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D’OCTAVE MIRBEAU À DONALD TRUMP

Modeste contribution à la compréhension de l’électeur moyen

Rien n'est plus utile et plus instructif que la constatation de l'hypocrisie


et de la saleté humaine car cela vous pénètre bien du peu d'obligations
que l'on a envers le monde, la société, et de la bêtise de tous les préjugés.
Octave Mirbeau1

Le suffrage universel : une duperie

L’élection de Donald Trump à la présidence de la première puissance économique et


militaire du monde a été comme un coup de tonnerre, non seulement dans le petit monde des
professionnels des sondages et des observateurs de la vie politique, mais, plus largement,
parmi les larges masses d’électeurs attachés au suffrage universel et soucieux de démocratie.
Comment un milliardaire arrogant et sans scrupules, un héritier qui n’a presque pas payé
d’impôts pendant vingt ans malgré sa colossale fortune, un escroc cynique, un prédateur
sexuel, une brute dépourvue de toute espèce de compétence et d’une vulgarité sans exemple,
a-t-il pu attirer les suffrages de tant d’électeurs d’outre-Atlantique, et tout particulièrement de
la classe ouvrière et des déshérités de la mondialisation, qui se trouvent, socialement, aux
antipodes de ce qu’il représente et qui vont payer au prix fort la politique de celui qu’ils
auront porté au pouvoir ? Quantité d’autres exemples de ces dernières années pourraient être
cités, depuis le bankster et mafieux Berlusconi et Bush junior, le crétin fieffé qui a semé la
désolation et la mort dans tout le Moyen-Orient, jusqu’au sultan Erdogan et au rajah Modi,
massivement élus malgré leurs crimes, en passant par le bling-bling Sarkozy, nonobstant sa
batterie de casseroles et ses valises bourrées de liasses libyennes, Poutine, le tsar hyper-macho
de la kleptocratie post-soviétique et le fauteur de guerres d’annexion rampante, Orban et
Kaczynski, les autocrates ultra-réactionnaires et liberticides, le négationniste Abe, ou encore,
comble de l’horreur, Duterte, le joyeux massacreur de présumés drogués… Ils révèlent qu’une
masse d’électeurs ont voté et sont prêts à voter de nouveau pour des politiciens dont
l’incompétence, la corruption et les turpitudes en tous genres, quand ce ne sont pas des crimes
de droit commun particulièrement barbares2, sont pourtant parfaitement connues et étalées
dans les media et sur la place publique, comme s’ils constituaient autant de faire-valoir pour
les candidats au pouvoir. Ces votes sont tellement contraires, non seulement à l’éthique
espérée des électeurs, mais aussi au bon sens élémentaire et, par-delà le cas des individus, à la
mystification que l’on nous vend, à travers le monde, sous le nom de « démocratie », que
force est de s’interroger sur les motivations de l’électeur moyen. Non pas celui qui, en toute
connaissance de cause, choisit le candidat qui lui semble le plus apte, sinon à défendre un
intérêt général bien difficile à cerner, du moins à défendre ses propres valeurs ou ses propres
1
Annotation marginale et manuscrite d’Octave Mirbeau, sur un exemplaire d’Une idylle tragique, de Paul
Bourget, p. 193 (collection Jean-Claude Delauney).
2
Le 11 mars 2017, Le Monde titre ainsi un reportage sur les élections dans l’État indien de l’Uttar Pradesh : « En
Inde, le crime paie pour les élus ». Et d’expliquer que Mukhtar Ansari, de sa prison, dirige la campagne et en sort
toujours vainqueur : « Impliqué dans cinquante-quatre affaires criminelles, dont plusieurs meurtres, il n’a
encore jamais été reconnu coupable. “On a beau leur promettre une protection, tous les témoins se rétractent”,
confie un policier de Mau. En Inde, les candidats criminels ont le plus de chances de remporter une élection. Et
leur nombre ne cesse d’augmenter. Environ 45 % des élus de l’Assemblée d’Uttar Pradesh, en 2012, étaient
concernés par des affaires allant du viol à l’enlèvement, en passant par l’extorsion de fonds, contre 10 %
en 1984. »
intérêts, mais l’électeur moyen, fluctuant et manipulable, dont le comportement semble
échapper à toute rationalité, mais dont le vote n’en aboutit pas moins à d’imprévisibles
majorités.
Tous ces exemples sont récents et nous interpellent aujourd’hui, ébranlant les
fondements de ce que, par habitude, aveuglement ou paresse intellectuelle, nous continuons
d’appeler « la démocratie », quitte à préciser « représentative », pour bien la distinguer de la
démocratie directe, ou d’autres modes démocratiques de délégation. Or, il y a plus d’un siècle,
Mirbeau s’interrogeait déjà sur ce mystère du comportement de l’électeur moyen, qui
interpelle l’observateur et suscite ses doutes et ses questionnements. Et ce qu’il nous en dit me
semble susceptible de nous éclairer encore sur ces phénomènes récurrents, qui nous paraissent
si irréductibles à la compréhension rationnelle.
Dans son texte le plus massivement diffusé à travers le monde, en toutes sortes de
langues, « La Grève des électeurs », publié dans Le Figaro du 28 nocembre 1888, notre
libertaire, réfractaire au suffrage abusivement prétendu « universel » – alors que les femmes
n’avaient pas encore le droit de vote et devront patienter encore plus d’un demi-siècle pour
devenir des citoyennes à part entière –, s’emploie à en montrer l’absurdité en peignant
l’électeur comme un « inexprimable imbécile », auquel les candidats, rivalisant de promesses
intenables, font avaler n’importe quelles sornettes et qui, « plus bête que les bêtes » et « plus
moutonnier que les moutons », se rend de son plein gré et en toute bonne conscience à
l’abattoir électoral. En 1888, Mirbeau ne fait pas vraiment de distinction entre l’électeur
cultivé et supposé conscient du choix qu’il effectue et les spécimens de paysans – dont il
peuple par ailleurs ses contes et ses romans –, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur
champ et qui, à l’époque, constituent la majorité (silencieuse) de l’électorat. Les uns et les
autres pèchent par une même incompréhension foncière : en élisant un politicien bourgeois
supposé les représenter, ils se choisissent en réalité un maître. Cela s’apparente, à ses yeux, à
ce que La Boétie appelait « la servitude volontaire ». C’est ce que Mirbeau, farouchement
individualiste et libertaire, refuse absolument, n’y voyant qu’une grossière duperie : « À quel
sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué
d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un
devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le
nom qu’il ait écrit dessus... Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou
seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ? »

