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de l’éditeur
Repartir d’une lecture à nouveaux frais de la Métaphysique d’Aristote
en essayant de prêter l’oreille à la manière dont elle parle en grec, tel
est le projet de ce livre. Cela veut dire d’abord oublier ce qui nous a
été transmis si longtemps dans le latin de la scolastique médiévale.
C’est se donner la chance de rencontrer une pensée à même la langue.
On comprend alors que le mot eidos ne peut pas se traduire par
« idée » : il désigne avant tout le « visage » que quelque chose ou quelqu’un
tourne vers nous, de même le mot theoria renvoie, lui aussi, à la vue d’un
spectacle qui s’offre à nous. Si les fameuses « catégories » d’Aristote sont
dépendantes des structures de la langue grecque, ce n’est pas une limite : c’est
une chance dont Aristote se saisit pour avancer dans la pensée de l’être.
Ce parcours au plus près de la langue ne se réduit pas à un monologue au sein de
la seule parole occidentale mais s’ouvre à une confrontation entre la Grèce et la
Chine sur les pas de François Jullien : comment entendre sans conflictualité un
tel vis-à-vis entre une pensée non métaphysique du Grand Procès (Tao) ou de la
« propension des choses », et une histoire de la métaphysique dont Aristote est
une prestigieuse entame et dont le philosophe sinologue voudrait nous délivrer ?
Bernard Sichère a enseigné la philosophie. Auteur de quelques romans et récits,
il a retraduit la Métaphysique d’Aristote (1971). Il a participé durant plusieurs
années, aux côtés de François Jullien, au « Cours de philosophie méthodique et
populaire » à la Bibliothèque Nationale de France.
Aristote
Bernard Sichère
Aristote
Au soleil de l’être
CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche – 75005 Paris
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2018
ISBN : 978-2-271-11853-0
ISSN : 1248-5284
SOMMAIRE
Chapitre 2
Comment commencer à penser ?
Chapitre 3
Les « catégories » d’Aristote : leçon du linguiste, leçon du philosophe45
Chapitre 4
Temps et verbe : le « parfait » grec comme élément d’une pensée du temps
Chapitre 5
Vous avez dit « bonheur » ?
Chapitre 6
Astrologie et théologie : « car le dieu est cela même »
Chapitre 7
Inventer l’histoire de la philosophie
Chapitre 8
La Grèce, la Chine : dialogue avec François Jullien
Bibliographie
Glossaire
Introduction :
penser à même la langue
Peu de temps après sa première rencontre avec Heidegger qui devait décider
de son propre destin philosophique, Jean Beaufret releva et nota cette confidence
du penseur allemand selon laquelle, s’il voulait véritablement comprendre sa
pensée, il lui faudrait se mettre à l’école d’Aristote. Sur quoi Heidegger lui avait
donné rendez-vous dans vingt ans, durée qui semblait à ses yeux nécessaire pour
entrer réellement dans une telle pensée et en mesurer l’enjeu. Beaufret se mit
donc à l’ouvrage et c’est dix-sept ans plus tard, avant donc la date minimale
indiquée par Heidegger, qu’il put, triomphant, s’exclamer qu’il avait enfin
« compris Aristote ». Cela voulait dire qu’il avait enfin mesuré ce qui lui
manquait encore, non seulement pour entrer plus avant dans ces textes situés à
l’orée de l’histoire de la métaphysique, mais également pour saisir à fond la
pensée de Heidegger, une pensée en rupture avec bien des discours
contemporains à commencer par celui de Sartre. C’est en effet en réponse aux
questions du jeune Beaufret, témoin auprès de lui de ce qui se jouait au
lendemain de la guerre sur la scène philosophique française, que Heidegger
devait se résoudre à écrire la fameuse Lettre sur l’humanisme, dans laquelle il
s’efforçait notamment de préciser en quoi sa pensée de l’Être demeurait
profondément hétérogène à l’humanisme existentialiste alors en plein essor.
Cette anecdote me touche profondément, et pour plusieurs raisons. D’abord
parce qu’elle donne une idée assez juste et frappante de ce que peut être
véritablement une amitié philosophique : le partage, à la fois intellectuel et
humain, d’une passion commune, peu compréhensible aujourd’hui
malheureusement, pour la cause de la pensée, die Sache des Denkens. Cette
passion, aux alentours du Ve siècle avant Jésus-Christ, les Grecs ont découvert le
nom capable de l’exprimer : le beau nom de philosophia. Il est bien trop
prématuré de traduire d’emblée ce mot dans le français d’aujourd’hui, dans la
mesure où ce qui a pu parler dans ces temps anciens en langue grecque n’est
pratiquement plus chez nous audible d’aucune manière. Car qui de nos jours
accepterait de se mettre au travail pendant vingt années pour se mesurer
véritablement à la pensée d’un penseur, dès lors que désormais le prêt-à-penser
informatisé suffit ? On sait que le mot « philosophie » traîne désormais un peu
partout, dans les ruisseaux notamment où tout un chacun peut le ramasser pour
se faire reconnaître comme philosophe dans le brouhaha médiatique. On mesure
d’ailleurs la perte générale à considérer la manière dont certains envisagent de
nos jours la leçon de la pensée grecque. C’est ainsi que l’un, polémiste
sommaire, n’a pas hésité à faire la leçon au méchant Platon « idéaliste » au nom
d’une prétendue apologie du corps d’essence « matérialiste » : on se contentera
de noter, à propos de Michel Onfray, puisque c’est de lui qu’il s’agit, que
dénoncer n’est pas penser et qu’il faudrait d’abord apprendre à lire, Platon par
exemple. Et c’est ainsi également qu’un autre, apparemment de plus haute
envergure, a imaginé pouvoir se déprendre de la pensée grecque de l’être en
assénant tout à trac que « les mathématiques sont l’ontologie » : moyennant quoi
il ne serait plus utile de lire sérieusement ni Platon ni Aristote, ni aucun de ces
attardés (Heidegger par exemple) qui en sont encore à essayer de se mettre « en
quête de l’être ». On répondra d’abord à Alain Badiou, auteur de L’Être et
l’Évènement, que cette thèse sur l’ontologie n’est pas nouvelle, puisque Aristote
déjà avait cru bon de consacrer les deux derniers livres de sa Métaphysique à la
réfutation d’une illusion qui courait alors dans une certaine fraction du
platonisme, et que Lacan, en tout cas, avait été plus prudent que lui en énonçant
finalement que « la chose analytique ne sera pas mathématique ». On dira encore
qu’asséner non plus n’est pas penser, par exemple quand le même Badiou
profère ailleurs qu’« il n’existe aucun Dieu », alors que Nietzsche au moins nous
invitait à comprendre que ce qu’il nommait la « mort de Dieu » invitait à une
pensée plus forte, plus tendue et plus aventureuse que la constatation plate d’une
inexistence.
Essayons donc malgré tout de faire entendre un tant soit peu ce qui peut
encore vibrer dans ce vieux mot de philosophia : en l’occurrence, que veut dire
le verbe philein et que veut dire le mot sophia ? Commençons par le verbe, qui
draine l’expression entière. Il ne s’agit pas d’un sentiment, d’un vécu : les Grecs,
pour parler clair, n’avaient pas de « vécus » au sens psychologique que ce terme
a fini par prendre de nos jours, mais ils faisaient en revanche des « expériences »
et connaissaient des « épreuves ». Disons qu’ils se trouvaient éprouver un certain
nombre de passions (pathèmata) au sein de cet Être depuis toujours présent qui
les avait précédés et au sein duquel ils avaient à trouver leur place en deçà de
toute psychologie comme de toute morale instituée. À leurs yeux, l’homme
n’était pas un être moral ni un être psychologique, au sens que ces notions ont
pris désormais dans la sous-pensée contemporaine, mais celui qui se trouvait
depuis sa naissance jeté à l’être et dans l’être, là même où il avait à s’éprouver
comme tenant ou non « le coup ». Comment se disait hier dans la langue grecque
le fait de tenir le coup ? Cela se disait en désignant un tel homme comme kalos
kai agathos, termes qui manifestent moins une particularité psychologique que le
fait pour un humain d’être à la hauteur, c’est-à-dire de belle prestance et de bon
aloi, sachant se tenir comme il faut au sein de l’être. Cette tenue, c’est cela
même que la langue grecque telle que les philosophes d’alors la reprennent à leur
compte désigne comme to èthos, terme par lequel Héraclite nous invite à
entendre le site qui convient à un humain, précisément là où il est appelé à se
tenir.
C’est justement dans cet horizon qu’il faut entendre sonner le verbe philein
dans sa plénitude et son intensité, loin de toute fadeur sentimentale (les Grecs
non plus n’étaient pas sentimentaux). Qu’est-ce que la philia des Grecs ? C’est,
par exemple, la passion forte que revendique Antigone, dès le début de la
tragédie de Sophocle, face à sa sœur Ismène : « nous qui sommes philadelphoi »,
lui dit-elle. C’est-à-dire : nous qui sommes liées par les liens du sang et les liens
du cœur, nous qui sommes un même cœur, de sorte que si la trop tendre et
craintive Ismène ne fait pas cause commune avec sa sœur, elle deviendra son
ennemie, ekhtra. Et c’est le même mot encore qui servira à Achille pour désigner
le lien profond que le lie depuis le premier jour à son aîné et protecteur Patrocle,
que le Troyen Hector vient de tuer et qu’il estime de son devoir de venger en
exposant sa propre vie. Il ne s’agit pas cette fois de liens du sang, mais cela veut
bien dire que d’une manière générale la philia est un sorte de pacte du cœur qui
engage ceux qu’elle lie, soit que ce pacte se noue à l’intérieur d’une même
famille, d’un même clan, entre père et fille, entre frères et sœurs, soit qu’il se
forge ailleurs, entre amis, entre frères, entre camarades de combat. Philein n’est
donc pas l’expression d’un sentiment vague (aussi vague que ce mot passe-
partout qu’est notre mot « amour ») mais il désigne au contraire la puissance
d’un pacte sacré qui noue deux humains, y compris par-delà le risque de la mort
(ainsi de la philia au nom de laquelle l’héroïque Alceste consent à mourir à la
place de son époux Admète).
Maintenant, comment ce verbe peut-il désigner la passion qu’un être humain
peut engager dans son rapport à la sophia ? Cela veut dire que cette sophia est,
pour les Grecs d’alors, auréolée d’un tel prestige, dotée d’une puissance
d’attraction tellement forte, qu’elle mérite qu’on y consacre toutes affaires
cessantes sa vie entière. Plus forte que l’or ? Oui. Plus forte que le pouvoir ? Oui
encore, même si Platon a quelque peine à faire valoir cette évidence auprès des
jeunes gens en colère qui l’entourent et qui ont soif d’entrer, avec ceux de leur
âge, dans l’arène politique. Sophia ne peut donc pas être une vague sagesse, un
savoir-faire qui pourrait s’apprendre auprès de tel ou tel spécialiste (un de ces
sophistes par exemple qui vendent de ville en ville à prix d’or leur art oratoire) :
ce mot désigne le haut savoir, celui qui permet de se tenir au sein de l’être, de
l’orage de l’être, comme il convient à un homme digne de ce nom. Philosophia :
la passion pour le vrai savoir qui permet de se tenir à hauteur de l’être, celui qui
se rapporte à l’alêtheia, à la manifestation de l’être telle que depuis toujours les
hommes sont appelés à lui faire face. Si les Grecs n’ont pas inventé, certes, le fait
de se trouver face-à-face avec cette ouverture ou ce déploiement (cela, c’est
l’aventure humaine elle-même depuis le premier jour où un humain a commencé
de parler), ils ont en revanche inventé le mot qui va désigner pour plus de deux
millénaires l’appartenance mutuelle entre l’être de l’homme et cet être au sein
duquel il a à se trouver et se retrouver par la parole et la pensée.
L’anecdote par laquelle j’ai voulu commencer me touche également pour
deux autres raisons. La première tient à la manière dont elle met en scène le
mouvement même de la pensée : nous ne pensons pas par nous-mêmes au sens
où nous serions le commencement de notre propre pensée, mais nous pensons à
la fois par la vertu d’autres pensées qui nous précèdent de haut et de loin, et par
la rencontre (la grâce) d’une pensée vivante qui, dans notre entourage, va nous
fournir la ressource, l’appui, pour avancer par nous-mêmes dans le travail de
penser. Autrement dit, il est évident que s’il n’y a pas Aristote, alors il n’y a ni
Heidegger ni aucune histoire de la philosophie : cela, c’est la finitude profonde
de la pensée philosophique, ce qui la rend à la fois possible, admirable et
mortelle, c’est-à-dire risquée. Mais il est clair également que s’il n’avait pas
rencontré Heidegger, Jean Beaufret pour sa part ne se serait jamais avancé
comme il l’a fait sur le chemin de sa propre pensée, dont la force singulière, on
peut même dire le génie, se déploient à l’évidence dans plusieurs textes
remarquables (dont ceux qui se trouvent réunis dans les quatre tomes de son
Dialogue avec Heidegger, à commencer par l’admirable « Note sur Platon et
Aristote »). Si nous pensons « seuls » au sens où penser est ce que personne ne
peut faire à notre place, nous ne pensons pas esseulés, séparés, nous pensons
toujours avec d’autres, de même qu’au bout du compte nous pensons toujours
pour et avec ceux auxquels nous nous adressons (tous ceux qui, comme moi, ont
enseigné une grande partie de leur vie la philosophie le savent).
La même anecdote me touche enfin parce qu’il y est question d’Aristote. Un
premier hasard devait me conduire vers cette philosophie alors peu en honneur et
que je n’avais jamais travaillé. Il se trouve qu’Aristote était au programme de
l’agrégation de philosophie au moment où je décidai de me présenter au
concours. Obligation, du coup, de me plonger pour la première fois dans les
méandres d’une Physique d’aspect passablement ingrat et dans ceux d’une
Métaphysique plus redoutable encore dans la mesure où sa langue, telle du moins
que nous la transmettait la tradition, était hérissée de termes barbares :
« substance », « accident », « quiddité », « puissance » ou encore « entéléchie ».
Toutefois, muni de la traduction de Tricot, qui était à ce moment la seule
accessible, et de quelques commentaires, j’imaginai non sans forfanterie avoir
saisi l’essentiel, ce qui veut dire que je me fis illusion à moi-même mais que
j’eus également la chance de faire également illusion au jury d’alors, puisqu’il
me reçut sans hésiter. Reste qu’un second hasard, beaucoup plus tard, devait me
permettre de revenir sur ce lointain épisode et de prendre toute la mesure de ce
qu’alors je n’avais pas compris n’avoir pas compris (s’arracher à ce « ne pas
comprendre n’avoir pas compris » est exactement ce qui s’appelle penser, penser
philosophiquement). Alors que j’avais depuis un certain nombre d’années
travaillé certains textes de Platon à même la langue dans laquelle ils étaient
écrits, et que j’avais pris conscience, sans en tirer toutes les conséquences, de
l’insuffisance des traductions habituelles d’Aristote, j’appris qu’un directeur de
collection désirait publier de nouvelles traductions de textes philosophiques
grecs. Je sautai sur l’occasion et, sans trop réfléchir, je fis savoir que j’étais
disposé à retraduire plusieurs livres de la Métaphysique (je ne savais pas encore
que, pris dans mon élan, je ne pourrais m’arrêter à mi-chemin et que j’irais
jusqu’au terme de cette aventure). Mal m’en prit, dans un premier temps :
contrairement à ce que j’espérais, je me trouvai vite à la peine face à un texte
beaucoup plus redoutable que je ne l’avais cru, un texte hirsute, elliptique,
parfois clairement lacunaire et qui me résistait. Toutefois, comme souvent dans
le domaine de la pensée, de la souffrance devait naître, à la condition de ne pas
renoncer, une sorte d’éblouissement : une fois franchis les plus rudes obstacles,
je me trouvai, fasciné, devant une leçon de philosophie à l’état pur. Non pas un
traité rédigé comme le sont, savamment, les dialogues de Platon, mais une
pensée directement à l’œuvre, de toute évidence parlée plutôt qu’écrite, qui
s’énonçait dans une langue neuve, directe, abrupte, parfois humoristique, tout
juste frayée. Une pensée en langue, en somme, branchée sur le mouvement vif et
concret de la parole, et telle que j’avais été bien incapable, quarante ans
auparavant, de seulement l’imaginer.
