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Sommaire
L’épidémiologiste Renaud Piarroux: «La contrainte n’aidera
pas»
LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020 | PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

p. 6 En Savoie, pourquoi une deuxième vague de p. 34 Tirs sur une voiture au bois de Boulogne: le
Covid-19 en forme de tsunami? policier de la BAC jugé en mai prochain
PAR FRANÇOIS BONNET PAR PASCALE PASCARIELLO ET ARMEL BAUDET
p. 7 Quand Médecins sans frontières vole au secours p. 37 Le Brexit, fils de l’empire
des Ehpad PAR JOSEPH CONFAVREUX
PAR SARAH ANDRZEJEWSKI p. 41 L’UE sanctionnera mieux les atteintes aux droits
p. 9 Démantèlement d’EDF: le saccage d’un bien humains
commun essentiel PAR LUDOVIC LAMANT
PAR MARTINE ORANGE p. 42 Covid-19: la recherche publique sur le vaccin
p. 14 «Séparatisme»: le gouvernement détricote les retardée par les laboratoires
«grandes lois de notre République» PAR ROZENN LE SAINT
PAR JÉRÔME HOURDEAUX, LOU SYRAH, MATHILDE MATHIEU, p. 46 Efficacité, prix, risques... la course effrénée aux
LOU SYRAH, DAVID PERROTIN, LOU SYRAH, ELLEN SALVI ET vaccins contre le Covid-19
LOU SYRAH PAR DONATIEN HUET ET ROZENN LE SAINT
p. 19 «Ce texte met en scène une République faible p. 47 Campagne vaccinale anti-Covid: un défi éthique
face à un séparatisme fort» bien plus que logistique
PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART PAR CAROLINE COQ-CHODORGE
p. 19 Ecole à la maison: les familles devront obtenir p. 49 Au Royaume-Uni, Johnson accusé de profiter du
une autorisation préalable Covid pour servir proches et donateurs du parti
PAR FAÏZA ZEROUALA PAR LUDOVIC LAMANT
p. 20 UE: l'heure de vérité pour Orbán à Bruxelles? p. 51 Attentats de janvier 2015: lourdes réquisitions
PAR CORENTIN LÉOTARD pour le réseau Coulibaly
p. 22 UE: derrière le blocage de la Pologne sur le PAR KARL LASKE
budget, des guéguerres internes à la droite p. 55 Le désastre de l’emprunt Giscard
PAR HÉLÈNE BIENVENU PAR ROMARIC GODIN
p. 23 A Tourcoing, l’électorat populaire de Darmanin p. 60 Fusion avec Suez: Veolia veut bâillonner les
n’est pas tenté par le vote Macron critiques
PAR ILYES RAMDANI PAR MARTINE ORANGE
p. 26 Claire, manifestante syndicale, interpellée et p. 62 Comment la direction de Canal + soutient et
privée de liberté durant quatre jours légitime Eric Zemmour
PAR MANUEL JARDINAUD PAR DAVID PERROTIN
p. 27 Agression raciste à Avignon: la victime porte p. 64 A l’université Aix-Marseille, une professeure de
plainte pour être reconnue comme telle droit compare l’islam à une MST
PAR ANTTON ROUGET PAR FAÏZA ZEROUALA ET KHEDIDJA ZEROUALI
p. 30 Procès «Bismuth»: quatre ans de prison, dont p. 68 Liberté d’expression: d’une époque l’autre,
deux ferme, requis contre Sarkozy retour sur la grande loi de 1881, que Macron veut
PAR MICHEL DELÉAN torpiller
p. 32 Argent libyen: Hortefeux, «frère» de Sarkozy, est PAR LAURENT MAUDUIT
mis en examen à son tour
PAR FABRICE ARFI ET KARL LASKE

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p. 75 «Sécurité globale»: une vision totalisante de la p. 88 Le silence de Paris devant le jugement pour
sécurité terrorisme d’une militante saoudienne des droits
PAR JÉRÔME HOURDEAUX humains
p. 79 L’aile gauche du parti démocrate met la pression PAR RENÉ BACKMANN
sur Biden p. 90 Arabie saoudite: «Toute notre classe sociale a
PAR ALEXIS BUISSON peur»
p. 81 Le procès fait au béton armé PAR JEAN-PIERRE PERRIN
PAR LUDOVIC LAMANT p. 92 Ventes d’armes: l’exécutif déclare secrètement la
p. 83 Les femmes âgées, victimes oubliées des guerre au Parlement
féminicides PAR DISCLOSE
PAR CÉCILE ANDRZEJEWSKI p. 93 Macron-Sissi: rencontre sous haute tension
p. 85 La vie en réanimation (4/5). Ce que le Covid a PAR DISCLOSE
changé à la fin de vie p. 94 Lubrizol: l’incendie serait parti de l’usine, selon
PAR JOSEPH CONFAVREUX un rapport d’expertise
PAR MANUEL SANSON (LE POULPE)
p. 95 Nucléaire: la sécurité percée d’EDF
PAR JADE LINDGAARD

publique et chef de service à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière

à Paris (AP-HP), avance quelques explications : le froid et la
L’épidémiologiste Renaud Piarroux: faible efficacité du dispositif dépister-tracer-isoler, faute d’un réel
«La contrainte n’aidera pas» accompagnement à l’isolement des cas positifs et contacts.
LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020 | PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Alors que le virus reprend de la vigueur, Jean Castex annonce

jeudi les arbitrages en prévision de Noël. Allègement ? Isolement
contraint ? L’épidémiologiste Renaud Piarroux milite plutôt pour
le déploiement d’équipes mobiles partout en France. En Haïti,
c’est ainsi qu’il a éradiqué l’épidémie de choléra.

Le professeur Renaud Piarroux, le 10 novembre 2020, à l'hôpital de

Le professeur Renaud Piarroux. © STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
Théâtres et cinémas devaient rouvrir le 15 décembre, tout le pays
se déconfiner, si le reflux de l’épidémie se confirmait. Hélas,
le nombre de cas positifs se stabilise autour de 12 000 par jour
en moyenne, loin de l’objectif de 5 000 contaminations fixé par
le président de la République pour envisager un retour à une
vie sociale et économique normale. Ce jeudi 10 décembre, à
18 heures, le premier ministre annoncera les derniers choix faits
par l'exécutif à l’approche des fêtes.
Mais pourquoi le virus, après avoir cédé du terrain grâce au
confinement, résiste-t-il désormais ? Alors que la vie des Français
est toujours largement entravée ? Le professeur Renaud Piarroux,
chercheur à l’institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé
la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) © STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
Lui milite pour des équipes mobiles sur tout le territoire, à l’image
de celles déployées à son initiative par l’AP-HP en Île-de-France,
avec le dispositif Covisan. Pour Renaud Piarroux, leur travail
explique la situation plus favorable de l’Île-de-France dans cette
deuxième vague.
Renaud Piarroux est un épidémiologiste de terrain. En 2010, il a
été missionné pour enquêter sur l’épidémie de choléra qui a frappé
Haïti, peu après le tremblement de terre qui a dévasté l’île. En
traçant l’apparition des cas de choléra sur une carte, il a prouvé
que l’épidémie a débuté aux abords d’un camp de Casques bleus.
Les latrines à ciel ouvert du camp militaire se déversaient par
temps de pluie dans le fleuve Artibonite.
Mais l’ONU a longtemps nié que ses soldats étaient à l’origine de
l’épidémie. L’organisation s’appuyait sur la thèse de chercheurs
de renommée internationale : pour eux, le choléra est présent
de manière endémique, mais dormante, dans l’environnement

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haïtien, et se propage parmi les hommes à la faveur du
réchauffement climatique. Il paraissait alors inutile de lutter
contre le choléra.
Dans ce contexte catastrophique, Renaud Piarroux a travaillé,
pendant plusieurs années, à développer des équipes mobiles qui
luttent contre le choléra aux côtés des habitants. Petit à petit,
l’épidémie a été enrayée, le dernier cas haïtien de choléra a été
détecté le 4 février 2019.
Dans son dernier livre, La Vague (CNRS éditions), consacré
à l’épidémie de Covid en France, Renaud Piarroux trace un
« parallèle » avec son expérience haïtienne. On retrouve en effet
un même cocktail désastreux : de la fausse science, des mensonges
et des erreurs politiques.
L’épidémiologiste met aujourd’hui en garde le gouvernement
français, tenté par la contrainte pour isoler les cas positifs de
Covid. Par les équipes mobiles d’Île-de-France, lui remontent des
informations alarmantes : la lassitude au dépistage d’une partie
de la population, la crainte d’être enfermé en cas de test positif.
En perdant ainsi la confiance de la population, le gouvernement
prépare une troisième vague.
Dans votre livre La Vague, vous écrivez que la deuxième vague
ne pouvait pas être plus importante que la première. Nous
sommes pourtant à 55 000 morts, 25 000 morts au cours de
cette deuxième vague. Que s’est-il passé ?
Renaud Piarroux : La deuxième vague sera finalement plus
meurtrière que la première. Si le pic des admissions en
réanimation a été plus bas, il s’est étalé sur une période plus
longue. La pression sur l’hôpital a tout de même été très forte,
mais à des endroits différents, comme Lille, Lyon ou Saint-
Étienne. L’épidémie est montée moins vite, mais plus longtemps.
La principale surprise dans cette deuxième vague a été la réaction
des autorités : je pensais qu’elles réagiraient plus tôt. Elles ont
pourtant été averties de la reprise de l’épidémie dès le mois de
juillet. Des mesures fortes ont été prises en octobre seulement,
avec le couvre-feu à partir du 17 octobre, puis le confinement
national à partir du 29 octobre. Cela a mis un frein à l’épidémie,
et l’a fait baisser de 80 % : on avait 60 000 contaminations par
jour mi-octobre, on en est à 12 000 aujourd’hui.
Aujourd’hui, la situation en France n’est pas pire qu’ailleurs.
L’Allemagne est même au-dessus de nous, avec 20 000
contaminations par jour, mais eux ont longtemps gardé la maîtrise
de l’épidémie, probablement grâce à un meilleur dépistage et
traçage des cas contacts, et un meilleur respect de l’isolement.
Mais cela ne suffit plus, les Allemands sont à leur tour contraints
d’utiliser les mêmes outils que nous : le confinement, le couvre-
feu, cet arsenal de restrictions de libertés.
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En France, le confinement est à peine desserré, avec la
réouverture des magasins, et le reflux de l’épidémie est déjà
stoppé net : le nombre de cas positifs stagne, il repart même à
la hausse dans quelques départements. Comment l’expliquez-
vous ?
Le desserrement du confinement joue un rôle. Le virus est
aussi très sensible à l’hiver : dès que les températures baissent,
l’épidémie remonte. Les régions les plus froides sont les plus
sévèrement touchées, on le voit dans les Alpes : l’Autriche,
la Suisse, le Piémont en Italie, la Savoie et la Haute-Savoie
en France ont connu une vague importante et comparable cet
automne. Pourquoi les virus respiratoires sont-ils plus contagieux
en hiver ? Il y a un faisceau d’explications : nos comportements
changent, nous sommes plus souvent à l’intérieur, fenêtres
fermées, nos muqueuses sont aussi plus irritées.
On ne va pas atteindre l’objectif de 5 000 contaminations par
jour. Il existe même un risque de remontée dans les prochains
jours. Dans plusieurs grandes métropoles, l’incidence reste très
supérieure à 100 cas pour 100 000 habitants : Lyon, Grenoble,
Nice, Dijon. Paris a plus de marge de manœuvre, avec moins de
100 cas pour 100 000 habitants. C’est pourtant la ville la plus
dense d’Europe, elle reste très vulnérable face au virus.
Voyez-vous à Paris un effet de l’immunité collective ?
La Belgique, qui est le territoire européen le plus touché, est
confrontée à une deuxième vague tout aussi meurtrière que la
première. Le Piémont et la Lombardie, dans le nord de l’Italie,
sont aussi fortement touchés cet automne. Ces territoires restent
vulnérables malgré une première vague très intense. L’immunité
joue peut-être un peu, mais à la marge.
Paris s’est comportée différemment du reste de la France dans
cette deuxième vague : l’épidémie a repris plus tôt, et elle est
redescendue plus tôt, et plus vite. C’est probablement en partie
grâce au dispositif Covisan.
On a besoin d'équipes mobiles dans toute la
France, casser 5 % des chaînes de contamination
suffit
Vous avez inspiré et participé à la création du dispositif
Covisan, qui est une adaptation des équipes mobiles déployées
à votre initiative en Haïti, contre le choléra. Quelle est la
philosophie de cette forme de lutte contre les épidémies ?
En Haïti, on était dans une situation de crise de confiance :
des Casques bleus népalais étaient à l’origine de l’épidémie, la
population le savait, mais l’ONU l’a longtemps nié. Avec le
Covid, en France, c’est un peu pareil. Dans une telle situation,
mettre des amendes ne sert à rien. Il vaut mieux aider les gens à
bien s’isoler. Personne n’a envie de propager une maladie. Mais
un appel de l’assurance-maladie ne suffit pas toujours.
Avec le choléra, on ne voit qu’une partie des cas, de nombreuses
personnes développent peu ou pas de symptômes, tandis que les
malades les plus graves meurent de déshydratation à la suite de
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diarrhées. Quand on trouve un cas, il faut agir très vite autour pour
aider à protéger les proches du malade. C’est pareil avec le Covid,
seule une partie des cas nous est visible
Une personne positive, quand elle est identifiée, est déjà
contagieuse depuis plusieurs jours. Les personnes de son
entourage nous intéressent encore plus, car, avec elles, on peut
agir avant qu’elles deviennent contagieuses, pour casser les
chaînes de contamination. Il faut donc travailler avec chaque
patient, trouver les arguments pour les convaincre de prévenir
leurs contacts, et chercher avec eux des solutions acceptables, qui
ne passent jamais par la contrainte. S’il y a un risque de contrainte,
beaucoup ne nous communiqueront pas leurs contacts.
Cela implique un entretien, une véritable discussion, une analyse
de la situation. Il y a beaucoup d’obstacles à identifier : certaines
personnes ne peuvent pas arrêter de travailler, d’autres ont
des enfants, vivent dans de petits logements, etc. Il faut de la
pédagogie sur la manière de partager un logement entre une
personne positive et des personnes négatives. Il faut aussi faire
comprendre que les personnes contacts doivent se comporter, à
l’extérieur du logement, comme s’ils étaient contagieux, jusqu’au
test, qui doit être fait au bon moment. On peut aussi proposer
une aide pour les courses, un hôtel, mais les personnes acceptent
rarement de quitter leur logement.
À l’initiative de l’AP-HP, il y a aujourd’hui une dizaine
d’antennes Covisan en Île-de-France où environ 100 personnes
travaillent tous les jours. Mais le financement de Covisan risque
d’être réduit, en raison de la baisse du nombre de cas. Ce n’est
pourtant pas le moment. Mais le message a du mal à passer auprès
des autorités.
On a besoin d’équipes mobiles dans toute la France, cela
représente quelques milliers de personnes, pas des dizaines de
milliers. Nous n’avons pas besoin d’agir sur tous les cas positifs :
si on parvient à casser 5 % des chaînes de contamination, au bout
de 15 semaines, on a enlevé la moitié de l’épidémie. Si on casse
3 % des chaînes de contamination, on en enlève un tiers. Avec
Covisan, on a accompagné près de 50 000 personnes en Île-de-
France, bien plus si on ajoute leurs proches. Je suis convaincu
qu’on a ainsi cassé une partie des chaînes de contamination et
limité la deuxième vague.
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas aujourd’hui dans la politique
« dépister-tracer-isoler » en France ?
Avec les tests pratiqués en pharmacie, on a multiplié les personnes
intervenant dans le dépistage, mais sans les mobiliser dans
l’accompagnement de ceux qui sont positifs. C’est l’assurance-
maladie qui les appelle pour leur dire : « Isolez-vous. » Mais
le message à faire passer est plus complexe. Il ne s’agit pas de
s’enfermer chez soi, surtout quand on y vit à plusieurs.
Les nouveaux tests antigéniques ne sont pas non plus très
fiables. À l’hôpital, personne ne les prescrit. Lorsqu’on compare
leurs résultats avec les tests PCR classiques, sur un même
patient, on trouve des faux négatifs. En fait, un test antigénique
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négatif chez un cas contact ne veut rien dire si on ne tient pas
compte du délai depuis le contact et des signes cliniques. Il
faudrait que ces tests soient prescrits au bon moment, et que leur
résultat soit interprété. Or ils sont accessibles sans prescription ni
interprétation dans les pharmacies.
Ces derniers temps, les messages remontant du terrain montrent
des signes de lassitude par rapport aux opérations de dépistage
menées en Île-de-France. Les barnums mis à disposition du public
sont peu fréquentés. Dans les lycées, seulement une minorité
de lycéens et d’enseignants se font dépister lorsqu’un dépistage
leur est proposé. C’est pareil dans les cités universitaires. Il
semble que les étudiants craignent, s’ils sont positifs, d’avoir des
problèmes avec leur hébergement, dans leur travail, pour passer
leurs examens.
La même désaffection a été constatée à Rungis, auprès de
travailleurs précaires : ils craignent le non-respect du secret
médical vis-à-vis de l’employeur. En Seine-Saint-Denis, les
équipes font face à un contexte social tendu. La réticence au
dépistage est fréquente chez les personnes précaires qui ne
peuvent pas cesser leur travail. Ceux qui vivent dans des habitats
collectifs ne veulent pas donner leurs contacts, par peur d’être mis
à la porte. Certaines personnes craignent même d’être contraintes
à l’enfermement si elles sont testées positives, en raison de ce
qu’elles ont entendu dans les médias.
Le président de la République a annoncé un isolement « plus
contraignant », le gouvernement a promis un projet de loi,
le député Olivier Becht (Agir) a écrit une proposition de loi
qui prévoit une amende de 1 500 euros en cas de non-respect
l’isolement. Rien n’est encore arrêté, mais le message dans
l’opinion est déjà passé ?
C’est effectivement ce qu’on ressent sur le terrain. La situation
est complexe et la contrainte n’aidera pas. La confiance de la
population diminuera encore, beaucoup ne se feront plus dépister.
Poursuivre dans cette direction serait une erreur.
Des opérations de dépistage de masse se préparent au Havre, à
Tourcoing et Saint-Étienne. L’épidémiologiste Catherine Hill
explique que c’est ainsi que les pays asiatiques ont vaincu le
virus. Laurent Wauquiez promet 1000 centres de dépistage
dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Qu’en pensez-vous ?
J’ai des doutes… En Europe, les dépistages de masse faits sur
quelques jours n’ont pas bien fonctionné. Une opération de ce
genre a été mise en place à Liverpool, mais la participation a été
mineure. Et quand on compare la situation de Liverpool avec celle
de Manchester, qui n’a pas organisé de dépistage massif, il n’y a
aucune différence. La Slovaquie a fait une opération de dépistage
massif avec des tests antigéniques : qui a regardé les résultats ? Il
y a eu une baisse du nombre de cas pendant trois semaines, moins
forte qu’en France, puis l’épidémie est repartie depuis la fin du
mois de novembre. Le dépistage de masse n’a rien réglé.
Qu’allez-vous faire pour Noël ?
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La période des fêtes est critique. Il y a Noël puis le jour de l’An,
à une semaine d’intervalle : ceux qui ont été contaminés à Noël
risquent de contaminer le jour de l’An. Si je décide de fêter Noël
en famille, je prendrai beaucoup de précautions. Je ne crois pas
au masque pendant le repas. Dix jours avant, ma femme et moi
allons réduire au maximum nos contacts. J’arrêterai par exemple
de déjeuner avec mes collègues.
La fin de l’épidémie, c’est pour quand ?
Mes collègues semblent optimistes sur les vaccins, mais je ne
peux rien en dire, je ne suis pas spécialiste. J’espère que le
printemps, avec les vaccins et le retour des beaux jours, sera une
période plus facile.

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En Savoie, pourquoi
une deuxième vague de
Covid-19 en forme de
tsunami?
PAR FRANÇOIS BONNET
LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020
La combe du Bacheux, en Maurienne. «
On se dit que le bon air de la montagne
suffit à protéger… » © F.Bt/Mediapart
Épargné au printemps, ce département
s’est trouvé le plus touché de France
par la deuxième vague de Covid-19
au mois de novembre. Pourquoi ?
Les spécialistes tentent de comprendre,
entre mauvais respect des gestes
barrières, contaminations familiales et un
confinement trop tardif.
