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L’ABC de la haine et des radicalités.

Discours et contre-discours.

Nolwenn Lorenzi Bailly


Claudine Moïse
Sommaire

1. Introduction
Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse ……………………………………………………….

2. Notions

2.1. Altérité
Laurène Renaut …………………………………………………………………………………..
2.2. Antisémitisme
Michael Rinn ……………………………………………………………………………………..
2.3. Autodéfense intellectuelle
Nolwenn Lorenzi Bailly …………………………………………………………………………..
2.4. Bashing
Geneviève Bernard Barbeau ………………………………………………………………………
2.5. Califat
Bilel Ainine ……………………………………………………………………………………….
2.6. Circulation
Simo K. Määttä …………………………………………………………………………………..
2.7. Complot
Fabienne Baider …………………………………………………………………………………..
2.8. Controverse
Nolwenn Lorenzi Bailly, Claudine Moïse et Samuel Vernet ……………………………………….
2.9. Débat
Nolwenn Lorenzi Bailly ……………………………………………………
2.10. Déni
Lorella Sini ………………………………………………………………………………………...
2.11. Désir
Thomas Bouvatier ………………………………………………………………………………...
2.12. Discrimination
Béatrice Fracchiolla ………………………………………………………………………………..
2.13. Disqualification
Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse ……………………………………………………
2.14. Domination
Monica Heller ….………………………………………………………………………………….
2.15. Doxa
Samuel Vernet ……………………………………………………………………………………..
2.16. Embrigadement
Laura Ascone ……………………………………………………………………………………...
2.17. Émotions
Nolwenn Lorenzi Bailly …………………………………………………………………………...
2.18. Emprise
Emmanuel Meunier et Claudine Moïse ……………………………………………………………
2.19. Engagement violent
Xavier Crettiez …………………………………………………………………………………….
2.20. Ennemi (figure de l’)
Nolwenn Lorenzi Bailly …………………………………………………………………………...
2.21. Ethos
Nolwenn Lorenzi Bailly …………………………………………………………………………...
2.22. Événement discursif
Laurence Rosier …………………………………………………………………………………...

2
2.23. Extrême (discours)
Michael Rinn ……………………………………………………………………………………...
2.24. Fake news
Francis Grossman …………………………………………………………………………………
2.25. Fachosphère
Nicolas Lebourg …………………………………………………………………………………...
2.26. Frontiste (discours)
Fabienne Baider …………………………………………………………………………………...
2.27. Homophobie (et transgenre)
Claire Hugonnier ………………………………………………………………………………….
2.28. Humour
Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse …………………………………………………....
2.29. Identité
Emmanuel Meunier ……………………………………………………………………………….
2.30. Idéologie
Samuel Vernet ……………………………………………………………………………………..
2.31. Immigration
Mariem Guellouz ………………………………………………………………………………….
2.32. Indignation
Yana Grinsphun …………………………………………………………………………………..
2.33. Insulte
Béatrice Fracchiolla et Laurence Rosier ……………………………………………………………
2.34. Internet et Réseaux sociaux
Angeliki Monnier ………………………………………………………………………………….
2.35. Intolérance
Béatrice Fracchiolla ………………………………………………………………………………..
2.36. Islamophobie
Mariem Guellouz ………………………………………………………………………………….
2.37. Langue
Laurence Rosier …………………………………………………………………………………...
2.38. Légitimation (discours de)
Nolwenn Lorenzi Bailly …………………………………………………………………………...
2.39. Manipulation
Nolwenn Lorenzi Bailly et Christina Romain ………………………………………………………
2.40. Médiation
Christina Romain ………………………………………………………………………………….
2.41. Menace
Marty Laforest …………………………………………………………………………………….
2.42. Mépris
Geneviève Bernard Barbeau et Claudine Moïse …………………………………………………….
2.43. Meurtrier (discours)
Béatrice Turpin ……………………………………………………………………………………
2.44. Négation (de l’autre)
Béatrice Turpin ……………………………………………………………………………………
2.45. Pathos
Nolwenn Lorenzi Bailly et Christina Romain ………………………………………………………
2.46. Performativité
Simo K. Määttä ……………………………………………………………………………………
2.47. Point de vue
Alain Rabatel ……………………………………………………………………………………...
2.48. Polémique
Claudine Moïse et Cyane Guichon ………………………………………………………………..
2.49. Politiquement correct
Béatrice Fracchiolla ……………………………………………………………………………….
2.50. Populisme
Lorella Sini ………………………………………………………………………………………...

3
2.51. Prévention
Claire Hugonnier ………………………………………………………………………………….
2.52. Propagande
Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse ………………………………………………………..
2.53. Racisme
Simo K. Määttä ……………………………………………………………………………………
2.54. Réflexion
Thomas Bouvatier ………………………………………………………………………………...
2.55. Représentation
Samuel Vernet ……………………………………………………………………………………..
2.56. Riposte
Laurence Rosier …………………………………………………………………………………...
2.57. Sexisme
Laurence Rosier …………………………………………………………………………………...
2.58. Sidération
Emmanuel Meunier ……………………………………………………………………………….
2.59. Stéréotypes
Lorella Sini ………………………………………………………………………………………...
2.60. Storytelling
Béatrice Fracchiolla ………………………………………………………………………………..
2.61. Témoignage
Claudine Moïse et Claire Hugonnier ………………………………………………………………
2.62. Terrorisme
Xavier Crettiez …………………………………………………………………………………….
2.63. Terroriste
Nolwenn Lorenzi Bailly …………………………………………………………………………..
2.64. Troll
Lotta Lethi ………………………………………………………………………………………...
2.65. Vengeance
Myriam Cremer et Rolf Kailuweit …………………………………………………………………
2.66. Violence verbale
Béatrice Fracchiolla, Nolwenn Lorenzi Bailly, Claudine Moïse et Christina Romain ………………

3. Conclusion
Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse ……………………………………………………….

4. Auteur·e·s

5. Index

4
5
À propos de radicalité.
Du discours de radicalisation au discours de haine1
Nolwenn Lorenzi Bailly et Claudine Moïse

Que ce soit à travers la montée du négationnisme, de l’antisémitisme*, les récentes violences


des black blocs, les attentas liés au veganisme, ou encore les dernières manifestations de certains
groupes d’extrême droite, la radicalité semble traverser bien des analyses, journalistiques, politiques
et de sciences humaines… et le thème est sujet à une médiatisation abondante et régulière. Si
comprendre historiquement, politiquement et sociologiquement les processus de radicalité et de
radicalisation est essentiel, les décrire d’un point de vue discursif et sociolinguistique permet de
saisir comment ils se construisent et comment on peut tenter de les déjouer également par les
discours.

Les discours radicaux (c'est-à-dire de radicalité) et les discours de radicalisation, qui peuvent
sembler similaires, ne signifient toutefois pas la même chose. Le discours de haine est lui aussi
spécifique, sans être toujours lié à l’un ou l’autre des discours suscités. Du discours de radicalisation,
au discours radical et au discours de haine, les processus sociaux et/ou individuels qui les sous-
tendent ne sont pas les mêmes et ne peuvent être analysés de la même façon.

Radicalisation : (re)construire les usages d’une notion ambigüe

Depuis les attentats qui ont touché la France en novembre 2015, le « phénomène de radicalisation »
occupe différentes productions, médiatiques, politiques, juridiques et scientifiques, qui ont dû en
donner une clef explicative2. Les pouvoirs publics ont fait le choix d’inscrire immédiatement la
« lutte contre la radicalisation » comme une priorité urgente et la notion même connaît une envolée
fulgurante dans le monde académique. Son succès en fait un même un buzzword3. Malgré tout, si le
pourquoi d’une radicalisation a occupé l’espace public, le terme « radicalisation », en lui-même a été
peu analysé et est source d’ambiguïtés. S’arrêter au seul terme radicalisation était prendre le risque de
n’engendrer qu’une seule piste de lecture : celle de la radicalisation islamiste. En effet, la notion de
radicalisation s’est réactualisée après les nombreux attentats autour de la seule « préoccupation des
autorités publiques pour les phénomènes de basculement de jeunes français d’origine maghrébine
dans la violence politique de type terroriste »4. Nous avons donc souhaité définir dans cette
introduction le discours de radicalisation et le discours radical en revisitant ces notions mêmes de
radicalisation et de radicalité.

Radicalisation et radicalité

Nous retiendrons que la radicalité est l’état d’une personne et/ou d’un discours extrême* et absolu,
dans un contexte donné et en rapport avec certaines idéologies*, et la radicalisation en est le
processus, individuel et/ou discursif, qui mène à cette radicalité. Le discours de radicalisation
renvoie donc à un processus à l’œuvre et le discours de radicalité à des positions de principe

1 Cet ouvrage est l’aboutissement de réflexions menées dans le cadre d’un projet européen H2020 Practicies, Partnership
Against Violent Radicalization Online in the Cities (responsable Séraphin Alava, université de Toulouse 2) pour lequel
Claudine Moïse a coordonné un workpackage en Sciences du Langage avec Nolwenn Lorenzi Bailly et Samuel Vernet.
L’introduction de cet ouvrage prend sa source dans des travaux menés pour ce projet.
2
- Guibet Lafaye, C et Rapin, A.J, 2017, « La « radicalisation » : individualisation et dépolitisation d’une notion »,
Politiques de communication [en ligne], n°8. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01522367/document
3 - Crettiez, X, 2016, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de l’engagement violent »,

Revue française de Sciences Politiques, vol. 66, n°5, pages 711-729.


4 Crettiez, X, op.cit., page 711.

6
extrêmes*, genres de discours qui relèveront chacun de procédés linguistiques et discursifs
différents.

La radicalisation liée aux mouvements sociaux

Caroline Guibet Lafaye et Ami-Jacques Rapin5 ont publié une recherche sémantique autour du
terme radicalisation ce qui leur a permis de distinguer quatre champs sémantiques. Ils proposent
l’idée d’une néologie sémantique, une innovation de sens – à entendre comme une nouvelle
signification d’un terme qui en comporte déjà plusieurs – là où il ne s’agit que d’un amalgame qu’il
convient de rectifier. Il semblerait que les attentats récents qui ont touché la France et l’Europe ont
engendré une réduction sémantique du terme, notamment au cœur des médias qui ont conduit à
faire de la radicalisation un synonyme de terrorisme* islamique. Or, le terme de radicalisation
devance, d’un point de vue historique, les attentats ; il est, dans un premier temps, utilisé pour
évoquer le durcissement d’une ligne politique et mettre en évidence un « processus produit par le
jeu des forces antagonistes qui s’affrontent au sein du champ politique »6. Le terme connaît une
recrudescence dans son emploi suite à l’élection présidentielle de François Mitterrand en 1981. En
choisissant de titrer le 2 juin 1982 « La radicalisation du débat politique », Le Monde permet
d’opposer radicalisation et modération au cœur des échanges politiques. Le terme sera par la suite
utilisé plus couramment pour dénoncer les discours de droite et d’extrême-droite, et, dans une
moindre mesure, les discours du parti communiste.

Un deuxième champ sémantique s’opère autour de certains mouvements sociaux de protestation


avec, pour contexte inaugural, le mouvement étudiant de mai 68. Des sciences humaines à son
usage médiatique, le terme va connaître une restriction dans son acceptation. En effet, en Sciences
Humaines et Sociales, la radicalisation concerne des phénomènes collectifs qui ne sont pas
spécifiquement tournés vers la violence. Or, le terme radicalisation va être employé au cœur des
médias pour désigner, non plus un mouvement social collectif mais un acte individuel et son passage
à l’acte, approche individualisante d’autant plus « manifeste lorsqu’il est question de terrorisme* et
d’islamisme »7. Petit à petit, la radicalisation a décrit celle de l’islam dans les années 1980 pour
désigner une approche radicalisée de l’islam, en contradiction donc avec un islam plus modéré,
c'est-à-dire un islam qui mobilise les principes religieux en faveur d’un projet politique de résistance
à l’encontre des valeurs occidentales8. Est ainsi reprise ici l’idée d’un durcissement d’une ligne
politique idéologique, prenant alors appui sur des fondements religieux. Le phénomène
d’individualisation de la radicalisation s’accomplit avec le terrorisme* et « trahit implicitement la
prévalence d’une approche subjectiviste et psychologisante »9. Radicalisation et terrorisme* sont
liés, la radicalisation devenant le « terreau du terrorisme »10, radicalisation ne signifiant plus le
durcissement d’une idéologie* mais un phénomène individuel, un basculement, à endiguer
rapidement (ibid.). Ce n’est plus un mouvement collectif et social qui se radicalise, mais un individu
(souvent jugé comme perdu) qui permet alors de penser un suivi psychologique et une
déradicalisation.

La sémantique évolue après 200411 et induit une « triple inflexion » puisque le terme de
radicalisation « s’inscrit dans une approche individualisante des phénomènes qu’il aborde ; il
connote une menace* vitale ; il suggère un processus inéluctable ». Ainsi, évoquer la radicalisation

5 Op.cit.
6 Op.cit. page 6.
7 Op.cit. page 9.
8 - Étienne, B, 1987, L’islamisme radical, Paris, Hachette.
9 Guibet Lafaye, C et Rapin, A.J, op.cit., page 10.
10 Valérie Giscard d’Estaing, Le Monde, 4 octobre 2001.
11 - Kundnani, A, 2012, « Radicalisation : The journey of a concept », Race & Class, oct.-dec. 2012, n°54.

7
de Simone Veil quant à ses positions idéologiques en 198412 n’inscrivait pas ses prises de position
dans la violence. À l’inverse, lorsque que Farhad Khosrokhavar13 propose une définition de la
radicalisation, la violence y est inéluctablement associée. Il entend en effet la radicalisation comme
« un processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement
liée à une idéologie* extrémiste à un contenu politique, social ou religieux, ladite idéologie*
contestant l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ». Or,

« Quoique le terme ait pu être emprunté par la presse aux sciences sociales, son interprétation dans
une perspective si restrictive, suggérant notamment le caractère inéluctable de la violence, interdit
qu’il puisse se hisser au même niveau que le concept développé dans le cadre de la sociologie des
mouvements sociaux. Il tire sans doute une certaine légitimité – quoique factice – des travaux
consacrés aux cycles de mobilisation et de démobilisation militante, mais il s’agit
fondamentalement d’un malentendu sur la signification réelle de la notion. »14

De fait, considérer la radicalisation seulement comme un phénomène individuel et violent engendre


une analyse biaisée du processus. Il convient donc de ne pas confondre conversion, adhésion et
radicalisation15. La radicalisation serait ainsi à définir comme un processus de désocialisation d’une
idéologie* donnée et de resocialisation sous la forme d’une adhésion à une ligne politique radicale16.
Cette réflexion n’est pas sans rappeler l’analyse de Tobie Nathan17 qui a publié son travail clinique
effectué auprès d’une soixantaine de jeunes en voie de radicalisation (on parle ici d’une adhésion
islamique) desquels il s’est dit se sentir très proche. Ainsi, il rappelle qu’il est inutile de vouloir
raisonner à tout prix ces jeunes en leur rappelant les règles de la République qu’ils ou elles
connaissent par ailleurs très bien. S’ils et elles ne les ont pas oubliées, ils et elles en explorent au
contraire les fondements. Ainsi, l’auteur précise :

« Je dois dire que je préfère une autre façon de poser la question de la radicalisation. Pas de
compassion ni de recours à la loi, mais une interrogation sérieuse sur les forces en présence, leur
nature, leurs noms, leurs modalités d’existence, leurs manières de capturer les humains, les exigences
qu’elles leur imposent… Quarante-cinq ans de pratique clinique auprès des migrants m’ont enseigné
un principe : toujours prendre le parti de l’intelligence de l’autre, de ses forces, de ses ressources,
jamais de ses manques, de ses failles, de ses désordres. Dans le cas des jeunes gens radicalisés, il nous
faudra d’abord constater l’intelligence des êtres et des forces, évaluer la puissance des enjeux et
surtout : produire de la pensée. »18

En ce sens, il est à noter que rares sont les analyses médiatiques à questionner (avec intelligence
comme dit Tobie Nathan) la radicalisation islamique dans son rapport à la vérité. Cette question,
qui traverse tout discours idéologisé, est particulièrement délicate dans nos démocraties dans la
mesure où comme le souligne Myriam Revault d’Avollones19, la frontière entre vrai et faux tend à
s’effacer créant de fait des univers alternatifs potentiellement plausibles :

« À la vision totalitaire, qui imposait le « vrai » à une communauté, succèderait, dans les sociétés
démocratiques post-modernes, la possibilité de vérités multiples, dans lesquelles le consommateur
d’informations peut venir s’approvisionner à sa guise […]. »20

12 Le Monde, 15 juin 1984.


13 - Khosrokhavar, F, 2014, Radicalisation, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, pages 7 et 8.
14 Les caractères gras sont de nous. Guibet Lafaye, C et Rapin, A.J, op.cit., page 14.
15 Voir entre autres :

- Filiu, J.P, 2015, Les arabes, leur destin et le nôtre : histoire d’une libération, Paris, La Découverte.
- Haddad, G, 2015, Dans la main droite de Dieu, Premier parallèle.
- Salazar, P.J, 2015, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, Lemieux éditeur.
16 Guibet Lafaye, C et Rapin, A.J, op.cit., page 8.
17 - Nathan, T, 2017, Les âmes errantes, Paris, L’Iconoclaste.
18 Nathan, T, op.cit., page 42.
19 Revault d’Allonnes, M, 2018, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Paris, Le Seuil.
20 Voir la notion « Fake News » de Francis Grossman.

8
Finalement, l’aspect d’une radicalisation liée à un mouvement social est complètement omis des
discours de celles et ceux désigné·e·s comme expert·e·s en radicalisation, des médias ainsi que des
politiques ; une omission qui réduit la radicalisation au terrorisme* islamique et à une menace*
vitale, là où la radicalisation n’était que l’adhésion à une ligne politique et/ou idéologique considérée
comme radicale c'est-à-dire portée par des logiques d’action collectives qui rejettent compromis et
négociation. Ainsi, pour reprendre la métaphore de Philippe Salazar21, l’Europe a individualisé la
radicalisation par la mise en place de l’image d’un « loup solitaire », mais, ainsi que le souligne
l’auteur (ibid.) le loup ne se déplace-t-il pas en horde ?

Radicalisation et violence

Là où la radicalisation n’est pas qu’individuelle, elle n’est pas non plus que violence. Le lien créé
entre les deux notions n’est pas originel, alors que l’effet rhétorique du terme radicalisation, lui,
renvoie irrémédiablement en France à une violence potentielle et à venir. Précisons en effet que si
le gouvernement français fait le choix de lutter contre la radicalisation qui de fait impliquerait de la
violence, les chercheur·e·s et politiques Outre-Atlantique se centrent uniquement sur le
basculement vers la violence. En effet, les formes d’extrémisme idéologique, dans la culture anglo-
américaine de la liberté d’expression, ne sont pas en soi condamnables. La radicalité n’y est pas
considérée comme un problème à l’inverse de la culture européenne où l’on pense qu’elle précède
de facto la violence. C’est le choix fait par le Centre de Prévention de la Radicalisation Menant à la
Violence22 en ne travaillant que sur la radicalisation menant à la violence, considérant que la
médiation* ne doit/peut se faire que s’il y a un basculement effectif vers la violence. Les
chercheur·e·s du centre se sont ainsi accordé·e·s pour définir la radicalisation comme « un
processus selon lequel des personnes adoptent un système de croyances extrêmes* – comprenant
la volonté d’utiliser, d’encourager ou de faciliter la violence – en vue de faire triompher une
idéologie*, un projet politique ou une cause comme moyen de transformation sociale »23. Ainsi,
opèrent-ils une différence entre radicalisation violente et non violente, cette dernière n’entrant pas
« nécessairement en contradiction avec les valeurs et les normes démocratiques »24 et démontrent
que la radicalisation peut au contraire être porteuse d’avancées significatives, ce qui renvoie à la
définition de la radicalisation comme durcissement d’une ligne politique et idéologique. De fait, et
n’en déplaisent à celles et ceux qui ont opéré un amalgame entre radicalisation et terrorisme*
islamique, Martin Luther King, Gandhi ou encore Nelson Mandela furent tous trois considérés en
leur temps comme radicaux. Lors de son discours le plus connu prononcé le 28 août 196325, Martin
Luther King affirmait « ce n’est pas le moment de s’offrir le luxe de laisser tiédir notre ardeur ou
de prendre les tranquillisants de demi-mesures ». Ainsi, Martin Luther King refuse toute
négociation possible. Il n’y aura pas de consensus. Nous souhaitons attirer l’attention sur le fait que ni le
discours de radicalisation ni le discours radical ne sont intrinsèquement ni un discours verbalement violent ni un
discours de haine. Le fait de citer de tels noms nous permet de ré(affirmer) que la radicalisation et la
radicalité ne sont pas à confondre avec la violence susceptible de les animer. L’idéologie* radicale
est de l’ordre de la dichotomie, de l’opposition, du binaire (le bien versus le mal), qui peut, il est
vrai, basculer rapidement vers la haine quand cette opposition est portée, avec force émotions*
négatives, par des attaques, des stéréotypes*, des formes d’essentialisation de l’autre*.

21 Op.cit.
22 CPRMV, centre basé à Montréal, Canada https://info-radical.org/fr
23 https://info-radical.org/fr/radicalisation/definition/
24 Ibid.
25 « I have a dream », traduction complète https://www.rtl.fr/actu/international/martin-luther-king-son-discours-i-

have-a-dream-traduit-en-francais-7792885883

9
Radicalité et idéologie

Les différentes formes de radicalité sont historicisées et ne se posent que dans des relations
idéologisées. On peut considérer les idéologies* comme servant des instances de pouvoir26, que ce
soit les moyens de production, pour Karl Marx et Friedrich Engels, l’État pour Louis Althusser ou
une oligarchie détenant à la fois le capital matériel, culturel et symbolique pour Pierre Bourdieu et
Luc Boltanski, le tout travaillant à la reproduction d’un ordre social établi27. En ce sens, considérer
comme extrêmes* et radicaux, toute action ou tout discours qui s’opposent à des idéologies*
dominantes pose la question des sources énonciatives. Sans parler de violence, qui juge que des
actions ou des discours seront radicaux ? Qui juge de leur rapport à la « vérité » ? Comment le
contexte politique, historique et social participe de ce qui est jugé comme radical ? Les
conflictualités, conséquences des oppositions à des pensées dominantes, seront-elles toujours
jugées comme portées par des radicalités ?

En tant qu’acteur·trice·s sociaux·ales, les chercheur·e·s participent aussi des rapports de force
idéologiques et il est ainsi nécessaire, face à un tel sujet d’étude, de sans cesse reposer la question
des rapports de pouvoir et des intérêts en jeu dans ce qui peut être perçu comme extrême*.
L’idéologie*, liée à la notion de domination*, vient d’émetteurs sinon dominants du moins légitimes28
dans un espace social donné. Il y a certes l’idéologie qui vient des « appareils idéologiques d’État »,
comme le disait Louis Althusser (les « valeurs républicaines », le libéralisme, etc.), mais il peut tout
aussi bien y avoir celle qui se développe à l’intérieur d’un groupe social restreint : au regard de la
société dans son ensemble, cette idéologie* sera marginale voire fanatique, mais à l’intérieur-même
de ce groupe, elle bénéficiera d’une forte légitimité et s’imposera comme une doxa*, notamment
aujourd’hui par la force des réseaux sociaux. Les mécanismes qui rendent légitimes le premier type
d’idéologie* (« d’État » ou « dominante » ou « hégémonique ») et le second (« marginale ») diffèrent
peut-être, mais le résultat est le même : créer dans un espace donné, pour des individus donnés,
une doxa*, une « pensée légitime ».

La haine et la radicalisation extrême

La haine, fil du discours de haine, sera le vecteur d’un passage entre discours radical et discours
haineux. La radicalisation est susceptible de s’appuyer sur un discours d’adhésion qui peut prendre
différentes formes, de la persuasion à la haine de l’autre*. La radicalisation sera alors à considérer
comme un processus qui s’appuierait sur différents genres de discours (discours de manipulation, de
propagande voire de haine). Tout discours de haine est un discours qui se veut radical en soi, mais
l’inverse n’est pas vrai. Tout discours radical n’est pas un discours haineux. Les politiques de
déstabilisation, de conquête, de défense, de revendication ou encore de protestation peuvent se
mettre en œuvre sans recours aux émotions* des actrices et acteurs sociaux ni dans une perspective
de destruction de l’autre*. Pourtant, elles sont des ressorts d’action considérablement puissants. Il
suffirait de citer l’amour propre utilisé pour galvaniser des adversaires, même dans la confrontation
sportive ou professionnelle (l’université de rang mondial), la contagion sympathique des foules, la
peur (du loup-garou, de l’enfer, du qu’en dira-t-on), etc. De ces affects, la haine peut-être à l’extrême
le meilleur ressort de l’action violente.

26 - Thompson, J. B, 1984, Studies in the Theory of Ideologies, Berkeley, University of California Press.
27 - Marx, K et Engels, F, 1845, L'idéologie allemande.
- Althusser, L, (1970 [1976]), « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat. (Notes pour une recherche) » Dans L.
Althusser, Ouvrages de Louis Althusser, Positions (1964-1975), Paris, Les Editions Sociales, 67-125
http://classiques.uqac.ca/contemporains/althusser_louis/ideologie_et_AIE/ideologie_et_AIE.pdf
- Bourdieu, P et Boltanski, L, 2008 [1976], La production de l'idéologie dominante, Paris, Demopolis.
28 - Bourdieu, P, 2002 [1984], Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, écrivait à ce titre : « Est légitime une

institution, ou une action, ou un usage, qui est dominant et méconnu comme tel, c’est-à-dire tacitement reconnu »,
page 110.

10
Entre « passion » comme « mouvement de l’âme »29, émotion au sens contemporain ou pulsion
freudienne, la haine est hostilité, aversion, exécration, répugnance pour quelqu’un ou quelque
chose. Elle vise alors l’humiliation, le rejet et l’anéantissement de l’autre*, parfois dans de grandes
violences. Dans ce mouvement d’exaltation du sujet haïsseur, la haine s’inscrit dans un balancement
contre une altérité* menaçante et dans un désir* de pureté, d’homogénéisation du monde. L’autre*
est au centre du moteur de la haine30, dans un « ressentiment irrationnel et spontané de tout ce qui
est étrange, qui ne nous ressemble pas, qui ne nous est pas familier et dès lors nous effraie »31. En
ce sens, la haine, fondée en tant que purification sociale et créative, entraîne une justification morale
des actes destructeurs mais perçus héroïques de la part même de gens très bien 32 qui ne verront, pour
une cause qui les dépasse et les exalte, qu’une banalité du mal 33.

