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Pour qu’une démocrate digne de ce nom puisse exister, et donc pour que le pouvoir ne
coure plus le risque d’être confisqué au peuple par quelques spécimens d’escrocs de la
politique, une condition préalable doit être remplie : encore faut-il que le peuple soit
constitué, non pas d’« inexprimables imbéciles », mais de citoyens réellement soucieux de la
chose publique et conscients à la fois de leurs droits et de leurs devoirs. Malheureusement,
d’après Mirbeau, on est bien loin du compte : certes, l’électeur ne naît pas « imbécile », mais
il le devient, inexorablement, car tout est fait pour qu’il soit abruti à tout jamais, au terme de
quelques années de ce que, par antiphrase sans doute, on nommait – et on nomme toujours –
« éducation ». Pour Mirbeau, au lieu d’éduquer de futurs citoyens, la société bourgeoise, avec
la complicité intéressée de l’Église catholique, s’emploie à les décerveler, à tuer l’homme
dans l’enfant et à fabriquer de « croupissantes larves », malléables et corvéables à merci. Il ne
faut donc pas s’étonner si, au sortir d’une scolarité réduite à un minimum, où l’on sape leur
curiosité intellectuelle et leur esprit critique et où ils apprennent avant tout à respecter une
autorité sacralisée, les futurs adultes sont fort en peine d’agir en citoyens lucides et
responsables. La crétinisation programmée les livre sans défense à tous les prédateurs, qu’ils
soient en soutanes ou en redingotes : certes, les Cartouche de la République et les Loyola de
l’Église romaine3 constituent des associations de malfaiteurs qui se livrent une impitoyable
concurrence, quand il s’agit de se partager les parts de marché du contrôle des âmes ; mais,
sur le fond, ils sont bien d’accord entre eux pour que lesdites âmes ne leur fassent surtout pas
courir le risque, mortel pour eux, de s’émanciper et de leur échapper…
Les ressorts du vote
Dans tous les textes, articles, contes et chapitres de romans, où il aborde le thème des
élections, Mirbeau nous donne quelques clés pour comprendre le comportement apparemment
erratique de ces électeurs ruraux, très généralement sous l’emprise des curés, des notables
locaux et de la vieille noblesse en voie de décrépitude. Quel sont, à le lire, les ressorts qui
poussent l’électeur moyen à accorder son vote à des individus sans scrupules ni compétences,
si ce n’est, bien souvent, celle d’extorquer le maximum d’argent à leurs victimes, présumées
consentantes ?
Le ressort le plus évident et le plus souvent utilisé est la promesse, qui repose sur
l’espérance et qui n’engage que ceux qui ont la naïveté d’y croire :
Or, il arrive que ce sont les candidats stupides qui, toujours, roulent les paysans malins. Ils ont,
pour cela, un moyen infaillible qui ne demande aucune intelligence, aucune étude préparatoire,
aucune qualité personnelle, rien de ce qu’on exige du plus humble employé, du plus gâteux
serviteur de l’État. Le moyen est tout entier dans ce mot : promettre… Pour réussir, le candidat
n’a pas autre chose à faire qu’à exploiter – exploiter à coup sûr – la plus persistante, la plus
obstinée, la plus inarrachable manie des hommes : l’espérance. Par l’espérance, il s’adresse aux
sources mêmes de la vie ; l’intérêt, les passions, les vices. On peut poser en principe absolu
l’axiome suivant : “Est nécessairement élu le candidat qui, durant une période électorale, aura le
plus promis et le plus de choses, quelles que soient ses opinions, à quelque parti qu’il appartienne,
ces opinions et ce parti fussent-ils diamétralement opposés à ceux des électeurs.” Cette opération
que les arracheurs de dents pratiquent journellement sur les places publiques, avec moins d’éclat,
il et vrai, et plus de retenue, s’appelle pour le mandant : “dicter sa volonté”, pour le mandataire :
“écouter les vœux des populations”… […] Ce qu’il y a d’admirable dans le fonctionnement du
suffrage universel, c’est que le peuple, étant souverain et n’ayant point de maître au-dessus de lui,
on peut lui promettre des bienfaits dont il ne jouira jamais, et ne jamais tenir des promesse qu’il
n’est point, d’ailleurs, au pouvoir de quelqu’un de réaliser. Même il vaut mieux ne jamais tenir
une promesse, pour la raison électorale et suprêmement humaine qu’on s’attache de la sorte,
inaliénablement, les électeurs, lesquels, toute leur vie, courront après ces promesse, comme les
joueurs après leur argent, les amoureux après leur souffrance. Électeurs ou non, nous sommes
tous ainsi… Les désirs satisfaits n’ont plus de joies pour nous… Et nous n’aimons rien autant que
le rêve, qui est l’éternelle et vaine aspiration vers un bien que nous savons inétreignable. /
L’important, dans une élection, est donc de promettre beaucoup, de promettre immensément, de
promettre plus que les autres. Plus les promesses sont irréalisables et plus solidement ancré dans
la confiance publique sera celui qui les aura faites. Le paysan veut bien donner sa voix, c’est-à-
dire aliéner ses préférences, sa liberté, son épargne entre les mains du premier imbécile ou du
