée de l’idée de soi-même comme
cause, c’est-à-dire qu’on se considèrera soi-même avec Joie. […]. » Et la 31 : « Si nous imaginons qu’un autre
aime, ou désire, ou hait ce que nous aimons, désirons ou haïssons, par là même, nous aimerons, désirerons ou
haïrons l’objet avec plus de constance. »
59
Ibid., p. 44.
60
Ibid., p. 45.
61
SPINOZA, Éthique, p. 259-278. En sus des définitions données dans le corps de notre texte, nous pouvons ajou-
ter plusieurs extraits, nécessairement appauvrissants malgré leur abondance. Ils ont tous une relation possible
avec la théorie mimétique : la Surestime consiste, par Amour, à avoir de quelqu’un une meilleure opinion qu’il

128
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

tant qu’elle est conçue comme déterminée par une quelconque affection d’elle-même à ac-
complir une action. » Spinoza lie le Désir à l’imitation tout en prenant soin de les articuler
dans l’Émulation qui « est le Désir d’une chose, engendré par le fait que nous imaginons que
d’autres ont le même Désir »62.
La plupart des affects résultent de la combinaison de deux contradictions : la Joie et la Tris-
tesse ainsi que l’Amour et la Haine formant ensemble une sorte d’hyper-carré sémiotique en-
gendrant une quarantaine de méta-termes. La Joie est le passage d’une perfection moindre à
une plus grande perfection tandis que la Tristesse correspond au mouvement inverse.
L’Amour est une Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure et la Haine, son pendant
en relation avec la Tristesse. Ces deux couples d’affects sont proches du désir d’être autre /
déception de rester soi et du modèle / obstacle.
Certains affects permettent de relier fortement les deux représentations :
- l’Espoir, « Joie inconstante, née de l’idée d’une chose future ou passée, dont l’issue est en
quelque sorte incertaine pour nous »63, est proche de notre désir d’être autre ;
- la Déception, dont nous avons montré l’importance pour la théorie mimétique dès notre
premier chapitre, « est une Tristesse qu’accompagne l’idée d’une chose passée qui s’est
produite contre notre Espoir »64 ;
- l’Admiration « est l’imagination d’un objet sur laquelle l’Esprit reste fixé » à laquelle
nous pouvons associer l’Adoration qui « est l’Amour pour celui que nous admirons »65,
les deux affects renvoyant à la médiation externe et à la situation relationnelle de modèle ;
- à l’Admiration répond enfin le Mépris, qui « est l’imagination d’un objet par laquelle
l’Esprit est si peu touché que la présence même de l’Objet l’incite à imaginer beaucoup
plus les qualités qui ne sont pas en lui que celles qui s’y trouvent », cet affect évoquant la

n’est juste et la Mésestime, son pendant en relation avec la Haine ; la Satisfaction de soi est une Joie née du fait
que l’homme se considère lui-même, ainsi que sa puissance d’agir alors que l’Humilité est une Tristesse du fait
que l’homme considère son impuissance, autrement dit sa faiblesse ; l’Orgueil consiste à avoir de soi-même, par
Amour, une meilleure opinion qu’il n’est juste, inverse du Mépris de soi ; la Gloire est une Joie qu’accompagne
l’idée d’une action que nous imaginons louée par les autres, son pendant étant nommé la Honte ; le Regret est un
Désir, c’est-à-dire un Appétit de posséder un objet, Désir qui est simultanément favorisé par le souvenir de cet
objet, et réprimé par le souvenir d’autres objets qui excluent l’existence de l’objet à poursuivre ; la Reconnais-
sance ou Gratitude est un Désir, ou une attention d’amour, par laquelle nous nous efforçons de bien agir envers
celui qui, par un même affect d’amour, a bien agi à notre égard ; la Vengeance est un Désir par lequel nous
sommes incités, par une Haine réciproque, à faire subir un mal à celui qui, par un affect identique, nous a causé
un dommage. Et pour finir, deux désirs qu’on peut qualifier de politique : l’Humanité ou la Modestie est un Désir
de faire ce qui plaît à l’opinion, et d’éviter ce qui lui déplaît tandis que l’Ambition est un Désir immodéré de la
Gloire.
62
SPINOZA, Éthique, partie III, définition XXXIII, p. 273.
63
La Crainte est son pendant en relation avec la Tristesse, laquelle se distingue du Désespoir, quand toute incer-
titude est levée, ce dernier ayant la Sécurité pour pendant en relation avec la Joie… in ibid., p. 264 et 265.
64
Le Contentement est son pendant en relation avec la Tristesse, in ibid., p. 266.
65
In ibid., p. 261 et 263.

129
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

médiation interne et la situation relationnelle d’obstacle.


Spinoza rapproche de surcroît les affects d’Admiration et de Mépris des concepts de Vénéra-
tion et de Dédain, reflétant ainsi leurs rapports avec les situations de modèle et d’obstacle.
Continuons notre exploration en évoquant « l’envie, la jalousie et la haine impuissante » sten-
dhaliennes dont Girard fait grand cas dans Mensonge romantique. Accordant un rôle matriciel
à la Haine, Spinoza définit par ailleurs :
- l’Envie comme « la Haine en tant qu’elle affecte l’homme de telle sorte qu’il s’attriste du
bonheur d’un autre et se réjouisse, au contraire, du malheur d’un autre »66 ;
- quant à la Jalousie, elle est mentionnée au scolie de la proposition 35 de l’Éthique 3 en
ces termes : « une fluctuation de l’âme née de la présence simultanée de l’Amour et de la
Haine, accompagnée de l’idée d’un autre qu’on envie ».
De surcroît, « Spinoza abandonne, dans le Traité politique, la référence à un contrat social
qu’il intégrait encore à sa vision dans le [Traité théologico-politique].67 » De même, pour
Spinoza, le principe de souveraineté n’est pas transcendantal, mais « pragmatique et utili-
taire », « déterminé par sa puissance » face à la multitude qu’il doit gouverner68. La multitude
ou le grand nombre spinozien est ainsi toujours susceptible de résister au souverain ou d’en
changer, comme la foule girardienne dans une relation d’égalisation, voire de surplus de puis-
sance toujours possible face aux pouvoirs institués.
Spinoza offre le meilleur démenti à la critique de Girard à l’encontre des philosophes et de la
philosophie qui auraient été incapables de combiner désir et imitation et de prendre en consi-
dération leurs conséquences potentiellement néfastes. Et il ne peut de surcroît nous être repro-
ché d’avoir recruté un philosophe de second ordre et sans postérité pour faire cette démonstra-
tion. Il est donc regrettable que Girard se soit senti à ce point étranger à la philosophie qu’il
n’ait pas intégré à son corpus l’œuvre de Spinoza, un des préfigurateurs de la théorie mimé-
tique. À la lecture de l’Éthique, mais aussi du Traité théologico-politique et du Traité poli-
tique, nous éprouvons une Tristesse [toute spinozienne, soit un « passage d’une plus grande
perfection à une perfection moindre »] en constatant que, tant du fait de son champ initial
d’étude que de son Mépris [c’est-à-dire l’« imagination d’un objet, par laquelle l’Esprit est si
peu touché que la présence même de l’objet l’incite à imaginer beaucoup plus les qualités qui

66
À laquelle s’oppose la Miséricorde, in ibid., p. 267-268.
67
RAMOND, « Théorie mimétique et philosophie ».
68
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 58.

130
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

ne sont pas en lui que celles qui s’y trouvent »], Girard n’a pas croisé la route de Spinoza69.
Pour finir, notons qu’avec le « conatus », cet effort par lequel toute chose tend à persévérer
dans son être, Spinoza nous fournit la puissance d’être qui est l’objet de la revendication éga-
litaire que nous considérons comme étant la traduction du désir mimétique en termes poli-
tiques.
Autre sujet sur lequel l’apport de Spinoza ne peut être négligé, la question théologico-
politique sera, quant à elle, évoquée au chapitre 10.

§ 4 : Un troisième moderne, Rousseau, injustement écarté

La position de Girard vis-à-vis de Rousseau ne relève pas de l’ignorance mais d’une mécon-
naissance qu’on est tenté de qualifier de délibérée. Comme nous le verrons au chapitre 8, Gi-
rard disqualifie Rousseau en lui reprochant son recours au contrat social qu’il juge invraisem-
blable et auquel il dénie toute valeur heuristique.
Mais il passe ainsi à côté de certaines intuitions du philosophe genevois, ce dont Bruno Viard
s’étonne70. Les preuves abondent, par exemple, quand l’amour-propre, dans L’Émile, vient du
« désir de se transporter toujours hors de soi »71, expression où transparaît le désir d’être autre
qui ne fait qu’un pour nous avec le désir mimétique. Ou encore : « L’homme sociable, tou-
jours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres et c’est, pour ainsi dire, de leur
seul jugement qu’il tire le sentiment de leur propre existence.72 » Bruno Viard attire
l’attention sur un « carré de l’amour-propre »73, suggéré dans le Deuxième discours sur

69
Son histoire personnelle aurait été au demeurant digne d’intérêt pour Girard. Elle est en effet le récit conforme
à la théorie mimétique d’un mécanisme de bouc émissaire qui a toutes chances de rater dans une Amsterdam
ayant atteint le plus haut niveau de tolérance en Europe au XVII e siècle, dominée par un judaïsme strict dans sa
communauté de migrants dont ressortit Spinoza et un christianisme perverti par l’exercice d’un pouvoir fragile
dans un monde où les guerres entre nations et intestines prolifèrent. Le « Christ des philosophes », tel que le
surnomme Gilles DELEUZE dans Qu’est-ce que la philosophie ? (p. 59), y revendique la liberté de penser ce qu’il
veut et de dire ce qu’il pense, raison pour laquelle il est maudit et excommunié de sa communauté juive puis
exclu d’Amsterdam. Cette dernière expulsion ne prend toutefois effet qu’après un différé de cinq ans, comme si
une organisation théologico-politique soucieuse du respect des formes juridiques est alors devenue incapable de
réussir un rituel unanime et réconciliateur. Elle échoue pour finir à empêcher la diffusion, le rayonnement autant
que la discussion de son œuvre qui devient inévitable lorsque l’on pense la liberté, donc l’abolition des organisa-
tions sacrificielles…
70
VIARD, Littérature et déchirure : de Montaigne à Houellebecq. Étude anthropologique, p. 56-57 : Bruno Viard
repère ainsi chez lui deux triangles. In ROUSSEAU, Rousseau, juge de Jean-Jacques, p. 669. À celui des passions
primitives, Bruno Viard ajoute un « triangle des besoins : besoin sexuel + besoin matériel + besoin de reconnais-
sance (= amour-propre). […] le besoin sexuel et le besoin matériel, qui relèvent l’un et l’autre du légitime amour
de soi, se trouvent puissamment dynamités par l’action de l’amour-propre, une fois celle-ci enclenchée. » Il con-
clut : « le besoin de reconnaissance, produit de la vie sociale, surdétermine puissamment les deux autres besoins,
naturellement partagés par tous les êtres vivants jusqu’aux plantes. » In ibid., p. 59.
71
Livre II.
72
ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 193.
73
Ibid., p. 59-60.

131
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’inégalité : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et
l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux, le plus beau, le plus fort,
le plus adroit et le plus éloquent74 devint le plus considéré, et ce fut le premier pas vers
l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté
la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie.75 »
Cette spéculation permet d’établir une relation étroite avec le carré sémiotique que nous avons
tracé au chapitre 1er. La vanité, selon la définition qu’en donne Stendhal dans son Histoire de
la peinture en Italie, est, sous le vernis de la suffisance, le désir d’ « être comme un autre »76.
Quant aux autres sentiments moraux que Rousseau mentionne, ils répondent terme à terme à
ceux que nous avons associés lorsque nous avons conçu le carré sémiotique girardien : vani-
té / désir d’être autre, envie / modèle, obstacle / mépris et honte / déception. Ils constituent
selon Bruno Viard « le contenu vrai de l’inconscient »77.
Les réticences de Girard à reconnaître en Rousseau un prédécesseur s’appuient toutefois sur
des raisons sérieuses. En conjecturant que « le premier homme qui ayant enclos un terrain,
s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fon-
dateur de la société civile », il propose une séquence différente : elle commence par une ap-
propriation, née d’un acte unilatéral, à l’origine de toute inégalité et engendre, en définitive,
de multiples rivalités violentes. La rivalité serait ainsi pour lui, une conséquence de l’inégalité
plutôt qu’une fatalité de la condition humaine.
Certains des développeurs de la théorie mimétique dans le domaine du politique, Jean-Pierre
Dupuy, Paul Dumouchel et Lucien Scubla entre autres, estiment pourtant indispensable de
réserver une place de choix à Rousseau dans leurs réflexions. Jean-Pierre Dupuy s’intéresse
particulièrement à la distinction si importante pour Rousseau de l’amour de soi et de l’amour-
propre. Il insiste sur la place du croisement (des regards), l’obstacle, l’envie, la jalousie, le
ressentiment…78 en citant cet extrait :
[…] quand, détournées de leur objet par des obstacles, [les passions primitives …] s’occupent
plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et

74
Il est amusant de noter que ces qualités sont celles dont les maîtres de Monsieur Jourdain sont les promoteurs,
auxquels on peut ajouter son tailleur pour la beauté…
75
ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 94-95, cité in Viard,
2015, p. 70-71.
76
STENDHAL, Histoire de la peinture en Italie, p. 153. Pour mieux comprendre la signification de cette assertion,
il indique aussi p. 82 : « on a trop de vanité pour oser être soi-même. »
77
VIARD, Amour-propre. Des choses connues depuis la fondation du monde, p. 71. Il ajoute p. 72 : « En un mot,
la dévalorisation de soi est la face cachée de la vanité comme l’orgueil est la face cachée de la honte. »
78
DUPUY, L’économystification, p. 36.

132
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

deviennent irascibles et haineuses. Et voilà comment l’amour de soi qui est un sentiment bon et
absolu devient amour-propre ; c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui
demande des préférences, dont la jouissance est purement négative et qui ne cherche plus à se
satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui.79
Les trois géants de la philosophie – Hobbes, Spinoza et Rousseau – que nous venons de con-
voquer méritent d’être reconnus comme des préfigurateurs de l’hypothèse girardienne. Le
manque d’intérêt de Girard pour la philosophie apparaît ici d’autant plus dommageable qu’ils
constituent pour son hypothèse autant de cautions de premier rang.

§ 5 : La philosophie de l’histoire : Hegel face à Clausewitz

Kant ne fait pas partie des philosophes avec lesquels Girard croise le fer : il suffit de rappeler
son scepticisme sur la prétention romantique à l’autonomie pour prendre acte de
l’impossibilité de leur dialogue. L’influence de l’autre maître de la philosophie allemande,
Hegel, est plus notable et notoire. Le séminaire de Kojève relisant le philosophe de Tübingen
baigne la période qui précède immédiatement la formation intellectuelle de Girard. Elle appa-
raît dans de nombreux passages de Mensonge romantique et revient dans Achever Clausewitz,
donc à la fois à l’origine et au terme de l’œuvre girardien : « Non seulement Clausewitz a
raison, contre Hegel et toute la sagesse moderne, mais cette raison a des implications terribles
pour l’humanité80 », tout en précisant néanmoins, « c’est sans doute à l’hégélianisme que je
m’oppose, beaucoup plus qu’à Hegel lui-même.81 » Il donne toutefois raison au penseur de la
guerre82 contre celui de la résolution dialectique des conflits, de la réconciliation et du sens de
l’histoire, donc contre Hegel et non les seuls hégéliens :
[…] Hegel ne voit pas […] que l’oscillation des positions contraires, devenues équivalentes,
peut très bien monter aux extrêmes, que l’adversité peut très bien se rapprocher de l’hostilité,
l’alternance monter vers la réciprocité. La pensée hégélienne a des aspects tragiques, elle n’en a
pas de catastrophistes. Elle passe donc de la dialectique de la réconciliation, de la réciprocité à
la relation de manière très confiante, en donnant souvent l’impression d’oublier d’où elle vient
[c’est-à-dire de la sape définitive de toutes les protections sacrificielles].83
Percevant les inconvénients qu’il y aurait à accepter une filiation hégélienne, Girard refuse

79
ROUSSEAU, juge de Jean-Jacques, premier dialogue.
80
Achever Clausewitz, p. 15.
81
Ibid., p. 67.
82
Ibid., p. 71 : Clausewitz dit quant à lui que « cette oscillation peut monter aux extrêmes, qu’elle peut passer de
l’alternance à la réciprocité […]. »
83
Ibid., p. 70.

133
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

d’être présenté en « héritier de Kojève » et son désir mimétique, en « une reprise du désir de
reconnaissance chez Hegel »84. Pour se démarquer « d’un désir du désir de l’autre », Girard
spécifie que le désir mimétique « est désir de ce que l’autre possède […]. C’est ce désir
d’appropriation, beaucoup plus que de reconnaissance, qui dégénère très vite dans ce que
j’appelle le désir métaphysique, où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle.85 » Il
renforce son argumentation en ancrant son point de vue dans une évolution historique
qu’Hegel ne percevrait qu’imparfaitement, en arrêtant son mouvement au seuil de sa pensée :
La dialectique hégélienne se situe dans un passé de violence. Elle épuise ses derniers effets avec
l’avènement de Napoléon. La dialectique romanesque apparaît au contraire dans l’univers post-
napoléonien. Pour Stendhal comme pour Hegel, le règne de la violence individuelle est terminé ;
ce règne doit faire place à autre chose. Hegel fait confiance à la logique et à la réflexion histo-
rique pour déterminer cette autre chose. Quand la violence et l’arbitraire cessent de régner dans
les rapports humains, la Befriedegung, la réconciliation, doit nécessairement leur succéder. Le
règne de l’Esprit doit commencer. […] Le romancier, lui, se méfie des déductions logiques. Il
regarde autour de lui et il regarde en lui-même. Il ne découvre rien qui annonce la fameuse ré-
conciliation.86
Girard exprime une fois encore sa défiance vis-à-vis de l’idéalisme philosophique et sa con-
fiance dans les fictions les plus lucides : l’irénisme du philosophe87 et sa méconnaissance des
conséquences violentes de la mimésis d’appropriation sont présentées comme ce qui
l’empêche d’accéder aux lumières de la théorie mimétique88. Et il finit par évoquer des évé-
nements historiques contemporains pour trancher le débat en sa faveur :
Il n’y a pas eu de « désir de reconnaissance » entre les Tutsis et les Hutus, mais une rivalité gé-
mellaire qui est montée aux extrêmes et a dégénéré en génocide. […] les massacres des sunnites
et des chiites ne vont faire que s’exaspérer dans les mois et les années qui viennent. Là non plus,
vous ne pouvez pas dire que l’un cherche à se faire « reconnaître » par l’autre ; il veut
l’exterminer, ce qui est assez différent.89

84
Ibid., p. 71.
85
Ibid., p. 72-73.
86
Mensonge romantique, p. 130.
87
Achever Clausewitz, p. 95 : « [La] confiance dans la nécessaire réconciliation des hommes est ce qui me sidère
le plus aujourd’hui. […] La retraite définitive [de Hölderlin] à Tübingen doit être comprise comme un rejet de
l’Absolu, une distance radicale prise à l’égard de tous les optimismes qui ont accompagné la montée du belli-
cisme en Europe. […] Je cherche […] chez lui la vérité que Hegel ne nous a pas donnée. »
88
Ibid., p. 74-75 : « Dans tout duel, l’un doit avoir peur de l’autre, le reconnaître comme son maître et se faire
reconnaître comme esclave de ce maître. […] La dialectique du maître et de l’esclave, en ce sens, m’a toujours
semblé irénique. Elle ressemble à ce que les éthologues nous disent des réseaux de dominance […]. »
89
Ibid., p. 86-87.

134
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

Comme souvent, Girard voit le crime là où nous sommes tentés de le recouvrir par des mots90.
Pour lui, la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave se situe dans un au-delà de la vio-
lence passée « pour déterminer cette autre chose » que sont la réconciliation et le règne de
l’Esprit91. La synthèse nécessaire pour comprendre les problèmes de notre temps qu’Hegel
n’effectuerait pas entre « la conscience malheureuse » et « la dialectique du maître et de
l’esclave » est opérée par la vérité romanesque qui repère l’hypocrisie désormais à l’œuvre là
où Hegel en reste à la force92.

§ 6 : Se démarquer de quelques contemporains et en ignorer d’autres

Même si Girard se tourne volontiers vers des textes classiques, lui-même ou ses épigones
n’ignorent pas les contemporains : Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre et Jacques Derrida en
particulier. Il continue de se défier de la tradition idéaliste qu’il situe de Descartes à Heideg-
ger. Il reproche aux déconstructionnistes contemporains de préférer se colleter avec
l’idéalisme plutôt qu’avec l’anthropologie qu’il serait à son sens plus urgent d’investir93.
La version moderne la plus célèbre du « mensonge romantique » né avec les Lumières serait
celle de Heidegger : « Dans l’Être et le temps, le moi “inauthentique” ne fait qu’un avec le on
(“das Man”) de l’irresponsabilité collective […] Le goût de la lutte et de l’opposition serait
une preuve d’authenticité, de volonté de puissance, au sens nietzschéen du terme. 94 » Heideg-
ger revient sous sa plume à plusieurs reprises pour incarner tout à la fois l’état déplorable de
l’intelligence occidentale contemporaine et la tradition dénégatrice de la philosophie :
C’est la traduction philosophique de la situation où se trouve l’intelligence occidentale. Heideg-
ger la reflète d’autant mieux qu’il ne croit plus la refléter. Si on définit la philosophie occiden-
tale par l’assimilation des deux Logos, il n’y a pas de doute qu’Heidegger s’inscrit encore dans
cette tradition ; il ne peut vraiment conclure la philosophie puisqu’il ne peut pas montrer de dif-
férence réelle entre le Logos héraclitéen et le Logos johannique. […] Parce qu’il s’enferme dans
la philosophie, et parce qu’il en fait le dernier et ultime refuge du sacré, Heidegger ne peut pas
dépasser certaines limites, celles justement de la philosophie. Pour comprendre Heidegger, il

90
Par exemple sa lecture de l’aphorisme 125 d’Ecce homo de Nietzsche ou de L’Étranger de Camus ou encore
des mythes Ojibwa et Tikopia analysés par Lévi-Strauss. Dans son introduction à De la violence à la divinité, il
rappelle : « N’oublions jamais […] que la violence qui tue n’est pas celle des livres : c’est celle des hommes. »
Face au déni des meurtriers collectifs, Girard se veut détective : il découvre à chaque fois un même mobile et une
même occasion, les deux étant confondus dans l’emballement de la crise mimétique.
91
Mensonge romantique, p. 130.
92
Ibid., p. 132.
93
Ibid., p. 44.
94
Celui par qui, p. 21-22.

135
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

faut voir qu’il doit être lu, comme les présocratiques avant lui, dans la perspective radicalement
anthropologique de la victime émissaire.95
D’une certaine manière, Girard se montre le plus préoccupé des deux de la question politique
en s’interrogeant sur la menace que la violence fait peser sur l’humanité depuis l’origine, ce
qui le conduit à reprocher à Heidegger de se réfugier dans une philosophie hors du monde
réel, à la suite d’une bonne partie des philosophes qui l’ont précédé. Girard se dit étranger à la
philosophie parce qu’il se veut anthropologue du réel. Compte tenu de son objet d’étude, il ne
devrait donc pas pouvoir s’abstraire du politique. La théorie mimétique doit impérativement
l’incorporer à son périmètre.
La relation avec Sartre est révélatrice du choix de Girard. Plutôt que de se poser en continua-
teur et auteur d’une synthèse générale de la pensée occidentale des deux derniers siècles, am-
bition à laquelle il pourrait prétendre, il adopte deux positions apparemment opposées qui
visent toutes deux à accentuer la différence, ce qu’un colloque récent96 a mis en évidence :
d’une part, s’il reconnaît l’importance pour lui de la lecture de L’Être et le Néant, il insiste sur
les lacunes de ses analyses qu’il entend combler et diminue les mérites d’écrivain de fiction
de son auteur ; d’autre part, il ne mentionne pas une dette mise au jour par Paul Dumouchel de
La violence à l’égard de Critique de la raison dialectique (qu’il a lu) à propos du mécanisme
du lynchage à rapprocher de la constitution du groupe en fusion, de la figure du traitre ou en-
core de la terreur, tous thèmes qui entrent en résonance avec ceux du bouc émissaire.
La capacité de la théorie mimétique à se situer au carrefour de pensées contemporaines n’est
pas épuisée pour autant. Stéphane Vinolo rappelle que le néologisme créé par Derrida de dé-
construction n’est en définitive qu’un mot-valise de forme enchevêtrée associant destruction
et construction : « La déconstruction n’est possible que si la destruction donne lieu à une
construction nouvelle (mais au fond toujours déjà là) par redéfinition des marges de l’objet
détruit.97 » Si l’on se détache de l’analyse des textes pour appliquer cette combinaison de ces
deux termes contradictoires à des situations réelles, la déconstruction peut aussi correspondre
au projet de retrouver « des traces de ce qui fut la scène originelle » en vue de « trouver les
invariants culturels » qui en sont issus98. Charles Ramond insiste sur la proximité de leurs
travaux, notamment « […] toute la théorie du Pharmakon, mais aussi du supplément, et la

95
Des choses cachées, p. 358-360.
96
Le 6 décembre 2014 à la Bibliothèque nationale de France, « Girard-Sartre : une relation méconnue », col-
loque organisé par l’association des recherches mimétiques.
97
VINOLO, La violence différante, p. 78.
98
Ibid., p. 78-79.

136
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

critique extrêmement sévère de Lévi-Strauss […] »99. Girard a utilisé le terme de déconstruc-
tion dès La violence en 1972, la bibliographie de cet essai mentionnant La pharmacie de Pla-
ton de Derrida. Le pharmakos y fait l’objet de nombreuses mentions100 de même que dans
Des choses cachées où la dette est clairement reconnue.
On peut noter également que le concept derridien de déconstruction trouve un écho jusque
dans la « destruction créatrice », concept central de l’économie capitaliste, de son développe-
ment et de son adaptation permanente aux contraintes du marché proposé par Joseph Schum-
peter pour définir le rôle assigné à l’entrepreneur101. Le principal mécanisme régulateur de
l’époque contemporaine est ainsi structurellement comparable à ce que Girard conçoit comme
l’origine commune de l’homme et de la culture.
Si Girard s’intéresse peu aux anciens élèves d’Heidegger (et d’Husserl) – Günther Anders102,
Hannah Arendt et Hans Jonas notamment – dont les publications sont contemporaines des
siennes et portent sur le mal après les drames de la deuxième guerre mondiale et dans la pers-
pective d’un avenir apocalyptique, il revient notamment à Jean-Pierre Dupuy103, Paul Dumou-
chel et Wolfgang Palaver d’évoquer leur compréhension des événements du XXe siècle pour
les mettre en dialogue avec celle de Girard.
Girard aurait sans doute tiré plus de profit à dialoguer avec ces philosophes de son temps dont
beaucoup partagent ses préoccupations qu’avec leurs contemporains romanciers à l’analyse
desquels il a pour l’essentiel renoncé dès sa quête du désir mimétique engagée. Dans cette
période particulière, la philosophie semble moins encline à occulter la violence tandis que la
fiction littéraire peine à poursuivre la mise au jour des mécanismes du désir104.

99
« Théorie mimétique et philosophie », communication citée.
100
P. 143 et suivantes. Toutefois, la note de bas de page associée mentionne Marie Delcourt et Jean-Pierre Ver-
nant, mais pas Jacques Derrida. Au jeu des citations, Girard qui lui consacre également d’autres considérations
en particulier dans Les origines, l’emporte néanmoins haut la main puisque Derrida ne se réfère jamais au col-
lègue qui l’introduisit aux États-Unis, avec le succès que l’on sait, à l’occasion d’un colloque qu’il organisa en
1966 à la Johns Hopkins University intitulé « The Languages of Criticism and the Sciences of Man » sauf dans
Résistances – de la psychanalyse, Paris : Galilée, 1996), p. 69 et 86, dans les deux cas pour évoquer simplement
cet événement.
101
SCHUMPETER, 1979, p. 116-117 : « L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine
capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de
transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par
l’initiative capitaliste. [...] Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capita-
lisme. »
102
In ANDERS, Hiroshima est partout, p. 168 : « La constance qu’ils mettent à ne pas parler des coupables, à
taire que l’événement a été causé par des hommes ; à ne pas nourrir le moindre ressentiment, bien qu’ils aient été
les victimes du plus grand des crimes […]. »
103
« Anders et Arendt pointaient ce scandale qu’un mal immense peut être causé par une absence complète de
malignité ; qu’une responsabilité monstrueuse puisse aller de pair avec une absence totale de méchanceté. » In
DUPUY, L’économystification, p. 37.
104
À partir de Mensonge romantique, Girard renonce pour l’essentiel à critiquer et mobiliser les romanciers et
poètes post-proustiens, alors même qu’il en avait fait dans un premier temps un de ses sujets principaux

137
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Section 2 : Les théologiens et penseurs du christianisme, un soutien précieux ?

Si Girard exprime des réticences face à certains théologiens105 qui lui apparaissent comme des
sortes de philosophes du religieux et à ce titre des complices dans l’œuvre d’expulsion de la
réalité de la violence et de ses traces, il rencontre surtout dans leur corporation certains de ses
plus grands inspirateurs, un de ses modèles-obstacles préférés et quelques continuateurs ap-
préciés.

§ 1 : Les références à la philosophie chrétienne : Saint-Augustin, Pascal et Kierkegaard

Probablement en forme de boutade106, Girard prétend que la plupart des idées qu’il promeut
est déjà chez Augustin. Sur la question du désir et sa faculté à engendrer des rivalités, il men-
tionne qu’Augustin présente dans Les confessions l’apologue suivant : « Il y décrit deux bébés
qui ont la même nourrice. Alors qu’il y a suffisamment de lait pour les deux, ils tentent cha-
cun d’obtenir tout le lait, pour empêcher l’autre d’en avoir.107 » Plus largement, il nous
semble que l’idée de La cité de Dieu descendant sur Terre est présente dans le quasi-
évitement du politique girardien et son espérance apocalyptique. Il en va de même pour Les
confessions entendues comme un exercice à la croisée de la conversion romanesque et reli-
gieuse.
Charles Larmore repère la concordance des points de vue de Pascal et de Girard108 : « la cou-
tume est notre nature » (§ 680) ; l’homme est « automate autant qu’esprit » (§ 661) ; « on vit
dans l’idée des autres d’une vie imaginaire » (§ 653). Il conclut à la coïncidence des deux

d’articles : Paul Valéry, Saint-John Perse, André Malraux. Son article « Où va le roman ? » repris dans Critique
dans un souterrain a été publié la première fois en 1957. Comme si sa découverte du désir mimétique avait fait
disparaître la pertinence du corpus de la littérature contemporaine. Girard incorpore très peu d’écrivains posté-
rieurs à Proust et de manière marginale à partir de Mensonge romantique : Frantz Kafka, Virginia Woolf et le
dernier Albert Camus.
105
« […] d’autres théologiens qui s’obstinent à m’imposer des examens de passage théologiques auxquels ils me
recalent impitoyablement, alors qu’ils ont renoncé depuis longtemps à ce genre d’épreuve pour le reste de la
chrétienté, et en particulier pour eux-mêmes. C’est un bien grand honneur qu’ils me font. » In Celui par qui,
p. 10. Ou encore à propos de la question posée par le Christ sur le sens de l’expression « La pierre rejetée par les
bâtisseurs est devenue la pierre d’angle », il regrette : « On pourrait croire que les théologiens médiévaux et
modernes ont repris une question posée par le Christ pour essayer d’y répondre. Est-ce que vous avez jamais vu
un théologien s’intéresser à cette question posée par le Christ lui-même ? Jamais ! Il s’intéresse à la philosophie
grecque et à toutes sortes de choses étrangères aux Évangiles […]. Ce qu’il y a de miraculeux avec la théologie,
c’est qu’elle dit beaucoup de choses vraies à partir de raisonnements qui, d’une certaine manière, sont faux, à
partir d’un type de pensée souvent incompréhensible, sans regarder les textes de la façon la plus simple, ni voir
qu’il y a dans le christianisme une singularité absolue dont personne ne s’aperçoit parce qu’elle est trop facile à
voir. » In « Le bouc émissaire et Dieu », p. 63-66.
106
Quand ces choses, p. 196 : « les trois quarts de ce que je dis sont dans Saint-Augustin. »
107
Les origines, p. 68.
108
LARMORE, 2004, p. 53 et 63. Les citations extraites des Pensées de Pascal font référence aux paragraphes de
l’édition Sellier.

138
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

anthropologies, « la possibilité de la grâce en moins. » Une citation de Pascal d’un passage de


la lettre XII des Provinciales est d’ailleurs placée en épigraphe d’Achever Clausewitz :
C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les
efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne peuvent rien pour arrêter la violence, et
ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la
moindre ; quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants
confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité
ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas néanmoins que les choses soient
égales : car il y a une extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de
Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque, au lieu que la vérité sub-
siste éternellement, et triomphe de ses ennemis ; parce qu’elle est éternelle et puissante comme
Dieu même.109

Cette question est au cœur de la pensée de Girard qui affirme ici son ascendance janséniste110.
Dans son essai sur L’Étranger de Camus, Girard cite longuement le Traité du désespoir de
Kierkegaard, en particulier ce passage : « Mais n’est-ce pas une autre forme de désespoir que
le refus d’espérer comme possible qu’une misère temporelle, qu’une croix d’ici-bas puisse
nous être enlevée ? C’est ce que refuse ce désespéré qui, dans son espoir, veut être lui-
même.111 » Il suffit de rapprocher espoir et désir ainsi que désespoir et déception, en se rappe-
lant les définitions proches données à chacun de ces termes par Spinoza112, pour trouver un
écho à notre propos. La déception est proche du désespoir de celui qui espère être lui-même,
autant dire un autre, mais qui n’y parvient pas et qui refuse d’être privé des tourments aux-
quels cette obstination le condamne. Plus généralement, la métaphysique chrétienne corres-
pond à une ontologie de l’insuffisance d’être face à un Dieu omnipotent, omniscient et éternel
et à l’espérance d’un comblement au-delà de l’existence terrestre, nécessairement imparfaite.

§ 2 : Friedrich Nietzsche, « le plus grand théologien depuis Saint-Paul »

Prenant à la lettre une provocation girardienne, nous considèrerons Nietzsche ici comme un
théologien : dans Le Gai savoir, s’il proclame que « Dieu est mort », ce qui dans la deuxième

109
Épigraphe d’Achever Clausewitz.
110
Par exemple Bruno Viard et François Flahault.
111
In Critique dans un souterrain, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », p. 163.
112
Rappelons : essence de l’homme, le Désir est une affection quelconque qui l’amène à accomplir une action ;
l’Espoir est une Joie inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée, dont l’issue est en quelque sorte
incertaine pour nous ; le Désespoir est une Tristesse née de l’idée d’une chose future ou passée à propos de la-
quelle toute incertitude est levée ; quant à la Déception, elle est une Tristesse qu’accompagne l’idée d’une chose
passée qui s’est produite contre notre Espoir.

139
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

moitié du XIXe siècle n’est pas d’une grande originalité, Girard remarque que la phrase sui-
vante, jamais mentionnée par la vulgate nietzschéenne, est « Dieu reste mort ! Et c’est nous
qui l’avons tué »113, renouvelant la lecture du célèbre aphorisme 125 („Gott ist tot! Gott bleibt
tot! Und wir haben ihn getötet.“) La suite de l’aphorisme est tout aussi remarquable dans son
rapport à son hypothèse : « Qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous
nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? »
Nietzsche est son modèle-obstacle par excellence parmi les philosophes du soupçon, les théo-
logiens et les hellénistes. Avec Freud et Lévi-Strauss, il forme une sorte de trinité contre la-
quelle Girard a construit sa singularité. L’admiration qu’il a pour leurs œuvres n’a
d’équivalent que la volonté de les dépasser en les renversant. S’il peut s’accommoder jusqu’à
un certain point du ressentiment, un concept précurseur du désir métaphysique114, il ne peut
admettre qu’une lecture exacte de l’apport du christianisme aboutisse à des conséquences er-
ronées et une volonté forcenée du retour à l’archaïque. Ainsi :
[…] L’individu a été si bien pris au sérieux, si bien posé comme un absolu par le christianisme,
qu’on ne pouvait plus le sacrifier : mais l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains…
La véritable philanthropie exige le sacrifice pour le bien de l’espèce ; elle est dure, elle oblige à
se dominer soi-même, parce qu’elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui
s’intitule christianisme veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié […].115

Ici, une analyse théologique exacte aboutit à une recommandation inacceptable. Le fragment
suivant de Nietzsche est plus important encore pour la théorie mimétique :
[…] Dionysos contre le crucifié : la voici bien l’opposition. Ce n’est pas une différence quant
au martyre – mais celui-ci a un sens différent. La vie même, son éternelle fécondité, son éternel
retour déterminent le tourment, la destruction, la volonté d’anéantir. Dans l’autre cas, la souf-
france, le crucifié en tant qu’il est l’« innocent » servent d’argument contre cette vie, de formule
de sa condamnation […].116

Cette fois sans ironie, ce texte est pour Girard le plus grand texte théologique du XIXe siècle
qu’il analyse avec autant de respect que de frustration : « La seule erreur de Nietzsche, […]
c’est de choisir la violence contre la vérité innocente de la victime, vérité que pourtant il est

113
In La voix méconnue, « Nietzsche contre le crucifié », p. 172-173.
114
Pour Girard, Nietzsche voit mieux que personne le ressentiment des autres et inspirera Max Scheler. Il lui
reproche seulement de ne pas voir le sien propre face au prodigieux modèle-obstacle que constitue Richard Wa-
gner pour lui, in La voix méconnue, « Le surhomme dans le souterrain. Les stratégies de la folie : Nietzsche,
Wagner et Dostoïevski », p. 149-180.
115
Cité in Quand ces choses, p. 19, extrait de NIETZSCHE, Œuvres complètes XIV, p. 224-225.
116
Ibid., p. 198 extrait du même ouvrage de NIETZSCHE, p. 63 (les italiques sont de Girard).

140
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

lui, Nietzsche, seul à entrevoir face à l’aveuglement positiviste de tous les ethnologues athées
et des chrétiens eux-mêmes.117 » De telles notations abondent118 : elles manifestent
l’importance de cette lucidité de Nietzsche, qui ne fait qu’un avec l’aveuglement inspiré par
son mépris de la morale (qu’il dit des esclaves) quant aux conclusions à en tirer pour orienter
son existence et celle des autres, à savoir « prendre le parti des mythes contre le judéo-
chrétien.119 »

§ 3 : Le sacrifice du Christ

Si de telles considérations semblent a priori éloignées de notre propos, il est notable que Gi-
rard dialogue avec des théologiens, quand bien même beaucoup de membres de la corporation
le rejettent, à l’instar des autres universitaires. Il partage ainsi avec le père Raymund Schwa-
ger, un théologien suisse, la « découverte » de l’importance du mécanisme du bouc émissaire.
L’ascendant spirituel du théologien est tel qu’il le fait revenir sur un de ses arguments les plus
marquants de Des choses cachées, la lecture non sacrificielle des Évangiles qu’il promeut
alors. Le père Schwager le convainc de considérer la coexistence du sacrifice de l’autre et du
sacrifice de soi, ce que Girard finit par admettre. Il s’en explique dans son article « Théorie
mimétique et théologie »120. Dans De la violence à la divinité, il s’agit même de la seule recti-
fication de fond qu’il estime devoir apporter à ses premiers travaux, dans une longue note121.
Il admet la réalité en même temps que le caractère singulier du sacrifice du Christ, en ce qu’il

117
Ibid., p.198-199.
118
Par exemple in Les origines, p. 105 : « Je ne fais que répéter ce qu’a dit Nietzsche, mais dans un tout autre
esprit. Lui a pris le parti des persécuteurs. Il croit penser contre la foule. […] Ce que Nietzsche ne perçoit pas,
c’est la nature mimétique de l’unanimité. Il ne saisit pas le sens de l’éclairage apporté par le christianisme sur les
phénomènes de foule. Il ne voit pas que le dionysiaque, c’est la foule, et que le chrétien, c’est l’exception hé-
roïque. »
119
Celui par qui, p. 67.
120
In ibid., p. 63-82. Il cite longuement l’argumentation du père SCHWAGER extraite de Avons-nous besoin d’un
bouc émissaire ? dont il admet que les conclusions s’imposent : « Par le mécanisme habituel du bouc émissaire
n’a lieu qu’un transfert partiel. Dans sa substance la violence n’est jamais conduite vers l’extérieur, elle peut
toujours apparaître à nouveau. Tous les Évangiles, au contraire, montrent que le message de Dieu – par l’amour
inconcevable de Dieu et sa prétention à être un avec Dieu – a mis au jour la rancune souterraine et la volonté
cachée de tuer, même chez les Pharisiens pieux et cultivés. Dans l’alliance contre lui se dévoilent les forces les
plus sombres du cœur humain. Le transfert collectif y gagnait un tout nouveau péché. Il était plus réel, plus uni-
versel que les attroupements qui se rassemblent contre les boucs émissaires pris au hasard. Toutes les forces
hostiles à Dieu se sont liées contre lui et sur son corps, ont déchargé leurs mauvais vouloirs. Ainsi, “il a pris en
son corps sur la croix” les péchés de tous (1 Pierre 2, 24). Provisoirement, nous pouvons retenir que
l’intelligence du mécanisme du bouc émissaire conduit avec pertinence à approfondir la compréhension de la
parole du Nouveau Testament. C’est par rapport au péché et à la malédiction que s’affirme la fonction de Jésus
comme sauveur : et là s’ouvre un chemin vers une plus large pénétration de la doctrine du salut. »
121
De la violence à la divinité, p. 1001 : « L’opposition entre une pensée “sacrificielle”, toujours infidèle à
l’inspiration évangélique et une “pensée non sacrificielle”, seule fidèle, au contraire à cette même inspiration,
reflète une ultime illusion humaniste et “progressiste” dans mon interprétation du christianisme. Je me suis dé-
barrassé de cette illusion […]. À mes yeux, désormais, la vraie opposition entre le chrétien et l’archaïque doit se
définir comme opposition entre le sacrifice de soi et le sacrifice d’autrui. […]. »

141
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

n’offre aucune résistance à ses persécuteurs : « L’accomplissement de sa mission voue donc


le Christ à une mort qu’il est loin de désirer, mais à laquelle il ne saurait se dérober sans se
soumettre à la loi du monde et des boucs émissaires.122 » L’ambivalence du mot de sacrifice
signale « l’unité paradoxale du religieux d’un bout à l’autre de l’histoire humaine.123 »
D’autres vocables à connotation religieuse dans le lexique girardien sont également ambiva-
lents : le sacré à la fois violence et moindre violence ou l’apocalypse, catastrophe et révéla-
tion. Nous verrons un peu plus loin qu’il en va de même pour le concept d’identité, à la fois
« ipséité » et « mêmeté ».

§ 4 : L’hypothèse mimétique face à la doctrine du péché originel

Logiquement, Girard ne peut faire l’impasse sur la doctrine augustinienne et, plus profondé-
ment, sur les récits de la Genèse. À l’occasion d’une explication du Conte d’hiver de Shakes-
peare, il indique : « La véritable signification du péché, c’est que tous les humains sont éga-
lement coupables – coupables, s’entend, de désigner des boucs émissaires.124 » La culpabilité
est relationnelle, à la fois en tant qu’elle regroupe et qu’elle exclut en désignant des boucs
émissaires. Elle est donc aussi politique : on ne peut se débarrasser de la doctrine du péché
originel ainsi formulée, aussi rébarbative qu’elle nous apparaisse, quand on aborde la question
politique. Girard ajoute d’ailleurs : « Ce n’est pas un hasard si, dans la Genèse, l’histoire
d’Abel et Caïn vient immédiatement après celle d’Adam et Ève. Ces deux histoires nous font
passer du désir double de l’objet à la destruction du rival. Elles résument l’ensemble du pro-
cessus mimétique et l’histoire de l’humanité.125 » La création de la culture humaine naît bien
d’un « meurtre du frère »126. Le péché originel prend toute sa signification avec la succession
de ces deux histoires de désir mimétique et de meurtre du semblable. La théologie met
l’accent sur la désobéissance pécheresse tandis que les institutions politiques et religieuses
s’efforcent de masquer les traces sanglantes des origines.
Alors qu’il est parfois reproché à Girard de placer la doctrine du péché originel au cœur de sa
théorie127, James Alison met en évidence l’importance majeure de cette question théologique

122
Celui par qui, p. 76.
123
Ibid., p. 79.
124
Shakespeare, p. 395.
125
Ibid., p. 396.
126
Quand ces choses, p. 54-55.
127
De fait, Girard évoque le péché originel dès Mensonge romantique : « Le péché originel n’est plus la vérité de
tous les hommes comme dans l’univers religieux mais le secret de chaque individu, l’unique possession de cette
subjectivité qui proclame bien haut sa toute-puissance et sa maîtrise radieuse : “Je ne savais pas, remarque

142
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

et politique. Ce dernier part du constat que la doctrine du péché originel ayant été énoncée
pour la première fois par Saint-Augustin à un moment où son auteur était parfaitement infor-
mé des événements de la Passion du Christ, elle doit être lue à sa lumière128. La « faute
d’Adam » est bienheureuse dans la seule mesure où elle ouvre une séquence qui s’achève
avec la venue d’une « victime pardonnante »129. Elle permet alors la formation d’une « intelli-
gence de la victime » dans le double sens que revêt cette locution. Le prochain, tel le bon Sa-
maritain130, est celui qui se soucie de la victime sans en retirer un quelconque intérêt. Le pro-
jet de James Alison est de fonder une anthropothéologie, le Christ ayant donné la victime hu-
maine comme image de Dieu131, une « anthropologie de l’autre comme victime »132. Il fait
remarquer que « ce qui est abîmé dans la chute est notre capacité à recevoir gratuitement »133
alors que nos désirs se conçoivent sur le mode de l’appropriation. Le salut ne peut être en soi,
il suppose une révélation134.
À l’occasion d’un débat en 2005, Girard définit quant à lui sa propre conception : « […] le
flux du mimétisme de l’homme, dangereux pour lui, qui est au fond le péché originel, est aus-
si d’une certaine manière le processus historique qui déclenche le salut.135 » Le péché originel
n’est pas fondateur, « il est la révélation d’une fondation vaine et en échec.136 » La doctrine du
péché originel rappelle en définitive le « maintien de la poutre dans mon œil.137 » Or il faut
choisir entre « le savoir dans le cadre de l’accusation (de soi ou d’autrui) [ou] du pardon
(d’autrui ou soi)138. »
Reprenant à son compte la distinction conservateur / progressiste, James Alison décrit égale-
ment deux visions politiques possibles du péché originel. Réalité fondatrice pour les conserva-
teurs, ils conçoivent de manière distordue la politique comme « une gestion avisée des per-
sonnes qui, par essence, n’ont de souci que leurs intérêts personnels » dans un monde où la

l’homme du souterrain, que les hommes puissent être dans le même cas et toute la vie je cachais cette particulari-
té comme un secret.” » In Mensonge romantique, p. 73.
128
Cette chronologie est dérangeante, mais elle est justifiée. La séquence est 1/ récit de la Genèse, 2/ relation de
la Passion par les évangélistes, 3/ élaboration de la doctrine du péché originel par Augustin qui dispose pour se
faire des textes de 1/ et 2/.
129
ALISON, Le péché originel à la lumière de la résurrection, p. 256.
130
Ibid., p. 266.
131
Ibid., p. 81.
132
Ibid., p. 142.
133
Ibid., p. 66.
134
Ibid., p. 87-88.
135
In « Le bouc émissaire et Dieu », p. 99.
136
ALISON, Le péché originel à la lumière de la résurrection, p. 211.
137
Ibid., p. 317.
138
Ibid., p. 322.

143
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

concurrence est bienfaisante et où le pardon et la révélation de la vanité pourtant contenus


dans la doctrine ecclésiale n’ont pas de place. De leur côté, les progressistes promeuvent des
valeurs universelles abstraites dont le pardon, pourtant à leur source depuis la tradition chré-
tienne, est également exclu.139 Le rôle des trop rares commissions visant simultanément la
vérité et la réconciliation, l’une ne pouvant aller sans l’autre pour réussir, est éclairé d’une
lueur nouvelle par cette vision renouvelée de la doctrine du péché originel. Si la théorie mi-
métique reçoit parfois la critique de se résumer à une anthropologie fondée sur la théologie
chrétienne du péché originel, la lecture de James Alison révèle l’intérêt de ce fondement para-
doxal en en renouvelant l’expression comme une anthropologie de la conversion et d’un par-
don créatif. De surcroît, l’idée du péché originel est pour Girard « […] sans doute la seule
efficace contre la pire des tentations – celle d’une hubris qui conduit chaque homme à se vou-
loir unique, au sens d’abord d’un trésor inestimable à conquérir, et plus tard d’un intolérable
fardeau dont nous essayons éperdument de nous décharger sur autrui.140 » Loin de nous con-
damner, elle peut nous aider à nous sauver de notre hubris suicidaire.
James Alison fournit ainsi des éléments de compréhension du scepticisme affiché par Girard à
l’égard des solutions politiques, toujours entachées pour lui de leur origine meurtrière – le
péché originel –, qu’elles résultent de conceptions conservatrices ou progressistes. Il place
donc son espoir, sans nourrir trop d’illusions toutefois, dans une modification profonde de la
médiation – guidée par l’intelligence de la victime.

Section 3 : Les sciences humaines, avatar de la dénégation de la rivalité mimé-


tique ?

Girard justifie son intérêt pour Clausewitz par le constat qu’il apporterait « davantage à
l’anthropologie qu’à la science politique ». Il présente sa recherche, « depuis toujours, en tant
qu’anthropologue.141 » Au moment où il publie ses premiers essais, deux de ses devanciers
les plus illustres dans les champs de l’interprétation des comportements et de la lecture des
mythes, autrement dit en anthropologie, sont respectivement Freud et les multiples écoles de
psychanalyse qui s’en réclament et Lévi-Strauss, le parangon du structuralisme. Même si Gi-
rard a vécu aux États-Unis, il a écrit la plupart de ses essais majeurs en français et sa référence

139
Ibid., p. 224-226.
140
Shakespeare, p. 397.
141
Achever Clausewitz, p. 46.

144
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

reste la scène intellectuelle française. Proche d’eux par bien des aspects, il doit s’en différen-
cier pour exister sans être qualifié de continuateur plus ou moins dévoyé ou fourvoyé. Tel un
personnage dostoïevskien et un peu comme face à Nietzsche, il oscille entre attaques et hom-
mages, les seconds ayant pour fonction de renforcer l’impact des premières.

§ 1 : Freud, le deuxième des modèles-obstacles

Girard a pris Freud comme modèle dans ses domaines de réflexion – en particulier psycholo-
gie du désir et origine de la culture142 – mais aussi comme obstacle à dépasser. Il indique par
exemple : « Les œuvres de Freud sont pour moi des documents à l’appui de la thèse mimé-
tique.143 » De même, nous l’avons vu, il lui reconnaît la paternité du concept de meurtre fon-
dateur144. Mais il prend aussi ses distances : « Je suis hostile à un appareil psychique identi-
fiable. La notion d’inconscience est indispensable, mais celle de l’inconscient qui serait
comme une “boîte noire” s’est révélée trompeuse.145 » Il voit dans la prise au sérieux par
Freud des accusations de parricide et d’inceste à l’encontre d’Œdipe « un mélange étonnant
d’aveuglement et d’intuition.146 » La théorie mimétique, elle,
[…] élimine, avec la conscience du désir parricide et incestueux, la nécessité encombrante du
refoulement et de l’inconscient. Elle s’inscrit dans un système de lecture qui déchiffre le mythe
œdipien ; elle assure à l’explication une cohérence dont le freudisme est incapable et ceci avec
une économie de moyens que Freud ne soupçonne même pas.147
Il estime dépasser Freud en l’englobant dans un système de représentation à la fois plus vaste
et moins complexe.
Pour nous, le carré sémiotique de Freud relierait quatre sommets : « l’identification » avec le
« père » qui butterait sur le « complexe d’Œdipe »148 pour provoquer une « névrose ». Il cons-
titue simultanément une complication et une restriction par rapport au désir d’être autre, au
modèle, à l’obstacle et à la déception. Girard insiste sur l’incapacité freudienne à percevoir le
ressort conflictuel149 en se focalisant sur le sexuel, à débarrasser le désir de l’objet, à dépasser
le flou de la qualification d’ambivalence qui se limite à poser le problème du modèle-obstacle

142
Voir nos chapitres 1 et 2 section 1.
143
Achever Clausewitz, p. 115.
144
Cf. notre chapitre 5, section 1, § 1.
145
Les origines, p. 91-92.
146
Ibid., p. 118.
147
La violence, p. 269.
148
En quoi Girard voit une lecture erronée du double bind, in La violence, p. 279.
149
Ibid., p. 249.

145
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

sans le comprendre150. En s’approchant au plus près du désir mimétique et du mécanisme du


bouc émissaire sans les saisir, Freud se révèle jusqu’au bout rival d’un Girard qui lui reproche
ce qui lui sera à son tour reproché : « Comme toute pensée mythique, la psychanalyse est un
système clos et rien ne peut jamais la réfuter.151 » Preuve supplémentaire qu’ils sont en con-
currence à la recherche d’un « grand récit » véridique.

§ 2 : Lévi-Strauss, le troisième des modèles-obstacles

Girard dit « être très attaché à l’œuvre » de Lévi-Strauss152 et le considère « par


l’intermédiaire de ses livres [comme son] professeur d’anthropologie. » Il lui reconnaît
d’avoir identifié le premier la ressemblance des débuts de bien des récits mythiques et d’avoir
utilisé pour les qualifier le terme d’indifférencié153 ou encore d’avoir repéré la thématique des
jumeaux154. L’ « épreuve » du carré sémiotique permet là encore de comprendre les limites de
l’anthropologie structurale lévi-straussienne. Elle combine, mais pour les superposer plutôt
que les articuler, différencié et indifférencié d’une part, mythe et rite de l’autre. Le différencié
et le mythe s’associent dans la pensée sauvage, où l’indifférencié disparaît du mythe grâce à
l’élimination du superflu ; lorsque le rite charrie du différencié, il est alors qualifié de mythe
bâtard, de religion ou encore de philosophie, toutes dénominations à connotation péjorative,
tant il reste dans une relation de complémentarité avec l’indifférencié au sein duquel il faut
trouver un principe de différenciation155. Dans sa représentation synchronique, Lévi-Strauss
refuse en définitive d’affronter la complexité des relations contradictoires entre différencié et
indifférencié d’une part, mythe et rite de l’autre. En confrontant le jeu structuraliste des oppo-
sitions au mouvement de l’expulsion de la victime indifférenciatrice (ou plutôt accusée d’être
telle) et à la (re)fondation d’un ordre différenciateur, Girard assume des contradictions aux-
quelles Lévi-Strauss refuse de s’attaquer. Ce faisant, il met en évidence l’unité de tous les

150
Ibid., p. 266-267.
151
Ibid., p 278.
152
Voir notre chapitre 2 section 1, notre chapitre 10, section 1 et notre annexe 4.
153
Le bouc émissaire, p. 49.
154
Celui par qui, p. 33 : « Claude Lévi-Strauss, le premier, s’est efforcé de penser toutes les règles culturelles en
termes de différences. Il y a là quelque chose de précieux pour l’intelligence du culturel mais d’incomplet. Il faut
situer les différences dans leur contexte réel, celui des rapports mimétiques et de leur irrépressible puissance
d’indifférenciation, de réduction à l’identique. […]. L’idée de différence ne se suffit pas à elle-même. »
155
Ainsi dans le Finale de L’homme nu, p. 603 : « Il bouche des interstices et il nourrit ainsi l’illusion qu’il est
possible de remonter à contresens du mythe, de refaire du continu à partir du discontinu. Son souci maniaque de
repérer par le morcellement, et de multiplier par la répétition, les plus petites unités constitutives du vécu traduit
un besoin lancinant de garantie contre toute coupure ou interruption éventuelle qui compromettrait le déroule-
ment de celui-ci. En ce sens, le rite ne renforce pas mais renverse la démarche de la pensée mythique qui, elle,
scinde le même continu en grosses unités distinctives entre lesquelles elle institue des écarts. » Et il conclut :
« Le rituel représente un abâtardissement de la pensée consenti aux servitudes de la vie. »

146
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

mythes et de tous les rites, mais aussi du mythe et du rite qui se révèlent comme deux points
de vue différents sur un même événement. Il estime qu’il faut renoncer au dualisme métaphy-
sique de Lévi-Strauss opposant immédiateté ou fluidité du vécu d’une part, discontinuité ou
différenciation de l’autre156.
Girard déplore surtout que la polémique qui aurait pu l’exhausser au niveau du maître des
humanités françaises dans les années 1960 n’ait jamais pu prendre forme. Lévi-Strauss se
comporte à son égard comme l’officier indifférent face au héros du Sous-Sol de Dostoïevski :
« sans jamais nommer ni [la théorie mimétique] ni son auteur […,] il [me] reproche de vouloir
recommencer l’entreprise absurde de Freud dans Totem et tabou […] se fondant sur des réac-
tions épidermiques que suscite en lui des expressions telles que “bouc émissaire” et “lynchage
fondateur”.157 » Girard fait probablement référence à un texte publié en 2000, « Apologue des
amibes », organismes unicellulaires qui se solidarisent et se structurent en organismes pluri-
cellulaires seulement lorsque les bactéries, leur nourriture, viennent à manquer. Lévi-Strauss y
affirme « […] loin de nier ou d’ignorer la violence comme on me l’a souvent reproché, je la
mets à l’origine de la vie sociale et l’assieds sur des fondations plus profondes que ceux qui,
avec le sacrifice et le meurtre du bouc émissaire, font naître la société de coutumes qui la sup-
posent.158 » Cet apologue ne traite toutefois pas de violence intraspécifique et introduit donc
de manière biaisée la polémique.
Girard déplore ainsi dans le structuralisme, en particulier celui de Lévi-Strauss, une tendance
à occulter la rivalité dans les mythes, que ce soit ceux où elle est manifeste ou ceux dans les-
quels l’évacuation progressive de ses traces est perceptible. Quand les mythes sont chez Gi-
rard la relation déformée d’événements réels et de l’origine sanglante des cultures, ils sont lus
par Lévi-Strauss comme une pensée sauvage, en quelque sorte des jeux structuralistes par
anticipation, exempts de toute manifestation de violence. Le langage commence et commande
chez l’aîné, il est issu du rite et de ses facultés différenciatrices chez le cadet.
Nous avons là une configuration étrange de deux rivalités mimétiques enchevêtrées. Girard se
fait reprocher d’avoir prolongé le projet de Freud par celui qu’il considère comme son maître
en lecture anthropologique, Lévi-Strauss, auquel il ne ménage néanmoins pas ses critiques.

156
In La voix méconnue, « Différenciation et réciprocité », p. 69-72.
157
Celui par qui, p. 11.
158
LEVI-STRAUSS, « Apologue des amibes », p. 496. Lévi-Strauss conclut : « Mais si l’apologue contenait une
part de vérité, nous devrions, quoi qu’il nous en coûtât, reconnaître que le pas est aisément franchissable, de la
communication, comme base de la sociabilité, à la sociabilité elle-même, comme limite inférieure à la prédation.
Il n’y aurait entre elles qu’un écart de degré. Des formes élémentaires de la vie cellulaire, que ne démentent pas
toute l’histoire humaine et d’innombrables scènes de la vie collective, nous incitent à croire que sociabilité et
violence sont intrinsèquement liées. »

147
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Pour finir, Girard regrette les reproches implicites de cet inaccessible médiateur interne qui,
dit-il, « ne connaît rien de moi, je le crains, en dehors de ce que la rumeur publique lui rap-
porte à mon sujet, […] que deux ou trois expressions, accompagnées d’un sourire de commi-
sération.159 » Tout est dit de sa déception provoquée par le dédain dont il est l’objet.

§ 3 : Le conflit de Georg Simmel, un démenti supplémentaire à l’a priori de Girard sur


l’occultation de la violence par les humanités

Penseur interdisciplinaire, philosophe et sociologue, influent parmi les sociologues et les éco-
nomistes du XXe siècle, Georg Simmel publie en 1918 un essai sur Le conflit. Il fait partie, à
l’instar de Spinoza, des contre-exemples qui réfutent le postulat girardien de l’incapacité des
humanités à aborder de front la mimésis d’appropriation et la violence qui peut s’ensuivre.
Partant de la concurrence et du conflit, Simmel les relie à l’envie quand il s’agit d’acquérir, à
la jalousie160 quand il s’agit de conserver161 et enfin au dépit. La jalousie est ainsi caractérisée
« par le fait que nous ne pouvons posséder un bien justement parce qu’il est dans la main de
l’autre, et qu’il nous reviendrait aussitôt que cet obstacle serait levé.162 » Quant au dépit, il est
« le désir envieux d’un objet, non parce qu’il est particulièrement désirable pour le sujet, mais
seulement parce que l’autre le possède.163 » Il expose ainsi les conditions de la rivalité des
égaux au sens où nous l’entendons : l’antagonisme est pour lui d’autant plus fort entre prota-
gonistes possédant des qualités communes et ressortissant d’un même contexte social164.
Quelques exemples historiques d’oppositions symétriques entre groupes lui font douter de la
rationalité des causes165. Il en va de même pour certains conflits juridiques à l’occasion des-
quels les parties s’épuisent plutôt que de renoncer à un objet de valeur parfois réduite 166, au
plus proche des rapports de doubles girardiens. Son originalité est de considérer le conflit

159
Celui par qui, p. 11.
160
La rivalité autour des objets proches est ainsi évoquée : « L’ancienne loi judaïque, qui autorise la bigamie,
interdit néanmoins le mariage avec deux sœurs […] ; car il serait particulièrement propre à susciter la jalousie. »
In SIMMEL, Le conflit, p. 56.
161
Ibid., p. 65.
162
Ibid., p. 66.
163
Ibid., p. 67.
164
Ibid., p. 57. Ou encore p. 62 : « [...] le fait qu’un différend portant sur des convictions débouche sur la haine
et les querelles ne se produit la plupart du temps que s’il y a à l’origine une égalité essentielle entre les parties. »
165
Ibid., p. 41.
166
Nous retrouvons ici la situation étymologique de la « revendication ».

148
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

comme tout à la fois inévitable dans les sociétés humaines et favorable à leur unité ainsi qu’à
la coopération de leurs membres167.
Simmel précède chronologiquement Schmitt et annonce sa définition de la notion de politique
par l’opposition ami-ennemi. Il applique notamment sa logique du conflit à la discipline parti-
sane qui dépend de la force du parti concurrent168 et à la constitution des États modernes169 :
le conflit y joue un rôle de rassemblement. Pour lui « la vie est faite d’amitiés et de dis-
cordes.170 » Il ajoute : « Plus le caractère d’une hostilité est purement négatif ou destructeur,
plus il lui sera facile de produire une alliance entre les éléments qui n’avaient par ailleurs au-
cune raison de former une communauté.171 » Une tension relie unité et antagonisme. Le con-
flit se révèle ainsi paradoxalement bénéfique, situation à rapprocher de l’harmonie (re)créée
par l’expulsion du bouc émissaire concentrant les rivalités, même s’il ne met pas en avant
l’opposition de la foule à l’un172. Il présente les institutions comme ayant à résoudre le pro-
blème de l’intérieur du groupe, susceptibles de supporter « un état d’indifférenciation origi-
nelle » avant de parvenir à « un état de différenciation ultérieur »173. Le conflit peut ainsi se
dérouler dans le cadre unitaire d’un consensus entre les adversaires sur la règle de droit174 ou
dans celui de la lutte organisée entre les syndicats de travailleurs et ceux du patronat, chacune
des deux parties tombant au moins d’accord sur les faits motivant leur désaccord175.
Il considère en tout état de cause le conflit comme source de socialisation, y compris dans des
sociétés hiérarchiques comme en Inde où le système des castes est fondé sur « leur répulsion
mutuelle »176. Le concurrent ayant identifié un rival va s’en rapprocher pour le séduire,
l’étudier, s’y adapter177. Il prête même à la concurrence, en particulier commerciale (mais
aussi par exemple chez les parlementaires), une capacité de « repérer les désirs les plus in-

167
Il est ici proche de la position de Paul Dumouchel qui affirme une corrélation positive entre compétition et
coopération, in ANTONELLO et GIFFORD, article déjà cité.
168
SIMMEL, Le conflit, p. 119.
169
Ibid., p. 122-125.
170
Ibid., préface de Julien FREUND, p. 13.
171
Ibid., p. 128.
172
Il note toutefois in ibid., p. 63 : « […] nous haïssons l’ennemi du groupe en tant que tel. Comme tout est réci-
proque, et que chacun accuse l’autre de mettre en danger l’ensemble, c’est justement parce que les parties appar-
tiennent à une seule unité de groupe que l’antagonisme est au plus vif. »
173
Ibid., p. 33.
174
Ibid., p. 50.
175
Ibid., p. 54
176
Ibid., p. 24.
177
Ibid., p. 75.

149
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

times d’une autre personne, avant même qu’elle en soit consciente ». Le combat de tous
contre tous est aussi désormais « le combat de tous pour tous.178 »
Son approche présente l’intérêt de proposer une gamme de conflits qu’il différencie. Ainsi
distincte du combat, la concurrence est-elle une lutte indirecte consistant « dans les efforts
parallèles des deux parties en vue d’un seul et même enjeu »179, configuration qui convient au
politique comme à l’économique. La concurrence peut même dans certains cas se passer de la
force contre l’adversaire et se concentrer sur le but à atteindre, par exemple pour un propa-
gandiste comptant sur la seule puissance de sa doctrine. La recherche scientifique et la compé-
tition artistique en fournissent (a priori) de bons exemples, où il s’agit moins de combattre
que de réaliser des valeurs180. Il situe son propos dans le cadre de l’individualisme contempo-
rain et se rapproche ainsi des âges démocratiques de Tocqueville et de la médiation interne de
Girard :
Plus le libéralisme a envahi les rapports non seulement économiques et politiques, mais aussi
familiaux et mondains, religieux et amicaux, les relations hiérarchiques ou générales de com-
merce entre les hommes, autrement dit : moins ces rapports sont prédéterminés et réglés par des
normes universelles d’ordre historique, plus ils sont livrés à un équilibre instable, s’établissant
cas par cas, ou aux déplacements des forces, – plus leur forme sera dépendante de concurrences
continuelles ; et leur issue dépendra à son tour, dans la plupart des cas, des différents degrés
d’intérêt, d’amour, d’espoir que les concurrents savent susciter chez un ou plusieurs tiers, qui
sont au centre des mouvements concurrents181.

Conformément à la logique développée par la présente thèse, « le conflit est », chez Simmel,
« déjà la résolution entre les contraires […], un contre autrui qu’il faut ranger avec un pour
autrui sous un seul concept supérieur.182 » Cette figure est proche de celle du modèle-obstacle
à la fois un pour et un contre autrui. Il en fait toutefois une condition de possibilité de la vie
sociale à la recherche d’un équilibre là où Girard redoute le déséquilibre et ses conséquences
en chaîne : « la société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance,
d’association et de compétition, de sympathie et d’antipathie pour accéder à une forme défi-
nie.183 »

178
Ibid., p. 77.
179
Ibid., p. 72.
180
Ibid., p. 73-75.
181
Ibid., p. 79.
182
Ibid., p. 20.
183
Ibid., p. 22.

150
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

En s’approchant d’aussi près des concepts mimétiques, Simmel, comme Tocqueville et Spi-
noza notamment, ne sont pas (seulement) des précurseurs qui viendraient en diminuer
l’originalité et la force de rupture, ils constituent surtout pour elle autant de garants et de puis-
sants renforts : si dans des époques et des contextes différents, avec une formation et des réfé-
rentiels qui ne se recoupent que partiellement, ils parviennent à des conceptions proches, la
probabilité augmente que, par leurs propres voies, ils aient découvert les mêmes mécanismes.

§ 4 : La faible pénétration de la théorie mimétique dans l’anthropologie et la sociologie

Girard dit s’être « orienté vers la violence », dans l’espoir « de réussir l’entreprise manquée
par la vieille anthropologie, la systématisation des mythes et des rites.184 » Lucien Scubla et le
sociologue Camille Tarot insistent sur l’importance de ses apports à l’anthropologie des reli-
gions185 : le premier le considère comme le seul à avoir été en mesure de prendre la suite de
Durkheim et de Hocart ; le second lui consacre, dans Le symbolique et le sacré186, une place
majeure. Pour autant, Girard est loin d’avoir obtenu la reconnaissance du monde de
l’ethnologie et de l’anthropologie. Si l’ethnologue anglais Victor Turner fait une recension
positive de La violence187, Luc de Heusch le prend à parti, une décennie plus tard :
Il [Girard] élimine d’entrée de jeu toutes les différences significatives qui surgissent dans le
champ de la pensée sacrificielle, décidant qu’il est toujours habité par la violence. Il est pour le
moins léger d’assimiler tout sacrifice à un vulgaire meurtre, quand bien même la victime ani-
male serait parfois (mais pas toujours) identifiée au sacrifiant humain. À cet égard, les pages les
plus intéressantes de Girard sont celles qu’il consacre, dans la Violence, au roi, être de la trans-
gression et victime sacrificielle en puissance. Mais, ici encore, il distord les représentations in-
digènes, il n’en retient que ce qu’il veut bien.188
Effectivement, le tout est de savoir s’il sélectionne des faits en fonction de son interprétation
ou s’il interprète selon une sélection intègre de faits189. Mais ne s’agit-il pas là du dilemme
éternel de la synthèse et de l’analyse ? Girard a choisi délibérément la première quand nombre
de ses contempteurs envisagent leur démarche scientifique d’un point de vue analytique. Or,

184
Celui par qui, p. 62.
185
Voir notre chapitre 10, section 1 et 2.
186
Certains apports de cet essai sont développés en son chapitre XIII.
187
In Les origines, p. 45, Girard note qu’il « fut le premier à repérer [son] “durkheimisme”, mais il voyait dans
[son] livre la manière la plus convaincante de pousser au-delà de Durkheim tout en restant “durkheimien”. »
188
« L’Évangile selon saint Girard », Paris, Le Monde, 25 juin 1982, p. 19.
189
Camille Tarot met en évidence que pour Girard, « l’aspect bouc émissaire est premier et seul capable de
rendre compte de l’aspect fertilité, alors que de Heusch, qui ne nie pas l’aspect bouc émissaire, le repousse au
second plan. […] De Heusch renvoie Girard à sa théologie et se garde la transe. » In TAROT, Le symbolique et le
sacré, p. 639.

151
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

pour bien faire, il faudrait combiner les deux, si cela est encore possible…
Quant à Philippe Descola, élève puis successeur au Collège de France de Lévi-Strauss, il ex-
prime sans la moindre retenue une opinion répandue en snobant Girard, en raison de sa non-
appartenance au sérail, comme dans un salon proustien : « Chez nous, aujourd’hui comme
hier, les anthropologues sont des agrégés de philosophie qui font du terrain, et qui sont donc
moins susceptibles d’être séduits par des théories telles que celles de Girard.190 » Les signes
de sélection victimaire seraient donc en l’espèce l’absence du rite du « terrain » et de
l’agrégation de philosophie dans le cursus de l’expulsé.
De son côté, Girard ne ménage pas ses critiques à la corporation des ethnologues. Il com-
mence par Frazer dont Le rameau d’or constitue pour lui tout à la fois une source précieuse de
faits et une erreur dans l’analyse du mécanisme de bouc émissaire en le confondant avec le
rite hébreu191. Puis, face à Marcel Mauss et aux théoriciens du don et en réponse à Lévi-
Strauss, Girard propose sa propre théorie de l’échange entre humains, bénéficiant de la sim-
plicité engendrée par les mécanismes de la rivalité mimétique et la nécessité d’en contenir la
violence192. Il trouve des arguments à sa position dans l’ambivalence du vocable « don » :
Dans plusieurs langues, le mot qui signifie le don, le cadeau, signifie aussi poison. Dans un uni-
vers très archaïque, tous les cadeaux, je pense, sont empoisonnés : leurs possesseurs ne donnent
jamais que les choses qui empoisonnent leur propre existence et dont ils cherchent par consé-
quent à se débarrasser pour recevoir en échange des choses tout aussi utiles mais moins empoi-
sonnées, du fait qu’elles viennent d’ailleurs. […] Finalement, tout s’arrange dans l’échange ré-
ciproque de cadeaux tous empoisonnés au départ et qui deviennent consommables à l’arrivée,
une fois transplantés dans une communauté étrangère. Il est plus facile de vivre avec les femmes
des autres qu’avec les siennes propres. C’est là, je pense, l’origine de l’échange.193
Il explique ce que Mauss constate : les aspects violents que comportent toujours les échanges
les plus pacifiques. De fait, la triple obligation de donner, recevoir et rendre ne se comprend
pas sans la faculté de prendre, les quatre termes formant deux contradictions : recevoir /

190
« Girard se montre indifférent aux données empiriques » in Le Monde, édition du 20 janvier 2011. Il précède
cette conclusion par quelques considérations révélatrices : « En ce qui me concerne, je ne me souviens pas
d’avoir passé plus de trois minutes à discuter les thèses de Girard avec mes collègues anthropologues. Est-ce
qu’une certaine configuration française, entre Lévi-Strauss, Balandier et Bourdieu, aurait rendu difficile toute
discussion des thèses de Girard ? C’est possible. »
191
Le bouc émissaire, p. 180 : « En prenant l’expression bouc émissaire au sens rituel seulement, et en la généra-
lisant comme il l’a fait, Frazer a fait un tort considérable à l’ethnologie, il occulte la signification la plus intéres-
sante de l’expression, celle qui surgit à l’aube des temps modernes et qui ne désigne jamais, je le répète, ni le
moindre rite, ni le moindre thème, ni le moindre motif culturel mais le mécanisme inconscient de la représenta-
tion et de l’action persécutrice, le mécanisme du bouc émissaire. »
192
Ibid., p. 31 : « Les cultures sont contraintes de tout échanger par leur crainte de la violence entre les
proches. »
193
Ibid., p. 31.

152
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

rendre, donner / prendre194. Fidèle à sa critique générique, il estime plus largement que :
[…] l’anthropologie moderne […] s’est toujours arbitrairement cantonnée dans l’étude des
seules règles culturelles sans se préoccuper du terrain sur lequel les différences viennent
s’inscrire, celui des rapports humains et de leur violence mimétique qui finit par tout effacer.
[Les anthropologues] oublient leur propre décision inaugurale [c’est-à-dire négliger les rapports
humains] et ils prennent leur mutilation du champ anthropologique pour la découverte ultime.195
Du côté de la sociologie, Girard ne manque pas de citer Gabriel Tarde et Les lois de
l’imitation ainsi que La psychologie des foules de Gustave Le Bon, mais il s’agit de précur-
seurs difficiles à reconnaître en tant que tels, ne serait-ce qu’en raison du caractère par ailleurs
daté de leurs réflexions. Il leur reproche surtout à eux aussi de ne pas voir les déchaînements
potentiels de violence qu’emportent les lois qu’ils formulent. La critique faite à Platon per-
dure ainsi à travers les âges et la diversification des disciplines.
Au terme de ce panorama, seul Tocqueville196 (et, par la force des choses, des auteurs qu’il
n’a pas discutés comme Spinoza et Simmel) restent exempts de critique.

§ 5 : L’antichristianisme et le relativisme des sciences humaines

Girard déplore deux faiblesses des sciences humaines qui dissuadent par avance d’éventuels
efforts de rapprochement, l’antichristianisme promu par les Lumières et le relativisme du XXe
siècle :
Si les ethnologues se montrent sévères pour les religions archaïques c’est pour atteindre par ri-
cochet le christianisme dont ils font, comme beaucoup de nos contemporains d’ailleurs, un
mythe de mort et de résurrection semblable à tous les autres, indûment privilégié par
l’ « ethnocentrisme occidental ».197
Les deux critiques sont liées et semblent dictées par la volonté d’en finir avec l’influence du
christianisme sur la culture (occidentale) savante. Ce relativisme prend deux formes : équiva-
lence dès le XIXe siècle entre la Passion du Christ et les mythes de fondation ; équivalence
entre la civilisation occidentale et les autres civilisations ou cultures, quel que soit leur rapport
à la vérité et à la violence. Ces questions sont d’ailleurs éminemment politiques :
[J]’apporte […] un renversement des conclusions du mouvement comparatiste suscité par la
grande enquête anthropologique du XIXe siècle et du début du XXe siècle. On a découvert alors

194
Recevoir correspond alors au désir d’être autre, donner et prendre, au modèle et l’obstacle, la nécessité de
rendre, à la déception de n’être pas parvenu à être autre.
195
Celui par qui, p. 34.
196
Nous verrons aux chapitres 5 et 8 le rôle particulièrement éminent que nous lui réservons.
197
Celui par qui, p. 47.

153
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

qu’une violence toujours collective, toujours semblable à la violence de la Passion est déjà là,
partout, au cœur du religieux primitif. […] le christianisme interprète cette violence de façon
tout autre que les religions primitives. L’originalité consiste à revenir à l’origine en la dévoi-
lant.198
Selon une logique paradoxale à laquelle nous sommes désormais habitués, l’extrême ressem-
blance permet d’envisager une différence d’autant plus forte avec les mythes199. L’origine est
commune alors que les comparatistes pensaient l’aboutissement de toutes les évolutions reli-
gieuses comme menant au même sacrifice.
La critique de l’européocentrisme et de l’ethnocentrisme lui paraît injustifiée, dans la mesure
où seuls les Occidentaux issus d’une Europe chrétienne ont été capables de se poser la ques-
tion d’une égalité de valeur avec les autres qui n’ont jamais éprouvé de tels scrupules :
« L’Occident est bien la seule civilisation à s’être fait [le reproche d’ethnocentrisme]. La capi-
tale des Incas s’appelait d’un mot qui signifiait, je crois, le nombril du monde. Les Chinois se
sont toujours flattés d’être L’Empire du Milieu et ils ne sont pas les seuls.200 » Quant au rela-
tivisme, il lui paraît en pratique contradictoire avec la prétention de la recherche scientifique
à, sinon atteindre une vérité et une seule, du moins toujours s’en approcher davantage. Tout
en ne signifiant pas que des cultures ou des croyances sont supérieures à d’autres, cela ne doit
pas empêcher de se demander si elles sont plus ou moins éloignées de la vérité sur la violence.
Rien n’exonère une culture de sa violence et aucune violence ne doit être voilée : il faut se
méfier pour Girard du relativisme, de l’antichristianisme, de l’accusation d’européocentrisme
ou du primitivisme dès lors qu’ils permettent à ces erreurs de prospérer.

Section 4 : L’hypermimétisme, une condition préalable à la compréhension du


désir et à la conversion

Tout en mettant en garde contre les dangers du désir mimétique, Girard se reconnaît lui-même
vulnérable à ses méfaits. Il présente son œuvre comme une conversion : en découvrant l’unité
du désir mimétique dans la diversité de ses manifestations grâce à la lecture d’une partie de la
littérature qu’il qualifie de géniale, il aurait simultanément accompli le chemin de ses paran-
gons auteurs de fiction. Or une telle conversion impose de partir d’une position éloignée de

198
Quand ces choses, p. 197-198.
199
In Celui par qui, p. 71 : « Si le judéo-chrétien ressemblait moins aux mythes, il ne pourrait pas différer d’eux
autant qu’il le fait. »
200
Quand ces choses, p. 115.

154
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

celle à laquelle le converti parvient : elle passe d’une méconnaissance à une reconnaissance
permise par un accès à la connaissance des mécanismes du désir. Girard constate ainsi une
fatalité ontologique : « Personne ne peut se passer de l’hypermimétisme humain pour acquérir
les comportements culturels, pour s’insérer correctement dans la culture qui est la sienne.201 »
L’hypermimétisme est d’abord et avant tout une condition de l’apprentissage et de la socialisa-
tion, un reflet de l’insuffisance d’être. Mieux, elle semble un préalable à l’accession à la véri-
té : « Plus une personne est mimétique, plus sa méconnaissance est forte, mais plus ses possi-
bilités de connaissance le sont aussi.202 » Il y aurait donc des aveugles et des lucides203. Pour
devenir lucide, il faut commencer par avoir été aveugle (ou aveuglé).

§ 1 : La méthode critique universitaire comme internalisation de la médiation rivalitaire ?

Girard évoque la prégnance du modèle universitaire anglo-saxon du « publish or perish » au-


quel il a été directement confronté : sa carrière universitaire a commencé par une non-
reconduction de contrat204 pour avoir négligé de publier régulièrement. Or cette obligation
académique désormais mondialisée amène à développer une œuvre qui, dans la pratique, est
plus fréquemment fondée sur la critique de l’existant que sur la production de théories iné-
dites : il est plus facile de remettre en question les qualités de la production des autres selon
une procédure d’analyse rodée et transposable que de développer une œuvre authentiquement
originale, de déconstruire que de construire, de mettre en évidence les faiblesse des autres
plutôt que de montrer la force de ses propres intuitions, raisonnements et démonstrations.
L’exigence quantitative des normes de publication conduit à cette préférence. Dans ce con-
texte favorable à la critique, Girard est parvenu à mettre la contestation de l’intérêt des con-
cepts d’autrui, comme nous venons de le voir abondamment, au service de la création d’une
pensée originale.
En effet, l’impératif général de la singularité205 catalyse celui de la cadence de production : il
s’agit de critiquer les autres pour s’en distinguer et se faire remarquer, à l’instar de tout pro-
duit commercial faisant valoir ses différences par la publicité comparative. Des propos dénués
de critiques, qui ne retrancheraient rien à d’autres, sembleraient privés d’apports. Les rivalités
que Girard expose tout au long de son œuvre font écho à celles auxquelles il admet ne pas

201
Des choses cachées, p. 387.
202
Les origines, p. 92.
203
Ibid., p. 93.
204
Ibid., p. 33.
205
Que la théorie mimétique analyse comme une similarité paradoxale.

155
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

échapper lui-même :
Je suis très mimétique. Puisque je suis polémique, je suis mimétique. Je reconnais que je suis
polémique et, dans mes écrits, j’ai besoin d’une espèce d’appât, d’amorce. Souvent, c’est le dé-
sir de représailles qui me pousse à écrire. Mais ce n’est pas une vengeance très efficace.206
Une attitude différente consisterait à emprunter aux autres en citant ce à quoi on adhère sans
consacrer l’essentiel de son énergie à chercher ce qu’il y a lieu de disqualifier chez eux. Bref,
se contenter de la critique par omission. S’il y a un point d’accord entre la plupart des pen-
seurs en humanités, c’est bien l’impératif de se critiquer les uns les autres pour exister, une
sorte de consécration de la « correction fraternelle »207 promue par l’Évangile… Contraire-
ment à ce qui advient dans les sciences dures qui convergent ainsi vers un réel toujours plus
précisément décrit, les humanités tendent toutefois à diverger toujours davantage, dès lors
qu’elles méconnaissent la voix unique du réel et se laissent distraire par de multiples autres.
Quoi qu’il en soit, malgré les critiques qu’il adresse en particulier à Freud, Lévi-Strauss ou
Nietzsche, Girard ne semble pas parvenir à polariser contre son œuvre des contre-attaques de
leurs épigones. Il paraît avoir échoué, dans une certaine mesure, à se faire reconnaître lui-
même en tant que modèle-obstacle à citer pour mieux le déconstruire.

§ 2 : Une conversion anthropologique fondée sur des indices réduits en nombre et en dis-
persion

La conversion anthropologique serait ce regard dépris des illusions prêtées à la philosophie et


aux sciences humaines supposées prolonger les mensonges du sacré dans leur désir commun
de contenir la violence au risque d’occulter les rivalités mimétiques pourtant partout obser-
vables.
Nous l’avons vu, Luc de Heusch reproche à Girard une méthode qui consiste en effet à glaner
ce qui vient à l’appui de sa théorie en légitimant le rejet de tout le reste par le fait qu’il va à
son encontre. Au demeurant, il s’agit d’un travers qui menace nombre de chercheurs, sem-
blables à cet ivrogne qui cherche ses clés au pied d’un réverbère, non parce que c’est là où il
les a perdues, mais parce qu’il y a là suffisamment de lumière pour les y chercher…
Récapitulons quelques assertions de Girard qui peuvent fonder une telle critique : la philoso-
phie et les sciences humaines disjoignent le désir et le sacré et occulteraient donc les méca-
nismes de la mimésis d’appropriation et du bouc émissaire ; les écrivains romantiques au

206
Celui par qui, p. 191.
207
Évangile de Matthieu, 18, 15-18.

156
Chapitre 4 : Exclusion des philosophes (et d’autres) par un penseur hypermimétique

mieux reflètent les mécanismes du désir tandis que seuls quelques grands romanciers et dra-
maturges parviennent à en révéler la logique mimétique ; et quand les écrivains géniaux
s’essaient à la théorie psychologique, ils s’éloignent de la vérité du désir. L’idée même de
conversion des romanciers dans le courant de leur carrière amène à faire le tri entre œuvres de
jeunesse et œuvres de maturité, excluant de facto du corpus les romans qui ne révèlent pas la
structure réelle du désir : les évolutions qu’il constate se produisent toujours dans un même
sens sur l’axe du temps. Enfin, chez Shakespeare où coexistent des informations incohérentes
et des intuitions troublantes au regard de l’hypothèse mimétique, Girard postule qu’une pièce
superficielle satisfaisant le goût sacrificiel du parterre recouvre une pièce profonde pour une
minorité d’initiés aux arcanes des « feux de l’envie ». Cette hypothèse qui permet d’effectuer
le tri souhaité est aussi séduisante, en mettant le lecteur de Girard du côté des initiés, que déli-
cate à pratiquer, faute de pouvoir en obtenir confirmation.
Girard se livre ainsi à un travail de sélection des domaines de la pensée ou des œuvres utiles à
la confortation de l’hypothèse mimétique. La manière dont elle est née, au début de 1959,
renforce cette impression : ce fut la découverte d’une correspondance quasi terme à terme
entre le sujet de L’éternel Mari de Dostoïevski et celui d’une nouvelle de Cervantès enchâssée
dans Don Quichotte et intitulée Le curieux impertinent. Une fois la structure triangulaire du
désir identifiée dans les deux œuvres, celle-ci entrant en outre en résonance avec des éléments
repérés par ailleurs chez Stendhal et Proust, il la recherche ensuite systématiquement dans ses
lectures : de son propre aveu, il se montre alors de surcroit surtout intéressé par les éléments
religieux ou sacrificiels qui y sont disséminés208. L’hypothèse est donc née d’un corpus origi-
nel réduit à L’éternel mari et au Curieux impertinent et a prospéré par adjonctions ultérieures,
issues d’une sélection orientée par cette origine. Honnêtement, il reconnaît être également
passé de la littérature à l’anthropologie et à l’analyse des mythes à l’instigation d’un ami
l’ayant assuré qu’il y trouverait beaucoup d’exemples de désir mimétique. Mieux, il indique :
« Je prenais des notes sur les points mimétiques qui m’intéressaient et j’ai repris tout cela
dans La violence.209 » On voit donc comment la focalisation sur la recherche du désir mimé-
tique l’a conduit à la production dans un second temps du concept de mécanisme du bouc
émissaire. Au risque de passer à côté d’une synthèse plus vaste.
Ces indications ne sont pas sans incidence sur notre propos. La « vérité girardienne » est donc
moins sortie de la grande fiction puis de la mythologie que d’une sélection opérée méthodi-

208
Ibid., p. 33.
209
Ibid., p.42.

157
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

quement et systématiquement par son auteur : en un premier temps dans l’ensemble des textes
à disposition puis, à l’intérieur de chacun d’entre eux, à la recherche de ce qui vient étayer son
hypothèse, quitte à écarter le reste au motif qu’il l’appréhenderait mal ou s’inscrirait en faux
contre elle.
Si beaucoup d’extraits de textes d’origines et de sujets variés parlent incontestablement de
désir mimétique, l’hypothèse girardienne ne peut prouver par la méthode employée sa valeur
de vérité. Malgré sa volonté de résister aux injonctions du poststructuralisme déconstructeur,
Girard laisse en définitive à ses critiques la possibilité de l’accuser de pratiquer
l’interprétation, comme bien d’autres, sans pouvoir atteindre à la vérité scientifique qu’il re-
cherche. En ce cas, il devrait rentrer dans le rang que le relativisme contemporain lui assigne.
*
Girard est un essayiste paradoxal qui ne fait confiance qu’à certains romanciers et drama-
turges (ainsi qu’à la Bible) pour révéler la vérité de la violence des rapports humains. À
l’inverse, il ne cesse de condamner les tendances des philosophes et des chercheurs en
sciences humaines à poursuivre une œuvre de dissimulation. Au terme de ce large panorama,
les choses semblent un peu moins tranchées. Une de ses objections favorites faites à ses pré-
décesseurs, de Platon à Lévi-Strauss, en passant par Nietzsche et Freud, est qu’ils
s’approchent au plus près de la mimésis d’appropriation sans parvenir à faire le pas décisif qui
leur permettrait de toucher ce Graal. Par ailleurs, d’autres s’en approchent encore plus : outre
Tocqueville qu’il reconnaît, nous avons mis en évidence Rousseau qu’il méconnaît ou encore
Spinoza et Simmel qu’il ignore.
Nous préférons alors renverser sa perspective en affirmant ici que, philosophe politique mal-
gré lui, Girard a conçu sa théorie de la violence mimétique à la convergence des pensées phi-
losophiques et en sciences humaines qui l’ont précédée plutôt qu’en rupture avec elles. Au
demeurant, sa théorie du désir en littérature se situe également au terme d’une évolution con-
vergente de Cervantès à Dostoïevski, qui relie « Le curieux impénitent » à L’éternel mari.

158
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines


de l’égalité politique

Comme y invite Aristote : « De quoi il y a égalité et de quoi il n’y a pas égalité, c’est ce qu’il
ne faut pas manquer.1 » Notre recherche intitulée La rivalité des égaux propose de traduire le
désir mimétique dans le domaine politique par la revendication d’une égale puissance d’être,
désignant ainsi de quoi il y a ou non égalité. Pour juger de la pertinence de cette approche,
nous devons donc désormais confronter la théorie mimétique à d’autres approches contempo-
raines de la revendication égalitaire et de la résistance de l’inégalité qui dominent aujourd’hui
la philosophie politique : en particulier la théorie de la justice comme équité de John Rawls et
la lutte pour la reconnaissance, notamment telle que l’a (re)formulée Axel Honneth. Mais
d’autres voix, issues d’origines différentes, se font également entendre. Les analyses concep-
tuelles précédentes nous permettent de les ordonner au moyen d’un nouveau carré. Celui-ci
articule les deux contradictions de l’égalité-inégalité d’une part, à laquelle on pense sponta-
nément, et celle de la différenciation-indifférenciation dont Girard a révélé l’importance.

Figure 7 : Philosophies contemporaines de l’égalité

Six conceptions majeures puisées dans l’histoire de la pensée du XXe siècle sont ainsi ordon-
nables. Les deux contradictions donnent lieu à des approches philosophiques, sans doute pour

1
ARISTOTE, Politique, IV, 1282 b 21.

159
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tenter de les dépasser et de les traduire en tensions :


- la justice comme équité (1) entend combiner la plus grande égalité possible avec la tolé-
rance des inégalités avantageuses pour les plus défavorisés ;
- la lutte pour la reconnaissance (2) vise à concilier différenciation de l’individu dans son
identité et indifférenciation de l’accès à la confiance en soi, au respect de soi et à l’estime
de soi.
Les deux rapports de présupposition réciproque ont fait l’objet d’approches juridiques et éco-
nomiques, deux disciplines qui se nécessitent l’une l’autre :
- à la pointe de l’économie politique libérale, l’ordre spontané (3) vise chez Friedrich
Hayek à créer les conditions de l’indifférenciation pour en faire émerger les inégalités ré-
putées les plus avantageuses pour la prospérité de la communauté prise dans son en-
semble ;
- le rapport ami(s)-ennemi(s) (4) produit une forme minimale d’égalité entre les amis dans
la mesure où ils partagent un même désir de différenciation face à leurs ennemis com-
muns.
Reste l’observation de la réalité par la sociologie et l’anthropologie, deux disciplines parentes
qui, chacune à sa façon, nomment les relations d’implication entre différenciation et inégalité,
d’une part, égalité et indifférenciation de l’autre :
- la loi d’airain de l’oligarchie (5) de Robert Michels, énoncée en 1911, désigne le désir de
différenciation reconstituant inexorablement l’inégalité en milieu démocratique2 ;
- la théorie mimétique (6) repère enfin dans la relation entre égalité et indifférenciation le
mécanisme à l’origine de la crise mimétique et de son emballement toujours à redouter.
La question de l’égalité est ainsi devenue centrale dans la philosophie politique et les sciences
sociales contemporaines. Le contexte du néolibéralisme triomphant au début du XXIe siècle
lui confère une actualité nouvelle. Ce chapitre est donc consacré aux conceptions de l’égalité
en privilégiant les deux approches philosophiques de Rawls et des politiques de la reconnais-
sance, essentiellement à partir de Honneth, la philosophie juridique de Schmitt et, naturelle-
ment, l’anthropologie girardienne. Pour autant gardons en mémoire les côtés du carré présen-
tant des approches complémentaires de l’inégalité dans la mesure où elles viennent discuter

2
« Le principe d’après lequel une classe dominante se substitue à une autre », « l’oligarchie […] comme la
forme préétablie de la vie en commun des grands agrégats sociaux », ou encore la fusion des nouvelles oligar-
chies avec les anciennes, tout cela résultant du fait que « les chefs sont techniquement indispensables » aux partis
démocratiques. Ils deviennent des chefs professionnels puis « des chefs stables et inamovibles. » Bref, « qui dit
organisation, dit oligarchie. » In MICHELS, Les partis politiques, p. 258 et 261-262.

160
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

les quatre premières : inégalité souhaitable en vue de l’optimum de l’économie de marché


théorisée par Hayek sous le terme d’ordre spontané, auquel Jean-Pierre Dupuy a consacré des
développements importants3 ; et inégalité inévitable dans toute démocratie, la loi d’airain de
l’oligarchie formulée par le sociologue politique Michels, le jeu du petit nombre réapparais-
sant partout où la loi du grand nombre est appliquée. Face à ces théories dominantes, la théo-
rie mimétique n’est en général pas identifiée comme une concurrente. Et pourtant, elle apporte
un point de vue original sur la question.
Avant de traiter des visions de Rawls, de Honneth et de Girard, il n’est pas inutile d’invoquer
de nouveau le père fondateur de la philosophie politique moderne, Hobbes, qui a, quant à lui,
inspiré à Schmitt une vision minimaliste de l’égalité.

Section 1 : Le prolongement de Hobbes par Carl Schmitt : l’identité des amis


contre l’ennemi commun

Dans la lignée de Hobbes, Schmitt s’interroge sur ce qui fait les êtres semblables, par-delà les
différences. Les thèses de ce juriste, défendues en France par Julien Freund4, sont très étu-
diées, en dépit de son passé nazi. Ainsi Paul Dumouchel combine-t-il et oppose-t-il tout à la
fois Hobbes et Schmitt : le premier voit « dans l’exclusion des groupes du sein de l’État, dans
le monopole étatique de la violence légitime, la condition de la paix intérieure » tout en igno-
rant « que cette réconciliation unanime requiert à l’extérieur de l’État un groupe ennemi » ; le
deuxième ajoute à « l’ennemi, du groupe opposé […] avec lequel on entretient une relation de
conflit limité », « un ennemi intérieur, un ennemi mortel qu’il faut exterminer afin d’assurer la
survie de l’État. »5 Schmitt s’inscrit aussi dans la continuité de Simmel qui le précède avec Le
conflit d’une quinzaine d’années.

§ 1 : La notion de politique

Schmitt recherche un critère distinctif de La notion de politique en dehors des institutions plus
ou moins éphémères dans lesquelles il se manifeste : pour lui, « le concept d’État présuppose
le concept de politique6. » L’État ne peut donc fournir le critère du politique. Tous les phéno-
mènes politiques découlent d’une autre source, la « distinction ami-ennemi » porteuse d’une

3
DUPUY, Le sacrifice et l’envie, chapitre VIII, mais aussi, plus largement toute l’économie politique libérale.
4
Préfacier de l’édition « Champs » Flammarion de La notion de politique et de Théorie du partisan utilisée ici.
5
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 137.
6
Ibid., p. 56.

161
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

dynamique conflictuelle7 de l’union et de la désunion, de l’association et de la dissociation8 ;


et ils produisent des associations de groupes ennemis9.
Cette opposition aux autres, aux étrangers, fait donc naître une association entre « amis » qui
partagent des normes juridiques communes sous couvert d’une pacification assurée par l’État.
Pour autant, des ennemis intérieurs existent : ils sont définis par le souverain. Les amis ne
sont donc ni les étrangers avec lesquels ils entretiennent des relations d’hostilité, ni ceux qui,
désignés comme ennemis intérieurs, supposent des relations d’adversité. Il ne faut pas davan-
tage confondre l’ennemi avec le concurrent économique ou l’adversaire dans la discussion10 :
Le rôle de la relation entre groupes « amis » et « ennemis » au fondement de l’État, bien qu’il
soit essentiel, demeure peu visible chez l’auteur du Léviathan. Cette opposition devient au con-
traire, chez Carl Schmitt, l’essence du politique. […] Schmitt découvre au sein de l’État mo-
derne […] deux types d’ennemis politiques : l’ennemi intérieur et l’ennemi extérieur.11
Les amis développent quant à eux des relations d’une solidarité fondée sur leur identité com-
mune. L’amitié politique est d’ailleurs une notion aristotélicienne corrélée à la concorde12.
Paul Dumouchel signale chez Schmitt les trois cercles concentriques des sociétés pré-
politiques : la solidarité illimitée du fait de l’identité, l’adversité avec les voisins faite de rela-
tions conflictuelles mais aussi d’échanges cérémoniels ou matrimoniaux, donc de réciprocité
équilibrée, enfin l’hostilité guerrière avec des étrangers auxquels on peut même dénier la qua-
lité d’êtres humains. Transposées dans des sociétés politiques contemporaines, la solidarité
identitaire relève de la sphère privée, l’adversité, des compétitions politiques internes tandis
que l’hostilité s’applique aux relations internationales conflictuelles : « Le détournement de la
violence vers d’autres victimes que celles qu’elle visait originellement est ce qui élève le pou-
voir politique et protège de leur violence réciproque les individus qui lui sont assujettis. C’est-
à-dire ce qui fonde leur communauté politique, leur amitié réciproque.13 »
L’amitié est donc la forme que prend chez Schmitt l’égalité ou l’égalisation par la relation.

7
« […] les guerres, les conflits partisans, l’État, les relations internationales, même les formes pré-étatiques des
relations politiques », in DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 118-119.
8
SCHMITT, La notion de politique, p. 64.
9
Nous suivons l’adoption par Paul Dumouchel du pluriel « amis »-« ennemis » pour signifier qu’il s’agit, dans le
champ politique, de groupes et non d’individus. Nos développements s’appuient principalement sur son analyse.
10
SCHMITT, La notion de politique, p. 66-67.
11
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p.24.
12
« […] même les cités doivent leur cohésion à l’amitié et les législateurs s’en préoccupent, semble-t-il, plus
sérieusement que de la justice. La concorde est en effet quelque chose qui ressemble à l’amitié selon toute appa-
rence ; or c’est à elle qu’ils visent par-dessus tout et l’insurrection qui est son ennemie, est ce qu’ils cherchent le
plus à bannir. De plus, entre amis, pas besoin de justice ; mais des gens justes éprouvent encore un besoin
d’amitié et la justice à son plus haut degré de perfection passe pour être inspirée par l’amitié. » (ARISTOTE,
Éthique à Nicomaque, VIII 1, 1155 a 23-28).
13
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 13-14.

162
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

Elle relie la pensée contemporaine aux organisations pré-politiques comme à Aristote. Paul
Dumouchel cite le proverbe arabe : « moi contre mes frères, moi et mes frères contre mes
cousins, moi, mes frères et mes cousins contre tous les autres 14 » : à chaque fois, l’unité ré-
sulte de l’opposition à des tiers. L’amitié avec certains ne peut se concevoir sans l’opposition
à d’autres. Un autre adage pourrait compléter cette vision : « les ennemis de mes ennemis sont
mes amis. » Ici aussi, l’égalité naît d’une relation d’identité à d’autres. La définition du lien de
solidarité résulte d’un système de relations antérieurement et prioritairement conflictuel. Dans
la sphère intraétatique, la distinction ami-ennemi rappelle, comme chez Hobbes, la présence
constante de « la guerre civile » et « l’éventualité d’une lutte »15. Pour autant, la situation de
belligérance reste exceptionnelle : son éventualité donne néanmoins sa signification ultime à
l’ensemble des actions politiques. Un monde sans politique supposerait la disparition de cette
éventualité de tuer et de se faire tuer en raison d’un antagonisme16.
Schmitt se situe dans le cadre de l’égalité juridique et politique, la seule qui existe vraiment
et, à ce titre, nous intéresse ici. Il est inhabituel de lire Schmitt comme un théoricien de
l’égalité, mais son concept de l’amitié politique regroupant contre l’ennemi commun dé-
bouche bien sur une forme de parité. Il offre une vision épurée de ce que l’égalité des condi-
tions produit comme difficultés pour le maintien de la solidarité au sein d’une communauté
politique et sa solution logique : la distinction amis-ennemis à l’extérieur comme à l’intérieur.
Dans son « Corollaire II » à La notion de politique, Schmitt évoque l’étymologie de der
Freund, qui renvoie à un apparentement par le sang, direct ou par alliance. L’ami est donc bel
et bien un semblable avant qu’une « transposition du concept d’ami dans la sphère psycholo-
gique et privée » ne s’opère17. En pratique, les semblables se reconnaissent comme tels en
partageant le même ennemi, telle est pour Schmitt l’essence du politique. Les « amis » sont en
quelque sorte égalisés par la rivalité qu’ils partagent. Les préoccupations de la justice sociale
ou de la reconnaissance de droits communautaires marquent des développements ultérieurs
dans le cadre de la recherche d’un consensus toujours plus élaboré ; ce consensus doit tenir
compte des revendications qui se succèdent au fur et à mesure qu’elles obtiennent satisfaction
au sein de gouvernements représentatifs libéraux. Elles apparaissent dans un deuxième temps,
une fois la collectivité formée par l’Histoire et, parfois, par des contrats prenant la forme de

14
Ibid., p. 135.
15
SCHMITT, La notion de politique, p. 70-71. La lutte entendue dans son sens réel, et non symbolique, comme
susceptible de provoquer la mort.
16
Ibid., p. 72.
17
Ibid., p. 164.

163
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

déclarations des droits, de constitutions et de lois fondamentales.

§ 2 : Paradigme schmittien et théorie mimétique

Girard donne une définition quasi-schmittienne de la politique en 2005 :


[…] si les hommes qui désirent tous la même chose ne s’entendent jamais, ceux qui haïssent en-
semble le même adversaire s’entendent très facilement. D’une certaine façon, cette entente est
ce qu’on appelle la politique ! C’est aussi ce que j’appelle le mécanisme de la victime unique, le
mécanisme du bouc émissaire.18
L’unité du groupe et l’ordre social passent pour lui par l’identification de l’ennemi commun
dès l’origine de l’humanité : elle est la condition de sa naissance comme de sa persistance
depuis. D’autres rapprochements sont proposés, notamment par des lecteurs anglo-saxons19.
Jean-Michel Oughourlian n’hésite pas, quant à lui, à fonder sa vision psychopolitique sur une
intégration de la théorie mimétique et de la distinction ami-ennemi20.
Dans Théorie du partisan, Schmitt indique, en évoquant implicitement Clausewitz : « La
guerre étant la continuation de la politique, la politique contient toujours, elle aussi, du moins
comme un possible, un élément d’hostilité ; et si elle porte en elle aussi la possibilité de la
guerre, […] elle porte également en elle un principe d’hostilité potentielle.21 » Le rapport ami-
ennemi évoque la situation relationnelle de rivalité où l’autre est vu tout à la fois comme mo-
dèle qui suggère le désir acquisitif et obstacle à sa satisfaction. Quand on passe au pluriel
parmi les amis, on peut aussi être tenté de voir l’ennemi, pourvu qu’il reste au singulier,
comme le bouc émissaire, celui qu’on hait en commun.
L’État a le pouvoir de désigner l’ennemi « par une décision qui fasse autorité ». Dans
l’Antiquité, en Grèce comme à Rome, sont ainsi pratiqués la mise hors la loi, la proscription,
le bannissement, l’ostracisme… La condamnation à la peine de mort en est une autre illustra-
tion.
Juriste, Schmitt construit sa représentation du politique sur la rei vindicatio, déjà évoquée,
cette réclamation de son droit devant la justice qui suppose de désigner la partie adverse et de
définir l’objet du litige. La relation des amis face aux ennemis est aussi fondée sur une reven-
dication d’une égale puissance d’être. Le choix d’en faire un rapport dialectique22 entre l’un et

18
« Le bouc émissaire et Dieu », p. 60.
19
Voir plusieurs des essais réunis in HAMERTON-KELLY (ed.), Politics & Apocalypse.
20
Comme nous l’avons vu au chapitre 1, section 4, § 3.
21
SCHMITT, La notion de politique, p. 266
22
Ibid., p. 48-49.

164
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

l’autre s’inscrit dans la science des rapports humains que Girard appelle de ses vœux. La ma-
trice un / autre et intérieur /extérieur utilisée en préparation du tracé du carré de la pensée gi-
rardienne23, est ici présente également. Elle est une conséquence de la définition du politique
comme concorde intérieure et paix extérieure. Au regard de notre approche exposée dans la
première partie, La notion de politique se situe à l’intersection de l’international et de
l’intraétatique et fait de surcroît référence à des notions d’amitié et d’hostilité qui valent tout
autant pour les relations interdividuelles. Néanmoins, Schmitt n’inscrit pas sa distinction dans
des catégories aussi englobantes que le modèle et l’obstacle. Juriste, il perd en potentiel an-
thropologique ce qu’il gagne en spécification des sujets de droit.
Schmitt est aussi un des premiers à identifier l’importance d’une Théorie du partisan pour le
monde qui vient. Il repère l’État moderne comme né au XVIe siècle et en train de dépérir au
XXe. Toutefois, selon sa logique, le politique survivra à l’effacement prévisible de cette forme
institutionnelle provisoire qui l’a incarné durant la période moderne en Occident.
Et, évoquant, en 1963 dans sa seconde préface, la guerre révolutionnaire24, il pose une ques-
tion qui semble proche de celle qui fonde l’anthropologie girardienne dans son opposition à la
science politique : « Quelle sera notre prise théorique sur tout cela, si la conscience scienti-
fique commence par refouler la réalité d’une hostilité entre les humains ?25 » Ce qui nous
permet toutefois de rappeler un point fondamental qui distingue Girard de Schmitt et de
l’étiquette qui lui est souvent apposée : la violence est pour le premier la résultante de la mi-
mésis d’appropriation et non une caractéristique intrinsèque des humains telle que la conçoit
le second.
Wolfgang Palaver26 insiste quant à lui sur la capacité de la théorie mimétique à révéler
l’origine de l’inimitié politique dans le mécanisme du bouc émissaire. Il conteste la pertinence
d’un quelconque choc des civilisations en rappelant l’affirmation de Girard sur l’absence de
différence entre ennemis internes et externes et la fréquence des inimitiés entre proches et
voisins : dans la théorie mimétique, toute violence trouve son origine dans un problème inté-
rieur même si elle peut ensuite être dérivée vers l’extérieur via le mécanisme du bouc émis-
saire. Dès lors, l’hostilité politique et la guerre doivent être comprises comme des répétitions
rituelles du mécanisme originel. À l’instar de tous les rituels, elles sont conçues comme une

23
Voir notre chapitre 1er, section 2, § 2.
24
Que Galula nomme insurrection et contre-insurrection.
25
SCHMITT, La notion de politique, p. 49.
26
PALAVER, René Girard’s Mimetic Theory, p. 291-292 et 294-296.

165
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

moindre violence par rapport à celle qui pourrait surgir au sein de la communauté et la mettre
en péril27.
Il n’y a donc pas de fatalité à l’état de guerre et à la xénophobie comme le laisse entendre
Schmitt qui, tout en se disant chrétien, ne fait aucun cas de la pertinence des enseignements
du Sermon sur la montagne et de l’invitation à aimer ses ennemis. Chercher une identité
commune dans le partage d’un ennemi est une conception pauvre de l’égalité des membres
d’un grand ensemble humain.
Julien Freund conclut sa préface de La notion de politique en citant longuement une médita-
tion consignée dans les écrits de prison de Schmitt, Ex Captivitate Salus, sur l’identité de son
ennemi28 : celui qui met en question, c’est-à-dire soi-même ou son frère, l’autre par excel-
lence, l’ennemi29 ; l’histoire de l’humanité commence pour lui aussi avec Caïn et Abel. Une
phrase entre particulièrement en résonance avec le cœur de la crise mimétique : « Ils sont
vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les
exterminateurs. » Et Schmitt enchaîne : « La relation à moi-même par l’autre constitue ce qui
est vraiment infini. » La médiation interne est là, mais Schmitt a choisi de nommer l’autre
ennemi, de l’institutionnaliser et de l’essentialiser. Girard aurait probablement dit plutôt : la
relation à moi-même par l’autre est ce qui me constitue ; l’insuffisance d’être me fait entière-
ment dépendre de la relation à l’autre.
Enfin, l’approche juridique de Schmitt, comme il le pressent dès La notion de politique, con-
naît aujourd’hui ses limites dans la disqualification du droit de la guerre, la prééminence des
guerres asymétriques, la globalisation, l’autonomisation de l’économie marchande et finan-
cière par rapport aux régulateurs ou encore certains développements technologiques par rap-
port au politique… S’agit-il désormais de désigner l’ennemi ou plutôt d’être désigné par lui ?
L’anthropologie girardienne centrée sur le retour toujours possible de la crise mimétique pa-
raît de ce fait plus intemporelle, adéquate pour les temps pré-politiques, politiques et, proba-
blement, post-politiques.

Section 2 : L’approche « kantienne » de John Rawls : la justice comme équité

Compte tenu du renom de Rawls, considéré comme un des philosophes politiques les plus

27
Girard illustre ce point de vue avec les Tupinambas qui maintiennent un état de belligérance permanent entre
tribus cannibales qui y trouvent chacune un dérivatif à leur violence interne.
28
SCHMITT, La notion de politique, p. 37-38.
29
FREUND souligne un peu loin ce que Schmitt qualifie de « concept fondamental de la philosophie : “L’ennemi
est la figure de notre propre question.” »

166
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

importants du XXe siècle30, sa confrontation avec la théorie mimétique est ici inévitable,
d’autant que sa conception de la justice sociale porte sur l’égalité des droits, l’égalité équi-
table des chances et les conditions qui rendent une inégalité légitime.
Rawls et Girard sont contemporains : si le premier est né près de trois ans avant le second et
meurt en 2002, la publication de Théorie de la justice, son ouvrage majeur, ne précède que
d’un an celle de La violence. L’un comme l’autre consacrent ensuite le reste de leurs travaux à
compléter et affiner leurs théories respectives, montrant des similarités dans leur persévérance
et leur concentration sur une même réflexion. Jean-Pierre Dupuy s’est passionnément intéres-
sé à ces deux œuvres même s’il a fini par fortement critiquer celle du philosophe politique
américain qu’il qualifie désormais d’irénique31.

§ 1 : La justice comme équité

Rawls entend développer une conception politique, autrement dit de nature à s’accommoder
de la confrontation des points de vue de tous les citoyens. Il s’inscrit « dans le cadre déonto-
logique de la morale kantienne32 » : le juste a chez lui priorité sur le bien. Il part du principe
que l’homme libre et égal doté d’un sens de la justice se donne à lui-même sa propre norme,
qu’il est autonome. Il a pour projet de trouver un des meilleurs régimes possibles : il qualifie
d’ailleurs sa construction théorique d’utopie réaliste, laissant entendre qu’il perçoit les incon-
vénients d’un idéalisme qu’il tente de surmonter au prix de cet oxymore. Ce faisant, il élude la
conflictualité des relations humaines en présupposant l’accord de membres d’un peuple donné
sur des principes de justice unanimement choisis et leur volonté commune de participer à une
entreprise de coopération mutuelle. Il appelle ainsi sur lui le reproche d’escamoter la vérité de
la violence des rapports humains. La recherche de Rawls se veut un contrepoint à
l’utilitarisme qui fournit son socle à l’économie politique, science sociale dominante au XXe
siècle. Il vise donc à articuler l’idéal politique de l’égalité la plus large des droits et des oppor-
tunités avec des inégalités légitimes dans la seule mesure où elles sont les plus favorables aux
plus défavorisés. Il s’attaque à la contradiction entre égalité juridico-politique des conditions

30
Probablement en exagérant un peu, Pierre MANENT s’offusque dans son autobiographie intellectuelle, Le re-
gard politique, de ce que l’œuvre de Rawls mobilise au début du XXIe siècle près de la moitié des travaux des
étudiants en études politiques ! Et je suis l’un d’entre eux…
31
Autre point de croisement plus fortuit, en tant que directeur de collection, Jean-Pierre Dupuy est l’introducteur
de Rawls en France via sa Théorie de la justice, en 1989, 18 ans après son édition originale outre-Atlantique.
L’essai de Jean-Pierre Dupuy Le sacrifice et l’envie édité en 1992 propose des développements abondants sur
Rawls, qu’il évoquera à plusieurs reprises par la suite. Par exemple dans Aurions-nous oublié le mal ? et La
marque du sacré. Il avoue alors avoir regretté d’avoir été l’introducteur de Rawls en France.
32
DUPUY, Avions-nous oublié le mal ?, p. 119.

167
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

et inégalités sociales et économiques en cherchant à la dépasser dans ce qu’il nomme la jus-


tice comme équité : celle-ci est fondée sur des procédures qui assurent que chacun choisit les
principes de justice en définitive retenus par tous dans l’ignorance de sa situation personnelle
au sein de la société. Il énonce ainsi les deux principes de justice auxquels les citoyens par-
viendraient :
- Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales
pour tous, compatibles avec un même système pour tous.
- Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient :
- au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite du juste principe d’épargne,
- et attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la
juste (fair) égalité des chances.33
Ils doivent être appliqués selon un ordre dit lexical, c’est-à-dire que l’application du deuxième
principe ne doit pas avoir pour effet d’atténuer la portée du premier : la tolérance d’inégalités
favorisant la redistribution aux plus défavorisés ne peut se payer du prix de la réduction des
libertés de chacun. Jean-Pierre Dupuy parle de « juste inégalité »34. Et il traduit l’équité
comme l’absence d’envie de tous les membres d’une société juste35.
Quoi qu’il en soit, il est peu probable que le philosophe américain a conscience des dangers
rivalitaires de l’égalité ; sa quête intellectuelle semble en effet démontrer le contraire.

§ 2 : Entre fatalité du sacrifice et de l’envie et impossibilité de la justice sociale

Pour Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel, la justice comme équité achoppe sur deux points
principaux mis en exergue par la théorie mimétique. En opposition à l’utilitarisme qui vise la
maximisation du bonheur collectif mesuré par addition des satisfactions individuelles, Rawls
recherche des principes lui permettant de fonder la prospérité générale sans demander aucun
sacrifice individuel. Ensuite, il escompte faire disparaître l’envie en garantissant la meilleure
répartition des biens entre les membres de la société, prétendant s’affranchir, dans un monde
acceptant par ailleurs les lois de l’économie de marché et la propriété individuelle, de celles
de la mimésis d’appropriation. Paul Dumouchel estime ainsi :
La justice sociale constitue à la fois une réponse aux conflits et à l’indifférence que l’échange
engendre. […] Elle constitue aussi une nouvelle tentative de réduire à deux parcelles l’espace de

33
RAWLS, Théorie de la justice, § 46, p. 341.
34
DUPUY, Le sacrifice et l’envie, p. 161.
35
DUPUY, La marque du sacré, p. 201. C’est-à-dire lorsque « personne “n’envie” personne, […] chacun se
trouve mieux à sa place qu’à celle des autres. »

168
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

solidarité / hostilité. […] Elle refuse de voir des coupables et ne reconnaît que des victimes dont
les droits, égaux à ceux de tous les autres, ont été violés sans qu’ils ne l’aient été par personne
en particulier.36
Il y voit « un effort pour rejeter toute tentation sacrificielle et pour prévenir la réapparition
d’“ennemis intérieurs” dont il faudrait purger l’État.37 » La théorie de la justice « repose sur
l’idée de rationalité et de solidarité conditionnelles.38 » Elle suppose la réciprocité des autres.
Elle exclut seulement celui qui s’exclut lui-même par son refus des principes de justice ; ce
dernier se trouve pourtant, en pratique, exclu par le peuple qui adhère aux principes de justice.
Les éléments réunis dans notre première partie nous ont amené à y incorporer le concept de
« troisième cerveau » proposé par Jean-Michel Oughourlian39. Or on voit chez Rawls un souci
de prendre en compte cette dimension. Alors que sa théorie s’inscrit initialement dans le cadre
du paradigme dominant en sciences sociales du choix rationnel40, il y introduit un indispen-
sable complément, le raisonnable41 : celui-ci prend la forme de la bonne réciprocité, celle de
« l’amitié civique »42. Les citoyens qui acceptent le consensus par recoupement censé donner
autant de valeur à chaque doctrine globalisante, sont placés dans une position d’identité, en-
gagés dans une même entreprise de coopération équitable.
Les sommets de notre carré sont ici traités sous un angle idéaliste. Rawls se pose la question
des conditions de possibilité d’une entreprise de coopération en vue de l’avantage mutuel. Les
citoyens-sociétaires libres et égaux doivent parvenir à un consensus par recoupement de leurs
doctrines globalisantes, philosophiques, morales et religieuses par ailleurs distinctes et in-
compatibles entre elles, sur des règles de justice qu’ils conçoivent et acceptent de manière
unanime43. Pour leur conception, ils doivent se placer sous un voile d’ignorance, de manière à

36
DUMOUCHEL, Le sacrifice et l’envie, p. 36.
37
Ibid., p. 36.
38
Ibid., p. 36.
39
Le cerveau articule trois dimensions : le rationnel, l’émotionnel et l’empathie.
40
In RAWLS, Théorie de la justice, § 63, p. 452-453, les trois principes du choix rationnel sont ainsi énoncés :
- l’efficacité des moyens, c’est-à-dire l’économie de moyens ou la maximisation du résultat ;
- l’inclusivité qui amène en particulier à préférer un projet permettant d’atteindre tous les objectifs du projet
concurrent, plus un ou plusieurs autres ;
- la plus forte vraisemblance, conduisant à préférer le projet dont les objectifs ont une plus grande probabilité
de se réaliser.
41
« Ce qui manque aux agents rationnels, c’est la forme particulière de sensibilité morale qui sous-tend le désir
de s’engager dans une coopération équitable comme telle, et de le faire dans des termes que d’autres en tant
qu’égaux pourraient raisonnablement approuver. [… Le raisonnable] inclut la partie [de la sensibilité morale] qui
est liée à l’idée de coopération sociale équitable. Les agents rationnels deviennent presque des psychopathes
quand leurs intérêts ont pour seul objet leur avantage personnel. » In RAWLS, Libéralisme politique, II-1, p. 79.
42
RAWLS, Paix et démocratie, p. 166.
43
RAWLS, Libéralisme politique, p. 121 : « le consentement partagé d’êtres autonomes et rationnels aux implica-
tions de l’équité. »

169
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

méconnaître s’ils sont – ou sont susceptibles de devenir – le plus défavorisé d’entre eux. Ce
faisant, personne n’est en mesure de définir une règle de justice qui maximise sa situation
propre du fait de cette ignorance. Les seuls exclus sont ceux qui refusent de rejoindre cette
unanimité en adhérant à des doctrines globalisantes insusceptibles de recoupement sur des
principes supra-constitutionnels et / ou qui ne parviennent pas à être à la fois rationnels et
raisonnables : ils le sont donc en quelque sorte a priori et de leur propre chef, ayant refusé de
penser comme les autres au moment où ils se sont trouvés sous le voile d’ignorance ou ulté-
rieurement, par exemple en échappant au fisc pour ne pas contribuer à l’amélioration du sort
du plus défavorisé. Il s’agit ici d’obtenir une unanimité sans le « sauf un » ou le « sauf cer-
tains » de la théorie mimétique, en faisant « du sociétaire le plus mal loti un citoyen à part
entière, à l’égal de tous les autres.44 » De même, la concurrence des « doctrines globali-
santes » doit aboutir à un consensus par recoupement sur les principes de justice auxquels se
conforment toutes les autres règles nécessaires au fonctionnement de la société. La justice
comme équité vise en pratique à réincorporer les exclus – les plus défavorisés – parmi
l’ensemble des sociétaires et réduire la compétition des doctrines globalisantes à un consensus
par recoupement sur les deux principes de justice qu’il estime devoir résulter d’une discussion
de l’ensemble des sociétaires. Ses efforts conceptuels tendent à former une société d’égaux –
la justice comme équité leur garantissant le respect des deux principes de justice – sans rivali-
té ni exclusion.
Pointe avancée de la philosophie politique de la seconde moitié du vingtième siècle, la théorie
de la justice comme équité tombe à son tour sous la critique girardienne d’une approche pro-
longeant celle des religions dans l’escamotage de la violence et l’espoir de la pérennité des
sociétés qu’il dit bien ordonnées. Jean-Pierre Dupuy estime ainsi que « l’erreur philosophique
fondamentale des théories de la justice », en particulier celle de Rawls, « est de croire qu’il
existe une solution au problème de la justice [qui résoudrait] du même coup la question des
passions destructrices », coupant court au ressentiment45.

§ 3 : La position originelle, une apologie de la méconnaissance comme condition du con-


trat social

Contractualiste, Rawls imagine un mythe fondateur qu’il intitule la position originelle sous
voile d’ignorance. Sa position originelle a au moins un mérite, celle de se présenter comme

44
Ibid., p. 122-123.
45
DUPUY, La marque du sacré, p. 225-226.

170
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

une simple expérience de pensée. Le voile d’ignorance aurait pour synonyme méconnaissance
dans la théorie mimétique. Si la méconnaissance est nécessaire dans les deux cas, chez Girard
elle est un fait social qui se constate, voire se déplore, chez Rawls elle résulte de la volonté de
créer des conditions favorables à l’émergence d’un consensus égalitaire qui ne briderait pas
pour autant les capacités productives de la collectivité.
La position originelle fait, quant à elle, étrangement écho au mécanisme victimaire. Pour
Rawls, l’accord s’effectue sur les principes de la justice comme équité du fait que chacun est
mis en position de craindre d’être exclu de son peuple et de la société bien ordonnée en cours
de constitution. Il suppose que s’imaginer dans la situation du plus défavorisé conduirait tout
être à la fois rationnel et raisonnable à considérer comme légitimes les seules inégalités éco-
nomiques et sociales « au plus grand bénéfice des plus désavantagés, […] et attachées à des
fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste (fair) égalité
des chances.46 »
La théorie mimétique fait douter de la possibilité d’une justice comme équité, c’est-à-dire
dont les principes garantissent à tous une égale liberté maximale, des opportunités équitable-
ment accessibles et des différences légitimées par l’avantage qu’en retirent les plus défavori-
sés. En effet, elle ne règle en rien la question de la mimésis d’appropriation, laquelle ne se
limite pas aux biens échangeables puisqu’elle s’étend jusqu’à l’être de l’autre. La présente
thèse suggère même que l’égalité des chances, des revenus et des patrimoines, devenue réali-
té, exacerberait plus qu’elle n’atténuerait la rivalité. Dès lors, l’idée de justice sociale en tant
qu’égalité de la puissance d’être apparaît comme une promesse intenable parce que ne corres-
pondant à aucune réalité : la seule façon de l’approcher supposerait un nivellement systéma-
tique par le bas, des dons, talents et efforts.
Jean-Pierre Dupuy intitule son essai sur le libéralisme Le sacrifice et l’envie47, un écho aux
deux concepts girardiens fondamentaux : il y voit les deux pierres d’achoppement de toutes
les théories libérales de la justice sociale. Rawls a entendu éviter l’une comme l’autre, voire
les faire disparaître, grâce à la puissance éducative de ses principes de justice, au fur et à me-
sure de la succession des générations. Pourtant, il est difficile d’admettre que les générations
initiales accumulant le capital nécessité par la constitution d’institutions justes, susceptibles
de permettre l’exercice des libertés de base à tous les membres des générations futures, ne
soient pas des générations sacrifiées ; et, en leur sein, plus encore la fraction des plus défavo-

46
RAWLS, La justice comme équité, p. 69-70.
47
Sous-titré Le libéralisme aux prises avec la justice sociale, 1992.

171
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

risés auxquels il est demandé d’arbitrer un taux d’épargne au détriment d’une redistribution en
leur faveur48. Sans doute sont-elles moins sacrifiées que ne le demanderait la maximisation
utilitariste, mais à coup sûr plus que ne le commanderait l’application stricte des principes de
justice. Plutôt que d’être sacrifiées sur l’autel de l’utilité, il leur est demandé de se sacrifier
elles-mêmes, dès la position originelle, au projet de l’avènement prochain de la justice so-
ciale. La substitution des fins et l’acquiescement requis par voie de consensus n’enlèvent rien
au caractère sacrificiel du procédé.

§ 4 : Une égalité d’artefacts coopératifs

Jean-Pierre Dupuy a beau jeu de se référer à Tocqueville pour supposer que Rawls ignore son
affirmation si souvent vérifiée :
Si Tocqueville a raison, les progrès permis par les principes de justice, visant à égaliser les con-
ditions et limiter les écarts de revenus des plus défavorisés par rapport à la moyenne, attiseront
l’envie au lieu de l’éteindre, au fur et à mesure des développements d’une société bien ordonnée
à la stabilité garantie.49
Contrairement aux espoirs rawlsiens, le sacrifice et l’envie survivraient sûrement à une appli-
cation persévérante des principes de justice. Rappelons que Rawls fonde ses attentes opti-
mistes sur le caractère rationnel et raisonnable des choix institutionnels pour assurer un bon
ordonnancement de la société, puis sur le fait que ceux-ci engendreront des comportements
rationnels et raisonnables chez la plupart de ses membres, de génération en génération, instau-
rant un cercle vertueux de la raison. Il fait du résultat à obtenir le moyen d’y parvenir, accep-
tant une circularité remarquée par Paul Ricœur50. Là où Rousseau part du bon sauvage, Rawls
aboutit à ce que nous nommerons le « bon civilisé », une humanité transformée par son éman-
cipation des psychologies particulières au terme du déploiement de la justice comme équité.
Commencerait alors le règne indéfini de la « psychologie morale raisonnable »51.
La position originelle sous un épais voile d’ignorance s’apparente en définitive à une machine

48
Voir Axel GOSSERIES, Penser la justice entre les générations, et mon mini-mémoire de master 1 de 2010 :
« La stabilité de la justice comme équité confrontée à la succession des générations » dont le début de cette ana-
lyse est extrait. Parmi les problèmes que la théorie rawlsienne pose à certains de ses soutiens, ses principes ne
s’appliquent pas à la justice entre les générations. Il ne peut y avoir de réciprocité, du fait de l’irréversibilité de la
flèche du temps. Les premières générations, les moins bien loties sont les seules qui peuvent donner aux autres :
contrairement à son ambition non-sacrificielle, elle n’échappe pas au fait que les générations antérieures se sacri-
fient pour les terminales dans une phase d’accumulation des « biens premiers ».
49
In DUPUY, Le sacrifice et l’envie, p. 180, citant TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, 2ème partie,
chapitre 13, p. 193.
50
RICŒUR, Lectures I, chapitre « Le cercle de la démonstration », pp. 226-227.
51
RAWLS, La justice comme équité, § 59, p. 265.