Cette expérience féconde de confrontation avec le texte d’Aristote devait
libérer pour moi une intelligence bien plus exigeante et plus aiguë de ce que
requiert toute tâche philosophique. Cette philosophia dont je parle, en effet, il ne
faut pas seulement, pour prendre la mesure de la passion radicale qu’elle suppose
et du haut savoir qu’elle vise, la restituer en regard de la dimension de l’alêtheia,
de l’être en ouverture qui la fonde, il faut encore ajouter qu’elle-même en tant
que philosophie parle, c’est-à-dire se déploie dans l’élément du langage, quelle
pense en langue et que c’est cela que signifie, dans le monde grec, la mention
omniprésente du logos dont tout émane et vers quoi en fin de compte tout
retourne comme à son berceau, à son espace natif. Que la pensée du philosophe
y retourne ne veut pas dire qu’elle abdiquerait ses pouvoirs pour se replonger en
lui comme si de rien n’était, mais plutôt qu’elle nous reconduit vers lui par le
mouvement singulier qu’en lui elle a réussi à opérer, de manière à nous
permettre de nous y retrouver à la fois identiques et changés, devenus des
hommes avisés, sophoi, c’est-à-dire ceux qui désormais sont mieux à même de
« se tenir » au sein de l’être comme il le faut (ce fameux « il le faut » que dit,
dans la vieille langue des Grecs, l’impératif khrè). Que la première de toutes les
philosophies ait parlé grec n’est donc pas accidentel ni second : il est inhérent à
la pensée de Platon comme à celle d’Aristote qu’elles se soient déployées dans la
tonalité de cette langue qui n’est pas une langue parmi d’autres, mais celle qui
s’est prouvée à elle-même, dans l’histoire des hommes, qu’elle était propre à ce
que la parole de la philosophie vienne y déployer son prestige, sa passion et sa
hauteur de vue. Ce que je dis là n’est pas issu d’une considération abstraite mais
d’une épreuve concrète : le travail du traducteur, auquel je me serai finalement
astreint durant une longue période de ma vie, est une épreuve humaine décisive.
Elle consiste à ouvrir, de l’intérieur de sa propre langue, l’entente de ce qui se dit
d’abord dans la langue de l’autre, de sorte que, me déplaçant à l’intérieur de ma
propre langue, je la rende à son tour capable d’accueillir selon sa ressource
propre ce que l’Étranger, mon interlocuteur, a su dire si bien dans la sienne.
L’homme en général ne sait pas forcément qu’il parle (d’où vient qu’à la fois il
dise si souvent n’importe quoi et qu’il passe également sont temps à dire tout
autre chose que ce qu’il croyait dire, lieu commun de la psychanalyse, – encore
fallait-il être Lacan, après Freud, pour en tirer toutes les conséquences), et le
philosophe non plus. Kant et Hegel savent-ils à quel point ils parlent allemand
quand ils pensent, et quel travail ils font subir à cette langue ? Aristote lui-même
sait-il bien à quel point, quand il pense, il le fait dans les limites de cette langue
singulière qui le porte tout au long plus qu’il ne le croit ?
En somme, je voudrais tirer quelques conséquences du fait que désormais,
grâce à cette opération déstabilisante et parfois douloureuse de transfert qu’on
appelle une traduction, celle que j’ai proposée de la Métaphysique d’Aristote1, je
le sais. Et que donc je puis dire, en remontant le cours d’une très longue chaîne
de traductions de langue en langue depuis le grec, qu’à lire dans leur langue
Platon et Aristote, on peut découvrir tout autre chose que ce qu’on a cru pouvoir
dire et asséner durant si longtemps en les tirant vers nos propres présupposés au
lieu d’aller vers eux sans rempart, sans protection, au risque d’en être
déstabilisés. Car qui n’est jamais déstabilisé ne pense pas. De quoi s’agit-il ?
D’oublier les commentaires, souvent savants, parfois égarés, qui ont recouvert,
notamment depuis l’âge scolastique, le vif de cette langue oubliée, de retrouver
la manière dont cette pensée matinale (pourtant tardive en regard des penseurs
matinaux que sont Héraclite ou Parménide) pense en langue, avec le trésor de sa
langue, sans qu’on puisse parler sans s’interroger davantage d’« idée », et à plus
forte raison de « théorie des idées » (Platon), de « substance », de « quiddité » ou
d’« acte » (Aristote). Car ce qui se joue là, avec la latinisation de la langue
grecque à nous transmise par la scolastique médiévale, ce n’est rien de moins
que l’oubli de cette « différence ontologique » que Heidegger nous a appris à
cerner comme le cœur même de l’histoire de la métaphysique. Du même coup, je
voudrais essayer de montrer comment, à la lumière de ce matin-là , nous aussi,
hommes très vieux d’un Occident lui aussi très vieux, passablement égaré dans
le temps même de son expansion planétaire (« mondialisation »), nous pouvons
recommencer à penser à nouveaux frais, réévaluer cette longue histoire qui n’a
pas dit son dernier mot, nous tenir nous aussi, dans nos limites d’aujourd’hui,
debout face à l’être et au sein de l’être, à cet « être » partout déployé dont nous
croyons tout savoir au point d’imaginer parfois l’avoir récusé comme une
vieillerie démodée alors que c’est lui qui nous tient, de loin, de haut, maintenant
et pour toujours, y compris au travers de la méconnaissance forcenée où nous
sommes aujourd’hui de son règne, depuis son éclatante, son aveuglante lumière.
2. Marcel Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1996 ; L’invention de la mythologie, Paris,
Gallimard, 1981 ; coll. « Tel », 1992.
3. Platon, Phèdre, 250-b, trad. fr. L Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
Chapitre 2
Nous voyons bien ce qui vient solliciter du dehors la cause de la pensée et son
nécessaire travail : to pragma, la chose en question, celle dont nous ne pouvons
pas douter et qui nous met à l’épreuve, à la question. Et nous voyons aussi ce qui
d’une manière conflictuelle vient à la fois mettre en branle l’opération
philosophique et la tourmenter dans son processus : penser au sens fort du terme,
c’est-à-dire, si nous suivons Aristote, exercer « la faculté de penser qui appartient
à notre âme (tès hèmeteras psukhès ho noûs) », c’est nous tourner tout entiers
vers cette grande levée lumineuse de l’être en découvrant toutefois chemin
faisant que si nous l’embrassons d’emblée d’un seul regard, nous manquons à
nommer telle ou telle part de cette ouverture, de cette lumière, puisqu’à chaque
fois ce que nous pouvons cerner pour en appréhender la teneur est quelque chose
de déterminé, cet étant-ci ou cet homme-ci, tode ti. Tès hèmeteras psukhès ho
noûs : cette entente de ce qui est, qui est la part proprement et singulièrement
humaine de notre psukhè, c’est-à-dire de cette manière d’être ouverts au monde
qui nous est commune sinon avec les animaux et les plantes, cette entente a lieu
par le noûs qui n’est pas séparable de l’élément parlant dans lequel il se déploie
et que dit en grec le mot logos, le noûs est ce qui est appelé à rendre compte de
l’Ouvert lui-même qui s’est ouvert depuis qu’il y a des hommes. C’est là pour
Aristote philosophe l’assurance première, invincible : « car si personne n’est
capable de l’atteindre (cette alêtheia) comme il conviendrait, pour autant tous ne
la manquent pas, mais chacun dit quelque chose de ce qu’est le règne (legein ti
peri tès phuseôs) ».
Ce qui veut bien dire que nous sommes tous déjà présents au sein de la
Phusis, de la grande éclosion de l’être, dès le premier jour, mais qu’il s’agit à
présent pour la philosophie nouvelle, appuyée sur cette assurance première, de
l’embrasser à fond (katholou) en prenant la suite de tous ceux qui, partiellement,
en refermant leur prise sur une part d’elle seulement, lui ont rendu hommage. Un
hommage limité chez eux par la partialité de la prise de vue, si bien que nous
retrouvons sous la plume d’Aristote l’image si forte, dans l’apologue platonicien
de la caverne, des yeux inhabitués à la vraie lumière et que leur brûlure rend
incapables encore de prendre la mesure de ce qui enfin s’ouvre pour eux comme
une grande évidence : « la faculté de penser qui appartient à notre âme se
comporte à l’égard des réalités qui sont de par leur règne les plus manifestes (ta
tê phusei phanerôtata pantôn) comme les yeux des chauve-souris… ». Les plus
manifestes par elles-mêmes mais pas nécessairement pour nous : ce sont nos
yeux jusqu’à présent qui ont été en défaut parce qu’ils n’ont pas su suffisamment
s’approprier à ce qui s’offrait à eux. C’est donc ce qu’il s’agit désormais de
déployer sans jamais rompre le fil qui nous rattache à la grâce d’un étonnement,
d’un émerveillement premier dont nous nous allons nous autoriser pour
prononcer enfin la phrase attendue, la formule libératrice : « il existe une
discipline (épistémè) qui prend en vue l’étant en tant qu’il est (to on hè on) et ce
qui lui est inhérent en vertu de lui-même (kai ta toutô huparkhonta kath’auto) »
(Gamma, 1003 a, 21). À présent, grâce au commencement de ceux qui ont pensé
avant nous, nous allons pouvoir à notre tour commencer un nouveau discours,
une nouvelle prise en vue qui s’appellera, mais beaucoup plus tard, quand
Aristote sera mort depuis longtemps, la « métaphysique ».
7. Jean-Claude Milner dresse le bilan de ce reflux dans Le périple structural, Lagrasse, Verdier Poche,
2008.
8. Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, 2
tomes.
9. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 1966, pp. 65-66.
10. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, op. cit., pp. 66-67.
11. Voir E. Benveniste, « Ce langage qui fait l’histoire », in Problèmes de linguistique générale 2, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1974.
12. Pierre Aubenque, Le problème de l’être selon Aristote, Paris, PUF, 1962 (1re ed.).
13. Jean Beaufret, « Note sur Platon et Aristote », in Dialogue avec Heidegger 1, Paris, Éditions de
Minuit, 1973, p. 115 et p. 116 pour la citation suivante.
14. ID., « Energeia et actus », in Dialogue avec Heidegger 1, op. cit., p. 127.
Chapitre 4
Temps et verbe :
le « parfait » grec comme élément
d’une pensée du temps
Une phénoménologie radicale qui soit en même temps une ontologie
radicale : c’est ce fil que je voudrais continuer de tirer afin de rendre à ce texte
inaugural toute sa vivacité, toute sa fécondité aujourd’hui encore. Car je suis de
ceux qui pensent que, pour résister au nihilisme qui est désormais partout de
mise, c’est à la lumière retrouvée de ce premier grand soleil que nous pouvons
puiser une « autre pensée » capable de nous reconduire vers des évidences
premières, y compris celles qui devraient nous permettre, dans les temps
d’épreuve qui sont les nôtres, de répondre à la même urgence à laquelle
répondirent Platon ou après lui Aristote, une urgence qui se résume dans cette
question sans détours : « qu’est-ce qu’une vie humaine qui mérite d’être
vécue ? ». Car c’est bien cela en fin de compte la question de fond, même si elle
n’est pas la question première : toute cette philosophie n’a de sens que dans la
mesure où elle débouche, de la phénoménologie et de l’ontologie savantes
qu’elle est, sur l’éthique, soit sur ce qui vient dire pour nous ce que c’est qu’un
homme dans le grand champ de l’être, ce qu’il en est de son « être » à lui, de cet
être auquel il est appelé, qui n’est donc pas donné ni fatal ni prévu, mais qui est
très précisément ce qui lui est envoyé depuis le cœur du kosmos, de la belle
ordonnance de l’Entier, et à quoi il se doit de répondre par l’entremise du haut
savoir, de la sophia dont il est censé se rendre digne par son effort de pensée.
Pierre Hadot a rappelé à juste titre à quel point la philosophie des Grecs était
aussi et même d’abord « une manière de vivre » et non pas, comme souvent de
nos jours, une spéculation intellectuelle gratuite. On sait par exemple qu’Aristote
aimait le spectacle des tragédies, contre lequel Platon tentait de prémunir ses
disciples. Je suis tenté, sur ce point, de donner raison au disciple infidèle, et pas
seulement pour des raisons futiles : c’est qu’à la question de l’« éthique » au sens
grec, ta ethika, c’est-à-dire de ce qui constitue la vraie teneur, la dignité d’un
homme au sein de l’être, la tragédie grecque incarne bel et bien l’une des faces
de la réponse, et c’est par là que nous devons comprendre l’importance
qu’Aristote lui accorde dans sa Poétique. Elle représente en somme ce que la
langue chinoise de l’époque maoïste désignait comme « professeur par l’exemple
négatif », c’est-à-dire une vision spectaculaire du ravage dont l’homme, l’animal
le plus terrible (deinotaton) selon Sophocle, est capable, dès lors qu’il outrepasse
sa mesure, sa place au cœur du grand concert de l’être, pour se mesurer aux
dieux et finalement se fracasser face à cet orage déchaîné de l’être qu’il a lui-
même fait lever par son outrance et son impiété (nous oublions souvent qu’il y a
une « piété » grecque fondamentale, inséparable de la vision que les Grecs ont de
ce qu’ils appellent « kosmos » et de ce qu’ils appellent l’« être »). Or l’autre face
de cette vision négative, paroxystique, c’est la philosophie précisément comme
paideia et comme sophia, comme pensée-éducation qui, en restituant l’homme à
sa mesure parlante et pensante au sein de l’être, lui permet d’incarner dans une
vie digne et glorieuse le meilleur de ce qu’il était fait pour être, un homme qui
soit aussi proche de la divinité qu’il est possible à un humain, parce qu’il aura su,
dans l’espace mesuré du logos, incarner la belle tenue, êthos, promise à tous
ceux qui sont amis des dieux. Je me fais fort, justement, de montrer que ce souci
est ce qui guide la Métaphysique d’Aristote (pas seulement les deux « Ethiques »
qu’on lui attribue), à la condition que nous acceptions de penser en Grecs et de
ne pas commencer par entendre la sonorité du mot « être » autrement qu’eux-
mêmes l’entendaient, c’est-à-dire comme par exemple Lévinas, à partir d’une
certaine date, s’est mis à l’entendre dans le discours de Heidegger qu’il avait tout
d’abord encensé, voyant dans cette neutralité apparente du verbe « être » la
négation de ce qui à ses yeux était constituant de l’humain comme tel, c’est-à-
dire la considération radicale de l’autre homme, du « prochain », comme
transcendant à toute nature, à tout donné, à toute objectivité.
Il est vrai que nous sommes ici en terre grecque, celle du logos en ses
merveilles : pour autant, il n’y a aucune raison de supposer que la piété grecque
en présence du divin ait été moindre, de moindre qualité ou de moindre
profondeur que la pitié juive hébraïque. Et puisque c’est au ras du texte, à fleur
de langue, que j’ai décidé de lire Aristote, c’est précisément sur une question de
grammaire que je voudrais à nouveau m’arrêter, en posant cette fois une question
légèrement différente de celle que je formulais en lisant Benveniste. Il est bien
vrai, j’en suis d’accord, que c’est dans l’élément de la langue grecque et des
possibilités qu’elle recèle qu’Aristote est conduit à formuler comme il le fait ses
énoncés et ses propositions. Il le sait d’ailleurs si bien que le célèbre « principe
de contradiction », qu’il ne désigne d’ailleurs nulle part ainsi, s’appuie
précisément sur les injonctions de la structure de la langue : il est impossible,
dans la langue grecque, de dire en même temps, du même (de la même chose), et
du même point de vue, que cela se présente et ne se présente pas avec tel
caractère (c’est-à-dire que tel caractère lui est inhérent, enuparkhôn) (Gamma,
1005 b, 19). Affirmer cela, c’est bien entendu dans son esprit une manière de
stopper le flot des jeux sophistiques, qui amusent un temps en société mais qui,
si on les laisse faire, vont aboutir à ruiner l’espace de parole entre les hommes, à
détruire cette koikônia qu’Aristote vise à préserver : « si on agit ainsi, on ne
dialogue pas, ou dialegetai ».
