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UNIVERSITE DE LORRAINE

LIRE AUGUSTIN AUTREMENT

Etudes phénoménologiques
Yves MEESSEN

2019
Introduction

« L’essentiel est de voir ce dont on parle »1.

Les textes présentés dans ce recueil ont été publiés sur une période d’une quinzaine d’années
(2002-2017). Outre le fait qu’ils portent tous sur l’œuvre augustinienne, ils ont également en
commun une certaine manière de lire ce corpus. Cette méthode de lecture est due à Augustin
lui-même. Sa distinction entre la « voix » (vox) et le « verbe » (verbum) peut être appliquée
aujourd’hui comme méthode de lecture. Lorsque nous lisons un mot, ce dernier ne nous
communique pas directement le concept qui se trouve dans celui qui l’a émis. Cela signifie
qu’entre l’écrivain et son lecteur, une coupure s’est définitivement introduite2. Cependant,
cette rupture herméneutique, qui nécessite le long détour de la médiation, est en même temps
fondée dans une parole qui agit immédiatement à la fois dans l’écrivain et le lecteur. Et c’est
là que se situe l’originalité de notre méthode de lecture phénoménologique. Cela signifie qu’il
est possible d’aller aux choses mêmes visées par Augustin à travers les mots qu’il prononce.
Bien sûr, il ne s’agit pas de récupérer son intention, au sens où Dilthey l’entendait, mais bien
d’accueillir une intention capable de viser la chose dont il parlait. Dans l’attitude
phénoménologique, la signification n’a lieu que lorsqu’il y a remplissement par une intuition.
S’il est possible de parler de « tournant herméneutique de la phénoménologie », il faut
également réafffirmer l’irréductibilité de la phénoménologie à l’herméneutique.
L’interprétation ne peut avoir le dernier mot en s’emparant du donné. Le texte n’est là que
pour donner à voir, à nouveau. Voilà pourquoi je fais mienne cette déclaration de Natalie
Depraz :

« Pour commencer à pratiquer la phénoménologie, il s’agit d’abord de considérer le texte non


comme un support clos sur lui-même et auto-finalisé, mais comme le support provisoire,
contingent et incarné d’une expérience qui est prioritairement déterminante et qu’il va s’agir
de faire émerger pour elle-même. » 3

1
J. Grondin, Le tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, 2003, p. 28.
2
« II ne suffît pas de dire que la lecture est un dialogue avec l'auteur à travers son œuvre; il faut dire que le
rapport du lecteur au livre est d'une tout autre nature ; le dialogue est un échange de questions et de réponses ; l
'écrivain ne répond pas au lecteur ; le livre sépare plutôt en deux versants l'acte d'écrire et l'acte de lire qui ne
communiquent pas ; le lecteur est absent à l 'écriture ; l 'écrivain est absent à la lecture. Le texte produit ainsi une
double occultation du lecteur et de l'écrivain ; c 'est de cette façon qu 'il se substitue à la relation de dialogue qui
noue immédiatement la voix de l'un à l'ouïe de l'autre. » (P. Ricoeur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, cité
par I. Bochet, « L’Eciture et le maître intérieur selon Augustin », Revue des sciences religieuses 72 n° 1 (1998),
p. 20-37).
3
N. Depraz, Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2006, p. 5.

1
Table des matières

Texte 1 (p. 4-19) :


JAMAIS L’UN SANS L’AUTRE
Une recherche sur l’intersubjectivité chez S. Augustin
Publié dans : Revue des Sciences Religieuses, 76/4 (2002), p. 426-446.

Texte 2 (p. 20-40) :


PLATON ET AUGUSTIN : MÊMES MOTS, AUTRE SENS
Publié dans : Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 89/3 (2005),
p. 433-457.

Texte 3 (p. 40-57) :


LA TRIPLE SAGESSE
Les interprétations d’Ambroise et d’Augustin
Publié dans : Connaissance des Pères de l’Eglise, n°103 (2006), p. 34-52.

Texte 4 (p. 58-65) :


ANEANTISSEMENT ET RESPLENDISSEMENT
Une lecture augustinienne de l’hymne aux Philippiens
Publié dans : G. Nauroy, M.-A. Vannier (éd.), Saint Augustin et la Bible, Bern,
Oxford, Wien, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », 2007,
p. 245-257.

Texte 5 (p. 66-74) :


COR UNUM ET ANIMA UNA :
l’Eglise en chemin vers la communion trinitaire
Publié dans : M.-A. Vannier (dir.), Les Pères et la naissance de l’ecclésiologie, Paris,
Cerf, coll. « Patrimoines/Christianisme », 2009, p. 183-196.

2
Texte 6 (p. 75-82) :
DE L’USAGE DU DOUBLE CONCEPT ARISTOTELICIEN MATIERE-FORME
dans la pensée augustinienne de la création
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), La Création chez les Pères, Bern, Oxford, Wien,
Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », n°19, 2011, p. 133-145.

Texte 7 (p. 83-93) :


CHRISTUS TOTUS, INTERPRETE DE SA MANIFESTATION
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), La christologie et la Trinité chez les Pères, Paris,
Cerf, coll. « Patrimoines/ Christianisme », 2013, p. 177-194.

Texte 8 (p. 94-101) :


LA RELATION DANS LA THEOLOGIE TRINITAIRE DE SAINT AUGUSTIN
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), La christologie et la Trinité chez les Pères, Paris,
Cerf, coll. « Patrimoines/ Christianisme », 2013, p. 373-385.

Texte 9 (p. 102-111) :


DE LA FIGURE A LA MANIFESTATION
dans le Contra Faustum de saint Augustin
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires
patristiques de la Genèse, Bern, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et
spiritualité », n°23, 2014, p. 109-125.

Texte 10 (p. 112-120) :


L'EAU CHANGEE EN VIN :
une herméneutique savoureuse de saint Augustin
Publié dans : Graphè, n°24, Les noces de Cana, 2015, p. 59-69.

Texte 11 (p. 121-128) :


CHUTE ET REDEMPTION
dans le De ciuitate Dei de saint Augustin
Publié dans : « Chute et Rédemption chez saint Augustin » dans : D. Attala et V. Rosiau
(dir.), Chute et rédemption dans la littérature, Presses universitaires de Rennes, coll.
« Interférences », 2017.

3
JAMAIS L’UN SANS L’AUTRE
Une recherche sur l’intersubjectivité chez S. Augustin
Publié dans : Revue des Sciences Religieuses, 76/4 (2002), p. 426-446.

INTRODUCTION

Pourquoi reparler de ‘l’intersubjectivité’ chez s. Augustin ? Au Congrès international


augustinien de 1954, Maurice Nédoncelle posait la question : « L’intersubjectivité humaine
est-elle pour saint Augustin une image de la Trinité ? »4 Il attirait l’attention sur des « textes
minoritaires »5 dans lesquels Augustin présente le mystère trinitaire à partir de « l’amour
intersubjectif » pour équilibrer des présentations « devenues schématiques ou caricaturales »
basées sur la triade ‘memoria, intelligentia, uoluntas’. A la question posée, nul doute qu’il ne
faille répondre : non, l’intersubjectivité n’est pas une « imago Dei »6. Cela étant dit, il ne
faudrait pourtant pas en déduire trop vite qu’Augustin conçoive Dieu comme un sujet doué de
trois facultés. Comme le rappelle M. Nédoncelle, « Augustin refuse de faire correspondre les
images psychologiques de la Trinité à des attributs divins »7. A la fin du De Trinitate,
Augustin s’exprime très clairement sur la distinction à faire entre « l’image » et la « Trinité
dans sa réalité même »8. Alors que « l’image » correspond à « une personne unique », il n’en
va pas de même de la « réalité » qui, elle, est « trois Personnes ».
Augustin emploie les trois facultés comme « image de Dieu » pour une double raison,
scripturaire et didactique. Primo, la référence à Gn 1, 26 l’autorise à parler de la « mens », qui
est « la partie principale de l’âme humaine », comme « image de la Trinité »9. Secundo, les
trois facultés lui permettent de « progresser »10 vers la réalité du mystère de Dieu par voie
analogique en raison de leur immanence mutuelle.

4
M. NEDONCELLE, « L’intersubjectivité humaine est-elle pour saint Augustin une image de la Trinité ? », in
Augustinus Magister I, Paris, 1954, p. 595-602.
5
Les quelques « textes minoritaires » présentés par M. Nédoncelle sont : Tract. in Io. eu. XIV, 9 (PL 30, col.
1508) ; XXXIX, 5 (PL 35, col. 1684) ; De Trin. VIII, 10, 14 (PL 42, 960).
6
A partir de l’étude de dix textes dans lesquels Augustin rapproche Ac 4, 32 du mystère trinitaire, M.-F.
Berrouard conclut : « Augustin ne parle jamais d'image à propos de la communauté de Jérusalem et, dans son De
Trinitate, il n'utilise pas non plus la phrase des Actes dans une visée trinitaire. La raison en est peut-être simple :
comme tous les auteurs de la première Eglise, Augustin est très respectueux de l'Ecriture et très attentif aux mots
mêmes de l'Ecriture : comment aurait-il osé appeler « image » de Dieu une réalité que l'Ecriture ne désigne pas
comme telle ? », M.-F. BERROUARD, « La première communauté de Jérusalem comme image de la Trinité », in
Homo spiritalis, Würzburg, Augustinus-Verlag, 1987, p. 223.
7
M. NEDONCELLE, op.cit., p. 600.
8
« Autre est la Trinité dans sa réalité même (Trinitas res ipsa), autre l’image de la Trinité dans une autre réalité
[…] il n’en va pas de même de cette Trinité comme de son image, l’homme, qui tout en possédant ces trois
puissances est une seule personne (una persona) : en Dieu il y a trois personnes (tres personae), le Père du Fils,
le Fils du Père, et l’Esprit du Père et du Fils. », De Trin. XV, 23, 43 ; BA 16, p. 537.
9
De Trin. XII, 6, 7 ; BA 16, p. 222-223 ; De Trin. XIV, 8, 11 ; BA 16, p. 372-373.
10
Selon la consigne de lecture d’Augustin lui-même, il faut lire le De Trinitate de livre en livre pour suivre le
« progrès de la recherche ». Cf. G. MADEC, « Inquisitione proficiente », in Gott und sein Bild. Augustins De
Trinitate. Spiegel gegenwärtiger Forschen, Internationale Konferenz, Tübingen, 1998. Art. repris dans « La
méditation trinitaire d'Augustin », in Communio, XXIV, 5-6 (1999).

4
La compénétration totale des trois facultés11, qui assure l’unité du sujet humain, n’est
pourtant pas un fait acquis. Lorsqu’Augustin cherche l’unité de son être, il se découvre
éparpillé dans le multiple. Si la « mens » reçoit le précepte « connais-toi toi-même »12, cela est
dû au fait que les trois facultés, en qui sont « substance, vie, pensée »13, ne coïncident pas
totalement. La conversion vers l’intériorité amène Augustin face à une découverte. Sa
mémoire est une caverne remplie de mille et un objets disparates, son intelligence est
empêtrée dans le mensonge et les vérités partielles non unifiées, et sa volonté est déchirée par
des désirs contradictoires. L’unification de son être doit donc obligatoirement passer par une
séparation des éléments étrangers (discretam ab eis quae non sunt)14 qui empêchent que ces
trois choses soient « une substance, une vie, une pensée ».
En progressant dans la recherche par « modo interiore »15, Augustin finit par déclarer
que « si la trinité de l’âme est l’image de Dieu, ce n’est pas parce qu’elle se souvient d’elle-
même, se comprend et s’aime ; mais parce qu’elle peut encore se rappeler, comprendre et
aimer celui par qui elle a été créée »16. Cette expérience montre que le sujet n’atteint pas la
coïncidence avec soi-même en régime monadique mais que l’identité est révélée par l’altérité.
Bien qu’Augustin soit redevable à Porphyre d’un exercice de retour à l’intériorité, les deux
expériences diffèrent nettement sur un point essentiel. Chez Porphyre, qu’Augustin aurait lu à
travers l’œuvre de Victorinus17, l’unification de la triade être-vie-pensée s’opère dans un
processus circulaire à trois moments où, en fin de compte, c’est l’« Un » dédoublé qui se
retrouve avec lui-même18. Chez Augustin, l’« Un » ne résorbe pas l’altérité, il la fonde.
C’est précisément parce qu’il a été touché par cette évidence augustinienne que M.
Nédoncelle nous interpelle19. A notre connaissance, il est le seul auteur qui ait cherché à
rapprocher le mystère trinitaire et l’« intersubjectivité », au sens où on l’entend dans la
philosophie moderne. Nous voyons là une possibilité de dialoguer avec la phénoménologie
contemporaine qui, dans la ligne du « cogito » cartésien, n’a pas cessé de se fonder sur une
« évidence apodictique » où le sujet atteint sa propre substance en régime monadique. Ce
point de départ difficile n’ouvre guère d’autre issue que l’élaboration d’une « intersubjectivité

11
Cf. De Trinitate X, 11, 18 ; BA 16, p. 156-157.
12
De Trin. X, 9, 12 ; BA 16, p. 144-145. « Chez Porphyre, peut-être dans le traité Sur le précepte : connais-toi
toi-même et dans le Regressu animae, sûrement dans les Aphormai ta noèta, il [Augustin] a trouvé l’idée que
l’homme doit rentrer en lui-même pour échapper à l’indigence et à l’effusion dans la multiplicité, et s’unir ainsi à
l’Être et au Tout », A. SOLIGNAC, « Homme intérieur », Dictionnaire de spiritualité, t. VII, c. 656.
13
« La mémoire, l’intelligence, la volonté sont consubstantielles parce qu’elles sont substance, vie, pensée :
chacun des termes est « substance, vie, pensée », et les trois termes ne sont qu’une substance, une vie, une
pensée, De Trin. X, 11, 8 ; Conf. XIII, 11, 12. », P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, Paris, Et. aug., 1968, p.
477.
14
De Trin. X, 12, 19 ; BA 16, p. 158-159.
15
De Trin. VIII, 8, 1 ; BA 16, p. 26-27.
16
De Trin. XIV, 12, 15 ; BA 16, p. 386-387.
17
Cf. P. HADOT, Op. cit., p. 475-478.
18
« En un premier moment, le pensant et le pensé sont confondus en une identité qui est pure existence. En un
second moment, le pensant s’extériorise pour se voir : à ce moment il devient vie et infini. En un troisième
moment, le pensant revient vers lui-même : c’est le moment de l’intellection [cf. PORPHYRE, Sur le Parménide
XIV, 16-26]. », P. HADOT, Op. cit., p. 133. Selon les recherches de E. BENZ [Marius Victorinus und die
Entwicklung der abendländischen Willensmetaphysik, Stuttgart, 1932], ce processus postplotinien ne serait pas
sans influence sur l’idéalisme allemand (P. HADOT, Op. cit., p. 16-22).
19
Pour M. Nédoncelle, « l’identité personnelle suppose une causalité intersubjective qui provoque l’identité »,
M. NEDONCELLE, La réciprocité des consciences, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Philosophie de l’esprit »,
1942, p. 42. Comme Augustin, l’auteur voit le « nous divin », qui est aussi l’« Un », comme la source du « nous
créé » (Ibid., p. 88).

5
monadologique »20 dont il faut bien avouer qu’elle est déjà une contradiction dans les termes.
Les recherches de certains représentants de la postérité husserlienne 21 sont stimulantes mais
elles témoignent aussi de la difficulté à concevoir la présence simultanée du Même et de
l’Autre où pourrait se dévoiler une véritable intersubjectivité.
En rapprochant théologie et philosophie sur un terrain phénoménologique, M.
Nédoncelle ouvre la voie vers une perspective originale qui n’a pas encore été explorée, la
constitution d’une « phénoménologie de l’esse ad alterum »22. Selon cette phénoménologie,
les personnes humaines sont appelées à être toutes relatives les unes aux autres pour découvrir
leur absoluité dans cette relation, tout comme les Personnes divines sont éternellement
immuables dans leur « esse ad alterum »23. Cela n’est possible que si les personnes humaines
consentent à une « conversio »24 par laquelle elles se dessaisiront d’elles-mêmes25 pour entrer
dans une véritable « communauté ontologique »26.
En suivant cette perspective résolument métaphysique, nous montrerons que la
constitution du sujet passe par un renversement de l’intentionnalité des trois facultés. Ce
renversement est simultanément le processus par lequel le sujet s’ouvre à l’altérité, et donc à
la réalité intersubjective de la communauté. Pour exposer ce processus, nous serons attentifs à
ce que Goulven Madec appelle « les conditions de possibilité de l’‘intersubjectivité’ »27. Dans
ces « conditions », nous voyons se dégager trois pôles : la mémoire qui revient à la source du
moi et du toi, l’intelligence qui s’ouvre à la Vérité intérieure à de multiples sujets, la volonté
qui est dynamisée par l’amour. Sans identifier les trois facultés aux personnes divines, mais
pour confirmer la dynamique de l’« image », nous exposerons ce processus de conversion en

20
E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1953, p. 19.
21
Nous pensons particulièrement à E. Lévinas et P. Ricoeur. En présentant une phénoménologie de « l’être-pour-
un-autre » (E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers,
coll. « Phaenomenologica », 1991), Lévinas n’envisage- t-il pas une voie où le sujet, par la « dépossession » de
lui-même, a opéré une telle « contraction » qu’il n’est plus présent à l’autre ? Par la phénoménologie
herméneutique (P. RICOEUR, Du texte à l'action, Essai d'herméneutique II, Paris, Seuil, 1986), P. Ricoeur ne
nous engage-t-il pas dans une voie où le sujet cherche à s’« approprier » son identité, bien qu’en « se
désappropriant » d’une coïncidence immédiate de soi à soi par le long détour de l’altérité ? Ces deux recherches
nous stimulent au sens où elles nous invitent à explorer le « dessaisissement » comme voie d’ouverture du Même
à l’Autre.
22
M. NEDONCELLE, La réciprocité des consciences, p. 44.
23
Le vocabulaire de l’« esse ad alterum » est emprunté à la théologie scolastique. Identifiant adéquatement
« personne » et « substance », Augustin n’a jamais formulé l’expression de « relation subsistante ». Cependant,
tout en continuant à affirmer le caractère absolu (ad se) de la « persona » (De Trin. VII, 11, 12 ; BA 15, p. 450-
451), Augustin a introduit le vocabulaire de la « relation » (ad aliquid) pour parler du Père, du Fils et de l’Esprit
Saint (De Trin. V, 8, 9 ; BA 15, p. 444-445). En cela, il a présenté des affirmations « qui orienteront les
théologiens vers une solution plus synthétique du problème », I. CHEVALIER, S. Augustin et la pensée grecque,
Les relations trinitaires, Fribourg, 1940, p. 48.
24
« Pour lui [Augustin], la conversion a véritablement une dimension herméneutique. Non seulement elle
conduit à la constitution de l’être, mais elle fonctionne également comme principe d’interprétation pour son
œuvre… », M.-A. VANNIER, « La conversion d’Augustin, principe herméneutique de son œuvre » in De la
conversion, Paris, Cerf, p. 291.
25
Cf. supra note 18.
26
Cette expression est de M. Nédoncelle (Op. cit., p. 18).
27
« 1) Le ‘je’ humain ne se constitue que grâce au ‘Tu’ divin. La source du moi et du toi est plus profonde que
le tréfonds de moi et de toi, plus haute que le tréhaut de moi et de toi : « interior intimo meo et superior summo
meo ». 2) Pour ‘dialoguer’, il faut être trois, toi, moi et Dieu, la Vérité intérieure qui préside à nos esprits. 3) Il
n’y a de véritable amitié qu'entre les êtres unis entre eux grâce à la charité répandue en nos coeurs par l’Esprit
Saint qui nous a été donné (Rm 5, 5) », G. MADEC, « La méditation trinitaire d’Augustin », in Communio,
XXIV,5-6 (1999), p. 101-102.

6
trois parties : Le Père, Principe de l’autre dans l’Un (I) ; Le Fils, « Médiateur entre Toi, qui es
Un, et nous » (II) ; L’Esprit Saint, Don de la communion d’amour (III).

I. LE PERE, PRINCIPE DE L’AUTRE DANS L’UN

La dynamique de la mémoire est de chercher et de trouver. Empêtré dans les imaginations


manichéennes d’un dieu à la forme corporelle, Augustin met du temps à ne plus le chercher
comme un objet situé dans la mémoire. Grâce aux Libri platonicorum, il sort d’une
conception spatiale de Dieu et découvre qu’Il se révèle en amont de la mémoire, comme
l’énergie même (intentio) par laquelle il cherche28.
« Où donc t’ai-je trouvé pour te connaître ? Car je ne te possédais pas encore dans ma
mémoire, avant de te connaître. Où donc t’ai-je trouvé pour te connaître sinon en toi au-
dessus de moi (in te supra me) ? Et nulle part, aucun lieu ; nous nous éloignons, nous
nous approchons, et nulle part, aucun lieu. O vérité, tu sièges partout pour tous ceux qui
te consultent ; et tu réponds à tous à la fois, même s’ils te consultent sur des sujets
différents. »29
Par cette expérience, sans sortir d’une conception d’un Dieu immanent dans lequel,
comme dit l’Apôtre, les hommes ont « la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28)30,
Augustin rencontre un Dieu transcendant, un Dieu qui n’est pas pure identité avec soi car il
peut lui dire « tu ». La « conversio » fondamentale du sujet est de se découvrir un ‘Je humain’
constitué par le ‘Toi divin’31. Augustin s’adresse aussi au ‘Toi divin’ en lui disant : « Toi,
l’Un »32. Il revient à l’Un sans dissoudre l’altérité relationnelle. Nous voici donc face à une
conception de l’Un qui diffère radicalement du néoplatonisme.
Pour les néoplatoniciens, l’« Un » est le « Tout » où se résorbe l’altérité dans une
identité unique et continue qui s’étend à la totalité. Porphyre déclare : « Si tu ne te cherches
plus, et si tu te tiens en toi-même et dans ta propre essence, tu deviendras semblable au Tout
et tu ne t’arrêteras plus à aucune des choses qui lui sont inférieures. Ne dis pas ‘c’est cela que
je suis’ car c’est en laissant le ‘c’est cela’ que tu deviens le Tout »33. Cette pensée ne peut en
aucun cas caractériser la relation ‘à tu et à toi’ qu’Augustin entretient avec Dieu. De fait,
« Plotin n'a jamais bavardé avec l’Un, comme Augustin le fait avec Dieu dans les
Confessions »34. Pour l’exprimer dans une terminologie personnaliste anachronique avec la
pensée d’Augustin, l’expérience du rapprochement avec l’Un ne dépersonnalise pas mais, au

28
Cf. Conf. VII, 1, 2 ; BA 13, p. 580-581.
29
Conf. X, 26, 37 ; BA 14, p. 206-207.
30
Conf. VII, 9, 15 ; BA 13, p. 615.
31
« Voilà constitué le sujet de l’expérience religieuse : le Je humain par le Toi divin », G. MADEC, « ‘In te supra
me’. Le sujet dans les Confessions de saint Augustin » in Revue de l’Institut catholique de Paris 28 (1988), p.
53.
32
Conf. II, 1, 1 ; X, 29, 40.
33
PORPHYRE, Aphormai, XL, 2-6, Mommert, p. 36, cité dans les Confessions, BA 13, p. 680.
34
Citation de E. R. Dodds in G. MADEC, « In te supra me », p. 53. Ref. in G. MADEC, Le Dieu d’Augustin, Paris,
Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 1998, p. 87, note 14 : ‘cf. E. R. DODDS, ‘Augustine’s Confessions. A
Study of Spiritual Maladjustment’, The Hunger of the Heart, West Lafayette, Ind., 1990, p. 41-54 : ‘Plotinus
never gossiped with the One, as Augustine gossips in the Confessions’ (p. 52) ».

7
contraire, fonde la personnalité35. Cela veut dire que l’« Un », en lui-même, n’exclut pas mais
fonde l’altérité.
Nous pouvons dès lors nous poser la question d’Etienne Gilson : « se traversant en
quelque sorte pour aller à la rencontre du Maître divin, l'âme augustinienne ne passe par elle-
même qu’afin de se dépasser. Quelle est donc cette relation d'un genre unique, à laquelle les
termes d’extrinsèque et d’intrinsèque ne peuvent ni l’un ni l’autre s’appliquer ? »36
Augustin découvre que cette ‘relation d’un genre unique’ existe entre l’homme et Dieu
parce qu’elle trouve son « Principe » dans l’acte de Dieu lui-même. Lorsque, consultant
l’Ecriture comme on consulte la Vérité, il se pose la question de savoir comment le monde fut
créé, il commente d’abord le premier verset de la Genèse : « Dans le Principe, Dieu a fait le
ciel et la terre »37. Constatant que Dieu a fait toutes choses par l’acte de parler38, Augustin
continue sa recherche en passant de la Genèse aux premiers versets du Prologue johannique.
S’adressant à Dieu, il lui dit : « C’est ainsi que tu nous appelles à comprendre ta Parole, le
Verbe, Dieu auprès de toi qui es Dieu (deum apud te deum), lui qui est dit éternellement, et
par qui éternellement tout est dit »39. L’acte par lequel le Père prononce le Verbe, qu’il
pressent par l’analogie du verbe mental engendré par la mémoire 40, est donc l’acte qui est au
« Principe » de toutes les choses qui sont dites par ce même Verbe.
Pour soupçonner la nature du lien entre le Créateur et les créatures, il convient de suivre
Augustin dans son approfondissement du mystère du Dieu Un-trine. Un passage de l’Epistula
17041, dans lequel Augustin commente l’affirmation selon laquelle « la Trinité est d’une seule
et même nature et substance »42, peut nous permettre d’expliciter davantage la simplicité
divine :
« Le Père, pour qu’il ait le Fils de lui-même, ne s’est pas diminué lui-même, mais a
engendré de soi un autre soi, de sorte qu’il demeure tout entier en soi, et qu’il soit dans
le Fils aussi grand qu’il l’est en lui seul. Et de même, l’Esprit Saint ne précède pas mais
procède totalement de cette intégralité, mais avec celle-là comme hors de celle-là il est

35
« L’Un manque de la détermination minima indispensable à toute personne : ‘Il est nécessaire que l’Un soit
sans forme. Etant sans forme, il n’est pas essence; car l’essence doit être un individu, donc un être déterminé. Or,
il n’est pas possible de saisir l’Un comme un individu’ (Enn., V, 5, 6.)... L’appel à la transcendance apparaît en
deuxième lieu, chez s. Augustin, comme une conversion à une personne aimante, à un Dieu distribuant la Grâce
et exerçant la Providence. Rien de tel chez l’Alexandrin, pour qui l’Un ne connaît pas le monde émané de lui par
nécessité. Enfin, chez s. Augustin, la conversion à une personne est aussi la conversion d’une personne ; l’âme
dans son recours unifiant à Dieu, Maître intérieur, conserve sa personnalité distincte ; elle n’y oublie jamais
qu’elle n'est pas une partie de la substance divine, et que, si elle y participe, ce n’est pas par nature, mais par
grâce... Pour Plotin au contraire, le contact de l’Un volatilise la personnalité, au point que le voyant y perd toute
notion de soi-même... : ‘L’objet qu'il voit..., il ne le voit pas en ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se
représente un sujet et un objet ; il est devenu un autre ; il n’est plus lui-même » (Enn., VI, 9, 10.) », J. PEPIN,
« La connaissance d'autrui chez Plotin et chez Saint Augustin », Augustinus 3, (1958), p. 243-244.
36
E. GILSON, Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1943, p. 102-103. Nous soulignons.
37
Conf. XI, 3, 5 ; BA 14, p. 279.
38
Conf. XI, 5, 7 ; BA 14, p. 283.
39
Conf. XI, 7, 9 ; BA 14, p. 287. En déclarant que « c’est ensemble et éternellement que tout est dit » (Ibid.),
Augustin ne veut évidemment pas dire que la création est coéternelle à Dieu mais il insiste sur le fait que Dieu,
parce qu’il est immuable, n’a pas commencé a créer dans le temps.
40
De Trin. XV, 21, 40 ; BA 16, p. 530-531.
41
L’Ep. 170 semble « avoir été écrite au plus tôt en 418 », A.-M. LA BONNARDIERE, Recherches de chronologie
augustinienne, Paris, Et.aug., 1975, p. 98.
42
Sur l’emploi de cette expression par Augustin, cf. B. STUDER, « Augustin et la foi de Nicée », in RecAug XIX
(1984), p. 133-154.

8
aussi grand. Il ne diminue en rien ceux dont il procède et il n’ajoute rien en leur restant
uni. Tous ceux-ci ne sont pas un dans la confusion et ils ne sont pas trois dans la
division (nec confuse unum sunt, nec disjuncte tria sunt), mais, bien qu’ils soient un, ils
sont trois et, bien qu’ils soient trois, ils sont un. »43
Augustin explique l’unité de substance des trois Personnes de la Trinité par
l’engendrement. Le Père engendre « de soi un autre soi » (de se alterum se) sans qu’il y ait
perte de substance de l’un à l’autre. Cette non-diminution de substance du Père au Fils se
prolonge dans la procession de l’Esprit Saint44. Autrement dit, la substance est intégralement
(integer de integro) la même dans le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Pour qu’il en soit ainsi, les
personnes divines doivent posséder leur substance autrement que les personnes humaines. En
effet, aucune personne divine ne détient la substance à elle seule. La substance n’est propre à
aucune Personne mais commune aux Trois. Il faut donc que l’acte de possession ne soit pas
une appropriation, ce qui priverait les autres d’une part ou de la totalité de la substance, mais
un dessaisissement par lequel les autres peuvent posséder aussi cette substance. De plus,
comme « Dieu est ce qu’il a » (hoc est quod habet)45, ce dessaisissement ne caractérise pas
seulement l’acte de la Personne par rapport à sa substance mais sa substance elle-même. De la
sorte, par le dessaisissement, chaque personne est ce qu’elle a, l’avoir étant lui-même,
dessaisissement.
Si le « Principe » par lequel toutes choses sont faites est cet acte de dessaisissement,
grâce auquel identité et altérité coexistent dans l’Un, la Création elle-même est un dire par
lequel Dieu se dessaisit de lui-même. Cependant, comme la Création n’est pas une émanation
de la substance divine mais est tirée du néant (de nihilo), les créatures ne vivent pas la
plénitude du dessaisissement. Autrement dit, ontologiquement, les créatures sont écartelées
dans une tension entre le « bas », où elles cherchent à se posséder, et une tension vers le
« haut », où elles sont prêtes à se dessaisir d’elles-mêmes46. Tirée vers le bas, l’âme47
s’éparpille dans le multiple et se sépare des autres créatures. Tirée vers le haut, l’âme s’unifie
en elle-même et avec les autres âmes.
Lorsque l’âme s’attache à son propre pouvoir, elle projette « son être intime dans sa vie
propre », refusant par là de découvrir « qu’elle n’est rien par elle-même et que tout ce qu’elle
a d’être lui vient de Dieu »48. De ce fait, se répandant à l’extérieur d’elle-même, elle en arrive
à « être de moins en moins »49. Dans cette disposition d’esprit, l’âme se place « loin de
Dieu »50 ou, autrement dit, dans la « région de la dissemblance » 51.

43
Epistula 170, 5 ; CSEL, 44, 625-626.
44
Sur le Filioque, voir M.-A. Vannier, « La clarification sur le Filioque », in RevSR 75/1 (2001), p. 105.
45
De Civ. Dei XI, 10, 1 ; BA 35, p. 63-65.
46
Sur la position médiane de l’âme, cf. G. MADEC, La patrie et la voie, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-
Christ », n°36, 1989, p. 291-301.
47
Augustin prend parfois le terme « âme » pour désigner l’homme dans son entièreté, en tant que c’est l’âme qui
anime le corps et qui le gouverne.
48
De musica VI, 13, 40 (rédigé à Thagaste entre 388 et 391).
49
Ibid.
50
Ibid.
51
En empruntant la formule « regio dissimilitudinis » à Plotin, Augustin en renverse la signification. Pour Plotin,
elle exprime le contexte de l’âme emprisonnée dans le sensible qui se découvre incapable de revenir à la vue de
l’Être divin qu’elle possédait avant de chuter dans un corps. Au contraire, pour Augustin, l’âme saisit l’abîme
qui la sépare de Dieu lorsqu’elle commence à entr’apercevoir son existence. Ce faisant, Augustin « propose une

9
Pour Augustin, le péché par excellence, l’orgueil, est l’attitude par laquelle la créature
tente d’« usurper » la possession de l’être en voulant être l’Un solitaire sans l’autre. Or,
comme le déclare Augustin en parlant de ce Dieu qui « est la vie en lui-même » et qui « donne
d’être », « jamais en effet le Père n’a été sans le Fils »52. Rompre la constitution interne de
l’être où l’Un inclut l’autre, c’est passer du dessaisissement à l’anéantissement. Pour
Augustin, le néant n’est rien, il est privation d’être. Réduire cette privation n’est possible que
si chaque créature se tourne de nouveau constamment, en permanence, vers Celui dont elle
s’est détournée53, en lui obéissant dans une dépendance filiale. Telle est l’attitude essentielle
du Christ, dans son humilité.

II. LE FILS, « MEDIATEUR ENTRE TOI, QUI ES UN, ET NOUS »


L’intelligence d’Augustin est convertie par sa rencontre avec « l’humble Jésus » en qui
il découvre le « Médiateur entre Dieu et les hommes »54. Profondément bouleversé parce que
la Sagesse divine se révèle dans la chair, Augustin abandonne toute prétention à vouloir saisir
la Sagesse et en vient à la confesser dans l’humilité55. C’est seulement à partir de cette
confession qu’il peut enfin prendre la voie qui le conduit à la patrie que les néoplatoniciens lui
ont fait miroiter sans pouvoir l’y conduire56. Par le Fils, qui est dans le sein du Père mais qui
est aussi sorti vers les hommes, Augustin entre dans la connaissance de la Vérité. Il fait alors
le premier pas pour sortir de la « région de la dissemblance » où l’avait enfermé son orgueil.
« Quand pour la première fois je t’ai connue, tu m’as soulevé pour me faire voir qu’il y
avait l’être à voir et que je n’étais pas encore être à le voir (tu assumsisti me ut uiderem
esse quod uiderem, et nondum me esse qui uiderem) […] Et j’ai découvert que j’étais
loin de toi dans la région de la dissemblance, comme si j’entendais ta voix dire dans les
hauteurs : ‘Je suis l’aliment des grands ; grandis et tu me mangeras. Et tu ne me
changeras pas en toi, comme l’aliment de ta chair ; mais c’est toi qui sera changé en
moi.’[…] Tu as crié de loin : ‘Mais si ! Je suis, moi, celui qui suis’ (ego sum qui sum).
Et j’ai entendu, comme on entend dans le cœur… »57
Suffisamment semblable58 pour entr’apercevoir « l’être », Augustin découvre qu’il est
encore bien dissemblable à Lui. Il décrit ce retournement d’intentionnalité de l’intelligence
sous le mode d’une ‘assimilation ontologique’59. Prenant le joug de celui qui se révèle à lui
comme « doux et humble de cœur » (Mt 28-30)60, Augustin se soumet à l’autorité (auctoritas)

véritable définition du rapport creatio-conversio », M.-A. VANNIER, Creatio, Conversio, Formatio chez S.
Augustin, Fribourg, coll. « Paradosis », 1991, p. 33-34.
52
Tract. in Io. Eu. XIX, 13 ; BA 72, p. 197-199. Nous soulignons.
53
La dialectique « auersio a Deo / conuersio ad Deum » traverse l’ensemble des Confessions.
54
Conf. VII, 18, 24 ; 21, 27.
55
Conf. VII, 20, 26 : « praesumptio / confessio ».
56
Cf. Conf. VII, 20, 26 ; BA 13, p. 636-637.
57
Conf. VII, 10, 16 ; BA 13, p. 616-619. Nous soulignons. Voir aussi Conf. VII, 7, 10.
58
« Si l’on envisage pas l’Immuable dans la perspective d’une métaphysique de la conversion, on tronque la
définition augustinienne de Dieu-Être, car il n’est atteint qu’au terme d’un retour qui transforme l’âme à sa
ressemblance, en vertu du principe selon lequel le semblable n’est connu que par le semblable. », E. ZUM
BRUNN, « L’exégèse augustinienne de l’ ‘Ego sum qui sum’ et la ‘métaphysique de l’Exode’ », in Dieu et l’Être,
Paris, Et. Aug., 1978, p. 146.
59
Voir commentaire de ‘l’analogie de la nourriture’, E. ZUM BRUNN, op. cit., p. 144.
60
Conf. VII, 9, 14 ; BA 13, p. 612-613.

10
de l’Ecriture. Cette soumission modifie radicalement sa recherche de la vérité. Alors que,
selon le critère d’évidence des Stoïciens, il voulait voir la vérité comme « sept et trois font
dix »61, il se met à faire confiance à la « voix » qui résonne au dedans de lui à travers l’écoute
de la Parole.
Désormais, pour Augustin, accéder à la Vérité consiste à invoquer Celui qui l’a
convoqué à l’existence par son Verbe pour qu’il le parachève par ce même Verbe 62. Dans
cette invocation au « Toi » divin, le « moi » d’Augustin se découvre inclus dans un « nous »,
« le peuple des croyants » :
« Je t’en conjure par notre Seigneur Jésus-Christ, ton Fils, l’homme de ta droite, le fils
de l’homme que tu as établi près de toi Médiateur entre toi et nous, […] Ton Verbe par
qui tu as fait tous les êtres et, parmi eux, moi aussi ; ton Fils unique par qui tu as appelé
à l’adoption le peuple des croyants et, parmi eux, moi aussi. C’est par lui que je te
conjure, lui qui siège à ta droite et t’interpelle pour nous, en qui sont cachés tous les
trésors de la sagesse et de la science, ceux-là mêmes que je cherche dans tes livres. »63
Durant toute sa vie, en scrutant les Ecritures, Augustin ne cessera d’essayer de percer le
mystère de la Sagesse de Dieu qui se dévoile par l’humilité en méditant l’hymne aux
Philippiens (Ph 2, 5-11), laquelle revient dans son œuvre « comme un refrain »64. C’est à
travers la forma serui qu’Augustin commence à soupçonner la forma Dei65, la nature unique
du Père et du Fils, autrement dit la vérité du ‘jamais l’un sans l’autre’. En accueillant le
dépouillement du Fils de Dieu comme une manifestation de l’« être même » de Dieu, où sont
intimement unies les trois Personnes, Augustin découvre l’attitude par laquelle le « moi »
humain peut s’ouvrir au « nous ».
Pour Augustin, se conformer au Christ qui s’est fait semblable aux hommes dans la
forma serui, c’est accéder avec Lui jusqu’à la forma Dei. Ces deux formes, correspondant
respectivement à l’anéantissement et à la splendeur glorieuse, ne sont pas à opposer. La
première est la manifestation la plus adéquate de la seconde dans la condition temporelle et
distendue de la créature.
Augustin est particulièrement sensible au fait que le Fils « ‘s’est anéanti’ (Ph 2,7) parce
qu’il a voulu ‘resplendir’ (innotescere) si humblement aux hommes »66. Cette affirmation
révèle deux notions. D’une part, le Fils, en prenant la forma serui, a voulu s’adapter « aux
yeux des pécheurs »67 et d’autre part, il ouvre l’accès à une connaissance dont le
resplendissement n’est pas étranger à l’humilité elle-même. Ce qui apparaît d’abord aux yeux
des hommes, c’est la forma serui. Mais, à cause de leur orgueil, les hommes ne peuvent
percer le mystère du Christ. Lorsqu’ils commencent à emprunter la « uia humilitatis », ils
entrent insensiblement dans le resplendissement de l’humilité. Une fois « relevés », leurs yeux
découvrent la « sublimité » du Christ68. Autrement dit, la gloire n’est pas étrangère à

61
Conf. VI, 4, 6 ; BA 13, p. 528-529.
62
Sur le jeu de mots uocare-inuocare, cf. Conf. XIII, 1, 1 ; Tract. in Io. Eu. 40, 10.
63
Conf. XI, 2, 4 ; BA 14, p. 276-279.
64
Cf. H.-I. MARROU avec la collaboration de A.-M. LA BONNARDIERE, Saint Augustin et l’augustinisme, Maîtres
Spirituels 2, Paris, 1973, p. 86.
65
Cf. A. VERWILGHEN, Christologie et spiritualité selon saint Augustin. L’hymne aux Philippiens, Paris,
Beauchesne, coll. « Théologie historique », n°72, 1985.
66
De fide et symbolo 9, 18.
67
De Trinitate I, 10 (21).
68
Contra epistulam manichaei quam uocant Fundamenti, 36 ; CSEL 25, p. 241.

11
l’humilité. On n’abandonne pas soudain une manière d’être du Christ, versant homme, pour
passer au Christ, versant Dieu.
Dans le De diversis quaestionibus 83, datant des années 394-39669, Augustin s’exprime
déjà clairement à ce sujet :
« Prenons là-dessus l’Apôtre parlant du Fils unique de Dieu : par rapport à sa divinité,
en tant qu’il est authentiquement Dieu, il déclare qu’il est ‘égal au Père, que ce n’eût
pas été de sa part une sorte d’usurpation’ (Ph 2,6), c’est-à-dire prétention à la propriété
d’autrui, si, demeurant toujours dans cette égalité, il se fût refusé à revêtir l’humanité, et
à se manifester aux yeux des hommes ; mais ‘il s’est anéanti lui-même’ (Ph 2,7) sans
altérer sa condition, mais ‘en prenant la forma serui’ (Ph 2,7). » 70
En s’appuyant sur l’Apôtre, Augustin déclare que le Fils ne cherche pas à usurper son
égalité au Père. La nature du Fils est caractérisée par cette attitude de non usurpation
(natura-rapina)71 où est absente toute « prétention à la propriété d’autrui ». Plus encore,
Augustin affirme que le Fils unique de Dieu « ‘s’est anéanti lui-même’ (Ph 2,7) sans altérer sa
condition ». L’anéantissement de soi-même n’altère donc pas la condition divine de Dieu.
C’est là un élément fondamental de la réflexion d’Augustin.
Parmi les nombreuses reprises de ce thème, on peut citer ce passage tiré d’une Homélie
sur l’Evangile de Jean : « Il s’est anéanti lui-même, prenant la forme de serviteur. Il ne s’est
donc pas anéanti en perdant ce qu’il était mais en recevant ce qu’il n’était pas »72. Pour
Augustin, le fait que le Christ s’anéantisse, non seulement, n’est pas la perte de ce qu’il était,
mais est l’acte par lequel il reçoit ce qu’il n’était pas. Par l’anéantissement, le Christ reçoit
« ce qu’il n’était pas » en tant qu’homme dans le temps mais qu’il n’a pas cessé d’être de
toute éternité en tant que Verbe, Dieu auprès de Dieu. Autrement dit, par le dessaisissement
de lui-même, le Christ manifeste pleinement l’« esse » de Dieu, et cette manifestation n’est
pas une simple démonstration extérieure mais la médiation par laquelle les hommes sont
conduits à la vie de Dieu.
Le dépouillement du Fils de Dieu sur la Croix révèle aux hommes que Dieu est Trinité
en les introduisant dans cette vie trinitaire. Si l’« esse » était un « unum » solitaire, la
manifestation de son dessaisissement serait simultanément son anéantissement pur et simple.
Mais, parce que l’« ipsum esse » de Dieu est Trinité73, « l’abaissement jusqu’à la mort sur une
croix » (Ph 2, 8) manifeste « l’élévation dans la Gloire » (Ph 2, 9)74. Dans la condition

69
Cf. A. VERWILGHEN, op. cit., p. 175, n. 104.
70
De diuersis quaestionibus 83, qu. 73, 2 ; PL 40, col. 85.
71
Le Fils, par sa génération, est par nature (natura) l’égal du Père. La rapina est l’usurpation qui caractérise
l’attitude de l’ange déchu et d’Adam qui ont voulu devenir comme des dieux. Elle est une « appropriation injuste
de l’égalité avec Dieu » (G. REMY, Le Christ médiateur dans l’œuvre de saint Augustin, Thèse, Fac. De Théo.
Cath. de Strasbourg, 1977, Lille-Paris, 1979, t. 1, p. 448). Sur l’opposition « natura / rapina », cf. A.
VERWILGHEN, op. cit., p. 174-183.
72
« Semetipsum exinaniuit formam serui accipiens. Non ergo se exinaniuit amittens quod erat, sed accipiens
quod non erat », Tract. In Io. Eu. XVII, 16 ; BA 72, p. 115. Nous soulignons.
73
« Nous devons aimer Dieu, unité trine, Père, Fils et Esprit Saint, dont je dirai qu’elle n’est rien d’autre que
l’être même (ipsum esse) », De mor. Eccl. Cath. 14, 24 ; BA 1, p. 172.
74
A travers l’exégèse de l’hymne paulinienne, Augustin reste fidèle à la contemplation johannique de la Croix :
« Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez que je suis […] Rappelez-vous : Je suis Celui qui
suis, et : Celui qui est m’a envoyé, et vous saurez en quel sens il a été dit : Vous connaîtrez alors que je suis.
Mais le Père est, lui aussi, et le Saint-Esprit est : c’est jusqu’à l’être même (ipsum esse) que s’étend toute la
Trinité », Tract. in Io. Eu. XL, 3 ; BA 73a, p. 301.

12
distendue, deux moments se distinguent : l’abaissement jusqu’au néant et le relèvement dans
la plénitude de l’être. Dans la simplicité divine, là où aucune durée ne s’écoule, à
l’engendrement par lequel le Père donne sa « vie même » au Fils, correspond la remise totale
par le Fils de cette même vie au Père, ce « don », donné et rendu éternellement, étant lui-
même l’Esprit Saint. Il n’y a donc pas de « perte », de « diminution » de substance75. Le néant
n’a pas de place en Dieu qui est plénitude d’être.
Que l’« ipsum esse » se révèle comme anéantissement d’un homme sur la Croix, relève
aussi d’une autre réalité que celle de Dieu en lui-même. La révélation de « l’être-même » est
en même temps révélation de la « miséricorde » face au péché de l’homme, lequel consiste
fondamentalement à vouloir posséder l’être en « propre » et non en « commun » 76.
Par elle-même, aucune créature ne peut opérer le retour vers son lieu de repos, de
stabilité, qui est la vie commune. Il faut donc que cela lui soit donné par la grâce d’un
« Médiateur ». Les créatures qui vivent « multiples dans le multiple, à travers le multiple »
pourront rejoindre l’Un si elles se laissent entraîner dans le sillage de celui qui se dépouille
totalement pour qu’elles entrent dans cette Unité.
« Mais puisque ta miséricorde est meilleure que les vies, voici que ma vie est une
‘distension’, et que ta droite m’a recueilli dans mon Seigneur, le Fils de l’homme,
Médiateur entre toi, qui es un, et nous qui vivons multiples dans le multiple, à travers le
multiple, afin que par Lui, je saisisse le prix, lui en qui j’ai déjà été saisi (Ph 3, 12). » 77
Alors que pour les néoplatoniciens, retrouver l’Un est une activité intellectuelle par
laquelle l’âme s’efforce de s’abstraire de la « distensio »78, Augustin expérimente que le
retour à l’Un est bien autre chose qu’un effort intellectuel. Il s’agit de se laisser saisir à
l’intérieur de la communion qui unit le Fils au Père. Au sein de la vie divine, cette
« communion », est elle-même une personne, l’Esprit Saint79.

75
Cf. supra note 40.
76
L’antithèse « commune / proprium » est étudiée par G. MADEC, « Le communisme spirituel », in Homo
Spiritalis, p. 225-239. De cet article, il ressort que cette antithèse est « une constante de la pensée d’Augustin
[…] : on ne peut s’approprier tel bien matériel, sans en priver autrui […] ; les biens spirituels, eux, sont à
l’entière disposition de tous. Mais ces observations s’approfondissent en réflexion métaphysique, grâce à la
description phénoménologique de la déchéance de l’homme intérieur, qui montre que l’orgueil fait perdre la
vision du tout, le sens de l’universel, et renferme l’être spirituel dans l’égoïsme. », Ibid ., p. 238.
77
Conf. XI, 29, 39 ; BA 14, p. 338-339.
78
Pour Plotin, le temps n’est autre qu’un déploiement de l’activité de l’âme : « [L]a distension de la vie de l’âme
occupe du temps », PLOTIN, Ennéades III, 7, 11.
79
Augustin reprend à des prédécesseurs qu’il ne nomme pas (ausi sunt quidam) la notion de l’Esprit Saint
comme « lien » (copulatio) du Père et du Fils. Mais, il lui fait opérer un saut qualitatif décisif pour la
pneumatologie. Répondant à des objecteurs qui ne peuvent admettre que l’Esprit Saint soit à la fois « lien » et
« substance », Augustin déclare : « il n’y a pas, en la substance divine, un lien (copulatio) s’ajoutant à la
substance qui ne soit la substance elle-même » (De fide et symbolo 20 ; CSEL 41). Augustin approfondira cette
notion en parlant de l’Esprit Saint comme « communion substantielle » du Père et du Fils (Cf. De Trin. VI, 5, 7 ;
BA 15, p. 484-485).

13
III. L’ESPRIT SAINT, DON DE LA COMMUNION D’AMOUR
La conversion de la volonté est basée sur l’opposition « dilectio-cupiditas »80. Pour
Augustin, toute volonté qui n’est pas dynamisée par l’« amour » est « convoitise ». Soit la
volonté se fait possessive, soit elle se fait oblative par le dessaisissement. En se désirant elle-
même, l’âme est encore soumise au régime de la possession. C’est seulement lorsque l’âme
aime Dieu plus qu’elle-même, qu’elle en arrive à s’aimer vraiment, c’est-à-dire à rejoindre sa
profondeur véritable (abditum mentis)81, là où sont unifiées les trois facultés. Revenant de tout
son coeur vers la source de l’amour, là où règne le ‘jamais l’un sans l’autre’, le sujet humain
peut accueillir le commandement de l’amour qui lui ordonne d’aimer son prochain comme
soi-même82.
« Quand l’âme aime Dieu et que, en conséquence (consequenter), comme je l’ai dit, elle
se souvient de lui et le comprend, il est juste de lui commander d’aimer son prochain
comme elle s’aime elle-même. »83
Lorsque l’âme a cessé de se vouloir elle-même, « elle ne s’aime plus à contre-sens mais
en toute rectitude »84. Cette rectitude passe par le retournement des trois facultés. Alors que la
mémoire doit se dessaisir de la recherche d’un objet spatial et que l’intelligence doit quitter
l’intentionnalité de la vision pour l’humble écoute, le retournement de la volonté est un
combat déchirant.
Déchiré entre l’envie de s’adonner à une vie de plaisirs charnels et le désir de se donner
corps et âme dans une vie de communauté, Augustin vit l’affrontement violent de deux
volontés intérieures qui « disloquent son âme »85. Il raconte l’épisode du jardin de Milan où il
est enfin affranchi de ce terrible combat. Invité par une voix d’enfant à prendre et à lire (tolle,
lege) le livre de la Parole, il tombe sur un passage qui lui commande de revêtir le Seigneur
Jésus-Christ et d’éviter toutes convoitises (Rm 13, 13)86. A l’exemple d’Antoine, dont il a
entendu le récit de la vie par Ponticianus87, Augustin reçoit la Parole comme un avertissement
personnel (admonitus)88. Cette « admonitio » lui fait accomplir le retournement décisif par
lequel il se retrouve « debout sur la règle de la foi »89.
Comme Augustin le confesse, le renoncement à la convoitise lui permet de réaliser enfin
le projet de vie commune qu’il envisageait depuis tout un temps déjà avec quelques amis90.
Dans ce projet de vie d’« amitié », étaient prévues la « mise en commun » des biens et

80
De Trin. VIII, 7, 10 ; BA 16, p. 58-59.
81
De Trin. XV, 9, 7 ; BA 16, p. 368-369.
82
Sur le thème du double commandement de l’amour, appelée aussi « charité jumelle », cf. D. DIDEBERG, Saint
Augustin et la première épître de saint Jean. Une théologie de l’agapè, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie
historique », n°34, 1975, p. 145-148.
83
De Trin. XIV, 14, 18 ; BA 16, p. 394-395.
84
Ibid.
85
Conf. VIII, 5, 10 ; BA 14, p. 28-31.
86
Cf. Conf. VIII, 12, 29 ; BA 14, p. 66-67.
87
Cf. Conf. VIII, 6, 14-15 ; BA 14, p. 36-43.
88
Cette admonition nous renvoie au « Maître intérieur » (De Magistro XI, 38) à propos duquel Augustin
déclare : « il avertit au-dehors (admonet foras), lui qui habite au-dedans, afin que nous retournions à l’intérieur »,
Sermo 264, 4 ; PL 38, 1216. Voir G. MADEC, « Admonitio », Augustinus Lexikon, t. I, col. 97-99.
89
Conf. VIII, 12, 30 ; BA 14, p. 68-69.
90
Cf. Conf. VI,14, 24 ; BA 13, p. 566-569.

14
l’administration de ce patrimoine par des sortes de « magistrats »91. Cette insistance sur la
« mise en commun » des biens se retrouve comme norme de vie dans le monastère du jardin
fondé par Augustin à son retour en Afrique dans la maison natale de Thagaste 92. On peut lire
dans la biographie d’Augustin rédigée par Possidius : « selon la forme et la règle établie par
les saint apôtres : on ne devait y posséder rien en propre, mais tout devait être en commun et
distribué à chacun selon ses besoins »93.
Ces lignes témoignent que l’autorité de la Parole de Dieu a pris le pas sur l’influence
philosophique. Pourtant, dans cette référence à Ac 4, 32, il n’est pas encore question du « cor
unum et anima una » dans une perspective communautaire. Le tout premier usage
qu’Augustin fait de l’expression « cor unum » est marqué par son caractère individuel. Dans
le Commentaire sur le Psaume 4,10, qui date du temps de la prêtrise (391-395), Augustin « ne
pense pas encore au ‘cœur unique’ de plusieurs personnes, à la ‘concorde’ qui règne entre
elles, mais il pense au cor simplex, le cœur unifié »94. C’est seulement à partir d’une
correspondance avec Paulin de Nole qu’Augustin s’ouvre à la dimension de concorde du
célèbre verset des Actes repris dans la Règle 95. Désormais, Augustin voit dans le « cor unum
et anima una » la plus haute réalisation de l’unité tant au niveau subjectif qu’au niveau
intersubjectif96. Le cœur unifié n’apparaît plus que comme cœur uni aux autres.
La conséquence de cette découverte est d’une importance capitale au point qu’elle va
orienter la manière dont Augustin envisage la vie chrétienne, dont la vie monastique est la
manifestation la plus radicale. Comme Augustin l’affirme dans la Regula, le but principal
(primum propter quod) du rassemblement en vie de communauté est d’être « cor unum et
anima una in Deum » 97. L’usage de cette expression s’inscrit dans la dynamique du souffle de
Pentecôte qui a fait surgir la première communauté chrétienne à Jérusalem (Ac 4, 32-35) 98.
Dans la description de cet événement, la désappropriation des biens et leur mise en
commun apparaissent comme un effet tangible du don de l’Esprit. Tout au long de la Règle,

91
Ces trois indices (amitié, mise en commun, magistrats) nous permettent de découvrir l’influence de textes
pythagoriciens, Cf. L. VERHEIJEN, Nouvelle approche de la règle de saint Augustin, Abbaye de Bellefontaine,
coll. « Spiritualité orientale et vie monastique », 1980, p. 237-238.
92
Cf. S. LANCEL, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 189.
93
« … secundum modum et regulam sub sanctis apostolis constitutam : maxime ut nemo quicquam proprium in
illa societate haberet, sed eis essent omnia communia, et distribuerentur [ou distribueretur dans les manuscrits
D et E] unicuique sicut opus erat… », PL 32, c. 37, éd. Pellegrino, p. 52.
94
L. VERHEIJEN, Nouvelle approche, p. 96.
95
Vers la fin de sa Lettre, parlant de Romanus et Agilis qu’il confie à Augustin, Paulin déclare : « Ils sont en
effet, veuillez le croire, avec nous d’un seul cœur et d’une seule âme dans le Seigneur, sunt enim, uelim credas,
unum cor et una in domino anima nobiscum », PL 33, c. 122 ; CSEL 34, 1, 125.
96
Une liste de 53 occurrences est donnée par M. (alias L.) V ERHEIJEN, « Saint Augustin », in Théologie de la vie
monastique, Paris, Aubier, coll. « Théologie », n°49, 1961, p. 204-205. Cette liste doit être complétée en y
ajoutant le Sermo Dolbeau 26, 48.
97
Praeceptum I, 3.
98
Ac 4, 32-35, présentation par L. Verheijen, Nouvelle approche, p. 77 :
32a La multitude des croyants n’avait qu’un coeur et qu’une âme.
32b Nul ne disait sien ce qui lui appartenait,
32c mais entre eux tout était commun.
33 Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils
jouissaient tous d'une grande faveur.
34 Aussi parmi eux nul n’était dans le besoin; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les
vendaient, apportaient le prix de la vente
35a et le déposaient aux pieds des Apôtres.
35b On distribuait alors à chacun suivant ses besoins.

15
Augustin revient sur ce point capital qu’il ne cessera de défendre sa vie durant99 : « qu’on
entende pas parler parmi vous de biens personnels (proprium), mais qu’au contraire tout vous
soit commun (communia) »100.
L’insistance sur la désappropriation peut nous paraître aujourd’hui exagérée ou d’une
exigence dépassée. Comment comprendre cette exigence ? S’agit-il d’une uniformisation où
chaque individu s’est dépersonnalisé au profit d’une collectivité ou d’une totalité souveraine ?
A l’encontre de cette interprétation possible, la Règle nous livre de nombreux indices.
D’abord, comme dans les Actes (Ac 4,35), la mise en commun permet de distribuer « à
chacun selon ses besoins »101. Augustin est très attentif à montrer que, suivant l’origine d’un
frère, suivant son état de richesse ou de pauvreté, de maladie ou de santé, il n’aura pas les
mêmes besoins102. Tout lui sera fourni, non dans un souci de stricte égalité, mais pour lui
permettre de progresser dans l’amour. Le sens du progrès dans l’amour grâce à la mise en
commun est donné au point V.2. de la Règle :
« En un mot : que nul d’entre vous ne fasse quoi que ce soit pour son profit personnel,
mais que tous vos travaux soient accomplis pour l’utilité commune ; et cela avec un zèle
plus grand et plus assidu que si chacun s’occupait de ses propres affaires, et dans son
intérêt propre. On dit, en effet, de la charité : ‘Elle ne cherche pas ses propres intérêts’
(1 Co 13,5). Cela veut dire qu’elle fait passer les intérêts communs avant les intérêts
personnels, et non pas les intérêts personnels avant les intérêts communs. Et pour cette
raison, vous aurez la certitude d’avoir fait d’autant plus de progrès que vous aurez
apporté plus de soin au bien commun qu’à vos intérêts personnels. Qu’ainsi l’usage
indispensable de tous les biens passagers soit dominé par la charité qui demeure de
toute éternité. »
Il apparaît dans ce passage qu’Augustin lie étroitement la mise en commun à une
attitude de vie dans la charité. Le fait de ne pas avoir de biens propres oriente toute la
personne du « moine »103 dans une disponibilité aux autres où il progresse d’autant plus qu’il
s’oublie lui-même en étant libéré de l’égoïsme. Davantage qu’une ascèse ou une privation
volontaire, la mise en commun fait partie d’une mystique de l’amour interpersonnel. Nous
entendons par là que la mise en commun est une manière de ‘s’assimiler’ à l’amour, une
manière de quitter la dissemblance pour rejoindre la ressemblance véritable avec Dieu.
En rapprochant Ac 4, 32 du mystère trinitaire104, Augustin montre qu’il ne réduit jamais
la divinité à l’amour intersubjectif entre humains. Au contraire de ce qui se produit chez les

99
Cf. Sermo 355 et 356. En 425, au décès de Januarius, prêtre de la communauté d’Hippone, on apprend qu’il a
laissé un testament au profit de sa fille. Ce scandale est pour Augustin l’occasion de rappeler l’importance
fondamentale de ce point de la Règle (I, 3).
100
Praeceptum I, 3.
101
Ibid.
102
Praeceptum I, 4-7 ; III, 3-5
103
Dans son commentaire du Ps 132, Augustin nous présente son étymologie du terme monachus. « Saint
Augustin le met en rapport avec monos, ‘un seul’. Mais il précise qu’il ne pense pas à quelqu’un qui serait ‘un
isolé’. ‘Un seul’ signifie pour lui ‘comme un seul homme’. », L. VERHEIJEN, op. cit., p. 96.
104
A.-M. La Bonnardière donne une liste de 13 textes où Augustin rapproche Ac 4, 32 et le mystère trinitaire (cf.
J.-B. (alias O.) DU ROY, « L'expérience de l'amour et l'intelligence de la foi trinitaire selon saint Augustin », in
RecAug II, (1962), p. 422). Nous avons modifié l’ordre chronologique de cette liste d’après les nouvelles
recherches : Sermo 103, 3 (4) (v. 403 ?) ; Tract. in Io. eu. 14, 9 (407) ; Sermo 47, 12 (21) (410-411) ; Tract. in Io.
eu. 18, 4 ; 39, 5 (414) ; Epist. 238, 2, 13.16 (2x) (418 ?) ; Sermo Guelf. XI, 5 (6) (419 ?) ; De symb. S. ad cat. II,
4 (?) ; Epist. 170, 5 (418- ?) ; Col. cum Max 12 (427-428) ; Contra Max II, 20, 1-2 (2x) (428).

16
schismatiques qui élèvent l’Eglise à une sainteté parfaite 105, il maintient la transcendance de
l’amour tout en manifestant son immanence dans la communion des croyants grâce au don de
l’Esprit Saint (Rm 5, 5)106. Partant de cette manifestation concrète de l’amour, Augustin
s’élève vers la contemplation de l’amour suréminent qui est en Dieu :
« [V]ous savez combien les croyants étaient nombreux quand ils déposèrent aux pieds
des Apôtres le prix de tous leurs biens qu’ils avaient vendus pour qu’il fût distribué à
chacun selon ses besoins ; or que dit l’Ecriture de cette communauté de saints ? ‘Ils
n’avaient qu’une âme et qu’un cœur dans le Seigneur’ (Erat illis anima una et cor unum
in Domino). Si la charité a fait de tant d’âmes une seule âme et de tant de cœurs un seul
cœur, quelle est la grandeur de la charité qui unit le Père et le Fils […] Cela te souligne
la suréminence et la perfection de cette Charité telle qu’il ne peut en exister de plus
grande. »107
Dans ce passage, comme il le fait dans la Regula ainsi que dans tous les passages où il
cite Ac 4, 32, Augustin met en relation, implicitement ou explicitement, le mouvement de
dépossession des biens et l’unité de cœur et d’âme des croyants. La désappropriation est un
effet du don de l’Esprit. Ce témoignage visible dans le domaine matériel permet aux témoins
d’un tel phénomène d’appréhender ce qui se passe dans le domaine spirituel. En s’ouvrant au
don de l’Esprit, les âmes et les cœurs se dessaisissent au point de ne plus s’appartenir en
propre108. C’est là que l’amour se révèle avec le plus de force, car c’est là que Dieu est le plus
authentiquement présent comme il est en lui-même. C’est pourquoi, dans le De Trinitate,
Augustin n’hésite pas à dire : « Si tu vois la charité, tu vois la Trinité. »109

CONCLUSION
En nous rapprochant de l’expérience d’Augustin, nous avons essayé de faire percevoir
la portée métaphysique de l’intersubjectivité. La véritable intersubjectivité, parce qu’elle
trouve son origine et sa fin en Dieu, est une tension qui doit se réaliser par une conversion du
cœur humain. Dans la mesure où il s’ouvre à l’altérité par l’usage de ses trois facultés, le sujet
humain trouve sa véritable identité. Découvrant que le bonheur ne peut être atteint dans ce qui
est « privé » mais dans ce qui est « commun » (non de priuato, sed de communi debet
gaudere)110, le sujet entre dans une vie intersubjective selon un comportement ressemblant à

105
Face aux donatistes, l’évêque d’Hippone rappelle que l’agent principal de l’unité est l’Esprit Saint et que
l’Unité parfaite n’est pas une réalité acquise. Cependant, il insiste sur le fait que les « moines », parce qu’ils ont
« un seul cœur et une seule âme tendus vers Dieu », manifestent par leur vie présente la vie future de toute
l’Eglise. Ici-bas, leurs corps différents les empêchent d’accéder à l’unité parfaite (multa corpora, sed non multa
corda ; recte dicitur monos, id est unus solus), c’est pourquoi Augustin termine sa prédication par cette
exhortation : « Que votre cœur arrive d’abord où votre corps arrivera ensuite » (En. In Ps. 132, 13 ; PL 37,
1736).
106
Augustin met en lumière cet amour à la fois immanent et transcendant à la communion des croyants en se
basant sur la distinction scripturaire ‘la dilection est de Dieu’ (1 Jn 4, 7) et ‘la dilection est Dieu’ (1 Jn 4, 8),
Cf. Tract. in epist. Io. 7, 6 (10) ; S.C. 75, 322.
107
Tract. in Io. eu. 14, 9 ; BA 71, p. 743-745.
108
Cette notion de ne pas s’appartenir en propre est la caractéristique du véritable « pauvre de Dieu ». Ainsi,
dans l’Enarratio in Ps. 71, 3 (36), Augustin déclare que : « l’on trouve plus facilement des hommes pour donner
leurs biens aux pauvres que pour devenir eux-mêmes les pauvres de Dieu ». Il en donne cette explication : « ils
croient posséder par eux-mêmes et ‘se glorifient comme s’ils n’avaient rien reçu’ (1 Co 4, 7) ».
109
De Trin. VIII, 8, 12 ; BA 16, p. 65.
110
En. in Ps. 131, 5 ; PL 37, 1718.

