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L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON.

AUTOUR DE CLAUDE ROMANO


Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

L’expérience traumatique :
Emmanuel Levinas et Claude Romano

Si la phénoménologie s’intéresse au traumatisme, c’est d’abord dans la mesure où le


traumatisme résiste à la phénoménologie. À la limite même de toute expérience, de toute
mondanéité et de toute subjectivité, le traumatisme semble résister à toute prise descriptive ainsi
qu’à toute saisie compréhensive. C’est au creux de cet aveu qu’Emmanuel Levinas et Claude
Romano se rejoignent en un sens, nous permettant tous deux de penser une « expérience » de
l’inassimilable. En partant de certains passages de L’événement et le monde et d’Autrement
qu’être ou au-delà de l’essence, cette étude se propose donc tout d’abord d’éclairer la possibilité
d’une rencontre entre ces deux pensées, afin de mieux dégager la spécificité d’une approche
phénoménologique du traumatisme. Mais, pour nous permettre de dégager la structure typique
de l’expérience traumatique, ces deux approches ne s’en distinguent pas moins radicalement
dès lors qu’il s’agit de circonscrire le concept même de « traumatisme ». Alors que Romano
conçoit le traumatisme dans sa concrétude événementiale et l’emploie au sens étroit et clinique
d’un type insigne d’évènement susceptible de faire irruption dans l’histoire personnelle de
l’advenant, Levinas n’emploie jamais le concept de « traumatisme » que par voie de métaphore
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ou de comparaison, afin de décrire le « heurt » et le « choc », indissociables de toute épreuve


de l’altérité.
Pour être relativement présent dans l’œuvre lévinassienne, le concept de « traumatisme »
n’y est jamais véritablement thématisé — là même où Claude Romano dans L’événement et le
monde y consacre un paragraphe entier. Mais si Levinas n’explicite pas le concept de trauma,
« il est frappant de constater, remarque Rudolf Bernet, que toute tentative de résumer la
conception psychanalytique du traumatisme psychique rappelle le langage auquel Lévinas nous
a habitués1 ». Or, le traumatisme dans ce langage, semble moins désigner l’effraction d’un
évènement singulier inassimilable dans l’histoire personnelle d’un sujet, que l’effraction
inassimilable d’autrui, indissociable de toute relation sociale — effraction qui, de ce fait, se
meut en une « structure » constitutive de la subjectivité. Alors que l’événement traumatique
signe chez Claude Romano la défection de l’ipséité, il est chez Levinas la condition même du
« soi » — d’une ipséité qui survit de la fracture de l’identité. Il s’agira donc d’interroger tour à
tour la pertinence de ces deux conceptions événementielle et structurelle du trauma, dans
l’ambition, non pas de trancher en faveur de l’une de ces deux approches, mais d’en proposer
finalement une conception alternative qui, en privilégiant chez chacune certains aspects, espère
contribuer à l’ouverture de la description phénoménologique de la sensibilité, du monde et de
l’ipséité, à la possibilité insigne de leur propre déchirure. Pour nous permettre en un sens
d’expliciter l’« expérience » traumatique, Romano et Levinas ne pensent pas le traumatisme en
termes d’une « expérience » sensible à proprement parler. Ils ne le pensent pas comme modalité
insigne de notre rapport au monde – pas plus qu’ils ne nous pas permettent réellement de
redéfinir le monde depuis le trauma, comme monde « traumatisant » ou « traumatisé ». Le
traumatisme signe-t-il réellement la limite de l’« expérience », du « monde » et de la
« subjectivité », ou ne permet-il pas plutôt de les repenser depuis cette possibilité insigne, qu’est
celle de leur propre impossibilité ? La thèse que cet article se propose finalement d’esquisser
en partant de la confrontation de ces deux pensées du trauma, est celle d’après laquelle, loin de
signer l’échec de la mondanéité comme de l’ipséité en marquant la limite de toute description
phénoménologique, le traumatisme en révèle bien plutôt une dimension oubliée, plus sensible
que toute sensibilité, au-delà de tout pouvoir et de toute identité.

1. Le traumatisme et la phénoménologie

1
R. Bernet, « Le sujet traumatisé », in Revue de Métaphysique et de Morale, Avril-juin 2000, n°2, p. 143.
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Avant d’entrer plus avant dans notre sujet, commençons par une affirmation d’ordre
méthodologique quant à la spécificité d’une approche phénoménologie du traumatisme. Si la
phénoménologie n’est pas une étude de cas et ne fournit pas elle-même d’exemples
d’expériences traumatiques, si elle n’est pas comme Merleau-Ponty le dit de la psychanalyse
un « trésor d’expérience »2, elle ne permet pas moins d’en renouveler la lecture en s’efforçant
d’en expliciter l’essence. En somme, si la phénoménologie peut contribuer à instruire notre
compréhension du traumatisme, c’est en le considérant comme un type spécifique
d’« expérience », susceptible d’être décrit en sa structure typique ou en sa structure d’essence.
Une première affirmation qui pourrait sembler surprenante, dès lors que Claude Romano et
Levinas partagent une même réticence à employer le langage eidétique. Alors que Levinas
affirme l’irréductibilité d’autrui à son essence, et dit dans Autrement qu’être avoir réussi à éviter
le langage eidétique3, Claude Romano distingue l’expérience « eue » qui se répète et se laisse
décrire en ses invariants, de l’expérience « faite » qui, comme l’expérience traumatique,
échappe par principe à toute variation eidétique4. Unique et irrépétable, le traumatisme ne se
laisserait pas décrire en ses invariants. Mais peut-on déduire du caractère irrépétable de
l’événement traumatique, l’impossibilité d’en dégager des invariants structurels ? D’où sa
description, celle-là même qui le dit « unique » et « irrépétable », tiendrait-elle sans cela sa
validité ? Maintenir l’unicité du traumatisme — son caractère « exceptionnel » — tout en
maintenant la possibilité d’une explicitation qui touche à l’essence invariante de cette
expérience-limite, c’est simplement devoir distinguer l’événement traumatisant de l’expérience
traumatique. Si l’événement en son irréductible singularité ne peut être répété, l’expérience elle,
peut l’être. Cette réticence à employer le langage eidétique pour décrire le trauma, n’en est pas
moins fondée dans l’essence même de cette expérience. Si bien que l’unicité de l’événement
traumatique, son irréductible singularité, désigne justement l’un des caractères structurels de
son expérience. N’est-ce pas d’ailleurs en ce qu’elle est une science de l’essence, que la
phénoménologie comme le dit Binswanger, intéresse la psychiatrie5 ? C’est l’explicitation de
certains de ces invariants que permet dans un premier temps la rencontre de ces deux
conceptions phénoménologiques du traumatisme. Pour autant tout d’abord qu’elles sont deux

2
Voir la préface de M. Merleau-Ponty à l’ouvrage de A. Hesnard, L’œuvre de Freud, Payot, Paris, 1960, p. 5.
3
E. Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, Kluwer Academic, 1971, p. I-II, (cité TI) ;
E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, Kluwer Academic, 1974, p. 9, (cité AE).
4
C. Romano, L’événement et le monde, PUF, 1998, p. 194-195, (cité EM). Sur le statut de l’essence dans la
description phénoménologique, voir les développements ultérieurs de Romano, dans Au cœur de la raison, la
phénoménologie, Gallimard, Paris, 2010.
5
L. Binswanger, « De la phénoménologie », in Introduction à l’analyse existentielle, trad. J. Verdeaux et R. Kuhn,
Les éditions de minuit, 1971, p. 87.
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pensées de l’événement qui, explicitement ou non, mettent en cause l’exclusivité du schéma