172
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

programmée pour faire faire des choix rationnels et raisonnables à ses composants (des arte-
facts pour Jean-Pierre Dupuy52 là où John Rawls parle d’artificial persons53). En développant
la critique de Jean-Pierre Dupuy, on pourrait prétendre que les partenaires de la position ori-
ginelle – une situation hypothétique pour personnes artificielles – sont, au choix, une armée
de robots, si l’on veut leur conserver un semblant d’humanité, ou une batterie d’ordinateurs
programmés de manière à ce que chacun soit non seulement égal à tous les autres – disposant
de la même capacité mémoire et du même microprocesseur –, mais identique à tous les autres
– seul le numéro de série étant susceptible de changer. Sous de telles hypothèses, ces « parte-
naires » aboutissent fatalement au même classement des principes qu’on leur propose, sans
même avoir à en débattre. Pourtant, parmi les attributs des partenaires de la position origi-
nelle, Rawls mentionne aussi qu’ils sont libres, en bons sujets kantiens autonomes : mais à
quoi sert une telle liberté après un tel conditionnement ? Pour Rawls, la liberté54 est liée à la
connaissance de nos intérêts pour décider de l’orientation de notre projet de vie et des actions
avantageuses pour le mener à bien. Ces personnes artificielles sont plus égales et rationnelles
que libres. Une fois les principes de son fonctionnement juste dégagés à partir de cette ma-
chine logique (principes de justice mais aussi obligations et devoirs naturels de l’éthique indi-
viduelle rawlsienne indissolublement mêlés), il s’agit de les appliquer aux personnes réelles
avec la conviction d’en faire ainsi des êtres rationnels et raisonnables, ayant collectivement
renoncé aux sacrifices et s’étant débarrassés individuellement de l’envie : bref, que ces per-
sonnes se perfectionnent, de génération en génération, en des mécanismes huilés et polis
d’une société-machine. Les citoyens ainsi formés – formatés ? – ressembleraient à terme trait
pour trait aux partenaires de la position originelle, leurs ascendants théoriques : leurs compor-
tements éventuellement déviants, pour ceux d’entre eux qui concevraient leur projet de vie de
manière hétérodoxe, seraient cette fois remis dans la norme par l’impératif du raisonnable.
Marquée par sa conception utopique issue d’une imprégnation chrétienne qui se fonde sur le

52
Voir le chapitre « Kant au pays des artefacts » in DUPUY, Avions-nous oublié le mal ?, p. 78-92. Les artefacts
« ne portent aucun intérêt, ni négatif ni positif, aux intérêts des autres. On imagine mal en effet une machine se
mettant par l’imagination à la place d’une autre. Mais ce qui fait l’humanité de l’homme, pour son bonheur (la
communication dans la joie, la compassion) comme pour son malheur (l’envie, la jalousie, le ressentiment),
n’est-ce pas précisément cette faculté spéculaire qui consiste à voir le monde, y compris soi-même, à travers le
regard des autres ? » (p. 82-83).
53
Voir par exemple RAWLS, La justice comme équité, § 25, p. 127 : « Il nous appartient […] de décrire les parte-
naires (qui sont des personnes artificielles de notre procédé de représentation) de la manière qui correspond le
mieux à nos objectifs lorsque nous développons une conception politique de la justice. »
54
Deux catégories de libertés sont énumérées par Rawls parmi les biens premiers : les libertés de base d’une part
– liberté de pensée et liberté de conscience, libertés politiques et liberté d’association, liberté et intégrité de la
personne, droits et libertés protégés par l’Etat de droit –, les libertés de mouvement et de choix d’autre part.

173
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

souci des plus défavorisés55, la société rawlsienne, loin du pluralisme raisonnable qu’elle a
entendu prendre en compte, recèle en elle les mécanismes d’une uniformisation rationnelle.
Deux modalités au demeurant complémentaires de la réalité la guettent : la loi d’airain de
l’oligarchie de Michels et l’ordre spontané de Hayek.
Plutôt que l’oxymore rawlsien d’utopie réaliste, tentative de dépasser les impasses de
l’idéalisme philosophique et du réalisme institutionnel, le réel reste une voie à explorer, ce
que nous tenterons de faire à la section 4 du présent chapitre.

Section 3 : La lutte pour la reconnaissance hégélienne réactualisée par Axel


Honneth

Dans l’introduction de La reconnaissance aujourd’hui, ses éditeurs, le sociologue Alain Cail-


lé et le philosophe Christian Lazzeri, soulignent l’enchaînement chronologique de deux para-
digmes : le débat sur la reconnaissance a pris, depuis les années 1990, la succession de celui
suscité par Rawls sur la justice distributive qui avait subsumé « la problématique de la recon-
naissance sous la catégorie de la redistribution ». Le problème est au demeurant posé ainsi
dans un recueil d’articles de la philosophe Nancy Fraser intitulé justement : Qu’est-ce que la
justice sociale ? Reconnaissance et redistribution.
La confrontation entre Axel Honneth et Girard apparaît comme d’autant plus inévitable que ce
dernier reconnaît l’influence qu’exerçait la lecture qu’Alexandre Kojève donne de l’œuvre de
Hegel lors de ses années de formation intellectuelle56.

§ 1 : La lutte pour la reconnaissance, une modalité renouvelée de la revendication d’égalité

Ainsi que l’indique la philosophe Catherine Audard, Axel Honneth innove en « intégrant les
demandes morales dans la notion de justice sociale grâce au terme de reconnaissance […],
c’est-à-dire de validation de l’identité individuelle par autrui et par le groupe de manière in-
tersubjective et de manière institutionnelle également.57 » Pour lui, toute nouvelle théorie de
la justice doit tenir compte d’au moins trois sphères de la reconnaissance – la sollicitude per-

55
DUPUY, La marque du sacré, p. 199.
56
Des indices apparaissent dans Mensonge romantique dont le chapitre IV est intitulé explicitement « Le maître
et l’esclave »56 ; et il y revient dans Achever Clausewitz où Hegel est confronté à Clausewitz et Hölderlin dans un
récit qui commence à Iéna en 1806. Voir notre chapitre 4, section 1 § 5.
57
AUDARD, Qu’est-ce que le libéralisme ?, p. 522.

174
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

sonnelle, la considération cognitive et l’estime sociale58 – et ne pas se contenter de la seule


dimension juridique qu’on pourrait dire rawlsienne. En adoptant un point de vue multifacto-
riel, il s’approche d’une ambition anthropologique. La conception de la justice sociale devrait
se déplacer « du niveau des biens garants de la liberté à celui de rapports de réciprocité
d’obligation.59 » Les droits doivent être conçus comme ayant un caractère relationnel et inter-
subjectif, les libertés résultant d’une communication valant reconnaissance mutuelle.
Axel Honneth emprunte au premier Hegel son concept de la « reconnaissance », clé pour une
compréhension non individualiste de la liberté subjective. L’autonomie de l’individu ne peut
se développer pour lui que dans le cadre de relations intersubjectives : la liberté individuelle
est ainsi le produit d’une action conjuguée entre les différentes sphères de communication.
L’individu y accède à un véritable pouvoir d’action et, de ce fait, à l’autonomie. Les libertés
octroyées juridiquement ne suffisent pas à conférer une aptitude à l’autonomie individuelle :
« les principes de la distribution équitable sont remplacés par ceux qui se rapportent à la ga-
rantie par l’État des présupposés de la reconnaissance mutuelle.60 » Cette conception est cohé-
rente avec notre vison des acteurs politiques comme porteurs d’une revendication d’une égale
puissance d’être (ou pouvoir d’action).
Après Hegel, Axel Honneth évoque l’amitié comme exemple de réciprocité d’obligation61.
L’octroi égal de chances de participation aux relations de reconnaissance constitutives devient
désormais pour lui l’enjeu de la justice. Il envisage le respect de soi comme « le résultat d’une
intégration échelonnée dans différentes sphères de communication, qui sont toutes empreintes
d’une forme spécifique de reconnaissance mutuelle »62. Axel Honneth dit ainsi de la honte
morale63 : « Ce qu’un tel sentiment lui fait découvrir sur lui-même, c’est que sa propre per-

58
« Le principe de l’amour (ou de la justice des besoins) tout comme celui de la justice de prestation (ou la divi-
sion équitable du travail) doivent venir en complément du principe de l’égalité juridique : seuls ces trois prin-
cipes pris ensemble – chaque principe dans son domaine propre, mais tous ensemble ayant pour fin de rendre
possible l’autonomie individuelle – définissent ce qui, dans les conditions présentes, peut être nommé justice
sociale. » HONNETH, « Justice et liberté communicationnelle. Réflexions à partir de Hegel », p. 60-61 in CAILLE
et LAZZERI (éd.), La reconnaissance aujourd’hui.
59
Ibid., p. 48.
60
Ibid., p. 54.
61
« Deux sujets [y] exercent une pratique commune, qui est insensiblement régulée par des normes morales, par
lesquelles tous deux sont tenus d’encourager le bien-être de l’autre ; et une expérience de reconnaissance rend
possible une telle forme de rapport de réciprocité d’obligation, car les amis peuvent se savoir confirmés dans
leurs besoins et leurs désirs, d’une façon qui les aide individuellement à accéder à plus de pouvoir d’action », in
ibid., p. 55.
62
Ibid., p. 59-60.
63
Il la définit ainsi : « Le sujet est accablé d’un sentiment d’infériorité parce que ses partenaires d’interaction
enfreignent des normes morales dont l’observance lui permettait de son côté de se reconnaître comme la per-
sonne qu’il souhaitait être. Ici, la crise morale surgit dans la communication du fait que le sujet agissant se trouve
déçu relativement aux attentes normatives qu’il croyait pouvoir nourrir à l’égard du respect de son vis-à-vis ». Je
souligne : sentiment d’infériorité du sujet / partenaires d’interaction / infraction aux normes morales / déception

175
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

sonne dépend constitutivement de la reconnaissance d’autrui. » Et il ajoute : « À travers de


telles réactions de honte, l’expérience du mépris peut fournir le motif déterminant d’une lutte
pour la reconnaissance. » Il conclut : « Toutes les émotions négatives suscitées par
l’expérience du mépris des exigences de reconnaissance comportent en effet la possibilité que
le sujet concerné prenne clairement conscience de l’injustice qui lui est faite, et y trouve un
motif de résistance politique.64 » Rawls préfère une perspective solipsiste, celle du projet de
vie, accessoirement adoptée dans l’interdépendance sociale. Axel Honneth envisage, quant à
lui, les situations de honte selon le prisme de la communication et les relie, le cas échéant, à
un mouvement social préalablement constitué. Pour Rawls, le mot d’ordre serait donc plutôt :
aie la maîtrise de toi, reconnais-toi toi-même et les autres te reconnaîtront ! Il te faut pour cela
valoriser tes talents dans la réalisation d’un ambitieux projet de vie rationnel qui, de surcroît,
bénéficiera et plaira à tes associés. Bien que les deux démarches intellectuelles se veuillent
normatives, celle d’Axel Honneth semble plus en prise avec des situations relationnelles, is-
sues de rapports intersubjectifs, quand Rawls reste prisonnier de son idéal kantien
d’autonomie de la personne rationnelle, même s’il met en rapport, in fine, respect de soi, ex-
cellences et honte d’une personne avec les appréciations portées par ses associés.
Et dans la pratique, les revendications relatives à l’égalisation des revenus ont perdu leur pré-
éminence au profit de revendications identitaires65 qui ont monté sans discontinuer depuis le
mouvement pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1960.

§ 2 : Le schéma en 8 de la lutte pour la reconnaissance honnethienne

Malgré les trois sphères – affective, juridique et éthique – qu’elle met en avant, la lutte pour la
reconnaissance n’échappe pas à une logique quadratique. Dans La lutte pour la reconnais-
sance, Axel Honneth en fournit les éléments dans un tableau synoptique qu’il intitule « La
structure des relations de reconnaissance sociale »66. La première contradiction est évidente et
clairement exposée : elle oppose la reconnaissance recherchée au mépris dont souffre une
personne, une communauté, une classe sociale, une revendication de droits ou encore un État
dans le concert des nations. Ce mépris est susceptible de prendre la forme, selon les sphères
de la reconnaissance, de sévices et de violences, de privation de droits et d’exclusion,

du sujet. Ce carré fait écho au carré girardien désir d’être autre / modèle / obstacle / déception dont il apparaît
comme une déclinaison particulière.
64
HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, p. 169.
65
FARNETI, Mimetic Politics, emplacement 1212.
66
HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, p. 159.

176
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

d’humiliation et d’offense. Cette contradiction joue un rôle équivalent dans sa pensée à celle
du modèle et de l’obstacle dans la théorie mimétique. Elle est le ferment de la lutte au fonde-
ment de toutes les politiques de la reconnaissance. Une autre contradiction est celle qui op-
pose l’identité personnelle formée d’affects et de besoins, de responsabilité morale, de capaci-
tés et de qualités aux menaces auxquelles elle est confrontée en l’absence de reconnaissance,
menaces qui sont susceptibles d’affecter son intégrité physique, son intégrité sociale, son
« honneur » et sa dignité. Il en résulte alors une perte de confiance en soi, de respect en soi ou
d’estime de soi.
Le parcours en 8 part de l’identité personnelle en quête de reconnaissance dans des relations
primaires (amour, amitié), juridiques (droits à généraliser ou à concrétiser) et éthiques (com-
munauté de valeurs solidaire permettant à la fois une individualisation et une égalisation). Il
bute sur le mépris qui menace l’identité personnelle, laquelle si elle n’a pas obtenu la recon-
naissance de l’autre (ou des autres) perd pour elle-même confiance, respect et estime. À ce
point, tel que nous l’interprétons en rapprochant identité menacée et déception ou exclusion,
l’identité personnelle comme le désir d’être autre repart pour un tour… à la recherche de la
satisfaction d’une même revendication ou d’une autre, si la première est satisfaite67. La lutte
pour la reconnaissance est une revendication d’inclusion qu’on pourrait dire différentielle.
L’exclusion est ici aussi la situation redoutée.
Si la proximité entre théorie mimétique et lutte pour la reconnaissance apparaît grâce à la su-
perposition des schémas68, Girard tient toutefois à clarifier le rapport entre désir de reconnais-
sance et désir mimétique :
Je disais, comme Hegel, que nous désirions moins les choses que le regard que les autres portent
sur elles : il s’agissait d’un désir du désir de l’autre, en quelque sorte. […] Mais nos analyses
divergent sur un point fondamental : ce désir du désir de l’autre n’a que peu de choses à voir
avec le désir mimétique, qui est désir de ce que l’autre possède […]. C’est ce désir
d’appropriation, beaucoup plus que de reconnaissance, qui dégénère très vite dans ce que
j’appelle le désir métaphysique, où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle. Je veux
alors « être ce que devient l’autre lorsqu’il possède cet objet »69.
Même si Girard insiste ici sur la spécificité de la mimésis d’appropriation, notre proposition

67
Dans l’actualité récente, l’égalité d’accès effective pour les femmes aux conseils d’administration ou aux as-
semblées délibérantes, l’homoparentalité après le mariage pour tous, une représentation plus homothétique de la
diversité ethnique dans les fonctions prestigieuses posant la question de la tenue de statistiques adaptées…
68
Reconnaissance et mépris / modèle et obstacle d’une part, identité personnelle et menace / désir d’être autre et
déception de rester soi de l’autre.
69
Achever Clausewitz, p. 72-73.

177
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

de reformuler le concept de désir mimétique en désir d’être autre accroît la capacité du désir
girardien à faire du désir de reconnaissance un de ses cas particuliers. Au demeurant, Girard
précise que le désir est de « s’approprier l’autre » et conclut son propos d’un : « Je veux alors
“être ce que devient l’autre lorsqu’il possède cet objet”. » Le désir de reconnaissance, lui, est
désir d’être autre dans le regard de l’autre (ou des autres) ou encore d’être soi et reconnu
comme tel dans son identité par l’autre. Il s’agit également du désir d’être le même que l’autre
dans le regard de ce dernier. Au contraire de Christian Lazerri70, il nous semble que le désir
mimétique, s’il est reformulé en désir d’être autre, se révèle moins restrictif et plus englobant
que la lutte pour la reconnaissance. Il s’agit d’être autre, pour soi et pour les autres, finalité
première qui peut avoir comme conséquence additionnelle la reconnaissance des autres. Ce
désir porte sur la reconnaissance de l’autre comme sur la possession détenue par l’autre ou
son être même.
Enfin, sur le plan politique, la lutte pour la reconnaissance ne permet pas une solidarisation
des revendications diverses en un projet politique commun : la variété indéfinie des diffé-
rences engendre des revendications multiples et complexes qui mêlent égalisation, généralisa-
tion, individualisation et concrétisation, selon les propres termes d’Axel Honneth.

§ 3 : Nancy Fraser en quête de parité pour les minorités

L’espace est ici trop réduit pour développer les multiples ramifications des politiques de la
reconnaissance et des pensées « communautariennes ». Elles ont pris une importance crois-
sante dans le champ de la théorie et de l’action politiques : les revendications qu’elles forma-
lisent théoriquement ont saturé l’espace public démocratique depuis les années 1990, une fois
l’opposition entre capitalisme et communisme disparue et les espoirs placés dans l’État-
providence remisés du fait du succès rapide des thèses du néolibéralisme économique.
À défaut d’examiner l’ensemble des politiques de la reconnaissance, une place est faite ici à
Nancy Fraser71. Sa critique ajoute aux considérations abstraites d’Axel Honneth des situations

70
« Désir mimétique et reconnaissance », in RAMOND (éd.), De l’apprentissage à l’apocalypse, 56-57 : « [...] la
thèse girardienne selon laquelle la production et la conservation de la différenciation sociale sont destinées à
rendre l’être des médiateurs inaccessible ne semble pas percevoir qu’une telle inaccessibilité peut revêtir une
extension variable : lorsqu’elle atteint son degré maximal, il n’existe plus rien de commun entre les individus ou
les groupes sociaux, donc plus aucun élément de régulation de la violence réciproque. Une théorie de la recon-
naissance serait sans doute mieux placée que la théorie du désir mimétique qu’elle enveloppe pour comprendre
de tels phénomènes. »
71
Je m’appuie sur la lecture de son article « De la redistribution à la reconnaissance. Les dilemmes de la justice
dans une ère “postsocialiste” », in FRASER, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution,
p. 13-42. Les développements qui suivent empruntent à mes travaux menés en master à l’École des hautes études
en sciences sociales sous la direction de Luc Foisneau en 2011. Nancy Fraser présente l’intérêt de faire le lien à

178
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

plus immédiatement repérables dans l’actualité.


Le choix de Nancy Fraser en faveur du terme de parité de participation est significatif d’une
demande que la simple et classique égalité des droits ne peut suffire à satisfaire : selon une
formule désormais classique, une tension est patente entre droit à la différence et droit à
l’indifférence. Ces difficultés ont le mérite de faire émerger la nécessité d’une conjugaison
entre égalité des droits et différences à respecter pour permettre à chacun de gagner en con-
fiance, respect et estime. Nancy Fraser propose une conception dualiste de la justice qu’elle
définit par les principes de parité de participation et de juste distribution : la justice implique
de nos jours à la fois la redistribution (économique) et la reconnaissance (culturelle) qu’il faut
penser ensemble. Ce faisant, elle échappe aux difficultés du concept flou de justice sociale en
distinguant les types de droits revendiqués. Elle indique se situer dans un monde postsocia-
liste où les conflits se présentent davantage comme des revendications identitaires que struc-
turés par la lutte des classes. Elle ne peut donc limiter son approche aux seules injustices so-
ciales telles que conceptualisées par Marx, Rawls ou Amartya Sen ; les injustices culturelles
ou symboliques résultant d’une domination, d’une non-reconnaissance ou d’un mépris doivent
être tout autant abordées. Les deux types d’injustice tendent à se potentialiser l’une l’autre. À
l’injustice économique doit répondre une restructuration économique dont on peut simplifier
la présentation en parlant de redistribution ; l’injustice culturelle appelle un changement cul-
turel ou symbolique dénommé reconnaissance. En tension, les deux types de revendication
peuvent interférer, voire se nuire mutuellement : il s’agit de revendiquer et de nier simultané-
ment une spécificité72.
Un dilemme peut alors porter sur le remède à privilégier : « comment les antiracistes peuvent-
ils lutter en même temps pour abolir la race et pour valoriser l’identité des groupes raciale-
ment subordonnés ?73 » Les remèdes redistributifs vont plutôt dans le sens de
l’indifférenciation, alors que ceux employés contre les injustices culturelles tendent à renfor-
cer l’identité. Nancy Fraser distingue les remèdes selon leurs modalités d’action plutôt que
leurs résultats, soit la correction et la transformation : un exemple de correction est donné par
l’officialisation du multiculturalisme et l’affirmation de l’égale dignité de toutes les cultures

la fois entre Rawls, les « communautariens », parmi lesquels elle se reconnaît, et l’école de Francfort. Elle a
travaillé sur l’œuvre de Jürgen Habermas et publié un essai avec Axel Honneth.
72
Dans certains cas, les situations sont distinctement tranchées, par exemple entre des classes exploitées ou des
homosexuels victimes du mépris de leur sexualité ; dans d’autres, comme le genre ou la race, on peut parler de
groupes mixtes, le déni de reconnaissance se conjuguant avec une inégalité économique inique en défaveur des
femmes ou des « noirs », « métis » et « jaunes ».
73
FRASER, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, p. 30.

179
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

en l’état ; une transformation procède par déconstruction des représentations sexistes, racistes,
homophobes en vue d’une reconnaissance de l’égalité de toutes les situations ou pratiques…
Dans le premier cas, la reconnaissance des différenciations est visée sans remise en cause de
l’ensemble, au risque de la stigmatisation, dans l’autre, il s’agit plutôt de déstabiliser des re-
présentations en vue de développer la solidarité.
Lorsque la pluralité d’un moi est doublement pénalisée par des injustices économiques et cul-
turelles, du fait de son genre par exemple, quels peuvent être les remèdes appropriés ? En
combattant les pratiques discriminatoires et en recourant à l’affirmative action, le scénario
correctif ne parvient pas à modifier la division sexuée du travail et se contente de réallocations
superficielles, entretenant les injustices de reconnaissance. La reconnaissance corrective du
féminisme culturel ne fait qu’accroître le problème, en risquant d’augmenter le ressentiment
vis-à-vis de l’affirmative action. Le scénario combinant déconstruction féministe de
l’androcentrisme et socialisme économique féministe semble préférable à Nancy Fraser, le
seul inconvénient qu’elle concède étant son éloignement « des intérêts immédiats et de
l’identité de la plupart des femmes, tels qu’ils sont construits dans le contexte culturel ac-
tuel.74 »
L’ambition doit en définitive se limiter à atténuer le dilemme redistribution / reconnaissance
par la cohérence d’approches politiques visant simultanément plusieurs facteurs d’injustice
pour produire une transformation sociale se traduisant par une égalisation réelle des condi-
tions, en cas de luttes plurielles et croisées. Nancy Fraser démontre ainsi la difficulté à recher-
cher une synthèse qui prioriserait justice redistributive ou parité de participation.

Section 4 : La rivalité des égaux de René Girard, continuateur de Tocqueville,


en guise de synthèse ?

Le rattachement de la théorie mimétique à une tradition philosophique est problématique. On


peut néanmoins s’appuyer sur les dires de Girard et le respect qu’il manifeste à Tocqueville75
pour suggérer une filiation réelle et la reconstituer a posteriori. Un des enjeux de cette section
est de montrer leur proximité, en laissant une grande place à Tocqueville, sur la question de
l’égalité.
Français étudiant puis enseignant dès la fin des années 1940 aux États-Unis, Girard a lu et

74
Ibid., p. 38.
75
Cf. notre chapitre 8, section 3, § 1.

180
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

travaillé son illustre devancier ainsi qu’en atteste Mensonge romantique. Comme lui, Tocque-
ville est une sorte d’anthropologue avant la lettre, soucieux d’une approche scientifique et
intégrée des rapports humains. Pour preuves, la paternité partagée de la sociologie qui lui est
reconnue et sa pratique de l’enquête de terrain sur le système carcéral étatsunien ; également
sa capacité à l’approche historique manifestée en particulier dans L’Ancien régime et la Révo-
lution ; ou encore son ambition de fonder une nouvelle science politique pour des temps nou-
veaux76 ; de même sa solide formation juridique et sa pratique des mandats politiques ; enfin
sa méfiance à l’égard des idées par trop générales… Ils partagent encore une capacité prophé-
tique et apocalyptique, l’originalité (s’il s’agit d’une caractéristique partageable…) et la clarté
d’exposition.
Tous les deux s’efforcent avant tout d’écouter la voix du réel et d’en faire entendre des sono-
rités inouïes dont la complexité et la puissance s’appuient sur des observations en apparence
aussi simples que la tendance millénaire à l’égalité des conditions ou la libération des méca-
nismes de la mimésis d’appropriation.

§ 1 : Une théorie relationnelle de la réciprocité nocive

L’amitié est présente dans les trois théories de l’égalité que nous venons d’évoquer : elle cor-
respond à l’idéal de réciprocité bénéfique sur lequel fonder la solidarité. Si Schmitt subor-
donne la naissance de cette relation amicale au partage de l’ennemi commun, il n’en va pas de
même pour Rawls et Axel Honneth, lesquels font néanmoins aussi grand cas de l’amitié. Toc-
queville tranche en n’attendant pas de l’amitié une solution, en tout état de cause pas dans
notre domaine. Politicien expérimenté, il écrit dans ses Souvenirs : « En politique, la commu-
nauté des haines fait presque toujours le fond des amitiés », se montrant dubitatif sur la valeur
accordée à l’amitié comme solution au problème civique. On pense aussi à la réversibilité de
l’amitié et de la rivalité haineuse que les grands écrivains relatent.
Dès Mensonge romantique, Girard insiste sur l’importance de l’extrait suivant de la seconde
Démocratie en Amérique77 :
Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables, ils rencontrent la con-
currence de tous […]. Quand l’inégalité est la loi commune de la société, les plus fortes inégali-
tés ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de même niveau, les moindres le blessent.
C’est pour cela que le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est

76
Dont on peut inférer qu’il ne se satisfait pas ou plus de celle qui a prospéré depuis Machiavel.
77
In Mensonge romantique, p. 143.

181
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

plus grande.78
Tocqueville définit ici avant la lettre de ce que Girard appelle la médiation interne. Sous le
vocable de « désir d’égalité toujours plus insatiable », il introduit la dynamique de ce que
nous avons appelé la revendication d’une égale puissance d’être.
De manière significative, Rawls et Girard dégagent tous deux quasi-concomitamment un
principe de réciprocité sur lequel ils entendent fonder leurs théories respectives. Pour Girard,
principe de réciprocité et principe mimétique sont synonymes et doivent s’entendre « comme
un balancement accéléré du même au même »79 :
Le rapport peut être bienveillant et pacifique80, et il peut être malveillant et belliqueux, tout cela
sans jamais cesser, chose étrange, d’être réciproque. […] Ce qui définit le conflit humain […
est] le glissement, imperceptible d’abord, puis de plus en plus rapide, de la bonne à la mauvaise
réciprocité. […] la moindre négligence, le moindre oubli peuvent troubler durablement nos rap-
ports. Le mouvement en sens inverse, de la mauvaise à la bonne réciprocité, exige au contraire
beaucoup d’attention et d’abnégation. Il n’est pas toujours possible.81
Chez Rawls, un intitulé identique recouvre un concept orienté délibérément vers ses seuls
aspects bénéfiques. Il doit répondre à la question fondamentale de son œuvre : « Comment
peut-il exister, de manière durable, une société juste et stable de citoyens libres et égaux qui
demeurent cependant profondément divisés entre eux par des doctrines raisonnables, qu’elles
soient morales, philosophiques ou religieuses ?82 » La réciprocité correspond à la recherche de
l’équilibre que suppose son utopie réaliste : « […] l’idée de réciprocité se situe entre l’idée
d’impartialité qui est altruiste (motivée par le bien commun) et l’idée d’avantage mutuel com-
pris comme le fait que chacun est avantagé en ce qui concerne sa situation présente ou espé-
rée, les choses étant ce qu’elles sont.83 » Il va même jusqu’à définir un « critère de réciproci-
té »84, sorte de clé de voûte de sa société bien ordonnée devant s’appliquer à deux niveaux,
entre citoyens en tant que citoyens et entre peuples en tant que peuples :

78
In DUPUY, Le sacrifice et l’envie, p. 180, citant TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, 2ème partie,
chapitre 13, p. 193.
79
Achever Clausewitz, p. 46.
80
Par exemple à l’occasion d’échanges de politesses.
81
Celui par qui, p. 27-28.
82
RAWLS, Libéralisme politique, p. 74.
83
Ibid., p. 78.
84
In RAWLS, Paix et démocratie, p. 165, on en trouve l’énoncé le plus complet : « Les citoyens sont raisonnables
lorsque, se considérant mutuellement comme libres et égaux au sein d’un système de coopération à travers les
générations, ils sont prêts à s’offrir mutuellement des termes équitables de coopération en fonction de ce qu’ils
considèrent comme la conception la plus raisonnable de la justice politique, et lorsqu’ils s’accordent pour respec-
ter ces termes dans leurs actes, même au prix de leurs intérêts propres dans certaines situations, dans la mesure
où les autres citoyens acceptent également ces termes. »

182
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

Le critère de réciprocité exige que, lorsque ces termes sont proposés comme les plus raison-
nables d’une coopération équitable, ceux qui les proposent doivent aussi estimer qu’il est au
moins raisonnable pour les autres de les accepter en tant que citoyens libres et égaux, et non en
tant qu’agents manipulés ou dominés, ou contraints sous l’effet d’une position politique ou so-
ciale d’infériorité.85
L’idéalisme rawlsien y transparaît dans sa volonté de concilier liberté et égalité. Nous
sommes ici très proches des exigences de la reconnaissance : respect, estime et confiance mu-
tuels. Il existe ainsi pour tous un devoir naturel de respect mutuel : « se traiter civilement les
uns les autres et chercher à expliquer les raisons de leurs actions, surtout quand les revendica-
tions des autres sont rejetées86. »
Un principe de réciprocité est également invoqué par Lévi-Strauss, notamment à propos de
l’échange des femmes : « La prohibition de l’inceste comme l’exogamie qui est son expres-
sion élargie est une règle de réciprocité.87 » Le principe de réciprocité remplace ici le don sous
toutes ses formes : dans le prolongement de Mauss, la prohibition de l’inceste est ainsi inter-
prétée comme une obligation de donner. Mais tout aspect agonistique a disparu. L’écart est ici
maximal avec Girard. Comme pour Rawls, la réciprocité est chez Lévi-Strauss présentée
comme essentiellement bénéfique tout en étant conditionnée à son respect par toutes les par-
ties prenantes. Quant à Axel Honneth, il trouve, au carrefour des réflexions du jeune Hegel et
de George Herbert Mead, le point de départ de sa propre théorie :
[…] la reproduction de la vie sociale s’accomplit sous l’impératif d’une reconnaissance réci-
proque, parce que les sujets ne peuvent parvenir à une relation pratique avec eux-mêmes que
s’ils apprennent à se comprendre à partir de la perspective normative de leurs partenaires
d’interaction, qui leur adressent un certain nombre d’exigences sociales.88
Dans la sphère juridique (c’est-à-dire pour lui le politique), Axel Honneth conclut que
« l’expérience de la reconnaissance juridique permet au sujet de se considérer comme une
personne qui partage avec tous les autres membres de sa communauté les caractères qui le
rendent capable de participer à la formation d’une volonté discursive.89 »

85
Ibid., p. 165.
86
RAWLS, Théorie de la justice, § 29, p. 209. Dans la suite de son œuvre (Libéralisme politique et La justice
comme équité), Rawls parle de devoir de civilité, mais l’idée reste la même.
87
LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, p. 60. Il ajoute p. 72-73 : « car je ne renonce à ma
fille ou à ma sœur qu’à la condition que mon voisin y renonce aussi ; la violente réaction de la communauté
devant l’inceste est la réaction d’une communauté lésée ; l’échange peut n’être – à la différence de l’exogamie –
ni explicite ni immédiat : mais le fait que je puis obtenir une femme est, en dernière analyse, la conséquence du
fait qu’un frère ou un père y a renoncé. »
88
HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, p. 113.
89
Ibid., p. 146.

183
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Face à toutes ces conceptions qui insistent sur les bénéfices de la réciprocité, Girard la consi-
dère à partir de deux de ses aspects indissociables : elle conduit à la violence et à la montée
aux extrêmes90, mais elle est également apte à les contenir en rusant avec elles :
Notre monde a […] conservé et même multiplié les rites de bonne réciprocité qui existaient déjà
dans le monde archaïque et qui sont destinés à empêcher la tendance des rapports pacifiques à
glisser dans la violence. Plus que jamais, nous nous répandons en salutations, protestations
d’amitié, visites, festivals, cadeaux plus ou moins fréquents et précieux, etc.91

Le traitement de l’amitié est ici éclairant : Girard parle de protestation d’amitié comme un
« rituel de bonne réciprocité » là où nos autres auteurs voient une vertu indispensable. Il re-
joint par un autre chemin la suspicion de Tocqueville.

§ 2 : Les conditions de l’égalité

Tocqueville expose les rouages du mécanisme qui égalise toujours davantage les conditions :
La haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privilèges devien-
nent plus rares et moins grands, de telle sorte qu’on dirait que les passions démocratiques
s’enflamment davantage dans le temps même où elles trouvent le moins d’aliments. […] Cette
haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démocratiques contre les
moindres privilèges, favorise singulièrement la concentration graduelle de tous les droits poli-
tiques dans les mains du seul représentant de l’État.92

Ce mécanisme reflète l’envahissement progressif du champ des passions humaines par la mé-
diation interne. Il laisse toutefois subsister dans cette présentation une asymétrie qui apparaît
comme une exception à la règle de l’égalité des conditions. Tocqueville conclut en effet
l’extrait précédent par : « Le souverain, étant nécessairement et sans contestation au-dessus de
tous les citoyens, n’excite l’envie d’aucun d’eux, et chacun croit enlever à ses égaux toutes les
prérogatives qu’il lui concède.93 » Il conserve la différence radicale qu’Hobbes attribue au
Léviathan.
Tocqueville semble transposer le carré mimétique94 dans le monde démocratique :
Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à un très haut degré

90
Celui par qui, p. 29 : « La concorde se mue en discorde par une suite continue de petites ruptures symétriques,
d’aggravations insensibles qui ne s’annulent que pour se reconstituer à nouveau. La cause principale est la ten-
dance à surcompenser l’hostilité présumée de l’autre et, ce faisant, à la renforcer toujours. »
91
Ibid., p. 36.
92
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, quatrième partie, chapitre 3 : « Que les sentiments des peuples
démocratiques sont d’accord avec leurs idées pour les porter à concentrer le pouvoir », p. 404-405.
93
Ibid.
94
Désir / déception et modèle / obstacle.

184
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

le sentiment de l’envie dans le cœur humain. Ce n’est point tant parce qu’elles offrent à chacun
des moyens de s’égaler aux autres, mais parce que ces moyens défaillent sans cesse à ceux qui
les emploient. Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l’égalité sans
pouvoir jamais la satisfaire entièrement. […] le peuple s’échauffe à la recherche de ce bien
d’autant plus précieux qu’il est assez près pour être connu, assez loin pour n’être point goûté.
La chance de réussir l’émeut, l’incertitude du succès l’irrite ; il s’agite, il se lasse, il s’aigrit.
Tout ce qui le dépasse par quelque endroit lui paraît alors un obstacle à ses désirs, et il n’y a
pas de supériorité si légitime dont la vue ne fatigue ses yeux.95

Désir et obstacle y sont nommés dans une formule qui les relie, modèle et déception sont par-
tout présents : « Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l’égalité
sans pouvoir jamais la satisfaire entièrement. » Le volet politique de la théorie mimétique est
ainsi comme constitué dans ce seul paragraphe. La pensée de l’égalité de Tocqueville s’inscrit
bien elle aussi dans le carré que nous avons tracé et décliné dès notre première partie.
En outre, Tocqueville et Girard résolvent ensemble le problème posé par l’égalité entre les
petits, comme atomisés, et la puissance regroupée en un seul. Ce problème pourrait en effet
dénier d’emblée toute valeur paradigmatique à la rivalité des égaux et la revendication d’une
égale puissance pour l’anthropologie politique. La solution est dans la force du nombre :
l’opinion tocquevillienne et la foule girardienne. À propos du président des États-Unis et du
roi de France, Tocqueville déclare : « Cependant au-dessus de l’un comme au-dessus de
l’autre se tient un pouvoir dirigeant, celui de l’opinion publique. […] En Amérique, il procède
par des élections et des arrêts ; en France par des révolutions.96 » On entend ici comme un
écho à la summa divisio girardienne du politique dont on a vu à plusieurs reprises qu’elle op-
pose la foule aux pouvoirs constitués, notamment dans le procès de Jésus où la volonté de
Pilate finit par céder aux velléités de la foule.
Cette égalisation par le nombre est également présente chez Axel Honneth lorsqu’un mouve-
ment social se constitue entre sujets méprisés pour les mêmes raisons et luttant pour leur re-
connaissance par les autorités. Lorsque l’égalité n’existe pas, ou pas encore, entre les acteurs
en situation de rivalité, la différence de puissance est toujours susceptible d’être contrebalan-
cée par le regroupement des faibles.

95
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, deuxième partie, chapitre 5, section « Des choix des peuples
et des instincts de la démocratie américaine dans ses choix », p. 300. Je souligne.
96
Ibid. première partie, chapitre 7, section « En quoi la position du président des Etats-Unis diffère de celle d’un
roi constitutionnel en France », p. 198.

185
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Nous sommes ici très loin de l’unanimité requise dans la position originelle par le contractua-
lisme rawlsien et du consensus par recoupement des doctrines globalisantes. À l’autre ex-
trême, la polarisation schmittienne ami-ennemi du politique est également éloignée de la réci-
procité consubstantielle aux rapports mimétiques et à la lutte pour la reconnaissance. Ici en-
core, la « compétition » des théories semble en définitive se circonscrire entre lutte pour la
reconnaissance et théorie mimétique97.

§ 3 : La place des victimes de l’inégalité

Par un coup de force conceptuel, Rawls place au centre des préoccupations de ses contractants
la situation du plus défavorisé dans laquelle tous sont invités à se projeter en étant recouverts
d’un voile d’ignorance qui leur cache leur situation effective et leurs intérêts. Le plus défavo-
risé doit devenir le bénéficiaire des inégalités que la justice comme équité tolère. Il en va
jusqu’à réserver l’exclusion à ceux qui, incités à réussir par le système politique, refuseraient
que le plus défavorisé en tire avantage. L’exclu se mettrait de lui-même hors-jeu par son refus
de se conformer aux deux principes de justice. On pense à l’exilé fiscal qui cherche à sous-
traire de la redistribution ses revenus et son patrimoine. Le plus défavorisé serait alors en
quelque sorte à la base des principes de justice alors que ceux des plus favorisés s’en affran-
chissant seraient des auto-exclus de la société idéale fondée sur la justice comme équité.
Pour Axel Honneth qui adopte une approche plus réaliste, les victimes qui ressentent l’offense
ou l’humiliation souffrent d’un mépris, soit encore d’un déni de reconnaissance98 : « […]
l’expérience de la privation de droits est typiquement liée à une perte du respect de soi, c’est-
à-dire l’incapacité de s’envisager soi-même comme partenaire d’interaction susceptible de
traiter d’égal à égal avec tous ses semblables.99 » La honte morale est alors le sentiment qui en
résulte, une crise morale pour un sujet « déçu relativement aux attentes normatives qu’il
croyait nourrir à l’égard du respect de son vis-à-vis »100. L’idée de déception revient à plu-
sieurs reprises, liée à l’exclusion du cercle de la reconnaissance. Les sentiments de honte et de
blessure sociale sont alors susceptibles de « donner naissance à une conviction politico-
morale.101 »

97
Ce que Christian Lazerri signale in RAMOND (éd.), De l’apprentissage à l’apocalypse.
98
HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, p. 161.
99
Ibid., p. 164.
100
Ibid., p.169.
101
Ibid., p. 170.

186
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

La théorie de la victime joue un autre rôle chez Girard. Non seulement elle est fondatrice,
mais son innocence ou, ce qui revient peu ou prou au même, sa sélection aléatoire en fonction
de signes de prédisposition est longtemps méconnue avant d’être révélée. Une telle approche
lui accorde une place encore plus centrale que celle réservée au plus défavorisé par Rawls en
en faisant une personne radicalement autre là où la victime rawlsienne n’est que le terme d’un
continuum. La victime émissaire ne souffre a priori ni d’inégalité ni de mépris mais peut-être
au contraire de trop de similarité avec les autres membres de la communauté et d’une considé-
ration paradoxale excessive à partir du moment où elle se voit reprocher la responsabilité de
tous les maux sociaux. Toutefois, dès lors qu’il s’agit de victime sacrificielle sélectionnée
pour l’exécution d’un rituel, celle-ci semble se distinguer, du reste dès avant sa mise à mort,
par une situation fortement inégalitaire, qu’elle soit maintenue dans la condition la plus basse
du prisonnier, de l’esclave, de l’enfant ou du handicapé ou exhaussée jusqu’à une fonction
royale.

§ 4 : Une possible synthèse des théories modernes et contemporaines de l’égalité

Même si Girard préfère insister sur ce qui le distingue des penseurs dont il pourrait parfois se
réclamer, il apparaît, dans le domaine politique, comme l’auteur potentiel d’une vaste syn-
thèse autour de la revendication d’une égale puissance d’être. Cette impression est accentuée
quand il est adossé à Tocqueville dont les travaux portent sur le politique autant que sur les
autres rapports humains. Il ne s’agit pas ici de produire un palmarès des théories de l’égalité
du vingtième siècle et de leurs origines. On s’accordera relativement facilement sur les insuf-
fisances des deux positions extrêmes : le réalisme pessimiste de Schmitt à la limite de la pos-
sibilité de l’égalité où seule la rivalité structure en définitive les rapports humains ; et
l’idéalisme optimiste de Rawls qui occulte la rivalité pour faire de l’égalisation pacifiée une
aspiration partagée par tous les invités à l’expérience de pensée de la situation du plus défavo-
risé. Pour autant, Girard leur fait une place possible dans sa théorie à travers la figure du mo-
dèle-obstacle et le souci des victimes qu’il met en évidence. De surcroît, en rapport avec la
notion de politique schmittienne mais aussi dans le droit fil de la condamnation de l’irénisme
rawlsien par Jean-Pierre Dupuy, Paul Dumouchel rappelle qu’il « […] y a continuité entre les
violences ordinaires de la vie quotidienne et les violences “extraordinaires” des conflits poli-
tiques. […] les transformations du lien social qui limitent l’emballement de la violence ne

187
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

sont pas sans relations avec les excès meurtriers de la violence politique moderne.102 »
Le désir d’être autre dépasse l’opposition entre lutte pour la reconnaissance et désir mimé-
tique en les subsumant dans un concept à la fois plus vaste et plus simple, le concept relation-
nel par excellence qui rend compte des oppositions du même et de l’autre ainsi que de l’un et
l’autre, points que nous allons développer dans le chapitre suivant.
Si la lutte pour la reconnaissance apparaît comme un progrès face au réductionnisme de la
justice comme équité, la prolifération des revendications des victimes et la concurrence des
identités rendent toute solidarisation des causes inenvisageable sous son égide. Or, les reven-
dications doivent converger pour pouvoir être satisfaites par le pouvoir qui en émerge. Inver-
sement, nous avons vu, dès notre chapitre 2, les mécanismes de sélection victimaire et
d’élection aux fonctions politiques qui peuvent en être dérivés fournir une représentation lo-
gique et plausible de l’agrégation des rivalités et des revendications.
Pour finir sur ce point, la théorie mimétique reformulée au moyen de l’incorporation de la
déception et de ses incarnations dans le champ politique – exclus de la société et entités hors
la loi internationale – nous semble présenter par rapport aux autres théories l’intérêt supplé-
mentaire de disposer d’une force de rétroaction interne. Dans la mesure où elle n’a plus be-
soin de la présence réelle ou fantasmée de l’autre, la déception nous paraît d’une portée plus
large que celle de l’identité menacée définie par Axel Honneth.
En tout état de cause, nous retenons de cette confrontation une capacité à la synthèse remar-
quable de la théorie mimétique qui se révèle apte à prendre en compte certaines des caractéris-
tiques ou prérogatives majeures des autres théories.
*
Après l’installation de la pensée girardienne dans un panorama historique au chapitre 4, une
approche synchronique comparant sa théorie politique potentielle de l’égalité avec plusieurs
de ses contemporaines renforce l’impression : l’égalité juridique comme source de rivalité est
une approche prometteuse et ne doit pas être écartée lors de la constitution d’une anthropolo-
gie politique ; elle a même la capacité de synthétiser jusqu’à un certain point les autres ap-
proches contemporaine dans une prise en compte plus simple du réel.
La « philosophie politique » girardienne reste toutefois plus tournée vers les problèmes, voire
les apories, engendrés par les revendications multiples et de fait incompatibles entre elles
d’une égale puissance d’être que vers des solutions ou des compromis praticables. Comme les

102
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 23.

188
Chapitre 5 : Quatre philosophies contemporaines de l’égalité politique

politiques de la reconnaissance, elle doit traiter de la difficile question des identités. Elle doit
également s’interroger sur son degré de tolérance aux pratiques qui font malgré tout tenir en-
semble les sociétés contemporaines alors qu’elle pronostique une apocalypse dont on ignore si
elle débouchera sur un anéantissement ou sur une révélation réconciliatrice.

189
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires


envisageables au dilemme girardien

Girard entend combler ce qu’il estime être la lacune originelle de la philosophie, puis des
sciences humaines, en introduisant la rivalité violente dans leurs champs. Il préfère au demeu-
rant placer ses réflexions dans un espace jusqu’à présent moins codifié et moins marqué par
des traditions heuristiques, l’anthropologie fondamentale, pour inviter philosophes et prati-
ciens des sciences humaines à l’y rejoindre. On peut donc accepter que notre philosophe mal-
gré lui échappe ainsi à son enrôlement sous une bannière qu’il répugne à rejoindre, lui-même
invitant à un autre lieu de ralliement. Mais il en va sans doute différemment pour son travail
sur l’égalité. Il s’agit bien d’un concept manié par les philosophes et au cœur des sciences
humaines dès leur constitution. La question de la hiérarchie et de l’égalité est présente chez
les Grecs ; elle ne cesse de ressurgir dans la pensée chrétienne, puis chez Hobbes et Rousseau
en particulier, enfin dans toute la pensée moderne et contemporaine, désormais obnubilée par
l’aspiration à la justice sociale. Quant aux sciences humaines, elles se doivent de postuler
l’égalité des acteurs sociaux pour les agréger, les moyenner, les typologiser, créer des idéaux-
types… Elles sont à la recherche de différences significatives parmi des individus posés
comme semblables par hypothèse. L’individualisme méthodologique en est emblématique.
Dans ce contexte, qu’il le veuille ou non, Girard devient un contributeur notable à ce travail
conceptuel. Même s’il ne le présente pas comme un concept central de sa pensée, lui préférant
celui d’appartenances, le terme d’identité convient à son approche paradoxale et relationnelle.
L’identité désigne en effet aussi bien la relation d’équivalence et de communauté réunie que
celle d’unicité et de singularité face au reste, en quelque sorte et tout à la fois l’égalité, la dif-
férence, l’indifférenciation et la réciprocité, autant de concepts que Girard ne cesse de combi-
ner. Cette élaboration est naturellement déterminante pour toute pensée politique, en particu-
lier depuis que la lutte pour la reconnaissance l’a placée au centre du débat théorique et que
les politiques de la reconnaissance en font un objet essentiel des débats publics récents.
La notion d’identité conduit à s’interroger sur l’unicité de l’être qui est abordée chez Girard
par le repérage de ses multiples modèles et appartenances ainsi que l’analyse des relations
réciprocitaires. Pierre Manent, un des rares contemporains à avoir exposé explicitement ses
griefs à la théorie mimétique en termes d’impuissance à rendre compte du politique, devra
également être discuté. Pour finir ce chapitre, il nous restera à évaluer les échappatoires au

190
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

dilemme girardien qui ne laisse d’autre choix qu’entre l’amour christique et la catastrophe.

Section 1 : L’identité entre égalité, différenciation, indifférenciation et


réciprocité

L’identité qualitative postule la plus grande ressemblance, au point que seul le nombre dis-
tingue des objets ainsi reliés entre eux. Elle confine ainsi à l’égalité telle que nous la conce-
vons, celle des conditions comme celle des doubles mimétiques. Pour Girard, l’identité est
intervenue dans l’histoire par la Révélation, « […] la vérité de l’identité de tous les hommes
s’est dite, et les hommes n’ont pas voulu l’entendre, s’accrochant de plus en plus frénétique-
ment à leurs fausses différences.1 » Il s’agit bien ici d’identité qualitative, celle de la procla-
mation de l’épître de Paul aux Galates (3, 27-28) qui se conclut ainsi : « car vous n’êtes tous
qu’une personne dans le Christ Jésus. Et si vous êtes au Christ, vous êtes donc “descendance”
d’Abraham, héritiers selon la promesse. »
Cette identité des « héritiers » fonde leur égalisation dans la citoyenneté. La compétition sup-
pose aussi l’égalité des chances des candidats aux responsabilités politiques même si elle doit
aboutir à l’établissement d’une inégalité entre majorité et minorité, transformant un écart de
suffrages qui peut être réduit en des rôles aussi différenciés que l’exercice du pouvoir et son
opposition. Quant à la souveraineté du peuple, elle est la relation d’appartenance par excel-
lence groupant tous les citoyens dans un ensemble. Enfin, l’exclusion résulte de la relation de
non-appartenance. S’agissant de l’appartenance politique, Girard note : « Dans notre univers
démocratique, personne n’appartient plus à un seigneur et maître, tout au moins en principe.
On n’appartient plus qu’à des collectivités d’individus libres et égaux en droit, là aussi en
principe.2 » L’appartenance à la collectivité confère l’égalité en droit, elle-même manifesta-
tion de l’identité qualitative des citoyens.

§ 1 : L’ambivalence de l’identité éclairée par les appartenances

Girard remarque l’existence de deux sens oppposés au mot identité : « Avoir une identité,
c’est être unique et pourtant […] le terme signifie le contraire de l’unique, et désigne
l’identique, autrement dit l’absence complète de différence susceptible d’individualiser.3 » Il

1
Achever Clausewitz, p. 11.
2
« Les appartenances », p. 19.
3
Ibid., p. 20. In Achever Clausewitz, p. 98, il précise : « La pensée apocalyptique reconnaît dans l’identité la
source du conflit. Mais elle y voit aussi la présence dissimulée du “comme moi-même”, incapable, certes, de

191
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

propose une explication simple de ce paradoxe lexical : « à force d’appartenir à tout le monde,
nous n’appartenons plus qu’à nous-mêmes. Notre identité propre n’est que l’intersection de
tout ce qui nous rend identiques à d’innombrables autres.4 » Pour autant, si elle « n’est que
l’intersection », elle suffit à nous différencier. Cette remarque jette au demeurant un doute sur
toute politique de la reconnaissance qui privilégie une appartenance au risque d’entrer en con-
flit avec ce que supposent les autres : exemple souvent évoqué de ce conflit d’appartenances,
l’incompatibilité des revendications féminines et des appartenances à une ethnie, une culture
ou une religion qui fait de la subordination de la femme à l’homme une de ses valeurs consti-
tutive.
Le philosophe Vincent Descombes évoque de son côté Les embarras de l’identité en distin-
guant ce double sens grâce à deux des adjectifs associés à ce substantif : identique et identi-
taire5. De son côté, Ricœur parle d’ « ipséité » et de « mêmeté »6. Pour Girard, ne pas porter
attention à cette nature double conduit à traiter les identités « de façon simpliste comme une
injustice politique, sociale, raciale, qu’il serait facile de corriger en installant un régime plus
égalitaire. C’est ne pas voir que, pour des raisons d’intérêt général, nos sociétés ne peuvent
pas renoncer à la sélection des plus compétents.7 » Une manière pour lui de répondre à Rawls
et Axel Honneth. Il ajoute : « Nous sommes toujours proches de nos rivaux et, plus nous riva-
lisons avec eux, plus nous leur ressemblons, plus nos deux identités tendent vers l’identité.8 »
Et encore : « […] loin de garantir la paix, les appartenances […] suscitent non seulement la
violence des exclusions mais la violence intérieure des rivalités entre individus qui, désirant
tous la même chose […], se font mutuellement obstacle et ne peuvent plus cesser de se querel-
ler.9 » Schmitt est repris à son tour…
Là où la philosophie analytique emploie un ordre logique pour définir la signification de
l’identité dans l’espace et le temps, la « philosophie synthétique » girardienne se focalise sur
les articulations et préfère au principe de non-contradiction une sorte d’état de contradiction

triompher, mais secrètement actif, secrètement dominant, derrière le bruit et la fureur qui le recouvrent. »
L’identité oppose tout en rapprochant.
4
Ibid., p. 20. De là pourraient venir nos « problèmes d’identité » contemporains, ceux nommés « crise
d’identité » pour la première fois par le psychanalyste Erick H. Erickson, IN DESCOMBES, Les embarras de
l’identité, p. 27-36.
5
Ibid., p. 14.
6
RICŒUR, Soi-même comme un autre.
7
« Les appartenances », p. 23.
8
Ibid., p. 24.
9
Ibid., p. 25.

192
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

fécond10. Quand Vincent Descombes pose la question « qui suis-je ? » ou « qui sommes-
nous ? », Girard préfère répondre à celle des « appartenances », au pluriel, pour aborder
l’identité qui en résulte paradoxalement de manière relationnelle. Il cherche ensuite à articuler
plutôt qu’à distinguer les deux sens principaux du mot identité. Conformément à une ligne de
conduite constante, il y incorpore également la conflictualité. Enfin, il se place dans une pers-
pective historique et anthropologique plutôt qu’exclusivement ou préférentiellement concep-
tuelle11. Si l’insuffisance d’être est au principe de toute existence, alors de ses tentatives de
comblement doit résulter le dépôt des traces de multiples modèles mimétiques, qu’ils soient
d’apprentissage ou de rivalité :
Notre identité sociale est un entrecroisement, un entremêlement d’appartenances si nombreuses
et diverses qu’à elles toutes, elles constituent quelque chose d’unique, un être individuel que
nous sommes seuls à posséder. Même si nos appartenances ne sont jamais individuelles au sens
strict, leur nombre et leur diversité sont tels qu’elles composent pour chaque individu un en-
semble distinct de tous les ensembles comparables, une identité singulière, un peu comme notre
système génétique.12

La singularité naîtrait donc de l’hétérogénéité des appartenances. L’analogie du code géné-


tique est éclairante : elle nous renvoie à notre identité au sein de l’espèce manifestée, entre
autres, par l’interfécondité autant qu’à notre identification à coup sûr par la police scientifique
à partir d’une trace minuscule comme une goutte séchée de sang ou même de salive.

§ 2 : Appartenances et rivalité mimétique

L’identité se forge par l’apprentissage (ou l’éducation) délivré par les modèles au sein de la
famille, de l’école et du milieu professionnel, autant de lieux et groupes humains auxquels on
appartient et dans lesquels on s’insère. Mais ces appartenances ont pour contrepartie
« quelque forme d’exclusion, de rejet et, par conséquent, de violence » qui conditionne leur

10
Cette logique paradoxale mimétique diffère de celle qui occupe Vincent Descombes : lui préfère évoquer, à
propos des embarras de l’identité, le fleuve héraclitéen, la persistance du tas auquel on ajoute ou retranche un
caillou, l’éternité de Rome qu’elle soit construite en brique avant Auguste ou en marbre après les transformations
que l’empereur a ordonnées, la victoire des Romains sur les Carthaginois à un moment donné de l’histoire mais
aussi pour une durée indéfinie ou encore le vaisseau de Thésée dont toutes les pièces ont été remplacées tout en
demeurant le même bateau…
11
Ibid., p. 21-22 : « Nous vivons dans un monde où l’affaiblissement et l’élargissement des appartenances ne
font qu’un avec la globalisation de tous les aspects de la vie, économique, financier, politique et même culturel.
Or, des appartenances plus englobantes et toujours moins contraignantes sont de moins en moins protectrices et
sécurisantes. »
12
Ibid., p. 20.

193
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

existence13 et une déception à la mesure du désir d’en être et de la difficulté d’y parvenir.
Elles engendrent « une concurrence qui entraîne toutes sortes de luttes, de manœuvres et
d’intrigues, autrement dit des formes moins brutales mais plus insidieuses de violence. 14 »
Ainsi en va-t-il de la sélection des systèmes d’éducation. Les institutions auxquelles nous ap-
partenons nous inspirent de ce fait les mêmes désirs en nous rapprochant et nous conduisent
ainsi à la rivalité.
La communauté d’appartenances expose aux tentations rivalitaires : « [...] plus nous leur res-
semblons, plus nos deux identités tendent vers l’identité.15 » La rivalité des égaux et son ca-
ractère auto-renforçateur sont réunis dans cette formule, laquelle attire l’attention par la répé-
tition du mot dans ses deux acceptions. L’identité entre ainsi en combinaison avec la rivalité,
en étant tout à la fois le germe et le fruit. En effet, « le relâchement des appartenances » sus-
cite dans notre monde dominé par l’égalité « toujours plus de symétrie violente entre les ri-
vaux »16. Cet affaiblissement des appartenances proviendrait d’une longue évolution provo-
quée par le dévoilement de leur absence de sacré. S’il est jugé positif en ce qu’il abaisse les
barrières et joue contre l’exclusion, il a pour inconvénient de diminuer simultanément « la
résistance aux rivalités mimétiques »17. Même si l’appartenance traditionnelle, religieuse, eth-
nique ou nationale est souvent évoquée pour justifier des conflits, l’indifférenciation semble
désormais dominer, par exemple lors de la guerre de Bosnie18 qui confronte des frères enne-
mis.
Fidèle à son habitude, Girard distingue sa manière d’aborder la question de l’identité et des
appartenances, de celle des sciences sociales, les sociologues étant accusés d’ignorer la néces-
sité pour nos sociétés de sélectionner les plus compétents19. Il élargit sa critique :
[…] comme si nous n’avions de rapports avec autrui qu’incidemment, secondairement [,] les
sciences sociales voient dans les appartenances des objets comme les autres, alors que ce sont
des organisations de rapports mimétiques fondées sur des formes d’initiation, d’exclusion et
d’ostracisation qui dérivent des boucs émissaires primitifs et des sacrifices rituels.20
Il affirme de nouveau en anthropologue qu’une vision historique et protohistorique est indis-

13
Ibid., p. 23.
14
Ibid., p. 23.
15
Ibid., p. 24.
16
Ibid., p. 26.
17
Ibid., p. 29.
18
D’actualité au moment où cette conférence est prononcée.
19
« Les appartenances », p. 23, passage déjà cité.
20
Ibid., p. 30-31.

194
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

pensable à la compréhension des conflits contemporains et de leurs modes de résolution.


Non content d’appréhender la relation d’identité dans sa complexité, Girard s’intéresse à son
contraire, la différenciation, et au contradictoire de cette dernière, l’indifférenciation.
Chez tout individu, il existe une tendance à se sentir « plus différent » des autres que les autres
et parallèlement, dans toute culture, une tendance à se penser non seulement comme différente
des autres mais comme la plus différente de toutes, parce que toute culture entretient chez les
individus qui la composent ce sentiment de « différence ».21
La pensée mimétique se place ici à un double niveau, l’individu et la culture. L’ordre culturel
« n’est rien d’autre qu’un système organisé de différences : ce sont les écarts différentiels qui
donnent aux individus leur “identité”, qui leur permet de se situer les uns par rapport aux
autres.22 » La différenciation est ce mouvement qui tire l’identité vers l’identitaire et cherche à
s’affranchir de l’identique.

§ 3 : La crise du Degree chez Shakespeare

Shakespeare est pour Girard le maître absolu du jeu de la différenciation qu’il appelle degree
et de l’indifférenciation, voire de l’indifférence.
L’emprunt du terme de Degree à Shakespeare révèle une difficulté de traduction. Girard a
écrit Shakespeare. A Theatre of Envy en anglais, seul cas dans son œuvre pour un essai aussi
volumineux. Il en a confié la traduction à Bernard Vincent, mais il l’a néanmoins supervisée.
Or le traducteur précise23 à la fois la centralité du concept de « crisis of Degree » et ses hésita-
tions pour rendre cette expression « entre : crise de la hiérarchie, crise de la différence, crise
de l’ordre différentiel », ce qui l’amène à renoncer à traduire et à opter le plus souvent pour
« crise du Degree ». Intraduisible, ce concept est néanmoins largement explicité et exemplifié
par la suite. Dans le chapitre consacré à Troïlus et Cressida, la pièce la plus sollicitée pour
évoquer les questions politiques, intitulé « Pâle et livide émulation », Girard développe ainsi
ses interrogations sémantiques et de traduction :
Degré, en anglais Degree, du latin gradus, désigne la marche d’un escalier ou le barreau d’une
échelle, une différence de niveau. Dans un sens plus général, le mot peut se traduire par rang,
distinction, discrimination, différence. Degree, c’est l’“éternel écart” entre justice et injustice,
l’espacement qui doit exister entre le permis et l’interdit pour les empêcher de se confondre. La
justice n’est pas ici un exercice de pure impartialité ni la recherche d’un équilibre parfait : c’est

21
Le bouc émissaire, p. 34.
22
La violence, p. 77.
23
Dans une note de bas de page dès la page 12.

195
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

un déséquilibre à modalité fixe, comme tout ce qui est culturel. [… les degrés particuliers] relè-
vent tous, dans leur diversité, d’un seul et même principe - Degree avec un D majuscule, terme
qu’on pourrait aussi rendre par gradation –, l’ordre différentiel sur la préservation duquel repo-
sent non seulement la stabilité, mais l’existence même des systèmes culturels.24

Il assigne au principe différentiel la « fonction de refouler la rivalité mimétique » en consta-


tant qu’il n’y parvient pas à tout coup25. Mais cela ne suffit pas. Il ajoute : « Le Degree est
plus que la source de toute signification stable, plus qu’un mécanisme de différenciation :
c’est aussi le principe de l’unité entre les hommes, éminemment paradoxal puisqu’il est aussi
désunion, séparation, distance, hiérarchie.26 » Les intervalles qui en résultent « font barrage »
aux « conséquences conflictuelles » du désir mimétique. S’ils n’y parviennent pas, les lieux
de pouvoir qu’ils structurent tendent à se désintégrer27. Le Degree unit et désunit tout à la
fois, il unit par la différenciation qu’il produit et dont il résulte. Comme l’identité, il s’agit
d’un principe double. L’unité entre les hommes émerge des gradations qui les distinguent tout
en les englobant28. Cette insistance à définir ce terme à défaut de réussir à le traduire ne peut
qu’attirer l’attention et convaincre de l’importance qui lui est accordée. Il est au cœur d’une
anthropologie politique girardo-shakespearienne en gestation. Le Degree est à la fois
l’institution hiérarchique, mais aussi l’ordre différentiel et la distinction entre le permis et
l’interdit à l’origine de la justice, pouvoir régalien à partir duquel l’État moderne, en cours de
constitution en Angleterre comme en Europe continentale au moment où Shakespeare écrit,
étend son emprise sur la société. En ce terme de Degree sont réunis le pouvoir législatif qui
décide de l’espacement entre le permis et l’interdit, le pouvoir judiciaire qui l’interprète sous
la forme d’un écart entre la justice et l’injustice ainsi que le pouvoir exécutif enfin qui résulte
de la gradation, du rang qui distingue le détenteur de l’autorité de celui qui s’y soumet ; bref
« l’ordre différentiel sur la préservation duquel reposent non seulement la stabilité, mais
l’existence même des systèmes culturels. »
Or cet ordre différentiel est fréquemment en crise : « […] ce n’est jamais la différence qui
obsède les persécuteurs et c’est toujours son contraire indicible, l’indifférenciation.29 » Dans

24
Shakespeare, p. 201.
25
Ibid., p. 203.
26
Ibid., p. 204.
27
Ibid., p. 206.
28
Nous retrouvons la figure de la relation hiérarchique de Dumont comme englobement de son contraire, cette
fois, appliquée au concept de Degree, lequel revêt la signification, entre autres, de hiérarchie…
29
Le bouc émissaire, p. 35.

196
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

Œdipe Roi, « […] indifférencié ne fait qu’un avec pestiféré.30 » De telles crises sont au cœur
de tous les objets d’étude de la théorie mimétique31.

§ 4 : De l’indifférenciation à l’indifférence aux autres

La crise d’indifférenciation se retourne en une différenciation radicale, maintes fois évoquée,


qui crée une autre distinction entre le dedans et le dehors, l’immanent et le transcendant, les
vivants et les morts, la communauté et le reste de l’humanité au moment de la mise à mort ou
de l’expulsion. Ce processus produit une sorte de méta-différence entre « nous » et « les non-
nous », laquelle complète et surplombe l’ordre différentiel institué à l’intérieur de la commu-
nauté.
Dans le monde contemporain, Paul Dumouchel repère l’indifférenciation croissante qui
brouille des distinctions sur lesquelles un ordre différentiel juridico-politique a été tant bien
que mal établi. L’idée de continuum génocidaire entre les crimes de paix et les crimes de
guerre a été proposée par l’anthropologue Nancy Schepher-Hughes. Nouvel avatar de
l’indifférenciation, l’indifférence aux autres prédomine : Eichmann administre la mort dans
les camps de concentration en exécution d’ordres formellement légaux ; un agent d’un établis-
sement pour personnes âgées très dépendantes surchargé finit par ne plus voir que des corps à
entretenir ; ou encore le président d’une entreprise pénitentiaire privée aux États-Unis maxi-
mise son profit par une prolongation des détentions plus importante que dans les prisons fédé-
rales dans le but de se procurer une main d’œuvre bon marché32.
Cette indifférence aux autres est d’ailleurs postulée par l’économie dont les agents se rencon-
trent sur des marchés dans un cadre contractuel qui ne suppose ni une relation antérieure ni
une relation postérieure ; ils ont fait abstraction de tout lien de solidarité, voire y sont obligés
pour respecter la législation sur les conflits d’intérêt. Là où les groupements intermédiaires
ont disparu, la distance morale est maximale, « sauf peut-être avec notre famille et nos
proches. […] Ce qui rend banal le mal le plus atroce ce n’est pas l’indifférence elle-même,
mais l’arrangement social qui l’autorise et nous renvoie à notre responsabilité individuelle.33 »

30
Ibid., p. 39.
31
La littérature, la mythologie, les rites et autres institutions, la polémologie, l’histoire, l’économie, la psycholo-
gie interdividuelle, la théologie… et, plus globalement, l’anthropologie fondamentale.
32
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 82.
33
Ibid., p. 83 : « Ce qui lie entre elles ces différentes formes d’indifférence, c’est le mécanisme qui les rend
possible. Ce qui permet qu’une personne puisse être indifférente au sort d’une autre, c’est qu’elle ne soit pas
obligée d’avoir à intervenir en sa faveur, ni de la haïr. [… Importe ici] la distance morale entre deux personnes
[qui] diminue au fur et à mesure qu’augmentent entre elles les obligations réciproques, obligations de haine ou
d’aide, et grandit au fur et à mesure que diminue le nombre de ces obligations. »

197
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 5 : La différenciation comme combinaison d’appartenances et masque de la réciprocité

En pratique, chaque personne se constitue d’une somme d’appartenances, dont certaines sont
variables dans le temps ou l’espace, volontaires ou involontaires, publiques ou dissimulées,
etc., bref un « conglomérat »34 qui la fait semblable aux autres sur au moins un point (sexe,
âge, nationalité, taille, poids, groupe sanguin…) et différente sur au moins un point, par
exemple un jumeau né quelques instants avant l’autre. Pour Girard, la singularité résulte d’une
multiplicité d’appartenances dont seule la combinaison est unique. D’où sa préférence pour
regarder les personnes comme égales : on ne peut se contenter de voir seulement des diffé-
rences là où celles-ci ne sont que le produit de nombreuses ressemblances. Cette représenta-
tion d’une personne vaut aussi pour l’émergence d’une communauté organisée dont l’ordre
différentiel émerge d’un désordre initial. De même, la souveraineté transcende un peuple
composé de l’assemblée de citoyens, à la fois semblables à d’autres par quelques traits, no-
tamment leur égalité en droits, et libres (ou contraints) de se différencier de certains par di-
verses caractéristiques.
La question de l’identité est logiquement posée par la définition que Girard donne au terme de
différence : « J’entends le mot différence au double sens défini par Jacques Derrida : d’une
part non-identité dans l’espace, la différenciation du même et, d’autre part, la non-coïncidence
dans le temps, le diffèrement du simultané.35 » L’écart au même doit être conçu à la fois dans
l’espace et dans le temps, entre ici et là mais aussi avant et après. Par opposition,
l’indifférenciation réduirait ces deux distances à (presque) rien. Il précise ainsi la fonction
qu’il assigne à la différence et au diffèrement :
[…] c’est tout ce qui permet sinon de détruire, tout au moins de masquer l’indestructible réci-
procité, de la retarder en mettant le plus grand intervalle possible entre les moments qui la com-
posent, intervalle de temps et d’espace, dans l’espoir que la réciprocité des échanges passera
inaperçue. On s’efforce en somme d’oublier le pareil, l’identique, littéralement de le perdre, de
l’égarer dans les méandres de différences si compliquées, et de diffèrements si prolongés qu’on
ne pourra plus s’y retrouver.36
Différence et diffèrement s’opposent à l’identité (« le pareil, l’identique ») tout en masquant
la réciprocité. Le danger se trouve dans la dissolution des différences37 et le raccourcissement

34
« Les appartenances », p. 19-20.
35
Celui pour qui, p. 32-33.
36
Ibid., p. 32-33.
37
Achever Clausewitz, introduction, p. 10 (c’est-à-dire dès la première page) : « […] les hommes […] ont dû
trouver le moyen de pallier une similitude contagieuse, susceptible d’entraîner la disparition pure et simple de

198
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

du diffèrement qui laissent transparaître l’identité des protagonistes, lesquels se trouvent pris
dans une relation violente. Un exemple de diffèrement est fourni par l’institution judiciaire
qui allonge sans nécessité apparente les instructions et recourt à la mise en délibéré du verdict.
La sélection victimaire dans une société dominée par le religieux archaïque et l’élection dans
une société politique permettent également de créer des écarts là où ils ont disparu. Si la diffé-
renciation régresse, le principe de réciprocité, selon son versant néfaste, a libre cours.

§ 6 : Le principe de réciprocité girardien

La réciprocité est un concept mathématique : l’implication si A alors B a pour réciproque si B


alors A. Il en va donc pour la réciprocité comme l’identité, l’appartenance et la différence,
autres emprunts au langage mathématique précédemment évoqués. Rappelons également que
dans le vocabulaire employé par les sémioticiens, la relation de contrariété à l’origine de tout
carré est également désignée par la locution « présupposition réciproque », l’existence de cha-
cun des deux termes étant liée à celle de l’autre (par exemple homme et femme, chacun ne
prenant sa signification que dans sa relation réciproque à l’autre).
La réciprocité joue un rôle considérable dans la théorie mimétique. Elle ne fait qu’un avec la
double imitation et, comme toute imitation, est susceptible d’être bonne ou mauvaise, certaine
initialement bénéfique pouvant se dégrader en des actes de violence :
Les rapports humains sont une double imitation perpétuelle parfaitement définie par le mot pas
si transparent que cela de réciprocité. Le rapport peut être bienveillant et pacifique, et il peut
être malveillant et belliqueux, tout cela sans jamais cesser, chose étrange, d’être réciproque. […]
Ce qui définit le conflit humain n’est pas la perte de la réciprocité mais le glissement, impercep-
tible d’abord, puis de plus en plus rapide, de la bonne à la mauvaise réciprocité.38
Quand elle n’est pas dite mauvaise, la réciprocité est qualifiée souvent de violente, sinon de
tragique, perdue ou conflictuelle. Dans Paroles du Christ, le philosophe Michel Henry le note
également : « […] la réciprocité n’est-elle pas souvent celle de l’hostilité sous toutes ses
formes : compétition, rivalité, antagonisme des ambitions et des intérêts, feinte, intrigue, men-
songe, ressentiment, haine, violence, agression, guerre enfin ? » Il ajoute dans la continuité :
« Quand ces rapports conflictuels s’épuisent, ne-cèdent-ils pas à l’indifférence ?39 »
En terminant l’introduction d’Achever Clausewitz, Girard énonce cet axiome : « la relation

leur société. Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence là où chacun devenait semblable à l’autre,
c’est le sacrifice. »
38
Les origines, « Violence et réciprocité », p. 27-28.
39
HENRY, Paroles du Christ, p. 49-50.

199
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

loge au cœur de la réciprocité.40 » Elle est à l’œuvre dans la « montée aux extrêmes » chez
Clausewitz comme, selon sa propre formulation plus générale, dans les rapports de doubles41.
Un peu plus loin, Girard parle d’un principe de réciprocité : « Si l’apocalypse est une menace
réelle aujourd’hui, et au niveau de la planète, c’est parce que le principe de réciprocité a été
démasqué, que l’abstraction est devenue concrète.42 » Loin de l’amitié civique, « […] la vio-
lence fait terriblement peur, quand on en a compris les lois, quand on a saisi qu’elle est réci-
proque et quelle va donc revenir.43 » Il y insiste : « Le principe de réciprocité, une fois libéré,
n’assure plus la fonction inconsciente qu’il assurait jadis.44 »
Aux origines de l’humanité, la réciprocité est déjà à l’œuvre dans une relation complexe des
regards du dedans et du dehors : « Il a fallu à chaque fois que le regard du dehors (qui voit la
réciprocité) et le regard du dedans (qui ne veut voir que les différences) coïncident tout en
restant distincts. C’est alors que tous se sont retournés contre un seul. 45 » Pour autant, identité
et réciprocité ne sont pas tout à fait la même chose dans la mesure où se produit un décalage
dans le temps, un peu comme dans un sport où chacun frappe la balle ou le volant à tour de
rôle, faisant des gestes semblables, mais pas simultanément :
La réciprocité est […] la somme de moments non réciproques. Les deux antagonistes
n’occupent pas la même position en même temps, c’est bien vrai, mais ils occupent les mêmes
positions successivement. Il n’y a jamais rien d’un côté qu’on ne finisse par retrouver de l’autre
pourvu qu’on attende assez longtemps. Plus le rythme des représailles s’accélère, moins il est
nécessaire d’attendre. Plus les coups se précipitent, plus il devient clair qu’il n’y a pas la
moindre différence entre ceux qui se les portent, alternativement. De part et d’autre tout est
identique, non seulement le désir, la violence, la stratégie, mais encore les victoires et les dé-
faites alternées, les exaltations et les dépressions : c’est partout la même cyclothymie.46
L’identité est en quelque sorte sur courant alternatif, même si l’accélération des échanges tend
à réduire à presque rien le temps qui sépare les gestes ou comportements identiques. La réci-

40
Achever Clausewitz, p. 22. Il indique 35 ans plus tôt dans La violence, p. 339 : « On ne peut pas exercer la
violence sans la subir, telle est la loi de la réciprocité. Tous dans le mythe se rendent semblables les uns aux
autres. »
41
Des choses cachées, p. 403 : les doubles ne sont « jamais que la réciprocité des rapports mimétiques ».
42
Achever Clausewitz, p.55.
43
Ibid., p. 57.
44
Ibid., p. 57. Il explicite ainsi : « Les massacres de civils auxquels nous assistons sont donc autant de ratages
sacrificiels, d’impossibilité de résoudre la violence par la violence, d’expulser violemment la réciprocité. » Dans
La violence, p. 234, il indique déjà : « Les mêmes en effet, qui demeurent aveugles à la réciprocité, quand elle les
engage, la perçoivent très bien quand ils n’y sont pas impliqués. »
45
Ibid., p. 56.
46
Ibid., p. 233-234.

200
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

procité serait une identité déphasée, une identité incorporant une différance47 : plus cette der-
nière se réduit et plus l’indifférenciation s’avère.
Dès La violence, tous les concepts que nous venons de spécifier sont en place. En de multiples
occurrences, identité, différences, indifférenciation au comble de la crise mimétique et réci-
procité48 sont déjà articulées au moyen de la combinaison de l’intérieur et du dehors. En 2007,
il revient ainsi sur ce qui lui paraît essentiel parmi ses idées publiées dès 1972 :
De l’intérieur du système, il n’y a que des différences ; du dehors, au contraire, il n’y a que de
l’identité. Du dedans on ne voit pas l’identité et du dehors on ne voit pas la différence. Les deux
perspectives ne sont pourtant pas équivalentes. On peut toujours intégrer la perspective du de-
dans à la perspective du dehors ; on ne peut pas intégrer la perspective du dehors à la perspec-
tive du dedans. C’est sur la réconciliation des deux perspectives du dedans et du dehors qu’il
faut fonder l’explication du système ; elle est déjà ébauchée dans toute lecture authentiquement
tragique ou comique. Seule la perspective du dehors, celle qui voit la réciprocité et l’identité,
celle qui nie la différence, peut repérer le mécanisme de la résolution violente, le secret de
l’unanimité refaite contre la victime émissaire et autour d’elle. Quand il n’y a plus du tout de
différence, on l’a vu, quand l’identité est enfin parfaite, nous disons que les antagonistes sont
devenus des doubles ; c’est leur caractère interchangeable qui assure la substitution sacrifi-
cielle.49
Au cœur de ce long passage, Girard fait une proposition remarquable : du fait de l’asymétrie
des deux perspectives, seule celle du dehors (identité et réciprocité) est capable d’intégrer
celle du dedans (différences), l’inverse n’étant pas vrai. Dans une hiérarchie comme englo-
bement du contraire selon Dumont, une perspective l’emporte sur l’autre et, en l’intégrant, la
rend compréhensible. Pour autant, sa supériorité est toute relative puisque « l’explication du
système » suppose « la réconciliation des deux perspectives », susceptible d’être effective
(seulement ?) dans la littérature la plus profonde.
Cette hiérarchie est aussi celle de la connaissance qui met à jour la méconnaissance. Pensée

47
In VINOLO, La violence différante, p. 12 : « Différance de la violence, qui en étant toujours un mouvement
centripète qui cristallise la haine sur un seul individu, permet de délimiter un dedans et un dehors du groupe, un
haut et un bas, c’est-à-dire les premières frontières différenciatrices. Et par conséquent d’un seul et même geste,
permet de créer la totalité de l’ordre cultuel et de l’ordre culturel. »
48
Dans De la violence à la divinité, les termes construit à partir de « différence » reviennent 775 fois, « indiffé-
renciation », 95 fois, « identité », 142 fois et « réciprocité », 118 fois. La même recherche dans Shakespeare,
expression synthétique de la théorie mimétique à partir de la littérature donne respectivement, 167, 46, 42 et 35,
soit une réduction moyenne de l’ordre du tiers.
49
Achever Clausewitz, p. 235. Il complète un peu plus loin, p. 237 : « Le principe fondamental, toujours mécon-
nu, c’est que le double et le monstre ne font qu’un. […] L’identité et la réciprocité que les frères ennemis n’ont
pas voulu vivre comme fraternité du frère, proximité du prochain, finissent par s’imposer comme dédoublement
du monstre, en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, sous la forme la plus insolite, en somme, et la plus inquiétante
qui soit. »

201
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

de la complexité, elle implique une conclusion étonnante : voir l’identité et la réciprocité à


l’œuvre entre des acteurs qui ne voient que des différences au comble de la crise doit conduire
à institutionnaliser des différences pour prévenir le retour de celle-ci.

Section 2 : La critique de Pierre Manent : l’impossible politique des égaux indif-


férenciés par la rivalité

Bien des traits semblent réunir Girard et l’un de ses principaux contradicteurs français dans le
domaine des idées politiques. Pierre Manent caractérise la modernité au moyen de trois traits :
« l’homme est un être déterminé par la société ; l’homme est un être historique ; l’homme est
l’être qui a des droits.50 » Traduits en termes girardiens, l’homme est soumis à la mimésis, il
évolue dans une histoire ouverte par la Révélation et le souci des victimes n’a cessé de
s’amplifier. Quand Pierre Manent voit dans le capitalisme « un aménagement inédit des mo-
tifs humains » consistant « à libérer l’instinct acquisitif » de ses entraves51, cette expression
fait écho à la « mimésis acquisitive » girardienne jusque dans le choix du qualificatif ; là où il
évoque la « proposition chrétienne d’une communauté à la fois plus étendue et plus étroite
qu’aucune communauté politique »52, Girard identifie la « révélation destructrice du méca-
nisme victimaire »53. Ou encore quand Pierre Manent s’inquiète de l’abandon du commun
face aux politiques de la reconnaissance, Girard fustige leur côté politically correct54.
Une génération sépare ces deux penseurs, tous deux catholiques déclarés : chacun est persua-
dé du rôle historique majeur du christianisme, en particulier à travers la spécificité occidentale
de la quête d’une vérité accessible à tous et du renoncement à la malédiction des vaincus 55. Ils
partagent un scepticisme comparable face aux étiquettes, en particulier celle de philosophe, et
une préférence pour les recherches qui ne s’enferment pas dans une discipline. L’intérêt
commun pour le jalonnement historique, le réel plutôt que l’idéalisme, le sentiment du sem-
blable tocquevillien et la conversion de l’âme, religieuse ou non, les rapprochent encore.
Et pourtant leur opposition est présentée par Pierre Manent comme radicale. Il pourrait proba-
blement se targuer d’être le penseur qui a en définitive critiqué avec le plus de soin et de cons-

50
MANENT, Le regard politique, p. 123.
51
Ibid., p. 126. Dès 1979 et L’enfer des choses, DUMOUCHEL et DUPUY ont mis en évidence dans de tels termes
la capacité de l’économie à apprivoiser la mimésis d’appropriation.
52
Ibid., p. 165.
53
L’explicitation qu’il donne du sujet de Des choses cachées dans son introduction à De la violence à la divinité.
54
Par exemple in Quand ces choses.
55
MANENT, Le regard politique, p. 230-231.

202
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

tance Girard en adoptant une perspective politique, donc la nôtre. Il est pour cette raison
l’opposant dont l’argumentation est ici privilégiée.

§ 1 : D’Une théorie qui a quelque chose à cacher (1974) à La leçon de Ténèbres de René
Girard (1983)

Pierre Manent publie deux articles montant aux extrêmes de la critique. Le premier paraît
dans la revue Contrepoint à la suite de La violence. Écrit après Des choses cachées et Le bouc
émissaire, le deuxième est notablement agressif : en attestent sa première phrase (« Rarement
un itinéraire intellectuel aura été aussi décevant que celui de René Girard ») et sa dernière
(« Fausse dans son genre comme théorie de la culture, fausse dans son espèce comme théorie
démystificatrice, fausse dans ce qui lui est propre comme interprétation du christianisme, la
théorie de Girard est aussi fausse qu’une théorie peut l’être »).
Dans le deuxième, certains reproches ou qualificatifs du premier article n’ont plus lieu d’être :
accusé dans un premier temps d’une pieuse ruse56, il n’est plus possible de reprocher à Girard
d’avancer masqué dans le second puisqu’il se présente désormais comme un apologète du
christianisme ; supposé par Pierre Manent prôner un nouveau pélagianisme, il se révèle en
définitive augustinien et reprend à son compte la théologie du péché originel. Loin de satis-
faire Pierre Manent, ces éclaircissements semblent augmenter sa vindicte.
Plusieurs reproches constants dans le temps font l’essentiel de ses griefs. D’abord sur la vo-
lonté d’englober Freud et Lévi-Strauss dans l’hypothèse mimétique élaborée pour les contre-
dire, il qualifie sa conduite de comparable à celle d’un philosophe57 du soupçon démystifica-
teur, se prétendant seul apte à révéler la vérité méconnue avant lui. Surtout, il critique la cri-
tique girardienne du contrat social58 : « l’Occident a choisi de contrôler le mécanisme de la
victime qui ne peut plus dès lors être dite émissaire, […] le plus efficace des savoirs. » Bref,
la science politique, matrice intellectuelle du concept de souveraineté, permet de solidariser la
communauté. Pourquoi alors reprocher au monde moderne « d’ignorer la violence d’où il
provient »59 s’il en sait assez pour maîtriser celle qui le menace. La question posée tout au
long de notre étude revient, lancinante : qui, de la science politique ou de l’anthropologie,
offre la connaissance la plus pertinente pour faire face aux temps qui viennent ? Pierre Ma-

56
Pierre Manent fait preuve de clairvoyance : Des choses cachées n’est alors pas paru.
57
Avant nous, Pierre Manent repère en Girard le philosophe qui s’ignore.
58
Voir infra, chapitre 8, section 2, § 3.
59
MANENT, « Une théorie qui a quelque chose à cacher ».

203
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

nent est le champion d’une science ou d’une philosophie politique – il se dit indifférent aux
étiquettes – dont Girard doute.
Plus largement, Pierre Manent considère dans son deuxième article de 1983 que toute « théo-
rie de la culture » ne peut être qu’une « fiction intéressée », que l’ambition démystificatrice
des maîtres du soupçon parmi lesquels il classe Girard se trouve confrontée à l’aporie
d’Épiménide le Crétois60 et, enfin, que le christianisme de Girard s’apparenterait à une « leçon
de Ténèbres », celles de la violence qui fonde la « lumière naturelle » dont les hommes se
prévalent.

§ 2 : Le regard politique (2010)

Après un silence de plus de 25 ans, Pierre Manent est invité à intervenir lors d’un colloque sur
la relation franco-allemande organisé en novembre 2009 autour de la publication d’Achever
Clausewitz, au moment où d’ultimes hommages sont rendus en France à Girard de son vivant.
Leurs chemins se croisent en effet en cette occasion : en écrivant son Achever Clausewitz, ce
dernier se confronte à Raymond Aron, le premier maître de Pierre Manent. Girard se différen-
cie alors d’Aron sur la lecture du De la guerre de Clausewitz. Ce faisant, il met en évidence le
caractère contextuel de toute (re)lecture : Aron lit Clausewitz en pleine guerre froide, animé
par l’espoir d’une maîtrise politique de la belligérance ; plus de 35 ans après, Girard ne peut
s’empêcher de mettre en relation montée aux extrêmes et approche d’une apocalypse autant
redoutée que souhaitée par lui. Il reproche à Aron de ne pas l’avoir repéré et de fonder son
espoir dans la raison politique. Pierre Manent objecte en retour à Girard son exclusivisme, lui
faisant manquer les vertus de la guerre quand elles élèvent l’âme, à savoir courage, prudence,
générosité, justice. Évoquant implicitement Héraclite, il rappelle que la guerre fait l’humain et
l’humanité, le guerrier refusant la honte qu’un comportement indigne pourrait lui valoir au-
près de ses amis61. Il insiste également sur l’intérêt de l’émulation entre Allemagne et France
ou Royaume-Uni, qu’il s’agisse d’honneur ou d’accomplissement, et les différences qui les
distinguent pour expliquer les relations internationales européennes. Pour lui, la politique
« s’organise selon la diversité des régimes et des histoires politiques ». Si Aron et Pierre Ma-
nent insistent sur les différences, Girard repère les similarités. Mais ce n’est pas ce qui inté-
resse le plus Pierre Manent, qui laisse à un de ses doctorants62 l’étude parallèle des approches

60
Le paradoxe du menteur.
61
GUGGENHEIM (éd.), La relation franco-allemande depuis 1945, p. 183-185.
62
Jean-Vincent Holeindre.

204
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

aronienne et girardienne de De la guerre.


Pierre Manent revient enfin sur sa carrière dans un livre d’entretiens, Le regard politique, où
il modère son ton tout en restant ferme sur sa critique. Il consacre pas moins de quatre pages à
Girard, lui rendant par là-même un hommage paradoxal : il souligne l’intérêt de sa pensée et
prend le temps de la résumer. Ceci dit, il qualifie sa doctrine tout à la fois de puissante, irrece-
vable et dangereuse. Elle consiste pour lui en :
[…] l’innocence de la victime, et […] le fait que les protagonistes de la violence, ceux qui font
la guerre, sont le même. La vérité, en ce sens, de la condition humaine, c’est la réciprocité vio-
lente dans laquelle nous sommes tous le même. Et seul le christianisme […] nous permet de re-
connaître cette vérité anthropologique que, dans toutes nos guerres, disputes, dissensions, vio-
lences, nous sommes le même. […] il n’y a plus aucune raison de distinguer entre les sociétés
politiques, entre les régimes politiques, de reconnaître que tel régime est tout de même meilleur
qu’un autre, et que telle cause est néanmoins plus juste qu’une autre cause. […] Girard encou-
rage et justifie radicalement ce qui m’apparaît comme le vice politique des chrétiens, ou le vice
politique encouragé par le christianisme, à savoir une préférence potentiellement perverse pour
l’ennemi au motif qu’il nous a été ordonné de l’aimer comme nous-mêmes.63
Pour Pierre Manent, son système interdit donc à Girard de penser les situations politiques iné-
vitablement conflictuelles, l’amène à occulter la question de la justice et à faire fi de
l’honneur. Il pourrait même être tenté, à l’instar d’un certain christianisme, d’accorder la pré-
férence à l’ennemi. La rivalité des égaux conduirait à l’égalisation morale des rivaux. Le re-
gard politique de Pierre Manent croise ici le regard anthropologique de Girard, lui reprochant
ses plus brillantes singularités : l’indifférenciation engendrée par la violence, l’identité vio-
lente qui rend identique tout en conférant une originalité, la réciprocité des violences. La cri-
tique est puissante, mais est-elle pour autant recevable et sans danger ?
Faire de la guerre le creuset de certaines vertus les plus admirables est-il encore possible après
notre vingtième siècle génocidaire et suicidaire, le développement des armes de destruction
massive à la portée des groupuscules et des tyrans archaïques ou encore la multiplication des
conflits asymétriques négateurs de part et d’autre des règles du droit de la guerre. Pierre Ma-
nent parle depuis une époque révolue, celle d’une Antiquité probablement idéalisée, en tout
cas antérieure à la levée en masse et aux guérillas. Du creuset de la guerre ne peut désormais
plus sortir qu’exceptionnellement un acier bien trempé : de nos jours, la plupart des actes de
guerre donnent lieu à la dénonciation de crimes contre l’humanité et / ou de crimes de guerre.

63
MANENT, Le regard politique, p. 103.

205
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Quant à la politique intérieure, elle meurt aujourd’hui d’indifférenciation entre des partis de
gouvernement qui s’égalisent dans l’impuissance et des partis protestataires qui n’en diffèrent
que comme des lanceurs de mode dans le seul espoir de la reprise édulcorée de certaines de
leurs options qui rallieraient une partie de l’opinion publique. De l’affrontement des concep-
tions politiques, il ne reste guère plus que la compétition pour les places et ses dérives les plus
médiocres. L’honneur a disparu des champs de bataille et n’embarrasse plus guère les candi-
dats aux fonctions politiques électives. L’anthropologie girardienne coïncide avec une époque
où il est de plus en plus difficile d’imaginer les bénéfices d’une guerre et de se sentir pleine-
ment représenté par les acteurs des conflits électoraux.
Reste la question du différentiel de valeur morale entre belligérants ou concurrents politiques.
Si Girard met chacun en garde contre l’indifférenciation par la violence, il n’est pas insensible
pour autant aux différences des idéologies et des pratiques. Il a pour ce faire un repère qui lui
permet de les positionner : la distance au respect des commandements de l’Évangile. Rien ne
s’équivaut a priori, mais seulement dans la violence elle-même dès lors qu’elle conduit au
même mépris de la valeur des victimes : l’innocence des victimes lui sert de témoin. Les
meurtres ou les guerres qui se présentent toujours sous-couvert de la bonne cause défendue
sont en général perpétrés à des fins peu louables. Pour juger aux résultats plutôt qu’aux inten-
tions affichées ou dévoilées, il est à la fois possible et souhaitable de partir de l’innocence de
la victime, laquelle permet de différencier les personnes, les groupes politiques et idéolo-
giques ou encore les États. Toute autre logique est sacrificielle : elle tend à justifier le moyen
violent par la fin prometteuse. Si la conception de Girard peut être parfois jugée schématique
et partielle, une vision construite en s’y opposant encourt les mêmes reproches tout en ris-
quant de perdre un garde-fou indispensable si elle s’aventure à vanter les mérites de la guerre
et de « l’émulation » entre les États.

Section 3 : L’ « alternative » entre surérogation évangélique et rivalité mortifère

Parvenus à ce point, nous ressentons un affect composite où se mêlent persistance du désir de


parvenir à une autre vision du politique et déception face à la proposition ambivalente de
notre « modèle » : il semble en effet se dresser parfois comme un obstacle à la réalisation du
projet qu’il nous a pourtant désigné en prophétisant que l’anthropologie a désormais plus
d’utilité que la science politique pour comprendre (et agir sur ?) notre humanité vieillissante.
Il nous soumet au choix apocalyptique qui se traduit par une injonction du type « la conver-
sion ou la mort », injonction qui, en dépit ou à cause de son radicalisme, présente le grave

206
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

défaut d’engendrer des doutes sérieux sur les chances d’un dénouement favorable.
Girard préfère l’absolu de la totalité au relatif de la proportion, l’égalisation des doubles qui
laisse peu de place à la nuance ou à la préférence, l’unanimité (plus ou moins un) ou encore
l’un face à tous, l’autorité face à la foule. Son arithmétique sociale contribue à l’éloigner de la
science politique qui valorise le compromis, le comparatif plutôt que le superlatif, la majorité
face à la minorité… Se méfiant de tout relativisme, Girard oppose la vérité à la violence, cette
dernière relevant pour lui du mensonge, de la méconnaissance ou de l’ignorance. Pourtant, la
conception prêtée par Euripide à Jocaste dans Les phéniciennes évoquée dès notre introduc-
tion64 rappelle que la vie n’est pas faite que de conflits violents et destructeurs. La guerre de
chacun contre chacun et la crise sacrificielle ne peuvent durer longtemps : ou elles ne sont
qu’intermittentes ou elles viennent à bout de la communauté au sein de laquelle elles se dé-
roulent.

§ 1 : Une alternative ou un dilemme ?

Girard associe l’égalité à la médiation interne, au désir émulatif ou à la rivalité au sein des
sociétés libérales. La coopération implique pour lui la médiation externe et se fonde sur le
désir imitatif, donc la hiérarchie acceptée, fût-elle celle de la collectivité sur chaque individu.
Or le politique, du moins selon l’idéal démocratique libéral, vise à conjuguer coopération,
égalité et compétition en dissuadant les comportements d’évitement des citoyens : tel est en
particulier le projet de la justice comme équité rawlsienne. Cependant, Girard nous confronte
à un dilemme qui exclut de facto un tel projet : il entend s’en tenir d’un côté à une suréroga-
tion évangélique plus exigeante que la coopération et plus active que l’évitement et pousse de
l’autre la logique de la compétition aujourd’hui à l’œuvre jusqu’à une issue fatale.
Faisant peu de cas du creusement des inégalités de patrimoine et de revenus depuis trois dé-
cennies, Girard ne laisse pas le choix ou, plutôt, énonce délibérément un choix impossible
qu’il fonde sur l’appétence des égaux à la rivalité libérée de ses entraves institutionnelles :
Tous les hommes sont égaux, non plus en droit, mais en fait. Nous sommes donc à l’heure des
choix décisifs : il n’y aura bientôt plus aucune institution, plus aucun rite, plus aucune “diffé-
rence” pour régler nos comportements. Nous devons nous détruire ou nous aimer et les hommes
– nous le craignons – préfèreront se détruire.65

64
« Il vaut mieux, mon fils, honorer l’égalité, qui lie à jamais les amis aux amis, les villes aux villes, les alliés
aux alliés. L’égalité est pour les hommes une loi de nature : quiconque a moins est en état de guerre contre celui
qui a plus, et lui voue une haine implacable. »
65
Achever Clausewitz, p. 102.

207
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

D’où son alternative prophétique : « […] il faut que les hommes se réconcilient à jamais sans
intermédiaires sacrificiels ou qu’ils se résignent à l’extinction prochaine de l’humanité.66 »
Dans l’extrait suivant, la réconciliation est présentée en des termes étranges, un « il suffirait »,
c’est-à-dire a priori pas grand-chose, mais conjugué au conditionnel, projetant l’ombre d’un
doute : « Pour rendre la révélation entièrement bonne, pas menaçante du tout, il suffirait que
les hommes adoptent le comportement recommandé par le Christ : l’abstention complète des
représailles, le renoncement à la montée aux extrêmes.67 » Une fois énoncée, cette condition
de possibilité engendre un grand scepticisme. Le conditionnel est ici le temps de l’improbable,
voire de l’inconcevable. Comment en effet croire en l’abstention complète des représailles au
vu d’une histoire mimétique caractérisée par l’invariant de la violence ? La simultanéité du
renoncement est à elle seule problématique : la contagion de la non-violence devrait en effet
se produire sur un laps de temps bref et dans un espace étendu aux dimensions de l’humanité
pour avoir une chance de prendre et de perdurer. Seul un événement exceptionnel qu’on peine
à imaginer pourrait provoquer cette cristallisation à grande échelle.
La simple réconciliation semble d’ailleurs difficilement envisageable :
[Le christianisme] affirme, et c’est ici qu’il se distingue des pensées modernes de l’identité,
qu’une fois, déjà, le moment de cette réconciliation s’est présenté et qu’elle n’a pas eu lieu. À la
différence de toutes les autres pensées, le christianisme maintient ainsi sous le même regard ces
deux choses que nous séparons toujours au sujet de la réconciliation : sa possibilité de droit et
son impossibilité de fait.68
Lucien Scubla repère comment, à partir des Choses cachées, Girard se focalise sur la média-
tion interne qui conduit au « “rapport de doubles” ou de frères jumeaux de la rivalité mimé-
tique », laissant subsister « une seule forme de médiation externe capable de résister à
l’érosion des différences et à la contagion des doubles. Entre l’imitation de Jésus-Christ et
l’emballement mimétique mortifère, il n’y a plus aucune voie moyenne pour le salut de
l’humanité.69 » Or Girard ne semble pas croire lui-même à l’avènement de l’amour christique,
en tout cas en l’absence d’une intervention divine qu’il ne prophétise pas par ailleurs. Que
faire alors pour tous ceux qui ne croient pas à cette dernière éventualité ou, à tout le moins, à

66
Des choses cachées, p. 160.
67
Achever Clausewitz, p. 18. Je souligne. Il est ainsi possible d’interpréter avec Aron la dissuasion nucléaire
comme un moyen paradoxal de s’y astreindre, même si les relations internationales nous ont montré que cette
doctrine ne vaut que pour un nombre limité de situations.
68
Ibid., p. 100-101.
69
« Sur une lacune de la théorie mimétique : l’absence du politique dans le système girardien », in Cités n° 53,
p. 112-113.

208
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

sa proximité, ce qui, à notre époque, tend à se confondre ? Girard refuse de contribuer à des
solutions provisoires et imparfaites de type katechon. Il laisse cela à d’autres et semble s’en
laver les mains.

§ 2 : L’adoration haineuse du modèle-obstacle, une fatalité ?

L’aggravation des pathologies engendrées par la diffusion de la médiation interne est un sujet
récurrent de l’œuvre girardien. En premier lieu, il la voit gagner tout au long de Mensonge
romantique en postulant une histoire qui va de la folie douce du Quichotte de Cervantès
jusqu’au ressentiment ravageur de l’homme du souterrain chez Dostoïevski. Il la rencontre
aussi dans le « succès » grandissant depuis plus d’un siècle des dérèglements alimentaires
comme l’anorexie et la boulimie70. Au détour de ses réflexions sur le sujet, il décrit la même
évolution dans l’art contemporain71.
Son inquiétude croît aussi avec l’indifférenciation terroriste et l’imminence d’une catastrophe
écologique. Une concurrence de plus en plus acharnée conduit au néant : parmi de multiples
symptômes, l’effondrement de la personnalité, la maigreur cadavérique, la disparition de
toutes les différences signifiantes de la représentation plastique, la réduction de la biodiversité
et l’incapacité de l’homme à vivre en symbiose avec la planète. On ne voit guère le miracle
par lequel on en réchapperait. Quant à la formule d’Hölderlin concluant Achever Clausewitz,
« là ou croît le péril croît aussi ce qui sauve », si elle ne fait pas mystère de la conscience des
menaces qui pèsent sur le monde contemporain, elle ne nous dit rien de ce qui sauve, en de-
hors de l’amour imité de celui de Jésus-Christ, lequel paraît à la très grande majorité hors de
portée.
La levée progressive des interdits et des obligations qui visent à réduire les occasions de riva-
lité et à surmonter les crises, donc la perte de nos « béquilles sacrificielles » n’aurait été ac-
compagnée que par un substitut imparfait et provisoire : l’activation des compétitions poli-
tiques et économiques sur fond de consensus passif sur les règles du jeu sociétales. Or ces
rivalités sont justement des fruits de l’adoration haineuse du modèle-obstacle. Sauf à revenir

70
In Anorexie.
71
In ibid., p. 81-82 : « Dans tous les arts (…), les idéaux de radicalisme et de révolution ont longtemps dominé.
Ces étiquettes dissimulent l’escalade d’un jeu compétitif qui consiste invariablement à abandonner un par un
tous les principes et toutes les pratiques traditionnels de chaque art. Les derniers venus […] doivent imiter [leurs
prédécesseurs] de manière paradoxale […] : plus ils veulent échapper à l’imitation, moins ils parviennent à le
faire. […] la tendance globale […] est devenue si flagrante que la mécanique des révolutions tombe désormais
en panne. […] c’est la représentation réaliste de l’ombre et de la lumière qui a été abandonnée la première, suivie
d’éléments de plus en plus essentiels, la perspective traditionnelle, les formes reconnaissables, et même les cou-
leurs. »

209
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

aux interdits et obligations archaïques, notamment au sacrifice, tentation nietzschéenne pré-


sente par exemple chez Georges Bataille ou Michel Leiris mais aussi dans les pratiques géno-
cidaires, seul un christianisme tel qu’interprété par la théorie mimétique lui semble possible
en logique, sinon dans les faits. Les apories des Lumières et de leur prétention déraisonnable
au rationnel et à l’autonomie comme voies d’accès à la sagesse l’en ont convaincu.

§ 3 : Un christianisme non sacrificiel, la voix méconnue de l’idéal ?

En révélant un christianisme non sacrificiel – et quand bien même il est revenu sur cette dis-
tinction en se ralliant aux arguments du père Schwager72 –, Girard abandonne ici sa préfé-
rence pour le réel et son aversion pour l’idéalisme. Il suggère une sorte d’utopie évangélique,
un Royaume des Cieux plutôt qu’une cité terrestre dysharmonique. Non encore pleinement
accompli, le christianisme non-sacrificiel se reflète néanmoins dans la valorisation croissante
de la vie humaine et la définition de plus en plus étendue des droits humains. Il transparaît
dans le pardon, le renoncement au conflit, au prix, le cas échéant du sacrifice de ses intérêts
propres, comme dans l’épisode du jugement de Salomon ou lors de la Passion. La réconcilia-
tion de la France et de l’Allemagne dans les années 1960 ou encore l’existence de commis-
sions dites « vérité et réconciliation » peuvent s’interpréter comme des traductions possibles
de cette conception renouvelée du christianisme.
Si les « puissances et principautés » semblent selon Paul constituer un rempart contre une
violence plus grave, Girard fait volontiers sienne la définition de Winston Churchill de la dé-
mocratie en tant que plus mauvais des régimes à l’exception de tous les autres73 : le pragma-
tisme du moindre mal l’emporte dans ses considérations sur la situation politique des États
contemporains. Girard semble d’ailleurs éprouver des difficultés à imaginer une apocalypse
qui serait une ultime révélation et un renouvellement réglant définitivement le sort de
l’humanité au point de rendre inutiles les mécanismes de contention de la violence, qu’ils se
fondent sur le sacré, le politique, l’économique ou toute autre modalité à concevoir.
On ne voit pas non plus comment le désir mimétique pourrait s’orienter unanimement dans
une imitation du Christ, rendant ainsi toute dérive rivalitaire violente impossible et désamor-

72
Girard a en fait substitué à sa distinction première de logos sacrificiel et non sacrificiel celle tout aussi radicale
qui oppose le sacrifice de soi du Christ pour résister à la contamination de la violence tenter de l’arrêter au sacri-
fice faisant violence à autrui. In De la violence à la divinité, note n° 1, p. 1001. Dans la forme monstrueuse de
l’attentat-suicide, le pseudo-sacrifice de soi poursuit le but de répandre la violence envers autrui et d’enclencher
un cycle de vengeance délétère montrant que ces deux sacrifices qu’il oppose peuvent dans des situations ex-
trêmes se combiner.
73
Quand ces choses, p. 120.

210
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

çant tout conflit. Peut-être du fait de son hypermimétisme, Girard lui-même ne paraît pas très
au clair avec le sujet de la compétition ou de la concurrence, modalité pourtant essentielle de
la science économique comme de la science politique et ferment de la rivalité des égaux. Gi-
rard devrait donc rejeter la compétition comme source ou, à tout le moins, acceptation de
l’affrontement susceptible de dégénérer. Il semble toutefois hésitant sur ce sujet74.
Entre les deux extrêmes du dilemme girardien, d’autres attitudes et situations sont pourtant
envisageables. Elles ont jusqu’à présent fait en grande partie l’histoire.

Section 4 : D’autres voies envisageables : renoncement au désir politique, coo-


pération équitable ou compétition régulée

Les analyses menées à partir du dilemme du prisonnier distinguent quatre attitudes pos-
sibles75. Nous avons préféré le terme de surérogation à celui d’altruisme ou d’amour chris-
tique. Il est accouplé ici à son contradictoire qu’est la défection. Si la surérogation exprime un
engagement supérieur aux obligations, la défection76 correspond au non-respect des obliga-
tions faites à tous les membres d’un groupe par l’un d’entre eux. La théorie des jeux essaie
ainsi de sortir du dilemme moral en articulant les options du choix rationnel. Elle oppose trois
stratégies à la surérogation : la défection qui va de la non-participation au resquillage, laquelle
peut se révéler la plus avantageuse, la compétition, à la fois mutuellement la plus désavanta-
geuse et unilatéralement avantageuse et la coopération mutuellement relativement avanta-
geuse.
Cette approche offre des alternatives à la surérogation ou la mort. Sa limite est de concevoir
ces situations relationnelles comme des choix exclusifs l’un des autres. En pratique, notre
insuffisance d’être nous amène à être tout à la fois probablement l’animal le plus compétitif,
le plus coopératif77 et le plus défectif, le plus égoïste, le plus altruiste et le moins enclin à

74
D’un côté l’idée « selon laquelle la libre concurrence serait toujours bonne et généreuse » lui semble « ab-
surde », in « Ce qui se joue », p. 20. De l’autre : « S’il y a du bon dans le capitalisme, c’est bien cela. Les affaires
se déplacent en direction des pays où la main d’œuvre est bon marché. […] ça débouche sur les seules améliora-
tions de niveau de vie […] réelles […] », in Quand ces choses, p. 24
75
Elles articulent, une fois encore, deux contradictions : coopération et compétition d’une part, altruisme (ou
surérogation) et défection de l’autre.
76
Elle traduit la situation relationnelle du free rider, le passager clandestin ou le resquilleur, bref du joueur qui
ne joue pas le jeu, qui compte sur la contribution des autres pour bénéficier des avantages que la collectivité
procure à tous : non seulement en contradiction avec la surérogation, sa pratique de la compétition est déloyale,
ses actes de coopération étant inexistants ou de façade.
77
Sur la propension de l’humain à être à la fois le plus coopératif et le plus compétitif des animaux, voir DU-
MOUCHEL « A Covenant among Beasts: Human and Chimpanzee Violence in Evolutionary Perspective », in
ANTONELLO & GIFFORD (ed.), Can We Survive Our Origins?

211
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

suivre les règles de la survie du groupe. Quoi qu’il en soit, et malgré la suspicion légitime que
la théorie mimétique suscite à l’égard des « choix rationnels », ces situations relationnelles
humaines, si humaines, doivent être abordées ici pour en évaluer la place et les capacités.

§ 1 : La défection politique, économique et sociale

Dans une version a priori non pénalisante pour les autres, cette position de renoncement au
désir politique est relativement proche, en définitive, de celle que Girard semble parfois enclin
à adopter lui-même. Le renoncement à la violence est pour lui la quintessence de
l’enseignement de Jésus-Christ : tendre l’autre joue vise à désamorcer tout risque de monter
aux extrêmes face à l’autre. Si la règle d’or est universelle, le renoncement aux représailles
constitue une évolution radicale par rapport la loi du Talion. L’anthropologie évangélique fait
du détachement des préoccupations du monde et des liens qui nous soumettent à des obliga-
tions une réponse adaptée à de multiples situations potentiellement conflictuelles. Chez Mat-
thieu (19.29), l’enjeu est résumé d’une formule : « Et quiconque aura laissé maisons, frères,
sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra beaucoup plus et, en par-
tage, la vie éternelle. »
Le renoncement au désir, entre autres politique, est une condition préalable à l’amour chris-
tique. Il doit conduire à l’insouciance78. Un équivalent du renoncement au politique se trouve
également dans la parabole du bon Samaritain (Luc 10, 25-37) : le bénévolat du Samaritain
disponible pour apporter de l’aide sans contrepartie au blessé rencontré sur la route est permis
par une absence d’obligations religieuses de conversion de sa pureté (équivalent d’obligations
politico-idéologiques à notre époque). Peu importe le parti dont on est censé relever,
l’évocation provocatrice d’un Samaritain comme prochain, cet Hébreu au culte dissident, est
là pour affirmer que le faire doit l’emporter sur le dire79, et que le discours n’est rien sans
l’action. Or l’homme politique, en ce qu’il accorde une puissance efficace au verbe, est par-
fois mal à l’aise avec ces distinctions : il espère que sa prophétie sera auto-réalisatrice, par
exemple que l’invocation de la croissance établira un climat de confiance propice à son retour.
La sociologue Nina Eliasoph a étudié aux États-Unis ce qu’elle appelle L’évitement du poli-
tique. Le sous-titre de son ouvrage pose la question dans les termes suivants : « Comment les

78
« Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et mépri-
sera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. Voilà pourquoi je vous dis : ne vous inquiétez pas pour
votre vie de ce que vous mangerez ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la
nourriture, le corps plus que le vêtement ? » (Matthieu, 6.24-25).
79
La parabole des deux fils oppose celui qui dit à son père qu’il n’ira pas aux champs mais qui va néanmoins le
cultiver et celui qui lui dit qu’il ira mais ne s’y rend pas (Matthieu, 21.28-32).

212
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

Américains produisent l’apathie dans leur vie quotidienne ? » Elle constate un rétrécissement
du champ des préoccupations en remarquant la prédilection de ses interlocuteurs pour « ce qui
les touche de près », l’orientation du bénévolat vers des causes à petite échelle où on espère
un impact possible, le refuge dans l’humour, le cynisme, toutes attitudes encouragées par les
médias. Dans cet espace public, le militant politique fait figure d’exception : s’il se veut coo-
pératif dans le groupe au sein duquel il s’est engagé et compétitif en face des groupes dont il
ne partage pas les idées, il doute de plus en plus de la capacité des débats à engendrer des mo-
difications substantielles dans les situations qu’il dénonce.
Si l’on excepte les fraudes du fait du non-respect de la règle de droit, des exemples classiques
étant le défaut d’acquittement des droits et taxes, le financement illégal de l’activité politique,
le détournement de fonds publics…, des obligations morales, pénalement sanctionnées ou
non, peuvent être aussi omises, en particulier celles qu’exige le civisme : la participation aux
scrutins en premier lieu, l’intérêt pour le débat public à un niveau plus élevé, l’acceptation de
fonctions publiques telles la participation à un jury de cour d’assises quand on a été désigné
par le sort, la conscription...
La réalité est toutefois plus complexe : conçues du point de vue de la norme en vigueur
comme des comportements défectifs, la désobéissance civile et l’objection de conscience doi-
vent ainsi être comprises comme une forme paradoxale d’engagement politique, un acte mili-
tant en vue d’une évolution de la norme ou en raison d’une norme supérieure aux lois des
hommes, celle à laquelle Antigone se réfère. Le refus spectaculaire et assumé du respect de la
norme, même décidée dans le respect des principes constitutionnels et acceptée par le grand
nombre, vise à sa modification ou à son aménagement par la définition d’exceptions légales.
Une autre voie de la défection civique est l’adhésion à un groupe qui s’organise pour appli-
quer à ses membres d’autres règles que celles en vigueur dans la cité, allant de la pratique
monacale à l’entrée dans une secte.
La citoyenneté, ou plutôt le civisme, et le désir que nous lui avons associé de participer au
souverain disparaissent dans tous ces cas. La défection politique traduit une perte de foi dans
le politique, allant du désintérêt à la volonté de maximiser son intérêt sans prendre en compte
les obligations en découlant. Des situations relationnelles80 comme l’auto-exclusion,
l’abstention, les pratiques hors la loi sont autant de formes de défection.
Au vu de ce bref panorama, et tout incomplet qu’il soit, la défection semble une modalité plus

80
Décrites dès la première partie et dans l’annexe 2.

213
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

fréquente qu’on ne l’aurait imaginée du rapport au politique. La mondialisation accroît sa


prévalence en donnant un sentiment d’impuissance à ceux qui seraient tentés de s’engager et
en mettant en évidence l’insignifiance du vote individuel en rapport avec la masse des autres
participants au scrutin : un des paradoxes de l’identité, celui du tas qu’un caillou ne saurait
faire ni défaire à lui seul, est intégré par un nombre toujours plus grand d’électeurs.
De même, les limites du gouvernement représentatif obligent en l’état actuel des institutions à
voter pour un seul candidat ou un seul parti en réponse à une multitude de questions à cer-
taines desquelles il apporte des réponses non conformes à l’opinion de l’électeur, voire sus-
ceptibles de heurter ses convictions ou sa conscience. Le passage de la multiplicité des ques-
tions qui se posent aux citoyens à un unique répondant pour la durée du mandat, à savoir le
gouvernement représentatif élu, est un problème difficilement soluble. Il est probablement un
autre motif de faire défection ou, à tout le moins, de refuser de participer au scrutin81.
Le renoncement est par ailleurs fréquent dans la nature : les cadres de dominance incitent à ne
pas s’affronter ou à s’arrêter à temps dans la plupart des espèces de mammifères. Orientée par
la collection des textes éthologiques et ethnologiques qu’il étudie, la vision de Girard défor-
mée par l’intérêt qu’il porte à l’hypemimétisme fait peu de cas de cette modalité de régulation
dans les sociétés humaines. Cette lacune est étonnante : il est en effet loisible de penser que le
renoncement est une option assez généralement utilisée au moment où le modèle devient clai-
rement un obstacle perçu comme difficile ou douloureux à surmonter ou quand la rivalité at-
teint une telle intensité que le jeu ne semble plus en valoir la chandelle. De nombreuses moti-
vations sont envisageables : la simple peur de ne pas l’emporter quand bien même les chances
paraissent égales ou parce qu’elles ne sont justement qu’égales et aboutissent à un calcul des
probabilités peu engageant ; en dehors de toute peur, le calcul rationnel inspiré par la pru-
dence, l’aversion pour le risque, la gestion optimale du temps ou des moyens à consacrer à la
lutte, voire l’anticipation des inconvénients à poursuivre dans une voie qui pourra se révéler
délétère pour la relation entretenue avec le modèle-obstacle ; la valorisation du comportement
raisonnable, en dehors même de toute rationalité, du geste élégant, courtois, poli, généreux
qui n’est sans doute pas propre aux seuls contextes religieux… De son côté, Hobbes n’a pas
fait l’impasse sur la peur, bien au contraire, et l’a mise en rapport avec l’égalité de tous les
hommes dans son fameux chapitre XIII du Léviathan. La réconciliation exprime également
cette issue, somme toute banale, qui empêche ou suit l’affrontement.

81
Des votations populaires sur des questions précises comme en Suisse pourraient éventuellement briser ce
cercle vicieux.

214
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

La contemplation délibérée, qu’elle passe par l’adoption d’une règle religieuse ou le choix
d’une posture purement anthropologique ou, plus largement, scientifique si sa seule motiva-
tion est de comprendre ce qui se passe sans prétendre à la moindre action, est aussi une voie
envisageable pour se ménager des conditions d’existence satisfaisantes en marge des rivalités
mimétiques. Elle est celle d’une part non négligeable de la communauté savante. La posture
anthropologique de Girard, par ailleurs personnellement peu enclin à prendre parti et à déve-
lopper les implications politiques de sa théorie, s’inscrit en partie dans ce cadre.
Enfin, une nouvelle forme de défection face aux impératifs de l’économie ou d’évitement
réside dans la décroissance, susceptible de réduire les possibilités de l’action politique. Alors
que la croissance de la production et de la consommation de biens et services est devenue la
condition de l’équilibre des finances publiques et de la solvabilisation des revendications de
nouvelles politiques publiques, les perspectives climatiques défavorables appellent comme
réponse une inversion du cycle : la décroissance apparaît comme la manière la plus immédiate
de réduire les émissions de gaz à effet de serre et les prélèvements sur les stocks d’énergie
fossile. Si des techniques alternatives de production massive d’énergies renouvelables assor-
ties de la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ne parviennent pas
rapidement à maturité, la décroissance s’imposera, de gré ou de force. Dès lors, les équilibres
d’ores et déjà difficiles à maintenir se rompront. Les politiques publiques anciennes ne pour-
ront se maintenir aux niveaux atteints antérieurement. Les politiques nouvelles à entreprendre
deviendront de plus en plus rares si elles supposent une réduction des dépenses publiques an-
térieurement engagées plus fortes que ce que la seule décroissance des bases fiscales pro-
voque. Le politique se trouvera face à une quasi-impossibilité de prospérer, en l’absence de
financement envisageable pour des mesures nouvelles sans renonciation dans des proportions
drastiques à des politiques anciennes82.
L’évitement du politique se constate donc aujourd’hui dans de nombreux comportements et
prend des formes multiples. À l’instar de l’amour christique et assez proche de lui, il apparaît
comme une solution antipolitique au problème politique. Il ne peut à l’évidence résoudre à lui
seul les difficultés. Plus qu’un remède, il est un symptôme.

82
Avant même un processus de décroissance assumé, les États composant la zone Euro semblent avoir perdu
dans une large mesure leur capacité à actionner les leviers de toute politique économique pratiquée à ce jour :
interventions budgétaires, refonte fiscale, facilités monétaires et modification des taux de change.

215
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 2 : Un système équitable de coopération sociale

L’empathie peut être considérée comme une résultante possible de la contradiction entre anti-
pathie et sympathie qui, toutes deux, accordent de l’importance à l’autre. L’empathie est la
relation de perception de – et d’intérêt pour – ce que ressent l’autre, une fois les affects asso-
ciés neutralisés. Les travaux d’éthologues, notamment de Frans de Waal qui évoque L’âge de
l’empathie83 en se fondant sur l’observation des grands singes et, plus particulièrement des
bonobos, semblent offrir une alternative à la phylogenèse girardienne qui s’est appuyée en son
temps sur l’étude de l’agressivité par Konrad Lorentz. Les neurones miroirs, dont nous avons
vu l’importance pour la théorie mimétique84, semblent tout aussi appropriables par l’idéalisme
philosophique en raison de l’empathie qu’ils permettent et auxquels ils pourraient fournir un
support biologique.
En mettant au principe de sa théorie de la justice la coopération équitable et le raisonnable
comme indispensable complément modérateur des excès du choix rationnel, Rawls est un
représentant de la tendance des humanités contemporaines à réhabiliter la croyance en une
bonté intrinsèque de l’homme en société. D’autres philosophes contemporains poussent plus
loin en partant à la recherche des conditions d’une société où dominerait l’altruisme85. Rawls
aspire quant à lui à un équilibre entre altruisme et égoïsme comme une juste distance entre
sympathie et antipathie. Il est à la recherche de ce lien social pacifique et amical selon des
modalités principalement politiques. Nous l’avons déjà vu, il entend « spécifier les termes
équitables de la coopération entre des citoyens considérés comme libres et égaux, comme
raisonnables et rationnels et […] comme membres pleinement coopérants de la société
[…].86 » Dans cette phrase, il évoque ainsi la coopération à deux reprises. « La société consi-
dérée comme un système équitable de coopération sociale à travers le temps » est l’idée pour
lui la plus fondamentale de sa théorie de la justice87. Plus qu’une simple coordination, la coo-
pération est « guidée par des règles et procédures publiquement reconnues […acceptées]
comme appropriées » par des participants qui « doivent en tirer des avantages [rationnels]

83
DE WAAL, L’âge de l’empathie.
84
Dès la quatrième section de notre chapitre premier.
85
Voir par exemple Brian BARRY, Theories of Justice, Allan GIBBARD, « Constructing Justice » et Thomas
NAGEL, The Possibility of Altruism.
86
Rawls, La justice comme équité, p. 25, section 2, point 2.3. Je souligne.
87
Ibid., p. 22. Il la développe à la section 2 de son essai, c’est-à-dire juste après une section introductive qu’il
consacre aux rôles de la philosophie politique. Je souligne.

216
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

évalués par un critère public.88 » Aussitôt après, il expose le critère de réciprocité89 et son
exigence du « raisonnable ».
Cette expression d’une société bien ordonnée est qualifiée par Rawls d’ « idéalisation tout à
fait considérable »90. Il lui arrive donc d’évoquer une théorie non-idéale dans laquelle exis-
tent, dans le meilleur des cas, des « sociétés décentes guidées par une idée de justice visant le
bien commun »91. Derrière ces vocables aux formulations qui se veulent précises mais sem-
blent nous éloigner de situations observables, on ne peut toutefois exclure des réalités histo-
riques comme ce qu’il dénomme « le fait du pluralisme raisonnable » : des citoyens aux vi-
sions et valeurs incompatibles sur les finalités de leurs existences peuvent néanmoins accepter
des règles de type constitutionnel sans pour autant renoncer à leurs profondes différences. La
coexistence désormais pacifique de religions qui se sont longtemps combattues en Europe et
la faculté de ne professer aucune foi religieuse en sont des exemples historiques indéniables.
La souveraineté de l’État de droit et la modernité coïncident avec la sortie des guerres de reli-
gion européennes et avec son contrecoup, la constitution (au double sens du terme) des États-
Unis. À une époque pas si lointaine, les gouvernements représentatifs de certains États euro-
péens étaient issus d’élections mettant aux prises des partis aux conceptions de l’économie
très éloignées. Aujourd’hui encore en Europe, l’appartenance à l’Union européenne et
l’intégrité de la souveraineté nationale structurent les débats politiques. Le « fait du plura-
lisme raisonnable » se traduit notamment par l’acceptation des résultats d’un scrutin, aussi
serré soit-il pour désigner les détenteurs du pouvoir, lesquels ne peuvent pas modifier les
règles constitutionnelles sans se soumettre à des procédures de révision exigeantes 92. Derrière
l’expression d’entreprise ou de « système équitable de coopération sociale à travers le
temps », transparaît la prévention des explosions de violence au moment des scrutins comme
dans les périodes qui les séparent. La persistance des règles constitutionnelles, au moins de
certaines d’entre elles parmi les plus fondamentales, donne également une signification con-
crète à l’expression « à travers le temps ».
Le politique s’est bel et bien révélé en mesure de faire coopérer les citoyens de nombreux
pays, en limitant en leur sein les violences et en obtenant des progrès juridiques et écono-

88
Ibid., p. 24, section 2, point 2.2.
89
Énoncé à notre chapitre 5, section 4, § 1.
90
RAWLS, La justice comme équité, p. 27, section 3, point 3.2.
91
RAWLS, Paix et démocratie, p. 90 et suivantes.
92
La maturité politique d’un pays se juge en définitive à sa capacité à accepter qu’un faible écart dans les urnes,
pourvu qu’il soit issu d’une confrontation respectueuse des règles antérieurement posées, se traduise par la vic-
toire d’un camp sur l’autre. Elle est une manifestation de la croyance aux vertus de la justice procédurale.

217
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

miques peu contestables, notamment en fournissant certaines garanties en matière d’égalité


des droits, même si l’égalisation des chances et opportunités pour l’accès aux fonctions et
celle des revenus et patrimoines connaît des évolutions erratiques.
Une société bien ordonnée rawlsienne se rapproche du fonctionnement d’une cité de Dieu sur
Terre93. Au lieu de prendre modèle sur Jésus-Christ, comme y convie Girard, il s’agit de se
référer pour définir ses propres comportements à un membre rationnel et raisonnable de la
société, en permanence soucieux de l’acceptation des autres et de l’acceptabilité de ses projets
et idées, prêt à donner le meilleur de lui-même pour que les plus défavorisés en tirent un avan-
tage. Une sorte de figura Christi in abstracto. Dans un tel monde, il n’est pas nécessaire de
tendre l’autre joue si la première n’est jamais souffletée : aucun individu rationnel et raison-
nable n’agresserait ses concitoyens, tous dotés des mêmes facultés que lui.
Chez Tocqueville la doctrine de l’intérêt bien entendu, si elle ne produit pas de « grands dé-
vouements », semble également favorable au développement de la coopération :
[…] elle suggère chaque jour de petits sacrifices ; à elle seule, elle ne saurait faire un homme
vertueux ; mais elle forme une multitude de citoyens réglés, tempérants, modérés, prévoyants,
maîtres d’eux-mêmes ; et si elle ne conduit pas directement à la vertu par la volonté, elle en rap-
proche insensiblement par les habitudes.94

Cette tournure d’esprit doit être reliée à la capacité de s’associer pour faire valoir des intérêts
communs et gagner en puissance face ou à côté des autorités publiques. Ainsi précisés, on voit
mieux grâce à Tocqueville ce que peuvent signifier des intérêts particuliers optant pour la
coopération sans renoncer à la compétition.
Par rapport à l’espérance girardienne d’une conversion massive à l’amour christique, la pro-
position de Rawls mérite en définitive la qualification d’ « utopie réaliste » que celui-ci a lui-
même accolée à sa théorie. L’observation tocquevillienne lui fournit des ancrages probants.
Les sociétés libérales non-idéales que nous connaissons offrent une réalité dans laquelle des
expressions comme « le fait du pluralisme raisonnable » ou le « consensus par recoupement
des doctrines globalisantes de nature religieuse, philosophique ou morale » recouvrent des
manifestations concrètes : elles sont des manifestations de la doctrine de l’intérêt bien enten-
du. Nombre de conflits potentiels n’y débouchent pas sur la violence sans que, par ailleurs, un

93
Rawls doute de la possibilité d’un bon ordonnancement cosmopolitique. Son idéal se limite à l’échelle d’un
peuple, cet isolationnisme théorique étant une des difficultés mal résolues par sa théorie de la justice née à un
moment où le contexte de la globalisation est soudain devenu une évidence. Il s’agit d’une idéalisation de plus en
plus « considérable », selon son propre jugement.
94
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre VIII, p. 175-176.

218
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

système policier et pénal par trop pesant soit à mobiliser pour dissuader les débordements.
Un petit nombre de principes de justice serait ainsi susceptible d’ordonner suffisamment une
société pour qu’elle ne bascule qu’épisodiquement dans des affrontements violents, ceux-ci
pouvant être le plus souvent maîtrisés assez rapidement et au prix de dégâts collatéraux limi-
tés. Une position d’équilibre entre sympathie et antipathie ainsi qu’entre égoïsme et altruisme,
cette empathie que suppose la coopération équitable n’est donc pas impossible à approcher, à
défaut de pouvoir la tenir parfaitement de manière durable.
Simmel signale d’autres cas de « limitation interindividuelle ou supra-individuelle des
moyens de concurrence »95 : outre les corporations anciennes, des accords plus contemporains
de non-concurrence entre des entreprises concilient ainsi des intérêts égoïstes et peuvent dé-
boucher sur des cartels au détriment des consommateurs. On pourrait ajouter que, dans le
monde micro-économique, des entreprises nouent des partenariats de longue durée, par
exemple d’approvisionnement, de sous-traitance ou de cotraitance où la coopération l’emporte
sur les remises en question permanentes en vue du meilleur prix entre clients et fournisseurs :
une autre manifestation de l’intérêt bien entendu.
Pour finir, le politique apparaît lui aussi comme une forme de coopération, le cas échéant sous
contrainte. En affirmant la réciprocité des relations de mimésis d’appropriation, en particulier
dans le cadre de l’antagonisme des doubles, Girard privilégie l’étude de la formation du désir
de l’un par imitation du désir de l’autre. Il néglige en revanche assez largement la situation en
retour – ou la ramène abusivement au pur symétrique de la première – une fois la rivalité en-
clenchée. Or si chacun désire par imitation du désir de l’autre, cela a pour conséquence
qu’autrui est susceptible de se voir non seulement emprunter son désir mais aussi privé de sa
vie, de certains de ses droits, de certains de ses biens, voire de certains des siens, ou de ceux
qu’il estime tels. Pour prévenir de telles situations, la menace et la contrainte pénales visent à
décourager les comportements délictueux. Nous revenons à la conception hobbesienne du
souverain : l’intérêt bien compris des associés les amène à une forme de servitude volontaire.
Le souverain peut, ou non, faire en sorte que cette coopération soit équitable tout en ména-
geant des plages de concurrence.
Il reste toutefois une position non encore évoquée, probablement celle de Girard. Quoi qu’il
en dise, la surérogation manifestée sous la forme d’un amour à l’imitation de celui de Jésus-
Christ n’est pas son option personnelle. Toute souhaitable qu’elle lui apparaisse, elle nous

95
SIMMEL, Le conflit, p. 96.

219
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

semble à certains égards relever du registre de l’illusion romantique. Sa position est plutôt ce
qu’on pourrait appeler une conversion anthropologique, à l’instar de la conversion de l’art
qu’il observe chez les grands romanciers et dramaturges. Par conversion anthropologique, il
faut entendre un regard dépris des illusions prêtées à la philosophie et aux sciences humaines
supposées prolonger les mensonges du sacré dans leur désir commun de contenir la violence
au risque d’occulter les rivalités mimétiques pourtant partout observables. Cette situation
n’est probablement pas si éloignée de l’aspiration platonicienne ou de la connaissance du troi-
sième genre chez Spinoza. Pour ce dernier, la fin de l’État pour ses membres est en effet « de
faire en sorte que leur esprit et leur corps accomplissent sans danger leurs fonctions, qu’eux-
mêmes usent de leur libre raison, qu’ils ne s’opposent pas par leur haine, la colère ou la ruse,
et se supportent mutuellement dans un esprit de justice. La fin de l’État est donc la liberté.96 »
Chez bien des penseurs « libéraux », cette liberté est en définitive susceptible de trouver son
accomplissement dans une recherche de la vérité qui ne peut être que coopérative97.
On peut conclure ce point en rappelant une prophétie tocquevillienne : « Dans les pays démo-
cratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dé-
pend des progrès de celle-ci.98 » Or l’association n’est autre que la forme juridique la plus
commune prise par la coopération volontaire et équitable.

