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SUBVERSION

LACANIENNE
des THÉORIES du
Genre Ouvrage collectif sous la direction dp
Fabian FajnwakSh Clotilde LEGUIL

Comment la psychanalyse lacanienne aborde-t-elle la question du genre ? La


psychanalyse est-elle hétéronormative ? Quel statut le signifiant "femme” a-t-il en
psychanalyse ? Comment peut-on à partir de la clinique analytique rendre compte
du genre "neutre” comme nouvelle revendication et nouveau droit des sujets du
XXIe siècle? C’est à ces questions que des psychanalystes d’orientation lacanienne
répondent dans cet ouvrage, en prise avec les débats qui préoccupent la société
civile.
La psychanalyse partage avec les gender studies la dénaturalisation de ta sexua­
lité, mais ne se ramène pas pour autant à une simple déconstruction du genre
en tant que norme sociale. En revenant sur les thèses des principaux auteurs des
gender studies (Judith Butler, Monique Wittig, Gayle Rubin, Eve Kosofski Sedgwick,
Didier Eribon, Éric Fassin, Marie-Hélène Bourcier), cet ouvrage s’attache à restituer
le sens de l’orientation lacanienne en matière de genre, par-delà le malentendu
qu’engendre la lecture de Lacan proposée par ces auteurs. Car si la cure analytique
tourne tout entière autour de questions comme « qu’est-ce qu’être une femme ? »,
ou « comment être un homme ? », elle n’invite pas pour autant le sujet en analyse
à se conformer à des normes de genre. Par-delà toute identification à un mode
de jouissance qui peut être partagé par d’autres, par-delà toute appartenance à
une communauté permettant au sujet de s’identifier à d’autres, la psychanalyse
conduit chacun, dans sa solitude, à se confronter à un noyau de jouissance qui est
aussi ce que Lacan a appelé « un réel ». Cet ouvrage, en répondant ainsi aux gender
studies, tente de faire émerger les enjeux éthiques et politiques dont la psycha­
nalyse lacanienne est porteuse.

Fabian Fajnwaks est psychanalyste et M aître de conférences au département


de psychanalyse de l’Université de Paris VIII, membre de l’ECF.
Clotilde Leguil est psychanalyste, Maître de conférences au département de
psychanalyse de l’Université de Paris VIII et agrégée de philosophie, membre de l’ECF.
Anne Emmanuelle Berger est professeure de littérature française et d’études de genre 9 ÜÜ3 S S S
à l’Université Paris VIII, et Responsable de l’Institut du genre CNRS/Universités.
Fabrice Bourlez est psychologue clinicien et psychanalyste, enseignant et docteur î ' ■""" "fl
en philosophie.
Pierre-Gilles Guéguen est psychanalyste, ancien directeur de l’École de la Cause
Freudienne et ancien président de la New Lacanian School. j* '
Éric Laurent est psychanalyste, docteur de IIIe cycle en psychanalyse, ancien président /
de l’A ssociation Mondiale de Psychanalyse et enseignant à l’Université de Paris VIII, *' H B B

Collection J(/dtiiw (w P w 159.964


dirigée par Philippe Lacadée LAC
Editions Michèle www.editionsmichele.com
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Ouvrage collectif dirigé par
Clotilde Leguil et Fabian Fajnwaks
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Anne Emmanuelle Berger. Fabrice Bourlez. Fabian Fajnwaks
Pierre-Gilles Guéguen . Éric Laurent. Clotilde Leguil

SUBVERSION
LACANIENNE

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des auteurs de cet ouvrage.

DES THÉORIES DU

Editions Michèle
Genre
© Éditions Michèle, Paris, 2015
78, avenue Raymond Poincaré
75116 Paris
www.editionsmichele.com

Conception couverture, maquette de l’ouvrage : Corinne Binois


Couverture : Libre adaptation graphique de la statue de la Melpomène portant un masque dans sa main.
Œuvre colossale du sculpteur grec Praxitèle, datée d’environ 390-330 avant Jésus-Christ,
exposée au musée du Louvre, dans la galerie portant son nom.

ISBN 978-2-8156-0020-0
Collection je/ m mj mm dirigée par Philippe Lacadée
La collection : Jf/ é J M j MÎJW
- R o s e - P a u l e V in c ig u e r r a : Femmes lacaniennes - 2014.

- P ie rr e N a v e a u : Ce qui de la rencontre s'écrit ~ Études lacaniennes - 2014.

- H élène D eltom be : Lorsque l'enfant questionne - 2013.


« Je est un autre1 », écrivait Arthur Rimbaud qui cherchait
- O u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é par N a t h a l ie G e o r g e s - L a m b r ic h s
à inventer une langue capable de faire sonner son pas sur terre
e t D a n ie l a F e r n a n d e z : L'homme Kertész - Variations psychanalytiques
sur le passage d'un siècle à un autre - 2 0 1 3 . en se moquant des frontières, une langue pour marcher et
- P h il ip p e D e G e o r g e s : Par-delà le vrai et lefaux - Vérité, réalité et réel - disait-il - « distraire les enchantements assemblés sur son
en psychanalyse - 2013. cerveau ». Comment mieux faire entendre à ceux qui au­
- P h il ip p e L a c a d é e : La vraie vie à l'école - La psychanalyse jourd'hui se préoccupent de l'étanchéité de nos frontières que
à la rencontre des professeurs et de l'école - 2 0 1 3 . l;étranger est au cœur de notre vie psychique ? Si l'"étranger"
- O u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é pa r S t e l l a H a r r is o n : désigne communément ce qui n'est pas familier, Freud a
Elles ont choisi - Les homosexualités féminines - 2013. révélé que l'étrangeté recèle en elle-même le plus proche et le
- P h il ip p e L a c a d é e : Vie éprise de parole - Fragments de vie plus inattendu - ce reflet de soi dans la vitre d'un train d'où
et actes de parole - 2012. émerge tout à coup l'inconnu - qui expose à la contingence
- S erge C o t t e t : L'inconscient de papa et le nôtre - 2012. de l'inquiétante étrangeté2.
- Ja c q u es B o r ie : Le psychotique et le psychanalyste - 2012. La pratique poétique, la pratique de la lettre ne cessent de
- P h il ip p e H e l l e b o is : Lacan lecteur de Gide - 2011. démontrer qu'à l'ère de la science, les ressources du poème
- O u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é pa r S t e l l a H a r r is o n : comme celles de la littérature se réinventent sans cesse comme
Virginia Woolf - L'écriture, refuge contre la folie - 2 0 1 1 . celles de l'inconscient, car le poète est toujours un peu pro­
- P h il ip p e D e G e o r g e s : La pulsion et ses avatars - 2010. phète en ceci que son oreille s'ouvre au seuil de l'émergence du
- O u v r a g e c o l l e c t if d ir ig é pa r Bruno de H alleux : langage, là où nous appelons les choses avant de les nommer,
"Quelque chose à dire" à l'enfant autiste - Pratique à plusieurs là où sonne autre chose que le sens.
à l'Antenne 110 - 2 0 1 0 .
Cette collection propose d'éclairer des questions d'actualité
- H élène D eltom be : Les enjeux de l'adolescence - 2010.
à partir d'un travail clinique orienté par la psychanalyse et en
- : Le malentendu de l'enfant -
P h il ip p e L a c a d é e 2010. prenant appui sur les oeuvres des artistes de la langue ; elle a
(seconde édition revue et augmentée).
pour boussole cette phrase de Freud reprise par Lacan qu'en
À paraître : sa matière « l'artiste toujours précède le psychanalyste ».
- Joseph A t t ié : Psychanalyse et Poésie - Septembre 2015.

- O u v r a g e c o l l e c t if : Les Entretiens de Brive - Octobre 2015.


1- R im b a u d A., « Lettre à Georges Izambard » et « Le cœur supplicié » (13 mai 1871) in
Dans le sillage de Philippe Bouret, d'Élise Clément et d'autres psychanalystes,
Œuvre-vie, Paris Arléa, 1991, p.184.
des rencontres s'inscrivant dans un dialogue avec des intellectuels, des philosophes
2- F r e u d S,. « L'inquiétante étrangeté », première édition Imago, tome 5 [5-6] [1919] in
et des artistes.
L'inquiétante étrangeté et autres textes, Paris, Gallimard, (« Folio ; Éditions Bilingue »), 2001.
- P h il ip p e L a c a d é e : L'homme solitaire et la voie du réel - Janvier 2016.
A va nt - pr o po s I

Sur le genre, le sexe et la


psychanalyse
Clotilde Leguil

Ce livre est issu d'un désir de déjouer certains stéréotypes


sur la psychanalyse et son approche des questions de genre. Il
est le fruit d'un besoin de répondre à un climat de tensions autour
des questions de genre, de sexe et de psychanalyse. Climat qui
nous a surpris, en ce début de XXIe siècle, compte tenu de ce que
nous connaissions de Yexpérience de la psychanalyse, en tant
qu'analysant et en tant qu'analyste. Il est aussi le lieu d'un ques­
tionnement sur ce que signifie la vie sexuelle depuis l'approche
de l'inconscient et avec Lacan.
Avec Fabian Fajnwaks, nous nous sommes proposé de mettre
en commun un certain nombre d'interrogations qui seraient
celles que poseraient les théories du genre à la psychanalyse.
En vérité, on pourrait même dire qu'il s'agit plutôt de griefs
adressés à la psychanalyse - celui par exemple d'être hétéro-
normative, celui d'être la gardienne des normes de genre, celui de
pathologiser les êtres dont la vie sexuelle ne serait pas conforme
à celle de la majorité, etc. -, autant de griefs qui nous ont semblé
relever d'une méconnaissance profonde de l'expérience de
l'analyse au XXIe siècle.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e Avant-pro po s I

Au sein d'un séminaire qui s'est tenu à l’École de Cause freu­ Il est le lieu de quelques prises de position de biais, échappant
dienne durant une année (2013-2014), nous avons tenté d'y au débat idéologique du type « pour ou contre le genre », le
répondre. Car finalement, nous ne comprenions pas bien de lieu de positions qui relèvent à chaque fois d'une expérience
quelle psychanalyse il était question du côté de ce courant de subjective singulière, du sexe, du genre et de la psychanalyse.
pensée et pourquoi il était reproché à l'invention de Freud de « Psychanalyse par-delà le genre » nous permet, dans un
participer à la souffrance des sujets relativement aux normes de premier moment, de montrer en quoi l'approche psychanalytique
genre. Nous nous demandions même si la psychanalyse dont il de la sexualité n'est pas pensée en termes de normes. Ce qui
s'agissait outre-Atlantique n'était pas celle que Lacan avait semble se présenter comme une confrontation avec la psycha­
dénoncée dans les années 50 comme étant de Yegopsychology, de nalyse relève en réalité d'une méconnaissance de la psychana­
la psychologie du moi, méconnaissant les effets de la parole et lyse de la part des auteurs des théories du genre. C'est ce que
du langage. montre Fabian Fajnwaks. Le premier enseignement de Lacan est
Ce séminaire a été suivi par des étudiants qui eux-mêmes bien souvent instrumentalisé pour faire passer la psychanalyse
s'interrogent sur ces questions contemporaines et il fut le lieu pour la gardienne des traditions, le dernier enseignement de
de débats plus ou moins chauds, plus ou moins froids, en tous Lacan passant, lui, à la trappe. La question de la féminité est le
cas de rencontres vivantes. À ce séminaire, nous avons souhaité biais à travers lequel j'ai choisi de répondre à ce qui me touchait
donner la parole à Pierre-Gilles Guéguen et à Éric Laurent qui dans le débat. Faire disparaître le signifiant "femme" de la
tous deux, grâce à leur proximité avec les références américaines, culture, de la langue, de l'existence, est-ce garantir aux êtres
avaient déjà travaillé ces questions de genre au sein de l'École féminins un avenir meilleur ? Je ne le crois pas. Je crois qu'au
de la Cause freudienne bien avant qu'elles n'occupent l'esprit des contraire Freud et Lacan, en s'interrogeant sur le continent noir,
Français en ce premier quart de XXIe siècle. Chacun d'eux a géné­ ont libéré la parole des femmes sur ce qui ne trouve pas à se
reusement accepté de nous éclairer depuis sa propre expérience dire dans le discours de tous. Jacques-Alain Miller a évoqué ce
et son approche. Notre séminaire s'en est trouvé enrichi. Fabian qu'a d'insoutenable « la pureté du dénuement qu'implique en son
Fajnwaks et moi-même leur en sommes tous deux reconnaissants. fond la position féminine1». C'est de ce dénuement que j'ai voulu
Ce livre est donc issu d'une élaboration secondaire, suite à ce parler, car il n'est pas là question de norme, de domination
premier atelier que fut ce séminaire. Accueilli par les Éditions masculine, d’hétérosexualité obligatoire, mais d’une rencontre avec
Michèle - qui nous ont fait confiance -, dans la collection dirigée un inas-similable.
par Philippe Lacadée, nous nous inscrivons dans une série d'ou­ « Psychanalyse, tout contre les théories du genre », constitue
vrages qui cherchent à faire entendre la voix des psychanalystes un second moment qui donne la parole à deux auteurs, Fabrice
relativement aux enjeux de la clinique contemporaine. Bourlez et Anne Emmanuelle Berger, lesquels se reconnaissent
Ce livre ne prétend pas émaner de spécialistes en question de à certains égards dans le discours des études de genre, tout en
genre. Il a une autre ambition qui est de montrer en quel sens le
discours psychanalytique ne peut se laisser réduire à un discours 1 - M il l e r J . -A., « Mèrefemme », extrait du cours « L'Orientation lacanienne. Donc. », 3 0 mars
militant sur la sexualité orthonormée, acceptable et légitime. et 6 aviril 1994), in La Cause du désir 89 , « Le corps des femmes », Navarin Éditeur, 2 0 1 5 ,
p. 119.

'smî-fmmr
8 BIBLIOTHÈQUE CENTRALE
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e Av a n t- pr o p o s I

étant eux-mêmes proches de la psychanalyse. C'est rare. Mais cela question de débats purement théoriques ni d'enjeux purement
existe. Ils parviennent à faire dialoguer la psychanalyse avec les sociopolitiques mais d'expérience concrète, relative au corps, à
théoriciennes de ce néo-féminisme à l'américaine. Le premier, qui l'angoisse et à la pulsion.
était présent à notre séminaire et avec qui nous avons souvent Subversion lacanienne des théories du genre, le titre que nous
échangé, a choisi d'écrire depuis son propre parcours, sa propre avons choisi pour rassembler ces différentes contributions, fait
histoire, sa propre rencontre avec la psychanalyse, là où il était résonner la dimension de subversion sur laquelle Lacan a mis
déjà pris à certains égards par les concepts des gender studies. l'accent, comme étant celle qui résultait de l'invention de
La seconde, qui dirige le département des études de genre à Freud. Subversion du sujet, mais aussi excentricité du désir et
l'Université de Paris VIII, propose de relire Freud comme une obscurité de la jouissance. Le genre en psychanalyse commence
théorie de genre. Elle opère donc une lecture après-coup de Freud là où les normes font défaut, là où aucun savoir ne convient plus
et de ses concepts relatifs au genre depuis l'apport des études de pour répondre à l'angoisse, là où chacun est seul sans plus trouver
genre. Elle montre en quoi, finalement, les théories du genre sont l'Autre qui lui révélera le secret de son être. C'est cette atmosphère
aussi redevables à l'apport de la psychanalyse freudienne. Ce inédite de questionnement et de trouvaille que nous avons essayé
second mo-ment prône une forme de réconciliation entre les deux de restituer ici, dans ce concert à plusieurs voix.
discours. Nous les remercions tous deux pour leur ouverture
d'esprit.
« Genre, angoisse, jouissance » est notre troisième moment.
Tout comme le premier, ce troisième temps pourrait être placé
sous le signe de l'incommensurabilité de ces deux approches
que sont les études de genre et la psychanalyse. Il permet de
s'interroger à partir de la clinique sur la question du genre et de
la jouissance, au sens où la jouissance telle que Lacan l'entend
ne relève en rien d'une utopie libertaire. Pierre-Gilles Guéguen
déchiffre les nouveaux enjeux du supposé troisième sexe ou sexe
neutre afin de dépasser la lecture purement juridique de la
question. Car en la matière, il est aussi question d'angoisse et
de jouissance, pas seulement de droit et de reconnaissance. Enfin,
Éric Laurent opère une traversée conceptuelle d'envergure qui
part de Judith Butler pour arriver au tout dernier Lacan. Il montre
en quel sens la clinique lacanienne, fondée sur le non-rapport
sexuel, l'objet a, et l'opacité de la jouissance, aborde la vie
sexuelle à partir de l'impossibilité de faire Un et de jouir comme
il faut. Il nous montre que finalement, en psychanalyse, il n'est pas

10
A va nt - pr o po s II

Pour un aggiomamento des


malentendus
Fabian Fajnwaks

Ce livre se propose comme un aggiomamento des malentendus


et des méconnaissances existant entre les théories du genre et la
psychanalyse lacanienne. Depuis les travaux de Monique Wittig
et de Gayle Rubin, la psychanalyse est accusée de préserver l'ordre
hétérocentré et hétéronormatif, de se faire la gardienne du temple
de la différence sexuelle, de taxer l'homosexualité de perversion.
De manière générale, la psychanalyse est accusée de participer
à la répression sexuelle alors qu'à l'origine, elle s'intéressait aux
mécanismes de refoulement de la vie sexuelle. Les travaux
postérieurs de Judith Butler, de Eve Kossofsky Sedgwick aux
Etats-Unis, et de Didier Eribon et Éric Fassin en France, ont
permis d'étayer ces idées en les enrichissant (la sexualité
"performative" de Butler contre la sexualité "itérative" à laquelle
la psychanalyse apporterait son concours, le binarisme construit
homme/femme auquel le terme psychanalytique de "différence
sexuelle" donnerait son support selon Kossofsky-Sedgwick).
La nature même de la psychanalyse engagée dans ce débat est
à resituer, car Gayle Rubin et Judith Butler s'adressent tantôt à
la psychanalyse issue de la dérive de l'ego-psychology américaine,

13
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e A v a n t - p r o p o s II

en parlant du sujet, du Moi et du self de manière indifférenciée, Imaginaire, et les incidences que le fait de se nommer aurait sur
tantôt à la psychanalyse lacanienne. La particularité du retour cette jouissance. C'est exactement ce que Lacan mettra au centre
à Freud opéré par Lacan dans un premier temps est niée ou de sa considération avec l'approche qu'il inaugurera en 1975 en
méconnue, ainsi que plus fondamentalement la critique radicale s'intéressant à l'écriture de James Joyce et à sa valeur de sinthome.
des concepts freudiens de base comme le complexe d'Œdipe, la Le Nom-du-Père devient ainsi un Nom parmi d'autres et la
castration et l'idée que la psychanalyse se fait de la perversion, capture de la jouissance par le signifiant phallique s'ouvre à une
que Lacan transcrira en père-version dans les années 70, en dimension illimitée. Tout préjugé ou soupçon de normativité
produisant lui-même la subversion du Nom-du-Père considéré psychanalytique se dilue à partir de cette approche, car chaque
désormais en termes du plus-de-jouir du Père et la notion même être parlant devra trouver sa solution, toujours et à chaque
de perversion. fois singulière, par et dans son rapport à la jouissance. C'est
Rien ne permet de supposer à Lacan une lecture en termes cette approche qu'on pourrait aisément qualifier de queer s'il
de genres de l'expérience du désir, car l'objet qui cause ce désir n'y avait pas un malentendu par rapport à ce que le terme de
est un objet partiel, coupé de tout genre. Pour la même raison, jouissance vient nommer, malentendu que cet ouvrage se
toute lecture d'une sexualité appuyée sur une satisfaction géni­ propose d'éclaircir.
tale se trouve invalidée, car l'expérience analytique démontre que Cette approche invalide ainsi tout le travail que la psychana­
la satisfaction pulsionnelle a très peu à voir avec une satisfaction lyse d'orientation lacanienne aurait à accomplir pour répondre
génitale, supposée normale. Le désir et la jouissance se trouvent à la question qu'aussi bien les théories du genre que les études
ainsi séparés de tout abord en termes de génitalité, en dénatura­ queer lui adressent : peut-elle se défaire du carcan de la norme
lisant et deshétérosexualisant le désir. L'objet partiel de la pulsion œdipenne, comme « un instrument disciplinaire et mutilant d'in­
ne permet, lui non plus, aucun abord en termes de "norme" terprétation1 », pour répondre à la question que les sexualités
sexuelle établie ou valable par ou pour des êtres parlants hétéros, queer permettent de révéler, à savoir que la jouissance est rebelle
homos, transsexùels ou transgenres. La notion de genre même à toute normativation ? « L'inversion de la question » que
est étrangère à la psychanalyse, si ce n'est pour désigner des l’homosexualité et les sexualités queer posent à la psychanalyse
modalités logiques d'articuler un rapport au Tout universalisant se révèle déjà présente dans cette approche que le « Tout dernier
et à l'exception à cet univers fermé du Tout. enseignement » de Lacan, tel que J.-A. Miller l'a appelé, suppose.
En supposant la psychanalyse limitée par le complexe d'Œdipe Il suffit de lire, et c'est à cette lecture que cet ouvrage a voulu
et la jouissance complètement absorbée par la jouissance phal­ contribuer pour restituer le sens de la subversion en question.
lique, les théories du genre se proposent de subvertir les concepts Si, dans le débat entre essentialisme et constructivisme social,
piliers que Jacques Lacan a introduits dans la théorie : le Nom- la psychanalyse s'est trouvée initialement et de manière bizarre
du-Père, le Phallus. Le sujet pourrait trouver d'autres noms, des rangée du côté de l'essentialisme (la "différence sexuelle” serait
noms non normatifs et alternatifs au Nom-du-Père pour faire seulement "anatomique et donc naturelle") pour les théories
tenir ensemble la jouissance, qui est Réelle, le rapport au corps du genre, face à l'extension actuelle des neurosciences, elle se
que l'identité permettrait de fonder, ce qui s'inscrit dans le registre
I Fassin É., L'inversion de la question homosexuelle, Éd. Amsterdam, Paris, 2008, p. 197.

14 15
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

trouverait rangée par celles-ci du côté du constructivisme.


Raison supplémentaire pour éclaircir ces malentendus.
Les différents événements qui ont scandé les débats publics
dernièrement en France ont provoqué une confrontation entre
la psychanalyse et les études du genre et queer : Pacs en 1998,
le débat autour des familles homoparentales, l'adoption de la loi
sur le "mariage homosexuel" en 2013, les débats actuels sur la i
loi d'identité de genre. Ces débats n ront fait qu'accentuer le
malentendu entre ce qu'on peut dire, à partir de l'enseignement
de Lacan, sur le rapport des sujets à la sexualité, aux unions Psych an alyse
du même sexe et à la procréation, et ce que les auteur(e)s des
études du genre supposent que les lacaniens disent. Ainsi cet AU-DELÀ DU GENRE
ouvrage se propose de resituer les positions théoriques, et non
pas idéologiques comme on Yimpute souvent à la psychanalyse,
à partir de ce que l'expérience de la clinique enseigne.
Un remerciement spécial à Éric Laurent et Pierre-Gilles
Guéguen qui ont bien voulu contribuer à ce débat en participant
à cet ouvrage, ainsi qu'à Anne Emmanuelle Berger, directrice du
département des études du genre à l'Université de Paris VIII, et
à Fabrice Bourlez, enseignant de philosophie à l'École Supérieure
d'Art et de Design de Reims qui, tout en étant inscrits dans les
études du genre, dialoguent avec la psychanalyse et interrogent
les rapports entre les deux d'une manière critique et donc salu­
taire. Un vif remerciement aussi aux éditions Michèle et à Philippe
Lacadée pour avoir accueilli cet ouvrage dans cette collection.
Lacan et les théories queer :
malentendus et méconnaissances
Fabian Fajnwaks

Il existe une série de malentendus dans la confrontation de


la psychanalyse d’orientation lacanienne et les études du genre
et queer. Depuis l'origine de ce corpus hétérogène que constituent
les études du genre, il existe la volonté de montrer combien elles
viendraient subvertir les concepts et les termes que la psychana­
lyse a permis de mettre à jour. Mais les concepts en question sont
souvent lus de manière biaisée, ou les différents auteurs décident
d'arrêter le curseur pour établir l'usage que fait la psychanalyse
des concepts comme le Phallus, le Nom-du-Père ou la jouissance,
à un moment de l'enseignement de Lacan où ils ont une valeur
dans la téorie qui évoluera par la suite. Les profondes différences
sont soit ignorées ou méconnues, soit complètement effacées.
Cet article se propose donc de pointer quelques-uns de ces ma­
lentendus, pour restituer le sens de la subversion des concepts
qui permettent d'aborder l'expérience de la sexualité de l'être
parlant comme étant structuralement non essentialiste ni anato­
mique, et pour montrer qu'un grand nombre des critiques que les
auteurs des études du genre et queer adressent à l'enseignement
de Lacan se diluent lorsqu'on examine de près ce que l'expérience
de l'analyse nous apprend.

19
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e L a c a n e t l e s t h é o r i e s q ueer :
MALENTENDUS ET MÉCONNAISSANCES

Dans Le Grand théâtre du genre, Anne Emmanuelle Berger « les lesbiennes ne sont pas des femmes », car les définir de cette
rappelle combien les études du genre s'inscrivent dans la manière contribue à légitimer l'ordre hétérocentré.
tradition des études féministes et post-coloniales, dans une lignée Si cette approche n'est pas fausse, elle semble réduire de
épistémologique qui voit dans le genre un mécanisme d'oppres­ beaucoup la perspective que les différents/es auteurs/es ont
sion sociale dont il s'agirait de s'émanciper. Cette tradition, qui adoptée concernant non seulement la place des rôles sexuels dans
accentue la dimension politique du genre, est présente depuis le la société mais aussi ce que d'autres disciplines comme la psycha­
début des études du genre : Gayle Rubin parlait déjà, en 1975 du nalyse ont à dire par rapport, à la différence sexuelle elle-même,
genre comme d'une « division de sexes socialement imposée1» en aux processus de sexuation et à la sexualité de manière large.
faisant écho à la "division sociale du travail” de Marx. Monique
Wittig abordait les choses dans le même sens dans La Pensée
straight : « L'idéologie de la différence des sexes opère dans AUX ORIGINES DES ÉTUDES DU GENRE
notre culture comme une censure, en ce qu'elle masque l'oppo­ Cette réduction est en partie déterminée par le contexte
sition qui existe sur le plan social entre les hommes et les femmes historique dans lequel les études du genre et leur avatar, comme
en lui donnant la nature pour cause. Masculin/féminin, mâle/ le dit Anne Emmanuelle Berger, les queer studies, ont émergé. Elles
femelle sont les catégories qui servent à dissimuler le fait que les se sont d'abord constituées dans un mouvement de contestation
différences sociales relèvent toujours d'un ordre économique, contre l'institutionalisation des mouvements gays et lesbiens,
politique et idéologique2 ». La critique de l'ordre hétérocentré dans la Californie de la fin des années 70, mouvements qui, s'ils
par Wittig l'amènera à dénoncer le caractère politique de la se sont créés dans un premier temps pour contester l'hégémonie
catégorie de sexe, même lorsqu’il s'agit du sexe féminin, ce qui de la norme hétérosexuelle, ont fini par la reproduire en son
la situera à contre-courant du féminisme traditionnel (qu'elle sein. Il s'agissait alors de reprendre à ces mouvements ce qu'ils
appellera "hétéro-féminisme") car il contribue à donner consis­ ont pu avoir tout d'abord de subversif dans leur dénonciation
tance à "la pensée straighf. « Pour nous - continue Wittig -, il des modèles hétéronormés : cela donnera lieu à la critique non
n'y a pas d'être femme ou d'être homme, "homme" et "femme" seulement des normes enjeu dans le social mais à l'assignation
sont des concepts d'opposition, des concepts politiques. Il ne des rôles sexuels en termes de genre.
peut plus y avoir de femmes ni d'hommes qu'en tant que classes La psychanalyse dans son versant ego-psychobgy, telle qu'elle
et qu'en tant que catégories de pensée et de langage, ils doivent s'est développée aux USA, a été aussi l'un des versants contre
disparaître politiquement, économiquement, idéologiquement. lesquels les gender studies se sont développées. Gayle Rubin le
Si nous lesbiennes, homosexuels, nous continuons à nous dire, signale dans son texte fondateur des études du genre, The
à nous concevoir des femmes, des hommes, nous contribuons au Traffic in Women, lorsqu'elle indique que « la bataille entre la
maintien de l'hétérosexualité3. » D 'où sa proposition célèbre que psychanalyse et les mouvements gays et féministes est devenue
légendaire. Cette confrontation entre les révolutionnaires sexuels
1- G., « The Traffic in women », in Déviations. A Gayle Rubin reader, Duke University
R u b in
et l'establishment clinique a eu lieu, en partie, du fait de l'évo­
Press, Durham, 2 0 1 1 , p. 4 1 .
lution de la psychanalyse aux États-Unis où la tradition clinique
2- W it t ig M., La pensée straight, Éd. Balland, Paris, 2 0 0 1 , p. 4 2 .

3- Ibid., p p 7 2 -7 3 .

20 21
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M ALENTENDUS ET MÉCONNAISSANCES

a fétichisé l'anatomie. L'enfant est censé évoluer à travers les Californie une quantité de thérapies New-Age que Haie Jr.
différents niveaux organiques jusqu'à rejoindre sa destinée ana­ explique comme la tentative de réintroduction du sujet là d'où
tomique. La pratique clinique a souvent abordé cette mission en la médicalisation de la psychanalyse avait fini par l'exclure. On
termes de réparation des individus qui ont déraillé pendant leur pourrait inclure aux développements de ce symptôme de l'ego-psycho-
cheminement vers leur but biologique. En transformant des logy, les gender studies, ainsi que Rubin le fait remarquer dans ce
lois morales en lois scientifiques, la pratique clinique a cherché texte fondamental.
à renforcer les conventions sexuelles vis-à-vis des individus. Dans La french theory a été l'un des autres volets qui ont contribué
ce sens, la psychanalyse est souvent devenue plus qu'une théorie au développement des études du genre aux États-Unis. La récep­
des mécanismes de la reproduction des arrangements sexuels . tion de l'œuvre de Foucault, de Derrida et de Deleuze a favorisé
elle est devenue l'un de ces mêmes mécanismes4 ». la consolidation de ce corps multiple qu'on appelle les gender
Nous pourrions entièrement souscrire à ces lignes : Jacques studies. Sauf qu'on assiste, depuis quelques années, à un renver­
Lacan n'a cessé de critiquer la dérive de la psychanalyse, devenue sement de cette tendance qu'Anne Emmanuelle Berger décrit
une ego-psychology depuis les années 50, ainsi que le fait qu elle dans Le Grand Théâtre du genre : dans ce qu'elle appelle « un
se soit constituée en vecteur de normalisation. Que la pratique contre-tranfert intellectuel massif sur un Moi idéal "américain”,
clinique de la psychanlyse devenue une psychologie du Moi ait accompagné d'un oubli ou d'une méconnaissance concertée
"fétichisé l'anatomie" ne peut pas être plus vrai, mais le problème de ce que la "nouvelle pensée américaine” doit à la "pensée
est que Gayle Rubin réduit toute la psychanalyse à cette version française"5 », la France s'est arrêtée de produire et d'exporter
particulière qu'elle a prise aux USA. C'est souvent le cas aussi des grandes idées et elle s'est mise à importer avidement sa
avec Judith Butler. nourriture intellectuelle des États-Unis. « On traduit les auteurs
Dans son livre The rise and crisis ofpsychoanalysis in the United queer e.t maisons d'éditions, colloques et médias bruissent de l'écho
States. Freud and theAmericans, l'historien Nathan Haie Jr. décrit donné aux thématiques queer et transgenre. » Cette inversion
le parcours qui mena, à partir des années 30, les psychanalystes du mouvement que constate l'auteure renforce l'oubli de tout
échappant à la montée du nazisme en Europe centrale, à la ce que les auteurs américains doivent à la "pensée française". Ainsi
médicalisation de la psychanalyse sur la côte Est, à Chicago et « enterrée ou plutôt encryptée, la french theory se trouve à la fois
en Californie, pour la rendre soluble à l'esprit pragmatique explicitement désavouée et inconsciemment préservée à la
régnant aux USA. Haie Jr. rappelle que les analystes exerçant dans faveur de ce transfert ».
l'État de New York avaient besoin d'une licence médicale pour
pratiquer l'analyse, et il fait valoir combien un ouvrage comme LA PSYCHANALYSE EST-ELLE HÉTÉRONORMATIVE ?
la Théorie des névroses d'Otto Fénichel a servi de manuel pour
Mais on pourrait parvenir exactement au même constat que
adapter la psychanalyse à l'orientation médicale que la clinique
Berger avec la lecture que les auteurs de la théorie du genre font
analytique allait prendre aux USA. Le travail de Haie Jr. s arrête
de renseignement de J. Lacan : le terme de "méconnaissance
dans les années 80, période où l'on voit se développer en
4- R u b in G., « The Traffic in women », in Déviations. A Gayle Rubin reader, op. cit., p. 49. C'est 5- Berger A.-E .,Le Grand Théâtre du genre. Identités, sexualités etféminisme en “Amérique", Belin,
Paris, 2013, p. 113.
nous qui traduisons.
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concertée" situe bien ce qui peut se présenter dans un premier largement les passages de cet écrit dans Trouble dans le genre pour
temps comme un malentendu dans la lecture biaisée de Lacan confirmer l'approche en termes de genres de la sexualité par
par Butler, Rubin, Wittig et Kossofsky Sedgwick, Didier Eribon I ,acan, et Didier Eribon s'appuie dans nombre des textes pour
et Marie-Hélène Bourcier en France, pour ne citer que les plus ■issigner la théorie lacanienne à un instrument de l'ordre hété-
importants. Car il existe plusieurs vecteurs de méconnaissance ronormatif. Ce que Lacan formalise ici, ce sont des rapports
ou de malentendu entre les auteurs queer et la psychanalyse ou des positions à l'égard du phallus (semblant de l'être et impos­
lacanienne : un de ces vecteurs se légitime dans l'appui que les ture de l'avoir) plutôt qu'une véritable théorisation autour de ce
auteurs queer trouvent dans les premiers séminaires de Lacan que c'est d'être homme ou femme. « Nous ne savons pas ce que
pour insister sur l'hégémonie du Nom-du-Père dans la théorie c'est un homme ou une femme », nous dit-il dans le Séminaire
et sur la place centrale du Phallus pour assigner à la psychanalyse l)'un discours qui ne seraitpas du semblant, en proposant de parler
un rôle de garante de la norme hétérosexuelle, de la “matrice hété­ de "valeurs sexuelles", des valeurs sexuelles entendues au sens
rosexuelle", comme s'exprime Butler dans Trouble dans le genre, linguistique.
et ceci comme le seul et dernier horizon possible de 1analyse. À partir des années 70, Lacan centrera son intérêt sur des
Il est vrai que Lacan a mis au centre de sa théorie, dans les écritures possibles du non-rapport sexuel en termes logiques, où
premières années de son enseignement, le Nom-du-Père en tant le phallus n'est qu'un signifiant qui permet de couvrir une partie
que signifiant qui permet de réguler les rapports entre l’imaginaire de la jouissance du sujet. Il apparaîtra donc comme semblant de la
et le réel. Il accorde, dans ces années-là, une suprématie au registre jouissance. Sa célèbre formule, « qu'il n'y a pas de rapport sexuel »,
symbolique que lui permet d'avancer une logique rigoureuse de traduit un fait qui tient place de réel pour Lacan : qu'il n'y a pas
la psychose lorsque le signifiant du Nom-du-père vient à manquer d'inscription pour l'être parlant d'un côté ou de l'autre de la
à un sujet. Mais l'axe de sa théorisation se déplacera à partir de sexuation, surtout pas à partir de la rencontre sexuelle et de ce
la fin des années 60 vers le registre du réel avec son intérêt autour qui pourrait assigner chaque être à un genre ou à un ensemble
de la jouissance et de l'objet a en tant que semblant de celle-ci. quelconque par rapport à la sexualité. Si l'on pourrait considérer
Sans renier le Nom-du-Père, il deviendra, dans ce nouveau qu'il existe une certaine conception du genre dans le premier
paradigme - qu'il mettra au point à partir du Séminaire XVII, moment phallocentré de la théorie lacanienne, même si le phallus
L'Envers de la psychanalyse, et qui le conduira à sa théorie des laisse à chaque sujet la possibilité de s'y identifier comme il veut,
nœuds et à un abord borroméen de la clinique -, un semblant donc il n'y pas de modèle et encore moins de norme quant à
parmi d'autres vis-à-vis du réel. Dans le même sens, on peut l'usage du phallus. Cela ne sera plus le cas lorsqu'il introduira
penser que la formalisation de l'expérience sexuelle à partir du les formules de la sexuation dans le Séminaire Encore, ni encore
phallus que Lacan opère dans ses Séminaires IV et V et dans son moins lorsqu'il promouvra une clinique borroméene. Curieuse­
écrit « La signification du phallus », pourrait laisser place à un ment, aucun auteur queer ne parle de ce Lacan-là, celui qui atteint
partage en termes de genres : « Le signifiant de son désir, elle dans sa théorie le stade le plus queer de tous, sauf Javier Saez.
le trouve dans le corps de son partenaire6... » Butler commente La perspective de la jouissance ouverte par le dernier ensei­
gnement de Lacan, perspective qui renvoie aussi bien le phallus
6- Lacan Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p. 694.

