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Alice Munro, née en 1931 au Canada, s’est lancée dans

l’écriture en 1968, après un bref passage à l’université. Son


premier recueil de nouvelles, La Danse des ombres heureuses, a
remporté le Governor’s General Literary Award, le plus presti-
gieux prix littéraire canadien. Elle a depuis publié une dizaine
de livres, notamment Les Lunes de Jupiter, Du côté de Castle
Rock, Fugitives… L’une de ses nouvelles, « Loin d’elle », a été
adaptée au cinéma par Sarah Polley en 2007. Unanimement
admirée par ses pairs (notamment Joyce Carol Oates, Cynthia
Ozick et Richard Ford), lauréate du Man Booker International
Prize 2009, Alice Munro est l’un des plus grands écrivains
contemporains. Elle a reçu le prix Nobel de littérature 2013.
Alice Munro
PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE

UN PEU,
B E A U C O U P,
PASSIONNEMENT,
À LA FOLIE,
PAS DU TOUT
N OUV E LLE S
Traduit de l’anglais (Canada)
par Agnès Desarthe

Éditions de l’Olivier
TEXTE INTÉGRAL

TITRE ORIGINAL
Hateship, Friendship, Courtship, Loveship, Marriage

© Alice Munro, 2001


© McClelland, 2001

 978-2-7578-8623-6

© Éditions de l’Olivier, pour l’édition en langue française,


pour tout pays à l’exception du Canada, 2019

© Éditions du Boréal pour l’édition en langue française au Canada, 2019

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Sarah Skinner, avec toute ma gratitude
Un peu, beaucoup, passionnément,
à la folie, pas du tout

Il y a des années de cela, à l’époque où les trains


assuraient encore la desserte locale, une femme au front
haut constellé de taches de son et surmonté de bouclettes
tirant sur le roux entra dans la gare pour demander des
renseignements concernant l’expédition de meubles.
Le guichetier avait pour habitude de badiner avec les
dames, en particulier les moins jolies, qui semblaient
apprécier d’autant plus.
« Des meubles ? dit-il, comme si jamais personne
n’avait eu pareille idée. Alors. Voyons. De quel genre
de meubles s’agit-il ? »
Une table et six chaises. Une chambre à coucher
complète ; un canapé, une table basse, des guéridons,
une lampe sur pied. Et aussi un vaisselier et un buffet.
« Ouh là ! Mais c’est une maison tout entière.
– Ça ne devrait pas coûter tant que ça, dit-elle. Il n’y
a pas d’ustensiles de cuisine et tout juste le mobilier
nécessaire pour une chambre. »
Ses dents étaient massées vers l’avant de sa bouche,
comme prêtes pour l’affrontement.
« C’est un camion qu’il vous faut, fit l’homme.
– Non. Je veux que ça parte en train. J’envoie tout
ça vers l’ouest, en Saskatchewan. »
9
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

Elle s’adressait à lui d’une voix forte, comme s’il


avait été sourd ou idiot, et il y avait quelque chose qui
clochait dans sa façon de prononcer certains mots. Un
accent. Il songea aux Néerlandais – les Néerlandais
commençaient à s’installer dans le coin –, mais elle
ne possédait pas la corpulence des Néerlandaises, ni
leur joli teint rose, pas plus que leur chevelure blonde.
Elle avait peut-être moins de quarante ans, mais quelle
importance ? Tout sauf une reine de beauté.
Il reprit les choses de manière froidement profes-
sionnelle :
« D’abord, vous aurez besoin d’un camion pour
apporter tout votre bazar ici depuis l’endroit où il
se trouve. Et il vaudrait mieux qu’on s’assure que la
ville où ça doit arriver en Saskatchewan est desservie.
Autrement, il faudra que vous vous arrangiez pour que
le chargement soit récupéré, mettons, à Regina.
– L’endroit s’appelle Gdynia, coupa-t-elle. Le train
s’y arrête. »
Il saisit un répertoire couvert de taches de graisse
qui pendait à un clou et lui demanda comment elle
épelait ce nom. Elle prit le crayon, lui-même attaché à
une ficelle, et écrivit sur un morceau de papier qu’elle
avait tiré de son sac à main : GDYNIA.
« Qu’est-ce que c’est comme nationalité, ça ? »
Elle dit qu’elle l’ignorait.
Il s’empara du crayon pour suivre les lignes une à une.
« Y a pas mal d’endroits par là-bas où c’est rien
que des Tchèques, des Hongrois ou des Ukrainiens »,
fit-il. Il lui vint à l’esprit, en prononçant ces paroles,
qu’elle venait peut-être d’un de ces coins-là. Et alors,
ce n’était qu’un constat.
« Ah, voilà, oui, c’est bien sur la ligne.
10
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

– Oui, dit-elle. Je veux que ça parte vendredi – c’est


possible ?
– On peut mettre votre chargement dans le train,
mais je ne peux pas garantir le jour où il arrivera. Tout
dépend des priorités. Il y aura quelqu’un là-bas pour
le réceptionner ?
– Oui.
– Le train du vendredi transporte à la fois des pas-
sagers et des marchandises, il part à quatorze heures
dix-huit. Faut prévoir un camion le matin. Vous habitez
en ville ? »
Elle hocha la tête tout en inscrivant son adresse.
106 Exhibition Road.
Cela faisait peu de temps que les maisons avaient été
numérotées et il ne se représentait donc pas le bâtiment,
quoiqu’il sût où se trouvait Exhibition Road. Eût-elle
prononcé le nom McCauley à cet instant qu’il s’y serait
intéressé bien davantage ; les choses auraient alors tourné
autrement. Il y avait pas mal de nouvelles maisons
par là-bas. Elles avaient été construites après-guerre,
même si on les désignait comme les « préfabriqués de
la guerre ». Il se dit qu’il devait s’agir de l’une de ces
baraques.
« Vous paierez au moment du départ, lui dit-il.
– Je voudrais aussi un billet pour moi, dans le même
train. Vendredi après-midi.
– Même destination ?
– Oui.
– Vous pouvez aller jusqu’à Toronto avec ce train-là,
mais après, il faudra que vous preniez le transconti-
nental. Il part à dix heures et demie du soir. Vous
voulez voyager en wagon-lit ou dans un compartiment
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UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

ordinaire ? En wagon-lit, vous aurez une couchette, dans


un compartiment ordinaire une place assise. »
Elle répondit qu’elle voyagerait assise.
« Vous patienterez en gare de Sudbury pour le train
en provenance de Montréal, mais c’est pas la peine de
descendre, ils décrocheront les voitures et les raccroche-
ront à celles qui viennent de Montréal. Puis ce sera Port
Arthur et Kenora. Vous resterez dans le train jusqu’à
Regina, et là vous descendrez pour prendre l’omnibus. »
Elle acquiesça comme pour lui faire comprendre
qu’elle désirait simplement qu’il s’active et lui donne
son billet.
Sans se presser, bien au contraire, il précisa : « Mais
je ne peux pas vous promettre que vos meubles arrive-
ront en même temps que vous, ce sera plutôt un jour ou
deux après. Question de priorités. Quelqu’un viendra
vous chercher ?
– Oui.
– Parfait. Parce que ce sera pas une gare à propre-
ment parler. Les villes, là-bas, c’est pas comme ici.
Elles sont assez rudimentaires en général. »
Elle paya, tirant les billets d’un rouleau serré dans
une pochette en tissu qu’elle avait sortie de son sac.
Comme une vieille dame. Elle compta sa monnaie éga-
lement. Mais pas comme l’aurait fait une vieille dame
– elle garda un instant les pièces au creux de sa main
et les examina rapidement, mais il était clair qu’elle
distinguait le moindre penny. Puis elle tourna les talons
grossièrement, sans dire au revoir.
« À vendredi », lança-t-il.
Elle portait un long manteau d’une couleur indéfinie,
par ce tiède après-midi de septembre, ainsi qu’une paire
de lourdes chaussures à lacets avec des socquettes.
12
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