intentionnel pour toute description de l’expérience et de ses différents régimes de
phénoménalité.
Comme l’écrit Jankélévitch, cité par Claude Romano dès l’ouverture de son chapitre
introductif, « on ne dit de l’événement, ni qu’il est ni qu’il n’est pas, mais seulement qu’il arrive
ou survient6 ». Si, l’herméneutique événementiale de Claude Romano se déploie d’abord en
confrontation avec les ontologies classiques et heideggériennes, elle n’est pas sans bouleverser
implicitement la théorie husserlienne de l’intentionnalité qui repose elle aussi sur le primat
ontique de la chose, sur l’événement même de son surgissement. Les choses ne pourraient être
visées si elles n’étaient pas avant d’advenir — la possibilité même d’une visée intentionnelle
reposant sur la priorité du substrat ontique sur son changement. À l’inverse, l’effort qui consiste
à penser « l’événement avant toute chose7 » et achève de le désubstantialiser, interdit la
possibilité d’une visée susceptible de le devancer, et lui restitue sa part importante
d’imprévisibilité – de même qu’il inverse la position du sujet, de la visée à l’être-concerné.
L’événement se produit avant toute visée. C’est à partir de lui-même que se montre l’événement
et non à partir de l’acte d’une conscience intentionnelle. Comme le dit Claude Romano du fait
intramondain, « c’est seulement en vertu de sa présence que l’événement peut précisément
surgir avec l’ ‘‘indépendance’’ qui lui est propre à l’égard de tout ‘‘faire’’ proprement humain :
qu’il peut se produire lui-même à partir de lui-même et apparaître ainsi tel qu’en lui-même, il a
eu lieu ; qu’il peut être, rigoureusement, ‘‘phénomène’’8 ». Non seulement l’événement
survient-il de manière générale, à partir de lui-même, mais il est des événement insignes qui,
en outre, surviennent en nous affectant au cœur même de notre histoire et de notre identité.
C’est là le sens proprement événemential de l’événement que de me mettre en jeu « moi-même,
dans mon insubstituable ipséité9 ». Loin d’être visés, anticipés, ou devancés, ces événements
m’adviennent ou m’échoient : « ‘‘Événements’’ au sens ‘‘propre’’, puisque étymologiquement,
‘‘événement’’ vient du latin evenire, qui ne signifie pas seulement ‘‘arriver’’, ‘‘se produire’’,
‘‘se réaliser’’, ‘‘s’accomplir’’, mais également ‘‘échoir’’ : alicui, à quelqu’un10 ». Loin de se
laisser réduire au corrélat intentionnel d’une visée, l’événement nous est adressé, et ne peut être
qu’insubstituablement éprouvé.

6
EM, p. 5.
7
Ibid., p. 8.
8
Ibid., p. 42. Voir aussi p. 70.
9
Ibid., p. 44.
10
Ibid., p. 44-45.
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La thématique de l’événementialité n’est pas étrangère à l’œuvre lévinassienne. Dans


les sections de Le temps et l’autre intitulées « L’événement et l’autre » et « Autre et autrui », la
relation à autrui est décrite par Levinas comme cette situation où l’événement arrive à un sujet11.
C’est un mouvement qui « part de l’autre », écrira Levinas dans Totalité et infini12. Bien que le
concept même d’« événement » ne soit plus ensuite employé, l’« expérience » d’autrui continue
à relever d’une inversion radicale de l’intentionnalité, de la visée à l’être-exposé, dans laquelle
autrui survient avant toute intention. Rencontrer autrui, ce n’est pas le viser, c’est être approché
par lui, visité. Et la radicalité de cette inversion tient à son irréversibilité : impossible de rendre
cette visite. Si la rencontre d’autrui semble bien relever d’un « événement », il ne s’agit pas
d’un événement parmi d’autre, auquel il serait possible de réagir, ou qu’il suffirait d’intégrer
au cours du monde et au fil de nos identités. Si autrui survient avant toute visée, à Levinas de
préciser qu’il survient tel « un événement que nous n’assumons plus13 ». Et qu’est-ce que cet
événement inassumable, si ce n’est un traumatisme à proprement parler ? « Cette fin de maîtrise,
écrit Levinas, indique que nous avons assumé l’exister de telle manière qu’il peut nous arriver
un événement que nous n’assumons plus, pas même de la façon dont, toujours submergé par le
monde empirique, nous l’assumons par la vision. Un événement nous arrive sans que nous
ayons absolument rien ‘‘a priori’’, sans que nous puissions avoir le moindre projet, comme cela
se dit aujourd’hui14 ». S’il n’est pas encore question dans ce texte de Levinas du concept même
de « traumatisme », il en sera question dans ses textes plus tardifs : L’humanisme de l’autre
homme (1972), Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974), et De Dieu qui vient à l’idée
(1982). L’emploi de plus en plus fréquent de ce concept étant concomitant selon nous de
l’assomption par Levinas de la dimension offensive de ce régime de phénoménalité, de la
violence de cette rencontre de l’altérité, encore pensée dans Totalité et Infini en termes d’une
résistance qui éveille la conscience sans même la heurter15. À la croisée de ces deux moments
de l’œuvre lévinassienne, le traumatisme désignerait cet événement insigne qui survient à un
sujet qui ne l’assume pas.
Et n’est-ce pas en ces termes précisément qu’il est défini par Claude Romano ?
L’événement, en son sens événemential, est instaurateur du monde comme du soi. Il

11
E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 65, (cité TA).
12
TI, p. 213.
13
TA, p. 62.
14
Ibid.
15
TI, p. 215 : « La ‘‘résistance’’ de l’autre ne me fait pas violence » ; Ibid., p. 223 : « Cette présentation est la non-
violence par excellence ».
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« reconfigure à chaque fois le monde pour celui à qui il survient16 ». De même instaure-t-il
l’advenant lui-même - l’advenant n’étant autre que celui qui s’advient à lui-même à partir
d’événements17. Mais l’advenant ne s’advient pas à lui-même passivement. Outre la
« passibilité » ou l’ouverture à l’événement, l’ipséité implique en son sens événemential la
possibilité même de se l’« approprier18 ». Plus encore que la « capacité » d’éprouver ce qui lui
arrive19, l’advenant se définit comme la capacité même d’en répondre. C’est là tout l’objet du
§15 de L’événement et le monde, intitulé « Ipséité et responsabilité » : « La responsabilité est
la possibilité, pour l’advenant, de répondre de sa passibilité20 ». Pareille « réponse » impliquant
l’« appropriation » de l’événement, ou son « intégration » à un projet de monde déterminé. Or,
c’est bien la possibilité de répondre de l’événement, de l’intégrer ou de se l’approprier, qui se
trouve inhibée par l’événement traumatique. Si tout événement dit Claude Romano, est d’abord
en lui-même inassumable21, et que l’ipséité se définit justement comme la possibilité de
répondre de ce qui ne peut pas être assumé, il convient pourtant de distinguer l’inassumable
dont nous pouvons encore répondre, de l’inassumable qui inhibe toute possibilité pour le sujet
de répondre de ce qui lui arrive, le destituant ainsi de toute responsabilité. Si tout « événement »
est déjà en lui-même bouleversant, ce bouleversement n’est pas sans instaurer un nouvel ordre,
depuis la capacité qu’a l’advenant d’y répondre en se transformant. Le traumatisme ne
bouleverse le monde au contraire, qu’en l’anéantissant. Il inhibe la possibilité même de sa
ressaisie, interdisant a priori toute réponse appropriante, comme toute intégration à un horizon
plus large de sens.
Inassumable et inassimilable, le traumatisme l’est de par son irréductible extériorité —
cette extériorité n’étant autre d’abord que celle de sa « frappe » ou de son caractère
irrémédiablement imprévisible et surprenant. Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud
définissait le traumatisme comme cet « état qui survient quand on tombe dans une situation
dangereuse sans y être préparé22 ». Lacan dans son premier séminaire sur Les écrits techniques
de Freud, rappelle l’expression freudienne de Prägung pour définir la frappe « de l’événement
traumatique originatif23 ». C’est parce que je ne suis pas encore muni de défenses contre une