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que le Nom-du-Père à leur statut de semblants par rapport à la en avant sa valeur contestataire par rapport aux normes établies.
jouissance, est complètement ignorée par ces auteurs. De fait, c'est Lacan même qui mènera une critique de l'Œdipe
C'est l’enseignement même de Lacan qui permet de vérifier freudien, avant même que Gilles Deleuze et Félix Guattari ne
qu'il n'y a rien de plus queer que la jouissance elle-même, et qu'en s'attellent à la tâche avec L'Anti-Œdipe, ainsi que J.-A. Miller le
aucun cas la psychanalyse lacanienne ne cherche à faire entrer faisait valoir il y a quelques années : dans son Séminaire L'Envers
cette jouissance dans une norme qui établirait ce que doivent être de la psychanalyse, Lacan procède à une mise en question du
les choses pour chacun des sexes. Un auteur queer comme Javier complexe d'Œdipe à la lumière de la lecture du mythe d'Œdipe
Saez évoquait déjà ce point fondamental dans son livre Théorie par Lévi-Strauss et de la tragédie de Sophocle. Lacan y interprète
queer et psychanalysé7, en signalant que « la capacité subversive le complexe d'Œdipe comme un « rêve de Freud » comme un
de la psychanalyse réside principalement en ce que Lacan ne désir de Freud de « sauver le Père », à la lumière du mythe de
théorise pas la sexualité en termes de genres, mais en termes de Totem et Tabou. À partir de L'Envers de la psychanalyse, et avec
jouissance. Si l'un des principaux efforts de la théorie queer est de la considération grandissante que Lacan fera de la jouissance,
penser la sexualité en dehors des catégories du genre, nous avons le Nom-du-Père se scindera ainsi en deux directions : d'un
ici justement un bon exemple de ceci ». côté il mettra au point une théorie de la nomination dans son
Séminaire R SI - qui trouvera son achèvement avec le sinthome
et les nœuds borroméens -, et, de l'autre, l'idée tout à fait ori­
N om ination s au - delà de l’Œ dipe ginale de désigner la place du Père à travers son plus-de-jouir
La psychanalyse lacanienne n'aurait pas beaucoup à objecter (« Un père n'a droit au respect et à l'amour que s'il n'est
à la théorie queer concernant la recherche de nominations en dehors père-versement orienté, c'est-à-dire que s'il ne fait de sa femme
de l'évidence de la différence sexuelle anatomique, ou encore de un objet a ») ce qui le mène à équivoquer, d'ailleurs, le terme
la norme oedipienne phallo ou hétérocentrée. En dehors du de père-version, en tant que version du père, en situant là ce qui
Nom-du-Père en tant que celui-ci ne cherche pas à « normaliser fait transmission d'un plus-de-jouir dans la lignée paternelle et
le sujet » comme le lisent souvent mal les auteurs queer dans le non pas forcément d'un Nom, en détachant définitivement ce
texte de Lacan, mais à « normaliser le désir » en lui donnant une terme de toute connotation morale, s'il en gardait encore dans
mesure phallique, ainsi que Lacan s’exprime dans les Écrits. l'enseignement de Lacan. Point qui constitue encore un pôle de
Sur la quatrième de couverture du Séminaire VI, Le désir et son malentendu avec les auteur(e)s queer, Butler et Javier Saez par
interprétation, Jacques-Alain Miller souligne ce point en écrivant exemple, qui lisent l'emploi de ce terme par Lacan univoquement
que « l'Œdipe pour Lacan, dans ce Séminaire de son enseigne­ à partir de son acception médicale du XIXe siècle.
ment, n'est pas la solution unique du désir, mais plutôt sa forme Il faut noter que, dans le cours de son enseignement, Lacan a
normativisée par le Nom-du-Père, et n'épuise pas le désir ». D'où quelque part opéré le même mouvement critique concernant le
l'on comprend pourquoi Lacan conclut ce Séminaire par un éloge Nom-du-Père et le phallocentrisme dans sa théorisation que les
de la perversion avec la parution de Lolita de Nabokov, en mettant études sur le genre et les théories queer ont opéré sur les mou­
vements gays et lesbiens. À l'origine, les études sur le genre et
7- Saez.J., Théorie queer et psychanalyse, Éd. Epel, Paris, 2005, p. 123.

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queer objectaient aux mouvements gays et lesbiens de la fin des lesquelles on devient "sexué", les identifications deviennent
années 70 aux USA qu'ils restent dans les limites de l'Œdipe, « les cristallisations fantasmatiques résultantes de l'itération des
dans les limites du « signifiant maître » comme le soulignait modèles appartenant aux stéréotypes du genre ». Ce propos
Jacques-Alain Miller lors d'un colloque sur les gays en analyse résume l'homologation par Butler de la question des identi­
à Nice en 2003. Les études sur le genre, d'abord, et leur avatar fications, centrale en psychanalyse, et de la position sexuée du
queer ensuite, accentuaient le fait qu'il existe des modes de sujet à celle de l'identité sexuelle, construite donc par "itération
jouissance multiples qui ne tombent pas sous le royaume de de stéréotypes du genre”.
l'Un universalisant, car la jouissance est toujours en effraction. Un court-circuit s'opère ici par lequel ce sont les stéréotypes
« Le queer souligne que, en son fond, la jouissance est rebelle du genre qui viennent cristalliser en positions fantasmatiques,
à toute universalisation, à la Loi, et il objecte au gay que le gay en laissant de côté toutes les déterminations symboliques issues
reste dans les limites du signifiant maître massifiant, dans les de la rencontre du sujet avec le désir de l'Autre, ce que nomme
limites de l'Œ dipe8. » Le queer souligne donc que la jouissance "l'Œdipe freudien". Rappelons que, pour Butler, c'est l'itération
est fondamentalement rebelle à toute universalisation, soit-elle chez l'individu de ces stéréotypes véhiculés par la culture, le
phallique. Dans le même sens alors, là où la formalisation du langage et le social, qui permet de cristalliser l'adhésion du sujet
phallus par Lacan absorbait dans ses premiers séminaires et à un genre ou à un autre, et qu'elle situe à l'extrême opposé
dans son écrit « La signification du phallus » la totalité de la une sexualité performative qui chercherait à s'affranchir de
jouissance, ce ne sera plus le cas à partir du Séminaire Encore ces stéréotypes de genre. Les "contraintes symboliques” que
où est théorisée une jouissance "pas-toute”, subordonnée au nous pourrions assimiler, en suivant Freud, aux déterminations
signifiant phallique, une jouissance qui lui échappe. Cette pers­ issues du complexe d'Œdipe, dans son articulation au complexe
pective reste méconnue par les auteurs queer. de castration (choix d'objet, c'est-à-dire "choix de jouissance",
à l'origine des identifications du sujet, identifications qui ne
réduisent pas seulement aux identifications sexuées, et versions
Identité , identification et fantasmatiques traduisant une position du sujet à l'égard du désir
DÉSIDENTIFICATION de l'Autre) deviennent ainsi « les cristallisations fantasmatiques
Dans Ces corps qui comptent, dans le chapitre « Identification résultantes de l'itération des modèles appartenant aux stéréotypes
fantasmatique et assomption du sexe », Judith Butler aborde du genre ». L'Autre se trouve ainsi réduit aux déterminations
la problématique des identifications et de la sexuation dans culturelles et langagières qui permettent de donner corps à
des termes qui se confondent avec l'identité. Les deux termes l'identité en termes de genre d'un sujet, en ignorant que cet Autre-
- identification et position sexuée - se confondent à leur tour dans là s'incarne aussi dans des figures qui véhiculent un désir à l'égard
le développement de Butler. Si, dans la lecture butlerienne des du sujet. Lacan donnait à ce désir la marque d'un « intérêt parti­
travaux de Jacques Lacan, la position sexuée est abordée en cularisé », intérêt qui permet d'articuler « l'incarnation de la loi
tant qu'effort pour réaffirmer les contraintes symboliques par dans le désir9». C'est donc comme si Butler vidait cet Autre, que

8- M iller J.-A., « Des gays en analyse ? » Revue La Cause freudienne, N° 55, octobre 2003,
9- Lacan J., « Note sur l'enfant », in Autres Écrits, Éd. du Seuil, Paris, 2001, p. 373.
Diffusion Seuil Navarin, p. 89.

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le langage et la culture avec ses stéréotypes du genre supposent, de désidentification du sujet avec les noyaux condensateurs de
de son désir particularisé à l'égard du sujet, particularité qui jouissance au cœur de ses symptômes, et en ceci, elle opère dans
permet dans l'équation qu'en fait le sujet dans sa construction le sens exactement opposé aux identifications qui se produisent à
fantasmatique de se singulariser. C'est là une question centrale partir de la jouissance sexuelle promue par les cultures queer. Ces
car on retrouve dans la manière contemporaine de traiter les dernières s'érigent en insignes du sujet, comme Jacques-Alain
demandes de changement de genre par la loi, spécialement dans Miller l'a formalisé dans son Cours « Ce qui fait insigne » : une
l'enfance dans certains pays, un type de traitement similaire, modalité de jouissance élevée à la dignité d'un signifiant maître,
c'est à dire comme en court-circuit avec le désir de l'Autre10. en permettant à partir de cette promotion de constituer un lien
En rapportant récemment dans le journal Libération la dis­ social. La psychanalyse, de son côté, ne cherche pas à promou­
cussion actuelle dans la ville de New York de pouvoir décider sur voir des nouvelles identités, car le terme d'identité n'est pas, en
la déclaration de son genre sans changer de sexe, un écrivain soi, un concept analytique.
rapportait cette discussion amusante : « Une de mes amies a
récemment appris qu'elle était enceinte. Je lui ai demandé si
elle voulait connaître, avant la naissance, le sexe de l'enfant. D ifférence o u diversité sexuelle ?
Elle m'a répondu : "Tu sais, on ne le saura pas vraiment avant Dans l'ouvrage Marché au sexe, Judith Butler discute avec l'an­
ses 18 ans11.'' » thropologue Gayle Rubin autour de la signification du terme
Si les théories queer cherchent à fonder des identités sexuelles « différence sexuelle ». Elles s'arrêtent sur le fait qu'il implique
nouvelles en dehors de toute référence au genre défini selon le des positions symboliques par rapport à ce qui est masculin et
sexe anatomique, ces nominations sont à chaque fois établies féminin, mais elles laissent de côté le fait que la différence sexuelle
au nom et à partir d'une jouissance sexuelle en particulier (les implique davantage un principe de différenciation qu'un savoir
gays “bears", “leather” ou féminins, les lesbiennes “butch”, “fem ” concernant ce que c'est qu'un homme ou une femme, de manière
ou “Daddy", les transgenre ou transexuels, les fétichistes de ontologique. C'est ce que Lacan appelait ironiquement la « loi
divers types, les pratiques S/M de divers types, les pratiques avec de la ségrégation urinaire » dans Fonction et Champ de la parole
hormones et piercings dans le corps, etc.). C'est sur ce point et du langage en psychanalyse. Deux enfants arrivent en train à
précis que l'abord queer de ce type de nomination se différencie une gare, l'un d'eux dit : « Regarde, nous sommes à "hommes" »,
clairement de celles que l'analyse peut produire, au-delà de la et l'autre répond : « Mais non, nous sommes à "femmes". » La
nomination première qu'assure au névrosé le Nom-du-Père, décision d'où chacun va entrer pour ses besoins est déterminée
nomination qui se voit interpellée par l'orientation vers le réel par la paire d'opposition, par l'inscription sur la porte, et non pas
de la jouissance du symptôme dans une analyse. Cette nomi­ parce qu'on sait ce que c'est un homme, quand bien même il y
nation se constitue en tant que telle à partir d'un processus aurait sur une porte le dessin d'un visage, avec des moustaches
et une petite pipe. C'est donc l'opposition binaire entre deux
10- Depuis 2012 en Argentine et 2014 dans la Communauté d'Andalousie, en Espagne, les signifiants qui permet de prendre une décision, et non pas ce que
mineurs peuvent demander à changer de genre sans changer de sexe anatomique.
chaque signifiant pourrait fournir comme vérité sur chacun des
11- C u n n in g h a m Michael, « Homme ou femme : Un genre de choix », Libération du 18 mars
2015.

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m a l e n t e n d u s e t m é c o n n a is s a n c e s

sexes. À ce propos, Javier Saez rapporte dans son livre une À la différence sexuelle il est désormais opposé, dans les cultures
anecdote fort amusante : le doyen d'une université, voulant veiller queer, la diversité sexuelle, la diversité des jouissances sexuelles.
à la non-promiscuité entre filles et garçons, décida de mettre Il y a lieu de se demander si cette diversité sexuelle suppose aussi
ensemble les deux toilettes pour garçons dans une aile de la une diversité de jouissances possibles, celles-ci entendues non
faculté, et les deux pour les filles dans une autre. Le résultat fut pas au sens de jouissance sexuelle mais dans la conceptualisation
à l'opposé de ce qui était souhaité : garçons et filles y entraient logique que Jacques Lacan a dégagée. Rappelons ici que le concept
indistinctement car il n'y avait pas de différence d'opposition de jouissance tient dans l'enseignement de Lacan un statut de
binaire sur les portes (dans une aile, les deux portaient le mot réel, c'est-à-dire d'impossible à symboliser et à représenter, et ce
hommes, et dans l'autre les deux portaient le mot femmes)12. registre ne doit pas se confondre avec la satisfaction sexuelle qui
La lecture que Lacan fait du phallus en tant que semblant de est un phénomène qui s'éprouve au niveau du corps, dans la
la jouissance dans son Séminaire D'un discours qui ne serait pas du mesure où elle se trouve capturée par le phallus. Une inhibition
semblant permet de théoriser la différence sexuelle en d'autres de satisfaction sexuelle, comme c'est le cas dans la frigidité par
termes que les auteurs queer le lisent dans son enseignement exemple, peut parfaitement avoir lieu au nom de la jouissance
comme un concept irréductible, dernier de la psychanalyse. Sans sans qu'elle corresponde à une jouissance sexuelle.
vraiment s'estomper, la différence sexuelle apparaît abordée à Ainsi, dans une liste non exhaustive de cette variété de
partir du rapport de l'être parlant à la jouissance que ce soit à jouissances sexuelles qu'Eve Kosofsky Sedgwick énumère dans
partir d'un ensemble fermé, totalisant, unifiant, à partir d'un Un « Construire des significations queer13 », nous trouvons « des
qui s'itère dans le rapport à la satisfaction phallique, ou bien à tapettes mystiques, des fantasmeurs, des drag queens et drag
une jouissance qui s'ouvre à un illimité, qui ex-iste à cet Un fermé. kings, des “clons", des "leather", des femmes en smoking, des
Lacan formalisera cet abord dans les tableaux de la sexuation qu'il femmes féministes, des femmes féminines, des "folles”, des
présentera dans le Séminaire Encore. Si un auteur queer pourrait hommes féministes, des "divas”, des “snaps”, des “daddys”, des
objecter que ce tableau reste encore marqué par la norme hété­ “butch", des hommes qui se définissent comme des lesbiens,
rosexuelle —car il s'agit de deux positions, masculine et féminine des lesbiennes qui couchent avec des hommes ». Si cette liste
à l'égard de la jouissance -, cela ne sera définitivement plus le rappelle la célèbre Encyclopédie chinoise de Jorge Luis Borges14
cas dans l'abord borroméen de la clinique par Lacan. La façon dans « La langue analytique de John Wilkins » où l'on classifiait
à chaque fois singulière qu'a l'être parlant de nouer les trois les animaux en : a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c)
registres Réel, Symbolique et Imaginaire primera sur son rapport apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens
à la jouissance phallique, qui se trouvera désormais cernée par en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent
le nœud borroméen. Celui-ci aura, à partir du Séminaire Joyce le comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau
Sinthome, statut de réel, ce qui déplacera donc la primauté accor­ très fin en poils de chameau, 1) etcœtera, m) qui viennent de casser
dée au principe d'opposition présent dans le registre symbolique, 13- In « Les études gays et lesbiennes », sous la direction de Didier Eribon, Éditions Centre
principe qui permet de donner son fondement à la différence Georges Pompidou, Paris, 1997. Article consultable en ligne.
sexuelle. 14- Bo r g es J.-L., La langue analytique deJohn Wilkins. In « Autres Inquisitions », Œuvres complètes,
Bibliothèque de La Pléiade, Tome 1, Paris, p. 749.
12- Saez J., op. cit., p. 128.
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la cruche, n) qui de loin semblent des mouches », on peut se fois une identité trans et une identité de genre en dissonance
demander si la liste de jouissances queer a véritablement cette avec le sexe assigné à la naissance). Il existe également la possi­
structure, car nous pourrions certainement regrouper encore bilité sur cette liste d'insister sur son genre choisi, mais aussi de
certaines des significations isolées par Sedgwick selon le type revendiquer son statut de genderfucker : celui ou celle qui se fout
de jouissance en jeu parmi elles, du côté du Un phallique des genres établis. Si on se considère simplement "homme”
pour certaines (les “drag”, les fétichistes du “leather”), du côté ou "femme” on devient “cis-gender", ou bien “cis-male" ou “cis-
de la jouissance illimitée pour d'autres, et encore peut-être pour female", c'est-à-dire « personne vivant avec une identité de genre
certains, et peut-être même pour certains parmi les deux précé­ alignée avec le sexe assigné à la naissance », ce qui correspond
dents, du côté d'un nouage singulier où la jouissance en jeu donc à "hétérosexuel”, absent de cette liste. Mais on peut égale­
permet de se donner un nom propre en tant qu'être parlant. ment se déclarer "anti-binaire” (non-binary), en tant que personne
La liste de Kosofsky-Sedgwick reflète certainement mieux la refusant les identifications de genre qui se conforment au
diversité sexuelle revendiquée par les cultures queer que sa récu­ schéma binaire où sexe et genre doivent être alignés, pour dire,
pération par Facebook qui propose, dans sa version américaine, comme le pointe Marie-Hélène Bourcier, que les identités de
52 identités de genre différentes depuis le mois de février 2014. genre et sexuelles ne sont pas fixes ou naturelles mais qu'elles
Même si cette proposition ressemble beaucoup à une récupéra­ sont changeantes et proliférantes et que l'ont peut donc cocher
tion de la diversité en termes de genre cherchant à contenter les plusieurs cases. Si la liste est très "blanche ”, car il y a peu
variations du marché, elle semble contenter les usagers et les d'options qui mixent ethnicité et genres, il existe tout de même
auteurs queer, comme c'est le cas de Marie-Hélène Bourcier, une case “two-spirix" pour désigner les “gays” et "transgenres”
qui pointait que « le fait de pouvoir choisir son identité de genre chez les native Atnericans. Mais toutes les pratiques mettant en
sur Facebook est une bonne nouvelle, puisqu'il s'agit d'auto- jeu le corps de différentes manières, comme le reprend la liste de
définitions pratiquées par les personnes concernées et issues Sedgwick Kossofsky, sont absentes de cette liste très "correcte”
des débats qui ont agité les communautés LGBTQI. Il ne s'agit du point de vue des genres.
pas simplement de reconnaissance, mais d'un droit à l'autodéter­ La liste de Borges appartient plutôt, comme Éric Laurent le
mination de genre15 ». Dans cette pléthore d'autodéfinitions, faisait valoir il y a quelques années, à la classification paradoxale,
il existe 20 définitions différentes pour qui s'identifie comme "trans”, car au fond impossible en tant que telle, des "épars assortis" que
avec quelques superpositions : "trans” (transgenre et transexuel), constituent les analystes, chacun d'entre eux nommé à partir
"trans female" (personne de sexe non féminin qui revendique à du nom de jouissance réduite au maximum, telle qu'elle se
la fois une identité trans et une identité de genre féminine), "trans présente à la fin d'une analyse. Si la psychanalyse n'a pas permis
maie" (personne de sexe non masculin qui revendique à la fois d’inventer de nouvelles jouissances - Lacan le regrettait non
une identité trans et une identité de genre masculine), "trans man” sans une certaine ironie en disant qu'elle n'a pas permis de créer
(personne de sexe non masculin qui revendique à la fois une une nouvelle perversion -, elle peut néanmoins nommer celles
identité d'homme), "transperson" (personne qui revendique à la que les êtres parlants arrivent à faire exister par des bricolages
toujours singuliers.
15- B o u r c ie r M.-H., « Le dictionnaire des 52 nuances de genre de Facebook », 17 février
2014. Sur le site slate.fr.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e L a c a n e t l e s t h é o r i e s q ueer :
M ALENTENDUS ET MÉCONNAISSANCES

On peut donc se demander si les nominations auxquelles U ne politique des jouissances


les études queer aspirent à produire s'inscrivent dans ce que Le discours juridique et les gouvernants sont aussi concer­
Jean-Claude Milner proposait dans son travail sur Les Noms nés par cette question qui touche au plus intime de la manière
indistincts en 1983. Les classes paradoxales sont celles qui per­ que chacun a de vivre son être sexué. Le terme foucauldien de
mettent de nommer des multiplicités réelles qui ne se laissent biopolitique trouve ici toute sa pertinence et son extension du mo­
ranger dans aucune autre classe et qui, de ce fait, résistent à ment qu'il s'agit de légiférer, comme c'est le cas depuis quelques
toute communauté. C'est cette résistance à se laisser regrouper années, autour de l'identité et du genre et de promouvoir des lois
dans une communauté qui amène Milner à appeler ces classes dans ce sens. C'est bien une politique desjouissances que le terme
"paradoxales". Lorsque nous disons "névrose”, "psychose" ou "per­ de Foucault implique, dès lors qu'il s'agit de réguler les régimes
version", nous énonçons des classes qui permettent d'héberger de jouissance présents dans le social, et toute la question est de
des sujets présentant une même structure psychopathologique. savoir où les gouvernants situent le curseur. Comme lorsqu'on
Mais le cas change lorsque nous nommons un sujet à partir non a voulu faire imposer récemment en Suède le prénom asexué
pas de ce que les sujets névrosés présentent de mutuellement "Hen", créé dans les années 60 par les linguistes en pleine mode
substituable, mais plutôt de son trait le plus singulier. Lorsque féministe, pour désigner un "troisième sexe". Nous avons vu
l'analyse permet de réduire le symptôme au mode le plus parti­ récemment, en France, la tentative de substituer par l'enseigne­
culier de jouissance que présente un sujet, nous réussissons à ment la logique présente dans la diversité sexuelle à celle de la
obtenir une classe paradoxale. Mais pourquoi l'appeler encore différence sexuelle dans « L'ABCdaire de l'égalité » promu par
“classe", alors qu'elle ne permet de réunir qu'un seul élément, le ministère de l'Éducation nationale. Au nom de l'égalité et de
ou des éléments dissemblables, de les réunir dans ce qu'ils ont la parité non pas sociaux cette fois-ci, mais sexuels - principes
de plus différent ? Étant donné que cette singularité s'établit, qui découlent de l'extension de la parité sociale, c'est-à-dire égalité
rappelons-le à partir d'un impossible, de l'impossible de la jouis­ pour les deux sexes dans l'accès aux droits et à l'emploi -, il a été
sance qui vaut pour tous, c'est bien cette condition qui permet question d'apprendre aux enfants à vivre avec la disjonction entre
à un trait de s'ériger en trait universel, à l'origine d'une classe, le sexe et le genre. Que les fonctions paternelles et maternelles
même si celle-ci se pose en classe paradoxale. Si l'ensemble qui puissent être échangeables, comme l'enseignait cet ABCdaire,
réunit les analystes constitue certainement une classe paradoxale cela n'implique pas forcément que l'on doive imposer par décret
- car ils se réunissent à partir de ce qu'ils ont de plus dissem­ l’effacement de la différence sexuelle dans l'éducation donnée aux
blable, leur nom propre de jouissance produit dans l'analyse -, enfants.
est-ce aussi le cas pour les jouissances queer ? Arrivent-elles à On peut remarquer ici que, ainsi que Jean-Claude Milner le
constituer une classe paradoxale à chaque fois ? Les jouissances faisait valoir déjà en 1983, il s'agit d'une forme de ségrégation
promues par les cultures queer sont-elles suffisamment queer pour des jouissances, les jouissances présentes dans la différence,
forger des nominations inouïes à chaque fois ? C'est certainement élevées au paradigme de la liberté. Au nom de la liberté de jouir
le cas pour certains êtres parlants qui s'inscrivent dans ces et de la multiplication de formes de jouissance sexuelle, on discri­
cultures, mais peut-être pas le cas pour tous. mine les jouissances que la différence sexuelle permet d'établir.

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m a l e n t e n d u s e t m é c o n n a is s a n c e s

La diversité montre ici, dans cette dimension ségrégative, une genres qu'ont menée Monique Wittig, Gayle Rubin et Judith
face peut-être moins démocratique et véritablement ouverte, Butler, entre autres, dans leurs ouvrages, semble trouver avec cette
en pointant que ce qui, en vérité, se produit parfois, est bien plutôt confusion entre l'inégalité et la différence son point de butée.
l'imposition autoritaire d’une forme de jouissance unique, peut- Un propos attribué à Marylin Monroe le résume bien : « Les
être plus féroce que la précédente parce qu'au fond moins femmes qui cherchent à être égales aux hommes manquent
tolérante, car ayant effacé le principe même qui assure la néga­ d'ambition. »
tivité présente dans la différence sexuelle. Mais il faut peut-être La psychanalyse, pour sa part, promeut des nominations non
rappeler ici que la psychanalyse ne cherche pas à fétichiser la ségrégatives, étant donné qu'elles ne permettent pas de constituer
différence sexuelle et que Jacques Lacan faisait même de celle- d'autre communauté que la communauté analytique, formée
ci une question qui s'inscrivait au niveau du semblant vis-à-vis par les « épars dispaires » qui sont les analystes, en donnant lieu
du réel qu'implique la jouissance. à des nominations qui ne peuvent être que singulières, aussi
Il faut peut-être signaler que, dans ces débats, on confond singulières que le sinthome de tout un chacun peut l'être.
souvent différence et inégalité comme Jean-Claude Milner le On peut faire remarquer que le passage de la différence à la
rappelle dans un entretien récent : « On tend à faire de l'indif­ diversité signe la perte de ce qui était déjà perdu dans les études
férenciation un moyen de l'inégalité, sous prétexte que la du genre : la recherche de significations de la féminité elle-même.
différenciation peut être un moyen de l'inégalité [...] La difficulté Butler le signalait déjà dans Trouble dans le genre et cette ques­
n'est pas, au niveau du "genre", que les hommes et les femmes tion est entièrement présente dans la possibilité de performer sa
se perçoivent comme différents, mais que cette différence soit manière à soi de signifier son propre sexe, en l'absence de toute
systématiquement présentée en termes d'inégalité et qu'une fois ouverture ou tout illimité que la logique féminine présente du
la différence inscrite dans les représentations, elle entraîne une moment où elle met enjeu une jouissance qui ne se trouve pas
inégalité sociale16. » Si le contexte "américain”, comme le note limitée par le phallus : en l'absence de toute négativité.
Anne Emmanuelle Berger - entre guillemets dans le titre de son « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », écrivait Monique
livre déjà cité -, dans lequel sont nées les études du genre, n'est Wittig dans sa critique du courant féministe traditionnel car
pas à négliger en ce qui concerne cette question, contexte où elle y voyait une légitimation d'un "hétéroféminisme” dans sa
il existe une extrême sensibilité à la question des inégalités sociales promotion des identifications avec "la femme” ou “le féminin”
et ethniques, il faut noter que la confusion entre “différence" et (présente dans l'écriture féminine de Hélène Cixous, dans la spé­
"inégalité" s'est détachée de son contexte et s'est propagée aussi cificité du “corps féminin”, dans le “féminisme de la différence”
intensément qu’elle l'a fait dans son extension géographique et au de Irigaray ou Kristeva) et dans un effort de différencier une
niveau des discours, car elle concerne un point de réel par rapport position lesbienne impliquant un mode de jouissance différent
à ce qu'on peut entendre par "homme” et "femme" lorsque ces de celui des femmes. Une fois dissolu le principe différentiel
termes ne sont pas réduits à leur seule dimension de genres, telle qui distingue les deux types de jouissance, il est donc proposé
que l'entend la psychanalyse. La lecture en termes politiques des au sujet la possibilité de s'identifier à sa jouissance sexuelle, et
de faire de celle-ci, nom propre.
16- Dans la revue Causeur, mars 2014.

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L ac an e t le s th é o rie s q ueer :
m a l e n t e n d u s e t m é c o n n a is s a n c e s

Le “troisième sexe” a été pour l'Autre dans son érection de vivant19 », de l'emprunter
Avec la volonté des cultures queer d'affirmer un mode de aux identités existantes dans le discours, dès lors « qu'il n'y a pas
jouissance sexuelle qui donne lieu à une nomination par le sujet, de rapport sexuel ». Mais que cette identité mobilise beaucoup
on vérifie qu'il existe une quantité interminable de modes de d'autres choses que simplement des éléments imaginaires que
jouissance différents, et que chaque solution qui s'érige en excep­ le terme “d'identité" laisse entendre dans la langue courante :
tion à l'Universel de l'ensemble fermé que la jouissance phallique qu'elle suppose une assomption et une adoption en termes de
implique, ne fait que vérifier son inscription du côté de la logique jouissance, et que donc cette identité touche par là à un réel aussi.
féminine dans le tableau de la sexuation, en tant que mode Invention donc, ou choix forcé sont les voies qui s'ouvrent à l'être
singulier de faire tenir ensemble les trois registres Réel, Symbo­ parlant dans son rapport à la jouissance, rapport qui lui permet
lique et Imaginaire. C'est cette tentative même qu'on pourrait de devenir un être sexué.
qualifier de queer en soulignant son côté singulier, face au répar- Lorsque Lacan évoque « la possibilité d'un troisième sexe »
titoire gay et lesbienne ayant donné origine aux cultures qui se dans son Séminaire, il le fait non sans une certaine ironie, du côté
sont érigées comme contestation de cette bipartition. d'une écriture possible du rapport sexuel : « Il n'y a pas de rapport
De fait, il existe des sujets qui, comme Norry May Welby, dans sexuel, c'est ce que j'ai énoncé. Qu'est-ce qui y supplée, parce
leur recherche de faire exister un "troisième sexe" indéterminé, que il est clair que les gens, ce qu'on appelle tels, soit les êtres
“non specified” ont réussi à faire passer quelque chose de leur humains, les gens font l'amour. Il y a à ça une explication : la
singularité au droit, dès lors que la législation australienne a possibilité - notons que le possible, c'est ce que nous avons défini
accueilli la possibilité pour un sujet de s'inscrire comme "indéter­ comme ce qui cesse de s’écrire - la possibilité d'un troisième sexe.
miné” au niveau de son identité sexuelle17. Et il faut reconnaître Pourquoi il y en a deux d'ailleurs, ça s'explique mal. C'est ce qui
qu'à l'époque où le Discours du Maître avait une certaine consis- est évoqué dans la doublure d'Eve, à savoir Lilith. L'évocation
tence, c'était le discours hystérique qui, avec sa dénonciation de n'est pourtant pas une chose précise. C'est justement la préci­
ce qui clochait dans l'Autre social, permettait de produire des sion, c’est-à-dire de Réel, dont j'ai fait état en rêvant en somme
changements. Aujourd'hui que « l'Autre n'existe pas18 » et que à ce qu'il en est du nœud borroméen20. » Si le réel dont Lacan a
chacun est renvoyé à son rapport au Un de la jouissance, ce sont fait état précise donc qu'il n'y a pas de rapport sexuel qui puisse
des sujets comme Norry May Welby, situés du côté féminin des s'écrire, cela n'exclut pas que le rapport de tout être parlant à
exceptions, qui permettent d'introduire des modifications au ce réel puisse s'écrire sous la forme du nœud borroméen qui
niveau du juridique et du Droit, car ils amènent à questionner relie les trois registres que l'expérience analytique a permis de
toute catégorie Universelle. En fait, ils permettent de démontrer formaliser. C'est donc cette perspective permettant à un sujet
que tout être parlant est obligé de se créer une identité sexuée, d'établir un lien sous la forme d'un nœud qui prime clinique­
ou de faire le choix, choix forcé car pré-déterminé par « ce qu'il ment à l'heure de considérer le rapport du sujet à la sexualité,

17- Voir le texte de Pierre-Gilles G uégu en dans cet ouvrage. 19- Lacan J., Écrits, Éd. du Seuil, Paris, 1966.
18- M il le r J.-A.
et L a u r e n t E., « LAutre qui n'existe pas et ses comités d'éthique », cours 20- Laca n J., « Le Moment de conclure », Séminaire du 9 janvier 1979, inédit.
1996-1997, Département de psychanalyse, Université de Paris vni.

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m a l e n t e n d u s e t m é c o n n a is s a n c e s

que celle-ci soit hétéro, homo, transexuelle ou encore qu'elle les psychanalystes lacaniens ont pu être marqués par la remarque
se présente sous la forme d'un "troisième sexe". Eve Kossofsky de Lacan dans le Séminaire D'un discours qui ne serait pas du
Sedgwick le dit très bien lorsqu'elle affirme que « sexuality semblant que « le transexuel fait l'erreur de prendre le sign if ia n t
perhaps can only mean queer sexuality » car toute sexualité, quelle pour le signifié », en déduisant de ce propos qu'il s'agirait dans
qu'elle soit, se joue à partir des rôles de genre. Ce qui fait dire a les cas de transexualisme (comme on le désigne à son époque)
Anne Emmanuelle Berger, dans la lecture qu'elle fait à travers de cas de psychose. Il signale d'ailleurs, le caractère psychotique
Butler, de la rencontre entre la mascarade féminine et 1impos­ de "beaucoup des cas" présents dans le livre de Robert Stoller,
ture masculine selon Lacan dans La Signification du phallus, Genre et sexualité, ouvrage précurseur du terme de "genre" pour
que, dans la mesure où l'hétérosexualité est en elle-meme une les études portant sur ce sujet. Mais cette remarque de Lacan
comédie et une constante parodie d'elle-même et que l’hétéro­ n'autorise pas à une généralisation du diagnostic qui ne peut
sexualité désigne et produit aussi une certaine scène du désir, elle s'établir que dans la particularité du cas.
est toujours déjà queer21. Nous ne pouvons que donner raison Les avancées de la médecine et l'évolution du droit qui, géné­
à Berger lorsqu'elle indique ici aussi que l'insistance de Lacan ralement, les accompagne, tantôt en les limitant en leur donnant
sur le caractère fondamentalement déviant du désir humain va un cadre, tantôt en les validant, sont le cadre général dans lequel
exactement dans le sens d'une lecture queer de l'hétérosexualite. l'offre de changer de genre ou de sexe s'est généralisée ces
dernières années avec la multiplication, dans certains pays du
monde, des lois d'identité et du genre. Mouvement qui s'inscrit
La q u e s tio n tr a n s dans le déclin de l'ordre symbolique dans la civilisation actuelle.
Avec l'introduction de la perspective du nœud borroméen et La dernière innovation consiste dans l'offre de pouvoir changer
du sinthome, Lacan propose une formalisation de l'experience son statut civil, son genre ("homme ou femme") sans nécessai­
de l'être parlant où la sexualité même trouve sa place. Aucune rement passer par un changement chirurgical de sexe, et ceci dès
accusation de vouloir préserver l'ordre hétérosexuel ou "hetéro- l'enfance. Ces offres accompagnent la marche de la civilisation.
normatif” dans le sens de la bipartition de l'expérience sexuelle Ce que les demandes des sujets trans illustrent, c'est que le sujet
de l'être parlant ainsi que Eve Kossofsky Sedgwick le propose peut demander une inscription au niveau du réel de sa jouissance,
dans son essai le plus célébré22, ne résiste à cette perspective. réel imposé par le fait qu'il se sent homme ou femme au-delà de
La rencontre avec un sujet “trans" (genre ou transexuel) oblige la manière que l'Autre a eu de le signifier, à partir de son "intérêt
un psychanalyste à suspendre tous ses préjugés, dans le même particularisé" que suppose son désir. Ce qui est parfois saisissant
sens que Jacques-Alain Miller l'indiquait il y a quelques années dans les demandes émanant des enfants ou des jeunes adoles­
pour la rencontre avec un sujet homosexuel23. Ces préjugés cents, parfois en opposition avec la volonté affirmée des parents.
concernent aussi les préjugés analytiques dont il est certain que Cette demande d'inscription à partir du réel de la jouissance
dépasse donc les registres symbolique et imaginaire car ils ne
21- B er g e r A.-E., op. cit., p. 107.
suffisent pas, dans les semblants du genre, à rendre compte de
22- K o s s o f s k y S e d g w ic k E „ Épistémologie du placard, Éd. Amsterdam, Paris, 2008. la manière dont se vit un sujet en particulier. Cette manière de
23- M i l l e r J.-A., « Gays en Analyse », op. cit.

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M ALENTENDUS ET MÉCONNAISSANCES

N o rm a tiv ité o u sin t h o m e


chercher à se nommer "homme” ou “femme" ne fait que vérifier
dans certains cas que c'est dans un nouage singulier que le La perspective du sinthome présente dans le nœud borroméen
suiet peut se constituer comme sexué et que les semblants du de Lacan suppose donc d'aborder le rapport de l'être parlant à
genre, qu'ils soient reçus par l'Autre social, ou par le désir de la jouissance, un par un, dans les solutions que chacun peut
l'Autre, ne suffisent pas à le nommer de la manière que le sujet trouver dans son rapport à la sexualité, “toujours queer” aux
choisit de se nommer. 11 n’y a pas à diagnostiquer ici, même si dires de Kossofsky Sedgwick. Cette perspective laisse sans effet
le diagnostic n'implique pas forcément "pathologiser comme toute lecture de la psychanalyse en termes de légitimation des
l'indique Butler24, mais à constater cet effort par le sujet de nouer mécanismes normatifs au niveau de la sexualité ou de la parenté.
autrement son rapport à la sexualité que par les semblants reçus, Loin de moraliser au nom d'un complexe d'Œdipe qui n'est, pour
de-venus inopérants pour lui. Comme s interroge Juan ar os Lacan, qu'une structure permettant d'articuler des fonctions
Perez Jimenez dans son travail De lo Trans, identidades de género comme le Nom-du-Père et le désir particularisé de l'Autre, les
y psicoanalisis, la question que les psychanalystes adressaient jadis psychanalystes lacaniens cherchent plutôt à traiter une par
aux homosexuels : « Seront-ils capables d'être psychanalystes ? >> une les solutions que l'être parlant met en place dans son rapport
peut s'inverser sous la forme : « Et les psychanalystes, pourront- à ce qui se présente sous le signe de l'excès, du “plus" que
ils à leur tour être suffisament queer pour ne pas précipiter un représente la jouissance, et qui, en tant que telle, résiste à la
diagnostic et être à la hauteur du réel en jeu dans les solutions symbolisation.
queer25 ? » Rappelons ici combien les homosexuels ont eu à se Ne pas reculer devant ces solutions sinthomatiques lorsque
battre pour ne pas être étiquetés systématiquement comme des le sujet qui les articule vient rencontrer un psychanalyste,
c'est le type de réponse que l'enseignement de Lacan permet.
“pervers”.., .
Les phénomènes sont certainement extrêmement complexes N'importe quelle autre position qui refuserait de le faire trou­
comme dans les cas des sujets “mnsexuelsfemale to maie’’ qui ont verait forcément son fondement dans une position idéologique,
donné naissance récemment à des enfants26. Si une dimension que l'éthique de la psychanalyse n'autorise pas. C'est donc : ou
de monstration et de nomination est souvent présente dans ces cette perspective, ou pire.
cas (« être le sujet qui a accouché en tant qu'homme »), il faudra
faire davantage attention aux arrangements singuliers que
chacun de ces sujets cherche à produire vis-à-vis du réel enjeu
pour eux.

24- Bu t l e r J.,« Dédiagnostiquer le genre », in Défaire le genre, Éd. Amsterdam, Paris, 2006,
p. 95.
25- P e r e z J im e n e z J. C., De to trans. I d e n tid a d e s d e géneroy psicoanalisis, Grama ediciones, Buenos
Aires, 2013, p. 50.
26- C'est le cas d’un Américain en 2008 et celui de Yuval l T o p p e r un Israélien transgenre
"jémale to maie" de 24 ans, qui a donné naissance à un bebe le 19 décembre 20 .

