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Présentation

de l’éditeur
Repartir d’une lecture à nouveaux frais de la Métaphysique d’Aristote
en essayant de prêter l’oreille à la manière dont elle parle en grec, tel
est le projet de ce livre. Cela veut dire d’abord oublier ce qui nous a
été transmis si longtemps dans le latin de la scolastique médiévale.
C’est se donner la chance de rencontrer une pensée à même la langue.
On comprend alors que le mot eidos ne peut pas se traduire par
« idée » : il désigne avant tout le « visage » que quelque chose ou quelqu’un
tourne vers nous, de même le mot theoria renvoie, lui aussi, à la vue d’un
spectacle qui s’offre à nous. Si les fameuses « catégories » d’Aristote sont
dépendantes des structures de la langue grecque, ce n’est pas une limite : c’est
une chance dont Aristote se saisit pour avancer dans la pensée de l’être.
Ce parcours au plus près de la langue ne se réduit pas à un monologue au sein de
la seule parole occidentale mais s’ouvre à une confrontation entre la Grèce et la
Chine sur les pas de François Jullien : comment entendre sans conflictualité un
tel vis-à-vis entre une pensée non métaphysique du Grand Procès (Tao) ou de la
« propension des choses », et une histoire de la métaphysique dont Aristote est
une prestigieuse entame et dont le philosophe sinologue voudrait nous délivrer ?
Bernard Sichère a enseigné la philosophie. Auteur de quelques romans et récits,
il a retraduit la Métaphysique d’Aristote (1971). Il a participé durant plusieurs
années, aux côtés de François Jullien, au « Cours de philosophie méthodique et
populaire » à la Bibliothèque Nationale de France.






Aristote


Bernard Sichère

Aristote
Au soleil de l’être

CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche – 75005 Paris















© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2018
ISBN : 978-2-271-11853-0
ISSN : 1248-5284






SOMMAIRE

Introduction : penser à même la langue


Chapitre 1
En quel sens y a-t-il une « théorie des idées » chez Platon ?

Chapitre 2
Comment commencer à penser ?

Chapitre 3
Les « catégories » d’Aristote : leçon du linguiste, leçon du philosophe45

Chapitre 4
Temps et verbe : le « parfait » grec comme élément d’une pensée du temps

Chapitre 5
Vous avez dit « bonheur » ?

Chapitre 6
Astrologie et théologie : « car le dieu est cela même »
Chapitre 7
Inventer l’histoire de la philosophie

Chapitre 8
La Grèce, la Chine : dialogue avec François Jullien

Bibliographie

Glossaire

Index des noms








Il faut apprendre à lire les grands philosophes à même la langue, puisque c’est
dans l’élément de la langue que la pensée pense. Écrit en marge de la nouvelle
traduction de la Métaphysique d’Aristote que j’ai proposée, ce texte invite à
accueillir la pensée d’Aristote à partir des mots essentiels qui la scandent. C’est
ainsi qu’on revient sur le mot eidos, qui déjà chez Platon veut tout dire sauf
« idée », ou qu’on écoute le grand Émile Benveniste nous parler des
« catégories » d’Aristote, mais curieusement sans jamais traduire ce que dit le
mot grec katêgoria. C’est dans la même attention au texte grec qu’on montre que
l’intelligence qu’avait Aristote des ressources de la forme verbale du « parfait »
grec est au cœur de sa pensée du temps, ou qu’on explique pourquoi le mot
eudaimônia, qui est le couronnement de l’éthique grecque, ne peut s’entendre
grâce à notre mot « bonheur », décidément trop court dès lors qu’aucun
« démon » ne l’éclaire. On examine de même ce qu’Aristote croit pouvoir penser
en « théologien » de celui qu’il appelle « le dieu », ou comment la Métaphysique
suppose une pensée inédite de l’histoire de la philosophie en tant qu’histoire
« de » l’être. Enfin, on tente de mesurer, à la lumière des écrits de François
Jullien, ce que la pensée aristotélicienne de l’être, revisitée et mise en regard de
la pensée chinoise, propose aujourd’hui comme ressource pour surmonter les
impasses d’une métaphysique devenue pensée de l’arraisonnement technique de
tout ce qui est.

Introduction :
penser à même la langue
Peu de temps après sa première rencontre avec Heidegger qui devait décider
de son propre destin philosophique, Jean Beaufret releva et nota cette confidence
du penseur allemand selon laquelle, s’il voulait véritablement comprendre sa
pensée, il lui faudrait se mettre à l’école d’Aristote. Sur quoi Heidegger lui avait
donné rendez-vous dans vingt ans, durée qui semblait à ses yeux nécessaire pour
entrer réellement dans une telle pensée et en mesurer l’enjeu. Beaufret se mit
donc à l’ouvrage et c’est dix-sept ans plus tard, avant donc la date minimale
indiquée par Heidegger, qu’il put, triomphant, s’exclamer qu’il avait enfin
« compris Aristote ». Cela voulait dire qu’il avait enfin mesuré ce qui lui
manquait encore, non seulement pour entrer plus avant dans ces textes situés à
l’orée de l’histoire de la métaphysique, mais également pour saisir à fond la
pensée de Heidegger, une pensée en rupture avec bien des discours
contemporains à commencer par celui de Sartre. C’est en effet en réponse aux
questions du jeune Beaufret, témoin auprès de lui de ce qui se jouait au
lendemain de la guerre sur la scène philosophique française, que Heidegger
devait se résoudre à écrire la fameuse Lettre sur l’humanisme, dans laquelle il
s’efforçait notamment de préciser en quoi sa pensée de l’Être demeurait
profondément hétérogène à l’humanisme existentialiste alors en plein essor.
Cette anecdote me touche profondément, et pour plusieurs raisons. D’abord
parce qu’elle donne une idée assez juste et frappante de ce que peut être
véritablement une amitié philosophique : le partage, à la fois intellectuel et
humain, d’une passion commune, peu compréhensible aujourd’hui
malheureusement, pour la cause de la pensée, die Sache des Denkens. Cette
passion, aux alentours du Ve siècle avant Jésus-Christ, les Grecs ont découvert le
nom capable de l’exprimer : le beau nom de philosophia. Il est bien trop
prématuré de traduire d’emblée ce mot dans le français d’aujourd’hui, dans la
mesure où ce qui a pu parler dans ces temps anciens en langue grecque n’est
pratiquement plus chez nous audible d’aucune manière. Car qui de nos jours
accepterait de se mettre au travail pendant vingt années pour se mesurer
véritablement à la pensée d’un penseur, dès lors que désormais le prêt-à-penser
informatisé suffit ? On sait que le mot « philosophie » traîne désormais un peu
partout, dans les ruisseaux notamment où tout un chacun peut le ramasser pour
se faire reconnaître comme philosophe dans le brouhaha médiatique. On mesure
d’ailleurs la perte générale à considérer la manière dont certains envisagent de
nos jours la leçon de la pensée grecque. C’est ainsi que l’un, polémiste
sommaire, n’a pas hésité à faire la leçon au méchant Platon « idéaliste » au nom
d’une prétendue apologie du corps d’essence « matérialiste » : on se contentera
de noter, à propos de Michel Onfray, puisque c’est de lui qu’il s’agit, que
dénoncer n’est pas penser et qu’il faudrait d’abord apprendre à lire, Platon par
exemple. Et c’est ainsi également qu’un autre, apparemment de plus haute
envergure, a imaginé pouvoir se déprendre de la pensée grecque de l’être en
assénant tout à trac que « les mathématiques sont l’ontologie » : moyennant quoi
il ne serait plus utile de lire sérieusement ni Platon ni Aristote, ni aucun de ces
attardés (Heidegger par exemple) qui en sont encore à essayer de se mettre « en
quête de l’être ». On répondra d’abord à Alain Badiou, auteur de L’Être et
l’Évènement, que cette thèse sur l’ontologie n’est pas nouvelle, puisque Aristote
déjà avait cru bon de consacrer les deux derniers livres de sa Métaphysique à la
réfutation d’une illusion qui courait alors dans une certaine fraction du
platonisme, et que Lacan, en tout cas, avait été plus prudent que lui en énonçant
finalement que « la chose analytique ne sera pas mathématique ». On dira encore
qu’asséner non plus n’est pas penser, par exemple quand le même Badiou
profère ailleurs qu’« il n’existe aucun Dieu », alors que Nietzsche au moins nous
invitait à comprendre que ce qu’il nommait la « mort de Dieu » invitait à une
pensée plus forte, plus tendue et plus aventureuse que la constatation plate d’une
inexistence.
Essayons donc malgré tout de faire entendre un tant soit peu ce qui peut
encore vibrer dans ce vieux mot de philosophia : en l’occurrence, que veut dire
le verbe philein et que veut dire le mot sophia ? Commençons par le verbe, qui
draine l’expression entière. Il ne s’agit pas d’un sentiment, d’un vécu : les Grecs,
pour parler clair, n’avaient pas de « vécus » au sens psychologique que ce terme
a fini par prendre de nos jours, mais ils faisaient en revanche des « expériences »
et connaissaient des « épreuves ». Disons qu’ils se trouvaient éprouver un certain
nombre de passions (pathèmata) au sein de cet Être depuis toujours présent qui
les avait précédés et au sein duquel ils avaient à trouver leur place en deçà de
toute psychologie comme de toute morale instituée. À leurs yeux, l’homme
n’était pas un être moral ni un être psychologique, au sens que ces notions ont
pris désormais dans la sous-pensée contemporaine, mais celui qui se trouvait
depuis sa naissance jeté à l’être et dans l’être, là même où il avait à s’éprouver
comme tenant ou non « le coup ». Comment se disait hier dans la langue grecque
le fait de tenir le coup ? Cela se disait en désignant un tel homme comme kalos
kai agathos, termes qui manifestent moins une particularité psychologique que le
fait pour un humain d’être à la hauteur, c’est-à-dire de belle prestance et de bon
aloi, sachant se tenir comme il faut au sein de l’être. Cette tenue, c’est cela
même que la langue grecque telle que les philosophes d’alors la reprennent à leur
compte désigne comme to èthos, terme par lequel Héraclite nous invite à
entendre le site qui convient à un humain, précisément là où il est appelé à se
tenir.
C’est justement dans cet horizon qu’il faut entendre sonner le verbe philein
dans sa plénitude et son intensité, loin de toute fadeur sentimentale (les Grecs
non plus n’étaient pas sentimentaux). Qu’est-ce que la philia des Grecs ? C’est,
par exemple, la passion forte que revendique Antigone, dès le début de la
tragédie de Sophocle, face à sa sœur Ismène : « nous qui sommes philadelphoi »,
lui dit-elle. C’est-à-dire : nous qui sommes liées par les liens du sang et les liens
du cœur, nous qui sommes un même cœur, de sorte que si la trop tendre et
craintive Ismène ne fait pas cause commune avec sa sœur, elle deviendra son
ennemie, ekhtra. Et c’est le même mot encore qui servira à Achille pour désigner
le lien profond que le lie depuis le premier jour à son aîné et protecteur Patrocle,
que le Troyen Hector vient de tuer et qu’il estime de son devoir de venger en
exposant sa propre vie. Il ne s’agit pas cette fois de liens du sang, mais cela veut
bien dire que d’une manière générale la philia est un sorte de pacte du cœur qui
engage ceux qu’elle lie, soit que ce pacte se noue à l’intérieur d’une même
famille, d’un même clan, entre père et fille, entre frères et sœurs, soit qu’il se
forge ailleurs, entre amis, entre frères, entre camarades de combat. Philein n’est
donc pas l’expression d’un sentiment vague (aussi vague que ce mot passe-
partout qu’est notre mot « amour ») mais il désigne au contraire la puissance
d’un pacte sacré qui noue deux humains, y compris par-delà le risque de la mort
(ainsi de la philia au nom de laquelle l’héroïque Alceste consent à mourir à la
place de son époux Admète).
Maintenant, comment ce verbe peut-il désigner la passion qu’un être humain
peut engager dans son rapport à la sophia ? Cela veut dire que cette sophia est,
pour les Grecs d’alors, auréolée d’un tel prestige, dotée d’une puissance
d’attraction tellement forte, qu’elle mérite qu’on y consacre toutes affaires
cessantes sa vie entière. Plus forte que l’or ? Oui. Plus forte que le pouvoir ? Oui
encore, même si Platon a quelque peine à faire valoir cette évidence auprès des
jeunes gens en colère qui l’entourent et qui ont soif d’entrer, avec ceux de leur
âge, dans l’arène politique. Sophia ne peut donc pas être une vague sagesse, un
savoir-faire qui pourrait s’apprendre auprès de tel ou tel spécialiste (un de ces
sophistes par exemple qui vendent de ville en ville à prix d’or leur art oratoire) :
ce mot désigne le haut savoir, celui qui permet de se tenir au sein de l’être, de
l’orage de l’être, comme il convient à un homme digne de ce nom. Philosophia :
la passion pour le vrai savoir qui permet de se tenir à hauteur de l’être, celui qui
se rapporte à l’alêtheia, à la manifestation de l’être telle que depuis toujours les
hommes sont appelés à lui faire face. Si les Grecs n’ont pas inventé, certes, le fait
de se trouver face-à-face avec cette ouverture ou ce déploiement (cela, c’est
l’aventure humaine elle-même depuis le premier jour où un humain a commencé
de parler), ils ont en revanche inventé le mot qui va désigner pour plus de deux
millénaires l’appartenance mutuelle entre l’être de l’homme et cet être au sein
duquel il a à se trouver et se retrouver par la parole et la pensée.
L’anecdote par laquelle j’ai voulu commencer me touche également pour
deux autres raisons. La première tient à la manière dont elle met en scène le
mouvement même de la pensée : nous ne pensons pas par nous-mêmes au sens
où nous serions le commencement de notre propre pensée, mais nous pensons à
la fois par la vertu d’autres pensées qui nous précèdent de haut et de loin, et par
la rencontre (la grâce) d’une pensée vivante qui, dans notre entourage, va nous
fournir la ressource, l’appui, pour avancer par nous-mêmes dans le travail de
penser. Autrement dit, il est évident que s’il n’y a pas Aristote, alors il n’y a ni
Heidegger ni aucune histoire de la philosophie : cela, c’est la finitude profonde
de la pensée philosophique, ce qui la rend à la fois possible, admirable et
mortelle, c’est-à-dire risquée. Mais il est clair également que s’il n’avait pas
rencontré Heidegger, Jean Beaufret pour sa part ne se serait jamais avancé
comme il l’a fait sur le chemin de sa propre pensée, dont la force singulière, on
peut même dire le génie, se déploient à l’évidence dans plusieurs textes
remarquables (dont ceux qui se trouvent réunis dans les quatre tomes de son
Dialogue avec Heidegger, à commencer par l’admirable « Note sur Platon et
Aristote »). Si nous pensons « seuls » au sens où penser est ce que personne ne
peut faire à notre place, nous ne pensons pas esseulés, séparés, nous pensons
toujours avec d’autres, de même qu’au bout du compte nous pensons toujours
pour et avec ceux auxquels nous nous adressons (tous ceux qui, comme moi, ont
enseigné une grande partie de leur vie la philosophie le savent).
La même anecdote me touche enfin parce qu’il y est question d’Aristote. Un
premier hasard devait me conduire vers cette philosophie alors peu en honneur et
que je n’avais jamais travaillé. Il se trouve qu’Aristote était au programme de
l’agrégation de philosophie au moment où je décidai de me présenter au
concours. Obligation, du coup, de me plonger pour la première fois dans les
méandres d’une Physique d’aspect passablement ingrat et dans ceux d’une
Métaphysique plus redoutable encore dans la mesure où sa langue, telle du moins
que nous la transmettait la tradition, était hérissée de termes barbares :
« substance », « accident », « quiddité », « puissance » ou encore « entéléchie ».
Toutefois, muni de la traduction de Tricot, qui était à ce moment la seule
accessible, et de quelques commentaires, j’imaginai non sans forfanterie avoir
saisi l’essentiel, ce qui veut dire que je me fis illusion à moi-même mais que
j’eus également la chance de faire également illusion au jury d’alors, puisqu’il
me reçut sans hésiter. Reste qu’un second hasard, beaucoup plus tard, devait me
permettre de revenir sur ce lointain épisode et de prendre toute la mesure de ce
qu’alors je n’avais pas compris n’avoir pas compris (s’arracher à ce « ne pas
comprendre n’avoir pas compris » est exactement ce qui s’appelle penser, penser
philosophiquement). Alors que j’avais depuis un certain nombre d’années
travaillé certains textes de Platon à même la langue dans laquelle ils étaient
écrits, et que j’avais pris conscience, sans en tirer toutes les conséquences, de
l’insuffisance des traductions habituelles d’Aristote, j’appris qu’un directeur de
collection désirait publier de nouvelles traductions de textes philosophiques
grecs. Je sautai sur l’occasion et, sans trop réfléchir, je fis savoir que j’étais
disposé à retraduire plusieurs livres de la Métaphysique (je ne savais pas encore
que, pris dans mon élan, je ne pourrais m’arrêter à mi-chemin et que j’irais
jusqu’au terme de cette aventure). Mal m’en prit, dans un premier temps :
contrairement à ce que j’espérais, je me trouvai vite à la peine face à un texte
beaucoup plus redoutable que je ne l’avais cru, un texte hirsute, elliptique,
parfois clairement lacunaire et qui me résistait. Toutefois, comme souvent dans
le domaine de la pensée, de la souffrance devait naître, à la condition de ne pas
renoncer, une sorte d’éblouissement : une fois franchis les plus rudes obstacles,
je me trouvai, fasciné, devant une leçon de philosophie à l’état pur. Non pas un
traité rédigé comme le sont, savamment, les dialogues de Platon, mais une
pensée directement à l’œuvre, de toute évidence parlée plutôt qu’écrite, qui
s’énonçait dans une langue neuve, directe, abrupte, parfois humoristique, tout
juste frayée. Une pensée en langue, en somme, branchée sur le mouvement vif et
concret de la parole, et telle que j’avais été bien incapable, quarante ans
auparavant, de seulement l’imaginer.
Cette expérience féconde de confrontation avec le texte d’Aristote devait
libérer pour moi une intelligence bien plus exigeante et plus aiguë de ce que
requiert toute tâche philosophique. Cette philosophia dont je parle, en effet, il ne
faut pas seulement, pour prendre la mesure de la passion radicale qu’elle suppose
et du haut savoir qu’elle vise, la restituer en regard de la dimension de l’alêtheia,
de l’être en ouverture qui la fonde, il faut encore ajouter qu’elle-même en tant
que philosophie parle, c’est-à-dire se déploie dans l’élément du langage, quelle
pense en langue et que c’est cela que signifie, dans le monde grec, la mention
omniprésente du logos dont tout émane et vers quoi en fin de compte tout
retourne comme à son berceau, à son espace natif. Que la pensée du philosophe
y retourne ne veut pas dire qu’elle abdiquerait ses pouvoirs pour se replonger en
lui comme si de rien n’était, mais plutôt qu’elle nous reconduit vers lui par le
mouvement singulier qu’en lui elle a réussi à opérer, de manière à nous
permettre de nous y retrouver à la fois identiques et changés, devenus des
hommes avisés, sophoi, c’est-à-dire ceux qui désormais sont mieux à même de
« se tenir » au sein de l’être comme il le faut (ce fameux « il le faut » que dit,
dans la vieille langue des Grecs, l’impératif khrè). Que la première de toutes les
philosophies ait parlé grec n’est donc pas accidentel ni second : il est inhérent à
la pensée de Platon comme à celle d’Aristote qu’elles se soient déployées dans la
tonalité de cette langue qui n’est pas une langue parmi d’autres, mais celle qui
s’est prouvée à elle-même, dans l’histoire des hommes, qu’elle était propre à ce
que la parole de la philosophie vienne y déployer son prestige, sa passion et sa
hauteur de vue. Ce que je dis là n’est pas issu d’une considération abstraite mais
d’une épreuve concrète : le travail du traducteur, auquel je me serai finalement
astreint durant une longue période de ma vie, est une épreuve humaine décisive.
Elle consiste à ouvrir, de l’intérieur de sa propre langue, l’entente de ce qui se dit
d’abord dans la langue de l’autre, de sorte que, me déplaçant à l’intérieur de ma
propre langue, je la rende à son tour capable d’accueillir selon sa ressource
propre ce que l’Étranger, mon interlocuteur, a su dire si bien dans la sienne.
L’homme en général ne sait pas forcément qu’il parle (d’où vient qu’à la fois il
dise si souvent n’importe quoi et qu’il passe également sont temps à dire tout
autre chose que ce qu’il croyait dire, lieu commun de la psychanalyse, – encore
fallait-il être Lacan, après Freud, pour en tirer toutes les conséquences), et le
philosophe non plus. Kant et Hegel savent-ils à quel point ils parlent allemand
quand ils pensent, et quel travail ils font subir à cette langue ? Aristote lui-même
sait-il bien à quel point, quand il pense, il le fait dans les limites de cette langue
singulière qui le porte tout au long plus qu’il ne le croit ?
En somme, je voudrais tirer quelques conséquences du fait que désormais,
grâce à cette opération déstabilisante et parfois douloureuse de transfert qu’on
appelle une traduction, celle que j’ai proposée de la Métaphysique d’Aristote1, je
le sais. Et que donc je puis dire, en remontant le cours d’une très longue chaîne
de traductions de langue en langue depuis le grec, qu’à lire dans leur langue
Platon et Aristote, on peut découvrir tout autre chose que ce qu’on a cru pouvoir
dire et asséner durant si longtemps en les tirant vers nos propres présupposés au
lieu d’aller vers eux sans rempart, sans protection, au risque d’en être
déstabilisés. Car qui n’est jamais déstabilisé ne pense pas. De quoi s’agit-il ?
D’oublier les commentaires, souvent savants, parfois égarés, qui ont recouvert,
notamment depuis l’âge scolastique, le vif de cette langue oubliée, de retrouver
la manière dont cette pensée matinale (pourtant tardive en regard des penseurs
matinaux que sont Héraclite ou Parménide) pense en langue, avec le trésor de sa
langue, sans qu’on puisse parler sans s’interroger davantage d’« idée », et à plus
forte raison de « théorie des idées » (Platon), de « substance », de « quiddité » ou
d’« acte » (Aristote). Car ce qui se joue là, avec la latinisation de la langue
grecque à nous transmise par la scolastique médiévale, ce n’est rien de moins
que l’oubli de cette « différence ontologique » que Heidegger nous a appris à
cerner comme le cœur même de l’histoire de la métaphysique. Du même coup, je
voudrais essayer de montrer comment, à la lumière de ce matin-là , nous aussi,
hommes très vieux d’un Occident lui aussi très vieux, passablement égaré dans
le temps même de son expansion planétaire (« mondialisation »), nous pouvons
recommencer à penser à nouveaux frais, réévaluer cette longue histoire qui n’a
pas dit son dernier mot, nous tenir nous aussi, dans nos limites d’aujourd’hui,
debout face à l’être et au sein de l’être, à cet « être » partout déployé dont nous
croyons tout savoir au point d’imaginer parfois l’avoir récusé comme une
vieillerie démodée alors que c’est lui qui nous tient, de loin, de haut, maintenant
et pour toujours, y compris au travers de la méconnaissance forcenée où nous
sommes aujourd’hui de son règne, depuis son éclatante, son aveuglante lumière.

