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L’annonce de l’Évangile
dans le Nouveau Testament
Elian Cuvillier
Emmanuelle Steffek
L’annonce de l’Évangile
dans le Nouveau Testament
Couverture :
Pèlerins d’Emmaüs © Arcabas
www.editions-olivetan.com
contact@editions-olivetan.com
EAN : 978-2-35479-116-2
À la mémoire de
Andrianjatovo Rakotoharintsifa, dit « Tovo » (1963-2009)
et Evelyne Roland (1956-2010)
témoins de l’Évangile à Madagascar et en Suisse
8 De Jésus à Jean de Patmos
9
Introduction
« Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant
au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à
garder tout ce que je vous ai prescrit. » (Mt 28.20a)
4 Impossible ici de donner une bibliographie même sélective : la masse des publications
est trop importante. Pour nous en tenir au seul domaine de l’exégèse, la Bibliographie bibli-
que informatisée de Lausanne - BiBIL (www3n.unil.ch/bibil) recense 584 résultats au seul
mot-matière « Mission », dont plus de 120 ouvrages (collectifs ou monographies), le reste
étant constitué d’articles de revues. On se contentera donc ici de mentionner l’ouvrage de
référence sur la question : David J. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et
avenir des modèles missionnaires, Lomé/Paris/Genève, Haho, Kathala, Labor et Fides, 1995.
La première partie est consacrée à la mission dans le Nouveau Testament : « Les modèles
de mission dans le Nouveau Testament » (p. 27-238). La place centrale de la mission dans
l’auto-compréhension de l’Église explique sans doute la naissance, au siècle dernier, d’une
discipline théologique nouvelle, la « missiologie » ; sur le sujet, cf. Jean-François Zorn, La
missiologie. Émergence d’une discipline théologique, Genève, Labor et Fides, 2004.
11
6 Sur ce point, cf. Pierre Gisel, Vérité et Histoire. La théologie dans la modernité. Ernst
Käsemann, Paris/Genève, Beauchesne, Labor et Fides, 19832, cf. p. 133-219 : « Le canon
ou l’absence d’une origine auto-suffisante ».
1
8 Sur cette question, cf. Joachim Jeremias, Jésus et les païens, Neuchâtel, Delachaux et
Niestlé, 1956, qui défend l’authenticité du logion.
Au commencement était la mission ? 21
Paul missionnaire :
un renversement fondateur1
1 Sur le sujet, cf. Elian Cuvillier, « Paul missionnaire. Approche historique et théologi-
que », dans Jacques Matthey, Marie-Hélène Robert, Catherine Vialle, éds, Figures bibliques
de la mission. Exégèse et théologie de la mission, approches catholiques et protestantes, Paris,
Cerf, 2010, p. 101-118.
24 De Jésus à Jean de Patmos
2 Saint Augustin, Martin Luther et Karl Barth pour ne mentionner que trois figures
marquantes de l’histoire de l’Église chez lesquels Paul a tenu une place importante, voire
essentielle.
3 On mentionnera ici les noms de Stanislas Breton, Saint Paul, Paris, PUF, 1988 ; Alain
Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997 ; « Saint Paul, fon-
dateur du sujet universel », ETR 75 (2000), p. 323-333 ; Giorgio Agamben, Le temps qui
reste, Paris, Payot & Rivages, 2000 ; Paul Ricœur, « Paul apôtre. Proclamation et argumen-
tation », Esprit 292 (2003), p. 85-112.
Paul missionnaire : un renversement fondateur 25
4 Cf. Simon Légasse, Paul apôtre. Essai de biographie critique, Paris, Cerf-Fides, 20002.
Sur les voyages de Paul, cf. l’ancien mais toujours intéressant ouvrage de Henri Metzger, Les
routes de Saint Paul dans l’Orient grec, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1954. Plus récem-
ment, Chantal Reynier, Saint Paul sur les routes du monde romain. Infrastructures, logistique,
itinéraires, Paris, Cerf, 2009.
5 On désigne ainsi la longue période de paix imposée par l’Empire romain sur les ré-
gions qu’il contrôlait. On considère généralement que cette période a duré de - 29, quand
l’empereur Auguste déclara la fin des grandes guerres civiles du premier siècle, jusqu’en
180 à l’annonce de la mort de l’empereur Marc-Aurèle. Pour une analyse plus détaillée, cf.
chapitre 5 : « Jean de Patmos : missionnaire de la fin d’un monde ».
26 De Jésus à Jean de Patmos
Le voyage est pourtant une aventure qui fait peur. Entre les
villes où se concentre la population, le voyageur traverse des zones
peu habitées où les risques sont grands. Chez les païens, on consulte
souvent les oracles pour savoir s’il faut entreprendre un voyage. Les
routes maritimes, plus rapides, ne sont évidemment pas sans dangers,
notamment à cause des tempêtes. Elles sont cependant un peu plus
sûres depuis que la puissance romaine s’est assuré la domination sur
les mers, mettant fin à la suprématie des pirates. Sur terre ou sur mer,
voyager reste quand même périlleux. Paul en est la preuve vivante qui
affirme, parlant de ses expériences de voyages : « danger des fleuves
(sous-entendu : quand il n’y a pas de pont !), danger des brigands […]
danger dans le désert, danger sur mer » (2 Co 11.26).
Vocation et mission
En fait, il y a chez Paul un lien très étroit entre expérience
de la foi au Christ comme Seigneur et vocation pour la mission. Le
texte de Galates 1 dont nous avons déjà parlé le dit clairement. Paul
y parle d’une « révélation », littéralement d’une « apocalypse » (Ga
1.16) pour exprimer ce qui a transformé son existence de Pharisien
« persécuteur de l’Église de Dieu » en un missionnaire annonçant le
Christ aux « nations ». Cet événement est compris par Paul comme
inscrit dans un projet divin qui remonte avant même sa naissance.
Tel Ésaïe le prophète (Es 49.1), Paul a été « mis à part dès le sein de sa
mère » pour annoncer la Bonne Nouvelle aux païens (Ga 1.15). Il est
à noter ici la conjonction : « révéler le Christ en lui » et « annoncer
la Bonne Nouvelle aux païens ». Cet événement, subjectif s’il en est,
fait vérité de l’existence de Paul et le conduit à des décisions qui
ne le soumettent à aucune autre autorité que celle qu’il pense être
celle de Dieu : sans consulter « ni la chair ni le sang » (Ga 1.16),
c’est-à-dire aucune autorité humaine (fût-elle celle des « colonnes »
de Jérusalem), il se lance dans l’accomplissement de ce pour quoi il
pense désormais avoir été appelé.
Conclusion
Paul prêche un Évangile universaliste, mais un universalisme
différent de celui prôné par l’idéal impérial dans lequel les différences
fondamentales entre homme libre/esclave, homme/femme, citoyen
romain/barbare demeurent essentielles. Pour l’apôtre des païens, ce
qui constitue l’être humain comme croyant n’est pas un héritage
culturel ou spirituel mais un appel reçu du Christ, en qui « il n’y a
plus ni juif, ni grec, ni homme ni femme… » (Ga 3.28). Qu’advient-
il alors des particularismes de chacun ? Ils sont pris au sérieux dans la
logique du « se faire tout à tous » pour le salut du plus grand nombre
42 De Jésus à Jean de Patmos
Excursus
Paul missionnaire à Corinthe
ou la Bonne Nouvelle de la Croix9
9 Cet excursus trouve son origine dans une conférence publique. Nous avons délibéré-
ment choisi de garder la forme orale et, en particulier, l’aspect narratif du propos.