§ 3 : Le triomphe idéologique d’un équilibre dynamique par la concurrence

La concurrence économique, les élections politiques, les compétitions sportives99, la disputa-


tio universitaire, les concours et procédures de recrutement pour accéder aux fonctions et of-
fices100, les classements et palmarès en tous genres101 touchent désormais la plupart des do-
maines et des moments de nos existences102. Leur prolifération, si elle peut apparaître comme
le symptôme d’une pathologie sociale ainsi que la cause d’une aggravation du sentiment

96
SPINOZA, Éthique, chapitre XX.
97
Mais l’histoire nous montre qu’elle n’a jamais été exempte de compétition dans l’espoir que chaque chercheur
nourrit d’être le premier et de convaincre les autres de sa prééminence (antériorité et propriété…).
98
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre V, « De l’usage que les Américains
font de l’association dans la vie civile », p. 159.
99
L’informaticien et universitaire Hugues Bersini estime que d’essence exclusivement compétitive comme la
guerre, le « sport apparaît de plus en plus comme l’archétype relationnel par excellence de nos pratiques quoti-
diennes », in BERSINI, Haro sur la compétition, p. 3.
100
Même là où une telle sélection n’a a priori rien d’indispensable, tout aujourd’hui est prétexte à la mise en
scène de spectacles où semaine après semaine, un des postulants à la victoire finale se voit expulsé faute d’avoir
recueilli suffisamment de suffrages pour se maintenir dans la course.
101
Jusque dans les ordres d’apparition définis par les moteurs de recherche en fonction de la fréquence des con-
sultations.
102
L’enseignement primaire et secondaire semble y avoir renoncé en France, mais les activités hors temps sco-
laires n’y échappent pas et l’accès aux filières sélectives met en évidence le caractère exceptionnel de ce choix.

220
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

d’être insuffisamment et d’une dépendance aux autres, est aussi la manifestation des succès
que cette modalité rencontre pour opérer des choix, en particulier en vue de l’obtention de
biens non partageables103 et de la sélection des meilleurs ou de ceux qui seront considérés
comme tels.
La compétition est bien désormais, et de plus en plus, la forme admise et même encouragée de
la rivalité des égaux. La mise en compétition systématique fait songer au déchaînement que
présentent les apocalypses des Évangiles synoptiques. Pourtant sa connotation reste positive
chez ses promoteurs et même chez bien des concurrents qui s’y affrontent, comme s’il n’y
avait aucun risque à ce qu’elle dégénère ou soit affectée par la déloyauté des protagonistes. La
compétition suppose l’égalité originelle des rivaux et leur différenciation comme enjeu104.
Elle peut faire place au hasard mais est réputée récompenser le mérite. Sacralisée, la compéti-
tion, ordinaire ou factice, est un rituel qui devrait se pratiquer dans des conditions qui garan-
tissent l’égalité des chances : en économie néo-classique, la concurrence doit être pure et par-
faite ; dans le sport, les conditions de réalisation de la performance doivent être rigoureuse-
ment identiques ; en politique, des textes prévoient, dans la plupart des pays, le plafonnement
des dépenses et / ou un financement public dans le but d’éviter qu’un candidat soit avantagé
par sa fortune personnelle ou les appuis (pas toujours désintéressés) dont il bénéficie. Dans
chaque cas, le respect de ces règles est placé sous le contrôle de commissions et / ou de la
justice.
Pourtant, la perspective de la victoire aboutit à la transgression fréquente des règles pour se
donner plus de chances que l’égalité n’en confère : dopage ou préparation physique mettant à
mal la santé dans le sport, commissions occultes pour décrocher des marchés, dépassement
des comptes de campagne et financements politiques illicites, recherche de la position domi-
nante pour imposer sa loi au marché, triches diverses aux examens et concours, reprises de
travaux sans mention de leurs auteurs dans les thèses et mémoires de recherche…
La rivalité des égaux, présentée ici comme inévitable mais aussi porteuse de risques de conta-
gion violente, est considérée comme son meilleur garde-fou par ses tenants depuis la fable des
abeilles de Mandeville. Cette situation ne peut laisser Girard indifférent, lui qui voit les socié-
tés archaïques et antiques comme obsédées par ces risques et très précautionneuses lors de
l’organisation de rituels d’affrontements. Il constate ainsi notre singularité contemporaine :

103
In ibid., p. 8 à 12, Hugues BERSINI rappelle comment ce discours sur les bienfaits de la compétition prend
appui sur la sociobiologie ou encore le « gène égoïste » du biologiste Richard Dawkins.
104
In RAMOND, « Égalité des chances et reconnaissance ».

221
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Notre société est la seule qui puisse déchaîner le désir mimétique dans un grand nombre de do-
maines sans avoir à redouter un emballement irrémédiable du système […]. C’est à cette apti-
tude inouïe à promouvoir la concurrence dans des limites qui restent toujours socialement, sinon
individuellement, acceptables que nous devons les « réalisations » prodigieuses du monde mo-
derne, son génie inventif, etc.105

Cette compétition débouche ainsi sur une coopération technique pour l’avantage commun106.
Ce renversement des règles sociales, longtemps définies pour empêcher les situations compé-
titives ou les encadrer par de puissantes contraintes, aboutit à faire aujourd’hui de la concur-
rence la garante de l’acceptation de ses résultats par tous les protagonistes : ce retournement
est au cœur du propos de Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy dans L’enfer des choses. Et
ce qui vaut pour l’économie vaut tout autant pour le politique. Aujourd’hui, la compétition
électorale, dans un contexte de violence, au moins verbale, est non seulement conçue comme
la règle, mais elle revient fréquemment, les scrutins se succédant à une cadence rapide, tant
pour la désignation des candidats au sein de leur parti que pour l’élection des représentants du
peuple. Cette fréquence, qui pourrait prima facie multiplier les causes de dérives violentes, a
en pratique l’effet paradoxal inverse : elle offre la perspective de se consoler de sa défaite dès
le prochain scrutin.
Lucien Scubla pointe en outre une tendance ancienne à la multiplication des conflits ritualisés
dans l’espace et le temps pour contenir la violence :
[…] partout où il y a des hommes et des sociétés relativement stables, on n’a jamais affaire à
une mase indifférenciée, mais segmentée, renfermant des divisions et des compétitions rituali-
sées entre elles. Seules changent leurs configurations et leurs dénominations. Aussi Murdock
rapproche-t-il à bon droit le bipartisme des sociétés démocratiques modernes des nombreuses
“organisations dualistes”, présentes un peu partout dans le monde, faites de deux moitiés oppo-
sées mais complémentaires, liés par des services mutuels et des affrontements rituels […]. Leurs
joutes intérieures, remarque-t-il, ne les aident pas seulement à maîtriser la violence endogène,
elles l’empêchent aussi de s’accumuler et de déferler sur d’autres communautés.107

105
In Des choses cachées, p. 408. Il ajoute : « La rançon de tout ceci, ce n’est peut-être pas toujours
l’aggravation extrême, mais c’est assurément la démocratisation et la vulgarisation de ce qu’on appelle les né-
vroses, toujours liées, il me semble, au renforcement des tensions concurrentielles et à la “métaphysique” de ces
tensions. »
106
Pour Girard, « le génie de notre libéralisme économique, c’est de lâcher la bride aux rivalités mimétiques
dans la poursuite de la fortune, et de les laisser ainsi se canaliser elles-mêmes dans des directions productrices et
bénéfiques pour la société. On peut toutefois se demander si ce système n’est pas menacé, lui aussi, par les effets
d’une concurrence trop frénétique. » In « Les appartenances », p. 26.
107
In Cités n° 53, 2013/1, p. 129. Lucien SCUBLA renvoie à MURDOCK, De la structure sociale, p. 101.

222
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

À propos de la mise en scène de ces joutes politiques, il partage avec Girard que « le théâtre et
la politique ont des racines rituelles et des effets cathartiques qui les rendent peut-être à jamais
solidaires. » Mais il note par ailleurs que « la plupart des conflits n’opposent pas des masses
mais des minorités bien résolues et soudées par des valeurs communes, des élites au sens de
Pareto.108 » La loi d’airain de l’oligarchie produit en l’occurrence un effet bénéfique. Ces con-
flits ainsi réduits sont moins dangereux pour les masses qui, en définitive, restent le plus sou-
vent à distance et évitent les contagions délétères, comme si l’affrontement était circonscrit
par une arène où le peuple spectateur décide des vaincus et des vainqueurs.
Une forme de calcul rationnel prend en compte également la probabilité de l’espérance de
gain et le rapporte entre gain espéré et mise engagée. L’évidence du confort acquis retient
certains d’entrer en lutte pour un hypothétique « toujours plus ».
Simmel, dont nous avons vu qu’il insiste sur les vertus paradoxales de la compétition en fa-
veur de la coopération, indique également : l’État moderne « non seulement supporte sans
problème les luttes des partis politiques, malgré le gaspillage des forces que cela entraîne,
mais […] les utilise même pour assurer son équilibre et son développement », alors que les
villes-États de l’Antiquité et du Moyen Âge ne pouvaient l’endurer109. Outre sa capacité à
engendrer des coopérations parmi ceux que réunit une semblable opposition pour défendre
des intérêts communs, le conflit a pour vertu d’engendrer le compromis, en particulier dans
des situations qu’il dit de fongibilité, donc d’échange de choses qui « suppose toujours une
privation et un renoncement, tandis qu’on peut échanger de l’amour et tous les contenus intel-
lectuels sans qu’il soit nécessaire de payer cet enrichissement par un appauvrissement.110 »
Malgré la large adhésion dont elle bénéficie aujourd’hui et les vertus qui lui sont reconnues, la
compétition connaît des détracteurs qui lui préfèrent la coopération à laquelle ils l’opposent.
Hugues Bersini, spécialiste des simulations fondées sur des jeux comme le dilemme du pri-
sonnier, crie ainsi Haro sur la compétition111. Elle est un processus théoriquement égalitaire,
donc symétrique, qui aboutit toujours à un résultat inégalitaire, donc asymétrique112. Certaines
relations coopératives, notamment si elles revêtent un caractère mutualiste, sont également
symétriques, mais elles aboutissent alors à un même gain, étendant la symétrie au résultat

108
Ibid., p. 129
109
SIMMEL, Le conflit, p. 84.
110
Ibid., p. 143-144.
111
BERSINI, Haro sur la compétition.
112
Ibid., p. 19.

223
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

obtenu. La surérogation et la défection que nous avons vues plus haut sont, elles, des compor-
tements asymétriques. La première aboutit à des résultats asymétriques tandis que la seconde
aboutit à un résultat comparable à celui obtenu par un joueur qui a joué selon les règles, voire
plus favorable lorsque le bien convoité est réservé au seul vainqueur.
Hugues Bersini indique que le dilemme du prisonnier devient plus intéressant si l’on rejoue la
partie plusieurs fois, comme l’a démontré le spécialiste des relations internationales Robert
Axelrod. La répétition permet de découvrir l’intérêt des options coopératives (le donnant-
donnant) et les inconvénients des options compétitives et défectives. La coopération peut ainsi
résulter d’un apprentissage quand il est possible de tirer les leçons des situations sous-
optimales engendrées par d’autres stratégies. Quelles que soient les réserves que ce dilemme
théorique peut engendrer, il présente pour nous l’avantage de formaliser les alternatives au
dilemme girardien.
Dans une perspective plus étroitement politique, l’anthropologue (et militant anarchiste) Da-
vid Graeber propose dans La démocratie aux marges113 une analyse allant largement à
l’encontre de nos préjugés : pour lui, toute organisation démocratique réelle fonctionne au
consensus plutôt qu’à l’élection de représentants à l’issue d’une compétition et au vote majo-
ritaire des textes qui s’imposent à l’ensemble de la collectivité114. Du coup, mieux vaut effec-
tivement parler avec Bernard Manin de gouvernement représentatif que de démocratie115.
L’histoire du mot démocratie est en elle-même problématique : son emploi est encore péjora-
tif à la fin du XVIIIe siècle et connoté par la violence et le désordre au moment des débats du
Fédéraliste préalables à la déclaration des droits et à la constitution étatsuniennes dans les
années 1770. Une logique républicaine fondée sur un gouvernement mixte dans la droite ligne
de la Rome antique est alors privilégiée par les pères fondateurs. Thomas Paine fait à cette
époque figure d’exception. Il faut attendre Andrew Jackson pour qu’un retournement s’opère
à partir de 1820 aux États-Unis puis en Europe116. David Graeber estime en conséquence que

113
GRAEBER, La démocratie aux marges.
114
In ibid., p. 48-49 : « La prise de décision consensuelle est typique des sociétés au sein desquelles on ne voit
aucun moyen de contraindre une minorité à accepter une décision majoritaire, soit parce qu’il n’existe pas d’État
disposant du monopole de la coercition, soit parce qu’il ne manifeste aucun intérêt ni aucune propension à inter-
venir dans les prises de décision locales. S’il n’y a aucun moyen de forcer ceux qui considèrent une décision
majoritaire comme désastreuse, alors la dernière chose à faire, c’est d’organiser un vote. Ce serait organiser une
sorte de compétition publique à l’issue de laquelle certains seraient considérés comme des perdants. Voter serait
le meilleur moyen de provoquer des formes d’humiliation, de ressentiment et de haine qui conduisent au bout du
compte à la destruction des communautés. » De ce point de vue, le vote est une institution adaptée à des sociétés
faisant une large place à la médiation interne.
115
MANIN, Principes du gouvernement représentatif.
116
GRAEBER, La démocratie aux marges, p. 60.

224
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

la crise actuelle n’est pas celle de la démocratie, mais celle de l’État117. Quant à la pseudo-
démocratie athénienne, elle fut instaurée dans une société particulièrement compétitive, les
délibérations s’effectuant significativement par un peuple en armes118. Il souligne les deux
facteurs qu’il estime communs à toute « démocratie majoritaire » : « 1) le sentiment que les
gens doivent avoir un pouvoir égal dans la prise de décision au sein du groupe, et 2) un appa-
reil de coercition capable d’assurer l’application de ces décisions »119, bref l’égalité assortie
d’un système de maîtrise des rivalités qui ne manquent pas de survenir entre les gens quand
elles ne sont pas au fondement des institutions.
Malgré les réticences qu’elle inspire dans ses excès, les déloyautés qu’elle suscite, les ven-
geances qu’elle déclenche parfois, la compétition est bel et bien une des alternatives effectives
à l’hypothétique surérogation christique qui semble seule envisageable par Girard pour résor-
ber les maux de notre temps. Et jusqu’à présent, malgré son omniprésence, force est de cons-
tater que la compétition n’a pas encore conduit à l’apocalypse, même si la myopie du marché
fait craindre le pire à une échéance encore incertaine.
*
Au terme de notre deuxième partie, de nouveaux résultats sont apparus. Au sein de la galaxie
des humanités, Girard est bien le penseur minoritaire, plutôt qu’unique, de l’identité conflic-
tuelle. S’il se montre excessif dans sa volonté de se démarquer sur ses différents terrains de
recherche, Spinoza, Simmel et Schwager en fournissent des exemples dans trois domaines
différents de même que Tocqueville. Face à ses modèles-obstacles assumés que sont
Nietzsche, Freud et Lévi-Strauss, son propos sur le continuum entre le sacré et les humanités
reste pour l’essentiel recevable.
Mais plus qu’une rupture, son apport doit se percevoir comme le creuset d’une possible syn-
thèse de ce qui l’a précédé et s’est conceptualisé au vingtième siècle sur les questions de
l’égalité, de l’identité, de la réciprocité, de la différence et de l’indifférenciation : ces ques-
tions sont celles du vivre-ensemble et de la persistance dans l’être de l’humanité. Ses sujets de
réflexion sont ainsi suffisamment primordiaux pour qu’il y croise d’autres pensées en bute
aux mêmes difficultés. Ses apports sont ici loin d’être négligeables.
L’anthropologie mimétique dérive pour nous de l’insuffisance d’être, qui caractérise selon
Girard chaque personne, chaque groupe humain et l’humanité dans son ensemble. Ce choix de

117
Ibid., p. 24.
118
Ibid., p. 50.
119
Ibid., p. 50.

225
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’insuffisance d’être comme point de départ résulte d’un refus de l’alternative philosophique
fondamentale entre être et non-être. Il détermine la suite. Sommé de choisir entre l’un ou
l’autre, Girard considère toujours ce que l’un et l’autre produisent ensemble, relationnelle-
ment ou conceptuellement. De là, il découle que l’être insuffisant désire être autre par réfé-
rence à celui auquel il attribue la plénitude. Nous connaissons la suite : le modèle approché se
mue en obstacle et le désir d’être autre aboutit à la déception de rester toujours insuffisant. À
bien y réfléchir, ce mouvement relationnel se trouve identifiable à tous les niveaux de regrou-
pement des collectivités humaines, de deux personnes jusqu’aux nations. Et sous des vocables
divers, il fournit une matrice, souvent implicite, à de nombreuses pensées de l’incomplétude.
Quant à la plénitude qu’on lui oppose logiquement, elle lui ressemble comme un symétrique
inverse, étant ce que désire l’insuffisant. En définitive, la différence se joue dans le temps
(point de départ ou projet d’accomplissement) et dans la probabilité de l’issue favorable
(faible et quasi-miraculeuse sous la forme d’une conversion chez Girard, un peu plus forte ou
à tout le moins plus en rapport avec la volonté de puissance et la conscience de soi chez
d’autres).
Néanmoins, Girard tend à situer la résolution du problème dans un horizon anti- ou post-
politique, justifiant en partie la critique de Pierre Manent, et il semble condamner l’humanité
à un dilemme aux termes aussi extrêmes que difficilement imaginables : entre l’amour chris-
tique et l’apocalypse, il a toujours existé jusqu’à présent d’autres modalités de la relation col-
lective. La question du temps que durera le katechon combinant plus ou moins harmonieuse-
ment, coopération, compétition et défection demeure ouverte.
Nous sommes ainsi parvenus à une deuxième formulation de notre carré du politique120. Si les
quatre sommets sont inchangés, les six relations qu’ils entretiennent récapitulent les formes du
vivre ensemble que nous venons de rencontrer dans le présent chapitre.

120
Le premier a été tracé au chapitre 3, section 2, § 1 : figure 5.

226
Chapitre 6 : Le concept d’identité et les échappatoires envisageables au dilemme girardien

Figure 8 : Carré du politique 2

Le mécanisme de la victime émissaire manifeste une étrange capacité à combiner toutes les
situations ici répertoriées. Il commence par la compétition (1) de chacun contre chacun qui se
dénoue par l’exclusion d’un défecteur (2) réel ou supposé tel. Accusé de ne pas jouer le jeu ou
de le jouer trop à son avantage, il fait songer au décepteur, au trickster de notre chapitre 2121.
Aussitôt expulsé ou tué, il devient porteur de bienfaits, incarnant la surérogation (3) pour ses
survivants et leurs descendants. S’ensuivent leur coopération (4) et mais aussi leur servitude
volontaire (5) face aux interdits coutumiers parfois les plus incongrus. Compétition et coopé-
ration s’articulent ainsi dans la durée et peuvent se combiner contre des adversaires communs.
Le désir mimétique, dans son acception originelle, combine également une mimésis coopéra-
tive, celle de médiation externe, et une mimésis compétitive, celle de la médiation interne.
Seule une conversion anthropologique (6) permet de comprendre les mécanismes qui lient
souveraineté et exclusion et de s’en affranchir ou, à tout le moins, de ne pas en être dupe : elle
est cette vision du dehors qui permet de voir les ressemblances là où les compétiteurs pris à
l’intérieur de la dynamique conflictuelle ne voient que des différences de plus en plus radi-
cales.
Le mécanisme de la victime émissaire apparaît enfin comme une sorte de moule pour les ri-
tuels électoraux qui rythment désormais la vie des systèmes politiques reposant sur la sélec-
tion d’un gouvernement représentatif.

121
Et de notre annexe 4.

227
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chez Schmitt, la pure compétition avec les ennemis débouche sur la coopération avec les
amis, mais cela uniquement dans l’espace, sans incorporer le temps qui a pourtant une impor-
tance majeure pour le politique, lequel s’inscrit inévitablement dans la durée. La justice
comme équité rawlsienne se veut, elle, principalement coopération, alors que la lutte pour la
reconnaissance s’entend, tel que son libellé l’indique, comme compétition entre identités à
reconnaître ainsi qu’entre aspirants à la reconnaissance et « reconnus ». S’y combinent en
termes girardiens le souci et la concurrence des victimes.
Girard nous apparaît désormais un peu différent de l’image qu’il se donne. Plus philosophe,
plus proche d’une vaste synthèse que d’une révolution copernicienne, producteur et affineur
de concepts…. Il est un philosophe politique des paradoxes de l’égalité juridique avec lequel
il faut compter. La pertinence de ses discussions conceptuelles de l’identité et de la réciprocité
en témoigne.
Sa proximité avec Tocqueville tant de fois repérée est un argument puissant pour délivrer à sa
théorie un certificat d’aptitude à l’analyse anthropologique du politique, point qui sera plus
particulièrement travaillé dans notre quatrième partie.
La difficulté tient probablement à sa dimension prophétique, laquelle est aussi présente chez
Tocqueville. Par définition, la pertinence d’un tel propos se vérifie dans le futur et encore
faut-il que celui-ci n’ait pas été modifié par la prise en compte de la prophétie122. Il est dès
lors difficile de se laisser enfermer dans un dilemme aussi radical que « nous devons nous
détruire ou nous aimer » tel que Girard l’exprime. En effet, jusqu’à présent, l’humanité est
parvenue non seulement à persévérer dans son être mais a connu une expansion planétaire
sans équivalent dans l’histoire de notre biosphère tout en détruisant fréquemment une partie
de ses composantes et en échappant à un impératif d’amour qui aurait été exclusif de tout
autre comportement social.
Pour autant l’accumulation exponentielle de tels succès sur une planète à l’espace et aux res-
sources finis doit être désormais considérée comme un problème qui légitime des mises en
garde sévères.
Une validation supplémentaire suppose maintenant la confrontation aux faits historiques, ob-
jet de notre troisième partie : comment cette persévérance dans l’être est devenue une persis-
tance dans l’expansion cognitive, démographique, territoriale et institutionnelle de
l’humanité ?

122
Nous développerons ce point au chapitre 9 section 2.

228
Troisième partie : Une brève histoire mimétique de l’égalisation des conditions

Troisième partie :
Une brève histoire mimétique
de l’égalisation des conditions

Ma méthode pourrait être définie comme une analyse morphologique


dont l’horizon est si vaste qu’il contient l’histoire des hommes tout entière.1

Nos deux premières parties pourraient laisser croire que le synchronique l’emporte sur le dia-
chronique et le structural sur le systémique. Ce serait tronquer et déformer. Historien de for-
mation, Girard déploie son travail dans le temps de l’évolution humaine. Un détour par la phi-
losophie girardienne de l’histoire nous paraît indispensable pour plusieurs raisons. Notre ré-
flexion porte sur les conditions de possibilité d’une anthropologie politique fondée sur le pa-
radigme central de la théorie mimétique ; or, il n’y a pas à notre sens d’anthropologie poli-
tique sans confrontation aux faits ou hypothèses de la paléontologie, de l’archéologie, de
l’histoire et de la sociologie. Ces disciplines proposent des éclairages sur les questions de la
violence, des origines de la culture, des croyances religieuses ou encore de l’inégalité entre les
hommes, tous thèmes situés au cœur de la théorie mimétique. Une démarche exclusivement
spéculative, fondée sur des définitions de concepts et une argumentation logique, ne pourrait y
suffire. Ensuite, la rencontre de la théorie mimétique doit se faire sur son terrain, celui de
l’histoire. Enfin, un des enjeux du présent travail est la recherche d’arguments en faveur d’un
remembrement des champs disciplinaires des humanités, entendues comme l’ensemble consti-
tué par les sciences humaines, y compris l’histoire et la philosophie.
Si l’ontologie girardienne est fondée sur le paradoxe de l’insuffisance d’être, son anthropolo-
gie pourrait partir de l’affirmation de la particularité de l’homme dans le règne animal : être
humain, c’est manquer de cadres instinctuels de domination [dominance patterns]. Face à
cette lacune des homininés2 devenant – et devenus – hommes, ces derniers auraient été con-

1
Celui par qui, p. 187.
2
Le néologisme d’homininés est désormais utilisé pour désigner l’ensemble des espèces homo et australopi-
thèques qui ont vécu depuis sept millions d’années. Ils appartiennent au groupe plus vaste des hominidés.

229
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

frontés à la nécessité de trouver des mécanismes externes, non biologiques et non instinctuels,
ainsi que des institutions sociales pour brider les mécanismes de la violence dans des limites
indispensables au maintien et au développement de l’espèce. La nature particulièrement mi-
métique de l’homme serait alors à la fois la solution et le problème.
L’histoire mimétique à laquelle Girard aspire3 serait ainsi celle des mentalités et des
croyances, donc du sacré, mais aussi des conflits et des institutions politiques appelées à
maintenir la violence à un niveau supportable pour la pérennité des groupes humains. Elle
entrelacerait les trois dimensions de la théorie mimétique : mimésis d’appropriation, méca-
nisme victimaire et puissance destructrice des équilibres anciens prêtée à la Révélation évan-
gélique. Cette histoire commence dès l’hominisation pour être projetée dans un avenir indéfi-
ni. Quelques jalons émergent :
- les cultures sans cités des chasseurs-cueilleurs4 ;
- les cités qu’on pourrait dire consécutives à la sédentarisation, l’élevage et l’agriculture
puis leurs extensions impériales au sein desquelles comptabilité et écriture ont vu le jour ;
- la naissance de la tragédie et du politique grecs ainsi que la rédaction du Veda indien ;
- la Passion du Christ, entre maturation biblique et diffusion évangélique ;
- la lutte du Pape et de l’Empereur en Europe et celle des royaumes contre l’Empire ;
- la naissance de la science et du roman concomitante de la fin de la chasse aux sorcières ;
- les révolutions américaine et française marquant la fin des temps aristocratiques et
l’avènement de l’individu démocratique ;
- la domination européenne du monde jusqu’à un XXe siècle suicidaire et génocidaire, la fin
de la guerre en tant qu’institution et l’apparition d’un terrorisme mondialisé.
Cette périodisation est une reconstitution : Girard ne propose pas une telle énumération. Cette
histoire est centrée sur « l’Occident » à partir du Moyen-Âge et sur la foi chrétienne5. Quant à
l’intérêt pour le religieux, il est explicite6 : l’événement majeur de cette « chronologie », son

3
Achever Clausewitz, p. 89.
4
Qui ont perduré jusqu’à pouvoir être observées durant les deux derniers siècles.
5
Cet européocentrisme peut lui être reproché, mais l’ouverture proposée sur l’Inde ancienne et l’intérêt pour les
mythologies de toutes les époques et de tous les continents le contrebalance : l’histoire précolombienne comme
l’ethnographie africaniste et océanienne sont ainsi sollicitées. La domination occidentale du monde du XVIII e au
XXe siècle renvoie en tout état de cause les autres civilisations à ce qu’elles ont été jusqu’à ce qu’elles en subis-
sent l’influence : des sociétés hiérarchiques pour les plus développées parmi elles.
6
Voir LAGARDE, René Girard ou la christianisation des sciences humaines.

230
Troisième partie : Une brève histoire mimétique de l’égalisation des conditions

unique pivot à ce jour, est la Passion du Christ qui révèlerait des choses cachées depuis
l’origine et définirait simultanément un sens menant à une fin des temps7.
La rivalité produit pour Girard des doubles, transforme les autres en mêmes8. Ce mouvement
obéit à une logique circulaire ou plutôt en spirale9 : l’égalisation des conditions théorisée par
Tocqueville provoquerait toujours plus de rivalités qui, à leur tour, rapprocheraient les rivaux
dans une indifférenciation croissante. En combinant le manque de cadres de domination ins-
tinctuels, le refus de la domination de celui à qui je ressemble et la tendance moderne à
l’égalisation des conditions, Girard dessine les axes d’une histoire politique où la continuité
l’emporte sur les ruptures. Cette option lui permet de prolonger les tendances : à la fois en
amont pour poser une hypothèse explicative de l’hominisation et, en aval, pour s’interroger
sur une fin envisageable de notre humanité présente, une fois épuisées ses capacités à contenir
sa violence inhérente. Girard ne doute pas que l’Histoire a un sens10 : elle s’inscrit sur un axe
temporel qui va des différenciations strictes imposées par les origines violentes de l’humanité
à une égalité des conditions croissante, éventuel prélude à un retour à une indifférenciation
létale. On y trouve une sorte d’augustinisme inquiet11, redoutant que la constitution de la cité
de Dieu soit précédée d’une phase de grands désordres. Son originalité tient peut-être, plus
encore, à sa tentative d’ancrer cette dynamique dans les origines sanglantes de l’humanité.
Girard consacre de nombreuses spéculations au processus d’hominisation à partir du début
des années 1970, se lançant dans une quête des événements qui en auraient été les détermi-
nants. Il poursuit en les articulant avec les rites et les interdits qui encadrent les pratiques so-
ciales depuis les premières cultures jusqu’aux civilisations de l’antiquité. Cette généalogie
initiale des dangers de l’identité et des précautions différenciatrices est présentée au cha-
pitre 7.
Vient ensuite la période où la logique de la distinction aristocratique, héritière de la différen-
ciation des groupes humains en castes ou en états finit par céder devant les progrès de
l’égalité des conditions, idéal dont des institutions « démocratiques » tentent de s’approcher.

7
Par exemple in Christianisme et modernité, p. 30 : « […] la Passion, qui représente pour moi le sommet de la
révélation de l’innocence de la victime sacrifiée par une communauté injuste et violente. »
8
In JACOBY, Bloodlust, Russell Jacoby développe de nombreux exemples de la volonté de se distinguer quand la
similarité l’emporte, entre catholiques et protestants au moment des guerres de religion comme entre juifs et
gentils tout au long de l’Histoire ou entre Tutsis et Hutus, entre Serbes et Croates…
9
Voir le titre donné par Maria Stella BARBERI à un ouvrage collectif : La spirale mimétique.
10
Un long entretien avec Benoît CHANTRE accordé à l’occasion d’une exposition éponyme au Musée National
d’Art Moderne, au Centre Georges Pompidou a fait l’objet d’une édition en DVD : Le sens de l’histoire, joint à
un coffret intitulé La conversion de l’art, 2008.
11
Expression employée en particulier par Bruno Viard.

231
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Girard l’aborde par la dichotomie issue de sa réflexion initiale sur le corpus des romanciers de
génie : le passage d’une médiation externe à une médiation interne (chapitre 8).
Non content d’avoir parcouru une chronologie commençant « depuis la fondation du monde »
pour déboucher sur une lecture du XXe siècle et des attentats du 11 septembre 2001 ainsi que
de la montée de nouvelles formes de conflictualités au moment où l’institution de la guerre
semble vouée à l’impuissance, il s’aventure dans une forme particulière de la prospective, le
catastrophisme ou, dans les termes de son lexique propre, la révélation apocalyptique. Cette
incursion dans l’avenir portée par l’analyse du passé proche est examinée au chapitre 9. Au
terme de cette troisième partie, il sera ainsi possible de vérifier si les trois thèses principales
de la théorie mimétique résistent également à l’écoute de la voix du réel historique et si cha-
cune conserve sa valeur heuristique.

232
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

Chapitre 7 :
Les origines de la culture
ou l’humanité naissante persévérant dans son être

Le projet intellectuel de Girard se veut l’équivalent pour la culture de la théorie darwinienne


pour les espèces : remonter aux origines de l’évolution de l’homme et en découvrir la loi. Son
autobiographie intellectuelle est significativement intitulée dans sa version française Les ori-
gines de la culture1. Même si cette origine est nécessairement antérieure au politique, elle est
le point de départ d’une trajectoire qui aboutit au besoin ultérieur d’institutions politiques2. Il
énonce ainsi sa thèse : « […] toute forme de coopération complexe s’établit sur une sorte
d’ordre culturel, qui est lui-même fondé sur le mécanisme victimaire.3 »
Il s’aventure dans des périodes passées où les preuves manquent pour confirmer ou invalider
ses spéculations. Cette audace lui est reprochée4. Mais son hypothèse d’une origine meurtrière
donne un sens particulier à l’Histoire : des crises sociales conduisant à des implosions de la
communauté sont des réalités repérables ; ensuite, les institutions prennent une signification
particulière si elles dérivent toutes de rituels à l’origine semblable ; enfin, de plus en plus
d’indices sont désormais collectés par les généticiens des populations, les archéologues, les
historiens et les mythologues pour corroborer l’hypothèse ou, éventuellement, la faire évoluer.
Le « médiologue » Régis Debray évoque un problème de méthode dans Le feu sacré5 où il
reproche à Girard l’insuffisance de son recours à des informations quantitatives ou d’origine
scientifique. Ce dernier lui répond qu’il fait avec « les moyens du bord »6 : à vrai dire, Girard

1
Dans son édition française. L’édition originale brésilienne est intitulée : Um Longo Argumento do princípio ao
Fim: Diálogos com João Cezar de Castro Rocha e Pierpaolo Antonello. Rio de Janeiro : Topbooks, 2000.
L’édition anglaise ayant suivi la française, le sous-titre évoque également la filiation revendiquée avec Darwin :
Evolution and Conversion: Dialogues on the Origins of Culture, London, Continuum, 2008.
2
Pour Lucien SCUBLA, Girard « tente de passer de l’éthologie à l’ethnologie, c’est-à-dire de faire des conjectures
plausibles sur l’émergence du processus d’hominisation et la genèse des institutions propres aux sociétés hu-
maines, à partir d’observations faites sur le monde animal. » In « Sur une lacune de la théorie mimétique :
l’absence du politique dans le système girardien », Cités n° 53, p. 113. Nous laisserons ici délibérément de côté
cet aspect qui nous amènerait encore plus loin dans le passé pré-politique. Celui-ci est au demeurant traité par
Paul Dumouchel dans plusieurs de ses recherches, en particulier in, « A Covenant among Beasts. Human and
Chimpanzee in Evolutionary Perspective », in ANTONELLO & GIFFORD (ed.), Can We Survive Our Origins?
3
Les origines, p. 99.
4
Par exemple la critique lapidaire de Raymond VERDIER, La vengeance, p. 14 : « […] nous ne tenterons donc
pas ici de réfuter une hypothèse sur les origines, qui nous semble aussi gratuite qu’invérifiable […] ».
5
P. 375, cité par Girard dans Les origines, p. 253 : « Nul chiffre, date, nom de pays, statistique. Cartographie et
chronologie inutile. Pas d’institutions non plus. Ni batailles ni milieu. »
6
Appendice de GIRARD in Les origines, p. 249-278.

233
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ne se noie pas dans les détails factuels de l’argumentation et de la justification. Mais il serait
dommage de se priver de la fécondité potentielle de sa thèse pour ce seul motif. En pratique, il
se pose la question du conatus – sans pour autant faire référence à Spinoza ni penser dans ses
catégories – de l’espèce humaine : celle-ci a en effet persévéré jusqu’à présent dans son être et
en a même étendu la puissance comme aucune autre espèce animale avant elle, quoique privée
des régulations neurophysiologiques qui préservent les autres espèces de l’autodestruction.
Girard commence par poser l’hypothèse que l’hominisation résulte de la succession de
meurtres collectifs7. La pérennité de l’humanité aurait ainsi été d’emblée sous la menace de
crises provoquées par des pertes de différence au sein des communautés. La culture est alors
pour lui cet ensemble de différences qui maintient la paix au sein d’un groupe où le conflit
pour l’appropriation des biens jugés les plus précieux est toujours prêt à reprendre. Si ces ins-
titutions initiales sont là pour instaurer les différences et en assurer la permanence, vient un
temps où les groupes atteignent un tel niveau de complexité et accumulent tant de biens con-
voitables que des institutions politiques deviennent indispensables : elles partagent le pouvoir
dans l’espace et le perpétuent dans le temps – en tant que bien plus ou moins appropriable –,
mais elles édictent aussi les règles d’appropriation des autres biens et positions. Accumulées
depuis 1972, date de parution de La violence, les informations dont nous disposons au-
jourd’hui offrent la possibilité de compléter et, parfois, de nuancer la thèse girardienne.

Section 1 : L’hypothèse de l’hominisation par les meurtres collectifs

Girard estime que la connaissance des origines est déterminante pour comprendre la constitu-
tion des cultures et la genèse des institutions, y compris politique et juridiques. Pour la repré-
senter, il prend au sérieux l’hypothèse de Freud d’un meurtre initial tout en la modifiant.
Jusqu’à présent, elle souffre toutefois d’une temporisation insuffisante entre les événements
hominisants et les mythologies que l’on connaît aujourd’hui : les origines des inégalités doi-
vent ainsi être désormais recherchées à la fin du Paléolithique. Quoi qu’il en soit, la fondation
sur de sanglantes origines des cultures humaines reste en débat.

§ 1 : D’un mythe freudien à un projet scientifique

Girard semble reprendre la thèse de Freud dans Totem et Tabou, argument parfois utilisé tant

7
Sur les questions relatives à l’hominisation dans la théorie mimétique, voir l’étude de Stéphane VINOLO, La
violence différante.

234
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

pour minorer l’originalité de sa théorie que la dévaloriser. Il s’en distingue pourtant : s’il re-
connaît à Freud la paternité du concept de meurtre collectif fondateur8, il lui reproche son
incapacité à produire les premières significations culturelles : tout étant déjà là – père prohi-
bant, mère objet du désir, groupe des frères se reconnaissant tels, interdit de l’inceste9 –, une
structure familiale humaine (ou plutôt freudienne) aurait alors préexisté à l’hominisation. Là
où le meurtre est présenté comme celui du père par les frères de la horde primitive, Girard
(r)établit l’horizontalité des mécanismes mettant aux prises des semblables indifférenciés, des
rivaux égaux : il n’est plus alors nécessaire de présupposer la conscience de liens familiaux
pour postuler les mécanismes originels. De plus, unique chez Freud, au risque d’apparaître
mythique, le meurtre collectif ou l’expulsion violente se répète dans la théorie mimétique au-
tant de fois que la communauté approche de sa dissolution violente, en autant d’endroits que
de foyers d’hominisation.
Girard se défie d’ailleurs des théories diffusionnistes, indispensables à la thèse du meurtre
unique de Freud, peut-être d’ailleurs pour cette raison même. Il mentionne que de telles op-
tions « étaient déjà discréditées à l’époque de Hubert et Mauss10 ». Cependant, Hocart, dont
on verra bientôt l’intérêt des apports à la théorie mimétique, s’intéresse à la diffusion des cul-
tures dès les années 193011. Les recherches portant sur la génétique des populations, menées
par le généticien Luca Cavalli-Sforza12, donnent désormais une forte plausibilité à une origine
commune africaine de notre espèce pour l’essentiel, il y a plus de 100 000 ans au sein d’un
seul groupe ne dépassant pas le millier d’individus. Quant à l’expansion en dehors de
l’Afrique, elle aurait été également le fait d’un seul groupe d’une taille comparable quittant le
continent originel il y a seulement 65 000 ans pour essaimer ensuite sur le reste de la planète
d’une manière régulière13, d’abord en direction de l’Est en suivant l’Océan Indien puis, il y a
environ 40 000 ans, sur l’ensemble de l’Eurasie et 25 000 ans plus tard en Amérique via le
détroit de Béring14.

8
La violence, p. 266.
9
VINOLO, La violence différante, p.152-162.
10
La violence, p. 137. Les références à l’éthologie, en particulier à Konrad Lorentz et à des espèces animales
souvent fort éloignées de l’homme comme les oies, semblent insuffisantes et discutables, au regard des observa-
tions effectuées depuis sur les espèces génétiquement les plus proches de l’homme, les bonobos et les chimpan-
zés : voir par exemple Frans DE WAAL, L’âge de l’empathie.
11
In HOCART, Au commencement était le rite, introduction de Lucien SCUBLA, p. 17-20.
12
L. & F. CAVALLI-SFORZA, Qui sommes-nous ? et, CAVALLI-SFORZA, L’aventure de l’espèce humaine.
13
In CAVALLI-SFORZA, Qui sommes-nous ?, emplacements 1087 et 1214.
14
WITZEL, The Origins of the World’s Mythologies, p. 272 à 277. Voir l’annexe 5. Ce philologue combine les
données de la génétique des populations de Luca Cavalli-Sforza avec la théorie des familles de langues de Jo-
seph H. Greenberg, de la paléontologie, de l’archéologie, de la climatologie et de ses propres analyses des
thèmes mythologiques pour proposer une hypothèse de la diffusion des populations et des mythes fondateurs.

235
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Pour Girard, la série des meurtres qu’on pourrait qualifier d’hominisants et de fondateurs au-
rait commencé il y a plusieurs centaines de milliers d’années15. La combinaison de son hypo-
thèse avec les résultats obtenus par Cavalli-Sforza suggèrerait alors une évolution en forme de
sablier : des meurtres auraient jalonné l’hominisation de plusieurs espèces d’homininés sur
une longue durée16, seule celle de l’homo sapiens survivant in fine ; elles auraient gardé ces
événements en mémoire et poursuivi leur élaboration culturelle à coups de meurtres
(re)fondateurs perpétrés au sein de communautés installées dans divers endroits de la planète.
Ces meurtres se seraient alors produits au sein de groupes de chasse ne réunissant pas plus de
cinq à dix « familles » de chasseurs-cueilleurs17, elles-mêmes fédérées par la proximité géo-
graphique des terrains de chasse et les relations familiales d’ « intermariages » au sein de
groupes stables comptant chacun entre cinq cents individus18 et un millier. Ce faisant, l’homo
sapiens dépasse alors le seuil de cent cinquante qui constitue un maximum pour entretenir au
sein du groupe des relations de familiarité, ce qui oblige à disposer de capacités de coopéra-
tion par le langage et de réalités imaginaires partagées19.
Les situations de visiteurs étrangers et de boucs émissaires expulsés ou mis à mort, si fré-
quentes dans la mythologie, trouvent ici un contexte plausible : des groupes suffisamment peu
nombreux pour être le théâtre de départs forcés de membres asociaux ou considérés comme
tels, d’arrivées inopinées d’étrangers en provenance d’un groupe plus ou moins géographi-
quement et culturellement éloigné et de meurtres unanimes perpétrés au sein d’un groupe as-
sez restreint pour que chacun soit participant aux actes de violence ou, du moins, n’ait d’autre
faculté que d’y consentir.
L’archéologue Marylène Patou-Mathis20, tout en faisant l’hypothèse de la faible fréquence au
Paléolithique de morts consécutives à des violences humaines, atteste néanmoins de leur exis-
tence et de cas de cannibalisme, parfois rituel21. Au Néolithique, les traces de violence de-
viennent plus fréquentes et le cannibalisme demeure, tandis que des sacrifices humains sont

15
L’apparition de l’homo habilis, utilisateur d’outils, est située il y a 2,5 millions d’années. L’homo sapiens
apparaît il y a 300 000 ans.
16
Quand ces choses, p. 45 : « On peut imaginer une hominisation s’étendant sur des centaines de milliers
d’années. »
17
In CAVALLI-SFORZA, L’aventure de l’espèce humaine, emplacement 1281.
18
Ce qui constituerait un seuil de survie, cf. BAECHLER, Démocraties.
19
HARARI, Sapiens, emplacements 440-448, 462-463 et 632-649.
20
Par exemple dans le cadre de ses recherches sur La préhistoire de la violence et de la guerre, in PATOU-
MATHIS, p. 24 et suivantes : sur un ensemble de 200 ossements, l’archéologue en recense un peu moins d’une
douzaine auxquels il faudrait encore retrancher certains qui pourraient correspondre à des accidents de chasse.
21
Ibid., p. 36-38 : le cannibalisme est attesté il y a 780 000 ans chez l’homo antecessor puis chez l’homo erectus
330 000 ans plus tard, ensuite parmi les Néanderthaliens où il semble correspondre à un rituel. Il est constaté
chez l’homo sapiens il y a 60 000 ans en Éthiopie et, plus récemment, en Europe.

236
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

perpétrés22 « à la suite de drames paroxysmiques liés à une crise (démographique, de gouver-


nance, épidémiologique) […], lors d’un acte de justice vindicatoire (visant souvent des enne-
mis capturés) ou de rites funéraires, propitiatoires, voire divinatoires.23 »
En prenant en compte les avancées de la génétique des populations, on pourrait à présent en-
visager la théorie mimétique comme combinant une diffusion progressive dans l’espace et la
récurrence d’une même solution à un même problème posé par la dérive violente quasi-
inévitable des relations mimétiques au sein des groupes d’homininés, à de multiples époques
et en des lieux épars. La diversité et l’unité des mythes et des rites y trouveraient une justifica-
tion : similarité reposant sur l’origine – d’abord en Afrique puis lors du passage au Moyen-
Orient – dans une unique tribu de l’humanité moderne et variété résultant de la durée et des
distances séparant la survenance des meurtres de fondation ultérieurs.

§ 2 : Une hypothèse sur laquelle travailler

Le titre de ce paragraphe est emprunté à Darwin24. Il est aussi l’intitulé d’un chapitre des Ori-
gines de la culture25. Alors qu’il affiche sa foi chrétienne et la valeur anthropologique qu’il
prête au corpus biblique, Girard n’évoque à aucun moment un dessein divin pour expliquer la
prime évolution de l’humanité26 ; il recherche des mécanismes explicatifs tout à la fois de la
continuité et de la discontinuité qui caractérisent le passage de l’humanoïde à l’humain. Son
raisonnement repose sur des rouages simples, au moins dans ses prémisses : « Chez les
hommes, les combats intraspécifiques peuvent déboucher sur une mort violente dont la pers-
pective n’arrête pas les combattants. Chez les mammifères, la rivalité mimétique est déjà pré-
sente mais elle est plus faible et s’interrompt presque toujours avant de devenir fatale. Elle
débouche sur des réseaux de dominance qui sont plus stables […].27 » Une inflexion se pro-
duit alors dans l’évolution animale en direction de l’hominisation. Girard pose ensuite une
hypothèse inattendue, laquelle peut être rangée néanmoins parmi les manifestations de la sé-
lection naturelle débouchant sur des évolutions culturelles :

22
Ibid., p. 39-44. Des prisonniers de guerre réduits en esclavage semblent alors être les victimes sacrificielles.
23
Ibid., p. 42. Il s’agit alors souvent de femmes ou d’enfants, dont certains difformes.
24
Dans son autobiographie, Darwin indique : « En octobre 1838, [… j’ai lu] l'essai de Malthus sur la popula-
tion ; comme j'étais bien placé pour apprécier la lutte omniprésente pour l'existence, du fait de mes nombreuses
observations sur les habitudes des animaux et des plantes, l'idée me vint tout-à-coup que dans ces circonstances,
les variations favorables auraient tendance à être préservées, et les défavorables à être détruites. II en résulterait
la formation de nouvelles espèces. J'avais donc enfin trouvé une théorie sur laquelle travailler. »
25
Les origines, p. 61.
26
Il ne rétro-projette pas le récit de la Genèse sur les données de la paléontologie, au contraire de ce que font les
créationnistes.
27
Celui par qui, « Violence et réciprocité », p. 19.

237
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

À partir du moment où les réseaux de dominance disparaissent, les sociétés fondées sur les ré-
seaux de dominance disparaissent ou passent au sacré. Seul le sacré peut les sauver parce qu’il
peut créer des interdits, des rituels qui évacuent la violence. […] Au départ, l’invention du reli-
gieux est intermédiaire entre l’animal et l’homme. […] Le mécanisme du bouc émissaire peut se
penser comme une source de bonnes mutations biologiques.28
Ce mécanisme quasi-miraculeux du bouc émissaire serait le produit d’un retournement aussi
inéluctable qu’étonnant : « La mimésis rivalitaire et conflictuelle se transforme spontanément,
automatiquement, en mimésis de réconciliation. Car, s’il est impossible pour les rivaux de
s’entendre autour de l’objet qu’ils désirent tous, ils s’entendent très bien, en revanche, contre
la victime qu’ils haïssent tous.29 » Si la prémisse de la disparition des réseaux de domination
chez les homininés semble difficile à remettre en cause30, en revanche, le passage à l’humain
via le religieux (ou même le sacré) heurte de nombreux points de vue. Il arrive toutefois à
Girard d’assimiler le religieux au symbolique proposant une ouverture sémantique :
Ce qui fait la spécificité de l’homme, c’est sa « symbolicité » : c’est-à-dire sa capacité à dispo-
ser d’un système de pensée, qui permet de transmettre une culture de génération en génération.
Ça, ça ne peut commencer qu’avec une victime et le sacrifice. Plus exactement au-delà, avec les
interdits d’une part et l’imitation rituelle de l’autre.31

Le terme de symbolique est plus consensuel. Pour Camille Tarot, l’originalité de


l’anthropologie girardienne est de mettre la violence au principe et du sacré et du symbo-
lique32.

§ 3 : Structures socioéconomiques et sacré

L’évolution socio-économique préhistorique et antique fait aujourd’hui l’objet de reconstitu-


tions : tribus de chasseurs-cueilleurs(-pêcheurs), cultures agro-pastorales orales, premiers em-
pires et cités-États à culture écrite… Des conceptions religieuses sont associables à cette suc-
cession d’époques, ainsi que le suggère le sociologue des religions Yves Lambert dans La
naissance des religions : animisme chamaniste, religions orales agraires, religions antiques
polythéistes précédant les religions universalistes du salut.

28
Ibid., p. 135.
29
Les origines, p. 78.
30
Si ce n’est à la marge en constatant des meurtres intraspécifiques parmi les chimpanzés, objection qui peut
s’entendre au moins autant comme une corroboration compte tenu de la proximité génétique des deux espèces.
31
Quand ces choses, p. 45-46. Les trois étapes du schéma sémiotique dit narratif canonique – épreuve quali-
fiante, épreuve décisive et épreuve glorifiante – suivent le même ordre chronologique.
32
TAROT, Le symbolique et le sacré. Ce point sera développé au chapitre 10, section 2.

238
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

Cette chronologie pose toutefois un problème à l’égard de la théorie girardienne : le chama-


nisme des chasseurs-cueilleurs connus par l’ethnologie semble poursuivre en priorité des fina-
lités intramondaines, comme la chance à la chasse. Les chasseurs-cueilleurs contemporains
paraissent en outre peu enclins à la violence collective, mettant souvent fin à leurs mésen-
tentes par une séparation33. Cela étant, ce qui apparaît comme une objection peut se lire
comme une confirmation paradoxale : la première mort, voire une expulsion, suffit à mettre
fin pour un temps à la violence dans les cultures originelles. Il faut faire l’hypothèse que les
institutions de ces groupes auraient alors évolué vers des mécanismes de contention de la vio-
lence reposant sur des obligations, des interdits et des pratiques rituelles adoptant une forme
non immédiatement assimilable aux sacrifices, probablement la chasse collective au gros gi-
bier34. La chasse au gros gibier est au demeurant attestée depuis 400 000 ans au sein de plu-
sieurs espèces d’homininés35. Girard envisage toutefois le chamanisme comme un stade
d’évolution supérieur où le sacrifice disparaît : « Les chamans s’efforcent de manipuler la
possession à des fins magico-médicales. Ils se posent en véritables “spécialistes” de la posses-
sion.36 » On peut noter que le sacrifice, dès lors qu’il n’est pas humain, suppose la domestica-
tion, ce qui ne peut être le cas chez des chasseurs-cueilleurs. Par ailleurs, l’archéologue Jean
Clottes et l’anthropologue David Lewis-Williams interprètent l’art pariétal comme l’œuvre de
Chamanes de la préhistoire37, postulant un chamanisme paléolithique. Il faudrait alors ad-
mettre l’efficacité de la culture des chasseurs-cueilleurs et la plasticité de ces groupes ca-
pables d’échapper rapidement et à moindre frais aux crises violentes, la chasse au gros gibier
exigeant la coopération de tout le groupe dans la traque comme dans le partage de la viande
tout en lui offrant une alternative à un sacrifice impossible. Tant qu’ils demeurent nomades et
ne commencent pas à stocker, ils constituent des sociétés sans richesse. La contrainte des sai-
sons durant lesquelles la nourriture manque les amène à se séparer régulièrement en groupes
de plus petite taille pour se regrouper ensuite38. La séparation définitive sans retrouvailles

33
« Leurs conflits étaient brefs et peu sanglants ; ils cessaient souvent lorsqu’un homme était tué, voire seule-
ment blessé […]. » In PATOU-MATHIS, La préhistoire de la violence et de la guerre, p. 17.
34
Quant à leurs mythologies, les travaux de Michael Witzel suggèrent que les chasseurs-cueilleurs du Paléoli-
thique en partagent les thèmes universels. Voir notre annexe 5.
35
HARARI, Sapiens, emplacement 170.
36
In La violence, p. 246. La pratique thérapeutique bienfaisante du chaman s’apparente pour lui à la phase ré-
conciliatrice et de retour à l’ordre du processus victimaire, la guérison intervenant après l’expulsion d’un élé-
ment étranger du corps du malade.
37
CLOTTES et LEWIS-WILLIAMS, Les chamanes de la préhistoire.
38
Ibid., p. 243. Par ailleurs, nous le verrons au chapitre 11 section 1, la famille originelle est pour Emmanuel
Todd nucléaire et flexible, permettant la mobilité des individus et du groupe ; les grandes familles indivises ap-
paraissent plus tard. In TODD, L’origine des systèmes familiaux T 1, p. 34-35.

239
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ultérieures serait alors un moyen simple d’éviter la perpétuation et l’aggravation des conflits.
La violence s’intensifierait plus tardivement avec la constitution de stocks dont
l’appropriation devient un enjeu, puis la domestication, la densification d’établissements de-
venus permanents, la sédentarité et la promiscuité, une division du travail accrue,
l’affirmation de la propriété privée sur la récolte…39 Elle mobiliserait de ce fait plus de res-
sources symboliques et rituelles. Le sacrifice humain serait ainsi logiquement plus fréquent au
Néolithique qu’au Paléolithique. On passerait de communautés de chasseurs-cueilleurs répu-
tées égalitaires40, à une société où tant la division du travail que l’accumulation de surplus
permettent des distinctions significatives.
À un stade intermédiaire de l’évolution culturelle, des sociétés de chasseurs-cueilleurs dites
transégalitaires41 incorporent une certaine hiérarchie : plus denses, saisonnièrement séden-
taires, stockant, produisant de la nourriture en excédent, ayant institué une propriété familiale,
un culte des ancêtres, une compétition économique, des biens de prestige et des festins42.
L’archéologue et ethnologue Brian Hayden se propose d’explorer L’invention de la hiérarchie
durant la Préhistoire : s’il ne trouve pas de trace archéologique d’inégalité sociale avant le
Paléolithique moyen43, celle-ci deviendrait plus visible il y a 10 000 ans, ce dont témoignerait
la prolifération des objets de prestige à cette époque. Testart a établi quant à lui dès 1982 avec
Les chasseurs-cueilleurs, ou l’origine des inégalités44, que le stockage en vue de faire face
aux saisons défavorables a déterminé l’évolution et ce, avant même la révolution agropasto-
rale. Avec les premiers chasseurs-cueilleurs-stockeurs, la constitution et la conservation de
stocks ont pour corrélats la sédentarisation progressive, l’augmentation de la population et la
différenciation selon la richesse.45 Paraphrasant Rousseau, il formule ainsi son hypothèse :
« La richesse a été instituée le jour où le détenteur d’une obligation accepta de recevoir, en
lieu et place du travail auquel cette obligation lui donnait droit, des produits matériels du-

39
Girard préfère quant à lui désigner plus sommairement trois objets à s’approprier : « la nourriture, le territoire,
la femme », in Quand ces choses, p. 30.
40
L’absence de richesse empêche logiquement l’inégalité économique entre riches et pauvres chez les chasseurs-
cueilleurs. L’inégalité est toutefois susceptible de se manifester au profit d’un homme en fonction du nombre de
ses épouses cueillant pour son compte et de ses filles à fiancer : il peut alors convaincre de jeunes célibataires de
lui offrir de la viande. In TESTART, Avant l’histoire, p. 221-222.
41
HAYDEN, L’invention de la hiérarchie durant la Préhistoire, p. 15 : « Sociétés avec propriété privée des res-
sources et des productions, rôle moindre de partage et hiérarchies institutionnalisées, basées surtout sur la pro-
duction économique (mais comprenant aussi des hiérarchies basées sur le rituel, la parenté et le pouvoir poli-
tique). »
42
Ibid., p.15-16.
43
-300 000 à -40 000 ans.
44
Société d’ethnographie, Université Paris X-Nanterre.
45
TESTART, Avant l’histoire, p. 205.

240
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

rables, que lui-même pourrait utiliser de la même façon. […] La richesse naquit avec le prix
de la fiancée et le wergeld.46 » Cette genèse hypothétique fait naître la richesse de la possibili-
té de remplir ainsi une obligation sans s’asservir, en échange de droits à acquérir sur une
épouse ou en réparation d’un crime. On peut postueler une même fonction pour la monnaie.
Toujours selon Testart, la production de richesse est liée à une « façon ostensible de dépenser,
et généralement de donner autour de soi, dans l’intérêt public.47 » Il emploie l’expression de
« ploutocratie ostentatoire »48 pour qualifier un des premiers régimes pré-politiques du Néoli-
thique : « […] dans ce monde on ne peut encore investir en terres ou en d’autres moyens de
production importants ; rien n’est plus raisonnable dans ces conditions que de convertir, via
des dépenses ostentatoires, le surcroît de richesse en prestige.49 » Le pouvoir conditionne la
maîtrise des réseaux d’échange : il s’acquiert par l’exploitation du travail servile50.
Pour revenir à l’hypothèse présentée dans notre première partie, cette paléo-histoire du poli-
tique aurait alors commencé selon la modalité de la psychologie interdividuelle que Girard
nomme le pseudo-narcissisme51 : dans des luttes de prestige et en vue d’avantages écono-
miques, il s’agit pour Testart de donner l’apparence de la puissance pour gagner en influence
et accroître des richesses de nature à enclencher un cercle vertueux. De son côté, Brian Hay-
den identifie des chefs qu’il imagine avides, agressifs et accumulateurs déployant des straté-
gies susceptibles de conduire leurs communautés à la ruine mais aussi d’en accroître les sur-
plus52. Avidité, agressivité et accumulation, les ressorts et les manifestations de la mimésis
d’appropriation seraient déjà présents. Quoique contrôlée par les rituels, elle serait perceptible
dès avant le Néolithique, dès qu’un surplus, des biens de prestige, voire des relations matri-
moniales, fournissent un support possible à l’expression de différences sociales. Dans une
perspective girardienne, on peut en inférer que ces chefs peuvent aussi focaliser dans certaines
circonstances les désirs et les mécontentements, les prédisposant à une sélection victimaire.
En faisant du passage de la médiation externe à la médiation interne son articulation majeure,
Girard n’a pas recherché ce qui a précédé la médiation externe dans des sociétés très an-
ciennes, celles que Brian Hayden nomme transégalitaires et que Testart désigne du terme de

46
Ibid., p. 40-405. Le travail évoqué dans ces lignes correspond à des corvées qu’une situation débitrice oblige à
effectuer. Le wergeld est le « prix de l’homme », à verser en compensation d’un crime.
47
Ibid., p. 419.
48
Ibid., p. 452 pour la première mention de ce terme dans l’ouvrage.
49
Ibid., p. 412.
50
L’érection de monuments funéraires mégalithiques en serait une autre manifestation.
51
Voir annexe 2, point 1/.
52
« Les chefs ambitieux pleins d’initiatives devinrent le centre [des] rituels de consommation et des réseaux
auxquels ils étaient associés », in HAYDEN, L’homme et l’inégalité, p. 50-53.

241
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

chasseurs-cueilleurs-stockeurs-sédentaires : leurs considérations suggèrent l’existence d’une


forme initiale de désir émulatif, dont les protagonistes auraient été, selon leurs terminologies
respectives, des « chefs » ou des « ploutocrates ostentatoires ».

§ 4 : Refonder la pensée du politique sur de Sanglantes origines

Convaincu du rôle de la violence dans les communautés humaines et pré-humaines, Girard


s’interroge logiquement sur la plupart des circonstances à l’occasion desquelles elle se mani-
feste par un écoulement de sang. En 1983, lors de journées d’études consacrées aux San-
glantes Origines de l’humanité, lui-même et les autres intervenants évoquent le meurtre col-
lectif, le sacrifice, la chasse, la domestication ou encore la chasse aux têtes. Si la chasse et la
domestication évoquent ensemble le passage des chasseurs-cueilleurs à l’économie agropasto-
rale, cette opposition est articulée avec une autre, majeure pour la théorie mimétique : celle
qui conduit du meurtre fondateur, dont les mythes gardent la mémoire, au sacrifice qui a pour
fonction d’en reproduire les effets bénéfiques d’apaisement et de différenciation pour la
communauté. La chasse aux têtes se situe au point de jonction de ces deux oppositions53.
Girard propose à cette occasion sa propre chronologie : le meurtre collectif est premier, au
moins en termes culturels, la chasse pouvant être concomitante ; quant au sacrifice, il est une
réplique du meurtre collectif qui peut voir un animal substitué à la victime humaine ; la do-
mestication serait, elle, une conséquence fortuite du besoin de disposer d’une réserve
d’animaux qui, avant d’être sacrifiés, doivent avoir côtoyé un certain temps la communauté
recourant au rituel, dans un enclos prévu à cet effet54. Les animaux domestiqués partagent une
part d’identité et d’appartenance avec leurs éleveurs. Il met en avant un argument logique
puissant : au moins lors de la domestication des premières espèces55, quel génie paléolithique

53
L’ethnologue Renato Rosaldo l’évoque d’ailleurs dans Sanglantes origines, p. 247 à 273. Dans sa préface de
l’ouvrage, p. X, Lucien SCUBLA souligne un heureux coup de théâtre à la fin de ces journées d’études qui met en
relation des points de vue qui avaient eu jusqu’alors peu à échanger. Dans une communication intitulée « Le
sacrifice et le chasseur de tête », in https://mail.google.com/mail/u/0/#inbox/14cb295279df443f consul-
tée le 13 avril 2015, Paul DUMOUCHEL souligne que Renato Rosaldo insiste sur le fait que « la chasse aux têtes
n’est pas un sacrifice proprement dit, mais elle ressemble à un sacrifice. » Cette ressemblance suggère une pos-
sible origine commune.
54
In HOCART, Au commencement était le rite, p. 22, Lucien Scubla rappelle que cette hypothèse était déjà celle
du zoo-géographe Eduard HAHN, Die Haustiere und ihre Beziehungen zur Wirtschaft des Menschen, Leipzig,
1896.
55
Une fois constaté les effets bénéfiques de la domestication d’une espèce, une communauté peut bien entendu
être tentée de reproduire l’expérience avec une deuxième. Mais la question de la première fois demeure : le ha-
sard est plus probable que l’intuition fulgurante et la mise en œuvre d’une idée étrange durant plusieurs siècles.
Cela étant, bien avant toutes les autres espèces, les premiers animaux domestiqués sont les loups qui deviennent
chiens, au Paléolithique, apprivoisés par des chasseurs-cueilleurs avec lesquels ils partagent la chasse en groupe.
Ce précédent a-t-il été une source d’inspiration ? L’écart dans le temps entre cette première domestication des
futurs chiens et les suivantes est considérable : il peut laisser supposer deux processus distincts, les domestica-
tions fondées sur la conservation d’animaux sauvages dans des enclos n’étant pas inspirées par celle du chien,

242
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

aurait pu avoir la prescience des bénéfices de l’élevage et, de surcroît, obtenir l’engagement
continu de plusieurs générations de ses descendants, le temps que des modifications géné-
tiques et comportementales se produisent de l’espèce sauvage à l’espèce domestiquée ?
Une autre théorie publiée en 197256, la même année que La violence, a été proposée par le
mythologue et historien des religions Walter Burkert57, dans Homo necans58. Proche de la
théorie de la victime émissaire, elle s’en détache sur un point essentiel : la chasse y précède et
commande l’institution du sacrifice59. Girard reconnaît la qualité de ce travail60. Il objecte
toutefois que le passage de la chasse à la ritualisation sacrificielle, compte tenu des fonctions
réconciliatrices et apaisantes que Burkert lui prête, aurait supposé que les premiers hommes
en eussent la prescience, en ce cas également61. L’anthropophagie rituelle relie au demeurant
chasse et sacrifice humain. Or de telles pratiques sont attestées dès le Paléolithique62 et ont été
par ailleurs observées, dans des tribus de chasseurs-cueilleurs contemporaines. Il en va de
même pour les rituels funéraires dont Burkert, faisant un pas en direction de Girard, considère
dans une postface en 1996 qu’ils « sont peut-être antérieurs aux rituels de chasse et peuvent
s’interpréter indépendamment de ceux-ci.63 »
Le récit girardien gagnerait à accorder une place à l’institution de la chasse64 telle que Burkert
l’envisage : « La toute première société masculine se constitua dans le but de tuer collective-
ment à la chasse. Et la société trouva sa forme propre dans le rituel sacrificiel, avec la solida-

fondée sur un compagnonnage plus spontané des loups et des hommes, les deux espèces ayant pour point com-
mun de chasser en groupe les mêmes gibiers. Quoi qu’il en soit, le chien est aussi une espèce sacrificielle, par
exemple chez les Romains (Robigalia et Lupercales) comme le sont les autres espèces domestiquées.
56
Que ces deux ouvrages aient été écrits en même temps sans interférences entre les deux auteurs qui défendent
des thèses en partie distinctes mais aussi convergentes sur la plupart des points abordés renforce l’intérêt de
chacun d’entre eux. Wolfgang Palaver conteste toutefois l’importance des similitudes : Burkert insiste sur
l’instinct de tueur d’Homo necans, là où Girard préfère le jeu de mécanismes qui conduisent à la mort, in PALA-
VER, René Girard’s Mimetic Theory.
57
Un des participants au débat relaté dans Sanglantes Origines.
58
BURKERT, Homo necans.
59
Leurs rites respectifs sont d’ailleurs convergents, les participants feignant l’innocence face à l’animal mis à
mort, au point de s’excuser et d’offrir des réparations à cette victime. In ibid., p. 28-29.
60
Lequel constitue, de surcroît, un apport précieux d’analyses et de références disponibles pour sa propre thèse :
Burkert fournit de l’ordre de 1 300 références là où Girard se contente de quelques notes. Le premier apporte
ainsi indirectement un ensemble de matériaux probants à l’appui de la théorie du bouc émissaire.
61
Les origines, p. 193. Testart partage la même observation : « Or, la plupart des inventions […] ne semble pas
avoir eu de but. […] Une technique nouvelle, ou une forme économique nouvelle, ne naît pas comme une institu-
tion. » In TESTART, Avant l’histoire, p. 344.
62
Voir les références citées par Burkert, note 74, p. 88. Des traces de dépeçage, brisures d’os et de crâne en
attesteraient… ces pratiques se poursuivant au Néolithique, par exemple sur le site de Herxheim, dans l’actuelle
Allemagne, cf. PATOU-MATHIS, 2013, p. 40-41.
63
Postface de 1996 d’Homo necans, p. 387.
64
Comme me le signale Pierre Prades, d’autres primates chassent collectivement (chimpanzés) mais seulement
de « petits gibiers » : la traque est collective mais un individu peut tuer. Dans la chasse au « gros gibier », c’est
l’acte-même de tuer, et pas seulement la traque, qui doit être partagé.

243
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

risation, l’organisation coopérative et l’érection d’un ordre inviolable.65 » Tôt attestée dans
l’histoire de l’hominisation (il y a 400 000 ans), elle exige l’action collective. Une articulation
entre chasse, sacrifice animal et / ou humain et meurtres collectifs intracommunautaires est
souhaitable. Ces institutions sont toutes susceptibles de se traduire en termes d’obligations
rituelles, d’interdits, puis d’institutions religieuses, politiques, judiciaires et normatives. Un
fonctionnement peu violent aurait ainsi perduré jusqu’à ce que la révolution néolithique – ou,
un peu auparavant, l’accumulation de stocks – crée des circonstances propices aux crises et
oblige à des élaborations religieuses plus puissantes66.
Issue de meurtres fondateurs, nous conjecturons en définitive avec l’aide de Walter Burkert,
Renato Rosaldo, Lucien Scubla et Paul Dumouchel que la chasse paléolithique aux têtes et au
gros gibier se serait muée en sacrifice de prisonniers réduits en esclavage et d’animaux do-
mestiqués au Néolithique67. Cette intrication et cette historisation gagnent en probabilité et
plausibilité ce qu’elles font perdre en simplicité et en élégance à la théorie mimétique. Ainsi
que le remarque Lucien Scubla, « l’aptitude à ritualiser son pouvoir de tuer aurait permis à
l’espèce humaine de s’auto-domestiquer, c’est-à-dire d’exercer un empire sur elle-même en
même temps que de maîtriser la nature.68 » De son côté, Camille Tarot affirme :
Les mécanismes sacrificiels sont connus des cueilleurs-chasseurs, mais ils sont déjà si bien dé-
placés et substitués, euphémisés, donc estompés dans et par leurs pratiques de remplacement
complexes et allusives qu’ils sont enfouis dans des ritualités remarquablement efficientes à les
dissimuler. […] Ce qui se produit au néolithique, ce n’est pas une invention pure et simple du
sacrifice, mais un déréglage des barrières rituelles des cueilleurs-chasseurs, une mutation et
peut-être des retours et sûrement des mises en scène qu’il faut comprendre dans une histoire des

65
BURKERT, Homo necans, p. 45. Une des divergences principales exprimées par Eric Gans avec Girard est en
rapport avec l’importance à accorder à la chasse et à la consommation en commun du gibier. In GANS, The Gi-
rardian Origins of Generative Anthropology.
66
Burkert concède d’ailleurs l’antériorité de l’agressivité intraspécifique liée aux luttes pour la domination par
rapport à celle dont le gibier est victime, in ibid., 2005, p. 32-33. Il indique que ce transfert de l’agressivité eut
pour effet en retour de faire du gibier un adversaire « humain » devant être traité en conséquence. Et il suggère,
toujours en 1996 : « Des chemins différents peuvent aboutir au même point, mais aussi se croiser et se recouper
plusieurs fois en cours de route. » In ibid., p. 387.
67
La chasse aux têtes et au gros gibier est un équivalent du sacrifice humain (mêmes victimes) : quand les
hommes deviennent sédentaires et doivent conserver sous la main leur stock d’animaux et d’hommes à immoler.
Un argument peut être trouvé chez les Rukuba du Nigéria (Benue-Plateau State). Décrivant un sacrifice de
chèvres par une foule déchaînée, l’ethnologue Jean-Claude Müller signale que celles-ci passent auparavant de-
vant une hutte rituelle qui abrite les manifestations de la violence potentielle du groupe que sont « le tambour
sacré, les massacres de gros animaux et les têtes des ennemis tués à la guerre ainsi que les calottes crâniennes des
anciens chefs. » Mentionné in SCUBLA, « L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? », première
partie, p. 217. La conjonction de ces différents éléments dans ce que Jean-Claude Müller désigne comme « la
construction la plus importante du village, celle qui résume les valeurs essentielles de la chefferie et de la socié-
té » ne peut être fortuite.
68
SCUBLA, « Le sacrifice a-t-il une fonction sociale ? », p. 152.

244
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

mutations de la violence.69
Que l’hypothèse girardienne accroisse sa crédibilité au prix d’une hybridation (ou d’un abâ-
tardissement) incorporant d’autres facteurs d’hominisation, ou que l’on choisisse de fonder
l’anthropologie sur une origine meurtrière de la culture, il en résulte une généalogie déran-
geante des systèmes judiciaires et des pouvoirs politiques qui concourent à la paix civile :
La lapidation et le fait de précipiter quelqu’un dans le vide sont des formes très répandues de
meurtres rituels. Ce sont des exécutions capitales auxquelles tout le monde participe sans que
personne ne soit responsable. Il s’agit d’une peine de mort unanime, une façon d’unir la com-
munauté quand il n’existe encore ni pouvoir central ni système judiciaire pour endiguer le mi-
métisme conflictuel. […] C’est ici que l’État en tant qu’institution trouve son origine. 70

Pour Girard, « les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment [ainsi] toujours comme le der-
nier mot de la vengeance.71 » Ce raccourci fait écho à la définition classique donnée par We-
ber à l’État moderne dans Le savant et le politique comme détenteur du monopole de la vio-
lence légitime72. La totalisation par le monopole répond d’ailleurs à celle produite par
l’unanimité. Quant au caractère légitime de cette violence collective, il fait écho à
l’irresponsabilité de chacun assortie de la participation de tous qui fait le succès d’institutions
telles la lapidation ou la précipitation d’une falaise d’une victime par une foule.
L’origine de la connaissance est aussi celle de l’ordre, c’est-à-dire la classification symbolique.
Pour avoir un symbole, il faut une totalité. La religion la fournit, et la religion, en tant
qu’institution, émerge à travers le mécanisme victimaire. Le premier symbole, le bouc émis-
saire, est la source de la totalité qui organise les relations sociales d’une façon nouvelle. Puis,
grâce au rituel, le système devient un processus d’apprentissage.73

Girard voit ainsi l’ordre culturel découler du bouc émissaire en « un système organisé de dif-
férences ; ce sont les écarts différentiels qui donnent aux individus leur identité, laquelle leur
permet de se situer les uns par rapport aux autres.74 » Le même reste toutefois possible dans sa
théorie au sein du système différentiel, du fait du mécanisme du désir mimétique. Contraire-

69
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 825. Il conclut, catégorique : « Dire que le sacrifice apparaît au néoli-
thique revient pour moi à dire que la guerre est apparue en 1914. »
70
Les origines, p. 48. On peut remarquer incidemment l’utilisation de la lapidation et de la précipitation d’un
escarpement dans certaines chasses au gros gibier.
71
La violence, p. 29.
72
WEBER, Le savant et le politique, p. 133 : « L’État moderne est un groupement de domination de caractère
institutionnel qui a cherché (avec succès) à monopoliser, dans les limites d’un territoire, la violence physique
légitime comme un moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens
matériels de gestion. »
73
Les origines, p. 48.
74
La violence, p. 76-77.

245
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ment aux structuralistes, il accorde ainsi au même une place que l’affirmation saussurienne
selon laquelle il n’y a que des différences dans la langue interdit.
Le politique serait alors enfant tout à la fois de la violence du même et de l’ordre des diffé-
rences, au prix d’une violence maîtrisée autant que nécessaire.

Section 2 : Les crises d’indifférenciation, menaces récurrentes pour les commu-


nautés humaines

Si, dès les origines, les hommes ne peuvent échapper aux mécanismes du désir et à
l’affrontement, ils sont voués à des crises qui, sans règles adaptées, risquent de dégénérer
et /ou de se reproduire.

§ 1 : Les crises comme pertes des différences culturelles préétablies

Pour Girard, l’unité des mythes des origines renforce l’unité des institutions rituelles et de
leurs dérivées qui justifie, à son tour, une lecture unitaire des mythes. Au centre de ce cercle,
le meurtre fondateur concluant une crise d’indifférenciation serait le sujet plus ou moins voilé
des mythes et le modèle plus ou moins manifeste des rites. Dans les écrits de diverses époques
traitant de la peste, fictions ou témoignages, se trouve ainsi à la fois « le fait même de ne plus
différer » et « l’indifférenciation du culturel lui-même et toutes les confusions qui en résul-
tent »75. Une vision originale du processus d’hominisation en découle :
[…] la symétrie rigoureuse des partenaires mimétiques, au paroxysme de rivalités en elles-
mêmes stériles et destructrices mais rendues fécondes par le rituel qui reproduit ce paroxysme
dans un esprit de solidarité craintive, doit engendrer peu à peu chez les hominidés, et l’aptitude
à regarder l’autre comme un alter ego et la faculté corrélative de dédoublement interne, ré-
flexion, conscience, etc.76
La relation à l’autre comme alter ego, donc comme modèle potentiel du désir interviendrait
ainsi très tôt, de même que la faculté réflexive qui serait concomitante : pas de conscience de
soi sans relation à l’autre comme soi. Les mythes diraient cette histoire, de manière plus ou

75
« L’effondrement des institutions efface ou télescope les différences hiérarchiques et fonctionnelles, conférant
à toutes choses un aspect simultanément monotone et monstrueux. Dans une société qui n’est pas en crise
l’impression de différence résulte à la fois de la diversité du réel et d’un système d’échanges qui diffère et par
conséquent dissimule les éléments de réciprocité que forcément il comporte, sous peine de ne plus constituer un
système d’échanges, c’est-à-dire une culture. » In Le bouc émissaire, p. 22-23.
76
Des choses cachées, p. 380.

246
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

moins estompée77. Girard est de ce fait souvent lu, pour mieux le critiquer, comme un penseur
de la violence primordiale78. Pourtant, il ne voit pas un « singe tueur »79 dans l’homme mais il
repère un mécanisme, la mimésis d’appropriation, qui provoque des rivalités entre les hu-
mains sans l’imputer à une quelconque prédisposition génétique, sauf à considérer que la
perte des cadres de dominance se soit traduite dans les gènes, faisant alors des humains les
victimes de ces instincts régulateurs. L’homo mimeticus n’est ni intrinsèquement bon ni nati-
vement violent, il est soumis au désir et à ses conséquences mécaniques. Marylène Patou-
Mathis préfère affirmer : « Cultivée dans certaines civilisations, la guerre, comme la violence,
est le produit des sociétés. » Elle dévoile ainsi son postulat rousseauiste : l’humanité est
bonne, mais pervertie par la société à partir du Néolithique. Si Girard est un penseur de la
violence, il pense une violence contenue ou, mieux, la contention de la violence. En ce sens, il
est, potentiellement au moins, un théoricien du politique.

§ 2 : Crises violentes, vendettas et institutions vindicatoires

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, des crises violentes se seraient répétées, cons-
tituant une menace permanente pour tout ordre social. Mal contenue, la violence risque sans
cesse de se diffuser par contagion dans l’espace, de proche en proche, et de se reproduire dans
le temps par une vendetta se réamorçant à l’infini, le sang versé réclamant à son tour ven-
geance. Cet axiome est un point discutable pour l’anthropologue du droit et du religieux
Raymond Verdier80 : dans de nombreuses cultures, des institutions vindicatoires ont en effet
pour but d’éviter la répétition de la violence en l’absence de toute juridiction pénale. Il quali-
fie l’ignorance de Girard en la matière de « régression séculaire »81. Ce reproche est sympto-
matique des procès instruits contre ce dernier, souvent excessifs et mal fondés. Il suffit de

77
Le bouc émissaire propose un repérage systématique de l’effacement progressif des signes de la violence ou
des accusations portées un temps sur le fondateur de la communauté ou encore leur détournement sur un tiers
introduit dans le récit pour dédouaner ce bienfaiteur présumé.
78
Voir par exemple, la déclaration de Marylène PATOU-MATHIS, dès l’avant-propos de Préhistoires de la vio-
lence et de la guerre, p. 12 : « [...] cette supposée violence “primordiale”, si chère à René Girard, est un mythe,
qui procède, non d’une réalité objective, mais souvent d’une propagande intéressée […]. » Insistant en conclu-
sion, elle ajoute p. 164 : « Nous sommes donc loin de la thèse girardienne de l’existence d’une “violence primor-
diale”. »
79
Marylène Patou-Mathis semble implicitement plus encline à espérer d’une parenté avec les bonobos que de
celle recherchée par d’autres du côté des chimpanzés dont la « violence » est aujourd’hui mieux attestée que
dans les années 1970, au moment de l’écriture de La violence et Des choses cachées.
80
VERDIER et alii, La vengeance T 1, p. 13-42.
81
Ibid., p. 14 : « La vengeance dont il est ici question relève sans nul doute d’un état de nature, sur lequel
l’ethnologue, pas plus que l’historien n’a prise ; nous ne tenterons donc pas ici de réfuter une hypothèse sur les
origines, qui nous semble aussi gratuite qu’invérifiable […]. Au plan théorique, Girard nous reporte un siècle en
arrière. »

247
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

citer un passage de La violence pour s’en rendre compte :


Tous les moyens jamais mis en œuvre par les hommes pour se protéger de la vengeance inter-
minable pourraient bien être apparentés. On peut les grouper en trois catégories : 1) les moyens
préventifs qui se ramènent tous à des déviations sacrificielles de l’esprit de vengeance ; 2) les
aménagements et entraves à la vengeance, comme les compositions, duels judiciaires, etc., dont
l’action curative est encore précaire ; 3) le système judiciaire dont l’efficacité curative est sans
égale.82
L’essentiel y est en effet dit, certes avec concision mais dans un ordre adéquat. On pourrait y
ajouter que la vendetta est une institution attestée chez les chasseurs-cueilleurs nomades ; et
que le wergeld apparaît dès que les chasseurs-cueilleurs stockent et se sédentarisent83. La ré-
paration d’un meurtre ou d’une offense donne alors lieu à une composition, compensant le
dommage sans s’en prendre pour autant au meurtrier, contrairement à ce que supposent autant
la vengeance qu’un système pénal : par exemple, une ou plusieurs personnes84 et / ou têtes de
bétail sont offertes, selon la valeur attribuée à la victime. Cette institution, à l’évidence, par-
tage des caractéristiques avec le sacrifice et la substitution sacrificielle. Des esclaves, des
jeunes femmes ou des animaux sont offerts aux fins d’éteindre définitivement la dette de
sang85 sans pour autant faire couler celui du meurtrier. De telles coutumes conviennent no-
tamment à des sociétés sans État ou à État embryonnaire. La dérivation de la forme ritualisée
de la vindication à partir du sacrifice se présente comme une tentative de maîtrise du risque de
vendetta en l’absence de juridictions pénales. Elle reste néanmoins complexe à mettre en
œuvre, en particulier pour négocier le prix de la victime : elle prend du temps, coûte en res-
sources mobilisées pour aboutir à un arrêt de la violence et risque d’échouer86. Ultérieure-
ment, un système judiciaire où on juge un crime ou un délit occupe de manière progressive
l’espace public87, laissant la vengeance à la sphère privée, dès qu’une institution a la capacité
de faire respecter la chose jugée et de représenter l’unanimité contre le coupable. Girard ob-
serve que les exécutions doivent être collectives et empêcher autant que faire se peut le repé-
rage d’un responsable sur lequel se venger, d’où les lapidations, précipitations d’un escarpe-

82
La violence, p. 36.
83
TESTART, Avant l’histoire, p. 219.
84
Girard évoque à la suite du passage cité le cas des Chuchki des îles Adaman étudié par Robert Lowie qui met-
tent à mort un proche du coupable pour tenter de mettre fin immédiatement au risque de vendetta.
85
Ces offrandes substitutives fonctionnent également quand il s’agit d’acquitter le prix de la fiancée, l’autre
grande catégorie susceptible de donner lieu à compensation : prendre une épouse en privant une famille d’une
fille susceptible de procréer et de travailler n’est pas sans analogie avec la mise à mort d’un fils.
86
Je remercie Paul Dumouchel pour ses indications sur le sujet lors de l’université d’été organisée par
l’association pour les recherches mimétiques (ARM) du 6 au 12 juillet 2014.
87
La vendetta est alors considérée comme justice privée, in VERDIER, La vengeance T 1, p. 36.

248
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

ment ou encore toutes les formes d’exposition88 : « C’est comme si la force de l’État, encore
inexistante dans ce type de société, se mettait à exister de façon temporaire, mais réelle, et non
pas symbolique seulement, dans ces formes violentes d’unanimité.89 » Aujourd’hui, le minis-
tère public, le jury d’assises, l’institution carcérale et même le bourreau (là où il existe encore)
représentent tous, au sein de l’État de droit, la collectivité dans son ensemble.
Avec Raymond Verdier, on peut préciser que les vengeances institutionnalisées s’inscrivent
« dans un espace social intermédiaire entre celui où la proximité des partenaires l’interdit et
celui où leur éloignement substitue la guerre à la vengeance.90 »
Au sein d’un groupe d’appartenance, l’identité interdit le meurtre et y répond par la peine ou
le sacrifice ; l’adversité a cours en tant que violence entre groupes à la fois suffisamment
proches et distants pour être en perpétuelle recherche d’équilibre et de réciprocité entre sem-
blables ; l’hostilité est, elle, dirigée contre des êtres considérés comme foncièrement diffé-
rents. La « solidarité des groupes vindicatoires correspond à une double exigence :
l’obligation de vengeance au plan extérieur, l’interdit de vengeance au plan intérieur […].91 »
Le système vindicatoire fournit un chaînon dans la dérivation des institutions politiques et
judiciaires à partir des processus victimaires et des sacrifices.92
Telle qu’énoncée par Girard, la théorie mimétique inclut en son sein une généalogie plausible
des modalités de la contention de la violence à partir du meurtre fondateur, laquelle débouche
sur l’institution de l’État de droit en tant qu’il est lié dans son projet et par ses succès à
l’extension de la justice pénale.

Section 3 : La culture comme ensemble des institutions différenciatrices

Autre approche de la contagion de la violence, la culture se compose, chez Girard, d’un en-
semble d’institutions instaurant des différences pour ôter tout motif aux rivalités susceptibles
de dégénérer en crises létales.

88
Le bouc émissaire, p. 260.
89
Dont la crucifixion constitue une variante. Voir ibid., p. 260.
90
VERDIER, La vengeance T 1, p. 24.
91
Ibid., p. 35.
92
In Cités n° 53, entretien cité, p. 133, Lucien SCUBLA indique avoir essayé d’amener Girard et Verdier à ad-
mettre la compatibilité de leurs points de vue, tous deux s’accordant « sur l’interdit de la vengeance entre
proches, l’adjonction de rites expiatoires aux sanctions pénales, la fonction du sacrifice qui est de déplacer la
violence. Ce malentendu provient du fait que le système sacrificiel étant un système clos et se suffisant à lui-
même, Verdier pense qu’il coexiste avec le système vindicatoire sans agir sur lui, alors que Girard, voyant le
système sacrificiel comme englobant, ne perçoit pas l’autonomie relative des systèmes vindicatoires. »

249
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 1 : L’idée de culture

Si Cavalli-Sforza définit simplement la culture comme « l’accumulation globale de tout ce qui


peut être appris par l’imitation ou l’enseignement93 », Girard y ajoute sa finalité politique :
elle « consiste essentiellement en un effort pour empêcher la violence de se déchaîner en sépa-
rant et en “différenciant” tous les aspects de la vie publique et privée qui, si on les abandonne
à leur réciprocité naturelle risquent de sombrer dans une violence irrémédiable.94 »
Pourtant convaincu que la religion est l’infrastructure de tous les développements culturels,
Girard ne mentionne pas les travaux d’André Leroi-Gourhan, alors que l’essai de ce dernier,
Les religions de la préhistoire, est paru en 196495, soit huit ans avant La violence. Leroi-
Gourhan évoque des « manifestations de préoccupations paraissant dépasser l’ordre maté-
riel.96 » Il parvient à la « certitude d’opérations religieuses et d’une charpente de
croyances »97. Il y a plus de 30 000 ans, donc bien avant le Néolithique, un symbolisme gra-
phique en fournit des témoignages physiquement persistants98 : en particulier des représenta-
tions masculines, probablement en relation avec l’usage de la sagaie, et féminines, ces der-
nières liées aux creux dans les grottes et aux blessures99. La constance d’un dispositif symbo-
lique complexe et son extension dans tout l’espace eurasien témoignent d’une mythologie
élaborée, dès l’Aurignacien100. Cet ensemble débouche en outre, sans solution de continuité,
sur les représentations de scènes de chasse collective et les dépôts ordonnés d’ossements, de
cornes et de griffes dans les premiers établissements permanents du Néolithique en Anatolie.
Un culte probable se manifeste par ces dépôts, des pratiques mortuaires, en particulier chez
l’homo sapiens inhumant certains de ses défunts dans des tombes teintées d’ocre101, avec des
objets et des rites. Leroi-Gourhan donne par ailleurs de l’ordonnancement des figures – en
particulier des chevaux, des bisons et des aurochs – la description suivante : « Couplage fon-
damental, couples de couples, puis finalement dédoublement du groupe B102, en bison domi-

93
CAVALLI-SFORZA, L’aventure de l’espèce humaine, emplacement 1749.
94
Celui par qui, p. 30.
95
LEROI-GOURHAN, Les religions de la préhistoire.
96
Ibid., p. 5.
97
Ibid., p. 76.
98
Ibid., p. 147.
99
Ibid., p. 153.
100
De 37 000 à 28 000 ans avant le présent.
101
Assimilable au sang et à la vie, p. 69.
102
Le groupe A correspond au cheval, omniprésent, le groupe B aux bisons et aurochs, très fréquents. Il existe
également dans cette typologie deux autres groupes, à fréquence de représentation plus réduite C (cerf, mam-

250
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

nant-aurochs complémentaire, aurochs dominant-bison complémentaire constituent malgré


tout des combinaisons convergentes.103 » S’il est hasardeux d’en inférer une structure de pen-
sée universelle dès les origines de l’humanité, ces interprétations entrent en résonance avec
les combinaisons de deux groupes d’oppositions articulées présentées dans notre première
partie.

§ 2 : Rites et interdits primitifs, avers et revers de la prévention de la violence mimétique

Toutes les occasions de violence seraient interdites pour maîtriser les risques qu’elle en-
gendre104 : « L’interdit porte toujours sur les biens les plus proches, les plus accessibles, donc
les plus susceptibles de susciter des conflits, les plus dangereux pour leurs possesseurs natu-
rels.105 » Ainsi des prescriptions matrimoniales qui organisent « le renoncement des familles
nucléaires à ce qu’elles possèdent en propre, au premier chef leurs filles et leurs sœurs qui
risquent de déclencher une rivalité destructrice entre ceux qui les possèdent depuis leur nais-
sance.106 » Girard élargit, on l’a vu, son propos à toutes les appartenances :
[…] dans les sociétés archaïques, elles dépendent [des] rites d’initiation et de passage. On fait
subir aux postulants des épreuves qui reproduisent la crise mimétique initiale et sa résolution
victimaire. En triomphant de cette épreuve, les postulants démontrent qu’ils seront capables de
surmonter les crises qui les attendent et qu’ils sont dignes d’appartenir à la culture qui les ini-
tie.107

Le schéma du rite ainsi explicité semble en grande partie comparable à celui du désir mimé-
tique décrit dans la première partie : qu’il s’agisse d’un enfant devenant adulte ou d’un roi
intronisé, il prend modèle sur ce que la communauté lui indique comme devant être sa réfé-
rence, souvent sur la base d’indications mythiques renvoyant à un dieu-ancêtre, un médiateur
externe ; il est confronté à des épreuves qui font obstacle à l’obtention du nouveau statut con-
voité ; et il en passe par une forme de mort symbolique à mettre en rapport avec la déception
du désir. Avec une différence majeure : au terme de ce parcours, l’initié est devenu autre que
ce qu’il était et identique à ce que lui-même et la collectivité souhaitent qu’il devienne. Tous

mouth, bouquetin, renne) et D (ours, félin, rhinocéros). Voir Les religions de la préhistoire, p. 98-112. Pour
LEROI-GOURHAN, « l’existence de ces rapports » fournirait « la clé de la symbolique paléolithique » (p. 109).
103
Ibid., p. 112.
104
Des choses cachées, p. 19.
105
Celui par qui, p. 30.
106
Ibid., p. 30.
107
« Les appartenances », p. 28.

251
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ratifient le succès du rite comme ayant produit la différenciation paradoxale souhaitée108 : le


désir d’être autre mais aussi d’être le même que les adultes.
À la question de savoir comment se développent la culture et son articulation avec le désir
imitatif d’apprendre, la réponse est, une fois encore, par le rituel :
En répétant sans cesse le même mécanisme du bouc émissaire sur des victimes de rechange, le
rituel devient une forme d’apprentissage. Et puisqu’il est la résolution d’une crise, il intervien-
dra toujours au même moment de la crise mimétique. C’est ainsi qu’il se transformera en une
institution qui assagit toute forme de crise, comme la crise d’adolescence avec les rites de pas-
sage, la crise de la mort résolue par les rites funéraires, la crise de la maladie qui donne la mé-
decine rituelle.109

Girard postule « l’unité de tous les rites »110, s’inscrivant dans une perspective quasi-
hocartienne111 : tous ont pour lui une même origine sacrificielle, elle-même issue de la repro-
duction d’une crise générale et du meurtre qui en déclenche le dénouement.
Quant aux interdits, aussi étranges que certains paraissent, ils « empêchent les proches de
tomber dans la mimésis violente. » Il ajoute : « Si l’interdit fait preuve d’une subtilité égale à
celle de la violence, c’est parce qu’en dernière analyse, il ne fait qu’un avec elle. […]
l’interdit peut se retourner contre ce qu’il protège.112 » Les rituels et obligations civiques
comme les interdictions législatives indispensables à l’action politique en découleraient.
En partant à la quête des origines, Girard met en évidence la nécessité de penser ensemble
toutes les institutions qui dérivent des mêmes événements selon des linéaments comparables.
Il est donc nécessaire de penser ensemble toutes les institutions – religieuses, politiques et
économiques en particulier – dont l’origine se trouve dans des phénomènes ou des pratiques
de contention de la violence indispensable à la pérennité de chaque groupe. L’approche an-
thropologique invite à cet englobement. L’hypothèse du meurtre fondateur le rend inévitable.

108
Différenciation par rapport au stade infantile mais aussi identité avec les autres adultes de même sexe. Néan-
moins dans un contexte individualiste, il est plus difficile de devenir cet autre espéré, de le faire ratifier par
l’ensemble de la communauté, y compris par cet autre dont on convoite l’être et, pour finir, par soi-même.
Évoqué dans notre première partie, le parcours du Christ suit également au demeurant le même mouvement :
identification à son Père divin, tentations au désert et résurgence permanente de Satan chez les possédés et dans
les grands discours… mort et, pour finir, résurrection en cet Autre qu’est la personne trinitaire de la théologie.
Ce qu’il reste de rites d’initiation dans les sociétés contemporaines, notamment les examens et les concours,
engendre encore la satisfaction d’être devenu autre, c’est-à-dire d’être celui que les autres vous assignent d’être.
109
Les origines, p. 83.
110
Dans son chapitre XI.
111
HOCART, Rois et conseillers et Au commencement était le rite. Si Hocart n’apparaît pas dans la bibliographie
de La violence, on trouve mention de Kings and Concillors dans celle de Des choses cachées six ans plus tard.
Girard évoque également Hocart lors d’entretiens, cf. Les origines, notamment p. 217-220.
112
La violence, p. 321.

252
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

§ 3 : Une genèse envisageable pour toutes les institutions, y compris politiques

Girard décrit une séquence qui commence avec des meurtres fondateurs et hominisants. Ceux-
ci inspirent les sacrifices qui tentent de les reproduire et les autres rites ainsi que les interdits :
les uns rendent obligatoires des actions inspirées du meurtre réconciliateur ; les autres interdi-
sent les comportements ou les objets du désir qui conduisent à la rivalité et, par voie de con-
séquence, à la violence contagieuse et dangereuse. Si Au commencement était le rite113 pour
Hocart, auparavant encore se serait donc situé le meurtre fondateur, à l’origine pour Girard de
l’humanité et des mythes qui le relatent.
La thèse d’Hocart n’est toutefois pas dénuée d’intérêt pour notre propos : non seulement elle
postule l’unité de tous les rites, mais elle les fait tous dériver d’un rituel d’intronisation, plus
précisément « le meurtre du roi et sa renaissance sous forme d’un enfant ». De ce tronc com-
mun partent trois branches principales : « les cérémonies funéraires royales », « le rituel de
naissance de l’Homme » (entendu comme le Grand Homme fondateur d’une croyance) et « le
couronnement » en tant que « meurtre commué »114. Au commencement aurait donc été un
rite quasi-politique. Entre l’unité de tous les mythes d’origine autour des meurtres collectifs
fondateurs des cultures et l’unité de tous les rites dérivant d’un sacrement d’intronisation,
nous aurions ainsi à repérer un trait d’union entre mort et renaissance115. Le sacrement origi-
naire est ainsi pour Hocart l’intronisation, soit l’acte politique par excellence. Non seulement
il fournit une articulation avec la théorie mimétique du meurtre fondateur mais il relierait cette
dernière au politique d’une manière quasi-native, là où Girard fait de la royauté sacrée un rite
parmi d’autres. Hocart va jusqu’à affirmer : « Les premiers rois furent des rois morts.116 » Ces
rois d’alors ne gouvernent pas. Ils sont l’incarnation ou la divinisation de la victime d’un
meurtre fondateur devenue bénéfique pour la communauté, ce qui permet de comprendre la
formulation paradoxale d’Hocart. Girard voit de son côté dans « le législateur suprême » de
toute grande tradition « l’essence même du bouc émissaire sacralisé », non celui qui pro-
mulgue une législation de son vivant, mais celui auquel sont rattachés les interdits et obliga-
tions qui ont permis de préserver la paix que sa disparition avait rétablie117. Après l’accès au
pouvoir par l’intronisation, la fonction législative naîtrait également de cette même matrice, le

113
HOCART, Au commencement était le rite, selon le titre de la traduction française de Social origins.
114
Ibid., p. 146.
115
Succession observée dans le mécanisme victimaire lui-même.
116
HOCART, Au commencement était le rite, p. 138.
117
Le bouc émissaire, p. 261. Moïse en fournirait un exemple archétypique.

253
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

« Grand Homme » fondateur d’une croyance chez Hocart.


On peut toutefois objecter que la position de Girard qui privilégie le sacrifice a l’avantage de
ne pas postuler l’universalité des royautés sacrées, contrairement à Hocart118. Quoi qu’il en
soit, l’unité de tous les rites permet à Hocart de leur donner une même finalité et nous inté-
resse à ce titre : « Le but du rite, inlassablement réitéré, est toujours le même : accroître les
réserves de nourriture et de biens, de bétail en particulier ; assurer la descendance ; écarter la
maladie et la mort prématurée ; vaincre l’ennemi.119 » Il annonce les théories ultérieures
d’Alain Testart et Brian Hayden plaçant le stock à l’origine des inégalités et de l’aggravation
des conflits au sein des collectivités humaines. Or tout ordre politique ne vise rien d’autre :
pérennité, prospérité et victoire, soit la persévérance de la société dans sa puissance d’être : la
capacité de stockage et d’accumulation constitue une forme d’assurance contre les aléas de
toutes sortes qui peuvent remettre en cause la persistance des groupes dans l’être et la conser-
vation de leur puissance pour y parvenir120.
Une religion plus élaborée semble ensuite liée à l’émergence d’une économie agropastorale
au Néolithique, à un moment où les pratiques des chasseurs-cueilleurs ne suffisent plus à en-
diguer une violence née du désir d’appropriation de récoltes stockées et de troupeaux, puis de
productions artisanales dans un espace densifié – et complexifié par la division du travail,
avec l’interdépendance qui en résulte – dont il devient difficile de s’émanciper en cas de dé-
saccord. Dans ces sociétés où Girard a vu la domestication découler fortuitement du besoin de
sacrifier à un moment où l’activité de la chasse commençait à perdre sa centralité 121, Lucien
Scubla propose un parallèle avec l’institution de l’esclavage122 : elle est une forme compa-
rable de constitution d’un stock de victimes sacrificielles conservées suffisamment longtemps
au sein de la communauté pour être substituables à un de ses membres lorsque le besoin d’un

118
Lucien Scubla estime qu’une « théorie générale des rites ne peut qu’être avant tout une théorie du sacrifice
humain et de ses transformations », in SCUBLA, 2001-2002, première partie, p. 352. Il ajoute que cette affirma-
tion « serait absurde si la fonction première du roi était de gouverner, alors qu’elle est en réalité de régner, c’est-
à-dire d’être le personnage central de tous les grands rituels, comme l’est précisément le mort (et non l’officiant
principal) dans n’importe quel service funèbre. Autrement dit, le roi est d’abord une victime sacrificielle, et le
rite le plus ancien, le rite souche d’où les autres rites sont issus, est le sacrifice humain. » In SCUBLA,
« L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? », deuxième partie, p. 208, à partir d’Hocart, Rois et
conseillers, p. 78 et 117. Sacrificiel, il est aussi vivifiant, un bienfaiteur et un dieu. Hocart se contente de consta-
ter ce paradoxe sans l’expliquer, laissant cette tâche à Girard qui l’explique par la référence au mécanisme victi-
maire (in ibid., p. 212-214).
119
HOCART, Rois et conseillers, p. 137.
120
Cf. la politique de Joseph dans le livre de la Genèse qui met à profit les sept années de vaches grasses pour
stocker et fait ainsi face avec succès pour le compte de Pharaon aux sept années de vaches maigres qui suivent.
121
Brian Hayden estime que la domestication serait intervenue beaucoup plus tôt si elle avait dû être la consé-
quence de la pression démographique comme les théories fonctionnalistes le postulent, in HAYDEN, L’homme et
l’inégalité, p. 42-43.
122
Cités n° 53, article cité, p.109. Lucien SCUBLA exprime sa frustration face au peu d’intérêt que Girard porte à
certaines de ses suggestions p. 109 et 115, en réponse à Charles Ramond, p. 133.

254
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

sacrifice se fait sentir ou offertes en compensation, sans risquer de provoquer un cycle de


vengeances intestines.
Approchant les 85 ans, Girard a participé à un groupe de travail pluridisciplinaire à Stanford
de 2006 à 2008 pour évaluer les conséquences des recherches archéologiques conduites en
Anatolie sur les vestiges de Göbekli Tepe et Ḉatal Höyük depuis le début des années 1960,
parmi les premiers établissements permanents de l’humanité dont des vestiges abondants ont
été conservés123. Le religieux précèderait ici certaines évolutions culturelles et les rendraient
possibles : Göbekli Tepe est un sanctuaire entouré d’un établissement permanent et pérenne124
avant même que les processus de domestication d’espèces animales et la culture de végétaux
ne commencent, donc au sein de groupes de chasseurs-cueilleurs-stockeurs125. À Ḉatal
Höyük, établissement plus récent où la domestication d’espèces animales et végétales est avé-
rée, certains ancêtres sont enterrés dans les maisons familiales sous un banc de la bâtisse. Les
peintures qui couvrent les murs représentent des animaux sauvages à une échelle beaucoup
plus grande que celle du groupe de chasseurs qui l’entoure126, assurant au demeurant une con-
tinuité avec l’art pariétal. Cette observation vient à l’appui de notre proposition de considérer
la chasse au gros gibier comme un rituel d’apaisement préalable aux rites sacrificiels. Girard
lit ces scènes de chasse et l’organisation de la « décoration » des maisons comme la commé-
moration d’un meurtre fondateur initial127. Différents éléments de nature à conforter la théorie
mimétique ont été relevés128. Si elles supposent des interprétations, ces fouilles tendent à at-

123
Ces travaux ont été publiés dans un ouvrage collectif intitulé Religion and the Emergence of Civilization sous
la direction de l’archéologue Ian HODDER. Cette participation témoigne de l’espoir de Girard de voir
l’archéologie, plus que l’ethnologie, fournir à sa théorie des éléments probants.
124
Et donc probablement d’un besoin de politique pour gérer cette préfiguration de la polis. Les 18 couches
archéologiques qui constituent Ḉatal Höyük attestent d’une persistance d’un établissement ayant compté de 5 à
10 000 habitants durant 1 400 ans. Quant à Göbekli Tepe, l’établissement remonte à environ 9 000 avant l’ère
commune, donc avant les débuts de l’agriculture, l’importance de son emprise et la qualité de son architecture
semblant ne trouver de justification que dans des raisons religieuses dont un sanctuaire monumental témoigne.
125
De manière complémentaire, Testart voit dans la sédentarité la cause de l’invention de l’agriculture, une préa-
daptation, quitte à commencer par une petite agriculture de complément. In TESTART, Avant l’histoire, p. 349-
351.
126
Une foule pour Girard dont certains membres semblent moquer ou narguer l’animal en lui tirant la queue ou
la langue. Les aurochs sont par ailleurs représentés à plus grande échelle que les cervidés comme si leur taille
était proportionnelle à leur puissance, faisant écho au classement établi par Leroi-Gourhan. Leurs cornes, leurs
griffes ou leurs dents ont été retrouvées plantées dans le mur Nord et le banc adjacent, à l’évidence le mur sacré
de la maison. Les animaux domestiques étaient aussi mangés avec le gros gibier à l’occasion de fêtes, mais plu-
tôt à titre de complément. In HODDER, Religion in the Emergence of Civilization: Çatalhöyük as a Case Study, p.
128-130.
127
Conférence donnée au Collège des Bernardins le 22 novembre 2008 et disponible à l’adresse suivante :
http://www.youtube.com/watch?v=gG5jFeX_pE8.
128
In HODDER, Religion in the Emergence of Civilization: Çatalhöyük as a Case Study : l’impossibilité de sépa-
rer les activités rituelles et usuelles (p. 15) ; l’intégration du tombeau aux fondations de l’habitation permettant
tout à la fois l’imagination, le souvenir et l’interaction entre les maisons des couches anciennes et la dernière
maison construite au-dessus et occupée (p. 17) ; des têtes d’humains et d’animaux déplacées et / ou recouvertes

255
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tester l’antériorité et la prééminence de pratiques sacrées sur une organisation sociale com-
plexe.

§ 4 : L’indifférence à la différence des sexes, un problème de la théorie mimétique

Lucien Scubla regrette le désintérêt de Girard pour la différenciation entre les sexes et les re-
lations entretenues par le rite et la procréation129. Outre les évidences physiologiques dont
celle de l’asymétrie au regard de la procréation comme principe organisateur des groupes de
parenté130, les représentations culturelles semblent être structurées dès le Paléolithique131 par
l’opposition entre le féminin et le masculin. Testart note chez les chasseurs-cueilleurs le souci
de maintenir une distance entre le sang menstruel spontanément versé par la femme et celui
du gibier, versé délibérément par le chasseur, préoccupation identique à celle du sacrifica-
teur132. Sur un plan symbolique, Lucien Scubla estime que « dans la plupart des sociétés, tuer
équivaut à procréer », l’homme compensant de la sorte « le privilège de la femme »133 : s’il y
a bien pour lui un objet du désir qu’on ne peut considérer comme nul, c’est celui d’enfanter
des hommes, sans doute leur insuffisance d’être par excellence. Il étend ainsi sa critique : si
Girard a raison d’affirmer « la puissance de la rivalité pure ou mimétique », il a tort de nier
« l’existence d’objets, de pouvoirs ou de freins à la contagion violente, que le mimétisme ne
saurait par lui-même engendrer.134 » Car les « dons de vie et de mort ne s’équilibrent pas.135 »
Si la charge de Lucien Scubla est puissante, elle n’est toutefois pas décisive dans la sphère du
politique qui nous occupe ici.
La différenciation des genres est en outre étroitement corrélée à la fréquence des homicides :
dans Une histoire de la violence136, l’historien Robert Muchembled signale une constante :
leurs auteurs sont des hommes dans neuf cas sur dix et leurs victimes, dans huit cas sur dix.

de plâtre dans certaines circonstances (p. 24) ; les singularités de maisons dites historiques (p. 26) ; des chasseurs
représentés parfois sans tête face au gibier chassé (p. 90-91)…
129
Ibid., notamment p. 136, 217 et 292. Girard ne se distingue pas en l’occurrence de la psychanalyse ni de
l’anthropologie structurale.
130
Thème majeur de Lucien Scubla, principalement à travers la distinction frère-sœur. In SCUBLA, Donner la vie,
donner la mort, par exemple p. 102-103 et 108-109.
131
Telles que Leroi-Gourhan les décrypte.
132
Lucien Scubla parle de « loi de Testart », in SCUBLA, Donner la vie, donner la mort, chapitre VIII. Ladite loi
postule que l’impureté supposée des femmes liée à leur cycle menstruel leur confère un rôle systématiquement
en retrait des hommes dans la chasse, quel que soit le degré de participation que leur culture leur reconnaît.
133
Ibid., p. 178
134
Ibid., p. 314-315. À commencer par l’amour maternel tel qu’il est représenté dans le jugement de Salomon ou
la confiance abrahamique au moment du sacrifice d’Isaac.
135
Ibid., p. 316.
136
MUCHEMBLED, Une histoire de la violence.

256
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

Sous ce rapport, il ne paraît donc pas non plus possible de faire l’impasse sur la différence des
sexes dans une théorie centrée sur la contention de la violence.
Si Girard semble anticiper les critiques féministes en faisant naître toutes les différences des
suites du processus victimaire, il passe probablement ainsi à côté d’un récit plus précis des
origines des communautés humaines et de leurs institutions régulatrices. Il ne prend d’ailleurs
pas en compte une autre institution, née chez les chasseurs-cueilleurs-stockeurs : le prix de la
fiancée que le gendre acquitte au bénéfice du beau-père ou de la belle-mère, sous forme de
corvées sur une longue durée, à la chasse ou au champ, ou encore de biens offerts137. Elle est
un pendant féminin du wergeld.
Malgré cette réserve, l’idée de rites et interdits tous liés au souvenir du meurtre fondateur et à
l’origine du développement institutionnel des cultures paraît solidement étayée.

Section 4 : Les prémisses du politique, de la royauté sacrée aux cités et empires

Au terme de ce chapitre, les fondements d’une théorie morphogénétique du politico-religieux


sont posés. Une fois l’axiome de l’hominisation par les meurtres collectifs admis, l’hypothèse
peut être travaillée au point de refonder la pensée du politique sur des origines sanglantes. Les
pertes de différences qui provoquent et aggravent les crises ont nécessité de dépasser les ven-
dettas par des institutions vindicatoires et, in fine, les institutions judiciaires telles que nous
les connaissons. Les rites et interdits primitifs sont mobilisés en vue des mêmes fins de con-
tention des violences susceptibles de mettre fin à la culture. Toutes les institutions, y compris
politiques et judiciaires, mais aussi religieuses ainsi que celles régissant les échanges auraient
donc une origine commune. Les recherches archéologiques menées en Anatolie fournissent
des arguments en faveur de cette chronologie, notamment au moment du passage entre Paléo-
lithique supérieur et Néolithique, le religieux semblant précéder la sédentarisation et la do-
mestication de la plupart des espèces animales et végétales.
Girard fournit quelques jalons et en omet d’autres, peut-être pour réserver à la révélation bi-
blique et évangélique la part décisive. Après avoir mis l’accent sur la genèse de la royauté
sacrée en Afrique de l’Est et du Sud et la naissance des cités-États, nous voyons apparaître un
homme hiérarchique et religieux.

137
TESTART, Avant l’histoire, p. 216-218.

257
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 1 : Le roi sacré, un bouc émissaire en sursis

Les royautés sacrées primitives dont il existe encore quelques exemples en Afrique méridio-
nale font apparaître leur roi, lors de son sacre, comme un bouc émissaire en puissance. Des
rituels d’intronisation et de rajeunissement le placent dans des situations représentant le dé-
sordre social, l’amènent à commettre des crimes d’indifférenciation dont l’inceste au sein
même de sa fratrie ou de son lignage, ou encore simulent sa mise à mort suivie d’une renais-
sance. Girard en infère que les premiers rois auraient été des prisonniers sélectionnés pour
devenir de futurs boucs émissaires lors d’un rite à organiser ultérieurement, comme le phar-
makos athénien. Certains d’entre eux auraient alors mis à profit le délai de latence entre leur
sélection et l’exécution du rite sacrificiel auxquels ils sont destinés pour prendre un ascendant
et exercer à leur profit un pouvoir, au point d’échapper à leur sort. Girard consacre aux royau-
tés sacrées plus de vingt pages138 du chapitre 4 de La violence intitulé « La genèse des mythes
et des rituels ». Sur une vaste aire spatiale, des monarchies pratiquent encore ou ont pratiqué
des rites d’intronisation et de rajeunissement, au moins depuis l’Égypte antique des pharaons
jusqu’au royaume actuel du Swaziland et son Incwala.
Au Soudan, dans une aire géographique contiguë, l’ethnologue Simon Simonse montre dans
Kings of Disaster : Dualism, Centralism and the Scapegoat King in Southeastern Sudan139,
des rois faiseurs de pluie, considérés par leur peuple comme des ennemis, susceptibles d’être
immolés s’ils échouent et alors rejetés sans sépulture ; seul le succès permet survie, inhuma-
tion et vénération. Cette tradition plus récente hybride rituel et politique naissante.
Girard conclut, en généralisant son propos, sur le concept central du politique : « […] la sou-
veraineté, réelle ou illusoire, durable ou temporaire, s’enracine toujours dans une interpréta-
tion de la violence fondatrice centrée sur la victime émissaire.140 » Il établit de la sorte un lien
fondamental entre la genèse de l’institution royale et la question toujours actuelle du pouvoir
politique via le concept de souveraineté141. Ces boucs émissaires en sursis, chefs ou rois d’une
communauté sans État, assument alors des fonctions de médiation externe définies a minima,
très loin de ce que connaîtront certains souverains de l’Europe occidentale au XVIIe ou au
XVIIIe siècle142. En l’absence de tout pouvoir de fonction, leur force réside dans leur capacité

138
P. 157 à 178.
139
SIMONSE, Kings of Disaster.
140
La violence, p. 181.
141
Ce concept est au cœur du chapitre suivant (sections 2 et 3) de la présente recherche.
142
« […] il représente le groupe, vient en aide aux indigents, écoute les plaintes de ceux qui ont subi un tort,
apaise les conflits, tente de maintenir la cohésion du groupe, mais ne dispose d’aucun pouvoir de contrainte et ne

258
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

de suggestion et dans l’adhésion qu’ils suscitent, leur capacité à bien parler et leur prestige,
dépendant donc en partie de la richesse qu’ils détiennent. Leur position en est d’autant plus
précaire.

§ 2 : Aperçu du polythéisme antique des cités-États et des empires

Dans une période qui s’étend sur près de trois millénaires, à partir de la naissance de la civili-
sation mésopotamienne, Girard s’intéresse à l’ensemble des mythologies correspondantes et,
de manière préférentielle, aux cités grecques, entre affaiblissement du religieux et émergence
d’un premier politique, mais également à l’histoire de Rome, de sa fondation mythique par
Romulus à l’assassinat de César tel que représenté par Shakespeare, signes de la récurrence
toujours possible, dans ces civilisations élaborées, du meurtre fondateur. La Grèce lui offre
des matériaux de prédilection au moment où des institutions politiques commencent à prendre
le relais des institutions religieuses dans la structuration de la communauté et sa protection
contre des menaces de violence intestine. Il y rencontre des crises sacrificielles, des boucs
émissaires et des fondations violentes d’institutions ou d’un ordre social. Il y découvre surtout
le pharmakos promené dans les rues d’Athènes pour purifier la cité de ses péchés par son sa-
crifice et le diasparagmos dionysiaque. Pour autant, il ne s’intéresse guère au passage de té-
moin entre le religieux et le politique qui s’ébauche alors dans les cités grecques. La soi-
disant démocratie athénienne est, pour lui, un régime profondément inégalitaire, fondé sur
l’exclusion de la plus grande partie du corps social143.
Il évoque aussi le védisme dans son recueil de conférences intitulé Le sacrifice. Il lit les
Brâhmanas, telles qu’analysés par le philologue Sylvain Lévi dans La doctrine du sacrifice
dans les Brâhmanas144, comme une véritable théorie scientifique du rite145.
Girard concentre ainsi une part de ses recherches sur cette phase particulière de la domination
des religions polythéistes et des cités-États, des royaumes et des empires : celles-ci cristalli-
sent au demeurant les mythes et rites des cultures agropastorales antérieures dans des civilisa-

se voit investi par le groupe d’aucune mission définie. Il n’est pas plus le juge détenteur d’un pouvoir judiciaire
[…]. » In TESTART, Avant l’histoire, p. 451-452.
143
Quand ces choses, p. 89 : « Une démocratie qui exclut, les étrangers, les femmes et les esclaves, et qui repose
entièrement sur l’exploitation d’un empire colonial ou semi-colonial ne vaut pas mieux que beaucoup d’autres
oligarchies. »
144
LEVI, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas.
145
Incidemment, Mircea Eliade fait une remarque dans son Histoire des croyances et des idées religieuses, sur
« l’union des opposés […], une des caractéristiques de la pensée religieuse indienne longtemps avant de devenir
l’objet de la philosophie systématique. » In ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses, p. 216-217.
L’ambivalence et l’union des contraires sont omniprésentes dans la mythologie védique.

259
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tions aux classes ou castes fortement différenciées, permettant de les approcher indirectement.
Au terme de cette évolution, il estime enfin que « ce qui donne son impulsion première à
notre civilisation en Égypte, en Grèce et surtout chez les Hébreux, […] c’est le renoncement à
l’horrible univers religieux des prostitutions sacrées, du meurtre du roi et surtout, bien sûr, de
l’infanticide rituel, du sacrifice des premiers-nés […].146 » Un recours à des institutions moins
directement violentes est désormais possible pour contenir la violence.

§ 3 : La naissance de l’ homo hierarchicus et la prévention de la violence par la différence

Une histoire girardienne serait d’abord une histoire du sacré, ses institutions assurant pour lui,
bien avant le politique et l’économie, la contention de la violence.
Si nous suivons la chronologie logico-historique proposée par Lambert pour la naissance des
religions, l’humanité paléolithique aurait recouru d’abord à des pratiques « chamanistes »,
telles qu’on peut tenter de se les figurer avec prudence d’après l’observation ethnographique
des peuples sibériens, par exemple147. Ces peuples marquent des différences dans peu de do-
maines, pour l’essentiel biologiques, entre les sexes ainsi que les adultes, les enfants et les
vieillards. La vie au sein d’un groupe peu nombreux est centrée sur l’obtention de la subsis-
tance par la cueillette, la chasse et parfois la pêche. Aux structurations fondées sur des diffé-
rences physiologiques et déterminées par la coopération qu’exige la chasse au gros gibier,
correspond une communauté plutôt « égalitaire ». Même s’il est risqué, le départ du groupe
peut constituer une faculté, voire une obligation en période de disette… quand il ne prend pas
la forme d’une expulsion. Ces communautés semblent plutôt égalitaires148, jusqu’à un certain
point libérales, coopératives et intégratrices de leurs membres. Certaines limitent leurs vio-
lences intestines sans être obligées de faire la guerre à l’extérieur, le nomadisme dans des es-
paces très peu peuplés limitant l’intérêt et même la possibilité de l’appropriation des terres
tout en réduisant au minimum l’accumulation de biens matériels convoitables. D’où l’idée
d’un âge d’or et d’abondance paléolithique149.

146
Quand ces choses, p. 129. Je souligne.
147
Ils expriment le « sentiment d’une unité de vie avec la nature et en particulier avec les espèces animales […] ;
l’idée d’une équivalence entre l’âme humaine et l’esprit animal, avec possibilité d’échange entre les deux ;
l’action rituelle par identification simulation, sans prière ni sacrifice, ni temple. » In LAMBERT, La naissance des
religions, p. 61.
148
Mais leurs croyances privilégient la chasse masculine à la cueillette féminine qu’elles ne représentent pas et
ritualisent peu. La cueillette a moins à voir avec la violence.
149
Par exemple SAHLINS, Âge de pierre, âge d’abondance ou HARARI, Sapiens. Même si les peuples de chas-
seurs-cueilleurs n’évitent « ni la violence (cannibalisme, chasse aux têtes), ni la dominance d’un sexe par un
autre », in PATOU-MATHIS, La préhistoire de la violence et de la guerre, p. 153.

260
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

Dans des sociétés qui précèdent la révolution agropastorale du Néolithique150, Brian Hayden
établit une corrélation entre les degrés de complexité, de prospérité et d’inégalité des sociétés
préhistoriques151. Des chefs en quête de maîtrise du surplus y auraient développé des straté-
gies152 conduisant à l’augmentation de la production de la collectivité par effets successifs de
contagion auprès de ses membres, les réticents s’exposant aux reproches et courant le risque
d’une exclusion de la vie sociale (impossibilité d’accéder au mariage, au règlement des diffé-
rends…). Dès ce moment, s’articuleraient ainsi mimésis d’appropriation, pouvoir, rivalité et
volonté de s’affranchir de l’égalité pour les puissants ou aspiration à les égaler pour les
membres de l’élite moins bien placés. De multiples inventions et innovations majeures datent
de cette période153. Göbekli Tepe pourrait correspondre à l’aboutissement de cette évolu-
tion154 : une capacité à construire des sanctuaires monumentaux et à se sédentariser, donc à
stocker et conserver des aliments, avant toute domestication155. Brian Hayden voit alors naître
au Proche-Orient une dynamique sociopolitique nouvelle : les stratégies de captation des sur-
plus « reliaient aussi le succès dans la reproduction et les alliances défensives et offensives à
la production économique, en créant de nouveaux types de pression très puissants destinés à
accroître la production.156 » Une religion agropastorale traduit les modifications socio-
politico-religieuses intervenues : elle réalise l’intégration du groupe en le plaçant au centre du
monde, en procurant un fonds commun de manières de penser, de juger et d’agir. Elle ex-
plique et justifie les stratifications sociales (initiés / non-initiés, hommes / femmes, anciens /
moins âgés, chefs / subordonnés) ; l’ordre social et l’ordre naturel étant liés, tout dérangement
du premier est susceptible de provoquer des désordres, des maux, ce qui contribue puissam-

150
De moins 40 000 à moins 10 000 ans.
151
Ibid., p. 96-100
152
Ibid., p. 57-71 : établir des droits de propriété sur des ressources particulièrement recherchées et productives
en investissant dans les aménagements nécessaires ; établir le principe de dettes contractuelles telles que caracté-
risées par Mauss, au moyen de festins, prix de la fiancée et dots, formations dans les arts pratiques, politiques et
ésotériques des enfants, mais aussi déformations corporelles prisées par la communauté ou encore distributions
d’objets de prestige ; contrôler l’accès aux objets exotiques ou demandant un travail intensif en vue d’un profit ;
utiliser des tabous pour collecter des amendes et des pénalités pouvant aller jusqu’à l’esclavage mais aussi négo-
ciables pour les familles riches ; tirer avantage des guerres et des calamités lorsqu’elles se traduisent par des
actions sacrificielles coûteuses pour les moins riches qui accroissent alors leur endettement ; convaincre les
autres qu’ils disposent d’un accès privilégié aux esprits les plus puissants.
153
In ibid., p. 119 : « […] la poterie, la meule, la hache polie, les bateaux pour les navigations en mer, les mai-
sons rectangulaires, le culte des ancêtres, les tombes et les constructions monumentales, les grandes communau-
tés, la sédentarisation, l’usage du jade et des métaux, l’esclavage et toute une série de technologies de prestige. »
Dans cette énumération, nombre d’entre elles se rattachent au sacré ou au symbolique.
154
Ibid., p. 104.
155
Également à la fin du Paléolithique, la culture natoufienne en Cisjordanie fournit des témoignages d’un habi-
tat en dur, d’inégalités funéraires, de sacrifices humains et d’anthropophagie au sein de sociétés complexes de
chasseurs-cueilleurs semi-nomades, sinon sédentaires. In ibid., p. 110-113.
156
Ibid., p. 117.

261
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ment à en motiver le respect.157


La relative égalité et la liberté, plus relative encore, d’aller et venir des chasseurs-cueilleurs
ont disparu. La contention de la violence par la religion incorpore davantage de violence avec
des sacrifices animaux et / ou humains. La fixation sur un territoire est associée à la domesti-
cation d’espèces animales et végétales. L’identité du groupe suppose l’adversité et la guerre
avec les peuples voisins pour gagner la gloire mais aussi pour faire des prisonniers et des es-
claves, utilisables pour les sacrifices et la vindication.
Vient ensuite le temps des religions polythéistes auxquelles correspondent les cités-États et
les empires ainsi que des structures hiérarchiques et inégalitaires. L’accumulation des biens et
la sédentarité sur un territoire donné produisent des objets de convoitise en plus grand nombre
et des échanges qui ne se limitent plus aux seuls rites de potlach et obligations du don. Servie
par une prêtrise nombreuse et hiérarchisée abritée dans des temples souvent monumentaux où
l’on sacrifie et productrice de récits sacrés et de prières, la religion renforce son rôle intégra-
teur au sein d’un espace plus vaste et complexe : elle contribue à légitimer la stratification
sociale et, plus largement, le conservatisme ; ordres sacré, politique et social étant liés, un
pouvoir monarchique est toutefois séparé et légifère au nom des dieux, introduisant de la con-
tingence dans un ordre jusqu’alors conçu comme éternel ; le souverain est considéré comme
le représentant d’un dieu, voire un dieu lui-même, ce qui lui confère un pouvoir quasi-absolu,
tant que les malheurs ne s’accumulent pas dans le royaume.158
Au terme de cette histoire de l’humanité d’avant l’ère commune, un affermissement des hié-
rarchies s’est opéré et, plus généralement, des différences dans un cadre ritualisé à l’extrême,
obligeant et interdisant dans le but de contenir une violence qu’avivent la sédentarité, la densi-
fication et la production de surplus. Face à une menace aggravée de dissolution de la commu-
nauté, l’appareil religieux vise à conserver la paix civile et légitime les conquêtes.
Là où Girard agrège rapidement en une longue période d’hominisation lui permettant de faire
émerger tout le symbolique d’un meurtre fondateur répété à de multiples reprises, nous avons
tenté de clarifier, autant que possible, une chronologie en recourant à des hypothèses formu-
lées depuis la publication de La violence dans différents champs :
- les centaines de milliers d’années où seules des communautés de chasseurs-cueilleurs sub-
sistent, nécessairement inspirées par la chasse au gros gibier comme le postule Burkert ;
- la diffusion de l’homo sapiens retracée par la génétique des populations depuis 100 000

157
LAMBERT, La naissance des religions, p. 142.
158
Ibid., p. 284.

262
Chapitre 7 : Les origines de la culture ou l’humanité naissante persévérant dans son être

ans, avec l’aide de Cavalli-Sforza ;


- les dizaines de milliers d’années du Paléolithique supérieur qui manifestent une structura-
tion sociale rudimentaire par la constitution de surplus et la fabrication d’objets de pres-
tige postulée par Alain Testart et Brian Hayden ;
- la révolution agropastorale impliquant l’appropriation, l’inégalité et la contention de la
violence par les institutions religieuses et des systèmes vindicatoires tels que les présente
Raymond Verdier ;
- enfin la naissance des cités et des empires, lesquels sont les premiers à délivrer des témoi-
gnages écrits sur leurs croyances et leurs modes de vie.
Disposant de ressources matérielles inédites, ces derniers donnent naissance une première fois
au politique dans sa triple dimension d’aspiration à la souveraineté, d’édiction de législations
et de régulation par un ordre juridictionnel, le tout restant enchevêtré dans un système
d’institutions religieuses et de représentations symboliques avec lesquelles il partage la fonc-
tion de contenir la violence toujours prête à fragiliser la persistance de la communauté.
Cette époque s’achève sur un affaiblissement du sacré et l’avènement concomitant des pre-
miers préceptes politiques et concepts philosophiques et moraux dans de nombreuses civilisa-
tions éloignées les unes des autres, au point d’échapper pour l’essentiel à des effets de conta-
gion, entre le VIIIe et le IIIe siècle avant l’ère commune. Cette période voit enseigner des
sages connaissant un renom durable, liés le plus souvent à des systèmes de croyance universa-
listes, religieux ou philosophiques : Zoroastre, Socrate et Platon, Bouddha et Mahâvîra, Con-
fucius et Lao Tseu, les prophètes juifs pré- et postexiliques… Cette thèse de la période axiale,
proposée par Karl Jaspers159, a été reprise, entre autres, par Yves Lambert, pour élaborer sa
théorie sur la naissance des religions. Avant Jaspers, Hocart entrevoyait lui aussi cette con-
vergence dans Rois et courtisans : « Vers 500 av. J.-C., la pensée religieuse connut une muta-
tion considérable : la prospérité et le bien-être matériel deviennent des buts indignes d’être
poursuivis, et c’est pourquoi les chefs religieux consacrèrent toutes leurs énergies à
l’élévation de leur esprit.160 » Il y voit l’origine de religions qu’il qualifie d’éthiques, partant à
la poursuite du Bien. Ce tournant semble coïncider avec le moment où le souci de la prospéri-
té délaissé par les religions devient l’affaire du politique et de l’économie dans des sociétés où

159
Par exemple, Les grands philosophes : Ceux qui ont donné la mesure de l’humain : Socrate, Bouddha, Con-
fucius, Jésus, 2009.
160
HOCART, Rois et conseillers, p. 146.