La haine prend alors une dimension politique dans la mesure où elle agit de groupe à groupe, dans
une multiplication de l’un·e34 et qu’elle s’inscrit dans l’espace public dans un effet de diffusion en
ricochet. Elle s’actualise dans des discours dominants qui disent l’exclusion des minorités, des
différences pour une identité* commune qui se voudrait inclusive et homogène. Ces discours qui
affirment la négation de l’autre* font que le haï, menaçant, infériorisé et rejeté, avant de pouvoir
contrer la haine qui le vise, intègre le fait qu’il soit haïssable, « coupable d’être accusé »35 et se
retrouve un temps, face à sa propre déshumanisation, dans une impossibilité à retourner le stigmate.

Le discours de haine

La haine s’actualise et prend donc forme et force en discours. Le discours de haine a été défini par
le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe comme « couvrant toutes formes d’expression qui
propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme* ou
d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance*, y compris l’intolérance* qui s’exprime sous
forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination* et d’hostilité à l’encontre
des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration* »36. En ce sens, le discours
de haine concernerait la haine ethnique, donc racisme* et antisémitisme*, raciale, religieuse, de
genre – à l'égard des femmes en particulier, les propos homophobes, la menace* pour l’ordre
démocratique, le négationnisme* et le révisionnisme, l’apologie des crimes de guerre, de la violence
et du terrorisme*.

Nos analyses sur le discours de haine ont démontré qu’il se caractérisait par le recours à trois
phénomènes conjoints, effets pathémiques (c’est-à-dire un recours à des émotions* négatives),
essentialisation et catégorisation de l’autre* par des procédés énonciatifs caractérisés (distanciation
entre « eux » et « nous », renvoi à un lexique animalier, généralisation), attaques négatives et
disqualifiantes (toute sorte d’actes menaçants allant de l’insulte* à la malédiction)37.

Le discours de haine est aussi porté par une vision binaire du bien contre le mal. Le mythe du bien
contre le mal comme projection d’une vision du monde est caractéristique du discours de haine.
La notion de mythe est une représentation* de la réalité sous l’angle de la projection d’une certaine

29 - Aristote, 1989, Rhétorique des passions [II, chapitre 1-11], Paris, Petite Bibliothèque Rivages, Payot.
30 Voir notamment :
- Ogien, R, 1993, Un portrait logique de la haine, Paris, Éditions de l’éclat.
- Emcke, C, 2017, Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur, Paris, Seuil.
31 - Bauman, Z, 2003, La vie en miettes. Expérience post-moderne et moralité, Chambon, Le Rouergue, page 188.
32 - Jardin, A, 2012, Des gens très bien, Paris, Le livre de poche.
33 - Arendt A, 1991, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Folio.
34 - Nahoum-Grappe, V, 2003, Du rêve de vengeance à la haine politique, Paris, Buchet Chastel.
35 - Bauman, Z, 2003, La vie en miettes. Expérience post-moderne et moralité, Chambon, Le Rouergue, page 194.
36 - Weber, A, 2008, Manuel sur le discours de haine, Leiden, Boston. Martinus Nijoff Publishers, page 3.
37 - Lorenzi Bailly, N et Moïse, C, dir., à paraître, La haine en discours, Paris, Le Pommier.

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vision du monde à travers une modélisation des rapports de forces qui y sont représentées. Le récit
de la lutte du « bien » contre le « mal » est symboliquement représenté par les figures du héros et
de l’ennemi*. La mise en exergue d’un tel mythe permet de construire, pour les haïsseurs, un
ennemi* garant d’un mal à combattre. Se faisant, ils se hissent au niveau du guerrier qui se dévoue,
de l’homme doué de bravoure, bref, du héros. Et qui pour ne pas suivre un héros ? Au centre du
récit se trouve le héros qui doit (c’est un devoir) combattre le monstre, la figure de l’ennemi*. Le
mythe joue un rôle de médiation* entre l’individu et le groupe38, il est « objet transitionnel » et
assure une fonction de régulation sociale.

Plus encore, le mythe permet de légitimer la violence pour faire gagner le bien39. Ainsi, le fait de
haïr l’autre* et de vouloir son anéantissement, sa souffrance est quelque part défendable
moralement, c’est en tout cas ce qu’avancent les argumentations. Qu’importe les victimes de ce
combat, l’important étant de le gagner afin que triomphe le bien. Souvent, le héros est doué de
nombreuses vertus et est aidé dans sa mission par Dieu dont il fait un argument d’autorité. Loi
(presque) universelle, Dieu est forcément le bien. La notion de mythe du bien et du mal demande
ainsi, d’un point de vue* de la construction discursive, une valorisation de soi en même temps
qu’une disqualification* de l’autre*. Une polyphonie énonciative se met en place : l’on constate
paradoxalement le procédé de l’effacement énonciatif 40 au profit d’experts ou de Dieu qui laisse penser
que le haïsseur se retire de son énonciation pour laisser parler d’autres voix tout en faisant preuve
d’une surénonciation41 qui lui permet de se hisser au rang de héros, détenteur de la seule vérité.

Finalement, le discours de haine, qui s’appuie sur les théories de la violence verbale* et de
l’argumentation, peut être direct ou dissimulé, détourné42. En d’autres termes, la haine peut être
exposée de façon claire : « l’autre* est mauvais, et, au nom du bon, il faut l’anéantir » ou de façon
plus implicite. Il fait montre en tout cas d’un refus du consensus. De nombreux exemples seront
mis en scène dans les notions qui suivent. L’on voit ainsi la complexité du discours de haine et
l’importance de mieux le caractériser pour mieux le contrer.

Discours de radicalisation et discours radical de haine

Ainsi, le discours de radicalisation rendrait compte d’un processus d’adhésion sous-tendu par une
idéologie* politique de transformation sociale là où le discours radical (de radicalité) serait un
discours extrême* d’opposition, l’un et l’autre s’affirmant face à des idéologies* dominantes. Leur
limite dépend des contextes historiques et sociaux et seront considérés comme appartenant à l’un
ou l’autre catégorie en fonction même des acteurs sociaux et de leur groupe d’appartenance. L’un
et l’autre discours, pouvant s’inscrire ou pas, dans un discours de haine.

Le discours radical de haine se met en place lorsqu’il va au-delà de la simple controverse*, et que
cette controverse* induit la volonté de détruire l’autre* :
i) Il est un discours extrême* et opère une dichotomie du bien versus le mal,

38 - Green, A, 1980, « Le mythe : un objet transitionnel collectif », Le temps de la réflexion, n°1, 99-131.
39
- Bogalska-Martin, E, 2004, Entre mémoire et oubli. Le destin croisé des héros et des victimes, Paris, L’Harmattan.
40 - Rabatel, A, 2004, « Effacement énonciatif et discours rapportés », Langages, n°156.
41 - Rabatel, A, 2005, « Les postures énonciatives dans la co-construction dialogique des points de vue : coénonciation,

surénonciation, sousénonciation », danq J. Bres & al, Dialogisme, polyphonie : approches linguistiques, Bruxelles, Duculot, 95-
110.
42 Voir entre autres nos contributions dans la revue Semen, n°47 :

- Lorenzi Bailly, N et Guellouz, M, à paraître « Homophobie et discours de haine dissimulée sur Tweeter : celui qui
voulait une poupée pour Noël ».
- Moïse, C et Hugonnier, C, à paraître, « Discours homophobe. Le témoignage comme discours alternatif ».

12
ii) Il s’appuie sur la haine, c'est-à-dire qu’en plus de désigner le mal, il se caractérise selon
les trois phénomènes discursifs cités plus haut (effets pathémiques, essentialisation de
l’autre*, attaques disqualifiantes* et actes de condamnation).

Les discours de radicalisation et de radicalité seraient à définir sur un continuum :


i) Le discours de radicalisation est un discours faisant montre d’une volonté d’adhésion
à mouvement social et qui tend vers un changement social. D’un point de vue*
discursif, il peut faire appel à plusieurs genres comme le discours de persuasion, de
propagande*, de manipulation* ;
ii) Le discours radical (de radicalité) construit comme une prise de position extrême*. Il
s’appuie sur la polémique* ;
iii) Le discours radical de haine, celui-ci rendant compte d’une volonté de détruire l’autre*
(les vegans cherchent à détruire les bouchers, les antisémites les juifs, etc). Il présente
les caractéristiques discursives extrêmes de la violence verbale et de l’opposition.

Discours de radicalisation Discours radical Discours radical haineux


Signes discursifs d’adhésion Signes discursifs d’une Signes discursifs d’un discours
ou de tentative de faire adhésion totale et radicale à de haine.
adhérer à un mouvement une idéologie politique ou Refus du consensus ET
social, une idéologie politique sociale. volonté de détruire l’autre.
radicale de changement social. Refus du consensus et
conflictualité.

Discours de propagande, de Discours de radicalité, Discours extrême.


manipulation, discours polémique et Violence verbale, haine.
d’embrigadement d’opposition. Construction de l’ennemi.
Discours identitaire (dans le Incitation à la haine et appel au
sens de recherche de soi) meurtre.

Contre-discours et discours alternatif. Repenser la réflexion

Un contre-discours est un discours périphérique s’opposant à un discours hégémonique43 dans un


contexte donné, où l’hégémonie régule/fixe l’acceptable44. En ce sens, un contre-discours serait
toujours un discours de contestation à la marge des idéologies* dominantes entendues. On peut se
poser aujourd’hui la question de savoir si un « contre-discours »45 peut devenir hégémonique. La
question reste en suspens si on admet par exemple que les réseaux sociaux* constituent un nouveau

43 Le concept d’hégémonie chez Gramsci (Gramsci A., 1975, Gramsci dans le texte, Recueil de textes, Ricci F. et Bramant J.
(éds), Paris, Editions sociales) renvoie essentiellement à la nature et aux mécanismes de la domination bourgeoise dans
les sociétés capitalistes. La domination de certains discours, au-delà du pouvoir réel ou symbolique des locuteurs qui
les émettent, dépend aussi des relations médiatiques, des enjeux politiques voire des situations mondiales et historiques.
Aujourd’hui, certains discours qui circulent via le pouvoir numérique de réseaux sociaux peuvent devenir
hégémoniques.
44 - Plantin, C, 1996, « Le trilogue argumentatif. Présentation de modèle, analyse de cas », Langue française, n° 112,

pages 9-30.
- Angenot, M, 1989, « Hégémonie, dissidence et contre-discours. Réflexions sur les périphéries du discours social
en 1889 », Études Littéraires, n° 2, pages 11-24.
- Terdiman, R,1985, Discourse/Counter-discourse: The Theory and Practice of Symbolic Resistance in Nineteenth Century France.
Londres, Cornell UP.
45 Au sens où ce terme est employé par les gouvernements, cf. par exemple le texte de cadrage du CIPDR, en ligne :

https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2018/02/2018-02-23-cipdr-
radicalisation.pdf

13
pouvoir d’une instance énonciative qui pourrait faire force de référence et de légitimité46. Mais on
peut penser que le contre-discours reste « contre » dans la mesure où il est potentiellement adressé
à ce que Nancy Fraser47, cité par Julien Auboussier48, appelle un « contre-public subalterne », c’est-
à-dire, un groupe social marginal et subordonné dans lequel un contre-discours se diffuse et
prospère, ce qui permet de développer une « doxa parallèle minoritaire »49. Cette doxa* jouant
comme une identification auprès des individus.

Dans les théories dialectiques de l’argumentation, le contre-discours est toujours lié à l’idée
d’opposition50 et à la polémique*. L’argumentation polémique*51 en jeu dans les interactions est un
type particulier de discours ou d’échanges, basé sur la controverse* voire le conflit52 ; elle s’appuie
sur des figures rhétoriques caractérisées (l’exemple, l’ironie, la définition polémique* qui donne une
définition orientée d’emblée), la réfutation qui mobilise non seulement des contre-arguments mais
des arguments ad hominem, l’assertion, formes de procédés évaluatifs et métadiscursifs de son propre
discours, voire des formes de l’agression (sarcasme, injure), etc. Les procédés argumentatifs
polémiques* alimentent la controverse* dans une visée persuasive mais reposent aussi sur des effets
de pathos, élément traditionnel de la rhétorique. Le pathos est l’effet émotionnel produit sur
l’allocutaire (ce n’est pas systématiquement celui ressenti par le sujet parlant) et le recours aux
émotions*, dans un cadre de connivence, sert autant le polémiste à convaincre son auditoire de ses
bons arguments qu’à susciter à son égard une certaine compassion. La polémique* serait alors au
centre du contre-discours dans le sens où la confrontation argumentative, autour de la divergence
de points de vue sur une même question, serait une volonté de convaincre son interlocuteur voire
un tiers, à tout prix et par tous les moyens. Le contre-discours se construit dans une opposition
argumentative vive et émotionnelle, entre réfutation, confrontation et remise en cause, pouvant
réactiver les arguments voire les attaques du discours source. Ainsi, les procédés discursifs
polémiques* des contre-discours ne peuvent, de notre point de vue*, se départir des enjeux
interpersonnels des locuteur·trice·s et être dissociés des besoins de reconnaissance et d’identité*.
Ils s’inscrivent dans une absence de négociation ou dans le maintien d'une forte dissymétrie ; les
ressources et processus langagiers déployés, qui relèvent de processus identitaires et de stratégies
discursives de résistance et de contre-pouvoir interactionnels, permettent alors aux acteur·trice·s
d’une interaction de se positionner vis-à-vis de l’autre*. Dans une telle perspective,
l’argumentation/contre-argumentation se co-construit entre les interlocuteur·trice·s et s’actualise
dans un va-et-vient nécessaire (arguments contre arguments, attitudes contre attitudes, rapports de
face contre rapports de face). En ce sens, les interactions polémiques* en contre-discours jouent
sur la confrontation, dans une perspective d’échanges argumentatifs pour, en général, obtenir

46 - Guichon, C, 2018, Mécanique contre-discursive. Etude de commentaires sur le réseau social-numérique Facebook autour de débats
de société à propos de l’homosexualité, mémoire de M2, université Grenoble Alpes.
47 - Fraser, N, 2001, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe

vraiment », Hermès, n° 31, pages 109-142.


48
- Auboussier, J, 2015, « Présentation ». Discours et contre-discours, dans l’espace public, Semen, n° 39,
http://journals.openedition.org/semen/10463
49 Une idéologie, donc, au sens que nous avons proposé ; qui devient dominante dans un groupe social marginal.
50 Voir entre autres :

- Plantin, C, 2005, L’argumentation : histoire, théories et perspectives. Paris, PUF.


- Van Eemeren, F.H et Grootendorst, R, 2004, A Systematic Theory of Argumentation : the pragma-dialectical approach.
Cambridge, CUP.
- Jacquin, J., 2015, « S’opposer à autrui en situation de co-présence : la multimodalité de la désignation contre-
argumentative », Discours et contre-discours, dans l’espace public, Semen, n° 39, http://journals.openedition.org/semen/10467
51 - Amossy, R, 2014, Apologie de la polémique, Paris, PUF.
52 - Moïse, C et Schultz-Romain, C, 2010, « Violence verbale et listes de discussions : les argumentations polémiques
», dans I. Pierozak, dir., Du « terrain » à la relation : expériences de l’internet et questionnements méthodogiques, Cahiers de l’institut
de linguistique de louvain, n° 36/2, pages 113-133.
- Moïse, C, 2016, « Construction de discours sur la sécurité : effets de dramatisation et figures en discours », dans A.
Biglari et G. Salvan, éds., Figures en discours, Paris, L’Harmattan, pages 273-292.

14
adhésion et soutien de ceux qui écoutent, et où se jouent gestion des faces53, c'est-à-dire la
protection de l’image de soi, entre attaque, préservation et guerre de positions.

Repenser la notion de contre-discours nous paraît essentiel dans une perspective de régulation. En
effet, le contre-discours est donc, ainsi que son nom l’indique, un discours qui s’érige « contre »,
contre un acte, contre un autre discours, contre une idéologie*. S’ériger contre c’est ainsi se
construire dans l’opposition voire le conflit. Et c’est alors entrer dans un cercle vicieux reprochant
à l’autre* ce que lui-même, elle-même, nous reproche. Le discours dichotomique est un discours de
division qui se fonde par ailleurs sur une émotion très forte. Il est une réponse de l’instant et ne
s’inscrit pas dans un exercice de réflexion*.

L’analyse sociologique et géopolitique de Gérôme Truc54 en est un exemple. Partant des attentats du 11-
septembre aux États-Unis, il démontre que les réponses politiques et journalistiques qui ont suivi la
sidération* ont été des réponses émotionnelles très fortes. Ainsi que le rappelle l’auteur, la principale
caractéristique d’un attentat est de produire une rupture brutale, suscitant des émotions* fortes.

« Tout d’un coup la violence, la mort, la destruction surgissent dans le cours paisible de nos vies sans
crier gare, et remettent radicalement en cause le « socle routinier » (Garfinkel 2007) de nos
activités. »55

Or, comme l’auteur le souligne, « comprendre ce qui arrive à une société lorsqu’elle vit de tels
instants demande de prendre du recul par rapport à notre propre réaction, en tant que membre de
cette société »56. Et, face à la surprise, à la sidération*, à l’incompréhension ou encore à la peur, une
telle prise de recul demande du temps ; un temps que ne peuvent se permettre de prendre
journalistes et hommes et femmes du gouvernement face à la demande sociale. La réponse ne
pouvait être qu’émotionnelle. C’est alors un « nous attaqué » qui est mis en exergue, un nous auquel
les injonctions de solidarité sont nombreuses (ibid.). Ce sera par ailleurs la même chose en France
suite aux attentats de Charlie Hebdo pour lequel certains et certaines, si ils·elles étaient
consterné·e·s, refusaient tout le moins de dire « Je suis Charlie » prise de position qui était devenue
petit à petit une injonction sociale. Était alors obligatoirement qualifiée de terroriste* toute
personne revendiquant « ne pas être Charlie ». Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset le
disait, « nous ne savons pas ce qui nous arrive, mais c’est là précisément ce qui nous arrive : ne pas
savoir ce qui nous arrive ». Il a cependant fallu, ce 11 septembre 2001 à 8h46, définir la situation57. La
définition provient d’abord des journalistes du monde entier - rappelons qu’en France toutes les
chaînes ont interrompu leurs programmes et créé des éditions spéciales dans lesquelles il fallait
tenter de donner une explication à ce qui n’en avait pas encore - qui décrivent des scènes de
« guerre ». Le terme de « guerre » est d’abord utilisé par les médias, notamment français, avant d’être
repris par le gouvernement américain. Il ne faudra qu’un pas dès lors pour comparer cet attentat à
un fait émotionnellement similaire : Pearl Harbor. Un rapprochement dont le bien-fondé a suscité
de nombreux débats* mais qui a permis aux dirigeants d’alors de répondre à la guerre… par la
guerre. C’est cette analogie qui a ensuite permis l’argumentation pour attaquer les terroristes* « là
où ils se trouvent ». C’est ainsi qu’un contre-discours a été proposé et qui a permis un « cadrage du
11-Septembre comme acte de guerre plutôt que comme acte criminel qui s’est joué dès les
premières heures de l’événement » rendant ainsi « le recours au droit et à la justice comme

53
- Goffman, E, [1973] 2000, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit.
54 - Truc, G, 2015, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, PUF.
55 Op. Cit. page 17.
56 Op. Cit. page 4.
57 Op. Cit. page 19.

15
inapproprié »58. Il s’agissait alors de « venger le jour de l’infamie » ainsi qu’a été intitulé un article
de Robert Kagan, dont la traduction a été publiée dans Le Monde le 13 septembre 2001.

Face à de tels événements, et à l’amalgame qui peut être fait autour des discours radicaux et de
radicalisation, menant à la violence ou pas, et des discours de haine, la production de contre-
discours d’opposition conflictuels semble inefficace, dans une perspective de régulation, de
négociation et d’apaisement. Nous préférons plutôt mettre en avant des discours alternatifs qui ne
reposeraient pas sur la polémique* mais sur d’autres genres discursifs, critique scientifique,
témoignage*, humour*, performance, littérature… Nous pensons en effet que la clé pour sortir de
la radicalité violente est la réflexion*, une réflexion* qui ne peut se faire par un contre-discours. En
effet, face à un contre-discours l’on répondra contre, et ni d’un côté ni de l’autre ne viendra de
proposition autre que la confrontation. La régulation et la médiation* se jouent autour du doute et
de la réflexion* qui surviennent, selon nous, de discours que nous avons décidé de qualifier
d’alternatifs en ce qu’ils ne s’érigent pas contre. Le discours alternatif accepte le discours premier
et propose, sans entrer dans une opposition dichotomique, une voire plusieurs autres pistes de
lecture qui permettent de sortir de la radicalité.

Un abécédaire

Cet ouvrage présente une soixantaine de notions afférentes aux discours de radicalisation, de
radicalité et de haine ainsi qu’au contre-discours et discours alternatifs. Chaque notion est
construite de façon similaire : le terme analysé est défini à partir de son sens général, puis spécifique
et enfin selon une approche en analyse de discours. L’originalité de ce travail repose sur la
présentation d’analyses de données qui illustrent les propos théoriques. L’ensemble est classé selon
un ordre alphabétique dans la mesure où cet ouvrage a été pensé comme un véritable outil à
destination du plus grand nombre. Si l’on a souhaité mettre en exergue les caractéristiques de
discours considérés comme violents, nous avons voulu un format qui se lise de façon à ce que
chacun·e puisse se l’approprier en fonction de ses besoins. Ainsi, les notions sont courtes et surtout
elles sont étayées par des exemples, des données, qui permettent à la lectrice et au lecteur de
comprendre ce qui se joue au sein même du discours. C’est ainsi qu’un·e enseigant·e par exemple
peut faire le choix, à l’aide des fiches qui suivent, de travailler un aspect du discours de haine avec
ses élèves et être en mesure de les faire travailler d’un point de vue* du discours. Étudier la façon
dont se construit un discours, comprendre ses caractéristiques argumentatives, c’est ensuite être
capable de pouvoir le contrer avec discernement.

Cet ouvrage se veut donc être un outil de bien des façons. C’est d’abord un outil de compréhension.
Compréhension de ce qu’est la haine et de ce qu’est le discours de haine. Compréhension aussi de
l’importance de la production de sens liée aux mots. N’est pas radical et/ou haineux tout discours
et prendre le temps de l’analyser c’est permettre aussi de ne pas tomber dans les stéréotypes* et les
préjugés. Entretenir l’esprit critique permet de dépasser de possibles incompréhensions et
frustrations. Comprendre comment se forment ces discours et les analyser donnent des clés pour
y répondre, autrement que par la seule réaction émotionnelle ou l’opposition polémique*. C’est
dans ce sens un outil pédagogique. C’est enfin un outil de partage et de réflexion* autour d’un
thème qui occupe bien des débats*, ne serait-ce que sur le sol français et pour lequel il nous
paraissait important d’apporter notre regard de chercheur·e·s.

Dans cette perspective nous avons fait le choix de travailler avec des chercheur.e.s
internationaux·ales spécialisé·e·s en Sciences du Langage mais aussi en Sciences Politiques, en
sociologie et en Psychologie59. Beaucoup d’entre elles et eux font partie du groupe de recherche,

58 Op. Cit. page 24.


59 La liste complète des auteur·e·s est disponible à la fin de cet ouvrage.

16
Draine, Haine et performativité : discours et rupture sociale, créé par Claudine Moïse et coordonné par
Nolwenn Lorenzi Bailly et Samuel Vernet ; groupe qui s’est spécialisé autour du discours de haine
et du contre-discours afin de répondre à des réflexions* menées dans le cadre du projet européen
H202060. Les chercheur·e·s ont fait le choix de définir le discours radical et le discours de haine à
partir des notions de radicalisation et de radicalité. Comment se construisent-ils ? Quid de leur
circularité ? Quelles sont leurs caractéristiques argumentatives ? Que disent ces discours des actrices
et acteurs sociaux ? Que disent-ils de notre monde contemporain ?

60 Voir note 1.

17
Notions

18
Altérité
Laurène Renaut

Altérité, n.f, du latin alteritas, qui signifie « différence » (Gaffiot 1934 : 106), c’est-à-dire ce qui
distingue une chose ou une personne d’une autre (Bossuet 1697).

Autre et autrui

Nous entendons par altérité, l’antonyme du même, puisque ce terme renvoie par définition à ce qui
est autre, à ce qui est extérieur ou distinct de soi. Sa conceptualisation trouve ses origines dans
l’Antiquité grecque où l’autre revêt d’abord la figure de l’étranger, c’est-à-dire du non-citoyen. Ce
dernier sait lire et écrire mais il ne parle pas le grec et sa « barbarie » (Hérodote 1973) réside dans
sa différence culturelle. Si la pensée humaniste, durant la Renaissance, se distingue à l’inverse par
un fort engouement pour l’autre et par la conscience de la relativité des cultures (Montaigne 1580)
il faut attendre la seconde moitié du 20e siècle pour qu’une véritable réflexion sur le rapport à l’autre
trouve sa place dans la construction d’une anthropologie moderne initiée par Lévi Strauss (1961)
et Mauss (1981).

Entre fascination, peur, compréhension ou rejet, l’altérité apparait ainsi comme une notion
socialement construite (le rapport à l’autre évoluant constamment dans le temps et dans l’espace)
en plus d’être protéiforme. Pour Todorov (1989) l’autre recouvre à cet égard trois aspects ; s’il
s’apparente d’une part à une personne réelle, qu’on distingue notamment par ses caractéristiques
physiques, il peut être aussi une représentation, celle que notre culture, notre éducation ou notre
sociabilité tend à définir comme autre. Enfin, l’autre renvoie à cet autre en soi, un être à part ou un
autre être qui est une partie de soi ; l’altérité définissant et construisant notre identité. Cette multi-
dimensionnalité de l’autre apparaît d’ailleurs clairement dans la pensée d’Edgar Morin (2001 : 81) :

« Autrui, c’est à la fois le semblable et le dissemblable, semblable par ses traits humains ou culturels
communs, dissemblable par ses singularités individuelles ou ses différences ethniques. Autrui porte
effectivement en lui l’étrangéité et la similitude ».