1. Aristote, Métaphysique, Éditions Pocket, coll. « Agora », 2017.


Chapitre 1

En quel sens y a-t-il


une « théorie des idées » chez Platon ?
De Platon, il est au fond sans cesse question dans la Métaphysique d’Aristote.
De Platon et surtout des « Platoniciens », au nombre desquels Aristote ne peut
pas ne pas se compter, mais au regard desquels il ne peut pas non plus ne pas
prendre une position de distance critique, position qui n’est qu’à lui et qui
détermine la voie de sa propre pensée. Moyennant quoi, je ne peux pas ne pas
moi-même être réservé face à l’insistance que Heidegger aura mise, devant ses
étudiants, précisément à propos d’Aristote, à écarter toute perspective
biographique. Je comprends fort bien le pourquoi de cette décision : elle consiste
à la fois à partir de la seule chose qui importe véritablement et dont nous soyons
sûrs, le texte d’Aristote tel qu’il nous a été transmis, et du coup à remiser au
magasin des accessoires l’irrésistible penchant des lecteurs à aborder la
philosophie à travers des données extérieures qui nous en apprennent aussi peu
sur la pensée en question que les anecdotes biographiques concernant les grands
écrivains. Nous le savons bien, les compromissions de Céline avec le nazisme ou
sa longue passion pour la danseuse Lucette Almanzor nous éclairent aussi mal
sur un chef-d’œuvre comme D’un château l’autre que les péripéties de la vie
d’Aristote, riches par exemple en complications politiques, sont susceptibles de
nous guider dans la lecture de sa Métaphysique.
Reste ce point malgré tout sensible : que « toute pensée de nous connue
advient à une chair », comme le disait si fortement Merleau-Ponty, que la pensée
philosophique ne tombe pas du ciel (aucun philosophe grec n’a jamais pensé le
contraire), qu’une vie philosophique est d’abord une vie, et que cette vie ne
déploie sa puissance de vérité que dans les limites étroitement finies d’un « là »,
d’un Da qui est le site d’une ouverture particulière, dans l’espace et le temps, à
ce qui est. Plus précisément, il est évident que les conditions dans lesquelles
Aristote s’est mis en chemin pour penser sont inséparables de la manière dont, à
une certaine époque de la Grèce antique, l’activité philosophique s’est inscrite
dans le cadre institué d’écoles, de communautés de vie et de pensée à l’ombre
d’une autorité, d’un maître que chacun avait alors la liberté de choisir et par la
suite éventuellement de quitter. Les textes-poèmes d’Héraclite ou de Parménide
tombent au fond sur nous comme des aérolithes énigmatiques et impressionnants
parce que nous ne savons presque rien de ceux qui les ont rédigés et parce que
cette rédaction est placée sous l’emblème d’un seul Nom, d’un commencement à
la fois radical et solitaire. Il n’en est pas ainsi pour Aristote, ni déjà pour Platon.
Nous savons qu’Aristote fut durant un très long temps disciple de Platon, qu’il
eut par suite connaissance des leçons « ésotériques », c’est-à-dire réservées et
non publiques, du maître, et que lorsqu’il quitta celui-ci pour envisager de fonder
sa propre école, il ne réussit jamais à s’imposer comme le successeur officiel de
Platon. Malchance ? Non pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, mais
chance au contraire pour lui de faire entendre sa propre voix dans un contexte
heurté et politiquement agité, lui qui dut notamment à plusieurs reprises quitter
la Grèce continentale pour se protéger des courants anti-macédoniens.
Reste que c’est bien à cette résolution qui fut la sienne que nous devons
l’existence même et la longue réputation de son œuvre. Une vie philosophique,
encore une fois, n’est pas une vie dans la tête, c’est la vie d’un homme de chair
et d’os. « Qu’appelle-t-on penser ?» ou bien « qu’est-ce qui appelle à penser
(Was heisst denken) ? », demandait Heidegger dans un cours de 1951. La
première réponse qui vient, et qu’Aristote lui-même nous souffle, est que ce qui
appelle à penser est la pensée d’un autre qui nous précède. Pour Aristote, cet
autre se nomma Platon. Un Platon qui lui-même s’était lancé sur le chemin de
penser à l’instigation d’un certain Socrate exerçant son magistère par la seule
vertu d’une parole délivrée publiquement dans les rues et sur les places
d’Athènes. Un Socrate déconcertant, dont la vocation fut de ne laisser derrière
lui aucun texte, mais auquel Platon, comme pour effacer le drame d’une
condamnation à mort qui elle aussi fait partie de l’histoire de la pensée, devait
offrir le plus singulier et le plus beau des mémoriaux : des dialogues écrits dans
lesquels cette parole unique serait désormais enchâssée, en quelque sorte comme
la voix vivante, par-delà la mort, de celui qui n’avait jamais écrit (comment ne
pas entendre la leçon frappante de ce mémorial d’une voix dans la critique
paradoxale de l’écriture que contient le finale du Phèdre ? C’est de son rapport
personnel, vécu, à la parole de Socrate que Platon parle alors). Disons-le tout net
mais sans pathos : c’est face à la mort de Socrate, à l’injustice radicale que
représentait à ses yeux la condamnation de Socrate, qu’un beau jour Platon
décida de devenir le philosophe qu’il est. Moyennant quoi la leçon qu’il a voulu
délivrer n’est pas de prendre les armes mais, précisément, de recourir à la
pensée, à la seule pensée, autrement dit de philosopher.
Prétendre d’emblée qu’il n’y a pas de « théorie des idées » chez Platon, j’en ai
conscience, semble un peu gros. Il n’y a pourtant là de ma part aucune
forfanterie, aucun goût de la provocation, mais une révolte face à des manies de
traductions qui auront éloigné des générations d’élèves et d’étudiants de la
pensée de Platon, autrement dit de ce que Platon a vraiment dit, de ce qu’il a pu
dire réellement dans la langue qui était la sienne. Nous pouvons pleurer, bien sûr,
toutes les larmes de notre corps devant ce fait avéré que dans leur immense
majorité nos étudiants ne savent plus le grec (et pas davantage le latin) : le mal
est fait. Séchons nos larmes et voyons ce qui reste à faire : donner à ceux qui en
auraient la possibilité de se mettre en chemin pour entrer dans une langue sans
laquelle, de toute évidence, le commencement grec de la philosophie demeurera
porte close, porte condamnée, pour longtemps peut-être. Il ne s’agit pas là d’une
vieillerie sans conséquence, d’une nostalgie stérile pour des temps dépassés (un
Président de la république en exercice n’a-t-il pas fait savoir à ceux des étudiants
qui voudraient s’engager dans des recherches aussi inutiles qu’ils n’avaient qu’à
se payer eux-mêmes leurs études ?), mais il s’agit bel et bien de notre propre
histoire, de l’histoire de notre pensée, si bien que céder sur ce point, c’est céder
sur le tout, céder face au devoir de penser. Il existe certes aujourd’hui de fort
bonnes traductions de Platon, mais la question est de savoir si celui qui veut se
mettre à philosopher peut s’épargner, comme c’est le cas si souvent aujourd’hui
où règne l’approximation médiatique, l’effort qui consiste à entrer dans la langue
de l’autre afin de pouvoir converser avec lui et d’abord, d’apprendre de lui.
« Il n’y a pas de théorie des idées chez Platon » veut dire au fond deux
choses. La première est l’inexistence dans la pensée grecque d’une « théorie » au
sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, et si nous y acceptons d’y faire
attention, ce qu’il convient de dire de l’« idée » platonicienne ira à son tour de
soi. Une théorie, si l’on en croit certains, est un ensemble articulé et cohérent de
« concepts » à partir desquels il est possible de déduire un ensemble de réalités
concrètes (le concept du Beau, par exemple, permet d’unifier l’ensemble des
œuvres d’art rassemblées au titre d’une « esthétique », comme le concept du Bon
est censé rassembler l’ensemble des actions bonnes sous le titre d’une
« éthique »). Or, avec les Grecs, il n’est nullement question de cela, et on serait
bien en peine de trouver le moindre mot de cette langue magnifiquement claire et
concrète qui puisse exprimer ce que nous appelons « concept ». Il est question en
revanche de partir de l’expérience première de ce qui se présente à nous comme
« bon » ou « beau », agathos ou kalos, afin de prendre en considération ce qui
peut bien constituer l’être même, la teneur, du « bon » et du « beau ». En disant
cela, j’en dis sans doute un peu trop, puisque je laisse s’introduire dans ce que je
dis cet élément gênant qu’implique la mention du verbe « être » présenté ici
substantivement (« l’être de »). Mais c’est justement là que gît l’essentiel du
malentendu si l’on y songe : parce que ce verbe n’évoque pas ici quelque chose
de spéculatif, ne renvoie pas au « concept de l’être » tel qu’il sera invoqué bien
plus tard dans l’histoire de la philosophie (par Kant par exemple), il désigne ce
qui donne consistance véritable, présence véritable, à ce qui se montre à nous
avant même que nous y pensions, comme une grâce qui nous est offerte et face à
laquelle nous ne pouvons rien faire d’autre d’abord que l’accueillir avec faveur,
ce que dit très bien le verbe grec endekhomai. Sans cet accueil premier, il n’est
pas de philosophie et, tout simplement, il n’est pas de pensée. La pensée
philosophique grecque ne naît donc pas de rien, elle naît de cela.
Il y a bien toutefois en grec un mot theoria, que les philosophes connaissent
et auquel ils vont conférer un sens particulier, mais c’est un mot qui n’a rien à
voir avec nos « théories » surgies dans l’intellect des intellectuels qui s’efforcent
de les « construire », puisque son sens premier nous renvoie à la perception
première et radicale dans le monde grec qui n’est pas celle de l’écoute ou de
l’oreille, mais celle du voir et de la vision. Il existe en effet un verbe essentiel en
grec, le verbe oraô, qui signifie « voir », « prendre en vue ». Au point que naître
au monde, en langue grecque, se dit dzèn, et que ce verbe signifie « voir la
lumière » : être un vivant, dzôon, c’est voir la lumière du jour, de sorte que
mourir est symétriquement fermer les yeux sur la splendeur intarissable du
monde. Theorein, verbe formé sur la racine oraô, c’est donc considérer ou
encore « prendre en vue », comme j’ai choisi le plus souvent de traduire ce terme
quand il apparaît d’emblée dans la Métaphysique d’Aristote. Et si l’on veut
rétorquer que dans « savoir » en français il y également « voir », on se demande
bien pour qui cette remarque peut bien avoir la moindre portée, dès lors que
« savoir » n’a aucun lien étymologique avec le verbe « voir » mais dérive du latin
sapere qui veut dire « goûter ». La theoria est ce dont nous sommes spectateurs,
et éventuellement ce qui est fait, dressé, arrangé, pour se proposer en spectacle.
Ainsi du fameux apologue de la caverne, au livre VII de la Politeia (de la
République) de Platon, sur lequel des générations entières de lycéens se seront
cassé les dents. Cet apologue, il serait utile de ne pas l’isoler mais de le faire
parler en le mettant en parallèle avec d’autres « visions », d’autres theoriai, qui
parsèment le texte de Platon, notamment l’ascension vers le « Beau en soi »
proposée par la prêtresse Diotime dans le Banquet, ou la contemplation du
cortège céleste des dieux dans le Phèdre. Il s’agit là de visions ou de révélations
auxquelles aussi bien la théologie chrétienne que la théologie musulmane ont
longuement rendu hommage, et dont Platon a explicitement indiqué qu’il
s’agissait d’épreuves à situer en regard de celles qu’appelaient alors, dans
l’Athènes du IVe siècle, les initiations des cultes à mystères (musterioi). D’où
l’interrogation légitime des hellénistes pour parvenir à mesurer le degré de
connivence et de proximité entre un enseignement philosophique comme celui
de Platon et les rituels orphiques ou pythagoriciens (en particulier Marcel
Detienne, par exemple dans Dionysos mis à mort ou dans L’invention de la
mythologie2, mais toute son œuvre est à cet égard précieuse, voire indispensable,
comme le sont avant lui celles de Walter Otto ou de Karl Reinhardt).
À une réserve près toutefois, à mes yeux essentielle : que devient en effet la
référence aux cultes à mystères et aux rituels initiatiques institués quand ils sont
évoqués dans le contexte tout autre d’une méditation philosophique qui
représente un changement d’optique radical (question qui justement fut au cœur
de la condamnation à mort de Socrate) ? L’apologue de la République (gardons
ici provisoirement à ce dialogue le titre absurde qu’a fini par imposer en France
une tradition contestable) se déploie tout entier, nous le savons, dans le registre
du voir et de la vision. Il s’agit de prisonniers faisant face au mur d’une caverne,
sur la surface de laquelle ils contemplent des ombres en train de se mouvoir. Ces
ombres à leur tour correspondent à des jeux de marionnettes actionnées dans leur
dos, hors la caverne, par des agents invisibles, et projetées sur cette paroi au
moyen de flambeaux eux aussi invisibles pour les prisonniers. Toute la suite du
récit, du muthos platonicien, retrace ainsi le cheminement de ceux qui,
miraculeusement arrachés à leurs fers (sans qu’on sache vraiment par qui ni en
fonction de quelles directives…), seront conduits à se retourner vers l’entrée de
la caverne, à contempler successivement le théâtre de marionnettes, les
flambeaux, les figurines, puis, de montée en montée successives, à parvenir en
face du soleil lui-même, qu’ils seront incapables dans un premier temps de
regarder de leurs yeux blessés, inaccoutumés encore à la lumière violente du
dehors. Ce soleil-là n’est pour autant pas donné par Platon comme une « image »
d’autre chose, comme une métaphore, et c’est à quoi nous devons être attentifs.
Il est en un sens celui qui nous éclaire tous, qui engendre et régénère toutes
choses tel un père infiniment nourricier, le même si l’on veut que celui
qu’adorait déjà à sa manière la vieille Égypte, bien avant que se lève le matin de
la pensée grecque. Mais il est aussi, à la fois vrai soleil et soleil du vrai, un autre
soleil, disons un autre et le même, celui qui est de même nature que notre œil
(Platon insiste sur ce point) et que notre pensée. Comment cela ? Eh bien,
puisque la pensée elle-même est une manière pour les hommes de « prendre en
vue » ce qui se présente à eux, l’expression « œil de l’esprit » qu’emploie à ce
moment Platon doit être prise à la lettre et non comme une élégante
comparaison, un élément rhétorique : la pensée humaine est un voir, un voir qui
peut aller au-delà de l’immédiatement visible jusqu’à l’Invisible même, pour
autant du moins que cet Invisible se trouve être le foyer de tout ce qui vient
visiblement en présence en tant que belle apparition du monde.
Quel rapport, si l’on s’en tient aux traductions habituelles, entre ce vrai soleil,
qui brille à l’horizon pour les prisonniers échappés de la caverne, et l’« Idée du
Bien », idea tou agathou, qui engendrerait tous les choses bonnes et qui serait en
outre située, si nous suivons le texte, epeikeina tès ousias, « au-delà de
l’essence » (ainsi que traduisent la plupart des traducteurs… mais que veut dire
« essence » ?)? Si nous en restons là, pas moyen de répondre. Aucun point
commun possible entre l’œil, le soleil et l’« idée ». Si en revanche nous savons
que ce que nous traduisons par « idée » est le mot grec eidos, qui n’a rien à voir
avec l’idée comme produit de la pensée mais tout à voir avec le verbe oraô qui
veut dire « voir », alors tout change. Eidos est un substantif forgé par la langue
grecque sur le parfait eidon du verbe oraô, cette forme verbale qui se nomme en
grammaire grecque le « parfait », inexistant comme tel en français et servant à
désigner le résultat actuel d’une action ou d’un mouvement passé. Eidon : « je
me trouve présentement avoir vu », traduction qui a le mérite de proposer en
français la conjonction, au sein d’un même énoncé, d’un présent actuel et d’un
passé abouti. Eidos n’est donc pas une « idée », c’est exactement le fait d’avoir
pris connaissance par le regard de ce qui (chose ou personne) a vers moi tourné
son visage. Remonter jusqu’au soleil lui-même (c’est là d’ailleurs le léger
tremblement, le risque possible de l’entreprise platonicienne), c’est remonter
jusqu’à la source de ce qui autour de moi déploie sa splendeur, de ce que
j’appréhende au fur et à mesure, ici ou là, comme ayant la teneur de ce qui est
bon (to agathon) ou de ce qui est beau et de belle venue (to kalon). Difficile
évidemment pour nous aujourd’hui d’entendre ce qui, dans la parole d’un Grec
comme Platon, peut unir en secret le « bon » et le « beau », y compris dans
l’expression courante qui consiste à parler d’un homme kalos kai agathos, d’un
homme « de belle venue ». Ce qui noue les deux pourtant, c’est cette dimension
de l’être qui est devenue pour nous totalement inapparente : ce qui est « bon » est
ce qui manifeste dans ses différentes apparitions une densité d’être particulière,
la même que, sous la forme d’un éclat particulier, d’une aura particulière, révèle
l’apparition de celui qui est « beau », lumineux, et sur lequel toutes les têtes se
retournent, sans qu’il y soit question de la moindre « esthétique » (rubrique de la
décadence avérée de tout kalon). Il n’y a donc aucune « idée du Bien », ou aucun
concept du Bien, mais en revanche il y a élévation possible de l’esprit humain
jusqu’à la vision de la source même de toute luminosité, jusqu’à la vision d’un
Beau qui ne serait ni individuel, ni fugace, ni spatialement et temporellement
situé, mais d’un Beau qui, comme celui qui vêt les dieux eux-mêmes, serait
inaltérable et à jamais « là », c’est-à-dire en présence (et à quoi donc les peintres
aspirent-ils, qu’ils se nomment Monet, Cézanne ou Nicolas de Staël, sinon à la
présentification d’un tel « Là » ?).
Ce que la République dit du « Bon lui-même en personne (auto kath’auto) »
dans son éclat ultime (par exemple celui du coureur qui a remporté la course et
qui va demeurer dans la mémoire des hommes au travers de la figure quasi-
divine du kouros : voyez Pindare), le Banquet le redit quasiment dans les mêmes
termes à travers la révélation de Diotime concernant le Beau, lequel n’est pas
vraiment distinct du Bien pris en lui-même comme éclat et dignité de l’être
(n’importe quel passionné de football peut comprendre de quoi il est ici question
face à une passe magnifique de Henry, à un tir quasi miraculeux de Zidane ou de
Trézégué qui fait un public entier retenir son souffle : c’est la merveille,
thauma !). Cette « idée » du Beau elle non plus n’est pas une « idée », un
concept, surtout pas une représentation (il faudrait ici déployer toutes les
ressources des mots noos/nous et phronèsis en grec, certainement pas platement
« raison » ou « intelligence », mais plutôt « prise en vue pensante » et
« considération pénétrante ») : c’est la survenue en présence, dans son éclat
premier, de ce qui est la source de toute grâce et de toute beauté, qui vient se
déposer de temps en temps sur telle créature humaine (c’est nous qui le savons,
pas elle) en l’entourant d’une telle lumière que, tout comme Ulysse croisant une
toute jeune fille près d’une fontaine, nous pouvons nous écrier avec la même
spontanée certitude : « c’est la déesse, thea ! ». Autant dire qu’à bien saisir ce
dont il s’agit dans l’eidos platonicien du Bon ou du Beau, nous saisissons du
même coup la teneur de ces dieux auxquels les Grecs ont été si longtemps
attachés, qui rôdent encore par les nuits sans lune autour du Parthénon ou du
théâtre d’Epidaure, et dont saint Augustin, dans sa Carthage natale, ne savait déjà
plus rien. Non pas idée mais eidos, c’est-à-dire visage : le visage que les astres la
nuit, ou les dieux en plein jour, ou les morts qui veillent sur nous, ou les amis
que nous aimons, tournent invinciblement vers nous, donnant consistance à un
monde qui, sans eux, ne serait justement qu’apparence fugace. Cette levée d’une
évidence plus ancienne et plus forte que nous, plus réelle que ce que les idiots
contemporains appellent « réalité », c’est cela même que les Grecs d’alors ont
nommé alêtheia, la venue au jour de ce qui se décèle sous nos yeux. Et c’est
encore elle en son prestige que nous conte le dialogue du Phèdre quand il nous
propose, au cours d’un développement sur la nature véritable de l’impulsion
amoureuse, erôs, de lever les yeux vers la theoria, c’est à dire vers le grand
cortège visible des dieux tel qu’ils se déploie dans le ciel, ou plus exactement
dans le « site hypercéleste », huperouranios topos :
La Beauté (kallos), elle, était resplendissante à voir, en ces temps où, unis à un chœur fortuné, ces gens-
là avaient en spectacle (thean) la béatifique vision (makarian opsin), nous à la suite de Zeus et dans son
cortège, d’autres dans celui d’un autre dieu, dans le temps où cela était sous leurs yeux et où
ils’initiaient à celle des initiations (teletôn) dont il y a justice à dire qu’elle atteint la suprême béatitude3.
Il ne s’agit pas seulement de relever, ce qui est l’évidence, l’omniprésence ici
encore du vocabulaire de l’œil et de la vision, il ne s’agit pas non plus de noter,
comme dans la République et dans beaucoup d’autres dialogues platoniciens, la
référence plus que métaphorique aux « mystères » de la religion grecque (car
l’initiation philosophique est bel et bien elle aussi une initiation, lente et
douloureuse, une invitation à rompre avec le mode de vie et de penser habituel
pour gagner dans l’épreuve d’autres régions plus lumineuses). Il s’agit d’abord et
surtout de prendre à la lettre ce qui est dit ici dans une langue extraordinaire :
penser philosophiquement, c’est voir, voir autrement, voir sans ombres, du fait
de s’être entièrement offert, sans réserve, à ce qui est à la source de tout voir. Les
« eidè », les visages de la philosophie de Platon, ne sont pas des idées (vous
aurez beau rester durant toute une soirée la tête dans vos mains, vous ne saisirez
pas « le beau en soi » ou « le bon en soi »), ce sont les visages du Beau lui-même
tel qu’il se déploie sans cesse (car le propre du beau est de ne jamais cesser et de
nous attendre à tous les coins de rue, au hasard, par chance) au travers de ceci ou
cela (ou celui, ou celle) qui est beau, mais qui ne l’est qu’un temps, en éclair,
quand passe le dieu.
Encore une fois, notre peinture le sait : les grands impressionnistes, Degas,
Monet, Manet, l’ont su comme leurs prédécesseurs, par quoi ils sont plus près de
ce que pense Platon que n’importe quel philosophe accroché à ses « idées » ou à
ses concepts, et qui n’a jamais rien su voir venir. Si nous avons compris cela,
nous pouvons commencer à entendre ce que la pensée grecque a à nous dire,
qu’il s’agisse de celle de Platon, enracinée sur un mode fini dans l’événement
que représentèrent la présence, puis la mort, puis la survie (la surprésence)
possible de Socrate, ou de celle d’Aristote, qui devait prendre la suite de celui
qu’il avait accompagné si longtemps, à travers lequel il avait pu lire à son tour les
grands Matinaux que furent Héraclite, Parménide ou Empédocle, avant de les
déchiffrer (et de les situer) à partir de son propre cheminement et de sa propre
explication avec les mêmes eidè, les mêmes visages. Et cela, sans quitter la
référence première à ce qui vient se dévoiler en présence, à cette plaine de
l’alêtheia, alêtheias pedion, dont parlent si bien le Phèdre et la République, mais
sans risquer cette fois le geste de rupture (de metanoia, disait Platon) qui vise à
conduire l’apprenti philosophe, fuyant le monde des apparences premières
multiples et changeantes, vers le ciel serein des luminosités de toujours, dans la
vision desquelles dès lors il peut avoir tendance à se complaire au point d’oublier
qu’il faut retourner parmi les hommes, au cœur de la caverne, parce qu’il n’y a
qu’un monde et qu’il faut apprendre à s’y tenir. C’est à quoi Aristote va opposer
ce qu’il appelle, lui, ousia, c’est-à-dire la présence.

2. Marcel Detienne, Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1996 ; L’invention de la mythologie, Paris,
Gallimard, 1981 ; coll. « Tel », 1992.
3. Platon, Phèdre, 250-b, trad. fr. L Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
Chapitre 2

Comment commencer à penser ?


La question « comment commencer à penser ? » est une question qu’aucune
démarche philosophique ne peut ignorer, à moins de reconnaître au discours
philosophique ce privilège exorbitant de pouvoir se présupposer soi-même sans
être jamais né d’autre chose que soi. On sait que Husserl par exemple, le maître
de Heidegger, n’aura cessé durant tout sa vie de chercher à faire se rejoindre le
long travail de construction philosophique et ce qu’il s’obstinait à nommer
l’« attitude naturelle », celle qui serait inhérente à la Lebenswelt, au « monde de
la vie », par définition antérieur à tout catégorisation et à toute réflexivité, un
monde que nos sciences auraient depuis longtemps oublié (Merleau-Ponty, chez
nous, entendit fortement cette leçon, mais avant lui Heidegger l’avait reçue
précieusement, quand bien même il devait la conduire dans des régions que
Husserl n’aurait jamais foulées). Foucault de son côté, non sans coquetterie,
évoquait au début de son discours de réception au Collège de France (L’Ordre du
discours) la difficulté d’avoir à prendre la parole en son nom pour inaugurer une
recherche originale, en somme l’angoisse d’avoir à parler sans appuis, l’angoisse
de « commencer ».
Comment commencer ? À vrai dire, s’il est à peu près possible de dater
l’apparition du mot « philosophie » lui-même, il est plus difficile de retracer la
genèse de ce dont il est avec lui question. Deux choses au moins sont certaines.
D’une part, le mot philosophia est inséparable du geste fondateur de Platon, qui
le revendique pour lui-même non sans une subtile stratégie discursive. D’autre
part, le surgissement de la philosophie est grec, ce qui veut dire qu’il aura été
inséparable de la langue grecque en son fonds et de tout ce qui aura pu, durant un
certain nombre de siècles, s’édifier comme monde à partir du trésor de cette
langue, – un monde qui s’incarne dans l’existence d’une cité, d’une communauté
nommée polis, et de tout ce qui se déploie à partir de cette référence, de ce socle,
comme lois, règles, façons d’être et de dire, de juger, de commémorer, de
vénérer (c’est-à-dire ce que nous appelons un peu vite, et si mal au fond, la
« religion grecque », sans que nous sachions toujours très bien ce qu’il faut
entendre par là). La philosophie grecque est adossée à tout cela sans quoi elle ne
serait pas, il n’est pas de texte philosophique qui ne s’adosse à ce grand édifice
qui mérite d’être appelé un « monde ». Qu’elle soit née un jour en se définissant
comme telle est bien un évènement, mais cet évènement est en même temps
provenance, il n’a pas surgi seul ni sans conditions (les travaux des hellénistes
nous le rappellent suffisamment, et nous pouvons par exemple faire notre profit
des données rassemblées par Marcel Detienne dans L’invention de la
mythologie). Reste que dès qu’elle se parle en son nom, notamment chez Platon,
cette philosophia introduit dans le jeu général non seulement des discours mais
plus généralement de la manière d’être grecque (l’êthos) une mutation telle que
plus rien par la suite ne sera comme avant : une nappe de langage la précède, à
l’intérieur de laquelle le pli dont elle se revendique va faire muter l’ensemble du
jeu pour toujours. Contingence certes, mais novation irréversible, c’est de cela
qu’il s’agit du jour où naît le personnage du « philosophe » (qui n’est plus
vraiment le Sophos dont parlait Héraclite) et où la philosophie se met à parler en
langue grecque.
On sait quel est le point de départ du geste philosophique chez Platon : c’est
la mort de Socrate, et c’est la manière unique dont ce disciple va décider de
transmettre la parole de celui qui est mort, une parole qui le précède et qui
l’autorise. Ce geste sans précédent n’aura pas de suite : s’il est bien vrai que tout
penseur va penser à partir d’un autre penseur qui aura libéré son propre dire,
Platon demeure le seul (c’est une des raisons de la passion qu’il inspire encore
aujourd’hui) à avoir forgé le « personnage Socrate » comme source et caution de
son propre discours. Un personnage qui, dans le texte de Platon, prend bien soin
de récuser l’honneur d’être de quelque manière l’auteur ou l’inventeur de ce
qu’il dit : dans un monde déjà plus que policé et même passablement décadent
où les « auteurs » rivalisent d’éloquence les uns par rapport aux autres, Socrate,
dans le dialogue du Phèdre, prend bien soin de récuser toute originalité
personnelle, toute position de maîtrise, quoiqu’en disent ceux qui ne savent ni
lire ni penser : « ce n’est point de mon propre fonds (para emautou) que me
viennent ces idées-là : j’en ai la certitude, conscient que je suis de mon
incompétence (amathian). Reste donc, voilà mon avis, que c’est à des sources
étrangères (allotriôn namatôn), je ne sais d’où, que par l’oreille je me suis empli,
à la façon d’une cruche »4. Et de même, dans Le Banquet, lorsque le moment
sera venu pour Socrate de faire entendre, après les autres, son propre éloge
d’Erôs, ce n’est pas en son nom qu’il s’exprimera, c’est à la parole d’une autre,
d’une étrangère (des « sources étrangères » là encore), qu’il rendra hommage en
s’effaçant au profit de sa parole inspirée, puisque cette étrangère est une
prophétesse, Diotime de Mantinée. Ces sources, Socrate les nomme ici ou là, et
en tout cas, dans le dialogue du Phèdre, il nous dit qu’en ce qui le concerne c’est
le divin, le daimôn, qui s’exprime à travers lui. Autrement dit, quelque chose ou
quelqu’un qui vient de plus loin que lui et devant quoi il s’efface en récusant
toute inflation de son moi, position qui, de la part de Platon faisant parler ce
Socrate faisant parler la parole d’un autre, répond manifestement à l’accusation
décisive des juges de Socrate, celle d’une impiété coupable du châtiment
suprême.
Il n’en est pas de même pour Aristote dans la Métaphysique. Il y évoque
certes Socrate dans, mais brièvement, et à l’intérieur de son explication
d’ensemble avec l’enseignement de Platon et surtout des Platoniciens qui sont
ses contemporains. Notons d’abord d’entrée de jeu que ce qui nous a été
transmis par des bibliothécaires sous la forme de ces cours venant « à la suite des
cours portant sur la Phusis », meta ta phusika (c’est là l’origine assez cocasse du
mot « métaphysique », introuvable en grec), recèle de nombreuses énigmes.
Nous ne savons pas réellement, par exemple, ce qui justifie l’ordre dans lequel
les différentes parties de ces leçons ésotériques nous ont été transmises, ni à quel
principe de classement cette mise en ordre a finalement obéi. Pourquoi le livre
Delta, qui est une sorte de lexique aristotélicien, est-il enchâssé à cet endroit ?
Pourquoi les deux derniers livres, Mu et Nu, sont-ils consacrés pour l’essentiel à
une réfutation des théories platoniciennes du nombre ? Mystère. Peu de choses
également sur la manière dont il a si longtemps suivi l’enseignement de Platon,
encore que ce soit à lui que nous devions, grâce aux deux derniers Livres de la
Métaphysique, des informations essentielles sur l’enseignement ésotérique de
Platon et sur sa teneur « mathématique »5. Reste ce que la Métaphysique nous
dit, à deux reprises au moins, sur cette question du commencement de la pensée,
autrement dit sur ce dont il convient de partir pour aboutir à la proposition
initiale de la Métaphysique : « il existe une discipline qui prend en vue l’étant en
tant qu’il est et ce qui lui est inhérent en vertu de lui-même » (Métaphysique,
1003-a). Cette proposition est l’entame, non seulement de la Métaphysique
d’Aristote, mais bel et bien de toute l’histoire de la métaphysique. Elle possède à
première vue un petit côté tranchant, voire triomphant. Reste que si c’est à partir
d’elle que tout va pouvoir se déployer, la leçon qu’elle contient ne surgit pas de
rien : il s’agit de prendre position dans un espace donné et en regard de cet
espace. D’où, parallèlement (ni avant, ni après, nous ne sommes pas dans une
chronologie de la succession linéaire), ces deux autres commencements qui
figurent au début du premier Livre, le Livre A (grand Alpha), et au début du
livre α (petit alpha).
Le premier passage, qui ouvre la Métaphysique telle qu’elle nous a été
transmise, est d’ordinaire traduit de la manière suivante : « tous les hommes
désirent savoir ».Pourquoi pas, en effet ? Pourtant, une telle chose est-elle bien
assurée ? Le jaloux qui soupçonne que sa femme le trompe, tout autant que celui
qui se rend chez le médecin sans être bien sûr que le diagnostic qui l’attend est
celui d’un cancer, ces deux hommes ont-ils vraiment envie de savoir ? Ce n’est
donc pas de ce savoir-là qu’il s’agit, mais d’une autre forme de savoir : laquelle
donc ? Mais surtout, est-ce bien ce que le texte grec nous dit ? Est-ce que par
hasard la question que nous nous sommes posée à propos du mot eidos chez
Platon ne nous aiderait pas, là encore, à éviter les pièges de la fausse évidence et
de la mauvaise entente ? Le texte dit en grec « Pantes anthropoi tou eidenai
oregontai phusei » (980 a, 22). Ce que le traducteur anglais de l’édition Loeb, le
professeur Hugh Tredennick6, traduit dans sa langue : « All men naturally desire
knowledge ». Moyennant quoi, on pourrait invoquer ici l’enfance éternelle, cet
âge heureux où chaque bambin ne cesse en effet d’interroger autour de lui avec
passion en demandant « pourquoi ça ? »… Reste que ce n’est pas exactement ce
que dit Aristote. D’abord, il n’est pas précisément question du « désir »,
qu’exprimerait plutôt soit erôs soit epithumia, mais c’est le verbe oregô à la
forme moyenne qu’emploie Aristote, un verbe qui signifie « être tendu vers »,
« chercher à atteindre », et cela phusei, c’est-à-dire selon la pente, l’aiguillon,
qui pousse continûment un être, humain ou non, vers ce pour quoi il est fait. Il
s’agit donc d’affirmer comme un fait avéré, initial, que ce à quoi tout homme est
porté de par son être de naissance, c’est to eidenai, précisément le verbe que
nous avions rencontré chez Platon pour désigner, dans l’apologue de la Caverne,
l’instrument de l’opération philosophique. Il s’agissait alors de gravir les
échelons d’une ascèse à l’issue de laquelle « l’œil de l’âme, » comme s’exprime
Platon, pourra enfin se rassasier de la vision de ce qui jusque-là ne lui
apparaissait que provisoirement et partiellement. Or c’est bien ce même « voir »
qui est ici invoqué par Aristote. Il ne s’agit donc pas d’une « connaissance » qui
serait la possibilité d’une maîtrise sur un certain objet, une certaine matière, mais
d’un regard qui embrasse, considère, la chose dans la disposition même qu’elle
nous montre.
La suite du texte prouve d’ailleurs que c’est bien de cela qu’il s’agit : « Ce à
quoi tendent tous les hommes de par leur règne (phusei), c’est prendre en vue
(ou considérer, ou envisager). Un indice en est que nous chérissons (agapôntai)
nos perceptions (tôn aisthêseôn). Nous chérissons en effet ces perceptions pour
elles-mêmes, indépendamment de l’usage que nous pouvons en avoir, et plus que
toutes celles qui nous viennent par le moyen des yeux (dia tôn ommatôn) ». Si
nous nous contentons d’entendre platement la « connaissance » (épistémè,
tekhnè, sophia ?) dans le verbe eidenai, comment comprendre cette insistance
privilégiée d’Aristote sur les perceptions qui nous arrivent « par le moyen des
yeux » ? Ce qui nous prouve que ce filon oculaire, qui d’emblée nous met en
présence d’une pensée voyante, envisageante, axée sur le miracle de la vision, est
en effet le bon filon, c’est la suite de ce texte dans lequel Aristote va s’attacher à
montrer que ce qui aiguillonne l’homme dans son rapport à ce qui est, to on,
n’est pas la simple utilité, mais le fait d’avoir saisi de quoi il retourne, de pouvoir
désormais poser sur les choses qui autour de lui se déploient un regard qui en
sait long. Non pas le regard du dominateur sur ses proies, mais le regard de celui
qui a appris à correspondre par sa considération, theoria, à ce qui s’offre à lui
comme pragma, comme ce à quoi il a affaire et qui vient à sa rencontre. D’où
cette affirmation : « nous estimons que prendre en vue (eidenai) et s’y entendre
(epaiein) appartiennent plutôt au savoir-faire qu’à l’expérience, et nous
soutenons que les hommes de l’art (tous tekhnitas) sont plus savants que les
hommes de la seule expérience, dans la pensée que c’est plutôt grâce à une prise
en vue que le savoir (sophia) accompagne toutes choses ». Et un peu plus loin :
« De sorte que, comme nous l’avons dit précédemment, tout homme
d’expérience est réputé être plus sage (sophôteros) que ceux qui s’en tiennent à
n’importe quelle perception, l’homme du savoir-faire plus que n’importe quel
ouvrier, et les disciplines propres à la vision (theôrêtikai) davantage que celles
qui visent la production (tôn poiêtikôn) » (Livre A, 981-a - 981-b).
À cette réserve près qui concerne le mot sophia, redoutablement difficile à
traduire, il me semble que ce qu’Aristote nous indique ici comme
commencement et origine de la pensée, propres aux humains que nous sommes,
est, c’est le cas de le dire, lumineux : la philosophie la plus élaborée, la plus
abstraite apparemment, n’est qu’un pas de plus sur ce long chemin graduel qui
nous mène tous à partir d’une évidence première, irrécusable, celle de notre
ouverture à ce qui est, à la splendeur énigmatique du monde, par la grâce de nos
organes des sens et plus particulièrement par le moyen de la vue (ne disons-nous
pas que naître au monde c’est « voir le jour », et le dernier geste que nous
accomplissons à l’égard d’un mort n’est-il pas celui de lui fermer les yeux ?). Ce
que je dis là n’est nullement une extrapolation, mais la reprise exactement de ce
qu’Aristote nous dit un peu plus loin, toujours dans le même passage, que
l’origine du philosopher, si l’on tient à en donner une, c’est l’étonnement
admiratif : « c’est en effet par le moyen de l’étonnement (to thaumadzein) que
les hommes, aujourd’hui comme hier, ont commencé à philosopher, en
s’étonnant tout d’abord des difficultés qui se trouvaient à portée de main,
progressant ensuite pas à pas et venant affronter des embarras de plus grande
importance tels que les évènements qui affectent la lune, le soleil et les étoiles, et
finalement la venue à l’être de l’étant tout entier (tès tou pantos geneseôs) » (982
b, 12). S’étonner et admirer, c’est bien le moins pour celui qui, étant homme,
ouvre les yeux sur l’ensemble de ce qui est, sur la grande lumière du kosmos, et
qui par-delà toute tentation de possession ou d’emprise vise à en prendre la
mesure dans son regard. Lequel, encore une fois, n’est pas un regard de
conquérant mais un regard de reconnaissance et de correspondance à ce qui
gracieusement se montre à lui en venant en présence ici et là comme déesse,
cheval ou arbre flamboyant dans l’éclat de midi. Aussi Aristote va-t-il nous dire,
dans le même passage, que l’amateur de fables, philomuthos, est en quelque
sorte philosophe « puisque toute fable est composée à partir de merveilles (ek
thaumasiôn) » (ce qui laisse entendre que le « mythe » n’est pas ici aux yeux
d’Aristote un élément négatif mais au contraire une démarche pré-
philosophique).
Cette évidence, ce grand dévoilement sur lequel le petit humain à chaque fois
ouvre les yeux, c’est ce que les Grecs d’alors ont voulu nommer alêtheia, et c’est
elle encore qu’invoque à son tour le Livre petit alpha pour rendre compte de ce
qui a précédé l’entrée en philosophie et que cette dernière doit conserver à tout
prix en le menant plus loin :
La prise en vue du dévoilement (hè peri tès alêthias theoria) est en un sens difficile, en un autre sens
facile. Et ce qui nous l’indique, c’est que si personne n’est capable de l’atteindre comme il conviendrait,
tous pour autant ne la manquent pas, mais chacun dit quelque chose de ce qu’est le règne (tès phuseôs)
(…) Mais le fait qu’on puisse saisir en quelque sorte l’ensemble du dévoilement sans pouvoir en saisir
une partie montre la difficulté de l’affaire. Toutefois, dans la mesure où cette difficulté se présente aussi
sous deux aspects, peut-être sa raison d’être (to aition) n’est-elle pas dans les réalités en question (en
tois pragmasin) mais plutôt en nous : car la faculté de penser qui appartient à notre âme se comporte à
l’égard des réalités qui sont de par leur règne les plus manifestes comme les yeux des chauve-souris
avec la lumière du jour (993 a, 30 - 993 b, 11).