Pour qu’une démocrate digne de ce nom puisse exister, et donc pour que le pouvoir ne
coure plus le risque d’être confisqué au peuple par quelques spécimens d’escrocs de la
politique, une condition préalable doit être remplie : encore faut-il que le peuple soit
constitué, non pas d’« inexprimables imbéciles », mais de citoyens réellement soucieux de la
chose publique et conscients à la fois de leurs droits et de leurs devoirs. Malheureusement,
d’après Mirbeau, on est bien loin du compte : certes, l’électeur ne naît pas « imbécile », mais
il le devient, inexorablement, car tout est fait pour qu’il soit abruti à tout jamais, au terme de
quelques années de ce que, par antiphrase sans doute, on nommait – et on nomme toujours –
« éducation ».  Pour Mirbeau, au lieu d’éduquer de futurs citoyens, la société bourgeoise, avec
la complicité intéressée de l’Église catholique, s’emploie à les décerveler, à tuer l’homme
dans l’enfant et à fabriquer de « croupissantes larves », malléables et corvéables à merci. Il ne
faut donc pas s’étonner si, au sortir d’une scolarité réduite à un minimum, où l’on sape leur
curiosité intellectuelle et leur esprit critique et où ils apprennent avant tout à respecter une
autorité sacralisée, les futurs adultes sont fort en peine d’agir en citoyens lucides et
responsables. La crétinisation programmée les livre sans défense à tous les prédateurs, qu’ils
soient en soutanes ou en redingotes : certes, les Cartouche de la République et les Loyola de
l’Église romaine3 constituent des associations de malfaiteurs qui se livrent une impitoyable
concurrence, quand il s’agit de se partager les parts de marché du contrôle des âmes ; mais,
sur le fond, ils sont bien d’accord entre eux pour que lesdites âmes ne leur fassent surtout pas
courir le risque, mortel pour eux, de s’émanciper et de leur échapper…
Les ressorts du vote
Dans tous les textes, articles, contes et chapitres de romans, où il aborde le thème des
élections, Mirbeau nous donne quelques clés pour comprendre le comportement apparemment
erratique de ces électeurs ruraux, très généralement sous l’emprise des curés, des notables
locaux et de la vieille noblesse en voie de décrépitude. Quel sont, à le lire, les ressorts qui
poussent l’électeur moyen à accorder son vote à des individus sans scrupules ni compétences,
si ce n’est, bien souvent, celle d’extorquer le maximum d’argent à leurs victimes, présumées
consentantes ?
Le ressort le plus évident et le plus souvent utilisé est la promesse, qui repose sur
l’espérance et qui n’engage que ceux qui ont la naïveté d’y croire :
Or, il arrive que ce sont les candidats stupides qui, toujours, roulent les paysans malins. Ils ont,
pour cela, un moyen infaillible qui ne demande aucune intelligence, aucune étude préparatoire,
aucune qualité personnelle, rien de ce qu’on exige du plus humble employé, du plus gâteux
serviteur de l’État. Le moyen est tout entier dans ce mot : promettre… Pour réussir, le candidat
n’a pas autre chose à faire qu’à exploiter – exploiter à coup sûr – la plus persistante, la plus
obstinée, la plus inarrachable manie des hommes : l’espérance. Par l’espérance, il s’adresse aux
sources mêmes de la vie ; l’intérêt, les passions, les vices. On peut poser en principe absolu
l’axiome suivant : “Est nécessairement élu le candidat qui, durant une période électorale, aura le
plus promis et le plus de choses, quelles que soient ses opinions, à quelque parti qu’il appartienne,
ces opinions et ce parti fussent-ils diamétralement opposés à ceux des électeurs.” Cette opération
que les arracheurs de dents pratiquent journellement sur les places publiques, avec moins d’éclat,
il et vrai, et plus de retenue, s’appelle pour le mandant : “dicter sa volonté”, pour le mandataire :
“écouter les vœux des populations”… […] Ce qu’il y a d’admirable dans le fonctionnement du
suffrage universel, c’est que le peuple, étant souverain et n’ayant point de maître au-dessus de lui,
on peut lui promettre des bienfaits dont il ne jouira jamais, et ne jamais tenir des promesse qu’il
n’est point, d’ailleurs, au pouvoir de quelqu’un de réaliser. Même il vaut mieux ne jamais tenir
une promesse, pour la raison électorale et suprêmement humaine qu’on s’attache de la sorte,
inaliénablement, les électeurs, lesquels, toute leur vie, courront après ces promesse, comme les
joueurs après leur argent, les amoureux après leur souffrance. Électeurs ou non, nous sommes
tous ainsi… Les désirs satisfaits n’ont plus de joies pour nous… Et nous n’aimons rien autant que
le rêve, qui est l’éternelle et vaine aspiration vers un bien que nous savons inétreignable. /
L’important, dans une élection, est donc de promettre beaucoup, de promettre immensément, de
promettre plus que les autres. Plus les promesses sont irréalisables et plus solidement ancré dans
la confiance publique sera celui qui les aura faites. Le paysan veut bien donner sa voix, c’est-à-
dire aliéner ses préférences, sa liberté, son épargne entre les mains du premier imbécile ou du
premier bandit venu ; encore exige-t-il que les promesses qu’il reçoit, en échange de tout cela, en
vaillent la peine… Il en réclame pour sa confiance, éternelle comme son destin d’être dupé . (21
jours, pp. 188-189)