premier bandit venu ; encore exige-t-il que les promesses qu’il reçoit, en échange de tout cela, en
vaillent la peine… Il en réclame pour sa confiance, éternelle comme son destin d’être dupé . (21
jours, pp. 188-189)
C’est précisément ce conseil que, dans Le Jardin des supplices, donne le ministre
Mortain à son anonyme complice, qui doit mener campagne au pays de la betterave :
« Promets des rendements fabuleux… des engrais chimiques extraordinaires et gratuits… des
chemins de fer, des canaux, des routes pour la circulation de cet intéressant et patriotique
légume… Annonce des dégrèvements d’impôts, des primes aux cultivateurs, des droits féroces
sur les matières concurrentes… tout ce que tu voudras 4 !… » Il faut croire néanmoins que, si
3
Allusion à l’article d’Octave Mirbeau, « Cartouche et Loyola », paru le 9 septembre 1894 dans Le Journal (et
reueilli dans ses Combats pour l’enfant). Il y dénonce la complicité objective des politiciens républicains et des
prêtres catholiques, également hostiles à toute pédagogie visant à émanciper les esprits..
4
Le Jardin des supplices, Éditions du Boucher, 2003, p. 58.
nécessaires que soient les promesses, elles ne suffisent pas vraiment, puisque le narrateur est
nettement battu par plus crapule que lui.
Le deuxième ressort est lié à la respectabilité supposée de celui qui sollicite les
suffrages de ses concitoyens. On sait que toute l’œuvre de Mirbeau contribue prioritairement
à casser cette dangereuse illusion de la respectabilité des puissants, qui a pour effets
désastreux de fermer la bouche des éventuels contestataires et de ramener dans le droit
chemin de la soumission à l’autorité ceux qui auraient un peu trop tendance à critiquer le mal,
au lieu de le taire, selon le conseil du baron Courtin du Foyer5. C’est ce que Pascal appelait la
« grimace », terme polysémique affectionné par Mirbeau. Dans Les 21 jours d’un
neurasthénique, il nous montre l’effet produit par cette « grimace », sur les paysans de sa
circonscription, par le marquis de Portpierre : « gros propriétaire terrien, célèbre dans toute
la Normandie, pour son existence fastueuse, et, à Paris, pour la parfaite correction de sa
livrée et de ses attelages », il joue de cette respectabilité acquise à bon compte pour
impressionner le gogo, béat d’admiration respectueuse pour celui qui arbore tous les signes de
sa supériorité sociale, à en croire les normes édictées et propagées par la presse de l’époque :
« Membre du Jockey-club, homme de cheval, de chiens et de filles, tireur aux pigeons coté,
antisémite notoire et royaliste militant, il appartenait à ce qu’au dire des gazetiers il y a de
mieux dans la société française6… »
C’est de cette même respectabilité sociale que relève la fascination pour les attributs
de la puissance et de la richesse tels que se les représentent les pauvres, dans leur dénuement
et leur frustration : « Le marquis gagne de grosses sommes au baccara, au poker, au tir aux
pigeons… Son automobile attire des foules chaque fois qu’il sort… » (p. 184). Bien que ses
maîtres au patronyme ridicule, les Lanlaire, ne possèdent pas les manières affectées du
supposé “beau monde”, ils n’en possèdent pas moins une colossale fortune qui éblouit la
femme de chambre Célestine et les habitants du Mesnil-Roy :
L’adoration du million !… C’est un sentiment bas, commun non seulement aux bourgeois, mais
à la plupart d’entre nous, les petits, les humbles, les sans le sou de ce monde. Et moi-même, avec
mes allures en dehors, mes menaces de tout casser, je n’y échappe point… Moi que la richesse
opprime, moi qui lui dois mes douleurs, mes vices, mes haines, les plus amères d’entre mes
humiliations, et mes rêves impossibles et le tourment à jamais de ma vie, eh bien, dès que je me
trouve en présence d’un riche, je ne puis m’empêcher de le regarder comme un être exceptionnel
et beau, comme une espèce de divinité merveilleuse, et, malgré moi, par-delà ma volonté et ma
raison, je sens monter, du plus profond de moi-même, vers ce riche très souvent imbécile et
quelquefois meurtrier, comme un encens d’admiration… Est-ce bête ?… Et pourquoi ?…
pourquoi ? 7
Sans doute y a-t-il bien de l’envie, dans cette « adoration du million » de la part de
ceux qui sont frustrés de tout et qui ne se sentent pas pour autant la force de se révolter, ou
n’en ont même pas l’idée. Mais il y a sans doute aussi une bonne part d’admiration pour la
ruse et pout les capacités, supposées hors normes, de ceux qui ont accumulé de colossales
fortunes, même quand ils ne sont que de vulgaires héritiers, comme Trump, même quand ils
ont dû recourir à toutes sortes de malversations, comme Tapie ou Berlusconi. Aux États-Unis,
dans les années 1970, une grande partie de l’électorat avait plus de respect pour Nixon,
surnommé « Dick the tricker », qu’on supposait capable de « mettre les gens dedans », selon
la symptomatique expression du père du narrateur du Jardin8, plutôt que pour l’honnête
5
« Taire le mal », Le Foyer, acte I, scène 6.