16
EM, p. 60. Voir aussi p. 69 : l’événement est « instaurateur-de-monde pour l’advenant ».
17
Ibid., p. 73.
18
Ibid., p. 125-126.
19
Ibid., p. 75 : « L’humanité est la ‘‘capacité’’ de faire l’épreuve insubstituable de ce qui nous arrive ».
20
Ibid., p. 127.
21
Ibid., p. 128. L’événement est « inassumable » car excédant « de part en part la subjectivité », Ibid., p. 133, et
faisant de l’ipséité la possibilité pour le sujet de répondre de ce qui l’excède.
22
S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, trad. J. Altounian, A. Bourguignon, O.
Bourguignon, A. Cherki, P. Coter, J. Laplanche, J-B. Pontalis, A. Rauzy, Editions Payot, 2001, p. 56.
23
J. Lacan , Séminaire I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, Collection Points, p. 295.
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telle frappe, qu’elle m’atteint contre toute attente, avec une telle violence. Ou, comme le dit
Simon Critchley dans son article, « The Original Traumatism : Levinas and Psychoanalysis »,
« Pour Freud, le trauma est un concept économique et réfère à une cathexis massive de stimulus
externe qui rompt le bouclier du système de la conscience perceptive ou de l’ego. Le trauma est
un choc et une surprise totale (...) En termes lacaniens, le trauma est l’affect subjectif ou le
contact avec le Réel. C’est l’ouverture de l’ego à une extériorité qui bouleverse son unité
économique24 ». Après Freud, Claude Romano souligne le « facteur surprise » du traumatisme25.
Il rappelle à cet égard le sens étymologique du « τραῠμα » qui, en grec, « signifie d’abord
blessure, et plus précisément blessure par effraction26 ». L’événement traumatique advient « par
surprise, se dérobant à toute prise et déjouant toute protection27 ».
Et comment ne pas penser également au motif lévinassien de l’imprévisibilité du
traumatisme de la venue d’autrui ? Décrite en termes réactifs par Totalité et Infini28,
l’imprévisibilité d’autrui, devient dans Autrement qu’être, celle de son assaut. Levinas parle
bien lui aussi de la « frappe29 » d’autrui qui me surprend avant toute intention. « Le prochain
comme autre ne se laisse précéder d’aucun précurseur qui dépeindrait ou annoncerait sa
silhouette (...) S’absolvant de toute essence, de tout genre, de toute ressemblance, le prochain,
premier venu, me concerne pour la première fois (...) dans une contingence excluant l’a priori.
Ne venant confirmer aucun signalement à l’avance délivré (...) Le prochain me concerne avant
toute assomption, avant tout engagement consenti ou refusé30 ». Comme un traumatisme, la
venue d’autrui précède à ma saisie et l’interdit. Comme un traumatisme, autrui me visite avant
que j’aie pu m’en protéger, et c’est en cela qu’il est susceptible de venir me blesser. Levinas,
dans Autrement qu’être, emploie le concept d’« immédiateté » pour désigner la frappe de
l’altérité qui, plus que de précéder à toute visée, précède à l’essence même de la conscience.
« L’immédiateté, écrit Levinas, est cette vulnérabilité31 ». Si Levinas emprunte à la
psychanalyse son concept de « traumatisme » pour décrire cette expérience de l’altérité, c’est
peut-être en partie pour mieux désigner l’imprévisibilité de sa frappe et la vulnérabilité à

24
S. Critchley, « The Original Traumatism : Levinas and Psychoanalysis » in Ethics-Politics-Subjectivity, Verso,
London-New York, 1999, p. 191.
25
Voir aussi à ce propos Maldiney citant Straus quant à l’« Erstmaligkeit » ou le caractère de « première fois »
comme « dimension constitutive » de l’événement : « Il en reconfigure intérieurement l’incomparable nouveauté ».
H. Maldiney, « Événement et psychose », in Penser l’homme et la folie, Editions Jérôme Millon, 2007, p. 190.
26
EM, p. 149.
27
Ibid.
28
TI, p. 215. C’est « l’imprévisibilité même de sa réaction » qu’autrui peut m’opposer.
29
AE, p. 141 : « Le prochain me frappe avant de me frapper comme si je l’avais entendu avant qu’il ne parle ».
30
Ibid., p. 137-138.
31
Ibid., p. 121.
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laquelle elle est susceptible de nous vouer — l’imprévisibilité d’une frappe qui nous atteint
avant toute protection, nous acculant à de l’invivable et nous privant de la possibilité de nous y
dérober.
L’événement traumatique jouit, qui plus est, d’une extériorité non résorbable. D’où son
caractère inassimilable32. L’extériorité depuis laquelle le trauma nous atteint pour la première
fois, l’essentielle hétérogénéité de l’affection traumatique qui tient d’abord à son
imprévisibilité, ne se laisse pas intérioriser. D’où son intérêt dans la quête lévinassienne d’une
extériorité qui, contrairement à celle du monde, ne se laisse pas inverser en une intériorité -
d’une souffrance qui ne se laisse pas inverser en jouissance. Être traumatiquement commandé,
c’est être « ordonné du dehors33 ». Et n’est-ce pas en ce sens également qu’il faut dire avec
Claude Romano que l’événement traumatique ne saurait être « approprié » par celui qui s’en
trouve frappé ? « Le traumatisme est un événement que nous ne pouvons pas faire nôtre »34 -
un événement que nous ne pouvons pas intégrer au fil historique de notre identité, et depuis
lequel il n’est pas possible de réarticuler le monde en ses possibilités. Inassimilable,
l’événement traumatique interdit bien plutôt « toute transformation de soi à soi, toute
expérience, figeant l’aventure humaine et empêchant l’advenant de s’advenir35 ». « Coupant le
fil de la conscience », comme l’écrit Levinas, le traumatisme ne s’y laisse pas intégrer36.
Et c’est au monde lui-même que le traumatisme ne se laisse pas intégrer. Au « monde »
entendu tout d’abord en son sens « événementiel » de l’« unité articulée de sens à partir de
laquelle cet événement peut être compris37 ». L’événement traumatique, comme le dit
Binswanger, n’a pas sa « place » dans le monde et ne pouvant « entrer dans ce projet-de-
monde », « reste pour ainsi dire, toujours en dehors38 ». Inassimilable, le traumatisme ne se
laisse pas intégrer au « monde » comme à un horizon de sens préalable. Pas plus ne se laisse-t-
il intégrer à un « monde » compris au sens « événemential » cette fois, de ce nouvel horizon de
sens instauré par l’événement. Si l’événement traumatique ne se laisse pas intégrer au
« monde » comme à l’horizon de sens instauré par l’événement, c’est au sens simplement où il
ne l’instaure pas. Entendu en son sens événemential, le traumatisme bouleverse le monde sans