À cet égard, il s’agit d’opérer une distinction essentielle : autrui n’est pas l’autre. En effet, si l’autre
est assimilable à ce qui (ou celui qui) n’est pas moi et plus largement à ce qui n’est pas le même,
autrui ne peut se réduire pas à une relation de négation ou de différence ; il suppose en effet la
reconnaissance de l’autre comme sujet humain et donc comme alter ego (un autre moi-même). De
cette reconnaissance découle une relation morale envers autrui qui se cristallise d’ailleurs pour
Levinas (1972 : 49) dans la proximité de son visage, lieu de l’éthique :

« Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans
que je puisse cesser d’être responsable de sa misère ».

Le visage d’autrui est dès lors assimilable à une forme de troisième personne qui me commande
une responsabilité vis-à-vis de l’autre : une responsabilité qui me constitue en tant que sujet humain
et qui viendrait non de mon for intérieur à l’instar de la morale kantienne mais d’autrui en son
visage. C'est sur cet entrelacement constant du même et de l'autre en autrui que réside le cœur du
questionnement philosophique sur l’altérité.

Discours de haine, idéologie et altérité

La problématique de l’altérité s’ancre au cœur des sciences du langage en tant que pôle
anthropologique nécessaire pour la polarisation entre le Moi et l’autre. Or c’est précisément sur

19
cette polarisation que repose le discours de haine, lui-même construit sur des idéologies stables
partagées par une communauté (Tsesis 2002).

Visant aussi bien la cohésion d’un groupe que la gestion du conflit avec l’autre, les idéologies
(dominantes comme d’opposition61) se caractérisent en effet par des discours qui exacerbent la
différenciation entre ce qui fait partie du groupe et ce qui en est exclu, notamment à travers
l’opposition fréquente des pronoms nous et vous, nous et eux. Pour Van Dijk (2006), le discours
idéologique repose d’ailleurs sur une modulation des stratégies discursives suivantes, constitutives
du « carré idéologique » :

Accentuer nos points positifs Atténuer nos points négatifs

Accentuer leurs points négatifs Atténuer leurs points positifs

Si, d’un point de vue discursif, Althusser (1970 [2011]) affirme que le discours est le vecteur de
l’idéologie, idée développée à sa suite par Pêcheux (1975) et la sociolinguistique critique, Van Dijk
(2006) réfute la réduction des idéologies au discours, dans la mesure où elles se manifestent
également à travers des attitudes et des actions. Concernant l’idéologie djihadiste par exemple, elle
cristallise l’opposition entre croyants et mécréants et se traduit aussi bien dans un discours de haine
contre l’autre (violence verbale) que dans des actes terroristes qui visent à l’éliminer (violence
physique).

La fabrique discursive de l’autre dans la propagande djihadiste : entre diabolisation et


exhortation à l’action violente

Présentation du corpus

Le corpus choisi pour analyser la mise en discours de l’altérité dans la propagande djihadiste,
examinée ici sous le prisme de ses pratiques musicales, est le nasheed62 « Avance, avance », véritable
hymne de guerre contre la France « croisée ». Diffusé sur internet dans le communiqué audio de
revendication des attentats du Bataclan63 puis dans une vidéo intitulée « Paris s’est effondrée »64, ce
texte est un concentré d’exaltations à exterminer l’ennemi occidental. L’autre est ici le terreau d’un
déferlement d’images d’une violence extrême visant non seulement à le déshumaniser mais aussi à
justifier et encourager la guerre à son encontre.

« Avance, avance »
Refrain : Avance, avance, avance, avance,
Sans jamais reculer, jamais capituler,
Avance, avance, avance, avance,
Guerrier invaincu, l’épée à la main tue-les !
Tue les soldats du diable sans hésitation
Fais-les saigner même dans leur habitation

61 L’idéologie dominante désigne l’idéologie de la classe qui domine dans une société. Toutefois, comme Van Dijk
(2006) le souligne, les groupes dominés peuvent également avoir des idéologies, lesquelles sont alors des idéologies de
résistance ou d’opposition.
62 Les nasheeds ou nashîds sont des chants religieux musulmans, polyphoniques et sans accompagnement.
63 La voix du discours parlé du communiqué a été identifiée comme celle du djihadiste français Fabien Clain et la

voix du nasheed comme celle de son frère cadet Jean-Michel Clain.


64 La vidéo a été mise en ligne le 20 novembre 2015.

20
N’aie peur de rien, fonce tout droit vers le bonheur
Le champ de la bataille est le champ des honneurs.
Dans cette guerre tu as tout à y gagner
Un beau jour ta sueur et ton sang vont témoigner
Bats-toi jusqu’à la rencontre du Tout puissant
En courant vers ta proie, tu es là, Lion rugissant !
Refrain
Tue les apostats que le diable a égarés
Avec les gens du Fou la guerre est déclarée
Plus de polémique ni de philosophie
Sois tu les tues, soit ils te tuent, que du profit.
Quiconque s’oppose à la charia est perdu
Même lorsqu’il prétend pratiquer la vertu
Alors coupe les têtes de l’ignorance
Coupe les têtes des soldats de l’errance !
Refrain
Tue les traîtres, attaque-les par surprise
Égorge-les, fais-leur payer leur traîtrise
Identifie l’hypocrite au cœur mort qui bat
Qui ne bat que pour les intérêts d’ici-bas.
Il pense qu’Allah ne va pas le dévoiler
Quel vrai imbécile, inconscient au cœur voilé
Achève-le d’une balle dans la tête
Tel est le sort du criminel qui s’entête !
Refrain
Avance !

A l’opposé des symboles issus de la poésie arabe classique (le lion par exemple) mobilisés pour
désigner les soldats de Daesh, le spectre des nominations désignant l’ennemi abonde pour inciter
à l’action violente autant qu’à la justifier. Pour ce faire, l’autre y est diabolisé : tour à tour « soldats
du diables » ou « criminel », cet autre occidental est à anéantir car source de destruction selon les
lois d’une vision victimaire et d’une logique duelle (c’est l’autre ou c’est moi) : « Sois tu les tues, soit
ils te tuent ».

Le registre est guerrier et l’autre se décline sous la forme d’une masse anonyme comme le souligne
la formule anaphorique : « Tue-les ». Cette forme de déshumanisation facilite ainsi l’établissement
d’une distance psychologique nécessaire pour déclencher la violence contre un groupe et persuader
les soldats de ne pas tuer des hommes (Semelin 2005). Ici, l’autre n’a pas de visage au sens lévinassien
du terme : la focalisation sur lui en tant qu’ennemi à abattre s’accompagne en effet d’une négation
d’autrui ; l’objectif étant d’un même mouvement d’affirmer et nier son altérité, l’affirmer pour
mieux la nier.

Altérité et identité : la haine de l’autre comme vecteur de l’amour pour la communauté


djihadiste

Identité et différence s’entrelacent dans une relation dialectique : construire son identité c’est
d’abord affirmer sa différence. Ainsi, pour définir l’identité, « il faut aussi définir l’autre ou le
différent, qui représente une ambiguïté ou une instabilité au milieu de chaque formation stable et
unifiée de l’identité » (Grossberg 1996 : 87). L’identité, que nous entendons comme un système de
relations et de représentations, trouve donc dans l’altérité un facteur dynamique de sa
transformation.

21
Dans le cas de la radicalisation djihadiste, les images du collectif présentent un rôle essentiel dans
la propagande, où l’identification d’une communauté (ici musulmane) sert à opposer les serviteurs
d’Allah à un autre, dont il faut absolument se distinguer pour revendiquer et prouver son
appartenance au groupe (Bouzar et Benyettou 2016 : 7) :

« Le qamis était ma nouvelle peau. […] En fait, le qamis permettait de « faire la différence », autant
pour les pratiquants que pour les non-pratiquants. C’était ma distinction. […] Il y a un mot qui
revenait sans cesse, qui était Tachabouh. Il signifie « ressemblance » et était employé à tout bout de
champ. Cette focalisation venait d’un hadith qui énonce : « Quiconque imite les mécréants en fait
partie ». […] Le port du qamis, c’était la garantie de se distinguer, d’échapper à la menace de
ressembler aux égarés et aux mécréants ».

La haine supposée de l’autre (argument qui trouve sa place dans la construction d’une identité
victimaire) nourrit en outre la haine envers l’autre, laquelle apparait comme un catalyseur
d’appartenance à la communauté (ibid. : 11) :

« Je portais le qamis pour me séparer et me protéger des autres. Et les autres me rejetaient et me
regardaient mal, ce qui m’arrangeait… Cela me confortait dans l’idée qu’il fallait quitter ce pays. J’ai
fini par avoir besoin du rejet des autres pour les rejeter à mon tour. Les rejets s’alimentent
mutuellement ».

Ainsi, « Daesh vise à ce que l’individu agisse selon deux sentiments, la haine et l’amour, où l’un est
la conséquence et la cause de l’autre » (Fifi 2015 : 20). La haine de l’autre a alors pour effet direct
de consolider le lien à la communauté d’appartenance et, par conséquent, à intensifier l’amour que
l’individu lui porte.

Altérité, doute et contre-discours au discours de haine djihadiste : sur la voie du


désengagement (ou déradicalisation)

La question du doute est un objectif au cœur de toutes les stratégies argumentatives anti-
conspirationnistes destinées à contrer la radicalisation (Nicolas 2014). En effet, ce chemin vers la
radicalité s’accompagne d’un processus progressif qui amène l’individu à dissiper ses incertitudes
par rapport à la doctrine. Dans ce contexte, l’objectif d’un contre-discours réside ainsi dans la
réintroduction de toute forme de questionnement, en tant précisément de point de contact avec
l’autre. En effet si la focalisation sur cet autre est un élément caractéristique du discours de haine,
c’est pour mieux lui retirer sa légitimité à exister, donc pour détruire toute altérité et par voie de
conséquence réprimer le doute. Ce lien est d’ailleurs relevé par Bouzar et Benyettou (2017 : 89-
90) dont l’ouvrage Mon Djihad, Itinéraire d’un repenti relate l’engagement djihadiste de Farid
Benyettou, « l’émir des Buttes-Chaumont » et ex-mentor des frères Kouachi, ainsi que le long
chemin de sa déradicalisation aux côtés de l’anthropologue française Dounia Bouzar65 : « Douter,
c’était trahir. […] Reconnaitre que nous avions des doutes serait revenu à reconnaitre que nous
nous étions laissé influencer par les autres […] alors que le contrat de base consistait justement à
se couper des autres ».

À cet égard, les témoignages de dits repentis, par le récit d’un vécu, visent précisément à instiller le
doute dans l’esprit d’une personne en voie de radicalisation. L’objectif qui anime Mourad
Benchelali66 va d’ailleurs dans ce sens : « l’éloge du doute, ça n’existe pas chez eux. […] c’est ça qu’il

65 Dounia Bouzar, dont les travaux portent sur l’embrigadement djihadiste, fonde en avril 2014 une association, le
« Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'Islam » (CPDSI), dont elle est directrice générale.
66 Mourad Benchellali est un ancien détenu français du camp de Guantánamo de mi-janvier 2002 au 26 juillet 2004.

Capturé par l'armée américaine au Pakistan, il a été soupçonné d'être membre d’Al-Qaïda avant d’être relaxé par la
justice française en 2009. En 2006, il témoigne dans son livre Voyage vers l'enfer de sa détention au camp de Guantánamo
et participe surtout à des opérations de prévention de la radicalisation des jeunes musulmans français.

22
faut essayer de bousculer67 ». Idem pour David Vallat68 : « Je suis une arme de persuasion massive,
[…] insinuer un doute dans l’esprit d’un radicalisé, c’est une grosse victoire69 ».
Pour ce faire, les récits de repentis ont recours à un traitement spécifique de l’altérité afin
d’expliquer de l’intérieur les mécanismes de l’embrigadement en insistant sur deux symptômes clés
de la radicalisation : un sentiment d’étrangeté avec l’irruption d’un autre en soi-même (je est un
autre) : Laura Pasoni70 (2016) se sent ainsi devenir observatrice de sa propre personne, « comme un
automate, j’avance tout de même vers la sortie » (Ibid. : 12), quand Mourad Benchellali (2006) parle
de lui comme un autre, « je pars, mais j’ai l’impression que ce n’est pas vraiment moi qui pars »
(Ibid. : 25) ; un glissement vers la dépersonnalisation avec l’annihilation progressive des clivages
intérieurs et donc des points de contacts avec l’autre : « mon cerveau fonctionne en mode
automatique » (Laura Pasoni 2016 : 66).

Synthèse
La notion d’altérité s’inscrit au cœur du discours de haine qui repose sur une forte polarisation entre le Moi et l’autre ;
l’altérité est donc mise à son service via des manifestations linguistiques de destruction de l’autre qui vont jusqu’à la
négation d’autrui. Par ailleurs, cette notion revêt une certaine complexité qui se joue dans un processus de construction
identitaire, laquelle est indissociable d’une vision de l’autre duquel on se distingue voire que l’on rejette dans une
démarche de revendication d’appartenance à un groupe. Dans le cas de la radicalisation, la haine de l’autre constitue
ainsi un vecteur d’amour et d’adhésion à la communauté djihadiste. Enfin, l’altérité apparait aussi comme un outil
privilégié de contre-discours sur la voie du désengagement puisqu’elle permet la réintroduction du doute en tant que
point de contact avec l’autre et donc la possibilité même d’une contradiction qui conduit à sortir du discours radical.

Bibliographie
Althusser, L, 2011, « Idéologie et appareils idéologiques d'État », Positions, Paris, Presses
Universitaires de France, 263-306.
Benchellali, M, 2006, Voyage vers l’enfer, Paris, Éditions Robert Laffont.
Bossuet, J.B, 1697, Instructions sur les états d'oraison, Paris, Édition. Firmin-Didot.
Bouzar, D. et Benyettou, F, 2017, Mon djihad : itinéraire d’un repenti. Paris, Éditions
Autrement.
De Montaigne, M, 1580, Essais I, éditions de 1965 pour l'établissement du texte, la
présentation et l'annotation, 1962, pour la préface d'André Gide, Paris, Folio.
Fifi, G, 2015, La propaganda dello Stato islamico: come la nuova generazione di combattenti sta
cambiando la narrativa del terrorismo. Mémoire de Master 2 réalisé au Département de Sciences
Politiques à la Libre université internationale des études sociales (Libera Università Internazionale
degli Studi Sociali) à Rome sous la direction de Michele Sorice,
https://tesi.luiss.it/15175/1/070182.pdf
Gaffiot, F, 1934, Dictionnaire latin français, Paris, Editions Hachette.
Grossberg, L, 1996, « Identity and cultural studies Ŕ is that all there is? », in S. Hall et P.
Du Gay (éds.), Questions of cultural identity, London, Ed. Sage, 87-107.
Hérodote, 1973, Histoires, Livre IX, Calliope 63, texte établi et traduit par E. Legrand, Paris,
Les Belles Lettres.
Lévinas, E, 1995, Altérité et transcendance, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana.
Lévi-Strauss, C, 1961, Race et histoire, Paris, Gonthier.
Mauss, M, 1981, Œuvres, Paris, Éditions de Minuit.
Morin, E, 2001, La méthode 5 : L’humanité de l’humanité, Paris, Editions du Seuil.

67 Citation extraite du documentaire « Jihad : faut-il croire les repentis ? » dans l’émission Complément d’enquêtes sur France 2 :
https://www.youtube.com/watch?v=BZjeNgYJDK4
68 Condamné à dix ans de prison en 1997, David Vallat est un ex-djihadiste français du réseau terroriste de Chasse-sur-Rhône. Aujourd’hui « repenti »,

il témoigne dans son ouvrage autobiographique, Terreur de jeunesse, des mécanismes qui poussent un jeune à s’engager dans le djihad.
69 Citation extraite du documentaire « Jihad : faut-il croire les repentis ? » dans l’émission Complément d’enquêtes sur France 2 :

https://www.youtube.com/watch?v=BZjeNgYJDK4
70 Jeune belge convertie à l’islam, Laura Passoni est l’une des premières « revenantes », ces femmes parties rejoindre en Syrie les djihadistes et qui

ont retrouvé leur pays d’origine.

23
Nicolas, L, 2014, « L’évidence du complot : un défi à l’argumentation. Douter de tout
pour ne plus douter du tout », Argumentation et analyse du discours, [en ligne], 13,
https://journals.openedition.org/aad/1833.
Pasoni, L. et Lorsignol, C, 2016, Au cœur de Daesh avec mon fils, Bruxelles, Éditions La boite
à Pandore.
Pêcheux, M, 1975, Language, semantics and ideology, Paris, Springer.
Semelin, J, 2005, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris,
Éditions du Seuil.
Todorov, T, 1989, Nous et les autres, Paris, Editions du Seuil.
Vallat, D, 2016, Terreur de jeunesse, le témoignage d’un ex-djihadiste. Paris, Éditions Calmann-
Lévy.
Van Dijk, T.A, 2006, « Politique, Idéologie et Discours », Semen [en ligne], 21, 1-22,
https://journals.openedition.org/semen/1970

24
Complot
Fabienne Baider

Complot, n.m. Selon le Trésor de la langue française informatisée (TLFi) le mot désigne un « projet
quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes » (depuis la fin du 12e siècle)
mais aussi une « conjuration » (depuis le 13e siècle). Cette dernière signification est la plus courante
actuellement, le mot complot faisant référence surtout à un « dessein secret, concerté entre plusieurs
personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution, éventuellement
d'attenter à sa vie ou à sa sûreté 71 ». Selon les googleNgram 72, le terme complot est employé surtout
dans les années 1950 et connait depuis les années 1990 une très forte hausse d’emploi. Il
concurrence nettement le terme conspiration qui au contraire connait une très forte chute dès les
années 1990 ; de fait, les deux courbes de fréquence attestent un remplacement en quelque sorte
de conspiration par complot dans les années 2000.

En effet le terme conspiration, dénote à l’origine « un accord » et se limite actuellement à la définition


suivante « un accord secret entre plusieurs personnes en vue de renverser le pouvoir établi ou ses
représentants ». Déjà le TLFi, rédigé dans les années 1980, remarquait que « le mot restait très
vivant dans cet emploi », mais qu’il comportait une connotation historique et ne s'employait
pratiquement plus pour commenter la réalité politique contemporaine. Complot et ses dérivés
complotiste et complotisme, qui sont d’ailleurs de nouvelles entrées dans le dictionnaire Larousse de
2017 73, sont souvent utilisés de manière péjorative, insinuant que les adeptes ne sont pas des
interlocuteur·trice·s raisonnables. De fait, sur les forums de discussion le terme complotiste est
devenu une injure facile, employée (souvent réciproquement) pour faire taire toute critique, toute
dissidence ou tout contre-discours, ce qui bien sûr ne facilite pas la séparation du bon grain de
l'ivraie. Du mot complot a été créée l’expression théorie du complot qui se réfère actuellement à
l’arrangement secret entre un groupuscule d’acteur·trice·s décrit plus haut, mais cet arrangement
est défini de manière spécifique puisque ces personnes travaillent pour leur avantage et aux dépens
du bien commun (Eco 1990). Ce groupe joue alors le rôle de bouc émissaire dans les explications
complotistes de tout évènement majeur allant à l’encontre des idées des interlocuteur·trice·s (ici le
groupe radicalisé). Il est décrit comme étant à l’origine d’événements qui auraient été organisés
sciemment dans le but d’usurper le pouvoir politique ou économique, de cacher des secrets d’État,
etc. comme l’illustrent les exemples que nous donnons ci-après. Ces croyances ont fait l’objet
d’études nombreuses et transdisciplinaires (Taguieff 2005, Billig 1989 entre autres) et ont existé de
tout temps.

Le complotisme, un fait social et politique très répandu

Comme nous le rappellent Alain Goldschlager et Jacques Lemaire (2005 : 7), des manœuvres
politiques ont été en effet ourdies depuis l’Antiquité, ainsi l’assassinat de Jules César par exemple,
ces manœuvres ayant pour but de renverser les régimes en place. Selon les travaux de Marcel
Gauchet (2006 : 61), cet imaginaire du complot est un artéfact inéluctable de la démocratie et
constitue même « l’un des modes ordinaires sur lesquels l’ensemble des acteurs sociaux se
représentent le pouvoir et son action ». La croyance d’un pouvoir caché au centre de la théorie du
complot, pouvoir caché qui serait le vrai pouvoir, présuppose que « des maîtres tirent les ficelles à
l’insu des peuples » et devrait être considérée comme « une véritable catégorie de l’explication
politique » et non pas une aberration (Jamin 2009 : 23).

71 Les italiques sont de l’auteure.


72 Il s’agit de fréquences d’occurrences dans des ouvrages.
73 https://orthogrenoble.net/mots-nouveaux-dictionnaires/entrees-petit-larousse-2017/.

En revanche conspirationnisme et conspirationniste sont très peu employés.

25
De par cette prééminence du phénomène du complot, les recherches ont cherché à comprendre
qui est le plus susceptible de croire en quelles théories spécifiques, quelles informations peuvent
enrayer de telles croyances et les raisons pour lesquelles ces croyances conspiratrices sont si
difficiles à mettre en doute. Certains ont avancé que d’une part certaines personnes étaient
prédisposées à comprendre le monde en termes de conspiration et que d’autre part les affiliations
politiques encouragent (ou pas) de telles croyances.
Ce genre d’interprétation du fait historique et politique est pour Jérôme Jamin (2009) une
hypothèse qui « anime le populisme » mais qui est aussi présent dans d’autres courants politiques à
l’instar de groupes d’extrême gauche, d’extrême droite – qui croit que l’Europe est en train de
préparer secrètement l’invasion massive d’immigré.e.s (Nouvel Ordre Mondial) - mais aussi des
communautés religieuses. Il faut ajouter à cette liste les groupes djihadistes : « Ces discours
construits tendent à accentuer un sentiment d’injustice et de trahison, qui nourrit la radicalisation
djihadiste » 74.

L’argumentation complotiste ou la rhétorique de la facilité

Loïc Nicolas (2014 : 2) résume l’augmentation complotiste en une « rhétorique de la facilité » qui
de par « sa capacité » unificatrice et « sa plasticité » permet de tout expliquer. En effet les
complotistes réinterprètent des faits à partir de la théorie adoptée, théorie qui se résume en un récit
« pseudo-scientifique ». Dès qu’un évènement majeur est révélé, une explication parallèle, qui suit
une grille de lecture prédéterminée, donne un autre sens que celui qui est donné officiellement, par
les médias notamment. Cette grille de lecture pourrait se résumer à une démarche qui consiste à
être « constamment en quête de signe », qui en l’occurrence « finissent toujours par arriver »
(Bronner 2009 : 260 cité par Nicolas 2014). Cette (ré)interprétation des faits d’actualité se fait sur
ce qui est appelé des « indices » 75 qui sont érigés au statut de preuve pour soutenir une
interprétation particulière d’un fait ; la vérité n’étant jamais celle proposée car elle est, forcément, «
toujours ailleurs » (Danblon et Nicolas 2012 : 39). De plus, le « biais de confirmation » (Bronner
2011, Huyghe 2016) ou le désir de croire (Kapferer 2009) soutient toute croyance qui va dans le
sens de la théorie adoptée : les personnes remettant en cause ces interprétations sont alors
soupçonnées de soutenir ou même de faire partie de ce groupe. Les spécificités de l’argumentation
complotiste en ligne, sa rapidité, sa portée, son anonymat, les possibilités de permettre des échanges
de photos, d’hyperliens, augmentent de manière exponentielle la circulation de ces complots et en
complexifient l’analyse.

Cependant, il est à noter que des révélations telles que celles faites par Wikileaks par exemple, et
tout manque de transparence, alimenteront le complotisme (cf. le groupe Bildeberg ci-dessous) et
partant, faciliteraient aussi la radicalisation de certains groupes.
Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas (2012 : 38-41) citent les quatre règles identifiées par Pierre-
André Taguieff comme étant les idées directrices des raisonnements complotistes :

1) Rien n’arrive par accident ;


2) Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées ;
3) Rien n’est tel qu’il parait être ;
4) Tout est lié ou connecté mais des forces occultes tirent les ficelles.

Et la cinquième est joutée par Loïc Nicolas (2014 : 11) :

76 http://www.stop-djihadisme.gouv.fr/radicalisation/mecanismes-radicalisation/complotisme-radicalisation-
djihadiste-quels-liens (site du gouvernement pour la lutte contre la radicalisation).
75 http://bx1.be/emission/rumeur-et-post-verite/ . Dans cette émission Rumeur et post-vérité des spécialistes du

complotisme expliquent et illustrent par des exemples les manipulations photographiques : L. Calabrese, E. Danblon,
V. Ferry et J.-P. Schreiber

26
5) Qu’on me prouve le contraire !

Pour chaque idée directrice nous pouvons donner des exemples dans des commentaires
d’internautes, certains venant de partisans de partis extrémistes tels que l’Aube dorée grecque, parti
identifié comme néo-nazi ou de partis s’auto-identifiant comme patriotiques comme le
rassemblement national mais aussi récoltés sur des forums des grands quotidiens politiques
français. L’idée générale est qu’un Nouvel Ordre Mondial (New World Order, NWO) travaille à
instaurer le chaos, comme commettre de faux attentats afin de justifier des politiques plus
restrictives quant aux libertés individuelles, ce qui va dans le sens de la croyance en l’existence d’une
volonté de contrôle des individus.

Le discours radicalisé et la théorie du complot : une incitation à la haine de l’autre

Plusieurs spécialistes des complotistes (Jamin 2009) ont proposé un rapport fondamental des partis
d’extrême-droite ou des communautés radicalisées avec l’idée d’un « imaginaire du complot » que
Jérôme Jamin définit comme « un monde de significations structuré et cohérent (normes,
significations, images, symboles, valeurs et croyances) », toute nouvelle information s’intégrant
dans cet imaginaire (Campion-Vincent 2005).
Si le discours extrémiste s’articule autour de trois pôles connus des spécialistes du discours de haine
(la logique du bouc émissaire citée plus haut, la diabolisation, les préjugés et les stéréotypes), la
théorie du complot permet de structurer logiquement et discursivement ces éléments cognitifs et
affectifs.