Nous voyons bien ce qui vient solliciter du dehors la cause de la pensée et son
nécessaire travail : to pragma, la chose en question, celle dont nous ne pouvons
pas douter et qui nous met à l’épreuve, à la question. Et nous voyons aussi ce qui
d’une manière conflictuelle vient à la fois mettre en branle l’opération
philosophique et la tourmenter dans son processus : penser au sens fort du terme,
c’est-à-dire, si nous suivons Aristote, exercer « la faculté de penser qui appartient
à notre âme (tès hèmeteras psukhès ho noûs) », c’est nous tourner tout entiers
vers cette grande levée lumineuse de l’être en découvrant toutefois chemin
faisant que si nous l’embrassons d’emblée d’un seul regard, nous manquons à
nommer telle ou telle part de cette ouverture, de cette lumière, puisqu’à chaque
fois ce que nous pouvons cerner pour en appréhender la teneur est quelque chose
de déterminé, cet étant-ci ou cet homme-ci, tode ti. Tès hèmeteras psukhès ho
noûs : cette entente de ce qui est, qui est la part proprement et singulièrement
humaine de notre psukhè, c’est-à-dire de cette manière d’être ouverts au monde
qui nous est commune sinon avec les animaux et les plantes, cette entente a lieu
par le noûs qui n’est pas séparable de l’élément parlant dans lequel il se déploie
et que dit en grec le mot logos, le noûs est ce qui est appelé à rendre compte de
l’Ouvert lui-même qui s’est ouvert depuis qu’il y a des hommes. C’est là pour
Aristote philosophe l’assurance première, invincible : « car si personne n’est
capable de l’atteindre (cette alêtheia) comme il conviendrait, pour autant tous ne
la manquent pas, mais chacun dit quelque chose de ce qu’est le règne (legein ti
peri tès phuseôs) ».
Ce qui veut bien dire que nous sommes tous déjà présents au sein de la
Phusis, de la grande éclosion de l’être, dès le premier jour, mais qu’il s’agit à
présent pour la philosophie nouvelle, appuyée sur cette assurance première, de
l’embrasser à fond (katholou) en prenant la suite de tous ceux qui, partiellement,
en refermant leur prise sur une part d’elle seulement, lui ont rendu hommage. Un
hommage limité chez eux par la partialité de la prise de vue, si bien que nous
retrouvons sous la plume d’Aristote l’image si forte, dans l’apologue platonicien
de la caverne, des yeux inhabitués à la vraie lumière et que leur brûlure rend
incapables encore de prendre la mesure de ce qui enfin s’ouvre pour eux comme
une grande évidence : « la faculté de penser qui appartient à notre âme se
comporte à l’égard des réalités qui sont de par leur règne les plus manifestes (ta
tê phusei phanerôtata pantôn) comme les yeux des chauve-souris… ». Les plus
manifestes par elles-mêmes mais pas nécessairement pour nous : ce sont nos
yeux jusqu’à présent qui ont été en défaut parce qu’ils n’ont pas su suffisamment
s’approprier à ce qui s’offrait à eux. C’est donc ce qu’il s’agit désormais de
déployer sans jamais rompre le fil qui nous rattache à la grâce d’un étonnement,
d’un émerveillement premier dont nous nous allons nous autoriser pour
prononcer enfin la phrase attendue, la formule libératrice : « il existe une
discipline (épistémè) qui prend en vue l’étant en tant qu’il est (to on hè on) et ce
qui lui est inhérent en vertu de lui-même (kai ta toutô huparkhonta kath’auto) »
(Gamma, 1003 a, 21). À présent, grâce au commencement de ceux qui ont pensé
avant nous, nous allons pouvoir à notre tour commencer un nouveau discours,
une nouvelle prise en vue qui s’appellera, mais beaucoup plus tard, quand
Aristote sera mort depuis longtemps, la « métaphysique ».

4. Platon, Phèdre, op. cit., 235-d.


5. Sur ce point, la thèse de Léon Robin, La théorie platonicienne des idées et des nombres d’après
Aristote, reste encore aujourd’hui une référence indépassée.
6. Metaphysics, trad. Hugh Tredennick, Cambridge, Harvard University Press, 1996.
Chapitre 3

Les « catégories » d’Aristote :


leçon du linguiste, leçon du philosophe
J’ai commencé en disant que c’est la langue qui pense, depuis toujours, avant
nous, avec nous, à travers nous et au-delà de nous. Dire cela, c’est à la fois
rappeler que toute pensée pense en langue, à partir du trésor d’une langue, et
qu’en même temps, dans la mesure où elle est une pensée véritable, elle sera
parvenue, dans cette grande nappe de langage qui la précède et qui la porte, à
opérer comme un pli singulier, une torsion permettant de lui faire dire ce qui
n’avait encore jamais été dit. Il arrive assez souvent qu’on reconnaisse cette vertu
au poète : mais pourquoi excepter le philosophe de ce privilège ? Lui aussi parle,
sait qu’il parle, et continue de parler tout en pensant. Est-ce à dire pour autant
que cette pression de la langue serait, en même temps qu’un appui, une menace,
qu’elle pourrait venir de l’intérieur miner le travail d’une pensée qui, oublieuse
de ses limites, voudrait se déclarer universelle et penser « pour tout homme » ?
La question mérite d’être examinée, ce qui suppose d’en dire un peu plus sur
ce que nous appelons « langue » et « langage » et, par exemple, de considérer en
quoi le miracle qu’est la philosophie grecque a pour bornes, en même temps que
pour condition, l’espace de jeu d’une certaine langue, qu’au reste une minorité
de gens seulement continuent de connaître et qui est, comme on a l’habitude de
dire, une langue « morte », au même titre que le latin. Cette question de la langue
philosophique a justement été soulevée par un éminent linguiste français, Émile
Benveniste. Ce dernier fait partie de ce qu’on a nommé l’École de Paris,
qu’illustrèrent notamment Ferdinand de Saussure puis Antoine Meillet, auquel
Benveniste devait lui-même succéder au Collège de France de 1934 jusqu’à
1969, date à laquelle un accident devait le frapper d’aphasie durant plusieurs
années, jusqu’à son décès en 1976. Années glorieuses pour cette discipline de
pointe que fut alors la linguistique, qui dominera et régentera un temps le champ
des « sciences humaines » à la lumière de ce que certains appelleront
« structuralisme », quand le monde anglo-saxon préfèrera parler de « linguisic
turn ». De cette vague témoigneront notamment Lévi-Strauss pour
l’anthropologie et Lacan pour la psychanalyse, chacun singulièrement et dans le
domaine qui leur est propre. Cette vague structurale ou structuraliste ayant
depuis reflué7, il est loisible désormais de se situer plus calmement en regard
d’une discipline à la fois érudite et féconde et de certains de ceux qui
témoignèrent de sa fécondité : Émile Benveniste est de ceux-là. Indépendamment
de cette vogue intellectuelle qui menaça un temps de tout emporter sur son
passage, la linguistique aura manifesté sa réelle fécondité dans deux domaines au
moins : celui de la phonologie (inséparable des recherches sur les troubles du
langage), et celui de la grammaire comparée, discipline reine dans laquelle
Benveniste, à la suite d’Antoine Meillet, manifesta une sorte de génie dont le
témoignage qui nous reste est un admirable Vocabulaire des institutions indo-
européennes8, indispensable pour qui veut s’orienter dans le dédale des
institutions de la Grèce antique.
Il se trouve qu’il est arrivé à Benveniste de croiser la philosophie d’Aristote
par le biais de la langue que parle cette philosophie et qu’elle parle sans doute
au-delà même de ce qu’elle sait et pense (Benveniste est de ceux qui auront le
plus insisté sur la dimension de la langue comme « inconscient » des sociétés et
des cultures). Il s’agit d’un article intitulé « Catégories de pensée et catégories de
langue », paru en 1958 et repris en 1966 dans Problèmes de linguistique
générale, 1. Dans cet article, Benveniste se fait fort de démontrer que les
fameuses catégories d’Aristote, essentielles à la constitution de sa métaphysique,
ne sont rien d’autres que les catégories de base de la grammaire grecque. Voici
comment il introduit son propos : « Il nous sera permis de considérer ces
catégories sans préoccupation de technicité philosophique, simplement comme
l’inventaire des propriétés qu’une penseur grec jugeait prédicables d’un objet, et
par la suite comme la liste des concepts a priori qui, selon lui, organisent
l’expérience. C’est un document de grande valeur pour notre propos » (op.cit.,
p. 65). Et Benveniste de citer, en le traduisant, le passage en question du livre des
Kategoriai (Catégories) d’Aristote9 :
Chacune des expressions n’entrant pas dans une combinaison signifie : la substance ; ou combien ; ou
relativement à quoi ; ou où ; ou être en posture ; ou être en état ; ou faire ; ou subir. « Substance » par
exemple, en général « homme » ; « cheval » ; – « combien », par exemple « de deux coudées » ; « de
trois coudées » ; – « quel », par exemple « blanc » ; « ins-truit » ; – « relativement à quoi », par
exemple « double », « demi » ; « plus grand » ; « où », par exemple « au Lycée », « au marché » ;
« quand », par exemple « hier, l’an passé » – « être en posture », par exemple « il est couché » ; « il est
assis » ; – « être en état », par exemple « il est chaussé » ; « il est armé » ; « faire », par exemple « il
coupe » ; « il brûle » ; « subir », par exemple, « il est coupé » ; « il est brûlé ».
Cela posé, Benveniste va s’attacher minutieusement à identifier dans ces
différentes catégories les éléments de base significatifs de la grammaire grecque,
ce qui en effet semble difficile à réfuter. Mais c’est la manière dont il rend
compte de ce repérage qui pose, elle, problème. Voici comment il présente sa
découverte : « Aristote pose ainsi la totalité des prédicats que l’on peut affirmer
de l’être (…) Or il nous semble qu’en fait Aristote, raisonnant d’une manière
absolue, retrouve simplement (c’est moi qui souligne) certaines des catégories
fondamentales de la langue dans laquelle il pense (…) Il nous paraît que ces
prédicats correspondent non point à des attributs découverts dans les choses,
mais à une classification émanant de la langue même (…) Ce n’est donc pas sans
raison que ces catégories se trouvent énumérées et groupées comme elles le sont.
Les six premières se réfèrent toutes à des formes nominales. C’est dans la
particularité de la morphologie grecque qu’elles trouvent leur unité »10.
On comprend bien, certes, la première face de l’argumentation : il est vrai que
les catégories données par Aristote comme universellement valables, puisque
c’est par elles qu’il est possible de parvenir à « énoncer quelque chose de ce qui
est », de ce qui se présente, legein ti kata tinos, sont des catégories inhérentes à
la langue grecque, à ce que Benveniste appelle « le système des formes de la
langue » préalable évidemment à toute philosophie comme à tout autre discours.
Mais c’est l’autre face moins évidente de cette argumentation qui se dévoile du
coup en impliquant le présupposé silencieux de la linguistique elle-même comme
science : que la langue ne soit que « le système des formes de la langue », que ce
système soit en quelque sorte fermé sur lui-même, qu’il constitue un univers
autonome toujours déjà là comme une sorte d’« inconscient » qui se précède lui-
même dans son ordre contraignant, et en deçà duquel il n’est pas question de
remonter. Au point que Benveniste, comme saisi de vertige par sa propre
découverte, en viendra même à dire que c’est « le langage qui fait l’histoire »11,
comme ce serait lui qui fait la culture et la civilisation, bien au-delà de ce que les
hommes savent et pensent.
Nous retrouvons à l’évidence dans ces expressions de Benveniste certains
traits de ce qui s’est imposé un temps sous la forme du credo structuraliste
(auquel il faut bien dire que beaucoup de linguistes sont demeurés étrangers, par
prudence et rigueur, soucieux surtout de prêter attention à la manière dont
concrètement les hommes parlent). Or c’est sur les présupposés philosophiques
de ce credo qu’Althusser appelait « la philosophie spontanée des savants » (de
ceux qui croient ne pas philosopher) que je voudrais revenir. Le philosophe que
je suis a tout intérêt à entendre la leçon du linguiste : encore une fois, elle est,
dans sa première approche, imparable. Reste qu’elle va d’emblée au-delà de ce
qu’elle devrait s’autoriser à énoncer. Que les catégories d’Aristote soient des
catégories de la langue grecque ne souffre pas discussion, mais c’est
l’affirmation selon laquelle elles ne seraient « que des catégories linguistiques »
qui pose un gros problème. Elles sont cela, oui, mais ne sont-elles « que » cela ?
Qu’est-ce qui autorise le linguiste, soudain philosophe, à affirmer que là où
Aristote croit parler des choses réelles il ne convoque que des « êtres
linguistiques » (ibid. p. 70) ? Qu’est-ce qui se trouve ainsi présupposé
philosophiquement quant à la relation entre un être réel et un « être
linguistique » ? Qu’Aristote pense grec, j’en suis profondément convaincu, de
même que je suis convaincu, tout comme Benveniste, que c’est la langue grecque
qui a rendu possible l’émergence de la philosophie en Occident : « Tout ce qu’on
veut montrer ici est que la structure linguistique du grec prédisposait la notion
d’“être” à une vocation philosophique. À l’opposé, la langue ewe ne nous offre
qu’une notion étroite des emplois particularisés. Nous ne saurions dire quelle
place tient l’“être” dans la métaphysique ewe, mais a priori la notion doit
s’articuler tout autrement » (ibid., p. 73). Affirmation très convaincante : on peut
même subodorer qu’il n’existe tout simplement pas de métaphysique ewe, pas
plus qu’il n’existe de métaphysique chinoise, et pas seulement par ce que le mot
« métaphysique » est un mot grec, puisque ce mot ne s’est forgé que sur le tard et
qu’Aristote lui-même ne le connaissait pas.
Pour mesurer à quel point il convient que la leçon du philosophe prenne à un
moment donné le relais de la leçon du linguiste, dont je dirai quelle est
nécessaire mais qu’elle n’est pas suffisante, il faut revenir un tout petit peu en
arrière et, par exemple, noter une certaine bizarrerie. C’est que le mot kategoria
n’est à aucun moment traduit par Benveniste, lequel use du terme « catégorie »
comme d’un terme par lui-même clair et avéré, puisqu’il l’emploie dans le titre
même de son article. Or tel qu’il l’emploie, il est de toute évidence inhérent à
une certaine tradition philosophique, déjà celle de la pensée scolastique, tradition
qui se confirmera plus tard dans le discours d’un Kant, lequel va donner aux
mots « concept » et « catégorie » toute leur dignité transcendantale, avant que le
même terme, vulgarisé tous azimuts, en vienne de nos jours, évidemment sans la
moindre référence à la Critique de la raison pure ou à la Grande Logique de
Hegel, à désigner n’importe quel cadre logique dans lequel il est possible de
ranger un ensemble d’objets. C’est d’ailleurs en parfait kantien que Benveniste
interprète la fonction des catégories chez Aristote : « l’inventaire des propriétés
qu’un penseur grec jugeait prédicables d’un objet, et par suite comme la liste des
concepts a priori qui, selon lui, organisent l’expérience ». Le seul malheur est
que cette projection kantienne sur le texte d’Aristote fausse d’emblée le regard
que nous pouvons poser sur lui : chez Aristote, pas plus que chez Platon, il
n’existe de « concepts a priori » qui permettraient à quelque « sujet de la
représentation » d’« organiser l’expérience ».
Aristote ignore-t-il vraiment qu’il parle grec quand il délivre ses leçons de
métaphysique ? Et serait-il à ce point léger qu’il n’aurait pas, de l’intérieur de sa
démarche philosophique, quelque idée sur la manière dont le logos au sein
duquel il se déplace est en correspondance avec ce qui lui apparaît comme le
déploiement au dehors de cet Être dont il fait lui-même partie ? La question n’est
pas de savoir dans quelle mesure c’est la langue grecque en sa particularité qui
porte au jour la pensée d’Aristote, elle est plutôt de savoir dans quelle mesure il
y a chez Aristote une pensée du rapport entre le logos et l’être qui n’est pas
forcément identique à celle de certains linguistes contemporains. Que veut dire
en effet kategoria, bien avant les catégories de la logique scolastique et les
« concepts a priori » de Kant ? Pour répondre, il suffit de se reporter aux
passages de la Métaphysique dans lesquels Aristote intronise en quelque sorte ce
terme qu’il n’invente pas, certes, mais qu’il promeut définitivement à un rang
qu’il ne quittera plus guère dans l’histoire de la métaphysique. Il ne l’invente pas
puisqu’à de très rares exceptions près Aristote use de la langue courante, de la
langue très concrète et parlante des Grecs qui sont ses contemporains (et au
premier chef ses élèves, auditeurs de ses cours) : katègorein, en grec, est un
terme judiciaire qui renvoie au fait très simple d’accuser quelqu’un devant un
tribunal, de déclarer quelque chose à son sujet et, par élargissement, de déclarer
tout simplement quelque chose ou de le rendre patent (déclarer, c’est-à-dire
manifester, faire montre : de son jeune âge, de son ignorance, etc), sans compter
que la racine de ce verbe nous renvoie à l’importance de l’agora dans la vie de la
communauté grecque : agoreuein, c’est déclarer quelque chose en public devant
une assemblée.
Manifestement, Aristote use le plus souvent de ce terme comme d’une
accentuation de ce qu’exprime le mot logos, du « dire quelque chose à propos de
quelque chose » en le manifestant. Les « catégories » ne sont donc pas de
simples termes logiques, mais elles désignent, au fondement même de
l’entreprise philosophique, les modalités de la parole au moyen desquelles nous
manifestons la présence de ce qui est. La première apparition de ces catégories
se situe très tôt dans le livre A, sous la forme des « répondants », aitiai, de ce qui
est. Ces répondants, qu’on a traditionnellement traduits par le mot d’origine
latine « cause » (causa), sont exactement ce qui rend compte de ce qui se donne
à nous, du quelque chose qui se présente :
Et les répondants se disent selon quatre modes : le premier répondant est la présence (ousia) et l’être en
fin de compte (to ti èn einai) ; un autre est la matière (hulè) et ce qui est sous-jacent (hupokeimenon) ;
un troisième est cela d’où vient la puissance initiale du mouvement (hothen hè arkhè tês kineseôs) ; le
quatrième enfin est le répondant qui est le vis-à-vis du précédent, c’est-à-dire « ce en vue de quoi » (to
hou heneka) et « ce qui est bon pour » (to agathon), car c’est là le point d’accomplissement (telos) de
toute venue au jour et de tout mouvement (983 a, 26-34).
On objectera que ce ne sont pas là exactement les catégories dont parle
Aristote dans son traité Des Catégories. Cela est vrai. Reste que ces répondants
sont à mettre en parallèle avec ce qui est désigné plus loin (aux livres Gamma et
Delta) par le terme exprès de katègoria, dans la mesure où il ne s’agit pas ici et
là de catégories purement grammaticales ni purement logiques, mais de ce au
moyen de quoi tout grec parlant le grec de cette époque épelle pour ainsi dire les
caractéristiques de ce qui est, de ce qu’il prend en vue pour en considérer le
mode d’être : il s’agit de recueillir ce qui se présente en évaluant son mode de
présence (sa teneur, son ousia), la matière dont il est fait, le visage qui est le sien
et qu’il tourne vers nous (to ti èn einai, construction un peu bizarre ou en tout cas
laborieuse mais éloquente, c’est la caractéristique « en fin de compte » de ce que
cet être était appelé à être, avait à être, un sphère, une statue d’Hermès, un
homme), également ce qui est à la source de son mouvement ou de son devenir,
donc ce qui lui a donné de quoi devenir cet être-là, enfin ce en vue de quoi (hou
eneka) étaient cette matière et l’élaboration de cette matière (que la semence
d’un couple donne un homme) et ce qui était « bon pour » (agathon) aboutir à
cet être en fin de compte, un homme et non pas une bête, un cheval et non pas un
mulet, une maison et non pas une statue. D’où, sur le même plan exactement, les
fameuses kategoriai désignées au Livre Gamma :
De sorte qu’après avoir distingué en combien de sens chacun de ces termes (l’« autre », le
« dissemblable », l’« inégal ») est dit, nous devons le référer à ce qui est le terme premier dans chaque
énonciation (kategoria) en montrant de quelle manière elle fait référence à lui : car les uns seront
nommés ainsi du fait de détenir en eux ce terme premier, d’autres du fait qu’ils le produisent, d’autres
encore pour des raisons semblables à celles-ci (1004 a-104 b).
Autrement dit, manier les catégories, en langue aristotélicienne, c’est manier
ce qui nous permet de déclarer dans l’élément du logos, de la parole, tout ce qui
est, selon les différents registres où ce qui est, to on, se présente à nous. Aristote
revient d’ailleurs sur ce point au livre Delta : « De plus, certaines choses sont
une numériquement, d’autres selon l’espèce, d’autres selon le genre, d’autres par
analogie : numériquement, celle dont la matière est une ; selon l’espèce, celles
dont l’énoncé (logos) est un ; selon le genre, celles qui appartiennent à la même
figure de l’énonciation (to auto skhèma tès katègorias) » (Δ,1016-b). Qu’est-ce
que cela veut dire ? Que sont uns selon la guise singulière de leur apparition les
êtres dont la matière est « une », c’est-à-dire les êtres individuels qui nous
apparaissent à chaque fois un par un (ekaston, dit le grec), c’est-à-dire à chaque
fois comme tel être que voici, tode ti. Sont uns selon l’espèce ceux dont l’énoncé
ou la définition est une dans la mesure où la puissance du logos humain a permis
de recueillir leur communauté de traits ou de visage, non plus tel homme ou tel
cheval (par exemple celui d’Alexandre le Grand ou celui qui va conduire le char
d’Achille sur la plaine d’Ilion), mais « un homme », « un cheval ». Mais
comment comprendre que soit « un selon le genre (genos) » ce qui appartient à
« la même figure de la catégorie », c’est-à-dire de l’énonciation de l’étant en tant
qu’il est ? Un peu plus loin, Aristote rappelle que ce qui est « par soi » (par
opposition à ce qui est par supplément, par accompagnement ou, comme on
traduit quelquefois inexactement, « par accident », car il y a des propriétés « par
accompagnement » qui sont essentielles pour désigner la chose même), c’est cela
que désignent les figures de la catégorie, c’est-à-dire de l’énonciation. Les
différentes guises de l’énonciation signifient par conséquent ce qui est en vertu
de soi, kath’auto, pour reprendre un terme essentiel de la langue de Platon
qu’Aristote n’a aucun problème à faire sien, elles sont les différentes prises de
vue sur ce qui est en tant qu’il est, to on è on, autrement dit elles sont les
schèmes de l’énonciation calquées sur la manière dont l’être venant en présence
se dispose et se propose quant à son ousia. Et c’est ce que le même Aristote
confirme un peu plus loin en disant que « la présence se dit en deux acceptions
ou deux tournures : d’une part le sous-jacent ultime, celui qui n’est pas énoncé
en fonction de quelque chose d’autre, d’autre part tout ce qui se trouve être un
“ceci” et qui existe à l’état séparé (khoriston), et cela, pour chaque étant
particulier, c’est sa configuration et son visage, hè morphè kai to eidos » (Livre
Delta, 1017 b, 23-27).
Aristote condense en somme en une seule phrase un aspect essentiel et
difficile qu’aucune connaissance de la grammaire grecque ne saurait à elle seule
nous permettre de résoudre. Selon le régime de ce qui se présente à nous et que
la parole recueille, l’ousia, la présence même rassemblée, au-delà de ses
apparitions fugaces, dans son visage, dans son eidos, est le sous-jacent ultime.
D’où vient que « signifier une présence, c’est signifier qu’être pour ce quelque
chose est cela et rien d’autre » (Gamma, 107 a, 27) et que « l’être en fin de
compte dont l’énoncé, logos, est la définition, orismos, de la chose est lui aussi
appelé présence de chaque étant » (Delta, 1017 b, 21). Et dans un autre sens, la
présence est le tode ti , le ceci qui vient en présence ici et maintenant comme
composé de matière et de visage et qui s’énonce en une énonciation ultime
(eskhaton katègoroumenon), en somme ce qui donne à l’étant que voici sa
consistance d’individualité séparée (khôristè), séparée de tout ce qui n’est pas
soi, c’est-à-dire non pas tant la matière en tant qu’informe par elle-même que ce
qui, de cette matière, s’est prêté à l’éclosion d’un visage afin de produire ce
qu’Aristote nomme la suntéthè ousia, la présence composée, la seule
évidemment que nous puissions rencontrer dans l’ordre de la Phusis, de l’Entier
de l’étant soumis à la loi du devenir et de la corruption (d’où vient d’ailleurs
qu’il sera difficile, voire paradoxal, de parler de la phusis des corps célestes et
des corps divins, même si nous ne devons pas oublier que, pour le Platon du
Phèdre, les dieux aussi ont une âme et un corps, sôma).
Question cruciale qu’Aristote va reprendre tout au long du Livre Zêta en
revenant sur cette évidence maintes fois répétée : « ce que nous recherchons
aujourd’hui comme hier et sans fin et qui nous met dans l’embarras, à savoir
“qu’est-ce que l’étant ?” revient à demander “qu’est-ce que la présence ?” ».
Reformulation, donc, de la même constatation à quelques nuances près : « Le
terme de “présence” se dit au moins selon quatre acceptions principales si ce
n’est plus : l’être en fin de compte (to ti ên einai), l’être en général (to katholou)
et le genre sont réputés être la présence de chaque étant, et il y a également en
quatrième lieu ce qui est sous-jacent (to hupokeimenon). Ce dernier est ce dont
tout le reste est énoncé mais qui n’est pas lui-même énoncé d’autre chose, et
c’est donc lui qu’il faut en premier lieu définir (…) Nous venons donc
d’esquisser ce que peut bien être la présence, à savoir ce qui n’est pas énoncé
d’un sous-jacent, mais ce dont les autres choses sont énoncées ; Mais nous ne
pouvons pas nous contenter de dire cela… » (Z, 1028 b, 33-1029 a, 8).
« Nous ne pouvons pas nous en contenter », ce n’est qu’une esquisse, ce n’est
pas suffisant, ou gar ikanon. Pourquoi donc ? Parce que nous ne nous en tirerons
pas à si bon compte avec cette ousia qu’il n’y a pas moyen de traduire autrement
que par « présence » (parousia veut dire le fait de venir en présence, à quoi
répond symétriquement l’apousia, le fait de se retirer de la présence, de
s’absenter). Il se trouve que c’est sa singularité apparaissante que nous ne devons
pas perdre de vue, puisque c’est elle en fin de compte le pragma auquel nous
avons constamment affaire, même si c’est son visage accompli (eidos) qui va
nous dire ce qu’en somme elle était appelée à être depuis le début, car c’est ce
visage-ci qui existe et non pas le visage en généralité (« homme »,
« cheval », « mulet »), auquel cas nous retournerions à l’impasse des
Platoniciens maintes fois dénoncée depuis le début de l’enquête. De sorte que
toute la méditation de la Métaphysique va consister à explorer à fond cette
difficulté avec une endurance qui résume en somme la manière dont Aristote est
à nos yeux Aristote, c’est-à-dire celui qui ne s’est pas contenté de suivre Platon
mais qui, ayant mis son ouvrage sur le métier, ne sera satisfait que lorsqu’il aura
été jusqu’au bout de cette aporie (tout le livre Delta de la Métaphysique s’intitule
« Sur les aporiai, les difficultés, les impasses »).
Et s’il ne cède pas sur cette impasse, c’est parce qu’il a pris conscience que
Platon est celui qui n’a pas voulu s’arrêter sur elle pour en prendre toute la
mesure, volant en somme trop vite, admirablement certes mais en mode risqué,
vers le grand ciel des eidè, des formes ou des visages, sans prendre le temps de
s’arrêter sur la manière dont notre logos, notre verbe à nous les hommes, parties
prenantes de l’être, répond à ce qui se présente à nous comme « ceci », comme
telle présence à chaque fois singulière dans le grand déploiement de la Phusis
dont elle est, pour chacune, une pièce irremplaçable. Que cette Métaphysique
soit en fin de compte, de même qu’avant elle la Physique, une phénoménologie,
une « phénoménologie de l’entrée en présence », comme dit Jean Beaufret
(citant au passage une réflexion de Heidegger dans sa « Note sur Platon et
Aristote »), est ce qui à mes yeux commande toute l’entreprise aristotélicienne,
son rapport admiratif mais critique à Platon (une critique qui aura pris tout son
temps pour se formuler, mais le temps de la pensée n’est pas le temps du
calendrier), la réfutation de la sophistique, du pythagorisme, des mystérieux
Mégariques au cœur du livre Thêta, comme de ceux qu’Aristote nomme avec
insistance les « Italiques ». Et jusqu’à l’énoncé au livre Gamma du fameux
« principe de contradiction » sur lequel on a tant glosé et qu’il désigne, lui,
comme cet axiome de tous les axiomes fondés dans l’évidence première,
phénoménologique, de ce qui vient en présence comme l’être que voici, tode ti,
qu’il s’agisse d’une plante, d’un homme… ou d’un dieu.
Comment en effet accueillir l’évidence (dêlon) de l’étant que voici si nous
osons formuler que « la même disposition en même temps (ama) appartient et
n’appartient pas au même être et du même point de vue », ou encore « que des
contraires sont présents en même temps dans le même être » (Gamma, 1005-b) ?
Impossible selon l’ordre du temps : parce que le temps invisible mais présent de
l’acte d’énonciation est appelé à se calquer sur le temps de la venue en présence
elle-même, signe manifeste d’une phénoménologie radicale fondée dans la
mutuelle appartenance de l’être qui vient en présence et de l’être du parlant
auquel cet être s’offre à être dit ou salué. Et c’est précisément ce que Jean
Beaufret rappelle dans sa « Note » en répliquant à l’interprétation à ses yeux
unilatérale de Pierre Aubenque12 (dans Le problème de l’être selon Aristote) que
« L’interprétation de l’être souverainement comme energeia est donc une tout
autre entente de ce qu’il nous donne à penser que son interprétation
catégoriale »13 (…), et qu’il y a certes « une ontologie “au sens restreint”,
comme la nomme Heidegger, qui est l’ontologie catégoriale », mais que
l’ontologie d’Aristote « ne se réduit nullement à celle-ci ». Il dira encore d’une
manière plus succincte dans l’article « Energeia et actus » : « Il ne s’agit d’abord
que des catégories. Mais la délimitation catégoriale ne suffit pas à la question de
l’être » 14.
N’oublions pas cette visée première de la pensée grecque selon laquelle ce
pensant-et-parlant qu’est chaque homme parlant et pensant est lui-même dans
l’être, comme le prisonnier de la République est dans la caverne puis au dehors,
dans la pleine lumière du jour. Ne pas partir de cette donnée, c’est ne pas
comprendre que nous sommes dans ce qui est à la fois une phénoménologie et
une ontologie, puisque le geste même de parler, de nommer et de penser est enté
dans l’être, selon que cet être se donne, pour les vivants que nous sommes,
comme phusis, comme le grand déploiement d’une seule et même éclosion
(phusis est la poussée de ce qui vient au jour dans le mouvement invincible de sa
genèse), ou d’une manière plus entière comme kosmos ainsi qu’Héraclite le
savait, c’est-à-dire ce grand Entier splendidement ordonné où les hommes et les
dieux ont rapport les uns aux autres en une guise qui est de tous temps. Il se
trouve en effet que les étants n’ont pas tous le même statut et ne sont pas
« présences » selon le même régime d’être : le propre des étants qui peuplent la
phusis, c’est qu’on peut les rassembler ou les classer par « genres », à la mesure
du visage qu’ils sont appelés, chacun pour leur compte, à acquérir en devenant
vraiment eux-mêmes ; alors qu’il est réservé à d’autres, les astres et les dieux en
l’occurrence, d’être depuis toujours parfaitement eux-mêmes sans jamais déchoir
de leur visage singulier, chacun étant, soleil et lune, Zeus ou Hermès, à lui seul
sa propre singularité (monakhos), sa propre présence inimitable (il n’y a qu’un
soleil, parfait en son genre, de même qu’un seul Zeus ou un seul Apollon, non
seulement toujours déjà là mais à chaque fois – l’adverbe grec aei veut aussi dire
cela – surgissant dans le même unique éclat). Ce qui reste à déployer et qui n’est
pas encore venu à explicitation, c’est précisément ce lien intime, dans la pensée
d’Aristote, entre le phénoménologique et l’ontologique, un lien qui se retrouvera
au livre Lambda dans la définition du « dieu », mouvant premier des mondes et
des astres, mais qui se joue déjà explicitement dans l’interrogation plus à fond de
l’être en mouvement, c’est-à-dire dans la distinction inédite de la « capacité » et
de l’« être à l’œuvre » affirmée au Livre Thêta, distinction qui va conduire
Aristote à nous livrer sa définition de l’existence humaine accomplie, noyau de
toute éthique.