17
la vie des Personnes en Dieu qui, possédant leur substance en commun, ne peuvent subsister
l’une sans l’autre.
A la source de ce comportement ou de cette forme, se trouve l’engendrement du Père
qui donne son être sans rien garder pour lui. Cet engendrement peut être soupçonné par le
sujet humain lorsqu’il se découvre relié au Créateur par la profondeur de sa mémoire. La
forme de Dieu est révélée, de manière cachée, par le Fils qui se dépouille sur la Croix. Son
humilité et son obéissance détournent l’intelligence humaine du comportement orgueilleux
qui l’empêche de s’ouvrir à l’altérité dans l’Un. Le don de l’Esprit, pure communion du Père
et du Fils, a pour effet de désapproprier les sujets humains qui l’accueillent. Par ce don, les
volontés humaines emprisonnées dans la convoitise sont converties. Un dessaisissement
permet aux sujets de vivre l’unité de cœur et d’âme, communion en pérégrination vers l’unité
parfaite en Dieu.
Après avoir suivi ce parcours augustinien, nous pouvons tirer une conclusion. Tout
d’abord interpellés par la recherche de M. Nédoncelle, nous nous sommes orientés dans une
voie légèrement différente de la sienne. Au lieu d’insister sur la réciprocité de la
communication des étants dans l’être du monde, nous avons perçu que les sujets humains sont
invités à rejoindre l’unité de l’être qui fonde leur altérité. Cette unité ou simplicité divine,
nous l’avons exprimée à partir de la terminologie phénoménologique du dessaisissement ou
de la désappropriation, que l’on trouve thématisée par l’Entäusserung hégélienne. Cependant,
nous avons utilisé ce terme sans aucune arrière-pensée dialectique111. Tout comme chez
Lévinas, le « se-déposséder » va jusqu’au bout de son geste. Il n’est marqué par aucune
volonté de réappropriation. Mais, à l’encontre de Lévinas, la dépossession n’est pas une
« contraction ». Elle est un don de soi qui rend présent à l’autre, parce qu’elle rejoint en
l’autre cette présence plus intime que l’intime de lui-même. Sur ce point, nous partageons
l’intuition de Ricoeur qui ose rapprocher la phénoménologie herméneutique de la conviction
augustinienne du Maître intérieur112.
Réunissant ces divers éléments, nous voici devant une tâche qui consiste à surprendre la
phénoménologie sur la base qu’elle ne remet pas en question, à savoir, que la substance et la
pensée ne peuvent coïncider qu’en régime de « possession ». Si on écoute Heidegger
interpréter Parménide113, on notera que « l’appréhension n’est pas un mode de comportement
que l’homme possède comme une propriété, mais inversement, l’appréhension est
l’événement qui possède l’homme »114. Dans cette logique, on ne sera pas étonné que l’étant
chasse l’être et que l’être chasse l’étant au point que, si l’un est, l’autre est nécessairement
néant. Dans une logique du dessaisissement, si l’un est, l’autre est fondé et respecté dans son
altérité. Car, à l’opposé du « se saisir soi-même » où se vit « l’angoisse »115, le
dessaisissement inaugure le ‘jamais l’un sans l’autre’ où peut régner la confiance.

111
Dans la dialectique, la tension Entäusserung / Er-Innerung est « toujours-déjà résolue au bénéfice de celle-
ci ; car la sortie même du soi n’est jamais que le passage obligé d’un retour mieux assuré à soi […] aussi
‘étendu’ soit-il, ‘jusqu’à la dualité’ qui le traverse et le constitue en vérité, le ‘Je’ spirituel ne s’y livre pas à un
dessaisissement sans retour, sans réserve, ni relève », F. GUIBAL, « Le signe hégélien. Economie sacrificielle et
relève dialectique », in Archives de philosophie, n°60 (1997), p. 293-294.
112
Cf. P. RICOEUR, « Le sujet convoqué. A l'école des récits de vocation prophétique » in Revue de l'Institut
catholique de Paris, n°28 (1988), p. 90-93.
113
« Le dict ne dit pas : ‘Penser et être sont la même chose’ [Fragment 5], il dit : Dans un lien d’appartenance
réciproque sont appréhension et être », M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967,
p. 152-153.
114
Ibid., p. 148.
115
M. HEIDEGGER, L’être et le temps, Paris, Gallimard, 1964, p. 230.

18
Qu’est-ce que cela donne au quotidien ? Une vie que l’on ne pourrait plus vivre les uns
sans les autres. Ecoutons une dernière fois le témoignage d’Augustin qui, en relatant les
heures d’amitié de Carthage avant sa conversion, laisse soupçonner en filigrane la présence du
Maître intérieur et l’unité de cœur et d’âme :
« [C]auser et rire en commun, […], apprendre quelque chose les uns aux autres ou
l’apprendre les uns des autres, regretter les absents avec peine, accueillir les arrivants
avec joie, et faire de ces manifestations et d’autres de ce genre, jaillies du cœur de gens
qui aiment et s’entr’aiment, exprimées par le visage, par la langue, par les yeux, par
mille gestes charmants, en faire comme les aliments d’un foyer où les âmes fondent
ensemble, et de plusieurs n’en font qu’une. »116

116
Conf. IV, 8, 13 ; BA 13, p. 430-431.

19
PLATON ET AUGUSTIN : MÊMES MOTS, AUTRE SENS
Publié dans : Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 89/3 (2005), p. 433-457.

« Il est honteux, certes, pour les savants


de quitter l’école de Platon
et de se faire les disciples du Christ
qui, par son Esprit,
apprit à un pêcheur à dire avec sagesse :
‘Dans le Principe était le Verbe
et le Verbe était auprès de Dieu
et le Verbe était Dieu’. »117

Saint Augustin considérait que les « Platoniciens », c’est-à-dire Platon et ceux qui ont
assimilés son enseignement (Plato et qui eum bene intellexerunt), étaient supérieurs à tous les
autres philosophes païens118. Il avait discerné chez eux une pensée proche de la pensée chrétienne.
En quoi consiste cette proximité ? Porte-t-elle sur l’ensemble du système néo-platonicien, et
particulièrement sur le rapprochement avec le mystère trinitaire, ou davantage sur la méthode
d’intériorité proposée dans les Ennéades ou les Aphormai 119 ? Cette question n’est qu’un point de
départ. Nous l’avons choisie car nous pensons que ce cadre historique est un topos
particulièrement parlant pour reprendre la question métaphysique à nouveaux frais. En effet, il ne
nous semble pas inutile de clarifier une nouvelle fois la distinction entre platonisme et
christianisme sous l’angle du mystère trinitaire. Cette clarification devrait nous permettre de situer
en quoi l’apport de la Révélation introduit une métaphysique qui, si elle paraît s’apparenter à la
métaphysique grecque en raison de l’emploi d’un vocabulaire commun 120, lui est cependant
radicalement étrangère. Or, c’est justement au sujet du mystère trinitaire que la différence de
logique se perçoit de manière la plus vive.
Comme nous chercherons à le montrer, le dévoilement accompli par le Christ vient
bouleverser la logique grecque jusque dans la grammaire de la « science dialectique »121. Que Dieu
révèle sa Sagesse par la mort sur la Croix est une folie pour les païens, une folie pour la
philosophie grecque (1 Co 1, 23). Il y a là un enjeu phénoménologique fondamental qui se résume
dans la question suivante : Comment se fait-il que Dieu révèle l’immutabilité et la stabilité de son
être (« Je suis ») par le dépouillement le plus radical (Jn 8, 28 ; Ph 2, 7) ?

117
De ciuitate Dei X, 29 ; BA 34, p. 536-537.
118
Ibid., VIII, 9 ; BA 34, p. 262-263
119
Cf. A. SOLIGNAC, « Présence à soi-même et présence à Dieu d’après Porphyre », note complémentaire du livre VII
des Confessions, BA 13, p. 679-681.
120
En apprenant la Rhétorique, Augustin prend connaissance des Catégories d’Aristote (Conf. IV, 16, 28). A ces
« genres », dont il retiendra surtout la substance et la relation, viennent s’ajouter d’autres genres grâce à la lecture des
libri platonicorum. Les écrits de Plotin et de Porphyre s’élaborent, entre autres, sur les genres du Sophiste (254 d – 257
e) : l’Etant, le mouvement et le repos, le même et l’autre. Sous le titre De tribus principalibus substantiis (De ciu. Dei
X, 23-24), Augustin cite les Ennéades V, 1 qui reprennent à la fois les genres du Sophiste et les catégories
aristotéliciennes. Avec la triade être, vie, pensée, qui joue un rôle déterminant chez Augustin, ainsi que les notions
d’Un et de non-être, nous avons presque tous les éléments du langage technique dont se sert Augustin. Cf. P. HADOT,
Porphyre et Victorinus, t. I, Paris, Et. Aug., 1968, p. 214-216s. Cf. aussi L. BRISSON, « De quelle façon Plotin
interprète-t-il les cinq genres du Sophiste ? », in Etudes sur le Sophiste de Platon, Bibliopolis, 1991, p. 449-473.
121
PLATON, Sophiste, 253 d.

20
Le livre VII des Confessions est sans doute le texte le plus adéquat pour tenter de situer cet
enjeu phénoménologique. Premièrement, Augustin y relève la convergence et la divergence entre
le Prologue johannique et l’hymne aux Philippiens, d’une part, et la doctrine des libri
platonicorum122, d’autre part. Deuxièmement, Augustin y affirme que ces livres l’ont « averti » de
revenir dans l’intimité de son être123. Si l’on veut entrer dans l’intention d’Augustin, on ne peut
étudier séparément ces deux affirmations. La relecture des néo-platoniciens à partir de l’Ecriture
est entièrement dépendante de l’expérience de conversion du jeune rhéteur. En revenant à
l’intériorité, Augustin fait une triple expérience. Dieu habite en lui comme la source de l’être ; il
l’illumine de sa vérité comme une Verbe intérieur ; il l’attire à lui comme celui qui comble son
désir de bonheur. En cela, Augustin se situe en continuité avec les « Platoniciens »124. Sa lecture
comparative du prologue de Jean et des libri platonicorum est ancrée dans cette découverte qui
bouleverse sa vie. Il y souligne particulièrement le fait que les néo-platoniciens sont redevables
d’un « principe »125 qui leur est transcendant et donc que la vie et la lumière n’appartiennent pas en
propre à l’âme, c’est-à-dire à l’homme. Cela étant dit, il s’insurge aussitôt contre deux traits
principaux de ces philosophes remarquables. Ils n’acceptent pas que le Verbe de Dieu se soit « fait
chair » (Jn 1, 14) et se soit « anéanti » (Ph 2, 7). Corrélativement, ils ne rendent pas gloire à Dieu
qui ne cesse de leur donner l’être, la vie et l’intelligence. On se trouve en face du refus d’une
double humilité. Le refus de l’humilité du Verbe est étroitement lié au refus de l’humilité de
l’homme. Ce qui est refusé, c’est l’anéantissement. Pourquoi ? Parce que cet anéantissement va
complètement à l’encontre de la conception de l’être grec : « l’ correspond, dans la pensée
et la langue de Platon, à l’auto-ipséité fondamentale qui, selon lui justifie seule l’attribution de
l’être, parce qu’elle seule la constitue »126. Pour le philosophe grec, l’anéantissement contredit la
réalité véritable ()127 qui consiste à « posséder toujours en même façon son
identité avec soi-même »128. Cette conception de l’ va de pair avec un refus absolu de
l’altérité. L’exclusion de l’autre hors de l’être est une nécessité. Dans un tel contexte, il est normal
que les disciples de Platon ne puissent ni admettre la révélation de l’être dans un anéantissement,
ni lui rendre gloire de leur donner la vie et l’intelligence. La transcendance affirmée doit être
aussitôt niée.
En expérimentant la présence de Dieu et en s’inspirant des Ecritures, Augustin n’est pas
entré dans cette logique d’affirmation et de négation de la transcendance. Il n’a jamais adopté « ni
la hiérarchie des hypostases, ni la mystique de l’Un au-delà de l’être, principe de la théologie

122
Conf. VII, 9, 13-14 ; BA 13, p. 608-611. Plotin et/ou Porphyre? Sur la teneur des Libri platonicorum, les
spécialistes sont divisés entre l’option de les attribuer à Plotin (P. HENRY, Plotin et l’Occident, Louvain, « Spicilegium
sacrum lovaniense », 1934) ou à Porphyre (W. THEILER, Porphyrios und Augustin, in Schriften der Königsberger
Gelehrten Gesellschaft, geistwissenschaftliche Klasse, t. X, 1, Halle, Niemeyer, 1933), ou encore aux deux (P.
Courcelle, O. du Roy, A. Solignac, O’Meara). Faisant le point de la question, G. Madec affirme « qu’aujourd’hui
encore, il est impossible de savoir quels étaient ces Libri » (G. MADEC, « ‘Platonisme’ et ‘Christianisme’. Analyse du
livre VII des Confessions », in Lectures augustiniennes, Paris, Inst. d’Et. Aug., 2001, p. 153). Cf. la synthèse de G.
MADEC, « Le néoplatonisme dans la conversion d’Augustin », in Petites études augustiniennes, Paris, Institut d’Et.
Aug., 1994, p. 51-69.
123
Conf. VII, 10, 16 ; BA 13, p. 614-615.
124
« Ainsi, de tous les philosophes quels qu’ils soient, qui ont reconnu dans le Dieu suprême et véritable l’auteur des
choses créées, la lumière de nos connaissances, le bien ou tendent nos actions : celui qui est pour nous le principe de la
nature, la vérité de la doctrine, la félicité de la vie ; soit qu’on les appelle plus commodément Platoniciens ou qu’on
donne à leur école n’importe quel nom ; […] tous nous les plaçons au-dessus des autres et nous déclarons qu’ils sont
plus près de nous » (De ciuitate Dei VIII, 8, 9 ; BA 34, p. 262-263).
125
Plus tard, Augustin rectifiera en disant que les néo-platoniciens n’ont pas un seul principe mais « des principes au
pluriel ». Cf. note 16.
126
E. GILSON, L’être et l’essence, Paris, Vrin, 2ième éd., 1987, p. 28.
127
PLATON, Phèdre 247 c, 247 e, 249 c ; Sophiste 248 a.
128
E. GILSON, op. cit., p. 30.

21
négative »129. Si Augustin emprunte la terminologie métaphysique aux grecs, c’est en lui faisant
faire une révolution capitale qu’on ne peut laisser sous silence, sous peine de le considérer, à tort,
comme un « néoplatonicien chrétien »130.

1. Les « trois de Platon »


Grâce aux travaux de Pierre Hadot131, on découvre qu’Augustin a sans doute perçu la
différence entre la pensée de Plotin, pour lequel l’Un ou le Bien est absolument au-delà de l’être, et
la pensée de Porphyre, pour lequel l’être s’identifie au Bien. Un célèbre passage du livre X du De
ciuitate Dei132 témoigne de la divergence des deux néo-platoniciens concernant la conception des
hypostases. Ce passage permet de voir qu’Augustin avait connaissance, en tout cas à l’époque de la
rédaction de ce livre X, du traité De tribus principalibus substantiis133 de Plotin et du De regressu
animae134 de Porphyre, qu’il nomme explicitement un peu plus haut (X, 29, 2).
L’Un ou le Bien de Plotin présente trois caractéristiques inconciliables avec le Summum
Bonum rencontré par Augustin. Premièrement, Plotin répète sans cesse la formule de Platon selon
laquelle le Bien, ou l’Un135, est 136. Cette première hypostase correspond à
l’« Un » de la première hypothèse du Parménide137 tandis que l’être n’apparaît qu’au niveau de

129
G. MADEC, « Le ‘platonisme’ des Pères », in Petites études augustiniennes, Paris, Inst. d’Et. Aug., 1994, p. 39.
130
Ibid., p. 45.
131
P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I et II, Paris, Et. Aug., 1968.
132
« L’oracle a déclaré que les principes peuvent purifier […] Or quels sont ces principes, pour un platonicien comme
Porphyre ? Nous le savons : il parle en effet de Dieu le Père et de Dieu le Fils qu’il appelle en grec Intelligence
paternelle ou Esprit paternel. Quant au Saint-Esprit, il n’en parle pas ou ce qu’il en dit n’est pas clair : je n’‘intellige’
pas quel est cet autre qu’il met entre les deux. S’il voulait faire entendre comme Plotin dans le traité des Trois
principales substances (De tribus principalibus substantiis), qu’en troisième lieu il s’agit de la nature de l’âme, il ne
dirait pas qu’elle tient le milieu (medium) entre le Père et le Fils. Car Plotin met la nature de l’âme après l’intelligence
paternelle ; mais Porphyre parlant d’un milieu, ne la met pas après mais entre les deux. Il parle ainsi comme il a pu ou
comme il a voulu de ce que nous appelons le Saint-Esprit, non l’Esprit du Père seulement, ni du Fils seulement, mais
de l’un et de l’autre. Les philosophes, en effet, choisissent librement leurs termes et dans les sujets les plus difficiles à
‘intelliger’ ne craignent pas d’offenser les oreilles religieuses. Mais à nous il convient de parler selon une règle
précise, de peur qu’une trop grande liberté dans les mots n’engendre une opinion impie sur les choses qu’ils désignent.
Aussi, parlant de Dieu, nous n’affirmons pas deux ou trois principes, pas plus qu’il n’est permis d’affirmer deux ou
trois dieux […] Il est donc bien vrai de dire que seul le Principe purifie l’homme, bien qu’il soit question chez ces
philosophes de ‘principes’ au pluriel » (De ciu. Dei X, 23-24 ; BA 34, p. 504-507).
133
Le titre  n’est pas de Plotin mais a été repris d’un anonyme dans
l’édition des Ennéades par Porphyre (cf. P. AUBIN, Plotin et le christianisme, Paris, Beauchesne, 1992, p. 11-12).
L’étude de Paul Aubin met en garde contre l’usage abusif de l’expression « trinité plotinienne » : « quand Plotin
énumère l’Un, l’Intellect et l’Ame, il n’utilise jamais le mot . Parler de ‘trinité plotinienne’, ce serait introduire
dans l’interprétation des Ennéades un terme dont usait déjà la théologie chrétienne à l’époque de Plotin. Il y aurait là
un risque : donner l’impression que la réflexion de Plotin relative à l’Un, l’Intellect et l’Ame relève d’une
problématique semblable à celle où s’est élaboré le dogme trinitaire chrétien », Ibid., p. 48-49. Pour rester dans la
terminologie plotinienne, il vaut mieux parler des « trois de Platon » (Enn. V, 1, 8, 1), des « trois natures » (Enn. V, 1,
8, 27) ou simplement des « trois » (Enn. V, 1, 10, 5 ; II, 9, 1, 20). Cf. Ibid., p. 50.
134
Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 475. Les fragments du De regressu animae dans le De ciuitate Dei X
sont rassemblés par J. BIDEZ, Vie de Porphyre. Le philosophe néo-platonicien, Gand, 1913, p. 27-44.
135
« L’Un n’est pas une certaine chose, dont on dit ensuite : un ; pas plus que le Bien n’est une chose dont on dit
ensuite qu’elle est le Bien. Qu’on dise Un ou le Bien, il faut penser à une même nature » (Enn. II, 9, 1, 4-8).
136
PLATON, République, VI, 509 b 9.
137
PLATON, Parménide, 137 d – 142 d.

22
l’Intellect selon l’« Un qui est » de la seconde hypothèse 138. Une telle transcendance du Bien par
rapport à l’être ne peut en aucun cas s’appliquer à la pensée d’Augustin pour qui le Bien et l’Être
s’identifient. Deuxièmement, à cause de cette transcendance absolue, le Bien plotinien, tout en
étant présent dans toute chose à la manière de l’Un, n’a aucune relation avec « tout ce qui vient
après lui »139. A cause de son antériorité par rapport à toute chose140, il est impensable que le Bien
se soit adressé à une créature à la manière dont Augustin dialogue avec l’Ego sum qui sum.
Comme E. R. Dodds l’a très bien remarqué : « Plotin n'a jamais bavardé avec l’Un, comme
Augustin le fait avec Dieu dans les Confessions »141. Au lieu de se laisser absorber par l’Un dans
une extase contemplative et silencieuse, Augustin ne cesse d’entrer en communication avec Dieu à
travers la dynamique dialogale des psaumes, dont il fait déjà l’expérience avec ses amis durant son
séjour à Cassiciacum142. Au contraire, chez Plotin, l’altérité est niée parce que l’Un est présent à ce
qui vient après lui selon une présence qui exclut toute altérité ()143. L’altérité
(), qu’elle soit celle d’être, de la vie ou de la pensée, est niée dans l’Un, sinon il ne serait
plus simple144. Troisièmement, le Bien-Un se tient en retrait de son don : le Bien donne ce qu’il
n’a pas145. C’est en effet en demeurant « seul et isolé des autres » que l’Un est « cause de tout »146.
Ce retrait du Bien au-delà de son don ne peut caractériser le Bien augustinien qui, par
l’Incarnation du Verbe, vient se donner. Cette venue est d’ailleurs la seule voie pour que le Bien se
donne car, comme en témoignent les tentatives de montées par degrés, il est insaisissable à la
contemplation.
De ces trois points, il découle que la différence entre la seconde hypostase plotinienne et le
Verbe johannique est considérable. Cette différence marque, à elle seule, l’incompatibilité du néo-
platonisme et du christianisme. L’Un, isolé de tout ce qui vient après lui, « surpasse le Noûs »147.
En effet, en raison de sa dualité avec l’être (l’Un qui est), le Noûs a déjà une connivence avec le
multiple. De ce fait, la seconde hypostase n’a pas de place près de la première hypostase. Le Noûs

138
« Aussi il faut admettre qu’au-delà de l’Être est l’Un […] A la suite il y a l’Être et le Noûs, et, troisième, la nature
de l’Âme. Comme ces trois sont dans la nature, il faut penser qu’ils sont aussi en nous » (Enn. V, 1, 10, 1-6). Nous
optons pour la translittération « Noûs » pour éviter de traduire le terme  par « Esprit » ou « Intellect ».
139
« Il doit y avoir quelque chose d’antérieur à toutes choses, qui soit simple, et ceci doit être différent de tout ce qui
vient après lui, étant par lui-même, non mélangé avec ceux qui viennent de lui, et pourtant étant capable d’être présent
dans les autres d’une manière différente, étant véritablement un, et non autre chose qui est aussi un » (Enn. V, 4, 1, 5-
15).
140
Cf. le ‘Principe de l’Antériorité du Simple’ (PAS) dans D. O’MEARA, Une introduction aux Ennéades, Fribourg,
Ed. Universitaires, Cerf, 1992, p. 59-70.
141
Citation de E. R. Dodds in G. MADEC, « In te supra me », p. 53. Ref. in G. MADEC, Le Dieu d’Augustin, Paris, Cerf,
coll. « Philosophie & Théologie », p. 87, note 14 : ‘cf. E. R. DODDS, ‘Augustine’s Confessions. A Study of Spiritual
Maladjustment’, The Hunger of the Heart, West Lafayette, Ind. 1990, p. 41-54 : ‘Plotinus never gossiped with the
One, as Augustine gossips in the Confessions’ (p. 52) ».
142
Cf. Conf. XI, 4, 8 ; BA 14, p. 84-85.
143
Enn. VI, 9, 8, 30-35.
144
L’Un ne pense pas sinon il y aurait en lui une quelconque altérité : «  » (Enn. VI,
9, 6, 42 ). Or, selon le schème être, vie, pensée, la pensée correspond au mouvement de retour sur soi de l’être qui est
sorti de soi par le mouvement de la vie : « La vie qui a reçu une limite, c’est l’intelligence » (Enn. II, 4, 5, 29-34). Ce
processus triadique trouve une expression plus achevée encore dans la pensée de Porphyre que dans celle de Plotin. Cf.
infra.
145
« Mais, comment les [tout ce qui vient après lui] donne-t-il ? C’est ou bien qu’il les a, ou bien parce qu’il ne les a
pas. Mais ce qu’il n’a pas, comment le donne-t-il ? S’il les a, il n’est pas simple ; et s’il ne les a pas, comment la
multiplicité vient-elle de lui ? » (Enn. V, 3, 5, 1-3, cité in J.-L. CHRETIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », in
Archives de Philosophie, 43 (1980), p. 265).
146
Enn. V, 5, 13, 1-9 ; 34-36.
147
« Lui-même [l’Un] surpasse le verbe, le Noûs et la sensation, leur donnant d’être, mais ne les étant pas » (Enn. V,
3, 14, 18-19).

23
ne peut embrasser l’Un de son regard car, dans l’Un, toute dualité à disparu. Autrement dit, le
Noûs doit s’abolir pour se fondre dans l’Un dont il est sorti. A l’opposé, le Verbe johannique est
Deus apud Deum (Jn 1, 1), c’est-à-dire Dieu qui se tient près de Dieu. Sa génération n’en fait pas
un « second » qui n’aurait pas de part avec le « Principe ». Au contraire, le Verbe est in Principio
et contemple éternellement Dieu qui l’engendre.
L’auto-engendrement du Noûs est radicalement différent de l’engendrement du Verbe par
Dieu. Le Verbe entre en relation avec Dieu à même l’engendrement, qui est la donation qui le
constitue, tandis que le Noûs devient capacité d’engendrer en regardant vers l’Un qui ne peut
entrer en relation avec lui148. Puisque l’Un ne se donne pas lui-même, le Noûs n’est en rien
consubstantiel à l’Un. N’étant pas sa substance, le Noûs ne partage pas la simplicité de l’Un. Cette
simplicité n’admet pas l’altérité, elle la rejette.
Comme nous le développerons à partir des textes augustiniens, le Père, en engendrant le
Verbe, qui est le Fils monogène (Jn 1, 18), donne totalement ce qu’il est au point de ne rien garder
pour soi sinon d’être le Père, la source du don. De ce fait, la substance du Verbe est la substance du
Père. L’altérité fait donc intrinsèquement partie de Dieu au point que la troisième personne,
l’Esprit Saint, procède du Père et du Fils comme leur don mutuel 149. Que l’Un ne se déverse pas
totalement dans le Noûs comme le Père dans le Fils, mais qu’il garde son isolement, signifie qu’il
ne peut se maintenir comme premier Principe qu’à condition de cet isolement. Se donner lui-même
serait pour lui se perdre, s’anéantir. L’Un doit donc sa persistance à un non-partage de lui-même. Il
doit sa stabilité au fait d’être lui-même à lui-même, en propre.
Cette caractéristique de la nature de l’Un comme Bien est attestée par Plotin dans l’analyse
du désir150. Dans la perspective néo-platonicienne, le désir de soi, de l’unité et du Bien sont une
seule et même chose. Comme l’explique P. Hadot, cette perspective est l’aboutissement de toute
une élaboration. « Il y a eu d’abord, chez les Stoïciens et les Aristotéliciens tardifs, fusion entre la
notion stoïcienne d’accord avec soi () et la notion aristotélicienne d’affinité naturelle
(). La notion de conservation de soi s’est donc rapprochée de la notion de bonheur
existentiel… »151. Pour les Stoïciens, la tendance première de l’être vivant est la conservation de
soi, c’est-à-dire l’acte par lequel l’être « se perçoit, s’affirme et s’approprie soi-même »152. Cet
accord originel avec soi qui est reprise de soi par soi coïncide avec la béatitude, avec le Bien 153.
Au lien établi entre la conservation de soi et le Bien, Plotin joint la notion d’unité. Cette coalition
est si primordiale que Plotin envisage de s’en servir pour définir le Bien lui-même154. Il en résulte
que la notion stoïcienne d’ est passée au plan de l’Un. Dans l’Un, le penchant vers soi

148
« La puissance d’engendrer, le Noûs la tient de l’Un, ainsi que celle de rassasier les êtres qu’il engendre : l’Un lui
donne ce qu’il n’a pas lui-même » (Enn. VI, 7, 15, 16-20).
149
Cf. infra.
150
« La nature originelle et le désir du Bien, c’est-à-dire le désir de soi-même, poussent vers ce qui est véritablement
un et toute nature se hâte vers cela, c’est-à-dire vers elle-même. Car, pour la nature qui est une, le Bien c’est d’être à
elle-même et d’être elle-même (), c’est-à-dire d’être une. C’est pourquoi on dit
avec raison que le Bien, pour une chose, c’est ce qui lui est propre » (Enn. VI, 5, 1, 18).
151
P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 289-290.
152
V. GOLDSCHMIDT, Le système stoïcien et l’idée du temps, Paris, 1953, p. 127. Nous soulignons.
153
Cf. R. HOLTE, Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et la fin de l’homme dans la philosophie ancienne, trad. fr.,
Paris, 1962, p. 39s.
154
« Plus purs et meilleurs sont les êtres, plus il sont d’accord () avec eux-mêmes. Il est donc absurde de
demander pourquoi le Bien, étant le Bien, est un bien pour lui-même, comme s’il devait sortir de sa propre nature pour
se trouver, comme s’il ne s’aimait pas lui-même en tant que Bien. Mais il faut se demander si, pour une réalité
absolument simple, où il n’y a pas du tout une chose, puis une autre, l’accord () avec soi-même est son
bien » (Enn. VI, 7, 27, 18).

24
est si profond qu’il devient une unité absolue. L’Un ne se perçoit pas comme étant en accord avec
soi comme s’il y avait une distance entre soi et soi. Cette distance est résorbée dans une pure
appropriation de soi au point que le soi est acte d’appropriation. Mais l’Un, c’est aussi le Bien. De
ce fait, c’est la notion plotinienne de l’amour qui s’en trouve éclairée. L’amour va de pair avec la
conservation de soi-même155. Il est cette attraction vers soi pour vouloir se posséder. Toutes les
choses qui viennent après l’Un ont en elles cette nostalgie du retour à l’Un, où règne la pleine
possession de soi dans l’unité absolue. Cet amour possessif, basé sur une dualité entre le voulant et
le voulu, où même cette altérité doit s’effacer, se présente aux antipodes de l’amour oblatif du Père
qui en voulant le Fils pour lui-même fait surgir le Don commun qui vient sceller leur altérité dans
l’unité156.
A partir de cette définition de l’Un, la logique du Noûs devient plus évidente. Le Noûs se
génère lui-même de l’Un en le contemplant, c’est-à-dire en cherchant à le saisir du regard157. De
ce fait, la volonté d’avoir conditionnerait la dualité première entre « vouloir » et « avoir », c’est-à-
dire entre une visée et un objet. Dire que « l’Un n’a rien » ne signifierait donc pas qu’il soit vide,
ni qu’il soit pauvreté absolue. Il signifierait que l’Un ne puisse même pas concevoir la pensée
d’avoir sinon, de la dualité entre un « pensant » et un « pensé », surgirait aussitôt la seconde
hypostase, le Noûs. Mais, au niveau du Noûs est révélée l’identité cachée de l’Un qui, selon la
belle expression de Jean-Louis Chrétien, se retranche « dans son ermitage »158. Que « l’Un n’a
rien » signifie en fait que l’Un a l’Un dans un avoir pur de toute dualité entre possesseur et
possédé au point que son acte est un pur avoir, une pure possession.

2. Exégèse des Oracles chaldaïques


Par ses références au Regressu animae au livre X du De ciuitate Dei, Augustin atteste qu’il
« a connu, au moins pour l’essentiel, le schème trinitaire que proposait l’exégèse porphyrienne des
Oracles »159. Cette exégèse présente un intérêt dans la mesure où elle répète, mais selon un mode
déployé, la dynamique qui anime déjà la doctrine plotinienne. Que l’Un soit appropriation de soi
chez Plotin ne se visualise pas aisément parce que la remontée du Noûs à l’Un s’opère par la perte
de la dualité dans un mouvement de conversion vers soi160. Au contraire, ce mouvement se
manifeste très bien chez Porphyre qui, par un nouveau ‘parricide’, perçoit la préexistence du
mouvement de procession et de conversion dans l’Un. De plus, grâce aux Oracles, Porphyre

155
Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 291.
156
Concernant la distinction entre l’amour possessif et l’amour oblatif, nous préférons de loin l’étude d’A. Arendt à
l’étude d’A. Nygren. Cf. H. ARENDT, Der Liebesbegriff bei Augustin, Berlin, Springer-Verlag, 1929, paru sous le titre
français Le concept d’amour chez Augustin, trad. de l’allem. par A.-S. Astrup, Paris, Rivages poche, 1999 ; A.
NYGREN, Erôs et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, t. I-III, trad. française de P. Jundt,
Paris, 1944-1952. Alors qu’A. Nygren soutient que ‘Dieu est caritas’ (1 Jn 1, 4. 8. 16) « s’applique à l’égoïsme divin »
(op. cit., p. 107-108), H. Arendt montre que si, selon la structure du désir, l’amour humain commence comme
convoitise de soi (cupiditas), il doit s’achever en amour de dilection (dilectio) où le soi se renonce pour l’autre grâce
au don de l’amour de Dieu (dilectio Dei). Sur la polémique suscitée par la parution de la thèse d’A. Nygren en 1930,
lire le résumé de D. Dideberg dans son introduction générale (D. DIDEBERG, Saint Augustin et la première épître de
saint Jean. Une théologie de l’Agapè, Paris, Beauchesne, 1975, p. 39.46-48).
157
« Quand le Noûs contemple l’Un, il ne le contemple pas comme un. Sinon, il ne deviendrait pas le Noûs.
Commençant comme un, il ne demeure pas comme il a commencé, mais devient multiple sans le savoir, comme
alourdi, et se déploie lui-même en voulant tout avoir (comme il eût été meilleur pour lui de ne pas vouloir), car c’est
ainsi qu’il est devenu second » (Enn. III, 8, 8, 31-36).
158
J.-L. CHRETIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », p. 267.
159
P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 475.
160
Cf. Ibid., p. 320, n. 4.

25
superpose à ce mouvement en trois moments une dénomination triadique apparentée au mystère
trinitaire. Il s’en suit que, en analysant son exégèse, nous pouvons accéder au développement le
plus élaboré auquel aboutit le néo-platonisme en matière trinitaire. Nous sommes d’autant plus
autorisés que Marius Victorinus161, comme nous allons le voir, a opéré le passage entre le néo-
platonisme et le christianisme en synthétisant les deux doctrines.
Chez Porphyre, la triade être-vie-pensée, que Plotin réservait au niveau de la seconde
hypostase162, se trouve déjà préexistente, sous un mode pur, au niveau de la première hypostase.
Porphyre doit cette élaboration à l’exégèse des Oracles chaldaïques dont il a été le premier
commentateur163. Il superpose la triade Père-Puissance-Intellect164 de ces Oracles à la triade être-
vie-pensée165. Par cette exégèse, il identifie le premier Un à un acte d’être préexistant qui doit
encore trouver sa détermination en se déployant en vie pour parvenir à l’intelligence de lui-même.
De la sorte, les deux premières hypothèses du Parménide se superposent au lieu de se succéder166.
Dans cette conception, l’Intelligence doit sortir de l’existence en se faisant vie afin de se voir
elle-même. C’est seulement au terme de cette procession-conversion qu’elle devient infinie. Ce
mouvement exprime, mieux que chez Plotin, que ce qui sort de l’Un est déjà marqué par la
négativité car la vie n’est qu’un moment passager de l’appropriation de soi. La vie permet à l’Un
d’approprier sa propre existence grâce à l’Intelligence. Or, l’Intelligence se répartit dans les âmes
qui sont donc réduites à de simples instruments au bénéfice de l’Un. Le schème repos-procession-
conversion (, )167 manifeste combien le retour de l’âme à l’Un, le
Regressu animae, fait partie du vaste plan de l’identification de l’Un avec lui-même dans une
appropriation sans altérité. Il s’ensuit qu’appropriation et non-altérité sont indissociables.
Si, dès lors, comme le fait Marius Victorinus, on calque sa théologie sur cette pensée, on doit
aussi admettre la logique de la conservation de soi, donc de l’appropriation, comme le mode d’être
de Dieu. Or, Victorinus n’hésite pas, grâce au commentaire de Porphyre Sur le Parménide, à

161
Augustin attribue à Marius Victorinus la traduction des Libri platonicorum du grec en latin (Conf. VIII, 2, 3). Par
ailleurs, le récit de la conversion de Marius Victorinus par Simplicianus a aidé Augustin à s’engager dans la voie
d’humilité du Christ.
162
Cf. P. HADOT, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », in Entretiens sur l’Antiquité classique, t. V, Les
Sources de Plotin, Vandœuvres-Genève, 1960.
163
Ibid., p. 95.
164
Cette triade est aussi appelée  – Hécate – . Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t.I,
p. 264-265.
165
Porphyre effectue l’identification « entre l’Un, principe de toutes choses, et le Père, entité des Oracles chaldaïques,
premier moment de la triade intelligible » dans son commentaire Sur le Parménide. Cf. P. HADOT, Porphyre et
Victorinus, t. I, p. 112.
166
« Selon l’existence, le pensant est aussi le pensé. Mais, l’Intelligence est sortie de l’existence pour devenir le
pensant, afin de revenir ensuite vers l’intelligible et de se voir elle-même, le pensant est alors vie, l’Intelligence est
infinie. Et ainsi existence, vie et pensée sont tous des actes, en tant que l’on pourrait dire que, considéré selon
l’existence l’acte est immobile, considéré selon l’intellection, l’acte est tourné vers soi, et enfin, considéré selon la vie,
l’acte est sorti de l’existence. Et selon cette considération, l’Intelligence est en même temps en repos et en mouvement,
en soi et en un autre, tout et ayant des parties, même et autre ; mais selon ce qui est l’Un en sa pureté, et en quelque
sorte l’Un en son mode premier et véritable, l’Intelligence n’est ni en repos ni en mouvement, ni même ni autre, ni en
soi ni en un autre » (PORPHYRE, In Parm. XIV, 16-34 ; trad. par P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. II, p. 110-113).
167
Chez Victorinus, le premier moment de la procession est celui de l’identité ou du repos (), le deuxième
moment est celui de l’altérité ou du déploiement (), tandis que le troisième moment est celui du retour
(). « Ce schème est lié, chez Porphyre comme chez Marius Victorinus, à la triade de l’être, de la vie et de la
pensée, l’être se déployant dans la vie et revenant à soi dans la pensée » (O. DU ROY, L’intelligence de la foi en la
Trinité selon saint Augustin, Paris, Et. Aug., 1966, p. 407-409).

26
identifier le schème être, vie, pensée au mystère trinitaire168. Dans ce commentaire, l’Un de la
première hypothèse est assimilé à un acte tourné vers soi qui correspond à l’être. De cet Un, selon
la seconde hypothèse, jaillit l’Un-Un, qui est le même acte tourné vers l’extérieur et qui
correspond à la vie, tandis que la pensée est le même acte revenu à soi169. Selon la synthèse
théologique de Victorinus, le Père est l’être ou la substance, le Fils est le mouvement qui définit
cet être. Ce mouvement se dédouble en deux moments, la vie et l’intelligence. La vie par laquelle
l’être se communique correspond au Christ, et l’intelligence par lequel ce mouvement revient à lui
correspond à l’Esprit-Saint170.
La mécompréhension que manifeste Augustin face à l’exégèse des Oracles reprise par
Porphyre atteste qu’il n’a pas abondé dans le sens de la théologie de Victorinus171. Quand
Augustin emploie le schème être, vie, pensée en rapport avec le mystère trinitaire, c’est
uniquement pour souligner l’unité indivisible de l’essence (ad se ipsam) par contraste avec la
triade memoria, intelligentia, uoluntas qui permet d’approcher la Trinité dans la diversité des
personnes relatives les unes aux autres (ad aliquid)172.
Pour Pierre Hadot, « le seul point commun qui se puisse reconnaître entre Victorinus et
Augustin, c’est la définition de la substantialité spirituelle comme implication réciproque de l’être,
de la vie et de la pensée »173.
De plus, et cela est capital, chez Augustin, le mystère trinitaire ad intra n’est jamais exprimé
selon un processus de repos-procession-conversion. Ce langage est strictement réservé à l’activité
de la Trinité ad extra. A cet usage, le processus est transposé selon une nouvelle logique (auerti-
conuerti-manere) qui inverse à la logique néo-platonicienne (, )174. Ce
processus est utilisé par Augustin face aux Manichéens pour montrer la « bonté ontologique de la

168
Dans la seconde partie du livre I de l’Adversus Arium (Adv. Ar. I, 48-52), Victorinus développe une théologie
trinitaire à partir du commentaire de Porphyre Sur le Parménide. Dans un premier moment, celui du Père
(), l’être comprend en lui la vie et l’intelligence. Du Père, s’engendre le Logos () sous le
double aspect de vie et de sagesse. La vie représente l’aspect féminin correspondant à la déesse de la vie (Hécate),
tandis que la sagesse représente le moment masculin. « Ce double aspect, féminin et masculin, du Logos se manifeste,
selon Victorinus (Adv. Ar. I, 51, 27-43), dans le mystère du salut : la vie terrestre du Christ est un moment féminin, sa
résurrection et son ascension sont un moment masculin » (P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 55).
169
« Existence, vie et pensée apparaissent plus nettement encore comme trois moments de l’auto-position de
l’Intelligence ou de l’Etant. Le premier moment, celui de l’existence, correspond à un état dans lequel le pensant et le
pensé ne sont pas encore distingués, où l’acte ou mouvement de pensée reste en repos. Le second moment, celui de la
vie, correspond à un mouvement de sortie par lequel l’Intelligence se distingue d’elle-même pour pouvoir revenir vers
l’intelligible avec lequel elle était confondue. Le troisième moment, celui de la pensée, correspond à la conversion de
l’Intelligence vers l’intelligible qu’elle était » (Ibid., p. 222).
170
Comme le montre E. Benz, la pensée de Porphyre annonce la logique hégélienne (cf. E. BENZ, Marius Victorinus
und die Entwicklung der abendländischen Willensmetaphysik, Stuttgart, 1932). Dans le développement du Concept de
religion absolue, le Royaume du Fils correspond au moment de l’« aliénation » (Entfremdung) où le Soi est devenu
étranger à lui-même par une première « désappropriation » (Entäusserung). Ce moment négatif doit être surmonté par
une seconde « désappropriation ». Cf. G.W.F. HEGEL, Des Phänomenologie des Geistes, Meiner, 1807 ; trad. fr. par J.
Hyppolite, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de l’esprit », 1941, p. 272-290.
171
Cf. note 16.
172
De Trin. X, 11, 18 ; BA 16, p. 154-155.
173
P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 477. Cette implication réciproque se retrouve dans quatre textes cruciaux
(Conf. XIII, 11, 12 ; De Trin. VI, 10, 11 ; X, 10, 13 ; X, 11, 18) dont la lecture nous permet d’identifier l’exacte
utilisation de la triade néo-platonicienne par Augustin.
174
Ce processus est décrit dans le De uera religione. A l’origine, cet ouvrage est un écrit antimanichéen dans lequel
Augustin affirme la bonté de la création et des créatures malgré la chute, la présence du mal lié au péché ou à sa peine
comme détournement de Dieu, et la possibilité du retour à Dieu grâce à l’économie de salut. Cf. « l’élaboration du De
uera religione » (O. DU ROY, op. cit., p. 309-317).

27
création »175. Cette bonté tient au fait de la positivité intrinsèque de l’altérité, contrairement à
Victorinus chez qui elle apparaît comme une déchéance. Que le Bien suprême, ou le Père 176, soit
source de l’être des créatures signifie qu’il les fait être en les tirant hors du néant (ex nihilo). De ce
fait, dans une tension entre l’être et le non-être, chaque créature a la possibilité de se détourner
(auersio) ou de se tourner (conuersio) vers le Bien dont elle reçoit l’appel à être.
Augustin avait une trop grande expérience de l’altérité au cœur de l’être pour pouvoir
admettre que le Fils ne soit qu’un moment négatif de l’appropriation du Père par lui-même. Pour
Augustin, la Révélation du Verbe atteste que le Fils est bel et bien autre que le Père tout en étant
Un avec lui (Deus apud Deum). De même, cette altérité dans l’Un est constitutive de l’âme. La
venue du Fils parmi les hommes et son dialogue avec eux atteste que les personnes humaines sont
destinées à rester en communication avec Dieu éternellement, sans qu’elles ne fusionnent dans le
Un-Tout177. Pour cela, il faut que l’Un soit le Bien sur un mode autre que le Bien néo-platonicien.
Il faut qu’il soit amour, non selon un mode de conservation de soi tourné vers soi, mais vers
l’autre. Autrement dit, à l’opposé de l’amour néo-platonicien, il faut qu’il soit don, totalement
tourné vers l’autre. Paradoxalement, pour Augustin, le Bien se conserve en ne gardant rien pour
lui.
Si Augustin a bénéficié de la correspondance entre la notion du Bien et de l’acte d’être à
l’infinitif (), il n’en a pas pour autant tiré les mêmes conséquences que Victorinus mais a
développé une métaphysique directement influencée par l’Ecriture.
Remarquons que, chez Porphyre, la notion d’acte d’être continue a être marquée par
l’hénologie plotinienne. L’acte d’être conserve le caractère d’antériorité et de solitude qui définit
l’Un de Plotin178. Il découle de cela que, pas plus que chez Plotin, l’être Porphyrien ne présente les
caractéristiques des relations internes dans le Bien, ni du Bien avec ce qui vient après lui. Au
contraire, chez Augustin, la correspondance entre le Bien et l’être est marquée par une tout autre
notion de plénitude que celle de solitude. C’est ce qui va nous permettre de considérer le paradoxe
de la conservation dans le don sans appropriation.
Marius Victorinus se fait le traducteur de cette conception lorsqu’il affirme : « Car celui qui
pense l’Un, a l’Un et est l’Un, selon la notion de l’Un qu’il a en lui-même (Etenim qui unum
intellegit, et habet unum et est unum secundum eius apud se intellegentiam) »179. Si Victorinus ose
parler ainsi à propos de l’Un alors que Plotin ne le fait pas, c’est parce qu’il suit davantage
Porphyre pour lequel l’Un contient en préexistence ce qui vient après lui180. De la sorte, l’Un
contient, comme une pensée intérieure, la pensée extérieure qui s’explicite au niveau du Noûs.
Mais Plotin, en maintenant la transcendance absolue de l’Un, exprime la même notion de
175
O. DU ROY, op. cit., p. 325.
176
Dans le De uera religione, le Père n’est pas spécifiquement nommé. Il apparaît comme le Bien ou l’Être suprême.
177
Cf. J. PEPIN, « La connaissance d'autrui chez Plotin et chez Saint Augustin », Augustinus 3, (1958), p. 243-244.
178
« Mais, s’il est vrai que Dieu possède, comme quelque chose d’inséparable de Lui, l’être seul et au-dessus de tout,
étant Lui-même à Lui-même son propre plérôme, il doit également à l’unité () et à la solitude (), qui
lui sont propres, de demeurer sans relations par rapport aux choses qui sont après Lui et par Lui. Car il ne faut pas
entendre ‘les choses qui sont après Lui’ en ce sens que, d’une part, elles cœxisteraient avec Lui, soit par le lieu, soit
par un même processus de réalisation de leur substance et que, d’autre part, il posséderait la partie de la réalité qui
remplit tout, tandis que les choses auraient les parties de second rang ; mais il faut concevoir ‘les choses qui sont après
Lui’ comme rejetées hors de Lui et n’étant que néant par rapport à Lui » (PORPHYRE, In Parm. IV, 5-19 ; trad. par P.
HADOT, Porphyre et Victorinus, t. II, p. 74-77).
179
VICTORINUS, Adversus Arium, §88, IV, 29, 3-9, in P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 448, t. II, p. 55.
180
Porphyre continue à affirmer que l’Un est  (PORPHYRE, In Parm. XII, 23), mais pour lui cette
transcendance correspond à une préexistence d’un acte d’être sur l’étant. Cette préexistence ontologique
() se couple d’une préexistence noétique, ou préintelligence ().

28
« possession » pour le Noûs : « Puisque le Noûs véritable () se pense lui-
même dans ses propres actes de pensée et que son objet de pensée ne lui est pas extérieur, mais
qu’il ‘est’ lui-même son propre objet de pensée, de toute nécessité, il se ‘possède’ lui-même et se
‘voit’ lui-même en se pensant () »181.

Dans ce parcours, nous avons mis en lumière la divergence fondamentale entre la pensée
d’Augustin et celle de ces prédécesseurs néo-platoniciens qui relisent Platon à leur manière. Cette
divergence concerne la nature même de l’acte d’être, l’acte de stabilité. Pour Augustin, la
consistance de l’être est dans le don, pour les néo-platoniciens, elle est dans la conservation. Il
nous faut maintenant montrer en quoi l’apport de la Révélation est déterminant dans cette
divergence radicale.

3. « Dieu est amour »


Augustin contemple le mystère de Dieu à partir des « deux livres », que sont la Création et
l’Ecriture182. C’est pourquoi ses découvertes existentielles sont sans cesse à la fois alimentées et
réajustées par la Parole de Dieu. La dynamique existentielle qui lui fait découvrir l’être au cœur de
sa vie, passe par l’ouverture de son intelligence au « Maître intérieur ». Cette écoute de l’autre
« plus intime » que lui-même lui permet de soupçonner les relations au sein de la Trinité. Ces
relations nous sont révélées par l’Ecriture comme amour, bonté et donation. Tantôt, Augustin
emploie le vocabulaire de l’amour, tantôt celui de la bonté et tantôt celui du don, avec parfois des
regroupements terminologiques183.
Au fil des années, Augustin a perfectionné sa réflexion sur le verset johannique « Dieu est
amour » (1 Jn 4, 8. 16). Dany Dideberg montre que l’exégèse d’Augustin a pris « deux
orientations »184. La première, qui s’appuie uniquement sur 1 Jn 4, 8. 16, est davantage
l’explicitation du mystère trinitaire en lui-même. La seconde, qui fait appel au contexte de ce
verset, développe une conception de l’Esprit-Charité en lien avec la Création. On retrouve le
vocabulaire de la bonté et du don dans les deux orientations.
Le premier emploi du verset 1 Jn 4, 8. 16 apparaît pour signifier la consubstantialité de
l’Esprit Saint avec le Père et le Fils. S’appuyant sur l’Ecriture, Augustin se sent autorisé à parler de
la caritas comme étant la substance même de Dieu185.

181
Enn. II, 9, 1, 46-48.
182
M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », article in Dictionnaire critique de Théologie, p. 107.
183
Nous ne pouvons proposer une analyse exhaustive de ce vocabulaire dans le cadre de notre étude. Pour ce qui est de
l’agapè johannique, nous renvoyons à l’étude de D. DIDEBERG (Saint Augustin et la première épître de saint Jean. Une
théologie de l’Agapè) qui, par sa rigueur, constitue un document de référence. En ce qui concerne la bonté et le don, à
notre connaissance, il n’existe pas d’ouvrages qui leur soient exclusivement consacrés.
184
« La première, qui apparaît dans le De fide et symbolo, de 393, et est reprise dans les VIe et VIIe livre du De
Trinitate, d’après 412, s’appuie seulement sur 1 Jn 4, 8.16. La seconde, déjà présente dans les Tractatus in epistolam
Ioannis, de 407, est développée avec plus d’ampleur dans le XVe livre du De Trinitate, de 420-426 : fondée sur la
confrontation de 1 Jn 4, 7 et 4, 8, elle fait appel à d’autres versets de la Prima Ioannis tels que 1 Jn 4, 10-12. 13. 16.
19 » (D. DIDEBERG, op. cit., p. 223).
185
« Le Saint-Esprit est quelque chose de commun au Père et au Fils, quoi que cela puisse être, ou cette communion
même substantielle et coéternelle. S’il convient de l’appeler ‘amitié’ (amicitia), qu’on le fasse ; mais on dira plus
justement ‘charité’ (caritas). Et celle-ci est aussi substance puisque Dieu est substance et que ‘Dieu est charité’ comme
il est écrit (1 Jn 4, 8. 16) […] Ils ne sont pas plus que trois : l’un aimant (diligens) celui qui procède de lui, l’autre
aimant (diligens) celui dont il procède et l’amour même (dilectio). Et si cet amour n’est rien, comment ‘Dieu est-il

29
Parler de l’égalité de l’Esprit Saint avec les autres personnes divines conduit Augustin a
exposer leur unité de substance sous forme de communion (communio)186. Cette communion,
Augustin lui donne par deux fois le qualificatif « ineffable » (ineffabilis, ineffabiliter)187. C’est dire
combien cette communio est incompréhensible. On ne peut en parler que d’après l’expérience
humaine de l’amitié (amicitia). Transposée pour parler de Dieu, cette amitié se nomme plus
justement « charité » (caritas). Pour expliciter cette communion, Augustin souligne, en passant du
vocabulaire de la caritas à la dilectio188, que « cette unité de substance est d’ordre
interpersonnel »189. Dans son commentaire, D. Dideberg distingue cette triade diligens, diligens,
dilectio de la triade amans, quod amatur, amor : « ici, l’amour est un lien intersubjectif ; là, une
vie qui unit sujet aimant et objet d’amour »190. Alors que la triade amans, quod amatur, amor
(VIII, 14) peut être lue à la travers le prisme de la triade plotinienne où Dieu est à la fois « objet de
l’amour, amour de lui-même et amour de lui-même »191, il n’en va pas de même de cette triade-ci
où est exprimée la dilectio dans l’altérité des personnes.
Comme le résume D. Dideberg : « pour l’interprète de saint Jean, le Dieu-Agapè n’est pas un
être solitaire qui s’aime lui-même : il est Trinité de personnes aimantes dans l’Unité d’une même
nature »192. Dans l’Unité de cette nature, les actes de dilectio de l’un envers l’autre sont
simultanément la nature même des personnes. Autrement dit, en aimant une autre personne,
chaque personne aime l’amour, ce qui permet d’éclairer sous un jour non possessif la triade du
livre VIII.
Au livre VII du De Trinitate, cette simultanéité de l’acte d’aimer (diligens) et de l’amour
(dilectio) est exprimée par Augustin, non plus à partir de la terminologie de l’amour, mais à partir
du vocabulaire de la bonté. En vertu de la simplicité de Dieu, indissociable de son immutabilité,
Augustin y affirme que la bonté n’est pas détenue par Dieu comme s’il en était le sujet mais que
cette bonté est Dieu même193. Il résulte de cette affirmation que, en Dieu, il n’y a pas, d’une part,
une « substance » qui pourrait être possédée et, d’autre part, un « sujet » qui pourrait la posséder.
Dieu est « bonté » signifie qu’il subsiste en tant que bonté, c’est-à-dire comme ne conservant rien
pour soi. La stabilité (stabilitas) de l’ipsum esse ne dépend d’aucun acte possessif car il n’y a rien
à posséder. La conservation de l’essentia194 ne comporte aucune distinction entre détenir l’essence
et la donner car l’essence même consiste à donner. La stabilité de l’être est fondée dans son don.

amour’ (cf. 1 Jn 4, 8. 16) ? S’il n’est pas une substance, comment Dieu est-il substance ? » (De Trin. VI, 5, 7 ; BA 15,
p. 484-487. Traduction modifiée).
186
Dans le De Trinitate, le terme « communio » est exclusivement réservé à l’intimité réciproque du Père et du Fils.
Cf. De Trin. V, 11, 12 ; BA 15, p. 452-453 ; XV, 19, 37 ; BA 16, p. 522-523 ; XV, 27, 50 ; BA 16, p. 560-561. Dans
les Commentaires de l’Evangile de saint Jean et dans les Sermons, le terme « communio » est également employé pour
désigner la communion de l’Eglise (Tract. in Io. eu. 6, 25 ; BA 71, p. 400-401) qui est également la communion des
nations (Tract. in Io. eu. 12, 2 ; BA 71, p. 632-633).
187
De Trin. V, 11, 12 ; XV, 19, 37.
188
Cf. Précision de vocabulaire dilectio et caritas in D. DIDEBERG, op. cit., p. 144.
189
D. DIDEBERG, op. cit., p. 229.
190
Ibid.
191
Enn. VI, 8, 15. Cf. A. Nygren, Erôs et Agapè, t. I, p. 220.
192
D. DIDEBERG, op. cit., p. 229-230.
193
« Il n’est pas permis de dire que Dieu se tienne sous sa bonté (ut sub-sistat et sub-sit Deus bonati suae), et que cette
bonté ne soit pas sa substance ou plutôt son essence, et que Dieu ne soit pas cette bonté, mais qu’elle soit en Lui
comme dans un sujet (in subjecto) » (De Trin. VII, 5, 10 ; BA 15, p. 538-539 ; trad. revue par G. MADEC, Le Dieu
d’Augustin, p. 132).
194
Augustin affirme que le terme « essentia » est plus exact pour désigner Dieu que le terme « sub-stantia » car ce
dernier connote une notion de sujet (sub-jecto) qui se tient sous ses attributs. Cf. De Trin. VII, 5, 10.

30
Cette manière de subsister est paradoxale car elle contredit la logique de l’essence comme
appropriation de soi, qui caractérise le Bien des néo-platoniciens.
Pour distinguer les deux logiques paradoxales du Bien, celle du christianisme et du néo-
platonisme, Jean-Louis Chrétien195 fait référence à un discours de Kierkegaard consacré à la « joie
de penser que, plus tu deviens pauvre, plus aussi tu peux enrichir les autres »196. Le paradoxe est
que, dans la vie spirituelle, la pauvreté devient un mode d’enrichissement. Selon l’excellent
commentaire de J.-L. Chrétien, « le bien n’est bien qu’en étant donné, et il ne m’est présent que si
je le donne. Ce n’est pas assez dire que le mode de possession et le mode de donation vont ici de
pair : il n’y a de possession que par la donation »197. Pour Kierkegaard, les « vrais biens de
l’esprit » sont tels « qu’ils ne peuvent être possédés qu’en vérité », c’est-à-dire en étant donnés et
non gardés égoïstement pour soi, sans quoi ils ne sont plus des biens 198.
Cette logique ne peut être bien entendue que si on ne s’imagine pas qu’elle s’opère selon
deux mouvements successifs. Il n’y a pas, dans cette donation, de désappropriation première qui
serait conditionnée par l’intentionnalité d’une réappropriation à la fin du parcours. Si tel était le
cas, on retomberait aussitôt dans la logique de la possession et le bien ne serait plus le bien.
Kierkegaard est trop conscient de la dérive hégélienne pour concevoir une telle dialectique199.
La prise de distance de Kierkegaard par rapport à Hegel est, toutes proportions gardées,
analogue à celle qui sépare Augustin de Porphyre. D’une part, la dialectique hégélienne n’est pas
sans rappeler le mouvement de la triade être, vie, pensée que nous avons décrit chez Porphyre 200,
d’autre part, la pensée de Kierkegaard se situe dans la foulée de la pensée augustinienne. Le
rapprochement que fait J.-L. Chrétien entre Kierkegaard et saint Ambroise de Milan est d’ailleurs
significatif. Saint Ambroise, qui est le maître d’Augustin en matière d’exégèse, commente à sa
façon ce paradoxe de la donation et de la possession à propos de la vie de la grâce : « la grâce en
effet, celui qui la rend la possède, du fait même qu’il la possède, s’acquitte ; car on la possède en la
rendant, et en la possédant, on la rend » 201. La grâce, ce lien de l’homme avec Dieu, est telle
qu’elle n’appartient pas en propre à Dieu ou à l’homme. Elle n’est détenue par l’homme qu’en
étant ce qu’elle est en vérité en Dieu, c’est-à-dire « don ».
Comme les Pères qui l’ont précédé, Augustin emploie le terme « donum » pour désigner
l’Esprit Saint afin de laisser apparaître les relations mutuelles à l’intérieur de la Trinité (ad se
autem inuicem in Trinitate). Dans un passage du livre V du De Trinitate202, Augustin explique que,
suivant Ac 8, 20, l’expression « donum dei » s’applique à l’Esprit Saint. La terminologie du don et

195
J.-L. CHRETIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », p. 274.
196
S. KIERKEGAARD, Discours chrétiens, trad. fr. par. P. H. Tisseau, Neuchatel-Paris, 1952, p. 113s.
197
J.-L. CHRÉTIEN, art. cit., p. 274. Nous soulignons.
198
S. KIERKEGAARD, op. cit., p. 117.
199
Dans la dialectique, la tension Entäusserung / Er-Innerung est « toujours-déjà résolue au bénéfice de celle-ci ; car
la sortie même du soi n’est jamais que le passage obligé d’un retour mieux assuré à soi […] aussi ‘étendu’ soit-il,
‘jusqu’à la dualité’ qui le traverse et le constitue en vérité, le ‘Je’ spirituel ne s’y livre pas à un dessaisissement sans
retour, sans réserve, ni relève » (F. GUIBAL, « Le signe hégélien. Economie sacrificielle et relève dialectique », in
Archives de philosophie, 60 (1997), p. 293-294).
200
D’après les travaux de Pierre Hadot, on peut constater que le processus post-plotinien n’est pas sans influence sur
l’idéalisme allemand. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 133.
201
AMBROISE DE MILAN, Expositio in Lucam I, VI, 25 ; trad. fr. de l’éd. Tissot (t. 1, p. 237) légèrement modifiée par
J.-L. CHRETIEN, art. cit., p. 275.
202
« Cet Esprit Saint qui n’est pas la Trinité mais qu’on découvre dans la Trinité, en raison du sens propre de
l’expression ‘Esprit Saint’, a un nom relatif, puisqu’il se réfère et au Père et au Fils, puisque l’Esprit Saint est l’Esprit
du Père et du Fils. Seulement la relation elle-même n’apparaît pas (ipsa relatio non apparet) dans ce nom, elle
apparaît, en revanche, dans l’appellation de ‘don de Dieu’ (Ac 8, 20) » (De Trin. V, 11, 12 ; BA 15, p. 452-453).