Il s’agit là des structures mêmes du logos, celles qu’Aristote désigne
clairement comme les conditions de possibilité de la pensée raisonnante, comme
les « axiomes » premiers de toute affirmation, les « instances premières (arkhai)
qui commandent aux démonstrations » et dont il faut bien comprendre qu’elles
sont pour lui en même temps « les instances premières les plus assurées de la
chose en question elle-même », (tas bebaiotatas arkhas tou pagmatos) (1005 b,
10), c’est-à-dire du réel qui se propose à être recueilli par la parole. Fondements
de l’onto-logie proprement dite, de la parole venue recueillir le don de l’être, ces
axiomes premiers qu’il « faut toujours avoir déjà avec soi quand on se présente »
(1005 b, 17-18) sont en même temps, face à ces perversions qui aboutissent à
refermer le logos sur lui-même comme un monde coupé du réel et dont on
pourrait jouer à l’infini, la garantie d’un véritable dialegesthai, d’un véritable
échange supposant la bonne foi, l’intégrité des partenaires de la parole, faute de
quoi celui qui prétend dire dans le même temps des contraires en défiant son
interlocuteur se retirerait tout simplement du champ de la parole possible (lequel
suppose silencieusement qu’« il existe quelque chose d’avéré en dehors de toute
démonstration »), et se révèlerait finalement, dit sarcastiquement Aristote,
comme étant un « légume » ou une plante (ôs phuton) (1008 b). En vérité, c’est
bien de perversion qu’il s’agit et de fraude (pseudos) puisque ces gens-là
« argumentent seulement pour le plaisir de parler » et « ne croient pas eux-
mêmes à ce qu’ils disent ».
La question qu’à présent je pose est la suivante : nous parlons bien de
grammaire grecque, mais depuis combien de temps cette grammaire existe-t-
elle ? (et nous pourrions d’ailleurs nous poser la même question à propos de la
grammaire française ou de la grammaire latine). Nous nous comportons au fond
comme si la grammaire des grammairiens existait de toute éternité et constituait
une sorte de renvoi législatif intemporel : par exemple, dès que nous avons
commencé d’apprendre le latin ou le grec au lycée, nous avons commencé par
nous référer aux grammaires latine et grecque comme à une norme indépassable
et évidente. Ce à quoi nous ne pensions pas alors, et que certains linguistes
semblent oublier également, c’est que les grammaires aussi ont leur histoire et
que les Grecs n’ont pas commencé à parler en suivant les injonctions de leurs
grammairiens. La langue grecque existait depuis des temps immémoriaux quand
les grammaires sont apparues, à une date d’ailleurs très tardive, au plus tôt au
premier siècle A.C., plus certainement aux deuxième et troisième siècles après
J.-C, si nous en croyons les travaux savants de Jean Lallot, éditeur et
commentateur de la Grammaire de Denys le Thrace, et de son élève Frédérique
Ildefonse, auteur de La Naissance de la grammaire dans l’antiquité grecque. Ces
travaux érudits sont d’une grande ressource et tout philosophe ne peut qu’en
retirer une substantielle et passionnante leçon.
Ils nous rappellent d’abord que les Grecs ont parlé grec, ont usé comme êtres
parlants des trésors de leur propre langue bien avant que les grammairiens,
hommes de rigueur et de pouvoir, soient venus fixer les canons de cette langue.
Mais ils nous rappellent également comment la chose s’est faite, selon quel
mouvement historique concret : les premiers « grammairiens » se sont d’abord
manifestés dans le domaine de ce que nous appelons la « philologie », c’est-à-
dire comme des techniciens soucieux de fixer par écrit une version des poèmes
homériques qui puisse faire référence (Aristote parle à plusieurs reprises, parfois
avec ironie, de l’autorité de ces « homériques »), et surtout qui soit plus
commode pour leur récitation orale. D’où vient que ce sont ces premiers
grammairiens, les « Homérides », qui eurent à cœur de fixer pour la première
fois les règles de la prononciation correcte, les accents et les signes de
ponctuation permettant, pour le récitant, de savoir où et comment découper les
périodes de sa récitation ainsi que son phrasé. Reste qu’au-delà de cette tâche
essentielle pour le passage, encore une fois tardif, de la langue parlée ou récitée à
la langue écrite, les mêmes grammairiens ont fini par fixer également les termes
définissant les règles de la syntaxe, les déclinaisons et les conjugaisons, non pas
au nom d’une connaissance (eux-mêmes ne parlent pas d’épistémè) mais de leur
savoir-faire. Ils ont évidemment acquis du même coup un pouvoir considérable
que justifiait un tel savoir-faire, tekhnè grammatikè (c’est le titre même de
l’ouvrage de Denys le Thrace qu’a traduit et commenté Jean Lallot).
Ce qui doit nous retenir surtout dans cette histoire passionnante mais de toute
façon lacunaire, dans ce passage d’une civilisation essentiellement orale à une
civilisation qui sera de plus en plus, à l’époque alexandrine, une civilisation de
l’écrit et des bibliothèques, c’est le processus qui a conduit les grammairiens à
nommer à la fois les cas des noms et les temps des verbes. Car que veut dire au
fond, par exemple en français, qu’il existe un temps verbal nommé « imparfait »
(en quoi un passé serait-il imparfait ?) ou « plus que parfait » (comment
comprendre que quelque chose soit « plus » que parfait ?), qu’on puisse parler de
« futur antérieur », ou encore qu’il existe des modes verbaux nommés
« indicatif », « subjonctif » ou « impératif » ? N’est-ce pas dire au fond qu’il y
aurait, sous-jacent à ce vocabulaire étrange des grammairiens, comme une
réflexion philosophique implicite et silencieuse qui sous-tendrait l’invention des
termes permettant de qualifier le rapport d’un « substantif » (qu’y a-t-il donc de
« substance » là-dedans ?) à ses différentes occurrences (la moins évidente étant
son « accusatif », pour ne pas parler, en latin, de son « ablatif »), ou plus encore
de ceux qui sont censés nous permettre de nous rapporter à toute la panoplie de
la temporalité, celle du moment présent, du moment passé en ses différentes
manifestations, et du futur ? Dire cela, c’est dire deux choses. D’abord, que la
grammaire elle-même, comme réflexion tardive et savante sur l’usage de la
langue par les parlants, est inséparable d’une réflexion philosophique implicite
qui ne dit jamais son nom ni ne tire les conséquences de sa pratique « méta-
linguistique ». Et c’est dire ensuite que les philosophes eux-mêmes, bien avant
les grammairiens, ont été les premiers à avoir pris une distance interrogative vis-
à-vis de leur langue et à l’avoir interrogée, c’est-à-dire pratiquée, sur un mode
philosophique. Ainsi de l’humour indécidable qui conduit Platon dans le
Cratyle à se jouer des étymologies, ainsi de la manière qu’a Aristote, dans la
Métaphysique, de tirer tout le profit philosophique possible de ce temps verbal
qu’est en grec ancien le « parfait », le parakeimenos ou le suntelikôs des
grammairiens.
Il s’agit en l’occurrence du Livre Thêta, paragraphes 6 et 8, de la
Métaphysique, dans lequel il s’agit pour lui de rétorquer aux arguments des
Mégariques qui visent, pour aller vite, à nier l’existence du mouvement, alors
que la pensée du mouvement est consubstantielle au dire de la Physique comme
à celui de la Métaphysique. C’est ainsi qu’il est conduit à introduire la distinction
fameuse entre dunamis et energeia, qu’on a voulu traduire depuis fort longtemps
par « puissance » et « acte », là où il n’est question réellement ni de puissance ou
de dynamisme ni d’action. Écoutons sur ce point Jean Beaufret : « La traduction
dite classique d’energeia par le latin actus est donc, dès qu’elle apparaît, on ne
peut plus anti-grecque. Elle recouvre en réalité le passage d’un monde à un autre,
à savoir du monde grec au monde romain à qui l’action est aussi essentielle
qu’au premier kharis, telle qu’elle s’abrite encore dans l’energeia d’Aristote »15.
Si action il devait y avoir, ce serait au moins celle qu’exprime à la rigueur en
grec le mot praxis , que le marxisme officiel et à sa suite Jean-Paul Sartre ont
voulu un temps s’approprier pour faire entendre un activisme, et même un
activisme révolutionnaire, dont les Grecs n’avaient évidemment pas la moindre
idée. Le mot grec praxis, lui, indique simplement un façonnement, un
comportement ou une procédure, une procédure médicale par exemple pour
Aristote, fils de médecin et apparenté de ce fait par sa lignée paternelle à la
dynastie fameuse des Asclépiades.
De fait, là où une funeste tradition issue de la langue latine nous a conduits à
parler d’« acte », il s’agit de ce que la langue grecque désigne comme ergon,
comme une œuvre, le façonnage d’une statue par exemple, de sorte que le mot
dunamis doit être entendu comme la pure et simple capacité de mise en œuvre, et
que l’être en energeia est, soit le fait de façonner un ouvrage quel qu’il soit, soit
par exemple de conduire quelqu’un à maigrir en lui prescrivant une diète (nous
n’avons donc pas inventé la « diététique »…). C’est le sens de la réponse
d’Aristote aux sophismes des Mégariques (où nous reconnaissons au passage
l’argument de Zénon sur la flèche « qui vibre, vole et qui ne vole pas ») : si je ne
suis pas « en train de me lever » (les Mégariques nient le temps verbal du
participe présent, ou plus exactement, du gérondif qui renvoie à un processus
inachevé en train d’avoir lieu), cela ne veut pas dire que je suis condamné à
rester immobile, mais qu’il faut distinguer entre le fait d’être capable (dunaton)
de se lever, et le fait de ne pas actuellement se lever en manifestant activement
cette capacité. Comme si, autre exemple, sous prétexte que le sculpteur n’était
pas en ce moment en train de façonner une statue, n’était pas « à l’œuvre »
comme sculpteur, il n’était plus sculpteur, alors qu’il y a évidemment une
différence majeure entre un boulanger qui n’est pas en train de faire une statue et
un sculpteur qui se repose. Et comme pour compléter ce que le mot energeia,
auquel il est le premier sans doute à conférer une dignité philosophique, suggère
pourtant d’assez clair, Aristote décide d’inventer un mot qui n’existait pas, le
mot entelekheia qui est un très beau mot, à la condition d’oublier la paraphrase
scolastique d’« entéléchie » qui n’est pas une traduction mais une aberration.
L’entelekheia est le fait d’être dans son plein accomplissement, dans le
mouvement de son achèvement (un homme adulte, dans la fleur de l’âge, une
statue achevée de Phidias, un poème d’Homère qu’on va pouvoir réciter durant
des générations).
Quelles sont les conséquences qu’Aristote va pouvoir tirer de cette distinction
féconde entre l’être en capacité, qui n’est pas pour l’instant actualisé, et l’être à
l’œuvre, c’est-à-dire l’être en accomplissement, distinction qui de fait n’est pas
dans Platon ? C’est justement en ce point que nous allons rencontrer l’usage de
la forme temporelle du « parfait » grec, tel qu’Aristote va pouvoir en jouer
puisqu’il le trouve à disposition, sous la main, comme une grâce et comme une
chance. Il s’agit (pour ceux qui s’obstinent à traduire energeia par « acte ») de
saisir la différence qui existe entre une « action » au sens plein et ce qui est
seulement un mouvement, un processus, un devenir. Aristote déclare (Thêta,
1048-b, 23-26) : « seule est une action au sens plein (c’est-à-dire au sens
pleinement humain) celle à laquelle l’accomplissement (to telos) est inhérent ».
Et il ajoute : « par exemple, c’est ensemble qu’on voit (hora) et qu’on a la vue en
accomplissement (heôrake), qu’on réfléchit (phronei) et qu’on a la réflexion en
accomplissement (pephronèke), qu’on pense (noei) et qu’on a la pensée en
accomplissement (neoeken) ». Autrement dit, il s’agit du déploiement d’une
activité proprement humaine à laquelle, dans le temps où elle s’exerce, il ne
manque rien. En revanche, ajoute-t-il, « ce n’est pas ensemble (pas en même
temps) qu’on apprend (manthanei) et qu’on a le savoir en accomplissement
(memathèken), qu’on est en train de se rétablir (hugiadzétai) et qu’on est guéri
(hugieitai), mais c’est en même temps qu’on vit bien (eu dzè) et qu’on a le bien
vivre en accomplissement (eu edzéken), qu’on est heureux (eudaimonei) et qu’on
a le bonheur en accomplissement (eudaimonèken) ».
Ce passage de la Métaphyique est littéralement fascinant, en même temps
qu’il pose un problème quasi insoluble au traducteur. Aristote est en effet celui
qui pense ici, pour reprendre l’expression dont je me suis déjà servie, « à même
la langue », telle que son génie l’entend et lui répond sans qu’il y ait besoin ici
des grammairiens. La langue grecque dispose en effet d’une forme qui sera
nommée ultérieurement par les grammairiens « parakeimenos », c’est-à-dire « ce
qui vient se présenter maintenant », ou bien, d’une manière très éloquente,
suntelikôs, c’est-à-dire ce qui est parvenu à son achèvement, de telle sorte que ce
passé n’est pas enfoncé dans son antériorité mais débouche sur un présent qui est
celui de cet accomplissement désormais manifeste16. Nous ne disposons pas en
français d’un tel « parfait », d’un tel temps « entéléchique », d’où le recours,
auquel je me suis résigné, à la formulation « avoir (telle ou telle chose) en
accomplissement », ainsi qu’à la ruse qui permet d’accentuer dans le présent sa
dimension durative, c’est-à-dire le recours à ce gérondif (« être en train de ») qui
a quasiment disparu en français et qui signifie que le processus est en cours mais
n’est pas arrivé à son terme : je suis en train de me soigner, note Aristote, donc je
suis sur la voie de la guérison mais je ne suis pas encore guéri. À quoi il oppose
franchement ce qui lui est évident : que l’homme qui est en train de penser ne
pense pas à moitié mais se trouve dans l’entièreté de sa capacité de penser (c’est
évidemment une tout autre façon d’aborder le penser que celle qu’aura Descartes
avec le Cogito), de même que celui qui médite n’a pas commencé à méditer mais
se trouve « en méditation », dans toute l’étendue de ce à quoi est appelé un
homme qui médite, de même encore que celui qui voit ne voit pas à moitié mais
a les yeux grands ouverts sur la beauté du monde, « a la vue en plein
accomplissement », en a « plein la vue ».