32
Lacan définit lui aussi le traumatisme comme « l’inassimilable ». Voir J. Lacan, Séminaire XI, Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 65.
33
AE, p. 139.
34
EM, p. 148.
35
Ibid., p. 150.
36
AE, p. 175.
37
EM, p. 47.
38
L. Binswanger, Analyse existentielle, psychiatrie clinique et psychanalyse, trad. fr. Roger Lewinter, Paris,
Gallimard, 1996, p. 69.
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l’instaurer de nouveau. Il est de ces événements qui, plus que de ne correspondre à aucun projet
de monde élaboré, comme l’écrivait déjà Levinas39, anéantissent la possibilité même d’en
former.
Seulement, l’extériorité de l’événement traumatique n’est pas synonyme pour
l’advenant d’« insensibilité » - comme c’est par exemple le cas dans l’affection mélancolique
où le monde devient trop étranger pour continuer à nous concerner40. Autre manière de dire
avec Levinas que l’absolue différence avec laquelle l’événement traumatique vient nous
frapper, n’est pas synonyme d’indifférence - que « la différence est non-indifférence41 ». Pour
rester absolument extérieur, le traumatisme ne nous atteint pas moins dans une absolue
proximité. Cette « proximité » n’a rien d’une proximité spatiale ou d’une simple absence de
distance. « La proximité, comme l’écrivait déjà Heidegger en un tout autre contexte, ne consiste
pas dans le peu de distance42 ». La proximité depuis laquelle il est possible de définir la frappe
traumatique de l’extériorité n’est pas une simple « contiguïté » comme le dit Levinas43, mais la
« proximité absolue du terrifiant » qui, comme l’écrit Claude Romano, « désigne un
enveloppement sur le mode de l’obsession44 ». Et, plus que de désigner la présence « sans-
distance » d’une atmosphère ou d’une ambiance, la proximité chez Claude Romano semble
désigner la manière dont nous sommes nous-mêmes intimement concernés par un événement.
« À la différence de la peur qui reçoit toujours son sens d’une menace étrangère, l’effroi procède
ainsi d’une menace ‘‘intérieure’’, et d’une menace telle en vérité, que c’est l’ipséité même qui
y est en jeu »45. Le traumatisme est cet événement inassimilable, où pourtant il en « retourne de
moi-même en mon ipséité insubstituable46 ». Non pas « extériorité » de l’advenant par rapport
à l’événement dont il prend connaissance, mais « extériorité » de l’événement traumatique lui-
même qui vient frapper l’advenant au cœur même de son ipséité, jusqu’à l’assujettir
complètement. C’est à cette occasion que Claude Romano peut rappeler l’expression freudienne
selon laquelle, « impossible à assimiler », le traumatisme « devient un véritable ‘‘corps étranger
interne’’47 ». Et qui mieux que Levinas aura pensé l’effraction de l’intériorité par une extériorité

39
TA, p. 62.
40
Sur le phénomène mélancolique de l’éloignement, voir, H. Maldiney, Penser l’homme et la folie, op.cit., p. 17 ;
p. 69-70.
41
AE, p. 133.
42
M. Heidegger, Essais et conférences, « La chose », trad. A. Préau, Gallimard, 1958, p. 194. Heidegger ajoute
alors que « petite distance n’est pas encore proximité. Grande distance n’est pas encore éloignement ».
43
AE, p. 129.
44
EM, p. 149.
45
Ibid., p. 151.
46
Ibid.
47
Ibid., p. 148.
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inassimilable ? N’est-ce pas en ce sens justement qu’il est chez Levinas question de
« proximité » ? La proximité désigne un contact avec l’extériorité – une « inquiétude » ou un
« dérangement » par de l’absolument différent48. C’est l’expérience hétéronome d’une absolue
extériorité qui vient bouleverser la trame tranquille et régénérante de l’intériorité. Le
traumatisme est déjà en lui-même, proximité — la proximité d’une extériorité inassimilable qui
fait effraction au cœur même de l’intériorité en en brisant la douce continuité. Loin d’être
synonyme de distance ou d’indifférence, cette extériorité irrésorbable vient donc nous
concerner dans une absolue « proximité », nous arrachant à nous-mêmes et nous laissant choir
dans l’impuissance ou dans la passivité.
Résumons. Si le concept de « traumatisme » ne sert à Levinas qu’à désigner l’expérience
de l’altérité, le langage employé à la description de cette expérience ne nous permet pas moins
à certains égards d’approfondir notre compréhension du « traumatisme » comme la proximité
absolue d’une irréductible extériorité qui vient nous frapper de son imprévisibilité. Ces trois
motifs de l’imprévisibilité, de l’extériorité et de la proximité, sont explicitement thématisés par
Claude Romano - jusqu’à pouvoir être érigés au rang d’invariants structurels de cette
expérience-limite qu’est l’expérience traumatique. C’est en l’explicitation approfondie de ces
divers invariants que consisterait le propre d’une approche phénoménologique du traumatisme.
Et, plus que de se laisser expliciter par la phénoménologie, la possibilité d’une expérience
traumatique contribue bien plutôt à en renouveler la conceptualité. De même que
l’ « expérience » se voit élargie par Levinas au-delà de la seule saisie intentionnelle ou
compréhensive, à la « passivité de l’exposition à la souffrance49 », l’« expérience » se voit
élargie par Claude Romano à cette « épreuve » inassimilable de laquelle je ne peux plus même
répondre. Plus qu’elle ne permet à la phénoménologie de penser sa propre limite — la limite de
l’expérience, de la phénoménalité comme de l’ipséité —, la rencontre de ces deux conceptions
phénoménologiques du trauma permet à la phénoménologie de la repousser et d’ouvrir un
champ de recherches qui, aujourd’hui encore, reste relativement peu défriché – celui de
l’expérience en son impossibilité.

2. Le traumatisme : événement et structure

48
AE, p. 131.
49
Ibid., p. 65.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

Pour ouvrir un même champ de recherches phénoménologiques, ces deux approches ne


s’en distinguent pas moins radicalement dès lors qu’il s’agit de circonscrire le concept même
de « traumatisme » et le type d’extension dont il jouit. Claude Romano n’emploie ce concept
qu’afin de désigner ce type exceptionnel d’« évènement », susceptible ou non de faire irruption
dans l’histoire personnelle de l’advenant. En outre, cet évènement qu’est le trauma n’est jamais
conçu que depuis le rôle qu’il joue dans « certaines formes de psychoses ou dans certaines
névroses50 ». En cela, la conception qu’en propose Claude Romano rappelle la concrétude de
celle, freudienne, du traumatisme comme accident ou des traumatismes de guerre51, et s’appuie
plus directement sur des études psychiatriques de cas comme celles de Binswanger sur la
schizophrénie. En ce sens relativement étroit du « traumatisme », n’est pas traumatisé qui veut !
Mais, si ce premier sens a le mérite de conserver l’acception clinique première du trauma et de
préserver ce terme des risques d’une « banalisation » qui frappe de temps à autres certains
concepts psychiatriques et psychanalytiques, ne nous empêche-t-il pas par ailleurs d’étendre ce
concept au-delà du pathologique, à une possibilité de l’expérience en général ? D’y voir une
menace qui sévirait au cœur même de l’expérience dite « normale » ?
Loin de Levinas l’idée d’employer le concept de traumatisme dans sa concrétude
évènementielle, historique ou psychiatrique, au sens littéral de cet événement singulier qui
pourrait ou non venir nous frapper de son irréductible extériorité. Levinas n’emploie jamais le
concept de « traumatisme » que par voie de métaphore ou de comparaison, afin de décrire le
« heurt » et le « choc » relatifs à l’intrusion d’autrui dans mon champ de perception. « L’Autre
intervient comme traumatisme ; c’est là sa manière propre52 ». Il s’agit moins pour Levinas de
traiter de traumatismes irrécusables déterminés, que de comprendre ce qui, « comme » un
traumatisme, peut être irrécusable et ce à quoi nous sommes pourtant exposés53. Le traumatisme
désigne chez Levinas l’effraction inassimilable d’autrui qui, indissociable de toute relation
sociale, se meut en une « structure » constitutive de l’ipséité. Conçu comme l’« autre-dans-le-
même », le soi est structurellement traumatisé, constitué en son cœur même par une irréductible
extériorité.