263
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

pouvoir et administration se sont structurés dans l’ombre et pour les besoins du religieux161.
Face à l’approche insistant sur la concomitance des évolutions de Jaspers, Girard tend à dis-
tinguer de son côté l’évolution qu’ont connue la Grèce et Rome, très marquées par la violence
sacrificielle religieuse et le déni philosophique de la violence, de celle dont les prophètes juifs
témoignent à partir de Jérémie, mettant le dévoilement des persécutions au centre de leurs
récits. Là où Jaspers insiste sur les ressemblances, Girard privilégie la différence qu’il estime
majeure entre les écrits bibliques adoptant le point de vue des victimes quand les mythes des
autres cultures et civilisations préfèrent celui des foules persécutrices.
Plus de quarante ans après La violence, les données fournies par l’archéologie et la génétique
des populations, de même que par l’éthologie ont beaucoup augmenté et gagné en précision.
L’ouvrage de Girard serait différent aujourd’hui. Pour autant, l’hypothèse initiale ne semble
pas être fondamentalement remise en cause par ces faits nouvellement connus. La thèse mor-
phogénétique d’ensembles humains persistant dans leur être malgré une violence toujours
menaçante reste ainsi en travail. L’institution de la justice pénale et de l’État de droit se com-
prend mieux à partir de la généalogie proposée par la théorie mimétique. La question du pou-
voir, en particulier son incarnation dans un bouc émissaire en sursis, fait écho à la situation
précaire des élus de nos gouvernements représentatifs : l’expulsion, désormais non sanglante,
est consubstantielle à la désignation pour assumer la charge de la souveraineté.

161
Incidemment, en ajoutant Jésus et Mahomet à la liste, la plupart des révolutions religieuses ou parareligieuses
dont ils sont les porteurs et qu’ils incarnent ont eu en définitive des répercussions plus larges et plus durables que
nombre de révolutions politiques et toutes les épopées impériales.

264
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

Chapitre 8 : De l’aristocratie
à la démocratie, l’égalisation en marche

Après une montée vers une structuration de plus en plus inégalitaire et complexe des commu-
nautés allant du Paléolithique supérieur aux sociétés antiques au sein desquelles elle a atteint
une apogée, une nouvelle période débute qui est restée jusqu’à présent la nôtre : elle se carac-
térise par une tendance à l’égalité croissante des conditions telle que Tocqueville l’a énoncée
pour le dernier millénaire et une émancipation des croyances superstitieuses au profit d’un
point de vue scientifique, ou du moins non-religieux, de plus en plus assuré sur la « nature ».
La théorie mimétique ne prétend pas ici à l’originalité : elle emprunte l’opposition homo hie-
rarchicus / homo aequalis à Louis Dumont. Girard se distingue néanmoins en articulant cette
histoire avec celle de la mimésis d’appropriation, d’une part, et, d’autre part, celle du déclin
de l’efficacité du mécanisme victimaire. Il affronte aussi la difficile question du travail de la
Révélation via l’expansion du christianisme.
Le premier temps va de la fin de l’Antiquité à la Renaissance. La deuxième séquence traite de
l’avènement de la souveraineté. Une troisième section est réservée à Tocqueville, historien et
sociologue du passage à la médiation interne. Dans un dernier temps, le singulier XXe siècle,
suicidaire et génocidaire, est analysé à la lumière de la théorie mimétique.

Section 1 : La christianisation de l’Europe jusqu’à la fin du Moyen-Âge

Cette section amène au seuil du basculement à l’origine de l’œuvre girardienne, le passage de


la médiation externe à la médiation interne, une quinzaine de siècles après les débuts du chris-
tianisme politique. Comme les autres religions de salut1 qui, ensemble, sont devenues majori-
taires dans la période et le sont restées depuis lors, la foi chrétienne place l’ensemble des
croyants, voire de l’humanité, dans une position d’égalité de principe : chacun peut espérer
faire individuellement son salut et, par voie de conséquence, dispose d’un espoir a priori égal,
qu’il s’agisse des monothéismes ou des religions kharmiques. Le mouvement d’égalisation
des conditions induit par ce type de croyances est donc plus large que celui initié par la nais-

1
In LAMBERT, La naissance des religions, p. 291, sont distinguées deux grandes configurations parmi les reli-
gions du salut : le monothéisme dominé par la figure d’un Dieu unique (zoroastrisme, judaïsme, christianisme,
islam) et les religions kharmiques « qui postulent l’existence d’une essence universelle » (jaïnisme, bouddhisme,
hindouisme).

265
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

sance du seul christianisme, à la suite du judaïsme. Ces religions ne remettent toutefois pas en
cause classes, castes ou esclavage, mais leur représentation du monde les mine à terme.
Sur le plan politique, nous sommes dans une époque indéterminée entre les Anciens et les
Modernes que Pierre Manent nomme le « moment cicéronien » : ni la cité ni l’empire
n’imposent sa forme alors que la nation n’est pas encore née2. La pensée politique de l’époque
médiévale ne se donne que comme reprise des Anciens ou anticipation des Modernes : il n’y a
plus de régulation par les religions civiques et pas encore par une politique nationale ; place
est laissée à un « ordre ecclésial » au sein duquel la papauté n’est pas en mesure de produire
un ordre politique.
Ce qui finira par devenir un projet politique et, jusqu’à un certain point, une réalité est alors
amorcé par la formule de Paul dans son Épître aux Galates (3, 28) : « Il n’y a plus ni Juif, ni
Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous
vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ. » Les versets qui précèdent explicitent le renversement :
« Ainsi donc, la loi a été notre surveillant […]. Mais après la venue de la foi, nous ne sommes
plus soumis à ce surveillant […]. » La conversion des comportements relève désormais du
libre arbitre : « Tu n’es donc plus esclave [de la loi], mais fils [par la foi] » (Galates, 4, 7).
Ouverte à tous, la foi nouvelle se veut aussi intégratrice, « car tous vous n’êtes qu’un en Jé-
sus-Christ ». Et elle exige la coopération de tous les croyants3. L’image d’un idéal universel
est ainsi formée par l’égalité devant Dieu, la liberté par Dieu, l’intégration en Dieu et la coo-
pération pour Dieu. Cet horizon de la foi est comparable à l’espérance placée à partir du
XVIIIe siècle dans les systèmes politiques démocratiques et républicains.

§ 1 : Le christianisme, une religion d’État née du hasard ou de la Providence ?

Le succès du christianisme laisse pourtant perplexe. Si Girard croit en la force irrésistible de


la Révélation4, l’historien Paul Veyne propose une autre vision, plus événementielle, en se
focalisant sur le crucial IVe siècle, Quand notre monde est devenu chrétien5. Certes,
l’historien reconnaît la supériorité spirituelle du christianisme sur un paganisme usé6. Mais la
diffusion de cette religion si originale se fait d’abord au sein d’une élite représentative des

2
MANENT, Les métamorphoses de la cité, p. 154-159.
3
« […] travaillons pour le bien de tous, surtout celui de nos proches dans la foi. » (Galates, 6, 10).
4
Il suffit d’en savoir les mécanismes pour s’affranchir des pièges du désir et de la violence. En cela, il suit
l’enseignement de Jésus rapporté par Jean (8, 32) : « La vérité fera de vous des hommes libres. »
5
VEYNE, Quand notre monde est devenu chrétien.
6
Ibid., p. 75-77.

266
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

urbains alphabétisés, au plus un dixième de la population de l’Empire7. La répression de la


nouvelle foi suscitée par son intransigeance à l’égard des autres croyances ne dissuade pas
cette élite. Elle connaît ensuite un développement rapide par la volonté du pouvoir impérial de
Constantin guidé par une foi personnelle8. Ce dernier se mêle de débats théologiques au sein
d’une Église encore instable dans l’espoir d’en faire un instrument au service de l’Empire. Le
christianisme s’appuie enfin sur l’efficacité d’un réseau d’évêchés qui structure l’Empire et
finit par en prendre le contrôle. L’institutionnel, le politique, le militaire et l’administratif
semblent déterminants dans les premiers succès du christianisme.
Toutefois, telle que pratiquée, la conversion des masses évite le recours à la force durant deux
siècles. Constantin a opté pour une politique tolérante, se contentant d’inciter ses sujets par le
renforcement des prérogatives chrétiennes et l’abolition progressive des formes du culte
païen9. Il entend faire régner la paix, en théorisant : « la paix religieuse détermine la paix ci-
vile aussi sûrement que la persécution entraînerait une guerre intérieure.10 » Il rappelle ici la
vocation du politique à pacifier et réduire les persécutions à leur niveau le plus bas tout en
satisfaisant autant de revendications que possible. Le IVe siècle voit l’abolition des sacrifices
sanglants d’animaux dans l’Empire, décrétée par deux fois, en 342 et 39211. En privant le pa-
ganisme de son principal rituel, cette interdiction le condamne à mourir à petit feu, faute de
disposer de son instrument majeur pour le maintien de la paix civique12. La fin des sacrifices
sanglants puis des jeux du cirque exige leur remplacement par d’autres outils de prévention
des crises et de réconciliation sociale.
L’arrivée sur le trône impérial de Julien l’Apostat en 361 et sa tentative avortée de retour au
paganisme suggèrent que ce qui vient d’être accompli aurait pu être aisément défait13. Pour
Paul Veyne, « l’avenir du christianisme a dépendu à ce moment de la décision d’une camarilla

7
Ibid., p. 66-69 et 73. La conversion du pater familias entraîne souvent celle de sa maison.
8
Vainqueur en 312 au Pont Milvius, puis principal inspirateur de l’édit de Milan accordant aux chrétiens les
mêmes droits que les païens. In ibid., p. 72 : « Sans le choix despotique de Constantin, il n’aurait jamais pu de-
venir la religion coutumière de toute une population. » Également p. 77 et chapitre IV.
9
Ibid., p. 21.
10
Ibid., p. 184.
11
Ibid., p. 153. Constantin n’y est pas parvenu durant son règne, maintenant par exemple la consultation des
haruspices en cas de foudroiement d’un édifice (p. 155). Il laisse cette tâche à son fils, Constance II.
12
Les jeux du cirque, institutions sacrificielles participant au retardement des crises, sont aussi l’objet de cri-
tiques chrétiennes. Le code de Théodose indique que « les spectacles sanglants ne sont pas admissibles dans une
société tranquille et un pays paisible. » In ibid., p. 156 et p. 184 : référence du code de Théodose, XV, 12, 1.
13
Ibid., p. 160. Les tractations pour lui trouver un successeur en 363 désignent d’abord Sallustius, un païen
proche de Julien l’Apostat, lequel refuse, laissant la place à des chrétiens qui poursuivent l’œuvre engagée par
Constantin.

267
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

qui avait d’autres soucis.14 » En 400, le christianisme est ainsi religion d’État dans l’Empire,
même si des coutumes païennes y survivent longtemps, notamment dans les campagnes.
La pérennisation du christianisme bénéficie ensuite du choix des rois barbares qui voient un
intérêt à s’y convertir et le protéger afin d’assoir leur pouvoir sur des populations issues du
démembrement de l’empire romain15. Selon Athanase, Constantin aurait lui-même perçu, dès
325, la contagion mimétique à l’œuvre en l’espèce :
Grâce à mon adoration au service de Dieu, partout c’est la paix, et le nom de Dieu vénéré
comme il doit l’être par les Barbares eux-mêmes qui ignoraient jusqu’à présent la Vérité… Oui,
aujourd’hui les Barbares eux-mêmes ont connu Dieu grâce à moi, vrai serviteur de Dieu ; ils ont
appris à le craindre, car ils ont éprouvé par les faits que Dieu était partout mon bouclier […].16
Quoi qu’il en soit, l’Empire romain d’Occident17 sombre, sous les coups de ces mêmes Bar-
bares, un siècle et demi après la conception du projet politico-religieux de Constantin. La
puissance de la Révélation semble ultérieurement mise en échec à partir du VIIe siècle par le
succès foudroyant du djihad musulman : il entraîne en effet à sa suite, sans rencontrer une
forte résistance, des conversions à une autre foi dans une moitié de l’ex-Empire romain18.
L’expansion chrétienne n’a donc d’emblée rien d’irréversible. Voulue par le politique, elle est
susceptible d’être refoulée par un projet théologico-politique alternatif.
On peut enfin mettre en perspective la décision individuelle de Constantin en la comparant à
d’autres choix qui interviennent en Extrême-Orient et empêchent la diffusion du christianisme
au XVIIe siècle au Japon et, surtout, au XVIIIe en Chine19. Ces faits bien connus restituent une
place, plus importante qu’attendue au vu du modèle théorique girardien, aux aléas politiques
de l’Histoire.
S’agissant de révéler la vérité, la multiplication des schismes et des hérésies au sein de la

14
VEYNE, Quand notre monde est devenu chrétien, p. 163. L’interdiction définitive et décisive des sacrifices en
392 par Théodose est également la conséquence d’une tentative de sécession de Rome organisée par le chef
germain païen Arbogast, défait lors de la bataille de la Rivière Froide en 394 (p. 166-167).
15
In ibid., p. 103, Paul VEYNE mentionne les travaux de Bruno Dumézil montrant qu’après « les Grandes Inva-
sions, les souverains germains arboreront le christianisme comme la marque de leur haut degré de civilisation. »
Benoît Cérézuelle me fait remarquer que la plupart des rois barbares sont toutefois convertis à l’arianisme et
qu’il faut attendre Clovis et ses succès militaires pour que l’hérésie soit réduite. Cette circonstance vient confir-
mer la part des événements historiques dans la diffusion du christianisme.
16
Ibid., citation reprise en note de bas de page n° 4, p. 88-89.
17
Il reste néanmoins possible de mettre au crédit du choix de Constantin la persistance millénaire de l’Empire
romain d’Orient. Quoi qu’il en soit, l’Europe devient et reste majoritairement chrétienne en s’étendant jusqu’à la
Russie, assez largement indifférente aux formes politiques adoptées par les royaumes qui en font leur religion.
18
Ibid., p. 11.
19
L’empereur de Chine commence à ouvrir son pays, convaincu par des jésuites, mais sous réserve que le culte
des ancêtres soit maintenu, dans le cadre de la querelle des rites, ce à quoi la papauté ne consent pas. L’empereur
de Chine partage le sens politique de Constantin, mais le pape a entretemps conquis un magistère qui le conduit à
exclure toute mesure transitoire de cette nature. En termes de démographie et de géopolitique, l’enjeu est pour-
tant alors considérable : la population chinoise représente déjà plus du quart de celle du monde à cette époque.

268
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

chrétienté pose aussi la question de sa juste expression. Girard soutient néanmoins qu’aucune
de ces contestations n’a porté sur le cœur de la Révélation : l’innocence de Jésus manifestée
par la Passion. De nombreux évènements historiques ont toutefois montré que le thème de
l’innocence des victimes, en écho à celle du Christ, n’a pas eu l’effet attendu de retenir la vio-
lence, y compris et peut-être surtout entre croyants partageant une foi identique ou proche.
La succession de ces événements pose deux questions : s’agit-il de hasard ou de nécessité et,
en ce deuxième cas de figure, de causalités logiques ou d’interventions providentielles ?

§ 2 : Le retour de l’archaïque germanique en Europe, entre recul de l’ordre romain et pro-


grès de l’influence de la religion chrétienne

Dans Les racines de l’Europe20, le médiéviste Michel Rouche peint le tableau des sociétés du
haut Moyen Âge entre 568 et 888, dont il indique par ailleurs qu’il gagne en intelligibilité en
adoptant une grille de lecture girardienne21. De l’Espagne à la Scandinavie, la domination de
peuples germaniques22 se traduit à cette époque par un retour aux mécanismes d’une violence
déchaînée mais aussi réglée par des institutions sacrées, en cohérence avec leurs mythes fon-
dateurs. Là où elles sont attestées, la romanisation et la christianisation récentes des élites
restent superficielles. Le plus souvent sans villes ou dotées de villes qui se sont rétractées, ces
sociétés, contrairement à l’organisation urbaine et juridique romaine, sont fondées sur la vio-
lence, guerrière et sociale, le prestige et la solidarité au sein de la parentèle ou d’une guilde.
Elles se présentent comme des matriarcats : la reine, détentrice du « ventre de souveraineté »,
donne naissance à des descendants mâles qui, tous, ont vocation à devenir roi. Le roi-prêtre
est élu ou hérite de la fonction selon des règles de dévolution successorale particulières23, en-
gendrant des assassinats fréquents et d’incessantes rivalités entre prétendants égaux. Dès que
la société entre en crise (mauvaise moisson ou défaite), le roi peut être mis à mort après une
traque rituelle – une chasse à l’homme dans les bois à coups de trompe – ses restes étant cuits
dans un chaudron et mangés par la meute de ses poursuivants24. Bref, le roi retrouve ici sa
fonction originelle de bouc émissaire en sursis, toujours prête à ressurgir.

20
ROUCHE, Les racines de l’Europe.
21
Conférence prononcée à l’École nationale des chartes le 28 octobre 2014 sous le titre : « Structures archaïques
du Haut Moyen Age : perspectives girardiennes ».
22
Ainsi que les scandinaves et les celtes, autres peuples païens et non urbanisés.
23
Il s’agit du principe de la tanistry : dans le cas de tanistry successive, le successeur est choisi parmi les collaté-
raux, frères (le deuxième à la suite du premier etc.), cousins, neveux plutôt que parmi les descendants, de ma-
nière à avoir toujours à disposition un protecteur adulte du groupe. En cas de tanistry simultanée, le royaume est
partagé entre les frères comme pratiqué à plusieurs reprises par les Mérovingiens et les Carolingiens.
24
ROUCHE, Les racines de l’Europe, chapitre VIII.

269
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Des institutions vindicatoires comme le wergeld, la composition fondée sur des amendes de
compensation, l’ordalie, la vengeance privée obligatoire (faide) entre deux familles ou deux
clans, associées à l’esclavage et à la prise d’otages constituent des solutions intermédiaires de
contention a minima de la violence entre institution sacrificielle et droit pénal.
Dans une économie peu monétarisée, le don et le contre-don dominent parmi les élites qui
disposent d’un trésor pour remplir leurs obligations auprès de leur famille et de leurs affidés et
faire montre de magnificence ainsi que de solidarité au sein des guildes et des familles.
L’Église n’influe longtemps qu’à la marge sur ces comportements même si elle sème progres-
sivement les ferments d’une mutation culturelle. Quand la barbarie « méprise les trois inter-
dits fondamentaux : mentir (parjure), tuer (vengeance) et dévorer (cannibalisme, inceste) »25,
l’Église tente, elle, de favoriser : la dévolution successorale au fils aîné encadrée par un
sacre ; le mariage monogame, indissoluble, non-consanguin et fondé sur le libre consente-
ment ; l’apprivoisement de la mort ; l’incorporation des esclaves dans la communauté des
hommes par le baptême et la possibilité de leur ordination après affranchissement ; la réorien-
tation des dons vers les pauvres, figurae Christi, et l’assemblée ecclésiale ; l’assistance chari-
table26 en particulier aux malades ou encore le droit d’asile tout en s’opposant à la vengeance
privée. Évêques, curés de paroisse, missionnaires, moines – à cette époque des laïcs et sou-
vent issus de l’affanchissement –, ermites, reclus volontaires et saints sont des acteurs impor-
tants des transformations des mœurs. On passe alors du système du don contre-don germa-
nique à la réclamation du don sans retour chrétien. Des rois d’ascendance germanique, tels
Dagobert ou Charles Martel, sont néanmoins prompts à retirer à l’Église une partie des res-
sources qui lui sont nécessaires pour ce faire.
Michel Rouche propose son interprétation de la sortie de la violence du haut Moyen-Âge :
Les Germaniques […] n’obtenaient qu’une paix temporaire par le sacrifice humain et la faide à
l’intérieur de la parentèle. Les Romains, eux, y parvenaient par le biais du pacte écrit et discuté,
tant que l’un des deux contractants ne se retirait pas. Les chrétiens proposaient, par l’absolution
et le pardon, la fin de la haine et de la culpabilité, c’est-à-dire la paix avec soi-même. [… ;] re-
prenant nombre d’institutions romaines, l’Église a reconnu à l’État l’exercice d’une violence lé-
gitime, ce qui n’empêcha point que leurs rapports fussent conflictuels […].27

25
Ibid., emplacement Kindle 4876.
26
Par exemple avec l’inscription des pauvres sur une matricule, l’hôtellerie, la porterie.
27
Ibid., conclusion.

270
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

La monopolisation progressive de la violence légitime dans le cadre d’une souveraineté qui


deviendra absolue à partir du XVIIe siècle s’engage ainsi dès cette époque.
La régression vers l’archaïque que connaît le haut Moyen Âge germanique et celte fournit un
exemple de la pertinence d’une histoire mimétique : dans des temps historiques suffisamment
bien documentés28 pour ne pas laisser une place excessive à l’interprétation des données
qu’impose l’archéologie, elle laisse apparaître un maximum de la violence supportable par les
grands ensembles humains, toujours à la limite de la crise incontrôlable, et des mécanismes
traditionnels de sa contention avant que le travail du christianisme ne change la donne. Celui-
ci finit par rendre possible une régulation politique, en jetant un pont entre l’antiquité grecque
et romaine, premier âge du politique dans l’histoire européenne et son second âge à partir de
la fin des guerres de religion où l’ordre souverain prend le relais. Entre temps, la féodalité et
la lutte entre papauté et monarques apparaissent comme le moment d’un établissement pro-
gressif des fondements d’un État chrétien, refermant une période, ô combien significative du
point de vue girardien, du retour de la violence archaïque.

§ 3 : La lutte du Pape et de l’Empereur, entre magistère religieux et politique

Le christianisme antique et médiéval a infusé à la suite des élites politiques de l’Empire ro-
main. Il reste alors sacrificiel pour Girard : une religion porteuse d’une vérité partielle, une
« forme religieuse intermédiaire »29. Michel Rouche estime quant à lui que le sacré a parfois
été la traduction malheureuse donnée à l’impératif distinct de la sainteté. Si le christianisme
s’est un peu paganisé avec le culte des saints et des reliques, les processions en cas de séche-
resse, les rogations, les guérisons miraculeuses30…, il constitue néanmoins pour Girard, mal-
gré ses imperfections, le vecteur du progrès possible des Évangiles contre une violence de
moins en moins enchaînée par le mécanisme dévoilé du bouc émissaire.
Le poids d’un politique renaissant semble pourtant l’emporter de plus en plus nettement au
sein de la chrétienté. Girard donne ainsi un bref récit du conflit millénaire entre le Pape et
l’Empereur. En 800, « Charlemagne, qui décide de christianiser l’Empire et d’“impérialiser”
le christianisme »31 se laisse couronner par Léon III qui ne s’agenouille pas au préalable de-

28
Grégoire de Tours, Bède le Vénérable, code de Théodose ou de Receswinthe, « bréviaire » d’Alaric, actes des
conciles et des synodes, décrétales, lois, connaissance des langues et des étymologies qui en dérivent…
29
Des choses cachées, p. 310.
30
VEYNE, Quand notre monde est devenu chrétien, p. 173-174.
31
Achever Clausewitz, p. 340.

271
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

vant l’Empereur, contrairement à l’usage byzantin32. Une rivalité mimétique au long cours
s’ensuit, « où les empereurs vont imposer leur couronnement aux papes et les papes excom-
munier les empereurs33 ». Le conflit entre la papauté et l’empire pourrait être « un des noyaux
essentiels, à partir desquels s’organisent la plupart des rivalités politiques en Europe.34 » À
l’instar de l’Angleterre, la papauté s’institue en tiers arbitre du conflit entre la France et le
Saint-Empire romain germanique, et mène un jeu autonome fondé sur son poids spirituel,
quand bien même sa puissance temporelle se réduit. Sa stratégie politique consiste en « une
résistance acharnée à la domination impériale, d’où qu’elle vienne.35 »
La relation politique fondamentale est bien le duel. Elle polarise les oppositions qui se super-
posent pour n’en faire plus qu’une entre deux champions, deux peuples. Elle évite, ce faisant,
le mécanisme de la victime émissaire qui, lui, focalise les oppositions sur un seul. Le tournoi
est un progrès par rapport au lynchage, substituant le un contre un au tous contre un. À
l’époque contemporaine, la compétition électorale peut s’envisager comme un nouveau pro-
grès, celui d’une joute collective, la forme du duel se combinant à celle de la sélection / élec-
tion d’un seul pour prendre en charge les revendications de la foule.
À cette vision du rôle des grandes figures de l’Histoire qui s’affrontent deux à deux en repré-
sentant les oppositions pendantes, Tocqueville ajoute sa perception d’une égalisation des con-
ditions engagée très tôt : « Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France
de cinquante en cinquante années, vous ne manquerez point d’apercevoir qu’une double révo-
lution s’est opérée dans l’état de la société. Le noble aura baissé dans l’échelle sociale, le ro-
turier s’y sera élevé […].36 »

§ 4 : Présence du désir mimétique dès la littérature et les chroniques médiévales

Girard s’est sporadiquement intéressé aux doubles mimétiques de la littérature médiévale tout
en se qualifiant de médiéviste défroqué. Le contexte politique et social est celui du féoda-
lisme, qu’il qualifie d’ « anarchie à peine institutionnalisée [...] où l’autorité du roi est pure-
ment nominale et honorifique.37 » Dans la suite de la régression archaïque qui vient d’être
évoquée, il reste, à certains égards, peu différent de celui des cultures agropastorales mention-

32
Voulue par un empereur, la puissance du christianisme encourage ainsi des velléités d’émancipation du Pape
face à ses lointains successeurs à la tête du Saint-Empire romain germanique.
33
Achever Clausewitz, p. 340. Cf. la querelle des investitures et Canossa à la fin du XIe siècle.
34
Ibid., p. 341.
35
Ibid., p. 342.
36
In TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, Introduction, p. 41.
37
Ibid., p.41.

272
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

nées au chapitre précédent, en repli par rapport à l’organisation politico-juridique de l’empire


romain.
Dans Yvain, le chevalier au lion, Chrétien de Troyes met en évidence l’importance de la re-
nommée dans l’univers très compétitif de la chevalerie : l’amour et le pouvoir y vont au vain-
queur38. Nos deux chevaliers sont égaux en tout et donc incapables de vaincre l’autre, sauf à
se tuer simultanément : si le tournoi auquel ils participent anonymement, chacun caché aux
yeux de son rival par son armure, les oppose pour des raisons de prestige, une longue amitié
les réunit. Dans le récit, les allégories Haine et Amour39 se juxtaposent, préfigurant la rivalité
des doubles oscillant sans cesse entre modèle et obstacle. Chrétien de Troyes repère donc ici
certains des mouvements du désir mimétique40. Girard découvre par ailleurs l’amour suggéré
par la lecture chez Dante, lorsqu’il raconte l’histoire de Paola et Francesca s’identifiant au
modèle de Lancelot et Guenièvre41.
Près de trois siècles avant Shakespeare et Cervantès, le désir mimétique est donc déjà présent
dans la littérature sous sa forme de médiation interne. Toutefois, dans ces sociétés à la fois
hiérarchiques et à l’autorité politique instable et mal définie, la médiation joue entre égaux
compartimentés, chevaliers également valeureux ou jeunes nobles découvrant l’amour. Cette
rivalité existe tout autant entre les jeunes paysans au sein de bandes qui s’entretuent à l’arme
blanche à la première occasion42. L’histoire ultérieure de l’égalisation des conditions est celle
du décloisonnement de la médiation interne, probablement présente de tout temps, à
l’ensemble d’une population dont les séparations tombent les unes après les autres, jusqu’à
celui qui distingue le détenteur de la souveraineté des sujets ou des citoyens.
Girard identifie d’autres indices de l’évolution préalable à la généralisation de la médiation
interne, par exemple lorsque la peinture occidentale invente la perspective : « on cesse de se
représenter en grand les gens importants, et en petit les autres. C’est l’égalité absolue dans la
perception.43 » Les conditions d’un débridement du désir sont ainsi progressivement réunies.

38
La trame du roman semble s’inspirer du mythe du roi de Nemi, gardien de la fontaine d’Artémis et renvoyer à
la thématique du roi sacré, in HECKMANN et LENOIR, 2012, article de Nicolas LENOIR, « Yvain, la mervoille
provée : Figures et critiques de la royauté sacrée », p. 29-55. Ce roman se trouverait ainsi au carrefour de la my-
thologie gréco-romaine, des cultures agropastorales, mais aussi de la voie qui mène au roman moderne.
39
La haine et l’amour sont deux des affects principaux de l’Ethique de Spinoza avec la joie et la tristesse.
40
Osant cette fois-ci un grand bond en avant, nous ne sommes pas si éloignés de la situation de deux amis poli-
tiques de longue date, ayant fait carrière et campagne à de multiples reprises ensemble, qui se disputent soudain
l’investiture de leur parti commun pour la prochaine élection.
41
Commentant dans Achever Clausewitz (p. 345) son article de 1963, « De La Divine Comédie à la sociologie du
roman » (in Géométries du désir, p. 48-64), Girard indique avoir voulu montrer « que l’enfer du désir tient tout
entier dans notre refus de voir l’imitation. »
42
MUCHEMBLED, Une histoire de la violence.
43
Quand ces choses, p. 75.

273
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Dans le domaine politique, des situations de rivalité mimétique s’observent si les institutions
le permettent. Dans ses Principes du gouvernement représentatif, le politologue Bernard Ma-
nin cite les considérations d’un chroniqueur génois de 1190 dans une république communale :
Les discordes civiles, les intrigues remplies de haines et les divisions ont surgi dans la cité à
cause de l’envie mutuelle d’une multitude de citoyens qui rivalisent d’ardeur pour être consuls
de la commune. Aussi, les sages et les conseillers de la cité se réunirent et décidèrent que, dès
l’année suivante, le consulat de la commune devrait prendre fin et presque tous furent d’accord
pour avoir un podestà.44
La mimésis d’appropriation du pouvoir, ou de la vertu civique, débouchant sur l’ « envie mu-
tuelle », est donc attestée au XIIe siècle entre ces citoyens également éligibles aux fonctions
d’administration de la cité et les factions qu’ils constituent, qui « rivalisent d’ardeur ». La
seule solution imaginée pour écarter les risques engendrés par ces conflits mimétiques pour
l’accès aux fonctions publiques les plus élevées est en l’espèce de constituer une hiérarchie
non contestable par ceux qui y sont soumis en recourant à un étranger doté pour une courte
période des pouvoirs exécutif et judiciaire. Ce témoignage convainc de l’universalité des mé-
canismes du désir que certaines institutions libèrent. Et le recours à un étranger établit un lien
avec les royautés sacrées évoquées au chapitre précédent : le podestà revêt certains traits d’un
bouc émissaire en sursis dans une communauté placée sous la menace d’une crise mimétique.

§ 5 : La fin de la chasse aux sorcières et des représentations persécutrices, préalable à ou


conséquence de la rationalité scientifique ?

Girard trouve enfin dans le Moyen-Âge les éléments qui permettent de lancer un pont entre ce
qui est seulement connu par l’archéologie, la mythologie et l’historiographie antique, et une
histoire médiévale suffisamment proche pour qu’on puisse démêler les faits relatés des
croyances du temps. Il réunit sous le terme de chasse aux sorcières des violences légales
[…] dans leurs formes mais généralement encouragées par une opinion publique surexcitée […
qui] se déroulent de préférence dans des périodes de crise qui entraînent l’affaiblissement des
institutions normales et favorisent la formation de foules […] susceptibles de se substituer entiè-
rement à des institutions affaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression décisive.45
Il s’agit alors d’assouvir cette violence collective pour « purger la communauté des éléments

44
Cité in MANIN, Principes du gouvernement représentatif, p. 75. Les italiques sont ceux de l’édition de Bernard
Manin. Les précisions qu’il apporte à la suite sont éclairantes : le podestà « devait être étranger à la cité et, de
préférence ne pas venir d’une commune voisine. Cela venait assurer qu’il soit “neutre à l’égard des dissensions
et des intrigues”. »
45
Le bouc émissaire, p. 21.

274
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

impurs qui la corrompent, des traitres qui la subvertissent.46 » Lorsque Guillaume de Machaut
impute la peste à l’empoisonnement des rivières par les juifs, la croyance aux forces occultes
se réduit pourtant déjà : « la chimie prend le relais du démoniaque pur.47 » La dimension sa-
crée a disparu : les victimes des persécutions ne sont plus un objet d’adoration48. À l’époque,
le juriste Jean Bodin, un des pères de la science politique, croit à la sorcellerie : il participe
encore à un consensus social dominé par la représentation persécutrice49.
Cette période est donc cruciale pour Girard qui inverse le sens de la causalité généralement
admise entre fin de la chasse aux sorcières et développement de l’esprit scientifique50. Dans
un chapitre intitulé « la science des mythes », il développe son argument sur le caractère
scientifique de son hypothèse, quand bien même celle-ci ne respecte pas le critère poppérien
de la « falsifiabilité »51. Il note ailleurs que « dans un univers technique, on ne peut plus se
payer le luxe de remplacer les causes techniques par des coupables.52 » Il en conclut que son
hypothèse a un statut scientifique, dans la mesure où elle combine « le maximum d’incertitude
actuelle et le maximum de certitude potentielle.53 » Ce disant, il n’a pas démontré pour autant
que la condition nécessaire et suffisante du développement scientifique dans l’Occident chré-
tien est le renoncement à la perspective des persécuteurs de sorcières et que celui-ci serait la
conséquence de la Révélation. L’importance particulière prise par les accusations de sorcelle-
rie au sein d’un système culturel dominé par l’Église54, laquelle n’a pas jugulé de sa seule
initiative cette fausse croyance, peut étayer une thèse inverse.

46
Ibid., p. 26.
47
Ibid., p. 27.
48
Ibid., p. 60.
49
Ibid., p. 61.
50
« Ce n’est pas parce que les hommes ont inventé la science qu’ils ont cessé de chasser les sorcières, c’est parce
qu’ils ont cessé de chasser les sorcières qu’ils ont inventé la science. L’esprit scientifique, comme l’esprit
d’entreprise en économie, est un sous-produit de l’action en profondeur exercée par le texte évangélique. » In
ibid., p. 300.
51
Il part de l’accord sur le point de vue persécuteur que reflète Guillaume de Machaut. Il pose ensuite la question
de la légitimité de l’élargissement de cet accord à d’autres situations de persécution relatées dans les mythes,
explicitement ou après effacements successifs conduisant à des versions adoucies. Il conclut en comparant notre
savoir anthropologique à celui de la population européenne du XVIIe siècle qui fait encore sienne, majoritaire-
ment, la perspective persécutrice vis-à-vis des sorcières. Un siècle plus tard, la même population adhère à un
consensus sur la non-culpabilité des personnes encore accusées de sorcellerie. L’affaire des possédées de Loudun
et les accusations de sorcellerie aboutissant à la mise à mort d’Urbain Grandier en France et celle des sorcières
de Salem ont entretemps fini par mettre un terme à quatre siècles de croyances probablement exacerbées par la
peur.
52
Quand ces choses, p. 21.
53
Le bouc émissaire, p. 147.
54
In OUGHOURLIAN, Un mime nommé désir, p. 83 et suivantes, on trouve un manuel de deux inquisiteurs, le
Malleus Maleficarum édité en1486, qui répond à tous les critères d’un texte de persécution (accusations my-
thiques, procès inique et sacrifice public de la victime), dont il est dit que d’autres adopteront le même point de
vue pendant plusieurs siècles. Jean-Michel Oughourlian indique que « la justification suprême des persécutions
est la lutte contre Satan et les démons » du XIVe au XVIIe siècle, et seulement durant cette période (p. 91).

275
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Le christianisme a probablement eu une part plus importante que ce que la vulgate scienti-
fique lui concède dans la mise à distance du sacré permettant le développement de l’esprit
scientifique en Occident – ne serait-ce qu’en substituant aux emballements collectifs la mé-
diation de procès soigneusement instruits où la recherche de la preuve peut favoriser des ap-
préciations rationnelles –, mais il paraît insuffisamment prouvé qu’il en ait été le seul préa-
lable. Girard indique d’ailleurs lui-même qu’à partir du XVe siècle, soit en pleine période de
la chasse aux sorcières, « la démocratisation est une donnée capitale, inséparable de
l’importance que prennent tout de suite, dans notre monde, les applications techniques dont la
science aristocratique de l’antiquité ne se soucie guère […].55 » La question de la part à attri-
buer au christianisme n’est pas tranchée.
Quoi qu’il en soit, les maladies épidémiques et les crises locales s’expliquent désormais par
d’autres causes que la malfaisance des médecins juifs, maîtres des remèdes et des poisons, ou
le mauvais œil et les pactes sataniques des sorcières. Quant aux cas de possession démo-
niaque, on finit par ne plus croire suffisamment au diable comme médiateur externe56 pour
préférer y voir les symptômes de crises d’hystérie et de faire de cette dernière LA maladie
psychique du XIXe siècle. La perspective persécutrice a incontestablement régressé.

Section 2 : De la souveraineté des monarques à celle des peuples

À partir de la Renaissance, les organisations politiques qui se mettent en place précipitent le


mouvement de l’égalité des conditions. Cette période voit naître la science politique. En ar-
rière-fond de ces évolutions, Girard brosse à grands traits l’histoire de la fin de l’aristocratie
comme une suite de déclins accompagnés d’ultimes sursauts violents, qui se poursuit jusque
dans celui des nationalismes et donc du politique contemporain même :
Le déclin de la féodalité a exaspéré les conflits féodaux. Après la réforme, lorsque l’ardeur reli-
gieuse faiblit, les guerres religieuses se multiplient. À la fin du XVIIIe siècle, en France, la « ré-
action nobiliaire », suscitée par l’affaiblissement de la noblesse, contribue au déclenchement de
la Révolution. Le moment paroxystique des conflits nationaux, la Première Guerre mondiale,
annonce le déclin des nationalismes.57
Après l’avènement de la figure du souverain, l’absolutisation de ce dernier prépare l’irruption

55
Quand ces choses, p. 82.
56
OUGHOURLIAN, Un mime nommé désir, p. 122 : « Le Diable était donc condamné par l’histoire, car rejeté par
les revendications du moi. Il fallut cependant le remplacer […] par le biais non plus de la religion mais de la
médecine. »
57
« Les appartenances », p. 33.

276
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

révolutionnaire de peuples d’individus. Cet enchaînement historique contribue au rejet par


Girard du paradigme dominant de la science politique, le contrat social, probablement pour lui
une sorte d’équivalent au mensonge romantique.
Notre première partie a montré la centralité du souverain : il occupe la position du modèle
dans la psychologie interdividuelle et celle de Dieu dans l’anthropologie évangélique. La sou-
veraineté est l’enjeu du désir : supposée chez le modèle, prétendue dans le cas du pseudo-
narcissisme ou concédée dans celui du pseudo-masochisme. De même, le combat suprême
dans les Évangiles met-il aux prises Satan, le prince de ce monde, avec Dieu en son Royaume.
Logiquement, une histoire mimétique recoupe du XVIe au XIXe siècle, celle de la souveraine-
té58. Le politique s’ordonne désormais « sur un fondement profane dont l’État historique est
l’organisation.59 »

§ 1 : Naissance de la science politique et de la figure du souverain

L’histoire de la science politique intéresse peu Girard. Ce qui suit ne lui emprunte donc que
sporadiquement. Il la rejette avec les autres sciences humaines. En naissant au XVIe siècle,
elle donne pourtant une forme politique aux modèles de la médiation externe avec les figures
du prince machiavélien puis du monarque absolu. Paul Dumouchel, Jean-Pierre Dupuy et
Wolfgang Palaver en particulier ne s’y sont pas trompés.
Sans mentionner le vocable de souveraineté60, Machiavel est le premier à faire de la politique
une affaire humaine. Le Prince61 pourrait se lire comme un manuel de maîtrise d’une mimésis
d’appropriation qui prend pour objet le pouvoir à conquérir et à conserver. Il impose une rup-
ture avec l’idéalisme des philosophes grecs et des théologiens médiévaux en quête de la cons-
truction d’une cité idéale. Ainsi que Pierre Manent62 le note, il formule à l’impératif une exi-
gence nouvelle qui fonde la modernité : agir de la façon dont on se conduit et non de la façon
dont on devrait le faire, le réel plutôt que l’idéal. Cet impératif inaugure le passage à la média-
tion interne et au désir émulatif. Le souci machiavélien de la « vérité effective de la chose »63

58
Ce mot et ses dérivés sont au demeurant présent dans le lexique girardien, y compris lorsqu’il traite du roi
sacré dans La violence ou de la coquette dès Mensonge romantique. Ils reviennent 45 fois dans De la violence à
la divinité.
59
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 11. On suivra les analyses de cet ouvrage dans cette section.
60
Ibid., p.17.
61
Écrit en 1513 et publié en 1531.
62
MANENT, Les métamorphoses de la cité, p. 122.
63
MACHIAVEL, Le Prince, chapitre XV, p. 109 : « […] il m’a semblé plus convenable de suivre la vérité effec-
tive de la chose que son imagination. »

277
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ainsi que de la nécessité64, l’affirmation selon laquelle un prince et une multitude ne sont ni
bons ni mauvais, tout cela devrait intéresser Girard : ce dernier ne l’intègre cependant pas à sa
réflexion.
Bodin est, quant à lui, le premier à donner une définition de la souveraineté au chapitre VIII
de son premier livre de La République65 : « La souveraineté est la puissance absolue et perpé-
tuelle d’une République » ainsi que son fondement principal dont tout pouvoir procède66, une
définition qui convient à tout modèle du désir mimétique. Il marque une rupture avec la
royauté sacrée, en dissociant la fonction du rite, l’origine humaine du pouvoir étant dépouillée
de son origine divine : « Combien que le Roi ne laisse pas d’être Roi sans le couronnement, ni
la consécration : qui ne sont point de l’essence de la souveraineté ». Pour autant, comme
Hobbes l’indique trois-quarts de siècle plus tard au frontispice du Léviathan : « Non est
potestas super terram quae comparetur ». S’il n’y pas d’autre puissance comparable, elle de-
vient le bien à convoiter par excellence. Cette situation a pour complément la soumission vo-
lontaire. Elle est la contrepartie de la libre volonté d’un souverain qui dit la loi67. Bodin
l’évoque sous la forme d’un apologue68. Dans son Discours sur la servitude volontaire69
Étienne de La Boétie déplore quant à lui que la multitude se soumette à un seul ou à quelques-
uns : « Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisque
en cessant de servir, ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la
gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug.70 »
Paul Dumouchel voit en ce paradoxe de la servitude volontaire celui du pouvoir politique lui-
même : « une forme d’association qui, quoiqu’elle résulte de l’accord de tous, peut néanmoins
réussir, sans se détruire, à tourner contre ceux qui la produisent la force qu’ils produisent.71 »
Pour lui, La Boétie a le mérite rare de repérer la fréquence du retournement paradoxal de
l’État contre ses membres72 : « chacun paie au pouvoir le tribut de sa soumission, parce qu’il

64
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 24-25.
65
Publiée en 1576.
66
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 33-34.
67
Ibid., p. 31-32.
68
Toujours dans son chapitre VIII du premier livre de La République : « Nous te prions, nous voulons aussi, et
t’enseignons que tu règnes sur nous : alors le Roy dit, si vous voulez cela de moi, il faut que vous soyez prêts à
faire ce que je commanderai : que celui que j’ordonnerai être tué, soit tué incontinent, et sans délai, et que tout le
Royaume soit commis et établi entre mes mains : le répond, ainsi soit-il : puis le Roy continuant dit, la parole de
ma bouche sera mon glaive : et tout le peuple lui applaudit. » In édition électronique classiques UCAQ, p. 78,
fichier Fbodin_six_livres_republique.doc.
69
Écrit en 1548 mais publié en 1576.
70
LA BOETIE, Discours sur la servitude volontaire, p. 136.
71
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 92.
72
Ibid., p. 94-95.

278
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

espère en retour l’exploiter à son avantage.73 » Les hommes admettraient pour cette raison
leur exclusion du pouvoir par leur servitude volontaire. La compétition avec le détenteur de la
souveraineté reste toutefois présente chez Machiavel et possible chez Bodin. La Boétie con-
damne implicitement la monarchie de droit divin et met ses espoirs dans la rationalité indivi-
duelle : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres.74 » L’égalité des conditions est
en marche. Avant même l’avènement du gouvernement représentatif, la science politique
naissante inscrit ainsi ses principaux concepts dans notre carré : citoyenneté, souveraineté,
compétition et exclusion. Cette dernière est la contrepartie de la toute-puissance d’un souve-
rain, en général identifié à une personne, dont la légitimité ne dépend pas exclusivement des
citoyens. Il décide de qui participe à ses côtés au souverain : l’aristocratie, le clergé ou le
tiers-état, et, parmi ces ordres, ceux qui secondent le monarque dans le fonctionnement de
l’État et le quadrillage du territoire. Aussi bien chez Bodin que La Boétie, les aristocrates ap-
paraissent déjà illégitimes, coincés entre le monarque et le peuple : la souveraineté est indivi-
sible75 pour le premier ; le second condamne les parasites de la cour76.
Enfin, nos trois penseurs de la Renaissance conçoivent les fondements de la science politique
alors qu’ils observent des pouvoirs incapables de maintenir la paix civile : la contention de la
violence est leur préoccupation commune. Cette révolution dans la pensée politique coïncide
avec la Réforme, les guerres de religion qui s’ensuivent et l’édiction du principe « cujus regio,
ejus religio » par le Traité de Westphalie en 1648 qui vient solder ces conflits. Non seulement
sont alors instaurés le principe de non-ingérence et l’égalité théorique entre les États77, mais la
souveraineté du monarque sur son territoire s’étend ainsi jusqu’au choix de la religion de ses
sujets. Les religions ont, elles, renoncé dans le même temps à distinguer entre violences légi-
time et illégitime, laissant cette charge au souverain.
Tout est en place pour que la médiation interne gagne progressivement l’ensemble de la popu-
lation, la médiation externe tendant à être monopolisée par un seul détenteur de la souveraine-
té et de la violence légitime, lequel s’arroge tous les pouvoirs, y compris religieux, laissant

73
Ibid., p. 95.
74
LA BOETIE, Discours sur la servitude volontaire, p. 139.
75
« […] la souveraineté indivisible et incommunicable est à un seul, ou à la moindre partie de tous, ou à la plu-
part : qui sont les trois sortes de Républiques que nous avons posées. » In La République, fichier électronique
UCAQ, p. 148.
76
LA BOETIE, Discours sur la servitude volontaire, p. 163 : « […] dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mau-
vais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins perdus de réputation, qui ne
peuvent faire mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ardente ambition et d’une notable
avarice se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de
petits tyranneaux. »
77
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 141.

279
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

cheminer ses sujets vers l’égalité des conditions78.

§ 2 : La souveraineté absolue hobbesienne ou l’égalisation à terme de tous sauf un

Girard propose une analyse du règne de Louis XIV emblématique de sa vision historique :
La monarchie absolue est une étape vers la révolution et les formes les plus modernes de la va-
nité. À Versailles, […] l’existence est une imitation perpétuelle de Louis XIV. Le roi-soleil est
le médiateur de tous les êtres qui l’entourent. Et ce médiateur reste séparé de ses fidèles par une
distance spirituelle prodigieuse. Le roi ne peut pas devenir rival de ses propres sujets. […] La
théorie du « droit divin » définit parfaitement le type particulier de médiation externe qui fleurit
à Versailles et dans la France entière pendant les deux derniers siècles de la monarchie.79
Le roi pousse en quelque sorte le chant du cygne de la médiation externe : monarchie absolue
et société d’ordres, la France n’est plus qu’un souverain unique, modèle universel, et un
peuple de sujets qu’une segmentation en ordres ne différencie plus qu’optiquement. La Révo-
lution française en prend acte dès 1789 en proclamant l’égalité entre tous80.
La « prodigieuse distance spirituelle » que Louis XIV a instaurée a été difficile à assumer par
ses successeurs. La monarchie absolue est vouée à l’échec tant elle dépend d’un ensemble de
croyances profanes que seul un monarque quasi divin peut inspirer. Moins de deux siècles
plus tard, Louis-Philippe boursicote, abolissant toute distance avec son peuple81.
Philosophe de l’État qui entend fonder une science du politique parée des mêmes qualités que
la physique des corps, Hobbes est le penseur de la souveraineté absolue, là où Machiavel écrit
en conseiller du prince et Bodin en juriste. Il est lui aussi le témoin direct d’un état de guerre
civile en Angleterre, donc de violences intestines82, et le contemporain du moment où le jeune
Louis XIV est aux prises avec la Fronde en France mais aussi de la guerre de Trente Ans au
cours de laquelle les souverainetés s’affrontent comme pour se conforter mutuellement. Paul
Dumouchel remarque qu’il fait de l’exclusion des groupes intermédiaires (et donc du lami-
nage de la médiation externe) la condition de la paix intérieure :
Politiquement, l’expulsion des groupes hors de l’État équivaut à l’unanimité, car elle pose les
sociétaires face à l’État comme des individus isolés, dans la mesure où il n’existe pas à
l’intérieur de l’État de groupe qui puisse assurer leur défense. Tous sont identiquement soumis

78
C’est aussi le moment où Shakespeare et Cervantès entrent sur la scène girardienne.
79
Mensonge romantique, p. 140.
80
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 146-147.
81
Mensonge romantique, p. 141.
82
VINOLO, La violence différante, p. 89.

280
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

au même pouvoir auquel ils accordent leur soutien en échange de sa protection.83


Pour résister unanimement à l’ennemi commun extérieur avec une force suffisante, le nou-
veau principe de solidarité rattache « tous les citoyens [isolés de leur groupe d’appartenance]
à une autorité unique détentrice du monopole de la violence légitime.84 »
Girard nourrit des sentiments ambivalents à l’égard du philosophe anglais. Il applaudit au
chapitre XIII du Léviathan où il trouve un état de nature présenté comme une inévitable
guerre de chacun contre chacun, chaque belligérant étant suffisamment égal aux autres pour
leur faire craindre la mort, état proche de la situation préalable au déclenchement du méca-
nisme de la victime émissaire. Il serait probablement prêt à s’accommoder d’une conception
de la souveraineté qui se présente comme une auto-transcendance de la loi. Il ne peut en re-
vanche se satisfaire de la formulation d’un mythe moderne « état de nature-pacte-état de so-
ciété […] fondateur de l’avènement historique de la loi »85, une solution en forme de contrat
social : la volonté du peuple institue le souverain qui l’assujettit à la loi, dessinant ainsi une
hiérarchie enchevêtrée. L’engagement contractuel est exprimé au chapitre XVII de Léviathan
en ces termes : « J’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon
droit de me gouverner moi-même, à la condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises
toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude, ainsi unie en une seule per-
sonne, est appelée un ÉTAT […].86 » La condition de réciprocité simultanée est la clé de
l’adhésion de chacun et donc de tous : un mécanisme d’imitation conditionnelle généralisée
est indispensable ; mais il est impossible à obtenir pour Girard. Le désir du contractant n’est
pas d’imiter l’autre mais que l’autre l’imite pour permettre une réciprocité nécessaire au con-
trat. Chacun revendique ici l’antériorité de son désir87. Or une telle situation conduit au conflit
plus souvent qu’au contrat. Même si Hobbes évite de faire du souverain un contractant lié par
le contrat, il n’échappe pas au paradoxe de la pré-identification nécessaire de sa personne.
Quoi qu’il en soit, entre l’action de Louis XIV et la science de Hobbes, la médiation externe
d’un seul ouvre désormais un champ infini à la médiation interne entre tous les autres.
La monopolisation de la violence par le souverain et un système pénal qui se substitue aux
institutions vindicatoires produisent des effets spectaculaires sur la violence individuelle.

83
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 117.
84
Ibid., p. 145.
85
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 49-50.
86
HOBBES, Léviathan, p. 288
87
Dans un état de rivalité généralisé, cette revendication d’antériorité fait songer à ce que la nosologie tradition-
nelle appelle paranoïa, si l’on suit la tentative de reclassement de Jean-Michel Oughourlian exposée à l’annexe 3.

281
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Dans la plupart des pays du Nord de l’Europe jusqu’à la France, dont l’absolutisme est le plus
puissant, s’enclenche un mouvement de baisse spectaculaire des taux d’homicide, « lié à la
nette diminution des confrontations masculines à l’arme blanche qui affecte en premier lieu
les aristocrates, avant de diffuser lentement et inégalement au sein des couches populaires. 88 »
La réglementation puis l’interdiction du duel et la pénalisation des meurtres remplacent la
composition. Le roi n’accède plus aux demandes de rémission. La modification des principes
d’éducation des adolescents propage une transformation des comportements et des valeurs des
jeunes mâles jusqu’alors prompts à prouver leur virilité dans des combats entre pairs, princi-
palement entre 15 et 30 ans, célibataires ou jeunes mariés. Le dégoût du sang en vient à
l’emporter sur la défense de l’honneur, accompagnant l’émergence d’une nouvelle conception
de la personne, responsable de ses actes et, de ce fait, en voie d’autonomisation. Actrice ma-
jeure de cette inflexion, la justice pénale du souverain applique désormais la sanction à celui
qui est reconnu coupable du crime, rétablissant l’imputation directe de la vengeance tout en se
prémunissant contre le risque de vendetta. La peine de mort est appliquée aux crimes pour
lesquels elle est prévue au terme d’un procès en bonne et due forme comme dernier mot de la
violence. Quant à l’exécution, elle est publique, le bourreau n’étant que le bras armé de la
foule. L’accusation publique, le jury populaire et le procès ont pour rôle de réunir toute la
communauté dans l’unanimité de la condamnation. L’incarcération, à l’instar de l’expulsion
archaïque, éloigne la source du désordre. Dès le XVIIIe siècle en France, de moins en moins
toléré en milieu urbain, le meurtre tend à diminuer tandis que le vol augmente chez des en-
fants du peuple qui s’estiment mal lotis89. Suivant le juriste Antoine Garapon, Robert Mu-
chembled estime que le rituel judiciaire construit l’objet social « accusé » par opposition à
l’honnête homme, « au cours d’un processus légal qui permet à l’État d’affirmer son autorité
de manière symbolique et d’offrir aux citoyens un idéal d’égalité devant la loi.90 » Le modèle
du bouc émissaire reste ainsi en arrière-plan.
Si l’Église joue un rôle pédagogique important en faveur du recul de la violence, le renforce-
ment de l’institution monarchique et l’extension du champ de compétence de la justice du roi
constituent les facteurs déterminants de l’inflexion. Les comparaisons dans l’espace et le
temps révèlent de grandes différences, certains pays profondément christianisés échappant au
mouvement (en Europe de l’Est) ou le suivant avec retard et écart (quelques régions ita-

88
MUCHEMBLED, Une histoire de la violence, p. 455.
89
Ibid., p. 329.
90
Ibid., p. 365.

282
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

liennes). Il est probablement envisageable de relier le comportement des princes chrétiens au


sortir des guerres de religion et de la guerre de Trente ans à leur éducation religieuse et une
meilleure compréhension de la révélation évangélique mais, à l’évidence, ce facteur ne peut
tenir lieu d’explication unique ni même principale du recul de la violence. Celui-ci contredit
au demeurant la prédiction de la théorie mimétique selon laquelle la décrédibilisation par la
Révélation et l’inefficacité croissantes du mécanisme de la victime émissaire auraient dû en-
gendrer un surcroît de violence. A contrario, cette situation rend manifeste une régulation de
la violence qui devient de plus en plus le fait d’institutions politiques et de moins en moins
des institutions religieuses.

§ 3 : La critique girardienne de l’idée du contrat social

Déjà abordée à notre chapitre 4, à propos de Hobbes, l’idée de contrat social connaît sa consé-
cration chez Rousseau. Ce paradigme du politique exaspère Girard « parce que les rivalités
mimétiques s’y opposent !91 » L’impossibilité du contrat résulte des circonstances dans les-
quelles il devrait être imaginé et paraphé. De surcroît, il participe à la dissimulation des san-
glantes origines de l’humanité et des institutions92. Au-delà de ce rejet, Girard donne une ana-
lyse politiquement éclairante du texte de Rousseau :
La fascination durable qu’exerce le Contrat social ne vient pas des vérités qu’il pourrait conte-
nir, mais de l’espèce d’oscillation vertigineuse qui s’y produit entre les deux catégories de puis-
sances [foule et pouvoirs établis]. Au lieu de choisir résolument l’une d’entre elles et de s’y te-
nir, avec les « rationnels » de tous les partis, Rousseau voudrait concilier les inconciliables et
son œuvre ressemble un peu au tourbillon d’une révolution réelle, incompatible avec les grands
principes qu’elle énonce.93
Girard en profite pour ré-évoquer l’opposition structurante de toute organisation politique : la
foule face aux pouvoirs établis, les deux catégories de puissance supérieure qui s’affrontent et
tendent sporadiquement à s’égaliser.
La critique de Pierre Manent de la position de Girard est radicale. Le contrat social relève plus
pour ses théoriciens d’ « un principe d’intelligibilité – du passage de la violence à l’ordre so-

91
Quand ces choses, p. 46-47.
92
« L’idée du contrat social est le grand écran humaniste tendu devant la rivalité mimétique, l’échappatoire clas-
sique de ceux qui reculent devant la logique de la violence. […] Le contrat social se doit d’intervenir au moment
le plus violent de la crise, […] à l’instant même où toute solution rationnelle devient plus impensable que jamais.
L’idée qu’au plus fort de cette crise, les doubles hystériques s’assoient tranquillement autour d’une table pour se
donner une “constitutionˮ, cette idée est tellement absurde que ses défenseurs la présentent toujours comme une
invention strictement théorique. » In Shakespeare, p. 282.
93
Le bouc émissaire, p. 172.

283
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

cial et culturel – que de la description d’un épisode historique.94 » Il est issu chez Hobbes
d’une « contagion, de proche en proche » conduisant à « l’élection d’un individu au lieu du
pouvoir » où « il a le droit de tuer ». Pierre Manent trouve chez Hobbes la réponse à la « mys-
térieuse impunité » d’un Occident dépourvu de ses « béquilles sacrificielles » et de plus en
plus confronté à « l’effacement des différences » selon Girard, « un savoir qui est un pouvoir :
l’autorité politique qui décide souverainement du choix de la victime, qui distingue souverai-
nement la violence légitime et la violence illégitime.95 » Paul Dumouchel objecte aussi à Gi-
rard des « ressemblances entre le contrat social et la résolution victimaire de la crise mimé-
tique », mettant en évidence le pouvoir essentiel de distinguer la violence légitime et la vio-
lence illégitime :
Les théories du contrat social conçoivent l’accord qui est à l’origine de l’État souverain comme
un transfert par lequel les individus renoncent au profit du souverain à leur droit de se venger,
c’est-à-dire leur violence. Il est clair, chez Hobbes et Locke au moins, que ce qui construit
l’État, lui confère sa force souveraine, indispensable afin qu’il puisse nous protéger, et rend sa
violence légitime, est le transfert unanime au souverain de la violence de tous les citoyens. Ce
déplacement […] donne naissance à une instance transcendante qui énonce la différence entre la
bonne et la mauvaise violence – elle détient le monopole de la violence légitime – et dont la
fonction première est de protéger les hommes contre leur propre violence !96
Si l’anti-contractualisme de Girard apparaît excessif, le contrat social pouvant se concevoir
comme une métonymie de l’auto-transcendance présente dans sa théorie mimétique, Paul
Dumouchel relève néanmoins aussi des dissemblances : l’absence de victime émissaire, de
crise violente et de méconnaissance de cause97. Les théories du contrat social reflètent et dis-
simulent ainsi tout à la fois le lien de filiation entre l’État moderne et le mécanisme victi-
maire. Elles escamotent notamment les victimes de la violence de l’État, c’est-à-dire de la
violence de chacun98.
Paul Dumouchel note en outre la parenté entre forme classique de l’État et mécanisme du

94
In MANENT, « Une théorie qui a quelque chose à cacher ».
95
Ibid.
96
In Cités n° 53, p. 25-27 pour cette citation et les suivantes. Pour Paul DUMOUCHEL, « ainsi que l’avait bien
compris Hobbes, si le pouvoir suprême peut de son propre chef détruire tous ceux qui s’opposent à lui, il ne peut
à proprement parler régner qu’avec l’accord de ceux sur qui il exerce sa puissance. Dès lors qu’on conçoit cet
accord comme un transfert à l’État de la violence de tous ses membres, il faut comprendre l’hypothèse de la
résolution victimaire de la crise mimétique comme logiquement équivalente à l’affirmation que dans les sociétés
où la violence est maîtrisée par le mécanisme victimaire spontané, nul ne peut détenir le monopole de la violence
légitime. »
97
Comme me l’indique Pierre Prades, l’établissement du Commonwealth de Cromwell s’est fait sur le meurtre
du roi, mais dans les formes légales et en toute méconnaissance de sa dimension sacrificielle.
98
Pierre Manent, lui, n’occulte pas cette violence.

284
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

bouc émissaire. Elle s’en distingue toutefois par la volonté rationnelle qui préside sinon à
l’origine, du moins à la pérennité du transfert unanime de la violence à un détenteur unique et
exclusif de son monopole ainsi que par son caractère séculier.

§ 4 : Appropriation et inégalité

Toujours plus proche de Girard que ce dernier ne l’admet, Rousseau s’intéresse à


l’appropriation et à sa relation à l’origine de l’inégalité. Sa réflexion fait écho à notre chapitre
7 où on a vu apparaître ces problèmes dans la préhistoire de l’humanité à partir du moment où
des stocks peuvent être accumulés, des établissements devenir permanents et des enclos se
révéler nécessaires pour garder le bétail. En conjecturant que « le premier homme qui ayant
enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le
croire, fut le vrai fondateur de la société civile »99, Rousseau propose une séquence qui com-
mence par une appropriation, mais née d’un acte unilatéral, à l’origine de toute inégalité et
engendrant, en définitive, de multiples rivalités violentes100. La conflictualité serait ainsi pour
lui une conséquence de l’inégalité plutôt qu’une fatalité des mécanismes du désir, lequel n’est
pas pour autant absent de sa réflexion. Rousseau énonce d’ailleurs les désirs qui mènent à la
rivalité comme indépendants d’une inégalité préalable, en des termes proches de ceux em-
ployés par la théorie mimétique :
[…] ce désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce
et compare les talents et les forces, combien il excite et multiplie les passions, et combien, ren-
dant tous les hommes concurrents, rivaux ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de revers, de
succès et de catastrophes de toute espèce en faisant courir la même lice à tant de prétendants.101
Plus généralement, sa dialectique fondamentale entre amour de soi bénéfique et amour-propre
toxique s’articule autour du désir mimétique : « Quand […] les hommes commencent à jeter
les yeux sur leurs semblables […] leurs intérêts se croisent […], l’amour de soi mis en fer-
mentation devient amour-propre.102 » Jean-Pierre Dupuy extrait également de Rousseau juge
de Jean-Jacques : « […] mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, [les passions
primitives] s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors

99
In ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, p. 164.
100
In ibid., p. 174, ROUSSEAU précise : « Enfin l’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins
par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se
nuire mutuellement, une jalousie secrète […] ; en un mot concurrence et rivalité d’une part, de l’autre opposition
d’intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d’autrui. Tous ces maux sont le premier effet
de la propriété et le cortège inséparable de l’inégalité naissante. »
101
Ibid., p. 189.
102
Lettre à Christophe de Beaumont, citée in DUPUY, Petite métaphysique des tsunamis, emplacement 828.

285
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

elles changent de nature et deviennent irascibles et haineuses.103 » Soit les ingrédients de la


mimésis d’appropriation et sa dérive quasi-inévitable vers l’envie et les rapports de doubles.
Si l’homme est conçu comme bon à l’état de nature contrairement à ce que pense Hobbes, la
violence n’est pas absente, elle est comme pour Girard seconde et résulte d’inévitables fric-
tions sociales104.
Du XVIe au XVIIIe siècle, une évolution considérable a été amorcée. Après son éparpillement
doctrinal, le religieux chrétien qui n’est jamais parvenu à asseoir complètement la souveraine-
té que le Pape a un temps revendiquée cède la place au politique pour monopoliser l’usage de
la violence qu’il a la capacité de qualifier de « bonne » pour juguler la « mauvaise ». Dans le
même temps, la structuration hiérarchique des sociétés tend à se défaire, écrasée par la toute-
puissance de l’État de droit. La médiation a commencé sa mutation dans un espace social en
cours de décloisonnement.

Section 3 : Tocqueville, témoin et historien de la transformation de la médiation

Aux temps où Tocqueville écrit, la souveraineté est encore en débat en France au terme d’une
longue Révolution qu’il estime inachevée et sur l’issue de laquelle il s’interroge. Il élabore De
la démocratie en Amérique105, sous la Monarchie de Juillet106 ; publié en 1856, L’Ancien Ré-
gime et la Révolution107 est conçu au début du Second Empire. Sa réflexion, fondée sur une
double opposition entre âges aristocratique et démocratique d’une part, Amérique et France de
l’autre, se veut « une science politique nouvelle pour un monde tout nouveau.108 »
Plutôt avare de définitions, Tocqueville préfère la dynamique des faits générateurs à la sta-
tique des concepts. Il en livre néanmoins une pour la souveraineté, lapidaire : « le droit de
faire les lois.109 » Elle signale ainsi l’enchevêtrement au cœur du concept : si la souveraineté
est « le droit de faire les lois », dans un État de droit, c’est la loi qui est créatrice de droits. Il
focalise son attention sur la souveraineté du peuple.
Ses analyses anthropologiques en font de plus un observateur précieux des mœurs de

103
Ibid., emplacement 873.
104
VIARD, Amour-propre, p. 11.
105
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I et II.
106
Le premier tome paraissant en 1835 et le second en 1840.
107
TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution.
108
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, Introduction, p. 43. Tocqueville, tout comme Hobbes avant
lui, ne semble pas nourrir de préjugé défavorable à l’encontre de la science politique, contrairement à Girard.
109
Ibid., première partie, chapitre VIII, section « En quoi la position du Président des États-Unis diffère d’un roi
constitutionnel en France », p. 197.

286
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

l’époque.

§ 1 : Un essayiste hissé au rang des grands romanciers du désir

Rares sont les philosophes, les sociologues et les politologues qui échappent à la critique gi-
rardienne, si ce n’est un préfigurateur de la théorie mimétique :
S’il y a une science politique, c’est Tocqueville […] qui trouve la différence entre la démocratie
et la monarchie en la fondant sur le modèle unique de cet animal sacrificiel qu’est le roi. La dé-
mocratie, où il y a autant d’obstacles que d’individus dans la société, donne l’impression que, le
roi supprimé, tous les obstacles sont supprimés.110
Dès 1960-1961, il réunit les contemporains Tocqueville et Stendhal en raison de la proximité
de leurs appréciations sur les mœurs de leur temps111. Stendhal « cherche la source de ce poi-
son spirituel [le ressentiment] dans l’imitation passionnée d’individus qui sont au fond nos
égaux et que nous dotons d’un prestige arbitraire.112 » Toujours pour Stendhal, « seuls méri-
tent la liberté ceux qui sont capables de la conquérir […]. Seul l’être fort peut vivre sans vani-
té.113 » De son côté, Tocqueville introduit en 1835 son propos sur le basculement qui s’opère
alors : « […] je voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait générateur dont
chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un
point central où toutes mes observations venaient aboutir.114 » Pour lui, « ce qui attache le
plus vivement le cœur humain, ce n’est pas la possession paisible d’un objet précieux, c’est le
désir imparfaitement satisfait de le posséder et la crainte incessante de le perdre.115 » L’égalité
des conditions, loin de faire disparaître la rivalité, la suscite au contraire116. Cette tendance à
l’égalité relève de la fatalité, même si Tocqueville la revêt des habits de la Providence. Il voit
aussi dans la multiplication des obstacles et l’excitation des ambitions les raisons de la montée
de l’inquiétude dans les sociétés démocratiques : « Ils ont détruit les privilèges gênants de
quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé
de forme plutôt que de place. Lorsque les hommes sont à peu près semblables et suivent une

110
Celui par qui, p. 151-152.
111
Conférence prononcée à Toronto en 1960 et rééditée in Mimesis & Theory, p. 42-48.
112
Mensonge romantique, p. 28-29.
113
Ibid., p. 81.
114
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, Introduction, p. 37
115
Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre X, p. 181.
116
Bruno Viard note que Tocqueville comprend le premier que « la vérité de l’individualisme n’est pas
l’autonomie mais l’aliénation », in VIARD, Amour-propre, p. 115.

287
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

même route, il est bien difficile qu’aucun d’entre eux marche vite et perce à travers la foule
uniforme qui l’environne et le presse.117 »
L’inquiétude tocquevillienne traduit et trahit l’insuffisance d’être118. Avant Girard, il repère
ici en outre le rôle majeur de la foule unanime. En introduction de De la violence à la divinité
en 2007, Girard affirme d’ailleurs : « La théorie mimétique du désir rejoint sur beaucoup de
points la pensée de Tocqueville dans la seconde partie de La démocratie en Amérique
[…].119 » Tocqueville pense ensemble l’égalité des conditions et la concurrence qui opposent
les égaux. Il témoigne de l’expansion de la médiation interne dans les sociétés démocratiques.
Il nous permet d’aborder ici le sujet de la souveraineté que Girard a évoqué plus allusivement,
préférant narrer les progrès de la médiation interne au XIX e siècle, pour poursuivre notre es-
quisse d’une histoire mimétique de l’égalisation des conditions.

§ 2 : La souveraineté nationale, tentative de préserver une hiérarchie des conditions

Si la souveraineté nationale correspond en Amérique à l’affirmation d’une indépendance, elle


prend en France la forme d’une construction de l’esprit pour tenter de façonner la réalité. Elle
apparaît dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en son article 3 :
« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation : nul corps, nul indi-
vidu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » L’abstraction de la nation,
appelée à se substituer au droit divin d’un monarque expulsé et même exécuté, transcende
l’assemblée des individus qui la composent, aucun d’entre eux ne pouvant plus monopoliser
la souveraineté. Cette modalité évite la question de savoir si ce sont le droit ou les lois qui
commencent : la nation précède et l’un et les autres, leur autorité en « émane ».
La nation est l’abstraction souveraine vers laquelle les désirs des citoyens convergent pour se
muer en patriotisme. Elle accroît l’espace de la solidarité et l’identité entre citoyens sans les
faire dépendre d’un quelconque lien personnel120. Mais la nation ainsi conçue doit confier la
désignation de ses représentants à une partie de ses membres, les mieux éduqués ou les plus
fortunés. La représentation nationale devient l’enjeu de la compétition mais aussi le moyen
d’exclure les porteurs de certaines revendications de puissance. Le tiers-état aspire ainsi à être

117
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre XIII, p. 193.
118
Girard rapproche l’inquiétude tocquevillienne de la vanité stendhalienne, « triste et soupçonneuse ; elle craint
atrocement le ridicule », in Mensonge romantique, p. 143. Ainsi caractérisée par la crainte du ridicule, la vanité
du XIXe siècle vue par Stendhal est bien une manifestation de l’insuffisance d’être à peine masquée par la suffi-
sance dont elle fait preuve.
119
De la violence à la divinité, p. 13.
120
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 148-150.

288
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

tout, mais en excluant ceux qui refuseraient de s’y fondre : la famille royale121, la noblesse
émigrée, les prêtres réfractaires à la constitution civile du clergé, ou encore les exclus du cens
en font rapidement l’expérience. La conception de la souveraineté nationale doit beaucoup à
Joseph Sieyès. L’article 26 de son projet de constitution énonce : la loi « doit être l’ouvrage
d’un corps de représentants choisis dans un temps court, médiatement ou immédiatement par
tous les citoyens qui ont à la chose publique intérêt avec capacité. Ces deux qualités ont be-
soin d’être positivement et clairement déterminées par la Constitution.122 » La citoyenneté est
ainsi d’emblée couplée à l’exclusion. Sieyès interprète fidèlement les attentes de la bourgeoi-
sie repérées par Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution123. La Constituante re-
court au cens dès 1791. Le sujet reste d’actualité quand Tocqueville écrit De la démocratie en
Amérique : Louis-Philippe l’abaisse dans l’espoir vain de le maintenir. Il suit les idées de
François Guizot, son ministre, qui a le projet d’une oligarchie au cœur d’une monarchie cons-
titutionnelle124. Ce dernier promeut le concept de « souveraineté de droit », comme un moyen
d’échapper au débat entre souveraineté nationale et du peuple125.
Dans ce contexte, Tocqueville pose la question qui le préoccupe : « Pense-t-on qu’après avoir
détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les
riches ?126 » Et il voit un peu plus loin des législateurs ne songeant « qu’à la repousser du
gouvernement »127. Ses considérations sur l’Amérique éclairent le mouvement historique,
couplant égalité des conditions et souveraineté du peuple : toutes les fonctions publiques ne
sont pas électives ni tous les citoyens, électeurs, le droit électoral étant presque partout subor-

121
Il n’est pas la peine d’insister sur les rapports entre le procès et la mort de Louis XVI et l’interprétation de la
naissance de la royauté sacrée à partir d’un bouc émissaire en sursis. À noter l’ironie d’une condamnation à mort
qui n’est plus un fait unanime mais celui de la plus courte des majorités en l’espèce. Majorité qui inclut toutefois
Philippe Égalité, donnant à la chose un semblant d’unanimité. Girard note par ailleurs que Marie-Antoinette
appartient à plusieurs catégories victimaires préférentielles : reine et étrangère durant une grande crise, et même
accusée d’avoir commis un inceste avec son fils in Le bouc émissaire, p. 32.
122
In FAURE (éd.), Les déclarations des droits de l’homme de 1789, p. 106. En posant la question Qu’est-ce que
le Tiers état ? en titre de son pamphlet publié quelques mois avant le début de la Révolution, SIEYES répond qu’il
est la nation dans son entier.
123
P. 173-174 : Lors de la réforme municipale de 1764, un intendant consulte les officiers municipaux d’une
petite ville sur la question de savoir s’il faut conserver aux artisans et autre menu peuple le droit d’élire les ma-
gistrats. Ils répondent que « le peuple n’a jamais abusé de ce droit, et qu’il serait doux sans doute de lui conser-
ver la consolation de choisir ceux qui doivent le commander ; mais qu’il vaut mieux encore, pour le maintien du
bon ordre et la tranquillité publique, se reposer de ce fait sur l’assemblée des notables. »
124
Voir par exemple in LESCUYER, Histoire des idées politiques, pp. 374-376.
125
Voir ses considérations dans Histoire générale de la civilisation en Europe, (1838), p. 187, édition électro-
nique UCAQ : « la souveraineté de droit, complète et permanente, ne peut appartenir à personne ; que toute attri-
bution de la souveraineté de droit, à une force humaine quelconque, est radicalement fausse et dangereuse. De là
vient la nécessité de la limitation de tous les pouvoirs, quels que soient leurs noms et leurs formes ; de là
l’illégitimité radicale de tout pouvoir absolu quelle que soit son origine, conquête, hérédité ou élection. »
126
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, introduction, p. 41.
127
Ibid., p. 43.

289
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

donné à un cens, faible au Nord, plus élevé au Sud. Mais confronté à l’égalisation des condi-
tions, le cens va s’abaissant jusqu’à aboutir à son contraire, le suffrage universel128.
Tocqueville voit aussi dans les règes de la transmission des fortunes entre les générations un
élément clé de la transformation sociale. Dès lors que la législation transcrit dans le droit des
successions la tendance à l’égalité et supprime le droit d’aînesse, reflet de valeurs aristocra-
tiques, elle divise les fortunes entre les descendants, ce qui se répercute sur la conception du
corps électoral. Là où le cens traduit la volonté de constituer un succédané d’aristocratie, des
règles de succession éparpillant les patrimoines sont un antidote démocratique. L’abstraction
de la souveraineté nationale ne peut dès lors que s’effacer devant la réalité de celle du peuple
que Tocqueville observe aux États-Unis dans son émergence et son déploiement historiques.
Une vraie démocratie vaut mieux pour lui qu’une fausse aristocratie.

§ 3 : La souveraineté du peuple, traduction politique de l’égalité des conditions

Tocqueville est l’analyste d’une situation historique exceptionnelle : il trouve dans les États-
Unis naissants une citoyenneté qui se construit sur le rejet d’une souveraineté lointaine et la
constitution d’une autre, que ses promoteurs souhaiteraient au demeurant tout aussi loin-
taine129 ; il y observe aussi la consécration de la compétition politique et économique comme
régulateur de tous les conflits et une fondation sur de multiples exclusions, non seulement
l’émancipation de la couronne britannique mais aussi le refoulement des amérindiens et
l’esclavage des africains. Il propose une généalogie de la souveraineté du peuple américain :
la doctrine des puritains – les premiers émigrants – contient en germe des éléments d’une
théorie démocratique et républicaine130 fondée sur le covenant. Il trouve la trace d’un quasi
contrat social (covenant) en Nouvelle-Angleterre dès 1620 : les colons y conviennent de la
promulgation des lois et de l’institution, selon les besoins, de magistrats auxquels ils se sou-

128
« Lorsqu’un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu’il arrivera, dans un délai plus
ou moins long, à le faire disparaître complètement. C’est là l’une des règles les plus invariables qui régissent les
sociétés. À mesure qu’on recule la limite des droits électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage ; car,
après chaque concession nouvelle, les forces de la démocratie augmentent et ses exigences croissent avec son
nouveau pouvoir. L’ambition de ceux qu’on laisse au-dessous du cens s’irrite en proportion du grand nombre de
ceux qui se trouvent au-dessus. L’exception devient enfin la règle ; les concessions se succèdent sans relâche, et
l’on ne s’arrête plus que quand on est arrivé au suffrage universel. » In ibid., p. 108.
129
Il offre une sorte de confirmation inattendue de la possibilité du contrat social de Rousseau dans un grand
pays alors que celui-ci ne le croyait possible que dans des petites contrées où les instituions de la démocratie
directe seraient praticables. Au demeurant, les covenants initiaux concernent des petites communautés et ne
s’agrègent sur un mode pyramidal qu’ultérieurement.
130
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, première partie, chapitre II, p. 76.

290
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

mettront et obéiront131. D’autres manifestations de cette origine suivent : « On les [y] voit
faire à chaque instant acte de souveraineté.132 » Les principes constitutionnels que les philo-
sophes anglais et français développent à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, y sont
déjà mis en pratique : « […] l’intervention du peuple dans les affaires publiques, le vote libre
de l’impôt, la responsabilité des agents du pouvoir, la liberté individuelle et le jugement par le
jury.133 » L’indépendance communale enracine le principe de la souveraineté du peuple. Les
communes se dessaisissent ensuite d’une portion de leur indépendance au profit de l’État pour
les seuls intérêts qu’elles partagent avec d’autres134. L’organisation démocratique commence
au plus bas niveau territorial à partir de la commune ou du comté et remonte à l’État, enfin à
l’Union. L’échelon du dessus dispose donc d’attributions limitativement définies. Lors de la
révolution américaine, « le dogme de la souveraineté du peuple sortit de la commune et
s’empara du gouvernement ; toutes les classes se compromirent pour sa cause ; on combattit
et on triompha en son nom ; il devint la loi des lois. »135 Apparaît ici une nouvelle solution au
problème de la définition de la souveraineté en tant que « le droit de faire les lois ». La loi qui
consacre la souveraineté du peuple domine toutes les autres : sorte de principe supra constitu-
tionnel, elle est la loi des lois, un principe d’intelligibilité :
Le peuple participe à la composition des lois par le choix des législateurs, à leur application par
l’élection des agents du pouvoir exécutif ; il gouverne lui-même, tant la part laissée à
l’administration est faible et restreinte, tant celle-ci se ressent de son origine populaire et obéit à
la puissance dont elle émane. Le peuple règne sur le monde politique américain comme Dieu sur
l’univers. Il est la cause et la fin de toutes choses ; tout en sort et tout s’y absorbe. 136
Sorte de fait générateur second, la souveraineté du peuple décline politiquement l’égalité des
conditions. Elle irrigue toutes les relations, de la base au sommet de la société 137 et articule le
particulier et le collectif à chaque niveau d’agrégation sociale. Souveraineté du peuple et dé-
mocratie lui semblent deux mots parfaitement corrélatifs : l’un représente l’idée théorique ;

131
Ibid., p. 79-80. Nous pouvons noter incidemment que la réalité aurait ici été concomitante des réflexions de
Grotius et précèderait la fiction théorique hobbesienne ainsi que, a fortiori, Du contrat social de ROUSSEAU.
132
Ibid., p. 82.
133
Ibid., p. 85.
134
Ibid., première partie, chapitre V, section « De l’existence communale », p. 119.
135
Ibid., première partie, chapitre IV, p. 107.
136
Ibid., p. 109. À noter ici le choix du verbe émaner : « l’administration […] obéit à la puissance [du peuple]
dont elle émane » qui semble faire écho à l’article 3 précité de la déclaration française des droits de l’homme et
du citoyen de 1789 : « nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’émane [de la nation] … »
137
Ibid., deuxième partie, chapitre IX, section « Des institutions aux États-Unis : quelles sont leurs chances de
durer », p. 577.

291
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’autre sa réalisation pratique138. Il n’y a plus dès lors place pour l’un et les autres comme la
monarchie pouvait l’induire139 ni pour les uns distincts des autres des âges aristocratiques140 ;
dans une société de semblables, chacun est désormais l’autre des autres141. Cependant, la dif-
fusion générale d’un certain goût de l’indépendance et de la liberté aux États-Unis limite les
ravages de l’égalité des conditions poussée à son extrême. Dans les âges démocratiques, la
raison remplace la tradition : la souveraineté du peuple fournit le cadre d’une allégeance libre
et indépendante à un système de contraintes collectives pourvu qu’il ménage une place suffi-
sante aux initiatives personnelles et adhésions associatives.
Cette conclusion provisoire optimiste ne vaut toutefois que si la liberté n’est pas confisquée
par un despote et si l’esprit d’indépendance résiste à l’opinion majoritaire.

§ 4 : La tyrannie de l’opinion majoritaire et les moyens de la contenir

La tyrannie de l’opinion majoritaire s’exerce quand « la majorité […] se prétend l’unique or-
gane de la raison.142 » L’opinion majoritaire est un nouvel avatar de la foule omnipotente. Si
le peuple gouverne, la majorité gouverne au nom du peuple143. Cette toute-puissance de la
majorité et l’absence de recours corrélative qu’elle induit sont décrites de façon saisissante :
Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu’il
s’adresse ? À l’opinion publique ? c’est elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? il repré-
sente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et
lui sert d’instrument passif ; à la force publique ? la force publique n’est autre chose que la ma-
jorité sous les armes ; au jury ? le jury, c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des ar-
rêts : les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité.144
Thomas Jefferson l’avait prévu : « La tyrannie des législateurs est actuellement, et sera pen-

138
SCHLEIFER, The making of Tocquevilles’s Democracy in America, p. 15 et p. 329.
139
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre Ier : « On est l’égal de tous ses
semblables, moins un, qui est, sans distinction, le maître de tous, et qui prend également, parmi tous, les agents
de son pouvoir. »
140
Par exemple : « Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès l’enfance, avec l’idée d’être
commandé. De quelque côté qu’il tourne ses regards, il voit aussitôt l’image de la hiérarchie et l’aspect de
l’obéissance. » In ibid., troisième partie, chapitre V, p. 248-249.
141
Par exemple : « […] soumettre leur volonté à celle des autres, et à subordonner leurs efforts particuliers à
l’action commune, toute chose qu’il n’est pas moins nécessaire de savoir dans les associations civiles que dans
les associations politiques. » In ibid., deuxième partie, chapitre VII, p. 168.
142
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, première partie, chapitre V, section « Des effets politiques de
la décentralisation administrative aux États-Unis », p. 151.
143
Ibid., deuxième partie, chapitre 1er, p. 265.
144
Ibid., chapitre VII, section « Tyrannie de la majorité », p. 378. Tocqueville relate la mise à sac des locaux
d’un journal et l’assassinat d’un journaliste par des bellicistes, en définitive acquittés par un jury populaire.

292
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

dant bien des années encore, le danger le plus redoutable.145 » Pour limiter ce risque, les com-
portements induits par le désir mimétique sont cadrés et simultanément encouragés :
- chaque individu forme une portion égale du souverain et participe également au gouver-
nement de l’État ; chacun obéit à la société parce que l’union avec ses semblables lui pa-
raît utile ; chaque citoyen est à la fois « électeur, éligible et juré »146 ;
- la liberté d’expression passe par l’absence de censure de la presse147 et, plus encore et
malgré ses dangers, par la liberté illimitée d’association148, les deux se renforçant ;
- l’absence de centralisation administrative et politique, instrument indispensable à la tyran-
nie et au despotisme, limite leur déploiement149 ;
- le pouvoir judiciaire est garant des libertés individuelles150, il est juge de la constitutionna-
lité des lois et protège de l’arbitraire des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonc-
tions151 ; la cour suprême a la compétence d’établir la compétence des autres juridictions.
Pour n’être pas opprimante, la souveraineté doit donc être partagée selon de multiples axes :
entre chaque citoyen ; entre chacun des niveaux d’exercice du pouvoir ; entre de nombreux
magistrats à chaque niveau territorial ; entre chacun des trois pouvoirs indépendants les uns
des autres, le pouvoir judiciaire étant effectivement séparé de l’exécutif (quant au pouvoir
législatif, il est lui-même réparti entre deux chambres) ; entre une opinion majoritaire et des
associations politiques jouissant d’une liberté illimitée de se constituer et de s’exprimer152.
Toujours dangereuse, une souveraineté unanime doit être fragmentée en de multiples compo-
santes appelées à se concurrencer pour limiter les risques d’abus de positions dominantes,
sous l’égide, en dernier ressort, d’un contrôle de constitutionalité des agissements de la majo-

145
Lettre de Jefferson à Madison du 15 mars 1789, in ibid., section « Que le plus grand danger des républiques
américaines vient de l’omnipotence de la majorité », p. 389.
146
Ibid, deuxième partie, chapitre VIII, section « Du jury aux États-Unis comme institution politique », p. 405.
Un peu plus loin, p. 406 : « le jury est avant tout une institution politique ; on doit le considérer comme un mode
de la souveraineté du peuple ; il faut le rejeter entièrement quand on repousse la souveraineté du peuple, ou le
mettre en rapport avec les autres lois qui établissent cette souveraineté. » Ou encore « l’institution du jury place
le peuple lui-même […] sur le siège du juge. »
147
Ibid., deuxième partie, chapitre III, p. 277 : « La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc
deux choses entièrement corrélatives : la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui se contre-
disent. »
148
Ibid., deuxième partie, chapitre III, p. 277 et suivantes et chapitre IV, p 286 et suivantes.
149
TOCQUEVILLE De la démocratie en Amérique I, deuxième partie, chapitre VIII, p. 390-391.
150
TOCQUEVILLE De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre IX, section « Comment les lu-
mières, les habitudes et l’expérience pratique des Américains contribuent au succès des institutions démocra-
tiques », pp. 445-446.
151
TOCQUEVILLE De la démocratie en Amérique I, première partie, chapitre VII, p. 168 et suivantes.
152
Ibid., deuxième partie, chapitre IV, p. 292 : « il n’y a pas de pays où les associations sont plus nécessaires
pour empêcher le despotisme des partis ou l’arbitraire du prince que ceux où l’état social est démocratique. »

293
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

rité. Au-dessus, une souveraineté du genre humain justifie la désobéissance à une loi injuste
qu’édicterait le peuple, car « la justice forme la borne du droit de chaque peuple.153 » La sou-
veraineté perd ainsi sa valeur absolue en étant soumise à une forme de droit naturel.
Sociologue, juriste, politologue, historien et proto-anthropologue, Tocqueville apprécie les
circonstances et les mœurs autant que les institutions et les législations pour déterminer une
situation. Le modèle fédératif américain n’est pas pour lui universel : « Le peuple qui, en pré-
sence des grandes monarchies militaires de l’Europe, viendrait à fractionner sa souveraineté,
me semblerait abdiquer, par ce seul fait, son pouvoir, et peut-être son existence et son
nom.154 »
La Révolution française succédant à l’Ancien Régime apparaît, elle, comme une entreprise de
concentration sans précédent : « […] vous apercevez un pouvoir central immense qui a attiré
et englouti dans son unité toutes les parcelles d’autorité et d’influence qui étaient auparavant
dispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d’ordres, de classes, de professions, de
familles et d’individus, et comme éparpillées dans tout le corps social.155 » Aux États-Unis, la
répartition du « droit de faire les lois » portant sur les mêmes objets entre États, souverains les
uns par rapport aux autres, présente aussi l’avantage de lutter contre leur uniformité, tendance
favorable à la concentration des pouvoirs156. La décentralisation prémunit ainsi contre la ty-
rannie administrative de la majorité157. Si l’on regarde maintenant le pouvoir exécutif central,
« la souveraineté, aux États-Unis, est divisée entre l’Union et les États, tandis que, parmi
nous, elle est une et compacte ; de là naît la première et la plus grande différence […] entre le
président des États-Unis et le roi en France.158 » Tocqueville pointe une autre différence : le
président des États-Unis exécute des lois qu’il ne peut empêcher d’exister, il ne participe donc
pas au souverain159. Tocqueville conclut en plaçant également les deux chefs de l’exécutif
sous la coupe de leur opinion publique, expression quotidienne du peuple souverain aux âges
démocratiques, la multitude contre l’un, la foule face aux autorités.

153
Ibid., deuxième partie, chapitre VII, section « Tyrannie de la majorité », p. 376.
154
Ibid., première partie, chapitre VIII, section « Ce qui fait que le système fédéral n’est pas à la portée de tous
les peuples, et ce qui a permis aux Anglo-Américains de l’adopter », p. 261.
155
TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, livre premier, chapitre III, p. 66.
156
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, quatrième partie, chapitre II, p. 397 et suivantes.
157
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique I, deuxième partie, chapitre VIII, p. 391 : « Les corps munici-
paux et les administrations des comtés forment donc comme autant d’écueils cachés qui retardent ou divisent le
flot de la volonté populaire. »
158
Ibid., première partie, chapitre VIII, section « En quoi la position de président des États-Unis diffère de celle
d’un roi constitutionnel en France », p. 196.
159
Ibid., p. 197.

294
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

Est-ce un hasard, la première occurrence du terme de souverain, au début de De la démocratie


en Amérique, place sous le patronage de la Providence le projet de l’humanité :
Si de longues observations et des méditations sincères amenaient les hommes de nos jours à re-
connaître que le développement graduel et progressif de l’égalité est à la fois le passé et l’avenir
de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la vo-
lonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même,
et il ne resterait aux nations qu’à s’accommoder à l’état social que leur impose la Providence.160
Au terme de cette évolution, un système institutionnel élaboré s’est mis en place aux États-
Unis séparant et combinant les pouvoirs, donnant, au moins en théorie, au justiciable la capa-
cité de lutter à égalité avec l’État ou l’opinion publique. L’égalité des rivaux se joue dans les
prétoires où chacun peut rclamer son droit à la puissance d’être, mais aussi à la libre entre-
prise de s’approprier revenus et patrimoines. Et l’individu isolé dispose de la faculté de rivali-
ser à égalité avec d’autres en s’associant avec ceux dont il partage les intérêts.
Outre les mentions flatteuses de l’œuvre de Tocqueville par Girard, l’intérêt que lui portent
d’autres penseurs de la théorie mimétique dans sa dimension politique, confirme ce penseur
du XIXe siècle non seulement comme précurseur de la théorie mimétique mais aussi premier
théoricien de la rivalité des égaux : ses réflexions sur la souveraineté constituent un complé-
ment indispensable au propos de Girard qui en a l’intuition mais n’en a pas mené l’étude. Il
lui offre de surcroît une caution, ayant démontré la capacité de ses concepts à féconder le
champ politique. L’approche socio-historique de Tocqueville est aussi précieuse pour rendre
compte de ce moment exceptionnel, entre XVIIIe et XIXe siècles, du basculement de la média-
tion externe dans l’interne.

Section 4 : Le XXe siècle, entre rapports de doubles politiques et génocides

Le XXe siècle peut s’analyser comme une série de duels mimétiques montant aux extrêmes,
invitant à une lecture girardienne / clausewitzienne de l’histoire politique contemporaine. Il
est le siècle du commencement de la fin de la souveraineté étatique et, par voie de consé-
quence, du politique moderne, après une apogée marquée par la rivalité des idéologies les plus
empreintes de volonté de puissance hégémonique que la modernité ait connues ainsi que
l’extension de la sphère publique à des niveaux inédits161, donc sous contrôle des autorités. La

160
Ibid., Introduction, p. 42.
161
Valorisant la redistribution des richesses aux populations à une hauteur atteignant la moitié du revenu natio-
nal, voire davantage dans certains pays européens dont la France.

295
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

contestation de cette maîtrise passe par l’émergence de l’économie marchande, comme der-
nier avatar de la régulation des sociétés humaines162. Il est aussi le siècle des génocides.

§ 1 : La rivalité franco-allemande, ultime avatar de l’histoire de l’Europe impériale

Girard date l’origine de la rivalité mimétique entre la France et l’Allemagne du serment de


Strasbourg en 842 ; celle-ci prend un tour nouveau avec la Révolution française et la montée
en puissance d’une Prusse qui renoue avec le projet du Saint-Empire. La date charnière est
1806 : la victoire française d’Iéna aurait non seulement confirmé la force de la conscription et
de l’engagement d’une nation entière mais aussi suscité un désir irrépressible de revanche
d’une Prusse engagée dans la fédération progressive de tous les peuples parlant allemand en
application de l’isomorphie postulée par le triptyque nationaliste : un peuple, un territoire, une
langue163. Girard en souligne les conséquences désastreuses : « Il y a là l’un des foyers
d’indifférenciation les plus virulents de l’histoire de l’Europe. Le fait que cette rivalité ait fini
par produire ce monstrueux dérapage sacrificiel qu’est l’entreprise d’extermination des juifs –
crime d’État, froidement pensé et organisé […] – doit rester constamment à l’esprit.164 »
Le XIXe siècle a été celui de la constitution ou de l’affermissement de bien des États-nations,
ces communautés imaginaires semblables dans leurs désirs communs et imités de différer les
unes des autres165. Les plus précocement constitués et plus fortement charpentés ont alors
étendu leurs empires coloniaux, se rencontrant à longue distance à la conquête des mêmes
territoires166, allant jusqu’à s’affronter militairement pour en prendre possession, les considé-
rant comme terra nullius, biens convoitables parce que convoités par les rivaux du vieux con-
tinent ; d’autres ont commencé à s’émanciper, à l’instar des États-Unis et de plusieurs autres
contrées américaines. L’Allemagne, agrégée tardivement et, de ce fait, privée d’empire colo-
nial, met alors en péril l’équilibre du Congrès de Vienne. À la rivalité des monarques succède
celle, autrement plus virulente, des nationalismes : « […] la violence prussienne de
l’Allemagne s’était constituée dans un mépris du droit international.167 »
Trois guerres conduisent, au moins pour un temps, à l’impossibilité de nouveaux conflits ar-

162
GOMEZ et KORINE, L’entreprise dans la démocratie et DUPUY, L’économystification.
163
Ce nationalisme traduit la pensée de Johann Gottlieb Fichte notamment, enfant du romantisme et de la philo-
sophie des Lumières.
164
Achever Clausewitz, p. 290-291.
165
ANDERSON, L’imaginaire national.
166
Le Pape avait déjà dû partager le monde en deux entre les empires espagnols et portugais naissants, deux ans
après le premier voyage de Christophe Colomb par le traité de Tordesillas en 1494.
167
Achever Clausewitz, p. 307.

296
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

més majeurs en Europe occidentale mais aussi à la fin de la domination européenne du


monde. La diplomatie s’est révélée incapable de dépasser la mimésis d’appropriation moti-
vant les deux nations, d’abord avec la prise puis la reprise de l’Alsace et de la Lorraine, en-
suite par l’occupation de la Ruhr, alors même que les Allemands ont des raisons objectives
d’estimer ne pas avoir perdu la Grande Guerre168. En occupant la Ruhr, les Français sont tom-
bés dans un piège politique en s’interdisant dans les faits de répondre169 : « Hitler a profité du
fait que les Allemands étaient considérés comme des victimes : exactement comme ses com-
patriotes en 1810.170 » Girard met en évidence les paradoxes mimétiques des relations interna-
tionales dont il renouvelle les axes d’analyse : « […] bellicisme et pacifisme sont des doubles
mimétiques […]. Si les deux adversaires veulent la guerre en même temps, ils peuvent se neu-
traliser : ce sera le cas de la dissuasion nucléaire. Mais si l’un des deux la veut plus que
l’autre, l’autre peut avoir tendance à la refuser d’autant plus.171 »
La répétition des erreurs et les relations inextricables des deux modèles-obstacles réciproques
les conduisent à une inexorable montée aux extrêmes172. Pour y mettre un terme, une seule
issue, la renonciation à la violence et le pardon, solution christique par excellence, ce que
comprennent enfin en 1958 le général de Gaulle et Konrad Adenauer173. Après 1945, il n’y a
plus que des victimes et des vaincus aptes à pardonner, condition nécessaire, mais pas suffi-
sante, pour sortir d’un cycle de vendettas internationales et entrer dans la réconciliation par la
vérité. Encore faut-il que des grands hommes imaginent ensemble les formes adéquates du
renoncement à la violence.

§ 2 : Le pullulement contemporain des rapports de doubles idéologico-politiques

Le XXe siècle s’articule autour des questions que Marx pose au gouvernement représentatif

168
Ayant subi deux fois moins de pertes humaines que leurs ennemis et préservé leur territoire de l’invasion.
169
Achvever Clausewitz, p. 308 : « […] c’est en raison même du désastre de 1914-1918 que personne n’osa bou-
ger quand Hitler décida d’envahir la Rhénanie en 1936. » Et p. 308-309 : « Si la France était entrée en Alle-
magne, elle aurait été celle qui aurait refusé le pacte Briand-Kellog du 27 août 1928, par lequel quarante-sept
pays condamnaient la guerre. Il n’y aurait jamais eu d’Hitler, mais personne ne l’aurait jamais su. […] Pour le
monde entier, la France aurait été celle qui n’aurait pas voulu en finir avec la guerre. »
170
Ibid., p. 309.
171
Ibid., p. 310.
172
Ibid., p. 310 : « La France continue à jouer comme Napoléon, qui avait envahi l’Allemagne pour maintenir la
paix. Elle n’a rien compris. Hitler n’aura rien compris non plus quand il retournera son offensive vers l’est, après
sa victoire fulgurante contre la France, et il refera à son tour la même erreur que Napoléon. Exemple parfait de
ce que j’appelle méconnaissance. Plus je veux la paix, c’est-à-dire conquérir, plus je cherche à affirmer ma diffé-
rence et plus je prépare une guerre que je ne maîtriserai pas, qui se servira de moi. C’est ainsi que
l’indifférenciation devient planétaire, que la violence mimétique croît à l’insu de ses acteurs. »
173
Ibid., p. 293-294 : ils « voient tous deux que l’Europe doit être pardonnée, en quelque sorte, là où elle a pé-
ché. »

297
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

libéral. À sa suite, Lénine substitue le parti unique au peuple souverain : un oxymore en rem-
place un autre. La souveraineté se révèle à l’usage un concept qui ne fonctionne sans para-
doxe qu’avec l’absolutisme d’un monarque, c’est-à-dire un détenteur unique du pouvoir. Pour
tenter de le résoudre, le marxisme-léninisme exclut l’alternance, en définitive la modalité la
plus performante du gouvernement représentatif : la mise en compétition électorale périodique
partage en effet le pouvoir, et dans le temps et dans l’espace, en donnant l’occasion aux re-
vendications concurrentes de s’agréger partiellement dans des programmes auxquels une ma-
jorité d’électeurs donne une légitimité pour la durée d’une mandature.
Le projet est d’en finir avec la lutte des classes qui porte sur l’appropriation des moyens de
production. La victoire du prolétariat sur la bourgeoisie vise la fin du droit à la propriété indi-
viduelle. Marx et Engels croient apporter ainsi une réponse définitive aux problèmes engen-
drés par la mimésis acquisitive : pour abolir la mimésis, il suffirait de supprimer l’objet de la
convoitise ou d’exclure en droit la possibilité de son appropriation. Un communisme intégral
peut ainsi aller, au bout de sa logique, jusqu’à une rupture des liens familiaux, lesquels sont
réputés empêcher la circulation des corps et soumettre les enfants à leurs parents. Une fois
encore, la mimésis d’appropriation est au cœur du politique.
Le projet communiste est celui d’un au-delà du politique qui ramène à son en-deçà archaïque,
à certains égards jusqu’aux communautés de chasseurs-cueilleurs d’avant le stockage et la
circulation des biens de prestige. La société civile réconciliée n’a plus besoin de l’État, auquel
il ne reste plus qu’à dépérir, ni d’ailleurs de religion dès lors que les différences sont inter-
dites, la concurrence abolie et l’unanimité obligatoire, ce que Girard dénonce comme une
croyance naïve en « l’identité paisible, la fraternité accessible sur le plan purement humain ».
Une telle ignorance des réalités anthropologiques ne peut que conduire à multiplier les exclus
pour faire disparaître les différences, réelles ou supposées, et conserver l’unanimité de ceux
qui restent inclus dans la société civile, par adhésion ou par peur. Le souci de moindre vio-
lence n’a plus cours : « le stalinisme fait aussi penser, mutatis mutandis, à la multiplication
démente des sacrifices humains dans l’Amérique précolombienne.174 » L’unanimité est re-
cherchée dans le procès stalinien dont l’aveu est la modalité de preuve privilégiée : « Renfor-
cer la communauté et renforcer la transcendance socioreligieuse ne sont qu’une seule et même
chose. Mais ce renforcement exige un mécanisme victimaire sans bavure, un accord parfaite-
ment unanime sur la culpabilité de la victime.175 » Le marxisme fonctionne comme un méca-

174
Ibid., p. 18.
175
La question est abordée in La route antique, p. 165.

298
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

nisme émissaire dans lequel les victimes « sont délibérément choisies en fonction d’une théo-
rie. » Son effondrement est « celui d’un système de persécution quasi mythique »176. Ni la
disparition de l’objet ni celle du sujet ne règlent l’affaire. Et le système finit par imploser :
Avant l’effondrement de l’URSS, le communisme était une réalité historique si formidable que,
même discrédité en tant qu’idéologie, elle gardait le prestige d’une grande puissance […].
L’effondrement final de la super-puissance a montré qu’une fois de plus, [Dostoïevski] ne se
trompait pas. […]. Cet effondrement s’est produit aussi rapidement, aussi furtivement que les
obsessions du souterrain quand elles finissent par disparaître, […] dans un souffle.177
Ici aussi, les relations entre personnes physiques ou morales s’organisent selon des gammes
de modalités réduites et en grande partie similaires178.
Au sein du socialisme, l’affrontement oppose d’ailleurs dès l’origine communisme et social-
démocratie dans un nouveau rapport de doubles. Et il produit symétriquement au sein du libé-
ralisme la différenciation entre confiance en l’équilibre optimal des marchés dans le cadre
d’une concurrence pure et parfaite et impératif d’une redistribution correctrice de l’État-
providence. De surcroît, un rapport de doubles supplémentaire s’établit également parmi les
idéologies totalitaires entre nazisme et stalinisme. Le nazisme a pour programme de :
[…] faire des victimes en le sachant, et pour des raisons quasiment spirituelles, pour refermer la
communauté sur le dos de boucs émissaires. Le marxisme, au contraire, est d’inspiration super-
chrétienne. […] C’est du christianisme dévié, dans la mesure où l’utopie, forcément échoue.
Alors, pour la perpétuer, pour ne pas reconnaître son échec, on a besoin de victimes… pour ex-
pliquer le fait qu’il y a toujours des victimes !179
On voit ici son jugement politique se structurer à partir du recours à l’influence de la Révéla-
tion, confirmant la valeur paradigmatique des trois idées-maîtresses de la théorie mimétique.
La fin de la deuxième guerre mondiale simplifie durant près d’un demi-siècle la situation en
empilant ces multiples dichotomies au sein d’un monde bipolaire, au double sens de ce terme
est-on tenté de dire. Le conflit idéologique se transforme en un affrontement de puissances qui
se veulent et se croient à peu près égales, un nouvel avatar de la montée aux extrêmes : d’un

176
Quand ces choses, p. 17.
177
In La voix méconnue, « Le désir mimétique dans le souterrain », p. 220-221. En suggérant une analogie entre
l’homme du souterrain dostoïevskien et l’Union soviétique, Girard confirme sa conception d’un continuum de
l’interdividuel à l’international en passant par l’intraétatique.
178
Dès Mensonge romantique, il note p. 255 : Dans 1984, « Orwell perçoit fort bien que la structure totalitaire
est toujours double. Mais il ne montre pas le lien entre le désir individuel et la structure collective. On a souvent
l’impression dans ses ouvrages, que le “système” est imposé de l’extérieur aux foules innocentes. ROUGEMONT
va plus loin, dans L’Amour et l’Occident, et il se rapproche davantage de la vision romanesque lorsqu’il fait
jaillir les volontés de puissance collectives et les structures totalitaires de cet orgueil individuel qui a d’abord
enfanté les mystiques de la passion. »
179
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 20.

299
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

côté, le bloc des « démocraties populaires » superpose communisme, totalitarisme et capita-


lisme monopoliste d’État ; de l’autre, le « monde libre » sous domination étatsunienne se ré-
clame du libéralisme, du gouvernement représentatif et de l’économie de marché selon la mo-
dalité de l’État-providence. La situation semble donc un temps limpide : l’Est et l’Ouest avec
un « rideau de fer » tiré entre les deux, un tiers-monde hétéroclite se soumettant peu ou prou à
l’hégémonie de l’un ou l’autre des deux protagonistes principaux.
La social-démocratie et l’État-providence, fondus dans la recherche d’une réponse pertinente
à opposer au défi communiste, proposent une approche concurrente en vue de tendre vers un
même objectif : celui de dépasser les conflits d’appropriation par la poursuite de l’égalisation
des puissances d’être. Ils promeuvent la redistribution des surplus, le resserrement de l’écart
des revenus et des patrimoines, le rapprochement des opportunités par l’éducation, la même
espérance de vie grâce aux assurances sociales… Ils tentent de répondre aux multiples reven-
dications de leurs citoyens. Pourquoi refuseraient-ils le consensus si chacun sait qu’il aura
assez à défaut d’avoir autant et peut nourrir l’espoir d’avoir davantage pour lui-même ou sa
descendance ? Un tel espoir, aussi illusoire que le communiste, ne peut déboucher également
que sur une déception. L’effondrement du bloc soviétique et l’avènement quasi-concomitant à
partir de la décennie 1980 de l’idéologie néolibérale en témoignent.

§ 3 : Un siècle de génocides, ou le sacrifice devenu inutile

La fécondité de l’hypothèse mimétique appliquée aux grands événements de l’époque con-


temporaine est mise en évidence par Paul Dumouchel qui identifie un paradoxe du XXe
siècle : officiellement protecteurs de leurs populations, certains États sont les principaux res-
ponsables des massacres perpétrées contre elles180. Et ce, alors que l’État est dépositaire de
l’autorité morale de distinguer la bonne et la mauvaise violence181. Le politique assume en
principe une fonction protectrice face à la mauvaise violence : il limite la violence que les
individus peuvent exercer les uns contre les autres et celle qui vient d’ennemis extérieurs.
Cette protection est toutefois elle-même violente : elle suppose une force coercitive ainsi que
le monopole de la violence physique légitime qui provient de l’accord de ceux qui lui sont
soumis. Lorsque ce n’est pas le cas, l’État est lui-même conçu comme violence :
[…] tous les crimes contre « l’humanité » et les crimes des États contre leurs citoyens sont […]
perpétrés par des groupes organisés contre des personnes […] victimes sur la base de la catégo-

180
Cambodge, Rwanda, Turquie, Union Soviétique, Argentine, Chili, Chine…
181
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 11.

300
Chapitre 8 : De l’aristocratie à la démocratie, l’égalisation en marche

rie sociale ou du groupe auquel elles appartiennent. […] La théorie politique moderne qui refuse
de reconnaître la pertinence politique des groupes nie l’importance de ce qui empiriquement dé-
finit un des problèmes majeurs auxquels elle prétend apporter une solution : la violence du pou-
voir politique contre ceux qui lui sont soumis.182
Au Cambodge, l’unanimité, fondatrice de l’humanité comme du politique183, disparaît. Le
Kampuchéa détruit de manière méthodique l’ensemble des modérateurs de la violence : le
sacré, le politique, mais aussi la monnaie.
Les Khmers rouges, en détruisant systématiquement les relations traditionnelles de solidarité au
sein de la société cambodgienne, en atomisant radicalement les rapports entre les personnes, ont
posé les conditions d’une complète indifférence aux autres. En abolissant l’argent, c’est-à-dire
l’échange, ils ont institué la convergence des conflits privés et de l’antagonisme politique, reti-
rant ainsi aux agents toute façon de se défendre ou d’améliorer leur sort autre que la rivalité po-
litique.184
Au Rwanda, « l’essentiel était de se montrer “méritant” : c’est-à-dire d’approuver la politique
génocidaire, ou du moins de ne pas manifester son désaccord, quitte à se révéler particulière-
ment faible, incompétent ou maladroit dans l’exécution des ordres.185 » Ce faisant, en n’ayant
d’autre échappatoire que de faire mine d’adhérer au consensus meurtrier, même celui qui
s’abstient de perpétrer la violence, participe de l’unanimité du groupe persécuteur. La norme
sociale est désormais de tuer et elle ne doit pas être mise en cause186.
Les guerres (quasi-)civiles entre les peuples issus de l’ex-Yougoslavie que rien d’essentiel ne
sépare aboutissent à des comportements semblables : une sorte de « narcissisme des petites
différences » emprunté à Freud par Michel Ignatieff semble à l’œuvre. Wolfgang Palaver pré-
cise que la théorie mimétique explique ce phénomène, ce à quoi Freud ne parvient pas : les
limitations sociales qui préviennent ou retiennent le désir mimétique manquent entre égaux et
voisins, d’où la brutalité des guerres civiles et fratricides187.
Paul Dumouchel voit dans ces situations « la banalité du mal » repérée par Hannah Arendt,
expression de son étonnement lors du procès d’Eichmann, étonnement provoqué par l’écart

182
Ibid., p. 23
183
Ibid., p.108.
184
Ibid., p. 31-32
185
Ibid., p. 45.
186
Ibid., p. 60 : « La disparition des liens de solidarité réciproque dissocie les conflits de la communauté et les
abandonne à leur évolution spontanée parce qu’elle diminue leur pouvoir de contagion. Alors que les liens de
solidarité cherchent à empêcher le surgissement de la violence et facilitent sa diffusion une fois que
l’affrontement a commencé, en l’absence de ces liens les conflits et la violence sont plus libres de surgir, mais
leur propagation devient plus difficile. »
187
PALAVER, René Girard’s Mimetic Theory, p. 63-64.

301
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

entre la médiocrité des ambitions bureaucratiques du bourreau dépourvu de toute sacralité et


l’immensité du mal commis188. Il s’agit d’ « un mal désormais à la portée de tout le
monde »189. Le politique régresse vers une situation pré-politique :
Or lorsque l’État se retourne contre ses citoyens, ce n’est pas simplement le pouvoir qui s’en
prend à des personnes isolées et sans défense, ce sont aussi les individus qui, retombant dans
l’état de nature, s’entre-déchirent. […] On peut voir les dénonciations politiques comme un
exemple de « banalité du mal » […] comme un phénomène qui se situe à mi-chemin entre une
violence politique et une violence privée, à mi-chemin aussi entre un crime et une violence lé-
gale, institutionnalisée et sanctionnée par l’État.190
Paul Dumouchel emprunte à l’anthropologue Nancy Scheper-Hughes les notions de « conti-
nuum génocidaire » et de « crime de paix », violences légalement commises dans un pays
dont certaines peuvent être par la suite qualifiées de crimes contre l’humanité par un tribunal
international191. Cela, dans l’indifférence générale d’individus qu’une distance morale maxi-
male sépare. L’État se retourne au demeurant d’autant plus facilement contre sa population
que la dénonciation politique devient à la fois un moyen de prévenir d’éventuels agissements
de celui qu’on dénonce et de lui régler son compte à la suite de querelles de voisinage ou fa-
miliales, mêlant inextricablement violence politique et violence privée192.
La théorie mimétique invite de la sorte à une interprétation renouvelée de la conflictualité des
rapports politiques au XXe siècle. Ces événements viennent rappeler à l’hubris démocratique
la probabilité d’un retour prochain d’un emballement mimétique d’une violence dévastatrice
dans un monde qui a fait de la concurrence entre égaux son régulateur. Sur cette base, que
peut-il advenir au XXIe siècle ? Le sacrifice semble avoir épuisé ses ultimes capacités régula-
trices. Quant au droit public, il perd son efficacité dès qu’il ne peut plus prendre appui sur une
entité monopolisant effectivement la violence légitime.

188
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 65-66.
189
Ibid., p. 69.
190
Ibid., p. 89.
191
Ibid., p. 76 -78.
192
Ibid., p. 81-89.

302
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse


ou la rétroprojection d’un avenir redouté

La théorie mimétique tire de l’expérience historique du XXe siècle et du début du XXIe la


vision d’un avenir à éviter en le représentant d’une manière qui se rapproche de celle des pro-
phètes de l’Ancien Testament : l’époque contemporaine est vue comme un probable nouveau
point d’inflexion dans la très longue histoire. Girard indique son intention d’avancer « des
choses jamais dites avec la violence et la clarté qu’elles exigent. La possibilité d’une fin de
l’Europe, du monde occidental et du monde dans son ensemble.1 »
Cette perspective n’est pas une lubie tardive2. Dès 1978, Girard évoque la « dimension apoca-
lyptique du présent », laquelle montrerait que « la crise actuelle n’est pas une impasse absurde
où nous nous serions jetés sans raison » ; et un peu plus loin, « une humanité nouvelle est en
gestation, à la fois très semblable et très différente de celle dont nos utopies agonisantes ont
rêvé.3 » Cette apocalyptique manifeste la tension entre une approche se voulant en prise avec
le réel – refusant de se bercer d’illusions et de faire le pari d’un progrès continu – et la con-
fiance en la puissance d’un texte de référence qui a révélé les mécanismes victimaires et four-
ni des outils de compréhension des signes des temps. Il pronostique alors :
[…] tout progrès dans le savoir du mécanisme victimaire, tout ce qui débusque la violence de
son repaire, représente sans doute pour les hommes, au moins potentiellement, un progrès for-
midable sous le rapport intellectuel et éthique mais, dans l’immédiat, tout cela va se traduire
aussi par une recrudescence effroyable de cette même violence dans l’histoire […].4
Or tout son travail consiste à accomplir justement un « progrès » décisif « dans le savoir du
mécanisme victimaire ». S’il réussissait, il pourrait bien précipiter les choses. Lorsque Des
choses cachées est publié, l’état de crise économique dure depuis seulement cinq ans en Occi-
dent, si on date son démarrage du premier « choc pétrolier » ; peu prévoient alors une baisse
tendancielle du taux de croissance des économies développées, même si, dès 1972, le club de
Rome a publié le rapport Meadows sur les limites à la croissance.

1
P. 9. Il ajoute : « C’est dire s’il s’agit d’un livre apocalyptique. »
2
Dès 1961, l’avant-dernier chapitre de Mensonge romantique est intitulé « l’apocalypse dostoïevskienne », dont
le théologien Robert Hamerton-Kelly note qu’il faut toutefois l’entendre comme un synonyme de conversion. In
HAMERTON-KELLY (ed.), Politics & Apocalypse, p. 16-17.
3
In Des choses cachées, p. 576.
4
Ibid., p. 133.

303
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Le néolibéralisme n’est alors qu’une idée émergente5. La globalisation des économies et des
cultures est encore rarement identifiée comme inéluctable…
Un quart de siècle plus tard, les attentats du 11 septembre 2001 ont enclenché un regain
d’intérêt chez certains tenants de la théorie mimétique pour les questions politiques. Outre
Paul Dumouchel qui passe en revue le XXe siècle au prisme de ses génocides tandis que Gi-
rard y voit un long suicide de l’Europe6, Jean-Pierre Dupuy théorise alors le « catastrophisme
éclairé ». En effet, la ressemblance fréquemment soulignée par Girard entre l’effondrement
environnemental et social contemporain et les formules employées dans certains textes apoca-
lyptiques du Nouveau Testament interroge :
La pensée apocalyptique s’oppose […] à cette sagesse qui croit l’identité paisible, la fraternité
accessible sur le plan purement humain. Elle s’oppose aussi à toutes les pensées réactionnaires
qui veulent restaurer de la différence, et qui ne voient dans l’identité qu’uniformité destructrice
ou conformisme niveleur. La pensée apocalyptique reconnaît dans l’identité la source du conflit.
Mais elle y voit aussi la présence dissimulée du « comme moi-même », incapable, certes, de
triompher, mais secrètement actif, secrètement dominant […].7
La « pensée apocalyptique » désigne la partie cosmopolitique de l’anthropologie mimétique et
pose son problème essentiel : comment concilier égalité des conditions et développement
harmonieux de sociétés post-politiques ou du moins post-étatiques ? Et elle met en garde
contre les deux écueils symétriques de l’identité paisible et de la restauration de la différence.

Section 1 : Rivaux parce qu’égaux, une analyse du terrorisme du XXIe siècle

L’importance prise par un terrorisme extrémiste mondialisé au début du troisième millénaire


incite à importer les concepts de la théorie mimétique dans la sphère du (post-)politique.

§ 1 : Le 11 septembre, meurtre fondateur d’une théorie mimétique cosmopolitique ?

L’élaboration des théories politiques est souvent concomitante d’événements porteurs de si-
gnifications qui marquent une rupture avec l’état antérieur du monde. Les attentats contre le
World Trade Center ont ainsi réorienté la production de la théorie mimétique vers des préoc-

5
Les économistes de l’école de Chicago feront leurs premières expérimentations dans le Chili d’Augusto Pino-
chet avant de partir à l’assaut du monde sous l’impulsion conjuguée de Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
6
Pour R. Hamerton-Kelly, l’attentat suicide est un symptôme de l’effondrement du système de la victime émis-
saire, effaçant la distinction fondamentale entre assassin et victime, soit encore celle entre le sacré et le profane,
entre la vie et la mort... In HAMERTON-KELLY (ed.), Politics & Apocalypse, p. 18-20.
7
Achever Clausewitz, p. 98.

304
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

cupations contemporaines, voire prospectives. Girard y voit une rupture et met en garde ceux
qui pourraient être tentés de la banaliser8. Les événements ultérieurs lui donnent raison. On
passe d’une mondialisation qui se veut paisible, à la suite de la fin de la guerre froide, por-
teuse de la promesse d’un commerce international créant des interdépendances, disqualifiant
les rêves d’autarcie et intégrant au développement les contrées jusqu’alors tenues à l’écart, à
une résurgence de la violence et un renouvellement de ses manifestations : « La guerre idéo-
logique est en ce sens ce qui nous a fait passer de la guerre interétatique classique à la vio-
lence que nous connaissons aujourd’hui : violence absolument imprévisible, proprement indif-
férenciée.9 » Cet événement tisse ensemble sacrifice, religion, violence débridée, indifféren-
ciation… Comme si la théorie mimétique avait été conçue par anticipation pour fournir son
cadre d’intelligibilité :
Je pense que si j’avais écrit La Violence et le Sacré après le 11 Septembre, j’y aurais très proba-
blement inclus cet événement. C’est l’événement qui rend possible une compréhension des évé-
nements contemporains, car il rend l’archaïque plus intelligible. Le 11 Septembre représente un
étrange retour à l’archaïque à l’intérieur du sécularisme de notre temps.10
Jean-Pierre Dupuy pose à cette occasion la question Aurions-nous oublié le mal ?11, titre d’un
ouvrage dont le sous-titre circonstancie le propos : « Penser la politique après le 11 sep-
tembre ». Il l’interprète comme « l’irruption du possible dans l’impossible.12 »
L’attentat suicide crée une indifférenciation nouvelle, le sacrifice de soi outil du sacrifice des
autres. Ce que Salomon a séparé en faisant émerger les intentions des deux prostituées, ce qui
permet à Girard après le père Schwager de reconnaître la similitude et la différence dans le
sacrifice en fonction du sacrifié et du sacrificateur, est ici inextricablement mêlé.

§ 2 : Altérité revendiquée et identité observable des terroristes contemporains

Alors qu’Oussama Ben Laden s’est affiché comme radicalement opposé à l’Occident, Girard
refuse de ratifier cette position sans la nuancer. Il fonde son interprétation sur l’identité et la

8
« La pensée apocalyptique » : « […] je le vois comme un événement déterminant, et c’est très grave de le mi-
nimiser aujourd’hui. […] Je pense, personnellement, que nous avons affaire à une nouvelle dimension qui est
mondiale. Ce que le communisme avait tenté de faire, une guerre vraiment mondiale, est maintenant réalisé,
c’est l’actualité. »
9
Achever Clausewitz, p. 86.
10
Ibid.
11
DUPUY, Avions-nous oublié le mal ?
12
DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, p. 10.

305
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

réciprocité entre l’Occident et ceux qui déclarent vouloir sa fin13. En 1998, Ben Laden expli-
citait déjà une logique de réciprocité :
Ce sont les Américains qui ont commencé. La riposte et le châtiment doivent s’exercer en sui-
vant scrupuleusement le principe de réciprocité, surtout lorsqu’il est question de femmes et
d’enfants. Ceux qui ont lancé des bombes atomiques et eu recours à des armes de destruction
massive contre Nagasaki et Hiroshima, c’étaient les Américains. Est-ce que les bombes pou-
vaient faire la différence entre les militaires, les femmes et les enfants ?14
Le principe de réciprocité qu’il invoque, celui de la vengeance, est aux antipodes du critère
rawlsien. Cet usage donne raison à l’emploi qu’en fait Girard contre l’idéalisme contractua-
liste. Jean-Pierre Dupuy rappelle que le non-respect des principes de la guerre juste édictés
par l’Occident a été massivement le fait d’Occidentaux dès la seconde guerre mondiale. Quant
à l’identité entre les terroristes et leurs adversaires, elle tend à l’emporter ne serait-ce que
« sur le plan de la fortune personnelle »15 ou de l’occidentalisation des terroristes. Girard con-
sidère la situation comme un rapport de doubles montant aux extrêmes inédit :
Le terrorisme a encore fait monter d’un cran le niveau de la violence. Ce phénomène est mimé-
tique et oppose deux croisades, deux formes de fondamentalisme […]. Mais l’islamisme n’est
qu’un symptôme d’une montée de la violence beaucoup plus globale. Il vient moins du Sud que
de l’Occident lui-même, puisqu’il apparaît comme une réponse des pauvres aux nantis.16

Ce disant, il fait montre d’une compréhension précoce de ce qui deviendra plus tard mani-
feste : de nombreux jeunes « djihadistes » volontaires pour aller combattre en Syrie ou en Irak
ont été élevés dans des pays occidentaux quand ils ne sont pas des convertis de fraiche date.
Ils se recrutent parmi les plus semblables aux Occidentaux. En outre, le terrorisme a su adap-
ter à ses besoins le concept de réseau que le libéralisme encourage dans le but de réaliser son
projet de dissolution des États17. Par son intervention, il tend au demeurant à recréer un besoin
d’État et des logiques nationales dans un monde désireux de s’en passer.

13
« Ce qui se joue » : « Lorsque j’ai lu les premiers documents de Ben Laden, constaté ses allusions aux bombes
américaines tombées sur le Japon, je me suis senti d’emblée à un niveau qui est au-delà de l’islam, celui de la
planète entière. Sous l’étiquette de l’islam, on trouve une volonté de rallier et de mobiliser tout un tiers-monde
de frustrés et de victimes dans leurs rapports de rivalité mimétique avec l’Occident. Mais les tours détruites oc-
cupaient autant d’étrangers que d’Américains. Et par leur efficacité, par la sophistication des moyens employés,
par la connaissance qu’ils avaient des États-Unis, par leurs conditions d’entraînement, les auteurs des attentats
n’étaient-ils pas un peu américains ? On est en plein mimétisme. »
14
Cité in DUPUY, La marque du sacré, p. 231.
15
« Ce qui se joue ».
16
Achever Clausewitz, p. 352.
17
MARTRES, « De la nécessité d’une théorie des relations internationales », p. 34.

306
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

§ 3 : « Une montée aux extrêmes devenue planétaire »18

L’Europe a fini par se déprendre de son esprit guerrier19. Pour autant, ces pays qui renoncent à
la guerre ne peuvent échapper à de nouvelles formes de belligérance : « Les guerres idéolo-
giques, justifications monstrueuses de la violence, ont en effet mené l’humanité à cet au-delà
de la guerre où nous sommes aujourd’hui entrés. L’Occident va s’épuiser contre le terrorisme
islamiste, que l’arrogance occidentale a incontestablement attisé.20 »
La géographie et les formes des conflits s’en trouvent bouleversées : la continuité territoriale,
un temps garantie par les frontières et les organisations internationales, étant de moins en
moins assurée cède la place à une logique de sanctuaire21. Cette forme est l’ultime avatar des
multiples transformations récentes de la guerre durant les trois derniers siècles : après la
guerre en dentelles, la levée en masse, la guerre totale, la guerre de partisans et la guerre asy-
métrique, advient un terrorisme cosmopolitique auto-sacrificiel. Contre la fausse évidence des
dissymétries apparentes, Girard a apporté, à chaud, une analyse dissonante des attentats du 11
septembre 200122. Cette préoccupation a d’ailleurs été exprimée par anticipation dans Celui
par qui : « Depuis longtemps on annonçait, mais sans trop y croire, que le terrorisme allait
relayer la guerre traditionnelle. […] Il semble qu’on se dirige vers un rendez-vous planétaire
de toute l’humanité avec sa propre violence.23 » Il ajoute une perspective historique qui ren-
force la ressemblance : « […] la gémellité des islamistes et des occidentaux […] n’est pas
nouvelle. On peut en effet se demander dans quelle mesure les excès des Croisades au XIIIe
siècle ne sont pas une réponse mimétique au djihad, dont nous subissons aujourd’hui les con-
séquences en Europe et au Proche-Orient.24 » Il pose alors une hypothèse :
La haine de l’Occident […] provient […] de ce que l’esprit concurrentiel leur est aussi familier

18
Achever Clausewitz, p. 353.
19
Ibid., p. 321 : après la France à l’issue de la première guerre mondiale, « […] l’esprit guerrier a quitté
l’Allemagne et la Russie, après Stalingrad. […] Chaque pays européen a été brisé à son tour par cette tornade.
C’est ce que l’Amérique comprend mal. » Les fiascos à répétition des expéditions internationales étatsuniennes
vont peut-être finir par ajouter ce pays qui effectue à lui seul la moitié des dépenses militaires de la planète à la
liste de ceux qui ne croient plus aux avantages d’une hypothétique victoire et ne supportent plus les pertes hu-
maines engendrées par les conflits, aussi minimes soient-elles par rapport aux pertes que les conflits du XXe
siècle ont provoquées.
20
Ibid., p. 352.
21
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 38 : « […] une séparation entre lieux sûrs et zones abandonnées à la vio-
lence et au désordre. […] Selon les endroits, le réseau des sanctuaires est plus ou moins dense, la communication
entre les lieux protégés plus ou moins forte, mais partout l’espace situé entre les mailles du filet est de moindre
importance politique. »
22
La dissolution de l’Union Soviétique, de son empire et la renonciation quasi générale à l’affichage des idéaux
communistes ayant semblé à d’autres clore le XXe siècle, voire l’Histoire (!).
23
Celui par qui, p. 16.
24
Achever Clausewitz, p. 90.