31
de la donation permet à Augustin de développer les relations de l’« ineffable communion du Père
et du Fils »203. Dans cette communion, l’Esprit est appelé « don du donateur » (donum donatoris)
et le Père est appelé « donateur du don » (donator doni)204. Par là-même, la procession est
distinguée de la génération. Dire de l’Esprit qu’il est le donum dei le distingue du Fils. Le Fils est
généré comme l’Image parfaite du Père tandis que l’Esprit est la communion mutuelle du Père et
du Fils. Littéralement, il est leur « communion dans les deux sens » (utriusque communio)205. Par
là, Augustin exprime que l’Esprit procède à la fois du Père et du Fils, non selon deux principes,
mais selon un seul Principe : « Si ce qui est donné a pour principe celui qui le donne, puisque
celui-ci n’a point reçu d’ailleurs ce qui procède de lui, on admettra que le Père et le Fils sont le
principe, non les deux principes, du Saint Esprit »206.
Ces « tâtonnements théologiques » sur la procession de l’Esprit par le Père et par le Fils
donneront lieu aux développements ultérieurs sur le Filioque207. Sans nous engager dans ce débat,
nous retiendrons essentiellement que le Fils est, avec le Père, le « principe » du Saint-Esprit, non
en tant qu’il est la source du don, mais en tant qu’il se donne totalement en retour au Père. Par ce
retour, le don issu du Père ne s’arrête pas au Fils, n’est pas accaparé par le Fils, mais revient en
sens inverse pour réaliser la « communion dans les deux sens » qui n’est autre que l’Esprit lui-
même. Cette circulation éternelle de l’amour 208 assure la stabilité de l’ipsum esse de Dieu dans le
don, dans l’amour, c’est-à-dire dans la non-conservation pour soi. Dieu ne subsiste pas en tant que
solitude et qu’unité individuelle. Il serait absurde qu’un don puisse subsister seul. Un don total et
irrémédiable se vide de lui-même, s’anéantit lui-même. Or, Dieu subsiste comme amour, bonté,
don. Il ne doit de subsister qu’au fait d’être relation. Paradoxalement, son absoluité est d’être
relatif. En effet, pour Augustin, la « personne du Père » ne désigne pas autre chose (aliud) que la
« substance du Père »209. Si l’on considère jusqu’au bout la portée de cette affirmation, il faut dire
que la substance est relationnelle en elle-même, c’est-à-dire que la relation ne vient pas en surplus
de la substance comme un lien. Les trois personnes divines ne sont pas autre chose (aliud) que
l’amour parce qu’elles sont autres (alius) les unes des autres210. Si elles étaient une seule substance
sans altérité, elles ne pourraient subsister en tant que bonum, en tant que caritas.
Telle est la découverte la plus fondamentale de la théologie trinitaire d’Augustin. Dire que
les Trois sont coéternels, c’est dépasser l’imagination qui nous fait concevoir une génération et une
donation temporelles. Le Père est Père du Fils dont il est aimé éternellement dans le Saint Esprit.

203
Ibid.
204
Ibid.
205
Ibid.
206
De Trin. V, 14, 15 ; BA 15, p. 460-461.
207
« En Occident, l’introduction du Filioque résulte plutôt de tâtonnements théologiques, comme on le voit dans le De
Trinitate de s. Augustin. L’évêque d'Hippone essaie de rendre compte de la procession du Saint-Esprit à partir de
l’Ecriture, ce qui l’amène à dire que l’Esprit procède du Père et du Fils, en commentant la version de la Vetus Latina
dont il disposait. C’est là l’expression de sa recherche, et non un point de vue de dogmatique, comme on l’a dit
ensuite. Augustin n’est, d’ailleurs, pas le premier à en venir là. Avant lui, S. Ambroise de Milan et S. Hilaire de
Poitiers avaient introduit le Filioque pour répondre à l’arianisme et souligner l’égalité du Père et du Fils, leur égale
divinité » (M.-A. VANNIER, « La clarification sur le Filioque », in RevSR 75/1 (2001), p. 105).
208
Sur la circumincessio en référence à Augustin, lire E. HENDRIKX, Introduction au De Trinitate, 1955, BA 15, p. 45-
46.
209
De Trin. VII, 6, 11 ; BA 15, p. 540-541.
210
Le Saint-Esprit « est autre que le Père et le Fils, car il n’est ni le Père ni le Fils. Mais j’ai dit autre et non pas autre
chose (sed ‘alius’ dixi, non ‘aliud’), parce qu’il est lui aussi ce bien également simple, également immuable et
coéternel » (De ciu. Dei XI, 10, 1 ; BA 35, p ; 63-65). Cette distinction entre alius et aliud est reprise par Thomas
d’Aquin. Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologica Ia, q. 31, a. 2 ; trad. de J.-H. Nicolas, Cerf, 1984, p. 382.

32
Le Don ne vient pas à la fermeture de la circulation de donation qui va du Père au Fils et ensuite à
l’Esprit. Le Don est éternel au commencement (in Principio). Dieu subsiste en tant que Don.
Selon une seconde orientation, Augustin emploie le verset johannique « Dieu est amour » (1
Jn 4, 8. 16) en lien avec l’unité ecclésiale. Cette orientation plus économique de sa pneumatologie
apparaît en 407, au moment où Augustin prêche les Homélies sur les lettres de saint Jean211. En
confrontant, au septième Tractatus, 1 Jn 4, 7 (« la dilection vient de Dieu ») et 1 Jn 4, 8 (« Dieu est
dilection »)212, Augustin se demande à quelle personne de la Trinité peut bien s’appliquer ce
verset. Grâce au verset paulinien « la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit
Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5)213, le prédicateur conclût que cette « dilection » qui vient de
Dieu est l’Esprit Saint214. Le même enseignement est repris au huitième Tractatus à partir de 1 Jn
4, 13 : « il nous a donné de son Esprit »215. Mais, c’est en 426, au livre XV du De Trinitate, que
cette théologie est développée avec le plus de netteté216.
A partir de ce passage où saint Jean distingue l’amour qui est à la fois Deus et ex Deo,
(1 Jn 4, 13), Augustin conduit le lecteur vers la connaissance que donne l’Esprit Saint : la demeure
réciproque de nous en Dieu et de Dieu en nous217. Le Saint-Esprit étant la communion substantielle
du Père et du Fils, leur don réciproque, il se donne tel qu’il est en lui-même. Il fait entrer ceux
auxquels il se donne dans le don les uns aux autres. Avant tout autre présent, que ce soit la
prophétie, la science,… (1 Co 13), l’Esprit Saint fait don du plus grand Bien : la dilectio ou la
caritas (« les deux mots désignent une même chose »)218. L’Esprit est vraiment appelé « Don de
Dieu » (Donum Dei) parce que, par son don, la Trinité tout entière habite dans les hommes (per
quam nos tota inhabitat Trinitas)219. Augustin ne va toutefois jamais jusqu’à dire que l’homme
devient Dieu comme le fait Plotin220. En l’homme, l’amour reste à jamais « donné » sans qu’il ne
soit substantiellement « Don »221.
Conformément à la théologie johannique, Augustin expose toujours l’inhabitation trinitaire
dans la communion interpersonnelle. En effet, saint Jean ne dit pas : Dieu demeure en moi et moi
en Dieu, mais il dit : « Nous connaissons que nous demeurons en lui et que lui demeure en nous,

211
Cette période correspond avec la fin de la lutte anti-donatiste (400-407) pendant laquelle Augustin a accumulé les
sermons et les traités sur l’unité de l’Eglise. Cf. S. LANCEL, Saint Augustin, p. 409-414.
212
Alors qu’en 407, Augustin commente l’épître de saint Jean, « ces deux versets vont être pour lui le point de départ
d’une compréhension nouvelle de la charité. Longtemps, il a considéré l’amour fraternel comme une activité morale
qui préparait à l’amour de Dieu [De mor. eccl. I, 26, 50]. Il découvre maintenant la profondeur de la charité » (Sr
MARIE-ANCILLA, La charité et l’unité, Paris, Mame, coll. « Ecole cathédrale », 1993, p. 16).
213
L’influence de Rm 5, 5 est capitale dans la pneumatologie d’Augustin. Cf. A.-M. LA BONNARDIERE, « Le verset
paulinien Rom V, 5 dans l’œuvre de saint Augustin », Aug. Mag. II, 1954, p. 657-665.
214
Cf. Tract. in ep. Io. 7, 6 ; SC 75, 322.
215
Cf. Tract. in ep. Io. 8, 12 ; SC 75, 366.
216
« Celui-ci [l’apôtre Jean], après ces paroles : ‘Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de
Dieu’ (dilectio ex Deo est), ajoute tout aussitôt : ‘Tout homme qui aime est né de Dieu : celui qui n’aime pas ne
connaît pas Dieu car Dieu est amour’ (Deus dilectio est). Il est clair que c’est le même amour que d’une part l’Apôtre
appelle Dieu, que d’autre part il dit venir de Dieu. L’amour est donc Dieu de Dieu (Deus ergo ex Deo est dilectio) »
(De Trin. XV, 17, 31 ; BA 16, p. 508-509).
217
Ibid.
218
De Trin. XV, 18, 32 ; BA 16, p. 510-511.
219
Ibid., p. 512-513.
220
« On devient dieu » (Enn. VI, 9, 9, 59-61).
221
Cf. J. MOINGT, « L’amour en Dieu et en l’homme », note complémentaire 62, BA 16, p. 654-656.

33
en ce qu’il nous donne de son Esprit » (1 Jn 4, 13). De même, il ne dit pas : qu’il soit un comme je
suis un, mais il dit : « qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17, 22)222.
Ce rapprochement entre l’unité des hommes et l’unité divine est exprimée avec beaucoup
d’audace dans le Sermo 71 prêché en 419 ou 420 : « A travers ce qui leur est commun, le Père et le
Fils voulaient que nous soyons unis à eux et entre nous ; et, au moyen de ce Don qui leur est
commun, ils voulaient nous amener à l’unité, c’est-à-dire au moyen de l’Esprit, qui est en même
temps Dieu et Don de Dieu »223.
L’unité à laquelle le Père et le Fils convient les hommes est une unité interpersonnelle dans
le Don. Telle est la finalité de toute la Création. Dieu crée pour que les hommes soient rendus
participants de son unité dans l’amour. S’il en est ainsi, la réalité ontologique est entièrement
investie par la dimension trinitaire. Dans une quatrième et dernière partie, nous abordons la
manière dont Augustin développe une logique de l’être en rapport avec la Trinité.

4. Trinité et essentia
Conformément à l’expérience qu’il décrit dans ses Confessions, Augustin expose le mystère
de la Trinité « dans sa dynamique, qui n’est autre que l’amour trinitaire
(Trin. XV, 2, 3) »224. En effet, l’ensemble du De Trinitate se présente comme une recherche
progressive225 où l’intelligence continue à chercher même si ce qu’elle a trouvé est
« incompréhensible »226. A travers cette recherche, l’intelligence s’ouvre à un nouveau mode de
connaissance, autre que la compréhension, au fur et à mesure qu’elle accueille l’amour qui lui
vient de Dieu. C’est dire combien l’objet de la recherche est indissociablement lié au mode de son
approche. Si Dieu ne se laisse pas saisir par une compréhension 227, c’est parce qu’il ne peut se
découvrir que dans le don qu’il est lui-même228.
L’homme est appelé à dépasser ce qu’il a de meilleur en lui, son intelligence, pour s’ouvrir à
ce Dieu « enveloppant tout mais sans être extérieur, partout présent mais non localement, éternel
mais non hors du temps, auteur des choses changeantes sans changer lui-même, étranger à toute
contrainte »229. Qui conçoit Dieu de cette manière-là ne l’a pas encore trouvé parfaitement, mais au
moins, il se dirige vers la vérité en éliminant des conceptions fausses de lui.

222
De Trin. IV, 9, 12 ; BA 16, p. 370-371.
223
Sermo 71, 12, 18 ; PL 38, 454.
224
M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », p. 106.
225
Selon la consigne de lecture d’Augustin lui-même, il faut lire le De Trinitate de livre en livre pour suivre le
« progrès de la recherche ». Cf. G. MADEC, « Inquisitione proficiente », in Gott und sein Bild. Augustins De Trinitate.
Spiegel gegenwärtiger Forschen, Internationale Konferenz, Tübingen, 1998 ; article paru avec des coupures sous le
titre « La méditation trinitaire d’Augustin », in Communio, 24/5-6 (1999), p. 79-102 ; parution du texte intégral sous le
même titre in Lectures augustiniennes, Paris, Inst. d’Et. Aug., 2001, p. 197-219. Nous le citons ultérieurement selon la
pagination de cette dernière parution.
226
De Trin. XV, 2, 2 ; BA 16, p. 422-423
227
« Oui, dans quel acte d’intelligence, l’homme saisit-il Dieu, lui qui ne saisit même pas sa propre intelligence, avec
laquelle il prétend saisir Dieu (Nam quo intellectu Deum capit homo, qui ipsum intellectum suum quo eum uult capere
nondum capit) ? » (De Trin. V, 1, 2 ; BA 15, p. 426-427).
228
« Quand cet Esprit, Dieu de Dieu, se donne à l’homme, il l’enflamme d’amour de Dieu et du prochain puisqu’il est
Amour. L’homme ne peut aimer Dieu si ce n’est par Dieu » (De Trin. XV, 17, 31, cité par M.-A. VANNIER, « Augustin
d’Hippone », p. 107).
229
Ibid.

34
Le premier caractère fondamental qu’Augustin reconnaît à Dieu est son immutabilité 230. Tout
ce qui change ne mérite pas vraiment le nom d’être. Ce qui est changeant, parce qu’il est « tantôt
ceci, tantôt cela », manifeste par là qu’il ne conserve pas l’être. A l’inverse de ce qui change, Dieu
est l’Ipsum esse ou l’Idipsum231. La conservation de l’être liée à l’immutabilité fait partie de la
définition fondamentale de l’essentia, terme par lequel Augustin traduit le mot grec . A
première vue, cette définition de l’être semble assez conforme à la définition grecque. Mais, ce qui
n’est absolument pas grec est le fait que l’être soit conservé simultanément par trois Personnes.
Pour Augustin, l’immutabilité est habitée par la relation (ad aliquid)233. Le fait que le Père
soit relatif au Fils et le Fils relatif au Père (Pater ad Filium, et Filius ad Patrem)234 ne vient pas
détruire l’unité de l’essence divine mais vient la fonder au point qu’Augustin ose affirmer : « Dieu
subsiste sous forme de relation (relative ergo subsistit) »235. Pour faire percevoir cela, Augustin
explique que l’essence n’est pas d’abord quelque chose, une matière, qui serait partagée par les
Personnes. Mais, les Personnes sont l’essence. Cette vérité est affirmée par Augustin dans le livre
VII du De Trinitate face à ceux qui pourraient penser que la Trinité est comme un seul bloc d’or
d’où seraient tirées trois statues236. L’essentia désigne ce que les Personnes divines sont en
commun : « les trois personnes sont une seule essence ». Augustin met en garde contre
l’interprétation erronée qui consisterait à dire que « les trois Personnes viennent de la même
essence ». Ceci reviendrait à dire que « autre chose est la Personne et autre chose l’essence ». Or,
« Personne » et « essence » ne sont pas « autre chose ». Pour accéder à cette vérité, il faut se
défaire des imaginations qui représentent des corps (imaginibus corporum) sous formes de
« masses et étendues, petites et grandes »237. Se dévoile ainsi l’incorporéité de l’être, un deuxième
caractère essentiel avec l’immutabilité. Il reste à découvrir le troisième caractère de l’être,
indissociable des deux autres, sa simplicité.
Nous pouvons relever ce caractère à partir de la notion de persona. Augustin ne se résout à
parler de persona que parce qu’il faut bien nommer les « Trois » par un « terme spécifique ou

230
« Aussi bien n’y a-t-il qu’une seule substance – ou essence – immuable (inconmutabilis substantia uel essentia), et
c’est Dieu, à qui sied vraiment, au sens le plus fort et le plus exact, cet être même (ipsum esse) dont l’essence tire son
nom. Ce qui change en effet ne conserve pas l’être (non seruat ipsum esse), et ce qui peut changer, alors même qu’il ne
change pas, peut n’être plus ce qu’il a été. Par là, il n’y a que ce qui ne change pas, mais surtout ne peut absolument
pas changer, pour mériter sans réserve et à la lettre le nom d’être » (De Trin. V, 2, 3 ; BA 15, p. 428-429).
231
« Qu’est-ce que l’Idipsum ? Ce qui est toujours de la même manière, ce qui n’est pas tantôt ceci, tantôt cela. Qu’est-
ce donc que l’Idipsum, sinon ce qui est ? Qu’est-ce qui est ? Ce qui est éternel. Car ce qui est d’une manière et tantôt
d’une autre n’est pas, puisque cela ne demeure pas : ce n’est pas tout à fait un non-être, mais ce n’est pas l’être
absolument […] Voilà l’Idipsum : Je suis celui qui suis ; Celui qui est m’a envoyé vers vous », (En. in Ps. 121, 5 ; PL
37, 1621s).
232
De Trin. V, 2, 3 ; BA 15, p. 428-429.
233
De Trin. V, 5, 6 ; BA 15, p. 432-435. Augustin doit certainement aux Pères grecs, dont saint Basile de Césarée et
saint Grégoire de Nazianze, l’utilisation du prédicament aristotélicien de relation (ad aliquid).
Cf. I. CHEVALIER, Saint Augustin et la pensée grecque. Les relations trinitaires, Fribourg, 1940, p. 87-159.
234
Ibid.
235
De Trin. VII, 4, 9 ; BA 15, p. 536-537.
236
« Ce n’est donc pas en ce sens que nous appelons la Trinité trois personnes ou substances, une essence ou un seul
Dieu, comme si les trois subsistaient de la même matière, quand bien même cette matière, quoi que ce soit, serait
partagée par les trois. Cette essence en effet ne comporte rien d’autre que la Trinité. Néanmoins nous disons : les trois
personnes sont la même essence, ou : les trois personnes sont une seule essence ; mais nous ne disons pas : les trois
personnes viennent de la même essence – comme si ici autre chose était l’essence, autre chose la personne – comme
nous pouvons parler des trois statues tirées de l’or, parce que là, autre chose être de l’or, autre chose être des statues »
(De Trin. VII, 6, 11 ; BA 15, p. 546-547).
237
Ibid., p. 548-549.

35
générique » (speciale uel generale nomen)238. A cette époque, il est entendu pour Augustin qu’il
faut entendre le terme persona au sens absolu et non simplement relatif, comme l’affirment les
Sabelliens. Au livre VII du De Trinitate, dans lequel il analyse la formule « unam essentiam, tres
substantias »239, Augustin n’aboutit pas à une véritable conclusion240. L’ambiguïté entre absoluité
et relativité pour l’usage du terme persona ne sera levée qu’au livre XV, rédigé plus tardivement
(vers 426). C’est une comparaison entre la personne humaine et la personne divine qui permettra à
Augustin de percer plus avant le mystère de la simplicité divine : « La personne divine égale toute
la réalité de Dieu, la personne humaine n’égale pas tout l’homme. De là, il résulte que ‘la Trinité
des trois personnes est bien plus indivisible que la trinité d’une seule personne’ [De Trin. XV, 23,
43] »241. Remarquons que, par l’expression « trinité d’une seule personne », Augustin fait
référence à l’image de la Trinité dans l’homme intérieur telle que la memoria-intellegentia-
uoluntas. Pour Augustin, la pluralité des personnes est bien réelle242.
Un passage précieux du livre XI du De Ciuitate Dei, écrit en 417 parallèlement à la rédaction
des livres VIII à XIIa du De Trinitate243, nous livre la maturité de la pensée augustinienne en ce
qui concerne les relations trinitaires244.
Il est primordial de dire que, par rapport à lui-même (ad se ipsum), « Dieu est ce qu’il a ».
Cependant, le Père n’est pas le Fils, et le Fils n’est pas le Père. Etonnant, le « n’est pas lui-même »
(nec ipse est) est en Dieu, quand on considère une Personne par rapport à l’autre (ad alterum),
mais ce « n’est pas lui-même » disparaît lorsque l’on considère Dieu dans son unité (ad se ipsum).
Autrement dit, il y a en Dieu une négation qui n’enlève rien à sa simplicité et à sa plénitude

238
De Trin. VII, 4, 7 ; BA 15, p. 526-527.
239
Traduction latine de la formule grecque . Cf. De Trin. VIII, 9, 10 ; BA 15, p.
446-447.
240
« La personne subsiste, mais ce n’est pas à dire que la relation subsiste ; car selon Augustin, ce serait une
contradiction : c’est la substance qui subsiste. Or, il est absurde de confondre substance et relation [...] Evidemment,
cette affirmation soulève un problème... Mais saint Augustin affirme assez dans ces chapitres qu’il n’en voit pas la
solution : ce serait lui être infidèle que de considérer le problème comme résolu. Toutefois, il donne çà et là dans son
œuvre des éléments de solution qu’on réunira au chapitre de synthèse » (I. CHEVALIER, op. cit., p. 50-51).
241
Ibid., p. 59.
242
« Les personnes doivent s’opposer réellement ; mais cela n’est possible qu’à la condition que persona ne soit pas un
synonyme pur et simple de substantia » (Ibid.). Cette affirmation, développée par le De Ciu. Dei XI, 10 sera reprise de
façon synthétique à la fin du De Trinitate (XV, 1). « Dans une profession de foi, opposée et supérieure à l’arianisme
autant qu’au sabellianisme, Augustin décrit les personnes comme étant elles-mêmes en relation réciproque :
‘Credamus Patrem et Filium et Spritum Sanctum esse unum Deum, uniuersae creaturae conditorem atque rectorem
(contre Arius) : nec Patrem esse Filium, nec Spiritum Sanctum uel Patrem esse uel Filium (contre Sabellius) : sed
Trinitatem relatarum ad inuicem personarum et unitatem aequalis essentiae (au-dessus de l’antithèse des hérésies)’ »
(I. CHEVALIER, op. cit., p. 61).
243
« On sait d’une manière assurée qu’il écrivit cette année-là [417] le livre XIe du De ciu. Dei et très probablement
une partie notable des trois livres suivants » (A.-M. LA BONNARDIERE, Recherches de chronologie augustinienne,
Paris, Et. Aug., 1965, p. 70).
244
« Celui qu’engendre un être simple est comme lui simple, et il est cela même qu’est celui qui l’a engendré. Ces
deux êtres, nous les nommons le Père et le Fils, et l’un et l’autre avec leur Esprit, c’est l’unique Dieu [...] Et cette
Trinité est un seul Dieu, et elle ne cesse d’être simple parce qu’elle est Trinité. Nous ne disons pas, en effet, que cette
nature du bien (bonum) est simple, parce qu’en elle le Père est seul, le Fils est seul, le Saint-Esprit est seul; ou encore
parce que la Trinité est seulement un nom sans aucune subsistance des Personnes (subsistantia personarum), comme
l’on pensé les hérétiques sabelliens. Elle est appelée simple parce qu’elle est ce qu’elle a (simplex dicitur, quoniam
quod habet hoc est), étant sauf que chaque personne est dite personne relativement à une des deux autres (relative
quaeque persona ad alteram dicitur). Car, certes, le Père a un Fils et pourtant n’est pas le Fils; le Fils a un Père et
pourtant n’est pas le Père (habet...nec ipse est). Ainsi donc, considéré en lui-même et non par rapport à un autre (in
quo ergo ad semet ipsum dicitur, non ad alterum), Dieu est ce qu’il a (hoc est quod habet), comme il est dit vivant par
rapport à soi (ad se ipsum) parce qu’il a évidemment la vie, et cette vie, il l'est lui-même (ipse est) » (De ciu. Dei XI,
10, 1, BA 35, p. 63-65).

36
ontologique (ipsum esse). Cette négation n’est pas ontologique mais elle permet d’exprimer la
distinction des Personnes. Cela veut dire que l’être de Dieu ne se prête pas à une compréhension
monolithique. La métaphysique trinitaire désoriente la logique de la substance pour laquelle la
conservation rime avec la possession de soi. Le terme « avoir » (habere) n’est pas employé pour
l’essence (essentia) car Augustin ne dit jamais que Dieu « a » une essence mais que les trois
« sont » une essence. Par contre, le verbe « avoir » est employé pour désigner la relation d’une
personne par rapport à l’autre par opposition au verbe « être » : « le Père a (habet) un Fils ». En
Dieu, une Personne détient l’autre Personne selon un mode particulier qui déroute l’intelligence
compréhensive. L’essentia est telle qu’elle pose l’altérité au sein de l’identité et l’identité au sein
de l’altérité.

Conclusion
Il est indéniable que les « Platoniciens » dont parle Augustin ont reconnu une action
triadique de Dieu par rapport à l’univers et, corrélativement, une certaine image trinitaire de Dieu
dans l’homme. Augustin n’hésite pas à affirmer que Platon a reconnu en Dieu le Principe de l’être,
de l’intelligence et de la vie (Causa subsistendi et Ratio intellegendi et Ordo uiuendi)245. Par la
suite, ceux qui ont bien intégré l’enseignement de Platon ont été jusqu’à considérer que, en lui-
même, Dieu se déployait selon un processus triadique, que ce soit au niveau du Noûs comme
Plotin, ou des trois hypostases comme Porphyre. Cependant, la connaissance de ce développement
triadique ne sous paraît pas suffisante pour affirmer que ces « Platoniciens » ont eu une véritable
connaissance du mystère trinitaire. Pourquoi ?
De Platon, ses successeurs ont également assimilés une notion de l’être que lui-même avait
hérité de Parménide. Depuis son commencement parménidien, la pensée de l’être est dominée par
deux caractères ontologiques indissociables : la continuité dans l’unité et l’immutabilité. Chez
Parménide, l’être se présente comme « Un, d’un seul tenant » ()246. L’être est « tout
entier identique », c’est-à-dire que « l’être est contigu à l’être »247. Cette « continuité »248 assure
l’immutabilité et le maintien ferme de l’être : « Restant le même et dans le même état, il est là en
lui-même, et demeure ainsi immuablement fixé au même endroit »249. Selon cette conception,
l’être ne peut être bonum ou don. L’être s’oppose au don car il est avant tout quelque chose qui se
maintient en lui-même, autrement dit quelque chose qui se conserve. Le ‘parricide’, tout en
permettant de considérer la multiplicité des étants, n’a pas fondamentalement remis en cause ce
lien entre la continuité et l’immutabilité de l’être. Les difficultés rencontrées par la science
dialectique en témoignent. La solution platonicienne, qui consiste à dire que l’être est à la fois
participé par tous les choses qui sont (même) et maintenu séparé d’elle par le non-être (autre)250,
entretient une notion de l’être qui doit se préserver de toute altérité pour subsister immuablement
(repos), sans changement (mouvement).

245
De ciu. Dei VIII, 4 ; BA 34, p. 244-245. Cf. G. MADEC, Le Dieu d’Augustin, p. 106.
246
« Il n’est point, non plus, divisible, puisqu’il est tout entier homogène, car il n’y a point, ici, un plus qui romprait sa
continuité (). Ni, là, un moins : mais tout est plein d’être. Ainsi tout est continu
() : être se presse contre être » (PARMENIDE, Fragm. VIII, 6 ; trad. par J. BEAUFRET, Le
poème de Parménide, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1955, p. 83).
247
Ibid., VIII, 22-25.
248
Auguste DIES traduit par « Un, continu » in PLATON, Œuvres complètes, t. VIII (1ière part.),
Parménide, Paris, PUF, 1957, notice, p. 13.
249
PARMENIDE, Fragm. VIII, 29-30, trad. par J. BEAUFRET, op. cit., p. 85.
250
Cf. PLATON, Sophiste, 259 a-b.

37
Or, force est de constater qu’Augustin adopte une position radicalement différente. Tout
employant à son tour le vocabulaire des « grands genres », il en réorganise complètement la
grammaire. L’être même (ipsum esse) se dit parce qu’il est fondamentalement Parole (Verbum
idipsum est)251. Dieu n’est pas seul en son être. Comme le répète constamment Augustin en citant
le premier verset du Prologue : « In Principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus
erat Verbum »252. Or, la parole inscrit l’altérité au cœur de l’être. Par là, Augustin inclut dans la
notion du Premier Principe une réalité qui en est exclue chez les Grecs. Pour Augustin, en effet,
conformément à l’Ecriture, Dieu est Père, Fils et Esprit Saint. C’est donc à la Trinité que revient la
nomination Ipsum esse253. Bien que les « trois » soient l’être même, le Père est autre que le Fils, et
le Saint Esprit est autre que le Père et le Fils254. L’essence n’est pas une dans une mêmeté d’où
toute altérité serait absente mais est une dans les relations des Personnes. « Pour Dieu, en effet,
être et être personne, c’est absolument identique »255.
De la sorte, la notion de « continuité » parménidienne n’éclate pas seulement au niveau du
multiple, comme c’est le cas chez Platon, mais aussi au niveau l’Un. En conséquence, Augustin
pose les linéaments de ce qu’il nous faut bien appeler une métaphysique trinitaire. Cette
métaphysique, étrangère à celle du néo-platonisme, ne tombe pas aussi facilement que Heidegger
le voudrait sous le coup de la critique de l’« onto-théologie »256. En effet, chez Augustin, il
n’existe pas la même « scission » () entre l’être et l’apparence que chez les
« Platoniciens »257. Si l’être ne reste pas en retrait de son don, mais se donne lui-même dans sa
création, il va sans dire que cette cassure vole en éclat. Par contre, la critique heideggérienne
pourrait peut-être se retourner contre lui. A partir d’Augustin, ne pourrait-on pas lui rétorquer la
question suivante : comment expliquer le retrait du Es gibt par rapport à son don qui est l’être ?
L’Ereignis ne se situerait-il pas dans une logique analogue à l’Hénosis ?258 Indépendamment de
cette question qui mériterait une investigation fouillée, il nous semble déjà possible de constater un
point important. En rapprochant la pensée d’Augustin du néo-platonisme259, Heidegger n’a pas
perçu à quel point l’auteur latin s’était écarté du présupposé grec selon lequel l’ est « le se-
posséder (sich-haben) dans lequel le stable se tient »260.

251
Tract. in Io eu. 2, 2, 2 ; BA 71, p. 172-173.
252
Le Corpus Augustinianum Gissense (CAG) sur CD-ROM comptabilise 261 occurrences de Jn 1, 1 en dehors des
nombreuses allusions et citations partielles de ce verset.
253
« Mais le Père est, lui aussi, et le Saint-Esprit est : c’est jusqu’à l’être même que s’étend toute la Trinité (ad ipsum
esse pertinet tota trinitas) » (Tract. in Io eu. 40, 3 ; BA 73A, p. 300-301). Cf. aussi De mor. eccl. cath. 14, 24 ; BA 1,
p. 172.
254
Cf. De ciu. Dei XI, 10, 1 ; BA 35, p. 63-65.
255
« Non enim aliud est Deo esse, aliud personam esse, sed omnino idem » (De Trin. VII, 6, 11 ; BA 15, p. 540-541).
Cf. I. CHEVALIER, op. cit., p. 45.
256
Cf. M. HEIDEGGER, Identität und Differenz (1957) ; trad. fr. par A. Préau, « Identité et Différence », in Questions I,
Gallimard, p. 293.
257
M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik (1935), Niemeyer, 1952 ; trad. fr. par G. Kahn, Introduction à la
métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 114. « C’est dans cet intervalle que s’installera plus tard la doctrine du
christianisme, qui en même temps, selon un changement de perspective, interprétera l’inférieur comme le créé, et le
supérieur comme le Créateur » (Ibid.).
258
Cf. H. PASQUA, « ‘Henôsis’ et ‘Ereignis’. Contribution à une interprétation plotinienne de l’Être heideggérien », in
Revue Philosophique de Louvain, 100/4 (2002), p. 681-697. Cf. aussi, H. PASQUA, « Misère de l’Un sans l’être »,
Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 77 (1993), p. 53-65.
259
Cf. la présentation par O. PÖGELLER du cours de M. HEIDEGGER, Augustinus und der Neuplatonismus, in
O. PÖGELLER, Der Denkweg Martin Heideggers, Pfüllingen, Gunther, 1963 ; trad. fr. par M. Simon, La pensée de
Martin Heidegger. Un cheminement vers l’être, Paris, Aubier, 1967, p. 50-59.
260
M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik ; trad. fr., p. 70.

38
La levée de ce présupposé pourrait nous orienter vers une métaphysique qui, grâce à l’apport
de la phénoménologie, prend résolument une autre voie que la « métaphysique de l’Exode »261.
Que l’anéantissement d’un homme puisse être perçu comme « Je suis », c’est-à-dire permanence
stable de l’être, voilà qui est le questionnement de départ, le scandale et la folie qu’il faut scruter.
La sagesse de Dieu s’oppose à la sagesse du monde. Mais, vu qu’elle est une sagesse, elle propose
un discours qui a sa propre logique : la logique de la Croix. Le croyant ne doit donc pas craindre de
mettre en présence le  des philosophes et le  de la Croix. Au contraire, il a le devoir de
les confronter de manière à faire apparaître l’opposition de leur logique. Nous serons alors en
mesure d’apprécier jusqu’à quel point il faut accueillir l’affirmation d’Heidegger : « un monde
sépare tout cela d’Héraclite »262.

261
Cf. E. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale (1932), Paris, Vrin, 2ième éd., 1944, p. 50.
262
M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik ; trad. fr., p. 142.

39
LA TRIPLE SAGESSE.
Les interprétations d’Ambroise et d’Augustin
Publié dans : Connaissance des Pères de l’Eglise, n°103 (2006), p. 34-52.

Introduction
Que saint Ambroise et saint Augustin aient été influencés tout deux par la philosophie
(néo-)platonicienne, le fait est aujourd’hui incontestable263. Cependant, l’attitude adoptée par
chacun, dans ce rapprochement entre christianisme et platonisme, est un objet de recherche
qui n’est pas encore épuisé. Ce colloque étant consacré à ces deux grandes figures de la
Patristique latine, il m’a semblé intéressant de les aborder par le biais de leur rapport respectif
à la philosophie. Pour ce faire, j’ai opté pour un point précis : la triple sagesse.
De quoi s’agit-il ? Ambroise et Augustin font référence à une répartition tripartite de la
philosophie grecque en disciplines physique, logique et éthique (),
qui se traduit en latin par les trois qualificatifs : naturalis, moralis, rationalis 264. La tradition
de cette triple sagesse est attestée par Cicéron dans les Academica posteriora (I, 5, 19)265. En
fait, il s’agit là d’un des lieux communs de « cette  philosophique où se mêlent les
héritages de l’Académie, du Lycée et du Portique »266. Aristote présente cette triade de
manière explicite dans les Topiques267.
La triple sagesse a déjà fait l’objet de belles études qui ont porté tantôt chez
Ambroise268, tantôt chez Augustin 269. Mais, à ma connaissance, sauf une prospective
éclairante de Goulven Madec270, aucune étude comparative des deux Pères n’a été envisagée
sur ce point. Cette intervention consistera à rassembler les données et à montrer que les deux
Pères latins ne font pas un même usage de la sagesse tripartite. Alors que l’évêque de Milan

263
Voir W. THEILER, Porphyrios und Augustin, in Schriften der Königsberger Gelehrten Gesellschaft,
geistwissenschaftliche Klasse, t. X, 1, Halle, Niemeyer, 1933 ; P. HENRY, Plotin et l’Occident, Louvain,
« Spicilegium sacrum lovaniense », 1934 ; P. HADOT, « Platon et Plotin dans trois sermons de saint Ambroise »,
in Revue des études latines, t. 34, 1956, p ; 202-220 ; P. COURCELLE, « Nouveaux aspects du platonisme chez
saint Ambroise », in Revue des études latines, t. 34, 1956, p. 220-239 ; A. SOLIGNAC, « Nouveaux parallèles
entre saint Ambroise et Plotin », in Archives de Philosophie, t. 20, 1956, p. 148-156 ; D. O’MEARA, Porphyry’s
Philosophy from Oracles in Augustine, Paris, Etudes augustiniennes, 1959 ; P. HADOT, « Citations de Porphyre
chez Augustin (à propos d’un livre récent) », in Revue des études augustiniennes, t. 6, 1960, p. 205-244 ; « Le
platonisme dans la conversion d’Augustin. Etat d’une question centenaire », Petites études augustiniennes, Paris,
Institut d’études augustiniennes, 1994, p. 51-69.
264
AMBROISE, Expositio euangelii secundum Lucam, Prol. 1, SC 45, p. 40 ; Augustin, De ciuitate dei, XI, 15 ;
BA 35, p. 108-111.
265
CICÉRON, Academica posteriora I, 5, 19, éd. O. Plasberg, p. 8.
266
H. SAVON, Saint Ambroise devant l’exégèse de Philon le Juif, T. I, Paris, Etudes Augustiniennes, 1977, p. 66.
267
« Il existe, à prendre les choses sommairement, trois sortes de prémisses et de problèmes. Parmi les prémisses
(), certains sont éthiques (), d’autres physiques (), d’autres enfin sont logiques
(). » (ARISTOTE, Topiques I, 14, 105b, trad. fr. par J. Brunschwig, Paris, coll. « Les Belles Lettres »,
1967, p. 20-21).
268
Voir G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, Paris, Etudes augustiniennes, 1974, p. 193-199 ; H.
SAVON, op. cit., p. 63-81 ; S. SAGOT, « La triple sagesse dans le De Isaac uel anima. Essai sur les procédés de
composition de saint Ambroise », in Ambroise de Milan. XVIe Centenaire de son élection épiscopale, Paris,
Etudes augustiniennes, 1974, p. 67-114.
269
M. CUTINO, « Filosofia tripartita e trinita cristiana nei Dialogi di Agostino », Revue des études
augustiniennes, 44/1 (1998), p. 77-100 ; I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique
augustinienne, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 2004, p. 333-413 ; 420-443.
270
G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, p. 198-199.

40
se situe dans la continuité des Pères apologistes, l’évêque d’Hippone propose une innovation
doctrinale sur le rapport entre platonisme et christianisme.

I. D’ORIGENE A AMBROISE
Comme le montre Goulven Madec dans sa thèse sur Saint Ambroise et la philosophie,
l’évêque de Milan a utilisé de nombreuses fois la triple sagesse, avec quelques variantes 271.
On trouve à la fois chez lui la triade doctrina moralis, naturalis, mystica272 et la triade
platonicienne issue de la Grèce classique : naturalis, moralis, rationalis273. Et, à la jonction de
ces deux formes triadiques, on découvre également une forme quadripartite unissant les
doctrines rationnelle, morale, naturelle et mystique274. Ces variations portent la marque
indéniable des esquisses de systématique scripturaire d’Origène, et cela pour trois raisons au
moins. Premièrement, parce qu’Origène répartit la science en « trois disciplines générales »,
auxquelles il ajoute une quatrième discipline. Deuxièmement, parce que ces disciplines sont
rapportées par Origène aux différents livres sapientiaux attribués à Salomon, ce que fait
également Ambroise. Troisièmement, parce que, à travers ce rapprochement, Ambroise
comme Origène affirment tout deux que les Grecs ont emprunté la triple Sagesse à l’Ecriture,
en omettant de mentionner leur source.

La répartition 3 + 1
Dans le Prologue de son Commentaire du Cantique des Cantiques, Origène propose
cette répartition de la science :
« Il y a trois disciplines générales par lesquelles on parvient à la science des choses. Les
Grecs les ont appelées éthique, physique, époptique (ethicam, physicam, epopticem) ;
nous pouvons les dire, nous, morale, naturelle, inspective (moralem, naturalem,
inspectiuam). Parmi les Grecs, quelques-uns ont en outre mis au quatrième rang la
logique (logicen), que nous pouvons dire, nous, la discipline rationnelle
(rationalem). »275
Grâce à Rufin qui ajoute la traduction latine des disciplines philosophiques grecques, on
a donc la séquence : morale, naturelle, inspective et rationnelle. Origène précise aussitôt que
cette quatrième discipline, la logique ou la rationnelle, doit être « intégrée » aux trois autres,
et non séparée, parce qu’elle concerne « les définitions des paroles et des mots » ainsi que leur
adéquation au réel et leur classification276. Or, puisque la tradition platonicienne a pensé la
logique comme une discipline séparée de l’éthique et de la physique, il faut donc considérer la
définition que donne Origène des trois sagesses pour déceler où se situe la spécificité de cette
triade reprise par Ambroise. D’abord, on constate que la discipline morale désigne la manière
de vivre et d’acquérir des vertus, ce qui se retrouve chez tous les auteurs grecs qui abordent la
question du bien. Par contre, la discipline naturelle considère les choses de la nature tandis

271
G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, p. 193-195.
272
AMBROISE, De Isaac et anima, 4, 23-30, CSEL 32, 1, p. 657-661 (4x) ; Explanatio psalmi 36, 1-2, CSEL 64,
p. 70-71 (4x) ; Expositio psalmi 118, 1, 3, CSEL 62, p. 6 (1x) ; Expositio psalmi 118, 2, 32, CSEL 62, p. 39 (1 x
sous forme grecque : ).
273
AMBROISE, Expositio euangelii secundum Lucam, Prol. 1-5, CSEL 32, 4, p. 3-6 (6x).
274
AMBROISE, De Isaac, 4, 22, CSEL 32, 1, p. 656-657 (1x).
275
ORIGÈNE, In canticum canticorum, Prol. 3, 1, SC 375, p. 128-129.
276
Prol. 3, 2, SC 375, p. 130-131.

41
que la discipline inspective désigne la contemplation des réalités divines par dépassement des
choses visibles. Autrement dit, la physique grecque, qui n’hésite pas à remonter de la nature
aux premiers principes, est scindée par Origène en deux domaines bien distincts. Pourquoi en
est-il ainsi ? Comme l’a développé Henri de Lubac, Origène est avant tout conduit par une
logique d’interprétation des Ecritures, où apparaît la séquence histoire-morale-allégorie,
fondée sur le triple schème anthropologique corps-âme-esprit (1 Th 5, 23)277. Tandis que
l’ordre du sens moral et du sens mystique peuvent permuter, ou même coïncider, la
« physique » doit toujours être exclue du sens époptique ou mystique 278. Le sens littéral et le
sens spirituel sont clairement séparés. En va-t-il de même chez Ambroise ?
Lorsque l’on considère le contenu de chaque discipline chez Ambroise, on constate
qu’il leur fait subir une « métamorphose »279 non seulement vis-à-vis de la philosophie
grecque mais également par rapport à Origène, ce qui confirmerait qu’il a également utilisé
d’autres sources : Philon, Hyppolite et Plotin280.
Dans le De Isaac vel anima, Ambroise propose une interprétation allégorique des puits
creusé par les patriarches. Ces puits, représentant la science contenue dans les Ecritures que
l’on extrait par le « laborieux forage de l’exégèse »281, sont rapprochés des quatre disciplines
d’Origène282.
« En partant du puit de Vision, Isaac commença à ouvrir des puits et dans un ordre fort
bon, afin que l’eau de ce puits lave et soigne d’abord la partie raisonnable (rationabile)
et l’œil de l’âme, pour en rendre la vue plus claire. Il creusa encore d’autres puits (…) Il
creusa pourtant un puits qu’avait déjà creusé son père Abraham, au sujet duquel
entrèrent en querelle les bergers de Gérar, c’est-à-dire de la Muraille – car là où est la
muraille, là est la division entre ceux qui se combattent, et là l’injustice -, c’est pourquoi
il l’appela Injustice. Il creusa aussi un autre puits, et, une dispute s’étant levée, il
l’appela Inimitiés. En ces deux puits ensemble semble luire la science morale (doctrina
moralis), parce que, une fois supprimé l’obstacle de la muraille, les inimitiés de la chair
de l’homme ont été détruites et les deux sont devenus un, en figure par Isaac, en réalité
par le Christ et c’est à bon droit qu’ensuite une eau pure a été trouvée dans le puits,
comme une science morale à puiser. Quand au puits d’Elargissement, que signifie-t-il
d’autre que la connaissance des choses naturelles (de naturalibus disciplinam) ? La
raison pour laquelle il est dit Elargissement c’est que sans lutte, sans querelle, désormais
paisible et en sécurité est celui qui s’est élevé au-dessus des choses de ce monde et des
réalités sensibles (…) Le dernier puits est celui du Serment où Dieu lui est apparut et lui
dit : ‘Ne crains pas, car je suis avec toi » et il le bénit. Cette science, elle, est mystique
(doctrina mystica). »283

277
H. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Première partie, Paris, Aubier, 1959, p. 198.
278
Ibid., p. 205.
279
Cf. H. SAVON, op. cit., p. 68.
280
Cf. P. HADOT, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 5ième section, Annuaire 1965-66, t. 73, Paris, 1965, p. 150,
cité in S. SAGOT, art. cit., p. 68.
281
G. NAUROY, « L’Ecriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », dans J. FONTAINE et C. PIETRI (dir.), Le
Monde latin antique et la Bible, Paris, Beauchesne, 1985, p. 371-408, ici, p. 384.
282
Puisque le Commentaire sur la Genèse d’Origène est perdu, on ne peut vérifier s’il n’y faisait déjà pas
référence à la philosophie tripartite. Cf. S. SAGOT, art. cit., p. 80.
283
AMBROISE, De Isaac uel anima, 4, 22, CSEL 32, 1, p. 656 ; trad. fr. par S. Sagot, art. cit., p. 70-73
(modification : nous gardons « naturelle » pour traduire naturalis, ou naturalibus, à la place de « physique » que
nous réservons pour traduire physica).

42
La doctrina rationalis, symbolisée par le puits de « Vision » (visio), ne correspond pas à
la pure logique héritière des  d’Aristote. Elle caractérise la purification
préliminaire de « l’œil de l’âme » qui doit permettre d’accéder aux enseignements moraux,
naturels et mystiques.
La doctrina moralis surdétermine l’éthique traditionnelle comme exercice des vertus.
Symbolisée par les deux puits d’« Injustice » (Iniustitia) et d’« Inimitié » (Inimicitiae), elle est
interprétée comme la suppression des discordes intérieures de l’homme chair-esprit grâce à la
correction des mœurs.
La doctrina naturalis, symbolisée par le puits d’« Elargissement » (Latitudo), est
présentée en opérant un renversement de perspective par rapport à Origène. Il s’agit de l’état
du sage qui se trouve au large, en paix, parce qu’il s’est élevé jusqu’à Dieu en s’étant détaché
des choses du monde. De là, cette discipline n’est plus l’observation attentive de la nature
mais son dépassement dans un « mouvement ascensionnel » : « la ‘physique’ des philosophes
a fait place à la ‘conversion’ du chrétien »284.
Quant à la doctrina mystica, symbolisée par le puit du « Serment » (Iuramentum), elle
est basée sur la parole de Dieu à Abraham : « Ne crains point ; je suis avec toi » (Gn 26,
24)285, signifiant par là l’union de l’âme avec Dieu.
La même tripartition origénienne se retrouve dans l’Exposé du Psaume 118 qui débute
par un « avertissement méthodologique »286 : « Prima igitur sunt moralia, secunda
mystica »287. Il faut pratiquer l’ascèse et la correction des moeurs pour pouvoir s’engager dans
l’étude et l’approfondissement de la connaissance288. A ces deux sagesses articulées l’une à
l’autre, la morale et la mystique, Ambroise ajoute une troisième sagesse, la sagesse naturelle.
Mais à l’encontre des deux autres, l’objet de cette dernière n’est pas clairement spécifié. Elle
est seulement l’organe témoin de la division exégétique d’Origène, laquelle n’est guère
exploitée comme pratique herméneutique par l’évêque de Milan289 sauf occasionnellement et
de façon théorique.290
Dans l’Exposé de l’Evangile selon S. Luc291, on change de registre lexical puisque c’est
la triple sagesse des Grecs qui est mentionnée par Ambroise, avec une référence au De Isaac à
travers la mention des « puits » réduits à « trois » pour la circonstance :
« Il y a trois choses que les philosophes de ce monde ont jugé particulièrement
éminentes : je veux dire que la sagesse est de trois sortes : ou naturelle, ou morale, ou
rationnelle (triplicem scilicet esse sapientiam, quod aut naturalis sit aut moralis aut
rationalis). Toutes trois, nous avons déjà pu les découvrir dans l’Ancien Testament.
Quel sens, en effet, peuvent avoir les trois puits, celui de la Vision (Gn 16, 14), celui de

284
H. SAVON, op. cit., p. 69.
285
« noli timere ; tecum enim sum » (De Isaac, 4, 22, CSEL 32, 1, p. 657).
286
H. SAVON, op. cit., p. 65.
287
AMBROISE, Expositio psalmi CXVIII, 1, 2, CSEL 62, p. 5.
288
Ambroise présente l’ « effort herméneutique » comme un « athlétisme spirituel ». Voir G. NAUROY,
« L’Ecriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », p. 386-387.
289
G. NAUROY, « L’Ecriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », p. 393-396.
290
Par exemple, la triade in historia-in typo-in mysterio utilisée dans l’Apologie de David (2, 10, 50, CSEL 32, 2,
p. 393-394) n’est pas à confondre avce la trilogie origénienne littera-mysteria-moralia. Voir G. NAUROY,
« L’Ecriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », p. 397.
291
Datation : 377-378. Voir W. WILBRAND, Zur Chronologie einiger Schriften Historisches Jahrbuch, XL, 1921,
p. 9-11.

43
l’Abondance (Gn 26, 33), et celui du Serment (Gn 21, 32), sinon que ce triple don exista
chez les patriarches ? »292
Inversant l’ordre de présentation, Ambroise développe d’abord la sapientia rationalis
qui, comme dans le De Isaac, est rapportée au puit de la « Vision »293. Mais, cette sagesse
trouve ici une place dans la trilogie alors que là, elle en était une phase préparatoire. La
sapientia moralis est rapportée à un nouveau puit, celui de l’ « Abondance »294, et est
davantage exposée comme largesse faite à autrui, ce que ne faisait pas le De Isaac. La
sapientia naturalis est symbolisée par le puit du « Serment »295. Mais, son interprétation
diverge du De Isaac, en ce sens qu’on y retrouve ce qui caractérisait la doctrina mystica,
l’accession à la divinité. Ces modifications substantielles justifient, tout au moins pour
Ambroise, la précaution oratoire de Hervé Savon citant le Père de Lubac qui parle des
« formules éclectiques ou changeantes d’Ambroise, de Jérôme et d’Augustin »296.

Parallèles entre la triple sagesse et l’Ecriture


Dans chaque texte où apparaît la triple sagesse, les mêmes livres de Salomon sont
utilisés pour démontrer qu’elle est avant tout d’origine scripturaire. Dans le De Isaac et dans
l’Exposé du Psaume 118, le parallèle avec Origène est facile. A l’instar du Commentaire du
Cantique des cantiques d’Origène297, Ambroise rattache la sagesse morale aux Proverbes, la
naturelle à l’Ecclésiaste et la mystique au Cantique298.
« Tu trouves cette distinction chez Salomon, car ses Proverbes sont moraux (moralia) ;
l’Ecclésiastique est naturel (naturalis), où en quelque sorte, il méprise les vanités de ce
monde ; son Cantique des cantiques est mystique (mystica). »299
Dans l’Exposé de l’Evangile selon S. Luc, les choses sont un peu plus complexes.
Ambroise rapporte la rationnelle et l’éthique aux Proverbes, la naturelle à l’Ecclésiaste, tandis
que la morale et la rationnelle sont rapportées au Cantique300.
« Et les trois livres de Salomon, les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des
cantiques, ne nous montrent-ils pas que Salomon le saint était versé dans cette triple
sagesse (trinae… sapientiae) ? Il a écrit sur la rationnelle et l’éthique dans les
Proverbes ; sur la naturelle dans l’Ecclésiaste, car ‘vanité de vanités, et tout est vanité’
(Eccl 1, 2) dans ce qui est au monde, car ‘la création est asservie à la vanité’ (Rm 8, 8) ;
quand à la morale et à la rationnelle, elles sont au Cantique des cantiques : car lorsque

292
AMBROISE, Expositio euangelii secundum Lucam, Prol. 1, SC 45, p. 40.
293
« La rationnelle, c’est le puit de la Vision : car le raisonnement aiguise le regard de l’intelligence et purifie la
vue de l’âme » (Prol. 2, SC 45, p. 40).
294
« Le puits de l’Abondance, c’est l’éthique : car c’est d’après la retraite des Allophyles, image et figure des
vices de la chair, qu’Isaac rencontre l’eau vive de l’âme ; les bonnes mœurs sont une source pure et la bonté
envers les hommes fait des largesses à autrui en se mettant à l’étroit » (Prol. 2, SC 45, p. 40).
295
« Le troisième puits, celui du Serment, c’est la Sagesse naturelle : elle comprend ce qui est au-dessus de la
nature ou dans la nature ; car affirmer et jurer en prenant Dieu à témoin, c’est atteindre au divin même, en
invoquant le Maître de la nature comme témoin de la bonne foi » (Prol. 2, SC 45, p. 40-41)
296
H. DE LUBAC, op. cit., p. 205, n. 6, cité in H. SAVON, op. cit., p. 63.
297
ORIGÈNE, In canticum canticorum, Prol. 3, 5-7, SC 375, p. 132-133.
298
AMBROISE, Expositio psalmi CXVIII, 1, 3, CSEL 62, p. 6.
299
AMBROISE, De Isaac uel anima, 4, 23, CSEL 32, 1, p. 657 ; trad. fr. par S. Sagot, art. cit., p. 72-73.
300
AMBROISE, Expositio euangelii secundum Lucam, Prol. 2, SC 45, p. 41.

44
l’amour du Verbe céleste se répand dans notre cœur et que l’âme sainte entre pour ainsi
dire en société avec le spirituel, d’admirables mystères se dévoilent. »301
La double affectation des disciplines rationnelle et morale invite à penser que ces
dernières se complètent de manière à réduire la triade à deux termes : moralis et mysticus qui
sont associés dans le vocabulaire exégétique d’Ambroise, sous l’influence de Philon302. Aux
dires de l’évêque de Milan, ce sont les « deux yeux de l’Eglise »303 car, pour atteindre l’union
au Christ, la vie et la connaissance ne peuvent être séparées. Telle est la « grille binaire qui
sert de fondement à l’exégèse d’Ambroise »304.
Plutôt qu’un procédé exégétique spécifique, les trois sagesses sont « un cadre de
répartition des Livres sacrés à l’intérieur de la Sagesse », où à l’intérieur d’un même livre
sapientiel, voire aussi dans d’autres écrits305. C’est le cas lorsque le Milanais poursuit cette
division au-delà de l’Ancien Testament à travers les Evangiles. Dans l’Exposé de l’Evangile
selon S. Luc, Ambroise associe chaque Evangile à une discipline de la sagesse 306, tandis que
dans le De Isaac, il se centre sur la vie du Christ, y condensant toute la sagesse :
« Considère chaque détail. Pour la morale, il est la fleur, le lis parmi les épines, ainsi
qu’il le dit lui-même : ‘Je suis la fleur des champs et le lis des vallées’ (Ct 2, 1) ». Pour
la morale donc il est la fleur. Pour la naturelle il est le soleil de justice, qui éclaire en
naissant et en ressuscitant, répand l’obscurité en se couchant ; crains qu’il ne se couche
pour toi, car il est écrit : ‘Que le soleil ne se couche pas sur votre colère’ (Ep 4, 26) ».
Pour la mystique il est amour, car la plénitude de la loi, c’est le Christ. C’est pourquoi
l’Eglise qui aime le Christ a été blessée d’amour. »307
Cet unique texte ambrosien où les trois sagesses sont rapportées au Christ est peut-être
le plus proche d’Augustin. En effet, à l’instar d’Ambroise qui a hérité d’Origène une
spiritualité christocentrique308, Augustin présentera le Christ comme la Sagesse en personne.
Enfin, une dernière œuvre est à mentionner : L’interprétation du psaume 36. Dans cette
œuvre sans doute plus tardive309, on observe chez Ambroise une « tendance à l’objectivité »
qui s’exprime surtout dans les naturalia et les mystica, mais aussi dans les moralia310. Si la
doctrine naturelle invite toujours à lever le regard vers les réalités d’en haut, il n’en demeure
pas moins que, par rapprochement avec la Genèse, elle considère davantage la création du
ciel, de la terre, de la mer, et la constitution du monde, pour eux-mêmes311. Pour ce qui est de
la doctrine mystique, par rapprochement avec le Lévitique, Ambroise n’en reste pas aux
embrasements de l’âme avec le Verbe mais développe l’accomplissement historique du

301
Ibid.
302
Cf. H. SAVON, op. cit., p. 61.
303
« Duos oculos habens ecclesia, moralem et mysticum, fidei oculo plus uidet Christum ; mysticus oculus
acutior est, moralis dulcior » (Expositio psalmi CXVIII, 11, 7, CSEL 62, p. 237).
304
G. NAUROY, « L’Ecriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », p. 393.
305
G. NAUROY, « L’Ecriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », p. 394, n. 83.
306
Saint Jean (sapientia naturalis), Saint Matthieu (sapientia moralis), Saint Marc (sapientia rationabilis), Saint
Luc (naturalia, moralia, rationabilia). Cf. Expositio euangelii secundum Lucam, Prol. 3-4, SC 45, p. 41-42.
307
AMBROISE, De Isaac uel anima, 4, 30, CSEL 32, 1, p. 660-661 ; trad. fr. par S. Sagot, art. cit., p. 78-79.
308
G. MADEC, « La centralité du Christ dans la spiritualité de Saint Ambroise », Lectures augustiniennes, Paris,
Institut d’études augustiniennes, 2001, p. 27-41, surtout, p. 35-36.
309
L’Explanatio psalmi XXXVI a sans doute été prêchée pendant le carême 395. Voir DUDDEN, The Life and
Times of Ambroise, Oxford, 1935, p. 689-690.
310
H. SAVON, Saint Ambroise devant l’exégèse de Philon le Juif, p. 78.
311
« Naturalis in Genesi, in qua exprimitur quomodo facta sunt caelum maria terrae et quemadmodum mundus
iste sit constitutus » (Explanatio psalmos, 36, 1, CSEL 64, p. 70).

45
Christ, dans sa passion et dans sa résurrection, qui se prolonge dans l’économie des
sacrements312. La doctrine morale, rapprochée du Deutéronome, se situe dans la ligne de ce
qui précède avec une perspective médicinale du Christ qui guérit les erreurs, rénove les
mœurs et transforme les sentiments313. Comme nous pourrons le constater, cette triple
démarche, plus ancrée dans la création et dans l’histoire, est plus proche de la perspective
d’Augustin.

Les voleurs de la philosophie barbare


A travers cet ensemble de références à la triple sagesse grecque au sein des Ecritures,
l’évêque de Milan poursuit un objectif précis. Il s’agit de démontrer que la triple sagesse est
un patrimoine scripturaire qui a été usurpé par la philosophie grecque. En cela, il se situe aussi
dans la ligne d’Origène. En effet, pour l’alexandrin, les « sages des Grecs » (sapientes
Graecorum) ont emprunté cette répartition tripartite aux livres de Salomon en la présentant
comme « leur propre trouvaille » (propria inventa)314. Malgré une attitude plus réservée 315,
Origène emboîte le pas à Clément d’Alexandrie qui accusait les Grecs d’être des « voleurs de
la philosophie barbare »316. Ce type d’allusion aux larcins commis par les philosophes grecs
en empruntant des thèmes à l’Ecriture ou à la philosophie barbare était un « lieu commun »
d’abord dans l’apologétique juive hellénistique et ensuite dans l’apologétique chrétienne 317.
Dans ce registre apologétique, Ambroise innove en se permettant, non sans une certaine
« audace » (audacius), de rapprocher la triple sagesse du mystère trinitaire :
« Ainsi toute la suprématie revendiquée à tort par la prudence du monde est en réalité
l’apanage de la sagesse spirituelle : étant donné surtout – osons nous permettre cette
hardiesse – que notre foi même, que le mystère même de la Trinité ne peut subsister
sans cette triple sagesse (triplici sapientia). Il nous faut croire, avec la naturelle, au Père
qui nous a engendré un Rédempteur, avec la morale que le Fils a, en tant qu’homme,
obéi à son Père jusqu’à la mort, nous rachetant ainsi, et avec la rationnelle que l’Esprit a
déposé au cœur des hommes l’art d’honorer Dieu et de diriger sa vie. »318
Après avoir osé ce rapprochement, Ambroise se prémunit contre toute mauvaise lecture
en spécifiant bien qu’il n’établit pas par là de « différence de puissance ou d’activité319 » entre
les trois Personnes divines320. Ceci étant dit, le fait de remonter au Dieu trinitaire veut avant

312
« De mysticis locutus est, cum de occultis et sacrae unctionis unguento et de consummatione scripserit
tabernaculi […] » (Explanatio psalmos, 36, 2, CSEL 64, p. 71).
313
« Et de moralibus plura contexuit diversaque uirtutum genera demonstrauit et dedit praecepta uivendi, quibus
ulcera nostrorum sanauit errorum moresque renouauit humanos atque intimos mutauit affectus » (Explanatio
psalmos, 36, 2, CSEL 64, p. 71).
314
Prol. 3, 4, SC 375, p. 130-131.
315
Tout en ne restreignant pas la mise en garde de saint Paul à l’égard la « philosophie » séductrice liée « aux
éléments du monde » (Col 2, 8), Origène constate que, dans les écrits de Celse, il n’y a « aucune séduction du
tout » (ORIGENE, Contre Celse, Préface, 5, éd. et trad. de M. Borret, SC 132, p. 74-75). Cf. G. MADEC, Saint
Ambroise et la philosophie, p. 203-204.
316
CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromates II, 1, 1.
317
Voir M. BORRET, « Les Grecs ‘voleurs de la philosophie barbare », note complémentaire 5 du Commentaire
sur le Cantique des Cantiques, SC 376, p. 755-756.
318
AMBROISE, Expositio euangelii secundum Lucam, Prol. 5, SC 45, p. 42-43.
319
Ibid.
320
Il faut mentionner le contexte religieux de Milan à cette époque : « En face des Ariens, la foi trinitaire était la
marque distinctive des catholiques » (G. TISSOT, note 2, p. 42 in ibid.)

46
tout signifier que la triple sagesse est constitutive de la Révélation et non de la rationalité
grecque.
Pourquoi une telle démonstration ? Dans sa thèse, Goulven Madec a montré que
l’évêque de Milan, en tant que pasteur, se devait de protéger son peuple, à peine instruit,
contre des philosophes, cultivés et habitués à manier la dialectique 321. Ces derniers
colportaient des propos anti-chrétiens qui désarçonnaient les fidèles. Certains d’entre eux
allaient jusqu’à contester l’originalité de l’enseignement du Christ par rapport à celui de
Platon. Sans doute exaspéré par les abus de la dialectique par ces beaux-parleurs, Ambroise
aurait exploité l’antithèse piscatores/philosophi322 : « La vérité simple des pêcheurs exclu les
discours des philosophes »323. Cette antithèse apparaît principalement dans les ouvrages anti-
ariens. On en trouve cependant une trace dans l’Exposé de l’Evangile selon S. Luc. Au livre
V, Ambroise explique que le Christ n’a pas envoyé des « sages » (sapientes) en mission mais
des « pêcheurs » (piscatores) pour qu’on ne s’imagine pas qu’ils aient gagné les gens par leur
savoir-faire dans la discussion324.
Sachant que l’évêque Ambroise était un homme cultivé issu d’un milieu aristocratique et
qu’il lui arrivait de citer de longs extraits des Ennéades de Plotin325, il ne faudrait pas durcir
outre mesure cette opposition. Elle nous donne cependant à entendre que, centrant tout son
œuvre sur la prédication, l’évêque de Milan ne se réfère qu’à une seule source incontestable :
l’Ecriture326. Cela explique pourquoi il ne s’est pas orienté vers une théorie du rapport entre la
philosophie et la doctrine de la foi. Laissant de côté la physique et tournant le dos à la
dialectique, il a préféré christianiser la tripe sagesse en se centrant surtout sur la morale et la
mystique, ce qui était déjà une caractéristique de la démarche philonienne.

II. D’AMBROISE A AUGUSTIN


Redevable à l’évêque de Milan de lui avoir fait découvrir le sens spirituel de
l’Ecriture327, et aussi de lui avoir fait goûté à la pensée platonicienne328, l’attitude d’Augustin
à l’égard de la philosophie se situe à la fois dans la continuité et la discontinuité avec son
initiateur.

