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De Jésus à Jean de Patmos

L’annonce de l’Évangile
dans le Nouveau Testament
Elian Cuvillier
Emmanuelle Steffek

De Jésus à Jean de Patmos

L’annonce de l’Évangile
dans le Nouveau Testament
Couverture :
Pèlerins d’Emmaüs © Arcabas

© 2010, Éditions Olivétan


B.P. 4464
69241 Lyon Cedex 04

www.editions-olivetan.com
contact@editions-olivetan.com

EAN : 978-2-35479-116-2
À la mémoire de
Andrianjatovo Rakotoharintsifa, dit « Tovo » (1963-2009)
et Evelyne Roland (1956-2010)
témoins de l’Évangile à Madagascar et en Suisse
8  De Jésus à Jean de Patmos
9 

Introduction

« Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant
au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à
garder tout ce que je vous ai prescrit. » (Mt 28.20a)

C ette parole, rapportée par l’évangile de Matthieu, est souvent


considérée comme l’un des fondements de l’annonce la Bonne
Nouvelle de Jésus-Christ à toutes les nations. L’ordre donné par le
Ressuscité lui-même à ses disciples semble en effet contenir les raci-
nes de la dynamique missionnaire du christianisme1 naissant. C’est
en tout cas ainsi que Matthieu, mais également l’évangile de Marc
dans sa finale longue2 et Luc dans son œuvre double3 présentent les
faits : le Christ ressuscité envoie ses disciples annoncer l’Évangile aux
extrémités de la terre (Mc 16.15 ; Lc 24.47-48 ; Ac 1.8). Il ne fait
donc aucun doute que les premiers disciples se sont compris comme

1 Nous sommes conscients du caractère anachronique de l’appellation « christianisme »


pour désigner le mouvement religieux qui naît autour de la personne de Jésus dans les
premières années suivant sa crucifixion et la confession de sa résurrection. L’auteur du livre
des Actes indique en 11.26 que c’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples de
Jésus furent appelés « chrétiens », c’est-à-dire dans les années 50. Écrivant lui-même dans
le dernier quart du premier siècle, Luc a peut-être tendance à anticiper dans le temps et
c’est sans doute seulement après 70, c’est-à-dire après l’exclusion des disciples de Jésus des
synagogues, que l’on commence véritablement à désigner ces derniers en les distinguant du
judaïsme.
2 On appelle « finale longue » les versets 9-20 du chapitre 16. Ces versets ajoutés au texte
originel qui s’arrête en 16.8 n’en sont pas moins canoniques. Il existe aussi une finale dite
« courte » attestée par certains manuscrits.
3 On désigne ainsi les deux ouvrages, l’évangile et les Actes, écrits par celui que la tradi-
tion appelle Luc.
10  De Jésus à Jean de Patmos

envoyés par le Ressuscité pour proclamer la Bonne Nouvelle du sa-


lut.
Cette dimension missionnaire, constitutive même du
christianisme, explique peut-être qu’on ne compte plus les analyses
exégétiques, théologiques, historiques ou pastorales qui tentent
de cerner la compréhension de la mission que déploie le Nouveau
Testament4.

Alors pourquoi rouvrir le dossier ? Peut-être d’abord parce que


le terme de « mission » est absent du Nouveau Testament. Une étude
du vocabulaire permet en effet de repérer trois motifs principaux.
Dans les évangiles synoptiques, c’est le thème de l’envoi qui semble
dominer : Jésus « envoie » (apôstellein) ses disciples (Mt 10.5) qui
sont invités à « aller » (erchomai) vers les nations (Mt 28.19). Dans
les épîtres pauliniennes, mais également dans les Actes des apôtres,
domine le vocabulaire de l’annonce du Christ, de la parole ou de
la Bonne Nouvelle : Paul est chargé « d’annoncer » (euangelizomai)
le Christ aux nations ; cf. aussi les références dans l’épître aux
Philippiens : « dire la parole » (lalein ton logon) 1,14 ; « proclamer le
Christ » (kêrrusein) 1.15 : « annoncer le Christ » (katangellein) 1.17-
18. Ce vocabulaire ne renvoie pas à un contenu doctrinal mais à
l’annonce d’un événement – le Christ – qui est aussi une parole ou la
parole, c’est-à-dire la prédication de la Bonne Nouvelle (euaggelion,
terme récurrent chez Paul, ainsi Ph 1.5,7,12,16,27 [2x] ; 2,23 ; 4.3,15).
Enfin, dans l’Apocalypse, mais également dans l’évangile de Jean,

4 Impossible ici de donner une bibliographie même sélective : la masse des publications
est trop importante. Pour nous en tenir au seul domaine de l’exégèse, la Bibliographie bibli-
que informatisée de Lausanne - BiBIL (www3n.unil.ch/bibil) recense 584 résultats au seul
mot-matière « Mission », dont plus de 120 ouvrages (collectifs ou monographies), le reste
étant constitué d’articles de revues. On se contentera donc ici de mentionner l’ouvrage de
référence sur la question : David J. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et
avenir des modèles missionnaires, Lomé/Paris/Genève, Haho, Kathala, Labor et Fides, 1995.
La première partie est consacrée à la mission dans le Nouveau Testament : « Les modèles
de mission dans le Nouveau Testament » (p. 27-238). La place centrale de la mission dans
l’auto-compréhension de l’Église explique sans doute la naissance, au siècle dernier, d’une
discipline théologique nouvelle, la « missiologie » ; sur le sujet, cf. Jean-François Zorn, La
missiologie. Émergence d’une discipline théologique, Genève, Labor et Fides, 2004.
11 

c’est le langage du témoignage qui semble privilégié (ainsi Jn 4.39 ;


21,24 ; Ap 2.13 ; 20.20).

Bien évidemment, ces quelques remarques demanderaient à


être affinées et, à consulter une concordance, on s’aperçoit que ces trois
motifs se retrouvent attestés, ici ou là, dans l’ensemble du Nouveau
Testament. Mais ce premier constat général permet de souligner un
premier point important pour notre propos : comme le relève un
historien, « au risque de choquer, il nous faut réaffirmer fermement
que l’époque paléo-chrétienne n’a pas été le temps de la mission, au
sens acquis de nos jours par ce concept, mais le temps du témoignage.
Parler d’un envoi en mission de ses disciples par le rabbi de Nazareth
revient, tout bien considéré, à énoncer un non-sens reposant sur un
usage anachronique du concept de mission qui n’entrait pas dans
les mentalités et la culture du l’époque […]. En revanche, sur la
base de notre documentation la plus ancienne, il apparaît qu’il leur
a demandé de témoigner. »5 Ainsi, dans le Nouveau Testament, le
missionnaire, si l’on veut bien encore utiliser ce terme, est d’abord
un témoin, et sa mission consiste à annoncer une Bonne Nouvelle.
On est d’abord dans le registre de l’existentiel, du témoignage rendu
à une expérience, de la proclamation d’un événement advenu et
aussi à venir. Plus tard, dans l’histoire de l’Église, avec les « missions
chrétiennes », on sera plutôt dans la transmission d’un corps de
doctrine impliquant alors parfois une confrontation avec des
opinions ou des doctrines différentes. Par commodité cependant,
nous retiendrons et utiliserons ce terme de mission qui gardera dans
l’acception que nous lui donnons dans les pages qui suivent, le sens
de témoignage rendu à Jésus-Christ, d’annonce de la Bonne Nouvelle
relative à sa mort et à sa Résurrection. Les missionnaires seront alors
à comprendre comme ceux qui sont envoyés pour proclamer cette
Bonne Nouvelle.

5 François Blanchetière, Les premiers chrétiens étaient-ils missionnaires ? 30-135, Paris,


Cerf, 2002, p. 150.
12  De Jésus à Jean de Patmos

Nous nous proposons donc de rouvrir le dossier dans une


perspective non pas synthétique mais analytique. Il ne s’agira pas
en effet de rassembler l’ensemble des informations sur la mission
que le Nouveau Testament met à disposition de son lecteur
et d’en proposer une synthèse. Nous procéderons plutôt par
analyse successive de chacun des principaux auteurs du Nouveau
Testament, dans la mesure où il constitue un témoin singulier d’une
certaine compréhension de la mission. Au final, c’est la dimension
paradigmatique de chacun d’eux qui nous intéressera, en tant qu’ils
sont, les uns et les autres, rassemblés dans le canon scripturaire que
constitue le Nouveau Testament. Ce canon découpe en quelque
sorte une tranche d’histoire dans laquelle se donnent à connaître,
de façon exemplaire, les opinions, les débats, parfois les conflits qui
ont agité le christianisme primitif6. D’une certaine manière, nous
sommes aujourd’hui encore héritiers de ces opinions, de ces débats,
de ces tensions et leur analyse historique ne peut que nous aider à
mieux comprendre ce que nous vivons.

Les témoins que nous convoquerons auront nom Paul bien


sûr, mais également chacun des quatre évangiles (avec pour Luc un
intérêt tout spécial porté sur les Actes des apôtres), l’Apocalypse
(qu’à tort, on n’a pas coutume de convoquer sur le sujet), sans oublier
Jésus lui-même. Concernant les évangiles et les Actes des apôtres,
c’est la construction narrative de la mission qui nous intéressera.
Pour Paul et pour l’Apocalypse, l’approche sera plus historique
et théologique. Préalablement, l’enquête commencera à poser la
question du rapport du Jésus historique à la mission. Ensuite, nous
aborderons successivement Paul, Marc, Matthieu, Luc-Actes, Jean
et l’Apocalypse.

6 Sur ce point, cf. Pierre Gisel, Vérité et Histoire. La théologie dans la modernité. Ernst
Käsemann, Paris/Genève, Beauchesne, Labor et Fides, 19832, cf. p. 133-219 : « Le canon
ou l’absence d’une origine auto-suffisante ».
1

Au commencement était la mission ?

L ’enquête historique se doit d’interroger les origines de cette


conviction profondément ancrée dans la mentalité des premiers
chrétiens qu’ils sont chargés d’annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus-
Christ. Non pas pour la contester en tant que telle – après tout, qui
peut s’autoriser à contester les convictions de tel groupe quant au
fondement de l’appel qui le motive à parler ou à agir ? – mais pour
tenter d’en situer l’origine dans l’histoire. Or, sur le sujet, trois re-
marques doivent être faites.

– D’abord, nous le verrons dans le chapitre consacré à la mission


dans l’évangile de Matthieu, il convient de s’interroger sur le
statut de l’envoi de Mt 28.20 dont on fait souvent, et peut-être à
tort, le fondement historique de la mission. À quoi sert-il, ainsi
situé en finale de l’évangile ? Quelle est sa fonction ? Fonde-t-il
la mission – qui semble pourtant avoir débuté dès le chapitre 10
de l’évan­gile – ou explique-t-il comment elle évolue d’un envoi
vers « les brebis perdues de la maison d’Israël » (10.5) à un envoi
vers « toutes les nations » (Mt 28.20) ? Dit autrement : à travers
ce passage, est-ce le fondement de la mission que nous indique
Matthieu ou ses nouvelles modalités ?
14  De Jésus à Jean de Patmos

– Secondement, si l’on cherche à comprendre les origines de la


mission dans les premiers temps qui suivent Pâques, ce n’est pas
d’abord vers les évangiles qu’il faut se tourner. Comme nous le
verrons, c’est par l’apôtre Paul qu’il faut débuter l’enquête. Les
évangiles sont le fruit d’une écriture à distance, et la mémoi-
re chrétienne a retenu et sélectionné ce qui lui apparaissait si-
gnificatif dans la vie de son Seigneur. Elle a ainsi attribué au
Ressuscité ce qui correspondait à l’idée qu’elle se faisait de sa
mission. Matthieu 28.16-20, sans doute écrit à la fin des années
80, propose une interprétation des commencements du chris-
tianisme. Marc, Luc et Jean, nous le verrons également, font de
même : chacun, sur la question qui nous occupe, propose une in-
terprétation de la signification en même temps que des commen-
cements de la mission chrétienne. Nous découvrirons d’ailleurs
que si elles ne sont pas réductibles l’une à l’autre, ces interpréta-
tions ne sont pas forcément non plus contradictoires.
– Enfin, au-delà du fait historiquement incontestable que les
disciples de Jésus ont transmis son enseignement et ont invité
non seulement les juifs mais également les païens à croire à la
dimension salvifique de sa mort et de sa résurrection, la ques-
tion qui nous occupe dans ce premier chapitre est la suivante :
où situer l’origine de cette dimension missionnaire du chris-
tianisme primitif ? Dit autrement, le Jésus historique1 – c’est-
à-dire le Jésus d’avant Pâques – a-t-il envoyé ses disciples en
mission ? Et si oui, vers qui ? Et avec quel contenu ? La ques-

1 Les exégètes ont l’habitude de distinguer entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de


la foi », c’est-à-dire entre le personnage connaissable par l’enquête historique (le « Jésus de
l’histoire ») et celui qui est l’objet de la foi des chrétiens (le « Christ de la foi »). Sur cette
distinction, son origine et ses conséquences pour l’interprétation des évangiles cf. Elian Cu-
villier, « Jésus de l’histoire et Christ de la foi. Quelques points de repères », Théophilyon 13
(2008), p. 11-34 ; également : Charles Perrot, Jésus, Paris, PUF, 1999 ; Daniel Marguerat,
Enrico Norelli, Jean-Michel Poffet, éds, Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme,
Genève, Labor et Fides, 20032 ; Daniel Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth. Ce
qu’on peut aujourd’hui savoir de Jésus, Aubonne, Éditions du Moulin, 20014. John P. Meier,
Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. I. Les sources, les origines, les dates, Paris, Cerf,
2004 ; II. La parole et les gestes, Paris, Cerf, 2005 ; III. Attachements, affrontements, ruptures,
Paris, Cerf, 2005 ; IV. La Loi et l’amour, Paris, Cerf, 2009.
Au commencement était la mission ? 15 

tion peut surprendre dans la mesure où l’on peut invoquer le


donné même des évangiles. Ceux-ci ne parlent-ils pas, dans
leur plus grande partie, de la période qui précède Pâques ? Et
ne nous décrivent-ils pas, avec force détails, un envoi en mis-
sion des disciples avant la crucifixion (Mc 6.7-13 ; Mt 10 ; Lc
9.3-5 et 10.1-20) ? Certes. Mais, comme nous l’avons déjà dit,
les évangiles sont écrits dans l’après-coup et constituent une
interprétation à distance des actes et paroles du Jésus histo-
rique. Cela ne signifie pas qu’ils travestissent la vérité. Sur ce
point, la recherche historique a depuis longtemps montré que
les évangiles déploient un certain nombre de potentialités dont
on peut raisonnablement penser qu’elles trouvent leur racine
dans le personnage historique de Jésus. Simplement, ils ne nous
donnent pas un accès direct à la personne historique de Jésus.
On ne peut donc considérer les différents textes relatifs à l’envoi
en mission des disciples par Jésus de Nazareth sans y entendre
aussi une réflexion de la communauté primitive sur sa propre
pratique missionnaire. Si l’on en voulait une preuve évidente,
on la trouverait dans le fait que, à la différence de Marc qui
reste silencieux sur ce point (cf. Mc 6.7-12), Matthieu limite
l’envoi pré-pascal des Douze aux seules « brebis perdues de la
maison d’Israël (Mt 10.5). Luc, quant à lui, redouble cet en-
voi : ce n’est pas seulement les Douze qui sont missionnés (Lc
9.3-5 // Mc 6.7-13) mais, un peu plus tard dans la narration,
soixante-douze disciples (Lc 10.1-20)2, chiffre qui symbolise
l’ouverture universelle chère au troisième évangile. Le constat
qui vient d’être fait signifie ceci : quand un évangéliste nous
rapporte l’envoi des disciples en mission par Jésus, avant sa cru-
cifixion, c’est au prisme de la confession du Christ ressuscité et
de sa propre perspective théologique et ecclésiale que cette his-
toire est rapportée. Et c’est donc à la lumière de la foi pascale et
des préoccupations de l’évangéliste qu’il nous faut interpréter
ces récits. C’est ce que nous ferons dans les chapitres consacrés

2 Cf. plus haut, et dans le chapitre Luc-Actes.


16  De Jésus à Jean de Patmos

à chacun des évangiles : que nous disent-ils de leur compré-


hension de la mission, à la fin du premier siècle – ­entre 70 et
903 –, en nous rapportant l’envoi des disciples par Jésus dans les
années 30 de ce même premier siècle ? Dans le présent chapitre,
nous allons pourtant interroger ces textes évangéliques pour
tenter de découvrir en quoi leur témoignage s’enracine dans la
pratique du Jésus de l’histoire. Tâche délicate, qui nécessite une
grande humilité : il ne faut pas s’illusionner sur notre capacité à
« l’objectivité scientifique. » L’outillage critique qui est le nôtre
– celui que nous héritons du Siècle des Lumières et qui ne cesse
de se perfectionner depuis plus de deux siècles – ne supprime
pas la subjectivité du chercheur, et notre analyse des données
textuelles constitue un regard situé historiquement. C’est donc,
tout autant que la reconstitution proposée par les évangélistes,
une interprétation que nous proposons, interprétation dont le
temps montrera en quoi elle est historiquement datée et sub-
jective. Ce constat ne doit cependant pas nous éviter le travail
d’analyse critique qui commence par une interrogation sur le
monde dans lequel vivait Jésus.

L’univers dans lequel évolue Jésus est celui de la Judée et de


la Galilée du premier siècle, avant 70 et la destruction du Temple de
Jérusalem par les armées romaines4. Si l’empire romain sous le règne
de Tibère connaît une période politiquement calme, des tensions
sociales et religieuses sont perceptibles en Judée et en Galilée.
L’omniprésence de l’occupant romain entraîne aux yeux de beaucoup

3 Nous faisons nôtre le consensus de la recherche – consensus toujours discutable évi-


demment mais qui reste une hypothèse de départ solide – postulant la rédaction du plus
ancien des quatre évangiles – celui de Marc – aux alentours de 70, et des trois autres une
vingtaine d’années plus tard. Pour une argumentation détaillée, cf. les introductions aux
quatre évangiles dans Daniel Marguerat, éd., Introduction au Nouveau Testament. Son his-
toire, son écriture, sa théologie, Genève, Labor et Fides, 20084.
4 Pour ce qui suit, cf. André Paul, Le monde des juifs à l’heure de Jésus. Histoire politique,
Paris, Desclée, 1981 ; Hugues Cousin, Jean-Pierre Lémonon, Jean Massonnet, Le Monde où
vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998. Jean-Paul Michaud, « La Palestine du premier siècle », dans
Odette Mainville, éd., Écrits et milieu du Nouveau Testament, Montréal, Médiaspaul, 1999,
p. 11-56.
Au commencement était la mission ? 17 

de juifs religieux une souillure permanente de la Terre sainte. Les


conditions économiques sont dures pour les petits paysans, dont le
sort est fragile : il suffit d’une mauvaise récolte pour qu’ils soient
dépossédés de leurs biens et vendus en esclavage ; c’est ce monde
de paysans, de pêcheurs et de fermiers que l’on retrouve dans les
paraboles, Jésus ne s’adressant pas d’abord aux classes aisées, mais
plutôt à ceux et celles pour qui la perte d’un sou est un drame (Lc
15.8-10). Entre la mort d’Hérode le Grand (- 4 av. J.-C) et l’éclatement
de la Guerre Juive en 66, l’actualité de la Palestine a été traversée
par une levée de mouvements protestataires de type messianique ;
en vagues successives, des émeutes se sont dressées contre le pouvoir
romain et ses alliés sous la bannière du Dieu-roi. Le bain de sang
provoqué par les troupes de Ponce Pilate contre des pèlerins galiléens
(Lc 13.1) donne une idée de la féroce répression romaine contre toute
effervescence messianique susceptible de troubler l’ordre public.

Le judaïsme de cette époque est pluriel et les mouvements


religieux sont nombreux (Pharisiens, Sadducéens, Zélotes, Esséniens,
mouvements baptistes…) et souvent en tension les uns avec les
autres. Ils sont aussi le reflet des bouleversements qui agitent le
judaïsme. Ces bouleversements se traduisent par des mouvements
spirituels, l’apocalyptique et le messianisme. Ces mouvements
spirituels manifestent non seulement l’insatisfaction sociale et
économique du peuple, mais également les tensions religieuses et
les persécutions ou vexations que vit tout ou partie de la population
juive. L’apocalyptique touche tous les milieux (sauf les Sadducéens,
proches du Temple, donc du pouvoir en place) et crée un lien entre
les juifs qui ressentent l’occupation étrangère comme un scandale.
Elle se nourrit de la conviction de la venue imminente de Dieu qui
fera justice aux opprimés et détruira les méchants. Il s’agit d’une
eschatologie à plus ou moins long terme qui fonctionne souvent
comme consolation dans l’épreuve. Le mouvement messianique est
lui plus immédiat ; il manifeste une volonté de précipiter la venue
du Messie royal de la lignée de David en participant activement à
l’insurrection contre les oppresseurs. Esséniens et surtout Zélotes
18  De Jésus à Jean de Patmos

sont représentatifs de ces mouvements messianiques. Les Pharisiens


se retrouvent plutôt dans l’espérance apocalyptique plus intériorisée
mais partagent aussi l’attente messianique. Les Sadducéens pour
leur part rejettent les deux tendances dont ils comprennent le danger
pour la stabilité politique, garantie de la pérennité de leur sacerdoce.
Dans cette société juive, la masse de la population n’a que peu de
contact avec ces groupes religieux. La population est incapable de se
plier à la minutie des rites pharisiens ou esséniens. Les mouvements
baptistes se présentent comme des mouvements populaires qui, tels
les prophètes de l’Ancien Testament, proposent une voie de salut
au peuple. Les rites de purification (baptême) offrent le pardon des
péchés et la prédication invite à une conversion des cœurs dans
l’attente du Règne imminent de Dieu. Jean-Baptiste en est une figure
exemplaire.

Dans ce contexte historique spécifique, il est possible


d’identifier quelques caractéristiques de la parole et de la conduite
du Jésus historique qui constituent les fondements de l’exercice
missionnaire des premiers chrétiens :

– Jésus ne peut être rapproché d’aucun des groupes religieux men-


tionnés, même s’il est en discussion serrée avec les Pharisiens et
même si certaines de ses attitudes le rapprochent des mouve-
ments prophétiques. Sans doute est-il un juif marginal comme il
en existait beaucoup, proche du « peuple de la terre »5 ; peut-être
à l’origine était-il disciple de Jean-Baptiste avant de se séparer
de lui. Parmi les traditions historiquement les plus solides, on
trouve le condensé de sa prédication tel qu’il est rapporté au dé-
but de l’évangile de Marc : « Le Règne de Dieu s’est approché,
convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1.15 // Mt
4.17). La prédication de Jésus est ainsi centrée sur l’annonce de
la proximité du Règne de Dieu. Dans sa prédication et par son
5 Ainsi désignait-on alors, avec un certain mépris, l’immense majorité du peuple d’Israël
qui n’appartenait à aucun des mouvements religieux ci-dessus mentionnés et qui était donc
considérée comme impure.
Au commencement était la mission ? 19 

autorité libératrice, il prétend même offrir la possibilité de faire


l’expérience de sa présence (Lc 11.22 // Mt 12.28). Comme l’ex-
prime admirablement Hans Weder, « l’entrée du Règne de Dieu
dans le champ de l’expérience de l’homme s’effectue concrète-
ment dans la prédication et la manière d’être de Jésus. »6 Les
nombreuses paraboles que rapportent les évangiles attestent de sa
conviction que Dieu désormais se donne à connaître à ceux qui
se mettent à son écoute. Dans une période de ferveur apocalyp-
tique où de nombreux prophètes se levaient pour annoncer la fin
des temps et l’urgence de la conversion, Jésus, de manière singu-
lière, s’est compris comme un témoin privilégié du Dieu qui offre
à l’homme de vivre la proximité du Règne dans son présent. Plus
qu’un sage proposant une philosophie, un mode de vie permet-
tant de trouver le bonheur, il est l’annonciateur d’un Royaume
à venir dont la dimension future « apparaît dans le présent […]
comme une parole qui met en mouvement et déplace l’existence
humaine. »7
– Pour ce qui concerne la compréhension de sa mission et la prati-
que qui en découlait, les traditions évangéliques les plus solides
historiquement attestent d’une autocompréhension de Jésus assez
singulière dans le paysage juif du premier siècle. On peut la résu-
mer dans ce logion par lequel il répond à ses adversaires Pharisiens
qui l’accusent de fréquenter pécheurs et collecteurs d’impôts,
c’est-à-dire des gens religieusement impurs : « Je suis venu appe-
ler non pas des justes mais des pécheurs » (Mc 2.17 // Mt 9.13
et Lc 5.32). La pratique de Jésus, fondée sur la conscience qu’il
a de s’adresser à l’ensemble du peuple d’Israël et même au-delà,
indépendamment de sa condition sociale, religieuse voire ethni-
que, a donc pour effet de relativiser les frontières, structurantes
pour le judaïsme, entre purs et impurs, hommes et femmes, juifs
et païens. En s’asseyant à la table des pécheurs (Mc 2.13-17), en
fréquentant des lépreux (Mc 1.40-45) et en guérissant le fils d’un
6 Hans Weder, Présent et règne de Dieu. Considérations sur la compréhension du temps chez
Jésus et dans le christianisme primitif, Paris, Cerf, 2009, p. 43.
7 Hans Weder, op.cit., p. 67.
20  De Jésus à Jean de Patmos

centurion (Mt 8.5-13) ou la fille d’une cananéenne (Mc 7.24-30),


Jésus ouvre une voie : il sort, en effet, la foi au Dieu unique de
son cadre ethnique réducteur.
– Cette ouverture potentielle de la prédication de Jésus vers tout
homme quelle que soit son origine sociale, ethnique ou religieuse
– on en trouve la trace dans l’appel des premiers disciples (Mc
1.16-20 // Mt 4.18-22). Dans la mémoire des premiers disciples
de Jésus, la transmission de cette Bonne Nouvelle fait partie in-
tégrante de la suivance de Jésus : « Venez à ma suite, et je ferai
de vous des pêcheurs d’hommes » (Mc 1.17). À travers le voca-
ble volontairement neutre (« hommes » au sens grec de anthro-
pos, « humains »), la mission ainsi confiée aux futurs disciples
contient aussi une dimension universelle implicite.
– Forts des informations recueillies jusque-là, nous pouvons main-
tenant nous interroger sur l’historicité de l’envoi des premiers
disciples du vivant de Jésus. Cet envoi a-t-il réellement eu lieu ?
Et si oui, que signifiait-il ? Jésus a vraisemblablement chargé ses
disciples de faire le tour des villes d’Israël pour relayer sa prédica-
tion de la proximité du Règne de Dieu et, en son nom, guérir les
malades et chasser les démons. L’envoi en mission dans toute sa
radicalité, repris par les trois évangiles synoptiques (Mc 6.7-13 //
Mt 10 ; Lc 9.3-5 et 10.1-20) garde les traces de cette mission ini-
tiale. Une question se pose cependant : que faire de la restriction
que Matthieu est le seul, en 10.4b-5, à indiquer : « Allez unique-
ment vers les brebis perdues de la maison d’Israël »8 ? Cette pa-
role garde certainement la trace d’une interprétation judéo-chré-
tienne très ancienne restreignant la mission aux seuls membres
du peuple juif. L’évangile de Marc, le plus ancien des trois, ne
la mentionne pas, et Luc ne la rapporte pas. Elle appartient aux
traditions propres à Matthieu et témoigne sans aucun doute de
la manière dont certains disciples de Jésus ont interprété l’ordre
missionnaire de Jésus avant Pâques. Matthieu, nous le verrons, va

8 Sur cette question, cf. Joachim Jeremias, Jésus et les païens, Neuchâtel, Delachaux et
Niestlé, 1956, qui défend l’authenticité du logion.
Au commencement était la mission ? 21 

montrer les manières de dépasser cette restriction : les deux épiso-


des de guérison – celle du serviteur du centurion (Mt 8.5-13 // Lc
7.1-10) et celle de la fille de la femme syro-phénicienne (Mt 15.21-
28 // Mc 7.24-30) – accréditent une image plus ouverte de Jésus
sur la question du rapport avec les païens. Peut-être ces données
complexes témoignent-elles d’un déplacement dans le ministère
de Jésus ? Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : la restriction
de la mission pré-pascale aux seuls membres du peuple d’Israël
est attestée uniquement par Matthieu, sous le registre d’un ordre
que Jésus lui-même, nous le verrons dans le chapitre consacré à
Matthieu, invite ses disciples à interpréter dans un sens universa-
liste. Dit autrement, Matthieu recueille une tradition particula-
riste en montrant qu’elle doit être dépassée. Savoir si elle fut, à un
moment ou un autre, une restriction assumée par Jésus lui-même
est difficile à décider. Deux choses sont certaines : d’une part, cer-
tains disciples de Jésus ont compris le ministère de Jésus sous ce
registre particulariste. D’autre part, l’ensemble des données rela-
tives au Jésus de l’histoire semble attester que sa pratique ouvrait
potentiellement la voie à une vision universaliste de la mission.

Concluons ce chapitre qui pose la question des fondements


historiques de la mission en rassemblant les principaux résultats de
l’enquête. Le Jésus historique, dont l’identité juive est un acquis
de la recherche, se comprenait comme prédicateur de la proximité
du Règne de Dieu et de son expérimentation dans le présent de
l’existence pour l’ensemble des membres du peuple d’Israël, quelle
que fût leur condition sociale ou religieuse. La nature singulière de
son message l’orientait même en priorité vers ceux que la société juive
excluait de l’alliance, à savoir les pécheurs et autres impurs, parmi
lesquels inévitablement les païens qui gravitaient autour de lui : « ce
qui caractérisait le travail de Jésus, ce sont des sandales, celles qui le
portaient dans les villes et villages de Galilée lorsqu’il rassemblait
sans poser de condition. »9 Sans aucun doute Jésus a-t-il demandé

9 Hans Weder, op.cit., p. 90.


22  De Jésus à Jean de Patmos

à ceux qui le suivaient de relayer sa prédication de la proximité du


Règne de Dieu, l’appel à la conversion et les signes de libération qui
attestaient l’expérience de sa présence dans l’existence de l’homme. Si
une partie des disciples ont interprété ce message de façon restrictive
(Mt 10.5b mais aussi Mc 9.38-41) la plupart y ont entendu, plus ou
moins clairement, aidés en cela par certains épisodes de la vie même
de Jésus (cf. Mt 8.5-3 et 15.21-28), une invitation à ne pas limiter
l’annonce aux seuls membres du peuple d’Israël. La foi pascale
confirmera de façon claire cette option universaliste.
2

Paul missionnaire :
un renversement fondateur1

D es figures qui ont marqué les origines du christianisme, et à


l’exception de Jésus lui-même, Paul est sans conteste la plus
importante. Cela tient à trois raisons principales étroitement imbri-
quées les unes aux autres. D’abord, le revirement radical qui marque
l’existence de ce personnage singulier : le Pharisien, défenseur achar-
né de la Torah, devient disciple de Jésus et affirme la « fin de la Loi »
(Rm 10.4) et l’inutilité de la circoncision (Ga 6.15). Ensuite, une
réflexion approfondie sur l’événement central de la foi chrétienne,
la mort et la résurrection du Christ : ce travail réflexif fait de lui
le premier théologien en même temps que le premier écrivain du
christianisme naissant. Enfin, une activité missionnaire de grande
ampleur qui en fait le promoteur d’un christianisme aux dimensions
de l’Empire. Tout cela explique l’influence prépondérante de l’apôtre

1 Sur le sujet, cf. Elian Cuvillier, « Paul missionnaire. Approche historique et théologi-
que », dans Jacques Matthey, Marie-Hélène Robert, Catherine Vialle, éds, Figures bibliques
de la mission. Exégèse et théologie de la mission, approches catholiques et protestantes, Paris,
Cerf, 2010, p. 101-118.
24  De Jésus à Jean de Patmos

dans l’histoire de l’Église2 mais également, chez des philosophes et


intellectuels qui le considèrent, à l’instar de Platon ou d’Aristote,
comme une figure centrale de la pensée occidentale3.

C’est évidemment le Paul missionnaire qui sera l’objet de


notre attention. La première section de ce chapitre sera constituée
par un rappel rapide des données historiques en notre possession sur
l’activité missionnaire de Paul. Trois points seront successivement
abordés. Le premier portera sur les voyages dans le monde romain.
Le second rappellera quels furent les grands voyages missionnaires
de Paul. Le dernier sera consacré à l’organisation des communautés
fondées par Paul. La seconde section de ce chapitre mettra en
perspective ces données historiques à partir d’une réflexion sur ce
qui fonde la mission paulinienne. Elle comprendra également trois
points. Tout d’abord, nous nous arrêterons sur l’expérience fondatrice
de Paul en montrant comme elle explique son souci constant pour la
mission. Puis nous nous intéresserons à la compréhension paulinienne
de la Loi en tant qu’elle représente un aspect essentiel de sa réflexion
théologique et de sa pratique missionnaire. Enfin, nous soulignerons
en quoi la mission paulinienne s’enracine dans une compréhension
spécifique de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Un excursus sur
la communauté de Corinthe nous aidera à comprendre comment
l’Évangile de Paul a pu être reçu dans le cadre d’une ville du monde
gréco-romain au milieu de premier siècle de notre ère.

2 Saint Augustin, Martin Luther et Karl Barth pour ne mentionner que trois figures
marquantes de l’histoire de l’Église chez lesquels Paul a tenu une place importante, voire
essentielle.
3 On mentionnera ici les noms de Stanislas Breton, Saint Paul, Paris, PUF, 1988 ; Alain
Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997 ; « Saint Paul, fon-
dateur du sujet universel », ETR 75 (2000), p. 323-333 ; Giorgio Agamben, Le temps qui
reste, Paris, Payot & Rivages, 2000 ; Paul Ricœur, « Paul apôtre. Proclamation et argumen-
tation », Esprit 292 (2003), p. 85-112.
Paul missionnaire : un renversement fondateur 25 

Paul et la mission : les données historiques 4


Les voyages dans le bassin méditerranéen au premier siècle
de notre ère
L’apôtre Paul est un grand voyageur. Cela s’explique par sa
volonté de transmettre à tous les peuples du bassin méditerranéen
la conviction qui désormais est la sienne : la Bonne Nouvelle de
Jésus-Christ est pour tous les hommes sans distinction de race,
de culture ou de religion. Concrètement, Paul met à profit un
réseau de communication en pleine expansion en une période de
stabilité dans l’ensemble de l’Empire, la fameuse Pax Romana5.
Paul fait partie de ces innombrables voyageurs qui sillonnent le
bassin méditerranéen. On voyage en effet beaucoup au premier
siècle de notre ère : députés et solliciteurs se rendant à Rome auprès
de l’empereur ou du Sénat, dans les capitales de province, chez
le gouverneur ou aux assemblées provinciales ; procurateurs et
fonctionnaires rejoignant leur poste ; pèlerins visitant les lieux saints
d’Asie Mineure et d’Égypte ; malades rejoignant les sanctuaires
des dieux guérisseurs, tel celui d’Asclépios ; médecins, rhéteurs,
sophistes, artistes allant vendre de ville en ville leur savoir ou leur
art ; étudiants en quête de science à Athènes, Pergame, Rhodes,
Tarse, Antioche de Syrie, Alexandrie ; athlètes désireux de gagner
les couronnes aux jeux ; prédicateurs cyniques et stoïciens, moines
mendiants de Cybèle, prophètes, devins et charlatans, marchands
de toutes sortes, archéologues, simples touristes. Également les juifs
qui trouvaient presque partout des communautés de la Diaspora.
Sans oublier les missionnaires chrétiens, au premier rang desquels

4 Cf. Simon Légasse, Paul apôtre. Essai de biographie critique, Paris, Cerf-Fides, 20002.
Sur les voyages de Paul, cf. l’ancien mais toujours intéressant ouvrage de Henri Metzger, Les
routes de Saint Paul dans l’Orient grec, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1954. Plus récem-
ment, Chantal Reynier, Saint Paul sur les routes du monde romain. Infrastructures, logistique,
itinéraires, Paris, Cerf, 2009.
5 On désigne ainsi la longue période de paix imposée par l’Empire romain sur les ré-
gions qu’il contrôlait. On considère généralement que cette période a duré de - 29, quand
l’empereur Auguste déclara la fin des grandes guerres civiles du premier siècle, jusqu’en
180 à l’annonce de la mort de l’empereur Marc-Aurèle. Pour une analyse plus détaillée, cf.
chapitre 5 : « Jean de Patmos : missionnaire de la fin d’un monde ».
26  De Jésus à Jean de Patmos

l’apôtre Paul. Tout ce monde emprunte les voies ­romaines dans


toutes les directions de l’Empire.

Le voyage est pourtant une aventure qui fait peur. Entre les
villes où se concentre la population, le voyageur traverse des zones
peu habitées où les risques sont grands. Chez les païens, on consulte
souvent les oracles pour savoir s’il faut entreprendre un voyage. Les
routes maritimes, plus rapides, ne sont évidemment pas sans dangers,
notamment à cause des tempêtes. Elles sont cependant un peu plus
sûres depuis que la puissance romaine s’est assuré la domination sur
les mers, mettant fin à la suprématie des pirates. Sur terre ou sur mer,
voyager reste quand même périlleux. Paul en est la preuve vivante qui
affirme, parlant de ses expériences de voyages : « danger des fleuves
(sous-entendu : quand il n’y a pas de pont !), danger des brigands […]
danger dans le désert, danger sur mer » (2 Co 11.26).

Malgré les difficultés, voyager de jour est facilité grâce


aux réseaux de communication mis en place par l’administration
impériale. Beaucoup plus délicat est le problème de la nuit. Certes
il existe des auberges. Mais leur réputation (en termes de confort
et de moralité) est notoire. Le vin est souvent de mauvaise qualité,
les espaces pour dormir sont répugnants et infestés d’insectes et
de rongeurs. Les prix sont exorbitants, les voleurs sont aux aguets,
et beaucoup de ces auberges ne sont rien d’autre que des bordels.
Les témoignages littéraires de cet état de fait sont confirmés par les
graffitis des tavernes de Pompéi (jeu, bagarres, prostituées…). Les
bonnes auberges semblent être une exception. Les classes sociales
aisées évitent de les fréquenter et, autant que possible, essaient de
demeurer chez des amis lorsqu’elles voyagent. Le danger moral dans
les auberges fait de l’hospitalité une vertu essentielle du christianisme
primitif. L’hospitalité occupe une place importante dans la littérature
chrétienne (ainsi chez Paul, Rm 16.23) : la mise en relation des
églises nécessite en effet la circulation de nombreux missionnaires et
messagers. Ce besoin met sur les routes de nombreux disciples. Les
communautés chrétiennes constituent de ce fait des familles étendues,
Paul missionnaire : un renversement fondateur 27 

donnant le logement et l’assistance matérielle pour le voyage. Les


premiers chrétiens suivent ici une pratique juive de bienveillance et
d’accueil des visiteurs : beaucoup de synagogues ont des pièces pour
les invités, destinées à l’usage des juifs en voyage.

Les trois grands voyages missionnaires de Paul


Après son adhésion au groupe des disciples de Jésus au
début des années 30 de notre ère, Paul séjourne en Arabie (Ga 1.17).
On ne sait strictement rien de son activité. Quoi qu’il en soit, ce
départ quasi immédiat manifeste le besoin irrépressible de Paul de
voyager. Cette impression est confortée par la mention d’un voyage
en Syrie et en Cilicie autour des années 34/35 (Ga 1.21). Un détail
de l’autobiographie que Paul élabore en Ga 1-2 permet d’éclairer cet
aspect fondamental de l’existence de l’apôtre : c’est pour annoncer
Jésus « aux nations païennes » que Dieu lui a « révélé son fils »
(Ga 1.16). Cependant, le temps des grands voyages missionnaires
ne commencera véritablement qu’après un long séjour à Antioche
de Syrie (sans doute une dizaine d’années). Là, au contact de
communautés essentiellement pagano-chrétiennes, il approfondit
et mûrit sa propre compréhension de la foi que l’on pourra bientôt
appeler « chrétienne » (cf. Ac 11.26).