Il se versait un café avec son thermos, lorsqu’il la


vit revenir soudain. Elle flanqua un coup du plat de la
main sur le comptoir.
« Les meubles que je vous confie, dit-elle. Ils sont
en parfait état, comme neufs. Pas question qu’ils soient
éraflés, cognés ou abîmés de quelque façon que ce soit.
Je ne veux pas non plus qu’ils sentent le bétail.
– Oh, vous savez, répondit-il. Les chemins de fer
sont assez habitués à transporter des choses et ils n’uti-
lisent pas les mêmes voitures pour les meubles et pour
les cochons.
– Je tiens absolument à ce qu’ils arrivent exactement
dans le même état que celui où ils seront au moment
de quitter la ville.
– Écoutez, madame, quand vous achetez des meubles,
ils sont dans un magasin, n’est-ce pas ? Mais est-ce
que vous vous êtes déjà demandé comment ils étaient
arrivés là ? Ils n’ont pas été fabriqués sur place, je me
trompe ? Non. Ils ont été assemblés dans une usine je
ne sais où, puis acheminés jusqu’au magasin, et il y a
de grandes chances que ce soit en train. Donc, dans ce
cas, est-ce que ça ne prouve pas que les chemins de fer
savent en prendre soin ? »
Elle ne cessait de le regarder sans sourire ni recon-
naître l’irrationalité toute féminine de son inquiétude.
« J’espère bien, dit-elle. J’espère qu’ils savent ce
qu’ils font. »

L’employé de la gare aurait pu affirmer, sans une


seconde de réflexion, qu’il connaissait tout le monde
en ville. Ce qui signifiait en vérité qu’il connaissait
environ la moitié des habitants. Et la plupart de ceux
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UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

qu’il connaissait étaient des gens du cru, ceux qui


étaient vraiment « d’ici », au sens où ils n’avaient pas
débarqué hier et n’avaient pas le projet de partir. Il ne
connaissait pas la femme qui se rendait en Saskatchewan
parce qu’elle ne fréquentait pas la même église que lui,
n’enseignait pas à l’école de ses enfants, et ne travail-
lait dans aucun des magasins, restaurants ou bureaux
dans lesquels il avait l’habitude d’aller. Elle n’était pas
non plus l’épouse d’un des membres d’une association
locale, telle que les Elks, les Oldfellows, le Lions ou le
Legion Club, qu’il connaissait. Un regard sur sa main
gauche tandis qu’elle tirait l’argent de son sac lui avait
suffi – et ce n’était pas une surprise – pour savoir qu’elle
n’était pas mariée. Avec ses gros souliers, ses socquettes
à la place de bas, et pas de gants dans l’après-midi,
elle aurait pu passer pour une fermière. Mais elle était
dénuée de l’hésitation dont ces dernières faisaient géné-
ralement preuve, une espèce de gêne. Elle n’avait pas
des manières de campagnarde – en fait, elle n’avait
pas de manières du tout. Elle l’avait traité comme s’il
avait été une machine à délivrer des informations. De
plus, elle avait donné une adresse citadine – Exhibition
Road. La personne qu’elle lui évoquait le plus était une
religieuse en civil qu’il avait vue à la télévision, elle
expliquait son rôle de missionnaire quelque part dans
la jungle – probable qu’elles avaient choisi de laisser
tomber leur costume de nonne dans ces coins-là parce
que ça leur permettait de crapahuter plus facilement.
La bonne sœur avait souri deux ou trois fois au cours
de l’entretien pour montrer que sa religion était censée
rendre les gens heureux, mais sinon, la plupart du temps,
elle regardait le public comme si elle avait considéré
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UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

que l’humanité entière était sur terre pour qu’elle la


mène à la baguette.

Il y avait encore une chose que Johanna devait faire


et qu’elle n’avait cessé de repousser. Aller chez Milady,
la boutique de vêtements, pour s’acheter une tenue.
Elle n’était jamais entrée dans ce magasin – quand elle
avait besoin de quelque chose, comme de chaussettes,
par exemple, elle allait chez Callaghan, Vêtements
pour hommes, femmes et enfants. Elle en possédait
beaucoup qui lui venaient de Mme Willets, notam-
ment ce manteau-là, qui ne s’userait jamais. Quant à
Sabitha – la jeune adolescente dont elle s’occupait chez
M. McCauley –, elle héritait fréquemment des tenues
coûteuses de ses cousines.
Dans la vitrine de chez Milady, deux mannequins
arboraient des tailleurs dont la jupe était plutôt courte
et la veste carrée. L’un était d’un roux tirant sur l’or et
l’autre d’un vert profond et doux. De grandes feuilles
d’érable en papier du plus mauvais goût étaient épar-
pillées aux pieds des mannequins et collées çà et là
sur la vitrine. À une époque de l’année où le principal
souci des gens était de ratisser les feuilles mortes pour
les brûler, ils n’avaient rien trouvé de mieux comme
décoration. Une affichette, écrite en noir d’une main
gracieuse, était fixée en travers de la vitre. Elle annon-
çait : Élégance et simplicité, la mode pour cet automne.
Elle ouvrit la porte et entra.
Juste en face d’elle, un miroir en pied refléta sa sil-
houette dans le manteau d’excellente qualité mais sans
forme de Mme Willets ; il dévoilait quelques centimètres
15
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