C’est en ce point précisément que, mine de rien, nous nous trouvons toucher à
ce qu’est fondamentalement l’éthique grecque, puisque Aristote n’hésite pas à
appliquer sa démonstration au bien vivre, eu dzên, et à l’être heureux,
eudaimonia. Ce qui laisse entendre que pour un Grec comme lui l’homme est
aussi bien fait pour penser et méditer intensément que pour « bien vivre » et
« être dans l’accomplissement du bonheur ». Accomplissement ou plénitude : ce
temps du parfait est désigné également par les grammairiens postérieurs comme
plêrôsis, c’est-à-dire complétude. Edzeken : celui qui a atteint à présent la
perfection du bien vivre. Eudaimonèken : celui qui dispose désormais de
l’entièreté de ce qu’il lui fallait être (il ne s’agit pas du registre de l’avoir mais de
celui de l’être) pour se trouver dans l’accomplissement de la félicité. Aristote
revient d’ailleurs, deux paragraphes plus loin, sur ces exemples qui sont bien
plus que des exemples : des prises de position sur ce qui constitue foncièrement
l’être auquel l’homme est appelé dans son devenir d’être phusikos, ayant à
déployer son être afin de le devenir, à la fois en tant que vivant, dzôon, comme
tous les autres vivants, mais aussi comme ce vivant absolument unique puisque
doté du logos, c’est-à-dire de ce don, de ce trésor qui le met en relation
singulière avec l’entier de l’être, y compris avec l’être de ces étants qui sont de
toujours et qui s’appellent hoi theoi, les dieux, depuis toujours les Bienheureux,
les absolument Lumineux, sans ombre et sans mort. Et ce qu’il nous dit alors est
capital : c’est qu’il y a primat, même dans le monde de l’être en mouvement, de
l’être en accomplissement de cet être humain sur son être à l’œuvre, ce qui est
évidemment inconcevable pour un biologiste d’aujourd’hui : « Ce qui est second
du point de vue de la venue au jour (tè genesei) est premier du point de vue du
visage et de la présence, par exemple l’adulte par rapport à l’enfant et l’homme
par rapport à la semence, car l’un possède déjà le visage et l’autre pas encore,
mais aussi du fait que tout ce qui vient au jour (to gignomenon) est en marche
vers une puissance initiale (ep’arkhen Badizei), c’est-à-dire vers un
accomplissement, puisque le “en vue de quoi” (to hou keneka) est une puissance
initiale et que la venue au jour est en vue de l’accomplissement (…) C’est
pourquoi le terme de “mise en œuvre”, energeia, vient du mot “œuvre”, ergon, et
tend vers la signification d’être en accomplissement, entelekeia » (1050 a, 4-24).
Fin de la démonstration, au point qu’on serait presque tenté de dire que
quiconque est parvenu à assimiler ce passage de la Métaphysique peut se
prononcer à coup sûr sur le noyau dur de la pensée d’Aristote, qui fait tant
problème pour nos contemporains et qui conduit certains de nos philosophes des
sciences, Duhem ou Koyré notamment, à décréter une fois pour toutes que
décidément ces Grec étaient de grands enfants et qu’Aristote, en regard de
« notre » science, est bel et bien « dépassé ». Contentons-nous plutôt de lire, à la
fin de ce passage, la conclusion d’Aristote sur ce qu’on peut réellement appeler
une action, une œuvre digne de ce nom, avec la clarification qu’elle implique
quant à la différence de sens et de portée entre une fabrication, poiêsis, et un agir
humain, c’est-à-dire en somme l’accomplissement d’une vie d’homme : « Ainsi
donc, quand ce qui vient au jour est autre que l’exercice d’une faculté ou d’un
usage, l’être à l’œuvre réside dans ce qui est produit, poioumenô, par exemple
l’activité de construction réside dans ce qui est construit (…) Mais là où il n’y a
pas d’autre œuvre que l’être à l’œuvre (pas d’autre ergon que l’energeia), c’est
dans ceux qui sont à l’œuvre que se trouve l’être à l’œuvre, comme l’acte de voir
dans celui qui voit, l’acte de prendre en vue (theôria) dans celui qui prend en
vue, le vivre dans l’âme (kai hè dzoè en tè psukhè), et donc également la vie
heureuse puisque cette vie heureuse est une certaine modalité du vivre, dzôè gar
poia tis estin » (1050 a, 30-1050 b, 2). Mais au fait, que veut donc dire
« bonheur » et, du point de vue du « vivre dans l’âme », qu’est-ce réellement
qu’une « vie heureuse », eu dzein ?
15. Jean Beaufret, « Energia et actus », in Dialogue avec Heidegger 1, op.cit., p. 123.
16. Sur ce point, on se reportera également au chapitre XIX des Problèmes de linguistique générale, 1,
op. cit., de Benveniste.
Chapitre 5
17. Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », in Questions II, trad. fr. Kostas
Axelos et Jean Beaufret Paris, Gallimard, 1970, pp. 272-273.
18. Ibid., p. 167.
19. On se rapportera ici à l’étude de Marcel Detienne, De la pensée religieuse à la pensée philosophique.
La notion de daimôn dans le pythagorisme ancien, Paris, Les Belles Lettres, 1963.
20. Marcel Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Éditions Pocket, coll.
« Agora », 1994, chapitre IV, note 113.
Chapitre 6
Astrologie et théologie :
« car le dieu est cela même »
Nous pouvons enfin, à l’issue de ce lent et difficile parcours, en venir à ce qui
constitue la pièce maîtresse de la Métaphysique, c’est-à-dire au livre Lambda, à
la prise en vue ou à la contemplation (theoria) du « dieu » comme figure
absolument première et initiale dans le registre de l’être. Il nous faut pourtant,
avant de nous y projeter, prendre toutes les précautions possibles. Nous savons
en effet que cette doctrine aristotélicienne du « dieu » va avoir par la suite une
résonance considérable, puisqu’elle va fournir une grande part de la spéculation
théologique en terre d’islam, à côté de la doctrine néo-platonicienne de la
procession à partir de l’Un jusqu’à la pulvérisation achevée du Multiple, en
passant par toutes les médiations descendantes dont, au sommet, celle de
l’« Intelligence » (Noûs) et de l’« âme du monde » (formulation platonicienne du
Timée), cependant que de son côté la théologie chrétienne de l’âge scolastique
reprendra à son compte elle aussi une part importante de cette méditation
d’Aristote, dans la mesure toutefois où elle lui paraîtra compatible avec les
caractères propres du Dieu biblique de la Création et de l’eschatologie chrétienne
de l’Incarnation et de la Résurrection. Complication supplémentaire : une
tradition ultérieure et têtue, importante elle aussi en terre d’islam, fera circuler
sous le titre de Théologie d’Aristote un condensé de plusieurs traités des
Ennéades de Platon.
Filiation lourde et filiation complexe : au moins pouvons-nous dire avec
quelque assurance que ce qui va se trouver, dans le Livre Lambda, constituer la
ressource d’une telle descendance est ce qui s’y manifeste d’une invention sans
précédent, même chez Platon, à savoir la désignation nommément d’un dieu qui
n’est plus celui de la pitié populaire ni de la tradition, de la piété, eusebeia,
comme du muthos, c’est-à-dire d’un récit légendaire ou d’une parole des
origines, mais qui est bel et bien ce « Dieu des philosophes » dont Heidegger
parlera en 1957 dans « La constitution onto-théologique de la métaphysique »
(Questions I et II). Parvenir à cette contemplation n’est toutefois possible qu’en
conclusion de tout le travail philosophique qui précède, c’est-à-dire à la fois la
définition d’un savoir de l’étant en tant qu’il est (to on hè on), la prise en compte
d’une dualité au sein même de ce qui vient en présence entre l’étant qui devient
selon le règne, ta phusei onta, et l’étant immuable, akinèton, la distinction
également dans la pensée du mouvement entre l’être en capacité et l’être à
l’œuvre, enfin ce qui vient d’être dit dans le livre Thêta concernant la
conséquence éthique de l’enquête ontologique, à savoir la possibilité proprement
humaine d’un être à l’œuvre dans lequel l’œuvre, ergon, n’est rien d’autre que le
« se faire être », c’est-à-dire cette opération sur soi qui consiste à mener
l’opération de vivre (praxis et non poiesis) jusqu’à l’accomplissement
bienheureux de l’eudaimônia, de l’être en accord avec la part divine. D’où la
conséquence qu’énoncera pour sa part l’Ehique à Nicomaque (1776, 33), dans le
droit fil du propos de la Métaphysique : que le sommet du vivre, en terre
grecque, est bien du ressort de la theoria, de la visée intuitive de la pensée, visée
qui doit conduire le philosophe vers la décision de « se faire comme immortel »,
athanatidzein, tonalité de fond hétérogène au monde biblique comme à la foi
chrétienne : « comme immortel », c’est-à-dire aussi proche de l’être des dieux
qu’il est permis à un humain.
Le livre Lambda n’est donc pas sans précédent : non seulement il présuppose
la définition dans la Métaphysique de l’être en capacité et de l’être à l’œuvre,
mais il présuppose tout autant les recherches antérieures de la Physique, dont
nous comprenons à quel point celle-ci constitue un préalable nécessaire pour
cette envolée ultime, en deçà de laquelle toutefois elle ne peut elle-même que
demeurer, puisque discipline seconde qui ne traite que de l’étant qui déploie son
être dans le temps. La question décisive est bien ici, en effet, celle du
mouvement, kinesis (et plus précisément de ces figures du mouvement que sont
le changement, metabolè, et la venue à l’être, genesis) dans la mesure où c’est
cette question qui décide de la réfutation non seulement du platonisme, mais
aussi de toutes les doctrines qui ne parviennent pas à remonter en deçà de l’être
en mouvement afin de donner à celui-ci un point de départ, mieux encore une
puissance initiale incontestable et satisfaisante pour la pensée. Sans parler de
ceux, nommés dans le Livre Gamma, qui voudraient que tout soit en mouvement
sans qu’il y ait rien nulle part qui puisse être dit source d’un tel mouvement :
« tout se meut à partir de quelque chose et en direction de quelque chose »,
répète à l’envi Aristote en reprenant la conclusion de la Physique. Réponse
notamment à Héraclite, déjà catalogué par Aristote comme le penseur du « tout
est flux », ou du moins à ceux, comme il le dit en forgeant un néologisme
humoristique, qui s’attachent à « héraclitiser » (èrakleitidzein), par exemple
Cratyle « qui en venait finalement à penser qu’il ne fallait rien proférer du tout
mais qui se contentait de remuer le doigt, et qui blâmait Héraclite d’avoir dit
qu’on ne pouvait se baigner deux fois dans le même fleuve puisque, selon lui, on
ne le pouvait pas même une seule fois » (Gamma, 1010 a, 12).
La riposte d’Aristote concerne à la fois la nécessité d’articuler autrement la
pensée du mouvement et celle d’admettre dans le même temps l’existence
d’étants immuables. Sur le premier point, sa réponse consiste à établir une
différence entre la présence (ousia) en quelque sorte sous-jacente et les
caractéristiques qui lui sont liées « par accompagnement », entre celles qui
« vont avec » elle et font partie de son propre être (celles qui constituent ce sans
quoi cette présence ne serait pas elle-même), et celles qui ne l’accompagnent que
temporairement et fugitivement mais qui ne sont pas pour autant non-être :
« Quant à nous, nous répondrons à ce discours que ce qui change quand il
change (to metaballon) fournit certes à ces gens-là une raison fondée de croire
qu’il n’existe pas, mais que pourtant il y a là matière à contestation : car ce qui
est en train de perdre une qualité (apoballon) détient encore quelque chose de ce
qui va se perdant, et de même il faut bien qu’existe déjà quelque chose de ce qui
est en train de venir au jour (tout gignomenou hèdè anagkè ti einai) » (1010 a,
15-19). Et Aristote va tout de suite en tirer une leçon plus générale concernant à
la fois le changement et la genèse elle-même comme venue à l’être : « Et d’une
manière générale, si quelque chose disparaît, il y a quelque chose qui subsiste
(huparxei ti), et si quelque chose vient au jour (gignetai), il est nécessaire qu’il y
ait ce à partir de quoi il vient au jour et ce grâce à quoi il est enfanté (kai
uph’hou gennatai), car le mouvement ne peut pas remonter à l’infini »(ibid., 19-
22). « On ne peut pas aller à l’infini (mè ienai eis apeiron) » : c’est le grand
argument, qui nous conduit vers la question que seul le livre Lambda va trancher
et qui est en somme l’obsession d’Aristote dès lors que sa critique des eidè selon
Platon semble le condamner à rabattre tout ce qui était dit du suprasensible sur le
plan du sensible et de l’être en devenir. D’où, et c’est la seconde face de la
réponse aristotélicienne, la nécessité de faire déjà le point par avance, sans
pouvoir encore argumenter : « il est clair que nous répondrons également à ces
gens-là ce que nous avons déjà répondu précédemment : nous devons leur
montrer et les persuader qu’il existe un certain règne qui est immuable, akinètos
tis phusis » (1010 a, 35). Reprise en conclusion : on ne peut soutenir ni que tout
est toujours en repos, ni que tout est mouvement, « mais il n’est pas possible non
plus que tout soit parfois en repos et parfois en mouvement et qu’il n’y ait jamais
rien qui soit toujours (aei outhen) : il existe en effet quelque chose qui de
toujours met en mouvement ce qui est en mouvement, et ce premier qui met en
mouvement est par lui-même hors mouvement, kai to prôton kinoun akinêton
auto » (1012 b, 31).
On notera la tonalité de cette conclusion qui est celle d’une assertion sans
réserve. Or cette tonalité est également celle qui concerne au livre Lamba
l’énoncé de l’ousia, de la présence de ce Premier qui est le dieu. Mais il faut
d’abord s’entendre sur la nature du discours qui sera capable de prendre en vue
ces étants qui sont de toujours et qu’on ne pouvait pas traiter d’emblée (puisqu’il
fallait d’abord fixer la possibilité de dire le vrai sur la phusis, et dans le même
temps donner congé au grand discours platonicien sur les visages qui se présente,
dans l’environnement d’Aristote, comme le plus puissant et le plus séduisant sur
les étants immuables). Il se trouve que dès le livre Gamma la parole du
philosophe était déjà située dans une hiérarchie qu’Aristote affirmait sans en
donner pour autant les tenants et les aboutissants : « Mais puisqu’il existe un
type de penseur situé encore plus haut que le physicien, car l’étant qui déploie
son règne n’est qu’un des genres de l’étant, ce penseur qui envisage à la fois ce
qui est en général et ce qui concerne la présence première (tèn prôtèn ousian) est
également celui qui pourrait prendre en considération ces axiomes. La physique
encore une fois est bien une sorte de savoir (sophia tis), mais pas le premier des
savoirs » (1005 a, 34 - 1005 b, 3).
Quelle est donc cette discipline qui est digne d’être nommée philosophie
première, philosophia prôtè ? Le livre Epsilon répondait d’une manière
argumentée :
Quant à savoir s’il existe un étant de toujours, immuable et séparé, il appartient manifestement à une
discipline intuitive [theôrètikès, c’est-à-dire une discipline qui repose sur la prise en vue par la vision
intelligente, pensante] de le découvrir. Non à une discipline physique, puisque celle-ci concerne certains
étants en mouvement, ni une discipline mathématique, mais une discipline qui leur est antérieure
(protera) à toutes deux. Car la physique porte sur des étants séparés (khorista) mais non immuables,
cependant que certaines des mathématiques portent sur des étants immuables mais vraisemblablement
non séparés et comme inhérents à une matière, alors que la connaissance première porte sur des étants
qui sont à la fois séparés et immuables (…) De sorte qu’il y aurait [conditionnel : c’est encore un
discours en droit, nous n’avons pas encore rejoint la possibilité de fait d’une telle discipline] trois sortes
de philosophies vouées à la prise en vue, la mathématique, la physique et la théologique, « theologikè »
(E, 1026 a, 8-22).
Qu’est-ce que la « théologique », cette troisième sorte de philosophie ou de
discipline « théorétique », c’est-à-dire vouée à la prise en vue pensante
désintéressée ? Aristote répond : cette discipline dans laquelle nous ne sommes
pas encore entrés est celle qui doit se situer dans le registre même de l’être, c’est-
à-dire celle qui est sous-tendue par le primat ontologique des degrés de dignité
ou de qualité d’être qui sont la condition de tout discours « sur » l’être : « et il ne
saurait nous échapper que si le divin, to theion, est quelque part présent, c’est
bien dans cette sorte de règne, et la discipline la plus vénérable, timiôtatè, sera
celle qui portera sur le genre d’être le plus vénérable, to timiôtaton genos »
(ibid.). Et ce timiôtaton genos, cette timiotatè ousia, seul peut en parler celui qui
y a accès de par son propre être qui se résume ici dans la capacité quasi
« divine » de son noûs.