La théorie du Nouvel Ordre Mondial

De fait, l’idée d’un complot universel qui date du 19e siècle est au cœur des complots que nous
avons trouvés dans nos données. Selon ce complot, « une oligarchie rapace et mystérieuse » vise
« à assujettir les pouvoirs politiques », à « imposer un ordre nouveau au monde » et à asservir « les
réalités spirituelles » (Goldschlager et Lemaire 2005 : 7). C’est un bouleversement total de la société
et un asservissement des populations qui en sont les objectifs (Jamin 2009 : 23). Comme nous
pouvons l’observer dans le commentaire suivant posté sous la vidéo YouTube relative au FN fêtant
le 1er mai 2015, pour un frontiste tout pouvoir politique local est « téléguidé » par des financiers
appartenant au groupe Bilderberg, un groupe formé de personnalités politiques et économiques
très influentes et dont les réunions ultra secrètes alimentent toutes les suppositions 76 :

(2) Mr Macron reçoit des instructions de « personnes » téléguidées par les holding internationaux
dont Mr de Rothschild est un des acteurs les plus puissants sur la planète , un des membres les plus
influents, si pas le plus influent du Bilderberg (…) je partage totalement le discours sur le système
financier mondial qui est entre les mains des énormes lobbies « parrainés » par le congrès américain
et le lobby juif international (sans offense et sans racisme), je ne parle pas du peuple américain qui
souffre fortement de ces « corruptions », la classe ouvrière est en survie et la classe moyenne
disparait petit à petit , seulement 1% aux usa vivent correctement (notre soulignement).

Nous retrouvons également des tenants prototypes du discours complotiste : l’acteur (le lobby juif),
ses actions (contrôle de tous les gouvernements nationaux), la sujétion du peuple (essentiellement
économique) et des approximations complétement erronées (1% aux USA vivent bien).

La théorie du grand remplacement

76 https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/bilderberg-la-conference-la-plus-secrete-du-monde-133227

27
Ainsi une des théories centrale et commune des corpus précités est celle du grand remplacement.
La théorie du grand remplacement remplit les quatre règles données par Pierre-André Taguieff :
grâce à cette explication, les conflits au Moyen Orient notamment qui ont provoqué la vague
d’immigration en 2015 et l’accord de Marrakech en 2018 concernant la migration 77 ont été
sciemment organisés et planifiés. Derrière ces événements se cacheraient des forces occultes du
NWO qui ont fait alliance pour gouverner le monde (politiques corrompus, banquiers âpres au
gain et industrialistes sans foi ni loi), les Nations–Unies étant une des preuves de ces intentions de
gouvernance mondiale qui a pour base le mélange des peuples et la dissolution des identités
nationalistes. Il s’agit pour les complotistes de reconstruire les liens qui doivent exister entre tout
évènement relatif à l’immigration, à la citoyenneté, à la natalité et ce nouvel ordre mondial. Rien ne
peut être spontané, tout a été mis en place.
Ainsi les migrants sont-ils représentés dans ce cadre de phénomène plus global de complot
universel et non pas comme une conséquence naturelle de catastrophes. La citation ci-dessous
émane des données des partisans d’ELAM, parti d’extrême droite chypriote, et commente une
vidéo YouTube sur l’immigration. Les positionnements anti-immigration et nativiste sont
fortement affirmés comme de coutume dans les partis droitistes extrémistes d’où l’engouement
pour le complot du grand remplacement. Nous notons tout d’abord le lexique (immigrants illégaux)
qui est un marqueur du discours anti-immigration : les réfugiés sont catégorisés comme des migrants
alors qu’ils ont un statut particulier et tous les migrants sont eux-mêmes catégorisés comme illégaux
; de plus, il est interprété comme émanant d’une didacture, la globalisation étant un des moyens pour
cette dictature d’affirmer son pouvoir :

(3) i pagkosmia diktatoria pou lalis vasizete stin pagkosmiopiisi.


LATHROMETANASTEFSI = PAGKOSMIOPIISI, MIXI FYLWN.
La dictature mondiale dont vous parlez est basée sur la globalisation… MIGRANTS
ILLÉGAUX = GLOBALISATION, MELANGE DE RACE! (Notre soulignement)78

Accueillir des étrangers serait donc accepter une gouvernance supra nationale occulte qui a pour
objectif de brouiller les valeurs, les croyances et les identités pour mieux les manipuler. La citation
illustre aussi des topoi classiques de ces discours complotistes incitant à la haine. Pour prendre
contrôle sur le peuple grec, il faut entacher la « pureté » de la race grecque par le mélange avec
d’autres « races ». La présence de ces corps étrangers affirme ainsi la théorie de l’extinction de la
race blanche organisée par l’intermédiaire de ce « mélange » de race. Ainsi l’opposition entre
« saleté » (physique, morale) vs « pureté » (physique, morale) construit-elle le carré idéologique nous
vs eux (Van Dijk 1993). Les hyperliens sont employés pour diffuser des nouvelles anciennes de
plusieurs années comme le cas d’un viol en Suède datant de 2013 diffusé largement sur les réseaux
grecs comme une nouvelle de 2015, afin de démontrer les dangers posés par les étrangers 79. Par
réflexe d’auto-défense, les lecteur·trice·s de ce genre de commentaires peuvent alors réinterpréter
la présence de tout étranger comme un danger pour leur survie ou pour le bien-être de leurs
proches, ou tout au moins pour la survie des valeurs, des idéologies et des croyances qui font
l’identité de la nation.

Synthèse
Si la conspiration s’attaquait avant tout au monde politique comme l’indique la définition citée plus haut, le complot
prend pour cible tout événement ou personnalité qui vaut la peine d’être lu dans la grille de lecture préfabriquée pour

77https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/12/10/que-contient-ou-non-le-pacte-sur-l-immigration-de-

marrakech_5395440_4355770.html
78 Le message est en lettres latines comme de nombreux messages grecs postés en lignes; la langue est le dialecte

chypriote.
79 https://www.pronews.gr/amyna-asfaleia/diethnis-asfaleia/368756_sok-sti-soyidia-neari-gynaika-viastike-mehri-

thanatoy-apo Le titre de l’article précise ‘un migrant musulman illégal’ et la photo est celle de mains sombres sur le cou
d’une jeune fille blanche qui hurle.

28
le prêt à penser. Un but des complotistes serait de « fabriquer le doute » (Nicolas 2014 : 11), ainsi les questions
rhétoriques (est-ce une coïncidence?), et de répondre à ce doute immédiatement par une explication préfabriquée. Cette
explication se trouve dans les topoi tels que théorie du grand remplacement, franc-maçonnerie, groupe Bildeberg, qui
permettent d’affirmer que rien n’arrive par hasard, au contraire tout est machiné par des forces cachées qui veulent
s’accaparer tous les pouvoirs afin de dominer le monde. Prouver le contraire est ardu, car tout contre-argument est
alors ré-analysé comme de la propagande. Les complots ont cependant un brillant avenir dans cette ère de post-vérité
où la langue de bois remplace la réflexion et les émotions font lieu d’arguments. Myriam Revault d'Allonnes
80
(2018) dénonce l’impact de la banalisation du mensonge, en particulier en politique, sur notre perception de ce
qu’est la réalité, et surtout la possibilité de substituer à la réalité des faits une fausse description, usant de la notion
de « fait alternatif » : elle en conclut que « les gens en arrivent à croire des choses dont ils savent qu’elles sont fausses
».
Cependant, ce qui est rarement dénoncé dans cette ère de post-vérité c’est que la notion de complot joue un rôle
fondamental dans l’argumentation de la radicalisation et donc de l’incitation à la haine de l’autre.

Bibliographie
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within a local socio-historical context », Journal of Aggression Language and Conflict, n° 5, 178-204.
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80 https://www.youtube.com/watch?v=Gs4YZGqAH2o

29
Doxa
Samuel Vernet

Doxa, n.f. Le terme tire son origine du grec dokeo qui signifie « sembler », « paraître », « avoir
l’apparence ». La notion de doxa a, aujourd’hui, une définition convenue de sens commun ; c’est
« un ensemble de croyances qui s’impose avec la force de l’évidence sans avoir besoin d’être
soutenue par des arguments » (Trépos 2016).
Jean-Yves Trépos souligne qu’une telle définition doit être maniée avec précaution et, de fait, elle
a beaucoup évolué depuis son apparition dans la pensée philosophique athénienne. Aujourd’hui, la
notion de doxa est souvent employée sans être toujours définie, elle peut pourtant s’avérer utile en
cela que ce qui est perçu comme radical ou extrême est ce qui sort d’une certaine doxa.

La doxa et l’analyse critique de discours

Anne Cauquelin (1999) a produit une généalogie précise de la notion de doxa depuis la rhétorique
athénienne : doxa, tekhnè et eikos forment la version altérée de la triade du Bien, du Beau et du Vrai
de Platon. Au « bien », principe éthique par excellence, correspond la doxa, qui forme des « règles
ou recettes pour un comportement efficace qui puisse convenir à la plupart » (idem : 28). Ainsi
comprise, la doxa est opinion mais elle est aussi norme sociale ; c’est en cela qu’elle est assimilée à
la notion de « sens commun » (idem : 34), notion féconde, rappelle Marie-Anne Paveau, dans la
philosophie d’abord, les sciences sociales puis la linguistique (2003 : 177). En linguistique, Marie-
Anne Paveau souligne que c’est du côté de la pragmatique que la notion a été traitée de façon la
plus rigoureuse. Georges-Élia Sarfati explique que le sens commun est « l’ensemble des
représentations symboliques distinctives d’une formation sociale » (2002 : 103, cité par Paveau
2003 : 179) ; il serait donc lié à des institutions (structures et textes officiels) et serait composé de
doxas (topoï et opinions communes).

Loïc Nicolas (2007 : 88) écrit que la doxa est « ce qui est tenu pour acceptable ou mieux recevable
pour tous ou la majorité des gens qui compose l’auditoire, c’est-à-dire les récepteurs du discours ».
En ce sens, elle « trace la frontière, mouvante certes, mais indépassable de ce qui peut être entendu
et compris ; elle marque l’interdit du discours, sa limite ». La doxa se voit ainsi conférée une utilité
essentielle dans la communication sociale et dans l’acte de délibération ; c’est aussi l’avis de Anne
Cauquelin (1999 : 45-54), critique envers l’usage de la notion dans les sciences humaines. La doxa
a migré, depuis ces précédentes acceptions liées au sens commun, vers l’expression d’un discours
dominant ou d’une posture dominante. C’est ce sens qui est devenu objet de la critique de la
sociologie bourdieusienne, et qui fit écrire à Roland Barthes que la doxa, « c’est l’Opinion Publique,
l’Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé »
(1975 : 51 cité par Amossy 2012 : 114).

Les deux acceptions (celle issue de la rhétorique athénienne et celle issue de la philosophie critique
française) s’opposent assez radicalement sur la connotation du terme doxa et les objectifs de son
usage. Plutôt neutre dans la première acception, elle se fait négative dans la seconde, car observée
dans sa fonction d’instrument de pouvoir qui définit les limites de l’acceptable.

On comprend qu’à partir de là, l’analyse critique de discours se soit intéressée à deux grandes
questions : comment les « limites » de la doxa sont-elles fixées, par quels mécanismes socio-
politiques ? Et par qui ? Car, particulièrement dans l’étude des opinions et des idéologies en
circulation, il est utile de comprendre ce qui fait leur acceptabilité. Pour Pierre Bourdieu (2001 :
187-198), la doxa assure la naturalisation des intérêts de classe, ce qui explique que, dans sa
compréhension de l’action politique, elle doive être renversée et subvertie. Pour lui, il s’agit d’un
ensemble de croyances spécifiques à un champ, partagées, à des degrés divers, par les agents de ce

30
champ, et entretenue par certains de ces agents (des « doxosophes », dirait Pierre Bourdieu), qui
« formatent une opinion qu’ils disent simplement exprimer » (Trépos 2016). Si le discours est l’arme
des « doxosophes », reste que la doxa est en grande partie un impensé, un implicite, de l’ordre du
non-dit et, par-là, inextricablement lié à un habitus et à des pratiques sociales. Pierre Bourdieu
écrit par ailleurs que la doxa est « une expérience première du social qui (…) repose sur un rapport
de croyance immédiate qui nous porte à accepter le monde comme allant de soi » (1992 : 52, cité
par Chauviré et Fontaine 1999 : 35). Il précise (Bourdieu 1984 : 83) :
« La doxa [est] l’ensemble de ce qui est admis comme allant de soi, et en particulier les systèmes de
classement déterminant ce qui est jugé intéressant et sans intérêt, ce dont personne ne pense que ça
mérite d’être raconté parce qu’il n’y a pas de demande. »

Dès lors, la doxa est un conformisme en croyances, en discours et en pratiques, à des intérêts de
classe, parce que croyances, discours et pratiques sont formatés selon des codes qui les rendent
acceptables, vraisemblables et diffusables dans le champ. Mais il faut aller plus loin ; la doxa n’est
pas seulement une représentation sociale dominante. Nous pensons que l’intérêt de la notion réside
dans le fait qu’elle décrit un ensemble de représentations/idées non-reconnues comme des
représentations ou idées du fait-même de leur hégémonie : revêtant la couleur de la réalité elle-
même, elles deviennent le seul possible, le seul pensable. Il n’est alors plus question d’être « d’accord »
ou « pas d’accord » avec de telles idées, car elles sont à ce point structurantes dans l’espace
idéologique, que s’y opposer nous fait immédiatement sortir du champ du pensable.

Le radicalisme contre l’orthodoxie

Si l’on suit les auteurs précédemment cités, la doxa se définit en rapport avec le plus grand nombre,
qu’il s’agisse d’un sens commun, des opinions communes, de croyances partagées dans un champ
bien précis, etc. Ainsi, dans notre perspective, doxa et radicalité semblent être antinomiques
puisque la doxa repose sur ce qui fonde l’acceptabilité et le consensus du plus grand nombre. Par
exemple, dans le champ politique, parler de radicalisme renvoie à des positions absolues (non-
négociables) et/ou non consensuelles (minoritaires). Or, nous l’avons dit, dans une perspective
sociolinguistique critique, ce qui va nous intéresser est moins de comprendre quelles sont les
conditions d’acceptabilité que comment elles sont fixées et par qui. Dans cette approche, la doxa
est liée à la question du pouvoir, parce qu’elle est en soi un pouvoir de prescription. D’un point de
vue discursif, elle se réfère à une série de procédés de mise à distance ou de rejet d’opinions jugées
non-acceptables, et qui ont pour effet de définir les contours d’une radicalité. Pour illustrer ce
processus, nous allons partir d’une séquence de débat sur un plateau de télévision. L’analyse qui en
est proposée se limitera à exposer les processus de mise à distance évoqués plus haut.

Présentation du corpus

En 2018-2019, le mouvement des Gilets Jaunes a donné la mesure du débat public et politique
pendant plusieurs mois. Les manifestations, tendues, ont été émaillées de violences matérielles et
d’affrontements entre police et manifestants. Le 7 janvier 2019, au journal télévisé de 20h de TF1,
le premier ministre Edouard Philippe annonce une loi (surnommée « anti-casseurs » par la presse)
pour empêcher les violences dans les manifestations. Cette annonce déclenche un débat politique
sur la limitation des libertés publiques. Le lendemain, sur Cnews, lors d’un plateau animé par la
journaliste Sonia Mabrouk (désormais SM), six invités (de I2 à I6) sont amenés à commenter
l’intervention du premier ministre. Parmi eux, le philosophe Vincent Cespedes (désormais VC)
annonce « comprendre la violence81 » :

81La séquence analysée est visible au début de cette vidéo (consultée le 7 mai 2019) :
https://www.youtube.com/watch?v=8ylx78tUdUo

31
1. VC (invité 1) : Moi je comprends la violence enfin c’est c’est [interrompu]
2. SM (présentatrice) : HEIN + PARDON
3. VC : je comprends la violence [il hausse les épaules] je comprends la violence
4. SM : vous comprenez la violence ↑
5. VC : oui j’comprends la violence des gilets jaunes c’est leur ils ils manifestent ils voient leurs amis
leurs cama- ils sont exaspérés par leur situation sociale
6. SM : je peux pas vous laisser dire
7. VC : si si je je
8. SM : (en)fin c’est votre avis
9. VC : mais j’argumente
10. SM : mais comment/ vous
comprenez le le boxeur professionnel
11. VC : je comprends j’ai fait quelques manifestations je vois qu’ils sont pas
aguerris
12. SM : non + mais vous
comprenez le boxeur professionnel qui- à terre
13. VC : il le dit lui-même euh c’est compréhensible il dit la colère m’est montée j’ai mal agi + je
n’aurais pas dû
14. SM : c(e)
qu’il dit lui pour sa défense c’est une chose mais vous vous comprenez cette violence
15. VC : il le dit il fait un mea culpa il fait son mea culpa je
n’aurai pas dû il aura les sanctions qu’il mérite il s’est rendu il avait pas de gilet jaune je précise
[interrompu]
16. SM : Vincent Cespedes est-ce que vous comprenez aujourd’hui qu’on puisse mettre à terre un
policier et qu’on le frappe alors qu’il est à terre
17. VC : je le comprends je dis pas bravo je n’applaudis pas c’est condamnable mais je
le comprends on a à faire à un peuple [il s’interrompt]
18. SM : vous pouvez pas dire ça comme ça
19. VC : mais mais toute l’histoire de France
20. I2 : c’est quand même incroyable ce que vous dites
21. I3 : c’est pas une réaction d’être humain
22. VC : [à I3] comment ?
23. I3 : (en)fin c’est une réaction bestiale c’est pas une réaction d’être humain [sourire pincé]
24. VC : non mais c’est compréhensible l’exaspération [interrompu]
25. I4 : c’est compréhensible de quoi ? [moue dubitative en direction de
SM]
26. VC : c’est compréhensible tout à fait de de dans l’exaspération sociale dans laquelle est plongée
une part des gilets jaunes des gens qui crèvent de froid des gens qui crèvent de faim à la fin du
mois ça s’appelle
27. I4 : faut
pas + non mais
28. VC : mais on n’est pas des robots on peut pas couper l’émotion [interrompu]
29. I3 : heureusement que des millions de français qui crèvent de faim et qui crèvent de froid n’ont
pas ces réactions-là sinon ça serait la guerre civile en France
30. I4 : vous pouvez pas excuser le comportement de ce XX
31. VC : je l’ai pas excusé [interrompu]
32. I4 : ben si vous êtes en train de dire je comprends
33. VC : il il y a la loi/ non je dis je comprends tout à fait
34. I4 : c’est c’est [hoche la tête air dépité]
35. VC : un mouvement d’exaspération et que d’ailleurs y a eu aussi des/ des femmes [interrompu]
36. SM : ça c’est différent comprendre l’exaspération
c’est une chose comprendre la violence c’en est une autre

D’emblée, on voit que VC, par son intervention du tour 1, déclenche l’opposition de toutes les
autres personnes présentes sur le plateau (sauf deux qui ne s’expriment pas, on parle donc de SM,

32
la présentatrice, et des invités 2, 3 et 4), ce qui se traduit au fil de la séquence par une disqualification
des positions de VC.

La séquence se découpe globalement en deux parties. Dans un premier temps, on observe des
réactions de surprise de la part de SM qui sont déjà une façon de prendre de la distance ; ces
réactions sont marquées par le ton du tour 2, puis par la répétition de sa question. L’emphase de la
répétition est bien visible ici, SM insiste à cinq reprises sur sa question (qui se résume à une question
fermée du type « comprenez-vous les violences des manifestants ? »), amenée de différentes
manières aux tours 4, 10, 12, 14 et 16. La question, par ailleurs, est relativement rhétorique, puisque
le ton employé, les interruptions et la formulation du tour 16 indiquent qu’elle connait et
désapprouve d’ores et déjà la réponse. « La répétition [correspond] au ressassement obsessionnel
des « bons droits » » écrivait Roland Barthes (1994 : 331). Cette répétition, cette scansion, dès le
début de la séquence, donne à la discussion le caractère d’une indignation collective qui se
développe surtout dans la seconde partie de la séquence, à partir du tour 18. Elle est notamment
servie par un vocabulaire axiologique et des adverbes d’intensité (tour 20, « incroyable », tour 21
« pas humain », tour 23 « bestial »).

L’indignation est une réaction virulente émanant de l’observation d’une situation qui choque le
sentiment moral. Ruth Amossy écrit : « l’émotion s’inscrit dans un rapport de croyances qui
déclenche un certain type de réaction face à une représentation socialement et moralement
prégnante. Des normes, des valeurs, des croyances implicites sous-tendent les raisons qui suscitent
le sentiment » (2012 : 225). L’indignation est donc toute entière appuyée sur une doxa. Ici, la
prémisse doxique (supposément partagée par tout le monde) est que la violence est inacceptable,
au point même que tenter d’y trouver une explication semble immoral. VC, ce faisant, s’oppose à
la doxa du plateau, son discours rejoint cette immoralité présumée, il n’est plus dans les limites de
l’acceptable. La réaction spontanée ne se fait pas attendre : SM, I2, I3 et I4 vont tenter d’acculer
VC à se dédire (question de SM répétée 5 fois) ou le contraindre au silence. D’où les injonctions
impératives de type « vous ne pouvez pas dire X » ou « je peux pas vous laisser dire X » (tours 6,
18, 27, 30) ; d’où également ce que Ruth Amossy qualifie de « sentence », les « généralisations
exprimées en toutes lettres ». Ce sont, autrement dit, des « énoncés doxiques » (2012 : 136). Dans
notre exemple, le tour 20 « c’est incroyable ce que vous dites », ou les tours 21-23 « ce n’est pas une
réaction d’être humain, c’est une réaction bestiale », ou encore le tour 29 évoquant les « millions de
français qui crèvent de faim et de froid » pacifiquement, constituent des bons exemples de
sentences, elles prennent appui sur un supposé consensus : il n’est pas acceptable de donner
l’impression de défendre la violence dans les manifestations des Gilets Jaunes. A la différence du
« cliché », du « lieu commun », du « stéréotype », on n’est pas ici dans l’expression de
représentations figées, ni-même simplement dominantes, mais dans la pensée générique adossée à
une morale, ce sont des jugements moraux définitifs.

Or, l’indignation est une émotion qui s’appuie sur une situation observée sur laquelle on émet un
jugement négatif, et qui est imputable à un agent bien défini, ce qui permet de pointer sa
responsabilité (Micheli 2008). Christian Boltanski écrivait même à ce sujet que l’indignation « se
détourne de la considération déprimante d’un malheureux et de ses souffrances pour aller chercher
un persécuteur et se centrer sur lui » (1993 : 91). Ici, point de persécuteur, mais un philosophe
perçu comme trop radical, ce qui suscite les injonctions au silence évoquées plus haut, quitte à
verser dans la rhétorique fallacieuse. Par exemple, le tour 30 présente le paralogisme dit de l’homme
de paille (Copi et Burgess-Jackson 1992 ; Amossy 2012), qui consiste à accuser VC d’une chose
qu’il n’a pas dite (T30-I4 « vous ne pouvez pas excuser le comportement de… » / T31-VC « je l’ai
pas excusé »), dans le but de faire paraitre plus radicales ses positions et justifier leur condamnation.
En outre, SM, I2, I3 et I4 prennent fait et causes pour les forces de police contre les manifestants :
la violence dénoncée est celle des manifestants (lorsque VC tente d’en expliquer les ressorts il est

33
ramené à un acte violent d’un manifestant et appelé à le condamner ; la séquence, ici coupée, se
poursuit sur plusieurs minutes opposant VC qui dénonce les violences policières et I2, I3 et I4,
ciblant les violences à l’encontre des policiers, etc.). Ceci montre que cette indignation collective
est doxique au sens de Bourdieu : elle est liée à un discours dominant, aux intérêts d’une classe
dominante et, par conséquent, accule la violence des manifestants à une radicalité irrationnelle et
impensable.

On identifie clairement dans cette séquence qu’il y a une manière de « bien penser » (plutôt que de
« bien dire »), c’est-à-dire une orthodoxie. Face à elle, le philosophe, isolé, brise les codes de cette
orthodoxie. Les réactions indignées et la virulence du front commun contre VC tendent à le
présenter comme un être radical, il est inaudible et bien plus, disqualifié, hors du champ d’une
discussion possible, ce qu’il dit n’est simplement pas dicible. A cet égard, les tours 21 et 23 sont
symptomatiques. Il est difficile de savoir de qui parle I3 (parle-t-elle du manifestant boxeur qui a
frappé un policier, ou parle-t-elle de VC ?), mais dans un cas comme dans l’autre, elle le rejette hors
de la « nature humaine » vers une supposée nature de bête ; peut-on comprendre ou débattre avec
ce qui n’est pas humain ?

Synthèse
Dans une perspective sociolinguistique critique, la doxa est un ensemble de croyances définissant le cadre idéologique
structurant un espace discursif ou un champ, en ce sens la doxa établit les contours de ce qui est possible de penser.
En conséquence de quoi, son étude, et l’étude des caractéristiques discursives dont elle se pare, doit permettre de
comprendre comment et par qui sont définis les attitudes, croyances, discours acceptables dans un espace social donné,
et permettre, en creux, de comprendre ce qui est perçu comme radical / radicalité / radicalisme / radicalisation.
Ainsi, radicalité et doxa sont liées de près. Sans être nécessairement antonymes, ces deux termes entretiennent un
rapport d’opposition, car ce qui est perçu et qualifié de radical est généralement ce qui sort de la doxa. L’hégémonie
de la doxa peut être telle qu’elle conduise à des positions arrêtées indiscutables, légitimant la violence et la haine.

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34
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http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/doxa/

35
Embrigadement
Laura Ascone

Embrigadement, n.m. Dérivé du verbe latin brigare, qui indique le fait d’agir, même de manière
malhonnête, pour obtenir quelque chose, le terme « embrigadement » est défini par le Centre
National de Ressources Textuelles et Lexicales82 comme l’action d’embrigader et donc de « faire
entrer, généralement de force, dans une organisation fondée sur l’autorité et le peu d’importance
accordée à ses membres ». Contrairement à ses synonymes « enrôlement » et « recrutement », le
terme « embrigadement » est une forme axiologiquement péjorative qui tend à présenter l’individu
embrigadé comme une victime de son enrôleur.
Aujourd’hui, le terme « embrigadement » fait généralement référence à la radicalisation djihadiste
et donc au phénomène qui voit un nombre de plus en plus élevé de jeunes adhérer à l’idéologie
promue par l’organisation Daesh. À la base de l’action menée par le CPDSI (Centre de Prévention
contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam) dirigé par Dounia Bouzar, la notion d’embrigadement
s’articule entre embrigadement relationnel et embrigadement idéologique. Après avoir amené
l’individu à s’isoler de son entourage (embrigadement relationnel), le recruteur le pousse à adhérer
à l’idéologie djihadiste (embrigadement idéologique). Tout au long de ces deux phases
d’embrigadement, le web peut avoir un rôle déterminant.