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Sur le genre des femmes
selon Lacan
La sexualité féminine par-delà les normes
Clotilde Leguil

La question de la féminité m'a longtemps tourmentée. En


tant que philosophe, en tant que femme, en tant qu'analysante.
Comment être une femme ? Pourquoi la philosophie ne fait-elle
aucun sort à la différence des sexes ? Que signifie de ne pas par­
venir à se sentir vraiment femme ? Qu'est-ce que cette souffrance
qui parfois se transmet de mère en fille et qui fait que la féminité
ne se décline plus que sous le versant de la douleur d'exister ?
La psychanalyse m'a arrachée à ce tourment et m'a conduite
à dépasser l'alternative qui était alors la mienne : oublier ma
féminité pour m'identifier au sujet universel de la pensée ou
laire l'expérience de l'existence au féminin à travers l'angoisse
et la déréliction. En parler à un analyste me permit de trouver
comment être une femme, à ma façon.
En découvrant, beaucoup plus tard, le discours des études de
genre, je fus d'abord étonnée, puis curieuse, et enfin inquiète. La
féminité était-elle destinée à n'être reconnue que comme norme
assujettissante ? Avoir affaire au signifiant/mme, avoir un corps
de femme, s'inscrire dans le monde à partir de cette identification,
ne me semblait pas réductible à une pure construction sociale

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e Sur le g en r e d es fem m es s e l o n L acan

anonyme. Si je me suis alors intéressée à ce nouveau discours, question est de savoir de quoi elle parle et pourquoi son rapport
c'est que j'eus, en premier lieu, le sentiment qu'il s agissait de faire à la psychanalyse peut mettre mal à l'aise celles et ceux qui ont
disparaître ce qui déjà n'avait pas droit de cité en philosophie, l'expérience d'une analyse. Mal à l'aise parce qu'elle semble dire
soit le sujet au féminin. Ne pas être un sujet universel de la bien souvent la même chose que Lacan, comme, par exemple,
pensée, mais un être sexué, c'est pouvoir se dire à partir des émois lorsque elle fait valoir que le rapport à la différence des sexes doit
du corps et des traces parfois silencieuses que l'expérience de la rester une question pour chacun1, tout en mettant la psychana­
vie sexuelle a laissées sur la chair. Parler de son rapport au fait lyse du côté d'une discipline normative et en lui attribuant une
de se positionner comme homme ou comme femme conduit certaine part dans ce qu'elle appelle l’hétéronormativité de la civi­
un être à parler de son interprétation singulière de la différence lisation. Certains commentateurs de Butler, comme le philosophe
des sexes, interprétation souvent énigmatique et ne conduisant Michaël Foessel, considèrent pour leur part qu'elle s'éloignerait
pas le sujet à parler le discours de tous. Bref, parler en tant de Foucault pour se rapprocher de la psychanalyse, dans la
qu'homme ou en tant que femme, parler à partir de sa vie sexuelle mesure où Butler pense une « intériorisation de la norme qui
et sexuée, c'est aussi rencontrer l'Autre dans une parole parti­ implique aussi un désir pour elle2 ». Ce qui alors serait censé
culière qui n'est pas universalisable. C'est donc à partir de ce rapprocher Butler de la psychanalyse, c'est cette conception d'un
questionnement intime que je me suis intéressée aux études rapport à la norme qui ne soit pas pur assujettissement, mais
de genre, en tant qu'elles introduisaient un nouveau paradigme attachement libidinal. Néanmoins, cela n'empêche pas Judith
pour penser l'être sexué. Butler de considérer que Freud et Lacan ne permettent pas de
Il ne s'agit donc pas tout à fait d'une analyse des enjeux des penser l'identité homosexuelle, et de dénoncer le fait que « le
gender studies, dont la représentante principale est Judith Butler, iliscours lacanien se concentre sur l'idée d'une division, d'un
philosophe américaine, se réclamant de la philosophie française clivage primaire ou fondamental qui divise le sujet de l'intérieur
contemporaine connue aux États-Unis sous le nom de trench et qui établit la dualité des sexes3 », dualité qu'elle récuse.
theory. Il est vrai que Judith Butler se réfère à Lacan, 1utilise, Je commencerai par essayer de montrer en quoi le débat
le dissèque à l'occasion, a même l'ambition de le subvertir, mais politique autour des théories du genre conduit à "une difficulté
est-ce seulement ce rapport référentiel qui peut conduire à pour la psychanalyse”, car la politique de la psychanalyse n'exige
s'interroger sur l'usage qu'elle fait de Lacan ? Je dépasser la querelle du genre. Puis je montrerai en quel sens
L'intérêt que j'ai porté aux travaux de Judith Butler n est pas le genre, outil politique pour les partisans des études de genre,
seulement théorique. Ce qui m'a d'abord interrogée, c est ce que renvoie à tout autre chose pour la psychanalyse. Lorsque nous
les études de genre renvoient en retour à la psychanalyse ; c est parlons de "genre" en psychanalyse, c'est-à-dire d'homme et de
aussi ce qu'elles passent sous silence de la psychanalyse, tout en
! - B u t l e r J., « La fin de la différence sexuelle », in Défaire legenre, pp. 201-232, Éd. Amsterdam
donnant un certain écho des théories analytiques. Judith Butler, 2012.
depuis Trouble dans le genre (1990, traduit en français en 2005) 2- M., « Malaise dans l'identification, la mélancolie du genre », in Judith Butler,
I'O e ssel
jusqu'à Défaire le genre (2012), parle de psychanalyse et diffuse Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, Débats philosophiques, PUF, 2009, p. 94.
une certaine idée de la psychanalyse dans le nouveau siècle. La < B u t l e r J.,
Trouble dans le genre; Leféminisme et la subversion de l'identité, trad. Cynthia Kraus,
La découverte, Poche, 2005, p. 143.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e S ur le g en re d es fem m es se l o n L acan

femme, de garçon et de fille, nous ne parlons pas du tout de la de répondre à Judith Butler, et de répondre à un discours qui parle
même chose que les études de genre. Ce que Lacan peut dire de ce que la psychanalyse fait du genre, sans prendre en compte
du genre féminin ne renvoie en rien à une assignation norma­ le fait que la psychanalyse n'est pas une théorie, mais avant tout
tive. C'est même tout l'inverse. La question qui est alors posée une expérience fondée sur l'énonciation d'un sujet.
par l'orientation lacanienne, et à laquelle les études de genre La psychanalyse lacanienne, sans adhérer à l'approche but-
répondent autrement que la psychanalyse, est la suivante : quel lérienne du genre, n'est pas pour autant anti-gender au sens où
statut donner au signifiant femme ? Faut-il le faire disparaître de il y a bien un mouvement anti-gender dans la société française.
la langue, comme le souhaite une Monique Wittig qui ne voit dans Il y a eu un débat pro-gender et anti-gender en 2013-2014, recou­
la différence des sexes qu'une promotion de la pensée straight, ou vrant quasiment l'opposition de la gauche et de la droite. Disons-
peut-on en faire autre chose ? Ce signifiant ne permet-il pas de le tout de suite : la psychanalyse n'est ni pro-gender ni anti-gender.
faire valoir ce qui est par définition hors-norme, ou encore, comme Elle n'est pas pro-gender au sens où, pour la psychanalyse, il ne
le dit Lacan, un mode d'existence « entre centre et absence4 » ? s'agit jamais seulement de libérer les sujets d'un pouvoir qui les
Je terminerai par deux figures de femmes contemporaines, qui assujettirait tous ensemble à une vie non reconnue. Il ne s'agit
permettent de saisir en quel sens le genre des femmes, avec Lacan, jamais seulement de sujets qui souffriraient d'une intériorisation
n'a rien d'une norme mais renvoie plutôt à une forme de folie de la norme faisant obstacle à l'assomption de leur identité.
bien à elles. Cette visée émancipatrice à l'échelle collective ne suffit pas. La
psychanalyse ne croit pas en la possibilité d'une solution au
malaise de la civilisation.
Politique de la psychanalyse, Cette croyance de l'homme de gauche, c'est peut-être celle
PAR-DELÀ LA QUERELLE DU GENRE qui assigne le sujet à la position du "fool5", comme le dénom­
Nous ne pouvons pas ignorer Butler, car elle fait partie des mait Lacan dans son Séminaire L'Éthique de la psychanalyse, soit
penseurs qui comptent au XXIe siècle. Comme l'affirme Éric la position du naïf, de l'innocent, qui croit qu'il pourra s'en
Fassin dans sa préface à Trouble dans le genre, quelque chose de sortir sans en passer par son heure de vérité à lui, simplement
la pensée de Butler a rencontré son époque. Mais cette recon­ en dénonçant le désordre du monde et en se souciant du malaise
naissance ne doit pas interdire une prise de distance à l'égard de des autres. Plus d'égalité, plus de droits, plus de reconnaissance,
cette pensée. Depuis le territoire de l'inconscient, en psychana­ sont certainement des revendications légitimes, mais le rapport
lyse, nous n'abordons pas la question du genre de la même façon de chacun à sa sexualité, à sa sexuation, n'est pas résorbable dans
que Butler, et nous ne l'abordons pas non plus de la façon dont une pure affaire de droits. D 'un point de vue psychanalytique, le
Butler sous-entend qu'on l'aborde en psychanalyse, soit à partir questionnement d'un sujet sur son être sexué ne peut se poser
de l'hétérosexualité obligatoire. Rendre compte de 1 approche à l'échelle d'un groupe dont les membres se reconnaîtraient
psychanalytique du genre avec Freud et Lacan est alors une façon comme mis en difficulté tous ensemble de la même façon par des

5- Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L'Éthique de la psychanalyse, Champ freudien, Seuil, 1986,
4- L a c a n J., Le Séminaire, livre XIX,... ou pire, Champ freudien, Seuil, 2011, p. 121. p. 215.

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normes dominantes. On pourrait même dire que ce serait une comme des adversaires des théories du genre ? Il y a là en effet
forme d'annulation de la question que d'y donner une réponse un piège qui peut conduire à préférer se taire. S'il y a danger pour
purement sociétale. la psychanalyse, c'est, en effet, qu'il s'agit de ne pas se laisser
Pour autant, la psychanalyse reconnaît que le discours des manger par les études de genre, qui ont elles-mêmes beaucoup
gender studies a une valeur et qu'il rend compte d'un changement absorbé de la psychanalyse freudienne et lacanienne, pour en
de paradigme, d'une nouvelle façon de parler des hommes et des extraire un discours qui ne peut servir de point d'appui à la
femmes. Elle n'est donc pas non plus anti-gender, au sens où elle psychanalyse. Mais il ne s'agit pas non plus de les rejeter.
prônerait la référence à un ordre naturel pour dire ce que le genre Cette difficulté pour la psychanalyse s'est révélée au moment
doit être. Elle ne se fait pas l'esclave de cet ordre du monde, elle du projet de loi sur le mariage pour tous, en 2013-2014 en France,
ne sert pas l'ordre comme le knave, le valet - tel que l'appelait qui a vu les psychanalystes sommés de choisir un camp. Cette
Lacan à la suite de Hegel - s'incline devant le maître. Toute la montée sur la scène politique d'une dénaturalisation du genre a
singularité de notre position est qu'elle ne peut faire l'objet d'un eu lieu de façon particulièrement intense au moment des débats
slogan : pro ou anti gender. C'est peut-être ce qu'il est difficile qui ont surgi à cette occasion. La société française s'est elle-même
de faire résonner dans la société civile. Car pour les partisans de divisée entre pro-mariage pour tous, et anti-mariage pour tous.
Butler et du genre, interroger l'approche de Butler, c'est d'emblée On a pu alors voir émerger un certain malaise dans la psycha­
apparaître comme un conservateur qui s'angoisse de la disso­ nalyse, ou peut-être plus précisément chez les psychanalystes.
lution des normes et en appelle à une restauration de celles-ci. Comment les psychanalystes pouvaient-ils prendre position dans
Pour les opposants aux théories du genre, remettre en question le paysage suivant : d'un côté les pro-mariage pour tous, qui sont
le discours de Butler, c'est aussi adhérer à l'idée d'une famille aussi àzs pro-gender, qui sont aussi à gauche, partisans de ce qui
naturelle, d'un ordre symbolique lui-même fondé sur la nature. a pu être désigné par Éric Fassin comme une démocratie
C'est donc un enjeu à la fois clinique et politique qui nous sexuelle, et de l'autre les anti-mariage pour tous, qui sont aussi
pousse à nous intéresser à ce que Judith Butler dit du genre et à anti-gender, qui sont aussi de droite et conservateurs, partisans
ce qu'elle dit de la psychanalyse. La question est : pourquoi ne de l'ordre naturel ? Après coup, on peut voir en quel sens il y
pouvons-nous pas ignorer Butler, et pourquoi, en même temps, avait peut-être un piège pour les psychanalystes. Soutenir le
ses écrits, ses positions et ses thèses s'inscrivent-ils dans une tout mariage pour tous ne signifiait pas pour autant s'identifier au
autre perspective que celle de la psychanalyse ? Pourquoi ne faut- discours des théories du genre. S'y opposer, c'était d'emblée
il pas que nous nous laissions représenter par le discours des apparaître comme has been et surtout homophobe, ce dont la
études de genre dès lors qu'il ne sert pas les mêmes buts que psychanalyse est suspectée par endroits. Jacques-Alain Miller a
le discours analytique ? Une analyse ne pousse pas le sujet à pris position dans ce débat en lançant une pétition « contre l'ins-
s'identifier à ceux qui souffrent des mêmes maux que lui mais au trumentalisation de la psychanalyse ». Cela a permis d'extraire
contraire à assumer sa souffrance en première personne à partir la psychanalyse de ce piège que représentait pour elle le fait d'avoir
de son insondable décision de l'être, qui n'est pas celle d'autrui. Mais à se reconnaître dans un autre discours, celui des études de genre
pourquoi ne faut-il pas non plus nous représenter nous-mêmes ou celui de la religion, qui font disparaître la spécificité du

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discours analytique qui n'est pas de dire la norme mais de laisser pour en faire un autre surmoi, qui finalement sera le dernier
une place à la question du sujet sur son être. mot du surmoi lacanien en tant qu'il est toujours injonction de
La position psychanalytique dans ce débat est donc inclas­ jouissance. En un mot, Butler part de la norme, Lacan part du
sable. Elle ne se laisse ranger ni à gauche ni à droite et, pour cela hors-norme. Butler témoigne de la difficulté pour le sujet à se
même, ne peut être entendue de tous. Inclassable parce que c'est soumettre à la norme, Lacan vise le point de réel où la féminité
une position qui a toujours remis en question l'ordre naturel, et est toujours rétive à la normativité.
ce depuis Freud - quoi qu'en disent les études de genre -, mais Lacan dit ainsi en 1974, dans Télévision : « Toutes les femmes
qui, pour autant, n'abolit pas le signifiant "femme". C'est donc sont folles, qu'on dit. C'est même pourquoi elles ne sont pas
en vertu de ce que Lacan entend par “femme” que la position toutes, c'est-à-dire pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt7. »
psychanalytique est inclassable. Une des questions qui retiendra Lacan reprend donc le "on dit". Sur les femmes, cet "on dit",
mon attention ici est donc celle de savoir à quoi sert le maintien c'est qu'elles sont toutes folles. N'est-ce là qu'un cliché, un
de cette référence au signifiant “femme” en psychanalyse, et stéréotype, un préjugé ? N'est-ce là qu'un propos misogyne
en quel sens la façon dont Lacan rend compte de la sexualité renvoyant à l'irrationalité supposée des femmes, à leur déraison,
féminine ne conduit pas pour autant à énoncer ce que Butler à leur hybris, à leurs extravagances ? Cela peut l'être. Mais Lacan
appellerait des normes de genre. Ce que la lecture de Butler m'a fait autre chose de ce qu'on dit des femmes. Dire que toutes les
fait entrevoir, c'est en quel sens Lacan avait choisi un point de femmes sont folles, c'est dire qu'elles ne sont pas folles-du-tout.
départ beaucoup plus singulier que Butler. C'est précisément Est-ce un simple jeu de mots ? Non, c'est un propos profond
l'originalité de la position de Lacan, depuis le début de son ensei­ sur la folie, la féminité et les normes.
gnement, que de donner un statut à ce signifiant “femme", qui Les femmes sont folles, cela signifie d'abord qu'on ne les
n'a rien à voir avec le statut que lui donnent les féministes ou comprend pas. Il y a quelque chose dans le rapport féminin à
les anti-féministes. l'Autre et au monde qui résiste à l'intelligibilité. Cela ne signifie
Alors que Judith Butler aborde la féminité et la question des pas qu'elles déraisonnent en vertu d'une forme de déficience,
sexes à partir des normes et lutte pour une contestation de ces d'impuissance à penser, d'infériorité, de manque, mais qu'il y a
normes, Lacan aborde la féminité d'emblée à partir de la folie, et quelque chose qui excède le champ de ce qui peut être compris,
donc à partir de ce qui relèverait précisément d'un surgissement apprivoisé par la compréhension, dompté par le logos. Elles sont
d'anormalité dans le monde. Butler part de « l'injonction à être hors du champ de la compréhension, quand quelque chose de
d'un certain genre » qui peut prendre, selon elle, différents che­ la féminité se réveille en elles. Mais Lacan ajoute : « c'est-à-dire
mins - « être une bonne mère, être un objet hétérosexuellement pas folles-du-tout », soit que là où on les dit folles, on dit quelque
désirable, être un travailleur ou une travailleuse capable6 » -, chose qui témoigne de ce que leur folie a un envers. Pas folles
Lacan part de ce qui fait que l'injonction du surmoi féminin est du tout, c'est-à-dire qu'être folles, c'est ne pas être éprises de
d'une autre nature que l'injonction morale classique. Il prend au l'universel, ne pas adorer le tout, s'extraire du pour tous. Ce dont
sérieux l'affirmation de Freud sur le moindre surmoi féminin, elles sont folles, c'est ce dont elles raffolent. Elles sont éprises

6- Bu tler J., Trouble dans le genre, Conclusion, « De la politique à la parodie », p. 271, Ibid. 7- L acan J., Télévision, Champ freudien, Seuil, p. 63.

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d'autre chose qui fait exception à cette logique universalisante. la formule, on est mis en difficulté puisque Judith Butler en
Ou, comme le dit Lacan, « l'universel de ce qu'elles désirent est montre toute la complexité. Évidemment, pour faire simple, on
de la folie8 ». Ce qu'elles désirent est de l'ordre d'une folie. C'est serait tenté de dire que le genre est à la culture ce que le sexe est
ainsi que Lacan définit les femmes. À partir de leur désir et à partir à la nature. Mais Judith Butler écrit précisément que « le genre
de leur folie. À partir d'un autre universel que l'universel kantien. n'est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c'est
Autrement dit, loin de toute exigence de normativation, de aussi l'ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la
normalisation, d'assujettissement à une norme, les femmes "nature sexuée" ou un "sexe naturel" est produit et établi dans
situent leur être dans une forme de folie qui leur est propre. Être un domaine pré-discursif « qui précède la culture, telle une
folle, c'est précisément ne jamais parvenir à entrer tout à fait dans surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture
la norme, être à certains égards toujours hors norme. Les après-coup9 ».
femmes sont folles et il n'est pas question de les ramener à la C'est toute la difficulté avec Butler : dès que l'on essaie de se
raison, mais de voir ce qu'elles peuvent faire de leur folie à elles, repérer, on trouve un énoncé qui dit que ce n'est précisément
de leur hybris, de ce qui en elles excède et toujours franchit pas ce qu'elle veut dire. Il est vrai que son style est lui-même très
les frontières. Judith Butler dénonce la normativité sociale qui “trouble", au sens où elle pose de nombreuses questions, mais
conduirait les sujets à renoncer à leur anormalité supposée. Elle ne donne pas clairement de thèses sur lesquelles on pourrait se
veut donc introduire du trouble dans le genre pour assouplir fonder pour lui répondre de front. À cet égard, Monique Wittig
les normes de genre. Lacan après Freud fait de la féminité non est plus décidée et ne cache pas la guerre qu'elle déclare à la
pas le signifiant d'une norme, d'un devoir être, mais le lieu d'une différence des sexes. Dans cette phrase complexe, que dit Judith
inaccessibilité normative, le lieu d'une énergie qui pousse souvent Butler en somme ? Que le genre est aussi ce qui produit l'idée
une femme dans des zones dangereuses mais qui dit aussi ce qui, d’un sexe naturel, que la dichotomie entre sexe et genre, entre
dans le sujet, résiste à toute normativation. Et cela, c'est une tout nature et culture du point de vue de la sexuation, est produite
autre approche du genre. Partir de la souffrance face aux normes, par le discours lui-même. C’est pourquoi elle affirme aussi que
comme le fait Butler, et partir de la folie comme irréductible, le sexe est un genre. Judith Butler se situe, dans son propos, en
mettant toujours en échec les efforts de normativation œdi­ tant que féministe. Il s'agit de faire valoir pour elle en quel sens
pienne, soit YAufhebung symbolique, comme le fait Lacan, ce sont le féminisme conduit à une subversion de l'identité. Là où il s'est
deux points de départ opposés. Reste à savoir lequel est le plus d'abord agi de combattre pour le droit des femmes, il s'est produit
subversif. ensuite une interrogation sur le signifiant “femme", lui-même
Je voudrais donc revenir sur ce qu'est le genre pour Butler, comme n'étant peut-être que le produit de l'oppression subie par
et plus précisément sur la façon dont elle le définit dans Trouble les êtres nés anatomiquement femmes. Butler s'interroge donc
dans le genre. Je partirai de ce texte fondateur afin de m'appuyer sur le signifiant “femme", sur “les femmes", en tant qu'elles sont
précisément sur ce qu'elle énonce. La notion de genre a une le sujet du féminisme. La théorie féministe « a tenu pour acquis
histoire. Elle a sans doute aussi une définition mais, dès qu'on qu'il existe une identité appréhendée à travers une catégorie de

8 - L a c a n J., ibid. 9- B u t l e r }., ibid., p. 69,

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"femmes", définissant le sujet par la représentation politique I .es travaux des médecins américains, comme Stoller dans les
recherchée ». Elle met alors en avant une forme de cercle du .innées 50, sur le transsexualisme ont contribué à faire émerger
féminisme, tournant autour de l'usage qui est fait de ce qu'elle cette distinction entre sexe et genre.
appelle la catégorie “femmes". D 'un côté, cette identification Le féminisme peut-il encore exister si l'on ne parle plus
des femmes à des "femmes" permet au mouvement féministe des "femmes" mais seulement de sex and gender ? Au sein du
d'offrir aux sujets féminins une plus grande visibilité, d'un autre féminisme, la nécessité de maintenir la référence à la catégorie
côté, cette notion de “femmes" est, pour Buder, une notion contro­ "femme” est donc différemment évoquée. Butler oppose les
versée car elle est « la fonction normative d'un langage censé positions de Simone de Beauvoir et de Luce Irigaray. L'une
révéler ou déformer la vérité de la catégorie femme ». considère qu'il y a l'universel d'un côté, le genre féminin de
Elle pointe donc le malaise des théoriciennes du féminisme, l’autre. L'autre, proche de Lacan, estime que le sexe féminin est
qui ne savent plus s'il faut parler des femmes en tant que sujets un point d'absence linguistique, l'impossibilité grammaticale
distincts des hommes, ou s’il faut faire disparaître cette catégorie de dénoter une substance. C'est pourquoi le féminin ne pourra
signifiante qui, elle-même, ne serait que le produit de l'oppression jamais être la marque d'un sujet. D 'un côté, Beauvoir estimerait
que les femmes ont subie dans l'Histoire. Le féminisme, selon cette marque comme issue de la domination masculine et donc
elle, bute sans cesse sur ce problème. Elle va jusqu'à considérer comme une marque à effacer, de l'autre, Irigaray appréhenderait
que le signifiant “femme” est corrélatif d'une conception de plutôt la féminité dans son absence de marque. Ce sont deux
l'ordre social à partir du patriarcat universel. Elle s'interroge alors laçons différentes, nous dit Butler, de s'interroger sur le genre.
ainsi : « Y a-t-il un dénominateur commun aux femmes qui Ce que dénonce Butler, c'est que, depuis la matrice hétéro­
préexiste à leur oppression, ou les femmes n'ont-elles de lien de sexuelle, une forme d'identité inscrivant une discontinuité entre
parenté qu'en vertu de leur oppression10 ? » Elle se demande si sexe et genre ne soit pas reconnue comme vivable. Finalement,
la construction de la catégorie "femme" n'est pas une réification se retrouvent exclus du monde tous ceux qui ne vivent pas
des rapports de genre, selon une matrice qu'elle appelle "la leur genre conformément à la facticité de leur sexe. « La matrice
matrice hétérosexuelle”. Cette interrogation est bien dans la lignée culturelle par laquelle l'identité de genre devient intelligible exige
de la dénonciation que Monique Wittig fait pour sa part de la que certaines formes d'identité ne puissent exister. C'est le cas
pensée straight. îles identités pour lesquelles le genre ne découle pas du sexe. »
À quoi a d'abord servi la distinction entre sexe et genre, que Butler en vient alors à affirmer que l'identité de genre est l'effet
Butler préfère à celle entre homme et femme ? Cette distinction d'une pratique qui n'est autre que l'hétérosexualité obligatoire.
a d'abord servi à réfuter l'idée de la biologie comme destin. Il D'où la promesse d'émancipation que constitue pour elle le
s'agissait de montrer que le genre est une « interprétation plurielle trouble dans le genre enfin reconnu. Si les genres sont enfin
du sexe », qu'il y a une discontinuité entre le sexe du corps et les troublés, si on renonce à ce répartitoire de l'humanité entre
genres culturellement construits. S'il y a deux sexes biologiques, homme et femme, enfin les êtres qui ne se sentent pas
il n'y a aucune raison pour qu'il y ait, pour autant, deux genres. conformes aux normes de genre se verront reconnus en tant
qu'ayant le droit de récuser leur sexe.
1 0 - B u t l e r J., ibid., p. 63.

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On dit souvent de Butler que sa théorie a été remaniée, avec Cette vision des études queer serait contrée par les études
les années, mais plus de quinze ans après, dans son ouvrage féministes qui chercheraient à se dégager du concept de genre
Défaire le genre, le propos sur ce point reste le même. Les ques­ et lui préféreraient l'expression “différence sexuelle". Butler
tions qu'elle pose dans son chapitre sur « La fin de la différence veut montrer là tous les paradoxes dont le concept “genre" est
sexuelle », sont exactement les mêmes que celles qu'elle posait porteur, concept considéré par le Vatican comme un nom de code
au début de Trouble dans le genre. Il s'agit de faire un bilan du de l’homosexualité, et par les études gay et lesbiennes comme
féminisme avec le changement de millénaire. « Qu est-ce qu une un objet d'étude des féministes, et par les féministes comme un
femme ? Comment pouvons-nous dire "nous11" ? », se demande- concept à abandonner au profit de celui de différence sexuelle.
t-elle. Elle affirme, contre ce qu'elle désigne comme la position En ce sens, elle montre que le concept de genre est devenu un
des psychanalystes, que « la différence sexuelle n est ni fac­ lieu de débat à différents niveaux.
tuelle, ni un fondement, ni le récalcitrant "Réel de la parlance Butler prend alors position en affirmant : « Telle que je la
lacanienne. Au contraire, c'est une question, une question pour comprends, la différence sexuelle est le lieu où la question de la
notre temps12 ». Étrange façon de récupérer la psychanalyse relation du biologique au culturel se pose et se repose, où elle
quand Lacan, dès les années 50, a fait valoir que la question pour doit et où elle peut être posée, mais où elle ne peut, au sens
le sujet n'était pas celle de son être-au-monde, mais celle de son strict, être résolue13. » Butler insiste donc pour ne pas définir la
être sexué. Pour Lacan, l'être-au-monde est déterminé par la différence sexuelle mais pour laisser cette question troublante
question que le sujet se pose sur son sexe. La sexualité et la etféconde ouverte et non résolue.
sexuation sont de l'ordre d'une énigme pour chacun. Il n'y a Avant de rendre compte de la façon dont Freud et Lacan ont
jamais là de rencontre évidente et naturelle entre le corps sexué abordé le continent de la féminité, je voudrais ponctuer ce
et la subjectivation de son être. Étrange façon donc de situer les premier temps réflexif sur la politique de la psychanalyse, par-
psychanalystes ailleurs que là où ils sont, soit pour elle du côté delà la querelle du genre, en montrant en quel sens pour Lacan
de ceux qui ne feraient que confirmer que la différence des sexes le signifiant "femme" en tant qu'il est pensé depuis la folie
est un fait, ou du côté de ceux qui invoqueraient un récalcitrant féminine, est irréductible à la fois au sexe et au genre. Si Lacan
Réel”, dont elle ne dit rien si ce n'est qu'il est issu de la façon de a d'abord fait du genre une question, et en particulier du genre
parler des lacaniens. Butler défend, dans cet article sur la fin de féminin, il a ensuite fait du rapport d'un sujet à sa féminité
la différence sexuelle, l'idée qu'il faut rester à 1écoute de ce qui quelque chose de l'ordre d'un acte. En tant que la féminité
reste irrésolu dans cette question. Là, elle ne prend pas trop de s'articule à un acte qui lui confère un mode d'existence, la femme
risques. Elle diagnostique quelque chose dans l'époque comme représente une “épreuve14" pour l'homme. Il s'agit là d'un
une défaite pour le féminisme, et souligne le clivage entre études renversement par rapport à la perspective de Butler pour qui le
queer, qui auraient la sexualité comme objet d étude, et études signifiant “femme" est une norme pour les sujets de sexe
féministes, qui auraient le genre.
13- Butler J., ibid., p. 214.

11- Bu tler J., Défaire le genre, Éditions Amsterdam, 2012, p. 202. 14- L acan J., Le Séminaire, livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Champ freu­
dien, Seuil, 2006, p. 35.
12- Bu tler J., Défaire le genre, ibid., p. 204.

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féminin. Loin d’être une norme pour les femmes, ce signifiant Pour faire saisir l'actualité de cette définition lacanienne de
désigne une heure de vérité pour les hommes. Judith Butler la vraie femme, qui peut constituer une forme de réponse à Butler,
reprend au demeurant à Lacan ce concept d'acte lorsqu'elle et à son malaise avec le signifiant femme - la conduisant finale­
analyse ce qu'elle appelle, dans Trouble dans le genre, les « actes ment à aller dans le sens d'affirmer que le vrai est une parodie
corporels subversifs15 ». Elle met au compte de l'acte 1imitation d'un original qui n'existe pas et se fait passer pour la nature -,
du genre par le drag, ce n'est pas du tout de cette oreille que je m'appuierai sur le dernier film de Woody Allen, Blue Jasminer
Lacan, lui, entend l'acte en rapport avec le genre. L'acte au sens magnifique portrait de femme hors norme. Selon Lacan, une
lacanien implique une irréversibilité. Ce n'est pas un jeu avec vraie femme a toujours quelque chose d'égaré, parce qu'elle ne
le semblant du genre, c'est une façon de faire entendre à 1autre comprend pas elle-même son acte. C'est un acte irrémédiable qui
qu'il y a de la femme enjeu. Et cela de façon irrémédiable. Ta constituée comme femme, au péril de son bien-être.
Reprenons alors cette visée lacanienne de la féminité. La Hegel disait de la guerre qu'elle était bénéfique pour l'éthique
vraie femme ne se définit pas pour Lacan du côté d une nature, d'un pays car elle forçait les sujets à renoncer aux biens maté­
évidemment. Ce n'est pas une mère, mais on pourrait dire que riels pour faire valoir quelque chose qui compte plus que tout
la maternité n'a rien d'une fonction naturelle pour Lacan, bien. Lacan dit, quant à lui, que l'acte guerrier d'une femme est
puisque d'emblée il s'agit d'une réponse à un manque-à-être et un acte adressé à un homme pour faire ressurgir la femme qui
non le pur accomplissement d'une fonction reproductive. La vraie a manqué de disparaître. Qu'est-il arrivé à Jasmine ? Jasmine était
femme n'est pas la mère, mais en quel sens ? Au sens où elle une femme heureuse, bêtement heureuse dans la mascarade fémi­
fait valoir qu'il existe en elle-même autre chose que la mère nine et l'abondance des richesses. Elle aimait ses valises Louis
gardienne de ses objets d'amour. Lacan fait de la vraie femme Vuitton, ses ceintures Prada, son sac Hermès, mais elle aimait
celle dont l'acte ouvre une béance dans l'être de l'autre16. surtout celui qui la gâtait ainsi, son mari, l'homme d'affaires qui
Jacques-Alain Miller reprend ainsi le sens de cet acte en disant gagne des millions en quelques minutes moyennant quelques
que « pour Lacan, discrètement, l'acte d'une vraie femme, je ne escroqueries bien orchestrées. Il n'y a pas de limite aux conces­
vais pas dire c'est l'acte de Médée, même s’il en a la structure, sions qu'elle peut faire pour lui : s'arranger pour ne pas entendre
c'est le sacrifice de ce qu'elle a de plus précieux pour creuser quand il magouille, l'excuser d'avoir placé l'argent de sa sœur
en l'homme un trou qui ne pourra pas se refermer. Sans doute Ginger, alors dans le besoin, et de l'avoir ruinée, détourner le
est-ce là quelque chose qui va au-delà de toute loi et de toute regard alors qu'il donne rendez-vous sous ses yeux à la jeune
affection humaine [...]. Une vraie femme explore une zone incon­ coach qui les entraîne tous les matins.
nue, outrepasse les limites, et si Médée nous donne un exemple Mais un beau jour, cet échafaudage s'effondre car son
de ce qu'il y a d'égaré chez une vraie femme, c'est parce qu'elle milliardaire de mari décide de lui dire la vérité : il veut divorcer,
explore une région sans marques, au-delà des frontières17 ». la quitter, se séparer d'elle car cette fois-ci, il la trompe avec
une femme qu'il aime. En une heure, la vie de Jasmine bascule.
15- Butler J., Trouble dans le genre, pp. 179-276.
Non seulement elle s'aperçoit que tout le monde sauf elle
16- L acan J., «Jeunesse de Gide », in Écrits, Champ freudien, Seuil, 1995, p. 761.
connaissait les frasques de son mari, mais surtout elle entend de
17- M iller J.-A., « Des Semblants dans la relation entre les sexes », in La Cause freudienne,
n° 36, Navarin Seuil, 1997, p. 11.

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L’in assim ilable fém in ité ,


sa bouche qu'il ne l'aime plus et veut refaire sa vie avec la jeune
UN GENRE IMPOSSIBLE
fille au pair. En larmes, désespérée, affolée, égarée, Jasmine se
saisit de son téléphone et prévient la CIA. Son mari est l'un des Revenons alors sur Freud et sur Lacan, afin de donner une
plus grands escrocs de l'époque et elle le dénonce. Tous ses biens idée de leur rencontre avec la question de la féminité. Si pour
seront saisis, lui se retrouvera derrière les barreaux. Butler le genre femme est une prison pour l'être, pour Freud
Par cet acte, elle-même perd tout : elle n'a plus ni logement, comme pour Lacan, le genre femme est plutôt un cheminement
ni bijoux, ni biens. Nulle part où être. Elle se retrouve chez sa pour le sujet, cheminement hors programme, ne devant rien à
sœur, entre vodka et rencontres avortées, ne sachant plus que la nature, assez peu aussi, finalement, à la culture au sens des
faire de cette histoire d'amour en laquelle elle a cru sur fond normes de genre, mais relevant plutôt d'une rencontre avec un
d'abondance sans limite. Elle ne cesse de parler toute seule, qu'on inassimilable. « Devenir une femme et s'interroger sur ce qu'est
l'écoute ou pas, se rappelant cet air de jazz sur lequel elle a une femme sont deux choses essentiellement différentes. Je
rencontré ce mari milliardaire qui avait fait d'elle une princesse dirai même plus - c'est parce qu'on ne le devient pas qu'on
aveuglée. Elle reste seule avec sa petite musique et avec son acte. s'interroge, et jusqu'à un certain point, s'interroger, c'est le
Échangeant quelques mots sur ce film avec un ami, Chester, contraire de le devenir. La métaphysique de sa position est le
qui avait aimé le film et s'était identifié au type bien qui se fait détour imposé à la réalisation subjective chez la femme. Sa
ruiner par le milliardaire, nous nous interrogions sur la fin du position est essentiellement problématique, et jusqu'à un certain
film. Jasmine soliloque toute seule sur un banc. « En fait, c'est point inassimilable18. » Cette remarque de Lacan dans les années
juste une folle » me dit-il alors ... Je n'ai rien répondu, mais j'ai 50 sur la féminité me semble anticiper sur l'usage qu'il fera du
pensé à ce que Lacan disait des femmes, et je lui réponds ici : signifiant "femme” dans les années 70 et sur ce qui peut nous
« Non Chester, c'est juste une femme. » conduire aujourd'hui à définir “une femme", à rebours de tous
Ce petit clin d'œil à Woody Allen à travers Lacan me permet les autres discours, en particulier le discours contemporain des
de montrer en quoi ce que la psychanalyse fait du signifiant études de genre, mais aussi le discours féministe ou encore le
"femme", ne ressemble en rien, au sens commun, à l'analyse discours sociologique.
conceptuelle en termes de genre d'une Judith Butler. Une Pourquoi une femme s'interroge-t-elle sur ce que c'est d'être
femme ne crée pas du trouble dans le genre, mais elle crée du femme ? Parce que précisément, selon Lacan, et à l'encontre
trou dans le genrfe... Jasmine est juste une femme, un peu égarée de la thèse de Beauvoir, elle ne le devient pas. Ce propos renvoie
certes, mais qui, par son acte, explore une zone sans marque ni à une analyse du cas Dora de Freud et de la façon dont le
frontière, une zone qui s'affirme ici comme une sortie de la symptôme hystérique peut être entendu comme une question du
logique capitaliste, une zone qui n'est pas loin de la folie mais sujet sur ce qu'est une femme. Mais on peut sans doute, à partir
qui fait exister avec une arme qui lui est propre, celle du sacri­ de cette remarque, considérer qu'il s'agit là d'un point essentiel
fice des biens, un être qui n'est ni nature ni culture, un être qu'on concernant l'existence au féminin. Pas de réalisation subjective
peut dir e.femme. chez la femme sans en passer par un détour, celui de faire la

18- La c a n J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Champ freudien, Seuil, p. 200.

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métaphysique de sa position, c'est-à-dire celui de se questionner lemme : « Was will das Weib ? » Ce qui est vrai. O n dit aussi qu'il
sur son être sexué. a conçu la maternité comme le destin "naturel" de la féminité.
La position féminine est, pour Lacan, essentiellement problé­ Mais on pourrait dire aussi qu'en témoignant de la façon dont
matique, « et jusqu'à un certain point inassimilable ». Qu'est-ce il a rencontré la féminité comme un continent noir, il a déjà mis
que cet inassimilable ? Dans quelle mesure cette formulation en Lacan sur la voie de cette dimension de la féminité qui échappe
termes d'inassimilable permet-elle de passer de la féminité comme au symbolique.
trauma, au sens freudien du trauma de la castration, à la À partir de cette articulation que Lacan nous propose entre
féminité comme réel, au sens lacanien de la rencontre avec ce la position féminine et Yinassimilable, ne peut-on pas dire alors
qui ne cesse de ne pas s'écrire ? Je me servirai donc de ce passage que Freud a déjà perçu ce qui de la féminité relevait d'un certain
pour répondre à Butler afin de montrer que ce qu'elle nomme rapport au réel ? L'impasse de Freud ne serait pas seulement son
« le réel de la parlance lacanienne » n'est pas simplement un jargon, impasse mais l'impasse engendrée par la position féminine qui,
mais permet de saisir précisément ce contre quoi un sujet peut de structure, confronte nécessairement le sujet au réel, c'est-à-
buter inexorablement au sein même de l'expérience de l'analyse. dire ici à un inassimilable par l'ordre symbolique. Où aperçoit-
Dans une analyse, on pourrait dire qu'au départ, la question on les traces de cette rencontre avec la féminité comme réel chez
de la féminité est abordée comme trauma, ou via le trauma, en I ;reud ? Dans son texte canonique de 1925 sur « Quelques consé­
tant que la vie sexuelle est toujours à différents degrés trauma- quences psychiques de la différence anatomique entre les sexes »,
tique, qu'il n'y a jamais de bon moment pour découvrir la Freud décrit la découverte de la différence des sexes comme un
sexualité comme le souligne Lacan dans le Séminaire Les quatre inassimilable pour la petite fille. La fameuse phrase : « Elle a vu
concepts fondamentaux de la psychanalyse, que c'est toujours ou cela, sait qu'elle ne l'a pas, et veut l'avoir19 » peut se déchiffrer,
« trop tôt » ou « trop tard ». À la fin d'une analyse, le rapport à par-delà l'émergence de Yinvidia, du Penisneid, comme la ren­
la féminité prend une autre tournure, celle de la rencontre avec contre avec un inassimilable pour le sujet. Comment assimiler,
un réel qui ne se résorbe pas et laisse un trou au cœur de 1 être. symboliser ce qu'il n'y a pas ? Toute la dialectique subjective
Réel qui n'a pas de logique mais qui, en revanche, a une exis­ résultant de l'expérience du Penisneid est destinée à répondre par
tence bien vivante. La féminité en psychanalyse est au-delà de la le symbolique à un réel inassimilable : complexe de masculinité,
"parodie", du "rôle ', ou de la mascarade, pour reprendre les sentiment d'infériorité, désir d'enfant, sont des réponses dialec­
termes de Judith Butler, car elle renvoie à un terme dont un sujet tiques au trauma que constitue la découverte de la féminité.
peut jouir au-delà de tout et jouer dans le rapport à 1homme. Dans sa conférence de 1931 sur « La Féminité », Freud com­
Cet au-delà du jeu est aussi ce qui ne se laisse pas assimiler par mence par rappeler que « de tous temps les hommes se sont
la dialectique, par les lois de la parole et du langage, par la machine creusé la tête sur l'énigme de la féminité ». D 'un côté, masculin
symbolique. À certains égards, Freud a rendu compte de cet ou féminin semble être la première distinction que l'on fait quand
inassimilable en ses termes à lui. on rencontre un individu ; d'un autre côté, ni la science anato-
De Freud, on a l'habitude de dire trop rapidement qu'il a buté
sur l'énigme de la féminité en s'interrogeant sur ce que veut une 19- F reud S.r « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les
sexes », trad. J. Laplanche, in La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 127.