321
Cf. G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, p. 214-225. A. Solignac affirme que « Nicolas de Cuse se
fera même l’écho d’une légende selon laquelle Ambroise aurait aimé introduire une invocation nouvelle dans les
litanies liturgiques : ‘A dialecticis Aristotelis, libera nos Domine’ » (Note complémentaire 1 dans Confessions
VIII-XIII, BA 14, p. 530).
322
G. MADEC (Saint Ambroise et la philosophie, p. 218-221) signale la présence de l’antithèse
 chez Epiphane (Panarion, haeres. 76, PG 42, 596) et chez Grégoire de Nazianze (Oratio
23, 12, PG 35, 1164). Chez les latins, l’opposition piscatores-sophista se retrouve chez Tertullien (De anima, 3,
3) et chez Hilaire (De Trinitate, II, 12-13, PL 10, 59-60).
323
AMBROISE, De incarnationis dominicae sacramento, 9, 89, in G. Madec, op. cit., p. 214.
324
AMBROISE, Expositio euangelii secundum Lucam, V, 44, SC 45, p. 199.
325
G. MADEC, op. cit., « Les sermons plotiniens », p. 61-71.
326
Voir G. NAUROY, « L’Ecriture dans la pastorale d’Ambroise de Milan », p. 381-382.
327
AUGUSTIN, Confessions V, 14, 24, BA 13, p. 508-511.
328
Cf. A. MANDOUZE, L’aventure de la Raison et de la Grâce, Paris, Etudes augustiniennes, 1968, p. 478s.

47
Tradition et innovation
1) Une tradition
Pour faire face, comme Ambroise, à des auteurs qui présentaient « le christianisme
comme un succédané ou une contrefaçon abâtardie du christianisme »329, Augustin se devait
également de réagir. C’est ainsi que, selon Pierre Courcelle, Augustin « fit sienne la thèse
commode d’Ambroise selon laquelle Platon a été en relation avec les Prophètes, a lu les
Ecritures, et leur doit tout ce que ses livres contiennent de bon et de vrai »330. Cette thèse doit
cependant être nuancée. En effet, dans le De ciuitate dei, Augustin revient sur certaines
conjectures chronologiques du De doctrina christiana331 concernant des relations possibles
entre Jérémie et Platon, étant donné que les deux hommes ne pouvaient être contemporains 332.
Pour André Mandouze, cette correction ne remet pas en question la « thèse fondamentale
(d’Augustin) relativement au platonisme »333. Pourtant, si tel est le cas, il faut chercher
ailleurs que dans l’argumentation chronologique le véritable cheval de bataille d’Augustin.
Mais où le trouver ? Une différence notoire d’attitude entre Ambroise et Augustin vis-à-vis
des philosophes doit nous mettre sur la piste.
2) Une innovation
Alors qu’Ambroise emprunte à Plotin sans mentionner ces sources, et surtout sans
manifester son admiration à leur égard334, Augustin rend publiquement hommage à Platon,
désignant sous ce patronyme toute la philosophie d’obédience platonicienne335. Cette
différence s’explique par ce que chacun entend par philosophia. Pour Ambroise, elle désigne
la « dialectique » (dialectica), c’est-à-dire l’art de persuader et de discuter (disputatio)336, où
se condense la somme de spéculations et d’erreurs des philosophes337, tandis que pour
Augustin à la suite de Cicéron, la philosophia signifie « l’amour de la sagesse » (amor
sapientiae)338. Disqualifiée chez le premier, « la référence à un idéal philosophique » du
second lui donne « un critère objectif pour relativiser toute entreprise philosophique
particulière »339. Voilà pourquoi, comparant toutes recherches en fonction de sa découverte de
la sagesse, Augustin affirme qu’il n’y a qu’une véritable philosophie, la religion chrétienne, et
que toutes les autres philosophies ne sont que des préparations en vue de celle-ci. Selon ce
point de vue, il ne saurait y avoir de dilemme : « Platon ou le Christ ? »340. Dans le De uera
religione, Augustin définit le rôle assigné à Platon dans l’économie du salut341. Ce rôle

329
P. COURCELLE, Les Confessions dans la tradition littéraire. Antécédents et Postérité, Paris, Etudes
augustiniennes, 1963, p. 73.
330
P. COURCELLE, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, de Boccard, 1950, p. 174.
331
AUGUSTIN, De doctrina christiana II, 28, 43, CSEL 80, 108, p. 64 ; BA 11/2, p. 202-203.
332
« Platon n’a donc pu au cours de son voyage, ni voir Jérémie mort depuis si longtemps, ni lire ces Ecritures
non encore traduites en langue grecque où il excellait. A moins peut-être que dans sa passion d’apprendre, il en
ait pris connaissance par des interprètes, comme il fit pour les livres égyptiens ; sans qu’il s’agisse d’une
traduction écrite (…) ; mais il obtint sans doute par ses conversations, d’en connaître autant que possible le
contenu. » (De ciuitate dei VIII, 11, BA 34, p. 268-269). Voir Retractationes II, 3, 4, CSEL 40, 1, p. 371-372.
333
Voir A. MANDOUZE, op. cit., p. 498.
334
G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, p. 11-13.
335
Voir AUGUSTIN, De civitate Dei VIII, 9, BA 34, p. 262-263.
336
Voir G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, p. 92.
337
Voir G. MADEC, « Philosophia », dans Saint Augustin et la philosophie, Paris, Institut d’études
augustiniennes, 1996, p. 15-16.
338
Contra academicos, II, 3, 7, BA 4, p. 70-71.
339
G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, p. 91.
340
A. MANDOUZE, L’aventure de la raison et de la grâce, p. 495.
341
AUGUSTIN, De vera religione III, 3, BA 8, p. 24-29.

48
préparatoire étant bien déterminé, l’évêque d’Hippone ne cachera jamais sa « proximité »
avec les Platoniciens342. Que ce soit dans le livre VII des Confessions où il rapproche les libri
platonicorum du Prologue johannique343 ou tout au long du De ciuitate Dei, Augustin
enseigne le même rapport dialectique entre le platonisme est le christianisme. Ce cadre nous
permet d’aborder l’usage de la triple sagesse chez Augustin.

La philosophie tripartite : pierre d’attente de la religion véritable


Tout au long de son œuvre, Augustin restera fidèle à cette division tripartite de la
philosophie platonicienne344. Son usage apparaît dès ses premiers dialogues
philosophiques345. Dans son ouvrage Contre les Académiciens (386), Augustin reprend la
position de Varron présentée par Cicéron dans les Academica posteriora346. Varron relie la
division philosophique tripartite à la genèse du scepticisme, proposant une « reconstruction
anti-académique » : le doute socratique, lié à la prédominance de la question morale, est
abandonné par Platon qui donne la priorité à la science théorétique, prônant ainsi une
homogénéité entre l’Académie (Academia de Platon) et le Lycée (Peripatos)347.
Dans un cadre moins directement philosophique, la distinction tripartite traditionnelle de
l’Antiquité resurgit dans le De uera religione (390) pour montrer que le Christ n’est pas
seulement un homme exceptionnel par sa sagesse mais qu’il est « la Sagesse de Dieu elle-
même » (ipsa sapientia Dei)348.
« Il s’est montré aux hommes non seulement sous forme visible (…), mais en vrai
homme, car il lui fallait assumer précisément la nature (natura) qu’il devait libérer.
Toute sa vie sur la terre, par l’humanité qu’il a bien voulu assumer, a été un
enseignement moral (disciplina morum). Sa résurrection a bien montré que rien ne périt
dans la nature humaine, puisque Dieu sauve toutes choses. Quant à sa méthode
d’enseignement tantôt direct et tantôt figuré, usant de la parole, du geste et du signe
sacré, adapté à toute âme pour sa formation théorique et pratique, ne réalise-t-elle pas
l’idéal d’une discipline de la raison (rationalis disciplinae). »349
Par cette concentration sur la personne du Christ, la conception grecque traditionnelle
s’en trouve renouvelée. La disciplina naturalis présente le cadre physique de l’homme dans
son rapport à Dieu. Elle reprend donc la doctrine de la création, du péché et de la résurrection.
La disciplina morum présente l’éthique à travers l’exemple du comportement du Christ par
toute sa vie. Quant à la disciplina rationalis, elle ne répond à la logique platonicienne qu’en
référence à la cohérence de l’enseignement du Christ entre ses gestes et ses paroles.

342
De civitate Dei VIII, 5, BA 34, p. 246-247.
343
Confessions VII, 9, 13, BA 14, p. 608-609.
344
Contra academicos, III, 17, 37, BA 4, p. 188-189; De uera religione, XVI, 30-33, BA 8, p. 62-67; Epistula
118, 3, 21, CSEL 34/2, p. 685; Epistula 137, 5, 17, CSEL 44, p. 121-122; De ciuitate Dei, VIII, 4-10, BA 34, p.
240-267 ; X, 15, BA 15, p. 108-111 (vérification par le Corpus Augustinianum Gissense, CD-ROM, Schwabe &
Co. AG Verlag, Bâle).
345
Bien que le rapprochement opéré par M. Cutino soit éclairant (voir M. CUTINO, « Filosofia tripartita e trinita
cristiana nei Dialogi di Agostino », p. 86-92), nous ne retiendrons pas le passage du De ordine, 2, 12, 35 au
même titre que les autres parce que les trois disciplines n’y sont pas mentionnées de manière aussi explicite. Ce
passage concerne principalement un développement des disciplines libérales en lien avec la dialectique.
346
Voir supra.
347
Voir M. CUTINO, « Filosofia tripartita e trinita cristiana nei Dialogi di Agostino », p. 79-81.
348
De vera religione XVI, 30, BA 8, p. 62-63.
349
De vera religione XVI, 33, BA 8, p. 66-67.

49
Dans sa belle étude sur « l’herméneutique augustinienne »350, Isabelle Bochet montre
comment, par rapprochement avec le traitement médical (ars medicinae) de la Providence
divine, thème central du De uera religione, cette tripartition philosophique se déploie dans la
guérison des trois concupiscences : uoluptas, superbia, curiositas351. Pourquoi un tel
déploiement ? Dans l’Antiquité, c’est un lieu commun de considérer la philosophie comme
une « médecine de l’âme »352. Dans ce contexte, Augustin n’a pas hésité à montrer que le
christinaisme est la philosophie accomplie puisque lui seul réussit à apporter la guérison de
l’âme, le salut, là où les platoniciens, pourtant les meilleurs de tous les philosophes, échouent.
L’ensemble de la démonstration a donc une visée apologétique qui se communique à travers
un travail d’intelligence de la foi centré sur le Christ353.
Par rapport à la figure tripartite du Christ chez Ambroise, on est passé du langage
allégorique du De Isaac (fleur, soleil de justice, amour) au langage doctrinal354. Comme traits
ambrosiens, subsiste seulement la référence à la naissance et à la résurrection du Christ. Quant
à la perspective médicinale qui apparaît dans l’Explanatio psalmi XXXVI (395), on peut se
demander qui, d’Ambroise ou d’Augustin, a influencé l’autre, étant donné l’antériorité du De
uera religione (390).
L’analyse de ce premier traité apologétique d’Augustin montre qu’il a été savamment
construit. Ayant recensé un ensemble de « convergences thématiques »355 entre les Institutions
divines356 de Lactance et le De uera religione, Isabelle Bochet en conclut que, bien avant le
De ciuitate Dei dans lequel il s’y réfère explicitement357, Augustin aurait pris connaissance de
l’œuvre de Lactance et s’en serait servi pour structurer son œuvre. Dès lors, en venant
renouveler la réflexion des apologistes, le De uera religione peut se lire comme une phase
préparatoire du « grand ouvrage » (magnum opus) apologétique de l’évêque d’Hippone358.
Avant d’en venir au De ciuitate Dei, il convient d’abord d’envisager les Lettres 118 et
137, qui datent des années 410-412359. Différents par leur âge et leur provenance – Dioscore
est un jeune Grec tandis que Volusianus est un Romain d’âge mûr –, les destinataires des
deux lettres se ressemblent sur trois points : ils sont tous deux des gens cultivés, connaissant à
la fois Rome et Carthage, et appartenant au milieu de la magistrature impériale 360. A l’un
comme à l’autre de ces hommes baignés de philosophie, Augustin répond en se servant de la
sagesse tripartite pur les amener à devenir chrétiens.

350
I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, p. 346-359.
351
Sur le rapprochement de cette triade avec les (néo-)platoniciens, voir O. DU ROY, L’intelligence de la foi en la
Trinité selon saint Augustin, Paris, Etudes augustiniennes, 1966, p. 343-345.
352
« Est perfecto animi medicina, philosophia » (CICÉRON, Tusculanes, III, 3, 6, CUF, p. 5).
353
« En effet, le Christ mène à son accomplissement la physique par la résurrection, qui promet à l’homme la
pleine santé. Il parfait l’éthique par le précepte de la charité et par le don de l’esprit qui rend l’homme vraiment
libre. Il réalise enfin l’idéal de la logique par le mode de son enseignement, qui est apte à mener tout homme à la
connaissance de la vérité » (I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, p. 366).
354
Voir AMBROISE, De Isaac uel anima, 4, 30, CSEL 32, 1, p. 660-661 (voir supra).
355
Philosophie et religion indissociables, utlisation de la division tripartite de la philosophie, mise en cause des
erreurs païennes, vraie religion pour ouvrir la voie du bonheur, dénonciation d’une contradiction chez Socrate
entre théorie et pratique, référence polémique à Cicéron, rapprochement entre le Christ et la Sagsse (I. BOCHET,
« Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, p. 371-383).
356
LACTANCE, Diuinae institutiones, CSEL 19, I-III, SC 326, IV-VI, SC 377.
357
AUGUSTIN, De ciuitate Dei, XVIII, 23, BA 36, p ; 558-559.
358
Voir G. Madec, « Le De ciuitate Dei comme De uera religione », Petites études augustiniennes, Paris, Institut
d’études augustiniennes, 1994, p. 189-213 ; I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique
augustinienne, p. 383-385.
359
Ep. 118 : vers 410 ; Ep. 137 : 412. Voir S. LANCEL, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 199, 448.
360
Voir ibid., p. 125, 199, 443.

50
A Dioscore qui lui demande des explications concernant le De natura deorum de
Cicéron, Augustin cherche d’abord à faire découvrir la véritable motivation de sa demande.
Comme cette lettre pédagogique est en fait un « préalable à une catéchèse éventuelle »361,
Augustin s’appuie sur les auteurs païens et non sur l’Ecriture. Reprenant le thème du De uera
religione, l’accomplissement de la philosophie par le christianisme, Augustin innove en
faisant place à une histoire de la philosophie selon le « modèle cicéronien »362. A l’instar de
Varron et de Cicéron, les deux protagonistes des Academica posteriora, Augustin décrit
l’histoire de la philosophie comme un progrès vers un point culminant, impliquant le
dépassement des pensées qui le précèdent. Varron voit en Platon le philosophe parfait qui, par
sa philosophie tripartite (morale-physique-dialectique) a dépassé Socrate et les physiciens.
Cicéron perçoit dans le scepticisme prôné par Carnéade, le fondateur de la Nouvelle
Académie, un nouveau progrès par rapport à l’Ancienne Académie. Montrant la continuité de
doctrine entre platoniciens et académiciens, Augustin lit l’accomplissement de la philosophie
dans le Christ qui dépasse à la fois Platon et ses prédécesseurs, non pas tant par un
renouvellement de la doctrine que parce qu’il est la voie de l’humilité.
Passant en revue les doctrines philosophiques des épicuriens, des stoïciens et des
platoniciens, Augustin les rapproche respectivement des trois parties de l’anthropologie
scripturaire : corps, âme, esprit (1 Th 5, 23)363. Alors que les épicuriens cherchent leur
bonheur dans les plaisirs du corps et les stoïciens, éblouis par la beauté des vertus,
l’envisagent dans l’âme, les platoniciens le trouvent dans l’esprit humain ouvert à une lumière
qui le dépasse. Cependant, sans l’appui d’une « autorité », laquelle demande de reconnaître le
Christ comme Maître et Seigneur, ils sont incapables de persuader les premiers d’abandonner
leur erreur. Ils préfèrent abandonner cette tentative par peur des railleries dont ils seraient
l’objet.
« Les platoniciens voyaient donc tout à la fois que, s’ils cherchaient à insinuer à ceux-ci
quelque chose de divin, d’immuable, que les sens du corps ne peuvent atteindre, mais
seulement « intelliger » l’esprit, […] leur voix ne serait pas entendue, et que la victoire
resterait aux épicuriens ou aux stoïciens bien plus facilement qu’à eux-mêmes ; et
qu’ainsi la véritable et salutaire doctrine, avilie par les railleries des populations
ignorantes, tomberait dans le mépris, ce qui serait le plus grand malheur qui pût arriver
au genre humain. Voilà pour la morale (moralibus). Quant aux questions concernant la
nature (naturalibus), si les platoniciens avaient dit que la sagesse incorporelle a été le
principe et la cause efficiente de toutes choses, tandis que les autres qui ne voyaient rien
que corps et matières auraient enseigné pour causes premières les atomes, les autres les
quatre éléments […], la multitude ignorante qui ne conçoit rien que de corporel n’aurait
jamais reconnu une puissance spirituelle comme créatrice des choses, et se serait plutôt
rangée du côté des épicuriens. Resterait la partie des questions rationnelles
(quaestionum rationalium). Vous savez, en effet, que les moyens par lesquels on
acquiert la sagesse, ont triat aux mœurs (moribus), à la nature (natura) et aux questions
rationnelles (ratione quaestionem). Or, comme les épicuriens disaient que les sens ne se
trompent jamais, que les stoïciens accordent que les sens se trompent quelquefois, et
que ces deux écoles plaçaient dans les sens la règle nécessaire pour comprendre la

361
Ibid., p. 386.
362
Voir ibid., p. 401-406.
363
La triade corpus-anima-spiritus, déjà présente chez Origène (voir supra), se retrouve 121 fois dans le corpus
augustinien (vérification par CAG).

51
vérité, qui aurait, je vous le demande, écouté les platoniciens contre tant de
contradicteurs ? »364
Cette situation historique explique pourquoi les académiciens continuent à professer
publiquement le doute, le scepticisme, tout en réservant un enseignement secret à leurs initiés.
Cela étant dit, Augustin peut attirer l’attention de Dioscore sur le fait que Cicéron prouve que
« Platon établissait la fin du souverain bien de l’homme, le principe des choses et la certitude
de raisonnement, non dans la sagesse humaine, mais dans la sagesse divine 365. Voilà pourquoi
il suffirait de « changer peu de chose » (paucis mutatis)366 à leur doctrine pour que les
platoniciens deviennent chrétiens. Il leur suffit surtout de se placer humblement sous l’autorité
du Christ, de telle manière que leur vérité cachée soit publiquement annoncée. Telle est la
voie dans laquelle Augustin souhaite voir s’engager le jeune destinataire de sa lettre.
La pédagogie de la lettre à Volusianus est assez différente. Contrairement à la lettre à
Dioscore, cette lettre est émaillée de références scripturaires jalonnant un enseignement solide
sur l’incarnation, la mort et la résurrection du Christ, ainsi que sur l’Eglise. Il s’agit donc
d’une catéchèse préparatoire destinée à éclairer les gens aisés et instruits de Carthage qui se
rassemblent régulièrement dans un « cercle » philosophique, à l’instigation de Volusianus.
Pourtant, ce dernier avoue à l’évêque d’Hippone que les doctrines des différents philosophes,
qu’ils soient de l’Académie, du Lycée, du Portique ou du Jardin, n’ont pu le convaincre 367.
Aussi fait-il part à Augustin de son hésitation à se tourner vers la sagesse chrétienne. Dans
cette hésitation, l’incarnation reste la pierre d’achoppement. D’où cette question à Augustin :
« Commet se fait-il que le souverain maître du monde ait été enfermé dans le corps d’une
vierge ? »368 Partant de la difficulté dans laquelle se trouve l’âme raisonnable de dépasser les
sens du corps, Augustin conduit Volusianus à porter son attention sur le Verbe de Dieu,
« cette sagesse éternelle présente et cachée » que rien ne renferme et qui s’unit à l’homme de
manière tout à fait unique dans le Christ369. Par sa venue dans la chair et son enseignement,
« Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et les hommes » est venu non seulement confirmer les
dires des prophètes, mais également « ce qu’ont écrit de bon et de vrai les philosophes, les
poètes mêmes et les autres auteurs »370.
« Quelles discussions, quelles doctrines des philosophes, quelles lois d’une manière
quelconque, peuvent être comparées à ces préceptes, dont le Christ a dit qu’ils
renferment toute la loi et les prophètes : « Aime le Seigneur ton Dieu de tout cœur, de
toute ton âme et de tout esprit, et aime ton prochain comme toi-même » (Mt 17, 37). Là
est enfermée la physique (), puisque toutes les causes des choses naturelles sont
en Dieu qui les a créées. Là est l’éthique (), puisque la vie bonne et honnête
consiste à aimer ce qui doit l’être, et à l’aimer selon l’ordre, c’est-à-dire Dieu et les

364
Augustin, Epistula CXVIII, 3, 17-19, CSEL 34/2, p. 682-683, trad. Vivès modifiée, t. 5, p. 53-54.
Remarquons que, dans sa description des trois parties de la philosophie, Augustin s’aligne advantage sur Aristote
que sur Platon. Chez ce dernier, l’ontologie fait partie de la dialectique (voir Sophiste) et la cosmologie de la
physique (voir Timée), tandis que chez le Stagirite, la logique est séparée de la physique et de la métaphysique,
lesquelles sont associées comme sciences de la nature (voir Physique et Métaphysique). Voir E. DE STRYCKER,
Prècis d’histoire de la philosophie ancienne, Louvain, Peters, 1978.
365
Epistula CXVIII, 3, 20, CSEL 34/2, p. 684.
366
Voir G. Madec, « Nobis propinquiores. La vérité du platonisme », dans Saint Augustin et la philosophie, p.
114-120.
367
S. LANCEL, Saint Augustin, p. 44.
368
Voir AUGUSTIN, Epistula CXXXVII, 1, 2, CSEL 44, p. 98.
369
Epistula CXXXVII, 3, 12, CSEL 44, p. 111.
370
Ibid.

52
hommes. Là est la logique (), puisque Dieu est la vérité et la lumière de l’âme
raisonnable »371.
Ce texte est le seul où Augustin mentionne les trois parties de la philosophie grecque
sans les traduire en latin. Son rapprochement abrupt avec le double commandement de
l’amour en fait une sorte de condensé de la convergence entre philosophie et religion. En
accomplissant la Loi et les Prophètes, dans le précepte de l’amour, le Christ mène aussi toute
la philosophie, représentée ici par sa tripartition  à son terme ().

L’échange de correspondance entre Volusianus et Augustin s’élargit à Marcellinus, qui


fait lui aussi partie du même cercle philosophique 372. C’est à ce chrétien, ami de Volusianus,
que l’évêque d’Hippone dédie le De ciuitate Dei, en espérant qu’il puisse exercer son
influence sur ce « cénacle carthaginois »373.

La triade philosophique de la Trinité


Par rapport aux écrits apologétiques antérieurs, la grande nouveauté du De ciuitate Dei
réside dans la place prépondérante accordée à l’Ecriture374. Composée en deux temps, une
réfutation des opinions contraires à la foi chrétienne (I-X) et un exposé de la doctrine
chrétienne (XI-XXII), le grad ouvrage se présente comme « une propédeutique à la lecture de
l’Ecriture »375. Dans la phase ascendante, sont disqualifiées les différentes philosophies au
profit d’une seule, la phlosophie platonicienne (VIII), laquelle ne trouve son accomplissement
que dans le Christ, « l’unique Médiateur » entre Dieu et les hommes (IX). Le but de la
philosophie ne s’atteint donc que dans le « culte » à rendre à Dieu, c’est-à-dire la « vraie
religion » (X). Suit alors, dans une phase descendante, une relecture complète de l’histoire de
l’humanité en trois temps : surgissement, développement, fin (exortus, procursus/excursus,
fines)376. Dans cette démonstration, Isabelle Bochet a mis en lumière la fonction primordiale
occupée par la division tripatite de la philosophie377. En proposant de relier l’origine à la
physique, le déploiement à la logique et la fin à l’éthique, on obtient une lecture éclairante de
l’ouvrage d’Augustin, qui en manifeste la belle cohérence.
Si Augustin ne fait pas explicitement ce rapprochement, c’est pour un motif
pédagogique. Une fois le païen amené là où l’on voulait le conduire, au Christ, il n’est plus
utile de l’encombrer avec des cadres philosophiques. L’Ecriture seule donnant accès à « la
vraie sagesse »378, la division tripartite se doit d’être utilisée « d’une façon discrète »379. Cette
discrétion peut s’entendre de deux manières. « Discret » se dit de quelqu’un qui parle avec
tact et réserve, en n’attirant pas l’attention sur lui. Mais « discret » signifie aussi distinct,
séparé, et en mathématiques, le contraire de continu380. Insister unilatéralement sur le thème
de l’accomplissement risquerait de faire penser à une continuité entre le platonisme et le

371
Epistula CXXXVII, 5, 17, CSEL 44, p. 121-122.
372
Voir S. LANCEL, Saint Augustin, p. 553.
373
Ibid., p. 554.
374
Cette option va à contre-courant de la consigne de Lctance de ne pas prendre appui sur l’Ecriture dont les
païens contestent ou ignorent le contenu. Voir I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique
augustinienne, p. 415.
375
I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, p. 417.
376
De ciuitate Dei, X, 32, 4, BA 34, p. 558-559.
377
I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, p. 415-455.
378
De ciuitate Dei, XVIII, 37, BA 36, p. 614-615.
379
I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, p. 454.
380
Sur l’opposition discret-continu, voir ARISTOTE, Catégories, 4b – 5a.

53
christianisme381. Le thème central du « Médiateur »382 et l’insistance sur le « culte » à rendre à
Dieu intervient comme un élément de distinction, donc un élément « discret », entre
platoniciens et chrétiens. Dans ce sens, si les platoniciens sont mis à l’honneur comme les
plus grands de tous les philosophes, on trouvera aussi, au livre X du De ciuitate Dei,
l’opposition doctos homines/piscatores qui fait écho à l’opposition des apologistes reprise par
Ambroise383. Cette opposition s’insère dans la dualité orgueil/humilité (superbia/humilitas),
qui caractérise l’attitude différente des philosophes et des croyants face à l’Incarnation 384. Ces
précisions importantes permettrent d’entrer sereinement dans ce qui suit.
Au livre VIII du De civitate Dei, Augustin rend hommage à Platon d’avoir « porté la
philosophie à sa perfection » parce qu’il en a réuni les vertus active et contemplative,
attribuées respectivement à Socrate et Pythagore. Tout en conservant cette division bipartite,
Platon a présenté la philosophie selon une division tripartite :
« [Platon] a divisé la philosophie en trois parties : la morale qui se rapporte surtout à
l’action ; la naturelle qui est réservée à la contemplation ; la rationnelle qui distingue le
vrai du faux »385.
Selon Augustin, c’est la naturalis qui revendique la connaissance approfondie de la
vérité, tandis que la rationalis est indispensable à la fois à l’action et à la contemplation. En
philosophe en quête de vérité, Platon a émis, plus que tout autre, des pensées qui le
rapprochent de « la religion véritable » (religioni uerae)386. Parmi ces pensées, il faut lui
rendre justice d’avoir affirmé de Dieu « qu’on trouve en lui la cause de l’existence, la raison
de l’intelligence, la règle de la vie » (causa subsistendi et ratio intelligendi et ordo uivendi) en
associant respectivement ces trois points aux trois parties de la philosophie dans l’ordre
naturalis-rationalis-moralis387.
Concernant la naturelle ou la physique, les platoniciens ont compris que rien de muable
ne pouvait être Dieu. C’est pourquoi, se détournant des choses corporelles, ils ont levé leur
regard vers les éternelles et incorporelles. Ainsi, par un sain usage de leur intelligence, ils ont
découvert Dieu comme l’Être immuable, principe de toutes choses. Concernant la rationnelle
ou la logique, les platoniciens ne se sont pas laissé égarer dans l’illusion et la tromperie à
cause d’un amour immodéré de la discussion et de la dialectique, comme c’est le cas des
épicuriens et des stoïciens. Au contraire, ils ont admis que la connaissance était acquise grâce
à l’illumination de leur esprit par Dieu. Concernant la morale ou l’éthique, les platoniciens
ont proposé un bon usage des biens corporels. En quête de la béatitude, se détournant des
vains plaisirs, ils se sont tournés vers Dieu comme leur « fin » et l’unique « Bien » dont il
était convenable de jouir.

381
Pour une petite mise au point, lire G. MADEC, « Platonisme et christianisme », dans Le Dieu d’Augustin,
Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 1998, p. 101-107.
382
Voir G. REMY, Le Christ médiateur dans l’œuvre de S. Augustin, Thèse, Strasbourg, 1977, Lille-Paris, 1979.
383
« Il est honteux, certes, pour les savants de quitter l’école de Platon et de se faire les disciples du Christ qui,
par son Esprit, apprit à un pêcheur à dire avec sagesse : Dans le Principe était le Verbe et le Verbe était auprès de
Dieu et le Verbe était Dieu » (De civitate Dei, X, 29, BA 34, p. 536-537). Remarquons que l’opposition
piscatores/philosophi d’Ambroise se déplace vers une opposition entre « disciples de Platon », lesquels sont des
« docteurs », et les disciples du Christ », lesquels parlent avec « sagesse » grâce à l’Esprit Saint.
384
S’appuyant sur Pr 3, 34 (repris de Jc 4, 6 et 1 P 5, 5), l’opposition orgueil/humilité est un leitmotiv qui
traverse toute la seconde partie du livre VII des Confessions (9,13 – 17,13). Il caractérise l’attitude de
présomption des platoniciens qui, reconnaissant la transcendance de Dieu, ne le confessent pas comme ils le
devraient. Voir aussi De ciuitate Dei, X, 29.
385
De civitate Dei VIII, 4, BA 34, p. 242-243.
386
De civitate Dei VIII, 4, BA 34, p. 244-245.
387
De civitate Dei VIII, 4, BA 34, p. 244-245.

54
Ce triptyque débouche sur un enseignement doctrinal sur le rapport entre platonisme et
christianisme. Augustin opère un discernement entre « la philosophie selon les éléments de ce
monde », basée sur les « vaines séductions » du langage (Col 2, 8) et la philosophie dans
laquelle Dieu se laisse voir à l’intelligence « au moyen des choses créées » (Rm 1, 19-20). Par
là, Augustin renvoie les chrétiens non seulement à l’Ecriture, mais aussi à la Création :
« Un chrétien ignorant leurs ouvrages et n’usant pas dans ses discussions de termes
qu’il n’a pas appris, s’il n’appelle pas naturelle avec les Latins, physique avec les Grecs
cette partie de la philosophie qui traite de la nature ; rationnelle ou logique celle qui
recherche comment on peut atteindre la vérité ; morale ou éthique celle qui traite des
mœurs, des fins bonnes à poursuivre, des fins mauvaises à éviter, ce chrétien n’ignore
par pour autant que nous tenons du Dieu unique, véritable et très bon, une nature selon
laquelle nous sommes faits à son image, une doctrine qui nous apprend à la connaître,
une grâce qui nous rend heureux en nous unissant à lui. »388
Ce discernement entre philosophes et ce renvoi à la Création sont certainement la grande
innovation d’Augustin par rapport à Ambroise dans le rapport au platonisme.
Paradoxalement, il faut rendre justice au « rôle de catalyseur » qu’a joué la prédication de
l’évêque de Milan « pour la réflexion d’Augustin sur la création »389. En effet, Augustin
retient un ensemble de thèmes de l’Hexaéméron390 qu’Ambroise a lui-même hérité de ces
prédécesseurs, notamment à Basile de Césarée391.
Cette insistance sur la Création permet à Augustin de faire se rencontrer les uns et les
autres, platoniciens et chrétiens, sur un terrain commun, celui de l’expérience concrète,
préalable à la formalisation du langage. Ainsi, contemplant le mystère de Dieu à partir des
« deux livres » que sont l’Ecriture et la Création392, il évite l’opposition frontale entre les
textes philosophiques et les textes scripturaires.
Le second passage du De ciuitate Dei s’appuyant sur la sagesse tripartite confirme cette
importance du livre de la Création. Il se situe au livre XI, c’est-à-dire dans l’exortus,
correspondant à la discipline de la physique, donc de la connaissance du Dieu créateur à partir
des œuvres créées :
« [C]’est la Trinité qui se révèle à nous dans ses œuvres. Et c’est d’elle que la cité sainte,
cité céleste et des saints anges tire et son origine, et sa forme et sa béatitude. Demande-
t-on d’où elle vient ? C’est Dieu qui la fondée ! D’où lui vient sa sagesse ? C’est Dieu
qui l’illumine ! D’où sa béatitude ? C’est Dieu dont elle jouit ! En subsistant en lui, elle
a son degré d’être, en le contemplant, elle a sa lumière, en s’unissant à lui, elle a sa joie.
Elle est, elle vit, elle aime ; dans l’éternité de Dieu, elle prospère, elle brille dans la
vérité de Dieu, dans sa bonté, elle se réjouit ! […] Autant qu’on peut en juger, c’est à
partir de là que les philosophes ont voulu que la discipline de la sagesse soit tripartite
(sapientiae disciplinam tripertitam), ou plutôt qu’ils ont pu remarquer qu’elle est
tripartite ; car ils n’ont pas décidé eux-mêmes qu’il en serait ainsi, ils ont plutôt
découvert qu’il en était ainsi. - La première partie fut appelée Physique, la seconde
Logique, la troisième Ethique ; les qualificatifs latins correspondants : partie naturelle,

388
De civitate Dei VIII, 10, BA 34, p. 266-267.
389
M.-A. VANNIER, Creatio, Conversio, Formatio chez S. Augustin, Fribourg, coll. « Paradosis », 1991, p. 69-71.
390
Ambroise, Hexaemeron, CSEL 32/1, p. 1-161 ; PL 14, col. 133-286.
391
Cf. M.-A. VANNIER, op. cit, p. 71 ; G. MADEC, op. cit., p. 79.
392
M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », article in Dictionnaire critique de Théologie, p. 107.

55
rationnelle, morale, sont d’ores et déjà répandus dans les livres de bien des écrivains ; et
nous-même, nous en avons traité brièvement dans le livre huit. »393
Parce qu’elles sont créées par la Trinité, toutes les œuvres portent en elles-mêmes une
trace triadique. A toutes les questions que l’on se pose à propos des créatures, une réponse est
perceptible concernant leur origine, leur forme et leur béatitude. Il est donc normal que les
philosophes aient « découvert qu’il en était ainsi » (sed ita esse potius inuererunt), sans que
ce soit une institution de leur part. L’importance donnée à la physique permet donc de
déplacer le conflit basé sur l’invention (propria inuenta)394, en admettant la médiation du
créé. Mais Augustin maintient fermement la distinction entre l’ordre de la raison et l’ordre de
la foi. La Révélation – et donc l’Incarnation – est indispensable pour découvrir que le Dieu
créateur est Trinité395.
Non qu’il s’ensuive que les philosophes, en traitant ces trois disciplines, aient exprimé
sur la Trinité quelque idée conforme à la réalité divine, bien que Platon, le premier, dit-
on, à découvrir et à faire valoir cette division, ait estimé que Dieu seul est l’auteur de
toutes les natures, le dispensateur de l’intelligence, l’inspirateur de l’amour qui assure la
vie bonne et heureuse […] Ainsi, bien qu’il y ait quantité d’opinions discordantes dans
les solutions que chacun croit devoir donner à chacune de ces questions, nul pourtant
n’hésite sur le fait qu’il y a une cause de la nature (naturae causam), une forme de la
science (scientiae formam), une totalité de la vie (uitae summam)396.
Sur le rapprochement entre la sagesse tripartite et le mystère trinitaire, Goulven Madec
s’en réfère à la suggestion de Gabriel Tissot 397 en comparant Ambroise et Augustin : « Pour
Ambroise, la fonction ‘naturelle’ du Père concerne la génération du Fils ; pour Augustin, elle
a trait à la création du monde. Chez Ambroise, la fonction ‘rationnelle’ revient à l’Esprit Saint
et la fonction ‘morale’ au Fils ; chez Augustin, c’est l’inverse » 398.
* *
*
Dans sa prospective à partir d’Ambroise et d’Augustin, Goulven Madec affirme que ce
sont surtout « les intentions » présidant à l’utilisation de la sagesse tripartite « qui diffèrent
profondément » chez les deux auteurs latins399. Tandis que, comme nous l’avons montré,
l’intention d’Augustin est de montrer l’accomplissement de la philosophie par la religion, la
démarche d’Ambroise consiste à dénier à la philosophie une primauté qu’elle a usurpée.
L’évêque de Milan utilise largement la sagesse tripartite dans une relecture des livres de
l’Ancien et du Nouveau Testaments mais cette utilisation ne va pas jusqu’à informer une
méthode exégétique tripartite. Restant dans la ligne philonienne, il applique une exégèse
binaire dominée par l’éthique et la mystique, dans laquelle la dialectique et la physique n’ont
guère de place. Puisque Ambroise n’est pas arrimé à une méthode spécifique, son emploi de la

393
AUGUSTIN, De ciuitate Dei, XI, 15, BA 35, p. 108-109 ; trad. de G. Madec, Saint Ambroise et la philosophie,
p. 198.
394
ORIGÈNE, In canticum canticorum, Prol. 3, 4, SC 375, p. 130-131.
395
Voir la mise au point de G. Madec (G. MADEC, La Patrie et la Voie, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-
Christ », n°36, 1989, p. 240-41) par rapport aux théories de O. du Roy (O. DU ROY, L’intelligence de la foi en la
Trinité selon saint Augustin, p. 451).
396
AUGUSTIN, De ciuitate Dei, XI, 15, BA 35, p. 108-111, trad. de G. Madec, Saint Ambroise et la philosophie,
p. 198.
397
Voir G. TISSOT, note 1, dans Ambroise, Expositio euangelii secundum Lucam, Prol. 5, SC 45, p. 43.
398
G. MADEC, Saint Ambroise et la philosophie, p. 199.
399
Ibid.

56
sagesse tripartite/quadripartite est assez fluctuant, voire contradictoire. Ces fluctuations, loin
d’être négatives, ajoutent à la beauté d’un langage allégorique, très fleuri et chatoyant. Il n’en
va pas de même pour Augustin chez qui la doctrine l’emporte sur l’allégorie. De ce fait, la
triple sagesse est rigoureusement associée aux trois points majeurs où s’accordent le
platonisme et le christianisme, à savoir que Dieu est reconnu comme « Principe dans l’ordre
de la création [physique], Lumière dans l’ordre de la connaissance [logique] et Bien suprême
dans l’ordre de la morale [éthique] »400. La sagesse tripartite a donc une fonction précise dans
une réflexion doctrinale mûrement élaborée. A l’inverse d’Ambroise, la physique et la
logique/dialectique sont remises à l’honneur, la première permettant de trouver dans la
Création un terrain commun aux platoniciens et aux chrétiens, et la seconde permettant de
rechercher la vérité par le langage.
Comme on l’a constaté, les deux hommes divergent dans leur rapport à la rationalité
philosophique, Ambroise marquant davantage la rupture et Augustin l’accomplissement.
Symptomatiques de l’oscillation qui traverse l’histoire du christianisme, ces positions
respectives convergent vers un point : le Christ, car c’est lui la Sagesse.

400
Ibid.

57
ANEANTISSEMENT ET RESPLENDISSEMENT
Une lecture augustinienne de l’hymne aux Philippiens
Publié dans : G. Nauroy, M.-A. Vannier (éd.), Saint Augustin et la Bible, Bern, Oxford,
Wien, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », 2007, p. 245-257.

L’hymne aux Philippiens fait partie de ces textes de l’Ecriture maintes fois médités par
saint Augustin. Selon l’expression d’Anne-Marie La Bonnardière, cette hymne revient dans
son œuvre « comme un refrain »401. Comme le révèle le travail minutieux d’Albert
Verwilghen, on trouve plus de 387 références à Ph 2, 6-8 et 43 à Ph 2, 9-11 chez Augustin,
ainsi qu’une multitude d’allusions éparpillées dans toute son œuvre402. L’hymne intervient
dans de nombreux contextes différents. On peut répertorier cinq styles qui manifestent cette
diversité : « le style apologétique pour décrire son cheminement à la foi par la ‘via
humilitatis’ ; le style exégétique pour exposer et interpréter l’Ecriture ; le style de plaidoyer
ou de la polémique pour justifier la doctrine christologique et le témoignage de sa foi ; le style
parénétique pour confesser son ‘credo’ et le style pédagogique pour affirmer et confirmer la
foi chrétienne »403.
Pourquoi cette omniprésence de l’hymne paulinienne chez Augustin ? Parce que la
vérité qu’elle enseigne correspond à la Vérité dont le jeune rhéteur africain était en recherche
depuis sa lecture de l’Hortensius de Cicéron404. Quel est donc cet enseignement
fondamental ? Nul homme n’a assez de vigueur pour posséder la vérité en essayant de la
prendre ou de la comprendre par son intelligence. C’est pourquoi la Vérité est elle-même
descendue pour emmener l’homme vers sa demeure inaccessible et immuable. Elle s’est fait
« chemin » (via) vers la « patrie » (patria) bienheureuse405. Une fois illuminé par ce
mouvement d’abaissement, l’homme quitte la « présomption » pour la « confession ».
Confesser quoi ? Confesser l’« humilité » de Celui qui s’est dépouillé jusqu’à la Croix pour
communiquer à l’homme sa Gloire. Et, dans cette humble lumière, confesser l’« orgueil » de
vouloir s’approprier la sagesse éternelle. Les deux volets de cette confession vont de pair. Car,
pour transposer la logique néoplatonicienne selon laquelle seul le semblable est connu par le
semblable406, l’attitude orgueilleuse est une intentionnalité inadéquate à la vérité qu’elle
cherche à acquérir.
Dans cette petite entrée en matière, presque tout est dit. Nous sommes pourtant invités à
porter notre regard plus loin en nous posant la question que voici : puisque l’humilité est si
fondamentale à la fois dans la manière dont la Vérité vient à l’homme et dans la manière dont
l’homme doit l’accueillir pour répondre à son dévoilement, ne devons-nous pas nous
demander si, davantage qu’un vêtement que l’on défait une fois la prestation terminée, cette
humilité ne fait pas corps avec la vérité elle-même ? Autrement dit, l’anéantissement du
Christ est-il seulement le moment négatif d’un resplendissement qui survient au moment

401
H.-I. MARROU avec la collaboration de A.-M. LA BONNARDIERE, Saint Augustin et l’augustinisme, Maîtres
Spirituels 2, Paris, 1973, p. 86.
402
Cf. A. VERWILGHEN, Christologie et spiritualité selon saint Augustin. L’hymne aux Philippiens, Paris,
Beauchesne, coll. « Théologie historique », n°72, 1985, p. 94-95.
403
Ibid., p. 97.
404
Cf. Conf. III, 4, 7-8 ; BA 13, p. 372-377.
405
Conf. VII, 20, 26 ; BA 13, p. 636-637. Comme le souligne G. Madec, le couple via/patria est le « principe de
cohérence » de la pensée d’Augustin. Cf. G. MADEC, « Christus, scientia et sapientia nostra. Le principe de
cohérence de la doctrine augustinienne », in Recherches augustiniennes, X, 1975, p. 77-89
406
« C’est au semblable que s’unit le semblable » (Enn. VI, 9, 11, 31-32).

58
positif du relèvement du Christ ou bien Dieu resplendit-il au cœur même de son
anéantissement ?
Dans cette question, qui n’est autre que le rapport la Gloire et de la Croix, se profile une
autre question, plus phénoménologique407. L’anéantissement n’est-il pas le mode par lequel
l’être-même, invisible, immuable et stable, se rend visible dans le temps ?
Voilà l’angle d’approche avec lequel nous désirons scruter la pensée d’Augustin. Il ne
s’agit donc ni d’un travail d’exégèse, ni d’un travail d’histoire patristique. Il s’agit de voir en
quoi ce remarquable penseur du IV-Ve s, dont la réflexion se situait en deçà de la distinction
entre philosophie et théologie408, peut nous aider à répondre à une question actuelle, la
question du rapport entre le patent et le latent, le rapport entre la manifestation et le retrait.
Vu que l’éventail de textes augustiniens sur l’hymne aux Philippiens est
impressionnant, nous nous sommes focalisés sur quelques textes dans lesquels Augustin
articule les notions d’invisibilité (voilement) et de visibilité (manifestation). Pour cela, nous
nous sommes basés sur le classement opéré par A. Verwilghen dans son ouvrage 409.

1. Forme de Dieu et forme de serviteur (Forma dei/forma servi)


Pour entrer dans l’interprétation qui va suivre, un préalable est nécessaire. L’articulation
entre forma dei et forma servi, qui charpente l’hymne aux Philippiens, demande de revenir
d’abord à la définition de la forma chez Augustin. Dans son ouvrage intitulé 83 questions
différentes, datant des années 394-396410, Augustin explique que le terme grec  se traduit
en latin par forma ou par species411. En fait, dans son œuvre, il opte pour le terme forma.
Cependant, cet emprunt à la terminologie de Platon ne doit pas nous induire en erreur. En
effet, comme l’explique Marie-Anne Vannier, « s’il tient compte de la théorie platonicienne
des Idées, [Augustin] ne la reprend pas comme tel »412. Pour Augustin, « les Idées (ideas) sont
les formes ou les raisons radicales des choses, fixes et immuables, non formées elles-mêmes,

407
L’influence d’Augustin sur la phénoménologie contemporaine est indéniable. Cf. l’utilisation du livre XI des
Confessions dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. (E. HUSSERL, Zur
Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1905) ; trad. fr. par H. Dussort, Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF, Epithémée, 1964. Cf. aussi les citations des Confessions
dans Sein und Zeit lorsque Heidegger pose la question d’Augustin : « quoi de plus proche que moi-même ? »
(Conf. X, 16, 25, in Sein und Zeit, §9, p. 43-44 ; trad. fr. par Fr. Vezin, Être et Temps, Gallimard, 1986, p. 75) ou
quand il décrit la priorité du voir (Conf. X, 35, 54 in Sein und Zeit, §36, p. 171 ; trad. fr., p. 218-219).
408
« Cette distinction s’applique très mal à l’activité intellectuelle d’Augustin, tant dans sa jeunesse que dans sa
maturité ; ne serait-ce que parce que la ‘Philosophia’ fut toujours pour lui l’amour de la Sagesse qui est Dieu,
conformément à la formule qu’il prête à Platon : ‘Le vrai philosophe est celui qui aime Dieu’ [De ciu. Dei VIII,
1 ; BA 34, p. 230-231], et parce que l’amour de Dieu l’a obligé à dépasser les vérités professées par les
philosophes: ‘J’ai dû dépasser même les philosophes énonçant des vérités, par l’amour de Toi, mon Père
souverainement bon, Beauté de toutes les beautés’ [Conf. III, 6, 10 ; BA 13, p. 378-379] », G. MADEC, Le Dieu
d’Augustin, Paris, Cerf, coll. « Philosophie & Théologie », 1998, p. 82. Cf. aussi E. GILSON, Introduction à
l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1943, p. 43-47.
409
De fide et symbolo 9, 18, CSEL 41, p. 22 (393) ; De diversis quaestonibus 83, qu. 73, 2, PL 40, col. 85 (394-
396) ; Enarratio in Psalmum 63, 13, CC, SL 39, p. 815 (vers 396) ; Contra Faustum 22, 46, CSEL 25, p. 637-
638 (vers 400) ; Sermo 187, 4 (4), PL 38, col. 1003 (411-412 ?) ; Sermo Lambot 16, PLS II, col. 806 ( ?). Cf. A.
VERWILGHEN, Christologie et spiritualité selon saint Augustin. L’hymne aux Philippiens, p. 215-221.
410
Cf. A. VERWILGHEN, op. cit., p. 175, n. 104.
411
De diversis quaestionibus 83, qu. 46 ; BA 10, p. 122-125.
412
M.-A. VANNIER, Creatio, conuersio, formatio chez S. Augustin, Fribourg, Ed. Universitaires, coll.
« Paradosis », 1991, p. 15.

59
et par là éternelles et permanentes dans leur mode d’être »413. Cependant, contrairement à
Platon, il ne cherche pas comment le monde a été constitué à partir des Idées mais comment la
création pourra être achevée, menée à son accomplissement 414. Pour cela, il fait intervenir le
terme formatio ou reformatio. Le Verbe, qui est la forme de toutes choses (forma omnium)415,
a également un rôle à jouer dans la reformatio de la créature. C’est en imitant le
comportement du Verbe, qui est constamment tourné vers Dieu, que la créature parvient à son
achèvement. Or, cette réalité du Verbe éternellement tourné vers le Père in forma dei se
manifeste aux yeux des hommes dans son comportement in forma servi.
Concernant le rapport de ces deux formes, Augustin s’en tient à une conviction
première : avant de s’anéantir in forma servi, le Fils préexiste de toute éternité in forma dei416.
Autrement dit, la forma dei convient au Fils par nature (naturaliter), tandis que la forma servi,
il la prend ou la reçoit, selon que l’on interprète le verbe accipere dans un sens ou dans
l’autre417. Or, si le Fils prend ou reçoit la forma servi, c’est uniquement dans le dessein de
rendre les hommes participants à son être-même (Idipsum) dans sa forma dei418.

2. Anéantissement et resplendissement (exinanire/innotescere)


Averti par cette présentation de la forma, nous pouvons nous tourner vers les textes
proposés par A. Verwilghen sur le rapport entre le voilement de la forma dei et la
manifestation de la forma servi, dans l’ordre chronologique de leur apparition. Dans le De fide
et symbolo 9, 18, daté d’octobre 393419, Augustin entreprend de répondre aux ariens qui
s’appuient sur certains versets tels que Jn 14, 28 (« Le Père est plus grand que moi ») ou Jn
20, 27 (« Je vais à mon Père et votre Père, à mon Dieu et votre Dieu ») pour affirmer que le
Fils n’est pas consubstantiel au Père. Or, si cette exégèse était exacte, il faudrait aussitôt
réfuter d’autres versets de l’Ecriture tels que Jn 14, 9 (« Mon Père et moi nous sommes un »)
ou Jn 1, 1 (« Le Verbe était Dieu »). Selon la regula fidei, la première série de références
scripturaires concerne le Fils dans sa forma servi tandis que la seconde concerne le Fils dans
la forma dei420. Pour Augustin, les textes mis en avant par les ariens visent deux réalités :
l’économie de l’Incarnation et la dépendance du Fils dans sa génération. En les expliquant,
Augustin en vient à articuler anéantissement et resplendissement :
« Les textes en question visent, d’une part, l’économie de l’être humain qu’il avait
assumé : ce qui permet de dire qu’ ‘il s’est anéanti lui-même’ (semetipsum exinanivit).
Non pas qu’il y ait eu de changement dans cette Sagesse qui est absolument immuable,
mais parce qu’il a voulu resplendir (innotescere) si humblement aux hommes. C’est
donc pour une part en vue de cette économie que furent écrites ces paroles dont abusent

413
De diversis quaestionibus 83, qu. 46 ; BA 10, p. 124-125.
414
M.-A. VANNIER, op. cit., p. 16-17.
415
De vera religione, 43, 81 ; BA 8, p. 146-147.
416
A. VERWILGHEN, op. cit., p. 143.
417
Ibid., p. 148.
418
« Et afin que tu sois fait participant de l’Idipsum, il s’est fait le premier participant de toi-même ; et le Verbe
s’est fait chair afin que la chair participât au Verbe », Enarratio in Psalmum 121, 5; CC, SL 40, p. 1805-1806.
419
A. VERWILGHEN, op. cit., p. 66-67, n. 7.
420
« On sait qu’Augustin a fait incessamment appel à cette distinction, déjà bien en vogue à son époque, du Fils
considéré dans sa divinité (forma Dei) et du Fils considéré dans son humanité (forma servi). [Cf. T.-J. VAN
BAVEL, Recherches sur la christologie de saint Augustin. L’humain et le divin dans le Christ d’après saint
Augustin, Fribourg, coll. « Paradosis », 1954, p. 103, n.2.] Cette distinction est à l’origine de la formulation de la
‘regula fidei’ et du corrolaire qui en découle, la ‘regula de Patre’ », A. VERWILGHEN, op. cit., p. 333.

60
les hérétiques. D’autre part, c’est aussi parce que le Fils doit au Père ce qu’il est, y
compris de lui être égal ou pareil, tandis que le Père ne doit à personne ce qu’il est. »421
Selon Augustin, le fait que le Fils se soit anéanti lui-même ne correspond pas à un
changement en Dieu mais à l’économie par laquelle il assume l’homme 422. Au lieu de se
présenter comme un changement par rapport à l’immutabilité de Dieu, l’anéantissement se
présente comme un resplendissement, mais un resplendissement dans l’humilité. Autrement
dit, « s’anéantir lui-même » est la manière que Dieu a choisi pour « resplendir » (innotescere),
c’est-à-dire pour se manifester lui-même aux hommes.

3. Nature et usurpation (natura/rapina)


Que l’anéantissement n’altère pas la condition divine du Fils est une donnée invariable
de l’herméneutique augustinienne. Parmi les dernières questions des 83 questions différentes,
Augustin s’exprime clairement sur ce sujet en articulant l’égalité au Père (nature) et l’absence
de toute prétention à la propriété d’autrui (usurpation) :
« Prenons là-dessus l’Apôtre parlant du Fils unique de Dieu : par rapport à sa divinité,
en tant qu’il est authentiquement Dieu, il déclare qu’il est ‘égal au Père’, que ce n’eût
pas été de sa part une sorte d’‘usurpation’ (Ph 2,6), c’est-à-dire prétention à la propriété
d’autrui, si, demeurant toujours dans cette égalité, il se fût refusé à revêtir l’humanité, et
à se manifester aux yeux des hommes ; mais ‘il s’est anéanti lui-même’ (Ph 2,7) sans
altérer sa condition, mais ‘en prenant la forma servi’ (Ph 2,7). » 423
Le contexte de ce passage est celui de l’exégèse de Ph 2, 7 : « Et il a été reconnu
homme par tout ce qui est paru de lui » (Et habitu inventus ut homo). Dans toutes les
acceptions du terme habitus, qui traduit le terme grec , on retrouve la notion de
quelque chose que l’on acquiert alors que l’on aurait tout aussi bien pu ne pas l’avoir
(habere). Augustin déclare que le Fils est égal au Père. Cette égalité n’est pas un habitus. Elle
fait partie de sa nature. Au contraire, le fait qu’il s’anéantisse en revêtant l’humanité est un
habitus. Sans tomber dans le docétisme, Augustin ose comparer cet habitus à un vêtement. De
même que le vêtement ne modifie pas celui qui le porte mais est modifié par lui, de même
l’habitus humain est transformé par la forma éternelle et immuable et non l’inverse. Il est
extrêmement important de considérer la distinction entre habendo hominem et forma servi. En
occultant cette distinction, on assimile trop vite la forma servi à l’aspect humain du Christ. Or,
pour Augustin, le terme forma a toujours une valeur immuable et éternelle. Donc, la forma
servi est la manière dont la forma dei se manifeste lorsqu’elle se traduit dans un
comportement humain (habitus). Et que nous dit cette forma servi ? Elle révèle une attitude de
non-usurpation. Et cette absence de rapina correspond à la natura divine. En effet,
l’anéantissement pousse l’absence d’usurpation jusqu’à ne plus se considérer comme
propriétaire de soi. Cette attitude de désappropriation est l’attitude exactement inverse de
l’ange déchu et, par suite, d’Adam qui ont cherché à s’approprier injustement la vie divine 424.

421
De fide et symbolo 9, 18, CSEL 41, p. 22.
422
Cf. H. M. DIEPEN, « L’assumptus homo patristique », Revue thomiste, 63 (1963), p. 225-245 ; 363-388 ; 64
(1964), p. 32-52 ; 384-386.
423
De diuersis quaestionibus 83, qu. 73, 2 ; PL 40, col. 85.
424
« Entre une appropriation injuste de l’égalité avec Dieu et la divinité du Fils, éternellement engendré par le
Père, l’antinomie est donc radicale », G. REMY, Le Christ médiateur dans l’œuvre de saint Augustin, Thèse,

61
Avant d’analyser un autre texte, considérons déjà notre acquis. L’attitude de non-
usurpation qui se manifeste dans la forma servi est plus qu’un simple vêtement. Elle révèle
quelque chose de la forma dei, c’est-à-dire de la nature même de Dieu, cette nature venant
informer le comportement humain du Christ. Ce comportement révèle une antinomie avec le
comportement de l’humain toujours enclin à la convoitise, à l’appropriation425. Mais, comme
le Fils prend la forma servi, il accepte aussi de se laisser prendre, de tomber non seulement
sous le regard humain, mais aussi sous l’emprise des hommes. Ce mouvement de passivité
nous est montrer dans l’analyse suivante sous le biais du couple cacher/exposer.

4. Cacher et exposer (celare/offerre)


Dans son Commentaire du Psaume 63, sans doute son dernier écrit avant l’épiscopat426,
Augustin fait appel au contraste cacher/exposer (celare/offerre)427, cela en lien respectif avec
la forma dei et la forma servi. Il commente le verset 7 du psaume :
« ‘L’homme s’est approché et son cœur était profond’, c’est-à-dire : son cœur était
secret, présentant l’homme aux regards des hommes et gardant intérieurement la
divinité ; cachant la forme de Dieu (celans formam dei), par laquelle il est l’égal du
Père, et laissant voir la forme d’esclave (offerens formam servi), par laquelle il est
moindre que le Père. »428
De qui l’homme au cœur profond, c’est-à-dire le Christ, s’est-il approché ? De celui qui
dit : « qui découvrira nos pièges ? » (Ps 63, 6). Quand l’âme s’éloigne de la lumière de la
vérité « parce qu’elle ne voit pas Dieu, elle s’imagine que Dieu ne la voit pas »429. A cause de
ce retrait de l’homme dans son obscurité, Dieu s’est « caché dans l’homme » (latens in
homine)430 pour s’approcher de lui. En prenant la forma servi, Dieu s’est approché de
l’homme aux mauvais desseins et s’est exposé aux souffrances qui n’auraient pas eu de prise
sur lui s’il était resté dans la forma Dei.
Permettez-moi de faire ici appel à l’herméneutique heideggérienne de la facticité. En
faisant référence au livre X des Confessions d’Augustin où il est question des « hommes (qui)
aiment la vérité en tant qu’elle se révèle mais la haïssent en tant qu’elle les révèle » 431,
Heidegger y voit le double mouvement de la vie facticielle caractérisée par le dévoilement et
le retrait. Rappelons que, pour Heidegger, l’être ne vient à la lumière (dévoilement) qu’en se

Faculté de Théologie Catholique de Strasbourg, 1977, Lille-Paris, 1979, t. 1, p. 448. Sur l’opposition natura /
rapina, cf. A. VERWILGHEN, op. cit., p. 174-183.
425
Sur la triple concupiscence (uoluptas, superbia, curiositas) et la conception triadique des passions chez
Augustin, cf. D. DIDEBERG, Saint Augustin et la première épître de saint Jean. Une théologie de l’Agapè, Paris,
Beauchesne, 1975, p. 182-189.
426
Cf. A.-M. LA BONNARDIERE, Biblia Augustiniana, A.T., Le Livre de la Sagesse, Paris, 1970, p. 62.
427
Excepté celerem/offerebat (S. 327, 2) et offerens/celerius (S. 356, 15), ce rapprochement celare/offerre est
unique chez Augustin. Vérification par le Corpus Augustinianum Gissense, Schwabe & Co AG. Verlag, Basel.
428
Enarratio in Psalmum 63, 13, CC, SL 39, p. 815.
429
Ibid., 12, CC, SL 39, p. 815.
430
Enarratio in Psalmum 63, 12. Sur le voilement de la forma dei : : « Celui qui, étant égal à son Père in forma
dei a caché (abscondisse) un peu sa majesté in forma servi pour la rendre capable de se revêtir de la faiblesse
humaine », Contra Faustum 22, 46, CSEL 25, p. 637-638 ; « Dieu s’est caché à l’intérieur de l’homme (intus in
homine latebat) », Sermo Lambot 16, PLS II, col. 806.
431
Conf. X, 23, 34 ; cité in M. HEIDEGGER, Augustinus und der Neuplatonismus, Cours du semestre d’été à
Fribourg-en-Brisgau, 1921, GA 60, p. 197-201.

62
retirant dans la latence (retrait)432. Telle est la vérité (a-lètheia) de l’être. Or, Augustin nous
dit autre chose : c’est parce que l’homme se retire à la lumière, donc se cache d’elle, que Dieu
vient se dévoiler à lui en se cachant. Le fait que Dieu soit caché n’est donc pas un mouvement
de retrait qui fait partie de son être-même mais, au contraire, un chemin par lequel il vient
épouser le retrait de l’homme à l’égard de la lumière de l’être.
Si nous joignons cette analyse sur le rapport cacher/exposer à nos analyses précédentes,
que constatons-nous ? Le retrait de Dieu ne correspond pas à un mouvement de son être car
Dieu ne cherche pas à s’approprier lui-même. Au contraire, le retrait est une réponse à une
intentionnalité de saisie, de compréhension, qui, comme telle, est antinomique avec l’objet
qu’elle cherche à saisir. Le fait que Dieu s’anéantisse pour nous révèle une manière d’être
totalement opposée à l’appropriation de soi. Cette manière d’être appelle une réponse
similaire. Il s’agit pour l’homme non à proprement parler de s’anéantir, mais de reconnaître
que, dépendant ontologiquement d’un être qu’il n’est pas, il court à son anéantissement s’il
n’en est pas sauvé par cet être-même. Ceci nous introduit à l’analyse suivante sur le quod non
erat.

5. Devenant pour nous ce qu’il n’était pas (quod non erat)


Dans le Sermo 187, prononcé à l’occasion de la fête de la Nativité peut-être avant 411-
412433, Augustin se concentre sur le Verbe incarné, homme et Dieu. Dans ce sermon, apparaît
l’expression quod non erat, qui est la formule la plus générale utilisée par Augustin pour
définir la forma servi434.
« Dans le dessein où il était de devenir pour nous ce qu’il n’était pas (propter nos fieret
quod non erat), ‘il s’est anéanti lui-même’, non pas en perdant la forma dei, mais ‘en
prenant la forma servi’, et par là même, en se rendant semblable aux hommes et ‘en
étant reconnu pour un homme’, non point par la nature qui lui est propre, mais ‘par tout
ce qui est paru de lui’. »435
En devenant « ce qu’il n’était pas » (quod non erat)436, c’est-à-dire une chair fragile et
mortelle, le Fils n’a pas quitté ce qu’il est 437. Il est important de considérer ce mouvement
d’anéantissement sous l’angle du propter nos. Dans le même passage, Augustin s’exclame :
« Que le monde des croyants tressaille donc d’allégresse : c’est pour leur salut qu’est venu le
Créateur du monde »438. Dieu s’est fait chair fragile et mortelle, cette chair qui court à son

432
Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, §7, p. 5; trad. fr. par Fr. Vezin, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986, p.
62.
433
A. KUNZELMANN, Die Chronologie der Sermones des hl. Augustinus, Miscellanea Agostiniana II, Roma,
1931, p. 417-520.
434
Cf. A. VERWILGHEN, op. cit., p. 209s. La formule « quod non erat » devient familière à Augustin à partir de
405, début de la rédaction du De Trinitate. Cf. aussi Tract. in Io. Eu. XVII, 16 ; BA 72, p. 115.
435
Sermo 187, 4 (4), PL 38, c. 1003.
436
Dans le Sermo 341, 3 (4), PL 39, c. 1495, Augustin emploie l’expression : « apparaissant aux hommes dans
ce qu’il n’était pas » (apparens hominibus quod non erat).
437
Cf. A. VERWILGHEN, op. cit., p. 211s.
438
Sermo 187, 4 (4).