Le web au service de l’embrigadement djihadiste

En qui concerne l’embrigadement relationnel, la communauté virtuelle trouvée sur les réseaux
sociaux vise à remplacer la communauté à laquelle le jeune appartient en dehors du web (Waldmann
et al. 2010). L’isolement permet ainsi de fuir tout contact avec des utilisateurs qui ne partagent pas
l’idéologie djihadiste et qui risqueraient d’affaiblir l’adhésion au djihadisme et l’engagement de
l’individu. Selon le Centre International pour la Prévention de la Criminalité (2015), seulement les
premières étapes du recrutement djihadiste ont lieu sur le web, tandis que selon David Namias
(2014) 99% de la radicalisation djihadiste est online. Toutefois, Benjamin Ducol (2015 : 223) montre
que l’individu est exposé à la propagande djihadiste de manière accidentelle seulement dans 5% des
cas. Autrement dit, l’individu n’est pas embrigadé de manière passive par les recruteurs djihadistes.
Au contraire, il y a une recherche active et une prédisposition de l’individu qui l’amènent à s’engager
volontairement au sein du groupe djihadiste.

Quant à l’embrigadement idéologique, le matériel diffusé par Daesh sur internet alimente et
renforce l’adhésion de l’individu à l’idéologie djihadiste. Une fois que le jeune a atteint cette phase
d’embrigadement, on assiste à un changement de son activité en ligne. Plus le jeune se radicalise,
plus il fait attention à son anonymat, en privilégiant le dark web. Il aura donc tendance à remplacer
les réseaux sociaux, privilégiés au début du processus, par les forums secondaires où il a accès à
d’autres contenus djihadistes plus radicaux. En étant plus extrémistes, l’entourage et les discours
des forums secondaires renforcent encore plus l’adhésion au djihadisme (Schaan et Phillips 2011 :
24). Lorsque l’individu a l’impression que ces discours ne sont pas assez radicaux, il entre dans des
forums de base, accessibles à un nombre limité d’utilisateurs. Ici, le djihad et les martyrs sont
glorifiés ; dans cette dernière phase de la radicalisation, le jeune est amené à idéaliser la mort en
martyr et à vouloir passer à l’acte au nom de l’Islam. Toutefois, les jeunes actifs sur le dark web et
sur ces forums de base diffusent des messages de propagande au grand public sur les réseaux
sociaux. Ils pourront ainsi paraître comme des figures importantes dans la production de contenus
djihadistes. Nous pouvons constater à nouveau une forme non pas d’embrigadement mais

82 http://www.cnrtl.fr/

36
d’engagement où l’individu recherche activement des contenus djihadistes et où, dans certains cas,
il devient l’auteur de messages de propagande.
Bien que l’importance cruciale du web dans l’embrigadement djihadiste soit reconnue, plusieurs
hypothèses ont été avancées sur son rôle. Si le Centre International pour la Prévention de la
Criminalité (2015) présente le web comme un déclencheur de l’embrigadement, Robert E. Schmidle
(2009) le considère plutôt comme un accélérateur dans la mesure où internet permet à l’individu
d’interagir avec des utilisateurs partageant les mêmes idées malgré les frontières géographiques.
Toutefois, selon Marc Sageman (2008) et Edoardo Baldaro et Silvia d’Amato (2015) le web, ne
suffirait pas à transformer des jeunes en terroristes. Interactions dans la vraie vie et prédisposition
de l’individu seraient donc nécessaires à l’amener à vouloir mourir en martyr au nom de l’Islam.

L’embrigadement djihadiste : de la persuasion à l’adhésion

Défini par le dictionnaire Larousse83 comme l’action de « faire entrer quelqu’un, par contrainte ou
par persuasion, dans une organisation fondée en général sur l’autorité », l’embrigadement implique
le recours à un discours persuasif. Dans Dar-al-Islam, la revue francophone diffusée sur internet par
Daesh, ce discours persuasif suit un schéma bien précis. Puisque la revue s’adresse à un public qui
a déjà adhéré à l’idéologie djihadiste, l’objectif est d’inciter le lecteur à agir contre l’ennemi au nom
de cette idéologie. Il s’agit donc de la phase la plus avancée de l’embrigadement, où le recruteur
persuade son lecteur de la nécessité de l’action violente contre l’ennemi et où le lecteur en vient à
désirer la mort en martyr au nom de l’Islam. Cette dimension persuasive, qui se dessine au niveau
du discours, a pu être modélisée et synthétisée dans le schéma suivant :

Culpabilité

Menace (IS/IS)
Victimisation Obligation
Interdiction
Menace (IS/Ennemi) Récompense

Adhésion
Schéma rhétorique du discours d’embrigadement djihadiste (Ascone 2018)

Comme le montre le schéma, le discours djihadiste de Dar al-Islam se construit autour d’une série
d’obligations (obligation) et d’interdictions (interdiction). Afin de légitimer ces ordres et d’inciter le
lecteur à les respecter, l’énonciateur utilise plusieurs techniques. Il les présente tout d’abord comme
des prescriptions religieuses venant donc de la volonté d’Allah. Ensuite, l’énonciateur vise à susciter
un sentiment de culpabilité (culpabilité) chez les musulmans occidentaux envers ceux qui vivent au
Moyen-Orient. Plus particulièrement, il met en avant le décalage entre le confort des sociétés
occidentales dans lesquelles ils vivent et la situation désastreuse dans laquelle, au contraire, se
trouvent les musulmans en Syrie et en Irak à cause de l’action militaire occidentale. Le fait de
susciter cette culpabilité chez les occidentaux vise à les amener à agir contre l’Occident (menace
IS/Ennemi)84. Pour que la lectrice, le lecteur soit poussé·e à agir contre l’ennemi, l’énonciateur·trice
a pour objectif de susciter un deuxième sentiment, celui de la victimisation (victimisation). En
présentant la communauté musulmane comme une victime de l’Occident, l’énonciateur incite le
lecteur à vouloir rétablir la justice sociale. En outre, afin d’amener le sympathisant de Daesh à suivre
les obligations et les interdictions qui lui sont imposées, l’énonciateur lui présente les récompenses

83 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/
84 Ici, IS est l’acronyme de Islamic State.

37
(récompense) qu’il·elle pourrait obtenir en les respectant. Un autre élément qui permet à l’individu
d’obtenir des récompenses tels que le pardon d’Allah et l’accès au Paradis, est l’adhésion à
l’idéologie djihadiste (adhésion). Au contraire, le non-respect de ces prescriptions amènerait le lecteur
à devoir faire face à des conséquences négatives (menace IS/IS). Le recours plus ou moins implicite
à la menace confirme ce que Witte et Allen (2000) appellent la persuasion par la peur. En d’autres
termes, la menace et, par conséquent, l’élicitation de la peur chez un individu permet de modifier
son comportement.
Le passage qui suit, extrait du numéro 2 de la revue Dar al-Islam, constitue un exemple de discours
persuasif qui se construit sur le schéma que nous venons de présenter.

Important : Celui qui fait apparaitre son acceptation de la mécréance de ceux qui se moquent du Prophète
(sur lui la prière et la paix) sont eux-mêmes des mécréants : {Dans le Livre, Il vous a déjà révélé ceci :
lorsque vous entendez qu’on renie les versets (le Coran) d’Allâh et qu’on s’en raille, ne vous asseyez point
avec ceux-là jusqu’à ce qu’ils entreprennent une autre conversation. Sinon, vous serez comme eux. Allâh
rassemblera, certes, les hypocrites et les mécréants, tous, dans l’Enfer.} [S. 4 v. 140].
(Dar al-Islam 2 : 4)

À travers cet extrait, annoncé comme « important », l’énonciateur prévient ses lectrices et ses
lecteurs de la dangerosité d’un certain comportement, tout en présentant l’Islam comme victime
de « ceux qui se moquent du Prophète ». L’énonciateur affirme que ce sont des mécréants non
seulement « ceux qui se moquent du Prophète » mais aussi ceux qui acceptent leur mécréance. Afin
de légitimer son discours, l’énonciateur fait suivre cette déclaration par la citation du verset 140 de
la sourate 4, qui présente le comportement que tout bon musulman devrait adopter. L’interdiction
« ne vous asseyez point avec ceux-là » est suivie par la conséquence négative à laquelle ceux qui ne
respectent pas cette indication devront faire face : « sinon, vous serez comme eux. Allâh
rassemblera, certes, les hypocrites et les mécréants, tous, dans l’Enfer ». Par conséquent,
l’énonciateur laisse entendre que si le·la lecteur·trice respecte cette interdiction, il·elle ne sera pas
condamné·e à l’Enfer. C’est à travers cet enchainement de l’interdiction à la conséquence négative,
et donc à la menace, qui permet à l’énonciateur de susciter de la peur chez son destinataire et d’en
modifier le comportement. Les lecteur·trice·s sont ainsi amené·e·s à identifier un ennemi et à
adopter un comportement hostile vis-à-vis de lui.
La persuasion amène donc à une adhésion de la part de l’individu aussi bien à l’idéologie qu’à
l’action djihadistes. Toutefois, bien que fortement persuasif aux yeux des sympathisants de Daesh,
ce discours ne peut provoquer une action violente que lorsqu’il rencontre une prédisposition de la
part du lecteur. Cette contrainte peut être démontrée par le fait que ce même discours djihadiste
n’a pas le même effet sur tous ses lectrices et ses lecteurs. Plus particulièrement, c’est lorsque ce
discours rejoint certains facteurs psycho-sociologiques qu’il peut amener l’individu à vouloir
combattre l’ennemi de Daesh et, dans certains cas, à vouloir mourir en martyre au nom de l’Islam.
Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’un embrigadement qui verrait l’individu comme une
victime du discours djihadiste. Au contraire, nous considérons que l’engagement de l’individu joue
un rôle fondamental dans le passage de sympathisant de Daesh à terroriste djihadiste.

L’embrigadement djihadiste : entre manipulation et adhésion

Ainsi qu’énoncé, le terme embrigadement est une forme axiologiquement péjorative. L’individu
embrigadé est donc présenté comme une victime, dans notre cas, du discours djihadiste. Cette
victimisation est reprise par le contre-discours institutionnel ainsi que par Dounia Bouzar (2016)
qui déclare que le jeune est une « victime d’un embrigadement ‘‘djihadiste’’ […] car l’adolescent ne
dispose plus de son libre arbitre ». Le·la jeune adhérerait donc à l’idéologie djihadiste et agirait en
son nom car poussé·e non pas par sa volonté mais par son recruteur et par le contenu djihadiste
circulant sur internet. Cependant, l’analyse menée par Benjamin Ducol (2015 : 223), 5% des jeunes
sont exposé·e·s aux messages djihadistes de manière accidentelle. Cela montre qu’une intention de

38
la part de l’individu est nécessaire. Le contexte psychosociologique dans lequel il s’est formé doit
l’avoir conduit à s’intéresser au djihadisme et à voir en lui la possibilité de renaître. Autrement dit,
que l’individu ait accès à la propagande de Daesh de manière volontaire ou accidentelle, son propre
engagement est nécessaire pour qu’il soit amené à agir au nom de l’idéologie djihadiste.

Synthèse
Axiologiquement péjorative, la forme « embrigadement » est souvent associée au processus que les djihadistes opèrent
sur leurs recrues afin de les amener à adhérer à l’idéologie djihadiste ou, dans certains cas, à agir au nom de cette
idéologie. Contrairement à l’embrigadement relationnel, dont l’objectif est d’isoler l’individu de son entourage habituel,
l’embrigadement idéologique vise à amener l’individu à adopter une certaine vision du monde. L’embrigadement
djihadiste repose sur la dimension persuasive du langage qui, dans la propagande de Daesh, se dessine au niveau du
discours. À partir de l’identification d’un ennemi, l’énonciateur construit un discours qui présente la communauté à
laquelle il s’adresse comme victime de cette figure hostile. C’est sur ces bases que l’énonciateur alimente un sentiment
de haine contre l’ennemi et incite, à travers une série d’obligations, d’interdictions et de récompenses, à rejeter tout
contact ou dialogue avec l’ennemi et, dans certains cas, à entreprendre une action violente contre lui.

Bibliographie
Ascone, L, 2018, « La radicalisation à travers l’expression des émotions sur internet », thèse
de doctorat soutenue le 22 novembre 2018 à l’Université de Cergy-Pontoise, sous la direction de J.
Longhi.
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Limes, 11, 207-216.
Bouzar, D, et Gravillon, I, 2016, « Désembrigader les jeunes radicalisés », L'école des parents,
(5), 167-179.
Centre International pour la Prévention de la Criminalité, 2015, « Comment prévenir la
radicalisation : une revue systématique », http://www.interieur.gouv.fr/SGCIPD/Prevenir-la-
radicalisation/Prevenir-la-radicalisation
Ducol, B, 2015, Devenir jihadiste à l’ère numérique. Une approche processuelle et situationnelle de
l’engagement jihadiste au regard du Web, Laval, Université de Laval.
Namias, D, 2014, « Pourquoi le Jihad attire autant certains jeunes ? » BFMTV, 28 janvier,:
http://www.bfmtv.com/societe/jihad-letat-doit-proteger-citoyens-contrederives-sectaires-
697394.html.
Sageman, M, 2007, « Radicalization of global Islamist terrorists », United States Senate
Committee on Homeland Security and Governmental Affairs,
hsgac.senate.gov/public/_files/062707Sageman.pdf
Schaan, J et Phillips, J, 2011, Analyzing the Islamic Extremist Phenomenon in the United States: A
Study of Recent Activity. Houston, TX: James A. Baker III Institute for Public Policy, Rice University.
Schmidle, R.E, 2009, « Positioning Theory and Terrorist Networks » Journal of the Theory of
Social Behaviour, 40 (1), 65-78.
Waldmann, P, Sirseloudi, M et Malthaner, S, 2009, “Where does the Radicalisation Process
lead? Radical Community, Radical Networks and Radical Subcultures”. In R. Magnus (Ed.),
Understandng Violent Radicalization, 50-67. London: Routledge.
Witte, K et Allen, M, 2000, « A meta-analysis of fear appeals : Implications for effective
public health campaigns », Health education & behavior, 27 (5), 591-615.

39
Engagements violents
Xavier Crettiez

Engagement, n.m. Engager a d’abord signifié « mettre en gage », renvoyant de nos jours à une
signification essentiellement économique. À partir du 16e siècle le sens du mot va évoluer avec
l’idée de « faire pénétrer dans quelque chose », ainsi du ballon, dans un univers sportif, que l’on
engage dans une mêlée à l’image du rugby. Au 17e et 18e siècles, alors que Les Lumières approchent
donnant toute leur place à l’individualisme moderne, c’est l’idée de contrainte qui est mise en avant
ainsi que celle de promesse. Ce n’est qu’au 20e siècle qu’engager a pris le sens d’ « entrer dans une
action » ; « s’engager » signifiant désormais prendre position sur des questions politiques, morales
ou éthiques85.

Engagement violent et perspective politique

« Entre vouloir tuer et passer à l’acte il y a un abime » affirmait l’un des plus fins observateurs de
la réalité meurtrière nazie, Claude Lanzmann. C’est cet abime qu’il convient d’explorer pour saisir
non seulement la « banalité du mal » (Arendt 2002) mais plus encore la banalité du moment du
passage à l’acte violent. Les engagements radicaux ne sont pas tous identiques et leurs
interprétations est fonction de la réalité de cette violence. Entre une bagarre de rue et la
participation enthousiaste à un génocide, il y a une distance qui interdit de penser uniformément
les actes violents. On portera ici un regard sur la seule violence politique (par opposition à la
violence sociale ou criminelle) en insistant sur les phénomènes d’engagement dans la violence
extrême (massacres, génocides, pogroms, terrorisme…) qui demeurent les plus complexes à
comprendre lorsqu’ils concernent les masses. Un double impensé freine une lecture compréhensive
de ces phénomènes : le premier revient à saisir le dépassement de l’interdit moral du meurtre
d’autant plus fort qu’on peut penser qu’il s’impose aux masses, moins préparées doctrinalement
que les élites pour s’en défaire ; le second revient à comprendre les raisons pour lesquelles les
masses suivent des entreprises génocidaires organisées et mises en place par des élites intéressées
par les massacres (pour conserver ou prendre le pouvoir), alors même qu’elles n’ont guère à espérer
des tueries collectives dont elles sont les « petites mains » dévouées.

Les modalités de l’engagement violent

On peut distinguer cinq grands facteurs explicatifs de l’entrée dans la violence.

L’engagement par frustration

L’engagement dans la violence peut être le fait d’individus qui, soumis à une frustration puissante,
vont générer une colère contre la source de cette frustration qui, sous certaines conditions, se muera
en violence armée. C’est là l’approche du théoricien américain Ted Robert Gurr qui, en 1973,
expliquera Pourquoi les hommes se rebellent par cette approche psycho-sociologique. Pour Ted Robert
Gurr la frustration nait du décalage entre des aspirations considérées comme légitimes d’ordre
politique, économique ou identitaire et des réalisations de même type. Lorsque le décalage est perçu
par les acteurs comme trop important, au regard de ce que d’autres groupes jugés similaires ont pu
obtenir de la part du pouvoir (d’où la notion de frustration relative), la frustration naitra,
inévitablement pourvoyeuse de colère. Si cette colère est correctement dirigée vers une cible
identifiée, revêtue d’un discours de légitimation acceptable pour le plus grand nombre et si les
protestataires peuvent bénéficier de supports importants, alors la violence politique pourra advenir.

85 Les données proviennent du CNTRL : https://www.cnrtl.fr/etymologie/engagement

40
L’engagement stratège

En opposition à l’approche nettement centrée sur une dimension psycho-sociologique, la lecture


stratégique repose plutôt sur une vision instrumentale des engagements violents. Les individus ou
groupes ne s’engageront pas ici sous l’impulsion d’une colère mais bien plutôt en raison d’un
objectif lisible qu’ils poursuivent que ce soit la quête du pouvoir, sa conservation, l’obtention de
biens matériels (ou symboliques), la reconnaissance sociale, l’assurance de sa propre survie, la
pression exercée sur les décideurs dans un objectif d’adoption de lois ou à l’inverse d’opposition
législative etc. … ici l’engagement est fonction de la capacité des entrepreneurs de cause à
convaincre le plus grand nombre de l’utilité de leurs agissements violents. C’est donc la capacité
des dirigeants à mobiliser des ressources de matérialisation et de mise en place d’une action
collective efficace qui sera à la base des engagements du plus grand nombre86. L’approche est dès
lors nettement plus sociologique, voire économique, que psychologique.

L’engagement par conviction

Las d’une approche souvent jugée excessivement économiciste, de nombreux sociologues vont
souhaiter réintroduire dans les moteurs d’explication des engagements, la dimension des
convictions, c’est-à-dire le poids des doctrines, des idéologies, des visions du monde, bref des
cadres cognitifs qui justifient aux yeux des acteurs le passage à l’acte militant. Ce poids des
représentations et des idées dans le « will to go » peut être différemment interprété. C’est d’abord
la force de conviction des doctrines elles-mêmes qui façonne les engagements radicaux. La force
de conviction d’idéologies comme le nationalisme, l’islamisme, le marxisme ou le fascisme repose
sur les représentations du monde qu’elles mettent en scène et les débouchés fascinants qu’elles
promettent. C’est également la portée symbolique des idéologies qui séduit et emporte la
conviction : le fait de se sentir appartenir au camp des gagnants de l’histoire, des résistants de
toujours, des héros d’une société libérée de ses carcans… l’idéologie séduit car elle permet de se
réinventer en un autre supérieur et bienfaisant. Enfin la conviction passe par un effort de cadrage
produit par les entrepreneurs de cause (le framing) cherchant à grandir ceux qui l’adoptent, à établir
des parallèles avec des expériences passées ou voisines valorisantes, à s’imposer comme mainstream,
comme allant de soi, comme naturelle, face à des forces sclérosantes et hostiles (Dorronsorro
2000)87. L’engagement du plus grand nombre dans la violence répondra ainsi à la puissance de
séduction du cadrage proposé.

L’engagement contraint

Plus rare sous sa forme extrême mais finalement assez courant sous la forme d’une contrainte
souple, l’engagement armé peut aussi advenir sans qu’on le souhaite réellement. C’est le cas des
engagements dans des groupes paramilitaires imposés à une population spectatrice d’un conflit
armé. Que ce soit en Colombie, en Irak ou en Afghanistan ou précédemment au Vietnam, nombre
d’engagements de paysans dans une des fractions en lutte est bien souvent l’objet d’une contrainte
violente dont le renoncement conduit à la mort de soi ou de ses proches. De façon moins directive,
nombre d’engagements armés dans des conflits de forte intensité peuvent être le fruit d’un
sentiment d’obligation, de respect d’un lien filial ou clanique, de devoir tribal, plus que de
conviction absolue. Que ce soit au Kurdistan au sein des PKK, en Afghanistan où la logique tribale
du Qawm commande bien des engagements (Dorronsorro 2000) ou même dans des groupes
terroristes comme Al Quaida (Sageman 2004) ou l’ETA (Reinares 2008), l’engagement peut être
contraint par des logiques affinitaires ou des formes de fidélité de voisinage.

86 Cette ligne explicative repose sur le modèle dit du Paradigme de la mobilisation des ressources (voir Crettiez et al
2018, chapitre 4).
87 Sur la notion de framing voir Snow et al 1988.

41
L’engagement et le choc moral
Enfin on évoquera les engagements qui répondent à un choc moral (Traini 2009, Larzillière 2017)
suffisamment puissant pour décider d’un changement brutal de vie indépendamment de
l’appartenance à des réseaux activistes ou à la réalité d’un soutien organisationnel. L’engagement
est ici le résultat de la confrontation avec une
scène ou un événement profondément
dérangeant qui bouscule les certitudes de l’acteur,
fragilise sa confiance en l’humanité et le
conduisent naturellement à sortir de son confort
pour passer à l’acte. L’image ci-contre d’un père
tué avec son jeune fils lors d’un tir croisé entre le
Hamas et l’armée israélienne, jouera ce rôle de
« choc moral » pour une partie de la jeunesse
activiste palestinienne. Certains engagements
djihadistes contemporains ressortent de cette
logique, favorisés par le visionnage sur Internet de vidéos violentes (de l’armée d’Assad ou des
effets des bombardements occidentaux) qui peuvent confirmer aux yeux des musulmans sunnites
une volonté belligène à leur encontre. Les conséquences de la torture sur les corps des voisins ou
amis ou les effets de la répression violente à laquelle on assiste peuvent également fonctionner
comme d’utiles ressorts à l’engagement armé, comme en témoigneront les fondateurs de la Fraction
armée rouge ou de jeunes militants abertzale engagés dans l’ETA.

Les engagements processuels

On insistera ensuite sur la dimension processuelle des engagements violents qui se distinguent des
phénomènes de basculement, rarement heuristiques en matière de violence politique.

Saisir les logiques de l’engagement dans une lutte armée implique de sortir d’une simple explication
causale induite par un trauma, une conviction, une frustration ou une intention. L’engagement armé
est surtout un processus, souvent long et chaotique, qui mène progressivement l’acteur vers l’usage
des armes. On évoquera la notion de carrière militante, empruntée au sociologue Howard Becker
(1985), pour saisir la progression rarement linéaire d’un engagement radical. Celui-ci est bien sûr
souvent le fait d’un élément déclencheur perceptible mais ne saurait se résumer à lui. Retracer la
carrière biographique de l’acteur permet de mettre l’accent sur des implications extérieures, la force
des entourages, l’importance des lieux de socialisation fréquentés, les phases d’accélération ou de
mise à distance de ce processus, la résonnance avec une actualité qui peut encourager et valider les
choix préexistants…. Saisir l’engagement implique donc de mettre en exergue le cheminement
d’une vie d’adulte et les phases séquentielles qui rythment la radicalisation.
Parmi ces phases constitutives d’une carrière violente, on insistera particulièrement sur l’implication
des acteurs dans des réseaux de socialisation militante ou le recours à des personnes ressources
susceptibles de favoriser l’engagement violent. L’existence de réseaux, qu’ils soient militants,
politiques, associatifs, religieux ou même sportifs, est un élément central du processus
d’engagement en offrant aux acteurs un cadre de socialisation, un discours de légitimation, des
modèles activistes à suivre. Il en va de même du poids de mentors, privés (imam ou parrain moral)
ou institutionnels (forces de police ou services de renseignement) qui peuvent favoriser
l’engagement en en montrant l’utilité, la nécessité ainsi que les modalités opérationnelles du passage
à l’acte (l’apprentissage de la violence, le maniement des explosifs etc…).

42
La sociabilité militante participe de la réalité des engagements radicaux au même titre qu’une
structure d’opportunité politique favorable à l’action. Celle-ci peut induire une couverture
médiatique bienveillante qui encouragera au passage à l’acte dans des univers militants singuliers,
lorsque l’organisation structure très fortement l’espace public et valorise via ses outils de presse les
engagements armés (cas du Hezbollah au Liban - photo) (Daher 2014). Le soutien de mouvements
sociaux proches ou de certaines figures
institutionnelles de l’Etat peut également s’avérer
déterminante comme ça a été le cas concernant la
rébellion talibane en Afghanistan longtemps
soutenue par les services secrets pakistanais ou la
croissance de Daech qui bénéficiera du savoir-
faire des anciens services militaires irakiens,
déchus par le pouvoir chiite (Luizard 2015).
L’absence ou la relative faiblesse de contre
mouvement peut également encourager l’action
radicale au même titre que le soutien de milieux
disposant d’importantes ressources comme ce fut
le cas en Algérie des commerçants de la vieille ville d’Alger exaspérés par le vol à l’étalage, qui
financeront les milices islamistes de quartier pour lutter contre la petite délinquance (Martinez
1998). Ici comme ailleurs, le repli ou l’inefficacité de l’Etat peut également encourager l’engagement
de certains.
Enfin on pourra se poser la question du désengagement de l’action armée, très peu étudiée (Filieule
2005) hormis les phénomènes de déradicalisation (Seze 2019). Le désengagement peut arriver en
fin de processus, soit qu’il atteste la réussite de l’action armée et du mouvement social qui
s’institutionnalise, soit qu’il s’effectue suite à une forme de burn-out militant, tant le poids de la
clandestinité peut être rude, soit qu’il exprime les tensions existantes entre l’action fantasmée et la
réalité prosaïque du terrain à l’image des djihadistes européens revenus traumatisés et parfois
dégoutés par la réalité d’une guerre et d’un pouvoir islamiste qu’ils ne connaissaient pas (Thomson
2016).

L’engagement des masses dans la violence

Enfin, on terminera cette analyse en prenant en compte les conditions pratiques du passage à l’acte
qui reposent à la fois sur des logiques de groupe mais également sur des phénomènes de levée des
inhibitions favorables au déchaînement de la cruauté. Le mystère des engagements extrêmes de
masses meurtrières a longtemps obsédé les historiens du totalitarisme qui en ont proposé un certain
nombre de lignes explicatives.