Premier voyage missionnaire


C’est à partir d’Antioche qu’il part, en compagnie de Barnabé
et de Jean-Marc, pour une première campagne missionnaire vers
l’Ouest. On est vraisemblablement dans la seconde moitié des années
40. Paul et ses compagnons embarquent du port de Séleucie, à vingt-
cinq kilomètres d’Antioche, pour Chypre. Ils abordent à Salamine.
Comme il le fera partout ailleurs, c’est dans les synagogues qu’il
prêche, cherchant à convaincre non seulement ses compatriotes
juifs, mais surtout les païens attirés par le judaïsme. Parmi eux,
ceux que la circoncision rebute (les « craignant-Dieu ») et ceux qui
ont déjà franchi le pas (les « prosélytes »). Aux uns et aux autres,
il annonce, comme il le fera partout ailleurs, qu’en Jésus, Dieu
accueille désormais tous les hommes, en dehors de l’observance de
28  De Jésus à Jean de Patmos

la Torah. Paul, Barnabé et Jean-Marc traversent ensuite l’île pour


s’embarquer à Paphos vers l’Asie Mineure où ils débarquent à Pergé.
De là Paul, avec Barnabé, va effectuer sa première mission jusqu’à
Derbé, en passant par Antioche de Pisidie, Iconium et Lystre. Près
de cent soixante kilomètres séparent Pergé et Antioche et il ne s’agit
pas d’une promenade de santé : massif montagneux du Taurus,
pistes et sentiers tortueux, torrents impétueux, brigands embusqués.
D’Antioche à Lystre, existe la « Voie Auguste ». Mais Paul et Barnabé
font un détour vers le Nord pour parvenir à Iconium. Puis Derbé, qui
se trouve hors de la voie romaine. Le chemin du retour emprunte les
mêmes villes jusqu’à Pergé pour tenter d’organiser les toutes jeunes
communautés fondées. À Pergé, départ maritime jusqu’à Antioche de
Syrie sans repasser par Chypre. Peut-être faut-il supposer que Chypre
avait été évangélisée avant la venue de Paul et que les communautés
y étaient déjà organisées.

Second voyage missionnaire


Au tournant des années 50, Paul, autonome cette fois,
entreprend son second voyage missionnaire. Faut-il situer l’assemblée
de Jérusalem (Ac 15) et « l’incident d’Antioche » qui oppose Pierre et
Paul (Ga 2.11-21) avant ou après ce second voyage missionnaire ? Il est
difficile de trancher. Nous choisissons ici de suivre la reconstitution
lucanienne qui peut s’accorder avec les propos même de Paul. Au
départ d’Antioche, c’est cette fois un itinéraire par voie de terre qui
va mener Paul et Silas à travers une bonne partie de l’Asie Mineure.
Paul rejoint d’abord Derbé, Lystre, Iconium et Antioche de Pisidie,
mais cette fois en sens inverse puisqu’il arrive par l’Est. Ensuite
Paul se retrouve en Galatie, où des circonstances particulières (une
maladie, cf. Ga 4.13) le contraignent à un arrêt. Cet arrêt permet
l’évangélisation de la contrée. De là, il se dirige à la pointe extrême
de l’Asie Mineure et en Macédoine où il séjourne à Philippes et fonde
une communauté. Puis Thessalonique, Bérée, peut-être l’Illyrie et
enfin Athènes. C’est à Athènes que l’auteur des Actes situe un épisode
haut en couleurs ; Paul semble rencontrer une incompréhension
assez fondamentale de la de la part de la grande cité grecque dont la
Paul missionnaire : un renversement fondateur 29 

réputation est encore importante (cf. Ac 17.16-24) : sur l’Aréopage,


en effet, la prédication chrétienne ne reçoit qu’un accueil très mitigé.
La seconde partie de ce voyage conduit Paul d’Athènes à Corinthe,
puis de Corinthe à Antioche de Syrie, son point d’attache. Dans
toutes ces villes, il fonde des communautés, avec plus ou moins
de succès (échec à Athènes, succès à Corinthe). Des communautés
avec lesquelles il entretiendra, par la suite, des relations épistolaires
(Galatie, Corinthe, Thessalonique, Philippes).

Troisième voyage missionnaire


Au milieu des années 50, Paul se rend à nouveau en Asie
Mineure et spécialement à Éphèse où il séjourne pendant quelque
temps. Le voyage aller emprunte d’abord le même itinéraire que
lors du précédent périple. Par voie terrestre, Paul repasse dans les
communautés qu’il a fondées (Derbé, Lystre, la Galatie). Cette fois
cependant, il descend directement sur Éphèse. Il y séjourne deux
ans. Pendant cette période, il vivra des événements très divers. Son
activité missionnaire lui vaudra quelques oppositions importantes,
que raconte le livre des Actes (cf. Ac 19.23 révolte des orfèvres ; on
suppose également un emprisonnement, au cours duquel l’apôtre
aurait rédigé un certain nombre de lettres). C’est également à Éphèse
que Paul aura à régler la crise corinthienne. On doit même supposer,
depuis Éphèse, un déplacement jusqu’à la ville de Corinthe.
Déplacement terrestre qui lui permet de visiter les églises de la
région (Philippes et Thessalonique en particulier). Ensuite, c’est par
voie maritime que d’Éphèse où il a établi son « quartier général »
durant ce troisième voyage, il se rend à Tyr. Il doit en effet aller
à Jérusalem où il amène une collecte pour l’église de la ville qui
traverse des difficultés matérielles. Là, dans des circonstances assez
rocambolesques, il est arrêté (cf. Ac 21–23).

Voyage forcé à Rome


La suite du périple paulinien est désormais liée aux
circonstances qui entourent son dernier passage à Jérusalem. Arrêté,
il est conduit à Césarée (Ac 24–26), puis à Rome, sur sa demande.
30  De Jésus à Jean de Patmos

C’est l’occasion pour l’auteur des Actes de nous raconter le voyage


maritime (Ac 27) et le naufrage de Paul qui le conduit jusqu’à Malte
(Ac 28.1-10). À Rome, Paul séjourne en prison pendant un temps
qu’il est difficile d’évaluer (cf. Ac 28.16-31). La source principale
dont nous disposons, le livre des Actes, s’arrête ici. Pourra-t-il aller
en Espagne comme il le souhaite (cf. Rm 15.24.28) ? Oui, si l’on
suppose une libération qui n’est pas impossible au plan historique
mais invérifiable. Le voyage est alors à situer dans les années 63/64.
La tradition ancienne accréditera cette thèse. Si tel est le cas, il faut
penser à un retour à Rome autour des années 65/66, où il subit le
martyre sans doute peu de temps après Pierre.

Des communautés organisées sur le modèle des maisonnées6


Partout où il fonde des communautés, Paul a le souci de leur
organisation. Trois principes semblent guider sa vision des choses.
Tout d’abord, les églises sont organisées sous la forme de communautés
domestiques. Il existe donc un cadre institutionnel déjà fourni par
les maisonnées de l’Antiquité. Ce lien est d’autant plus facile que,
concrètement, la communauté se réunit au domicile d’un membre
aisé qui possède lui-même une demeure assez spacieuse. Au plan
théorique, cela signifie qu’il n’y a pas une doctrine préétablie des
ministères. Le patriarcalisme de l’époque inspire la compréhension
que Paul a de l’organisation de la communauté. Cependant, au nom
de sa compréhension égalitaire de la foi chrétienne, on constate que
les femmes tiennent une place particulière au sein de l’organisation
ecclésiale (Phoebé, Junias, Priscille, Lydie… En Romains 16, Paul
ne mentionne pas moins de neuf femmes !). De même, la présence
de nombreux esclaves. Elle ne va pas sans poser quelques problèmes
de cohabitation avec des frères jouissant, dans la société, d’un autre

6 Sur la question de la composition sociologique des communautés pauliniennes, on


se reportera ici aux travaux de Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, (Le
Monde de la Bible 33), Genève, Labor et Fides, 1996. Cf. en particulier, p. 91-138, « La
stratification sociale dans la communauté corinthienne. Contribution à la sociologie du
christianisme hellénistique » ; également Rakotoharintsifa Andrianjatovo, Conflits à Corin-
the. Eglise et société selon I Corinthiens. Analyse socio-historique, (Le Monde de la Bible 36),
Genève, Labor et Fides, 1997.
Paul missionnaire : un renversement fondateur 31 

statut. Par ailleurs, on constate que le culte est au centre de la vie


communautaire. Il s’ensuit que certains « charismes » sont plus
centraux que d’autres (apôtres, prophètes, docteurs…). Enfin, le
comportement des uns avec les autres doit être dominé par le souci
du prochain et de l’intégration de tous. C’est la reconnaissance
des charismes par la communauté, selon ses besoins – et non les
« fonctions » – qui compte.

2. Paul et la mission : le fondement théologique7


L’activité missionnaire de Paul reste, à ce jour encore,
impressionnante. En très peu de temps – à peine vingt ans –
l’apôtre a posé les bases qui vont permettre à un mouvement issu
du judaïsme de devenir un phénomène durable et aux dimensions
universelles. L’historien ne peut que constater ce fait et en attribuer
la paternité à Paul, au moins en grande partie. Il peut ajouter que
l’expérience religieuse de Paul, celle d’un renversement radical, a eu
des conséquences insoupçonnées par l’apôtre lui-même. Le croyant
peut y voir, pour sa part, l’illustration d’un propos de Paul : c’est
dans la faiblesse humaine (faiblesse d’un Saul tourmenté et renversé,
devenu un Paul missionnaire infatigable mais pas toujours commode
et conciliant) que se manifeste pleinement la force de Dieu. Le
théologien, lui, est conduit à se demander comment l’expérience
singulière de Paul et sa réflexion théologique fondent sa pratique
missionnaire.

7 Le débat autour du centre et de la nature de la théologie paulinienne est un chantier


aujourd’hui en pleine effervescence. Rappelons ici, en assumant la subjectivité de nos choix,
quelques contributions sur la question : Jürgen Becker, Paul. L’apôtre des nations, Paris/
Montréal, Cerf, Fides, 1995 ; Jean Zumstein, « Paul et la théologie de la croix », ETR 76
(2001), p. 481-496 ; Christophe Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, (Essais bibliques
11), Genève, Labor et Fides, 1983 (réédité en 2002 sous le titre : Jésus et Paul. Qui fut l’in-
venteur du christianisme ?) ; Daniel Marguerat, Paul de Tarse. Un homme aux prises avec Dieu,
Poliez-Le-Grand, Éditions du Moulin, 20002 ; François Vouga, Moi, Paul !, Paris/Genève,
Bayard/Labor et Fides, 2005 ; cf. également : Andreas Dettwiler, Jean-Daniel Kaestli, Da-
niel Marguerat, éds, Paul. Une théologie en construction, (Le Monde de la Bible 51), Genève,
Labor et Fides, 2004.
32  De Jésus à Jean de Patmos

De Saul à Paul : l’histoire d’un renversement8


Il est difficile de connaître la vie de Paul avant son adhésion
au groupe des disciples de Jésus. De l’avis même de l’intéressé, il
a été un Pharisien intègre et obéissant aux commandements de la
Loi. Par souci de défendre l’honneur de son Dieu, il se fait même
remarquer comme pourfendeur de certains de ses compatriotes
juifs : ceux qui, au nom de Jésus de Nazareth en qui ils ont reconnu
le messie promis par Dieu, tendent à relativiser le caractère central
de la Loi. Pour lutter contre ces disciples de Jésus, Paul se fait déjà
voyageur de Jérusalem à Damas en Syrie (cf. Ac 9.1-2). Le regard que
Paul porte, dans l’après-coup, sur sa propre expérience nous livre la
compréhension de lui-même que Paul avait comme croyant :

Car vous avez entendu parler de mon comportement naguère


dans le judaïsme : avec quelle frénésie je persécutais l’Église de
Dieu et je cherchais à la détruire ; je faisais des progrès dans le
judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma
race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères.
(Ga 1.14-15 ; cf. Ph 3.7 ; 1 Co 15.9).

On comparera ces propos avec ce texte de Philon :

« 54 Si […] des membres de la nation délaissent le culte de


l’Unique, pour cet abandon des rangs les plus importants,
ceux de la piété et de la foi, ils doivent être frappés des plus
sévères châtiments car ils préfèrent l’obscurité à la plus éclatante
lumière, ils aveuglent un esprit capable d’une vision pénétrante.
55 Et il est légitime d’autoriser tous ceux qui sont remplis de zèle
(zêlon) pour la vertu à appliquer ces châtiments immédiatement
et sur-le-champ, sans traduire les coupables devant un tribunal,
8 Cf. Elian Cuvillier, « La conversion de Paul : regards croisés », revue électronique
« Cahiers d’Études du Religieux - Recherches interdisciplinaires » du Centre Interdiscipli-
naire d’Étude du Religieux, http://www.msh-m.fr/article.php3?id_article=752, 2009 ; Elian
Cuvillier, « Paul le converti ? » dans Jan Borm, Bernard Cottret, Jean-François Zorn, éds,
Convertir/Se convertir. Regards croisés sur l’histoire des missions chrétiennes, Paris, Nolin, 2006,
p. 23-29.
Paul missionnaire : un renversement fondateur 33 

un conseil, ou une quelconque instance. Ils peuvent donner


libre cours à cette haine du mal, à cet amour de Dieu qui les
poussent à punir inexorablement les impies, estimant qu’en cette
occurrence, ils sont tout à la fois conseillers, juges, magistrats,
membres de l’assemblée, accusateurs, témoins, lois, peuple, en
sorte que, rien ne leur faisant obstacle, ils peuvent sans crainte,
en toute impunité, mener le combat de la foi. » (De specialibus
legibus 1.54-55 cf. aussi 2.252-254)

La notion de « zèle » commune aux deux textes est ici centrale.


Le « zèle » pour Dieu et pour la Torah désigne l’attitude d’individus
qui se sentent missionnés pour défendre la Loi jusques et y compris
par la violence physique à l’encontre de ceux dont ils estiment qu’ils
sont des blasphémateurs. Le modèle est la figure de Phinéas (Nb
25) qui tue un Israélite et la femme madianite qu’il voulait épouser :
éradication des juifs transgresseurs de la Loi et destruction des
païens qui égarent Israël. On peut aussi penser au prophète Élie qui
tue les prophètes de Baal (1 R 18). La notion de « zèle » doit donc
être comprise comme une forme violente d’intolérance religieuse
qui trouve ses racines au temps des Maccabées. Elle est d’abord
dirigée contre les coreligionnaires. Le Paul préchrétien appartient
sans doute à une frange radicale de Pharisiens qui pratiquent cette
forme de violence religieuse. Il se comprenait comme un Phinéas,
zélé pour la Loi jusqu’à utiliser la violence physique contre ceux dont
il estimait qu’ils étaient blasphémateurs, idolâtres, faux-prophètes,
conduisant le peuple à l’apostasie (toutes choses dont on pouvait
accuser certains disciples de Jésus). Dans ce contexte, la persécution
que Saul fait subir aux (judéo-)chrétiens n’a pas qu’un sens moral :
elle représente probablement plus qu’une polémique dure ou un
harcèlement verbal, mais implique des mesures violentes pour
détruire la foi des adversaires. Quoique nous n’ayons pas de preuves
qu’il persécutait « jusqu’à la mort » (Ac 22.4) il ne faut pas sous-
estimer la nature violente de ces persécutions. Le texte de Philon
suggère en tous les cas que des personnes commettant de sérieux
« crimes » tels que l’idolâtrie, l’apostasie, le parjure, pouvaient être
34  De Jésus à Jean de Patmos

attaquées physiquement par des zélotes violents. Saul le Pharisien


« zélé » voyait sans doute les premiers disciples de Jésus (des juifs
convertis au messie Jésus et, à cause de cela, ouverts aux païens)
comme représentant un réel danger pour l’intégrité d’Israël et,
pour cette raison, allait-il sans doute jusqu’à essayer de les détruire
physiquement.

Paul présente son parcours comme un renversement, un


déplacement identitaire. Dans ce cadre, il passe d’une violence
donnée à une violence subie. De persécuteur, il devient persécuté.
De geôlier, il devient prisonnier (cf. l’image qu’il donne de lui dans
l’épître aux Philippiens comme « prisonnier » pour l’Évangile :
1.7,13,14,17). La façon dont il interprète son parcours signifie qu’il
comprend désormais le zèle religieux comme une violence contre
Dieu lui-même ou son envoyé et ses disciples (ce que Luc traduira
narrativement par le fameux : « c’est moi, Jésus, que tu persécutes » cf.
Ac 9.5). Il est notable alors qu’une fois passé du côté des persécutés, il
abandonne toute forme de coercition physique contre ses adversaires.
Cet apaisement s’accompagne d’un déplacement – au propre comme
au figuré ! – vers le souci d’annoncer à tous les hommes, quels qu’ils
soient, ce qu’il vient d’expérimenter.

Un deuxième témoignage de Paul confirme les remarques que


nous venons de faire, même s’il propose un éclairage un peu différent
de l’expérience paulinienne. Il s’agit du passage autobiographique de
Ph 3.4-11 :

4 Moi, pourtant, j’aurais des raisons de mettre ma confiance


dans la chair. Si d’autres considèrent qu’ ils peuvent mettre leur
confiance dans la chair, à plus forte raison moi : 5 circoncis le
huitième jour, de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin,
Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, Pharisien ; 6 quant à
la passion, persécuteur de l’Église ; quant à la justice de la loi,
irréprochable. 7 Mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai
considéré comme une perte à cause du Christ. 8 En fait, je
Paul missionnaire : un renversement fondateur 35 

considère tout comme une perte à cause de la supériorité de la


connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur. À cause de lui, j’ai
accepté de tout perdre, et je considère tout comme des ordures,
afin de gagner le Christ 9 et d’ être trouvé en lui, non pas avec
ma propre justice, qui viendrait de la Loi, mais avec celle qui
est par la foi du Christ, une justice venant de Dieu et fondée sur
la foi. 10 Il s’agit maintenant de le connaître, lui, ainsi que la
puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances,
en étant configurés à lui dans la mort, 11 pour parvenir, si
possible, à la résurrection d’entre les morts.

Deux aspects de ce texte retiennent particulièrement


l’attention :
– Le premier est constitué par le passage autobiographique des ver-
sets 5-6. Dans ces versets, Paul se présente comme « circoncis,
israélite, de la tribu de Benjamin, hébreu, Pharisien, zélé jusqu’à
être persécuteur de l’Église, irréprochable quant à la justice de la
loi ». Il y a dans ces propos une gradation qui nous renseigne sur
l’image que Paul garde de son existence pharisienne au moment
où il écrit ce texte. Une image qui n’est pas négative, puisque il
affirme être devenu irréprochable quant à la justice qu’on trouve
dans la Loi ! Paul ne se mortifie pas ici sur son passé, accablé par
son péché, mais confesse être arrivé jusqu’au bout de la pratique
de la justice qu’exige la Loi. Paul le Pharisien était donc parvenu
à un haut degré de performance qui, dans la compréhension qu’il
avait de lui-même, le rendait supérieur à beaucoup et aurait dû
le satisfaire. Cependant, dans cette description qu’il nous fait de
son passé, un terme indique en filigrane l’impasse tragique où
le conduit la confiance dans ses « titres de noblesse » (ce qu’il
appelle « se glorifier dans la chair ») : ce Pharisien, juif de souche
véritable, croyant zélé et performant, parfait quant à la pratique
de la Loi, ce Pharisien était un persécuteur de l’Église. Le para-
doxe réside évidemment dans l’utilisation positive de ce terme : il
en fait ici un titre de gloire. Voilà l’impasse dans laquelle Paul dit
s’être trouvé : mettre au compte du service divin ce qui est le mal
36  De Jésus à Jean de Patmos

par excellence, à savoir le combat contre Dieu lui-même en la


personne du combat contre les disciples de Jésus. Pourquoi Paul
persécutait-il les juifs disciples de Jésus ? Sans doute considérait-
il comme une atteinte profonde à l’image qu’il avait de Dieu le
fait que pour certains de ces disciples, la Loi n’était plus centrale.
Ainsi se précise le tragique paradoxe : dans l’après-coup, Paul
comprend que pour défendre l’honneur de son Dieu, il persécute
ses disciples. Loin de le rapprocher de Dieu, sa réussite religieuse
l’en éloigne, voire l’oppose au Dieu tel qu’il va se révéler à lui
dans le Christ.

– Le renversement décrit par Paul dans les versets 7-9 constitue le


second aspect du texte, sur lequel il convient de s’arrêter : cette
performance religieuse dans laquelle Paul excellait, il est conduit
à l’abandonner à cause du Christ. Et non seulement à l’aban-
donner mais à la déconsidérer : « Je considère tout comme des
ordures » (cf. v. 8). Il s’agit du passage d’un régime à un autre :
régime de sa justice, celle de la Loi, où il excelle, où il est parfait,
accompli, au régime de la justice de Dieu telle qu’elle se donne à
connaître en Jésus-Christ. Le régime de l’assurance de celui qui
est parvenu (v. 6 : « devenu irréprochable ») cède le pas au régime
de l’espérance de celui qui est mis en marche (v. 9 : « afin que je
sois trouvé »). La clé de ce renversement réside dans l’acceptation
d’une justice qui n’est pas la sienne : « afin que je sois trouvé en
lui, n’ayant pas une justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais
la justice par la foi du Christ, la justice qui vient de Dieu, et
qui s’appuie sur la foi » (v. 9). L’expression centrale est ici celle
de pistis christou ; elle est traduite la plupart du temps dans nos
Bibles comme un objet : la foi « en » Christ. Nous proposons
de traduire ici foi du Christ : Paul désire être trouvé avec une
justice qui lui vient par la foi du Christ, une justice, ajoute-t-il,
qui s’appuie sur la foi (sous-entendu ici : la foi de Paul). Nous
avons un double mouvement : d’un côté la foi du Christ et de
l’autre la foi de l’ homme. L’expression de ce double mouvement se
retrouve plusieurs fois chez Paul (Rm 3.22 : « La justice de Dieu
Paul missionnaire : un renversement fondateur 37 

[a été manifestée] par la foi de Jésus pour ceux qui croient » ; Ga


2.16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ afin d’être justifié par la
foi de Christ » ; Ga 3.22 : « Afin que par la foi de Jésus-Christ, la
promesse fût accomplie pour ceux qui croient »). Mais quelle est
donc cette foi de Christ ? Sans doute faut-il d’abord la comprendre
comme la fidélité de Jésus à Dieu, son obéissance à la volonté
de Dieu (telle par exemple qu’elle est définie dans l’hymne aux
Philippiens, chap. 2). C’est par l’obéissance du Christ que Paul
est justifié : la foi n’est pas une ici une œuvre qui, chez Paul,
remplacerait l’obéissance de la Loi du juif. Mais peut-être cela
va-t-il plus loin encore chez lui. L’idée est ici, nous semble-t-il,
que la foi est un mouvement, un mouvement qui va de Dieu vers
l’homme en Christ (la fides Christi) et de l’homme vers Dieu
(la fides hominis). La foi vue du côté de l’homme n’est pas, chez
Paul, une attitude intellectuelle (adhésion à une doctrine ou à
une idée philosophique) mais elle est accueil du Christ. Notre
hypothèse est donc que ce double mouvement entre foi de Jésus
et foi de l’ homme en Jésus constitue une tentative de transcrire
dans le langage une expérience fondamentale de Paul : l’idée de
la foi comme expérience d’une révélation du divin (on pourrait
dire expérience « existentielle », « subjective » ou encore « mysti-
que », mais ces termes devraient alors être explicités pour ne pas
commettre de contresens ou d’anachronisme). Et lorsque Paul
exhorte ses auditeurs – « imitez-moi » (v. 17) dit-il – il s’agit d’in-
viter les Philippiens à se comporter comme lui, non pas comme
Paul le Pharisien, mais comme Paul faisant l’expérience de la foi
christique, c’est-à-dire abandonnant sa propre justice par laquelle
il essaie d’atteindre Dieu pour la justice de Dieu qui se révèle à
lui dans le Christ. En ce sens, l’expérience de Paul est bien celle,
potentiellement, de tout croyant.

Universalisme de la Bonne Nouvelle contre particularisme de la Loi


Le cœur du renversement de Paul, c’est donc la Torah,
autrement dit le rapport à la Loi. L’attitude de Saul de Tarse le Pharisien
face aux plus radicaux des disciples de Jésus s’apparente aux conflits
38  De Jésus à Jean de Patmos

qui opposaient autrefois Jésus et les Pharisiens de son temps (conflits


dont les évangiles gardent mémoire). Saul perçoit Jésus comme l’ami
des prostituées et des collecteurs d’impôts, l’ami des païens, des
transgresseurs de la Loi. Celui qui prétend abolir la distinction entre
pur et impur en soulignant l’impureté de tous, Pharisiens y compris.
Celui qui, en retour, proclame la proximité du règne de Dieu, un Dieu
accueillant chacune et chacun indistinctement de ses origines, qualités
ou situation sociale. Les éléments centraux de sa théologie, et par
conséquent de sa pratique missionnaire, ne se comprennent que s’il a
eu cette image de Jésus comme blasphémateur, transgresseur de la Loi
et remettant en cause la structure du monde dans lequel il vivait.

Le judaïsme du premier siècle, malgré sa diversité intrinsèque,


est construit autour d’un certain nombre de convictions relatives à
la Loi. C’est une évidence pour quiconque fréquente les textes du
judaïsme contemporain de Paul : des textes de Qumrân en passant par
les écrits de Josèphe ou de Philon, sans oublier les textes de Sagesse, la
Loi est au cœur de la piété et de la réflexion théologique du judaïsme
du premier siècle. Cette Loi est un don fait par Dieu à son peuple
élu. Elle est un signe de l’identité juive (en particulier à travers les
prescriptions fondamentales que sont la circoncision et le sabbat ainsi
que les règles de pureté rituelle et alimentaire). En outre, elle assure
par sa réglementation la possibilité du maintien dans l’Alliance.
La Loi est ici facteur essentiel d’identité par particularisation. Une
particularisation que l’on peut dire « sectaire » (ainsi à Qumrân, où
la Loi particularise la secte par rapport à l’ensemble d’Israël infidèle
et de l’humanité pécheresse) ou « intégrative » (pour les plus libéraux,
tels Josèphe, les païens reconnaissent la supériorité des juifs et, s’ils
veulent appartenir pleinement au peuple de Dieu, doivent se faire
circoncire : toujours une particularisation ethnique). La Loi est enfin
source et garantie de la liberté humaine. À Qumrân, comme pour
Josèphe ou les Pharisiens, il convient de parler d’un optimisme de
la Loi qui ne suppose pas seulement que la Loi peut être accomplie
mais qu’elle l’est effectivement. Cela ne signifie ni légalisme ni orgueil
spirituel (la Loi offre les possibilités de remédier aux fautes qui ne
Paul missionnaire : un renversement fondateur 39 

manqueront pas de se manifester). On est plus fondamentalement


dans une logique d’une obéissance « qualifiante » : Dieu garde dans
son Alliance celui qui porte en lui les marques d’appartenance à son
peuple et demeure dans une obéissance à ses préceptes.
Sur tous ces plans, Paul marque un écart décisif avec le
judaïsme de son temps. En ce qui concerne la centralité de la Loi,
l’attitude de Paul consiste, ni plus ni moins, à opérer une dé-gradation
de la Loi : « venue quatre cent trente ans plus tard (qu’Abraham) »
(Ga 3.17) elle ne se trouve pas du côté de la promesse. « Promulguée
par les anges par la main d’un médiateur » (Ga 3.20), elle « n’a pas le
pouvoir de faire vivre » (Ga 3.21). C’est que, pour Paul, la révélation
du Christ marque la fin de la Loi (cf. Rm 10.4) et nous ne lui sommes
plus soumis (Ga 3.25). Dans le passage que nous avons étudié, les
versets 6-9 attestent de cette conviction de Paul : seuls ceux qui
dépendent de la foi sont fils d’Abraham. On rappellera ici que dans
le judaïsme contemporain de Paul, la figure d’Abraham est centrale,
et que son importance tient d’une part à l’obéissance du patriarche
au commandement de la circoncision et d’autre part à sa fidélité dans
l’épreuve de la ligature d’Isaac, bref à son obéissance à la Loi. Non
seulement, chez Paul, toute référence à l’épisode de la ligature est
absente, mais en Romains 4,10 Paul précise clairement : Abraham
a été justifié par la foi avant la circoncision. La conséquence est que
la Loi n’est plus signe et garantie de la justice du croyant devant son
Dieu. Seule la foi au Christ justifie devant Dieu. Il s’ensuit que plus
aucune « œuvre de la Loi » n’est en mesure d’assurer une quelconque
garantie et que l’Alliance s’élargit aux dimensions du monde sur le
seul critère d’un sujet reconnu comme aimé de Dieu par la seule
médiation du Christ. Enfin, on constate que chez Paul la Loi n’est
plus signe et source de la liberté humaine. Alors que dans le judaïsme,
la compréhension de la Loi est liée à la capacité qu’a l’homme de
pouvoir choisir librement entre le bien et le mal, pour Paul, la Loi
démasque le péché comme puissance asservissante. L’homme n’est
pas libre, il est asservi au péché qui n’est pas faute morale que l’on
peut vaincre par la volonté (ou l’expiation rituelle), mais puissance
que seul le Christ terrasse dans sa mort.
40  De Jésus à Jean de Patmos

Au final, Paul découvre que son attachement à la Loi n’est


pas un attachement au Dieu qui appelle tous les hommes. C’est
l’attachement à un particularisme identitaire qui le constitue différent
des autres et supérieur à eux. Dans un monde cloisonné où chacun
n’existe que par la place qu’il occupe dans l’organisation hiérarchisée
de la société, Jésus-Christ lui offre ce que la Loi l’empêche de
connaître et de recevoir : une identité nouvelle qui ne se fonde plus
sur le particularisme ethnique, l’obéissance religieuse ou tout autre
forme de qualité distinctive, mais sur un acte de Dieu, gratuit et
offert indistinctement à tous, juifs et païens.

Vocation et mission
En fait, il y a chez Paul un lien très étroit entre expérience
de la foi au Christ comme Seigneur et vocation pour la mission. Le
texte de Galates 1 dont nous avons déjà parlé le dit clairement. Paul
y parle d’une « révélation », littéralement d’une « apocalypse » (Ga
1.16) pour exprimer ce qui a transformé son existence de Pharisien
« persécuteur de l’Église de Dieu » en un missionnaire annonçant le
Christ aux « nations ». Cet événement est compris par Paul comme
inscrit dans un projet divin qui remonte avant même sa naissance.
Tel Ésaïe le prophète (Es 49.1), Paul a été « mis à part dès le sein de sa
mère » pour annoncer la Bonne Nouvelle aux païens (Ga 1.15). Il est
à noter ici la conjonction : « révéler le Christ en lui » et « annoncer
la Bonne Nouvelle aux païens ». Cet événement, subjectif s’il en est,
fait vérité de l’existence de Paul et le conduit à des décisions qui
ne le soumettent à aucune autre autorité que celle qu’il pense être
celle de Dieu : sans consulter « ni la chair ni le sang » (Ga 1.16),
c’est-à-dire aucune autorité humaine (fût-elle celle des « colonnes »
de Jérusalem), il se lance dans l’accomplissement de ce pour quoi il
pense désormais avoir été appelé.

Il faut ici expliquer le lien : révélation du Christ/annonce


aux païens. Le contexte d’énonciation de l’épître aux Galates
nous en donne une explication assez évidente ; Paul s’adresse aux
Galates pour leur demander de ne pas céder à la tentation de ceux
Paul missionnaire : un renversement fondateur 41 

qui voudraient les obliger à se faire circoncire : ce serait en effet


comprendre le Christ comme un moyen insuffisant pour ceux
de s’approcher de Dieu, puisqu’il leur faudrait aussi se soumettre
à la Loi, en particulier à la circoncision. Or pour Paul, la Bonne
Nouvelle signifie justement la fin des particularismes identitaires et
ethniques : en Christ il n’y a ni juif ni grec, donc la circoncision est
indifférente. Au cœur de l’expérience fondatrice de Paul, on l’a dit,
une « révélation » : ce qui faisait l’identité religieuse du Paul « zélé
pour les traditions de ses pères » est, par le Christ, devenu caduc.
Une nouvelle compréhension de ce qui fonde le sujet : non plus des
marques identitaires, religieuses ou nationales, mais un événement
paradoxal, la croix. Elle fait advenir au cœur du monde une réalité
nouvelle et qui en constitue, pour le croyant, une interprétation en
même temps qu’une contestation. Le Christ assure un fondement
à l’existence dont le centre est à l’extérieur de ce monde : ce qui
constitue l’être chrétien est en effet situé « en Christ ». C’est au nom
de ce « en Christ » que les identités mondaines, les particularismes
de ce monde (juif/païen, esclave/homme libre, homme/femme, cf.
Ga 3.28) sont rendus fondamentalement inopérants. C’est cela qui
fonde l’activité missionnaire et universaliste de Paul. En ce sens, on
peut sans doute dire qu’au cœur de la conversion de Paul réside bien
la nature universelle, donc missionnaire, du christianisme encore en
devenir.

Conclusion
Paul prêche un Évangile universaliste, mais un universalisme
différent de celui prôné par l’idéal impérial dans lequel les différences
fondamentales entre homme libre/esclave, homme/femme, citoyen
romain/barbare demeurent essentielles. Pour l’apôtre des païens, ce
qui constitue l’être humain comme croyant n’est pas un héritage
culturel ou spirituel mais un appel reçu du Christ, en qui « il n’y a
plus ni juif, ni grec, ni homme ni femme… » (Ga 3.28). Qu’advient-
il alors des particularismes de chacun ? Ils sont pris au sérieux dans la
logique du « se faire tout à tous » pour le salut du plus grand nombre
42  De Jésus à Jean de Patmos

(1 Co 10.33). Il s’agit pour Paul, au nom de la reconnaissance de


chacun comme sujet unique dans la fidélité à l’événement fondateur
de la croix, de prendre en compte le « site » dans lequel l’Évangile
se donne à entendre : il est vrai qu’il existe encore des différences de
statut, d’origine, de races, de cultures. Et il faut en tenir compte. Mais
jamais la différence culturelle, sexuelle ou sociale ne devra devenir
un critère décisif : devant Dieu et en Christ, chacun dans le vaste
Empire existe comme personne reconnue et aimée indépendamment
de son faire, de ses qualités, appartenances ou loyautés. Là est le
fondement de l’activité missionnaire de Paul.

Excursus
Paul missionnaire à Corinthe
ou la Bonne Nouvelle de la Croix9

An 54 de notre ère. Corinthe, ville dynamique et florissante


de la province d’Achaïe en Grèce. Ville dont l’essor économique est
bâti sur la stabilité politique assurée par l’Empire romain, la Pax
Romana. Ville de contrastes où se côtoient riches et pauvres, puissants
et misérables, hommes libres et esclaves. Ville aussi où, à côté des
religions traditionnelles sur le déclin, foisonnent une multitude de
mouvements religieux qui attestent de la quête spirituelle de ses
habitants.

Dans l’indifférence de cette ville en plein essor et


bouillonnante d’activité, une poignée de corinthiens se réunissent en
ce qui semble n’être qu’une secte de plus, émanation incontrôlée du
judaïsme. Ils sont là, rassemblés chez l’un des responsables, un des
rares notables du groupe, seul capable d’accueillir chez lui l’ensemble

9 Cet excursus trouve son origine dans une conférence publique. Nous avons délibéré-
ment choisi de garder la forme orale et, en particulier, l’aspect narratif du propos.
Paul missionnaire : un renversement fondateur 43 

des « frères » comme ils se nomment. À coté de ces quelques notables,


la majorité du groupe est composée de femmes, de gens modestes,
certes citoyens libres mais sans aucune richesse ni influence, et aussi
d’esclaves.

Certains sont là parce que le maître de maison, le pater familias,


en a décidé ainsi. Pour beaucoup de femmes, de jeunes enfants et
d’esclaves, la religion du chef de famille est en effet la leur. Un point
c’est tout. Après tout, celle-là n’est pour eux pas plus gênante qu’une
autre, c’est même plutôt le contraire. Au nom d’un certain Jésus
qui les rassemble, en effet, il est question de se reconnaître comme
« frère », de respecter le « frère », de considérer le « frère » comme
« supérieur à soi-même ». Le monde à l’envers en quelque sorte, en
tous les cas le temps du rassemblement hebdomadaire. Encore que
parfois, durant les repas « fraternels » qui suivent les célébrations,
certaines tables soient plus frugales que d’autres !

Certains sont ici par choix personnel. Ce sont des « inquiets »


de Dieu. Et dans la société de l’époque, ils sont nombreux. En effet,
fini le temps du Panthéon, des dieux multiples qui se disputent à la
manière des humains et qui jouent avec eux comme avec des pions.
Tout le monde, ou presque, est à peu près convaincu que Dieu est
unique. Zeus, Jupiter, Yahvé… peu importe, au fond, le nom qu’on
lui donne. La question est : comment se rapprocher de lui, comment
lui plaire pour qu’il nous protège ?

Il y a ceux qui prônent des rites susceptibles d’apaiser la


colère d’un Dieu qui ne se satisfait pas de voir les hommes tels qu’ils
sont. Un Dieu qui exige d’eux un certain nombre d’actes religieux,
de « sacrifices ». C’est courant à l’époque. Il y a ceux, les juifs, qui
pensent que Dieu s’est choisi un peuple et qu’il s’agit donc de rester
fidèle à cette alliance qui sépare les élus du reste du monde pécheur
et impur. Il y a ceux qui pensent que Dieu se donne à connaître dans
la sagesse, la réflexion philosophique… Pour d’autres, dans l’extase
mystique, les expériences religieuses plus ou moins excessives. Et
44  De Jésus à Jean de Patmos

puis il y a ceux qu’on commence à peine à appeler les « chrétiens » et


qui eux, affirment que Dieu s’est désormais donné à connaître dans
la personne d’un homme, d’un juif, Jésus. Les quelques personnes
rassemblées ce jour à Corinthe appartiennent à cette catégorie. On
l’a dit, ils ne sont pas tous là pour les mêmes raisons, et il n’est pas
certain qu’ils aient bien mesuré tout ce qu’implique cette « foi »
nouvelle en Jésus. Peut-être d’ailleurs ont-ils en commun avec leurs
contemporains certaines des convictions sur Dieu que nous venons
d’évoquer : sacrifices, élection, sagesse philosophique, expériences
mystiques peuvent peut-être s’accommoder de la foi en ce Jésus ?

Et c’est sans doute un des motifs de la lettre que Paul leur


a envoyée que de préciser ce que signifie « croire en Jésus comme
Dieu ». Une lettre qui va être lue publiquement au cours de leur
rassemblement hebdomadaire. Paul est le fondateur de cette
communauté hétéroclite. Il était anciennement Pharisien, groupe juif
radical, et maintenant il parcourt la région pour le compte de ce Jésus,
au nom duquel se rassemblent ces « chrétiens » de Corinthe. De l’avis
de Paul, ce Jésus est l’envoyé de Dieu, ressuscité après avoir subi le
supplice de la crucifixion. Mais de l’avis de ceux qui, sans appartenir
à ce groupuscule nouveau, connaissent un peu l’affaire, Jésus est tout
simplement un agitateur politico-religieux fort justement condamné
à mort il y a une vingtaine d’année à Jérusalem.

La mort de Jésus. La mort de Jésus par crucifixion. Tel est


bien le thème central qui occupe Paul, dès le début de sa lettre :

1.18 La parole de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se


perdent, mais pour ceux qui sont en train d’ être sauvés, pour
nous, elle est puissance de Dieu. 19 Car il est écrit : Je détruirai
la sagesse des sages et j’anéantirai l’ intelligence des intelligents.
20 Où est le sage ? Où est le docteur de la Loi (i.e. le théologien) ?
Où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendue folle la
sagesse du monde ? 21 En effet, puisque le monde, par le moyen
de la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est
Paul missionnaire : un renversement fondateur 45 

par la folie de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver


ceux qui croient. 22 Les juifs demandent des signes et les Grecs
recherchent la sagesse ; 23 mais nous, nous prêchons un Messie
crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens, 24 mais
pour ceux qui sont appelés, tant juifs que Grecs, il est Christ,
puissance de Dieu et sagesse de Dieu. 25 Car ce qui est folie de
Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu
est plus fort que les hommes.

Étrange discours. Que peut-il bien signifier ? Pour essayer de


le savoir, il faut interpréter les propos de Paul en lien avec la situation
de la communauté chrétienne de Corinthe, telle que nous avons
tenté de la décrire.

Paul essaie de faire comprendre quelque chose d’essentiel à


ses auditeurs. Paul essaie de leur faire comprendre que ce qui les
rassemble va beaucoup plus loin qu’ils ne le pensent. Que c’est une
véritable révolution, dans l’ordre religieux, qu’ils sont en train de
vivre. Au nom de quoi ? Au nom de ce qu’il appelle la « parole de
la croix ». Car, pour Paul, la croix parle. La croix, c’est-à-dire le fait
historique qu’un certain Jésus de Nazareth ait été mis à mort sur une
croix (la chaise électrique de l’époque), voilà quelque chose qui parle.
Quelque chose qui a du sens et qui constitue le sujet de la prédication
chrétienne. Le fait de se rassembler au nom d’un crucifié dont on
affirme qu’il est « Seigneur », c’est-à-dire, « Dieu », cela dit quelque
chose, cela signifie quelque chose de proprement révolutionnaire. Et
qu’est-ce que cela proclame de révolutionnaire ? Que Dieu n’est pas
là où on le cherche habituellement. Que Dieu est où on ne l’attend
pas. Que Dieu est dans ce qui est le contraire de Dieu.