63
anéantissement dès qu’elle commence à vivre 439, pour nous donner la vie immortelle et
immuable, c’est-à-dire pour nous rendre participants de l’être-même (Idipsum)440.
Pour aller jusqu’au bout de notre réflexion, il faut alors se poser la question : comment
Augustin définit-il cet être-même ? Dans son ouvrage sur Les mœurs de l’Eglise catholique,
entrepris dès son second séjour à Rome en 387, Augustin affirme : « Nous devons aimer Dieu,
unité trine, Père, Fils et Esprit-Saint, dont je dirai qu’elle n’est rien d’autre que l’être même
(ipsum esse) »441. Cette identité de la Trinité avec l’être même est reprise plus tard, vers 414,
dans le Commentaire sur l’Evangile de Jean où il est dit : « c’est jusqu’à l’être même (ipsum
esse) que s’étend toute la Trinité »442. L’expression ipsum esse est assimilée au terme
Idipsum443 par lequel Augustin désigne « ce qui est toujours identique à soi-même, qui n’est
pas tantôt ceci tantôt cela »444.
C’est donc en étant Trinité que Dieu est toujours immuable et stable. Or, en venant dans
ce qu’il n’était pas, le Fils accepte la condition de la créature qui est tantôt ceci, tantôt cela,
qui n’est pas tout à fait du non-être mais qui n’a pas la permanence de l’être445. Autrement dit,
il endosse la condition d’anéantissement. Le paradoxe, c’est qu’il ne va pas sauver l’homme
de l’anéantissement par la manifestation d’un être qui se conserve de façon permanente mais
au contraire par un anéantissement. Pourquoi ?
Parce que Dieu doit sa stabilité au fait d’être trois Personnes qui se donnent
continuellement l’une à l’autre et qui n’ont aucune réalité ontologique sans les deux autres.
Comme le dit Augustin, « jamais en effet le Père n’a été sans le Fils »446. Si l’esse était un
unum solitaire, à la manière néoplatonicienne, son dépouillement serait simultanément son
anéantissement pur et simple. Mais, parce que l’ipsum esse est Trinité, « l’abaissement
jusqu’à la mort sur une croix » (Ph 2, 8) manifeste « l’élévation dans la Gloire » (Ph 2, 9)447.
Dans la condition distendue de la créature448, deux moments se distinguent : l’abaissement
jusqu’au néant et le relèvement dans la plénitude de l’être. Dans la simplicité divine, là où
aucune durée ne s’écoule, à l’engendrement par lequel le Père donne sa vie même au Fils,
correspond la remise totale par le Fils de cette même vie au Père, ce don, donné et rendu
éternellement, étant lui-même l’Esprit Saint. Il n’y a donc pas de perte, de diminution de
substance449. Le néant n’a pas de place en Dieu qui est plénitude d’être.

439
La condition de la créature dans le temps est qualifiée par Augustin de « vie mourante ou de mort vivante »
(vitam mortalem am martem vitalem), Conf. I, 6, 7 ; BA 13, 284-285.
440
Enarratio in Psalmum 121,5 ; PL 37, 1622.
441
De moribus ecclesiae catholicae 14, 24 ; BA 1, p. 172.
442
Tractatus in Iohannis Euangelium 40, 3 ; BA 73a, p. 301.
443
L’Idipsum (ou l’Ipsum esse) est le « terme technique qui équivaut à l’Ego sum qui sum et au Qui est de
l’Exode, le terme qui, pris au sens métaphysique, définit Dieu comme il se définit lui-même : être au sens plein,
être immuable, être éternel », A. SOLIGNAC, « Idipsum », BA 14, note complémentaire 9, p. 552.
444
Enarratio in Psalmum 121,5 ; PL 37, c. 1622.
445
Ibid.
446
Tract. in Io. Eu. 39, 13 ; BA 72, p. 197-199. Nous soulignons.
447
A travers l’exégèse de l’hymne paulinienne, Augustin reste fidèle à la contemplation johannique de la Croix :
« Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez que je suis […] Rappelez-vous : Je suis Celui qui
suis, et : Celui qui est m’a envoyé, et vous saurez en quel sens il a été dit : Vous connaîtrez alors que je suis.
Mais le Père est, lui aussi, et le Saint-Esprit est : c’est jusqu’à l’être même (ipsum esse) que s’étend toute la
Trinité », Tract. in Io. Eu. 40, 3 ; BA 73a, p. 301.
448
Sur la distensio, cf. Conf. XI, 29, 39 ; BA 14, p. 338-339.
449
« Le Père, pour qu’il ait le Fils de lui-même, ne s’est pas diminué lui-même, mais a engendré de soi un autre
soi, de sorte qu’il demeure tout entier en soi, et qu’il soit dans le Fils aussi grand qu’il l’est en lui seul », Epistula
170, 5 ; CSEL, 44, 625-626.

64
Pour répondre à notre question de départ sur le rapport entre l’anéantissement et le
resplendissement, nous nous permettrons une réponse synthétique, qui pourra peut-être
paraître abrupte étant donné que certains points mériteraient d’être davantage développés.
Que l’ipsum esse se révèle comme anéantissement d’un homme sur la Croix, relève aussi
d’une autre réalité que le resplendissement de Dieu en lui-même. La révélation de « l’être-
même » est en même temps révélation de la « miséricorde » face au péché de l’homme450,
lequel consiste fondamentalement à vouloir posséder l’être en « propre » et non en
« commun »451, alors que le Père, le Fils et l’Esprit Saint sont un seul Dieu parce qu’ils sont
communion.

450
Augustin constate que Dieu se révèle à Moïse sous deux noms (Ex 3, 14), son « nom substantiel » (nomen
substantiae : Ego sum qui sum) et son « nom de miséricorde » (nomen misericordiae : Ego sum Deus Abraham
et Deus Isaac et Deus Iacob). Cf. Sermo Denis 2, 5 ; MA I, 17. Voir aussi Sermo 6, 4-5 ; PL 38, 61 ; Sermo 7, 7 ;
PL 38, 66 ; Sermo Dolbeau 22, 17 ; Vingt-six sermons, p. 569 ; Tract. in Io. eu. 38, 8 ; BA 73A, p. 258-273.
451
L’antithèse commune /proprium est « une constante de la pensée d’Augustin […] : on ne peut s’approprier tel
bien matériel, sans en priver autrui […] ; les biens spirituels, eux, sont à l’entière disposition de tous. Mais ces
observations s’approfondissent en réflexion métaphysique, grâce à la description phénoménologique de la
déchéance de l’homme intérieur, qui montre que l’orgueil fait perdre la vision du tout, le sens de l’universel, et
renferme l’être spirituel dans l’égoïsme. », G. MADEC, « Le communisme spirituel », in Homo Spiritalis,
Würzburg, Augustinus-Verlag, 1987, p. 225-239, ici 238.

65
COR UNUM ET ANIMA UNA :
l’Eglise en chemin vers la communion trinitaire

Publié dans M.-A. Vannier (dir.), Les Pères et la naissance de l’ecclésiologie, Paris,
Cerf, coll. « Patrimoines/Christianisme », 2009, p. 183-196.

« Si tu vois la charité, tu vois la Trinité. 452 »

Introduction
Dans la Vie de saint Augustin, Possidius raconte qu’une fois le monastère d’Hippone
installé, « la toute première norme dans cette société était de ne rien posséder en propre, que
tout leur fût en commun et qu’il fût distribué à chacun suivant ses besoins… 453 » Comme le
montre l’étude de Luc Verheijen sur la Regula d’Augustin, à cette insistance sur la
désappropriation, s’est ensuite joint le développement d’une réflexion sur le cor unum et
anima una (Ac 4, 32a)454. Ce décalage temporel s’explique par le fait qu’Augustin a d’abord
vu dans le cor unum l’unification du sujet, le cor simplex, avant de découvrir, grâce à un
échange épistolaire avec Paulin de Nole, que le cor unum désignait la « concorde » qui régnait
entre les premiers croyants, la concorde ecclésiale455. Marie-Anne Vannier fait remarquer que
« sans doute la personne ne se constitue-t-elle pas seulement dans son rapport au créateur,
mais aussi dans son rapport aux autres. D’où l’importance de l’intersubjectivité.456 » Elle
poursuit en disant qu’Augustin « souligne également que la conversion unifie, non seulement
la personne, mais aussi la communauté, dans la mesure où tous sont orientés vers Dieu, d’où
le célèbre cor unum, dans lequel Augustin voit l’expression du mystère de la Trinité.457 »
La question qui se pose est de connaître le statut de cette expression. Le cor unum et
anima una est-il seulement un signe extérieur au mystère trinitaire ? N’est-il pas, plutôt, la
réalité de l’Eglise en chemin vers sa destination éternelle, la communion trinitaire ?
Parmi les études peu nombreuses réalisées sur le rappochement entre Ac 4, 32a et le
mystère trinitaire, nous retenons trois articles aux titres significatifs. I) Le premier, paru en
1954, est de Maurice Nédoncelle. Il s’intitule « L’intersubjectivité humaine est-elle pour saint
Augustin une image de la Trinité ?458 ». II) Le second, paru en 1962, est d’Olivier du Roy. Il
452
De Trin. VIII, 8, 12, BA 16, p. 64-65.
453
L. VERHEIJEN, Nouvelle approche de la Règle de saint Augustin, Abbaye de Bellefontaine, 1980, p. 79.
454
Ibid., p. 75-105.
455
« Le tout premier emploi de Actes 4, 32a chez saint Augustin se trouve dans l’Enarratio in Psalmum 4, 10,
datant du temps de son sacerdoce [entre 391 et 395]. Ce qui frappe dans ce passage, comme D. Sanchis l’a très
justement remarqué [D. SANCHIS, « Pauvreté monastique et charité fraternelle chez saint Augustin. Note sur le
plan de la Regula », in Augustiniana 8 (1958), p. 5-21, ici, p. 15], c’est le caractère individuel, non-collectif, de
l’explication que saint Augustin donne de cor unum. Il ne pense pas encore au cœur unique de plusieurs
personnes, à la ‘concorde’ qui règne entre elles, mais il pense au cor simplex, le cœur unifié. » (L. VERHEIJEN,
op. cit., p. 78).
456
M.-A. VANNIER, Creatio, conuersio, formatio chez S. Augustin, Fribourg, Ed. Universitaires, coll.
« Paradosis », 1991, p. 137.
457
Ibid.
458
Cf. M. NEDONCELLE, « L’intersubjectivité humaine est-elle pour saint Augustin une image de la Trinité ? »,
in Augustinus Magister I, Paris, 1954, p. 595-602.

66
s’intitule « L’expérience de l’amour et l’intelligence de la foi trinitaire selon saint
Augustin459 ». III) Le troisième, paru en 1987, est de Marie-François Berrouard. Il s’intitule
« La première communauté de Jérusalem comme image de la Trinité 460 ». Ce troisième article
présente l’intérêt de se situer par rapport aux deux premiers.

I. Intersubjectivité humaine et Trinité


Rapprochant deux passages du commentaire sur l’Evangile de Jean (14, 9 461 ; 39, 5462)
et un passage du De Trinitate (VIII, 10, 14), M. Nédoncelle met Ac 4, 32a en lien avec la
triade de l’amour : « l’amant, ce qui est aimé, l’amour » (amans - quod amatur – amor)463. Ce
rapprochement dévoile la fonction de l’« amour » (amor) ou de la « charité » (caritas)464. La
charité fait fondre deux âmes en une seule âme. Cette unité des âmes serait comme une
« figure » ou un « reflet » qui permettrait d’entrevoir l’unité divine où règne la parfaite
charité. Plus encore, étant donné que l’amour est réalisé directement dans les croyants par
l’Esprit Saint, « n’est-il pas juste de penser que l’intersubjectivité humaine nous aide à entrer
dans la vie intratrinitaire ?465 » Cette question soulevée, Nédoncelle mesure aussi la distance
de la « figure » du cor unum avec la Trinité. Les personnes humaines, quelque soit l’intensité
459
J.-B. (alias O.) DU ROY, « L’expérience de l’amour et l’intelligence de la foi trinitaire selon saint Augustin »,
in RecAug II, (1962), p. 415-445, ici, p. 422.
460
M.-F. BERROUARD, « La première communauté de Jérusalem comme image de la Trinité », in Homo
spiritalis, Würzburg, Augustinus-Verlag, 1987, p. 207-224.
461
« ‘Ils n’avaient qu’une seule âme et qu’un seul cœur dans le Seigneur’ (Ac 4, 32). Si la charité a fait de tant
d’âmes une seule âme et de tant de cœurs un seul cœur, quelle est la grandeur de la Charité qui unit le Père et le
Fils ? Elle peut être plus grande en vérité que celle qui unissait ces hommes qui n’avaient qu’un seul cœur. Si
donc cette multitude de frères n’avait qu’un seul cœur à cause de la charité, si cette multitude de frères n’avaient
qu’une seule âme à cause de la charité, diras-tu de Dieu le Père et de Dieu le Fils qu’ils sont deux ? S’ils sont
deux dieux, ce n’est pas en eux que se trouve la Charité suprême. Car, si, ici-bas, la charité est telle qu’elle fait
une seule âme de ton âme et de l’âme de ton ami, comment au ciel le Père et le Fils ne sont-ils pas un seul Dieu ?
Que jamais la foi sincère n’admette une telle pensée ! » (Tract. in Io. eu. 14, 9, CCL 36, 147-148, PL 35, 1508,
trad. M.-F. Berrouard, BA 71, p. 742-745).
462
« Voyez, ils étaient tant de milliers et il y avait un seul cœur ; voyez, ils étaient tant de milliers et il y avait
une seule âme. Mais où ? En Dieu. Combien plus Dieu lui-même est-il un seul ! Est-ce que je me trompe dans
mes paroles quand je dis de deux hommes qu’ils sont deux âmes, de trois hommes qu’ils sont trois âmes, de
beaucoup d’hommes qu’ils sont beaucoup d’âmes ? Assurément, je parle correctement. Qu’ils montent jusqu’à
Dieu, pour tous il y a une seule âme. Si, en montant jusqu’à Dieu, beaucoup d’âmes sont par la charité une seule
âme et beaucoup de cœurs un seul cœur, qu’opère la Source même de la charité dans le Père et le Fils ? Est-ce
que la Trinité n’est pas par là plus encore un seul Dieu ? C’est de là en effet que la charité vient à nous, de
l’Esprit Saint lui-même, comme le dit l’Apôtre : ‘La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-
Esprit qui nous a été donné’ (Rm 5, 5). Donc, si ‘la charité de Dieu, répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit
qui nous a été donné’, fait de beaucoup d’âmes une seule âme et de beaucoup de cœurs un seul cœur, combien
plus le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont-ils un seul Dieu, une seule Lumière et un seul Principe ! » (Tract. in Io.
eu. 39, 5, CCL 36, 347-348, PL 35, 1684, trad. M.-F. Berrouard, BA 73A, p. 284-289).
463
« Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même (amans, et quod amatur, et amor).
Qu’est donc que l’amour, sinon une certaine vie qui unit deux êtres ou tend à les unir : celui qui aime et l’être qui
est aimé ? Il en est ainsi, même dans les amours extérieures ; mais pour puiser à une source plus pure et plus
limpide, foulons aux pieds la chair et élevons-nous jusqu’à l’âme. Qu’aime donc l’âme dans un ami, sinon
l’âme? Et voici donc trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, l’amour (amans, et quod amatur, et amor). »
(De Trin. VIII, 10, 14, BA 16, p. 70-71).
464
Alors que les termes caritas et dilectio sont employés pour traduire l’agapè (souvent dans un sens positif :
l’amour de Dieu ou l’amour du prochain ; parfois négatif comme incompatible avec cet amour : l’amour du
monde), le terme amor a un sens plus large et plus indéterminé. En tant que l’amor est tourné vers le bien, il est
appelé caritas ; en tant qu’il est tourné vers le mal, il est appelé cupiditas. Cf. D. DIDEBERG, article « amor », in
Augustinus-Lexikon, Verlag Schwabe & Co. AG, Basel/Stuttgart, 1986, c. 294-300.
465
M. NEDONCELLE, art. cit., p. 596.

67
de leur charité, ne parviendront jamais à ne faire qu’une seule substance, à l’instar des
Personnes divines : « Nous sommes séparés les uns des autres par un espace physique, mais
nous sommes encore éloignés de notre être propre, de l’être d’autrui et de l’être de Dieu par
une sorte d’espace spirituel qui nous distend et nous brise.466 » Il faut donc éviter tout
« anthropomorphisme insupportable467 » qui consisterait à envisager les relations trinitaires à
partir de l’expérience de la concorde humaine. Néanmoins, Nédoncelle tient à montrer
l’apport de l’analogie de l’amour intersubjectif. Il permet de manifester une facette trinitaire
que l’« image » des trois facultés (memoria - intelligentia – voluntas)468 ne peut exprimer :
« La comparaison des facultés pèche parce qu’elle n’exprime pas la diversité des personnes ;
la comparaison des trois amis pèche parce qu’elle n’exprime pas l’unité de la substance. 469 »
Mettant en rapport concurrentiel ces deux « analogies », M. Nédoncelle déclare qu’Augustin
aurait opté pour « l’analyse du sujet » et en aurait fait une « ‘image’ trinitaire proprement
dite »470. En exprimant ainsi sa préférence pour l’unité, Augustin ne donnerait à « l’analyse
intersubjective » qu’une moindre importance, celle d’un « vestige »471.
En attitant l’attention sur certains aspects trop souvent négligés de l’œuvre de saint
Augustin, M. Nédoncelle a rectifié une accentuation trop forte sur l’analogie des trois facultés
avec la Trinité. Il n’a pas pour autant tranché la question d’un lien interne entre l’amour
intersubjectif et la Suprême Charité. Mais, il a suggéré une voie anagogique qui sera la
perspective choise par O. du Roy.

II. Unité ecclésiale et intelligence de la foi trinitaire


Olivier du Roy cherche à démontrer que le livre VIII du De Trinitate, dans lequel
Augustin aboutit à la triade de l’amour, constitue une sorte de sommet dans l’ensemble de
l’ouvrage. Augustin y tenterait un « retour vers l’Amour-source » et cette tentative
« représente un essai décisif et définitif, l’aboutissement et la fin d’une recherche qu’Augustin
ne reprend pas.472 » Rectifions tout de suite cette affirmation car, comme l’affirme G. Madec,
« Augustin dit exactement le contraire à la fin du livre VIII [10, 14] ; il a trouvé le lieu de sa
recherche ; il va la commencer.473 » La progression n’est pas fondée sur une « ascension
‘mystique’ » de type néoplatonicien comme le déclare O. du Roy474, mais sur une
« spiritualité d’inspiration paulinienne : l’esprit humain est créé à l’image de Dieu ; l’image
est brouillée par le péché, dif-forme ; elle doit se re-former, renouveler son être dans le
souvenir, l’intelligence et l’amour de Dieu [cf. De Trin. XIV].475 »
Cette rectification n’évacue pas l’intérêt de l’étude d’O. du Roy qui attire l’attention sur
une constante dans l’intellectus fidei d’Augustin : « l’unité des fidèles dans l’Esprit d’Amour
nous fait comprendre ce que peut être l’unité du Père et du Fils. Il y a là plus qu’une analogie,
466
Ibid., p. 597.
467
Ibid., p. 598.
468
De Trin. X, 11, 18, BA 16, p. 154-155.
469
M. NEDONCELLE, art. cit., p. 600-601.
470
Ibid., p. 600.
471
Ibid.
472
Ibid., p. 417.
473
G. MADEC, « La méditation trinitaire d’Augustin », in Lectures augustiniennes, Paris, Institut d’Etudes
augustiniennes, 2001, p. 197-219, ici, p. 212.
474
O. DU ROY, art. cit., p. 432.
475
G. MADEC, « La méditation trinitaire d’Augustin », p. 213.

68
car la charité nous situe réellement au cœur du mystère trinitaire : elle est le lien de l’unité
ecclésiale parce qu’elle est d’abord celui de l’unité divine.476 » O. du Roy entrevoit le rapport
interne entre l’amour au sein de la Trinité et l’amour entre les fidèles. Ce rapport est mis en
évidence par les nombreux textes qu’Augustin regroupe autour du verset de saint Jean si
fondamental dans sa pensée : « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8. 16)477. A partir de Rm 5, 5
(caritas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum), O. du Roy relève la place
essentielle de l’Esprit Saint comme étant ad intra le lien d’amour entre le Père et le Fils et ad
extra le lien d’amour entre les fidèles478. Cette esquisse de pneumatologie débouche alors sur
une réflexion intitulée « l’unité ecclésiale et la Trinité.479»
Cette partie de l’étude présente un tableau, établi par A.-M. La Bonnardière, qui
comporte treize passages rapprochant l’expression cor unum et le mystère trinitaire480. O. du
Roy commence par relever l’argument principal quasiment « invariable » d’Augustin pour
exprimer l’intelligence du mystère trinitaire : évoquant l’unité de la première communauté de
Jérusalem, « il fait admettre par un a fortiori l’unité incomparable » des Personnes divines481.
Mais, O. du Roy se pose la question de savoir si l’argument tiré de Ac 4, 32 se limite à « une
simple comparaison.482 » Il fait alors remarquer que dans neuf des textes répertoriés, « c’est
l’Esprit Saint qui est dit réaliser l’unité des croyants. 483 » Plus que le simple rappel de la
communauté primitive, Augustin inviterait ses auditeurs à faire l’expérience actuelle d’unir
leurs âmes en recevant cet amour de sa Source, l’Esprit Saint. O. du Roy cite à l’appui le
Sermo 71 dans lequel Augustin « exprime plus audacieusement encore le paralléllisme entre
notre unité (cor unum) et l’unité divine (unum) : ‘Ce qui est commun au Père et au Fils, c’est
cela qu’ils ont voulu que nous soyons en communion entre nous et avec eux. Et c’est par ce
Don que tous deux possèdent ensemble qu’ils ont voulu nous rassembler en un (et per illud
Donum nos colligere in unum quod ambo habent unum), c’est-à-dire par l’Esprit Saint, Dieu
et Don de Dieu’.484 »
Comme nous le constatons, O. du Roy s’est engagé plus loin que la voie analogique
optée par Nédoncelle. Se basant sur la fonction unificatrice de l’Esprit Saint, il fait l’apologie
d’une « conversion à l’amour même.485 » Ceci a le mérite de montrer que, pour le docteur de

476
O. DU ROY, art. cit., p. 417.
477
« La formule de saint Jean « Dieu est amour » (o theos agapè estin) se lit dans cinquante-huit passages. Elle
se rattache, comme dans l’épître johannique, tantôt à 1 Io. 4, 8 (neuf fois), tantôt à 1 Io. 4, 16 (quinze fois). Mais
le plus souvent (trente-quatre fois) elle se présente comme une maxime isolée, sans lien précis avec 1 Io. 4, 8.
16. » (D. DIDEBERG, Saint Augustin et la première épître de saint Jean, une théologie de l’agapè, Paris,
Beauchesne, 1975, p. 144, n. 22).
478
O. DU ROY, art. cit., p. 418-422.
479
Ibid., p. 422-425.
480
Ibid., p. 422, n. 8. Nous avons modifié l’ordre chronologique de cette liste d’après des recherches plus
récentes (cf. A.-M. LA BONNARDIERE, Recherches de chronologie augustinienne, Paris, Etudes augustiniennes,
1965 ; O. PERLER, Les voyages de saint Augustin, Paris, Etudes augustiniennes, 1969 ; P.-M. HOMBERT,
Nouvelles recherches de chronologie augustinienne, Paris, Etudes augustiniennes, 2000) : Sermo 103, 3 (4) [v.
403 ?] ; Tractatus in Iohannis euangelium 14, 9 [407], CCL 36, 147-148 ; PL 35, 1508 ; Sermo 47, 12 (21) [410-
411] ; Tract. in Io. eu. 18, 4 [414], BA 72, p. 128-129 ; 39, 5 [414], BA 73A, p. 286-287 ; Epistula 238, 2, 13.16
(2x) [418 ?], PL 33, 1043 ; Sermo Guelferbytanus XI, 5 (6) [419 ?] ; De symbolo sermo ad catechumenos II, 4
[?] ; Epistula 170, 5 [418- ?], CSEL 44, 625-626, PL 33, 750 ; Collatio cum Maximino 12 [427-428], PL 42,
715 ; Contra Maximinum II, 20, 1-2 (2x) [428].
481
Ibid., p. 422. L’expression quanto magis se retrouve 7x : Tract. in Io. eu. 14, 9 ; 18, 4 ; 39, 5 ; Ep. 238, 2 [13]
; Coll. Max. 12 ; Epistula 170, 5 ; Contra Max II, 20, 1.
482
O. DU ROY, art. cit., p. 423.
483
Ibid., p. 423.
484
Ibid., p. 424.
485
Ibid., p. 425-431.

69
la charité, Dieu ne se comprend pas à partir d’une argumentation extérieure mais bien en
entrant dans l’amour du prochain. Dieu reste incompréhensible, mais, au fur et à mesure que
l’on progresse en amour, le croyant peut « sentir Dieu » (sentire Deum) ou « éprouver Dieu »
(persentiscere Deum)486. Cette expérience est un « avant-goût » de l’union à l’amour
ineffable487. Cependant, n’y voir qu’une étape à dépasser pour contempler le mystère
trinitaire, nous semble faire violence au texte d’Augustin. C’est pourquoi, nous laissons de
côté les dernières parties de l’étude dans lesquelles O. du Roy cherche à montrer les causes de
l’échec de cette ascension mystique chez Augustin. N’est-il pas plus souhaitable d’adopter la
dialectique foi-vision maintes fois reprise par Augustin : « nous cheminons par la foi et non
par la vue » (2 Co 5, 7) et « nous savons que lorsqu’il paraîtra, nous lui serons semblables,
puisque nous le verrons tel qu’il est » (1 Jn 3, 2) ? 488

III. Première communauté de Jérusalem et Trinité


Tandis qu’il poursuit l’édition des Homélies sur l’Evangile de saint Jean, M.-F.
Berrouard reprend à son tour la question du cor unum comme image de la Trinité. Se basant
sur une liste de Luc Verheijen qui présente 53 occurrences d’Ac 4, 32a489, il analyse
successivement dix passages en rapport avec le mystère trinitaire. Dans cette analyse, M.-F.
Berrouard insiste sur l’argument a fortiori déjà mis en évidence par O. du Roy. Si l’on s’en
tient stricto sensu à la comparaison, force est de constater « la différence qui sépare les deux
unités qu’elle évoque : l’une s’est accomplie dans le temps et n’est encore que partielle, tandis
que l’autre avec toute l’ineffabilité de son mystère est inséparable et éternelle. 490 » Cependant,
ne faut-il pas aller plus loin ? En commentant le passage du Tractatus 18, 4491, M.-F.
Berrouard remarque « deux particularités » qui devraient conduire à une interprétation plus
large : 1) Augustin ne fait pas directement référence à la communauté de Jérusalem mais la
référence aux Actes est là pour éclairer « l’expérience actuelle » des croyants ; 2) l’Esprit
Saint est désigné à la fois comme « la Source de la dilection » (fonte dilectionis) et comme la
communion du Père et du Fils492. L’éditeur des Tractatus johanniques explicite ce second
point à partir du Tractatus 39, 5 dans lequel Augustin revient à l’événement historique des
Actes. Il interprète l’action de l’Esprit Saint décrite dans l’Ecriture comme un pressentiment
de « ce qu’il est en lui-même et ce qu’il réalise au niveau des Trois en étant lui-même le
Troisième.493 » Pour Berrouard, ce pressentiment se confirme grâce aux textes où l’Esprit
Saint est appelé en propre caritas ou dilectio et où les Trois ensemble reçoivent ce nom.

486
Enarratio in Psalmos 49, 5, CC 39, 1396, cité in Ibid., p. 427.
487
Sermo 21, 2, PL 38, 143, cité in Ibid., p. 428.
488
Le Corpus Augustinianum Gissense (CD-ROM, Basel, Schwabe & Co. AG Verlag) recense 29 occurrences
de 2 Co 5,7 et 87 occurrences de 1 Jn 3,2.
489
Cf. L. VERHEIJEN, « Saint Augustin », in Théologie de la vie monastique. Etudes sur la tradition patristique,
Paris, Aubier, coll. « Théologie », n°49, 1961, p. 201-212, voir liste, p. 204-205, n. 13.
490
M.-F. BERROUARD, art. cit., p. 211.
491
« Si en effet la charité que Dieu a répandue dans les hommes a fait un seul cœur de multiples cœurs humains
et une seule âme de multiples âmes humaines, selon qu’il est écrit dans les Actes des Apôtres au sujet des
croyants qui s’aimaient d’un amour mutuel : Ils formaient une seule âme et un seul cœur en Dieu, si donc mon
âme et ton âme deviennent une seule âme quand nous goûtons les mêmes choses et que nous nous aimons,
combien plus Dieu le Père et Dieu le Fils sont-ils un seul Dieu dans la Source de la Dilection ! » (Tract. in Io. eu.
18, 4, CCL 36, 181-182, PL 35, 1537-1538, trad. M.-F. Berrouard, BA 72, p. 126-129).
492
M.-F. BERROUARD, art. cit., p. 216.
493
Ibid., p. 218.

70
L’Esprit Saint est la Dilectio qui « est Dieu » et qui « est de Dieu » (Deus ergo ex Deo est
dilectio)494.
Replacée dans son contexte, cette affirmation d’Augustin prend une importance décisive
pour notre question de départ. L’amour qui unifie les croyants n’est pas différent de l’amour
qui unifie les trois Personnes divines : « c’est le même amour.495 » Or, en restant sur un plan
strictement interprétatif, M.-F. Berrouard majore le côté explicatif du cor unum pour illustrer
la communion ineffable du Père et du Fils. Cette majoration se fait au détriment de la
dimension dynamique qui affleure chez M. Nédoncelle et qui se déploie chez O. du Roy. Il
leur reproche d’ailleurs à tous deux de vouloir « réduire ces textes à une analogie
psychologique et de vouloir les interpréter à la seule lumière de l’intersubjectivité
humaine.496 » Cette critique semble excessive vis-à-vis de M. Nédoncelle qui se défend de
cette dérive possible. Quant à la critique faite à O. du Roy, elle porte sur le manque de prise
en compte du témoignage d’Augustin sur la progression de sa recherche au livre XV (3, 5 et
6, 10) du De Trinitate497. Or, le second passage cité constitue plutôt un argument en faveur de
la thèse d’O. du Roy. Augustin y avoue avoir été ébloui par une illumination à partir de la
triade amans-quod amatur-amor et puis s’être reporté sur les images des trois facultés plus à
la portée de son attention fatiguée par l’effort. Cependant, plutôt que de parler d’échec, il est
plus exact de prendre la dialectique foi-vision puisqu’Augustin poursuit en affirmant : « Mais
ces trinités qui concerne nos sens ou notre âme, nous les voyons plutôt que nous y croyons,
tandis que lorsque nous affirmons que Dieu est Trinité, nous y croyons plutôt que nous ne le
voyons (…) : il y a là quelque chose que nous voyons, et il y a aussi quelque chose que nous
ne voyons pas et que nous devons croire.498 »
En conclusion de son étude, M.-F. Berrouard affirme : « Augustin ne parle jamais
d’image à propos de la communauté de Jérusalem et, dans son De Trinitate, il n’utilise pas
non plus la phrase des Actes dans une visée trinitaire. La raison en est peut-être simple :
comme tous les auteurs de la première Eglise, Augustin est très respectueux de l’Ecriture et
très attentif aux mots mêmes de l’Ecriture : comment aurait-il osé appeler ‘image’ de Dieu
une réalité que l’Ecriture ne désigne pas comme telle ?499 » C’est vrai. L’usage du terme
imago, ou même de vestigium500, est à proscrire concernant l’intersubjectivité manifestée par
l’expression biblique cor unum (Ac 4, 32a). Mais, il nous paraît utile de rappeler que, pour

494
« Celui-ci [l’apôtre Jean], après ces paroles : ‘Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour
vient de Dieu’ (dilectio ex Deo est), ajoute tout aussitôt : ‘Tout homme qui aime est né de Dieu : celui qui n’aime
pas ne connaît pas Dieu car Dieu est amour’ (Deus dilectio est). Il est clair que c’est le même amour que d’une
part l’Apôtre appelle Dieu, que d’autre part il dit venir de Dieu. L’amour est donc Dieu de Dieu (Deus ergo ex
Deo est dilectio). » (De Trin. XV, 17, 31, BA 16, p. 508-509).
495
Ibid.
496
Ibid., p. 223.
497
Ibid., p. 223, n. 67. « En réfléchissant sur la charité, qui est appelée Dieu dans les saintes Ecritures (1 Jn 4,
16), j’ai commencé à entrevoir à l’intelligence, si peu que ce soit, la Trinité elle-même par ce que sont l’aimant,
l’aimé et l’amour. » (De Trin. XV, 3, 5, BA 16, p. 430-431, traduction revue). « Mais lorsque nous en vînmes à
la charité, appelée Dieu par les saintes Ecritures (1 Jn 4, 16), le mystère s’éclaira quelque peu avec la trinité de
l’aimant, de l’aimé et de l’amour. Mais cette lumière ineffable éblouissait notre regard ; et comme nous sentions
que la faiblesse de notre esprit ne pouvait encore y atteindre, interrompant notre développement, nous nous
retournâmes vers notre propre esprit, créé à l’image de Dieu (Gn 1, 27), y trouvant un sujet d’étude plus à notre
portée pour reposer notre action fatiguée. » (De Trin. XV, 6, 10, BA 16, p. 442-445).
498
De Trin. XV, 6, 10, BA 16, p. 444-447).
499
Ibid., p. 224.
500
La triade amans, quod amatur, amor (De Trin. VIII, 10, 14) n’est pas appelée vestigium. Ce terme est réservé
pour ce qui demeure dans l’« homme extérieur » (De Trin. XI, 1, 1), les trinités de la perception (XI, 2, 5) et du
souvenir (XI, 6, 7), malgré la difformité due au péché (XIV, 15, 21).

71
Augustin, l’imago se distingue de la res : « Autre est la Trinité dans sa réalité même, autre
l’image de la Trinité dans une autre réalité » (aliud est itaque trinitas res ipsa, aliud imago
trinitatis in re alia)501. L’image des trois facultés avait pour but de clarifier les formules
dogmatiques en procédant selon une approche intérieure (modo interiore) plus familière à
l’esprit humain. Le fait qu’Augustin n’emploie pas le terme imago pour qualifier le cor unum
et anima una n’est pas contradictoire avec l’affirmation que « la charité nous situe réellement
au cœur du mystère trinitaire.502 » C’est ce que nous désirons montrer dans une quatrième et
dernière partie.

IV. Désappropriation et tension in Deum


Au études qui précèdent, nous voulons ajouter un double point laissé dans l’ombre. Il
s’agit du rapport entre la désappropriation des biens et la tension de l’unité de cœur et d’âme
in Deum. Parmi les treize textes repérés par A.-M. La Bonnardière, deux Tractatus renvoient
au contexte des Actes 4, 32-35 où il est fait mention de la vente des biens propres au profit de
la communauté de Jérusalem503. Sous l’action de l’Esprit Saint, les nouveaux chrétiens
cherchent à ne rien garder en « propre » mais à tout mettre en « commun ». Comme l’explique
Goulven Madec dans un article au titre provocateur, l’opposition commune/proprium est
primordiale chez Augustin504. Plus les hommes se replient sur leur « bien privé », plus « ils se
retranchent du bien commun. »505 Au contraire, plus ils sont désappropriés, plus ils peuvent
jouir ensemble de « ce bien commun qui est Dieu.506 » Dans cette perspective, le cor unum et
anima una prend une nouvelle coloration. Il constitue le mode de vie le plus radical, dont la
vie monastique est un rappel constant, pour tendre vers Dieu. Selon la Règle, la communauté
doit former une seule âme, un seul cœur, tendus vers Dieu (in Deum). Cette expression in
Deum, qu’Augustin ajoute très souvent à Ac 4, 32 507, manifeste combien l’union de cœur et
d’âme est un chemin vers une unité encore plus grande. La désappropriation consitue elle-
même la tension car les croyants n’ont jamais fini, tant qu’ils sont dans cette vie, de quitter
leur bien propre. En effet, même dessaisi de toute vie personnelle, le corps constitue la limite
infranchissable à une parfaite mise en commun.
Si l’on revient au Tractatus 14, on constate qu’Augustin marque la dissemblance entre
la caritas qui unit les fidèles qui ne sont « qu’une seule âme et qu’un seul cœur dans le
Seigneur » et la caritas qui unit le Père et le Fils 508. Alors qu’ici (hic), les fidèles restent une
« multitude de frères », là (ibi), le Père et le Fils ne sont pas deux dieux mais « un seul Dieu »

501
De Trin. XV, 23, 43, BA 16, p. 536-537.
502
O. DU ROY, art. cit., p. 417.
503
« Ecoutez un autre témoignage : vous savez combien les croyants étaient nombreux quand ils déposèrent aux
pieds des Apôtres le prix de tous leurs biens qu’ils avaient vendus pour qu’il fût distribué à chacun selon ses
besoins ; or que dit l’Ecriture de cette communauté de saints ? ‘Ils n’avaient qu’une seule âme et qu’un seul
cœur dans le Seigneur’ (Ac 4, 32). » (Tract. in Io. eu. 14, 9, BA 71, p. 742-745) ; « Après avoir reçu le Saint-
Esprit qui enflamma l’amour spirituel, ramenés à l’unité par la charité même et la ferveur de l’Esprit, tous les
membres de ce peuple commencèrent, dans l’unité de cette société, à vendre tout ce qu’ils possédaient et à en
déposer le prix aux pieds des Apôtres afin que soit distribué à chacun ce dont chacun avait besoin. L’Ecriture dit
alors à leur sujet qu’ils avaient une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu (Ac 4, 32). » (Tract. in Io. eu. 39,
5, BA 73A, p. 284-289).
504
G. MADEC, « Le communisme spirituel », in Homo spiritalis, p. 225-239.
505
Epistula 140, 28, 68, cité in Ibid., p. 231.
506
Ibid.
507
Selon T. van Batel, in Deum est ajouté 31x à la citation d’Ac 4, 32. Cf. T. J. VAN BATEL, « ‘Ante omnia’ et ‘in
Deum’ dans la Regula sancti Augustini », Vigiliae Christianae 12, 1958, p. 157-165, ici, p. 163.
508
Tract. in Io. eu. 14, 9, BA 71, p. 742-745.

72
(unus Deus)509. Mais ce relevé sur le mode négatif peut se dire aussi sur le mode positif. C’est
le cas dans le commentaire du Psaume 132, datant de la même période que le Tractatus 14510 :
« Que votre cœur arrive d’abord où votre corps arrivera ensuite » (Corde praecede, quo
sequaris corpore)511. Par l’amour, l’homme est placé dans une migration (migra) entre la terre
et le ciel, entre la multitude des corps et l’unité des cœurs. L’unité des cœurs devient alors
l’anticipation de la communion définitive en Dieu. Cette tension se retrouve également dans
l’Epistula 138 : « ils seront Un dans toute la force et la vérité du mot, lorsqu’ils seront arrivés
à cette fin où ‘Dieu sera tout en tous’ (1 Co 15, 28), tandis que Dieu le Père et son Fils qui est
son Verbe et qui est Dieu en Dieu, ont toujours été et seront toujours dans une ineffable
unité.512 »
Comme le montre le Sermo 103, 4, qui serait le texte le plus ancien rapprochant Ac 4,
32 et mystère trinitaire513, Augustin s’autorise cette interprétation à partir de l’Ecriture :
« Qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17, 22)514. Le cor unum y est décrit comme
une préparation sine qua non à la l’unité en Dieu : « A cet Un, nous ne sommes pas amenés
si, de nombreux, nous n’avons pas un seul cœur ». Cette description appelle deux précisions.
L’une concerne la tension et l’autre concernant le but à atteindre.
La première précision est la différence en cette tension vers l’Un et l’épistrophè
plotinienne. Chez Plotin, l’âme s’unit à l’Un en perdant toute relation avec lui et avec les
autres âmes, puisque la solitude de l’Un exclu toute altérité (mè echôn eterotèka)515. Chez
Augustin, ce sont les relations elles-mêmes qui sont appelées à s’intensifier dans l’unité au
point que les personnes ne soient plus que relations. Il y a donc deux étapes aux relations.
L’unité dans la vie présente, exprimée par le cor unum, et l’unité dans la vie future, exprimée
par l’Un johannique. Dans le Sermo 103 cette opposition entre deux vies est interprétée à
partir de l’épisode de Marthe et Marie (Lc 10, 29-42)516. Tandis que Marthe représente
l’Eglise dans la condition actuelle et transitoire, Marie est la figure de l’Eglise dans sa
destinée eschatologique.

509
Ibid.
510
Les Enarrationes in Psalmos 131 et 132 dateraient d’avant la fête de Pâques 407 alors que le Tractatus 14
serait prêché aux alentours de l’Ascension 407, peu avant le départ d’Augustin pour le onzième Concile de
Carthage. Cf. A.-M. LA BONNARDIERE, Recherches de chronologie augustinienne, Paris, 1965, p. 21-39 ; M.-F.
BERROUARD, « Introduction aux Homélies sur l’Evangile de saint Jean », BA 71, p. 33-35.
511
En. in Ps. 132, 13, CCL 40, 1935.
512
Epistula 238, 2 [13], trad. de l’éd. Vivès, t. 6, p. 255.
513
D’après les récentes recherches de P.-M. Hombert basées sur la méthode d’orchestration scripturaire mise en
œuvre par A.-M. La Bonnardière, le Sermo 103 serait à situer près des prédications carthaginoises de décembre
403 (cf. P.-M. HOMBERT, Nouvelles recherches de chronologie augustinienne, op. cit., p. 378, n. 4). Si nous
admettons cette hypothèse, il précède donc les dix passages étudiés par M.-F. Berrouard.
514
« [Que dit] le Seigneur au Père au sujet des siens ? ‘Qu’ils soient un comme nous sommes un’ (Jn 17, 22).
[Nous lisons] aussi dans les Actes des Apôtres : ‘Or, la multitude de ceux qui croyaient avait une seule âme et un
seul cœur’ (Ac 4, 32). ‘Magnifiez donc le Seigneur avec moi, et exaltons son nom à l’unisson’ (Ps 33, 3). Car,
une seule chose est nécessaire, cet Un céleste. Un où le Père et le Fils et l’Esprit Saint sont un. Voyez [comment]
nous est recommandée l’unité. Certes, la Trinité est notre Dieu. Le Père n’est pas le Fils, le Fils n’est pas le Père,
l’Esprit Saint n’est ni le Père ni le Fils, mais l’Esprit des deux. Et, cependant, ces trois ne sont pas trois dieux,
non pas trois tout-puissants, mais un seul Dieu tout-puissant, lui-même Trinité [qui est] un seul Dieu, car une
seule chose est nécessaire. A cet Un, nous ne sommes pas amenés si, de nombreux, nous n’avons pas un seul
cœur. » (Sermo 103, 3 [4], PL 38, 614-615, trad. modifiée à partir de l’éd. Vivès, t. 17).
515
Cf. Ennéades VI, 9, 8, 30-35.
516
Cf A.-M. LA BONNARDIERE, « Les deux vies. Marthe et Marie », in Saint Augustin et la Bible, Paris, coll.
« Bible de tous les temps », 3, 1986, p. 411-425.

73
La seconde précision concerne le but en Dieu. Les hommes sont appelés à être Un
comme le Père, le Fils et l’Esprit Saint sont Un mais non pas Un avec eux. Cette précision est
explicite dans le Contra Maximinum II, 20, qui serait le dernier texte dans lequel Augustin
aurait rapproché le cor unum et le mystère trinitaire. Face à l’évêque arien Maximinus,
Augustin s’appuie sur Jn 17, 11 pour affirmer que « le Sauveur n’a pas dit : afin qu’eux et
nous soyons un mais ‘afin qu’ils soient un’ (ut ipsi et nos unum ; sed : ut ipsi sint unum).517 »
L’unité substantielle en Dieu est incomparablement supérieure à l’unité substantielle à
laquelle les hommes sont appelés518.

Conclusion
En conclusion, l’expression cor unum et anima una peut servir d’argument a fortiori à
l’unité des trois personnes divines parce que l’Esprit Saint réalise une union en tension vers
l’unité trinitaire. Si l’on s’arrête à la condition présente de l’Eglise, force est de constater la
dissemblance du cor unum avec la Trinité. Au contraire, si l’on considère l’Eglise dans sa
visée eschatologique, le cor unum devient l’anticipation de la communion en Dieu. Plus
qu’une image différente de la réalité qu’elle signifie, le cor unum est une étape manifeste de la
communion des saints au cœur de la Trinité.

517
Contra Max. II, 22, 1, PL 42, 792.
518
« Le Fils demande donc qu’ils soient un (…) afin qu’ils soient eux-mêmes souverainement un (summe unum
sint) dans leur nature, de même que le Père et le Fils sont souverainement un (summe unum sunt), bien que dans
une nature plus excellente et incomparablement meilleure. » (Contra Max. II, 22, 1, PL 42, 793).

74
DE L’USAGE DU DOUBLE CONCEPT ARISTOTELICIEN MATIERE-FORME
dans la pensée augustinienne de la création
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), La Création chez les Pères, Bern, Oxford, Wien,
Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et spiritualité », n°19, 2011, p. 133-145.

« Est-il faux par hasard


que toute nature pourvue de forme,
ou toute matière susceptible de forme,
ne tient son être de celui qui est souverainement bon,
parce qu’il est souverainement ?519 »

L’influence (néo)platonicienne sur Augustin a fait l’objet de nombreuses études520. Son


ascendance aristotélicienne est beaucoup moins soulignée. Pourtant, Augustin serait moins
hostile que certains de ses contemporains, dont Jérôme, à l’héritage aristotélicien 521. Certes, ni
l’usage fréquent de la Rhétorique, ni son emprunt aux Catégories de substance et de relation
pour élaborer les linéaments de la théologie trinitaire, ne suffisent à en faire un disciple
d’Aristote. Cependant, son emploi du double concept aristotélicien matière-forme pour
présenter la création du monde n’est-il pas plus surprenant ? L’étonnement qu’il provoque
appelle au moins un éclaircissement. L’intervention présente a pour but d’éclairer la manière
dont Augustin use de ce double concept aristotélicien dans le cadre de la création,
principalement à partir du livre XII des Confessions. Par là, nous ferons ressortir la spécificité
augustinienne par rapport à d’autres usages strictement philosophiques de la matière et de la
forme.

1. Le devenir ou la candidature à l’être


Dans les Confessions, comme dans ses premiers ouvrages anti-manichéens, Augustin se
distancie explicitement de deux conceptions de la création : l’émanation et la fabrication
démiurgique. La création n’est ni une cosmogonie émanatiste à la manière des manichéens, ni
une production similaire à celle que le démiurge réalise en imprimant une forme éternelle à
une matière préexistante. Pour se détourner des écueils d’une transcendance sans immanence,
Augustin prend le risque de recourir à l’hylémorphisme. Ce risque est cependant calculé. En
effet, Augustin ne se permet cet usage que sous le couvert de l’autorité de l’Ecriture : qui

519
Conf. XII, 15, 19, BA 14, p. 370-371.
520
Parmi les plus remarquées, citons : W. THEILER, Porphyrios und Augustin, in Schriften der Königsberger
Gelehrten Gesellschaft, geistwissenschaftliche Klasse, t. X, 1, Halle, Niemeyer, 1933 ; P. HENRY, Plotin et
l’Occident, Louvain, « Spicilegium sacrum lovaniense », 1934 ; P. HADOT, « Platon et Plotin dans trois sermons
de saint Ambroise », in Revue des études latines, t. 34, 1956, p ; 202-220 ; P. COURCELLE, « Nouveaux aspects
du platonisme chez saint Ambroise », in Revue des études latines, t. 34, 1956, p. 220-239 ; A. SOLIGNAC,
« Nouveaux parallèles entre saint Ambroise et Plotin », in Archives de Philosophie, t. 20, 1956, p. 148-156 ; D.
O’MEARA, Porphyry’s Philosophy from Oracles in Augustine, Paris, Etudes augustiniennes, 1959 ; P. HADOT,
« Citations de Porphyre chez Augustin (à propos d’un livre récent) », in Revue des études augustiniennes, t. 6,
1960, p. 205-244 ; G. MADEC, « Le néoplatonisme dans la conversion d’Augustin. Etat d’une question
centenaire », in Petites études augustiniennes, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1994, p. 51-69.
521
M. W. TKACZ, article « Aristote », in Encyclopédie saint Augustin, Marie-Anne Vannier (dir.), Paris, Cerf,
2005, p. 74-76.

75
fecisti mundum de materia informi (Sg 11, 18)522. Encore faut-il proposer l’herméneutique la
plus éclairante de ce verset du livre de la Sagesse.
Rappelons d’abord que, pour Augustin, toute herméneutique concourt à un seul but : la
conversion en vue de la béatitude. La conception de la création n’est dévoilée qu’en fonction
d’une conversion pour un accomplissement du genre humain. Ainsi retrouve-t-on le
mouvement triadique creatio-conuersio-formatio mis en lumière par Marie-Anne Vannier523.
Les trois derniers livres des Confessions (XI-XIII) sont d’ailleurs une sorte de reprise qui situe
la conversion d’Augustin (I-X) au sein du plan divin du salut. Le lecteur est invité à passer du
niveau anthropologique au niveau cosmique, ou plutôt à considérer le cosmos comme le cadre
de la conversion de l’homme.
Parler de materia informis est donc d’emblée un projet spirituel. Augustin y prend le
contre-pied du platonisme, puisqu’il refuse la notion de matière préexistante du Timée524. Il
s’inscrit ainsi dans la tradition inaugurée dans la seconde moitié du IIe siècle par les derniers
apologètes. Tatien, disciple de Justin, et Théophile d’Antioche furent en effet les premiers,
face aux gnostiques marcionites et valentiniens, à rejeter cette notion et à développer une
pensée de la création ex nihilo525. Augustin n’adopte ni l’émanation, ni la séparation
platonicienne entre un monde intelligible et un monde sensible. Il retient du platonisme la
notion de participatio en la transformant. Ainsi, pour Augustin, toutes les créatures existent
simultanément en Dieu, comme formes éternelles (/formae) – ce qui est le point de vue
platonicien –, et dans leur nature propre526. Cette simultanéité unit l’éternité et le temps tout
en les distinguant. L’option augustinienne du double concept matière-forme donne chair à
cette ossature métaphysique. Ce choix s’ancre dans une certitude : l’esprit et la matière ont
tous deux un avenir divin car ni l’un ni l’autre ne seraient sans Dieu. Cette certitude provient
d’une évidence première dans la foi : seul Dieu est ; donc, en dehors de Dieu, il n’y a rien (tu
eras et aliud nihil)527. Dans une alternative radicale entre l’Être-même et le néant, Augustin
affirme que les créatures ne peuvent émaner de Dieu sinon il engendrerait quelque chose
d’égal à son Fils unique (aequale unigenito)528. Elles ne peuvent donc venir que « du néant »
(de nihilo)529. Dans cette alternative, Augustin laisse volontairement de côté la doctrine
néoplatonicienne de « dérivation » de toutes choses à partir de l’Un. Rappelons que Plotin,
influencé par la critique aristotélicienne du Timée, « remplace définitivement le mode
artisanal de la production du monde par une dérivation contemplative : le monde dérive de
l’âme de la même manière que l’âme dérive de l’intellect et l’intellect de l’Un 530 ». La thèse
aristotélicienne de l’excellence de l’activité contemplative () sur toute autre action

522
D’après la Septante : .
523
Cf. M.-A. VANNIER, Creatio, conuersio, formatio chez S. Augustin, Fribourg, Ed. Universitaires, coll.
« Paradosis », 1991.
524
Cf. Timée 36e.
525
Cf. G. MAY, Schöpfung aus dem Nicht, Berlin, W. de Gruyter, 1978.
526
Cf. F.-B. STAMMKÖTTER, C. MÜLLER, « Forma », in Augustinus-Lexikon, vol. 3, Schwabe Basel, 2004, c. 45-
52, ici, c. 47.
527
Conf. XII, 7, 7, BA 14, p. 354-355.
528
Ibid.
529
L’expression de nihilo se retrouve 93 fois chez Augustin dont 5 fois dans les Confessions : XII, 7, 7 ; 12, 31 ;
28, 38 ; 29, 40 ; XIII, 33, 48. L’expression ex nihilo se retrouve 71 fois chez Augustin dont 1 fois dans les
Confessions : XII, 17, 25. Cf. Corpus Augustinianum Gissense, CD-ROM, Basel, Schwabe & Co. AG Verlag
(CAG). Depuis Origène ( II, 1, 5), la tradition véhiculait l’expression ex nihilo (2 Macc 7, 28).
Augustin préfère l’expression de nihilo par laquelle il insiste sur la dépendance ontologique totale de la créature
à l’égard du Créateur. Cf. A. SOLIGNAC, « de nihilo », BA 14, note complémentaire 24, p. 603-606.
530
D. O’MEARA, Une introduction aux Ennéades, Fribourg, Ed. Universitaires, Cerf, 1992, p. 102.

76
humaine531 fait envisager à Plotin la création comme une déperdition de contemplation 532.
Dans cette conception de la création, la matière reçoit une valeur négative car elle résulte
d’une déperdition de contemplation. Au contraire, pour Augustin, l’acte de création est
éminemment positif. Fidèle à l’Ecriture, il perçoit la création comme un acte de bonté. Dieu a
créé « ce qui est bon » (quia bonus)533. Augustin ne cesse de le souligner à partir des premiers
versets de la Genèse : « Dieu dit : ‘Que… soit !’ Il en fut ainsi. Dieu vit que cela était bon. »
« Dieu dit » et « Dieu vit ». L’acte de création s’opère par un « dire » qui dépend de
l’acte de génération. Toutes choses sont proférées dans le Verbe « lui qui est dit
éternellement, et par qui éternellement tout est dit.534 » Augustin ne dit pas que les choses
créées sont éternelles, mais qu’elles trouvent leur origine dans l’éternité. A cause de cela, elles
ont un avenir éternel. Dieu les crée en « vue » de cet avenir. En fonction de cet achèvement,
Dieu peut « voir » la bonté de son œuvre. De leur côté, les créatures espèrent voir Dieu et se
voir en lui mais, dans le temps présent, elles ne peuvent que l’écouter et l’invoquer. Cette
tension détermine la métaphysique augustinienne. Voilà pourquoi, Etienne Gilson, et Emilie
Zum Brunn à sa suite, ont parlé de « métaphysique de la conversion »535.
Donc, si pour Augustin la contemplation reste essentielle, il opère un déplacement par
rapport à la position néoplatonicienne. Il n’y a pas de perte de contemplation mais une
vectorisation vers une contemplation totale, qui correspond à la parousie. Du néant à la
plénitude de l’être, qui est aussi la plénitude de la contemplation, les créatures sont en
devenir. Pour le dire avec les mots d’Augustin : uocans temporales, faciens aeternos !536
Etienne Gilson commente ce verset en disant que le devenir est « candidat à l’être537 ». Si
candidature il y a, poste à pourvoir il y a aussi. Vues du côté de Dieu, c’est-à-dire de l’éternité
et de l’immutabilité, les créatures sont complètement formées. Vues du côté des hommes,
c’est-à-dire de la temporalité et de la mutabilité, les créatures sont en formation. Si l’on
superpose les deux points de vue, on constate que le devenir humain est vectorisé par cette
candidature à l’être éternel. C’est ici que le concours d’Aristote, le grand chantre du
devenir538, s’avère particulièrement judicieux.

531
Cf. Métaphysique , 1, 992a-993b.
532
Chaque passage à l’hypostase inférieure se fait par une perte du degré de contemplation. Le dédoublement de
la pensée et de l’être au niveau du Noûs est une régression par rapport à l’ineffabilité de l’Un. Ce dédoublement
se fait démultiplication au niveau de l’Âme. Cette démultiplication assure l’animation de la matière comme une
sorte d’activité secondaire due à la faiblesse de la contemplation. Ceci fait de la nature () le niveau le plus
bas de la contemplation. Cf. Enn. III, 8 [30], 1-7.
533
Cf. M.-A. VANNIER, Creatio, conuersio, formatio chez S. Augustin, p. 112-114.
534
Conf. XI, 7, 9, BA 14, p. 287.
535
E. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1943, p. 316. « Si l’on n’envisage pas
l’Immuable dans la perspective d’une métaphysique de la conversion, on tronque la définition augustinienne de
Dieu-Être, car il n’est atteint qu’au terme d’un retour qui transforme l’âme à sa ressemblance, en vertu du
principe selon lequel le semblable n’est connu que par le semblable. » (E. ZUM BRUNN, «L’exégèse
augustinienne de ‘Ego sum qui sum’ et la ‘métaphysique de l’Exode’», in Dieu et l’Être. Exégèses d’Exode 3,14
et de Coran 20,11-24, Paris, Études augustiniennes, 1978, p. 141-164, ici, p. 146).
536
Enarrationes in Psalmos, 101, 2, PL 37, 1311.
537
E. GILSON, Philosophie et Incarnation selon saint Augustin, Université de Montréal, Institut d’études
médiévales, 1947, p. 45.
538
« Ignorer le mouvement, c’est nécessairement ignorer aussi la nature. » (Physique III, 1, 200 b).

77
2. La materia informis et la priuatio
Chacun sait que l’essence aristotélicienne est explicitée par le binôme matière-forme, la
« forme » () étant le principe de détermination et la « matière » (), la capacité à
être déterminée. On oublie souvent de mentionner le troisième principe sans lequel le devenir
n’aurait pas lieu, à savoir la « privation » ()539. En effet, sans la privation, qui est la
contrariété de la forme, la matière serait d’emblée déterminée. La puissance serait escamotée
au profit d’un acte toujours déjà accompli. Or, le devenir suppose la temporalité vers
l’entéléchie ()540. Toute nature tend à son achèvement. Augustin, chez qui cette
tension vers l’achèvement est primordiale, n’a pas omis de tenir compte du principe de
privation. Au contraire, ce principe fut pour lui décisif.
Dans son interprétation de la materia informis541, Augustin a été attentif aux trois
principes aristotéliciens. En rompant avec le manichéisme, il affirme avoir progressé vers une
notion de l’informité qu’il ne concevait pas encore. Comme le terme forma veut aussi
dire « beauté » (formositas/formosa), il identifiait informitas et « laideur » : « Mais ce que je
concevais ainsi était informe, non par privation de toute forme (non priuatione omnis formae),
mais par comparaison avec de plus belles formes. 542 » C’est seulement après la lecture des
Libri platonicorum qu’Augustin a pu concevoir l’informité comme « privation » (priuatio). Il
n’a pourtant pas été jusqu’à l’identification de la privation avec le non-être, comme le fait
Plotin543. Il n’a pas non plus entériné la distinction plotinienne des deux matières, l’une
intelligible et l’autre sensible544. Les néoplatoniciens lui apportèrent principalement une
conception de Dieu autre que corporelle. Son imagination en fut libérée pour concevoir la
mutabilité : « Mon intelligence cessa dès lors d’interroger mon esprit, qui était rempli
d’images de corps revêtus de forme et, à sa guise, les changeait et les variait. Je portai mon
attention sur les corps eux-mêmes, et j’observai plus profondément leur mutabilité, qui les fait
cesser d’être ce qu’ils avaient été, et commencer d’être ce qu’ils n’étaient pas. Je soupçonnai
que ce passage même de forme à forme, c’était par quelque chose d’informe qu’il se faisait,
non par un néant absolu.545 »
Augustin fait un pas important dans l’intelligence de la création lorsqu’il commence à
porter son attention sur la « mutabilité » même des choses. Il perçoit que, « par le néant
absolu » (per omnino nihil), les choses ne peuvent devenir. Devenir consiste dans le « passage
d’une forme à une forme » (transitum de forma in formam). Or, il faut bien que la forme
s’applique à un donné quelconque, à quelque chose capable d’être déterminé546. Ce quiddam,
c’est la matière « informe proche du néant » (informe prope nihil). On a donc bien le double

539
« Ainsi il y a trois causes, trois principes : deux constituent un couple de contraires, dont l’un est définition et
forme (), et l’autre, privation () ; le troisième principe est la matière (). » (Métaphysique ,
2, 1069 b).
540
Métaphysique , 4, 1007 b. Alors que l’ est l’action, l’ est le terme réalisé par l’action ne
renfermant plus aucun devenir.
541
L’expression materia informis se retrouve 11 fois dans l’œuvre augustinienne : De ordine II, 44 ; De Genesi
aduersus Manicheos I, 5, 9 ; De uera religione 36 ; De Genesi ad litteram inperfectus liber III, 10 ; Confessiones
XII, 8, 8 ; XIII, 33, 48 ; De Genesi ad litteram I, 1, 2 ; I, 14, 28 ; I, 15, 29 ; V, 17, 35 ; Contra aduersarium legis
et prophetarum I, 11 (vérification par CAG).
542
Conf. XII, 6, 6, BA 14, p. 350-351.
543
Cf. Enn. 12 [2, 4], 14, 21-23 ; 16, 1-4 ; D. O' BRIEN, La matière chez Plotin : son origine, sa nature, Leiden,
Brill, 2004.
544
Cf. Enn. 12 [2, 4], 3, 10-15.
545
Conf. XII, 6, 6, BA 14, p. 350-351.
546
« La matière est le datum, ce qui est donné, le matériau par conséquent. – Mais la forme est la manière dont
sont disposés les data, la façon dont le divers est mis en liaison. » (E. KANT, « De la matière et de la forme »,
dans Leçons de métaphysique, trad. fr. M. Castillo, Paris, Livre de Poche, 1993, p. 189, nous soulignons).

78
concept aristotélicien de matière et de forme. Mais, chez Augustin, ce double concept reçoit
un nouveau statut, car il est aussitôt enchâssé dans un écrin plus vaste qui dépasse les limites
de la mutabilité. Cet écrin, c’est celui de création, lequel suppose l’herméneutique de
l’Ecriture.
Comme ses premiers ouvrages anti-manichéens en font déjà état547, Augustin interprète
le premier verset de la Genèse : « Dans le Principe, Dieu fit le ciel et la terre » (in principio
fecit deus caelum et terram) dans le sens d’une création située entre deux créatures extrêmes
qui englobent la totalité du créé : « le ciel et la terre » (caelum et terra)548. Ce procédé
d’inclusion hébraïque est réinterprété au regard du double concept matière-forme. C’est le
second verset de la Genèse, où la terre est dite « invisible et inorganisée » (inuisibilis et
inconposita), qui poussera Augustin à utiliser la notion d’informité et donc le rapprochement
avec Sg 11, 18. Dans cette interprétation, Augustin est certainement influencé par
l’Ambrosiaster549. Se référant à Sg 11, 18 comme Origène550, l’Ambrosiaster propose la
variante de materia inuisa aux côtés de la version classique de materia informis551. A trois
reprises, Augustin reprend cette double leçon dans un contexte anti-manichéen552. Le
rapprochement entre « invisibilité » et « informité » assure le pont exégétique pour identifier
la « terre » et la « matière ». Dans les Confessions, Augustin peut donc affirmer : « Or la
terre était invisible et inorganisée, et les ténèbres étaient sur l’abîme (Gn 1, 2). Ces paroles
insinuent l’idée d’informité (informitas), comme un palier pour accueillir ceux qui ne peuvent
concevoir une privation d’aspect (speciei priuationem), qui soit totale sans parvenir pourtant
jusqu’au néant ; d’elle seraient faits le second ciel, la terre visible et organisée, le bel aspect
de l’eau, et tout ce qui a été fait ensuite dans la constitution de ce monde, mais avec mention
des jours, parce que ces choses sont telles qu’en elles agissent les vicissitudes des temps, à
cause de changements réguliers des mouvements et des formes. 553 »
Le rapprochement entre « invisibilité » et « informité » est essentiel. En effet, elle situe
cette exégèse explicative de la création dans la perspective de son achèvement, lequel consiste
dans la vision de Dieu. L’invisibilité se situe de côté de la « privation ». Cette privation est si
contraire à l’aspiration de la créature humaine que l’esprit humain est impropre à la concevoir.
Il faut donc introduire l’idée d’informité comme palier conceptuel, comme une approche par
« degrés » (gradatim)554. Quand la réflexion s’attarde à la privation, elle doit se résoudre
« soit à la connaître en l’ignorant, soit à l’ignorer en la connaissant » (uel nosse ignorando,
uel ignorare noscendo)555. L’homme est fait pour une visibilité entière que, paradoxalement,
la matière permet et empêche à la fois. La matière permet la visibilité, parce qu’elle est

547
De Genesi contra Manichaeos I, 2, 3 – I, 8, 13 ; De Genesi ad litteram inperfectus liber I, 2, 5 – I, 4, 18.
548
En interprétant « le ciel et la terre » comme les créatures extrêmes de la totalité de la création, Augustin fait
également œuvre de réinterprétation originale du Timée (8 a – 30 d). Le terme « ciel » () est utilisé par
Platon pour désigner le monde des Idées. Le démiurge contemple le ciel afin de réaliser les choses sensibles à
partir d’une matière préexistante (), un espace considéré comme négligeable, qui peut aussi se traduire par
« terre » (cf. Timée, 52 d).
549
Cf. M. DULAEY, note complémentaire, « La matière informe (1, 5, 9 – 1, 7, 12) », BA 48, p. 510-512.
550
ORIGENE,  IV, 4, 6.
551
AMBROSIASTER, Quaestones ueteris et noui Testamenti 106, 2, CSEL 50, p. 235-236 ; 107, 1, p. 246.
552
De Genesi aduersus Manicheos I, 5, 9 ; I, 7, 12 ; De fide et symbolo II, 2.
553
Conf. XII, 12, 15, BA 14, p. 364-365, trad. modifiée. Pour Augustin, le terme species ne renvoie pas
seulement à l’apparence mais à la forma dont il est un synonyme (De diuersis quaestionibus 83, q. 46). Cf. E.
GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 109.
554
On retrouve la même approche dans le De Genesi aduersus Manicheos I, 7, 12 ; De Genesi ad litteram
inperfectus liber IV, 11 ; De Genesi ad litteram I, 15, 30 (cf. note 1, BA 14, p. 365).
555
Conf. XII, 5, 5, BA 14, p. 348-349.