Paul missionnaire : un renversement fondateur 43
Corinthe, c’est Dieu, certes, mais Dieu qui se donne à connaître dans
tout ce qui est le contraire de Dieu : la mort d’un crucifié. L’échec
le plus total. Pas même la mort du héros sur le champ de bataille.
Non ! La mort du malpropre, du criminel, de celui dont la vie est
ratée. Une véritable folie du point de vue des Grecs. Pour eux, Dieu
se donne à connaître dans la sagesse et la philosophie. Un scandale
pour les juifs. Pour eux, Dieu donne des signes visibles et puissants
de ses interventions dans l’histoire de son peuple, et si Jésus était
bien l’envoyé de Dieu, il n’aurait certes pas terminé ainsi !
1.26 Considérez, frères, qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel
de Dieu : il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux
des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de
bonne famille. 27 Mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a
choisi pour confondre les sages ; ce qui est faible dans le monde,
Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort ; 28 ce qui dans le
monde est vil et méprisé, ce qui n’est pas, Dieu l’a choisi pour
réduire à rien ce qui est, 29 afin qu’aucune créature ne puisse
s’enorgueillir devant Dieu. 30 C’est par Lui que vous êtes dans
le Christ Jésus, qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu,
justice, sanctification et délivrance 31 afin, comme dit l’Écriture,
que celui qui s’enorgueillit, s’enorgueillisse dans le Seigneur.
se fabriquent les Grecs et les juifs sont des idoles, projections de leurs
besoins de puissance et d’immortalité. Ces dieux sont morts, ils sont
des faux dieux, il ne faut plus leur faire confiance.
Marc :
Mission ou démission des disciples ?1
Septante) : « Ils ne rendirent pas grâce à Celui qui a l’autorité sur leur
esprit », (exousian tou pneumatos autôn). Si l’on consulte les parallèles
synoptiques, on constate pourtant deux choses :
– Matthieu a repris la même formulation que Marc, mais a pris
soin de compléter la phrase : « Il leur donna autorité sur les (ou :
une autorité semblable à celle des) esprits impurs afin de les chas-
ser » (Mt 10.1). Cette précision n’a-t-elle pas pour but d’ôter toute
ambiguïté dans l’interprétation de la phrase ?
– Luc, pour sa part, rend le passage par : « Il leur donna pouvoir
et autorité sur (epi) les démons » (Lc 9.1). Ce qui semble plus
conforme à l’usage habituel (ailleurs dans le Nouveau Testament,
l’expression « avoir autorité sur quelque chose » semble nécessiter
l’usage du epi : Luc 10.19 ; Apocalypse 2.26 ; 6.8 ; 13,7 ; 14.18 ;
16,9 ; par comparaison, cf. Luc 22.53 : « le pouvoir des ténèbres »
(ê exousia tou skotous) ; Apocalypse 9.19 : « le pouvoir des che-
vaux » (ê exousia tôn hippôn).
Dans la mesure où le contexte permet d’opter pour une
traduction plutôt qu’une autre, on peut aisément comprendre que le
lecteur interprétera la phrase selon le sens le plus évident : « autorité
sur les esprits impurs » ; il est cependant aussi grammaticalement
correct de traduire : « autorité des esprits impurs ». Si l’on retient ce
choix, la formulation est alors ambiguë : les disciples ont certes reçu
une autorité aussi forte que celle des esprits impurs, ce qui les rend
capables de les combattre ; mais ne leur ressemblent-ils pas parfois,
ayant comme eux la capacité de dire (cf. Mc 1.24 ; 3.11 ; 5.7) et de
faire des choses qui ont l’apparence de la vérité mais en sont aux
antipodes ? Leur autorité n’est-elle pas semblable à celle des esprits
impurs ? Certes, depuis le début de la narration, la présentation des
disciples a été largement positive. De telle manière qu’au chapitre 6, le
groupe des Douze est bien, du point de vue du lecteur, le seul groupe
susceptible de mener à bien la mission. Cependant, dans le même
temps, l’évangéliste a glissé des allusions à leur incompréhension de
la mission et des paroles de Jésus (cf. 1.36 ; 4.13 ; 4.40 ; 5.31) ; or,
nous allons constater que la suite de la narration durcit radicalement
ce trait.
Marc : Mission ou démission des disciples ? 55
Récit piégé ?
La stratégie narrative de Marc vise donc à susciter chez le
lecteur l’impression que le récit se déroule selon un scénario logique :
56 De Jésus à Jean de Patmos
Jésus s’est choisi les apôtres et, après les avoir formés et enseignés, il
les a envoyés en mission. Ce scénario n’est cependant cohérent qu’au
prix de la bonne volonté coopérative du lecteur, coopération rendue
nécessaire par la configuration même du récit d’envoi. En quelques
versets, celui-ci concentre en effet un nombre impressionnant de
termes techniques de la prédication et de l’activité missionnaire du
christianisme primitif : v. 6, « enseigner », v. 7, « envoyer », « autorité
sur/des esprits impurs », v. 11 « écouter », v. 12 « prêcher afin qu’ils
se convertissent », v. 13 « faire des onctions d’huile ». Cependant,
l’évangéliste reste silencieux sur le sens à donner à l’ensemble de ces
expressions : rien n’est dit sur le contenu de l’enseignement et de la
prédication prononcés par ces disciples, rien sur les destinataires de
ceux-ci. Quel est le contenu de l’Évangile, puisque, du point de vue
de la cohérence narrative, Jésus n’est pas encore confessé comme le
Glorifié ? Enfin, si les disciples opèrent exorcismes, onctions d’huile,
guérisons, l’évangéliste ne précise pas quel est le critère en fonction
duquel sont accomplies ces guérisons.
Jésus pour être guérie, au risque de l’écraser (3.9-10). C’est que, pour
Marc, rencontrer authentiquement Jésus nécessite de sortir de la foule ;
s’extraire de l’anonymat, telle la femme de 5.25, pour exister comme
sujet devant Jésus et devant les hommes. Car l’anonymat de la foule est
synonyme, non pas de désir de rencontrer Jésus mais de besoin à l’état
brut : se jeter sur le thaumaturge pour être guéri, en vouloir tellement au
point d’empêcher les autres de s’avancer et, à terme, risquer de devenir
un ennemi de Jésus. Ce risque est confirmé dans la seconde partie de
l’évangile, où cette même foule qu’il a nourrie hier, manipulée par les
autorités religieuses, réclame à Pilate sa crucifixion (15.11 et 15).
Mc 6.41 Mc 14.22
Jésus prit cinq pains […] Pendant qu’ils mangeaient,
ayant pris du pain,
et levant son regard vers le ciel et ayant
il prononça la bénédiction prononcé la bénédiction
rompit les pains il le rompit
et il les donnait aux disciples et le leur donna et dit…
pour qu’ils les offrent aux gens.
64 De Jésus à Jean de Patmos
re sur lequel Jésus les envoie, mais le chemin qu’a déjà emprunté
Jean-Baptiste et que Jésus lui-même prendra bientôt (8.31). En
un sens, cette construction littéraire annonce ce qui sera exprimé
ouvertement en 8.34. Le questionnement d’une figure glorieuse
du disciple missionnaire, implicitement mise en place par le lec-
teur, continue à s’édifier au plan narratif.