Chambéry (Savoie). – « Face à une
telle cochonnerie, il faut surtout rester
modeste. » Éric-Alban Giroux dirige le
petit hôpital de Saint-Jean-de-Maurienne
(8 000 habitants), en Savoie. Il a beau
tourner et retourner l’équation en tout sens,
il ne trouve pas l’explication. Durant deux
semaines, fin octobre début novembre, son
établissement a été débordé en quelques
jours par un soudain afflux de malades du
Covid-19. Les services étant vite saturés,
les équipes ont évacué des malades à
Chambéry, où la situation n’était pas
meilleure.
C’est tout le département qui s’est
retrouvé brutalement pris dans une vague
épidémique « que l’on attendait, oui,
mais certainement pas de cette ampleur »,
dit Éric-Alban Giroux. Tout au long du
mois de novembre, la Savoie a été, en
alternance avec la Haute-Savoie voisine, le
département le plus touché de France par
le Covid-19.
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Il demeure aujourd’hui un territoire
avec une mortalité exceptionnelle, selon
le dernier bulletin épidémiologique de
l’agence régionale de santé (il est à lire
ici).
Au pic de la vague, vers le 10 novembre,
le taux d’incidence a atteint les 1 121
pour 100 000 habitants (c’est le nombre
de tests positifs pour 100 000 habitants).
A cette date, ce taux était de 425 au
niveau national et repassait sous la barre
des 400 à Paris. Le 12 novembre, 473
personnes étaient hospitalisées, dont 46 en
réanimation.
Cette deuxième vague en forme de
tsunami a d’autant plus surpris que
le département avait été épargné
au printemps. Environ 40 décès
avaient été alors enregistrés au Centre
hospitalier Métropole Savoie (CHMS),
l’établissement situé à cheval entre
les communes d’Aix-les-Bains et de
Chambéry. Plus de 200 l’ont été lors
de cette deuxième vague qui retombe
seulement aujourd’hui.
Le CHMS n’a pas pu amortir un tel choc,
même en passant en urgence de 18 à 39
lits de réanimation et en surmobilisant ses
équipes. Plus d’une vingtaine de malades
en état grave ont dû être évacués dans
d’autres régions, la région Auvergne-
Rhône-Alpes étant saturée parce que la
plus touchée en France. Ils ont été
transférés en Bretagne, et dans le Centre.
Le Centre hospitalier Métropole
Savoie, à Chambéry. © (dr)
Médecins et experts tentent depuis de
comprendre. Pourquoi l’épidémie a-t-elle
flambé d’un coup dans ce département
semi-rural jusqu’alors très peu touché ?
« Il n’y a pas d’événement déclencheur,
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pas de gros cluster identifié, l’accès
aux tests a bien fonctionné… Je n’ai
pas d’explication », dit à Saint-Jean-de-
Maurienne Éric-Alban Giroux.
« Il y a eu comme un bruit de fond de
contaminations tout l’été, dit à Chambéry
Florent Chambaz, directeur général du
CHMS. C’était des signaux faibles et
la propagation semblait maîtrisée. Puis
les taux se sont mis à flamber début
octobre. » Son collègue Olivier Rogeaux,
médecin infectiologue, souligne que « les
contaminations ont été diffuses, elles ont
eu lieu sur tout le territoire, un peu plus
dans les villes bien sûr, mais aussi dans
les zones rurales sans qu’il y ait de gros
clusters ou de point de fixation ».
De premières explications ont vite été
écartées. L’afflux touristique de l’été
aurait fait massivement circuler le virus ?
Les chiffres de septembre sont bons et
démentent cette hypothèse. La relative
proximité du canton de Genève, très
fortement contaminé, et les travailleurs
transfrontaliers ? Les liens et la circulation
avec la Savoie demeurent limités. De
gros clusters cachés ? Les rumeurs
ont prospéré, par exemple à propos
d’une énorme fête familiale à La Motte-
Servolex, mais ont été démenties.
C’est donc tout un faisceau de causes
que les médecins et experts tentent
de reconstituer. Des petits riens qui,
additionnés, font un grand tout et
expliquent la violente propagation de
l’épidémie.
Le premier élément est sans doute une
culture de la prévention qui n’a pas
toujours été intégrée. La Savoie n’ayant
quasiment pas connu la vague épidémique
du printemps, ses habitants ne se sont
guère approprié les gestes barrières.
Fin octobre, début novembre, c’était à
l’évidence le cas.
Ça l’était d’autant plus que la préfecture
n’a rendu le port du masque obligatoire
dans les rues que le mardi 3 novembre.
Les chiffres de contaminations étaient
pourtant alarmants. Et le confinement était
entré en vigueur sur tout le territoire
depuis déjà quatre jours, le 30 octobre. À
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la différence des grandes métropoles, où
les consignes gouvernementales et une
certaine pression sociale ont contribué à
installer en habitude ces gestes barrières,
ils sont apparus comme inutiles ou
incongrus à beaucoup.
Dans les villages et hameaux de montagne,
tout le monde se connaissant, on a souvent
continué entre amis et voisins à discuter
au coude-à-coude et sans masque, sans
trop se soucier d’un virus resté jusqu’alors
très lointain. Avec l’ouverture de la
chasse, les expéditions en montagne avec
soirées, nuits dans les abris et casse-croûte
en groupe ont souvent tourné au mini-
cluster. « Eh oui, on se dit que le bon
air de la montagne suffit à protéger…
Certainement pas ! », remarque Olivier
Rogeaux.
Xavier Cressens est médecin généraliste
à Beaufort, territoire de montagne avec
un habitat dispersé. « Les gestes barrières
n’ont pas vraiment été compris mais dès
la flambée de l’épidémie, les gens s’y sont
mis et ont corrigé leur comportement. Ici,
ils étaient tout de même très prudents,
donc ce ne peut être qu’une petite partie
de l’explication », dit-il.
Son collègue infectiologue Olivier
Rogeaux tempère : « Les gens ont intégré
ces gestes barrières trop tardivement, ce
qu’on ne peut leur reprocher puisqu’il ne
s’était rien passé au printemps. »
Le deuxième élément est un processus
de contamination qui s’est fait
essentiellement dans l’environnement
familial et peu, semble-t-il, dans les
environnements professionnels. Si la
quantité de tests et la rapidité de leurs
résultats ont été au rendez-vous, disent les
médecins, la question du traçage des cas
contacts et de l’isolement a été autrement
plus épineuse.
Médecin à Chambéry et retraité depuis
deux ans, Xavier Guedel a repris du
service lors de cette crise pour aider à
gérer le Covid dans les Ehpad. Mais il
explique que beaucoup de ses collègues
généralistes ont eu du mal avec les
personnes testées positives. « La question
de l’isolement est très complexe, dit-
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il. Comment faire avec les enfants, le
travail, les cas contacts ? Dire au malade
de s’isoler chez lui, de rester bloqué dans
sa chambre, c’est insuffisant et le mode
d’emploi est compliqué. »
Outre les réelles difficultés de traçage et
d’isolement, le troisième élément apparaît
être un retard des décisions politiques. Il
y eut d’abord le couvre-feu le 23 octobre.
« Un couvre-feu dans des zones rurales, ça
ne change rien. À 21 heures de toute façon,
les gens sont chez eux », dit l’infectiologue
Olivier Rogeaux.
La combe du Bacheux, en Maurienne. «
On se dit que le bon air de la montagne
suffit à protéger… » © F.Bt/Mediapart
Florent Chambaz, le directeur général
du CHMS, défend lui vigoureusement
le confinement. « Évidemment que ça
marche, il n’y a qu’à regarder les
courbes de l’Irlande qui a également
reconfiné. Le problème est que cette
décision, qui est nationale, est arrivée
trop tardivement pour la Savoie. Nous
aurions dû confiner une semaine avant
les autres départements, ce qui n’était
malheureusement pas possible… »,
estime-t-il.
Olivier Rogeaux précise : « Au moment du
confinement, nous étions déjà à un taux
d’incidence de 750 pour 100 000, un taux
très élevé. Je pense qu’à notre échelle,
celle du département, le confinement est
intervenu trop tard et qu’il y a eu
une sous-estimation de cette deuxième
vague. » Contactée à deux reprises,
l’agence régionale de santé Auvergne-
Rhône-Alpes ne nous a pas répondu.
Ce retard des autorités sanitaires et des
pouvoirs publics semble avoir pesé lourd
dans la flambée de l’épidémie. Faut-il, si
7
une troisième vague se profile, différencier
selon les territoires, les départements, les
villes des mesures de confinement ?
Les médecins renvoient la décision aux
politiques, soulignant que des enjeux
économiques et sociaux plus larges sont
à prendre en compte. À Saint-Jean-
de-Maurienne, le directeur de l’hôpital,
Éric-Alban Giroux, a également sous sa
responsabilité des Ehpad. Et en Savoie
comme en Haute-Savoie, le bilan a été
sévère avec des dizaines de morts. En un
mois, le nombre de cas positifs a triplé
dans ces établissements en Savoie.
« J’ai vu lors de la première vague des
gens mourir de tristesse et de solitude dans
les Ehpad. J’ai donc décidé en octobre
et en novembre de tout faire pour que
les visites continuent et, bien évidemment,
le virus est parfois rentré dans des
établissements et il a fallu refermer.
Mourir de solitude, mourir du virus, c’est
un choix impossible », dit-il pour souligner
la complexité des décisions.
Mais il demeure cette hypothèse qui peut
être privilégiée : la vague-tsunami aurait
pu être écrêtée si le traçage avait vraiment
fonctionné ; et si l’obligation du port du
masque puis le confinement avaient été
décidés plus tôt pour le département de la
Savoie.
Quand Médecins sans
frontières vole au secours
des Ehpad
PAR SARAH ANDRZEJEWSKI
LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020
À Gruffy, la directrice de l’Ehpad est
une ancienne de MSF rodée aux guerres
et aux épidémies. Depuis novembre, face
à une deuxième vague sévère en Haute-
Savoie, elle fait appel à ses contacts dans
l’humanitaire. Au niveau national, l’ONG
a déjà offert un renfort à des dizaines de
résidences.
Gruffy (Haute-Savoie). –
« Paradoxalement, alors que la première
vague nous a épargnés, je me suis
sentie moins seule pendant la deuxième.
J’avais l’impression d’avoir Médecins
sans frontières avec moi. » Bien au
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chaud derrière les vitres de l’Ehpad
Pierre-Paillet de Gruffy (Haute-Savoie),
près du lac d’Annecy, alors que la
neige commence doucement à tomber, la
remarque de la directrice, Michèle Beck, a
de quoi surprendre. Pourtant, au moment
où la deuxième vague de l’épidémie
de coronavirus est venue violemment
s’écraser sur l’établissement, c’est bien
vers le réseau de l’ONG qu’elle s’est
tournée.
«Le 16 octobre, on reçoit l’information
que c’est en train de monter dans le
département. Et que ça monte en flèche »,
se souvient Michèle Beck. Bien décidée
à maintenir le plus de liberté possible
pour les résidents et leurs familles, elle
se résout néanmoins à un isolement par
étage le mardi 20 octobre. Huit jours plus
tard, le premier cas positif au Covid est
diagnostiqué. « Je ne m’attendais pas à ce
que ça grimpe si vite. En trois jours, trois
ailes étaient touchées, avec à chaque fois
trois ou quatre résidents atteints. » Alors,
la directrice n’hésite pas à appeler à l’aide.
Elle ne téléphone pas à n’importe qui, mais
à « une copine MSF », Caroline Seguin,
qui a longtemps exercé, comme elle, au
sein de l’ONG.
Michèle Beck et Christelle Scaparone, directrice
et infirmière coordinatrice de l’Ehpad de Gruffy
(Haute-Savoie), toutes deux anciennes de MSF. © CA
Car avant de s’occuper de l’Ehpad
de Gruffy (qui dépend du centre
communal d’action sociale du village),
Michèle Beck est intervenue, de 2006
à 2018, dans des zones de conflit,
d’épidémie et de catastrophe naturelle, en
Afrique et au Moyen-Orient notamment.
D’abord infirmière, elle finit coordinatrice
d’urgence en Jordanie, pour aider à
la formation d’équipes chirurgicales
exerçant en Syrie. Elle a aussi eu à
travailler sur l’épidémie de choléra en
Haïti et de méningite au Niger.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.8/99
À ses côtés dans la tempête, Christelle
Scaparone, infirmière coordinatrice, elle
aussi ancienne de MSF. Comme Michèle
Beck, elle a démarré en tant qu’infirmière
et a terminé cheffe des équipes de
soins. Sa dernière mission ? En 2018, la
coordination terrain au Congo, dans le
cadre de l’épidémie d’Ebola.
De leurs confrontations passées avec des
virus mortels, les deux femmes ont gardé
des réflexes, notamment en termes de
préparation. Dès la première vague, elles
mettent sur pied un plan avec « un système
de phases où on se refermait peu à peu sur
nous-mêmes ». Un plan réactualisé cet été
grâce aux informations plus précises sur
le coronavirus et aux retours d’expérience
d’autres établissements. Malgré tout, le
besoin d’une cadre supplémentaire se fait
sentir. « Il nous fallait quelqu’un qui
puisse travailler avec les équipes sur
l’habillage, le déshabillage, les soins.
Savoir par qui on commence, avec qui
on termine… »Caroline Seguin arrive
en renfort pendant quinze jours, puis
Teresa Graceffa, elle aussi infirmière
expérimentée « du réseau MSF ».
« Michèle m’a eue par les
sentiments, s’amuse Caroline Seguin. Elle
commençait à avoir des cas et sentait
qu’elles allaient bientôt être débordées. »
L’humanitaire reconnaît s’être tout de
même interrogée : quelle drôle de situation
où, en quelques mois, elle est passée de la
gestion du Covid au Yémen à un Ehpad de
Haute-Savoie. « Mais notre cœur de métier
chez MSF consiste à gérer les épidémies
et les crises. » Et celle-ci est violente :
lorsque le virus entre dans un Ehpad, 60 %
à 80 % des résidents l’attrapent. Gruffy
n’a pas fait exception. Sur les 60 résidents,
41 ont été touchés. 15 personnes sont
mortes pendant ce mois de novembre noir,
dont 12 du Covid, soit un nombre presque
équivalent au nombre de décès sur toute
l’année dernière.
« La charge émotionnelle a été très
forte, les personnes parties vivaient là
depuis des années, décrit pudiquement
Michèle Beck.Il faut rester pro, se
protéger, certes, mais ce sont des gens
qui nous manquent maintenant. » Dans
8
la salle commune du rez-de-chaussée,
Laetitia Zanardi, aide-soignante de 28
ans, accompagne doucement un vieux
monsieur de sa table de dominos à celle où
il s’apprête à déjeuner. Avant de s’occuper
de sa partenaire de jeu, elle confirme : « Ce
dernier mois a été psychologiquement
très dur. Pendant cette période, les morts
s’enchaînaient tous les jours, on s’attache
aux résidents. » Elle évoque rapidement la
fatigue physique – car l’équipe a accepté
de passer à des journées de 12 heures
au lieu de 7 h 30 pour faire face à la
vague – puis insiste sur la détresse morale.
« Parfois, les décès avaient lieu quand on
n’était pas là, sur un jour de repos, on n’a
pas pu voir les résidents une dernière fois,
c’est difficile à accepter. »
Michelle Galty, 83 ans, résidente. © CA
« J’ai appris hier qu’il y avait eu autant de
morts. J’étais au courant pour deux trois
personnes, mais pas pour tous », s’étonne
Michelle Galty, 83 ans et résidente du
deuxième étage, au moment du déjeuner.
Refusant d’un signe de tête la salade
d’endives en entrée, elle explique avoir,
elle aussi, été testée positive au Covid
le mois dernier, mais sans symptômes.
« Dans mon couloir, on était cinq,
maintenant, on n’est plus que trois »,
compte la pimpante vieille dame, lunettes
sombres sur le nez.
« L’Ehpad, qui est normalement un lieu de
vie, s’est transformé en petit hôpital », se
souvient Christelle Scaparone, l’infirmière
coordinatrice. Elle se retrouve un soir
à devoir commander dix concentrateurs
d’oxygène, se rapproche des services
d’hospitalisation à domicile pour les soins
palliatifs et pour décharger les infirmières.
« Ils s’occupaient de la morphine, le reste
on gérait. » Le reste ? Les anticoagulants,
les soins, les tests PCR, les toilettes… Le
tout en suivant les stocks, en coordonnant
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les plannings. L’agent technique, de son
côté, va même jusqu’à fabriquer des
perches à perfusion quand il en faut
quinze dans la même journée, alors
que l’établissement n’en dispose que de
cinq en temps normal. « C’est assez
proche de ce qu’on peut vivre en mission
MSF, pour le coup », ironise l’infirmière
coordinatrice.
Pendant la deuxième vague, un groupe
mobile entièrement consacré aux patients
Covid se forme. « On a pris en charge
les malades pour décharger le reste
de l’équipe », détaille l’une de ses
membres, Nelly Régie, aide-soignante.
Elles continuent d’ailleurs à s’écrire dans
un groupe de discussion Messenger dédié.
« Les filles de MSF sont venues nous aider
et nous apporter leurs connaissances.
Leur expérience nous a permis de prendre
le recul nécessaire. On a eu de la chance
d’avoir cette aide extérieure, c’est comme
une force qui nous a été insufflée. »
Caroline Seguin se souvient de son
premier jour, le lundi 2 novembre, à
Gruffy, lors duquel elle accompagne les
aides-soignantes pour faire les toilettes
des résidents. « Plusieurs m’ont dit
qu’elles avaient l’impression de ne plus
savoir travailler. Quand devaient-elles
mettre leur masque ? Des gants ?
Leur tablier ? Faire avec elles m’a
permis de répondre à beaucoup de leurs
questions, de les rassurer. » Elle dispense
également des conseils sur l’hygiène
ou le virus lui-même, soutient l’équipe-
cadre sur la gestion des stocks et le
lien aux familles. Cette expérience sert
finalement de test grandeur nature pour
MSF. Car le 10 novembre dernier, l’ONG
a lancé « un appel aux professionnels
médicaux et paramédicaux pour prendre
part à une intervention d’urgence dans
des établissements d'hébergement pour
personnes âgées dépendantes (Ehpad).
L’objectif : constituer des équipes de
médecins, d’infirmiers et de psychologues,
afin d’accompagner les structures les plus
fragilisées et d’y renforcer la prise en
charge médicale ».
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.9/99
« Aujourd’hui, on est intervenus dans
douze Ehpad, publics ou associatifs,
dénombre Caroline Seguin, désormais
responsable médicale du projet Ehpad
région pour MSF. On reste en général
deux ou trois semaines, le temps de
gérer la crise. » Au départ lancé en
région parisienne, le projet a essaimé aussi
du côté d’Avignon. Avec, généralement,
le même fonctionnement en trio :
une première infirmière travaille avec
l’équipe-cadre pour mettre en place la
stratégie de réponse à l’épidémie (tests,
définition des priorités…) ; une deuxième
renforce les équipes infirmières pour les
soins hospitaliers (constantes, gestion de
l’oxygène…) ; une troisième se charge
de l’hygiène afin d’essayer de réduire la
transmission du virus.
L’ONG ne signe aucune convention avec
les établissements auxquels elle prête
main-forte. De même, aucune facture n’est
présentée, l’opération étant financée sur
les fonds de l’association. En revanche,
à leur arrivée, les membres de MSF
fixent des objectifs avec les équipes
sur place. Au moment de la première
vague, d’avril à juin 2020, MSF avait
déjà apporté son soutien à 30 Ehpad
d’Île-de-France hébergeant plus de deux
mille personnes âgées, en fournissant
des soins médicaux auprès des résidents,
du matériel de protection et un appui
technique principalement en matière de
contrôle et prévention des infections.
Sur une fenêtre au rez-de-chaussée. © CA
En juillet 2020, un programme de soutien
en santé mentale, destiné aux équipes,a
aussi été lancé dans 34 établissements,
incluant de la formation et du soutien
psychologique sous forme de groupes de
paroles. « Il y a un réel besoin, souligne
Jean-Hervé Bradol, directeur d’études à
la Fondation MSF, lui-même intervenu
9
en mars auprès du personnel des Ehpad.
Beaucoup de gens vivent dans une grande
détresse. L’image des sacs mortuaires
anormalement nombreux les a vraiment
traumatisés. » D’après lui, l’ONG a
toute sa place dans une crise telle que
celle du coronavirus. « Notre profession
s’intéresse aux plus vulnérables, or on
compte près de 15 000 morts sur les 700
000 personnes résidant en Ehpad. »
Caroline Seguin ne dit pas autre chose.
« Je constate une grosse souffrance des
équipes. Quand on arrive, la première
chose qu’on nous dit c’est :“On a besoin
d’un regard extérieur pour savoir si on fait
bien ou pas”.»