79
« capable de recevoir une forme » (quod formari poterat)556. Elle l’empêche, parce que, dans
le devenir, elle reste marquée par une informité.

3. Le caelum caeli et la forma omnium

Dans le monde, tout est vu partiellement et successivement, alors que l’homme rêve
d’une vue totale et simultanée à la manière de Dieu. Cette vue intellectuelle est l’apanage du
« ciel du ciel », la créature entièrement formée. Augustin l’exprime en ces termes : « Voici ce
que je perçois (sentio) pour l’instant, en considérant le ciel du ciel, ciel intellectuel où il est
donné à l’intelligence de connaître simultanément non partiellement, non en figure, non dans
un miroir, mais totalement, en toute évidence, face à face, non tantôt ceci tantôt cela, mais
comme il a été dit, de connaître simultanément, sans aucune succession de temps ; en
considérant aussi la terre invisible et inorganisée sans aucune succession de temps, qui
comporte tantôt ceci tantôt cela ; parce que là où il n’y a nul aspect, nulle part il n’y a de ceci
et de cela.557 »
Si l’informité est la limite extrême de la connaissance compréhensive vers le bas, il est
une autre limite vers le haut. Cette autre limite réside dans le contraire de l’indétermination,
c’est-à-dire dans la détermination achevée. Pour Augustin, cette limite correspond à la
créature appelée « ciel du ciel » (caelum caeli)558, par rapprochement avec le Ps 113, 16559.
Cette créature, qui est entièrement formée, n’est cependant pas le principe de détermination,
la forme même. « Co-créée » (concreata) en même temps que la matière, la forme n’est pas
co-éternelle à Dieu560. Son achèvement lui vient d’une conversion permanente. Arrivée à son
terme, elle surmonte la mutabilité, parce qu’elle contemple sans cesse le Verbe, sans
défaillance561. Alors que la materia informis n’est pas encore capable de mutabilité, le caelum
caeli sature cette capacité. Cette saturation, tant physique que noétique, correspondrait à
l’entéléchie aristotélicienne. A ceci près que, chez Aristote, l’entéléchie se confond avec
l’acte. En effet, lorsque l’énergie détermine complètement la puissance, elle atteint la
réalisation achevée de la nature. Cette réalité s’identifie à l’acte. Chez Augustin, rien de tel,
car le « ciel du ciel » ne se confond pas avec la forme dont il reçoit la sagesse. La forme n’est
pas une créature, car elle s’identifie au Principe. Cette forma, c’est le Verbe de Dieu.

556
Conf. XII, 8, 8, BA 14, p. 354-355.
557
Conf. XII, 13, 16, BA 14, p. 366-367, trad. modifiée.
558
L’expression caelum caeli se retrouve 5 fois au livre XII des Confessions : 2, 2 ; 9, 9 ; 11, 12 ; 15, 20 ; 21, 30,
et une fois au De Genesi ad litteram I, 9, 17. Cf. A. SOLIGNAC, « Caelum caeli », note complémentaire 19, BA
14, p. 592-598.
559
« Le ciel du ciel qui appartient au Seigneur » (caelum caeli Domino).
560
Conf. XIII, 33, 48, BA 14, p. 516-517. Dans le De Genesi ad litteram, écrit entre 401 et 414, Augustin
explique que la con-création simultanée de la matière et de la forme n’est pas contradictoire avec une antériorité
logique. La discursivité oblige de parler d’abord de ce dont une chose est faite avant de parler de ce qui est fait.
Voici cette mise au point : « Voilà pourquoi, puisque Dieu a créé dans un même acte et la matière qu’il a formée
et les choses en lesquelles il l’a formée, l’Ecriture devait d’une part énoncer deux principes et ne pouvait d’autre
part les énoncer en même temps : doutera-t-on qu’elle n’ait eu raison de dire ce dont (quod) un être est fait avant
ce qu’il (quis) est fait à partir de là ? En effet, lors même que nous parlons de matière et de forme, nous
comprenons que l’une et l’autre sont simultanément, mais nous ne pouvons pas énoncer l’une et l’autre
simultanément. » (De Genesi ad litteram I, 15, 29, BA 48, p. 122-123).
561
Conf. XII, 9, 9 ; 11, 12, BA 14, p. 356-357 ; 360-361.

80
Le Verbe est forme parce que, proféré, il dit tout ce que le Principe est. Et, dans ce dire,
le Principe se voit. Puisque ce « dire » est aussi le « dire » de toutes les créatures, le Verbe est
aussi appelé forma omnium : « Ce qui vient en premier, en effet, c’est la forme de toutes les
choses (forma omnium), parfait comblement de l’unité dont elle procède ; et toutes les autres
choses, qui n’existent que dans la mesure de leur ressemblance à l’Un, sont faits par cette
forme.562 » Avec la notion de forma omnium, Augustin reprend la tradition platonicienne du
prototype. Cependant, la superposition des notions de uerbum et de forma opère un
déplacement en direction de l’altérité. Le Principe platonicien voit toutes les Idées en lui et les
produit par et pour cette vision, dans une sorte de continuité du Même dont l’Autre doit être
évincé563. Au contraire, la parole instaure une altérité au cœur même du Principe. Cette
altérité permet la reconnaissance de la véritable altérité de toute choses par rapport à leur
Principe et donc de leur statut de créature en relation avec la Créateur. S’il y a déplacement
par rapport au platonisme, il y en a aussi un par rapport à l’aristotélisme. La Parole instaure
une discontinuité dans le devenir qui correspond à la formation des créatures. Le contraire du
continu étant le discret, selon Aristote564, il s’opère chez Augustin une sorte de discrétion en
amont et en aval du double concept aristotélicien. La discontinuité est réalisée par le
débordement vers le haut (Être-Un) et vers le bas (néant) de la matière et de la forme : « Toi
tu étais ; et le reste, c’était le néant, d’où tu as fait le ciel et la terre, deux choses, l’une proche
de toi, l’autre proche du néant, l’une telle qu’au-dessus d’elle tu étais, l’autre telle qu’au-
dessous d’elle c’était le néant.565 » Cette proximité discrète assure non la nécessité mais la
liberté de l’accomplissement de l’essence. Par le saut entre le continu et le discret, c’est aussi
la distinction entre la nature et la grâce qui est instaurée. C’est pourquoi les notions
substantielles de forme et d’informe sont surdéterminées par les notions personnelles de
ressemblance et de dissemblance : « tu les as faites non pas en tirant de toi ta ressemblance,
forme de toutes choses (formam omnium), mais en tirant du néant une dissemblance informe
qui prendrait forme par ta ressemblance en revenant vers toi, l’Un, selon l’ordre fixé, autant
qu’il lui a été donné selon son genre.566 » Ainsi, Augustin surdétermine-t-il la terminologie
aristotélicienne par l’exégèse biblique de l’image et de la ressemblance 567. Revenir de la
« région de la dissemblance » ne peut se faire sans le salut de Dieu568.

562
De uera religione XLIV, 81, BA 8, p. 146-147, trad. modifiée. Cf. aussi Sermo 117, 3 ; Conf. I, 7, 12 ; XII,
28, 38.
563
Cf. notre article « Platon et Augustin : mêmes mots, autre sens », Revue des Sciences Philosophiques et
Théologiques, 89/3 (2005), p. 433-457.
564
Sur l’opposition discret/continu, cf. ARISTOTE, Catégories, 4 b – 5 a.
565
Conf. XI, 7, 7, BA 14, p. 354-355.
566
Conf. XII, 28, 38, BA 14, p. 410-411.
567
Augustin aurait d’abord accepté la distinction entre imago et similitudo que l’on retrouve dans l’exégèse
traditionnelle (Irénée, Clément d’Alexandrie, Origène, Athanase) et surtout chez Ambroise (Expositio de Psalmo
CXVIII, 10, 16, CSEL 62, 212-213 ; Expositio in Lucam X, 49, CSEL 32, 4, 474, 10-12). Augustin aurait ensuite
rejeté cette distinction en insistant sur le fait que l’homme est à l’image de toute la Trinité et plus seulement du
Fils, image du Père (Cf. De Trinitate VII, 6, 12, PL 42, 946). Cf. O. du Roy, L’intelligence de la foi en la Trinité
selon saint Augustin, Paris, Etudes Augustiniennes, 1966, p. 360.
568
En empruntant la formule regio dissimilitudinis à Plotin (Enn. I, 8, 13, 12), Augustin en renverse la
signification. Pour Plotin, elle exprime le contexte de l’âme emprisonnée dans le sensible qui se découvre
incapable de revenir à la vue de l’Être divin qu’elle possédait avant de chuter dans un corps. Au contraire, pour
Augustin, l’âme saisit l’abîme qui la sépare de Dieu lorsqu’elle commence à entr’apercevoir son existence. Ce
faisant, Augustin « propose une véritable définition du rapport creatio-conuersio. » (M.-A. VANNIER,
Creatio, conuersio, formatio chez S. Augustin, p. 33-34).

81
Conclusion
Par son emprunt au double concept aristotélicien, Augustin tient à se distancer de la
gnose manichéenne, mais aussi de la position dualiste platonicienne. Il n’y a pas davantage de
formes éternelles autonomes qu’une matière préexistante dont tout est fait. Il importe de
montrer que les créatures n’existent pas seulement dans la pensée de Dieu, comme si elles
n’étaient que des Idées éternelles indépendantes de leur réalité concrète et contingente. En
ouvrant un vaste cadre spatio-temporel, dont les deux extrémités rejoignent presque le néant
et l’être, Augustin manifeste la dynamique de la création. Venant de rien, toutes les créatures
sont appelées à rejoindre leur plénitude ontologique éternelle, qui coïncide avec la vision de
Dieu.
Pour parler de cette dynamique, Augustin recourt au double concept aristotélicien de
matière et de forme. Par cet emploi, à la suite de Plotin, Augustin tourne le dos au mythe de la
fabrication démiurgique critiqué par Aristote. Il n’adopte pourtant pas la position plotinienne
qui consiste à voir la création comme une déperdition de contemplation. Certes, la
contemplation reste pour lui décisive. Cependant, elle ne correspond pas à un retour à une
position initiale, mais à un élan de l’invisible au visible, de l’informe à la forme. Par cet élan,
la position augustinienne est comparable à la pensée de l’épectase élaborée par Grégoire de
Nysse569. Se démarquant d’Aristote, les deux Pères affirment la différence entre la nature et la
grâce, mais la mystique du cappadocien est davantage marquée par la voie négative de Denys
l’Aréopagite570.
Cette distinction entre la nature et la grâce est en effet le point essentiel sur lequel
Augustin prend ses distances par rapport au Stagirite. Chez Augustin, le concept matière-
forme n’englobe pas la totalité de l’essence. Il est débordé par en haut et par en bas, de telle
sorte que la continuité fait place à une discrétion. Seul Dieu, qui a tiré la créature de rien par
sa puissance créatrice, est capable, par sa grâce, de la conduire vers son achèvement. Entre la
continuité et la discrétion, le chemin n’est pas la vision, laquelle n’est promise qu’au terme du
voyage, mais l’audition et l’invocation.

569
Augustin recourt souvent à Ph 3, 12-15 qui est le socle scripturaire de la pensée nysséenne de l’épectase. Cf.
par exemple, Conf. XI, 29, 39, BA 14, p. 338-339. Sur la doctrine de l’épectase, cf. J. DANIELOU, Platonisme et
théologie mystique : doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Paris, Aubier, 1944 ; A. LEVY, « Aux
confins du créé et de l'incréé : les dimensions de l'épectase chez Grégoire de Nysse », Revue des sciences
philosophiques et théologiques, 84/2 (2000), p. 247-274.
570
Cf. E. VON IVANKA, Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Eglise, Paris,
PUF, 1990, p. 137-172 ; I. DE ANDIA, Hénosis : L'Union a Dieu chez Denys 1'Aréopagite, Leiden, EJ. Brill,
1996.

82
CHRISTUS TOTUS, INTERPRETE DE SA MANIFESTATION
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), La christologie et la Trinité chez les Pères, Paris,
Cerf, coll. « Patrimoines/ Christianisme », 2013, p. 177-194.

« Sommes-nous donc moins heureux


que ceux-là qui ont à la fois vu et entendu ? »
(in ep. Io. I, 2)

Que la christologie soit centrale dans la pensée d’Augustin, est-il encore nécessaire de le
démontrer ? Dès les premiers dialogues philosophiques, le Christ joue un rôle primordial.
Saint Augustin le reconnaît comme le « Maître intérieur » que l’on « consulte » afin de
connaître ce qu’il en est de Dieu, de soi-même et de la création571. Cependant, Vérité qui
préside en chaque homme, le Christ n’en demeure pas moins un homme qui a bel et bien
existé. L’Incarnation du Verbe, telle est la découverte fondamentale qui imprègne toute la
pensée d’Augustin. Cette découverte le situe en vis-à-vis de toute philosophie de son époque,
aussi proche soit-elle du christianisme.
De l’Incarnation, il résulte un principe herméneutique inamovible de la pensée
augustinienne : celui dont parlent les Ecritures est aussi leur interprète. Lire l’Ecriture consiste
à se mettre à l’écoute du Verbe, autrement dit, à « entendre la parole au-dedans572 ». Cette
herméneutique serait très simple à appliquer si l’Ecriture présentait toujours le Christ de la
même façon, en équilibrant constamment sa nature divine et sa nature humaine. Mais, il n’en
va pas ainsi. Comme le remarque Augustin, l’Ecriture parle du Christ, tantôt « selon la forme
de Dieu » (in forma dei), tantôt « selon la forme de serviteur » (in forma serui)573. Cette
différence appelle un discernement. C’est pourquoi Augustin applique une règle
d’interprétation, la regula fidei574. Cette herméneutique a été mise au point pour argumenter
dans les polémiques, notamment face aux ariens qui niaient la divinité du Christ en opérant un
tri discriminatoire dans les passages scripturaires.

I. Christus totus, principe herméneutique


Si l’Ecriture présente le Christ en insistant sur sa divinité ou sur son humanité, sans
pour autant faire oublier qu’il est tout entier l’un et l’autre, elle en parle encore selon une
troisième modalité. En effet, les Ecritures peuvent parler du Christ de trois manières :
« Le premier mode est : en tant que Dieu, dans cette divinité, égal et coéternel au Père, avant
d’assumer la chair. L’autre mode est : avec cette chair assumée, identiquement Dieu et

571
De Magistro XI, 38, BA 6, p. 136-137. « Ebauchée dès la conclusion du De beata vita (IV, 35); suggérée
dans les Soliloques (I, I, 1), cette doctrine [du Maître intérieur] se déploie dans le De magistro tout entier et
s’affirme explicitement dans sa conclusion : la vérité intérieure qui préside à l’âme même, c’est-à-dire le Christ,
vertu immuable et sagesse éternelle de Dieu (De magistro XII, 38). » (E. GILSON, Introduction à l’étude de saint
Augustin, Paris, Vrin, 1943, p. 99).
572
Conf. XI, 9, 11, BA 14, p. 290-291. Voir I. BOCHET, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique
augustinienne, Paris, Institut d’Etudes augustiniennes, 2004, p. 33-89.
573
Voir A. VERWILGHEN, Christologie et spiritualité selon saint Augustin. L’hymne aux Philippiens, Paris,
Beauchesne, Théologie historique 72, 1985.
574
Ibid., p. 333.

83
homme, identiquement homme et Dieu, selon qu’il est médiateur et tête de l’Eglise. Le
troisième mode est : selon le mode du Christ en entier (modo totus Christus), dans la
plénitude de l’Eglise, où il est tête et corps, selon la plénitude de l’homme parfait, dont nous
sommes les membres575. » Ce troisième mode de présentation du Christ est d’origine
paulinienne. C’est le Christus totus, le Christ tête et corps, dans sa totalité576. Comme les deux
premiers modes, il sert également de principe exégétique, parfois face aux Ariens, comme
dans ce sermon 341, mais plus souvent face aux Donatistes et aussi aux Pélagiens577.
Dans la polémique anti-arienne, Augustin montre que le Christ s’est fait homme sans
cesser d’être Dieu pour s’adjoindre à lui des membres, c’est-à-dire pour que les hommes, en
participant à son corps, puisse recevoir sa vie divine :
« Dans ce chapitre de l’Evangile, mes frères, notre Seigneur Jésus Christ s’est révélé
avant tout comme homme à notre foi (…) Souvenez-vous néanmoins, et ne chassez pas
cette pensée de vos cœurs, que le Christ s’est fait homme sans cesser d’être Dieu, car
c’est en restant Dieu, qu’il a assumé l’homme, celui qui avait fait l’homme. (…) Mais
parce qu’il devait avoir plus tard des membres, c’est-à-dire des fidèles qui n’auraient
pas la puissance qu’il possédait, lui qui est notre Dieu, en disparaissant, en se cachant
comme pour éviter la mort, il montrait ce que feraient ses membres, dans lesquels il
était lui-même. Le Christ en effet n’est pas dans la Tête sans être dans le Corps, le
Christ est tout entier (Christus totus) dans la Tête et dans le Corps578. »
Aux partisans de Donat qui déchirent le corps du Christ, Augustin rappelle l’intégralité
du Christ auquel on ne peut être uni si on est séparé de son corps, qui est l’Eglise catholique :
« Le Christ entier (totus Christus) est Tête et Corps. La Tête est le Fils unique de Dieu
et son Corps c’est l’Eglise ; ils sont l’Epoux et l’Epouse, deux en une seule chair.
Quiconque ne s’accorde pas avec les saintes Ecritures sur la Tête peut bien se trouver
dans tous les lieux assignés à l’Eglise, il est hors de l’Eglise. Par ailleurs quiconque
s’accorde avec les saintes Ecritures sur la Tête et ne participe pas à l’unité de l’Eglise se

575
« Primus modus est : secundum Deum et divinitatem illam Patri coaequalem atque coaeternam ante
assumptionem carnis. Alter modus est : cum assumpta carne iam idem Deus qui homo, et idem homo qui Deus,
(…), sed est mediator et caput Ecclesiae (…). Tertius modus est : quodam modo totus Christus, in plenitudine
Ecclesiae, id est, caput et corpus, secundum plenitudinem perfecti cuiusdam viri, in quo viro singuli membra
sumus. » (Sermo 341, 1, PL 39, c. 1493).
576
Bibliographie sur le Christus totus : E. MERSCH, Le corps mystique du Christ, t. II, Paris, Desclée de
Brouwer, Bruxelles, L’édition universelle, 1936, p. 35-138 ; G. PHILIPS, « L’influence du Christ-Chef sur son
Corps mystique suivant s. Augustin », AugMag II, 1954, p. 805-815 ; A. PIOLANTI, « Il mistero del ‘Cristo
totale’ in s. Agostino », AugMag III, 1955, p. 453-469 ; P. BORGOMEO, L’Eglise de ce temps dans la prédication
de saint Augustin, Paris, Etudes augustiniennes, 1972, p. 191-234 ; T. J. VAN BAVEL - B. BRUNING, Die Einheit
des "totus Christus" bei Augustinus, in Scientia augustiniana. Festschrift A. Zumkeller, Würzburg 1975, p. 43-
75 ; G. MADEC, « Christus », dans : C. MAYER (éd), Augustinus-Lexikon, Basel, Verlag Schabe & Co. AG, vol.
1, 1994, c. 879-882.
577
Le rapport d’Augustin face au donatisme et face au pélagianisme à partir de sa doctrine du corps mystique a
été traité par Emile Mersch respectivement dans les chapitres II et III de son maître ouvrage. Voir E. MERSCH, Le
corps mystique du Christ, t. II, p. 35-83.
578
« In isto Evangelii capitulo, fratres, Dominus noster Iesus Christus secundum hominem se plurimum
commendavit fidei nostrae. (…) Verum hoc mementote, et de cordibus vestris nolite dimittere, sic esse Christum
hominem factum, ut non destiterit Deus esse. Manens Deus accepit hominem, qui fecit hominem. (…) Sed
quoniam futura erant membra eius, id est fideles eius, qui non haberent illam potestatem quam habebat ipse Deus
noster; quod latebat, quod se tamquam ne occideretur occultabat, hoc indicabat factura esse membra sua, in
quibus utique membris suis ipse erat. Non enim Christus in capite et non in corpore, sed Christus totus in capite
et in corpore. » (In evangelium Ioannis tractatus, 28, 1, PL 35, c. 1622, BA 72, 566-569)

84
trouve hors de l’Eglise, puisqu’il est en désaccord avec le témoignage du Christ lui-
même sur le Corps du Christ qui est l’Eglise 579. »
Aux disciples de Pélage, Augustin rappelle que nul ne peut faire véritablement partie du
corps s’il ne reçoit la grâce qui vient de la tête. Le nouvel Adam répand à son corps entier la
grâce qui permet aux descendants du premier Adam de s’unir à nouveau à Dieu :
« Et cette grâce, il l’a mise en celui ‘en qui nous avons obtenus l’héritage, prédestinés
que nous sommes par un décret de celui qui accomplit toutes choses’ (Ep 1, 11). S’il
accomplit toutes choses, c’est donc à son action que nous devons de nous approcher de
lui, à son action que nous devons de ne pas nous éloigner de lui. Aussi, lui dit-on par le
prophète : ‘Que votre main se pose sur l’homme de votre droite, sur le fils de l’homme
que vous vous êtes attaché ; et nous ne nous éloignerons pas de vous’ (Ps 79, 18-19).
Cet homme assurément n’est pas le premier Adam en qui nous nous sommes éloignés
de Dieu, mais le second Adam, et sur lui se pose la main de Dieu pour que nous ne nous
éloignions pas de Dieu : le Christ en effet n’est le Christ entier (Christus totus) qu’avec
ses membres, l’Eglise étant son corps, son achèvement580. »
Ainsi, le même principe herméneutique se monnaie-t-il différemment pour les
schismatiques et pour les hérétiques. Sans oublier le service précieux rendu aux fidèles
catholiques qui participent à la liturgie. Cette règle permet en effet de discerner qui parle dans
les Psaumes. Lorsque des formules paraissent indignes d’être prononcées par le Christ en tant
que tête, elles le sont en tant que Christus totus, tête et corps. A ce moment là, le Christ parle
au nom de l’Eglise :
« ‘Il n’y a nulle paix dans mes ossements, à la vue de mes péchés’ (Ps 37, 6). On se
demande quel est celui qui parle ainsi ; plusieurs pensent que c’est Jésus-Christ, à cause
de quelques allusions à la passion, allusions auxquelles nous arriverons bientôt, pour
montrer qu’elles prédisent la passion de Jésus-Christ. Mais, comment celui qui n’avait
pas de péché a-t-il pu dire: ‘La vue de mes péchés ne laisse aucune paix dans mes os ?’
Pour comprendre ceci, nous sommes dans la nécessité de connaître le Christ tout entier
(totum Christum), ou le chef et les membres. Souvent, en effet, quand Jésus-Christ
parle, il le fait seulement comme chef, et ce chef est le Sauveur, né de la Vierge Marie ;
quelquefois au contraire il parle au nom de son corps qui est la sainte Eglise réunie dans
l’univers entier581. »

579
« Totus Christus caput et corpus est. Caput Unigenitus Dei Filius et corpus eius Ecclesia, sponsus et sponsa,
duo in carne una. Quicumque de ipso capite a Scripturis sanctis dissentiunt, etiamsi in omnibus locis inveniantur
in quibus Ecclesia designata est, non sunt in Ecclesia. Et rursus quicumque de ipso capite Scripturis sanctis
consentiunt et unitati Ecclesiae non communicant, non sunt in Ecclesia, quia de Christi corpore, quod est
Ecclesia, ab ipsius Christi testificatione dissentiunt. » (Epistula ad catholicos de secta donatistarum, 4,7, PL 43,
c. 395-396, BA 28, 518-521, trad. fr. modifiée).
580
« Hanc gratiam posuit in illo, in quo sortem consecuti sumus, praedestinati secundum propositum eius qui
universa operatur. Ac per hoc sicut operatur ut accedamus, sic operatur ne discedamus. Propter quod ei per
Prophetam dictum est: Fiat manus tua super virum dexterae tuae et super filium hominis quem confirmasti tibi;
et non discedimus a te. Iste certe non est Adam primus, in quo discessimus ab eo: sed Adam novissimus, super
quem fit manus eius, ut non discedamus ab eo. Christus enim totus cum membris suis est, propter Ecclesiam,
quae est corpus eius, plenitudo eius. » (De dono perseuerantia, 7, 14, PL 45, c. 1001-1002, BA 24, p. 628-629).
581
« Non est pax ossibus meis a facie peccatorum meorum. Quaeri solet cuius sit uox ; et aliqui accipiunt Christi,
propter quaedam quae hic dicuntur de passione Christi, ad quae paulo post inueniemus, et nos agnoscemus quia
de passione Christi dicuntur. Sed : non est pax ossibus meis a facie peccatorum meorum, quomodo diceret qui
nullum peccatum habebat ? coartat nos ergo intellegendi necessitas ad cognoscendum tanquam plenum et totum
Christum, id est caput et corpus. cum enim Christus loquitur, aliquando ex persona solius capitis loquitur, quod

85
Par un hasard de l’histoire, c’est à un donatiste du nom de Tyconius, qui finit par être
excommunié par les siens à cause de sa trop grande largeur de vue, qu’Augustin doit cette
règle d’interprétation à partir de Christus totus582. Les rétractations d’Augustin sur le De
doctrina christiana montrent que, malgré ses hésitations, il a fini par adopter l’herméneutique
proposée dans le Livre des sept règles de Tyconius583. Mais, selon Pasquale Borgomeo, à qui
l’on doit la remarquable étude sur l’Eglise dans la prédication de saint Augustin, il y a un
déplacement d’intention. Tandis que la première règle de Tyconius lui sert à expliquer des
passages épineux de l’Ecriture, le mystère du Corps du Christ devient, chez Augustin, « un
puissant générateur de synthèse 584 ». Le prédicateur d’Hippone entend avant tout rassembler
son peuple. De fait, l’usage de la prima regula de Tyconius ne se trouve pas d’abord dans les
grands traités d’Augustin mais dans ses sermons et ses commentaires pastoraux,
essentiellement, les commentaires des Psaumes. Tel est un des constats de l’inventaire des
occurrences de Christus totus dans l’œuvre d’Augustin.

II. Christus totus et Incarnation


Si on laisse de côté quatre occurrences non significatives pour notre étude 585,
l’expression Christus totus se retrouve 70 fois dans l’œuvre d’Augustin, sous la forme :
Christus totus, totus Christus, Christus totum, totum Christum ou Christum totum586. Première
constatation : sur les 70 références, 28 concernent les Commentaires des Psaumes et 28 se
rapportent aux Sermons. Autre constatation : la grande majorité de ces références, 55
exactement, désigne le Christ intégral, tête et corps, en tant que l’Eglise ne fait qu’un avec le
Christ587. Les 15 autres références désignent le Christ dans l’intégrité de sa personne, en tant
qu’il est le Verbe fait chair, dans sa double nature humaine et divine 588. De cet inventaire
opéré à partir du Corpus Augustinianum Gissense sur CD-ROM589, deux conclusions
s’imposent : l’une, quantitative, et l’autre, qualitative.
Primo, il faut réévaluer « la fréquence du thème » présentée par Pasquale Borgomeo590.
Ce dernier s’appuie sur le pronostic optimiste d’Henri-Irénée Marrou qui annonçait deux
cents références591. S’il est exact qu’il existe des « dizaines et dizaines de passages592 » où

est saluator, natus ex Maria uirgine ; aliquando ex persona corporis sui, quod est sancta ecclesia, diffusa toto
orbe terrarum. » (Enarrationes in Psalmum 37, 6, PL 36, c 399).
582
Voir E. MERSCH, Le corps mystique du Christ, t. II, p. 96-98.
583
Voir Retractationes, II, 30, PL 32, 631 ; De doctrina christiana, III, 30-37.
584
P. BORGOMEO, L’Eglise de ce temps dans la prédication de saint Augustin, p. 197.
585
c. Faust 2, 5 ; Io. Eu. tr. 26, 4 ; s. 19, 3; c. Iul. imp. 2, 170.
586
exp. Gal. 2 (2x) ; c. Faust. 12, 39 ; De Trin. 3, 20 ; ciu. 17, 4 ; cath. fr. 4, 7 ; retr. 1, 24, 1 ; perseu. 14 ; Io. eu.
tr. 3, 4 (2x) ; 23, 6 (2x) ; 28, 1 ; ep. Io. tr. 1, 2 ; en. Ps. 17, 2 ; 17, 51 ; 26, 2, 2 ; 29, 1, 2 ; 30, 2, 1, 3 ; 30, 2, 2, 1 ;
30, 2, 3, 5 (2x) ; 37, 6 ; 54, 3 ; 56, 1 (2x) ; 56, 6 ; 58, 1, 2 (2x) ; 58, 1, 5 ; 74, 4 ; 74, 5 ; 90, 2, 1 ; 100, 3 ; 118, 6,
2 ; 132, 7 ; 138, 2 ; 140, 4 ; 142, 3 (2x) ; 142, 5 ; 145, 9 ; s. 22, 10 ; 91, 8 ; 92, 3; 116, 6 ; 133, 8 ; 137, 1 ; 144, 5 ;
145, 6 ; 245, 4 ; 253, 5 ; 261, 7 (3x) ; 286, 5 ; 299/C, 2 ; 341, 1; 341, 9 ; 364, 3 (2x) ; 375/C, 6 ; 375/C, 7 ; s.
Denis 5, 6 ; 5, 7 (2x) ; 25, 7 ; s. Dolbeau 22, 2 ; 22, 19 ; s. Guelf. 24, 2.
587
Parmi ces dernières, 23 s’accompagnent explicitement de l’expression paulinienne « tête et corps » sous la
forme caput et corpus : cath. fr. 4, 7 ; ep. Io. tr. 1, 2 ; en. Ps. 17, 2 ; 26, 2, 2 ; 30, 2, 1 ; 30, 2, 2 ; 30, 2, 3 ; 54, 3 ;
56, 1 (2x) ; 58, 1, 2 (2x) ; 100, 3 ; 138, 2 ; s. 22, 10 ; 133, 8 ; 137, 1 ; 144, 5 ; 341, 1 ; 341, 9 ; 364, 3 ; s. Denis
25, 7 ; s. Dolbeau 22, 2.
588
Io. eu. tr. 3, 4 (2x) ; 23, 6 (2x) ; s. 92, 3; 245, 4 ; 253, 5 ; 261, 7 (3x) ; s. Denis 5, 6 ; 5, 7 (2x).
589
Corpus Augustinianum Gissense, CD-ROM, Basel, Schwabe & Co. AG Verlag (CAG).
590
P. BORGOMEO, op.cit., p. 192, voir note 5.
591
H.-I. MARROU, Théologie de l’histoire, Paris, Seuil, 1968, p. 43. Dans la même note, deux répertoires de
textes sont annoncés. Voir E. PRZYWARA, Augustinus. Die Gestalt als Gefüge , Leipzig, 1934, p. 347-386 ; O.

86
Augustin déploie le thème du Christ tête et corps, sans doute est-il aussi opportun et légitime
de se concentrer sur les textes dans lesquels Augustin a effectivement utilisé l’expression
Christus totus.
Secundo, le recueil des textes où le Christus totus est inséré fait surgir un point
fondamental. Le Christus totus n’est pas seulement un principe ecclésiologique mais aussi, et
peut-être même d’abord, un principe christologique. L’expression augustinienne n’est pas
uniquement un principe exégétique pour discerner l’intégralité du Christ de son unité
personnelle, ou pour discerner qui parle dans les Psaumes. La même expression désigne à la
fois le statut de l’Eglise dans son unité avec le Christ (55 fois) et le statut du Christ dans son
incarnation (15 fois). Selon cette autre signification, qui apparait plus d’une fois sur cinq,
l’expression Christus totus désigne l’unité hypostatique du Christ, « vrai homme, vrai Dieu »
(homo uerus, Deus uerus).
Dans ce cas, la règle herméneutique s’applique aux Photiniens et aux Manichéens, deux
hérésies avec lesquelles Augustin prend distance dans les Confessions593 :
« Vrai homme, vrai Dieu : Dieu et homme, tel est le Christ dans son entier (Deus et
homo totus Christus). Voilà ce qu’enseigne la foi catholique. Celui qui nie la divinité du
Christ est un Photinien ; celui qui refuse de croire son humanité est un Manichéen594. »
Ce rappel de l’union hypostatique du Christ a aussi une incidence sur l’intelligence du
mystère trinitaire. La dualité personnelle du Christ introduirait une quatrième personne en
Dieu :
« Il a été mis à mort, mais non dans sa divinité ; c’est le Christ lui-même qui a été mis à
mort. Car ils n’étaient pas deux, Dieu et l’homme ; autrement, nous ne découvririons
pas une Trinité, mais une quaternité. L’homme est homme, et Dieu est Dieu ; mais le
Christ tout entier est Dieu et homme (totus Christu homo et Deus), donc le Christ lui-
même est homme et Dieu. De même que tu as un corps et une âme en tant qu’homme,
ainsi le Christ tout entier est homme et Dieu (totus Christus homo et Deus). Ainsi donc,
le Christ tout entier est-il chair, âme et Dieu (totus Christus caro, anima et Deus)595. »
Augustin précise que l’expression Christus totus désigne le Christ dans son intégrité
personnelle, « Verbe, âme et corps » (Verbum, anima et caro). La règle peut s’appliquer alors
aux Apollinaristes car, dans sa dimension anthropologique, le Christ est bien « âme et corps »
auquel s’unit le Verbe596 :

PERLER, Weisheit und Liebe nach Texten aus den Werken des heiligen Augustinus, Fribourg-en-Brisgau, 1952, p.
77-92.
592
P. BORGOMEO, op. cit., p. 192.
593
Voir P. COURCELLE, « Saint Augustin, ‘photinien’ à Milan (Conf. VII, 19, 25) », Ricerche di Storia religiosa
I, 1954, p. 63-71 ; E. FELDMANN, Der Einfluss des Hortensius und des Manichäismus auf das Denken des jungen
Augustinus, Münster, Dissertation, 1975.
594
« Homo uerus, deus uerus : deus et homo totus Christus. haec est catholica fides. Qui negat Deum Christus,
Photinianus est : qui negat hominem Christum, Manicheus est. » (Sermo 92, 3, PL 36, c. 573).
595
« Occisus est, sed non in diuinitate : ipse Christus occisus est. Non enim duo, Deus et homo, ut jam non
faciamus uel nouerimus Trinitatem, sed quaternitatem. Homo quidem homo, et deus deus ; sed totus Christus
homo et deus : ipse ergo Christus homo et deus. Quomodo tu homo corpus et animus : sic totus Christus homo et
deus. Ergo totus Christus, caro, anima, et deus. » (Sermo 261, 7, PL 38, c. 1206).
596
Voir aussi Sermo 375/B, 7 : « Nihil autem animae Christi subtrahatis. Haeretici enim Apollinaristae dixerunt,
quia mentem non habuit, id est, intellegentiam non habuit anima illa, sed Verbum illi pro mente et pro
intellegentia erat. Hoc ait Apollinaris. Arriani autem dicunt: Nec qualemcumque animam habuit. Vos ergo
fideliter tenete, quia prorsus Verbum et anima et caro est totus Christus. »

87
« Le Christ Seigneur est et Dieu et homme. Qu’est-ce que l’homme ? Une âme unie à
un corps. Qu’est donc le Christ ? Le Verbe uni à une âme et à un corps. Mais quelle est
cette âme ? car les animaux ont aussi une âme qui leur est propre. Le Verbe est uni à
une âme raisonnable et à un corps : voilà le Christ tout entier (totum Christus)597. »
En constatant la présence de ce sens spécifiquement christologique de l’expression
Christus totus, Borgomeo le nomme « Christ total » pour le distinguer du « Christ entier »,
réservé au Christ, tête et corps598. Tout en qualifiant cette expression de « rare », il en tire
pourtant une conclusion essentielle : « une même économie régit l’Incarnation et l’Eglise, qui
n’est finalement qu’une incarnation prolongée 599 ». Cette découverte lui permet de déployer
une étude sur la « communicatio idiomatum ». Dans cette visée ontologique, où christologie et
ecclésiologie sont articulées, Borgomeo montre à la fois l’identification et la distinction du
Christ-tête avec l’Eglise-corps, pour finalement mettre en relief le « caractère théandrique »
de l’Eglise600.
Sans passer à côté de cette perspective ontologique, ni de toute la dimension
herméneutique, déjà largement travaillée, nous voudrions faire valoir qu’il existe une
approche du Christus totus plus fondamentale encore. Il s’agit de l’approche
phénoménologique. Plus fondamentale, car, chez Augustin, l’herméneutique scripturaire est
d’abord fondée dans une contemplation du Christ, « chemin » sans lequel la « Patrie » reste
non seulement invisible, mais également inaccessible 601. En passant en revue les différentes
occurrences sur le Christus totus, il apparaît qu’Augustin utilise cette expression pour
clarifier, non seulement la manifestation du Christ, mais sa phénoménalité, c’est-à-dire le
mode même de son apparaître. Or, tel est l’objet propre de la phénoménologie602.

III. Christus totus, principe phénoménologique


L’origine du Christus totus se trouve dans les passages où l’apôtre Paul développe un
enseignement sur le Christ tête et corps (1 Co 12, 12 ; Col 1, 18a ; Ep 1, 22 ; 5, 23)603. Cet
enseignement à caractère doctrinal est enraciné dans l’expérience de Paul. L’herméneutique
se fonde sur un événement, la rencontre bouleversante avec le Christ sur le chemin de
Damas : « Poursuivant sa route, il approchait de Damas quand, soudain, une lumière venue du
ciel l’enveloppa de son éclat. Tombant à terre, il entendit une voix qui lui disait : ‘Saoul,
597
« Dominus enim Christus et Deus est, et homo. Quid est homo ? Anima et caro. Quid est ergo Christus ?
Verbum, anima et caro. Sed qualis anima ? quia et pecora habens animas. Verbum rationalis anima et caro : hoc
totum Christus. » (Sermo 253, 5, PL 38, c. c. 1181).
598
« Bien sûr, on ne doit pas oublier que le Christ, dans toute sa plénitude, le Christ vraiment total – et c’est dans
ce sens, rare d’ailleurs chez Augustin, de totus, que je parlerais de ‘Christ total’ en opposition à ‘Christ entier’ –
est finalement le Fils de Dieu fait homme, mais inséparable de la divinité du Verbe. » (P. BORGOMEO, op.cit., p.
210).
599
P. BORGOMEO, op. cit., p. 211.
600
P. BORGOMEO, op. cit., chap. XI, p. 209-234.
601
Voir G. MADEC, La Patrie et la Voie. Le Christ dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Desclée de
Brouwer, 1989.
602
Voir M. HEIDEGGER, Sein und Zeit (1927), Niemeyer, Halle, 1941, § 7, p. 28 ; trad. fr. par R. Bœhm et A.
Waelhens, L’Être et le Temps, Gallimard, 1964, p. 45.
603
« En effet, le corps est un, et pourtant il a plusieurs membres ; mais tous les membres du corps, malgré leur
nombre, ne forment qu’un seul corps : il en est de même du Christ. » (1 Co 12, 12) ; « Il est, lui, la tête du corps
qui est l’Eglise. » (Col 1, 18a) ; « Oui, il a tout soumis sous ses pieds (Ps 8, 7) et il l’a donné, au sommet de tout,
pour être à l’Eglise qui est son corps, la plénitude de Celui que Dieu remplit lui-même totalement. » (Ep 1, 22) ;
« Car l’époux est la tête de la femme tout comme le Christ est la tête de l’Eglise, lui le Sauveur de son corps. »
(Ep 5, 23).

88
Saoul, pourquoi me persécuter ? – Qui es-tu Seigneur ? demanda-t-il. – Je suis Jésus, c’est
moi que tu persécutes. » (Ac 9, 3-5).
Ce récit est essentiel, tant pour l’Apôtre des gentils que pour celui qui fut l’Evêque
d’Hippone. Se faisant « disciple de Paul », Augustin adoptera le même rapport que Paul entre
son expérience de conversion et sa réflexion théologique604, et donc aussi, dans son
herméneutique scripturaire605.
Le lien entre le récit de conversion de Paul et sa théologie est primordial. Saint Paul est
le premier à témoigner d’une rencontre avec le Christ ressuscité, qui diffère complètement des
récits évangéliques de Résurrection. Tant que l’on est dans l’Evangile, on voit Jésus agir dans
son humanité, dans sa corporéité bien concrète. Même les passages relatifs à la Résurrection
sont encore modalisés par l’apparition de ce corps personnel de Jésus. Par contre, à partir du
moment où le Christ quitte définitivement ses disciples et remonte vers son Père, il n’est plus
présent à eux par la médiation de son corps humain, même ressuscité. Il est présent selon une
nouvelle modalité. Laquelle ? Le Christ est présent dans son Eglise. Voilà ce que fait
apparaître le récit de la conversion de saint Paul. Le Christ ne pourrait dire : « c’est moi que tu
persécutes » s’il ne s’identifiait pas à ses disciples, membres à part entière de son corps.
Abondamment cité par Augustin à travers toute son œuvre 606, dont 11 occurrences en rapport
avec le Christus totus607, le récit paulinien est paradigmatique de la manière dont il est
désormais possible de rencontrer le Christ :
« Et si le Christ ne souffrait point dans ses membres, c’est-à-dire dans les fidèles, Saul
ne persécuterait point sur la terre le Christ qui est assis dans les cieux. Enfin, dans un
endroit de ses Epîtres il nous dit clairement : ‘Et comme notre corps, qui est un, est
néanmoins composé de plusieurs membres, et que tous ces membres, quoique
nombreux, ne sont néanmoins qu’un seul corps ; ainsi en est-il du Christ.’ (1 Co 12, 12).
Il ne dit point : Ainsi en est-il du Christ et de son corps ; mais bien : ‘Le corps est un
604
Voir M.-A. VANNIER, « La conversion d’Augustin, principe herméneutique de son œuvre », Paris, Cerf,
Patrimoine, 1998, p. 280-294.
605
Sur quelques études consacrées à l’exégèse augustinienne de Paul, voir la bibliographie donnée par I.
BOCHET, « Augustin disciple de Paul », Recherches de science religieuse, 94/3 (2006), p. 357-380 : P.
FREDRIKSEN, Augustine’s Early Interpretation of Paul, Diss. Phil., Princeton, 1979 ; sur Rm, B. DELAROCHE,
Saint Augustin lecteur et interprète de saint Paul dans le De peccatorum meritis et remissione (hiver 411-412),
Paris, IEA, 1996 ; D. PATTE et E. TESELLE (ed.), Engaging Augustine on Romans. Self, Context, and Theology in
Interpretation, Harrisburg Pennsylvania, Trinity Press International, 2002 ; sur Rm 5, M. L. REID, Augustinian
and Pauline Rhetoric in Romans Five, Lewiston-Queenston- Lampeter, Edwin Mellen Press, 1996 ; sur Rm 7,
24-25a, Th. MARTIN, Rhetoric and Exegesis in Augustine’s Interpretation of Romans 7 : 24-25a, Lewiston-
Queenston- Lampeter, Edwin Mellen Press, 2001 ; sur 1 Co 1, 31 et 1 Co 4, 7, P.-M. HOMBERT, Gloria gratiae.
Se glorifier en Dieu, principe et fin de la théologie augustinienne de la grâce, Paris, IEA, 1996 ; sur Ga, E.
PLUMER, Augustine’s Commentary on Galatians, Introduction, Text, Translation, and Notes, New York, Oxford
University Press, 2003 ; sur Ph 2, 5-11, A. VERWILGHEN, Christologie et spiritualité selon saint Augustin.
L’hymne aux Philippiens, Paris, Éd. Beauchesne, 1985 ; sur 1 Th, 2 Th, Ti et Phm, A.-M. LA BONNARDIERE,
Biblia Augustiniana : N. T. — Les Épîtres aux Thessaloniciens, à Tite et à Philémon, Paris, IEA, 1964.
606
Adn. in Iob 38 ; De trin. 15, 34 ; De cons. Eu. 4, 6 ; c. litt. Pet. 2, 44 ; 2, 47 ; De ciu. Dei 17, 9 ; conl. Cum
Max. 9x ; ep. 55, 31 ; 140, 18 ; 237, 6 ; Io. eu. tr. 21, 7 ; 28, 1 ; 31, 10 ; ep. Io. tr. 10, 3 ; 10, 9 ; en. Ps. 26, 2, 11 ;
30, 2, 1, 3 ; 32, 2, 1, 2 ; 37, 6 ; 39, 5 ; 44, 20 ; 52, 1 ; 54, 3 ; 67, 25 ; 67, 36 ; 69, 3 ; 75, 14 ; 86, 3 ; 86, 5 ; 88, 2,
3 ; 90, 1, 9 ; 90, 2, 5 ; 91, 11 ; 100, 3 ; 103, 3, 7 ; 108, 19 ; 109, 18 ; 122, 1 ; 123, 1 ; 130, 6 ; 138, 2 ; 140, 3 ;
140, 7 ; 142, 3 ; 148, 17 ; s. 87, 15 ; 89, 5 ; 116, 7 ; 122, 6 ; 123, 4 ; 133, 8 ; 168, 4 ; 169, 5 ; 169, 9 ; 170, 9 ; 175,
8 ; 239, 7 ; 279, 1 ; 279, 4 ; 295, 6 ; 297, 10 ; 299, 6 ; 316, 4 ; 317, 6 ; 345, 4 ; 361, 14 ; 362, 18 ; 395, 2 ; s.
Dolbeau 22, 20 (22, 19) ; s. Guelf. 13, 1 ; 16, 3 ; 18, 1 ; 24, 1 ; 24, 2 ; s. Mai 20, 2 ; 98, 1. Pour un tableau plus
complet, voir G. LEROY, « ‘Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?’ Ac 9, 4b dans la prédication de saint
Augustin », Mémoire de Licence, IET, 1986, p. 19-21.
607
Io. eu. tr. 28, 1 ; en. Ps. 30, 2, 1, 3 ; 37, 6 ; 54, 3 ; 100, 3 ; 138, 2 ; 140, 3-4 ; 142, 3 ; s. 133, 8 ; 299, 2 ; s.
Guelf. 24, 2.

89
avec plusieurs membres ; de même en est-il du Christ.’ Tout donc n’est qu’un seul
Christ (totum ergo Christus). Et comme tout ne forme qu’un seul Christ (totum
Christus), la tête s’écriait du haut du ciel: ‘Saul, Saul, pourquoi me persécuter ?’ (Ac 9,
4)608. »
Or, sur base de la différence entre les récits johanniques et pauliniens, Augustin va
distinguer deux types de « manifestation » (manifestatio) du Christ : la rencontre du Christ,
telle que ses disciples pouvaient la faire tant qu’il était présent corporellement avec eux, et la
rencontre du Christ actuelle, en l’absence de son corps visible. Ces deux types de
manifestation ne vont pas seulement rester isolés l’un de l’autre, mais vont être à la fois
articulés et confrontés l’un à l’autre, sur base de l’interprétation du Christus totus :
« ‘Nous avons vu, dit-il, et nous en sommes les témoins.’ (1 Jn 1, 2) Où ont-ils vu ?
Dans la manifestation. Qu’est-ce à dire, dans la manifestation ? Au soleil, c’est-à-dire
dans notre lumière (…) : afin d’être visible aux yeux de la chair qui voient le soleil, il a
dressé sa tente au soleil, c’est-à-dire qu’il a montré sa chair dans la manifestation de
notre lumière. Et la chambre nuptiale de cet époux a été le sein de la Vierge, car, dans le
sein virginal, ils se sont unis tous les deux, l’époux et l’épouse, l’époux, c’est-à-dire le
Verbe, et l’épouse, c’est-à-dire la chair, car il est écrit : ‘Et ils seront deux en une seule
chair’ (Gn 2, 24) ; et le Seigneur dit dans l’Evangile : ‘Ainsi ils ne seront plus deux,
mais une seule chair. » (Mt 19, 6) Et Isaïe a fort bien rappelé que les deux ne forment
qu’un. Il parle en effet en la personne du Christ et déclare : ‘Comme un époux, il m’a
mis un diadème, et, comme une épouse, il m’a ornée d’une parure.’ (Is 61, 10) On dirait
que c’est une seule personne qui parle ; il s’est fait à la fois l’époux et l’épouse, car ils
ne sont pas deux, mais une seule chair : parce que ‘le Verbe s’est fait chair et il a habité
parmi nous’ (Jn 1, 14). A cette chair s’unit l’Eglise, et c’est le Christ tout entier, tête et
corps (Christus totus, caput et corpus)609. »
Ce passage, centré sur la manifestation du Christ, fait appel à deux des versets qui,
comme Ac 9, 4 et les versets pauliniens sur la tête et le corps, entourent généralement le
Christus totus : Gn 2, 24610 et Is 61, 10611. Cette « orchestration scripturaire », selon
l’expression d’Anne-Marie La Bonnardière, est influencée par l’interprétation paulienne de la
lettre aux Ephésiens. Pour Paul, l’unité du Christ et de l’Eglise est le « mystère » (Ep 5, 32)
qui permet de relire, mais aussi de fonder, l’union nuptiale entre l’époux et l’épouse sur base
de l’union anthropologique entre l’homme et la femme (Gn 2, 24). Chez Augustin, un

608
« Nisi enim Christus et in membris suis, hoc est fidelibus suis, pressuram ipse pateretur, Saulus in terra
Christum in coelo sedentem non persequetur. Denique aperte hoc exponens quodam loco : Sicut enim corpus
unum est, inquit, et membra multa habet ; omnia autem membra corporis cum sint multa, unum est corpus : ita
et Christus. Non ait, ita et Christus et corpus ; sed corpus unum membra multa, ita est Christus. Totum ergo
Christus ; et quia totum Christus, ideo caput de coelo, Saule, inquit, Saule, quid me persqueris ? » (Enarrationes
in Psalmum, 142, 3, PL 37, c. 1816).
609
« Vidimus, inquit, et testes sumus. Ubi viderunt? In manifestatione. Quid est, in manifestatione? In sole, id est
in hac luce. (…) ut videretur oculis carneis qui solem vident; ipsum tabernaculum suum in sole posuit, id est
carnem suam in manifestatione huius lucis ostendit: et illius sponsi thalamus fuit uterus Virginis, quia in illo
utero virginali coniuncti sunt duo, sponsus et sponsa, sponsus Verbum et sponsa caro ; quia scriptum est: Et
erunt duo in carne una ; et Dominus dicit in Evangelio: Igitur iam non duo, sed una caro. Et Isaias optime
meminit unum esse ipsos duos: loquitur enim ex persona Christi, et dicit: Sicut sponso imposuit mihi mitram, et
sicut sponsam ornavit me ornamento. Unus videtur loqui, et sponsum se fecit et sponsam se fecit; quia non duo,
sed una caro: quia Verbum caro factum est, et habitavit in nobis. Illi carni adiungitur Ecclesia, et fit Christus
totus, caput et corpus. » (In Epistulam Ioannis ad Parthos tractatus, I, 2, PL 35, BA 76, 68-69).
610
Voir c. Faust. 12, 39 ; cath. fr. 4, 7 ; ep. Io. tr. 1, 2 ; en Ps. 30, 2, 1, 3 ; 30, 2, 2, 1 ; 37, 6 ; 54, 3 ; 74, 4 ; 138,
2 ; 142, 5.
611
Voir ep. Io. tr. 1, 2 ; en Ps. 30, 2, 1, 3-4 ; 74, 4 ; 91, 8.

90
déplacement christologique s’opère, par l’interprétation d’Is 61, 10. En effet, si un seul parle
pour l’époux et l’épouse, les deux ne font donc qu’une seule personne : même voix, même
chair. L’union sponsale est directement perçue comme l’unité du Verbe avec la chair, au point
qu’Augustin laisse ici de côté le mariage humain proprement dit 612. Dès lors, ce qu’Augustin
entend par « mystère » (sacramentum) s’en trouve modifié. Le sacramentum est un signe, une
réalité visible, qui renvoie à une réalité plus profonde, invisible 613. Le sacramentum, par
excellence, n’est autre que le Christ qui fait voir son Verbe invisible à travers sa chair visible.
Et, par extension, le sacramentum s’étend à toute l’Eglise, le corps dont il est la tête. Ceux qui
reçoivent l’onction à la suite du Christ, les baptisés, deviennent des christs qui les incorporent
au Christus totus :
« D’où il suit que nous sommes le corps du Christ, puisque nous avons tous reçu
l’onction ; et que nous sommes tous en lui des christs et un seul Christ, le Christ tout
entier, tête et corps (totus Christus, caput et corpus). Cette onction doit perfectionner en
nous la vie spirituelle qui nous est promise. Ce psaume est donc la prière d’une âme
soupirant après cette vie spirituelle, et demandant avec instance la grâce qui sera
parfaite en nous, à notre dernier jour. Aussi a-t-il pour titre : Avant l’onction. Car nous
recevons, ici-bas, l’onction dans le sacrement, et le sacrement est la figure de ce que
nous devons être un jour. Et cet avenir inconnu et ineffable, voilà ce que nous devons
désirer, ce qui doit nous faire gémir quand nous recevons le sacrement, afin qu’un jour
nous jouissions de cette réalité dont le sacrement est un symbole 614. »
Le sacramentum revêt une double fonction, à la fois phénoménologique, car il est le
symbole visible d’une réalité cachée, et eschatologique, car il est la « figure » de ce que les
membres du Christ seront un jour, et qui n’a pas encore paru. Dans leur situation présente, les
membres du Christ ne peuvent donc plus s’appuyer sur la vue du Christ vivant parmi eux, et
pas encore sur la plénitude de la réalité à laquelle ils aspirent. Cependant, dans cette attente,
les Chrétiens ne sont pas délaissés. Pour Augustin, cette situation n’est pas moins enviable
que celle des disciples vivants autrefois avec Jésus. En effet, ces derniers pouvaient « voir » la
chair, mais non le Verbe, qui leur restait caché. Dans la manifestation de la chair, ils devaient
donc « croire » au Verbe, c’est-à-dire à la divinité. C’est pourquoi, le Christ ne voulait pas
être « touché » avant de remonter vers le Père :
« Le Verbe s’est fait chair, mais ce Verbe demeure sans tache et sans souillure,
immuable et dans toute sa perfection. Or, comme vous ne voyez que l’homme, et que
vous ne voyez pas le Verbe, je ne veux pas que vous croyez seulement en la chair, en
laissant de côté le Verbe. Il faut que vous embrassiez dans votre esprit le Christ tout

612
Voir En. Ps. 30, 2, 1, 4, PL 36, c. 232.
613
Voir H.-M. FERET, « Sacramentum-Res dans la langue théologique de saint Augustin », RSPT 29, 1940, p.
218-243 ; C. COUTURIER, « Sacramentum et mysterium dans l’œuvre de saint Augustin », dans : H. RONDET et al.
(éd), Etudes augustiniennes, Paris, Aubier, 1953, p. 161-274 ; B. STUDER, « Sacramentum et Exemplum chez
saint Augustin », RechAug 10, 1975, p. 87-141.
614
« Inde autem apparet Christi corpus nos esse, quia omnes in illo et Christi et Christus sumus, quia
quodammodo totus Christus caput et corpus est. Unctio ista perficiet nos spiritualiter in illa uita, quae nobis
promittitur. Est autem haec uox desiderantis illam uitam ; est uox quadeam desiderantis gratiam Dei, quae in
nobis in fine perficietur : ideo dictum est, Priusquam liniretur. Ungimur enim modo in sacramento, et
sacramento ipso praefiguratur quiddam quod futuri sumus. Et illud nescio qui futurum ineffabile desiderare
debemus, et in sacramento praemonstratur. » (Enarrationes in Psalmum, 26, 2, 2, PL 37, c. 200)

91
entier (Christus totus), parce que, comme Verbe, il est égal à son Père. Ne me touchez
donc point encore maintenant, parce que vous ne voyez pas encore ce que je suis 615. »
Sur base de la dialectique entre « croire » et « voir », qui fait partie de l’enseignement
johannique, Augustin invite l’assemblée actuelle des fidèles à s’interroger :
« A cette chair s’unit l’Eglise, et c’est le Christ tout entier, tête et corps (Christus totus,
caput et corpus). (…) Soyez attentifs, mes frères : ainsi ‘ce que nous avons vu et
entendu, nous vous l’annonçons.’ Eux, ils ont vu le Seigneur en personne, présent dans
la chair, et ont entendu les paroles de sa bouche et nous les ont annoncées. Quant à
nous, nous avons donc entendu, mais nous n’avons point vu. Sommes-nous donc moins
heureux que ceux-là qui ont à la fois vu et entendu ? Et comment se fait-il qu’il ajoute :
‘afin que vous aussi vous soyez en communion avec nous ?’ Eux ont vu, nous, nous
n’avons pas vu, et cependant, nous sommes en communion avec eux car nous, nous
avons en commun la foi616. »
Quelle est cette communion ? Elle n’est autre que celle du Christus totus, dont
l’extension n’est pas seulement spatiale mais aussi temporelle. De ce fait, les croyants de
l’époque d’Augustin peuvent s’appuyer sur ce que les croyants du temps du Christ vivaient
avec lui. Dès lors, dans la réciprocité, s’opère un chiasme dialectique entre « croire » et
« voir » :
« Ils voyaient la tête, et, sur la parole de la tête, ils croyaient à l’existence du corps. Ce
qu’ils voyaient les aidaient à croire ce qu’ils ne voyaient pas. C’est un point où nous
leur sommes semblables ; nous voyons une chose qu’ils ne voyaient pas, et nous n’en
voyons pas une autre qu’ils voyaient. Que ne voyons-nous pas qu’ils voyaient ? Le
Christ vivant dans sa chair. De même donc qu’ils le voyaient et qu’ils croyaient sur le
témoignage de son corps qu’ils voyaient, ainsi que nous croyons ce qui nous est dit de la
tête sur le témoignage du corps que nous voyons. Appuyons-nous sur ce que nous
voyons réciproquement. Ils se sont appuyés sur le Christ qu’ils voyaient pour croire à la
diffusion future de l’Eglise, et nous nous appuyons sur l’Eglise pour croire à la
résurrection du Christ. Leur foi est accomplie et la nôtre s’accomplit : par la tête, la leur
est accomplie, par le corps, la nôtre s’accomplit. Ni eux, ni nous ne connaissons le
Christ total (totus christus), car il n’est vu ni par eux ni par nous en totalité. Ils ont vu la
tête et cru à au corps ; nous avons vu le corps et cru à la tête617. »

615
« Verbum quidem caro factum est, Verbum incontaminatum, immutabile manet, et integrum. Sed quia tu
hominem solum uides, Verbum non uides : nolo credas in carnem, et relinquas Verbum. Totus Christus tibi
appareat, quia aequalis est patri in uerbo. » (Sermo 245, 4, PL 38, c. 1153).
616
« Illi carni adiungitur Ecclesia, et fit Christus totus, caput et corpus. (…) Intendat caritas uestra: quae ergo
uidimus et audiuimus nuntiamus uobis. Illi uideruntt ipsum Dominum praesentem in carne et audierunt uerba ex
ore Domini et adnuntiauerunt nobis. Et ergo audiuimus, sed non uidimus. Mimus ergo sumus felices quam illi
qui et uiderunt et audierunt ? Et quomodo adgiungit? Ut et uos societatem habeatis nobiscum. Illi uiderunt, nos
non uidimus, et tamen socii sumus quia fidem communem tenemus. » (In Epistulam Ioannis ad Parthos
tractatus, I, 3, PL 35, BA 76, 70-71).
617
« Caput uidebant : et de corpore capiti credebant. Per hoc quod uidebant, quod non uidebant credebant.
Similes illis sumus et nos : uidemus aliquid, quod ipsi non uidebant ; et non uidemus aliquid, quod ipsi uidebant.
Quid nos uidemus, quod ipsi non uidebant ? Ecclesiam per omnes gentes. Quid non uidemus, quod ipsi
uidebant ? Christus in carne constituum. Quomodo illi illum uidebant, et de corpore credebant : sic non corpus
uidemus, de capite credamus. Inuicem nos adiuuent uisa nostra. Adiuuat eos uisus Christus, ut futuram
Ecclesiam crederent : adiuuat nos uisa Ecclesia, ut Christum resurrexisse credamus. Impleta est fides illorum,
impletur et nostra : impleta est illorum de capite, impletur notra de corpore. totus Christus et illis innotuit : sed
totus ab eis non est uisus, nec a nobis totus est uisus. Ab eis caput est uisum, corpus creditum : a nobis corpus
uisum, caput creditum. (Sermo 116, 6, PL 38, c. 660).

92
* *
*
Que la manifestation du Christ soit la pierre d’angle de l’expression Christus totus
apparaît, paradoxalement, lorsque l’on remonte à son ancrage scripturaire. Il y a paradoxe car
passer par l’Ecriture ne signifie pas que l’herméneutique devance la phénoménologie. En
effet, il n’y aurait pas d’écrit s’il n’y avait d’abord expérience et rencontre phénoménale. Ce
qui a été vu et entendu, éprouvé, se traduit ensuite dans un écrit où l’événement est interprété
et transmis, pour être reçu et à nouveau interprété.
Ainsi, toute règle herméneutique trouve son enracinement phénoménologique. Le
rapport entre la forma Dei et la forma serui est d’abord la manifestation de la gloire de Dieu
dans le dépouillement, ou, selon les mots d’Augustin, du resplendissement dans
l’anéantissement.
Qui plus est, un même principe phénoménologique, basé sur le rapport voir-croire,
s’applique à la fois au Christus totus, dans son intégrité personnelle, Verbe fait chair, et dans
son intégralité mystique, tête et corps.

93
LA RELATION DANS LA THEOLOGIE TRINITAIRE DE SAINT AUGUSTIN
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), La christologie et la Trinité chez les Pères, Paris,
Cerf, coll. « Patrimoines/ Christianisme », 2013, p. 373-385.