50
EM, p. 149.
51
Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud parle des « évènements » susceptibles d’engendrer l’état de
« névrose traumatique » en termes d’ « accidents » : de « graves commotions mécaniques », de « catastrophe de
chemins de fer », « et d’autres accidents mettant la vie en danger ». Et, la guerre qui s’achève juste au moment où
Freud rédige ce texte, a provoqué dit-il « un grand nombre d’affections de ce type ». C’est pourquoi Freud parle
directement de « névroses de guerre » - nommant ainsi la névrose du nom de son « évènement » traumatisant, S.
Freud, Essais de psychanalyse, op. cit., p. 55.
52
E. Levinas, Dieu, la mort et le temps, éd. J. Rolland, Éditions Grasset et Fasquelle, 1993, p. 167, (cité DMT).
53
Voir par exemple E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 74, (cité HAH):
« irrécusable comme un traumatisme » ; DMT, p. 167 : l’autre intervient « comme traumatisme ».
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

Ainsi cette première divergence relative à l’extension du concept de « traumatisme »,


trahit-elle une divergence plus profonde. Si Claude Romano et Levinas s’accordent sur certains
caractères essentiels de l’expérience traumatique, ils s’éloignent dès lors qu’il s’agit de
circonscrire la place de cette expérience-limite dans l’« expérience » en général. Deux
conceptions du « traumatisme » semblent ici s’opposer : celle strictement « événementielle »
pour laquelle le traumatisme est cet événement exceptionnel qui peut ou non faire irruption
dans notre histoire personnelle, signant la limite de toute « expérience » ; et celle « structurelle »
pour laquelle le traumatisme est cet événement qui, « en apparence » accidentel pour reprendre
l’expression lacanienne54, marque nécessairement l’expérience et la subjectivité du sceau de
son impossibilité. Si les deux approches s’accordent pour penser la dimension « accidentelle »
du trauma, au sens du caractère imprévisible ou contingent qu’il prend pour l’advenant, la
première lui refuse le statut d’événement structurant. Que Claude Romano ne thématise pas la
dimension « structurelle » du trauma, s’explique d’abord depuis la définition qu’il donne de
« l’événement » lui-même, comme ce qui ne s’intègre pas au système préalable que le sujet
forme avec son monde mais le bouleverse et le reconfigure. Mais le traumatisme jouit qui plus
est de cette événementialité exceptionnelle qui consiste à bouleverser irréversiblement l’ordre
des choses, sans le reconfigurer. Non seulement n’est-il pas selon Claude Romano
d’« expérience » du traumatisme à proprement parler55, mais cette « non-expérience » marque
bien la fin de l’« expérience » elle-même, ici définie comme la possibilité pour l’advenant de
continuer à s’advenir à lui-même. Le traumatisme signe la « défaite de l’ipséité » et ne laisse
subsister au-devant de lui qu’une « vie arrêtée », marquée par l’impossibilité de toute nouvelle
événementialité. De même que l’ipséité définie comme la capacité pour l’advenant de répondre
de ce qui lui arrive, ne peut que succomber au traumatisme56, le « monde » défini depuis son
concept événemential, « ne se mondanise plus et s’effondre »57. Mais pourquoi parler avec
Freud du trauma comme d’un « corps étranger interne », si ce n’est pas pour redéfinir
l’intériorité depuis l’inhérence de cette extériorité ?
À mi-chemin entre cette approche du trauma, et celle, lévinassienne, l’on trouve celle
de Binswanger et de l’analyse existentielle qui s’efforce de penser l’impact traumatique d’un
événement singulier depuis la catégorie structurelle qui régit le monde du patient. Binswanger
reprend à ce propos le cas d’une jeune patiente, prise d’une angoisse inexplicable à la patinoire,

54
J. Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., 1973, p. 65.
55
EM, p. 150.
56
Ibid., p. 150, p.155.
57
Ibid., p. 126.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

alors que le talon de sa chaussure reste coincé dans son patin. L’événement de la rupture d’un
talon, explique Binswanger, ne peut être traumatique que pour un sujet dont le monde est d’ores
et déjà construit sur la catégorie unique et contraignante de la continuité58. Ces catégories qui
structurent le projet-de-monde particulier d’un sujet, Binswanger va jusqu’à les comparer à des
formes a priori de la subjectivité : « De même que seules les formes a-prioriques ou
transcendantales de l’esprit humain font véritablement de l’expérience ce qu’elle est, de même
seule la forme de ce projet-de-monde crée la condition de possibilité pour que cet événement
sur la glace soit vécu par expérience, comme traumatisme59 ». Si les catégories sur lesquelles
repose le monde du patient ne sont pas selon Binswanger instaurées par l’événement
traumatique, c’est à son « occasion » - et pour autant qu’elles sont par lui bouleversées - qu’elles
se révèlent comme telles60. L’événement ne devient « traumatique » qu’au vu de la structure
même du projet-de-monde qui le précède, et sert ainsi à révéler les catégories sur lesquelles
repose ce projet-de-monde déterminé – de même que le traumatisme de la rupture révèle le
monde de la patiente comme reposant toute entier sur la catégorie contraignante de la continuité.
Et le traumatisme devient lui-même « structurant » dès lors que le monde du patient se voit
reconfiguré depuis lui, comme un monde d’« angoisses », de « phobies » ou de « persécution ».
Autant de phénomènes de « sécurisations » écrit Binswanger, visant à nous prémunir du
trauma61. Ainsi est-ce le monde lui-même qui, comme le sujet, se voit tout entier reconstruit
contre la répétition du trauma. Ce qui n’est pas sans éclairer déjà le paradoxe inhérent à
l’approche structurelle : cet événement inassimilable, irréductiblement extérieur à toute
structure, n’en est pas moins constitutif.
Reste un dernier pas à franchir pour rejoindre l’emploi lévinassien du concept de
« traumatisme » : celui qui nous mène de la structure déterminée d’un projet-de-monde
particulier, à la structure universelle constitutive de toute expérience comme de toute
subjectivité. Ces deux différents usages du concept de traumatisme apparaissent explicitement
dans ce même passage d’Analyse existentielle et psychanalytique freudienne, alors que
Binswanger distingue le « traumatisme » au sens de la portée qu’acquiert un événement
particulier dans l’histoire d’une personne déterminée, du « traumatisme » qu’est celui par
exemple de la naissance, vécu par tout un chacun et qui n’est pas générateur de pathologies. Et
c’est en ce second sens seulement qu’il est question chez Levinas de traumatisme – non pas du

58
L. Binswanger, Analyse existentielle et psychanalytique freudienne, op. cit., p. 69-70.
59
Ibid., p. 71.
60
Ibid.
61
Ibid., p. 72-76.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

traumatisme de la naissance, mais du traumatisme non moins constitutif de l’intersubjectivité.


C’est tout le projet d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, que de penser une subjectivité
« structurée comme l’autre dans le Même »62, au-delà de la coïncidence et de l’identité, qui
fasse exception à l’essence. L’arrachement traumatique se joue au cœur même de l’ipséité,
assurant son « identité dépareillée63 », son unicité « non assumée, non subsumée,
traumatique64 ». Et le traumatisme en vient à signifier le « soi » lui-même, au sens de la
« défection ou de la défaite de l’identité du moi »65. Ainsi n’est-ce plus seulement la brisure
d’un projet-de-monde particulier, mais bien l’ipséité elle-même qui peut être repensée dans ce
texte, depuis la catégorie de la « rupture », comme étant structurellement traumatisée -
structurellement constituée de cette extériorité inassimilable, impossible à assumer66. Ce n’est
plus la catégorie fondamentale du projet-de-monde qui précède le trauma, qui peut être pensée
comme forme a priori de l’expérience, mais bien le traumatisme lui-même. À ceci près que
l’aprioricité dont il jouit ne s’entend plus ici au sens kantien d’une structure a priori dont la
subjectivité serait toujours déjà constituée ; ni même au sens phénoménologique d’un a priori
de corrélation auquel la conscience correspondrait en son essence ; mais au sens d’un a priori
traumatique justement, inassimilable et constitutif à la fois, qui structure la conscience de
l’extérieur. Si pour Claude Romano, le traumatisme signe la défection de l’ipséité, il se fait
pour Levinas, la condition même du « soi » — d’une ipséité éthique qui survit de la fracture de
l’identité67.
Résumons. Ces deux conceptions du « traumatisme » divergent sur deux principaux
points. Du point de vue terminologique tout d’abord : employé par Claude Romano au sens
psychiatrique d’un événement pathogène survenant dans l’histoire particulière d’un sujet, il
n’est employé par Levinas qu’en un sens large et métaphorique, pour signifier cette
« expérience » d’une effraction radicale de l’extériorité qui survient de l’approche du prochain.