Pour un citoyen de Corinthe, et plus largement pour un


homme vivant au premier siècle, Dieu est puissance, grandeur, force,
magnificence, sagesse, immortalité, éternité. Tout ce que l’homme
aimerait être ou posséder et qu’il n’est pas ou n’a pas ! Et Paul, dans
ce contexte religieux, affirme que ce qui rassemble les chrétiens de
46  De Jésus à Jean de Patmos

Corinthe, c’est Dieu, certes, mais Dieu qui se donne à connaître dans
tout ce qui est le contraire de Dieu : la mort d’un crucifié. L’échec
le plus total. Pas même la mort du héros sur le champ de bataille.
Non ! La mort du malpropre, du criminel, de celui dont la vie est
ratée. Une véritable folie du point de vue des Grecs. Pour eux, Dieu
se donne à connaître dans la sagesse et la philosophie. Un scandale
pour les juifs. Pour eux, Dieu donne des signes visibles et puissants
de ses interventions dans l’histoire de son peuple, et si Jésus était
bien l’envoyé de Dieu, il n’aurait certes pas terminé ainsi !

Du point de vue de Paul, cela signifie que le Dieu de Jésus


n’est pas seulement solidaire de l’existence misérable des chrétiens
de Corinthe. Il fait de cette existence même une parabole de la
puissance surprenante et paradoxale de l’Évangile. Écoutons encore
Paul poursuivre son raisonnement :

1.26 Considérez, frères, qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel
de Dieu : il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux
des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de
bonne famille. 27 Mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a
choisi pour confondre les sages ; ce qui est faible dans le monde,
Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort ; 28 ce qui dans le
monde est vil et méprisé, ce qui n’est pas, Dieu l’a choisi pour
réduire à rien ce qui est, 29 afin qu’aucune créature ne puisse
s’enorgueillir devant Dieu. 30 C’est par Lui que vous êtes dans
le Christ Jésus, qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu,
justice, sanctification et délivrance 31 afin, comme dit l’Écriture,
que celui qui s’enorgueillit, s’enorgueillisse dans le Seigneur.

Ce rassemblement hétéroclite de Corinthe, cette communauté


sans influence et, à vues humaines, sans avenir, est une parabole
de l’Évangile. À travers ce qu’elle est, ou plus exactement à travers
ce que sont (ou ne sont pas) les membres qui la composent, cette
communauté manifeste la force, la puissance et le salut de Dieu pour
le monde. À travers leurs faiblesses, leurs erreurs ou leur condition
Paul missionnaire : un renversement fondateur 47 

sociale insignifiante, autant de choses qui les rendent méprisables, les


Corinthiens témoignent de la vérité paradoxale de l’Évangile !

Ce paradoxe trouve sa source dans la parole de la croix, la


folie de la croix, qui affirme la Seigneurie d’un Dieu crucifié, la
Seigneurie d’un Messie mourant et faible. Ce paradoxe prend sa pleine
signification dans la situation concrète de l’église de Corinthe. Cette
communauté est une manifestation vivante de la grâce de Dieu. Une
preuve du geste d’amour fou de Dieu qui appelle l’homme par delà
ses infidélités, manifestant sa puissance de salut à travers l’existence
chaotique, hésitante et méprisable d’une communauté d’hommes et
de femmes graciés. Car cette église de Corinthe est son église, choisie
par lui, aimée de lui ; elle ne l’est pas, insistons sur ce fait, à cause de
ses capacités, de sa force, de sa croissance ou de sa vitalité, elle l’est
par la grâce d’un appel.

Tout cela, Paul ne l’a cependant pas déduit d’une réflexion


intellectuelle et théorique. Paul n’a pas élaboré un système politique
visant au renversement des puissants. Non. Cette conviction, Paul
la reçoit d’un événement qui l’a convoqué, un événement qui a fait
rupture dans son existence. Quelque chose de fondamental s’est passé
qui l’a bouleversé et irrémédiablement mis debout comme témoin,
sujet d’une parole. Pour Paul, c’est la découverte de ce que Dieu
se donne à connaître dans la mort du Christ. Un anti-événement
dans l’ordre de ce monde : la crucifixion de Jésus de Nazareth, signe
d’échec et de malédiction.

Cet événement, Paul le reçoit comme une convocation à


s’élever contre la logique du monde dans lequel il vit. Et, tout d’abord,
contre sa propre logique religieuse, celle du Pharisien convaincu
d’être différent et séparé du reste des hommes pécheurs parce que
connaissant le seul véritable Dieu, le Dieu unique et puissant d’Israël.
Pour Paul, l’événement de la croix fait advenir « autre chose » que
la situation, que les opinions, que les convictions, que les savoirs
antérieurs. L’événement de la croix conteste la situation antérieure
48  De Jésus à Jean de Patmos

autour de quoi s’organise la société romaine et les religions. Il fait


advenir une autre réalité selon laquelle les logiques en place sont
contestées. Dans une société où l’être humain n’existe que par la
place qu’il occupe (homme libre vs esclave, juif vs païen, romain vs
barbare, homme vs femme) la parole folle de la croix proclame que, en
Christ, il n’y a plus de différences disqualifiantes entre les personnes.
Que l’individu, quel qu’il soit, est aimé et reconnu indépendamment
de ses fonctions, qualités objectives ou héritages. En conséquence
de quoi, croire que l’homme existe par la place qu’il occupe dans la
société, par son intelligence, par sa race, ses performances religieuses
ou quoi que ce soit d’autre, est une illusion mensongère.

Être fidèle à cet événement de la croix, pour Paul, c’est


proclamer que la réalité de ce monde n’est pas le dernier mot. Que
le slogan du monde auquel tous sont invités à adhérer n’est pas le
bon. Et quel est ce slogan ? On pourrait le résumer ainsi : « Il y a
ce qu’il y a ». Les choses que vous voyez sont la vérité : la puissance
impériale, l’ordre impérial, la Pax Romana, l’organisation hiérarchisée
du monde, les distinctions religieuses habituelles, les élaborations
philosophiques. C’est ce qu’il y a. Et c’est bien ainsi. Pour Paul, être
fidèle à la parole de la croix, qui a fait rupture dans sa vie, c’est
proclamer exactement le contraire : « Il y a ce qu’il n’y a pas », à savoir
que, contre toute apparence et contre le monde, le crucifié est Dieu,
et il conteste le consensus existant. En conséquence de quoi, la réalité
présente n’est que mensonge et illusion. La puissance romaine et sa
volonté d’englober toute la réalité de l’existence humaine, cela est une
tromperie. Le Dieu puissant qui veut qu’on l’apaise par des sacrifices.
Le Dieu qui choisit un peuple et laisse les autres. Le Dieu qui se
découvre dans la sagesse, la philosophie est un faux dieu. Le Dieu que
l’on rejoint dans l’extase mystique ou les pratiques ascétiques est un
faux dieu. Tout cela est une illusion. En conséquence de quoi, Dieu
ne se trouve plus dans la grandeur, la force, la puissance, mais dans
la faiblesse et l’humilité du crucifié de Nazareth. En conséquence de
quoi tout discours sur Dieu qui ne passe pas par la folie de la croix est
un discours mensonger. En conséquence de quoi tous les dieux que
Paul missionnaire : un renversement fondateur 49 

se fabriquent les Grecs et les juifs sont des idoles, projections de leurs
besoins de puissance et d’immortalité. Ces dieux sont morts, ils sont
des faux dieux, il ne faut plus leur faire confiance.

Ainsi, lorsque Paul proclame la parole de la croix, c’est-à-


dire lorsqu’il proclame que Dieu se donne à connaître dans la croix
de l’homme de Nazareth, il conteste les autres dieux. Proclamer
un Dieu qui se donne à connaître dans la croix, c’est proclamer
Dieu dans le « non-dieu ». Un Dieu qui a pris le parti de l’homme
jusque dans le plus ignoble, du côté de ses échecs, de ses peurs, de
ses angoisses. Voilà la Bonne Nouvelle dont Paul est porteur et
qui renverse les logiques humaines : chacune et chacun est aimé
inconditionnellement par le Dieu de Jésus-Christ, indépendamment
de ses origines, de ses héritages ou de ses qualités. En cette année 54,
dans la grande ville de Corinthe, cette Bonne Nouvelle n’était pas
sans effet au sein de ce groupuscule étrange que l’on n’appelle pas
encore des « chrétiens. » Et personne ne se doute alors que c’est le
début d’une très longue histoire…
3

Marc :
Mission ou démission des disciples ?1

L es évangiles ne sont pas des textes missionnaires. Ils s’adres-


sent à des communautés croyantes et supposent une adhésion
préalable à l’événement pascal pour être reçus comme textes faisant
autorité. Ils sont écrits pour conforter, exhorter, former les premières
communautés de disciples de Jésus. Concernant la mission, chacun
d’eux met en scène l’envoi des disciples d’une façon singulière qui
permet de transmettre sa propre compréhension de la proclamation
de la Bonne Nouvelle. Du plus ancien des évangiles, nous analy-
serons dans un premier temps la section de Marc 6.7-44 dans la-
quelle l’évangéliste met en scène le départ et le retour des disciples
en mission. Dans un second temps, nous étudierons le chapitre 16
de l’évangile, en particulier la finale longue souvent négligée, où la
mission est une nouvelle fois mise en scène.

1 Ce chapitre reprend les grandes lignes du commentaire d’Elian Cuvillier, L’Évangile de


Marc. Traduction et lecture, (Bible en face), Paris/Genève, Bayard, Labor et Fides, 2002.
52  De Jésus à Jean de Patmos

1. Marc 6.7-44 : disciples en (dé)mission

Nous avons regroupé, dans cette section, trois épisodes liés


entre eux par le procédé, plusieurs fois utilisé par Marc (cf. 3.20-
35 ; 4.1-20 ; 5.21-43), du « sandwich ». Le récit d’envoi en mission
(6.7-13) est interrompu par l’épisode de la mort du Baptiste (6.14-
29). Il reprend aux versets 30-32 relatant le retour des apôtres. Ici
pourtant, la construction est un peu plus complexe. En effet, les
versets 30-31 qui terminent le récit d’envoi en mission (et constituent
ainsi le sandwich) font également office d’introduction au récit de la
multiplication des pains (6,30-44). Ainsi, c’est non seulement le récit
de la mort de Jean-Baptiste qui est signifiant pour le récit d’envoi,
mais également l’épisode de la multiplication des pains. Pour se
faire une idée de la façon dont l’évangéliste comprend la mission des
disciples, il nous faut donc analyser successivement les trois récits.

L’envoi en mission (Mc 6.6b-13) : un récit-piège ? 2


6b Jésus parcourait les villages des environs en enseignant. 7 Et
il appelle les Douze. Et il se mit à les envoyer deux par deux
et il leur donna autorité sur les esprits impurs (ou : l’autorité
des esprits impurs). 8 Et il leur enjoignit de ne rien prendre en
chemin si ce n’est un bâton seulement, ni pain, ni besace, ni
monnaie dans la ceinture, 9 mais d’ être chaussés de sandales et
« ne mettez pas deux tuniques. » 10 Et il leur disait : « Là où
vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu’ à ce vous sortiez
de là. 11 Et si un lieu ne vous reçoit pas, et qu’on ne vous écoute
pas, en sortant de l’endroit, secouez la poussière de sous vos pieds
en témoignage pour eux. » 12 Et étant partis, ils prêchèrent
afin qu’ ils se convertissent, 13 et ils chassaient beaucoup de
démons, et ils oignaient d’ huile beaucoup de malades et ils les
guérissaient.

2 Cf. Elian Cuvillier, « Coopération interprétative et questionnement du lecteur dans le


récit d’envoi en mission (Mc 6,6b-13 // Mt 10) », RHPR 76 (1996), p. 139-156.
Marc : Mission ou démission des disciples ? 53 

Ce court récit se présente comme un véritable manuel du


missionnaire : sont successivement présentés le fondement (6b : « Jésus
parcourait les villages des environs en enseignant »), les acteurs (v.
7a : les « Douze »), l’ordre, le contenu et les modalités (v. 7b-11), le
départ et l’accomplissement (v. 12-13) ainsi que le retour de mission
(v. 30-32). L’introduction du récit (v. 7) accomplit presque mot pour
mot le programme initial de 3.14-15. Les différents aspects de Marc
3.14-15 sont en effet intégralement repris :
– élection du collège des Douze : « Et il appelle (proskaleitai) qui il
voulait […] Et il en établit Douze » (3.13b-14a) // « Et il appelle
(proskaleitai) les Douze » (6.7a) ;
– envoi : « afin de les envoyer (apostellê) prêcher » (3.14c) // « Et il
commença à les envoyer (apostellein) deux par deux » (6,7b) ;
– délégation de pouvoir : « Et d’avoir autorité (exousia) pour chas-
ser les démons » (3.15) // « Et il leur donna l’autorité (exousia) sur
les/des esprits impurs » (6.7c) ;
– seule la communion avec Jésus (3.14b) est repoussée au moment
du retour de mission (6.31-32).
Le résultat est la mise en place d’un scénario cohérent : les
Douze, après avoir été choisis, sont formés auprès du Maître (cf. 3.14
mais aussi 4.10-13 et 33-34) avant de devenir témoins (6.6b-13), et
de se retrouver à nouveau avec lui au terme de la mission (6.30-32).

Une difficulté de traduction se présente au verset 7 : Jésus


a-t-il conféré à ses disciples l’autorité sur les esprits impurs (exousian
tôn pneumatôn tôn akathartôn) comme toutes les traductions de 6,7
le disent ? ou bien leur a-t-il conféré l’autorité des esprits impurs ? Il
faudrait alors comprendre, au mieux qu’il leur donne une autorité
aussi forte que celle des esprits impurs. Au pire qu’il s’agit de l’autorité
même de ces esprits ! Certes, il ne fait guère de doute pour tous les
lecteurs (et il suffit ici de consulter les commentaires du second
évangile) que le sens est bien « autorité sur les esprits impurs ». Cette
interprétation s’impose d’autant plus qu’on trouve une construction
similaire (exousia + génitif sans epi avec le sens de sur) en Jean 17.2
(« pouvoir sur toute chair », exousian pasês sarkos ; cf. aussi Dn 5.4
54  De Jésus à Jean de Patmos

Septante) : « Ils ne rendirent pas grâce à Celui qui a l’autorité sur leur
esprit », (exousian tou pneumatos autôn). Si l’on consulte les parallèles
synoptiques, on constate pourtant deux choses :
– Matthieu a repris la même formulation que Marc, mais a pris
soin de compléter la phrase : « Il leur donna autorité sur les (ou :
une autorité semblable à celle des) esprits impurs afin de les chas-
ser » (Mt 10.1). Cette précision n’a-t-elle pas pour but d’ôter toute
ambiguïté dans l’interprétation de la phrase ?
– Luc, pour sa part, rend le passage par : « Il leur donna pouvoir
et autorité sur (epi) les démons » (Lc 9.1). Ce qui semble plus
conforme à l’usage habituel (ailleurs dans le Nouveau Testament,
l’expression « avoir autorité sur quelque chose » semble nécessiter
l’usage du epi : Luc 10.19 ; Apocalypse 2.26 ; 6.8 ; 13,7 ; 14.18 ;
16,9 ; par comparaison, cf. Luc 22.53 : « le pouvoir des ténèbres »
(ê exousia tou skotous) ; Apocalypse 9.19 : « le pouvoir des che-
vaux » (ê exousia tôn hippôn).
Dans la mesure où le contexte permet d’opter pour une
traduction plutôt qu’une autre, on peut aisément comprendre que le
lecteur interprétera la phrase selon le sens le plus évident : « autorité
sur les esprits impurs » ; il est cependant aussi grammaticalement
correct de traduire : « autorité des esprits impurs ». Si l’on retient ce
choix, la formulation est alors ambiguë : les disciples ont certes reçu
une autorité aussi forte que celle des esprits impurs, ce qui les rend
capables de les combattre ; mais ne leur ressemblent-ils pas parfois,
ayant comme eux la capacité de dire (cf. Mc 1.24 ; 3.11 ; 5.7) et de
faire des choses qui ont l’apparence de la vérité mais en sont aux
antipodes ? Leur autorité n’est-elle pas semblable à celle des esprits
impurs ? Certes, depuis le début de la narration, la présentation des
disciples a été largement positive. De telle manière qu’au chapitre 6, le
groupe des Douze est bien, du point de vue du lecteur, le seul groupe
susceptible de mener à bien la mission. Cependant, dans le même
temps, l’évangéliste a glissé des allusions à leur incompréhension de
la mission et des paroles de Jésus (cf. 1.36 ; 4.13 ; 4.40 ; 5.31) ; or,
nous allons constater que la suite de la narration durcit radicalement
ce trait.
Marc : Mission ou démission des disciples ? 55 

Les versets 8-11 décrivent une logistique et une stratégie


missionnaires d’un radicalisme extrême. Ils sont peut-être la trace
de groupes radicaux (plus encore que les philosophes cyniques qui
s’autorisaient manteau et besace) et non institutionnels dans la
toute première église (cf. également 9.38-40). En ce qui concerne
la logistique (v. 8-9), elle pourrait se résumer en une phrase : les
disciples (« deux par deux », peut-être la règle du double témoignage,
cf. Nb 35.30, Dt 17.6) n’ont rien à prévoir, sinon un bâton (v. 8) et
des sandales (v. 9) ! La stratégie missionnaire (v. 10-11) est proposée
de façon tout aussi lapidaire : demeurez là où vous vous trouvez
jusqu’à ce que vous en partiez (v. 10) ; en cas d’échec de la mission
(non accueil et non écoute) : n’insistez pas (v. 11 : la dimension de
jugement n’est évidemment pas absente de la formulation « secouez
la poussière de sous vos pieds en témoignage pour eux », mais il
n’appartient aux disciples ni de le prononcer, ni d’en constater les
effets). D’une certaine manière, les disciples reçoivent un pouvoir
extraordinaire (v. 12-13) et, dans le même temps, sont privés de
connaître les résultats de leur travail (v. 10-11) et même, à vues
humaines, des moyens matériels de le mener à bien (v. 8-9) ! Leur
figure est proche de celle du prophète de l’Ancien Testament. Le
départ des disciples (v. 12-13) est conforme au projet : prédication et
annonce de la conversion. Ils sont donc bien en continuité avec Jean-
Baptiste (1.4) et Jésus (1.14-15). Comme ce dernier, ils chassent les
démons et guérissent, mais semble-t-il désormais avec plus de succès
que lui (cf., par contraste, 6.5). Toutefois Marc ajoute une précision
qui semble distinguer l’activité de ces disciples : « ils oignaient d’huile
beaucoup de malades ». Ici probablement, le récit fait une incursion
dans le temps des destinataires historiques de l’évangile. Il a sans
doute un caractère étiologique (c’est-à-dire qui explique les origines
de la mission apostolique) ; il déborde dans le temps post-pascal :
c’est en lui que la communauté fonde la légitimité de sa pratique.

Récit piégé ?
La stratégie narrative de Marc vise donc à susciter chez le
lecteur l’impression que le récit se déroule selon un scénario logique :
56  De Jésus à Jean de Patmos

Jésus s’est choisi les apôtres et, après les avoir formés et enseignés, il
les a envoyés en mission. Ce scénario n’est cependant cohérent qu’au
prix de la bonne volonté coopérative du lecteur, coopération rendue
nécessaire par la configuration même du récit d’envoi. En quelques
versets, celui-ci concentre en effet un nombre impressionnant de
termes techniques de la prédication et de l’activité missionnaire du
christianisme primitif : v. 6, « enseigner », v. 7, « envoyer », « autorité
sur/des esprits impurs », v. 11 « écouter », v. 12 « prêcher afin qu’ils
se convertissent », v. 13 « faire des onctions d’huile ». Cependant,
l’évangéliste reste silencieux sur le sens à donner à l’ensemble de ces
expressions : rien n’est dit sur le contenu de l’enseignement et de la
prédication prononcés par ces disciples, rien sur les destinataires de
ceux-ci. Quel est le contenu de l’Évangile, puisque, du point de vue
de la cohérence narrative, Jésus n’est pas encore confessé comme le
Glorifié ? Enfin, si les disciples opèrent exorcismes, onctions d’huile,
guérisons, l’évangéliste ne précise pas quel est le critère en fonction
duquel sont accomplies ces guérisons.

La technique propre à l’évangile de Marc consistant à


utiliser un langage préformé sans préciser plus la signification
théologique des termes employés (cf. déjà 1.1-13), illustre un aspect
fondamental de la « construction » du lecteur par l’évangéliste : sa
coopération est requise sur la base d’un savoir préalable supposant
un langage commun entre l’évangile et ses destinataires. En ce sens,
l’auditoire présumé de l’évangile de Marc est chrétien ou, à tout le
moins, familiarisé avec le discours religieux mis en œuvre dans la
narration. Une question se pose cependant : dans cette coopération
interprétative, le récit évangélique, très peu explicite en apparence,
n’est-il pas ainsi prisonnier du bon vouloir de ses destinataires ?
Résiste-t-il par exemple à la tendance inévitable de ceux-ci à magnifier
le rôle des disciples et, partant, de l’Église ? Voici en effet un texte
qui dit tout parce qu’il a le bon goût de ne rien dire de trop précis.
Un squelette que chacun va revêtir de chair et de muscles. Chacun,
avec les meilleures intentions du monde, va habiller de sa théologie,
de sa spiritualité, de ses préoccupations, un texte qui, par ailleurs,
Marc : Mission ou démission des disciples ? 57 

ne se prononce en rien sur le contenu théologique de la mission et,


en vérité, fort peu sur son contenu pratique. Texte prétexte, texte
« auberge espagnole » où chacun trouve ce qu’il a lui-même apporté,
jusqu’à modifier parfois ses aspects trop radicaux. La coopération du
lecteur fonctionne d’une façon bien particulière : elle consiste toujours
à réinterpréter l’exigence de la première mission dans le sens d’un
affaiblissement de son radicalisme. L’hypothèse que nous tenterons
de défendre, après l’exégèse de la suite du chapitre 6, est que Marc
ne reste pas passif face à la démarche interprétative du lecteur et face
au risque d’une valorisation de la figure des missionnaires. Plusieurs
indices manifestent en effet que, à l’intérieur de sa narration, Marc
guide et oriente cette coopération en questionnant ses lecteurs sur la
signification qu’ils donnent au récit. Avant d’aller plus loin dans la
démonstration, il nous faut poursuivre la lecture.

La mort de Jean-Baptiste (Mc 6.14-29) : un avertissement


L’épisode relatant la mort de Jean-Baptiste est le seul récit de
l’évangile duquel Jésus, les disciples et les autorités religieuses juives
sont absents. Il constitue une pause qui permet, au plan narratif,
de laisser le temps nécessaire aux disciples d’accomplir leur mission.
Le narrateur met celle-ci à profit pour reprendre un motif du récit,
évoqué en passant mais laissé en suspens : celui de l’arrestation du
Baptiste annoncé en 1.14 mais jamais élucidé depuis. Au plan formel,
le style est assez différent de ce que l’on trouve ailleurs dans l’évangile.
Cet épisode, haut en couleur, est une intrigue de cour. Elle met en
scène le roi Hérode Antipas qui gouverna, en vassal docile de Rome,
la Galilée et la Pérée de – 4 av. J.-C. à 39 apr. J.-C., et deux femmes,
Hérodiade et sa fille. Le récit développe deux lieux communs, non
seulement dans la Bible mais encore dans la littérature ancienne :
d’une part, celui du puissant (roi ou seigneur) confronté à un choix
et aux limites de son pouvoir ; d’autre part, et conjointement, celui
de la femme du puissant qui le précipite vers le mauvais choix. Le
parallèle biblique le plus direct à notre texte est l’épisode du livre des
Rois (1 R 21.1-16) mettant en scène Achab convoitant la vigne de
Naboth et manipulé par la reine Jézabel.
58  De Jésus à Jean de Patmos

Hérode prisonnier de désirs contradictoires (posséder la


femme de son frère et entendre la parole du prophète). Hérode
prisonnier de ses pulsions sexuelles (séduit par la danse érotique
de la fille d’Hérodiade) et prisonnier des paroles publiques qu’il
prononce sous le coup de celles-ci. Hérode, le roi sans pouvoir
véritable, sinon celui d’obéir aux contraintes dans lesquelles il s’est
lui-même emprisonné. Hérode obligé de faire décapiter Jean-Baptiste
pour ne pas se déjuger de sa promesse inconsidérée. Face à lui, une
jeune fille séductrice, substitut de la femme mûre consciente de
n’avoir peut-être plus les charmes nécessaires. La danse de la jeune
fille a, sur Hérode, des effets qui ne surprennent pas compte tenu
du contexte de l’épisode, qui emprunte au thème de la séduction
tel qu’on peut le trouver dans l’histoire d’Esther. Si Hérode est la
figure de l’homme divisé en lui-même, Hérodiade est la femme du
puissant qui se sent chargée de défendre son mari contre tout ce
qui peut mettre en péril son pouvoir (cf. Jézabel ; avec ici en plus
le fait qu’Hérodiade est concernée par le reproche du Baptiste). La
fille d’Hérodiade est à la fois l’objet de sa mère et l’objet du désir
d’Hérode. Quant au Baptiste, sa mort n’en préfigure-t-elle pas une
autre ? Jésus n’est-il pas, lui aussi, l’objet d’un dessein meurtrier (3.6
« avec les hérodiens ») ? Lui aussi ne sera-t-il pas « saisi » et « lié »
(cf. 14.46), puis son « cadavre » (ptôma, 15.45) « mis au tombeau »
(15.46) ? Mais en retour, Jean-Baptiste n’est-il pas « revenu à la vie »
(v. 14 et 16) dans l’opinion des foules et d’Hérode lui-même ? Jésus
n’offre-t-il pas, dans l’ambiguïté des identités, un nouvel avenir à
Jean-Baptiste ? La destinée de Jésus est certes anticipée dans celle du
Baptiste. Mais, en retour, celle du Baptiste ne trouve-t-elle pas une
ouverture dans celle de Jésus, mort et ressuscité qui n’est plus dans
le tombeau où on l’a déposé (16.6) ?

Il n’a pas été question des disciples dans ce passage. Mais


la construction du récit (en sandwich) n’en parle-t-elle pas plus que
tout autre chose ? Dans la mesure où le temps d’absence des disciples
en mission est occupé par la description du sort du précurseur, ne
faut-il pas y voir une parabole à leur adresse ? L’annonce de l’Évangile
Marc : Mission ou démission des disciples ? 59 

n’est pas un chemin de puissance et de succès personnel pour le


prédicateur. Il est, à l’image de celui du précurseur, puis à l’image
de Jésus lui-même, conflit ouvert avec les puissances de ce monde
et ceux qui les représentent ou en sont les jouets. Le témoin, c’est
évidemment un « martyr ».

Retour des disciples et multiplication des pains (Mc 6.30-44) : la


mission redéfinie
30 Et les apôtres se rassemblent vers Jésus et lui rapportent tout
ce qu’ ils ont fait et tout ce qu’ ils ont enseigné. 31 Et il leur dit :
« Venez vous-mêmes à l’ écart, dans un lieu désert, et reposez-
vous un peu. » En effet beaucoup étaient ceux qui allaient et
venaient et ils n’avaient pas même le temps de manger.
32 Et ils partirent, en barque, vers un lieu désert, à l’ écart. 33
On les vit s’en aller et beaucoup l’apprirent et à pied, de toutes
les villes, ils coururent là et ils arrivèrent avant eux. 34 Et étant
sorti, il vit une foule nombreuse et il fut ému de compassion
pour eux, parce qu’ ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de
berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses.
35 Et déjà l’ heure était avancée. Ses disciples s’ étant approchés
lui disaient : « Le lieu est désert, l’ heure est déjà avancée. 36
Renvoie-les afin qu’ ils partent dans les champs et les villages
voisins, acheter eux-mêmes de quoi manger. » 37 Mais il leur
répondit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Et ils lui
disent : « Nous faut-il partir acheter deux cents deniers de
pains et leur donnerons-nous à manger ? » 38 Mais il leur dit :
« Combien avez-vous de pains ? Allez voir. » Et l’ayant su, ils
disent : « Cinq et deux poissons. » 39 Et il leur ordonna de faire
asseoir tout le monde, groupe par groupe, sur l’ herbe verte. 40
Et ils s’allongent, par rangées de cent et de cinquante. 41 Et
ayant pris les cinq pains et les deux poissons, et ayant levé les
yeux vers le ciel, il prononça la bénédiction et rompit les pains
et les donna à [ses] disciples afin qu’ ils les leur distribuent, et
les deux poissons, il les partagea entre tous. 42 Et ils mangèrent
tous et ils furent rassasiés. 43 Et ils enlevèrent les restes : douze
60  De Jésus à Jean de Patmos

paniers pleins et des poissons. 44 Et ceux qui avaient mangé [les


pains] étaient cinq mille hommes.

Le récit de la multiplication des pains ne fait sens qu’en


relation avec ce qui le précède et ce qui le suit :
– En amont, le début de l’épisode constitue l’épilogue du récit
d’envoi en mission des versets 7-13 (cf. v. 30-32 : retour des dis-
ciples). Le fait que la conclusion d’un premier récit serve d’intro-
duction à un second a des conséquences sur l’interprétation de ce
dernier.
– En aval, un écho de l’épisode se retrouve dans le récit de la mar-
che sur les eaux (cf. 6.52). Par ailleurs, en Mc 8.1-9 se trouve un
second récit de multiplication. L’épisode s’insère ainsi dans une
thématique plus large qui culmine dans le récit du dernier repas
de Jésus où le vocabulaire fait écho à notre texte (Mc 14.22-
25).
Ce passage se présente comme un miracle de générosité
(abondance de nourriture dans un contexte de manque). On trouve
d’autres exemples de cette forme particulière de récit de miracle dans
le Nouveau Testament (Jn 2.1-11 avec le vin ; Lc 5.1-11 et Jn 21.1-
11 avec le poisson) ou dans l’Ancien Testament (1 R 17.8-16 avec la
farine et l’huile).

Deux textes de l’Ancien Testament ont influencé la rédaction


du récit : le don de la manne et des cailles dans le désert (Ex 16, cf. aussi
Nb 11) et la multiplication des pains par Élisée (2 R 4.42-44). Pour
les premiers chrétiens qui relisent les traditions vétérotestamentaires
à la lumière de Pâques, non seulement Jésus renouvelle le miracle
d’Élisée mais, en outre, se répètent avec lui les merveilles de l’Exode.
Il est donc bien le dernier des prophètes, celui de la fin des temps,
plus grand encore que Moïse conduisant Israël dans le désert. Par ce
récit de miracle, Marc fait sien le potentiel de sens qui est celui de la
tradition chrétienne primitive. Il donne cependant à cet épisode une
orientation qui lui est propre.
Marc : Mission ou démission des disciples ? 61 

Les « disciples » qui étaient partis en mission reviennent en


« apôtres »3 vers Jésus (v. 30-32). Si le narrateur était resté silencieux
sur le contenu du message et les modalités de l’action, les apôtres, eux,
racontent « tout ce qu’ils ont dit et fait ». Ainsi, le temps du récit de la
mort du Baptiste, les disciples sont devenus enfin des protagonistes
véritablement actifs de la narration. Certes on ne connaît toujours
rien de ce qu’ils ont dit et fait ; mais on sait qu’ils ont conscience
d’avoir dit et fait des choses qui leur donnent le statut d’apôtres. Pour
Jésus, pendant ce temps, rien n’a changé : les foules sont toujours là
qui pressent, qui empêchent même de manger (cf. 3.20). Il faut donc
partir à l’écart avec les disciples afin de trouver le repos qui succède
à la mission. Comme en 1.35-37, les foules cherchent Jésus (v. 33).
Cette fois, elles le précèdent, dans le lieu désert où lui et ses disciples
sont allés en barque. Étrange attitude de Jésus et de ses disciples qui
consiste à prendre un moyen de transport plus lent que la marche
à pied. À moins que le motif de la barque ait, ici comme ailleurs,
une signification symbolique : n’est-elle pas le lieu de communion
particulier entre Jésus et ses disciples ?

Le thème de la foule sans berger (v 34) est une image


traditionnelle (cf. Nb 27.17). Jésus occupe dans le récit la place que
Dieu occupait dans l’Ancien Testament : il est le berger de son peuple.
Il fait asseoir celui-ci dans l’herbe verte et le nourrit en abondance de
sa parole et de son pain. La foule est donc le groupe privilégié auprès
duquel Jésus exerce son ministère. Cependant, en insérant l’épisode
dans la trame de l’évangile, Marc donne à la foule une épaisseur
narrative qui nous invite à nuancer quelque peu une image par trop
idyllique de celle-ci. Pour lui, la foule attend certes l’enseignement de
Jésus ; tout au long de l’évangile, elle vient nombreuse pour l’écouter,
être guérie et enseignée (Mc 2.13 ; 3.20 ; 4.1 ; 6.34 ; 7.17 ; 8.6 ; 8.34 ;
9.14,25 et 10.1). Elle a cependant aussi une dimension inquiétante : elle
empêche les amis du paralytique d’approcher Jésus (2.4), elle se rue sur
3 Une variante de 3.14 avait déjà anticipé en ajoutant, après « Il en établit Douze », la
précision « qu’il nomma apôtres ». Elle témoigne de la « coopération interprétative » des
scribes chrétiens qui reportent une précision du récit en amont de celui-ci !
62  De Jésus à Jean de Patmos

Jésus pour être guérie, au risque de l’écraser (3.9-10). C’est que, pour
Marc, rencontrer authentiquement Jésus nécessite de sortir de la foule ;
s’extraire de l’anonymat, telle la femme de 5.25, pour exister comme
sujet devant Jésus et devant les hommes. Car l’anonymat de la foule est
synonyme, non pas de désir de rencontrer Jésus mais de besoin à l’état
brut : se jeter sur le thaumaturge pour être guéri, en vouloir tellement au
point d’empêcher les autres de s’avancer et, à terme, risquer de devenir
un ennemi de Jésus. Ce risque est confirmé dans la seconde partie de
l’évangile, où cette même foule qu’il a nourrie hier, manipulée par les
autorités religieuses, réclame à Pilate sa crucifixion (15.11 et 15).

Chez Marc, nous l’avons dit, le récit de la multiplication des


pains se présente d’abord comme un prolongement de l’envoi en
mission. Il fonctionne en fait comme réinterprétation de celui-ci, et
ce de trois manières :
– Le projet de Jésus d’offrir du repos à ses disciples/missionnaires
se trouve mis en échec par l’arrivée de la foule (v. 33). Le repos à
l’écart avec Christ est impossible : la mission continue donc !
– Confrontés à une situation inattendue, les disciples ont une réac-
tion différente de celle de Jésus. Les versets 35-36 nous proposent
un contraste saisissant entre l’attitude de Jésus et celle des disci-
ples :
Jésus pris de pitié pour les foules
 // Les disciples en souci pour elles
en raison de l’absence de berger
 // à cause de l’absence de nourriture.
Jésus prend en charge la foule
 ≠ Les disciples veulent la renvoyer.

– Jésus propose en effet un nouvel ordre de mission à ses disciples :


« Donnez-leur vous-mêmes à manger » (v. 37a). Cette consigne de
Jésus rencontre la résistance logique des disciples : il faudrait des
moyens autres que ceux qu’ils possèdent (v. 37-38) ; ils n’ont pas
assez d’argent (c’est ainsi que l’on peut comprendre la remarque :
« Achèterons-nous deux cents deniers de pains ? ») et seulement
Marc : Mission ou démission des disciples ? 63 

quelques pains et deux poissons. L’ironie de l’évangéliste est ici


décelable à l’encontre des disciples doublement pris en défaut par
Jésus : non seulement ils possèdent des pains (et peut-être aussi
un peu d’argent) malgré ce qui a été dit plus haut (cf. 6,8 : ne
prendre ni pain ni argent), mais ils ne sont pas même capables de
s’en servir pour nourrir les foules ! Cependant, la volonté de Jésus
d’utiliser les pauvres moyens des disciples fait ressortir une com-
préhension particulière de leur mission que l’on peut résumer
ainsi : c’est du manque de moyens et de l’infidélité des disciples
que Jésus fait surgir l’abondance.

Jésus ordonne aux disciples de faire asseoir la foule sur


« l’herbe verte » (v. 39). Ce motif qui pourrait n’être qu’un détail
narratif sans importance évoque-t-il le Psaume 23.2 ? L’expression,
dans la Septante, est différente de Marc (on retrouve par contre la
forme de Marc en Genèse 1.30 et Esaïe 15.6, sans que l’on puisse
établir de rapport entre ces passages et le texte évangélique). La
foule est assise « par rangées de cent et de cinquante » (v. 40), ce qui
évoque peut-être Exode 18.21.25 : Moïse institue des juges comme
chefs du peuple, « chefs de mille, de cent, de cinquante et de dix ».
Jésus manifeste ici son autorité et fait de la foule, non plus une masse
informe, mais un groupe organisé, une communauté constituée. La
bénédiction du pain (v. 41) évoque clairement les paroles de Jésus en
Marc 14.22. Les termes utilisés coïncident exactement avec ceux que
l’évangéliste utilise pour décrire la fraction du pain lors du dernier
repas de Jésus :

Mc 6.41 Mc 14.22
Jésus prit cinq pains […] Pendant qu’ils mangeaient,
ayant pris du pain,
et levant son regard vers le ciel et ayant
il prononça la bénédiction prononcé la bénédiction
rompit les pains il le rompit
et il les donnait aux disciples et le leur donna et dit…
pour qu’ils les offrent aux gens.
64  De Jésus à Jean de Patmos

Le constat du rassasiement des foules (v. 42), la mention du


surplus (v. 43) qui s’inspire de l’histoire d’Élisée (2 R 4.44 ; cf. aussi
1 R 17.16 et 2 R 4.7), et enfin la mention du nombre des convives :
tout ceci souligne le thème de la surabondance. Le récit installe donc
une tension non encore perceptible mais qui va apparaître dans toute
sa vigueur lors de la confession à Césarée : d’un côté la surabondance
des biens messianiques offerts par Dieu, en Jésus, à son peuple ; de
l’autre, à cause du verset 41, la multiplication des pains annonce
aussi la croix. Elle désigne, à sa manière, le chemin que prend Jésus
vers Jérusalem. Est ainsi souligné le caractère profondément original
de la référence aux traditions de l’Ancien Testament : l’homme de
Dieu qui multiplie le pain (cf. Élisée) et le Dieu tout-puissant qui
nourrit son peuple au désert se donneront bientôt à connaître dans
l’image paradoxale de l’homme de Nazareth en route vers la croix,
d’un Messie souffrant, d’un Dieu qui meurt. Le Dieu de Jésus se
révèle là où on ne l’attend pas et d’une manière qui n’est pas propre
à satisfaire les appétits humains. Au passage, on remarque que se
sont succédés deux repas : en 6.14-29, le banquet d’Hérode et des
notables et puissants d’Israël, un repas qui signe la mort du Baptiste ;
ici même, un repas qui préfigure la dernière cène de Jésus et annonce
ainsi sa mort.

L’échec radical des disciples


Il faut maintenant revenir sur l’épisode du récit d’envoi en
mission et tenter de montrer, au terme de notre lecture du premier
récit de multiplication des pains, comment Marc en a orienté
l’interprétation. Car ce récit d’envoi en mission nous narre en fait
l’échec et non le succès des disciples ! Marc procède, pour le faire
apparaître, à un quadruple recadrage :
– La construction en sandwich participe du questionnement mis
en place par l’évangéliste. Ce procédé littéraire (A, B, A’) a en
effet pour conséquence que la partie centrale (ici Mc 6.14-29) fait
sens pour l’interprétation de l’épisode englobant (ici Mc 6.6b-
13.30-32). La mort du Baptiste apparaît ici comme un avertisse-
ment aux disciples missionnaires : ce n’est pas un chemin de gloi-
Marc : Mission ou démission des disciples ? 65 

re sur lequel Jésus les envoie, mais le chemin qu’a déjà emprunté
Jean-Baptiste et que Jésus lui-même prendra bientôt (8.31). En
un sens, cette construction littéraire annonce ce qui sera exprimé
ouvertement en 8.34. Le questionnement d’une figure glorieuse
du disciple missionnaire, implicitement mise en place par le lec-
teur, continue à s’édifier au plan narratif.
– Le questionnement se donne ensuite à découvrir dans le récit de
la multiplication des pains (v. 33-44). Chez Marc, il fonctionne
comme recadrage du récit d’envoi en mission, soulignant l’inca-
pacité des disciples à nourrir les foules malgré la présence et l’or-
dre de Jésus. C’est peu dire que cette nouvelle mission contraste
radicalement avec l’envoi des versets 7-13 : Jésus ne confère ici
à ses disciples aucune autorité ; c’est à partir de leur incapacité,
voire de leur désobéissance puisqu’ils ont quand même pris du
pain (comparer 6.8 et 6.38 !), bref, de leur manque, que Jésus les
invite à la mission. Celle-ci s’accomplit alors dans une tout autre
logique que précédemment : ni guérisons, ni exorcismes, rien à
raconter d’extraordinaire (cf. v. 30). Une mission qui ne relève
pas des capacités des disciples, puisqu’elle est le fait de Jésus lui-
même utilisant les faibles moyens de ceux-ci.
– Le questionnement du lecteur peut alors s’amplifier. En effet,
à partir de Marc 6.45, la figure des disciples (Douze compris)
va être constamment remise en question. On a souvent souli-
gné en effet combien les disciples étaient malmenés chez Marc.
Ce constat est tout à fait pertinent, moyennant cette précision :
c’est à partir du retour de mission que les disciples sont systéma-
tiquement questionnés dans la narration marcienne (cf. 6.52 ;
8.21 ; 8.32-33 ; 9.5.10 ; 9.18-19.28-29 ; 9.32 ; 9.38-39 ; 10.13-14 ;
10.37-38 ; 14.18 ; 14.27-30 ; 14.50).