Introduction
A l’instar de certains pères grecs, comme Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze 618,
Augustin importe la catégorie de « relation » (ad aliquid)619 pour élaborer sa théologie
trinitaire620. Ce faisant, il inaugure une réflexion qui aboutira dans la théologie médiévale, via
Boèce621, à la définition de « personne » comme « relation en tant que subsistante »
(relationem ut subsistentem)622. Ni substance, ni accident, la relation constitue chez Augustin
« un ordre à part 623 » qui permet de faire droit à la réalité des Personnes sans disconvenir à
l’unité de l’essence divine. Dans le De trinitate, c’est d’abord l’arianisme, et non le
sabellianisme, qui est directement visé. Augustin défend donc prioritairement l’unité de
substance du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Cependant, Augustin va aboutir à une sorte
d’aporie : « Mais ce serait une absurdité de donner à la substance un sens relatif, car toute
chose subsiste par rapport à elle-même. A combien plus forte raison Dieu ! » (Absurdum est
autem ut substantia relative dicatur : omnis enim ad se ipsam subsistit ; quanto magis
Deus !)624.
Qu’est-ce que l’affirmation d’une absurdité, dans un discours, sinon l’aveu, de la part de
son auteur, d’un hiatus entre le langage utilisé et la réalité visée ? A partir de cette
constatation, nous désirons montrer, d’une part, que la découverte augustinienne de la relation
ouvre une voie de recherche inépuisable pour la théologie latine, mais d’autre part, que cette
découverte s’accompagne d’une logique inadaptée à son déploiement. Augustin lui-même
n’est pas dupe de la situation dans laquelle il se débat, puisqu’il affirme : « Quand il s’agit de
Dieu, la pensée est plus exacte que le discours et la réalité plus exacte que la pensée 625. »
Nous procéderons en trois étapes, en suivant l’ordre rédactionnel du De trinitate626.
Premièrement, la découverte de la relation se situe au cœur de la controverse arienne (I.1), et
elle s’accompagne de la formulation d’une règle logique disjonctive (I. 2). Deuxièmement,
cette règle s’avère difficile à mettre en œuvre (II. 1), car l’interdépendance substantielle du
Père et du Fils résiste à son application (II. 2). Troisièmement, la logique de la règle poussée

618
Pour l’usage de la catégorie de « relation » () chez les Pères grecs, voir I. CHEVALIER, Saint Augustin
et la pensée grecque. Les relations trinitaires, Fribourg, 1940, p. 127-152. « Le mot Père n’est ni un nom
d’essence, ni un nom d’opération, mais un nom de relation () et de mode d’être du Père par rapport au
Fils, ou du Fils par rapport au Père. » (Grégoire de Nazianze, Orat. 29, PG, 36, col. 93 c-d).
619
Augustin prend connaissance des Catégories d’Aristote en apprenant la rhétorique (Conf. IV, 16, 28, BA 13,
p. 454-455). En plus du terme ad aliquid, traduction du aristotélicien, Augustin utilise aussi le
substantif relatio (V, 11, 12) et les termes dérivés comme relative (V, 2, 3 ; VII, 1, 2 ; VII, 4, 9).
620
Voir BA 15, note complémentaire 34, p. 584-585.
621
BOÈCE, De trinitate, 6, PL 64, 1254.
622
THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 29, a. 4.
623
Ibid., p. 75.
624
De trin. VII, 4, 9, BA 15, p. 536-537.
625
De trin. VII, 4, 7, BA 15, p. 528-529.
626
En suivant la consigne de lecture (Inquisitione proficiente) donnée par Augustin lui-même dans la Lettre 174.
Voir G. MADEC, Avant-propos du De trinitate, BA 15, édition 1996, p. 7-9 ; « La méditation trinitaire
d’Augustin », dans : Lectures augustiniennes, Paris, Institut d’Etudes augustiniennes, 2001, p. 197-219.

94
jusqu’au bout dans une étroite alternative (III. 1), débouche sur une absurdité qui obture
l’ouverture opérée par la catégorie de relation (III. 2).

I. La découverte de la relation
I. 1. La relation : une catégorie qui défie l’hérésie arienne
Au début du livre V du De trinitate, Augustin présente Dieu comme l’Immuable, celui
« qui a fait les choses changeantes sans changer lui-même » (sine ulla sui mutatione mutabilia
facientem)627. Il s’appuie sur le célèbre verset d’Exode 3, 14 : « Je suis Celui qui suis » pour
donner à Dieu le nom d’essence. Cette essentia possède la même caractéristique principale
que l’ousia des philosophes grecs, à savoir que l’être y est constamment conservé 628. Un
esprit rationaliste pourrait en déduire aussitôt qu’on ne peut appliquer à Dieu aucun concept
au sens de l’accident, puisqu’il exprime le caractère changeant des choses, mais seulement au
sens de la substance (non secundum accidens, sed secundum substantiam dicitur)629. Telle est
l’hérésie arienne à laquelle se trouve confronté Augustin. Pour les Ariens, quel que soit le
terme par lequel on nomme Dieu, il faut le prendre au sens de la substance. Ainsi, s’appuient-
ils sur la distinction entre les termes « inengendré » (ingenitus) et « engendré » (genitus) pour
nier la consubstantialité du Père et du Fils. Cette question d’attribution est le point de départ
de la réflexion d’Augustin sur la relation.
Selon Augustin, parmi les catégories aristotéliciennes, il en est une qui permet
d’échapper à la disjonction : ou bien accident, ou bien substance. Il s’agit de la « relation »
(ad aliquid)630. Cette catégorie, lorsqu’elle est attribuée à Dieu, présente la particularité
d’éviter la mutabilité propre aux accidents. De fait, le Père est relatif au Fils et le Fils est
relatif au Père. En Dieu, la relation n’est pas changeante comme elle peut l’être entre voisins,
entre amis ou entre parents. Extraite des catégories, la relation subit un déplacement qui fait
d’elle un ordre à part : « Ces appellations (Père, et Fils) n’appartiennent pas à l’ordre de la
substance mais de la relation, relation qui n’est pas un accident parce qu’elle est étrangère au
changement » (quia hoc non secundum substantiam dicuntur, sed secundum relativum ; quod
tamen relativum non est accidens, quia non est mutabile)631.
Muni de cette découverte, Augustin peut démontrer l’inadéquation de l’argutie arienne.
Son raisonnement est le suivant : si on prouve que les termes ingenitus et genitus sont relatifs,
ils ne sont donc pas de l’ordre de la substance. Alors l’argument arien n’a plus de fondement.
Recourant à des termes similaires dans le langage usuel, Augustin montre que le terme
« inengendré » (ingenitus) signifie en fait « non-engendré » (non-genitus). Or, comme genitus
est un terme relatif, puisqu’il est relatif à son générateur, ingenitus est également relatif, car il
est la négation d’un terme relatif. Augustin en déduit donc que l’argument arien ne porte pas
atteinte à la consubstantialité du Père et du Fils. Dans cette démonstration, Augustin a

627
De trin. V, 1, 1, BA 15, p. 426-427.
628
Cependant, cette caractéristique est complètement transformée par la notion de simplicité. Voir notre étude :
« Platon et Augustin : mêmes mots, autre sens », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 89/3
(2005), p. 433-457.
629
De trin. V, 3, 4, BA 15, p. 428-429.
630
Le terme ad aliquid (ou aliquid ad) se retrouve 21 fois dans le De trinitate (vérification par Corpus
Augustinianum Gissense, CD-ROM, Schwabe & CO AG. Verlag, Basel) : V, 5, 6 (2x) ; V, 6, 7 (2x) ; V, 8, 9 ; V,
16, 17 ; VII, 1, 2 (3x) ; VII, 5, 10 ; VII, 6, 11 ; VIII, 3, 4 ; X, 10, 13 (2x) ; X, 11, 17 ; XI, 11, 18 (2x) ; XV, 3, 5
(2x) ; XV, 7, 11, XV, 11, 41.
631
De trin. V, 5, 6, BA 15, p. 434-435

95
probablement été influencé par Basile de Césarée qui présente un développement semblable
dans son Contre Eunome632.

I. 2. Une règle logique disjonctive : relatif ou substantiel


Cette démonstration opérée, Augustin en tire les leçons pour formuler une règle à
appliquer dans toute approche logique du mystère trinitaire : « Avant tout, retenons ceci :
toute qualification absolue (ad se) de cette souveraine et divine sublimité a une signification
substantielle, et une qualification relative (ad aliquid) appartient à l’ordre non de la substance
mais de la relation. Retenons aussi que dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l’identité de
substance est tellement puissante que toute attribution absolue faite à chacun d’eux s’entend
non dans un pluriel collectif, mais au singulier633 ». Augustin distingue donc les termes
absolus (ad se) et les termes relatifs (ad aliquid), selon une logique disjonctive. Les premiers,
qui désignent la substance, sont communs aux trois personnes divines. Par exemple, le Père
est Dieu, le Fils est Dieu, l’Esprit Saint est Dieu. De même, le Père, le Fils et l’Esprit Saint ne
sont pas trois dieux mais un seul Dieu. Les seconds, qui désignent les rapports des trois
personnes divines entre elles, ne sont pas communs mais sont propres à chacune des trois. Par
exemple, seul le Père est appelé Père, seul le Fils est appelé Fils, seul l’Esprit Saint est appelé
Esprit Saint. Il faut donc dire que Dieu est Père, Fils et Esprit Saint.
En raison de cette règle, dans le cas de termes substantiels, l’application au singulier
pour chaque Personne vaut aussi pour la Trinité. Dans le cas de termes relatifs, il n’est pas
possible d’appliquer à la Trinité le terme attribué à chaque Personne. Cette théorie disjonctive
est une arme à double tranchant. Face aux Ariens, elle présente l’avantage de pouvoir classer
le terme « inengendré », non dans l’ordre de la substance mais dans l’ordre la relation,
réfutant ainsi la thèse d’une distinction de substance entre le Père et le Fils. Mais, elle
présente aussi un point extrêmement délicat. Le terme « personne » (persona) restera
inclassable. Alors que l’on peut dire que le Père est une personne, que le Fils est une personne
et que l’Esprit Saint est une personne, on ne peut pas affirmer que Dieu est une personne,
mais bien trois personnes. Appliqué à la Trinité, le terme persona se dit au pluriel et non au
singulier. Voilà qui ne cadre pas avec la règle logique adoptée par Augustin. Ceci explique
sans doute sa perplexité634 lorsqu’il est en devoir d’expliquer la formule trinitaire grecque
mian ousian, treis hypostaseis : « si l’on demande : trois quoi (quid tres) ? la parole humaine
reste parfaitement court. On répond bien : trois personnes (tres personae), mais c’est moins
pour dire cela que pour ne pas rester sans rien dire635 ».

632
Adversus Eunomium, I, PG 29, col. 500-512. Voir I. CHELALIER, op. cit., p. 138-139.
633
De trin. V, 8, 9, BA 15, p. 442-445.
634
Si Augustin est réticent à adopter le terme persona, c’est d’abord parce que ce terme est absent de l’Ecriture.
A cela vient s’ajouter une difficulté de traduction. En effet, par la condamnation des Ariens qui veulent que le
Fils soit d’une autre  ou  que le Père, le Concile de Nicée a posé une équivalence entre les
deux termes. Pour Augustin, le terme  n’est donc qu’une redondance du terme substantia, ce qui le
conduira à affirmer que la Personne désigne la substance (De trin. VII, 6, 11, BA 15, p. 540-541). Voir M.-F.
BERROUARD, « La défiance d’Augustin à l’égard du mot ‘persona’ en théologie trinitaire », BA 73A, p. 475-478.
635
De trin. V, 9, 10, BA 15, p. 448-449.

96
II. Les difficultés de la mise en œuvre de la règle logique

II. 1. Tentative de distinction entre termes relatifs et termes absolus


Muni de la règle qu’il s’est proposée, Augustin tente de distinguer les termes qui
appartiennent à l’ordre de la relation (relative) des termes qui appartiennent à l’ordre de la
substance (substantialiter). Il est clair, selon son principe logique, qu’« affirmer au sens
propre des réalités distinctes dans la Trinité, ne les désigne absolument pas en elles-mêmes
(ad se ipsa), mais par rapport les unes aux autres (ad invicem), ou en rapport à la création636 ».
Or, il arrive que, parmi les relatifs, on ne trouve pas de terme qui exprime le lien réciproque
des réalités relatives. L’expression Spiritus sanctus en est un exemple. Rien n’indique que
l’Esprit Saint soit le relatif du Père et du Fils. De plus, les termes « esprit » (spiritus) et
« saint » (sanctus) ne sont pas réservés à l’Esprit Saint.
L’appellation « Esprit Saint » est exceptionnelle au sens où un nom commun est donné
à une Personne seule. Il arrive aussi, inversement, que l’Ecriture fasse dépendre d’une seule
personne divine des qualificatifs communs. C’est le cas du verset paulinien : « Le Christ est la
force de Dieu et la sagesse de Dieu » (1 Co 1, 24). Cette exception, exhumée par Augustin au
début du livre VI, s’avère plus délicate à mettre en œuvre que la précédente.
Les Ariens s’autorisent de ce verset pour nier la consubstantialité du Père et du Fils.
Selon eux, le Père ne peut être à la fois la sagesse et la force et, à la fois, le générateur de la
force et de la sagesse. Certains catholiques ont voulu réfuter l’argument d’Arius selon lequel
« il fut un temps où le Fils n’existait pas637 », en affirmant que la co-éternité du Père et du Fils
était fondée sur la génération de sa sagesse et de sa force. Or, cet argument comporte un
danger. En effet, il laisse supposer que le Père n’est sage ou fort qu’à condition d’avoir un
Fils, et, corrélativement, que le Père n’est donc pas « par soi » (per se) la sagesse638. Cette
problématique redoutable soulève en fait la question de l’auto-engendrement qui est le propre-
même de la substance. La définition de l’essence, comme substance, reste incontournable :
« ce qui est par soi » ()639. L’argument décisif, sur lequel va venir buter la
pensée augustinienne, est qu’aucune chose ne peut être dite en relation à une autre (ad
aliquid) si elle n’est d’abord par elle-même (ad se ipsum). Il ne peut y avoir de relatif que par
rapport à un absolu, le relatif ne pouvant s’ériger au rang d’absolu. Dans l’exercice auquel se
livre Augustin dans le cadre de sa règle, cela signifie que toute qualité (bonté, grandeur,
justice) devrait pouvoir être attribuée à chaque Personne isolément, signifiant par là qu’elle
est par elle-même. Or, l’argumentation augustinienne témoigne d’un dépassement de la stricte
adéquation de l’essence avec le nom d’une seule Personne. Augustin montre, en effet, que le
Père et le Fils détiennent leurs qualités, non dans l’isolement, mais dans la solidarité avec
l’autre : « quelle que soit leur qualité absolue, elle ne s’applique pas à l’un sans l’autre,
autrement dit, tout nom qui désigne leur essence les concerne tous les deux. S’il en est ainsi,
eh bien ! alors ni le Père n’est Dieu sans le Fils, ni le Fils n’est Dieu sans le Père, mais tous
deux sont Dieu ensemble640 ».

636
De trin. V, 11, 12, BA 15, p. 450-451.
637
Lettre d’Arius à Eusèbe de Nicomédie, dans EPIPHANE, Panarion, 69, 6, PG 49, 209.
638
De trin. VI, 1, 2, BA 15, p. 470-471.
639
ARISTOTE, Métaphysique, , 2 ; B, 2 ; Z, 1 ; , 8.
640
De trin. VI, 2, 3, BA 15, p. 472-473. Ce type d’affirmation trouve sa source chez Origène dans l’analogie de
la lumière. De même que la lumière ne peut exister sans rayonnement, le Père est éternellement Père d’un Fils
(De princ. I, II, 2 ; IV, 7).

97
II. 2. L’interdépendance substantielle
Abandonnant l’exégèse de 1 Co 1, 24, qu’il reprendra au début du livre VII, Augustin
entreprend de montrer l’interdépendance du Père et du Fils. Premièrement, d’une exégèse des
premiers versets du prologue johannique, il déduit que : « le Verbe – ce que le Père n’est pas
– était Dieu en commun avec le Père641. » Malgré la distinction de Personne, il n’y a donc pas
d’indépendance du Verbe par rapport au Père. Deuxièmement, des expressions « Dieu de
Dieu » et « lumière de lumière » du symbole de Nicée, il déduit : « ce que le Fils n’est pas
indépendamment du Père, il le tient de ce que le Père n’est pas indépendamment du Fils,
autrement dit : cette lumière qui n’est pas lumière indépendamment du Père vient de cette
lumière, le Père, qui n’est pas lumière indépendamment du Fils 642 ».
On ne peut mieux exprimer à quel point, en Dieu, les Personnes sont dans une
interdépendance substantielle. On ne trouve jamais l’une sans l’autre643. Autrement dit,
aucune ne subsiste sans les deux autres. Augustin approfondit cette recherche à partir de
l’expression johannique « ne font qu’un » (unum sunt) issue du verset Jn 17, 22644. L’« Un »
qualifie l’unité de nature et d’essence du Père et du Fils (eadem natura atque essentia). Cette
unité est encore renforcée par la présence de l’Esprit Saint. Il est, à proprement parler,
« l’unité des deux autres (Personnes) » (unitas amborum) « parce qu’il est leur amour »
(unitas quia caritas)645. Augustin élargit ensuite son propos en montrant, à partir de 1 Jn 4,
8.16 (« Dieu est amour »), que l’appellation « amour » ne peut être réservée à l’Esprit Saint et
qu’elle convient à la Trinité. Plus encore, Augustin identifie « substance » (substantia) et
« charité » (caritas) : « cette charité est aussi une substance, car Dieu est substance et ‘Dieu
est charité’ d’après l’Ecriture (1 Jn 4, 16)646 ». Cependant, cette identification ne va pas
jusqu’à une transformation de la conception de la substantia par la caritas. Augustin s’arrête à
une sorte d’articulation des deux termes. Cette articulation, qui donne à penser, est déployée
sous la forme d’une triade : « Par conséquent, ils ne sont pas plus de trois : l’un aimant celui
qui tient l’être de lui, l’autre aimant celui dont il tient l’être, et cet amour même (Et amplius
quam tria sunt ; unus diligens eum qui de illo est, et unus diligens eum de quo est, et ipsa
dilectio). Et si cet amour n’est Dieu, comment Dieu est-il charité ? S’il n’est pas substance,
comment Dieu est-il substance647 ? »
Comparée avec l’analogie de l’amour (amans-amatur-amor), qui est centrale dans le
De trinitate648, cette triade présente des différences notoires qu’il vaut la peine de remarquer.
Primo, il s’agit ici de la Trinité elle-même et non pas d’une approche par analogie avec la
créature. Secundo, le Père et le Fils sont dits tous les deux « aimants » (diligens) dans la
réciprocité, alors que la triade par analogie pose une dissymétrie entre l’« aimant » (amans) et
l’« aimé » (amatur). Tertio, et ceci est essentiel pour la question qui nous occupe, l’amour est
associé au don de l’être (eum qui de illo est) et à la réception de l’être (eum de quo est). Il y a
là une sorte de pressentiment d’une nouvelle conception de la substance qui s’arrête au seuil
d’une exclamation interrogative : quomodo ? Augustin pressent que, si Dieu est amour, cela
signifie qu’il subsiste à même l’amour. Reconsidérer l’être comme une donation d’amour

641
De trin. VI, 2, 3, BA 15, p. 474-475.
642
De trin. VI, 2, 3, BA 15, p. 474-477.
643
« Jamais en effet le Père n’a été sans le Fils » (Tract. in Io. Eu. XIX, 13, BA 72, p. 197-199).
644
De trin. VI, 3, 4, BA 15, p. 476-477.
645
De trin. VI, 5, 7, BA 15, p. 482-483.
646
De trin. VI, 5, 7, BA 15, p. 484-485.
647
De trin. VI, 5, 7, BA 15, p. 484-487.
648
De trin. VIII, 10, 14, BA 16, p. 70-71. Voir D. DIDEBERG, Saint Augustin et la première épître de saint Jean.
Une théologie de l’Agapè, Paris, Beauchesne, 1975, p. 140-142 ; M. NEDONCELLE, « L’intersubjectivité humaine
est-elle pour saint Augustin une image de la Trinité ? », in Aug. Mag. I, Paris, 1954, p. 595-602.

98
aurait peut-être permis à Augustin de résoudre autrement le dilemme qu’il se pose au début du
livre VII649. Nous voyons ici les limites de l’intégration de deux langages. La métaphysique
résiste à se laisser transformer de l’intérieur par la Révélation650.

III. Hiatus entre la logique et la réalité visée


III. 1. Une étroite alternative
Au début du livre VII, Augustin pose le problème de l’attribution dans les termes d’une
étroite alternative : « Est-ce que, dans la Trinité, chaque personne peut être – pour elle-même,
indépendamment des deux autres – appelée Dieu, grand, sage, véridique, tout-puissant, juste,
ou tout autre qualificatif applicable à Dieu en un sens non relatif, mais absolu ? ou bien ne lui
applique-t-on ces attributs qu’à condition de penser la Trinité651 ? » Avec 1 Co 1, 24, cette
alternative revient à la question : le Père est-il sage et fort parce qu’il engendre la sagesse et la
force ou bien le Père engendre-t-il la sagesse et la force parce qu’il est sage et fort ?652
Augustin propose de résoudre ce problème en qualifiant le Père de « disant » (dicens), selon
une interprétation du Prologue johannique653. Cette qualification va lui permettre de montrer
la solidarité du Verbe avec le Père, et de l’appliquer ensuite aux termes de « sagesse » et de
« force » que l’on trouve dans le verset paulinien. De même que le Père « n’est pas disant à
part soi », Augustin pose l’hypothèse que « le Père ne serait pas puissant ou sage pour son
propre compte mais solidairement (cum) à la puissance et à la sagesse qu’il a engendrées 654 ».
Cependant, Augustin ne va pas pouvoir exprimer logiquement cette solidarité du Père et du
Fils basée sur l’engendrement. En effet, il affirme que le Fils est « l’essence du Père »
(essentia patris)655. Par là, Augustin passe de termes relatifs (Verbe, Image, Sagesse) à un
terme absolu (Essence). L’ouverture promue par le participe présent dicens s’en trouve
occultée. D’une solidarité essentielle due à l’acte de génération, qui lie la source et le terme
(Père et Fils), on est passé à la production d’une essence au terme de la génération656. Le Père
se voit alors confisqué l’absoluité essentielle qui lui est conférée par le fait d’être source.
Entrevoyant la solidarité essentielle due à la génération, Augustin revient vers une
définition classique de l’essence, distincte du type spécifique d’engendrement trinitaire :
« Partant, en dehors du fait d’être Père, le Père ne serait rien qu’à la condition d’avoir un Fils,
si bien que sans lui non seulement il ne serait pas ce qu’on appelle ‘père’, - titre qui

649
Nous pensons à la solution préconisée par H. U. von Balthasar pour sortir de l’alternative posée par l’exégèse
de 1 Co 1, 24. Il s’agit de revenir au « fond trinitaire ou l’amour qui se donne ». Voir H. U. VON BALTHASAR, La
Théologique. II. Vérité de Dieu, Bruxelles, Culture et vérité, 1994, p. 135-162 ; voir aussi notre étude : « Penser
le verbe ‘être’ autrement. Lecture d’Exode 3, 14 par Paul Ricœur », Nouvelle Revue Théologique, 130/4 (2008),
p. 759-773.
650
E. FALQUE, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Dun Scot, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2008, p. 72-73.
651
De trin. VII, 1, 1, BA 15, p. 502-503.
652
Ce dilemme est exprimé par Urs von Balthasar en ces termes : « Dieu le Père se connaît-il lui-même, dans la
mesure où de toute éternité il possède la nature divine ? ou bien la connaissance qu’il a de lui-même (en tant que
Père) vient-elle de ce qu’il extrapose le Verbe, autrement dit le Fils comme ‘sens’ ? » (H. U. VON BALTHASAR,
La Théologique. II, p. 139).
653
De Trin. VII, 1, 1, BA 15, p. 504-505.
654
De Trin. VII, 1, 1, BA 15, p. 504-505.
655
De Trin. VII, 1, 1, BA 15, p. 506-507.
656
On retrouve ici la différence d’utilisation que fait Augustin de la catégorie de relation par rapport à ses
prédécesseurs grecs. Alors que, chez Grégoire de Nazianze, la relation () exprime avant tout la
communion d’essence entre le Père et le Fils qui résulte de la génération, chez Augustin, la relation est employée
pour désigner un ordre à part qui ne disqualifie pas l’identité et l’unité de l’essence divine. Voir I. CHEVALIER,
op. cit., p. 147.

99
manifestement ne le désigne pas en lui-même mais dans sa relation au Fils, et ne le qualifie
par conséquent de ‘père’ que parce qu’il a un Fils -, mais de plus, sans le Fils, le Père ne serait
rien du tout de ce qu’il est pour lui-même et ne le serait que parce qu’il a engendré sa propre
essence ? (sed omino ut sit quod ad se ipsum, ideo sit quia genuit essentiam suam)657 ».
L’essence du Père devient ainsi dépendante de la personne du Fils. Plutôt que d’envisager la
relation comme substantielle, Augustin arrive à la notion inverse, celle de « substance
relative ».
III. 2. L’essence relative : une absurdité
Trop occupé à s’opposer à l’hérésie arienne, Augustin tomberait ici dans un excès de
langage qui l’empêche de concevoir la personne divine sous ses deux aspects, que la
scolastique appellera ultérieurement esse in et esse ad658. En faisant du Fils l’essence du Père,
Augustin identifie le Fils à l’esse in, et ne laisse au Père que l’esse ad. Or, c’est là que réside
l’absurdité car l’essence devient elle-même relative. En effet, selon cette conception, il faut
désormais « concéder que le Père n’est pas une réalité absolue et que, non seulement sa
paternité, mais le fait qu’il est tout simplement est relatif au Fils (ad Filium relative)659 ».
Dès lors, Augustin se trouve pris en tenailles entre, d’une part, son argumentation et
d’autre part, son affirmation de foi. Par raisonnement, il continue à affirmer que « le Père
n’est rien d’absolu ni par essence, ni d’aucune façon, l’être même étant lui-même relatif au
Fils660 ». Par fidélité à la foi de l’Eglise, il rétorque : « Mais si le Fils est (de) la même et
unique essence, c’est bien plutôt parce que le Père et le Fils sont une seule et même essence
(una eademque essentia)661 ». Cependant, cette unité d’essence, proclamée à Nicée, est
directement expliquée, rationnellement, par l’action du Père qui engendre son Fils comme
essence : « puisque pour le Père, l’être même n’est pas absolu (non ad se ipsum est ipsum
esse) mais relatif au Fils, – cette essence qu’il a engendrée et qui le fait être tout ce qu’il
est662 ». Par là, Augustin fait dépendre le Père et le Fils l’un de l’autre, installant une relation
de pure réciprocité au sein de la Trinité : le Fils n’est pas essence sans être engendré par le
Père, le Père n’est pas sans avoir engendré son essence : « Ainsi, ni l’un ni l’autre n’est
absolu, mais tous les deux sont en relation mutuelle (ad invicem relative dicitur)663 ».
Continuant sa démonstration, Augustin en vient à affirmer : « Par conséquent, si le Père
ne peut être qualifié de manière absolue, il n’y a absolument personne à qualifier de manière
relative 664 ». Dans cette affirmation, Augustin fait dépendre l’absoluité de la Trinité de
l’absoluité unique du Père, rejetant l’interdépendance affirmée plus haut. A cause de
l’application rigoureusement étroite de la logique disjonctive, Augustin en conclut à une
absurdité. Cette absurdité consiste à concevoir l’essence elle-même comme relative, ce qui la
détrône du rang d’essence (si ipsa essentia relative dicitur, essentia ipsa non est essentia)665.

657
De Trin. VII, 1, 1, BA 15, p. 506-507.
658
Voir Somme théologique, Prima pars, trad. et notes de J.-H. Nicolas, Cerf, 1984, p. 363, n. 8 ; voir aussi S.
BRETON, L’esse in et l’esse ad dans la métaphysique de la relation, Rome, 1951.
659
De trin. VII, 2, BA 15, p. 508-509.
660
Ibid.
661
Ibid.
662
Ibid.
663
Ibid.
664
De trin. VII, 1, 2, BA 15, p. 510-511.
665
Ibid.

100
Conclusion
Parler d’« aporie666 » ou de « tournant manqué667 » serait excessif pour caractériser la
recherche d’Augustin sur la relation. Quand on sait la fécondité de sa recherche chez Boèce et
puis chez les médiévaux, on ne peut certes pas lui reprocher d’avoir mené l’intelligence du
mystère trinitaire vers une impasse. Il vaut mieux parler de « métaphysique et théologie en
tension668 ». En effet, la catégorie de substance opère une résistance qui ne permet pas à la
catégorie de relation de déployer pleinement ses potentialités, en tant qu’ordre à part. Outre
cette résistance, qui vient de la conception bien ancrée de considérer la substance comme ce
qui est par soi à l’opposé de ce qui est par l’autre, Augustin finit par adopter une logique qui
redouble la difficulté. Il propose d’utiliser un mode disjonctif entre les noms attribuables à
titre relatif et les noms attribuables à titre substantiel. Mais, cette disjonction empêche
Augustin de manifester que la relation coordonne la distinction et la consubstantialité des
Personnes. Réinstaurant le primat de la substance sur la relation, à savoir qu’il ne peut y avoir
de relatifs qu’à partir de termes absolus, Augustin en vient à poser l’absurdité d’une essence
relative. L’aveu de cette absurdité montre combien, en matière de théologie trinitaire, la
pensée augustinienne va plus loin que les limites du langage. Augustin pense
l’interdépendance substantielle des personnes dans l’amour mutuel mais, sur le plan logique,
il n’arrive pas à articuler les catégories de substance et de relation. Ses successeurs ne s’y sont
pas trompés. Ils ont découvert, dans le De trinitate, une mine à explorer pour enrichir la
recherche sur le mystère de la Trinité.

666
Voir B. SESBOÜE, Le Dieu du salut, t. I, Paris, 1994, p. 39.
667
Voir J.-L. MARION, L’idole et la distance, Paris, Grasset, 1977, p. 12.
668
E. FALQUE, Dieu, la chair et l’autre, p. 49-85.

101
DE LA FIGURE A LA MANIFESTATION
dans le Contra Faustum de saint Augustin
Publié dans : M.-A. Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires
patristiques de la Genèse, Bern, Peter Lang, coll. « Recherches en littérature et
spiritualité », n°23, 2014, p. 109-125.

Illud enim erat tempus significandi,


hoc manifestandi. (Contra Faustum, VI, 9)

Spontanément, nous associons le terme « Genèse » à celui de « Création ». Or, le livre


de la Genèse a une portée bien plus large. Il raconte l’histoire des origines du peuple d’Israël
et il la fait remonter au projet du Créateur. Dans ce récit, la généalogie, ou les « générations »
(toledot), occupe une place primordiale. Si saint Augustin s’est largement penché sur la
question théologique de la Création, il n’en a pas omis pour autant la question de la
Généalogie. Elle est pour lui le lieu d’un développement théologique original du rapport entre
judaïsme et christianisme.
D’une manière assez inattendue, ce développement surgit à l’occasion d’une
controverse face au manichéisme. Refusant l’Ancien Testament, les partisans de Mani nient
l’origine humaine, et donc juive, du Christ. Professant un dualisme ontologique, ils imaginent
un Christ descendu de la « race de lumière » pour combattre la « race de ténèbres » que le
peuple juif personnalise dans son culte monothéiste d’un dieu cruel et vengeur669. Face à cette
conception imaginaire, Augustin ne peut que manifester l’enracinement de Christ dans la
« race de David » (Rm 1, 3)670. Cet enracinement juif du Christ est le véritable sujet du
Contra Faustum manichaeum. C’est pourquoi il nous est apparu comme un choix judicieux
dans le cadre d’une étude des frontières entre judaïsme et christianisme. D’autant que, comme
Alban Massie l’a montré récemment dans sa très belle thèse, le peuple juif y est présenté par
Augustin comme « peuple prophétique et nation témoin de la vérité671 ».
Nous procéderons comme suit. Après une présentation mettant en avant la rhétorique du
Contra Faustum, nous analyserons la structure argumentative du livre XII, qui constitue une
sorte de discours dans le discours. Nous recueillerons ensuite l’acquis de cette argumentation
pour un rapprochement entre Judaïsme et Christianisme.

I. Une œuvre de controverse


Cette œuvre de circonstance, qui comprend trente-trois livres, est le plus grand ouvrage
d’Augustin contre les Manichéens. C’est un ouvrage d’un genre un peu particulier, puisqu’il
s’agit d’une controverse fictive672. En effet, au moment de sa rédaction, Faustus, l’évêque de
Milève, qui avait été envoyé en exil vers 385/386 sur une île de Méditerranée, est déjà

669
Voir Contra Faustum, II, 3, où Augustin raille cet aspect de la doctrine manichéenne.
670
Contra Faustum, VII, 2.
671
A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint
Augustin, col. des Etudes Augustiniennes, Série Antiquité, 191, Institut d’Etudes Augustiniennes, Paris, 2011.
672
Ibid., p. 25-30.

102
décédé673. Le Contra Faustum est rédigé aux alentours de 400 à la demande de frères
perturbés par la lecture des Capitula, l’œuvre écrite par Faustus sans doute un peu avant sa
mort (voir Contra Faustum, I, 1)674. Sans doute ces chrétiens nouvellement convertis ont-ils
été séduits « par les charmes de la suave éloquence » (per inlecebram suauiloquentia) de
l’évêque manichéen, dont parle le jeune évêque d’Hippone dans les Confessions (voir Conf.
V, 3, 3). Même mort, la parole de cet homme demeure redoutable. L’intention d’Augustin est
donc claire : « Je vais donc l’entreprendre au nom et avec l’aide du Seigneur, afin de montrer
à tous ceux qui liront cet ouvrage, que le plus perçant génie et la langue la plus éloquente ne
sont rien, si le Seigneur lui-même ne dirige les pas de l’homme (cf. Ps 36, 23)675. » Le
discours de l’intellectio fidei ne dispense pas de l’exercice de la raison mais le stimule avec
rectitude. Contrer la puissance rhétorique hors du commun de Faustus exigeait qu’Augustin
fasse appel à toutes les ressources apprises lors de ses études de rhéteur, comme il en appelle
au livre IV du De doctrina christiana : « Si l’art de la rhétorique s’emploie pour persuader le
faux comme le vrai, comment prétendre que les défenseurs de la vérité puisse la laisser
désarmée en face de l’erreur ; qu’ils soient dépourvus du talent qu’ont les professeurs de
mensonges, de rendre, dès le début, l’auditeur bienveillant, attentif et docile 676 ? » 677.
Dès le début de la disputatio, Augustin dénonce le rejet de la généalogie du Christ par
Faustus. Ce refus équivaut à nier l’appartenance du Christ au peuple d’Israël, et donc la
légitimité de l’Ancien Testament, et finalement l’ensemble des Ecritures. En termes
rhétoriques, l’enracinement juif du Christ est donc l’inventio du discours d’Augustin. La
structure du Contra Faustum fait apparaître que le nœud principal de la controverse porte sur
le lien entre Incarnation et Ancien Testament678. Converti depuis peu au Verbe incarné,
Augustin se doit de montrer qu’il n’y a pas de chair sans histoire. Si le Christ est vraiment
homme, il s’inscrit dans une lignée historique. Cela le conduit à mettre en relief la valeur des
prophéties qui concernent la venue du Christ, et donc, finalement, à valoriser le rôle du
témoignage d’Israël. Réfuter le Manichéisme, c’est donc en même temps, pour Augustin,
manifester ce qui rapproche et sépare le Judaïsme et le Christianisme.
L’objectif d’Augustin est clair : il consiste à démasquer la véritable identité de son
adversaire. S’il parvient à démontrer que Faustus est un « faux-chrétien », ce dernier perd tout
crédit auprès des fidèles et la cause est gagnée. La stratégie d’Augustin réside dans la mise en
œuvre d’une herméneutique biblique. Si l’adversaire est vraiment chrétien, ses dires ne
peuvent être en contradiction avec l’Ecriture. Ainsi, chaque thèse de l’évêque manichéen est
passée au crible de l’Ecriture. Dès lors, chaque argument se retourne contre lui-même car
l’autorité scripturaire dénonce son erreur. Mais le Contra Faustum ne comporte pas seulement
une réfutation. La refutatio est l’envers d’une magistrale confirmatio. Tandis que le rejet de
l’Ancien Testament est discrédité, l’unité des deux Testaments est affirmée et confirmée de
manière amplifiée (amplificatio). La force argumentative d’Augustin se révèle dans sa

673
J. J. O’DONNEL, Prosopographie chrétienne du Bas-Empire, I, Afrique (303-533), Paris, CNRS, 1982, rééd.
1999, p. 390-397.
674
La date de la composition du Contra Faustum est probablement de 400-402. Voir P.-M. HOMBERT, Nouvelles
recherches de chronologie augustinienne, Paris, Etudes augustiniennes, série Antiquité, 163, 2000, p. 27 ; L.
Alici, « Introduzione », dans : Sant Agostino, Contro Fausto manichao, Roma, Cittáa nuova, Série Nuova
Biblioteca Agostiniana 14, 2004, p. XI ; A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin, p. 44-47.
675
Contra Faustum I, 1.
676
ARISTOTE, Rhétorique, III, 14, 1415a ; CICERON, Rhétorique à Hérennius, I, 4, 2 ; QUINTILLIEN, Institution
oratoire, IV, 1.
677
De doctrina christiana, IV, 2, 3.
678
Voir R. TESKE, « Introduction », dans : Saint Augustine, Answer to Faustus, a Manichean (contra Faustum
Manichaeum), New York, New City Press Hardcovers, 2007, p. 11-63 ; A. MASSIE, Peuple prophétique et
nation témoin, p. 51-61.

103
capacité à faire valoir, non seulement l’autorité du Nouveau Testament, admise en principe
par Faustus, mais aussi l’autorité de l’Ancien Testament, que ce dernier rejette en bloc. Par là,
Augustin réussit un véritable tour de force où s’exprime un double fondement réciproque : la
thèse scripturaire de l’enracinement juif du Christ est corroborée par l’unité des deux
testaments et vice-versa.
Pour se réclamer de l’autorité de l’Ancien Testament face au rejet manichéen, Augustin
doit d’abord montrer que l’Evangile n’est pas l’abolition, mais l’accomplissement des
Ecritures : « Il fallait que tout ce qui a été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les
Prophètes et dans les Psaumes, s’accomplît » (Lc 24, 44)679. Cette exégèse de
l’accomplissement s’accompagne d’une herméneutique spirituelle des promesses. Les
promesses des biens temporels doivent être interprétées selon les paroles de l’Apôtre Paul
comme des « figures » des choses à venir : « Toutes ces choses qui leur arrivaient n’étaient
que des figures; elles ont été écrites pour nous qui nous trouvons à la fin des temps » (1 Co
10, 11). Dans la disputatio, Augustin recourt à l’exégèse typologique, laquelle trace
l’ordonnancement, ou la dispositio, du discours. Cette exégèse, née dans la tradition
rabbinique dès l’époque d’Esdras, a été reprise par Paul et développée par les Pères,
spécialement par Origène680. Transitant à travers les frontières juive et chrétienne, elle
présente l’avantage de manifester une unité de sens à partir d’une unité historique, donc une
herméneutique à partir d’une phénoménologie. La « figure » (figura) ou le « type » (tupos)
n’est pas la copie ou la reproduction d’un modèle, céleste ou autre, mais le modèle de ce qui
est encore à produire et qui l’emportera en dignité681. La figure est, à un moment précis,
l’annonce d’une réalisation future. C’est donc bien une promesse. Par contrecoup,
l’accomplissement de cette promesse légitime son authenticité.

II. Le témoignage prophétique et le voile qui demeure


Ni délibératif, car il ne concerne pas des décisions à prendre concernant la vie de la cité,
ni judiciaire, car il ne traite pas de faits à juger, le discours d’Augustin s’apparente au discours
démonstratif. Or, ce type de discours, appelé aussi épidictique, porte traditionnellement sur
une personne, ou un groupe de personnes, dont on fait l’éloge ou le blâme. Face à Faustus, qui
s’ingénie à diffamer le peuple d’Israël, Augustin manifeste, à partir des Ecritures, en quelle
estime un vrai Chrétien doit tenir ce peuple. Dans cette réhabilitation, le livre XII constitue
une pièce à conviction. Ce livre se présente comme un discours dans le discours, comprenant
un exorde (exordium), un ensemble de réfutations et de confirmations (refutatio/confirmatio),
ainsi qu’une péroraison (peroratio). Si, selon Aristote682, la narration (narratio) n’est pas une
partie nécessaire du discours démonstratif, l’argumentation d’Augustin est toutefois émaillée

679
Cité dans Contra Faustum, IV, 2.
680
Voir J. BONSIRVEN, Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne, Paris, Beauchesnes, Etudes de théologie
historique, 1938 ; J. DANIELOU, Sacramentum Futuri. Etudes sur les origines de la typologie biblique, Paris,
Beauchesnes, Etudes de théologie historique, 1950.
681
P. BEAUCHAMP, Article « Sens de l’Ecriture », dans : Dictionnaire critique de théologie, (dir. J.-Y. Lacoste),
Paris, PUF, 1998.
682
Pour Aristote, la narration n’est obligatoire que dans le discours judiciaire. L’exorde, la discussion
contradictoire et la récapitulation sont les parties nécessaires de la controverse. Le discours démonstratif peut se
terminer par la péroraison (Rhétorique, III, 13).

104
de récits empruntés à la Bible. Ces récits sont autant de pièces à conviction qui, présentées
dans un « style simple », sont destinées à « instruire » l’auditeur683.
1. Exorde
Après avoir donné fictivement la parole à Faustus, Augustin commence le livre XII en
faisant le point sur la persuasio de son adversaire et en annonçant le programme de son
argumentation :
« Fauste dit tout cela pour nous persuader : (1) ou que les prophètes hébreux n’ont rien
prédit du Christ ; (2) ou que leurs prédictions, s’ils en ont fait, sont sans utilité pour
nous ; (3) ou que leur conduite n’a pas répondu à leur dignité de prophètes. Nous
démontrerons donc (1) qu’ils ont prophétisé touchant le Christ, (2) que leur témoignage
nous est d’un grand secours pour établir et affermir notre foi, (3) et qu’ils ont vécu
comme il convenait à des prophètes684. »

2. Disputation tripartite (tripartita disputatione) : refutatio/confirmatio


Comme l’objectif d’Augustin est de convaincre Faustus d’être un faux chrétien, ou
plutôt de le démasquer aux yeux de ceux qui sont séduits par ses Capitula, la subtilité de cette
disputatio tripartite consiste à le prendre au piège de sa propre ruse. Se faisant passer pour
chrétien, il est obligé, pour ne pas se disqualifier, d’admettre l’autorité du Nouveau Testament
et donc des lettres pauliniennes. C’est pourquoi, Augustin rappelle à son adversaire que, selon
les dires de l’Apôtre, le peuple d’Israël est l’héritier, non seulement de l’Ancien Testament,
mais aussi du Nouveau Testament :
« Je dis la vérité dans le Christ: je ne mens pas, ma conscience me rendant témoignage
par l’Esprit-Saint, qu’il y a une grande tristesse en moi, et une continuelle douleur dans
mon coeur. Car je désirais ardemment d’être moi-même anathème à l’égard du Christ
pour mes frères, qui sont mes proches selon la chair, qui sont les Israélites, auxquels
appartiennent l’adoption, et la gloire, et les testaments, et l’établissement de la foi, et le
culte et les promesses ; dont les pères sont ceux de qui est sorti, selon la chair, le Christ
qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni dans les siècles. » (Rm 9, 1.5)685

683
De doctrina christiana, IV, 17, 34 : « L’orateur qui s’attache à persuader la vérité, et dans ce but, à instruire, à
plaire et à toucher ; doit donc unir à la prière tous ses efforts pour arriver à parler, ainsi que nous l’avons dit,
d’une manière claire, attrayante et persuasive. Toutes les fois qu’il y réussit, il est véritablement éloquent, lors
même que l’auditeur résisterait encore. C’est en vue de ce triple devoir de l’orateur (instruire, plaire, toucher),
que le maître de l’éloquence romaine exige de lui les trois qualités suivantes : ‘être éloquent, c’est savoir parler
des petites choses dans un style simple ; des choses médiocres dans un style tempéré ; et des grandes choses dans
un style sublime’ (Cicéron, Orator, 29, 101). »
684
Contra Faustum, XII, 1 : Nempe his omnibus verbis id agit Faustus, ut Prophetas Hebraeos neque quidquam
de Christo praenuntiavisse, neque si praenuntiaverunt, eorum testimonia nobis prodesse, neque illos ipsos ex
eorumdem testimoniorum dignitate vixisse credamus. Nos itaque demonstrabimus et eorum de Christo praesagia,
et quantum per ea nobis ad fidei veritatem firmitatemque consultum sit, et eos suae prophetiae congruenter
apteque vixisse.
685
Contra Faustum, XII, 1 : Veritatem, inquit, dico in Christo, non mentior, contestante mihi conscientia mea in
Spiritu sancto, quia tristitia est mihi magna, et continuus dolor cordi meo. Optabam enim ego ipse anathema esse
a Christo pro fratribus meis, cognatis secundum carnem, qui sunt Israelitae, quorum est adoptio, et gloria, et
Testamenta, et Legis constitutio, et obsequium, et promissiones; quorum patres et ex quibus Christus secundum
carnem, qui est super omnia Deus benedictus in saecula.

105
Faustus est donc acculé – fictivement, puisqu’étant mort, il ne peut plus se défendre –, à
reconnaitre la dignité et même l’excellence des Israélites (Israelitarum excellentiam). En tant
que premiers bénéficiaires des Ecritures, les Israélites méritent la louange (laudatio) :
« Qu’ils s’inclinent donc devant l’autorité de l’Apôtre, qui, en louant les Israélites et en
constatant leur supériorité, compte parmi leurs biens propres l’établissement de la
loi686. »
a) Premier argument : l’annonce voilée du Christ
Dans les Capitula, Faustus affirme ne pouvoir découvrir dans les Écritures juives
aucune prophétie annonçant la révélation néotestamentaire dans l’ancienne. Cet argument
joue en sa défaveur. Son ignorance de l’herméneutique typologique, basée sur le rapport entre
la figure et sa manifestation, laisse entendre qu’il ne consulte pas le « Christ véritable et
véridique » (Christum verum atque veracem), le Maître intérieur687. Lui seul, et nul autre, est
à la fois l’exégète et l’exégèse de toute l’Ecriture 688. Si le Manichéen s’est rendu impropre à
percevoir le sens des Ecritures, c’est parce qu’il a troqué le Christ proclamé par les Apôtres
pour « son propre (Christ) imposteur inventé par le mensonge » (suum proprium fallacem
fallaciter). Ainsi, Faustus ne peut pas recevoir les nombreuses prophéties de la venue du
Christ dans l’Ancien Testament.
Cette réfutation ouvre la voie à une confirmation largement amplifiée. Cette
amplificatio consiste dans une longue liste de prophéties. Ne pouvant plus être d’aucune
utilité pour le pauvre Faustus, elle est destinée à affermir la foi des fidèles. Parmi ces
prophéties, il en est une qui sort du lot, par sa clarté et son universalité. Présentée à plusieurs
reprises comme la plus claire et la plus manifeste (apertis manifestisque)689, cette prophétie
tirée du livre de la Genèse englobe, pour ainsi dire, toutes les autres :
« Nous pouvons encore confondre nos adversaires par d’autres prophéties claires,
manifestes, comme celle-ci, par exemple: ‘En ta postérité toutes les nations seront
bénies’ (Gn 22, 18 ; 26, 4 ; 28, 14). Cela a été dit à Abraham, à Isaac, à Jacob690. »
Cette prophétie réitérée aux trois premiers patriarches englobe toutes les autres parce
qu’elle annonce déjà le mystère du lien entre Israël et les nations. Elle reprend l’ensemble du
rapport entre la promesse et son accomplissement en visant la réunification de toutes les
nations dans le Christ, issu de la race d’Abraham :
« En effet, il y en a une [prophétie] plus claire, une plus dominante encore, qui remplit
les oreilles, les esprits, les langues de tous les peuples, celle qui nous fait voir dans le
Christ né, suivant les Ecritures hébraïques, de la race de David, l’accomplissement de ce

686
Contra Faustum, XII, 3 : Cedant ergo auctoritati apostolicae, quae laudans atque commendans Israelitarum
excellentiam, etiam hoc enumeravit, quod eorum sit Legis constitutio.
687
Voir De Magistro, XI, 38, BA 6, p. 136-137.
688
« Comme il est l’exégèse de l’Ecriture, Jésus-Christ est aussi l’exégète. Il est véritablement, au sens actif
aussi bien que passif, le Logos : Christus qui solus intelligentiam Scripturarum aperit. C’est lui, lui seul qui nous
l’explique, et en nous l’expliquant, il s’explique lui-même : Liber ipse aperit seipsum. » (H. DE LUBAC, Exégèse
médiévale : les quatre sens de l’Ecriture, t.I, Théologie 41, Paris, 1959, p. 322-323).
689
Voir Contra Faustum, XII, 47 : XIII, 6 ; XV, 11.
690
Contra faustum, XII, 41 : Aliis praesagiis propheticis apertis manifestisque ferietur: sicuti est illud: In semine
tuo benedicentur omnes gentes. Hoc dictum est ad Abraham, hoc ad Isaac, hoc ad Iacob.

106
qui y est écrit et de ce qui a été promis à Abraham, à Isaac, à Jacob : ‘En ta postérité
seront bénies toutes les Nations’691. »
D’une manière énigmatique et obscure, cette prophétie comprend déjà aussi la division
interne d’Israël entre les Israélites pour lesquels la divinité du Christ sera dévoilée et ceux
pour lesquels elle restera voilée. Elle anticipe le rôle du témoignage joué par chacune des
parties d’Israël dans le dessein de salut de tous les hommes, les Manichéens y compris.
Aveugle à toutes ses promesses, pourtant manifestes, Faustus se retrouve dans une situation
semblable à celle des « Juifs infidèles » pour qui « le voile demeure » :
« Il leur [les Manichéens] est arrivé ce que l’Apôtre dit des Juifs infidèles : ‘Lorsqu’ils
lisent Moïse, ils ont un voile posé sur le cœur’ (2 Co 3, 15) ; et ce voile ne leur est pas
enlevé, parce qu’ils ne peuvent comprendre Moïse qu’en passant au Christ, non au
Christ qu’ils ont forgé dans leurs rêves, mais à celui que les prophètes hébreux ont
prédit. Car le même Apôtre ajoute : ‘Mais lorsque vous aurez passé au Seigneur, le voile
sera enlevé’ (2 Co 3, 16)692. »
b) Deuxième argument : de l’utilité des prophéties
De même que les « hérétiques » sont utiles aux fidèles comme « preuves », c’est-à-dire
pour qu’ils soient « éprouvés » dans leur foi en Dieu, de même, les « Juifs » sont utiles à
l’Eglise en tant que « témoins » :
« ceux-là [tous ceux qui admettent et lisent certains de nos livres canoniques], dis-je,
quoique ils ne s'entendent point entre eux, que les Juifs soient séparés des hérétiques, et
les hérétiques les uns des autres, sont cependant utiles à l’Eglise, ou comme témoins, ou
comme preuves693. »
Hérétiques manichéens et Juifs n’ont pas la même cécité à l’égard de la manifestation
divine du Christ. Concernant les Juifs, Augustin s’appuie sur l’exégèse paulinienne : « s’ils
l’avaient connue [la sagesse de Dieu, mystérieuse et demeurée cachée], ils n’auraient pas
crucifié le Seigneur de Gloire » (1 Co 2, 8)694. Cet aveuglement, ou ce non-dévoilement, est
mis sur le compte du mystère de l’économie divine 695. Ce qu’exprime ici le passif divin (non
eis aufertur velamen) :
« Comme ils ne passent point au Seigneur, on ne leur enlève pas le voile qui demeure
dans la lecture de l’Ancien Testament, parce que dans le Christ seul disparaît, non la
lecture de l’Ancien Testament, qui a une vertu cachée, mais le voile qui en dérobe
l’intelligence696. »

691
Contra faustum, XIII, 5 : Ea quippe clarior, ea praepollentior, aures et mentes et linguas omnium gentium
tenet, quae Christo ex semine David secundum Scripturas Hebraeas disseminato, implet, quod ibi scriptum est,
promissum Abrahae, et Isaac, et Iacob: In semine tuo benedicentur omnes gentes.
692
Contra Faustum, XII, 4 : contigit eis quod de ipsis infidelibus Iudaeis dicit Apostolus: Cum legitur Moyses,
velamen est super cor eorum; neque enim aufertur hoc velamen, per quod non intellegunt Moysen, nisi
transierint ad Christum: non qualem ipsi finxerunt, sed qualem Patres Hebraei prophetaverunt. Sic enim idem
Apostolus ait: Cum autem transieris ad Dominum, auferetur velamen.
693
Contra Faustum, XII, 24 : quamvis inter se dissentiant, et Iudaei ab haereticis, et ipsi haeretici alii ab aliis,
una tamen conditione servitutis, vel ad aliquam attestationem, vel ad aliquam probationem utiles sunt Ecclesiae.
694
Cité dans Contra Faustum, XIII, 9.
695
Voir aussi Enarratio in Psalmos 65 ; Sermo 116, 6, PL 38, c. 660.
696
Contra Faustum, XII, 11 : et non transeuntibus ad Dominum, non eis aufertur velamen, quod in lectione
Veteris Testamenti manet, quia in solo Christo evacuatur, non ipsa lectio Veteris Testamenti, quae habet
absconditam virtutem, sed velamen quo absconditur.

107
Cependant, Augustin montre que l’aveuglement d’une partie d’Israël n’empêche pas le
rôle ‘custodial’ des Juifs infidèles comme « bibliothécaires des Chrétiens » (scriniarii
christianorum), mais qu’il en fait intimement partie. Cette démonstration s’établit sur une
relecture typologique du récit de Noé et des ses trois fils dans Genèse 9, 21-27 :
« Mais le fils qui est entre les deux, c’est-à-dire le peuple juif (qui est entre les deux
parce que, d’une part, il n’a point maintenu la primauté des Apôtres, et que de l’autre, il
n’a point été le dernier à croire parmi les peuples), a vu la nudité de son père, puisqu’il a
consenti à la mort du Christ ; il en a porté au dehors la nouvelle à ses frères : car c’est
par lui qu’a été révélé et en quelque sorte publié, le secret contenu dans les prophéties,
et c’est pourquoi il est devenu l’esclave de ses frères. En effet, ‘qu’est-ce que cette
nation, aujourd’hui, sinon une sorte de bibliothèque des chrétiens, qui portent la loi et
les Prophètes pour témoigner de la revendication de la liberté de l’Eglise, afin que nous
honorions dans un mystère ce qu’elle-même annonce dans la lettre’697 ? »
Se basant sur une lettre de Cyprien (Epistula 63, 2-4) qu’il cite dans le De doctrina
christiana698, Augustin interprète l’ivresse de Noé comme figurative de la passion du
Christ699. Cham est le seul à voir la nudité de son père Noé qui s’est endormi en état d’ivresse.
En cela, il est la figure du peuple juif qui consent à la mort du Christ et qui en colporte la
nouvelle. Alertés par leur frère, Sem et Japhet refusent de voir la nudité de leur père Noé et le
couvrent par un manteau. Ce manteau est interprété comme le « mystère » (sacramentum) de
la passion du Christ célébré par les Chrétiens. Il ressort de l’interprétation du récit une tension
paradoxale entre malédiction et bénédiction, esclavage et liberté. Celui qui a vu est condamné
à l’esclavage par ses frères, tandis que ces derniers, qui ont refusé de voir, reçoivent la
bénédiction du « Dieu d’Israël ». Nous nous attendrions à l’inverse. Il y a une sorte de
chiasme entre vision et esclavage, non-vision et liberté. Interdisant une lecture simpliste,
Augustin pousse le lecteur à interpréter l’« arc des événements » (Geschehenbogen)700. Il
n’est pas possible d’attribuer purement et simplement le rôle du peuple juif ou celui de
l’Eglise à l’un ou l’autre des fils de Noé. Les trois fils manifestent la solidarité de tous les
enfants d’Israël dans la révélation du « secret contenu dans les Ecritures », ainsi que dans la
libération apportée par cette révélation. Les prophéties de l’Ancien Testament, tout en voilant
le mystère, le publient en même temps. Le « sacrement » révèle ce qui est caché dans la
« lettre », mais la « lettre » publie le « sacrement ». Sans le recours aux prophéties, la chair
du Christ n’est pas mise à nu, c’est-à-dire il n’est pas possible de distinguer la divinité dans la
passion du Christ.
Au contraire de ce voile prévu dans le plan divin, l’aveuglement des hérétiques réside
dans leur mépris de la chair du Christ et dans l’invention de leurs fables. Ils inventent une
« passion mystique » d’un Christ imaginaire. Leur inaptitude est donc toute différente de celle
des Juifs.

697
Contra Faustum, XII, 23 : Medius autem filius, id est, populus Iudaeorum, ideo medius, quia nec primatum
Apostolorum tenuit, nec ultimus in Gentibus credidit, vidit nuditatem patris, quia consensit in necem Christi; et
nuntiavit foras fratribus: per eum quippe manifestatum est, et quodam modo publicatum, quod erat in Prophetia
secretum; ideoque fit servus fratrum suorum. Quid est enim aliud hodieque gens ipsa, nisi quaedam scriniaria
Christianorum, baiulans Legem et Prophetas ad testimonium assertionis Ecclesiae, ut nos honoremus per
sacramentum, quod nuntiat illa per litteram? (Traduction entre crochets par A. Massie, op. cit., p. 352).
698
De doctrina christiana, IV, 21, 45.
699
Voir A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin, p. 349-359..
700
Nous faisons référence à l’expression employée par Paul Ricoeur à propos de la lecture du récit de Genèse 2.
Voir P. RICOEUR, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 70.

108
c) Troisième argument : la conduite exemplaire des Juifs
La dérision dont fait preuve Faustus à l’égard des observances scrupuleuses des juifs
concernant maintes pratiques, telles que le manger et le boire, les jours de fêtes, le sabbat ou
la circoncision, se retourne finalement contre lui. Ce retournement est commandé par une
double attitude à l’égard des Juifs. Loués pour leur fidélité à travers le témoignage du respect
de la loi donnée à Moïse, ils sont aussi accusés d’infidélité : « Ils sont coupables d’infidélité
pour n’avoir pas, à l’arrivée du Christ, distingué l’époque du Nouveau Testament de celle de
l’Ancien701. » Cette accusation est à mesurer. D’une part, elle ne concerne pas tout Israël,
puisqu’une partie des Juifs se sont convertis au Christ en reconnaissant dans sa venue
l’accomplissement des promesses. D’autre part, elle est tempérée par le recourt au « voile qui
demeure » selon la mystérieuse sagesse de Dieu. Bien que passibles du « meurtre » de leur
frère, les Juifs continuent à participer au plan de salut de Dieu. Dans une relecture typologique
de Genèse 4, Augustin compare le peuple juif à Caïn tuant Abel. Si le meurtre de son frère
conduit Caïn à une malédiction, par laquelle il sera gémissant sur la terre, Dieu l’accompagne
aussi par une bénédiction. Il est marqué du sceau de Dieu pour le protéger contre ses ennemis.
Pour Augustin, cette protection divine perdure et impose au peuple chrétien un respect
particulier à l’égard d’Israël702. Comme Caïn, le peuple juif continue de témoigner de la bonté
de Dieu à travers les pratiques qui sont les siennes, au sein des nations païennes :
« ‘Et le Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que quiconque le trouverait ne le tuât pas’
(Gn 4, 13.15). C’est vraiment une chose prodigieuse que toutes les nations qui ont été
subjuguées par les Romains, aient adopté la religion de ce peuple et embrassé son culte
et ses rites sacrilèges; et que le peuple Juif soit sous des rois païens, soit sous des
princes chrétiens, n’ait jamais perdu le signe de sa loi, qui le distingue de tous les autres
peuples703. »
La foi d’Israël, et sa ténacité à adorer Dieu en dépit de tous les régimes politiques, est
présentée par Augustin comme un prodige à admirer. Ce témoignage de foi est d’une grande
utilité pour les Chrétiens qui sont, eux aussi, appelés à témoigner en toutes circonstances de
leur foi. Finalement, à travers sa confirmation argumentative, Augustin convainc les
Manichéens d’être bien plus blâmables que les Juifs. Primo, par leur attitude hostile à l’égard
du peuple juif, ils réitèrent le geste homicide de Caïn. Secundo, leur aveuglement face au
mystère de Dieu est du à l’invention de leurs fables. Tertio, même l’argument par lequel les
Manichéens ridiculisent les Juifs dans leur conduite alimentaire se retourne contre eux :
« Mais, dit-on; s’ils ont prophétisé le Christ, ils ont vécu d’une manière peu digne et peu
conforme à leur dignité de prophètes. Comment le savez-vous? Etes-vous dans le cas de
juger ce que c’est que de bien ou mal vivre, vous qui faites consister la justice à ne pas
manger un melon insensible, plutôt que de donner à manger à un pauvre qui meurt de
faim704 ? »

701
Contra Faustum, XII, 9.
702 Voir sur ce thème A. MASSIE, Peuple prophétique et nation témoin, p. 338-348.
703
Contra Faustum, XII, 13 : Et posuit Dominus Deus Cain signum, ne eum occidat omnis qui invenerit. Hoc
revera multum mirabile est, quemadmodum omnes gentes quae a Romanis subiugatae sunt, in ritum Romanorum
sacrorum transierint, eaque sacrilegia observanda et celebranda susceperint; gens autem Iudaea, sive sub Paganis
regibus, sive sub Christianis, non amiserit signum Legis suae, quo a caeteris gentibus populisque distinguitur.
704
Contra Faustum, XII, 47 : At enim si Christum prophetaverunt, non digne neque congruenter sua
prophetatione vixerunt. Unde hoc scitis? An quid sit vel bene vel male vivere, iudicare vos potestis, quorum
iustitia est potius succurrendum esse meloni non sentienti, ut eum vos manducetis, quam mendico esurient i, ut
manducandum aliquid detis ?

