Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Houellebecq réactionnaire ?
1 L’extraordinaire abus qui se fait aujourd’hui de ce mot trahit un triste oubli de l’histoire :
des millions d’innocents ont été exterminés par Staline sous l’étiquette fascistes.
2 Nous citons Extension dans J’ai lu, 1994, Les Particules et Plateforme dans Flammarion, 1998
et 2001.
128 Bruno Viard
3 Quelles sont les raisons profondes, notamment historiques, de ce conflit à front renversé ?
On suggèrera rapidement ceci : en réalité la question est au moins tri-polaire. Le couple
liberté/obligation fonctionne au triple plan économique, moral et politique. En France comme
ailleurs, la société traditionnelle n’était libérale ni au plan politique, ni au plan économique,
ni au plan des mœurs. La pensée libérale moderne s’est affirmée en ordre dispersé dans
ces différents domaines. En schématisant, on pourrait dire que 1789, ce fut la liberté poli-
tique, 1830, la liberté économique, et 1968, la liberté morale et sexuelle. Ce décalage expli-
que que, libérale en politique et en économie, la droite soit restée conservatrice au plan
moral. Quant à la gauche, elle préfère l’égalité : peu libérale en politique depuis 1792,
hostile au libéralisme économique depuis 1830, c’est en partie par opportunisme opposi-
tionnel qu’elle s’est raccrochée au libéralisme moral en 1968. Ce dernier, d’origine califor-
nienne, comme le souligne Houellebecq, est pour elle un produit d’importation qui ne fait
partie ni de sa tradition ni de sa raison d’être, laquelle est plutôt de mettre des freins aux
rivalités génératrices d’inégalités. On se retrouve donc aujourd’hui face au double para-
doxe suivant : une droite libérale plutôt hostile ou du moins réservée face au libéralisme
sexuel ; une gauche anti-libérale favorable à ce libéralisme.
Houellebecq du côté de Rousseau 129
Qu’est-il donc arrivé ? Il faut pour le comprendre partir de l’idée que l’œuvre
de Houellebecq est l’expression d’une seconde génération. Il est un enfant
d’« enfants » de mai 68. Ses héros sont les fils et les filles de soixante-huitards
qui, arrivés à l’âge adulte, comprennent ce que leurs parents ont fait d’eux et
poussent un cri de souffrance accusateur. « Mon père, pourquoi m’as-tu aban-
donné ? » Cette génération accuse ses parents d’abandon d’enfant. Elle accuse
même l’Occident entier d’abandon d’enfant. Si l’accusation est outrée, c’est que
la blessure est profonde. Le roman le plus explicite est à cet égard Les Particules.
Les Particules est un roman à l’ancienne, un roman à la Balzac comme on
n’a plus le droit d’en écrire, un roman qui, à l’action, mêle sans arrêt de
l’histoire et de la sociologie. Balzac a renouvelé le genre romanesque en ne se
lassant pas d’analyser les modifications morales et matérielles que 1789 et les
révolutions qui suivirent, 1815 et 1830, firent subir aux familles françaises de
son temps. Chez Houellebecq, il y a avant et après 1968. Sa psychologie et sa
sociologie sont incompréhensibles sans la prise en compte de cet événement
traumatique. On va même s’apercevoir que la problématique houellebecquien-
ne met en scène au moins quatre générations.
De même que la photographie a remis en question la peinture figu-
rative, l’invention des sciences humaines à la fin du XIXe siècle a déstabilisé le
roman réaliste et naturaliste. On sait pourtant que René Girard a impu-
demment affirmé que les romanciers étaient souvent plus véridiques que bien
des psychologues et sociologues. Houellebecq en donne une nouvelle illustra-
tion : il a transgressé la distribution modernes des rôles en écrivant, à la fin du
XXe siècle, des romans à la manière de Balzac. La critique s’est beaucoup
récriée contre cette insolence et ce passéisme, mais le vrai grief était que le
contenu n’était pas politiquement correct. Il sera intéressant de mettre ce
contenu en parallèle avec l’essai de Bourdieu paru au même moment, mais
d’opinion opposée, La domination masculine.
Mai 68 a provoqué dans beaucoup de familles un lourd conflit de géné-
rations, quand, les grandes vacances venues, Virginie, par exemple, la fille,
fraîchement formée à la Révolution en première année de fac, ramena à la
maison plusieurs de ses nouveaux amis, des chevelus qui, dans leur grand
mépris de l’argent, menèrent grande vie quelques semaines durant dans la belle
demeure de papa et maman. Au début, on prit les repas en commun, mais le
cœur n’y était pas. Tantôt trop d’empressement, tantôt beaucoup de sans gêne.