307
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

qu’à nous-mêmes. Loin de se détourner vraiment de l’Occident, ils ne peuvent pas s’empêcher
de l’imiter, d’adopter ses valeurs sans se l’avouer à eux-mêmes et ils sont tout aussi dévorés que
nous le sommes par l’idéologie de la réussite individuelle ou collective. Cette conception rivali-
taire que notre exemple impose à la planète entière ne peut pas faire de nous des vainqueurs
sans faire en d’autres lieux d’innombrables vaincus, d’innombrables victimes.25
L’idéologie terroriste « produit avant tout un désir brûlant de briser une fois pour toutes le
ressort de la défaite personnelle et nationale, l’énorme machine concurrentielle que sont deve-
nus les États-Unis, suivis de près par l’Occident dans son ensemble.26 » Ces actes de terro-
risme relèvent d’une logique proche de celle des guerres asymétriques. La mise en avant d’un
fondamentalisme musulman renvoyant à la conception du djihad la plus archaïque ajoute à ce
sentiment illusoire de différence radicale : il se pose face à un Occident croyant s’être débar-
rassé de ses derniers démons irrationnels et se glorifiant de la pseudo-rationalité de son sys-
tème politique ainsi que de sa régulation par des marchés dits efficients.
Jean-Michel Oughourlian situe ce « terrorisme populaire […] dans un temps pré-sacrificiel » :
« la violence […] est à l’intérieur même de la communauté comme c’était le cas avant la sur-
venue du mécanisme victimaire. L’ennemi est partout et nulle part. […] nous sommes dans
une violence aveugle et indifférenciée qui se répand partout.27 » Le soupçon se généralise, y
compris contre ses concitoyens, et débouche sur la peur. Résultat de l’humiliation, de la pau-
vreté et de la faiblesse, « le terrorisme est une violence réciproque différée, c’est-à-dire une
vengeance.28 » Les suites des attentats du 11 septembre s’élaborent selon le schéma « mon
dieu à moi, qui est mon désir déifié combat ton dieu à toi (qui est ton désir à toi déifié) 29 » à
travers les deux rhétoriques réciproques de Ben Laden et de George W. Bush Jr. Cette logique
est identique à celle à l’œuvre dans les affrontements de doubles, des jumeaux de la violence,
qui calquent leurs actions l’un sur l’autre. Ainsi les États-Unis ont-ils renoncé au respect des
droits de l’homme et du droit international public de la guerre pour mettre leurs transgressions
à l’unisson de celles d’Al Qaeda et de Daesh. Et Barak Obama a poursuivi la voie de la sortie
de la légalité qu’avait tracée son prédécesseur. Jean-Michel Oughourlian ajoute : « La ten-
dance à l’indifférenciation est renforcée par tous les moyens techniques et militaires dont
l’Occident dispose. D’une certaine manière, cette tendance témoigne d’un dépassement du

25
OUGHOURLIAN, Psychopolitique, p. 23-24.
26
Ibid., p. 24.
27
Ibid., p. 49.
28
Ibid., p. 53 et 52.
29
Ibid., p. 60.

308
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

politique par le technologique.30 »


Le retour de la violence est sans doute moins ce qui est aujourd’hui mesurable que ce dont ces
concurrences exacerbées sont grosses. On peut s’essayer à classer ses sujets de préoccupation.
Les engagements de l’économie d’assurer la moindre violence n’ont pas été tenus : le marché
et la libre concurrence promettent, à l’intérieur, la concorde des intérêts antagonistes au
moyen de la fixation de prix d’équilibre et, à l’extérieur, la paix engendrée par un commerce
international jugé bénéfique depuis Montesquieu et qui doit être encouragé par l’abaissement
des barrières douanières31. Cette approche est néanmoins impuissante face à un terrorisme
qu’elle tend plutôt à exacerber, car il « est la seule forme possible de guerre face à la techno-
logie. Les événements actuels en Irak le confirment. La supériorité de l’Occident, c’est sa
technologie, et elle s’est révélée inutile en Irak.32 » Girard hésite sur l’interprétation. Il évoque
le ressentiment33. Il ne semble pas convaincu par l’explication religieuse, en dépit ou à cause
des discours des terroristes34, alors même que son anthropologie tend à le réhabiliter et qu’il
est certain de son retour. Il voit le religieux archaïque reparaître, mais doté d’armes mo-
dernes35, l’islam étant la seule religion du Livre à légitimer la violence comme divine.
Qu’elles soient ou non évoquées par Girard, un ensemble enchâssé d’oppositions structure les
conflits contemporains et à venir. Le tableau ci-après tente de rendre compte schématique-
ment de ces conflits de doubles. Ces oppositions fournissent une matrice tout en cartogra-
phiant les foyers potentiels de la montée aux extrêmes. La première distingue à la racine le
matérialisme et les religions36. Les islamistes proclament d’abord faire rempart aux ravages

30
Ibid., p. 87.
31
Cf. par exemple les analyses développées par André ORLEAN in L’empire de la valeur (voir infra notre cha-
pitre 11, section 2).
32
In « La pensée apocalyptique », 2007, article cité.
33
In ibid. : « Il y a là du ressentiment, évidemment. Et c’est ce qui a dû émouvoir ceux qui ont applaudi les terro-
ristes, comme s’ils étaient dans un stade. C’est cela le ressentiment. C’est évident et indéniable. Mais est-ce qu’il
représente l’unique force ? La force majeure ? Peut-il être l’unique cause des attentats suicides ? Je n’en suis pas
sûr. La richesse accumulée en Occident, comparée au reste du monde, est un scandale, et le 11 Septembre n’est
pas sans rapport avec ce fait. »
34
In ibid. : « L’autre force serait religieuse. Allah est contre le consumérisme, etc. En réalité, le musulman pense
que les rituels de prohibition religieuse sont une force qui maintient l’unité de la communauté, ce qui a totale-
ment disparu ou qui est en déclin en Occident. Les gens en Occident ne sont motivés que par le consumérisme,
les bons salaires, etc. Les musulmans disent : “leurs armes sont terriblement dangereuses, mais comme peuple,
ils sont tellement faibles que leur civilisation peut être facilement détruite”. C’est ce qu’ils pensent et ils n’ont
peut-être pas complètement tort. »
35
In ibid. : « Ce que le monde attend est le moment où les musulmans radicaux pourront d’une certaine manière
se servir d’armes nucléaires. Il faut regarder le Pakistan, qui est une nation musulmane possédant des armes
nucléaires et l’Iran qui tente de les développer. »
36
In Quand ces choses, p. 18 : Après le nazisme et le communisme, le troisième effort pour remplacer le reli-
gieux susceptible d’effondrement est « celui des démocraties capitalistes, qui serait l’échec du scientisme, de
tous les efforts entrepris pour réduire les problèmes à une fausse objectivité, dans le style du libéralisme sauvage,
des psychanalyses, etc. »

309
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

du matérialisme imposé au monde entier par l’Occident chrétien37. Au sein du champ reli-
gieux, la rhétorique islamiste reprend à son compte le concept de choc des civilisations en
identifiant l’Occident aux « croisés », semblant accréditer l’explication de la situation par un
ressentiment ancien. Mais les islamistes démentent immédiatement leur argument en
s’affrontant à titre principal entre sunnites et chiites, voire entre sunnites aux conceptions et
intérêts divergents. Les attentats sont beaucoup plus fréquents et meurtriers dans les pays mu-
sulmans où se côtoient les islamistes de différentes obédiences. Girard ne l’ignore pas38.

Tableau 3 : Les grands conflits de l’époque pris en compte par René Girard

islam sunnite
islam
islam chiite
religion
christianisme laïque
christianisme
christianisme fondamentaliste
confits de l'époque
régulation redistributrice
économie
régulation par le libre marché
matérialisme
écologie politique
écologie
deep ecology

Le christianisme se trouve en quelque sorte rehaussé par l’opposition exprimée par les isla-
mistes qui établissent une chaîne d’équivalences et d’indifférenciations entre christianisme,
matérialisme et Occident. Quoique résistant dans l’ensemble à la tentation de la riposte en se
refusant à confondre islam et islamisme, le christianisme se trouve lui-même au cœur d’une
opposition dont Girard fut un témoin privilégié aux États-Unis entre chrétiens « laïques » et
fondamentalistes qui accentuent la lecture sacrificielle des Écritures.
De leur côté, les matérialistes occidentaux semblent hésiter entre économie et écologie tentant
de donner un contenu à l’oxymore « développement durable ». Les oppositions y sont ainsi
moins frontales même si la solution par la croissance que promeut l’économie semble, dans

37
Quoique moins véhément et non-violent, le discours constant de la papauté contre le matérialisme va se ren-
forçant, pour ne pas dire se radicalisant.
38
In « La pensée apocalyptique » : « L’Occident s’est mis dans la pire des situations en déclarant qu’il transfor-
merait l’Irak en une démocratie jeffersonienne ! C’est précisément ce qu’il ne peut pas faire. Il est impuissant
face à l’islam car la division entre les sunnites et les chiites est infiniment plus importante. Alors même qu’ils
combattent l’Occident, ils parviennent encore à lutter l’un contre l’autre. »

310
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

les faits, incompatible avec l’objection de croissance39 écologique. Chacune des deux idéolo-
gies dominant et polarisant le débat matérialiste se décompose à son tour, mais sur le mode
plus policé du débat démocratique, ponctuellement durci par l’objection de conscience et la
désobéissance civile plus ou moins violente. Au sein de l’économie, le débat politique oppose
redistribution et libre marché. Quant aux écologistes, ils se répartissent entre écologie poli-
tique et « deep ecology » conférant des droits à la nature contre l’humanité.
Comme si chaque idéologie était ainsi vouée à se dédoubler en rivales, subissant une loi
d’airain de la mimésis. Mais Girard ne se contente pas des oppositions par trop simples et
systématiques40 de notre tableau. Pour lui, dans son rapport à l’Occident chrétien et matéria-
liste :
[…] l’intégrisme islamique, qui paraît creuser le fossé entre le monde chrétien et le monde mu-
sulman, n’est peut-être qu’une réaction « dialectique » au phénomène inverse, autrement plus
profond, qui est l’entrée de l’Islam dans le monde moderne : d’ailleurs, le fondamentalisme
n’est pas anti-technique, n’est pas antimoderne. Il naît de la constatation que la modernisation
de ces pays est forcément une imitation de l’Occident.41
Il observe ainsi une synthèse inattendue entre l’intégrisme islamiste et la technique, mère et
fille du matérialisme. Paul Dumouchel dessine de son côté un horizon possible, indifférencié,
sans limites temporelles ni frontières claires, où l’opposition guerre / paix cède la place aux
« états de violence », mais aussi où les affaires publiques se distinguent de moins en moins
des privées42. Si les adversaires ne sont pas « égaux » dans ces luttes multiples, ils aspirent à
une puissance suffisante pour participer aux conflits, recherchent activement une forme de
parité et s’indifférencient. Le monde devient flou et les dichotomies cèdent la place à des ré-
solutions inédites des contradictions qu’elles entendent exprimer.

39
Que pressentent Jacques Ellul et Bernard Charbonneau avant que le club de Rome en fasse un mot d’ordre en
1972 avec le rapport Meadows.
40
Charles Ramond note que le dédoublement des concepts et des situations, omniprésent dans la théorie mimé-
tique, « ne doit cependant faire croire en aucune façon à un retour chez Girard des “dualismes” ou “essentia-
lismes” figés qu’il ne cesse de combattre et dont il entend démonter la genèse. […] Girard essaie au contraire de
reconstruire des concepts paradoxaux pour rendre compte d’une réalité elle-même paradoxale : […]
l’indécidable théorie du “mimétique” ruine dès l’origine la distinction entre “l’intérieur” et “l’extérieur”, c’est-à-
dire au fond la distinction elle-même. » In RAMOND, Le vocabulaire de René Girard, p. 68-70.
41
Quand ces choses, p. 98.
42
« Des conflits caractérisés par la longue durée, qui n’opposent pas des adversaires “égaux” mais des forces
multiples dont certaines sont privées, d’autres publiques, certaines nationales ou régionales, et d’autres interna-
tionales. Contrairement aux guerres qui ont un commencement et une fin sanctionnés par le droit international, et
qui en conséquence restent, jusqu’à un certain point, des conflits ritualisés, les “états de violence” [expression
empruntée par Paul Dumouchel à Frédéric GROS, États de violence] n’ont ni début ni terme clairement marqués
dans le temps. » In DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 39.

311
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Section 2 : D’une apocalypse environnementale, sociale et politique au « catas-


trophisme éclairé »

Girard repose pour l’avenir la question qu’il a soulevée à propos des origines de la culture :
l’improbable persistance dans l’être de l’humanité. Jean-Pierre Dupuy aborde de son côté la
perspective de la catastrophe d’un point de vue philosophique. Même s’il repère la domina-
tion de l’économie, il croit encore au politique et tente de lui donner une dernière chance. Là
où son initiateur associe une situation apocalyptique43 avec un seul dénouement possible, la
Révélation, mêlant lucidité réaliste et espérance utopique, Jean-Pierre Dupuy propose une
nouvelle manière de penser, tout aussi paradoxale, qu’il nomme le « catastrophisme éclairé ».

§ 1 : L’approche inéluctable d’une apocalypse ?

Seule une « pensée apocalyptique » serait désormais apte concevoir le monde à venir44. Girard
dit sa conviction que les signes des temps sont là. L’indifférenciation parviendrait alors à son
acmé, la violence tous azimuts des hommes aboutissant à la confusion du naturel et de
l’artificiel. À l’hominisation jusqu’alors au cœur de ses préoccupations, se substitue un symé-
trique inverse, une déshumanisation, même s’il ne la nomme pas ainsi. Après l’échec de sa
tentative de devenir Dieu, l’homme lui semble désormais prêt à détruire la Création, sauf à ce
qu’il se résolve à la seule solution qui lui semble envisageable, l’amour christique :
Même s’il était possible jadis de tenir pour « irréaliste » le Sermon sur la montagne45, c’est im-
possible désormais et, devant notre puissance de destruction toujours croissante, la naïveté a
changé de camp. Tous les hommes désormais ont le même intérêt vital à la préservation de la
paix. Dans un univers vraiment globalisé, le renoncement aux escalades violentes va forcément
devenir, de façon toujours plus manifeste la condition sine qua non de la survie.46
Une fois encore, il fait des Évangiles sa clé de décryptage47 pour renverser les logiques spon-
tanées. Par ailleurs pour lui, « […] si l’affaiblissement des appartenances permet une unifica-

43
In « Violences d’aujourd’hui », p. 23 : « Le monde actuel, à cause de la puissance de ses armements, à cause
de tout ce qui le menace, du fait de sa puissance technologique, est dans un état qu’on peut qualifier
d’apocalypse objective. »
44
Achever Clausewitz, p. 11. Également, in « La pensée apocalyptique » : « Lorsque les puissances seront vain-
cues, la violence deviendra telle que la fin arrivera. Si l’on suit les chapitres apocalyptiques, c’est bien cela qu’ils
annoncent. Il y aura des révolutions et des guerres. Les États s’élèveront contre les États, les nations contre les
nations. Cela reflète la violence. Voilà le pouvoir anarchique que nous avons maintenant, avec des forces ca-
pables de détruire le monde entier. On peut donc voir l’apparition de l’apocalypse d’une manière qui n’était pas
possible auparavant. »
45
Et en particulier le conseil de tendre l’autre joue (Matthieu, 5, 38-40).
46
Celui par qui, p. 43.
47
Marc 13, 5-14, Matthieu 10, 17-22 et 24, 4-14, Luc, 12, 11-12 et 21, 8-19.

312
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

tion croissante du monde, cette unification entraîne un accroissement des rivalités48 » :


Deux types de menace planent sur notre monde complètement « déréglé », déritualisé. Il y a une
menace globale : la guerre nucléaire ou biologique, les catastrophes écologiques, les convul-
sions politiques gigantesques. Il y a également un autre type de violence dont se plaignent les
hommes de notre monde, plus insidieux et mystérieux, l’impression de se trouver dans une so-
ciété où les rapports intimes sont soumis à des pressions destructrices fantastiques. On retrouve
les deux types de violence dans les textes apocalyptiques.49
Les effets cumulés des croissances – économique, technologique et démographique – et de
l’expansion inédite de l’espèce humaine aboutissent à l’épuisement des ressources disponibles
et à l’accroissement des résidus de l’activité humaine, en particulier des gaz à effet de serre et
autres émanations chimiques. Ces phénomènes résultent au demeurant tous de contagions
mimétiques : le cycle consommation ostentatoire-obsolescence programmée de la production,
la dialectique de l’avantage compétitif par l’innovation technique et du rattrapage par
l’imitation des concurrents ou encore la diffusion des progrès de la santé et de l’hygiène.
Jean-Pierre Dupuy somme la modernité de choisir entre « son exigence éthique d’égalité, qui
débouche sur des principes d’universalisation, ou bien le mode de développement qu’elle s’est
donnée.50 » L’éventualité d’un bouleversement global du climat est aujourd’hui considérée
comme probable par des climatologues quasi-unanimes. Pollution, empoisonnement par les
pesticides et les engrais, épuisement des principales ressources non-renouvelables, dévelop-
pement des bio-nanotechnologies dont l’innocuité est loin d’être sûre, inégalités sociales re-
devenues croissantes, surpopulation humaine au regard des ressources non renouvelables… ne
sont plus susceptibles d’être traités isolément. Le dérèglement climatique produit des effets en
cascade sur les êtres vivants, les océans, les réserves d’eau potable en montagne,
l’atmosphère, les sols… Les dirigeants politiques et économiques semblent incapables de
prendre acte de la situation, ne serait-ce que de décider des initiatives convergentes à la pour-
suite d’un objectif commun51. Guerre économique oblige, notre mode de croissance, irrespon-
sable, doit être maintenu dans l’espoir de surmonter une crise sociale endémique, y compris
dans les pays les plus développés.
En effet, non seulement « notre univers se révèle capable d’absorber l’“indifférenciation” à
hautes doses », mais il en tire « comme une force nouvelle qui lui permet de s’épanouir sur

48
« Les appartenances », p. 29.
49
In « Violences d’aujourd’hui », article cité, p. 23.
50
DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, p. 30.
51
Intervenu en décembre 2015 à Paris, l’accord concluant la conférence dite COP 21 ne sera probablement pas
mis en œuvre au niveau des engagements de chacun des États signataires.

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Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

une base […] toujours plus élargie, toujours plus apte à absorber et à assimiler des éléments
culturels et des populations qui étaient restées jusqu’alors en dehors de son orbite.52 »
Cette capacité est en passe de devenir une faiblesse. Girard suggère l’idée que le phénomène,
loin d’être simplement économique, est avant tout culturel.53 Il observe les retrouvailles sacri-
ficielles de la « culture » et de la « nature » : « La violence est aujourd’hui déchaînée au ni-
veau de la planète entière, provoquant ce que les textes apocalyptiques annonçaient : une con-
fusion entre les désastres causés par les hommes, une confusion du naturel et de l’artificiel :
réchauffement global et montée des eaux ne sont plus aujourd’hui des métaphores. La vio-
lence, qui produisait du sacré, ne produit plus rien qu’elle-même.54 »
La distinction des modernes entre nature et culture perd toute signification, propos désormais
largement partagé, de Bruno Latour55 à Isabelle Stengers56. Les activités humaines transfor-
ment la nature et les hommes sont en retour victimes de celle que l’on nomme de nouveau
Gaïa57.

§ 2 : La fin du politique et de la science politique, prophétie à vérifier ou réalité présente ?

Après une première période de compétition politique en Grèce et à Rome, nous avons vu
naître au XVIe siècle la science politique avec le concept de souveraineté. Peut-elle survivre à
l’effritement de la souveraineté ? Gérard Mairet estime que « le principe de souveraineté est
désormais impuissant à produire de l’historique, tant l’histoire qu’il a suscitée jusqu’ [au XXe]
siècle de fer et de feu semble bien avoir épuisé ses possibles.58 » Quant à lui, Girard conclut
d’emblée :
Le monde actuel pose des problèmes que la science politique ne parvient pas à résoudre. […]
Pour mobiliser, il faut un objectif clair, bien défini. Nous faisons face à des problèmes qui sont
diffus, mondiaux : pandémies, crises financières planétaires, fonte des glaciers, réseaux terro-
ristes mystérieux et protéiformes. […] l’ennemi c’est la surconsommation mondiale, le déve-

52
In Des choses cachées, p. 381.
53
In Les origines, p. 100 : « Parce qu’elle rend les objets trop faciles à acquérir, la société de consommation
travaille à sa propre destruction. Comme tout mécanisme sacrificiel, cette société a besoin de se réinventer de
temps à autre. Pour survivre, elle doit inventer des gadgets toujours nouveaux. Et la société de marché engloutit
les ressources de la terre, un peu comme les Aztèques qui tuaient toujours plus de victimes. Tout remède sacrifi-
ciel perd son efficacité avec le temps. »
54
Achever Clausewitz., p. 11.
55
LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes.
56
STENGERS, Au temps des catastrophes.
57
L’environnementaliste James Lovelock, le chimiste Paul Crutzen, la philosophe Isabelle Stengers… Voir LA-
TOUR, Enquête sur les modes d’existence et surtout Face à Gaïa.
58
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 13.

314
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

loppement industriel… La menace écologique […] doit unir les hommes parce qu’ils sont tous
menacés également. Institutions internationales et moyens d’information ne sont pas à la hau-
teur : […] il faudrait faire peur aux gens pour les convaincre d’agir […].59
Ce texte publié en 2010 témoigne de l’intérêt constant porté par Girard à la situation. Avec
l’amenuisement des différences nationales et étatiques et le surgissement de problèmes qui ne
connaissent pas les frontières et ne peuvent être cantonnés à un espace donné pour leur traite-
ment, le politique étatique et la science dédiée à son étude semblent dépassés. Dans un con-
texte où « le mimétisme s’est renforcé par la communication instantanée et le sensationna-
lisme des médias », il déplore la fréquente « poltronnerie » du politique, « sa tendance à nager
dans le sens du courant, comme Pilate, par souci électoral, par impuissance à penser seul.60 »
Se méfiant habituellement de la foule toujours en mesure de dicter sa loi violente aux autori-
tés, il exprime ici une défiance également radicale envers les élites contemporaines.
Cette fin du politique cède un espace toujours plus vaste à l’économie, laquelle semble être
parvenue jusqu’à présent à rendre compatibles indifférenciation et individualisme croissants
d’une part, coopération et concurrence à partir de la rationalité marchande d’autre part. Dès
L’enfer des choses, Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy ont montré comment la logique de
l’économie marchande a progressivement envahi la place évacuée par le sacré et le poli-
tique61. La mondialisation des échanges, l’attractivité de l’idéologie néolibérale sur les élites,
le nouvel économisme et la crise des finances publiques des pays les plus développés ont am-
plement confirmé leur propos depuis. Le « triomphe » toujours plus hégémonique de
l’économie confirme la poursuite, probablement inexorable, du recul du politique moderne,
c’est-à-dire étatique pour reprendre la distinction de Schmitt.
Au terme d’une brève histoire s’étendant sur une centaine de milliers d’années, le point cen-
tral de la pensée « politique » girardienne apparaît clairement : le retour de la violence tou-
jours possible que rend vraisemblable l’origine violente de l’humanité et envisageable la
perspective apocalyptique. Les trois idées majeures qui constituent sa théorie peuvent au de-
meurant s’ordonner selon l’axe du temps : origine de la culture dans les mécanismes de bouc-
émissaire, désir mimétique présentement dans une phase de médiation interne aggravée, pers-
pective apocalyptique quasi-inéluctable du fait du dévoilement chrétien des mécanismes sacri-

59
Préface de René Girard in OUGHOURLIAN, Psychopolitique, p. 7-8.
60
Quand ces choses, p. 68-69.
61
DUMOUCHEL et DUPUY, L’enfer des choses, introduction : « […] tous les domaines de la vie, privée comme
publique, sociale et politique. […] Nos sociétés industrielles, socialistes ou capitalistes, sont des sociétés écono-
miques. L’économie est la forme essentielle du monde moderne, et les problèmes économiques sont nos préoc-
cupations principales. »

315
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ficiels. La question de la vie en société doit donc être abordée du point de vue du risque per-
manent du retour d’une violence incontrôlée et susceptible de diverger vers une destruction de
la communauté. Il rappelle que « les premiers textes chronologiques chrétiens sont les Lettres
aux Thessaloniciens qui répondent à la question : pourquoi le monde continue-t-il alors qu’on
en a annoncé la fin ? Saint-Paul dit qu’il y a quelque chose qui retient les pouvoirs, le ka-
tochos […].62 »
Girard énonce son doute sur la capacité d’une science politique à permettre l’élaboration
d’une politique susceptible « de défendre l’ordre, de ralentir l’indifférenciation avec des
moyens aussi pacifiques que possible, tout en sachant qu’elle ne peut aspirer à la non-violence
absolue sous peine de mettre en œuvre la plus grande violence.63 » Il ajoute que le politique
voit son rôle diminuer, reconnaissant « un caractère de katechon » aux satisfactions apportées
par l’économie, au moins pour un temps, en permettant la consommation, laquelle commence
à ne plus suffire à combler les attentes64. Si après le religieux et le politique, l’économie
comme katechon donne à son tour des signes de faiblesse, on ne voit guère se profiler de suc-
cesseur apte à maîtriser les mécanismes de la violence sociale. Jean-Michel Oughourlian pose
le même diagnostic. Il en repère trois symptômes : le politique échoue toujours davantage à
désigner un ennemi crédible65, donc mobilisateur ; il s’est en outre laissé polluer par la mo-
rale, en contravention avec certains préceptes machiavéliens repris par Pierre Manent66 ; une
théologisation du politique ne fait qu’entraîner le politique dans la chute du religieux, ce que
les génocidaires délirants manifesteraient de manière caricaturale67. Il attend la désignation
par un leader politique clairvoyant de chacun d’entre nous comme étant l’ennemi68. Il rejoint

62
In « La pensée apocalyptique ». Il ajoute : « L’interprétation la plus commune est qu’il s’agit de l’Empire
romain. La crucifixion n’a pas encore dissout tout l’ordre. Si l’on consulte les chapitres du christianisme, ils
décrivent quelque chose comme le chaos actuel, qui n’était pas présent au début de l’Empire romain. Comment
le monde peut-il finir alors qu’il est tenu si fortement par les forces de l’ordre ? »
63
Celui par qui, p. 148-149.
64
Ibid., p. 153-154. Il indique emprunter l’idée de l’économie comme katechon à Paul Dumouchel et Jean-Pierre
Dupuy. Il précise dans Les origines, p. 153 : « [Le politique] joue un rôle de moins en moins grand […]
l’économie moderne a aussi un caractère de katechon parce que l’économie satisfait. Les gens disent : nous vou-
lons tous de la même chose. Cette réponse les satisfait pour un temps. Mais les gens sentent que la société de
consommation commence à ne plus être le katechon qu’elle était, surtout depuis la deuxième guerre mondiale.
Aujourd’hui, l’augmentation du niveau de vie ne suffit plus à combler les gens […]. »
65
Les échecs à répétition dans la désignation des ennemis des États-Unis par George W. Bush Jr lui fournissent
des exemples, comme les difficultés à faire de la finance ou des exilés fiscaux des ennemis utiles à la cohésion
sociale.
66
In MANENT, 1997, p. 22, citant MACHIAVEL : « Le Prince n’est Prince que par un dessein premier et prémédité
d’être double. »
67
In OUGHOURLIAN, Psychopolitique, p. 111.
68
La désignation calamiteuse par George W. Bush Jr de ses trois ennemis – Ben Laden, les Talibans et Saddam
Hussein qu’il a inventés à partir de 2001 – est la démonstration d’un échec tragique. In ibid., p. 67. La définition
d’un axe du mal est tout aussi désastreuse.

316
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

Girard qui ne voit d’issue aux temps apocalyptiques qu’une conversion massive, « la conver-
sion de chacun à ce nouveau combat qui est un combat intérieur au lieu d’être un combat exté-
rieur.69 » Religieux, politique et psychologique devraient donc délivrer ensemble un message
unique :
Découvrez chacun les mécanismes dont vous êtes le jouet, les mécanismes qui vous créent des
rivaux et antagonisent ceux qui vous entourent, convertissez votre regard et, par un chemin ini-
tiatique, apprenez à voir le réel tel qu’il est : le chemin de la sagesse est le seul qui puisse éviter
l’apocalypse au sens populaire du terme.70
Bref, faire face au réel sans auto-complaisance, comme le font les grands romanciers affran-
chis du mensonge romantique.

§ 3 : Le « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy

Si les anciens croyaient mais ne savaient pas, les contemporains savent la catastrophe certaine
même si sa probabilité est faible71 mais ne croient pas qu’elle soit possible72. Pour Jean-Pierre
Dupuy, nous sommes entrés dans une époque où l’impossible est désormais certain. Il en-
chaîne après le 11 septembre 2001 plusieurs ouvrages aux titres évocateurs73. Il s’interroge de
même sur l’incapacité de l’économie à contenir la violence et donc à prendre le relais du poli-
tique avec L’avenir de l’économie : Sortir de l’économystification, celle d’une croissance in-
définie et, par voie de conséquence, insoutenable à terme, mais désirée par la plupart des ac-
teurs économiques : « Faire de la richesse son objectif, s’assurer de l’être au travers de l’avoir,
c’est se soumettre à la versatilité du jugement de la foule.74 » Persuadé que le monde dispose
pour la première fois de son Histoire de moyens multiples de s’anéantir75, Jean-Pierre Dupuy
s’essaie à imaginer « les procédures politiques qui permettront à une démocratie scientifique
et technique […] d’éviter les autoroutes qui mènent tout droit et très vite au désastre.76 »
L’économie ayant asservi le politique77, il est temps de sortir du « mensonge à soi-même » qui
facilite « le glissement de la citoyenneté en direction de son contraire, une société d’individus

69
In OUGHOURLIAN, Psychopolitique, p. 120.
70
Ibid., p. 122-123.
71
DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, p. 141.
72
Ibid., p. 142 : « Nous ne croyons pas ce que nous savons. »
73
Dont Avions-nous oublié le mal ?, Pour un catastrophisme éclairé, sous-titré Quand l’impossible est certain,
Petite métaphysique des tsunamis, Retour de Tchernobyl : Journal d’un homme en colère et La marque du sacré.
74
DUPUY, L’économystification, p. 260.
75
Du plus spectaculaire avec les armes de destruction massive, en particulier nucléaires, au plus progressif avec
le dérèglement climatique ou encore le développement incontrôlable des info-bio-nanotechnologies.
76
DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, p. 21.
77
DUPUY, L’économystification, p. 12.

317
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

réfugiés chacun dans le monde privé de la consommation.78 » La déception, entendue comme


une auto-tromperie, prend ici une forme collective et aboutit à une auto-exclusion de la ci-
toyenneté et de la souveraineté. Jean-Pierre Dupuy se défie en outre d’une rationalité collec-
tive procédurale qui prétend que ce qui en découle est nécessairement juste et bon sans avoir
identifié auparavant les critères de l’inacceptable et du mal.
Il faut donc combattre notre incrédulité. Il suit Hans Jonas dans sa recherche d’une éthique de
responsabilité quand ce dernier s’exclame : « Qu’est-ce qui peut nous servir de boussole ?
L’anticipation de la menace elle-même !79 » Mais Jonas estime que nous n’avons pas la capa-
cité de prévoir les conséquences lointaines que nous avons pourtant l’obligation morale de
prendre en compte. Jean-Pierre Dupuy ne se résigne pas à cette impuissance en s’intéressant à
la prise en compte par un prédicteur des effets de sa propre prédiction. Il distingue le « temps
de l’histoire », passé fixe et avenir ouvert, supposant des bifurcations possibles et le « temps
du projet » qui « a la forme d’une boucle dans laquelle le passé et le futur se déterminent réci-
proquement », l’avenir étant tenu pour fixe. Le temps du projet n’est ni plus ni moins fictif
que le temps de l’histoire. Il s’agit d’une coordination par l’avenir80, à l’instar de la planifica-
tion française des années 1950-1970 qui « visait à obtenir par la concertation et l’étude une
image de l’avenir suffisamment optimiste pour être souhaitable et suffisamment crédible pour
déclencher les actions qui engendreraient sa propre réalisation.81 »
Le catastrophisme opère une inversion en se donnant pour image du futur la catastrophe qu’on
redoute : « Le catastrophisme éclairé consiste à penser la continuation de l’expérience hu-
maine comme résultant de la négation d’une autodestruction qui serait comme inscrite dans
son avenir figé en destin.82 » La logique proposée, mêlant le contrefactuel et le causal, est
donc : si l’humanité était certaine de son autodestruction dans l’avenir, alors elle prendrait
dans le présent les mesures nécessaires à sa continuation et agirait de manière à supprimer les
causes de son autodestruction.
Jean-Pierre Dupuy relie cette logique à la sagesse amérindienne devenue une des maximes de
l’écologie et qui met le temps en boucle : « la Terre nous est prêtée par nos enfants.83 » Cette

78
Ibid., p. 20 et 23.
79
JONAS, Le principe responsabilité, p. 16. Jean-Pierre Dupuy remarque que cette configuration est celle du
héros d’une tragédie grecque se fixant sur l’oracle pour tenter d’échapper au désastre, in DUPUY, Pour un catas-
trophisme éclairé, p. 175.
80
In DUPUY, L’économystification, p. 234 : « l’avenir détermine contrefactuellement le passé qui le détermine
causalement. L’avenir est fixe, mais sa nécessité n’est que rétrospective. »
81
Roger GUESNERIE, L’Économie de marché, p. 75, cité in DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, p. 197.
82
DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, p. 216.
83
DUPUY, Petite métaphysique des tsunamis, emplacement 131.

318
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

logique est également celle de l’assurance de destruction mutuelle de la dissuasion nucléaire


supposée éviter la première frappe, « la menace de la réciprocité violente.84 » Les principales
fragilités de l’époque se penseraient ainsi dans le temps du projet. Jean-Pierre Dupuy estime
avoir résolu au passage le paradoxe de Newcomb85, un des dilemmes qui a le plus mobilisé les
philosophes depuis les années 1960 ; et il ajoute avoir compris la portée de la thèse de Weber
sur les effets paradoxaux de de la doctrine de la prédestination des puritains sur l’esprit du
capitalisme, conduisant ces croyants à travailler autant qu’il leur est possible alors que leur
certitude d’être prédestinés à la damnation ou au salut éternel semble devoir les pousser par
choix rationnel au fatalisme et à la démobilisation. La solution de Jean-Pierre Dupuy tient
dans l’impératif suivant et ses développements :
Agis toujours de telle sorte que ton action reste causalement possible si jamais elle devait être
anticipée par un prédicteur omniscient de façon essentielle. Faire une promesse dont on sait
qu’on ne la tiendra pas le moment venu est ipso facto exclu. L’éthique de la promesse et de la
confiance qui ouvre l’avenir en direction d’horizons collectifs suffisamment désirables et cré-
dibles pour donner à chacun l’imagination, l’intelligence et l’énergie pour les faire advenir […],
c’est la raison économique même.86

Comme chez Girard et Jean-Michel Oughourlian, la solution prend la forme d’une conversion
collective radicale. Elle suppose que les promesses sont faites pour être tenues, ce qui suffit à
induire des doutes sur la probabilité de respect de son impératif. Elle suppose un modèle à
suivre pour se conformer à de telles règles éthiques, ce qui nous renvoie aux problèmes pré-
cédents. Elle pointe le problème et rend incontournable sa prise en considération en insistant
sur la question écologique dans une théorie mimétique jusqu’alors principalement centrée sur
la seule violence intraspécifique.
Ce faisant, elle met en évidence un degré accru de complexité dans les rapports humains par
ses rapports à Gaïa plus qu’elle ne fournit une échappatoire commode.

84
In RAMOND (éd.), De l’apprentissage à l’apocalypse, son article, « Achever Clausewitz ? Catastrophisme et
apocalypse contemporains », p. 212. Il souligne le paradoxe de la réciprocité de la menace nucléaire comme
facteur de paix, dans la réalité comme dans l’imaginaire collectif.
85
L’énoncé tel que formulé in DUPUY, L’économystification, p. 227-228 : « Un agent se trouve confronté à la
situation suivante. Devant lui, deux boîtes, l’une transparente, qui contient mille euros, l’autre, opaque, qui con-
tient soit un million d’euros, soit rien. Le choix de l’agent est, soit H1 : ne prendre que le contenu de la boîte
opaque, soit H2 : prendre le contenu des deux boîtes. Au moment où le problème est posé à l’agent, un Prédic-
teur a déjà placé un million d’euros dans la boîte opaque si et seulement s[i] il a prévu que l’agent choisirait H1.
L’agent sait tout cela et il a une confiance totale dans les capacités prédictives du Prédicteur. Que doit-il faire ? »
86
In ibid., p. 236.

319
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 4 : Après l’histoire cyclique et l’histoire ouverte, la nécessité d’une histoire fermée ?

Girard distingue deux moments de l’histoire : d’abord cyclique et sans perspective de progrès
intégrée en elle, elle serait devenue ensuite ouverte sous l’effet de la Révélation87. « On pour-
rait décrire notre histoire comme une spirale ouverte vers le haut, vers une autre dimension
qui n’est plus circulaire. Cette ouverture c’est notre liberté, et les hommes en feront un usage
que nul ne peut prédire.88 » Cette proposition soulève au moins deux difficultés.
L’histoire ouverte ne débute pas aux premiers temps de l’ère chrétienne mais plutôt, et encore
pour une élite restreinte, à la Renaissance, probablement à cette époque que nous avons iden-
tifiée tout à la fois comme celle de la naissance de la souveraineté, de la libération de la
science applicable par la technique et des débuts du processus d’universalisation de la média-
tion interne à un moment où l’effet de la Révélation est moins facile à corréler avec les trans-
formations qui se produisent alors. Deuxième difficulté, la « prospective » évangélique apoca-
lyptique a été comprise par les premiers chrétiens comme une parousie imminente et non
comme une histoire ouverte et leur lecture n’avait rien d’absurde. Girard voit l’objection et y
répond, sans nous convaincre, en signalant que l’Évangile de Luc distingue entre une apoca-
lypse judaïque prochaine et une apocalypse mondiale située « après le temps des païens » 89
ou « dans le temps des nations », selon les traductions.
Quoi qu’il en soit, Jean-Pierre Dupuy propose une troisième conception de l’histoire, laquelle
se présenterait désormais comme ultime du fait de son contenu : substituer à l’ouverture du
progrès, la clôture permanente de la catastrophe prophétisée. Si elle laisse éventuellement à
l’humanité le choix entre diverses échappatoires à l’issue annoncée, celle-ci revient, à chaque
nouvelle étape, à buter sur la fatalité d’une catastrophe aux modalités toujours renouvelées.
Jean-Pierre Dupuy propose en définitive une vision cosmopolitique où le politique jouerait
son dernier rôle après s’être émancipé d’une économystification qui mène sûrement à la catas-
trophe90 : contenir la violence fatale des forces capables de détruire l’humanité en focalisant
l’attention et les efforts de cette dernière prise comme un ensemble et ceux de chacun de ses
membres sur une catastrophe inéluctable de manière à l’éviter.

87
In Des choses cachées, p. 284 : « Désormais aucun retour en arrière n’est possible ; l’histoire cyclique est
terminée du fait même que son ressort commence à apparaître. » Et in Quand ces choses, p. 124 : « […] je
cro[i]s en une Histoire ouverte. Pour penser comme Fukuyama, il faut croire en l’“esprit absolu” tel que Hegel le
concevait. »
88
Quand ces choses, p. 107.
89
Ibid., p. 283. Voir Luc 21, 20-28.
90
L’économie et ses fausses promesses seraient le skandalon par excellence, in DUPUY, L’économystification, p.
13.

320
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

Ce faisant, après un long détour, on reviendrait à la situation que nos ancêtres ont toujours
connue : des procédures, à l’instar des interdits et des rites archaïques, pour prévenir le retour
de la crise mimétique susceptible de détruire la communauté. Avec une différence toutefois :
au mythe fondateur à l’origine des institutions serait substituée la certitude de la catastrophe
finale pour définir notre organisation et nos comportements. L’histoire fermée par une boucle
reliant l’avenir postulé pour l’éviter et le présent à maîtriser redeviendrait une histoire cy-
clique en un éternel retour sur la très longue durée. Et l’histoire ouverte serait alors ravalée au
rang de brève parenthèse. Après cette nouvelle tentative d’une résolution laïque et rationnelle
des crises mimétiques à venir, Jean-Pierre Dupuy n’échappe pas davantage à la seule alterna-
tive que Girard envisage : l’instauration du Royaume ou la mort de l’humanité telle que nous
la connaissons.
La projection dans l’avenir présente le grand avantage d’une validation qui peut seulement
intervenir ex post. Quand la catastrophe est annoncée, c’est aussi un grand inconvénient.

Section 3 : Un ordre mondial formellement égalitaire et toujours conflictuel

Revenons au présent pour conclure cette troisième partie. La vision de l’histoire de Girard est
en partie déterminée par l’époque durant laquelle sa vie s’est déroulée. Chaque penseur a ten-
dance à conceptualiser à partir de son terrain d’observation le plus immédiat, de ses craintes et
de ses désirs, voire de ses ambitions91. Or, l’ordre bâti à partir de 1945 postule que tous les
États sont juridiquement égaux et entend en finir avec la guerre comme modalité acceptable et
réglementée des relations internationales : la rivalité violente est enfin mise hors la loi entre
ces personnes morales que sont les États souverains après qu’elle l’a été par l’État de droit
entre ses ressortissants. Pour autant, les conflits n’ont pas disparu sous l’effet de cette seule
norme.

§ 1 : Un ordre international d’États prétendus égaux puisque souverains

En affirmant l’égalité des États, le droit international est lui aussi trompeur et, du coup, déce-
vant, comme une assertion romantique supplémentaire. Ainsi le libéralisme entend-il « dé-
duire la politique d’un parti pris pacifiste, laissant supposer qu’il y aurait une liaison méca-
nique entre l’économie de marché, la coopération politique, et l’institutionnalisation des rela-

91
Parmi les penseurs ici convoqués, Machiavel, Bodin, La Boétie, Hobbes, Spinoza et Tocqueville sont autant
d’illustrations de ce constat banal.

321
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tions internationales.92 » Il répond formellement à la revendication d’une égale puissance que


tous les États formulent comme le minimum à leur garantir.
La question du droit à la détention d’armes nucléaires posée par un certain nombre d’États, en
général mal considérés par la communauté internationale93, permet de comprendre cette re-
vendication dont la souveraineté étatique est porteuse et les obstacles sur lesquels elle est sus-
ceptible d’achopper. Un des mensonges fondateurs de l’ordre international proféré par l’ONU
est l’égalité des États quand seuls un petit nombre d’entre eux a acquis un droit historique à la
fabrication d’armes nucléaires. Les initiatives de l’Iran en la matière, puissance régionale ma-
jeure à portée des tirs d’Israël qui a, lui, été tacitement autorisé à en disposer, visent à deman-
der : pourquoi faire aussi peu de cas de notre souveraineté ? Que signifie que d’autres ont vu
leurs initiatives aboutir sans entraves des « grandes » puissances ? La dissuasion nucléaire est
elle aussi mimétique94.
Un deuxième mensonge sur l’égalité des États est reflété par le statut de membre permanent
du conseil de sécurité de l’ONU réservé à cinq États et le droit de véto qu’il permet d’opposer
aux décisions les plus graves de conséquence : un seul peut remettre en cause l’effectivité des
décisions de l’assemblée générale des États dès lors qu’elles portent sur des décisions jugées,
unilatéralement, contrevenir à ses intérêts majeurs ou à ceux d’un de ses affidés.
Une troisième ambiguïté porte sur la souveraineté dans les affaires intérieures des États, qu’ils
soient ou non membres de l’ONU. Celle-ci peut en effet décider d’interventions armées, sous
réserve des règles de majorité et d’absence d’exercice de leurs droits de véto par les pays en
disposant. Cette reconnaissance de facto et de jure d’une instance dotée d’une forme de sou-
veraineté limite d’autant celle des États. Combinée aux deux règles précédentes, elle produit
une inégalité entre États vulnérables aux ingérences internationales et d’autres en pratique
non. L’égalité entre les États proclamée par l’ONU est donc mythique. Cette croyance doit
pourtant être partagée quand bien même chacun la sait illusoire et irréaliste. Au-delà des
textes, les capacités d’action des États, selon qu’ils sont des micro-États ou des superpuis-
sances, suffiraient pourtant à convaincre tout observateur extérieur du caractère fictif de
l’égalitarisme du droit international. Cette fiction est malgré tout répétée, tant par ceux qui se
savent radicalement supérieurs que par ceux qui ont conscience de leur infériorité.
Pour la spécialiste des relations internationales Monique Chemillier-Gendreau qui écrit au

92
MARTRES, « De la nécessité d’une théorie des relations internationales », p. 22.
93
Comme la Corée du Nord, détentrice de l’arme nucléaire, et l’Iran y aspirant, mais aussi l’Inde, le Pakistan et
Israël, tous non signataires du traité de non-prolifération des armes nucléaires.
94
DUPUY, La marque du sacré, p. 229-253.

322
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

début des années 1980, à l’époque de l’équilibre concurrentiel entre les États-Unis et l’Union
Soviétique et d’un Tiers-monde alors incapable d’accéder aux standards occidentaux de con-
sommation, « les structures de la société internationale réactivent le processus mimétique.95 »
Elles engendrent des rapports de doubles96 et une « uniformisation culturelle » des peuples.
Elle estime que « la perte des différences provient essentiellement de la généralisation univer-
selle du modèle étatique97 » et souligne l’échec de l’interdiction du recours à la force. Trente
ans plus tard, il reste patent.
Par ailleurs, malgré la proclamation du passage d’un monde bipolaire Est-Ouest à un monde
multipolaire ou non-polarisé après la disparition de l’URSS, les déconvenues à répétition des
États-Unis et les effets apparemment dissolvants de la globalisation, une logique dyadique
demeure incontournable dans la plupart des affaires internationales. Les politiques d’équilibre
des puissances (balance of power), une façon d’égaliser les rivaux dans les relations interna-
tionales, sont toujours de mise pour dicter les alliances et pondérer les soutiens. Un autre
signe de l’égalité paradoxale d’acteurs inégaux est la nature « conflictuelle de la société inter-
nationale », laquelle n’a jamais permis « d’enclencher un processus d’union juridique de type
quasi fédéral », que ce soit à l’initiative de la SDN ou de l’ONU98.
Les guerres asymétriques semblent signifier l’absence de polarisation. Mais la bipolarité de-
meure le mode dominant de l’agrégation politique, l’absence de polarisation apparente pou-
vant servir de masque à sa prolifération : le politologue Robert Farneti propose ainsi une ana-
lyse du conflit israélo-palestinien auquel il accorde une valeur matricielle dans la mesure où il
se répercute sur de multiples lignes de clivage qui lui sont extérieures, les deux protagonistes
se ressemblant de plus en plus au fil du temps99. Il estime que « la théorie mimétique contri-
bue à amender la logique des “NWs [new wars]” en resituant “l’asymétrisation” en regard de
la réciprocité mimétique, c’est-à-dire la transformation progressive de protagonistes symé-
triques en jumeaux mimétiques.100 » Il parle d’une forme de polarisation post-sacrificielle qui
se déroule entre deux groupes plutôt que sous la forme d’un tous contre une victime unique. Il
voit plus généralement dans des conflits présentés comme fondés sur des revendications iden-

95
CHEMILLIER-GENDREAU, « L’État contemporain à la lumière de l’œuvre de René Girard », p. 134.
96
L’exemple choisi est celui du Tchad qui apparaît alors comme un objet de convoitise pour les États-Unis, les
manœuvres libyennes dans la région leur semblant inspirées par le désir des Soviétiques d’étendre leur sphère
d’influence en Afrique.
97
CHEMILLIER-GENDREAU, « L’État contemporain à la lumière de l’œuvre de René Girard », p. 135.
98
MARTRES, « De la nécessité d’une théorie des relations internationales », p. 33.
99
FARNETI, Mimetic Politics, emplacements 1105, 768 et 773.
100
Ibid., emplacement 810, ma traduction.

323
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

titaires, par exemple en ex-Yougoslavie dans les années 1990, la préexistence d’une crise mi-
métique à la radicalisation des identités101. On assiste alors à une territorialisation des identi-
tés et une obligation d’engagement dans un des camps. Cela est particulièrement observable
dans des zones où les mariages « mixtes » sont fréquents.
Robert Farneti bâtit une analyse de ce qu’il appelle les conflits internationaux dyadiques 102,
constatant la ressemblance des rivaux qui s’y affrontent, repérable d’emblée et augmentant au
fur et à mesure de leur déroulement, et la volonté corrélative des protagonistes d’accentuer
leurs pseudo-différences103 : « La théorie mimétique déconstruit les affirmations d’identité en
indiquant que les marqueurs d’identité sont des “restes de différence” dans une situation
d’escalade mimétique, ces marqueurs servant à supprimer et rationaliser le nivellement de
toutes les différences entre les rivaux.104 » Toute résolution des conflits suppose alors la des-
cription de l’origine de la discorde en dehors des motifs les plus souvent allégués : pauvreté,
surpopulation, incompatibilité des buts, dégradation de l’environnement ou absence
d’autorités politiques légitimes…105 Des tensions mimétiques existent y compris dans des
situations à l’évidence asymétriques, par exemple entre un groupe victime et un dominant
identifié comme criminel106.

§ 2 : La souveraineté des États, une illusion de plus en plus manifeste

Dans les faits inégaux, les États sont en tout état de cause de moins en moins souverains. La
souveraineté des États contemporains prend en effet désormais l’eau de toutes parts : les fron-
tières ne sont plus étanches ; une identité nationale plus ou moins imaginaire n’a pas toujours
réussi à voir le jour, peine à se maintenir entre migrations, globalisation de l’information et
résurgences d’identités particulières antérieures ; le pouvoir de faire la guerre est démenti par
les résultats des conflits récents, y compris pour les puissances les mieux armées ; la capacité
à lever l’impôt s’amenuise, tant la globalisation offre d’occasions « d’optimiser » sa contribu-
tion en choisissant les lieux où l’acquitter ; il en va de même de l’autorité sur les citoyens à
laquelle ceux-ci consentent moins… S’y ajoutent, dans le cas de l’Union européenne, des
transferts volontaires de compétences et, plus manifestement encore, l’usage d’une monnaie

101
Ibid., emplacement 1070.
102
Une annexe 6 développe sa tentative de mise au point d’une méthode de résolution des conflits dyadiques.
103
Comme l’écrit en 2008 une journaliste, Livia Manera, à propos du conflit israélo-palestinien : « Pepsi ne
déteste pas Seven Up, il déteste Coca-Cola. » Cité in ibid., emplacement 946.
104
In ibid., emplacement 980.
105
Ibid., emplacement 1676.
106
Ibid., emplacement 1845-1847.

324
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

unique par plus de la moitié des pays de l’Union, ôtant toute souveraineté des États-membres
sur le système monétaire qui en résulte107. Des fonctions régaliennes comme la justice ou
l’incarcération peuvent être exercées partiellement dans le cadre de « délégations de service
public » par des opérateurs privés108. Les réveils sporadiques des États contre les multinatio-
nales, les paradis fiscaux ou encore la montée des votes nationalistes aux élections ne suffi-
sent pas à rendre crédible une reprise en mains par les États-nations du sort de leurs popula-
tions. Après l’Église à l’issue des guerres de religion, l’État semble renoncer progressivement
à distinguer la violence légitime de celle qui ne le serait pas.
Les États perdent en outre leur maîtrise sur nombre d’entreprises qui développent des activités
en dehors de leurs frontières et se définissent comme multinationales, globales, voire offshore.
Un continuum s’établit entre activités maffieuses et entrepreneuriales, entre évasion et optimi-
sation fiscales, entre gains spéculatifs et fondés sur la conquête ou le développement de parts
de marché, entre services financiers et biens matériels… Les frontières, indispensables à la
définition spatiale de l’étendue d’une souveraineté et à l’identification à une nation ou un en-
semble de nations partageant une communauté de destin, ne jouent plus ce rôle. Les États per-
dent ainsi toujours davantage leurs capacités différenciatrices. Le principe de l’égalité souve-
raine de tous ses membres proclamée par la Charte des Nations-Unies étant inaccessible, leur
pseudo-égalité pseudo-souveraine est transformée en indifférenciation.109 Elle est de ce fait
incapable d’ériger et, a fortiori, de perpétuer un ordre culturel stable. Ce panorama justifie à
lui seul la supériorité que Girard prête à l’anthropologie sur la science politique pour com-
prendre la situation actuelle et future du monde.

§ 3 : L’échec de l’interdiction du recours à la force entre les États

Une autre promesse n’a pas été tenue, celle de l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies :
Les membres de l’organisation s’abstiennent dans leurs relations internationales, de recourir à la
menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique
de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.
Ce projet de contention de la violence à l’échelle internationale est ambitieux, comme un loin-
tain écho au projet du Royaume de Dieu sur Terre. S’il remet en cause la manifestation de la

107
Sans parler de ce que signifie la prolifération des bitcoins et autres monnaies sans souveraineté, au moins sur
un plan symbolique dans un premier temps.
108
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile. Paul Dumouchel insiste particulièrement sur les effets de la politique carcé-
rale américaine.
109
Ibid., p. 137.

325
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

souveraineté externe des États, une autre disposition de la Charte vient en limiter la portée :
Le droit de légitime défense individuelle ou collective peut être exercé dans le cas d’une “agres-
sion armée” contre un Membre de l’ONU. Les États portent à la connaissance du Conseil les
mesures prises et les cessent dès que ce dernier aura pris les mesures nécessaires pour le main-
tien de la paix internationale.

La juxtaposition des deux textes démontre l’impossibilité d’une paix perpétuelle promue et
maintenue par une organisation internationale gouvernementale, autrement dit non souve-
raine. Comme le rappelle Monique Chemillier-Gendreau, le propos définitif de Girard sur la
seule voie qui lui semble envisageable pour éradiquer la violence s’impose une fois de plus :
La violence se perçoit toujours comme légitime représaille. C’est donc au droit de représaille
qu’il faut renoncer et même à ce qui passe, dans bien des cas, pour légitime défense. Puisque la
violence est mimétique, puisque personne ne se sent jamais responsable de son premier jaillis-
sement, seul un renoncement inconditionnel peut aboutir au résultat souhaité.110

Nous en revenons à l’interdiction du duel qui coïncide avec la réduction massive des meurtres
par homicide. La théorie mimétique pointe la contradiction : prétention à expulser la violence
fondatrice d’un côté et renforcement de l’indifférenciation de l’autre111.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est perverti en étant réduit au droit de devenir un
État, « modèle culturel imposé, support bureaucratique uniforme d’un certain type de déve-
loppement, facteur primordial d’effacement des différences en même temps qu’outil inutile
dans la recherche de l’égalité réelle.112 » Pour autant certains peuples restent sans États : Pa-
lestiniens, Tibétains, Kurdes, Sahraouis… Nous retrouvons l’opposition formalisée à notre
chapitre 3, entre des États, membres de la communauté internationale et jouissant à ce titre et
sous son égide du droit de se défendre et des « hors la loi internationale », de leur fait en tant
qu’États transgresseurs ou faute de se voir reconnaître une capacité juridique par la commu-
nauté internationale.
Le seul élément qui apparente l’ordre mondial à un souverain est l’émergence progressive
d’un droit international pénal. Encore celui-ci souffre-t-il d’une discrimination entre les vic-
times et les auteurs présumés de crimes de guerre ou contre l’humanité : les grandes puis-

110
Des choses cachées, p. 221.
111
CHEMILLIER-GENDREAU, « L’État contemporain à la lumière de l’œuvre de René Girard », p. 139.
112
Ibid., p. 136.

326
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

sances et leurs proches alliés échappent à ce jour à toute inculpation113, l’activité du tribunal
pénal international permanent de La Haye se concentrant depuis une décennie qu’il fonc-
tionne sur l’Afrique.
L’égale souveraineté des États apparaît ainsi comme illusoire alors qu’elle est solennellement
énoncée et qu’elle correspond à leur revendication d’égale puissance. Le droit international
public est à ce jour incapable de maîtriser la violence entre les peuples auxquels il a impru-
demment concédé le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire une égale capacité théorique à
revendiquer leur souveraineté. Le droit proclame l’égalité des individus, des peuples et des
États, autorisant formellement toutes sortes de revendications potentiellement conflictuelles
sans s’être doté des moyens de trancher les litiges qui en résultent ni, a fortiori, de ceux de
faire exécuter la chose jugée. L’existence même de la communauté internationale fait débat.
La situation à l’intérieur des États n’est pas plus véridique.

§ 4 : Égalité juridique et ressentie comme réalisation de l’idéologie des droits de l’homme

Le recul des hiérarchies fondées sur la différence des sexes, des « races » ou des apparte-
nances nationales a constitué une des évolutions les plus significatives du XXe siècle. Il en va
de même, s’agissant de la place de chacun en tant que sujet économique :
Même s’il y a entre les hommes de grandes différences de pouvoir d’achat, il n’y a plus parmi
nous de différence de caste ou de classe au sens traditionnel. Les gens appartenant au plus bas
niveau social désirent ce qu’ont les gens au plus haut niveau. Ils pensent qu’ils devraient possé-
der ces mêmes choses, ils sont harcelés par la même publicité, alors que dans le passé, l’égalité
dans le désir restait sans doute inconcevable. L’accès à certains biens ou certaines marchandises
était très limité ou strictement codifié et contrôlé par des différences sociales rigides. 114
Ainsi l’égalité des conditions est-elle pratiquée115. Le discours de Paul aux Galates116 est en
train de devenir une réalité, même si elle diffère de celle projetée. L’idéologie des droits de

113
Jean-Pierre Dupuy remarque que les bombardements nucléaires de Hiroshima et Nagasaki auraient pu valoir
aux dirigeants Américains une inculpation de crime contre l’humanité, s’ils n’avaient été les vainqueurs et, de
surcroît, les maîtres du nouvel ordre international. In DUPUY, La marque du sacré.
114
Les origines, p. 68-69.
115
Est citée pour illustrer cet effondrement de la médiation externe et des hiérarchies sociales une déclaration
d’Andy Warhol qui traite de la situation inverse parmi les buveurs de Coca-Cola. In ibid., note de bas de page n°
10 : « […] les plus riches consommateurs achètent la plupart du temps la même chose que les plus pauvres. Vous
regardez la télé, et vous voyez Coca-Cola, et vous savez que le Président boit du Coca, Liz Taylor boit du Coca
et vous vous rendez compte que vous pouvez en boire aussi. »
Un bon siècle auparavant, Tocqueville pronostiquait : « En fait de jouissances matérielles, les plus opulents ci-
toyens d’une démocratie ne montreront pas des goûts fort différents de ceux du peuple, soit que, étant sortis du
sein du peuple, ils les partagent réellement, soient qu’ils croient devoir s’y soumettre. » In TOCQUEVILLE, De la
démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre XI, p. 186.
116
Cf. notre chapitre 5, sections 2 et 3.

327
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’homme produit de même une forme de réalité perceptible. Que des victimes puissent reven-
diquer des droits est le signe qu’elles sont persuadées de pouvoir obtenir réparation et force
est de reconnaître que certaines y parviennent. L’inégalité est devenue politiquement insup-
portable et incorrecte :
[…] tout le monde s’est rallié aux droits de l’homme. […] Le thème est unificateur, et il ne fait
qu’un, au fond, avec les droits des victimes potentielles, qui sont posées contre les gouverne-
ments, contre les collectivités, les majorités auxquels il peut arriver de devenir oppressifs à
l’égard des individus ou des minorités, ou même meurtriers. […] Personne avant nous n’avait
jamais affirmé qu’une victime, même unanimement condamnée par sa communauté, par les ins-
tances qui exercent sur elles une juridiction légitime, pourrait avoir raison contre cette unanimi-
té.117

Chacun a désormais en théorie autant d’importance que l’unanimité. Et donc vaut tous les
autres. L’égalisation parvient à donner le poids suffisant à certaines victimes isolées pour faire
triompher parfois leurs revendications face à la foule ou aux autorités.
L’égalité s’insinue partout. Ainsi Pierre Manent la voit-il miner l’éducation :
[…] presque toutes les innovations pédagogiques et réformes de l’enseignement ont constitué à
défaire ou réduire ce que l’éducation avait de commun ou de “communisant” au nom de
l’égalité, une égalité qui s’étendit désormais aux objets de l’enseignement. Égalité entre les re-
gistres du discours, égalité entre les genres littéraires, égalité entre les histoires nationales, égali-
té entre les grandes œuvres et les autres…118

Chez lui aussi, égalité devient synonyme de nivellement et d’indifférenciation, donc facteur
d’aggravation de la situation de la France et, probablement, d’autres nations.

§ 5 : Un homme / une voix, l’unanimité et la majorité en régime représentatif

La démocratie dite représentative se manifeste pour l’essentiel par la désignation des déten-
teurs du pouvoir à la majorité et pour une durée limitée, permettant de mettre un terme à un
mandat qui n’aurait que trop duré du point de vue des électeurs. Il s’agit d’occuper provisoi-
rement, sans pour autant s’approprier ni s’incorporer, le lieu du pouvoir laissé vide depuis que
le prince en a été exclu119. Ce processus combine un principe égalitaire strict, de type arithmé-
tique – un homme / une voix – et une inégalité profonde – du point de vue du pouvoir, la ma-

117
Quand ces choses, p. 123.
118
MANENT, Situation de la France, p. 40.
119
LEFORT, Essais sur le politique, « La question de la démocratie », p. 28.

328
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

jorité tendant vers la totalité et la minorité, vers la nullité. Un rapport de complémentarité


s’est instauré entre élection et exclusion, élu du peuple et exclus, à l’issue de leur défaite, du
pouvoir auxquels ils aspirent en entrant dans la compétition électorale. Le système trouve son
équilibre dans la potentielle réversibilité périodique des résultats des scrutins. La plus grande
égalité conduit donc à la plus grande inégalité. Et on arrive de plus en plus souvent à ce résul-
tat après que la confrontation électorale s’est soldée par une quasi-égalité des suffrages obte-
nus par deux partis ou coalitions opposés. Au point que les contestations sont fréquentes :
dans de tels cas, le vote majoritaire s’apparente de plus en plus à un tirage au sort. Néan-
moins, pour s’exprimer comme Rawls, un consensus par recoupement120 continue de former
une quasi-unanimité sur le principe constitutionnel selon lequel la majorité l’emporte, pour la
durée d’un mandat.
La mécanique électorale doit subsumer en un seul vote la position de chaque électeur sur un
ensemble varié de sujets multiples, présents mais aussi à venir. D’une certaine façon, le vote
ne réussit que pour autant qu’il laisse subsister dans chaque camp une relative pluralité
d’opinions sur chacun des sujets d’actualité sur lesquels les électeurs sont censés se détermi-
ner. Une bipolarisation parfaite d’opinions homogènes dans chacun des deux camps opposés
rendrait illusoire toute réconciliation post-électorale d’un peuple à la souveraineté par principe
indivisible. Ce nouveau paradoxe du vote que la théorie mimétique appliquée au politique
permet de pointer trouverait sa solution dans la dissociation des débats particuliers de la com-
pétition institutionnelle.
Jean-Pierre Dupuy met en évidence un ensemble d’apories liées aux modalités des élections
dans son essai « Loterie à Babylone »121. Il signale les relations du vote avec le hasard et son
rôle dans la production d’une extériorité par auto-transcendance, alors même que « la poli-
tique moderne » est « recherche d’immanence »122. Il mentionne le paradoxe d’impossibilité
d’une synthèse des intérêts privés dans un intérêt commun formulé par Kenneth Arrow123 et
celui de Condorcet montrant la non-transitivité des préférences124 pour illustrer
l’irréductibilité de l’arbitraire en matière électorale. Il relativise la valeur de légitimation attri-

120
RAWLS, Libéralisme politique, Leçon IV, p. 171-214.
121
Repris en dernier lieu in DUPUY, La marque du sacré, p. 163-195.
122
Ibid., p. 170.
123
Pour le dire plus simplement, aucun système de vote ne peut transformer une multiplicité de préférences indi-
viduelles (au moins trois options et deux individus) en une décision agrégée cohérente (respectant plusieurs
propriétés logiques).
124
Si A > B > C en nombre de suffrages obtenus dans une élection triangulaire, C > A est possible. Le vainqueur
d’un scrutin au deuxième tour aurait pu être battu par le candidat arrivé troisième au premier tour.

329
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

buée à la quantité lors du décompte des votes comme à l’occasion des sondages. De plus,
alors que l’incitation à la participation passe par la conviction que chaque vote peut détermi-
ner le résultat du scrutin, dans les faits, aucun d’entre eux n’a ce pouvoir, au point que
l’abstention serait la seule conduite rationnelle. « La procédure [apparaît] comme un moyen
de renvoyer la décision à une instance qui échappe aux choix individuels »125 ; quant au rite
électoral, il « joue avec le feu en représentant l’affrontement pour mieux le dépasser »126.
Jean-Pierre Dupuy laisse la conclusion à Claude Lefort :
C’est précisément le moment où la souveraineté populaire est censée se manifester, le peuple
s’actualiser en exprimant sa volonté, que les solidarités sociales sont défaites, que le citoyen se
voit extrait de tous les réseaux dans lesquels se développe la vie sociale pour être converti en
unité de compte. Le nombre se substitue à la substance.127
Mais si l’équilibre des systèmes démocratiques repose sur l’égalité théorique de chaque ci-
toyen et de son poids électoral, le consensus sur la règle peut se rompre à tout moment, lors-
que la foule l’emporte et forme « une espèce de creuset où viennent se fondre même les auto-
rités les moins ébranlables en apparence.128 » Chez Girard, le peuple ne fait qu’un avec la
foule, sa manifestation concrète en tant qu’acteur de l’Histoire, qu’elle soit révolutionnaire ou
guerrière. Or la foule garde la faculté de rappeler que toute souveraineté émane du peuple, ce
que les constitutions ont fini par acter, et revendiquer sporadiquement son exercice direct,
remettant en cause la légitimité de ses représentants à incarner le souverain. Bien des pseudo-
États issus d’un processus de décolonisation en font plus ou moins fréquemment l’expérience.
Si les trois décennies suivant la deuxième guerre mondiale constituent l’apogée de la puis-
sance étatique, elles semblent, avec le recul, en être également, comme c’est souvent le cas en
pareille situation, le chant du cygne.

§ 6 : De l’État protecteur à la dérégulation envisagée comme condition de l’optimum

Nous avons proposé dans la première partie une vision du politique qui met en relation
l’affrontement des revendications des citoyens et la solidarisation de la communauté par un
(ou des) élu(s)129. Dans l’État-providence, les vainqueurs successifs des compétitions électo-

125
Ibid., p. 182-183.
126
Ibid., p. 188.
127
LEFORT, 1986, « La question de la démocratie », p. 30.
128
Le bouc émissaire, p. 171.
129
Notre chapitre 3, section 2, § 3.

330
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

rales130 se rejoignent pour promettre de satisfaire le plus grand nombre de revendications au


niveau le plus élevé possible, à la recherche d’une majorité et en vue d’un apaisement des
insatisfactions des minoritaires. Le développement des prestations sociales est de nature à
diminuer corrélativement l’intensité et la diversité des revendications mais aussi, à l’inverse,
d’en susciter d’impossibles à satisfaire, au point aussi de réduire progressivement la participa-
tion électorale, la prise en compte pérenne d’un certain nombre d’entre elles semblant garan-
tie, quel que soit le résultat du scrutin.
Ce système a longtemps conduit à un accroissement de la sphère publique avant que des diffi-
cultés répétées dans l’élargissement de l’assiette et la productivité du système fiscal ainsi que
la progression constante de l’individualisme n’inversent la priorité des revendications. La
dérégulation comprise comme diminution des prélèvements et du rôle de l’État étant devenue
depuis la revendication d’une part croissante de la population, elle s’impose sinon à
l’ensemble des partis, du moins à ceux qui peuvent espérer dégager une majorité susceptible
de les porter au pouvoir. L’État se trouve ainsi pris dans un dilemme : maintenir sa protection
ou réduire sa pression fiscale. La solution cynique est d’exclure complètement ou partielle-
ment certains bénéficiaires de la protection pour conserver l’adhésion de ceux à qui elle est
maintenue. La promesse d’un retour à meilleure fortune du fait d’une compétition dérégulée
ne trompe personne, ni les exclus de la protection ni ceux qui espèrent triompher de la concur-
rence ainsi débridée.
Modalité de la rivalité des égaux dans les gouvernements représentatifs et les économies libé-
rales, la compétition est devenue la règle entre les entreprises, parmi les salariés et entre les
candidats aux fonctions électives et publiques. Dans La société des égaux, le sociologue
Pierre Rosanvallon actualise la réflexion de Tocqueville :
Dans un monde où les individus ne sont plus définis par la place qu’ils occupent en vertu de leur
naissance ou de quelque autre facteur dont la stabilité repose forcément sur l’arbitraire, l’esprit
de concurrence, loin de s’apaiser, s’enflamme plus que jamais ; tout dépend de comparaisons
qui forcément ne sont pas « sûres », puisqu’aucun point de repère fixe ne demeure. Le maniaco-
dépressif a une conscience particulièrement aiguë de la dépendance radicale où sont les hommes
à l’égard les uns des autres et de l’incertitude qui en résulte.131
Le maniaco-dépressif est la figure contemporaine de l’homme du souterrain. Comme en écho,

130
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 99 : « L’alternance démocratique et les droits fondamentaux ne rendent
pas impossibles les excès du pouvoir politique, mais ils offrent aux individus des recours, des moyens de se
protéger, et limitent la capacité du pouvoir à s’exercer contre les citoyens. »
131
ROSANVALLON, La société des égaux, p. 409.

331
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Girard voit dans la compétition au sein d’un monde global du bénéfique comme du néfaste.
Certaines nations longtemps défavorisées ont la possibilité de tirer enfin leur épingle du
jeu132. Depuis le XIXe siècle, des nations réputées peu créatives et semblant de ce fait vouées
à un rôle subalterne, ont d’abord imité ouvertement le modèle qu’elles admiraient, initiale-
ment les Anglais, suivis par les Allemands, les Américains, les Japonais, la Corée : dès 1994,
Girard pronostique que la Chine pourrait être la nation suivante133. De même, au niveau mi-
croéconomique, un homme d’affaires imite ses rivaux plus heureux pour rattraper son retard
en termes d’avantages compétitifs (justement dénommés ainsi) et espérer devenir profitable.
Mais Girard exprime tout aussi bien son scepticisme à propos de la libre concurrence et du
néo-libéralisme : « […] cette idée […] selon laquelle la libre concurrence serait toujours
bonne et généreuse […] est une idée absurde […]. Dans les pays occidentaux, l’écart des sa-
laires s’accroît d’une manière considérable et on va vers des réactions explosives. Et je ne
parle pas du tiers-monde.134 » Après le nazisme et le stalinisme, l’effondrement des gouver-
nements représentatifs capitalistes menace. Notre monde a tellement mis en valeur la compéti-
tion qu’il paraît difficile d’en faire aujourd’hui une modalité dangereuse de l’ordre social. De
pernicieuse, elle est devenue l’équilibre dynamique de sociétés tenues d’accélérer sans cesse
pour ne pas choir. Elle se présente comme la rivalité dans le respect de l’égalité des chances
assurée par le marché, le scrutin ou le concours, sans la violence que déchaînerait une perte
irrémédiable d’opportunité. Or Charles Ramond le montre :
[…] si l’égalité des chances a pour fonction principale de permettre la reconnaissance d’une su-
périorité ou d’un accomplissement quelconque dans nos sociétés, elle enveloppe pourtant une
logique qui conduit exactement au résultat contraire – à savoir, à l’impossibilité d’une telle re-
connaissance. L’égalité des chances serait ainsi à la fois la condition de possibilité et la condi-
tion d’impossibilité de la reconnaissance.135
Suivons sa démonstration. Le rôle de l’égalité des chances est « de produire du consensus et
de la reconnaissance, au sujet de la sélection d’élites par le moyen de la méritocratie. » Une
société de l’égalité complète des chances est toutefois inimaginable136. La seule égalité des

132
Quand ces choses, p. 24 : « S’il y a du bon dans le capitalisme, c’est bien cela. Les affaires se déplacent en
direction des pays où la main d’œuvre est bon marché. […] ça débouche sur les seules améliorations de niveau
de vie […] réelles […]. »
133
Ibid., p. 71.
134
« Ce qui se joue aujourd’hui est une rivalité mimétique à l’échelle planétaire », p. 20.
135
RAMOND, « Égalité des chances et reconnaissance ».
136
La seule solution logique consisterait en un système de handicaps proportionnés aux talents individuels pour
assurer un nivellement par le bas parfait, telle qu’imaginée dans la nouvelle de Kurt VONNEGUT JR intitulée Har-
rison Bergeron, voir la traduction française, « Pauvre surhomme », parue dans l’anthologie Histoires de demain,

332
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

chances possible se rencontre dans les jeux de hasard dont les résultats ne doivent rien, par
définition, au mérite des joueurs137. Charles Ramond conclut sur ses effets délétères : « […]
notre obsession de l’égalité des chances nous condamne à la fois à ressentir toute inégalité
comme une injustice, et à demeurer enfermés dans un tel ressentiment. »

Section 4 : La Révélation évangélique a-t-elle été réellement seule au travail ?

Les deux indicateurs les plus aisément mesurables de la pertinence de l’histoire mimétique
portent sur l’égalisation des conditions et l’évolution des violences. Sur ce dernier point, Gi-
rard postule désormais « […] une incapacité de la politique à contenir l’accroissement réci-
proque, c’est-à-dire mimétique, de la violence.138 » L’époque actuelle correspond-elle à un
point d’inflexion remarquable ? L’inégalité monte à partir de la fin du Paléolithique associée à
une élaboration du sacré et du symbolique, puis une longue tendance à l’égalisation croissante
se dessine tandis que le politique monopolise progressivement la violence légitime tout en
s’affranchissant de la religion. À un moment où la souveraineté perd à son tour sa toute-
puissance et les politiques, leur autorité, le retour des inégalités est peut-être à l’ordre du jour.
La citoyenneté semble simultanément perdre de sa force au moment où la question de
l’identité en devient un préalable. Cette inflexion inédite pose la question de l’organisation
qui devra assumer à l’avenir la fonction de la contention de la violence.
Au-delà de ces indicateurs quantitatifs, la question du rôle des croyances collectives reste po-
sée. Tocqueville parle de Providence. Girard évoque la Révélation. En affirmant que
l’Histoire a un sens, il ne peut échapper à ce que la question soit posée. En 2007, il réitère sa
« conviction que le judéo-christianisme et la tradition prophétique peuvent seuls rendre
compte du monde dans lequel nous sommes entrés.139 » L’exclusivisme de la thèse constitue
une difficulté quand des évolutions concomitantes vers des religions et philosophies universa-
listes se sont simultanément produites durant la période axiale. Parmi elles, bouddhisme et
taoïsme ne sont notamment pas exempts de progrès anti-sacrificiels140. Mais il est vrai aussi
que Marcel Gauchet fait bien du seul christianisme la religion de la sortie de la religion.
Provocatrice, la prétention de Girard à se contenter de réitérer une anthropologie évangélique

en 1975. De même, un autre auteur de science-fiction, Bernard WOLFE, propose la paralysie volontaire des
membres comme seul moyen efficace de lutter contre la violence, intitulé Limbo, 2001.
137
Présent dans les processus électoraux, le hasard tend ici à s’universaliser.
138
Achever Clausewitz, p. 12.
139
P. 330.
140
In TAROT, 2008, p. 677. Camille Tarot reprend une opinion de Régis Debray.

333
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

de la victime innocente141 et du péché originel augustinien a nui à sa crédibilité. Pour ce faire,


il met en exergue le recours par l’Évangile de Jean (15, 25) à la formule du psalmiste (35, 19)
« Ils m’ont haï sans cause » et par ceux de Luc (22, 37) et Marc (15, 28) au chapitre 53 d’Isaïe
« On l’a compté parmi les criminels » pour assurer qu’il contient en germe « le refus de la
causalité magique et le refus des accusations stéréotypées142 », pour lui les deux préalables à
l’esprit scientifique. Pour autant, il se défend de toute naïveté quand il estime que, du fait de
la Révélation, le monde est à la fois meilleur et pire143, notre univers faisant plus de victimes
tout en en protégeant et en en sauvant davantage144. Les évolutions sont peu discutables, mais
sont-elles pour autant imputables exclusivement – voire même principalement – à la cause
unique qu’il met en avant ?

§ 1 : Le néo-libéralisme contrarie l’égalisation des chances, des revenus et des patrimoines

Ceux que l’on dénomme désormais les oligarques et qui méritent pour certains d’entre eux le
qualificatif de « ploutocrates ostentatoires » dont Testart affuble les puissants de la fin du Pa-
léolithique supérieur ont développé des outils de drainage, de captation et de capitalisation des
revenus et patrimoines de plus en plus performants. Les évolutions des écarts de revenus et de
patrimoines se mesurent aujourd’hui, notamment grâce à l’indice de Gini145. Ils tendent à se
creuser à la fois dans des pays émergents à la démographie aussi importante que la Chine et
l’Inde que dans les pays anglo-saxons développés – États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Aus-
tralie… – ou dans la zone constituée par les pays de l’Est de l’Europe depuis le début des an-
nées 1980. Si on abandonne cette approche par aires géographiques pour se placer à l’échelle
du monde, l’indice de Gini oscille à un niveau à peu près constant autour de 0,65 depuis 1950
après une longue période de croissance. Ce niveau élevé peut sans doute être considéré
comme une limite asymptotique. Or la plupart des grandes économies nationales tendent à

141
Le bouc émissaire, p. 152 : « Les Évangiles vont se révéler eux-mêmes comme puissance universelle de révé-
lation. »
142
Ibid., p. 154-155.
143
Notons au passage une fois encore l’intérêt de cette figure logique de la double expansion là où on se serait
attendu à un phénomène de vases communicants.
144
Quand ces choses, p. 25-26.
145
Voici la définition qu’en donne l’Institut national de la statistique et des études économiques sur son site à la
page http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/indice-gini.htm, page consultée le 21 avril
2014 : « L’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique d’inégalités de salaires (de revenus, de
niveaux de vie...). Il varie entre 0 et 1. Il est égal à 0 dans une situation d’égalité parfaite où tous les salaires, les
revenus, les niveaux de vie... seraient égaux. A l’autre extrême, il est égal à 1 dans une situation la plus inégali-
taire possible, celle où tous les salaires (les revenus, les niveaux de vie...) sauf un seraient nuls. Entre 0 et 1,
l’inégalité est d’autant plus forte que l’indice de Gini est élevé. »

334
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

évoluer à la hausse pour s’en approcher146.


En 2015, le patrimoine des 62 familles les plus riches de la planète équivaudrait à celui de la
moitié des plus pauvres et les 1 % les plus riches en détiendraient autant que les 99 % res-
tants147. Dans notre perspective, plusieurs interprétations sont envisageables : le modèle de
l’égalité croissante des conditions perd de sa valeur prédictive dans la distribution des revenus
et, a fortiori, la consolidation des patrimoines, un point d’inflexion radical semblant désor-
mais repérable ; ou encore des fluctuations sont toujours possibles et une tendance univoque
n’est pas certaine. L’interprétation du point d’inflexion est naturellement congruente avec le
catastrophisme de Jean-Pierre Dupuy et l’apocalyptique de Girard.
Cette évolution n’est pas pour autant le signe avant-coureur d’un retrait de la menace que fait
peser la rivalité des égaux, ces inégalités matérielles croissantes coexistant avec l’affirmation
d’une complète égalité des conditions juridiques dans la plupart de ces contrées. Les inégali-
tés matérielles se creusent dans un contexte par ailleurs renouvelé par les droits croissants
reconnus aux victimes et aux minorités de toutes sortes, laissant planer une grande incertitude
sur l’évolution à long terme de ces situations.

§ 2 : Des statistiques contradictoires sur les violences physiques sur fond de multiplication
des dépôts de plainte

Dans les sociétés agricoles simples limitées à un village ou une tribu, la violence serait à
l’origine de 15 % des morts, proportion qui monte à 25 % pour les hommes. Les villes,
royaumes et États marquent la première étape de la contention de cette violence148. Puis, dans
un deuxième temps, les données fournies par Robert Muchembled indiquent une tendance à la
diminution très forte, jusqu’à une division par un facteur 100, des homicides depuis le
Moyen-Âge en Europe. Or la théorie mimétique pronostique un accroissement des violences à
partir du moment où la révélation des mécanismes de bouc émissaire se diffuse et que
l’humanité se trouve ainsi privée de ses « béquilles sacrificielles »149.

146
Dans un ouvrage publié en 2013, Le capitalisme au XXIe siècle, Thomas PIKETTY montre comment dans un
monde durablement en faible croissance, situation économiquement probable et, accessoirement, écologique-
ment souhaitable, la tendance naturelle des marchés accroît tout la fois l’avantage des mieux dotés en capital et
la proportion des pauvres et des déclassés.
147
Rapport de l’ONG OXFAM de janvier 2016 intitulé Une économie au service des 1 %. En 2010, la moitié du
patrimoine mondial était dans les mains de 388 familles selon la même organisation, ce qui permet de mesurer la
rapidité de la concentration en cinq ans. Cette étude est sans doute critiquable, mais elle pointe une tendance à
méthodologie constante.
148
HARARI, Sapiens, emplacements 1533-1540.
149
D’autres assertions de Girard sont dans le même temps confirmées par les données historiques, en particulier
la probabilité de la survenance de violences entre égaux et proches : « Les comportements violents surgissent

335
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Il faut tenter de comprendre le pourquoi de cet écart à la prédiction et si son caractère est dé-
finitif. Sur le premier point, Girard n’hésite pas à suivre les suggestions très tôt faites par
Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel dans L’enfer des choses150 : « Tout ce que fait le capi-
talisme, ou plutôt la société libérale qui permet au capitalisme de fleurir, c’est d’assurer un
exercice plus libre des phénomènes mimétiques et leur canalisation vers les activités écono-
miques et technologiques.151 » Les dangers engendrés par la concurrence des désirs trouvent
leur échappatoire dans l’augmentation et le caractère multiple des objets à convoiter ainsi que
l’utilisation de l’essentiel du temps des acteurs économiques à produire, consommer et re-
constituer leur force de travail. Le marché parvient à faire croire aux offreurs et aux deman-
deurs qui s’y rencontrent qu’ils ont moins à perdre qu’à gagner à y échanger.
Sur le deuxième point, si l’évolution depuis la fin du Moyen-Âge est spectaculaire, la situa-
tion actuelle est moins tranchée. De 1650 (après le traité de Westphalie) à 1960, donc à la fin
du processus de décolonisation, trois siècles ont été consacrés par les sociétés européennes à
l’apprivoisement de la violence152. Le Japon connaît aussi un taux d’homicide parmi les plus
faibles du monde. D’autres pays, en Amérique latine, aux Antilles, en Afrique ou dans
l’ancienne Union Soviétique enregistrent toutefois des taux de mortalité par homicide volon-
taire beaucoup plus importants. Après un dégoût radical du sang au sortir de la deuxième
guerre mondiale et l’instauration d’une paix durable (sauf exceptions locales) en Europe, Ro-
bert Muchembled note la disparition des exutoires de la violence des jeunes adultes longtemps
fournis par les conflits internationaux et les aventures coloniales. Désormais privées de ces
opportunités de « sublimation », il constate le retour des bandes adolescentes153. Depuis 1960,
le retour de la violence homicide ne semble néanmoins pas encore certain : ainsi le triplement
constaté aux États-Unis en 20 ans est suivi d’une diminution sensible depuis les années 1990.
Il note en revanche que l’âge moyen de l’homicide ne cesse de diminuer. Les sévices sans
suite mortelle sont en outre beaucoup plus nombreux que les homicides. Par ailleurs, la fré-
quence des massacres de masse augmente, notamment aux États-Unis.
Dans le même temps, les viols et les violences ainsi que le harcèlement, sexuel ou moral, sont

surtout parmi des gens qui se connaissent, et même qui se connaissent depuis longtemps. L’histoire de la vio-
lence est principalement mimétique, comme dans le cas désolant de la violence domestique. Ce genre de crime
est bien plus courant que ceux qui se passent entre étrangers. » In Les origines, p. 96.
150
DUMOUCHEL et DUPUY, L’enfer des choses.
151
Des choses cachées, p. 393-394.
152
MUCHEMBLED, Une histoire de la violence, chapitre VII. Même si les comparaisons statistiques sont en partie
faussées par l’efficacité de la médecine et des prises en charge par les services d’urgence.
153
Ibid., chapitre IX.

336
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

de plus en plus en plus souvent dénoncés. D’après des études récentes, les viols et violences
faites aux femmes seraient pourtant en diminution sensible aux États-Unis de même que les
violences faites aux enfants durant les deux dernières décennies. Il en va de même pour les
victimes de génocides, de guerres et de conflits armés depuis 1945154.
On peut néanmoins s’interroger sur les violences non mortelles, physiques et ou morales, pour
lesquelles les dépôts de plainte connaissent des augmentations sans qu’il soit possible de dis-
cerner avec certitude entre l’évolution de la fréquence des faits dénoncés et l’accroissement
du taux de signalement de ces faits délictueux ou criminels.
L’observation aux accents prophétiques faite par Girard au tournant du millénaire semble
malgré tout entrer en résonance avec nos perceptions intuitives, même si celles-ci sont proba-
blement distordues par des amplifications médiatiques :
C’est comme un tourbillon au sein duquel les violences les plus violentes vont se rejoindre et se
confondre. Il y a les violences familiales et scolaires, celles dont se rendent coupables ces ado-
lescents qui massacrent leurs camarades dans les écoles américaines, et il y a les violences vi-
sibles dans le monde entier, le terrorisme sans limites ni frontières. Ce dernier se livre à une vé-
ritable guerre d’extermination contre les populations civiles. Il semble qu’on se dirige vers un
rendez-vous planétaire de toute l’humanité avec sa propre violence.155

Une quinzaine d’années après sa publication, ce texte n’a rien perdu de son acuité. La relation
mimétique, ou « dyadique » pour emprunter à Robert Farneti, entre mouvements terroristes et
États se traduit par un retour de la violence de part et d’autre, les États libéraux considérant
leurs cibles comme non couvertes par le droit de la guerre, utilisant des moyens pouvant appa-
raître comme déloyaux (drones), torturant leurs prisonniers… Pour leurs propres citoyens, des
législations réduisant les libertés publiques sont mises en place et les agences de renseigne-
ments interviennent en dehors du cadre légal existant sans que la volonté d’en contrôler les
abus se manifeste clairement chez les détenteurs de la souveraineté. Une violence non létale
se développe sous la forme d’un viol des intimités et de risques de détentions arbitraires. Une
nouvelle indifférenciation pourrait ainsi voir le jour entre violences avec et sans brutalité, ou-
vrant des perspectives de développement considérables à ces dernières.

154
In http://www.slate.fr/story/96245/monde-chaos-paix, “Non, le monde n’est pas entré dans le chaos”, page
consultée le 2 janvier 2015.
155
Celui par qui, p. 16.

337
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 3 : La révélation destructrice du mécanisme de bouc émissaire et le souci croissant des


victimes

Notre capacité à nommer des victimes « boucs émissaires » est probablement plus générale
que dans l’Antiquité. « Nous évitons de parler comme Caïphe [le parangon de la raison poli-
tique selon Girard] parce que nous comprenons mieux le sens de ses paroles sans le com-
prendre encore parfaitement : c’est ici la preuve que la révélation fait son chemin parmi
nous.156 » Surtout, les accusations mensongères ne font plus l’unanimité et les régimes totali-
taires qui recourent délibérément à l’exécution de victimes innocentes sont amenés à en aug-
menter les quantités dans des proportions considérables :
Du fait même que les révolutionnaires recourent ouvertement à la violence, les effets désirés ne
se produisent plus. Le mystère est éventé. La fondation violente n’était plus efficace, elle ne
peut se maintenir que par la terreur. C’est un peu vrai déjà de la Révolution française face à la
démocratie anglo-américaine, c’est encore plus vrai des révolutions marxistes.157
Il en conclut : « Le mécanisme fondateur révélé, le mécanisme du bouc émissaire –
l’expulsion de la violence par la violence – est rendu caduc par sa révélation.158 » On peut
néanmoins objecter à cette pétition de principe au moins deux arguments.
En premier lieu, certaines exécutions massives à visée sacrificielle ne sont pas une consé-
quence du dévoilement du mécanisme par la Révélation chrétienne : ainsi de certaines civili-
sations précolombiennes d’Amérique centrale qui ont eu tendance à multiplier les sacrifices
avant l’arrivée de Cortès. Si cette augmentation des victimes résulte d’une perte d’efficacité
du mécanisme sacrificiel, elle ne peut être corrélée en l’occurrence avec les effets du récit de
la Passion. Cette objection peut être toutefois à son tour atténuée en remarquant que les sacri-
fiés précolombiens sont capturés au sein de tribus adverses alors que les sociétés totalitaires
(imprégnées plus ou moins fortement de christianisme) sélectionnent leurs victimes au sein de
leur propre population.
Ensuite et surtout, la durée de maturation de la démystification évangélique paraît bien longue
pour certifier l’imputation girardienne. Plus la distance temporelle entre le moment où s’opère
le dévoilement – qu’on peut dater de l’époque où l’Europe est devenue massivement chré-
tienne, soit avant l’an mil – et celui où l’on constate l’épuisement du modèle sacrificiel – dans
la période qui précède la Révolution française –, plus on peut supposer que d’autres phéno-

156
Le bouc émissaire, p. 170.
157
Ibid., p. 172-173.
158
Ibid., p. 278.

338
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

mènes non immédiatement rattachables à la Révélation ont eu également le temps d’intervenir


pour faire évoluer les mœurs dans un sens défavorable à l’efficacité des sacrifices. On peut
néanmoins admettre avec Michel Rouche que le recul du haut Moyen Âge provoqué par la
domination de la barbarie germanique a à la fois retardé et rendu d’autant plus nécessaire
l’intervention du christianisme pour restaurer les vertus de l’État romain tout en l’imprégnant
d’une conception nouvelle de relations familiales et sociales égalitaires et débarrassées de
l’obligation de la vengeance.
Girard crédite le christianisme, entres autres évolutions bénéfiques majeures, du développe-
ment de l’esprit scientifique. Néanmoins une science a pu se développer en Mésopotamie, en
Égypte ou dans la Grèce antique par exemple, sans doute parmi des milieux aristocratiques
mais probablement pas guère plus qu’en Europe dans la période qui va de la Renaissance au
XVIIIe siècle : les scientifiques ont toujours dû bénéficier d’une formation longue et d’un re-
latif détachement par rapport à l’obligation de s’adonner à un travail lucratif pour disposer
d’un temps suffisant à consacrer à leurs recherches, conditions d’existence qui ont été réser-
vées jusqu’à récemment à des ressortissants des élites. Ensuite, la civilisation chinoise a fait
montre de grandes capacités en matière d’inventions techniques, ne limitant donc pas ses re-
cherches à de pures spéculations sans applications pratiques – papier, imprimerie, poudre à
canon, compas magnétique… – et reste jusqu’au XVIIIe siècle la première puissance écono-
mique du monde. Une histoire mondiale, comme on l’écrit aujourd’hui, relativise
l’exclusivisme des sociétés chrétiennes dans les progrès de l’esprit scientifique et des techno-
logies. Girard continue pourtant d’affirmer sa conviction, en assumant à la fois la très longue
durée et le caractère secret et, pour ainsi dire, furtif du travail du dévoilement opéré par le
Nouveau Testament :
La victoire de Jésus est bien acquise tout de suite dans son principe, au moment de la passion,
mais elle ne se concrétise pour la plupart des hommes qu’au terme d’une longue histoire secrè-
tement gouvernée par la révélation. Elle devient évidente au moment où nous constatons
qu’effectivement, grâce aux Évangiles et non pas contre eux, nous pouvons enfin montrer
l’inanité de tous les dieux violents, expliquer et frapper de nullité toute mythologie.159

Il considère au demeurant que « le délitement de tous les rituels et toutes les institutions » se
produit « depuis environ trois siècles »160, trois siècles seulement est-on tenté d’ajouter. Pour
Paul Dumouchel, l’ordre politique moderne correspond d’ailleurs « au moment où le sacrifice,

159
Ibid., p. 304. Je souligne.
160
Achever Clausewitz, p. 26.

339
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

entendu au sens propre, est devenu inutile [… car] dorénavant incapable de nous protéger de
la violence et de donner naissance à un ordre stable. » Pour autant, l’impératif de « détourne-
ment de la violence vers des victimes acceptables » demeure161. Nous l’avons vu, il est le fait
d’une institution, le souverain en capacité de monopoliser la violence légitime. Pour en impu-
ter l’origine au travail exclusif ou même déterminant de la Révélation, aucune argumentation
n’apparaît parfaitement convaincante.
Il reste que l’État de droit assorti du pouvoir de mettre en œuvre les décisions de justice n’est
pas nécessairement un produit exclusif de l’imprégnation chrétienne de l’Europe. Or il est
bien l’institution déterminante du recul de la violence à l’époque moderne.
La relation de causalité semble plus facile à établir entre progrès de la charité chrétienne et
souci croissant des victimes : son tropisme « occidental » paraît moins discutable. La création
et le développement d’institutions charitables d’initiative religieuse sur une grande échelle et
une longue période fournissent en effet des jalons vérifiables. Ils participent très tôt du projet
anthropologique chrétien. De même les déclarations des droits de l’homme sont proclamées
dans le monde chrétien. Girard en marque les étapes :
[…] depuis le haut Moyen Âge, toutes les grandes institutions humaines évoluent dans le même
sens, le droit public et le droit privé, la législation pénale, la pratique judiciaire, le statut des per-
sonnes […], vers l’adoucissement des peines, vers une plus grande protection des victimes po-
tentielles. […] Dans […] les “droits de l’homme”, l’essentiel est une compréhension du fait que
tout individu ou tout groupe d’individus peut devenir le “bouc émissaire” de sa propre commu-
nauté. […] Des sociétés qui ne voyaient pas la nécessité de se transformer se sont peu à peu
modifiées toujours dans le même sens, en réponse au désir de réparer les injustices passées et de
susciter des rapports plus “humains” entre les hommes.162
Girard fournit plusieurs arguments, dont l’étymologie à laquelle il recourt modérément en
règle générale, en l’espèce de persécution et de martyr163. Ensuite, il observe l’évolution des
mœurs aux États-Unis, en pointe dans ce domaine et capable d’influencer en ce sens beaucoup
d’autres pays, en particulier de tradition chrétienne. La situation d’appartenance à une « mino-
rité » y fonde désormais des revendications qui peuvent aboutir à des discriminations posi-
tives, comme s’il fallait égaliser par l’inégalité ce que l’égalité des conditions n’a pas suffi à

161
DUMOUCHEL, Le sacrifice inutile, p. 42-43.
162
Je vois Satan, p. 256-260.
163
« En latin classique, aucune connotation d’injustice ne s’attache à persequi ; le terme signifie simplement :
poursuivre devant les tribunaux. Ce sont des apologistes chrétiens, Lactance et Tertullien, qui infléchissent per-
secutio dans la direction moderne. […] En grec, de même, martyr signifie témoin et c’est l’influence chrétienne
qui fait évoluer le mot vers son sens actuel d’innocent persécuté, de victime héroïque d’une violence injuste. » In
ibid., p. 296.

340
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

faire évoluer vers le nivellement visé :


Aux États-Unis et partout, on peut unifier beaucoup de phénomènes culturels en les décrivant
comme la découverte de nouvelles victimes, comme leur réhabilitation concrète plutôt, car à la
vérité, elles sont découvertes depuis longtemps : les femmes, les jeunes, les vieillards, les fous,
les handicapés physiques et mentaux, etc. […] On ne peut plus défendre une position quel-
conque, n’importe laquelle d’ailleurs, qu’en faisant d’elle une contribution à la croisade anti-
victimaire.164
Girard se plaît également à signaler les abus auxquels ce souci conduit165. Il propose en défi-
nitive une forme de sagesse : « Les hommes sont ainsi faits, malheureusement, que la correc-
tion d’une injustice ne va jamais sans risque de chute dans l’excès inverse. C’est le mimé-
tisme des groupes qui veut cela.166 »
À sa suite, Jean-Pierre Dupuy parle de la sacralisation de la victime, « l’obstacle principal à
une saisie satisfaisante de la question des inégalités dans le monde. » Quant à
« l’universalisation du souci pour les victimes », elle est interprétée comme un indice de la
globalisation : « Partout, c’est au nom des victimes que les autres ont réellement ou préten-
dument faites que l’on persécute, tue, massacre ou mutile », empruntant à Eric Gans pour qua-
lifier cette posture en cours de généralisation l’expression de « ressentiment victimaire »167.

§ 4 : Du travail secret de la Révélation néotestamentaire au sens de l’Histoire ?

La réflexion enclenchée par Machiavel et poursuivie jusqu’à Hobbes en passant notamment


par Bodin a favorisé une évolution autant qu’elle l’a traduite : « […] la souveraineté est
d’abord affirmation de l’autonomie de la vie humaine : ni les dieux ni la nature ne constituent
l’humanité comme telle. […] Aucun dieu, aucune nature, en effet, ne fonde l’expérience de la
modernité.168 » Dès lors, quel statut accorder à la Révélation ? Peut-on en faire une simple
démonstration à caractère scientifique qui a convaincu progressivement les esprits ? C’est
doublement difficile : nous avons constaté, en particulier avec Paul Veyne, à quel point les
succès, les échecs et les revers des débuts du christianisme ont dépendu d’options politiques ;
par ailleurs, si la Révélation a été diffusée par les Églises chrétiennes, le souci croissant des

164
Quand ces choses, p. 63.3
165
In ibid., p. 64 : « À partir du moment où le souci victimaire s’universalise dans l’abstrait et se transforme en
impératif absolu, il devient lui-même un instrument d’injustice. Par une sorte de surcompensation, il existe dé-
sormais une tendance à faire de la simple appartenance à un groupe minoritaire une espèce de privilège […]. »
166
Ibid., p. 68.
167
DUPUY, La marque du sacré, p. 219-220.
168
MAIRET, Le principe de souveraineté, p. 197.

341
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

victimes et la perte progressive d’efficacité du mécanisme du bouc émissaire ne deviennent


évidents qu’à un moment où la déchristianisation de l’Occident est engagée169.
Paul Dumouchel170 propose pourtant une analyse qui conforte la position de Girard sur ce
point en l’argumentant davantage à partir de constats historiques. Il rejoint ainsi Michel
Rouche :
[…] le pardon et la charité vont saper les bases des liens de solidarité réciproque et les obliga-
tions qui les accompagnent. Ces liens sont tous liés à la famille entendue au sens large (le clan,
la tribu, la lignée), ou à des systèmes d’alliance qui prennent, plus ou moins directement, la fa-
mille comme modèle des liens qu’ils établissent (les systèmes féodaux, le clientélisme, etc.). La
charité remet en cause les limites des obligations auxquelles ces systèmes ou la famille donnent
naissance parce qu’elle s’étend par principe à tous, y compris aux ennemis.
L’abaissement des emprises familiales et communautaires coïncide avec le développement de
celles de l’État et de l’économie marchande. La question souvent indécidable de la poule et de
l’œuf se pose. Sur ce fond historique, quelle est la place du religieux : est-il seul ou principa-
lement à la manœuvre ? La charité et le pardon, s’ils apparaissent comme des obligations
faites aux chrétiens, n’en sont pas moins librement consentis par eux. Ils sont de ce fait des
manifestations d’une liberté. Le pardon a également pour effet de s’affranchir de l’obligation
de se venger. Ensemble ils « facilitent la reconnaissance de la victime du mécanisme. » Au-
delà, ils auraient aidé à l’émergence de l’État moderne en défaisant progressivement les soli-
darités anciennes.
En se posant en autorité morale seule capable de distinguer entre la violence condamnable et
l’acceptable, voire la souhaitable, l’Église va au temps des Croisades ouvrir un espace de li-
berté supplémentaire par rapport à l’autorité du suzerain. Il faut attendre la fin des guerres de
religion pour que les États européens parviennent à monopoliser la violence légitime. Nous
retrouvons ce temps crucial de la constitution d’une souveraineté, le temps de
l’affermissement du politique moderne proprement dit. Le souverain détient désormais le
pouvoir de légiférer pour distinguer la bonne violence qu’il s’autorise et la mauvaise qu’il
interdit aux autres. Il trie entre des revendications collectives : « […] dans la violence poli-
tique les victimes sont toujours visées en tant que membres d’une catégorie sociale ou d’un
groupe particulier. On peut voir là une expression de ce que la communauté échoue à se ré-

169
On pourrait ajouter les déviations dont la chrétienté s’est rendue coupable et son appétence à la violence.
170
In Cités n° 53, article de Paul DUMOUCHEL, « Girard et le politique », p. 29-31 pour les citations et les idées
développées dans les lignes qui suivent.

342
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

concilier contre une unique victime.171 »


Un argument supplémentaire réside dans la singularité de l’évolution des États européens vers
des pratiques politiques inédites. Pour Girard, il ne fait dès lors guère de doute que l’histoire
suit une direction. Dès 1994, il assène : « […] soutenir que l’Histoire n’a pas de sens au mo-
ment précis où ce sens crève les yeux, c’est tout de même un fameux paradoxe ! Les idéolo-
gies sont mortes. Reste cette formidable différence de notre univers avec tous ceux qui l’ont
précédé : aujourd’hui, les victimes ont des droits.172 » La découverte de l’innocence des vic-
times et des droits qu’elles peuvent dès lors légitimement revendiquer indiquerait ce sens
alors même que l’origine de l’humanité aurait supposé un accord unanime sur la culpabilité
des fondateurs.
Son œuvre est ainsi parcourue par une tension entre une exigence de vérité scientifique –
écouter la voix du réel et analyser les rapports humains en termes de forces et de mécanismes
– et une théodicée. Il a au moins deux raisons pour agir de la sorte : la prééminence du sacré
et du symbolique pendant la quasi-totalité des temps, repérable au moins depuis le Paléoli-
thique supérieur ; et la puissance explicative de deux textes religieux – la Bible bien entendu
comme science des mythes mais aussi les Brâhmanas comme science des rites.
Il est difficile de tenir ensemble ces deux points de vue : l’explication rationnelle d’une part,
une herméneutique exégétique de l’autre. Au demeurant, l’attitude singulière de Girard ne lui
vaut guère de reconnaissance institutionnelle, pas davantage ecclésiale qu’académique.
Contrairement à ce que Girard semble parfois croire, savoir l’innocence de la victime ne con-
duit pas nécessairement à la décision de s’abstenir de la violence. La connaissance des méca-
nismes du désir n’engendre pas automatiquement le renoncement à la violence. Dans un re-
gistre moins différent qu’on ne pourrait le croire de prime abord, les acteurs politiques et éco-
nomiques en sauraient déjà suffisamment pour renoncer à la croissance destructrice de
l’environnement et à la spéculation financière provoquant le gonflement de bulles, leur écla-
tement en crises et une distribution aberrante des revenus et des patrimoines. Mais aucun n’est
en mesure de prendre les décisions que cette connaissance impose, car chacun pense n’être
mandaté pour prendre l’initiative que si elle est unanime et simultanée sur l’ensemble de la
planète : l’unanimité et la simultanéité semblent de nouveau requises pour expulser la vio-

171
Joseph Schumpeter avait en son temps abondé dans le même sens : « Le Sauveur est mort pour racheter tous
les hommes ; il n’a pas fait de différence entre les individus de conditions différentes. Du même coup, il a té-
moigné de la valeur intrinsèque de l’âme individuelle, valeur qui ne comporte pas de gradations. Ne trouve-t-on
pas là la justification […] de la formule démocratique : “Chacun doit compter pour un, personne ne doit compter
pour plus d’un.” » In SCHUMPETER, Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 361-362.
172
Quand ces choses, p. 23.

343
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

lence destructrice contre la planète et l’économisme déchaîné par le désir mimétique. Et au-
cune mesure n’a été unanimement décidée ni, a fortiori, suivie par l’humanité à ce jour pour
mettre en pratique ce savoir. Jean-Pierre Dupuy a démontré 173 qu’en cas de panique, le calcul
rationnel conduit à hurler avec les loups plutôt qu’à les convaincre de se taire. La puissance de
la foule se dresse face à des pouvoirs institués toujours prêts à céder devant sa force
d’attraction… et la faible probabilité d’un contrat social où chacun doit être convaincu de
l’adhésion de tous les autres avant d’apposer son paraphe.
Que l’Histoire ait un sens et qu’on soit en mesure de le discerner serait en tout état de cause
de peu d’effets sur la marche du monde si la mimésis d’appropriation guide les choix de la
multitude pour aboutir à des compositions d’effets non maîtrisables.
*
La continuité d’une structure articulant les situations relationnelles contradictoires entre indi-
vidus, entre groupes comme entre États établie dans notre première partie semble confortée
dans le domaine des luttes pour le pouvoir et de la pérennité des systèmes institutionnels. La
question de la souveraineté, illusoire et / ou reconnue, apparaît centrale pour l’individu égal
en droits, pour le dirigeant de parti politique en mal de conquête ou de conservation de son
appareil, pour le peuple désireux de s’autodéterminer et pour l’État sur la scène internatio-
nale : elle est le désirable par excellence dans les communautés modernes qui revendiquent
leur autonomie, leur faculté à se donner leur propre loi. Dans le même temps, cette autonomie
de chacun bute mécaniquement sur celle des autres, voire organise cet affrontement comme
mode de partage, dans l’espace et dans le temps, du prestige, des avoirs et des pouvoirs. Tout
arbitrage provisoire entre les revendications multiples et incompatibles se solde enfin par des
exclusions, lesquelles peuvent prendre des formes diverses : pour un individu, la perte de sa
possibilité réelle ou supposée d’être davantage ; pour les entités politiques, rester indéfiniment
minoritaires ; pour des militants, les radiations des partis ; pour des acteurs économiques, les
exploitations de toutes natures ; pour des citoyens, les privations de droits… Tous ces méca-
nismes fonctionnent sous la condition d’une certaine méconnaissance, allant de l’ignorance au
fatalisme en passant par le déni, la mauvaise foi ou la bonne conscience, selon les formes que
prend l’auto-tromperie ou l’aveuglement.
Quant à l’hypothèse de la fondation de la culture sur le mécanisme du bouc émissaire, sa con-
solidation est conditionnée par une plus grande ouverture aux apports récents de la génétique

173
DUPUY, La panique.

344
Chapitre 9 : En route vers l’apocalypse ou la rétroprojection d’un avenir redouté

des populations, de la paléontologie, de l’archéologie et de l’histoire. Si séduisante soit-elle, la


volonté d’un engendrement de toutes les significations à partir d’un cadavre doit composer
avec des différences qui lui préexistent, ne serait-ce que la différence des sexes et des généra-
tions. L’univocité des rapports entre la chasse au gros gibier et l’hypothèse morphogénétique
girardienne n’est pas établie. Il est par ailleurs indispensable de définir une chronologie à
grosses mailles de cette morphogenèse des institutions humaines : l’approche girardienne par
des mythologies indifférenciées dans le temps et l’espace pour mieux percevoir leur unité
profonde tend à écraser des différences notables entre chasseurs-cueilleurs nomades, chas-
seurs-cueilleurs-stockeurs plus ou moins sédentaires, cultures agropastorales, cités et empires.
Reste la force de la Révélation chrétienne de l’innocence des victimes des lynchages una-
nimes. S’il n’est pas question de tenir son intervention et sa diffusion comme sans effet sur la
marche du monde, il nous semble désormais difficile d’adhérer pleinement à son exclusivité
pour donner une orientation au sens de l’Histoire.
Au demeurant, quel sens ? À suivre l’historien Yuval Noah Harari174 qui a tenté de retracer
l’histoire de l’homo sapiens dans sa quadruple dimension écologique, économique, religieuse
et politique, trois premières composantes sont devenues rétrospectivement manifestes : la ré-
volution cognitive permettant aux humains de concevoir des fictions – mythes mais aussi réa-
lités et organisations imaginaires – permettant des coopérations à grande échelle dont aucune
autre espèce animale n’est capable ; ensuite l’expansion sur la planète et son annexion pro-
gressive qui atteint aujourd’hui des proportions dangereuses175 ; enfin la convergence des cul-
tures facilitée par la domination toujours plus globale des empires depuis 4 000 ans et le déve-
loppement du commerce qui n’ont cessé d’unifier des peuples et de les mettre en relation pour
aboutir à une sorte d’empire mondialisé politiquement acéphale et plus ou moins auto-
organisé par une élite internationale poursuivant des objectifs semblables. Ces trois tendances
rendent compte d’un certain nombre d’éléments réunis dans notre esquisse d’histoire mimé-
tique. Avec Girard, deux autres dimensions sont à y ajouter : la rivalité violente dès les ori-
gines et jusqu’à présent même si ses modalités sont muables176 ; et, depuis 2 000 ans, la « ré-
vélation destructrice du mécanisme du bouc émissaire » par les Évangiles à laquelle est corré-
lé le « souci croissant des victimes ». Dépendantes les uns des autres, ces différentes ten-
dances, loin de se contrarier, tendent à s’impliquer mutuellement. Elles font une place au sens

174
HARARI, Sapiens.
175
90 % des « gros animaux » actuellement vivant seraient constitués par les hommes et les animaux domesti-
qués pour leur usage. La proportion n’était que de 10 % il y a 2 000 ans.
176
Yuval Noah. Harari confirme l’importance de la violence, notamment au sein des communautés archaïques.

345
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

de l’histoire girardien dans un contexte plus vaste.


Certes, le dernier millénaire a vu l’influence de « l’Occident », en particulier fondée sur son
monothéisme chrétien, s’étendre au monde entier en suivant les voies de l’impérialisme, de la
science et de la technologie, de l’économie de marché, du commerce international, de
l’idéologie des droits de l’homme et de la mondialisation. Mais sauf à ramener tous ces vec-
teurs de l’influence occidentale dans toutes leurs dimensions à la puissance générative d’une
origine commune et exclusive qui serait la Passion du Christ, il est impossible d’adopter sans
réserve le troisième postulat de la théorie mimétique. Les trois axes donnant une orientation à
l’Histoire – révolution cognitive, expansion et convergence – que Yuval Noah Harari met en
évidence ont été enclenchés avan la constitution et la diffusion de la Bible et sont indépen-
dants dans une large mesure des processus engendrés par la Révélation. Leur importance pour
penser une orientation de l’histoire vers une direction est pourtant peu discutable.
Notre propre étude historique mimétique a d’ailleurs montré quelques problèmes de synchro-
nisation, rendant incertain le passage de la corrélation à la causalité entre Passion du Christ et
évolution historique bimillénaire : entre autres, l’importance du hasard dans la sélection des
détenteurs du pouvoir ; l’indécidabilité du sens de la relation entre fin de la chasse aux sor-
cières et développement de la science et des technologies ; ou encore le caractère ambivalent
de la Révélation libérant la connaissance nécessaire à une émancipation de la violence contre
les victimes innocentes tout en déchaînant des forces apocalyptiques177.
Si une histoire mimétique tend plutôt à conforter l’hypothèse de l’origine violente de
l’humanité et de ses institutions, y compris politiques, de la résurgence toujours possible de la
violence dans les comportements humains mettant aux prises des semblables qui se suggèrent
les uns aux autres des désirs, elle risque d’apparaître par trop réductrice en établissant des
causalités uniques ou prééminentes. Les développements d’une histoire globale devraient
permettre dans les années à venir de vérifier avec une meilleurs précision si seule la Révéla-
tion chrétienne a été en mesure de débarrasser de leurs « béquilles sacrificielles » des sociétés
tout en les mettant en danger, faute de pouvoir croire encore aux vertus de la clôture victi-
maire.

177
RAMOND, Le vocabulaire de René Girard, p. 15-16.

346
Quatrième partie : Penser le politique d’un point de vue anthropologique

Quatrième partie :
Penser le politique
d’un point de vue anthropologique

J’ai été guidé […] par l’idée de contribuer à une vraie


science de l’homme, ou, plutôt une science des rapports humains.1

S’il se présente comme le penseur d’une, deux ou trois idée(s), Girard s’est débarrassé pour
les faire émerger des cloisonnements toujours plus nombreux entre les disciplines du savoir. Il
affirme ainsi : « La lecture que je propose n’est pas psychologique mais non plus sociolo-
gique. Elle n’est pas non plus religieuse au sens de la tradition humaniste. La découverte du
mécanisme émissaire brouille les frontières traditionnelles entre les disciplines.2 »
Commençant ses travaux par l’analyse de fictions, il ne s’est pas interdit de les étendre à
l’ethnologie mais aussi d’y incorporer très tôt des indications fournies par l’éthologie. Malgré
qu’il en ait, il ne peut refuser d’être perçu, parfois à raison, comme un philosophe, voire un
théologien. Seul ou à l’instigation d’épigones, il s’est confronté à la théorie de l’évolution
dans la continuité de laquelle il s’inscrit, aux recherches mathématiques inspirant la théorie
des catastrophes, aux sciences physiques et biologiques s’interrogeant sur les phénomènes
d’auto-organisation ou encore aux neurosciences avec les neurones miroirs, en sus de
l’interprétation des seuls comportements humains et des données historiques ou archéolo-
giques jusqu’alors disponibles… L’apparente restriction de son sujet d’étude est inversement
proportionnelle à l’étendue des champs du savoir abordés à partir de cet épicentre.
Sa pratique est celle d’un unificateur des approches scientifiques dans un monde savant tou-
jours davantage balkanisé. Même s’il ne pratique guère l’art de la diplomatie, il vise de facto
un grand rassemblement plus encore qu’un grand récit : ne pas se résigner au cantonnement
disciplinaire imposé par la masse des travaux accumulés et par l’organisation de l’université.
Son sujet – comment l’humanité a composé avec des mécanismes autodestructeurs malgré la

1
Les origines, p. 201. Le « plutôt » fait toute la différence.
2
La route antique, p. 111.

347
perte des protections instinctuelles dont bénéficient les autres espèces animales ? – implique
de comprendre les relations à l’autre et au même que nous avons regroupées sous le vocable
d’identité.
Sa recherche touche ainsi à l’universel humain abordé simultanément par le haut – les ori-
gines et la persistance de la culture humaine – et par le bas – les rapports à l’autre comme
réalité élémentaire de toute vie humaine. Elle aboutit à une hypothèse portant sur l’advenue de
l’humanité, son évolution profonde et rapide à l’échelle de la biosphère, sa pérennité et ses
exceptionnelles capacités de destruction et d’autodestruction parmi l’ensemble du vivant.
Son refus d’aborder la question du politique de front ne doit pas décourager l’arpentage de
pistes qu’il indique néanmoins. Son attitude en a malgré tout frustré plus d’un. Paul Dumou-
chel souligne qu’après s’être posé la question de ce qui joue le rôle du sacré pour empêcher le
retour de la violence essentielle dans les sociétés modernes, Girard se garde d’y répondre3.
Paul Dumouchel avance en guise d’explication sa volonté de promouvoir des thèses qui non
seulement n’ont pas besoin de cette réponse mais pourraient en pâtir : la genèse des institu-
tions humaines toute entière destinée à contenir la violence ; la Révélation chrétienne affai-
blissant les protections qu’elles offrent et stérilisant la violence sur le plan culturel ; l’échec
progressif des moyens protégeant de la violence ; le choix incontournable entre renoncement
radical à la violence et destruction totale4.
Entre patchwork, interpolation, extrapolation, emprunt à son précurseur Tocqueville et appui
sur des continuateurs plus ou moins critiques, il est néanmoins possible de baliser des chemins
qui mènent de la théorie mimétique au champ du politique. Dans cette dernière partie, il nous
reste à mettre au jour différents soubassements pour une anthropologie politique girardienne,
alors même que le concepteur de la théorie mimétique l’a négligée au point de laisser planer
le doute sur sa possibilité même.
Le projet scientifique de Girard apparaît ici au cœur de nombreuses recherches en sciences
humaines et sociales du XXe siècle. Pour le mettre en évidence, nous adoptons sa méthode

3
« Girard et le politique », article in Cités n° 53, p. 19-21. Ainsi, p. 21 : « Le politique qui nous protège de la
violence cependant, l’équilibre de la terreur est un politique d’où la politique a presque entièrement disparu.
L’analyse girardienne évacue en effet la raison politique, les enjeux idéologiques et économiques au profit d’un
équilibre dont la violence, et elle seule, est à la fois le maître et l’artisan. » Il ajoute p. 22 que « ni infirmée, ni
confirmée par l’évolution de la situation internationale, la thèse girardienne n’a rien perdu de son effrayante
pertinence. »
4
Lucien SCUBLA lui aussi déplore qu’ayant « […] mis au jour un principe régulateur des conflits […], il ne tente
jamais de l’appliquer au domaine politique ou plus généralement à l’analyse des rapports de domination et de
subordination chez les hommes. […] Aussi chercherait-on en vain, chez lui, des vues précises sur l’État et ses
fonctions ou sur le statut des nations, sur les rapports du religieux et du politique et sur le fonctionnement de la
démocratie, etc. » In « Sur une lacune de la théorie mimétique : l’absence du politique dans le système girar-
dien », Cités n° 53, op.cit., p. 109.

348
Quatrième partie : Penser le politique d’un point de vue anthropologique

intégratrice, effaçant en tant que de besoin les frontières des disciplines ou des approches.
Ainsi que Sonya Florey le remarque, « promouvoir une théorie à portée universelle permet [en
effet] d’envisager l’homme dans sa totalité, comme une entité signifiante, un être relationnel,
et non comme un composé de différents principes autonomes ou irréductibles.5 »
Nous procédons en trois étapes en recourant à l’anthropologie d’institutions ayant pour fonc-
tion de contenir la violence de manière à établir l’intérêt que représenterait une anthropologie
politique insérée dans la théorie mimétique. Dans un premier temps, nous réaffirmons
l’importance de la continuité entre le sacré et le politique (chapitre 10). Un deuxième jalon
met en évidence les proximités envisageables dans d’autres sphères étudiées par les sciences
sociales avec d’autres institutions de contention de la violence : d’abord les systèmes fami-
liaux, plus largement tous les autres groupements humains intermédiaires, enfin l’économie.
Une fois ces éléments de convergence des champs de recherche observés, il sera temps de se
poser la question de la possibilité d’une science « unidisciplinaire » des rapports humains
(chapitre 11). Enfin, en revenant à l’origine de notre interrogation, nous pourrons nous de-
mander si une anthropologie politique fondée sur les concepts girardiens pourrait accueillir en
son sein les questionnements traditionnels de la philosophie politique et de la science poli-
tique, confirmant la prophétie quelque peu péremptoire que Girard prononce sur l’intérêt de
son hypothèse pour la lecture des enjeux et des conflits du monde contemporain (chapitre 12).
Bref, il s’agit de partir à la recherche de ce qu’une « science des rapports humains » à consti-
tuer par regroupement d’approches aujourd’hui éparpillées peut apporter à la question poli-
tique en son sens le plus large.

5
FLOREY, René Girard, critique littéraire, p.74.

349
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chapitre 10 :
(R)établir une continuité féconde
entre l’étude du religieux et du politique

Une des difficultés majeures soulevée par l’œuvre de Girard réside dans ses interférences as-
sumées entre science et foi. Cette contradiction semble trouver chez lui sa résolution dans une
forme d’apologie : il n’hésite pas à se présenter comme un zélateur du christianisme et, à la
suite de Simone Weil, un thuriféraire des Évangiles comme anthropologie1. Cette solution ne
règle rien aux yeux de ses contempteurs, voire de certains de ses sectateurs, semblant faire
primer la foi face à une communauté savante qui s’est construite dans l’espoir de s’en éman-
ciper. Une autre approche est toutefois possible : accorder à certains textes religieux une va-
leur anthropologique donne une certaine crédibilité à sa démarche et la distingue d’un dis-
cours exclusivement apologétique. Comme s’il affirmait : ce n’est pas parce que j’y crois que
c’est vrai, c’est parce que c’est véridique que je le pense.
Nous avons donné un aperçu de cette possibilité dès notre chapitre 2. Les récits et dits évangé-
liques consonent pour la plupart avec la théorie mimétique : le désir selon l’autre, les méca-
nismes de victime émissaire et les comportements à adopter pour n’y point trébucher consti-
tuent bien l’essentiel des propos et des événements relatés2. Cette lecture girardienne est très
différente de celle que Spinoza donne dans le Traité théologico-politique, privilégiant l’amour
du prochain ainsi que la justice et la charité de Dieu3, de même que celle de Hobbes qui limite
la foi nécessaire au salut à l’affirmation « Jésus est le Christ4. » Mais en distinguant dans les
textes religieux entre ce qui relève de la croyance et des apports possibles à une science des
rapports humains, elle opère en définitive un geste comparable à celui que nous effectuons
désormais à la lecture des « textes de persécution ». Cette solution consiste à ne pas faire du
religieux et du sacré un simple objet d’étude à démystifier et typologiser mais aussi, sous cer-
taines conditions, un contributeur heuristique pertinent, surmontant la contradiction entre
science et foi. Il (re)devient alors possible d’accepter et d’utiliser la continuité entre sacré et

1
De manière particulièrement nette à partir de Je vois Satan.
2
Ceux qui présentent la plus grande plausibilité historique et les connotations légendaires les plus réduites.
3
SPINOZA, Éthique, chapitre XIII.
4
HOBBES, Léviathan, chapitre 43 : De ce qui est NECESSAIRE pour être reçu au royaume des cieux, p. 817.

350
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

politique dans la perspective qui nous occupe : non seulement pour tenir compte de la quasi-
totalité de l’histoire humaine durant laquelle la distinction entre savoir et croyance de même
que celle entre religieux et profane, voire entre temporel et spirituel, est peu signifiante ; mais
aussi pour comprendre l’intrication de ces dimensions aux époques moderne et contempo-
raine, pourtant fondées sur leur distinction au point de finir par s’interdire de les penser en-
semble5.
Il convient donc d’assumer la continuité dans le temps et la contiguïté dans l’espace – pour ne
pas dire la confusion – du « religieux » et du « profane ». Pour l’historien Numa Fustel de
Coulanges, la religion et l’État ancien sont complètement confondus6. Opposé à la recherche
exclusive des différences structuralistes et poststructuralistes ainsi qu’à l’expulsion du sacré
par les humanités, Girard invite à réintégrer le religieux dans le champ de l’étude.
Nous suivrons d’abord les pistes ouvertes par Lucien Scubla qui montre comment Girard
s’inscrit dans la continuité un temps interrompue de la grande anthropologie religieuse, puis
celles ouvertes par le sociologue des religions Camille Tarot sur la distinction entre le symbo-
lique et le sacré comme réponse pré-politique à la violence. Ces linéaments ainsi reconstitués,
nous reviendrons à une des thèses de la théorie mimétique, celle du politique comme conti-
nuation du sacré à la recherche de la moindre violence. Pour ce faire, nous évoquerons les
liens historiques entre pensées politique et théologique ainsi que la représentation par la
science politique des totalitarismes du XXe siècle sous l’appellation en forme d’oxymore de
religion séculière. Nous conclurons ce chapitre par l’improbable synthèse que Girard semble
proposer entre apologétique et heuristique.

Section 1 : Le successeur de Durkheim et Hocart

Lucien Scubla crédite Girard d’avoir réveillé l’anthropologie religieuse d’une torpeur qu’il
date de 19397 : en cette même année meurent en effet Freud qui vient de publier L’homme
Moïse et la religion monothéiste8 et Hocart. Quant à Camille Tarot, il établit une filiation
qu’on pourrait dire naturelle avec Durkheim, le fondateur de l’anthropologie et de la sociolo-

5
Les débats récurrents sur la moindre importance du sacré chez les chasseurs-cueilleurs naissent sans doute de la
difficulté à débrouiller l’indémêlable entre action, savoir et croyance : l’absence de culte ou de prêtrise claire-
ment identifiés n’y signifie pas l’absence de sacré, elle est tout au plus le reflet d’une faible division du travail et
du pouvoir ; et elle peut même être considérée comme la manifestation paradoxale de son omniprésence.
6
FUSTEL DE COULANGES, La cité antique, p. 203.
7
SCUBLA, « L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? ».
8
FREUD, L’homme Moïse et la religion monothéiste.

351
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

gie religieuse en France. L’enjeu a été pour Girard non seulement de redonner sa place cen-
trale au religieux que le structuralisme lévi-straussien a escamoté9, mais aussi de poursuivre
une ambition simultanément disqualifiée, celle de tenter de formuler une réponse plausible à
la question des origines de la culture.

§ 1 : Le durkheimisme de Girard

Lors d’une conférence prononcée en 2005, Girard qualifie Durkheim de plus grand sociologue
français. Il le présente comme l’auteur d’une formule d’équivalence entre le religieux et le
social qu’il faut éviter d’interpréter comme un athéisme ou une mystique. Il propose quant à
lui de considérer l’humanité comme fille du religieux puisqu’elle n’existerait pas sans lui10. Il
commente ainsi Les formes élémentaires de la vie religieuse11 :
Durkheim ne peut que se demander : comment se fait-il que la pensée primitive produise autant
de monstres. […] Sa position évite deux extrêmes à la fois : celui de mentalité dite primitive et
celui du structuralisme avec sa nombreuse postérité. […] la perspective de Durkheim est la
seule qui permette de poser concrètement le problème de la culture et le problème du langage
[…] il suggère une même origine pour la religion primitive et pour la pensée symbolique, une
origine volcanique qui fait apparaître la réalité sous des aspects qui lui appartiennent et sous des
aspects qui ne lui appartiennent pas.12
Girard y voit son plus précieux héritage. Il reconnaît ainsi sa dette, même si celle-ci est re-
constituée a posteriori13 : « La thèse de la victime fondatrice constitue l’aboutissement lo-
gique des grandes pensées athées du XIXe siècle. Elle déconstruit entièrement le sacré de la
violence ainsi que tous ses succédanés philosophiques et psychanalytiques.14 » L’expression
durkheimienne d’effervescence15 lui semble une intuition du mécanisme victimaire.
Durkheim échappe ainsi à l’illusion pseudo-rationnelle de Marx et des Lumières concevant la
religion comme superstructure idéologique. Pour preuve, il analyse en particulier « la Révolu-
tion française comme une religion et les religions comme la Révolution française. [… Or cette

9
De même que la domination symbolique chez Pierre Bourdieu et la pensée de l’hétéronomie de Marcel Gau-
chet.
10
« Le bouc émissaire et Dieu », p. 56.
11
DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse.
12
In La voix méconnue du réel, « Différenciation et réciprocité », p. 79-80.
13
La convergence avec Durkheim est d’autant plus intéressante qu’elle semble exempte d’influence directe.
Girard indique avoir conçu La violence avant d’avoir lu Les formes élémentaires de la vie religieuse. Voir pré-
face de Lucien SCUBLA, p. 14-15 à TAROT, Le symbolique et le sacré.
14
In Des choses cachées, p. 573.
15
Camille TAROT la définit comme « des événements affectifs, collectifs et “irrationnels” », in Le symbolique et
le sacré, p. 113.

352
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

dernière] lui inspirera sa théorie du groupe effervescent, axe majeur de sa théorie du sacré. 16 »
Dès 1899 pour Durkheim, la religion est à l’origine de la quasi-totalité des institutions17, donc
trois-quarts de siècle avant Girard.
À la suite de ce dernier, Jean-Pierre Dupuy entend pour sa part « montrer que ce que nous
appelons raison garde la trace indélébile de son enracinement originel dans l’expérience reli-
gieuse [la définissant] moins par des croyances que par des actes ; moins par la foi que par le
rituel.18 » Il estime toutefois que, chez Durkheim, le religieux manque de puissance morpho-
génétique : il est une « interprétation toujours déjà là » de la société, « représentation collec-
tive » susceptible de la consolider19, lacune que Girard s’est chargé de combler.