de jambes nues, à l’aspect capitonné, au-dessus des


socquettes.
C’était fait exprès, bien entendu. Ils plaçaient le miroir
à cet endroit afin que vous preniez la juste mesure de
vos défauts dès l’entrée, et que – espéraient-ils – vous
en veniez spontanément à la conclusion suivante : il
faut impérativement que j’achète quelque chose pour
améliorer le tableau. Une ruse si évidente qu’elle aurait
aussitôt rebroussé chemin si elle n’était pas venue ici
avec une idée précise en tête, sachant exactement ce
qu’elle devait acheter.
Le long d’un mur courait un portant garni de robes
du soir, toutes parfaites pour les reines du bal, avec leur
tulle et leur taffetas, leurs couleurs de rêve. Et juste à
côté, protégées par des portes vitrées afin qu’aucun
doigt profane ne puisse les souiller, il y avait une demi-
douzaine de robes de mariée, pure écume blanche, satin
vanille ou dentelle ivoire, brodées de perles d’argent ou
de perles fines. Corsage étroit, décolleté festonné, jupe
somptueuse. Même plus jeune, elle n’avait jamais pu
envisager de telles extravagances, pas seulement par
rapport à l’argent, mais aux attentes aussi qu’elle pou-
vait décemment s’autoriser, à l’espoir absurde d’une
transformation et de la félicité qui s’ensuivrait.
Deux ou trois minutes s’écoulèrent avant que
quelqu’un se montrât. Peut-être disposaient-ils dans
l’arrière-boutique d’un genre d’œilleton qui leur avait
permis de l’espionner et de décider que, n’étant pas une
cliente digne d’eux, elle finirait par repartir.
Pas question. Elle s’avança par-delà le reflet renvoyé
par le miroir – passant du linoléum de l’entrée à un
splendide tapis rouge – et, au bout d’un long moment,
le rideau qui masquait le fond du magasin s’ouvrit pour
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UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

laisser passer Milady en personne, vêtue d’un tailleur


noir aux boutons étincelants. Hauts talons, chevilles
fines, gaine si serrée que ses bas crissaient, cheveux
d’un blond doré tirés en arrière de son visage maquillé.
« J’aimerais essayer un des tailleurs de la vitrine,
dit Johanna d’un ton qu’elle avait répété mentalement.
Le vert.
– Oh, c’est un ravissant tailleur, dit la femme. Celui
de la vitrine est un 36. Voyons voir, vous m’avez plutôt
l’air de faire du 42, je me trompe ? »
Elle frôla Johanna pour la précéder vers l’arrière du
magasin où étaient présentés les vêtements ordinaires,
tailleurs et robes de prêt-à-porter.
« Vous avez de la chance. Il nous reste un 42. »
La première chose que fit Johanna fut de regarder
le prix. Facilement le double de ce à quoi elle s’était
attendue, et il était hors de question qu’elle fasse sem-
blant de rien.
« C’est drôlement cher.
– C’est un très beau lainage. » La femme s’affaira
jusqu’à trouver l’étiquette et se mit à lire une description
de l’étoffe à laquelle Johanna prêta une oreille peu atten-
tive, absorbée qu’elle était dans l’examen de l’ourlet
qui seul témoignait de la qualité de l’ouvrage. « C’est
léger comme de la soie, mais solide comme de l’acier.
Notez qu’il est entièrement doublé, un mélange très
agréable de soie et de rayonne. Aucun risque que le tissu
se déforme au niveau de l’assise, comme c’est le cas
pour des tailleurs de moins bonne qualité. Regardez
comme les poignets, le col et les petits boutons en
velours sur la manche sont élégants.
– Je les vois parfaitement.
17
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

– C’est le genre de détails qui justifie la différence


de prix, impossible d’obtenir pareil raffinement sans
cela. J’adore la douceur du velours. Il n’y en a que
sur le modèle en vert – le tailleur abricot ne comporte
pas de velours, alors qu’ils sont exactement au même
prix. »
C’était effectivement le col et les poignets en velours
qui conféraient au tailleur, selon Johanna, un air de luxe
subtil et lui donnaient si cruellement envie de l’acheter.
Mais il était hors de question qu’elle l’avoue.
« Le mieux, ce serait que je l’essaie. »
C’était pour cela qu’elle était venue après tout. Sous-
vêtements propres et talc sous les aisselles.
La femme eut la délicatesse de la laisser seule dans
la cabine brillamment éclairée. Johanna évita son reflet
dans le miroir comme elle l’aurait fait d’un poison
mortel, jusqu’à ce qu’elle ait ajusté la jupe et boutonné
parfaitement la veste.
Au début elle concentra son regard sur le tailleur. Il
était correct. La taille était bonne – la jupe plus courte
que ce à quoi elle était habituée, mais ses habitudes ne
correspondaient pas à la mode en vigueur. Il n’y avait
aucun problème avec ce tailleur. Ce qui clochait, c’était
tout le reste. Ce qui dépassait. Son cou, son visage,
ses cheveux, ses grandes mains et ses jambes épaisses.
« Comment ça se passe ? Permettez que je jette un
œil ? »
Et même deux, songea Johanna, si vous pensez qu’on
peut changer l’eau en vin, comme vous en jugerez par
vous-même dans une seconde.
La femme l’observa depuis un certain angle, puis en
adopta un autre.
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UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

« Bien entendu, il vous faut des bas et des talons.


Comment vous sentez-vous ? Il est confortable,
n’est-ce pas ?
– Très confortable, dit Johanna. Il n’y a rien à repro-
cher au tailleur. »
L’expression se modifia sur le visage de la femme
qui se reflétait dans le miroir. Elle cessa de sourire. Elle
avait l’air déçue et lasse, mais plus gentille.
« Parfois, c’est comme ça. On ne peut pas vrai-
ment se rendre compte avant d’essayer. Parce qu’en
fait… ajouta-t-elle avec une conviction nouvelle et plus
modérée dans la voix, en fait vous avez une belle sil-
houette, mais une silhouette solide. Vous avez des os
lourds, ce qui n’est pas un problème. Mais les petits
boutons recouverts de velours, très peu pour vous. N’y
songeons plus. Retirez-le. »
Lorsque Johanna se retrouva en sous-vêtements, on
toqua à la cloison et une main apparut sur le côté du
rideau.
« Tenez, passez ça pour voir. »
Une robe en lainage marron, entièrement doublée,
avec une jupe d’une bonne longueur joliment froncée,
des manches trois quarts et un décolleté rond très sobre.
Le tout aussi austère que possible, hormis le détail que
constituait une fine ceinture dorée. Pas aussi chère que
le tailleur, mais d’un prix tout de même élevé si l’on
considérait la simplicité de l’ensemble.
Au moins la jupe était d’une longueur plus décente
et créait un mouvement élégant autour des jambes. Elle
inspira profondément et se regarda dans le miroir.
Cette fois on n’aurait pas dit qu’on l’avait fourrée
de force dans un vêtement pour plaisanter.
19
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