6
Les 21 jours d’un neurasthénique, Éditions du Boucher, 2003, p. 186.
7
Le Journal d’une femme de chambre, chapitre II (Éditions du Boucher, 2003, p. 68).
8
« Il avait la réputation d’y être fort habile [dans les affaires], et sa grande habileté consistait à “mettre les gens
dedans” ». Néanmoins, « républicain strict, patriote fougueux – il fournissait le régiment –, moraliste
intolérant, honnête homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon père se montrait sans pitié, sans excuses,
pour l’improbité des autres, principalement quand elle lui portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur la
Carter, soupçonné d’être un naïf tout juste bon à être roulé dans la farine. Les scrupules
moraux paralysent l’action et constituent un handicap rédhibitoire ; l’honnêteté apparaît, aux
yeux de beaucoup d’électeurs, comme une forme de bêtise qui, dans les affaires du monde,
équivaut à une dangereuse incompétence. Cette capacité de rouler les autres, le marquis de
Portpierre des 21 jours d’un neurasthénique la met en pratique avec beaucoup d’adresse et ne
se distingue pas, en cela, « des autres croquants », qui admirent simplement en lui une
habileté bien supérieure à la leur : « Personne ne devait être plus dur et plus malin en affaires,
savoir mieux maquiller un cheval ou une vache, entonner plus de litres de vin, durant les
débats d’un marché, être plus expert en toutes les roueries des champs de foire… […] Et je
sentais que moins ces aventures dénotaient de scrupules, plus on l’aimait… Vraiment, sa
popularité grandissait avec sa canaillerie, laquelle avait du moins ce mérite, bien français,
d’être une canaillerie inventive et joviale » (p. 193) – ce qui n’est pas vraiment le cas du
patibulaire Trump…
Et de fait, son ancien protecteur et complice Mortain, expert en la matière, voit dans l’heureux
élu « un véritable homme d’État » (p. 61), qui vient de faire brillamment ses preuves et qui a
donc toutes les chances de devenir ministre à son tour…
Si la canaillerie est apparemment nécessaire, pour se faire élire, il n’est pas sûr qu’elle
soit suffisante pour autant. Il y faut apparemment aussi un moyen de gagner les cœurs des
électeurs en les séduisant. Le narrateur du Jardin en est naturellement capable, aux dires de
son acolyte Mortain : « Intelligent, séduisant de ta personne, prodigue, bon garçon quand tu
le veux, tu possèdes le don souverain de plaire… Les hommes à femmes, mon cher, sont
toujours des hommes à foule… » (p. 57). En réalité, ce ne sont pas les femmes, non électrices,
qu’il convient de séduire, mais les diverses clientèles auxquelles s’adresse successivement un
politicien en campagne. Mortain est sans doute moins doué que son complice auprès des
femmes, mais il lui est tout de même bien supérieur dans les affaires politiques, car,
surmontant son handicap initial, il est parvenu à se faire aimer en adaptant les moyens mis en
œuvre aux différents publics à séduire : « Par des duels appropriés, [Mortain] il fit taire la
malveillance qui va chuchotant autour des personnalités nouvelles, et sa naturelle gaîté, son
cynisme bon enfant qu’on traitait volontiers d’aimable paradoxe, non moins que ses amours
lucratives et retentissantes, achevèrent de lui conquérir une réputation discutable, mais
suffisante à un futur homme de gouvernement qui en verra bien d’autres. […] Serviable,
Pour que ce cirque qu’est devenue une élection produise sur les spectateurs-électeurs
l’effet souhaité, deux conditions sont encore à remplir.