Nous pouvons à présent commencer à entendre ce que dit le Livre Lambda,
réservé à celui qui s’est haussé dans son être même au niveau de la philosophie
première et qui s’était préparé à cette élévation depuis le Livre premier, parce
qu’il sait à présent qu’il est capable de tenir tête au dire de Platon en proclamant
son propre dire théio-logique. Commençons par le plus simple, mais une
simplicité qui aura été gagnée de haute lutte (nous pouvons ici imaginer
l’impatience des disciples d’Aristote conviés enfin à entendre cette leçon
ésotérique pour la première fois, après avoir traversé toutes les épreuves
préliminaires de cette philosophie « qui se présente à nous comme tâche », tèn
prokeimenèn philosophian) : « Les présences sont de trois sortes : l’une est la
présence perceptible, qui est elle-même soit de toujours soit périssable… La
troisième est immuable et certains le disent séparée » (Lambda, 1069 a, 30 sq).
Allons un peu plus loin après avoir rappelé les données essentielles que nous
avons acquises sur la présence, la matière, le visage et le mouvement (être en
capacité, être à l’œuvre) : « Puisqu’il y a, disions-nous, trois sortes de présences,
deux qui appartiennent au règne et une qui est immuable, c’est de cette dernière
qu’il nous faut à présent parler, en affirmant qu’il existe nécessairement de
toujours une certaine présence immuable » (1071 b, 4). Pourquoi ? Nous l’avons
vu : parce qu’il existe nécessairement une source première de ce qui est en
mouvement et qui ne soit pas elle-même mue, « quelque chose qui demeure
toujours à l’œuvre de la même manière, ôsôtôs energoun ».
Et voici que nous entrons dans le saint des saints : « il y a forcément quelque
chose (ti, on ne peut pas le qualifier beaucoup mieux pour l’heure) qui meut sans
être mu, qui est de toujours, qui est une présence et (ou plutôt : c’est-à-dire) une
présence à l’œuvre, kai ousia kai energeia ousa » (1072 a, 19). Qu’est-ce qui
pourrait nous conduire plus avant dans la mise au jour de cette présence toujours
à l’œuvre du « quelque chose » qui met tout en mouvement sans être lui-même
en mouvement ? La réponse d’Aristote est à ce moment proprement stupéfiante :
elle consiste à partir de ce qui, dans l’être de l’homme, ne cesse de le mettre en
mouvement doublement, vers ce qui s’offre à lui dans un double registre pour
nous aujourd’hui profondément disjoint, le registre de l’érotique et le registre du
pensable (c’est probablement cette disjonction qui est en nous la résultante, ô
combien dommageable, de cette longue « histoire de la métaphysique »). Il y a
en effet, dit Aristote, quelque chose dans la nature humaine qui joue ce rôle de
l’immuable mettant en mouvement, et ce quelque chose, c’est à la fois le
désirable ou plus exactement la tendance, le tropisme, orekton, et le pensable,
noêton. Or nous nous souvenons de la phrase par laquelle commençait la
Métaphysique : l’orekton, ce qui « oriente » par préférence tout être humain,
disait Aristote, c’est l’acte de « prendre en vue », idein. Il y a donc un lien de
nature, instinctif pour ainsi dire, entre le désirable et le pensable, et ce lien est
ontologique, il est fondé dans l’être.
La théologie chrétienne, on le sait, reprendra plus tard à son compte cette
dimension en donnant à penser à son tour le Dieu chrétien comme la source à la
fois de tout ce qui est et de toute pensée de ce qui est, de sorte que la pensée
humaine doit en fin de compte s’abîmer dans la contemplation de cet « être
parfait », source à la fois du connaissable et de l’être. En grec en tout cas, dans la
pensée d’Aristote, le lien de ces deux plans est d’évidence, et « désir » ou
« penchant », Erôs le demi-dieu, le daimôn, ou orekton, le penchant, sont ce qui
vient souder les deux plans, les articuler au niveau de l’être qui fait exception
dans la phusis, c’est-à-dire l’être humain comme doté du noûs, part divine, et du
logos. Ce qui veut bien dire que le noûs est en quelque sorte le greffon
ontologique de ce qui nous apparente aux dieux, de ce qui nous permet par
conséquent de viser le divin lui-même et de nous en approcher. Aucun
anthropomorphisme en cela, contrairement à une interprétation bien installée
(celle qui s’obstine à nous parler de l’« humanisme grec » au sens moderne du
mot « humanisme ») : ce qui se dit ici en grec (et qui se dira, encore autrement,
dans le gréco-latin de la théologie chrétienne qui est, elle, issue du messianisme
hébraïque) est de telle nature que d’emblée l’homme occidental d’aujourd’hui
est tout simplement dans la quasi-impossibilité de l’entendre, de même qu’il ne
saurait entendre sans confusion ce que Heidegger fait résonner au cœur de sa
Lettre sur l’humanisme en réponse à cette pensée sartrienne qui à ses yeux pense
trop court : « ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Être (…)
Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement l’Être »21. Il ne
s’agit pas dans ce texte d’Aristote d’une projection sur la vie divine des
caractéristiques de l’existence humaine (c’est la tentation parfois de la lecture
par Rémi Brague du traité aristotélicien Du Ciel), mais exactement du contraire :
de ce qui permet à l’humain, en dépit de sa finitude, de se hausser jusqu’à
l’intelligence de l’être divin et, par là, de participer dans une certaine mesure de
cet être qu’il convient, nous l’avons vu, de révérer (timan).
Dès lors, poussant le mouvement qui le mène jusqu’au bout, jusqu’à son telos
exactement qui est aussi bien le telos de la philosophie comme philosophie
première, Aristote peut reprendre ce qu’il disait au Livre Thêta quand il évoquait
le « bien vivre » et la vie « accomplie » de l’eudaimônia telle qu’elle est possible
à l’homme. Et il le reprend non seulement en donnant à voir ce que peut être ce
bien vivre quand il est proprement divin, mais en y incluant la dimension du
noûs qui, ainsi qu’Anaxagore l’avait anticipé, est autant la part des dieux que,
sous une forme moindre, c’est-à-dire finie et soumise au temps et au logos pour
autant que le dia-legesthai se déploie lui aussi temporellement, la part des
hommes :
C’est donc à une telle puissance initiale que sont suspendus le ciel et le règne des étants, ouranos kai
phusis. Et la vie que mène cet être (diagôgè : l’espace-temps de vie) est semblable à la meilleure de
celles qu’il nous est donné de connaître pour un temps bref. Et il est toujours dans cette disposition
(alors qu’à nous cela est impossible) puisque son être à l’œuvre est agrément, hèdonè (…) La pensée
qui ne tient que de soi-même est pensée de ce qui est en vertu de soi le meilleur, et la pensée par
excellence est pensée de ce qui est par excellence (…) Et assurément le vivre lui appartient aussi, car
l’être à l’œuvre de la pensée est vie, et cet être à l’œuvre est le dieu. Et cet être à l’œuvre en vertu de soi
(kath’autèn) qui lui appartient est la meilleure des vies et une vie de toujours. Nous déclarons donc que
le dieu est un vivant de toujours qui est le meilleur de tous, de sorte que lui sont inhérentes la vie et une
durée continuée et de toujours, aiôn sunekhès kai aidios, car le dieu est cela même, touto gar ho theos
(1072 b, 14-31).
« Nous déclarons », phamen : voilà le mot, le mot définitif, qu’Aristote aura à
jamais prononcé sur celui qu’il appelle « le dieu ». Bien malin qui pourrait dire
sans plus d’attention ce qui appartient ici à une construction conceptuelle, ce qui
appartient à un registre que nous nommons religieux et plus précisément
« théologique », ou encore ce qui pourrait appartenir à un troisième registre,
celui d’une ontologie vécue pour laquelle discours de l’être et existence
accomplie sont des termes inséparables. Il nous apparaît sans doute à première
vue comme un « Dieu des philosophes », ce dieu qui n’a pas de nom, qu’on ne
saurait donc invoquer, auquel on ne saurait rendre un culte, qu’on ne saurait prier
ou, comme dit Heidegger, devant lequel « on ne saurait danser » comme David
devant l’Arche. On ne peut toutefois douter du qualificatif de « divin »
qu’Aristote lui décerne, dans le temps même où il spécifie sa vie comme « de
toujours bienheureuse » à la différence de la nôtre, nous, ceux d’en bas. Nous ne
pouvons pas davantage douter de l’assurance que met Aristote à revenir sur ce
qui constitue la qualité manifeste de ce dieu vivant, à savoir qu’il est le souverain
des mondes et d’abord du ciel : « De sorte que le premier ciel doit bien être de
toujours, et il y a assurément quelque chose qui le meut. Et puisque ce qui meut
tout en étant lui-même mu est un intermédiaire, il y a forcément quelque chose
qui meut sans être mu, qui est de toujours, qui est une présence et qui est à
l’œuvre ». Mais n’est-ce pas là une construction intellectuelle qui procède en
somme par déduction ? Il y a de même, dans le Livre Nu (N, 1091-b), cette
déclaration : « Mais il serait bien étonnant qu’à ce qui est premier, de toujours et
qui se suffit absolument à soi-même (tô prôtô kai aidiô kai autarkestatô)
n’appartienne pas en tant que bien cette réalité elle-même primordiale, la
suffisance à soi-même et l’être sauf (to autarkes kai hè sôteria) ». Mais si le dieu
« se suffit à soi-même », comment serait-il en relation avec les humains, ainsi
que le sont en revanche, si fortement et passionnellement, le Dieu hébraïque et le
Dieu des Chrétiens ? Enfin, il y a, dans ce même passage du Livre Lambda, la
définition du dieu souverain comme pensée, noûs, et même, ce qui ne laisse pas
de surprendre, comme pensée de la pensée : « donc cette pensée se pense elle-
même, s’il faut qu’elle soit souveraine, kratiston, et sa pensée est pensée de la
pensée (noêsis noêseôs) » (1074 b, 34).
C’est sans aucun doute là l’invention la plus saisissante d’Aristote : mais doit-
elle nous conduire forcément à parler d’un dieu « conceptuel » inventé par la
philosophie ? Je n’en suis pas du tout sûr, en regard de ce que je m’efforce
depuis le début de faire entendre du lien premier, indéchirable, de l’être et du
penser aux yeux d’Aristote, plus fidèle en cela à la parole vénérable de
Parménide (« Le même est, en effet, penser et être ») que lui-même,
apparemment, ne l’a cru. Cette désignation du dieu comme « pensée de la
pensée » nous en apprend justement beaucoup sur la manière dont Aristote
entend le lien entre « être » et « penser », sur ce noein qui comme capacité ou
comme oeuvre est commun aux hommes et aux dieux, y compris au premier des
dieux, ce Premier Mouvant qui n’est point mu (pas un « Créateur » en tout cas, et
laissons le « Moteur », par pitié, aux écuries Mac Laren et Brabane…). Si en
effet il est une pensée propre au premier des dieux, à l’Unique, ce ne peut être
qu’une pensée qui n’est pas soumise à la nécessité humaine de trouver un objet
hors de soi, un objet qui la mette en mouvement et qui soit le but désirable dont
elle a soif et vers lequel elle tend : « Et la vie que mène cet être est semblable à
la meilleure de celles qu’il nous est donné de connaître pour un temps bref »
(1072 b, 15). Quelle est en effet la forme la plus commune de la pensée
humaine ? Évidemment celle qui est liée au logos, à la parole articulée au moyen
de laquelle nous disons « quelque chose de quelque chose », la parole catégoriale
dans laquelle certains voudraient enfermer le dire aristotélicien sur l’être. Or, à
l’évidence, ce dire catégorial n’est qu’une des formes possibles de la pensée,
puisqu’il y en a une autre, celle qu’Aristote avec d’autres nomme sophia, et qui
s’accomplit précisément dès lors que ce « voir » prend en considération le divin.
C’est ainsi que dès le livre Alpha Aristote signalait le caractère singulier de
cette connaissance qui doit être à la fois « connaissance par excellence » (tèn
malista epistemèn) et connaissance « de ce qui est suprêmement connaissable (hè
tou malista etpistètou) » (982 b, 1-2). Une connaissance, disait-il, dont « on
pourrait estimer à bon droit que l’acquérir n’est pas à la mesure d’un homme » et
« quelle devrait être seulement l’apanage du dieu » (982 b, 31). Or voici qu’il
remet sur le métier cette intuition fondamentale : le dieu, assurément, ne peut
connaître le lien de dépendance finie entre le pensant humain et l’« objet » qui
est la cible de sa visée. Ce lien de dépendance vis-à-vis de ce qui est et vient en
présence, c’est le dire catégorial qui le manifeste, c’est le dia-legesthai qui
comme son nom l’indique est un s’expliquer à fond (dia) avec la chose en
question, un dialegesthai qui est le champ par définition de l’explication et de
l’argumentation, comme on le voit dans les dialogues de Platon : à la fois un
s’expliquer avec ce qui se montre à nous et un s’expliquer avec les autres (ou
bien, disait déjà Platon, avec soi-même comme avec un autre). Ce mode du
penser ne saurait être celui du dieu, qui ne pense rien en dehors de sa propre
présence parfaite, puisque ce qu’il pense est l’être le plus haut et qu’il est lui-
même ce plus haut, ariston, ce qui est par excellence, malista, ce qui veut dire
qu’en lui sommet de l’être et sommet de la pensée coïncident : « la pensée qui ne
tient que de soi-même (hè noèsis hè kath’autèn) est pensée de ce qui est en vertu
de soi le meilleur (ariston), et la pensée par excellence est pensée de ce qui est
par excellence (kai hè malista tou malista) ».
Coïncidence en somme parfaite de la pensée la plus haute et de l’être le plus
haut : c’est bien dire, comme je le suggère depuis le début, que degré d’être et
degré de penser sont « le même », si bien que la pensée divine ne pense rien hors
d’elle-même, et qu’elle est « pensée de soi-même en vertu de soi-même »
ou « pensée de la pensée ». Une pensée qui n’est rien d’autre que la présence
suprême elle-même qui se pense, chose impensable évidemment pour la plupart
des hommes d’aujourd’hui, et dont Aristote précise le mode d’opération au
moyen d’une terminologie saisissante : « et la pensée se pense elle-même du fait
qu’elle est en prise avec ce qui est à penser (kata metalepsin tou noêtou), puisque
ce dernier devient pensable du fait qu’elle est à son contact (thigganôn) et qu’elle
le pense, de sorte que c’est la même chose, la pensée et ce qu’elle pense (tauton
noûs kai noèton) » (1072 b, 19-21). Penser authentiquement, c’est-à-dire
ontologiquement, sans se laisser impressionner par ceux qui voudraient limiter la
définition aristotélicienne de la pensée au dire catégorial, c’est admettre que la
pensée (et déjà la pensée humaine) n’est jamais que l’espace d’accueil (dektikon)
des présences et que d’une certaine manière elle les « soit », conformément à ce
qu’énonce le Traité De l’âme (Peri psukhès) selon lequel « l’âme est tous les
étants ». Ici, il ne s’agit pas de l’âme mais du noûs qui nous est en commun avec
le dieu, et dont la forme opératoire la plus haute se dit au moyen des verbes
thiggein, être au contact, noêin, apercevoir, et ekhein, tenir. Et ce qui n’est pas
pour nous le moins étonnant est que cette activité soit désignée en même temps
comme un mode supérieur d’être, d’être en vie, puisque « l’être à l’œuvre de la
pensée est vie (hè gar noû energeia dzôè) » (1072 b, 23).
Que ce dieu soit dit timiôtaton, celui qui mérite la plus grande révérence,
n’est donc pas une manière de dire, une qualification rhétorique et de convention.