La femme s’approcha d’elle et se mit à rire, non pour


se moquer mais parce qu’elle éprouvait un véritable
soulagement.
« Elle est exactement de la couleur de vos yeux. Vous
n’avez pas besoin de porter du velours. Vous avez des
yeux de velours. »
C’était le genre de boniment que Johanna aurait rejeté,
d’ordinaire, avec un ricanement, sauf qu’à l’instant où
elles avaient été prononcées ces paroles avaient un
accent de vérité. Ses yeux n’étaient pas particulièrement
grands et si on lui avait demandé de décrire leur couleur,
elle aurait répondu : « Je crois qu’ils sont plus ou moins
marron. » Mais à présent ils paraissaient vraiment d’un
brun sombre, doux et luisant.
Ce n’était pas qu’elle s’était soudain mise à penser
qu’elle était jolie ou quoi. Seulement que ses yeux
auraient été d’une couleur attrayante s’ils avaient été
un morceau de tissu.
« J’imagine que vous ne portez pas souvent de chaus-
sures habillées, avança la femme. Mais avec des collants
et juste un peu de talon – je suppose que vous n’êtes
pas non plus du style à mettre des bijoux, et vous avez
bien raison d’ailleurs, c’est inutile avec cette ceinture. »
Afin de couper court au laïus de la vendeuse, Johanna
déclara : « Je n’ai plus qu’à l’enlever pour que vous
puissiez l’emballer. » Elle était désolée d’avoir à se
séparer du doux poids de la jupe et du discret ruban
d’or qui soulignait sa taille. Elle n’avait jamais de sa
vie éprouvé ce sentiment idiot : se sentir mise en valeur
par ce qu’elle portait.
« J’espère que c’est pour une grande occasion, lança la
femme, tandis que Johanna se dépêchait de réintégrer son
accoutrement ordinaire qui semblait soudain minable.
20
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

– Fort possible que ce soit ma tenue de mariée »,


dit-elle.
Elle fut surprise d’entendre ces mots sortir de sa bouche.
Ce n’était pas une erreur monumentale – cette femme ne
savait pas qui elle était et il y avait fort peu de risque
qu’elle parlât d’elle à qui que ce fût qui l’eût connue.
Elle s’était cependant juré de garder le secret. Elle avait
dû sentir qu’elle était redevable de quelque chose à cette
femme – elles avaient traversé le désastre du tailleur vert
et la découverte de la robe en lainage marron ensemble,
cela avait créé un lien entre elles. Ce qui n’avait aucun
sens. La femme avait pour tâche quotidienne de vendre
des vêtements, elle était simplement parvenue à ses fins.
« Oh ! s’écria-t-elle. Oh, c’est merveilleux. »
Oui, peut-être bien, songea Johanna, mais bon,
peut-être pas tant que ça. Cela dépendait de la personne
avec qui on se mariait. Un fermier miséreux qui avait
besoin d’une bête de somme à demeure, ou un vieillard
à moitié invalide et asthmatique en quête d’une infir-
mière à domicile. Cette femme n’avait pas la moindre
idée du genre d’homme prévu pour elle, et ce n’était
pas ses affaires, d’ailleurs.
« Je parie que c’est un mariage d’amour, fit-elle,
comme si elle avait eu le pouvoir de lire dans ces pen-
sées grognonnes. C’est pour ça que vos yeux brillaient
tout à l’heure. Je l’ai emballée dans du papier de soie.
Tout ce que vous aurez à faire, c’est la pendre à un cintre
et le tissu tombera merveilleusement. Vous pouvez lui
donner un petit coup de fer, si vous y tenez, mais ce
sera sans doute inutile. »
Puis il fallut procéder au paiement. Elles firent toutes
deux semblant de ne pas regarder le montant, mais le
virent parfaitement l’une et l’autre.
21
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

« Ça vaut le coup, dit la femme. On ne se marie


qu’une fois. Enfin, ce n’est pas toujours la stricte
vérité…
– Dans mon cas, ça le sera », affirma Johanna. Son
visage était brûlant et empourpré car le mariage n’avait
en réalité jamais été évoqué. Pas même dans la dernière
lettre. Ce qu’elle avait révélé à cette femme était ce sur
quoi elle comptait, et peut-être que cela ne lui porterait
pas chance de le lui avoir dit.
« Où l’avez-vous rencontré ? demanda la femme,
toujours avec ce ton de gaîté mélancolique. Comment
s’est passé votre premier rendez-vous ?
– Je l’ai connu par la famille », lui confia Johanna.
Elle n’avait pas prévu d’en dire davantage, mais elle
s’entendit ajouter : « À la fête foraine de London, dans
l’Ontario.
– À la Western Fair, dit la femme. À London. » Elle
aurait aussi bien pu s’exclamer : « Au bal du château. »
« Il y avait sa fille et une de ses camarades avec nous,
précisa Johanna en songeant qu’il aurait été plus juste
de dire que c’était elle qui les accompagnait, Sabitha,
Edith et lui.
– Eh bien, je peux dire que je n’ai pas perdu ma
journée. J’ai trouvé la robe dans laquelle une heureuse
fiancée sera conduite à l’autel. Cela suffit à justifier
mon existence. »
La femme noua un étroit ruban rose autour du carton
qui contenait la tenue, s’affaira sur une rosette inutile
avant de terminer par un espiègle coup de ciseaux.
« Je suis ici du matin au soir, remarqua-t-elle. Et, par-
fois, je me demande tout bonnement ce que je fabrique.
Je me dis, Mais qu’est-ce que tu fabriques ici ? Je fais
une nouvelle vitrine et j’imagine des astuces pour attirer
22
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

des clients, mais il y a des jours – des jours entiers – où


je ne vois pas une âme passer la porte. Je sais, les gens
pensent que ces vêtements sont trop chers, mais ils sont
de bonne qualité. Ce sont de très beaux vêtements. Si
c’est la qualité qu’on veut, il faut mettre le prix.
– Ils viennent quand ils veulent quelque chose
comme ça, dit Johanna en regardant les robes du soir.
Où pourraient-ils aller sinon ?
– C’est ça, le problème. Nulle part. Alors ils vont
dans une grande ville – c’est là qu’ils vont. Ils prennent
la voiture et font soixante-dix ou cent cinquante kilo-
mètres, peu importe ce que ça leur coûte en essence, et
ils se disent que comme ça ils trouveront quelque chose
de mieux que ce que j’ai à proposer ici. Mais c’est faux.
Pas de meilleure qualité, ni un meilleur choix. Rien.
C’est seulement qu’ils auraient honte de dire qu’ils ont
acheté leur tenue de mariage ici. Ou bien ils viennent
pour essayer, et puis ils disent qu’ils vont réfléchir. Je
repasserai, disent-ils. Et moi je pense, Mais oui, c’est
ça, car je sais ce que ça signifie. Ça signifie qu’ils vont
tenter de dégoter la même chose pour moins cher à
London ou à Kitchener, et même si ce n’est pas moins
cher, ils l’achèteront là-bas, vu que, sinon, ils auront
fait toute cette route pour rien, et qu’en plus ils en
auront assez de chercher. Je ne sais pas, ajouta-t-elle.
Peut-être que si j’étais du coin, ce serait différent. Ils
sont chauvins ici, je trouve. Vous n’êtes pas du coin,
je me trompe ? »
Johanna répondit : « Non.
– Vous ne trouvez pas que les gens d’ici sont
chauvins ? »
Chaud vin.
23
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