La responsable du projet Ehpad aide
également le personnel à anticiper la fin
de la crise et la sortie des résidents
de leur chambre. « Quand on arrive
à ce point de l’épidémie, souvent les
équipes n’arrivent plus à réfléchir. On
les accompagne pour savoir comment
rouvrir, comme déconfiner les résidents,
réinstaurer les visites des familles... » À
Gruffy, on a d’ores et déjà prévu la soirée
raclette dès que la dernière malade aura
atteint le quatorzième jour d’incubation du
virus. En attendant, un violoniste est venu
jouer quelques notes la semaine dernière
et Sylvie Marin-Bertin, l’animatrice, s’est
lancée dans la décoration de Noël. Hélène
Abry, résidente de 72 ans, se réjouit
de passer à nouveau du temps en salle
commune. « Les repas ici ont meilleur
goût que dans ma chambre. Et bientôt, on
va placer le sapin ! » Comme un retour à
la normale.
Démantèlement d’EDF: le
saccage d’un bien commun
essentiel
PAR MARTINE ORANGE
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020
Emmanuel Macron à l’usine Framatome au Creusot
(Saône-et-Loire), le 8 décembre. © Laurent Cipriani / AFP
Bien qu’il y travaille depuis plus de dix-
huit mois, le gouvernement fait tout pour
conserver le secret sur le projet Hercule
chez EDF. Son objectif : démanteler le
groupe public, détruire un bien commun
essentiel par surprise. Avec comme
seule vision, le nucléaire comme premier
vecteur de la transition écologique, pour le
seul bénéfice du privé.
Pour la deuxième fois en moins de
trois semaines, les salariés d’EDF sont
appelés à faire grève le 10 décembre
par l’intersyndicale (CGT, CFDT, FO,
CFE-CGC, SUD) du groupe public.
L’inquiétude, la colère, la peur grondent
dans l’entreprise. Depuis dix-huit mois,
désormais, tous vivent dans la rumeur,
sous la menace du projet Hercule, dont
personne ne connaît les contours exacts.
Toute la présentation se résume pour le
moment en un slogan publicitaire : un
EDF bleu pour les activités nucléaires, un
EDF azur pour l’hydraulique, un EDF vert
pour la distribution (Enedis), les services
(Dalkia) et les énergies renouvelables
(voir nos articles ici ou là). « C’est un
projet de démantèlement qui va conduire
à détruire l’outil industriel, à la casse du
service public et à la privatisation d’une
partie du groupe », dénoncent toutes les
organisations syndicales.
Ces derniers jours, la tension est encore
montée d’un cran. Selon certaines rumeurs
insistantes, le projet Hercule pourrait être
intégré dans le texte de la convention
climat qui doit être discuté au début
de l’année prochaine à l’Assemblée
nationale. Le site Contexte, très en pointe
sur ces sujets, annonçait le 7 décembre que
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.10/99
la restructuration d’EDF risquait même de
se faire par ordonnance, « afin de gagner
du temps ».
L’information n’a reçu ni confirmation ni
démenti. Personne n’y voit quoi que ce
soit dans ce dossier. Tout se négocie dans
l’opacité, le secret, la dissimulation.
Emmanuel Macron à l’usine Framatome au Creusot
(Saône-et-Loire), le 8 décembre. © Laurent Cipriani / AFP
Pourtant, l’électricité est un bien
essentiel, déterminant dans nos économies
modernes. Ce secteur est un des vecteurs
décisifs de toute la transition énergétique,
et EDF un outil déterminant pour
piloter une politique. Les décisions prises
engagent pour des années le pays, tant en
termes de sécurité que de compétitivité et
d’aménagement du territoire. Sans parler
du fait qu’EDF est un service public,
un bien commun de la nation, inscrit
dans le préambule de la Constitution de
1946, et non un actif à la disposition du
gouvernement.
Toutes ces questions déterminantes pour
le pays vont-elles échapper à tout débat
public, à toute délibération, être tranchées
sous le boisseau ? « Alors que les
bruits courent d’une réforme profonde et
imminente, brutale et rapide, personne, ni
les élus de la nation, ni les syndicats, ni
les citoyens ne savent rien. […] Sommes-
nous encore en démocratie ? », tonne SUD
Énergie.
Le gouvernement, à ce stade, semble
n’avoir aucune envie de dévoiler ses
intentions. En dépit des demandes répétées
des syndicats d’EDF, le premier ministre
Jean Castex se refuse à les recevoir pour
leur exposer les projets du gouvernement.
Ils n’ont été reçus qu’un par un par
Antoine Pellion, ancien conseiller énergie
à l’Élysée passé à Matignon, qui ne leur
a rien dit, si ce n’est que tout était lié
aux négociations avec Bruxelles et à la
10
régulation imposée en contrepartie d’une
hausse des tarifs d’accès à la production
d’électricité nucléaire (Arenh) vendue aux
autres fournisseurs.
Après six mois de silence, le président
d’EDF, Jean-Bernard Lévy, a finalement
tenu une réunion d’une demi-heure
avec les instances du personnel en
visioconférence le 3 décembre… pour
ne rien leur dire lui aussi. « Il nous a
expliqué que le dossier d’EDF n’était
plus entre ses mains, que tout dépend des
discussions entre l’État et la Commission
européenne », raconte Laurent Heredia,
délégué CGT.
La même chape de plomb pèse sur tous
les interlocuteurs. Interrogé, le ministère
de la transition écologique fait le mort.
La Commission européenne se drape dans
son statut d’institution. À la suite de
nos questions, la Direction européenne de
la concurrence, chargée de la régulation
du marché de l’électricité, nous a
simplement répondu qu’elle « n’avait
aucun commentaire à faire », se contentant
de confirmer des discussions en cours
avec les pouvoirs publics français. Selon
Libération, les négociations seraient en
fait achevées mais seraient gardées
secrètes pour des raisons de calendrier
parlementaire, afin de conserver le plus
longtemps possible le silence sur le projet.
Lors des questions d’actualité le 8
décembre, trois députés, Marie-Nöelle
Battistel (PS), Adrien Quatennens (LFI) et
Fabien Roussel (PC), se sont succédé pour
interroger le gouvernement sur le sort qu’il
entend réserver à EDF. Ils ont insisté pour
avoir des textes, un calendrier, un débat.
Le premier ministre, pourtant directement
interpellé, n’a pas voulu leur répondre.
C’est la secrétaire d’État à la biodiversité,
Bérangère Abba, qui s’y est collée.
Balbutiant en lisant ses notes, elle a
invoqué « l’attachement du gouvernement
à EDF et sa volonté de ne pas déstabiliser
l’entreprise ». Des mots permettant au
gouvernement de continuer à avancer
masqué et surtout de fuir les questions
légitimes.
Le nucléaire comme seule option
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La seule réponse que les députés ont
obtenue finalement est venue d’Emmanuel
Macron. En déplacement le même jour
à l’usine d’Areva au Creusot (Saône-et-
Loire), celui-ci a réaffirmé sa « vision »,
ancrée dès son passage au ministère de
l’économie. La politique énergétique de
la France, la lutte contre le réchauffement
climatique, les ambitions de réduction des
émissions de gaz à effet de serre inscrites
dans le cadre des Accords de Paris ne
peuvent se décliner que d’une seule façon :
par le nucléaire. Comme il l’avait déjà
annoncé, il a confirmé la construction de
six EPR à l’avenir.
Loin de rassurer, cette annonce a surtout
effrayé, même chez EDF. Beaucoup y
voient le renforcement d’une équation
infernale – EDF égale nucléaire –, qui
se révèle de plus en plus mortifère
pour l’entreprise, le service public, la
politique énergétique du pays. Déjà
asphyxié financièrement, le groupe public
risque la ruine s’il doit assumer de tels
projets. Tous les ingénieurs du groupe,
y compris les plus fervents adeptes du
nucléaire, disent qu’il faut d’abord assurer
le maintien de l’existant et diversifier
les sources de production pour assurer
la sécurité énergétique du pays. Les
mêmes affirment l’impérieuse nécessité
d’abandonner le modèle EPR, fiasco
technologique, industriel et financier.
Un projet de longue date
Surtout, cette fuite en avant dans le
nucléaire signifie la mort du groupe
public, sa désintégration industrielle et
avec elle la fin de toute l’organisation
du système électrique français, de tout
le service public de l’énergie. C’est
peut-être aussi pour cette raison même
qu’Emmanuel Macron affirme tant sa
volonté de poursuivre dans le nucléaire.
Car la volonté élyséenne de poursuivre
coûte que coûte l’aventurisme nucléaire a
un prix. Emmanuel Macron le sait. Et il
est prêt à le payer : en contrepartie du
maintien et du renforcement du nucléaire
en France, le gouvernement est d’accord
pour accepter le démantèlement d’EDF,
exigée par la Commission européenne.
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« Depuis le début, la Commission
européenne n’a qu’une idée en tête, mettre
à bas EDF parce qu’elle ne correspond
pas à sa vision du marché idéal, à son
modèle de concurrence. Son but n’est
pas de faire mieux fonctionner le système
électrique mais de pouvoir dire qu’EDF
a perdu tant de clients. C’est à cette
aune qu’elle mesure la réussite de sa
politique », dit ce spécialiste du droit de la
concurrence.
Emmanuel Macron a manifestement la
même « vision » que la Commission.
Dès 2016, alors qu’il n’était que ministre
de l’économie, il assurait devant la
commission des affaires économiques de
l’Assemblée nationale : « La solution
d’une sortie d’EDF de la bourse n’est pas
privilégiée aujourd’hui. Je suis prêt à en
examiner le principe, mais j’appelle votre
attention sur le fait qu’elle n’aurait de sens
que pourla partie “nucléaire France”, et
pas pour le reste d’EDF : elle impliquerait
donc un démantèlement du groupe. » C’est
exactement le projet qu’il entend conduire
maintenant.
Le pitoyable bilan de l’ouverture à la
concurrence
« Avant d’aller plus avant, il serait bien
de faire un bilan de l’ouverture à la
concurrence du marché de l’électricité, de
la politique imposée par la Commission
européenne que l’on considère gravée
dans le marbre », relève Anne Debrégeas,
déléguée de SUD Énergie.
Dix ans après le début de sa mise en œuvre,
le bilan de l’ouverture à la concurrence est
pitoyable.
Le système électrique français a été
totalement déséquilibré. EDF est fragilisé,
déstabilisé, vivant dans une tension
financière dangereuse. Le service se
réduit comme peau de chagrin. La
politique énergétique n’a pas permis de
développer les énergies renouvelables
telles qu’elles l’ont été dans d’autres
pays. Les consommateurs n’en ont tiré
aucun bénéfice. Seuls quelques chanceux
se sont constitué des rentes juteuses. Soit
l’inverse de ce qu’était supposée apporter
l’ouverture à la concurrence.
11
« Ce sont les Anglais qui ont imposé
cette approche du tout marché. Ils en
sont revenus mais pas la Commission.
Maintenant tout le marché électrique
britannique est sous prix garantis, parce
que c’est le seul moyen d’assurer les
investissements nécessaires », relève un
ancien cadre d’EDF.
Parce qu’EDF était en situation de
monopole, parce qu’il avait les prix
d’électricité parmi les plus bas en Europe,
quasiment impossibles à concurrencer,
la Commission européenne a imposé de
créer une concurrence artificielle sur le
marché français : il revenait à EDF de
subventionner ses concurrents. Tous les
gouvernements successifs en France ont
accepté ce principe contre nature.
Ce mécanisme de concurrence créé de
toutes pièces passe par l’Arenh (accès
régulé à l’électricité nucléaire historique),
qui permet à tous les concurrents du
groupe public en France d’avoir accès à la
production nucléaire d’EDF à un prix fixe.
« Le tarif a été fixé à 42 euros le MWh
en 2012. Il n’a jamais été réévalué depuis.
Il n’est même pas indexé sur l’inflation,
dans le but avoué d’affaiblir EDF », relève
un ancien cadre. Ce tarif est un prix
plafond pour EDF. Sur les volumes promis
à ses concurrents, il ne peut en aucun
cas demander des prix plus hauts quand
le marché de l’électricité s’emballe. Mais
quand les prix du marché, où EDF écoule
70 % de sa production, baissent, le groupe
n’a aucune protection, il suit les évolutions
du marché.
Chantier de l'EPR à Flamanville en 2016.
© CHARLY TRIBALLEAU / AFP
Le groupe public se retrouve ainsi le
seul à être exposé totalement aux risques
de marché. Il n’est plus en mesure de
couvrir l’addition de ses coûts fixes, de ses
financements de maintien en l’état de son
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parc, et de ses coûts de démantèlement,
volontairement sous-estimés depuis des
années. On ne parle même pas de la
rénovation du parc nucléaire existant,
estimée à 50 milliards d’euros. Pendant
qu’EDF croule sous les charges, tous ses
concurrents – soit par les mécanismes de
l’Arenh, soit par les garanties de prix
accordées pour les énergies renouvelables
– sont totalement protégés. Cela s’appelle
la concurrence juste et non faussée.
Pour les fournisseurs alternatifs, le
dispositif est des plus confortables et des
plus rémunérateurs. Pile, ils gagnent, face,
ils ne perdent pas. Si les prix de marché
sont plus bas que le tarif de l’Arenh,
ils en profitent ; s’ils sont plus hauts,
ils se précipitent pour acheter à EDF
au prix fixe et garanti. La Commission
de régulation de l’énergie (CRE)
leur a encore accordé un avantage
supplémentaire en 2019, en augmentant
les volumes d’électricité qu’ils pouvaient
acheter auprès d’EDF. C’est l’inverse de
ce qui avait été prévu à l’origine : le
dispositif de l’Arenh ne devait qu’être
transitoire et disparaître en 2025.
Toute une série de fournisseurs virtuels
sont apparus ainsi sur le marché français.
Ils ne produisent pas un watt d’électricité,
n’ont aucune base et se contentent
d’arbitrer heure par heure entre les
prix garantis et les prix de marché, et
d’empocher les marges. « EDF, ce sont
60 000 salariés qui assurent la production,
qui développent, entretiennent, réparent
les réseaux, assurent la distribution et
viennent dépanner les gens chez eux,
garantissent le système électrique et le
service public. Et en face, on nous met des
sociétés qui comptent 12 traders, vivant
sur notre dos », peste Laurent Heredia.
Mais les producteurs d’énergie
renouvelable ne sont pas en reste. Grâce
à ce système de prix garantis pouvant
aller jusqu’à 200 euros le MWh pour
l’éolien en mer pendant 15 ans et plus (voir
notre enquête sur le parc d’éoliennes
dans la baie de Saint-Brieuc), les énergies
renouvelables sont devenues les niches
convoitées par les fonds d’investissement,
les family offices et autres investisseurs à la
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recherche d’une rémunération élevée. Une
rente indéfendable, dénoncée à plusieurs
reprises par la Cour des comptes.
« Ces garanties étaient totalement
justifiées au démarrage des énergies
renouvelables. Elles ne le sont plus
du tout maintenant que le marché
des renouvelables a pris son essor.
Elles sont même un grave facteur de
dysfonctionnement de marché. Alors que
le prix du MWh sur les renouvelables a
plusieurs fois frôlé le zéro cette année, le
signal prix, le risque ne les incite à aucune
discipline : ils ne sont pas concernés.
Comme ils sont prioritaires pour l’accès
au réseau, comme ils ont l’assurance que,
quel que soit le prix, ils empocheront
100 euros le MWh ou plus, ils continuent
à faire tourner leurs installations. Ils s’en
foutent de l’équilibre du marché. Et à
la fin ce sont les consommateurs qui
paient », décrypte cet expert du marché de
l’électricité.
70 % d’augmentation des tarifs
réglementés depuis 2007
C’était l’argument massue des défenseurs
de la concurrence : celle-ci allait faire
baisser les prix. Plus aucun n’ose le
rappeler. « Entre 2007 et 2020, les
tarifs réglementés de l’électricité ont
augmenté de 70 % en France. Certes, il
y a eu l’addition de beaucoup de taxes
[elles représentent désormais 30 % du
total de la facture d’électricité – ndlr],
notamment pour financer les énergies
renouvelables. Mais où est le bénéfice
pour les consommateurs ? », interroge
Philippe André, responsable de SUD
Énergie dans la branche hydro.
Le médiateur de l’énergie ne cesse depuis
plusieurs années de tirer la sonnette
d’alarme sur le sujet : pour de nombreux
foyers, « la part de budget consacrée aux
dépenses d’énergie devient une charge
importante, parfois insurmontable ». La
précarité énergétique est devenue une
réalité désormais en France. Elle s’est
encore aggravée avec la crise sanitaire.
Les impayés s’accumulent. Quelque 30 %
des ménages auraient des difficultés, voire
ne seraient plus en mesure de payer leurs
12
factures, dans la plus totale indifférence
des pouvoirs publics et de la Commission
de régulation de l’énergie. En dépit des
engagements pris, et même des réalités
économiques où l’inflation – on ne parle
même pas des salaires – est de 0,5 %, 0,
8 %, l’autorité de régulation n’hésite pas à
imposer des hausses de 5,4 %, voire plus
chaque année. Même en pleine crise des
« gilets jaunes ».
Parc d'éoliennes dans le Languedoc.
© Philippe Roy / Aurimages via AFP
Enfin, l’ouverture à la concurrence
était censée permettre une optimisation
des ressources financières. Fini ces
visions d’ingénieurs, de ces professeurs
Nimbus qui ne savaient pas compter,
qui dilapidaient l’argent du contribuable,
comme l’expliquaient les adeptes de la
concurrence à tout-va. Le privé, avec son
sens « inné » des responsabilités et des
risques, allait remettre de l’ordre dans
tout cela : trouver les bonnes solutions,
développer les technologies d’avenir, les
énergies renouvelables indispensables.
120 milliards d’euros ont été récoltés
en à peine dix ans par le biais des
taxes perçues sur les factures pour
assurer le développement des énergies
renouvelables, selon les calculs des
syndicats. D’autres chiffrent le montant
à la moitié. C’est en tout cas beaucoup
plus que les 40 milliards d’euros que le
gouvernement espère recueillir par le biais
du Plan de relance européen pour financer
sa transition écologique.
Les sommes obtenues par le biais de
nos factures constituent en tout cas des
montants si importants qu’ils auraient pu
apporter un effet de levier significatif.
Résultat ? Lamentable. Si l’on exclut
l’énergie hydraulique – les barrages ont
été construits dans les années 1950 –,
les énergies renouvelables représentent
à peine 12 % de l’énergie produite
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en France. EDF, peut-être pour laisser
du champ au privé ou par conviction
de ses présidents successifs ralliés au
tout-nucléaire, a à peine pris part à
ces développements. Sa production dans
l’éolien représente à peine 8 % du total
de sa production, le solaire 2 %. Il fut
un temps où, dans les années 1960, EDF
avait été le premier électricien au monde à
développer un four solaire expérimental à
Font-Romeu (Pyrénées-Orientales).
« Tous les efforts payés par les
consommateurs se sont traduits par des
mauvaises allocations de capital, des
surcoûts », déplore Philippe André. On
ne parle pas de l’effet d’entraînement.
Inexistant. En dépit des sommes
mobilisées, aucune filière industrielle, que
ce soit dans le solaire, dans l’éolien,
dans les économies d’énergie, n’a pu être
constituée. Au nom de la concurrence,
la Commission est restée bras croisés
face au dumping chinois. Quant au
privé, il a préféré la rente. Au point
qu’Emmanuel Macron aurait décidé de
reprendre lui-même les choses en main
face à la multiplication de projets de
parcs éoliens aberrants, bâtis sur la
seule opportunité financière, suscitant la
fronde des habitants.
L’accaparement programmé d’un bien
commun
En dépit de ce bilan désastreux, le
gouvernement est prêt à poursuivre plus
avant. La sécurité du système électrique, la
transition énergétique, le service public…,
tout cela importe peu, pourvu que l’on
défende la filière nucléaire française,
dont la faillite, à commencer par celle
d’Areva, a soigneusement été passée sous
silence.
Alors que le secteur privé ne cesse
de mettre en avant les synergies,
les économies d’échelle pour justifier
les mégafusions entre grands groupes,
en dépit du coût social induit, c’est
une désintégration industrielle, une
désoptimisation de tout le système
électrique français que prépare le
gouvernement. Le coût s’annonce
phénoménal, que ce soit en termes de
bilan, de transfert, de compensation,
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de rupture d’économies d’échelle, de
transformation pour le groupe, pour
les consommateurs, pour l’économie
française.