La suite d’ailleurs nous le montre : ce seigneur des mondes qui n’a pas de nom
est à situer sur la même ligne de crête que le Sophos, le Sachant suprême, selon
Héraclite, c’est-à-dire celui qui « consent et ne consent pas au nom de Zeus,
thelei kai ouk ethelei Zênos onoma » (cette citation d’Héraclite est longuement
commentée par Heidegger et Fink dans le Séminaire Héraclite22). Aristote lui
aussi pourrait reprendre cette assertion à son compte, il pourrait sans doute
appeler ce dieu suprême « Zeus », mais il ne le fait pas et pour une raison assez
compréhensible : c’est que dans la suite du même Livre, il va déployer tout son
génie mathématique pour prolonger cette pensée du dieu des mondes, le premier
à mettre en mouvement toute l’heureuse ordonnance du kosmos et d’abord du
Ciel des fixes (« il est donc évident qu’il y a un seul ciel »), répondant ainsi de la
manifeste et belle régulation de ces corps divins que sont les planètes, Zeus et
Kronos jutement au premier rang. Curieux calculs et pour nous quelque peu
dérangeants, mais que nous ne devrions pas, à la suite des historiens des
sciences, remiser au magasin des curiosités dépassées. Comprenons d’abord quel
est réellement pour Aristote le bon usage des mathématiques (différent de celui
auquel il va régler son compte dans les deux derniers Livres de la
Métaphysique) : c’est celui qui permet par le calcul de rendre compte de cette
admirable procession des étants divins qui peuplent le ciel (« Pour ce qui est
maintenant du nombre des transports célestes, nous devons l’examiner en partant
de la discipline mathématique la plus proche de la philosophie, l’astrologie,
astrologia ») (1073 b, 3-5). C’est que ce qu’il appelle l’astrologie, astrologia, le
savoir mathématique des mouvements des astres (et des sphères qui corrigent et
équilibrent le mouvement des planètes), est, à la différence des autres
mathématiques qui sont occupées à nombrer l’être en mouvement, le savoir le
plus proche de la philosophie première, autrement dit de la théologie.
Bien entendu, nous pouvons sourire d’un sourire entendu : nous savons, nous
autres « modernes », ce que l’astrophysique contemporaine nous permet de dire
de la réalité matérielle des planètes, des étoiles, des constellations et du big bang
conformément aux équations mathématiques de notre savoir calculant. Reste
qu’un tel savoir débouche d’une part sur sa propre limite et d’autre part laisse
entière la question ontologique de ce « Geviert » présent sans doute au cœur de
toute civilisation, de ce « Carré » fondamental vers lequel le dernier Heidegger
n’a cessé de nous inviter à tourner les yeux, celui en lequel tourne la Roue qui
noue d’un nouage sans âge la Terre et le Ciel, les Mortels et les Divins. Car
d’une part notre si savante astrophysique en est à admettre qu’elle ne saurait pour
le moment rien dire de ce qui constitue les trois-quarts de la matière de
l’Univers, désignée faute de mieux comme « matière noire » ou « énergie
noire », et d’autre part, elle n’a surtout plus rien à nous dire de ce qui peut nous
faire correspondre comme humains à ce grand dispositif de l’être qui demeure,
face à nous, comme un Dehors énigmatique et muet par-delà les strictes
équations de la science. Aristote, lui, reste le témoin privilégié d’une survivance
dont lui-même savait qu’elle remontait aux fascinants Égyptiens (et à ce harpiste
aveugle qu’évoquait Malraux), mais dont rien ne nous interdit de penser qu’elle
fut présente, embryonnaire, dès les temps proto-historiques : survivance d’une
theoria, d’une contemplation-observation désintéressée de cet ordre des planètes
et des mondes qui est la figure la plus altière de l’être et la plus confondante,
digne de ce thaumazein dont la Métaphysique décide de faire le commencement
de toute pensée. Ce qui lui est une occasion de saluer ses prédécesseurs : « Une
tradition recueillie auprès des Anciens et de ceux des temps les plus reculés (tôn
akhaiôn kai pampalaiôn) a été transmise sous forme de légende (en muthous
skèmati) à ceux qui leur ont succédé, disant que ces êtres premiers sont des dieux
et que la puissance divine embrasse le Règne tout entier (…) si l’on faisait le
partage et qu’on ne conservât que le premier aspect de cette tradition, à savoir la
conviction que les présences premières (tas prôtas ousias) sont des dieux, nous
serions en droit d’estimer que cela a été formulé divinement » (1074 b, 1-10).
Aristote est donc celui qui nous laisse avec cette interrogation, et avec la
parole de célébration qui vient confirmer la pensée sur laquelle cette
interrogation s’achève : qu’il y a un ordre des mondes, que le ciel est plein de
dieux (« le régime d’être des corps célestes est une certaine sorte de présence qui
est de toujours, aidios ousia tis ousa »), que ces dieux sont des vivants
bienheureux, et que de toujours nous sommes appelés par notre noûs qui est la
part altière de notre âme à contempler la splendide ordonnance de cette vie
divine en nous efforçant, par notre salutation de l’être qui est à la fois pensée et
praxis ou ergon, contemplation et mode d’exister, d’avoir nous-mêmes autant
que nous le pouvons part à cette divinité. Un Dieu par conséquent toujours à
l’œuvre : n’est-ce pas ce que dit le Christ des Evangiles en parlant de son Père ?
N’allons pas trop vite, une fois encore : nous sommes ici en terre grecque et non
en terre hébraïque, et le dieu dont il s’agit n’a rien à voir avec aucune pensée de
la Création puisque sa « vie de toujours » est le clef de la grande Dispensation de
l’être, de l’ordonnance immuable du kosmos qui n’a jamais cessé de luire (« les
mêmes choses existent depuis toujours, soit selon un cycle, soit autrement »).
Dans ce Livre Lambda qui aura une si longue et puissante influence, Aristote au
fond s’avance seul, loin de cette manière communément grecque d’appréhender
les dieux que nous restituent en phénoménologues des témoins aussi précieux
que Walter Otto pour Dionysos, ou Marcel Detienne pour Apollon : « le dieu »
dont il nous parle dans cette envolée presque lyrique, unique encore une fois
dans son œuvre, est sans doute un dieu que nous pouvons vénérer mais un dieu
qui, à la différence par exemple du Dieu des juifs, ne crée pas, ne parle pas (en
quoi il est plus proche du « Ciel » de la pensée chinoise qui lui non plus, selon
Confucius, ne parle pas), il est séparé de nous de toute la profondeur de son
autarkeia. Tout ce que nous pouvons faire en ce qui nous est de nous plonger
dans la contemplation admirative de l’ordre des mondes et d’en énoncer, par la
grâce de notre logos qui est parole et savoir à la fois, les admirables proportions :
ce que s’empresse d’ailleurs de faire Aristote « astrologue », prenant la suite des
calculs savants mais imparfaits d’Eudoxe et de Kallipos afin de décrire au mieux
la procession des astres divins et les paraboles des différentes planètes ajointées
les unes aux autres par le décret immémorial du dieu sans nom qui succède
désormais à Moïra.
Et pourtant, contrairement à cette coupure ontologique (khorismos) qu’un
commentateur comme Pierre Aubenque accentue sans doute trop, Aristote, plus
fidèle en réalité à la parole d’Héraclite que lui-même apparemment ne le pense,
ne nous propose pas un Dieu abstrait qui serait l’Un, comme c’est le cas chez
Plotin (l’aristotélisme, à la différence du néo-platonisme, n’orientera jamais la
pensée métaphysique ultérieure vers une quelconque théologie négative). Si ce
dieu est en effet Un, ce n’est pas au sens du concept de l’Un qui s’oppose
radicalement au multiple et qui en est même le contraire. Souvenons-nous de cet
Un abstrait qu’Aristote déclarait justement, dès le Livre A, périmé dans la
doctrine platonicienne des visages : « Et ce qui semble chose facile, à savoir
démontrer que l’étant tout entier ne fait qu’un (panta hen), on n’y arrive pas, car
d’un tel raisonnement par abstraction (ekthesis) il ne s’ensuit pas que tout
devient un, mis seulement qu’il existe un certain Un en soi (auto ti hen) » (992 b,
11-12). C’est que l’Un de cette vie divine dont il est question au livre Lambda,
comme l’Un-Sophos d’Héraclite, ne cesse de se déployer au cœur du multiple
qu’il gère et régit, immanent en même temps que transcendant, transitif plutôt
que séparé (ce que dit encore, au temps d’Aristote, cette religion astrale, pour
nous étrange, qui s’énonce au travers de la merveille mathématique bien pensée).
La parole d’Héraclite surmonte de fait la différence de l’immanent et du
transcendant, elle nous appelle à penser d’ailleurs, autrement, à entendre cet Un
royal comme ce qui transit l’entier de l’étant à la fois invisiblement et pourtant
sans cesse présent.
Or c’est de cette parole qu’au travers de sa réfutation du platonisme Aristote
se souvient. Revenons en effet à ce qu’il déclare au livre Nu : « il serait bien
étonnant qu’à ce qui est premier, de toujours et qui se suffit absolument à soi-
même n’appartiennent pas en tant que bien cette réalité elle-même primordiale,
la suffisance à soi-même et l’être sauf, to autarkes kai hè sôteria ». L’être-sauf,
c’est-à-dire l’être indemne (salvus en latin) ou l’être « entier » (que dit aussi en
français l’adjectif « indemne ») est un des traits que Hölderlin reconnaîtra aux
Célestes, ceux que sa parole invoque dans la double détresse du dérobement des
dieux de la Grèce et du dérobement du Dieu chrétien. Je n’ai pas à traiter ici de
ce dérobement, dont j’ai parlé ailleurs (dans L’Être et le divin), mais je dois bien
le présupposer pour rendre compte de la manière dont je crois possible
d’entendre aujourd’hui, du cœur de cette détresse qui est la nôtre, cette parole
singulière d’Aristote concernant celui qu’il appelle sans le nommer davantage
« le dieu », o theos. Ce à quoi ce passage nous invite, c’est bel et bien à
reprendre ce qui était dit auparavant du « bien vivre » et de l’eudaimônia tels
qu’il est possible de les viser et de les rencontrer dans le monde humain. À la
différence de nous, créatures d’un monde sublunaire en proie à la génération et à
la corruption, les dieux assurément, tout comme les astres qui sont des corps
divins, se suffisent à eux-mêmes, ils sont autoi kath’autoi, pour reprendre une
expression chère à Platon, ils tiennent leur être d’eux-mêmes et non d’un autre,
et dans cette mesure ils sont assurés de cette intégrité de leur être que désigne le
mot sôteria, où résonne exactement la tonalité que Heidegger décide d’entendre
dans le Heilig hölderlinien à la fin de la Lettre sur l’humanisme. Reste que
l’homme n’est nullement abandonné à une quelconque déréliction, du moins tant
qu’il tire les leçons de cette figure fascinante et négative, outrancière, que lui
offre le héros tragique en sa démence, son atè. À nous, hommes, il reste comme
tâche, du fait que le dieu nous envoie cette vision merveilleuse qui nous fait nous
approcher de son règne, à nous hâter à notre tour, dans le registre qui est le nôtre,
vers l’appropriation la meilleure à cette heureuse faveur, eudaimônia, qui nous
est accordée par le dieu afin de vivre d’une vie « sauve », comme nous pouvons
à présent traduire eu Dzein.
21. Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. fr. Roger Munier, Paris, Aubier, 1964, p. 85-87.
22. Martin Heidegger et Eugen Fink, Héraclite, trad. fr. J. Launay et P. Lévy, Paris, Gallimard, 1973.
Chapitre 7
23. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad.fr. A. Becker et G. Granel, Paris, Gallimard, 1992,
p. 161.
24. Je renvoie ici à la lecture instructive du livre de Marcel Detienne, L’invention de la mythologie, op.
cit., surtout dans son chapitre IV, « Sourires de la première interprétation ».
25. Léon Robin, La théorie platonicienne des idées et des nombres, Paris, Alcan, 1908, réed. Hildesheim,
Georg Olms Verlag, 1963, 1998.
26. Je renvoie sur ce point à ce qui est développé dans L’Être et le divin, Paris, Gallimard, coll.
« L’infini », 2008.
27. Martin Heidegger, Questions I et II, op.cit., pp. 300-301.
28. ID., Essais et conférence, trad.fr. A. Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 45.
Chapitre 8
La Grèce, la Chine :
dialogue avec François Jullien
Ayant proposé quelques lumières sur l’énigmatique référence d’Aristote au
« dieu » dont la vie heureuse et pensante est toujours égale à soi-même, c’est-à-
dire en la déchiffrant comme le sommet d’une ontologie radicale qui pourrait
être pour nous aujourd’hui un point d’appui face au nihilisme qui partout fait
rage, je voudrais pour finir confronter ces élucidations à ce que François Jullien
nous apprend du tout-autre que représente, face à la métaphysique occidentale, la
pensée chinoise.
Donner comme prolongement à cette lecture de la Métaphysique, restituée à
sa langue propre et au trésor que recèle cette langue, un dialogue avec le travail
de François Jullien m’invite à situer plus précisément mon cheminement en
regard d’une actualité qui nous est commune et que nous envisageons, en partie
du moins, avec des orientations communes. Je ne suis pas philologue, François
Jullien l’est en revanche puisqu’il est sinologue, ce qui veut dire qu’il est en
relation vivante avec une de ces langues étrangères à la sphère indo-européenne à
laquelle se seront limités pour l’essentiel les membres de l’École de Paris
(Meillet, Benveniste mais également Dumézil). Et il est aussi un philosophe,
lecteur d’Aristote à l’occasion, pour qui le dialogue avec la pensée grecque est
essentiel et constant. J’ajoute, et ce n’est pas un point de détail, que, tout comme
moi visiblement, il semble convaincu que la question de la langue est décisive
dans la mesure où, si la Grèce pense dans sa langue, au ras de sa langue, dans
Platon ou Aristote par exemple, la Chine pense elle aussi dans sa langue, à la
mesure du caractère singulier de cette langue telle qu’elle s’est avérée au fil des
siècles, parallèlement à l’histoire de la métaphysique occidentale, dans des textes
de pensée tels que Le Classique du changement (le Yi king), Les Entretiens de
Confucius, le Laozi, Zhuangzi ou le Mencius. Nous partons donc d’un souci
commun, qui est un des éléments constitutifs de notre entente et de ce qui me
conduit depuis plusieurs années à observer son parcours avec une amicale
attention et souvent de l’admiration : à l’heure de ce qu’on appelle un peu vite
« mondialisation », et que j’appellerai plus volontiers la planétarisation du règne
de la Technique, comment pouvons-nous réassumer notre propre histoire à partir
de sa provenance grecque, de manière à faire face aux conséquences désastreuses
de ce règne qui concerne désormais l’Asie entière aussi bien que l’Europe et les
Amériques, et cela, de manière à libérer une « autre pensée » qui nous
prémunisse contre elles et nous ouvre, à nous humains, une autre possibilité.
C’est cela par exemple qui est en question dans un petit livre qui a fait suite à un
bref passage de Francois Jullien au Vietnam, Le pont des singes29, et dans lequel
il s’attache à décrire le ravage que peut engendrer une application systématique
des normes occidentales face à un savoir-faire séculaire qui a depuis toujours fait
ses preuves, qui est en accord avec les ressources locales, et qui a de plus la vertu
d’être parfaitement en harmonie avec l’environnement naturel, savoir-faire qui
consiste justement dans la fabrication de ces fameux « ponts de singes ».