62
AE, p. 46. Voir aussi, p. 111, note 1 ; p. 176 ; p. 178.
63
Ibid., p. 10.
64
Ibid., p. 95.
65
Ibid., p. 31.
66
Ce qui n’est pas sans rappeler, comme l’explique bien Guy-Felix Duportail, la conception lacanienne du trauma
comme « nécessité de structure ». À ce sujet voir, G.-F. Duportail, Intentionnalité et trauma. Levinas et Lacan,
Paris, L’harmattan, 2005, p. 19 ; J. Lacan, Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil,
1986, p. 122 ; J. Lacan, Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op.cit., p. 65.
67
Ce sujet traumatisé, structuré en son cœur même d’une altérité, n’est autre pour Levinas qu’une subjectivité
éthique. De la divergence de ces deux approches, résulte donc un important désaccord quant à la question de
l’implication éthique du trauma. Notons simplement que, si pour Romano, le traumatisme inhibe toute possibilité
pour le sujet de répondre de ce qui lui arrive, le destituant ainsi de toute responsabilité, c’est pour Levinas la
responsabilité elle-même qui se laisse décrire « comme traumatisme » (Voir HAH, p. 74). Voir à ce propos notre
précédent article à ce sujet, P. Lorelle, « Levinas et Lacan : du traumatisme à l’éthique », Klesis, Revue
philosophique, 30, 2014, p. 70-78.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

Et du point de vue transcendantal ensuite, du rôle qui lui est accordé dans l’expérience : alors
que le traumatisme signe chez Claude Romano la fin de l’expérience et la défaite de l’ipséité,
c’est l’ipséité elle-même qu’il inaugure chez Levinas, se voyant ainsi érigé au rang d’une
catégorie fondamentale de la sensibilité, conçue comme expérience de l’altérité. Chacune de
ces deux approches du trauma présente des aspects cruciaux qui doivent être détachés des
projets philosophiques respectifs auxquels elles sont assujetties. Si l’approche événementiale a
pour grand intérêt de préserver toute la violence et la concrétude mondaine du « traumatisme »
- le propre du traumatisme étant justement de nous river à ce monde devenu désormais
impossible -, la radicalité et l’étroitesse de son sens réservé aux événements pathogènes
exceptionnels interdisent par là même de repenser l’expérience, le monde et l’ipséité, depuis la
persistance permanente de sa possibilité. Si l’approche lévinassienne et métaphorique du
traumatisme a pour mérite de l’élargir à une dimension de l’expérience à part entière et de
repenser depuis lui l’ipséité, cet usage a pour malheureux revers de perdre toute la violence de
la concrétude mondaine du trauma. Le traumatisme étant conçu comme « traumatisme de
la transcendance » et amené en dernière instance à désigner l’effraction en moi de l’idée de
Dieu, il est assujetti au projet philosophique plus large d’une pensée qui, par-delà le monde,
s’exposerait à la transcendance radicale d’une extériorité divine68. Si d’un côté la subjectivité
constitutivement traumatisée n’est autre chez Levinas que « sensibilité » — que la subjectivité
sensible à proprement parler — tout se passe pourtant comme si la sensibilité se jouait au-delà
ou en deçà du monde à proprement parler, toujours pensé par Levinas comme le déroulement
synchronique et régénérant d’une identité. Qu’il en signe l’échec ou qu’il en permette le
dépassement, le traumatisme se joue toujours en deçà d’une véritable modalité de notre rapport
au monde à proprement parler, et ne permet pas encore véritablement de le repenser.

3. L’expérience traumatique : l’ipséité et le monde traumatisés

« L’expérience, écrit Claude Romano citant Roger Munier, est au départ, et


fondamentalement sans doute, une mise en danger69 ». Mais, pour redéfinir l’expérience depuis
ce danger, comme une « épreuve nécessairement unique et insubstituable, en laquelle je suis en

68
DMT, p. 251 : « un traumatisme sous lequel l’idée de Dieu aurait été mise en moi ». AE, p. 33 : « Le problème
de la transcendance et de Dieu et le problème de la subjectivité irréductible à l’essence – irréductible à l’immanence
essentielle – vont ensemble ».
69
EM, p. 196.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

jeu moi-même et dont je ressors, à chaque fois changé70 », Claude Romano n’en continue pas
moins de la limiter à ma propre capacité d’affronter ce danger, de traverser cette épreuve et
d’en sortir chaque fois changé. Il n’est d’expérience que relativement à ma propre « capacité »
et dès lors que le « soi » succombe à ce risque qu’est l’expérience, il n’en est plus d’«
expérience » à proprement parler. Cette capacité de « traversée » qu’implique chaque fois la
possibilité d’une « expérience » n’est autre, en dernière instance, qu’une capacité de
« compréhension » — la capacité de se comprendre soi-même à l’aune de l’événement71 ou le
pouvoir de se l’approprier72. Ainsi n’est-il d’expérience selon Claude Romano que de
l’intelligible – quoique d’un intelligible qui s’arrache toujours sur le fond inépuisable d’une
incompréhension73. Or, qu’est-ce que le traumatisme si ce n’est justement cet événement
« inintelligible » que l’on ne peut pas faire sien et dont on ne se relève pas ? Cette épreuve
intraversable ou ce danger que l’on ne peut pas affronter ? Si la possibilité d’une expérience de
l’événement réside dans la possibilité de se l’approprier, il faut dire du traumatisme en effet
qu’il n’en est pas d’« expérience » à proprement parler. Mais pourquoi limiter l’expérience à
ce critère ? Si le trauma ne peut pas être intégré « après-coup » au cours de l’expérience, il n’en
est pas moins éprouvé « sur le coup ». Si intensément éprouvé justement qu’il ne peut pas être
« après-coup » réintégré. Aussi invivable soit-elle, la scène traumatique n’en est pas moins
« vécue » à proprement parler. Dès lors que l’on pense l’expérience comme une épreuve,
pourquoi ne pas l’élargir à cette épreuve intraversable ? N’est-ce pas en ce sens que Merleau-
Ponty, dans la préface à l’ouvrage de Hesnard sur L’œuvre de Freud, parle du refoulé comme
d’une « zone d’expérience que nous n’avons pas intégrée74 » ? Non seulement l’expérience
survit-elle à sa déchirure traumatique, mais il y a, qui plus est, une expérience de cette déchirure.
Simplement parce que l’expérience ne se laisse pas définir depuis ce critère trop étroit, de la
possibilité de sa propre ressaisie. Pas plus qu’elle ne se laisse définir depuis le critère de son
intégration rétrospective à la trame de notre expérience vécue. Le trauma relève bien d’une
expérience : d’une « expérience » de l’impossibilité de l’« expérience » définie en ce premier
sens. Si l’expérience est comme l’écrit Claude Romano « ce risque d’une exposition à ce qui
m’atteint en plein cœur »75, ne doit-elle pas comprendre également la possibilité de ne pas s’en
relever ? Loin d’en marquer la limite, la prise en compte de la possibilité d’une expérience

70
Ibid., p. 194-195.
71
Ibid., p. 200-201.
72
Ibid., p. 211.
73
Ibid., p. 208.
74
Voir de nouveau la préface de M. Merleau-Ponty à l’ouvrage de A. Hesnard, L’œuvre de Freud, op. cit., p. 5.
75
EM, p. 196.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

traumatique nous contraint à élargir l’« expérience » au-delà de ces événements qui se laissent
approprier par la capacité compréhensive d’un sujet. Ainsi s’agit-il de radicaliser les
caractéristiques de l’événementialité, pour les amener à comprendre la possibilité d’un
bouleversement plus radical encore. Sur les quatre « traits phénoménologiques de
l’événement » résumés par Claude Romano au §9 de L’événement et le monde, trois au moins
exigent d’être radicalisés : « 1. - son assignation univoque qui fait qu’en tout événement, je suis
en jeu moi-même en mon ipséité » ; « 2. - son caractère instaurateur-de-monde pour
l’advenant » ; « 3. - son anarchie constitutive selon laquelle, inexplicable, il fait néanmoins sens
dans l’aventure humaine76 ».