C’est précisément ce conseil que, dans Le Jardin des supplices, donne le ministre
Mortain à son anonyme complice, qui doit mener campagne au pays de la betterave :
« Promets des rendements fabuleux… des engrais chimiques extraordinaires et gratuits… des
chemins de fer, des canaux, des routes pour la circulation de cet intéressant et patriotique
légume… Annonce des dégrèvements d’impôts, des primes aux cultivateurs, des droits féroces
sur les matières concurrentes… tout ce que tu voudras 4 !… » Il faut croire néanmoins que, si
3
Allusion à l’article d’Octave Mirbeau, « Cartouche et Loyola », paru le 9 septembre 1894 dans Le Journal (et
reueilli dans ses Combats pour l’enfant). Il y dénonce la complicité objective des politiciens républicains et des
prêtres catholiques, également hostiles à toute pédagogie visant à émanciper les esprits..
4
Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, p. 58.
nécessaires que soient les promesses, elles ne suffisent pas vraiment, puisque le narrateur est
nettement battu par plus crapule que lui.
Le deuxième ressort est lié à la respectabilité supposée de celui qui sollicite les
suffrages de ses concitoyens. On sait que toute l’œuvre de Mirbeau contribue prioritairement
à casser cette dangereuse illusion de la respectabilité des puissants, qui a pour effets
désastreux de fermer la bouche des éventuels contestataires et de ramener dans le droit
chemin de la soumission à l’autorité ceux qui auraient un peu trop tendance à critiquer le mal,
au lieu de le taire, selon le conseil du baron Courtin du Foyer5. C’est ce que Pascal appelait la
« grimace », terme polysémique affectionné par Mirbeau. Dans Les 21 jours d’un
neurasthénique, il nous montre l’effet produit par cette « grimace », sur les paysans de sa
circonscription, par le marquis de Portpierre : « gros propriétaire terrien, célèbre dans toute
la Normandie, pour son existence fastueuse, et, à Paris, pour la parfaite correction de sa
livrée et de ses attelages », il joue de cette respectabilité acquise à bon compte pour
impressionner le gogo, béat d’admiration respectueuse pour celui qui arbore tous les signes de
sa supériorité sociale, à en croire les normes édictées et propagées par la presse de l’époque :
« Membre du Jockey-club, homme de cheval, de chiens et de filles, tireur aux pigeons coté,
antisémite notoire et royaliste militant, il appartenait à ce qu’au dire des gazetiers il y a de
mieux dans la société française6… »
C’est de cette même respectabilité sociale que relève la fascination pour les attributs
de la puissance et de la richesse tels que se les représentent les pauvres, dans leur dénuement
et leur frustration : « Le marquis gagne de grosses sommes au baccara, au poker, au tir aux
pigeons… Son automobile attire des foules chaque fois qu’il sort… » (p. 184). Bien que ses
maîtres au patronyme ridicule, les Lanlaire, ne possèdent pas les manières affectées du
supposé “beau monde”, ils n’en possèdent pas moins une colossale fortune qui éblouit la
femme de chambre Célestine et les habitants du Mesnil-Roy :
L’adoration du million !… C’est un sentiment bas, commun non seulement aux bourgeois, mais
à la plupart d’entre nous, les petits, les humbles, les sans le sou de ce monde. Et moi-même, avec
mes allures en dehors, mes menaces de tout casser, je n’y échappe point… Moi que la richesse
opprime, moi qui lui dois mes douleurs, mes vices, mes haines, les plus amères d’entre mes
humiliations, et mes rêves impossibles et le tourment à jamais de ma vie, eh bien, dès que je me
trouve en présence d’un riche, je ne puis m’empêcher de le regarder comme un être exceptionnel
et beau, comme une espèce de divinité merveilleuse, et, malgré moi, par-delà ma volonté et ma
raison, je sens monter, du plus profond de moi-même, vers ce riche très souvent imbécile et
quelquefois meurtrier, comme un encens d’admiration… Est-ce bête ?… Et pourquoi ?…
pourquoi ? 7