Au plan narratif, les disciples se trouvent peu à peu dépouillés


de tout ce qui pouvait les faire apparaître sous un jour positif, jusqu’à
se trouver « nus » (cf. 14.52). Jusqu’au chapitre 6, il paraissait normal
que les Douze soient envoyés en mission, moyennant que le lecteur
remplisse les blancs du texte (concernant le contenu de la mission).
66  De Jésus à Jean de Patmos

Désormais, depuis le chapitre 6, il apparaît que cette mission des


apôtres était prématurée. Qu’avaient-ils en effet compris de ce Maître
(cf. 6.52 et 8.21) ?

– La dernière étape de ce questionnement du lecteur est la possibi-


lité qu’offre l’évangile d’une reconstruction de la compréhension
de la mission. Cette possibilité est offerte au terme du récit qui
prévoit sa propre relecture : « Il vous précède en Galilée ; c’est là
que vous le verrez comme il vous l’a dit » (16.7). Cette phrase
est étrange. On aurait attendu en effet, comme en Matthieu, un
appel à la mission universelle. Au lieu de cela, c’est un retour au
point de départ (1.14) que propose le narrateur. En fait, le texte
invite à sa propre relecture afin qu’elle produise une autre com-
pétence : fort de sa première lecture où il a emporté avec lui tout
son savoir préalable et l’a peu à peu abandonné « sur le chemin
de Jérusalem » à la suite d’un Maître paradoxal, le lecteur est
appelé, au fil de sa relecture (de ses relectures), à construire une
autre compétence, celle d’une théologie non plus centrée sur la
puissance et le pouvoir des disciples, mais sur la faiblesse et l’hu-
milité du Maître.

2. Marc 16.1-8 : une seconde chance !


1 Et, le sabbat étant passé, Marie de Magdala, Marie de Jacques
et Salomé achetèrent des aromates afin d’aller l’embaumer. 2
Tôt le matin, le premier jour de la semaine, elles viennent au
tombeau, le soleil étant levé. 3 Et elles se disaient entre elles :
« Qui nous roulera la pierre de la porte du tombeau ? » 4 Et,
ayant levé les yeux, elles voient que la pierre a été roulée. Or elle
était très grande.
5 Et étant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme
assis, à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent frappées
de frayeur. 6 Mais il leur dit : « Ne soyez pas frappées de frayeur.
Vous cherchez Jésus le Nazaréen qui a été crucifié. Il est ressuscité.
Il n’est plus ici. Voyez le lieu où il a été déposé. 7 Mais, allez,
Marc : Mission ou démission des disciples ? 67 

dites à ses disciples et à Pierre : ‘ il vous précède en Galilée. Là


vous le verrez comme il vous l’a dit’. »
8 Et, étant sorties, elles s’enfuirent loin du tombeau, car elles
étaient tremblantes et hors d’elles-mêmes. Et elles ne dirent rien
à personne car elles avaient peur.

Le récit de la visite des femmes au tombeau dans la version que


nous en donne l’évangile de Marc est très particulier. L’évangéliste
propose en effet un texte qui se clôture par le silence et la peur des
femmes (v. 8). Une version ressentie comme gênante puisque très vite,
ce qui constitue, dans les manuscrits originaux, la fin de l’évangile
(16.8), s’est vu adjoindre deux formes complémentaires : une finale
dite courte et une autre dite longue (cf. plus loin).
On peut évidemment imaginer qu’une fin similaire à
celle des autres évangiles (récit d’apparition) terminait l’évangile.
Mais cela est invérifiable. Nous préférons postuler que ces huit
versets terminaient originellement le second évangile sur la peur
et le silence des femmes. Et c’est de cette fin abrupte qu’il faut
tenter de rendre compte, en nous rappelant ici cette réflexion de
Paul Ricœur : « Suivre une histoire, c’est avancer au milieu de
contingences et de péripéties sous la conduite d’une attente qui
trouve son accomplissement dans la conclusion. Cette conclusion
n’est pas logiquement impliquée par quelques prémisses antérieures.
Elle donne à l’histoire un ‘point final’, lequel, à son tour, fournit le
point de vue d’où l’histoire peut être aperçue comme formant un
tout. Comprendre l’histoire, c’est comprendre comment et pourquoi
les épisodes ont conduit à cette conclusion, laquelle, loin d’être
prévisible, doit être finalement acceptable, comme congruente avec
les épisodes rassemblés. »4

Les actrices de cette scène sont les femmes qui étaient au


pied de la croix. Elles succèdent en quelque sorte aux disciples enfuis
depuis 14.50, non seulement en ce qu’elles deviennent agissantes

4 Paul Ricœur, Temps et récit, I, Paris, Seuil, 1983, p. 104.


68  De Jésus à Jean de Patmos

(pas moins de quinze verbes dans ces quelques versets pour exprimer
leurs actions et leurs sentiments) mais également en ce qu’elles
reproduisent leur attitude : la frayeur (16.8 // 4.41) et la fuite (16.8 //
14.50). De tous ceux et celles qui servaient et suivaient Jésus lorsqu’il
était en Galilée, il ne restait plus qu’elles, et encore ne regardaient-
elles que « de loin » (apo makrothen 15.40). Il y a là quelque chose
qui fait sens pour le lecteur attentif de l’ensemble de l’évangile de
Marc : ces femmes faillibles et apeurées constituent les seuls témoins
qui pourront établir qu’un lien existe bien entre le prédicateur du
Règne, guérisseur de foules, crucifié et mourant misérablement sur
une croix, et celui dont on constate l’absence dans le tombeau. Le
contraste est frappant entre ce qui constitue le cœur même de la
foi chrétienne (l’identité du prédicateur de Nazareth et du Christ
ressuscité) et celles qui en sont les premiers témoins, qui en attestent
la vérité, ces femmes apeurées et silencieuses : qui osera dire que
Dieu n’a pas pris le risque de l’humanité en liant la destinée de
l’Évangile à ce témoignage-là ? La vérité de l’Évangile, sa force, ce
qui en fait l’essence même – la victoire du Christ sur la mort – est ici
étrangement lié, soumis presque, à l’humanité faillible, pécheresse
et inconstante. La double mention « Tôt le matin » et « le soleil
étant levé » est, d’une certaine manière, contradictoire ; elle peut être
entendue au sens métaphorique : est-ce l’astre solaire qui brille ou la
lumière pascale qui éclaire déjà les femmes ?

La question des femmes : « Qui nous roulera la pierre de la


porte du tombeau ? » (v. 3) véhicule une interprétation particulière
de la mort de Jésus. Il s’agit en effet que s’ouvre le tombeau, non pour
que se réveille le mort, mais pour qu’un corps soit embaumé (ce qui,
pourtant, symboliquement, a déjà été fait, cf. Mc 14.8). Derrière la
question des femmes se glisse certes un espoir, mais où ne se dit pas
l’attente de la résurrection – un espoir que ne partagent même plus
les disciples enfuis. À ces femmes sans espérance, un jeune homme
(v.  5 ; neaniskos, cf. 14.51) revêtu de blanc (signe de son origine
céleste, cf. 9.3) apparaît au fond du tombeau et les charge d’annoncer
la nouvelle : Jésus de Nazareth le « Crucifié » est ressuscité. L’homme
Marc : Mission ou démission des disciples ? 69 

qu’elles venaient embaumer n’est plus là. La seule preuve en est


l’absence de son corps. Non pas une apparition, ni un suaire, seule
l’attestation d’un manque, celui du corps qu’elles étaient venues
honorer. Et c’est cela qu’il faut attester auprès des disciples. Non pas
une « preuve » matérielle mais la béance du tombeau, son absence
du lieu où on le cherche. Il n’est plus ici. Les disciples le verront en
Galilée comme il l’a dit (cf. 14.28). C’est-à-dire qu’ils rencontreront
Jésus dans un lieu qu’ils connaissent déjà, où ils ont partagé avec lui
tant et tant de choses. Mais assurément, c’est avec un autre regard
qu’ils le verront. Là, en Galilée, dans l’après-coup de la Passion, il est
probable que le même cadre géographique, les souvenirs communs
des paroles, des expériences vécues ensemble, des guérisons et autres
exorcismes, prendront une signification nouvelle. Ils y découvriront,
à la lumière de la Croix réinterprétée par l’annonce du tombeau vide,
que la prédication initiale en Galilée (1.14-15) prend alors un sens
nouveau : le Règne de Dieu est désormais présent dans la personne
de Jésus, le « Crucifié » que la mort n’a pas pu retenir dans ses
filets. Car non seulement la résurrection n’annule pas la croix (c’est
désormais comme le « Crucifié » qu’il se fait connaître), mais elle
n’est pas non plus la poursuite de ce qui était auparavant. Elle opère
une rupture dans le quotidien et un renouvellement du regard sur
les choses habituelles. N’est-ce d’ailleurs pas cela qui se passe pour
les femmes ? Elles voient d’une façon absolument nouvelle quelque
chose qu’elles connaissaient déjà : le tombeau, dont elles savaient
qu’il était le lieu où reposait le corps de Jésus (cf. 15.47) devient
un lieu absolument nouveau et qui s’offre avec un sens et dans une
perspective radicalement différents.

Reste alors à interpréter le verset 8 qui clôt le récit sur la peur


et le silence des femmes. Le lecteur sait bien pourtant que la peur et
le silence n’ont pas été le dernier mot de l’existence de ces femmes :
d’une certaine manière, il en est lui-même la preuve. Or, malgré cela,
Marc a voulu, dans son évangile, en rester là. C’est qu’il s’agit alors
non pas tant de comprendre ce que cela a pu signifier historiquement
pour ces femmes en ce matin de Pâques, mais de comprendre que
70  De Jésus à Jean de Patmos

chaque auditeur qui entendra ce récit est concerné personnellement


par la peur et le silence des femmes.
Tout d’abord, cette peur et ce silence disent avec force
que l’expérience de la résurrection n’est pas une expérience
d’autosuggestion : c’est au cœur du désespoir que surgit l’expérience
pascale, et cette expérience n’est pas synonyme d’exaltation et de
négation de la peur.
La peur des femmes symbolise ensuite l’humanité confrontée
à la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Ce n’est pas seulement la
peur née d’une apparition surnaturelle (après tout, Jésus ne leur
est pas apparu). La peur est ici l’aboutissement ultime de cet écart
constant qui n’a cessé de se creuser entre ce que Jésus a révélé de
lui-même et ce que les hommes en ont compris : on l’attendait roi, il
s’est proclamé serviteur ; on l’attendait vainqueur, il s’est manifesté
comme celui qui accepte de perdre sa vie ; on l’attendait fort, il se
révèle volontairement faible. Lorsque finalement les femmes et les
disciples n’attendent plus rien, il se révèle Vivant. Mais même alors,
là ou l’homme attendrait une manifestation glorieuse aux yeux du
monde qui l’a crucifié, il précède les disciples en Galilée pour un
chemin à recommencer ! La peur des femmes, c’est ici la peur de
chaque homme et de chaque femme de ce monde qui ne comprend
pas quel est ce Dieu qui l’appelle et qui l’invite à le suivre.
Pourtant cette peur n’est pas synonyme de fermeture et de
désespoir ; elle est en effet précédée par la parole de l’homme vêtu
de blanc qui les invite à la confiance et à la mission. Et voilà bien le
paradoxe que Dieu continue, en chacun des auditeurs de l’évangile
malgré sa peur, à appeler cette humanité faillible et incapable ; voilà
bien le paradoxe qu’il la charge, en chacun de ses auditeurs, de
transmettre la Bonne Nouvelle de la grâce et du pardon.

Silence de Pâques
L’évangile n’est pas une histoire écrite par un cynique ou un
auteur de roman noir. Il aurait pu en être ainsi. Il aurait suffi d’un verset
en moins, le verset 6 du chapitre 16 ; un verset qui nous apprend que
Jésus est ressuscité, qu’il n’est plus ici dans le tombeau du désespoir et
Marc : Mission ou démission des disciples ? 71 

de la mort. Il n’est plus ici. Mais où est-il ? Pas au ciel dans une majesté
infinie et inaccessible ; pas non plus dans le palais de Pilate ou devant
le sanhédrin pour leur prouver qu’ils se sont tous trompés en voulant
le supprimer. Non. Le Ressuscité est en Galilée où il précède et où il
attend les disciples, pour recommencer. Recommencer à prêcher, à
guérir, à marcher sur le chemin, à controverser avec les scribes, bref :
recommencer à relire et à dire l’Évangile de Jésus de Nazareth, mais
cette fois, à la lumière du tombeau vide.
L’évangile n’est pas un roman noir ; il n’est cependant pas
non plus un roman à l’eau de rose, au happy end rassurant et féerique.
Il n’est pas possible, une fois l’histoire écoutée du début à sa fin, d’en
ressortir comme l’on referme un roman d’amour, de se mettre à rêver
de lendemains qui chantent et d’idylle romantique. Il ne suffit pas
non plus de se repasser intérieurement l’histoire et de la comprendre
à partir de ce fait nouveau qu’il est ressuscité - comme s’il s’agissait
d’un puzzle patiemment construit dont il ne nous aurait manqué
qu’une pièce maintenant en notre possession. Et la peur des femmes
est bien la preuve qu’une telle attitude n’est pas possible.
Il s’agit, plus radicalement, de « retourner à la case départ »
de l’histoire de Jésus de Nazareth, mais cette fois en commençant le
chemin avec lui, en marchant avec lui en devenant un acteur de son
histoire qui deviendra alors la nôtre : « Il vous précède en Galilée. Là
vous le verrez comme il vous l’a dit ». Pour le lecteur croyant, ce retour
en Galilée est synonyme d’un travail de relecture, de réinterprétation
de l’existence de Jésus à la lumière de l’événement pascal : pour lui, il
n’y a pas d’autres accès au Jésus de l’histoire que le Christ de la foi.
Le silence des femmes laisse donc une place au lecteur, au-
delà de cette peur qui trop souvent le paralyse et le fait taire, pour
qu’il prenne lui-même la parole et témoigne de l’Évangile de Dieu.
Et cet Évangile, cette Bonne Nouvelle, c’est que chacun est invité à
rencontrer le Ressuscité là où il se révèle à l’homme, sur le chemin
de son existence quotidienne. Un quotidien où il inscrit une rupture
dans les déterminismes, une interpellation au cœur des fausses
sécurités, un apaisement dans les tribulations, en un mot l’irruption
de la grâce de Dieu dans la vie même de l’humain.
72  De Jésus à Jean de Patmos

3. Marc 16.9-20 : la mission enfin possible


9 Mais ressuscité au matin du premier jour de la semaine, il se
fit voir d’abord à Marie de Magdala de laquelle il avait chassé
sept démons. 10 Celle-ci s’en alla porter la nouvelle à ceux qui
avaient été avec lui, qui menaient le deuil et pleuraient. 11
Ceux-ci, ayant entendu qu’ il vivait et qu’ il s’ était fait voir à
elle, ne crurent pas.
12 Puis après cela, il fut vu sous une autre forme par deux
d’entre eux qui marchaient, allant à la campagne. 13 Ceux-ci
retournèrent annoncer la nouvelle aux autres qui ne les crurent
pas non plus.
14 Enfin, il fut vu par les Onze, pendant qu’ ils étaient à
table, et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur
cœur, parce qu’ ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu
ressuscité 5. 15 Et il leur dit : « Allez dans le monde entier
pour prêcher l’Évangile à toute la création. 16 Celui qui
aura cru et aura été baptisé, sera sauvé ; celui qui n’aura
pas cru sera condamné. 17 Mais ces signes accompagneront
ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons,
ils parleront de nouvelles langues, 18 [et dans leurs mains]
ils saisiront des serpents et s’ ils boivent quelque breuvage
mortel, il ne leur fera pas de mal, ils imposeront les mains
aux malades et ils seront guéris.
19 Alors, le Seigneur, une fois qu’ il eut parlé avec eux, fut enlevé
au ciel et s’assit à la droite de Dieu. 20 Mais, ceux-ci, étant sortis,

5 Entre les versets 14 et 15, un manuscrit datant du IVe-Ve siècle intercale ce dialogue
entre Jésus et les disciples : « Ceux-ci se défendaient en disant : ‘Ce siècle-ci d’impiété et
d’incrédulité est sous le pouvoir de Satan qui ne permet pas que les esprits impurs reçoivent
la vérité et la puissance de Dieu. C’est pourquoi, révèle maintenant ta justice.’ Ils disaient
cela au Christ. Et le Christ leur répondait : ‘Le terme des années du pouvoir de Satan est
accompli, mais d’autres terribles épreuves approchent. Et moi, j’ai été livré à la mort pour
ceux qui ont péché, afin qu’ils se convertissent à la vérité et ne pèchent plus, de sorte qu’ils
héritent la gloire spirituelle et incorruptible de la justice, (gloire) qui est dans le ciel’. » À
moins qu’il ne s’agisse d’un fragment d’apocryphe aujourd’hui perdu, ce logion (connu sous
le nom de « Logion de Freer », du nom du collectionneur Charles Lang Freer qui a acquis le
manuscrit en 1906) sert sans doute à atténuer la tension perceptible entre les reproches de
Jésus adressés aux Onze et leur envoi en mission qui suit immédiatement.
Marc : Mission ou démission des disciples ? 73 

prêchèrent partout, le Seigneur agissant avec eux et confirmant


la Parole par les signes qui l’accompagnaient.

Ces quelques versets soulèvent un problème de critique


textuelle : ils sont absents des meilleurs manuscrits à partir desquels
est établi le texte de Marc (Vaticanus et Sinaiticus), leur style et leur
vocabulaire diffèrent de celui du reste de l’évangile (quoique l’on
retrouve certaines expressions que Marc affectionne) ; enfin, ils
constituent une adjonction évidente par rapport aux versets 1-8. Il
s’agit en fait d’un appendice ajouté, au IIe siècle, pour atténuer la fin
abrupte de l’évangile. Il harmonise Marc avec les autres évangiles et en
constitue la première relecture, et ainsi la première interprétation.
Cette finale dite « longue »6 est connue par certains auteurs
anciens comme Irénée de Lyon (vers 190) et Tatien (également au
IIe siècle). Si elle n’est pas authentique (au sens où elle ne provient
pas de la main de l’auteur du second évangile), elle a été considérée
comme canonique (c’est-à-dire comme faisant partie intégrante du
texte du Nouveau Testament) par l’Église.

La « finale longue » commence par combler ce qui a sans


doute été ressenti comme une lacune par son auteur : elle rapporte une
première apparition du Ressuscité à Marie de Magdala (la tradition
est ici celle de Jean 20.14-18 ainsi que Luc 8.2 pour les sept démons).
Si le texte indique ensuite (v. 10) que Marie annonce la résurrection
à des disciples éplorés, l’auteur ne se met pas en contradiction avec

6 Certains manuscrits proposent aussi une finale dite « courte » de l’évangile : « Or tout
ce qu’on leur avait prescrit, elles l’annoncèrent brièvement à ceux qui étaient autour de
Pierre. Après cela, Jésus lui-même, de l’Orient à l’Occident, envoya par eux la prédication
sacrée et incorruptible du salut éternel. Amen ». L’auteur de cette finale a connu l’évan-
gile de Marc sans les versets 9-20 et a estimé devoir compléter le récit d’une façon plus
conforme à l’idée qu’il se faisait des événements. Rédigée probablement au IIe siècle, cette
conclusion ne s’embarrasse pas de la mention du silence des femmes. Selon l’auteur, elles
vont finalement annoncer à « ceux qui étaient autour de Pierre » ce qu’elles ont vu. Faut-
il voir dans l’expression, un indice de la place prépondérante de Pierre (la forme rappelle
en effet 3.34 et 4.10 : « ceux qui étaient autour » de Jésus) ? Quoi qu’il en soit, c’est Jésus
lui-même qui vient compléter l’annonce « brève » des femmes en envoyant lui-même ses
disciples par toute la terre habitée.
74  De Jésus à Jean de Patmos

le v. 8 qui clôturait le récit originel sur le silence des femmes : c’est
bien parce que le Ressuscité s’est manifesté à elle que Marie annonce
la nouvelle. Théologiquement, on n’est pas très éloigné du récit de
vocation paulinien (Ga 1.15-16). Le texte mentionne une première
réaction d’incrédulité (v. 11) conforme à la figure des disciples
telle que le Marc authentique la construit. La deuxième réaction
d’incrédulité (v. 12-13) s’inspire du récit d’Emmaüs (Lc 24.13-
35) : c’est la rencontre avec le Ressuscité qui suscite la parole des
deux témoins ; cette parole rencontre une nouvelle fois l’incrédulité
du groupe des Onze. Le texte assume pleinement une vision très
critique du groupe officiel des disciples. L’incrédulité persistante des
disciples est résolue par une apparition du Ressuscité aux Onze (v.
14 ; cf. Lc 24.36-37 et Jn 20.19-20). Le reproche qu’il leur adresse
est à la mesure de la résistance des disciples ; il porte sur l’absence
de foi à l’écoute des témoins de la résurrection. Pour l’auteur de la
finale longue, la foi naît de la prédication du « Seigneur » (cf. v. 20)
ressuscité et non du compagnonnage avec Jésus.

Sans transition aucune, le récit passe à l’envoi en mission


pour annoncer l’Évangile à toute la création (v. 15-16 ; peut-être
un écho de Mt 28.19, cf. v. 15 : poreuthentes). L’auteur de la finale
reprend des thèmes que l’on trouve dans le Marc authentique relatifs
à la proclamation du Baptiste, de Jésus ou des disciples (« prêcher »,
« Évangile », « croire », « être baptisé », « être sauvé »). Il les interprète
ici selon les catégories classiques du IIe siècle, en particulier en
établissant une opposition, absente comme telle de l’évangile lui-
même : « ceux qui croient sont sauvés » vs « ceux qui ne croient pas
sont condamnés » (le verbe katakrinô est seulement utilisé dans le
Marc authentique pour désigner le jugement qui s’abat sur Jésus, cf.
10.33 ; 14.64). C’est que, désormais, la frontière ne passe plus entre
pur et impur, juifs et païens, justes et pécheurs, bons et mauvais ;
le seul critère décisif est christologique. En ce sens, l’auteur de la
« finale longue » a interprété correctement la nouveauté inaugurée
par le prédicateur du Règne de Dieu.
Marc : Mission ou démission des disciples ? 75 

Le récit s’intéresse ensuite (v. 17-18) aux effets, sur les croyants,
de la réception de l’Évangile. On trouve, pêle-mêle, des allusions aux
exorcismes des évangiles, aux phénomènes de la première Pentecôte
(la glossolalie), au récit d’Actes 28.3-6 (pour les serpents), aux
pratiques en vigueur dans les communautés primitives (1 Co 12.9,28 ;
30 ; Jc 5.14-15 pour la guérison des malades), voire à des thèmes
de la littérature chrétienne primitive (le poison mortel inoffensif 7).
L’ensemble se termine par un récit d’ascension et d’intronisation (v.
19-20 ; cf. Ac 1.9-11) et l’accomplissement, en parole et en actes, de
la mission confiée par le « Seigneur » (v. 19 et 20) aux Onze.

Première relecture
La « finale longue » fait écho, d’une manière particulière, au
récit d’envoi en mission de 6.7-13. Dans le récit d’envoi, Marc invitait
le lecteur à coopérer à l’interprétation puis recadrait sa lecture en la
questionnant. La « finale longue » est une illustration de ce processus
de relecture : la communauté chrétienne s’inscrit désormais dans une
histoire qui la précède (celle du Christ mort et ressuscité), avec un
projet précis (l’évangélisation du monde), une division binaire de
l’humanité (les « sauvés » et les « perdus ») et des résultats concrets
(miracles et guérisons diverses). Cela est conforme à ce que, par
ailleurs, raconte le livre des Actes.
L’auteur de la « finale longue » a-t-il été fidèle à l’évangéliste ?
Au regard de ce que nous avons cru comprendre du récit de l’envoi
en mission, une réponse positive s’impose sur au moins deux points
essentiels. Tout d’abord, bien sûr, la christologie : c’est la relation
au Christ qui fonde désormais la juste relation à Dieu (v. 16).
Ensuite et conjointement, la figure des disciples est cohérente avec
l’ensemble de la narration, tout particulièrement à cause du motif
de l’incrédulité qui n’a pas été supprimé ni édulcoré. On constate
cependant une différence : le reproche qui leur est fait concerne
désormais le manque de foi, non plus à l’endroit de Jésus et de ses
7 Ainsi, Papias (cité par Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 39,3) rapporte le témoignage
selon lequel un dénommé Barsabas Justus avait miraculeusement échappé à la mort après
avoir été condamné à boire du poison.
76  De Jésus à Jean de Patmos

paroles, mais à l’endroit des témoins de la résurrection (v. 14b).


Théologiquement, ce point est essentiel : pour l’auteur de cette finale,
le temps de l’histoire racontée se mélange désormais avec le temps de
l’auditeur de l’évangile. Désormais, à la lumière de Pâques, il en va
pour les disciples historiques de Jésus comme pour les croyants des
générations suivantes : « la foi vient de la prédication et la prédication,
c’est l’annonce de la parole du Christ » (Rm 10.17). Mais n’est-ce pas
aussi la conviction de l’évangéliste Marc lui-même lorsqu’il se met à
raconter le « Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ » ?
4

Matthieu : construire, déconstruire,


reconstruire la mission1

L a compréhension de la mission dans l’évangile de Matthieu est


liée à la question de la tension entre particularisme et univer-
salisme repérable tout au long de sa narration. Les interprètes du
premier évangile ont depuis longtemps tenté d’articuler, d’un côté les
affirmations particularistes préoccupées du salut d’Israël et attestant
de pratiques héritées du judaïsme (par ex. 1.21 ; 5.17-20 ; 10.5b-6 ;

1 Ce chapitre reprend un ensemble de contributions déjà publiées ou à paraître, parmi


lesquelles Elian Cuvillier, « La construction narrative de la mission dans le premier évan-
gile : un déplacement théologique et identitaire », dans Donald Senior, éd., The Gospel of
Matthew at the Crossroads of Early Christianity, Leuven, University Press, 2010 (à paraî-
tre) ; Elian Cuvillier, « Mission vers Israël ou mission vers les païens ? À propos d’une ten-
sion féconde dans le premier évangile », dans André Wénin, Camille, Focant, éds, Analyse
narrative et Bible. Deuxième colloque international du RRENAB, Louvain-La-Neuve, avril
2004, Leuven, University Press, 2005, p. 251-258 ; Elian Cuvillier, « Particularisme et uni-
versalisme chez Matthieu : quelques hypothèses à l’épreuve du texte », Biblica 78 (1997),
p. 481-502 ; Elian Cuvillier, « L’envoi des disciples en Matthieu 9.35-11 : 1. Construire,
déconstruire et reconstruire la mission », Perspectives Missionnaires 34 (1997), p. 7-21.
78  De Jésus à Jean de Patmos

15.24 ; 23.2-3), et d’autre part les affirmations universalistes réso-


lument concernées par les nations païennes et leur évangélisation
(par ex. 4.15 ; 12.21 ; 24.14 ; 26.13 ; 28.19). De multiples hypothè-
ses ont été proposées pour expliquer cette contradiction, apparente
à première lecture. Pour tenter de rendre compte de cette tension,
nous comparerons d’abord la mission initiale assignée à Jésus par le
narrateur en ouverture de son récit (1.21) à la mission finale confiée
aux disciples (28.19-20). Dans un second temps, nous analyserons
les deux passages habituellement considérés comme étant au cœur
de la tension entre particularisme et universalisme : Matthieu 10 et
Matthieu 15.21-28. Il s’agira ici de mettre en évidence que la nar-
ration construit un déplacement théologique et identitaire2. Nous
terminerons par quelques réflexions sur le récit de la Passion comme
interface entre particularisme et universalisme dans ce processus de
déplacement.

2 La notion de « déplacement » est à distinguer de celle de « conversion ». Cette dernière


suppose en effet un changement conscient et relativement brusque d’un univers religieux à
un autre, même si ce changement est préparé bien en amont de la rupture proprement dite,
comme c’est le cas chez Paul. Par comparaison, la notion de « déplacement » suppose un
changement à l’intérieur d’un espace de croyance reconnu et assumé comme légitime. La
possibilité d’un tel déplacement se fonde sur deux éléments liés l’un à l’autre. D’une part,
l’adhésion au cadre de croyance donné qui suppose une reprise – on pourrait dire une répé-
tition – des principaux éléments structurant celui-ci. D’autre part des écarts plus ou moins
importants avec ce cadre. Ces écarts, pris isolément, sont le plus souvent imperceptibles
parce qu’ils puisent leurs racines dans le système déjà existant qu’ils envisagent, sur tel ou
tel aspect, d’un point de vue particulier par rapport au consensus en place. Du point de vue
de l’acteur du déplacement, ces écarts peuvent être volontaires ou involontaires, conscients
ou non. Du point de vue des tenants du consensus en place, ces écarts sont le plus souvent
considérés comme condamnables en ce qu’ils remettent en cause le système de croyance
reconnu par la majorité. Du point de vue de l’historien qui étudie le phénomène avec le
recul du temps, ces écarts peuvent être considérés comme des tentatives plus ou moins
réussies de renouveler l’espace déjà existant. Quoi qu’il en soit, par accumulation, ces écarts
conduisent peu à peu à une prise de distance avec l’espace de croyance de départ : celui qui
est entré dans cette logique, parfois à son insu, se découvre au final à une autre place que
celle initialement occupée. Ce déplacement imaginaire (au sens que les sciences humaines
donnent à ce terme : c’est-à-dire un déplacement des croyances et des représentations ou des
images du monde) produit un déplacement symbolique : une redéfinition de son identité et
une autre façon de se comprendre dans le monde.
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 79 

Mission initiale (Mt 1.21) et finale (Mt 28.19) :


une « répétition avec écart »

La parole de l’ange à Joseph (1.21 : « Et tu l’appelleras Jésus


car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés ») constitue la
première déclaration sur la mission assignée à Jésus dans l’évangile
de Matthieu. C’est le « peuple » qui est le destinataire du salut. Dans
l’évangile de Matthieu, le terme laos désigne Israël (cf. 2.4.6 ; 4.16 ;
13.15 ; 15.8 ; 21.23 ; 26.3,47 ; 27.25). Comment Jésus sauvera son
peuple et quels sont les péchés de ce dernier est quelque chose que
Matthieu ne précise pas ici. Le verset anticipe cependant l’image de
Jésus comme celui qui pardonne les péchés (9,2.5.6), s’asseoit à la table
des pécheurs et des gens impurs (9.10,11,13 ; cf. aussi 11.19). Nous
avons affaire ici au premier énoncé donnant une visée à l’histoire
racontée : le salut du peuple d’Israël. Ce Jésus qui apparaît au terme
d’une généalogie dont il représente l’aboutissement met en œuvre,
par sa venue même, le geste salvateur de Dieu. Ce geste se comprend
comme l’aboutissement, plus exactement, l’accomplissement des
Écritures (cf. 1.23 ; également 2.6,15,17,23).

Les premières initiatives publiques de celui que Matthieu


désigne comme Messie (Mt 1.1) s’inscrivent dans la suite directe de
cette déclaration initiale, en même temps qu’elles l’interprètent :
– En 3.13-17, Jésus se fait baptiser du baptême de Jean-Baptiste. Ce
faisant, il « accomplit toute justice » (3.15) en se solidarisant avec
le peuple pécheur appelé à la repentance par le Baptiste.
– En 4.12-17, à Capharnäum, Jésus annonce la repentance et la
proximité du Règne. On vient à lui de toutes parts et s’accomplit
ainsi la prophétie pour le « peuple assis dans l’obscurité ».
– En 4.18-22, Jésus appelle les premiers disciples pour en faire des
« pêcheurs d’hommes » (4.19). L’expression contient à la fois une
dimension d’interpellation prophétique (Jr 16.16 ; cf. Mt 13.47-
50) et sans doute aussi une perspective universaliste (l’expression
« les hommes » est souvent utilisée par Matthieu dans un sens
inclusif, cf. 5.19 ; 8.27…).
80  De Jésus à Jean de Patmos

L’ensemble de ces paroles et de ces actes initiaux du Jésus


matthéen ne sont pas en rupture avec le monde juif du premier siècle.
Ainsi, par exemple, dans le Testament des Douze Patriarches, se trouvent
documentés un messianisme universaliste (Testament de Lévi, XVIII ;
Testament de Zabulon IX, 8), l’appel à la repentance et la conviction
que la guérison est signe de la présence du Messie (Test. Zab IX, 7 et
8). Dans le même temps, les affirmations de Matthieu se caractérisent
par des écarts spécifiques : alors qu’habituellement le Messie juge les
pécheurs, fait cesser le péché des impies et constitue le repos des justes
(Test. Lévi XVIII, 9.11,14), le Jésus matthéen sauve son peuple de ses
péchés ; en se faisant baptiser du baptême de Jean, il vient prendre la
place des pécheurs à la table desquels il s’assoit (Mt 9.9-13) ; il constitue
le repos des « fatigués et chargés » (11.28) ; il est enfin originaire d’une
région dont la pureté est discutable (la « Galilée des nations » de 4.15).
Si, dans chacun de ces exemples, rien ne manifeste une rupture de
Matthieu avec le judaïsme de son temps, on peut néanmoins parler
d’une perspective originale orientant vers un messianisme d’où tout
souci de préserver la pureté des élus3, toute insistance sur la justice
des saints4, toute logique sectaire5 et toute forme de nationalisme6,
sont absents. Matthieu se distingue à tout le moins des Esséniens, des

3 La parabole du bon grain et de l’ivraie et son explication (Mt 13.24-30.36-43), avec


l’interdit posé par le propriétaire du champ d’arracher la mauvaise herbe, peut-être inter-
prétée comme la reconnaissance de l’inévitable cohabitation entre le bien et le mal. Coha-
bitation qui concerne non seulement le monde mais également la communauté chrétienne
comprise alors comme corpus mixtum.
4 Le terme « saint » pour désigner des hommes n’est utilisé qu’une seule fois en Mat-
thieu (cf. 27.52) et jamais pour caractériser les disciples, qui ne sont pas non plus désignés
comme « justes » (terme pourtant fréquent chez Matthieu, cf. 1.19 ; 5.45 ; 9.13 ; 10.41 ;
13.17 ; 13.43 ; 13.49 ; 23.28 ; 23.29 ; 23.35 ; 25.37 ; 25.46 ; 27.19) ou « élus » (22.14 ;
24.22.24 et 31). Leur catégorie est plutôt celle des « petits croyants » (oligopistoi, cf. Mt
6.30 ; 8.26 ; 14.31 ; 16.8 ; 17.20).
5 Matthieu 18.15-17 qui semble reprendre une tradition de discipline communautaire
d’exclusion d’un membre fautif est à interpréter dans le cadre de la narration matthéenne :
le frère non repentant qu’il faut considérer comme un païen et un collecteur d’impôts
(18.15) est donc ce pécheur à la table duquel Jésus s’assoit (Mt 9.11) et ce païen vers lequel
il enverra ses disciples (Mt 28.19). Dit autrement, il reste toujours l’objet de la sollicitude
du Christ.
6 Cette « nation » à qui sera donnée la vigne (Mt 21.43) après que les vignerons ont été
tués par le maître, n’est justement pas une « nation » ou un « peuple » au sens ethnique de
ces termes !
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 81 

Pharisiens, des mouvements de type zélote, voire des mouvements de


renouveau de type prophétique. Il procède par « répétition avec écart »7,
s’inscrivant dans la tradition multiforme du judaïsme postexilique,
mais d’une façon singulière qui le distingue d’autres mouvements
appartenant à la nébuleuse juive du premier siècle.

À l’autre bout de l’évangile, Matthieu enregistre, valide


et précise cette répétition avec écart : « Allez donc, de toutes les
nations faites des disciples les baptisant au nom du Père, du Fils
et du Saint Esprit, leur enseignant à garder tout ce que je vous ai
commandé » (Mt 28.19-20). L’universalisme est ici radical : on est
passé du « peuple » aux « nations » et Israël est sans doute inclus
dans le « toutes ». Le baptême se fait désormais au « nom du Père,
du Fils et du Saint Esprit », c’est-à-dire au nom des trois « acteurs »
principaux présents lors de la scène du baptême en Matthieu 3.13-
17 : Jésus lui-même évidemment, la voix du ciel qui le déclare « fils
bien-aimé » (3.17) et l’Esprit de Dieu demeurant sur lui (3.16). Enfin,
il s’agit d’enseigner à garder les commandements du Messie et non
plus les commandements de la Loi. Ce processus de déplacement
concerne aussi le registre sémantique : un certain nombre de
signifiants (« baptême », « fils », « faire des disciples », « garder les
commandements »…) sont ainsi revêtus d’un sens qui, s’il n’est pas
radicalement différent, est suffisamment en écart avec ce que les
termes pouvaient signifier au début de la narration pour un auditeur
enraciné dans la tradition juive.

Comment Matthieu construit-il narrativement le processus


de déplacement ? C’est ce qu’il nous faut montrer maintenant en
nous intéressant à deux lieux de la narration où le motif de la mission
est repris par Jésus, sous le registre d’un particularisme à la fois
clairement exprimé en même temps qu’assumé de façon paradoxale.
Nous voulons ici parler – au sein du discours missionnaire (Mt 9.35
7 L’expression rappelle alors la notion kierkegaardienne de la « répétition » – on traduit
d’ailleurs parfois aussi la « reprise » – à comprendre comme un « ressouvenir en avant » qui
permet l’accueil de la nouveauté
82  De Jésus à Jean de Patmos

- 11.1) – de Matthieu 10.5b-6 (« N’allez pas sur le chemin des païens,


n’entrez pas dans une maison des samaritains. Allez uniquement vers
les brebis perdues de la maison d’Israël ») partiellement repris dans
l’épisode de la femme syro-phénicienne (Mt 15.21-28, cf. v. 24 : « Je
n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël »).

Matthieu 10 et Matthieu 15.21-28 : déplacements narratifs


et sémantiques

Matthieu 10 : construire, déconstruire et reconstruire la mission


Le récit d’envoi en mission est le deuxième des cinq
discours du Jésus matthéen. L’évangéliste l’élabore en rassemblant
des traditions diverses reprises de Marc et de la source qu’il a en
commun avec Luc8. La mise en scène de Matthieu est originale. Pour
comprendre la logique qui préside à l’organisation de son matériau,
il faut remonter jusqu’à 4.18-25 qui indique le programme narratif
jusqu’à la fin du chapitre 10. Après avoir choisi les premiers disciples
pour en faire des « pêcheurs d’hommes » (4.18-22, cf. v. 19), Jésus
est présenté comme prêchant et guérissant (4.23-25). Ce programme
est accompli successivement dans les chapitres 5–7 (Sermon sur la
montagne) et 8–9 (récits de miracles). À partir de 9,35, les disciples
sont invités, par Jésus lui-même, à devenir eux aussi des prédicateurs
du Règne de Dieu (10.7) et des thaumaturges (10.8) :

A 4.18-22, vocation des disciples : ils seront « pêcheurs d’hom-


mes »
B. 4.23-25, annonce de l’activité de Jésus : il prêche (4.23a) et
guérit (4.23b-25)
B’ 5,1–9,34, Jésus accomplit ce qui était annoncé de lui :
– Il enseigne (Sermon sur la montagne : ch. 5–7)
– Il guérit (récits de miracles : ch. 8–9.34)

8 Mc 3.13-17 ; 6.7-13 ; 8.34-38 ; 9.37 ; 13.9-13 ; Lc 9.23-24.48 ; 10.2-12, 16, 51-53 ;


14.26-27.
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 83 

A’ 9.35–11.1, Discours missionnaire : les Douze choisis et en-


voyés
– pour prêcher (cf. 10.7)
– pour guérir (cf. 10.8)

Le « discours missionnaire » est l’occasion pour Matthieu de


développer, selon son habitude, un véritable enseignement de Jésus.
Après l’introduction de 9.35-38, le chapitre 10 peut se diviser en trois
sections (cf. l’expression stéréotypée des v. 15.23 et 42 : « En vérité je
vous le dis ») : 10.1-15 ; 10.16-23 ; 10.24-42). Matthieu 11.1 constitue
la conclusion du discours. Parcourons rapidement le contenu du
discours pour mettre en lumière la stratégie narrative de Matthieu.