La première caractéristique de l’événementialité concerne le concept d’ « ipséité ».


Exposée au traumatisme, l’ipséité chez Claude Romano comme chez Levinas, est
essentiellement vulnérable. Le soi, chez Levinas, n’est pas comme la conscience
transcendantale « prémunie contre tout traumatisme77 ». De même que l’ipséité qui est en jeu
chez Claude Romano dans l’événementialité « est susceptible d’être perdue » et peut
« succomber au surcroît d’événements inassimilables »78. Seulement, si Claude Romano pense
avec Levinas la possibilité d’une défaite de l’ipséité, il ne repense pourtant pas la notion
d’ipséité depuis la possibilité même de cette défaite79. L’ipséité désigne non seulement ce qui
est « en jeu » dans l’événement, mais également la « capacité » de le traverser, de s’en sortir,
de s’y maintenir ou de s’en relever - non seulement ce qui est impliqué par l’événement mais
la capacité d’y faire face ou de se comprendre soi-même depuis ce qui nous advient80.
L’« implication » constitutive de l’événementialité implique la « capacité » de s’en ressaisir
pour se comprendre depuis lui. C’est de ce second critère qu’il faut épurer le concept
d’« ipséité » si l’on doit pouvoir la repenser comme ipséité traumatisée. À la question de savoir
ce qui subsiste de l’effondrement traumatique de l’ipséité, Claude Romano répond : un pur
« sujet », au sens d’un pur « assujettissement81 ». Subsiste donc un « sujet » qui ne pouvant pas
s’approprier ce qui lui arrive, ne s’y rapporte plus à la première personne et « assiste à sa propre
souffrance comme si elle était celle d’un autre82 ». Impossible donc de penser un soi traumatisé

76
Ibid., p. 69.
77
HAH, p. 110.
78
EM, p. 137.
79
Possibilité qu’il dit pourtant constitutive dès lors qu’elle est à l’origine même de l’ipséité, à savoir, à sa
« naissance », Ibid., p. 178.
80
Ibid., p. 73.
81
Ibid., p. 178.
82
Idem.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

dès lors que l’ipséité succombe au trauma. Or, acculé à de l’impossible, le soi n’échappe pas
nécessairement au trauma — même pensé en son sens pathogène premier — en sombrant dans
l’impersonnalité de l’anonymat. En attestent les témoignages des patients qui racontent « à la
première personne » la scène traumatique et les troubles qui s’en suivent. C’est pourquoi, sans
aller jusqu’à ériger le trauma au rang d’une structure transcendantale de la subjectivité, sa
simple possibilité nous contraint à redéfinir la subjectivité, non seulement au-delà de sa
conception moderne d’un « sujet-substance » — c’est en son noyau supposé immuable que le
soi peut être ébranlé — mais aussi au-delà de toute conception contemporaine qui le définirait
depuis la possibilité de son propre « maintien83 ». Plus que d’être éprouvée par l’événement,
l’ipséité comme maintien de soi, doit être redéfinie depuis sa possibilité d’y succomber. Ce que
permet en un sens la conception lévinassienne d’une ipséité constitutivement traumatisée. C’est
« sous l’effet du traumatisme (que) s’opère le retournement du Moi en Soi84 » — la défaite
d’une subjectivité qui exclut tout traumatisme en incluant toute extériorité. Du traumatisme
résulte certes un assujettissement, mais un assujettissement qui, loin de faire s’effondrer le soi
dans l’anonymat, en constitue bien plutôt l’unicité. Une unicité qui relève plus dès lors de
l’« impuissance » du sujet, que de sa « capacité85 ».

Seulement, pour nous permettre de dépasser en un sens la conception herméneutique de


l’ipséité comme « maintien » ou comme « capacité », cette conception lévinassienne en manque
un aspect essentiel. Le sujet traumatisé n’est déjà plus ou pas encore, un sujet mondain, et pour
permettre à Levinas de penser l’expérience de l’altérité, le traumatisme ne peut chez Levinas
être pensé comme l’une des modalités de notre rapport au monde à proprement parler. C’est
d’un « traumatisme de la transcendance »86 dont parle souvent Levinas – la transcendance se
jouant pour lui au-delà du « monde », toujours synonyme d’intériorité. Que le soi traumatisé
sombre dans l’anonymat chez Claude Romano, ou qu’il ouvre chez Levinas à la transcendance
divine d’autrui, il n’est pas repensé depuis la douloureuse concrétude du rapport au monde qui
s’ouvre pour lui du trauma. Ce sont donc les secondes et troisièmes caractéristiques de
l’événémentialité qu’il s’agit finalement de radicaliser à l’aune de l’événement traumatique :

83
Sur ces deux conceptions, voir entre autres choses, Heidegger, Être et temps, trad. Martineau, édition numérique
hors-commerce, §64, p. 249 ; P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 149 : « A cet égard,
Heidegger a raison de distinguer de la permanence substantielle le maintien de soi (Selbständigkeit) décomposé
en Selbst-Ständigkeit – que Martineau traduit par ‘‘maintien de soi’’ ».
84
HAH, p. 110.
85
Voir de nouveau l’article de Rudolf Bernet à l’occasion duquel il affirme que « l’accident d’un événement
traumatique révèle, mieux que tout autre événement, l’essence du sujet », R. Bernet, « Le sujet traumatisé », op.
cit., p. 150.
86
Voir par exemple AE, p. 10.
L’ÉVÉNEMENT ET LA RAISON. AUTOUR DE CLAUDE ROMANO
Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

« 2. - son caractère instaurateur-de-monde pour l’advenant » et « 3. – son anarchie constitutive


selon laquelle, inexplicable, il fait néanmoins sens dans l’aventure humaine87 ». L’événement
écrit Claude Romano, est « intaurateur-de-monde pour l’advenant ». C’est pourquoi son
« anarchie constitutive » désigne tout autant le bouleversement de l’horizon de sens qui le
précède, que l’instauration d’un nouvel ordre. Plus que de se soustraire à « toute causalité
antécédente88 » comme à tout contexte de sens, l’événement instaure lui-même l’« horizon »
depuis lequel il s’éclaire ; plus que de ne pas résulter de « possibles préexistants », l’événement
« reconfigure les possibles qui le précède »89. Nouvel horizon de sens ou possibilités
reconfigurées, qui ne sont autres que le « monde » lui-même en son événementialité. Un
« monde » dont Claude Romano explique que, comme le soi, il s’effondre avec le trauma.
Comme nous le disions déjà, le traumatisme pour Claude Romano est un événement qui
bouleverse et n’instaure pas - un événement qui, empêchant « la possibilité pour tout autre
événement de m’advenir90 », signe l’effondrement du « monde » en son événementialité. La
psychiatrie, note Claude Romano, en parle volontiers en termes d’un « abaissement du seuil de
réactivité générale91 ». Mais faut-il déduire l’effondrement du « monde » de cette paralysie de
l’événementialité ? Ne peut-on penser un « monde » au sein duquel plus rien ne peut arriver ?
Est-ce à dire en somme qu’il n’est plus de « monde » après le trauma, ou n’est-ce pas dire plutôt
que la possibilité du trauma nous contraint à redéfinir le « monde » au-delà de son
événementialité, comme un « monde traumatisé » ?