7. Jean-Claude Milner dresse le bilan de ce reflux dans Le périple structural, Lagrasse, Verdier Poche,
2008.
8. Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, 2
tomes.
9. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Paris, Gallimard, 1966, pp. 65-66.
10. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, op. cit., pp. 66-67.
11. Voir E. Benveniste, « Ce langage qui fait l’histoire », in Problèmes de linguistique générale 2, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1974.
12. Pierre Aubenque, Le problème de l’être selon Aristote, Paris, PUF, 1962 (1re ed.).
13. Jean Beaufret, « Note sur Platon et Aristote », in Dialogue avec Heidegger 1, Paris, Éditions de
Minuit, 1973, p. 115 et p. 116 pour la citation suivante.
14. ID., « Energeia et actus », in Dialogue avec Heidegger 1, op. cit., p. 127.
Chapitre 4

Temps et verbe :
le « parfait » grec comme élément
d’une pensée du temps
Une phénoménologie radicale qui soit en même temps une ontologie
radicale : c’est ce fil que je voudrais continuer de tirer afin de rendre à ce texte
inaugural toute sa vivacité, toute sa fécondité aujourd’hui encore. Car je suis de
ceux qui pensent que, pour résister au nihilisme qui est désormais partout de
mise, c’est à la lumière retrouvée de ce premier grand soleil que nous pouvons
puiser une « autre pensée » capable de nous reconduire vers des évidences
premières, y compris celles qui devraient nous permettre, dans les temps
d’épreuve qui sont les nôtres, de répondre à la même urgence à laquelle
répondirent Platon ou après lui Aristote, une urgence qui se résume dans cette
question sans détours : « qu’est-ce qu’une vie humaine qui mérite d’être
vécue ? ». Car c’est bien cela en fin de compte la question de fond, même si elle
n’est pas la question première : toute cette philosophie n’a de sens que dans la
mesure où elle débouche, de la phénoménologie et de l’ontologie savantes
qu’elle est, sur l’éthique, soit sur ce qui vient dire pour nous ce que c’est qu’un
homme dans le grand champ de l’être, ce qu’il en est de son « être » à lui, de cet
être auquel il est appelé, qui n’est donc pas donné ni fatal ni prévu, mais qui est
très précisément ce qui lui est envoyé depuis le cœur du kosmos, de la belle
ordonnance de l’Entier, et à quoi il se doit de répondre par l’entremise du haut
savoir, de la sophia dont il est censé se rendre digne par son effort de pensée.
Pierre Hadot a rappelé à juste titre à quel point la philosophie des Grecs était
aussi et même d’abord « une manière de vivre » et non pas, comme souvent de
nos jours, une spéculation intellectuelle gratuite. On sait par exemple qu’Aristote
aimait le spectacle des tragédies, contre lequel Platon tentait de prémunir ses
disciples. Je suis tenté, sur ce point, de donner raison au disciple infidèle, et pas
seulement pour des raisons futiles : c’est qu’à la question de l’« éthique » au sens
grec, ta ethika, c’est-à-dire de ce qui constitue la vraie teneur, la dignité d’un
homme au sein de l’être, la tragédie grecque incarne bel et bien l’une des faces
de la réponse, et c’est par là que nous devons comprendre l’importance
qu’Aristote lui accorde dans sa Poétique. Elle représente en somme ce que la
langue chinoise de l’époque maoïste désignait comme « professeur par l’exemple
négatif », c’est-à-dire une vision spectaculaire du ravage dont l’homme, l’animal
le plus terrible (deinotaton) selon Sophocle, est capable, dès lors qu’il outrepasse
sa mesure, sa place au cœur du grand concert de l’être, pour se mesurer aux
dieux et finalement se fracasser face à cet orage déchaîné de l’être qu’il a lui-
même fait lever par son outrance et son impiété (nous oublions souvent qu’il y a
une « piété » grecque fondamentale, inséparable de la vision que les Grecs ont de
ce qu’ils appellent « kosmos » et de ce qu’ils appellent l’« être »). Or l’autre face
de cette vision négative, paroxystique, c’est la philosophie précisément comme
paideia et comme sophia, comme pensée-éducation qui, en restituant l’homme à
sa mesure parlante et pensante au sein de l’être, lui permet d’incarner dans une
vie digne et glorieuse le meilleur de ce qu’il était fait pour être, un homme qui
soit aussi proche de la divinité qu’il est possible à un humain, parce qu’il aura su,
dans l’espace mesuré du logos, incarner la belle tenue, êthos, promise à tous
ceux qui sont amis des dieux. Je me fais fort, justement, de montrer que ce souci
est ce qui guide la Métaphysique d’Aristote (pas seulement les deux « Ethiques »
qu’on lui attribue), à la condition que nous acceptions de penser en Grecs et de
ne pas commencer par entendre la sonorité du mot « être » autrement qu’eux-
mêmes l’entendaient, c’est-à-dire comme par exemple Lévinas, à partir d’une
certaine date, s’est mis à l’entendre dans le discours de Heidegger qu’il avait tout
d’abord encensé, voyant dans cette neutralité apparente du verbe « être » la
négation de ce qui à ses yeux était constituant de l’humain comme tel, c’est-à-
dire la considération radicale de l’autre homme, du « prochain », comme
transcendant à toute nature, à tout donné, à toute objectivité.
Il est vrai que nous sommes ici en terre grecque, celle du logos en ses
merveilles : pour autant, il n’y a aucune raison de supposer que la piété grecque
en présence du divin ait été moindre, de moindre qualité ou de moindre
profondeur que la pitié juive hébraïque. Et puisque c’est au ras du texte, à fleur
de langue, que j’ai décidé de lire Aristote, c’est précisément sur une question de
grammaire que je voudrais à nouveau m’arrêter, en posant cette fois une question
légèrement différente de celle que je formulais en lisant Benveniste. Il est bien
vrai, j’en suis d’accord, que c’est dans l’élément de la langue grecque et des
possibilités qu’elle recèle qu’Aristote est conduit à formuler comme il le fait ses
énoncés et ses propositions. Il le sait d’ailleurs si bien que le célèbre « principe
de contradiction », qu’il ne désigne d’ailleurs nulle part ainsi, s’appuie
précisément sur les injonctions de la structure de la langue : il est impossible,
dans la langue grecque, de dire en même temps, du même (de la même chose), et
du même point de vue, que cela se présente et ne se présente pas avec tel
caractère (c’est-à-dire que tel caractère lui est inhérent, enuparkhôn) (Gamma,
1005 b, 19). Affirmer cela, c’est bien entendu dans son esprit une manière de
stopper le flot des jeux sophistiques, qui amusent un temps en société mais qui,
si on les laisse faire, vont aboutir à ruiner l’espace de parole entre les hommes, à
détruire cette koikônia qu’Aristote vise à préserver : « si on agit ainsi, on ne
dialogue pas, ou dialegetai ».
Il s’agit là des structures mêmes du logos, celles qu’Aristote désigne
clairement comme les conditions de possibilité de la pensée raisonnante, comme
les « axiomes » premiers de toute affirmation, les « instances premières (arkhai)
qui commandent aux démonstrations » et dont il faut bien comprendre qu’elles
sont pour lui en même temps « les instances premières les plus assurées de la
chose en question elle-même », (tas bebaiotatas arkhas tou pagmatos) (1005 b,
10), c’est-à-dire du réel qui se propose à être recueilli par la parole. Fondements
de l’onto-logie proprement dite, de la parole venue recueillir le don de l’être, ces
axiomes premiers qu’il « faut toujours avoir déjà avec soi quand on se présente »
(1005 b, 17-18) sont en même temps, face à ces perversions qui aboutissent à
refermer le logos sur lui-même comme un monde coupé du réel et dont on
pourrait jouer à l’infini, la garantie d’un véritable dialegesthai, d’un véritable
échange supposant la bonne foi, l’intégrité des partenaires de la parole, faute de
quoi celui qui prétend dire dans le même temps des contraires en défiant son
interlocuteur se retirerait tout simplement du champ de la parole possible (lequel
suppose silencieusement qu’« il existe quelque chose d’avéré en dehors de toute
démonstration »), et se révèlerait finalement, dit sarcastiquement Aristote,
comme étant un « légume » ou une plante (ôs phuton) (1008 b). En vérité, c’est
bien de perversion qu’il s’agit et de fraude (pseudos) puisque ces gens-là
« argumentent seulement pour le plaisir de parler » et « ne croient pas eux-
mêmes à ce qu’ils disent ».
La question qu’à présent je pose est la suivante : nous parlons bien de
grammaire grecque, mais depuis combien de temps cette grammaire existe-t-
elle ? (et nous pourrions d’ailleurs nous poser la même question à propos de la
grammaire française ou de la grammaire latine). Nous nous comportons au fond
comme si la grammaire des grammairiens existait de toute éternité et constituait
une sorte de renvoi législatif intemporel : par exemple, dès que nous avons
commencé d’apprendre le latin ou le grec au lycée, nous avons commencé par
nous référer aux grammaires latine et grecque comme à une norme indépassable
et évidente. Ce à quoi nous ne pensions pas alors, et que certains linguistes
semblent oublier également, c’est que les grammaires aussi ont leur histoire et
que les Grecs n’ont pas commencé à parler en suivant les injonctions de leurs
grammairiens. La langue grecque existait depuis des temps immémoriaux quand
les grammaires sont apparues, à une date d’ailleurs très tardive, au plus tôt au
premier siècle A.C., plus certainement aux deuxième et troisième siècles après
J.-C, si nous en croyons les travaux savants de Jean Lallot, éditeur et
commentateur de la Grammaire de Denys le Thrace, et de son élève Frédérique
Ildefonse, auteur de La Naissance de la grammaire dans l’antiquité grecque. Ces
travaux érudits sont d’une grande ressource et tout philosophe ne peut qu’en
retirer une substantielle et passionnante leçon.
Ils nous rappellent d’abord que les Grecs ont parlé grec, ont usé comme êtres
parlants des trésors de leur propre langue bien avant que les grammairiens,
hommes de rigueur et de pouvoir, soient venus fixer les canons de cette langue.
Mais ils nous rappellent également comment la chose s’est faite, selon quel
mouvement historique concret : les premiers « grammairiens » se sont d’abord
manifestés dans le domaine de ce que nous appelons la « philologie », c’est-à-
dire comme des techniciens soucieux de fixer par écrit une version des poèmes
homériques qui puisse faire référence (Aristote parle à plusieurs reprises, parfois
avec ironie, de l’autorité de ces « homériques »), et surtout qui soit plus
commode pour leur récitation orale. D’où vient que ce sont ces premiers
grammairiens, les « Homérides », qui eurent à cœur de fixer pour la première
fois les règles de la prononciation correcte, les accents et les signes de
ponctuation permettant, pour le récitant, de savoir où et comment découper les
périodes de sa récitation ainsi que son phrasé. Reste qu’au-delà de cette tâche
essentielle pour le passage, encore une fois tardif, de la langue parlée ou récitée à
la langue écrite, les mêmes grammairiens ont fini par fixer également les termes
définissant les règles de la syntaxe, les déclinaisons et les conjugaisons, non pas
au nom d’une connaissance (eux-mêmes ne parlent pas d’épistémè) mais de leur
savoir-faire. Ils ont évidemment acquis du même coup un pouvoir considérable
que justifiait un tel savoir-faire, tekhnè grammatikè (c’est le titre même de
l’ouvrage de Denys le Thrace qu’a traduit et commenté Jean Lallot).
Ce qui doit nous retenir surtout dans cette histoire passionnante mais de toute
façon lacunaire, dans ce passage d’une civilisation essentiellement orale à une
civilisation qui sera de plus en plus, à l’époque alexandrine, une civilisation de
l’écrit et des bibliothèques, c’est le processus qui a conduit les grammairiens à
nommer à la fois les cas des noms et les temps des verbes. Car que veut dire au
fond, par exemple en français, qu’il existe un temps verbal nommé « imparfait »
(en quoi un passé serait-il imparfait ?) ou « plus que parfait » (comment
comprendre que quelque chose soit « plus » que parfait ?), qu’on puisse parler de
« futur antérieur », ou encore qu’il existe des modes verbaux nommés
« indicatif », « subjonctif » ou « impératif » ? N’est-ce pas dire au fond qu’il y
aurait, sous-jacent à ce vocabulaire étrange des grammairiens, comme une
réflexion philosophique implicite et silencieuse qui sous-tendrait l’invention des
termes permettant de qualifier le rapport d’un « substantif » (qu’y a-t-il donc de
« substance » là-dedans ?) à ses différentes occurrences (la moins évidente étant
son « accusatif », pour ne pas parler, en latin, de son « ablatif »), ou plus encore
de ceux qui sont censés nous permettre de nous rapporter à toute la panoplie de
la temporalité, celle du moment présent, du moment passé en ses différentes
manifestations, et du futur ? Dire cela, c’est dire deux choses. D’abord, que la
grammaire elle-même, comme réflexion tardive et savante sur l’usage de la
langue par les parlants, est inséparable d’une réflexion philosophique implicite
qui ne dit jamais son nom ni ne tire les conséquences de sa pratique « méta-
linguistique ». Et c’est dire ensuite que les philosophes eux-mêmes, bien avant
les grammairiens, ont été les premiers à avoir pris une distance interrogative vis-
à-vis de leur langue et à l’avoir interrogée, c’est-à-dire pratiquée, sur un mode
philosophique. Ainsi de l’humour indécidable qui conduit Platon dans le
Cratyle à se jouer des étymologies, ainsi de la manière qu’a Aristote, dans la
Métaphysique, de tirer tout le profit philosophique possible de ce temps verbal
qu’est en grec ancien le « parfait », le parakeimenos ou le suntelikôs des
grammairiens.
Il s’agit en l’occurrence du Livre Thêta, paragraphes 6 et 8, de la
Métaphysique, dans lequel il s’agit pour lui de rétorquer aux arguments des
Mégariques qui visent, pour aller vite, à nier l’existence du mouvement, alors
que la pensée du mouvement est consubstantielle au dire de la Physique comme
à celui de la Métaphysique. C’est ainsi qu’il est conduit à introduire la distinction
fameuse entre dunamis et energeia, qu’on a voulu traduire depuis fort longtemps
par « puissance » et « acte », là où il n’est question réellement ni de puissance ou
de dynamisme ni d’action. Écoutons sur ce point Jean Beaufret : « La traduction
dite classique d’energeia par le latin actus est donc, dès qu’elle apparaît, on ne
peut plus anti-grecque. Elle recouvre en réalité le passage d’un monde à un autre,
à savoir du monde grec au monde romain à qui l’action est aussi essentielle
qu’au premier kharis, telle qu’elle s’abrite encore dans l’energeia d’Aristote »15.
Si action il devait y avoir, ce serait au moins celle qu’exprime à la rigueur en
grec le mot praxis , que le marxisme officiel et à sa suite Jean-Paul Sartre ont
voulu un temps s’approprier pour faire entendre un activisme, et même un
activisme révolutionnaire, dont les Grecs n’avaient évidemment pas la moindre
idée. Le mot grec praxis, lui, indique simplement un façonnement, un
comportement ou une procédure, une procédure médicale par exemple pour
Aristote, fils de médecin et apparenté de ce fait par sa lignée paternelle à la
dynastie fameuse des Asclépiades.
De fait, là où une funeste tradition issue de la langue latine nous a conduits à
parler d’« acte », il s’agit de ce que la langue grecque désigne comme ergon,
comme une œuvre, le façonnage d’une statue par exemple, de sorte que le mot
dunamis doit être entendu comme la pure et simple capacité de mise en œuvre, et
que l’être en energeia est, soit le fait de façonner un ouvrage quel qu’il soit, soit
par exemple de conduire quelqu’un à maigrir en lui prescrivant une diète (nous
n’avons donc pas inventé la « diététique »…). C’est le sens de la réponse
d’Aristote aux sophismes des Mégariques (où nous reconnaissons au passage
l’argument de Zénon sur la flèche « qui vibre, vole et qui ne vole pas ») : si je ne
suis pas « en train de me lever » (les Mégariques nient le temps verbal du
participe présent, ou plus exactement, du gérondif qui renvoie à un processus
inachevé en train d’avoir lieu), cela ne veut pas dire que je suis condamné à
rester immobile, mais qu’il faut distinguer entre le fait d’être capable (dunaton)
de se lever, et le fait de ne pas actuellement se lever en manifestant activement
cette capacité. Comme si, autre exemple, sous prétexte que le sculpteur n’était
pas en ce moment en train de façonner une statue, n’était pas « à l’œuvre »
comme sculpteur, il n’était plus sculpteur, alors qu’il y a évidemment une
différence majeure entre un boulanger qui n’est pas en train de faire une statue et
un sculpteur qui se repose. Et comme pour compléter ce que le mot energeia,
auquel il est le premier sans doute à conférer une dignité philosophique, suggère
pourtant d’assez clair, Aristote décide d’inventer un mot qui n’existait pas, le
mot entelekheia qui est un très beau mot, à la condition d’oublier la paraphrase
scolastique d’« entéléchie » qui n’est pas une traduction mais une aberration.
L’entelekheia est le fait d’être dans son plein accomplissement, dans le
mouvement de son achèvement (un homme adulte, dans la fleur de l’âge, une
statue achevée de Phidias, un poème d’Homère qu’on va pouvoir réciter durant
des générations).
Quelles sont les conséquences qu’Aristote va pouvoir tirer de cette distinction
féconde entre l’être en capacité, qui n’est pas pour l’instant actualisé, et l’être à
l’œuvre, c’est-à-dire l’être en accomplissement, distinction qui de fait n’est pas
dans Platon ? C’est justement en ce point que nous allons rencontrer l’usage de
la forme temporelle du « parfait » grec, tel qu’Aristote va pouvoir en jouer
puisqu’il le trouve à disposition, sous la main, comme une grâce et comme une
chance. Il s’agit (pour ceux qui s’obstinent à traduire energeia par « acte ») de
saisir la différence qui existe entre une « action » au sens plein et ce qui est
seulement un mouvement, un processus, un devenir. Aristote déclare (Thêta,
1048-b, 23-26) : « seule est une action au sens plein (c’est-à-dire au sens
pleinement humain) celle à laquelle l’accomplissement (to telos) est inhérent ».
Et il ajoute : « par exemple, c’est ensemble qu’on voit (hora) et qu’on a la vue en
accomplissement (heôrake), qu’on réfléchit (phronei) et qu’on a la réflexion en
accomplissement (pephronèke), qu’on pense (noei) et qu’on a la pensée en
accomplissement (neoeken) ». Autrement dit, il s’agit du déploiement d’une
activité proprement humaine à laquelle, dans le temps où elle s’exerce, il ne
manque rien. En revanche, ajoute-t-il, « ce n’est pas ensemble (pas en même
temps) qu’on apprend (manthanei) et qu’on a le savoir en accomplissement
(memathèken), qu’on est en train de se rétablir (hugiadzétai) et qu’on est guéri
(hugieitai), mais c’est en même temps qu’on vit bien (eu dzè) et qu’on a le bien
vivre en accomplissement (eu edzéken), qu’on est heureux (eudaimonei) et qu’on
a le bonheur en accomplissement (eudaimonèken) ».
Ce passage de la Métaphyique est littéralement fascinant, en même temps
qu’il pose un problème quasi insoluble au traducteur. Aristote est en effet celui
qui pense ici, pour reprendre l’expression dont je me suis déjà servie, « à même
la langue », telle que son génie l’entend et lui répond sans qu’il y ait besoin ici
des grammairiens. La langue grecque dispose en effet d’une forme qui sera
nommée ultérieurement par les grammairiens « parakeimenos », c’est-à-dire « ce
qui vient se présenter maintenant », ou bien, d’une manière très éloquente,
suntelikôs, c’est-à-dire ce qui est parvenu à son achèvement, de telle sorte que ce
passé n’est pas enfoncé dans son antériorité mais débouche sur un présent qui est
celui de cet accomplissement désormais manifeste16. Nous ne disposons pas en
français d’un tel « parfait », d’un tel temps « entéléchique », d’où le recours,
auquel je me suis résigné, à la formulation « avoir (telle ou telle chose) en
accomplissement », ainsi qu’à la ruse qui permet d’accentuer dans le présent sa
dimension durative, c’est-à-dire le recours à ce gérondif (« être en train de ») qui
a quasiment disparu en français et qui signifie que le processus est en cours mais
n’est pas arrivé à son terme : je suis en train de me soigner, note Aristote, donc je
suis sur la voie de la guérison mais je ne suis pas encore guéri. À quoi il oppose
franchement ce qui lui est évident : que l’homme qui est en train de penser ne
pense pas à moitié mais se trouve dans l’entièreté de sa capacité de penser (c’est
évidemment une tout autre façon d’aborder le penser que celle qu’aura Descartes
avec le Cogito), de même que celui qui médite n’a pas commencé à méditer mais
se trouve « en méditation », dans toute l’étendue de ce à quoi est appelé un
homme qui médite, de même encore que celui qui voit ne voit pas à moitié mais
a les yeux grands ouverts sur la beauté du monde, « a la vue en plein
accomplissement », en a « plein la vue ».
C’est en ce point précisément que, mine de rien, nous nous trouvons toucher à
ce qu’est fondamentalement l’éthique grecque, puisque Aristote n’hésite pas à
appliquer sa démonstration au bien vivre, eu dzên, et à l’être heureux,
eudaimonia. Ce qui laisse entendre que pour un Grec comme lui l’homme est
aussi bien fait pour penser et méditer intensément que pour « bien vivre » et
« être dans l’accomplissement du bonheur ». Accomplissement ou plénitude : ce
temps du parfait est désigné également par les grammairiens postérieurs comme
plêrôsis, c’est-à-dire complétude. Edzeken : celui qui a atteint à présent la
perfection du bien vivre. Eudaimonèken : celui qui dispose désormais de
l’entièreté de ce qu’il lui fallait être (il ne s’agit pas du registre de l’avoir mais de
celui de l’être) pour se trouver dans l’accomplissement de la félicité. Aristote
revient d’ailleurs, deux paragraphes plus loin, sur ces exemples qui sont bien
plus que des exemples : des prises de position sur ce qui constitue foncièrement
l’être auquel l’homme est appelé dans son devenir d’être phusikos, ayant à
déployer son être afin de le devenir, à la fois en tant que vivant, dzôon, comme
tous les autres vivants, mais aussi comme ce vivant absolument unique puisque
doté du logos, c’est-à-dire de ce don, de ce trésor qui le met en relation
singulière avec l’entier de l’être, y compris avec l’être de ces étants qui sont de
toujours et qui s’appellent hoi theoi, les dieux, depuis toujours les Bienheureux,
les absolument Lumineux, sans ombre et sans mort. Et ce qu’il nous dit alors est
capital : c’est qu’il y a primat, même dans le monde de l’être en mouvement, de
l’être en accomplissement de cet être humain sur son être à l’œuvre, ce qui est
évidemment inconcevable pour un biologiste d’aujourd’hui : « Ce qui est second
du point de vue de la venue au jour (tè genesei) est premier du point de vue du
visage et de la présence, par exemple l’adulte par rapport à l’enfant et l’homme
par rapport à la semence, car l’un possède déjà le visage et l’autre pas encore,
mais aussi du fait que tout ce qui vient au jour (to gignomenon) est en marche
vers une puissance initiale (ep’arkhen Badizei), c’est-à-dire vers un
accomplissement, puisque le “en vue de quoi” (to hou keneka) est une puissance
initiale et que la venue au jour est en vue de l’accomplissement (…) C’est
pourquoi le terme de “mise en œuvre”, energeia, vient du mot “œuvre”, ergon, et
tend vers la signification d’être en accomplissement, entelekeia » (1050 a, 4-24).
Fin de la démonstration, au point qu’on serait presque tenté de dire que
quiconque est parvenu à assimiler ce passage de la Métaphysique peut se
prononcer à coup sûr sur le noyau dur de la pensée d’Aristote, qui fait tant
problème pour nos contemporains et qui conduit certains de nos philosophes des
sciences, Duhem ou Koyré notamment, à décréter une fois pour toutes que
décidément ces Grec étaient de grands enfants et qu’Aristote, en regard de
« notre » science, est bel et bien « dépassé ». Contentons-nous plutôt de lire, à la
fin de ce passage, la conclusion d’Aristote sur ce qu’on peut réellement appeler
une action, une œuvre digne de ce nom, avec la clarification qu’elle implique
quant à la différence de sens et de portée entre une fabrication, poiêsis, et un agir
humain, c’est-à-dire en somme l’accomplissement d’une vie d’homme : « Ainsi
donc, quand ce qui vient au jour est autre que l’exercice d’une faculté ou d’un
usage, l’être à l’œuvre réside dans ce qui est produit, poioumenô, par exemple
l’activité de construction réside dans ce qui est construit (…) Mais là où il n’y a
pas d’autre œuvre que l’être à l’œuvre (pas d’autre ergon que l’energeia), c’est
dans ceux qui sont à l’œuvre que se trouve l’être à l’œuvre, comme l’acte de voir
dans celui qui voit, l’acte de prendre en vue (theôria) dans celui qui prend en
vue, le vivre dans l’âme (kai hè dzoè en tè psukhè), et donc également la vie
heureuse puisque cette vie heureuse est une certaine modalité du vivre, dzôè gar
poia tis estin » (1050 a, 30-1050 b, 2). Mais au fait, que veut donc dire
« bonheur » et, du point de vue du « vivre dans l’âme », qu’est-ce réellement
qu’une « vie heureuse », eu dzein ?

15. Jean Beaufret, « Energia et actus », in Dialogue avec Heidegger 1, op.cit., p. 123.
16. Sur ce point, on se reportera également au chapitre XIX des Problèmes de linguistique générale, 1,
op. cit., de Benveniste.
Chapitre 5

Vous avez dit « bonheur » ?