– Le questionnement se donne ensuite à découvrir dans le récit de
la multiplication des pains (v. 33-44). Chez Marc, il fonctionne
comme recadrage du récit d’envoi en mission, soulignant l’inca-
pacité des disciples à nourrir les foules malgré la présence et l’or-
dre de Jésus. C’est peu dire que cette nouvelle mission contraste
radicalement avec l’envoi des versets 7-13 : Jésus ne confère ici
à ses disciples aucune autorité ; c’est à partir de leur incapacité,
voire de leur désobéissance puisqu’ils ont quand même pris du
pain (comparer 6.8 et 6.38 !), bref, de leur manque, que Jésus les
invite à la mission. Celle-ci s’accomplit alors dans une tout autre
logique que précédemment : ni guérisons, ni exorcismes, rien à
raconter d’extraordinaire (cf. v. 30). Une mission qui ne relève
pas des capacités des disciples, puisqu’elle est le fait de Jésus lui-
même utilisant les faibles moyens de ceux-ci.
– Le questionnement du lecteur peut alors s’amplifier. En effet,
à partir de Marc 6.45, la figure des disciples (Douze compris)
va être constamment remise en question. On a souvent souli-
gné en effet combien les disciples étaient malmenés chez Marc.
Ce constat est tout à fait pertinent, moyennant cette précision :
c’est à partir du retour de mission que les disciples sont systéma-
tiquement questionnés dans la narration marcienne (cf. 6.52 ;
8.21 ; 8.32-33 ; 9.5.10 ; 9.18-19.28-29 ; 9.32 ; 9.38-39 ; 10.13-14 ;
10.37-38 ; 14.18 ; 14.27-30 ; 14.50).
(pas moins de quinze verbes dans ces quelques versets pour exprimer
leurs actions et leurs sentiments) mais également en ce qu’elles
reproduisent leur attitude : la frayeur (16.8 // 4.41) et la fuite (16.8 //
14.50). De tous ceux et celles qui servaient et suivaient Jésus lorsqu’il
était en Galilée, il ne restait plus qu’elles, et encore ne regardaient-
elles que « de loin » (apo makrothen 15.40). Il y a là quelque chose
qui fait sens pour le lecteur attentif de l’ensemble de l’évangile de
Marc : ces femmes faillibles et apeurées constituent les seuls témoins
qui pourront établir qu’un lien existe bien entre le prédicateur du
Règne, guérisseur de foules, crucifié et mourant misérablement sur
une croix, et celui dont on constate l’absence dans le tombeau. Le
contraste est frappant entre ce qui constitue le cœur même de la
foi chrétienne (l’identité du prédicateur de Nazareth et du Christ
ressuscité) et celles qui en sont les premiers témoins, qui en attestent
la vérité, ces femmes apeurées et silencieuses : qui osera dire que
Dieu n’a pas pris le risque de l’humanité en liant la destinée de
l’Évangile à ce témoignage-là ? La vérité de l’Évangile, sa force, ce
qui en fait l’essence même – la victoire du Christ sur la mort – est ici
étrangement lié, soumis presque, à l’humanité faillible, pécheresse
et inconstante. La double mention « Tôt le matin » et « le soleil
étant levé » est, d’une certaine manière, contradictoire ; elle peut être
entendue au sens métaphorique : est-ce l’astre solaire qui brille ou la
lumière pascale qui éclaire déjà les femmes ?
Silence de Pâques
L’évangile n’est pas une histoire écrite par un cynique ou un
auteur de roman noir. Il aurait pu en être ainsi. Il aurait suffi d’un verset
en moins, le verset 6 du chapitre 16 ; un verset qui nous apprend que
Jésus est ressuscité, qu’il n’est plus ici dans le tombeau du désespoir et
Marc : Mission ou démission des disciples ? 71
de la mort. Il n’est plus ici. Mais où est-il ? Pas au ciel dans une majesté
infinie et inaccessible ; pas non plus dans le palais de Pilate ou devant
le sanhédrin pour leur prouver qu’ils se sont tous trompés en voulant
le supprimer. Non. Le Ressuscité est en Galilée où il précède et où il
attend les disciples, pour recommencer. Recommencer à prêcher, à
guérir, à marcher sur le chemin, à controverser avec les scribes, bref :
recommencer à relire et à dire l’Évangile de Jésus de Nazareth, mais
cette fois, à la lumière du tombeau vide.
L’évangile n’est pas un roman noir ; il n’est cependant pas
non plus un roman à l’eau de rose, au happy end rassurant et féerique.
Il n’est pas possible, une fois l’histoire écoutée du début à sa fin, d’en
ressortir comme l’on referme un roman d’amour, de se mettre à rêver
de lendemains qui chantent et d’idylle romantique. Il ne suffit pas
non plus de se repasser intérieurement l’histoire et de la comprendre
à partir de ce fait nouveau qu’il est ressuscité - comme s’il s’agissait
d’un puzzle patiemment construit dont il ne nous aurait manqué
qu’une pièce maintenant en notre possession. Et la peur des femmes
est bien la preuve qu’une telle attitude n’est pas possible.
Il s’agit, plus radicalement, de « retourner à la case départ »
de l’histoire de Jésus de Nazareth, mais cette fois en commençant le
chemin avec lui, en marchant avec lui en devenant un acteur de son
histoire qui deviendra alors la nôtre : « Il vous précède en Galilée. Là
vous le verrez comme il vous l’a dit ». Pour le lecteur croyant, ce retour
en Galilée est synonyme d’un travail de relecture, de réinterprétation
de l’existence de Jésus à la lumière de l’événement pascal : pour lui, il
n’y a pas d’autres accès au Jésus de l’histoire que le Christ de la foi.
Le silence des femmes laisse donc une place au lecteur, au-
delà de cette peur qui trop souvent le paralyse et le fait taire, pour
qu’il prenne lui-même la parole et témoigne de l’Évangile de Dieu.
Et cet Évangile, cette Bonne Nouvelle, c’est que chacun est invité à
rencontrer le Ressuscité là où il se révèle à l’homme, sur le chemin
de son existence quotidienne. Un quotidien où il inscrit une rupture
dans les déterminismes, une interpellation au cœur des fausses
sécurités, un apaisement dans les tribulations, en un mot l’irruption
de la grâce de Dieu dans la vie même de l’humain.
72 De Jésus à Jean de Patmos
5 Entre les versets 14 et 15, un manuscrit datant du IVe-Ve siècle intercale ce dialogue
entre Jésus et les disciples : « Ceux-ci se défendaient en disant : ‘Ce siècle-ci d’impiété et
d’incrédulité est sous le pouvoir de Satan qui ne permet pas que les esprits impurs reçoivent
la vérité et la puissance de Dieu. C’est pourquoi, révèle maintenant ta justice.’ Ils disaient
cela au Christ. Et le Christ leur répondait : ‘Le terme des années du pouvoir de Satan est
accompli, mais d’autres terribles épreuves approchent. Et moi, j’ai été livré à la mort pour
ceux qui ont péché, afin qu’ils se convertissent à la vérité et ne pèchent plus, de sorte qu’ils
héritent la gloire spirituelle et incorruptible de la justice, (gloire) qui est dans le ciel’. » À
moins qu’il ne s’agisse d’un fragment d’apocryphe aujourd’hui perdu, ce logion (connu sous
le nom de « Logion de Freer », du nom du collectionneur Charles Lang Freer qui a acquis le
manuscrit en 1906) sert sans doute à atténuer la tension perceptible entre les reproches de
Jésus adressés aux Onze et leur envoi en mission qui suit immédiatement.