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mique ni la psychologie ne dispose d'aucun critère pour nous hommes, en puissance, des petits êtres qui espèrent devenir "un
garantir de la masculinité ou de la féminité. Tout en évoquant homme" un jour. Je ne reprendrai pas le détail de ce que dit Freud
l'anatomie comme destin, Freud a affirmé que ce qui fait la sur la façon dont la petite fille tourne en femme, lorsqu'elle
masculinité ou la féminité est un caractère inconnu que l'ana- parvient à se défaire de cette première position, mais je retien­
tomie ne peut saisir. Féminin et masculin ne se laissent pas drai un point mis en avant par Freud : les griefs et plaintes contre
non plus réduire à des comportements qui relèveraient de la la mère. Si l'attachement à la mère se termine en haine, c'est
psychologie. Lacan reprend cette remarque freudienne dans le qu'il y a là un reproche quasi-ontologique qui gît derrière tous
Séminaire III en affirmant que « le signifiant homme et le signi­ les reproches circonstanciels et contingents faits à la mère. Il y a
fiant femme sont autre chose qu'attitude passive et attitude active, quelque chose qu'elle n'a pas donné. Freud rappelle que ces
ou attitude agressive et attitude cédante. Ce sont autre chose que reproches existent aussi chez le garçon mais, chez la fille, ils
des comportements20 ». C'est dire aussi que la subversion ne peut prennent une autre portée, car ils renvoient au complexe de
être purement comportementale ou parodique, pour reprendre castration. Ce qui fera dire à Lacan dans « L'Étourdit » que la
un terme que Judith Butler affectionne. femme est poisson dans l'eau dans l'Œdipe, mais cette aisance
Que nous dit Freud finalement dans cette conférence ? C'est contraste « douloureusement avec le fait du ravage qu'est chez
que l'approche psychanalytique ne dit jamais ce qu 'est une femme la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère, d'où elle semble
ni d'ailleurs ce qu'elle devrait être au sens d'une norme de la attendre comme femme plus de subsistance que de son père22 ».
féminité, mais comment un sujet devient une femme. La féminité « Le complexe de castration de la petite fille est aussi inau­
n'est pas de l'ordre de l'être, immuable et immobile, qui se retrou­ guré par la vue des organes génitaux de l'autre sexe. Elle re­
verait là telle une permanence chez un sujet, mais de l'ordre de ce marque aussitôt la différence et aussi - il faut le reconnaître - ce
qui résulte d'un mouvement, d'un cheminement, d'un devenir. qu'elle signifie. Elle se sent gravement lésée, déclare souvent qu'elle
En d'autres termes, tenter de cerner la féminité, c'est déjà se voudrait "aussi avoir quelque chose comme ça" et succombe à
décaler un peu de la perspective ontologique pour se situer du l'envie du pénis qui laisse des traces indélébiles dans son déve­
point de vue de ce qui n'est ni être ni non être, mais quelque chose loppement et la formation de son caractère, et qui, même dans
comme du non-réalisé. C'est à dessein que je reprends ici cette les cas les plus favorables, n'est pas surmonté sans une lourde
formule lacanienne à propos de l'inconscient pour l'appliquer à dépense psychique23. » Si, au lieu de souligner la question de
la féminité. La féminité n'a pas d'être et pourtant elle existe, sur l'envie du pénis - expression sans doute un peu datée -, on
un certain mode. souligne plutôt l'idée de Freud selon laquelle il y a quelque
Au départ, elle n'a pas d'être au sens où elle n'existe pas. Freud chose à quoi le sujet ne peut pas se faire, quelque chose qui ne
va jusqu'à dire qu'au début « la petite fille est un petit homme21 », peut pas être surmonté, une expérience qui ne souffre pas de
en reprenant une formulation de Jeanne Lampl de Groot, soit dialectisation possible, on donne alors au propos de Freud une
qu'il n'existe pas de petite fille. Tous les enfants sont des petits tonalité différente, qui nous met sur la voie du réel, au sens de
2 0 - Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Champ freudien, Seuil, 1981, p. 2 2 3 .
22- L a c a n J., « L 'é to u rd it », Scilicet 4 , p. 21.
2 1 - Freud S., « La féminité », trad. R.-M. Zeitlin, Nouvelles conférences d'introduction à
23- F reud S., ibid., p. 167.
la psychanalyse, Folio essais, Gallimard, 1 9 4 0 , p. 1 58.

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Lacan. Freud conclut, à la fin de son article, qu'une des consé­ .igit à la façon d'un corps étranger qui ne pourra jamais être résorbé
quences du Penisneid est qu'il n ’y a pas chez la femme de sens par l'organisme. C'est une expérience que le sujet ne peut pas
de la justice. Conclusion qui peut déchaîner des torrents de avaler. Cette première approche de la féminité comme expérience
contestation, des accusations de misogynie, mais qu’on peut aussi iraumatique, coïncidant avec les premières cures d'hystériques,
entendre du côté de l'absence de modération, de l'absence de bien que déchiffrable à partir de l'ordre symbolique, témoigne
juste mesure, de la difficulté pour une femme à se régler sur ce déjà de la rencontre avec un réel.
qu'Aristote appelait la prudence, la phrônesis. Absence de sens de Lacan est celui dont on a l'habitude de retenir l'aphorisme
la justice est une façon d'évoquer Yhybris féminine, soit ce qui selon lequel « La Femme n'existe pas ». Profération énigmatique
peut surgir chez une femme en excès de toute norme, en excès au regard du discours féministe qui, depuis Simone de Beauvoir
de toute justice, ce dont elle est capable en vertu de ce qui reste dans Le Deuxième sexe jusqu'aux théoriciennes contemporaines
non dialectisé. du genre, comme Monique Wittig ou Judith Butler, cherchait
La féminité est donc d’abord abordée par Freud comme aussi à dénoncer à travers la croyance en l'être femme un assujet­
trauma. C'est le trauma de la castration, qui est un traumatisme tissement à la domination masculine. Les femmes qui prennent
partagé par les deux sexes mais qui a des conséquences psy­ alors la parole ne savent pas elles-mêmes si elles doivent
chiques particulières sur le sujet féminin se sentant frappé être reconnues en tant que femmes ou plutôt en tant qu'êtres
d’un moins. La féminité est un trauma au sens où il s'agit d’une Immains ayant les mêmes droits que les hommes. La Femme
marque ayant laissé une trace qui ne cesse de ne pouvoir s'ins­ n 'existe pas pourrait passer pour un énoncé qui va aussi dans le
crire en positif, puisqu'il s’agit précisément de quelque chose même sens que les thèses d'Élisabeth Badinter sur la maternité.
de l’ordre d'une grandeur négative, en elle-même impensable. Tout comme Badinter démontre que la mère n'existe pas par
La féminité ne se transmet que sur un mode traumatique. Il n'y nature, Lacan démontrerait que La Femme n'existe pas par nature.
a pas de transmission tranquille et raisonnée de la féminité. Mais le propos de Lacan va bien au-delà de cet anti-naturalisme.
Disons même qu'elle ne se transmet pas. Freud formule en Lacan répond aux féministes de son temps en introduisant
des termes, qui sont encore relatifs au rapport à la perception une absence de symétrie entre le sexe fort et le sexe dit faible, ou
anatomique, que la rencontre avec la féminité est de l’ordre d'une deuxième sexe. Pour Lacan, La Femme n'existe pas, parce qu'il n'y
rencontre avec un « il n'y a pas », et que cet « il n'y a pas » est a pas de deuxième sexe, il n ’y en a qu'un seul, c'est le phallus,
source d’angoisse, pour les deux sexes. Là où il n'y a pas, il faut en tant qu'il est le signifié du désir. Il y a donc une forme de
trouver comment répondre à cette absence. radicalité dans cette réponse : au moment même où vous croyez
Si pour Freud la découverte de la féminité est traumatique, pouvoir faire reconnaître votre existence, après avoir été contrainte
pour Lacan la position féminine est de l'ordre de Yinassimilable. au mutisme, moi Lacan je vous dis : « La Femme n'existe pas. »
Freud situe donc plutôt la féminité du côté du trauma au sens Est-ce à nouveau un propos misogyne ? Non plus, car précisé­
où le trauma est toujours dû à l'irruption dans le monde du ment il s'agit pour Lacan de penser la féminité comme ce qui
sujet de quelque chose qui vient de l'Autre. Le trauma est un résiste à l'universalisation, comme ce qui résiste à la mise en ordre,
événement qui arrive et ne peut être métabolisé par le sujet. Il comme ce qui résiste toujours à la norme.

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La Femme n'existe pas peut donc être entendu comme une La façon dont un sujet rencontre son être sexué féminin est
réponse au discours féministe qui est lui-même égaré, relative­ toujours une rencontre avec le réel. En 1964, Lacan définira le
ment à ce qu'il doit faire du signifiant "femme", s'en défaire, le réel à partir de ce même terme à!inassimilable. Cela nous fait lire
dénoncer, le fairë reconnaître, n'y voir qu'un effet de l'assujet­ dans l'après-coup le propos de Lacan en 1955 comme avançant
tissement symbolique. Dans La Femme n'existe pas, la négation déjà en direction de la dimension réelle de la féminité. C'est en
ne porte pas sur le signifiant "femme”, mais sur l'article défini ce point que la position lacanienne se démarque radicalement
La. C'est le concept de Femme qui n ’existe pas, au sens où rien d'une simple subversion du genre qui conduirait à dire : la femme
de ce qui est proprement la femme ne peut se ranger sous n'existe pas, mais l'homme non plus, selon l'interprétation que
l'Universel. Et cela n'est pas seulement une affirmation théorique, propose Butler de l'aphorisme lacanien. Bien qu'il y ait un désordre
du type « personne ne sait comment définir la femme ». C'est croissant dans la sexuation, comme l'a souligné Jacques-Alain
une affirmation psychanalytique et donc clinique. Quand un Miller, le rapport à l'être sexué n'est pas réductible à la masca­
sujet bute sur ce qui résiste à toute universalisation, ce qui fait rade, au semblant, voire à la parodie. Ici, c'est autre chose que nous
obstacle à toute dialectique, ce qui échappe à la symbolisation, dit Lacan : la position féminine ne se laisse pas assimiler, c'est-
mais pourtant ne cesse de revenir, il aborde là ce continent qui à-dire qu'elle résiste à toute la moulinette de l'ordre symbo­
peut être parfois très noir et qui est celui d'une femme comme lique. Elle n'est ni rôle, ni norme, ni standard, et en ce sens elle
trou dans l'universel. confine aussi à l'expérience de la folie. Il reste quelque chose en
Ce trou dans l'universel, Lacan l'a d'abord pensé comme dehors, au-dehors, qui laisse le sujet féminin souvent en proie à
Freud à partir de ce qu'une femme demande, à partir de ce qu'une l'expérience de rester aux marges, aux franges, à la limite du monde,
femme reproche, à partir en somme de la parole. Mais ensuite, ne lui permettant jamais d’en être complètement, comme si de
avec la dimension de la lettre en tant qu'elle a un effet de ravi­ structure, et non par nature, elle ne pouvait qu'être exclue de
nement qui aspire les signifiants, la féminité n'est plus pensée l'ordre du monde, ou plutôt en être à condition de s'éprouver à
seulement dans le rapport à l'Autre, mais dans le rapport du certains égards comme hors monde.
sujet à son corps et à lalangue. C'est le caractère de trace illisible
qui est mis en avant pour concevoir la féminité, et non plus la
demande féminine faite à l'Autre de combler un manque-à-être
Po rtra its c lin iq u es ,
et à avoir. À la façon de la lettre volée, le signifiant "femme"
DEUX FEMMES AVEC LEUR GENRE
est indéchiffrable, illisible. C'est une lettre dont on connaît le Pour terminer ce parcours qui me conduit à interroger le genre
destinataire mais jamais le message. C'est une lettre qui coupe des femmes avec Lacan, afin de répondre aux études de genre,
la parole au sujet et le laisse sans voix. Comme dans le conte je m'appuierai sur la littérature contemporaine pour explorer
d'Edgard Poe, quand vous détenez cette lettre, vous détenez un deux figures de vraies femmes au sens de Lacan. Il sragit de deux
certain pouvoir mais dont vous ne pouvez faire usage. On ne sait femmes qui nous apprennent ce que signifie que d'être toujours
pas ce qu'il y a dedans, mais il y a quelque chose qui ne passe Autre à soi-même, dès lors que Ton est femme. Là où les gender
pas et qui introduit une béance dans l'existence du sujet. studies affirment le caractère purement normatif de la féminité,

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la psychanalyse ne recule pas devant le fait de qualifier la fémi­ pas. Ce rapport à la féminité n'est pas réductible à la parodie,
nité de "vraie", en certaines circonstances, en certains moments, au rôle, au masque ou encore à des pratiques performatives.
en certaines occasions qui relèvent davantage de l'extra-ordinaire Comme l'a affirmé Jacques-Alain Miller, « La femme n'existe
que de l'habitus et du bien-connu. Qu'est-ce qu'une vraie femme pas ne signifie pas que le lieu de la femme n'existe pas, mais
au XXIe siècle avec Lacan ? Avec qui, avec quoi une vraie femme que ce lieu demeure essentiellement vide. Que ce lieu reste vide
fait-elle couple à notre époque ? Que signifie finalement, pour n'empêche pas que l'on puisse y rencontrer quelque chose24 ».
une femme, faire couple avec un autre ? Si le genre n'est pas de La position lacanienne quant à la féminité est donc plus subtile
l'ordre d'une nature, s'il n'est pas non plus de l'ordre d'une que ce que les gender studies peuvent en dire. Elle consiste à
construction sociale, c'est qu'il renvoie plutôt à une façon de se rendre compte d'un lieu vide mais qui existe néanmoins. Lacan
coupler avec l'autre, de dépendre en sa chair d'un certain parte­ le formulera, en affirmant notamment que « l'inexistence n'est
naire, qu'à une essence en soi. Le genre des femmes s'indique pas le néant25 ». C'est précisément parce que La Femme n ’existe
ainsi dans leur façon de s'unir et de se désunir d'avec le parte­ pas que des vraies femmes existent, c'est-à-dire qu'existent des
naire de l'amour, du désir et de la jouissance, dans leur façon de femmes qui ont un rapport extrême avec ce lieu d'inexistence, un
faire résonner ce signifiant de “femme” de façon unique. rapport plus “vrai", plus authentique, plus proche que d'autres
Ce qualificatif de "vraie", qui vient de Lacan, me semble tout avec ce non-lieu qui pourtant existe. On pourrait ranger les
à fait subversif au regard du discours sur le genre, qui conduit à modalités de ce rapport avec ce lieu d'inexistence sous le terme
dissoudre la différence entre homme et femme. Substituant la antique d’hybris. Une vraie femme est concernée dans son être
distinction du sex et du gender à celle de l'homme et de la femme, par une forme d'excès qui la met en danger en même temps qu'il
pour rendre compte de la dimension construite du genre à partir la conduit à éprouver sa féminité. Quelle forme prend cet hybris
du sexe, le discours des gender studies va dans le sens de dire : au XXIe siècle ? Sous quelle figure voyons-nous émerger le vrai
« Une vraie femme, cela n'existe pas ». Il n'y a ni vraies femmes, chez une femme ?
ni vrais hommes. Les hommes et les femmes sont des rôles Au XXe siècle, la question de ce qu'est une vraie femme a
construits, à partir de normes sociales, de normes de pouvoir, d'abord été posée par Lacan de façon à se détacher de la pers­
essentiellement hétérosexuelles. Être une femme est de l'ordre pective freudienne selon laquelle la maternité serait l'accomplis­
de l'assignation à un genre, le genre "femme", reposant lui-même sement de la féminité. Pour Freud, la castration féminine se
sur l'intériorisation d'un mode d'être, imposé par la civilisation. formule comme envie du pénis et le désir d'enfant est une réponse
Pour Judith Butler, l'énoncé lacanien selon lequel « La Femme à ce manque proprement féminin. Nous venons de le voir.
n'existe pas » doit ouvrir la voie au trouble dans le genre, soit à L'enfant résout quelque chose du manque-à-être féminin dans
la thèse selon laquelle le genre lui-même n'existe pas en dehors la mesure où il s'agit précisément d'un substitut de ce qu'elle
des pratiques sexuelles de chaque sujet. Nous l'avons évoqué n'a pas, le phallus. Chez Lacan, dès le Séminaire IV, La relation
précédemment.
En psychanalyse, l'aphorisme lacanien « La Femme n'existe 24- M iller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », in La Causefreudienne,
pas » ne signifie pas que le rapport d'un être à la féminité n'existe n° 36, Navarin Seuil, 1997, p. 7.
25- L acan J., Le Séminaire, livre X IX , ... ou pire, Le Champ freudien, Seuil, 2011, p. 53.

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d'objet, on aperçoit, sous les espèces de la voracité maternelle, Cet objet "rien", Lacan Ta d'abord fait exister à propos de l'ano­
que la femme n'est pas toute comblée par l'enfant. L'expérience rexie dans le Séminaire La relation d'objet. Mais au-delà de ce
de la toute-puissance maternelle renvoie en même temps au fait symptôme singulier, l'objet “rien" concerne la position féminine.
que l'enfant se sent impuissant à satisfaire le désir de la mère. Le rien est un signifiant qui dit l'absence de signifiant pour dire
De la même façon, dans le Séminaire V, Les formations de l in­ La femme. Le trauma de la castration peut être considéré à partir
conscient, Lacan évoque la mère comme une femme parvenue de cette relation avec le “rien".
au plein épanouissement de ses capacités de voracité féminine. La Qu'est-ce qu'une femme peut faire de ce “rien" ? Comment
mère lacanienne est donc toujours inquiétante, car ce n'est pas fait-elle avec cette chose qui n'en est pas une et qui indique qu'elle
une femme dont le manque semble résolu. n'est pas un homme ? Comment subjective-t-elle ce que les fémi­
L'impuissance de la maternité à faire disparaître le manque nistes du genre appellent le sex, c'est-à-dire l'anatomie, mais aussi
féminin, pose ainsi la question de la féminité au-delà de la mater­ le gender, c'est-à-dire le sens donné à la féminité ? Comment se
nité. La vraie femme se situe au-delà de la mère. Elle revient à fait-elle exister en tant que femme, soit comment fait-elle exister
plusieurs reprises chez Lacan et on la rencontre notamment dans ce “rien" ?
le Séminaire L’Angoisse où il énonce que la femme est plus Il y a en effet plusieurs voies classiques pour la féminité : celle
vraie et plus réelle que l'homme, rejetant ainsi du côté du faux de la maternité est repensée par Lacan à partir du signifiant. Le
ou du semblant, la position masculine par rapport à la position rien est surmonté par l'enfant. L'enfant peut devenir le partenaire
féminine. Il reprend cette thèse dans le Séminaire XVIII, affirmant d'une femme devenue mère, et une femme peut trouver dans la
que « pour l'homme, dans cette relation à la femme, c'est préci­ maternité la consistance qui lui manquait en tant que femme. En
sément l'heure de vérité. Au regard de la jouissance sexuelle, la somme, là où c'était le “rien" advient “l'enfant" et du même coup
femme est en position de ponctuer l'équivalence de la jouissance la mère, qui existe en tant que le désir de l'enfant est le désir
et du semblant26 ». C'est à cette heure de vérité que j'ai fait du désir de la mère. On sait que ce n'est pas la solution que
référence avec le film de Woody Allen, Blue Jasmine. Lacan considérait comme conduisant véritablement une femme
Cette question a été reprise par Jacques-Alain Miller dans une à devenir femme, mais néanmoins, c'est une réponse possible
conférence intitulée « Des femmes et des semblants », pronon­ à la question : « que faire avec ce rien ? » Les configurations
cée à Buenos Aires le 10 mars 1992. La clinique féminine est une contemporaines de la famille témoignent de ce que le désir
clinique qui nous confronte, selon lui, à la relation avec le rien. d'enfant continue d'être un désir central chez le sujet féminin,
« Les sujets que sont les femmes ont une relation avec le rien hétéro ou homo. Qu'il y ait un homme ou qu'il n'y en ait pas.
plus essentielle27. » Le rien est en effet la forme lacanienne du Si la famille a changé, de nombreuses femmes continuent de
Penisneid freudien. Le rien est un signifiant et, pour Lacan, la ques­ parachever leur être en devenant mères. La science permet même
tion féminine se joue au niveau du signifiant et de son absence. à certaines femmes de satisfaire cette aspiration sans avoir à en
passer nécessairement par le partenaire masculin. L'enfant se
26- L acan }., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Le Cham p
présente alors comme un des partenaires du sujet féminin, lui
freudien, Seuil, 2006, p. 34. permettant de faire quelque chose avec ce dont elle manque.
27- M iller J.-A., ibid.

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Mais, comme Jacques-Alain Miller le rappelle, il y a aussi une elle creuse « en l'homme un trou qui ne pourra jamais se
solution du côté de l'être, du côté à’être le phallus. Cela conduit refermer29 ». En le privant de sa progéniture, elle sacrifie ce qu'elle
une femme à se définir par rapport à un autre partenaire, par a pour faire exister autre chose, ce trou dans l'Autre qui est sa
rapport à un homme qui fait d'elle le phallus véritable, et non seule réponse au fait que Jason lui ait préféré une autre femme.
plus à se définir par rapport à l'enfant qu'elle reçoit de lui. Le Plutôt que de disparaître en tant que femme, elle tue la mère en
phallus de l'homme ne serait qu'un semblant au regard du elle et fait exister ce trou qui signifie sa féminité.
phallus véritable qu'une femme peut incarner pour un homme. Dans ce registre de la vraie femme, on trouve aussi l'envers,
Une femme peut alors trouver à satisfaire son désir d'être en étant l'absence de limites du côté du don de soi. « Il n'y a pas de limites
le phallus pour l'homme. Elle parachève son être en causant aux concessions qu'une femme peut faire à un homme de son
le désir d'un homme. Comme le montre encore Lacan dans le corps, de son âme, de ses biens30. » Bref, l'acte féminin serait
Séminaire VI, Le désir et son interprétation, pour elle, être désirée de l'ordre d'un "tout donner", tout abandonner, tout faire, tout
est un hommage rendu à l'être qu'elle est. sacrifier pour l'Autre. Se faire disparaître en quelque sorte pour
Mais la question de la vraie femme se situe encore au-delà. être en rapport avec ce lieu d'inexistence. C'est pourquoi J.-A.
Commentant Lacan, Miller indique quelque chose d'autre chez Miller souligne que l'énoncé « c'est une vraie femme », ne peut
une vraie femme. La vraie de vraie, ce n'est pas celle qui s'accroche se dire qu'à la façon d'un cri qui échappe. Il y a une dimension
à son "avoir” ni celle qui jouit de l'hommage rendu à son être, de surprise, d'effroi et de fascination qui surgit quand on
la vraie de vraie - et c'est pour cela qu'elle est effrayante - réduit rencontre une "vraie femme". Les Médée, les Phèdre, peut-être
aussi bien l'avoir que l'être, à n'être rien. aussi les Antigone, sont des femmes prêtes à tout perdre pour
Les gender studies insistent beaucoup sur la valeur des pra­ toucher l'Autre. Médée pour Jason, Phèdre pour Hippolyte,
tiques elles-mêmes comme constitutives de la façon dont le sujet Antigone pour son frère. C'est pourquoi on peut dire d'une vraie
incarne son genre, en le subvertissant à l'occasion. Chez Lacan, femme qu'elle « explore une zone inconnue, outrepasse les limites
il n'est pas question de pratique mais d'acte. La vraie femme ne I-..] explore une région sans marques, au-delà des frontières31 ».
se définit ni à partir de son avoir (l'enfant par exemple), ni à partir Une vraie femme ne fait donc pas couple avec l’enfant ni avec
de son être (son partenaire, son amant), mais à partir de son acte. l'homme mais avec cette zone inconnue, qui renvoie à ce lieu
Le propre de l'acte, c'est qu'il change le sujet. Une vraie femme d'inexistence qui la concerne en tant que femme. Comment se
fait advenir sa féminité à partir de son acte. Mais cet acte n'est manifeste au XXIe siècle ce partenariat proprement féminin qui
pas de l'ordre d'une acquisition, d'une production, d'un ouvrage, ne relève ni du sexe ni du genre, mais du rapport à la fois de désir
d'un faire, il est de l'ordre d'une cession, d'un dessaisissement, et de jouissance à une part d'elle-même qui signifie l’impossibi­
d'un renoncement, d'un délestage. « Elle agit avec le moins et lité de dire précisément l'être d'une femme, et qui prouve que
non pas avec le plus28. » Médée est la figure de la vraie femme des vraies femmes existent ? Je voudrais donner deux exemples
par excellence, car en sacrifiant ce qu'elle a de plus précieux,
26- Ibid.
27- Ibid.
2 5 - M i l l e r J.-A ., ibid., p. 1 1 . 28- Ibid.

78 79
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e Sur le g en r e d es fem m es s e l o n L acan

contemporains de figures féminines qui témoignent d'une et de devenir elle-même un personnage de la littérature à travers
version nouvelle de Yhybris féminine, en tant qu’elle se met en la figure de la femme adultère, mais une femme qui jouit de
danger elle-même pour atteindre l'Autre. Deux versions qui ne l'Autre comme simple objet a lui permettant de faire vibrer son
trouvent pas véritablement à se signifier en termes de normes corps.
de genre. Deux versions qui disent en quel sens le signifiant Le roman nous raconte donc la rencontre de David Kolski
"femme” peut s'entendre par-delà le genre. un homme de gauche, père lui-même mais peu concerné par
La première femme s'appelle Victoria de Winter. C'est un per­ sa paternité, architecte reconverti en directeur de travaux, res­
sonnage de la littérature contemporaine. Peut-être Éric Reinhardt ponsable d'un chantier de taille qu'il ne parvient pas à achever,
s'est-il inspiré d'une rencontre amoureuse réelle pour l'inventer. celui de la Tour Uranus, un homme qui a l'impression de rater
En tous cas, Victoria de Winter est une femme de son temps. sa vie (ce sont des marques d'impuissance qui ne cessent de le
Victoria est l'héroïne du roman Le Système Victoria.32. Que fait définir) - avec Victoria de Winter, celle qui réussit tout. David
Victoria et pourquoi nous dévoile-t-elle quelque chose de la posi­ Kolski rencontre Victoria par hasard dans une galerie marchande
tion féminine au XXIe siècle, par-delà le sexe et le genre ? Qui alors qu'il vient d'acheter un cadeau pour l'anniversaire de sa
est-elle, tout d'abord ? C'est une femme de droite, directrice des fille. Il est fasciné par sa démarche, son allure, son assurance. Un
ressources humaines Monde chez Kiloffer, soit une femme de regard, une carte de visite échangée et l'aventure peut commen­
pouvoir. Son métier consiste essentiellement à établir des plans cer. Il n'hésite pas à se dérober au rendez-vous avec la paternité
de licenciements et, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle le pour tenter sa chance avec cette femme fascinante. Il laisse donc
fait sans aucun état d'âme. Elle n'éprouve ni terreur ni pitié. Elle tomber femme et enfant le jour de l'anniversaire de sa fille en
considère que le système capitaliste est le seul qui vaille et qu'à ne rentrant pas à la maison ce soir-là.
partir de là, rien ne sert d'y résister. Elle est donc tout à fait à son Il n'est pas question d'amour dans cet adultère, ni pour elle,
aise dans cette éthique du capitaliste. C'est une vraie tueuse. ni pour lui. En cela, les deux personnages sont marqués par leur
Par ailleurs, Victoria est aussi mère et épouse, mais cette vie- époque. Il est question de rendez-vous dans des hôtels, de grands
là est au second plan, réduite à l'accessoire. Victoria est surtout vins ou de coupes de champagne précédant les retrouvailles
femme. Cette femme se définit par son système qui est un système sexuelles, de mails et de textos érotiques de Victoria à un rythme
de jouissance. En quoi consiste alors son système ? Victoria, si soutenu que David Kolkski finit par se sentir submergé par la
c'est la femme qui jouit de son pouyoir et ne recule devant rien. demande incessante de jouissance de Victoria. Il est question du
Victoria a toujours un amant, avec qui elle s'enivre de jouissance pouvoir de Victoria de s'offrir tout ce qu'elle veut, des plus grands
sexuelle, et, lorsque l'aventure s'achève, elle en trouve un nou­ hôtels aux escarpins Louboutin. Ce qui effraie David, c'est ce
veau. Ce poste libidinal est donc sans cesse occupé. Il n'y a jamais rapport de Victoria à la jouissance. Sans aucune division, elle
de place vide à cet endroit. Pas de sevrage. C'est une adultère- poursuit sa quête et cherche à faire l'expérience de cette zone
addict. N on pas une Madame Bovary qui jouit d'avoir un amant obscure sans marque ni frontière.
La singularité de leurs rencontres tient à ce que Victoria
32- R einhardt E .r Le Système Victoria, Stock, 2011, cf. Pierre Naveau dans Lacan Quotidien
accède à la jouissance sexuelle, mais lui jamais. Il ne parvient
149 a rendu compte de ce livre sous le titre « Femmes de pouvoir ».

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e S ur le g e n r e d e s fe m m e s s e l o n L acan

jamais à un orgasme avec cette femme, sauf lors de leur dernière même33. » L’amant, partenaire-jouissance, est celui qui n'a
rencontre, qui sera aussi fatale à Victoria. Car tout comme d'autre fonction que d'être un détour pour la pulsion. Ce
Victoria est prête à tout expérimenter, elle est prête à se mettre nouvel amant conduit alors le sujet à rencontrer ce qui, de lui-
en danger elle-même. Décidant sur un coup de tête d'entrer en­ même, lui est non seulement le plus étranger mais peut-être aussi
semble dans une salle de cinéma pornographique et d’y faire le plus aspirant, le plus vertigineux, le plus dangereux. C'est sans
l’amour dans l'obscurité non loin des spectateurs, Victoria se doute cette dimension du partenaire, soit du rapport à l'Autre
retrouve embarquée par deux inconnus qui ont assisté au spec­ mais aussi à la jouissance, qui est passée sous silence par les
tacle. Elle veut entraîner David avec elle. Mais il la regarde partir, études de genre, transformant leur discours en utopie quasiment
disparaître, sans pouvoir l'empêcher de monter dans la camion­ naïve sur la sexualité et les satisfactions que l'on peut en retirer.
nette des deux hommes, sans la suivre et, bien sûr, sans la sauver. La seconde figure féminine qui me semble paradigmatique du
Victoria disparaît ainsi à la fois pour le narrateur et pour le lecteur. XXIe siècle, est celle d'une belle qui s'est chargée elle-même de
David Kolski est un homme fasciné par la folie féminine, rendre compte de sa rencontre avec son amant dans son auto-
par l'hybris des femmes, par ce dont les femmes sont capables. liction Belle et Bête. Lire Belle et Bête, c'est effectuer une plongée
Mais il ne répond ni en tant que père, ni en tant qu'homme. Cette en deçà du désir3*, là où la jouissance peut précisément ensevelir
vraie femme presque inhumaine est aussi celle qui est prête à se définitivement le sujet. Là où les normes de genre n ’ont plus
perdre elle-même, à se faire disparaître, pour éprouver ce lieu de aucune prise sur l’être. Là où elle devient Autre à elle-même,
l'inexistence de La Femme. Elle sera retrouvée assassinée. Elle jouissant d’un terme qui se situe au-delà de tout ce ‘‘jouer”
est parvenue par son hybris, par sa folie, à creuser dans l'Autre qui fait son rapport à l'homme35. Cette plongée nous dévoile
un trou qui ne pourra jamais se refermer. Ainsi, lorsque le quelque chose de crucial sur la féminité. Marcela Iacub a ceci de
commissaire retrouve David K. et l'interroge sur sa relation avec commun avec le personnage de fiction qu'est Victoria de Winter
Victoria, il lui demande s'il l'aimait. Il ne s'était jamais posé la qu'elle ne recule devant rien. Lorsqu'il est question de son
question. Il était pour elle un détour pour accéder à sa propre intimité, cette “vraie" femme est concernée de façon violente
jouissance à elle, pour éprouver encore et encore ce que peut un par sa propre douleur d'exister. À la place du lieu d'inexistence de
corps, mais jamais il ne lui a dit ce qu'elle était pour lui. À la fin "La Femme", elle met quelque chose qui ne supporte aucune
de l’histoire, il a tout perdu : femme, enfant, travail. Il vit seul, médiation. Là où était le rien, advient une chose qui la transforme
isolé, coupé du monde, s'interrogeant sur Victoria. Que voulait- en pur objet de jouissance pour l'autre et la fait ainsi disparaître.
elle ? Que désirait-elle ? Qui était-elle ? Lui revient finalement Cet homme public puissant qu'elle est allée chercher en écrivant
la question de Freud : « Que veut une femme ? » Quelque chose des chroniques dans la presse pour le défendre, alors qu'il était
lui a résolument échappé et il ne lui reste dorénavant qu'à accusé de viol, elle dit qu'elle l'a aimé, qu'elle aurait même donné
chercher quoi.
33- M il l e r J.-A., « La théorie du partenaire », in Quarto n° 77, Les effets de la sexuation dans
Dans sa théorie du partenaire, Jacques-Alain Miller montre le monde, juillet 2002, p. 7.
que le partenaire fondamental du sujet n'est en aucun cas l’Autre 34- Expression que j'emprunte à Jacques-Alain Miller qui a défini ainsi le Séminaire X sur
personne. « Le partenaire du sujet est [...] quelque chose de lui- L'Angoisse de Jacques Lacan.
35- Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Le Champ freudien, Seuil, 1975, p. 82.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e Sur le g en re d es fem m es selo n L acan

sa vie parfois pour un instant avec lui. C’est une fiction bien sûr. je sens mon goût37... » lui dit son amant romantique. Or, se
Mais déchiffrons néanmoins les conséquences de cette position découvrir la truie du cochon la conduit à une véritable extase :
féminine, présentée ici au sein de cette fable. Qu'a-t-elle aimé au « Personne ne m'avait parlé ainsi et j'ai pleuré en moi38. »
juste ? Que lui est-il arrivé à cette belle qui n'avait pas froid aux Alors, qu'est-il arrivé à cette femme superbe, intellectuelle et
yeux et qui est allée se jeter dans la gueule du loup ? Elle a trouvé séductrice, cette femme forte qui a pensé qu'elle pouvait tenter
son partenaire à elle, qui n'était ni un homme, ni une femme, ni l'aventure avec celui qu'elle avait défendu publiquement lorsqu'il
même un animal, mais un objet a, un objet terrible : une gueule était mis en cause pour sa conduite à l'égard des femmes ? Il
ouverte prête à se rassasier d'elle. lui est arrivé qu'elle s'est faite bouffer. Pas métaphoriquement,
Qu'est pour elle cet amant qui n'était pas son genre ? Quel non, cela, c'est banal. Cela nous arrive à tous et à toutes, dès que
effet a-t-il eu sur son être ? Dans un premier temps, elle s'en nous parlons et que nous nous risquons à entrer dans le monde
amuse. Elle le traîne dans la boue, lui renvoyant le traitement de l'Autre. Non, elle s'est faite bouffer réellement. Son cochon
auquel elle a eu droit : « Tu étais vieux, tu étais gros, tu étais petit d'amant était un cochon-cannibale. Et le cochon-cannibale lui
et tu étais moche. Tu étais machiste, tu étais vulgaire, tu étais a arraché l'oreille et s'en est délecté en réclamant la seconde alors
insensible et tu étais mesquin. Tu étais égoïste, tu étais brutal qu'elle pleurait et que le sang giclait. Pour la première fois, elle
et tu n'avais aucune culture. Et j'ai été folle de toi36. » Les cinq l'a vu jouir. Car tout comme David Kolski avec Victoria de Winter,
premières lignes de son auto-fiction donnent le ton. Pas d'idéa­ jusque-là jamais cet homme n'avait eu d'orgasme avec elle. C'est
lisation, certainement pas. De l'ironie sur cet homme qu'elle seulement lorsqu'elle lui a cédé dans le réel, un bout de sa chair,
baptiste “le cochon” en choisissant de filer la métaphore tout au lorsqu'elle a consenti à être mise en morceaux, lorsqu'elle est
long de son court récit. Mais il y a autre chose. Marcela Iacub, devenue chair morcelée à faire jouir l'Autre, qu'elle l'a enfin vu
elle, n'est pas vulgaire, n'est pas insensible, n'est pas vieille, jouir. C'est une fable certes, mais c'est par ce biais de la dévora­
n'est pas grosse, n'est pas mesquine... mais elle se découvre en tion réelle qu'elle a choisi de parler de son histoire.
truie. Et elle a adoré être la truie du cochon. La truie, ce n'est Voilà. L'ex-mangeuse de viande devenue végétarienne, qui
pas la cochonne, c'est véritablement la réduction de la féminité déclarait dans son précédent livre que manger des êtres vivants
à un pur objet de jouissance pour le cochon. Lacan a fait du était intolérable, s'est elle-même donnée à bouffer, dans le réel,
signifiant "Truie" une injure célèbre dans son Séminaire Les à une gueule vorace qui n'attendait plus que de se refermer défi­
psychoses, en extrayant d'une de ses présentations de malade ce nitivement sur elle. Se faire manger vivante... jusqu'à ce qu'il ne
signifiant halluciné par une femme délirante. Là, c'est d'une autre reste rien, tel était son fantasme. Se donner à manger à sa propre
folie qu'il s'agit chez Marcela Iacub. Non pas d'une hallucina­ pulsion jusqu'au bout. S'avaler tout cru. Disparaître, non pas
tion où elle entendrait dans le réel ce qui n'a pas été symbolisé seulement symboliquement, mais réellement en se faisant bouffe
de sa position féminine, mais d'une réalisation de son fantasme, à cochon. Son dernier cauchemar, qu'elle relate à la fin de son récit,
sans plus aucune médiation. « Grâce à toi espèce de truie, espèce l'a réveillée : « Je me voyais transformée en quelques cheveux et
de rien, espèce de bouffe à cochon, je me mange, je me jouis,
37- Ibid., p. 46.