Sans doute y a-t-il bien de l’envie, dans cette « adoration du million » de la part de
ceux qui sont frustrés de tout et qui ne se sentent pas pour autant la force de se révolter, ou
n’en ont même pas l’idée. Mais il y a sans doute aussi une bonne part d’admiration pour la
ruse et pout les capacités, supposées hors normes, de ceux qui ont accumulé de colossales
fortunes, même quand ils ne sont que de vulgaires héritiers, comme Trump, même quand ils
ont dû recourir à toutes sortes de malversations, comme Tapie ou Berlusconi. Aux États-Unis,
dans les années 1970, une grande partie de l’électorat avait plus de respect pour Nixon,
surnommé « Dick the tricker », qu’on supposait capable de « mettre les gens dedans », selon
la symptomatique expression du père du narrateur du Jardin8, plutôt que pour l’honnête
5
« Taire le mal », Le Foyer, acte I, scène 6.
6
Les 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, p. 186.
7
Le Journal d’une femme de chambre, chapitre II (Éditions du Boucher, 2003, p. 68).
8
« Il avait la réputation d’y être fort habile [dans les affaires], et sa grande habileté consistait à “mettre les gens
dedans” ». Néanmoins, « républicain strict, patriote fougueux – il fournissait le régiment –, moraliste
intolérant, honnête homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon père se montrait sans pitié, sans excuses,
pour l’improbité des autres, principalement quand elle lui portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur la
Carter, soupçonné d’être un naïf tout juste bon à être roulé dans la farine. Les scrupules
moraux paralysent l’action et constituent un handicap rédhibitoire ; l’honnêteté apparaît, aux
yeux de beaucoup d’électeurs, comme une forme de bêtise qui, dans les affaires du monde,
équivaut à une dangereuse incompétence. Cette capacité de rouler les autres, le marquis de
Portpierre des 21 jours d’un neurasthénique la met en pratique avec beaucoup d’adresse et ne
se distingue pas, en cela, « des autres croquants », qui admirent simplement en lui une
habileté bien supérieure à la leur : « Personne ne devait être plus dur et plus malin en affaires,
savoir mieux maquiller un cheval ou une vache, entonner plus de litres de vin, durant les
débats d’un marché, être plus expert en toutes les roueries des champs de foire… […] Et je
sentais que moins ces aventures dénotaient de scrupules, plus on l’aimait… Vraiment, sa
popularité grandissait avec sa canaillerie, laquelle avait du moins ce mérite, bien français,
d’être une canaillerie inventive et joviale » (p. 193) – ce qui n’est pas vraiment le cas du
patibulaire Trump… 