Marc : Mission ou démission des disciples ? 73
6 Certains manuscrits proposent aussi une finale dite « courte » de l’évangile : « Or tout
ce qu’on leur avait prescrit, elles l’annoncèrent brièvement à ceux qui étaient autour de
Pierre. Après cela, Jésus lui-même, de l’Orient à l’Occident, envoya par eux la prédication
sacrée et incorruptible du salut éternel. Amen ». L’auteur de cette finale a connu l’évan-
gile de Marc sans les versets 9-20 et a estimé devoir compléter le récit d’une façon plus
conforme à l’idée qu’il se faisait des événements. Rédigée probablement au IIe siècle, cette
conclusion ne s’embarrasse pas de la mention du silence des femmes. Selon l’auteur, elles
vont finalement annoncer à « ceux qui étaient autour de Pierre » ce qu’elles ont vu. Faut-
il voir dans l’expression, un indice de la place prépondérante de Pierre (la forme rappelle
en effet 3.34 et 4.10 : « ceux qui étaient autour » de Jésus) ? Quoi qu’il en soit, c’est Jésus
lui-même qui vient compléter l’annonce « brève » des femmes en envoyant lui-même ses
disciples par toute la terre habitée.
74 De Jésus à Jean de Patmos
le v. 8 qui clôturait le récit originel sur le silence des femmes : c’est
bien parce que le Ressuscité s’est manifesté à elle que Marie annonce
la nouvelle. Théologiquement, on n’est pas très éloigné du récit de
vocation paulinien (Ga 1.15-16). Le texte mentionne une première
réaction d’incrédulité (v. 11) conforme à la figure des disciples
telle que le Marc authentique la construit. La deuxième réaction
d’incrédulité (v. 12-13) s’inspire du récit d’Emmaüs (Lc 24.13-
35) : c’est la rencontre avec le Ressuscité qui suscite la parole des
deux témoins ; cette parole rencontre une nouvelle fois l’incrédulité
du groupe des Onze. Le texte assume pleinement une vision très
critique du groupe officiel des disciples. L’incrédulité persistante des
disciples est résolue par une apparition du Ressuscité aux Onze (v.
14 ; cf. Lc 24.36-37 et Jn 20.19-20). Le reproche qu’il leur adresse
est à la mesure de la résistance des disciples ; il porte sur l’absence
de foi à l’écoute des témoins de la résurrection. Pour l’auteur de la
finale longue, la foi naît de la prédication du « Seigneur » (cf. v. 20)
ressuscité et non du compagnonnage avec Jésus.
Le récit s’intéresse ensuite (v. 17-18) aux effets, sur les croyants,
de la réception de l’Évangile. On trouve, pêle-mêle, des allusions aux
exorcismes des évangiles, aux phénomènes de la première Pentecôte
(la glossolalie), au récit d’Actes 28.3-6 (pour les serpents), aux
pratiques en vigueur dans les communautés primitives (1 Co 12.9,28 ;
30 ; Jc 5.14-15 pour la guérison des malades), voire à des thèmes
de la littérature chrétienne primitive (le poison mortel inoffensif 7).
L’ensemble se termine par un récit d’ascension et d’intronisation (v.
19-20 ; cf. Ac 1.9-11) et l’accomplissement, en parole et en actes, de
la mission confiée par le « Seigneur » (v. 19 et 20) aux Onze.
Première relecture
La « finale longue » fait écho, d’une manière particulière, au
récit d’envoi en mission de 6.7-13. Dans le récit d’envoi, Marc invitait
le lecteur à coopérer à l’interprétation puis recadrait sa lecture en la
questionnant. La « finale longue » est une illustration de ce processus
de relecture : la communauté chrétienne s’inscrit désormais dans une
histoire qui la précède (celle du Christ mort et ressuscité), avec un
projet précis (l’évangélisation du monde), une division binaire de
l’humanité (les « sauvés » et les « perdus ») et des résultats concrets
(miracles et guérisons diverses). Cela est conforme à ce que, par
ailleurs, raconte le livre des Actes.
L’auteur de la « finale longue » a-t-il été fidèle à l’évangéliste ?
Au regard de ce que nous avons cru comprendre du récit de l’envoi
en mission, une réponse positive s’impose sur au moins deux points
essentiels. Tout d’abord, bien sûr, la christologie : c’est la relation
au Christ qui fonde désormais la juste relation à Dieu (v. 16).
Ensuite et conjointement, la figure des disciples est cohérente avec
l’ensemble de la narration, tout particulièrement à cause du motif
de l’incrédulité qui n’a pas été supprimé ni édulcoré. On constate
cependant une différence : le reproche qui leur est fait concerne
désormais le manque de foi, non plus à l’endroit de Jésus et de ses
7 Ainsi, Papias (cité par Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 39,3) rapporte le témoignage
selon lequel un dénommé Barsabas Justus avait miraculeusement échappé à la mort après
avoir été condamné à boire du poison.
76 De Jésus à Jean de Patmos
11 Le verset 38, littéralement : « Quiconque ne prend pas sa croix et vient derrière moi
n’est pas digne de moi ») indique que cette radicalité questionne aussi les disciples dès lors
qu’ils envisagent une suivance ne remettant pas fondamentalement en cause la confiance
qu’ils ont en leur propre capacité (c’est ainsi que l’on peut interpréter le refus de porter sa
croix).
Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 87
12 L’interprétation de Matthieu 25.31-46 est l’objet d’un débat important. Trois raisons
conduisent à opter de façon préférentielle pour l’identification des « petits » avec tout ou
partie des disciples : a. en Mt 10.42 et Mt 18.6, le terme désigne des disciples ; b. ici, ces
« petits » sont reconnus comme « frères » du Fils de l’homme. Chez Matthieu, utilisé en
rapport avec Jésus et en dehors des liens familiaux, le terme « frère » désigne explicitement
les disciples (cf. Mt 12.49-50) ; c. enfin, le dénuement que vivent ces « petits » de Mt 25
(la faim, la soif, la nécessité d’être accueilli et vêtu, le risque de la maladie et de la prison)
évoque directement les conséquences des conditions précaires de la mission des disciples
telle qu’elle est décrite en Mt 10. Il faut cependant admettre que le texte ne permet pas de
trancher définitivement la question : cela résonne sans doute comme un avertissement au
lecteur de ne pas figer des réalités que le texte laisse volontairement dans le flou.
88 De Jésus à Jean de Patmos
du dialogue : silence de Jésus (v. 23), parole de mise à distance (v. 24),
reproche fait à la femme de prendre ce qui n’est pas à elle (v. 25) :
cela a pour conséquence de rendre la résistance de Jésus plus forte.
Enfin, l’absence chez Matthieu de la première partie de Marc 7.27 :
« Laisse d’abord se rassasier les enfants ». L’insistance ne porte pas ici
sur la succession chronologique (comme dans le modèle d’histoire
du salut) mais sur la priorité réservée à Israël (cf. v. 26 : « il n’est
pas bon de prendre le pain des enfants ») que l’on peut interpréter
alors comme privilège exclusif. Or, confrontée à une résistance forte
de Jésus – qui renvoie à la notion de privilège exclusif d’Israël – la
femme pourtant obtient ce qu’elle a demandé. Jésus, faisant sienne
une instruction qu’il a auparavant donnée à ses disciples (cf. 10.6)
offre pourtant la guérison demandée à la femme païenne. Il ouvre
ainsi aux païens les promesses messianiques de salut. Il convient
cependant de remarquer que Jésus ne reprend pas la totalité de cette
instruction. En effet Jésus dit seulement : « Je n’ai été envoyé que vers
les brebis perdues de la maison d’Israël ». L’interdit d’aller « sur les
chemins des païens et dans les villes des samaritains » (10.5b) n’est
pas repris. La conséquence est sans doute qu’un espace s’ouvre pour
une compréhension non ethnique de l’expression « brebis perdues de
la maison d’Israël » incluant donc la femme païenne13. Déconnectée
de l’interdit d’aller vers les païens et les samaritains, l’expression
signifie alors que sont « brebis perdues de la maison d’Israël » tous
ceux qui attendent de Jésus une parole de salut. La présence des
disciples en fait les témoins de la façon dont doit être interprétée la
parole qu’ils ont reçue en 10.5b-6.