3 6 - Iacu b M., Belle et Bête, Stock, 2 0 1 3 , p. 7. 38- Ibid., p. 47.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

deux ou trois ongles que le cochon n'avait pas avalés et qu'il avait
laissés sur le canapé de ton appartement. J’étais une conscience
sans corps, une conscience qui flottait dans les ruines d'elle-
même39. » Le cauchemar témoigne de sa version à elle du "faire
U n”, dans la mort.
Après cette curieuse histoire d'amour, après cette histoire qui
n'apparaît que sous la forme des débris métonymiques de l'his­ II
toire d'amour - car c'est une histoire sans histoire, simplement
scandée par des expériences de jouissance -, dans l'après-coup
donc, c'est en effet avec les ruines d'elle-même que la narratrice L es théo ries du gen re ,
s'est retrouvée. Avec ce continent très noir qu'elle avait peut-être
jusque-là passé sous silence, sous ce masque de femme provo­ TOUT CONTRE
catrice. Ce continent noir qui fait que la psychanalyse, pour une
femme, peut parfois être le détour nécessaire pour ne pas exister
en disparaissant ainsi dans les limbes muettes de la pulsion de
LA PSYCHANALYSE
mort. Car la psychanalyse fait exister autrement ce lieu vide
confrontant le sujet féminin au silence de la pulsion.
Ces deux figures de femmes contemporaines, Victoria et
Marcela - l'une pur être de fiction et peut-être même rêve d'un
homme, l'autre bien réelle mais s'amusant à se faire elle-même
personnage de fable ironique - témoignent de ce qu'à l'heure
des gender studies et du transgenre, la féminité renvoie à un réel
dont la psychanalyse sait parler, à un continent noir qui fait que,
plus que jamais, le nouveau partenaire du sujet féminin est une
jouissance qui peut l'aspirer jusqu'à faire disparaître l'être tout
entier. Sans reculer devant la dimension de profonde étrangeté
que suscite alors la confrontation avec cette excentricité
présente en chacune, une femme peut choisir de parler de ce qui
fait d'elle un Autre qu'elle ne comprend plus. C'est alors vers une
autre façon d'interpréter la féminité qu'une analyse peut
conduire, par-delà toutes normes, offrant à un sujet, le temps
d'une cure, un partenaire qui sait faire résonner, de façon plus
créatrice et un peu moins déroutante, son corps parlant.
3 9 - Ibid., p. 11 5 .
L’Épistémologie du placard comme
orientation pour un gay ça-voir
Fabrice Bourlez

« Le courage, même de nature la plus spectaculaire,


n'est après tout pas un spectacle1. »

« ... LE SUBJONCTIF DONT SE MODULE SON SUJET,


EN TÉMOIGNANT2 »
Celui qui signe ces lignes est homosexuel. Appelez-le “gay".
Déclarez-le "inverti”. Insultez-le "pédé". Taxez-le de "tapette".
Accueillez-le sous votre aile compréhensive et protectrice. À moins
que vous n'ayez préféré ne rien savoir ? Faites la sourde oreille.
Peu lui chaut. Il le dit.
Il trouve dans cette revendication préliminaire un point de
départ pour articuler la singularité de son désir. Élaborer un gay
ça-voir. Ni communautariste, ni assimilationniste, il a saisi, qu'il
soit sur le divan ou derrière, que de dire réveille le désir. Alors,
depuis longtemps, il a choisi de parler de ça, d'assumer ça, de
réclamer le droit d'en faire moins un étendard qu'un laboratoire.
Une homosexualité sans consistance psychologique ni patho-
logisation diagnostique, plutôt un prisme pour des réflexions,
plutôt un biais pour des traductions de discours, plutôt un miroir
où s'efface le narcissisme et où insiste un regard : celui d'une
différence capable de troubler ce qui se pense.
1- Kosofsky S e d g w ic k Eve, Épistémlcgie du placard [1990], Paris, Éd. Amsterdam, 2008, p. 10.
2- Lacan J., « L'étourdit » [1972] in Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e L ’É p is t é m o l o g ie DU PLACARD COM ME ORIENTATION
p o u r u n g ay ç a - v o ir

Situer la pensée signifie lui ôter son vernis d'objectivité. Money - un clinicien - applique la construction sociale des
Montrer en quoi l'appel à la neutralité, à la sacro-sainte trans­ identités de genre5. L'enjeu est, à l'époque - nous sommes dans
parence, à la toute-puissance de l'Universel masque des rapports les années 50 -, de consolider le binarisme des sexes à travers le
de forces. À trop vouloir décrire de manière positiviste les choses, prisme du social et du chirurgical. Dans une mouvance proche
l'on finit par penser qu'elles sont comme elles sont, parce que du célèbre adage beauvoirien, être un homme, être une femme
c'est comme ça qu'elles doivent être, et l'on oublie de questionner n'a rien de naturel, c'est culturellement que l'on le devient mais
les possibilités de voir tourner autrement le monde. Dire d'où soit l'un, soit l'autre. Le dualisme des sexes est ainsi remplacé
l'on énonce, c'est dire ce qu'on dénonce. par celui du genre.
La, ou les, subversion(s) lacanienne(s) des théories du genre De leur côté, les gay et lesbian studies apparaîtront comme
pourrai(en)t aussi bien être lue(s) de manière amphibologique. une suite logique des revendications communautaires dont les
Le génitif met le doute. L'enseignement de Lacan est-il le seul à émeutes de Stonewall, une nuit de juin 1969 à New-York, demeu­
subvertir ? Les théories du genre - archipel3 théorique mouvant, rent l'emblème contre la persécution des homosexuel(le)s. Pareil
aux contours instables et aux courants parfois violents - n'ont- champ d'études n'est toutefois pas dissociable de la réception
elles vraiment aucun effet sur le discours de l'analyste ? À s'ins­ triomphante sur le sol américain de la French theory. Dans les
taller dans l'inconfort, objectif et subjectif, de ce génitif, un pôle campus des universités apparaissent des versions made in USA de
subvertit l'autre. On passerait ainsi de Lacan au genre et du genre Foucault, Deleuze, Lacan, Derrida and d e : allègrement étudiées,
à Lacan, comme l'on chemine sur une bande de Moebius. En traduites, mixées pour diffracter les corps et les sexualités6.
d'autres termes, oser respirer un peu de cet air, si explicitement Surgit alors l'hôte cruel. Le drame du Sida venait révéler à quel
idéologique, post-féministe, engagé et enragé, pourrait tout aussi point, malgré les réjouissances post-soixante-huitardes et les
bien donner une occasion supplémentaire à notre clinique de éventuelles libertés acquises, rien n'avait vraiment bougé. Les
renouveler l'éthique de ses principes4. morts n'étaient pas pleurés. Le "cancer des homosexuels” tuait
ceux qui, aux yeux d'une certaine majorité, l'avaient bien cherché.
Avec désespoir, intelligence et irrévérence, Léo Bersani inter­
Un peu d ’histoire rogeait : « Le rectum est-il une tombe7? » En des temps aussi
Pour mieux comprendre la relation ambiguë qui noue l'ar­ sombres, l'indifférence criminelle face à une maladie capable de
chipel des théories du genre à la découverte freudienne, rappe­ décimer une frange entière de la population montrait de manière
lons que ce dernier se forme au long cours. Il prend sa source
5- Pour une introduction aux théories du genre et à leur histoire et pour une mise en pers­
dans le sillage de la médecine des enfants dits "nés intersexes" - pective de la notion de genre comme outil conceptuel mettant au travail de nombreuses
corps rétifs, indécidables, hermaphrodites - sur lesquels John disciplines, cf. Laurie L au fer , Florence R o c h e f o r t , Qu'est-ce que legenre ?, Paris, Payot, 2014.
6- Deux livres retracent l'histoire des allers-retours de la pensée française aux États-Unis :
3- Nous devons cette expression au livre de Fabrizia Di S tefa n o , II corpo seuzü quülità. Atci- François C u s s e t , French theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intel­
pelago queer, Cronopio, Napoli, 2010. lectuelle aux États-Unis, Paris, La découverte, 2005 et Anne Emmanuelle B er g e r , Le grand
théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en Amérique, Paris, Belin, 2013.
4- Selon l'orientation donnée à Comandatuba par Jacques-Alain Miller, « Une fantaisie »,
IV' Congrès de l’AMP, 2004 disponible en ligne : http://www.congresoamp.com/fr/ 7- Selon le titre de l'essai de Léo Bersani, « Le rectum est-il une tombe ? » [19 8 7 ], Paris,
template.php?file=Textos/Conferencia-de-Jacques-Alain-Miller-en-Comandatuba.html E.P.E.L. 19 9 8 . Le texte a été republié dans Léo Bersani, Sexthétique, Paris, E.P.E.L., 2011.

91
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e UÉPISTÉM OLO GIE D U PLACARD COM ME ORIENTATION
POUR UN GAY ÇA-VOIR

criante l'hétéro-normativité de la société et sa profonde homo- .mtant de joyeux révélateurs de la mascarade propre à la
phobie stagnante. comédie des sexes. Toutefois, dans une sorte de renversement
Dans ce contexte, l'immobilisme politique, sanitaire, médical, platonicien, cette dernière ne peut plus se résumer à la stricte
social avait des relents meurtriers. Ne pas prendre parti, se taire, opposition entre être homme ou être femme : triomphe du pluriel
garder le silence (même celui de la plus bienveillante des écoutes i*t des devenirs, banqueroute de La différence des sexes, sinon de
flottantes) ne pouvait être entendu autrement qu'une éclatante l'fttre lui-même.
compromission avec ce que certains n'hésitaient pas à appeler Bien qurun peu moins célèbre que les travaux de Butler, le texte
un “génocide gay". Pour les communautés concernées, le siècle de Sedgwick constitue donc un jalon décisif pour les théories du
s'achevait dans une immense tristesse. Une analyse anti-homo- ^enre et pour la théorie queer en particulier. On peut notamment
phobe de la manière dont corps, genres et sexualités avaient y repérer avec précision les raisons qui ont poussé à aller au-delà
depuis longtemps été envisagés, classés et stigmatisés s'imposait de la dualité du genre et, dans un même mouvement, au-delà
avec urgence. du communautarisme gay ou lesbien. Son raisonnement, aussi
Pareille analyse entraînerait des luttes nouvelles aux consé­ ludique que complexe, nous donne également des instruments
quences éthiques, politiques, voire même ontologiques. L'épis- concrets pour repenser l'espace et 1;incidence de la parole dans
témobgie du placard d'Eve Kosofsky Sedgwick publié en 1990 son déploiement. L/ouvrage s'articule, en effet, autour de cette
- la même année que le fameux Trouble dans le genre de Judith performance langagière particulière qui consiste à sortir du
Butler8 - relevait ce défi. Cette double parution, associée à celle placard, soit : à déclarer son orientation sexuelle, exercice réservé,
de Teresa de Lauretis sur Les technologies du genre9, publiée trois aujourd'hui encore, aux seul(e)s homosexuel(le)s. Dans ce qui
ans plus tôt, élargissait les confins de notre archipel aux idéolo­ suit, il s'agira de saisir en quoi cette épistémologie du placard,
gies et à l'activisme queer. La pensée queer - étymologiquement ce curieux rapport au secret et au savoir, la singularité de cet acte
pensée du “bizarre", de l'“étrange'' mais aussi de l'insulte reven­ langagier, touche à l'éthique de l'analyste.
diquée “pédé", “tapette" - s'affirme, depuis lors, en rupture contre
toute identification qu'elle soit masculine, féminine, hétéro, gay,
lesbienne, bi ou trans... Cette désinscription hors des identifi­ « Des FORTERESSES FAITES EXCLUSIVEMENT DE REMOUS
cations stables prône une prolifération des identités sexuelles ET DE SECOUSSES10 »
comparables à des simulacres sans réelle consistance : à partir Les théories du genre correspondent à un dehors de notre
des marges, les figures du genre ne sont plus deux mais pullu­ praxis, certes. Un univers de discours vis-à-vis duquel nous pou­
lent à l'infini. S'avançant comme sur une scène théâtrale, les vons nous sentir, en tant que cliniciens, tout à la fois opposés,
performances queer laissent apparaître des personnages hauts protégés, éloignés, épargnés, agressés ou concernés. Depuis une
en couleur : FEM, butch, transgenre, drag king, drag queen,... dizaine d'années, autant dire avec un retard considérable, ces
courants viennent baigner la France par le biais de nombreuses
8- B u t l e r J., Trouble dans le genre [1990], Paris, La découverte, 2005. traductions et recherches universitaires. Or, à plonger dans ces
9- Teresa, « La technologie du genre » [1987], in Théorie queer et culture popu­
D e L a u r et is
laire. De Foucault à Cronenberg, Paris, La dispute, 2007. 10- M ic h a u x Henri, « Contre » [1934], in La nuit remue, Paris, Gallimard, 1987.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e UÉPISTÉM OLOGŒ DU PLACARD COM ME ORIENTATION
PO UR UN GAY ÇA-VOIR

eaux, force est de croiser tantôt une pointe d'ironie, tantôt une l Jn pari pourrait, malgré tout, être tenté : envisager une telle situa-
véritable combattivité, tout du moins une déception, à l'endroit lion comme relevant moins de l'opposition que de l'enlacement.
de la psychanalyse. Contre, oui, mais alors tout contre.
Interlocutrice récurrente, celle-ci est néanmoins perçue comme Lacan, avec son retour à Freud, n'a eu de cesse de démontrer
une « théorie féministe manquée11 », accusée de vouloir rectifier .ivec rigueur la logique à l'œuvre dans nos inconscients. Les dé­
« l'illogisme et les troubles des désirs par la santé, la pureté et la constructions issues des mouvements queer, des gay et lesbian
stabilité12 », ou encore tout simplement ridiculisée13. À l'inverse, étudies et des théories du genre, reprenant, de leur côté, les généa­
dans son pamphlet vitupérant contre la psychanalyse, le philo­ logies établies par Foucault, questionnent l'inconscient de cette
sophe et historien des idées Didier Eribon se désole devant la logique. Elles tendent justement à la replacer dans son siècle.
mystérieuse façon dont certain(e)s des plus éminent(e)s repré­ I ,es figures et les outils conceptuels qui guident encore les cures
se n ta n te s de « la pensée radicale - féministe, gay et lesbienne, phallus, Femme, jouissance, castration, complexe ou pulsions -
queer, - continuai[en]t de se référer aux théories psychanalytiques, s'inscrivent-ils, eux-aussi, dans l'histoire de la pensée ou dispo­
comme s'il était possible de reformuler celles-ci dans un sens non sent-ils d'une efficience sans âge ? Notre vocabulaire, avec ses
norm atif4 ». De son côté, l'activiste et philosophe queer Beatriz éventuels glissements sémantiques du biologique au symbolique,
Preciado appelle de ses vœux une queeranalyse. « La queeranalyse peut-il être soumis à la critique ? La réification de la "maturité
ne s'oppose pas à la psychanalyse, elle la dépasse en la politisant. sexuelle", d'un développement aboutissant normalement au
Elle serait une pratique qui, au lieu d'envisager la dissidence de "stade génital15", au choix d'objet hétérosexuel et à la (re-)
genre sous le prisme de la pathologie psychologique, comprendrait production d'un modèle familialiste en mesure de donner au sujet
la normalisation et ses effets comme des pathologies politiques. de quoi « aimer et travailler16 » suffisent-ils pour saisir ce que
La queeranalyse ne rejette pas non plus l'utilisation de l'analyse disent et vivent les corps des sujets contemporains ? À l'heure où
des rêves, la cure par la parole, l'hypnose ou d autres méthodes les répartitions strictes, les oppositions binaires, les évidences bio­
issues de pratiques psychologiques [...]. Elle réclame la critique logiques vacillent17, un aggiomamento du lexique psychanalytique
des rhétoriques de genre, de sexe, de race et de classe à l'œuvre serait-il de mise ? À moins qu'il ne suffise d'invoquer l'expérience
dans ces techniques psychothérapeutiques [...] » À chaque fois, clinique, la spécificité des cures, pour se détourner des mirages
on le voit, les théories du genre se placent contre la psychanalyse. politiques et revenir à l'expérience privée de la vie psychique ?

15- Autant de termes récurrents chez Freud et les post-freudiens. Cf. Pour un lien avec l'homo­
11- Cf. R ubin Gayle, « Le marché aux femmes » [1975] in Surveiller etjouir. Anthropologie poli- sexualité, par exemple, Sigmund F reud , Cinq leçons sur la psychanalyse 11909], Paris, Payot,
tique du sexe, Paris, E.P.E.L., 2010, p. 54. 2001, pp. 66-67.
12- Cf. Judith H a l b e r s t a m and Ira L m n g s t o n dir., Posthuman bodies, Indiana University Press, 16- Pour reprendre la célèbre formule freudienne formulée notamment dans Sigmund F reud ,
1995, p. 13. La technique psychanalytique [1904], Paris, Puf, 1953, p. 6.
1 3 - En France, Marie-Hélène Bourcier est passée maître en la matière. Cf. Marie-Hélène 17- Rappelons, à titre d'illustrations, qu'en Argentine, on peut désormais décider du genre qui
B o u r c ie r , Queer Zone. Politique des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, figure sur sa carte d'identité indépendamment de son sexe biologique, qu'en Allemagne
Éditions Amsterdam, 2 0 0 6 et Id., Queer Zone 2, Sexpolittques, Paris, La Fabrique, 2 0 0 5 , ainsi un homme transexuel (Female toMale) a récemment accouché d'un enfant dont il ne voulait
que Id., Queer Zone 3, Identités, cultures et politiques, Paris, Éditions Amsterdam, 2 0 1 1 . déclarer ni le genre ni le sexe et que le concours eurovision de la chanson 2014 a été
14- E rib o n Didier, Échapper à la psychanalyse, Paris, L é o Scheer, 2 0 0 5 , p. 12. remporté par le chanteur transgenre Conchita Wurst.

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L 'É p is t é m o l o g ie d u p l a c a r d c o m m e o r i e n t a t i o n
POUR UN GAY ÇA-VOIR

Face à ces questions, parfois posées avec urgence, parfois avec Précisons ce point. À échéance régulière, et encore très récem­
violence, la psychanalyse a-t-elle à se justifier ? Lui faut-il ment, nombre de psychanalystes - pas tous heureusement20 -
répondre aux supposés manquements qui lui sont imputés ? se sont succédé dans le cirque médiatique pour y pleurer la dispa­
Ou, au contraire, drapée dans son silence, la vaillante centenaire rition du célèbre complexe œdipien et les risques irrémédiables
à l'écoute affable peut-elle s'autoriser à rester tout simplement en découlant pour la civilisation. De telles prises de position rani­
cloîtrée dans un mutisme imperméable ? Pour le sociologue Éric ment le quadripode dénoncé par les théories du genre. Autrement
Fassin, grand lecteur et passeur des théories du genre, « c'est dit, les déclarations de nombreux héritiers de Freud signent un
toutefois à la psychanalyse de déterminer non seulement si elle attachement et une croyance durable à un ordre et à une pensée
doit bouger, mais comment elle doit bouger - c'est-à-dire qu'il que l'on aurait du mal à qualifier autrement, avec la romancière
appartient aux psychanalystes, s'ils le jugent bon, de déterminer et théoricienne post-féministe Monique Wittig, que de “straighf.
les voies nouvelles qu'empruntera leur discipline. [...] Pour l'es­ Redoutablement acerbe à l'égard du structuralisme et de la
sentiel, le travail reste à faire18 ». psychanalyse, La pensée Straight, publié en 1980, depuis son
litre, s'impose comme une réponse à La pensée sauvage de Claude
Lévi-Strauss. Avant même le déclenchement de la crise du
La fureur de W ittig Sida, le texte explique de façon ferme et radicale le problème de
Au fond, on peut dégager quatre griefs fondamentaux sous l'hétéro-normativité.
la plume des théoriciens du genre quant à la psychanalyse. Ils s'y Selon Wittig, l'hétéro-normativité a investi notre langage, nos
superposent comme autant d'engrenages implacables, capables idées, nos représentations, nos concepts et la façon même de les
d'émousser le tranchant de la découverte freudienne. Le dispo­ articuler. Tel que mis en évidence par le structuralisme, le règne
sitif analytique régi par « l'efficience profonde et universelle19 » du symbolique, avec le rôle essentiel qu'y joue le phallus, enté­
de la loi de l'Œdipe (1) corroborerait à la fois l'hétéro-nor- rinerait de manière définitive ce fonctionnement à partir de « très
mativité (2) et l'homophobie (3) à l'œuvre dans la société et, dès peu d'éléments [...] par exemple le Nom-du-Père, le complexe
lors, ne parviendrait pas à atteindre un au-delà de La différence d'Œdipe, la castration, le meurtre ou la mort du père, l'échange
des sexes (4). Œdipienne, hétéro-normative, homophobe et des femmes, etc.21 ». Se dessine alors « une société où l'hétéro­
accrochée à une représentation binaire de la sexualité, la psy­ sexualité n'ordonnerait pas seulement toutes les relations
chanalyse raterait les sujets dont les identités, les pratiques, les
actes, les modes de relation, les amours voire même les corps 20- Rappelons qu'au moment du mariage pour tous, en janvier 2013, Jacques-Alain Miller a
lancé une pétition contre l'instrumentalisation de la psychanalyse. Il y était rappelé que
ne se conforment plus aux attentes petites-bourgeoises de la « la structure œdipienne dégagée par Freud n'est pas un invariant anthropologique ». Le
Vienne du début du XXe siècle. Celles et ceux qui se réclament texte de la pétition est disponible sur ce lien : http://www.lacanquotidien.fr/blog/declara-
aujourd'hui d'une "dissidence de genre" se verraient de la sorte tion2013. À l'inverse, Fassin, dans son ouvrage précédemment cité, trace une cartogra­
phie détaillée des interventions malheureuses de certains analystes. Sur ce point cf. aussi
irrémédiablement blessés par les présupposés théoriques et la contribution de Thamy Ayouch , « Psychanalyse et mauvais genre : la tentation de l'on­
cliniques de l'analyse. tologie », in (sous la direction de Guyonne Leduc) Masquereading : commentfaire des études-
genre avec de la littérature, Paris, L'Harmattan, pp. 89-102.
18- F a s sin Éric, L'inversion de la question homosexuelle, Paris, Éd. Amsterdam, 2008, p. 210.
21 - W ittig Monique, La pensée straight [1980], Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p. 54.
19- F reud S., L'interprétation du rêve [1905], Paris, Seuil, 2010, p. 303.
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POUR UN GAY ÇA-VOIR

humaines mais sa production de concepts en même temps que Nous sommes ici dans un mauvais pas. À suivre de telles
tous les processus qui échappent à la conscience22 ». À grands déclarations, la figure de l'homo-analysant28 se réduirait à celle
coups de déchiffrement de l'inconscient, les analystes contribue­ d'une infinie docilité, d'une servilité sans borne face à ceux
raient à faire perdre de vue aux opprimés « la cause matérielle qui le mettraient à la question. Dans ces conditions, l'avancée
de leur oppression et les plonge dans une sorte de vacuum a-histo- des théories du genre, à la suite de Wittig, correspondrait à la
rique23 ». possibilité de se réapproprier un savoir, notamment celui sur
Mais il y a pire. En fonction de la pensée straight promue, le l'homosexualité, que la psychanalyse se serait, en partie, accaparé.
psychanalyste extorquerait une vérité en mesure de pathologiser Telle est l'hypothèse que Fassin épingle par l'expression « inver­
le sujet homosexuel. Privé de sa parole, son discours et ses actes sion de la question homosexuelle » : « De manière générale, ce
ne seraient plus perçus que comme symptôme. Et Wittig n'est plus tant la société qui interroge l'homosexualité, que
d'enfoncer le clou : « Celles (et ceux) qui ne sont pas tombées l'homosexualité qui soumet la société à la question29. »
au pouvoir de l'institution psychanalytique peuvent éprouver Une fois l'hémorragie de la crise du Sida endiguée, après le
un immense sentiment de tristesse devant le degré d'oppression pacs et le vote de la loi dite du « mariage pour tous », dans quelle
(de manipulation) que les discours des psychanalysées mani­ mesure ce « cela va de soi hétérosexuel30 » est-il encore de mise ?
festent. Car dans l'expérience analytique il y a un opprimé, c'est Sans doute, à regarder la situation de nos pays voisins - Italie,
le psychanalysé dont on exploite le besoin de communiquer et Russie, M aroc.. 1 ' est-il encore pour quelque temps. À en croire
qui, tout comme les sorcières jadis ne pouvaient sous la torture la marche de l'Histoire, les victimes finiront, espérons-le, là aussi,
que répéter le langage que les inquisiteurs voulaient entendre, par s'apercevoir que le maître au service duquel elles sont est
n'a d'autre choix, s'il ne veut pas rompre le contrat implicite qui lui-même défaillant. Le monumental édifice straight pourrait bien,
lui permet de communiquer et dont il a besoin, que d'essayer de un jour, finir, lui aussi, par s'évaporer.
dire ce qu'on veut qu'il dise. Il paraît que ça peut durer à vie24. » Au-delà des contingences historico-politiques, le soupçon
Face à un tel procès, face à ce « caractère obligatif du tu seras demeure néanmoins. Difficile de le chasser d'un revers de main.
hétérosexuel ou tu ne seras pas25 », la seule solution semble bien Le cabinet du clinicien a-t-il partie liée à un quelconque pouvoir
l'utopie d'une désinscription au-delà de la dualité des sexes et hétéro-normatif? L'analyse extorque-t-elle à l'homosexualité son
du dualisme du genre. Une société de guérillères™, en rupture droit à se dire elle-même ? S'il fallait répondre par l'affirmative,
avec le contrat hétérosexuel et son cortège définitionnel fixe à la rupture entre les deux discours ne pourrait être plus flagrante.
l'oppressante stabilité. Pour Wittig, « les lesbiennes ne sont pas Sans tomber dans l'angélisme d'une quelconque réconciliation,
des femmes27 ». celle ou celui qui assume son homosexualité autant que son désir,
se doit de témoigner. Car le malentendu entre le genre et le désir,
22- Ibid., p. 58.
23- Ibid., p. 54.
24- Ibid., p. 55. 28- Selon l'expression que Jacques-Alain Miller a soufflée à Hervé C asta net, Homoanaly-
25- Ibid. p. 58. sants, Paris, Navarin-Champ Freudien, 2013, p. 14, note 11.
26- Cf. W ittig M., Les guérillères, Paris, Minuit, 1969. 29- Fassin É., L'inversion de la question homosexuelle, op. cit., p, 1.7, ^

27- W ittig M , La pensée straight, op. cit., p. 61. 30- W it t ig M., La pensée straight, op. cit., p. 60.
““ pm$ im -m » i\
BBUOTHÊQUe CENTRALE*^
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pour un g ay ç a -v o ir

si simplement esquivé, si non thématisé, si non perçu dans sa un atout non négligeable pour négocier face à leurs adversaires.
dimension structurale, risque bien de se perpétuer. Et ce, sans Songez au violeur prétextant ne pas connaître la résistance de sa
jamais réussir à attraper l'écart qui singularise ces lieux où l’on victime ou à l'employeur congédiant, toujours sans le savoir, son
ne parle pas pour se faire comprendre de l'autre, mais où l'on employé séropositif. Selon cette logique, Sedgwick envisage la
parle pour entendre le Dire. sortie du placard - le fait pour un(e) homosexuel(le) de révéler
Qui fait l'expérience de l'analyse, sait que sa parole n'est pas son orientation - comme un « espace performatif de contradic­
analysée par un oppresseur mais renvoyée à lui-même en tant tion32 ». Le fait de savoir ou de ne pas savoir, le fait de sortir du
qu'analysant. Hétéro, homo, bi, trans, l'expérience clinique n'est placard ou d'y rester, renseigneraient sur l'incidence des actes de
pas là pour mettre le sujet dans des cases théoriques à conso­ langage en général, sur ce que parler veut dire et sur la capacité
lider mais pour apprendre quelque chose de sa singularité et pour de faire avec le dire33.
le lui faire entendre. La position de la psychanalyse n'est pas une Taire, devoir cacher, ne pas prêter attention à cette diffé­
position de savoir mais de surprise. L'analyste est là pour que rence, ne pas lui accorder d'importance, bref, rester au placard,
le sujet saisisse les tenants et les aboutissants de son « bricolage contribue au renforcement du statu quo. « Cette confiscation
subjectif31 » : ce qui le fait tenir et ce à quoi il tient. Cependant, du pouvoir de décrire et de nommer son désir sexuel constitue,
qui est homosexuel expérimente, au quotidien, la nécessité de bien entendu, un élément central de l'histoire moderne de
mettre fin au vilain petit secret, l'exigence de lutter pour la recon­ l'oppression homophobe34. » Le Dire contrarierait ainsi le « je
naissance et l'acceptation de la banalité singulière de ses modes n'en veux rien savoir3S ». Aux esprits ouverts, prétextant que
de jouir et d'aimer. Un retour à Sedgwick et à son Épistémologie de mentionner cette différence ne signifie plus grand-chose,
du placard permettra de mieux éclairer ce dernier point. Sedgwick rétorque donc : « Le nombre de personnes ou d'insti­
tutions pour lesquelles l'existence de gays et de lesbiennes, sans
compter l'existence d'un plus grand nombre de gays et de
S ortir du cabinet c o m m e o n sort du placard lesbiennes, est traitée comme un desideratum précieux, une
Le travail de Sedgwick a donc été publié au beau milieu de la condition nécessaire pour la vie, est réduit même comparé à ceux
crise du Sida. Il se veut résolument anti-homophobe. S'il qui peuvent souhaiter que toute personne gay/lesbienne existante
reprend certains points de l'argumentation wittigienne, il évite soit traitée avec dignité36. » Reconnaître cette résistance latente
cependant de tomber dans le refus en bloc des lois du langage. à la différence, en même temps que la singularité qu'elle
Au contraire, Sedgwick préfère présenter un éclairage inédit des implique pour les sujets qui en sont visés, indique comment
figures discursives. Elle éclaire les liens qu'elles entretiennent au le passage du "secret de Polichinelle'' hors de la sphère privée
savoir, à l'ignorance et au pouvoir. S'autoriser à ne pas savoir, c'est
32- Ko s o f s k y S e d g w ic k E., Épistémologie du placard, op. cit., p. 66.
toujours, selon elle, détenir un pouvoir. Pensez aux Présidents
33- Selon la logique performative développée par John Au stin , Quand dire, c'estfaire [1962],
des États-Unis dont l'ignorance des langues étrangères constitue Paris, Seuil, 1972.
34- Kosofsky Sedgwick E., Épistémologie du placard, op. cit., p. 47.
31- Selon la relecture de La pensée sauvage de L évi-S trauss proposée, cette fois par Hervé 35- Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 9.
C astanet , Homoanalysants, op. cit., p. 156.
36- K o s o f s k y S e d g w ic k E., Épistémologie du placard, op. cit., p. 61.

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p o u r u n g ay ç a -v o ir

reconfigure les rapports à la parole, à l'histoire et au savoir. lu réel, s'attache à ce qui, chez chaque sujet, au cas par cas,
C'est en ce sens que Sedgwick opère une relecture des canons indépendamment de son orientation, demeure impossible à
de la littérature. dire, résiste à toute formulation.
L'épistémologie du placard trouve dans la performance langa­ Formulant la base du projet queer, Sedgwick remarque que le
gière un moyen d'inquiéter le présupposé hétéro-normatif, une >.<nre apparaît lui-même comme une catégorie issue de l'hété-
sortie sans cesse à recommencer. Car « rares sont ceux et celles ro-normativité ambiante. Elle s'étonne de la réduction opérée
qui, courageux, directs par habitude, et ayant la chance d'être •air la multiplicité des plaisirs sexuels. Irrémédiablement, les
soutenus par les communautés qui les entourent, ne voient plus topographies du plaisir érotique et des actes sont reconduits aux
la présence d'un placard façonner leur vie37 ». Du coup, à la place oppositions classiques caractérisant le XXe siècle : homo/hété­
d'envisager la parole de l'analysé sur son divan en termes d'ex­ rosexuel, homme ou femme. Elle en conclut : « Il est essentiel
propriation, notre problème pourrait se formuler différemment : t|ue nous parvenions à développer des modes de compréhension
le cabinet de l'analyste serait-il un placard ? de la sexualité qui respectent une certaine irréductibilité relati­
En effet, on retrouve chez Sedgwick la déception déjà large­ vement aux termes du genre et aux relations de genre40. »
ment rencontrée ailleurs quant à la psychanalyse. « La théorie Or cette prise en compte du plus singulier, dans un cas comme
psychanalytique [...] semblait promettre d'introduire une certaine dans l'autre, ouvre un lieu de rencontre possible entre une psy-
amplitude dans les débats concernant ce que sont les différences ehanalyse résolument post-œdipienne et le queer. Du point de
entre les gens, mais ne devint finalement, par-delà bien des vue du corps pulsionnel, la plasticité de la pulsion et les incohé­
frontières institutionnelles, que la plus mince des disciplines rences de la jouissance ne renvoient-elles pas, elles aussi, à la
métaphoriques, faisant briller d'élégantes entités opératoires désinscription identitaire et au dynamitage des identités normées
telles que la mère, le père, le préoedipien, l'Œdipe, l'autre ou que pratiquent les queer41 ? Localiser la jouissance du sujet, en
l'Autre38. » Le dernier enseignement de Lacan - non traduit établir la généalogie, voir comment faire avec, rencontrer chacun
au moment de la rédaction de la plupart des textes jusqu'ici au cas par cas, n'est alors plus si loin de la volonté de percevoir
convoqués - et les relectures qu'en donne Jacques-Alain Miller, comment « la sexualité se déploie en une multitude de dimen­
nous ont appris à faire passer ces termes au statut de fonction, sions qui ne peuvent être correctement décrites en terme du genre
de positions d'énonciation, voire de purs semblants. « [...] Re­ du choix d'objet42 ».
connaître le Nom-du-Père dans sa dignité instrumentale Revenir à Freud, suivant l'enseignement de Lacan, c'est com­
implique de s'en passer dans la théorie, si la psychanalyse veut être prendre que « du point de vue de la psychanalyse [...], l'intérêt
autre chose qu'une mythologie, si elle doit être quelque chose sexuel exclusif de l'homme pour la femme est aussi un problème
comme une "science du réel39". » La psychanalyse, comme science qui requiert une explication et non pas quelque chose qui va de

37- Ibid., p. 86. 40- K o s o f s k y S e d g w ic k E., Épistémologie du placard, op. cit., p. 38.
38- Ibid., p. 45. 41 - Sur ce point cf. Jacques-Alain M il le r , « Des gays en analyse ? », La causefreudienne, 2003,
39- Cf. entre autres Jacques-Alain M iller , « Petite introduction à l'au-delà de l'Œdipe », in n° 55 et Javier S a e z , Théorie queer et psychanalyse, Paris, E.P.E.L., 2005.
La Cause Freudienne, 1992, n° 21, p. 9. 42- K o s o f s k y S e d g w ic k E., Épistémobgie du placard, op. cit., p. 55.

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PO UR UN GAY ÇA-VOIR

soi, qu'il y aurait lieu à attribuer à une attraction chimique en refuse toute orthopédie de la parole et du moi, elle sait que le
son fondement43 ». Freud questionne l'hétérosexualité au parlêtre, son véritable sujet, parasité par le langage, ne trouvera
même titre que l'homosexualité. Homo, hétéro, homme, femme, jamais de discours en mesure de lui convenir parfaitement.
bi, trans, chacun se trouve face à l'énigme du sexuel : ça ne I/inadéquation fondamentale entre nos corps et le langage est
s'emboîte pas, ça ne marche pas, ça rate. La prise en compte de le moteur même de sa démarche : pas de sublimation sans ratage.
l'inévitable ratage du rapport sexuel tel que Lacan l'a postulé 1/hypothèse psychanalytique pointe ainsi comment l'humain,
renouvelle notre éthique. Expurger l'acte analytique de toutes même dans le meilleur des mondes, aura à affronter, depuis
conséquences hétéro-normatives revient à entendre la dimension l'intérieur même de sa psyché, la répétition d'un élément se
structurale de cette remarque de Sedgwick : «Je ne crois pas que refusant à toute positivité, un sombre excès refusant l'idéalité
les relations entre personnes de même sexe soient plus suscep­ du beau, du bien, du vrai. De dire touche à un point de réel.
tibles que les relations entre personnes de sexe opposé de Sortir du placard, c'est ne pas laisser le cadavre au fond du cabinet
s'ancrer dans la similarité44. » Celui qui étudie la psychanalyse mais en faire un support à la joie, à la vie gayr au sens premier
avec les théories du genre ne revendique ni des droits à une jouis­ de l'acronyme : good asyou.
sance sans entrave, ni une autorisation quelconque à n'importe L'écrivain Georges Pérec raconte son parcours chez un
quel type de pratique sexuelle mais cherche, beaucoup plus analyste pendant quatre années. Soit un récit de fin d'analyse. Bien
simplement, à éviter de partir d'un a priori hétérosexuel pour que l'auteur n'y aborde pas le genre, il y montre avec éloquence
investiguer le champ du pulsionnel. la place accordée au dire en ces Lieux d'une ruse. Sortir du placard
Tout l'intérêt de la lecture du texte de Sedgwick réside dans peut parfois inaugurer une entrée en analyse. La sortie du cabinet
son insistance sur les liens qu'entretient le langage avec le placard. en passe toujours, elle, par une nomination. Pour l'homoana-
Ce n'est pas par hasard si, après sa longue introduction et avant lysant qui signe ces lignes, il s'agit peut-être de s'autoriser à se
le chapitre justement intitulé « Épistémologie du placard », dire homoanalyste.
Sedgwick insère un encart où figure la définition du dictionnaire Écoutons Pérec : « Sous le miroitement fugace des collisions
du mot “placard”. On y redécouvre, comme avant-dernier sens verbales, sous les titillements mesurés du petit Œdipe illustré, ma
de ce signifiant : « Loc. fam. (de l'angl.) Avoir m cadavre, un sque­ voix ne rencontrait que son vide ; ni le frêle écho de mon histoire,
lette dans le placard, une affaire peu avouable dans son passé, que ni le tumulte trouble de mes ennemis affrontables, mais la ren­
l'on ne tient pas à divulguer45. » Ironie du sort, le placard ainsi gaine usée du papa-maman, zizi-panpan ...» Plus loin dans le
défini apparaît comme le lieu même où s'inscrit, dans le langage, texte, il ajoute : « À la séance suivante, les mêmes mouvements,
la dimension réelle de la mort. La définition lexicographique du les mêmes gestes se répétaient, exactement identiques. Les rares
placard offerte par Sedgwick replace les corps et leur jouissance fois où il arriva qu'ils ne le soient pas, et pour infime qu'ait alors
dans leur détermination langagière. Parce que la psychanalyse été la modification d'un de ces éléments protocolaires, cela eut
un sens, même si je ne sais pas lequel, cela désigna quelque chose,
4 3 - F r e u d S., Trois essais sur la théorie sexuelle [1 9 0 5 ], Paris, Gallimard, 1 9 8 7 , p. 5 5 . peut-être tout simplement que j'étais en analyse et que l'analyse
4 4 - K osofsky S edgwick E., Épistémobgie du placard, op. cit., p. 17 1 . c'était cela, et pas autre chose. Ces écarts minuscules signalaient
45- Ibid., p. 83.