Il semble important tout d’abord d’établir une distinction entre le « monde traumatisé »
au sens psychiatrique d’un monde pathologique – au sens par exemple du « monde autistique92 »
ou du monde du délire schizophrénique – et le « monde traumatisé » au sens plus large de ce
monde qui résulte d’un événement traumatique non pathogène, généralisable au monde de
l’expérience sensible en général. Alors que le premier résulte d’une « construction » du sujet
dont il s’agit pour le psychiatre de dégager les catégories clés, le second doit être décrit par le
phénoménologue comme le fait du monde lui-même, dont le « dérèglement » n’est autre que
l’un des modes de la phénoménalité. Si le délire se distingue par exemple d’une simple
possibilité de l’expérience sensible, c’est d’abord en ce qu’il est le fruit d’une construction. Et,
plus précisément, parce qu’il relève d’une construction du monde qui, aussi invivable soit-il

87
EM, p. 69.
88
Ibid., p. 56.
89
Ibid., p. 55.
90
Ibid., p. 154.
91
Idem.
92
Voir L. Binswanger, « De la phénoménologie » in Introduction à l’analyse existentielle, op. cit., p. 107-109.
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Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

ainsi, vise à garantir le sujet contre un monde qui, sans cela, serait plus invivable encore. Le
délire se construit tout entier autour d’une impossibilité plus grande encore que celle dans
laquelle le monde se présente93. De cette impossibilité qu’incarne l’événement traumatique94.
Du point de vue extérieur du lecteur ou du médecin, cette construction peut être explicitée
comme la projection de l’agressivité interne du moi sur le monde lui-même95. Lola Voss, l’une
des patientes schizophrène de Binswanger, parle bien d’ailleurs de sa folie comme d’une «
contamination » du monde. Reste néanmoins que ce monde n’est autre pour la patiente que le
monde lui-même. Or, le point de vue qui intéresse l’analyse existentielle, et c’est là tout son
intérêt pour la phénoménologie, est moins celui psychopathologique de la genèse de la maladie,
que celui du patient et du monde qui devient le sien96. Le concept de « mondéisation » semble
signifier la subtilité d’un monde qui, pour être reconfiguré par le sujet, n’en continue pas moins
à le subjuguer. La « mondéisation » écrit Binswanger, c’est « le contraire de la libre esquisse
du monde, à savoir l’être échu (‘‘aliéné’’) dans un projet de monde conditionné par l’angoisse,
imposé au Dasein »97. C’est semble-t-il la sujétion croissante à un projet de monde déterminé.
C’est donc le monde lui-même qui se dérègle et devient accablant. D’où la possibilité pour la
phénoménologie de partir de ces dérèglements pathologiques, pour les élargir à l’un des modes
de la phénoménalité.

Concluons donc sur les différents axes de réflexion qu’ouvrirait pareil projet. Quoique
ces analyses restent strictement programmatiques, il s’agirait moins comme le fait l’analyse
existentielle de traduire les discours de patients schizophréniques en autant d’expériences du
monde lui-même, que de repenser l’expérience sensible et le monde qui en est l’objet, depuis
la possibilité même de ce dérèglement. Il s’agirait moins, pour reprendre une expression de
Binswanger, de penser « la zone sensible du traumatisme98 », que de penser la zone traumatique
du sensible. Cette zone du sensible où le monde cesse d’être la totalité articulée de mes
possibilités, pour devenir aussi impossible qu’il est déchiré. Chez Levinas comme chez Claude

93
Comme le dit bien Philippe Veysset dans son introduction au Cas Lola Voss de Binswanger, le drame de la
patiente est « un drame auprès duquel le délire caractérisé de persécution apparaît comme un moindre mal », L.
Binswanger, Le cas Lola Voss, Schizophrénie quatrième étude, trad. P. Veysset, PUF, Paris, 2012, introduction,
p. 3.
94
Quelque soit ce que l’on décide par ailleurs quant à la priorité ou non du traumatisme sur le projet de monde.
95
L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban. Etude sur la schizophrénie, trad. J. Verdeaux, Paris, Gérard Monfort,
1988 p. 73.
96
L. Binswanger, Le cas Lola Voss, Schizophrénie quatrième étude, op.cit.,, p. 47 : « La Daseinanalyse, dit
Binswanger, s’intéresse au projet de monde d’un tel Dasein ». Voir également Le cas Suzanne Urban. Etude sur
la schizophrénie, op. cit., p. 33 : « L’analyse existentielle doit commencer par le monde de notre malade ».
97
L. Binswanger, Le cas Lola Voss, Schizophrénie quatrième étude, op. cit., p. 125.
98
L. Binswanger, « De la phénoménologie » in Introduction à l’analyse existentielle, op. cit., p. 103.
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Romano, le monde n’est jamais que le terme d’une appropriation. Ce projet exigerait donc
finalement de se séparer de ces deux pensées qui semblent de nouveau se rejoindre dès lors
qu’il s’agit de définir le « monde » depuis les catégories de la « totalité », de la « possibilité »
et de l’ « intériorité ». 1- Le monde devrait être tout d’abord être redéfini au-delà de sa
conception holistique, comme la totalité articulée de sens que forment mes possibilités99. Ne
succombant pas au trauma, le monde doit être repensé depuis lui, comme cette totalité de sens,
susceptible d’être brisée100 et dont la brisure, plus que de séparer le monde à venir du monde
passé, y laisse en son centre comme une faille béante, empêchant dorénavant tous les possibles
de s’articuler101. 2- De même le monde devrait-il être redéfini au-delà d’un horizon de
possibilités. Elargi à son acception traumatique, l’événement peut tout autant dépossibiliser le
possible, qu’il peut le possibiliser102 et l’anarchie constitutive de l’événementialité doit donc
être repensée au-delà de l’instauration d’un nouvel horizon de sens, que Claude Romano
nomme la possibilisation, comme pouvant tout aussi bien, non pas ne rien instaurer, mais
instaurer un monde « impossible », sans « horizon ». Le monde n’est pas seulement, comme le
pense aussi Levinas, ce lieu où l’on peut103, ce lieu que l’on peut s’approprier, mais aussi ce lieu
où l’on ne peut pas. 3- C’est pourquoi le monde finalement doit être redéfini au-delà du seul
terme d’une appropriation — ou au-delà de cette extériorité perméable et réversible en une
intériorité. Loin de n’être que le lieu d’une jouissance ou d’une possession, le monde peut tout
aussi bien résister à tout pouvoir d’appropriation — que l’on pense un « monde traumatisant104 »

99
EM, p. 61 : À la question de savoir si ce ne sont pas seulement « certains possibles » que reconfigure l’événement,
Romano répond « nullement : car il n’y a rien de tel, pour l’advenant, que des possibles détachés » : « Car le monde
n’est nullement une sommation de possibles indépendants, mais la totalité structurelle et hiérarchique qui les
articule, et qui articule toute compréhension et tout projet de sens en général ». La conception holistique du monde
implicite dans L’événement et le monde, sera explicitement développée par Au cœur de la raison, la
phénoménologie. À ceci près qu’il est moins question dans L’événement et le monde d’un holisme perceptif qui
pose la priorité d’un tout de sens perceptif, que d’un holisme événemential, qui pose la priorité de la totalité de
sens qu’articulent mes divers projets et possibilités.
100
L’anarchie constitutive de l’événementialité doit être radicalisée jusqu’à venir embrasser ce qui, inexplicable,
cesse justement de faire sens dans l’aventure humaine – à moins que le « sens » ne soit redéfini au-delà d’une
propriété holistique de ce qui s’intègre à un concept plus large de sens, comme ce qui signifie par soi-même
(kath’auto dit Levinas) indépendamment de tout contexte préalable ou instauré.
101
Ce qui ne revient pas à refuser par ailleurs de souscrire à une conception holistique de la sensibilité en refusant
de penser le monde comme une totalité structurelle qui prime sur la somme de ses parties. Il s’agit simplement de
dire ici que cette totalité structurelle que forme le monde est toujours susceptible d’être brisée. Et que de cette
brisure résulte moins l’effondrement du monde, qu’un monde déchiré, qui abrite en son cœur même, une
impossibilité.
102
Ibid., p. 60 – 61.
103
TI, p. 26.
104
Voir à cet égard la remarque de Maldiney sur l’événement traumatique comme « expression du monde », H.
Maldiney, Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 199.
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Philippe Cabestan (dir.) — Le cercle herméneutique

qui dans le trauma revêt les traits de l’extériorité, ou un « monde traumatisé » au cœur duquel
subsistent les traces ineffaçables de cette extériorité.

Paula Lorelle

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