La mission des origines (10.1-15)


Il est vraisemblable que l’évangéliste harmonise ici, outre
ses traditions propres (dont 10.5b-6), le matériau de Marc (3.13-
19 ; 6.7-13) avec celui de sa source commune avec Luc (Lc 10.3-16 ;
cf. 9.2-5). L’envoi en mission des disciples par Jésus est une donnée
constante de la tradition. Matthieu la reprend à son compte tout en
l’interprétant selon son projet. Chez lui, le choix et l’envoi des Douze
en mission sont étroitement liés à l’activité de Jésus en Galilée et au
constat qu’il fait de la situation du peuple d’Israël (9.35-38) : l’un
(choix et envoi des Douze) ne se comprend pas sans l’autre (constat
de l’égarement d’Israël). Confronté à la situation spirituelle de la
grande majorité du peuple (9.36), le Jésus matthéen est présenté
comme l’envoyé eschatologique de Dieu auprès d’Israël. Il choisit
alors douze apôtres (10.1-4) qu’il envoie relayer son annonce de la
venue du Règne de Dieu (v. 7) : les signes en sont la guérison de
toutes les maladies et infirmités du peuple, l’expulsion des démons
(v. 8). Le destinataire de la mission est uniquement le peuple d’Israël
(v. 5b-6). Quant aux modalités pratiques de cette mission, elles sont
adaptées à l’urgence du moment (v. 8b) : Dieu pourvoira aux besoins
des Douze, car l’ouvrier mérite sa nourriture. De l’accueil ou du refus
des missionnaires dépendra l’envoi ou non de la paix sur les contrées
visitées (v. 13). Le texte semble ici décrire une mission particulariste,
84  De Jésus à Jean de Patmos

par laquelle Jésus interpelle Israël et le prépare à la venue du Règne.


Pour cela il envoie les Douze vers le peuple. Une lecture plus attentive
de la suite du discours missionnaire oblige cependant à questionner
cette interprétation traditionnelle : une fois posé ce préalable, le récit
(v. 16-42) va en effet problématiser la logique mise en place dans les
quinze premiers versets.

La mission au creuset de l’épreuve (Mt 10.16-23)


Dans cette deuxième section, Matthieu reprend une tradition
apocalyptique de Marc (13.9-13) qu’il déplace au cœur du discours
missionnaire. L’utilisation du langage apocalyptique dans ce contexte
a pour conséquence un changement de registre qui se constate sur
plusieurs plans :
– Les Douze passent du statut d’ouvriers dans le champ divin
(9.38 et 10.10), à celui de brebis (probata) au milieu de loups (v.
16). Les disciples deviennent alors semblables à ceux vers qui ils
sont initialement envoyés (cf. 9.36 : les « brebis – probata – sans
berger », c’est-à-dire, 10.6, « perdues »).
– Dans le même temps, leur condition est foncièrement fragilisée :
aux versets 14-15, le refus d’accueillir le missionnaire n’était qu’une
possibilité parmi d’autres, envisagée d’ailleurs sous l’angle du ju-
gement à l’encontre de la ville incrédule. Dans les versets 16-23,
le refus est la règle générale et il prend la forme d’une arrestation
des disciples (« vous serez livrés »). On est passé d’une éventuelle
fin de non-recevoir à une opposition violente généralisée.
– Enfin, la situation semble plus catastrophique, marquée par un
tragique certain : les liens familiaux se désagrègent (v. 21), les dis-
ciples subissent la haine de tous (v. 22), seule la fuite est salutaire
(v. 23a). La Parousie est d’ailleurs imminente (v. 23b).
L’effet de ce changement radical de ton nous paraît résider
dans un rapprochement possible entre le monde du récit et celui de
l’auditeur. Il ne s’agit plus de décrire une mission pré-pascale de Jésus,
qui pour l’auditeur du premier siècle appartient désormais au passé.
Ce dont il est question peut ressembler à ce que vit une communauté
matthéenne confrontée à l’exclusion de la synagogue et au rejet parfois
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 85 

violent qui a dû l’accompagner. On est passé d’une narration de la


mission des origines (v. 1-15) à une réflexion sur la condition du disciple
contemporain de l’évangéliste. Il ne s’agit plus seulement de raconter
l’histoire passée, mais de réfléchir sur le quotidien de l’auditeur,
un quotidien potentiellement fait d’opposition, de rejet et donc de
conflit. Est-ce à dire que le texte est ici au service d’une revendication
identitaire9 pour un groupe traversant une période de crise ? La suite
du récit va montrer que la réponse demande à être nuancée.

La mission à la lumière du destin du Messie (Mt 10.24-42)


Cette dernière partie du discours rassemble essentiellement
des traditions communes à Matthieu et à Luc10 (Lc 10.3 ; Lc
12.2-9,11-12.51-53 ; 14.25-27 ; 17.33) et accessoirement quelques
traditions marciennes (9.41 en particulier). Par rapport à ce qui
précède, cette dernière partie du discours construit encore deux
écarts importants :
– L’idée de jugement demeure certes implicite, mais la récompense
eschatologique (v. 42) est envisagée en dehors de toute référence
explicite au jugement dernier (v. 15) ou à la venue du Fils de
l’homme (v. 23). Le climat apocalyptique des versets 16-23, s’il
n’a pas totalement disparu des versets 24-42, est cependant tem-
péré par des propos moins marqués par le tragique et l’urgence.
Au contraire, la narration insiste sur la confiance (v. 29-31) et
développe le thème de l’accueil (v. 40-41).
– Jusque-là, le texte fonctionnait largement en dehors de toute ré-
férence à la personne du Messie lui-même : Jésus était seulement
celui qui envoyait les disciples (v. 5 et 16) et, à travers la figure du
Fils de l’homme, celui que l’on attendait (v. 23). La perspective
change à partir du verset 24 : c’est la relation maître-disciple qui
est désormais envisagée. Le disciple est à l’image du Messie : il est
9 Par cette expression, nous désignons l’attitude qui consiste, pour un individu ou un
groupe confrontés à une situation (réelle ou imaginaire) de persécution et de rejet, à se
construire une identité en opposition à d’autres individus ou groupes ressentis comme
oppresseurs.
10 On a coutume de désigner ces traditions communes à Matthieu et Luc sous le vocable
de source Q (de l’allemand Quelle qui veut dire source) ou encore source des logia.
86  De Jésus à Jean de Patmos

rejeté parce que ce dernier a été rejeté. Cette orientation produit


une problématisation et donc une relecture de la mission présen-
tée dans les versets 1-23 sur deux plans :
a. Le rejet de la Bonne Nouvelle est fondé théologiquement :
le Messie est objet de scandale. Il revendique tout l’être humain et
il provoque donc la haine et la discorde. La haine que s’attirent les
disciples n’est ainsi pas le simple fait du hasard ou de la méchanceté des
adversaires. Elle est le résultat de la séparation qu’opère l’Évangile : il
faut abandonner ses sécurités et ses certitudes pour suivre le Messie,
et cela est un objet de scandale pour les hommes de tous les temps,
juifs comme païens (cf. v. 34-38)11.
b. Le statut du disciple se déplace encore : il devient
maintenant « un de ces petits » (v. 42) à qui l’on offre un verre
d’eau. Sa mission n’est donc plus de donner quelque chose mais
d’être accueilli par les autres (v. 40-42). De celui qui apporte (la
guérison, l’annonce du Règne, la paix) le disciple est devenu celui
qui est en situation de manque et qui reçoit (l’accueil, le verre d’eau).
Matthieu déploie ici une compréhension originale de la vocation du
disciple : être missionnaire, ce n’est pas seulement apporter quelque
chose, mais c’est être accueilli dans sa faiblesse. Et cette figure ne
concerne pas uniquement le groupe des Douze. Au contraire : dans
la mesure où il se trouve, comme disciple/missionnaire, en situation
de précarité, tout membre de la communauté matthéenne peut se
reconnaître dans cette figure des petits. C’est donc à un déplacement
d’identité que le récit convie ses auditeurs, déplacement qui permet
à Matthieu de construire, narrativement, un rapprochement de la
figure des Douze du vécu des membres de sa communauté : d’abord
ouvriers de la moisson divine, ils sont ensuite devenus brebis dans un
monde de loups, avant de se trouver désignés comme petits, marqués
par le manque et la faiblesse.

11 Le verset 38, littéralement : « Quiconque ne prend pas sa croix et vient derrière moi
n’est pas digne de moi ») indique que cette radicalité questionne aussi les disciples dès lors
qu’ils envisagent une suivance ne remettant pas fondamentalement en cause la confiance
qu’ils ont en leur propre capacité (c’est ainsi que l’on peut interpréter le refus de porter sa
croix).
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 87 

L’auditeur a été ainsi peu à peu conduit à donner, à la figure


des Douze, un visage plus proche de ce qu’il peut lui-même vivre ; il
n’a alors plus de difficulté à s’identifier à eux. Ceci s’accompagne d’une
réflexion théologique originale : au terme du discours missionnaire,
le Jésus matthéen s’identifie totalement à ses disciples. La suite de
l’évangile le confirmera (en particulier Mt 18 et 25.31-46)12 puisque
la figure du « petit » (de l’abaissement) est un point central de la
réflexion matthéenne. Dans la figure du missionnaire accueilli ou
rejeté et n’apportant pas autre chose que son manque et sa petitesse,
le Messie, et à travers lui le Dieu de Matthieu, se donne à connaître.
La conséquence n’est pas anodine : si le disciple est bien en conflit
avec l’ensemble des composantes de la société de son temps, il n’est
pas question de revendication identitaire vis-à-vis d’autres groupes,
ou de crispation millénariste. Au contraire, à l’image du Maître (ce
que le récit de la Passion va montrer de façon exemplaire), le disciple
est invité à témoigner dans le monde, assuré de la seule présence de
son Seigneur.

La mission des disciples en « trompe-l’œil » (Mt 11.1)


Le discours missionnaire s’achève pourtant de façon abrupte
(11.1) sans mentionner le départ des disciples, mais par la précision
surprenante que Jésus « part de là pour enseigner et prêcher ». De
fait, dès 11.2 le scénario reprend son cours normal, montrant Jésus
poursuivant son activité en Galilée et dans les régions avoisinantes
accompagné de ses disciples. Le constat s’impose alors : si le Jésus
matthéen envoie bien ses disciples (v. 5), leur départ n’est à aucun

12 L’interprétation de Matthieu 25.31-46 est l’objet d’un débat important. Trois raisons
conduisent à opter de façon préférentielle pour l’identification des « petits » avec tout ou
partie des disciples : a. en Mt 10.42 et Mt 18.6, le terme désigne des disciples ; b. ici, ces
« petits » sont reconnus comme « frères » du Fils de l’homme. Chez Matthieu, utilisé en
rapport avec Jésus et en dehors des liens familiaux, le terme « frère » désigne explicitement
les disciples (cf. Mt 12.49-50) ; c. enfin, le dénuement que vivent ces « petits » de Mt 25
(la faim, la soif, la nécessité d’être accueilli et vêtu, le risque de la maladie et de la prison)
évoque directement les conséquences des conditions précaires de la mission des disciples
telle qu’elle est décrite en Mt 10. Il faut cependant admettre que le texte ne permet pas de
trancher définitivement la question : cela résonne sans doute comme un avertissement au
lecteur de ne pas figer des réalités que le texte laisse volontairement dans le flou.
88  De Jésus à Jean de Patmos

moment mentionné dans le récit (cf. par contraste Mc 6.12 : « ils


partirent »), pas plus d’ailleurs que leur retour (même s’ils sont bien
présents avec Jésus dès le chapitre 12 ; cf. par contraste Mc 6.30) ! Il
faut alors s’interroger sur le sens de cet « oubli » matthéen : le lecteur
doit-il supposer le départ des disciples même si le récit ne le raconte
pas ? Ou alors le narrateur l’invite-t-il à une autre lecture dans laquelle
l’absence de la mention de départ des disciples n’est plus considérée
comme un oubli mais comme faisant sens dans l’ensemble du récit ?
Et, si tel est le cas, quelle est la fonction de ce scénario en forme de
« trompe-l’œil » ? Que signifie un envoi aux seules « brebis perdues
de la maison d’Israël » (10.6) non validé dans le récit et pourtant
décrit avec des termes qui rappellent, à certains égards, la mission
des auditeurs historiques de l’évangile ? Ces questions, en suspens
pour l’instant, devront être reprises en fin d’enquête. Il faut, pour
l’heure, s’intéresser au second récit où Matthieu réitère la restriction
missionnaire aux seules brebis perdues de la maison d’Israël, à savoir
l’épisode de la femme syro-phénicienne.

Matthieu 15.21-28 : déplacement sémantique


L’épisode de la guérison de la fille de la femme syro-
phénicienne (Mt 15,21-28 // Mc 7.24-31) atteste de la présence
de Jésus hors du territoire juif proprement dit : « région de Tyr et
Sidon » (15.21). Dans l’Ancien Testament l’expression est connotée
négativement (cf. Jr 25.22 ; 27.3 ; 47.4 ; Jl 4.4 ; Za 9.2 ; 1 M 5.15).
Le narrateur l’a déjà employée en 11.21-22. Ce passage est une vive
critique à l’encontre des villes de Chorazin, Bethsaïda et Capharnaüm
dans lesquelles Jésus a opéré des miracles. Les villes païennes de Tyr
et Sidon, elles, se seraient converties si les miracles avaient eu lieu
chez elles. D’une certaine manière, 11.21-22, qui suit la mission de
Jésus dans « leurs villes » (11.2), prépare le récit de 15.21-28.
Par rapport au texte de Marc, trois différences significatives
sont à noter. Tout d’abord la présence des disciples, témoins de
la scène et intervenants actifs de l’épisode (d’une façon d’ailleurs
ambiguë : cf. au v. 23 l’expression apoluson autên que l’on peut
traduire par « libère-la » ou « renvoie-là »). Ensuite, le développement
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 89 

du dialogue : silence de Jésus (v. 23), parole de mise à distance (v. 24),
reproche fait à la femme de prendre ce qui n’est pas à elle (v. 25) :
cela a pour conséquence de rendre la résistance de Jésus plus forte.
Enfin, l’absence chez Matthieu de la première partie de Marc 7.27 :
« Laisse d’abord se rassasier les enfants ». L’insistance ne porte pas ici
sur la succession chronologique (comme dans le modèle d’histoire
du salut) mais sur la priorité réservée à Israël (cf. v. 26 : « il n’est
pas bon de prendre le pain des enfants ») que l’on peut interpréter
alors comme privilège exclusif. Or, confrontée à une résistance forte
de Jésus – qui renvoie à la notion de privilège exclusif d’Israël – la
femme pourtant obtient ce qu’elle a demandé. Jésus, faisant sienne
une instruction qu’il a auparavant donnée à ses disciples (cf. 10.6)
offre pourtant la guérison demandée à la femme païenne. Il ouvre
ainsi aux païens les promesses messianiques de salut. Il convient
cependant de remarquer que Jésus ne reprend pas la totalité de cette
instruction. En effet Jésus dit seulement : « Je n’ai été envoyé que vers
les brebis perdues de la maison d’Israël ». L’interdit d’aller « sur les
chemins des païens et dans les villes des samaritains » (10.5b) n’est
pas repris. La conséquence est sans doute qu’un espace s’ouvre pour
une compréhension non ethnique de l’expression « brebis perdues de
la maison d’Israël » incluant donc la femme païenne13. Déconnectée
de l’interdit d’aller vers les païens et les samaritains, l’expression
signifie alors que sont « brebis perdues de la maison d’Israël » tous
ceux qui attendent de Jésus une parole de salut. La présence des
disciples en fait les témoins de la façon dont doit être interprétée la
parole qu’ils ont reçue en 10.5b-6.
L’épisode de la femme syro-phénicienne met ainsi en scène
un déplacement : non pas tant celui de Jésus14 que celui des disciples

13 Et le fait que celle-ci soit désignée par Matthieu comme « cananéenne » (15.22) ren-
force encore l’ouverture : c’est aux ennemis héréditaires d’Israël que la guérison est offerte.
14 Sans doute le texte de Marc est-il plus propice à une réflexion sur le déplacement de
Jésus. Chez Matthieu, Jésus apparaît plutôt comme un pédagogue qui conduit ses inter-
locuteurs à une autre compréhension de la réalité et d’eux-mêmes. Ainsi avec la femme
syro-phénicienne, on peut se demander si ce n’est pas le modèle socratique qui fonctionne :
Jésus fait en quelque sorte « accoucher » la femme à une autre compréhension d’elle-même
et du salut (elle se comprend comment ayant droit aux miettes de la table des autres).
90  De Jésus à Jean de Patmos

et au-delà peut-être, celui de l’auditeur. Il s’agit de comprendre que la


parole restrictive de Jésus n’est pas un interdit posé à la mission auprès
des païens, mais qu’elle invite à une compréhension renouvelée de
cette mission et donc à un déplacement théologique et identitaire. On
entrevoit alors peut-être un premier élément de réponse à la question
laissée en suspens plus haut : pourquoi le narrateur n’a-t-il pas fait
partir les disciples au chapitre 10 ? C’est que leur départ aurait été
prématuré. En effet, l’interprétation ethnique de la parole restrictive
de Jésus aurait conduit les disciples à une attitude inadéquate et pour
tout dire à une pratique faussée de la mission (i.e. une interprétation
ethnique de l’ordre missionnaire). Il fallait d’abord que les disciples, et
avec eux l’auditeur, passent par cette expérience du dialogue de Jésus
avec la femme syro-phénicienne et s’ouvrent ainsi à une redéfinition
possible de la notion de « brebis perdue de la maison d’Israël ».

Peut-on alors dire que le récit matthéen s’est désormais


résolument ouvert à l’universalisme ? Sans doute l’épisode de la
femme syro-phénicienne fonctionne-t-il comme une charnière.
Ainsi, après cet épisode, le second récit de la multiplication des pains
(15.30-39) va-t-il recevoir une dimension universelle (avec les sept
corbeilles restantes). Et cependant, la suite de la narration semble à
nouveau mettre en scène un scénario où les éléments particularistes
restent encore très présents (cf. par exemple Mt 23.2-3). En fait, le
déplacement décisif s’opérera lors du récit de la Passion.

3. Le récit de la Passion comme interface


L’hypothèse est ici que le récit de la Passion est l’interface,
c’est-à-dire la jonction, qui permet aux éléments particulariste et
universaliste de fonctionner correctement dans la narration15. Trois
éléments sont susceptibles d’accréditer l’hypothèse :

15 Rappelons qu’en informatique, une interface est la « jonction permettant un transfert


d’informations entre deux éléments d’un système » (Dictionnaire Le Petit Robert).
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 91 

– Premièrement, il faut noter qu’à travers sa Passion, le Messie va


subir ce qui est promis au disciple en Matthieu 10 : s’il n’est pas
plus grand que son maître et doit subir ce que son maître a subi
(Mt 10.24), le disciple ne peut donc partir en mission tant que le
Messie n’a pas traversé lui-même l’épreuve du rejet des hommes.
D’une certaine manière, on peut redire ce que l’on avait affirmé
plus haut à propos de l’épisode de la femme syro-phénicienne :
avant la Passion, le départ des disciples aurait été prématuré16.
– Deuxièmement, au cours de la Passion, la tension entre particu-
larisme et universalisme atteint son apogée en se cristallisant sur
la personne même du Messie : d’une part Jésus meurt comme
« Roi des juifs » (27.37 ; cf. 2.1) ; d’autre part son sang est le sang
de l’alliance (26.28) versé « pour la multitude » (to peri pollôn) en
vue du « pardon des péchés » ; on retrouve ici, dans une grande
inclusion, une reprise de la thématique posée en 1.21. C’est le
sang du Messie qui est versé en vue du pardon des péchés. Il
est la victime expiatoire pour la multitude : ainsi la notion de
« peuple » de 1.21 se retrouve-t-elle désormais, en quelque sorte,
dés-ethnicisée.
– Troisièment et surtout peut-être, la mort du Messie est, pour
Matthieu, le lieu d’un changement d’époque décisif. La cruci-
fixion est en effet interprétée dans les catégories de l’apocalypti-
que juive et comme le passage de l’éon ancien à l’éon nouveau.
Ce cadre apocalyptique est indiqué par les traditions relatives au
déchirement du voile, au tremblement de terre et à l’ouverture
des tombeaux que Matthieu – et lui seul des quatre évangélistes
– insère dans le récit de la mort de Jésus (cf. Mt 27.51b-53). Ces
traditions sont la traduction d’une conviction théologique. Ce
que la prédication de Jean-Baptiste et de Jésus laissait entrevoir

16 Le fait que le départ des disciples ne soit pas validé en Mt 10 ne signifie évidemment
pas qu’ils ne sont pas partis ! Cela veut dire : pour autant qu’on considère le fait comme
avéré, Matthieu ne nie pas l’historicité d’une mission prépascale des disciples. Simplement,
au niveau de sa narration, il choisit d’orienter son lecteur – qui a sans aucun doute connais-
sance de l’existence de cette mission – vers une autre lecture, un autre effet de sens : en
suspendant le départ des disciples jusqu’à l’envoi final, il le conduit à s’interroger sur la
signification et les modalités de la mission pour le présent de sa communauté.
92  De Jésus à Jean de Patmos

(cf. Mt 3.2 et 4.17) est désormais arrivé. La mort de Jésus est,


pour Matthieu, le lieu d’un basculement : l’éon ancien s’achève,
l’éon nouveau commence – la résurrection des saints en est l’at-
testation – et les distinctions anciennes n’ont plus cours, en par-
ticulier la distinction entre Israël et les nations. Alors la mission,
universelle, devient non seulement possible mais nécessaire :
il convient en effet d’annoncer cette Bonne Nouvelle à toutes
les « brebis perdues » (10.6 et 15.24) de « toutes les nations »
(28.19).

Du particulier au singulier, de l’universel ethnocentrique à l’uni-


versel messianique
Concernant la compréhension de la mission chez Matthieu,
il apparaît que le récit évangélique propose un réinvestissement
théologique nouveau des notions de particularisme et d’universalisme.
Pour Matthieu, le particularisme fonctionne comme concentration
non plus sur le peuple en tant que groupe ethniquement identifié
(« brebis perdue de la maison d’Israël » désignant, à l’origine,
un membre du peuple d’Israël en quête de salut) mais comme
concentration sur l’individu, quelle que soit son origine ethnique, en
quête de salut (interprétation non ethnique de l’expression « maison
d’Israël » dans l’épisode de la femme syro-phénicienne). Quant à
l’universalisme, il n’est plus centré autour de la montée des nations à
Jérusalem ou autour de la Torah reconnue par tous les peuples, mais
autour de la figure du Messie crucifié et ressuscité, dont le « sang est
versé pour la multitude » et dont l’enseignement a désormais autorité
sur la Loi, au point de devenir ce qu’il faut garder et transmettre à
toutes les nations (Mt 28.19).

On aurait cependant tort de penser que ce témoignage rendu


au Messie relève d’un contenu doctrinal à transmettre. Pour Matthieu,
l’appel du Christ constitue le disciple non pas comme possesseur
d’un savoir à transmettre mais bien comme « petit », c’est-à-dire,
comme celui qui, à l’image de son maître, vit dans l’insécurité sur
lui-même et, ne pouvant plus compter sur les sécurités de ce monde,
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 93 

attend des autres une parole ou un geste d’accueil (Mt 10.42). Pour
Matthieu, annoncer l’Évangile, ce n’est pas transmettre une doctrine
que les autres doivent accepter. Mais, c’est, plus fondamentalement,
être devant les autres dans son manque et sa faiblesse. Ce n’est pas le
moindre paradoxe que la « réussite » de la mission consiste donc, non
pas tant à apporter quelque chose que les autres doivent accepter,
qu’être accueilli comme disciple d’un maître crucifié. Annoncer la
Bonne Nouvelle, c’est en quelque sorte donner aux autres, juifs et
païens, l’occasion d’accueillir un Dieu qui se donne à connaître dans
la faiblesse et l’humilité de l’homme de Nazareth et de ses envoyés.
Cette faiblesse reconnue et assumée est alors l’espace où peut
s’expérimenter, dans la vie de celui qui reçoit le témoin de l’Évangile,
la puissance de résurrection, la dynamique de vie du Dieu qui a
relevé le Christ d’entre les morts.
94  De Jésus à Jean de Patmos
5

Luc-Actes ou la mission
« dans toute ville et localité…
jusqu’aux confins de la terre… »

« Au très honorable Théophile »

La tradition patristique, depuis Irénée de Lyon (180), a


unanimement considéré que le troisième évangile et les Actes des
apôtres étaient l’œuvre d’un même auteur ; depuis Papias (Irénée,
Contre les hérésies 3.1,1), on a attribué ces deux écrits à un personnage
que l’on nomme Luc. Plusieurs indices littéraires vont dans le sens
d’une unité d’auteur des deux œuvres, dont le plus patent est la
dédicace au « très honorable Théophile » : c’est en effet au même
personnage (réel ou fictif ? peu importe pour notre propos, mais il
y a de bonnes raisons de penser que Luc s’adressait à quelqu’un de
bien réel) que sont dédiés tant l’évangile (Lc 1.1-4) que les Actes des
apôtres (Ac 1.1)1. Le thème de la mission se déploie donc au fil des

1 Sur ce point, voir Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1-12), Genève, Labor et
Fides, 2007, p. 17-18.
96  De Jésus à Jean de Patmos

cinquante-deux chapitres de l’œuvre double de Luc (communément


appelée Luc-Actes), qu’il nous faudra parcourir d’un bout à l’autre
pour tenter de voir comment Luc traite ce motif. Notre itinéraire
débutera dans l’Évangile de l’enfance2, où nous verrons comment
Luc installe subtilement la thématique de la mission. Une deuxième
étape nous amènera à lire les deux récits d’envoi en mission des
disciples (Lc 9.1-6.10 ; 10.1-20). Nous nous interrogerons pour savoir
pourquoi Luc, le seul des trois évangélistes synoptiques, a tenu à
mentionner non pas un, mais deux envois en mission. La troisième
étape nous transportera au seuil du second volume de l’œuvre de Luc,
les Actes des apôtres. Là, une parole du Ressuscité (Ac 1.8) mandate
les disciples pour une mission à visée clairement universelle. Une
quatrième étape sera marquée par le récit de l’évangélisation d’une
région (et d’habitants) aux marches d’Israël : la Samarie. L’itinéraire
se poursuivra dans un cinquième temps entre Joppé et Césarée, où
Pierre est envoyé (quasiment de force !) pour évangéliser et baptiser le
centurion Corneille. Nous bouclerons notre « voyage missionnaire »
avec la dernière scène des Actes des apôtres (Ac 28.16-31), où
Paul, emprisonné à Rome, n’en continue pas moins de recevoir et
d’enseigner dans sa résidence surveillée tous ceux qui venaient le
trouver (v. 30).

Nous verrons ainsi que Luc ne propose pas seulement à


son lecteur un itinéraire géographique de la mission, mais aussi
un itinéraire théologique : la proclamation de l’Évangile passe
progressivement du berceau qui l’a vu naître (Jérusalem et Israël), à
la niche impériale qu’est Rome, dans laquelle il va tenter, et réussir,
de se faire une place sur le grand marché religieux du monde gréco-
romain du premier siècle.

C’est donc à un voyage sur les traces de la mission telle que


l’imagine Luc que nous vous convions à notre tour…
2 C’est ainsi que l’on nomme les deux premiers chapitres de l’évangile de Luc (de même
que les deux premiers chapitres de l’évangile de Matthieu), qui racontent la naissance de
Jean-Baptiste et celle de Jésus, puis l’enfance de ce dernier.
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 97 

1. Prélude : l’Évangile de l’enfance (Lc 1–2)

L’évangile selon Luc s’ouvre par le récit de deux naissances


miraculeuses : celle de Jean-Baptiste et celle de Jésus. On a depuis
longtemps relevé le parallélisme entre ces deux récits, qui installent
Jean dans le rôle du précurseur3. Clairement, pour Luc, Jean-Baptiste
fait fonction de charnière entre les promesses vétérotestamentaires et
leur accomplissement en la personne de Jésus.

En ce qui concerne Jean, tout se passe en contexte cultuel


juif : le récit de l’annonce de sa naissance est rédigé dans un style à
forte coloration biblique (1.5-25). L’histoire se déroule au Temple de
Jérusalem, où le prêtre Zacharie, le père de Jean, est désigné pour
« offrir l’encens à l’intérieur du sanctuaire du Seigneur » (1.9). La
mission de Jean, telle que la décrit l’ange apparu à Zacharie, sera
de « ramener beaucoup de fils d’Israël au Seigneur leur Dieu »
(1.16), afin de « former pour le Seigneur un peuple préparé » (1.17).
De même, après la naissance de l’enfant, le cantique de Zacharie
(1.67-79) semble indiquer que le rôle prophétique de Jean sera
exclusivement destiné au salut d’Israël (cf. 1.77 « pour donner à son
peuple la connaissance du salut par le pardon des péchés »).

Une subtile ouverture vers les nations se fait jour dans ce


qu’il est convenu de nommer le « cantique de Syméon » (2.29-
35), prononcé par cet homme « juste et pieux » (2.25) lors de la
présentation au Temple de l’enfant Jésus (2.22-24)4 : la louange de
Syméon remercie en effet Dieu d’avoir préparé le salut « face à tous les

3 Cf. Augustin George, « Le parallèle entre Jean-Baptiste et Jésus en Luc 1–2 », dans Al-
bert Descamps, André de Halleux, éds, Mélanges bibliques en hommage au R.P. Béda Rigaux,
Gembloux, Duculot, 1970, p. 43-65.
4 Luc semble ici confondre deux rites distincts : au verset 22-23, il évoque le rite de la
présentation de l’enfant au Temple, alors que le verset 24 est relatif au rite du sacrifice en
faveur de la mère constatant sa purification de la souillure engendrée par l’accouchement.
Mais ce télescopage est peut-être voulu par l’auteur : il lui permet ainsi de montrer la pré-
sence de toute la famille au Temple de Jérusalem (cf. François Bovon, L’Évangile selon Saint
Luc [1,1–9,50], Genève, Labor et Fides, 1991, p. 134).
98  De Jésus à Jean de Patmos

peuples : lumière pour la révélation aux païens et gloire d’Israël ton


peuple » (v. 31-32). Les païens, c’est-à-dire les non-juifs, font donc
leur entrée dans la sphère de salut de Dieu, qui se présente à Syméon
sous la forme de Jésus enfant. De manière quelque peu surprenante,
mais significative, ce sont même eux qui sont cités en premier lieu
dans le cantique de Syméon ! Significative, disions-nous, car on ne
peut s’empêcher d’y voir un rapport étroit avec la fin de l’œuvre de
Luc, où, en Actes 28.28, Paul s’adresse à la délégation juive de Rome,
leur reproche leur incrédulité, et conclut son discours en ces termes :
« Sachez-le donc : c’est aux païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu :
eux, ils écouteront ». Cependant, pas plus qu’à la fin des Actes (nous
y viendrons plus tard) qu’en ce début d’évangile, Israël n’est exclu
du salut : le salut de Dieu concerne tous les peuples et il sera gloire
d’Israël son peuple. Mais au stade où nous en sommes dans le récit, la
mission, tant à l’égard d’Israël que des nations, en reste à un niveau
virtuel et sans contenu clairement défini.
Les choses se précisent quelque peu lors des deux envois en
mission des disciples.

2. « Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des


guérisons » (Lc 9–10)
Luc est le seul à rapporter non pas un, mais deux récits d’envoi
en mission : le premier (Lc 9.1-6.10) concerne l’envoi des Douze,
alors que le second présente celui des soixante-douze disciples (Lc
10.1-20).

L’envoi des Douze (Lc 9.1,6-10)


1 Ayant réuni les Douze, il leur donna puissance et autorité
sur tous les démons et il leur donna de guérir les maladies. 2 Il
les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons, 3
et il leur dit : « Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni sac,
ni pain, ni argent ; n’ayez pas chacun deux tuniques. 4 Dans
quelque maison que vous entriez, demeurez-y. C’est de là que
vous repartirez. 5 Si l’on ne vous accueille pas, en quittant cette
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 99 

ville secouez la poussière de vos pieds : ce sera un témoignage


contre eux ». 6 Ils partirent et allèrent de village en village,
annonçant la Bonne Nouvelle et faisant partout des guérisons.
10 À leur retour, les apôtres racontèrent à Jésus tout ce qu’ ils
avaient fait. Il les emmena et se retira à l’ écart du côté d’une
ville appelée Bethsaïda.

Le premier récit suit, dans les grandes lignes, le texte de


Marc (Mc 6.6-13)5. Il y a cependant lieu de relever quelques écarts
significatifs entre le texte de Marc et celui de Luc.
– Premier écart : Luc ne mentionne pas ici l’envoi des Douze deux
par deux, comme c’est le cas chez Marc (6.7) ; il réservera cette
consigne pour l’envoi des soixante-douze, au chapitre 10. Pour
Luc, les Douze semblent être compris comme un groupe indis-
soluble, comme une entité compacte qu’il n’est pas judicieux de
séparer. En effet, le groupe des Douze est un concept théologique
qu’affectionne l’auteur du récit adressé à Théophile, à telle ensei-
gne qu’il ressentira le besoin, au seuil du livre des Actes (Ac 1.15-
26), de rapporter le remplacement de Judas par Matthias, afin
de reconstituer le collège des Douze : aux yeux de Luc, ce chiffre
symbolise la totalité d’Israël6, elle-même prémisse de l’Église.
– La deuxième différence porte sur le pouvoir conféré aux Douze :
alors qu’en Marc 6.7, il s’agit de la capacité à chasser des esprits
impurs, Luc préfère parler de démons (Lc 9.1). Ce petit détail
pourrait paraître anodin, mais nous pensons que Luc a ainsi sub-
tilement infléchi ce récit (qu’il a hérité de sa tradition, tout com-
me Matthieu et Marc), dans le but de lui donner un tour plus
universaliste. En effet, Luc réserve l’appellation « esprit impur »
au champ géographique d’Israël : dès que la mission en débor-
dera, il ne l’utilisera plus, préférant parler de « démon » (dernière
utilisation de l’expression « esprits impurs » : Actes 8.7, au seuil

5 Cf. p. XX-XX.
6 Sur le récit de l’élection de Matthias, cf. Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1–12),
p. 56-66. L’auteur relève avec raison que : « [l’]’absence, dans la suite, de tout intérêt pour
Matthias montre qu’il n’y va pas de lui, mais du groupe des Douze » (p. 66).
100  De Jésus à Jean de Patmos

de la mission en Samarie, donc hors-Israël). En choisissant d’évo-


quer des démons plutôt que des esprits impurs, Luc ne signale-
t-il pas déjà que la mission des Douze débordera rapidement de
l’espace géographique et ethnique d’Israël ?
– La troisième différence consiste en une radicalisation des consi-
gnes d’équipement : là où Marc concède aux disciples de prendre
un bâton (Mc 6.8), le Jésus de Luc leur interdit de se munir du
moindre bâton (Lc 9.3)7. L’auteur du récit à Théophile rapporte
probablement une pratique de dénuement total des prédicateurs
itinérants, qui eut peut-être cours au tout début du christianis-
me, typique de l’attente imminente de la parousie ; cette pratique
fut abandonnée lorsque le christianisme commença à s’installer
dans la durée. Luc est d’ailleurs parfaitement conscient du ca-
ractère outrancier de cette consigne de dépouillement total, car
plus loin dans la narration, il lèvera explicitement cet interdit de
l’équipement (Lc 22.35-36)8.

L’envoi des 72 (Lc 10.1-20)


Le second récit d’envoi en mission (Lc 10.1-20), propre au
troisième évangile, est presque trois fois plus long que le premier.
Voici comment Luc rapporte les faits :
1 Après cela, le Seigneur désigna soixante-douze autres disciples
et les envoya deux par deux, devant lui dans toute ville et
localité où il devait aller lui-même. 2 Il leur dit : « La moisson
est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le
maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson. 3
Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des
loups. 4 N’emportez pas de bourse, pas de sac, pas de sandales,
et n’ échangez de salutations avec personne en chemin. 5 Dans

7 La même radicalisation sera perceptible dans l’envoi en mission des soixante-douze,


à qui il sera interdit d’emporter des sandales (Lc 10.4 ; comparer Mc 6.9 : « mais d’être
chaussés de sandales »).
8 Cf. à ce sujet, Thomas Schmeller, « Réflexions socio-historiques sur les porteurs de la
tradition et les destinataires de Q », dans Andreas Dettwiler, Daniel Marguerat, éds, La
source des paroles de Jésus (Q). Aux origines du christianisme, Genève, Labor et Fides, 2008,
p. 149-171, en particulier p. 156-160.
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 101 

quelque maison que vous entriez, dites d’abord : « Paix à cette


maison ». 6 Et s’ il s’y trouve un homme de paix, votre paix
ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. 7 Demeurez
dans cette maison, mangeant et buvant ce qu’on vous donnera,
car le travailleur mérite son salaire. Ne passez pas de maison
en maison. 8 Dans quelque ville que vous entriez et où l’on
vous accueillera, mangez ce qu’on vous offrira. 9 Guérissez les
malades qui s’y trouveront, et dites-leur : « Le Règne de Dieu
est arrivé jusqu’ à vous ». 10 Mais dans quelque ville que vous
entriez et où l’on ne vous accueillera pas sortez sur les places et
dites : 11 « Même la poussière de votre ville qui s’est collée à nos
pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre. Pourtant, sachez-le :
le Règne de Dieu est arrivé ». 12 Je vous le déclare : ce jour-là,
Sodome sera traitée avec moins de rigueur que cette ville-là. 13
Malheureuse es-tu, Chorazin ! malheureuse es-tu, Bethsaïda !
car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr
et à Sidon, il y a longtemps qu’elles se seraient converties, vêtues
de sacs et assises dans la cendre. 14 Oui, lors du jugement, Tyr
et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous. 15 Et
toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu’au ciel ? Tu descendras
jusqu’au séjour des morts. 16 Qui vous écoute m’ écoute, et qui
vous repousse me repousse ; mais qui me repousse repousse celui
qui m’a envoyé.
17 Les soixante-douze disciples revinrent dans la joie, disant :
« Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom ». 18
Jésus leur dit : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’ éclair.
19 Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents
et scorpions, et toute la puissance de l’ennemi, et rien ne pourra
vous nuire. 20 Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les
esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms
sont inscrits dans les cieux ».

Ce discours d’envoi missionnaire a fondé la pratique


d’évangélisation de l’Église, mais il a également posé problème, tant
certaines de ses exigences paraissent impraticables : pourquoi, par
102  De Jésus à Jean de Patmos

exemple, Jésus interdit-il de saluer des personnes en chemin (v. 4) ? De


même, pourquoi une aussi lourde condamnation des villes rebelles
à l’accueil de l’Évangile (v. 10-15) ? Tout cela a été parfois ressenti
comme une sorte de contre-témoignage… L’essentiel de ce récit tient
dans le long discours de Jésus (v. 2-16 ; comparer aux trois versets du
premier récit d’envoi en mission !). Plus largement, d’ailleurs, c’est
Jésus qui est le principal protagoniste de cette histoire : des disciples,
on sait juste qu’ils sont soixante-douze, envoyés deux par deux (v.
1) ; on déduit qu’ils partent grâce à la mention de leur retour (v. 17),
mais on ne sait ni quand ils sont partis, ni dans quelles conditions, ni
combien de temps a duré leur absence ; Luc les dit joyeux du succès
de leur mission, et de leur capacité à soumettre les démons (v. 17).