§ 2 : La reprise d’une recherche des origines laissée à l’abandon depuis Hocart

À la question « L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? »20, Lucien Scubla
répond abruptement : aucun. Nous l’avons vu dès notre deuxième chapitre, Hocart établit
l’unité de tous les rites et, dans la continuité de Durkheim, leur antériorité par rapport à toutes
les institutions. Avant Girard, Hocart est un adepte de la science pure en quête d’intelligibilité,
celle qui réduit un ensemble de faits à quelques principes, lesquels précèdent et orientent la
collection desdits faits pour établir entre eux des rapports inédits. Sa méthode est morphogé-
nétique, s’intéressant aux « conditions générales de formation, de transformation et de diffu-
sion d[es] institutions21. » Lucien Scubla récapitule ainsi ses propositions fondamentales :
« l’origine rituelle de toutes les grandes institutions, l’unité de tous les rites, la possibilité de
dériver tous les rites de la cérémonie d’installation du roi, le caractère sacrificiel de cette cé-

16
Ibid., p. 265.
17
DURKHEIM, Introduction de L’année sociologique 1899, p. IV-V. La religion « contient en elle dès le principe,
mais à l’état confus, tous les éléments qui, en se dissociant, en se déterminant, en se combinant de mille manières
avec eux-mêmes, ont donné naissance aux diverses manifestations de la vie collective. C’est des mythes et des
légendes que sont sorties la science et la poésie ; c’est de l’ornementique religieuse et des cérémonies du culte
que sont venus les arts plastiques ; le droit et la morale sont nés de pratiques rituelles. […] La parenté a com-
mencé par être un lien essentiellement religieux ; la peine, le contrat, le don, l’hommage sont des transformations
du sacrifice expiatoire, contractuel, communiel, honoraire, etc. » Tout au plus s’interroge-t-il sur les liens de
filiation des institutions économiques en conclusion de ses développements. D’autres, dont Mauss, se chargeront
de les établir.
18
DUPUY, La marque du sacré, p. 8.
19
Ibid., p. 161.
20
SCUBLA « L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? ». Il va même jusqu’à considérer que
l’ensemble de la recherche scientifique fondamentale est en panne depuis la deuxième guerre mondiale, les re-
cherches appliquées et les développements technologiques que nous connaissons depuis s’appuyant sur des intui-
tions antérieures à 1939. Sauf indications contraires, les citations de Lucien Scubla dans ce paragraphe sont is-
sues de l’article qu’il a publié sous ce titre en deux volets dans la Revue du MAUSS en 2001 et 2002.
21
Ibid., deuxième volet paru en 2002, p. 204.

353
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

rémonie, l’identité potentielle du roi et de la victime sacrificielle.22 » De ce point de vue, « les


activités rituelles sont [à l’origine] les seules à exiger une coopération à grande échelle ainsi
qu’une séparation des fonctions d’après leur degré relatif de pureté ou d’impureté, elles sont
[donc] le moteur à la fois de la solidarité et de la différenciation des sociétés humaines.23 » En
cela, elles annoncent le politique.
Reprenant l’ouvrage de l’anthropologie religieuse, Girard marque un progrès décisif24 : il dé-
passe les deux positions du meurtre unique de la horde primitive freudien et celui d’un rite
d’intronisation primordial hocartien, l’une comme l’autre incapables d’assumer la longue pé-
riode de maturation paléolithique que le mécanisme de la victime émissaire, pourvu qu’on
l’associe aux rituels de chasse, appréhende mieux25.

Section 2 : Le sacré et le symbolique, comme réponse pré-politique à la violence

Pour aider à comprendre la summa divisio de Camille Tarot entre sacré et symbolique, ce der-
nier donne un exemple des valeurs symboliques de l’eau dans toutes les religions (eaux pri-
mordiales, déluge, recréation…) combinées à leur valeur sacrée et leur fonction consacrante
qui justifie qu’on la préserve des impuretés, notamment en provenance de certains sangs, par
des tabous26. Pour lui, « toutes les religions combinent du sacré, ce qui sépare et repousse,
avec du symbolique, ce qui relie et substitue27 », mécanismes qui se combinent28.

§ 1 : Les typologies de Camille Tarot

Dans son approche, la logique du carré sémiotique est à l’œuvre : il ordonne en effet un en-
semble de pensées du religieux selon qu’elles insistent ou non sur le symbolique et / ou le
sacré.

22
Ibid., p. 206.
23
Ibid., p. 207.
24
Que l’interrogation de Lucien SCUBLA formant le titre de son article ne signale pas. Il concède ce progrès dans
un autre article de 2003 intitulé « Roi sacré, victime sacrificielle et victime émissaire » qu’il conclut en notant (p.
216) que Girard évite les impasses dans lesquelles s’étaient engagés ses prédécesseurs « avec sa théorie de la
double substitution […] et la distinction très nette qu’elle implique entre le meurtre fondateur et la mise à mort
rituelle (sacrifice, régicide, etc.). »
25
Cf. notre chapitre 4, section 1.
26
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 57-88.
27
Ibid., p. 212.
28
« Quand le sacré se déplace ou s’estompe, l’autonomisation, puis la prédominance du symbolique rendent
possibles certains phénomènes de sécularisation et de recul du religieux. Mais la permanence de l’activité sym-
bolique jointe à la précarité de tous les systèmes sociopolitiques permet de se rapprocher, dans certaines circons-
tances dramatiques, même dans des cas de sociétés hautement sécularisées, des conditions archaïques de produc-
tion du sacré, même si, en modernité, on ne peut, semble-t-il, aller jusqu’au bout des processus de sacralisation et
de divinisation. » In ibid., p. 222.

354
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

Figure 9 : Cadre d’ordonnancement des anthropologies religieuses selon Camille Tarot

Pour résumer à grands traits, Durkheim accorde pour lui une place prééminente au sacré (ce
qui est séparé sans nécessairement recourir au divin et qui correspond à un contenu) tout en se
trouvant aussi à l’origine d’une réflexion sur le symbolique (ce qui donne une forme, par
exemple les symboles que sont le totem ou le drapeau). Pour sa part, Mauss donne plus
d’importance au symbolique (en particulier le langage, le don, l’échange) que Durkheim en
complément du sacré pour prendre en compte une plus grande complexité. Ensemble, « ils ont
jeté les bases d’une théorie sociogénétique du fait religieux »29, laquelle reste alors à perfec-
tionner. Tous deux reconnaissent la centralité du sacrifice qui met en communication tout en
tenant à distance le sacré30. Lévi-Strauss insiste quant à lui sur le tout symbolique31, au point
de faire comme si le religieux n’existait pas : il s’oppose ainsi à Durkheim tout en se récla-
mant de Mauss. Son approche synchronique et primitiviste tend toutefois à l’éloigner des pré-
occupations politiques qui sont les nôtres. Bref, pour Lévi-Strauss et toujours selon Camille
Tarot, ni le religieux ni le politique importent32. Quant à Bourdieu qui associe symbolique et
domination, il réduit la religion aux Églises et aux clercs monopolisant les biens de salut car
avides de pouvoir et de richesses qu’il oppose aux laïcs : il limite la religion à une variante de
l’idéologie, en faisant un vecteur de violence, radicalisant le discours des Lumières33. Par la
réduction qu’il opère, il propose un rapprochement entre religion et politique qui partagent le
dénominateur commun d’une idéologie au service d’une domination et s’affirment ensemble
en coopérant. A contrario, Marcel Gauchet34 conduit une analyse du phénomène religieux qui

29
Ibid., p.43.
30
Ibid., p. 315.
31
Ibid., p. 369.
32
Une annexe 7 analyse la place du religieux dans l’anthropologie comme enjeu de l’affrontement entre Girard
et Lévi-Strauss.
33
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 573-604.
34
In ibid., p. 605-630.

355
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

entend se passer et de l’un et de l’autre35, ce qu’il nomme hétéronomie36. Il se focalise sur ses
effets politiques, le politique étant pour lui toujours déjà là : il fait du christianisme la religion
de la sortie de la religion l’opposant à la « la religion première, œuvre de la société tout en-
tière », donnant ainsi son interprétation de la sécularisation et de la montée de l’autonomie à
partir de son essai Le désenchantement du monde37. Selon Camille Tarot, tout en admettant
« une aliénation religieuse générale et originelle, quoique partielle », pour lui « le politique est
l’essentiel du social et il est l’œuvre des hommes seuls, sans intervention divine.38 »
Penseur de « la violence à l’origine du symbolique et du sacré », Girard viendrait en définitive
compléter l’œuvre des deux pères fondateurs, Durkheim et Mauss. Pour Girard, le « sacré »
trouve son origine « dans le fait que les hommes pensent la violence comme étant surhumaine
et ils la placent en dehors de la communauté, entité séparée, souveraine, rédemptrice… 39 » Le
meurtre fondateur lui fournit aussi l’origine du symbolique : sa victime est le « premier signe
symbolique jamais inventé par ces hominidés. C’est le premier instant où quelque chose est là
à la place d’autre chose. C’est le symbole originaire.40 » Quant au sacrifice, il est a fortiori
symbolique, puisqu’il se tient à la place du meurtre spontané, substituant une victime sacri-
fiable à la victime émissaire41.
Un deuxième carré est tracé par Camille Tarot : il est composé des tenants du « tout reli-
gieux », auxquels s’opposent ceux du « tout politique » issu des Lumières, réduisant la reli-
gion à une méthode d’asservissement de peuples crédules ; le troisième paradigme est celui du
« tout symbolique » à caractère holiste, lié au structuralisme tandis que l’individualisme mé-
thodologique fournit le quatrième sommet. Bourdieu est un exemple de ce que donne le croi-
sement du symbolique et du politique avec son concept de domination symbolique. Quoique
laïc, Durkheim fait, lui, primer une réflexion de type « tout religieux » et s’oppose aux trois
autres approches.

35
Ibid., p. 31. À noter que dans un carré sémiotique, Marcel Gauchet se situerait à la conjonction du non-
symbolique et du non-sacré.
36
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 623 : « le système de la loi qui relie l’infrastructure et la superstructure
du religieux, la pratique et la croyance, le symbolique et le sacré. »
37
GAUCHET, Le désenchantement du monde.
38
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 609.
39
Ibid., p. 413.
40
Les origines, p. 157.
41
La violence, p. 372.

356
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

Figure 10 : Axes de classification des approches anthropologiques selon Camille Tarot

La matrice conceptuelle de Camille Tarot distingue enfin le religieux d’en haut (divin, âme,
esprit…), du milieu (acteurs humains intervenant dans la perpétration des rites et la perpétua-
tion des mythes) et d’en bas (pratiques, tabous et superstitions « qui relèvent du symbolique là
où il touche l’inconscient et du sacré là où il se mêle aux obscurités du social »)42.
Or « le religieux » par en bas43 est pour Camille Tarot « identique au politique »44. Et les
durkheimiens se caractérisent pour lui par leur aptitude à expliquer chacun de ses niveaux par
celui du bas45. Quel que soit l’angle retenu, une articulation entre religieux et politique est
donc adoptée et lui paraît appropriée. Et l’intérêt que Girard porte au religieux par en bas lui
fait ainsi jouxter le politique. Camille Tarot lie ainsi fortement religieux et politique, confor-
tant la possibilité d’une anthropologie politique telle que nous l’avons définie dans
l’introduction comme une étude des rapports politiques en interaction avec les autres rapports
humains :
La division interne du groupe précède les divisions externes. La division entre un nous et un eux
suppose l’instauration du social dans un groupe qui s’est construit sur une division interne sur-
montée. Dans le fond de ce mécanisme, il est impossible de distinguer le politique et le reli-
gieux, le politique s’instaurant par des moyens du religieux (l’expulsion et sa subjectivation) et
le religieux par les moyens du politique (la nécessité de transformer la foule en “nous”). On est
donc fondé à parler de politico-religieux46.
Il suggère des homologies et des interpénétrations là où le cloisonnement disciplinaire induit
des distinctions insurmontables.

42
Ibid., p. 49-51.
43
Disjonction, expulsion, fonction pharmakologique : nous reviendrons sur ce dernier terme.
44
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 865-866. On en déduit que pour lui le politique se ramène à des pra-
tiques, des tabous et des superstitions…
45
Ibid., p. 50-51.
46
Ibid., p. 861. Camille Tarot ajoute entre parenthèses : « (bien distinct […] du théologico-politique, qui relève
du religieux par en haut et de la tradition orthodoxique chrétienne) ».

357
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 2 : L’apport jugé essentiel de Girard par rapport à ceux de ses contemporains

Camille Tarot confronte Girard à plusieurs de ses illustres contemporains. Et il lui donne rai-
son non seulement contre l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, mais aussi la sociologie
de la domination de Bourdieu et l’anthropologie philosophique du tout politique de Marcel
Gauchet47. Il retient donc les apports de Girard à l’intelligence du sacré et du symbolique :
Ces deux termes majeurs de l’héritage durkheimo-maussien doivent d’abord être complétés par
l’apport girardien. La religion pure est un système symbolique du sacré, étant entendu que der-
rière ce sacré il y a l’effervescence durkheimienne plus ou moins refroidie et au cœur de cette
effervescence le mécanisme girardien du bouc émissaire et de la violence. Effervescence et bouc
émissaire, phénomènes violents, constituent le religieux pur par en bas, mais comme il est im-
possible de rester dans ces états, il a fallu à la fois s’en éloigner et y revenir par des répétitions
rituelles et des élaborations collectives d’où sort le religieux par en haut et par le milieu.48

Sur ces bases, Camille Tarot définit trois fonctions du politico-religieux. La première, dite par
lui pharmakologique, est le réemploi du mal pour lutter contre le mal49 : la dialectique de la
fondation qui combine expulsion et appropriation est ainsi un schéma reproduit avec le roi qui
est un « expulsé réintégré ». Pour lui, religion et politique résultent non de « la domination
pure, mais de la violence suspendue par un mécanisme rituel considéré comme protecteur. 50 »
D’ailleurs, les chefs et les rois précèdent les clergés qui sont leurs substituts, même si ces der-
niers parviennent dans certains cas à prendre le pas sur les premiers.
Une deuxième fonction, qu’il dit xénologique, nomme « l’étude des représentations de l’Autre
pour autant qu’elles sont constitutives de soi.51 » Elle porte principalement sur la rencontre
avec l’étranger et la perception de son altérité. On ne peut s’empêcher de songer ici au désir
d’être autre et à la déception de rester soi – ou encore, en inversant le schéma, espoir de rester
soi malgré la rencontre et crainte de devenir autre – mais aussi à l’autre comme modèle et
obstacle, toutes situations éprouvées lors de la confrontation entre explorateur, conquérant,
missionnaire ou colon et indigène.

47
Ibid., p. 624. Il déplore d’ailleurs le silence de Marcel Gauchet, pourtant plus jeune que René Girard, sur des
travaux qu’il ne peut ignorer.
48
Ibid., p. 689-690.
49
In TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 699. Il ajoute que cette fonction s’exerce aussi dans les sphères de
l’occultisme et du thérapeutique. Il s’agit d’abord « d’écarter la nuisance, de maintenir à distance une force, de
contenir un danger actuel ou potentiel » ; ensuite d’obtenir un soulagement par l’expulsion du mal ou du mé-
chant ; enfin de garder le souvenir des précédents qui ont marché une fois pour les réitérer ou comme évocation
dissuasive. Où l’on retrouve la croyance dans la capacité performative du langage largement partagée parmi les
politiques.
50
Ibid., p. 862. Camille TAROT estime qu’il s’agit là peut-être de la thèse principale de son essai (p. 746).
51
Ibid., p. 760.

358
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

La troisième fonction, dite dorologique, traite de la question également autant religieuse que
politique de « à qui l’on donne et à qui l’on ne donne pas.52 » Tous les organismes sociaux
articulent trois systèmes de don et de circulation : vertical entre notre monde et celui de l’au-
delà, horizontal « entre pairs, frères, contribules ou coreligionnaires », enfin longitudinal avec
les descendants et les ancêtres53.
Toutefois et malgré l’importance qu’il lui accorde, pour Camille Tarot « le don peine à se
constituer entièrement en paradigme »54, ce tiers paradigme anti-utilitariste postulé par Alain
Caillé entre holisme et individualisme. Cet apport à notre débat est important : le « don » et la
« reconnaissance » qui lui est associée par ses tenants sont en effet des concurrents sérieux de
la rivalité des égaux revendiquant une puissance d’être semblable comme possible paradigme
refondateur, une fois l’homo œconomicus et la théorie du choix rationnel discrédités. Considé-
rant que le sacrifice n’apparaît pas avant le Néolithique55, Alain Caillé en déduit contre Gi-
rard : « C’est le sacrifice qui doit être compris comme une forme transformée du don agonis-
tique et non l’inverse.56 » L’hypothèse sur le rôle au Paléolithique de la chasse au gros gibier
et de la chasse aux têtes que nous avons adoptée est ici cruciale. Aussi bien Camille Tarot que
Lucien Scubla se montrent par ailleurs sceptiques sur la généalogie défendue par Alain Cail-
lé : « […] l’opération sacrificielle n’est pas de l’ordre de la conjonction mais de la disjonc-
tion », « le sacrifice qui sépare » s’oppose au « don qui lie ». La séparation rituelle suppose le
rejet, la mise à l’écart et une part de violence qui n’apparaissent pas dans le don57. Au demeu-
rant, l’anthropologue Maurice Godelier rappelle que Mauss a mentionné une quatrième obli-
gation, celle de donner aux dieux et aux ancêtres. Il s’agit en quelque sorte de les laisser pren-
dre ce qui leur est dû58. Mauss évoque dans L’essai sur le don59 un « douaire magique » offert
à une divinité se retrouvant dans plusieurs cultures, parfois dénommée « Dame Fortune » et
conservé dans la maison magique à l’édification de laquelle les dieux et les ancêtres sont sup-
posés avoir participé60. Or les esprits sont à considérer « comme les véritables propriétaires

52
Ibid., p. 791.
53
Ibid., p. 792. « Contribules » signifie membres d’une même tribu.
54
Ibid., p. 793.
55
Comme nous l’avons fait à notre chapitre 4.
56
CAILLE, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, p. 163.
57
SCUBLA, Lire Lévi-Strauss, p. 49-54, repris dans TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 800.
58
La logique du carré sémiotique ordonne ces quatre obligations : recevoir / rendre et donner /prendre.
59
Dans les deux paragraphes qui suivent celui dans laquelle la triple obligation est définie par Mauss, à savoir
« la force des choses » et « la monnaie de renommée ».
60
MAUSS, L’essai sur le don, p. 162-169.

359
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

des choses et des biens du monde61. » On ne donne pas alors aux propriétaires : on les laisse
prendre leur bien.
L’insuffisance d’une théorie du don qui minimise le contexte violent et sacrificiel pour valori-
ser le symbolique et le lien social est au demeurant mise en évidence par certains dons agonis-
tiques au cours desquels des esclaves sont mis à mort, ce que Mauss qualifie lui-même de
sacrifies aux esprits et aux dieux62. L’essai sur le don va ainsi dans le sens de la précédence
du rite sacrificiel.
Pour Camille Tarot, toute réflexion sur le don doit en tout cas partir du constat qu’il existe des
dons conjonctifs et des dons disjonctifs63. Il étend son propos en faveur d’une « définition
large du sacrifice, de la religion et du politique, inséparablement », le rite étant premier. Il
s’en prend de ce fait à Testart qui disjoint a priori les mises à mort des prisonniers et les sacri-
fices64 : la capture de prisonniers a longtemps obéi à une logique de constitution d’une réserve
sacrificielle.

Section 3 : Le politique, continuation du religieux en vue de la même fin

Probablement mu par un souci de restituer sa place au religieux dans une pensée moderne et
contemporaine qui s’est d’abord constituée contre lui et a longtemps envisagé de poursuivre
son élaboration en l’ignorant ou en le cantonnant à un objet de recherche de second ordre,
Girard a méconnu, voire dévalorisé, le politique65. Pourtant, religieux et politique ont le plus
souvent eu partie liée pour traiter de la question de la pérennité des communautés humaines66.
Les deux visent à y parvenir par des méthodes comparables à caractère prophylactique de
contention des contagions violentes. Ils sont aujourd’hui une fois encore réunis, dans ce qui
semble être désormais une impuissance commune à mettre fin à ces contagions. Sans même
évoquer « l’islamisme » et son actualité approchés dans notre chapitre 9, plusieurs éléments
historiques montrent toute dissociation entre le religieux et le politique aussi vaine

61
Ibid., p. 95. Plus loin, par exemple, p. 174, le mythe kwakiutl identifiant esprits donateurs des cuivres, proprié-
taires des cuivres et cuivres eux-mêmes.
62
Ibid., p. 95 : « Ce n’est pas seulement pour manifester puissance et richesse et désintéressement qu’on met à
mort des esclaves, qu’on brûle des huiles précieuses, qu’on jette des cuivres à la mer, qu’on met même le feu à
des maisons princières. C’est aussi pour sacrifier aux esprits et aux dieux, en fait confondus avec leurs incarna-
tions vivantes, les porteurs de leurs titres, leurs alliés initiés. » Je souligne.
63
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 813.
64
Ibid., p. 820.
65
Ce problème a été abondamment exposé dans le numéro 53 de la revue Cités, publié en 2013, au moment où
j’ai commencé le présent travail. Numéro auquel il m’a été offert de participer pour y exposer ma recherche.
66
Voir en particulier le point complet de la situation in Harald WYDRA, Politics and the Sacred.

360
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

qu’illusoire : en témoignent le surgissement des religions séculières au XXe siècle et la persis-


tance du théologico-politique.

§ 1 : L’avènement contemporain des « religions » séculières ou politiques

Étymologiquement, religio est ce qui empêche, éloigne, écarte, un scrupule, une hésitation
inquiète vis-à-vis du dieu, des dieux, du sacré, de la sainteté, d’une puissance agissante67. Si
l’on remonte à Rome, toute religion y est politique pour Georges Dumézil qui suit en cela
l’opinion de Cicéron : elle est un respect scrupuleux envers l’institué, lui donnant force et
pérennité68. L’obligation porte sur des rites et des pratiques plutôt que des croyances 69, bref le
religieux par en bas, analogue au politique. Après la République à Rome, les obligations mi-
nimales subsistant dans le culte impérial continuent de l’attester70. Avec le christianisme, nous
avons vu au chapitre 8, sections 1 et 2, les liens complexes mais constants d’interpénétration
ou de rivalité entre religion et empire, puis entre le monarque souverain et sa religion qu’il
impose à son peuple. La séparation des clercs et laïcs opérée par la réforme grégorienne est
remise en cause par Luther71. S’ensuivent les guerres de religion déterminantes pour l’avenir
de l’Europe et de l’Amérique du Nord, de la philosophie, de la théologie, de la science et de
l’économie…
Une fois la sécularisation engagée, « les hommes peuvent-ils se passer de toute religion ?72 »
Après avoir montré la naïveté des Lumières supposant et dénonçant la manipulation des cler-
gés, Lucien Scubla estime que les philosophes du XIXe siècle font preuve de plus de rigueur
dans leurs réflexions sur le sujet. Tocqueville le repère dans un chapitre de L’Ancien Régime
et la Révolution intitulé « Comment la révolution française a été une révolution politique qui a
procédé à la manière des révolutions religieuses, et pourquoi » : la Révolution française arti-
cule déchristianisation et institution du culte de la Raison puis de l’Être suprême, nouveau
calendrier rituel ou encore sacrifice royal, serments à la Nation et au drapeau...73

67
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 126-127, suivant Émile BENVENISTE qui, dans Le vocabulaire des institu-
tions indo-européennes, tome 2, p. 265 et suivantes, doute de l’étymologie proposée par Lactance, religare,
relier.
68
Ibid., p. 128.
69
Ibid., p. 135.
70
Ibid., p. 148.
71
Ibid., p. 151-152.
72
SCUBLA, « Roi sacré, victime sacrificielle et victime émissaire », sous-titré « Coup d’œil sur les tribulations du
religieux en Occident depuis trois siècles ».
73
Ibid., p. 96-97. Lucien Scubla doute qu’on puisse sortir du religieux. Il cite longuement Vincent Descombes
pour qui « le patriotisme – c’est-à-dire à l’époque de l’État moderne, le nationalisme – n’est pas une religion,
c’est au contraire la religion qui est le patriotisme ». Il en conclut : « La piété est de rendre justice à ces ancêtres

361
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Au-delà de ces considérations, sous le vocable de laïcité ou selon d’autres formes de la liberté
religieuse, la séparation du spirituel et du temporel s’est trouvée rapidement troublée durant
une bonne partie du XXe siècle par les dites « religions séculières », en particulier le bolche-
visme russe, le fascisme italien et le national-socialisme allemand ainsi que leurs multiples
déclinaisons. La difficulté est reflétée par le recours à l’oxymore. Nous nous situons bien dans
une période de sécularisation accompagnée, dans nombre de cas, par des persécutions antire-
ligieuses, elles-mêmes fondées sur des croyances. Ce terme laisse entendre que le démon
exorcisé par les Lumières a fait place nette pour d’autres plus virulents et destructeurs74. Ainsi
encore pour Schumpeter parmi d’autres, Marx est-il d’abord un prophète et le marxisme, une
religion75 et l’internationale communiste, un messianisme du prolétariat76. Marcel Gauchet
précise les circonstances de l’émergence du totalitarisme : « […] une crise profonde des dé-
mocraties dans leur devenir et […] une offre idéologique inédite de solutions à cette crise, liée
à une étape bien déterminée du processus de sortie de la religion.77 » Les partis totalitaires
constituent le clergé de ces quasi-religions qui refusent ou s’abstiennent de la croyance en des
divinités tout en visant d’autres objectifs que la seule conquête et conservation du pouvoir.
Au demeurant, observateurs lucides de leur temps, Tocqueville puis de Rougemont avaient
rejeté la thèse de la sécularisation moderne78. Quel que soit le qualificatif retenu, religions
séculières ou totalitarismes fondés sur des projets téléologiques de transformation des sociétés
et même de l’humain, les mouvements politiques majeurs de l’histoire du XXe siècle sont
venus rappeler de manière brutale l’illusion de toute conception d’un politique purifié de ses
croyances, quels qu’en soient les objets.
Dans la période récente, l’idéologie de la dérégulation, l’économie néolibérale79 avançant

avec lesquels aucune égalité n’est concevable : le patriotisme est le culte des morts […] Si la religion, ou culte
du père éternel, est la forme éminente du patriotisme, le patriotisme est bien la forme élémentaire de la reli-
gion. » In DESCOMBES, 1977, p. 1021-1022.
74
Voir Évangile de Matthieu, 12, 45.
75
SCHUMPETER, Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 21.
76
De son côté, avec le recul qui s’impose en la matière, l’essayiste George K. Chesterton le constate avec hu-
mour : « […] tout dans le monde moderne est d’origine chrétienne, tout, même ce que nous paraît le plus anti-
chrétien. […] Les attaques contre le christianisme sont d’origine chrétienne. Il y a une seule chose, une seule
existant de nos jours, dont on puisse dire en toute vérité qu’elle est d’origine païenne, et c’est le christianisme. »
In CHESTERTON, Hérétiques, p. 158-159.
77
GAUCHET, « Religions séculières : origine, nature et destin », p. 187.
78
PALAVER, 2013, p. 17-18.
79
Beaucoup d’économistes font de l’absence d’institutions régulatrices un idéal organisationnel : le « pouvoir »
du laisser-aller et du laisser-faire s’exerce dans un espace vide dénommé marché succédant à ceux des Églises et
des États, institutions plus aisément repérables par leurs manifestations et leurs règles contraignantes. Bref une
forme d’homéopathie, le poison de la concurrence dilué à faible dose étant présenté comme la meilleure protec-
tion possible de l’organisme. Si l’économie globale se dote aujourd’hui d’institutions de régulation bancaire et
commerciale, elle laisse subsister ou fait émerger suffisamment de zones de non-droit économique pour rester
fidèle à son idéal originel.

362
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

sous couvert de dépolitisation, se révèle elle aussi soucieuse d’orthopraxie et d’orthodoxie,


imposant aux États des pratiques issues de sa croyance en l’efficience des marchés et
s’efforçant d’empêcher les expressions hétérodoxes. Fille des Lumières et forme a priori la
plus émancipée des pratiques et de la foi religieuses, l’économie politique néoclassique, celle
qui peut se targuer non sans arguments de s’être opposée avec succès aux totalitarismes du
XXe siècle et de les avoir pour l’essentiel dissouts dans la globalisation, s’abîme aussi dans un
dogme, indifférente aux exclusions qu’elle produit et aux dégâts écologiques qu’elle pro-
voque. Paraphrasant Marcel Gauchet, osons dire qu’elle est la religion de la sortie du poli-
tique.

§ 2 : Le retour contemporain du théologico-politique des modernes

Dès Mensonge romantique, Girard dit de Stendhal et de Flaubert qu’ils sont des athées en
politique. Il définit probablement de la sorte sa propre posture. Une façon de se débarrasser
des enrôlements idéologiques de toutes sortes.
Pour autant, dès les premiers temps de la modernité, certains penseurs, quand bien même ils
sont soupçonnés d’athéisme, s’obligent à débattre de questions théologiques et à chercher
dans des exemples bibliques des références et des arguments, Hobbes et Spinoza en tête. Leur
problème commun est de penser l’émergence de la souveraineté politique sur fond de conflits
religieux qui se poursuivent tout au long du XVIIe siècle. Ils réfléchissent au sortir d’une pé-
riode où l’intrication augustinienne puis thomiste entre pensée religieuse et politique a dominé
les esprits. Entre ces deux époques, la Réforme est autant politique que théologique. L’adage
cujus regio, ejus religio vient d’ailleurs réordonner l’organisation politico-religieuse euro-
péenne au XVIIe siècle. Même si la Réforme a permis de penser à partir de catégories imma-
nentes, il faut attendre pour l’essentiel les Lumières pour passer à une franche séparation des
approches.
Les développements du paragraphe précédent ont rappelé que dès le XIXe siècle, les préoccu-
pations politiques renouent avec le religieux. Enfin au XXe siècle, le théologico-politique re-
fait une apparition avec des auteurs aussi différents que Carl Schmitt, Léo Strauss, Eric Voe-
gelin ou Marcel Gauchet. Depuis Hobbes et Spinoza, la question « de savoir si les hommes
peuvent vivre ensemble et résoudre leurs problèmes en toute autonomie, c’est-à-dire en de-
hors de toute transcendance, religieuse ou autre »80 reste posée.

80
DUPUY, La marque du sacré, p. 74.

363
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Une illustration supplémentaire de la prégnance de ce type de réflexions aux origines de la


pensée moderne est fournie par Paul Dumouchel. À propos de l’articulation entre religion et
politique dans le Léviathan de Hobbes81, il signale : « La séparation de l’Église et de l’État lui
apparaît comme un événement singulier […], à la fois souhaitable et improbable. […] la pos-
sibilité d’une politique purement rationnelle (séculière) se révèle être la conséquence d’une
transformation du religieux.82 » Propre de l’homme, un comportement religieux est voué à
persister chez chaque sujet, du fait de son anxiété envers l’avenir et de son incapacité à dis-
cerner les causes du bien et du mal qui lui arrivent. De même, le politique impute aux
hommes leur sort en les en rendant responsables, ce qui nécessite la conclusion d’un contrat
politique. Par ailleurs le but de toute religion lui semble être de « rendre les hommes plus
aptes à l’obéissance, aux lois, à la charité et à la société civile 83 », la reliant ainsi au politique.
Leur fusion est toutefois impossible du fait de la contradiction entre foi et obligation politique
qui conduit à la rébellion et à la sédition. Nul n’est obligé de croire ou de persister en une
même croyance, tandis que chacun (sauf le souverain) est tenu par la règle de droit et, no-
tamment, par le contrat social auxquels tous ont acquiescé. Donc constater que « le souverain
ne peut pas contrôler les croyances de ses sujets84 » conduit à une théorie séculière du pouvoir
politique. Les théologiens y voient un signe de son infériorité par rapport à la religion 85. Du
coup, les souverains revendiquent une investiture divine directe. Or Hobbes note que la reli-
gion léguée par Jésus-Christ n’a cherché à fonder aucun pouvoir, alors que le pouvoir de
Moïse sur les Hébreux lui a permis de fonder une théocratie86.
Au XVIIe siècle, selon une première interprétation de Hobbes qui espère alors un renforce-
ment de la tolérance, « l’apparition d’une politique purement rationnelle » aurait été para-
doxalement soumise « à une transformation religieuse, la radicalisation de la Réforme » dont
il laisse entendre qu’elle « est guidée par Dieu »87. Même si la suite immédiate des événe-
ments l’a démenti, le long terme lui rend justice : banalisation de l’anglicanisme en Angle-
terre, laïcité en France, liberté religieuse aux États-Unis, plus généralement relation directe à
Dieu dans les communautés protestantes… De même, l’Histoire lui donne raison sur le main-

81
DUMOUCHEL, « La religion comme problème politique », p. 236-247.
82
Ibid., p. 237.
83
Ibid., p. 238.
84
Ibid., p. 241.
85
Ibid., p. 242.
86
On retrouve dans cet argument un écho à la fondation par Constantin et de la continuation du christianisme par
les rois germaniques, telles que nous les avons évoquées au chapitre 8.
87
DUMOUCHEL, « La religion comme problème politique », p. 243.

364
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

tien de l’esprit religieux, quelque forme qu’il revête88. Hobbes est convaincu de « la primauté
du religieux sur le politique » même si « une forme nouvelle de religieux […] permet une
politique séculière.89 »
Récemment, Robert Farneti s’est essayé pour sa part à imaginer ce qui caractériserait une po-
litique mimétique au carrefour de la religion et du politique en évoquant à la suite de Hobbes
une « théologie du tombeau vide » : « imitation réciproque comme cause de la discorde, pola-
risation spontanée et ressemblance croissante des rivaux.90 » Il s’appuie sur la distinction de
Schmitt entre la « politique divine » qui se réfère à l’autorité de la parole divine dans le
monde et la théologie politique qui prend la place d’un dieu transcendant, en l’absence
d’indications directes et intelligibles91. La théologie politique signale la persistance d’un héri-
tage, elle est le politique une fois Dieu parti, le politique d’après la politique divine :
L’Ascension a été utilisée par Hobbes comme le terminus a quo du soi-disant « temps de la ré-
génération », c’est-à-dire le temps compris entre l’Ascension de Jésus-Christ et sa seconde ve-
nue. Elle marque la fin de l’ancienne théologie politique, dans le cadre de laquelle les gens défi-
nissaient leurs institutions et leur organisation sociale selon les indications de Dieu. Ce fut après
l’Ascension du Christ – c’est-à-dire son exil hors du monde – que des notions distinctives mo-
dernes telles que la liberté et la responsabilité commencèrent à faire pleinement sens.92
Quasi-séculière, la théologie politique néo-hobbesienne du tombeau vide viserait « à contrer
les effets du politique mimétique, une configuration fatale de religion et de politique dans un
monde en guerre avec lui-même, et ouvrir de nouvelles possibilités pour l’avenir.93 » La théo-
logie politique des débuts de la période moderne a combiné l’aspiration de construire une po-
litique séculière nouvelle avec une adhésion complète au cadre de la théologie chrétienne
classique94. La sécularisation est donc ambivalente, visant à intensifier l’assaut émancipateur
du christianisme et à le dissoudre, ainsi que plus généralement le religieux, dans un contexte
de résurgence du sacré95. Toute émancipation par la sécularisation du politique semble donc
porteuse d’un risque d’amputation.
Notamment grâce à certains de ses épigones, Girard permet de revenir à ce qui n’aurait jamais

88
Ibid., p. 245.
89
Ibid., p. 246.
90
FARNETI, Mimetic Politics, emplacement 2072.
91
Ibid., emplacement 2081.
92
Ibid., emplacement 2110-2115.
93
Ibid., emplacement 2123-2125.
94
Ibid., emplacement 2341.
95
Ibid., emplacement 2246.

365
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

dû être oublié : le politique ne peut s’émanciper du religieux, tant dans ses dimensions du
symbolique que du sacré, il n’est pensable qu’à partir de son origine et il en garde toujours les
traces quand bien même, voire surtout, s’il prétend s’y opposer comme dans le cas du com-
munisme, du nazisme… ou de l’économie néo-classique. Les rapports politiques ne sont pas
étudiables sérieusement en dehors de leur interaction avec les rapports (de type) religieux.

Section 4 : Entre apologie du christianisme et Bible comme outil heuristique

En 1978, Des choses cachées a perturbé la réception de la théorie mimétique en y adjoignant


son troisième volet, celui de l’exception biblique et évangélique dans la représentation des
meurtres et expulsions collectifs, particulièrement au sein de l’université française. Girard
s’est néanmoins tenu à cette position, tendant à la conforter, en particulier par des approfon-
dissements ultérieurs96. Cette posture n’a pourtant rien de mystique et s’apparente plutôt à une
quête heuristique.

§ 1 : La christianisation des sciences humaines ou l’Évangile comme anthropologie

Girard a préféré au terme de « catastrophisme » celui d’Apocalypse, au risque de se donner


des allures de prophète de malheur. Il a parlé à plusieurs reprises de « dimension apocalyp-
tique du présent » jusqu’à parfois sembler substituer « pensée apocalyptique » à théorie mi-
métique. Il insiste sur l’ambivalence du mot, manifestant une fois encore sa croyance dans la
valeur rédemptrice d’une prise de connaissance et de conscience :
L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde : elle fonde une espérance. Qui voit tout à coup la
réalité n’est pas dans le désespoir absolu de l’impensé moderne, mais retrouve un monde où les
choses ont un sens. L’espérance n’est possible que si nous osons penser les périls de l’heure. À
condition de s’opposer à la fois aux nihilistes, pour qui tout n’est que langage, et aux « réa-
listes », qui dénient à l’intelligence la capacité de toucher la vérité : les gouvernants, les ban-
quiers, les militaires qui prétendent nous sauver, alors qu’ils nous enfoncent chaque jour un peu
plus dans la dévastation.97
Le savoir est révélation, échappant aux écueils du nihilisme déconstructionniste et du réalisme
fataliste des politiques, des stratèges et des agents économiques les plus enclins à maximiser
leurs gains à court terme. La prophétie apocalyptique et, plus largement, le savoir contenu
dans la Bible interviennent toutefois ici plutôt comme une clé herméneutique des situations

96
Notamment Le bouc émissaire, La route antique et Je vois Satan.
97
Achever Clausewitz, p. 16.

366
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

actuelles, historiques ou mythiques que comme une exégèse des textes anciens ou une prédic-
tion. À partir du moment où on admet que l’incorporation à un canon religieux n’invalide pas
automatiquement la valeur anthropologique de certains de ses extraits, on augmente, en théo-
rie, la capacité heuristique d’une science des rapports humains. Le caractère religieux de la
constitution d’un savoir ne suffit pas à le disqualifier en tant que savoir.
Est-il ainsi possible de trouver une résolution à ce qui semble être une des contradictions les
plus dommageables de la théorie mimétique ? Girard se veut en effet simultanément homme
de science et homme de foi tout en proposant une théorie capable de faire l’économie des
convictions religieuses. Charles Ramond pointe le problème : « plus la théorie mimétique se
légitime comme théorie scientifique, validée, acceptée, reconnue, plus elle se délégitime
comme théorie qui place la révélation en son centre, c’est-à-dire au milieu de l’histoire de
l’humanité.98 » Il s’agit là d’une entorse à la vulgate qui distingue strictement le profane et le
sacré et oppose les voies de la religion et de la science pour accéder à la vérité des rapports
humains. Pourtant, en dehors de l’énonciation de ces catégories figées, de ces essences, il n’y
a aucune raison de dresser une cloison imperméable entre ces deux domaines de la vie des
hommes et des collectivités qu’ils forment entre eux.
En adoptant ce point de vue – celui de la plus grande partie de l’histoire humaine informée par
les données et hypothèses archéologiques et paléoanthropologiques –, on surmonte ce qui
apparaît à beaucoup comme une contradiction native de la théorie mimétique. On évite la dif-
ficulté de l’adhésion à une croyance en se contentant de juger de la pertinence anthropolo-
gique des textes que Girard propose d’intégrer à son corpus99.
Cette position permet également de contourner une autre difficulté de la pensée girardienne :
la reconnaissance de l’échec d’un christianisme dont il souhaite pourtant le succès, son apti-
tude à libérer les forces du mal qu’il a pour projet d’éradiquer via la dissipation de la mécon-
naissance, le rôle proprement apocalyptique, simultanément bénéfique et dangereux, des pro-
grès de la Révélation qui nous prive de « béquilles sacrificielles » sans parvenir à nous ap-
prendre à marcher droit. L’accroissement de la connaissance n’est pas une condition suffi-
sante de l’amélioration de la situation, laquelle suppose une conversion que la lucidité auto-

98
Communication déjà citée « Théorie mimétique et philosophie ». La phrase d’avant, il précise le paradoxe :
« […] la croyance ou la foi ou la religion ou le Christ sont à la fois le cœur de la théorie mimétique et […] ils lui
sont en fait périphériques, voire inutiles… »
99
Jean-Pierre Dupuy, qui se présente comme non croyant, estime « que le message chrétien, tel qu’il s’exprime
en particulier dans les Évangiles, est une science humaine – la condition de possibilité de toute science humaine.
Cette science porte sur le monde humain, donc en particulier sur toutes les religions qui ont fait l’histoire de
l’humanité. Ce savoir, de plus, est mortel pour toutes les religions en question. » In DUPUY, La marque du sacré,
p. 123.

367
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

rise sans nécessairement la mener à bonne fin. L’amoindrissement de l’emprise religieuse, la


contraction de la puissance souveraine et les fausses promesses du marché constituent en-
semble des circonstances qu’une meilleure connaissance de l’innocence des victimes de la
foule ne suffit pas à contrebalancer.
François Lagarde, un de ses commentateurs, analyse son œuvre comme une christianisation
des sciences humaines, ce que Girard conteste, rendant manifeste la complexité de sa situation
et sa préférence pour une vérité de type scientifique : « La christianisation des sciences so-
ciales n’est plus une science sociale, elle débouche sur une impossibilité.100 » Il estime en
définitive que la Révélation ne fait qu’un avec la vérité scientifique non parce qu’elle est révé-
lée par une puissance en laquelle il croit, mais parce que les deux ne font qu’un en logique, en
raison et du fait de la pertinence qu’on doit leur reconnaître au vu des événements. Son point
de vue est toujours in fine empirique : si ça marche, c’est donc vrai. Plutôt que de christianisa-
tion des sciences sociales, il serait probablement plus enclin à parler de sciences sociales in-
corporant les textes chrétiens.

§ 2 : Des arguments en faveur de la supériorité théorique de l’anthropologie évangélique

Déconstruisant les mythes pour en révéler l’origine violente, Girard trouve dans le christia-
nisme un allié précieux en ce qu’il « démystifie le religieux »101. La subtilité de sa position
tient à sa logique particulière qui lui fait penser ensemble continuité et discontinuité, diffé-
rence radicale et ressemblance manifeste, religieux archaïque et sortie du religieux, théorie de
l’homme et théorie de Dieu102. La Passion prouve l’innocence des victimes sacrificielles parce
qu’elle est un lynchage qui laisse filtrer et diffuser cette vérité au point que « l’esprit humain
libéré des contraintes sacrificielles a inventé la science, les techniques, tout le meilleur et le
pire de la culture.103 » Elle change en effet à jamais le regard porté sur les victimes :
[…] le verrou du meurtre fondateur levé par la Passion, libère aujourd’hui une violence plané-
taire, sans qu’on puisse refermer ce qui a été ouvert. Car nous savons désormais que les boucs
émissaires sont innocents. La Passion a dévoilé une fois pour toutes l’origine sacrificielle de

100
Celui par qui, p. 116.
101
Achever Clausewitz, p. 10. Ou encore, p. 19 : « le seul religieux vrai est celui qui démystifie les religions
archaïques. »
102
Ibid., p. 19 : « La théorie mimétique ne cherche pas à démontrer la nullité du mythe, mais à mettre au jour une
discontinuité et une continuité fondamentales entre la Passion et le religieux archaïque. La divinité du Christ,
qui précède la Crucifixion, introduit une rupture radicale par rapport à l’archaïque ; mais la résurrection du
Christ, en revanche, est en totale continuité avec toutes les formes de religieux qui l’ont précédée. La sortie du
religieux est à ce prix. On ne peut faire une bonne théorie de l’homme qu’à partir d’une bonne théorie de Dieu. »
103
Ibid., p. 16.

368
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

l’humanité. Elle a défait le sacré en révélant sa violence.104


Pour traiter de la contradiction entre les vertus qu’il accorde à la levée de la méconnaissance
et le constat pessimiste qu’il dresse sur les perspectives d’une humanité pourtant invitée à se
libérer de son ignorance, Girard accorde au christianisme une sorte de méta-lucidité, « la seule
religion qui aura prévu son échec105. Cette préscience s’appelle l’apocalypse.106 » Seule expli-
cation possible alors à la situation, le refus de l’humanité d’apprendre à partir de la Bible et de
ses erreurs accumulées : « Deux guerres mondiales, l’invention de la bombe atomique, plu-
sieurs génocides n’auront pas suffi à convaincre l’humanité, et les chrétiens en premier lieu,
que les textes apocalyptiques, même s’ils n’avaient aucune valeur prédictive, concernaient le
désastre en cours.107 » La lucidité et la puissance des faits ne suffisent donc pas à la conver-
sion des cœurs et la réforme des comportements : l’anthropologie évangélique reste à ce jour
un savoir plus qu’un levier d’action.

§ 3 : Un corpus anthropologique plus qu’un facteur explicatif des évolutions historiques

Comme nous l’avons vu au terme de notre troisième partie, l’explication des évolutions histo-
riques par la puissance dissolvante de la Révélation sur les phénomènes de bouc émissaire et
leurs avatars que constituent les chasses aux sorcières reste problématique. L’enseignement
des textes sacrés du christianisme et les prédications qu’ils ont inspirées, notamment à partir
du moment où leur traduction et leur libre interprétation ont été encouragées par la Réforme,
ont infléchi des manières de penser, en particulier chez les élites dirigeantes qui se sont néces-
sairement interrogées sur les discordances entre leur formation religieuse et leurs pratiques
politiques et sociales. Pour autant, l’imputation à la seule Révélation des évolutions majeures
des deux derniers millénaires semble contrariée par certains faits historiques.
En définitive, accorder la prépondérance au pouvoir de la Révélation impliquerait qu’on in-
voque simultanément une volonté divine (et un dessein ?) se manifestant depuis l’extérieur de
la machine, ce que Girard n’a pas évoqué. Pour sortir de ce dilemme, une position plus mo-
deste semble préférable, celle de l’influence de textes qui ont produit des effets directs ou
médiatisés sur près d’une centaine de générations en leur fournissant des cadres anthropolo-
giques : par exemple le doute face aux accusations unanimes, la présomption d’innocence de

104
Achever Clausewitz, p. 12. Désigné, le sacré est alors susceptible de perdre son pouvoir : « Satan devient alors
le nom d’un sacré révélé et démonétisé par l’intervention du Christ. » In ibid., p. 20.
105
Une manière d’exprimer son désaccord avec la thèse de Marcel Gauchet.
106
Achever Clausewitz, p. 10.
107
Ibid., p. 11.

369
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

la victime, le droit à un procès équitable ou encore l’égalité des créatures devant Dieu et le
libre arbitre. On a vu avec Michel Rouche comment l’Église a imposé des règles de droit au
sortir du haut Moyen-Âge qui ont infléchi les mœurs barbares et préparé le terrain à des insti-
tutions politiques et des mœurs plus policées : quelle était pour autant la part de la Révélation
et celle d’un bricolage habile entre des restes de droit romain et une horreur de la violence
indépendante de toute compréhension profonde des mécanismes de bouc émissaire à la lueur
de la Résurrection pascale ? Les textes réunis dans la Bible ont bien eu une influence sur un
nombre croissant de personnes y ayant eu accès. Ils ont même produit certains de leurs fruits
les plus appréciés sur des surgeons qui ne se reconnaissent plus dans l’arbre dont ils sont is-
sus. Mais conduisent-ils sans coup férir au rendez-vous de l’Apocalypse que Girard a réinscrit
à notre agenda ?
Faire des Évangiles, des épîtres et d’une partie des textes de l’Ancien Testament un cadre
heuristique permet en revanche de dissiper des malentendus sur le recours par Girard à ce
savoir « révélé » qui est en fait pour lui révélateur et de dépasser les positions qui prônent une
stricte émancipation des textes sacrés pour conférer une scientificité à tout savoir sur les rap-
ports humains. Pour conclure ce chapitre, nous nous en tenons à une de ses assertions :
La rationalité que je dégage ici – le mimétisme des rapports humains – est trop systématique
dans son principe, trop complexe dans ses effets et trop visiblement présente, et dans les pas-
sages « théoriques » sur le scandale et dans les récits entièrement dominés par lui, pour se trou-
ver là par hasard. Et pourtant cette rationalité n’est pas complètement pensée, donc certainement
pas fabriquée par hasard. […] Ce sont les traces de cette intelligence que nous repérons […]
quand nous parvenons à reconstituer la théorie mimétique dans une espèce de va-et-vient entre
les récits narratifs et les passages théoriques, les paroles attribuées à Jésus lui-même.108
Ce texte indique clairement la méthode : partir de textes utiles, mais intellectuellement insuf-
fisants, ne serait-ce que parce que le truchement des premiers disciples a dégradé la pensée
dont ils rendent compte. On comprend alors que Girard s’essaie à déplacer le curseur entre la
compréhension incomplète dont les Évangiles portent témoignage et le savoir incomparable
que l’enseignement de Jésus a mis à disposition d’apôtres aux capacités limitées.
Parmi le legs évangélique, nous l’avons vu au chapitre 2, section 2 une anthropothéologie qui
semble rejeter le politique à la recherche d’une médiation d’amour et une compréhension an-
thropologique du politique qui, si sommaire qu’elle soit, permet de penser le politique avec
Caïphe, mais aussi le procès de Jésus, la décollation de Jean-Baptiste et encore les petites

108
Le bouc émissaire, p. 240-241.

370
Chapitre 10 : (R)établir une continuité féconde entre l’étude du religieux et du politique

apocalypses.
Plus généralement, le présent chapitre met en évidence l’interaction à prendre en compte entre
rapports politiques et rapports religieux. Il fournit aussi un cadre heuristique issu de l’analyse
du religieux pour appréhender le politique et même, nous le verrons au chapitre suivant,
l’économie.

371
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chapitre 11 :
S’approcher d’une science unidisciplinaire
des rapports humains

Revenons un instant à la légende thébaine qui a introduit la présente étude. Affaires familiales
et politiques y sont inextricablement mêlées. Parmi la descendance de Laïos comme sur le
trône de la cité, il n’est question que de liberté, d’égalité, d’exclusion et de compétition sur
fond d’opposition entre lois des hommes et droit naturel. De toutes les communautés hu-
maines, la plus élémentaire est et reste la famille : elle est (ou devrait être) le lieu premier de
la transmission de la culture, celle de la « bonne » mimésis ; elle est l’entreprise de coopéra-
tion mutuelle par excellence en vue de la persistance dans l’être, de génération en génération.
Mais elle est tout autant le lieu des conflits de pouvoir et d’héritage.
Nous avons vu dès notre première partie que les relations induites par les situations de désir
d’être autre, celles de modèle et d’obstacle auxquelles l’autre est voué ainsi que de déception
des victimes dans ce cénacle particulier, se repèrent dans d’autres cadres : immédiatement
dans la vie mondaine ou, au prix de déclinaisons, dans le champ politique partisan, étatique et
international.
Une représentation pertinente de la dynamique des relations intersubjectives, sociales et socié-
tales offre dans les faits peu d’alternatives. Sur le plan de la généalogie des institutions, pour
Fustel de Coulanges, « la religion antique née du culte des morts [a] structuré l’organisation
de la famille et […] les familles [se sont] ouvertes pour former les religions de la Cité, bases
d’une solidarité politique nouvelle.1 » Nous retrouvons ici le religieux et le politique dont
nous venons de rappeler les liens. Y est également postulé un rapport entre culte des morts et
famille mais aussi entre famille et Cité. Il s’agit désormais d’analyser ce dernier lien. La jus-
tice comme équité rawlsienne et la lutte pour la reconnaissance honnethienne envisagent
d’ailleurs la formation du citoyen dans trois sphères ou institutions allant de la famille à
l’État, en passant par une organisation sociale intermédiaire comme l’entreprise.
Dans une première section, des rapprochements sont envisagés entre les typologies relatives
aux formes familiales, organisationnelles et étatiques. Fort de cette nouvelle unification an-

1
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 268. Ce que nous savons de Ḉatal Höyük vient renforcer cette apprécia-
tion fondée sur l’étude des civilisations antiques.

372
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

thropologique, il est alors tentant de s’interroger sur la pertinence de la prolifération des disci-
plines pour l’étude d’un objet unique, les rapports humains. Outre sa capacité à repérer cette
unité, la théorie mimétique présente un avantage supplémentaire en termes de méthode en
échappant à l’alternative holisme / individualisme méthodologique. Pour terminer ce chapitre,
nous récapitulerons certaines de nos propres propositions de rapprochement des perspectives.

Section 1 : Harmoniser la typologie des communautés familiales, sociales et po-


litiques

On ne peut construire une anthropologie politique sans prendre en compte les rapports fami-
liaux et ceux qui se nouent dans les organisations sociales intermédiaires entre la famille et
l’État.
De ce point de vue, une confrontation de l’anthropologie girardienne à d’autres approches qui
empruntent les mêmes critères principaux pour l’organisation de leurs typologies est féconde.
La classification des types familiaux adoptée par Emmanuel Todd fournit ainsi un éclairage
précieux pour comprendre la continuité des problématiques de la plus simple et petite des
entités à la plus grande et la plus complexe. Une matrice comparable à celle qu’il emploie
pour les systèmes familiaux est en effet applicable aux systèmes politiques. Une nouvelle in-
terpolation, entre les systèmes familiaux et politiques, vérifie la fécondité potentielle d’un
système classificatoire alors pertinent pour toutes les sortes de collectivités humaines.

§ 1 : L’institution familiale, un système combinant autorité et inégalité, émancipation et


maintien au foyer… entre les générations et au sein de chaque génération

Emmanuel Todd2 est un anthropologue des structures familiales qui fonde ses travaux acadé-
miques et ses analyses politiques sur des données démographiques. L’état actuel de sa re-
cherche principale est présenté dans L’origine des systèmes familiaux, dont le premier tome
paru en 2011 est consacré à l’Eurasie3. Il y est parvenu à la conviction de l’importance d’une
vision diffusionniste pour comprendre la répartition dans l’espace des types familiaux.

2
Connu pour ses interventions dans le débat public et certaines prédictions vérifiées par des événements ulté-
rieurs, comme l’effondrement inéluctable de l’empire soviétique dès 1976, la perte de puissance des États-Unis
au tournant du XXIe siècle ou les difficultés inhérentes à une monnaie unique au sein de l’Union européenne
entre pays aux cultures politico-familiales incompatibles.
3
TODD, L’origine des systèmes familiaux T 1. Il englobe l’Afrique du Nord, en raison des dynamiques de peu-
plement de cette partie du continent. Un deuxième tome est annoncé qui doit traiter de l’Afrique subsaharienne,
de l’Océanie et de l’Amérique.

373
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Comme Girard, il s’intéresse aux origines et brave l’interdit posant pour acquis l’impossibilité
d’une telle quête. Nous nous interrogerons en outre avec Emmanuel Todd sur le degré de dé-
termination des comportements politiques par les formes familiales.
Les familles sont un microcosme qui se reflète dans le macrocosme des collectivités plus
vastes au sein desquelles elles sont regroupées. Rappelons que la violence intraspécifique hu-
maine met principalement aux prises des proches, et plus particulièrement des membres d’une
même famille. La question de l’organisation familiale et du maintien de la concorde dans les
foyers étant primordiale pour toute société, le droit de la famille et le droit pénal sont les ré-
ponses imaginées par les sociétés modernes.
Emmanuel Todd a progressivement raffiné sa classification des systèmes familiaux pour par-
venir désormais à quinze types principaux. Elle combine trois critères : les relations père / fils,
plus ou moins autoritaires, les relations entre frères (et parfois sœurs) égalitaires ou non dans
la répartition de l’héritage, la cohabitation des couples de descendants sous le toit des ascen-
dants (ou à proximité immédiate) selon qu’elle se produit chez les parents d’un fils ou d’une
fille, de manière durable ou limitée dans le temps4.
Il a défini cette typologie à quatre termes théoriques principaux après avoir emprunté au sys-
tème ternaire défini au XIXe siècle par Frédéric Le Play et l’avoir complété. La famille nu-
cléaire égalitaire est « structurée par les valeurs de liberté des enfants et d’égalité des frères ».
La famille nucléaire absolue est « très libérale pour ce qui concerne les rapports entre parents
et enfants mais assez indifférente à l’idée d’égalité » entre ces derniers. La famille communau-
taire associe « dans son plus grand développement un père et ses fils mariés », combinant
« autorité du père [et] égalité des frères ». La famille souche est un « système à héritier unique
fondé sur des principes d’autorité du père et d’inégalité des frères »5.

Tableau 4 : Typologie simplifiée des systèmes familiaux d’Emmanuel Todd

FAMILLE Libérale Autoritaire


Égalitaire Nucléaire égalitaire Communautaire
Inégalitaire Nucléaire absolue Souche

4
Patrilocalité, matrilocalité, bilocalité et corésidence temporaire ou à proximité au sein d’un même établissement
ou village.
5
In TODD, L’origine des systèmes familiaux T 1, p. 13-14.

374
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

Si on neutralise l’effet multiplicateur des variantes patrilocales, matrilocales et bilocales de la


résidence des enfants restant sous le toit de leurs parents après leur mariage, la typologie
compte actuellement sept situations principales identifiées. Certaines peuvent être envisagées
comme des intermédiaires entre deux situations types, empruntant des caractéristiques à cha-
cune d’entre elles. Une fois encore, un carré sémiotique aide à notre compréhension. Le croi-
sement entre les deux axes égalitaire / inégalitaire et autoritaire / libéral de la matrice origi-
nelle y incite. Nous opposons donc selon l’axe autorité / liberté d’une part la famille souche à
son contradictoire, la famille nucléaire absolue parmi les familles ayant une conception asy-
métrique de l’héritage et d’autre part, parmi les familles à héritage partagé, la famille commu-
nautaire et la famille nucléaire égalitaire. Ainsi une famille nucléaire égalitaire dont les géné-
rations vivent à proximité dans un enclos commun (ou au sein d’un clan tribal), avec les occa-
sions de coopération que cette configuration permet, se trouve-t-elle dans une organisation
spatiale et sociale peu différente d’une famille communautaire qui les regroupe sous le même
toit d’un vaste corps de ferme. Peu importe par ailleurs que le schéma ne soit pas complet :
Emmanuel Todd indique que sa classification reste ouverte6. D’autres situations mixtes, à ce
jour non repérées ou négligées parce que trop rares ou trop peu saillantes, existent peut-être :
elles trouveraient alors leur place dans notre représentation.

6
Cette représentation est indépendante des fréquences statistiques. Sur un échantillon de 214 peuples eurasiens
et d’Afrique du Nord analysés :
- la famille nucléaire à corésidence temporaire réunit à elle seule 45 % des peuples ;
- la famille communautaire suit avec 32 %
- et la famille souche avec 14 % ;
- en revanche, les deux types « purs » de famille nucléaire ne comptent ensemble que pour 3 %, mais ils ont
selon Emmanuel Todd servi de soubassement à l’émergence du libéralisme anglo-saxon et du républica-
nisme français, leur importance historique l’emportant alors sur leur fréquence démographique ;
- la famille nucléaire intégrée au sein d’un enclos ou d’un clan totalise 5 % des cas de l’échantillon ;
- quant à la famille souche à corésidence temporaire additionnelle, elle ne compte que pour 1 %.

375
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Figure 11 : Typologie simplifiée des systèmes familiaux d’Emmanuel Todd

Nous intéresse ici surtout le choix des critères classificatoires adoptés par Emmanuel Todd en
ce qu’ils rapprochent des formes politiques tout en portant sur les questions de l’appropriation
entre frères et de l’autonomie vis-à-vis de l’autorité parentale. Tous ces sujets sont suscep-
tibles d’enclencher des rivalités dans un univers imprégné de médiation interne à laquelle des
familles nucléaires semblent plus particulièrement prédisposées.
Quand il s’agit de se rétro-projeter dans le passé, disons le Paléolithique supérieur, à la re-
cherche d’une « forme sociale primordiale des chasseurs-cueilleurs », Emmanuel Todd for-
mule l’hypothèse d’une « famille nucléaire à corésidence temporaire insérée dans une bande
locale organisée par des liens de parenté bilatéraux, système assez lâche laissant aux individus
beaucoup de choix dans leur affiliation » et susceptible de se spécialiser ou évoluer vers les
différentes situations qui coexistent aujourd’hui7. Il s’agit d’un mélange de nos deux diago-
nales dans la figure ci-dessus. L’indifférenciation originelle des situations aurait précédé
l’évolution vers diverses formes contradictoires.
Cette structure familiale et sociale primordiale hypothétique se révèle compatible avec nos
développements sur la préhistoire8. Emmanuel Todd trouve dans la répartition des systèmes
familiaux dans l’espace l’équivalent de ce que Cavalli-Sforza repère avec la génétique des
populations. Pour autant, il limite l’essentiel de ses analyses aux évolutions enclenchées par la
révolution du Néolithique. Il postule ainsi une structure familiale originelle dont les traces les
plus visibles ont été repoussées, notamment à la périphérie de l’Eurasie, selon un « principe

7
Ibid., p. 74.
8
En particulier sa flexibilité s’accommode aisément des récits mythiques d’expulsion de membres de la bande
ou d’arrivée d’un étranger en son sein le prédisposant à un rôle ultérieur de victime émissaire.

376
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

du conservatisme des zones périphériques »9 : il s’agit de familles nucléaires ou à corésidence


bilocale10. D’où la singularité de certains systèmes familiaux en Europe11, zone géographique
envisagée comme « conservatoire de formes archaïques », ainsi protégée de la diffusion de
formes ultérieures moins favorables « au développement technologique et économique »12, ce
qui lui aurait valu sa récente période de domination mondiale.
La présence de Lévi-Strauss est ici comme ailleurs difficilement évitable, tant son anthropo-
logie structurale a été un temps prédominante. Emmanuel Todd remarque que, s’il perçoit
clairement la ressemblance des structures familiales dominantes en Europe occidentale et au
sein de peuples marginaux géographiquement et culturellement archaïques, son structuralisme
lui interdit d’en tirer les conséquences logiques13 : en effet, la famille nucléaire est présente à
la fois chez les derniers peuples de chasseurs-cueilleurs et parmi les peuples occidentaux et
« les plus évolués économiquement » de l’Europe ; notamment, les Anglais qui ont histori-
quement échappé au principe patrilinéaire diffusé par les peuples ayant inventé l’agriculture
puis l’écriture au Moyen-Orient, ce qui leur aurait donné in fine une capacité historiquement
et paradoxalement exceptionnelle d’expansion. Entre les deux cas les plus distants (chasseurs-
cueilleurs et Anglais), le principe patrilinéaire apparu entretemps au centre de l’Eurasie recè-
lerait « un potentiel intrinsèque d’expansion par l’agression, la prédation, la conquête.14 »
Pour Emmanuel Todd, « le mouvement général en Eurasie [va] de la nucléarité et de
l’indifférenciation vers le communautarisme et la patrilinéarité » dont les indices sont « trois
niveaux de patrilinéarité (émergence de la primogéniture masculine, famille communautaire
patrilocale, abaissement radical du statut de la femme) »15, en passant par la forme de la fa-
mille souche. Cette évolution aurait commencé aux temps historiques il y a un peu plus de

9
TODD, L’origine des systèmes familiaux T 1, p. 23 et suivantes : concept forgé par les linguistes, Darwin y avait
déjà recouru pour les espèces animales, p. 28-29.
10
Ibid., p. 93-97.
11
Mais aussi aux Philippines en Extrême-Orient. Nous rappellerons qu’il ne traite pas dans le premier tome de
l’Afrique, de l’Océanie et de l’Amérique où de tels effets de conservatisme des zones périphériques sont consta-
tés par d’autres. Testart parvient ainsi à des conclusions proches concernant ces zones non encore décrites par
Emmanuel Todd : pour le paléoanthropologue, les chasseurs-cueilleurs nomades sont aujourd’hui « circons-
crits » à des régions impropres à l’agriculture et sont probablement proches de ceux du Paléolithique. In TES-
TART, Avant l’histoire, p. 312-314 : « Restent quatre aires : l’Afrique méridionale avec les San ; l’Australie ; tout
le nord de l’Amérique du Nord, en gros Canada et Alaska, mais qui se prolonge le long de la cordillère dans des
zones arides, dans le Grand Bassin et jusqu’au Mexique (nord-est et Baja California) ; une vaste zone en Amé-
rique du Sud qui va de la Terre de Feu jusqu’au Gran Chaco en passant par la Patagonie et les Pampas. On a
l’habitude de dire que ces quatre zones sont marginales, toutes situées à l’extrémité – méridionale dans trois cas,
septentrionale dans le quatrième – d’un continent, et cette notion de marginalité semble devoir suffire à expliquer
que s’y soient maintenus jusqu’au XIXe siècle des chasseurs-cueilleurs. »
12
TODD, L’origine des systèmes familiaux T 1, p. 15.
13
Ibid., p. 21. Auxquels l’auteur ajoute les Yaghan, les Agta, les Shoshone, p. 23-24.
14
Ibid., p. 39.
15
Ibid., p. 591.

377
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

4 000 ans au Moyen-Orient, apparaîtrait indépendamment en Chine un millénaire plus tard et


se diffuserait dans le reste de l’Eurasie plus tardivement : il y a 2 000 ans en Inde du Nord et
seulement 1 000 ans sous une forme partielle en Asie du Sud-Est, en Europe occidentale, en
Russie et enfin au Japon. Lévi-Strauss aurait fondé ses réflexions sur « une variante statisti-
quement marginale » des structures de la parenté : « l’alliance, en particulier l’échange res-
treint, le mariage asymétrique avec la fille du frère de la mère.16 »
De surcroît, la bonne question n’est pas pour lui celle des alliances matrimoniales à la re-
cherche des unions les plus stables mais celle de la différenciation par l’autorité et / ou
l’inégalité pour prévenir les conflits en divisant de manière acceptable ce qui peut l’être et en
fixant les règles de dévolution des biens et des responsabilités devant rester indivis. Il propose
donc une vision de l’organisation familiale et de ses évolutions compatible avec les institu-
tions de maîtrise de la violence postulées par la théorie mimétique, pointant le problème de
l’indivisible à l’origine des conflits potentiels et des mécanismes de leur contention.
L’autorité combinée à l’inégalité renvoie d’ailleurs à la médiation externe ; quant à l’égalité
associée à la liberté, elle est à la source de la médiation interne.
On pourrait opposer à Emmanuel Todd une objection : si sa recherche porte sur la détermina-
tion par les structures familiales dominantes des organisations et des prises de position poli-
tiques, il est logique qu’il ait choisi les axes autoritaire / libéral entre père et fils et égalitaire /
inégalitaire entre enfants héritiers pour rendre comparables les systèmes familiaux et poli-
tiques et établir les effets des uns sur les autres. Quelle que soit la légitimité de cette suspicion
sur la finalité de la typologie toddienne, celle-ci nous semble en tout état de cause plus perti-
nente pour éclairer les situations politiques contemporaines que les approches ethnologiques
classiques des systèmes de parenté fondées sur les obligations et les interdits qui régissent les
alliances matrimoniales. Contrairement à l’ethnologie insistant sur les différences pour les
rendre irréductibles, la démarche d’Emmanuel Todd tente de rendre compte des évolutions
dans la longue durée et pour l’ensemble des aires géographiques. Elle relève à cet égard de la
même inspiration que l’histoire mimétique.
La « rivalité des égaux » a plus de chances de s’épanouir dans des familles nucléaires et
communautaires, voire dans les familles souche au moment où la primogéniture devient un
objet de critique pour ceux qui n’acceptent pas la différenciation produite par l’aléa du rang
des naissances. L’institution de la patrilinéarité et de l’autorité paternelle sur les fils apparaît

16
Ibid., p. 41.

378
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

également comme une tentative de maîtriser les risques d’affrontement entre les frères, sous
les formes plus récentes des familles souche et communautaire, limitées dans le temps long de
l’Histoire et localisées dans certaines zones. Quoi qu’il en soit, Emmanuel Todd en tire quatre
principes généraux démographico-historico-politiques :
- la famille communautaire est porteuse de « valeurs nécessaires au développement d’une
idéologie communiste préexista[nt] à l’activité des agitateurs révolutionnaires » ;
- « l’individualisme et le libéralisme politique anglo-saxons » ont pour substrat la famille
nucléaire absolue ;
- la famille nucléaire égalitaire du Bassin parisien « prédispos[e] à une acceptation des prin-
cipes de 1789 et à une bonne réception de la notion d’homme universel » ;
- la famille souche, « prédominante en Allemagne et au Japon, favoris[e] les idéologies et
mouvements autoritaires ethnocentriques dans le contexte de la transition vers la moderni-
té17. »

§ 2 : Une classification envisageable des systèmes politiques

Inspirée par un rapprochement entre Emmanuel Todd et René Girard, une classification des
systèmes politiques est à présent envisageable, reprenant les situations relationnelles induites
par les carrés formés dans notre chapitre 3 selon un système de représentation à cinq axes.
Outre ceux qui relient libéral et autoritaire ainsi qu’égalitaire et hiérarchique que nous venons
de voir pour la famille, trois autres axes ont pu être repérés au long de nos développements :
la distinction des comportements intégrateurs et exclusifs (entre intérieur et extérieur),
l’opposition solidaire et indifférent voire défecteur (au sein d’une même collectivité) et
l’alternative coopératif et compétitif selon le mode relationnel privilégié18.
Ces différentes polarités ne doivent pas être lues comme des alternatives strictes mais comme
des continuités qui permettent de placer les régimes sur une échelle donnée. Un graphique en
forme de radar montre comment en rendre compte, le point 0 correspondant ici à un régime
qui combinerait un maximum de compétitivité, de hiérarchie, d’autorité, d’exclusion et
d’indifférence, quelque chose dont le régime nazi tendait à se rapprocher, le pentagone reliant
des sommets situés au niveau 5 caractérisant un régime privilégiant la coopération, l’égalité,

17
Ibid., p. 13-14.
18
Notons que ces trois distinctions additionnelles ne sont pas sans rapport avec la question de la cohabitation
sous un même toit familial (ou dans un même enclos) de deux ou plusieurs générations et de leur degré de coo-
pération. Nous retrouvons par ce biais les questions relatives à la domiciliation des descendants par rapport à
leurs parents prises en compte par Emmanuel Todd pour la classification des structures familiales.

379
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

la liberté, l’intégration et la solidarité de ses membres ou de ceux qui aspirent à le devenir à


leur degré maximal, bref l’idéal improbable d’un humanisme anarchisant et cosmopolitique
tel que le projette par exemple à très long terme l’anthropologue David Graeber19.

Graphique 1 : Typologie des systèmes politiques

Le graphique ci-dessus montre, à titre d’illustration, la comparaison multicritères qui pourrait


ainsi être effectuée entre théorie de la justice rawlsienne et libertarianisme20.
Plus largement, si les questions de liberté et d’égalité font assez largement consensus, au
moins dans les discours, dans les gouvernements représentatifs des « démocraties » libérales,
en ce qui concerne la condition juridique des citoyens, celles qui portent sur l’intégration /
exclusion, la solidarité / indifférence et la coopération / compétition, autant de points-clés du
point de vue de la théorie mimétique, restent largement indéterminées et variables selon les
préférences idéologiques : l’exclusion de l’étranger du territoire et des pauvres des interac-
tions sociales est tolérée voire souhaitée par bien des pays et des idéologies ; quant à la com-
pétition, elle est considérée comme bénéfique en économie et en politique, voire admirable

19
GRAEBER, Pour une anthropologie anarchiste.
20
Pour caractériser les deux exemples reproduits ci-dessus, une démocratie respectant les principes de justice
rawlsiens pourrait être cotée à 4 pour la liberté et pour l’égalité (le deuxième principe de justice énonçant à
quelles conditions – restrictives – des inégalités sont légitimes) et la solidarité (avec la sacralisation du plus dé-
favorisé), 3 pour la coopération, l’entreprise de coopération équitable voulue par Rawls attendant de la compéti-
tion économique et des incitations qui lui sont associées la production des biens premiers susceptibles de redis-
tribution, mais 1 seulement pour l’intégration dans la mesure où le peuple rawlsien constitue une société fermée
excluant tous ceux qui n’en sont pas issus.
Les libertariens et néolibéraux, à la suite de Robert Nozick par exemple, mettraient quant à eux la liberté à 5,
l’intégration à 4, l’ouverture à l’immigration étant postulée par la libre concurrence et la recherche de
l’efficience des marchés dérégulés, l’égalité à 2 (une stricte égalité des conditions juridiques avec un dévelop-
pement minimal des droits protecteurs), la coopération à 1, la compétition apparaissant comme maximisatrice
des utilités et, la solidarité à 0, le souci des défavorisés étant sans objet.
Ces chiffrages sont proposés à titre d’exemples et peuvent naturellement être contestés. L’important est ici de
montrer la capacité de représentation d’une typologie à cinq critères cotés selon une échelle donnée.

380
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

dans des domaines aussi importants dans les sociétés contemporaines que le sport ou les
études alors que la coopération et l’intégration sont recherchées par les anti-utilitaristes.
Le désir politique fondamental, pour nous celui d’égaler la puissance d’être de l’autre, porte
sur la liberté, dont le souverain offre le modèle : la souveraineté de l’individu autonome est
présentée comme un aboutissement par les libertariens et les autres anarchistes. Celle-ci se
heurte alors au désir des autres qui convoitent la même liberté, la même souveraineté ou la
même incorporation au sein du souverain. Le désir de liberté finit ainsi toujours par échouer
en une soumission à une hiérarchie ; quant au délégataire (provisoire) de la souveraineté, il est
lui-même dépendant, sous la forme d’une hiérarchie enchevêtrée, de l’opinion du peuple, le-
quel se soumet aux lois que le premier promulgue. Le couple de concepts libéral / autoritaire
résulte de la contradiction entre le modèle de liberté qu’offre le souverain et la lutte pour la
domination. La contradiction entre désir d’égaler l’autre et maintien de la hiérarchie renvoie à
l’opposition entre systèmes politiques égalitaire et inégalitaire. La relation de présupposition
réciproque entre lutte pour la domination et maintien de la hiérarchie engendre le couple
compétitif et coopératif. Enfin les deux axes apparentés intégrateur / exclusif et solidaire /
indifférent se situent au cœur de l’implication entre modèle de liberté souverain et maintien de
la hiérarchie.
Cet ensemble de critères distingue et caractérise les systèmes politiques selon leurs principaux
enjeux.

§ 3 : Intérêt de la typologie toddienne / girardienne pour les organismes sociaux intermé-


diaires

L’anthropologie girardienne entend dériver toutes les situations relationnelles et toutes les
institutions qui les organisent et les régulent d’une seule et même structure, la mimésis
d’appropriation. Elle incite donc à décliner notre classification politico-familiale pour des
organismes sociaux intermédiaires : entreprises, associations, églises et autres groupements
fondés sur un partage de croyances, organisations non gouvernementales, universités, écoles,
hôpitaux… Pour les aborder, un détour par une typologie des biens est apparu opportun. Cette
démarche aboutit in fine à une typologie des droits politiques.
L’économiste Paul Samuelson a proposé en 1954 une théorie des biens publics qui consone
avec nos réflexions. Il combine deux couples de caractéristiques contradictoires pour faire sa
typologie. Mieux, les caractéristiques qu’il sélectionne pour sa typologie des biens sont la
« rivalité » et « l’exclusion », deux des concepts fondamentaux de la théorie mimétique. Un
bien est dit rival par Samuelson si son appropriation par un individu en prive les autres ; il est

381
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

non-rival si elle ne les prive pas. Il est dit exclusif si on peut interdire son appropriation à qui
ne le paie pas ; il est non-exclusif si chacun peut en bénéficier sans autre condition que
l’adhésion ou l’acquittement d’un prix.

Tableau 5 : Typologie des biens de Paul Samuelson

BIEN Exclusif Non-exclusif

Rival bien marchand bien commun

Non-rival bien de club ou à péage bien public ou collectif

Le politique est en charge des biens publics ou collectifs à travers son administration comme
le territoire national, mais aussi le plus souvent des biens communs, qu’on pense à la potabili-
sation et à la distribution de l’eau par exemple. Son intervention se limite toutefois dans les
autres domaines à la législation qui encadre la production et la délivrance de biens ou services
marchands, de club ou à péage ainsi que la constitution des organismes qui les produisent.
Cette approche permet de passer des biens aux organisations autres que l’État et la famille
dont on a vu qu’elles se caractérisent également par des situations de rivalité et d’exclusion.
Les quatre caractéristiques de la typologie de Samuelson s’ordonnent à leur tour en un carré21.

Figure 12 : Typologie des principales organisations

Logiquement, les entreprises privées (3) correspondent aux biens marchands et les services
publics (4) aux « biens » publics, qu’il s’agisse d’éclairage public ou de la qualité de l’air que

21
Pour que celui-ci soit homothétique avec ceux dont nous avons désormais l’habitude, il suffit de placer les
termes négatifs dans la partie haute du carré. On peut alors superposer non-exclusif et désir d’être autre, non-
rival et modèle, rival et obstacle, enfin, exclusif et déception.

382
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

l’on respire. Les biens communs, a priori en quantités non-exclusives, mais dont les exploi-
tants rivalisent pour se les approprier, se trouvent très largement dans le secteur primaire de
l’économie (5) : mine, culture de la terre22, ressources halieutiques… Les activités de club
sont assurées par des organisations qui impliquent une adhésion initiale puis un accès non-
rival aux biens ou services procurés en leur sein : en dehors des organismes à but lucratif qui
se présentent comme un club (par exemple les chaînes de télévision payantes ou les auto-
routes à péage) on pense aux associations, bien entendu, mais aussi aux universités, dès lors
qu’elles interviennent en dehors de la scolarité obligatoire et sont libres de sélectionner leurs
étudiants, et à ces associations particulières que sont les églises ou encore… les partis poli-
tiques (6).
Contrairement à la classification à quatre cases de Samuelson, la contradiction est représentée
dans notre schéma : la délégation de service public (1) autorise un monopole dans la déli-
vrance non-rivale d’un bien ou service public après une mise en compétition des entreprises
candidates à cette délégation ; enfin certaines organisations non gouvernementales (ONG nu-
mérotées 2 dans le schéma), adoptant souvent une forme associative, ont pour objet la protec-
tion ou la promotion de biens publics et communs, comme la paix, l’universalité des droits, la
conservation des ressources naturelles non renouvelables et la préservation de la planète, du
climat…
Ces différentes formes institutionnelles combinent en leur sein à des degrés divers des lo-
giques de liberté / autorité, égalité / inégalité, coopération / compétition, intégration / exclu-
sion et solidarité / indifférence. Elles se distinguent les unes des autres par des compositions
particulières de ces critères23. Elles font valoir leurs revendications auprès des autorités poli-
tiques.
Au-delà de la théorie microéconomique et de la sociologie des organisations, nous sommes en
mesure d’opérer un dernier glissement, cette fois-ci des catégories de biens aux droits poli-
tiques fondamentaux qui tendent à les englober. Ainsi le droit de propriété correspond-il aux
biens susceptibles d’être marchands, le droit à la vie (libre et sûre) aux biens publics, la liberté
d’association, de culte et de réunion aux biens de club, enfin la liberté d’opinion et de
croyance aux biens communs.
Les deux droits essentiels à la compétition politique se situent alors sur les axes des contradic-

22
Le mouvement des enclosures visa à faire passer des terres du statut de bien commun (les pâtis communaux en
France) à celui de bien marchand. Les nationalisations peuvent transformer des biens marchands en biens pu-
blics.
23
Voir la section 4 du présent chapitre.

383
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

toires : dans un système de gouvernement représentatif, le droit de vote est à la fois non ex-
clusif dans sa distribution puisque nul citoyen n’en est privé lorsqu’il est accordé aux autres et
exclusif dans sa finalité, qui est d’opérer une sélection ; de même pour l’éligibilité, un candi-
dat ne privant pas, au moins en théorie, les autres du droit de se présenter aux suffrages de
leur concitoyens, mais tout candidat vise à priver les autres des suffrages que tous convoitent.

Figure 13 : Les droits politiques

Si l’on rapproche les considérations qui précèdent, des recouvrements de typologie apparais-
sent entre systèmes familiaux, agencements politiques et organisations dites intermédiaires.
Les systèmes familiaux ont été classés par Emmanuel Todd essentiellement à partir de leur
rapport à l’égalité et la liberté des membres par rapport au groupe et à leur chef. Or la liberté
et l’égalité sont aussi les enjeux principaux de toute distribution des droits fondamentaux, des
« biens premiers » rawlsiens. Quant aux organisations intermédiaires, elles s’ordonnent logi-
quement selon les critères de rivalité et d’exclusivité tels que Samuelson les a définis pour sa
théorie des biens.
La rivalité (du modèle-obstacle mais aussi de chacun contre chacun dans la crise) ainsi que
l’exclusion (qu’il s’agisse du déçu ou du bouc émissaire), fournissent des critères de classe-
ment pertinents des biens comme des droits, soit les enjeux de l’économie et du politique.
Les médiations girardiennes recoupent ces distinctions : l’externe dans la combinaison du
non-rival et du non-exclusif ainsi que l’interne qui est, elle, rivale et exclusive.

§ 4 : Les institutions face à l’égalité, la liberté, la coopération, l’appartenance et au lien


social

Quelles que soient leur taille et leur finalité, si toutes les institutions peuvent s’ordonner selon
les mêmes repères, de la famille à l’État, en passant par les entreprises, les associations ou les
partis politiques, elles doivent entretenir des liens d’homologie qui restent à repérer.

384
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

La corrélation entre modèle familial et politique est patente au moment du développement de


la primogéniture, par exemple en France. Celle-ci commence avec l’élection d’Hugues Capet
qui remplace les règles de dévolution successorales incertaines des Mérovingiens et des Caro-
lingiens (tanistry) par le droit d’aînesse du garçon. Pour Emmanuel Todd, deux facteurs, l’un
exogène et l’autre endogène, se combinent dans sa diffusion au sein de toute l’Europe : « un
espace qui devient plein, d’abord pour les nobles, et à un niveau inférieur pour les paysans »
et « un concept prestigieux susceptible de diffusion » imité « de noblesse à noblesse, ou porté
par des groupes de paysans colonisateurs.24 » Plus généralement, une reconstitution de la suc-
cession des systèmes familiaux semble alors possible, « à l’opposé d’une séquence rous-
seauiste qui place l’égalité dans le passé lointain et l’inégalité dans le présent le plus immé-
diat.25 »

Figure 14 : La séquence-type des systèmes familiaux selon Emmanuel Todd

Autorité Autorité
Indifférenciation
Inégalité Égalité

D’après lui, « le point d’origine est une situation d’indéfinition dans laquelle les concepts mo-
dernes d’autorité et de liberté, d’égalité et d’inégalité ne s’appliquent tout simplement pas. »
Telle est la situation de la famille à corésidence temporaire (ou à proximité) et probablement
bilocale26. Les deux étapes suivantes retracées dans la figure ci-dessus renvoient dans un pre-
mier temps à la famille souche liée à la primo- (ou ultimo-) géniture masculine pour conserver
l’intégralité de la terre au sein d’un seul foyer et, enfin, à la famille communautaire au sein de
laquelle tous les garçons restent pour répondre aux exigences de main d’œuvre d’une agricul-
ture intensive. Pour tenir compte des contraintes de gestion économique du capital, le poli-
tique et le familial s’articulent ainsi par effet de contagion mimétique entre institutions et de
superposition structurelle. La codification juridique et la conquête des territoires à l’initiative
du souverain fournissent des canaux de diffusion aux innovations institutionnelles. Seule une
approche anthropologique autour de la prévention de la violence parvient à tisser ensemble

24
TODD, L’origine des systèmes familiaux T 1, p. 412.
25
Ibid., p. 157. Cette approche est en revanche cohérente avec celle postulée par l’égalisation des conditions de
Tocqueville.
26
Pourrait-on ajouter pour accroître l’effet d’indifférenciation ?

385
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

ces brins multiples. Les institutions familiales (et politiques) doivent en effet aussi prendre en
compte l’état des systèmes de production et inversement.
La famille souche reste souvent le modèle de l’entreprise familiale, le cas échéant, de grande
taille, tant que le capital est relativement peu diffusé dans le public27. L’élection / sélection au
sein d’une oligarchie de cadres dirigeants ne devient la norme qu’en cas de répartition du ca-
pital dans le public et d’absence de présélection d’un successeur parmi les cadres de
l’entreprise. Quoi qu’il en soit, l’entreprise et, plus largement, la plupart des organismes pu-
blics et privés, reposent sur un double principe d’autorité et d’inégalité – manifesté par la dé-
légation de pouvoir et de signature, le pouvoir hiérarchique du supérieur sur le subordonné
ainsi que les définitions de fonctions. Les principes de la famille souche sont toutefois atté-
nués par la liberté des salariés de démissionner sous réserve de trouver à s’employer ailleurs.
Ces modèles d’organisation se diffusent à l’occasion des échanges interrégionaux ou interna-
tionaux, puis du fait de la définition et de l’enseignement de bonnes pratiques du gouverne-
ment d’entreprise. Leur contestation implique des transformations limitées comme la consul-
tation sporadique ou la participation des salariés (souvent minoritaire) au sein des instances
dirigeantes.
Les organisations coopératives et associatives tentent de s’en distinguer en égalisant, au moins
formellement, les droits de vote, d’éligibilité, d’expression et de propriété. Comme leur nom
l’indique, elles entendent faire primer la coopération sur la confrontation et l’association soli-
daire sur l’indifférence. Pour autant, elles limitent la liberté de leurs membres en raison de
l’exigence qui leur est imposée de respecter leur objet social et d’être performantes.
Quant aux institutions politiques, elles insistent sur l’égale liberté des droits, le partage plus
ou moins équitable des revenus et des patrimoines, tout en mettant au cœur de leurs règles la
souveraineté de l’État et la compétition pour les fonctions politiques. Les questions relatives à
l’appartenance constituent en définitive le sujet principal des oppositions entre partis et au
sein du corps électoral : souverainisme ou intégration dans des instances supranationales voire
cosmopolitiques ; exclusion ou inclusion de l’étranger, selon des critères à définir au sein de
la communauté avec des droits politiques plus ou moins étendus.
La pérennité des institutions suppose des règles précises et acceptées de dévolution de
l’autorité et, le cas échéant, du patrimoine, dès que des moyens de production s’accumulent.
Leur acceptation résulte d’obligations définies par la tradition ou le droit positif.

27
Un des enfants du propriétaire, jugé le plus capable, est prédestiné à la succession, même si le capital peut,
dans certains cas, être réparti entre les frères et sœurs.

386
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

Cette réflexion menée à partir des types familiaux dégagés par Emmanuel Todd met en évi-
dence les homologies entre les différentes structures sociales qui se retrouvent toutes confron-
tées à des dosages distinctifs de quelques caractéristiques, pour nous les cinq que nous avons
appliquées aux système politique : degrés de liberté, d’égalité, d’intégration, de solidarité et
de coopération. Penser les organisations familiales, sociales et politiques indépendamment les
unes des autres est d’autant plus dommageable qu’elles relèvent toutes de ce même nuancier.

Section 2 : Remettre en question la multiplication des disciplines pour l’étude


d’un objet unique

Si l’homme est un animal mimétique en famille, en société, en entreprise, en politique, il peut


sans doute être considéré comme tel dans toutes ses relations intraspécifiques. Alors que les
humanités se développent par scissiparité, tendance qui suscite des appels répétés à une inter-
disciplinarité28, le remembrement nécessaire devrait se fonder sur un paradigme unificateur.
Or l’objet des sciences humaines et, plus largement des humanités, est unique comme leurs
multiples noms mêmes l’indiquent. Dans l’introduction d’Achever Clausewitz, Girard dit em-
prunter ses outils d’analyse à « l’anthropologie29, à l’histoire, à l’histoire littéraire, à la psy-
chologie, à la philosophie ou à la théologie […] », témoignant de la liberté qu’il a su
s’octroyer pour pratiquer une sorte de fertilisation croisée, mais avouant simultanément sa
singularité, voire sa marginalité : tout spécialiste profond d’un sujet au sein d’une discipline
donnée est dubitatif sur ce qui lui apparaît comme un dilettantisme.
Girard, qui s’auto-désigne anthropologue, a proposé un contenu à la fois proche de ce que
l’intuition suggère et suffisamment distinct de ce qui fait l’objet de chacune des sciences hu-
maines prises isolément : la « science des rapports humains », locution qui pourrait fournir sa
définition la plus extensive mais aussi axiologiquement la plus neutre à l’anthropologie.
L’anthropologie occupe une place périphérique, même si de plus en plus de chercheurs se
déclarent anthropologues30 ; elle pourrait se voir enfin reconnaître sa centralité et sa capacité à
irradier les (autres) champs disciplinaires. Une évolution majeure paraît de ce fait souhai-

28
Que les institutions universitaires contrarient tout aussi rituellement, chaque discipline se montrant jalouse de
ses particularités et encourageant la spécialisation de chercheurs dont il est alors plus facile d’évaluer les apports.
Voir par exemple SCUBLA, « L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? ».
29
Citée en premier rang.
30
Ainsi par exemple Bruno LATOUR présente-t-il son Enquête sur les modes d’existence comme une « anthropo-
logie des modernes ». Jean-Pierre DUPUY se dénomme anthropologue dans La marque du sacré, ouvrage dans
lequel il passe en revue ses multiples centres d’intérêt et les disciplines variées auxquelles il s’est exercé. Aux
États-Unis, la délivrance de diplômes universitaires en anthropologie est plus fréquente qu’en France où
l’anthropologie est comprise comme englobée par l’ethnologie plutôt que l’englobant.

387
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

table : le passage du postulat du choix rationnel à l’aléa relationnel et de l’individuel à


l’interdividuel. Un deuxième fil est à tisser avec le premier, qui relie ordre et désordre pour
faire émerger une solution à cette contradiction : l’auto-organisation. Il sera abordé dans la
section suivante.

§ 1 : La prolifération disciplinaire

Nous nous situons actuellement entre un ordonnancement par segmentation / différenciation


des champs et des aires proche du marketing et une diversification des objets étudiés31. Cha-
cun semble se hâter de déposer sa marque auprès d’une sorte d’institut international virtuel de
la propriété intellectuelle. Il faut labelliser sa recherche pour lui faire prendre rang comme une
discipline à part entière. Un symptôme complémentaire est la nécessité de nommer des hy-
brides, à la fois dans un souci d’originalité et dans le but d’appréhender de manière plus satis-
faisante son objet d’étude : psychologie sociale, sociologie historique, économie politique,
sociolinguistique, ethnopsychiatrie, philosophie analytique, géographie politique, socio-
démographie… Ces pratiques sont le reflet des inconvénients inhérents à toute segmentation,
la recherche intéressante se trouvant le plus souvent aux intersections des champs discipli-
naires. Autre manifestation du malaise, la terminologie hésite, au moins en France, entre
sciences humaines et sociales, sciences sociales, sciences humaines, sciences de l’homme ou
encore humanités… Après cette énumération, on pourrait se demander pour quelles raisons on
ne mentionne guère le vocable de science des hommes alors que l’isolement de l’homme dans
son essence est contre-intuitif pour désigner l’étude d’un animal social qui se caractérise par
la variété infinie et la complexité de ses interactions avec d’autres membres de son espèce. Si
on peut douter de l’existence du social, il serait inacceptable de douter du caractère relationnel
de l’humanité. Plutôt que des sciences de l’homme, la bonne combinatoire du singulier et du
pluriel devrait en toute logique amener à parler d’une science des hommes. Or elle a été
jusqu’à présent négligée. L’épigraphe de cette quatrième partie suggère la solution de Girard
que nous faisons nôtre : une science, au singulier, des rapports humains, au pluriel.

§ 2 : Les atouts fédérateurs de l’anthropologie en tant que science des rapports humains

Il y aurait probablement intérêt à définir l’anthropologie comme science (unique, unifiante,


fondamentale) de ce qui relie les hommes et sans doute aussi de ce qui réunit les multiples

31
Par exemple, se distinguent psychologie, psychothérapie, psychanalyse, psychodynamique, comportementa-
lisme, approches cognitivistes voire analyse transactionnelle, programmation neurolinguistique…

388
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

disciplines scientifiques aujourd’hui éparpillées. Son objet serait la connaissance et la com-


préhension des rapports humains, soit un savoir englobant, un soubassement à toutes les dis-
ciplines dont chacune ne s’attache qu’à un type particulier de liens, voire à une absence de
lien fantasmée dans le cas de l’économie néo-classique et de ses avatars. Girard en précise
l’objet en repérant son origine grâce à une mise en perspective éthologique :
[…] les animaux ne se regardent pas ; ils se flairent, ils se sentent, ils se devinent par tous leurs
sens et sans doute la vue a une petite part, mais très petite, tandis que chez nous, c’est exclusi-
vement la vue, puis après la parole. […] qu’est-ce qu’un rapport humain ? Qu’est-ce qui rend le
rapport humain ? C’est le regard. Et qu’est-ce qu’il y a dans ce regard qui est différent du regard
lui-même ? C’est qu’il vous regarde. On dit qu’on “échange des regards”, […] on échange des
regards au sens où on va avoir des dons et des contre-dons lorsqu’on aura une culture.32
Sous ses dehors modestes, une telle approche apparaît d’autant plus envisageable aujourd’hui
que les grandes tentatives du XIXe siècle et du début du XXe à prétention unificatrice – socio-
logie positive, matérialisme historique, psychanalyse ou linguistique structurale – ont dû re-
noncer à leurs ambitions initiales pour se replier sur des territoires plus étroits. Les conditions
d’un remembrement et d’une fédération des recherches sont sans doute désormais réunies.
Si toute philosophie suppose une anthropologie, laquelle postule une ontologie, cela vaut éga-
lement pour les « sciences humaines et sociales » dans leur ensemble : elles doivent se faire
une idée des relations humaines dont elles traitent et de la bonne manière de les aborder. Ainsi
l’homo œconomicus est-il non seulement rationnel dans ses choix mais aussi autonome au
regard des relations humaines qui sont entièrement médiatisées par des objets et des prix :
« Dans l’univers néoclassique, les choses ont une valeur objective, indépendante des interrela-
tions marchandes.33 » Jean-Pierre Dupuy signale une formule de l’économiste Milton Fried-
man, l’initiateur du néolibéralisme : « Le système des prix remplit cette tâche [de coordination
de l’activité de millions de personnes] en l’absence de toute direction centrale, et sans qu’il
soit nécessaire que les gens se parlent ni qu’ils s’aiment.34 » Il insiste bien sûr sur ce « sans
qu’il soit nécessaire… », locution qui trahit une utopie (ou une dystopie) « où l’indifférence
mutuelle et le repli sur soi seraient les meilleurs garants du bien commun.35 »
Ces remarques amènent à examiner le statut de l’économie en ce début de XXIe siècle.

32
DVD « La violence et le sacré ».
33
ORLEAN, L’empire de la valeur, p. 107.
34
Extrait de Free to choose de Milton et Rose FRIEDMAN cité par DUPUY, L’économystification, p. 64.
35
Ibid., p. 64.

389
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 3 : Une opportunité : la fin espérée de l’hégémonie de la science économique du fait de


ses échecs répétés à rendre compte du réel et à maîtriser les évolutions en cours

On parle désormais d’orthodoxie à propos de l’économie néoclassique et d’hétérodoxie dans


le débat qui oppose les économistes36, renvoyant aux développements sur le religieux37 de
notre chapitre 10. L’économie est de surcroît devenue la science dominante, bénéficiant de
l’importance prise par l’accroissement récent de la marchandisation, mais aussi en tant que
condition préalable à la redistribution des revenus et des patrimoines, et donc de l’action poli-
tique, obtenant de ce fait une forme de consensus de la part des autorités de tous bords.
Avec le mot-valise économystification, Jean-Pierre Dupuy considère que l’emprise de
l’économie, concomitante du retrait du sacré, se traduit par « un déchaînement de la concur-
rence entre les hommes et des passions destructrices qui l’accompagnent comme jamais
[…]. » Or « l’économie théorique et la pensée politique qu’elle inspire nient qu’il y ait ici une
quelconque menace pour la stabilité des sociétés et le bien-être de leurs membres.38 » Pour lui,
nous arrivons à un moment où « l’économie est en train de perdre […] sa capacité de produire
des règles qui la limitent.39 » Il ajoute qu’en « occupant la place » de l’extériorité régulatrice,
« l’économie s’est condamnée elle-même.40 » Le rêve d’un économiste néo-libéral serait une
concurrence toujours plus effrénée sur des marchés dérégulés41. Hayek reconnaît d’ailleurs
cette violence du marché tout en intégrant dans sa présentation le mécanisme de l’imitation42.

36
En 2013-2015, face à l’exclusion des économistes hétérodoxes par les économistes orthodoxes majoritaires de
l’accès aux fonctions d’enseignement et aux publications dans des revues reconnues, l’idée a été avancée de
créer une nouvelle section au sein du Conseil national des universités pour favoriser un pluralisme jugé néces-
saire au débat scientifique et une plus grande égalité des chances dans l’accès aux fonctions. Ironie de la situa-
tion, des économistes hétérodoxes, plus ouverts à la fécondation de leur champ par l’interdisciplinarité, ont mis
leur espoir dans une nouvelle scissiparité disciplinaire. Voir http://www.ares-infos.org/2015/01/08/pour-une-
nouvelle-section-en-economie-au-sein-du-cnu/, consulté le 8 mars 2015.
37
De même des institutions comme le FMI, la Banque mondiale, l’OCDE ou encore l’Union européenne appa-
raissent comme les championnes d’une orthopraxie néoclassique.
38
DUPUY, La marque du sacré, p. 226.
39
DUPUY, L’économystification, p. 61.
40
Ibid., p. 62.
41
Ibid., p. 65.
42
« […] l’auto-organisation propre à la termitière – une termitière où, toutefois, l’imitation aurait pris le relais de
l’instinct. Des comportements individuels, bien qu’aveugles, réussissent à former un système efficace grâce à la
« sélection » culturelle qui élimine ce qui doit l’être. [… l]es sanctions tombent comme des coups du sort, injus-
tifiées, imprévisibles, incompréhensibles. […] Nul ne peut fixer a priori la valeur d’un travail, d’un effort ou
d’un produit car seul le marché en décide et ses arrêts ne peuvent être anticipés. » In DUPUY, La marque du sa-
cré, p. 212.
Hayek indique en outre : « On supporte plus aisément l’inégalité, elle affecte moins la dignité, si elle résulte de
l’influence de forces impersonnelles, que lorsqu’on la sait provoquée à dessein. Dans la société de concurrence,
un employeur n’offense pas la dignité d’un homme en lui disant qu’il n’a pas besoin de ses services, ou qu’il ne
peut pas lui offrir un travail intéressant. Le chômage ou la perte de revenu pour quelque autre raison, chose qui
arrivent immanquablement dans toute société, sont moins dégradants si l’on peut les considérer comme la consé-
quence d’une malchance, et non pas comme voulus par l’autorité. » In HAYEK, La route de la servitude, p. 80-
81. Mais ceci suppose que tous croient en cette extériorité.

390
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

Pour finir sur ce point, tous les fondements de l’économie néo-classique sont aujourd’hui re-
mis en cause un à un, par exemple par Steve Keen dans L’imposture économique. De son cô-
té, Gaël Giraud dénonce L’illusion financière en montrant les dégâts produits par la dérégle-
mentation des marchés financiers. Sur un ton plus prophétique, André Gorz affirmait déjà en
1990 :
Le problème de fond auquel nous sommes confrontés est celui d’un au-delà de l’économie et, ce
qui revient au même, d’un au-delà du travail rémunéré. La rationalisation économique libère du
temps, elle continuera d’en libérer, et il n’est plus possible, par conséquent, de faire dépendre le
revenu des citoyens de la quantité de travail dont l’économie a besoin. Il n’est plus possible, non
plus, de continuer à faire du travail rémunéré la source principale de l’identité et du sens de la
vie pour chacun.43

Bref, la science économique et ses prétentions à résoudre les crises sont ainsi attaquées de
plus en plus fortement et fréquemment. L’anthropologie offre sans doute un cadre
d’intelligibilité mieux adapté à la situation.

§ 4 : L’inclusion par André Orléan de l’économie marchande dans l’anthropologie mimé-


tique

André Orléan et Michel Aglietta ont proposé dès le début des années 1980 une théorie de la
genèse de l’institution monétaire inspirée par la théorie mimétique : La violence de la mon-
naie. Équivalent de la souveraineté pour l’économie et de la croyance tutélaire pour les socié-
tés religieuses, la monnaie résulte d’une forme d’expulsion qui la fait préférer à tous les autres
biens pour régler les transactions et conserver du pouvoir d’achat. Économiste hétérodoxe en
faveur d’un pluralisme de la pensée économique, André Orléan a depuis poursuivi ses re-
cherches jusqu’à proposer dans L’empire de la valeur44 une refondation de l’économie mar-
chande en remettant en cause les conceptions classiques et néo-classiques de la valeur comme
substance. Les premières l’assoient sur le travail tandis que les secondes la rapportent à
l’utilité et à la rareté. La valeur résulte au contraire pour lui des rapports marchands qui ont
pour finalité l’expansion de la marchandisation. Elle dépend donc de la monnaie que les théo-
ries traditionnelles tiennent pour une adjonction sans signification propre45 : la monnaie « est

43
GORZ, Bâtir la civilisation du temps libéré, p. 44.
44
ORLEAN, L’empire de la valeur.
45
Ceux-ci partent généralement du troc pour expliquer la naissance de la monnaie.

391
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

l’institution qui fonde la valeur et les échanges.46 » Il trouve son paradigme dans la théorie
mimétique qui permet de comprendre cette élection fondatrice de la monnaie, cette institution
qui permet de se passer de l’hypothèse substantielle du travail ou de l’utilité et met le désir
général de pouvoir d’achat et de liquidité47 au principe de toutes les interactions des acteurs
économiques. La liquidité résulte d’une « croyance conventionnelle », laquelle suppose une
« solide confiance collective.48 »
André Orléan privilégie une approche de l’économie par les relations contre celle, dominante,
par les grandeurs, qui, elle, ne ménage « aucune place aux représentations et croyances collec-
tives.49 » La prétention à la rationalité des acteurs et de leurs décisions s’effondre dans un tel
cadre50. La spécificité de l’économie qui se targue de s’appuyer seule sur une conception ob-
jective de la valeur marchande face à toutes les autres sciences sociales s’estompe51.
L’approche néo-classique postule une médiation externe par les équilibres de marché et la
séparation52 des hommes par une « objectivité marchande » postulée dans « une économie
pacifiée »53 comme dans une économie planifiée, alors que le réel observable révèle des mé-
diations internes à l’œuvre entre acteurs économiques faisant perdre aux prix leurs capacités
autorégulatrices. Cette séparation engendre solitude et exclusion indifférente des partages des
ressources à l’inverse des sociétés d’abondance que Marshall Sahlins a repéré chez les chas-
seurs-cueilleurs54 : « La rareté est tout autre chose. Elle est un rapport social s’exprimant dans
une certaine mise à distance structurelle des objets aux fins de les rendre sans cesse désirés
[...] ni trop près, ni trop loin ; ni trop aisément accessibles, ni trop difficilement attei-

46
ORLEAN, L’empire de la valeur, p. 13. Ou encore les deux dernières phrases de l’ouvrage, p. 329 : « La valeur
n’est pas dans les objets ; elle est une production collective qui permet la vie en commun. Elle a la nature d’une
institution. »
47
Ibid., p. 155 : « C’est exclusivement via l’acquisition de biens liquides que l’individu marchand peut prétendre
à la pleine reconnaissance de ses droits sur les marchandises. »
48
Ibid., p. 307.
49
Ce qui fait au demeurant la spécificité de l’économie parmi les sciences sociales. In ibid., p. 189.
50
Il faut recourir à la théorie mimétique pour comprendre qu’une augmentation de prix peut entraîner celle des
volumes achetés (la demande est alors fonction croissante du prix) ou encore la constitution de quasi-monopoles
en contravention avec la logique concurrentielle, en particulier dans l’économie numérique, un succès imposant
à la plupart des clients réticents de rejoindre le courant dominant (phénomène de dépendance par rapport au
chemin). Comme l’indique André Orléan, il en va de même pour l’adoption d’une langue… ou d’une monnaie.
51
ORLEAN, L’empire de la valeur, p. 52.
52
Or pour André Orléan, « l’utilité est une construction sociale qui vise, sans jamais y réussir totalement, à stabi-
liser la séparation marchande en faisant obstacle aux rivalités mimétiques », « la rareté [désignant] la forme
générique de la dépendance aux objets telle que la séparation marchande l’institue. » In ORLEAN, L’empire de la
valeur, p. 119 et 120.
53
Ibid., p. 106-108. André ORLEAN conclut : « Cette conception antimimétique de la séparation marchande […]
donne à voir une économie […] sans aucune violence, ni emballements cumulatifs, ni montée aux extrêmes. »
54
Ibid., p. 120-121.

392
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

gnables.55 »
L’imitation permet à la fois des phénomènes convergents et divergents induisant stabilité ou
instabilité sans solution de continuité56. Elle rend compte de la réalité : quelle que soit leur
« utilité », et il ne faut pas la négliger, la quête d’objets est en dernière instance celle de
l’approbation d’autrui, de sa reconnaissance, de son estime, de notre prestige à ses yeux…57
Selon l’expression de l’économiste « spinoziste » et complice d’André Orléan, Frédéric Lor-
don, le « désir-maître » du monde marchand, illimité, est « le désir d’argent, qui englobe tous
les autres désirs. […] le développement de la production marchande n’est que la conséquence
de la quête monétaire.58 » Comme l’affirmait déjà Spinoza : « […] l’argent est devenu le con-
densé de tous les biens, […] on ne peut guère imaginer de joie qui ne soit liée à l’idée de
l’argent conçue comme cause.59 » Dès lors, « l’égalisation dans l’échange est le résultat de
l’institution monétaire », « institution du nombre marchand »60. André Orléan en vient alors à
proposer « un cadre unidisciplinaire pour penser la valeur »61 en banalisant le fait économique
comme un fait social parmi d’autres. Aux côtés de Girard, nous retrouvons Durkheim et son
« fait social62 », mais aussi Simmel et ses considérations sur la confiance, voire Mauss qui fait
l’hypothèse du talisman comme origine de l’élection monétaire63 :
[…] la monnaie est un droit qui tire son effectivité du désir des autres et non d’un engagement

55
Ibid., p. 122. Voir DUMOUCHEL, « L’ambivalence de la rareté », p. 147-148 : « La détermination réciproque de
la production par les besoins et des besoins par les niveaux de production signifie qu’il est impossible de réduire
l’écart qui sépare les biens et les ressources accessibles, des désirs. La quantité de biens et de ressources dispo-
nibles peut croître infiniment, comme elle détermine directement la dimension des besoins, la contrainte de la
rareté demeure inchangée. La rareté n’est jamais réduite, elle est perpétuellement reconduite. Le mécanisme de
causalité circulaire qui lie la production et les besoins infirme l’idée classique de la rareté en tant que limitation
des ressources et parcimonie de la nature. Elle rend impossible toute distinction entre une extrême rareté et une
rareté modérée. La rareté ne correspond à aucune quantité réelle de biens et de ressources disponibles. Il n’y a
pas d’arithmétique de la violence. » Dans le même ouvrage, Jean-Pierre DUPUY note dans son essai « Le signe et
l’envie », p. 42 : « C’est un progrès décisif par rapport à toute pensée économique que de faire de la rareté un
fruit de la rivalité, et non de la rivalité, un produit de la rareté. »
56
Ibid., p. 85-86.
57
Ibid., p. 124.
58
Ibid., p. 149-150.
59
SPINOZA, Éthique, quatrième partie, Appendice, chapitre XXVIII, p. 360-361.
60
ORLEAN, L’empire de la valeur, p. 168-169 et 185. André Orléan trouve des précurseurs de cette conception
« institutionnaliste » comme Mauss, Simmel ou Simiand.
61
Ibid., chapitre V, p. 188-228.
62
Reconnaissable à son « pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les indivi-
dus. » Extrait des Règles de la méthode sociologique de Durkheim cité in ORLEAN, L’empire de la valeur, p.
203.
63
Selon Mauss, « le talisman et sa possession ont très tôt, sans doute dès les sociétés les plus primitives, joué ce
rôle d’objet également convoité par tous, et dont la possession conférait à leur détenteur un pouvoir qui devint
aisément un pouvoir d’achat. » In « Les origines de la notion de monnaie », cité in ORLEAN, L’empire de la va-
leur, p. 218. Dans cette seule phrase, plusieurs expositions sont remarquables : « également convoités par tous »,
« possession », « pouvoir » en tant que commandement exercé sur les autres et « pouvoir d’achat ».
Le projet de Camille Tarot d’articuler la filiation de Girard avec Durkheim et Mauss trouve dans le domaine de
l’institution monétaire un écho profond.

393
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

formel qui contraindrait tous les acteurs à l’accepter en toutes circonstances. En conséquence, le
droit monétaire n’existe que pour autant que la polarisation mimétique des désirs se trouve re-
produite. Telle est la nature de la confiance monétaire.64
La polarisation mimétique peut être nommée avec Frédéric Lordon, et après Spinoza, « puis-
sance de la multitude »65 : en procédant à son exclusion unanime de « la circulation des mar-
chandises profanes », l’élection de la monnaie lui confère une capacité de « médiation du-
rable »66.
En incorporant l’économie marchande à l’anthropologie mimétique, André Orléan parachève
des recherches engagées par et avec notamment Paul Dumouchel, Jean-Pierre Dupuy ou
Pierre-Yves Gomez ainsi que Michel Aglietta et Frédéric Lordon. Sa démarche l’amène à
sans cesse côtoyer le sacré67 et le politique, souverainetés monétaire et politique mais aussi
croyances religieuses étant étroitement liées. La « puissance de la multitude » se trouve au
principe des institutions religieuse, monétaire et politique, lesquelles visent toutes
l’amoindrissement de la violence au sein de cette multitude à un niveau tel qu’elle ne la mette
pas en péril : il s’agit de maintenir la confiance, « l’affect commun », parmi ses membres. Ce
faisant, André Orléan nous montre la voie. Ce qui est possible pour l’économie, mais aussi
pour les religions grâce à Camille Tarot68, doit l’être pour l’étude des rapports politiques.
Nous réunirions alors les trois mécanismes principaux de contention de la violence que les
communautés humaines ont expérimentés à ce jour en un même ensemble. Ce remembrement
serait le bienvenu à une époque où convergent et se potentialisent quatre crises dont trois
d’entre elles font référence à ces trois domaines des sciences humaines : politique, écono-
mique, des croyances religieuses ou morales et, pour finir, écologique.

64
ORLEAN, L’empire de la valeur, p. 193.
65
Voir en particulier LORDON, Imperium.
66
ORLEAN, L’empire de la valeur, p. 196-199. Dans une représentation en carré, nous aurions la combinaison de
deux oppositions : désir d’argent / insuffisance de pouvoir d’achat d’une part, liquidité monétaire / prix de
l’autre.
67
« Dans le cas marchand, cette autorité que la société engendre prend la forme d’un pouvoir d’acheter. Elle
s’investit dans certains objets élus, qualifiés par nous de liquides, plus couramment appelés “richesses”. Ces
biens liquides sont le pendant des objets sacrés en matière religieuse. […] De même que dans l’ordre politique,
le souverain est celui qui capte l’affect commun à son profit, la monnaie est souveraine dans l’ordre marchand
par le fait qu’elle tient les sujets sous son empire, en tant qu’elle est l’autorité première par la grâce de la puis-
sance de la multitude investie en elle. Par son biais, l’anarchie marchande est provisoirement contenue. » In
ibid., p. 212.
68
Et pour la psychologie et la psychopathologie avec Jean-Michel Oughourlian.

394
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

Section 3 : Entre holisme et individualisme, la proposition d’un interdividua-


lisme méthodologique

James Alison dresse une liste des répercussions de la théorie mimétique qu’il a identifiées : la
dissolution « de la dichotomie séculaire entre l’individu et le social – et avec elle, peut-être,
[de] la vieille scie sociale de l’un et du multiple […ainsi que de] la vision de la “bonne” col-
lectivité et du “mauvais” individu ou de l’inverse moderne » ; la « subversion de la séparation
entre les sciences sociales – censées traiter de sujets objectifs – et la psychologie – subjective
et traitant de l’individu – sans que l’on sache si et comment les deux interagissent » ; la vision
« comme des parties d’un même mécanisme » des « réalités économique, politique, psycholo-
gique et érotique » ; « la fin du monde du sujet et de l’objet, du subjectif et de l’objectif » ;
« le désir est antérieur au langage (donc à la raison), à la volonté (donc à la liberté), et à la
mémoire (donc à l’histoire) » ; la « corporalité » de « ce modèle anthropologique ».69
En insistant sur la disparition des distinctions structurantes des sciences humaines et des caté-
gories de la philosophie à laquelle la pensée girardienne invite, il laisse entrevoir la possibilité
– voire la nécessité – d’une réunification d’un monde par trop et artificiellement éparpillé.
Cette dissolution n’a pourtant rien à voir avec une tabula rasa ni une perspective déconstruc-
tionniste. Il s’agit plutôt de réordonner des matériaux disponibles et récupérables selon des
logiques renouvelées en limitant au maximum les déperditions. De nouvelles logiques sont à
l’œuvre, comme Jean-Pierre Dupuy et Lucien Scubla le rappellent (voir annexe 8), jusqu’à
nous proposer une nouvelle voie entre individualisme méthodologique et holisme.

§ 1 : L’auto-extériorisation du social

Dans La marque du sacré, Jean-Pierre Dupuy note qu’une même figure prend des appella-
tions différentes chez Hegel (auto-extériorisation), Marx (aliénation), Hayek (auto-
transcendance) ou Dumont (hiérarchie en tant qu’englobement du contraire) et, plus récem-
ment, chez le logicien Douglas Hofstadter (hiérarchie enchevêtrée)70. Dès le VIe siècle, le
pape Gélase recourt à une telle logique : « En matière de religion, donc absolument, le prêtre
est supérieur au roi ou à l’empereur à qui l’ordre public est confié. Mais du même coup le
prêtre obéira au roi en matière d’ordre public, c’est-à-dire dans un domaine subordonné.71 » Il

69
ALISON, Le péché originel à la lumière de la résurrection, p. 56-62.
70
DUPUY, La marque du sacré, p. 9-11.
71
DUMONT, Homo hierarchicus, p. 10-11.

395
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

rappelle la caractérisation de la théodicée par Dumont : « Le bien doit contenir le mal tout en
étant son contraire.72 » Confronté ici à l’importance de la contradiction et sa réductibilité à
une combinaison dans un troisième terme qui ne se limite pas à une synthèse ni à un dépasse-
ment, Jean-Pierre Dupuy renverse néanmoins la présentation de Dumont : « Le mal étant au
service du bien n’est au fond qu’un moindre mal, un mal nécessaire. Le mal n’est finalement
qu’un mal apparent, il fait partie intégrante du bien. […] le mal […] se gouvern[e] lui-même
en se mettant à distance de lui-même, en se mettant à l’extérieur de lui-même, le niveau supé-
rieur, ainsi “auto-extériorisé”, prenant les couleurs du bien.73 »
Au terme de ses réflexions sur le sujet, Jean-Pierre Dupuy énonce :
La hiérarchie est un mode de totalisation du social, qui englobe ce dernier dans une conception
du cosmos, elle-même hiérarchisée en valeurs […,] celles qui, telles que l’honneur, le prestige,
renvoient au système des relations garanti par le religieux (groupes de statut, ordres, états,
castes, etc.). […] La figure hiérarchique n’a sa place qu’au sein d’une idéologie holiste, c’est-à-
dire un système d’idées et de valeurs qui subordonne l’individu humain à la totalité sociale. […]
la supériorité hiérarchique ne signifie pas une valeur individuelle supérieure. […] ce qui […] est
en jeu dans le modèle hiérarchique : éviter la mise en concurrence des valeurs individuelles.74
Avec cette figure logique, on comprend mieux la fascination que le Degree75 exerce sur Sha-
kespeare et l’importance que Girard lui accorde. Plus élaboré que ce que le sens commun ap-
pelle la hiérarchie, ce concept exprime l’ordre social s’autorégulant. Jean-Pierre Dupuy a aus-
si étudié son effondrement, la panique, notamment celle qui se manifeste fréquemment sur les
marchés spéculatifs, temples de l’économie financiarisée où des bulles se gonflent jusqu’à
exploser, mécanisme qui n’est pas sans rapport avec la crise mimétique et son terme violent76.
Avec Girard, il postule « que le sacré résulte d’un mécanisme d’auto-extériorisation de la vio-
lence des hommes, laquelle se projetant hors de leur prise sous forme de pratiques rituelles, de
systèmes de règles, d’interdits et d’obligations, réussit à se contenir elle-même.77 » Cette pro-
position permet de comprendre la parenté suggérée ici entre religion, politique et économie 78 :
même objectif ou plutôt mêmes résultats à l’intentionnalité incertaine, mêmes types de moda-
lités, même mécanisme logique paradoxal d’auto-extériorisation. Pour autant, cette extériorité

72
Ibid., p. 242-243.
73
DUPUY, La marque du sacré, p. 12-13.
74
Ibid., p. 206-207.
75
Notre chapitre 11, section 2.
76
DUPUY, La panique.
77
DUPUY, La marque du sacré, p. 25.
78
Sans doute aussi avec la tragédie grecque.

396
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

ne signifie pas un retour automatique et systématique à l’équilibre comme semble le suggérer


le mécanisme de la victime émissaire ou comme l’espèrent les partisans de l’économie néo-
classique : elle peut tout autant se traduire par des retours de la violence collective, des eupho-
ries spéculatives, des paniques, des déflations…79
De même, pour André Orléan et Michel Aglietta, la souveraineté de la monnaie résulte de
l’émergence d’ « une croyance collective fermement attachée à l’objet monétaire élu. On
passe alors de la “médiation interne” à la “médiation externe”. Cette imitation a pour modèle
le groupe tel qu’il se construit à distance de ses sujets, dans l’unanimité sur l’objet élu.80 » Du
fait de cette élection unanime, le plus souvent sous contrainte, la monnaie est capable de rem-
plir les fonctions de « moyen de paiement accepté par tous », « unité de compte de réfé-
rence », « moyen de réserve » et donc de « moyen d’échange »81. À l’origine de crises, une
« sédition monétaire » en faveur de monnaies privées ou étrangères est néanmoins toujours
possible. Elle peut aussi se manifester par une indexation82.
Cette question de l’auto-extériorisation est au cœur du politique, nous l’avons vu avec la sou-
veraineté, qui met la loi que fait le législateur au-dessus de l’homme. Rousseau précise dans
Le contrat social : « Il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social, qui doit
être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même ; et que les hommes fussent avant
les lois ce qu’ils doivent devenir par elles.83 »
Adoptant un point de vue plus général sur cette extériorité, Stéphane Vinolo remarque : « […]
la plupart des concepts girardiens doivent être lus selon un double sens, microscopique et ma-
croscopique, du point de vue de celui qui fait l’action et du point de vue de celui qui voit
l’action se dérouler, du point de vue de celui qui occulte le processus et du point de vue de
celui qui le révèle […].84 » L’intelligibilité des mécanismes d’auto-extériorisation suppose un
observateur capable de s’en tenir à distance. La théorie mimétique est ainsi toujours à la re-
cherche d’un point de vue qui lui permette d’observer ensemble le macroscopique comme le
microscopique. Ce tour de force est susceptible de renouveler le cadre de l’observation an-
thropologique.

79
DUPUY, L’économystification, p. 58-59.
80
ORLEAN, L’empire de la valeur, p. 163.
81
Ibid, p. 163.
82
Ibid., p. 166.
83
ROUSSEAU, Du contrat social, II, chapitre 7, p. 383. Cette formulation exprime la difficulté à concevoir la
position originelle qu’éprouve Rawls ou les autres fictions contractualistes, ainsi que nous l’avons évoqué dans
notre chapitre 5, section 2.
84
VINOLO, La violence différante, p. 9.

397
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 2 : Ordre ou complexité à partir du bruit

Jean-Pierre Dupuy invite également à distinguer les propriétés des dynamiques mimétiques de
celles de la mécanique ou de la thermodynamique qui inspirent, entre autres, la loi de l’offre
et de la demande des économistes néoclassiques85. Cette dernière postule le retour à
l’équilibre tandis que les premières peuvent diverger et, d’une manière générale, parvenir à
des résultats non prévisibles. Le hasard (ou bruit) tend ainsi soit vers l’ordre, une position
d’équilibre, soit vers la complexité, c’est-à-dire des probabilités également réparties, ce qui
résulte de la dynamique mimétique : l’évolution dépend alors du chemin suivi. Un exemple
classique est fourni par la panique : « un mouvement collectif […] se détache [… des] mou-
vements individuels, sans cesser pour autant d’être la simple composition des actions et réac-
tions individuelles.86 »
S’ils apparaissent aisément sur les marchés et à la bourse en particulier, les phénomènes
d’auto-transcendance s’observent également dans le domaine politique. L’existence du poli-
tique est à elle seule la preuve de l’irrationalité des comportements humains : une confiance
jamais déçue suffirait à régler des comportements fondés sur la « bonne réciprocité » ; la loi a
pour fonction de diminuer ou d’atténuer les raisons de la défiance.
La délibération politique doit fixer un horizon dont l’atteinte dépend causalement de la façon
dont il est anticipé87. Pour Jean-Pierre Dupuy, la souveraineté hobbesienne d’un Léviathan
produite par des contrats, le souverain n’étant pas soumis lui-même à de telles exigences con-
tractuelles, échoue à donner une forme satisfaisante à l’auto-transcendance. L’expression de la
volonté générale conçue par Rousseau nécessite une même position de surplomb (« mettre la
loi au-dessus de l’homme ») alors qu’elle est faite consciemment par les hommes. Ce para-
doxe reste aussi sans solution : la preuve en est qu’un tel mécanisme est à l’œuvre dans la
production des pseudo-transcendances totalitaires88 du XXe siècle. Seul Tocqueville
s’approche de la solution avec son observation d’une opinion publique en cours de constitu-
tion aux États-Unis, dont Jean-Pierre Dupuy signale l’extrait suivant :
À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à
croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire
la masse augmente et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde.

85
DUPUY, L’économystification, p. 120.
86
Ibid., p. 126.
87
Ibid., p. 141-142.
88
Ibid., p. 144.

398
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les
peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que
chez nul autre. Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à
cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée
dans le jugement du public : car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières
pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.89

Jean-Pierre Dupuy reproche néanmoins à Tocqueville un individualisme méthodologique qui


ne parvient pas à voir un véritable quasi-sujet collectif dans l’opinion publique, comme il s’en
constitue avec « la monnaie, la confiance et les conventions » ou ce que Keynes appelait le
« climat des affaires »90. Un interdividualisme méthodologique marquerait ici un progrès par
rapport aux intuitions tocquevilliennes.

§ 3 : Entre individualisme méthodologique et holisme, le dyadisme ou plutôt


l’interdividualisme comme méthodologie

Confrontée à l’alternative sur la manière d’aborder scientifiquement le monde, entre indivi-


dualisme méthodologique et holisme, Girard est difficile à classer. Si Camille Tarot se le fi-
gure en penseur holiste91, à l’instar de Durkheim, ce que sa théorie de l’hominisation par les
mécanismes proto-sociaux de victime émissaire induit, on peut être tenté d’évoquer aussi
l’individualisme méthodologique en se référant au concept de désir mimétique. Sans doute
n’est-il pourtant ni l’un ni l’autre, voire et l’un et l’autre, ou, mieux encore, l’adepte d’une
tierce approche. Robert Farneti propose d’employer le terme de cadre dyadique [dyadic pat-
tern] pour suggérer une manière renouvelée d’aborder le politique et notamment les relations
internationales : « Une approche considère l’individu comme réalité ultime, l’autre, les
groupes comme réalités décisives dans les processus politiques. La perspective mimétique ne
met en avant ni les individus ni les groupes mais leur préfère les “doubles” ou les “jumeaux
mimétiques”.92 »
Tout en approuvant cette idée, nous sommes enclin à proposer de parler d’interdividualisme
méthodologique : la relation qui divise fait émerger la situation et, accessoirement, les holons
qu’elle met aux prises et qu’elle domine. Parti de la rivalité telle que comprise par les grands
romanciers, Girard y revient au terme de sa recherche dans Achever Clausewitz, où la figure

89
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, première partie, chapitre II, p. 22-23.
90
DUPUY, L’économystification, p. 147.
91
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 652 : « Girard est un penseur holiste et critique de la modernité ».
92
FARNETI, Mimetic Politics, emplacement 1146.

399
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

du duel est omniprésente93. L’interdividualisme méthodologique présente l’avantage de sortir


d’une alternative insatisfaisante dès lors qu’elle ne laisse guère de choix entre le déterminisme
social et le choix rationnel, deux points de vue réducteurs, quelles que soient les nuances que
leurs promoteurs sont amenés à leur incorporer.
Jean-Pierre Dupuy a, lui, identifié cette singularité à l’occasion de ses réflexions sur l’auto-
transcendance dont le modèle ne relève ni de l’individualisme méthodologique ni du holisme,
« puisqu’il boucle le niveau individuel sur le niveau collectif et réciproquement.94 » Lisant un
texte apparemment contradictoire de Durkheim extrait des Formes élémentaires de la vie reli-
gieuse sur la relation entre l’orateur et son auditoire où l’on ne parvient pas à déterminer qui
domine l’autre, il voit dans le modèle de l’auto-transcendance une résolution satisfaisante :
« La foule se met en surplomb par rapport à elle par le truchement de la figure du chef. 95 » Ce
qui persiste de sacré dans le politique fait pour Jean-Pierre Dupuy « que les peuples, parfois,
réussissent à s’élever au-dessus d’eux-mêmes et à se projeter vers l’avenir.96 »

§ 4 : Quelques particularités de la logique à l’œuvre

Jean-Pierre Dupuy est fasciné par les figures paradoxales que la théorie mimétique met en
évidence. Nous en avons vu plusieurs exemples. À côté d’une ontologie et d’une métaphy-
sique particulières, il existe bien chez Girard une logique remarquable partagée avec des con-
temporains qui ont essayé d’appréhender et de représenter la complexité.
En premier lieu, le refus du principe du tiers exclu, sur le plan ontologique d’abord : entre être
et non-être, il y a en pratique et pour l’essentiel insuffisance d’être. Quant aux énoncés con-
tradictoires, nous avons vu en particulier grâce à un recours régulier aux carrés sémiotiques
qu’ils admettent bien souvent des conjonctions des termes opposés. Le principe de non-
contradiction est aussi mis à mal quand Girard constate que le bouc émissaire divinisé est à la
fois source de la crise et de sa résolution, ou encore que le sacrifice est une violence qui em-
pêche la violence, la violence de la non-violence en quelque sorte.
Nous avons rencontré fréquemment des phénomènes ou des situations qui relèvent d’une loi
de renforcement réciproque : le renforcement des obstacles et des modèles dans les rapports
de doubles, la responsabilité du bouc émissaire dans le désordre comme dans l’ordre, la puis-

93
Entre Pape et Empereur, France et Allemagne, Napoléon et Clausewitz, chrétienté et monde islamique…
94
DUPUY, L’économystification, p. 148.
95
Ibid., p. 149.
96
Ibid., p. 150.