L’épisode de la femme syro-phénicienne met ainsi en scène
un déplacement : non pas tant celui de Jésus14 que celui des disciples
13 Et le fait que celle-ci soit désignée par Matthieu comme « cananéenne » (15.22) ren-
force encore l’ouverture : c’est aux ennemis héréditaires d’Israël que la guérison est offerte.
14 Sans doute le texte de Marc est-il plus propice à une réflexion sur le déplacement de
Jésus. Chez Matthieu, Jésus apparaît plutôt comme un pédagogue qui conduit ses inter-
locuteurs à une autre compréhension de la réalité et d’eux-mêmes. Ainsi avec la femme
syro-phénicienne, on peut se demander si ce n’est pas le modèle socratique qui fonctionne :
Jésus fait en quelque sorte « accoucher » la femme à une autre compréhension d’elle-même
et du salut (elle se comprend comment ayant droit aux miettes de la table des autres).
90 De Jésus à Jean de Patmos
16 Le fait que le départ des disciples ne soit pas validé en Mt 10 ne signifie évidemment
pas qu’ils ne sont pas partis ! Cela veut dire : pour autant qu’on considère le fait comme
avéré, Matthieu ne nie pas l’historicité d’une mission prépascale des disciples. Simplement,
au niveau de sa narration, il choisit d’orienter son lecteur – qui a sans aucun doute connais-
sance de l’existence de cette mission – vers une autre lecture, un autre effet de sens : en
suspendant le départ des disciples jusqu’à l’envoi final, il le conduit à s’interroger sur la
signification et les modalités de la mission pour le présent de sa communauté.
92 De Jésus à Jean de Patmos
attend des autres une parole ou un geste d’accueil (Mt 10.42). Pour
Matthieu, annoncer l’Évangile, ce n’est pas transmettre une doctrine
que les autres doivent accepter. Mais, c’est, plus fondamentalement,
être devant les autres dans son manque et sa faiblesse. Ce n’est pas le
moindre paradoxe que la « réussite » de la mission consiste donc, non
pas tant à apporter quelque chose que les autres doivent accepter,
qu’être accueilli comme disciple d’un maître crucifié. Annoncer la
Bonne Nouvelle, c’est en quelque sorte donner aux autres, juifs et
païens, l’occasion d’accueillir un Dieu qui se donne à connaître dans
la faiblesse et l’humilité de l’homme de Nazareth et de ses envoyés.
Cette faiblesse reconnue et assumée est alors l’espace où peut
s’expérimenter, dans la vie de celui qui reçoit le témoin de l’Évangile,
la puissance de résurrection, la dynamique de vie du Dieu qui a
relevé le Christ d’entre les morts.
94 De Jésus à Jean de Patmos
5
Luc-Actes ou la mission
« dans toute ville et localité…
jusqu’aux confins de la terre… »
1 Sur ce point, voir Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1-12), Genève, Labor et
Fides, 2007, p. 17-18.
96 De Jésus à Jean de Patmos
3 Cf. Augustin George, « Le parallèle entre Jean-Baptiste et Jésus en Luc 1–2 », dans Al-
bert Descamps, André de Halleux, éds, Mélanges bibliques en hommage au R.P. Béda Rigaux,
Gembloux, Duculot, 1970, p. 43-65.
4 Luc semble ici confondre deux rites distincts : au verset 22-23, il évoque le rite de la
présentation de l’enfant au Temple, alors que le verset 24 est relatif au rite du sacrifice en
faveur de la mère constatant sa purification de la souillure engendrée par l’accouchement.
Mais ce télescopage est peut-être voulu par l’auteur : il lui permet ainsi de montrer la pré-
sence de toute la famille au Temple de Jérusalem (cf. François Bovon, L’Évangile selon Saint
Luc [1,1–9,50], Genève, Labor et Fides, 1991, p. 134).
98 De Jésus à Jean de Patmos
5 Cf. p. XX-XX.
6 Sur le récit de l’élection de Matthias, cf. Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1–12),
p. 56-66. L’auteur relève avec raison que : « [l’]’absence, dans la suite, de tout intérêt pour
Matthias montre qu’il n’y va pas de lui, mais du groupe des Douze » (p. 66).
100 De Jésus à Jean de Patmos
prière. La mission, ici, s’inaugure donc par une prière, qui demande
(et implique) que d’autres disciples se joignent plus tard aux soixante-
douze. Encore plus radicalement qu’au chapitre 9, Luc laisse entendre
que la mission n’est pas un chemin parsemé de roses : les disciples
sont envoyés « comme des agneaux au milieu des loups » (v. 3) ; leur
dénuement est extrême : même le strict minimum dont un voyageur
était doté dans l’Antiquité leur est interdit ; ils ne peuvent emporter
« ni bourse, ni sac, ni sandales » (v. 4) ; l’étrange interdiction (surtout
pour la mentalité antique) d’échanger des salutations en chemin doit
se comprendre au prisme des priorités qu’exige la mission : il faut en
premier lieu arriver à destination, dans les villes à évangéliser, avant
de saluer quiconque. Cette salutation, d’ailleurs, et bien plus qu’une
banale formule de politesse : elle prononce la paix de Dieu offerte par
l’intermédiaire des envoyés (v. 5). Cette paix est synonyme de bonnes
relations, de bonheur s’exprimant par des gestes concrets (manger et
boire), elle est une marque de la joie du Royaume.
rien garder, pas même la poussière des rues sous les pieds (cf. Lc 9.5,
à ceci près que Luc met ici l’accent sur le caractère public du geste :
« sortez sur les places et dites : « Même la poussière de votre ville
qui s’est collée à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre » »,
v. 10-11).
Suit alors une longue lamentation sur les villes qui refusent
d’accueillir la Bonne Nouvelle. Il ne s’agit pas, comme on le dit trop
souvent, d’une malédiction, mais bien d’une lamentation funèbre :
ouaï, une forme hellénisée de l’interjection latine vae, est un constat
de malheur bien plus qu’une condamnation. L’erreur de ces villes est
de ne pas avoir compris qu’une conversion était possible (v. 13). La
fin du discours aux soixante-douze pose le constat d’une solidarité de
destin entre Jésus, Dieu (« celui qui m’a envoyé ») et les disciples.
Ressuscité (1.3), puis enchaînent sur un repas pris en commun (v. 4-5).