Mais pourquoi soixante-douze « autres disciples » ? Luc, qui


aime tisser des liens entre son récit et la Bible juive, s’inspire ici de
la liste des peuples issus des descendants des fils de Noé, telle qu’on
la trouve en Genèse 109. Dans la tradition vétérotestamentaire,
le nombre soixante-douze (ou soixante-dix) évoque l’idée de la
totalité de la race humaine (cf. aussi par exemple Gn 46,27, où il
est dit que la maisonnée de Jacob qui descendit en Égypte comptait
soixante-dix âmes)10. L’envoi de soixante-douze disciples revêt donc
bien la dimension universaliste indiquée par la liste des nations de
Genèse 10.
Le discours de Jésus, au verset 2, s’ouvre par la métaphore de
la moisson, qui s’applique généralement dans l’Ancien comme dans
le Nouveau Testament au Jugement dernier (cf. Es 17.9 ; Jr 13.24 ;
Mt 3.12 ; Ap 14.14-20) ; ici, la métaphore reçoit un sens positif, à ceci
près que la joie de l’abondance de la moisson est tempérée par le peu
d’ouvriers disponibles. C’est la raison pour laquelle Jésus invite à la

9 Une partie de la tradition manuscrite lit soixante-dix et non soixante-douze : la ver-


sion hébraïque du récit de Genèse 10 mentionne en effet soixante-dix nations, alors que la
version grecque (Septante), comptabilise soixante-douze nations. Comme Luc suit proba-
blement la version grecque, la majorité des commentateurs retient le nombre de soixante-
douze.
10 Sur la liste des peuples de Genèse 10, on consultera : Nahum M. Sarna, Genesis, Phila-
delphia, The Jewish Publication Society, 1989, p. 69.
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 103 

prière. La mission, ici, s’inaugure donc par une prière, qui demande
(et implique) que d’autres disciples se joignent plus tard aux soixante-
douze. Encore plus radicalement qu’au chapitre 9, Luc laisse entendre
que la mission n’est pas un chemin parsemé de roses : les disciples
sont envoyés « comme des agneaux au milieu des loups » (v. 3) ; leur
dénuement est extrême : même le strict minimum dont un voyageur
était doté dans l’Antiquité leur est interdit ; ils ne peuvent emporter
« ni bourse, ni sac, ni sandales » (v. 4) ; l’étrange interdiction (surtout
pour la mentalité antique) d’échanger des salutations en chemin doit
se comprendre au prisme des priorités qu’exige la mission : il faut en
premier lieu arriver à destination, dans les villes à évangéliser, avant
de saluer quiconque. Cette salutation, d’ailleurs, et bien plus qu’une
banale formule de politesse : elle prononce la paix de Dieu offerte par
l’intermédiaire des envoyés (v. 5). Cette paix est synonyme de bonnes
relations, de bonheur s’exprimant par des gestes concrets (manger et
boire), elle est une marque de la joie du Royaume.

Cependant, l’évangélisation ne concerne pas, dans un


premier temps, l’ensemble de la population d’une ville : la première
chose à faire, dit Jésus, est d’y rencontrer un « homme de paix » et
de résider chez lui (v. 6-7). Le contact personnel prime donc sur
la communication publique : ce n’est qu’après que la prédication
missionnaire pourra se déployer vers l’ensemble de la ville (v. 8-9).
Pour Luc, la ville est le lieu par excellence où l’Évangile peut se
développer : lieux de vie, d’échanges d’idées, d’histoires, d’intérêts
commun, les villes tissent entre elles un réseau de communication qui
permettra au christianisme de migrer de Jérusalem jusqu’à Rome.
Aux yeux de Luc, cette prédication de l’Évangile n’est pas pure
abstraction, pur discours intellectuel à la manière des philosophes
grecs itinérants : elle se traduit par des actions concrètes (guérir les
malades).
Jésus met ensuite les disciples en garde : quels que soient leur
bonne volonté, leur enthousiasme, leur charisme ou leurs talents de
guérison, l’accueil de la Bonne Nouvelle n’a rien d’automatique :
certaines villes seront rétives. De ces villes-là, dit Jésus, il ne faudra
104  De Jésus à Jean de Patmos

rien garder, pas même la poussière des rues sous les pieds (cf. Lc 9.5,
à ceci près que Luc met ici l’accent sur le caractère public du geste :
« sortez sur les places et dites : « Même la poussière de votre ville
qui s’est collée à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre » »,
v. 10-11).

Suit alors une longue lamentation sur les villes qui refusent
d’accueillir la Bonne Nouvelle. Il ne s’agit pas, comme on le dit trop
souvent, d’une malédiction, mais bien d’une lamentation funèbre :
ouaï, une forme hellénisée de l’interjection latine vae, est un constat
de malheur bien plus qu’une condamnation. L’erreur de ces villes est
de ne pas avoir compris qu’une conversion était possible (v. 13). La
fin du discours aux soixante-douze pose le constat d’une solidarité de
destin entre Jésus, Dieu (« celui qui m’a envoyé ») et les disciples.

Le verset 17 rend compte du retour de mission des soixante-


douze. Il est frappant de constater que Luc ne s’intéresse pas à ce qui
s’est réellement passé lors de cette mission, et qu’il rapporte les succès
des disciples en termes d’exorcisme et non de conversion. La réponse
de Jésus, dont la teneur est nettement apocalyptique, va d’ailleurs
dans le même sens (v. 18) : désormais, les forces démoniaques se
soumettent (en son nom, comme le relèvent les disciples au v. 17).
Non seulement le Satan est défait par Jésus, mais les disciples sont
également mis au bénéfice de la capacité de Jésus à chasser les
démons.

Les disciples, Luc l’a relevé au verset 17, reviennent « dans


la joie », celle que leur a procuré leur compétence à soumettre les
démons. Pourtant, au verset 20, Jésus apporte un correctif : le vrai
motif de leur joie ne doit pas être une capacité à pratiquer des
exorcismes, mais de savoir que leurs noms sont « inscrits dans les
cieux », c’est-à-dire de se savoir accueillis par Dieu (l’Apocalypse
dirait : « inscrits dans le livre de vie », cf. Ap 3.5 ; 20.15 ; voir aussi
Ph 4.3).
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 105 

Pour terminer, ramassons les informations que nous avons


recueillies à la lecture de ces deux récits :
– fidèle en cela au slogan cher à Paul : « le juif d’abord, puis le
Grec » (voir par exemple Rm 1.16), Luc met en scène un premier
envoi en mission, qui ne concerne que les Douze, et ne s’adresse
qu’à Israël ; la mission aux non-juifs viendra dans un deuxième
temps ;
– c’est Jésus (ou le Seigneur au ch. 10) qui envoie en mission ; ce
n’est donc pas une initiative personnelle, mais un mandat confié
aux disciples ;
– la mission est quelque chose qui exige un dépouillement radical,
et qui n’est pas exempte de difficultés et de souffrances ;
– l’évangélisation n’est pas seulement pur don, elle est aussi un pro-
cessus d’échange (cf. 10,7 : « le travailleur mérite son salaire ») ;
– l’évangélisation n’est pas seulement discours, elle se manifeste
aussi par des gestes concrets.

3. « Jusqu’aux extrémités de la terre » : Actes 1.8


Franchissons à présent le seuil du second tome de l’œuvre
de Luc, et voyons comment l’auteur va continuer à déployer sa
conception théologico-géographique de la mission.
En ouverture de ses Actes d’apôtres, Luc, en bon conteur
qu’il est, commence par procéder à un petit rappel des faits relatés à
la fin de l’évangile : il raconte donc une seconde fois les tous derniers
événements sur lesquels se clôturait son premier volume : le repas
avec le Ressuscité (Lc 24.36-43 // Ac 1.4-5) et l’Ascension (Lc 24.50-
53 // Ac 1.9-11). Dans les Actes, entre ces deux scènes s’insère ce que
d’aucuns ont érigé en verset programmatique du livre : le verset 8b,
l’envoi en mission des disciples11.
Les Actes des apôtres, après la dédicace à Théophile (1.1-2),
s’ouvrent sur le rappel des quarante jours passés en compagnie du
11 Voir notamment Daniel Marguerat, « L’unité de Luc-Actes : un travail de lecture »,
dans La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), Paris/Genève, Cerf, Labor
et Fides, 20032, p. 67-95, en particulier p. 75.
106  De Jésus à Jean de Patmos

Ressuscité (1.3), puis enchaînent sur un repas pris en commun (v. 4-5).
En évoquant un dialogue lors d’un repas, Luc s’inscrit dans le droit fil
des auteurs gréco-romains, qui décrivaient souvent des conversations
à caractère philosophique se déroulant lors d’un banquet12. Ici, bien
que cette mention du repas soit pour Luc une façon d’insister sur la
corporéité de Jésus (un fantôme ne mange pas !), c’est aussi pour lui
l’occasion d’évoquer une dernière conversation entre le Ressuscité
et les Onze. Lors de ce repas, les disciples demandent au Ressuscité
quand aura lieu le rétablissement du Royaume pour Israël (v. 6) ; leur
question s’inscrit encore dans une logique de mission exclusivement
tournée vers Israël, même si le chapitre 10 de l’évangile de Luc avait
ménagé une brèche en direction des nations non-juives. Mais à
cette question, Jésus répond en déplaçant leur attente : les disciples
n’ont pas à connaître le calendrier des temps de la fin, qui est du
ressort du Père (v. 7) ; par contre, ils vont être mis au bénéfice de
l’accomplissement d’une promesse déjà annoncée en fin d’évangile
(v. 8a ; cf. Lc 24.49) : le don, de la part de Dieu, d’une puissance, celle
du Saint-Esprit ; c’est cette puissance qui leur permettra de devenir
les témoins du Christ et de son Évangile « à Jérusalem, dans toute la
Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (1.8b).

La portée universaliste de la mission, encore évoquée de


manière allusive et embryonnaire dans l’évangile, devient ici évidente :
non seulement les disciples sont appelés à être les hérauts du Royaume
à Jérusalem et en Judée, mais ils sont invités à rendre témoignage
« jusqu’aux extrémités » de la terre ! Le lecteur attentif froncera peut-
être le sourcil, se rappelant que les Actes se terminent à Rome, qui,
justement, est tout sauf les confins du monde ! Dans l’esprit de Luc,
comme dans celui de l’immense majorité de ses contemporains,
Rome serait plutôt le centre du monde et non le bout du monde. Mais
comprenons ce que veut nous faire entendre l’auteur : si l’Évangile
parvient à Rome, la capitale de l’Empire, il est assuré de se répandre,
effectivement, « jusqu’aux extrémités de la terre ».

12 Il suffit de penser au célèbre Banquet de Platon.


Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 107 

4. Philippe, l’homme qui sort du rang (Actes 8)

Jusqu’au chapitre 8 des Actes, la mission était essentiellement


tournée vers Israël, et même très exactement vers Jérusalem. Les
disciples annoncent Jésus Messie aux juifs qui fréquentent le Temple
de la Ville sainte, avec un succès considérable selon Luc : trois mille
convertis à l’issue du discours de Pierre à la Pentecôte (Ac 2.41),
cinq mille autres après la guérison du boiteux à la Belle porte du
Temple (Ac 4.4), et des « multitudes de plus en plus nombreuses
d’hommes et de femmes » selon Actes 5.14. Pourtant, si les disciples
rallient bon nombre de juifs du peuple à la cause du Ressuscité, ils
ne rencontrent pas le même succès auprès des autorités religieuses,
Sadducéens en tête. Il faut savoir que ces derniers ne croyaient pas à
la résurrection (cf. Mc 12.18) ; or, c’est justement la résurrection de
Jésus que proclament les apôtres (Ac 2.23,33 ; 3.15 ; 4.10 ; 5.30), ce
qui exaspère prodigieusement les sadducéens membres du Sanhédrin
(« Ils étaient excédés de les voir instruire le peuple et annoncer, dans
le cas de Jésus, la résurrection des morts », 4.2).
À l’issue du procès d’Étienne et de sa lapidation par les
Jérusalémites (Ac 7), une « violente persécution » éclata contre les
disciples du Christ, qui se virent obligés de fuir Jérusalem pour se
réfugier en Judée et en Samarie (Ac 8.1b).
C’est en Samarie que Philippe, l’un des Sept (cf. Ac 6.1-7),
élargit pour la première fois le champ missionnaire : Actes 8.5-40
relate deux épisodes sur lesquels il est intéressant pour notre propos
de nous arrêter. Précisons en préambule que l’ensemble de la séquence
abonde en vocabulaire de l’évangélisation : on n’y rencontre en effet
pas moins de cinq occurrences du verbe « évangéliser »13.
Le premier épisode (8.5-25) relate l’activité évangélisatrice
de Philippe « dans une ville de Samarie » (8.5). Il faut savoir
qu’à cette époque, la Samarie est une région considérée comme
marginale, voire schismatique, par les juifs de Judée : sa population
est cosmopolite, en partie païenne, mais aussi composée de juifs

13 8.4,11,25,35,40.
108  De Jésus à Jean de Patmos

qui se distancient fortement du judaïsme jérusalémite. Pour Flavius


Josèphe, les Samaritains sont « d’humeur versatile, lorsqu’ils voient
les juifs prospérer, ils les appellent leurs parents […] ; les voient-ils
péricliter, ils prétendent n’avoir rien de commun avec les juifs et
n’être tenus envers eux par aucun lien d’amitié ou de race »14. Le
Talmud également les tient en piètre estime : « les Samaritains sont
comme les païens », peut-on lire notamment dans Berakot (7.1), ou
des traités du Talmud.
Quoi qu’il en soit, le succès de Philippe y est considérable :
les foules s’attachent à ses paroles, et sont émerveillées des miracles,
guérisons et exorcismes qu’il accomplit (v. 6-7). Au verset 8 revient
le thème de la joie, comme en Luc 10.17, signe du succès de la
mission.
C’est ici que s’insère le curieux récit de la conversion de
Simon le magicien, et de ses « ratés » théologiques (v. 9-24). On
apprend qu’avant l’arrivée de Philippe en Samarie, un homme
du nom de Simon y exerçait son activité magique qui fascinait
les foules (v. 9-11). La rencontre avec Philippe, qui pratique lui
aussi guérisons et exorcismes, prend donc les traits d’un « duel de
magiciens »15. Cependant, Luc prend grand soin d’établir la nette
différence existant entre les deux hommes : Simon est dit faire de
la magie (v. 9), terme à connotation ambivalente, mais largement
dépréciatif sous la plume de Luc, alors que Philippe vient en
Samarie pour proclamer le Christ (v. 5) ; Simon se dit quelqu’un
d’important (v. 9), alors que Philippe annonce la Parole d’un Autre
(v. 12) ; Simon maintenait les Samaritains « depuis longtemps dans
l’émerveillement par ses sortilèges » (v. 11), tandis que Philippe se les
attachait par la proclamation de la Parole et provoquait leur joie (v.
6-8).
L’incroyable se produit pourtant : Simon devient croyant et
reçoit le baptême (v. 13) ! Luc aurait pu en rester là dans son récit,

14 Antiquités Juives 9.291.


15 Selon l’heureuse expression de Daniel Marguerat, dans son chapitre consacré à la ma-
gie dans les actes des apôtres (La première histoire du christianisme [Les Actes des apôtres],
Lectio divina 180, Paris, Cerf, 20032 p. 199).
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 109 

et en faire une belle histoire du mécréant converti. Or il n’en est


rien : l’affaire rebondit lorsque, mis au courant du succès de Philippe
en Samarie, les apôtres Pierre et Jean viennent le constater de leurs
propres yeux (v. 14). Les deux apôtres entérinent ces conversions,
mais se rendent compte qu’aucun Samaritain, une fois baptisé, n’a
reçu l’Esprit Saint. Or, pour l’auteur du livre des Actes, la réception
de l’Esprit est la marque de foi par excellence : c’est une constante
chez lui, et il n’y dérogera que pour Paul, dont il n’est jamais dit
qu’il reçut l’Esprit16 ; par contre, l’apôtre des nations sera bénéficiaire
d’un dialogue avec le Ressuscité et – mis à part, nous l’avons vu,
les Onze avant Pentecôte – il est le seul dans les Actes à jouir de ce
privilège17.
Pierre et Jean entreprennent donc de prier et d’imposer les
mains aux Samaritains, qui reçoivent l’Esprit (8.15-17). Voyant
cela, Simon, probablement impressionné, propose de l’argent aux
apôtres, afin de pouvoir, lui aussi, conférer l’Esprit Saint (v. 18). Bien
entendu, il se fait vertement remettre à sa place par Pierre (v. 20-
23) ; en gros, Pierre lui dit : « Va au diable, toi et ton argent ! ». Il
assortit cependant sa réprimande d’un appel à la repentance (v. 22),
à quoi Simon réplique par une demande d’intercession (v. 24). Luc
reste muet sur la destinée de Simon ; peut-être le fait-il sciemment,
laissant sous-entendre qu’un pardon est possible pour chacun, même
pour un magicien, qui, bien que converti, fonctionne encore selon
ses anciens schémas de pensée.
Le verset 25 clôt la scène, montrant Pierre et Jean, sur le
chemin du retour vers Jérusalem et annonçant l’Évangile aux villages
samaritains18.

16 En Actes 9.17, Luc fera bien dire à Ananias que ce dernier vient imposer les mains
à Saul « afin que tu retrouves la vue et que tu sois rempli d’Esprit Saint », mais jamais le
narrateur ne mentionne explicitement que Paul a reçu l’Esprit Saint : cette donnée semble
aller de soi pour Luc, puisqu’en 13,9, il dit que Paul est rempli d’Esprit Saint.
17 Cf. Ac 9.4-6 ; 22.7-10 ; 26.14-18.
18 Luc veut probablement signifier par cette notice que l’évangélisation de la Samarie
n’est pas l’initiative du seul Philippe, mais que, par le truchement de Pierre et Jean, elle
reçoit l’aval implicite de la communauté-mère de Jérusalem.
110  De Jésus à Jean de Patmos

Le second épisode (8.26-40) se déroule toujours en Samarie,


mais le protagoniste sera cette fois un homme des confins, un homme
encore plus éloigné du judaïsme jérusalémite que les Samaritains : il
s’agit d’un eunuque venu d’Éthiopie. L’histoire de sa conversion est
intéressante à plus d’un titre : notons tout d’abord que mise à part
celle de Simon, qui souffre selon Luc de quelques sérieuses lacunes,
c’est la première conversion d’un individu. Jusqu’à présent, Luc avait
rapporté la conversion de foules, qu’elles soient jérusalémites ou
samaritaines. L’homme donc est un Éthiopien, un étranger venu de
loin (de ces extrémités de la terre qu’évoque 1.8). De plus, c’est un
eunuque, c’est-à-dire un individu considéré avec mépris par les juifs,
car castré19.
Si l’évangélisation des Samaritains apparaissait comme
relevant de la décision de Philippe, il n’en va pas de même pour ce
qui est de l’Éthiopien : c’est un ordre céleste qui enjoint Philippe de
se rendre sur la route de Gaza, où il rencontrera l’eunuque (v. 26,29).
Luc insiste : la poussée évangélisatrice vers les non-juifs n’est ni une
initiative personnelle de Philippe, ni une concession accordée par
l’Église de Jérusalem ; elle est une décision divine, à laquelle il ne
saurait être question de se dérober. Pierre, nous le verrons plus loin,
sera lui aussi quasiment « forcé » par l’Esprit d’aller à la rencontre de
Corneille le païen (Ac 10–11).

Philippe rencontre donc ce haut dignitaire étranger, trésorier


général de la Candace d’Éthiopie (Candace n’est pas un nom, mais
un titre comme celui de Pharaon). Bien qu’il soit non-juif, il était
peut-être un de ces craignant-Dieu, un païen suffisamment attiré
par le judaïsme pour en respecter certaines règles, mais pas au point
d’embrasser l’ensemble de la ritualité juive (du reste, vu son état
d’eunuque, cela lui était physiquement impossible, puisque une des
marques de l’appartenance au judaïsme était la circoncision…). Et
de retour de Jérusalem (« en pèlerinage », précise le texte au v. 27),

19 Philon d’Alexandrie prétend que la Loi « exclut, en effet, les eunuques aux organes
broyés ou mutilés » (De specialibus legibus 1,325).
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 111 

assis sur son char, il lit les Écritures (entendons par là les Écritures
juives, l’Ancien Testament, v. 28). Philippe le rejoint, et entreprend
une catéchèse christologique à propos du texte que lit l’Éthiopien,
en l’occurrence le livre d’Ésaïe, précisément les versets 7-8 du
chapitre 53 : « Comme une brebis que l’on conduit pour l’égorger,
comme un agneau muet devant celui qui le tond, c’est ainsi qu’il
n’ouvre pas la bouche. Dans son abaissement il a été privé de son
droit. Sa génération, qui la racontera ? Car elle est enlevée de la terre,
sa vie ». L’extrait choisi par Luc est signifiant : il s’applique à la fois à
Jésus, qui accepta sa Passion sans protester, et à l’eunuque, homme
privé de descendance.
L’homme pose ensuite une question à Philippe : « Je
t’en prie, de qui le prophète parle-t-il ainsi ? De lui-même ou de
quelqu’un d’autre ? » (v. 34), à laquelle l’évangéliste répond par une
catéchèse sur laquelle Luc reste très discret : pas de long discours,
comme ceux de Pierre, puis de Paul, juste cette notice : « Philippe
ouvrit alors la bouche et, partant de ce texte, il lui annonça la
Bonne Nouvelle de Jésus » (v. 35). Quoi qu’il en soit, au terme de
cette instruction dont nous ne saurons jamais la teneur, l’eunuque,
avisant un point d’eau, demande le baptême à Philippe. Il utilise
pour cela une expression que nous retrouverons dans l’épisode de
Corneille (Ac 10), et qui était peut-être employée à la fin du premier
siècle dans un contexte baptismal : « Qu’est-ce qui empêche que je
reçoive le baptême ? » (v.  36). Dont acte. Ils se rendent au point
d’eau, et Philippe y baptise l’Éthiopien, qui – dit Luc – poursuit son
chemin dans la joie (v. 39, et nous retrouvons là la joie consécutive
à l’adhésion à l’Évangile).
Philippe, quant à lui, continue sa route missionnaire vers
le nord, jusqu’à Césarée, où il recevra Paul lors de son voyage vers
Jérusalem, prémisse de son arrestation et de son procès qui le mènera
à Rome (Ac 21.9).
Concluons sur ce point : on le voit, Luc ménage une sortie
progressive, mais nette, de la mission hors du territoire juif. Actes 8
signe la ratification de la première partie du programme du verset
8 : de Jérusalem, la Parole se répand à présent en Samarie, avec ses
112  De Jésus à Jean de Patmos

aléas (Simon le mage qui retombe dans ses anciens fonctionnements,


les Samaritains qui ne reçoivent dans un premier temps qu’un
baptême d’eau), et ses promesses (la conversion d’un paria venu « des
extrémités de la terre »).
Il est temps à présent pour Luc de montrer l’expansion de
la mission en terre franchement païenne, et de toucher un individu
et sa famille qui seront érigés en symbole de la possibilité d’accueil
de non-juifs dans l’orbite des disciples du Christ et de l’Évangile.
C’est ce que la rencontre entre Pierre et Corneille va s’attacher à
relater.

5. « Jamais, Seigneur !, répondit Pierre ». Résistance et


soumission (Actes 10–11)
La rencontre entre Pierre et Corneille, dit François Bovon,
« représente, pour Luc, un événement dont les répercussions sont
considérables et la portée sans limites. Par l’admission de ce païen
dans la communauté, Pierre ouvre les portes de l’Église à tous les
Gentils »20. À vrai dire, la portée que confère Luc à cet événement se
mesure déjà à la longueur qu’il accorde à ce récit (soixante six versets)
et au soin qu’il met à peaufiner cette séquence.
L’auteur à Théophile brosse tout d’abord un minutieux
portrait de Corneille : en deux versets (10.1-2), nous apprenons
successivement qu’il habite Césarée (une ville majoritairement non-
juive), qu’il est centurion (donc qu’il est officier de l’armée romaine),
que sa troupe se nomme Italique (ce qui signale qu’elle est originaire
d’Italie). Jérusalem semble bien loin dans ce premier verset… ; le
verset 2 s’attache à démontrer la piété de l’homme : il craint Dieu
(il était peut-être attiré par le judaïsme au point d’en respecter
certaines règles, comme le sabbat, de participer à l’office synagogal
et de connaître l’Écriture) ; sa maisonnée, famille et domestiques
partagent sa piété ; il est généreux envers les juifs (entendons qu’il

20 « Tradition et rédaction en Actes 10.1–11,18 », dans L’œuvre de Luc. Études d’exégèse et


de théologie, Paris, Cerf, 1987, p. 97-120, citation p. 97.
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 113 

finançait probablement la synagogue) et il prie sans cesse, ce qui


prouve aux yeux de Luc que sa piété n’est pas factice21.
Corneille est bénéficiaire d’une vision d’un ange lui ordonnant
de faire chercher Pierre, qui réside à Joppé. L’ange ne dit pas la raison
de ce mandat, mais Corneille obéit aussitôt, et envoie deux de ses
domestiques et un soldat (pieux, précise Luc) chercher Pierre à Joppé
(v. 3-8).
Quant à Pierre, il est également bénéficiaire d’une vision :
alors qu’il est sur la terrasse de la maison où il réside, il voit soudain,
en plein midi, descendre du ciel une vaste toile à l’intérieur de laquelle
se trouvent « tous les animaux quadrupèdes, et ceux qui rampent
sur la terre, et ceux qui volent dans le ciel » (v. 12). Puis il entend
une voix lui ordonner : « Allez, Pierre ! Tue et mange ». Or le texte
laisse entendre que ce magma zoologique était composé d’animaux
purs et impurs (selon les règles alimentaires juives). Pour le judaïsme,
l’impureté se transmet par contamination : un être (humain ou
animal) – voire un objet – pur, devient impur par contact. Il n’est
donc pas question pour Pierre de consommer une viande susceptible
d’être impure, et il proteste énergiquement par trois fois : « Jamais,
Seigneur, car de ma vie je n’ai rien mangé d’immonde ni d’impur » (v.
14). Mais la voix céleste insiste : « Ce que Dieu a rendu pur, tu ne vas
pas, toi, le déclarer immonde ! » (v. 15). La toile remonte ensuite vers
le ciel et Pierre, très perplexe, descend de sa terrasse, se demandant
« ce que pouvait bien signifier la vision qu’il venait d’avoir » (v. 17).
Sur ces entrefaites arrivent les envoyés de Corneille, qui demandent à
voir Pierre. Lequel, toujours traumatisé par sa vision, a besoin d’une
vigoureuse exhortation de l’Esprit pour se décider à rencontrer les
ambassadeurs de Corneille : « Descends donc tout de suite et prends
la route avec eux sans te faire aucun scrupule : car c’est moi qui les
envoie » (v. 20).

21 Sur le portrait de Corneille (ainsi que sur celui de Pierre), voir Emmanuelle Steffek,
« Simon, surnommé Pierre, et “l’homme en question”. La mise en intrigue des personnages
en Actes 10,1-11,18 », dans Emmanuelle Steffek, Yvan Bourquin, éds, Raconter, interpré-
ter, annoncer. Parcours de Nouveau Testament. Mélanges offerts à Daniel Marguerat pour son
60ème anniversaire, Genève, Labor et Fides, 2003, p. 296-304.
114  De Jésus à Jean de Patmos

Pierre finit par se rendre à Césarée, accompagné de quelques


frères de Joppé (le v. 12 du chapitre 11 précisera qu’ils sont six), où
Corneille vient à sa rencontre devant sa maison. Un semblant de
scrupule semble toujours habiter Pierre, car il déclare : « Comme
vous le savez, c’est un crime pour un Juif que d’avoir des relations
suivies ou même quelque contact avec un étranger ». Mais il ajoute
aussitôt : « Mais, à moi, Dieu vient de me faire comprendre qu’il ne
fallait déclarer immonde ou impur aucun homme » (v. 28). Pierre a
donc décodé théologiquement la vision des animaux purs et impurs
mélangés dans la toile, et a transféré cette symbolique au rapport
entre juifs et païens : si Dieu lui a ordonné d’abolir la différence entre
animaux purs et impurs, cette différence doit aussi être abolie entre
juifs et non-juifs.

Pierre entre donc chez Corneille, et entame un discours (v.


34-43) dont les premiers mots sont d’entériner le fait que « Dieu est
impartial, et qu’en toute nation, quiconque le craint et pratique la
justice trouve accueil auprès de lui » (v. 34-35). Suit un résumé de
l’activité de Jésus, qui se clôt par ce constat : « c’est à lui que tous les
prophètes rendent le témoignage que voici : le pardon des péchés est
accordé par son Nom à quiconque met en lui sa foi » (v. 43). Pierre
reprend donc, en d’autres termes, son affirmation du verset 28 : il
n’est pas nécessaire d’être juif pour avoir la foi en Jésus et recevoir le
pardon de Dieu.

La preuve de la pertinence de cette affirmation ne se fait


pas attendre : alors que Pierre parlait encore, il est brusquement
interrompu par l’Esprit Saint, qui « tomba sur tous ceux qui avaient
écouté la Parole » (v. 44), à la plus grande stupeur de Pierre et de ses
compagnons de voyage ! Ils sont ébahis de constater que « jusque sur les
nations païennes, le don de l’Esprit Saint était maintenant répandu ! »
(v. 45). Car l’effusion de l’Esprit sur Corneille et sa maisonnée se
manifeste bruyamment : ils parlent en langues et glorifient Dieu
(v. 46). Voyant et entendant cela, Pierre prononce presque la même
phrase que l’eunuque éthiopien en 8.36 : « Quelqu’un pourrait-il
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 115 

empêcher de baptiser par l’eau ces gens qui, tout comme nous, ont
reçu l’Esprit Saint ? » (v. 47).

Notons au passage que le scénario se déroule de façon inverse


d’Actes 8.4-25 : en Samarie, les convertis sont d’abord baptisés, et
reçoivent l’Esprit ensuite. Ici, l’Esprit vient d’abord. Qu’est-ce à dire ?
Très probablement que Luc n’a pas une vision figée de l’accès à la foi,
et que l’on peut très bien être baptisé sans avoir l’Esprit, et vice-versa.
La mission ne doit pas se plier à des règles rigides, mais s’adapter au
gré des personnes et des situations.

Le chapitre 11 raconte le retour de Pierre et de ses amis


à Jérusalem, où ils sont dans un premier temps accueillis plutôt
fraîchement ; il leur est reproché d’avoir transgressé deux des tabous les
plus sacrés du judaïsme : « Tu es entré chez des incirconcis notoires et tu
as mangé avec eux ! » (11.3)22. Pierre entreprend alors de raconter ce qui
est arrivé, en commençant par sa vision de la toile remplie d’animaux
purs et impurs, jusqu’à l’irruption de l’Esprit qui vient lui couper la
parole pour, telle la foudre, tomber sur la maisonnée de Corneille (v.
5-15). Pierre clôt son récit des faits par ce qu’on pourrait considérer
comme un argument d’autorité ; ce qui s’est produit là avait été prédit
par Jésus lui-même : « Je me suis souvenu alors de cette déclaration du
Seigneur : Jean, disait-il, a donné le baptême d’eau, mais vous, vous
allez recevoir le baptême dans l’Esprit Saint » (v. 16). Et il termine avec
cette mention de l’empêchement, qui revient pour la troisième fois sous
la plume de Luc : « Si Dieu a fait à ces gens le même don gracieux qu’à
nous autres pour avoir cru au Seigneur Jésus Christ, étais-je quelqu’un,
moi, qui pouvait empêcher Dieu d’agir ? » (v. 17).

Le discours de Pierre réussit à faire changer d’avis les chrétiens


jérusalémites : de mécontents et offusqués, ils deviennent apaisés et
se mettent à louer Dieu d’avoir « donné aussi aux nations païennes la
conversion qui mène à la vie ! » (v. 18).

22 Le texte grec est plus explicite : il parle « d’hommes avec prépuce ».


116  De Jésus à Jean de Patmos

Concluons. Cette longue séquence, savamment rédigée par


Luc, représente effectivement un « sommet du livre des Actes », pour
reprendre l’expression de Daniel Marguerat23, et illustre bien des
points concernant la mission :
– tel Corneille, on peut être pieux sans être juif ;
– le missionnaire a parfois besoin d’être divinement guidé pour
accepter sa mission ;
– l’évangélisation n’est pas une initiative personnelle, car elle est
promue par Dieu ;
– l’observance de rites et de coutumes différents ne doit pas repré-
senter un obstacle à l’accession à la foi24.
Ce dernier point, surtout concernant les rites alimentaires,
est celui qui semble historiquement avoir suscité le plus de questions
dans le premier christianisme : déjà Paul y accorde une attention
particulière dans sa première lettre aux Corinthiens (ch. 8), et
l’incident d’Antioche qu’il rapporte en Galates 2.11-14 (Paul reproche
à Pierre de faire machine arrière, et sous le prétexte d’avoir peur des
réactions des juifs, refuse désormais de prendre ses repas avec des non-
juifs) montre bien que des crispations et des problèmes concernant
la commensalité ont bel et bien existé. Luc y est particulièrement
sensible : toute la séquence d’Actes 10–11 est surplombée par la
thématique du repas25, et l’assemblée de Jérusalem, en Actes 15,
reviendra et statuera sur des questions alimentaires (alors que le
problème qui se posait au départ était celui de la circoncision !)26.

23 Les Actes des apôtres (1–12), p. 363.


24 Luc tient à cette idée, même s’il se montre très critique à toute velléité de syncrétisme ;
il illustrera le danger de mêler christianisme et croyance populaire à plus d’une reprise dans
son œuvre : nous l’avons vu en Ac 8 au sujet de Simon. Ce sera aussi le cas en Ac 13, où
Paul est confronté à Chypre à un magicien nommé Bar-Jésus, en Ac 14 lorsque la popula-
tion de Lystre prend Paul et Barnabé pour des dieux, en Ac 16 avec la servante à l’esprit de
divination, etc. Sur cela, voir Daniel Marguerat, « Magie et guérisons », dans La première
histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), p.181-209).
25 Sur ce point, voir Emmanuelle Steffek, « Quand juifs et païens se mettent à table (Ac
10) », ETR 80 (2005), p. 103-111.
26 Sur l’Assemblée de Jérusalem, voir Emmanuelle Steffek, « Some Remarks about the
Apostolic Decree, Acts 15,20.29 (and 21,25) », dans Michael Tait, Peter Oakes, éds, Torah
in the New Testament, London-New York, T&T Clark, 2009, p. 133-140.
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 117 

6. Paul et l’Évangile à Rome (Actes 28.16-31)


16
Lors de notre arrivée à Rome, Paul avait obtenu l’autorisation
d’avoir un domicile personnel, avec un soldat pour le garder.
17
Trois jours plus tard, il invita les notables juifs à s’y retrouver.
Quand ils furent réunis, il leur déclara : « Frères, moi qui n’ai
rien fait contre notre peuple ou contre les règles reçues de nos pères,
je suis prisonnier depuis qu’ à Jérusalem j’ai été livré aux mains
des Romains. 18 Au terme de leur enquête, ces derniers voulaient
me relâcher, car il n’y avait rien dans mon cas qui mérite la
mort. 19Mais l’opposition des Juifs m’a contraint de faire appel à
l’empereur, sans avoir pour autant l’intention de mettre en cause
ma nation. 20C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à vous voir
et à m’entretenir avec vous. En réalité, c’est à cause de l’espérance
d’Israël que je porte ces chaînes. » 21Ils lui répondirent : « Nous
n’avons reçu, quant à nous, aucune lettre de Judée à ton sujet,
et aucun frère, à son arrivée, ne nous a fait part d’un rapport
ou d’un bruit fâcheux sur ton compte. 22Mais nous demandons
à t’entendre exposer toi-même ce que tu penses : car, pour ta
secte, nous savons bien qu’elle rencontre partout de l’opposition. »
23
Ayant convenu d’un jour avec lui, ils vinrent le retrouver en
plus grand nombre à son domicile. Dans sa présentation, Paul
rendait témoignage au Règne de Dieu et, du matin au soir, il
s’efforça de les convaincre, en parlant de Jésus à partir de la loi de
Moïse et des Prophètes. 24Les uns se laissaient convaincre par ce
qu’il disait, les autres refusaient de croire. 25Au moment de s’en
aller, ils n’étaient toujours pas d’accord entre eux ; Paul n’ajouta
qu’un mot : « Comme elle est juste, cette parole de l’Esprit Saint
qui a déclaré à vos pères par le prophète Esaïe : 26Va trouver ce
peuple et dis-lui : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez
pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. 27Car le cœur
de ce peuple s’est épaissi, ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont
bouché les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de
leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur et pour ne pas se
tourner vers Dieu. Et je les guérirais ? 28Sachez-le donc : c’est aux
118  De Jésus à Jean de Patmos

païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu ; eux, ils écouteront. » [29]
30
Paul vécut ainsi deux années entières à ses frais et il recevait
tous ceux qui venaient le trouver, 31proclamant le Règne de Dieu
et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ, avec une
entière assurance et sans entraves.

Après un voyage riche en péripéties et en rebondissements


(Ac 27.1–28,15)27, Paul, prisonnier et en instance de comparution
devant l’empereur, arrive à Rome où il est assigné à résidence. Luc
insiste sur le respect dont Paul, grâce à son statut de citoyen romain,
est l’objet : il demande, et obtient, l’autorisation d’avoir un domicile
privé, plutôt que vivre en prison (28.16). Son premier souci, une fois
arrivé à Rome, est de rencontrer les juifs qui y habitent (v. 17)28. Il
convoque donc chez lui une délégation de notables (notons l’ironie
sous-jacente : c’est Paul qui est prisonnier, mais c’est lui qui convoque
les juifs, comme si c’étaient eux qui étaient mis en accusation !). Il
leur tient un discours qui n’est pas un discours missionnaire, mais
qui explique sa présence à Rome : il est prisonnier « à cause de
l’espérance d’Israël » (entendons par là la résurrection) mais, dit-
il, jamais il n’a « rien fait contre notre peuple ou contre les règles
reçues de nos pères » (v. 17). Il insiste même au verset 19 : il veut en
appeler à l’empereur, « sans avoir pour autant l’intention de mettre
en cause ma nation ». La réponse des juifs est en partie bienveillante :
ils n’ont entendu aucune rumeur malveillante sur le compte de Paul
(v. 21) ; par contre, ils savent que la secte de Paul « rencontre partout
de l’opposition » (v. 22)29, et aimeraient l’entendre là-dessus ; ils

27 Cf. plus haut (ch. Paul, § voyage forcé).


28 Luc reproduit ici un scénario quasiment immuable qui a jalonné les voyages mission-
naires de Paul : dès que ce dernier arrive dans une ville, son premier réflexe est de se rendre
à la synagogue (voir Ac 13.5,14 ; 14.3 ; 17.1,10,17 ; 18.4 ; etc.). Le plus souvent, on lui
fait bon accueil au début, mais les choses s’enveniment rapidement ; Paul affirme plusieurs
fois que, puisque les juifs refusent d’entendre, il se tournera vers les païens (13,46 ; 18,6) ;
cependant, obstinément, presque jusqu’à l’absurde, il continuera à s’adresser aux juifs dans
les synagogues.
29 Le terme « secte », en grec, n’est pas péjoratif : il désigne un parti, politique ou religieux
(Pharisiens, Sadducéens, Samaritains, Zélotes, etc.), une école philosophique, littéraire ou
médicale (les péripatéticiens, l’école médicale de Cyrénaïque, etc.).
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 119 

reviennent donc quelque temps plus tard, plus nombreux. Paul les
entretient, « du matin au soir », et tente de les convaincre, Écritures
à l’appui, que Jésus est bien le Messie attendu pour Israël (v. 23).

Comme de coutume dans les Actes, l’auditoire est divisé :


les uns croient, les autres pas. Au moment où les juifs s’apprêtent
à partir, Paul, une ultime fois, leur adresse la parole (v. 25-28). En
réalité, il s’agit presque exclusivement d’une longue citation d’Ésaïe
(6.9-10), que Paul introduit par le constat de la véracité de cet oracle
prophétique, et qu’il conclut en disant, une dernière fois, que les
païens, contrairement aux juifs, écouteront et accepteront l’Évangile.
Il vaut la peine de citer Ésaïe 6.9-10 (cf. Actes 28.26-27) : « Va trouver
ce peuple et dis-lui : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez
pas ; Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. Car le cœur de ce
peuple s’est épaissi, ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché
les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de leurs
oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur, et pour ne pas se tourner
vers Dieu. Et je les guérirais ? ». Ce verdict peut sembler impitoyable :
la porte de la mission se fermerait-elle définitivement pour les
juifs ? Certains y ont lu la condamnation définitive d’Israël30 ; or il
existe, dans notre séquence, quelques signaux montrant que Luc ne
verrouille pas complètement l’accès à l’Évangile pour les juifs.

Voyons lesquels :
– la délégation juive de Rome n’est pas unanime dans son refus (v.
24 : « Les uns se laissaient convaincre par ce qu’il disait, les autres
refusaient de croire ») ;
– Paul ne refusera pas de poursuivre le dialogue avec les juifs : le
verset 30 précise qu’« il recevait tous ceux qui venaient le trou-
ver », ce qui laisse entendre que, parmi ces tous, il y avait aussi
des juifs ;

30 Voir par exemple Martin Rese, « The Jews in Luke-Acts. Some Second Thoughts »,
dans Joseph Verheyden, éd., The Unity of Luke-Acts, Leuven, University Press, 1999, p.
185-201 : « Le dernier mot du Paul des Actes est une condamnation des “juifs” » (p. 201,
notre traduction).
120  De Jésus à Jean de Patmos

– on peut aussi lire la dernière phrase de la citation d’Ésaïe dans


un sens affirmatif : « et je les guérirai » ; en effet, le verbe iasomai
en grec est au futur, pas au conditionnel (en outre, la ponctua-
tion interrogative n’est pas originelle, celle-ci étant une invention
tardive). La citation se terminait ainsi sur une note positive et
d’espoir de guérison pour Israël31.