« Pas facile pour un étranger de se faire accepter,


c’est ça que je veux dire.
– J’ai l’habitude d’être seule, fit Johanna.
– Mais vous vous êtes trouvé quelqu’un. Vous ne
serez plus jamais seule, n’est-ce pas merveilleux ?
Parfois je songe comme ce serait beau de se marier
et de rester à la maison. Bien sûr, j’ai été mariée, et
ça ne m’a pas empêchée de travailler. Enfin. Sait-on
jamais, le prince de la lune va peut-être débarquer sur
terre, entrer dans la boutique, tomber amoureux de moi
et tout sera réglé ! »

Johanna devait se hâter – le besoin de conversation


qu’avait cette femme l’avait retardée. Elle se dépêchait
de retourner à la maison pour ranger ses achats avant
que Sabitha ne rentre de l’école.
Puis elle se rappela que Sabitha n’était plus là, ayant
été emmenée à Toronto, le week-end dernier, par la cou-
sine de sa mère, sa tante Roxanne, pour y vivre comme
toute petite fille riche qui se respecte et fréquenter une
école pour petites filles riches. Mais elle continua néan-
moins de presser le pas – à tel point qu’un petit malin
adossé au mur du drugstore comme un étai humain lui
cria : « Où c’est qu’y a l’feu ? » Alors elle ralentit un
peu afin de ne pas attirer davantage l’attention.
Le carton contenant la robe ne passait pas inaperçu
– comment aurait-elle pu se douter que la boutique
possédait ses propres cartons roses avec Milady écrit
dessus en anglaises violettes ? Un indice révélateur.
Elle se sentait bête d’avoir parlé de mariage, quand
lui n’y avait jamais fait allusion, et elle aurait dû s’en
souvenir. Tant d’autres choses avaient été exprimées
24
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

– ou écrites –, une telle tendresse et un élan si ardent


que le mariage lui-même ne semblait qu’une omission
sans conséquence. De la même façon qu’on pouvait
très bien dire qu’on allait se lever, sans préciser qu’on
allait petit-déjeuner, alors qu’il était clair que c’était
l’enchaînement naturel.
Quoi qu’il en soit, elle aurait mieux fait de se taire.
Elle aperçut M. McCauley qui marchait dans la
direction opposée sur le trottoir d’en face. Pas de pro-
blème – même s’il l’avait croisée de front, il n’aurait
pas remarqué le carton qu’elle portait. Il aurait porté
l’index à son chapeau en signe de salut et passé son
chemin, s’apercevant sans doute qu’il s’agissait de sa
gouvernante, mais peut-être pas. Il avait bien d’autres
choses en tête et, pour ce qu’on en savait, il devait poser
les yeux sur une ville entièrement différente de celle que
le reste de la population voyait. Tous les jours ouvrés
– et parfois, par distraction, même les jours fériés ou
le dimanche –, il revêtait l’un de ses costumes trois
pièces et une gabardine ou un épais pardessus, ainsi
que son feutre gris et ses souliers parfaitement cirés,
pour emprunter Exhibition Road en direction du bureau
qu’il avait conservé au premier étage de ce qui avait
été le magasin du bourrelier-maroquinier. On en par-
lait comme d’un cabinet d’assurances, bien qu’il se fût
écoulé de longues années depuis la dernière police qu’on
y avait vendue. Parfois les gens grimpaient l’escalier
pour le voir, peut-être dans le but de le consulter sur
leurs contrats, ou, plus vraisemblablement, de récolter
des renseignements concernant le bornage de terrains ou
l’histoire de certains bâtiments de la ville ou encore de
quelque ferme isolée dans la campagne. Son bureau était
empli de cartes, anciennes et récentes, et il n’aimait rien
25
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

tant que les déplier pour se plonger dans une discussion


qui outrepassait de beaucoup la question posée. Trois ou
quatre fois par jour, il en émergeait pour remonter la rue
comme il le faisait à présent. Durant la guerre, il avait
installé sa McLaughlin-Buick sur des parpaings dans
la grange, se rendant à pied partout en vue de donner
l’exemple. Il semblait encore donner l’exemple, quinze
ans plus tard. Les mains dans le dos, il ressemblait à
un propriétaire inspectant ses biens ou à un pasteur
heureux d’observer ses ouailles. Bien entendu, la moitié
des personnes qu’il croisait n’avaient pas la moindre
idée de qui il était.
La ville avait changé, même depuis que Johanna s’y
était installée. Les commerces déménageaient pour se
rapprocher de l’autoroute près de laquelle avaient déjà
ouvert un nouveau magasin à prix réduits, une grande
surface et un motel où l’on pouvait boire un verre et
regarder des danseuses seins nus. Quelques boutiques
du centre-ville avaient tenté de se refaire une beauté
en peignant leur façade en rose, mauve ou vert olive,
mais déjà la peinture s’écaillait sur les vieilles briques
et certains magasins étaient entièrement vides. Milady
finirait certainement par péricliter comme les autres.
Si Johanna en avait été la patronne, qu’aurait-elle
fait ? Pour commencer, elle n’aurait jamais eu en stock
autant de robes du soir raffinées. Mais quoi, à la place ?
Si on proposait des vêtements moins chers, on se retrou-
vait en concurrence avec Callaghan et le magasin bon
marché proche de l’autoroute, et la clientèle n’était sans
doute pas assez nombreuse pour que ça fonctionne.
Pourquoi pas alors de belles parures pour bébés, des
vêtements d’enfants, histoire d’attirer les grand-mères
et les tantes qui avaient de l’argent à dépenser dans ce
26
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

genre de choses ? Les mères, il ne fallait pas y compter,


car elles iraient chez Callaghan, ayant à la fois moins
d’argent et plus de jugeote.
Mais si ç’avait été elle, Johanna, la patronne, elle
ne serait jamais parvenue à attirer qui que ce soit dans
sa boutique. Elle voyait bien ce qu’il fallait faire, et
comment, et elle aurait pu embaucher les bonnes per-
sonnes et les superviser, mais elle aurait été elle-même
incapable de charmer ou d’embobiner qui que ce soit.
C’est à prendre ou à laisser, tel serait son précepte. Et
sans nul doute, ce serait à laisser.
Rares étaient ceux auprès de qui elle trouvait grâce
et elle en avait eu conscience très tôt. Sabitha n’avait
pas versé la moindre larme au moment des adieux
– alors qu’on aurait pu considérer Johanna comme la
créature qui se rapprochait le plus d’une mère pour cette
enfant, dans la mesure où sa mère véritable était morte.
M. McCauley serait contrarié quand elle lui annoncerait
son départ parce qu’elle avait fourni un service impec-
cable et qu’il serait difficile de la remplacer, mais ce
ne serait rien de plus qu’un souci passager. Il était, tout
comme sa petite-fille, un être gâté et égoïste. Quant aux
voisins, ils se réjouiraient plutôt de la nouvelle. Johanna
avait connu des déboires d’un côté et de l’autre de la
propriété. À gauche, c’était le chien des voisins qui
venait faire des trous dans sa pelouse pour enterrer et
déterrer sa provision d’os, ce qu’il aurait très bien pu
faire chez lui. Et à droite, c’était le cerisier tardif qui
poussait chez les McCauley mais dont les branches
porteuses de fruits pendaient majoritairement dans le
jardin d’à côté. Dans les deux cas elle avait fait un
scandale et remporté la victoire. Le chien avait été
attaché et les voisins ne touchaient plus aux cerises.
27
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