Fin de la démonstration, avons-nous dit… Et pourtant cela ne suffit pas, ou
gar ikanon, comme dit Aristote lui-même. Il faut reprendre encore une fois la
question, encore une fois tracer ce chemin dont Aristote dit étrangement, dans sa
Physique, qu’il est cheminement de la phusis vers la phusis, en somme de la
phusis vers elle-même, vers son éclosion. Apparente contradiction (pour nous)
que Heidegger commente et éclaire dans un texte de 1958 : « Que résulte-t-il de
la dualité de la phusis pour la détermination définitive de ce qu’elle est ?
Réponse : l’unicité de son déploiement (…) Si nous pensons chacune des deux
déterminations (la première donnant à penser la phusis comme source régissante
du mouvement, la seconde comme mouvement) en direction de l’unité, alors,
vue à partir de la première, la phusis n’est rien d’autre que l’arkhè phuseôs, et
c’est justement ce qu’en dit la seconde détermination, suivant laquelle la phusis
est phuseôs odos eis phusin ; la phusis elle-même est origine pour, et pouvoir sur
elle-même (…) La morphè est le déploiement de la phusis comme arkhè, et
l’arkhè est le déploiement de la phusis comme morphè »17.
Nous en sommes là, à comprendre que ce dont Aristote parle dans la
Métaphysique, c’est d’abord ce à quoi la grande leçon sur la phusis lui a donné
accès. À savoir que dans un premier temps ce qui se dévoile à nous comme
présence de l’être, c’est ce qui se donne comme phusis, comme éclosion
d’ensemble de l’étant en mouvement vers son être : « De l’étant (dans son
ensemble) l’un est venant à partir de la phusis, l’autre toutefois par d’autres
“causes” ; venant de la phusis sont alors, comme nous disons, les bêtes (ta dzôa)
tout comme leurs membres, aussi les plantes, de même les Simples des corps,
comme Terre et Feu et Air et Eau »18. Et c’est ainsi que nous pouvons entendre
de quelle manière tout ce qui vient à partir de la phusis est mouvement vers
l’éclosion de cette même phusis qui a par conséquent le don de se produire à
partir d’elle-même : la phusis est « odos ek phuseôs eis phusin », mouvement à
partir de la phusis vers la phusis. Certes, mais il y a encore l’étant qui ne vient
pas à partir de la phusis, qui n’est pas phusei on, ce qui vient au jour à partir de
la phusis et selon son régime ou son règne. C’est ici précisément que la question
ontologique-phénoménologique débouche, en Grèce, sur la question éthique, à la
différence, selon toute apparence, de ce qui a lieu en certaines terres non
métaphysiques, en terre hébraïque par exemple, mais en accord en revanche avec
ce qui résonne ailleurs, là où il n’y a pas non plus de métaphysique, mais où
s’affirme toutefois un primat de la pensée de l’Entier de ce qui se déploie, en
Chine par exemple (j’y reviendrai en conclusion). Autrement dit, c’est en ce
point où le Grec qui pense l’étant en son entier s’élève de l’étant devenant à
partir de la phusis à celui qui ne vient pas à partir de la phusis mais qui est de
toujours, c’est en ce point que le Grec doit en venir à se penser lui-même comme
fini, oristos, ce qui veut dire délimité, au sein de ce grand Entier qui le précède et
le surplombe, de manière à y tenir la place qui lui revient, son êthos. Ce
qu’Aristote nous fait entendre alors, du moins si nous l’écoutons comme il
demande à être entendu, n’a plus rien à voir avec ce qui se joue pour nous
désormais, avec ce qui constitue désormais notre propre rapport au monde, avec
cette domination réglée de l’étant tout entier qui est notre unique affaire, et avec
l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes comme de puissants « sujets »
capables de maîtriser techniquement et scientifiquement l’entièreté de ce qui est.
Pour cette pensée qu’est la pensée grecque, en revanche, il n’y a ni
« objectivité » ni « subjectivité », deux termes tardifs qui sont en grec strictement
introuvables : il y a un discours ouvert sur l’entièreté de l’être en tant qu’elle
prime sur la différence des étants, et avant tout sur la différence de venue en
présence entre les étants divins, les étants humains et les autres étants vivants.
Voilà ce qui se joue au sein de la thématique de la « belle vie » et de la « vie
heureuse », comme j’ai traduit eudaimônia à mon grand regret. Je dois en effet le
confesser : « bonheur » n’est pas une traduction mais un pis-aller. Les mots
« bien vivre » et « bonheur » sont des mots qui passent complètement à côté de
ce qui est dit dans le texte aristotélicien grâce à la forme verbale du « parfait »,
c’est-à-dire non pas de ce qui est statiquement « sans défaut », puisque c’est
ainsi que parle notre français hélas constamment substantif et non verbal, mais
de ce qui est dans son entelekeia, dans l’accomplissement de son être, dans son
achèvement. De sorte que le fameux « plus-que-parfait », qui est à première vue
en français une notion absurde, est ce qui renvoie cet accomplissement à l’heure
d’avant ou d’hier, quand cet étant était encore là et brillait de tous ses feux,
puisqu’à présent le voilà disparu, quittant le régime glorieux de l’ousia, de la
présence, pour celui de l’apousia, de l’absentement. En somme, ce qui se joue,
bien au-delà d’une donnée seulement grammaticale, dans cette forme verbale du
parfait qu’Aristote pointe lumineusement, dans le jeu de la langue par lequel
s’ajointent l’homme et ce qui se donne à lui, ce n’est rien moins que
l’appartenance mutuelle entre être et temps, être et homme, homme et temps.
Cette appartenance suppose assurément la dimension du logos, de la parole
même, que nous devons restituer à son « essence », c’est-à-dire, pour parler plus
justement et plus rigoureusement, à son espace de déploiement intime, à sa
résonance, à sa « sonance », c’est-à-dire à la fois sa frappe ou son empreinte,
Prägung, et sa tonalité ou son intonation, sa Stimmung. C’est exactement en ce
point que je me suis détaché de la leçon de Benveniste, quand bien même elle
disait vrai à son niveau, afin de situer comme elle le demande cette dimension de
la parole qui n’est pas un objet déployé sous notre regard, ni un outil que nous
pourrions manier selon notre convenance, ni une structure formelle qui nous
commanderait d’ailleurs, mais la chair dont nous sommes faits, celle au sein de
laquelle nous sommes nés dès le premier jour, qui ne cesse depuis de nous
accompagner, qui nous fait ce que nous sommes et qui nous permet d’être nous-
mêmes à notre plus haut degré quand nous trouvons grâce à elle la ressource de
nous dire nous-mêmes en disant, c’est-à-dire en saluant, le monde ainsi qu’il le
demande. C’est parce qu’il y a cette aire de déploiement, où se joue le rapport de
chaque homme à l’être en même temps qu’à soi, qu’il y a rapport de l’homme au
temps, à l’être et à « son » être, qu’il s’agisse d’un Grec de génie comme
Aristote ou de tel sage chinois tout aussi génial, tel Zhouangzhi, qui ne sera pas
entré dans le discours grec de la métaphysique parce que, vraisemblablement, la
langue chinoise ne s’y prêtait pas, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de
sagesse chinoise ni que les Chinois ne pensent pas tout autant que les Grecs, – et
il faudrait dire la même chose des impressionnants Nuers du Soudan chers à
Evans-Pritchard ou des nobles Ewe du Togo chers à Émile Benveniste, chacun
d’eux ayant sa « pensée » et sa « sagesse ».
En vérité, ce passage de la Métaphysique est le noyau dur de ce qui constitue
pour ainsi dire l’Être et temps d’Aristote. Et c’est à la lumière de cette
compréhension que nous pouvons nous mettre à la recherche de la juste frappe
du mot eudaimônia, cette clé de l’éthique grecque qui sonne aussi bien dans
l’Éthique à Nicomaque que dans le discours tragique de Sophocle, là où l’être de
l’homme vient se fracasser, comme je l’ai dit, contre le mur que lui oppose l’être
divin. Car cet être divin ne se contente pas de régner au loin dans sa suffisance,
autarkeia. Héraclite déjà le savait : hommes et divins sont pris ensemble dans
une appartenance indémêlable qui régit leur être mutuel (c’est de là que
Heidegger a tiré sa mention du Geviert, du Quadriparti, noyau à ses yeux de
toute humanité). Ce qui vient désigner cette appartenance selon la très riche
langue des Grecs, c’est évidemment la Dikè qui règne au cœur du kosmos et qui
règle comme il convient la part qui revient aux dieux, leur moira, et celle qui
revient symétriquement aux hommes, jointement radical qui vient se dire au
travers de ce riche vocabulaire grec du divin, du sacré et de la piété que
Benveniste a recensé pour nous. Il ne s’agit pas de rituels définis objectivement,
de l’extérieur, mais de ce qui vient régler ou ajointer l’heureuse et juste
correspondance de l’être des hommes et de l’être des dieux, lesquels ne cessent
de se manifester pour bénir ou pour maudire, l’existence entière des hommes
étant en quelque sorte tissée dans les mailles de ce grand filet de symboles, de
paroles et de gestes, de signes d’intelligence du côté des dieux et de révérences
du côté des hommes (parmi lesquelles l’aidôs, l’obligation de se tenir à distance,
en retrait, symétrique en somme de l’ubris qui consiste à venir au contact en
brisant cette réserve).
C’est évidemment ce maillage puissant et omniprésent qui assure la
possibilité pour l’homme d’accomplir une vie digne de ce nom, une vie
pleinement humaine, conforme à son telos (il est bien clair que ce qui manque le
plus aujourd’hui à notre humanité est la réponse à la question de ce qui peut
constituer son télos, la forme de son accomplissement, d’où rage et folie,
destruction et auto-destruction, signes emblématiques du nihilisme régnant de
partout). Signe ou indice de cette prégnance du telos : la forme verbale grecque
du « parfait », résultat présent d’une action passée, comme disent les
grammaires. C’est bien pourquoi j’ai traduit « c’est ensemble qu’on vit bien et
qu’on a le bien vivre en accomplissement », « avoir en accomplissement »
n’étant alors ni exactement un présent ni un passé, mais la mise à disposition
pour celui qui « vit bien », eu dzei, de l’aboutissement de ce processus qui
consiste à se mettre en chemin vers le bien vivre, cœur de ce qui s’appelle
l’éthique, ta hêtika. Là où, comme s’exprime Aristote, il n’y a pas d’autre œuvre
(ergon) que l’être à l’œuvre (energeia), l’œuvre consiste dans la tension par
laquelle un humain se trouve tout entier confondu avec son propre
accomplissement, notion éminemment positive et dynamique, avec ce pour quoi
il « était » fait, avec son « être ». Et il faut entendre ici « être » au sens fort,
verbal, intensif, d’être « son être », et non pas d’être tel étant, tel tode ti, tel ceci
que voici enfermé dans son individualité. L’état dans lequel l’homme coïncide
avec ce qu’il est appelé à être, l’être-soi-même, c’est cet achèvement kalos kai
agathos dont, par la suite, les hommes se souviendront en disant de tel ou tel
qu’il aura eu une belle vie, une vie digne de mémoire, celle d’Achille ou celle
d’Hercule. Nous commençons ainsi à entendre ce que dit vraiment le mot grec
eudaimônia, dont notre mot « bonheur » demeure si éloigné, même si nous
consentons à entendre en lui cet « heur » qui sonnait jadis et qui s’est trouvé
remplacé par assimilation par le mot « heure » comme dans l’expression « à la
bonne heure ! ». Cet « heur »-là, si nous en croyons l’étymologie, ne vient pas du
grec mais du latin augere, croître, d’où croître favorablement, donner lieu à
croissance et développement : l’auctor (qui a donné « auteur ») est celui qui fait
croître, auxilium est ce qui confère un surcroît de forces, augurium, l’augure,
désigne un accroissement favorable accordé par les dieux, de même que le mois
d’août est le mois auguste, augustus, c’est-à-dire celui qui se déploie sous des
augures favorables. « Heur » se rattache donc à l’« augure », au présage
favorable envoyé par les dieux. Nous n’entendons évidemment plus cela quand
nous parlons platement de « bonheur », terme dans lequel Kant lui-même
n’entendait plus qu’une totalité maximale de plaisirs. Le Grec au contraire
entend immédiatement ce que l’augure latin fait encore résonner quelque peu,
puisque dans eudaimônia il y a d’abord daimôn, la part divine, la moira divine
telle qu’elle nous est accordée soit dès la naissance soit par instants, comme on
dit qu’après l’orage le ciel s’ouvre et sourit.
Ce daimôn nous renvoie à une très ancienne pensée grecque, celle qui se livre
dans la dimension archaïque, immémoriale, du muthos19. Soit cette dimension,
particulièrement difficile à traduire dans notre langue d’aujourd’hui, d’une
parole quasiment sacrée, remontant aux origines et faisant autorité : celle que
Marcel Detienne, dans Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, désigne
faute de mieux comme « parole magico-religieuse » et qu’on peut désigner aussi
bien comme « mytho-poétique », la parole réalisante et efficace des rois
d’autrefois qui sonne encore chez Homère ou Eschyle, qui dit et fait être en
même temps comme la parole des dieux eux-mêmes (ou comme celle des griots
Bambara que cite Detienne au passage20). Les dieux grecs, a pu dire Lacan sans
s’expliquer davantage, « sont du champ du réel ». Ce n’est pas faux, mais nous
pouvons essayer de le dire dans le langage d’Aristote : les dieux grecs sont du
champ de l’être, de cet être par-delà tout étant dont le mode de manifestation le
plus fréquent est le deinon, le terrible si l’on veut, mais plus précisément ce qui
est désigné en allemand (par exemple chez Hölderlin) comme unheimlich ou
ungeheure, l’inquiétant au cœur du familier, ce qui vient inquiéter et troubler le
familier, Heimat, à partir d’un Tout-Autre qui peut être aussi bien bénissant que
menaçant et même ravageant (la tragédie grecque est ainsi tout entière une
phénoménologie dramatisée et une mémoire collective de ce ravage inexpiable,
alors que la poésie héroïque, l’epos, s’efforce de conter comment le héros,
Ulysse par exemple, par force ou ruse, va se prémunir contre un tel désastre qui
s’abat autour de lui mais dont il ressort vainqueur).
Qui sont en effet les dieux, pour reposer une question que nous avons déjà
commencé à nous poser, et qui décide visiblement de la manière dont nous
sommes ou non capables de lire Aristote ? D’abord ceux qui ne meurent pas,
ceux qui vivent de la mort des hommes, dit Héraclite dans le fragment 62
(commenté par Heidegger et Eugen Fink dans le Séminaire sur Héraclite de
1966-1967), les Lumineux de toujours, les Apparaissants (car dans le mot theos,
comme dans le mot « dieu » en français, il y a le jour et la lumière, même s’il y a
aussi les dieux de l’ombre, les dieux d’en-bas et de la nuit). Mais s’ils se
montrent, cela veut dire aussi, selon le mode essentiel d’appartenance mutuelle
sur lequel Heidegger n’a cessé d’insister, qu’ils sont Ceux qui regardent « depuis
ailleurs » dans notre monde (die Hereinblickenden, dit le Cours sur Parménide)
ceux par qui nous sommes regardés mais que nous ne pouvons pas regarder en
face sans dommages (le geste par lequel à la fin de la tragédie Œdipe s’arrache
les yeux des orbites est un geste assez éloquent de cette appartenance mutuelle,
qui répond en un sens à la cécité dont Tirésias a payé son extra-lucidité). Le
daimôn est bel et bien une part de ce divin-là, profondément ambivalent,
bénissant parfois, terrifiant aussi, qui vient rappeler l’homme à sa propre mesure
tout en lui permettant de bénéficier, dans certaines limites, d’une lumière
supplémentaire ou d’une vision féconde, d’un « transport divin » : ainsi de cette
puissance divine qui, le moment venu, inspire celui par la bouche duquel le divin
va parler, ainsi Diotime, « celle-qui craint-Zeus », dans Le Banquet. Et c’est de
cette manière que nous devons entendre, au cœur d’une très ancienne parole
grecque, ces mots d’Héraclite que Heidegger avait décidé de faire résonner à la
fin de sa Lettre sur l’humanisme : « hèthos anthrôpô daimôn ». Traduisons :
« séjour qui convient à l’homme, le daimôn, la part divine (et non platement « le
caractère ») ». Ce qui veut dire à la fois que sans la mesure des dieux, il n’y a pas
d’homme, qu’à chaque homme symétriquement est envoyée la part divine qui lui
est adressée et à laquelle il lui revient de s’approprier, donc qu’est homme en
plénitude (plèrôsis, enthelekeia) celui qui aura répondu comme il faut à
l’incitation divine. Celui-là, assurément, on peut dire qu’il est dans l’eudaimônia,
qu’il est dans l’accomplissement, dans l’entièreté de la réponse heureuse à la
faveur des dieux, à la mesure qui depuis la lumière où siègent les dieux lui a été
accordée.

17. Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la phusis », in Questions II, trad. fr. Kostas
Axelos et Jean Beaufret Paris, Gallimard, 1970, pp. 272-273.
18. Ibid., p. 167.
19. On se rapportera ici à l’étude de Marcel Detienne, De la pensée religieuse à la pensée philosophique.
La notion de daimôn dans le pythagorisme ancien, Paris, Les Belles Lettres, 1963.
20. Marcel Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Éditions Pocket, coll.
« Agora », 1994, chapitre IV, note 113.
Chapitre 6

Astrologie et théologie :
« car le dieu est cela même »
Nous pouvons enfin, à l’issue de ce lent et difficile parcours, en venir à ce qui
constitue la pièce maîtresse de la Métaphysique, c’est-à-dire au livre Lambda, à
la prise en vue ou à la contemplation (theoria) du « dieu » comme figure
absolument première et initiale dans le registre de l’être. Il nous faut pourtant,
avant de nous y projeter, prendre toutes les précautions possibles. Nous savons
en effet que cette doctrine aristotélicienne du « dieu » va avoir par la suite une
résonance considérable, puisqu’elle va fournir une grande part de la spéculation
théologique en terre d’islam, à côté de la doctrine néo-platonicienne de la
procession à partir de l’Un jusqu’à la pulvérisation achevée du Multiple, en
passant par toutes les médiations descendantes dont, au sommet, celle de
l’« Intelligence » (Noûs) et de l’« âme du monde » (formulation platonicienne du
Timée), cependant que de son côté la théologie chrétienne de l’âge scolastique
reprendra à son compte elle aussi une part importante de cette méditation
d’Aristote, dans la mesure toutefois où elle lui paraîtra compatible avec les
caractères propres du Dieu biblique de la Création et de l’eschatologie chrétienne
de l’Incarnation et de la Résurrection. Complication supplémentaire : une
tradition ultérieure et têtue, importante elle aussi en terre d’islam, fera circuler
sous le titre de Théologie d’Aristote un condensé de plusieurs traités des
Ennéades de Platon.
Filiation lourde et filiation complexe : au moins pouvons-nous dire avec
quelque assurance que ce qui va se trouver, dans le Livre Lambda, constituer la
ressource d’une telle descendance est ce qui s’y manifeste d’une invention sans
précédent, même chez Platon, à savoir la désignation nommément d’un dieu qui
n’est plus celui de la pitié populaire ni de la tradition, de la piété, eusebeia,
comme du muthos, c’est-à-dire d’un récit légendaire ou d’une parole des
origines, mais qui est bel et bien ce « Dieu des philosophes » dont Heidegger
parlera en 1957 dans « La constitution onto-théologique de la métaphysique »
(Questions I et II). Parvenir à cette contemplation n’est toutefois possible qu’en
conclusion de tout le travail philosophique qui précède, c’est-à-dire à la fois la
définition d’un savoir de l’étant en tant qu’il est (to on hè on), la prise en compte
d’une dualité au sein même de ce qui vient en présence entre l’étant qui devient
selon le règne, ta phusei onta, et l’étant immuable, akinèton, la distinction
également dans la pensée du mouvement entre l’être en capacité et l’être à
l’œuvre, enfin ce qui vient d’être dit dans le livre Thêta concernant la
conséquence éthique de l’enquête ontologique, à savoir la possibilité proprement
humaine d’un être à l’œuvre dans lequel l’œuvre, ergon, n’est rien d’autre que le
« se faire être », c’est-à-dire cette opération sur soi qui consiste à mener
l’opération de vivre (praxis et non poiesis) jusqu’à l’accomplissement
bienheureux de l’eudaimônia, de l’être en accord avec la part divine. D’où la
conséquence qu’énoncera pour sa part l’Ehique à Nicomaque (1776, 33), dans le
droit fil du propos de la Métaphysique : que le sommet du vivre, en terre
grecque, est bien du ressort de la theoria, de la visée intuitive de la pensée, visée
qui doit conduire le philosophe vers la décision de « se faire comme immortel »,
athanatidzein, tonalité de fond hétérogène au monde biblique comme à la foi
chrétienne : « comme immortel », c’est-à-dire aussi proche de l’être des dieux
qu’il est permis à un humain.
Le livre Lambda n’est donc pas sans précédent : non seulement il présuppose
la définition dans la Métaphysique de l’être en capacité et de l’être à l’œuvre,
mais il présuppose tout autant les recherches antérieures de la Physique, dont
nous comprenons à quel point celle-ci constitue un préalable nécessaire pour
cette envolée ultime, en deçà de laquelle toutefois elle ne peut elle-même que
demeurer, puisque discipline seconde qui ne traite que de l’étant qui déploie son
être dans le temps. La question décisive est bien ici, en effet, celle du
mouvement, kinesis (et plus précisément de ces figures du mouvement que sont
le changement, metabolè, et la venue à l’être, genesis) dans la mesure où c’est
cette question qui décide de la réfutation non seulement du platonisme, mais
aussi de toutes les doctrines qui ne parviennent pas à remonter en deçà de l’être
en mouvement afin de donner à celui-ci un point de départ, mieux encore une
puissance initiale incontestable et satisfaisante pour la pensée. Sans parler de
ceux, nommés dans le Livre Gamma, qui voudraient que tout soit en mouvement
sans qu’il y ait rien nulle part qui puisse être dit source d’un tel mouvement :
« tout se meut à partir de quelque chose et en direction de quelque chose »,
répète à l’envi Aristote en reprenant la conclusion de la Physique. Réponse
notamment à Héraclite, déjà catalogué par Aristote comme le penseur du « tout
est flux », ou du moins à ceux, comme il le dit en forgeant un néologisme
humoristique, qui s’attachent à « héraclitiser » (èrakleitidzein), par exemple
Cratyle « qui en venait finalement à penser qu’il ne fallait rien proférer du tout
mais qui se contentait de remuer le doigt, et qui blâmait Héraclite d’avoir dit
qu’on ne pouvait se baigner deux fois dans le même fleuve puisque, selon lui, on
ne le pouvait pas même une seule fois » (Gamma, 1010 a, 12).
La riposte d’Aristote concerne à la fois la nécessité d’articuler autrement la
pensée du mouvement et celle d’admettre dans le même temps l’existence
d’étants immuables. Sur le premier point, sa réponse consiste à établir une
différence entre la présence (ousia) en quelque sorte sous-jacente et les
caractéristiques qui lui sont liées « par accompagnement », entre celles qui
« vont avec » elle et font partie de son propre être (celles qui constituent ce sans
quoi cette présence ne serait pas elle-même), et celles qui ne l’accompagnent que
temporairement et fugitivement mais qui ne sont pas pour autant non-être :
« Quant à nous, nous répondrons à ce discours que ce qui change quand il
change (to metaballon) fournit certes à ces gens-là une raison fondée de croire
qu’il n’existe pas, mais que pourtant il y a là matière à contestation : car ce qui
est en train de perdre une qualité (apoballon) détient encore quelque chose de ce
qui va se perdant, et de même il faut bien qu’existe déjà quelque chose de ce qui
est en train de venir au jour (tout gignomenou hèdè anagkè ti einai) » (1010 a,
15-19). Et Aristote va tout de suite en tirer une leçon plus générale concernant à
la fois le changement et la genèse elle-même comme venue à l’être : « Et d’une
manière générale, si quelque chose disparaît, il y a quelque chose qui subsiste
(huparxei ti), et si quelque chose vient au jour (gignetai), il est nécessaire qu’il y
ait ce à partir de quoi il vient au jour et ce grâce à quoi il est enfanté (kai
uph’hou gennatai), car le mouvement ne peut pas remonter à l’infini »(ibid., 19-
22). « On ne peut pas aller à l’infini (mè ienai eis apeiron) » : c’est le grand
argument, qui nous conduit vers la question que seul le livre Lambda va trancher
et qui est en somme l’obsession d’Aristote dès lors que sa critique des eidè selon
Platon semble le condamner à rabattre tout ce qui était dit du suprasensible sur le
plan du sensible et de l’être en devenir. D’où, et c’est la seconde face de la
réponse aristotélicienne, la nécessité de faire déjà le point par avance, sans
pouvoir encore argumenter : « il est clair que nous répondrons également à ces
gens-là ce que nous avons déjà répondu précédemment : nous devons leur
montrer et les persuader qu’il existe un certain règne qui est immuable, akinètos
tis phusis » (1010 a, 35). Reprise en conclusion : on ne peut soutenir ni que tout
est toujours en repos, ni que tout est mouvement, « mais il n’est pas possible non
plus que tout soit parfois en repos et parfois en mouvement et qu’il n’y ait jamais
rien qui soit toujours (aei outhen) : il existe en effet quelque chose qui de
toujours met en mouvement ce qui est en mouvement, et ce premier qui met en
mouvement est par lui-même hors mouvement, kai to prôton kinoun akinêton
auto » (1012 b, 31).
On notera la tonalité de cette conclusion qui est celle d’une assertion sans
réserve. Or cette tonalité est également celle qui concerne au livre Lamba
l’énoncé de l’ousia, de la présence de ce Premier qui est le dieu. Mais il faut
d’abord s’entendre sur la nature du discours qui sera capable de prendre en vue
ces étants qui sont de toujours et qu’on ne pouvait pas traiter d’emblée (puisqu’il
fallait d’abord fixer la possibilité de dire le vrai sur la phusis, et dans le même
temps donner congé au grand discours platonicien sur les visages qui se présente,
dans l’environnement d’Aristote, comme le plus puissant et le plus séduisant sur
les étants immuables). Il se trouve que dès le livre Gamma la parole du
philosophe était déjà située dans une hiérarchie qu’Aristote affirmait sans en
donner pour autant les tenants et les aboutissants : « Mais puisqu’il existe un
type de penseur situé encore plus haut que le physicien, car l’étant qui déploie
son règne n’est qu’un des genres de l’étant, ce penseur qui envisage à la fois ce
qui est en général et ce qui concerne la présence première (tèn prôtèn ousian) est
également celui qui pourrait prendre en considération ces axiomes. La physique
encore une fois est bien une sorte de savoir (sophia tis), mais pas le premier des
savoirs » (1005 a, 34 - 1005 b, 3).
Quelle est donc cette discipline qui est digne d’être nommée philosophie
première, philosophia prôtè ? Le livre Epsilon répondait d’une manière
argumentée :
Quant à savoir s’il existe un étant de toujours, immuable et séparé, il appartient manifestement à une
discipline intuitive [theôrètikès, c’est-à-dire une discipline qui repose sur la prise en vue par la vision
intelligente, pensante] de le découvrir. Non à une discipline physique, puisque celle-ci concerne certains
étants en mouvement, ni une discipline mathématique, mais une discipline qui leur est antérieure
(protera) à toutes deux. Car la physique porte sur des étants séparés (khorista) mais non immuables,
cependant que certaines des mathématiques portent sur des étants immuables mais vraisemblablement
non séparés et comme inhérents à une matière, alors que la connaissance première porte sur des étants
qui sont à la fois séparés et immuables (…) De sorte qu’il y aurait [conditionnel : c’est encore un
discours en droit, nous n’avons pas encore rejoint la possibilité de fait d’une telle discipline] trois sortes
de philosophies vouées à la prise en vue, la mathématique, la physique et la théologique, « theologikè »
(E, 1026 a, 8-22).
Qu’est-ce que la « théologique », cette troisième sorte de philosophie ou de
discipline « théorétique », c’est-à-dire vouée à la prise en vue pensante
désintéressée ? Aristote répond : cette discipline dans laquelle nous ne sommes
pas encore entrés est celle qui doit se situer dans le registre même de l’être, c’est-
à-dire celle qui est sous-tendue par le primat ontologique des degrés de dignité
ou de qualité d’être qui sont la condition de tout discours « sur » l’être : « et il ne
saurait nous échapper que si le divin, to theion, est quelque part présent, c’est
bien dans cette sorte de règne, et la discipline la plus vénérable, timiôtatè, sera
celle qui portera sur le genre d’être le plus vénérable, to timiôtaton genos »
(ibid.). Et ce timiôtaton genos, cette timiotatè ousia, seul peut en parler celui qui
y a accès de par son propre être qui se résume ici dans la capacité quasi
« divine » de son noûs.
Nous pouvons à présent commencer à entendre ce que dit le Livre Lambda,
réservé à celui qui s’est haussé dans son être même au niveau de la philosophie
première et qui s’était préparé à cette élévation depuis le Livre premier, parce
qu’il sait à présent qu’il est capable de tenir tête au dire de Platon en proclamant
son propre dire théio-logique. Commençons par le plus simple, mais une
simplicité qui aura été gagnée de haute lutte (nous pouvons ici imaginer
l’impatience des disciples d’Aristote conviés enfin à entendre cette leçon
ésotérique pour la première fois, après avoir traversé toutes les épreuves
préliminaires de cette philosophie « qui se présente à nous comme tâche », tèn
prokeimenèn philosophian) : « Les présences sont de trois sortes : l’une est la
présence perceptible, qui est elle-même soit de toujours soit périssable… La
troisième est immuable et certains le disent séparée » (Lambda, 1069 a, 30 sq).
Allons un peu plus loin après avoir rappelé les données essentielles que nous
avons acquises sur la présence, la matière, le visage et le mouvement (être en
capacité, être à l’œuvre) : « Puisqu’il y a, disions-nous, trois sortes de présences,
deux qui appartiennent au règne et une qui est immuable, c’est de cette dernière
qu’il nous faut à présent parler, en affirmant qu’il existe nécessairement de
toujours une certaine présence immuable » (1071 b, 4). Pourquoi ? Nous l’avons
vu : parce qu’il existe nécessairement une source première de ce qui est en
mouvement et qui ne soit pas elle-même mue, « quelque chose qui demeure
toujours à l’œuvre de la même manière, ôsôtôs energoun ».
Et voici que nous entrons dans le saint des saints : « il y a forcément quelque
chose (ti, on ne peut pas le qualifier beaucoup mieux pour l’heure) qui meut sans
être mu, qui est de toujours, qui est une présence et (ou plutôt : c’est-à-dire) une
présence à l’œuvre, kai ousia kai energeia ousa » (1072 a, 19). Qu’est-ce qui
pourrait nous conduire plus avant dans la mise au jour de cette présence toujours
à l’œuvre du « quelque chose » qui met tout en mouvement sans être lui-même
en mouvement ? La réponse d’Aristote est à ce moment proprement stupéfiante :
elle consiste à partir de ce qui, dans l’être de l’homme, ne cesse de le mettre en
mouvement doublement, vers ce qui s’offre à lui dans un double registre pour
nous aujourd’hui profondément disjoint, le registre de l’érotique et le registre du
pensable (c’est probablement cette disjonction qui est en nous la résultante, ô
combien dommageable, de cette longue « histoire de la métaphysique »). Il y a
en effet, dit Aristote, quelque chose dans la nature humaine qui joue ce rôle de
l’immuable mettant en mouvement, et ce quelque chose, c’est à la fois le
désirable ou plus exactement la tendance, le tropisme, orekton, et le pensable,
noêton. Or nous nous souvenons de la phrase par laquelle commençait la
Métaphysique : l’orekton, ce qui « oriente » par préférence tout être humain,
disait Aristote, c’est l’acte de « prendre en vue », idein. Il y a donc un lien de
nature, instinctif pour ainsi dire, entre le désirable et le pensable, et ce lien est
ontologique, il est fondé dans l’être.
La théologie chrétienne, on le sait, reprendra plus tard à son compte cette
dimension en donnant à penser à son tour le Dieu chrétien comme la source à la
fois de tout ce qui est et de toute pensée de ce qui est, de sorte que la pensée
humaine doit en fin de compte s’abîmer dans la contemplation de cet « être
parfait », source à la fois du connaissable et de l’être. En grec en tout cas, dans la
pensée d’Aristote, le lien de ces deux plans est d’évidence, et « désir » ou
« penchant », Erôs le demi-dieu, le daimôn, ou orekton, le penchant, sont ce qui
vient souder les deux plans, les articuler au niveau de l’être qui fait exception
dans la phusis, c’est-à-dire l’être humain comme doté du noûs, part divine, et du
logos. Ce qui veut bien dire que le noûs est en quelque sorte le greffon
ontologique de ce qui nous apparente aux dieux, de ce qui nous permet par
conséquent de viser le divin lui-même et de nous en approcher. Aucun
anthropomorphisme en cela, contrairement à une interprétation bien installée
(celle qui s’obstine à nous parler de l’« humanisme grec » au sens moderne du
mot « humanisme ») : ce qui se dit ici en grec (et qui se dira, encore autrement,
dans le gréco-latin de la théologie chrétienne qui est, elle, issue du messianisme
hébraïque) est de telle nature que d’emblée l’homme occidental d’aujourd’hui
est tout simplement dans la quasi-impossibilité de l’entendre, de même qu’il ne
saurait entendre sans confusion ce que Heidegger fait résonner au cœur de sa
Lettre sur l’humanisme en réponse à cette pensée sartrienne qui à ses yeux pense
trop court : « ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Être (…)
Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement l’Être »21. Il ne
s’agit pas dans ce texte d’Aristote d’une projection sur la vie divine des
caractéristiques de l’existence humaine (c’est la tentation parfois de la lecture
par Rémi Brague du traité aristotélicien Du Ciel), mais exactement du contraire :
de ce qui permet à l’humain, en dépit de sa finitude, de se hausser jusqu’à
l’intelligence de l’être divin et, par là, de participer dans une certaine mesure de
cet être qu’il convient, nous l’avons vu, de révérer (timan).
Dès lors, poussant le mouvement qui le mène jusqu’au bout, jusqu’à son telos
exactement qui est aussi bien le telos de la philosophie comme philosophie
première, Aristote peut reprendre ce qu’il disait au Livre Thêta quand il évoquait
le « bien vivre » et la vie « accomplie » de l’eudaimônia telle qu’elle est possible
à l’homme. Et il le reprend non seulement en donnant à voir ce que peut être ce
bien vivre quand il est proprement divin, mais en y incluant la dimension du
noûs qui, ainsi qu’Anaxagore l’avait anticipé, est autant la part des dieux que,
sous une forme moindre, c’est-à-dire finie et soumise au temps et au logos pour
autant que le dia-legesthai se déploie lui aussi temporellement, la part des
hommes :
C’est donc à une telle puissance initiale que sont suspendus le ciel et le règne des étants, ouranos kai
phusis. Et la vie que mène cet être (diagôgè : l’espace-temps de vie) est semblable à la meilleure de
celles qu’il nous est donné de connaître pour un temps bref. Et il est toujours dans cette disposition
(alors qu’à nous cela est impossible) puisque son être à l’œuvre est agrément, hèdonè (…) La pensée
qui ne tient que de soi-même est pensée de ce qui est en vertu de soi le meilleur, et la pensée par
excellence est pensée de ce qui est par excellence (…) Et assurément le vivre lui appartient aussi, car
l’être à l’œuvre de la pensée est vie, et cet être à l’œuvre est le dieu. Et cet être à l’œuvre en vertu de soi
(kath’autèn) qui lui appartient est la meilleure des vies et une vie de toujours. Nous déclarons donc que
le dieu est un vivant de toujours qui est le meilleur de tous, de sorte que lui sont inhérentes la vie et une
durée continuée et de toujours, aiôn sunekhès kai aidios, car le dieu est cela même, touto gar ho theos
(1072 b, 14-31).
« Nous déclarons », phamen : voilà le mot, le mot définitif, qu’Aristote aura à
jamais prononcé sur celui qu’il appelle « le dieu ». Bien malin qui pourrait dire
sans plus d’attention ce qui appartient ici à une construction conceptuelle, ce qui
appartient à un registre que nous nommons religieux et plus précisément
« théologique », ou encore ce qui pourrait appartenir à un troisième registre,
celui d’une ontologie vécue pour laquelle discours de l’être et existence
accomplie sont des termes inséparables. Il nous apparaît sans doute à première
vue comme un « Dieu des philosophes », ce dieu qui n’a pas de nom, qu’on ne
saurait donc invoquer, auquel on ne saurait rendre un culte, qu’on ne saurait prier
ou, comme dit Heidegger, devant lequel « on ne saurait danser » comme David
devant l’Arche. On ne peut toutefois douter du qualificatif de « divin »
qu’Aristote lui décerne, dans le temps même où il spécifie sa vie comme « de
toujours bienheureuse » à la différence de la nôtre, nous, ceux d’en bas. Nous ne
pouvons pas davantage douter de l’assurance que met Aristote à revenir sur ce
qui constitue la qualité manifeste de ce dieu vivant, à savoir qu’il est le souverain
des mondes et d’abord du ciel : « De sorte que le premier ciel doit bien être de
toujours, et il y a assurément quelque chose qui le meut. Et puisque ce qui meut
tout en étant lui-même mu est un intermédiaire, il y a forcément quelque chose
qui meut sans être mu, qui est de toujours, qui est une présence et qui est à
l’œuvre ». Mais n’est-ce pas là une construction intellectuelle qui procède en
somme par déduction ? Il y a de même, dans le Livre Nu (N, 1091-b), cette
déclaration : « Mais il serait bien étonnant qu’à ce qui est premier, de toujours et
qui se suffit absolument à soi-même (tô prôtô kai aidiô kai autarkestatô)
n’appartienne pas en tant que bien cette réalité elle-même primordiale, la
suffisance à soi-même et l’être sauf (to autarkes kai hè sôteria) ». Mais si le dieu
« se suffit à soi-même », comment serait-il en relation avec les humains, ainsi
que le sont en revanche, si fortement et passionnellement, le Dieu hébraïque et le
Dieu des Chrétiens ? Enfin, il y a, dans ce même passage du Livre Lambda, la
définition du dieu souverain comme pensée, noûs, et même, ce qui ne laisse pas
de surprendre, comme pensée de la pensée : « donc cette pensée se pense elle-
même, s’il faut qu’elle soit souveraine, kratiston, et sa pensée est pensée de la
pensée (noêsis noêseôs) » (1074 b, 34).
C’est sans aucun doute là l’invention la plus saisissante d’Aristote : mais doit-
elle nous conduire forcément à parler d’un dieu « conceptuel » inventé par la
philosophie ? Je n’en suis pas du tout sûr, en regard de ce que je m’efforce
depuis le début de faire entendre du lien premier, indéchirable, de l’être et du
penser aux yeux d’Aristote, plus fidèle en cela à la parole vénérable de
Parménide (« Le même est, en effet, penser et être ») que lui-même,
apparemment, ne l’a cru. Cette désignation du dieu comme « pensée de la
pensée » nous en apprend justement beaucoup sur la manière dont Aristote
entend le lien entre « être » et « penser », sur ce noein qui comme capacité ou
comme oeuvre est commun aux hommes et aux dieux, y compris au premier des
dieux, ce Premier Mouvant qui n’est point mu (pas un « Créateur » en tout cas, et
laissons le « Moteur », par pitié, aux écuries Mac Laren et Brabane…). Si en
effet il est une pensée propre au premier des dieux, à l’Unique, ce ne peut être
qu’une pensée qui n’est pas soumise à la nécessité humaine de trouver un objet
hors de soi, un objet qui la mette en mouvement et qui soit le but désirable dont
elle a soif et vers lequel elle tend : « Et la vie que mène cet être est semblable à
la meilleure de celles qu’il nous est donné de connaître pour un temps bref »
(1072 b, 15). Quelle est en effet la forme la plus commune de la pensée
humaine ? Évidemment celle qui est liée au logos, à la parole articulée au moyen
de laquelle nous disons « quelque chose de quelque chose », la parole catégoriale
dans laquelle certains voudraient enfermer le dire aristotélicien sur l’être. Or, à
l’évidence, ce dire catégorial n’est qu’une des formes possibles de la pensée,
puisqu’il y en a une autre, celle qu’Aristote avec d’autres nomme sophia, et qui
s’accomplit précisément dès lors que ce « voir » prend en considération le divin.
C’est ainsi que dès le livre Alpha Aristote signalait le caractère singulier de
cette connaissance qui doit être à la fois « connaissance par excellence » (tèn
malista epistemèn) et connaissance « de ce qui est suprêmement connaissable (hè
tou malista etpistètou) » (982 b, 1-2). Une connaissance, disait-il, dont « on
pourrait estimer à bon droit que l’acquérir n’est pas à la mesure d’un homme » et
« quelle devrait être seulement l’apanage du dieu » (982 b, 31). Or voici qu’il
remet sur le métier cette intuition fondamentale : le dieu, assurément, ne peut
connaître le lien de dépendance finie entre le pensant humain et l’« objet » qui
est la cible de sa visée. Ce lien de dépendance vis-à-vis de ce qui est et vient en
présence, c’est le dire catégorial qui le manifeste, c’est le dia-legesthai qui
comme son nom l’indique est un s’expliquer à fond (dia) avec la chose en
question, un dialegesthai qui est le champ par définition de l’explication et de
l’argumentation, comme on le voit dans les dialogues de Platon : à la fois un
s’expliquer avec ce qui se montre à nous et un s’expliquer avec les autres (ou
bien, disait déjà Platon, avec soi-même comme avec un autre). Ce mode du
penser ne saurait être celui du dieu, qui ne pense rien en dehors de sa propre
présence parfaite, puisque ce qu’il pense est l’être le plus haut et qu’il est lui-
même ce plus haut, ariston, ce qui est par excellence, malista, ce qui veut dire
qu’en lui sommet de l’être et sommet de la pensée coïncident : « la pensée qui ne
tient que de soi-même (hè noèsis hè kath’autèn) est pensée de ce qui est en vertu
de soi le meilleur (ariston), et la pensée par excellence est pensée de ce qui est
par excellence (kai hè malista tou malista) ».
Coïncidence en somme parfaite de la pensée la plus haute et de l’être le plus
haut : c’est bien dire, comme je le suggère depuis le début, que degré d’être et
degré de penser sont « le même », si bien que la pensée divine ne pense rien hors
d’elle-même, et qu’elle est « pensée de soi-même en vertu de soi-même »
ou « pensée de la pensée ». Une pensée qui n’est rien d’autre que la présence
suprême elle-même qui se pense, chose impensable évidemment pour la plupart
des hommes d’aujourd’hui, et dont Aristote précise le mode d’opération au
moyen d’une terminologie saisissante : « et la pensée se pense elle-même du fait
qu’elle est en prise avec ce qui est à penser (kata metalepsin tou noêtou), puisque
ce dernier devient pensable du fait qu’elle est à son contact (thigganôn) et qu’elle
le pense, de sorte que c’est la même chose, la pensée et ce qu’elle pense (tauton
noûs kai noèton) » (1072 b, 19-21). Penser authentiquement, c’est-à-dire
ontologiquement, sans se laisser impressionner par ceux qui voudraient limiter la
définition aristotélicienne de la pensée au dire catégorial, c’est admettre que la
pensée (et déjà la pensée humaine) n’est jamais que l’espace d’accueil (dektikon)
des présences et que d’une certaine manière elle les « soit », conformément à ce
qu’énonce le Traité De l’âme (Peri psukhès) selon lequel « l’âme est tous les
étants ». Ici, il ne s’agit pas de l’âme mais du noûs qui nous est en commun avec
le dieu, et dont la forme opératoire la plus haute se dit au moyen des verbes
thiggein, être au contact, noêin, apercevoir, et ekhein, tenir. Et ce qui n’est pas
pour nous le moins étonnant est que cette activité soit désignée en même temps
comme un mode supérieur d’être, d’être en vie, puisque « l’être à l’œuvre de la
pensée est vie (hè gar noû energeia dzôè) » (1072 b, 23).
Que ce dieu soit dit timiôtaton, celui qui mérite la plus grande révérence,
n’est donc pas une manière de dire, une qualification rhétorique et de convention.
La suite d’ailleurs nous le montre : ce seigneur des mondes qui n’a pas de nom
est à situer sur la même ligne de crête que le Sophos, le Sachant suprême, selon
Héraclite, c’est-à-dire celui qui « consent et ne consent pas au nom de Zeus,
thelei kai ouk ethelei Zênos onoma » (cette citation d’Héraclite est longuement
commentée par Heidegger et Fink dans le Séminaire Héraclite22). Aristote lui
aussi pourrait reprendre cette assertion à son compte, il pourrait sans doute
appeler ce dieu suprême « Zeus », mais il ne le fait pas et pour une raison assez
compréhensible : c’est que dans la suite du même Livre, il va déployer tout son
génie mathématique pour prolonger cette pensée du dieu des mondes, le premier
à mettre en mouvement toute l’heureuse ordonnance du kosmos et d’abord du
Ciel des fixes (« il est donc évident qu’il y a un seul ciel »), répondant ainsi de la
manifeste et belle régulation de ces corps divins que sont les planètes, Zeus et
Kronos jutement au premier rang. Curieux calculs et pour nous quelque peu
dérangeants, mais que nous ne devrions pas, à la suite des historiens des
sciences, remiser au magasin des curiosités dépassées. Comprenons d’abord quel
est réellement pour Aristote le bon usage des mathématiques (différent de celui
auquel il va régler son compte dans les deux derniers Livres de la
Métaphysique) : c’est celui qui permet par le calcul de rendre compte de cette
admirable procession des étants divins qui peuplent le ciel (« Pour ce qui est
maintenant du nombre des transports célestes, nous devons l’examiner en partant
de la discipline mathématique la plus proche de la philosophie, l’astrologie,
astrologia ») (1073 b, 3-5). C’est que ce qu’il appelle l’astrologie, astrologia, le
savoir mathématique des mouvements des astres (et des sphères qui corrigent et
équilibrent le mouvement des planètes), est, à la différence des autres
mathématiques qui sont occupées à nombrer l’être en mouvement, le savoir le
plus proche de la philosophie première, autrement dit de la théologie.
Bien entendu, nous pouvons sourire d’un sourire entendu : nous savons, nous
autres « modernes », ce que l’astrophysique contemporaine nous permet de dire
de la réalité matérielle des planètes, des étoiles, des constellations et du big bang
conformément aux équations mathématiques de notre savoir calculant. Reste
qu’un tel savoir débouche d’une part sur sa propre limite et d’autre part laisse
entière la question ontologique de ce « Geviert » présent sans doute au cœur de
toute civilisation, de ce « Carré » fondamental vers lequel le dernier Heidegger
n’a cessé de nous inviter à tourner les yeux, celui en lequel tourne la Roue qui
noue d’un nouage sans âge la Terre et le Ciel, les Mortels et les Divins. Car
d’une part notre si savante astrophysique en est à admettre qu’elle ne saurait pour
le moment rien dire de ce qui constitue les trois-quarts de la matière de
l’Univers, désignée faute de mieux comme « matière noire » ou « énergie
noire », et d’autre part, elle n’a surtout plus rien à nous dire de ce qui peut nous
faire correspondre comme humains à ce grand dispositif de l’être qui demeure,
face à nous, comme un Dehors énigmatique et muet par-delà les strictes
équations de la science. Aristote, lui, reste le témoin privilégié d’une survivance
dont lui-même savait qu’elle remontait aux fascinants Égyptiens (et à ce harpiste
aveugle qu’évoquait Malraux), mais dont rien ne nous interdit de penser qu’elle
fut présente, embryonnaire, dès les temps proto-historiques : survivance d’une
theoria, d’une contemplation-observation désintéressée de cet ordre des planètes
et des mondes qui est la figure la plus altière de l’être et la plus confondante,
digne de ce thaumazein dont la Métaphysique décide de faire le commencement
de toute pensée. Ce qui lui est une occasion de saluer ses prédécesseurs : « Une
tradition recueillie auprès des Anciens et de ceux des temps les plus reculés (tôn
akhaiôn kai pampalaiôn) a été transmise sous forme de légende (en muthous
skèmati) à ceux qui leur ont succédé, disant que ces êtres premiers sont des dieux
et que la puissance divine embrasse le Règne tout entier (…) si l’on faisait le
partage et qu’on ne conservât que le premier aspect de cette tradition, à savoir la
conviction que les présences premières (tas prôtas ousias) sont des dieux, nous
serions en droit d’estimer que cela a été formulé divinement » (1074 b, 1-10).
Aristote est donc celui qui nous laisse avec cette interrogation, et avec la
parole de célébration qui vient confirmer la pensée sur laquelle cette
interrogation s’achève : qu’il y a un ordre des mondes, que le ciel est plein de
dieux (« le régime d’être des corps célestes est une certaine sorte de présence qui
est de toujours, aidios ousia tis ousa »), que ces dieux sont des vivants
bienheureux, et que de toujours nous sommes appelés par notre noûs qui est la
part altière de notre âme à contempler la splendide ordonnance de cette vie
divine en nous efforçant, par notre salutation de l’être qui est à la fois pensée et
praxis ou ergon, contemplation et mode d’exister, d’avoir nous-mêmes autant
que nous le pouvons part à cette divinité. Un Dieu par conséquent toujours à
l’œuvre : n’est-ce pas ce que dit le Christ des Evangiles en parlant de son Père ?
N’allons pas trop vite, une fois encore : nous sommes ici en terre grecque et non
en terre hébraïque, et le dieu dont il s’agit n’a rien à voir avec aucune pensée de
la Création puisque sa « vie de toujours » est le clef de la grande Dispensation de
l’être, de l’ordonnance immuable du kosmos qui n’a jamais cessé de luire (« les
mêmes choses existent depuis toujours, soit selon un cycle, soit autrement »).
Dans ce Livre Lambda qui aura une si longue et puissante influence, Aristote au
fond s’avance seul, loin de cette manière communément grecque d’appréhender
les dieux que nous restituent en phénoménologues des témoins aussi précieux
que Walter Otto pour Dionysos, ou Marcel Detienne pour Apollon : « le dieu »
dont il nous parle dans cette envolée presque lyrique, unique encore une fois
dans son œuvre, est sans doute un dieu que nous pouvons vénérer mais un dieu
qui, à la différence par exemple du Dieu des juifs, ne crée pas, ne parle pas (en
quoi il est plus proche du « Ciel » de la pensée chinoise qui lui non plus, selon
Confucius, ne parle pas), il est séparé de nous de toute la profondeur de son
autarkeia. Tout ce que nous pouvons faire en ce qui nous est de nous plonger
dans la contemplation admirative de l’ordre des mondes et d’en énoncer, par la
grâce de notre logos qui est parole et savoir à la fois, les admirables proportions :
ce que s’empresse d’ailleurs de faire Aristote « astrologue », prenant la suite des
calculs savants mais imparfaits d’Eudoxe et de Kallipos afin de décrire au mieux
la procession des astres divins et les paraboles des différentes planètes ajointées
les unes aux autres par le décret immémorial du dieu sans nom qui succède
désormais à Moïra.
Et pourtant, contrairement à cette coupure ontologique (khorismos) qu’un
commentateur comme Pierre Aubenque accentue sans doute trop, Aristote, plus
fidèle en réalité à la parole d’Héraclite que lui-même apparemment ne le pense,
ne nous propose pas un Dieu abstrait qui serait l’Un, comme c’est le cas chez
Plotin (l’aristotélisme, à la différence du néo-platonisme, n’orientera jamais la
pensée métaphysique ultérieure vers une quelconque théologie négative). Si ce
dieu est en effet Un, ce n’est pas au sens du concept de l’Un qui s’oppose
radicalement au multiple et qui en est même le contraire. Souvenons-nous de cet
Un abstrait qu’Aristote déclarait justement, dès le Livre A, périmé dans la
doctrine platonicienne des visages : « Et ce qui semble chose facile, à savoir
démontrer que l’étant tout entier ne fait qu’un (panta hen), on n’y arrive pas, car
d’un tel raisonnement par abstraction (ekthesis) il ne s’ensuit pas que tout
devient un, mis seulement qu’il existe un certain Un en soi (auto ti hen) » (992 b,
11-12). C’est que l’Un de cette vie divine dont il est question au livre Lambda,
comme l’Un-Sophos d’Héraclite, ne cesse de se déployer au cœur du multiple
qu’il gère et régit, immanent en même temps que transcendant, transitif plutôt
que séparé (ce que dit encore, au temps d’Aristote, cette religion astrale, pour
nous étrange, qui s’énonce au travers de la merveille mathématique bien pensée).
La parole d’Héraclite surmonte de fait la différence de l’immanent et du
transcendant, elle nous appelle à penser d’ailleurs, autrement, à entendre cet Un
royal comme ce qui transit l’entier de l’étant à la fois invisiblement et pourtant
sans cesse présent.
Or c’est de cette parole qu’au travers de sa réfutation du platonisme Aristote
se souvient. Revenons en effet à ce qu’il déclare au livre Nu : « il serait bien
étonnant qu’à ce qui est premier, de toujours et qui se suffit absolument à soi-
même n’appartiennent pas en tant que bien cette réalité elle-même primordiale,
la suffisance à soi-même et l’être sauf, to autarkes kai hè sôteria ». L’être-sauf,
c’est-à-dire l’être indemne (salvus en latin) ou l’être « entier » (que dit aussi en
français l’adjectif « indemne ») est un des traits que Hölderlin reconnaîtra aux
Célestes, ceux que sa parole invoque dans la double détresse du dérobement des
dieux de la Grèce et du dérobement du Dieu chrétien. Je n’ai pas à traiter ici de
ce dérobement, dont j’ai parlé ailleurs (dans L’Être et le divin), mais je dois bien
le présupposer pour rendre compte de la manière dont je crois possible
d’entendre aujourd’hui, du cœur de cette détresse qui est la nôtre, cette parole
singulière d’Aristote concernant celui qu’il appelle sans le nommer davantage
« le dieu », o theos. Ce à quoi ce passage nous invite, c’est bel et bien à
reprendre ce qui était dit auparavant du « bien vivre » et de l’eudaimônia tels
qu’il est possible de les viser et de les rencontrer dans le monde humain. À la
différence de nous, créatures d’un monde sublunaire en proie à la génération et à
la corruption, les dieux assurément, tout comme les astres qui sont des corps
divins, se suffisent à eux-mêmes, ils sont autoi kath’autoi, pour reprendre une
expression chère à Platon, ils tiennent leur être d’eux-mêmes et non d’un autre,
et dans cette mesure ils sont assurés de cette intégrité de leur être que désigne le
mot sôteria, où résonne exactement la tonalité que Heidegger décide d’entendre
dans le Heilig hölderlinien à la fin de la Lettre sur l’humanisme. Reste que
l’homme n’est nullement abandonné à une quelconque déréliction, du moins tant
qu’il tire les leçons de cette figure fascinante et négative, outrancière, que lui
offre le héros tragique en sa démence, son atè. À nous, hommes, il reste comme
tâche, du fait que le dieu nous envoie cette vision merveilleuse qui nous fait nous
approcher de son règne, à nous hâter à notre tour, dans le registre qui est le nôtre,
vers l’appropriation la meilleure à cette heureuse faveur, eudaimônia, qui nous
est accordée par le dieu afin de vivre d’une vie « sauve », comme nous pouvons
à présent traduire eu Dzein.

21. Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. fr. Roger Munier, Paris, Aubier, 1964, p. 85-87.
22. Martin Heidegger et Eugen Fink, Héraclite, trad. fr. J. Launay et P. Lévy, Paris, Gallimard, 1973.
Chapitre 7

Inventer l’histoire de la philosophie


Il est temps, à l’issue de ce parcours, d’en reconsidérer la trajectoire pour
l’appréhender avec quelque recul et voir ce que nous y avons gagné. La première
chose que nous constatons est ce fait surprenant : de ces textes si difficiles, si
denses, transmis au fil du temps dans une langue souvent problématique dans sa
construction, de ces textes rédigés (par qui, quand, comment ?) à partir d’un
enseignement oral réservé, privé, sur lequel nous ne savons presque rien et qui
date de plusieurs siècles avant Jésus-Christ, nous nous rendons compte que
quelque chose nous parle encore, à nous aujourd’hui qui en sommes cependant si
éloignés. Cela veut dire qu’en dépit de tout, de toutes les distances, de tous les
blocs d’oubli, de reprise, d’altération, de malentendu et de méprise
(Vergessenheit : plutôt le déni que l’oubli, plutôt un ne rien vouloir savoir que
l’effacement), cette parole nous parle encore, et nous parle singulièrement, si
nous faisons l’effort d’y prêter l’oreille, là où nous ne l’aurions jamais cru.
Autant dire que gît dans cette parole très ancienne quelque chose qui n’a pas pris
une ride, quelque chose qui, au travers de tout ce qui passe, ne passe pas
(Heidegger dit Gewesene, ce qui ne cesse d’avoir été) : cela nous souffle que le
temps de la philosophie, de la pensée, n’est pas le temps de la durée
chronologique, n’est pas le temps de l’historien. Non le temps historien des
chroniques, historische, mais le temps destinal, geschichtlich et geschicklich ou
geschickhaft (Heidegger formule cette assonance lourde de pensée dans les
années cinquante, en songeant à Hölderlin, dans le cours Qu’appelle-t-on
penser ?23).
Ce temps est celui que nous avons gagné en nous mettant à l’écoute de ce qui
parle vraiment, en langue grecque, dans la parole d’Aristote. Ce faisant, nous
arrachons ces pages à ce qui se nomme autour de nous, dans la langue scolaire,
l’« histoire de la philosophie » entendue comme la récitation chronologique des
différents systèmes philosophiques étalés sous nos yeux, réduits à un certain
nombre de formules autorisant cette classification, ce qui nous donne l’illusion
de maîtriser cette « histoire de la pensée » là où, malheureusement, nous pensons
si peu, si mal, si rarement (c’est aussi par quoi commençait, abruptement, le
cours Qu’appelle-t-on penser ?). D’où, au passage, cette pique de Heidegger :
« ces figures de l’être ne sont pas rangées comme des pommes, des poires et des
pêches, chacune à sa place sur l’éventaire des représentations
“historiques” (historische) » (Identité et différence). Ce n’est pas dire, bien sûr,
que la philosophie est hors temps, mais elle exclut par elle-même que nous
puissions à son tour l’enfermer dans un temps autre que celui qu’elle donne à
penser. Est-ce à dire que seule la philosophie pourrait rende compte de sa propre
histoire ? Hegel le pensait quand il mettait en scène, avec génie, la symétrie
apparente d’une « philosophie de l’histoire » et d’une « histoire de la
philosophie », là où seule en fin de compte la philosophie parle, à la fois de
l’Autre et de Soi. C’est que la philosophie à ses yeux demeure le discours de
tous les discours, celui qui non seulement peut rendre compte de son propre
déploiement depuis le commencement, mais également celui qui peut livrer le
concept de toute histoire, dès lors que l’histoire est en son fond histoire de
l’autoréalisation de l’Esprit, et que la philosophie comme savoir absolu est la
conscience de soi ultime de cette réalisation.
Reste que cela, c’est un aboutissement récent, à la fois « subjectif » et
« conceptuel », de la métaphysique, qui n’a plus rien à voir avec les promesses
de son aurore. Cette assurance n’est pas celle sur laquelle il convient de tabler et
sur laquelle moi-même je table : la philosophie n’est pas de toute éternité, elle a
eu une naissance, en Grèce, et elle s’achèvera, s’achève en un sens déjà autour
de nous, sans que nous puissions dire ni quand ni comment elle s’effacera, au
profit de quel autre mode de la pensée qui ne sera plus « occidental » ni
« métaphysique ». Dire de la parole d’Aristote qu’elle nous parle encore, à la
condition que nous ayons la bonne oreille, c’est dire que nous sommes encore
partie prenante de l’historicité destinale (geschicklich : en provenance de l’Être)
de cette parole, mais que nous le sommes sur un mode qu’il convient de préciser
(et qu’un certain regard sur la Chine, dont je parlerai plus loin, aide également à
préciser). En un sens, la philosophie a toujours su qu’elle était contingente,
qu’elle était de l’ordre de l’événement, c’est-à-dire de l’actualité. Aristote ne
cesse de le dire : il a eu des devanciers qui lui permettent à son tour
de commencer à penser, et de même sa pensée est soumise à l’actualité d’un
combat endurant dont il est partie prenante, puisque la Métaphysique, dans son
déroulement, est inséparable d’une explication avec les paroles autres de son
temps, platoniciennes, pythagoriciennes, mégariques (presque pas un mot en
revanche, curieusement, sur les Stoïciens et les Épicuriens). Et c’est donc de
cette actualité que nous sommes à notre tour partie prenante au moment où nous
tendons l’oreille pour ressaisir ce que cette parole si forte est là pour nous dire.
Notre propre écoute n’est pas non plus intemporelle, elle a un site, elle est
surtout prise elle-même dans le tissu d’une histoire plus longue, plus complexe,
plus embrouillée : celle qui, venant jusqu’à nous depuis Aristote, nous a légué
cette métaphysique en parcourant un chemin brouillé, plein de virements et de
revirements, pris eux-mêmes à leur tour dans le vif d’autres langues, la langue
chrétienne, qui est une langue hébraïco-grecque, le latin chrétien de la romanité
succédant à l’hellénisme longtemps triomphant, la langue arabo-musulmane dans
laquelle de très hauts esprits vont s’efforcer de déchiffrer Aristote à partir de
l’original grec, la langue scolastique enfin dans laquelle il s’agira de redécouvrir
Aristote à partir des sources arabes, mais en le latinisant de nouveau et pour très
longtemps. Ce chemin, c’est celui qu’en termes non hégéliens mais
heideggériens (car c’est à lui que remonte effectivement cette nomination) nous
appelons désormais l’« histoire de la métaphysique ».
Cela ne veut pas dire que nous ayons à nous identifier aux propositions de
Heidegger sans chercher à penser pour notre propre compte, mais que nous
devons prendre la suite de sa singulière percée en connaissance de cause, c’est-
à-dire en admettant que Heidegger est celui qui rompt avec une conception
totalisante, en un sens messianique et eschatologique, de la philosophie dont
Hegel est le point d’achèvement. Parler d’histoire de la métaphysique à partir du
geste libérateur de Heidegger, c’est rompre avec cette vision providentielle et
grossièrement continuiste au profit d’une tout autre pensée du temps et de
l’histoire, qui déjà s’amorce avec Nietzsche. L’histoire dont nous parlons n’est
pas nécessaire mais absolument contingente : elle aurait pu être autre, elle a
développé certains possible au prix d’en délaisser d’autres, qui demeurent donc
latents et disponibles pour qui veut bien en prendre conscience (c’est un point
sur lequel je me rencontre avec François Jullien). L’histoire occidentale de la
pensée n’est pas fatale : en devenant chrétienne, la métaphysique cesse en grande
partie d’être grecque, ce qui veut dire qu’elle abandonne des pans entiers de
l’édifice antérieur pour en édifier d’autres, avant de muter encore, profondément,
pour devenir à l’âge classique métaphysique de la subjectivité triomphante, et
finalement, sous nos propres yeux, métaphysique planétaire de la Technique où
le « tout-informatique », bien au-delà de ses seules manifestations concrètes,
incarne la maîtrise achevée et calculante de tout réel, y compris le réel du
langage et par là son asservissement. Qu’il n’y ait pas là fatalité (c’est en quoi les
discours de la catastrophe et de l’irrémédiable sont anti-philosophiques) veut dire
que c’est de nous qu’il dépend de reprendre à notre compte, dans des formes qui
soient les nôtres, ces possibles dormants. Et que donc la catastrophe qui
s’annonce, qui fait plus que s’annoncer autour de nous quant au destin de la
pensée, cette catastrophe, comme l’ascension d’Arturo Ui, est « résistible », et ce
livre est lui-même partie prenante d’une telle résistance.
La Métaphysique d’Aristote, lue comme je le propose, est un de ces possibles
toujours ouverts qui sont là à disposition, upokeimena, ce qui n’exclut pas qu’il y
en ait eu d’autres dans la suite de cette même histoire, dans la métaphysique
chrétienne telle qu’elle se déploie d’abord en terre d’Orient, ou dans celle que les
grands théologiens musulmans ont élaborée en recevant à leur manière la leçon
des Grecs, d’Averroès et Avicenne à Molla Sadra (leçon savante et précieuse de
Christian Jambet, qui prend en cela admirablement la relève de ses maîtres
Massignon et Corbin). Réinterroger ce que nous avons acquis chemin faisant,
c’est donc poser notre regard sur Aristote en prenant conscience de la manière
dont aujourd’hui nous pouvons l’entendre à la lumière d’une telle histoire de la
métaphysique, tout en incluant dans notre examen la manière dont lui-même
s’attache à retracer la genèse de sa propre pensée à partir d’autres paroles dont il
s’autorise. Autrement dit, il est bien évident que la manière que nous avons de le
lire est adossée à cette longue histoire de la métaphysique au sommet de laquelle
nous sommes nous-mêmes juchés « comme sur des échasses », disait Proust à la
fin de la Recherche, mais nous n’avons pas pour autant à projeter sur son
discours une pensée de l’histoire dont il n’est pas partie prenante, et dont il nous
faut apprendre, y compris grâce à lui, à nous déprendre au moins pour partie.
Le mot, en grec, ne désigne justement pas ce que nous appelons « histoire »,
mais la recension savante d’un certain nombre de données attestées par des
témoins, des observateurs (en grec l’istôr est le témoin, celui qui a vu) : ainsi de
l’Histoire des animaux d’Aristote, ainsi également de cette Historia d’Hérodote
qui n’est pas non plus une histoire mais une « enquête ». Il existe en revanche
des généalogies : ainsi de cette genèse des dieux, Théogonie, attribuée au poète
Hésiode. De fait, Aristote dessine lui aussi dans sa Métaphysique, je l’ai montré,
une généalogie de la philosophie, une généalogie d’abord très générale qui
s’attache à retracer les conditions d’apparition de ce qui est pensée au sens
propre, theoria, c’est-à-dire prise en vue désintéressée, chez les humains.
Occasion pour lui de rendre hommage, après Platon, à cette Égypte qui n’a cessé
de fasciner la Grèce : dès lors que les savoir-faire tournés vers l’utile et
l’agrément avaient fourni tout ce dont ils étaient capables, dit-il, « les disciplines
qui ne visaient ni le simple plaisir ni le nécessaire furent inventées, et elles le
furent d’abord dans les régions où les hommes disposaient du loisir : c’est
pourquoi les arts mathématiques furent d’abord établis du côté de l’Égypte, où le
loisir était accordé à la caste des prêtres » (981 b, 24). Reste qu’il s’agit là
surtout de la mathématique, art des arts pour les Grecs, pas encore de la
philosophie proprement dite. Cette dernière, qui est proprement grecque,
Aristote en nomme les précurseurs, ces grands Anciens, que lui-même aura
appris à déchiffrer dans l’École de Platon. Arkhaioi : ceux qui relèvent de
l’arkhè, autrement dit de ce qui à la fois donne le mouvement initial et continue
de régir tout au long ce qu’il a initié (d’où vient que l’arkhè convient aussi bien
pour dire ce qui est à la source d’un mouvement, ce qui lui est antérieur par
conséquent, que pour désigner ce qui régit de haut et de part en part une réalité,
un domaine, une cité). Ces Anciens sont ceux qu’Aristote nomme les phusikoi,
les penseurs de la phusis, de tout ce qui éclot en venant en présence : « Les
premiers de ceux qui ont philosophé (philosophèsanton) ont estimé pour la
plupart que seuls les répondants qui ont l’aspect de la matière sont les puissances
initiales de tous les étants » (Livre A, 983 b, 7). « Ceux qui ont philosophé » : il
les nomme le plus souvent phusikoi, « physiciens », mais il les reconnaît aussi
comme des précurseurs qui déjà à leur manière « philosophaient ». Et voici qu’il
les énumère en une impressionnante rhapsodie : Thalès, Héraclite, Empédocle,
Anaxagore qu’il met à part pour avoir été le premier à discerner au cœur des
étants la présence de Noûs, la Pensée, Parménide également qu’il loue pour avoir
affirmé la présence de l’Un face à la Multiplicité sans règle des étants. Ces
mentions, récurrentes tout au long de la Métaphysique, sont pour nous précieuses
à plus d’un titre. D’abord, elles nous apportent des informations précieuses sur
des pensées qui ne nous sont désormais accessibles, pour la plupart d’entre elles,
qu’au travers de rares fragments, souvent lacunaires. Mais nous voyons en même
temps se mettre en place dans ces propos un dispositif promis à un riche avenir,
celui qui vise à mettre en place une hiérarchie des discours en fonction de la
place qu’ils occupent dans le mouvement conduisant à l’actualité de la pensée
aristotélicienne elle-même donnée comme pensée-maître. Et c’est en ce sens que
je crois légitime de parler d’ores et déjà de la constitution de quelque chose
comme une « histoire de la philosophie » qui est à la fois une mémoire (et en ce
sens une révérence) et un jugement.
La parole d’Aristote est de fait, depuis le premier Livre de la Métaphysique,
une parole polémique : on ne saurait penser que face aux adversaires, à la
condition toutefois que la joute soit menée dans les règles et que ce combat soit
un combat « aimant », dans les limites et sur l’horizon de la philia, joute certes,
mais au nom de cette alètheia dont Aristote nous disait au Livre petit alpha
qu’elle brille pour tous et que nul n’en est totalement privé, si bien que « chaque
penseur dit quelque chose de ce qu’est le règne, la dispensation de l’étant ».
Reste que ce qui s’entame par là, c’est aussi la réduction de ces grandes paroles
matinales à quelques formules simplifiées permettant de les situer dans un
ensemble, et d’avoir assez de prise sur elles pour les surmonter au nom d’un
doctrine plus intégrante et plus vraie : cette manie de la récapitulation totalisante
que nous rencontrons à chaque pas chez Hegel, nous la trouvons en un sens déjà
à l’œuvre, discrètement mais irrésistiblement, quand Aristote nous présente un
résumé en quelques phrases du dire d’Héraclite, d’Empédocle ou d’Anaxagore,
une géographie des régions du dire philosophique, ancien et plus récent, dans
laquelle chacun figure comme une percée partielle, limitée et en cela trompeuse,
sur la vérité entière, sur la pleine déclosion de l’être dont lui-même vise à
embrasser toute l’étendue.
Quelques remarques, toutefois, pour préciser ce que ce dispositif historique
peut nous offrir à penser afin d’en respecter la réelle envergure sans projeter sur
lui des considérations qui lui seraient étrangères. Il faut noter d’abord la manière
très ouverte dont Aristote conçoit cette histoire de la pensée, qui ne se limite pas
à la philosophia telle qu’il a commencé à la pratiquer auprès de Platon et telle
qu’il décide de la continuer au-delà de lui. C’est ainsi qu’à la différence de
Platon, qui dans plusieurs textes bien connus formule les paroles les plus dures à
l’égard des poètes « faiseurs de mythes » et coupables d’impiété à l’égard des
dieux, Homère le premier, Aristote, lui, se trouve manifestement sur une tout
autre ligne. Nous avons vu de quelle manière favorable il considère les theologoi,
ceux qui ont évoqué les dieux dans leurs poèmes et leurs récits, muthoi : or ces
poètes ne sont pas, sur le fond, si aisément discernables de ceux qu’il appelle les
phusikoi, ces « physiciens » dont il est bien placé, puisqu’il les connaît, pour
savoir qu’eux aussi s’exprimaient dans des poèmes24. Et c’est bien ce qui ressort
de la généalogie qu’Aristote évoque dans le dernier Livre de la Métaphysique, le
Livre Nu. Il s’agit pour lui de revenir sur la question de la préexistence ou non,
de l’antériorité ou non, d’un élément (stoikheion) du Beau et du Bon en regard
du devenir de l’étant, du déploiement de la phusis : « Il semble en effet qu’il y ait
accord entre ceux qui discouraient sur les dieux (theologôn) et certains penseurs
d’aujourd’hui pour dire qu’un tel élément n’existe pas, et que ce n’est qu’après
un certain déploiement du règne des étants que ce qui est bon et ce qui est de
belle venue (to agathon kai to kalon) font leur apparition » (N, 1091 a, 34).
Qu’en est-il de ce rapprochement entre les theologoi et les philosophes
d’aujourd’hui, c’est-à-dire très probablement Speusippe et les Pythagoriciens (du
moins est-ce la leçon de Léon Robin25) ? La ligne de séparation décidément est
mince entre ces poètes théologiens et les phusikoi dont Aristote ne cesse de se
réclamer ouvertement (y compris face à Platon, qui n’est justement pas à ses
yeux un « physicien » digne de ce nom), et la suite du texte est révélatrice, qui
parle des « poètes matinaux », poetai arkhaioi (1091 b, 4), à la suite desquels,
dans la même prise en considération d’ensemble, sont cités indifféremment
Phérécyde ainsi que « ceux qui mêlant les styles n’expriment pas tout sous la
forme de la fable (tô mè muthikôs legein) » et « les Mages (hoi Magoi) et certains
penseurs plus récents comme Empédocle et Anaxagore ».
Cette généalogie de la philosophie, on le voit, n’exclut pas de considérer ces
pensées poématiques et théologiques comme témoignant à leur manière de
l’Alêtheia qui est à la source de tout. Et cela, c’est le second enseignement que
nous pouvons en retirer : ce que j’appelle le réalisme ontologique radical
d’Aristote constitue bel et bien le fil conducteur de ce qu’il appelle le
cheminement de la theoria, et en fin de compte de la theoria philosophique
désignée comme philosophie première et « théologie ». Souvenons-nous de la
manière dont, dans les premiers Livres, il posait le primat de la venue en
présence de l’être comme alêtheia sur la manière dont notre pensée est capable
de l’accueillir, éclosion d’être qu’il comparait à la lumière du jour : cette venue
en présence dont il ne doute jamais, qu’il oppose aux élucubrations de ceux qui
mettent en doute le témoignage des perceptions, ce roc qui précède toute pensée
et donne lieu à toute pensée, c’est ce qu’il appelle to pragma, l’affaire en
question, la chose même, ce dehors réel qui donne à penser : « comme ces
penseurs poursuivaient dans cette voie, la chose elle-même dont il s’agit (auto to
pragma) leur fraya le chemin et les contraignit à penser plus avant » (A, 984 a,
18). Et encore au début du Livre B : « l’impasse propre à la pensée nous montre
que ce lien tient à la chose même qui est en cause (tou pragmatos) » (B, 995 a,
31). Un lien, desmon, qui est le socle sur lequel repose la parole aristotélicienne,
à savoir l’attache première de l’homme, de sa parole et de sa pensée à l’être.
D’où cette assurance que « la perception du moins n’est pas perception d’elle-
même, mais qu’il y a quelque chose d’autre en dehors de la perception (esti ti kai
heteron para tèn aisthèsin) qui existe nécessairement antérieurement à elle » (B,
1010 b, 36). Et plus clairement encore, Aristote va prononcer au Live Thêta cette
sentence sans réplique : « Car ce n’est pas parce que nous estimons
véridiquement (oiesthai alèthôs) que tu es blanc que tu l’es, mais c’est parce que
tu l’es qu’en disant que tu l’es nous disons vrai (alètheuomen : nous manifestons
ce qui s’ouvre à nous) » (Thêta, 1051 b, 7-10).
Cette antécédence de l’être sur la pensée qui s’efforce de l’énoncer par le
logos est précisément ce qui va amener Aristote à déployer d’une manière plus
ouverte, plus entière, la panoplie des répondants, des aitiai : « Après ces
penseurs qui posaient de telles puissances initiales, voyant que ces dernières
étaient insuffisantes pour engendrer le règne des étants, contraints à leur tour
comme nous l’avons dit par cela même qui se découvrait à eux (up’autès tès
alètheias), se mirent en quête de la puissance initiale qui vient après la puissance
matérielle, c’est-à-dire la puissance du visage (eidos) » (984 b, 10). Et c’est en ce
point que vient s’insérer la part la plus personnelle de la Métaphysique, la plus
passionnelle aussi, celle qui concerne Platon et à sa suite les Platoniciens qui
furent les héritiers officiels de Platon. Réfutation réglée de la doctrine
platonicienne des eidè, des « visages », au nom de sa propre panoplie des guises
de l’étant ou de ses modes de donation, lesquels commandent de fait aux modes
d’énonciation de ce même étant, c’est-à-dire les fameuses kategoriai. Ces
visages en effet « ne sont d’aucun secours non plus ni pour la connaissance des
autres choses, puisqu’ils ne sont la présence, l’ousia, d’aucune, sinon ils seraient
en elles, ni pour leur être, puisqu’ils ne régissent pas en leur étant inhérents
(enuparkhonta) les étants qui participent d’eux ». En somme, les Platoniciens ne
voient pas que les « visages » ne sont pas à eux seuls l’être des étants, leur
présence, puisqu’il y faut encore le répondant de ce qui met en mouvement ce
visage au sein d’une matière façonnée en vue d’accueillir ce qui est d’emblée
son télos : rappelons-nous en effet que « ce qui est en accomplissement est
premier par rapport à ce qui est en capacité » et que le visage est en fait, au sein
même de la phusis, ce qui prime.
Par cette critique, Aristote est le premier dans la longue suite de ceux qui
vont, comme Nietzsche plus tard, interpréter (d’une manière souvent unilatérale)
le platonisme comme un « idéalisme » préférant aux réalités d’ici-bas les êtres
immatériels de là-haut ou de là-bas. Qu’il ait fallu si longtemps à Aristote (une
vingtaine d’années, dit-on) pour se déprendre de cet enseignement magistral
prouve qu’une telle critique n’allait pas de soi et qu’elle n’était pas, à ses yeux en
tout cas, une affaire évidente. Il lui fallut assurément se conquérir de haute lutte,
et le mouvement qui devait le conduire à trouver sa propre voix exigea pour lui
de se déprendre de ce qu’il aima longtemps, au point qu’il lui arrive dans le
cours de la Métaphysique de laisser échapper un « nous, Platoniciens » (Livre A,
990 b, 23) qui fait assez deviner à quel point cette rupture fut longue à se décider.
Est-ce à dire pour autant que l’aristotélisme serait un « retour sur terre » après les
évasions immatérielles du platonisme ? L’affirmer serait à la fois lire l’un et
l’autre d’une manière bien « rustre » ou « primaire » (agroikoteros), pour
employer un terme qu’Aristote affectionne, et laisser imaginer que dans
l’histoire de la métaphysique il est possible de revenir en arrière ou de
recommencer à partir de rien. Il n’y aura pas de retour « avant Platon », et
Aristote est bien placé pour le savoir, même si lui-même nous fait entendre que
les grands Anciens qui s’efforçaient de penser la phusis en disent à leur manière
plus que Platon sur la voie qu’il convient de prendre pour penser la présence des
étants.
Soyons clairs : il n’y a pas de matérialisme d’Aristote face à l’idéalisme de
Platon, et ces « ismes » ne mènent nulle part : il suffit de considérer de quelle
manière Aristote insiste sur la grandeur d’Anaxagore qui est d’avoir anticipé la
présence d’un Noûs, d’une Pensée, au cœur de la phusis, pour saisir que la chose
est d’une autre envergure. Il est vrai seulement qu’Aristote est celui qui va
refuser de quitter la référence obligée à ce qui se présente dans le réel ici
maintenant, au tode ti, au ceci que voici. Mais à la condition d’ajouter tout de
suite qu’il est plusieurs apparitions de ce « voici » dans l’orbe de l’être,
puisqu’au voici toujours inséparable de son hulè, de sa matière, qui par suite naît,
éclot et périt, il y a ce tode ti qui lui aussi paraît en présence mais dans la grande
révolution du Ciel qui est une autre phusis, une autre éclosion, cette fois de
toujours et se suffisant à chaque fois (aei) dans la parution de cet être qu’elle ne
cesse pas d’être et qui est à lui-même sa propre lumière et son propre être en vie,
aei dzôè. L’opération d’Aristote consiste donc à écarter une version du
platonisme qui lui paraît à la fois coûteuse et stérile : celle qui consisterait à
« redoubler » sans arrêt les choses d’ici en les adossant à leurs doubles idéaux
qui, comme il le note, ne sont en rien raison de la présence de ces choses d’ici et
ne sauraient les amener au paraître. Du même coup, on ne peut pas dire qu’il
revient en arrière, il opère au contraire une marche en avant en regard de Platon
en déclarant « dépassés » et le dire des phusikoi et le dire plus récent de Platon.
Reste que, s’il est bien vrai qu’Aristote est celui qui, prince de la métaphysique,
instaure la première « histoire de la philosophie » à partir de sa propre opération
de pensée, nous ne devons surtout pas penser cette histoire dans le registre de ce
que nous avons appris à nommer si naïvement et faussement le « progrès », cette
grande illusion née à la fin du XVIIIe siècle et qui va courir tout au long du
XIXe siècle jusqu’au mitan du terrifiant XXe siècle.