C’est cette « canaillerie inventive », source d’admiration, qui permet aussi au


concurrent de l’anonyme narrateur du Jardin de l’emporter haut la main :
 Je ne fus pas élu. L’écrasante majorité qui échut à mon adversaire, je l’attribue, en dehors de
certaines manœuvres déloyales, à ceci que ce diable d’homme était encore plus ignorant que moi
et d’une canaillerie plus notoire. Constatons en passant qu’une canaillerie bien étalée, à l’époque
où nous sommes, tient lieu de toutes les qualités et que plus un homme est infâme, plus on est
disposé à lui reconnaître de force intellectuelle et de valeur morale. / Mon adversaire, qui est
aujourd’hui une des illustrations les moins discutables de la politique, avait volé en maintes
circonstances de sa vie. Et sa supériorité lui venait de ce que, loin de s’en cacher, il s’en vantait
avec le plus révoltant cynisme. / — J’ai volé… j’ai volé… clamait-il par les rues des villages, sur
les places publiques des villes, le long des routes, dans les champs… / Émerveillées, les
laborieuses populations des villes, non moins que les vaillantes populations des campagnes
acclamaient cet homme hardi avec une frénésie qui, chaque jour, allait grandissant, en raison
directe de la frénésie de ses aveux. / Comment pouvais-je lutter contre un tel rival, possédant de
tels états de service, moi qui n’avais encore sur la conscience, et les dissimulais pudiquement, que
de menues peccadilles de jeunesse, telles que vols domestiques, rançons de maîtresses, tricheries
au jeu, chantages, lettres anonymes, délations et faux ?… Ô candeur des ignorantes juvénilités !
(p. 59)

Et de fait, son ancien protecteur et complice Mortain, expert en la matière, voit dans l’heureux
élu « un véritable homme d’État » (p. 61), qui vient de faire brillamment ses preuves et qui a
donc toutes les chances de devenir ministre à son tour… 
Si la canaillerie est apparemment nécessaire, pour se faire élire, il n’est pas sûr qu’elle
soit suffisante pour autant. Il y faut apparemment aussi un moyen de gagner les cœurs des
électeurs en les séduisant. Le narrateur du Jardin en est naturellement capable, aux dires de
son acolyte Mortain : « Intelligent, séduisant de ta personne, prodigue, bon garçon quand tu
le veux, tu possèdes le don souverain de plaire… Les hommes à femmes, mon cher, sont
toujours des hommes à foule… » (p. 57). En réalité, ce ne sont pas les femmes, non électrices,
qu’il convient de séduire, mais les diverses clientèles auxquelles s’adresse successivement un
politicien en campagne. Mortain est sans doute moins doué que son complice auprès des
femmes, mais il lui est tout de même bien supérieur dans les affaires politiques, car,
surmontant son handicap initial, il est parvenu à se faire  aimer en adaptant les moyens mis en
œuvre aux différents publics à séduire : « Par des duels appropriés, [Mortain] il fit taire la
malveillance qui va chuchotant autour des personnalités nouvelles, et sa naturelle gaîté, son
cynisme bon enfant qu’on traitait volontiers d’aimable paradoxe, non moins que ses amours
lucratives et retentissantes, achevèrent de lui conquérir une réputation discutable, mais
suffisante à un futur homme de gouvernement qui en verra bien d’autres. […] Serviable,

nécessité de l’honneur et de la vertu… » (op. cit., p. 63).