Tantôt des débuts de discussion politique orageux, de plus en plus, un silence
circonspect. « De toutes façons ça ne servirait à rien… » Par contre, les
discussions entre jeunes duraient jusqu’à quatre heures du matin, portes
fermées. Comme les horaires étaient de plus en plus décalés, chaque génération
finit par prendre ses repas à son heure. Le père sentait bien qu’il était devenu
un has been : non content d’être un « bourgeois », il se demandait avec lequel des
chevelus Virginie faisait l’amour. Peut-être avec tous ? L’ordre moral, la
répression sexuelle était certes l’une des fautes dont il était coupable. Cet été
1968, dans des milliers de familles françaises, un mur invisible tomba subite-
ment entre deux générations qui ne pourraient plus communiquer : les repas du
dimanche, les vacances partagées chez les grands parents, Noël tous réunis, les
anniversaires avec le rituel des cadeaux, la fête des mères (une invention
pétainiste !), tous ces rituels devinrent l’objet d’une acide ironie : des institu-
tions bourgeoises ! Le slogan fouriériste « Géniteurs = choux fleurs » reparut
sur les murs de Paris et de province.
Cependant la roue de l’histoire tourna : Virginie a beau mépriser le
mariage et la famille ; elle a fini par mettre au monde deux enfants, une expé-
rience géniale qu’elle voulait vivre absolument ! Elle peut désormais devenir
une héroïne houellebecquienne, par exemple la fameuse Janine, la mère de
Michel et Bruno. Janine a puisé directement à la source californienne d’où ont
coulé les idées et les modèles qui ont alimenté la France étudiante au printemps
132 Bruno Viard
68. Nés de pères différents, ces demi-frères qui ne se connaissent même pas
ont été expédiés, vite fait, chacun chez une grand-mère, afin que Janine puisse
continuer à mener sans contrainte sa riche existence, sexuelle en particulier. On
compte déjà trois générations directement impliquées dans la problématique
houellebecquienne : grands-mères, parents, enfants.
Michel et Bruno souffrent du syndrome de l’enfant abandonné. La
souffrance est immense et les conséquences effrayantes ! Les grands-mères
héroïques de Michel et de Bruno n’ont pu que différer la catastrophe, leur
assurant une enfance à peu près heureuse suivie d’une adolescence atroce.
Houellebecq a magnifié ces personnages de grands-mères en les plaçant sous le
patronage de Proust. On sait que le plus beau personnage de La Recherche est
justement la grand-mère du narrateur. Le renvoi au personnage de Proust est
presque transparent. Plusieurs années après la mort de sa grand-mère, Bruno se
souvient d’elle avec une émotion « intermittente » (p. 54) : c’est aussi le mot de
Proust, mais tandis que ce dernier conclut son roman en affirmant : « La vraie
vie, c’est la littérature », Houellebecq écrit : « La vraie vie, c’était la vie avec sa
grand-mère » (p. 55). Le dimanche, elle préparait des poivrons à l’huile, des
anchois, de la salade de pomme de terre : il y avait parfois cinq entrées diffé-
rentes avant le plat principal, des courgettes farcies, un lapin aux olives, parfois
un couscous (on est à Alger). Ces personnages de grands-mères courage ont dû
indisposer les lecteurs pressés d’en finir avec le passé.
Seulement la carence initiale se met à faire des ravages à partir de la
puberté : le défaut de reconnaissance dont sont victimes Michel et Bruno pro-
voque une inhibition irréversible et douloureuse dans leur rencontre avec le
monde et avec les filles en particulier. Michel ne se sert de sa bite que pour
pisser. Bruno, lui, se masturbe en rêvant de fellations. Ni dialogue, ni échange
avec aucune fille. Le roman suggère donc avec insistance que la qualité de la
socialité primaire dépend étroitement de la reconnaissance accordée à l’enfant
par ses parents.
On assiste à rupture sur rupture dans la cascade des générations. La
génération des grands-mères, reniées par leurs fils et filles, est en voie
d’extinction. Elle jouit de toute la sympathie nostalgique de notre romancier :
De tels êtres humains historiquement ont existé […] qui travaillaient toute leur vie
uniquement par dévouement et par amour, qui donnaient littéralement leur vie aux
autres dans un esprit de dévouement et d’amour ; qui n’avaient cependant nullement
l’impression de se sacrifier. […] En pratique, ces êtres humains étaient des femmes (p.