Le chiffre n’a jamais été public parce
qu’il est inavouable, tant il illustre le
gaspillage. Mais lorsque le gouvernement,
sur instructions européennes, avait imposé
la séparation de la facturation entre
GDF et EDF, chaque groupe avait dû
reconstituer son système informatique, sa
base de clientèle, dont les coûts avaient
jusqu’alors été mutualisés. Cela avait
coûté 4 milliards d’euros de l’époque,
selon nos informations. Rien que pour la
beauté de la concurrence. Plus récemment,
la Commission de régulation de l’énergie
s’est piquée d’exiger qu’ERDF, l’activité
de distribution, change de nom, parce
que ce dernier était trop proche d’EDF.
ERDF est devenu Enedis. La plaisanterie,
rien qu’en changement de nom, avec
tout ce que cela suppose (logo, factures,
véhicules, communication, etc.), a coûté
150 millions d’euros.
Avec le recul, ce changement de nom
n’était que la première étape d’un
processus conçu de longue date pour
démanteler le groupe public. Car avant
même tout projet de loi, toute discussion
avec la Commission européenne, l’autorité
de régulation a imposé dès 2019 les
prémices de la désintégration d’EDF. À
l’avenir, avait-elle exigé, EDF, en tant
que producteur d’électricité nucléaire, ne
devait plus réserver un accès privilégié à sa
filiale de commercialisation d’électricité,
comme elle le faisait jusqu’alors, mais
la traiter comme un fournisseur extérieur,
aux mêmes conditions que les autres.
Même l’autorité de la concurrence, dans
un très long avis très technique, avait
contesté cette décision, jugée totalement
infondée. L’Assemblée nationale avait
naturellement approuvé la décision de la
CRE. « Jamais l’autorité de régulation
n’aurait pris une telle décision, si elle
n’avait pas eu le feu vert de l’Élysée », dit
un connaisseur du dossier.
Le projet désormais va plus loin. Il
coupe en morceaux le groupe public.
Celui-ci ne serait plus qu’une holding
13
avec trois grandes filiales, qui, selon les
conditions posées par la Commission,
auraient interdiction d’avoir les mêmes
responsables, de partager leur trésorerie,
leurs clients, des informations, de financer
des investissements. Bref, d’être un
groupe. Le seul nom d’EDF ménagera les
apparences.
En contrepartie d’une hausse du tarif
de l’Arenh, EDF aura l’obligation de
mettre à disposition la totalité de ses
capacités de production nucléaire à tous
les fournisseurs. Ce qui se traduit par le
cantonnement de l’activité de production
nucléaire dans le fameux EDF bleu.
L’entité ne serait plus qu’un producteur
nucléaire, associé au gestionnaire de
réseau, en situation de monopole
physique, donc non privatisable.
Mais cette transformation serait assortie
de conditions. Selon nos informations, la
Commission européenne aurait demandé,
et le gouvernement aurait accepté, que
toutes les restrictions posées dans la loi
de 2010 soient supprimées. La loi stipule
que les fournisseurs bénéficiant du tarif
de l’Arenh n’utilisent cette électricité
qu’en France, afin que les consommateurs
français seuls en bénéficient, qu’en cas
d’écart entre le prix de l’Arenh et le prix de
marché, les gains soient reversés à EDF.
« Vous avez aimé les autoroutes,
vous allez adorer Enedis »
En d’autres termes, si ces dispositions sont
supprimées, c’est un gigantesque transfert
de la rente immédiate du nucléaire au
détriment d’EDF, des consommateurs, des
contribuables au profit du secteur privé qui
se prépare.
En revanche, il reviendra à EDF bleu
d’assumer tous les passifs du nucléaire
(sécurité, maintien, démantèlement,
gestion des déchets), sans que le privé
ne soit ni de près ni de loin associé
aux charges et aux risques. EDF bleu
deviendrait ainsi la bad bank, la société
de défaisance publique du nucléaire, après
que le privé en aurait extrait tous les
bénéfices. On comprend mieux les raisons
qui poussent le gouvernement à garder son
projet de loi, voire à le faire passer par
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ordonnance afin de mettre tout le monde
devant le fait accompli : ce montage
s’appelle une spoliation.
Emmanuel Macron et Jean-Bernard Lévy, PDG
d'EDF, en juin 2016. © ERIC PIERMONT / AFP
Cela ne s’arrête pas là. Dans la grande
partie de Meccano financier que l’Élysée
a conçue, il y a les barrages. Le sujet
est un point d’achoppement dur pour
la Commission européenne. Alors que
tous les gouvernements européens, à
commencer par l’Allemagne, ont décidé
de garder leurs barrages sous contrôle
public, la France ne l’a pas fait. Depuis,
la Commission européenne exige la
mise en concurrence des concessions
d’exploitation des grands barrages : une
mine d’or. C’est l’énergie renouvelable la
moins coûteuse, la plus rentable et, à ce
stade, c’est la seule façon de stocker de
l’électricité.
Après avoir tergiversé, l’Élysée a fini
par comprendre que l’activité hydraulique
était un élément indispensable pour
les centrales nucléaires, sans parler de
l’agriculture, des activités de tourisme,
de l’aménagement du territoire. Un
compromis a été trouvé, semble-t-il : les
grands barrages ne devraient pas être
ouverts à la concurrence. Selon les termes
présentés aux syndicats, ils devraient
changer de statut et être mis en « quasi-
régie ». Personne ne comprend très bien
ce qui se cache réellement derrière ces
termes.
Une chose paraît évidente, cependant :
l’eau des barrages, qui était jusqu’alors
gérée gratuitement par EDF dans l’intérêt
général, qui servait notamment dans les
équilibres de la péréquation tarifaire, a
toutes les chances de devenir payante. Et
l’État a bien l’intention d’y prendre sa
part. À la Compagnie du Rhône (filiale
d’Engie), qui gère les barrages au fil de
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l’eau sur le fleuve, l’État prélève des
taxes correspondant à 25 % de son chiffre
d’affaires.
Enfin, il y a la partie EDF verte,
celle qui est destinée à être ouverte
à des capitaux privés. L’entité est
censée regrouper les activités de service,
les énergies renouvelables et surtout
Enedis, la distribution. « Sans elle, cette
branche n’aurait aucun intérêt pour les
investisseurs. Elle seule a de la valeur »,
dit un banquier d’affaires.
« Vous avez aimé les autoroutes, vous
allez adorer Enedis. C’est un monopole
de service public incontournable que l’on
s’apprête à céder au privé. Les BlackRock,
Macquarie, Vinci, tout le monde va se
précipiter : car c’est une rente sûre,
récurrente, énorme. Et dès qu’ils seront
rentrés, ils feront la loi », prédit ce
spécialiste en droit de la concurrence.
L’affaire n’est pas si simple, prévient
cependant le syndicat CFE-Unsa dans
la distribution. Il rappelle que Enedis
n’est que le délégataire de concessions de
service public délégué par les collectivités
locales. Ce sont elles qui ont la propriété
des concessions. Une nuance sur laquelle
le gouvernement ne semble pas s’être
étendu, considérant que, par principe, tout
ce qui est public lui appartient. « Les
collectivités locales ont des droits de
renégociation des équilibres contractuels
en cas de changement », rappelle le
syndicat, avant de prévenir : « Il y a des
passifs de concessions et des provisions
de renouvellement de près de 30 milliards
d’euros. »
Tout cela donne la mesure des
déplacements financiers imaginés par
l’Élysée, dont, à ce stade, le seul
bénéficiaire semble être le secteur privé.
Car, pour le reste, tout n’est que
destruction.
Une destruction que beaucoup ont
l’impression de vivre depuis des années,
à regarder leur groupe se désorganiser,
s’effriter, se déconstruire lentement. Au
point de perdre tous les repères, tous les
réflexes même les plus indispensables,
comme l’illustre notre dernière enquête
14
sur les immenses failles de sécurité de
Flamanville. « Je ne croyais pas qu’on en
arriverait là. Mais il existe désormais un
nouveau risque totalement sous-estimé :
EDF est à la limite de la sécurité. Que ce
soit en termes d’équipement, de personnel,
de procédure, de tout. À tout instant, un
accident peut survenir », s’alarme Philippe
André.
Comme les Français ont pris conscience,
à l’occasion de la pandémie, de l’état
déplorable de l’hôpital public, que les
gouvernements leur avaient vendu comme
le meilleur du monde, ils risquent un jour
ou l’autre, et peut-être plus rapidement,
de prendre la mesure du saccage du
système électrique français, présenté lui
aussi comme le meilleur du monde.
«Séparatisme»: le
gouvernement détricote
les «grandes lois de notre
République»
PAR JÉRÔME HOURDEAUX, LOU SYRAH,
MATHILDE MATHIEU, LOU SYRAH, DAVID
PERROTIN, LOU SYRAH, ELLEN SALVI ET LOU
SYRAH
LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020
Le projet de loi « confortant les
principes républicains », selon sa nouvelle
appellation, a été adopté mercredi en
conseil des ministres. Sans la citer, il vise
« une idéologie politique qui s’appelle
l’islamisme radical », revendique Jean
Castex. Mediapart le décrypte, mesure par
mesure. Avec les ajustements dus aux
réserves du Conseil d’État.
Fin du conseil des ministres, mercredi 9 décembre
2020. © Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas via AFP
«Il n’est jamais trop tôt pour s’occuper
des valeurs de la République. » C’est avec
la solennité des grands jours que Jean
Castex a présenté, mercredi 9 décembre,
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date anniversaire de la promulgation
de la loi de 1905, le projet de loi
« confortant les principes républicains ».
Entouré des ministres concernés par
le texte – les deux locataires de la
place Beauvau, Gérald Darmanin et
Marlène Schiappa, mais aussi Jean-
Michel Blanquer (éducation nationale) et
Éric Dupond-Moretti (justice) –, le chef du
gouvernement a défendu ce qu’il qualifie
désormais de « loi de liberté ».
« C’est un texte qui s’inscrit dans
la grande tradition des fondateurs
de notre République puisque c’est un
texte pour renforcer l’effectivité de nos
libertés publiques et individuelles : liberté
d’association, liberté de conscience,
liberté d’expression, liberté de culte, qui
doivent plus que jamais être vécues dans
leur plénitude par chacune et chacun
d’entre nous », a-t-il fait valoir. Bref,
un « texte très important », mais qui
suscite beaucoup d’inquiétudes et de
questionnements. Y compris dans les
rangs d’une majorité parlementaire déjà
échaudée par les débats autour de la loi
sur la « sécurité globale ».
Fin du conseil des ministres, mercredi 9 décembre, à
l’Élysée. © Arthur Nicholas Orchard/Hans Lucas via AFP
Les multiples changements d’intitulés de
cette nouvelle loi en disent long sur la
façon dont l’exécutif s’est cherché sur le
sujet. Parlant dans un premier temps de
« communautarisme », hésitant ensuite
sur le singulier ou le pluriel du terme «
séparatisme », évoquant brièvement l’idée
d’inclure le mot « laïcité » dans le titre,
le gouvernement a fini par atterrir sur
une formule plus large, tout en assumant,
dans son expression publique, l’objectif
principal de ce texte. « L’ennemi de la
République, c’est une idéologie politique
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qui s’appelle l’islamisme radical », a
notamment affirmé Jean Castex, mercredi,
dans Le Monde.
Le 2 octobre, aux Mureaux (Yvelines),
Emmanuel Macron avait d’ailleurs balayé
toute forme d’ambiguïté : « Il y a,
dans cet islamisme radical – puisque
c’est le cœur du sujet, abordons-le et
nommons-le – une volonté revendiquée,
affichée, une organisation méthodique,
pour contrevenir aux lois de la République
et créer un ordre parallèle. » « Des
éléments nous montrent qu’une contre-
société s’installe progressivement à bas
bruit », insiste aujourd’hui l’entourage
du premier ministre pour justifier
de l’urgence législative, reconnaissant
toutefois que sur un certain nombre
de points, concernant notamment les «
certificats de virginité », la polygamie
et les mariages forcés, « il est difficile
d’exposer les choses de façon très
précise ».
Marlène Schiappa en convient elle aussi.
Récemment interrogée par L’Express sur
l’ampleur du phénomène de polygamie, la
ministre en charge de la « citoyenneté »
indique qu’« on a du mal à le mesurer »,
mais qu’« il est suffisamment important
pour qu’il y ait beaucoup d’élus locaux
qui nous aient fait remonter cette question-
là ». Concernant les élus locaux justement,
elle explique aussi qu’un maire « ne
pourra pas prendre des décisions en
fonction de raisons religieuses », comme
« décider qu’il n’y aura plus de livres de
science dans la bibliothèque municipale
mais uniquement des livres complotistes ».
« Mais y a-t-il beaucoup de cas comme
ça ? », la questionne-t-on alors. « Pour
l’instant, il n’y en a pas », admet-elle.
Une absence de données qui n’a pas
empêché le gouvernement, à la demande
expresse du président de la République, de
plancher sur une cinquantaine d’articles,
modifiant, comme l’a reconnu Jean
Castex, « certaines des grandes lois
de notre République ». Sont notamment
touchés le texte fondateur de 1901 sur
les associations, celui de 1905 sur la
laïcité, et les textes des lois de 1882,
lesdites « lois Jules Ferry », qui, tout
15
en instaurant une obligation scolaire pour
chaque enfant âgé de 3 à 16 ans, offraient
également la liberté que cet enseignement
soit dispensé à domicile – liberté sur
laquelle le gouvernement a aussi cherché,
par tous les moyens, à revenir (lire notre
article).
Parfois allégées dans la dernière
ligne droite pour tenir compte des
réserves du Conseil d’État, les
dispositions présentées mercredi restent
essentiellement répressives. Le volet
social qu’Emmanuel Macron avait
esquissé dans son discours aux Mureaux,
notamment sur la question du logement,
de l’hébergement d’urgence et de
la lutte contre les discriminations, a
disparu. « Nous présenterons des actions
complémentaires dans la continuité des
actions que nous avons déjà engagées »,
a cependant promis Jean Castex, en
évoquant une énième fois l’exemple du
dédoublement des classes de CP dans les
zones prioritaires.
Certains députés La République en
marche (LREM) ont d’ores et déjà
fait savoir qu’ils modifieraient le texte
lors de son examen au Parlement,
afin de le rééquilibrer. A contrario,
d’autres souhaitent le durcir encore. C’est
notamment le cas de la députée Aurore
Bergé et de plusieurs de ses collègues
qui travaillent à un amendement visant
à interdire le port du voile aux petites
filles. « Je ne pense pas que le débat sur
le port du voile soit de nature à remplir
les objectifs que nous poursuivons »,
leur a répondu le premier ministre dans
Le Monde.
« Ce projet de loi n’est pas un texte
contre les religions, ni contre la religion
musulmane en particulier », a-t-il de
nouveau plaidé en conférence de presse,
face à la multiplication des critiques et des
velléités d’amendements. Et d’ajouter : «
Je ne crois en rien que cette loi va diviser.
» Mediapart en décrypte les principales
mesures, ainsi que les ajustements dus au
Conseil d’État.
• Inscrire dans la loi l’obligation de
neutralité des délégataires de service
public (article 1)
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À ce jour, la loi prévoit une « obligation
de neutralité » pour les fonctionnaires
qui doivent traiter équitablement tous les
usagers et s’abstenir de manifester leurs
opinions religieuses dans l’exercice de
leurs fonctions, y compris par leur tenue
vestimentaire.
En ce qui concerne les entreprises
délégataires de service public (la RATP,
La Poste, Aéroports de Paris, etc.), la
Cour de cassation a rendu un arrêt
important dès 2013, précisant que la
laïcité et l’obligation de neutralité s’y
appliquent. En clair : l’obligation de
neutralité religieuse est déjà consacrée
par la jurisprudence, qui fait autorité, et
figure déjà dans les contrats signés par
les salariés des entreprises délégataires.
Mais comme l’expliquait Emmanuel
Macron début octobre, le gouvernement
veut l’inscrire dans la loi pour lui donner
une force contraignante (et symbolique)
supérieure.
Tous les organismes chargés d’accomplir
une mission de service public, qu’ils soient
publics ou privés, seraient concernés :
SNCF Réseau, les opérateurs de transports
publics, les caisses locales de sécurité
sociale, les missions locales, etc. En
cas de non-respect, il serait possible de
prononcer des sanctions. Dans son avis,
le Conseil d’État « admet l’utilité de ces
dispositions »,tout en recommandant au
gouvernement de bien circonscrire leur
champ d’application.
• Contrôle « renforcé » des préfets sur
les élus locaux (article 2)
Avec cet article, Gérald Darmanin voulait
taper fort face aux élus qui, au nom
de principes religieux, réserveraient des
horaires de piscine aux femmes ou
videraient les bibliothèques des auteurs
homosexuels. Dans sa version adressée
au Conseil d’État, le texte dopait les
pouvoirs des préfets face à ces « carences
républicaines » : en cas d’« atteintes
graves » à la neutralité des services
publics, le préfet pouvait introduire un
« déféré-suspension » (une saisine du
juge administratif avec effet suspensif
immédiat, la justice disposant ensuite de
30 jours pour trancher). Dans certains
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cas, le préfet pouvait même se substituer
d’office à l’élu qui tardait à se mettre
en conformité. Ce projet a déclenché une
bronca chez les élus locaux.
« Parler de “carence républicaine” !
Est-ce qu’on se rend compte de l’insulte
pour des élus républicains ? », s’est
étranglé Alain Lambert, ancien ministre
de Jean-Pierre Raffarin et président du
Conseil national d’évaluation des normes
(l’institution chargée de contrôler le
droit applicable aux collectivités). Fin
novembre, celle-ci a ainsi rendu un avis
défavorable à l’ensemble du projet de loi.
Camouflet.
Puis le Conseil d’État n’a guère goûté, lui
non plus, ce volet du texte qui modifie « de
façon excessive l’équilibre du contrôle
administratif et du respect des lois par les
collectivités territoriales ». L’appréciation
des atteintes au principe de neutralité
« pouvant s’avérer délicate », il préfère au
maximum la laisser aux juges. Le Conseil
d’État a ainsi asséné une leçon de droit
à l’exécutif, l’appelant à « donner un
caractère mieux proportionné et adapté »
au contrôle du représentant de l’État.
Dans la version finale du projet de
loi, il ne reste plus grand-chose des
prétentions de l’Intérieur : quatre lignes
autorisant le préfet à saisir le juge de façon
« accélérée » (afin que celui-ci statue en 48
heures), comme il le peut déjà aujourd’hui
en cas d’atteinte à une liberté publique
ou individuelle. Dans l’exposé des motifs,
l’expression « carence républicaine », qui
hérissait les élus, s’est volatilisée.
• Extension du fichage antiterroriste
(article 3)
Les délits de provocation à des actes
de terrorisme et d’apologie du terrorisme
feront désormais l’objet d’une inscription
au Fichier des auteurs d’infractions
terroristes (Fijait). Seront également
concernées les personnes ayant reproduit
ces propos « afin d’entraver l’efficacité
d’une procédure de blocage d’un service
de communication au public en ligne ».
16
Cette inscription, qui jusqu’à présent
devait faire l’objet d’une décision expresse
du juge, sera désormais automatique,
« sauf décision contraire et spécialement
motivée de la juridiction compétente ».
Le Fijait a été créé par la loi renseignement
de 2015 et concerne les majeurs et les
mineurs de plus de treize ans condamnés
ou simplement mis en cause pour des
actes de terrorisme ou pour non-respect
d’une interdiction de sortie du territoire.
Il est notamment consulté dans le cadre
« des enquêtes administratives préalables
à un recrutement, une affectation,
une autorisation, un agrément ou une
habilitation ».
L’inscription au Fijait entraîne
normalement une inscription automatique
au fichier des personnes recherchées
(FPR), ainsi que plusieurs obligations :
« justifier de son adresse tous les trois
mois », déclarer tout déménagement
et déplacement à l’étranger. Mais les
personnes qui y seront inscrites au titre de
l’article 28 du texte seront exemptées de
ces dernières mesures.
« Ces évolutions permettront une
amélioration du suivi des personnes ayant
fait la démonstration de leur adhésion
à des idées ou à des actes de nature
terroriste et qui représentent un risque
pour les institutions et les services
publics », affirme l’exposé des motifs.
• Sanctionner les « intimidations »
d’agents publics (article 4)
Là aussi, le gouvernement a dû revoir
sa copie après l’alerte du Conseil d’État.
Initialement, son texte créait une nouvelle
infraction : « le fait d’user de menaces,
de violences ou […] intimidation »
à l’égard de personnes chargées d’une
mission de service public dans le but
d’obtenir, au nom de « convictions » ou
de « croyances », « une exemption ou
une application différenciée des règles ».
Peine encourue : 5 ans de prison et 75 000
euros d’amende.
Le code pénal, pourtant, sanctionnait
déjà toute menace contre des personnes
chargées d’une mission de service
public. Et même toute intimidation
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visant à obtenir que ces personnes
« accomplissent » un acte lié à leur
fonction ou « s’abstiennent » de le faire.