9
Depuis l’élection de Trump, on parle de plus en plus de fake news.
10
À la veille de l’élection présidentielle française, Le Monde titre ainsi un de ses articles du 20 avril 2017 :
« Politiques cherchent cours d’art dramatique – Pour aiguiser leur gestuelle et leur voix, nombre de candidats et
d’élus recourent aux services d’artistes aguerris ».
11
Interview de Russell Banks dans L’Obs du 5 janvier 2017.
- Tout d’abord, il est utile de “faire peuple” et donc de faire oublier, l’espace du show,
les millions et les belles manières qui, le reste du temps, produisent une fascination certaine.
Rien de tel, pour cela, que de manifester son mépris pour tout ce qui est au-dessus du peuple,
à commencer par la culture et l’intelligence. La vulgarité, qu’elle soit naturelle, comme chez
Sarkozy, Berlusconi Bernard Tapie ou Trump, ou affectée, comme chez le marquis de
Portpierre, tend à faire croire que le candidat est du même monde que ses électeurs, qu’ils
parlent la même langue (« Casse-toi, pôv’ con ! »), qu’ils partagent les mêmes valeurs et les
mêmes références culturelles et que, par voie de conséquence, le politicien est en droit de
parler pour eux et de prétendre les représenter, ce qui est le principe de tout populisme :
Il [le marquis de Portpierre] ressemblait, d’ailleurs, à un vrai maquignon. Rien, dans son allure,
n’indiquait que ce fût là un costume accidentel. […] Il était vraiment à son aise, sous la blouse de
paysan, affectait une cordialité bruyante, une sorte de débraillé bon enfant, un merveilleux
cynisme de camaraderie, riait ci, s’indignait là… et toujours à propos, prodiguait les poignées de
main, les tutoiements, tapait sur les épaules et sur les ventres, faisait sans cesse la navette de la
place où il se dépensait en paroles drôles au café de l’Espérance où il se dépensait en petits
verres. Et il brandissait, superbement, un lourd bâton normand, de cornouiller, que nouait, à son
poignet droit, une forte courroie de cuir noir… (p. 186)
C’est évidemment contradictoire avec l’étalage clinquant de sa richesse par ailleurs, mais aux
yeux de nombre d’électeurs, il ne semble pas y avoir vraiment d’incompatibilité, comme si les
qualités étaient en quelque sorte cumulées, en toute irrationalité, au lieu de s’entre-détruire :
Le marquis de Portpierre était chez lui, à Norfleur, qu’il considérait comme son fief, et où son
esprit de ruse, son génie du maquignonnage, son habileté à “mettre les gens dedans”, lui avaient
valu une popularité énorme. Il avait si bien conquis le pays par ses qualités de rondeur crapuleuse
qui lui eussent fait jeter des pierres ailleurs, que nul ne songeait à s’étonner des transformations
brusques que, lors des périodes électorales, il opérait en sa toilette. Tout le monde, au contraire,
en était heureux et on disait de lui : / — Ah ! c’est un bon enfant, M. le marquis. En voilà un qui
n’est pas fier !… En voilà un qui aime le cultivateur ! […] Nul ne s’étonnait, non plus, qu’il eût
conservé les privilèges et les honneurs que s’attribuaient les grands seigneurs d’autrefois. (p.
187)
C’est ainsi que, malgré leurs millions, Berlusconi, Trump ou encore Marine Le Pen prétendent
parler au nom de ce peuple dont ils n’ont pourtant jamais été et qu’ils prétendent dresser
contre les élites et l’establishment dont ils font bien évidemment partie. L’éditorialiste du
Monde Alain Frachon écrit à ce propos : « Brexiters, trumpistes et lepénistes ont ceci en
commun qu’ils assurent incarner “le peuple”. À leurs yeux, c’est un gage de bonté naturelle
et d’exceptionnelle légitimité démocratique. Cette qualité autodistribuée a l’avantage de
repousser “les autres” dans l’ignoble catégorie des “élites” que l’on sait attachées au
malheur dudit peuple. Ainsi va la rhétorique électorale de part et d’autre de l’Atlantique en
ce premier tiers de XXIe siècle12. » Et déjà en 1900…
- Ensuite, pour souder le peuple qu’on entend incarner, rien de tel que de rejeter
l’autre, celui qui est différent, donc potentiellement dangereux, et que l’on anathémise,
conspue et persécute avec une parfaite bonne conscience, au nom de sa religion, ou des
valeurs reçues en héritage et menacées par l’existence même de l’autre. L’antisémitisme a
beaucoup servi, au cours des derniers siècles et, notamment, pendant l’affaire Dreyfus, avec
ces cris de « Mort aux Juifs ! » qui ont tant horrifié Mirbeau et qui reviennent, tel un
leitmotiv, dans Le Journal d’une femme de chambre, dont l’Affaire constitue la toile de fond.