Les logiques de groupe

La première relève les logiques de groupe et de soumission à l’autorité à


l’origine du passage à l’acte violent. La fameuse expérience de Stanley
Milgram (2017) avait mis en évidence la capacité des hommes ordinaires à
obéir presque aveuglément à une autorité qu’ils reconnaissaient comme
légitime ; cet aveuglement pouvant aller jusqu’à infliger des souffrances
fortes à de parfaits inconnus. Cette grille explicative a permis de
comprendre la banalité du suivisme meurtrier des exactions nazies, au
même titre que la bureaucratisation de la violence exterminatrice a permis
de penser la facilité du passage à l’acte, devenu une simple opération dans
une vaste chaine d’actions meurtrières. En complément à cette approche,
l’historien Christopher Browning (2002) montrera que les engagements radicaux peuvent

43
également se passer d’une autorisation hiérarchique quand l’unité du groupe combattant rend
obligé le suivisme assassin. La violence sourd moins des effets de la hiérarchie que de la pression
des pairs qui rend impossible toute action conciliatrice.

Le désengagement moral

La seconde insiste sur la nécessité du désengagement moral pour s’autoriser à tuer. Ce


désengagement passe par des procédés de distanciation avec sa victime, de mise à distance morale.
Cela peut consister à animaliser l’adversaire, le démoniser, réduire sa consistance humaine pour ne
plus avoir en face de soi un alter ego et s’autoriser ainsi sans scrupule un geste assassin. La distance
est également discursive lorsqu’il s’agit de mettre des mots sur ses actes ou de qualifier la réalité de
la menace perçue. Euphémiser les crimes produits favorise leur accomplissement (au Rwanda on
parle de « boulot », de « chasse » ou d’« activités » pour signifier les tueries génocidaires anti-Tutsis)
(Crettiez 2005). D’autres exemples pourraient venir compléter celui-ci. Les acteurs usant de
violences de terrorisation, à l’image de l’ETA au Pays Basque ou du FLNC en Corse, usent
également d’un vocabulaire euphémisant, évoquant des actions (Ekintza) pour parler d’assassinats
ou des « paquets » pour évoquer les bombes utilisées. De même « l’impôt révolutionnaire » sera
préféré au terme de racket, plus péjoratif.

La levée des inhibitions

Enfin, le passage à l’acte nécessite une levée des inhibitions au meurtre qui permet de mettre en
place les conditions à la brutalisation. C’est aussi l’environnement olfactif, sonore, sensoriel, visuel
qui favorise le geste assassin. L’expérimentation des armes de masse et les conditions affreuses de
vie des soldats pendant la première guerre mondiale ont été des éléments déterminants pour
comprendre les exactions nombreuses commises sur le champ de bataille ou contre les civils
(Audoin-Rouzeau 2008). De la même façon, l’usage de stupéfiants ou d’alcool par certains soldats
dans les « guerres nouvelles » (Gilbert 2003, Holeindre 2018) ou par les forces militarisées nazies
sur le front de l’Est, explique également l’importance et l’intensité des violences commises.

Synthèse
Les engagements violents peuvent prendre de multiples formes. Ils n’en demeurent pas moins le plus souvent
processuels. On évacuera ici les approches en termes de basculement, souvent inopérantes et trop simplistes. La violence
est une pratique qui s’apprend tout autant qu’elle exige un niveau de légitimation parfois long à acquérir. Qu’il soit
ordinaire ou ressorte des logiques de violences extrêmes, l’engagement meurtrier au nom d’une cause nécessite un cadre
sociopolitique et un environnement psychologique singulier qu’on a essayé ici de détailler.

Bibliographie
Arendt, H, 2002, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard.
Audoin-Rouzeau, S, 2008, « La violence des champs de bataille en 1914-1918 », Revue
d’histoire de la Shoah, n°189, 247-265.
Becker, H, 1985, Outsider, Paris, Metailié.
Browning, C, 2002, Des hommes ordinaires, Paris, Les belles lettres.
Crettiez, X, 2005, Violence et nationalisme, Paris Odile Jacob.
Crettiez, X, De Maillard, J et Hassenteufel, P, 2018, Introduction à la science politique, Paris,
Armand Colin, chapitre 4.
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Dorronsorro, G, 2000, La révolution afghane, Paris, Karthala.
Filieule, O, 2005, Le désengagement militant, Paris, Belin.
Gilbert, P, 2003, New Terror, New Wars, Edinburgh, Edinburgh University Press.
Gurr, T.R, 1973, Why Men rebel, Princeton University Press.

44
Holeindre, J.V, 2018, « Penser la guerre », dans B. Cabanes, Une histoire de la guerre, Paris,
Seuil, 37-48.
Larzillière, P, 2017, « S’engager en contexte coercitif : éléments sur le statut du sentiment
d’injustice », dans E. Chiara Calabrese et V. Napolitano, Violence et militantisme, Paris, CNRS
éditions.
Luizard, P.J, 2015, Le piège Daech, Paris, La Découverte.
Martinez, L, 1998, La guerre civile en Algérie, Paris, Karthala.
Milgram, S, 2017, Soumission à l’autorité, Paris, Pluriel.
Reinares, F, 2008, Patriotas de la Muerte, Madrid, Taurus.
Sageman, M, 2004, Understanding Terror Networks, Philadelphia, University of Pennsylvania
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Seze, R, 2019, La déradicalisation, Paris, Seuil.
Snow, D et Benford, R, 1988, « Ideology, Frame Resonance and Participant Mobilization »,
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Thomson, D, 2016, Les revenants, Paris, Seuil.
Traini, C, 2009, « Choc moral », dans O. Fillieule et al, Dictionnaire des mouvements sociaux,
Paris, Presses de Sciences Po.

45
Ennemi (figure de l’)
Nolwenn Lorenzi Bailly

Ennemi, n.m. Dans l’Antiquité, l’usage romain distinguait l’ennemi de la sphère privée, inimicus
(dans un sens qui se veut contraire à celui de amicus) d’un belligérant (hostis) (Pernot 2016)88. Il
désigne donc l’ « ennemi particulier », une personne qui nous est hostile. Petit à petit, il prend
également la forme d’ « ennemi public », essentiellement dans la religion chrétienne afin de désigner
le démon. Il est intéressant de souligner l’expression argotique « il me fout le démon » utilisée pour
désigner une personne que l’on considère hostile. Par ailleurs, la figure du démon est régulièrement
utilisée pour construire la figure de l’ennemi (commun). L’ennemi est une personne qui suscite de
l’inimitié et est défini par « un objet et/ou un agent de haine ».

De la figure de l’ennemi à celle du héros

L’ennemi est un portrait construit discursivement par le biais, souvent, d’un procédé de
dramatisation (Charaudeau 2006). Ainsi l’ennemi est-il le « grand méchant », le « mal absolu », le
« maléfique », le « côté obscur de la force ». Il est à la fois objet d’attirance et de rejet, il est en tout
cas objet de fascination (ibid.). Sa particularité réside peut-être dans sa mise en scène : un ennemi
est toujours construit. « Nous est donc livré le portrait d’un ennemi puissant dans son désir de
malfaisance et surtout indestructible ou renaissant en permanence de ses cendres » (Charaudeau
2006 : 8). Pourquoi un tel portrait ? La création de la figure de l’ennemi autorise le combat, sans
ennemi pas de lutte, et sans lutte pas de héros. Ainsi, créer l’ennemi, c’est s’autoriser à porter le
masque du héros, que je ne peux pas être sans avoir créer un ennemi au préalable. On entre dans
des je(ux) de pouvoir et une mise en scène de soi autant qu’une mise en scène de l’autre. La figure
de l’ennemi se crée en même temps que celle du héros : l’un représentant le bien, l’autre le mal.
Disqualifier l’autre permet une valorisation de soi. Umberto Eco (2014 : 13) le disait :

« Avoir un ennemi est important pour se définir une identité, mais aussi pour se confronter à un
obstacle, mesurer son système de valeurs et montrer sa bravoure. Par conséquent, au cas où il n’y
aurait pas d’ennemi, il faut le construire. »

Créer un ethos discursif de héros et disqualifier un adversaire souligne une représentation discursive
du rapport à soi et du rapport à l’autre. Ainsi, l’ennemi étant de tout temps créé, ce n’est finalement
pas tant la construction de l’ennemi qui serait haineuse mais sa diabolisation. L’ennemi c’est l’autre,
le différent. C’est d’abord l’étranger. Celui qui menace la nation. Puis, petit à petit, une autre figure
de l’ennemi se crée. L’ennemi est certes l’étranger, celui qui est en dehors des frontières, mais c’est
aussi « celui qui est parmi nous », « celui qui se comporte de manière différente » (Eco 2014 : 14 -
15) faisant de l’ennemi quelqu’un dont on ne peut se passer (ibid.).

« […] les ennemis ne sont pas tant ceux qui nous menacent directement du fait de leurs différences
[…], mais ceux que certains ont intérêt à représenter comme menaçants même s’ils ne le sont pas.
Ce n’est pas leur caractère menaçant qui fait ressortir leur différence, mais leur différence qui devient
un signe de menace. »

Aucune nuance n’est possible, c’est blanc ou noir. Selon Georges Lewi (2016), le logos cède sa
place au muthos c'est-à-dire « l’art de raconter deux visions contraires du monde ». L’objectif est
de créer un affrontement entre le bien et le mal et de convaincre de la justesse de la cause. Selon le
mythologue, on peut considérer que le mythe a permis la mise en place de 24 mythèmes, tous
reposant sur trois types d’oppositions (ibid.) :

88 http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/ennemi-public/

46
i) une opposition de nature de type mort / vivant ou masculin / féminin,
ii) une oppostion de raison de type amour / haine, et enfin,
iii) une opposition de comportement de type fidèle / infidèle.

Le besoin d’être face à l’ennemi semble inné (Eco 2014 : 15), même chez les individus fervents
défenseurs de la paix. Ce qui peut paraître paradoxal ne l’est pas tant que ça :

« […] on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou
prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le
monde ou la pollution environnementale. »

Créer l’ennemi pour mieux haïr

Présentation du corpus

Le corpus choisi pour décrire la notion de figure de l’ennemi est l’introduction qui se trouve en
page d’accueil du site internet du groupe « génération identitaire89 ». Leur présentation est « une
déclaration de guerre », c’est leur titre. Cette déclaration est disponible en deux versions, disposées
l’une à la suite de l’autre : une vidéo et un texte. Il est intéressant de souligner par ailleurs que la
vidéo est produite en noir et blanc et que derrière la voix des actrices et des acteurs se joue une
mélodie triste, presque angoissante.

Le titre choisi, la déclaration de guerre, permet donc dès le début de considérer une opposition
entre eux, la génération identitaire et l’autre, un ennemi à combattre donc puisque la volonté est
d’entrer en guerre. L’adjectif qualificatif épithète à leur nom de groupe, identitaire, permet très
rapidement de comprendre que leur objectif est de se définir.

Nous sommes la GÉNÉRATION IDENTITAIRE

Nous sommes la génération de ceux qui meurent pour un regard de travers, une cigarette refusée ou un style
qui dérange.
Nous sommes la génération de la fracture ethnique, de la faillite totale du vivre-ensemble, du métissage
imposé.
Nous sommes la génération de la double-peine : condamnés à renflouer un système social trop généreux
avec les autres pour continuer à l’être avec les nôtres.

Nous sommes la génération victime de celle de Mai 68. De celle qui prétendait vouloir nous émanciper du
poids des traditions, du savoir, et de l’autorité à l’école mais qui s’est d’abord émancipée de ses propres
responsabilités. Nous avons fermé vos livres d’histoire pour retrouver notre mémoire. Nous avons cessé de
croire que Kader pouvait être notre frère, la planète notre village et l’humanité notre famille. Nous avons
découvert que nous avions des racines, des ancêtres, et donc un avenir.

Notre seul héritage c’est notre terre, notre sang, notre identité. Nous sommes les héritiers de notre
destin. Nous avons éteint la télévision pour descendre à nouveau dans la rue. Nous avons peint nos slogans
sur les murs, scandé « la Jeunesse au pouvoir » dans nos mégaphones, brandi bien haut nos drapeaux frappés
du lambda. Ce lambda qui ornait le bouclier des glorieux Spartiates est notre symbole. Vous ne comprenez
pas ce qu’il représente ? Il signifie que nous ne reculerons pas, que nous ne renoncerons pas. Lassés de
toutes vos lâchetés, nous ne refuserons aucune bataille, aucun défi.

Vous êtes les Trente Glorieuses, les retraites par répartition, SOS Racisme, la « diversité », le regroupement
familial, la liberté sexuelle et les sacs de riz de Bernard Kouchner. Nous sommes 25% de chômage, la dette

89 https://generationidentitaire.org/presentation/

47
sociale, l’explosion de la société multiculturelle, le racisme anti-blanc, les familles, et un jeune soldat français
qui meurt en Afghanistan. Vous ne nous aurez pas avec un regard condescendant, des emplois-jeunes et
une tape sur l’épaule : pour nous, la vie est un combat. Nous n’avons pas besoin de votre politique de la
jeunesse. La jeunesse est notre politique. Ne vous méprenez pas : ce texte n’est pas un simple
manifeste, c’est une déclaration de guerre.

NOUS SOMMES DEMAIN, VOUS ÊTES HIER. NOUS SOMMES LA GÉNÉRATION


IDENTITAIRE.

Mis à part l’avant dernier paragraphe, l’ensemble du discours est axé sur leur(s) identité(s) (« nous
sommes »), une définition d’eux-mêmes qu’ils créent en regard de l’autre. Cet autre qui tue
(puisqu’eux meurt) pour « un regard de travers ». Leur définition identitaire se forge également par
leurs racines, leurs ancêtres, leur terre, leur sang. Ainsi, s’il n’est jamais mentionné, c’est le migrant
qui est désigné.

Les migrants sont un ennemi à combattre parce qu’ils sont source de « danger », la mort est évoquée
à plusieurs reprises, une mort physique, économique mais également symbolique puisque les
migrants seraient responsables de leur perte d’identité et leur culture nationale (qui serait
homogène).

Plus loin, dans d’autres textes publiés sur ce même site, les auteur·e·s réussissent par ailleurs à
conférer un ethos de criminels aux associations venant en aide aux migrants. Par déduction, ils
seraient garants de leur protection. Logique : en les empêchant de venir, ils ne peuvent pas risquer
leur vie lors du trajet. Ainsi, en plus d’un ethos de héros de « sauveur national » c’est également un
ethos de « sauveur international ». Non seulement ils sauvent leur pays mais ils sauvent aussi des
vies. « C’est ainsi qu’au niveau symbolique la figure de l’ennemi est construite, l’ennemi est
démasqué et le héros peut s’engager dans la lutte contre le monstre » (Varga 2016 : 321).

Synthèse
La figure de l’ennemi est une notion qui en mobilise plusieurs autres dans sa définition. Nous pouvons remarquer
que la construction de l’ennemi dans le discours nécessite plusieurs étapes. En effet, construire un ennemi est
indispensable pour se créer une image d’héros. Pour ce faire, il faut mettre en exergue des dangers potentiels, renverser
son ethos discursif et modifier son ethos préalable, et, enfin, disqualifier son adversaire en soulignant les menaces,
réelles et symboliques qu’il porte en lui. La mobilisation de la notion de mythe via la mise en scène du bien et du mal
participe souvent de cette construction de l’ennemi.
La figure de l’ennemi est caractéristique du discours de haine à visée de propagande. En effet, même si parfois ce sont
des cas considérés comme vertueux (la lutte environnementale, la faim dans le monde), « Brecht nous rappelle que la
haine de l’injustice déforme elle aussi le visage » (Eco 2024 : 35).

Bibliographie
Charaudeau, P, 2006, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières
et dérives », Semen [en ligne], 22, 1-13, https://journals.openedition.org/semen/2793
Eco, U, 2014, Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels, Paris, Grasset & Fasquelle
Lewi, G, 2016, « La fabrique de l’ennemi tourne à fond, signe du grand retour des
mythes », Huffingtonpost, https://www.huffingtonpost.fr/georges-lewi/la-fabrique-de-lennemi-
tourne-a-fond-signe-du-grand-retour-des-mythes_b_6257978.html
Pernot, C, 2016, « Ennemi public », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des
publics, http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/ennemi-public/
Varga, R, 2016, « La construction du mythe de l’ennemi et du héros dans le discours de
Viktor Orban » dans J.F Corcuera & al, dir., Les discours politiques. Regards croisés, Paris, L’Harmattan
314-323

48
Polémique
Claudine Moïse
Cyane Guichon

Polémique, n.f. Selon le dictionnaire historique de la langue française (Rey (Éd) 2000), le terme
est emprunté (1578) au grec polemikos « qui concerne la guerre », « disposé à la guerre »,
« belliqueux ». Il est lié au verbe polemikein « mouvoir avec force », « agiter », « secouer » et
« repousser avec force ». Si polémique comme adjectif est employé d’abord au sens guerrier, il s’est
affaibli pour signifier actuellement « qui appartient à la dispute, au débat, tout en conservant une
valeur de violence verbale » (ibid.). Finalement, subtantivé (1619), il renvoie à la « controverse par
écrit, vive ou agressive ». Dans le dictionnaire du Trésor de la Langue Française90, la polémique est
une « discussion, débat, controverse qui traduit de façon violente ou passionnée, et le plus souvent
par écrit, des opinions contraires sur toutes espèces de sujets (politique, scientifique, littéraire,
religieux, etc.) ». C’est aussi « le genre dont relèvent ces discussions. », dans le Larousse en ligne91,
elle est un « débat plus ou moins violent, vif et agressif, le plus souvent par écrit » et dans le Petit
Robert la polémique est tout simplement un « débat par écrit, vif ou agressif. ». Les mots communs
à ces trois définitions sont débat, violence et écrit. Il faut retenir de toutes ces définitions la nature
agressive des échanges polémiques et le fait que, contrairement à l’usage en analyse de discours,
elles ne font pas référence à l’oral.

Polémique et violence verbale

Le discours polémique s’inscrit dans le champ de l’échange conflictuel92 (Grimshaw (Éd.) 1990),
de la dispute (Goodwin 1980, Newell and Stutman 1990) et du pamphlet (Angenot [1982], 1995).
Dans le cadre d’une modélisation de la violence verbale et en regard des violences verbales
fulgurante et détournée, nous avons défini (Moïse et Romain 2010, Moïse 2012), « la violence
polémique comme une montée en tension contextualisée qui repose sur des actes de langage
indirects et implicites, une argumentation et des figures de rhétorique à visée polémique et
persuasive voire humoristique ou politique (ironie, réfutation, arguments ad hominem, etc…) ».
Dans la mesure où les effets de répétition ou d’opposition argumentative systématique constituent
des éléments aggravants de la violence verbale, la polémique, qui repose sur des antagonismes, peut
tout à fait s’y référer.

Si la violence verbale polémique peut s’actualiser dans des échanges interpersonnels, elle prend
cependant toute sa force dans l’espace social autour d’un sujet de société. Le genre de la polémique
(Amossy et Burger (Éds) 2011) est caractérisé par des prises de parole antagonistes (Amossy 2013)
qui font « débat autour d’une question d’actualité, d’intérêt public, qui comporte des enjeux de
société plus ou moins importants dans une culture donnée » (Amossy 2013 : 51). En ce sens elle
est indissociable des processus démocratiques qui reposent sur l’expression de divergences
d’opinion. Or, dans les régimes démocratiques, s’il est nécessaire de discuter des sujets de société
qui peuvent être en discordance, comme actuellement la procréation médicalement assistée et la
gestation pour autrui, le dissensus ou la discorde doivent pouvoir se résoudre dans la négociation
et dans un cadre légal, en deça de possibles violences verbales ou physiques. « La polémique permet
alors une coexistence dans le dissensus, un partage du même territoire sur le mode de l’agon, de la

90 http://atilf.atilf.fr
91 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais
92 Nous avons défini l’agressivité comme « un mouvement naturel de protection et de défense face à un danger, qui

peut aller jusqu’à la destruction de l’autre et de soi-même », et le conflit comme « une divergence de points de vue,
manifestes sur le plan interpersonnel et des normes sociales et qui entraîne une forte tension, dans la durée, entre les
locuteurs voire de la violence verbale » (Moïse et Auger 2005).

49
protestation et de la revendication – mais non pas de la violence physique des guerres fratricides »
(Amossy 2014 : 24).

Discours polémique et argumentation

Dans les échanges polémiques, les procédés discursifs d’opposition ne peuvent se départir des
enjeux interpersonnels de reconnaissance des locutrices et locuteurs. Ces procédés s’inscrivent dans
une absence de négociation et dans le maintien d'une forte dissymétrie entre les débatteurs ; les
ressources et processus langagiers déployés, qui relèvent de processus identitaires et de stratégies
discursives de résistance et de contre-pouvoir interactionnels, permettent alors à l’acteur d’une
interaction de se positionner vis-à-vis de l’autre. Dans une telle perspective, l’argumentation
polémique se co-construit dans un va-et-vient nécessaire d’arguments contre arguments, d’attitudes
contre attitudes, de rapports de face contre rapports de face. Il s’agit de confirmer ou d’infirmer
des opinions, de s’influencer l’un·e l’autre et de s’affirmer soi-même dans des guerres de positions.

Ainsi, comme elle ne repose pas sur une entente ou un accord des protagonistes (Angenot [1982]
1995), la polémique vise avant tout la disqualification* de l’autre c’est-à-dire « qu’elle attaque une
cible […] et qu’elle met au service de cette visée pragmatique dominante - discréditer l’adversaire,
et le discours qu’il est censé tenir - tout l’arsenal de ses procédés rhétoriques et argumentatifs »
(Kerbrat-Orecchioni 1980 : 12).
Même si les procédés rhétoriques qui servent la polémique sont très nombreux (Bonhomme 2005,
2009), on peut en relever certains, comme en étant caractéristiques. Par exemple, la réfutation se
définit par « tout raisonnement et tout moyen persuasif visant à prouver qu’une proposition de
l’adversaire est faussée, incohérente ou inadéquate » (Angenot [1982] 1995 : 215). Elle permet de
balayer l’argument opposé comme étant inadéquat, dépassé, simpliste, inadapté. On trouve aussi
l’amalgame (Angenot 1995 : 126) qui est un « mouvement contraire de la dissociation notionnelle et
qui consiste à rassembler sous une vocable synthétique un mélange de personnes ou de choses
perçues d’abord comme de natures différentes. Avec l’amalgame des phénomènes distincts, parfois
tenus pour étrangers les uns aux autres, sont intégrés dans une catégorie unique – sont mis dans le
même sac ». Enfin, l’argumentation ad hominem fait glisser la contre-argumentation à partir
raisonnement d’un raisonnement logique vers une remise en question des paroles d’autrui
notamment grâce au recours à l’ironie.
S’ils alimentent la controverse dans une visée persuasive et disqualifiante, les procédés
argumentatifs polémiques reposent aussi sur des effets pathémiques*, c’est-à-dire liées aux émotions,
élément traditionnel de la rhétorique (Rinn 2008), comme c’est le cas pour le chleuasme, figure où le
polémiste feint de s’accuser lui-même avec ostentation, comme moyen indirect d’atteindre
l’adversaire et de toucher sa pitié, ou des sentiments feints, telles la colère ou l’indignation*. Les
éléments phatiques accompagnent aussi la polémique. « La fonction phatique concerne la capacité
des figures à intensifier la participation des sujets communiquants au discours et à son univers »
(Bonhomme 2005 : 166). En ce sens, on peut citer, parmi tant d’autres, la prosopopée qui consiste à
faire agir un absent ou un mort, un objet personnifié, l’hyperbole qui joue sur l’exagération et renforce
les croyances ou l’allégorie qui consiste exprimer une idée en se référant à une image ou à un récit.
Mais le discours polémique use encore de la fonction cognitive, c’est-à-dire de notre faculté de
raisonnement, par exemple en mettant en relief le message que l’on veut transmettre. On peut alors
avoir recours à la répétition, à la citation ou au discours rapporté pour accroire sa propre légitimité, à
l’interrogation oratoire, question qui n’attend pas de réponse, à la suspension qui met l’auditeur en attente
de ce qui va être dit ou à la définition oratoire qui « utilise la structure de la définition, non pour
fournir le sens d’un mot, mais pour mettre en vedette certains aspects d’une réalité qui risquerait
de rester à l’arrière-plan de la conscience » (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958] 1988 : 233).

50
D’une façon générale, le discours polémique se sert de tous les procédés possibles (Bonhomme
2005) qui permettent de jouer sur les jugements de valeur, sur l’ambiguïté, sur le court-circuitage
(pour mettre en lien des arguments différents), sur l’amalgame, ce qui permet, avec force émotions,
de simplifier tout propos au-delà des doutes et des complexités argumentatives.

Polémique et discours de haine

Le discours de haine entretient certains liens avec le discours polémique. Si l’on considère que le
discours de haine repose sur la négation de l’autre, sur l’emploi d’actes de langage de condamnation
(insulte, menace, malédiction…) et sur le recours à l’émotion, le discours polémique s’en rapproche
incontestablement quand il attaque l’autre au-delà même de la disqualification et par des arguments
ad hominem (qui visent la façon d’argumenter) voire ad personam (qui visent la personne dans son
intégrité). En ce sens, certaines figures de discours participent de ce glissement par une agression
caractérisée. Le sarcasme, par exemple, consiste à agresser l’adversaire de façon dissimulée en se
montrant en apparence bienveillant, débonnaire, favorable à son égard. Plus encore, les insultes,
menaces, le tutoiement, toute forme d’invective vont dans le sens d’une négation de l’autre.

Présentation d’un corpus homophobe

Le corpus93 est issu de l’extraction de quatre pages Facebook militantes : Stop Homophobie, SOS
Homophobie, La Manif Pour Tous et La Contre Manif Pour Tous.

nombre
nombre
date d’abonné·e·s
corpus date début date fin commentair
extraction (au 1000ème
es
près)
Stop Homophobie 05/02/2018 19/09/2017 05/02/2018 3 547 80 000
SOS Homophobie 07/02/2018 06/05/2017 07/02/2018 1 539 40 000
La Manif Pour 16/03/2018 19/03/2017 16/03/2018 4 445 50 000
Tous
La Contre Manif 12/03/2018 18/03/2016 12/03/2018 2 667 44 000
Pour Tous

Le tableau ci-dessus présente la date de l’extraction, la date du premier commentaire extrait (« date
début »), la date du dernier commentaire extrait (« date fin ») et le nombre total de commentaires
extraits. 12 198 commentaires ont donc été extraits sur une période de deux ans sur les quatre pages
retenues pour l’étude.
Ces pages présentent un certain nombre de caractéristiques : la thématique de l’homophobie, la
présence de plusieurs points de vus différents sur cette thématique, une activité assez vive pour
générer beaucoup de commentaires, être publiques (de ne pas nécessiter d’inscription pour
consulter les publications et commentaires), avoir une forte notoriété (limite fixée à un nombre
d’abonné·e·s supérieur à 40 000).