quand cela ne lui coûtait rien, généreux, prodigue même, quand cela devait lui rapporter
beaucoup, arrogant et servile, selon les événements et les hommes, sceptique sans élégance,
corrompu sans raffinement, enthousiaste sans spontanéité, spirituel sans imprévu, il était
sympathique à tout le monde. […] Oui, vraiment, c’était un charmant garçon » (pp. 70-72).
La séduction ne se réduit donc évidemment pas à un simple “charme” naturel auquel
succomberaient les dames, ce charme dont jouait JFK avec maestria  : c’est un art de tromper
les foules, qui s’apprend et se perfectionne par une pratique assidue, comme le prouve
l’exemple de deux politiciens dépourvus de toute espèce de charme, mais qui se sont formés
et forgés pendant des années dans la “téléréalité” et qui ont bien étudié leurs cibles, Trump et
Berlusconi.
On se rend compte alors que, pour séduire les foules, c’est-à-dire les tromper,
conformément à l’étymologie du mot, il convient de jouer en permanence la comédie et de
conformer sans vergogne ses discours aux attentes et espérances des foules différentes
auxquelles on s’adresse : le mensonge devient alors une seconde nature pour un fieffé
trompeur tel que Trump, en même temps qu’une incontournable nécessité politico-électorale,
et il va devenir de plus en plus difficile, pour l’observateur ou pour le concurrent honnête, de
rétablir une inaccessible vérité si ouvertement et outrageusement foulée aux pieds qu’il n’y a
plus grand monde pour s’en soucier9. Dans toute son œuvre, on le sait, Mirbeau s’est plu à a
révéler les dessous peu ragoûtants de ce theatrum mundi, en nous entraînant dans les
coulisses nauséabondes du “beau monde” en général, et de la vie politique en particulier. Les
campagnes électorales sont des moments où le mensonge est plus que jamais roi, où le
politicien est en représentation permanente : au lieu de se révéler tel qu’il est, avec ses
qualités et ses défauts, il endosse une défroque – au propre comme au figuré – qu’il suppose
de nature à le servir et offre à ses électeurs médusés un véritable show 10, à l’instar du marquis
de Portpierre, qui se présente déguisé en fonction du public auquel il s’adresse : « Ma
surprise fut grande de le voir vêtu d’une longue blouse bleue et coiffé d’une casquette en
peau de lapin. On m’expliqua que c’était son uniforme électoral et que cela le dispensait de
toute autre profession de foi… » « Rien, dans sa physionomie, rougeaude et vulgaire, mais
narquoise et rusée, ne le distinguait des autres croquants et ne révélait en lui ce que les
anthropologues de journaux appellent “la race” » (p. 186). Berlusconi et Trump, bouffons
sans vergogne de la télé-poubelle, ont poussé jusqu’à ses conséquences extrêmes le
cabotinage initié par le marquis de Portpierre et qui était alors limité à quelques dizaines ou
centaines d’électeurs, alors que, d’un seul coup, ils ont pu toucher des millions de
téléspectateurs savamment crétinisés… Selon le romancier américain Russell Banks, il faut
remonter à Kennedy pour qu’apparaisse, aux États-Unis, le mélange des genres entre jeu
d’acteur et jeu politique. Pour lui, l’Amérique trumpifiée a ce qu’elle réclame, un acteur qui
fait le show, interpelle, insulte, indigne : « Dieu sait que ce n’est pas le président que nous
méritons. Mais c’est celui que nous réclamons depuis le premier débat Kennedy-Nixon,
durant lequel un homme politique [JFK] s’est transformé en acteur et a utilisé le physique et
les talents d’un acteur pour se faire élire 11. » Mais six décennies avant JFK, il y avait eu, en
France, le marquis de Portpierre, précurseur du show électoral…