Si elle montait sur l’escabeau, elle pouvait facilement


atteindre les branches bien garnies, mais, les voisins,
eux, avaient cessé de chasser les oiseaux, ce qui créait
une sérieuse différence dans la récolte.
M. McCauley les aurait laissés faire. Il aurait laissé
le chien faire des trous. Il les aurait laissés profiter de
lui. En partie parce que ces personnes étaient nouvelles
en ville et habitaient des maisons récentes, si bien qu’il
préférait ne pas leur prêter attention. À une époque,
il n’y avait que trois ou quatre grandes bâtisses sur
Exhibition Road. En face s’étendait alors le champ de
foire, où se tenait chaque année la fête de l’automne
(plus connue sous le nom d’Agricultural Exhibition,
d’où le nom de la rue), et entre les rares maisons on
trouvait des vergers et de petites prairies. Environ une
dizaine d’années plus tôt, ces terrains avaient été vendus
en lots constructibles et des habitations y avaient été
bâties – de modestes pavillons de styles divers, certains
avec un étage, d’autres de plain-pied. Plusieurs avaient
déjà l’air assez décatis.
Seules quelques maisons abritaient des occupants
connus de M. McCauley et avec lesquels il entretenait
des relations amicales : le maître d’école, Mlle Hood et
sa mère, et les Shultz, qui tenaient la cordonnerie. La
fille des Shultz, Edith, était ou avait été la meilleure amie
de Sabitha. Ce n’était pas étonnant car elles fréquen-
taient la même classe – du moins l’année dernière, après
que Sabitha avait redoublé – et vivaient tout près l’une
de l’autre. M. McCauley n’y avait vu aucune objection
– peut-être avait-il présent à l’esprit le fait que sous peu
Sabitha partirait entamer une nouvelle vie à Toronto.
Johanna, de son côté, n’était pas favorable à Edith, non
que l’enfant se montrât de quelque manière impolie, elle
28
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

ne causait pas le moindre problème lorsqu’elle venait


à la maison. De plus, elle était loin d’être bête. C’était
peut-être cela le problème – elle était maline, ce que
n’était pas Sabitha. Elle avait rendu celle-ci sournoise.
Tout cela était fini aujourd’hui. À présent que la
cousine Roxanne – Mme Huber – était entrée dans leur
vie, la petite Shultz se trouvait reléguée dans le passé
enfantin de Sabitha.
Je vais m’arranger pour vous faire parvenir tous
vos meubles par le train dès que les chemins de fer
pourront s’en charger et je paierai d’avance dès qu’ils
m’auront communiqué le tarif. J’ai songé que vous en
auriez besoin maintenant. J’imagine que vous ne serez
pas surpris que j’aie pensé qu’il ne vous serait pas
désagréable que je vienne moi-même vous aider autant
que je le pourrai.
Tel était le contenu de la lettre qu’elle avait portée
au bureau de poste avant de se rendre à la gare pour
organiser le déménagement. C’était la première lettre
qu’elle lui avait envoyée directement. Les autres avaient
été glissées dans l’enveloppe renfermant celles qu’elle
obligeait Sabitha à lui écrire. Ses lettres à lui étaient
arrivées grâce au même subterfuge, habilement pliées,
avec son prénom, Johanna, tapé lisiblement au dos de
la page pour éviter toute confusion. Cela évitait que les
gens de la poste se doutent de quoi que ce soit, et cela
ne faisait de mal à personne d’économiser un timbre.
Bien entendu, Sabitha aurait pu rapporter la chose à son
grand-père, ou même lire les lettres adressées à Johanna,
mais elle n’avait pas plus de goût pour communiquer
avec son grand-père qu’elle n’éprouvait de curiosité
pour la correspondance en général – écrire ou recevoir
des lettres ne l’intéressait pas.
29
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

Le mobilier était remisé dans la grange, qui était


plutôt un hangar de ville qu’une véritable grange avec
des animaux et un grenier à blé. Lorsque Johanna était
allée jeter un œil aux meubles pour la première fois
environ un an plus tôt, elle les avait trouvés dans un
état crasseux, couverts de poussière et constellés de
crottes de pigeon. Les différentes pièces de mobilier
avaient été entassées négligemment, sans rien pour les
couvrir. Elle avait sorti dans la cour ce qu’elle avait la
force de porter, se ménageant assez d’espace à l’intérieur
de la grange pour atteindre les meubles trop lourds ou
trop encombrants : le canapé, le buffet, le vaisselier et
la table de la salle à manger. Elle parvint à démonter
le chevet du lit. Elle nettoya le bois à l’aide de chif-
fons doux, puis elle appliqua une couche d’huile de
citron et quand elle eut terminé, cela brillait comme du
sucre d’orge. Ou plutôt comme des bonbons au sirop
d’érable, car il s’agissait de loupe d’érable. À ses yeux,
ce bois resplendissait, luxueux comme un couvre-lit
en satin, beau comme une chevelure blonde. Luxueux
et moderne, un contraste considérable avec les bois
sombres et les ornements sculptés si empoisonnants des
meubles qu’elle cirait à la maison. Elle les désignait en
elle-même comme ses meubles à lui, et c’était encore
le cas lorsqu’elle les avait sortis, mercredi dernier. Elle
avait disposé de vieilles couvertures sur ceux placés au
sol afin de les protéger de ceux qui allaient être entassés
par-dessus, puis des draps sur ces derniers afin d’éviter
les salissures d’oiseaux, ce qui fit que l’ensemble n’eut
à souffrir que d’une légère pellicule de poussière. Mais
elle astiqua tous les meubles et leur appliqua de l’huile
de citron avant de les remettre en place pour qu’ils
30
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

fussent intacts lorsque le camion passerait les chercher


vendredi.

Cher M. McCauley,
Je m’en vais par le train de cet après-midi
(vendredi). Je me rends compte que je ne vous
ai pas donné de préavis, mais je dis adieu à ma
dernière paie, qui s’élèvera à trois semaines de
gages lundi prochain. Il y a un ragoût de bœuf
dans le bain-marie, qu’il suffit de réchauffer. Cela
vous fera facilement trois repas et peut-être même
quatre. Dès que c’est chaud et que vous vous êtes
servi votre portion, remettez le couvercle et placez
le tout au réfrigérateur. Rappelez-vous bien de
remettre aussitôt le couvercle afin que la viande ne
risque pas de se gâter. Mes salutations à vous et à
Sabitha. Je vous enverrai sans doute des nouvelles
lorsque je serai installée.
Johanna Parry
P.S. : J’ai expédié ses meubles à M. Boudreau
car il en aura peut-être besoin. Vérifiez bien qu’il
y a de l’eau dans le fond de la casserole quand
vous mettrez à chauffer le bain-marie.