109
3. Péroraison
Le livre XII se conclut dans un dénouement épidictique. Chaque lecteur est tenu de
choisir entre deux voies : ou bien de blâmer les Juifs comme Faustus le fait, ou bien de faire
leur éloge à l’instar de Paul. Quant à Augustin, malgré qu’il avoue ne pas comprendre ce qu’il
appelle « le côté mystérieux de leur vie », il ne cache pas qu’il a déjà choisi :
« Voilà la courte réponse que j’ai à faire à Fauste sur les moeurs des patriarches et des
Prophètes, par la voix de nos petits enfants, au nombre desquels je me compte moi-
même, pourvu que je ne blâme pas la conduite des saints de l’antiquité, quand même je
ne comprendrais pas le côté mystérieux de leur vie. Cette vie, les Apôtres nous l'ont
recommandée avec éloge dans leur Evangile, comme ces Prophètes avaient eux-mêmes
prédit les Apôtres ; en sorte que les (deux) Testaments se crient l’un à l’autre, comme
les deux Séraphins : ‘Saint, Saint, Saint est le Seigneur, le Dieu des armées’ (Is 6, 3).
Quand Fauste accusera, non pas d’une manière générale et vague, comme il l’a fait ici,
mais précise et détaillée, les actes des patriarches et des Prophètes, alors le Seigneur leur
Dieu, qui est aussi le nôtre, m’aidera à lui donner des réponses convenables et spéciales
sur chaque point. Maintenant Fauste, le manichéen, blâme ces personnages, et Paul,
l’apôtre, les loue : c’est à chacun de voir auquel ajouter foi705. »
* *
*
En analysant le livre XII du Contra Faustum, nous constatons que l’argumentation
basée sur l’exégèse figurative a un double effet. D’une part, elle explique le caractère
transitoire des pratiques auxquelles était et est toujours astreint le peuple d’Israël, tant que le
voile n’est pas levé. D’autre part, elle met en valeur le témoignage de fidélité de ce peuple
envers l’Auteur de la promesse. Ce double effet s’explique par l’ancrage de l’exégèse
figurative dans une phénoménologie du dévoilement. Associant « figure » et « ombre »,
Augustin fait apparaître une autre différence paulinienne : « Tout cela n’est que l’ombre de ce
qui devait venir, mais la réalité relève du Christ » (Col 2, 17). Dépendante de la « réalité » à
venir, toute « ombre » porte en elle à la fois une positivité et une négativité. L’ombre laisse
entrevoir la réalité tout en l’oblitérant. La réalité, apparaissant en pleine lumière, fait en même
temps surgir l’insuffisance de l’ombre :
« Quand il [l’Apôtre] ajoute que ‘ces choses étaient pour nous autant de figures’,
‘qu’elles étaient en eux autant de figures’ (1 Co 10, 11), c’est déclarer qu’une fois en
possession de la réalité dévoilée, il n’est plus nécessaire que nous [les chrétiens] soyons
astreints à l’observation des figures prophétiques706. »

705
Contra Faustum, XII, 48 : Hoc Fausto pro moribus Patriarcharum et Prophetarum ex voce parvulorum
nostrorum breviter responderim: inter quos et me ipsum deputaverim, dum tamen non reprehendam vitam
sanctorum antiquorum, etiam si non intellegam quam mystice vixerint, quorum vitam nobis laudabiliter Apostoli
Evangelio suo praedicarunt, sicut illi sua prophetia futuros Apostolos praedixerunt, ut clament ad se invicem duo
Testamenta, sicut duo Seraphim: Sanctus, sanctus, sanctus Dominus Deus sabaoth. Cum vero coeperit Faustus
Patriarchas et Prophetas, non generali atque indefinita reprehensione, sicut hic fecit, sed proprie facta eorum
commemorando criminari, adiuvabit me Dominus Deus eorum, qui est etiam noster, ut ad singula congruenter
apteque respondeam. Nunc vero illos homines Faustus Manichaeus vituperat, Paulus autem apostolus laudat:
eligat quisque cui credat.
706
Contra Faustum, VI, 2 : Sed quid dicturi sunt adversus Apostolum, qui ait: Haec omnia in figura
contingebant illis; scripta sunt autem propter nos, in quos finis saeculorum obvenit ? Ecce ipse aperuit cur illae
Litterae accipiantur a nobis, et cur illa rerum signa iam necesse non sit ut observentur a nobis.

110
Le passage de l’ombre à la réalité marque donc la première d’un caractère transitoire et
la nécessité d’abandonner ce qui y est lié. Cet effet, qui concerne les Chrétiens, est
indissociable d’un autre effet, qui concerne les Juifs. Puisque ces derniers n’ont pas encore
accueilli la « réalité dévoilée », mais seulement des « figures », il convient qu’ils continuent à
observer les prescriptions comme elles leur apparaissent707. Finalement, l’observance des
pratiques juives et leur abandon par les chrétiens sont liés à la même nécessité : la fidélité à
Dieu. Dans les deux cas, cette fidélité est honorable et louable. La pratique scrupuleuse des
Juifs, loin d’être blâmable ou risible, est à recevoir comme un témoignage de fidélité. Sans
toutefois devoir être suivie, elle est utile pour stimuler la fidélité des Chrétiens. Augustin met
donc en relief le caractère testimonial du peuple juif :
« C’était le temps du signe ; c’est aujourd’hui celui de la manifestation. L’Ecriture, qui
imposait autrefois les observances figuratives, est donc devenue le témoin des mystères
qu’elles représentaient; et ce qui se pratiquait comme prophétie, nous le lisons
maintenant comme confirmation (ad confirmationem)708. »
La réfutation se transmue en une véritable confirmatio. Loin de proposer la substitution
pure et simple d’un Israël à l’autre, l’évêque d’Hippone met l’accent sur le rôle du
témoignage du peuple juif dans l’histoire du salut jusqu’à la parousie. Cette présentation,
originale parmi les Pères, où le rapport paulinien entre promesse et accomplissement est mis
en avant, se retrouve ultérieurement chez Grégoire le Grand. Il constitue un acquis primordial
de la théologie pour le dialogue entre Judaïsme et Christianisme.

707
Voir Contra Faustum, VI, 9.
708
Contra Faustum, VI, 9 : Illud enim erat tempus significandi, hoc manifestandi. Ergo ipsa Scriptura, quae tunc
fuit exactrix operum significantium, nunc testis est rerum significatarum; et quae tunc observabatur ad
praenuntiationem, nunc recitatur ad confirmationem.

111
L'EAU CHANGEE EN VIN :
une herméneutique savoureuse de saint Augustin

Publié dans : Graphè, n°24, Les noces de Cana, 2015, p. 59-69.

Une herméneutique sans fait est vide, et une phénoménologie sans parole est aveugle.
Anachronique, cette paraphrase du célèbre adage kantien709 sied pourtant parfaitement à la
pensée mûre de saint Augustin. Il faut que quelque chose soit donné pour qu’il puisse être
interprété. Si l’événement est préalable à l’interprétation, il n’apparaît pas sans elle. Et la
Révélation ne consiste pas à tirer le fait sensible vers l’explication intelligible mais à faire
surgir leur unité. Voilà ce que nous enseigne Augustin à travers le récit des Noces de Cana,
dans les Tractatus VIII et IX sur l’Evangile de saint Jean710. L’enseignement est
métaphorique de bout en bout. Qui dit « métaphore », nous rappelle Paul Ricoeur, dit
l’entrelacs de l’entendre et du voir 711. Il n’y a lieu ni de chercher à entendre plus que le récit
ne donne à entendre, ni de chercher à voir plus que le récit ne donne à voir. La clef n’est pas
dans le « plus » : plus de concepts ou plus d’images, mais dans leur intime corrélation. C’est
du sein de cette unité que s’opère le transfert ou la translation qui est la véritable efficacité de
la méta-phore (meta-phorein)712.
Pour suivre ce transfert, nous proposons un cheminement en quatre étapes :
I) L’événement ordinaire, le miracle ignoré ; II) Quelque chose de mystérieux dans le fait lui-
même ; III) Le mystère des noces : la dispensatio temporalis ; IV) Le voile levé pour qui
passe au Christ dans la charité.

I. L’événement ordinaire, le miracle ignoré


La Révélation ne se fait pas ex abrupto. Elle ne vient pas dans un milieu neutre qui lui
est indifférent. Elle n’a rien d’un objet unique qui serait placé dans une pièce nue et
dépourvue de tout intérêt et qui concentrerait tout le regard sur elle. Au contraire, elle arrive
comme une lumière qui éclaire soudain la pièce familière d’un nouvel éclat. Autant le dire
d’emblée, nous baignons déjà dans le miracle avant que le miracle n’ait lieu. Pour Augustin,
la nature est une œuvre extraordinaire. Le fait même qu’une fleur éclose, qu’un arbre pousse,
semble tellement aller de soi, qu’il ne provoque plus l’étonnement, l’émerveillement. C’en est

709
E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 1976, p. 110.
710
Saint Augustin, Homélies sur l’Evangile de saint Jean, I-XVI, trad., intro. et notes par M.-F. Berrouard, Paris,
Desclée de Brouwer, « Bibliothèque augustinienne », n°71, 1969, p. 464-545 (désormais : Tractatus VIII ou IX,
BA 71).
711
P. Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 358.
712
Influencé par Quintilien (Institution Oratoire, VIII, 6, 5) et Cicéron (De oratore, III, n. 155), Augustin use de
la métaphora/transalatio comme « mode de transport d’un mot/verbe » (modus transferendi verbi) d’un sens
propre à un sens figuré. En passant du domaine profane à l’exégèse biblique, la translatio est la voie qui rend
possible un discours sur le divin par transfert du sens littéral au sens spirituel. Cf. N. Cernogora, « Translatio
/Metaphora : La métaphore dans l’exégèse biblique de saint Augustin à la Clavis Scripturae de Matthias Flacius
Illycirus (1567) », Revue en ligne Camenae, n°3, Université Paris-Sorbonne, novembre 2007 ; I. Bochet et G.
Madec, note complémentaire n°8, « Les signes », dans : Saint Augustin, La doctrine chrétienne, Paris, Institut
d’Etudes Augustiniennes, « Bibliothèque augustinienne », n°11/2, 1997, p. 483-495.

112
fait du thaumazein. Et, pourtant, affirme Augustin, il y a de quoi être saisi d’effroi devant la
puissance recelée dans n’importe quelle semence :
Que l’on considère la puissance d’un seul grain de n’importe quelle semence, c’est une
grande chose, l’esprit attentif en est saisi d’effroi. Mais, parce que les hommes, occupés
ailleurs, ont cessé de considérer les œuvres de Dieu qui devraient leur faire chaque jour
louer le Créateur, Dieu s’est pour ainsi dire réservé d’accomplir des œuvres
extraordinaires afin de réveiller les hommes qui étaient comme endormis et de les
exciter par des merveilles à l’adorer713.
Le fait même de la croissance, la physis, est une œuvre prodigieuse. A la considérer, il y
a de quoi est stupéfié jusqu’à l’effroi sacré (horror). Mais, puisque l’homme est devenu
incapable d’apercevoir l’extraordinaire dans l’ordinaire, il doit être stimulé par des
événements qui le surprennent. Le premier objectif de ce qu’on appelle « miracle », en
opposition avec ce qui ne le serait pas, serait donc de réveiller l’homme endormi. Il s’agit de
replacer l’homme dans le sentiment qui correspond à la situation où il se trouve, à savoir : la
louange. Une excitation à l’adoration, tel est le but du miracle. L’habitude a fait perdre à
l’homme son habitus profond, celui de vivre en permanence au sein de l’extraordinaire.
Pourtant ce qui est habituel n’en est pas moins puissant pour autant, comme Augustin le
rappelle au début du Tractatus IX :
C’est ce même Dieu en effet, qui opère chaque jour, dans toute la création, ces miracles
dont la répétition, non la facilité, diminue la valeur auprès des hommes, les miracles
exceptionnels, au contraire, accomplis par ce même Seigneur, c’est-à-dire le Verbe
incarné pour nous, ont provoqué chez les hommes une stupeur plus grande, non parce
qu’ils étaient plus grands que ceux qu’il accomplit tous les jours de la création, mais
parce que ces miracles qui se font tous les jours paraissent s’insérer dans le cours
naturel des choses, tandis que les autres semblent se manifester aux yeux des hommes
par l’efficacité d’une puissance pour ainsi dire présente714.
Rien ne va de soi. Tout est miracle, oeuvre de puissance, et donc, d’étonnement. La
rareté provoque l’attention du regard vers une puissance qui semble par là plus présente, plus
manifeste. Mais, si l’étonnement devant l’exception est plus grand, il est néanmoins
inversement proportionnel à l’efficacité de la puissance divine (efficacia potentiae). Comme
Augustin l’affirme par ailleurs dans la Cité de Dieu, l’homme et le monde sont les plus grands
miracles de Dieu : « l’homme est un plus grand miracle que tout miracle fait par
l’homme715 » ; « Ce monde est assurément un miracle plus grand et plus beau que tous ceux
dont il est plein716. » Ou encore, dans le sermon 242 : « Les naissances de tant d’hommes qui
n’existaient pas sont chaque jour des miracles plus grands que les résurrections de quelques
morts qui existaient717. » Cette affirmation de la suprématie de la naissance au monde sur la
résurrection des morts correspond à un principe économique : faire surgir quelque chose de
rien demande plus de puissance que de le transformer. Autrement dit, le grand miracle, ce
n’est pas le changement de l’eau en vin, mais le fait qu’il y ait de l’eau. Le fait qu’il y ait

713
Tractatus VIII, 1, BA 71, p. 466-467.
714
Tractatus IX, 1, BA 71, p. 504-507.
715
Saint Augustin, La cité de Dieu, X, 12, trad. fr. G. Combès, Paris, Desclée de Brouwer, « Bibliothèque
augustinienne », n°34, 1959, p. 473.
716
Ibid., XXI, 7, 11 ; trad. fr. G. Combès, Paris, Desclée de Brouwer, « Bibliothèque augustinienne », n°37,
1960, p. 403.
717
Saint Augustin, Sermo 242, 1, Patrologie latine 38, p. 1139.

113
quelque chose et non pas rien, est manifestation de la puissance continue de Dieu. La nature
est théophanique. Voilà pourquoi elle provoque l’effroi.

II. Quelque chose de mystérieux dans le fait lui-même


Si les œuvres visibles sont merveilleuses, que dire alors des invisibles. Plus encore que
les anges et les puissances invisibles, c’est l’âme humaine qui, chez Augustin, reçoit un
traitement de faveur comme merveille de la nature (admirabilis naturae). Au sein de la
nature, l’âme, en tant qu’image de Dieu (imago dei), permet à l’homme d’accueillir la
Révélation. Mais, contrairement à ce dont nous pourrions nous attendre, cet accueil ne se fait
pas en régime purement intellectif. La Révélation se fait dans des noces qui requièrent toute la
densité des faits eux-mêmes. Le langage des noces parle de lui-même. Il est presque trivial de
rappeler que les noces ne se font pas en s’évadant du corps mais par une plongée incarnée.
Aussi, replaçant l’événement de Cana dans le cadre de la merveille quotidienne de la
Création, Augustin demande à ses auditeurs de se détourner de l’aspect extraordinaire du
miracle pour se concentrer sur « quelque chose de mystérieux et de sacré » qui est trans-porté
dans le fait lui-même (in ipso facto) :
Quand donc nous voyons de telles merveilles accomplies par le Dieu Jésus, pourquoi
nous étonner de l’eau changée en vin par l’homme Jésus ? Car il ne s’est pas fait
homme de telle manière qu’il en perdrait d’être Dieu : l’homme s’est joint à lui, le Dieu
n’a pas disparu. C’est donc bien le même qui a fait ce miracle et qui a fait tout cela. Ne
nous étonnons pas dès lors puisque c’est Dieu qui a accompli ce prodige, mais aimons-
le de l’avoir accompli parmi nous et de l’avoir accompli pour notre restauration. Car
jusque dans les faits eux-mêmes il nous a ménagé un enseignement. A mon sens, ce
n’est pas sans motif qu’il est venu à des noces. Le miracle mis à part, il se cache dans le
fait lui-même quelque chose de mystérieux et de sacré (Excepto miraculo, aliquid in
ipso facto mysterii et sacramenti latet). Frappons à la porte pour qu’il nous ouvre et
nous enivre de vin qui ne se voit pas, car nous n’étions, nous aussi, que de l’eau et il
nous a transformé en vin, il nous a rendu sages (nos aqua eramus, et vinum nos fecit,
sapientes nos fecit) : nous avons en effet la sagesse de sa foi, nous qui étions auparavant
sans sagesse (insipientes=insipides)718.
Par le regain d’attention qu’il suscite, le miracle a pour fonction d’instruire. Cette
instruction n’est pas notionnelle mais transformatrice. L’eau transformée en vin fait signe, au
sens fort de sacramentum. L’enseignement est profondément inscrit dans le fait : « jusque
dans les faits eux-mêmes il nous a ménagé un enseignement ». La signification n’est donc pas
à distance de la sensation. Elle s’y inscrit. Plus que dans un lien disjonctif entre le signe et la
chose signifiée, nous sommes ici dans un lien conjonctif 719. A savoir, le signe a valeur
métaphorique. Il opère un transfert par cela même qu’il signifie. Autrement dit, la métaphore
est vive. Le geste corporel, qui fait passer une matière sans goût (eau) à une matière
savoureuse (vin) véhicule en lui-même sa signification symbolique même s’il ne peut être
interprété conceptuellement. Il s’agit d’une sagesse à goûter (lien entre sapientia et sapere).
Les hommes sans-sagesse sont des insipides (insipientes). L’enseignement mystérieux
s’inscrit dans la saveur du corps, jusqu’au sens même du goût. Les noces s’annoncent
savoureuses. Elles requièrent tous les sens. Aussi, Augustin propose-t-il une interprétation de

718
Tractatus VIII, 3, BA 71, p. 472-473.
719
Oscillation interprétation du signum-res : disjonction-conjonction, voir M. Cameron, article « signe », dans :
M.-A. Vannier (dir.), Encyclopédie Saint Augustin, Paris, Cerf, p. 1351-1358.

114
la question : « Femme qu’y a-t-il entre toi et moi ? » (Jn 2, 4) en réaction au docétisme
manichéen. Puisque ces derniers refusent que « Dieu soit né d’un sein de femme720 », il s’agit
de mettre en relief que les noces entre l’humanité (toi) et Dieu (moi) se réalisent dans la chair.
Le Christ est bien né de la Vierge. La chair et le Verbe sont unifiés en lui 721. C’est bien dans
le Christ que le voir (chair) et l’entendre (Verbe) sont unifiés.

III. Le mystère des noces : la dispensatio temporalis


« Nous avons remis à aujourd’hui de vous découvrir, avec son aide, ce qui est
mystérieusement contenu en symboles (mystice in sacramentis) dans ce fait du récit
évangélique722. » Ainsi débute le Tractatus IX. Et Augustin de capter l’attention de se
auditeurs en leur rappelant qu’il n’y a guère lieu de s’étonner que l’eau soit changée en vin,
« alors que tous les ans, Dieu accomplit le même prodige dans les vignes »723. Quel est donc
ce mystère des noces ? Tout d’abord, Augustin rappelle la réalité concrète des noces comme
point de départ dans lequel le sacrementum prend sens « indépendamment de toute
signification symbolique » (excepta mystica significatione)724. Le mariage est voulu par Dieu
comme tel : « Dieu a établit le mariage et de même l’union conjugale vient de Dieu » (Deus
fecerit et, sicut, coniunctio a deo)725. Il n’est point possible d’accéder au mystère sans ce
soubassement dans lequel il prend sens. La venue du Christ à des noces fait accéder cette
union à sa vraie saveur, celle du bon vin, gardé en réserve jusque-là :
C’est donc pour cela que le Seigneur est venu aux noces auxquelles il était invité, pour
donner plus de force à la chasteté conjugale et manifester le mystère des noces
(ostenderetur sacramentum nuptiarum), puisque même l’époux de ces noces auquel il
fut dit : « Tu as réservé le bon vin jusqu’à maintenant » (Jn 2, 10), représentait la
personne du Seigneur. Le Christ avait en effet gardé jusqu’alors le bon vin, c’est-à-dire
son Evangile726.
L’Evangile modifie le regard sur les noces humaines. Pourtant, Augustin ne cherche pas
à faire dire au texte des Noces de Cana ce qu’il ne dit pas. Il ne s’agit pas de vouloir fonder
l’institution du mariage dans ce passage de l’Evangile de Jean. L’expression sacramentum
nuptiarum ne renvoie pas ici au rite chrétien, ou à la célébration liturgique du mariage, mais
avant tout à la réalité même de l’union de deux personnes se donnant fidèlement l’une à
l’autre727. C’est ce fait relationnel lui-même qui est porteur de mystère. Evénement
extraordinaire de la puissance de Dieu, la nature humaine, et les liens qui se tissent en elle, est
porteuse d’une transformation jusqu’à accéder à la saveur de la révélation divine. Cette
capacité transformative est dévoilée par la dispensatio temporalis728. L’économie du salut
n’est pas surajoutée à la création. Les prophéties, c’est-à-dire les écrits de l’Ancien

720
Saint Augustin, Contra Faustum, III, 1, Patrologie latine 42, p. 213. Sur l’impossibilité dans laquelle
Augustin, encore adepte des Manichéens, se trouvait de pouvoir que le Fils de Dieu puisse naître dans la chair
sans contracter de souillure, voir Confessions, V, 10, 20, BA 13, p. 501-503.
721
Voir M.-F. Berrouard, note complémentaire 58, dans : Homélies sur l’Evangile de Jean, BA 71, p. 892.
722
Tractatus IX,1, BA 73, p. 504-505.
723
Tractatus IX,1, BA 73, p. 506-507.
724
Tractatus IX,2, BA 73, p. 506-507.
725
Tractatus IX,2, BA 73, p. 508-509.
726
Tractatus IX, 2, BA 71, p. 508-509.
727
Voir Note complémentaire « Sacramentum nuptiarum », dans : Homélies sur l’Evangile de Jean, BA 71, p.
900-901.
728
Voir I. Bochet, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’Etudes
augustiniennes, 2004, p. 346-359.

115
Testament, sont ainsi les éléments révélateurs de cette latence déjà inscrite dans la nature elle-
même depuis la nuit des temps :
Commençons maintenant à découvrir ce qui est caché sous les voiles des symboles (ipsa
sacramentorum operta detegere), autant du moins que nous l’accorde Celui au nom
duquel nous vous l’avons promis. La prophétie existait dès les temps anciens et aucun
temps n’a échappé à la dispensation de la prophétie (prophetiae dispensationne), mais,
tant qu’on ne reconnaissait pas le Christ en elle, cette prophétie n’était que de l’eau. Car
dans l’eau le vin se cache en quelque sorte (in aqua enim vinum quodammodo latet)729.
Ces temps anciens (antiquis temporibus), précise Augustin, remonte à « l’ordre des
naissances dans le genre humain » (ordo nascentium in genere humano)730. La prophétie est
une sorte de dévoilement progressif de ce qui est posé en germe dans la nature. Ce
dévoilement est très long. Il correspond au renouvellement de l’esprit humain jusqu’à ce qu’il
parvienne à l’éclat de l’image du Créateur. Transposant le cadre patristique de l’œuvre des
« six jours » de la Création (Hexaéméron), Augustin propose une description de l’histoire du
salut en « six âges du monde » correspondant aux « six jarres » remplies d’eau. A l’instar des
cinq premiers jours du récit de la Genèse, les cinq premiers âges sont une préparation
progressive à une sixième étape décisive. L’homme est fait à l’image de Dieu. C’est à ce
moment que l’eau est changée en vin :
Le premier âge s’étend depuis Adam jusqu’à Noé; le deuxième, depuis Noé jusqu’à
Abraham ; le troisième, selon l’ordre et la division de l’évangéliste Matthieu, depuis
Abraham jusqu’à David ; le quatrième, depuis David jusqu’à la déportation en
Babylonie; le cinquième, depuis la déportation en Babylonie jusqu’à Jean-Baptiste; le
sixième, depuis Jean-Baptiste jusqu’à fin du siècle. Voilà pourquoi c’est aussi le
sixième jour que Dieu créa l’homme à son image, parce que c’est en ce sixième âge
qu’est manifestée par l’Evangile la recréation de notre esprit à l’image de celui qui nous
a créés et que l’eau est changée en vin, pour que nous savourions dans la Loi et les
Prophètes le Christ déjà apparu (et convertitur aqua in vinum ut iam manifestatum
Christum in lege et prophetis sapiamus)731.
Bien que la description soit haute en couleurs, il ne nous importe pas ici de nous arrêter
à chacun de ses âges, mais plutôt de considérer le déplacement de perspective opéré par cette
transposition de la Genèse au sein de l’histoire. Le résultat est le suivant : il n’y pas d’un côté
la Création, et de l’autre côté l’histoire du salut culminant dans la Rédemption. Nous avons
plutôt, sous les yeux, la fresque d’une grande « création continuée » dont l’histoire est
l’événement-avènement. Tout au long du chemin du salut, l’homme reste inachevé. Tant que
la mort et la Résurrection ne sont pas manifestées, l’image de Dieu ne peut être révélée. C’est
précisément cela qui modifie le regard sur la nature et sur la semence. Les Ecritures racontent
les événements qui remplissent peu à peu les jarres d’eau. Sans cette eau, le miracle ne
pourrait avoir lieu. C’est pourquoi, le Christ n’a pas fait surgir le vin de rien mais de l’eau
présente dans les jarres, lesquelles sont tous ces âges qui l’ont précédé :
En effet, s’il avait ordonné de vider l’eau des jarres et si lui-même les avait ensuite
remplies d’un vin tiré des profondeurs cachées de la nature, comme il fit pour le pain
dont il rassasia tant de milliers d’hommes – (…) – s’il avait agi de la sorte, il paraîtrait
avoir désapprouvé les Ecritures anciennes. Au contraire, comme c’est l’eau elle-même

729
Tractatus IX, 3, BA 71, p. 508-511.
730
Tractatus IX, 4, BA 73, p. 510-511.
731
Tractatus IX, 6, BA 71, p. 518-519.

116
qu’il changea en vin, il nous montre que l’Ecriture ancienne provient également de lui,
car c’est par son ordre personnel que les jarres furent remplies. Cette Ecriture-là vient
aussi du Seigneur, c’est vrai, mais elle n’a aucune saveur si on n’y découvre pas le
Christ732.

IV. Le voile levé pour qui passe au Christ dans la charité


Laissée à elle-même, l’eau serait restée de l’eau. Ainsi en est-il des Ecritures anciennes.
Nécessaires, elles ne sont pas désapprouvées par le Christ car, en tant que créateur continu de
l’histoire, il les a voulues comme telles. Désaltérantes, elles n’ont cependant pas plus de
saveur que de l’eau. Ainsi en est-il pour tous ceux qui relisent les événements du salut sans les
percevoir à la lumière de la mort et de la résurrection. Tout comme les pèlerins s’en
retournant désespérés à Emmaüs, ils restent insensés quant au sens ultime de la Création. Un
voile demeure sur toute semence :
Le voile s’enlève lorsque tu es passé au Seigneur : ainsi le manque de saveur disparaît
lorsque tu es passé au Seigneur, et ce qui n’était que de l’eau se transforme pour toi en
vin (Tollitur velamen cum transieris ad Dominum ; sic tollitur insipientia cum transieris
ad Dominum, et quod aqua erat vinum tibi fit)733.
Lorsque les faits sont là et que les Ecritures y sont aussi, que manque-t-il ? Plus
d’événements ? Plus d’explications ? Non, mais seulement plus de corrélation. Les disciples
ont vu sans entendre et ont entendu sans voir. Il leur faut désormais voir en entendant, et
entendre en voyant. « La Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes », rappelle le mystérieux
pèlerin d’Emmaüs, sont là pour annoncer que « le Christ souffrirait et ressusciterait d’entre les
morts le troisième jour ». Pourquoi n’arrivez-vous pas à mettre ensemble ce qui ne fait
qu’un ? « Insensés » (insensati) sont ceux pour qui le sens ne prend pas sens :
Si l’on a compris ces paroles de l’Évangile qui sont assurément claires, tous les
mystères qui se cachent dans ce miracle du Seigneur se découvriront. Voyez ce qu’il a
dit : Il fallait que fût accompli dans le Christ ce qui était écrit de lui. Où était-ce écrit ?
Dans la loi, répond-il, dans les Prophètes et dans les Psaumes (Lc 24,24). Il n’a rien
omis des Écritures anciennes. C’était de l’eau, et c’est pourquoi ils sont traités
d’insensés par le Seigneur parce qu’ils avaient encore du goût pour cette eau, et non
pour le vin. Mais comment a-t-il transformé l’eau en vin ? En leur ouvrant l’intelligence
et en leur interprétant les Écritures (Quomodo autem fecit de aqua vinum ? Cum aperuit
eis sensum et exposuit eis scripturas) : Commençant par Moïse et parcourant tous les
Prophètes... Aussi, déjà enivrés, ils disaient : Notre cœur n’était-il pas brûlant sur la
route lorsqu’il nous ouvrait le sens des Écritures ? (Lc 24,32). C’est qu’ils avaient
reconnu le Christ dans ces livres où ils ne l’avaient pas aperçu auparavant. Notre
Seigneur Jésus Christ a donc changé l’eau en vin, et ce qui n’avait aucun goût a pris de
la saveur, ce qui n’avait aucune force est devenu enivrant 734.

732
Tractatus IX, 5, BA 71, p. 516-517.
733
Tractatus IX, 3, BA 71, p. 510-511.
734
Tractatus IX, 5, BA 71, p. 514-515.

117
C’est seulement lorsque le sens est devenu savoureux que la « Révélation » est
effective735. Avant cela, la sensation était d’un côté, et la signification de l’autre. La
transformation de l’eau en vin est l’ouverture à l’intelligence des Ecritures. Non pas une
intelligence notionnelle, mais une intelligence savoureuse. Or, la saveur n’advient que lorsque
le corps actualise la parole, la fait sienne dans sa vie. D’où l’explication du prédicateur
d’Hippone sur le verset : Elles (les jarres) contenaient deux ou trois métrètes » (Jn 2, 6)736. Le
deux ou trois est essentiel. Si l’Evangéliste avait seulement dit « trois métrètes », affirme
Augustin, « notre esprit courrait tout droit à la Trinité »737. Le Père, le Fils et l’Esprit Saint
seraient ainsi connus par nous-mêmes. Mais, le fait qu’il mentionne « deux ou trois » comme
une alternative, implique précisément que la réception de l’Esprit soit un choix qui se propose
à nous pour entrer dans le mystère trinitaire. Quel est ce choix sinon celui de vivre de la
charité :
N’allez pas penser que la charité est de peu de valeur. Comment serait-il de peu de
valeur, quand tout ce qui est dit avoir de la valeur est appelé cher ? Si donc tout ce qui a
de la valeur est cher, qu’y a-t-il de plus cher que la Charité même ? L’Apôtre
recommande la charité à ce point qu’il déclare : J’ai à vous montrer une voie
suréminente… Que je sache tous les mystères, que je possède toute la science, …, sans
avoir la charité, je ne suis rien (1 Co 12, 31 – 13, 1-3)738.
La recommandation johannique de la charité est la supereminens via pour accueillir la
Révélation. A elle seule la science ne suffit pas. La signification aurait beau être comprise,
Dieu ne serait pas pour autant révélé. En effet, seul le semblable peut connaître le semblable.
Et donc, seule la charité permet de découvrir que « Dieu est charité ». D’où la nécessité
d’accueillir « la charité de Dieu répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint » (Rm 5, 5), selon
ce verset paulinien qui est un véritable leitmotiv de la pensée augustinienne 739. Autrement dit,
passer au Christ demande de s’engager dans ses pas et de vivre de sa vie d’amour. C’est
finalement là que les noces ont lieu.
* *
*
Dans sa fameuse Préface à Bultmann, Ricoeur écrivait : « il n’y a pas à proprement
parler deux Testaments, deux écritures, mais une écriture et un événement » 740 . Le fait
chrétien lui-même est un événement qui renouvelle l’interprétation de l’Ecriture. Une
« mutation » a lieu. Cette nouveauté « change sa lettre en esprit, comme l’eau en vin ». Il
ajoutait que par-delà « la corrélation typologique entre les deux Testaments »,
l’herméneutique chrétienne repense complètement « l’intelligence de la réalité entière, divine
et humaine, historique et physique » (Ibid., p. 376) Cette affirmation s’applique à la lecture

735
Pour Augustin, la revelatio est un fait intérieur. Elle est une illumination de l’intelligence humaine réalisée
par Dieu ou son Esprit : « Dieu, parce qu’il est la lumière, éclaire lui-même les esprits des justes, afin qu’ils
intelligent les choses divines qui leur sont dites ou montrées » (En. Ps. 118, 18, 4). « Reuelare-reuelatio est mis
en rapport avec intelligere – intellectio non pas avec credere » (A. De Veer, « ‘Reuelare-reuelatio’. Eléments
d’une étude sur l’emploi du mot et sur sa signification chez saint Augustin », Recherches augustiniennes, 2,
1962, p. 351-357, ici, p. 351).
736
Tractatus IX, 7, BA 71, p. 520-21.
737
Tractatus IX, 7, BA 71, p. 520-521.
738
Tractatus IX, 8, BA 71, p. 522-525.
739
Voir A.-M. La Bonnardière, « Le verset paulinien Rom., 5, 5 dans l’œuvre de saint Augustin », dans
Augustinus Magister, II, Paris, Etudes augustiniennes, 1954, p. 657-665.
740
P. Ricoeur, « Préface à Bulmann » (présentation de Jésus, 1926, et Jésus Christ et la Mythologie, 1951),
dans : Le conflit des interprétations. Essai d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 373-392, ici, p. 374.

118
augustinienne des Noces de Cana. Le sens allégorique déborde le rapport entre l’Ancien et le
Nouveau Testament vers « l’économie entière de l’existence chrétienne » (ibid.). Nous
pouvons relire les quatre moments de notre présentation dans la perspective d’une
quadriformis ratio741 assez souple qui, selon les dire du Père de Lubac lui-même, ne
correspond pas strictement aux quatre sens médiévaux742 : I) La vie ordinaire est le lieu du
miracle le plus grand. L’existence elle-même est appelée à passer de l’eau en vin, pour
devenir le lieu des noces : sens mystagogique ; II) Ce qui est mystérieux ne se trouve pas
ailleurs que dans le fait lui-même : sens littéral ; III) L’économie du salut, la dispensatio
temporalis, ne fait qu’un avec le déploiement historique de l’humanité : sens allégorique ; IV)
Pour que cet accomplissement advienne, l’action amoureuse est le chemin sine qua non : sens
tropologique. Le plus étonnant est donc que le sens de la révélation se trouve dans le plus
ordinaire. D’où la possibilité de relire l’introduction du De genesi ad litteram avec un
nouveau regard :
Dans tous les livres saints, il importe de distinguer 1) les vérités éternelles qui sont
inculquées, 2) les faits qui sont racontés, 3) les événements à venir qui sont annoncés, 4)
les règles d’action qui sont prescrites. (In libris autem omnibus sanctis intueri oportet,
quae ibi aeterna intimentur, quae facta narrentur, quae futura praenuntientur, quae
agenda praecipiantur vel admoneantur)743.

741
Bède, Repertorium sive Tabula authoritatum Aristotelis et philosophorum, I, 6, PL XCI, p. 410.
742
« Il n’y a pourtant guère de doute, cette fois encore [comme dans le De utilitate credendi, III, 5-6, PL XLII, p.
68 (historia, aetiologia, analogia, allegoria) et dans le De Genesi ad litteram imperfectus liber, II, 5 ; III, 6, PL
XXXIV, p. 222 (historia, analogia, allegoria, aetiologia)], que la pensée d’Augustin soit autre : il veut plutôt
indiquer quelles sont les quatre sortes de sujets dont la Bible traite tour à tour, la matière diverse et diversement
répartie de ses enseignements, - sans toutefois qu’il y ait à exclure que l’un de ces sujets dont traite la Bible soit
l’annonce des ‘futura’, et que cette annonce se fasse souvent par des faits, par des événements figuratifs. » (H. de
Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Partie I, Paris, Aubier, coll. Théologie n°41, 1959, p.
177-187, ici, p. 182).
743
Saint Augustin, De genesi ad litteram, I, 1, 1; BA 48, p. 82-83.

119
Bibliographie
I. Bochet, « Le firmament de l’Ecriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut
d’Etudes augustiniennes, 2004, p. 346-359.
I. Bochet et G. Madec, note complémentaire n°8, « Les signes », dans : Saint Augustin, La
doctrine chrétienne, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, « Bibliothèque augustinienne »,
n°11/2, 1997, p. 483-495.
M. Cameron, article « signe », dans : M.-A. Vannier (dir.), Encyclopédie Saint Augustin,
Paris, Cerf, p. 1351-1358.
N. Cernogora, « Translatio /Metaphora : La métaphore dans l’exégèse biblique de saint
Augustin à la Clavis Scripturae de Matthias Flacius Illycirus (1567) », Revue en ligne
Camenae, n°3, Université Paris-Sorbonne, novembre 2007.
A. De Veer, « ‘Reuelare-reuelatio’. Eléments d’une étude sur l’emploi du mot et sur sa
signification chez saint Augustin », Recherches augustiniennes, 2, 1962, p. 351-357
A.-M. La Bonnardière, « Le verset paulinien Rom., 5, 5 dans l’œuvre de saint Augustin »,
dans Augustinus Magister, II, Paris, Etudes augustiniennes, 1954, p. 657-665.
P. Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 358.
P. Ricoeur, « Préface à Bulmann » (présentation de Jésus, 1926, et Jésus Christ et la
Mythologie, 1951), dans : Le conflit des interprétations. Essai d’herméneutique, Paris, Seuil,
1969, p. 373-392.

120
CHUTE ET REDEMPTION
dans le De ciuitate Dei de saint Augustin
Publié dans : « Chute et Rédemption chez saint Augustin » dans : D. Attala et V. Rosiau
(dir.), Chute et rédemption dans la littérature, Presses universitaires de Rennes, coll.
« Interférences », 2017.

Pour faire valoir le thème « chute et rédemption » chez saint Augustin, il faudrait
parcourir toute son œuvre. Dans les limites de cet exposé, un choix nous incombe. Plutôt que
d’envisager une lecture panoramique de son œuvre, ce qui est un travail assez complexe car il
demande de situer chaque ouvrage en fonction des circonstances ou de la polémique engagée,
nous avons opté pour un ouvrage fondamental : La Cité de Dieu744. Pourquoi cette œuvre
plutôt qu’une autre ? D’abord, parce qu’Augustin la commence à la suite d’une chute
historiquement concrète : la chute de Rome lors du sac d’Alaric, en 410. Suite aux accusations
dont les chrétiens font l’objet, l’évêque d’Hippone y montre que le christianisme participe au
renforcement du lien social plutôt qu’à sa dissolution. Ensuite, parce que ce chef d’œuvre de
la littérature patristique est terminé en 427 peu avant la mort d’Augustin. Pour cette raison,
l’auteur y livre sa pensée la plus achevée. Enfin, parce que, contrairement à d’autres ouvrages,
comme par exemple les commentaires sur la Genèse (il y en a trois : La Genèse au sens
littéral, Livre inachevé ; La Genèse au sens littéral ; La Genèse contre les Manichéens),
Augustin ne s’arrête pas seulement au récit de la chute. Il déploie une grande fresque de
l’histoire de la rédemption. A ce triple égard, le choix de La cité de Dieu s’impose donc.
Cette fresque chute-rédemption du De ciuitate Dei se compose de 12 livres (XI-XXII),
qui constituent la seconde partie de l’œuvre. La première partie est une recherche du bonheur
humain, dans laquelle Augustin distingue la recherche du bonheur temporel (I-V) et la
recherche du bonheur éternel (VI-X). Dans cette première partie, Augustin démontre à la fois
l’impuissance des dieux païens à venir en aide aux Romains, et la nécessité de recourir au seul
véritable médiateur efficace, Jésus-Christ. Cette démonstration établie, Augustin offre alors
une description de la Cité de Dieu dans son surgissement (XI-XIV), son développement (XV-
XVIII) et sa fin (XIX-XXII)745.
Nous n’avons pas la prétention de commenter ces douze livres. Nous nous limiterons à
trois points : 1) le cadre conceptuel de la pensée d’Augustin ; 2) la chute des premiers
hommes et la propagation de la mort humaine ; 3) la rédemption et la résurrection.

1. Cadre conceptuel
Au livre XI du De ciuitate dei, Augustin se démarque de deux conceptions du mal qui
pèsent lourd sur sa propre pensée : il s’agit d’une part du manichéisme, et d’autre part, du
platonisme ou du néo-platonisme de Plotin et de Porphyre, qui prend ici les traits de
l’Origénisme.

744
Pour les citations du De ciuitate Dei, nous nous référons à SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, sous la
direction de L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000. Voir aussi SAINT AUGUSTIN, La
cité de Dieu, Paris, Bibliothèque Augustinienne, vol. 33-37, introduction et notes par G. Bardy, traduction par G.
Combes, Desclée De Brouwer, 1959-1960.
745
Voir GUY J.-C., Unité et structure logique de la « Cité de Dieu » de saint Augustin, Paris, Etudes
Augustiniennes, 1961.

121
1.1. A distance du Manichéisme et du Plato-Origénisme
Pour se distancer du manichéisme, auquel il avait adhéré dans sa jeunesse pendant une
dizaine d’années, Augustin part du premier récit biblique de la Genèse, dans lequel revient le
refrain : « Dieu vit que cela était bon ». Il en fait un postulat : la création est bonne car elle est
créée par un Dieu bon. Comme c’est déjà le cas dans les Confessions (397), Augustin écarte
la conception manichéenne selon laquelle le monde, et toutes les créatures qui le composent,
serait issu du conflit entre deux substances primordiales, le bien et le mal. Si c’était le cas,
l’homme serait le résultat d’une chute antérieure à son apparition. A l’inverse des partisans de
Mani, Augustin affirme que
« L’âme, capable de se tourner vers le mal selon sa propre volonté (…) n’est pas une
partie de Dieu ni de sa nature, mais (qu’)elle est créée par lui bien inférieure à son
créateur. » (XI, XXII, p. 453)
Pour se distancer du platonisme d’Origène, qu’il connaît sans doute à travers les
traductions latines du Peri archôn de Rufin d’Aquilée et de Jérôme, Augustin oppose le
même principe, à savoir, la bonté du Créateur et donc aussi des créatures. Selon Origène, les
âmes auraient préexisté au monde et à la chute dans des corps. Par conséquent,
« Le monde aurait été créé pour procurer aux âmes des corps, dans lesquels elles
seraient enfermées comme dans une prison, selon le degré de leurs péchés, les moins
coupables dans des corps plus élevés et plus légers, les plus coupables dans des corps
plus bas et plus lourds. » (XI, XXIII, p. 454)
Pour Augustin, cette conception est intenable car, logiquement, il aurait alors fallu que
les démons, en tant que les plus grands coupables, tombent dans des corps animaux et non
dans des corps légers et invisibles.

1.2. Le mal : non pas de nature mais de volonté


Ses deux prises de distances sont importantes car elles balisent l’ensemble du rapport
entre chute et rédemption chez Augustin. L’homme n’est pas issu d’une chute qui le précède,
comme dans le manichéisme, ni d’une chute d’une partie de lui, l’âme, dans une autre partie,
le corps. L’homme est créé âme et corps par Dieu. Sa chute a lieu à partir de cette dualité, et
elle se situe davantage dans l’âme que dans le corps. C’est ce que montre Augustin en faisant
remonter la possibilité de la séparation entre les deux cités en amont de la création des
hommes, avec la création des anges, en distinguant :
« Deux sociétés angéliques différentes et contraires, l’une bonne pas nature et juste par
volonté, l’autre, certes bonne par nature, mais perverse par volonté. » (XI, XXVIII, p.
468)
Au début du livre XII, Augustin montre que le mal ne se situe pas dans le corps, dans la
nature corporelle de l’homme, mais dans la volonté. En effet, les anges, qui n’ont pas de
corps, ont pourtant la possibilité de se tourner vers le mal. En se disposant au bien ou au mal,
ils forment avec les hommes, une même cité :
« Il n’y a pas quatre cités (deux pour les anges et deux pour les hommes), mais plutôt
deux cités ou sociétés, l’une composée des bons, l’autre des méchants, aussi bien chez
les anges que chez les hommes. » (XII, I, p. 471)

122
Le hiatus entre nature et volonté est le cadre le plus intéressant à creuser dans la pensée
d’Augustin. A l’inverse des anges, les hommes ne sont pas créés achevés mais en devenir
(uocans temporales, faciens aeternos746), et, dans ce devenir, ils ont la liberté d’intervenir. De
leur creatio, ils reçoivent la nature, mais, de leur conuersio, dépend leur formatio747. Par leur
manière de vivre, les hommes participent activement à leur état définitif. Comme l’être et le
bien sont convertibles, il y a un lien très étroit entre ontologie et éthique.

1.3. Ordre, dialectique uti/frui, aversion et conversion


Cependant, Augustin est fortement marqué par la dualité âme-corps et par son
inscription dans un cadre hiérarchisé. En haut se situe l’âme avec le monde de la lumière,
incorruptible, tandis qu’en bas, se trouve le corps avec le monde des ténèbres, corruptible.
L’univers est ordonné de haut en bas. Il trouve sa bonté et sa beauté dans cet ordre :
« Toutes les créatures, parce qu’elles existent et qu’ainsi elles ont leur mode, leur forme
et une certaine paix avec elles-mêmes, sont assurément bonnes. Et, lorsqu’elles sont là
où elles doivent être selon l’ordre naturel, elles conservent leur être comme elles l’ont
reçu. Celles qui ne l’ont pas reçu pour toujours [les anges par opposition aux hommes]
changent en meilleur ou en pire selon l’usage et le mouvement des choses auxquels les
soumet la loi du Créateur. » (XII, V, p. 476-477)
Dans cette conception d’un ordre harmonieux, sans doute faut-il voir une influence
assez importante du stoïcisme. Selon Epictète, la vertu stoïcienne consiste à vivre en harmonie
avec sa nature selon l’ordre du monde, et ainsi de pourvoir à la conservation de son être. Pour
Augustin, il ne s’agit pas de supprimer son désir par apathie, pour s’insérer dans le Tout, mais
de désirer le Bien suprême, le Summum Bonum. Le désordre revient à s’attacher plus qu’il ne
le faut à une créature inférieure alors que l’être, la lumière et le bonheur, ne peuvent venir que
du Bien suprême. Dans ce cadre, le mal est un moins être, c’est une privation de bonté
(priuatio boni). Pour l’expliquer, Augustin introduit dialectique uti/frui :
« La différence réside, semble-t-il, dans le fait que jouir se dit pour une chose qui nous
réjouit par elle-même sans se rapporter à autre chose, tandis qu’utiliser se dit pour une
chose que nous recherchons pour une autre. » (XI, XXV, p. 457)
Pour Augustin, l’homme n’est pas fait pour s’arrêter à un demi-bonheur mais pour la
plénitude de bonheur que Dieu lui destine : la communion divine. Son désir continue à le
tarauder tant qu’il n’arrive à ce repos là. C’est le sens de la phrase phare des Confessions :
« Notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en toi » (Conf. I, I). Le mal consiste donc à
vouloir moins que ce pour quoi nous sommes faits. Il est un détournement (auersio) par
rapport à la destinée humaine, laquelle consiste à se tourner (conuersio) vers Dieu pour tout
recevoir de lui. Augustin applique ce verset scripturaire : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1
Co 4, 7).

746
SAINT AUGUSTIN, Commentaire sur le Psaume 101, 2, Paris, Migne, Patrologie Latine, vol. 37, c. 1310-1311.
747
Voir VANNIER M.-A., Creatio, conuersio, formatio chez S. Augustin, Fribourg, Editions Universitaires, coll.
« Paradosis », 1991.

123
2. La chute et la propagation de la mort
Après ce cadre introductif des livres XI et XII, Augustin peut alors s’attacher à décrire
la chute de l’homme. Cette chute peut se reconduire à un schéma assez simple : en se
détournant de Dieu, l’homme refuse la vie qui lui est donnée pour entrer dans le malheur.
Ainsi, la chute des hommes redouble-t-elle la chute des anges infidèles, mais, contrairement à
ces derniers, leur destinée n’est pas instantanée. Leur réalité corporelle, le dualisme âme-
corps, les inscrit dans le temps, dans l’histoire. Tandis que les anges, même impies,
continuent à vivre, tout en étant malheureux, la perversion de la volonté humaine altère sa
nature, d’où l’apparition de la mort.
2.1. Deux sortes de mort
Au début du livre XIII, Augustin tente d’expliquer, non seulement l’origine, mais aussi
la propagation de la mort dans l’humanité. Pour ce faire, Augustin propose d’abord une sorte
de traité sur la mort, dans lequel il distingue deux sortes de mort :
- La première mort est la séparation du corps et de l’âme. Cette mort est elle-même une
double mort (mort de l’âme et mort du corps) puisqu’elle est le résultat d’un double abandon :
« La mort de l’âme se produit lorsque Dieu l’abandonne, de même que celle du corps
lorsque l’âme l’abandonne. Par conséquent, pour tous les deux, c’est-à-dire pour
l’homme dans sa totalité, la mort se produit lorsque l’âme, abandonnée par Dieu,
abandonne le corps. Ainsi, en effet, elle ne vit plus de Dieu et le corps ne vit plus
d’elle. » (XIII, II, p. 510-511)
Il faut bien voir ceci. L’âme est médiatrice entre Dieu et le corps. Elle est anima et
animus. L’âme est le principe d’animation du corps (anima), mais elle reçoit cette animation
de Dieu dans la mesure où elle se tourne vers lui (animus).
- La seconde mort correspond au châtiment éternel dans lequel l’âme a abandonné Dieu
mais ne peut cesser de vivre et de sentir, et par là, d’être tourmentée :
« Cela ne peut se produire que lorsque le corps et l’âme sont à ce point unis qu’ils ne
peuvent être séparés par aucune rupture » (XIII, II, p. 511)
Alors que tous les hommes, les bons comme les méchants, auront à vivre la première
mort, la seconde mort est seulement réservée à ceux qui ne se détourneront pas du salut offert
par le seul juste. Selon Ap 2, 11 : « Le vainqueur ne souffrira nullement de la seconde mort ».
Cet état d’union du corps et de l’âme sans rupture n’est pas naturel. Il est un effet de la
résurrection. De même que Dieu donne la vie à tous les hommes, il les relève tous.
Cependant, la modalité de ce relèvement dépend de l’accueil qui lui est réservé.

2.2. Pouvoir ne pas mourir et ne pas pouvoir mourir


Le terme « mort » correspond à deux réalités différentes : d’une part, la réalité physique
de l’homme, et d’autre part, la relation de l’homme avec Dieu. Dieu étant le Vivant par
excellence et celui dont dépend toute vie, s’éloigner de lui revient à trouver la mort. Or, une
question se pose. Si la séparation de l’âme et du corps, qui entraîne la mort physique, est
suspendue à la relation de l’âme à Dieu, il faut donc expliquer pourquoi les hommes naissent

124
naturellement mortels. L’explication à ce problème est résolue par Augustin de la manière
suivante :
« Il faut donc avouer que les premiers hommes ont été créés de façon à ne subir aucune
sorte de mort, s’ils ne commettaient pas le péché ; mais, ayant été les premiers pécheurs,
ils furent frappés de mort, de sorte que leurs descendants aussi devaient être soumis au
même châtiment. Car ils ne pouvaient pas donner naissance à des êtres différents d’eux.
La grandeur de leur faute a entraîné cette condamnation qui vicia leur nature de telle
sorte que ce qui n’était qu’une condamnation des premiers hommes pécheurs devint
ensuite naturel pour tous leurs descendants. » (XIII, III, p. 512)
Cette explication, nous l’aurons perçu, correspond à ce qu’on nomme habituellement la
doctrine du « péché originel748 ». A savoir, le péché des origines, lequel est un acte volontaire,
a entraîné un état naturel qui se propage par la génération. Autrement dit, pour Augustin, nous
naissons dans une nature viciée, qui est le résultat d’une punition. Dire que Dieu n’a imposé
par la nature aucune mort à l’homme ne signifie pas que la mort ait été complètement écartée
de la création. L’affirmation : « tu mourras, si tu pèches » (Gn 2, 17) montre que l’immortalité
du premier homme était seulement conditionnelle :
« Par conséquent, le corps animal, dans lequel l’apôtre dit que le premier homme, Adam
a été créé, a été fait non pour être exempt de la mort [de manière à ne pas pouvoir
mourir], mais pour ne pas mourir si l’homme ne péchait pas. » (XIII, XXIV, p. 545)
La distinction augustinienne entre « pouvoir ne pas mourir » (poterat non mori) et « ne
pas pouvoir mourir » (non posse mori) permet d’éviter la confusion entre mort et mortalité749.
Autrement dit, et la différence est essentielle, la chute a introduit la mort dans le monde, et
non pas la mortalité750. La mortalité, c’est-à-dire la possibilité de la mort, ne pouvait être
éliminée du dessein divin dans la mesure où la liberté est laissée à l’homme de se tourner vers
Dieu ou de se détourner de lui.
2.3. Mécanisme de la transgression : l’orgueil et non la libido
Dans ce cadre, le salut, la rédemption consiste à ce que l’homme reçoive un état tel que,
non seulement le péché, mais aussi la mort qui lui est corrélative, soient définitivement
écartés de l’horizon humain. Autrement dit, la rédemption est le don de l’éternité, ou l’état de
ne pas pouvoir mourir, qui est une conséquence directe de la vie avec Dieu. Par sa
désobéissance, le premier Adam s’est alourdi. S’il avait suivi les injonctions de son esprit,
l’homme serait resté léger. Il n’aurait pas été esclave des passions. Non sans un certain accent
stoïcien, le livre XIV traite des passions humaines. Il y montre que les passions du corps,
comme la libido, n’est pas la cause de la chute, mais une conséquence751. Le péché par

748
L’expression apparaît dans les Confessions, V, IX, 16. Pour une mise au point sur la question, voir MALDAME
J.-M., Le péché originel. Foi chrétienne, mythe et métaphysique, Paris, Cerf, Cogitatio fidei 262, 2008.
749
« (il) pouvait être appelé, selon le point de vue où l’on se place, et mortel et immortel : mortel, parce qu’il
pouvait mourir, immortel, parce qu’il pouvait ne pas mourir (poterat non mori). Autre chose en effet est de ne
pas pouvoir mourir (non posse mori) : c’est le cas des natures immortelles que Dieu a créées ; autre chose est
pouvoir ne pas mourir, et c’est en ce sens que le premier homme a été immortel » (SAINT AUGUSTIN, La Genèse
au sens littéral en douze livres (I-VII), VI, 25, 36, Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque Augustinienne,
n°48, 1972 p. 501-503).
750
Voir CHRETIEN J.-L., « Pouvoir mourir et devoir mourir selon la théologie chrétienne », dans : Le regard de
l’amour, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 165-204.
751
Signalons qu’Augustin est un des premiers Pères de l’Eglise à admettre la possibilité de l’acte sexuel au
Paradis. La libido n’est pas l’attirance vers l’autre sexe, car cela fait partie du dessein de Dieu (« Croissez et
multipliez-vous »), mais la perte de la maîtrise de soi qui fait que les pulsions l’emportent dans la relation à

125
excellence, pour Augustin, c’est l’orgueil, selon cette citation scripturaire : « L’orgueil est le
commencement de tout péché » (Si 10, 13). Et l’orgueil consiste à « abandonner le principe
auquel l’âme doit s’attacher pour se faire en quelque sorte son propre principe » (XIV, XIII, p.
572). Etre à soi-même son propre principe, tel est le péché par excellence, et la cause de la
dégringolade. Cela revient à opposer sa volonté à sa nature, autrement dit à se démettre de soi,
à vouloir se hisser à partir du néant. D’où, selon nous, le passage le plus décisif pour notre
sujet d’aujourd’hui :
« Etre une nature lui vient d’avoir été créé par Dieu ; déchoir de son être lui vient de
qu’elle a été créée à partir du néant. La déchéance de l’homme ne l’a pas complètement
détruit, mais, en se tournant vers lui-même, il avait moins d’être que lorsqu’il était
attaché à celui qui est souverainement. C’est pourquoi abandonner Dieu pour être soi-
même, c’est-à-dire se complaire en soi-même, ce n’est pas encore être le néant, mais
s’approcher du néant. » (XIV, XIII, p. 573)

3. Rédemption et Résurrection
L’ensemble constitué par les livres XV-XVIII, qui relate le développement des deux
Cités, ne retient pas notre attention dans le cadre de cette étude. Non parce qu’ils sont
inintéressants, mais parce qu’ils consistent surtout dans l’application des principes élaborés
dans les livres XI à XIV, à l’histoire qui va de Caïn et Abel jusqu’à l’avènement du Christ. Il
nous a paru plus pertinent de reprendre la lecture au livre XIX dans lequel Augustin comme à
discuter des fins dues à chaque cité.
3.1. Le bonheur en espérance
Augustin y reprend sa discussion avec les philosophes, en suivant une classification
tripartite de Marcus Varron, qui se demande si le bonheur se situe dans le bien du corps, dans
le bien de l’âme, ou dans les deux. Si Augustin s’oppose aux philosophes qui veulent trouver
le bonheur en cette vie-ci, par une vie de plaisir, il s’oppose tout autant à ceux qui préfèrent se
donner la mort plutôt que de vivre la misère de cette vie. Ni épicurien, ni stoïcien, Augustin
suit la voie de l’espérance et de la patience, sans lesquelles les autres vertus (tempérance,
prudence, justice, force) ne sont rien :
« De même que nous avons été sauvés en espérance, en espérance également nous
sommes donc heureux, et salut ou bonheur, nous ne les avons pas comme présents mais
nous les attendons comme avenir, et cela avec patience, car nous sommes au milieu de
maux, que nous devons supporter avec patience, jusqu’à toucher ces biens où il y aura
tout ce qu’il faut pour une ineffable réjouissance, et rien à devoir supporter. Et ce salut,
à venir au siècle futur, sera aussi une béatitude finale. » (XIX, IV, p. 857)
Entrer dans l’espérance n’est pourtant pas une attitude d’attende passive, dans laquelle
le chrétien refuserait de s’engager pour la paix de la cité 752. Vivre selon les vertus, en ne
voulant jouir que du seul Bien suprême, conduit l’homme à user correctement des biens d’ici-
bas. Nul ne peut vouloir la paix éternelle, sans vouloir aussi la paix sociale. Vouloir la Cité de

l’autre, au lieu du don de soi. Voir SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, XIV, XXI et XXII, La Pléiade, p. 583-
585. Voir aussi FOUCAULT M., « Sexality and Solitude », London Review of Books, vol. III, n°9, 21 mai-5 juin
1981, p. 3-6.
752
Rappelons-nous que la Cité de Dieu est un ouvrage apologétique face à ceux qui accusent les chrétiens de
distendre le lien social et d’affaiblir la cité en la rendant vulnérable devant les invasions barbares.

126
Dieu, c’est construire la cité humaine en luttant contre la Cité terrestre, cette mondanité dont
veulent jouir les infidèles.

3.2. Les deux résurrections


Au livre XX, Augustin aborde le jugement du Christ à la fin des temps. De même qu’il
a distingué deux morts, il distingue deux résurrections :
« Il (le Christ) ajoute ensuite ceci : ‘En vérité, en vérité je vous le dis, l’heure vient, et
c’est maintenant le moment où les morts vont entendre la voix du Fils de Dieu. Comme
le Père, en effet, a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui-
même’ (Jn 5, 24-26) Il ne parle pas encore de la seconde résurrection, c’est-à-dire celle
des corps, qui aura lieu à la fin, mais de la première, qui a lieu maintenant. Pour la
distinguer de l’autre, il dit : ‘L’heure vient, et c’est maintenant.’ Et ce n’est pas celle des
corps, mais celle des âmes. » (XX, VI, p. 902)
La première résurrection concerne la relation à Dieu. Elle est effective dès maintenant.
Si l’homme écoute la voix de Dieu, il passe « de la mort de l’impiété à la vie de la piété »
(XX, VI, p. 902). Cette résurrection actuelle a lieu pour « ceux qui seront heureux pour
l’éternité ». La seconde, au contraire, aura lieu à la fois pour les bienheureux et pour les
malheureux. C’est la résurrection du jugement : « L’heure vient où tous ceux qui gisent dans
les tombeaux entendrons sa voix (la voix du Fils de l’homme), et ceux qui auront fait le bien
en sortiront pour la résurrection qui mène à la vie ; ceux qui auront pratiqué le mal, pour la
résurrection qui mène au jugement » (Jn 5, 28-29). La seconde résurrection, étonnamment,
laisse donc la place à la possibilité de la seconde mort. La première résurrection, quant à elle,
n’empêche pas la première mort de se produire nécessairement.
3.3. Destination des deux cités
Les deux derniers livres (XXI- XXII) traient respectivement de la séparation du mal et
du bonheur des saints. Augustin s’explique de cet ordre :
« Et si j’ai préféré adopter un ordre qui me fasse traiter en second lieu de la félicité des
saints, c’est que les deux supposent des corps, et le fait que les corps perdurent dans les
tourments semble plus incroyable que de les voir subsister, exempts de toute douleur,
dans une béatitude éternelle. » (XXI, I, p. 964)
C’est à partir de l’expérience de leur chair mortelle que les hommes ne conçoivent pas
un corps souffrant qui soit exempt de la mort. Mais Augustin rétorque :
« Même s’il n’est aujourd’hui aucune chair capable d’endurer la douleur en échappant à
la mort, il y aura alors une chair telle qu’il n’en est pas aujourd’hui, comme aussi une
mort telle qu’il n’en est pas aujourd’hui. » (XXI, III, p. 966)
Pour Augustin, la douleur du corps concerne davantage l’âme que le corps. Même si la
cause de la souffrance vient du corps, « la souffrance est le propre de l’âme ». S’il en est ainsi,
la souffrance concerne d’abord la relation de l’homme à Dieu. Cette conception permet de
répondre aux objections de certains qui s’offusqueraient de ce jugement en disant : « Dieu
oublierait-il d’avoir pitié ? » (Ps 77, 10). En effet, la miséricorde de Dieu ne peut pas aller à
l’encontre de la liberté de sa créature. D’où vient la souffrance ? En renonçant à recevoir leur
vie de Dieu, les ressuscités s’enferment dans une situation impossible. A l’instar de l’ange

127
déchu qui cherche à fonder sa vie en lui-même, ils sont sur une voie sans issue. Ils provoquent
leur malheur en tournant le dos à leur bonheur.
3.4. La conformation à l’image du Fils de Dieu
Au livre XXII, Augustin montre que la résurrection des bienheureux est une
conformation à l’image du Christ (Rm 8, 29). Selon la parole de l’Apôtre, il s’agit d’une
reformation : « Ne vous conformez pas à ce siècle mais réformez-vous en renouvelant votre
esprit » (Rm 12, 2). Ce renouvellement n’est pas en notre pouvoir, il s’opère par
l’incarnation :
« Comme lui s’est rendu conforme à nous par la mortalité, nous-mêmes nous rendrons
conformes à lui dans l’immortalité ; et cela se rapporte bien à la résurrection des
corps. » (XXII, XVI, p. 1055)
La résurrection consiste donc à parvenir par la foi, « à l’homme parfait, à la mesure de
la plénitude de l’âge du Christ » (Ep 4, 13). L’achèvement de l’homme consiste à se
dépouiller de son corps individuel, en passant à travers la mort, pour recevoir un corps dont le
Christ est la tête, et dont tous les membres sont les fidèles bienheureux :
« C’est lui qui a donné comme tête suprême à l’Eglise qui est son corps, la plénitude de
celui qui remplit tout en tous. » (Ep 1, 22-23, cité dans XXII, XVIII, p. 1058)
Que Dieu soit tout en tous, telle est la nouveauté du corps spirituel de la finale du De
ciuitate Dei. Ainsi celui qui ressuscitera en voulant encore être à lui-même son propre être, se
privera lui-même du corps qui lui est donné. Mais une telle privation sera-t-elle encore de
mise lorsque la gloire de se corps sera éclatante ?
* *
*
Après cette brève incursion dans la pensée augustinienne, que pouvons conclure
concernant notre sujet ?
Premièrement, que le hiatus entre nature et volonté est vraiment le cadre de pensée
d’Augustin. Cela signifie que le monde n’est pas tout fait, déterminé une fois pour toutes en
amont de l’homme, mais que ce dernier participe librement à son achèvement. Pour Augustin,
la création est un phénomène relationnel.
Deuxièmement, ce cadre relationnel, replacé dans sa prise de distance par rapport au
manichéisme, explique pourquoi Augustin insiste tant sur la responsabilité de l’homme dans
son processus d’accomplissement. Rétrospectivement, nous pouvons trouver dommage
qu’Augustin ait abordé ce processus sous l’angle de la culpabilité, et de la transmission d’une
faute originelle. Pour un lecteur contemporain, il en ressort une tonalité culpabilisante qui
porte préjudice à la qualité de la réflexion théologique d’Augustin, qui est davantage
métaphysique.
Troisièmement, bien que marqué par le dualisme (néo)platonicien, Augustin parvient à
présenter une perspective de la rédemption qui soit centrée sur la résurrection des corps. Il
s’agit moins d’une résurrection individuelle, que d’une résurrection de communion. De même
que la création est relationnelle, ainsi en est-il de la Résurrection. Uni au Verbe créateur, qui
est aussi le Verbe rédempteur dans la chair, les hommes ressusciteront unis les uns aux autres.
Ainsi, Augustin honore-t-il magnifiquement le thème de son ouvrage : La Cité de Dieu.

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