Pour le Conseil d’État, « la création
d’une infraction spéciale » était certes
possible. Mais dans son avis, il a
préconisé « de supprimer la référence
aux motifs tirés des convictions ou des
croyances ». Cela « soulève des difficultés
importantes en termes de preuve »,
écrit la haute juridiction : en effet,
comment établir une croyance ou une
conviction ? « Même en recourant à une
appréciation contextuelle fondée sur un
faisceau d’indices matériels »…
Et surtout : « D’autres motifs [que les
croyances] peuvent être à l’origine des
comportements illicites » visés par le
projet de loi. À l’arrivée, l’intimidation
d’agent visant à obtenir « une exemption
[…] ou une application différenciée des
règles » régissant un service public est
pénalisée, quel qu’en soit le motif. Déjà
plus raisonnable. Mais l’exécutif ne peut
s’empêcher : s’il est étranger, le coupable
risque, en prime, une peine d’interdiction
du territoire.
• Un contrôle plus strict des
associations (articles 6 à 12)
Ces articles entendent contrôler davantage
l’activité des associations, l’attribution de
subventions et d’agréments. La « charte
de laïcité » initialement prévue et très
critiquée a été abandonnée au profit d’un
« contrat d’engagement républicain », que
devront désormais signer les associations
lorsqu’elles sollicitent des fonds publics.
Dans le cas où elles violent les principes
de ce contrat, elles devront rembourser les
sommes perçues.
Aujourd’hui, plusieurs raisons peuvent
déjà être invoquées par les autorités pour
dissoudre une association par décret pris
en conseil des ministres : la provocation
à la discrimination, à la haine ou à
la violence, l’incitation à commettre
des actes de terrorisme ou à participer
à des manifestations armées, la dérive
vers une milice privée ou l’objectif de
porter atteinte à la forme républicaine du
gouvernement.
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Dans sa rédaction initiale, le
gouvernement voulait en ajouter deux
nouvelles : « l’incitation à porter atteinte
à la dignité de la personne humaine » et «
les pressions psychologiques ou physiques
sur des personnes dans le but d’obtenir
des actes ou des abstentions qui leur sont
gravement préjudiciables ».
On ne les retrouve pas dans le projet
de loi présenté ce mercredi. Le Conseil
d’État a en effet émis des réserves en
estimant que la notion de « sauvegarde
de dignité de la personne humaine »
pouvait poser de « très délicates questions
d’appréciation », et donner lieu à de
multiples interprétations, car elle revêt une
« dimension morale ». Il s’est aussi opposé
à ce que l’on retienne « les pressions
psychologiques ou physiques » comme
motif de dissolution.
Ce passage du texte assimile aussi
plus facilement les agissements des
associations à ceux de leurs membres
individuels. Une procédure d’urgence est
créée et permet au ministre de l’intérieur,
tout seul, de suspendre l’activité des
associations jusqu’à trois mois.
Certains articles renforcent également
les contrôles des associations par
l’administration fiscale.
• Succession, mariage et « certificats de
virginité » (articles 13 à 17)
Le projet de loi renforce la réserve
héréditaire sur les biens situés en
France, lorsque la succession relève
d’une loi étrangère qui ne reconnaît
pas ce mécanisme. Bien que remise
en cause par certains juristes, cette
mesure vise à empêcher de « déshériter
les filles au profit des garçons ». Ces
dispositions prévoient ainsi l’obligation,
pour le notaire, d’informer précisément et
individuellement les héritiers de ce droit.
Le texte généralise ensuite le principe
selon lequel l’état de polygamie prive les
étrangers de certains bénéfices, comme un
titre de séjour ou une pension de réversion.
L’article 16 vise à punir tout professionnel
de santé qui établira un « certificat » de
virginité d’un an de prison et 15 000 euros
d’amende. Outre la difficulté pratique de
17
détecter cette nouvelle infraction (que
le gouvernement n’a pas été capable
de quantifier), Mediapart expliquait ici
pourquoi cette loi fait débat au sein de la
communauté médicale.
Enfin, pour lutter contre les mariages
forcés, le projet de loi oblige les officiers
d’état civil à saisir la justice à l’issue d’un
entretien avec les futurs mariés, en cas de
doute sur le consentement.
• Un nouveau délit contre la diffusion
de l’identité de personnes (article 18)
Cette mesure s’avère doublement sensible
pour le gouvernement. Il s’agit d’abord
d’une réponse à l’attentat contre
l’enseignant Samuel Paty qui, selon Éric
Dupond-Moretti, est la conséquence de la
diffusion « d’une vidéo, puis de propos
haineux qui sont devenus des propos
mortifères ».
Pour la majorité, cette disposition pourrait
servir aussi de porte de sortie dans le cadre
de la polémique sur le contesté article
24 de la loi « sécurité globale », qui
prévoit de modifier la loi de 1881 sur
la liberté de la presse pour sanctionner
la diffusion d’images ou d’éléments
permettant d’identifier un policier « dans
le but qu’il soit porté atteinte à son
intégrité physique ou psychique ».
L’article 18, lui, ne modifie pas la
loi de 1881, mais crée une nouvelle
infraction dans le code pénal, passible
de trois ans de prison et 75 000 euros
d’amende : « le fait de révéler, diffuser
ou transmettre, par quelque moyen que ce
soit, des informations relatives à la vie
privée, familiale ou professionnelle d’une
personne permettant de l’identifier ou de
la localiser, dans le but de l’exposer, elle
ou les membres de sa famille, à un risque
immédiat d’atteinte à la vie ou à l’intégrité
physique ou psychiques, ou aux biens »…
« Lorsque les faits sont commis au
préjudice d’une personne dépositaire de
l’autorité publique ou chargée d’une
mission de service public, les peines sont
portées à cinq ans d’emprisonnement et
75 000 euros d’amende », ajoute le texte.
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Comme le précise l’exposé des motifs,
c’est l’intention qui sera sanctionnée.
« Le comportement prohibé est donc
réprimé indépendamment de l’existence
d’un résultat. »
Dans son avis, le Conseil d’État souligne
que c’est la prise en compte de
cette intention qui constitue la grande
nouveauté. En effet, les provocations à
la commission d’infractions sont déjà
sanctionnées par la loi de 1881, mais
uniquement si elles ont été « suivie[s]
d’effet ».
S’il ne recommande pas de renoncer à
cette nouvelle infraction, le Conseil d’État
précise qu’elle pourra être sanctionnée
uniquement « s’il peut être établie une
intention manifeste et caractérisée de
l’auteur des faits de porter gravement
atteinte à la personne dont les éléments
d’identification ont été révélés ». Selon
lui, cette obligation de démontrer « une
intention particulière de nuire » suffit à
protéger les journalistes.
L’article « n’a pas pour objet et ne peut
avoir pour effet de réprimer la révélation
ou la diffusion de faits, de messages, de
données, de sons ou d’images qui ont pour
but d’informer le public alors même que
ces informations pourraient ensuite être
reprises et retransmises par des tiers dans
le but de nuire à la personne qu’elles
permettent d’identifier ou de localiser »,
affirme son avis.
• Une procédure dérogatoire à la loi de
1881 (article 20)
Cette mesure permettra de retirer
aux personnes ayant commis certaines
infractions prévues par la loi de 1881
sur la liberté de la presse le bénéfice
des garanties procédurales accordées par
celle-ci. Elles pourront notamment être
jugées lors d’une procédure accélérée,
c’est-à-dire en « comparution immédiate
ou à délai différé ».
Les infractions concernées sont : « les
provocations directes et publiques non
suivies d’effet, à la commission » de
certains délits (atteintes volontaires à
la vie ou à l’intégrité des personnes,
les agressions sexuelles, les vols, les
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extorsions, les dégradations, les atteintes
aux intérêts fondamentaux de la nation et
les actes de terrorisme), « les apologies
des crimes d’atteinte à la vie », les
crimes de guerre ou contre l’humanité
et les « provocations publiques à la
discrimination, à la haine ou à la
violence ».
« Les journalistes ne sont en aucune
façon visés par ce texte. Nous avons
travaillé pour les exclure », a juré lors
de la conférence de presse Éric Dupond-
Moretti. « Il s’agit de permettre à des
gens qui diffusent impunément la haine,
qui la distillent sur les réseaux sociaux,
d’être jugés en comparution immédiate »,
a ajouté le garde des Sceaux.
La solution avancée par le gouvernement
pour exclure les journalistes se fonde
sur le régime de la responsabilité dite
« en cascade ». Celui-ci est organisé par
l’article 42 de la loi de 1881 sur la liberté
de la presse, qui dispose que, en cas
de poursuites, ces dernières doivent tout
d’abord viser le directeur de la publication
ou les éditeurs puis, « à défaut », les
auteurs, « à défaut des auteurs, les
imprimeurs » et finalement, « à défaut des
imprimeurs, les vendeurs et distributeurs
et afficheurs ».
Cette exception ne concernera donc que
les journalistes travaillant sous l’autorité
d’un directeur de la publication. Dans
son avis, le Conseil d’État précise que
cette protection est étendue aux médias
en ligne « non professionnels », c’est-
à-dire les blogs, dans la mesure où il
est considéré que le blogueur cumule
« les qualités d’auteur et de directeur
de la publication ». « En revanche,
poursuit le Conseil d’État, l’auteur d’un
message rendu public au sein d’un «
espace de contributions personnelles […],
c’est-à-dire sans qu’il y ait eu possibilité
de contrôle par le directeur de la
publication » pourra être poursuivi, « qu’il
soit détenteur ou non d’une carte de
presse ».
• Un contrôle renforcé sur l’école hors
contrat et l’instruction à domicile
(articles 21 à 24)
18
Avec cette batterie de mesures, le ministre
de l’intérieur veut notamment porter
secours aux « petits fantômes de la
République », ces enfants qui disparaissent
des radars de l’école de la République,
« surtout des petites filles ». Lire notre
article spécifique sur le sujet ici.
• Les fédérations sportives également
visées (article 25)
Pour les fédérations sportives reconnues
par l’État, le projet de loi prévoit de
remplacer l’actuel régime de tutelle par
un régime de contrôle dans le code
du sport. Elles devront souscrire au «
contrat d’engagement républicain » et
pourront voir leur agrément retiré en cas
de violation de ses principes.
• Fermeture des lieux de culte par le
préfet et contrôle des associations
cultuelles (articles 44 et 33)
Point polémique du texte initial, cet article
prévoyait la possibilité pour le préfet de
fermer un lieu de culte dans le cas où
des propos tenus, des activités ou des
théories encourageraient à la haine ou à
la discrimination, notamment de genre.
Critiquée par les représentants du culte,
la mesure défendue par le gouvernement
a été sévèrement appréciée par le Conseil
d’État, qui l’estime « trop incertaine »
et donnant « au champ de la mesure un
caractère trop large ».
Dégrossi, l’article donne à présent la
possibilité au préfet de fermer un lieu
de culte dans le cas où « les propos
qui sont tenus, les idées ou théories
qui sont diffusées ou les activités qui
se déroulent provoquent à la haine ou
à la violence envers une personne ou
un groupe de personnes ou tendent à
justifier ou encourager cette haine ou cette
violence ». Exit donc, les discriminations
de genre, de nationalité ou d’ethnie.
La loi prévoit une durée de fermeture
provisoire « proportionnée » et ne pouvant
pas dépasser deux mois.
Pour les associations cultuelles, elle crée
aussi, comme maintes fois revendiqué
par Gérald Darmanin, l’obligation de
déclaration des fonds en provenance d’un
pays étranger. Elle renvoie néanmoins
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à un décret la fixation du montant à
partir duquel les comptes doivent faire
l’objet d’une certification – qui ne sera
donc pas systématique. Un changement
qui répond aux inquiétudes des petites
structures qui n’auraient pas eu les moyens
de payer un expert-comptable. L’autorité
administrative pourra toujours s’opposer
au bénéfice des avantages et ressources
« après mise en œuvre d’une procédure
contradictoire ».
• Peines plus lourdes pour les
infractions dans les lieux de culte « ou
aux abords » (article 39)
La loi actuelle prévoit un régime
spécifique lorsque des délits (mentionnés
dans la loi de 1881 à l’article 24) sont
commis au sein du lieu de culte ou à
ses « abords », mais le projet alourdit les
peines encourues, jusqu’à 75 000 euros
d’amende et 7 ans de prison. Présentée
par le gouvernement comme une mesure
permettant de « préserver les lieux de culte
d’agissement et de diffusion d’idées et de
propos hostiles à la République », cette
différence de traitement a fait l’objet de
vives critiques.
Le Conseil d’État a suggéré sa suppression
pure et simple. Le gouvernement a choisi
de la maintenir. Il faudra qu’il explique
pourquoi il tient, par exemple, à «
sanctionner de 3 750 euros d’amende
le fait de proférer des “cris ou chants
séditieux” dans un lieu de culte ou aux
abords de ce lieu, au lieu de 1 500 euros
dans le droit commun et 3 000 euros en
cas de récidive », comme le soulignait le
Conseil d’État dans son avis.
• Clause anti-putsch toilettée (article
26)
Présentée par le Conseil d’État comme
« une immixtion du législateur dans
le fonctionnement des associations
cultuelles », la clause « anti-putsch »
prévue dans l’avant-projet de loi a dû
également être toilettée. Imaginée pour
éviter la prise en main de lieux de culte
par des éléments radicaux, la disposition,
présente dès les premiers travaux du
texte portés par Christophe Castaner
alors ministre de l’intérieur, a dû faire
l’objet de plusieurs refontes. Elle prévoit
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aujourd’hui que les associations devront
se doter d’un ou plusieurs « organes
délibérants » pour gérer leurs affaires
internes, dont la nomination du ministre du
culte, sans plus de détails.
• Contrat d’engagement républicain
pour des subventions publiques
La loi prévoit toujours la signature, pour
les associations cultuelles, d’une charte
conditionnant l’octroi de subventions
publiques. Retoquée à l’automne, la
charte de la laïcité voulue par Marlène
Schiappa a été remplacée par un « contrat
d’engagement républicain », malgré les
réticences du Conseil d’État qui proposait
dans son avis « de retenir les termes
d’“engagement républicain” à la place
de “contrat d’engagement républicain”,
celui-ci n’ayant pas la nature d’un vrai
contrat ». Mais l’exécutif s’accroche à ses
formules.
«Ce texte met en scène une
République faible face à un
séparatisme fort»
PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Dans «À l’air libre» mercredi,
deux sociologues du CNRS, Marwan
Mohammed et Sarah Mazouz, analysent le
projet de loi « confortant le respect des
principes de la République ».
«À l’air libre », l’émission qui ouvre en
grand les fenêtres !
Au sommaire :
##Le projet de loi confortant le respect
des principes de la République : le
gouvernement a présenté son texte en
conseil des ministres, on l’a lu, nos
invités aussi : deux sociologues du CNRS,
Marwan Mohammed et Sarah Mazouz,
l’analysent avec nous.
##Et puis on ira en Égypte, où des ONG
et militants des droits humains s’inquiètent
de la réception en grande pompe du
président dictateur al-Sissi par Emmanuel
Macron, qui n’entend pas conditionner les
19
ventes d’armes aux droits de l’homme.
Reportage de notre journaliste au Caire
Ariane Lavrilleux.
Voir ou revoir toutes nos émissions ici.
Ecole à la maison: les
familles devront obtenir
une autorisation préalable
PAR FAÏZA ZEROUALA
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Le 21 novembre 2020, lors d'une manifestation
pour l'instruction en famille à Toulouse. ©
Alain Pitton / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Le gouvernement va encadrer plus
strictement l’instruction à domicile dans
le projet de loi « confortant les principes
républicains ». Il prévoit l’obligation
pour les parents de demander une
autorisation préalable du rectorat pour
pouvoir faire l’école à la maison. Mais
pour éviter l’inconstitutionnalité, quelques
dérogations restent possibles.
Depuis des semaines, les familles adeptes
de l’instruction en famille se sont
mobilisées. Tribunes, pétitions, courriers
aux députés et même manifestations,
tous les moyens ont été convoqués
pour dire leur opposition à l’interdiction
annoncée en octobre par le président de
la République de l’école à la maison.
« L’instruction à domicile sera strictement
limitée, notamment aux impératifs de santé
», avait-il promis.
Mais face aux protestations et au risque
d’inconstitutionnalité, la mesure a été
assouplie, et les exceptions élargies.
L’exécutif a été contraint de spécifier
la liste des dérogations possibles dans
l’article 21 du projet de loi « confortant les
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principes républicains » présenté ce jour
en conseil des ministres pour un examen
parlementaire en janvier prochain.
Sur mediapart.fr, un objet graphique
est disponible à cet endroit.
L’école est la « colonne de la
République », a expliqué lors d’un
point presse le 9 décembre Jean-Michel
Blanquer. Le ministre de l’éducation
nationale a confirmé que tous les enfants
doivent être scolarisés à partir de l’âge de
3 ans et que « l’instruction à domicile doit
être tout à fait exceptionnelle ».
Désormais, « il ne pourra être dérogé
à cette obligation de fréquenter un
établissement d’enseignement public ou
privé que sur autorisation délivrée par
les services académiques, pour des motifs
tirés de la situation de l’enfant et définis
par la loi », peut-on lire dans l’exposé des
motifs. « Ou bien, à condition [d’avoir]
été autorisé annuellement par l’autorité de
l’État compétente en matière d’éducation
[…] de donner l’instruction en famille. »
Dans le projet de loi, les motifs sont
déclinés comme suit : « L’état de
santé de l’enfant ou son handicap ;
la pratique d’activités sportives ou
artistiques intensives ; l’itinérance de
la famille en France ou l’éloignement
géographique d’un établissement scolaire.
L’existence d’une situation particulière
propre à l’enfant, sous réserve que
les personnes qui en sont responsables
justifient de leur capacité à assurer
l’instruction en famille dans le respect de
l’intérêt supérieur de l’enfant. »
À l’heure actuelle, cette pratique reste
ultra-minoritaire et ne concerne que 0,5
% des élèves de tous niveaux confondus.
Mais elle est en expansion, comme les
chiffres récents le démontrent. Ils étaient
19 000 en 2010 à être instruits à domicile
contre 62 000 en 2020, précise la rue de
Grenelle. Parmi eux, seuls 17 000 suivent
les enseignements du Cned réglementés,
soit l’enseignement à distance, pour raison
médicale notamment.
Le reste, donc les trois quarts comme
l’a souligné le ministère de l’éducation
nationale, le font par choix. Ces
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familles se remettent à cette option,
par exemple, pour pouvoir opter pour
des pédagogies alternatives ou pour des
raisons religieuses. D’autres car elles se
déplacent beaucoup ou parce qu’elles
veulent soulager une phobie scolaire.
Le gouvernement n’en fait pas mystère,
il souhaite circonscrire cette pratique
au maximum « dans le respect des
intérêts de l'enfant » et pour contenir
les dérives éventuelles. « L’objectif est
d’infléchir le nombre d’enfants instruits
en famille », a reconnu l’entourage de
Jean-Michel Blanquer qui a raconté que
le gouvernement a été amené récemment
à fermer des écoles, « de fait »,
« coraniques » clandestines. « 50 %
des enfants qui y étaient présents étaient
officiellement inscrits en instruction à
domicile. C’est un indicateur qui montre
le détournement d’usage qui peut être fait
de l’instruction en famille », défend cette
même source.
Alors l’exécutif a décidé de durcir les
conditions d’autorisation au recours à ce
mode d’enseignement. « Les convictions
religieuses, politiques ou philosophiques
des parents ne pourront pas venir justifier
le choix d’inscrire l’enfant à domicile
», prévient le ministère, précisant que le
choix d’une pédagogie alternative risque
d’être « un peu court comme motivation ».
« Les services du rectorat prendront en
considération la demande des parents, le
projet formé par les parents et l’ensemble
des critères qui leur permettront
d’accorder ou noncette autorisation »,
souligne le ministère de l’Éducation
nationale. Aujourd’hui, « un régime
très libéral » prévaut puisqu’une simple
déclaration à la mairie de la commune et
au rectorat suffit.
Le projet de loi prévoit que les familles
devront demander une autorisation
préalable basée sur un dossier solide et
étayé. Les parents devront aussi justifier de
leur capacité à encadrer la scolarité de leur
enfant et défendre leur projet pédagogique
qui doit par exemple prendre en compte le
fait que tout élève doit maîtriser le socle
commun. Aucun niveau de diplôme pour
20
les instructeurs ne sera requis en revanche.
Les contrôles a posteriori, qui existent
déjà, se poursuivront.