M. McCauley n’eut aucun mal à découvrir que le


billet de train acheté par Johanna était à destination
de Gdnya, Saskatchewan. Il appela le guichetier de la
gare et posa simplement la question. Il ne voyait pas
comment décrire Johanna – faisait-elle jeune ou plutôt
vieille, était-elle mince ou bien charpentée, de quelle
couleur était son manteau ? –, mais rien de tout cela ne
fut nécessaire lorsqu’il mentionna les meubles.
Au moment où l’employé des chemins de fer répondit
à son appel, il y avait deux ou trois personnes dans
31
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

le hall qui attendaient le train du soir. Il essaya dans


un premier temps de parler à voix basse, mais il ne
put contenir son agitation quand il entendit parler des
meubles volés (la phrase de M. McCauley était en réa-
lité : « Et je crois bien qu’elle a embarqué certains
meubles avec elle »). Le guichetier jura ses grands dieux
que s’il avait su qui elle était et quelles étaient ses
intentions il ne l’aurait jamais laissée monter à bord.
Cette déclaration fut entendue, répétée et crue sans
que personne se demande comment il aurait fait pour
empêcher une femme adulte qui avait payé son billet
de prendre un train, à moins d’avoir la preuve irréfu-
table que c’était une voleuse. La plupart des gens qui
répétaient ses paroles croyaient qu’il aurait pu le faire
et ne s’en serait pas privé – ils croyaient à l’autorité
des employés des chemins de fer et des messieurs de
la bonne société qui marchaient avec dignité dans leur
costume trois pièces, à l’instar de M. McCauley.
Le ragoût de bœuf était excellent, comme l’était tou-
jours la cuisine de Johanna, mais M. McCauley constata
qu’il ne pouvait en avaler une seule bouchée. Il négligea
les instructions concernant le couvercle et laissa la cas-
serole découverte sur la cuisinière, sans même éteindre
le feu en dessous, jusqu’à ce que l’eau contenue dans la
partie inférieure du bain-marie s’évapore complètement
et qu’une odeur de métal fumant s’élève dans les airs.
C’était l’odeur de la trahison.
Il se dit qu’il aurait dû s’estimer heureux que Sabitha
ne soit plus là et qu’il n’ait plus à se faire le moindre
souci pour elle. Sa nièce – ou plutôt la femme de son
cousin, Roxanne – avait écrit pour lui dire que, d’après
ce qu’elle avait perçu de Sabitha lors de leur visite
32
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

estivale au lac Simcoe, la jeune fille aurait besoin d’une


bonne reprise en main.
Sincèrement, je ne pense pas que vous et cette femme
que vous avez engagée pourrez vous montrer à la hau-
teur lorsque les garçons commenceront à rôder autour
d’elle.
Elle n’était pas allée jusqu’à lui demander s’il désirait
se retrouver avec une seconde Marcelle sur les bras,
mais c’était sous-entendu. Elle annonça qu’elle inscrirait
Sabitha dans une excellente école où elle apprendrait
au moins les bonnes manières.
Il alluma le poste de télé pour se distraire un peu,
en vain.
C’était les meubles qui l’ulcéraient. C’était Ken
Boudreau.
Il se trouvait que trois jours plus tôt – le jour même
où Johanna avait acheté son billet, comme le lui avait
à présent confirmé l’employé des chemins de fer –,
M. McCauley avait reçu une lettre de Ken Boudreau
lui demandant a) de lui avancer une somme d’argent
en échange des meubles qui leur revenaient à lui (Ken
Boudreau) et à sa défunte épouse, Marcelle, et qui
étaient remisés dans la grange de M. McCauley, ou
b) si cette solution ne lui convenait pas, de vendre les
meubles aussi cher qu’il le pourrait et de lui envoyer
l’argent aussi vite que possible en Saskatchewan. Il
n’était pas fait mention dans cette lettre des prêts que le
beau-père avait déjà consentis à son gendre, avec pour
seule garantie les meubles en question dont la valeur
était loin d’en atteindre les montants. Se pouvait-il que
Ken Boudreau eût oublié tout cela ? Ou espérait-il sim-
plement – c’était plus probable – que son beau-père
l’aurait oublié ?
33
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

Il était, aujourd’hui, semblait-il, propriétaire d’un


hôtel. Mais sa lettre était pleine de diatribes contre l’in-
dividu à qui il avait appartenu autrefois et qui l’avait
entourloupé sur bien des détails.
Si je parviens à surmonter cet obstacle, écrivait-il,
alors je suis convaincu de pouvoir bien m’en tirer.
Mais de quelle nature était cet obstacle ? Un besoin
urgent de liquidités, mais il ne précisait pas si la somme
était destinée à l’ancien propriétaire, à la banque, à un
usurier, ou à tout autre chose. C’était encore et toujours
la même histoire – ce ton de désespoir où se mêlaient
flatterie et arrogance, avec, en arrière-plan, l’idée que
ce n’était que justice, en compensation des blessures
qu’on lui avait infligées et de la honte subie à cause
de Marcelle.
À contrecœur, mais se souvenant que Ken Boudreau
était son gendre, après tout, qu’il avait combattu pour
la patrie durant la guerre et qu’il avait connu Dieu sait
quelles avaries dans son mariage, M. McCauley s’était
mis à son bureau pour rédiger une lettre expliquant qu’il
ignorait comment tirer le meilleur prix des meubles
restés dans la grange, qu’il serait très compliqué pour
lui de savoir comment s’y prendre, et qu’il préférait
donc joindre un chèque qu’il considérerait comme un
prêt sous seing privé. Il demandait à son gendre de le
reconnaître comme tel et de se rappeler à cette occasion
combien de prêts similaires lui avaient été accordés par
le passé – et qui, déjà, pensait-il, excédaient la valeur
hypothétique des meubles. Il joignait également une liste
de dates et de montants. En dehors d’un remboursement
de cinquante dollars acquitté deux ans auparavant (et
assorti de la promesse de remboursements réguliers à
venir), il n’avait rien reçu. Son gendre comprenait sans
34
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