Le marquis de Portpierre, par Jean Launois

Pour que ce cirque qu’est devenue une élection produise sur les spectateurs-électeurs
l’effet souhaité, deux conditions sont encore à remplir.
9
Depuis l’élection de Trump, on parle de plus en plus de fake news.
10
À la veille de l’élection présidentielle française, Le Monde titre ainsi un de ses articles du 20 avril 2017 :
« Politiques cherchent cours d’art dramatique – Pour aiguiser leur gestuelle et leur voix, nombre de candidats et
d’élus recourent aux services d’artistes aguerris ».
11
Interview de Russell Banks dans L’Obs du 5 janvier 2017.
- Tout d’abord, il est utile de “faire peuple” et donc de faire oublier, l’espace du show,
les millions et les belles manières qui, le reste du temps, produisent une fascination certaine.
Rien de tel, pour cela, que de manifester son mépris pour tout ce qui est au-dessus du peuple,
à commencer par la culture et l’intelligence. La vulgarité, qu’elle soit naturelle, comme chez
Sarkozy, Berlusconi Bernard Tapie ou Trump, ou affectée, comme chez le marquis de
Portpierre, tend à faire croire que le candidat est du même monde que ses électeurs, qu’ils
parlent la même langue (« Casse-toi, pôv’ con ! »), qu’ils partagent les mêmes valeurs et les
mêmes références culturelles et que, par voie de conséquence, le politicien est en droit de
parler pour eux et de prétendre les représenter, ce qui est le principe de tout populisme :
Il [le marquis de Portpierre] ressemblait, d’ailleurs, à un vrai maquignon. Rien, dans son allure,
n’indiquait que ce fût là un costume accidentel. […]  Il était vraiment à son aise, sous la blouse de
paysan, affectait une cordialité bruyante, une sorte de débraillé bon enfant, un merveilleux
cynisme de camaraderie, riait ci, s’indignait là… et toujours à propos, prodiguait les poignées de
main, les tutoiements, tapait sur les épaules et sur les ventres, faisait sans cesse la navette de la
place où il se dépensait en paroles drôles au café de l’Espérance où il se dépensait en petits
verres. Et il brandissait, superbement, un lourd bâton normand, de cornouiller, que nouait, à son
poignet droit, une forte courroie de cuir noir… (p. 186)

C’est évidemment contradictoire avec l’étalage clinquant de sa richesse par ailleurs, mais aux
yeux de nombre d’électeurs, il ne semble pas y avoir vraiment d’incompatibilité, comme si les
qualités étaient en quelque sorte cumulées, en toute irrationalité, au lieu de s’entre-détruire :
Le marquis de Portpierre était chez lui, à Norfleur, qu’il considérait comme son fief, et où son
esprit de ruse, son génie du maquignonnage, son habileté à “mettre les gens dedans”, lui avaient
valu une popularité énorme. Il avait si bien conquis le pays par ses qualités de rondeur crapuleuse
qui lui eussent fait jeter des pierres ailleurs, que nul ne songeait à s’étonner des transformations
brusques que, lors des périodes électorales, il opérait en sa toilette. Tout le monde, au contraire,
en était heureux et on disait de lui : / — Ah ! c’est un bon enfant, M. le marquis. En voilà un qui
n’est pas fier !… En voilà un qui aime le cultivateur ! […] Nul ne s’étonnait, non plus, qu’il eût
conservé les privilèges et les honneurs que s’attribuaient les grands seigneurs d’autrefois.  (p.
187)