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tous la fonction que ces rites avaient pour moi : l'encadrement


spatial et temporel de ce discours sans fin qu'au fil des séances,
au fil des mois, au fil des ans, j'allais essayer de faire mien, dans
lequel j'allais chercher à me reconnaître et à me nommer46. »

La psychanalyse comme
“théorie du genre”
Anne Emmanuelle Berger

Nota bene :Mes propos ne sontpas ceux d'une praticienne patentée


de la psychanalyse, encore moins d'une clinicienne. J'ai beaucoup lu
la psychanalyse, ou plutôt un certain nombre de textes signés par des
psychanalystes, orthodoxes, hétérodoxes, ou parfois les deux à la fois.
J'ai eu recours plusieursfois dans ma vie à la "cure de parole" inventée
par Freud, mais ma perspective est avant tout celle d'une chercheuse,
deformation littéraire et philosophique, engagée dans ce qu'on nomme
aujourd'hui le champ des études de genre. À ce titre, je réfléchis aux
zones d'incompréhension, voire de confrontation, mais aussi, sinon
surtout, aux modes d'articulation possibles, entre pensée psychanaly­
tique et épistémologie du genre, en me tenant aussi loin que possible
des caricatures médiatiques de l'une et de l'autre.

Penser le genre avec la psychanalyse


La psychanalyse, une théorie du genre ? C'est ce que
n'hésitait pas à affirmer Gayle Rubin, anthropologue féministe
américaine, dans l'essai de 1975 qui l'a rendue célèbre : « The
Traffic in Women. Notes toward a Political Economy of Sex »,
traduit une première fois en 1998 par Nicole-Claude Mathieu
pour les Cahiers du Cedref :
46- P e r ec G., « Les lieux d'une ruse », in Penser/Classer, P aris, Seuil, 1985, pp. 65 et 67.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e La psy c h a n a ly se c o m m e " t h é o r ie d u genre"

« En tant que description de la manière dont la culture comme proto-féministes2. Ni Money, ni les sociologues de
phallique domestique les femmes, et description des effets que l'interaction ne s'intéressaient non plus à l'articulation (ou inver­
produit sur les femmes leur domestication, la théorie psychana­ sement au hiatus) entre "genre" et "sexualité" (ou entre sexe, genre
lytique n'a pas d'égale. Et comme la psychanalyse est une théorie et sexualité), une sexualité dont Freud, Lacan, leurs condisciples,
du genre, l'écarter serait suicidaire pour un mouvement politique disciples et exégètes, nous ont incité(e)s depuis longtemps à
qui se consacre à éradiquer la hiérarchie de genre (ou le genre situer les manifestations et les effets au point de jonction de la
lui-même)1. » (C'est moi qui souligne) “pulsion" (Trieb) et du fantasme (Phantasie), l'un et l'autre étant
On a coutume aujourd'hui, au sein des études de genre, tributaires, dans leur éveil, leur forme et leurs contenus, de
d'attribuer à John Money, pédiatre endocrinologue spécialiste de l'expérience sociale des sujets.
l'intersexualité (on parlait alors d'hermaphrodisme) exerçant aux « The Traffîc in Women » est donc l'un des tout premiers
États-Unis, et à Robert Stoller, médecin psychanalyste américain textes à théoriser la distinction entre sexe et genre, mais aussi
travaillant sur le transsexualisme, les premières formes de l'articulation entre genre et sexualité, dans une perspective
théorisation de la disjonction entre "sexe" et "genre". Je dis bien explicitement féministe. Toutefois, Rubin ne s'appuie pas sur les
"disjonction", et non simplement "distinction", puisque la travaux des médecins et sociologues nord-américains, pionniers
sociologie nord-américaine avait déjà l'habitude de distinguer de la disjonction et/ou de la distinction épistémologique entre
le rôle social (gender) de l'appartenance de sexe, sans toutefois sexe et genre, pour étayer son propos. C'est depuis un autre conti­
mesurer complètement la portée philosophique et politique d'une nent intellectuel qu'elle développe son argument, en l'occurrence
telle distinction. Mais ni Money, ni Stoller dans les années 50 et celui qui sera identifié peu après au titre de la "pensée française"
60 du XXe siècle, ni les sociologues travaillant dans le sillage de dans l'enceinte de l'université nord-américaine. Et c'est à partir
la rôle theory ou au sein de l'école sociologique de "l'interaction” d'une certaine lecture de Lévi-Strauss qu'elle revisite Lacan
ne s'intéressaient au problème de la division hiérarchique des et Freud et en conclut à la possibilité, sinon à la nécessité,
genres, encore moins à la question des formes et des effets de la de considérer la psychanalyse, non pas bien sûr comme la,
domination masculine. Autrement dit, aucun n'était féministe, mais comme une, théorie du genre. En ce sens, « The Traffîc in
même si l'on peut considérer les travaux du plus important repré­ Women » constitue en ce sens aussi l'un des premiers exemples
sentant de la sociologie de l'interaction nord-américaine, Erving d'importation active de la "pensée française" dans le champ
Goffman, sur les "arrangements" sociaux des sexes et ce qu'il intellectuel états-unien au service d'un projet à la fois politique
nomme le gender display (la présentation ou la parade de genre), et théorique (et j'inclus Freud dans l'orbite de la dite "pensée
française" puisque la relecture de Freud est passée alors par la
1- Gayle Rubin, « L'économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes découverte de Lacan)3.
de sexe/genre », trad. Nicole-Claude Mathieu, Cahiers du Cedrefl, 1998, p. 52. Cf « The
Traffîc in Women : Notes on the "Political Economy" of Sex », in Toward an Anthropobgy
of Women, ed. Rayna R. Reiter, New York and London, Monthly Review Press, 1975, 2- Cf. Erving Goffman, L'Arrangement entre les sexes, Éd. Claude Zaidman, trad. Hervé Maury,
p. 198 : « As a description of how phallic culture domesticates women, and the effects in Paris, La Dispute, 2002.
women of their domestication, psychoanalytic theory has no parallel. And since psycho- < Pour un développement plus ample sur le sujet, je me permets de renvoyer à mon ouvrage
analysis is a theory of gender, dismissing it would be suicidai for a political movement dedi- Le Grand théâtre du genre. Identités, sexualités et féminismes en 'Amérique", Paris, Belin, 2013.
cated to eradicating gender hierarchy (or gender itself). » (c'est moi qui souligne). (Voir en particulier les pages 72 à 93.)

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Comment Rubin parvient-elle à faire de la psychanalyse une Pour Freud, on le sait, le petit enfant fille (dasKinddasMàdcheri)
"théorie du genre", qui s'intéresse aux effets dans le sujet de la est d'abord un “petit homme" avant de devenir, ou non, une
"division socialement imposée des sexes”, et, qui plus est, une ("vraie”) femme. Pour de Beauvoir, c'est plus compliqué : le petit
"théorie féministe manquée", qui révèle les effets subjectifs dévas­ garçon est d'abord traité par la mère comme une petite fille,
tateurs de ce qu'elle nomme la « domestication des femmes » ? jusqu'à ce que l'intervention du tiers (la société, le père) l'entraîne
Relisant la conférence que Freud a consacrée à "la féminité" - heureusement - du côté des hommes7 ; mais il reste qu'elle
(Die Weiblichkeit) en 1931, et inaugurant par là, au même moment considère quand même la masculinité comme la forme la plus
que Luce Irigaray en France, la longue série des relectures authentique de l'humanité commune des deux sexes, parce que
féministes auxquelles ce texte a donné lieu en Occident (et sans la plus fidèle à la liberté originelle qui fonde et justifie cette
doute ailleurs aujourd'hui), Rubin rappelle que Freud, mais dernière. Il en ressort que seule la “féminité”, conçue comme
aussi Jeanne Lampl de Groot et Hélène Deutsch4, considèrent la condition aliénante, relève pour de Beauvoir d'une analyse et
féminité {Weiblichkeit) comme une formation, voire une réaction, d'une critique “de” et du genre. Ce geste de séparation philoso­
secondaires. À ce titre, celle-ci n'est nullement donnée avec la phique, épistémologique et politique du masculin et du féminin
naissance et par le sexe de naissance. C'est pourquoi, dit Freud, se trouve répété, plus ou moins consciemment, dans nombre
la psychanalyse doit se donner et peut seulement se donner pour d'analyses féministes, qui prennent pour cible la féminité, sans
tâche d'expliquer « comment l'enfant bisexuelle devient une femme toucher à la masculinité.
( Weib)s ». (C'est moi qui souligne) Mais revenons à la lecture de l'essai de Freud par Rubin. Pour
Jean Laplanche a reconnu à à bon droit, dans la formule de devenir une “femme” (Weib) selon Freud, l'enfant bisexuelle de
Freud, la matrice de la célèbre déclaration de Simone de Beauvoir sexe féminin doit en passer par l'œdipianisation et son corollaire,
qui inaugure la partie du Deuxième Sexe consacrée à la "formation” l'adoption d'une position hétérosexuelle, en renonçant à la fois
de la féminité : « On ne naît pas femme, on le devient6. » Les deux à l'objet maternel homosexué et à une bonne partie de son
énoncés recèlent en outre la même difficulté potentielle. Si Freud, activité libidinale. Ce qui retient ici l'attention de l'anthropologue
et de Beauvoir à sa suite, pensent et décrivent la "féminité" féministe, ce sont finalement moins les remarques éparses de
(Weiblichkeit), non comme une disposition primaire ou un trait Freud concernant le rôle certain, quoique malaisé à mesurer, des
de naissance, mais comme le résultat d'un processus de déve­ facteurs sociaux et des contraintes culturelles dans l'évolution
loppement psychosocial complexe et pénible, ni l'un ni l'autre de l’enfant fille vers la féminité, que la détermination même de
ne tiennent un propos similaire concernant la masculinité. la “féminité” comme “acquise" plutôt qu'innée. Une “acquisition”
qui, de surcroît, demeure incertaine, imparfaite et instable chez
4- Rubin prend soin de souligner dans son essai l'apport décisif de ces femmes psychana­ beaucoup de femmes, comme le souligne Freud en s'en étonnant
lystes à la théorisation psychanalytique de la “féminité", apport certes mentionné par Freud (ou plutôt en invitant son auditoire à s'en étonner) à de nom ­
à plusieurs reprises, mais guère mis en valeur dans sa présentation.
breuses reprises. Mais si la féminité n'est pas donnée avec et
5- Cf. « La Féminité », in Nouvelles Confèrences sur la psychanalyse, trad. Anne Berman, Paris,
Gallimard, coll. Idées, 1940, p. 153.
6- Cf. Jean Laplanche, « Le genre, le sexe, le sexual », in Sexual. La sexualité élargie au sensfreu­ Cf. le chapitre « Enfance » dans la section « Formation » du Deuxième Sexe, Vol. II, seconde
dien, Paris, PUF, 2007, p. 164. édition augmentée, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1976. Voir en particulier les pages 13 à 31.

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par le sexe physiologique, cela veut dire que l'adoption d'une On comprend pourquoi, si Rubin reproche à Freud de
position hétérosexuelle n'est pas non plus une donnée de nature, n'avoir pas tiré de sa vision “catastrophiste" de la féminité les
la première étant clairement décrite par Freud comme une fonc­ conclusions éthiques et politiques qui s'imposaient, et si elle
tion de la seconde : l'adoption d'une position hétérosexuelle est regrette qu'il soit en quelque sorte resté aveugle à sa propre
en effet, dans le scénario développemental proposé ici par Freud, perspicacité - d'où sa caractérisation de la psychanalyse comme
la condition sine qua non et la manifestation même de la “fémi­ "théorie féministe manquée”-, elle souscrive néanmoins à son
nité". Rubin, dont le féminisme est inséparable d'un lesbianisme endroit une reconnaissance de dette appuyée et se montre
revendiqué, sait ainsi gré à Freud d'avoir à la fois mis en ques­ finalement moins critique dans sa lecture de « La féminité » que
tion la naturalité, ou du moins l'antériorité chronologique, et ne l'est Irigaray au même moment dans « La tâche aveugle d'un
l'inévitabilité de l'hétérosexualité, et d'avoir du même coup arti­ vieux rêve de symétrie9 ».
culé, non pas “sexe", mais “genre” et sexualité. La féminité appa­ Et Lacan, dans cette histoire? Lacan fournit précisément à
raît en effet comme une résultante plus ou moins aléatoire de Rubin les clés de l'articulation entre psychanalyse freudienne
l'histoire des “placements" libidinaux du sujet, et non comme la et anthropologie structurale. Suivant en cela Lévi-Strauss qui
manifestation psychologique d'une appartenance de sexe : elle ébauche les lignes de cet argument dans la conclusion des
serait donc, pour le dire autrement, l'effet d'une direction im­ Structures élémentaires de la parenté, Lacan suggère en effet que le
primée à la sexualité par un ensemble de facteurs inextricables, où complexe d'Œdipe n'est autre que la traduction subjective de la
se mêlent, expérience infantile (avec ses effets de modelage des soumission des êtres humains à la règle universelle de l'exogamie
investissements libidinaux), appréhension du corps propre et du "découverte" et théorisée par l'anthropologue. Voici ce qu'il en
corps d'autrui, désirs parentaux, et normes sociales et culturelles. dit dans « Fonction et champ de la parole et du langage » :
L'évolution vers la féminité passe non seulement par l'inser­ « [...] le complexe d'Œdipe, en tant que nous le reconnais­
tion de la fille dans le schéma oedipien, prélude à son “hétéro- sons toujours pour couvrir de sa signification le champ entier
sexualisation", mais aussi - j e l'ai rappelé - par le refoulement, de notre expérience, sera dit, dans notre propos, marquer les
au mieux partiel, de l'activité sexuelle primitive de l'“enfant limites que notre discipline assigne à la subjectivité : à savoir, ce
bi-sexuelle". Freud suggère bien en ce sens que la féminité est que le sujet peut connaître de sa participation inconsciente au
une formation névrotique8, et qui dit névrose dit inhibition. Rubin mouvement des structures complexes de l'alliance, en vérifiant
a alors beau jeu de faire valoir la dimension de contrainte et de les effets symboliques en son existence particulière du mouve­
souffrance potentielle inhérentes à l'adoption d'une position ment tangentiel vers l'inceste qui se manifeste depuis l'avénement
féminine. C'est ce qui lui fait dire que la féminisation de l'enfant d’une communauté universelle10. »
bisexuelle, telle que la présente Freud, équivaut en fin de Pour Lévi-Strauss, on s'en souvient, la "règle de l'exogamie"
compte à une véritable domestication : la petite fille devenue Weib est l'envers positif de la prohibition de l'inceste, qui signe et
serait prête a rentrer dans la maison du mari —et à y rester...
9- Cf. Luce Irigaray, « La tâche aveugle d'un vieux rêve de symétrie » in Spéculum. De Vautre
à condition bien sûr qu'elle demeure bien weibliche. femme, Paris, Éditions de Minuit, 1974, pp. 7-161.
10- Cf. Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » in Écrits, Paris, Ed. du
8- Pour Freud, le refoulement est à la fois le catalyseur et la condition de toute névrose. Seuil, 1966, p. 277.

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signifie du même coup le passage de l'état de nature à l'état de parenté) entre des groupes : familles, clans, villages, peuples. Or,
culture11. C'est ce dernier que Lacan qualifie d '« avènement d'une en même temps qu'elle favorise le lien social, la règle d'exogamie
communauté universelle ». conditionne l'instauration d'un ordre social spécifique selon
La prohibition de l'inceste impose la sortie de la cellule les modalités de sa mise en œuvre. De fait, celle-ci organise la
"familiale" biologique pour satisfaire la pulsion sexuelle. Elle rend division sociale des sexes : si l'alliance sociale et la constitution
donc à la fois possible et nécessaire la création d'un lien social, de groupes de parenté passent par l'échange des femmes dans
non fondé en "nature", entre les humains. Plus précisément, il les sociétés dites traditionnelles ou "pré-modernes", cela signifie
s'agit, avec la règle de l'exogamie, de substituer à la bio-logique en effet que les hommes, ou les groupes d'hommes, sont systé­
de 1'“instinct" qui porte à la satisfaction immédiate et directe de matiquement les agents et les bénéficiaires de l'alliance, quand
la pulsion sexuelle, une logique de l'alliance sociale qui diffère les femmes en sont les objets ou le moyen. L'union hétéro­
et contraint la satisfaction de la pulsion en soumettant celle-ci sexuelle, en ce sens, n'est pas le fruit de la rencontre de deux désirs
à la règle de l'alliance12. Or cette règle a deux corollaires dans la également suscités ou convoqués, fussent-ils différents : elle
“structure" décrite par Lévi-Strauss : l'union hétérosexuelle et consacre la dissymétrie des positions de sexe, et la répression
l'échange des femmes. Pour faire famille au sens social du du désir féminin, au profit d'une alliance homosociale. C'est en
terme, les êtres humains doivent s'allier. La forme primaire et quoi, nous dit Rubin, l'ordre social - dont Lévi-Strauss nous
paradigmatique de l'alliance, selon Lévi-Strauss, est le mariage propose ici, à son tour, une espèce de mythe des origines -, est
hétérosexuel. Mais celui-ci consacre moins l'union de deux êtres bien fondamentalement un ordre du genre.
de sexes différents que la création d'un lien social (le lien de Ni Freud, ni Lévi-Strauss n'envisagent donc l'union hétéro­
sexuelle comme l'effet d'un penchant naturel pour le sexe
opposé. Lévi-Strauss la conçoit clairement comme une matrice
11- L'anthropologue traite cette prohibition tantôt comme le fondement, donc comme la cause
directe, de la règle d'exogamie, tantôt, comme c'est le cas dans sa conclusion, comme une de lien social (les liens de “parenté"), et non comme la condition
conséquence de cette règle. Qu'est-ce qui vient d'abord ? Le tropisme incestueux - que de l'accomplissement d'un destin biologique commandé par la
viendrait interrompre la prohibition - ou la règle sociale de l'alliance avec ses effets de mode­
lage et de canalisation des pulsions, telle que l'interdit sur l'inceste, mais aussi le rêve inces­
reproduction sexuée. En d'autres termes, c'est l'alliance et non
tueux lui-même, seraient une résultante des structures sociales de la parenté ? Lacan, dans la biologie qui fonde ce que Lévi-Strauss appelle la parenté. Dire
le passage cité, choisit clairement la seconde interprétation. On voit bien ici les difficultés alors, comme le fait Lacan à la suite de Lévi-Strauss, que le
philosophiques que suscite le maintien, par Lévi-Strauss, de la distinction entre nature et
culture héritée de Rousseau et, partant, du schéma de préséance logique et chronologique
complexe d'Œ dipe témoigne de « la participation inconsciente
d'une nature à laquelle la culture succéderait eh l'altérant ou la remplaçant. |du sujet] au mouvement des structures complexes de l'alliance,
12- En vérité, pour Lévi-Strauss, la pulsion sexuelle est d'emblée une pulsion sociale, en vérifiant les effets en son existence particulière du mouvement
puisqu'elle requiert l'autre, à tout le moins de l'autre (réel ou fantasmatique), pour se langentiel vers l'inceste » (bc. cit.), c'est bien signifier que la sexua­
satisfaire. Comme telle, elle tend d'emblée vers un au-delà de l'inceste : « [...] la vie sexuelle
est, au sein de la nature, une amorce de la vie sociale ; car, parmi tous les instincts, l'ins­ lité est ordonnée, dans son développement ou ses manifestations,
tinct sexuel est le seul qui, pour se définir, ait besoin de la stimulation d'autrui » (Les a l'organisation sociale et symbolique de la parenté, et, dans cette
Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967, p. 14). Dans sa conclusion, Lévi-
mesure, a bien à voir avec l'ordre (voire, dans certains cas, le
Strauss finit d'ailleurs par réduire l'inceste au seul rapport à soi, supposément autoté-
lique et autoérotique, du sujet : « L'inceste, entendu au sens le plus large, consiste à obtenir désordre) du genre.
par soi-même, et pour soi-même, au lieu d'obtenir par autrui, et pour autrui. » Ibid., p. 561.

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Certes, on peut interroger les inflexions rubiniennes de la qui menace de vider d'une bonne partie de son sens le recours
lecture de Freud et de Lacan. À faire défiler les sous-titres accro­ à la fable œdipienne, comme le remarque encore au passage Jean
cheurs qui scandent les moments forts de sa lecture et de son Laplanche-, n'intéressent donc guère Rubin. Le risque, c'est
usage de Freud13, on a l'impression que tout, ou plus exactement d'imputer alors à Freud lui-même une focalisation sur l'Œdipe
toute la faute, revient à l'Œdipe, et, qui plus est, à un complexe hétérosexuel14. Or celle-ci résulte souvent d'une “lecture” sim­
d'Œ dipe conçu uniquement comme forme et cause de l'orien­ plificatrice et normative de ce dernier, et, pour partie aussi, de
tation hétérosexuelle. Or, si, dans sa conférence sur « La fémi­ sa lecture féministe, là où, peut-être, un certain grief féministe à
nité », Freud tente bien de problématiser l'Œ dipe féminin, c'est l'endroit du père (« Daddy, daddy, you bastard, I'm through ») se
justement pour en marquer les limites. Lui-même et Lacan réveille et se rejoue dans le rapport au texte de Freud. Mais qu'im­
s'intéressent au moins tout autant, sinon plus, à la castration, porte ! Ce que j'ai voulu rappeler ici, ce sont les raisons pour
cette rationalisation infantile de la différence des sexes qui lesquelles et la façon dont la penseuse féministe a pu reconnaître
consacre le phallocentrisme et justifie l'abjection du féminin. Bien en Freud et Lacan des promoteurs avant la lettre du “système
sûr, complexe de castration et destin de l'Œ dipe sont liés pour sexe/genre" - cet « ensemble de dispositions au moyen desquelles
les deux psychanalystes. Mais on voit bien que Rubin n'a que le matériau biologique brut de la sexualité humaine et de la
faire de cette conceptualisation (à la fois fiction explicative et procréation est façonné par l'intervention humaine, sociale15 » -
transcription symbolique) de la différence des sexes, parce tel que les travaux de Lévi-Strauss lui ont permis d'en établir et
qu'elle ne "croit” pas à l'importance de cette dernière. Ce qu'elle d'en expliquer la formation. Lorsque, quelque dix ans plus tard,
cherche et trouve chez Freud, à la faveur de la triple "découverte” Gayle Rubin délaissera la "question" et le terrain du genre au
par ce dernier du moment pré-œdipien chez la fille, du caractère profit du paradigme politique et théorique de la "sexualité"16,
secondaire et substitutif de son transfert amoureux sur le père, lorsqu'elle s'éloignera alors d'un féminisme dont elle réaffirme
et, plus généralement, des difficultés inhérentes à l'établissement nu passage qu'il a pour objet propre "le genre" et la critique
d'une féminité “normale” (dont l'hétérosexualité constituerait le
témoin et la manifestation principale), c'est la justification du 14- Lacan lui-même met en garde contre une telle simplification en notant « la tendance
procès théorique, politique et fantasmatique qu'elle intente à moderne à réduire à la mère et à la sœur les objets interdits aux choix du sujet » (« Fonc­
tion et champ de la parole... », p.277). Il suggère ainsi que la motion incestueuse du sujet
l’encontre de l'hétérosexualité obligatoire. Ce qu'elle trouve (compris comme sujet masculin) pourrait tout aussi bien viser des objets de même sexe.
de même chez Lacan, c'est l'articulation rigoureuse de l'Œ dipe 15- En anglais : « A set of arrangements by which the biological raw material of human sex
à la règle culturelle de l'alliance, dont l'union hétérosexuelle and procréation is shaped by human, social intervention » (art. cit., p. 165). J'ai modifié la
traduction de Nicole-Claude Mathieu (p. 13). Celle-ci traduit le mot “sex” en anglais par
constitue la figure et la forme principales. “sexe" en français. Le problème, c'est que ces homonymes sont demeurés longtemps de
La complication par Freud lui-même du schéma œdipien, et faux amis, même si leurs usages ont tendance à converger aujourd'hui en français et en
sa mise en évidence d'un “Œ dipe” homosexué dit “négatif ou anglais contemporains. Il reste que “sexe" en français signifie quand même plutôt les carac­
téristiques anatomiques, alors que le mot a pour Rubin une extension évidente, qui inclut
“inversé" chez les sujets des deux sexes - complication analytique les relations sexuelles et toute la gamme de ce qu'on appelle désormais en langage ordi­
naire la “sexualité". C'est pourquoi j'ai choisi de traduire sex par “sexualité" dans ce contexte.
13- «The CEdipus Hex » (185), « Œdipus Revisited » (192), « Women Unité to Off the Œdipal 16- C'est du moins ce qu'elle dit faire et vouloir faire. Ce qu'elle fait en réalité et en théorie
Residue of Culture » (198), « Daddy, daddy, you bastard, I’m through » (200). The Traffic est plus compliqué. À ce sujet, voir Le Grand théâtre du genre, pp. 78-81.
in Women, art. cit.
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de l'ordre du genre, elle rompra aussi avec l'épistémologie l’émergence de cette "opposition" et en rapporte la signification
psychanalytique, nouvelle preuve, s'il en fallait, que, pour elle, .1 l'épreuve symbolique de la castration qui consacre la primauté

penser le genre et passer par la psychanalyse allaient de pair, du signifiant phallique, on voit bien que ce qui l'intéresse par­
irrémédiablement. dessus tout dans cette opposition, ce sur quoi il reviendra de
diverses manières dans ses séminaires, en 1964 dans Les Quatre
Concepts Fondamentaux, par exemple, ou encore en 1971 dans D'un
Lacan et “les rapports masculin / féminin ” discours qui ne serait pas du semblant, c'est la façon dont elle se
Suivant Rubin à la trace, j'ai surtout fait la part belle à Freud, manifeste, dans, ou par, ce qu'il appelle, dès « La Signification
dans cette réflexion sur les rapports possibles entre psychana­ du phallus », la mascarade.
lyse et épistémologie du genre. Mais Lacan offre également bien C'est au fameux essai de Joan Rivière sur « La Féminité comme
des pistes de réflexion à cet égard, que je ne ferai qu'esquisser. mascarade » que Lacan emprunte cette notion. Rivière conçoit la
D'une tout autre manière que Freud mais plus explicitement mascarade féminine - une certaine manière de « faire la femme » -
que lui à certains égards, Lacan a situé ses analyses sur un terrain comme une réaction défensive ou protectrice, qui permettrait
qui rendait possible, voire inévitable, l'amorce d'un dialogue avec aux femmes de cacher aux hommes leur capacité phallique, voire
les tenant(e)s du genre, féministes ou non. leur envie du phallus, en jouant à paraître ne pas l’avoir, pour
Là où Freud s'intéresse avant tout à ce qu'il nomme “la préhis­ séduire sans les castrer leurs partenaires masculins. Ce faisant,
toire" psychique de l'individu - donc à l'enfance, à ses “théories" Rivière se situe dans le droit fil des analyses freudiennes (et
infantiles, à sa sexualité labile que caractérisent polymorphisme deutschiennes) de la féminité comme formation secondaire et
et pulsions dites "partielles", ainsi qu'aux traces durables et sou­ abandon, ou récusation, de la phallicité primaire de la fille. Or,
vent perturbatrices de cette dernière dans la sexualité adulte -, I .acan s'écarte à la fois de Rivière et de Freud dans son analyse
Lacan, de son côté, s'attache plutôt à décrypter le comportement de la mascarade. Loin d'être l'apanage exclusif des femmes, la
sexuel adulte. Certes, ce dernier ne va pas sans la première, mais mascarade caractérise aussi bien, selon lui, le “côté" masculin,
ce qui amuse Lacan, ce qui l'excite intellectuellement et ce sur « par l'intervention d'un paraître qui se substitue à l'avoir pour
quoi il exerce sa verve perspicace, c'est ce qu'il nomme, dans le protéger », que le "côté" féminin, où faire (ou jouer) la femme
« La Signification du phallus », la « comédie des sexes », comédie aurait pour fonction de « masquer le manque18 ». C'est ce jeu
que se joueraient, «jusqu'à la limite de l'acte de la copulation » de rôles féminin et masculin qui a pour effet de projeter « les
ces êtres parlants qui se sont identifiés à tel ou tel "type idéal de manifestations idéales ou typiques du comportement de chacun des
sexe" pour se ranger, à un moment donné, sous la bannière sem, jusqu'à la limite de l'acte de la copulation, dans la comédie »
"homme” ou la bannière "femme”. Le (non) rapport sexuel dont
nous parle Lacan, est ainsi fonction, non tant de l'organisation 17- C'est bien d' “opposition" et non de “différence” qu'a tendance à parler Lacan lorsqu'il
ou de l'inhibition des pulsions partielles, mais d'une certaine mise traite de la polarité masculin/féminin dans la vie sexuelle, comme lorsqu'il traite de la
distinction entre signifiant et signifié. De ce point de vue, il s'inscrit bien encore une
enjeu, par les "hommes” et les "femmes", de l'"opposition" du fois dans une certaine mouvance structuraliste, dont Derrida critiquera le binarisme
masculin et du féminin17. Or, si, suivant Freud en cela, Lacan situe oppositionnel, qualifié par lui de “logocentriste".
18- Cf. « La Signification du phallus », in Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 694.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e La psy ch a n a ly se c o m m e " t h é o r ie d u g enre"

(c'est moi qui souligne)19. Ce faisant, Lacan, à l'encontre de Freud, Avec la mascarade féminine et masculine, avec la comédie
pense bien aussi la masculinité comme une réponse comporte­ jouée par "chacun des sexes" dès lors qu'ils reconnaissent et
mentale et une réaction secondaire à la menace de castration. assument sur un certain mode leur dualité et leur division symbo­
C'est une dimension du texte de Lacan que Judith Butler a liques, nous voici donc transportés sur une scène de théâtre,
ratée dans la lecture qu'elle en donne, peut-être parce qu'elle a invité(e)s à contempler et déchiffrer un jeu de rôles qui n'est autre
été induite en erreur par la traduction anglaise dont elle s'est qu'un jeu des genres à deux emplois typiques et répertoriés : l'em­
servie20. ploi d'"homme", et l'emploi de "femme"22. C'est bien ainsi que
Dans « De l'Amour à la libido », quinzième séance du l'entendra Lacan dans D'un discours qui ne serait pas du semblant,
Séminaire portant sur Les Quatre concepts fondamentaux, Lacan où la "sexualité", au sens psychanalytique (et non physiologique)
réaffirme son différend avec Freud concernant le sens et la du terme, désigne bien, et désigne uniquement, dit-il alors, ce qu'il
forme que revêt l'opposition masculin-féminin. Cette fois, il en est des « rapports de l'homme et de la femme23 ». Ce que Lacan
refuse de suivre Freud, là où celui-ci rabat en dernière instance nomme ici "sexualité", ce n'est donc pas la sexualité infantile, mais
la dualité masculin/féminin sur l'opposition activité-passivité bien celle (ou ce) qui mobilise les identifications de genre et les
en déclarant que la libido, étant de l'énergie sexuelle active, est lait jouer entre elles.
donc essentiellement phallique et ne peut être dite "féminine”21. Ce qui m'intéresse en ce point, ce n'est pas d'incriminer
Dire que la libido est "phallique" ou "masculine" parce qu'elle l'hétérocentrisme (voire l'hétérosexisme), facile à repérer, de ces
est active (ou peut-être plutôt activée), c'est renvoyer la féminité formulations, mais de suivre le fil d'une pensée, qui, depuis ses
à l'inhibition. C'est faire de l'opposition masculin-féminin une premières considérations sur la mascarade jusqu'à la problé-
opposition du plus au moins sur l'échelle du déploiement de inatisation de la "semblance" de genre - telle qu'il s'agirait, en
l'énergie libidinale. C'est aussi, selon Lacan, risquer d'accréditer paradant, de "faire-homme" ou "faire-femme" -, rapproche
la thèse d'un masochisme féminin essentiel, dans la mesure Lacan, de façon peut-être inattendue, de certain(ne)s théori-
où l'opposition actif/passif se traduit dans le registre sexuel cien(ne)s de la performance de genre. On comprend alors pour­
pulsionnel en opposition entre sadisme et masochisme. Tout cela quoi une certaine pensée queer qui s'intéresse aux performances
ne permettrait pas de rendre compte de ce que Lacan appelle la de genre de type drag queen ou drag king, s'est volontiers tournée
"relation sexuelle", laquelle, si elle a besoin de masques pour se vers Lacan, du moins aux États-Unis.
nouer et se jouer, et si elle bute sur l'aporie du "non" rapport Certes, c'est la lecture du livre de Stoller, Sex and Gender : The
(sexuel) à l'autre comme tel, mettrait bien aux prises deux désirs, Development of Masculinity and Femininity publié en 1968 (et
se convoquant l'un l'autre à travers la mascarade. traduit plus tard en français sous le titre tronqué de Masculin ou
Féminin ?), qui précipite la reprise par Lacan de son analyse de
la mascarade, et plus précisément alors de ce qu'il nomme, dans
19- Ibid. p. 694.
20- CfJudith Butler, Trouble dans legenre. Leféminisme et la subversion de l'identité, trad. Cynthia 22-J'utilise ici le mot “emploi" au sens spécialisé de “rôle de répertoire”.
Krauss, Paris, La Découverte, 2005, pp. 130-31, et Le Grand théâtre du genre, pp. 256-57. 23- Le Séminaire, livre XVIII. D'un discours qui ne seraitpas du semblant, Paris, Éditions du Seuil,
21- Cf. Le Grand théâtre du genre, p. 87. 2006, p. 31.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e LA PSYCHANALYSE COM ME "THÉORIE DU GENRE"

le Séminaire XVIII, la “parade" sexuelle, cette performance séduc­ en reprenant la lecture de la section du Séminaire XVIII intitulée
trice qui, là encore, permet de, voire oblige à, penser ensemble « L'homme et la femme », la conception du genre qui se dessine
"genre” et sexualité. Mais l’intérêt de Lacan pour le comporte­ à travers les propos de Lacan, de sa conception stollerienne.
ment "masculin” ou “féminin" dans la "relation sexuelle” ne date Pour le dire vite, là où Stoller conçoit le genre comme un "noyau"
pas d'une telle lecture. Ce “niveau éthologique” de l'expression du Moi, Lacan le conçoit pour sa part à la fois comme un effet
de genre, qui « n'a rien à faire », insiste-t-il, « avec un nivean de structure, une manifestation intersubjective, et un élément de
cellulaire, qu'il soit chromosomique ou pas, ni avec un nivean la grammaire de l'échange social. En ce sens, il continue de s'ins­
organique24 », ce « niveau [qui] est proprement celui d'un crire dans la perspective ouverte par l'anthropologie structurale.
semblant25 », Lacan le scrute et s'interroge à son sujet depuis très Ainsi, s'il s'agit « pour le garçon, à l'âge adulte, de faire-homme »,
longtemps. Et l'on pourrait peut-être aussi réinterroger dans cette « l'un des corrélats essentiels de ce faire-homme », insiste Lacan,
optique l'intérêt soutenu de Lacan pour la Gestalt Theorie, cette « est d e,faire signe à lafille qu'on l'est ». (C'est moi qui souligne)27
théorie de la perception organisée, de la perception d'ensemble Un peu plus loin, Lacan ajoute encore, pour se démarquer de
et des ensembles, à l'aide de laquelle Lacan invite à penser le corps l'approche de Stoller : « L'identification sexuelle ne consiste pas
propre ou le corps de l'autre, non dans leur dimension organique, à se croire homme ou femme, mais à tenir compte de ce qu'il y
mais comme des formes signifiantes. Tout le travail d'Irigaray ait des femmes, pour le garçon, qu'il y ait des hommes, pour la
d'abord, de Butler ensuite, sur la “morphologie” du corps, donc fille28. » Ce qui compte, donc, c'est moins le processus d'iden­
sur la phénoménologie de son appréhension, elle-même tribu­ tification subjective, qu'il soit primaire ou secondaire, à telle
taire de schèmes perceptifs et interprétatifs complexes et contex- figure parentale incarnant un "type de sexe", que le repérage
tuellement dépendants, est redevable au moins en partie, me sémiologique de valeurs différentielles, au sens que Ferdinand de
semble-t-il, à la réflexion lacanienne sur la différence entre corps Saussure a donné à la notion de valeur29, ainsi que le position­
“perçu” (dans le miroir ou le regard de l'autre) et corps organique. nement du sujet, son être (ou plutôt paraître-être)-pour-l'autre
Dans Le Grand Théâtre du Genre, j'ai essayé de montrer, ou devant l'autre : ces "hommes" et ces "femmes", que filles et
trop rapidement sans doute, que, dans D'un discours qui ne serait garçons ont appris à incarner, sont identifiés et identifiables
pas du semblant, mais déjà, également, dans le Séminaire Les comme tels, non en vertu de leurs caractéristiques physiologiques,
Quatre Concepts Fondamentaux, Lacan tendait à s'éloigner de la mais parce qu'ils « font signe à autrui qu'ils le sont ». On appel­
problématique proprement psychanalytique de la castration, du lerait cela aujourd'hui : performer son genre.
moins au sens restreint de ce terme, lorsqu'il tentait de rendre
compte de l'adoption de rôles de genre (masculin/ féminin) par
le biais d'une espèce d'éthologie ou d'étho-zoo-anthropologie 27- Ibid., p. 32.
du rapport (sexuel) à autrui26. Il faudrait néanmoins distinguer, 28- Ibid., p. 34.
29- Remarquons le passage du singulier (« se croire homme ou femme ») au pluriel (« tenir
24- Le Séminaire, livre XVIII. D’un discours qui ne seraitpas du semblant, Paris, Éditions du Seuil,
compte de ce qu'il y ait des femmes pour le garçon, [...] des hommes pour la famille »)
2006, p. 32.
qui montre bien qu'il y va non d'une problématique de l'identité subjective, mais des
25- Ibid., p. 32. effets dans le sujet du repérage de l'existence de deux classes ou ensembles distincts
26- Cf. Le Grand Théâtre du genre, pp. 86-93. d'individus.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e LA PSYCHANALYSE COM ME “ THÉORIE DU GENRE"