Sur un autre registre, un amendement
sera déposé, après qu’un groupe de
travail aura travaillé sur le sujet, pour
que tous les élèves possèdent bien un
identifiant national élève (INE), a expliqué
le ministère. Aujourd’hui, 2 % des
élèves, soit 130 000 d’entre eux, sont
évalués comme étant hors des radars de
l’Éducation nationale.
Un contrôle accru sera exercé sur les
établissements privés hors contrat, dans la
foulée de la loi Gatel en 2018 et celle, de
2019, Pour une école de la confiance, qui
accueillent 85 000 élèves (50 000 dans le
premier degré et 35 000 dans le second).
Tous devront transmettre un socle minimal
de connaissances.
L’article 22 du projet de loi prévoit
la création d’un dispositif de fermeture
administrative, et non plus pénale, pour
permettre aux autorités de fermer les
structures qui ne respectent pas leurs
obligations, sans s’abriter derrière les
réglementations de sécurité ou incendie.
Le ministère de l’éducation nationale
explique qu’aujourd’hui, « il faut saisir
le juge judiciaire pour obtenir à
terme la fermeture d’un établissement.
Demain, nous pourrons, sur la base
d’une mesure administrative, fermer un
établissement qu’il soit clandestin ou qu’il
ne remplisse pas [ses] obligations ».
Les recours administratifs via le juge
des référés resteront toutefois possibles.
Les financements, initiaux et en cours de
fonctionnement, des établissements privés
hors contrat et la liste de leurs intervenants
devront être communiqués et feront eux
aussi l’objet de contrôles accrus.
UE: l'heure de vérité pour
Orbán à Bruxelles?
PAR CORENTIN LÉOTARD
LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020
Viktor Orbán ferraille depuis des mois
contre le reste de l’Union pour garder
la main sur des fonds européens qui
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ont bétonné son pouvoir. Un compromis
s’esquissait à l’approche du sommet qui
s’ouvre jeudi à Bruxelles.
Budapest (Hongrie). –« Ils veulent nous
mettre la pression, mais nous ne plierons
pas. » Viktor Orbán l’avait réaffirmé
vendredi 4 décembre dans son émission de
radio hebdomadaire. Son gouvernement
n’accepterait pas le mécanisme adopté
par le Parlement européen qui prévoit de
« sucrer » les fonds de l’Union à un pays
ne respectant pas « l’État de droit ».
Aux côtés de Varsovie, Budapest tente
depuis des semaines de négocier un
mécanisme plus inoffensif en bloquant
l’adoption du budget 2021-27 mais
surtout le plan de relance dit « Next
Generation EU » destiné à soutenir
les économies qui souffrent de la crise
sanitaire. Le compromis dévoilé mercredi
par l'Allemagne esquisse un début de
sortie de crise : le texte resterait inchangé,
mais serait complété d’une « déclaration
interprétative », qui obligerait d’abord de
vérifier la légalité du mécanisme auprès de
la Cour de justice de l’UE, avant l’entrée
en vigueur de n’importe quel type de
sanction.
16 octobre 2020, à Bruxelles. Viktor Orbán quitte
le Conseil européen après deux jours de face-à-
face avec l'Union. © Johanna Geron / AFP (Pool)
Dans la tête de Viktor Orbán,
les subventions européennes sont une
contrepartie à l’ouverture des marchés qui
a tant profité aux entreprises étrangères
transnationales, lesquelles captent une
partie de ces fonds puis rapatrient leurs
bénéfices dans les pays plus riches de
l’Ouest. Il l’a fait savoir dans une lettre
ouverte adressée à l’ancien président du
Parlement européen Martin Schulz : «
L’Allemagne est la principale bénéficiaire
du marché unique, elle reverse une partie
des bénéfices qu’elle en tire à d’autres
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États membres via le budget européen,
dont la majeure partie revient ensuite dans
son propre pays. »
Ces fonds sont vitaux pour le système
Orbán. En les canalisant à sa guise, il
a pu faire émerger des « champions
nationaux » au service de son pouvoir.
L’exemple le plus illustre est celui de
L#rinc Mészáros, son ami d’enfance, un
simple chauffagiste devenu en dix ans
de gouvernance du Fidesz le patron du
conglomérat le plus puissant du pays, qui
a racheté de nombreux titres de presse en
retour.
Le gouvernement a aussi pu s’acheter
les faveurs de toute une classe moyenne
supérieure biberonnée aux subventions
européennes. Tout cela en prétendant
œuvrer à l’émergence d’un capitalisme
national. Conséquence de ces manœuvres,
la Hongrie est le pays de l’UE où l’OLAF
(le bureau européen de l’anti-fraude) a
trouvé le plus à redire à l’utilisation des
fonds, dans un rapport publié il y a un
an.
Les vieilles lunes
Pour publiciser son bras de fer contre
le reste de l’Europe, le chef du
gouvernement est resté sur ses acquis :
les technocrates de l’Union européenne,
sous influence du milliardaire George
Soros, veulent imposer l’immigration
et le multiculturalisme à la Hongrie.
Le mécanisme voulu par le Parlement
européen, explique-t-il, constitue une
atteinte à la souveraineté nationale, et
revient à placer une arme politique dans
les mains de ses adversaires libéraux. Cela
leur permettra « d’obliger la Hongrie
à faire des choses qu’elle ne veut pas,
comme abattre la barrière frontalière
[contre les migrants] ou relocaliser des
réfugiés ».
L’eurodéputée libérale hongroise Anna
Donáth (Renew) estime que « le seul sens
de son veto, c’est : si je ne peux pas
les voler, alors personne ne doit pouvoir
profiter des fonds européens ». Elle est
à l’unisson des six partis de l’opposition
21
rassemblés dans un front commun capable
de déloger le Fidesz aux législatives en
2022, à en croire les enquêtes d’opinion.
L’Europe centrale, dont Viktor Orbán s’est
érigé en porte-parole, serait victime d’un
impérialisme culturel occidental et l’État
de droit serait un concept fumeux pour
mettre au pas les « pays de l’Est » entrés
dans l’UE après 2004, dit-on à Budapest,
comme à Varsovie. Eux qui ont connu
la dictature et l’oppression connaissent
mieux que quiconque le prix de la liberté
et n’ont de leçon à recevoir de personne,
jugent-ils. Pourtant, les alliés du groupe
de Visegrád les ont lâchés : la Slovaquie
désapprouve la croisade polono-hongroise
et la Tchéquie s’en tient soigneusement à
l’écart.
Jusqu'à présent, Angela Merkel a
toujours fait en sorte de ménager le
Hongrois, officiellement pour mieux le
contrôler, mais plus vraisemblablement
pour préserver les intérêts faramineux
des entreprises allemandes, les principaux
investisseurs et employeurs en Hongrie.
Car tout souverainiste qu’il est, Viktor
Orbán choie les entreprises étrangères
et notamment les patrons de l’industrie
automobile allemande, un pilier du
capitalisme autoritaire hongrois. Cette
proximité du patronat allemand avec
l’exécutif hongrois, documentée par une
enquête de Direkt36 (ici, en anglais), a
même viré à la compromission lorsque les
supermarchés Aldi ont fait retirer de leurs
étals les journaux défavorables au Fidesz.
Une fuite en avant ?
Signe que le gouvernement hongrois s’est
préparé à un long bras de fer avec
l’Union européenne, la Hongrie a émis
plus d’obligations que d’habitude sur les
marchés financiers. Et Orbán assure que
la Hongrie peut se financer à de bonnes
conditions sur les marchés asiatiques, au
cas où ; qu’elle n’a pas besoin du plan
de relance auquel elle ne participe que
par « geste de solidarité » avec les pays
les plus affectés par la crise économique ;
quant au budget européen, « nous avons
de quoi mener à bien tous les projets
de développement que nous avons prévus
pour les dix prochaines années ».
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« La seule chose qui compte pour lui
ce sont les élections de 2022 », dit
le politologue Botond Feledy. « Il voit
vraiment dans la procédure de l’État de
droit une menace à son pouvoir. Mais il
sous-estime le risque qu’il encourt à se
mettre à dos les États membres (alors que
jusqu’alors il ne s’en était pris qu’aux
institutions). »« Le Fidesz développe une
mentalité de siège, typique des groupes
cloisonnés, poursuit-il. On lui en avait fait
la critique dès 1993. Alors après plus de
dix années au pouvoir, marquées par une
communication extrême, contre George
Soros, les migrants, l’Union…, cela a fini
par peser sur sa lucidité. »
Le vent ne souffle plus dans le bon sens
pour Orbán. Ses alliés britanniques ont
quitté l’Union, les formations nationalistes
qui voudraient en faire leur tête de proue
(Vlaams Belang, Rassemblement national,
Liga…) ont échoué à peser davantage à
l’issue des européennes 2019 et le Fidesz a
été mis au ban du Parti populaire européen
(PPE).
Serait-il séduit par l’idée d’un « Huxit » ?
Au début de l’année, le premier ministre
s’est laissé aller face aux journalistes de
la presse étrangère à envier la Grande-
Bretagne pour son « Brexit ». Il a réitéré
vendredi à la radio, se risquant là où il
ne s’est que très rarement aventuré : les
Britanniques ont-ils vraiment l’air de se
porter si mal aujourd’hui ? a-t-il interrogé.
De l’avis, très partagé, de Tamás Mellár,
économiste et membre du parti de gauche
Dialogue, un veto du budget pluriannuel
de l’Union serait un prélude à la sortie de
la Hongrie.
Ce scénario du pire pour les Hongrois,
très majoritairement attachés à l’adhésion
européenne, est toutefois loin d’être le plus
probable. Orbán a maintes fois démontré
sa capacité à négocier… et à arracher
des concessions. Le compromis qui se
dessine s’annonce à double tranchant.
« C'est clairement la victoire de l’UE et
la défaite d'Orbán », a réagi mercredi
l’ancien eurodéputé de gauche Benedek
Jávor, désormais représentant de la ville de
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Budapest auprès de l'UE. « Mais une grave
concession a été faite » par les Européens,
juge-t-il pour autant.
Car le recours à la CJUE permettrait à
Orbán de gagner du temps – des mois
voire des années. « Cela signifierait que
le gouvernement hongrois peut financer
son régime sur les ressources de l’Union
jusqu'aux élections de 2022 et s'acheter
un mandat de plus jusqu'en 2026. La
question est de savoir si l'opposition
hongroise survivra jusque-là. En bref,
l'UE laisserait tomber la Hongrie en
échange de l'efficacité à long terme [du
mécanisme]. »
Une seule chose paraît certaine, quoi qu’il
advienne à l’issue du sommet bruxellois,
les médias du Fidesz acclameront une
nouvelle grande victoire de leur chef.
UE: derrière le blocage de
la Pologne sur le budget,
des guéguerres internes à la
droite
PAR HÉLÈNE BIENVENU
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
À la veille d’un sommet européen à
Bruxelles, la Pologne semblait lâcher du
lest mercredi dans les négociations sur le
budget européen et l’État de droit. Retour
sur la stratégie de Varsovie vis-à-vis de
l’UE.
Varsovie (Pologne).– « J’espère de tout
cœur que notre gouvernement de Droite
Unie, aux côtés du premier ministre
[hongrois – ndlr] Orbán, ne donnera pas
son accord à un instrument qui représente
un attentat à l’État de droit et à la
souveraineté », s’est exclamé Zbigniew
Ziobro, ministre de la justice polonais
lors d’une conférence en ligne, mardi.
Le ministre est un ardent défenseur d’un
« veto » polonais dans les négociations
budgétaires avec l’Union européenne :
il s’oppose à toute conditionnalité du
versement des aides au respect de l’État de
droit.
22
C’était en tout cas la position de ce
poids lourd du gouvernement jusqu’à
ce mercredi : à la veille d’un sommet
des dirigeants européens à Bruxelles, les
lignes ont un peu bougé. D’un commun
accord avec la Hongrie d’Orbán – qui
s’est déplacé à Varsovie mardi soir
–, la Pologne semblait avoir accepté
le compromis formulé par l’Allemagne
d’Angela Merkel : aucune retouche du
mécanisme sur l’État de droit, mais
l’ajout d’une déclaration interprétative,
qui prévoit notamment que la Cour de
justice de l’UE doit se prononcer sur
la légalité de ce mécanisme, avant qu’il
n’entre en fonction.
Il reste à voir si les autres États membres,
à commencer par les Pays-Bas, très
impliqués dans ce dossier, valideront
ce compromis (on peut le lire ici en
intégralité). Il reste à voir aussi comment
des élus du PiS vont accepter de défendre
ce texte, désormais, eux qui ont adopté
des positions plus jusqu’au-boutistes sur le
sujet… « Le mécanisme de conditionnalité
viole l’article 7 du traité ainsi qu’une
opinion juridique du Conseil européen.
Il dépasse les compétences de l’Union.
Donc nous bloquons. C’est pour le
bien de l’UE », explicitait encore mardi
soir l’eurodéputé polonais Jacek Saryusz-
Wolski, joint par Mediapart.
Le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, le
2 octobre 2020 à Bruxelles © AFP / Olivier Matthys.
« Il nous faut un mécanisme qui protège le
budget et les intérêts financiers de l’Union
mais qui soit compatible avec l’article 7
car nous sommes pour la lutte contre la
corruption », avance encore celui qui siège
sur les bancs du PiS à Strasbourg, depuis
2019, ayant auparavant siégé avec la PO,
le parti de Donald Tusk de 2004 à 2017.
Et ce septuagénaire, ancien ministre
délégué chargé de l'intégration européenne
de 1991 à 1996, de préciser : « Le
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mépris à l'encontre de la Pologne a atteint
un niveau spectaculaire sous Emmanuel
Macron. Depuis qu’elle s’est émancipée,
avec le gouvernement du PiS en 2015
et qu’elle ne suit plus les ordres de
Paris, Berlin ou Bruxelles, la Pologne est
attaquée. »
La Pologne ne devrait selon lui pas avoir
peur de brandir son veto. « Le veto a
été très souvent utilisé dans l’histoire de
l’UE. Il y a quelques jours [le secrétaire
d’État français aux affaires européennes]
Clément Beaune a menacé d’utiliser son
veto sur les accords du Brexit concernant
les intérêts des pêcheurs français. Nous
sommes des bons élèves de la politique
de la chaise vide », note Jacek Saryusz-
Wolski avec une pointe d’humour.
Monsieur « Union européenne » de
la Pologne Jacek Saryusz-Wolski vante
également les mérites du couple « polono-
hongrois », qu’il juge plus scellé que
le couple franco-allemand. « Nous, nous
avons battu les Turcs ensemble, et en
1956, je me souviens quand les Russes
ont écrasé Budapest, nous avons envoyé
notre sang à Budapest », souligne encore
l’eurodéputé. Pour lui, les deux pays
« défendent une Europe enracinée dans la
chrétienté » d’où découle « une position
proche sur l’immigration ou contre une
fédéralisation de l’Union européenne ».
Qu’importe la procédure lancée contre
la Pologne au nom de l’article 7 des
traités européens [une procédure qui peut
aboutir à la privation des droits de vote
de l’État au sein du Conseil – ndlr], qui
vise ses réformes de la justice, l’ancien
de Solidarité estime que son pays n’a
rien à se reprocher sur l’État de droit. Il
juge normal de vouloir purger une justice
encore entachée selon lui par le régime
communiste et rongée par la corruption.
Sauf qu’à 42 ans – l’âge moyen des
juges en Pologne –, l’argument semble
difficilement défendable.
Pour les analystes, le blocage polonais des
dernières semaines n'a rien à voir avec un
éloignement de la Pologne de l’UE, dans
le sillage du Royaume-Uni. Il s’explique
entièrement par les conflits internes entre
membres de la coalition gouvernementale.
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Car si le PiS – Droit et Justice, sous la
houlette du ténor Jaros#aw Kaczy#ski –,
est le parti majoritaire au Parlement, la
majorité simple à la Diète lui échappe. Il
dépend donc de deux plus petits partis,
l’un de centre-droit « Entente », mené
par Jaros#aw Gowin – vice-ministre et
ministre du développement ; l’autre de
droite radicale « Pologne solidaire »,
présidée par Zbigniew Ziobro.
Or Jaros#aw Gowin s’est justement rendu
à Bruxelles jeudi 3 décembre – pour une
visite dans le cadre de son portefeuille
ministériel – mais n’hésitant pas pour
autant à s’exprimer sur la question
du « veto », affirmant déjà qu’« un
compromis était possible » au prix d’une
déclaration interprétative. À l’époque,
Varsovie s’était empressée de préciser que
cette déclaration était à titre privé. Mais
une semaine plus tard, Gowin semble sur
le point de l’emporter.
« On assiste à un combat de coqs
entre différentes fractions pour le futur
leadership du projet politique à droite en
Pologne. Zbigniew Ziobro espère récolter
suffisamment de soutiens auprès du PiS
pour mener la droite sur une base
radicale », explique Wojciech Przybylski,
rédacteur en chef de Visegrad Insight et
président de la fondation Res Publica à
Varsovie.
Quant au premier ministre, Mateusz
Morawiecki, il espère bien rester dans
le jeu et s’imposer « en tant dauphin
de Jaros#aw Kaczy#ski », précise
l’analyste. « Un accord doté d’une
déclaration interprétative permettrait au
gouvernement polonais de crier au succès.
Et, en Pologne, cela permettrait de
réaffirmer que le pays n’aura pas
par exemple l’obligation d’introduire
le mariage homosexuel », décrypte
Piotr Buras, qui préside à Varsovie
le Conseil européen pour les relations
internationales, un think tank pro-
européen.
23
A Tourcoing, l’électorat
populaire de Darmanin
n’est pas tenté par le vote
Macron
PAR ILYES RAMDANI
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Sur les terres nordistes d’où il
est originaire, Gérald Darmanin garde
la confiance de classes populaires
et moyennes frappées par la
désindustrialisation. En dépit de sa
tentative d’OPA sur la droite, Emmanuel
Macron ne peut pas en dire autant.
Le marché de Tourcoing, en
décembre 2020. © IR / Mediapart
Tourcoing (Nord). – Malgré le froid et
la pandémie, ils sont au moins une petite
centaine à se presser le long des étals. À
Tourcoing, plus d’un habitant sur quatre
vit sous le seuil de pauvreté. Ce lundi
matin, comme trois fois par semaine, on
s’arrache les avocats à 25 centimes, les
galettes algériennes à 2,50 euros… Les
petits retraités croisent les jeunes mamans
dans un ballet qui agite la Grand-Place
jusqu’à l’heure du déjeuner.
Vu d’ici, Gérald Darmanin n’est pas le
ministre de l’intérieur. C’est « le maire ».
Et tant pis s’il a laissé son écharpe
mi-septembre à Doriane Bécue, une de
ses adjointes : c’est bien la liste qu’il
conduisait qui a recueilli plus de 60 % des
suffrages le 15 mars dernier, remportant
l’élection dès le premier tour. À quelques
encablures de la mairie, son quartier
général de campagne a d’ailleurs survécu
à la séquence électorale. « Le choix de
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Tourcoing, Gérald Darmanin », exhibe la
devanture du petit local dont le rideau est
baissé.
Le local de campagne de Gérald Darmanin à
Tourcoing, en décembre 2020. © IR / Mediapart
À l’évocation de son nom, rares sont les
Tourquennois qui s’effarouchent. Certains
haussent les épaules, font la moue.
Comment s’en étonner dans une ville où
l’abstention culmine à 75 % ? Le 15 mars,
ils sont 9 600 à avoir voté pour Gérald
Darmanin ; cela fait un habitant sur dix
(ils sont 92 000), un électeur sur six (ils
sont 64 000). Alors, forcément, on a croisé
tous les autres. Ceux qui tracent leur route
en grommelant que « la politique, ça ne
[les] intéresse pas ». Ceux qui martèlent
que « Darmanin ou un autre, ça ne change
rien pour eux ».
Il y a ceux, aussi, qui « l’aimai[ent]
bien ici » mais qui l’apprécient beaucoup
moins dans son costume de ministre.
« Depuis qu’il est monté, il fait la guerre
un peu partout », regrette cette femme. Pas
très loin, un vieux monsieur soupire : « Ça
fait deux fois qu’il nous fait le coup. Il est
élu puis il s’en va ! »
La tonalité générale n’en confine pas
moins à l’hagiographie. « Plutôt de
gauche » à la base, Yveline se reconnaît
volontiers conquise : « Je l’aime bien,
moi. Il s’occupe bien de nous, il est
gentil… » Non loin de là, Marie-
Line, la cinquantaine, est encore plus
dithyrambique : « Je l’ai soutenu à fond et
je continuerai à le faire ! Il vient souvent,
d’ailleurs, il est encore accessible. J’ai
même son portable ! »
En fait, ici, beaucoup ont son portable.