Nous avions signalé, en début de ce chapitre, que le cantique


de Syméon (Lc 2.31-32) nommait les païens avant les juifs dans sa
louange à Dieu : ici, c’est l’inverse : les juifs sont évoqués en premier
lieu, puis, devant leur refus de ce salut pourtant promis dès la
naissance de Jésus, c’est aux païens que cette offre sera désormais
adressée (v. 28).

Les derniers versets du livre sont un résumé de l’activité


missionnaire de Paul : Luc nous apprend qu’il resta deux années
en liberté surveillée à Rome. Il ne dit rien, en revanche du sort de
Paul ; beaucoup se sont posé la question de cet étrange silence, et de
nombreuses hypothèses ont été avancées (ce ne serait pas la véritable
finale, qui aurait été perdue ; Luc est mort avant de finir son œuvre,
donc avant la fin de Paul ; il ne savait pas ce qu’il était advenu de
Paul ; etc.). L’hypothèse la plus probable, cependant, est que cette
finale est voulue ainsi par Luc : il s’intéresse moins à la destinée
de l’apôtre qu’à l’arrivée et à l’implantation de l’Évangile dans la
capitale de l’Empire32. Comme déjà indiqué plus haut, Paul recevait
tous ceux qui venaient le voir et l’écouter proclamer le Règne de
Dieu et enseigner ce qui concerne Jésus Christ. Pour Luc, Paul n’est
pas le héros de son récit, il est le héraut de l’Évangile, son porte-
Parole.

31 Sur cette citation en finale des Actes, voir Odile Flichy, La figure de Paul dans les Actes
des Apôtres. Un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du premier siècle,
Paris, Cerf, 2007, p. 304-317 ; avant elle : François Bovon, « “Il a bien parlé à vos pères, le
Saint-Esprit, par le prophète Esaïe” (Actes 28.25) », dans L’œuvre de Luc. Études d’exégèse et
de théologie, p. 145-153.
32 Sur la fin des Actes, voir Daniel Marguerat, « L’énigme de la fin des Actes (Ac 28.16-
31) », dans La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), p. 307-340.
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 121 

Les tout derniers mots du livre sont très intéressants : Luc


dit que Paul exerçait cette activité « avec une entière assurance et
sans entraves ». La totale assurance (en grec parrèsia), que l’on peut
aussi traduire par « franchise » ou « liberté d’expression », est, dans
les Actes, le signe distinctif des croyants : Pierre (2.29), Pierre et Jean
(4.13), la communauté (4.29.31), Paul (28.31), tous ont cette assurance
qui leur permet d’annoncer la Parole33. Quant à l’expression « sans
entraves » (akôlutôs), elle est peut-être bien un dernier clin d’œil de
Luc à son lecteur : Paul est prisonnier, mais sa prédiction se déroule
sans entraves34 !
Luc peut donc à bon droit terminer ici le second tome de
son œuvre : mission accomplie ! Le mandat du Ressuscité d’être ses
témoins « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1.8) est en passe de
se réaliser : parvenu à Rome, au cœur de l’Empire, l’Évangile va
pouvoir trouver son ancrage et, depuis ce camp de base, essaimer
dans le monde entier.

Conclusion
Luc, l’auteur du troisième évangile et des Actes des
apôtres, a construit son récit de l’évangélisation selon un parcours
géographique qui va de Jérusalem à Rome. On pourrait dire que
Luc développe dans sa narration ainsi le slogan argumentatif de
Paul « le juif d’abord, puis le Grec » (Rm 1.16). Et de fait, on voit
que, progressivement, la mission va s’adresser aux non-juifs aussi.
Car l’évangélisation ne concerne dans un premier temps que les
juifs, dans l’un et l’autre tome de l’œuvre de Luc : au début de
l’Évangile (Lc 1–2), la mission de Jean-Baptiste et celle de Jésus
est destinée au peuple d’Israël ; cependant, très rapidement, Luc
laisse entrevoir qu’un élargissement d’un champ missionnaire est

33 Sur le parrèsia dans le Nouveau Testament, voir l’encadré « La liberté de parole (parrè-
sia) des témoins », dans Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1–12), p. 156.
34 Voir la belle formule d’Odile Flichy, qui sont aussi les derniers mots de sa monogra-
phie : « Voilà pourquoi il [Luc] choisit d’interrompre son récit… sans interrompre Paul ! »
(op. cit., p. 325).
122  De Jésus à Jean de Patmos

possible ; il montrera même dans les Actes que cet élargissement


est nécessaire et voulu par Dieu. Le calendrier historico-salutaire
établi par Luc laisse et laissera toujours la préséance aux juifs : il le
démontre en relatant deux envois en mission, le premier destiné à
Israël, le second affichant des signes d’ouverture vers les non-juifs.
De même, dans les Actes (Ac 1–6), les premiers récits de l’activité
missionnaire des apôtres se déroulent à Jérusalem et concernent
les juifs exclusivement. Ce n’est que plus tard, suite à l’hostilité
croissante des autorités religieuses juives, que l’Évangile va tenter
sa première percée en territoire non-juif : la Samarie, tout d’abord,
selon le mandat du Ressuscité à ses disciples (« vous allez recevoir
une puissance, celle du Saint Esprit qui viendra sur vous ; vous serez
alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie,
et jusqu’aux extrémités de la terre », Ac 1.8) ; là se convertiront de
nombreux Samaritains, population mi-juive mi-païenne ; là aussi
sera baptisé le premier non-juif, l’eunuque d’Éthiopie, qui figure
ces habitants des « extrémités de la terre ». L’essor de la mission
se poursuivra vers le nord (à Césarée Maritime), où la première
conversion collective de non-juifs est enregistrée ; dès Actes 8, Luc
s’ingéniera à montrer que l’évangélisation des non-juifs est non
seulement permise et pertinente, mais surtout voulue par Dieu :
l’accumulation d’interventions extra-ordinaires (ordre d’un ange,
apparition angélique, vision, extase, ordre de l’Esprit Saint, etc.)
le démontre à l’envi. Enfin, la scène finale des Actes montre Paul,
prisonnier en résidence surveillée à Rome, accueillant et évangélisant
d’abord la délégation juive de Rome, puis tous ceux qui venaient le
voir.

Luc a donc travaillé et entrecroisé deux thématiques qu’il


ne convient pas de dissocier : d’une part, le progressif éloignement
théologique entre juifs et chrétiens. Notons cependant que la
mission aux juifs n’est jamais totalement abandonnée : même alors
que semble sonner le glas des relations entre Paul et les juifs, il
juge bon de mentionner que « certains étaient convaincus » (Ac
28.24) ; d’autre part, Luc cherche à montrer comment l’Évangile,
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 123 

en un mouvement centrifuge, quittera progressivement sa terre


natale, Israël, pour se fixer dans la capitale de l’Empire. De là,
effectivement, il finira par atteindre les « extrémités de la terre ».
Mais ceci reste pour Luc dans l’histoire encore à écrire. Une histoire
sans fin.
6

Évangile de Jean :
la mission auprès des croyants !

D ans le cadre historique et culturel qui est le sien, le projet


de Jean est de rendre compte de la signification de la venue
de Jésus dans ce monde, en tant qu’il révèle Dieu, qu’il en est la
Parole même (cf. Jn 1.1). Le projet de Jean est tout entier résumé en
20.30-31 :

30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes
qui ne sont pas consignés dans ce livre. 31 Ceux-ci l’ont été pour
que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour
que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

Mais cette découverte de Jésus comme Christ, Révélateur du


Père, est progressive, elle comporte plusieurs facettes. La richesse de
la personnalité théologique de Jésus telle que Jean la conçoit nécessite
que l’on y revienne à plusieurs fois pour bien comprendre (certains
ont même parlé d’une « herméneutique étagée » dans l’évangile
126  De Jésus à Jean de Patmos

de Jean) : la christologie de Jean est une « haute christologie »1 qui


nécessite une assimilation progressive (cf. Jn 4.3-26 et l’évolution des
titres donnés à Jésus par la Samaritaine). Ainsi dans ce passage que
nous venons de lire, les « signes » ne se limitent pas aux sept miracles
racontés dans la narration : ils désignent également, non seulement
le « signe » par excellence qui est celui de l’élévation à la croix, mais
encore tous les autres « signes » que Jésus donne à ses disciples et au
monde dans l’ensemble de l’évangile, signes par lesquels l’auditeur
est invité à la foi.

Ce projet johannique d’invitation à la foi, résumé au


terme du récit, est prédéfini et problématisé dans le prologue :
« Le prologue a pour fonction de formuler le programme dont le
récit évangélique va être la réalisation. Ce programme peut être
formulé en ces termes : la mission de Jésus – le Logos incarné
– est de révéler le Père. Le déroulement de la narration montre
comment ce programme est accompli : l’identité de Jésus en tant
que Fils préexistant est contestée, si bien que le cœur de l’intrigue
johannique – ou plus précisément son thème – devient le conflit
entre le croire et le non-croire. Ce conflit est non seulement figuré
par l’évangile dans son ensemble mais encore par chacune de
ses scènes essentielles. Scène après scène, on voit Jésus mettre les
hommes au défi de comprendre la révélation et d’y répondre par la
foi. Dans chaque scène, le lecteur est amené à passer en revue les
diverses réponses possibles face à Jésus et les raisons qui motivent
chacune de ces réponses. À chaque fois, le lecteur a l’occasion de
répéter la vraie réponse, celle de la foi. »2

1 On distingue habituellement la « haute christologie » johannique qui envisage la


préexistence de Jésus auprès de Dieu (Jn 1.1-18 ; cf. également, dans le corpus paulinien,
Ph 2.6-11) de la « basse christologie » des évangiles synoptiques selon laquelle le messie est
l’oint du Seigneur.
2 Jean Zumstein, « L’évangile johannique : une stratégie du croire », RSR 77 (1989), p.
217-232, p. 220.
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 127 

1. Les destinataires de l’évangile

Si l’évangile de Jean veut inviter à la foi, au croire, n’est-il


pas un écrit missionnaire destiné à l’évangélisation ? Deux raisons
essentielles militent contre cette hypothèse :
« D’une part, les moyens rhétoriques dont se sert l’évangile
ne sont guère recevables par des gens extérieurs à la foi chrétienne.
Le langage symbolique – si typique du quatrième évangile – joue
sur les allusions, les références et les renvois ; il n’est donc pleinement
accessible qu’à des destinataires déjà familiarisés avec la tradition
johannique. De la même façon, l’ironie qui traverse le quatrième
évangile et qui construit un écart entre les événements perçus dans
leur immédiateté et leur sens effectif, suppose une connivence entre
l’évangéliste et ses lecteurs.
D’autre part, le conflit historique qui est inscrit au cœur
du quatrième évangile va dans le même sens. Les seules indications
explicites évoquant des événements affectant l’existence des disciples
renvoient à l’expulsion des chrétiens de la synagogue (cf. 9.23,34 ;
12,42 ; 16,2). Il faut donc vraisemblablement supposer que la rédaction
de l’évangile est survenue à l’heure de la rupture entre la synagogue
pharisienne et les communautés johanniques, plus précisément que
la prise de parole de l’évangéliste se situe immédiatement après ce
divorce douloureux aux conséquences sociales et religieuses multiples
pour les croyants.
Si notre analyse est exacte, il convient alors d’envisager
l’évangile comme la médiation qui essaie de susciter le croire des
croyants. Le paradoxe n’est qu’apparent : la rupture des chrétiens
avec la synagogue a probablement ébranlé la conviction commune,
conduit à des abandons et à des reniements (cf. Jn 6.60-71). Les
chrétiens johanniques amoindris et diminués par l’épreuve qu’ils
affrontent ne discernent plus clairement la pertinence de la foi dont
ils se réclament. Le quatrième évangile s’annonce alors comme une
tentative de redire la pertinence de la foi en contexte de crise, de
restaurer le croire des croyants en formulant l’identité décisive du
Christ. L’évangile se propose donc comme le moyen de recadrer
128  De Jésus à Jean de Patmos

l’ identité chrétienne dans des conditions nouvelles. Il s’agit de passer,


grâce à la médiation de l’évangile, d’un croire ébranlé à un croire
renouvelé, d’opérer une restructuration du croire. »3

On pourrait de la sorte poser l’hypothèse que, pour Jean,


il n’y a pas de mission possible sans que cela ne rencontre une foi
préalable. Ce ne sont pas des incrédules qui se convertissent, mais
des croyants, c’est-à-dire des personnes qui sont déjà portées par
une attente, un désir, une faille en eux qui les rend disponibles
à l’accueil de la Révélation. Ainsi en va-t-il avec la femme
Samaritaine.

2. La femme samaritaine et les disciples de Jésus : histoires de


rencontres et de malentendus. Une lecture de Jean 4.1-434
L’hypothèse que nous défendrons est la suivante : le récit de
Jean 4.1-43 met en tension deux modèles possibles de l’existence et,
partant de là, de la mission. À travers l’étude du personnage central
de la femme samaritaine et du personnage secondaire des disciples
dont on repère la trace tout au long du chapitre, nous tenterons de
montrer que l’évangéliste réfléchit à la condition humaine sous un
double registre : celui de la rencontre et celui du témoignage rendu
à cette rencontre. C’est aussi pour lui l’occasion de développer ce
qu’il convient d’appeler une anthropologie biblique (à tout le moins
« johannique »), anthropologie dont nous proposons d’identifier
quelques éléments centraux. Pour mener à bien ce projet, deux
« parcours narratifs » seront proposés, celui de la femme et celui
des disciples. Deux parcours qui s’articulent autour de la figure de
Jésus compris comme « révélateur ».

3 Jean Zumstein, op.cit., p. 222-223.


4 Cf. Elian Cuvillier, « La figure des disciples en Jn 4 », NTS 42 (1996), p. 245-259 ;
Elian Cuvillier, « La femme samaritaine et les disciples de Jésus. Histoires de rencontres et
de malentendus. Une lecture de Jn 4,1-43 », Hokhma 88 (2005), p. 62-76.
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 129 

La femme samaritaine
Le dialogue de Jésus avec la femme
La première information à relever c’est que Jésus pénètre
dans un pays qui lui est étranger, un pays qui a déjà une histoire, un
passé, une tradition. Cela est sous-entendu au début du passage (v.
4-6) lorsque le narrateur précise que Jésus doit traverser la Samarie,
terre inhospitalière pour un juif. Mais une terre chargée d’histoire,
comme le suggère l’allusion très marquée au puits de Jacob (v. 5), site
dont l’évocation est saturée de souvenirs bibliques (Gn 12.6 ; 33.18-
20 ; Dt 11.29 ; 27.4-28,69 ; Jos 24). La précision « près de la terre que
Jacob avait donnée à son fils Joseph » (v. 5b) transporte l’auditeur
au temps de Jacob-Israël, au moment du don de la Samarie à Joseph
par Jacob. Dans ce pays qui n’est pas le sien et dans cette histoire et
ce passé dont, du point de vue samaritain, il est exclu, Jésus pénètre
sans hésiter et sans aucune gêne apparente : il était assis au bord du
puits (v. 6). Le « puits de Jacob » n’a pas d’emplacement déterminé
dans la Bible. Dans la symbolique de l’époque il figure la Loi, « ses
eaux représentaient l’effusion de la sagesse de Dieu, qui donnait la
connaissance et illuminait les cœurs. […] Le puits de Jacob, père des
Douze tribus, pouvait donc représenter la tradition juive avec tout
ce qu’elle véhiculait de richesse, de connaissance et de lumière de
vie. »5

Comme c’est régulièrement le cas dans l’évangile de Jean,


Jésus est donc maître des opérations, il n’est pas pris en défaut par les
événements puisque c’est lui qui les provoque et les dirige, même ici
dans une terre étrangère. C’est lui qui interpelle la femme et assume,
de cette rencontre, toute la dimension « désirante » qu’elle contient.
En effet, que « dans la littérature universelle comme dans la Bible, la
rencontre au puits entre homme et femme est un topos des fiançailles
et des noces. Quelques références du Pentateuque : les fiançailles et le
mariage de Rebecca et Isaac (Gn 24.10ss) ; la rencontre entre Rachel
et Jacob (Gn 29.1ss) ; la rencontre entre Moïse et les filles de Réuel

5 Annie Jaubert, Approches de l’évangile de Jean, Paris, Seuil, 1976, p. 58-60.


130  De Jésus à Jean de Patmos

[…] selon Ex 3.1 ; 4.18 »6. Le « désir » humain est donc bien présent,
convoqué même par l’attitude de Jésus qui « prend sur lui de suivre
son désir et de susciter celui de la Samaritaine. L’eau est le premier
moyen de calmer le besoin élémentaire de la soif. Mais la soif exprime
aussi le désir du corps, et l’eau, son rassasiement. Le désir est rejoint
pour que la conversion ait lieu et soit durable. Aucune relation vraie
ne peut en fait l’économie. »7

C’est donc Jésus qui prend l’initiative du dialogue à travers


ce qui peut apparaître au lecteur averti comme une demande
banale. Cette demande provoque chez son interlocutrice le premier
malentendu d’une longue série : Comment toi qui es juif t’adresses-tu
à moi, une femme samaritaine ! ? (v. 9). Le juif Jésus a en effet deux
raisons essentielles de ne pas adresser la parole à cette femme : elle
est femme et elle est Samaritaine, tare inguérissable pour un juif
d’alors, les uns et les autres se vouant un mépris le plus total. Or
Jésus par son attitude insolite provoque l’insécurité chez la femme
dans la mesure où elle n’est absolument pas préparée à cette situation
dont toute son histoire lui a appris qu’elle était inimaginable. La
rencontre entre Jésus et cette femme suscite chez cette dernière
un déplacement qui produit une mise à distance par rapport à ses
représentations. Et cette mise à distance de la femme par rapport au
monde au sein duquel elle vit va, tout au long du dialogue, s’accroître
presque jusqu’à la rupture. Jésus en effet enclenche un processus de
malentendu qui constitue la ligne directrice de tout le dialogue et
qui vise, dans un premier temps du moins, à séparer cette femme
du milieu où elle vit, de son histoire, de sa culture, de son identité
sociale ou religieuse.

Cette insécurité provoquée par la distance d’avec une certitude


longuement intériorisée, la femme la manifeste par une réponse qui
la met sur la défensive : Comment toi qui es juif t’adresses-tu à moi, une
6 Yves Simoens, Selon Jean. Une interprétation vols. II, Bruxelles, Institut d’Études Théo-
logiques, 1997, p. 212-213.
7 Yves Simoens, Selon Jean, p. 213.
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 131 

femme samaritaine ! ? Mais Jésus, et ce point est très important pour


la suite du dialogue, Jésus qui a volontairement engagé un dialogue
a priori impossible refuse de donner les raisons de son attitude. Il ne
répondra pas à la question de la femme (il ne répondra d’ailleurs à
aucune de ses questions). Il choisit de porter la discussion ailleurs,
sur un tout autre niveau qui vise à inverser le rapport de l’offre et de
la demande : Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit :
donne-moi à boire, tu lui aurais toi-même demandé à boire et il t’aurait
donné de l’eau vive (v. 10). « Ce n’est pas moi qui suis demandeur : c’est
toi et tu ne le sais même pas ! » Voilà en substance ce que signifient
les paroles de Jésus. Cette seconde intervention ressortit à la même
liberté provocatrice de Jésus : après avoir décontenancé la femme en
lui demandant à boire, il la surprend cette fois en inversant les rôles :
c’est elle qui devrait lui demander de l’eau vive.

Le malentendu s’amplifie encore : Comment pourrais-tu me


donner de l’eau : tu n’as même pas un seau… (v. 11a). La femme ne
comprend pas où Jésus veut en venir, mais derrière l’ironie de sa répartie
se cache pourtant une interrogation plus fondamentale :… serais-tu
plus grand que notre père Jacob qui a creusé ce puits ? (v. 11b). On
passe alors à une seconde étape de ce dialogue qui voit la femme se
raccrocher à son histoire, à son identité historique susceptible de lui
fournir une certitude assez solide pour résister à la remise en question
que provoquent les paroles de Jésus. Il faut que Jésus s’explique et
justifie ses prétentions. Or cette certitude derrière laquelle la femme
se réfugie, Jésus en quelque sorte la fragilise par sa non-réponse à la
question précise de la femme qui le somme de décliner son identité,
c’est-à-dire d’avancer des raisons valables autorisant un tel aplomb.
Jésus une nouvelle fois refuse de répondre : Quiconque boit de cette
eau du puits de Jacob aura encore soif, mais celui qui boira de l’eau que
je lui donnerai n’aura plus jamais soif (v. 13). Il se dérobe à la question
de son identité et de plus il nie l’efficacité thérapeutique du recours à
l’histoire, au passé, à la tradition : celui qui boira de l’eau de ce puits
de Jacob ton Père, ton ancêtre, aura encore soif !
132  De Jésus à Jean de Patmos

La position défensive de la femme – qui s’était déjà quelque


peu transformée en attitude interrogative – est alors abandonnée :
elle réclame maintenant cette eau, d’une manière qui manifeste à la
fois son incompréhension puisqu’elle n’a pas compris la dimension
symbolique de la parole de Jésus, mais aussi sa quête existentielle,
fruit d’une insatisfaction profonde : Seigneur donne-moi cette eau
afin que je n’aie plus soif et que je ne vienne plus puiser ici (v. 15).
En ne reconnaissant pas l’efficacité de sa tradition, de sa culture, de
son histoire à désaltérer, Jésus révèle l’insatisfaction de la femme.
Derrière l’incompréhension de la femme (Donne-moi de l’eau afin
que je ne vienne plus puiser ici !), surgit alors la quête profonde de son
existence, la quête de quelque chose qui donne réellement sens à sa
vie et à son activité quotidienne. La femme n’a donc toujours pas
compris de quoi il s’agit, cependant elle pressent qu’elle a affaire à
quelqu’un de peu commun et modifie son attitude vis-à-vis de Jésus
en acceptant de se placer, cette fois ouvertement, en situation de
dépendance à son égard.

Cette nouvelle attitude de la femme, provoquée par la


démarche de Jésus, ne reçoit pourtant pas, du moins en apparence,
l’écho auquel on aurait pu s’attendre. Jésus ne fournit pas alors
l’explication attendue, il ne dissipe pas le malentendu (il ne lui
fait pas signer un « bulletin d’adhésion » !). En fait Jésus, évitant
que le dialogue ne s’enlise dans une discussion de type explicatif
(signification de « l’eau vive » par exemple), conduit la Samaritaine,
par une réflexion incongrue (Va chercher ton mari) à s’interroger
maintenant sur sa vie privée et l’instabilité de celle-ci8. La scène
est en effet l’occasion d’un petit « signe » : Jésus dévoile qu’il
connaît la vie de la femme et cette dernière comprend alors que
l’homme qu’elle a en face d’elle est certainement plus grand que
8 Derrière les « cinq maris » on voit parfois une référence à l’idolâtrie des Samaritains
(on parle en effet parfois des cinq divinités samaritaines) ou au Pentateuque samaritain. Il
est difficile de se prononcer et sans doute ne faut-il pas trop forcer les textes. Quoi qu’il en
soit, l’existence, dans ce qu’elle a de plus « physique » ou « matériel », ne renvoie-t-elle pas à
des réalités plus profondes ? Ainsi de la sexualité qui n’est que la face visible de l’iceberg que
constitue notre inconscient.
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 133 

Jacob, qu’il est même prophète (v. 19). Par cette demande anodine
et apparemment sans aucun lien logique avec ce qui précède, Jésus
révèle l’instabilité, donc l’insatisfaction de la vie conjugale de cette
femme. Il ne la juge pas, il ne lui dit pas : c’est bien ou c’est mal.
On est en dehors de tout jugement moral. Il met simplement en
évidence que là non plus elle ne peut pas avoir de certitudes, de
sécurité : pas plus dans son histoire, sa tradition, les habitudes
sociales de son temps que dans sa vie conjugale. Et la femme qui
ne sait toujours pas qui est Jésus et où il veut en venir, sinon qu’il
produit en elle une rupture toujours plus grande, cette femme
saisit pourtant peu à peu qu’elle a affaire à quelqu’un qui sort de
l’ordinaire (un homme différent, puisqu’il connaît sa vie mais ne la
juge pas !) : Je vois que tu es prophète !

Alors, puisqu’il est prophète, elle va porter l’entretien sur


l’unique sujet où elle croit avoir encore quelque certitude ; elle
aborde le domaine religieux : Nos Pères ont adoré sur cette montagne
et vous, vous affirmez qu’ à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer
(v. 20). Mais Jésus dé-sécurise une nouvelle fois son interlocutrice :
la Samaritaine est dépossédée de toute possibilité de faire son salut,
puisque la certitude religieuse elle-même s’effondre : Crois-moi femme,
l’ heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous
adorerez le Père (v. 21). La rupture est totale, puisque l’univers entier
de la femme est disqualifié, jusque dans les convictions religieuses.
Sa réaction (v. 25) est alors significative de l’insécurité dans laquelle
Jésus l’a placée. Dans le doute total sur tout ce qui fait l’essentiel
de sa vie, elle ne peut plus que s’en remettre à celui qu’elle attend,
le Messie ; et ce qui est puisé aux sources de sa tradition religieuse
se transforme en cri d’espérance : Je sais que le Messie doit venir. Et,
alors qu’il a mené son interlocutrice d’incertitude en incertitude sans
qu’elle ait pu comprendre où il voulait en venir, Jésus donne une
réponse à la demande implicite qui transparaît dans son attente du
Messie : Je le suis moi qui te parle (v. 26). Le Jésus de Jean a donc
amené cette femme à confesser son attente du Messie promis, attente
qui rejoint ce que Jésus annonce de lui-même. Jésus ne s’est pas posé
134  De Jésus à Jean de Patmos

d’emblée comme la réponse, mais a conduit son interlocutrice à


évacuer toutes les fausses solutions et à formuler elle-même l’attente
fondamentale de sa vie.

Pourquoi Jésus dialogue-t-il ?


C’est au verset 10 à travers les mots mêmes de Jésus : Si tu
savais qui est celui qui te parle que nous est fourni le thème conducteur
de tout le passage : Jésus veut amener la Samaritaine à croire qu’il est
le Christ (v. 26). La réponse à cette question du verset 10 est donnée
au verset 26 : Je le suis moi qui te parle.

De manière significative, la déconstruction de l’univers de


la femme est parallèle chez elle à une découverte progressive de la
personnalité de son interlocuteur ; elle l’appelle successivement Juif
(v. 9), Seigneur (v. 11), Plus grand que notre père Jacob (v. 12), Prophète
(v. 19), et peut-être Messie (v. 26). C’est ce dialogue, construit sur un
profond malentendu et où l’un des deux interlocuteurs refuse de se
placer au premier niveau de la demande de l’autre, qui fait surgir la
foi.

La possibilité d’une ouverture à la foi est effectivement le fil


directeur du passage. Mais elle n’apparaît possible ici que par une
remise en question profonde de l’individu (pourrait-on dire : du
« moi imaginaire » et de son univers, de ses représentations ?). C’est
pourquoi le texte est construit selon ce processus de malentendu.
Nous avons là un processus de mise en question non pas pour
mener l’interlocuteur à la négation destructrice, mais pour l’amener
à se poser les vraies questions, l’amener à ne plus se confier en ces
représentations « mondaines », et finalement l’inviter à découvrir en
Jésus le révélateur du sens de sa vie : Il m’a dit tout ce que j’ai fait
(v.  29), c’est-à-dire il a dit ce que « je » suis en vérité, ce qui me
structure en profondeur, il a dit la parole qui me permet de me tenir
debout devant lui. Jésus, dans la perspective du quatrième évangile,
amène l’individu à poser une nouvelle compréhension de soi, des
autres, du monde et de l’existence dont le sens ne se trouve plus dans
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 135 

les réalités terrestres, mais dans la rencontre avec un révélateur qui


lui est extérieur.

Une dernière remarque : d’une certaine manière, cette femme


est à la merci de Jésus. Dans le même temps, elle est « à l’abri de toute
volonté de puissance. Ni par la parole qu’elle entend, ni dans le corps
qui lui exprime à la fois son besoin et son don, elle n’éprouve la
moindre domination. Jésus, c’est l’amour qui fait grandir. Il remet
cette femme dans la vérité de son désir. »9

Conclusion
Dans ce récit, rien ne nous sera dit sur la Samaritaine et
son devenir (nul ne sait, au bout du compte, si elle a vraiment cru).
C’est que l’évangéliste veut inviter ses auditeurs à ne pas s’attarder
sur le cas historique de cette femme ; il préfère inviter chacun de ses
auditeurs à devenir contemporain de Jésus, à rentrer dans ce dialogue
déstabilisant, mais constructif interpellant avec le Révélateur
paradoxal. Jésus apparaît donc comme celui qui révèle l’homme à
lui-même : devant Jésus l’auditeur de l’évangile se découvre dépourvu
de sens à sa vie et privé de liberté. Lui qui se croyait maître de lui-
même et de son destin se trouve mis à nu ; toutes les certitudes sur
lesquelles il s’appuie ne sont qu’illusions. À cet égard, l’attitude des
disciples, telle qu’elle nous est présentée dans la suite du texte, est
significative.

La figure des disciples en Jean 4


Pour découvrir la façon dont le narrateur construit le
personnage des disciples, suivons, pas à pas, les allusions qu’il fait à
ceux-ci tout au long du chapitre.

1-2 : Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire
qu’ il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean – à
vrai dire, Jésus lui-même ne baptisait pas, mais ses disciples.

9 Yves Simoens, Selon Jean, p. 215.


136  De Jésus à Jean de Patmos

Ce verset 2 est une prise de parole du narrateur qui propose


une hiérarchisation de l’information par une répartition des rôles :
– une information est validée : Jésus fait plus de disciples que
Jean.
– une information est invalidée : Jésus lui-même ne baptise pas
(malgré 3.22) ; cette activité est mise sur le compte des disciples.
Question : quelle lecture le narrateur fait-il de cette information… et
quelle lecture le lecteur est-il invité à faire ?
– Ce verset installe-t-il les disciples dans une fonction de pouvoir
(ecclésial) ?
– Au contraire, cette information rabaisse-t-elle le geste du bap-
tême en l’attribuant aux disciples plutôt qu’à Jésus ?
– Y a-t-il une autre raison à toutes ces précisions ?
La question qui reste en suspens est donc celle de la lecture
que fait le narrateur de cette fonction « baptismale ».

8 : Ses disciples étaient allés à la ville pour acheter de quoi


manger

Habituellement, ce verset n’attire pas l’attention des


exégètes, qui y voient un artifice littéraire permettant l’entretien
entre Jésus et la Samaritaine (le thème de la nourriture sera repris
plus loin : le verset « prépare bien la suite » selon l’expression d’un
exégète). Cette lecture nous paraît exacte mais un peu courte. Selon
nous, l’absence des disciples consécutive à leur départ manifeste
l’idée que l’entretien entre Jésus et la Samaritaine ne peut-être
que personnel sans aucun intermédiaire possible : la rencontre
de foi qui semble en découler n’appelle, en aucune manière, la
médiation d’une instance ecclésiale (les disciples « baptiseurs »). Si
notre interprétation est correcte (les disciples sont une figure de
l’Église), cette absence peut être relue comme le refus d’accorder à
la communauté chrétienne, non pas une fonction médiatrice mais
un pouvoir quelconque sur ce qui fait l’intimité de la rencontre
avec le Révélateur.
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 137 

27 : Sur quoi ses disciples arrivèrent. Ils étaient stupéfaits que
Jésus parlât avec une femme ; cependant personne ne lui dit
« Que cherches-tu ? » ou « Pourquoi lui parles-tu ? »

Le retour des disciples se situe après la déclaration de Jésus en


« Je suis » ego eimi (v. 26) et avant le départ de la femme pour la ville
(v. 28). Du point de vue du scénario mis en place par l’évangéliste
depuis le verset 8, on assiste ainsi à un véritable chassé-croisé entre la
femme et les disciples : ils sont partis à la ville (v. 8 : apelelutheisan eis
ten polin) quand vient (v. 9 : erchetai) la femme vers Jésus ; elle part à la
ville (v. 28 : apelthen eis ten polin) dès lors que viennent (v. 27 : elthan)
les disciples vers Jésus. À aucun moment il n’y a dialogue entre eux
et la Samaritaine. Si l’on ajoute que la venue des Samaritains près de
Jésus n’est pas causée par la présence des disciples en ville mais par
l’activité missionnaire de la femme, il est juste de conclure que la
présence des disciples en Samarie est marquée par la stérilité : elle ne
sert pas la tâche missionnaire.

Le verset 27 fait écho au début de la rencontre de Jésus avec


la Samaritaine puisque les disciples sont installés dans une situation
similaire à celle de la femme. Le narrateur met en effet en place un
processus analogue à celui du verset 7 : le fait que Jésus adresse la
parole à une femme surprend les disciples, tout comme cela a surpris
la Samaritaine elle-même (v. 9). L’ironie de l’évangéliste consiste
alors à nous indiquer non seulement l’étonnement des disciples,
mais surtout les questions qu’ils ne formulent pas : Pas un ne dit :
« Que cherches-tu ? » ou : « De quoi lui parles-tu ? ». Le message est
clair : les disciples refusent d’entamer le dialogue avec Jésus. En
insérant la mention du retour des disciples entre les versets 26 et
28, l’évangéliste suggère qu’au verset 27 un discours de révélation a
avorté par le refus des disciples de risquer une parole face à l’attitude
dérangeante de Jésus. Les disciples sont ici disqualifiés par rapport à
la Samaritaine.
138  De Jésus à Jean de Patmos

31-34 : Entre temps, les disciples le pressaient : « Rabbi, mange


donc. » Mais il leur dit : « J’ai à manger une nourriture que
vous ne connaissez pas. » Sur quoi les disciples se dirent entre
eux : « Quelqu’un lui aurait-il donné à manger ? » Jésus leur
dit : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a
envoyé et d’accomplir son œuvre ».
– verset 31 : À ce premier échec de la communication, fait suite
le départ de la femme vers la ville (v. 28-30) et vers une mission
couronnée de succès (cf. v. 30 : Ils sortirent de la ville et allèrent
vers lui), alors que le narrateur revient maintenant aux disciples.
Ils interviennent à nouveau en invitant Jésus à consommer de
la nourriture, conformément à leur mission du début : acheter à
manger (cf. v. 8) !
– verset 32 : Le Jésus johannique affirme cependant que les dis-
ciples ne connaissent ou ne savent pas (ouk oidate) quelle est sa
nourriture (par opposition, cf. 4.25 : la femme sait – oida – que
le Messie doit venir ; de même en 4.42, les samaritains savent –
oidamen – que Jésus est le sauveur du monde). Les disciples sont
donc caractérisés par un non-savoir confirmé par leur incapacité
à comprendre la portée symbolique des paroles de Jésus.
– verset 33 : À la différence du verset 27, les disciples posent cette
fois une question. L’ironie du narrateur consiste ici à souligner
qu’ils se la posent entre eux et non à Jésus (Les disciples se di-
saient entre eux : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? »).
Ils s’enferment sur eux-mêmes évitant que le Révélateur ne les
questionne et ne les emmène où ils ne voudraient pas aller.
– verset 34 : Le Jésus johannique, palliant une nouvelle fois la défi-
cience de ses disciples, continue le dialogue malgré leur refus de
s’adresser à lui. Il développe un thème majeur du quatrième évan-
gile, celui de sa mission : faire la volonté du Père (cf. 5.30 ; 5.36 ;
6.38 ; 17.4 ; 19.28 et 30), voilà sa nourriture. Ce qui s’est passé en
l’absence des disciples relève donc directement de la mission spéci-
fique de Jésus. Par un parallélisme assez frappant avec le dialogue
précédent (étonnement sur l’acte de discuter avec une femme dans
les deux cas, cf. v. 9 et 27 ; malentendu sur le thème de l’eau d’un
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 139 

côté, cf. v. 11, et sur celui de la nourriture de l’autre, cf. v. 33),


le narrateur suggère qu’un dialogue similaire peut commencer :
la première étape a échoué à cause du silence des disciples, une
deuxième chance leur est donnée. Ici pourtant, plus encore que la
femme, les disciples sont malmenés : leur incompréhension porte
sur ce qui est le cœur de la mission du Révélateur johannique à
laquelle ils n’ont pas participé. En fait, les disciples sont privés de
tout savoir objectif sur la révélation : non seulement ils n’ont pas
été témoins du dialogue entre Jésus et la femme, mais de plus,
leur connaissance du sens profond de la mission est niée par Jésus
lui-même (v. 32). En outre, ils n’évitent pas mieux que la femme
le malentendu. Plus grave encore, en s’enfermant sur eux-mêmes
et en refusant d’adresser directement leurs questions à Jésus, ils
courent le risque de passer à côté de la révélation.
35-38 : Ne dites-vous pas vous-mêmes : ‘Encore quatre mois et
viendra la moisson’  ? Mais moi je vous dis : levez les yeux et
regardez ; déjà les champs sont blancs pour la moisson ! Déjà
le moissonneur reçoit son salaire et amasse du fruit pour la vie
éternelle, si bien que celui qui sème et celui qui moissonne se
réjouissent ensemble. Car en ceci le proverbe est vrai, qui dit :
‘ l’un sème, l’autre moissonne.’ Je vous ai envoyés moissonner ce
qui ne vous a coûté aucune peine ; d’autres ont peiné et vous
avez pénétré dans ce qui leur a coûté tant de peine. »
Après avoir indiqué que ce qui se passe en Samarie relève
directement de la mission confiée à lui par le Père (v. 34), Jésus
développe les modalités selon lesquelles les disciples doivent, malgré
tout, participer à cette mission (v. 35-38) :
– verset 35 : L’urgence de la tâche missionnaire est d’abord souli-
gnée au moyen de l’image traditionnelle de la proximité de la
moisson.
– verset 36 : Après l’urgence de la mission, c’est la nécessité qui en
est affirmée. Avec elle, la participation des disciples à cette tâ-
che (le fruit désigne chez Jean la participation du disciple, cf. Jn
15.1ss) et à la joie commune au moissonneur et au se
140  De Jésus à Jean de Patmos

– verset 37 : Si joie commune il y a, une distinction sans équivoque


est établie entre semeur et moissonneur : il ne saurait être ques-
tion de les confondre.
– v. 38 : Il ressort de cette distinction que les disciples ne font que
ramasser ce que Jésus a semé. Cette moisson est le résultat non de
leur peine (ouk umeis kekopiakate) mais de la peine d’autres (alloi
kekopiakasin), au premier rang desquels Jésus, assis fatigué (keko-
piakos) au bord du puits (v. 6), mais aussi peut-être la Samaritaine
qui, avant eux, a accompli la tâche missionnaire.

Cette réflexion du narrateur sur la mission est marquée


par la christologie et l’anthropologie qui ont été développées dans
l’entretien avec la Samaritaine. En effet, alors que la femme était
dépossédée de tout ce qui faisait son existence et ne rencontrait le
Révélateur que dans la reconnaissance de son incapacité de justifier
elle-même de son existence, d’une manière analogue, les disciples
– après avoir été dépossédés d’un savoir objectif sur la révélation –
sont maintenant prévenus de la tentation d’un pouvoir missionnaire.
Comment en irait-il autrement : si l’Évangile ne se trouve pas dans
les réalités de ce monde, les ouvriers de la moisson ne peuvent, par
eux-mêmes, être à l’origine du succès de la moisson. Le verset 42 le
confirme en relativisant l’importance du travail missionnaire de la
Samaritaine elle-même : Ce n’est plus sur tes dires que nous croyons ;
nous l’avons entendu et nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du
monde10.

10 Le jeu de relation qui s’établit entre la Samaritaine et ses coreligionnaires n’est pas sans
évoquer les mots de Kierkegaard au sujet du témoignage du contemporain pour l’homme
des générations postérieures : « il peut lui dire qu’il a lui-même cru ce fait, ce qui n’est pas
du tout à proprement parler une communication… mais ne fait que donner une occasion »
(Søren Kierkegaard, Les Miettes Philosophiques, Paris, Seuil, 1967, p. 164) ; de manière simi-
laire, le témoignage de la Samaritaine consiste à inviter les gens de la ville à venir voir Jésus
qui, dit-elle, m’a dit tout ce que j’ai fait ! En outre, toujours pour Kierkegaard, « le croyant…
donne justement l’information de telle façon que personne ne peut l’accepter immédia-
tement », op.cit., p. 166-167) ; là encore, dans notre texte, les samaritains ne croient pas
uniquement à cause des paroles de la femme, mais pour l’avoir eux-mêmes entendu. Le
rapprochement entre Jean 4 et Kierkegaard est proposé par Rudolf Bultmann, The Gospel of
John : A Commentary, Oxford, Basil Blackwell, 1971, p. 200ss.
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 141 

3. Conclusion

– Alors que Jean 4.4-26 met en scène le malentendu et l’ironie qui


s’instaure entre Jésus et la femme, malentendu qui aboutit à la foi
des samaritains (cf. 28-30 et 39-42), le verset 27, puis les versets
31-34 mettent en place le malentendu et l’ironie, qui s’adressent
non plus cette fois à la femme mais aux disciples. La raison de
ce déplacement est la suivante : l’auditeur chrétien de l’évangile
court le risque de se sentir supérieur à cette femme. Il est en effet
au courant du malentendu qui s’instaure entre Jésus et la femme,
il en est même le complice. Pour éviter qu’il statue sur le cas de
cette femme, le narrateur, par la présentation qu’il propose des
disciples, l’invite à constater que ceux auxquels il a tendance à
s’identifier le plus facilement ne sont pas dans une situation plus
favorable que la Samaritaine, bien au contraire. La supériorité
de cette femme par rapport aux disciples réside justement en ce
qu’elle prend le risque d’une parole, aussi imparfaite soit-elle. La
seule attitude possible face à Jésus n’est pas celle des disciples
mais celle de la femme. Cette mise en scène souligne avec force
l’une des convictions centrales du narrateur : il n’y a pas de savoir
objectif sur la révélation ; le seul savoir authentique naît d’une
rencontre avec le Révélateur (cf. la déclaration de la femme au
terme de l’entretien avec Jésus, au verset 25 : Je sais qu’un Messie
doit venir), rencontre d’où peut surgir la foi (cf. v. 42 : Bien plus
nombreux encore furent ceux qui crurent à cause de sa parole à
lui).