C’est ainsi que, malgré leurs millions, Berlusconi, Trump ou encore Marine Le Pen prétendent
parler au nom de ce peuple dont ils n’ont pourtant jamais été et qu’ils prétendent dresser
contre les élites et l’establishment dont ils font bien évidemment partie. L’éditorialiste du
Monde Alain Frachon écrit à ce propos : « Brexiters, trumpistes et lepénistes ont ceci en
commun qu’ils assurent incarner “le peuple”. À leurs yeux, c’est un gage de bonté naturelle
et d’exceptionnelle légitimité démocratique. Cette qualité autodistribuée a l’avantage de
repousser “les autres” dans l’ignoble catégorie des “élites” que l’on sait attachées au
malheur dudit peuple. Ainsi va la rhétorique électorale de part et d’autre de l’Atlantique en
ce premier tiers de XXIe siècle12. » Et déjà en 1900…
- Ensuite, pour souder le peuple qu’on entend incarner, rien de tel que de rejeter
l’autre, celui qui est différent, donc potentiellement dangereux, et que l’on anathémise,
conspue et persécute avec une parfaite bonne conscience, au nom de sa religion, ou des
valeurs reçues en héritage et menacées par l’existence même de l’autre. L’antisémitisme a
beaucoup servi, au cours des derniers siècles et, notamment, pendant l’affaire Dreyfus, avec
ces cris de « Mort aux Juifs  ! » qui ont tant horrifié Mirbeau et qui reviennent, tel un
leitmotiv, dans Le Journal d’une femme de chambre, dont l’Affaire constitue la toile de fond.
Mais l’anti-intellectualisme aussi, a de beaux jours devant lui dans toutes les zones infestées
de populisme ultra-droitier, et notamment dans le Trumpland, où l’intellectuel, chercheur,
écrivain, universitaire ou journaliste, est l’ennemi numéro un, désigné comme tel et devenu
une cible à abattre, et où une masse d’électeurs au front bas n’ont que mépris pour
12
Alain Frachon, éditorial du Monde, 2 mars 2017.
l’intelligence et la culture, considérées comme des qualités usurpées. Tous ceux qui exercent
une profession intellectuelle, fût-elle aussi modeste que celle d’un instituteur, comme dans
Les 21 jours, sont a priori suspects d’exercer librement leur pensée critique et de vouloir
sortir du rang et s’élever au-dessus de leurs congénères. C’est ce type de xénophobie bien
ciblée, parmi d’autres, qu’entretient le marquis de Portpierre, qui incite les paysans à conspuer
son concurrent, un pauvre enseignant, « très intelligent, très convaincu, très dévoué “à
l’idée” », mais qui « ne payait malheureusement pas de mine » et qui a cru naïvement honorer
les électeurs en revêtant une vieille redingote :
— Est-ce que les vrais amis du peuple s’habillent en redingote… comme les étrangers… les
rastaquouères, les juifs ? […] Et où a-t-il volé cette redingote ?… Et ce chapeau, qui l’a payé ?…
L’Allemagne en sait quelque chose… Les fripouilles…, les sales fripouilles !… / Les murmures
grandirent, s’enflèrent… Un charron, les bras nus jusqu’au coude, énorme sous le tablier de cuir
qui lui cachait les jambes, clama : / — Bien sûr… c’est un traître… / Et quelques voix hurlèrent : /
— À bas le traître !… (p. 192)

Conclusion

Octave Mirbeau est sans illusions sur les hommes et, par conséquent, sur les
institutions en général, et, en particulier, sur le système des élections, supposé démocratique,
mais qui repose en réalité sur la manipulation du peuple par une minorité de « mauvais
bergers » de toutes obédiences, qui ont en commun le désir de s’approprier le pouvoir et d’en
conserver le monopole. Bref, de se servir, eux et leurs familles, amis et affidés, au lieu de
servir le peuple dont ils se prétendent abusivement l’émanation. Cela lui apparaît comme une
dangereuse mystification, qu’il convient donc de démasquer, dans l’espoir d’ouvrir les yeux
d’une partie des électeurs – ceux qu’il appelle des « âmes naïves », qui n’ont pas été
complètement laminés par l’éducastration – et de donner ainsi ses chances à une véritable
démocratie de s’établir, peut-être, un jour lointain…
Il existe, en effet, chez les lecteurs-électeurs une frange qui résiste, qui ne se laisse pas
duper ni acheter, comme Isidore Lechat en fait l’amère expérience, dans Les affaires sont les
affaires : il a eu beau dépenser sans compter pour acheter les voix d’électeurs potentiels, il n’a
obtenu que 600 misérables voix, comme le lui rappelle en glapissant, Mme Lechat, excédée
par ce gaspillage insensé13. L’échec répété d’Isidore Lechat, malgré ses cinquante millions, a
ceci de réconfortant qu’il prouve que certains électeurs sont suffisamment lucides pour
identifier un ennemi mortel dans celui qui leur vole le travail et la terre, ou qui tente de faire
d’eux des esclaves corvéables à merci. Comme quoi il peut arriver que le suffrage dit
universel puisse, malgré tout, laisser aux citoyens munis d’un bulletin de vote un moyen
d’exprimer leur refus, à défaut de pouvoir maîtriser le cours des choses, et de cesser, du même
coup, selon le vœu de George Orwell, d’être « complices », par leur passivité, leur sottise ou
leur aveuglement, « des corrompus, des imposteurs, des voleurs et des traîtres14 ».
Pierre MICHEL

13
« Six cents voix qui te coûteront six cent mille francs, comme toujours… » (Les affaires sont les affaires, acte I,
scène 9).
14
On attribue à George Orwell cette citation, dont je n’ai pas trouvé la référence : « Un peuple qui élit des
corrompus, des imposteurs, des voleurs, des traîtres, n’est pas victime. Il est complice. »

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