Gérald Darmanin le donne sans hésiter, il
écoute, il rappelle, il serre des pinces, il
tape dans le dos… C’est comme ça qu’il
a ravi aux socialistes un de leurs bastions
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locaux, en 2014. Et c’est comme ça qu’il
a été réélu en mars dernier. Tourcoing,
deuxième ville du département après Lille,
n’est pourtant pas un territoire favorable à
la droite. Lors de l’élection présidentielle
de 2017, les Tourquennois ont placé en
tête Jean-Luc Mélenchon (28 %) et Marine
Le Pen (25 %). François Fillon n’y a
récolté que 13 % des suffrages, sept points
en deçà de son score national.
Ces scores n’ont étonné aucun de ceux
qui suivent l’histoire politique de ce
territoire. L’électorat nordiste de Gérald
Darmanin n’est pas celui de François
Fillon. Marie-Line, citée plus haut, évoque
ses parents ouvriers, son enfance dans le
« gaullisme » et son ancrage à droite.
Au centre-ville, on croise aussi Laurent.
Fils d’un mécanicien et d’une ouvrière,
ce maçon d’une quarantaine d’années n’a
plus d’emploi. Politiquement, il estime
qu’on ne « peut plus faire confiance à la
gauche », s’abstient souvent aux élections
locales mais ne manque aucune élection
présidentielle.
Le sujet qui ulcère Laurent, c’est
la sécurité : « Là-dessus, on peut
faire beaucoup plus, mieux protéger
nos policiers, en recruter beaucoup
plus. » À Tourcoing, le long de ces façades
à briques rouges que viennent entrecouper,
à intervalles réguliers, des vendeurs de
« sandwichs », « burgers » et « tacos »,
les questions de sécurité reviennent en
boucle dans les discussions. « Vous avez
vu les images de samedi dernier ?, nous
interpelle une femme. Franchement, j’ai
peur d’une guerre civile. C’est fou, ce qui
se passe dans ce pays. »
Sur mediapart.fr, un objet graphique
est disponible à cet endroit.
Dans ce Nord-là, la droite n’est pas nantie.
C’est aussi le cas à Halluin, une autre
ville de la circonscription, à la frontière
belge. « On n’est ni à Bondues ni à
Tourcoing », y entend-on – référence à la
première, repaire de la bourgeoisie locale
à l’instar de Lambersart ou Marcq-en-
Barœul, et à la seconde, considérée avec sa
voisine Roubaix comme une ville encore
très populaire. Autrefois, la commune était
24
appelée « Halluin la Rouge », en référence
à son ADN ouvrier et à son ancrage
communiste.
Depuis, comme ailleurs, les usines sont
parties. Le communisme aussi. La droite a
pris le dessus, élection après élection, ces
quinze dernières années. La ville raconte
ce croisement singulier entre une époque
qui s’en va – celle des friches, du passé
industriel et des parcours cabossés – et
une autre qui arrive – celle des pavillons
en construction et des jeunes couples qui
s’installent.
Marie-Élanie est plutôt de la première. À
Halluin depuis l’enfance, elle a commencé
à travailler comme couturière à l’âge de
17 ans. Son mari, lui, était cariste à l’usine.
Il bossait pour Decofrance, le leader
français du papier peint, une institution
dans le coin. La crise a chambardé leurs
destins. En 2008, elle perd son job. En
2009, c’est lui qui est viré. Le couple
galère, se retrouve à survivre pendant
quelque temps avec 600 euros par mois.
Elle finira, au prix de stages et de
sacrifices coûteux, à retrouver un job dans
une clinique voisine. Aujourd’hui, elle
profite tranquillement de sa retraite dans
cette ville qui, malgré ses 20 000 âmes,
ressemble à un grand village.
Quand on l’interroge sur ses positions
politiques, Marie-Élanie hésite, cherche
ses mots puis glisse : « On ne s’occupe pas
assez des gens qui n’ont rien. » D’une voix
douce, elle évoque ses craintes, celle d’une
société qui se délite et se déchire. Elle
prend les exilés comme exemple : « On
a tous besoin de vivre quelque part. Moi-
même, à la maison, j’ai souvent accueilli
du monde. De la famille, des proches qui
en avaient besoin. » La politique, la jeune
retraitée ne la suit pas d’assez près pour
se revendiquer d’un parti. Elle abhorre
Marine Le Pen, elle n’a pas aimé Nicolas
Sarkozy mais à part ça… Ah si, elle
reconnaît : « C’était quand même mieux
avant, sous Chirac… »
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La stratégie de Macron se
heurte à la réalité
Dans le Nord, cette droite a une histoire et
une filiation. Il y a plus d’un siècle, c’est là
que naissait le Sillon, un mouvement censé
réconcilier les ouvriers et le catholicisme
social. André Diligent, maire de Roubaix
dans les années 1980 et 90, était une des
figures de la démocratie chrétienne à la
française. Plus récemment, des élus de
premier plan comme Jean-Louis Borloo et
Marc-Philippe Daubresse ont incarné ce
versant social et humaniste de la droite.
Le maire d’Halluin, Jean-Christophe
Destailleur, est un peu l’héritier de cette
histoire. En juin, il a gagné les élections
face à Gustave Dassonville, le maire LR
sortant. Soutenu par La République en
marche et le PS, à la tête d’une liste
dont la majorité des membres sont « issus
de la société civile », le nouveau maire
n’en est pas moins un enfant du gaullisme
social, jadis encarté au RPR puis au
Nouveau Centre. Pour se différencier
de son prédécesseur, il revendique son
attention à l’égard des plus modestes, s’est
battu pour préserver un terrain de camping
qui profitait à « ceux qui ne pouvaient pas
s’offrir des vacances », compte ouvrir une
« école de la deuxième chance » dans sa
commune.
Le maire d'Halluin, Jean-Christophe
Destailleur, sur une affiche. © IR / Mediapart
Dans sa ville, son projet fondé sur
« l’écoute » et le dépassement des clivages
politiques a séduit les électeurs. Même
chose à l’échelle de la circonscription. En
2017, c’est Vincent Ledoux qui a obtenu
l’investiture des Républicains et qui
est devenu député. Gustave Dassonville,
figure LR locale, a dû se contenter du
rôle de suppléant. Depuis, Vincent Ledoux
a rejoint la majorité présidentielle. Il est
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proche de Gérald Darmanin mais aussi
de Jean-Christophe Destailleur, un ami
d’enfance qui vante leurs « excellentes
relations ».
Ses valeurs, ses élus, la figure d’un
Gérald Darmanin qui prend de l’ampleur
en Macronie… Sur le papier, tout laisse
à penser que la dixième circonscription
du Nord symbolise à la perfection ce
qu’Emmanuel Macron entreprend en vue
de 2022. Attirer les électeurs de la
droite modérée après avoir désagrégé LR
et droitisé sa propre action : la stratégie
présidentielle a du sens mais elle se heurte
ici au mur de la réalité.
Ce n’est pas Sylvie qui dira le contraire. À
peine entend-elle le nom du chef de l’État
qu’elle nous coupe, la cigarette à la main :
« Ah ça, c’est sûr que je ne voterai pas
pour lui ! »« Nourrice depuis longtemps »,
la quadragénaire n’a plus de travail depuis
le début de la crise sanitaire. Pour elle,
« Macron, c’est l’argent, c’est le pouvoir,
c’est des gens qui ne nous ressemblent
pas et qui décident dans leurs petits
bureaux. Ils nous infantilisent, ils nous
culpabilisent… »
François Dedryver commente ça avec un
petit sourire. Élu d’opposition à Halluin
après avoir été maire-adjoint de l’équipe
sortante, cet architecte influent du coin a
sa carte chez les Républicains. Macron,
de droite ? Il grimace un peu. « Oui
et non… Il a un point commun avec la
gauche, notamment celle qu’on connaît
dans le coin. Ça me fait toujours marrer,
ces socialistes qui gagnent des millions et
qui vont voir les ouvriers en disant : “On
va vous défendre.” Ici, ça fait longtemps
que ça ne marche plus. »
François Dedryver, conseiller municipal LR
d'Halluin, le 8 décembre 2020. © IR / Mediapart
25
À part Marie-Line, la Tourquennoise « à
fond pour Macron », les personnes que
nous avons interrogées sur l’action du
président de la République parlent d’une
seule voix. Dans un quartier de Tourcoing,
on interrompt trois hommes en pleine
discussion. Trois retraités, des ouvriers
jadis venus du Portugal pour travailler
dans le textile nordiste et qui ont un avis
tranché : « Macron, c’est un banquier. Il
faut le dégager ! Il ne sait pas diriger le
pays. Darmanin, je l’aime bien, mais lui…
On est du peuple, nous, on n’oubliera pas
ce qu’il a fait. »
Même le maire d’Halluin, Jean-Christophe
Destailleur, peine à cacher son embarras.
« Au début, j’étais séduit par le côté
jeune, réformateur, au-delà des clivages »,
commence-t-il. « Mais là… » Et puis, un
silence. Pourtant soutenu par LREM, l’élu
reconnaît : « Les dossiers n’avancent pas,
les citoyens sont désabusés, il y a une
incompréhension totale des mesures liées
à la crise sanitaire… Les gens ne voulaient
plus de Sarkozy et de Hollande à la fin de
leurs mandats. Là, c’est un peu le cas aussi
et je les comprends. »
Alors, comment envisager l’élection
présidentielle prévue dans seize mois ?
L’élu observe, réfléchit : « Le souci, c’est
que si on n’a pas Macron, on risque
d’avoir pire… » Dans les discussions,
un nom émerge parfois : celui de
Xavier Bertrand. Le président des Hauts-
de-France est très proche de Gérald
Darmanin, qui a été son directeur de
campagne puis son vice-président.
« Bertrand, il est beaucoup plus
ferme, salue Laurent, le maçon
tourquennois. Darmanin devrait plutôt
soutenir quelqu’un de sa famille politique,
que de rester avec Macron. En tant que
ministre de l’intérieur, il fait ce qu’il
peut mais avec ce président, ça va finir
par craquer… » François Dedryver, l’élu
local LR, reconnaît : « S’il y a Darmanin
d’un côté et Bertrand de l’autre, je suis
embêté… Mais je voterai pour le candidat
qui représente mon parti. »
Ici, certains espèrent ou se disent que
le ministre de l’intérieur finira par
rallier son ancien mentor. Jean-Christophe
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Destailleur identifie un autre problème,
plus prégnant encore : « Le grand
vainqueur de 2022, j’ai bien peur que ce
soit de nouveau l’abstention… »
Claire, manifestante
syndicale, interpellée et
privée de liberté durant
quatre jours
PAR MANUEL JARDINAUD
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Claire, nouvelle militante à la CGT Chômeurs. © MJ
Néomilitante du collectif de chômeurs
affilié à la CGT, Claire a été violemment
interpellée à l’issue de la manifestation
du 5 décembre à Paris. Trois nuits
en détention pour « rébellion » et
« attroupement après sommation », ce
qu’elle conteste. Un exemple tristement
banal de la répression du mouvement
social.
Le 5 décembre, c’était sa première grande
manifestation avec sa chasuble blanche
au logo rouge de la CGT. Claire, 29
ans, au chômage depuis juillet 2020, a
rejoint les rangs du collectif syndical dédié
aux chômeurs quelques semaines après.
Une nouvelle vie de militante contre les
inégalités et pour venir en aide aux plus
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précaires. Elle en parlait à Mediapart
avec le sourire, heureuse de vivre ce
moment important pour son collectif.
Claire, nouvelle militante à la CGT Chômeurs. © MJ
Quatre jours plus tard, le 9 décembre,
elle s’exprime toujours d’une voix calme.
Pourtant elle vient de passer 48 heures
en garde à vue au commissariat du XIIe
arrondissement, soit tout le week-end,
a dormi ensuite une nuit au dépôt du
tribunal judiciaire de Paris avant son
déferrement en comparution immédiate
pour « rébellion » et « attroupement
après sommation », délit pénal passible
de cinq ans d’emprisonnement et 75 000
euros d’amendes. Elle est sortie libre de
l’audience mardi en toute fin de journée.
Son procès a été renvoyé au 5 janvier, à
la demande de son avocate, soucieuse de
pouvoir préparer l'audience.
Claire refait le fil de cette folle séquence,
sans toujours bien comprendre ce qui lui
est arrivé. Samedi, fin de manifestation
sur la place de la République. Malgré les
heurts entre une minorité de manifestants
et les forces de l’ordre qui ont stoppé
le gros du défilé, quelques centaines
de personnes ont néanmoins continué le
parcours jusqu’au terme prévu.
La néomilitante en fait partie, qui se
retrouve sur la place vers 18 heures alors
que quelques échauffourées subsistent et
que le lieu, clos par des grilles positionnées
par la préfecture de police, est en train de
se vider. « Je suis arrivée, je n’ai pas pensé
une seconde qu’il y avait une évacuation
en cours », témoigne-t-elle à Mediapart.
Pourtant, soudainement, une charge de
l’unité motorisée Brav-M la heurte
violemment. « Ils me font tomber à terre,
on m’attrape par les jambes, et je suis
26
traînée sur une quinzaine de mètres. Je
reçois des coups. Je suis comme dans le
tambour d’une machine à laver. »
Une vidéo que Mediapart a pu visionner
montre deux fonctionnaires, puis un
troisième, la faire d’abord chuter en tentant
de l’interpeller, puis la traîner en la
saisissant par les pieds.
Elle assure qu’elle n’était pas sur un lieu
où des affrontements étaient en cours,
même si l’atmosphère était confuse et
saturée de gaz lacrymogène. « J’avais
juste enlevé ma chasuble CGT, je
m’apprêtais à rentrer chez moi », dit-
elle. Elle se retrouve pourtant arrêtée, et
entraînée derrière les grilles hérissées pour
la circonstance. On l’assoit, menottée et
vêtements mouillés, sur le trottoir.
« Quelques minutes plus tard, un policier
m’enlève les menottes, je prends mon
téléphone pour prévenir que je suis
arrêtée. Plusieurs agents me tombe alors
dessus pour s’en saisir, je ne pense qu’à
le verrouiller. Ils me mettent au sol. J’ai
encore très mal au bras aujourd’hui. »
Une autre vidéo visionnée par Mediapart
montre la séquence tout du long. Claire
est assise, sans menottes et semble faire le
code de son téléphone. Un policier, qui se
tient derrière elle, tente de le lui arracher,
elle essaie de le ranger dans sa poche. Puis
trois autres membres des forces de l’ordre
se joignent au premier pour l’immobiliser
à terre et lui attacher à nouveau les mains.
Claire crie à six reprises pendant qu’elle
est sur le sol. Elle est finalement emmenée
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
au commissariat du XIIe d’où elle réussit
à joindre son syndicat qui lui envoie une
avocate.
L'un des hématomes de Claire à l'issue de son
interpellation le 5 décembre. © Mediapart
Claire demande à voir un médecin. Elle
ressent des douleurs à la suite de son
arrestation. Un hématome d’une quinzaine
de centimètres sera constaté sur la fesse
droite, un autre de 20 cm sur le bras droit.
Elle reverra une nouvelle fois un médecin
au terme de sa garde à vue, qui lui prescrira
à nouveau un antidouleur. Le premier lui
avait glissé : « En même temps, fallait pas
chercher… »
On lui signifie les accusations, qu’elle
ne comprend pas. « Quand j’ai été
arrêtée, j’ai été traînée, j’ai subi, comment
pouvais-je me rebeller ? » Claire découvre
l’odeur d’urine dans la cellule pour la
première fois de sa vie. Elle doit récupérer
son fils de trois ans le dimanche soir, a
peur de ne pouvoir le prévenir. Supplie de
pouvoir appeler, ce que fera finalement un
fonctionnaire pour son compte. « J’étais
en panique », explique-t-elle.
On lui indique enfin qu’une plainte d’un
policier a été déposée pour des coups de
pied, ce qui lui vaut le prolongement de
sa garde à vue de 24 heures. « Je n’ai
pas pu provoquer deux jours d’ITT à un
policier, qui plus est protégé, avec mes
petites baskets », se défend-elle, encore
effarée par l’accusation.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.27/99
Elle est finalement transférée au tribunal
judiciaire de Paris pour y passer la nuit
en vue de son audience en comparution
immédiate le lendemain. C’est là qu’elle
apprend le détail de la version du policier
qui l’accuse de coups de pied, doublée
d’un témoignage d’un collègue. « C’est
pas très sympa, parce que c’est faux »,
répond-elle un brin candide.
À l’appui de cette accusation, la police
dit détenir une vidéo mais ne fournit
que deux captures d’écran imprimées,
sans contexte. Son avocate, Lucie Simon,
confirme que la vidéo n’a pas été versée
au dossier. « À chaque fois, on nous fait le
coup des captures d’écran, sélectionnées
par les policiers, auxquelles on peut
faire dire tout et son contraire. Ces
pratiques sont hautement critiquables… »
La présidente du tribunal a d'ailleurs elle-
même expliqué qu'elle aurait besoin de la
vidéo pour se prononcer, les deux images
imprimées ne le permettant pas.
La procureure demande néanmoins un
contrôle judiciaire et une interdiction
de manifester en attendant une future
audience. Ce que le tribunal ne retient pas.
Claire peut rentrer chez elle.
Le cas de Claire est à la fois exceptionnel
et tristement banal. « Son cas est l’exemple
parfait de la répression contre les
manifestants », soutient Pierre Garnodier,
secrétaire général du comité national des
travailleurs privés d’emploi et précaires.
Il réfléchit, en lien avec la confédération
CGT, d’accompagner la militante vers
une action judiciaire à la suite de son
arrestation.
Pour Lucie Simon, cette histoire éclaire
une nouvelle fois l’aspect politique de la
doctrine de maintien de l’ordre et de la
chaîne judiciaire. Elle argumente : un arrêt
de la Cour de cassation de mars 2017
indique que le délit d’attroupement est
un délit politique et qu’il ne peut donc
être jugé en comparution immédiate. Or,
c’est bien le cas pour Claire, devenue à
son corps défendant victime de cette lente
dérive.
27
En outre, la rébellion est brandie comme
l’alpha et l’oméga de la violence des
manifestants « alors qu’elle n’existe que
parce que l’interpellation est violente »,
souligne Lucie Simon. « Il y a beaucoup
de zèle de la part du Parquet comme des
enquêteurs pour construire la figure du
manifestant violent, ce qui permet par là-
même de justifier la violence des policiers.
»
Une analyse que partage Céline Verzeletti,
secrétaire confédérale de la CGT, qui était
présente à un rassemblement devant le
tribunal en attendant la remise en liberté
de Claire : « En multipliant les délits,
on multiplie les possibilités d’interpeller
les militants pendant les manifestations,
des interpellations qui se passent souvent
mal. »
Claire en a fait les frais. Au chômage
depuis à peine six mois, elle continue
de chercher du travail. Et assure que
cette expérience renforce sa soif d’utilité
syndicale.
Agression raciste à
Avignon: la victime porte
plainte pour être reconnue
comme telle
PAR ANTTON ROUGET
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Un chef d’entreprise français d’origine
maghrébine a été braqué et menacé,
fin octobre à Avignon, par un militant
d’extrême droite qui a été abattu par la
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police. Il est depuis ignoré par la justice,
qui parle de lui comme d’un « témoin » et
non d’une victime.
L’assaillant portait un blouson «Defend Europe»
du groupuscule Génération identitaire. © DR
Un mois et demi après les faits, la
stupéfaction a laissé place au grand
vide. Yassine*, victime d’une agression
raciste à Avignon le 29 octobre 2020, est
désormais seul face à ses interrogations.
Après avoir été entendu cinq fois d’affilée
par la police le jour du drame, le
jeune homme, tout juste âgé de 29 ans,
n’a plus aucune nouvelle des autorités.
Pas de convocation de la justice, de
contact avec des représentants de l’État
et pas la moindre proposition de suivi
psychologique, rien.
Une enquête judiciaire a bien été ouverte
par le procureur de la République
d’Avignon, mais celle-ci a pour l’instant
été circonscrite aux seuls faits de
« tentative d’homicide sur personne
dépositaire de l’autorité publique ». En
clair, le parquet considère que l’assaillant
a voulu tuer des policiers, qui l’ont abattu
en retour, mais a exclu du champ de
son enquête les menaces proférées, en
braquant une arme à feu, contre Yassine,
alors même que c’est lui qui a alerté les
forces de l’ordre.
Pour être reconnu dans son statut
de victime, Yassine a finalement décidé
de porter plainte, après avoir un temps
renoncé à saisir la justice de son pays. Ce
chef d’entreprise voulait rester concentré
sur son travail et sur la naissance de
son premier enfant dans les prochaines
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semaines. Il refuse toutefois que l’affaire
en reste là et souhaite une enquête
approfondie sur les faits.