Le maintien d’un tel accord avec le « monde » dans lequel vit avec une
intelligence éprouvée une communauté humaine, c’est bien ce qui est une des
conditions de l’« autre pensée ». Cette dernière est à mes yeux celle qui ne cesse
de s’annoncer, à partir d’un certaine date, dans la méditation de Heidegger, celle
qui, à la mesure d’un rebroussement tout à fait unique consistant à revenir aux
sources de la parole grecque non pour la répéter mais pour en conjurer les
impasses éventuelles, s’est mise en chemin vers une « sortie de la
métaphysique » qui est loin d’être acquise, et qui doit d’abord se prémunir contre
toutes les illusions superficielles d’en avoir fini avec son « passé ». Comme si ce
passé non dépassé n’était pas d’abord à retraverser afin de s’en acquitter, quand
tant de petits penseurs imaginent l’avoir déjà surmonté en le « déconstruisant » à
la hâte et à gros traits. Plutôt d’ailleurs que de parler d’« oubli de l’être »
(« comme on oublie son parapluie », dit Heidegger avec humour), il vaudrait
mieux parler, en côtoyant la pensée freudienne du refoulement et du retour du
refoulé, de quelque chose comme une méconnaissance, une méprise (ce serait la
traduction littérale du mot Vergessenheit), un déni, un « ne rien vouloir savoir »
de ce qui pourtant insiste en sous-main, mais méconnu et rejeté. Un tel passé
n’est nullement conjuré dès lors que tout ce que nous pouvons dire demeure pris
dans les pièges, le plus souvent inaperçus, de cette pensée-dénégation de l’être.
Si « le langage est la maison dans laquelle l’homme habite » (formule célèbre,
un peu ressassée, de la Lettre sur l’humanisme), il n’est pas certain que cette
manière qu’elle a de nous habiter tout autant que nous l’habitons soit si claire à
nos yeux et que nous ne restions pas le plus souvent, à nos dépens et
négativement, terriblement « occidentaux », y compris là où nous ne le savons
pas et ne tenons pas à le savoir.
D’où l’importance du « saut » et du pari que François Jullien a d’emblée
proposé, en se mettant lui-même à l’école de la Chine, de cette langue
radicalement autre, « sans grammaire, qui ne décline ni ne conjugue », et en nous
invitant à nous mettre à notre tour à son école. Car il est assuré que la Chine
pense, même si elle ne pense pas, c’est évident, dans la langue de la
métaphysique. C’est ainsi que, dès le départ, François Jullien s’est signalé à la
fois par la mise au jour de ce qui lui apparaissait comme tout autre dans la
pensée chinoise en regard d’une certaine continuité de la pensée occidentale
(La propension des choses, 1992 – Figures de l’immanence, 1993 – Le Détour et
l’accès, 1995 – Les Transformations silencieuses, 2009), cependant que, dans
d’autres textes impliquant sa propre formation philosophique (qui dérange sans
doute dans le milieu fermé de la sinologie), il proposait de mettre
systématiquement en regard le dire grec et le dire chinois de manière à ménager
l’accès à une pensée capable de circuler entre ces deux limitations (Un sage est
sans idée, Si parler va sans dire, L’Invention de l’idéal et le destin de l’Europe).
Cheminement risqué, parfois sur le fil, précieux toutefois dans sa singularité
et sa rareté au milieu d’un champ intellectuel encombré de fausses évidences et
de pensées courtes. Précieux pour moi en tout cas par le regard neuf qu’il invite à
poser sur notre antécédence grecque, et sur la manière dont celle-ci continue de
nourrir en secret tant de prétendues évidences « modernes » non interrogées.
Vertu manifeste de ce parcours singulier en même temps que plan d’épreuve de
la démonstration que Jullien entend conduire : l’attention la plus rigoureuse et la
plus fine à cette langue de départ qu’est la langue « autre », autrement dit
l’épreuve concrète de ce que veut dire réellement « traduire » d’une langue dans
une autre, par quoi précisément je me trouve être dans une fraternelle
correspondance avec lui. Il est en particulier de ceux qui nous montrent que
traduire véritablement n’est pas simplement « adapter », c’est-à-dire en fin de
compte assimiler, réduire, l’étrangeté à soi-même, mais tout autre chose qui
touche au cœur de la pensée : « (le mauvais traducteur) n’envisage pas que
traduire, en somme, puisse impliquer, en même temps qu’on assimile, de
désassimiler, de dé- et de re-catégoriser. Au risque, sinon, de ne pas s’être
déplacé, de ne pas avoir affronté le dehors : de n’être toujours pas entré »30.
Allant plus loin, il en vient même à parler de cet indiscuté qui, demeurant latent
dans chacune des langues, donne l’illusion d’une compréhension là où il s’agit
justement, dans l’aventure, dans la percée effective qu’est une traduction, de
mettre au jour cet indiscuté qu’il appelle joliment un « fonds d’entente », et de le
faire travailler de part et d’autre, entre l’un et l’autre : « ainsi tout mon travail
vise-t-il, non pas à isoler les pensées… mais à son contraire : à ouvrir un tel
fonds d’entente qui, par « décatégorisations » et « déprésuppositions »
réciproques, soit à partager avec la pensée chinoise et permette à ces pensées
érigées en vis-à-vis – chinoise, européenne – d’effectivement dia-loguer »31.
Reste que ce parcours, trop rare dans la pensée d’aujourd’hui, n’est pas
absolument sans précédents. J’en veux au moins pour preuve la manière dont
Heidegger, notamment dans ce dernier ouvrage paru de son vivant qu’est
Acheminement vers la parole (Unterwegs zu Sprache), a voulu interroger à fond
cette dimension du langage et de la parole, et mettre en question les conditions
d’un véritable entretien (Gespräch) entre cultures, entre langues, et en
l’occurrence, cette fois, entre la « maison occidentale » et d’autres « maisons ».
Il ne s’agit donc pas de se contenter d’un dialogue interne à la seule parole
occidentale en ses tournoiements et virements successifs, ce qui ne serait qu’un
monologue ou un soliloque déguisé, il s’agit bien, disait déjà la Lettre sur
l’humanisme, de dégager les ressources d’une « sortie » hors de la langue
métaphysique, c’est-à-dire nommément d’une « libération du langage des liens
de la grammaire en vue d’une articulation plus originelle de ses éléments (in ein
ursprüngliches Wesensgfüge) »32. Or c’est exemplairement ce dont il est question
dans le texte d’Acheminement intitulé « D’un entretien de la parole » (« Aus
einem Gespräch von der Sprache »). Heidegger décide d’y donner accès, dans
des limites qu’il ne dissimule d’ailleurs pas un instant, à une langue tout à fait
étrangère à l’histoire de la métaphysique. Cette langue n’est pas la langue
chinoise mais la langue japonaise, et ce texte est le compte-rendu d’une
rencontre entre deux langues ou deux « maisons » comme dit Heidegger : la
langue allemande qui est celle du Professeur (désigné dans le texte du dialogue
comme « Celui qui demande ») et la langue japonaise qui est celle du professeur
Tezuka de l’Université impériale de Tokyo (désigné comme « Un Japonais »).
Ce texte est un exemple (pas un paradigme) de ce que Heidegger entend
comme ouverture possible du dire occidental (en sa mue présente, furieusement
nihiliste) à une aire non occidentale elle-même travaillée par son propre
obscurcissement tendanciel, ainsi que la dialogue va le révéler. Cet hôte venu
jusqu’à lui du lointain Japon n’est d’ailleurs nullement un anonyme, il se
présente en émissaire d’un étudiant qui suivit jadis les cours de Heidegger, le
comte Kuki, depuis décédé, et qui repose désormais à l’est de Kyoto sous une
pierre funéraire ornée de l’épitaphe que composa à sa mémoire son maître
Nishida. Cet hôte, Heidegger ne cesse de l’interroger sur la manière dont il
pourrait dire dans sa propre langue ce que l’allemand, à propos de l’art et de
l’esthétique, dit dans la sienne, c’est-à-dire dans la langue de l’esthétique
occidentale (kantienne ou hégélienne) que le professeur japonais semble vouloir
acclimater au Japon : la question est donc bien la manière dont ce dernier
souhaite « traduire » en japonais tant l’esthétique occidentale que la pensée de
Heidegger. Or ce qui compte le plus dans ce dialogue est justement ce que
Heidegger décide de mobiliser d’emblée, contrairement aux attentes déférentes
de son interlocuteur, manifestement prêt à toutes les concessions pour
s’« occidentaliser » et pour « heideggérianiser ». Inviter son interlocuteur à
résister à la tentation de penser en Occidental, comme le fait visiblement le
Professeur qui se retrouve dans la position du Demandeur et non du Maître, c’est
précisément rendre possible que soit ménagée dans cette rencontre la possibilité
d’une expérience sans précédent, d’un Gespräch authentique surmontant les
malentendus, c’est-à-dire un dialogue qui ferait chacun se découvrir à travers
l’autre en puisant, dans le mouvement singulier de la langue de l’autre, de quoi
libérer la sienne de ses propres pesanteurs et nouages. En somme, la chance de
laisser dire de part et d’autre ce que chacun, pris dans les limites premières d’un
dire non interrogé, se refuse à pouvoir dire, demeurant enfermé dans son armure,
là où il s’agit au contraire pour tous les deux de s’ouvrir ensemble, du fait d’un
désarroi partagé, aux neuves possibilités de dire qui sont aussi les neuves
possibilité de penser et donc de vivre.
Il en va ici réellement d’un mouvement de Gelassenheit, d’un « lâcher prise »
de son propre parler « naturel », cela même qu’énonçait déjà la Lettre sur
l’humanisme pour qui savait la lire : « Mais si l’homme doit un jour parvenir à la
proximité de l’Être, il lui faut d’abord apprendre à exister dans ce qui n’a pas de
nom, im Namenlosen zu existieren »33. Je tiens, toutes proportions gardées, même
si je devine que ce rapprochement ne lui sourira pas, que c’est aussi quelque
chose comme cela qui se joue dans le travail de François Jullien, un travail en
cours qui est loin d’ailleurs d’avoir livré tous ses secrets ni tous ses présupposés.
C’est que François Jullien est un joueur de go qui avance ses pions un par un, qui
ne se refuse jamais aux chemins de traverse ni aux diagonales, qui tient plusieurs
fers au feu, qui compte ses coups face aux adversaires potentiels, qui est en
même temps d’une ténacité remarquable, voire d’une pulsion conquérante
irrésistible, et qui continue imperturbablement sur sa lancée sans se laisser
troubler. Au risque d’ailleurs de quelques ratées : il lui arrive, en raison de sa
stratégie singulière et de l’impatience qui apparemment la conduit à marche
forcée, de prendre des raccourcis et, dans le face-à-face qu’il propose entre la
Grèce et la Chine, de simplifier parfois à l’extrême le tableau des oppositions.
Disons que l’Aristote dont il parle dans Si parler va sans dire, et qui se réduit à
quelques phrases, n’est pas vraiment celui que je lis et prends la peine de lire ; et
ce qu’il lui arrive de dire dans Le destin de l’idéal concernant le « plan des
idées » qui, à la différence de la pensée grecque, manquerait à la Chine éclaire
sans doute ce retard étonnant de la Chine en matière de sciences sur lequel
Joseph Needham avait déjà travaillé, mais ne tient pas compte de ce qui, en
regard du monde grec, va muter du tout au tout en Europe à partir de la
Renaissance et surtout de la césure cartésienne du Cogito, inimaginable depuis la
Grèce.
Si l’on veut vraiment décrire et penser, afin de les surmonter, les écarts et les
malentendus de part et d’autre, voire les points réels d’hétérogénéité, entre la
« métaphysique » occidentale d’une part et l’étrangeté de la Chine à cette
métaphysique d’autre part, il y va sans doute d’une vue moins sommaire, moins
tranchante, plus sensible aux méandres et aux revirements qui scandent à
l’évidence l’histoire de notre propre pensée. Reste que le diagnostic d’ensemble
paraît à première vue identique chez Heidegger et chez Jullien : il s’agit de
« sortir » de cette histoire devenue planétaire en son emprise, ce qui suppose une
stratégie complexe, consistant à la fois dans la ré-interrogation critique de la
pensée occidentale et dans la prise en compte de ces pensées autres qui ne sont
pas métaphysiques et qui ont été si longtemps le cœur de civilisations, soit
disparues, soit menacées par une volonté de puissance venue d’Occident. Une
volonté que François Jullien pour sa part identifie clairement : « l’expérience qui
est celle des habitants de ces régions les plus reculées s’ouvrant à la
mondialisation (…) est préfigurateur et nous fait lire en plus gros, par sa tension
exacerbée, la condition menacée de tout sujet : d’un sujet en perte de sa localité
et menacé de déterritorialisation »34. On comprend par là qu’il en va, avec
l’« écart » introduit et travaillé par sa pensée, d’une interrogation sur l’avenir
possible d’un monde humain (simplement « humain », sans autre qualificatif
identitaire) menacé par une mondialisation destructrice de toute localité, donc
aussi bien de toute différence, d’un écart permettant à cet Occident, depuis
lequel nous interrogeons et parlons, d’interroger ses propres ressources
historiales dans un échange avec l’Autre de son propre site.
En somme, il faut d’abord prendre la mesure du site dans lequel nous nous
trouvons tous aujourd’hui, celui d’une déflagration qui est telle que toute
possibilité d’une « humanisation », de la constitution à partir d’un site déterminé
d’une humanité, se trouve, partout à la surface de la planète, directement
menacée. Une stricte humanité qui est ce qui résonne à l’évidence au cœur du
dernier livre de François Jullien, De l’intime (où d’ailleurs il ne s’agit
momentanément plus de la Chine, mais de l’exploration d’une invention propre à
l’Occident). Il ne s’agit donc pas d’effacer par un tour de magie la longue
histoire qui fut la nôtre en s’en croyant quitte à bon compte, puisqu’elle est la
chair dont nous sommes faits, mais il s’agit de nous libérer de ce qui, en elle,
nous entrave et nous aveugle, et de tirer parti des trésors qu’elle contient encore,
des « possibles » qui demeurent en elle et que nous n’avons pas ou pas encore
exploités. Sans nous priver pour autant de la leçon que le non-Occident, en
l’occurrence la pensée chinoise, peut apporter dans ce mouvement de libération,
puisque précisément c’est en apprenant à nous voir par le regard de l’Autre que
nous pouvons redécouvrir nos propres potentialités. Ce qui ne veut pas dire pour
autant que François Jullien et moi soyons prêts à lâcher les mêmes choses de la
même manière et avec le même enjeu : la Grèce dont je parle dans ce livre est un
pion qui m’est cher, que je ne suis pas prêt à sacrifier, même si je garde
également dans ma main le pion chrétien qui m’est tout aussi indispensable, et
quelle que soit la difficulté que je puis éventuellement éprouver à les jouer
ensemble. Ce à quoi je tiens surtout, c’est ce qui, dans la leçon aristotélicienne
telle que je l’entends, ouvre une voie et libère un possible face à la grande misère
d’une pensée à bout de souffle et qui ronronne. Et cette leçon, je ne la crois pas
en si complète contradiction avec la leçon chinoise que délivre François Jullien,
dans la mesure où la première aération que fournit sa lecture de la Chine (une
Chine qui se condense à ses yeux, rappelons-le, dans quelques textes
immémoriaux) est celle qui se signale d’emblée par l’absence de référence à un
« sujet » ou à un « objet » (« le subjectif et l’objectif ne se séparent pas »). La
pensée chinoise traditionnelle (disons : celle qui résiste encore – mais pour
combien de temps ? – à l’invasion de la Teknè occidentale et qui pose
apparemment tant de problèmes aux investisseurs étrangers) ne pense ni en
termes de subjectivité ni en termes d’objectivité, mais, François Jullien ne cesse
de le rappeler, en terme de « procès » : ce qui prime, avant toute décision
humaine, c’est ce qu’il traduit joliment par « la propension des choses », le Tao
lui-même, la voie.
Dirions-nous que cette voie est quelque chose comme la phusis des Grecs ?