93Le corpus a été constitué et analysé par Cyane Guichon dans le cadre de son mémoire de Master 2 en sciences du
langage, Mécanique contre-discursive. Étude de commentaires sur le réseau social-numérique Facebook autour de débats de société à
propos de l’homosexualité, sous la direction de Francis Grossmann et Claudine Moïse.

51
Procédés d’opposition polémiques et haine
À travers des oppositions lexicales par exemple (« père »/« géniteur » ; « arriérés »/« lobby LGBT »
; « extrémistes »/« libéraux » ; « naturel »/« fabriqué » etc…), les acteurs·rice·s de l’échange
polémique vont mettre en place deux camps opposés, et ce, discursivement. L’usage des pronoms
matérialise l’altérité.

(1) Dans l hommophobie il y a le mot phobies donc la peur de l inconnue donc ils ont peur de nous (SOS
Homophobie commentaire no932)

(2) Et eux, à quel moment ont-ils décidé de devenir con comme la lune? (Stop Homophobie commentaire no352)

Cette dichotomisation est construite en tant qu’argument pour la thèse soutenue par le groupe ou
la personne, elle entraîne une polarisation du conflit au sein du discours. La polarisation se met en
place sur le plan actanciel où des rôles sont attribués (ou auto-attribués) aux acteurs·rice·s de
l’échange polémique.

Dans la mesure où la polémique oppose d’une part et confronte d’autre part deux points de vue
antagonistes dans un climat conflictuel et brûlant, le choix de la disqualification comme stratégie
discursive préférée des acteurs·rice·s est logique, comme c’est le cas dans l’exemple (3) avec
l’utilisation de l’ironie. Les propos de La Manif Pour Tous semblent à la locutrice / au locuteur
tellement lointains de sa propre vision du monde qu’elle·il rit jaune.

(3) J'aime beaucoup vous lire les lmpt.la petite note d'humour de ma journée. .. (La Manif Pour Tous
commentaire no143)

Le discours rapporté est aussi exploité, comme dans l’exemple (4) :

(4) Et oui la gauche est toujours au pouvoir et elle cherche à faire avaler à une partie de la droite son
monstrueux programme sociétal. La vie doit être préservée depuis la conveption jusqu à la mort naturelle .
Et on ne peut admettre tout ce qui ne va pas dans la loi naturelle en particulier la location industrielle de l
utérus de pauvres femmes.
(La Manif Pour Tous commentaire no113)

« La loi naturelle » quelle est-elle ? Où puis-je la consulter ?\nIl y a des animaux qui mangent leurs petits
et/ou leurs excréments, est-ce la “loi naturelle” ? Ce qui est a-t’il toujours été ?\nVous voyez pourquoi
l’appel à la nature est considéré comme un argument fallacieux ?
(La Manif Pour Tous commentaire no114)

Le discours rapporté entre guillemets suivis des questions oratoires met en évidence une forme
d’absurdité de l’argument naturaliste de la « loi naturelle » qui, selon l’opposant·e n’existerait pas
puisqu’il n’y a aucune preuve de son existence. L’opposant·e ridiculise la·le proposant·e en la·le
confrontant à son propre argument.

L’émotion n’est, à l’instar de la violence verbale, pas un élément définitoire pour la polémique mais
il peut y participer avec efficacité. Dans cette optique, on retrouve beaucoup de marques de
subjectivité qui renvoient à des modalités parfois indignées :

(5) Non pas du tout je pense que pour l équilibre de l enfant il lui faut une presance masculine deux femmes
c est pas bon pour lui
(Stop Homophobie commentaire no659)

(6) C’est gonflé peut être un signe que la Russie change ???

52
(Stop Homophobie commentaire no287)

Ces deux exemples parmi tant d’autres montrent bien que sur ce type de thématique la subjectivité
est omniprésente. On trouve également un peu partout dans le corpus des mots nommant les
émotions comme tristesse, colère, haine, dégoût, etc.

Mais la reformulation, la qualification péjorative, les arguments ad hominem, etc. participent


également à la disqualification. Cette disqualification peut engendrer de la haine, notamment sur
Internet et les réseaux socionumériques puisque l’anonymat que confèrent les différentes
plateformes tendent à gommer les principes conversationnels et de politesse.

(7) Paf dans vos q bande de catholiques dégénérés (SOS Homophobie commentaire no63)

L’anonymat et l’utilisation d’arguments ad hominem jouent sur la dichotomisation et la polarisation,


les acteurs·rice·s s’attaquent à des catégories de locuteurs·rice·s.

Les réseaux sociaux numériques sont un lieu où les échanges polémiques peuvent être vus dans
leur forme la plus exacerbée qui peuvent basculer peu à peu dans une expression haineuse et de
rejet de l’autre.

Synthèse
Le discours polémique se caractérise par l’expression d’antagonismes dans l’espace public. Il est essentiel à la
circulation des opinions dans un espace démocratique et pourrait donc s’apparenter à la controverse s’il n’exprimait
des oppositions souvent absolues dans des modalités agressives. Parce qu’il se veut d’une grande force de persuasion
pour rallier le plus grand nombre aux idées défendues, il use de figures de discours très nombreuses, reposant sur des
mécanismes logiques, phatiques ou pathémiques. Poussées à leur paroxisme, les prises de parole polémiques
s’apparentent, dans le cadre de débats autour de sujets de société, à des discours haineux qui ne visent plus le sujet
d’un débat controversé mais les personnes elles-mêmes.

Bibliographie
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polémique en question(s), Revue Semen.
Amossy, R, 2013, Apologie de la polémique, Paris, Presses universitaires de France.
Amossy, R, 2014, « La violence dans les confrontations verbales : un échec de la
communication ? L’exemple de la polémique sur « l’exclusion des femmes » en Israël », Helsinki,
Dialogic Language Use III, Mémoires de la Société Néophilologique de Helsinki : 3-24.
Angenot, M, [1982], 1995, La parole pamphlétaire, typologie des discours modernes, Paris, Payot.
Bonhomme, M, 2005, Pragmatique des figures du discours, Paris, Honoré Champion.
Bonhomme, M, 2009, « De l’argumentativité des figures de rhétorique », Argumentation et
Analyse du Discours [En ligne], n° 2, mis en ligne le 01 avril 2009,
http://aad.revues.org/index495.html
Goodwin, M.H, 1980, « He said/she said : Formal Cultural procedures for the construction
of gossip dispute Activity », AMERICAN ETHOLOGIST, volume 7, 674-694.
Grimshaw, A, (éd.), 1990, Conflict Talk : Sociolinguistics of Arguments in Conversation, Cambridge,
Cambridge University Press.
Kerbrat-Orecchioni, C, 1980, « La polémique et ses définitions », in N. Gelas et C. Kerbrat-
orecchioni (éds.), Le Discours Polémique, Presses Universitaires de Lyon, 3-40.
Moïse, C, 2012, « Argumentation, confrontation et violence verbale fulgurante »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 8 | 2012, mis en ligne le 15 avril 2012,
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53
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Bacha, G. Laroux et A. Séoud (éds.), Le malentendu, Presses Internationales de la Faculté des Lettres
de Sousse (Tunisie), Éditions officielles de la République tunisienne, 293-302.
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polémiques », dans I. Pierozak (éd.), Du « terrain » à la relation : expériences de l’internet et questionnements
méthodogiques, Cahiers de l’institut de linguistique de Louvain, numéro 36/2, 113-133.
Newell, S.E et Stutman, R, 1990, « Negociating confrontation : The problematic nature of
initiation and Response », Research on Language an Social Interaction, volume 23, 139-162.
Perelman, C et Olbrechts-Tyteca, [1958], 1988, Traité de l’argumentation, Bruxelles, Presses
de l'Université de Bruxelles.
Rey, A. (éd.), 2000, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Dictionnaire Le Robert.
Rinn, M, 2008, « Introduction », Rinn M. (Ed.), Émotions et discours, Presses Universitaires
de Rennes, 13-21.

54
55
Auteur·e·s

Bilel Ainine

Chercheur associé au CESDIP-CNRS et à la MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance


et de lutte contre les dérives sectaires), Bilel Ainine est politiste spécialiste de la radicalisation violente
chez les islamistes, notamment les salafistes djihadistes. En 2016, il a soutenu une thèse de doctorat
sur les processus de radicalisation violente chez islamistes algériens durant les années 1990. Dans
le cadre de sa thèse, il a rencontré d’anciens djihadistes « repentis » en milieu ouvert. En 2017, il a
participé à un projet de recherche mené pour le compte du Ministère de la Justice qui a abouti à la
rédaction d’un rapport intitulé « saisir les mécanismes de la radicalisation violente ». Dans le cadre
de ce projet, il a rencontré des individus radicalisés incarcérés en France. Il s’intéresse
principalement à l’analyse des mécanismes cognitifs et émotionnels qui entrent dans le processus
de radicalisation en menant des entretiens en milieu ouvert ou fermé.

Ainine, B, Crettiez, X, Gros, F et Lindeman, T, 2016, « radicalisation : processus ou


basculement ? », tirée d’une conférence débat animée à l’Observatoire des radicalités (Fondation
Jean Jaurès), https://jean-jaures.org/nos-productions/radicalisation-processus-ou-basculement
Crettiez, X et Ainine, B, 2017, Soldats de Dieu. Paroles de djihadistes incarcérés, La Tour-d’Aigues,
Éditions de l’Aube.
Sèze, R, Crettiez, X et Lindemann, T, 2017, « Saisir les mécanismes de la radicalisation
violente », Rapport de recherche pour la Mission de recherche Droit et Justice, http://www.gip-
recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2017/08/Rapport-
radicalisation_INHESJ_CESDIP_GIP-Justice_2017.pdf

Laura Ascone

Docteure en Sciences du Langage, Laura Ascone est rattachée au laboratoire AGORA de l’Université
de Cergy-Pontoise. Ses recherches portent sur la communication médiée par les réseaux sociaux,
sur l’expression des émotions ainsi que sur la radicalisation djihadiste. Après avoir travaillé, pendant
son master, sur l’expression de la surprise sur Facebook dans le cadre du projet Emphiline, elle a
focalisé ses études doctorales sur le rôle des émotions dans la propagande djihadiste anglophone
et francophone ainsi que dans le contre-discours produit par le gouvernement Français et par
l’Union Européenne. Ces recherches en analyse du discours et en linguistique de corpus ont permis
à Laura Ascone de modéliser un schéma rhétorique du discours djihadiste. De même, sa thèse a
révélé que des différences importantes peuvent être identifiées aussi bien entre le discours
djihadiste et le contre-discours, qu’entre le discours anglophone et le discours francophone.

Ascone, L, 2015, « The Computer-mediated Expression of Surprise : a corpus analysis of


chats by English and Italian native speakers and Italian learners of English », Review of Cognitive
Linguistics, n)13 (2), 383-414.
Ascone, L, 2017, « L'expression de la menace dans le discours jihadiste ». Les cahiers
Protagoras, n°4, 56-65.
Ascone, L, à paraître, « Hate and Threat in French Jihadist Propaganda », dans M. Kang,
M.O. Rive-Lasan et W. Kim, (éds.), Beyond Hate and Fear : Hate Speech in Asia and Europe, London,
Routledge.

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Fabienne Baider

Professeure associée à l’université de Chypre, Fabienne Baider travaille en socio-pragmatique et


analyse de discours critique. Les données étudiées consistent en particulier des textes échangés sur
les réseaux sociaux, commentant notamment les événements politiques, mais elles incluent aussi
les discours et débats politiques. Elle a dirigé un programme européen de recherche-action appelé
C.O.N.T.A.C.T. (2015-2017) composé de douze équipes dans dix pays et consacré au discours en
ligne xénophobe et homophobe. Elle est actuellement partenaire dans un autre projet européen
SHELTER (2018-2020) qui a pour objectif d’étudier et d’améliorer la communication entre
personnel médical et victimes de crimes de haine. Elle dirige un programme de recherches H.OP.E.
(2019-2021) consacrée aux contre-discours et aux discours alternatifs. Ses recherches s’inscrivent
dans le cadre des études à l’interface de l’idéologie et des pratiques langagières, se focalisant
notamment sur l’emploi des émotions dans la construction de rapports de pouvoir. Le cadre
théorique est celui de Critical Discourse Analysis et la méthodologie inclut l’analyse de corpus
outillée.

Abbou, J et Baider, F, éds, 2016, Gender, Language and the Periphery, Amsterdam, John
Benjamins, https://benjamins.com/catalog/pbns.264
Assimakopoulos, S, Baider, F et Millar, S, éds, 2017, Online Hate Speech in the EU, Springer
briefs, Linguistic Series. https://www.springer.com/gp/book/9783319726038
Baider, F et Kopytowska, M, 2017, « The Pragmatics of Othering: stereotyping, hate
speech, and legitimizing violence », Lodz Paper in Pragmatics, n°13,
https://www.degruyter.com/view/j/lpp

Geneviève Bernard Barbeau

Geneviève Bernard Barbeau est professeure au Département de lettres et communication sociale de


l’Université du Québec à Trois-Rivières. S’inscrivant dans une approche sociolinguistique de
l’analyse de discours, elle s’intéresse aux mécanismes par lesquels se construit l’affrontement social
dans l’espace public. Ses travaux interrogent le lien entre pratiques discursives, identité*, conflit et
société. Dans la continuité de ses recherches sur le dénigrement, la confrontation et la violence
verbale, elle travaille sur les discours de menace, notamment en ligne, sur divers épisodes
polémiques qui ont entraîné d’importants débats sociaux et sur les phénomènes qui en découlent,
allant de la rhétorique du ressentiment aux discours de revendication.

Bernard Barbeau, G, 2015, Québec bashing. Analyse du discours entourant l’affaire Maclean’s,
Montréal, Éditions Nota bene.
Bernard Barbeau, G, 2017, « Disqualification d’autrui, disqualification de soi : l’auto-
dévaluation chez les Québécois francophones », Minorités linguistiques et société, no 8, 83-101.
Laforest, M, Fortin, F et Bernard Barbeau, G, 2017, « Comprendre l’évaluation du tweet
haineux par un spécialiste de la surveillance des réseaux sociaux », dans I.A Mateiu, (dir.), La violence
verbale : description, processus, effets discursifs et psycho-sociaux, Cluj-Napoca, Presa Universitara Clujeana,
225-246.

Thomas Bouvatier

Psychanalyse et chercheur doctorant rattaché à l’université Paris Diderot, affilié au laboratoire du


Centre en Psychanalyse, Médecine et Société, Thomas Bouvatier travaille sur les liens entre
psychanalyse, radicalité et radicalisation. Ses axes de recherches dans sa thèse de doctorat se
centrent sur la genèse de la pensée radicale chez l’individu puis son organisation dans les groupes

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radicalisants, violents et non violents, religieux ou politiques, afin de comprendre les conditions
générales de destruction des subjectivités du processus de radicalisation. Son terrain d’étude se
porte sur le discours d'enfants, de jeunes patients, de patients sujets à des actes de violence dans
un hôpital de jour, des cas d’étude de djihadistes, d’anarchistes violents, de néonazis, et de membres
de sectes, mais aussi sur le discours de jeunes individus sympathisants des djihadistes, rencontrés
lors de ses interventions et ses formations dans des quartiers difficiles. Thomas Bouvatier, par ce
travail de fond sur les nombreuses expressions de la radicalisation, rend compte de la lutte inhérente
entre les sujets quant aux différentes manières de se socialiser.

Bouvatier, T, 2017, Petit manuel de contre-radicalisations, Paris, PUF.


Bouvatier, T, 2017, « Entre un musulman radical, un radical d'extrême gauche et un radical
d'extrême droite, qu'il y a-t-il de commun ? », Huffington Post,
https://www.huffingtonpost.fr/thomas-bouvatier/legislatives-radicalisme-musulman-radical-
extreme-gauche-extreme-droite_a_22355768/
Bouvatier, T, 2018, « Il y a une obsession commune aux dépressifs et aux djihadistes », Le
Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/02/11/il-y-a-obsession-commune-aux-
depressifs-et-aux-djihadistes_4863679_3232.html

Myriam Cremer

Myriam Cremer est licenciée en FrankoMedia de l'Université de Fribourg en Brisgau. Elle y a


commencé son Master en langues romanes (français et espagnol) en 2016. Dans le cadre des études
de master elle a travaillé sur le breton, les biographies linguistiques des Chibanis et en particulier
sur l’émergence d’un langage du deuil en réaction aux attentats terroristes*ll. Ses recherches en
cours se focalisent notamment sur les réactions populaires (numériques) aux attentats en mettant
l’accent sur les notions de vengeance et de pardon. Elle a travaillé comme assistante de recherche
à la chaire du professeur Rolf Kailuweit.

Cremer, M et Kailuweit, R, 2018, « Ressources et limites d’un langage de la vengeance dans les
réactions populaires aux attentats de Madrid (2004) et Paris (2005) », Mots, Les langages du
politique, n°118, 117-135.

Xavier Crettiez

Xavier Crettiez est professeur agrégé des universités en Science politique et enseignant à Sciences Po
Saint Germain en Laye. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages sur les phénomènes de violence
politique, principalement séparatiste et d’inspiration fondamentaliste islamiste ainsi que sur
l’activisme des mouvements sociaux. Il est également l’auteur d’un rapport de recherche sur les
mécanismes de la radicalisation pour le compte du ministère de la justice et d’un ouvrage en co-
rédaction avec Bilel Ainine d’entretiens avec des djihadistes incarcérés. Membre directeur de l’ANR
Violence et radicalités militantes (VIORAMIL), il est responsable de la constitution d’une
importante base de données sur les violences séparatistes en France, partie de la base plus large sur
les violences militantes.

Crettiez, X, 2006, Violence et nationalisme, Paris, Odile Jacob.


Crettiez, X, 2014, Les formes de la violence, Pairs, La Découverte.
Crettiez, X, 2016, « Comprendre la radicalisation », Revue Française de Science Politique, vol. 66,
n°5, 709-727.

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Béatrice Fracchiolla

Professeure en sciences du langage à l’université de Lorraine, Centre de Recherches sur les


Médiations EA 3476, Béatrice Fracchiolla travaille plus particulièrement sur la violence verbale en
analyse de discours, énonciation et analyse conversationnelle autour des notions d’agression,
d’injure, d’attaque courtoise, de politesse et d’impolitesse ; et ce, plus particulièrement à propos du
genre et en politique. Depuis 2007, elle coordonne le thème 7 de l’axe 1 « Anthropologie de la
communication » à la MSH Paris Nord de Saint-Denis avec Georges Chapouthier, directeur de
recherches émérite. C’est dans ce cadre qu’elle a développé un intérêt pour les approches
interdisciplinaires qui visent à observer un même objet sous des angles différents, afin de mieux
saisir la complexité du réel et des objets scientifiques, y compris lorsqu’ils sont linguistiques. Elle
s’intéresse au langage dans sa dimension pragmatique et relationnelle, dans la mesure où toute
parole est adressée à autrui, selon certaines fins. Cette perspective l’a menée ces dernières années à
travailler en collaboration avec des médecins dans le cadre d’un projet (COREV) soutenu et financé
par la mission interdisciplinaire du CNRS pour tenter de comprendre ce qui se produit lors de la
réception d’un message, en particulier lorsque celui-ci est violent, ainsi qu'à l'expression du langage
en relation avec les émotions ressenties.

Fracchiolla, B, 2015, « Violence verbale dans le discours des mouvements antagonistes : le


cas de « Mariage pour tous » et « Manif pour tous » », Argumentation et analyse du discours [en ligne],
n° 14, https://journals.openedition.org/aad/1940
Fracchiolla, B et Schultz-Romain, C, 2015, « L’attaque courtoise : un modèle d’interaction
pragmatique au service de la prise de pouvoir en politique », Semen, n°40, 71-90,
https://journals.openedition.org/semen/10418
Fracchiolla, B, 2019, « Le décalage contextuel dans les communications médiées par écran :
à la croisée de la dématérialisation du contexte et de la re-textualisation des échanges », COrela, HS
n°27, https://journals.openedition.org/corela/7803

Yana Grinsphun

Yana Grinshpun est Maîtresse de Conférences à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle. Après
avoir travaillé pendant de nombreuses années dans le domaine de la linguistique énonciative, elle
se concentre aujourd’hui sur l’Analyse du Discours médiatique. Ses derniers travaux portent
notamment sur la construction de l’éthos et son rôle dans l’argumentation, sa fonction dans les
discours de manipulation et de propagande. Ses recherches trouvent tout leur intérêt dans les
projets qui étudient les stratégies argumentatives à l’œuvre dans le discours militant et le discours
de victimisation fondés sur la mise en œuvre de la doxa*, de la mauvaise foi et de l’argumentation
pathémique.

Grinshpun, Y, 2015, « Ethos collectif, ethos individuel : problème de construction


d’identité lors des manifestations universitaires en 2009 » in J. Angermuller et G. Philippe,
dir., Analyse du discours et dispositifs d’énonciation. Autour des travaux de Dominique Maingueneau, Limoges,
Lambert-Lucas.
Grinshpun, Y, 2019, dir., Le dispositif victimaire et sa disqualification : constructions et déconstructions
discursives. Revue Argumentation et Analyse du Discours.
Grinshpun, Y, 2019, « Les travers du discours antiraciste : le cas du procès
Bensoussan » (en collaboration avec R. Assaraf) in P. Zawadski et I. de Mecquenem, dir., Hommages
à Pierre-André Taguieff, Paris, CNRS Éditions.

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Francis Grossman

Francis Grossman est professeur émérite de linguistique à l'Université de Grenoble et membre de


l'équipe de recherche LIDILEM. Ses travaux ont porté ces dernières années sur l'analyse du
discours scientifique dans ses dimensions phraséologiques, sur le lexique des émotions, sur les
marqueurs discursifs du discours rapporté, ainsi que sur les dimensions énonciatives de discours
appartenant à des genres différents (romans, presse, blogs). Il a dirigé ou co-dirigé l’édition d’une
quinzaine d’ouvrages collectifs, livres ou numéros de revues. Il a également copiloté plusieurs
projets de recherche et il est l’auteur d’environ 70 publications (articles ou chapitres d'ouvrages)
Ses intérêts scientifiques le conduisent à explorer les interfaces lexique/discours et
lexique/énonciation dans des genres variés, mettant en jeu des questions d’identité et de
positionnement.

Grossmann, F, Mejri, S et Sfar, I, 2017, éds., La phraséologie : sémantique, syntaxe, discours, Paris,
Honoré Champion.
Grossmann, F, 2018, « Adverbes et adverbiaux d’habitude et de généralisation :
fonctionnement linguistique et rôle dans l’écrit scientifique » dans M.P. Jacques et A. Tutin, éds.,
Lexique trandisciplinaire et formules discursives des sciences humaines, Londres, ISTE Éditions, 51-71.
Grossmann, F, 2018, « La fragmentation de l'identité dans les rituels de présentation : le cas
Modiano », dans A. Krzyzanowska et J. Rachwalska von Rejchwald, éds., Texte, Fragmentation,
Créativité I. Text, Fragmentation, Creativity I, 32, Berne, Peter Lang, 29-40.

Mariem Guellouz

Maîtresse de conférences en sociolinguistique à l'Université Paris Descartes, Mariem Guellouz est


aussi chercheuse au CERLIS (UMR 7080). Sa recherche porte sur les pratiques langagières et
esthétiques liées aux régions MENA et plus spécifiquement à la Tunisie. Elle s'intéresse aux
discours militants liés à la révolution tunisienne du point de vue d'une analyse sociolinguistique
critique qui met en avant les tensions entre francophonie et arabisation comme processus
historiques et politiques. Ainsi, la question de la violence verbale est au centre de sa recherche
notamment sur les minorités sexuelles et les discours homophobes en Tunisie. Elle travaille aussi
sur les discours et contre-discours militants en tant que performance en étudiant leurs rapports
avec les créations artistiques pendant les soulèvements arabes. Ces travaux l’ont amenée vers la
question des circulations des pratiques artistiques et esthétiques entre la France et les pays de la
région MENA. Elle s’intéresse particulièrement aux nouvelles esthétiques qui touchent les
pratiques corporelles telles que l’habillement (le voile), la mode islamique (modest fashion), le rap
musulman féministe, et leurs co-constructions entre discours religieux et séculiers. Elle dirige le
réseau de recherche (CNRS/IISMM) « Islams et chercheurs dans la cité ». Mariem Guellouz est aussi
danseuse et performeuse et elle est nommée depuis 2017, auprès du ministère de la culture tunisien
en tant que directrice des journées chorégraphiques de Carthage.

Guellouz, Mariem, 2019, « Des mots du désir aux mots de la haine : analyse
sociolinguistique des termes pour dire les minorités sexuelles en arabe littéraire et en dialecte
tunisien », dans F. Lagrange et C. Savina, dir., Mots du Désir, Marseille, Éditions Diacritiques.
Guellouz, Mariem, 2017, « Contemporanéités plurielles. De la construction de la figure de
la danseuse orientale à une danse contemporaine arabe », Tumultes, n° 48, 141-155.
Guellouz, Mariem, 2017, « The Construction of « Tunisianity » Through Sociolinguistics
Practices From the Tunisian Independence to 2016 », Journal of Arabic and Islamic studies, n°16, 290-
298.

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Claire Hugonnier

Claire Hugonnier est doctorante au sein du laboratoire Lidilem à l’Université Grenoble Alpes sous la
direction de Claudine Moïse et Dominique Lagorgette. Elle s’inscrit dans une approche
sociolinguistique ethnographique et s’intéresse plus particulièrement à l’analyse des discours en
situation de conflits. Depuis ces recherches menées en master, la construction discursive d’une
altérité en tension est au centre de ses réflexions. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, elle tente
d’analyser les discours émanant de l’Église catholique et de mouvements associatifs réunissant ses
fidèles autour de l’actuel projet de loi « PMA pour toutes » qui suscite actuellement en France
débats et controverses*. L’objectif de sa thèse de doctorat est de déconstruire ces discours afin de
saisir quelles stratégies sont mobilisées et quels peuvent être les composants ainsi que les enjeux
qui les sous-tendent.

Moïse, C et Hugonnier, C, à paraître, « Discours homophobe. Le témoignage comme


discours alternatif », Semen, n°47.