En évoquant un dialogue lors d’un repas, Luc s’inscrit dans le droit fil
des auteurs gréco-romains, qui décrivaient souvent des conversations
à caractère philosophique se déroulant lors d’un banquet12. Ici, bien
que cette mention du repas soit pour Luc une façon d’insister sur la
corporéité de Jésus (un fantôme ne mange pas !), c’est aussi pour lui
l’occasion d’évoquer une dernière conversation entre le Ressuscité
et les Onze. Lors de ce repas, les disciples demandent au Ressuscité
quand aura lieu le rétablissement du Royaume pour Israël (v. 6) ; leur
question s’inscrit encore dans une logique de mission exclusivement
tournée vers Israël, même si le chapitre 10 de l’évangile de Luc avait
ménagé une brèche en direction des nations non-juives. Mais à
cette question, Jésus répond en déplaçant leur attente : les disciples
n’ont pas à connaître le calendrier des temps de la fin, qui est du
ressort du Père (v. 7) ; par contre, ils vont être mis au bénéfice de
l’accomplissement d’une promesse déjà annoncée en fin d’évangile
(v. 8a ; cf. Lc 24.49) : le don, de la part de Dieu, d’une puissance, celle
du Saint-Esprit ; c’est cette puissance qui leur permettra de devenir
les témoins du Christ et de son Évangile « à Jérusalem, dans toute la
Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (1.8b).
13 8.4,11,25,35,40.
108 De Jésus à Jean de Patmos
16 En Actes 9.17, Luc fera bien dire à Ananias que ce dernier vient imposer les mains
à Saul « afin que tu retrouves la vue et que tu sois rempli d’Esprit Saint », mais jamais le
narrateur ne mentionne explicitement que Paul a reçu l’Esprit Saint : cette donnée semble
aller de soi pour Luc, puisqu’en 13,9, il dit que Paul est rempli d’Esprit Saint.
17 Cf. Ac 9.4-6 ; 22.7-10 ; 26.14-18.
18 Luc veut probablement signifier par cette notice que l’évangélisation de la Samarie
n’est pas l’initiative du seul Philippe, mais que, par le truchement de Pierre et Jean, elle
reçoit l’aval implicite de la communauté-mère de Jérusalem.
110 De Jésus à Jean de Patmos
19 Philon d’Alexandrie prétend que la Loi « exclut, en effet, les eunuques aux organes
broyés ou mutilés » (De specialibus legibus 1,325).
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 111
assis sur son char, il lit les Écritures (entendons par là les Écritures
juives, l’Ancien Testament, v. 28). Philippe le rejoint, et entreprend
une catéchèse christologique à propos du texte que lit l’Éthiopien,
en l’occurrence le livre d’Ésaïe, précisément les versets 7-8 du
chapitre 53 : « Comme une brebis que l’on conduit pour l’égorger,
comme un agneau muet devant celui qui le tond, c’est ainsi qu’il
n’ouvre pas la bouche. Dans son abaissement il a été privé de son
droit. Sa génération, qui la racontera ? Car elle est enlevée de la terre,
sa vie ». L’extrait choisi par Luc est signifiant : il s’applique à la fois à
Jésus, qui accepta sa Passion sans protester, et à l’eunuque, homme
privé de descendance.
L’homme pose ensuite une question à Philippe : « Je
t’en prie, de qui le prophète parle-t-il ainsi ? De lui-même ou de
quelqu’un d’autre ? » (v. 34), à laquelle l’évangéliste répond par une
catéchèse sur laquelle Luc reste très discret : pas de long discours,
comme ceux de Pierre, puis de Paul, juste cette notice : « Philippe
ouvrit alors la bouche et, partant de ce texte, il lui annonça la
Bonne Nouvelle de Jésus » (v. 35). Quoi qu’il en soit, au terme de
cette instruction dont nous ne saurons jamais la teneur, l’eunuque,
avisant un point d’eau, demande le baptême à Philippe. Il utilise
pour cela une expression que nous retrouverons dans l’épisode de
Corneille (Ac 10), et qui était peut-être employée à la fin du premier
siècle dans un contexte baptismal : « Qu’est-ce qui empêche que je
reçoive le baptême ? » (v. 36). Dont acte. Ils se rendent au point
d’eau, et Philippe y baptise l’Éthiopien, qui – dit Luc – poursuit son
chemin dans la joie (v. 39, et nous retrouvons là la joie consécutive
à l’adhésion à l’Évangile).
Philippe, quant à lui, continue sa route missionnaire vers
le nord, jusqu’à Césarée, où il recevra Paul lors de son voyage vers
Jérusalem, prémisse de son arrestation et de son procès qui le mènera
à Rome (Ac 21.9).
Concluons sur ce point : on le voit, Luc ménage une sortie
progressive, mais nette, de la mission hors du territoire juif. Actes 8
signe la ratification de la première partie du programme du verset
8 : de Jérusalem, la Parole se répand à présent en Samarie, avec ses
112 De Jésus à Jean de Patmos
21 Sur le portrait de Corneille (ainsi que sur celui de Pierre), voir Emmanuelle Steffek,
« Simon, surnommé Pierre, et “l’homme en question”. La mise en intrigue des personnages
en Actes 10,1-11,18 », dans Emmanuelle Steffek, Yvan Bourquin, éds, Raconter, interpré-
ter, annoncer. Parcours de Nouveau Testament. Mélanges offerts à Daniel Marguerat pour son
60ème anniversaire, Genève, Labor et Fides, 2003, p. 296-304.
114 De Jésus à Jean de Patmos
empêcher de baptiser par l’eau ces gens qui, tout comme nous, ont
reçu l’Esprit Saint ? » (v. 47).
païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu ; eux, ils écouteront. » [29]
30
Paul vécut ainsi deux années entières à ses frais et il recevait
tous ceux qui venaient le trouver, 31proclamant le Règne de Dieu
et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ, avec une
entière assurance et sans entraves.
reviennent donc quelque temps plus tard, plus nombreux. Paul les
entretient, « du matin au soir », et tente de les convaincre, Écritures
à l’appui, que Jésus est bien le Messie attendu pour Israël (v. 23).
Voyons lesquels :
– la délégation juive de Rome n’est pas unanime dans son refus (v.
24 : « Les uns se laissaient convaincre par ce qu’il disait, les autres
refusaient de croire ») ;
– Paul ne refusera pas de poursuivre le dialogue avec les juifs : le
verset 30 précise qu’« il recevait tous ceux qui venaient le trou-
ver », ce qui laisse entendre que, parmi ces tous, il y avait aussi
des juifs ;
30 Voir par exemple Martin Rese, « The Jews in Luke-Acts. Some Second Thoughts »,
dans Joseph Verheyden, éd., The Unity of Luke-Acts, Leuven, University Press, 1999, p.
185-201 : « Le dernier mot du Paul des Actes est une condamnation des “juifs” » (p. 201,
notre traduction).
120 De Jésus à Jean de Patmos
31 Sur cette citation en finale des Actes, voir Odile Flichy, La figure de Paul dans les Actes
des Apôtres. Un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du premier siècle,
Paris, Cerf, 2007, p. 304-317 ; avant elle : François Bovon, « “Il a bien parlé à vos pères, le
Saint-Esprit, par le prophète Esaïe” (Actes 28.25) », dans L’œuvre de Luc. Études d’exégèse et
de théologie, p. 145-153.
32 Sur la fin des Actes, voir Daniel Marguerat, « L’énigme de la fin des Actes (Ac 28.16-
31) », dans La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), p. 307-340.
Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 121
Conclusion
Luc, l’auteur du troisième évangile et des Actes des
apôtres, a construit son récit de l’évangélisation selon un parcours
géographique qui va de Jérusalem à Rome. On pourrait dire que
Luc développe dans sa narration ainsi le slogan argumentatif de
Paul « le juif d’abord, puis le Grec » (Rm 1.16). Et de fait, on voit
que, progressivement, la mission va s’adresser aux non-juifs aussi.