nul doute que ces emprunts sans intérêts non remboursés


représentaient un manque à gagner pour M. McCauley,
qui, sans cela, aurait investi cet argent.
Il avait failli ajouter : « Je ne suis pas aussi bête que
vous semblez le croire », mais il avait décidé de ne pas
le faire, car cela aurait prouvé son irritation et, d’une
certaine façon, sa faiblesse.
Mais voyez à présent. L’homme avait brûlé les étapes
et s’était acoquiné avec Johanna pour accomplir son plan
– il avait toujours su y faire avec les femmes –, parve-
nant ainsi à récupérer les meubles et le chèque. Elle avait
payé de sa poche les frais d’expédition, avait précisé
l’employé des chemins de fer. Ces machins modernes
et voyants en loupe d’érable avaient été surévalués dans
les accords déjà passés et ils n’en tireraient pas un si
bon prix, surtout après qu’on en aurait soustrait le coût
du transport. S’ils avaient été plus malins, il se seraient
contentés de prendre quelque chose dans la maison, un
des buffets anciens ou des vieux sofas du salon trop
inconfortables pour s’y asseoir, qui avaient été fabri-
qués et achetés au siècle dernier. Cela, bien sûr, aurait
constitué un vol pur et simple. Mais ce qu’ils avaient
fait ne s’en éloignait pas tant que cela.
Il se coucha avec, en tête, l’idée d’engager des pour-
suites.
Il se réveilla dans la maison seul, sans l’odeur du
café et du petit déjeuner flottant depuis la cuisine – à
la place, des effluves persistants de casserole brûlée.
Un froid automnal s’était insinué dans toutes les pièces
hautes de plafond et abandonnées. Il y faisait chaud
la veille et les soirs précédents – la chaudière n’avait
pas encore été allumée, et lorsque M. McCauley finit
par tourner le bouton, l’air chaud fut accompagné d’un
35
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

courant d’humidité venu de la cave, transportant un


parfum de moisissure, de terre et de pourriture. Il fit sa
toilette et se vêtit lentement, interrompu par des pauses
oublieuses, puis il étala du beurre de cacahuète sur un
morceau de pain en guise de petit déjeuner. Il apparte-
nait à une génération où l’on disait de certains hommes
qu’ils étaient incapables de mettre de l’eau à bouillir, et
il était l’un d’eux. Il regarda par les fenêtres de devant
et vit les arbres de l’autre côté de l’hippodrome noyés
dans le brouillard matinal qui semblait avancer au lieu
de reculer, comme il aurait dû le faire à cette heure
pour dévoiler entièrement la piste. Il eut l’impression
de voir se dresser, à travers le brouillard, les anciens
bâtiments du vieux champ de foire – de confortables et
spacieuses constructions, pareilles à d’énormes granges.
Elles s’étaient tenues là pendant des années sans servir
à rien – toute la durée de la guerre – et il avait oublié
ce qui en était advenu, finalement. Avaient-elles été
détruites, ou étaient-elles tombées en ruine ? Il avait
en horreur les courses qui avaient lieu là à présent, la
foule, les haut-parleurs, l’alcool bu sous le manteau, et
l’épouvantable chahut des dimanches d’été. Lorsqu’il
y pensait, il revoyait aussitôt sa pauvre fille Marcelle,
assise sur les marches de la véranda et appelant par leur
prénom d’anciens camarades de classe devenus adultes
qui sortaient de leur voiture sur le parking, pressés d’as-
sister aux courses. Le foin qu’elle faisait, la joie qu’elle
manifestait d’être de retour en ville, cette façon qu’elle
avait de serrer longuement les gens dans ses bras, quitte
à les mettre en retard, le bavardage incessant, le rado-
tage à propos du bon vieux temps, de l’enfance et de
combien tout le monde lui avait manqué. Elle ajoutait
que la seule chose qui n’était pas absolument parfaite
36
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

dans cette vie était qu’elle se languissait de son mari,


Ken, retenu dans l’Ouest à cause de son travail.
Elle sortait dans la rue, vêtue de son pyjama en soie,
ses cheveux blonds décolorés tout emmêlés et décoiffés.
Ses bras et ses jambes étaient minces, mais son visage
quelque peu empâté, et elle prétendait que son teint
maladif, d’un brun bizarre, n’avait rien à voir avec le
soleil. Une jaunisse peut-être.
La petite restait à la maison et regardait la télévision
– les dessins animés du dimanche matin pour lesquels
elle était sans doute déjà trop âgée.
Il n’aurait su dire ce qui clochait, ni affirmer que
quelque chose clochait. Marcelle s’en alla un jour
à London se faire opérer d’un machin de femme et
elle mourut sur le billard. Lorsqu’il téléphona à son
mari pour le lui annoncer, Ken Boudreau demanda :
« Qu’est-ce qu’elle a avalé ? »
Si la mère de Marcelle avait été encore en vie, les
choses auraient-elles été différentes ? Sa mère, force
était de le reconnaître, lorsqu’elle était encore en vie
était tout aussi perplexe que lui. Il se souvenait d’elle,
assise dans la cuisine à pleurer, tandis que leur fille
adolescente, enfermée à double tour dans sa chambre,
avait enjambé la fenêtre pour se laisser glisser sur le
toit de la véranda et retrouver des voiturées de garçons
qui l’attendaient en bas.
La maison était emplie d’un sentiment de cruel
abandon, de tromperie. Sa femme et lui avaient sans
nul doute été de braves parents, qu’elle avait fait grimper
aux rideaux. Lorsque Marcelle s’était enfuie en compa-
gnie d’un pilote de chasse, ils avaient espéré qu’elle se
stabiliserait enfin. Ils s’étaient montrés généreux avec
eux deux, comme ils l’auraient été avec le jeune couple
37
UN PEU, BEAUCOUP, PASSIONNÉMENT…

le plus convenable qui fût. Mais tout s’était écroulé.


Avec Johanna Parry, il avait été tout aussi généreux,
et voyez un peu le résultat : elle aussi s’était retournée
contre lui.
Il marcha jusqu’au centre-ville et pénétra dans l’hôtel
pour prendre son petit déjeuner. La serveuse le gratifia
d’un « Vous êtes drôlement matinal aujourd’hui ».
Et pendant qu’elle lui versait son café, il se mit à lui
raconter que sa gouvernante l’avait laissé tomber sans
prévenir, sans motif ; elle n’avait pas seulement quitté
son emploi sans préavis, elle avait aussi embarqué tout
un tas de meubles qui avaient appartenu à sa fille et
qui soi-disant appartenaient à présent à son gendre alors
qu’en fait pas du tout, vu qu’ils avaient été achetés grâce
à la dot de sa fille. Il lui raconta que sa fille avait épousé
un pilote, joli garçon, un compagnon convaincant mais
absolument pas digne de confiance.
« Excusez-moi, m’sieur, dit la serveuse. J’aimerais
beaucoup bavarder avec vous, mais il y a des gens qui
attendent d’être servis. Pardon… »
Il gravit les marches jusqu’à son bureau et, là, étalées
sur sa table de travail, il trouva les vieilles cartes qu’il
avait étudiées la veille à la recherche de l’emplace-
ment exact du premier cimetière du comté (abandonné,
pensait-il, en 1839). Il alluma la lumière et s’assit, mais
se rendit compte qu’il ne parvenait pas à se concentrer.
Après la rebuffade de la serveuse – ou du moins ce
qu’il avait pris pour une rebuffade –, il n’avait pas pu
avaler une miette de son petit déjeuner ni savourer son
café. Il décida de ressortir et d’aller se promener pour
recouvrer son calme.
Mais au lieu de marcher au long des rues comme il
le faisait d’habitude, saluant les éventuels passants et les
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