Rolf Kailuweit

Rolf Kailuweit est professeur de linguistique romane (espagnol et français) à l'Université HHU
Düsseldorf. Auparavant, il était professeur de linguistique romane et études médiatiques à
l'Université de Fribourg depuis 2004. Après des études de philologie romane, de philosophie et de
droit à l’Université Libre de Berlin et à l'Université de Barcelone, il a obtenu son doctorat en 1996
avec une thèse sur l’histoire du conflit linguistique en Catalogne et son doctorat d’État en 2003 à
Heidelberg avec une thèse sur les verbes d'émotion français et italiens. Parmi ses domaines de
recherche figurent l’interface entre la syntaxe et la sémantique, la présence médiatique des langues
régionales et minoritaires romanes, la langue, la culture et l'histoire des médias en Argentine, ainsi
que l'émergence d'un langage de deuil multimodal en réaction aux attaques islamistes dans les
espaces réels et numériques.

Cremer, M et Kailuweit, R, 2018, « Ressources et limites d’un langage de la vengeance dans


les réactions populaires aux attentats de Madrid (2004) et Paris (2005) », Mots, Les langages du politique,
n°118, 117-135.
Kailuweit, R, 2019, « Linguistic Landscapes and Regional Languages in Southern France -
a Neo-semiotic Approach to Placemaking Conflicts » dans M. Castillo, R. Kailuweit et C. Pusch,
(éds.), Linguistic Landscape Studies - The French Connection. Freiburg, Rombach, 131-161.
Kailuweit, R et Quintana, A, à paraître, « The language of public mourning –
Reterritorialization of public spaces as a reaction to terroristic attacks » dans D. Malinowski et S.
Tufi, (éds.), Questioning Boundaries, Opening Spaces : Reterritorialising Linguistic Landscapes, London,
Bloomsbury.

Simo K. Määttä

Professeur associé de traductologie à l’Université de Helsinki, Simo K. Määttä travaille en


sociolinguistique et analyse du discours. Ses recherches portent sur les conséquences sociales du
langage et de la variation linguistique dans des contextes larges tels que celui du multilinguisme et
de la migration, et s’inscrivent dans la perspective de la sociolinguistique critique et de l’analyse
critique de discours. Dans sa thèse de doctorat (Université de Californie, Berkeley, 2004), il a
analysé les idéologies linguistiques dans les politiques linguistiques de l’Union européenne à l’égard
des langues régionales ou minoritaires. Ultérieurement, il a examiné la traduction de la variation
sociolinguistique dans les textes littéraires et la théorie du discours et de l’idéologie. Actuellement,
il travaille sur les questions de droits linguistiques, d’affectivité et de problèmes de communication

61
dans l’interprétation de service public, la xénophobie dans les discours numérique et la vulnérabilité
linguistique et épistémique dans les entretiens d’asile en Finlande.

Määttä, S.K, 2008, « Langues et identité européenne ou « locuteur idéal » trilingue » dans P.
Martinez, D. Moore et V. Spaëth (éds.), Plurilinguismes et enseignement : identités en construction, Paris,
Riveneuve, 91-100.
Määttä, S.K, 2014, « Interprétariat juridique en Finlande et autorité en matière de langage :
savoir linguistique et pouvoir discursif », Les dossiers d'HEL (Histoire, épistémologie, langage),
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01115210
Määttä, S.K et Wiklund, M, 2019, « Réparations conversationnelles dans un entretien
d’asile interprété par téléphone », Langage et société, 166, 161-183.

Marty Laforest

Marty Laforest est membre du Centre de recherche interuniversitaire sur le français en usage au
Québec (CRIFUQ) et de l’International Association of Forensic Linguists. Professeure titulaire à
l’Université du Québec à Trois-Rivières (Canada), elle y poursuit ses recherches dans les domaines
de l’analyse de discours, de la sociolinguistique et de la pragmatique. Elle a longuement travaillé sur
le discours conflictuel et la violence verbale telle qu’elle se déploie tant dans l’espace privé que
public, – notamment en contexte radiophonique – et plus récemment, sur le discours de menace.
Tous ces travaux l’ont menée à s’intéresser de près à la linguistique légale et au développement
d’applications de l’analyse de discours au domaine des enquêtes de police. Dans cette perspective,
Marty Laforest travaille plusieurs années sur la détection des appelants dissimulateurs au service
d’urgence téléphonique 911, projet mené en coopération avec la Sûreté du Québec. Avec
Dominique Lagorgette (Université de Savoie Mont blanc), elle est la cofondatrice de la première
école annuelle d’été en linguistique légale dans la francophonie.

Laforest, M et Moïse, C, 2013, « Entre reproche et insulte, comment définir les actes de
condamnation ? », dans B. Fracchiola et al. (dir.), Violences verbales, Rennes, PUR, 85-101.
Laforest, M et Rioux-Turcotte, J, 2016, « Une source de conflit interactionnel au travail : la
personne déclarée morte par l’appelant au service téléphonique d’urgence », Communiquer, n° 18,
65-83, https://journals.openedition.org/communiquer/2046
Laforest, M, Fortin, F et Bernard Barbeau, G, 2017, « Comprendre l’évaluation
du tweet haineux par un spécialiste de la surveillance des réseaux sociaux », dans I.A Mateiu,
(dir.), La violence verbale : description, processus, effets discursifs et psycho-sociaux, Cluj-Napoca (Roumanie),
Prese Universitara Clujeana, 225-246.

Nicolas Lebourg

Chercheur au Centre d’Études Politiques de l'Europe Latine (UMR 5112 CNRS-Université de


Montpellier), research fellow du programme « Transnational History of the Far Right » de l’
Institute for European, Russian and Eurasian Studies, George Washington University et membre
du comité de pilotage du programme Vioramil (Violences et radicalités militantes en France) de
l’Agence nationale de la recherche, Nicolas Lebourg travaille sur les extrêmes droites des 20e et 21e
siècles. À travers celles-ci, et, en moindre part, des structures de relégation de groupes ethno-
sociaux (des aspects culturels aux camps d’internement), il procède à une recherche portant sur les
dialectiques Périphérie-Centre, la demande sociale autoritaire et la violence politique.

Camus, J.Y et Lebourg, N, 2015, Les droites extrêmes en Europe, Paris, Seuil.
Lebourg, N et Sommier, I, dir., 2017, La violence des marges politiques des années 1980 à nos jours,
Paris, Riveneuve.

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Lebourg, N, 2019, Les Nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de
la race blanche, Paris, Seuil.

Lotta Lethi

Enseignante-chercheure à l’université de Helsinki, Finlande, Lotta Lehti travaille en analyse du


discours et rhétorique. Sa recherche porte sur des corpus numériques. Elle s’intéresse surtout aux
divers moyens par lesquels les gens se rencontrent, communiquent et influencent sur les réseaux
sociaux. Dans sa thèse de doctorat (2013), elle a traité la question de l’éthos discursif dans les blogs
des politiciens. Depuis, elle travaille sur des questions liées aux conflits verbaux et à l’argumentation
dans les discussions numériques, ainsi qu’aux identités feintes en ligne et aux usages sur Twitter
lors des grands évènements socio-politiques. Selon elle, les réseaux sociaux représentent un espace
multidimensionnel et dynamique dont l’importance dans la communication publique est
aujourd’hui indéniable. Son objectif scientifique est d’améliorer, à travers l’étude de la rhétorique
numérique, la compréhension de cette diversité et des multiples stratégies d’influence dans le
domaine de la communication en ligne. De plus, elle vise à souligner la responsabilité de chaque
utilisateur·trice dans l’essor des espaces de communication respectueux en ligne.

Lehti, L, 2013, Genre et ethos : Des voies discursives de la construction d’une image de l’auteur dans les
blogs des politiciens. Turku, Université de Turku, https://www.utupub.fi/handle/10024/93657
Lehti, L et Kallio, J, 2017, « Discussing social policy online: Arguments in focus », Discourse, Context
& Media, n°19, 58-65, https://doi.org/10.1016/j.dcm.2017.02.005
Johansson, M, Kyröläinen, A, Ginter, F, Lehti, L, Krizsán, A et Laippala, V, 2018, «
Opening up #jesuisCharlie : Anatomy of a Twitter discussion with mixed methods », Journal of
Pragmatics, n°129, 90-101, https://doi.org/10.1016/j.pragma.2018.03.007

Nolwenn Lorenzi Bailly

Rattachée à l’université Grenoble Alpes, chercheure en Sciences du Langage et Sciences de


l’Éducation, Nolwenn Lorenzi Bailly travaille en sociolinguistique critique et en analyse du
discours. Ses axes de recherches, depuis sa thèse de doctorat, se centrent sur les discours de
violence verbale, de radicalisation et de haine. Elle analyse les identités en tension des
interlocuteurs et interlocutrices au coeur de relations conflictuelles. La médiation, la gestion de
conflit, l’autorité ou encore la dimension affective du langage ainsi que les émotions sont autant
de notions prises en compte dans ses analyses interactionnelles. Deux terrains ethnographiques
spécifiques ont permis de resserrer les analyses, le premier dans un établissement scolaire du
second degré en situation difficile, le second en milieu carcéral auprès de détenus considérés
comme radicalisés. Nolwenn Lorenzi Bailly démontre, par le biais de ces données, la mise en
discours du “je”, en regard souvent d’une prise de pouvoir sur l’autre. Elle rend compte des
nombreuses stratégies discursives mises en avant au cœur des interactions verbales.

Lorenzi Bailly, N et Moïse, C, à paraître, éds., La haine en discours, Éditions Le Pommier.


Lorenzi Bailly, N et Guellouz, M, à paraître, « Homophobie et discours de haine
dissimulée sur Tweeter : celui qui voulait une poupée pour Noël », Semen, n°47.
Lorenzi Bailly, N et Romain, C, 2019, « Interactions verbales d’embrigadement : jeux
d’ethos et violence verbale fulgurante », panel Discours de haine et d’embrigadement et manipulation du
sujet, Actes du Congrès du Réseau Francophone de Sociolinguistique, Identités, conflits et
interventions d’ordre sociolinguistique, Limoges, Éditions Lambert Lucas, p 253-259.

63
Emmanuel Meunier

Emmanuel Meunier est chef de projet à la mission métropolitaine de prévention des conduites à
risque (MMPCR), structure rattachée à la mairie de Paris et au Conseil départemental de la Seine-
Saint-Denis. Il travaille depuis plusieurs années sur la question de la violence dans le contexte des
relations entre usagers et professionnels des secteurs du social, de l’éducatif et du sanitaire et des
relations entre professionnels au sein des équipes. Il s’appuie sur son expérience professionnelle
d’éducateur dans des quartiers et dans le champ des toxicomanies. Diplômé en anthropologie
(EHESS), il privilégie une approche éclectique, dans une dynamique de co-construction des savoirs
avec les acteurs de terrain et anime des formations au sein des services départementaux de la Seine-
Saint-Denis (ASE, PMI, SSD). Il est aussi co-auteur de « La violence verbale dans l’espace de travail
» avec Claudine Moïse et Christina Romain.

Meunier, E, 2010, « Un dispositif d’accueil des élèves exclus temporairement », Diversité,


n°161, CNDP, 168-172.
Meunier, E, Di, C et Moro, M.R, 2011, « Voyage d’Ulysse, voyage migratoire », Psycho, n°32,
50-53
Meunier, E, 2017, « Lexique du trafic », dans L.H Choquet, dir., Protéger la jeunesse contre
l’usage et le trafic de drogues, Saint-Ouen, LEN, 19-43.

Angeliki Monnier

Professeure en Sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine, membre


du Centre de recherches sur les médiations (Crem), Angeliki Monnier travaille depuis une vingtaine
d’années sur les appropriations et usages collectifs des médias. Dans ce cadre, elle défend une
approche communicationnelle des identités collectives au croisement des dispositifs, des pratiques
(habitus), des représentations et des stratégies des acteurs impliqués. Ses responsabilités au sein de
l’équipe Pixel (Crem) et du Master « Journalisme et médias numériques », l’ont conduite pendant
les dernières années à étendre ses champs de recherche sur des problématiques liées à la circulation
de contenus et l’accès à l’information en ligne. Elle pilote actuellement le projet ANR-DFG M-
Phasis Migration and Patterns of Hate Speech in Social Media, qui vise à faire progresser la compréhension
et la détection du discours haineux en ligne contre les migrants, notamment dans une perspective
franco-allemande.

Monnier, A, 2015, « Understanding National Identity : Between culture and institutions »,


American Journal of Cultural Sociology, vol. 3, n°1, 65-88.
Monnier, A, 2018, Diasporas en réseaux. Pour une lecture socioculturelle des usages numériques,
Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau.
Monnier, A, 2018, « Narratives of the Fake News Debate in France », The IAFOR Journal
of Arts and Humanities, vol. 5, n°2, 3-22.

Claudine Moïse

Professeure des universités à l’université Grenoble Alpes, Claudine Moïse travaille en


sociolinguistique ethnographique et interactionnelle. Ses terrains sont, au Canada, le nord de
l’Ontario et, en France, les quartiers populaires et périurbains dans une perspective de
sociolinguistique urbaine. Elle est très investie depuis les années 2000 dans un vaste projet sur
la violence verbale, particulièrement la violence verbale institutionnelle et celle en lien avec la
violence sexuelle. Elle a été responsable 2014 d’un axe de recherche ANR sur les processus de
convivialité, d’habitabilité, dans les espaces périurbains, et en 2016 d’un axe de recherche d’un
projet H2020 sur les discours de radicalisation. Quelles que soient les données, elle cherche à

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rendre compte des changements sociaux et des identités des sujets à partir des pratiques
langagières, entre autres mondialisées, et de l'analyse des intérêts de pouvoir en jeu dans les
discours en circulation et dans les interactions verbales. Ces travaux l’ont amenée à approfondir
l’étude de la valorisation du sujet dans l’interaction. En prenant en compte la subjectivité des
locuteurs et leurs négociations langagières, elle tente de rendre compte des stratégies
linguistiques en jeu dans la présentation de soi.

Moïse, C et Opré, A, 2015, éds., Politesse et violence verbale détournée, Revue Semen, n°40.
Moïse, C, Meunier, E et Romain, C, 2015, La violence verbale dans l’espace de travail. Analyses
et solutions, Paris, Bréal.
Moïse, C, 2016, « Construction de discours sur la sécurité : effets de dramatisation et
figures en discours », dans A. Biglari et G. Salvan, éds., Figures en discours, Paris, L’Harmattan.

Alain Rabatel

Professeur de Sciences du Langage à l’Université de Lyon 1, Alain Rabatel est spécialiste


d’énonciation, de linguistique textuelle et d’analyse des discours. Il s’est d’abord fait connaître pour
ses travaux sur les points de vue, l’empathie et la polyphonie dans les récits (Une histoire du point de
vue, CELTED/Klincksieck, 1997 ; La construction textuelle du point de vue, Delachaux et Niestlé, 1998).
Il s’est ensuite intéressé aux liens entre argumentation indirecte, effacement énonciatif et points de
vue (Argumenter en racontant, Deboeck-Duculot, 2004, Homo Narrans, Pour une analyse énonciative et
interactionnelle du récit (2 vol.), Lambert-Lucas, 2008). Outre ses recherches sur le discours littéraires,
le discours religieux, ses travaux portent aussi sur l’analyse des discours médiatiques et politiques
(Pour une lecture linguistique et critique des médias. Éthique, empathie, point(s) de vue. Limoges, Éditions
Lambert-Lucas), à partir des notions de points de vue en confrontation, y compris dans les textes
dits ‘objectifs’. Il interroge les discours politiques et médiatiques sur la façon dont ils rendent
compte des événements conflictuels, à partir des notions de visibilité ou d’invisibilité, de
reconnaissance, de déontologie et de responsabilité, dans le cadre d’une éthique de la discussion
démocratique. http://www.icar.cnrs.fr/membres/arabatel

Rabatel, A, 2009, « Prise en charge et imputation, ou la prise en charge à responsabilité


limitée », Langue française, n° 162, 71-87.
Rabatel, A, 2012, « Positions, positionnements et postures de l’énonciateur », Travaux
neuchâtelois de linguistique, n° 56, 23-42.
Rabatel, A, 2017, « Pour une analyse énonciative engagée et responsable des discours
médiatiques », (Entretien réalisé par Michèle Monte), Mots. Les Langages du politique, n° 113, 117-
132.

Laurène Renaut

Diplômée du CELSA en Sciences de l’Information et de la Communication, Laurène Renaut est


doctorante en sciences du langage à l’Université Paris-Seine. Elle réalise une thèse consacrée à
l'analyse des phénomènes de radicalisation/déradicalisation (entretiens, échanges en ligne,
témoignages, jugements) afin de faire émerger, et de retracer des processus de radicalisation
djihadiste. Ses recherches se concentrent sur l’analyse de corpus numériques constitués de profils
Facebook radicalisés mais aussi sur les récits de repentis et plus largement sur les contre-discours
au discours de haine djihadiste.

Renaut, L, 2017, Le président qui voulait être normal, Paris, L’Harmattan.

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Renaut, L, Ascone, A et Longhi, J, 2018, « De la trace langagière a l’indice linguistique :
enjeux et précautions d’une linguistique forensique », ELA, Études de linguistique appliquée,
n°186, 423-442.
Renaut, L et Ascone, L, à paraître, « Contre-discours au discours de haine jihadiste. De
l’expression de la conflictualité à la fabrique du doute », Semen, n°47.

Michaël Rinn

Professeur des universités en sciences du langage à l’Université de Bretagne Occidentale, Michael


Rinn est membre du Centre de recherche interdisciplinaire en sociocritique des textes (CRIST) de
l’Université de Montréal. Ses travaux, portant sur la sémiotique de l’indicible du génocide, se situent
à l’intersection de trois concepts : l’esthétique des récits de la Shoah, l’éthique de la réception des
témoignages littéraires et la politique de la mémoire des génocides. En analyse du discours, il
contribue à la méthodologie de la recherche sur Internet dans les domaines de l'argumentation, de
la sémantique et de la sémiologie de l’image. Il parvient à élaborer le modèle d’une "rhétorique
multimodale" inspiré à la fois par les travaux sur la mutlimodalité et la Nouvelle rhétorique de
Chaïm Perelman. Ces réflexions l’ont amené à une analyse du discours de haine sur des sites
négationnistes. Enfin, il travaille actuellement sur le site de l’Etat islamique pour élaborer une
modélisation nouvelle des limites de l'empire rhétorique. Le discours de haine est appréhendé sous
emprise des passions agressives, avec l'avènement de l'ultra-violence qui emprunte au concept du
sublime.

Rinn, M, 2014, « Argumentation, Persuasion and Manipulation on Revisionsit Websites. A


Multimodal Rhetorical Analysis », dans A. Maiorani et C. Christie, éds., Multimodal Epistemologies.
Towards an Integrated Framework, New York, Routledge, 145-158.
Rinn, M, 2015, Témoignage sous influence. La vérité du sensible, Laval, Presses de l'Université
Laval.
Rinn, M, 2016, « Est-ce que la neige est blanche ? Internet, un empire rhétorique sous
l’emprise des négationnistes », dans M. Angenot, M.A. Bernier et M. Côté, éds., Renaissance de la
rhéotrique, Montréal, Nota Bene, 323-344.

Christina Romain

Christina Romain est Maîtresse de conférences à Aix-Marseille Université et membre du


laboratoire Parole et Langage – UMR 7309, CNRS. Ses recherches portent sur le discours en
interaction dans un contexte conflictuel et plus spécifiquement sur la compréhension et la
description des phénomènes de montées en tension verbale (de la politesse en passant par
l’impolitesse jusqu’à la violence verbale). Elle s’intéresse également aux liens existants entre la
(co-)construction de la relation interpersonnelle et la gestion de la montée en tension violente
de l’interaction. Elle travaille actuellement à décrire la dimension haineuse du discours
notamment en regard des notions de manipulation, de montée en tension et de performativité.
La sociolinguistique, la linguistique interactionnelle, l’analyse de discours, l’analyse
conversationnelle, la pragmatique et la politesse linguistique occupent son cadre théorique.

Lorenzi Bailly, N et Romain, C, 2019, « Interactions verbales d’embrigadement : jeux


d’ethos et violence verbale fulgurante », Actes du Congrès du Réseau Francophone de
Sociolinguistique, Identités, conflits et interventions d’ordre sociolinguistique, Limoges, Éditions Lambert
Lucas, 253-259.
Fonvielle, S et Romain, C, 2017, « Argumentation-based Resolution of Ethos Conflicts
in Educational Context », in F.V. Tochon et K.M. Harisson, Policy for Peace. Language Education
Unlimited, Blue Monds, U.S.A., Deep University Press, 54-180.

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Romain, C et Fracchiolla, B, 2016, « Violence verbale et communication numérique
écrite : la communication désincarnée en question », Cahiers de praxématique [En ligne], 66 | 2016,
http://praxematique.revues.org/4263

Laurence Rosier

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et en lettres. Elle est
professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’Université Libre
de Bruxelles. Auteure de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le
discours comique, la citation, la langue française, les insultes et le sexisme, elle est régulièrement
consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe.

Rosier, L, 2017, De l 'insulte ... aux femmes, Bruxelles 180 degrés éditions.
Rosier, L, 2009, Le discours rapporté, Paris, Ophrys.
Rosier, L, 2009, Petit traité de l'insulte (réédition revue et corrigée), Espace de Libertés.

Lorella Sini

Lorella Sini est professeure de Langue et Linguistique française à l’Université de Pise. Ses domaines
de recherches portent sur l’étude contrastive et comparative des deux langues, le français et l’italien,
aussi bien du point de vue lexicologique, syntaxique que pragmatique. Depuis quelques années, elle
analyse les discours politiques populistes et d’extrême droite en France et en Italie. Elle fait partie
du groupe de recherche Analyse du Discours au sein de l’Association italienne de francisants, le
DO-RIF, qui a collaboré en particulier avec le groupe ADARR (Analyse du discours,
Argumentation et Rhétorique dirigée par Ruth Amossy).

Sini, L, 2016, « De l’icône à l’exemple historique-Le discours de commémoration de Jeanne


d’Arc par Marine Le Pen », Argumentation et Analyse du Discours 16, [En ligne],
https://journals.openedition.org/aad/2189?lang=en
Sini, L, 2017, Il Front National di Marine Le Pen - Analisi del discorso neofrontista, Pise, ETS.
Sini, L et Andretta, M, éds., 2018, Populismi, nuove destre e nuovi partiti: quali discorsi politici in
Europa ?, Pise, PUP.

Béatrice Turpin

Maîtresse de conférences en Sciences du Langage à l’université de Cergy-Pontoise et chercheure au


laboratoire « Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires – Centre Jean Pruvost » de cette même
université, Béatrice Turpin travaille actuellement sur les stéréotypes portés à l’encontre de groupes
sociaux jugés « différents ». Dans ce cadre, elle a cherché à caractériser les marqueurs discursifs liés
à la stigmatisation de l’autre (marqueurs évaluatifs, déontiques et rhétoriques). Cette réflexion l’a
amenée à étudier des discours d’incitation au meurtre dans des contextes divers pour essayer de
dégager des signes distinctifs qui peuvent expliquer le caractère « agissant » de ces discours. Elle a
ainsi montré que les discours portés à l’encontre des Juifs et des Gitans reposent sur des schèmes
narratifs communs que l’on peut qualifier de « meurtriers » dès lors qu’ils incitent à des actions
extrêmes posées comme des contre-réactions. Elle étudie actuellement les discours de haine
pouvant mener à des actions meurtrières, comme dans le cas du génocide des Tutsis au Rwanda ou
des assassinats perpétrés à l’encontre des Rohingyas en Arakan, ces discours étant mis en regard
avec les discours de propagande du mouvement « Daesh ». Dans ce cadre, elle a coorganisé un
colloque à Cerisy-la-Salle en juillet 2018 sur « les discours meurtriers aujourd’hui » dont la
publication est prévue aux éditions Peter Lang.

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Turpin, B, 2013, « Inducteurs normatifs et discrimination. Les Tsiganes dans les journaux
du début du XXe siècle », dans G. Legeden, éd., Cahiers internationaux de sociolinguistique, n° 3, Paris,
L’Harmattan.
Turpin, B, 2016, « A discriminação dos ciganos na imprensa francesa do inicio do ségulo
XXI », trad. C. L. de Brito et A. S. Chaves, dans G. Lara et R. Limberti, éds., Representações do outro,
Belo Horizonte, São Paulo, Autêntica.
Turpin, B, 2018, « L’implicite dans la circulation des discours. L’idéologie et ses marques »,
dans D. Ablali, G. Achard-Bayle, S. Reboul et M. Temmar, éds., Textes et discours en confrontation dans
l’espace européen, Berne, Peter Lang.

Samuel Vernet

Samuel Vernet est chercheur en Sciences du langage, rattaché à l’Université Grenoble Alpes, en
sociolinguistique ethnographique et critique et en analyse du discours. Ses recherches portent sur
la construction et la circulation des discours et des idéologies. Il a particulièrement investi deux
champs de recherche, celui des langues minorisées et de l’enseignement des langues, en Acadie,
région francophone minoritaire du Canada ; et celui des discours dits « de haine » et des contre-
discours, en particulier dans les sphères médiatiques. En utilisant les outils de l’analyse critique et
argumentative de discours, il s’agit dans tous les cas, à partir des pratiques langagières, de saisir
comment se construisent et se reproduisent des phénomènes de dominations* sociales, en
interrogeant la production des discours, vus comme des actualisations d’idéologies en circulation,
leurs légitimités, mais aussi la façon dont les individus se positionnent, en tensions parmi ces
discours.

Vernet, S, 2018, « Discours, idéologies linguistiques et enseignement du français à


l’Université de Moncton, en Acadie du Nouveau-Brunswick », Revue d’études canadiennes, n°83, 177-
194.
Bernard Barbeau, G, Moïse, C et Vernet, S, « De l’humour comme mise en jeu(enjeu) des
identités : Djihad, une pièce de théâtre en contre-discours de propagande », panel « Tensions
identitaires et discours de radicalisation », dans C. Alén Garabato, H. Boyer, K. Djordjevic Léonard
et B. Pivot (dir.) Identités, conflits et interventions sociolinguistiques, Limoges, Editions Lambert-Lucas,
266-273.
Vernet, S, à paraître, « Au-delà de la notion de ‘minorité linguistique’ en Acadie : penser le
croisement des processus de minorisation », actes du colloque « minorisation linguistique et
inégalités sociales » (dir. K. Gauvin, I. Violette), Peter Lang, collection Sprache, Identität, Kultur.

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