400
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

sance de la Révélation et la faiblesse incarnée dans la Passion, l’augmentation du nombre et


du souci des victimes, la montée aux extrêmes, l’annonce hölderlinienne de la croissance si-
multanée du péril et de la salvation…
Plus généralement, Girard a une manière propre de conjoindre et disjoindre la différence et le
semblable dans le concept d’identité dont on a vu l’importance au chapitre 6. On peut
s’essayer à l’expliciter en utilisant les conjonctions de coordination du langage le plus ordi-
naire : mais, ou, et, donc, or, ni, car… La théorie mimétique prête intérêt aux formes les plus
élémentaires de la relation à l’autre (ou encore de la distinction entre intérieur et extérieur).
Une des difficultés de toute pensée de la rivalité consiste ainsi à articuler l’opposition de l’un
et l’autre avec celle qui met en rapport le même et l’autre. Les deux usages du terme « autre »
dans deux alternatives différentes sont de nature à provoquer des confusions. Pour éviter cette
difficulté, nous conservons ici l’autre pour indiquer la distinction avec l’un, tandis que l’on
choisit entre le semblable et la différence pour qualifier leurs relations :
- dans « l’un et l’autre », la conjonction semble indiquer le semblable mais postule la diffé-
rence, sinon l’on aurait dit « les deux » ;
- dans « l’un ou l’autre », quoique la conjonction soit présentée comme disjonctive en sug-
gérant l’alternative, elle exprime l’indifférence et donc en définitive le semblable ;
- dans « ni l’un ni l’autre », les deux conjonctions rendent semblables par leur redoublement
en excluant d’un même mouvement les deux termes, mais postulent également une diffé-
rence, sinon l’on aurait dit « aucun des deux » ;
- dans « l’un mais pas l’autre », la conjonction est dite adversative, elle est susceptible
d’exprimer l’exclusion, la restriction, l’opposition, la précision, l’extension, l’objection
voire la transition, toutes connotations qui font la différence ;
- dans « (c’est) l’un car (c’est) l’autre » ou « (c’est) l’autre donc (c’est) l’un », les deux
conjonctions sont peu ou prou synonymes, à l’inversion de sens près, indiquant la causali-
té et la consécution, rendant la valeur des deux termes comparables par une relation méto-
nymique, pour ne pas dire semblables, l’un tirant les conséquences de l’autre quand l’autre
cause l’un ;
- enfin dans « (c’est) l’un or (c’est) l’autre », la conjonction exprime la déduction et la tran-
sitivité tout en induisant une différence dans le même, une partie inattendue d’un tout, une
forme d’exception à la règle mais qui en ferait néanmoins partie.
Trois cas de similarité – ou, ni, car / donc –, d’un côté, trois cas de différence – et, mais, or –
de l’autre. On pourrait se satisfaire de cette parité. Pourtant les relations ainsi engendrées sont
plus complexes. La conjonction « ou » qui disjoint fait croire, si l’on n’y prend pas garde, à la

401
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

différence des deux termes. Quant à « ni », elle ne réunit que pour mieux exclure, différen-
ciant les exclus des semblables qui restent inclus. Le « car / donc » est lui aussi ambigu,
comme toute relation métonymique qui crée une équivalence de sens entre des termes de na-
ture différente. Pour les conjonctions de différence, les difficultés sont aussi patentes. Pour le
« et », conjonction de coordination la plus simple et la plus usitée, l’impression du même est
donnée par les connotations positives de l’addition. Si le « mais » évoque la différence, il in-
terdit l’opposition des semblables dans certaines formulations négatives, par exemple ce n’est
pas Polynice mais Étéocle. En ce qui concerne « or », le caractère composite du sens de la
conjonction entre semblable et différence a déjà été signalé.
Ces quelques développements à partir des conjonctions de coordination visent à montrer la
puissance des réflexions à l’œuvre dans la théorie mimétique. En se focalisant sur les relations
de similarité et d’altérité, elle touche à la question de l’existence et de la persistance dans
l’être des personnes comme des organisations humaines et ce, quelle qu’en soit la taille.
L’approche par l’identité, à la fois ou alternativement soi et même, et les appartenances doit
se comprendre comme la prise en compte de la différence par excellence que l’autre signale.
En conjoignant ainsi l’un et l’autre pour mettre en évidence leurs relations de similarité et de
différence tout en se libérant du carcan des principes du tiers exclu et de non-contradiction, la
théorie mimétique s’est donnée une capacité paradigmatique qui va bien au-delà de celle d’un
passe-partout herméneutique auquel certains de ses détracteurs la réduisent trop facilement.
Au-delà des quelques concepts majeurs qu’il a forgés et de ses réflexions sur les apparte-
nances, l’identité, la réciprocité ou l’indifférenciation, Girard propose aussi une façon renou-
velée de penser – auto-organisation, interdividualisme méthodologique, ordre par le bruit, ce
que nous avons dénommé loi de renforcement réciproque, articulation de l’un, de l’autre et du
même… – sans pour autant revendiquer cette singularité qu’il revient à d’autres d’identifier.
Outre l’originalité de ses objets d’étude, souvent tabous pour les raisons qu’il n’a cessé
d’exposer, sa façon de les aborder est également singulière dans les humanités tout en étant en
phase avec des développements comparables et contemporains dans les sciences mathéma-
tiques, physiques et biologiques. Elle explique probablement en partie la puissance de son
entreprise intellectuelle.

Section 4 : Pour une approche systématique et fédérative

Avant de conclure cette dernière partie par la validation de notre paradigme et l’évaluation de
sa portée potentielle, il nous faut récapituler ici quelques propositions d’apports à la théorie

402
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

mimétique. Après avoir emprunté aux réflexions de Bruno Viard, nous soulignerons l’intérêt
du recours au cadre conceptuel du carré sémiotique qui s’est progressivement imposé au long
de notre recherche.

§ 1 : Psychologie des (fausses) motivations de Paul Diel et intuitions de Rousseau

Bruno Viard note que le citoyen de Genève situe la reconnaissance de l’amour-propre à


l’origine de tous les sentiments sociaux97 dont les effets négatifs sont décrits dans la seconde
partie du Discours sur l’inégalité dans un texte déjà cité98. Il repère la superposition de cette
intuition de Rousseau, notamment l’énumération conclusive des quatre affects nés de ces
« premières préférences » (vanité, mépris, honte et envie) avec le cadre de pensée de Diel qui
aboutit à une représentation comparable des « fausses motivations » pathogènes. Ce dernier
met en évidence deux couples de relations à soi et à l’autre : d’un côté, la vanité partageant
avec Rousseau ce même vocable et la culpabilité exaltée qui correspond à la honte ; la senti-
mentalité et l’accusation vis-à-vis d’autrui, selon un deuxième axe. Ces désignations
s’éclairent quand Diel adopte une présentation plus synthétique en définissant le soubasse-
ment de sa théorie comme un ensemble de dérèglements de l’estime associés les uns aux
autres : affects de sous-estimation et surestimation de soi et, simultanément, sous-estimation
et surestimation de l’autre. Ajoutant à ce rapprochement effectué par Bruno Viard, nous le
confrontons à celui de la théorie du désir mimétique telle que nous l’avons reformulée.99

97
Lire les romantiques français, consultable en ligne à l’adresse suivante :
http://www.puf.com/puf_wiki/images/7/7a/%2B_Viard.pdf.
98
À notre chapitre 4, section 1, § 4 : « […] ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même
temps ; de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie. »
In ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 169-170. Je souligne.
Bruno Viard interprète : « Ces sentiments résument toutes les déformations de jugement d’une conscience bles-
sée. La vanité et la honte sont la déformation du jugement de valeur que le sujet porte sur lui-même, en positif et
en négatif, tandis que le mépris et l’envie sont la même déformation, mais projetée sur autrui. La vanité aboutit
au mépris d’autrui. La honte de soi conduit à l’envie des atouts d’autrui. »
99
« L’envie convoite cette supériorité d’être que ni le quelqu’un à lui seul ni le quelque chose à lui seul, mais la
conjonction des deux semble posséder. L’envie témoigne involontairement d’une carence d’être qui fait honte à
l’envieux, surtout depuis l’avènement de l’orgueil métaphysique au temps de la renaissance. » In Shakespeare, p.
10. Girard relie également mépris et envie à propos de la médiation double métamorphosant l’objet chez les deux
rivaux : « Ils les contemplent journellement dans les yeux méprisants ou envieux de leurs semblables. » Vanité et
honte sont ainsi mis en rapport : « L’homme dostoïevskien, le vaniteux stendhalien, comme le snob proustien, vit
dans la hantise du ridicule. » Ou encore l’orgueil, tenant lieu ici de vanité (« Passer de la vanité à l’orgueil, c’est
passer du comparable à l’incomparable […] ») ; et la honte : « Le va-et-vient entre l’orgueil et la honte se re-
trouve partout, seule l’amplitude des oscillations diffère. » Quant au mépris, l’amant « ne peut pas mépriser
l’aimée sans se mépriser lui-même. » Arrogance et mépris sont également conjoints chez Proust et Dostoïevski :
« […] l’allure arrogante du médiateur fendant la foule, son indifférence méprisante pour les insectes qui grouil-
lent à ses pieds […] In Mensonge romantique, respectivement p. 121, 86, 88, 307, 126 et 110.

403
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Figure 15 : Carré des carrés de Girard, Rousseau et Diel

carré du désir mimétique girardien carré de l’amour-propre de Rousseau

dérèglements de l’estime chez Diel fausses motivations chez Diel

En parcourant le circuit formé par les quatre carrés regroupés dans la figure ci-dessus, nous
revenons effectivement à notre point de départ girardien : le désir d’être autre ou la vanité
résulte bien d’une surestime de soi comme la déception traduit sa propre sous-estime, laquelle
peut conduire à la honte et à une culpabilité qui n’est pas pour autant une prise de conscience
lucide de sa responsabilité dans sa situation, d’où le qualificatif d’exaltée employé par Diel ;
l’adoption de l’autre comme modèle reflète sa surestimation du fait de l’envie qu’il suscite ;
comme sa perception sous la forme d’un obstacle à franchir ou à renverser revient à sous-
estimer celui qu’on accuse de s’opposer à nos projets et que l’on méprise100. Une fois encore,
le double sens d’un mot, méprise, nous aide : on se méprend en méprisant comme on se dupe
en se décevant.

100
Dans le premier dialogue de Rousseau, juge de Jean-Jacques, le rôle primordial de l’obstacle dans le bascu-
lement entre amour de soi et amour-propre est clairement mentionné : « Les passions primitives, qui toutes ten-
dent directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de
soi pour principe sont toutes aimantes et douces par essence ; mais quand, détournées de leur objet par des obs-
tacles, elles s’occupent plus de l’obstacle que de l’objet pour l’atteindre, alors, elles changent de nature et de-
viennent irascibles et haineuses. Et voilà comment l’amour de soi qui est un sentiment bon et absolu devient
amour-propre ; c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, dont la jouissance est purement néga-
tive et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui. »

404
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

Bruno Viard trouve aussi chez Montaigne la présence de l’estime de soi et d’autrui101. Nous
ajoutons que Tocqueville a également exprimé de telles intuitions dans une société plus
proche de notre époque, dès le premier chapitre de la deuxième Démocratie en Amérique :
Lorsque les conditions deviennent égales à la suite d’une lutte prolongée entre les différentes
classes dont la vieille société était formée, l’envie, la haine et le mépris du voisin, l’orgueil et la
confiance exagérée en soi-même, envahissent, pour ainsi dire, le cœur de l’homme et en font
quelques temps leur domaine. Ceci, indépendamment de l’égalité, contribue puissamment à di-
viser les hommes, à faire qu’ils se défient du jugement les uns des autres et qu’ils ne cherchent
la lumière qu’en eux seuls.102

Chez Montaigne comme chez Tocqueville, les concepts de Rousseau, Diel et Girard
s’entremêlent. Sauf à postuler une influence en cascade des aînés, envisageable mais peu pro-
bable à cette échelle, il faut admettre une convergence de pensées parties chacune d’objets
d’étude et de présupposés distincts. Leurs qualités intrinsèques, leur nombre et leurs origines
diversifiées jouent un rôle comparable à la vérification par plusieurs laboratoires de la validité
d’un protocole de recherche à la suite d’une publication dans une revue scientifique en phy-
sique ou en biologie. À tout le moins, ces références aux nombreux aînés sont autant
d’arguments en faveur du cadet.
Bruno Viard mentionne enfin la loi d’ambivalence établie par Diel : « si l’une des quatre fi-
gures apparaît dans le symptôme, les trois sœurs ne sont pas bien loin.103 » Plus précisément
formulée, elle s’énonce ainsi : « une valeur qui se dégrade (la valeur étant la juste estimation)
se divise en deux pseudo-valeurs de polarités opposées », donc la juste estime de soi dégradée
en vanité et honte et la juste estime d’autrui en envie et mépris, soit dans chacun des cas entre
une exaltation et une inhibition104.
De tels mécanismes sont présents tout au long de Mensonge romantique. La récurrence des
intuitions portant sur les dérèglements de l’estime fournit une preuve, certes indirecte et par-
tielle, de la validité de l’approche de base girardienne telle que nous l’avons envisagée dès le
début de notre travail.

101
« Une trop bonne opinion que nous concevons de notre valeur […] nous représente à nous-mêmes autre que
nous ne sommes, comme la passion amoureuse prête des beautés et des grâces au sujet qu’elle embrasse |…], et
fait que ceux qui en sont épris, trouvent ce qu’ils aiment autre et plus parfait qu’il n’est. Je ne veux pas que, de
peur de faillir de ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant ni qu’il pense être moins qu’il est. » Montaigne,
1988, p. 632, cité in VIARD, Amour-propre, p. 86-87.
102
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, première partie, chapitre premier, p. 18.
103
VIARD, Amour-propre, p. 99.
104
Ibid., p. 100.

405
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

§ 2 : « 2 x 2 = 6 » ou la double contradiction combinée comme lieu commun de la pensée

Pour échapper au monisme et au dualisme, le plus simple est d’augmenter le nombre des
termes du raisonnement à articuler. En géométrie, un point ne suffit pas à engendrer un « es-
pace » à une dimension (auquel correspond le monisme), il en faut deux qu’on peut relier pour
tracer un segment de droite (dualisme). La dialectique articule les trois points classiques de la
thèse, de l’antithèse et de la synthèse, ceux-ci formant alors un triangle en les reliant par trois
côtés, la plus simple des figures à deux dimensions. Si l’on veut atteindre une pensée tridi-
mensionnelle, il faut ajouter de nouveau un point supplémentaire : nous obtenons alors une
figure géométrique composée de quatre sommets et de six arêtes les reliant deux à deux, la
plus simple des pyramides qui soit : un tétraèdre105.

Figure 16 : L’hypothèse mimétique représentée sous la forme d’un tétraèdre

Le déploiement de cette figure dans l’espace correspond aux six relations (méta-termes) du
carré sémiotique, même nombre de sommets, même nombre de liaisons entre les sommets :
projeté dans un espace à deux dimensions, un tétraèdre prend la forme d’un carré complété
par ses deux diagonales, chacun des sommets relié aux trois autres, forme pour laquelle nous
avons optée106. Le carré sémiotique est bien la représentation la plus simple d’une pensée tri-

105
L’avantage d’une telle représentation est de placer le modèle en surplomb des trois autres termes et de faire
apparaître le désir d’être autre, à l’origine des rapports humains en haut. L’inconvénient est de rendre moins
aisée la lecture des méta-termes accolés aux arêtes. D’où notre préférence pour une projection à deux dimensions
des différentes figures proposées au long de notre travail.
106
Même si le carré a l’inconvénient de suggérer un statut différent aux situations relationnelles (côtés et diago-
nales) alors que les arêtes du tétraèdre sont équivalentes.

406
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

dimensionnelle articulant quatre concepts aux significations reliées entre elles.


Il serait possible d’aller vers une plus grande complexité, par exemple avec un hyper-tétraèdre
tracé à partir de cinq sommets et dix arêtes. Projeté dans un espace à deux dimensions,
l’hyper-volume prend la forme d’une étoile inscrite dans un pentagone107, chacun des cinq
sommets étant reliés aux quatre autres par autant d’arêtes. Une telle complexité n’a pas sem-
blé indispensable ici. De surcroît, l’existence de six situations et de quatre sommets dans un
carré sémiotique nous semble d’ores et déjà soulever des difficultés : il faut s’astreindre à res-
pecter les règles de composition des carrés108 sémiotiques tout en laissant un minimum de jeu
entre les termes afin d’éviter d’être enfermé dans des impasses formelles perdant en capacité
d’élucidation109.
Nous avons inclus dans notre représentation la déception à côté de trois des concepts majeurs
de la théorie du désir mimétique – le désir lui-même, le modèle et l’obstacle –, lesquels ne
sont au demeurant pas ceux du désir triangulaire – sujet, médiateur objet – mais ceux de la
rivalité mimétique, une fois l’objet disparu. Ce faisant, nous avons inclus avec la déception
comme aboutissement fatal du désir ce qu’il est habituel d’exclure, de passer sous silence. Or
il est indispensable de le faire, ne serait-ce que parce que Girard fonde en partie sa singularité
sur sa capacité à réintroduire l’exclusion violente là où il reproche aux mythes, à la philoso-
phie et aux sciences de l’homme de l’expulser. À partir du moment où la figure centrale de la
théorie mimétique est occupée par le couple de contradictoires modèle et obstacle et où le
désir d’être autre, de s’approprier ce que semble posséder l’autre, entretient une relation de
présupposition réciproque (ou de contrariété pour reprendre les termes des sémioticiens) avec
le modèle, il est tentant de compléter le carré avec un quatrième terme. Celui-ci est apparu
comme attendant d’être employé sous le vocable de « déception » dans Mensonge roman-
tique. Si le désir d’être autre (ou soi) est bien une espérance, alors, la déception est la situation
qui s’ensuit lorsque ce désir n’a pas été satisfait : l’insuffisance d’être originelle réapparaît
plus ou moins rapidement. Cette base s’est révélée féconde, nous introduisant dans un mode
de pensée tridimensionnel : une telle conceptualisation permet une élévation au carré
d’oppositions, échappant aux limitations du dualisme tout en bénéficiant de la puissance que
nous conférons intuitivement aux oppositions.

107
Ou un cercle, et ressemble alors fort à un symbole alchimique…
108
Tout en en restant au carré, Bruno Viard argumente ainsi sa singularité nécessaire : « Diel trace un carré qui
n’a aucune chance de se réduire à la forme d’un triangle ou de s’agrandir à celle d’un pentagone. Il y des plus et
des moins. Il y a soi et autrui. » In VIARD, Amour-propre, p. 99.
109
Comme les exemples didactiques classiques de la sémiotique : (non) homme / (non) femme ou (non) blanc /
(non) noir.

407
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

À l’usage, un autre intérêt est apparu : les carrés sémiotiques ici tracés comportent une capaci-
té à la rétroaction systématique, qu’elle ramène à l’équilibre ou provoque l’emballement.
Dans notre carré paradigmatique, il est ainsi manifeste que, dans la plupart des situations, la
déception suscite un nouveau désir d’être autre, soit en revenant à la charge avec le même
espoir, soit en aspirant à une transformation plus ou moins différente.
Enfin, cette recherche permet de découvrir ce qui est à l’évidence un jeu de l’esprit, mais
peut-être davantage : à savoir la possibilité d’empiler de multiples carrés, pour décliner la
représentation de la théorie mimétique en direction du politique mais aussi pour la comparer à
d’autres théories. Leroi-Gourhan imagine des couples de contradictoires présents dans les
peintures rupestres du Paléolithique, Eliade y voit une des caractéristiques de la pensée reli-
gieuse indienne avant de devenir l’objet de la philosophie systématique ; nous les avons re-
trouvées dans les Évangiles, chez Spinoza dont les affects sont des désirs qui combinent joie
et tristesse avec haine et amour, chez Rousseau, Freud, Mauss dont la triple obligation de
donner, recevoir et rendre suppose la faculté de prendre, Lévi-Strauss et sa formule canonique
aussi célèbre qu’obscure, Diel et sa psychologie postfreudienne combinant sous-estime et
surestime de l’un et de l’autre, Rawls avec sa théorie de la justice, Axel Honneth et sa lutte
pour la reconnaissance…
On pourrait probablement tenter une synthèse en observant que chacun tend à se situer en
combinant d’une façon plus ou moins élaborée les deux couples de contradictoires avec / sans
et pour / contre. Bref, il y a là certainement plus qu’une coïncidence, probablement une moda-
lité habituelle et implicite de la conceptualisation par l’esprit humain qui correspond à nos
capacités ordinaires mais aussi à notre limite qui contraint la plupart d’entre nous à penser en
trois dimensions au plus.
Or la manière la plus rudimentaire de le faire est d’emprunter la forme géométrique du té-
traèdre, soit encore celle du carré sémiotique, telle qu’elle a été formalisée par Greimas en
réunissant quatre sommets reliés entre eux par des relations de contradiction, de contrariété et
de complémentarité pour donner naissance à six méta-termes qui les combinent deux à deux.
Nous ne disons pas que c’est la meilleure représentation possible, mais qu’il s’agit là d’un
compromis commode entre une pensée limitée à la bi-dimensionnalité à laquelle nous avons
souvent recours (soit une réflexion à trois termes principaux) et une pensée quadridimension-
nelle difficilement accessible à notre intuition et, par voie de conséquence, complexe à parta-
ger avec les autres.
Sous cette lumière, la capacité synthétique exceptionnelle de la théorie mimétique se perçoit
mieux, dans la mesure où celle-ci exprime de manière apparemment simple et opérationnelle

408
Chapitre 11 : S’approcher d’une science unidisciplinaire des rapports humains

des mécanismes souvent présentés moins immédiatement par d’autres. Telle est aussi une des
difficultés qui fait sans doute obstacle à son succès. Probablement soumis comme les autres à
la mode intellectuelle de son temps, Girard lui-même s’est voulu plus un esprit critique en
rupture avec ses prédécesseurs et ses contemporains qu’un parangon de la réconciliation syn-
thétique. Or c’est pourtant à notre sens une virtualité de sa théorie. Au-delà de l’absolutisation
des différences structuraliste et déconstructionniste qui triomphe au moment où il œuvre de
son côté, il met en évidence la proximité de multiples représentations conçues par ses devan-
ciers ou ses contemporains.

409
Chapitre 12 :
Réunir sous un paradigme
anthropologie, philosophie et science politiques

Nous arrivons au terme de notre construction : la première partie en constitue les fondations
hypothétiques ; la deuxième évalue les critiques et les apports de Girard à la philosophie et
aux sciences humaines ; la troisième soumet la théorie au jugement de l’histoire tout en fai-
sant, entre autres, sa place au concept politique majeur de la souveraineté ; les deux premiers
chapitres de notre dernière partie montrent l’originalité et la capacité fédératrice d’une an-
thropologie de la violence mimétique fondée sur un interdividualisme méthodologique à partir
de ses premières conquêtes, les théories de la religion et de l’économie.
Une fois les découpages des disciplines ramenés à leur artificialité, nous pourrions renoncer à
leur unification en la jugeant irréaliste, tant les champs du savoir sont désormais nombreux et
disparates. Une anthropologie vers laquelle beaucoup de chercheurs tendent aujourd’hui est
pourtant proche de la « science des rapports humains » à l’élaboration de laquelle Girard a
souhaité contribuer, englobant dans le corps des sciences sociales la psychologie par
l’interdividuel et la philosophie par une approche du réel qui se tient à distance des écueils de
l’idéalisme mais aussi du réalisme.
Nous procèderons une dernière fois en quatre temps. D’abord pour justifier l’intérêt d’un re-
membrement dans le domaine de l’étude du politique. Ensuite en nous interrogeant sur l’effet
en retour de ce remaniement domanial sur la théorie mimétique que nous avons placée à son
principe. Dans un troisième temps, une fois ces bases établies, des exemples des concepts
relationnels à produire sont proposés. Il sera alors enfin le moment de partir à la recherche
d’une médiation non conflictuelle, préoccupation qui découle de l’évolution historique des
modes de relation que Girard a mise en évidence et que la prétention autant que l’injonction
paradoxales à l’autonomie des individus contemporains rendent plus que jamais pertinente. Le
politique est en effet sans doute aussi peu et si tardivement présent chez Girard en raison de
son intérêt pour les formes prises par la médiation : il attend de leur transformation par les
progrès de la connaissance face à la méconnaissance, le cas échéant activés par une situation
apocalyptique, un achèvement de la Révélation initiée par la Passion du Christ et poursuivie
par son travail mené dans l’espoir de libérer son pouvoir de vérité.

410
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

Section 1 : Repartir d’une finalité commune pour remembrer quelques champs


disciplinaires

Nous revenons d’abord sur ce qui semble désormais une aspiration de plus en plus partagée.
À la suite de Camille Tarot et André Orléan, nous poursuivrons leur effort de convergence à
partir de la théorie mimétique dans le domaine de l’anthropologie politique.

§ 1 : Un besoin de plus en plus largement ressenti d’une « science des rapports humains »

Quelques exemples suffisent à fonder le constat de l’actualité d’un souhait de réorganisation


des humanités. Le mouvement Maussien s’est ainsi interrogé en mai 2015 sur « les fonde-
ments (non utilitaristes) de la science sociale »1, poursuivant sa quête d’un tiers paradigme
unificateur et sa promotion du convivialisme (ou convivance) dans une démarche conçue
d’emblée comme interdisciplinaire. L’éclairage d’Alain Caillé fait écho à nos préoccupa-
tions :
Nous sommes les héritiers des grandes philosophies politiques de la modernité : le libéralisme et
le socialisme, avec leurs dérivés qui sont l’anarchisme et le communisme. Ces quatre doctrines
ne sont plus à la hauteur des problèmes actuels. Car toutes les quatre reposaient sur une vision
erronée de l’homme, vu comme un « homo œconomicus ». [Elles] avaient, en effet, en commun
l’idée que le problème principal de l’humanité c’était le manque de moyens pour satisfaire les
besoins matériels. Que l’homme est un être de besoins mu par la rareté et que, donc, la solution
première, c’est la croissance. Or, cette vision anthropologique est fausse – les hommes ne sont
pas des êtres de besoins mais de désirs – et la solution proposée est devenue introuvable, voire
dangereuse : la croissance régulière, permanente du PIB ne peut plus être une solution.2
Il pose de manière pédagogique l’enjeu : quel que soit le paradigme privilégié et qu’il y ait
seulement en jeu un projet scientifique ou que celui-ci soit assorti d’un programme d’action
sur la marche du monde, la logique disciplinaire est inadaptée aux temps qui viennent. La fin

1
Un colloque international organisé à Cerisy-la-Salle du 16 au 23 mai 2015 par Alain Caillé, Philippe Chanial,
Stéphane Dufoix et Frédéric Vandenberghe. Ses promoteurs définissent ainsi la réflexion qu’ils se proposent de
mener : « Peut-on, en science sociale, espérer formuler quelques propositions de base, partageables tant par les
sociologues que les économistes, les philosophes ou les anthropologues, les géographes et les historiens, etc. ? Si
oui, on verrait se dessiner une certaine forme d’unité de la science sociale, au-delà de sa fragmentation actuelle
en multiples disciplines, sous-disciplines ou sous-sous-disciplines. Une telle perspective semble aujourd’hui
largement utopique. Pourtant, il existe déjà bien une certaine forme de science sociale générale. C’est celle qui
est constituée par l’usage transdisciplinaire de ce qu’il est permis d’appeler le “modèle économique”, c’est-à-dire
les diverses variantes de la théorie des choix rationnels et de l’axiomatique de l’intérêt. Bref, de l’utilitarisme.
Cette hégémonie cognitive du modèle économique n’est pas pour rien dans l’hégémonie mondiale d’un capita-
lisme financier spéculatif. […] L’enjeu est à la fois théorique et épistémique, mais aussi éthique et politique. »
2
CAILLE, « Le convivialisme, une idée neuve pour éviter la catastrophe ».

411
de la distinction cartésienne entre nature et culture sur fond de menace de catastrophes prise
de plus en plus au sérieux condamne les partitions et les cloisonnements3.
Les travaux de Camille Tarot, Emmanuel Todd et André Orléan présentés dans nos deux pré-
cédents chapitres sont à l’évidence fondés sur la même ambition, qu’ils s’appuient ou non sur
la théorie mimétique. Il en va de même pour Bruno Latour dont l’Enquête sur les modes
d’existence est sous-titrée « Une anthropologie des modernes »4. Son projet est là encore de
l’ordre du remembrement, cette fois à partir d’un arpentage complexe de quinze modes
d’existence. Edgar Morin est, quant à lui, parti à la recherche du paradigme perdu de la com-
plexité en mettant en avant la nature multidimensionnelle bio-anthropo-sociologique de
l’homme. De son côté, Bruno Viard entend relier comme nous l’avons vu, la psychologie de
Paul Diel, la pensée politique de Pierre Leroux et l’anthropologie de Marcel Mauss pour faire
émerger une combinaison bénéfique de l’altruisme et de l’égoïsme en y incorporant dans une
certaine mesure l’amour-propre rousseauiste et le désir mimétique girardien.
Girard s’était au demeurant interrogé dès 1978 sur la nécessité du renouvellement des cadres
de la pensée : « La crise de la philosophie ne fait qu’un avec la crise de toutes les différences
culturelles. […], la fin de la philosophie, c’est la possibilité, enfin, d’une pensée scientifique
dans le domaine de l’homme, et en même temps, si étrange que cela puisse paraître, c’est le
retour du religieux.5 » Au terme de la maturation de son propre projet transdisciplinaire, il
affirme une préférence pour l’anthropologie comme lieu de cette convergence.
Il n’est pas besoin d’insister davantage. La question est moins de savoir s’il faut rassembler
mais autour de quel paradigme tenter de le faire.

§ 2 : Un travail déjà initié pour l’anthropologie religieuse et l’anthropologie économique

S’il y a une contradiction apparente à prôner l’unification des humanités en une seule science,
puis à se concentrer sur l’unique champ du politique, la restriction que nous opérons se justi-
fie par la réception plus franche à défaut d’être massive de la théorie mimétique dans une
science économique perdant de sa superbe et en quête de refondation, confirmée par les tra-
vaux d’André Orléan évoqués au chapitre précédent ainsi que par la sociologie des religions
repensée à l’initiative de Camille Tarot ou dans une psychologie confrontée à la découverte

3
On peut ajouter que le 18 juin 2015, un colloque à l’EHESS a pris pour thème : « Formes du politique.
L’apport de la philosophie politique aux sciences ». Une communication de la politologue Camille Froidevaux-
Metterie était intitulée : « Une science unifiée de l’homme et de la société. L’anthropologie politique de Marcel
Gauchet ». Notre préoccupation est donc partagée, en espérant qu’il ne s’agisse pas simplement d’une mode.
4
LATOUR, Enquête sur les modes d’existence.
5
Des choses cachées, p. 567-568.

412
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

des systèmes de neurones miroirs telle que la reconstruit Jean-Michel Oughourlian. Elle
trouve une seconde justification dans la conception que nous promouvons d’une étude des
rapports politiques en interaction avec les autres rapports humains.
Notre travail consiste alors à greffer un nouveau sarment à un cep de vigne qui en supporte
déjà plusieurs. Dès lors, cette opération peut bénéficier des expériences précédentes.
L’auto-extériorisation permet de comprendre l’emprise du sacré et celle de la monnaie. Dans
les deux cas, il s’agit d’exclure pour fonder des symboles qui deviennent souverains en tant
qu’ils sont garants de la pérennité du vivre ensemble. Le sacré a pour fonction d’assurer la
puissance d’être d’une communauté dans la continuité d’une identité. Les fonctions pharma-
kologique (le réemploi du mal pour lutter contre le mal, soit le pouvoir de la croyance reli-
gieuse partagée par la communauté, mais aussi de biens de prestige comme des talismans
peut-être à l’origine de la monnaie), xénologique (l’étude des représentations de l’Autre pour
autant qu’elles sont constitutives de soi, l’identification par une communauté de croyants et la
distinction d’avec ceux qui ne la partagent pas mais avec lesquels on est appelé à échanger) et
dorologique (à qui l’on donne et à qui l’on ne donne pas, qui l’on crédite mais aussi qui on
rend débiteur) dégagées par Camille Tarot en sont une expression pertinente.
La monnaie a pour fonctions la liquidité, l’échange et la réserve de valeur : la liquidité qui
confère le pouvoir d’achat (ou d’avoir) correspond à cette fonction de recyclage du mal qui
fluidifie les rapports humains ; la fonction d’échange fait écho au rapport à l’autre en fournis-
sant d’ailleurs une réponse originale, le rapport n’existe que le temps de la transaction, et, par
voie de conséquence, l’autre échangiste n’acquiert un statut que dans et lors de l’échange ; la
fonction de réserve répond enfin à la fonction dorologique en permettant d’organiser dans le
temps les obligations de donner et de recevoir ainsi que l’accumulation patrimoniale pour
faire face aux nécessités à venir.
Qu’en est-il alors du politique ? Sa fonction pharmakologique est le pouvoir de pouvoir. Au
chapitre 8, section 3, nous avons noté que Tocqueville définit la souveraineté comme le droit
de faire la loi. L’histoire récente a montré que la définition libérale des lois selon Benjamin
Constant (« Les lois sont la déclaration des relations des hommes entre eux6 ») ne s’est pas
imposée. Le pouvoir de la contrainte normative et du monopole de la violence légitime pour
la faire exécuter, sous le contrôle du juge pour vérifier la légitimité de son application, l’a
emporté. Dans le domaine politique, la souveraineté a les mêmes vertus que la liquidité en

6
Cité in DUPUY, Le sacrifice et l’envie, p. 15-16.

413
économie et l’édiction des obligations et interdits religieux auxquels chaque membre de la
communauté adhère. Il s’agit de la capacité à ordonner et rendre possibles, selon des normes
plus ou moins contraignantes, les rapports humains : coexistence, pérennité, échanges mar-
chands ou non marchands, participation à la vie de la cité, sanctions des écarts aux normes…
La représentation de l’Autre pour autant qu’elle est constitutive de l’image de soi (fonction
xénologique) correspond à ce concept du politique qu’est la citoyenneté, allant des règles
d’acquisition de la nationalité jusqu’à celles de contribution à l’effort de défense du territoire,
de la population ainsi que des biens publics et communs, qu’elle passe par le consentement à
l’impôt pour le financement de l’armée et des moyens d’action anti-terroriste ou la conscrip-
tion et, le cas échéant, par l’insurrection contre l’Autre, en tant qu’envahisseur. Derrière la
représentation de l’Autre se profile la question de qui l’on exclut du sein de la collectivité et
qui on expulse en dehors de la nation, si présente au long de nos développements.
La dernière fonction portant sur le don (dorologique) se manifeste d’abord dans la vie poli-
tique à travers le suffrage, l’allégeance et la confiance : à qui donne-t-on sa voix, c’est-à-dire
le poids égal à celui de tous les autres électeurs qui nous est accordé pour avoir part à la sou-
veraineté et faire prévaloir nos intérêts ou notre idéal. Au plan international, elle commande
les alliances, les interventions, les adhésions aux organisations internationales, les actions
humanitaires au sein des ONG… ou terroristes. Le don porte, là encore, sur la contribution à
la vie ou à une part de souveraineté ; et l’absence de don peut aller jusqu’à la négation du
droit à la persistance dans l’être de l’Autre, personne physique ou morale.
À l’issue de cette comparaison terme à terme, il apparaît entre ces trois modalités de la con-
tention de la violence des rapports humains, des ressemblances dans les fonctions autant que
les différences dans les modalités. Elles ont émergé à différents moments et recourent à des
symboles efficaces dans leurs champs respectifs.

§ 3 : Poursuivre ce rassemblement au sein d’une anthropologie politique interdividuelle

La « science des rapports humains » ne considère pas le don comme le tiers paradigme, reje-
tant l’idéalisme d’une telle proposition7 dont nous avons vu qu’elle tend à escamoter le con-

7
Alain Caillé se présente désormais en tant que promoteur du convivialisme dont il diffuse un Manifeste. Ce
faisant, s’il part d’une question inspirée par Mauss – « comment vivre ensemble en s’opposant sans se massa-
crer ? » – celle-ci est empreinte d’une préoccupation de violence que met en évidence aujourd’hui une crise
morale, politique, économique et écologique. Ce faisant, il élargit son cercle à des « girardiens », notamment à
Jean-Pierre Dupuy et à son catastrophisme ou encore à Jean-Claude Guillebaud et Bernard Perret.

414
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

texte agonistique, pourtant présent chez Mauss8. Partageant un même souci d’échapper à
l’alternative holisme / individualisme méthodologique, le tiers paradigme girardien se définit
plutôt à partir des rivalités résultant de la revendication d’une égale puissance d’être de cha-
cun et de chaque entité, lequel englobe néanmoins, entre autres, la figure du don agonistique,
ou encore celle de la lutte pour la reconnaissance comme certaines de ses modalités pos-
sibles : la première exprime le projet de la différenciation entre égaux par l’importance du don
effectué ; la seconde, celle de l’égalisation de conditions réputées hiérarchisées jusqu’à ce que
la reconnaissance intervienne.
À notre niveau et dans le cadre restreint et contraint de notre travail, l’ambition se veut plus
modeste. Recentrons-nous donc sur le (seul) politique. Comme on l’a vu, il fait l’objet d’au
moins trois angles principaux d’observation et d’analyse : la philosophie politique (et morale),
la traditionnelle science politique, enfin la jeune et encore mal définie anthropologie poli-
tique9 et ce, en laissant de côté la sociologie politique et tous les autres domaines dont une
sous-rubrique est qualifiée de politique10. Cela fait en tout état de cause de (trop) nombreuses
appellations pour un même objet d’étude, symptôme de l’éparpillement des points de vue dé-
ploré au chapitre précédent.
Nous pouvons suggérer une chronologie à grosse maille. La philosophie politique naît avec la
cité grecque sous le patronage de Socrate, Platon et Aristote en quête du meilleur régime ; elle
étend son influence d’abord sans partage jusqu’au Moyen Âge, puis se maintient au-delà
jusqu’à aujourd’hui, du moins en Europe et dans ses émanations. La science politique, plus
encline à définir la meilleure façon de faire pour permettre à l’État souverain ou au souverain
à la tête de l’État d’atteindre ses buts trouve son origine chez Machiavel et connaît des déve-
loppements qui se poursuivent sous l’égide de figures telles que Tocqueville. Survient enfin la
prémonition, à moins qu’il ne faille parler de prédiction ou de prophétie, de Girard :
l’anthropologie en tant que science de la violence des rapports humains, embrassant toute
l’histoire de l’humanité, commençant avant la cité grecque pour valoir au-delà du déclin pro-
bable de l’État souverain, pourrait se révéler plus utile que la philosophie politique marquée
par son idéalisme originel et la science politique réduite à une observation qui se veut réaliste

On peut le voir dans l’article de La Vie publié le 18 juin 2013 titré « Alain Caillé : “Le convivialisme, une idée
neuve pour éviter la catastrophe” », in http://www.lavie.fr/actualite/societe/alain-caille-le-convivialisme-une-
idee-neuve-pour-eviter-la-catastrophe-17-06-2013-41474_7.php, page consultée le 27 juin 2015
8
Nous retrouvons ici la réponse de Lucien Scubla à Alain Caillé sur la précédence du sacrifice par rapport au
don dans la généalogie des institutions. Cf. chapitre 10, section 2, § 3.
9
Ou peut-être vaudrait-il mieux dire la partie politique de l’anthropologie.
10
Manifestant au demeurant les difficultés posées par l’intersection des champs et des disciplines.

415
des seuls mécanismes de prise, conservation et partage du pouvoir étatique, point de vue trop
étroit au regard des enjeux actuels.
Nous pouvons sans doute écarter la sociologie politique comme n’étant jamais parvenue à
s’émanciper de la science politique : quand Michels énonce sa loi d’airain de l’oligarchie au
sein des partis politiques, fait-il de la science ou de la sociologie politique ? Au fond, peu im-
porte11. La sociologie politique peut être rangée parmi les sous-disciplines des sciences poli-
tiques : elle utilise les sondages et les enquêtes dans un écheveau indémêlable avec l’action
politique ou encore elle établit des corrélations avec des données sociodémographiques
comme le font Hervé Le Bras et Emmanuel Todd.
De même, les réflexions sur le théologico-politique ne constituent certainement pas une
branche de la théologie, mais bien un des angles d’attaque de la philosophie politique depuis
Augustin, Thomas d’Aquin, Hobbes ou Spinoza jusqu’à ses résurgences récentes12, de
Schmitt à Marcel Gauchet.
L’économie politique, malgré la domination du débat politique par la question de la crois-
sance et des règles en matière de production, d’échange et de répartition des biens, des ser-
vices et des monnaies, ne pourrait quant à elle englober le domaine politique que si celui-là
avait entièrement renoncé à édicter toute règle, ce qui n’est pas encore le cas.
La partie politique de la « science des rapports humains » aurait alors à imaginer à quelles
conditions il serait possible de contenir par les normes et les politiques publiques « une con-
currence toujours plus aiguë » engendrée par « l’égalité croissante »13 dans l’espoir d’une
société plus harmonieuse et davantage maîtresse de ses risques de disparition14.
Pour ce faire, notre raisonnement suppose une finalité possiblement commune à la philoso-
phie, à la science et à l’anthropologie politiques. Encore doit-on s’accorder sur le point de vue
privilégié à partir duquel aborder les rapports humains dont il faut maintenant faire la
science : l’insuffisance d’être ressentie à l’occasion des rapports de mimésis en est pour nous
le point de départ. Ce déséquilibre originel commande tous les désirs, d’égalisation et de dé-
passement, admiratifs ou émulatifs, dès lors que cette infériorité supposée n’est pas conçue

11
On parle d’ailleurs plus volontiers de politologue ou de politiste, comme si ce débat était tenu pour vain.
12
Voir « Permanence du théologico-politique ? », in LEFORT, Essais sur le politique, p. 251-300.
13
In Mensonge romantique, p. 160.
14
À l’occasion de la célébration de ses 40 ans, l’EHESS a organisé un colloque sur le thème « Les formes du
politique. L’apport de la philosophie politique aux sciences sociales » les 18 et 19 juin 2015 dont le sujet est
ainsi explicité : « La philosophie politique et les sciences sociales peuvent-elles travailler en bonne intelligence ?
Peuvent-elles aller jusqu’à s’inspirer mutuellement ? Ou faut-il considérer, au contraire, qu’elles sont vouées à se
défier les unes les autres, si elles veulent réussir à produire les formes de savoir qui leur sont à chacune spéci-
fiques ? »

416
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

comme une fatalité. Le point de jonction des approches pourrait alors être cette revendication
partagée d’une égale puissance d’être repérée tout au long de notre recherche.
L’anthropologie d’inspiration girardienne serait ainsi une science de la confrontation des in-
suffisances d’être15 et des revendications qui en découlent. De tels rapports sont observables
et analysables dans tous les champs investis par les sciences sociales, politiques, écono-
miques, sociologiques, religieuses ou encore, bien entendu, psychologiques.16

Section 2 : Proposer des formulations en partie renouvelées de l’hypothèse mi-


métique

Une fois déployées les trois facettes principales d’une anthropologie interdividuelle des insti-
tutions de contention de la violence (religieux, politique et économie), il est désormais pos-
sible de retourner à l’hypothèse mimétique pour établir s’il y a lieu de la faire évoluer au vu
de ce triptyque. Les perspectives de succès de la théorie mimétique en tant que paradigme
dans une course à l’unification des sciences humaines et de la philosophie ou, à tout le moins,
à l’émergence d’une anthropologie politique adaptée à la compréhension des temps nouveaux
dépendent d’ajustements emportant la conviction des réticents, qu’il s’agisse de l’abandon ou
de la réinterprétation de certains principes, de l’adjonction de compléments, de
l’assouplissement de certaines formulations…
Nous avons vu que la théorie mimétique n’était pas exempte de critiques recevables. Sans les

15
La candidature de la théorie mimétique peut s’appuyer sur une de ses singularités mise en évidence par Jean-
Pierre Dupuy dès 1979 : « […] passés certains seuils […], toutes les relations humaines sont marquées de cette
inversion tragique, dans laquelle toute vérité se mue en son contraire. Mais il s’agit ici plus que d’une simple
inversion, car les deux éléments subsistent et coexistent, chacun se transformant en son contraire en [une] sorte
de cercle […] “vicieux”. […] À chacun des deux pôles contradictoires du double bind, nous affectons une partie
du réel ainsi divisé, quand nous n’éliminons pas purement et simplement un pôle au profit de l’autre. » Jean-
Pierre Dupuy en conclut, p. 55 : « Non seulement les théories des sciences humaines mais tous les ordres cultu-
rels reposent sur de (fausses) dissymétries de ce type. » Du fait de son bouclage causal, « l’Autre est rival parce
que modèle, et modèle parce que rival » (p. 54), le paradigme mimétique se pose comme une synthèse originale
des autres théories des sciences humaines qui marquent une préférence d’ordre moral pour un des deux pôles
qu’elles tiennent à distinguer. In DUPUY, « Le signe et l’envie », p. 54-55. Nous pourrions ajouter que Soi désire
parce qu’il est déçu et est déçu parce qu’il désire. À la suite de cet extrait, Jean-Pierre Dupuy développe et ar-
gumente ainsi : « Il y aura donc, pour le freudisme, une théorie de l’Œdipe où l’Autre est un rival honni, et une
théorie du Surmoi, où il se transforme en modèle vénéré. Il y aura chez Nietzsche, une morale du ressentiment
bonne pour les faibles, et, pour les forts, un désir spontané de dominer l’autre. Chez les théoriciens de la con-
sommation ostentatoire et de la mode, on aura, d’un côté, une psychologie du désir de reconnaissance par autrui,
de l’autre, une psychosociologie du rapport aux normes et aux valeurs, médiatisant le rapport aux autres. La
dynamique des effets de signe exigera un Moi narcissique et solipsiste, coupé des autres, centré sur lui-même et
débordant d’amour-propre, la dynamique de l’envie, un Sujet rempli de haine pour lui-même, un Moi évanes-
cent, centrifuge, obsédé et aspiré par le moindre mouvement d’autrui. »
16
Dans une perspective proche, Camille Tarot propose de son côté le néologisme de « bialogie pour désigner
une discipline qui se vouerait à l’étude de la violence », point de vue qui pourrait à son avis se révéler pertinent
« en politique, en psychologie, en sociologie, en économie, en histoire, etc. » In TAROT, Le symbolique et le
sacré, p. 116.

417
reprendre de façon exhaustive, nous repartirons ici de points établis antérieurement.

§ 1 : Désir d’être autre dans l’espoir voué à la déception de surmonter ses insuffisances de
savoir, d’être, d’avoir et de pouvoir

Tout en ménageant une place-clé à la déception, nous avons éprouvé le besoin d’exprimer le
désir mimétique par une autre locution, celle du désir d’être autre. Girard lui-même a recouru
à plusieurs expressions sans qu’aucune ne se soit imposée comme définitive. L’ « imitation »
a quelque chose de par trop dévalorisant pour être acceptée comme le mécanisme principal
des rapports humains. Elle renvoie à des synonymes en général dépréciatifs17 que les expres-
sions plus soutenues de mimétique et de mimésis ne parviennent pas à dissiper. On pourrait
dire la même chose d’ « appropriation » ou d’ « acquisitive ». Ces termes semblent en outre
insister sur l’appropriation d’objet alors que Girard ne cesse d’en minimiser l’importance
jusqu’à la faire disparaître des rapports de doubles, pour insister sur le fait que tout désir est
en définitive désir d’être. Mieux vaut alors repartir d’une ontologie que Girard, philosophe
malgré lui, esquisse : tout désir est désir d’être et le sentiment d’insuffisance d’être est à
l’origine de tout désir. Fort de cette double affirmation, nous évacuons les connotations défa-
vorables liées à l’évocation de l’imitation (et de l’appropriation) en parlant plutôt de désir
d’être autre, être autre évoquant autant que nécessaire le tropisme mimétique, sans pour autant
emprunter aux racines mimesis et imitatio. Nous avons aussi noté que, par un de ces retour-
nements dont la théorie girardienne est coutumière, nous pouvons prétendre sans risque de
nous tromper que le désir d’authenticité, le désir d’être « soi », illusion romantique par excel-
lence, relève bien de la catégorie du désir d’être autre tel que nous nous le percevons au mo-
ment où il nous gagne. Enfin, nous avons également repéré le rôle pivot du terme « autre » en
ce qu’il s’articule autant avec « soi » qu’avec « même ».
Une fois réordonnés a minima ces concepts girardiens de base pour en permettre des expres-
sions complémentaires et non substitutives, il est désormais possible d’envisager différents
aspects du sentiment d’insuffisance.
D’abord de l’insuffisance de savoir que Girard nomme méconnaissance, lui conférant une
portée que n’a pas l’ignorance et dépassant le sens de ses synonymes ordinaires : incompré-

17
Les synonymes proposés par un site en ligne, http://www.synonymo.fr/synonyme/imitation, consulté le 27
décembre 2014, renforcent cette impression : écho, adoption, affectation, apparence, calque, caricature, charge,
clinquant, comédie, compilation, contagion, contre-épreuve, contrefaçon, contrefaction, copiage, copie, décal-
quage, décalque, démarquage, dessin, double, emprunt, ersatz, esclavage, exemplaire, exemple, fac-similé, fan-
taisie, faux, fugue, image, influence, mimétisme, mime, ombre, parodie, pastiche, plagiat, réplique, représenta-
tion, reproduction, ressemblance, semblant, servilité, simili, simulation, singerie, staff, stuc, suivisme, toc.

418
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

hension et inexpérience. Plus subtile que l’ignorance, elle se révèle parfois également une
sorte de mal nécessaire pour faire fonctionner le mécanisme du bouc émissaire et les pratiques
sacrificielles en tant que moindre violence. La méconnaissance est présente à tous les stades
de la théorie mimétique18. La théorie des conventions à laquelle Jean-Pierre Dupuy, André
Orléan et Pierre-Yves Gomez ont en particulier travaillé en France montre que la situation de
méconnaissance est la plus fréquente et que des comportements imitatifs à partir de conven-
tions largement partagées permettent de coexister au quotidien sans courir plus de risques que
ceux qui disposent de la connaissance. L’insuffisance de savoir peut également résulter d’une
forme plus ou moins délibérée sinon de volonté, du moins d’action réflexive : acceptation de
la tromperie par l’autre, auto-duperie ou mauvaise foi. L’insuffisance de savoir revêt de ce fait
une importance considérable pour Girard qui fait de la lucidité et de la compréhension com-
plète des situations relationnelles un préalable à toute solution et à certaines conversions19.
L’insuffisance d’être proprement dite renvoie, entre autres chez les grands écrivains et tout
particulièrement Stendhal, au vocable de vanité dont nous venons de voir l’importance pour
Rousseau et Diel. Elle est cette surestime de soi qui s’abîme quasi-inéluctablement en méses-
time de soi après confrontation à l’autre lui aussi symétriquement estimé de manière excessive
ou insuffisante, mais jamais à sa juste valeur. Synonyme de vanité, la suffisance n’est autre
que la méconnaissance de son insuffisance. Cette locution fait aussi écho à la lutte pour les
classements de Bourdieu20, la lutte pour la reconnaissance remise au goût du jour par Axel
Honneth ou encore le sentiment d’infériorité d’Adler. Face aux penseurs de la plénitude, de la
volonté de puissance ou du sentiment océanique, l’insuffisance d’être est enfin simplement un
état antérieur à dépasser, la plénitude s’apparentant à un horizon jamais totalement atteint,
sauf exceptions plus ou moins fantasmées. Parmi celles-ci, on trouve la foi ou la morale qui
tendent à réduire le sentiment d’insuffisance par l’adhésion ou la volonté de manière à favori-
ser l’épanouissement de l’être.
L’insuffisance d’avoir, qu’on peut relier à la mimésis d’appropriation dans son sens le plus
étroit, renvoie à la rareté, dont Paul Dumouchel a montré l’ambivalence dès la fin des années
1970. Cette rareté a néanmoins réussi à s’imposer comme un concept aussi majeur que trom-
peur de l’économie, au point de laisser penser à une majorité d’économistes qu’un perpétuel

18
Je remercie Shawn Witkowski d’avoir attiré mon attention sur cette idée : la méconnaissance réunit en un
même ensemble processuel la convergence des désirs sur un même objet, le conflit qui en résulte, le mécanisme
du bouc émissaire et la divinisation de la victime.
19
L’équilibrage de l’estime de l’autre et de soi passe également par une auto-observation élucidante chez Diel,
proche de la conversion romanesque.
20
Bruno Viard a consacré un colloque en mai 2014 à Aix en Provence à la confrontation de Girard et Bourdieu.

419
retour à l’équilibre est le résultat normal du fonctionnement de marchés dérégulés et jugés
efficients par nature. Pour autant, l’insuffisance de liquidité opère une synthèse de l’ensemble
des manques marchands dans une économie monétarisée. L’insuffisance d’avoir se présente
en définitive comme une insuffisance d’être réduite à la possession d’objets, d’un patrimoine
et, au global, d’un pouvoir d’achat.
Vient ensuite l’insuffisance de pouvoir, celle du politique. Si l’on prend la position de la
science politique, elle se résume à une mimésis d’appropriation comme une autre : la con-
quête et la conservation du pouvoir sont censées la combler, et pourtant, elles ne suffisent pas
à la plénitude, ne serait-ce que parce qu’il y a toujours davantage à soumettre au souverain
dans le temps comme dans l’espace. Du côté de l’idéalisme de la philosophie politique,
l’insuffisance prend la forme de l’incapacité à changer comme on le souhaite le système poli-
tique et la répartition des « biens premiers »21. Et quand bien même une capacité supérieure y
parviendrait, resterait la question de l’acceptation dans la durée par tous les citoyens, du con-
sensus par recoupement et du respect du principe de réciprocité, toujours pour parler comme
Rawls. Entre ces deux approches limitées par leurs présupposés, l’anthropologie politique
telle que nous l’entendons doit rendre intelligibles les logiques des comportements des ac-
teurs, les causes et les effets de leur interdividualité, en traitant de leurs revendications con-
jointes et concurrentes d’une égale puissance d’être.
Voilà comment la notion de désir d’être autre comme traduction d’une insuffisance originelle
permet à notre sens une compréhension plus intuitive et plus large de ce qu’exprime le désir
mimétique ou la mimésis d’appropriation dans le vocabulaire girardien. Elle s’ouvre en parti-
culier plus aisément sur une extension au champ politique.

§ 2 : La rivalité des égaux, une vision réductrice ou générative de la complexité sociale ?

Point de départ et intitulé de notre recherche, « la rivalité des égaux » s’est déployée au long
de la thèse. L’axe du modèle-obstacle, véritable épine dorsale de la théorie mimétique, est
présent sous une forme ou sous une autre dans tous nos schémas. Dans ce panorama,
l’économie de marché pour les entreprises et la compétition électorale pour les partis poli-
tiques se singularisent par l’activation délibérée et supposée vertueuse de cette situation rela-
tionnelle, où chacun est pour l’autre simultanément un modèle et un obstacle, alors que le
sacré tend à la dissuader. Sous son apparente simplicité, la situation de la rivalité des égaux

21
Pour reprendre la terminologie de Rawls.

420
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

est d’une puissance générative considérable. Elle est la forme négative de la réciprocité, celle
qu’on occulte en général pour lui préférer l’amitié, tandis que Girard ne cesse de la mettre en
avant du fait de sa focalisation sur la violence. Elle articule différence, indifférenciation et
identité : le modèle produit de l’identité, l’obstacle s’efforce de maintenir la différence quand
la combinaison du modèle et de l’obstacle engendre l’indifférenciation des rivaux qui se res-
semblent à proportion de l’intensité de leur désir de se distinguer.
En dehors des relations permises par la médiation externe, en général non problématiques tant
qu’elles n’embraient pas sur une médiation interne, la situation du modèle-obstacle regroupe
les situations qui font grief, en ce qu’elles produisent un effet désavantageux pour au moins
une des parties22. Il en va de même au sein des cénacles politiques. La médiation externe con-
férée par l’élection ou la nomination tend à céder de plus en plus en plus rapidement devant la
médiation interne qui s’insinue entre concurrents pour les places et les fonctions prochaine-
ment mises en compétition ou les revendications des acteurs. La souveraineté au sein d’une
collectivité publique est sans cesse susceptible d’être remise en cause, l’enjeu principal deve-
nant la capacité à l’emporter dans la joute électorale et à procurer des places et des fonctions
dépendant d’élections ou de nominations. Dans la plupart des régimes ayant adopté une forme
de gouvernement représentatif, l’engagement des élites (à connotation oligarchique) au sein
des partis dits de gouvernement se fait désormais probablement plus en fonction des perspec-
tives de carrière que sur la base de clivages idéologiques. La surdétermination par l’économie
et ses lobbies ainsi que l’enchâssement des politiques nationales envisageables dans des enga-
gements pluri- ou multinationaux contraignants réduit bien des différences à des nuances : dès
lors, moins la distinction est évidente et plus l’expression en est exagérée. Le pouvoir de pou-
voir est de plus en plus remis en cause par la puissance des groupes de pression qui parvien-
nent à contrebalancer la légitimité fournie par l’élection. Les puissances tendent à s’égaliser
dans la compétition électorale, l’expression des identités idéologiques, mais aussi les capaci-
tés à faire valoir des revendications opposées. Et la rivalité des puissances égales se traduit
toujours davantage par de l’impuissance publique. L’inflation des normes en est la manifesta-
tion paradoxale : la prise en compte d’un maximum de revendications contradictoires obscur-
cit les lois, épaissit les codes, fait la fortune des avocats et encombre les prétoires.
La rivalité des égaux nous a enfin et surtout conduit à cette expression renouvelée du désir

22
Par exemple, si l’ami est modèle, il reste ami pour autant qu’il ne fait pas obstacle. Si le supérieur dispose du
pouvoir hiérarchique d’être obstacle, l’autorité qui lui est conférée exclut qu’on puisse le prendre pour modèle de
ses désirs, même s’il lui est demandé d’être exemplaire, ce qui ne revient pas au même.

421
mimétique dans le champ politique : la revendication d’une égale puissance d’être. La puis-
sance d’être s’entend comme une capacité à augmenter son être, à s’affirmer, à persister dans
la Joie comme chez Spinoza ou, dans une version girardienne, une capacité à réduire, voire à
combler, son insuffisance d’être. Quant à la notion de puissance, elle tend à englober celle de
« capabilité », telle que l’économiste Amartya Sen la définit23, dans une perspective plus
large. Cette revendication résulte de la condition citoyenne et de l’aspiration à la souveraineté
de l’individu contemporain. Les personnes morales en sont également porteuses pour elles-
mêmes et pour leurs membres. Elle vaut tout autant pour les peuples auxquels le droit à dispo-
ser d’eux-mêmes a été reconnu et les États qu’ils constituent dont la souveraineté est procla-
mée par le droit international. Cette rivalité des revendications en vue d’une égale puissance
d’être est au cœur du débat public, incapable de les satisfaire toutes simultanément.
Cette approche complète d’autres que nous avons abondamment décrites dans notre troisième
partie et qui partent plus volontiers de la dérivation des rites à partir des meurtres fondateurs
pour comprendre ce que nos institutions reflètent de cette longue généalogie dont elles sont un
des produits.
Avec ses trois hypothèses fondamentales, Girard offre trois voies d’accès aux sujets à étudier.
On peut les combiner ou en privilégier certaines. Le travail ayant été largement effectué dans
le domaine politique à partir du mécanisme du bouc émissaire, voie en particulier empruntée
par Paul Dumouchel, il nous est apparu pertinent de rechercher les potentialités d’une ap-
proche par le désir mimétique. Au demeurant, Girard n’a jamais autant parlé de politique que
dans Mensonge romantique et Shakespeare avant de rappeler in fine avec Achever Clausewitz
la pertinence du duel plus que du tous contre un pour aborder les questions politiques contem-
poraines. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer mais bien de combiner ces deux voies. Quant
à la troisième, « la révélation destructrice du mécanisme victimaire » à propos de laquelle
nous avons émis des réserves, elle conduit de la fatalité récurrente du tous contre un à la pos-
sibilité de plus en plus largement ouverte de la compétition plus ou moins pacifiée. Elle bute
surtout sur un exclusivisme et un a priori antipolitique, n’offrant que la perspective d’un kate-
chon à durée indéterminée dans l’attente d’une « résolution » apocalyptique.

§ 3 : Quels compléments à la théorie mimétique pour féconder le champ politique ?

Au début de notre troisième partie, nous avons essayé de mieux articuler le passage du Paléo-

23
La possibilité effective qu’un individu a de choisir diverses combinaisons de « fonctionnements » [function-
nings]. In SEN, L’idée de justice.

422
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

lithique au Néolithique avec la théorie mimétique, laquelle a un temps eu tendance à l’aborder


à partir de la seule domestication d’animaux sacrificiels. Ce chantier reste ouvert et ne peut
avancer qu’à coup d’hypothèses successives. Cette question est néanmoins majeure pour notre
propos : elle commande la première inflexion de l’humanité vers une certaine forme
d’inégalité préalable à la deuxième inflexion, le mouvement vers l’égalité des conditions.
Deuxième moment crucial de l’histoire mimétique, la souveraineté est un concept essentiel à
incorporer à la théorie mimétique pour lui permettre son expansion dans le champ du poli-
tique. Elle en dérive simplement : la souveraineté du peuple est une figure du modèle en ce
qu’il promet au désirant le comblement collectif de l’insuffisance d’être nationale, elle est la
promesse du pouvoir, en particulier de celui de maintenir l’ordre à l’intérieur et la paix avec
l’extérieur, d’assurer la pérennité de la collectivité, voire sa prospérité ; la souveraineté de
l’individu telle que promise par la promotion contemporaine de l’autonomie en est le pendant.
Cette promesse est celle de la citoyenneté, résumée dans le rapport un homme / une voix.
Cette revendication à l’autonomie crée une tension qui se résout de moins en moins aisément
au profit des institutions politiques. La compréhension de ce deuxième temps a été largement
initiée par certains. Elle a trouvé un cadre théorique avec le concept d’auto-extériorisation
défini par Jean-Pierre Dupuy. La souveraineté est un système de croyances qui confère au
sacré, à la monnaie et / ou au pouvoir sa capacité à contenir la violence dans des limites com-
patibles avec la persistance dans l’être des collectivités et de la grande majorité de leurs
membres. Girard, s’il en dit peu sur le sujet, lui accorde néanmoins une fonction centrale en
l’enracinant « toujours dans une interprétation de la violence fondatrice centrée sur la victime
émissaire »24. Ce disant, il affirme sa conviction de son origine sacrificielle, postule sa rela-
tion à l’institution des monarchies sacrées et son rapport à la victime à laquelle un prestige
particulier confère la souveraineté autant politique que religieuse.
La naissance de la monnaie est également interprétée par André Orléan et Michel Aglietta
comme le terme d’un mécanisme d’expulsion / élection. La souveraineté serait ainsi toujours
le produit d’une méconnaissance, d’une incapacité collective à comprendre comment la fai-
blesse d’une victime réelle ou potentielle s’est muée en force d’un ordre spontané capable de
réduire l’intensité des conflits.
Le politique moderne et contemporain en garde la marque. Il importe d’établir ce lien mor-
phogénétique si l’on entend mieux comprendre les situations et les mouvements politiques

24
La violence, p. 181. Le terme souveraineté est employé à 14 reprises dans l’ensemble constitué par De la vio-
lence à la divinité. Son usage est le plus souvent lié à son origine victimaire.

423
grâce à l’anthropologie. En titrant son essai de 2011 Le sacrifice inutile, Paul Dumouchel
suggère que ce lien peut être en train de se défaire, que la croyance nécessaire à la souveraine-
té pour s’auto-extérioriser s’affaiblit au point de rendre plus difficile son érection et que le
politique est sur le point de perdre son principe. En cela, il s’accorde avec l’histoire de la sou-
veraineté telle que la conclut Gérard Mairet. De leur côté, André Orléan et Jean-Pierre Dupuy
nous font douter de la capacité de l’économie marchande et de son expansion indéfinie sous-
couvert de dérégulation des instruments financiers à s’y substituer durablement. Ce qui nous
ramène à la perspective apocalyptique tôt prophétisée par Girard.
Pour asseoir sa crédibilité, la théorie mimétique souffre de sa focalisation sur les relations
rivales, leurs composantes violentes et les risques létaux dont elles sont porteuses. Elle crée
inévitablement un scepticisme chez tous ceux qui constatent que, malgré tout, la vie humaine
prospère et la mort recule, non seulement sous la forme d’un allongement de l’espérance de
vie mais aussi du fait de la réduction des taux d’homicide et de décès causés par des conflits
armés. Il faudrait donc développer une facette de la théorie traitée seulement partiellement à
ce jour : la conciliation des intérêts, la réconciliation des concurrents, la réciprocité positive,
l’altruisme, la reconnaissance, voire la juste estime d’autrui comme de soi. Bruno Viard a
cherché des échappatoires tant à l’amour-propre rousseauiste qu’au « jansénisme » girardien :
« […] l’estime de soi se construit en dialogue avec l’estime d’autrui, [soit] avec l’estime que
le sujet croit qu’autrui lui accorde, croyance, bien sûr, soumise à bien des déformations.25 » Il
établit une équivalence entre l’amour-propre et « le besoin de reconnaissance, produit de la
vie sociale [qui] surdétermine les deux autres besoins [matériel et sexuel], naturellement par-
tagés par tous les êtres vivants jusqu’aux plantes.26 » Avec Diel, il estime possible un réglage
de l’estime de soi et de l’autre, produit chez le psychanalyste d’un « égoïsme conséquent »27.
Bruno Viard préfère toutefois parler d’un « altruisme conséquent », conférant au don une ca-
pacité à échanger reconnaissance ou estime28. Il voit dans l’amitié l’heureuse synthèse entre
égoïsme et altruisme. Cela peut-il valoir en politique où une célèbre « amitié de trente ans »
n’a pas résisté à la situation où lesdits amis devenus égaux par les fonctions qu’ils ont occu-
pées et celles qu’ils convoitent deviennent (inévitablement ?) rivaux. L’amitié est une situa-
tion relationnelle toujours au bord du déséquilibre, telle que la montre Shakespeare. Et le dé-

25
Ibid., p. 21.
26
Ibid., p. 70.
27
Ibid., p. 104.
28
Ibid., p. 126.

424
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

règlement des estimes réciproques reste une éventualité probable dans la plupart des relations.
En tout état de cause, la diffusion du don à laquelle Bruno Viard aspire supposerait les mêmes
conversions individuelles massives et quasi-simultanées que l’amour à l’imitation du Christ :
sa faible faisabilité limite donc sa capacité à combler d’une manière plus acceptable par les
réalistes l’insuffisance de l’exploration de la mimésis positive par la théorie girardienne. Tout
au plus peut-elle espérer une réception plus favorable par les laïcs comme par les athées.

§ 4 : Se faire plus modeste pour devenir plus ambitieux en préférant la loi de Pareto à
l’explication exhaustive et exclusive

Girard a opéré et assumé plusieurs réductions qui ont probablement perturbé la réception de
sa théorie. La plus importante est celle présentée comme son ambition la plus générale dans
Des choses cachées : « C’est une théorie complète de la culture qui va se dessiner à partir de
ce seul et unique principe.29 »
Cette tendance existe dans chacune de ses hypothèses principales. Dès Mensonge romantique,
il s’agit de réduire la fonction de la grande littérature à la révélation du désir mimétique, de
limiter corrélativement le corpus aux ouvrages qui y contribuent de manière significative et,
pour finir, de dénier aux sciences humaines et à la philosophie une capacité de connaissance
suffisamment profonde en la matière. Dans La violence, est affirmée l’unité de tous les
mythes et de tous les rites. Enfin, Girard réserve à la Bible l’exclusivité de l’accès au savoir
sur le mécanisme de la victime émissaire.
Une attitude moins absolue aurait pu consister à éviter d’imposer un point de vue déclassant à
l’ensemble de la communauté des chercheurs en humanités, lesquels semblent être acculés par
Girard à l’allégeance pour échapper à la méconnaissance ou à la persistance dans l’erreur. En
référence à la loi de Pareto, après avoir montré l’indéniable fréquence de la vérification de la
théorie mimétique, il aurait sans doute eu intérêt à suggérer que si sa théorie n’incluait que
20 % des facteurs explicatifs des situations observées, elle rendait compte de 80 % d’entre
elles. Une telle présentation écarte l’objection d’une clé herméneutique « passe-partout » qui
fait souvent mouche30. En adoptant la posture suggérée, nous pourrions faire ainsi l’hypothèse
que la pénétration des grands écrivains fournit 20 % des intuitions qui expliquent 80 % du

29
Des choses cachées, p 30.
30
Il reste difficile en tout état de cause à prouver qu’un moindre radicalisme aurait suffi à lui assurer une récep-
tion plus favorable. Il n’est d’ailleurs pas interdit de supposer à l’inverse de notre propos que sa posture de pro-
phète d’une vérité refusée sied mieux à l’exposition de sa théorie qu’une attitude plus modérée, du moins à long
terme.

425
désir mimétique, que le mécanisme du bouc émissaire est à l’origine de la plupart des signifi-
cations en laissant le reste notamment à la chasse au gros gibier et à la physiologie des homi-
ninés (le sexe, l’âge…) ou encore que la Révélation chrétienne a déterminé en grande partie,
mais pas en totalité, le souci des victimes et la perte d’efficacité des sacrifices et des méca-
nismes victimaires.
Dans un registre voisin, on peut aussi se demander si le comportement hypermimétique de
Girard relaté au chapitre 4 section 4, l’amenant à se distinguer de chacun de ses prédécesseurs
et contemporains est ou non stratégiquement le plus pertinent. Un autre, diamétralement op-
posé, aurait été tout aussi envisageable, l’amenant à se présenter comme l’auteur d’une vaste
synthèse empruntant à, entre autres, Saint-Augustin, Hobbes, Spinoza, Rousseau, Kierke-
gaard, Tocqueville, Hölderlin, Nietzsche, Freud, de Gaultier, Scheler, Tarde, Durkheim,
Mauss, de Rougemont, Lévi-Strauss…, la partie de l’œuvre de chacun d’entre eux susceptible
de servir d’étai à sa propre construction y étant valorisée. Après tout, cette méthode aurait
correspondu à celle employée dans Mensonge romantique et Shakespeare, où Girard réduit
son corpus pour l’essentiel aux œuvres pertinentes pour son hypothèse, en distinguant encore
en leur sein entre les ouvrages les plus lucides des autres.

Section 3 : Produire des concepts relationnels pour fonder l’anthropologie poli-


tique interdividuelle

L’anthropologie girardienne se veut une « science des rapports humains ». Cela signifie
l’adoption de points de vue particuliers qui fondent son originalité. Cette section ne prétend
pas à l’exhaustivité. Elle tend à montrer l’importance que revêtent l’interdividualité et
l’intérêt de penser les relations comme objet premier de l’observation anthropologique.

§ 1 : L’anthropologie comme méthodologie idoine pour l’observation des rapports humains


contemporains, y compris politiques

L’anthropologie peut contribuer à l’élucidation de la crise profonde du politique que l’époque


contemporaine vit et dont on pressent qu’elle ne se résoudra pas sans des évolutions pro-
fondes des rapports humains et des relations de l’humanité avec son environnement.
Le caractère participant de l’observation anthropologique présente au moins trois mérites de
notre point de vue : l’acceptation d’une impossible extériorité et d’un improbable surplomb de
l’observateur, l’adaptation à la configuration particulière de l’objet observé, à savoir les rap-
ports humains, ainsi que la particularité du domaine politique qui met la participation à la vie

426
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

publique au sein de la cité au cœur de ses préoccupations. En regard des préférences expri-
mées par Girard, cette méthode est probablement celle qui s’approche le plus du travail de
l’écrivain de fiction : échappant pour une bonne part au tropisme des statistiques,
l’anthropologue se doit d’apprendre la langue et les codes des groupes observés, d’élucider les
raisons des obligations rituelles et des interdits qui les régissent, de comprendre les relations
nouées par les membres du groupe ; bref de poursuivre ses investigations au-delà des explica-
tions immédiates fournies par ses informateurs ou des corrélations et d’admettre la légitimité
de pratiques « exotiques », quelle que soit l’origine de leur singularité. Pour toutes ces rai-
sons, l’anthropologie tranche avec d’autres méthodes en acceptant la subjectivité de
l’observation scientifique pour mieux en tenir compte.
L’anthropologie a d’ores et déjà investi le champ de la fabrication des normes nationales et
internationales. L’anthropologue Marc Abélès a orienté ses recherches vers l’étude de ce qu’il
appelle le « global-politique »31 ainsi que l’élaboration des décisions de l’État et des collecti-
vités locales en France ou des organismes internationaux comme l’Organisation mondiale du
commerce (OMC). Il a noté l’ancrage commun de l’anthropologie et de la philosophie poli-
tiques, toutes deux intéressées par la question des origines de l’État, soit pour accréditer la
permanence du politique, soit pour identifier une césure entre les sociétés avec ou sans État. Il
précise à cette occasion l’originalité de l’anthropologie politique « qui met l’accent sur
l’imbrication du politique et des autres dimensions du social »32, notamment la parenté, la
religion et l’économie, points sur lesquels nous venons d’insister dans les deux premiers cha-
pitres de notre quatrième partie. Il y voit son apport majeur, l’anthropologie pensant le poli-
tique comme un objet complexe33. Elle s’ancre en outre davantage dans les faits historiques et
ceux rapportés par l’ethnographie alors que la philosophie politique privilégie des considéra-
tions relatives à un droit naturel et un contrat social34.
Dès le XIXe siècle, les fondateurs de l’anthropologie politique, James Sumner Maine et Lewis
Henry Morgan, distinguent les deux grands principes d’organisation politique que constituent
la parenté de sang et la contiguïté territoriale, lesquelles renvoient respectivement au status
supposant des principes de réciprocité et d’autorité et à la relation contractuelle35. Ces préoc-

31
De préférence au plus traditionnel cosmopolitique.
32
ABELES, Anthropologie de l’État, p. 7.
33
Ibid., p. 8.
34
« L’anthropologie politique trouve son origine dans une critique du paradigme philosophique du droit natu-
rel » mais aussi de la théorie classique de la représentation (« association des hommes et délégation du pouvoir à
un Tiers ») et dans la recherche simultanée « d’un lien politique originel ». In ibid., p. 33 et 59.
35
Un écho aux débats sur le droit du sang et celui du sol pour acquérir une nationalité

427
cupations expliquent notre décision de consacrer notre troisième partie à une approche histo-
rique tentant de retracer tant les origines de la culture que l’émergence de la souveraineté
comme source du pouvoir pour parvenir au moment où une approche étroitement politique
semble ne plus suffire à la compréhension des événements et des perspectives, au risque de
s’écarter d’une démarche philosophique traditionnelle.
Si l’anthropologie reproche à la philosophie d’avoir postulé un individualisme originel, elle
n’est pas elle-même pour autant exempte d’arrière-pensées idéologiques, diverses selon ses
auteurs : volonté de fonder par l’origine la monarchie, la démocratie délibérative, le commu-
nisme ; le paradigme du don ; celui du pacte civil ; ou encore la valorisation de la résistance
de certaines sociétés à l’émergence d’un État et à la servitude volontaire qu’il suppose…
Malgré sa prétention à s’en abstraire dans l’étude des rapports de pouvoir, l’anthropologie est
hantée par le concept d’État36.
D’une manière plus générale, les études postcoloniales et l’analyse de la mondialisation sont
devenues un des champs d’étude privilégié des anthropologues, l’ethnographie des peuples
isolés, désormais de moins en moins nombreux à être dans ce cas, ne suffisant plus à occuper
un nombre de chercheurs toujours plus important. Leurs thèmes les plus fréquents – hybridité,
créolisation, relations transfrontalières, identité, altérité, ethnicité, multiculturalisme, repré-
sentation…– relèvent tous de situations relationnelles et on comprend d’emblée que
l’interaction du modèle et de l’obstacle présente une valeur heuristique certaine pour leur ana-
lyse.
De même, la compréhension de l’extrémisme est un nouveau champ de recherche dont
l’anthropologie s’empare37 : sa capacité à prendre en compte les questions religieuses, les
origines familiales, les parcours éducatifs, les enjeux politiques et économiques ainsi que, plus
généralement, les différents rapports humains qui conduisent au terrorisme la prédispose à
élucider des situations qui ne sont pas immédiatement accessibles à la science politique ou à
la sociologie classique, le postulat de la rationalité constituant alors une entrave plus qu’une
aide. On pourrait ainsi voir dans l’engagement terroriste des actions en vue d’une égale im-
puissance d’être, inversant de manière macabre le paradigme que nous avons mis au jour.
Lorsque Girard exprime une préférence en faveur de l’anthropologie pour comprendre le
monde contemporain en ce qu’il semble se précipiter vers une apocalypse, son but n’est pas

36
ABELES, Anthropologie de l’État, p. 60.
37
Voir par exemple les travaux sur le terrorisme contemporain de l’anthropologue Scott Atran, L’État Islamique
est une révolution.

428
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

de dévaloriser la science ou la philosophie politique. Il met en évidence que les questions liées
à la globalisation ne sont pas appréhendables par des méthodes qui s’appliquent seulement à
des institutions classiques lesquelles, de surcroît, ont de moins en moins de prise sur le réel.

§ 2 : Les biens et les situations relationnels

Le désir mimétique a pour conséquence de consacrer comme sujets d’étude des relations qui
s’établissent entre des êtres (ou holons) mus par leur sentiment d’insuffisance. Insuffisance
n’est au demeurant pas exactement synonyme de manque : on pourrait dire que l’insuffisance
est au désir ce que le manque est au besoin. Le sentiment d’insuffisance enclenche une quête
de surplus ou de supplément : être l’autre tout en restant soi-même.
Dès les années 1980, la philosophe Martha Nussbaum a, indépendamment de la théorie mimé-
tique, forgé le concept de « biens relationnels ». La jouissance de tels biens n’est possible
qu’entre l’offreur et le demandeur, notamment les services à la personne (soins, bien-être,
assistance, éducation…), les services culturels, spirituels, religieux… Ces services longtemps
assurés dans un cadre domestique sont devenus une part majeure de l’économie marchande.
Ils sont peu gourmands en énergie et, plus largement en matières premières, la production de
services l’emportant désormais sur celle des biens industriels dans la création de valeur. Dans
la période récente, l’économie participative rendue possible par l’absence d’intermédiation
marchande est venue augmenter cette part en (re)développant un secteur démarchandisé.
Semble ainsi s’inverser une tendance plus que séculaire à marchandiser des services en pro-
posant des biens industriels pour les rendre38 ou d’autres services monétarisés que ceux que
l’on est à même de se rendre à soi-même. Face à l’intérêt suscité par cette tendance, il faut
toutefois prêter attention à l’avertissement de Gorz :
L’inégalité sociale et économique entre ceux qui rendent les services personnels et ceux qui les
achètent est devenue le moteur du développement de l’emploi, qui est fondé sur une dualisation
accentuée de la société, sur une sorte de “sud-africanisation”, comme si le modèle colonial pre-
nait pied au cœur même des métropoles. Nous voyons ainsi se reconstituer à l’ère postindus-
trielle des conditions qui prévalaient il y a cent cinquante ans, aux débuts de l’ère industrielle, à
une époque où le niveau de consommation était dix fois plus faible, où n’existaient encore ni le
suffrage universel ni la scolarisation obligatoire.39

38
Par exemple les machines à laver le linge ou la vaisselle.
39
GORZ, Bâtir la civilisation du temps libéré, p. 38-39. Il ajoute : « À cette époque-là aussi, alors que l’économie
de marché se libérait de toute entrave, un sixième de la population en était réduit à s’embaucher comme servi-
teurs et gens de maison chez les riches, et un quart subsistait tant bien que mal grâce à des petits boulots. Mais il

429
Au-delà de cette discussion sur la démarchandisation40 au regard de l’idéal de l’égalisation
des conditions, des opportunités, des revenus, voire des patrimoines, l’aspect relationnel de
cette part croissante de l’économie réintroduit dans le champ des rapports humains tout un
pan que l’économie néoclassique a un temps réduit à la transaction marchande instantanée ou
quasi, médiatisée par l’échange monétaire41.
La prédominance des situations relationnelles présentées dans notre première partie est ici
manifeste. Rappelons que le concept de « situations relationnelles » a été initialement mobili-
sé pour l’étude des interactions se produisant dans les domaines de la formation profession-
nelle et du soin, lesquels sont emblématiques des biens relationnels.

Section 4 : À la recherche d’une médiation non conflictuelle

Pour Jean-Pierre Dupuy, « […] le ressentiment, cette forme ultime du mal, c’est précisément,
lorsque rien, aucun intérêt pour le monde, ne se tient plus entre les êtres, les empêchant de
“tomber les uns sur les autresˮ. Sans médiation, c’est alors la mêlée de la violence pure, où les
êtres s’affrontent directement, perdant toute notion de leur intérêt propre, encore plus de leur
intérêt commun.42 » Hors de la médiation, pas de rapport humain possible autre que la vio-
lence destructrice de la communauté. Une improbable médiation non conflictuelle resterait
ainsi la seule solution envisageable aux rivalités que les institutions religieuses, économiques
et politiques peinent de plus à plus à contenir. La médiation interne, concept originel devenu
prééminent de la théorie girardienne, demeure le défi principal à relever par une anthropologie
interdividuelle. Une « science des rapports humains » est une science des médiations : elle a
pour rôle de les repérer, d’en comprendre l’origine et de décrire les effets qu’elles engendrent,
voire de proposer des issues à des situations relationnelles douloureuses ou dangereuses.
Dans cette dernière section de notre quatrième partie, nous en revenons au sujet abordé dès
notre premier chapitre : comment échapper à la dégradation conflictuelle entre modèles-
obstacles réciproques ? Partant du principe que la médiation est indispensable à toute vie hu-
maine, les possibilités semblent limitées à deux cas de figure génériques : une médiation non
rivalitaire parce qu’externe ou une médiation interne qui serait débarrassée de ses consé-

s’agissait alors de ruraux illettrés et d’artisans ruinés. Ni la république ni la démocratie n’existaient encore dans
les faits, pas plus que le droit à l’éducation et à l’égalité des chances. »
40
Voir en particulier PERRET, Au-delà du marché.
41
Les concepts de l’économie néoclassique, s’ils peuvent valoir pour les matières premières et les denrées ali-
mentaires, perdent de leur pertinence dès que les biens produits sont diversifiables et que des services qui engen-
drent des rapports humains représentent une part majoritaire de la « production ».
42
Ibid., p. 218-219.

430
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

quences conflictuelles. Aucune évolution spontanée vers un état de médiation paisible n’étant
à attendre, elle n’interviendra éventuellement qu’au terme d’actions sur les croyances parta-
gées de nature à convaincre par les représentations, la norme ou, plus probablement, leur
combinaison.
L’économie marchande et la monnaie qui la rend possible semblent moins qualifiées pour
initier ce mouvement que le politique reconnaissant sa filiation sacrée : elles ont d’ores et déjà
montré leurs capacités mais aussi leurs limites en orientant les acteurs économiques de ma-
nière univoque vers la constitution du pouvoir d’achat et la quête de la liquidité tout en rédui-
sant la médiation à des échanges bornés dans le temps par un engagement initial et un solde
de tout compte final, ce que permet la monnaie, cette forme à la fois élémentaire et élaborée
de la médiation.
Dans un de ses paradoxes, Girard énonce que « seul le désir mimétique peut être libre, vrai-
ment humain, parce qu’il choisit le modèle plus encore que l’objet.43 » Mais ce libre choix est
privé d’alternative : le seul modèle qui vaille est alors Jésus- Christ ou ses disciples. Plus mo-
déré dans ses exigences, Jean-Pierre Dupuy s’en tient à suggérer de maîtriser les effets du
ressentiment dont il doute que l’humanité puisse un jour se débarrasser44. Il reste un adepte du
katechon et d’une diversion proche de celle qu’a su organiser l’économie. Entre espoir de
conversion aussi radicale que massive au bien et acceptation du moindre mal comme le meil-
leur à attendre, plusieurs modalités sont envisageables. Nous en évoquerons la faisabilité sans
en cacher les limites, l’anthropologie girardienne confinant ici à l’idéalisme philosophique.

§ 1 : La médiation intime, plus qu’une locution prometteuse ?

Dans Achever Clausewitz, Benoît Chantre propose à René Girard le concept de médiation
intime pour dépasser les menaces apocalyptiques que la médiation interne fait peser sur
l’humanité. Échapper au mimétisme semble l’apanage des saints et des génies qui, ayant re-
noncé à la tentation héroïque, s’identifieraient à celui qui « aura été le Christ », donc l’autre
devant lequel on s’efface mais aussi qu’on tient à juste distance45. Les romanciers seraient
plus doués que les autres intellectuels pour trouver ce point d’équilibre46. Girard précise alors

43
Les origines, p. 63.
44
« […] étant entendu qu’on ne supprimera pas le ressentiment, la seule question pertinente est de savoir com-
ment on peut en minimiser ou en différer les effets, les canaliser vers des formes bénignes, voire productives,
etc. » In DUPUY, La marque du sacré, p. 226.
45
Achever Clausewitz, p. 235-236.
46
Ibid., p. 287.

431
la mutation à opérer : « Il nous faut reconnaître notre nature mimétique si nous voulons par-
venir à nous en libérer.47 » Ce disant, il reprend ses propos sur la conversion romanesque pré-
sents dès 1961. Dans sa postface à l’édition de poche d’Achever Clausewitz, probablement
conscient des difficultés que le concept engendre, Benoît Chantre précise par une note :
La « médiation intime » permet de penser, de l’intérieur même de la relation mimétique, une
ouverture de cette relation. Elle aide à ressaisir ce que la tradition chrétienne appelle « imitation
de Jésus-Christ » : imitation d’un modèle invisible, ou d’un modèle qui s’est lui-même supprimé
comme obstacle. Cette imitation paradoxale déjoue le piège de l’imitation. Elle donne les
moyens de penser une identification à autrui qui ne serait plus destructrice, mais constitutive
d’un monde commun.48
Il déclare ailleurs dans une sentence plus ramassée que « la “médiation intime” est l’imitation
paisible d’un modèle intérieur.49 » La locution de « médiation intime » est en tout état de
cause problématique, ce qui explique sans doute que l’imitation ainsi pratiquée soit qualifiée
de paradoxale : elle se présente comme un oxymore, l’intimité ainsi conçue étant contradic-
toire avec l’idée même de médiation qui suppose une distance, distance postulée juste, entre
prochain et lointain. La contradiction ne peut en l’espèce se résoudre par la seule juxtaposition
des deux termes opposés. De surcroît, elle se situe en-deçà ou au-delà de la relation, alors que
la théorie mimétique fait des rapports humains son objet d’étude. Il y a quelque chose du re-
noncement ou de l’érémitisme dans cette intimité. Peut-être faudrait-il alors parler de médita-
tion plutôt que de médiation ?
En tout état de cause, cette voie de la sagesse semble réservée a priori à un nombre limité
d’élus ou d’initiés, compte tenu des difficultés à surmonter pour y cheminer, quelques saints
et héros de plus. Et elle ne nous dit rien des conditions politiques de nature à la rendre acces-
sible au grand nombre. Une large diffusion apparaît en effet une condition préalable à la pé-
rennité et à une pratique non-solipsiste de ce type de médiation. Ses promoteurs attendent sans
doute plus d’une modification convaincante des croyances que de normes juridiques contrai-
gnantes.

§ 2 : La médiation externe comme remise en cause de la croyance aux vertus de l’égalité

Si la médiation intime, ce concept de la dernière heure de la théorie girardienne, laisse scep-

47
Ibid., p. 345.
48
Édition parue en 2011, p. 386, note 1.
49
Dans un article intitulé « L’annonce d’une humanité libérée de la violence » paru dans le Philosophie maga-
zine hors-série de novembre 2011 consacré à René Girard, p. 77.

432
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

tique sur ses modalités de propagation dans les communautés humaines, resterait alors
l’alternative originelle de la médiation externe face à la médiation interne. Faut-il et peut-on
alors revenir à la médiation externe ? Il est couramment reproché à Girard l’incomplétude de
sa théorie, notamment la concentration de ses développements sur les méfaits de la médiation
interne et sa négligence consécutive des possibles bienfaits de la médiation externe. Le désir
d’égalité, d’une certaine manière synonyme du désir mimétique contemporain, est empreint
d’une connotation égalitariste. Girard laisse exprimer par d’autres les vertus politiques de la
médiation externe. Le grand discours d’Ulysse dans Troïlus et Cressida50 reste probablement
pour lui une des meilleures théories politiques qui a jamais été.
Quelques extraits suffisent : « Les règles de la discipline ont été négligées » nous plonge
d’emblée dans l’univers du droit et du politique, faisant écho au « droit de faire les lois » qui
définit la souveraineté chez Tocqueville. Un peu plus loin, la métaphore de l’organisation de
la ruche semble annoncer le Léviathan de Hobbes : « Quand le général n’est pas comme la
ruche, où les fourrageurs doivent tous revenir, quel miel peut-on attendre ? » Ulysse prête au
Soleil le commandement d’un roi sans obstacle. L’idéal de la souveraineté absolue hobbe-
sienne est bel et bien anticipé. Lorsque le Degree s’effondre, « les terreurs, les changements,
les horreurs brisent l’unité, déchirent et déracinent de fond en comble la paix des États arra-
chés à leur repos » ou encore « toutes choses se rencontrent pour se combattre », autant dire
que « la guerre de chacun contre chacun » apparaît déjà chez le dramaturge. Puisqu’il s’agit
d’une véritable leçon, les formes du Degree sont énoncées par Ulysse dans une énumération
quasi-systématique : « Comment les communautés, les grades dans les écoles et les corpora-
tions dans les villes, le commerce pacifique entre des rivages séparés, le droit d’aînesse et de
naissance, les prérogatives de l’âge, les couronnes, les sceptres, les lauriers, pourraient-ils,
sans degrés, rester à leur place authentique ? » Shakespeare va jusqu’à mentionner dans son
précis de médiation externe le rôle de la primogéniture sur lequel et Michel Rouche et Emma-
nuel Todd ont tant insisté. Et pour finir, l’indifférenciation est décrite, là encore en des termes
politiques :
La Force devient le Droit, ou plutôt le juste et l’injuste, dont l’éternel écart est le lieu même de
la Justice, perdent leur nom, et la Justice le sien ; alors tout se ramène au pouvoir, le pouvoir au
vouloir, le vouloir à l’appétit, et l’appétit, ce loup universel, doublement secondé par le pouvoir
et le vouloir, fait forcément de tout une proie universelle et finit par se dévorer lui-même. Grand
Agamemnon, voilà quand l’ordre est suffoqué, le chaos qui suit son étouffement. Et c’est cette

50
Acte 1, scène 3. Girard en cite une bonne partie et le commente longuement dans Shakespeare, p. 199-207.

433
négligence de toute gradation qui fait régresser d’un cran l’ambitieux dans le mouvement même
qu’il fait pour se pousser d’un cran […] : ainsi chaque grade, suivant l’exemple du premier qui a
la nausée de son supérieur, contracte la fièvre envieuse de la pâle et livide émulation.
La première confusion est celle de la force (ou de la violence) et du droit, le droit, institution
par excellence de la moindre violence politique. La deuxième en est une déclinaison de nature
à englober la précédente dans la représentation que les acteurs de la crise mimétique se don-
nent de la situation : la disparition de la séparation du juste et de l’injuste. La crise mimétique
est ensuite décrite en six vers, dont la concision et la puissance enthousiasment Girard51. La
« gradation » [Degree] retient celui qui a le désir de se promouvoir et prévient du coup la ri-
valité. Qu’elle soit négligée et le chaos s’installe. Shakespeare donne à voir dans les dernières
lignes de la tirade le passage d’une médiation externe à la fois politique et morale à la média-
tion interne qui encourage chacun à rivaliser avec l’autre dans le désir d’égaler sa puissance
d’être. Et il en fait une pathologie contagieuse : « la fièvre envieuse de la pâle et livide émula-
tion », soit une version des « feux de l’envie », le sous-titre de la version française de son es-
sai. L’admiration et le Degree sont ici les remparts à l’envie libérée et la propagation de la
guerre de chacun contre chacun qui s’ensuit.
Bien sûr, le temps de la médiation externe ne semble pas prêt de revenir. Mais il y a peut-être
d’autres façons d’y parvenir dans le monde contemporain. Jean-Pierre Dupuy lit ainsi le projet
de Bourdieu et de sa sociologie critique :
La démystification sociale joue en un sens, dans nos sociétés égalisatrices, concurrentielles et
méritocratiques le rôle que joue la hiérarchie dans les sociétés traditionnelles. Elle évite d’avoir
à attribuer au mérite de l’autre la situation favorable dont il jouit. […] La démarche critique
s’emploie à démystifier les valeurs méritocratiques en révélant la transmutation de « l’héritage
social en grâce individuelle ou en mérite personnel ».52
Il reste que la démystification sociale des valeurs méritocratiques ne semble pas de nature à
procurer les bénéfices de l’admiration et de la gradation ni à apaiser les ressentiments.
Un autre rétablissement de la gradation se produit dans nos sociétés d’égaux qui reproduisent
ce que Gorz appelle des emplois de serviteurs, les seuls à même semble-t-il de limiter désor-
mais le chômage, du temps libre de pauvre étant ainsi affecté à la libération du temps de
riche53 : « La création d’emplois n’a plus pour fonction d’économiser du temps de travail à
l’échelle de la société, mais de gaspiller du temps de travail pour le plus grand agrément d’une

51
De « […] alors tout se ramène au pouvoir » jusqu’à « se dévorer lui-même. » Déjà cité au chapitre 6.
52
DUPUY, La marque et le sacré, p. 208-209.
53
GORZ, Bâtir la civilisation du temps libéré, p. 34-35.

434
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

minorité de nantis.54 » Il observe une société dont le développement est maintenant pour une
bonne part fondé sur des services à la personne dont les gains de productivité sont faibles ou
nuls au regard du temps qu’ils font gagner aux bénéficiaires de ces activités.
Si certaines conditions économiques et sociales, celles qui président à la distinction des 1 %,
voire des 0,01 % les plus fortunés ou encore la professionnalisation des fonctions politiques
qui revient à une cooptation de certaines élites, suggèrent un possible retour de la médiation
externe et une nouvelle stratification des médiations internes par classes sociales ou castes, les
représentations encore dominantes des droits humains agissent puissamment en sens contraire.
Et tels qu’ils sont abondamment scrutés et répercutés par les médias, les comportements des
oligarques économiques et des élites politiques ne sont guère source d’admiration, tout au
plus leur réussite fait-elle envie à certains.
Ces considérations font douter du retour de la médiation externe à court ou moyen terme. Et
les bénéfices à en attendre sont réduits au regard des coûts qui en résulteraient inévitablement.
Au demeurant, nous l’avons vu dans notre chapitre 9, Girard oppose sa « pensée apocalyp-
tique » à « toutes les pensées réactionnaires qui veulent restaurer de la différence, et qui ne
voient dans l’identité qu’uniformité destructrice ou conformisme niveleur.55 »

§ 3 : La réciprocité asymétrique comme admiration double

L’opposition entre médiations interne et externe peut-elle être dépassée en empruntant des
éléments à chacune dans le but de sortir des impasses dans lesquelles l’une et l’autre nous
conduisent ? La médiation interne suppose une certaine égalité et débouche sur la symétrie de
rapports réciproques. La médiation externe reconnaît l’inégalité et tend à demeurer asymé-
trique. La nécessité de se reconnaître à la fois semblables et différents reste mal admise. Nous
avons tendance à nous penser ou l’un ou l’autre. Jean-Pierre Dupuy l’a souligné dès 1979 :
L’utopie égalitaire que nous nous sommes donné, il nous semble qu’on la trahit tous les jours,
mais c’est parce que nous ne voyons pas qu’avant de condamner les inégalités elle nie les diffé-
rences et que, dans cette entreprise, elle n’obtient que des succès. Comme l’ordre social qu’elle
fonde, la différence ne peut rester telle que si elle ne se sait pas elle-même. Car se savoir elle-
même, c’est savoir qu’elle est arbitraire et c’est se détruire. Lorsque l’ordre social se met à
s’interroger sur lui-même, les différences se muent en inégalités et l’utopie égalitaire fait son
apparition. On ne peut en effet voir des inégalités que là où l’on compare, et la comparaison

54
Ibid., p. 40.
55
Achever Clausewitz, p. 98.

435
suppose toujours la commensurabilité, donc l’identité de nature ou d’essence.56
Comment échapper à l’aspiration à l’égalité si elle est source de rivalité tout en acceptant la
médiation double ? La question d’un bon positionnement réciproque, équilibré, revient sans
cesse. Ainsi pour Mauss :
L’excès de générosité et le communisme seraient aussi nuisibles [à l’individu] et seraient aussi
nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois. Il ne
faut pas souhaiter que le citoyen soit ni trop bon et trop subjectif, ni trop sensible et trop réaliste.
Il faut qu’il ait un sens aigu de lui-même, mais aussi des autres, de la réalité sociale.57
Diel recommande quant à lui un nécessaire réglage fin entre juste estime de soi et de l’autre.
Mais qui dit estime ne dit pas absence de valorisation. Il y a dans ce terme comme un résidu
de l’admiration qui est au cœur de la médiation externe.
Pour Benoît Chantre, l’admiration suppose de parvenir « à dépasser l’imitation rivale » et « de
faire un pas hors de la réciprocité.58 » Toutefois, pour que la relation soit complète et satisfai-
sante, il faut bien que l’admiration, relation asymétrique, soit simultanément réciproque. On
pense à l’amitié. Les relations y sont mimétiques, sans pour autant postuler nécessairement ni
l’égalité à l’origine, ni la rivalité à la conclusion. L’admiration double est une forme de la
réciprocité asymétrique : chacun apprécie l’autre pour ce qu’il possède (de plus que soi) sans
l’envier pour autant. L’ami, mais aussi le conjoint, les ascendants et les descendants, sont pré-
cieux dans la mesure où ils fournissent à l’autre ce qu’il ne peut se procurer lui-même et vien-
nent combler une part de l’insuffisance révélée par la solitude monadique.
L’asymétrie ou la dissymétrie est bien au cœur des rapports humains : « Tandis que le contrat
suppose la symétrie des contractants, le don suppose une certaine dissymétrie, du moins pro-
visoire, entre donateur et donataire.59 »
Girard a, lui aussi, bien vu l’intérêt de la différance en ce qu’elle contribue à introduire le mi-
nimum nécessaire d’asymétrie dans la réciprocité pour juguler sa force délétère :

56
DUPUY, « Le signe et l’envie », p. 109.
57
MAUSS, Essai sur le don, p. 263.
58
In Achever Clausewitz, p. 391. Benoît CHANTRE précise ainsi sa pensée, p. 391-392, note de bas de page 1 :
« Entre ces deux relations excessives qui bornent l’expérience morale – la relation asymétrique et réciproque
qu’est la “relation mimétique” pensée par Girard et la relation asymétrique et irréversible qu’est la “relation
éthique” pensée par Levinas –, le duel (ou relation morale) peut être pensé à nouveaux frais comme une relation
symétrique et réciproque, une comparaison sur un plan d’égalité, forçant l’autre et soi-même à devenir admi-
rables. Relation centrale, relation de mesure et de comparaison, dans laquelle l’imitation s’ouvre elle-même à de
nombreux possibles, cette politique admirative relie ici deux sujets qui s’égalisent : non un maître et un esclave,
non un Autre et son serviteur, mais un sujet faisant face à un autre sujet. Cette double évaluation, de moi-même
et de l’autre, permet d’éviter deux impasses, et deux impossibilités d’agir : la paralysie du sujet devant son mo-
dèle-obstacle, et la paralysie du sujet devant “l’Autre en tant qu’Autre”, qui risque toujours de le figer dans
l’écoute. Une politique se tiendrait ainsi entre deux enthousiasmes, “mimétique” et “éthique”. »
59
VIARD, Les trois neveux ou l’altruisme et l’égoïsme réconciliés, p. 73.

436
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

La différence et le diffèrement, c’est tout ce qui permet sinon de détruire, tout au moins de mas-
quer l’indestructible réciprocité, de la retarder en mettant le plus grand intervalle possible entre
les moments qui la composent, intervalle de temps d’espace, dans l’espoir que la réciprocité des
échanges passera inaperçue. On s’efforce en somme d’oublier le pareil, l’identique, littéralement
de le perdre, de l’égarer dans des différences si compliquées, et de diffèrements si prolongés
qu’on ne pourra plus y retourner.60
Pour lui, le système d’échange diffère et dissimule les éléments de réciprocité qu’il comporte,
lesquels réapparaissent dès que :
[…] la société se détraque, […] les échéances se rapprochent, une réciprocité plus rapide
s’installe non seulement dans les échanges positifs qui ne subsistent plus que dans la stricte me-
sure de l’indispensable, sous la forme du troc par exemple, mais dans les échanges hostiles ou
« négatifs » qui tendent à se multiplier. La réciprocité qui devient visible en se raccourcissant
pour ainsi dire, n’est pas celle des bons mais des mauvais procédés, la réciprocité des insultes,
des coups, de la vengeance et des symptômes névrotiques.61
La position de Girard est, comme d’habitude, déterminée par sa crainte de la dégradation vio-
lente des rapports réciproques.
Les rapports de solidarité au cœur de toute communauté persévérant dans son être reposent
d’abord sur des asymétries réciproques : Paul Dumouchel fait remarquer que si « les liens de
solidarité […] sont par définition réciproques, ils ne sont pas pour autant nécessairement sy-
métriques. Les obligations des uns ne sont pas immanquablement l’image miroir de celle des
autres. » Par exemple celles qui lient un père à ses enfants62. En revanche, « l’abandon des
liens de solidarité, l’absence de réciprocité, paradoxalement, introduit une parfaite symétrie
entre les agents. » Cette situation freine la propagation de la violence. La famille est un lieu
privilégié des réciprocités asymétriques. Elle est également un des derniers refuges des indi-
vidus incapables de s’épanouir dans le cadre de l’autonomie que leur assigne la société libé-
rale. Ce n’est sans doute pas un hasard.
Il existe d’autres espaces où la réciprocité asymétrique l’emporte : les associations dans leur
sens le plus large, lieux de regroupements de membres volontaires, lieux du bénévolat des
membres s’associant les uns les autres qui, sauf dysfonctionnement institutionnel, ne doit pas
se traduire par leur rivalité. Tocqueville avait pressenti leur nécessité :
Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit ne se développe

60
Celui par qui, p. 33.
61
Le bouc émissaire, p. 33.
62
Où l’on retrouve la nécessité anthropologique de penser ensemble le familial et le politique.

437
que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres. […] cette action est presque nulle
dans les pays démocratiques. Il faut donc l’y créer artificiellement. Et c’est ce que les associa-
tions seules peuvent faire. […] Ce sont les associations qui, chez les peuples démocratiques,
doivent tenir lieu des particuliers puissants que l’égalité des conditions a fait disparaître.63
L’association recrée une forme de médiation externe entre égaux non nécessairement sem-
blables. Nous l’avons déjà noté, Tocqueville va jusqu’à affirmer que « dans les pays démocra-
tiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend
des progrès de celle-là. » L’art de s’associer doit aller de pair avec l’égalité des conditions,
pour compenser ses effets néfastes.
L’économie sociale et solidaire64 aspire à étendre cette logique de la libre association aux
franges du secteur marchand. En se reportant à la classification des personnes morales propo-
sée au chapitre 11, dans la continuité du classement des biens effectué par Samuelson, nous
comprenons toutefois que des organismes apparentés comme les églises, les universités, les
clubs, les partis, sont aussi aspirés par la compétition. Les associations, y compris à objet cari-
tatif, se trouvent elles-mêmes prises dans une course à la notoriété et à la collecte de fonds
préalable au développement de leur puissance d’action dans le cadre de leur objet social. Leur
finalité peut être rapidement dénaturée par les modalités de développement de leur puissance
d’action. Comme pour l’amitié, le meilleur est toujours sous la menace de s’abîmer dans le
pire.
Aux confins de l’association, une dégradation du processus prend désormais la forme du
communautarisme qui oscille entre revendication du droit à la différence et à l’indifférence,
entre une forme de d’asymétrie réciprocitaire et une forme d’asymétrie non-réciprocitaire, la
discrimination positive.
La récente initiative du convivialisme tente de pousser encore plus loin ce mouvement enclen-
ché par la recherche de réciprocités asymétriques a priori non violentes.

§ 4 : Le convivialisme, une médiation interne maîtrisant ses conséquences conflictuelles ?

En 2013, Alain Caillé et de nombreux intellectuels65 ont publié un manifeste convivialiste. Il


formule ainsi le premier et principal problème de l’humanité : « Comment gérer la rivalité et
la violence entre les êtres humains ? Comment les inciter à coopérer tout en leur permettant de

63
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chapitre V, p. 158-160.
64
Le choix de ce terme pour caractériser ce secteur aux contours incertains est significatif.
65
Allant au-delà du cercle du mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (MAUSS).

438
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

s’opposer sans se massacrer ? Comment faire obstacle à l’accumulation de la puissance, dé-


sormais illimitée et potentiellement auto-destructrice, sur les hommes et sur la nature ? » Ces
interrogations sont au cœur de nos propres préoccupations. Les réponses du manifeste suppo-
sent de définir sur les plans moral, politique, écologique et économique :
- ce qu’il est « permis aux individus d’espérer et [ce qu’ils] doivent s’interdire » ;
- « les communautés politiques légitimes » ;
- ce qu’il est « permis de prendre à la nature et [ce] que [nous] devons lui rendre » ;
- enfin la « quantité de richesse matérielle [qu’il] nous est permis de produire, et com-
ment », pour rester en accord avec les trois définitions qui précèdent.
Les quatre principes du convivialisme66 sont la commune humanité qui égalise de la sorte ses
membres à travers le respect qui leur est dû, la commune socialité qui insiste sur la richesse
des rapports sociaux, l’individuation qui reconnaît l’affirmation des individualités singulières
supposant qu’elles développent leur « puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des
autres »67 et, enfin, un principe d’opposition maîtrisée et créatrice : celui-ci admet la faculté
pour les humains de s’opposer « aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de
commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice. » Sont ainsi posées en
un même mouvement une liberté qu’on pourrait dire relationnelle et sa limite. La rivalité est
ici postulée féconde et espérée non destructrice dans le respect d’une certaine mesure à ne pas
dépasser.

66
Extrait du Manifeste du convivialisme publié en 2013 :
« Le seul ordre social légitime universalisable est celui qui s’inspire d’un principe de commune humanité, de
commune socialité, d’individuation, et d’opposition maîtrisée et créatrice.
Principe de commune humanité : par-delà les différences de couleur de peau, de nationalité, de langue, de cul-
ture, de religion ou de richesse, de sexe ou d’orientation sexuelle, il n’y a qu’une seule humanité, qui doit être
respectée en la personne de chacun de ses membres.
Principe de commune socialité : les êtres humains sont des êtres sociaux pour qui la plus grande richesse est la
richesse de leurs rapports sociaux.
Principe d’individuation : dans le respect de ces deux premiers principes, la politique légitime est celle qui per-
met à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant sa puissance d’être et
d’agir sans nuire à celle des autres.
Principe d’opposition maîtrisée et créatrice : parce que chacun a vocation à manifester son individualité singu-
lière il est naturel que les humains puissent s’opposer. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps
que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice.
[…] Dans la perspective convivialiste, un État ou un gouvernement, ou une institution politique nouvelle, ne
peuvent être tenus pour légitimes que [… s’ils] respectent les quatre principes, de commune humanité, de com-
mune socialité, d’individuation et d’opposition maîtrisée, et que s’ils facilitent la mise en œuvre des considéra-
tions morales, écologiques et économiques qui en découlent.
Plus spécifiquement, les États légitimes garantissent à tous leurs citoyens les plus pauvres un minimum de res-
sources, un revenu de base, quelle que soit sa forme, qui les tienne à l’abri de l’abjection de la misère, et interdi-
sent progressivement aux plus riches, via l’instauration d’un revenu maximum, de basculer dans l’abjection de
l’extrême richesse en dépassant un niveau qui rendrait inopérants les principes de commune humanité et de
commune socialité […].
67
Dans notre vocabulaire juridico-politique, cette formulation devient la revendication d’une égale puissance
d’être.

439
Le convivialisme vise à une médiation interne non conflictuelle. Girard douterait probable-
ment de sa possibilité d’advenir. Elle est un pendant « laïque » et relationnel à la médiation
intime, un horizon idéal qui a le mérite de récapituler dans une approche anthropologique les
défis et impératifs d’une humanité incapable de maîtriser son évolution alors qu’elle est con-
frontée à ses capacités autodestructrices et à leurs conséquences sur son environnement.

§ 5 : La dévalorisation de la marchandisation et de la compétition, y compris politique

L’histoire de la prise de contrôle des sociétés par l’économie peut se comprendre comme celle
d’une marchandisation croissante de biens mais aussi de services. Au point que la question
suivante apparaît désormais raisonnable : « Ne sommes-nous pas déjà en train de nous trans-
former nous-mêmes en marchandise et de traiter la vie comme un moyen parmi d’autres, et
non comme la fin suprême que tous les moyens doivent servir ?68 » Elle est aussi celle d’une
tolérance à la compétition accrue des acteurs économiques, compétition médiatisée par des
marchés et, pour ainsi dire, apprivoisée, domestiquée. Gorz présente ainsi ses dangers :
Aussi n’est-ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entre-
tient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la
compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser « au-dessus »
des autres. […] Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la crois-
sance […].69
La démarchandisation dont on aperçoit aujourd’hui les prémisses fait étrangement écho à la
disparition de l’objet dans la rivalité mimétique. Le travail sur le rôle du modèle n’est sans
doute pas suffisant. Il faut aussi s’interroger sur les objets de la rivalité même si, du fait de
l’optique que Girard adopte, ceux-ci semblent négligeables. Nous avons oublié que la mar-
chandisation est une tendance récente, y compris dans les pays au développement économique
précoce, donc peut-être réversible. Nous avons du mal à admettre que les transformations de
nos économies depuis le Néolithique ont commencé à atteindre un seuil significatif, pour la
plupart d’entre elles et les plus influentes sur nos vies, il y a moins d’un siècle, c’est-à-dire
quand et là où le monde rural devient minoritaire. L’urbanisation, l’échange généralisé,
l’usage massif de l’énergie, le recours croissant aux produits chimiques, l’augmentation des
prestations de service se sont produits sur une période très brève, plus ramassée encore pour
les pays au « développement » récent comme le Japon, la Corée du Sud, la Chine, l’Inde et

68
GORZ, Bâtir la civilisation du temps libéré, p. 41
69
Ibid., p. 19.

440
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

l’Indonésie dont les impacts démographiques sont considérables.


Le processus de marchandisation s’est seulement enclenché à partir des lois sur les enclosures
aux XVIIIe et XIXe siècles en Angleterre pour diffuser ensuite sur les deux rives de
l’Atlantique et s’étendre en fonction des succès de l’impérialisme et des réactions qu’il a en-
traînées.
Quelques évolutions récentes, dont le ralentissement constant de la croissance dans les pays
« occidentaux » est la traduction la plus facilement appréhendable par les statistiques de la
comptabilité nationale, soulignent que les réserves de biens et prestations marchandisables
tendent (aussi) à s’épuiser. La décroissance exprime sur un mode volontariste ce projet de se
déprendre d’une évolution jamais rassasiante : la marchandisation n’a pas davantage comblé
notre insuffisance d’être, en dépit des prothèses et des assistances qu’elle nous a fournies pour
augmenter notre potentiel d’être et du temps de vie qu’elle a prétendu, plus ou moins falla-
cieusement, libérer et allonger. Pouvoir faire toujours plus durant un temps toujours plus
étendu, voilà bien le désir-type de qui s’estime insuffisant. Or, plus ce désir est satisfait par la
technologie et l’économie qui en assure la diffusion rapide et plus la déception et l’inquiétude
semblent croître simultanément, selon une logique toute girardienne.
Au-delà, et pour la question qui nous occupe le plus ici, la mise en compétition des fonctions
et offices politiques semble avoir atteint un seuil où les inconvénients sont sur le point de
l’emporter sur le dernier de ses avantages tangibles : l’acceptation quasi-unanime des bien-
faits de l’alternance et du résultat des urnes, quel qu’il soit. Ce consensus passe par
l’acceptation de nombreuses entorses à l’idéal lincolnien du gouvernement pour et par le
peuple : professionnalisation du personnel politique contraire à la logique du gouvernement
représentatif, financements et coups déloyaux des campagnes, poids des lobbies l’emportant
sur celui du corps électoral pour l’exercice de la souveraineté… On peut se demander si la
disparition d’un certain nombre d’inconvénients de la professionnalisation du personnel poli-
tique et de la polarisation des débats de société ne passerait pas par la constitution de panels
citoyens par tirage au sort constitués grâce à des méthodes d’échantillonnage garantissant une
représentativité très supérieure à celle qui résulte d’une compétition entre clubs oligarchiques
qui exagèrent leurs différences à mesure qu’elles s’amoindrissent. L’objection classique des
exigences de compétences politiques tombe si on remarque que les élus sont des profession-
nels de la compétition politique et de la communication qui est nécessaire à la captation des
désirs du corps électoral plus que de la fabrication des normes, lesquelles sont désormais re-
connues comme trop nombreuses, inutilement complexes, difficiles ou impossibles à mettre
en œuvre et contrôler, voire source d’insécurité juridique, c’est-à-dire contraires à leur voca-

441
tion.
Il s’agirait néanmoins d’un saut dans l’inconnu : l’élection comme moyen de déterminer la
majorité détentrice, le temps d’un mandat, des instruments de la souveraineté continue de
faire consensus, même si l’abstention et le scepticisme devant l’absence d’alternatives réelles
progressent dans des populations toujours plus tentées par l’évitement du politique. Par ail-
leurs, sur un plan pratique, on imagine mal des professionnels de la politique prendre
l’initiative de supprimer ou même seulement de réduire leurs prérogatives, sauf à croire pos-
sible une assemblée de Gorbatchev.
Quoi qu’il en soit, toutes les mesures visant à la réduction du poids de la compétition et de ses
effets pervers dans le débat public mériteraient d’être expérimentées.

§ 6 : La coordination par l’avenir redouté comme médiation ultime

Après la réciprocité asymétrique, l’horizon proposé par le convivialisme, la démarchandisa-


tion et la diminution des modalités compétitives de la vie politique, ce qui constitue déjà un
programme culturel et politique conséquent, il semble encore nécessaire d’évoquer ce que
nous sommes tentés d’appeler une médiation ultime, celle que suggère Jean-Pierre Dupuy
avec son « catastrophisme éclairé ». L’humanité ne peut désormais plus se penser que comme
condamnée par son hubris à une destruction de son environnement la vouant à sa propre fin
ou, à tout le moins, à une évolution radicale et non désirée pour les survivants. Le monde
semble de surcroît désormais en partie surdéterminé par des « états de violence » résultant
d’humiliations longtemps inhibitrices et désormais déchaînées du fait de leur médiatisation
ainsi que par un échec de la prétention moderne à la domination de la nature par la culture
humaine. Plus que de transition énergétique, il faudrait parler désormais de conversion éner-
gétique et associer au changement de technologie une vertu de plus en plus évoquée : la so-
briété, soit encore se limiter à ses besoins vitaux, bref sublimer les désirs qu’on y adjoint,
c’est-à-dire choisir des modèles non matérialistes. Cette sobriété serait à combiner avec un
nouveau malthusianisme pour reprendre le contrôle de l’anthropocène et parvenir à ce que
moins d’individus consomment moins de ressources et émettent moins de particules pol-
luantes chacun.
La médiation à promouvoir doit ainsi prendre en compte la sagesse amérindienne qui postule
de manière contrefactuelle l’emprunt de la Terre à nos descendants. Si l’idée judaïque et chré-
tienne d’une nature offerte à l’humanité par son Créateur pour croître et prospérer a été mise
en avant pour la rendre responsable du désastre écologique vers lequel une surpopulation pro-
ductrice en excès de gaz à effet de serre et consommatrice compulsive de ressources non re-

442
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

nouvelables conduit, il en est une autre, peut-être moins clairement exprimée, qui veut que les
créatures ne peuvent détruire une création qui appartient en dernier ressort à son Créateur.
Si le monde moderne est bien peuplé d’idées chrétiennes devenues folles, comme le prétend
Chesterton, il est temps de revenir à l’innocence de la victime des meurtres collectifs, que
celle-ci soit une personne, un groupe voué au génocide, l’humanité ou encore son environne-
ment « naturel » qui conditionne sa pérennité. Dans le but de prévenir ces meurtres
d’innocents, une anthropologie mimétique et la politique qui en découlerait se centreraient sur
le dévoilement de la violence potentielle des libres puissances égales. Dès 1994, Girard pro-
phétisait dans Quand ces choses :
Le seul humanisme possible, aujourd’hui, consiste à penser ce pire et ce meilleur ensemble
jusqu’au bout : on aperçoit que nous sommes en train de participer à une œuvre incroyable qui
nous dépasse de toutes parts. On n’en voit pas les tenants ni les aboutissants, mais on peut espé-
rer qu’il ne s’agit pas seulement de la mort d’une civilisation.70
Vingt ans plus tard, les « choses » ont bel et bien commencé. Au moment de sa destruction
possible, il est plus que jamais temps de reconnaître ce que nous avons toujours occulté à pro-
pos de la fondation du monde.

70
Quand ces choses, p. 100.

443
444
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

Conclusion :
La revendication d’une égale puissance d’être

On envisage toujours la crise tragique du point


de vue de l’ordre qui est en train de naître,
jamais du point de vue de l’ordre
qui est en train de s’écrouler.1

Nous étions partis du cycle thébain, revenons-y pour conclure notre réflexion. Bien des ques-
tions posées par la descendance de Cadmos et récapitulées dans notre introduction ont trouvé
des éléments de réponse en chemin. L’anthropologie mimétique aide à révéler ce que re-
couvre la méconnaissance entretenue par une science politique se disant réaliste et une philo-
sophie politique qui préfère se projeter dans l’idéal.
Comment partager le pouvoir ? Le gouvernement représentatif a expérimenté et diffusé une
solution de partage dans le temps et dans l’espace par l’alternance électorale qui fonctionne,
peu ou prou, dans la plupart des pays qui ont adopté avec un minimum de bonne foi cette
règle du jeu. Pour autant, plusieurs objections sont opposables à cette solution qui a permis de
dépasser le conflit longtemps insoluble entre Étéocle et Polynice. En premier lieu, les para-
doxes du vote que Jean-Pierre Dupuy a plaisamment rapprochés de la loterie à Babylone bor-
gésienne. Ensuite les méfaits toujours plus évidents de la compétition entre des politiciens
professionnels, oligarques cooptés indifférenciés tentés de se distinguer par des arguments
parfois discutables, qui prennent de plus en plus le pas sur le choix, au demeurant difficile
quand il n’est pas impossible, entre des alternatives programmatiques ; ce phénomène est ac-
centué quand la compétition pour l’investiture par l’appareil ou les militants précède celle
devant les électeurs. L’importance des enjeux ainsi artificiellement produits par des désirs
rivaux se traduit inévitablement par une corruption des mœurs allant des contrevérités éhon-
tées du discours aux turpitudes des financements2 en passant par des luttes de factions visant à

1
La violence, p. 69-70.
2
Au mieux, on aboutit à l’explosion des coûts de communication légaux et donc à la surreprésentation des dona-
teurs les plus riches dans l’élection et la quasi-dette des élus à leur égard que les lobbies ont pour fonction de leur

445
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

discréditer les autres indépendamment ou en raison de leur valeur intrinsèque. L’idéal


d’égalité des conditions des candidats finit par se soumettre à la loi d’airain de l’oligarchie et
la vertu républicaine souffre des exigences de la concurrence électorale.
Notre deuxième question était : comment conserver le pouvoir, le défendre ou encore
l’obtenir lors d’un conflit international ? Là encore, la question machiavélienne, celle de la
science politique par excellence, trouve une réponse sous l’éclairage cru de la théorie mimé-
tique. Le désir de conservation des attributs de la souveraineté, en tant qu’héritier ou délégué
à ces fonctions par le peuple ou par une aristocratie, oblige à la violence engendrée par la
compétition, qu’elle passe par le discrédit de ses concurrents ou l’asservissement de ses
« amis » politiques. Les égaux sont voués à se livrer une lutte sans merci, pour se distinguer et
triompher d’une course à élimination où un seul l’emporte. Le conflit international est, lui,
marqué par la montée aux extrêmes, l’irrationalité des buts de guerre et, généralement,
l’incapacité à pérenniser les conquêtes : la vanité de ses enjeux se mesure à la durée des gains.
Quel respect doit-on à la promesse donnée ? L’alternance décidée entre Étéocle et Polynice
n’a pas lieu et la trahison de l’engagement s’achève à Thèbes en un affrontement mortel entre
doubles. La rivalité mine la confiance. Les institutions doivent prendre le relais pour garantir
l’engagement dans la durée. Le philosophe attend souvent de l’amitié politique la permanence
de la bonne réciprocité. L’anthropologue n’y croit pas davantage que le politologue, doutant
que la réciprocité rivalitaire soit durablement évitable dès lors qu’une appropriation quel-
conque est en jeu.
Une personne seule peut-elle avoir raison contre la foule ? La question posée par Antigone
face au chœur tragique trouve une réponse dans l’anthropologie évangélique : la vérité ne
dépend pas de la loi du nombre. L’unanimité est désormais suspecte, en général difficile à
obtenir et plus encore à pérenniser. Un préjugé favorable a fini par bénéficier au bouc émis-
saire, le souci des victimes est si bien partagé que toute revendication de reconnaissance se
légitime par une posture victimaire assumée : la surenchère des préjudices allégués est une
nouvelle forme que prend la compétition. Et la vérité scientifique ou historique n’est pas né-
cessairement le fruit d’un consensus, au moins pour le temps plus ou moins long où elle de-
vient un enjeu : les interprétations dissidentes peuvent finir par l’emporter.
La foule peut-elle s’apaiser après la mort ou l’expulsion d’un seul ? Le précepte de Caïphe
semble de moins en moins opérant, le doute ayant été instillé par la reconnaissance de

rappeler. La cour suprême fédérale des États-Unis s’y est résolue comme un moindre mal au risque de faire le lit
d’une ploutocratie.

446
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

l’innocence du Christ et la diffusion de l’enseignement évangélique, au risque du développe-


ment des inflations victimaires des génocides. Les communautés sont trop nombreuses, les
croyances collectives, trop dispersées, les possibilités de faire naître le doute, trop variées.
Une loi naturelle peut-elle être opposée au droit positif édicté par un pouvoir légitime du seul
fait de sa dévolution régulière ou de la force dont il dispose ? La loi naturelle contre le droit
positif reste une opposition essentielle à tout débat politique. La Règle d’or, présente dans les
Évangiles mais aussi dans de nombreuses autres traditions philanthropiques, et sa déclinaison
particulière sous la forme de la présomption d’innocence, traduite à partir de l’habeas corpus
dans le droit positif3, répondent en définitive à Antigone qui, réclamant les mêmes honneurs
funéraires pour ses deux frères, invoque la prise en compte de ce principe. L’idéologie des
droits de l’homme et probablement bientôt celle des droits de la nature prennent une place
croissante dans les systèmes de croyance. Au terme d’une nouvelle reformulation, le droit
naturel se mue en droit à l’avenir des générations futures.
Quelles sont, dans la destinée d’un homme comme dans celle d’un peuple, la part de la fatali-
té et celle de l’absence de discernement ? Cette question qui suggère une alternative reçoit
désormais une réponse unique. Si le mécanisme de la mimésis d’appropriation est inéluctable,
comme le postule la théorie mimétique, sauf à renoncer à toute interaction, il est difficile à
chacun de choisir le bon (et seul ?) modèle à imiter. La conclusion de Girard en faveur d’une
conversion, toute incongrue qu’elle paraisse dans un monde laïque et déchristianisé, est lo-
gique. Chaque tentative pour en trouver une autre a abouti sur une sorte d’analogon de cette
conversion particulière. Pour échapper à la fatalité de la condition humaine et au manque de
discernement face à des problèmes qui nous dépassent, une seule issue, il n’y a sans doute
guère d’alternative, serait une adhésion générale à une foi particulière, même si elle semble
plus que jamais hors de portée.
Comment éviter la division ? L’exclusion du contrat social comme irréaliste et de ses avatars
fait planer le doute sur une réponse possible. Le manifeste convivialiste auquel nous avons fait
une place risque de buter sur cette position de principe. Presqu’aussi utopique, une adhésion
collective au modèle christique en est une proche parente. Une seule différence, mais elle est
de taille : les hommes ne se réunissent pas pour débattre de ce qui les réunit et de ce dont ils
doivent collectivement se garder, puisque le modèle leur est déjà fourni sans qu’ils aient à en
discuter pour s’accorder sur des principes de justice. Pour Girard, il faut et il suffit de prendre

3
En 1679 en Angleterre.

447
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

les Évangiles comme anthropologie. Et il en existe une version politique dégradée : le consen-
sus par recoupement rawlsien sur quelques règles à caractère supra-constitutionnel ou consti-
tutionnel qui peuvent tenir ensemble une quasi-unanimité par adhésion effective ou indiffé-
rence comme l’Église doit réunir le peuple chrétien autour d’un seul commandement.
Comment les pouvoirs institués peuvent-ils parvenir à contenir la violence de la foule ? La
réponse à cette question n’est jamais définitive et elle est toujours susceptible d’être démentie
par une sédition ou une révolution. On connaît quelques éléments de réponse qui hésitent
entre une utilisation extensive du monopole de la violence légale et un gouvernement qui se
soumet à la tyrannie de l’opinion. Entre les deux, les autorités dosent avec plus ou moins
d’habileté en fonction des circonstances et de leur interprétation de celles-ci. Les tentations du
recours à un bouc émissaire sont de plus en plus vouées à l’échec même si des gouvernants
continuent sporadiquement d’y succomber par médias interposés pour accréditer leurs accusa-
tions et accélérer les polarisations. Mais l’unanimité contre un seul ou contre un groupe admi-
nistrativement composé ne parvient pas à produire de bénéfices durables. Tant à l’intérieur du
groupe qu’à l’extérieur, trop de témoins et d’acteurs disent désormais la vérité de la situation.
Comment la foule fait-elle émerger un pouvoir ordonnateur de son propre désordre ? Du dé-
sordre, un ordre finit toujours par s’auto-extérioriser. Du moins est-ce ce à quoi nous avons
toujours assisté jusqu’à présent, ce qui explique la pérennité et l’expansion de l’espèce hu-
maine. Des communautés plus ou moins vastes se sont toutefois effondrées jusqu’à aboutir à
la disparition de tous les habitants d’un lieu clos comme l’île de Pâques. Le « catastrophisme
éclairé » instille désormais le doute sur l’automaticité d’une auto-extériorisation d’une souve-
raineté sacrée, politique, monétaire (ou autre ?) pour créer les conditions de la persistance de
l’humanité dans l’être, du fait des capacités accrues qu’elle manifeste désormais à détruire son
environnement dans le cadre de l’économie marchande, justement dans l’espoir de maintenir
la violence à distance suffisante.
*
Récapitulons maintenant les acquis de notre parcours. Si toute humanité commence par une
insuffisance d’être, tout humain désire être autre, une manière, intuitivement plus acceptable,
de dire de son désir qu’il est mimétique. Le désir moderne d’authenticité et d’autonomie en
est une variante à peine paradoxale : se vouloir soi et maître de soi, c’est savoir ne pas être
(encore) qui on aspire à être et ignorer comment y parvenir. Cet autre, de modèle qu’il
semble, se trouve dans certaines situations être l’obstacle à la satisfaction espérée. Quoi qu’il
advienne, l’insuffisance d’être n’est jamais comblée au point que tout désir, même assouvi,
débouche plus ou moins rapidement sur une déception qui réamorce le cycle. Cela est aussi

448
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

inacceptable qu’indéniable. La rivalité engendrée par la combinaison des situations de modèle


et d’obstacle est susceptible, dès les origines et jusqu’en nos temps pré-apocalyptiques, de
toucher, de proche en proche, l’ensemble des membres de la communauté. Contrairement à ce
que laissent accroire les idéaux démocratiques et révolutionnaires, ces rivalités sont beaucoup
plus fréquentes entre égaux et proches qu’entre distincts et lointains. Les statistiques
d’homicides suffisent à le constater et un minimum de réflexion fait admettre que la probabili-
té de situations rivalitaires est fortement corrélée à la fréquence des occasions de rencontre.
La violence est au principe et à la fin de toute organisation des communautés humaines. Le
problème majeur des institutions, sacrées, religieuses, politiques ou économiques – on pour-
rait évoquer aussi l’écologie même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’institutions – est de
recourir à un minimum de violence pour contenir celle qui pourrait remettre en cause la pé-
rennité collective.
La modification de la géométrie du désir proposée ici ouvre de larges perspectives : elle invite
à dépasser les limites d’une figure bidimensionnelle – celle du triangle – pour se projeter dans
une représentation des situations relationnelles à trois dimensions, les quatre sommets d’un
carré formé par les deux contradictions précitées et reliés par six droites. Cette représentation
en forme de carré sémiotique ou de tétraèdre, dès lors qu’on s’autorise un peu de jeu entre les
concepts pour ne pas s’enfermer dans l’engendrement de typologies statiques et formelles, se
révèle féconde. Elle nous a permis de penser tout au long de nos travaux dans cet espace dy-
namique tridimensionnel. Outre sa capacité à accréditer la cohérence de la pensée de Girard,
cette matrice permet de la déployer dans des domaines qu’il a peu ou pas abordés. Notre pro-
blématique initiale – la théorie mimétique fournit-elle un paradigme pour l’anthropologie po-
litique ? – a trouvé sa réponse grâce à cette construction théorique. Le politique, au moins
pour les systèmes de gouvernement représentatif, gagne en intelligibilité à être pensé lui aussi
comme l’articulation d’une double contradiction homothétique à celle que nous avons rencon-
trée au cœur du désir mimétique : citoyenneté et exclusion, souveraineté et compétition.
Avec un recul historique et préhistorique de 100 000 ans, nous percevons désormais la proba-
bilité d’une apocalypse au double sens de catastrophe et de révélation que contient ce mot, à
un moment où l’égalité des conditions semble épuiser ses effets tandis que le retour à des so-
ciétés hiérarchiques paraît inacceptable à la grande majorité des contemporains qui ont cru
aux vertus égalitaires.
Il est possible de reprendre notre parcours en une ultime matrice. La distance entre le point de
départ et celui d’arrivée semble courte et se limite à un mot : elle nous conduit de La violence
et le sacré, essai fondateur de la théorie mimétique, à la violence et aux institutions qui la con-

449
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

tiennent. Ce couple est présent chez Girard : le rite sacrificiel est la première et la mère de
toutes les institutions. Le problème de la persistance de l’humanité dans son être est tout en-
tier circonscrit dans une relation dynamique entre la violence qui risque toujours de l’anéantir
et les institutions qui la contiennent dans des limites qui garantissent sa pérennité.