Ce n’est pas sur le registre de ce temps chronologique et fantasmé du progrès


continu que nous devons mesurer l’histoire de la métaphysique ni la manière
dont elle se met en place avec Aristote : là encore, Heidegger nous aura précédé
dans le travail d’une nécessaire désillusion. À le lire, cette histoire ne va
justement pas se signaler comme une avancée triomphale (Nietzsche déjà en
avait fini avec cette croyance), mais plutôt comme un progressif
obscurcissement, une lente et longue Verfallenheit, un irrésistible « dévalement »
loin de l’évidence première de l’être (mais que veut dire « évidence
première » ?). Cette alternance de la « hauteur » et du « dévalement », rétive à
toute linéarité simple, c’est elle que Heidegger convoquait dès Sein und Zeit afin
de rendre compte de ce qu’est, pour l’existence humaine qu’il nomme dores et
déjà Dasein, le temps d’être, d’être soi-même, un temps oscillant sans cesse
entre Eigentlichkeit et Verfallenheit, entre l’authenticité du proprement soi-même
et le déval, la déchéance, loin de cette authenticité (un « proprement soi », je le
rappelle, qui sera par la suite repensé à fond dans la perspective de l’Ereignis, de
l’étincellement d’être auquel il revient à l’homme d’être approprié). Reste que
cette verticalité ne doit pas être pensée comme le symétrique de la dimension
horizontale dans laquelle se déploie majoritairement, depuis le christianisme
augustinien, la pensée occidentale du temps. La chance que nous avons, en lisant
Aristote, est que le temps grec ne se décline justement pas sur l’axe d’une
horizontalité et pas davantage sur celui d’une verticalité qui la croiserait
simplement. La verticalité dont il s’agit est en vérité intensive et mouvementée,
elle est celle de l’être et des degrés d’être, telle qu’on la trouve par exemple chez
le Platon de la République ou chez Plotin, pour qui l’être entier se dispense selon
la régulation, hors durée apparente, d’une « procession » spiralée qui ne cesse de
nous faire remonter vers la splendeur de l’Un ou déchoir vers l’indiscernable et
ultime opacité du Multiple (cette temporalité intensive et inapparente est celle
qui se retrouvera par la suite dans la haute mystique musulmane d’un Ibn Arabi,
d’un Ruzbehan Baqli Shirazi ou d’un Sohrawardi).
Cette pensée, je ne sais trop si c’est à elle déjà que Heidegger commence de
s’adosser dès Sein ou Zeit, mais je sais à coup sûr que c’est elle que présuppose
sa pensée mûrie de « Temps et être » (titre d’une de ses dernières conférences), à
partir de quoi peut se penser vraiment ce mouvement de « surmonter la
métaphysique », qui est moins décidément un se hausser au-dessus
(Überwinden) qu’un retraverser à fond (Verwinden), ce « pas au-delà » qui
présuppose d’emblée un « pas en retrait », en retrait de l’histoire comme suite
des pensées adossées dans l’ordre de la succession à celles qui les précèdent.
Cette autre pensée est la pensée de l’espace-temps comme topologique. Un
espace-temps dans lequel se déploie finalement la parole métaphysique
d’Aristote : non pas, au sens linéaire, un « après » Héraclite, Protagoras et
Platon, mais un « par-delà » ces paroles antérieures au sens d’une plus entière
vision de l’être, à partir de l’être et au sein de l’être. Cet espace-temps intensif et
ontologique nous délivre à la fois du régime des successions horizontales (avant,
après), comme des verticalités simplistes (l’ici-bas de la matière, le là-haut des
idées et des formes, le là-bas des dieux) : il s’agit d’accéder au moyeu, au cœur
de la roue de l’être, afin d’embrasser par la pensée à la fois le plus bas et le plus
haut, et de mesurer « déchéance » et « élévation » non dans les termes d’une
verticalité superficielle, mais dans ceux d’une intensité d’être, d’une entièreté qui
vient justement se dire, chez les Grecs (mais aussi dans la mystique chrétienne
ou musulmane), dans la langue de l’accomplissement de soi, du divin (theios) et
du sacré (hiéros), de la vénération et de la glorification. Autant dire qu’il va y
avoir par la suite, après l’été platonicien et aristotélicien, tout au long de
l’histoire de la métaphysique, parallèlement à une pensée dominante du temps
qui est le temps linéaire de la succession et de la progression, une tout autre
pensée du temps comme ascension, diagonale à toute horizontalité et étrangère à
l’ordre successif des « évènements »26.
Ne rendons donc pas Aristote responsable de ce qui va se déployer après lui
comme histoire de la philosophie, essayons plutôt d’entendre en lui, dans la
hauteur de sa pensée, ce qui peut être pour nous un point d’appui permettant de
contrer ce qui, de cette histoire, nous a conduits dans l’impasse où nous
sommes : celle d’un sujet maître de tout étant qu’aucun Grec, et pas lui en tou
cas, n’aura jamais imaginé. Je veux dire exactement : n’attribuons pas à Aristote
la responsabilité de ce que nous avons fait de la métaphysique, la caution de
notre propre démesure et de notre assurance insupportable de dominateurs de ce
qui est, dans l’oubli désormais avéré de l’alêtheia, de cette venue en présence
dispensatrice de l’être qui ne nous est plus occasion que d’exploitation sans
vergogne, qu’il s’agisse du matériau inerte ou du matériau humain lui-même.
Dans une telle topologie, je le répète, Aristote n’est ni « avant » ni « après » ni
« mieux que » Platon (parce que « plus matérialiste » par exemple, selon le vieux
lieu commun marxiste), il ouvre une autre possibilité au sein de l’alêtheia de
toujours, un autre recours face à l’être et en provenance de l’être, qui ne se
conclut pas dans le dernier mot d’une philosophie supérieure à toutes les
précédentes et venue les récapituler, mais qui se conclut, dans le Livre Lambda,
sur la percée hors temps de cet Un de l’être qui attendait Aristote depuis toujours
comme il attend, dès l’aube, tout penseur : « quant à ceux qui nous affirment que
le nombre mathématique est la réalité première et, ainsi, qu’il y a sans cesse une
présence qui vient à la suite d’une autre et des puissances initiales différentes
pour chacune d’elles, ils font de la présence de l’étant tout entier une suite
décousue d’épisodes, puisqu’aucune présence n’apporte son concours à une
autre, qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas, et ils produisent une foule de
puissances initiales. Or l’être ne veut pas être mal gouverné » (1075 b, 38). Et,
pour conclure ce Livre qui est le plus dense de sa Métaphysique, il s’en remet à
Homère, ce qui eût bien étonné Platon : « Il n’est pas bon, le commandement de
plusieurs : qu’il n’y ait qu’un seul chef, eis koiranos ! ».
Cet Un, encore une fois, n’est pas le concept de l’Un, ou L’Un faisant couple
avec la Dyade primordiale dans la métaphysique platonicienne des nombres-
visages, réfutée dans le Livre Mu. Ce dieu dont parle Aristote n’est pas un
concept, n’est pas non plus un étant parmi d’autres, c’est celui qui vient à la suite
de l’Un d’Héraclite, lequel traverse et habite en secret le déploiement des étants
sans jamais se confondre avec aucun d’eux, de telle sorte que nous sommes
invités à les prendre en considération en regardant vers l’Un qui les initie et ne
cesse de régir leur profusion, leur entente inapparente mais certaine, dans cette
rotation qui était aux yeux des Grecs le mouvement par excellence, celui du
retour circulaire, kuklos. Cette rotation première est aussi bien, je pense, celle qui
est propre à ce que Heidegger a désigné comme Geviert, terme qui a été peu
commenté, même par Jean Beaufret. Ce dernier sur ce point s’en tient à une
forme d’athéisme traditionnel donnant peu à penser, alors que chez Heidegger
cette mention s’ouvre dès les Beiträge comme une promesse dont nous
retrouvons, dans Identité et différence ainsi que dans les dernières pages de « La
question de la Technique », l’indication à la fois saisissante et elliptique : « la
Conciliation (Austrag) est une roue qui tourne, l’être et l’étant gravitant l’un
autour de l’autre », ce qui ne se comprend qu’à avoir au préalable entendu
comment « le règne de l’être est le Jeu lui-même, das Wesen des Seins ist das
Spiel selber »27, ou comment il constitue « la constellation, le mouvement
stellaire du secret (das Sternengang des Geheimnises) »28. Mais pour entendre
cela et commencer à le penser, il nous faudrait encore un effort… afin nous faire
aussi grecs que les Grecs et même un peu plus, à la lumière de ce qui depuis nous
est advenu, de manière à retrouver, en deçà de tous les savoirs contemporains qui
ne sont que des ontiques et des nihilismes déguisés, à bout de course, ce trésor
qui gît pour qui veut bien y songer, cette merveille qui demeure obstinément
dans la réserve et le retrait de l’Inapparent.

23. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad.fr. A. Becker et G. Granel, Paris, Gallimard, 1992,
p. 161.
24. Je renvoie ici à la lecture instructive du livre de Marcel Detienne, L’invention de la mythologie, op.
cit., surtout dans son chapitre IV, « Sourires de la première interprétation ».
25. Léon Robin, La théorie platonicienne des idées et des nombres, Paris, Alcan, 1908, réed. Hildesheim,
Georg Olms Verlag, 1963, 1998.
26. Je renvoie sur ce point à ce qui est développé dans L’Être et le divin, Paris, Gallimard, coll.
« L’infini », 2008.
27. Martin Heidegger, Questions I et II, op.cit., pp. 300-301.
28. ID., Essais et conférence, trad.fr. A. Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 45.
Chapitre 8