G e sc h lec h t , différence sexuelle, femme mariée, ou “femme de" - donc, dirait Rubin, femme do­
DIFFÉRENCE LINGUISTIQUE mestique ou domestiquée -, et femme portant un voile ou le voile.
Je voudrais, pour terminer ce parcours, évoquer, non pas seule­ Enfin, l'allemand - et Freud ne déroge pas à l'usage à cet
ment les racines théoriques de la psychanalyse, mais aussi ses égard - recourt surtout à l'adjectif weiblich plutôt qu'au subs­
racines ou son sol linguistiques : revenir une fois encore à Freud, tantif Weib. Ainsi, pour définir l'un des sens du mot Geschlecht,
certes, mais là où la pensée de ce dernier est tributaire de sa langue qu'on a pris l'habitude de traduire, dans le champ psychanaly­
- l'allemand qu'il parle et qui “parle en lui", celui dont il fait usage tique ou philosophique français, tantôt par “sexes" (au pluriel),
et sur lequel il imprime sa marque à une époque donnée. tantôt par “sexuation", tantôt encore par “différence sexuelle"31,
On pense, on ne pense que, dans les langues et avec les le dictionnaire étymologique de l'allemand ne parle pas de la
langues. Or, que nous dit la langue de Freud à l'égard de la ques­ distinction hommes/femmes (MânnerAVeibe ou Mânner/Frauen),
tion qui nous occupe ? ni de la différence des sexes, mais de « caractéristiques mascu­
J'ai souligné à plusieurs reprises l'emploi par Freud du lines ou féminines » : « Gesammtheit der Merkmale, die ein Leben-
substantif Weiblichkeit et de l'adjectif weiblich. Ces mots lui wesen als mànnlich oder weiblich bestimmen. » En ce sens,
permettent de baliser l'ensemble des phénomènes qu'il étudie on peut dire que la Weiblichkeit n'indexe pas tant la substance
au titre de ce qu'on traduit par “féminité" en français, et tantôt d'un étant (l'étant sexué “femme", Weib) qu'une “qualité" ou un
par femininity, tantôt par womanliness en anglais. Il n'y a là rien ensemble de qualités (weiblich) marquant l'être vivant et le
que de banal, me direz-vous, dans l'usage de ce terme, dont tous déterminant comme féminin. Pour le dire autrement, la
les dictionnaires étymologiques signalent par ailleurs “l'origine Weiblichkeit ne serait pas de l'ordre du thème, mais de l'ordre du
obscure". Das Weib a bien à la fois le sens générique de woman, prédicat : c'est pourquoi, sans doute, Lacan parle en termes équi­
et celui de “femme de", membre statutaire du couple hétéro­ voques des « attributs de la féminité » dans « La Signification du
sexuel, à l'instar de son parent lexical anglais wife. Mais juste­ phallus ». Aussi Jean Laplanche et l'équipe de traducteurs qui se
ment, Weib, wife, woman (ce dernier mot étant formé, comme Weib sont attelés à la retraduction de Freud en français ont-ils eu raison
et wifeTsur le radical “wif" + “man"), ne désigne pas exactement de corriger à cet égard la traduction initiale de Die Weiblichkeit
la femelle, la femme envisagée du point de vue de sa “fonction par Anne Berman. Celle-ci avait traduit l'extrait de phrase
biologique", en tant qu'elle appartient à l'espèce humaine comme suivant : « Mànnlich oder weiblich ist die erste Unterscheidung,
espèce zoologique. Weib, c'est l'être de genre féminin dans une die sie machen, wenn Sie mit einem anderen menschlichen Wesen
grammaire des relations spécifiquement humaines. Le diction­ xusammentreffen32 » par : « En rencontrant un être humain, vous
naire étymologique de l'allemand30 rapproche d'ailleurs, de façon voyez immédiatement s'il est homme ou femme33 ». Or, si cette
suggestive, le radical de Weib du vocabulaire allemand désignant
le voile ou le vêtement, nous invitant à penser le rapport entre 31- Derrida s'inscrit dans ce sillage lorsqu'il sexualise Geschlecht (sans le traduire à propre­
ment parler) dans « Geschlecht différence sexuelle, différence ontologique ». Cf. Psyché.
Inventions de Vautre, Paris, Galilée, 1987, pp. 395-414.
30- Le Etymologisches Worter Buch des Deutschen, sous la direction de Wolfgang Pfeiffer, signale
ainsi la parenté supposée de Weib avec des verbes d'origine gothique ou lettone signi­ 32- Cf. « Die Weiblichkeit » in Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse,
fiant umwinden, bekleiden ou encore verhüüen. La Weib serait ainsi une verheiratete Frau Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 4e édition, 2005, p. 111.
(femme mariée) que distingue le port d'un Kopftuch (foulard). 33- « La féminité », op. cit., p. 149.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e La psy c h a n a ly se c o m m e " t h é o r ie du genre”

traduction convient à l'esprit de la langue française, elle trahit aux femmes en tant qu'êtres sexués dans la procréation, Freud
la portée de l'idiome allemand et de ce que celui-ci permet à en propose une lecture divisée, mais, une fois encore, non biolo-
Freud de penser : car ce n'est pas exactement d"'homme" et gisante. Selon un premier schème interprétatif, la maternité est
de "femme" qu'il s'agit ici, mais bien de "masculin” et de à la fois l'accomplissement et l'aboutissement de cette Weiblich­
"féminin”. La nouvelle traduction - « Masculin ou féminin est keit dont Freud raconte la difficile mise en place. Dans ce schéma,
la première différenciation que vous faites quand vous rencon­ la mise au monde d'un enfant et la préférence accordée au garçon
trez un autre être humain34 » - est non seulement plus littérale : témoigne de l'adoption réussie d'une position hétérosexuelle
elle est plus juste. Entre les deux traductions, la différence n'est néo-œdipienne, et satisfait l'envie du pénis qui caractérise la fémi­
pas seulement stylistique, elle est théorique. C'est celle qui sépare nité au plan psychanalytique. La maternité est donc conçue ici
ce qu'on croit désigner par l'emploi synecdotique du mot "sexe" comme la traduction d'un choix psychologique inconscient
(telles “parties" du corps pour le tout), ou par l'emploi substan- plutôt que comme l'accomplissement d'un destin physiologique.
tialiste des catégories d '“hommes" et de "femmes”, de ce qu'on Mais Freud désigne aussi dans la maternité ce qui échappe ou
cherche à penser avec le mot "genre". résiste aux conditions et aux formes d'établissement ordinaires
Le substantif Weib n'est plus guère employé en allemand de la Weiblichkeit. En tant que productrice de vivant et pour­
contemporain, la langue actuelle lui préférant le mot Frau voyeuse de soins, la mère est décrite par lui comme active,
pour désigner une femme ou les femmes. Par contre, l'usage de aussi bien socialement que libidinalement. Elle n'est ni inhibée
l'adjectif weiblich, lui, a perduré. L'allemand d'aujourd'hui nous ni châtrée. En d'autres termes, elle n'est pas “féminine”. Bref,
invite ainsi à penser la Weiblichkeit sans la ou les Weibe. Bien sûr cette mère-là, que Freud qualifie aussi de phallique, ne relève
la Weiblichkeit peut encore servir à qualifier les femmes ou des pas de la Weiblichkeit, au sens que Freud donne à cette notion.
femmes, ou plutôt des Frauen, mais elle ne s'y rapporte pas Distinguer ainsi la maternité de la féminité, c'est une autre façon
forcément, et pas uniquement. La coïncidence entre “femme" de suggérer que la Weiblichkeit, en tant que modalité de la Ges­
(FraUjfemale) et "féminité” ne va désormais plus de soi. N'est-ce chlechtigkeit, n'est pas la traduction d'une disposition biologique.
pas ce que l'essai de Freud, Die Weiblichkeit, s'efforçât déjà de La Weiblichkeit dépend d'autre chose que du rôle spécifique des
donner à penser ? femmes dans la procréation. Elle serait donc, une fois encore, à
Mais si la Weiblichkeit est une modalité de la Geschlechtigkeit, penser comme appartenance de genre, plutôt que comme appar­
que recouvre la notion de Geschlecht pour Freud? tenance de sexe, si le “sexe” renvoie à la fonction biologique.
Au début de sa conférence, Freud invite ses auditeurs pré­ Pourtant, lorsque Freud décrit le processus proprement physio-
sumés à ne pas penser la Weiblichkeit à partir des caractéristiques logique de la procréation, il mobilise bien à plusieurs reprises la
anatomiques et des processus physiologiques qui caractérisent notion de Geschlecht dans des formules composées telles que
l'un ou l'autre sexe. Quant à la fonction maternelle, ordinaire­ Geschlechtsprodukt, Geschkchtsfunktionen, ou encore mànlichen
ment considérée comme le prolongement de la part qui revient Geschlechtsapparat, qui ne laissent aucun doute sur leur sens35.
Indéniablement, à travers tous ces emplois du terme, il s'agit de
34- Cf. Laplanche, op. cit., p. 162 et Nouvelle suite des leçons d'introduction à lapsychanalyse, Œuvres
Complètes de Freud, trad. collective sous la direction de J. Laplanche, vol. XIX, Paris, PUF,
coll. Quadrige, p. 196. 35- Ibid., p. 111.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e L a p s y c h a n a l y s e c o m m e “ t h é o r ie n u genre”

désigner ce qu'en français on traduit par le mot sexe et ses Alors, Freud, un théoricien, voire le premier théoricien du
dérivés ou produits “organiques. genre ? Je répondrai oui et non.
Comment comprendre ces oscillations sémantiques qui en­ Dans les mondes anglophone et francophone, on a ten
gagent la pensée de la Geschlechtigkeit dans des directions appa­ dance à séparer nettement deux traditions épistémologiques, qui
remment contradictoires? C'est que le mot Geschlecht en allemand engendrent à leur tour des divergences politiques : une tradition
a plusieurs sens, conjoints en un seul vocable. D abord, Geschlecht de pensée qui prend pour objet ou point de départ la différence
ne sert pas seulement à indexer la dualité sexuelle (MânnlichJ sexuelle, et qu'on associe principalement à la perspective psy­
Weiblich) mais signifie aussi, comme on le sait, la famille, la race, chanalytique ; et une tradition de pensée qui s'intéresse non à la
la génération, l'espèce, bref, comme le note le dictionnaire éty­ différence sexuelle, mais au genre, dans la lignée de la sociologie
mologique de l'allemand, tout ce qui dans les langues latines britannique et de la psychosociologie comportementaliste ou
relève du genus, littéralement du genre, là où ce catégorème interactionniste américaine, voire dans celle de l'anthropologie
désigne des ensembles conçus comme "génétiquement'' liés36. structurale, même si cette dernière n'emploie pas littéralement
La dualité masculin/féminin, qui est le premier sens du mot le vocable de “genre". Or, je viens de le rappeler, on ne saurait
Geschlecht cité dans le dictionnaire, relève à la fois de cette concep­ réduire Geschlecht au sens de “sexe" ni le Unterschied der
tion du genre comme genus, de ce que nous pensons à travers le Geschlechter (ou plus communément les Geschlechtsunterschiede :
lexique du "sexe" dans les langues latines - das natürliche (mànn- non pas "la différence des sexes" mais les différences de sexe)
liche oder weibliche) Geschlecht (entsprechend lat. sexus [c'est moi à la différence sexuelle. De ce point de vue, la sociologie et la
qui souligne]) -, et du genre tel qu'on essaie de le conceptualiser psychanalyse parlent en allemand une langue conceptuelle com­
dans les études de genre. Geschlecht désigne en effet aussi le genre mune, contrairement au français ou à l'anglais. Et quand Freud
linguistique, et renvoie à travers lui à un usage purement conven­ travaille comme il le fait aussi, sur ce qu'il nomme les sexuelle
tionnel ou symbolique des notions de féminin, masculin ou Differenzen au pluriel, ce n'est pas de “différence sexuelle" au sens
neutre. Le mdnnliche oder weibliche Geschlecht est donc indémêla- franco-lacanien du terme qu'il s'agit, mais bien des différences
blement sexe et genre, comme y insistait Laplanche, et pas plus de sexualité, au sens où l'entendent aujourd'hui les penseuses
l'un que l'autre, sans qu'on puisse jamais réduire l'hétérogénéité et les penseurs queer. Ce sont les premières traductions de Freud
interne de ce terme ni en confondre les sens. En allemand et en en français et en anglais, et la lecture critique de la psychanalyse
Allemagne aujourd'hui, les études de genre (Gender Studies) se - en particulier sa lecture féministe au prisme des langues ro­
disent Geschlechter Studien37. manes et de la dite “pensée française" - qui ont conduit à imputer
au texte de Freud une distinction épistémologique et théorique
entre “différence sexuelle" et “genre" au bénéfice de la première,
36- Contrairement au mot “genre", cependant, Geschlecht ne renvoie pas par son étymologie qui n'existe pas dans l'original allemand. C'est donc toute l'his­
à une famille ou une classe "naturelles”, définies par une communauté d engendrement. toire de la partition épistémologique entre ces deux paradigmes,
37- Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que les études de genre allemandes ont pour objet celui de la différence sexuelle et celui du genre, qu'il faut
les “genres” au pluriel (Geschlechterstudien veut dire littéralement “études des genres”), et
ne distinguent pas, comme on tente de le faire en anglais et en français, entre le concept
reprendre quand on s'aventure en terrain germanique.
de genre et la “réalité empirique” des genres.

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S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

Pour autant, et même si la conférence de Freud sur la


Weiblichkeit propose bien une conception de la féminité comme
“genre”, et non comme caractéristique naturelle du sexe
procréateur, la notion de Geschlecht n'a pas chez Freud la
portée et le formidable potentiel critique que lui confère une
certaine épistémologie féministe. Freud fait fond, certes, sur les
ressources sémantiques du Geschlecht, mais ce vocable demeure
somme toute chez lui un vocable infra-théorique38. Ce qu'il
III
cherche plutôt à théoriser de toutes ses forces - et l'on pourrait
alors envisager d'engager la Gayle Rubin de la seconde période39 G enre , A n g o isse ,
dans un dialogue renouvelé avec la psychanalyse -, c'est tout ce
qu'il explore au titre de la sexualité, ou plutôt de la Sexualitàt pour
le dire dans la langue d'origine de la psychanalyse. Et de même
J o u issan ce
que le "genre” ouvre des perspectives d'autant plus nouvelles qu'il
vient déranger le cours des usages linguistiques ordinaires chez
les locuteurs - qui en importent ou croient en importer le concept
de l'anglais -, de même le vocabulaire latin de la "sexualité” avec
ses dérivés ou composés (sexuel, sexual, Bisexualitàt, Homosexua-
litàt, etc.), que Freud a introduits massivement dans sa langue, lui
a-t-il permis d'explorer de nouveaux continents de pensée.
Comme s'il avait fallu le secours d'une langue étrangère, greffée
sur sa langue pour l'altérer et l'augmenter à la fois, pour que Freud
puisse penser et donner à penser ce que sa langue dite naturelle
ou maternelle, et le seul Geschlecht (pris comme sexe ou comme
genre), ne lui auraient pas autrement permis de penser.

38- Voir « Les fins d'un idiome ou “la différence sexuelle" en traduction », Le Grand Théâtre
du genre, op. cit., p. 159.
39-Je fais allusion ici au tournant épistémologique et politique pris par Gayle Rubin dans
« Thinking Sex : Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality » (1984), in The
Lesbian and Gay Studies Reader, Éd. Henry Abelove, Michèle Aïna Barale, and David M.
Halperin, New-York, Routledge, 1993, pp. 3-44.
Le supposé troisième sexe
Pierre-Gilles Guéguen

« Il s 'a g i t d 'u n e s u p p o s i t i o n , u n e s u p p o s i t i o n q u 'i l


y a it u n s u j e t m â le o u f e m e lle , c 'e s t u n e s u p p o s i t i o n
q u e l'e x p é r i e n c e r e n d é v i d e m m e n t i n t e n a b l e . . . »

L a c a n J.r « L es n o n - d u p e s e r re n t »,
le ç o n d u 15 ja n v ie r 1974.

Il semblait, jusqu'au milieu du XXe siècle, qu'à l'endroit des


lois du monde tel que nous le vivons, deux signifiants seulement
permettaient de rendre compte de la sexuation du genre humain.
Homme ou femme, telle était la paire opposée qui assignait
les humains en raison de l'anatomie à leur place au sein des
dispositifs légaux régissant les États. La psychanalyse a beaucoup
fait avec Freud pour mettre en relief, dès la fin du XIXe siècle,
que l'identité psychique était souvent détachée de l'anatomie.
Un siècle de pruderie victorienne, n'avait pas totalement laissé
retomber Le rideau levé, ouvrage où Mirabeau, le révolutionnaire
français modéré, avait pris plaisir à décrire des scènes plus lestes
que bien des pornos modernes échevelés. Toutefois, le libertinage
façon XVIIIe, qui exaltait les mélanges des corps, devait trouver
du fait de la pruderie de l'Empire de Sa majesté britannique, un
corset de fer. À force d'éducation morale à visée policière, et avec
le soutien de la chrétienté, il fallait rendre légitime, voire légal,
le dressage des corps pour la seule fin de reproduction. Freud
s'est employé, grâce aux hystériques à qui il a fait confiance, à

133
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e Le s u p p o s é t r o is iè m e s e x e

desserrer cet étau impossible à supporter et qui produisait des corps. Ils ont pu modifier les Lois à mesure que l'idée d'une loi
symptômes et des souffrances à propos desquels la médecine (entendue ici au sens de loi naturelle ou scientifique) de la sexua­
positiviste devait avouer son impuissance. Ainsi trois dispositifs lité “normale" s'effaçait (la loi du père). La promotion de diffé­
discursifs se mirent à concourir pour régir l'anatomie, la reproduc­ rentes formes de désirs répondant à différentes normes s'est
tion et la jouissance des corps : le dispositif légal, le dispositif imposée, remettant en cause les "évidences" qui avaient assuré
des normes et celui des pratiques de jouissance. et soutenu un ordre de pouvoir lié, comme Foucault l'a si bien
Il serait faux de dire que l'un seul de ces dispositifs régit la fait entendre, au développement de la société industrielle.
sexualité humaine qui est d'abord une sexualité des paroles. Jamais Ce que les théories du genre ont su montrer - c'est par là
non plus l'interdit légal n'a pu venir à bout des excès imputés qu'elles tiennent plus à l'anthropologie, à la sociologie (construc­
par l'un des trois à l'un des deux autres ou aux deux. Entre le tivisme social) ou à la philosophie qu'à la psychanalyse -, c'est
milieu du XXe siècle et aujourd'hui, l'évolution semble ultra- que différentes normes se sont établies les unes à côté des
rapide et cependant tellement lente si l'on songe seulement que, autres sous la bannière de divers communautarismes. Parmi ces
par exemple aux USA, pays qu'on suppose souvent libre de mœurs, bannières (regroupements identitaires) le transgenre est à divers
des pratiques telles que l'IVG, l'homosexualité ou la contra­ titres intéressant par ce qu'il implique non seulement un mal­
ception font encore débat... alors que, de son côté, la science être de l'identité sexuelle et de son assignation par l'anatomie,
offre toujours plus de possibilités pour traiter la question de la mais encore, à divers degrés, une intervention de la science sur
reproduction de l'espèce. le corps pour tenter de réparer la supposée "erreur de la nature".
Foucault a montré mieux que quiconque que le pouvoir d'État,
lié au pouvoir économique qui permet de passer de la production
artisanale à la production industrielle, s'employait à surveiller Variété des genres
et punir, et à rendre les corps morcelables et morcelés sous la Le mouvement "transgenre'', qu'on appelait il y a peu trans­
contrainte de ce qu'il nomme d'un terme trop générique : “Le sexuel, se divise aujourd'hui au moins en deux groupes au sein
pouvoir". Mais il a sans doute sous-estimé le fait que le maître de la "communauté" de ceux qui s'y rallient (post-op et pré-op),
moderne n'est plus tant interdicteur que prescripteur, et pousse à mais réunit des personnes qui, ayant ou non subi une modifica­
une jouissance qui s'accorde très bien avec l'emprise sur les corps. tion chirurgicale des organes sexuels, partagent la "certitude" d'être
C'est pourquoi Lacan a jugé bon de mentionner la variante du dans un corps du sexe opposé à celui qu'ils ou elles éprouvent
discours du maître que constitue le discours capitaliste. psychiquement. Les études gay et queer ont tenté d'en donner
Il y a certes la loi de la vie en société, mais le désir, comme le des raisons sociologiques ou éducatives, le plus souvent "liber­
réel, est sans loi. D 'où l'importance, à notre époque, de la remise taires" et dénonciatrices d'une oppression (réelle1) de la part des
en cause des modes de jouissance. Ainsi sont apparus dans les “majorités sexuelles2".
régimes démocratiques les mouvements dont les théories du
1 - B r u g èr e F., L eb la n c G.Judith Butler, trouble dans le sujet, trouble dans les normes, PUF, Paris,
genre tentent de rendre compte et qui ont remis en question, plus 2009.
loin que Freud, les interdictions légales portant sur l'usage des 2- Lire, à titre d'illustration, l'article du 7 mars 2015 : « For some in Transgender Community,
It's Never Too Late to Make a Change » Qacob Bernstein), New York Times, consultable
en ligne à l'adresse : www.nytimes.com.
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Derrida et Foucault ont souvent été les philosophes français On saisira alors que le point de vue de Lacan sur la question
auxquels les penseurs du “genre" se sont référés. Lacan beau­ de la sexuation a été précurseur.
coup moins. Judith Butler s'y est essayée mais, malgré son talent, Nous nous contenterons d'évoquer ici pour mémoire la
ne l'a abordé qu’en philosophe. Disons que les gender studies doctrine liée à la période où Lacan s'appuie sur la fonction du
ont tenté de répondre aux embarras du sexe sans vouloir savoir Nom-du-Père qui est de symboliser le “désir de la mère” et, par
- selon la formule que Lacan utilisait dans Télévision - quel sort là, d'introduire la castration. C'est une traduction du mythe
réservait l'inconscient à chacun des protestataires. Sans vouloir d'Œdipe freudien que Lacan donne à partir de ce que lui ont
se référer à l'expérience du réel dans l'analyse et par l'analyse. apporté Lévi-Strauss et Jackobson. Cette période de son ensei­
La quatrième de couverture d'un récent ouvrage, Judith Butler, gnement a eu un très grand succès car elle semblait faire coïn­
trouble dans le sujet, trouble dans les normes, résume fort bien l'état cider les lois des principales démocraties avec une loi symbolique
de la question selon la plus aiguë des auteures du genre : « La universelle correspondant à ce qui, des normes et des pratiques
contestation de l'ordre stabilisé des genres participe d'une analyse sexuelles, pouvait paraître “acceptable”.
renouvelée de l'emprise des relations de pouvoir sur les vies et Or dès 1958, Lacan annonçait en détail ce qu'il avait depuis
des formes d'aliénation mentale qui lui sont liées. Il en résulte longtemps prophétisé (1938), en disant que le mythe de l'Œdipe
un trouble dans le sujet, marqué à la fois par l'imminence de la ne tiendrait pas longtemps la scène. En effet, précédant ce que
rage contestataire et l'exposition à la mélancolie. » les mouvements LGBT devaient faire surgir quelque dix ans
Mélancolie ou rage contestataire : n'y aurait-il pas d'alterna­ plus tard sous la forme identitaire, il renonçait à penser le désir
tive ? Lacan sur ce point comme sur bien d'autres pourrait fournir comme débouchant sur le rien, comme une métonymie infinie
un point d'appui plus solide mais il faudrait alors se référer au du manque-à-être, et mettait en avant dès cette époque ce que
Lacan généralement méconnu, le Lacan de l'au-delà du structu­ Jacques-Alain Miller synthétise sous la forme suivante : « La
ralisme que les penseurs du genre n'ont guère exploré. perversion n'est pas un accident qui surviendrait au désir, tout
désir est pervers dans la mesure ou la jouissance n'est jamais à
la place que voudrait le soi-disant ordre symbolique3. »
Le point de vue analytique Lacan le premier, en s'intéressant au rapport de la jouissance
La trajectoire de Lacan a été marquée de différentes étapes sexuelle au corps par la médiation de l'Autre du langage, a su
et de dialogues avec les grands penseurs de son temps, tout en montrer qu'il n'y avait pas de bonne identification sexuée ni, pour
étant principalement inspirée de ce que la clinique et sa propre personne, de chance de rencontrer le partenaire idéal, celui qui
expérience de l'analyse lui avaient apporté et lui apportaient sans ferait exister la complémentarité entre les sexes. Dans cette pers­
cesse. Pour comprendre l'intérêt porté par Lacan à la variété pective, déployée tout au long de son enseignement, il ne cesse
des choix de positions et de pratiques sexuelles, il faut se de s'opposer à des visions idéalistes de la psychanalyse qui croient
reporter à un Lacan d'après 1958 (Séminaire intitulé Le désir et à un rapport objectif à la réalité. Ceci vaut pour les partisans de
son interprétation).
3- M iller J.-A., Exposé en clôture du Congrès de la NLS, « Le sujet psychotique à l'époque
geek », Athènes, le 19 mai 2013.

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la psychanalyse éducatrice du moi qui prétend renforcer la norme d'un tout autre espace et d'une tout autre logique. La limite se
œdipienne du père en formant de “vrais hommes" ou de “vraies déplace avec la norme elle-même5. »
femmes" capables de soutenir un rapport sans ombre à ce qui serait
une réalité objective et extérieure. Cela vaut aussi pour les tenants
d'une psychanalyse fondée sur une construction de la réalité par Le désir de N o rrie
maturation des pulsions, qui permettrait un rapport amoureux Le cas de Norrie May-Welby (un nom difficile à porter mais
entre un homme et une femme fait de réciprocité et d'oblativité qui n'est pas le sien : elle l'a choisi par une procédure légale6) a
mutuelle. fait récemment rebondir les questions de genre dans leur rapport
En effet, pour Lacan, ce qui assure pour chacun son rapport non pas à la norme mais à la loi.
à ce que l'on nomme la réalité, c'est un symptôme, c'est-à-dire Norrie est un personnage peu ordinaire qui a subi une inter­
un fantasme fondamental qui permet au sujet de trouver dans vention chirurgicale pour rejoindre le genre féminin en 1989, à
un autre corps oü dans le sien propre - un moyen de jouissance l'âge de 27 ans (elle en a aujourd'hui 52). Comme le dit le journal
qui permette de maintenir un lien social, mais qui bute sur Libération du 2 avril 2014, ceci n'a pas « mis un terme à l'ambi­
la résorption d'une jouissance qui est toujours en excès par guïté qu'elle éprouve sur son identité sexuelle ». Elle a donc
rapport au corps. voulu être reconnue de genre neutre par les autorités les plus
Il faut en particulier chercher dans les derniers séminaires de hautes de son pays, un pays de droit de Common Law, qui a
Lacan pour saisir en quoi la psychanalyse telle qu'il l'a réélaborée finalement statué que la Haute Cour reconnaît qu'une personne
à partir de Freud peut rendre compte de cas aussi complexes que peut être ni de sexe masculin ni de sexe féminin, et autorise
celui de Joyce ou celui de Norrie, cet être qui se veut exception­ donc l'enregistrement d'un sujet comme étant d'un genre ''non
nelle et qui l'est, et a réussi récemment à se rendre célèbre dans spécifique En ceci elle est la première (sinon la seule au monde).
le monde entier en refusant de se loger sous les signifiants anato­ Notons que ce fait pose un léger problème de "raccord" légis­
miques homme ou femme. Elle répercute ainsi à sa façon le dit latif puisque le mariage dans ce pays, l'Australie, n'est autorisé
connu de Lacan : « La femme n'existe pas. » En ce sens elle critique qu'entre un homme et une femme.
radicalement le lien social comme réciprocité imaginaire aussi Ce type de législation tend à s'étendre dans des pays de plus
bien que comme solidarité symbolique4. Elle montre comment en plus nombreux depuis le coup d'éclat de Norrie. Ainsi, par
notre société est passée d'une société de surveillance à une société exemple en Allemagne, au Népal ou en Inde, et sous la pression
où la Loi et les normes s'interpénétrent dans une configuration de lobbies différents. En Allemagne par exemple, comme en Suisse,
inédite jusqu'à présent. « L'espace topologique de la société des c'est la question des intersexués - qui ne sont ni transgenres
normes est un espace sans intérieur ou extérieur marqué. C'est ni queer mais qui sont biologiquement et anatomiquement
là où elle s'oppose aux sociétés disciplinaires. Celle-ci définissent
un espace clairement limité : ou bien on est à l'intérieur de la loi 5- Ibid.
ou bien on est à l'extérieur, hors la loi. Être "hors norme” relève 6- May well be : littéralement pourrait bien être se rapprocher du terme anglais “want to be”
que Lacan approuve comme une expression plus exacte que le “manque à être" français.
Il s'agit en tout cas d'une question d'être et non pas d'existence car le corps de Norrie,
4- L a u r e n t É ., « Ni Ganymède, ni mode in gay », La causefreudienne, N° 55, p. 52. même modifié, existe bien, mais sa jouissance lui pose le problème de l'être.

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problématiques - qui a poussé à une législation favorable à apparitions sur Youtube montrent le goût qui est le sien pour
l'inscription à l'État civil d'une troisième mention, autre que les changements d'apparence.
masculin ou féminin. En Inde ou au Pakistan, ce sont des tra­ Elle nous indique par là que le regard de l'autre est pour elle
ditions culturelles qui donnent une place à des personnes qui pour le moins critique : l'autre ne la voit que comme ayant échoué
ne répondent pas clairement à la dichotomie homme/femme. à former une image narcissique satisfaisante7. Mais par le truche­
Pour le cas de la Suisse, c'est donc la question de la décision ment de sa notoriété, elle apprivoise le regard par ses apparitions
médicale d'intervention - qui avait souvent lieu sans le consen­ télévisuelles. Par ailleurs, la solution qu'elle a choisie - de faire en
tement ni l'avis de la personne ni de ses parents - qui a poussé quelque sorte graver son “in between” dans le marbre de la loi -
à reconnaître la possibilité différée d'un choix ni homme ni lui permet de repousser à l'extrême limite voire à l'infini, d'avoir
femme. à se déclarer homme ou femme. C'est-à-dire d'avoir quoi que ce
Revenons maintenant à Norrie. Pour paraphraser Lacan, soit à voir avec la signification phallique qui, dans l'inconscient,
je dirais que Norrie « a un corps et n'en a qu'un ». Elle a voulu pousse au choix forcé. Ce qui ne s'inscrit pas dans son corps à
égaler Tiresias et du moins, par certains arrangements spéculaires savoir Être femme, elle tente d'en faire une lettre par l'inscrip­
et bio-technologiques, se ranger du côté féminin. tion au registre de la Loi.
Elle rend compte, poussé à l'extrême, du fait que le parlêtre
ne trouve pas de bonne identification sexuée, c'est-à-dire pas d'as­
In B etw een surance sur son être dans l'Autre. Elle trouve donc une solution
Cependant, Norrie nous apprend qu'elle n'est toujours pas qui la rend acceptable à ses propres yeux, en inventant de se faire
plus à l'aise car ni la chirurgie, ni les modifications apportées à inscrire au grand livre de la loi comme "ni homme ni femme".
son anatomie, ni la tranformation de son métabolisme hormonal Néammoins il lui faut pour cela utiliser la paire signifiante
ne l'ont pacifié(e ?). Elle a déclaré que son cas nécessitait de commune homme/femme et l'opposition qu'elle contient afin
voir inscrite la mention non-specified sur ses papiers car, aux yeux d'en nier la validité. Ceci rappelle le geste de Joyce inventant une
d'un autre, elle pense que son corps présente des caractéristiques littérature nouvelle irlandaise en s'appliquant à détruire la langue
des deux sexes (pomme d'Adam mais voix féminine, etc.). Elle anglaise et, par là, se créant un Nom propre.
a ainsi réussi à faire créer plus qu'une norme, une loi, elle a donc Norrie s'invente une solution. Elle se fait aussi un nom, porte-
su s'entourer d'avocats et s'intéresser aux subtilités du droit parole activiste d'un "mouvement” soutenu par des "lawyers" et
australien. Elle le dit sur Youtube, précisant que pour l'éventuel bien d'autres militants ne pouvant supporter d'être rangés sous
douanier ou policier qui verrait sa carte d'identité, elle ne le poids d'un signifiant qu'ils refusent d'appliquer à leur corps, à
correspondrait visuellement ni à un homme ni à une femme. "ce sac vide"8. Nous pouvons dire que le langage qui repose sur
Et que bien qu'elle penche plutôt vers l'identité de genre féminin, le choix forcé, en tant qu'il ferait trace d'un organe signalé d'un
elle préfère rester “in between”. Remarquons ici l'importance moins - Lacan aurait dit de la signification phallique dans sa
pour elle du fait d'être vue et donc de la pulsion scopique bien
7- Voir M il l e r J.-A., « Du symptôme au fantasme et retour », 27 avril 1983.
au-delà du simple narcissisme de la forme, divers aspects de ses
8- Cf. la « Note de fil en aiguille » de J.-A. M iller , dans Le Séminaire livre XXlll Joyce le sinthome,
p. 214.

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période classique -, est insupportable pour Norrie. Cet organe Admirons le tour de force.
hors corps n'est pas supportable parce qu'il porte avec lui la Ce personnage pittoresque fait ressortir par contraste le point
castration. D 'où l'étonnante solution : nier qu'il y ait un signi­ faible des théories du genre qu'elle utilise à sa manière en les
fiant de la différence des sexes qui s'applique à son corps. Il faut déconstruisant et les malaxant. Elle s'évite, ainsi, aussi bien la
tout un appareillage symbolique pour que son corps, imaginé mélancolie que la rage contestataire que Judith Butler évoquait
hors sexe, puisse supporter un nouage qui fasse sinthome. La dans son ouvrage Trouble dans le genre.
solution que Norrie fabrique est une tentative de faire tenir Elle s'appuie sur le discours queer essentiellement et semble,
comme sinthome - au sens que Lacan lui donne dans son Sémi­ dans Tinterview que j'ai pu regarder sur Youtube, faire de son
naire sur Joyce - un refus de la loi de l'anatomie9. Quelque chose destin un voyage entre les différentes subcultures du monde LGBT.
de hors sens, à savoir le ni-ni, sans loi, sans ordre : un désir sans «J'ai d'abord été plus à l'aise comme gay, dit-elle, puis dragqueen
loi soutenu par un fantasme de faire exister La Femme, et qui puis davantage féminine, puis, au contact des transsexuels HF,
s'appuie sur les opérations réelles qui démentent l'assignation j'ai voulu me faire opérer et je reste encore féminine..., mais pas
anatomique en s'appuyant sur le savoir-faire de la science. C'est entièrement. » Elle explique son parcours comme s'il s'agissait
une solution on ne peut plus singulière pour nouer à sa façon d'une dérive métonymique dans le registre de la nomination d'un
le symbolique, l'imaginaire et le réel. Mais aussi, remarquons-le symptôme plutôt que d'un choix de jouissance.
bien, pour mettre enjeu la topologie de la norme et de la loi d'une La solution qu'elle a finalement choisie, celle qui consiste à
façon qui lui permette de se soutenir dans le lien social. Elle ne pas choisir et à inventer un cerveau intersexué, convient sans
devient l'exception y compris parmi les queer, le groupe de ceux doute très bien à son cas d'autant plus qu'elle a, pour reprendre
qui refusent l'assignation par l'identification sexuée. les termes employés par Lacan dans le Séminaire sur Joyce, élevé
Il est bien difficile de prédire quelle sera la force de ce nouage, cette solution à la hauteur d'une sublimation, lui permettant de
ou s'il sera aussi solide que celui de Joyce. Dans ce cas on pour­ soutenir une cause dans les médias tout à coup convoqués pour
rait dire avec le Lacan du Séminaire XXIII que l'Inconscient de illustrer cette "première", avec le bénéfice additionnel d'ouvrir une
Norrie est réel, ou encore, avec des formulations plus anciennes voie dans les droits de "la personne".
de Lacan, qu'il est à ciel ouvert, qu'il loge là la vérité de sa Il est certain que l'idée qu'un troisième "non-sexe" puisse se
certitude. En plaçant officiellement le corps qu'elle a à l'abri de faire inscrire sur des papiers d'identité va choquer bien des âmes
la différence des sexes. Elle situe l'origine de son ambiguïté attardées à l'idée que la nature, comme le droit divin, prescrit le
sexuelle dans le cerveau et, ainsi, peut fort bien se dire "inter­ modèle hétéro. Mais aussi un bon nombre de gays ou de trans
sexuée" (entretien sur Youtube), alors qu'elle est née mâle, mais qui voudraient des modèles de mode de jouir à usage universel
selon elle avec un cerveau intersexué ! Elle se sert des théories (même si c'est au sein d'une subculture) et qui diront, comme
de l'identité du gender et d'une référence métonymique aux neuro­ du mariage entre personnes du même sexe, que cela touche à la
sciences et à la biologie pour fabriquer un objet hors symbolique racine révolutionnaire des "trangressions sexuelles". Il y eut un
et cependant fait de paroles arrachées à différents discours. temps où le Chevalier d'Eon semblait se déplacer dans le monde
sans soulever autant de problèmes...
9- L acan J., Le Séminaire livre XXIII, Joyce le sinthome, Le Seuil, Paris, 2005, p. 139.

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Genre et jouissance
Éric Laurent

Il faut d'abord examiner une question préliminaire. Il y a le


genre, mais y a-t-il une théorie du genre ? Notre collègue de
Paris VTII, Anne Emmanuelle Berger, et Judith Butler ont soutenu
que non à l'occasion des débats autour du mariage pour tous, et
ensuite des accusations dont elles ont été l'objet par la Manif pour
tous et de la nébuleuse idéologique qui tourne autour de ça. Cette
nébuleuse a attaqué l'idée de la “théorie du genre'' qui allait être
enseignée dans les écoles et ainsi détourner les enfants à jamais
du droit chemin. Contre ces allégations, les deux auteures se sont
défendues en notant qu'il n'y a pas de théorie du genre au singu­
lier, qu'il s'agit d'une invention de ceux qui se dressent contre
les programmes scolaires destinés à lutter contre les préjugés
sexistes et homophobes que regroupe l'ABCD de l'égalité, ce
programme d'enseignement plein de bonnes intentions, très
Education nationale, qui soulève des tollés à la surprise générale
de ses promoteurs qui ne veulent que le bien.
Il y a d'autre part celles qui soutiennent qu'il y a bien une
théorie du genre et qu'elle repose sur un postulat simple à
énoncer : « Les identités sexuelles doivent tout à la société, rien
à la nature1. » Le pluriel des théories du genre constitue néan­
moins un champ commun. Un auteur souligne bien que Judith

1- Roger-Pol Droit commentant l'ouvrage de Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde


rêvé des anges (Grasset, 2014), chronique « Figures libres », Le Monde du 14/11/2014.

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Butler parvient à présenter le genre comme « un acte performatif, soumettre à un substitut paternel, ne veut pas être son obligé,
comme une série de gestes, d'attitudes, de postures, de normes, ne veut donc pas davantage accepter du médecin la guérison.
des sortes de parodies sans cesse répétées pour acquérir leur légi­ Un transfert analogue ne peut s'instaurer à partir du souhait de
timité mais aussi sans cesse en mesure d'être subverties2 ». C'est pénis chez la femme, donc de cette source proviennent des accès
ce que refusent les adversaires comme Sylviane Agacinski. La de dépression grave, dues à la certitude intérieure que la cure
subversion permanente, elle la refuse au nom d'un Universel. analytique ne lui servira de rien et qu'aucune aide ne peut être
Dans son livre, Femmes entre sexe et genre, elle note que « si le sexe apportée à la malade3. » Ce point d'impuissance paraît d'autant
ne détermine pas la sexualité, la sexualité n'abolit pas le sexe », plus irrémédiable à Freud qu'il le fonde sur une cause qui, elle,
et elle défend une sorte d'universel non naturel. échappe à l'expérience psychanalytique. C'est-à-dire l'anatomie
Y a-t-il un universel ? La psychanalyse l'accepte-t-elle ? biologique de la sexuation. Freud conclut sa longue prosodie sur
C'est le point de vue de Freud qui nous a laissé, à la fin de son les impasses de l'analyse : « Il ne peut pas en être autrement car
œuvre, la description très précise de ce qui constitue la difficulté pour le psychique, le biologique joue véritablement le rôle du roc
cruciale de l'expérience psychanalytique, et comme la raison d'origine sous-jacent4. »
fondamentale à ce qui fait obstacle à la rencontre d'un homme Lacan a doublement déplacé le problème. D'abord, en
et d'une femme. Il s'agit de l'angoisse de castration, qui se décline construisant la difficulté à l'intérieur de la logique de l'expérience
différemment côté homme et côté femme. Côté femme, devant psychanalytique, ensuite en considérant que cette impasse peut
l'insupportable de la castration, il subsistera une envie de pénis, se surmonter car elle passe au-delà de la différence anatomique
irréductible, et côté homme il restera toujours la crainte d'être de la sexuation. Il ne s'agit pas, dans ce qui sépare une femme et
châtré, qui provoque en retour une protestation virile. On bute un homme, d'une différence anatomique, mais d'une séparation
sur le chiasme entre ces deux revendications qui empêchent les de modes de jouissance. La dissymétrie des sexes à l'égard de la
sexes de se rencontrer. C'est, nous dit Freud, un point d'arrivée fonction phallique ne renvoie pas au biologique. C'est de la non-
et un point d'origine. Dans Analyse finie et analyse infinie, Freud rencontre de ces deux jouissances dont se plaignent hommes et
écrit : « À aucun moment du travail analytique on ne souffre femmes. Cette dissymétrie surmonte la différence anatomique
davantage du sentiment oppressant de répéter des efforts sans au point qu'elle s'impose à elle. Une certitude sur le mode de
succès et de l'insidieuse impression que l'on prêche aux poissons, jouissance peut amener un sujet à vouloir rectifier son anatomie.
que lorsqu'on veut amener les femmes à abandonner leur envie Et depuis l'époque de Freud, les sujets transsexuels ont suffisam­
de pénis comme impossible à mettre en œuvre et lorsqu'on ment pris la parole dans notre civilisation pour que la logique
voudrait convaincre les hommes qu'une position passive envers de la jouissance ne puisse plus être ignorée de tous. La donnée
l'homme n'a pas toujours la signification d'une castration et qu'elle de l'expérience psychanalytique est qu'il y a des jouissances au
est indispensable dans de nombreuses relations de l'existence. pluriel. L'une des conséquences qu'a tirées Lacan de cette im­
De la surcompensation arrogante de l'homme découle l'une possibilité logique de faire un, est qu'il ne peut y avoir d'unicité
des plus fortes résistances de transfert, l'homme ne veut pas se
3 - Freud S., L'analyse finie et l'analyse infinie, OCF, vol. XX, PUF, p. 54.
2- Fabrice Bourlez sur Slate.fr : « Judith Butler, la judaïté sans le sionisme », 3/2/14. 4- Ibid., p. 55.