115-116).
La perte est sans prix car l’amour maternel est la seule trace de dévouement et
d’altruisme dans la nature animale (p. 205). Deuxième rupture et deuxième
conflit de générations : les enfants du libéralisme sexuel, ayant rompu avec
leurs géniteurs, rompent ensuite avec leurs propres enfants, lesquels répondent
à l’indifférence par la haine.
L’attitude de Michel et Bruno devant l’agonie de leur mère a tout d’un
« Crève salope ! » hurlé en réponse au « Familles, je vous hais ! » dont ils ont
Houellebecq du côté de Rousseau 133
De quelques photos
Des textes émouvants ont été écrits par Proust, Barthes et Houellebecq à
propos du lien de filiation perdu ou retrouvé en contemplant une photo-
graphie. On a déjà fait allusion au passage que Proust a intitulé Les intermittences
du cœur. Le narrateur y retrouve le souvenir de sa grand mère grâce à une
expérience de mémoire involontaire et se souvient d’une photo qu’elle avait
voulu faire faire d’elle-même, se sachant condamnée, pour laisser ce portrait à
son petit fils. Mais elle apparaît sur la photo « comme une bête qui se croirait
choisie et désignée », le visage « comme souffleté par la maladie ». Le jeune
homme, souvent indifférent, s’écrie ému : « Elle était ma grand mère et j’étais
son petit fils ». Roland Barthes, lui-même en deuil de sa mère, renvoie à ce
texte dans son ultime livre, La chambre claire, et raconte comment un soir de
novembre, désormais seul dans l’appartement, il rangea des photos à la recher-
che de la défunte, mais qu’il ne la retrouva « que par morceaux », jusqu’au
moment où il retrouva « l’air » de sa mère véritable sur une photo ancienne,
cartonnée, les coins mâchés, d’un sépia pâli : elle avait cinq ans. Tout le con-
traire de Houellebecq !
On se souvient de la scène bien gênante où le héros reluque le sexe de
sa mère surprise dans son sommeil les cuisses entrouvertes auprès d’un amant
de passage, et de la scène non moins pénible de l’agonie de cette mère. Voilà ce
qui tient lieu de photos de la mère chez Houellebecq ! Par contre, à plusieurs
reprises, ses lamentables héros devenus adultes mettent la main par hasard sur
une photo de leur propre enfance. Michel déprimé est resté couché deux
semaines entières à contempler le radiateur situé à gauche de son lit en se
demandant comment une société pouvait subsister sans religion. Sans Dieu,
sans famille et sans amour, les hommes deviennent des particules. Puis, il
repense à son enfance heureuse, en tombant, dans le tiroir de la table de nuit,
sur une « petite photo carrée en noir et blanc où il tenait l’arrosoir sous la
surveillance de sa grand mère » (p. 202). Un autre soir de dépression, à qua-
rante ans, « il retrouva une photo, prise à son école de Charny ; et il se mit à
pleurer. Assis à son pupitre, l’enfant tenait un livre de classe ouvert à la main. Il
fixait le spectateur, plein de joie et de courage ; et cet enfant, chose incom-
préhensible, c’était lui. L’enfant faisait ses devoirs, apprenait ses leçons avec un
sérieux confiant. Il entrait dans le monde, et le monde ne lui faisait pas peur ; il
se tenait prêt à prendre sa place dans la société des hommes. Tout cela pouvait
se lire dans le regard de l’enfant » (ibidem, p. 30).
134 Bruno Viard
d’amour6, plus conforme à ses théories, plus propre à constituer un pas vers cette
civilisation de la paix, de la fidélité et de l’amour qui constituait son but naturel. Le
parti communiste, seule force spirituelle capable d’être mise en regard de l’Eglise
catholique pendant ces années, combattit pour des objectifs presqu’identiques » (p.
69-70).
Houellebecq et Rousseau
7 Allan Bloom, L’amour et l’amitié, Paris, éd. de Fallois, 1996. Claude Habib, Le consentement
amoureux, Paris, Hachette, 1998.
Houellebecq du côté de Rousseau 137
Les anthropologues savent que la filiation humaine, ce flot cascadant des générations,
doit s’inscrire dans un système d’alliance aussi complexe que précis, liens que le
mariage avait pour vocation de créer. Il ne s’agit pas d’on ne sait pas quelle tradition
qu’il serait possible de récuser mais tout simplement du processus d’humanisation »
(p. 369).