Car l’évangélisation ne concerne dans un premier temps que les
juifs, dans l’un et l’autre tome de l’œuvre de Luc : au début de
l’Évangile (Lc 1–2), la mission de Jean-Baptiste et celle de Jésus
est destinée au peuple d’Israël ; cependant, très rapidement, Luc
laisse entrevoir qu’un élargissement d’un champ missionnaire est
33 Sur le parrèsia dans le Nouveau Testament, voir l’encadré « La liberté de parole (parrè-
sia) des témoins », dans Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1–12), p. 156.
34 Voir la belle formule d’Odile Flichy, qui sont aussi les derniers mots de sa monogra-
phie : « Voilà pourquoi il [Luc] choisit d’interrompre son récit… sans interrompre Paul ! »
(op. cit., p. 325).
122 De Jésus à Jean de Patmos
Évangile de Jean :
la mission auprès des croyants !
30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes
qui ne sont pas consignés dans ce livre. 31 Ceux-ci l’ont été pour
que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour
que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.
La femme samaritaine
Le dialogue de Jésus avec la femme
La première information à relever c’est que Jésus pénètre
dans un pays qui lui est étranger, un pays qui a déjà une histoire, un
passé, une tradition. Cela est sous-entendu au début du passage (v.
4-6) lorsque le narrateur précise que Jésus doit traverser la Samarie,
terre inhospitalière pour un juif. Mais une terre chargée d’histoire,
comme le suggère l’allusion très marquée au puits de Jacob (v. 5), site
dont l’évocation est saturée de souvenirs bibliques (Gn 12.6 ; 33.18-
20 ; Dt 11.29 ; 27.4-28,69 ; Jos 24). La précision « près de la terre que
Jacob avait donnée à son fils Joseph » (v. 5b) transporte l’auditeur
au temps de Jacob-Israël, au moment du don de la Samarie à Joseph
par Jacob. Dans ce pays qui n’est pas le sien et dans cette histoire et
ce passé dont, du point de vue samaritain, il est exclu, Jésus pénètre
sans hésiter et sans aucune gêne apparente : il était assis au bord du
puits (v. 6). Le « puits de Jacob » n’a pas d’emplacement déterminé
dans la Bible. Dans la symbolique de l’époque il figure la Loi, « ses
eaux représentaient l’effusion de la sagesse de Dieu, qui donnait la
connaissance et illuminait les cœurs. […] Le puits de Jacob, père des
Douze tribus, pouvait donc représenter la tradition juive avec tout
ce qu’elle véhiculait de richesse, de connaissance et de lumière de
vie. »5
[…] selon Ex 3.1 ; 4.18 »6. Le « désir » humain est donc bien présent,
convoqué même par l’attitude de Jésus qui « prend sur lui de suivre
son désir et de susciter celui de la Samaritaine. L’eau est le premier
moyen de calmer le besoin élémentaire de la soif. Mais la soif exprime
aussi le désir du corps, et l’eau, son rassasiement. Le désir est rejoint
pour que la conversion ait lieu et soit durable. Aucune relation vraie
ne peut en fait l’économie. »7
Jacob, qu’il est même prophète (v. 19). Par cette demande anodine
et apparemment sans aucun lien logique avec ce qui précède, Jésus
révèle l’instabilité, donc l’insatisfaction de la vie conjugale de cette
femme. Il ne la juge pas, il ne lui dit pas : c’est bien ou c’est mal.
On est en dehors de tout jugement moral. Il met simplement en
évidence que là non plus elle ne peut pas avoir de certitudes, de
sécurité : pas plus dans son histoire, sa tradition, les habitudes
sociales de son temps que dans sa vie conjugale. Et la femme qui
ne sait toujours pas qui est Jésus et où il veut en venir, sinon qu’il
produit en elle une rupture toujours plus grande, cette femme
saisit pourtant peu à peu qu’elle a affaire à quelqu’un qui sort de
l’ordinaire (un homme différent, puisqu’il connaît sa vie mais ne la
juge pas !) : Je vois que tu es prophète !
Conclusion
Dans ce récit, rien ne nous sera dit sur la Samaritaine et
son devenir (nul ne sait, au bout du compte, si elle a vraiment cru).
C’est que l’évangéliste veut inviter ses auditeurs à ne pas s’attarder
sur le cas historique de cette femme ; il préfère inviter chacun de ses
auditeurs à devenir contemporain de Jésus, à rentrer dans ce dialogue
déstabilisant, mais constructif interpellant avec le Révélateur
paradoxal. Jésus apparaît donc comme celui qui révèle l’homme à
lui-même : devant Jésus l’auditeur de l’évangile se découvre dépourvu
de sens à sa vie et privé de liberté. Lui qui se croyait maître de lui-
même et de son destin se trouve mis à nu ; toutes les certitudes sur
lesquelles il s’appuie ne sont qu’illusions. À cet égard, l’attitude des
disciples, telle qu’elle nous est présentée dans la suite du texte, est
significative.
1-2 : Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire
qu’ il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean – à
vrai dire, Jésus lui-même ne baptisait pas, mais ses disciples.
27 : Sur quoi ses disciples arrivèrent. Ils étaient stupéfaits que
Jésus parlât avec une femme ; cependant personne ne lui dit
« Que cherches-tu ? » ou « Pourquoi lui parles-tu ? »
10 Le jeu de relation qui s’établit entre la Samaritaine et ses coreligionnaires n’est pas sans
évoquer les mots de Kierkegaard au sujet du témoignage du contemporain pour l’homme
des générations postérieures : « il peut lui dire qu’il a lui-même cru ce fait, ce qui n’est pas
du tout à proprement parler une communication… mais ne fait que donner une occasion »
(Søren Kierkegaard, Les Miettes Philosophiques, Paris, Seuil, 1967, p. 164) ; de manière simi-
laire, le témoignage de la Samaritaine consiste à inviter les gens de la ville à venir voir Jésus
qui, dit-elle, m’a dit tout ce que j’ai fait ! En outre, toujours pour Kierkegaard, « le croyant…
donne justement l’information de telle façon que personne ne peut l’accepter immédia-
tement », op.cit., p. 166-167) ; là encore, dans notre texte, les samaritains ne croient pas
uniquement à cause des paroles de la femme, mais pour l’avoir eux-mêmes entendu. Le
rapprochement entre Jean 4 et Kierkegaard est proposé par Rudolf Bultmann, The Gospel of
John : A Commentary, Oxford, Basil Blackwell, 1971, p. 200ss.
Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 141
3. Conclusion
11 Pour le dire avec Kierkegaard, op.cit., p. 164, elle est l’« occasion » qui permet la ren-
contre avec Jésus.