En un sens oui, même si cela ne se dit pas en Chine dans la langue métaphysique
de l’« être » : la grande ordonnance de l’Entier, phusis ou, au-delà, kosmos, est
en Grèce ce grand Dehors qui précède tout vivre et toute pensée, et sur quoi tout
vivre et toute pensée sont invités à se régler de manière à parvenir à une issue
heureuse (la pensée chinoise de la « voie » me semble en cela correspondre
exactement à la pensée grecque du poros, du passage, si insistante dans la
Métaphysique d’Aristote). Je redis que cette cure de langue grecque, de pensée
grecque à fleur de langue, me semble aller à la rencontre de ce que François
Jullien découvre, désobstrue, par la vertu de la langue chinoise, et on ne m’ôtera
pas de l’idée qu’il est lui-même, en beaucoup de ses analyses, plus fidèle à la
lettre heideggérienne qu’il ne le croit ou ne le veut. Côté « objet » et objectivité,
en tout cas, il a raison de tabler sur l’ouverture première de cette « propension
des choses », Tao, qui fait écho à ce qui a conduit Heidegger à abandonner le
mot « être », maître mot d’une métaphysique désormais en voie d’épuisement,
pour lui préférer le mot Ereignis : « Le mot Ereignis, pensé à partir de ce qu’il
nous découvre, doit maintenant nous parler comme un terme directeur au service
de la pensée. Comme tel, il est aussi intraduisible que le logos grec ou le Tao
chinois »35. Et la leçon aristotélicienne, telle du moins que je la déchiffre, me
paraît elle aussi aller dans cette direction : retour au primat de la donation de
l’être, de l’alêtheia, en deçà de toute subjectivité et de toute objectivité. Peu
importe en l’occurrence que la langue chinoise ne connaisse pas de verbe « être »
ni même de conjugaison. Cela peut rendre compte du fait que la Chine n’a pas
connu de métaphysique, pas plus évidemment que les Ewe du Togo que
connaissait Benveniste ou les Guyaki chers à Pierre Clastres, mais il n’empêche :
ce dont parle la pensée chinoise dans sa langue (et quand elle veut dire « ce qui
est », elle le dit, note au passage F. Jullien) est au fond, il me semble, le même
que ce dont parlent Parménide ou Héraclite, le grand Jeu de ce qui pousse et
advient et change sans jamais cesser d’être, ce qui devient et nous advient selon
les saisons de la vie et sur quoi en fin de compte, à l’envers de l’arrogance
occidentale, nous devons régler ce que nous disons, ce que nous pensons et ce
que nous sommes.
Pour autant, il y a une limite au rapprochement que je suggère, et je ne veux
pas paraître m’approprier le propos de François Jullien en le tirant dans une
direction qui ne serait pas la sienne. Le chemin, il faut le reconnaître, n’est pas
aisé entre ce que lui-même reconnaît apprendre de la Chine face à la clôture (à la
fois objective et subjective) d’une certaine posture occidentale, et l’évidence
selon laquelle il ne s’aurait s’agir pour le penseur occidental de se renier soi-
même en son être historial, à supposer que ce soit même possible, puisqu’il
s’agit bien plutôt de s’ouvrir à partir de cette historialité même à ce qui pourrait
la délivrer de l’impasse dans laquelle elle s’obstine (et d’autant plus
furieusement qu’elle n’en a pas conscience). D’où la marche en dents de scie, le
va-et-vient tendu qui rythme de livre en livre la pensée de Jullien. Il me semble
au fond que ce qui en ce point pourrait se dénouer le pourrait à la lumière des
formules que Heidegger livra à ceux qui pouvaient l’entendre et le suivre dans le
cours de sa méditation : « se faire encore plus grecs que les Grecs », lui arriva-t-
il de dire, non sans humour, parce que l’humour est ici le signe de ce qui peut
opérer radicalement, comme on opère d’une tumeur, sans en passer par la
tragédie. J’entends que la démarche de François Jullien pourrait elle aussi
s’entendre de cette manière, comme un « se faire encore plus chinois que les
Chinois », c’est-à-dire sans oublier ce que, d’être depuis si longtemps astreints
au site occidental, nous avons appris, et qui serait si utile aux jeunes Chinois
occidentalisés d’aujourd’hui (par exemple aux actuels et si inventifs
« blogueurs » qui sont le peuple chinois de demain sous une forme que nul
encore n’imagine), afin de ne pas sombrer dans les mêmes impasses que leur a
pour l’instant évitées leur tradition désormais elle aussi menacée et précaire.
Seul un esprit neuf et sans préventions pourrait nous dire par exemple, pour
évoquer les violences révolutionnaires dont François Jullien fut le témoin du
temps qu’il résidait à Shanghai, de quelle manière la dictature maoïste a marché
en réalité sur deux jambes, détruisant furieusement, d’une part, tout ce qui
pouvait ressembler à une survivance des temps féodaux honnis, et puisant d’autre
part aux trésors d’un taoïsme très ancien pour nourrir un discours révolutionnaire
meurtrier, certes, mais ancré malgré tout dans une vision du Grand Procès qui
devait beaucoup plus au Livre des transformations qu’à Lénine ou Staline.
Je sais bien que François Jullien, en dépit de nos points de convergence, ne
me suivra pas sur ce terrain d’une entente possible entre le site grec et le site
chinois, ni sur la fécondité que je reconnais à la percée heideggérienne, parce
qu’en fin de compte nous n’entendons sans doute pas de la même manière
l’expression « sortir de la métaphysique », qu’il n’emploie d’ailleurs jamais
littéralement alors que dans ses textes il n’est question que de cela. C’est aussi
qu’il ne lit pas Heidegger comme je le lis, ou peut-être même qu’il se refuse en
réalité à le lire jusqu’au bout36 (le peu qu’il en dit ne me convainc pas, loin de là,
sur le fait qu’il l’aurait lu suffisamment pour le « quitter » en toute connaissance
de cause, comme il le déclare). D’autant que ce traducteur minutieux du chinois
se laisse aller à écrire, apparemment trahi tout d’un coup par une sorte
d’animosité instinctive, « Heidegger, lui, est tellement pris dans sa phrase qu’il
encourt d’être intraduisible ». Ah oui ? Vraiment ? Et pour qui ? À mes yeux,
son propos se trouve soudain bloqué par des présupposés sur lesquels il ne s’est
pas véritablement expliqué et qu’il s’est gardé pour l’instant de déployer de
manière à les offrir entièrement au débat. Mais ces présupposés n’en jouent pas
moins dans ses textes récents, et de plus en plus ouvertement : je pense en
particulier à la façon désinvolte dont son athéisme résolu le conduit à user des
qualificatifs « théologique » et « mythologique » d’une manière uniquement
négative, comme à la manière dont il entend récuser d’un geste sommaire tout
« ancrage de la morale dans de l’Être et dans du divin »37. À quoi j’oppose
précisément la décision d’aller plus loin dans la reconnaissance de ce dont est
porteuse, malgré les limites d’une langue métaphysique parfois contraignante, la
parole aristotélicienne sur la splendeur de l’être et sa culmination dans la lumière
des « étants divins » ou du dieu comme seigneur des mondes. Ce qui exige de
penser un peu plus sérieusement la richesse sous-jacente du dire grec de l’être et
du dieu sans se laisser impressionner par l’interdit que François Jullien,
tranchant avec autorité, semble vouloir porter sur toute ontologie – l’« être »,
quelle barbe ! – ou, ce qui à ses yeux ne vaut pas mieux, sur ce « vieux sens
théologique », toutes les théologies paraissant donc à ses yeux définitivement
usées et démonétisées (mais a-t-il jamais cherché à les considérer autrement que
du dehors ?).
Je ne crois pas en somme, et ce sera ma conclusion, qu’en livrant comme un
des sceaux de sa pensée la plus radicale (celle qui concerne l’Ereignis qui n’est
plus l’« être » de la métaphysique) cette donnée centrale, axiale, qu’il nomme
das Geviert (par exemple dans la conférence « La Chose » dans Essais et
conférences), Heidegger ne nous ait rien livré qui nous permette d’aller plus loin
et de saisir ce qui pourrait permettre à notre pensée occidentale, dans l’état
délabré où elle se trouve, d’exorciser ses démons et de surmonter son
aveuglement sans rien renier toutefois de ce qui lui fut essentiel. De cette pensée
du Geviert, de la « Ronde des quatre », je retire la conviction (et rien de ce que
dit François Jullien à propos de la Chine ne me souffle le contraire) qu’aucune
civilisation jamais n’a pu se constituer autrement qu’en choisissant comme axe,
dans sa propre langue, un tel Geviert, une telle Croisée des dieux et des humains,
des Mortels et des Immortels, de la Terre et du Ciel. Je dirai même que c’est en
regard de ce foyer d’être et de pensée, condition silencieuse de sa propre
possibilité, que chaque communauté humaine jusqu’à ce jour a énoncé dans sa
propre langue son propre muthos et son propre èthos, c’est-à-dire ce à l’aune de
quoi toute vie humaine en son destin se mesure. C’est ce ressort, je crois bien,
que nous avons perdu, bien plus sûrement que le seul « pont des singes » pour les
Vietnamiens. François Jullien nous rappelle à bon droit que « la Chine n’a pas
développé l’idée de Dieu », que sa pensée « ni ne mythologise ni ne
théologise »38. Soit : mais pourquoi « theos », « logos » et « muthos » seraient-ils
en soi des termes péjoratifs, surannés et vides, qu’il faudrait supprimer du
vocabulaire et éradiquer de la table de la pensée ? Au nom de quoi devrait-on
décider que l’essence de notre modernité se confond avec le mouvement
aboutissant à « se délier de Dieu » ou du divin39 ? Une certaine forme d’athéisme
sans pensée serait-elle désormais la norme, là où le Heidegger de la Lettre sur
l’humanisme, plus lucide et plus rigoureux, nous avertissait que sa pensée ne
pouvait aucunement être mise au compte ni d’un « théisme » ni d’un
« athéisme » ?
Puisque la Chine n’a pas connu de métaphysique, puisqu’elle est restée
historiquement infra-philosophique, elle n’a donc pas connu de « théologie » au
sens de la théologie chrétienne, laquelle s’est constituée, savons-nous bien, en
reprenant à son compte et dans sa langue la métaphysique des Grecs. Mais
pourquoi ne pas suivre l’indication de Heidegger quand il nous invite à ressaisir
une expérience de l’être qui ne soit pas métaphysique, et une expérience du
« dieu divin » qui soit antérieure et hétérogène à l’essor de cette métaphysique
comme onto-théologie ? N’est-ce pas décider de ne rien vouloir savoir de la
« différence ontologique » qui est le cœur même, et le cœur secret, de cette
histoire de la métaphysique ? N’est-ce pas se refuser au moins la chance de
commencer à entendre ce que Heidegger a bien pu vouloir dire en donnant à
penser ce « dieu divin » comme le « dieu ultime » (dans les Beiträge) et comme
celui que désigne le propos posthume de l’Entretien au Spiegel, « seul un dieu
peut encore nous sauver » ? En ce qui me concerne, je le reconnais aisément
puisque je l’ai déjà écrit, ce Geviert se décline toujours dans les termes vivants
du christianisme dans lequel je suis né, parce que c’est lui qui constitue pour moi
l’aune (c’est-à-dire, pour être clair, la transcendance que j’oppose à toutes les
pensées sommaires de l’« immanence ») à laquelle je puis mesurer la tenue
d’une vie humaine en sa mortalité, en sa détresse, en sa gloire aussi, comme en
regard du temps immémorial en provenance duquel je suis porté à l’existence,
qui me justifie à être, et au-delà duquel j’entrevois la véritable issue de ce qu’il
m’aura été donné d’être un temps parmi les miens. Par là, je me sens au plus
proche de ceux qui se vivent dans le régime d’une telle temporalité et d’une telle
historialité, dont le ressort est messianique. Mais ce que la lecture de Hölderlin
m’a dévoilé, là où celle de Nietzsche m’aura laissé tout simplement en plan
devant la mention énigmatique et sans lendemain de « Dionysos » (dont aucun
de nos petits nietzschéens n’a jamais rien fait), c’est la possibilité d’entrevoir
l’issue de l’histoire occidentale dans une ouverture sans précédent, encore
aujourd’hui inimaginable, de ce qui peut se donner pour tout humain (et nous
sommes tous désormais planétairement humains) dans la langue qui est chaque
fois la sienne et dont nul ne saurait prévoir les mutations à venir, ouverture sans
précédent, dis-je, de ce qui peut se donner et s’est depuis toujours donné, n’en
déplaise à François Jullien, comme le grand Jeu de l’Être, du divin et du sacré
ou, mieux, du Sauf.
Le texte grec est disponible avec une traduction française aux éditions des Belles lettres. Les éditions
De Gruyter ont réédité l’édition de référence de I. Bekker (Berlin, 1831), augmenté d’un troisième volume
présentant une nouvelle collection de tous les fragments d’œuvres perdues, due à O. Gigon.
Althusser, Louis : 1
Anaxagore : 1, 2, 3, 4, 5
Aubenque, Pierre : 1, 2
Augustin, saint : 1
Badiou, Alain : 1
Beaufret, Jean : 1, 2, 3, 4, 5, 6
Brague, Rémi : 1
Céline, Louis-Ferdinand : 1
Cézanne, Paul : 1
Descartes, René : 1
Detienne, Marcel : 1, 2, 3, 4
Duhem, Pierre : 1
Eschyle : 1
Fink, Eugen : 1, 2, 3
Foucault, Michel : 1
Freud, Sigmund : 1
Hadot, Pierre : 1
Hegel, G.W.F. : 1, 2, 3, 4, 5
Heidegger, Martin : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34
Hésiode : 1
Hölderlin, Friedrich : 1, 2, 3, 4
Homère : 1, 2, 3, 4
Ibn Arabi : 1
Ildefonse, Frédérique : 1
Kant, Immanuel : 1, 2, 3, 4, 5
Koyré, Alexandre : 1
Lacan, Jacques : 1, 2, 3, 4
Lallot, Jean : 1, 2
Lévi-Strauss, Claude : 1
Meillet, Antoine : 1, 2
Merleau-Ponty, Maurice : 1, 2
Monet, Claude : 1, 2
Needham, Joseph : 1
Nietzsche, Friedrich : 1, 2, 3, 4, 5
Onfray, Michel : 1
Otto, Walter : 1, 2
Parménide : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Phérécyde : 1
Pindare : 1
Platon : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42
Protagoras : 1
Reinhardt, Karl : 1
Sartre, Jean-Paul : 1, 2
Saussure, Ferdinand de : 1
Socrate : 1, 2, 3, 4, 5
Sohrawaardi : 1
Sophocle : 1, 2, 3
Staël, Nicolas de : 1
Tezuka, Tomio : 1
Thalès : 1
Tredennick Hugh : 1
Tricot, Jules : 1
Zhouangzhi : 1
DU MÊME AUTEUR
Philosophie
Merleau-Ponty ou Le corps de la philosophie, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1982.
Le moment lacanien, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1983 ; réed. Le Livre de poche, 2003.
Le Nom de Shakespeare, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 1987.
Éloge du Sujet, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1990.
Histoires du mal, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1995.
Le Dieu des écrivains, Paris, Gallimard, coll. « L’infini », 1999.
Seul un Dieu peut encore nous sauver, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
Penser est une fête, Paris, Leo Scheer, coll. « Lignes & Manifeste », 2002.
Le Jour est proche, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.
Qu’est-ce que faire justice, Paris, Bordas, 2003.
Il faut sauver la politique, Paris, Leo Scheer, coll. Lignes et Manifeste », 2004.
Catholique, Paris, Desclée de Brouwer, 2005.
Pour Bataille, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2006.
L’Être et le divin, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2008.
L’histoire et la gloire, tenir tête au nihilisme, Paris, Hermann, 2012.
Romans, récits
Je, William Beckford, Paris, Denoël, coll. « L’infini », 1984.
La gloire du traître, Paris, Denoël, col. « L’Infini », 1986.
Le rire des dieux, Grasset, 1993.
Splendeur de Fawzi, Paris, Pauvert-Fayard, 2001.
Ce grand soleil qui ne meurt pas, Paris, Grasset, 2011.
Traductions
Aristote, Métaphysique, Livres A à E, Agora-Pocket, 2007.
Livres Z à N, Agora-Pocket, 2010. Rééd. en un seul volume, Agora-Pocket, 2017.
Cinéma
Gabin, le cinéma, le peuple, Paris, Maren Sell, 2006
CNRS PHILOSOPHIE