Figure 17 : Typologie des principales organisations institutionnelles

Une ultime fois, le carré sémiotique nous permet de représenter les alternatives ou les di-
lemmes des types d’organisation sociale des grands groupes humains. Face aux origines de la
culture au confluent de la violence et des institutions, Girard n’a que le Royaume des Cieux à
proposer, le lieu d’une non-violence qui s’obtient en l’absence d’institutions, une autre façon
de dire qu’il ne se situe nulle part et dans aucun avenir concevable. La croyance que des insti-
tutions peuvent assurer la non-violence est au principe des idéalismes de la philosophie poli-
tique. Elle est le miroir inversé de l’anarchie abandonnant l’humanité aux risques de sa vio-
lence en estimant que la valeur de la liberté l’emporte sur tout le reste et que la concorde
pourra émerger sans auto-extériorisation. La violence est en train d’apparaître ou de réappa-
raître dans des espaces interstitiels de non-droit dont Paul Dumouchel signale la prolifération
actuelle et pronostique l’extension future. Le soi-disant État islamique aux normes non con-
formes aux principes du droit international, la secte Boko Haram, les zones tribales, l’anarchie
dans un certain nombre de pays d’Afrique et d’Asie prospèrent du fait d’une absence d’État
effectif dans son sens le plus rudimentaire d’institution de l’ordre au sein d’une population
installée sur un territoire.
Entre ces options radicales, les deux contradictions génératrices de notre carré correspondent
aux deux dernières modalités historiques de l’organisation sociale mobilisées pour contenir la
violence, celle préconisée par la science politique et celle que la science économique entend

450
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

imposer : l’État de droit wébérien détenteur du monopole de la violence légitime qui impose
la non-violence à sa population ; l’institution du libre marché qui, telle que la rêvent les éco-
nomistes et idéologues néolibéraux, produit un ordre spontané, bref une institution virtuelle
qui prétend se passer de toutes les institutions pour engendrer l’harmonie sociale.
*
On ne trouve pas de théorie politique chez Girard car le politique n’est qu’une solution institu-
tionnelle à la violence parmi d’autres dans l’Histoire et, à chaque instant, en combinaison
avec d’autres. S’il a vécu durant une période où le politique étatique a semblé dominer ce
mixte, il sait que cela ne fut pas le cas pendant l’essentiel des centaines de milliers d’années
qui ont précédé et que cela ne le sera probablement plus dès notre XXIe siècle, d’où son ton
apocalyptique. D’où aussi son intérêt constant pour la médiation, externe, interne, intime ou à
redéfinir au moment où la méconnaissance aura complètement cédé la place à la Révélation.
Ses espoirs sont placés dans une médiation transformée par la conversion de ses parties pre-
nantes.
En partant de la rivalité, Girard entend remettre la pyramide anthropologique sur sa base à la
fois originelle et permanente. Il nous offre ainsi l’opportunité de renouveler la perspective sur
le politique. Le désir mimétique devient alors l’aspiration à une égale puissance, promesse de
la citoyenneté, modèle de la souveraineté, fatalement compétitive et toujours susceptible
d’être insatisfaite. Notre paradigme, directement dérivé de la rivalité des égaux girardienne est
donc désormais formulé comme la revendication à une égale puissance d’augmenter (ou de
combler l’insuffisance de) son être. La confrontation à d’autres pensées politiques encourage
cette reformulation en leur faisant une place. Elle englobe la solution recherchée par le con-
tractualisme, le désir de reconnaissance, la polarisation amis-ennemis en particulier dans les
relations partisanes et les conflits sociaux, la loi d’airain de l’oligarchie, la revendication de la
libre puissance d’augmenter son avoir au cœur de l’ordre spontané néolibéral… Elle est la
réponse que nous proposons au terme de notre recherche à notre sous-titre problématique :
« La théorie mimétique : un paradigme pour l’anthropologie politique ? » Tout en se focali-
sant sur le problème politique, elle conserve en son sein le désir mimétique (ou celui d’être
autre, d’être à l’égal de l’autre), la rivalité avec le modèle-obstacle comprise dans l’expression
de la revendication et, implicitement, la déception de voir cette puissance bridée ou incapable
de fournir une satisfaction durable. Le paradigme auquel conduit l’hypothèse mimétique est
donc pour nous dans son expression la plus compacte : la revendication d’une égale puissance
d’être.
*

451
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Si Girard présente sa théorie comme une antithèse de la philosophie et des sciences humaines,
accusées de rejeter les origines et les perspectives violentes de la culture, il parvient donc à en
proposer une synthèse englobant de multiples points de vue, à les mettre en perspective et à
leur proposer un horizon de convergence. Sa stratégie du « un contre tous », celle du village
gaulois résistant à l’envahisseur romain, est peut-être la bonne à long terme mais elle l’a con-
damné en France, au moins provisoirement, à l’exclusion de la communauté savante qu’il a
entendu convertir à ses vues. Il aurait adopté la stratégie inverse du « un pour tous », les héri-
tiers de ceux qui l’ont précédé et ses contemporains l’auraient-ils mieux acceptée pour au-
tant ? Probablement pas : une telle synthèse générale aurait été jugée par trop réductrice des
théories antérieures ou inaccessible à quiconque et donc, irrecevable. Quoi qu’il en soit, il
pourrait alors appliquer à son œuvre la formule paradoxale du psalmiste qui lui est si chère :
pierre rejetée par les bâtisseurs de la pensée depuis les Lumières, son anthropologie évangé-
lique serait devenue la pierre de faîte de la science des rapports humains qu’il entend fonder.
Une pierre de faîte en guise de fondation, un aperçu en raccourci de son aptitude à se nourrir
de paradoxes !
*
Nous ne pouvons à ce point éviter de nous demander comment Girard échapperait, dans ses
analyses critiques, à la « malédiction » qu’il a lui-même prononcée contre les essayistes : il
serait le seul penseur à équivaloir, voire à dépasser, les grands romanciers et dramaturges dont
il a toujours prétendu qu’ils étaient les mieux – voire les seuls – à même de révéler la vérité
des rapports humains4. En effet, si Girard pose d’entrée le paradoxe de l’accès privilégié à la
vérité par la fiction, il doit en affronter un autre à la sortie : celui de la supériorité dans la
quête de la vérité du désir de son travail de critique littéraire sur celui de l’assemblée des
grands romanciers et dramaturges qu’il a convoquée. Pourquoi identifierait-il en totalité ce
que les autres ne parviennent qu’à apercevoir en partie s’il a rassemblé le meilleur de la litté-
rature occidentale dans son entier pour parvenir à la vérité du désir ? Tout au plus semble-t-il
faire une exception trente ans après Mensonge romantique en concédant à Shakespeare une
vision aussi ample que la sienne. Pourquoi lui, Girard, atteindrait la vérité du désir et de
l’hominisation, réclamant que sa théorie soit comptée au rang des hypothèses scientifiques en
rejetant simultanément tout relativisme et toute obligation de falsifiabilité de ses démonstra-

4
Il indique en ce sens dans l’introduction de Shakespeare, p. 10 : « […] les dramaturges, comme les romanciers,
se doivent de découvrir cette source essentielle des conflits humains qu’est la rivalité mimétique, sans attendre le
moindre secours des philosophes, moralistes, historiens et psychologues, lesquels observent sur le sujet un si-
lence unanime. »

452
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

tions ? Nous avançons quatre explications.


D’abord il invite à un changement de paradigme mythologique. Pour lui, le fils parricide et
incestueux de la légende œdipienne annexé par la psychanalyse doit céder la place au thème
beaucoup plus fréquent et non sexualisé des frères ennemis : « […] le lien fraternel peut de-
venir une marque paradoxale d’indifférenciation, un symbole de désymbolisation violente, le
signe de la guerre confuse propagée par l’effacement des signes […].5 » Il choisit de donner à
l’égalité congénitale des frères plus d’importance que l’asymétrie tout aussi congénitale du
père et du fils. Il a probablement raison : la rivalité, la compétition et la concurrence entre
égaux sont en tout cas ce qui anime et régule toute société à prétention démocratique, libérale
et capitaliste dans tous les domaines de l’existence ; et cela vaut bien sûr, mais pas seulement
ni même, principalement, pour la sexualité. Son paradigme est plus général dans l’espace et
dans le temps : il correspond à davantage de situations de crises personnelles et sociales que
celui du père comme médiateur universel. Il affirme d’ailleurs que la grande force de son hy-
pothèse est son efficacité, preuve ultime de sa véracité.
Ensuite, Jean-Pierre Dupuy6 remarque que la théorie girardienne a pour point commun avec
celles de l’auto-organisation des systèmes vivants deux caractéristiques remarquables qui en
augmentent l’intérêt : primo, le principe de l’ordre ou de la complexité par le bruit postule que
toute organisation vivante est composée de principes antagoniques, ce qui est le cas avec le
modèle-obstacle, l’attirance et la répulsion, les obligations rituelles et les interdits7 ; secundo,
le principe de clôture opérationnelle prévoit qu’il y a bouclage entre la cause et l’effet, para-
doxe autoréférentiel entre l’opérateur et l’opération8.
Girard et les girardiens semblent en outre désormais en mesure de se prévaloir d’avancées
récentes de la neurophysiologie. L’observation scientifique viendrait ainsi prouver une théorie
qui a fait émerger sa vérité d’un bouquet fictionnel. La découverte des neurones miroirs paraît
donner un substrat physiologique à l’hypothèse, dans ses multiples dimensions qui vont de
l’empathie à l’appropriation et à l’antagonisme9. Un des découvreurs, Vittorio Gallese, in-

5
In ibid., p. 334.
6
In « Totalisation et méconnaissance », DUMOUCHEL (éd.), Violence et vérité.
7
Notre propre propension à la formalisation des situations relationnelles par combinaison de paires de contradic-
toires ne fait qu’étendre cette propriété.
8
Telle l’illusion de l’autosuffisance de la coquette qui convainc les hommes séduits de sa réalité. Cette clôture
est mise en évidence quand le quatrième terme de nos carrés réinitialise un cycle à partir du premier comme la
déception qui suscite désir et espoir ou l’exclusion du groupe qui nourrit la revendication de lui appartenir que
consacre la citoyenneté ou la reconnaissance par la communauté internationale de la souveraineté d’un nouvel
État.
9
Voir par exemple RIZZOLATTI et SINIGAGLIA, Les neurones miroirs et RAMACHANDRAN, Le cerveau fait de
l’esprit : Enquête sur les neurones miroirs, in OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, 2013.

453
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

dique : « Les mêmes circuits neuronaux qui interviennent dans le contrôle de l’action et dans
l’expérience en première personne des émotions et des sensations sont actifs aussi quand nous
sommes des témoins de ces mêmes actions, émotions et sensations chez les autres.10 » De
quoi effectivement justifier l’intervention d’une imitation non-intentionnelle dans nos choix :
ce que Girard qualifie dans son vocabulaire de mécanisme renvoie à cette automaticité de
l’activation des neurones miroirs. Comme Antonio Damasio titrant « Spinoza avait raison »
après « L’erreur de Descartes » à l’issue de précédentes découvertes en neurophysiologie sur
l’existence d’un cerveau des émotions, quelque scientifique renommé écrira-t-il peut-être un
jour : « Girard n’avait pas tort !» Nous nous trouverions alors dans une situation comparable
au destin de la théorie de l’évolution darwinienne : initialement née d’un nombre limité
d’observations, puis corroborée par des données plus nombreuses, son bien-fondé, au moins
pour l’essentiel, a fini par être confirmé de manière éclatante par la génétique.
Enfin, si on le laisse se justifier lui-même, Girard en revient à la position qui l’a discrédité
dans l’université française et, sans doute, en bien d’autres lieux. Il dirait qu’il a raison parce
que tout ce que les grands écrivains disent plus justement que les savants est puisé, cons-
ciemment ou non, aux sources de la Bible et des Évangiles qui les ont précédés dans la révéla-
tion des mécanismes du désir et de la mise à mort des victimes innocentes. Girard est en effet
persuadé que la Bible et, plus particulièrement, les Évangiles contiennent une véritable an-
thropologie, et que celle-ci reste à ce jour parfaitement valide. À titre personnel, il voit
d’ailleurs dans sa conversion au catholicisme la conséquence de ses recherches pour Men-
songe romantique et non l’origine de celles-ci.
Quoi qu’il en soit, à des degrés divers, nos quatre arguments constituent autant de soutiens à
la théorie mimétique. Tout contradicteur conséquent ne devrait pas se contenter d’arracher un
de ces ancrages mais aurait à relever chacun d’entre eux.
*
L’anthropologie politique serait cette part de la science des rapports humains qui, partant du
constat historique d’une violence toujours sur le point de se répandre par contagion mimé-
tique, chercherait à déterminer les conditions de la coopération des grands groupes humains et
de leur assemblée générale, l’humanité. Évitant les deux écueils maximalistes – la recherche
du gouvernement idéal – et minimaliste – les techniques de conquête et de conservation du
pouvoir allant jusqu’à la contrainte sur les corps –, elle restreindrait son ambition aux limites

10
Texte publié en 2011. Voir OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, p. 74-75.

454
Conclusion : La revendication d’une égale puissance d’être

du katechon comme garant de la pérennité de l’humanité. Mais contrairement au politique, à


l’économique ou au religieux pris chacun isolément, elle étendrait son ambition au maintien
de tous les équilibres vitaux, y compris entre l’humanité et sa terre nourricière, entre les géné-
rations présentes et futures, entre les contraintes du vivre ensemble dans un espace et un
temps limités… Sauf ambition totalitaire, l’État-nation n’a ni cette capacité ni cette volonté.
Quant à la foule, elle ne parvient pas davantage spontanément à les définir, les atteindre et les
maintenir. Seule une élévation de la connaissance et de la conscience peut entretenir l’espoir
d’y parvenir.
Nos travaux mettent en évidence que de telles évolutions passent par des remises en cause
douloureuses. Il nous faut désacraliser rien moins que ce que l’époque contemporaine a con-
sacré, à savoir l’égalité, l’autonomie, la compétition, et le désir lui-même qui les tient en-
semble : l’égalité et l’autonomie, soit deux des piliers des droits de l’homme, la compétition,
soit le mode de légitimation et d’organisation tant du gouvernement représentatif que de
l’économie marchande, le désir enfin, soit le mouvement psychologique11 qui met en relation
avec l’autre.
*
Après le paradoxe de l’essayiste surpassant des écrivains auxquels il a concédé une supériorité
sur tous les essayistes, Girard doit faire face à un autre paradoxe, peut-être plus délicat encore.
Lui qui accorde la suprématie dans la divulgation de la vérité des rapports humains aux textes
bibliques et évangéliques, définit, avec la théorie mimétique qui tend à annexer la Révélation
à son argumentation, une pensée rationnelle qui pourrait se passer de la foi en la résurrection
du Christ et en l’existence de Dieu le Père. Il est en effet pris dans un dilemme : ou bien la
théorie mimétique peut être formulée en termes scientifiques, et elle serait alors en mesure de
se passer de la croyance dans la puissance surnaturelle de la Révélation, ou bien cette dernière
lui est indispensable et la prétention au statut scientifique de la théorie en est affaiblie
d’autant. Il existe toutefois une voie étroite qui consiste à traiter les textes religieux comme
certaines fictions auxquelles Girard reconnaît par ailleurs une capacité de révélation de la vé-
rité. Mais cela revient à accorder une supériorité à certaines traditions religieuses qui révèle-
raient une vérité anthropologique que d’autres se contenteraient de refléter, pour reprendre
l’alternative qu’il a proposée pour classer les textes de fiction. Cette position nuit à l’adhésion
possible de croyants d’autres confessions, pour ne rien dire des athées.

11
Pour reprendre la formule de Jean-Michel Oughourlian.

455
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

*
La théorie mimétique essuie souvent le reproche d’être une clé qui ouvre trop de portes trop
simplement pour ne pas être suspecte, bref une pensée de l’ouverture par effraction. Sans
même revenir sur le caractère étrange de cette suspicion, un passe-partout est plus commode
qu’un trousseau lourd et encombrant de clés dont chacune doit être répertoriée et retrouvée
pour son usage propre, tous les veilleurs de nuit s’accorderont sur ce point, l’important est
plutôt de se demander pourquoi tant de portes cèdent à l’usage de cette théorie : tout simple-
ment parce qu’elle traite de la relation de l’un à l’autre et de l’autre au même en les combinant
plutôt qu’en cherchant à les distinguer entre « ipséité » et « mêmeté », bref parce que la ques-
tion de l’identité ainsi entendue et pensée à partir de la relation interdividuelle ou inter-holons
est la question à laquelle toutes les autres se ramènent ; ensuite parce que cette question de
l’identité est saisie dans un moment de crise, dans le respect de sa dynamique, d’où la multi-
plicité des paradoxes que la théorie prend en compte ; enfin parce qu’elle s’inscrit dans la très
longue histoire dont elle renouvelle l’intelligibilité. Cette aptitude est bien celle d’un grand
rassemblement synthétique d’avancées qui ont précédé sous le terme renouvelé de « science
des rapports humains ».
La nécessité de renouer avec le christianisme pour ce faire amène toutefois Girard à s’opposer
aux pensées nées d’une volonté d’émancipation à son encontre : cette prise de position n’est
sans doute pas indispensable même si elle paraît difficilement évitable. La victoire de la vérité
dans l’étrange guerre qu’elle mène contre la violence réclame une coalition sans exclusive.
La théorie mimétique invite en définitive à penser la poursuite de l’aventure humaine à partir
d’une constante – le cercle de la rivalité et de l’égalité – et ses deux limitations –
l’insuffisance d’être et un monde fini.

456
Annexe 1 : Précisions sur les modèles du désir proposées par Paisley Livingston

Annexe 1 :
Précisions sur les modèles du désir
proposées par Paisley Livingston

Demandant à Girard s’il n’est pas en train d’hypostasier le désir en disant qu’il fait ceci ou
cela, Jean-Michel Oughourlian s’entend répondre que le désir est le véritable « sujet » de la
structure1. Un philosophe américain, Paisley Livingston, le critique dans Models of Desire :
« Le désir ne devrait pas être considéré comme une figure allégorique désincarnée, mais
comme un mot utilisable pour classer certaines sortes d’états psychologiques. […] c’est une
abstraction, une classification de formes invariantes d’états distincts des affaires dans le
monde.2 »
Paisley Livingston propose en conséquence d’adopter un référentiel psychologique pour dis-
tinguer les rôles joués par la motivation et la cognition dans le désir mimétique3. Les interac-
tions entre désir et croyance (ou intention) ne les rendent pas réductibles l’un à l’autre4. Pour
lui, la théorie mimétique relève d’une psychologie des intentions, les états du désir interagis-
sant avec des croyances et d’autres attitudes pour expliquer les comportements5. Si l’on admet
que le modèle et la médiation qu’il opère déterminent l’ensemble du processus du désir, cette
proposition laisse au moins trois questions non tranchées par Girard quand il évoque le désir
selon l’autre. Pourquoi ce modèle et cet objet plutôt qu’un autre modèle et un autre objet ?
Pourquoi ce modèle plutôt qu’un autre qui pourrait désigner le même objet ? Une fois que le
modèle occupe un sommet du triangle, pourquoi tel objet occupe-t-il le troisième sommet
plutôt qu’un autre qu’il possèderait également, ce qui devrait le rendre en conséquence tout
aussi désirable ?6
Paisley Livingston propose de nommer « attributions du désir [attributions of desire] de
l’agent mimétique » les croyances qui permettent d’expliquer les réponses à apporter au cas

1
Des choses cachées, p. 428.
2
Ma traduction. In LIVINGSTON, Models of Desire, p. 26.
3
Ibid., p. 27.
4
Ibid., p. 28.
5
Ibid., p. 29.
6
Ibid., p. 32 et suivantes.

457
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

par cas à ces différentes questions. Dans la mesure où lesdites attributions emportent la déci-
sion, il les nomme « croyances tutélaires [tutelary beliefs] »7.
Lucien Scubla insiste fortement sur cette idée : dans Mensonge romantique, la relation déter-
minante est l’admiration de l’imitateur pour son modèle, le prestige qu’il lui accorde par voie
de conséquence. Paisley Livingston propose, quant à lui, toute une gamme de croyances selon
les situations : révérence, estime, caractère attractif, séduction, pouvoir, ou encore pureté et
sainteté.
Girard décrit souvent de son côté cette différence en insistant sur son caractère hiérarchique
qui fait la « supériorité » (et donc le succès) du modèle en qualifiant la relation d’idolâtrie ou
de « transcendance déviée ». Insatisfait par cette approche qui ferait selon lui de tout un cha-
cun un philosophe existentialiste, Paisley Livingston considère que la préférence pour un mo-
dèle repose en définitive sur une croyance en la capacité de ce dernier à identifier des vérités
objectives8. Ainsi, hors du champ girardien, des imitateurs utilitaristes – les praticiens du
choix rationnel – savent ce qu’ils veulent et observent les conduites qui semblent être couron-
nées de succès en vue de les adopter. L’imitateur girardien, lui, ne sait pas ce qu’il veut mais a
tendance à croire dans la certitude affichée par d’autres9. Son modèle est supposé savoir
quelles fins valent d’être poursuivies10 et donc le type de personne que l’imitateur voudrait
être parce qu’il est ceci, possède cela, connaît telles choses caractéristiques de la supériorité
sociale…11
La conduite rationnelle peut consister à calquer son comportement sur celui ou ceux qui sont
censés réussir. Jean-Pierre Dupuy a montré la rationalité des comportements moutonniers sur
certains marchés spéculatifs dans La panique12. Dans le domaine politique, le ralliement à
celui qui commence à se dégager comme un possible vainqueur peut constituer un bon moyen
de gagner en influence, d’appartenir au camp gagnant13… ou, plus prosaïquement, d’obtenir
un poste. La même logique est à l’œuvre : prendre sa décision au moment opportun, ni com-
plètement dans l’inconnu, ni lorsque le doute n’est plus permis.

7
Paisley LIVINGSTON qualifie de tutélaires les croyances en la supériorité du modèle qui entraînent la subordina-
tion des souhaits et des entreprises de l’agent mimétique. Elles se rencontrent par exemple quand des différences
sociales sont fondées sur des croyances religieuses. Il peut aussi s’agir d’une supériorité perçue comme donnant
un avantage temporaire : nous sommes alors dans le monde de l’envie. In ibid, p. 55-56.
8
Ibid., p. 38-39.
9
Ibid., p. 41.
10
Ibid., p. 42.
11
Ibid., p. 43.
12
DUPUY, Le sacrifice et l’envie.
13
Ce que les Américains appellent le momentum pour qualifier une dynamique favorable.

458
Annexe 1 : Précisions sur les modèles du désir proposées par Paisley Livingston

Après avoir apporté ces précisions sur le modèle, Paisley Livingston estime que la question de
l’objet co-désiré a sans doute été également évacuée de manière trop rapide. Dans le cas d’une
médiation aussi évidente que l’apprentissage (et tous ses dérivés), il est ainsi excessif de dire
que le désir est partagé par le maître et l’élève : le maître ne désire pas ce qu’il possède déjà, à
savoir ce qu’il transmet et l’élève peut désirer moins ce qui lui est transmis que de donner
satisfaction à l’éducateur qui le lui transmet. De même entre un modèle qui possède déjà un
objet ou un prestige et un désirant qui souhaite se l’approprier pour son seul profit, le désir de
conserver un objet devrait en toute rigueur être distingué du désir de le lui prendre. On pour-
rait ajouter qu’un même objet peut revêtir des valeurs très différentes chez les co-désirants : il
représente par exemple pour l’un la capacité de séduction et un autre celle de s’enrichir.
Il propose de renommer médiation interne et externe par des termes qu’il estime plus expli-
cites :
- le désir émulatif14 quand les relations au modèle et à l’objet du désir de l’agent renvoient à
celles de la médiation interne, l’agent croyant que son désir émulatif a quelque possibilité
d’être satisfait, le modèle devenant dès lors également obstacle,
- et le désir imitatif, dans le cadre de relations de type hiérarchique, l’imitateur voyant dans
le modèle un maître ou un législateur et éprouvant le désir de le satisfaire15.
La clarification produite par la distinction entre désirs émulatif et imitatif sur laquelle elle
débouche explicite cette dichotomie en qualifiant les désirs plutôt que les médiations. Notre
propos portant sur la rivalité des égaux, le désir émulatif se trouve au centre de nos préoccu-
pations. Mais le politique nécessitant autant la mise en jeu des mécanismes du désir imitatif, il
ne peut être négligé pour autant. Enfin, si Paisley Livingston envisage de semblables redéfini-
tions, il propose aussi dans la suite de son ouvrage de distinguer strictement le désir mimé-
tique (qu’il soit émulatif ou imitatif) de la mimésis d’appropriation.
Paisley Livingston entend enfin préciser le concept girardien de méconnaissance, là encore en
détaillant quatre faits générateurs d’une appréciation erronée, empreinte de méconnaissance :
de fausses croyances à propos de soi ; un manque de reconnaissance (missing recognition)
d’aspects de soi ; de fausses croyances à propos d’autrui (le modèle) ; un manque de recon-
naissance d’autrui (le modèle). Il applique ainsi sa distinction entre connaissance et croyance
pour les combiner avec les appréciations portées sur soi-même et sur l’autre16. Il s’interroge

14
Voir le lexique de Spinoza.
15
LIVINGSTON, Models of Desire, p. 55 et 58-59.
16
Ibid., p. 96-97.

459
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

alors sur le fait de savoir si l’agent « méconnaissant » refuse la vérité ou croit plutôt en ses
erreurs17.
On le voit, la théorie mimétique fonctionne comme une matrice qui peut gagner en précision
pour permettre d’autres travaux, en l’espèce engendrer une psychologie des intentions ou
s’accorder avec une psychologie des motivations.

17
Cette vision fait écho à celle de Paul Diel qui trace également un carré fondamental pour sa psychologie des
(fausses) motivations en distinguant survalorisation et sous-valorisation de soi (vanité et culpabilité) ainsi que
survalorisation et sous-valorisation de l’autre (sentimentalité et accusation). In DIEL, Culpabilité et lucidité,
chapitres VII et VIII.

460
Annexe 2 : Les illusions de l’autonomie et de l’authenticité du désir

Annexe 2 :
Les illusions de l’autonomie
et de l’authenticité du désir

Nous avons défini les quatre sommets d’un carré conceptuel : désir d’être autre, déception de
rester soi, modèle et obstacle. Sur cette base, la recherche d’un ensemble de significations
tendant à l’exhaustivité exige d’exprimer celles qui résultent de l’appariement des quatre
termes de base. Ces six compositions sont appelées en sémiotique des méta-termes. Elles
nomment en l’espèce de nouvelles situations relationnelles complexes. Celles-ci apparaissent
au premier abord comme réflexives, même si elles résultent de relations avec un médiateur et
ne peuvent être considérées comme intentionnelles : nous pouvons les nommer auto-élection,
auto-persécution, auto-rivalité, auto-exclusion, auto-illusion et auto-conversion ; sans doute
une des manifestations de la croyance commune en l’autonomie du sujet qui les connote.
Les différents éléments de la théorie du désir mimétique issue des grands romans étudiés dans
Mensonge romantique sont ainsi conceptuellement reliés les uns aux autres. Dans un premier
temps, deux expressions girardiennes – le pseudo-narcissisme et le pseudo-masochisme ; en-
suite, la situation centrale de la rivalité1 et celle de la victimisation ; pour finir, l’alternative
séminale du mensonge romantique et de la vérité romanesque.

1/ Le pseudo-narcissisme et le pseudo-masochisme
Girard est confronté à des situations fréquentes dans le roman, dites narcissisme, sadisme et
masochisme, archétypes définis en référence à la mythologie grecque ou à la littérature éro-
tique de l’époque moderne. Ces archétypes ont connu un succès public suffisant pour entrer
dans le langage courant. Il se singularise toutefois en leur adjoignant le préfixe « pseudo »
pour manifester son désaccord avec leurs définitions ordinaires et les réviser.

1
Un indice de l’applicabilité de la logique du carré sémiotique à l’hypothèse mimétique se trouve dans le terme
de modèle-obstacle, dont nous verrons, en particulier avec la nosologie de Jean-Michel Oughourlian à l’annexe 3
à quel point il est essentiel à la théorie mimétique. Il est la dénomination « technique » du médiateur interne, ce
rival qui tout à la fois inspire – et s’oppose à – un désir.

461
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Le pseudo-narcissisme ou l’auto-élection

Girard forge le concept de pseudo-narcissisme comme pour manifester la supériorité qu’il


accorde à Proust et à Dostoïevski face à Freud. Pour lui, Proust démythifie le narcissisme
freudien2. Si le dandy ou la coquette parvient à faire croire aux autres qu’il s’aime pour polari-
ser leurs désirs, il ressent une insuffisance d’être du même type que tout un chacun, sa ma-
nœuvre ne visant qu’à la combler. Proust le perçoit alors que Freud, lui, resterait dupe de la
pseudo-souveraineté de la coquette dans son essai intitulé Pour introduire le narcissisme. Gi-
rard récapitule ainsi sa critique de manière radicale : « Le passéisme de la psychanalyse, le
fétichisme œdipien, le primat de la différence et l’impuissance à repérer le ressort de la rivali-
té mimétique ne font jamais qu’une seule et même carence.3 » Pour Girard, qui reconnaît au
pseudo-narcissisme une efficacité, « le secret de la réussite, en affaires comme en amour, est
la dissimulation. Il faut dissimuler le désir qu’on éprouve. Il faut simuler le désir qu’on
n’éprouve pas.4 » Ajoutons que c’est aussi un des secrets de la réussite en politique.
L’obstacle est le renforçateur du désir : le personnage aimé en vain semble se désirer lui-
même, assumant la fonction de modèle, tout en se montrant indifférent à tous les autres et se
dressant comme un obstacle infranchissable. Dans le pseudo-narcissisme, les rôles de modèle,
d’obstacle et de rival sont tous joués simultanément par le même individu5.
Si être, c’est être insuffisamment, le pseudo-narcisse donne le change en affichant sa (pseudo)
suffisance et en donnant aux autres l’illusion de son autosuffisance. Ce n’est sans doute pas
un hasard si suffisance est synonyme de vanité6, du moins dans le regard des autres.
Des féministes7 ont taxé Girard de machisme en l’accusant d’interpréter la coquetterie comme
une stratégie et non comme une autosuffisance réelle. Cette mise en cause semble injuste pour
au moins trois raisons : s’il insiste sur la coquette, c’est à la suite de Freud et pour mettre en
évidence les lacunes des analyses de son devancier ; par ailleurs, il présente de manière paral-

2
« Proust et le mythe du narcissisme », in La conversion de l’art, p. 99-126 et p. 118-119 : « Proust […] voit
mieux que Freud la pauvreté du désir, son extrême dénuement, l’absolu de son échec. […] Proust touche certai-
nement plus que Freud, en l’occurrence, à la vérité conceptuelle de ses propres métaphores. […] Proust fait in-
déniablement apparaître la vérité ou plutôt le caractère mensonger du narcissisme, l’impossibilité d’un narcis-
sisme conscient qui resterait “bienheureusement autonome”. »
3
Critique dans un souterrain, p. 32.
4
Mensonge romantique, p. 128. Il estime que « l’indifférent semble toujours posséder cette maîtrise radieuse
dont nous cherchons tous le secret », in ibid., p. 127.
5
Shakespeare, p. 147, à propos d’Olivia vue par Orsino dans La nuit des rois.
6
L’importance de ce vocable chez Rousseau et Paul Diel est soulignée au chapitre 11, section 4, § 1.
7
En particulier Sarah KOFMAN, L’énigme de la femme : la femme dans les textes de Freud, prise pour exemple
des attaques féministes contre Girard in FLOREY, Girard critique littéraire, p. 41-46.

462
Annexe 2 : Les illusions de l’autonomie et de l’authenticité du désir

lèle le dandysme8 ou l’infatuation9, attitudes principalement, voire exclusivement associées au


masculin ; enfin, et peut-être surtout, Girard dénie la réalité de l’autosuffisance à tout être
humain, quel que soit son genre10. Il universalise ainsi son propos : « La stratégie du désir, et
pas seulement sexuel, consiste à faire miroiter aux yeux d’autrui une autosuffisance à laquelle
nous croirons un peu nous-même si nous réussissons à en convaincre autrui. » Il ajoute un peu
plus loin : « il s’agit de feindre le narcissisme le plus formidable.11 »
Malgré son apparente maîtrise souveraine, le pseudo-narcisse n’échappe pas plus que d’autres
à la déception : si la captation du (ou des) désir(s) est une réussite de sa stratégie, l’obligation
de s’ériger simultanément en obstacle pour en maintenir l’intensité interdit l’établissement
d’une réciprocité bénéfique avec l’autre, voire se traduit par son asservissement.
Cette stratégie peut également valoir dans les domaines du militaire et du politique12. Tout
homme politique aspirant à une élection ou une promotion se doit d’utiliser la stratégie du
pseudo-narcissisme pour convaincre ses concitoyens ou les gouvernants ayant atteint des
fonctions exécutives élevées du bien-fondé de son ambition ou de ses positions. Il doit mani-
fester en toutes circonstances une autosuffisance de nature à accréditer sa compétence.
Le candidat à une fonction doit en effet convaincre ses électeurs de voter pour lui. Le pseudo-
narcissisme, en tant qu’il convainc les autres de la validité d’une auto-élection en vue de faire
converger sur lui les suffrages afin d’atteindre la majorité, est une sorte d’obligation minimale
à remplir pour tout homme politique briguant les suffrages des autres : par ses attitudes et ses
paroles, il dit à ses concitoyens qu’il vote pour lui, se sachant le plus capable de résoudre les
problèmes de leur société, et que le mieux à faire est donc de l’imiter. S’il s’agit d’une promo-
tion au sein du parti dont il est membre, la même attitude doit être adoptée : croire en son
propre succès pour que les autres, qui décident de son sort, soient tentés à leur tour d’y croire.
Dans un univers par définition concurrentiel, que la distribution des places passe par une élec-
tion ou un choix de caciques parmi des candidats, le pseudo-narcissisme est de rigueur. Là
encore, il vise à masquer une insuffisance d’être en conquérant une position donnant l’illusion

8
In Mensonge romantique, p. 188, Girard le définit ainsi : « “Je me suffis à moi-même”, le dandy veut faire
copier aux Autres le désir qu’il prétend éprouver pour lui-même. » Un exact symétrique de la coquette.
9
À propos du Jules César de Shakespeare, il affirme ainsi : « […] succombant à un accès d’hubris et
d’exaltation, il se compare à l’étoile polaire, seul astre fixe du firmament. Sa fatuité n’est pas moins trompeuse
que ce qui lui correspond dans les comédies, à savoir le “pseudo-narcissisme” », in Shakespeare, p. 245.
10
Cette indifférence au sexe et au genre se manifeste notamment dans son interprétation de l’homosexualité.
11
Des choses cachées, p. 485.
12
Girard parle de dandysme parlementaire pour qualifier la politique du banquier de Lucien Leuwen et de dan-
dysme stratégique pour expliquer la victoire de Koutouzov face à Napoléon, qui, plus chevronné, se distingue
« des jeunes officiers russes qui désirent trop la victoire pour la gagner », in Mensonge romantique, p. 194.

463
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

de la détention d’un pouvoir : il promet de détenir déjà ce qu’en réalité, il convoite.

Le pseudo-masochisme ou l’auto-persécution

Le masochisme et le sadisme sont un autre dévoiement du désir triangulaire :


Le masochiste jugera les autres hommes d’après la perspicacité dont ils lui paraissent faire
preuve à son égard : il se détournera des êtres qui éprouvent pour lui affection et tendresse ; il se
tournera avidement, par contre, vers ceux qui lui démontrent, par le mépris qu’ils lui témoi-
gnent, ou paraissent lui témoigner, ne pas appartenir, comme lui, à la race des maudits.13
Le masochiste « s’efforce, paradoxalement de satisfaire son désir en se précipitant sur
l’obstacle, en se vouant au malheur et à l’échec.14 » Il ne s’agit pas pour autant d’une conduite
d’échec comme le pense Freud : le résultat ne coïncide pas avec l’objectif intentionnel. En
pareille situation, le désir mimétique transforme les obstacles en modèles15 : « le comble du
désirable ne fait plus qu’un avec le comble de l’humiliation, de l’échec et de la souffrance.16 »
Le pseudo-masochiste croit (sait ?) faux son raisonnement qui accole ces formes extrêmes de
la déception et l’élévation de l’obstacle qui en assure l’aggravation. Mais il ne peut
s’empêcher de le tenir et de le poursuivre. Freud pense découvrir dans les triangles amoureux
dostoïevskiens un masochisme entendu comme « une propension irrésistible à se fourrer dans
des situations inextricables et à s’attirer échec sur échec dans sa vie sexuelle.17 » Girard lui
reproche d’apposer, en ce cas également, les étiquettes d’homosexualité latente, de jalousie
morbide et de masochisme à ce que Dostoïevski présente plus simplement et de manière plus
convaincante comme la nécessité quasi-mécanique chez « l’éternel mari » de faire valider son
désir pour une nouvelle fiancée par un modèle-rival éprouvé, l’amant de sa première épouse.
Autrement dit, il repère un triangle mimétique où le sujet sait n’éprouver du désir que si un
modèle-rival donne une valeur suffisante à l’objet convoité, au risque probable de se le faire
prendre une nouvelle fois, mais aussi dans l’espoir déraisonnable d’une victoire éclatante qui
lui offrirait une revanche définitive sur tous ses échecs passés.

13
Ibid., p. 205.
14
Ibid., p. 207.
15
Des choses cachées, p. 432. In Shakespeare, p. 192, il ajoute : « Le double bind mimétique nous contraint à
préférer les désirs contrariés par leurs modèles. À la suite de quoi, le désir, par une espèce de raccourci dément,
s’attache directement aux modèles les plus contrariants. Ils s’inspirent de plus en plus du double bind lui-même,
celui-ci érigeant toujours ses pires conséquences en une définition de ce qui va par la suite être désirable. »
16
Ibid., p. 193.
17
Des choses cachées, p. 447. Il soutient a contrario p. 449 que L’éternel mari « rend particulièrement manifeste
et la structure fondamentale des rapports mimétiques et le mécanisme de leur répétition, tout ce que Freud lui-
même ne parvient pas à éclairer, tout ce qui rend sa lecture de Dostoïevski par l’homosexualité latente et l’Œdipe
anormal inférieure à la thèse implicite qui se dégage de l’œuvre littéraire […]. »

464
Annexe 2 : Les illusions de l’autonomie et de l’authenticité du désir

Le pseudo-masochisme trouve également sa place dans le monde hyperconcurrentiel de la


politique : la compétition est ouverte à des candidats qui entrent en lice sans aucune chance de
succès. Ils sont en pratique les plus nombreux, beaucoup de candidats et un seul élu étant la
loi cruelle du suffrage uninominal. Ils engagent des efforts, des frais, se constituent en grou-
puscules pour se présenter à la plupart des scrutins. L’égalité formelle du processus électoral
rend leur candidature recevable. Mais leurs prises de position radicales ou sans écho suffisant
dans l’électorat les conduisent le plus souvent à des échecs cinglants et récurrents.
Le terroriste, qui manifeste violemment un ressentiment, suppose probablement une lecture en
termes de pseudo-masochisme. Celle-ci est accréditée par la recherche d’une mort en martyr
victime de l’obstacle infranchissable auquel il s’attaque.
Il arrive pourtant que certains partis extrêmes parviennent à effectuer des percées qui vont au-
delà de la simple opportunité protestataire qu’ils offrent à des électeurs déçus de l’alternance
entre partis de gouvernement dont ils peinent à déterminer les alternatives que ces derniers
proposent.

2/ La rivalité et la victimisation

Le modèle-obstacle, un indice de la pertinence du carré sémiotique

Si Girard distingue le modèle du désir et l’obstacle à sa réalisation, il les combine également


pour rendre compte de certaines situations relationnelles parmi les plus fréquentes et les plus
centrales, celles de la rivalité qui réunit et oppose tout à la fois des semblables. Le fait de re-
courir à ce terme concurremment avec ceux de rival et de rivalité ou en complément de ceux-
ci est significatif de la construction de sa réflexion. À côté des quatre termes de base de son
anthropologie18, il en existe d’autres qui ont au moins autant d’importance, bien qu’en déri-
vant. Modèle-obstacle joue à l’évidence un tel rôle dans son lexique. Il est ce que devient le
modèle au moment du passage de la médiation externe à la médiation interne. Girard parle
alors de transcendance déviée : ce qui était une aspiration verticale se fait alors oblique ; ce
qui ne pouvait déboucher sur un duel l’implique à présent ; ce qui avait pour vocation d’élever
risque désormais d’abaisser…
Un des concepts centraux de l’hypothèse mimétique s’exprime donc de préférence par ce mot
composé. Cette composition se veut au demeurant dynamique et l’ordre des mots y revêt un

18
Qui sont pour nous, rappelons-le le désir d’être autre, le modèle, l’obstacle et la déception.

465
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

sens quasi-chronologique : le médiateur est d’abord pris comme modèle du désir d’être autre
puis, résistant à l’obtention de l’objet qui apparaît désigné, est ensuite perçu comme obstacle.
Du moins est-ce ainsi que le désirant perçoit les choses. Dans les faits, l’obstacle, même s’il
n’a pas encore eu à se manifester en tant que tel, préexiste potentiellement au modèle
puisqu’il détient ou convoite l’objet préalablement à la suggestion qui semble émaner de lui
en direction du désirant. La rivalité est toujours auto-rivalité, réflexive. En s’engageant dans
l’affrontement avec autrui, on se fait subir à soi-même les efforts auxquels le modèle-obstacle
oblige par sa résistance et les souffrances qu’il inflige par les coups qu’il porte. En rivalisant
avec l’autre, on rivalise avec soi.
La rivalité fournit aussi sa structure dyadique au politique19 entre puissances étatiques mais
aussi entre partis en quête de pouvoir. Cette question est abordée tout au long de la thèse et
n’est donc pas développée dans cette annexe

La victimisation ou l’auto-exclusion

À la fois proche du pseudo-narcissisme et du pseudo-masochisme, la victime auto-proclamée


apparaît comme une situation – voire comme une stratégie – dans laquelle le désirant tente de
suggérer aux autres d’imiter non pas l’adoration ou l’admiration qu’il serait censé avoir pour
lui-même, mais la déploration de sa propre déception dans l’espoir d’une consolation. Girard
lui consacre un de ses essais de critique littéraire, « Pour un nouveau procès de
L’Étranger »20, le roman d’Albert Camus. En qualifiant Meursault, le personnage principal du
roman, de boudeur, Jean-Pierre Dupuy en propose l’interprétation suivante :
Le boudeur souffre de l’indifférence de la société, sa solitude au milieu de l’anonymat général
lui est insupportable. Or il se fait croire à lui-même qu’il désire être seul et que c’est la société,
jalouse de sa “différence”, qui vient le persécuter jusque dans son retranchement. Pour que cette
représentation inversée de la réalité ait quelque chance de stabilité, encore faut-il que la société
la partage. Le boudeur veut bien être seul et marginal, mais à condition que les autres le sa-
chent.21
Selon Jean-Pierre Dupuy, en tuant « un Arabe » sans raison, Meursault, décide de son auto-
exclusion. Il désire en définitive, de même que Camus pour les besoins de sa démonstration,

19
FARNETI, Mimetic Politics.
20
Paru en anglais pour la première fois dans PMLA, LXXIX, December1964. Traduction de l’anglais par Régis
Durand et l’auteur, in Critique dans un souterrain, p. 137-175.
21
In DUPUY, « La mauvaise foi et self-deception ». Il note ailleurs que cette figure paradoxale « est un des lieux
communs de l’individualisme moderne », in DUPUY, L’économystification, p. 256.

466
Annexe 2 : Les illusions de l’autonomie et de l’authenticité du désir

occuper la position du déçu de l’institution judiciaire, de la victime d’une injustice pour susci-
ter l’intérêt de ceux dont il s’imagine qu’ils sont à l’origine de l’exclusion qu’il a lui-même
provoquée. On se tient à part des autres et on leur fait le reproche d’avoir été exclu de leur
cercle. Se victimiser, c’est se faire obstacle à soi-même pour en faire le reproche aux autres.
Girard ne parle pas de boudeur dans son article même s’il en suggère fortement la figure22. Il
définit d’ailleurs le fou en des termes proches : au-delà d’un certain seuil, « […] il s’arrange
pour s’expulser lui-même, si l’on peut dire, pour décrocher son propre esprit, par des moyens
plus brutaux encore que les nôtres, et pour se fermer à toute intelligence des processus dont il
est toujours plus la victime.23 » Si celui qui se victimise n’a pas encore atteint ce seuil patho-
logique, il relève probablement de ce que Jean-Michel Oughourlian nomme « pathomimie ».
Ce rapprochement est éclairant, non seulement pour « comprendre » le geste de Meursault,
mais, plus largement, pour illustrer l’idée d’un continuum jusqu’aux psychopathologies. La
revendication d’autonomie fait ainsi prendre des risques lorsqu’elle amène à prétendre, contre
toute raison, à l’antériorité et / ou à la propriété de son désir.24
Quoi qu’il en soit, à partir de cette position de victime revendiquée, il est naturellement pos-
sible de réclamer des droits, la réparation des dommages allégués pour soi comme l’adoption
d’une sanction à l’encontre de ceux qui sont supposés être à l’origine de l’infortune déplorée.

La politique de la victime : droit pénal et droits de l’homme

Ayant peu développé cette situation relationnelle, Girard y revient en 1999 dans un chapitre
consacré au « souci des victimes » de Je vois Satan par le biais des institutions politiques et
juridictionnelles. Il regarde la situation du point de vue inverse, celui des droits que les vic-
times ont fini par faire valoir, une stratégie collective de revendication s’appuyant sur les torts
et les dommages endurés aboutissant à l’obtention des réparations réclamées.

22
Dans ce texte, son propos est principalement de montrer la conversion de Camus entre le mensonge roman-
tique de L’Étranger, jusque dans l’accusation des juges de condamner pour de mauvaises raisons alors que
l’inculpé est bel et bien un meurtrier, et la lucidité – sinon la vérité – romanesque de La Chute où il critique
implicitement son attitude comparable à celle du personnage de « l’avocat généreux » Clamence. Girard suggère
néanmoins une assimilation possible de Meursault à un boudeur par l’apologue suivant (p. 168) : « Imaginons un
enfant à qui on a refusé quelque chose qu’il désirait vivement. Il se réfugie à l’écart de ses parents et aucune
promesse n’arrive à le faire sortir de sa retraite. Comme Meursault et comme le jeune Camus, l’enfant réussit à
se persuader que son seul désir est qu’on le laisse en paix. Si on laisse l’enfant à sa solitude, celle-ci devient très
vite insupportable, mais l’orgueil l’empêche de rentrer la tête basse dans le cercle de la famille. Que faire alors
pour rétablir le contact avec le monde extérieur ? Il faut que l’enfant commette une action qui attirera l’attention
des adultes, mais ne passera pas pour une reddition humiliante, une action répréhensible, naturellement. »
23
Des choses cachées, p. 458.
24
Voir annexe 3. Girard donne aussi une analyse du Misanthrope à travers le duel que s’y livrent Célimène et
Alceste in Achever Clausewitz, p. 276. Alceste y est mis à jour : « C’est parce qu’il n’a pu se distinguer des
autres qu’Alceste feint de mépriser leur compagnie. […] Alceste n’est pas un bouc émissaire. […] Il est déjà
l’être du ressentiment. »

467
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

La figure du boudeur n’est plus nécessairement la mieux adaptée à notre temps. Elle renvoie à
une philosophie de l’absurde prégnante dans les années 1950, dans le contexte des Trente
Glorieuses et de la naissance de l’État-providence. Encore que le développement rapide des
addictions en tous genres – alcool, drogues, désordres alimentaires, jeux d’argent et jeux vi-
déo notamment – conduit à des situations d’auto-exclusion proches de celles induites par la
bouderie. Les modalités changent mais le mécanisme demeure. L’essai de Girard intitulé Ano-
rexie25 montre ainsi comment une concurrence pour la minceur26 peut aboutir à s’exclure du
monde dans le but d’attirer l’attention sur soi par l’affirmation du refus d’y peser, au sens
propre comme au sens figuré27.
Quoi qu’il en soit, l’époque contemporaine donne de plus en plus fréquemment raison à ceux
qui revendiquent, de manière justifiée ou abusive, en adoptant une posture de victime. Cer-
taines situations de victimes deviennent ainsi de nos jours paradoxalement enviables, au
moins par rapport à certaines autres. Ce que signifie la combinaison entre désir d’être autre et
déception génératrice de la situation décrite ici. On peut évoquer ici La concurrence des vic-
times, essai sous-titré Génocide, identité, reconnaissance de Jean-Michel Chaumont. Dans Je
vois Satan comme l’éclair, Girard note également cette rivalité des causes à défendre.
Le politique est aujourd’hui un champ où chacun, chaque groupe, chaque communauté re-
cherche la reconnaissance de ses droits en arguant des traitements discriminatoires dont il ou
elle serait victime en raison de sa spécificité28. Tout groupe de pression se voit dans
l’obligation d’obtenir une inscription prioritaire sur l’agenda parlementaire du droit qu’il re-
vendique et d’accroître année après année la part du budget consacrée à la cause qu’il défend.

3/ La vérité romanesque s’extirpant du mensonge romantique


Le clivage matriciel de la première pensée girardienne oppose la vérité (romanesque) et le
mensonge (romantique). Il combine en deux couples vérité et mensonge d’une part, roma-
nesque et romantique de l’autre : Le romancier véridique révèle le désir triangulaire tandis

25
Paris, L’Herne, 2009.
26
Girard propose l’hypothèse d’une rivalité initiale déclenchée au milieu du XIX e siècle entre les impératrices
Sissi (d’Autriche) et Eugénie (l’épouse de Napoléon III) sur la finesse de leur tour de taille, lançant une mode
dont la diffusion démocratique atteindrait aujourd’hui de 5 à 10 % des jeunes filles.
27
Les travaux sur les toxicomanies montrent la même chose, in OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, p 259-
260, rappelant des recherches publiées dès 1973 : « Ce que beaucoup de jeunes recherchent dans la drogue, c’est
l’ersatz du désir : le manque. Ce n’est donc pas de plaisir ou de paradis artificiels que ces jeunes sont friands, ils
sont dans la recherche désespérée d’une expérience capable d’engendrer en eux un moi pour l’heure inexistant.
Ils cherchent à vivre l’expérience structurante du désir dont l’absence d’interdit et d’autorité ainsi que le laxisme
de leurs parents les ont privés. »
28
Cette question est développée au chapitre 5, section 3, à propos de la lutte pour la reconnaissance.

468
Annexe 2 : Les illusions de l’autonomie et de l’authenticité du désir

que son homologue romantique ne parvient qu’à le refléter. Fréquente dans le lexique girar-
dien, cette opposition des verbes – révéler / refléter – se superpose ainsi aux deux premières
(les substantifs et les adjectifs) pour mettre en évidence les capacités qui séparent les deux
catégories d’écrivains. Ensemble, ils fournissent les deux derniers méta-termes de la lecture
girardienne des œuvres de fiction. Pour conclure ce point, comme précédemment, son écho
sera recherché parmi les personnages politiques.

L’illusion romantique, prendre son désir pour une réalité

Dans L’avenir d’une illusion, Freud donne cette définition : « Ce qui caractérise l’illusion,
c’est d’être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par-là de l’idée délirante en psy-
chiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci […] » en ce qu’elle n’est pas nécessairement en con-
tradiction avec la réalité ni une erreur29. Cette définition dit l’essentiel de la plupart des pro-
jets littéraires. L’écrivain de fiction ressent probablement une insuffisance d’être, plus inten-
sément encore que ses lecteurs auxquels il livre des extensions possibles à leur condition étri-
quée. La fiction offre à l’écrivain l’espace d’une expansion imaginable de son être. Et bien
souvent, celui-ci est tenté de se donner à lui-même ou aux personnages auxquels il délègue
l’expression et la réalisation de ses désirs le rôle et la stature qu’il n’a pas dans sa propre exis-
tence. L’exemple le plus frappant est donné à Girard par le Jean Santeuil de Proust30. Le per-
sonnage est présenté comme victorieux, capable de se situer au centre de toutes les attentions.
Proust ne publie pas ce roman de son vivant, conscient de n’être devenu l’écrivain lucide qu’il
ambitionne d’être qu’avec La Recherche31. L’écrivain « romantique » perçoit le désir comme
butant sur – ou triomphant de – l’obstacle qui s’oppose à sa réalisation. Il ne repère pas suffi-
samment la référence au modèle qui l’a suggéré ni le mécanisme de la déception qui ne peut
que s’ensuivre. Il voit l’obstacle mais pas le modèle, il reconnaît le désir mais refuse de com-
prendre que celui-ci mène fatalement à la déception. Il voit dans son désir une source
d’accomplissement : il en encourage l’expression pour en espérer la réalisation. Il n’aperçoit
pas l’illusion qu’engendre la prise de ses désirs pour des réalités. Il vante le projet de
s’affirmer comme unique, exceptionnel, au-dessus des autres, bref d’être (devenu) soi ou,

29
Traduction de Marie Bonaparte, chapitre VI.
30
In Mensonge romantique, par exemple p. 43 : « Le romancier ne dépasse que lentement, durement, le roman-
tique qu’il a d’abord été et se refuse à mourir. Ce dépassement s’accomplit dans l’œuvre romanesque et dans
cette œuvre seulement. »
31
Girard note aussi de pareilles faiblesses chez Victor Hugo par exemple (in Critique dans un souterrain),
« Monstres et demi-dieux dans l’œuvre de Hugo », p. 187-197) ou chez le premier Camus (in ibid., « Pour un
nouveau procès de L’Étranger », p. 137-175).

469
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

symétriquement, déplore sa condition médiocre, incapable de dépassement et


d’assouvissement, soit encore d’être resté inauthentique. Il offre à ses lecteurs l’alternative du
succès magistral ou de l’échec abyssal. L’écrivain que Girard qualifie de romantique pour
signifier qu’il n’est pas parvenu à la lucidité nécessaire à la compréhension des mécanismes
du désir qui l’agissent et qui agissent ses personnages, reste donc dans l’illusion produite par
ses désirs, qu’il se présente en victime ou vainqueur des autres. Il ignore qu’on est d’abord
une victime de soi-même et, seulement lorsqu’on en prend conscience, un vainqueur de ses
faiblesses.

La vérité romanesque, se convertir en prenant sa déception pour modèle de son œuvre

Si les écrivains ressentent fréquemment une insuffisance d’être, rares sont ceux qui finissent
par une conversion : troquer le désir illusoire d’autonomie contre la lucidité qui permet de
comprendre la réalité mimétique du désir ; ou encore substituer l’acceptation de la vérité ap-
prise à force d’expérience et de travail sur soi au désir trompeur de triompher des autres et de
s’emparer de leur être afin de remplir le sien, pour, en définitive, accepter son manque d’être
ontologique au point de s’en accommoder et renoncer à l’espoir d’un comblement. Bref, une
libération définitive de la condition ordinaire de l’humanité : « Retrouver le temps, c’est ac-
cueillir une vérité que la plupart hommes passent leur existence à fuir, c’est reconnaître que
l’on a toujours copié les Autres afin de paraître original à leurs yeux comme à ses propres
yeux. Retrouver le temps, c’est abolir un peu de son orgueil.32 »
Un peu plus loin, il est affirmé : « c’est une naissance à l’humilité qui est aussi une naissance
à la vérité.33 » Le grand romancier a identifié sa croyance initiale en son insuffisance d’être et
en a triomphé en la réduisant jusqu’à la nullité à défaut de la combler, ayant renoncé à la vani-
té de son désir et à la vacuité de ce qui le motive. Il sait désormais cette quête sans intérêt ; il
repart alors de la déception qu’il a expérimentée tant de fois. Il en fait le matériau de ses fic-
tions, tentant de poser le problème à ses lecteurs tout en plaçant sous leurs yeux les éléments
de la solution : si l’on ne parvient pas à être davantage, on peut éviter la déception
s’ensuivant. En dévoilant les illusions, la conversion à la vérité du désir évite de s’y fourvoyer
plus avant. La conversion n’est pas nécessairement celle d’un croyant, ainsi Proust compre-
nant in fine les ressorts de son existence passée. Chez Dostoïevski, la transformation radicale

32
Mensonge romantique, p. 52.
33
Ibid., p. 53.

470
Annexe 2 : Les illusions de l’autonomie et de l’authenticité du désir

du point de vue et de l’être de l’auteur est en revanche reliée à une lecture suivie des Évan-
giles. On peut parler d’auto-conversion dans ces deux cas.

Homme politique génial et politicien ordinaire

Il doit être possible de dégager de la masse des personnages politiques ceux qui ont marqué
l’histoire par certaines de leurs décisions. Ils partagent la double capacité de dire la vérité des
situations et de renoncer à des prérogatives de puissance dans le but de limiter au maximum la
violence que ces situations engendrent. Il suffit de proposer quelques noms de grandes figures
majeures du XXe siècle pour s’en convaincre : Sir Winston Churchill, le général Charles de
Gaulle34, Franklin D. Roosevelt, le Mahatma Gandhi ou encore Nelson Mandela35. Chacun
d’entre eux a survécu à des aléas historiques qui auraient dû le vaincre : pour la plupart lon-
guement exclus du pouvoir, ils y sont revenus ou parvenus pour résoudre des crises menaçant
de dissoudre leurs sociétés respectives. Ils ont choisi des options inattendues qui se sont révé-
lées pertinentes à l’usage. Ils avaient mûri une compréhension du monde qui anticipait
l’avenir. Souvent, cette lucidité avait été exprimée dans des écrits préalables à leur accession
au pouvoir et à leur intervention décisive sur le cours de l’Histoire, démontrant ainsi qu’elle
n’était pas le fait du seul hasard. Il existe bien des personnages historiques qui sont capables,
au-delà des exigences des circonstances, de changer le cours des choses après avoir compris la
situation du moment. Ils ont l’aptitude rare de faire de leur faiblesse un atout, de reconnaître
les limites de leurs capacités à changer la destinée de leur peuple pour y parvenir autant qu’il
est possible dans ce cadre.
D’autre politiciens, géniaux à leur manière ou déments, sont des figures à connotation néga-
tive du fait des massacres qu’ils ont perpétrés. Ils ont tout autant marqué le siècle de leur em-
preinte : Staline, Hitler ou Mao Zedong auxquels il faut sans doute rajouter Pol Pot en tant
que parangon des génocidaires. Visionnaires, souvent organisateurs efficaces, débarrassés de
tout scrupule, indifférents à la valeur de la vie humaine, fascinant les foules (et certains intel-
lectuels), ils ont choisi la posture du modèle transcendant, orientant les désirs de leur peuple
par la terreur. Tous ou presque ont conduit leurs concitoyens à l’échec quand ce n’était pas à

34
In Achever Clausewitz, p. 323 : « J’admire de Gaulle d’avoir glorieusement échappé à cet esprit de démission.
[…] Il a voulu faire comme si le moteur européen pouvait repartir, comme s’il était possible d’annuler les deux
guerres mondiales, et de tout recommencer. C’est cette détermination qui est chez lui extraordinaire ; décider
qu’on ne répétera pas les mêmes erreurs, qu’on n’imitera plus Napoléon. »
35
Quand ces choses, p. 22 : Girard y ajouterait volontiers Mikhaïl Gorbatchev dans un registre de déception
conduisant à une forme de conversion : « Le jour où on étudiera l’influence possible de l’individu sur l’Histoire,
il faudra consacrer un chapitre à Gorbatchev ! »

471
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

la mort. S’ils ont compris comment manipuler leurs désirs, ils sont dans l’incapacité de tirer
les leçons que l’histoire enseigne sur la vanité de telles entreprises qui ne peuvent s’achever
que dans l’impasse et la monstruosité. Ils sont restés dans une illusion démiurgique, croyant
en leur propre autonomie par rapport à leur peuple et à la communauté internationale.
En face de ces deux groupes, il est inutile de définir par contraste les politiciens ordinaires qui
se laissent porter par les événements, limitent les prises de risque et font tout pour accumuler
et conserver les mandats sans se soucier des orientations courageuses qu’appellent les circons-
tances. Des hommes politiques qui préfèrent le mensonge de la démagogie à la vérité des
épreuves à affronter comme certains écrivains qui recherchent la satisfaction des lecteurs et
les tirages qu’elle garantit aux progrès de leur lucidité sur eux-mêmes et sur leur temps.

472
Annexe 3 : Classification des situations psychopathologiques proposée par Jean-Michel Oughourlian

Annexe 3 :
Classification des situations psychopathologiques
proposée par Jean-Michel Oughourlian

Girard s’est toujours méfié des typologies et préfère des présentations mettant en évidence la
continuité des situations. Jean-Michel Oughourlian prend toutefois le parti de réordonner les
classifications traditionnelles des maladies de l’esprit – des psychopathologies – en croisant
les structures classiques de la névrose et de la psychose avec les trois situations relationnelles
de modèle, rival et obstacle. Il tente une sorte d’intégration des deux approches pour faciliter
l’importation des concepts de l’hypothèse mimétique dans les domaines de la psychiatrie et
des psychothérapies.
Dans le tableau ci-après, deux notations particulières sont à définir :
- N correspond au point de revendication de la propriété de son désir ;
- N’ correspond au point de revendication de l’antériorité de ce désir sur celui de l’autre qui
l’a en fait inspiré1.
Dans la structure normale, « l’oubli préserve une harmonie dans le moi […] et s’oppose […] à
reconnaître l’altérité de son désir et l’antériorité du désir de l’autre qui l’a inspiré.2 » Jean-
Michel Oughourlian ajoute que cela vaut aussi pour la psychologie collective au sein d’une
foule somnambulique3.
Dans le vécu névrotique, le malade se considère comme propriétaire de son désir en mécon-
naissant l’autre sans pour autant mettre en doute son existence. Dans le vécu psychotique, il
revendique l’antériorité de son désir face à un autre qui est pour lui virtuel. S’il ne s’agit pas
de détailler ici le contenu de l’ouvrage, on peut en donner un aperçu en reproduisant le tableau
synoptique qui synthétise cette nouvelle classification. Le but poursuivi par le psychiatre est
de déverser les pathologies des « structures » dont il estime qu’elles ne sont plus que des ja-
lons dans un continuum vers une typologie plus adaptée, issue de la théorie mimétique.
Si on exclut les structures normales, il ramène ainsi la diversité des pathologies à six groupes,

1
OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, p. 143.
2
Ibid., p. 134-135.
3
Et donc parfois d’une foule politique.

473
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

simplifiant radicalement la nosologie internationale dite DSM IV. En complément de cette


classification des pathologies de l’esprit, Jean-Michel Oughourlian dresse une liste des mala-
dies du désir mimétique proprement dit : sadomasochisme, « messalinisme » et donjuanisme4,
impuissance, éjaculation précoce et frigidité, anorexie et boulimie5, toxicomanies, auxquels il
ajoute de manière significative une pathologie à conséquences politiques : le terrorisme.

Tableau 6 : Essai de nosologie mimétique proposé par Jean-Michel Oughourlian

Modèle Rival Obstacle


Structure normale Reconnaissance de la Vengeance Renoncement
L’autre est réel et reconnu, différence Envie ou substitution du désir
mais oublié Apprentissage Jalousie
Oubli et silence en N et N’ Identification
Hypnose
Structure névrotique 6 Possession, diabolisme Ressentiment
Pathomimies
Autre réel et méconnu et exorcisme 8
Stigmatisés Psychasthénie
Revendication en N Possession adorcisme
7 Hystérie Obsessions et
Mythomanies compulsions
Structure psychotique 9 Paranoïa Schizophrénies
Paraphrénies
Autre virtuel désigné, accusé, Psychoses hallucina- (fracassement,
soupçonné ou halluciné toires chroniques morcellement)
Revendication en N’ (P.H.C.)
Source : Notre troisième cerveau, op.cit., p. 134

Cette démarche est de nature à inspirer notre projet d’importer l’hypothèse mimétique dans le
domaine du politique. Jean-Michel Oughourlian s’y est d’ailleurs lui-même partiellement es-
sayé avec son essai intitulé Psychopolitique10.

4
« Une des formes les plus perverses du désir mimétique consiste, si on ne peut pas se procurer l’objet de son
désir, à en priver au moins le modèle qui le possède. […] L’objet est au premier plan, les rivales ou les rivaux
sont absents physiquement, mais leur présence ou leur apparition future obsèdent Dom Juan et Messaline. » In
OUGHOURLIAN, Notre troisième cerveau, p. 241. Dans le vocabulaire psychiatrique, le « messalinisme » est
l’équivalent féminin du donjuanisme.
5
Voir aussi Anorexie.
6
Définition du Grand Robert, édition 2001 : « Personne qui simule volontairement une infirmité, une maladie
physique ou mentale, dans un but utilitaire ou pour des raisons pathologiques. »
7
En opposition à l’exorcisme, possession par une puissance externe recherchée.
8
Définition du Grand Robert : « Névrose dont les principaux éléments sont l’angoisse, l’obsession, la phobie, le
doute, un certain nombre de maladies mentales, etc. (troubles qui étaient souvent rapportés à la neurasthénie). »
9
Définition in ibid : « Délire chronique reposant sur des mécanismes de fabulation (thèmes délirants, riches,
variés et changeants). »
10
OUGHOURLIAN, Psychopolitique.

474
Annexe 4 : Mythes fondateurs girardiens et formule canonique de Claude Lévi-Strauss

Annexe 4 :
Mythes fondateurs girardiens
et formule canonique de Claude Lévi-Strauss

À la recherche d’une lecture structuraliste des textes légendaires à portée universelle allant au-
delà de La morphologie des contes de Vladimir Propp, du carré sémiotique de Greimas ainsi
que de la formule canonique du mythe de Lévi-Strauss, Lucien Scubla l’identifie au méca-
nisme victimaire de Girard1.

Figure 18 : Légende de Saint-Georges terrassant le dragon selon Lucien Scubla

Culture - Ville Nature - Forces chtoniennes


Roi Dragon

désignation de
désignation
la victime
du Roi
émissaire

Mort du dragon Dissolution de la culture


(« meurtre fondateur ») (« crise sacrificielle »)

Il trace le schéma ci-dessus en forme de 8 pour analyser la légende de Saint-Georges terras-


sant le dragon et libérant la princesse qu’il restitue à son père le Roi. Tout récit de victime
émissaire est en effet représentable sous la forme d’un carré sémiotique pour Lucien Scubla2.
La culture de la communauté, en gestation ou déjà établie, se dissout lorsque chacun se met à
rivaliser avec d’autres (phase de la crise sacrificielle), jusqu’à ce que ces rivalités convergent
vers un seul (phase de la désignation du bouc émissaire) et aboutissent à la mise à mort collec-
tive (phase du meurtre fondateur), pour s’achever dans la divinisation de cette victime, suppo-
sée avoir mis fin aux violences et instauré ou restauré la concorde au sein de la communauté.

1
SCUBLA, Lire Lévi-Strauss, p. 239. Il ajoute des apports de théoriciens des catastrophes comme René Thom et
Jean Petitot.
2
Comme nous l’avons proposé dans notre premier chapitre pour le désir « triangulaire ».

475
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Mais Lucien Scubla bifurque ensuite vers des recherches formelles complexes3 dans les-
quelles nous ne sommes pas en mesure de le suivre. On peut toutefois prolonger plus simple-
ment son intuition pour évaluer la pertinence de la conception girardienne des mythes fonda-
teurs et des rites sacrificiels. Si l’on analyse le scénario qui vient d’être énoncé en termes de
relations logiques, on voit effectivement s’enchaîner les temps du récit girardien :
- désordre / indifférenciation (tous contre tous) ;
- sélection de l’un au sein de la communauté accusé de crimes indifférenciateurs (tous
contre un) ;
- suppression de la victime (tous sans un) ;
- ordre / (re)différenciation (un avec tous).
On peut désormais organiser la confrontation avec la formule canonique du mythe telle
qu’énoncée par Lévi-Strauss4 : Fx(a) : Fy(b) :: Fx(b) : Fa-1(y).
Ses termes prendraient alors pour significations : Fx = violences ; a = les autres ; Fy = sacri-
fice ; b = l’un ; Fa-1 = différenciation (fonction inverse des autres en tant qu’indifférenciés) ; y
= sacrifié. Le récit girardien du mythe fondateur se moulerait dès lors ainsi dans la formule
canonique5 : Violences des autres : Sacrifice de l’un :: Violences de l’un : Différenciation du
sacrifié. Les violences des autres sont au sacrifice de l’un comme les violences de l’un sont à
la différenciation du sacrifié.
Autrement dit dans le lexique girardien :
Crise sacrificielle : Meurtre fondateur :: Sélection victimaire : Instauration / restauration de
l’ordre culturel par le bouc émissaire ou en son nom. Soit la crise sacrificielle est au meurtre
fondateur comme la sélection victimaire à l’instauration ou la restauration de l’ordre culturel.

3
À la suite du mathématicien Jean Petitot, il estime que la représentation géométrique idoine serait celle d’une
figure à double cusp [point d’inflexion ou fronce]. Les propriétés de cette forme qui se déploie dans un espace à
sept dimensions semblent au demeurant encore peu visualisables pour les mathématiciens qui les imaginent.
4
« Enfin, si l’on parvient à ordonner une série complète de variantes sous la forme d’un groupe de permutations,
on peut espérer de découvrir la loi du groupe. […] tout mythe (considéré comme l’ensemble de ses variantes) est
réductible à une relation canonique du type :
Fx(a) : Fy(b) ≈ Fx(b) : Fa-1(y)
dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y, de ces termes, on
pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des
termes et des relations, sous deux conditions : 1° qu’un des termes soit remplacé par son contraire (dans
l’expression ci-dessus : a et a-1) ; 2° qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de la fonction et la
valeur du terme de deux éléments (ci-dessus : y et a). » In LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale un, chapitre
« La structure des mythes », p. 262.
5
In « À propos de la formule canonique, du mythe et du rite », 1995, p. 58, Lucien Scubla note que le mytho-
logue Walter Burkert, « très réservé à l’égard de la relation canonique » relève « qu’au prix d’un léger remanie-
ment elle lui semble particulièrement bien adaptée au rituel d’un bouc émissaire ». Si les rites de bouc émissaire
sont pris comme répliques des mythes fondateurs dans la théorie mimétique, il n’est pas étonnant que la concep-
tion girardienne soit une bonne candidate au dévoilement du sens générique de la formule canonique lévi-
straussienne.

476
Annexe 4 : Mythes fondateurs girardiens et formule canonique de Claude Lévi-Strauss

En effet :
- la violence indifférenciatrice de tous contre tous débouche sur la disparition de l’un sous
les coups de tous les autres (situation relatée par les deux premiers membres de la for-
mule) ;
- la sélection victimaire, en attribuant au bouc-émissaire des crimes indifférenciateurs abou-
tit à la définition d’un ordre culturel différenciant les membres de la communauté – inter-
dits, obligations et distinctions entre eux – dont on sait en définitive gré au disparu auquel
on attribue aussi le retour à la paix (réflexion sur la situation traduite par les deux derniers
membres de la formule6).
Ces deux relations articulent cause et effet ou encore condition nécessaire et réalisation pos-
sible : le deuxième terme présuppose le premier en une sorte de métonymie. Ce faisant, elles
semblent répondre aux attentes initiales de Lévi-Strauss : « […] une formule universelle qui
précise la définition du mythe comme ensemble de ses variantes combinatoires, en donnant la
loi qui régit les transformations, et qui constitue un modèle morphogénétique, c’est-à-dire qui
rende compte de la structure des mythes à partir de leur genèse.7 »
La présentation ainsi formalisée semble modifier un peu la succession temporelle des événe-
ments : le meurtre fondateur intervient dans cette séquence avant la sélection victimaire. Ce
qui pourrait apparaître comme une anomalie fournit néanmoins un éclairage fécond : l’acte
d’accusation contre la victime est probablement rationalisé a posteriori en termes de crimes
indifférenciateurs, et non dressé a priori. La mort de la victime déclenche la recherche collec-
tive des raisons qui ont conduit à sa mort ou à son expulsion, une fois la communauté apaisée
et en train de tirer les conséquences de l’événement prodigieux qu’elle vient de vivre. En
outre, une telle présentation permet de mettre en évidence les articulations fondamentales
entre l’action (les deux premiers termes de la formule) et la réflexion (les deux derniers), soit
encore entre l’événementiel et le symbolique, d’une part, et entre les crimes indifférenciateurs
et l’ordre culturel qui les interdit et les ritualise, d’autre part.
Cette logique de transformation globale fait au demeurant songer à une hypothèse proposée en
2013 par le philologue spécialiste du sanskrit E. J. Michael Witzel sur la généalogie des
mythes fondateurs selon les cultures dont ils ressortissent et les représentations symboliques

6
In VINOLO, La violence différante, cet auteur insiste pour sa part à de nombreuses reprises sur la nécessité de
distinguer le niveau de l’observateur externe de celui, interne, des acteurs, par exemple p. 176 : « Il faut donc
toujours opposer ce que le mythe fait à l’échelle de l’intellect, c’est-à-dire de la création de la différence, et ce
que les personnages et acteurs du mythe pensent faire en mettant à mort un coupable. » Nous retrouvons ici ces
deux niveaux dans cette formulation canonique, qu’on pourrait qualifier de girardienne, du mythe.
7
In SCUBLA, Lire Lévi-Strauss, p. 244.

477
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

qui leur sont associées a été : The Origins of the World’s Mythologies8. Les rapports envisa-
geables entre cette théorie récente et la théorie mimétique sont détaillés dans notre annexe 5.

8
Witzel, 2013.

478
Annexe 5 : La généalogie des mythes d’E. J. Michael Witzel

Annexe 5 :
La généalogie des mythes d ’E. J. Michael Witzel

E. J. Michael Witzel applique à la généalogie des mythes fondateurs selon les cultures dont ils
ressortissent des méthodes reconstructives à l’instar de celles utilisées par la linguistique
comparative et historique.
Il définit ainsi deux grandes familles de mythes fondateurs : les uns qu’il dénomme « laura-
siens »1 correspondent à une zone de peuplement à partir de 40 000 ans avant notre ère en
Asie, Europe et en Amérique ; les autres regroupent les mythes plus divers des populations
restées en Afrique et celles qui, après en être sorties il y a 65 000 ans, ont suivi l’océan Indien
jusqu’à l’actuelle Australie (zone qu’il appelle « Gondwana »). Dans la zone « laurasienne »,
les mythologies racontent un engendrement du monde à partir du ciel et de la terre identifiés à
des principes masculin et féminin, alors que l’univers est toujours déjà présent dans les
mythes « Gondwana ». Michael Witzel repère ensuite les thèmes communs aux deux types de
mythes dans ce qu’il nomme « Pangée » en constituant un arbre généalogique des mythes. Il
postule que les mythèmes communs correspondent à la mémoire la plus ancienne de
l’humanité, celle de périodes antérieures aux premières migrations de l’homo sapiens hors
d’Afrique, il y a donc plus de 65 000 ans2. Or parmi ces thèmes, certains dont la fréquence
laisse supposer l’universalité, semblent de nature à corroborer les spéculations plus empi-
riques de Girard.
En premier lieu, Michael Witzel trouve une divinité primordiale, transformée en Ciel ou Père
céleste, le plus souvent un deus otiosus, donc ne s’impliquant pas dans les affaires humaines.
Dans les mythes laurasiens, plusieurs générations de divinités se succèdent et les humains

1
Le choix des termes de Laurasie, Gondwana et Pangée est problématique dans la mesure où ils sont délibéré-
ment anachroniques et approximatifs. Ceux-ci désignent en effet respectivement dans leur sens habituel :
- le regroupement des terres qui allaient constituer l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord il y a plus de 60
millions d’années ;
- celui des terres qui ont formé l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Océanie et l’Antarctique, il y a plus de 130
millions d’années ;
- le continent unique qui regroupait Laurasie et Gondwana il y a plus de 200 millions d’années.
2
WITZEL, The Origins of the World’s Mythologies, p.359-373 pour les développements qui suivent. Cet auteur
ne cite jamais Girard, ce qui, paradoxalement, conforte l’utilité de ses recherches dans une perspective
d’éventuel étayage des thèses de ce dernier. Michael Witzel se réfère néanmoins à Burkert dont la proximité
intellectuelle avec Girard est manifeste et le cite dans sa bibliographie.

479
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

naissent à partir d’un dieu solaire ressortissant le plus souvent d’une quatrième génération de
divinités. Ce dieu, ou d’autres appartenant également à des générations tardives, ont un rôle
démiurgique et sont des tueurs de monstres. En revanche, les points de vue divergent selon
l’aire géographique sur la création du monde : le ciel et la terre de même que l’espace et le
temps préexistent dans « Gondwana », alors qu’ils sont engendrés à partir du chaos, des té-
nèbres, d’un océan primordial ou de « rien » en « Laurasie ».
Mais dans les deux aires, des démiurges ou tricksters interviennent pour viabiliser la terre.
Dans de nombreuses zones, apparaît aussi le thème, plus ou moins apparenté, d’un géant pri-
mordial. Dans ce qui est présenté comme un possible récit originel de la fondation du monde,
les démiurges-tricksters, simultanément bienfaisants créateurs de codes culturels et rendant la
terre féconde tout en étant de malfaisants fauteurs de troubles accusés de tous les maux ont
donc beaucoup en commun avec le bouc émissaire girardien. La présence d’un trickster3 est
attestée dans l’ensemble des mythologies étudiées : être ambivalent, tout à la fois démiurge
apportant certains traits à la culture4 et pitre, violateur d’interdits, il est aussi trompeur et res-
ponsable en dernier ressort de meurtres collectifs commis par d’autres dont la culpabilité est
ainsi évacuée5.
Une inondation catastrophique de type déluge ou une expulsion d’une première implantation
en punition de l’hubris ou des erreurs des hommes précède également dans l’ensemble des
aires géographiques une refondation de l’humanité. Il en va de même pour la perte de
l’immortalité originelle souvent associée au non-respect d’un tabou. Une femme se trouve

3
Ou décepteur dans la traduction adoptée par Lévi-Strauss ou encore dans La pharmacie de Platon de Derrida ;
pour certains comme Paul Radin ou Jung, il est un dieu « fripon » ou joueur de tours.
4
Par exemple Indra en Inde, Prométhée ou Hermès en Grèce, Coyote chez les Amérindiens des Grandes Plaines
en Amérique du Nord, Legba au Dahomey, Eshu-Elegba chez les Yoruba… Voici la caractérisation qu’en donne
l’ethnologue Laura Lévi Makarius in MAKARIUS, « Une interprétation de l’Incwala swazi », chapitre V : « En
effet, le Civilisateur, qui transforme la nature et parfois crée le monde et l’espèce humaine, est en même temps
un pitre, un bouffon. Le héros indomptable qui arrête la course du soleil, pourfend les monstres et défie les
dieux, est aussi le protagoniste d’aventures obscènes, dont il sort humilié et avili. L’inventeur de tant d’ingénieux
stratagèmes est victime de ses propres ruses. Le maître du pouvoir magique est représenté comme un pauvre
bougre, se traînant sur un chemin, allant de déconvenue en déconvenue. Il donne aux hommes les arts, les outils
et les autres biens culturels, mais leur joue des tours pendables dont ils font les frais. Il dispense les médecines
qui guérissent et qui sauvent, et introduit la mort dans le monde. On dirait que chaque qualité et chaque défaut
qui lui sont attribués font surgir automatiquement leur opposé. Le Bienfaiteur est aussi le Malin, le malintention-
né. Tout le bien et tout le mal se rapportent à lui. Le trickster est représenté comme voleur, trompeur, parricide,
incestueux, cannibale, il est idiot, cruel, phallique, dégoûtant ; cependant sous ses aspects les plus méprisables et
grossiers, comme sous les plus prestigieux, il reste toujours un être "sacré", qualité qui paraît lui être intrinsèque
et qu’aucun ridicule, ou aucune abomination, ne parviennent à effacer. » Lisa Lévi Makarius le définit en outre
comme un violateur d’interdit, en particulier celui du sang.
5
Comme Loki dans le mythe scandinave de la mise à mort de Baldr, in Le bouc émissaire, p. 99-105 et 118 :
« Loki, le seul véritable assassin et par surcroît trompeur. Loki devient le réceptacle unique de la violence na-
guère répartie également entre tous les lyncheurs et qui devient franchement perverse en se concentrant sur un
seul individu. La réputation du seul Loki est sacrifiée, en somme, à la réhabilitation de tous les autres Dieux. »
Michael Witzel n’évoque quant à lui ni Loki parmi les tricksters, ni le mythe de la mise à mort de Baldr qui l’en
rend responsable. Que ses sources soient différentes de celles de Girard augmente l’intérêt de les rapprocher.

480
Annexe 5 : La généalogie des mythes d’E. J. Michael Witzel

fréquemment à l’origine de tels évènements. L’omniprésence du déluge et / ou de la perte de


l’immortalité à la suite d’une transgression en punition de l’hubris humaine correspondent
aux thèmes que Girard privilégie dès La violence6 dans lesquels il voit le symbole d’une crise
d’indifférenciation détruisant la communauté7.
Enfin, le sacrifice animal (associé à la chasse au gros gibier) est très largement pratiqué.
La spéculation du philologue, qui reste à confirmer, fait ainsi écho à la théorie girardienne de
l’unité de tous les mythes fondateurs et tend à la corroborer.

6
Ce résultat est d’autant plus remarquable que Michael Witzel se montre moins enclin que Girard à mettre en
évidence les épisodes violents des mythes, par exemple celui qui retrace la « naissance » du soleil et de la lune
chez les Aztèques, in WITZEL, The Origins of the World’s Mythologies, p. 146 et Le bouc émissaire, p. 87-91.
7
In Des choses cachées, p. 205 : « Puisque la victime unique apporte la réconciliation et le salut, puisqu’elle
rend la vie à la communauté, on comprend sans peine le thème de survivant dans un monde où tous périssent
puisse revenir au même thème de la victime unique extraite d’un groupe où personne, en dehors d’elle, ne périt.
C’est l’Arche de Noé seule épargnée par le déluge pour assurer le recommencement du monde. »

481
482
Annexe 6 : La résolution des conflits internationaux par l’approche « dyadique » de Robert Farneti

Annexe 6 :
La résolution des conflits internationaux par l’approche
« dyadique » de Robert Farneti

Une illustration des capacités d’une anthropologie mimétique peut être trouvée dans un
monde globalisé, où le politologue Robert Farneti identifie le risque possible de la synchroni-
sation des lignes de partage idéologiques entre droite et gauche, Ouest et Est, Ciel et Terre,
pro-Israël et pro-Palestine. Nous ajoutons quant à nous identité nationale et communauta-
risme. Le risque est alors que cette organisation « dyadique » des conflits idéologiques perde
sa fonction originelle de sublimation des alternatives radicales en options politiques et des
haines en débat public1.
Comme pour l’économie, il est aberrant de postuler la rationalité des acteurs en conflit : ils
sont aussi mus par d’autres buts que l’intérêt pour des gains matériels ou immatériels2. Il faut
alors mettre à jour les ressorts réels de la dynamique conflictuelle pour éviter les impasses des
actions classiques de réconciliation lorsqu’elles placent leurs espoirs dans un établissement ou
un rétablissement de la justice3 :
Une perspective mimétique suggère que les chances des rivaux d’atteindre un accord sur les
biens disponibles dépendent de leur capacité à dégonfler leurs ontologies qui entretiennent leur
animosité mutuelle. L’ouverture d’une nouvelle perspective sur l’origine de la discorde peut
pousser les acteurs sociaux à définir des stratégies plus viables de convergence sur une vision
plus large de la réalité, à partir de laquelle ils peuvent voir que leurs buts sont en définitive
compatibles et les ressources encore disponibles susceptibles d’une allocation convenable. […]
l’innovation majeure de cette perspective dans le champ de la résolution des conflits est de dé-
placer l’attention des demandes de satisfaction des rivaux vers les moyens qu’ils ont de rationa-
liser leur hostilité mutuelle.4

1
FARNETI, Mimetic Politics, emplacement 1589.
2
Ibid., emplacement 1857. « À y regarder de près, les engagements pris par des rivaux mimétiques suggèrent
qu’il n’y a rien d’autre et donc que la friction entre les rivaux prend naissance dans un vide ontologique. Une fois
abandonnée l’approche selon laquelle les actions des gens sont des manifestations de leur réactivité propre aux
situations du monde, nous voyons que les causes de discorde ne sont pas à rechercher dans le fonctionnement
déficient d’institutions supposées “désintéressées à la chose”. » In ibid., emplacement 1862, ma traduction.
3
Ibid., emplacement 1891.
4
Ibid., emplacement 1904-1909. Ma traduction.

483
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Une fois encore, le salut est attendu de l’accès à la connaissance de la vérité de la situation là
où méconnaissance et mauvaise foi prévalent. Ainsi toute radicalisation de l’identité est-elle
vue comme l’aboutissement de la crise mimétique et non ce qui est susceptible d’y mettre
fin5. Les capacités d’introspection sont donc aussi indispensables que celles de négociation6.
Pour sortir du conflit, il faut néanmoins toujours recourir à la norme, autant dire à une solu-
tion politique7. Robert Farneti nomme « justice réflexive » cette stratégie insistant sur une
reconnaissance active par les protagonistes des sources mimétiques des comportements et
conflits humains8. Bref, la sortie de la méconnaissance passe par une reconnaissance conjointe
et simultanée : plus que le don / contre-don, il semble bien que ce soit le pardon réciproque
qui s’impose pour sortir de la rivalité. Entre les puissances dyadiques comme entre les per-
sonnes en rivalité mimétique, la réconciliation passe toujours par une forme de conversion.
Cherchant une issue au modèle victimaire, Jean-Pierre Dupuy conclut de son côté :
La négociation entre inégaux présuppose que ceux-ci se voient comme égaux au regard du droit
et de la morale. Mais, dans le cadre de la justice « victimaire », moralement c’est l’inférieur qui
domine absolument le supérieur, comme un dieu vengeur ses créatures pécheresses. En guise de
compensation, le « persécuteur » est tenu de rétribuer sa « victime » pour le ressentiment qu’elle
éprouve, et seul un prix infini permettrait au premier de s’acquitter de sa dette. Pour sortir de ce
piège, il est nécessaire qu’un dialogue s’instaure entre les parties, puisque le seul fait qu’elles y
participent rétablit au moins partiellement l’égalité morale. C’est évidemment au plus favorisé,
ou celui qui apparaît comme tel à un regard extérieur et non partisan, de prendre l’initiative de
ce dialogue.9 »
L’égalité est ainsi source de la rivalité mais aussi nécessaire à l’issue satisfaisante d’une né-
gociation et à la prise en compte des revendications de la partie s’estimant victime. Nous re-
trouvons la vision de Jocaste dans Les Phéniciennes chez Euripide s’opposant à celle de ses
fils dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle. La rivalité des égaux débouche in fine sur la ré-
conciliation égalisatrice.

5
Ibid., emplacement 2000. « Les revendications d’une possession exclusive d’un territoire donné interviennent
souvent dans des environnements où les questions identitaires deviennent politiquement sensibles seulement
après que des rivalités individuelles et collectives se soient développées. Quoi qu’il en soit, l’identité est utilisée
par les deux rivaux et les tiers pour rationaliser le conflit qui s’ensuit, contribuant de la sorte à masquer l’activité
mimétique qui polarise la situation. » In ibid., emplacement 2006-2008, ma traduction.
6
Ibid., emplacement 2017.
7
« Les rivaux peuvent en définitive faire la paix parce qu’ils peuvent se faire eux-mêmes le sujet de stipulations
qu’ils ont acceptées librement et après réflexion. […] Dans les dernières décennies le domaine normatif s’est
réduit alors que les explications naturelles s’étendaient à des zones où le modèle normatif dictait auparavant ses
conditions épistémiques. » In ibid., emplacement 2025-2028, ma traduction.
8
Ibid., emplacement 2032. « La justice réflexive est une combinaison typique de justice et de vérité. » In ibid.,
emplacement 2043, ma traduction.
9
DUPUY, La marque du sacré, p. 224.

484
Annexe 7 : La place du religieux dans l’anthropologie, enjeu de l’affrontement entre Girard et Lévi-Strauss

Annexe 7 :
La place du religieux dans l’anthropologie,
enjeu de l’affrontement entre Girard et Lévi -Strauss

Si pour Lévi-Strauss, « il suffit d’éliminer un élément pour que […] des interstices apparais-
sent qui permettent de faire les distinctions nécessaires »1, ce pur exercice intellectuel de la
pensée sauvage devient un meurtre ou une expulsion qui fonde la culture chez Girard. De
cette différence en découle une autre : se focalisant sur la mythologie et l’analyse synchro-
nique de la signification des oppositions conceptuelles qu’il y repère, Lévi-Strauss en vient à
minorer l’importance et la signification des rites et, plus généralement, à évacuer le religieux
du champ anthropologique. Ce qui fait dire à Girard : chez lui, « rien ne manque, à
l’exception de l’essentiel.2 » Là où Lévi-Strauss recherche des oppositions entre les termes
qu’il découvre dans les diverses versions de mythes qu’il compare, Girard les fait surgir d’une
seule : l’un et les autres, la victime et la communauté. Et il observe entre eux l’inversion des
rôles, le jeu des réciprocités, bonnes ou mauvaises, l’effacement de cette différence... D’où les
situations relationnelles présentées tout au long de notre travail : modèle, obstacle, quête d’un
complément d’être ; violences, exclusion, différenciation ; revendications, élection, solidarisa-
tion…
Pour Lévi-Strauss, la religion doit être expulsée, ou au moins marginalisée. L’anthropologue
structural assigne ainsi au « signifiant flottant », ce mot vide de sens comme mana, truc, ma-
chin ou chose, la fonction « de combler un écart entre le signifiant et le signifié », « une servi-
tude de toute pensée finie (mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute intervention my-

1
In La voie méconnue, « Différenciation et réciprocité », p. 68.
2
Des choses cachées, p. 130. Camille Tarot précise : « Or cet essentiel […] est le religieux à l’origine des insti-
tutions, le sacré – thèse durkheimienne donc – et ce qu’il ajoute aux durkheimiens, le lien du sacré à la violence,
le mécanisme du bouc émissaire, sa substitution par les systèmes sacrificiels, l’origine de la violence dans le
désir mimétique et triangulaire. Lévi-Strauss […] n’a pas besoin de distinguer la société et la culture, qui ex-
plique la société comme un phénomène d’échange, de circulation des biens, des mots et des femmes, sans recou-
rir ni à une économie des désirs ni à une théorie du désir mimétique ou autre. La culture s’explique par la seule
activité organisatrice d’un intellect collectif, parce que formellement identique chez tous, dont l’activité codeuse
se joue inconsciemment, en deçà des sujets, dans l’activité linguistique sur laquelle se construit l’édifice de la
culture. En conséquence, les tabous se ramènent à un seul qui compte, le tabou de l’inceste et le religieux n’est
plus qu’un objet périphérique de l’anthropologie. » Texte de sa conférence du 27 janvier 2012 à l’école normale
supérieure rue d’Ulm intitulée « Le conflit des anthropologies de Lévi-Strauss et Girard. Peut-on sortir par le
sacrifice du dilemme de la priorité entre mythe et rite ? », à l’adresse : http://www.rene-
girard.fr/offres/doc_inline_src/57/Mythologiques+14+Tarot.pdf.

485
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

thique et esthétique) ». Camille Tarot fait remarquer que la religion est omise de cette pour-
tant longue énumération. Et là où elle apparaît, elle est noyée dans une définition de la culture
et mentionnée au dernier rang, par ordre d’importance décroissante : « Toute culture peut être
considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent
le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion3. »
Girard identifie, lui, un « signifiant transcendantal », qualificatif qui insiste sur l’écart des
deux interprétations : « Le signifiant, c’est la victime. Le signifié, c’est tout le sens actuel et
potentiel que la communauté confère à cette victime et, par son intermédiaire, à toute
chose.4 » De la victime émissaire comme symbole prototypique découle le premier rôle dévo-
lu au sacrifice et à la religion par Girard :
On a souvent dit que l’homme est un “animal auto-domestiqué”. Mais ce n’est pas lui-même qui
s’est domestiqué : le sacrifice l’a fait pour lui. La religion est une structure sans sujet, parce que
le sujet est le principe mimétique. Je crois qu’on peut s’en faire une conception réaliste qui ex-
plique beaucoup de choses inexplicables sans elle.5

Pour nous, l’aboutissement de cette « auto-domestication » se trouve dans la souveraineté


monopolisant la violence légitime tout en induisant la servitude volontaire et, simultanément,
dans la stimulation de la concurrence économique à l’intérieur du zoo humain. La religion
s’inscrit à l’origine de cette évolution. Compte tenu de notre préoccupation de nature poli-
tique, la référence lévi-straussienne présente donc un intérêt moindre que la théorie mimétique
car « ni le langage, ni l’échange, ni la réciprocité ne suffisent à réunir les hommes dans des
structures stables. À plus forte raison doit-on renoncer à fonder le social sur le mental.6 » En
outre, les analyses de Lévi-Strauss ignorent les identités au point de différencier les jumeaux ;
or pour Girard, « ce n’est pas une différence de plus que les jumeaux signifient dans les
mythes, c’est l’identité. Si les cultures ne parlent jamais franchement de cela, ce n’est pas
parce qu’elles ne le peuvent pas, c’est parce qu’elles se sentent menacées en permanence par
l’identité.7 »

3
In TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 384. Les citations de Lévi-Strauss mentionnées par Camille Tarot sont
extraites de L’introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. Je souligne.
4
Des choses cachées, p. 112, cité in TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 647.
5
Les origines, p. 181.
6
SCUBLA, Lire Lévi-Strauss, p. 47.
7
Celui par qui, p. 157-158.

486
Annexe 8 : Rencontres entre théorie mimétique et concepts mathématiques

Annexe 8 :
Rencontres entre théorie mimétique
et concepts mathématiques

Il s’agit de points particulièrement remarqués par Lucien Scubla. Girard et ses épigones abor-
dent effectivement leurs sujets d’étude au moyen de procédés logiques inhabituels.
Nous en avons plusieurs aperçus avec le « temps du projet » que Jean-Pierre Dupuy oppose à
celui, intuitivement plus immédiat, de l’histoire et le « catastrophisme éclairé » qui en est une
des applications. La souveraineté – Léviathan hobbesien, volonté générale rousseauiste ou
droit de faire les lois tocquevillien – se présente à l’instar de la divinisation des victimes émis-
saires comme une auto-transcendance, une extériorisation du social. Il en va de même avec
l’accent mis par Lucien Scubla sur les rapports de la théorie mimétique avec la distinction
entre lois différentielles et intégrales. Ces formes particulières ont pour traits communs
d’entrer en résonance avec des théories scientifiques récentes qui sont susceptibles de faire
évoluer nos modes de pensée. La prétention de Girard à redécouvrir des choses cachées de-
puis la fondation du monde se révèle paradoxalement compatible avec un recours à des
schèmes théoriques élaborés récemment, souvent dans la même plage de temps que sa propre
œuvre.

Hypothèse mimétique et théorie des catastrophes de René Thom

Lucien Scubla met en évidence une proximité entre la théorie des catastrophes du mathémati-
cien René Thom et la théorie mimétique1. Compte tenu de l’intérêt de la théorie mimétique
pour le « catastrophisme » et l’Apocalypse, la rencontre était sans doute inévitable. Toutefois,
au-delà de l’usage du mot de catastrophe, qui est plus le fait de Jean-Pierre Dupuy que de Gi-
rard, importent la coïncidence dans le temps de deux recherches indépendantes l’une de
l’autre et leur convergence : provenant de champs disciplinaires distants, mathématique et
anthropologie fondamentale, ces approches concordantes émergent quasi-simultanément. Pour
tous les deux, le structuralisme est incomplet en ce qu’il fait l’impasse sur une morphogénèse

1
Les développements qui suivent doivent beaucoup à l’article de Lucien Scubla, in SCUBLA, « Vers une anthro-
pologie morphogénétique. Violence fondatrice et théorie des singularités ».

487
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

et ignore le conflit. Ils préfèrent le réel, « l’intelligibilité des choses » au nominalisme et au


positivisme. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à recourir à la pensée analogique. Ils repèrent des
singularités, marquant « l’émergence du discontinu hors du continu »2.
Ce modèle emprunté à René Thom « rappelle étrangement les innombrables mythes d’origine
qui racontent le déploiement d’un monde différencié à partir d’un centre organisateur indiffé-
rencié.3 » Pour Lucien Scubla, les victimes émissaires et les meurtres fondateurs sont des sin-
gularités structurantes et des centres organisateurs au sens que Thom donne à ces concepts.
Un même opérateur de la contagion mimétique suscite les conflits de possession et polarise la
violence sur lui-même4. Sur le plan des rites, la sélection de ceux qui persistent et se diffusent
se fonde sur leur efficacité réelle ou supposée : ainsi la vaccination aurait-elle survécu à la
saignée, du fait que « seuls sont stables les rites et les formes culturelles qui se conforment à
de tels principes de régulation.5 » La théorie des singularités aide à « créer un catalogue des
formes structurellement stables »6 dans lesquelles se fondent les institutions pérennes au
terme de moments instables, ajoutant à la vision purement stochastique de Girard. Remar-
quons ici au passage une constante de la théorie de l’évolution : elle retient de préférence ce
qui est adapté à ce qui ne l’est pas ou l’est moins.
Ces singularités ou points d’inflexion débouchent ainsi sur des dédoublements : théologique
entre démon hostile et divinité bienfaisante, rituel entre pur et impur ou sacrificateurs meur-
trier et pacifiant, double personne du roi au sein duquel cohabitent la victime et le sacrifica-
teur, obligations rituelles et interdits comme avers et revers d’une même médaille… Nous
ajoutons que ces dédoublements sont à la fois des conditions et des conséquences de
l’émergence de formes stables.
Quand Stéphane Vinolo se demande « comment peut-on faire émerger l’ordre du chaos en ne
postulant aucune volonté, aucune intention dans cette organisation ? […] comment la diffé-
rence peut-elle naître au cœur même de l’indifférencié, comment la dissymétrie peut-elle sur-
gir au cœur de la symétrie ?7 », la réponse de Girard est effectivement désarmante de simplici-
té apparente : « le modèle de l’exception en cours d’émergence », autrement dit le tirage au

2
Lucien Scubla indique avoir emprunté cette expression à Jean Petitot in « Approche morphogénétique de la
formule canonique du mythe », p. 34.
3
TAROT, Le symbolique et le sacré, p. 97.
4
SCUBLA « Vers une anthropologie morphogénétique. Violence fondatrice et théorie des singularités », p. 99.
5
Ibid., p. 107.
6
Ibid., p. 107.
7
VINOLO, La violence différante, p. 11.

488
Annexe 8 : Rencontres entre théorie mimétique et concepts mathématiques

sort, la fève dans la galette des rois…8, donc « de faire émerger la différence à partir d’un
système, qui, d’un point de vue extérieur, est totalement indifférencié. » D’où l’importance de
« la multiplication et de la reproduction de perturbations aléatoires, de bruits au cœur du sys-
tème. […] nous sommes [donc] incapables […] de savoir a priori les chemins et les formes
futures de l’évolution.9 »
L’emprunt de Lucien Scubla à Thom invite à penser que le hasard finit toujours par composer
avec de la nécessité, comme l’eau qui s’écoule de préférence par des interstices dans un sol
imperméable.

Lois intégrales et lois différentielles

Lucien Scubla10 fait mention de l’importance que revêt à ses yeux l’ouvrage du physicien
Pierre Auger intitulé L’homme microscopique. Essai de monadologie, paru en 1952. Ce phy-
sicien reprend la distinction de Leibniz entre monades et agrégats, respectivement pour lui
objets absolus et relatifs, en appliquant aux premiers des lois intégrales 11 à caractère structural
et aux seconds, des lois différentielles de nature statistique12.
Il convient alors de distinguer les « phénomènes culturels » assujettis aux premières des
« phénomènes sociaux » soumis aux secondes, de même que l’ « anthropologie » étudiant la
culture de la « sociologie » traitant d’agrégats d’individus. Le structuralisme s’intéresse aux
uns, l’individualisme méthodologique aux autres. Tout en distinguant clairement culturel et
social, il faut les réarticuler. Une théorie génétique autant que structurale, comme celle de
Girard, se doit de combiner lois intégrales et différentielles :
Le structuralisme est incomplet dans la mesure où il se donne immédiatement le discret et où il
ne voit, au mieux, dans le continu qu’une toile de fond pour saisir le discret ; alors que la théorie
de la violence fondatrice [… pense] le déploiement des différences et la formation de structures
stables en reconstituant les processus morphogénétiques qui peuvent les faire surgir d’un conti-
nuum indifférencié.13
Il faut penser l’émergence du discontinu hors du continu en un point qui constitue une singu-

8
Des choses cachées, p. 135.
9
In ibid., p. 98 et 100.
10
SCUBLA, « L’anthropologie a-t-elle fait des progrès depuis Hocart ? », appendice de la première partie intitulé
« Lois intégrales et lois différentielles dans les sciences de l’homme et de la société, ou la complémentarité des
points de vue holiste et individualiste en anthropologie », p. 346-353.
11
Par exemple la loi normale de distribution des valeurs ou loi de Gauss.
12
Les « équations différentielles stochastiques » modélisent des trajectoires aléatoires, avec des points
d’inflexion : elles permettent par exemple la simulation de cours de bourse ou de phénomènes de diffusion.
13
SCUBLA, « Vers une anthropologie morphogénétique. Violence fondatrice et théorie des singularités », p. 91.

489
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

larité parmi des régularités, un retournement de tendance à partir d’un centre organisateur
permettant un déploiement universel : en l’occurrence la victime émissaire et le meurtre fon-
dateur.
On saisit au demeurant mieux ainsi la connotation intégratrice des lois intégrales et différen-
ciatrice des lois différentielles. On voit ici une fois encore l’aptitude de la théorie mimétique à
emprunter, sans en avoir le plus souvent une claire conscience, des concepts des sciences
dures là où d’autres approches en sciences humaines se réclamant expressément de méthodes
mathématiques ou d’analogies physiques et biologiques ne parviennent pas à mieux fonder
leurs analyses pour autant.

490
Bibliographie

Bibliographie

La présente bibliographie regroupe les ouvrages consultés par ordre alphabétique des au-
teurs. Les ouvrages collectifs, y compris les numéros spéciaux de revues et magazines, sont
classés dans la même liste selon leur titre. Les travaux de René Girard ont été présentés en
tête de la thèse, avec les abréviations choisies pour les textes les plus longs : ils ne sont en
conséquence pas repris ici.

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504
Index

Index des noms cités

Avertissement : Compte tenu de son omniprésence dans l’ensemble de la thèse, le nom de


René Girard ne constitue pas une des entrées de l’index.

Abel, 74, 149, 174, 517 Bède le Vénérable, 282


Abélès, Marc, 445, 446, 511 Ben Laden, Oussama, 318, 319, 321, 330
Abraham, 83, 131, 200 Benveniste, Emile, 376, 512
Adam, 74, 149, 150, 511 Bersini, Hugues, 230, 233, 512
Adenauer, Konrad, 310 Bodin, Jean, 25, 129, 286, 289, 290, 292,
Adler, Alfred, 61, 437 335, 355
Agamemnon, 451 Bouddha, 274
Aglietta, Michel, 27, 408, 411, 414, 441, Bourdieu, Pierre, 120, 159, 367, 371, 372,
511 373, 437, 452, 512
Alaric, 282 Bricmont, Jean, 21, 524
Alberg, Jeremiah L., 511 Burkert, Walter, 13, 253, 254, 273, 494,
Alison, James, 5, 27, 149, 150, 151, 411, 497, 512
412, 511 Bush, George W., 321, 330
Anaximandre, 126 Cadmos, 463
Anders, Günther, 144, 511 Caillé, Alain, 183, 184, 374, 375, 428, 432,
Anderson, Benedict, 309, 511 457, 512, 513, 518
Anspach, Mark R., 37, 511, 516, 517 Caïn, 74, 75, 131, 149, 174, 521
Antigone, 14, 15, 17, 223, 464, 465 Caïphe, 24, 85, 351, 465
Antoine, Agnès, 5, 511 Camus, Albert, 141, 144, 146, 484, 485,
Antonello, Pierpaolo, 12, 13, 17, 156, 221, 488
243, 511 Canetti, Elias, 109
Arbogast, 279 Castro Rocha, João Cezar, 12, 243
Arendt, Hannah, 111, 144, 314, 511 Cavalli-Sforza, Luca, 245, 246, 260, 273,
Aristote, 16, 18, 49, 125, 128, 129, 167, 392, 513
170, 171, 432, 512 Cérézuelle, Benoît, 5, 279
Aron, Raymond, 213, 217 Cervantès, Miguel de, 164, 218, 284, 291
Arrow, Kenneth J., 343 César, 270, 481
Artémis, 284 Chanial, Philippe, 428
Athanase, 279 Chantre, Benoît, 5, 13, 69, 241, 449, 454,
Atran, Scott, 446, 512 513
Audard, Catherine, 26, 183, 512, 522 Charbonneau, Bernard, 324
Audard, Pierre, 509 Charlemagne, 283
Augustin, 19, 145, 149, 150, 433, 443, 512 Charles Martel, 281
Axelrod, Robert, 233 Chaumont, Jean-Michel, 486
Baechler, Jean, 26, 66, 246, 512 Chaumont, Jean-Michel, 513
Bailie, Gil, 512 Chaunu, Pierre, 21
Balandier, Georges, 28, 159, 512 Chemillier-Gendreau, Monique, 336, 339,
Baldr, 498 340, 513
Barberi, Maria Stella, 12, 58, 241, 512 Chesterton, George K., 378, 461, 513
Barry, Brian, 225, 512 Chiodi, Giulio M., 18, 72
Bataille, Georges, 219, 512 Chirac, Jacques, 57
Bateson, Gregory, 46, 54, 97, 512 Chirpaz, François, 513

505
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Chouraqui, André, 77 Dumont, Louis, 205, 210, 276, 412, 514


Chrétien de Troyes, 284 Dumouchel, Paul, 5, 22, 27, 28, 93, 99,
Churchill, Winston, 220, 489 100, 110, 111, 116, 117, 138, 142, 144,
Cicéron, 376, 513 169, 170, 171, 177, 197, 206, 211, 231,
Clastres, Pierre, 513 243, 252, 254, 259, 289, 290, 291, 292,
Clausewitz, Karl von, 13, 91, 95, 96, 116, 296, 301, 312, 313, 314, 315, 317, 320,
118, 139, 151, 172, 183, 213, 308, 417 324, 328, 329, 338, 344, 349, 353, 356,
Clottes, Jean, 249, 513 363, 379, 380, 409, 437, 440, 441, 468,
Clovis, 279 471, 513, 514, 518, 525
Codwell, Scott, 525 Dupuy, Jean-Pierre, 24, 27, 28, 40, 48, 55,
Cohen, Daniel, 513 78, 138, 139, 144, 169, 175, 176, 177,
Colomb, Christophe, 309 179, 180, 181, 182, 191, 197, 211, 231,
Condorcet, Nicolas de, 343 289, 297, 308, 317, 318, 319, 325, 326,
Confucius, 274 328, 329, 330, 331, 332, 334, 335, 340,
Constance II, 278 343, 349, 355, 358, 368, 379, 383, 404,
Constant, Benjamin, 431 406, 407, 411, 412, 413, 414, 415, 416,
Constantin, 278, 279, 280, 380 417, 431, 432, 434, 436, 441, 448, 449,
Cortès, Hernan, 352 452, 453, 460, 463, 471, 476, 484, 485,
Coulon, Pascal, 513 502, 507, 514, 517, 522, 525
Courtés, Joseph, 50, 513 Durkheim, Émile, 158, 366, 367, 368, 370,
Coyote, 498 371, 372, 410, 416, 417, 443, 515
Créon, 15, 17 Ehrenberg, Alain, 103, 515
Cromwell, Oliver, 296 Eichmann, Adolf, 206, 314
Crutzen, Paul J., 327 Einstein, Albert, 21
Dagobert, 281 Eliade, Mircea, 270, 425, 515
Damasio, Antonio, 472 Eliasoph, Nina, 222
Daniel, 77 Ellul, Jacques, 324
Dante, 284 Engels, Friedrich, 310, 520
Darwin, Charles, 21, 243, 247, 393 Épiménide, 213
Dawkins, Richard, 230 Erickson, Erick H., 201
De Heusch, Luc, 158, 159, 164 Erner, Guillaume, 515
De Waal, Frans, 225, 245, 514 Esaü, 75
Debray, Régis, 243, 347, 513 Eschyle, 14, 15, 16, 503, 515
Deguy, Michel, 40, 48, 522 Eshu-Elegba, 498
Delcourt, Marie, 143 Étéocle, 14, 15, 16, 18, 31, 419, 463, 464
Deleuze, Gilles, 137 Euripide, 14, 15, 16, 216, 502, 515
Denys d’Halicarnasse, 126 Ève, 74, 149
Derrida, Jacques, 36, 141, 143, 207, 498 Fabing, Clément, 131
Descartes, René, 118, 141, 472, 522 Farneti, Robert, 26, 92, 100, 103, 185, 337,
Descola, Philippe, 159, 514 351, 381, 416, 484, 501, 502, 515
Descombes, Vincent, 201, 202, 377, 514 Fauré, Christine, 301, 518
Deutéro-Isaïe, 74 Ferro, Marc, 105, 106, 515
Diel, Paul, 41, 420, 421, 422, 423, 424, Fichte, Johann, Gottlieb, 308
426, 429, 436, 454, 478, 480, 514 Flahault, François, 145
Domenach, Jean-Marie, 21 Flaubert, Gustave, 379
Dostoïevski, Fiodor, 82, 147, 154, 164, Fleming, Chris, 525
218, 311, 421, 480, 482, 489 Florey, Sonya, 38, 364, 480, 515
Dufoix, Stéphane, 428 Foisneau, Luc, 5, 188, 515
Dumézil, Bruno, 279 Fraser, 188, 189
Dumézil, Georges, 376 Fraser, Nancy, 183, 188, 189, 515

506
Index

Frazer, James George, 159 Harari, Yuval Noah, 98, 246, 249, 271,
Freud, Sigmund, 17, 18, 23, 63, 146, 151, 349, 359, 360, 517
152, 154, 155, 163, 212, 235, 245, 314, Hayden, Brian, 250, 251, 252, 265, 271,
366, 367, 425, 443, 480, 482, 487, 515, 273, 517
518 Hayek, Friedrich A., 168, 169, 182, 407,
Freund, Julien, 156, 169, 174, 526 412, 517
Friedman, Milton, 406 Heckmann, Hubert, 284, 520
Froidevaux-Metterie, Camille, 429 Hegel, Friedrich, 21, 139, 140, 183, 184,
Fukuyama, Francis, 333 186, 193, 333, 412, 517
Fustel de Coulanges, Numa, 366, 388, 515 Heidegger, Martin, 141, 142, 143
Galula, David, 67, 98, 99, 101, 102, 103, Henry, Michel, 208, 209, 517
516 Héraclite, 126, 213
Gandhi, 489 Hermès, 498
Gans, Eric, 27, 55, 254, 355, 516 Hérode, 87
Garapon, Antoine, 294 Hérodiade, 87
Gardner, Stephen, 516 Hitler, Adolph, 309, 310, 490
Garrels, Scott, 520 Hobbes, Thomas, 22, 23, 110, 129, 130,
Gauchet, Marcel, 347, 367, 371, 373, 378, 131, 132, 139, 169, 171, 194, 199, 224,
379, 385, 429, 433, 516 289, 292, 293, 295, 296, 298, 335, 355,
Gaulle, Charles de, 310, 489 365, 379, 380, 381, 415, 433, 443, 451,
Gaultier, Jules de, 38, 443 515, 517, 521, 522
Gélase, 412 Hocart, Arthur M., 158, 245, 253, 255,
Gibbard, Allan, 225, 516 263, 264, 265, 274, 366, 367, 368, 403,
Gifford, Paul, 17, 156, 221, 243, 511 509, 517, 523
Gini, 348 Hodder, Ian, 265, 266, 522
Giraud, Gaël, 407, 516 Hodge, Joel, 525
Godelier, Maurice, 375, 516 Hofstadter, Douglas, 412, 517
Gomez, Pierre-Yves, 308, 411, 436, 516 Hölderlin, Friedrich, 140, 183, 219, 443
Gonzalez Hernandez, Domingo, 5, 53 Holeindre, Jean-Vincent, 214
Gorbatchev, Mikhaïl, 460, 489 Honneth, Axel, 167, 168, 169, 183, 184,
Gorz, André, 407, 447, 452, 458, 516 185, 187, 188, 190, 193, 195, 196, 198,
Gosseries, Axel, 180, 516 201, 426, 437, 517
Goux, Jean-Joseph, 14, 17, 516 Houziaux, Alain, 13
Graeber, David, 234, 396, 516 Hubert, Henri, 245
Grandier, Urbain, 287 Hugo, Victor, 488
Greenberg, Joseph H., 246 Hugues Capet, 401
Grégoire de Tours, 282 Hume, David, 133
Greimas, Algirdas Julien, 35, 426, 493, Hussein, Saddam, 330
516 Husserl, Edmund, 144
Gros, Frédéric, 324, 516 Ignatieff, Michel, 314
Grotius, 303 Indra, 498
Guesnerie, Roger, 332, 517 Isaac, 267
Guggenheim, Antoine, 214, 518 Isaïe, 347
Guillarme, Bertrand, 26, 522 Ismène, 15, 17
Guillebaud, Jean-Claude, 432 Jackson, Andrew, 234
Guizot, François, 301 Jacob, 75
Habermas, Jürgen, 188 Jacoby, Russell, 73, 241, 517
Hahn, Eduard, 253 Jacques Ier, 110
Hamerton-Kelly, Robert G., 67, 172, 316, Jaspers, Karl, 274
317, 517, 521 Jean, 24, 78, 82, 83, 85, 117, 124, 277, 347

507
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Jean-Baptiste, 87, 387 Léon III, 283


Jefferson, Thomas, 305 Leroi-Gourhan, André, 260, 261, 266, 267,
Jérémie, 275 425, 518
Jésus, 16, 28, 77, 78, 79, 80, 82, 83, 84, 85, Leroux, Pierre, 429
86, 124, 148, 195, 200, 218, 219, 221, Lescuyer, Georges, 301, 518
227, 229, 274, 277, 280, 353, 365, 380, Lévi, Sylvain, 270, 519
381, 386, 449, 450 Lévi-Strauss, Claude, 18, 31, 35, 71, 72,
Job, 52, 69, 76, 77 120, 126, 141, 143, 146, 151, 153, 154,
Jocaste, 14, 16, 17, 216, 502 155, 159, 163, 192, 193, 212, 235, 370,
Jonas, 74, 77 373, 393, 394, 426, 444, 493, 494, 495,
Jonas, Hans, 144, 331, 518 498, 504, 505, 519, 523
Joseph, 75, 77, 265 Lewis-Williams, David, 249, 513
Julien l’Apostat, 278, 279 Lipovetsky, Gilles, 52, 53, 56, 58, 519
Jung, Carl Gustav, 498 Livingston, Paisley, 38, 39, 45, 59, 97,
Kafka, Franz, 144 475, 476, 477, 519
Kaldor, Mary, 100 Locke, John, 25, 296, 519
Kant, Immanuel, 103, 139, 181, 185 Loki, 498
Keen, Steve, 407, 518 Lordon, Frédéric, 410, 411, 519
Keynes, John M., 416 Lorentz, Konrad, 225, 245
Kierkegaard, Søren, 19, 146, 443 Louis XIV, 291, 292, 293
Koestler, Arthur, 64 Louis XVI, 110, 301
Kofman, Sarah, 480, 518 Louis-Philippe, 292, 301
Kojève, Alexandre, 139, 140, 183, 518 Lovelock, James, 327
Korine, Harry, 308, 516 Lowie, Robert, 258
Koutouzov, Mikhaïl, 481 Luc, 78, 79, 81, 82, 84, 326, 333, 334, 347
Krishnamurti, 67 Luchesini, Luca, 519
La Boétie, Étienne de, 290, 291, 335, 518 Luther, 377
La Fontaine, Jean de, 118 Machaut, Guillaume de, 286
La Rochefoucauld, Louis Alexandre de, 82 Machiavel, 22, 24, 25, 42, 129, 190, 289,
Lacan, Jacques, 19 290, 292, 330, 335, 355, 433, 519
Lactance, 354, 376 Madison, James, 305
Lagarde, François, 82, 240, 384, 518 Mahâvîra, 274
Laïos, 14, 18, 388 Mahomet, 274
Lambert, Yves, 249, 271, 272, 274, 276, Maine, James Sumner, 445
518 Mairet, Gérard, 133, 136, 288, 289, 293,
Lao Tseu, 274 327, 328, 355, 441, 517, 519
Larmore, Charles, 102, 145, 518 Makarius, Laura Lévi, 498, 519
Latour, Bruno, 47, 120, 327, 404, 429, 518 Malraux, André, 144
Laudamas, 15, 17 Mandela, Nelson, 489
Lazzeri, Christian, 133, 183, 184, 187, Mandeville, Bernard, 231
195, 518 Manent, Pierre, 113, 175, 199, 211, 212,
Le Bras, Hervé, 433 213, 214, 215, 236, 277, 289, 295, 296,
Le Play, Frédéric, 390 330, 342, 519
Lefort, Claude, 342, 343, 344, 433, 518 Manera, Livia, 337
Lefort, Guy, 12 Manin, Bernard, 5, 234, 285, 520
Legba, 498 Mao Zedong, 490
Leibniz, Gottfried Wilhelm, 509, 522 Marc, 78, 79, 81, 82, 84, 85, 86, 87, 326,
Leiris, Michel, 219 347
Lénine, 310 Marcireau, Stéphane, 520
Lenoir, Nicolas, 284, 520 Marie-Antoinette, 301

508
Index

Martres, Jean-Louis, 5, 58, 96, 320, 335, Palaver, Wolfgang, 19, 130, 131, 144, 174,
337, 520 253, 289, 314, 378, 521
Marx, Karl, 25, 188, 310, 368, 378, 412, Pareto, Wilfredo, 232, 442, 443
520 Parménide, 126
Matthieu, 16, 77, 79, 81, 82, 83, 84, 85, Pascal, 54, 145
124, 163, 221, 222, 325, 326, 378 Patou-Mathis, Marylène, 247, 249, 254,
Mauss, Marcel, 159, 160, 192, 245, 271, 257, 271, 521
368, 370, 371, 375, 410, 425, 429, 432, Paul, 28, 85, 146, 200, 220, 277, 329, 341
443, 454, 505, 520, 523 Paulmier, Thierry, 128
Mazzù, Domenica, 12, 18, 72, 73, 521 Perret, Bernard, 5, 432, 447, 521
Mead, George H., 193 Petitot, Jean, 493, 494, 508
Meadows, Dennis, 316, 324 Philippe Égalité, 301
Meltzoff, Andrew N., 41, 65 Pierre, 80, 81, 82, 83, 148
Michels, Robert, 101, 168, 169, 182, 433, Piketty, Thomas, 348, 521
520 Pilate, 86, 195, 328
Moïse, 131, 264, 366, 380, 515 Pinochet, Augusto, 317
Molière, 124 Platon, 16, 125, 126, 127, 128, 143, 160,
Montaigne, 422, 520, 525 274, 432, 498, 521
Montesquieu, 22, 322, 520 Plutarque, 132
Moore, Keith, 65 Pol Pot, 490
Morgan, Lewis Henry, 445 Polynice, 14, 15, 18, 31, 419, 463, 464
Morin, Edgar, 429 Pommier, René, 30, 31, 521
Muchembled, Robert, 267, 285, 293, 294, Popper, Karl, 21, 521
349, 350, 520 Prades, Pierre, 132, 254, 296
Müller, Jean-Claude, 255 Prométhée, 498
Murdock, George P., 232, 520 Propp, Vladimir, 493
Nagel, Thomas, 225, 520 Proudhon, Joseph, 113
Napoléon, 140, 310, 417, 481, 486, 489 Proust, Marcel, 45, 62, 121, 144, 165, 421,
Nemo, Philippe, 520 480, 487, 489
Newcomb, William, 40, 332 Queuille, Henri, 57
Newton, Isaac, 21 Radin, Paul, 498
Nietzsche, Friedrich, 141, 146, 147, 152, Radkowski, Georges-Hubert de, 521
163, 235, 434, 443, 520 Ramachandran, Vilayanur, 472, 521
Nolte, Ernst, 92 Ramond, Charles, 5, 32, 33, 38, 121, 125,
Nozick, Robert, 396, 520 127, 129, 133, 136, 143, 187, 195, 265,
Nussbaum, Martha, 447 324, 332, 346, 360, 383, 516, 518, 521,
Obama, Barack, 321 524
Œdipe, 14, 15, 17, 18, 76, 118, 152, 206, Rancière, Jacques, 522
482, 511, 516, 524 Rawls, John B., 25, 42, 121, 167, 168, 169,
Orléan, André, 27, 322, 408, 409, 410, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182,
411, 414, 428, 429, 430, 436, 441, 511, 183, 185, 188, 190, 191, 192, 193, 195,
521 196, 197, 201, 216, 225, 226, 227, 228,
Orsini, Christine, 116, 521 342, 396, 401, 414, 426, 437, 522
Orwell, George, 99, 312 Reagan, Ronald, 317
Oughourlian, Jean-Michel, 12, 21, 27, 39, Receswinthe, 282
40, 41, 55, 64, 65, 66, 67, 70, 74, 89, 92, Ricœur, Paul, 181, 201, 522
113, 172, 177, 287, 293, 321, 328, 329, Rizzolatti, Giacomo, 65, 472, 522
330, 333, 411, 430, 472, 473, 475, 479, Romulus, 132, 270
485, 491, 492, 521 Roosevelt, Franklin D., 489
Paine, Thomas, 234 Rosaldo, Renato, 13, 252, 254

509
Jean-Marc BOURDIN – Thèse de doctorat de philosophie : La rivalité des égaux - 2016

Rosanvallon, Pierre, 51, 57, 112, 345, 522 Socrate, 124, 125, 127, 274, 432
Rouche, Michel, 280, 281, 282, 352, 356, Sokal, Alan, 21, 524
386, 451, 522 Sophocle, 14, 524
Rougemont, Denis de, 24, 52, 82, 88, 312, Spinoza, Baruch, 26, 129, 133, 134, 135,
378, 444, 522 136, 137, 139, 146, 155, 158, 229, 235,
Rousseau, Jean-Jacques, 129, 137, 138, 244, 284, 335, 365, 379, 410, 425, 433,
139, 181, 199, 251, 295, 297, 302, 303, 439, 443, 472, 477, 521, 522, 524
414, 415, 420, 422, 425, 436, 443, 480, Staline, 490
513, 523 Starobinski, Jean, 81
Sahlins, Marshall, 271, 409, 523 Steinmair-Pösel, Petra, 521
Saint-Georges, 493 Stendhal, 138, 140, 165, 299, 300, 379,
Saint-John Perse, 144 436, 524
Sallustius, 279 Stengers, Isabelle, 327, 524
Salomé, 87 Strauss, Léo, 379, 504, 524
Salomon, 219, 267, 318 Tarde, Gabriel, 38, 89, 160, 443, 524
Samuelson, Paul, 398, 399, 401, 456 Tarditi, Claudio, 524
Sartre, Jean-Paul, 19, 53, 141, 142, 523, Tarot, Camille, 158, 159, 248, 255, 347,
524 366, 367, 368, 369, 370, 371, 372, 373,
Scheler, Max, 147, 443 374, 375, 376, 388, 410, 411, 416, 428,
Scheper-Hughes, Nancy, 315 429, 430, 434, 504, 505, 508, 525
Schepher-Hughes, Nancy, 206 Taylor, Liz, 341
Schleifer, James T., 304, 523 Tertullien, 354
Schmitt, Carl, 25, 28, 29, 66, 67, 99, 110, Testart, Alain, 120, 250, 251, 252, 254,
111, 121, 156, 169, 170, 171, 172, 173, 258, 265, 266, 267, 269, 273, 348, 376,
174, 175, 190, 197, 201, 237, 329, 379, 393, 525
381, 433, 523 Thatcher, Margaret, 317
Schoeck, Helmut, 49, 523 Théodose, 278, 279, 282
Schumpeter, Joseph, 143, 357, 378, 523 Thersandros, 15, 16, 17
Schwager, Raymund, 148, 219, 235, 318, Thom, René, 493, 507, 508, 509, 525
524 Thomas d’Aquin, 433
Scubla, Lucien, 26, 44, 47, 48, 71, 130, Tincq, Henri, 12
138, 158, 218, 232, 243, 245, 252, 253, Tite-Live, 132
254, 255, 260, 264, 265, 266, 267, 363, Tocqueville, Alexis de, 19, 22, 23, 25, 27,
366, 367, 368, 369, 375, 377, 403, 412, 44, 53, 81, 157, 158, 160, 181, 190, 191,
432, 476, 493, 494, 495, 505, 507, 508, 193, 194, 195, 197, 227, 228, 230, 235,
509, 510, 523 237, 241, 276, 283, 284, 298, 299, 300,
Sen, Amartya, 188, 439, 524 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 335,
Serres, Michel, 21 341, 345, 347, 363, 377, 378, 401, 415,
Shakespeare, 51, 89, 118, 126, 149, 164, 416, 422, 430, 433, 443, 451, 456, 511,
204, 205, 270, 284, 291, 413, 442, 451, 525
452, 470, 481 Todd, Emmanuel, 250, 389, 390, 391, 392,
Sieyès, Joseph, 301, 524 393, 394, 395, 400, 401, 429, 433, 451,
Simiand, François, 410 525
Simmel, Georg, 155, 156, 157, 158, 169, Tréguer, Michel, 12
228, 232, 233, 235, 410 Tresmontant, Claude, 77, 525
Simonse, Simon, 269, 524 Turner, Victor, 158
Sinigaglia, Corrado, 65, 472, 522 Ulysse, 121, 451
Sloterdijk, Peter, 524 Vailland, Roger, 82
Smith, Adam, 133, 524 Valéry, Paul, 144
Smith, Johnathan Z., 13 Vandenberghe, Frédéric, 428

510
Index

Varela, Francisco, 525 Vonnegut Jr, Kurt, 346


Varron, 126 Wagner, Richard, 147
Verdier, Raymond, 243, 258, 259, 260, Warhol, Andy, 341
274, 525 Weber, Max, 22, 110, 256, 332, 526
Vernant, Jean-Pierre, 143 Weil, Simone, 365
Veyne, Paul, 277, 278, 279, 283, 355, 525 Witkowski, Shawn, 436
Viard, Bruno, 5, 137, 138, 145, 241, 298, Witzel, E. J. Michael, 246, 249, 496, 497,
299, 420, 422, 423, 424, 429, 437, 442, 498, 499, 526
454, 525 Wolfe, Bernard, 346
Vinolo, Stéphane, 115, 133, 143, 210, 244, Woolf, Virginia, 144
245, 292, 414, 495, 508, 509, 516, 525 Wydra, Harald, 376, 526
Voegelin, Eric, 379, 526 Zoroastre, 274

511

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