7
Jean de Patmos,
missionnaire de la fin d’un monde
2 Sur la pyramide sociale à Rome, cf. Géza Alföldy, Histoire sociale de Rome, Paris, Picard,
1991.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 145
5 Ainsi les auteurs de la fin du premier siècle, tels Ovide Lucain et Stace, ont une vision
plus critique que Virgile dans ses Énéides ; cf. Sylvie Franchet d’Espèrey, Conflit, violence et
non violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p.13-17 ; cf. p. 13 :
« Personne ne croit plus qu’un retour de l’âge d’or soit possible ni que le régime institué par
Auguste assure véritablement la paix. »
6 Sur le cadre historique de l’Apocalypse de Jean, cf. Léonard L. Thompson, The Book of
Revelation : Apocalypse and Empire, Oxford, University Press, 1997 ; Tomas B. Slater, « On
the Social Setting of the Revelation to John », NTS 44 (1998), p. 232-256. Plus ancienne et
plus classique dans sa reconstitution du cadre historique, mais toujours instructive et utile,
la contribution de Pierre Prigent, « Au temps de l’Apocalypse. I. Domitien », RHPR 54
(1974), p. 455-483 ; « II. Le culte impérial », RHPR 55 (1975), p. 215-235 ; « III. Pourquoi
les persécutions ? », RHPR 55 (1975), p. 341-363.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 147
7 Sur le règne de Domitien, outre les références de la note précédente, cf. Marcel Le Glay,
Jean-Louis Voisin, Yann Le Bohec, Histoire romaine, op.cit., p. 273-280 : « Domitien et la
tyrannie ? » ; « Une fois mort […] Domitien fut présenté comme le ‘Néron chauve’, comme
‘une bête féroce particulièrement cruelle’. Contre lui, Pline le Jeune, Tacite, deux sénateurs
qui avaient fait carrière pendant son règne, et aussi Juvénal, puis plus tard Dion Cassius. De
son vivant, il n’eut que des flatteurs (Stace, Martial). Le témoignage le plus équilibré est fi-
nalement celui de Suétone […] Il met en évidence les deux pôles de l’opposition au Prince,
les intellectuels et les sénateurs […] Après une timide tentative de rapprochement avec le
Sénat, Domitien engage l’épreuve de force à la fin de l’année 93 : persécution sanglante de
sénateurs, expulsion des philosophes de Rome et d’Italie, poursuites contre les juifs et les
chrétiens. La famille impériale n’est pas épargnée […] Au total, moins de condamnations
à mort qu’on ne l’avait pensé (une vingtaine ? dont plus de la moitié par application de la
loi de majesté remise en vigueur) et trois années tyranniques. Ce furent elles, et elles seules
que retinrent les historiens du IIe siècle, négligeant l’empereur de la continuité flavienne et
le novateur » (p. 274-275).
148 De Jésus à Jean de Patmos
8 Cf. Elian Cuvillier, « La ‘vision’ comme contestation de l’idole. Apocalypse de Jean et
Empire romain », dans Jean-Marie Marconot – Bernard Tabuce, éds, Iconoclasme et van-
dalisme. La violence de l’image, Montpellier, Université Montpellier III, 2005, p. 97-103 ;
Elian Cuvillier, « Christ Ressuscité ou Bête immortelle ? Proclamation pascale et propa-
gande impériale dans l’Apocalypse de Jean », dans Daniel Marguerat – Odette Mainville,
éds, Résurrection. L’après-mort dans le monde ancien et le Nouveau Testament, (Le Monde de
la Bible 45), Genève/Montréal, Labor et Fides/MédiasPaul 2001, p. 237-254.
150 De Jésus à Jean de Patmos
10 Il n’y a aucune raison de penser que la diversité sociologique que l’on peut, à partir
des épîtres de Paul, supposer à l’intérieur de la communauté corinthienne dans la première
moitié du premier siècle, ne se retrouve pas dans les communautés urbaines asiates de la se-
conde moitié. Sur la constitution sociologique des communautés primitives, je renvoie aux
analyses toujours pertinentes de Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, (Le
Monde de la Bible 33), Genève, Labor et Fides, 1996.
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 153
Conclusion
La mission, c’est donc un acte « politique » au sens le plus
noble de ce terme dans la mesure où l’événement pascal est reçu par
Jean comme convocation à s’élever contre la logique du monde dans
lequel il vit. Pour Jean, l’événement pascal fait advenir autre chose que
la situation, que les opinions, que les savoirs institués. L’événement
pascal conteste la façon dont le discours officiel, autour duquel
s’organise la société romaine, interprète la réalité. Il propose une autre
lecture de cette réalité qui conteste l’interprétation consensuelle. Jean
affirme que le discours du pouvoir impérial auquel tous sont invités,
de gré ou de force, à adhérer, n’est pas le bon. Une génération après
Paul, ce discours est toujours le même : « Il y a ce qu’il y a. » Dit
autrement : la réalité telle que Rome vous la montre est l’unique vérité.
L’ordre impérial, sa puissance qui assure la stabilité économique et
politique – la fameuse Pax Romana – l’organisation hiérarchisée de
la société telle qu’elle est proposée est le seul modèle valable. Face à
cela, Jean proclame l’inverse : « Il y a ce qu’il n’y a pas » affirme-t-il
en substance. Contre les apparences et contre l’évidence même, la
puissance séductrice de la Bête n’est qu’une illusion. La réalité telle
qu’elle est présentée à l’œil fasciné du citoyen lambda dans le vaste
Empire n’est que mensonge et illusion. La puissance romaine et sa
volonté d’englober toute la réalité de l’existence humaine se fonde
Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 155
travail mais qui doit être mené. Non pas pour instrumentaliser les
textes bibliques, mais pour s’y confronter et se laisser interroger
sur la pertinence de nos pratiques : qu’ont-elles de commun avec
la compréhension de l’homme et de Dieu qui se déploie dans le
Nouveau Testament ?
Être missionnaire, évangéliser au sens de la large palette des
possibles que revêt ce terme, c’est essayer, autant qu’il est possible,
de créer un espace dans la vie de l’autre pour qu’advienne une Parole
différente des discours habituels de ce monde. C’est-à-dire une
Parole agissante, une Parole qui rétablit, qui guérit. Une Parole qui
n’est pas celle du missionnaire et dont il n’a pas la maîtrise. Une
Parole susceptible de relever et guérir ceux que la vie a blessés, c’est-
à-dire en tout premier lieu le missionnaire lui-même. Annoncer
la Bonne Nouvelle, c’est laisser place à une Parole qui s’adresse au
plus intime de la personne. Et parce que cette Parole est d’abord
et avant tout la personne du Christ, elle est un « je » qui s’adresse
à un « tu ». Elle vient se glisser dans les failles de notre existence,
dans les brèches qui, parfois, s’ouvrent en nous. Non pour les
agrandir ou pour réveiller quelque vieille blessure mal cicatrisée.
Pas non plus pour remplir quelque vide intérieur comme on comble
un manque par le truchement d’un discours bien ficelé ou d’une
technique thérapeutique. Elle vient se glisser dans les failles et dans
les brèches de l’existence pour faire entendre des mots de pardon et
de réconciliation qui permettent de se relever, de continuer à avancer
et de marcher encore vers ce qui est vivant en nous et au devant de
nous. Elle est une Parole d’apaisement et de renouvellement, une
Parole de vie et de désir, venue s’inscrire au creux de notre existence
et des pulsions mortifères qui la menacent.
Le missionnaire, lorsqu’il se met au service de la Bonne
Nouvelle, n’est pas le porteur d’une doctrine, fût-elle chrétienne,
il n’est pas le porteur d’une éthique, fût-elle humaniste. Il peut
simplement être l’occasion pour que cette Bonne Nouvelle advienne
dans la vie d’un autre. Témoin d’une Parole qui l’a traversé et le
renvoie toujours aux Écritures pour que ses pauvres mots ne soient
pas narration de lui-même mais annonce du Christ. Ce dont atteste
160 De Jésus à Jean de Patmos
la mission, en somme, c’est que la Bonne Nouvelle n’est pour tous que
parce qu’elle est pour celui qui, dans l’attente d’une libération, se met
à son écoute. Et ceci concerne en tout premier lieu le missionnaire
qui reste à tout jamais le premier destinataire de la Bonne Nouvelle,
faute de quoi il est au service d’un discours religieux, philosophique
ou moral mais pas du Christ.
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Table des matières
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