– Le second aspect du questionnement consiste en une réflexion


sur la mission (v. 35-38) : outre que la communauté chrétienne
ne peut prétendre à une quelconque mainmise sur ce qui relève
de la rencontre et de la naissance de ce que l’on peut appeler la
foi (cf. notre lecture du v. 8), le disciple récolte une moisson qui
n’est de toute manière pas le fruit de son travail, mais de celui
du Christ. Dans ce récit, la vraie figure du missionnaire, c’est la
142  De Jésus à Jean de Patmos

femme : rencontrée par le Christ, elle devient témoin11 auprès des


siens, mais s’efface jusqu’à disparaître totalement, pour laisser le
Christ rencontrer ceux à qui elle l’a annoncé.

Pour Jean, la foi est rencontre avec le Révélateur extérieur


à ce monde et à ses réalités, « non-mondain », et qui vient au
devant de l’homme pour questionner la totalité de son existence.
Le Jésus johannique entre en dialogue avec l’individu et, par un
processus de parole, il évacue les fausses solutions et les prétentions
humaines pour faire surgir l’attente du Révélateur. Le témoin est
celui qui rend compte de cette parole : « il m’a dit tout ce que j’ai
fait ». Cette rencontre avec le Révélateur est progressive : la foi est un
processus. La mission du disciple consiste à favoriser l’« occasion »
de la rencontre. Le disciple s’efface derrière le Révélateur et sa seule
place est encore et toujours du côté de celui qui est au bénéfice de la
parole de révélation.

11 Pour le dire avec Kierkegaard, op.cit., p. 164, elle est l’« occasion » qui permet la ren-
contre avec Jésus.
7

Jean de Patmos,
missionnaire de la fin d’un monde

1. Le cadre historique de l’Apocalypse de Jean1

L’Apocalypse de Jean a vraisemblablement été écrite sous


le règne de l’empereur Domitien, entre 81 et 96 de notre ère. On
est alors au cœur d’une période qui s’étend du tournant de l’ère
chrétienne à la fin du deuxième siècle de notre ère, connue sous le
nom de Pax Romana. Elle se caractérise par une stabilité politique
et un essor économique sans précédent dans l’histoire du monde.
La domination militaire sans partage des légions romaines pour
maintenir l’ordre dans les limites de l’Empire, le développement des
voies de communication pour assurer la prospérité économique et
la circulation de la propagande impériale, le mode de vie du citoyen
romain proposé comme idéal à destination des classes sociales
supérieures des territoires conquis, le développement du Culte

1 Sur cette question et plus largement sur le contexte de communication de l’Apoca-


lypse, cf. Elian Cuvillier, « L’Apocalypse de Jean », dans Daniel Marguerat, éd., Introduction
au Nouveau Testament, son histoire, son écriture, sa théologie, (Le Monde de la Bible 41),
Genève, Labor et Fides, 20084, p. 411-430.
144  De Jésus à Jean de Patmos

impérial comme pensée politique : tout cela constitue en quelque


sorte l’aboutissement, dans sa version romaine, de l’idéal d’universa­
lisme et de cosmopolitisme voulu autrefois par Alexandre le Grand.

On peut dire en effet que, dans le monde romain, la


revendication d’universalité – l’oikoumenê, la terre habitée comme
limites de l’Empire – cohabite avec une hiérarchisation de la vie en
société. L’être humain existe par la place qu’il occupe dans l’ordre
impérial qui s’impose alors à tous. La pyramide sociale indique
à chacun sa position sur cet échiquier désormais « mondialisé »
qu’est le bassin méditerranéen. Au sommet, l’empereur et les
membres de sa famille, puis l’ordre sénatorial et l’ordre équestre.
Ensuite une couche sociale divisée en deux groupes : l’ordre des
décurions – équivalent de la bonne société locale dans les cités et
les provinces – et celui des très riches affranchis. Enfin, en dessous
de ces groupes, les couches inférieures que l’on peut subdiviser
en trois catégories : les hommes libres de condition modeste, les
affranchis et les esclaves2. Même si les classes supérieures défendent
leurs privilèges par tous les moyens possibles, la société romaine se
caractérise par un dynamisme ascensionnel. C’est pourquoi, sans
doute, l’Empire provoque l’admiration de ceux qui ont la possibilité
de se hisser dans la hiérarchie sociale ou, s’ils en font déjà partie, de
s’y maintenir et d’y prospérer. Les témoignages sont, sur ce point,
éloquents. Contentons-nous, à titre d’illustration, d’en citer deux
sélectionnés parmi beaucoup d’autres :

– En l’an 9 avant notre ère, un décret pris par l’assemblée des


délégués des cités d’Asie témoigne de l’impact de la puissance
impériale sur les élites locales conquises à l’idéal romain, im-
pact qui atteint son apogée tout au long du Ie siècle de notre ère :
« Puisque la Providence qui ordonne toute notre vie, dans son
attention et dans son zèle, a prévu l’accomplissement le plus par-

2 Sur la pyramide sociale à Rome, cf. Géza Alföldy, Histoire sociale de Rome, Paris, Picard,
1991.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 145 

fait de la vie humaine en lui accordant Auguste qu’elle a rempli


de vertus pour le plus grand bien du genre humain et qu’elle
nous l’a envoyé, à nous et à nos descendants, comme un Sauveur,
lui qui a fait cesser la guerre et qui a établi l’ordre partout. Et
puisque César Auguste, quand il est apparu, a surpassé toutes les
espérances, car non seulement il est allé au-delà des bienfaiteurs
antérieurs, mais il n’a même laissé à ceux qui viendront après lui
aucun espoir de le surpasser, et puisque la date de naissance du
dieu Auguste marque pour le monde le début des bonnes nou-
velles (en grec : euangelia), pour ces raisons, il a été décidé par les
Grecs d’Asie que le nouvel an commencerait dans toutes les cités
le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de la
naissance d’Auguste. »3
– À l’autre extrémité de la période qui nous occupe, au début du
deuxième siècle de notre ère, Aelius Aristide, rhéteur de langue
grecque, s’exclame : « L’Univers est devenu une cité unique. Le
monde entier est en fête. Il a quitté son équipement de guer-
re pour s’adonner à la joie de vivre ». Dans son Éloge de Rome,
non exempt de flatterie, il s’extasie devant cet empire cohérent
dont l’administration parfaite, comme une « flûte fraîchement
nettoyée, n’émet qu’un seul son » et qui obéit unanimement à
l’empereur, « gouverneur suprême […] pourvoyeur de toutes
choses »4.

Le caractère quelque peu excessif de ces textes ne traduit


évidemment pas la réalité quotidienne d’un vaste Empire où l’ordre
est assuré par les légions romaines qui n’hésitent jamais à utiliser
violences et brutalités envers les récalcitrants à la domination de
Rome – la guerre juive en est un bon exemple qui a profondément
marqué non seulement les juifs mais sans doute aussi les premiers
chrétiens. Par ailleurs, « l’âge d’or » promis par la propagande

3 Cité d’après Hugues Cousin, Jean-Pierre Lémonon, Jean Massonnet, Le Monde où


vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998, p. 31.
4 Cité d’après Marcel Le Glay, Jean-Louis Voisin, Yann Le Bohec, Histoire romaine,
Paris, PUF, 1991, p. 291.
146  De Jésus à Jean de Patmos

augustéenne, et que traduit très bien le premier témoignage, a


fait rapidement place à la réalité de la corruption des élites pour
obtenir et garder le pouvoir. Enfin, les assassinats répétés au sein
même de la maison impériale ont ouvert la voie à un discours
plus critique de certaines élites5. Les textes que nous avons cités
traduisent cependant la rhétorique du pouvoir, mais également celle
des classes supérieures qui trouvent dans l’Empire et sa stabilité,
fût-elle assurée au prix d’une violence militaire et politique, des
opportunités de valorisation sociale.

2. Le contexte de communication de l’Apocalypse de Jean


L’Apocalypse de Jean est habituellement interprétée comme
un message d’encouragement adressé à une communauté chrétienne
confrontée à un système totalitaire et oppressif dont la manifestation la
plus visible est celle du Culte impérial. Sans la contredire totalement,
des recherches récentes nuancent cette reconstitution du cadre
historique de l’Apocalypse. L’enquête historique conduit en effet à
relativiser l’idée d’une persécution active dont seraient victimes les
destinataires de l’œuvre de Jean de Patmos6. Les historiens soulignent
en effet que le règne de Domitien a été marqué par un absolutisme
(caractérisé en particulier dans le déploiement du Culte impérial) et
des assassinats politiques (surtout vers la fin de son règne), mais non

5 Ainsi les auteurs de la fin du premier siècle, tels Ovide Lucain et Stace, ont une vision
plus critique que Virgile dans ses Énéides ; cf. Sylvie Franchet d’Espèrey, Conflit, violence et
non violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p.13-17 ; cf. p. 13 :
« Personne ne croit plus qu’un retour de l’âge d’or soit possible ni que le régime institué par
Auguste assure véritablement la paix. »
6 Sur le cadre historique de l’Apocalypse de Jean, cf. Léonard L. Thompson, The Book of
Revelation : Apocalypse and Empire, Oxford, University Press, 1997 ; Tomas B. Slater, « On
the Social Setting of the Revelation to John », NTS 44 (1998), p. 232-256. Plus ancienne et
plus classique dans sa reconstitution du cadre historique, mais toujours instructive et utile,
la contribution de Pierre Prigent, « Au temps de l’Apocalypse. I.  Domitien », RHPR 54
(1974), p. 455-483 ; « II. Le culte impérial », RHPR 55 (1975), p. 215-235 ; « III. Pourquoi
les persécutions ? », RHPR 55 (1975), p. 341-363.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 147 

par des persécutions sanglantes contre les communautés chrétiennes7.


Certes, à tout moment, l’absence de reconnaissance comme religio
licita pouvait conduire l’administration romaine à prendre des
mesures contre tout groupuscule sectaire, d’ailleurs pas forcément
toujours clairement identifié – les premiers chrétiens devaient
souvent être considérés comme une dissidence du judaïsme. Mais
sur la question des persécutions, les données mêmes de l’Apocalypse
conduisent à faire deux remarques complémentaires :
– Dans tout son livre, Jean de Patmos ne mentionne pas d’autre
nom de martyr pour la foi que celui d’Antipas le « témoin fi-
dèle » (cf. Ap 2.13) dont la mort semble d’ailleurs appartenir au
passé (« aux jours d’Antipas »). Ailleurs, dans l’Apocalypse, les
allusions aux martyrs ne semblent pas faire référence au présent
des auditeurs. Elles prennent le plus souvent la forme d’évoca-
tions de figures du passé (les prophètes de l’Ancienne Alliance,
cf. Ap 16.6 et 18.24) ou d’évocations générales (cf. 6.9 : « ceux
qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu » ; 17.6 : « le
sang des témoins de Jésus » ; 19.2 : « le sang de ses serviteurs »).
– Si l’on considère la présence de Jean à Patmos (Ap 1.9) comme le
résultat d’un exil forcé, alors la « persécution » qu’il subit relève
de la pratique – courante sous Domitien – consistant à éloigner
des centres politiques importants les personnalités dont la pa-
role pouvait paraître gênante. Cela tend à accréditer l’hypothèse

7 Sur le règne de Domitien, outre les références de la note précédente, cf. Marcel Le Glay,
Jean-Louis Voisin, Yann Le Bohec, Histoire romaine, op.cit., p. 273-280 : « Domitien et la
tyrannie ? » ; « Une fois mort […] Domitien fut présenté comme le ‘Néron chauve’, comme
‘une bête féroce particulièrement cruelle’. Contre lui, Pline le Jeune, Tacite, deux sénateurs
qui avaient fait carrière pendant son règne, et aussi Juvénal, puis plus tard Dion Cassius. De
son vivant, il n’eut que des flatteurs (Stace, Martial). Le témoignage le plus équilibré est fi-
nalement celui de Suétone […] Il met en évidence les deux pôles de l’opposition au Prince,
les intellectuels et les sénateurs […] Après une timide tentative de rapprochement avec le
Sénat, Domitien engage l’épreuve de force à la fin de l’année 93 : persécution sanglante de
sénateurs, expulsion des philosophes de Rome et d’Italie, poursuites contre les juifs et les
chrétiens. La famille impériale n’est pas épargnée […] Au total, moins de condamnations
à mort qu’on ne l’avait pensé (une vingtaine ? dont plus de la moitié par application de la
loi de majesté remise en vigueur) et trois années tyranniques. Ce furent elles, et elles seules
que retinrent les historiens du IIe siècle, négligeant l’empereur de la continuité flavienne et
le novateur » (p. 274-275).
148  De Jésus à Jean de Patmos

selon laquelle Jean est un personnage important et sans doute


relativement connu de l’administration romaine d’Asie Mineure,
chose cependant invérifiable par ailleurs. Pour autant, cela ne
démontre pas une persécution systématique contre les commu-
nautés chrétiennes, telle qu’on la connaîtra aux IIe et IIIe siècles
jusqu’à Dioclétien. En fait, dans le texte de l’Apocalypse, rien
ne permet d’affirmer de façon indiscutable que Jean est en exil
forcé à Patmos (cf. Ap 1.9). L’hypothèse selon laquelle il y est de
sa propre volonté n’est alors pas à exclure. Le « à cause de la pa-
role de Dieu » (Ap 1.9) peut traduire l’idée d’un exil choisi pour
éviter d’éventuels ennuis en même temps que pour prendre du
recul par rapport à la situation générale. Jean s’adresse, depuis
Patmos, aux communautés chrétiennes d’Asie Mineure pour les
inviter à interpréter la réalité dans laquelle elles vivent avec un
autre regard que celui qui a cours dans les centres urbains d’Asie
Mineure – les sept églises d’ Apocalypse 2 et 3 se trouvent, à
l’époque, dans des cités importantes – où se déploient le Culte
impérial et sa propagande.

Faut-il alors conclure que par ses allusions répétées à la


violence impériale, Jean force le trait et, en quelque sorte, « noircit le
tableau » de façon excessive ? Pour qui, au premier siècle de notre ère,
accepte voir la réalité autrement qu’à travers les propos complaisants
des élites courtisanes, la violence dont l’Empire fait preuve chaque fois
que cela s’avère nécessaire est une réalité. Les jeunes communautés
chrétiennes ont elles-mêmes déjà ponctuellement subi la main
brutale de Rome : Antipas en a été victime, sans oublier la répression
qui a suivi l’incendie de Rome sous Néron. Les allusions récurrentes
de Jean de Patmos au « sang » versé du fait de la brutalité de la
Bête, n’apparaissent donc pas comme un propos excessif. Elles sont
simplement jugées, selon le point de vue que l’on adopte, nécessaire
au maintien de l’ordre romain ou au contraire signe de la nature
diabolique de Rome.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 149 

3. L’Apocalypse de Jean comme contestation de l’ordre


impérial8
Vision et liturgie dans l’Apocalypse : une relecture christologique du
monde
À l’instar des apocalypses juives, l’Apocalypse de Jean
se présente comme un livre de visions. Le voyant contemple des
réalités célestes, il est « saisi en esprit » (1.10) pour voir ce qui doit
arriver par la suite. Le visionnaire ne cesse de dire qu’il voit. Mais
que voit-il et où ce regard prend-il sa source ? À la seconde question,
on peut répondre que, pour Jean, ce « voir » ne serait pas possible
sans un événement qui opère comme une clef de lecture de la
réalité. Cet événement est celui de la mort et de la résurrection de
Jésus de Nazareth. À la première question, on peut répondre que
les visions, dans l’Apocalypse de Jean, sont toujours, peu ou prou,
christocentriques. La conséquence directe est que les visions de Jean
ne montrent rien d’autre que la représentation sous diverses formes
imagées et symboliques de cette victoire pascale du Christ. On
peut alors dire que, dans l’Apocalypse, il s’agit « d’entendre avec les
yeux », d’entendre la proclamation du kérygme pascal selon laquelle
le Christ a remporté la victoire sur la mort et sur les puissances.

Il faut évidemment ajouter aussitôt que, d’un point de vue


extérieur à la communauté croyante, cet événement qui fonde Jean
de Patmos à parler ne relève pas de l’évidence. Il ne relève pas du
consensus, du visible, mais de quelque chose qui est un « non-
événement » aux yeux du monde : Dans l’Asie Mineure de la fin du
premier siècle, en dehors des communautés chrétiennes, personne ne
connaît l’existence de Jésus de Nazareth et donc, a fortiori, n’a entendu

8 Cf. Elian Cuvillier, « La ‘vision’ comme contestation de l’idole. Apocalypse de Jean et
Empire romain », dans Jean-Marie Marconot – Bernard Tabuce, éds, Iconoclasme et van-
dalisme. La violence de l’image, Montpellier, Université Montpellier III, 2005, p. 97-103 ;
Elian Cuvillier, « Christ Ressuscité ou Bête immortelle ? Proclamation pascale et propa-
gande impériale dans l’Apocalypse de Jean », dans Daniel Marguerat – Odette Mainville,
éds, Résurrection. L’après-mort dans le monde ancien et le Nouveau Testament, (Le Monde de
la Bible 45), Genève/Montréal, Labor et Fides/MédiasPaul 2001, p. 237-254.
150  De Jésus à Jean de Patmos

parler de sa crucifixion. Or c’est au nom de ce « non-événement » que


les yeux de Jean s’ouvrent sur une réalité nouvelle et ignorée jusque-
là. Il est institué comme visionnaire par ce qui est advenu pour lui et
qui a donc subjectivement fait vérité dans son existence. Autrement
dit, la vision johannique, de part en part christocentrique, manifeste
un changement de regard sur le monde, elle est signe d’une nouvelle
interprétation du monde qui ne prend pas sa source dans quelque
chose qui fait consensus. C’est, en quelque sorte, à partir d’un point
aveugle pour la société romaine de l’époque, que l’apocalypticien
propose à ses destinataires une interprétation, une compréhension de
l’existence et du monde dans lequel ils vivent.
Des travaux ont montré le profond enracinement de l’écriture
de Jean de Patmos dans la liturgie de l’Église ancienne (l’auteur
affirme lui-même avoir reçu ses révélations le « jour du Seigneur »,
cf. 1.10)9. Or les visions sont pétries de textes liturgiques : ce point est
fondamental pour en comprendre la signification profonde. Le langage
liturgique, de part en part symbolique, introduit le croyant à cet autre
regard sur la réalité, le regard de la foi. Selon ce regard, la réalité du
monde est une illusion contestée par un autre ordre de chose, celui
de l’Évangile. L’Apocalypse de Jean est écrite « aux églises » (1.11). À
ces communautés, Jean n’a de cesse d’affirmer que ce qui constitue
la communauté de foi, c’est le témoignage rendu à l’événement
pascal comme contestation du monde. Cette proclamation institue
le croyant en rupture avec la société. Comment vivre cette situation
particulière ? La dimension cultuelle de l’Apocalypse en donne la
clé : c’est la communauté qui, dans sa liturgie, atteste la victoire de
l’agneau sur les puissances (cf. Ap 4–5).

Dès lors, la liturgie comme la vision ne sont pas, dans la


logique de Jean de Patmos, détachement du monde, ni fuite en
dehors de la réalité, mais façon d’énoncer la discontinuité au cœur
de l’histoire. Elles sont un langage qui fait coupure, mais qui, à la
9 L’importance de la liturgie dans l’Apocalypse de Jean a, depuis longtemps, retenu
l’attention des exégètes. Cf., par exemple, Pierre Prigent, Apocalypse et Liturgie, Neuchâtel,
Delachaux et Niestlé, 1964.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 151 

différence d’une logique du retrait pur, assume l’histoire dans toute


sa complexité. Le langage liturgique n’est pas une langue inconnue,
mais une autre façon de se tenir dans le langage. Une façon d’habiter
le monde et non pas un autre monde. C’est ce qui se joue dans
l’Apocalypse de Jean où il s’agit de se tenir dans le lieu symbolique
qui n’est pas géographique mais spirituel : être dans le monde en
participant à ce qui n’est pas du monde, c’est-à-dire la liturgie céleste
d’adoration de Dieu et de l’agneau (Ap 4 et 5).

L’Apocalypse comme critique de la réalité impériale


En fait, plus qu’un encouragement à une communauté
persécutée, Jean de Patmos veut peut-être mettre en garde ses auditeurs
contre la séduction que pourrait avoir sur eux le discours consensuel
des laudateurs de l’Empire (cf. les avertissements sévères de l’auteur
aux églises destinataires en Ap 2-3). En invitant ses auditeurs à porter
un regard critique sur la société romaine et le pouvoir impérial, Jean
de Patmos prend à contre-courant la vie même des communautés
telle que les « lettres aux églises » permettent de l’envisager : des
communautés qui, elles aussi, sont séduites par le modèle impérial
et souhaitent s’intégrer un peu plus dans la société de leur temps.
L’Apocalypse de Jean peut ainsi être interprétée comme une tentative
de répondre non seulement aux pressions que subissent les croyants
dans les provinces romaines d’Asie Mineure, mais également au désir
qu’ils ont de se conformer au cadre social reconnu par la majorité.
Si tel est le cas, une double conviction motive alors
l’écriture de Jean de Patmos : au plan externe, un regard critique
sur les pouvoirs humains et ici singulièrement le pouvoir impérial ;
au plan interne, l’interpellation adressée à la communauté croyante
de ne pas succomber à la séduction du discours impérial, dont
la violence n’est alors pas seulement ou même prioritairement
physique, mais également idéologique. Pour qui ne subit pas la
persécution – ce qui est alors vraisemblablement le cas d’un grand
nombre de croyants – il n’est pas facile de résister à la séduction de
l’Empire : fastes du Culte impérial et des jeux du cirque, évidence
des réalisations architecturales et des progrès apportés par Rome,
152  De Jésus à Jean de Patmos

désir de participer à l’essor social lorsqu’on appartient aux classes


aisées – ce qui est sans doute le cas pour une minorité de membres
des communautés chrétiennes10 –, omniprésence de la force et de la
puissance des légions.
Cette dimension critique s’articule à ce qu’il faut bien appeler
une « diabolisation » de la structure impériale (cf. en particulier
Ap 13 et 17–18). Cette diabolisation ne trouve pourtant pas son
origine dans un délire paranoïaque ou dans quelques spéculations
apocalyptiques incontrôlées. Elle se fonde sur une analyse politique et
théologique de la situation telle qu’elle se présente à la fin du premier
siècle. Jean de Patmos interprète en effet la situation dans laquelle
il évolue comme une prétention totalitaire et idolâtre du pouvoir
impérial. Jean perçoit la force séductrice de Rome, en même temps
qu’il n’est pas dupe de la violence qui l’accompagne. La mention de la
mise à mort de ceux qui n’adorent pas l’image de la Bête (Ap 13.15)
ne désigne pas forcément le martyre sanglant de chrétiens persécutés
au moment où Jean rédige son œuvre. Elle renvoie cependant
clairement à la force militaire romaine et à sa violence répressive qui
met à mal toute velléité de s’affranchir du joug impérial. L’Empire est
également dénoncé comme système à caractère religieux, prétendant
régir la totalité de l’existence humaine au plan politique, culturel
et économique. Du point de vue de Jean, cette prétention est un
signe non seulement de l’orgueil des hommes et particulièrement
des empereurs, mais aussi de leur soumission aux puissances du
mal à l’œuvre dans la création. Au plan de la compréhension de soi
du croyant dans le monde, cette interprétation apocalyptique de la
réalité trouve son aboutissement dans une résistance spirituelle à
l’idolâtrie et l’attente du jugement sur le point de s’abattre sur un
monde au pouvoir des puissances.

10 Il n’y a aucune raison de penser que la diversité sociologique que l’on peut, à partir
des épîtres de Paul, supposer à l’intérieur de la communauté corinthienne dans la première
moitié du premier siècle, ne se retrouve pas dans les communautés urbaines asiates de la se-
conde moitié. Sur la constitution sociologique des communautés primitives, je renvoie aux
analyses toujours pertinentes de Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, (Le
Monde de la Bible 33), Genève, Labor et Fides, 1996.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 153 

L’Apocalypse déploie donc ce qu’il faut bien appeler une


attitude de résistance. Jean s’élève contre le César qui prétend
qualifier l’existence de tout être humain à partir de l’ordre romain.
La confession de foi est donc ici un acte politique. Elle vise à susciter,
chez le croyant, une compréhension nouvelle de sa propre existence
et du monde dans lequel il vit. D’une certaine manière, on peut
dire que Jean de Patmos refait le monde, c’est-à-dire il l’interprète,
le reconstruit, opère une relecture à partir de sa foi en Dieu tel que
Christ le révèle (cf. Ap 1.1). Et pour cela, il a besoin d’un langage
symbolique parce que ce langage fait rupture et il entraîne le lecteur
à voir les choses autrement, à les comprendre différemment. La foi est
donc, pour Jean, une interprétation du monde à partir de l’événement
survenu en Christ. L’opposition de l’auteur de l’Apocalypse de Jean au
modèle impérial romain s’enracine dans une analyse particulièrement
critique de la situation politique telle qu’elle se présente au premier
siècle de notre ère. Jean de Patmos interprète l’universalisme romain
qui s’impose à tous les peuples du Bassin méditerranéen comme une
véritable menace. Il s’agit donc pour Jean d’opposer une résistance
spirituelle à cette logique, d’instituer le croyant en dissidence par
rapport à elle et d’annoncer sa fin inéluctable.
Face à la prétention d’universalité de l’ordre romain et
à la hiérarchisation de la vie en société profondément inégalitaire
qui l’accompagne, Jean se fait le promoteur d’un universalisme
qualitativement différent, d’une organisation sociale autre que celle
proposée par Rome : des hommes de toutes langues, nations et tribus
(Ap 7.9) rendent un culte à l’agneau et constituent, indépendamment
d’une appartenance sociale, ethnique ou sexuelle, le nouveau peuple
de Dieu, un peuple de « rois » et de « prêtres » (Ap 1.6). Cette
conviction, littéralement révolutionnaire en ce qu’elle renverse les
hiérarchies structurant la société romaine, constitue bien le croyant
comme dissident au cœur du monde. Et c’est pourquoi, en lieu et
place de la marque de la Bête qui indique aux yeux de tous la classe
à laquelle chacun appartient (Ap 13.16), Jean proclame que ce qui
qualifie l’individu n’est pas une marque visible – quelque chose qui
se voit – mais une nomination, c’est-à-dire quelque chose qui relève
154  De Jésus à Jean de Patmos

de l’écoute : le nom nouveau, inscrit dans le « livre de vie » (Ap 3.5),


nom caché et donc protégé des puissances, connu seulement de celui
qui le reçoit (Ap 2.17).
On comprend mieux pourquoi l’apocalyptique a pu
constituer pour Jean de Patmos un cadre préexistant adapté à sa
compréhension de l’événement pascal. La puissance contestatrice de
la pensée apocalyptique constitue un terrain naturellement favorable
à sa proclamation non pas tant de la « fin du monde » que de la « fin
d’un monde », celui de la puissance romaine et de sa prétention à
définir l’humain à partir d’un système imposé par la séduction ou
la répression.

Conclusion
La mission, c’est donc un acte « politique » au sens le plus
noble de ce terme dans la mesure où l’événement pascal est reçu par
Jean comme convocation à s’élever contre la logique du monde dans
lequel il vit. Pour Jean, l’événement pascal fait advenir autre chose que
la situation, que les opinions, que les savoirs institués. L’événement
pascal conteste la façon dont le discours officiel, autour duquel
s’organise la société romaine, interprète la réalité. Il propose une autre
lecture de cette réalité qui conteste l’interprétation consensuelle. Jean
affirme que le discours du pouvoir impérial auquel tous sont invités,
de gré ou de force, à adhérer, n’est pas le bon. Une génération après
Paul, ce discours est toujours le même : « Il y a ce qu’il y a.  » Dit
autrement : la réalité telle que Rome vous la montre est l’unique vérité.
L’ordre impérial, sa puissance qui assure la stabilité économique et
politique – la fameuse Pax Romana – l’organisation hiérarchisée de
la société telle qu’elle est proposée est le seul modèle valable. Face à
cela, Jean proclame l’inverse : « Il y a ce qu’il n’y a pas » affirme-t-il
en substance. Contre les apparences et contre l’évidence même, la
puissance séductrice de la Bête n’est qu’une illusion. La réalité telle
qu’elle est présentée à l’œil fasciné du citoyen lambda dans le vaste
Empire n’est que mensonge et illusion. La puissance romaine et sa
volonté d’englober toute la réalité de l’existence humaine se fonde
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 155 

sur une puissance mortifère, signe de son origine diabolique. Loin


d’être porteuse de vie, elle conduit l’homme à sa perte. L’Apocalypse
a une compréhension de la mission assez particulière, on le voit.
Un propos dans le plus pur style apocalyptique et que n’aurait sans
doute pas signé l’auteur des épîtres Pastorales ni celui des Actes, tous
deux soucieux de proposer aux jeunes communautés chrétiennes
une forme d’adéquation avec la société romaine sans pour autant
trahir le kérygme. La posture de Jean de Patmos est plus radicale :
aucune compromission, bien évidemment, mais aucun compromis
non plus !
8

Quelle(s) mission(s) pour demain ?

L e survol que nous venons d’effectuer a permis de prendre


conscience de l’importance en même temps que de la complexité
de la dimension missionnaire du christianisme naissant. Rappelons-
en les points les plus saillants :
– L’universalisme est au fondement de la mission : au nom de
la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, les auteurs du Nouveau
Testament que nous avons croisés partagent cette même convic-
tion qu’il n’y a plus de différence disqualifiante entre les indivi-
dus. Devant le Dieu de Jésus Christ, chacun est reconnu dans sa
singularité universelle et non dans son particularisme identitaire.
Cela s’exprime chez Paul par le langage de la justification par la
foi ou de la « folie de la croix ». Chez Matthieu, par la construc-
tion narrative d’un déplacement identitaire et théologique qui le
fait passer d’une conception essentiellement nationale du messie
à une compréhension universelle.
– Le renversement de la compréhension de soi du missionnaire est
au cœur de la compréhension de la mission : il n’est pas d’abord
celui qui apporte mais celui qui se laisse recevoir par l’autre.
Matthieu le montre dans le discours missionnaire de Jésus qui
fait passer les disciples du statut d’« ouvriers dans la moisson » à
158  De Jésus à Jean de Patmos

celui de « brebis au milieu des loups » puis de « petits » à qui l’on


offre un verre d’eau. Marc et Paul attestent que ce renversement
trouve son fondement dans une compréhension particulière de
Dieu et du Christ (la théologie de la croix). Le missionnaire ne
peut donner que ce qu’il ne possède pas, c’est-à-dire la Bonne
Nouvelle d’une Parole qui n’est la propriété de personne et sur-
tout pas de la communauté des disciples !
– L’auteur de l’œuvre double de Luc entraîne son lecteur du Temple
de Jérusalem (Lc 1–2) à Rome (Ac 28). Pour lui, la mission
procède par inclusion (des juifs et des païens dans une même
communauté de foi), et non par exclusion (d’un groupe par un
autre). L’universalisme de la mission, telle que l’envisage Luc,
transparaît d’un bout à l’autre de son œuvre. En cela, l’auteur
à Théophile narrativise le slogan paulinien : « au juif d’abord, et
aussi au Grec ».
– Dans l’évangile de Jean, la mission est aussi à comprendre com-
me révélation de l’individu à lui-même. Un nouveau paradigme,
un nouveau modèle de la foi et de la vocation missionnaire se fait
jour : l’évangélisation, c’est un « je » qui s’adresse à un « tu » et
cela ne se fait jamais autrement que dans la rencontre et le face-
à-face.
– Dans l’Apocalypse de Jean, la mission est perçue comme acte
« politique » de dissidence au cœur du monde : attester de la
conviction qu’ « il y a ce qu’il n’y a pas », à savoir que la Vérité
n’est pas dans ce qui se donne à voir comme évidence, dans ce
qui fascine, mais dans ce qui est caché, dans l’intime et le secret :
l’Apocalypse est le témoin de cette compréhension particulière
de la mission.

Comment actualiser ces différents aspects de la mission dans


nos églises en pleine mutation ? L’évangélisation traditionnelle dite
« de masse », la « nouvelle évangélisation », l’engagement social, le
pentecôtisme et les mouvements de réveil, le refus du prosélytisme,
le dialogue interreligieux : comment tout ceci est-il interrogé par les
textes que nous avons lus ? C’est un débat qui va au-delà de notre
Quelle(s) mission(s) pour demain ? 159 

travail mais qui doit être mené. Non pas pour instrumentaliser les
textes bibliques, mais pour s’y confronter et se laisser interroger
sur la pertinence de nos pratiques : qu’ont-elles de commun avec
la compréhension de l’homme et de Dieu qui se déploie dans le
Nouveau Testament ?
Être missionnaire, évangéliser au sens de la large palette des
possibles que revêt ce terme, c’est essayer, autant qu’il est possible,
de créer un espace dans la vie de l’autre pour qu’advienne une Parole
différente des discours habituels de ce monde. C’est-à-dire une
Parole agissante, une Parole qui rétablit, qui guérit. Une Parole qui
n’est pas celle du missionnaire et dont il n’a pas la maîtrise. Une
Parole susceptible de relever et guérir ceux que la vie a blessés, c’est-
à-dire en tout premier lieu le missionnaire lui-même. Annoncer
la Bonne Nouvelle, c’est laisser place à une Parole qui s’adresse au
plus intime de la personne. Et parce que cette Parole est d’abord
et avant tout la personne du Christ, elle est un « je » qui s’adresse
à un « tu ». Elle vient se glisser dans les failles de notre existence,
dans les brèches qui, parfois, s’ouvrent en nous. Non pour les
agrandir ou pour réveiller quelque vieille blessure mal cicatrisée.
Pas non plus pour remplir quelque vide intérieur comme on comble
un manque par le truchement d’un discours bien ficelé ou d’une
technique thérapeutique. Elle vient se glisser dans les failles et dans
les brèches de l’existence pour faire entendre des mots de pardon et
de réconciliation qui permettent de se relever, de continuer à avancer
et de marcher encore vers ce qui est vivant en nous et au devant de
nous. Elle est une Parole d’apaisement et de renouvellement, une
Parole de vie et de désir, venue s’inscrire au creux de notre existence
et des pulsions mortifères qui la menacent.
Le missionnaire, lorsqu’il se met au service de la Bonne
Nouvelle, n’est pas le porteur d’une doctrine, fût-elle chrétienne,
il n’est pas le porteur d’une éthique, fût-elle humaniste. Il peut
simplement être l’occasion pour que cette Bonne Nouvelle advienne
dans la vie d’un autre. Témoin d’une Parole qui l’a traversé et le
renvoie toujours aux Écritures pour que ses pauvres mots ne soient
pas narration de lui-même mais annonce du Christ. Ce dont atteste
160  De Jésus à Jean de Patmos

la mission, en somme, c’est que la Bonne Nouvelle n’est pour tous que
parce qu’elle est pour celui qui, dans l’attente d’une libération, se met
à son écoute. Et ceci concerne en tout premier lieu le missionnaire
qui reste à tout jamais le premier destinataire de la Bonne Nouvelle,
faute de quoi il est au service d’un discours religieux, philosophique
ou moral mais pas du Christ.
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Jean-François Zorn, La missiologie. Émergence d’une discipline théologique, Actes et recherches,
Genève, Labor et Fides, 2004.
Jean Zumstein, « Paul et la théologie de la croix », ETR 76 (2001), p. 481-496.
Jean Zumstein, « L’évangile johannique : une stratégie du croire », RSR 77 (1989), p. 217-232.
Table des matières

Introduction...............................................................................

1. Au commencement était la mission ?.....................................

2. Paul missionnaire : un renversement fondateur................

1. Paul et la mission : les données historiques.......................


Les voyages dans le bassin méditerranéen
au premier siècle de notre ère...........................................
Les trois grands voyages missionnaires de Paul................
Premier voyage missionnaire.........................................
Second voyage missionnaire...........................................
Troisième voyage missionnaire.......................................
Voyage forcé à Rome.....................................................
Des communautés organisées
sur le modèle des maisonnées......................................
2. Paul et la mission : le fondement théologique....................
De Saul à Paul : l’histoire d’un renversement....................
Universalisme de la Bonne Nouvelle
contre particularisme de la Loi.........................................
Vocation et mission.........................................................
Conclusion...........................................................................

Excursus : Paul missionnaire à Corinthe


ou la Bonne Nouvelle de la Croix..........................................
166  De Jésus à Jean de Patmos

3. Marc : Mission ou démission des disciples ?..................


1. Marc 6.7-44 : disciples en (dé)mission..............................
L’envoi en mission (Mc 6.6b-13) : un récit-piège ?................
Récit piégé ?.......................................................................
La mort de Jean-Baptiste (Mc 6.14-29) :
un avertissement..........................................................
Retour des disciples
et multiplication des pains (Mc 6.30-44) :
la mission redéfinie......................................................
L’ échec radical des disciples
2. Marc 16.1-8 : une seconde chance !...................................
Silence de Pâques.............................................................
3. Marc 16.9-20 : la mission enfin possible...........................
Conclusion : Première relecture.............................................

4. Matthieu : construire, déconstruire,


reconstruire la mission...................................................
1. Mission initiale (Mt 1.21) et finale (Mt 28.19) :
une « répétition avec écart ».............................................
2. Matthieu 10 et Matthieu 15.21-28 :
déplacements narratifs et sémantiques
Matthieu 10 : construire, déconstruire
et reconstruire la mission............................................
La mission des origines (10.1-15)...................................
La mission au creuset de l’ épreuve (Mt 10.16-23)..........
La mission à la lumière
du destin du Messie (Mt 10.24-42)..........................
La mission des disciples
en « trompe-l’œil » (Mt 11.1)...................................
Matthieu 15.21-28 : déplacement sémantique................
3. Le récit de la Passion comme interface.............................
Conclusion : Du particulier au singulier,
de l’universel ethnocentrique
à l’universel messianique..................................................
De Jésus à Jean de Patmos 167 

5. Luc-Actes ou la mission « dans toute ville


et localité… jusqu’aux confins de la terre… ».............
« Au très honorable Théophile »............................................
1. Prélude : l’Évangile de l’enfance (Lc 1–2).........................
2. « Il les envoya proclamer le Règne de Dieu
et faire des guérisons » (Lc 9–10).....................................
L’envoi des Douze (Lc 9.1,6-10)....................................
L’envoi des 72 (Lc 10.1-20)..........................................
3. « Jusqu’aux extrémités de la terre » : Actes 1.8...................
4. Philippe, l’homme qui sort du rang (Actes 8)...................
5. « Jamais, Seigneur !, répondit Pierre ».
Résistance et soumission (Actes 10–11)............................
6. Paul et l’Évangile à Rome (Actes 28.16-31).......................
Conclusion

6. Évangile de Jean : la mission auprès des croyants !..............


1. Les destinataires de l’évangile...........................................
2. La femme samaritaine et les disciples de Jésus :
histoires de rencontres et de malentendus.
Une lecture de Jean 4.1-43...............................................
La femme samaritaine..................................................
Le dialogue de Jésus avec la femme................................
Pourquoi Jésus dialogue-t-il ?........................................
Conclusion..................................................................
La figure des disciples en Jean 4.......................................
3. Conclusion.......................................................................

7. Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde.............


1. Le cadre historique de l’Apocalypse de Jean.....................
2. Le contexte de communication
de l’Apocalypse de Jean....................................................
3. L’Apocalypse de Jean
comme contestation de l’ordre impérial...........................
168  De Jésus à Jean de Patmos

Vision et liturgie dans l’Apocalypse :


une relecture christologique du monde.......................
L’Apocalypse comme critique
de la réalité impériale..................................................
4. Conclusion.......................................................................

8. Quelle(s) mission(s) pour demain ?.........................................

Bibliographie...............................................................................

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