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de la formule de ce qui peut conjoindre les sexes. Il en a donné sance qui ne se localise pas dans un organe. Lacan dit que cette
la formule lapidaire : « Il n'y a pas de rapport sexuel. » Il y a donc jouissance s'éprouve, sans pour autant faire organe. Dans le
deux jouissances qui ne font pas rapport et qui se séparent de rapport avec son, ou sa, partenaire, une femme reste seule à
l'anatomie de la sexuation. C'est pour cela que Freud bute au réprouver. C'est une certitude qui ne peut se partager, c'est un
niveau du désir. En ne reconnaissant qu'une seule libido, la libido événement de corps qui déborde ce corps. C'est pourquoi la
orientée par le phallus, il comprend donc très bien la jouissance subversion lacanienne s'énonce autrement que celle du "genre
de l'homme, que le phallus jouit sans l'homme, mais il se Lacan ne part pas de l'ouverture d'un champ d'un droit à la
demande : que veut la femme ? On dit souvent et on répète cette jouissance, il part de ceci que la psychanalyse a affaire à la
phrase que Freud aurait dite dans les années 1930 : « Was will jouissance dans une dimension d'impératif. Ça s'éprouve et ça
das Weib ? » C'est un dit de Freud qu'a retransmis Ernest Jones, s'exige. Le Surmoi est l'impératif de la jouissance. Par ailleurs,
dans le tome II de la biographie : « On a le droit d'affirmer que cette jouissance n'a pas de rapport direct avec les signes du sexué.
Freud trouvait la psychologie des femmes plus énigmatique que Les caractères sexuels qui apparaissent sur le corps et que les
celle des hommes. Voici ce qu'il dit un jour à Marie Bonaparte : manœuvres trans peuvent interroger, restent secondaires. Donc
“La grande question restée sans réponse et à laquelle moi-même ce n'est pas de ces traces que dépend la jouissance du corps en
je n'ai jamais pu répondre malgré mes trente années d'étude de tant qu'il symbolise l'Autre. Le Un dont il s'agit dans la jouis­
l'âme féminine, est la suivante : Que veut la femme ?5 " » Ce n'est sance n'est pas non plus celui de l'amour, du faire Un. Mais du
vraiment pas par hasard, à mon avis, que Freud l'ait dit, et pas Un de l'itération, selon le terme qu'a mis en valeur Jacques-Alain
écrit, et qu'il l'ait dit à Marie Bonaparte, qui était en effet spécia­ Miller dans son dernier cours.
lement égarée. Freud n'a quand même pas réussi à la dissuader L'événement de corps qui déborde le corps est la rencontre
de se faire opérer deux fois pour rapprocher le clitoris de l'entrée d'une pure immanence sans aucune transcendance. Nous pou­
vaginale. Elle avait cette idée qu'il lui fallait augmenter la stimu­ vons ainsi interroger ce que Judith Butler oppose à la perspec­
lation mécanique du clitoris. D 'un côté elle ne cessait de pour­ tive qu'elle appelle "transcendantale" de la différence des sexes
suivre Aristide Briand, et de l'autre elle ne cessait de rendre préalable à une incarnation dans les corps sexués. Elle souligne
visite à Freud pour lui démontrer que sa frigidité n'était pas une que les corps sexués n'arrivent jamais à rejoindre parfaitement
question de psychanalyse mais relevait de la chirurgie. Dans l'idéal de la différence par leur pratique sexuelle. L'opposition
ces conditions, on conçoit que Freud lui ait dit qu'il ne la com­ entre la différence signifiante et la pratique des corps sexués, est
prenait pas. Pour Lacan, qui part des jouissances au pluriel, la ainsi présentée : « N'est-il pas juste d'affirmer que la structure
question est plus claire. Une femme veut jouir du corps de son formelle de la différence sexuelle est première et avant tout sans
partenaire en récupérant l'organe phallique comme signifiant contenu, puisqu'elle vient à être emplie pas des contenus, par
qu'elle prélève sur lui. Mais l'organe phallique, loin de faire un acte à la fois postérieur et antérieur. Si nous acceptions cette
copule, fait obstacle, il localise. Alors qu'une femme, quand elle position, nous pourrions soutenir que la différence sexuelle a un
rencontre l'orgasme féminin, si elle le ressent, éprouve une jouis­ statut transcendantal, y compris lorsqu'émergent des corps
sexués qui ne cadrent pas parfaitement avec le dysmorphisme
5 - J o n e s E ., La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, to m e II, PUF, 1 9 6 1 , p. 4 4 5

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idéal du genre. Peu importerait que la différence sexuelle vienne avant les pratiques de la jouissance comme telle. C'est ce que
à s'exemplifier dans des corps biologiques vivants, car l'ineffabi- Jacques-Alain Miller disait dans son cours de 2005 : « Il y a là
lité et la non-symbolisation de la plus sacrée des différences comme une ivresse de la mise question même du concept d'iden­
dépendraient de ce que nulle exemplification ne fut certaine . » tité, et cette substitution, cette métaphore où l'identification vient
Ce qui est assez subtil pour répondre à la question que Lacan prendre le dessus par rapport à l'identité8. » Cette identification
avait lancée au passage : « Et s'il naissait hermaphrodite ? » consiste à remplacer ce qui pouvait être fixe, en processus. C'est
Elle fait remarquer que la différence n'est jamais parfaite et elle assez cohérent avec l'abord féminin de la jouissance tel que Lacan
choisit de rejeter toute forme d'identité au profit d'une gender le situe, puisque Lacan considère que la jouissance féminine est
performativity. Il n'y aurait que des performances sexuelles, fruits un processus qui déconstruit les identités au point que la femme
d'arrangements subjectifs singuliers. Moyennant quoi, elle n'existe pas, et que c'est une par une que s'aborde la question
conclut qu'il faut abandonner une politique du féminisme de la particularité de sa jouissance. Mais cette jouissance, est-ce
centrée sur l'identité femme comme telle : « Il n'est plus certain une certitude ou une fiction ? S'éprouve-t-elle dans le silence
que la théorie féministe doive chercher à régler la question de ou fait-elle entièrement partie des modes du dire et donc arti­
l'identité primaire pour atteindre ses buts politiques. Nous culée au semblant ? Avant d'isoler la formule de la sexuation de
devrions au lieu de cela nous demander quelles possibilités poli­ la jouissance féminine, Lacan notait, dans ses « propos directifs
tiques sont ouvertes par la critique radicale des catégories pour un congrès sur la sexualité féminine », que ce qui était
d'identité7. » l'universel des femmes, ou le quasi-universel, c'est la frigidité. Il
C'est partir du Trouble dans le genre qu'elle proposait de ajoutait : « La frigidité, pour étendu qu'en soit l'empire, et presque
célébrer la fin de l'utopie hétérosexuelle. Les incroyants dans la générique si l'on tient compte de sa forme transitoire, suppose
religion de la raison distributive des sexes ne veulent pas se définir toute la structure inconsciente qui détermine la névrose, même
d'un trait d'identité. La nomination ne pourrait venir que du sujet si elle apparaît hors de la trame des symptômes9. » Et en effet,
agissant comme tel, en proposant une politique qui s éloigne de c'est un grand problème pour la biologie. Les biologistes s'inter­
l'identité pour mettre en question tous les idéaux identitaires, rogent eux aussi sur la place de l'orgasme féminin car, dans les
fussent-ils féministes, elle met en question le fait d'un nom, ou études sortant sur des questionnaires de type Kinsey qualifiant
le nom de femme, puisse décrire adéquatement tout l'éventail de le rapport à l'orgasme des femmes, il ressort que seulement un
l'expérience des femmes, qui toujours déborde la nomination. peu moins de la moitié déclarent en avoir éprouvé, peut-être,
Elle propose de construire une multiplicité d univers fantasma­ quelques fois, dans leur existence. L'autre moitié, jamais. Donc
tiques où il s'agirait de déconstruire les identités, pour mettre en l'idée de considérer que c'est une jouissance féminine comme
telle se pose beaucoup. Il y a un grand débat, chez les biologistes,
6- Butler J., Bodies that matter : on the discursive limits of« sex » (Routledge : 1993), Ces corps qui chez les darwiniens, entre celles et ceux pour qui l'évolution
comptent ; de la matérialité et des limites discursives du «sexe», traduit par Charlotte Nordmann, doit montrer l'utilité de tout, et celles et ceux pour qui il y a,
Paris, Éditions Amsterdam, 2009. Voir aussi Voruz V., « La diferencia sexual cuestionada »,
Scilicet de los objetos a en la experiencia psicoanalitica, Grama ediciones, 2007.
7- B u t l e r J., Trouble dans legenre, Pour un pninisme de la subversion, préface d’Éric Fassin, traduc­ 8- Cours 2004-2005, « Pièces détachées », séance du 1erjuin 2005, inédit.
tion de Cynthia Kraus, La Découverte, Paris, 2005. 9- Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, p. 731.

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dans l'évolution, des choses qui ne servent à rien. C'était l'un ouverture sur l'autre. Il nous en avait donné, dans le Séminaire
des grands intérêts de l'œuvre de Stephen Jay Gould, qui L'Angoisse, une vignette sur le genre de phénomène qui se
s'intéressait spécialement à toutes les traces de l'évolution qui rencontre dans l'expérience psychanalytique : « Une patiente
ne servent à rien. Il avait rencontré une biologiste et philosophe quelque peu délaissée par son mari, en tout cas suffisamment
des sciences, Elizabeth Lloyd, dans un entretien accordé au pour qu'elle remarque la chose, non sans quelque soulagement
cours de l'année 1987. Cet entretien a été suivi d'un livre de d'ailleurs11 », en fait part à Lacan, en ponctuant ce constat d'un
cette dernière, vingt ans plus tard, La Logique de l'orgasme « peu importe qu'il me désire pourvu qu'il n'en désire pas
féminin™, dans lequel elle poursuivait l'œuvre de Gould sur la d'autre12 ». Autrement dit, elle tient au désir de son mari, mais
question à proprement parler de la fonction darwinienne de l'or­ elle ne tient pas tellement à ce qu'il se manifeste. Il suffit que
gasme. Elle considérait qu'on ne pouvait pas confirmer l'utilité ça reste idéalisé, c'est l'amour. Le désir de l'autre l'intéresse à ce
de l'orgasme pour la fertilité et la fécondité des femmes. Spécia­ titre, mais pas seulement. Comme tel il l'intéresse. C'est ainsi
lement en raison de la rareté du phénomène. Alors que d'autres qu'elle décrit à Lacan un symptôme inexplicable : elle ressent
biologistes considèrent qu'il suffit d'une fois pour que le goût un gonflement vaginal au passage d'un objet quelconque mais
en soit conservé et pour donner un avantage différentiel aux mobile. Une voiture par exemple, surgissant dans son champ
dames qui ont alors davantage envie d'avoir d'autres rapports visuel. Et elle enchaîne en disant que chacun de ses mouvements
sexuels, ce qui permet de procréer et de diffuser les gènes. Lloyd est consacré à Lacan. N'importe quel objet l'oblige à évoquer
considère que, du point de vue évolutionniste, il faut admettre Lacan comme témoin, et plus précisément à évoquer son
que c'est justforfun, ça ne sert à rien, c'est juste pour s'amuser. regard. Que serait le regard de Lacan sur elle, dans sa relation à
Judith Butler s'est, elle aussi, beaucoup intéressée au statut cet objet. Voilà qui l'aide, dit-elle, à « faire prendre à chaque chose
de l'orgasme et au semblant d'orgasme. Dans un film étrange, un sens dans son existence13 ». Pour souligner, si besoin était,
Fake Orgasm, en 2010, elle intervient avec Thomas Laqueur, qu'il s'agit ici de l'amour de transfert appuyé sur l'objet regard,
historien post-foucaldien de la sexualité. Ils ponctuent ensemble elle raconte alors un grand amour de jeunesse, un amour roma­
un concours d'orgasmes simulés devant un micro. Le film nesque, cultivé, par correspondance, où elle a créé lettre après
consiste en cela, des gens se relaient au micro et se livrent à de lettre le personnage fictif, l'objet idéal, qu'elle voulait être aux
faux orgasmes, dans le style de When Harry meets Sally. Butler yeux du partenaire absent. C'est tout à fait à l'opposé, croit-elle,
souligne que l'orgasme féminin peut avoir des particularités de ce qu'elle fait avec Lacan, lui dédicaçant le moindre geste, le
très spéciales par rapport aux hommes, en particulier dans sa moindre acte, mais sous le prétexte d'être « toujours vraie14 » avec
fonction de répétition, d'écho, de prolongement à travers le corps, lui. Et au-delà de cette vérité, note Lacan, ce qu'elle voudrait c'est
et même en l'absence de rapports sexuels. Le docteur Lacan avait que son regard vienne à se substituer à celui de la patiente, qu'il
souligné lui aussi cette fonction de réverbération, mais il souli­ lui apporte le secours de lui-même, au point qu'elle se sente
gnait, lui, l'autre fonction de l'orgasme féminin. Non seulement
11- L acan J., Le Séminaire, Livre X, L'Angoisse, Seuil, 2004, p. 219.
il réverbère dans le corps, il résonne dans le corps, mais il est
12- Idem.
10- L lo y dE., The Case ofthe Female Orgasm : Bios in the Science of Evolution, Harvard University 13- Ibid., p. 220.
Press, 2005. 14- Idem.

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« télécommandée15 ». Autrement dit, qu’elle soit 1 objet de son que notre corps et pas la sexualité. Ce que l'analyse découvre est
analyste. Ce n'est donc pas moins le désir de Lacan qu'elle tout autre chose, ce n'est pas sa guenille, c'est l'être même de
cherche à capturer, c'est lui qu'elle veut tenter. Et l'objet avec l'homme qui vient à prendre rang parmi les déchets où ses
lequel elle voudrait, elle, le petit poisson, crocher le pêcheur à la premiers ébats ont trouvé leur cortège, pour autant que la loi de
ligne Lacan, c'est le regard auquel elle s'offre comme objet, dans la symbolisation où doit s'engager son désir le prend dans son
son rapport à n'importe quelle chose, qui rentre dans son monde. filet par sa position d'objet partiel, où il s'offre dès son arrivée
Le ressort de ce phénomène transférentiel accompagné du au monde16. » C'est ce qui fait ce départ, cette immixtion
phénomène de corps, conclut Lacan, c est qu elle tente de se d'emblée de l'objet a dans les questions du sexe, qui fait qu'il y
faire l'objet agalmatique, l'objet perdu, le phallus qui manque à a objection au rapport sexuel, à ce qu'il puisse s'établir. Bien sûr,
l'autre, car à elle, alors, il ne manque rien. C'est ainsi qu'elle se les êtres sexués qui font l'amour, quoique le sexe ne s'inscrive
tente en tentant l'autre. Donc il peut y avoir semblant pour que du non-rapport, constatent qu'il n’y en a pas de trace autre
l'expérience psychanalytique, mais il y a un point de réel qui dans le langage, que celui d'une chicane infinie.
s'éprouve en dehors du rapport sexuel, dans ce rapport à l'autre. La politique du multiple, que proposent les théories du genre,
Les deux approches distinctes entre 1tfake orgasm et le real orgasm consiste à proposer une politique sans universel, ou relevant d'un
entraînent différentes politiques du multiple. universel faible, qui s’efface toujours volontiers devant la diffé­
Lacan est en rupture avec ce que Butler appelle l'école rence. C'est une sorte de multiculturalisme contre les politiques
française dans laquelle elle conjoint un certain nombre d'auteurs des identités fortes, si chères au récit politique français. C'est sans
comme Françoise Héritier, Sylviane Agacinski, Lévi-Strauss, etc., doute pour cela que dans la réflexion des théories du genre en
c'est-à-dire des partisans d'un ordre structural qui inclut le post­ France, quelqu'un comme Éric Fassin met l'accent sur l'intérêt
structuralisme de Sylviane Agacinski, qui part d un fondement d'utiliser la politique des différences, de la différence, ou de la
culturel et symbolique du sexué dans la différence sexuelle. Lacan performativité, pour miner le privilège indu des universels forts
est en rupture avec cette tradition, parce que pour lui et pour dans la pensée politique française. Dans La démocratie sexuelle
la psychanalyse, le sexe d'emblée est pris, non pas dans une et l'intellectuel démocratique, L'inversion de la question homosexuelle,
idéalité de la différence sexuelle, mais dans la façon dont le sexe il écrit que « si l'État écarte l'état civil, pour exiger, non plus
est asexué, c'est-à-dire a rapport avec l'objet a, et que faire l'amour seulement la différence de sexe, mais aussi la différence de genre,
ne consiste pas à se rejoindre comme homme et comme femme, c'est bien qu'il ne s'agit pas seulement de la loi, mais des normes
ça consiste à, autour du chiasme de la rencontre avec l'objet a, - de l'ordre des sexes en même temps que des sexualités. L'État
prélever sur le corps. Il le disait dès D ’une question préliminaire n'intervient plus seulement comme garant de la loi, mais aussi
à tout traitement possible de la psychose, de la façon suivante : de la Loi. Il s'agit bien de l'ordre symbolique, c'est-à-dire des
« Partir de la sublimité du sexe et de la différence n'est que retour normes qui régissent l'ordre sexuel17 ». D'où la question qu'il
masqué à la sublimation qui trouve abri dans 1’inter urinas etfaeces pose : « Doit-on considérer que les questions sexuelles, qu'il
nascimur, y impliquant que cette origine sordide ne concernerait 16- L a c a n ]., Écrits, op. cit., p. 582.
extrait de l'introduction « La démocratie sexuelle et l'intellectuel démocra­
1 7 - Fa s s in É .,
15- Ibid., p. 221. tique », Amsterdam, Paris, 2004, disponible sur le site des éditions Amsterdam, p. 2.

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s'agisse de genre ou de sexualité, de mariage ou de famille, qu'elle soutient, c'est que pour rendre compatible la famille avec
de filiation ou de reproduction, échappent à la délibération toutes les formes familiales multiples qui se prennent et qui s'in-
démocratique ? Peut-on soutenir l'idée que tout est politique, ventent, il vaut mieux prendre le point de réel, l'enfant, qui crée
sauf l'ordre sexuel, qui transcenderàit la politique18 ? » Pourtant, la famille. Quel que soit le mode de lien amoureux des parents,
la politique du multiple que propose Lacan n'est pas simple­ de leur conjugo, seul comptera son point de réel à lui.
ment celle d'interroger la délibération démocratique sur les lois Autre point de différence avec ceux qui s'inspirent des
veillant sur la soi-disant immuabilité des conventions sur le sexe. théories du genre pour proposer quelques conséquences à la
Lacan proposait à la psychanalyse de se dégager de l'idéologie psychanalyse. Contrairement à d'autres militants de la revendica­
œdipienne, comme ce qu'il appelait une des formes du familia­ tion et des communautés de jouissance, Judith Butler soutient
lisme délirant, et pour interroger la fonction de la famille dans la possibilité d'une psychanalyse compatible avec ces théories.
ce qu'elle a de variable. « Observons la place que tient l'idéologie Un peu comme Derrida appelait de ses vœux une psychanalyse
œdipienne pour dispenser en quelque sorte la sociologie depuis compatible avec la différence. Elle envisage une psychanalyse qui
un siècle de prendre parti, comme elle dut le faire avant, sur la viserait un idéal pré-œdipien, pervers polymorphe, dans les
valeur de la famille, de la famille existante, de la famille petite- termes de Freud. À centrer la question sexuelle comme un idéal
bourgeoise dans la civilisation - soit dans la société véhiculée par identifîcatoire négatif, Judith Butler, elle, cherche quelque chose
la science. Bénéficions-nous ou pas de ce que là nous couvrons d'avant l'identification œdipienne. Nous ne la suivrons pas dans
à notre insu19 ? » Il se posait la question à l'insu d'un certain cette autre utopie. Certains peuvent rêver à un monde pré­
nombre des lacaniens qui, au contraire, étaient persuadés que œdipien mais, en fait, nous vivons tous dans un monde post­
Lacan était partisan d'invariants anthropologiques gravés dans œdipien dans lequel cœxiste l'amour névrotique pour le père, la
le marbre. La politique qu'il propose, c'est effectivement de consi­ perversion paternelle et le rejet plus ou moins généralisé des pères
dérer la convention sur les familles et la distribution des rôles qui, comme Lacan le dit, l'exception pouvant traîner partout, c'est
sexués et d'y opposer la considération du réel de l'objet a. Il serait bien pour cela qu'il y a autant de forclusion. Ce monde peut être
sans doute intéressé par les nouvelles fictions qu'a proposées la défini par son incroyance dans et envers le père, mais s'il est sans
sociologie dans les débats actuels. À cet égard, on ne peut plus garantie, il a des impossibles. L'impossible au centre du discours
dire, comme au temps de Lacan, que la sociologie ne prend de la jouissance c'est qu'il n'y a pas de jouissance ultime qui
pas parti. Spécialement Irène Théry20, qui attire régulièrement puisse nous soulager définitivement de notre angoisse. Elle laisse
notre attention sur la nécessité de prendre parti, et confronte le intact le point de réel, l'impossible comme tel que cette quête
pouvoir politique à son recul devant les nouvelles fictions trouve une reconnaissance, une inscription dans le discours. Le
parentales qu'elle propose. Lacan aurait été plus intéressé par ce sujet sera soumis à ce trou dans l'univers du sens sexuel dans
lequel il veut vivre, et qui ne laissera pas de l'angoisser.
18-Ibid.,p. 3. Jessica Benjamin propose une politique où « l'adulte doit
19- L acan Autres Écrits, Seuil, p. 256. ressaisir le préœdipien, se réaccoutumer à nouveau à lui21 ». Il y
20- Filiation, origines, parentalité - Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité géné-
rationnelle http://www.justice.gouv.fr/include_htm/etat_des_savoirs/eds_thery-rapport~ 21- Cité in Butler J., « Universalidades en competencia », in Butler J., L aclau E., Z izek S.,
filiation-origines-parentalite-2014.pdf Cmtingenda, hegemonia, universalidad, Fondo de Cultura Economica de Argentina, 2000.

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a donc dans cette idée du préœdipien, surtout, le retour sur acceptait cette perspective notant que « c'est universitaire parce
un mot de la tradition psychanalytique, "polymorphisme", pour que tous les noms, tout le savoir, sont mis en position de semblant
désigner un univers du multiple qui serait sans limite sinon celle et au nom de ce savoir, il s'agit de maîtriser la jouissance, maîtriser
de l'expérimentation comme telle. C'est ce qui situe autrement le plus de jouir, de façon à obtenir idéalement comme résultat, en
pour nous les limites du polymorphe et du semblant. Dans la effet, un sujet non identifié22 ». Ce qui est une lecture de l'écriture
différence entre identité et identification, ce qu'il y a en plus dans lacanienne du discours universitaire : S2 —*• a/8
identification, c'est l'artifice, le semblant, qui permet au fond de Lacan en faisait une des causes du malaise du discours univer­
démultiplier les pouvoirs de l'identification freudienne, qui est sitaire dans son Séminaire XVII. Dans l'après-coup des événe­
transgenre. L'identifiant, le symptôme de Dora, est prélevé sur ments de 1968, il s'agissait du malaise de ce qu'il appelait les
le père. De même, dans l'Œdipe féminin, selon Freud, la fille astudés, mais il montrait là, au-delà de ces événements, la cause
d'abord identifiée à la mère doit ensuite se tourner vers le père. fondamentale des soulèvements permanents dans l'université. Le
C'est de ce déplacement de la mère au père que Freud pensait la discours lui-même les produit comme non identifiés, ils n'en
difficulté amoureuse des femmes. Lacan part plutôt du destin peuvent plus, et alors ils se soulèvent. Depuis la fondation de
du complexe de castration chez la fille. Du fait de l'exigence l'université, celle-ci a été le lieu des révoltes étudiantes, dont on
féminine d'obtenir le phallus du père, et que ce soit impossible, peut souligner le caractère dispersé, au-delà d'une revendication
Lacan tire une conséquence strictement opposée à la difficulté précise. Ce S peut aussi bien être l'un des ressorts de l'étudiant
freudienne, puisqu’il considère au contraire que c'est ce manque qui va parcourir la planète globalisée à la recherche d'un emploi
qui fait la grande simplicité de la vie amoureuse féminine. Les à peu près en rapport avec son diplôme, s'associe à l'ivresse des
femmes sont plus décidées, savent ce qu'elles veulent, parce qu'elles universitaires de produire des sujets non identifiés, globalisés dans
ont l'idée de ce qui leur manque. Mais dans cette généralisation l'université mondiale. Celle-ci peut aussi produire la série des
du semblant, dans cette substitution généralisée, l'identité réponses à la Crise qui se sont formulées dans des mouvements
sexuelle est touchée des deux côtés. Si pour Lacan, il y avait « La spontanés, sans mot d'ordre unificateurs, en Europe latine sous
femme n'existe pas », en effet quelle que soit la libido phallique, le signifiant d'"indignés” et aux USA et dans les pays anglophones
pour Butler l'homme n'existe pas non plus, il n'a pas de consis­ comme "Occupy...”. Sans doute s'agit-il d'occuper un lieu plus
tance spéciale. Il n'est qu'une liste de pratiques comme telles, un indéfini encore, celui d'une énonciation dans laquelle le sujet
homme ne peut pas valoir pour tous. Cette utopie du semblant peut se ressaisir dans une disparition. Il s'agit d'un cri du sujet.
généralisé est une des causes de l'enthousiasme, de la petite Ce cri même est une énonciation pure, un lieu où ces sujets se
hypomanie des tenants de cette perspective. C'est sans doute saisissent dans leur perte.
parce qu'ils sont universitaires. Il y a dans la mise en question La politique de la désidentification a des limites que nous
aussi radicale de l'identité, quelque chose qui touche à ce que pouvons interroger non pas à partir de soi-disants "invariants
Lacan appelle le caractère « insensé » du discours universitaire. anthropologiques", mais à partir du fait que cette jouissance
En effet, le discours universitaire met en position d'agent le savoir délocalisée a besoin d'un espace pour s'inscrire, qui est le corps.
coupé du sens. Jacques-Alain Miller, lorsque nous en parlions, 22- M iller ,J.-A., Cours, « L'orientation lacanienne, pièces détachées », cours du 1erjuin 2005,
inédit.

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Et le corps, lui, a une consistance, il n'est pas saisissable d'une La deuxième identification, Freud dit qu'elle se fait « sur un
inconsistance première. La limite du corps comme consistance, seul trait de ce père » et Lacan fait de ça l'intuition freudienne
c'est celle que donne le dernier enseignement de Lacan. Le fondamentale de la réduction de l'identification au trait, auquel
sujet du signifiant est inscriptible comme 8, donc foncièrement il donne la valeur fondamentale du trait d'écriture. Vient enfin
délocalisable, inconsistant, mais par contre le corps, lui, est la dernière identification, celle qui était, avant Lacan, délaissée
consistance du parlêtre. Ce qui fait tenir ensemble le parlêtre, ce par la psychanalyse, la moins commentée, celle qui posait le
n'est plus le symbolique et le discours, même le discours moins de problèmes, permettant surtout de rendre compte des
universitaire. Ce qui donne sa place au sujet, face au discours phénomènes de foules. Lacan, au contraire, détache cette
universel, ce qui lui donne consistance, c'est la consistance du troisième identification et rapproche le caractère “indifférent" de
corps. Non pas le corps hédoniste, lié au principe de plaisir, mais l'objet d'une autre indifférence, exponentielle, qui surgit dans
le corps articulé à une jouissance. Lacan parle dans le Séminaire l'expérience analytique, une fois que se sont évanouies les parti
XXIII du rapport que 1e parlêtre entretient avec son corps comme cularités de l'objet fantasmatique, pour atteindre la singularité
premier. L'imaginaire y est impliqué, de façon primaire et non du programme de jouissance. L'analysant sait alors que la partie
pas secondaire comme dans le stade du miroir. C'est un chemin qu'il joue avec ses partenaires se tient au-delà des caractéristiques
inverse que parcourt la doctrine de l'identification freudienne, de ceux ou celles-ci. La jouissance auto-érotique renvoie au
qui part de l'amour. « Si je me suis aperçu avoir oublié mon hasard les contingences de la rencontre. Dans ce moment de
séminaire sur 1Tdentifizierung [de Freud], je me souviens très bien levée du voile, on peut parler du deuil des particularités de l'objet.
qu'il y a pour Freud trois modes d'identification, à savoir une L'objet se réduit à la répétition du même trait. C'est à partir
identification à laquelle il réserve [...] la qualification d'amour, de cette troisième identification, ainsi reformulée, que Lacan
c'est l'identification au père. » Lacan s'arrête d'emblée sur ce reprend la seconde puis la première des identifications freu­
point, il prend ses distances au nom du savoir : « Une identifi­ diennes. Il ne part plus du père et de l'amour mais d'un rapport
cation à laquelle il [Freud] réserve, on ne sait pas très bien pour­ premier, d'une identification première à “son” symptôme.
quoi, la qualification d'amour, c'est l'identification au père ; une Lacan subvertit la perspective freudienne en parlant non
identification faite de participation, qu'il épingle de l'identifica­ pas de l'identification au symptôme de l'Autre ou de l'autre
tion hystérique ; et puis celle qu'il fabrique d'un trait, que j'ai mais de l'identification « à son symptôme ». Arrêtons-nous sur
autrefois traduit comme trait unaire. » L'identification participa­ le possessif accolé à “symptôme”. Ce n'est sûrement pas un
tive implique un partenaire, c'est du deux. L'hystérique prélève possessif moïque, il suppose là aussi une certaine “indifférence”.
un symptôme sur l'autre duquel elle est amoureuse. Nous avons On ne peut s'identifier à son symptôme qu'à poser comme
vu l'exemple que Freud donne, dans le chapitre VII de Massen- premier le corps que l'on a. C'est parce qu'il y a “son" corps,
psychologie, celui de Dora qui est aphone, participant ainsi à ce qu'il y a "son" symptôme. Lacan fait valoir la nouveauté de sa
qu'elle pense être la jouissance du père dévouée au cunnilingus perspective, « s'identifier à son symptôme », à partir de l'expé­
de Mme K. Le père est objet d'amour, et cet amour permet une rience de la psychanalyse comme telle et de l'horizon de la fin
participation à la jouissance. de l'analyse et de la Passe.

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Il pose la question : « À quoi s'identifie-t-on à la fin de B io g raph ies des au teu rs


l'analyse ? S'identifie-t-on à son inconscient ? C'est ce que je
ne crois pas. » Il indique plutôt que la fin de 1 analyse produit
une impossibilité de s'identifier à son inconscient. L inconscient F a b ia n F a jn w a k s est psychanalyste et Maître de conférences au dépar­

reste Autre. Il le dit de la façon suivante : « Je ne vois pas qu'on tement de psychanalyse de l'Université de Paris VIIL II est membre
puisse donner un sens à l'inconscient. » Ce qui fait équivaloir de l'École de la Cause Freudienne (ECF) et de l'Association Mondiale
« s'identifier » et « donner un sens ». L Inconscient reste formé de Psychanalyse (AMP). Derniers ouvrages parus : Clartés de tout -
de chaînes de signifiant hors-sens, non reliées à un signifié. de Lacan à Marx, d'Aristote à Mao, avec Jean-Claude Milner et Juan
Pablo Luchelli, Vërdier, Paris, 2011 ; Elles ont choisi - Les homosexua­
L'inconscient, fait d'équivoques, ne peut être assigné au sens, il
litésféminines, ouvrage collectif sous la direction de Stella Harrison,
y résiste. C'est un hors-sens particulier. Le hors-sens selon Lacan Éditions Michèle, 2013.
est logique et lié au traumatisme de la jouissance, puisque c est
« la jouissance du corps qui soutient le sinthome23 ». C l o t i l d e L e g u i l est psychanalyste à Paris, membre de l'École de la
La question de l'identification se déplace vers celle de Cause Freudienne, Maître de conférences au département de psy­
« connaître son symptôme ». Connaître son symptôme en dehors chanalyse de l'Université de Paris VIII Saint-Denis, agrégée de philo­
de lui donner un sens passe par la nouvelle définition du parte­ sophie et ancienne élève de l'ENS. Elle est l'auteur d'un essai sur la
naire sexuel. Au lieu de partir d'un primordial et mythique amour féminité au cinéma, LesAmoureuses, voyage au bout de laféminité, Seuil,
du père comme partenaire premier, Lacan part de 1expérience 2009, de Sartre avec Lacan, corrélation antinomique, liaison dangereuse,
dans la psychanalyse du partenaire sexuel : « J'ai avancé que le Navarin/Le Champ freudien, 2012, et d'un essai sur la série télévisée
symptôme peut être le partenaire sexuel. [...] le symptôme pris américaine « En analyse », paru sous le titre In treatment, bst in therapy,
dans ce sens, c'est ce [...] qu'on connaît le mieux. Ça ne va pas PUF, 2013. Enfin, sur la question du genre, elle vient de faire paraître
très loin, cette connaissance, qui est à prendre au sens où 1 on a L'être et le genre, homme/femme après Lacan, PUF, 2015.
avancé qu'il suffirait qu'un homme couche avec une femme pour
qu'il la connaisse. » Dès lors, que veut dire connaître ? Anne Emmanuelle Berger a été professeure à l'Université de
Comell (USA). Elle est aujourd'hui professeure de littérature française
C'est la question qui s'ouvre au-delà de la description des
et d'études de genre à l'Université de Paris VIII "Vincennes à Saint-
pratiques explicites de jouissance à quoi pourraient se réduire
Denis”. Responsable du groupement d'intérêt scientifique Institut du
les politiques de la désidentification. Le sujet ne peut pas plus Genre CNRS/ Universités, elle dirige aussi l'UMR LEGS (Laboratoire
s'identifier à son Inconscient qu'à sa jouissance. Elle restera d'études de genre et de sexualité) depuis 2015. Initialement spécia­
Autre, et c'est cette dimension que rappelle le discours psycha­ liste de poésie du XIXesiècle, elle consacre désormais la majeure partie
nalytique dans son rapport aux questions ouvertes par les de ses travaux à la pensée féministe et à l'épistémologie du genre, de
théories du genrë. la sexualité et des différences sexuelles. Son dernier livre, Le Grand
Théâtre du Genre. Identités, sexualités etféminisme en “Amérique", a paru
aux Éditions Belin en 2013 et à Fordham University Press (USA) en
2014 sous le titre The Queer Tum in Feminism. Identifies, Sexualities and
23- M iller J.-A., L'inconscient et le corps parlant. The Theater of Gender.

163
S u b v e r s io n l a c a n ie n n e d e s t h é o r ie s d u g e n r e

F a b r ic e B o u r l e z est docteur en philosophie de l'Université de Lille III


et de l'Università degli Studi di Pisa (Italie). Psychologue clinicien,
T able des m atières
il pratique la psychanalyse en cabinet et en institution (Hôpital de la
MGEN, Rouen). Il enseigne la philosophie à l'École Supérieure d’Art
Avant-propos I
et de Design de Reims et est chargé de cours à l'I.E.P. Sciences Po
(Campus de Reims). Auteur de nombreux articles en France et à Sur le genre, le sexe et la psychanalyse
l'étranger, il a dirigé avec Lorenzo Vînciguerra, Pourparlers. Deleuze entre C l o t i l d e L e g u il 7

art etphilosophie, Reims, Épure, 2012. Il a été responsable du pôle genre Avant-propos II
et féminisme pour le site www.nonfiction.fr. Pour un aggiomamento des malentendus
F a b ia n F a jn w a k s 13
Pierre-Gilles G u é g u e n , ancien Maître de conférences au départe­
ment de psychanalyse de l'Université de Paris VIII. Il est membre de
l'École de la Cause Freudienne, dont il a été le directeur, ainsi que de
- PSYCHANALYSE au -delà du genre
la New Lacanian School (NLS), dont il a été le Président. Il est égale­ Lacan et les théories queer : malentendus et méconnaissances
ment membre de l'Association Mondiale de Psychanalyse. Il exerce F a b ia n F a jn w a k s 19
la psychanalyse à Paris et à Rennes. Il est l’auteur de très nombreux Sur le genre des femmes selon Lacan - La sexualité féminine
articles parus dans des revues de psychanalyse, tout particulièrement par-delà les normes
La Cause du désir et Quarto, ainsi que dans des revues étrangères C l o t i l d e L e g u il 47
(Argentine, Italie, Espagne, États Unis, Grande Bretagne...). Il a parti­
cipé à plusieurs ouvrages collectifs.
I - LES théories du genre, to u t c o n tre
est psychanalyste, psychologue et docteur de troisième
É r ic L a u r e n t
la psychanalyse
cycle en psychanalyse. Psychanalyse avec Jacques Lacan. Membre de II épistémologie du placard comme orientation pour un gay ça-voir
l'École de la Cause Freudienne, ancien président de l'Association F a b ric e B o u r l e z 39
Mondiale de Psychanalyse, il enseigne dans le cadre de la section La psychanalyse comme "théorie du genre"
clinique du département de psychanalyse de l'Université de Paris VIII. A n n e E m m a n u e lle B e r g e r 107
Il a publié depuis 1974 plus de 300 références en français. Ses articles
et chapitres de livres sont traduits en une dizaine de langues (dont espa­ 11- G enre , a n g o isse , jo u issa n c e
gnol, brésilien, italien, anglais, allemand, hébreu...). Auteur de La bataille
de l'autisme - De la clinique à la politique, Navarin/Le Champ freudien, Le supposé troisième sexe
2012 ; Lost in cognition, Cécile Défaut, 2008, également traduits à P ie rre -G ille s G u é g u e n 133
l'étranger. Genre et jouissance
É ric L a u r e n t 145

Biographies des auteurs \ 63


Imprimé en France par CPI
en juin 2015

Dépôt légal : juin 2015


N° d’impression : 129206

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