La Grèce, la Chine :
dialogue avec François Jullien
Ayant proposé quelques lumières sur l’énigmatique référence d’Aristote au
« dieu » dont la vie heureuse et pensante est toujours égale à soi-même, c’est-à-
dire en la déchiffrant comme le sommet d’une ontologie radicale qui pourrait
être pour nous aujourd’hui un point d’appui face au nihilisme qui partout fait
rage, je voudrais pour finir confronter ces élucidations à ce que François Jullien
nous apprend du tout-autre que représente, face à la métaphysique occidentale, la
pensée chinoise.
Donner comme prolongement à cette lecture de la Métaphysique, restituée à
sa langue propre et au trésor que recèle cette langue, un dialogue avec le travail
de François Jullien m’invite à situer plus précisément mon cheminement en
regard d’une actualité qui nous est commune et que nous envisageons, en partie
du moins, avec des orientations communes. Je ne suis pas philologue, François
Jullien l’est en revanche puisqu’il est sinologue, ce qui veut dire qu’il est en
relation vivante avec une de ces langues étrangères à la sphère indo-européenne à
laquelle se seront limités pour l’essentiel les membres de l’École de Paris
(Meillet, Benveniste mais également Dumézil). Et il est aussi un philosophe,
lecteur d’Aristote à l’occasion, pour qui le dialogue avec la pensée grecque est
essentiel et constant. J’ajoute, et ce n’est pas un point de détail, que, tout comme
moi visiblement, il semble convaincu que la question de la langue est décisive
dans la mesure où, si la Grèce pense dans sa langue, au ras de sa langue, dans
Platon ou Aristote par exemple, la Chine pense elle aussi dans sa langue, à la
mesure du caractère singulier de cette langue telle qu’elle s’est avérée au fil des
siècles, parallèlement à l’histoire de la métaphysique occidentale, dans des textes
de pensée tels que Le Classique du changement (le Yi king), Les Entretiens de
Confucius, le Laozi, Zhuangzi ou le Mencius. Nous partons donc d’un souci
commun, qui est un des éléments constitutifs de notre entente et de ce qui me
conduit depuis plusieurs années à observer son parcours avec une amicale
attention et souvent de l’admiration : à l’heure de ce qu’on appelle un peu vite
« mondialisation », et que j’appellerai plus volontiers la planétarisation du règne
de la Technique, comment pouvons-nous réassumer notre propre histoire à partir
de sa provenance grecque, de manière à faire face aux conséquences désastreuses
de ce règne qui concerne désormais l’Asie entière aussi bien que l’Europe et les
Amériques, et cela, de manière à libérer une « autre pensée » qui nous
prémunisse contre elles et nous ouvre, à nous humains, une autre possibilité.
C’est cela par exemple qui est en question dans un petit livre qui a fait suite à un
bref passage de Francois Jullien au Vietnam, Le pont des singes29, et dans lequel
il s’attache à décrire le ravage que peut engendrer une application systématique
des normes occidentales face à un savoir-faire séculaire qui a depuis toujours fait
ses preuves, qui est en accord avec les ressources locales, et qui a de plus la vertu
d’être parfaitement en harmonie avec l’environnement naturel, savoir-faire qui
consiste justement dans la fabrication de ces fameux « ponts de singes ».
Le maintien d’un tel accord avec le « monde » dans lequel vit avec une
intelligence éprouvée une communauté humaine, c’est bien ce qui est une des
conditions de l’« autre pensée ». Cette dernière est à mes yeux celle qui ne cesse
de s’annoncer, à partir d’un certaine date, dans la méditation de Heidegger, celle
qui, à la mesure d’un rebroussement tout à fait unique consistant à revenir aux
sources de la parole grecque non pour la répéter mais pour en conjurer les
impasses éventuelles, s’est mise en chemin vers une « sortie de la
métaphysique » qui est loin d’être acquise, et qui doit d’abord se prémunir contre
toutes les illusions superficielles d’en avoir fini avec son « passé ». Comme si ce
passé non dépassé n’était pas d’abord à retraverser afin de s’en acquitter, quand
tant de petits penseurs imaginent l’avoir déjà surmonté en le « déconstruisant » à
la hâte et à gros traits. Plutôt d’ailleurs que de parler d’« oubli de l’être »
(« comme on oublie son parapluie », dit Heidegger avec humour), il vaudrait
mieux parler, en côtoyant la pensée freudienne du refoulement et du retour du
refoulé, de quelque chose comme une méconnaissance, une méprise (ce serait la
traduction littérale du mot Vergessenheit), un déni, un « ne rien vouloir savoir »
de ce qui pourtant insiste en sous-main, mais méconnu et rejeté. Un tel passé
n’est nullement conjuré dès lors que tout ce que nous pouvons dire demeure pris
dans les pièges, le plus souvent inaperçus, de cette pensée-dénégation de l’être.
Si « le langage est la maison dans laquelle l’homme habite » (formule célèbre,
un peu ressassée, de la Lettre sur l’humanisme), il n’est pas certain que cette
manière qu’elle a de nous habiter tout autant que nous l’habitons soit si claire à
nos yeux et que nous ne restions pas le plus souvent, à nos dépens et
négativement, terriblement « occidentaux », y compris là où nous ne le savons
pas et ne tenons pas à le savoir.
D’où l’importance du « saut » et du pari que François Jullien a d’emblée
proposé, en se mettant lui-même à l’école de la Chine, de cette langue
radicalement autre, « sans grammaire, qui ne décline ni ne conjugue », et en nous
invitant à nous mettre à notre tour à son école. Car il est assuré que la Chine
pense, même si elle ne pense pas, c’est évident, dans la langue de la
métaphysique. C’est ainsi que, dès le départ, François Jullien s’est signalé à la
fois par la mise au jour de ce qui lui apparaissait comme tout autre dans la
pensée chinoise en regard d’une certaine continuité de la pensée occidentale
(La propension des choses, 1992 – Figures de l’immanence, 1993 – Le Détour et
l’accès, 1995 – Les Transformations silencieuses, 2009), cependant que, dans
d’autres textes impliquant sa propre formation philosophique (qui dérange sans
doute dans le milieu fermé de la sinologie), il proposait de mettre
systématiquement en regard le dire grec et le dire chinois de manière à ménager
l’accès à une pensée capable de circuler entre ces deux limitations (Un sage est
sans idée, Si parler va sans dire, L’Invention de l’idéal et le destin de l’Europe).
Cheminement risqué, parfois sur le fil, précieux toutefois dans sa singularité
et sa rareté au milieu d’un champ intellectuel encombré de fausses évidences et
de pensées courtes. Précieux pour moi en tout cas par le regard neuf qu’il invite à
poser sur notre antécédence grecque, et sur la manière dont celle-ci continue de
nourrir en secret tant de prétendues évidences « modernes » non interrogées.
Vertu manifeste de ce parcours singulier en même temps que plan d’épreuve de
la démonstration que Jullien entend conduire : l’attention la plus rigoureuse et la
plus fine à cette langue de départ qu’est la langue « autre », autrement dit
l’épreuve concrète de ce que veut dire réellement « traduire » d’une langue dans
une autre, par quoi précisément je me trouve être dans une fraternelle
correspondance avec lui. Il est en particulier de ceux qui nous montrent que
traduire véritablement n’est pas simplement « adapter », c’est-à-dire en fin de
compte assimiler, réduire, l’étrangeté à soi-même, mais tout autre chose qui
touche au cœur de la pensée : « (le mauvais traducteur) n’envisage pas que
traduire, en somme, puisse impliquer, en même temps qu’on assimile, de
désassimiler, de dé- et de re-catégoriser. Au risque, sinon, de ne pas s’être
déplacé, de ne pas avoir affronté le dehors : de n’être toujours pas entré »30.
Allant plus loin, il en vient même à parler de cet indiscuté qui, demeurant latent
dans chacune des langues, donne l’illusion d’une compréhension là où il s’agit
justement, dans l’aventure, dans la percée effective qu’est une traduction, de
mettre au jour cet indiscuté qu’il appelle joliment un « fonds d’entente », et de le
faire travailler de part et d’autre, entre l’un et l’autre : « ainsi tout mon travail
vise-t-il, non pas à isoler les pensées… mais à son contraire : à ouvrir un tel
fonds d’entente qui, par « décatégorisations » et « déprésuppositions »
réciproques, soit à partager avec la pensée chinoise et permette à ces pensées
érigées en vis-à-vis – chinoise, européenne – d’effectivement dia-loguer »31.
Reste que ce parcours, trop rare dans la pensée d’aujourd’hui, n’est pas
absolument sans précédents. J’en veux au moins pour preuve la manière dont
Heidegger, notamment dans ce dernier ouvrage paru de son vivant qu’est
Acheminement vers la parole (Unterwegs zu Sprache), a voulu interroger à fond
cette dimension du langage et de la parole, et mettre en question les conditions
d’un véritable entretien (Gespräch) entre cultures, entre langues, et en
l’occurrence, cette fois, entre la « maison occidentale » et d’autres « maisons ».
Il ne s’agit donc pas de se contenter d’un dialogue interne à la seule parole
occidentale en ses tournoiements et virements successifs, ce qui ne serait qu’un
monologue ou un soliloque déguisé, il s’agit bien, disait déjà la Lettre sur
l’humanisme, de dégager les ressources d’une « sortie » hors de la langue
métaphysique, c’est-à-dire nommément d’une « libération du langage des liens
de la grammaire en vue d’une articulation plus originelle de ses éléments (in ein
ursprüngliches Wesensgfüge) »32. Or c’est exemplairement ce dont il est question
dans le texte d’Acheminement intitulé « D’un entretien de la parole » (« Aus
einem Gespräch von der Sprache »). Heidegger décide d’y donner accès, dans
des limites qu’il ne dissimule d’ailleurs pas un instant, à une langue tout à fait
étrangère à l’histoire de la métaphysique. Cette langue n’est pas la langue
chinoise mais la langue japonaise, et ce texte est le compte-rendu d’une
rencontre entre deux langues ou deux « maisons » comme dit Heidegger : la
langue allemande qui est celle du Professeur (désigné dans le texte du dialogue
comme « Celui qui demande ») et la langue japonaise qui est celle du professeur
Tezuka de l’Université impériale de Tokyo (désigné comme « Un Japonais »).
Ce texte est un exemple (pas un paradigme) de ce que Heidegger entend
comme ouverture possible du dire occidental (en sa mue présente, furieusement
nihiliste) à une aire non occidentale elle-même travaillée par son propre
obscurcissement tendanciel, ainsi que la dialogue va le révéler. Cet hôte venu
jusqu’à lui du lointain Japon n’est d’ailleurs nullement un anonyme, il se
présente en émissaire d’un étudiant qui suivit jadis les cours de Heidegger, le
comte Kuki, depuis décédé, et qui repose désormais à l’est de Kyoto sous une
pierre funéraire ornée de l’épitaphe que composa à sa mémoire son maître
Nishida. Cet hôte, Heidegger ne cesse de l’interroger sur la manière dont il
pourrait dire dans sa propre langue ce que l’allemand, à propos de l’art et de
l’esthétique, dit dans la sienne, c’est-à-dire dans la langue de l’esthétique
occidentale (kantienne ou hégélienne) que le professeur japonais semble vouloir
acclimater au Japon : la question est donc bien la manière dont ce dernier
souhaite « traduire » en japonais tant l’esthétique occidentale que la pensée de
Heidegger. Or ce qui compte le plus dans ce dialogue est justement ce que
Heidegger décide de mobiliser d’emblée, contrairement aux attentes déférentes
de son interlocuteur, manifestement prêt à toutes les concessions pour
s’« occidentaliser » et pour « heideggérianiser ». Inviter son interlocuteur à
résister à la tentation de penser en Occidental, comme le fait visiblement le
Professeur qui se retrouve dans la position du Demandeur et non du Maître, c’est
précisément rendre possible que soit ménagée dans cette rencontre la possibilité
d’une expérience sans précédent, d’un Gespräch authentique surmontant les
malentendus, c’est-à-dire un dialogue qui ferait chacun se découvrir à travers
l’autre en puisant, dans le mouvement singulier de la langue de l’autre, de quoi
libérer la sienne de ses propres pesanteurs et nouages. En somme, la chance de
laisser dire de part et d’autre ce que chacun, pris dans les limites premières d’un
dire non interrogé, se refuse à pouvoir dire, demeurant enfermé dans son armure,
là où il s’agit au contraire pour tous les deux de s’ouvrir ensemble, du fait d’un
désarroi partagé, aux neuves possibilités de dire qui sont aussi les neuves
possibilité de penser et donc de vivre.
Il en va ici réellement d’un mouvement de Gelassenheit, d’un « lâcher prise »
de son propre parler « naturel », cela même qu’énonçait déjà la Lettre sur
l’humanisme pour qui savait la lire : « Mais si l’homme doit un jour parvenir à la
proximité de l’Être, il lui faut d’abord apprendre à exister dans ce qui n’a pas de
nom, im Namenlosen zu existieren »33. Je tiens, toutes proportions gardées, même
si je devine que ce rapprochement ne lui sourira pas, que c’est aussi quelque
chose comme cela qui se joue dans le travail de François Jullien, un travail en
cours qui est loin d’ailleurs d’avoir livré tous ses secrets ni tous ses présupposés.
C’est que François Jullien est un joueur de go qui avance ses pions un par un, qui
ne se refuse jamais aux chemins de traverse ni aux diagonales, qui tient plusieurs
fers au feu, qui compte ses coups face aux adversaires potentiels, qui est en
même temps d’une ténacité remarquable, voire d’une pulsion conquérante
irrésistible, et qui continue imperturbablement sur sa lancée sans se laisser
troubler. Au risque d’ailleurs de quelques ratées : il lui arrive, en raison de sa
stratégie singulière et de l’impatience qui apparemment la conduit à marche
forcée, de prendre des raccourcis et, dans le face-à-face qu’il propose entre la
Grèce et la Chine, de simplifier parfois à l’extrême le tableau des oppositions.
Disons que l’Aristote dont il parle dans Si parler va sans dire, et qui se réduit à
quelques phrases, n’est pas vraiment celui que je lis et prends la peine de lire ; et
ce qu’il lui arrive de dire dans Le destin de l’idéal concernant le « plan des
idées » qui, à la différence de la pensée grecque, manquerait à la Chine éclaire
sans doute ce retard étonnant de la Chine en matière de sciences sur lequel
Joseph Needham avait déjà travaillé, mais ne tient pas compte de ce qui, en
regard du monde grec, va muter du tout au tout en Europe à partir de la
Renaissance et surtout de la césure cartésienne du Cogito, inimaginable depuis la
Grèce.
Si l’on veut vraiment décrire et penser, afin de les surmonter, les écarts et les
malentendus de part et d’autre, voire les points réels d’hétérogénéité, entre la
« métaphysique » occidentale d’une part et l’étrangeté de la Chine à cette
métaphysique d’autre part, il y va sans doute d’une vue moins sommaire, moins
tranchante, plus sensible aux méandres et aux revirements qui scandent à
l’évidence l’histoire de notre propre pensée. Reste que le diagnostic d’ensemble
paraît à première vue identique chez Heidegger et chez Jullien : il s’agit de
« sortir » de cette histoire devenue planétaire en son emprise, ce qui suppose une
stratégie complexe, consistant à la fois dans la ré-interrogation critique de la
pensée occidentale et dans la prise en compte de ces pensées autres qui ne sont
pas métaphysiques et qui ont été si longtemps le cœur de civilisations, soit
disparues, soit menacées par une volonté de puissance venue d’Occident. Une
volonté que François Jullien pour sa part identifie clairement : « l’expérience qui
est celle des habitants de ces régions les plus reculées s’ouvrant à la
mondialisation (…) est préfigurateur et nous fait lire en plus gros, par sa tension
exacerbée, la condition menacée de tout sujet : d’un sujet en perte de sa localité
et menacé de déterritorialisation »34. On comprend par là qu’il en va, avec
l’« écart » introduit et travaillé par sa pensée, d’une interrogation sur l’avenir
possible d’un monde humain (simplement « humain », sans autre qualificatif
identitaire) menacé par une mondialisation destructrice de toute localité, donc
aussi bien de toute différence, d’un écart permettant à cet Occident, depuis
lequel nous interrogeons et parlons, d’interroger ses propres ressources
historiales dans un échange avec l’Autre de son propre site.
En somme, il faut d’abord prendre la mesure du site dans lequel nous nous
trouvons tous aujourd’hui, celui d’une déflagration qui est telle que toute
possibilité d’une « humanisation », de la constitution à partir d’un site déterminé
d’une humanité, se trouve, partout à la surface de la planète, directement
menacée. Une stricte humanité qui est ce qui résonne à l’évidence au cœur du
dernier livre de François Jullien, De l’intime (où d’ailleurs il ne s’agit
momentanément plus de la Chine, mais de l’exploration d’une invention propre à
l’Occident). Il ne s’agit donc pas d’effacer par un tour de magie la longue
histoire qui fut la nôtre en s’en croyant quitte à bon compte, puisqu’elle est la
chair dont nous sommes faits, mais il s’agit de nous libérer de ce qui, en elle,
nous entrave et nous aveugle, et de tirer parti des trésors qu’elle contient encore,
des « possibles » qui demeurent en elle et que nous n’avons pas ou pas encore
exploités. Sans nous priver pour autant de la leçon que le non-Occident, en
l’occurrence la pensée chinoise, peut apporter dans ce mouvement de libération,
puisque précisément c’est en apprenant à nous voir par le regard de l’Autre que
nous pouvons redécouvrir nos propres potentialités. Ce qui ne veut pas dire pour
autant que François Jullien et moi soyons prêts à lâcher les mêmes choses de la
même manière et avec le même enjeu : la Grèce dont je parle dans ce livre est un
pion qui m’est cher, que je ne suis pas prêt à sacrifier, même si je garde
également dans ma main le pion chrétien qui m’est tout aussi indispensable, et
quelle que soit la difficulté que je puis éventuellement éprouver à les jouer
ensemble. Ce à quoi je tiens surtout, c’est ce qui, dans la leçon aristotélicienne
telle que je l’entends, ouvre une voie et libère un possible face à la grande misère
d’une pensée à bout de souffle et qui ronronne. Et cette leçon, je ne la crois pas
en si complète contradiction avec la leçon chinoise que délivre François Jullien,
dans la mesure où la première aération que fournit sa lecture de la Chine (une
Chine qui se condense à ses yeux, rappelons-le, dans quelques textes
immémoriaux) est celle qui se signale d’emblée par l’absence de référence à un
« sujet » ou à un « objet » (« le subjectif et l’objectif ne se séparent pas »). La
pensée chinoise traditionnelle (disons : celle qui résiste encore – mais pour
combien de temps ? – à l’invasion de la Teknè occidentale et qui pose
apparemment tant de problèmes aux investisseurs étrangers) ne pense ni en
termes de subjectivité ni en termes d’objectivité, mais, François Jullien ne cesse
de le rappeler, en terme de « procès » : ce qui prime, avant toute décision
humaine, c’est ce qu’il traduit joliment par « la propension des choses », le Tao
lui-même, la voie.
Dirions-nous que cette voie est quelque chose comme la phusis des Grecs ?
En un sens oui, même si cela ne se dit pas en Chine dans la langue métaphysique
de l’« être » : la grande ordonnance de l’Entier, phusis ou, au-delà, kosmos, est
en Grèce ce grand Dehors qui précède tout vivre et toute pensée, et sur quoi tout
vivre et toute pensée sont invités à se régler de manière à parvenir à une issue
heureuse (la pensée chinoise de la « voie » me semble en cela correspondre
exactement à la pensée grecque du poros, du passage, si insistante dans la
Métaphysique d’Aristote). Je redis que cette cure de langue grecque, de pensée
grecque à fleur de langue, me semble aller à la rencontre de ce que François
Jullien découvre, désobstrue, par la vertu de la langue chinoise, et on ne m’ôtera
pas de l’idée qu’il est lui-même, en beaucoup de ses analyses, plus fidèle à la
lettre heideggérienne qu’il ne le croit ou ne le veut. Côté « objet » et objectivité,
en tout cas, il a raison de tabler sur l’ouverture première de cette « propension
des choses », Tao, qui fait écho à ce qui a conduit Heidegger à abandonner le
mot « être », maître mot d’une métaphysique désormais en voie d’épuisement,
pour lui préférer le mot Ereignis : « Le mot Ereignis, pensé à partir de ce qu’il
nous découvre, doit maintenant nous parler comme un terme directeur au service
de la pensée. Comme tel, il est aussi intraduisible que le logos grec ou le Tao
chinois »35. Et la leçon aristotélicienne, telle du moins que je la déchiffre, me
paraît elle aussi aller dans cette direction : retour au primat de la donation de
l’être, de l’alêtheia, en deçà de toute subjectivité et de toute objectivité. Peu
importe en l’occurrence que la langue chinoise ne connaisse pas de verbe « être »
ni même de conjugaison. Cela peut rendre compte du fait que la Chine n’a pas
connu de métaphysique, pas plus évidemment que les Ewe du Togo que
connaissait Benveniste ou les Guyaki chers à Pierre Clastres, mais il n’empêche :
ce dont parle la pensée chinoise dans sa langue (et quand elle veut dire « ce qui
est », elle le dit, note au passage F. Jullien) est au fond, il me semble, le même
que ce dont parlent Parménide ou Héraclite, le grand Jeu de ce qui pousse et
advient et change sans jamais cesser d’être, ce qui devient et nous advient selon
les saisons de la vie et sur quoi en fin de compte, à l’envers de l’arrogance
occidentale, nous devons régler ce que nous disons, ce que nous pensons et ce
que nous sommes.
Pour autant, il y a une limite au rapprochement que je suggère, et je ne veux
pas paraître m’approprier le propos de François Jullien en le tirant dans une
direction qui ne serait pas la sienne. Le chemin, il faut le reconnaître, n’est pas
aisé entre ce que lui-même reconnaît apprendre de la Chine face à la clôture (à la
fois objective et subjective) d’une certaine posture occidentale, et l’évidence
selon laquelle il ne s’aurait s’agir pour le penseur occidental de se renier soi-
même en son être historial, à supposer que ce soit même possible, puisqu’il
s’agit bien plutôt de s’ouvrir à partir de cette historialité même à ce qui pourrait
la délivrer de l’impasse dans laquelle elle s’obstine (et d’autant plus
furieusement qu’elle n’en a pas conscience). D’où la marche en dents de scie, le
va-et-vient tendu qui rythme de livre en livre la pensée de Jullien. Il me semble
au fond que ce qui en ce point pourrait se dénouer le pourrait à la lumière des
formules que Heidegger livra à ceux qui pouvaient l’entendre et le suivre dans le
cours de sa méditation : « se faire encore plus grecs que les Grecs », lui arriva-t-
il de dire, non sans humour, parce que l’humour est ici le signe de ce qui peut
opérer radicalement, comme on opère d’une tumeur, sans en passer par la
tragédie. J’entends que la démarche de François Jullien pourrait elle aussi
s’entendre de cette manière, comme un « se faire encore plus chinois que les
Chinois », c’est-à-dire sans oublier ce que, d’être depuis si longtemps astreints
au site occidental, nous avons appris, et qui serait si utile aux jeunes Chinois
occidentalisés d’aujourd’hui (par exemple aux actuels et si inventifs
« blogueurs » qui sont le peuple chinois de demain sous une forme que nul
encore n’imagine), afin de ne pas sombrer dans les mêmes impasses que leur a
pour l’instant évitées leur tradition désormais elle aussi menacée et précaire.
Seul un esprit neuf et sans préventions pourrait nous dire par exemple, pour
évoquer les violences révolutionnaires dont François Jullien fut le témoin du
temps qu’il résidait à Shanghai, de quelle manière la dictature maoïste a marché
en réalité sur deux jambes, détruisant furieusement, d’une part, tout ce qui
pouvait ressembler à une survivance des temps féodaux honnis, et puisant d’autre
part aux trésors d’un taoïsme très ancien pour nourrir un discours révolutionnaire
meurtrier, certes, mais ancré malgré tout dans une vision du Grand Procès qui
devait beaucoup plus au Livre des transformations qu’à Lénine ou Staline.
Je sais bien que François Jullien, en dépit de nos points de convergence, ne
me suivra pas sur ce terrain d’une entente possible entre le site grec et le site
chinois, ni sur la fécondité que je reconnais à la percée heideggérienne, parce
qu’en fin de compte nous n’entendons sans doute pas de la même manière
l’expression « sortir de la métaphysique », qu’il n’emploie d’ailleurs jamais
littéralement alors que dans ses textes il n’est question que de cela. C’est aussi
qu’il ne lit pas Heidegger comme je le lis, ou peut-être même qu’il se refuse en
réalité à le lire jusqu’au bout36 (le peu qu’il en dit ne me convainc pas, loin de là,
sur le fait qu’il l’aurait lu suffisamment pour le « quitter » en toute connaissance
de cause, comme il le déclare). D’autant que ce traducteur minutieux du chinois
se laisse aller à écrire, apparemment trahi tout d’un coup par une sorte
d’animosité instinctive, « Heidegger, lui, est tellement pris dans sa phrase qu’il
encourt d’être intraduisible ». Ah oui ? Vraiment ? Et pour qui ? À mes yeux,
son propos se trouve soudain bloqué par des présupposés sur lesquels il ne s’est
pas véritablement expliqué et qu’il s’est gardé pour l’instant de déployer de
manière à les offrir entièrement au débat. Mais ces présupposés n’en jouent pas
moins dans ses textes récents, et de plus en plus ouvertement : je pense en
particulier à la façon désinvolte dont son athéisme résolu le conduit à user des
qualificatifs « théologique » et « mythologique » d’une manière uniquement
négative, comme à la manière dont il entend récuser d’un geste sommaire tout
« ancrage de la morale dans de l’Être et dans du divin »37. À quoi j’oppose
précisément la décision d’aller plus loin dans la reconnaissance de ce dont est
porteuse, malgré les limites d’une langue métaphysique parfois contraignante, la
parole aristotélicienne sur la splendeur de l’être et sa culmination dans la lumière
des « étants divins » ou du dieu comme seigneur des mondes. Ce qui exige de
penser un peu plus sérieusement la richesse sous-jacente du dire grec de l’être et
du dieu sans se laisser impressionner par l’interdit que François Jullien,
tranchant avec autorité, semble vouloir porter sur toute ontologie – l’« être »,
quelle barbe ! – ou, ce qui à ses yeux ne vaut pas mieux, sur ce « vieux sens
théologique », toutes les théologies paraissant donc à ses yeux définitivement
usées et démonétisées (mais a-t-il jamais cherché à les considérer autrement que
du dehors ?).
Je ne crois pas en somme, et ce sera ma conclusion, qu’en livrant comme un
des sceaux de sa pensée la plus radicale (celle qui concerne l’Ereignis qui n’est
plus l’« être » de la métaphysique) cette donnée centrale, axiale, qu’il nomme
das Geviert (par exemple dans la conférence « La Chose » dans Essais et
conférences), Heidegger ne nous ait rien livré qui nous permette d’aller plus loin
et de saisir ce qui pourrait permettre à notre pensée occidentale, dans l’état
délabré où elle se trouve, d’exorciser ses démons et de surmonter son
aveuglement sans rien renier toutefois de ce qui lui fut essentiel. De cette pensée
du Geviert, de la « Ronde des quatre », je retire la conviction (et rien de ce que
dit François Jullien à propos de la Chine ne me souffle le contraire) qu’aucune
civilisation jamais n’a pu se constituer autrement qu’en choisissant comme axe,
dans sa propre langue, un tel Geviert, une telle Croisée des dieux et des humains,
des Mortels et des Immortels, de la Terre et du Ciel. Je dirai même que c’est en
regard de ce foyer d’être et de pensée, condition silencieuse de sa propre
possibilité, que chaque communauté humaine jusqu’à ce jour a énoncé dans sa
propre langue son propre muthos et son propre èthos, c’est-à-dire ce à l’aune de
quoi toute vie humaine en son destin se mesure. C’est ce ressort, je crois bien,
que nous avons perdu, bien plus sûrement que le seul « pont des singes » pour les
Vietnamiens. François Jullien nous rappelle à bon droit que « la Chine n’a pas
développé l’idée de Dieu », que sa pensée « ni ne mythologise ni ne
théologise »38. Soit : mais pourquoi « theos », « logos » et « muthos » seraient-ils
en soi des termes péjoratifs, surannés et vides, qu’il faudrait supprimer du
vocabulaire et éradiquer de la table de la pensée ? Au nom de quoi devrait-on
décider que l’essence de notre modernité se confond avec le mouvement
aboutissant à « se délier de Dieu » ou du divin39 ? Une certaine forme d’athéisme
sans pensée serait-elle désormais la norme, là où le Heidegger de la Lettre sur
l’humanisme, plus lucide et plus rigoureux, nous avertissait que sa pensée ne
pouvait aucunement être mise au compte ni d’un « théisme » ni d’un
« athéisme » ?
Puisque la Chine n’a pas connu de métaphysique, puisqu’elle est restée
historiquement infra-philosophique, elle n’a donc pas connu de « théologie » au
sens de la théologie chrétienne, laquelle s’est constituée, savons-nous bien, en
reprenant à son compte et dans sa langue la métaphysique des Grecs. Mais
pourquoi ne pas suivre l’indication de Heidegger quand il nous invite à ressaisir
une expérience de l’être qui ne soit pas métaphysique, et une expérience du
« dieu divin » qui soit antérieure et hétérogène à l’essor de cette métaphysique
comme onto-théologie ? N’est-ce pas décider de ne rien vouloir savoir de la
« différence ontologique » qui est le cœur même, et le cœur secret, de cette
histoire de la métaphysique ? N’est-ce pas se refuser au moins la chance de
commencer à entendre ce que Heidegger a bien pu vouloir dire en donnant à
penser ce « dieu divin » comme le « dieu ultime » (dans les Beiträge) et comme
celui que désigne le propos posthume de l’Entretien au Spiegel, « seul un dieu
peut encore nous sauver » ? En ce qui me concerne, je le reconnais aisément
puisque je l’ai déjà écrit, ce Geviert se décline toujours dans les termes vivants
du christianisme dans lequel je suis né, parce que c’est lui qui constitue pour moi
l’aune (c’est-à-dire, pour être clair, la transcendance que j’oppose à toutes les
pensées sommaires de l’« immanence ») à laquelle je puis mesurer la tenue
d’une vie humaine en sa mortalité, en sa détresse, en sa gloire aussi, comme en
regard du temps immémorial en provenance duquel je suis porté à l’existence,
qui me justifie à être, et au-delà duquel j’entrevois la véritable issue de ce qu’il
m’aura été donné d’être un temps parmi les miens. Par là, je me sens au plus
proche de ceux qui se vivent dans le régime d’une telle temporalité et d’une telle
historialité, dont le ressort est messianique. Mais ce que la lecture de Hölderlin
m’a dévoilé, là où celle de Nietzsche m’aura laissé tout simplement en plan
devant la mention énigmatique et sans lendemain de « Dionysos » (dont aucun
de nos petits nietzschéens n’a jamais rien fait), c’est la possibilité d’entrevoir
l’issue de l’histoire occidentale dans une ouverture sans précédent, encore
aujourd’hui inimaginable, de ce qui peut se donner pour tout humain (et nous
sommes tous désormais planétairement humains) dans la langue qui est chaque
fois la sienne et dont nul ne saurait prévoir les mutations à venir, ouverture sans
précédent, dis-je, de ce qui peut se donner et s’est depuis toujours donné, n’en
déplaise à François Jullien, comme le grand Jeu de l’Être, du divin et du sacré
ou, mieux, du Sauf.

29. François Jullien, Le pont des singes, Paris, Galilée, 2010.


30. François Jullien, Entrer dans une pensée, Paris, Gallimard, 2012, p. 160.
31. Ibid., p. 168.
32. Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, op.cit., p. 29.
33. Ibid., p. 43.
34. François Jullien, Le Pont des singes, op.cit., p. 57.
35. Martin Heidegger, Questions 1 et 2, op. cit., « Identité et différence », op.cit., p. 270.
36. Philippe Jullien, Philosophie du vivre, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des idées », pp. 76 sq.
37. ID, De L’intime, Paris, Grasset, 2013, p. 134.
38. François Jullien, Entrer dans une pensée, op. cit.
39. ID, De l’intime, op. cit., p. 95.






BIBLIOGRAPHIE

Le texte grec est disponible avec une traduction française aux éditions des Belles lettres. Les éditions
De Gruyter ont réédité l’édition de référence de I. Bekker (Berlin, 1831), augmenté d’un troisième volume
présentant une nouvelle collection de tous les fragments d’œuvres perdues, due à O. Gigon.

Œuvres complètes traduites


Œuvres complètes, Pierre Pellegrin (dir.), Paris, Flammarion, 2014.
Œuvres complètes, Pierre Pellegrin et Richard Bodéüs, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1,
2014.
La Métaphysique
La Métaphysique d’Aristote, trad. fr. Alexis Pierron et Charles Zévort, Paris, 1840, 2 vol.
La Métaphysique, traduction et commentaire par Jules Tricot, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes
philosophiques Poche », 1991.
Métaphysique, présentation et traduction par Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin, Paris, Flammarion, coll.
« Garnier-Flammarion », 2008.
Métaphysique, traduite par Bernard Sichère, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2007-2010, 2 vol. Réédition en
un seul volume, 2017.
Littérature secondaire
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Éditions de Minuit, tome 1, 1973.
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BENVENISTE, ÉMILE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », tome 2, 1974.
BENVENISTE, ÉMILE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, 2
tomes.
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SICHÈRE, BERNARD, L’Être et le divin, Paris, Gallimard, 2008.
VAYSSE, JEAN-MARIE, Dictionnaire Heidegger, Paris, Ellipses, 2007.






GLOSSAIRE

Agapaô : chérir (p. 38).


Agathon : ce qui est bon pour.
Akineton : ce qui est immuable (p. 84).
Aitia : le répondant de quelque chose (p. 52). Ou bien la « cause » au sens juridique.
Alêtheia : le dévoilement, l’« ouvert sans retrait » (Jean Beaufret).
Amathia : incompétence (p. 35).
Aporia : impasse (p. 56).
Arkhè : puissance initiale (p. 52).
Astrologia : le savoir portant sur le mouvement des astres (qui sont des êtres divins).
To autarkes : la suffisance à soi (p. 93).
Daïmôn : messager divin. – Eudaimônia : le bien vivre, la vie en accord avec la part divine, avec la faveur
des dieux.
Dialegesthaï : s’expliquer à fond (p. 94).
Dunamis : capacité à (p. 68).
Dzèn : vivre, voir la lumière du jour.
Eidos : ce qui se montre, le visage de quelque chose ou de quelqu’être.
Ergon : l’œuvre ; – energeia : être à l’œuvre (p. 67).
Entelekeia : être en accomplissement (p. 72). – voir Telos.
Ta enuparkhonta : ce qui est inhérent à (p. 42).
Hè épistémè : la compétence dans un domaine, la discipline concernant ce domaine (p. 42).
Ereignis : terme qui, chez Heidegger, se substitue finalement au mot « être ». Ce terme, qui désigne
couramment l’« évènement » peut se traduire par « avènement » ou, mieux, par « avenance » (p. 131).
Êthos : la Tenue qui convient à l’homme au sein de l’être (p. 62). Ta êthika : l’art de la Tenue face à l’être.
Aujourd’hui, le mot « éthique », profondément dévalué, n’a plus guère de rapport avec ce que les Grecs
entendaient par là.
Gelassenheit : lâcher prise au sens de consentir à, s’en remettre à (p. 127). Ce terme, emprunté par
Heidegger à Maître Eckhardt prend un sens particulier dès lors qu’il vise la juste tenue à adopter par le
Dasein face à l’essor sans merci de la « Technique » : ni malédiction, ni soumission, mais la décision
résolue de s’en remettre à l’appel de l’être, si voilé soit-il, de manière à lui répondre en s’en tenant
fermement à lui et en s’en tenant fermement à soi. Le contraire, on le voit, d’une démission ou d’une
lâcheté.
Geviert : le Quatuor, la Ronde des Quatre, terme heideggérien (p. 134-135).
Gewesene : terme heideggérien signifiant ce qui ne cesse d’avoir été.
Hèdonè : agrément (p. 92).
Istoria : enquête (p. 108).
Kalos kai agathos : (un homme) de belle venue et de bon aloi (p. 29).
To kalon auto kath’auto : la Beauté elle-même en personne (p. 29).
Kategoria : déclaration, affirmation, énonciation – kategorein : affirmer, déclarer (par exemple devant un
tribunal).
To katholou : ce qui est en généralité (p. 55).
Kosmos : l’Entier de ce qui est (p. 58), la belle ordonnance de l’Entier (p. 61). Le verbe kosmeô évoque la
parure, l’éclat, tout comme le mot « mundus » en latin.
`Meta ta phusika : l’enseignement qui vient après les leçons sur la « Phusis ».
Muthos : parole légendaire, immémoriale (p. 79).
Noos, noûs : l’Entente. Distinct de la « psukhè », que l’homme a en partage avec l’animal, le « noûs » est
cette part divine, liée à la parole, au « logos », qui permet à l’homme de s’élever autant que possible vers
l’existence des dieux, finalité de son « hèthos ».
To on hè on : ce qui est en tant qu’il est (p. 54).
Ousia : la présence de ce qui vient en présence, la teneur (p. 32). – suntéthè ousia : la présence composée
(d’une matière et d’un visage ou d’une forme) (p. 55).
Philein : mettre tout son cœur en quelque chose ou en quelqu’un (p. 14).- Philosophia : mettre tout son cœur
dans la Sophia, dans le « haut savoir » (p. 15).
Philosophia prôtè : la philosophie première, celle qui, au-delà de la « Physique », prend en compte l’étant
tout entier, y compris les êtres divins (p. 87).
Plêrôsis : plénitude (p. 71).
Phusis : le règne, la dispensation ou l’épanouissement de ce qui est et qui devient (p. 38). Oï Phusikoï :
Aristote désigne par là les premiers penseurs (Anaxagore, Héraclite, Parménide) qui ont envisagé
l’entièreté de ce qui est à partir des éléments matériels (p. 109).
Pragma : la chose, l’affaire en question (p. 41).
Pseudos : trompeur, égarant, fallacieux.
Sôteria : l’être sauf ou indemne (p. 100).
Telos : l’accomplissement et non pas le « but ». Un des mots essentiels qui définit l’appréhension par la
pensée grecque de ce qu’elle appelle PHUSIS.
Thaumadzein : s’étonner, s’émerveiller (p. 40).
Theologia : le savoir portant sur les êtres divins (p. 110).
Théôrein : prendre en vue, contempler. Theôria : prise en vue, contempler, assister à un spectacle. Par
extension, le spectacle lui-même qui se donne à voir, un cortège, une procession, ainsi du cortège des
dieux dans le Phèdre de Platon (cf. pp. 25-26 et 31).
To ti hèn einai : l’être en fin de compte (p. 52).
Tode ti : le ceci, l’étant que voici.
To upokeimenon : ce qui est sous-jacent, qui demeure au travers du changement (p. 56).
Überwinden : se hausser au-dessus, terme que Heidegger reprend de Nietzsche et qu’il dénonce comme une
illusion : on ne « surmonte » pas la métaphysique, on la retraverse à fond pour s’en « relever » (p. 116).
Verfallenheit : dévalement, déchéance (p. 115). Il ne s’agit pas du tout d’un terme subjectif, mais d’un
mouvement quasiment inévitable par rapport auquel le Dasein doit sans cesse se reprendre pour revenir à
son être le plus propre.
Vergessenheit : non pas un simple « oubli », mais une méprise, une méconnaissance, un déni, un
refoulement. Cette méconnaissance (depuis les Grecs) quant à la vérité de l’être, c’est ce qui traverse
toute l’histoire de la métaphysique et qui de nos jours, plus que jamais, bat son plein.
Verwinden : retraverser à fond l’histoire de la métaphysique afin d’en sortir, terme que Heidegger oppose à
l’illusion consistant à se hausser au-dessus d’elle pour s’épargner le lent et long travail d’une véritable dé-
construction, lequel seul permet de s’en remettre en toute connaissance de cause.






INDEX DES NOMS

Althusser, Louis : 1

Anaxagore : 1, 2, 3, 4, 5

Aubenque, Pierre : 1, 2

Augustin, saint : 1

Badiou, Alain : 1

Beaufret, Jean : 1, 2, 3, 4, 5, 6

Benveniste, Émile : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11

Brague, Rémi : 1

Céline, Louis-Ferdinand : 1

Cézanne, Paul : 1

Descartes, René : 1

Detienne, Marcel : 1, 2, 3, 4

Duhem, Pierre : 1

Eschyle : 1

Evans-Pritchard, Edward Evan : 1

Fink, Eugen : 1, 2, 3

Foucault, Michel : 1

Freud, Sigmund : 1

Hadot, Pierre : 1

Hegel, G.W.F. : 1, 2, 3, 4, 5

Heidegger, Martin : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34

Héraclite : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17

Hésiode : 1

Hölderlin, Friedrich : 1, 2, 3, 4

Homère : 1, 2, 3, 4

Ibn Arabi : 1

Ildefonse, Frédérique : 1

Jullien, François : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13


Kant, Immanuel : 1, 2, 3, 4, 5

Koyré, Alexandre : 1

Lacan, Jacques : 1, 2, 3, 4

Lallot, Jean : 1, 2

Lévi-Strauss, Claude : 1

Meillet, Antoine : 1, 2

Merleau-Ponty, Maurice : 1, 2

Monet, Claude : 1, 2

Needham, Joseph : 1

Nietzsche, Friedrich : 1, 2, 3, 4, 5

Onfray, Michel : 1

Otto, Walter : 1, 2

Parménide : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

Phérécyde : 1

Pindare : 1
Platon : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42

Protagoras : 1

Reinhardt, Karl : 1

Ruzbehan Baqli Shirazi : 1

Sartre, Jean-Paul : 1, 2

Saussure, Ferdinand de : 1

Socrate : 1, 2, 3, 4, 5

Sohrawaardi : 1

Sophocle : 1, 2, 3

Staël, Nicolas de : 1

Tezuka, Tomio : 1

Thalès : 1

Tredennick Hugh : 1

Tricot, Jules : 1

Zhouangzhi : 1






DU MÊME AUTEUR

Philosophie
Merleau-Ponty ou Le corps de la philosophie, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1982.
Le moment lacanien, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1983 ; réed. Le Livre de poche, 2003.
Le Nom de Shakespeare, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 1987.
Éloge du Sujet, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1990.
Histoires du mal, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1995.
Le Dieu des écrivains, Paris, Gallimard, coll. « L’infini », 1999.
Seul un Dieu peut encore nous sauver, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
Penser est une fête, Paris, Leo Scheer, coll. « Lignes & Manifeste », 2002.
Le Jour est proche, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.
Qu’est-ce que faire justice, Paris, Bordas, 2003.
Il faut sauver la politique, Paris, Leo Scheer, coll. Lignes et Manifeste », 2004.
Catholique, Paris, Desclée de Brouwer, 2005.
Pour Bataille, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2006.
L’Être et le divin, Paris, Gallimard, coll. « L’Infini », 2008.
L’histoire et la gloire, tenir tête au nihilisme, Paris, Hermann, 2012.

Romans, récits
Je, William Beckford, Paris, Denoël, coll. « L’infini », 1984.
La gloire du traître, Paris, Denoël, col. « L’Infini », 1986.
Le rire des dieux, Grasset, 1993.
Splendeur de Fawzi, Paris, Pauvert-Fayard, 2001.
Ce grand soleil qui ne meurt pas, Paris, Grasset, 2011.
Traductions
Aristote, Métaphysique, Livres A à E, Agora-Pocket, 2007.
Livres Z à N, Agora-Pocket, 2010. Rééd. en un seul volume, Agora-Pocket, 2017.

Cinéma
Gabin, le cinéma, le peuple, Paris, Maren Sell, 2006






CNRS PHILOSOPHIE

Catherine DARBO-PESCHANSKI, Constructions du temps dans le monde grec ancien, 2000


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