Mais l’anti-intellectualisme aussi, a de beaux jours devant lui dans toutes les zones infestées
de populisme ultra-droitier, et notamment dans le Trumpland, où l’intellectuel, chercheur,
écrivain, universitaire ou journaliste, est l’ennemi numéro un, désigné comme tel et devenu
une cible à abattre, et où une masse d’électeurs au front bas n’ont que mépris pour
12
Alain Frachon, éditorial du Monde, 2 mars 2017.
l’intelligence et la culture, considérées comme des qualités usurpées. Tous ceux qui exercent
une profession intellectuelle, fût-elle aussi modeste que celle d’un instituteur, comme dans
Les 21 jours, sont a priori suspects d’exercer librement leur pensée critique et de vouloir
sortir du rang et s’élever au-dessus de leurs congénères. C’est ce type de xénophobie bien
ciblée, parmi d’autres, qu’entretient le marquis de Portpierre, qui incite les paysans à conspuer
son concurrent, un pauvre enseignant, « très intelligent, très convaincu, très dévoué “à
l’idée” », mais qui « ne payait malheureusement pas de mine » et qui a cru naïvement honorer
les électeurs en revêtant une vieille redingote :
— Est-ce que les vrais amis du peuple s’habillent en redingote… comme les étrangers… les
rastaquouères, les juifs ? […] Et où a-t-il volé cette redingote ?… Et ce chapeau, qui l’a payé ?…
L’Allemagne en sait quelque chose… Les fripouilles…, les sales fripouilles !… / Les murmures
grandirent, s’enflèrent… Un charron, les bras nus jusqu’au coude, énorme sous le tablier de cuir
qui lui cachait les jambes, clama : / — Bien sûr… c’est un traître… / Et quelques voix hurlèrent : /
— À bas le traître !… (p. 192)
Conclusion
Octave Mirbeau est sans illusions sur les hommes et, par conséquent, sur les
institutions en général, et, en particulier, sur le système des élections, supposé démocratique,
mais qui repose en réalité sur la manipulation du peuple par une minorité de « mauvais
bergers » de toutes obédiences, qui ont en commun le désir de s’approprier le pouvoir et d’en
conserver le monopole. Bref, de se servir, eux et leurs familles, amis et affidés, au lieu de
servir le peuple dont ils se prétendent abusivement l’émanation. Cela lui apparaît comme une
dangereuse mystification, qu’il convient donc de démasquer, dans l’espoir d’ouvrir les yeux
d’une partie des électeurs – ceux qu’il appelle des « âmes naïves », qui n’ont pas été
complètement laminés par l’éducastration – et de donner ainsi ses chances à une véritable
démocratie de s’établir, peut-être, un jour lointain…
Il existe, en effet, chez les lecteurs-électeurs une frange qui résiste, qui ne se laisse pas
duper ni acheter, comme Isidore Lechat en fait l’amère expérience, dans Les affaires sont les
affaires : il a eu beau dépenser sans compter pour acheter les voix d’électeurs potentiels, il n’a
obtenu que 600 misérables voix, comme le lui rappelle en glapissant, Mme Lechat, excédée
par ce gaspillage insensé13. L’échec répété d’Isidore Lechat, malgré ses cinquante millions, a
ceci de réconfortant qu’il prouve que certains électeurs sont suffisamment lucides pour
identifier un ennemi mortel dans celui qui leur vole le travail et la terre, ou qui tente de faire
d’eux des esclaves corvéables à merci. Comme quoi il peut arriver que le suffrage dit
universel puisse, malgré tout, laisser aux citoyens munis d’un bulletin de vote un moyen
d’exprimer leur refus, à défaut de pouvoir maîtriser le cours des choses, et de cesser, du même
coup, selon le vœu de George Orwell, d’être « complices », par leur passivité, leur sottise ou
leur aveuglement, « des corrompus, des imposteurs, des voleurs et des traîtres14 ».
Pierre MICHEL
13
« Six cents voix qui te coûteront six cent mille francs, comme toujours… » (Les affaires sont les affaires, acte I,
scène 9).
14
On attribue à George Orwell cette citation, dont je n’ai pas trouvé la référence : « Un peuple qui élit des
corrompus, des imposteurs, des voleurs, des traîtres, n’est pas victime. Il est complice. »