La cause principale de la crise des banlieues (évoqué dans Plateforme) n’est autre
que l’éclatement de beaucoup de familles issues de l’émigration10. Or le
problème des banlieues n’est pas un autre problème : il est l’un des symptômes,
soumis à un fort grossissement, du mal qui mine la société française (et occi-
dentale) et dont la crise de l’école est une autre forme. Seule la famille est à
même d’assurer la structuration primaire de l’enfant : elle constitue aussi le
dernier recours avant le plongeon dans le cas des « sans domicile ». Houelle-
becq décrit avec une grande cruauté le sort des filles adeptes du « Familles, je
vous hais », qui ont eu 20 ans en 1968. Passé 40 ans, leur sex appeal en chute
libre laisse présager de longues années de solitude sexuelle et affective. Le
couple protège l’enfant ; il protège aussi la vieillesse et assure de posséder un
compagnon de lit. La crise des pensions pour raison démographique en est un
autre symptôme.
Les 10/17 ans ont bien conscience de tout cela, qui ont plébiscité en
masse Les Particules : le 04/02/99, Le Monde titrait ironiquement « Une généra-
tion politiquement correcte » le compte-rendu d’une enquête de l’IFOP révé-
lant que 92% des jeunes plaçaient la famille en tête de toutes les valeurs. Chat
échaudé craint l’eau chaude.
L’école pourrait être le sujet d’un prochain roman de Houellebecq. Bruno est
d’ailleurs prof de lettres, mais il a beau être agrégé, on se demande quel
contenu il est capable de transmettre à ses jeunes élèves, issus de l’émigration
ou non, et de quelle autorité il est capable de faire preuve. Si on prolonge en
pointillés les directions indiquées par Houellebecq, on devine que la crise de
l’autorité qu’on observe aujourd’hui dans la société en général et dans l’école en
particulier est un autre symptôme du mal qu’il diagnostique. Tout le monde sait
que l’autorité (par différence avec l’autoritarisme) n’est que l’autre face de
l’amour.
On retrouve ici le paradoxe dont nous sommes partis. Depuis 1968,
pour s’en tenir à cette date symbolique, les mêmes qui sont dirigistes en écono-
mie et parfois en politique, sont libéraux pour ne pas dire laxistes dans le
10 La fin des patriarches d’Afrique du nord explique largement la prolifération des sauva-
geons. Christian Jelen, juif laïc et républicain, a courageusement brisé un tabou et révélé
avant sa mort que ce ne sont ni l’urbanisme, ni les médias, ni le racisme, ni même le chô-
mage qui sont la vraie cause de la violence des banlieues, mais le délabrement de la famil-
le : « Les casseurs se recrutent parmi de petits groupes de Maghrébins issus de familles où
l’autorité parentale n’existe plus. Livrés à eux-mêmes depuis la petite enfance, ils sont en
échec scolaire et sans qualification professionnelle » (La guerre des rues. La violence et ‘les
jeunes’, Paris, Plon, 1999, p. 84).
Houellebecq du côté de Rousseau 139
sens, car Comte a par trop fait pencher la balance du côté holiste, celui des
devoirs sociaux, de l’altruisme, et laissé la portion congrue à la liberté indivi-
duelle et aux droits de l’homme. Notre position, comme il a été indiqué est que
le problème des temps modernes est de concilier la liberté et la solidarité, et
surtout de ne pas sacrifier l’une à l’autre13.
A propos de la pensée de Rousseau, Claude Habib nous paraît avoir écrit des
lignes qui résument aussi bien le meilleur de celle de Houellebecq : « Du jeu
concurrentiel résulte l’homme social, cet homme superficiel et plat, rongé par la
frustration, le ressentiment et l’envie. Rousseau en a laissé un tableau saisissant,
qui continue d’être évocateur aujourd’hui. Contre cette fatale expansion des
passions négatives, il en appelle à une politique régénérée, fondée sur les passions
douces. L’amour, le sentiment paternel et les affections familiales sont seuls
susceptibles de réespacer convenablement les hommes, en donnant à chacun
un bien à cultiver, à chérir, à défendre au besoin. La famille sera ce bien réel,
distinct des folles chimères de l’amour-propre »14.
Est-ce ringard ?
13 Voir sur ce thème nos 3 neveux, l’altruisme et l’égoïsme réconciliés, op., cit.
14 Op. cit., p. 134.