L’assaillant portait un blouson «Defend Europe»
du groupuscule Génération identitaire. © DR
Le vendredi 27 novembre, il s’est rendu
au commissariat d’Avignon mais des
policiers l’ont dissuadé de se constituer
dans la procédure en lui expliquant qu’il
n’avait aucun intérêt à le faire, son
agresseur étant mort, rapporte son conseil
Me Ouadie Elhamamouchi. Ce qui a
poussé l’avocat à rédiger, le 3 décembre,
une plainte qu’il a directement envoyée
au procureur. « Nous ne pouvons tolérer
un tel traitement judiciaire », s’indigne
Me Elhamamouchi.
Aujourd’hui tombée aux oubliettes,
l’affaire avait connu, dans un premier
temps, une publicité nationale. À 11 h 28,
ce jeudi 29 octobre, Europe 1 annonce
qu’un homme armé d’un couteau qui
aurait crié « Allahou Akbar » venait d’être
tué par la police dans le quartier de
Montfavet, à Avignon. L’information se
propage comme une traînée de poudre
dans les rédactions et sur les réseaux
sociaux, alors que les caméras sont déjà
braquées sur Nice. Dans la basilique
Notre-Dame-de-l’Assomption, un jeune
Tunisien a assassiné trois fidèles avec un
couteau le matin même.
La tension est à son maximum. Publié
à 11 h 35, le tweet « INFORMATION
EUROPE 1 - Avignon : un homme
armé d’un couteau tué par la police »,
qui n’a pas été supprimé depuis, est
relayé des centaines de fois. Sur la
brèche, l’hebdomadaire Valeurs actuelles
embraye : « Un homme s’attaque à des
policiers en criant “Allah Akbar”. » Des
politiques, l’extrême droite en tête, se
jettent sur la bête. Voilà la preuve que «
les cellules islamistes sont en train de se
28
réactiver d’un coup sur tout le territoire »,
déclare dans une vidéo Marion Maréchal
(ex-Le Pen), sûre de son fait.
Dans la cité des Papes, le procureur
accourt sur les lieux de l’attaque et
s’empresse de démentir cette version. « Ça
n’a strictement rien à voir avec un acte
terroriste », répète Philippe Guémas aux
journalistes de France Bleu, La Provence
et du Dauphiné, présents sur place. Le
procureur ajoute : « L’individu [l’assaillant
— ndlr] est français, né en France,
âgé de 33 ans et n’a rien à voir avec
la religion musulmane. » Europe 1 et
Valeurs actuellescorrigent discrètement
leurs articles.
L’affaire s’éteint finalement d’elle-même
en quelques heures, par effet d’engrenage :
le procureur évoquant une simple « affaire
de droit commun » impliquant un «
déséquilibré », les médias nationaux
s’en détournent, la justice arrête de
communiquer, et ainsi de suite. Jusqu’à
donner l’impression que les faits n’étaient
en fait pas si graves, voire pas si clairs que
cela.
Les événements ne souffrent pourtant
d’aucune ambiguïté : ce jour-là, un jeune
Français de 33 ans, nourri d’idées racistes,
a agressé un autre jeune Français, de
quatre ans son cadet, au motif qu’il est
arabe, avant d’être tué par la police.
Yassine est « un pur français avec une
tête d’Arabe », ainsi qu’il se décrit lui-
même à Mediapart. Il est aussi musulman
pratiquant – ce que Fabien Badaroux, son
agresseur, ne pouvait pas savoir, les deux
hommes ne se connaissant pas, même s’ils
ont grandi dans la même ville.
« Je suis tombé sur un mec qui voulait tuer
une tête d’Arabe, voilà », résume Yassine,
avant de raconter comment il a été abordé
par son agresseur le « regard plein de
haine » alors qu’il circulait sur la voie
publique. Yassine venait de descendre de
sa voiture dans un quartier excentré de
la ville quand il a été abordé par Fabien
Badaroux. « Il est arrivé en regardant
sur son téléphone portable, peut-être à
cause de l’attentat de Nice, et il m’a dit :
“Qu’est-ce que t’as, mon gars ?” Je lui
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ai répondu : “C’est toi, qu’est-ce que tu
as ?” À partir de là, il a commencé à me
dire : “Qu’est-ce que tu fous ici ? T’as rien
à faire ici, casse-toi !” »
Yassine comprend immédiatement qu’il a
affaire à un « skinhead dans son délire
suprémaciste blanc » : « Il avait des Docs
Martens aux pieds, il était tout maigre
dans son jean, on aurait dit un vigile qui
n’a pas trouvé sa voie », décrit-il. Fabien
Badaroux est aussi vêtu d’une doudoune
bleue « Defend Europe » du groupuscule
d’extrême droite Génération identitaire
pour une opération anti-migrants dans les
Alpes, comme l’avait révélé Mediapart.
Quand il s’adresse à Yassine, il garde sa
main droite à l’intérieur de son blouson.
« Je me suis dit : voilà il a un couteau.
Comme les skinheads, ils aiment bien se
battre », se souvient la victime, qui essaie
alors de calmer et raisonner son agresseur
– en vain.
Alors que Yassine cherche à s’en aller
en voiture, Fabien Badaroux « se met au
milieu de la route, sort un calibre de son
blouson et enclenche le chargeur », selon
ses souvenirs. Yassine songe d’abord à
« lui rentrer dedans », puis se ravise en
une fraction de seconde pour prendre la
fuite. Il se gare plus loin, compose le 17, un
policier prend immédiatement son appel
au sérieux et lui demande de rester en ligne
jusqu’à l’arrivée d’une patrouille « 5 à 6
minutes » plus tard.
Entre-temps, tandis que Yassine surveille
de loin son agresseur pour qu’il ne
s’échappe pas, Fabien Badaroux « marche
vite » dans sa direction « en tendant la
main pour faire des saluts nazis ». Selon le
récit de Yassine, son agresseur crie : « Tu
as raison, casse-toi ! » et « Génération
identitaire ! ».« J’ai dit au téléphone qu’il
faisait des saluts nazis, la police a tous
les enregistrements », ajoute Yassine, qui
a aussi raconté toute la scène précisément
dans ses différentes dépositions.
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Une radicalisation au contact
des idées de l’extrême droite
depuis quelques mois
Quand les policiers arrivent sur les lieux,
« je me suis dit, ils vont l’arrêter mais
en fait, pas du tout, il était tellement
agressif qu’il s’est fait abattre », ajoute
Yassine. Selon le récit du Parquet, Fabien
Badaroux a brandi son arme – un pistolet
automatique de calibre 7,65 mm qui n’était
pas chargé, ce que ne savaient pas les
policiers – et a avancé vers les agents.
« D’un coup, j’ai entendu environ huit
coups de feu et j’ai vu le mec qui tombe par
terre », se souvient Yassine.
«Génération identitaire» a voulu déployer une
banderole pour perturber une manifestation contre
le racisme et les violences policières, le 13 juin
2020, à Paris. © Samuel Boivin / Nur Photo via AFP
Lors de son point presse improvisé
sur les lieux du drame, le procureur
a immédiatement relativisé la portée
politique des agissements de Fabien
Badaroux. Interrogé sur les saluts nazis,
Philippe Guémas évoque des « gestes qui
ressemblent à ça » : « Est-ce que c’est un
salut nazi ou est-ce que c’est autre chose ?
Parce qu’on a vite fait de qualifier de salut
nazi ce qui n’en est pas forcément, donc
tout cela est à vérifier. » Le procureur parle
aussi de Yassine comme d’un « témoin »
et non d’une victime, et le présente comme
un « commerçant maghrébin »*, alors que
il s’agit d’un chef d’entreprise français.
À Mediapart, Philippe Guémas insiste
aussi le jour même sur le fait que
l’assaillant n’aurait pas formulé de «
revendication » (lire ici). Dans une
dépêche AFP, une « source proche
du dossier » indique même, sous
couvert d’anonymat, que les faits «
ressemble[nt] plus à un différend de
voie publique ». Le Dauphiné révélera
pourtant le 31 octobre qu’une perquisition
29
menée juste après l’attaque au domicile
de Fabien Badaroux a permis de
retrouver de la littérature« prônant le
nazisme, le néonazisme et les valeurs
des mouvements identitaires ». Interrogé
depuis, le procureur de la République nous
a indiqué qu’il ne souhaitait plus faire de
commentaire sur cette affaire.
Sur les réseaux sociaux, des dirigeants
de Génération identitaire ont démenti
tout lien avec Fabien Badaroux. « Il
faut des investigations judiciaires pour
savoir avec qui il était en relation et
savoir s’il avait des complices », réclame
Ouadie Elhamamouchi, en annonçant son
intention de demander la dissolution du
groupuscule d’extrême droite. « J’ai vu
que Génération identitaire essayait de
se dissocier au maximum de ce qu’il
s’est passé. Mais il suffit d’aller voir ce
qu’ils publient et racontent… », prolonge
Yassine.
Cela faisait plusieurs mois que Fabien
Badaroux s’était radicalisé au contact des
idées de l’extrême droite, selon André
Castelli, vice-président du département du
Vaucluse, qui l’a côtoyé il y a plusieurs
années dans les rangs du Parti communiste
français (PCF), comme l’avait indiqué
Marianne.
André Castelli décrit Fabien Badaroux
comme « un être fragile et vulnérable »,
aux troubles psychiatriques avérés :
« Avant, il n’était pas du tout sur un
registre raciste mais je comprends qu’il
ait pu être embarqué par la mouvance
identitaire », déplore-t-il.
« Ce qu’il s’est passé pose la question
de la gestion de la santé mentale au sein
de la société », ajoute André Castelli,
qui présente la particularité d’avoir été
infirmier psychiatrique. « Combien y a-
t-il de “Fabien” aujourd’hui, embarqués
à cause de leur vulnérabilité ? » L’élu
communiste, qui a gardé un contact avec
la mère du défunt, déplore le manque de
suivi des personnes fragiles et le recul des
« stratégies de psychiatries territoriales » :
« Dans les années 1970, on intervenait
sur le terrain auprès des familles, on
travaillait sur la question de l’insertion
par le logement ou de l’accès à la culture.
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Aujourd’hui, on est uniquement dans une
stratégie hospitalière d’enfermement »,
dénonce-t-il, en pointant l’isolement que
cela provoque pour les malades et leurs
proches.
Les antécédents psychiatriques de Fabien
Badaroux, qui avait été pris en charge
dans un établissement et service d’aide
par le travail (Esat), étaient au cœur
de la communication du procureur de
la République d’Avignon après les
événements. Suffisent-ils pour autant
à occulter la dimension politique de
l’attaque ? Fabien Badaroux ayant été
abattu par la police, nul ne sait s’il
aurait été par exemple reconnu pénalement
responsable de ses actes.
Le fait que le chargeur du pistolet
brandi par Fabien Badaroux était vide a
aussi contribué à complexifier l’affaire et
les intentions de l’assaillant. L’enquête
ouverte par le parquet pour « tentative
d’homicide sur personne dépositaire
de l’autorité publique », qui exclut
donc l’agression contre Yassine des
investigations, vise-t-elle à réellement
enquêter sur les motivations, les relations
et le parcours de M. Badaroux, ou alors à
justifier qu’il ait été abattu par la police ?
Un autre questionnement réside dans
l’annonce, dans les heures suivant
l’attaque, du choix définitif du parquet
national antiterroriste (PNAT), qui a une
compétence nationale, de ne pas se saisir
de l’affaire, sans même communiquer
sur le fait que la situation pourrait
être réévaluée. A l’inverse, deux jours
plus tard, le PNAT faisait savoir qu’il
regardait de près, sans exclure de s’en
saisir, les développements de l’enquête
ouverte par le parquet de Lyon à la suite
de l’agression au fusil de chasse contre
un prêtre orthodoxe à Lyon — agression
finalement revendiquée par le mari de
la maitresse du religieux. Ici, le fait de
fermer définitivement la porte dans un
cas (Avignon) et de la laisser ouverte
(Lyon) a joué dans le traitement des deux
événements par la presse et leur réception
l’opinion.
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La situation n’est pas sans rappeler les
pudeurs de la justice après l’attentat
perpétré avec une arme à feu et un
engin incendiaire contre la mosquée de
Bayonne, le 28 octobre 2019 (lire ici).
Deux jours après l’attaque, le procureur de
la République de Bayonne Marc Mariée
avait mis en doute la santé mentale du
terroriste d’extrême droite Claude Sinké et
le PNAT ne s’était pas saisi de l’affaire
– de nombreux médias refusant alors
automatiquement de parler d’« attentat »
(lire ici). «Bayonne est bien un attentat.
En le niant, on donne le sentiment d’un
‘‘deux poids, deux mesures’’ »,regrettait
à l’époqueun ancien haut gradé d’un
service de renseignement.
Dès sa garde à vue, Claude Sinké,
ancien candidat du Front national, avait
revendiqué les motivations politiques de
son attaque : il avait voulu venger « la
destruction de la cathédrale Notre-Dame
de Paris », provoquée selon lui par « des
membres de la communauté musulmane »
(lire ici). Aussi farfelue soit-elle, cette
thèse a été défendue par des politiques
de premier plan (lire ici). Une expertise
psychologique a d’ailleurs reconnu Claude
Sinké – qui est décédé en détention depuis
– pénalement responsable de ses actes en
ne relevant qu’une « altération partielle du
discernement ».
« Il y a un traitement judiciaire et
une communication a minima lorsque
des musulmans sont visés », dénonce
Me Ouadie Elhamamouchi sur la base des
deux exemples d’Avignon et de Bayonne.
« En ce qui me concerne, tout le monde
est passé à autre chose alors que c’est un
mec qui était calibré. Il était clairement
raciste : il avait une veste Génération
identitaire, il a crié, il a fait des saluts
nazis, il avait une arme… Que faut-il de
plus ?! Qu’il témoigne avant de mourir,
sérieusement… Il faut en parler quand
même, non ?, abonde Yassine. Ce serait un
Arabe, on en aurait parlé partout».
30
Boite noire
Yassine* est un prénom d’emprunt. Nous
avons utilisé le même que celui utilisé
par Le Parisien, qui avait recueilli le
témoignage de la victime.
Après avoir échangé avec le procureur
le jour de l’attaque, nous avions décrit
la victime comme un « commerçant
maghrébin » alors qu’il est un chef
d’entreprise français. Nous avons corrigé
cet article du 29 octobre.
Procès «Bismuth»: quatre
ans de prison, dont deux
ferme, requis contre
Sarkozy
PAR MICHEL DELÉAN
LE JEUDI 10 DÉCEMBRE 2020
Nicolas Sarkozy au tribunal judiciaire de
Paris, le 8 décembre. © Martin Bureau/AFP
Des peines de quatre ans de prison,
dont deux ferme, ont été requises, mardi
8 décembre, contre l’ancien chef de
l’État Nicolas Sarkozy, son avocat Thierry
Herzog et le haut magistrat Gilbert
Azibert, dans le procès de l’affaire dite
« Paul Bismuth ».
Au terme d’un long réquisitoire à trois
voix, le Parquet national financier (PNF)
a réclamé, mardi 8 décembre, à 19 heures,
des peines de prison contre les trois
prévenus dans l’affaire de corruption dite
« Paul Bismuth », devant la 32e chambre
correctionnelle de Paris. Quatre ans de
prison, dont deux ans ferme, contre l’ex-
chef de l’État Nicolas Sarkozy et l’ancien
haut magistrat Gilbert Azibert, et la même
peine assortie d’une interdiction d’exercer
pendant cinq ans contre l’avocat Thierry
Herzog.
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Assis côte à côte sur des chaises rouges,
les trois prévenus ne manifestent aucune
émotion.
À l’ouverture de cette audience — et
pour la première fois —, le chef du
PNF, Jean-François Bohnert, est venu
en personne et en robe aux côtés de
ses deux collègues, quelque peu rudoyés
par la défense depuis le début du
procès. C’est l’importance de cette affaire
qui l’impose, commence le magistrat,
solennel. Il rappelle que la lourde charge
du parquet est « d’appliquer le droit et
de faire respecter la loi. Ce procès n’est
pas une vengeance institutionnelle, ni celle
de la magistrature et encore moins celle
du Parquet national financier. Personne
ici ne cherche à se venger d’un ancien
président de la République », précise Jean-
François Bohnert.
Nicolas Sarkozy au tribunal judiciaire de
Paris, le 8 décembre. © Martin Bureau/AFP
« Comme toute personne, un ancien
chef de l’État a des droits, mais il a
aussi l’impérieux devoir de respecter lui-
même le droit », lance-t-il à l’adresse
de Nicolas Sarkozy, qui lui fait face
dans la salle d’audience. Lors de son
interrogatoire, lundi 7 décembre, celui-
ci s’était dit persécuté par le PNF ; un
discours classique chez les politiques aux
prises avec la justice.
Le patron du PNF veut ensuite tordre le
cou à la « confusion pernicieuse » faite
entre ce procès et la fameuse enquête
préliminaire vilipendée par la défense.
Cette enquête ouverte en mars 2014
ne visait qu’à rechercher l’auteur d’une
fuite, n’a donné lieu à aucune écoute
téléphonique (seules des fadettes ont été
examinées sur une période de cinq heures),
a été classée sans suite faute de résultat, et
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a été communiquée à la défense avant le
procès alors que les textes ne l’imposaient
pas, résume-t-il.
Les avocats de la défense bougonnent sur
leur banc.
Le procureur Jean-Luc Blachon se lève et
prend la suite. Le magistrat expose que
les écoutes téléphoniques sur lesquelles
repose l’accusation sont légales, ont été
validées par la Cour de cassation, et ne
sont pas fragilisées par la jurisprudence
récente, ni de la plus haute juridiction
française ni de la Cour européenne des
droits de l’homme.
La valeur intrinsèque des conversations
enregistrées ne fait aucun doute, pour
Jean-Luc Blachon. Rien à voir avec les
écoutes sauvages pratiquées sur Edwy
Plenel (le président de Mediapart), dont
la défense avait cité le récit (dans
son livre Les Mots volés). « Là, il
s’agit d’échanges, de plusieurs séries
de conversations sur une infraction en
train de se commettre, et pas de simples
bavardages », poursuit le magistrat. À
l’aide de tableaux informatiques qui
défilent sur un grand écran, il dissèque la
chronologie et l’objet des conversations,
ainsi que les interactions entre Azibert,
Herzog et Sarkozy.
En 2013, visé par plusieurs procédures
judiciaires, Nicolas Sarkozy voulait à tout
prix éviter que ses agendas présidentiels,
saisis dans l’affaire Bettencourt puis
versés au dossier Tapie, puissent être
exploités par les différents magistrats
qui s’intéressaient à lui. Reprenant en
détail les conversations enregistrées, le
procureur entend démontrer qu’il y a eu
un « entrisme » à la Cour de cassation de
la part de Nicolas Sarkozy et de Thierry
Herzog, pour s’assurer que ces agendas
seraient retirés des mains des juges.
L’activisme intéressé de Gilbert Azibert
auprès de ses collègues de la Cour
de cassation, l’ouverture des lignes
clandestines au nom de Paul Bismuth,
les conversations bidon sur les lignes
que Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog
savaient écoutées par les juges, le coup
de piston promis à Gilbert Azibert en
31
récompense de ses efforts, tout cela
participe du même dessein, selon Jean-Luc
Blachon.
C’est maintenant Céline Guillet qui
prend la parole pour le PNF. Recourant
également à des tableaux projetés sur
grand écran, elle égrène tous les éléments
qui militent selon elle pour la thèse de
l’accusation. La magistrate retient une
violation du secret professionnel de la
part de Thierry Herzog (qui a remis un
arrêt de la chambre de l’instruction de
la cour d’appel Bordeaux rendu dans
l’affaire Bettencourt à Gilbert Azibert,
pour qu’il l’analyse), raillant au passage
« l’attachement à géométrie variable de
Thierry Herzog au secret professionnel ».
Brouhaha sur les bancs de la défense.
La procureure analyse en détail les
interventions de Gilbert Azibert pour se
renseigner sur l’évolution du pourvoi
Bettencourt, qui n’entrait pas dans le
champ de ses attributions professionnelles,
mais passionnait ses amis Herzog et
Sarkozy. « Le processus décisionnel de
la Cour de cassation a été vicié »,
déclare-t-elle, en épluchant tous les
contacts officieux ayant eu lieu auprès
d’avocats généraux et de conseillers
de la chambre criminelle. « Gilbert
Azibert a communiqué des informations
confidentielles à Thierry Herzog pour
qu’il les transmette à Nicolas Sarkozy »,
poursuit Céline Guillet. La contrepartie,
pour Azibert, étant d’obtenir un coup de
pouce pour prolonger sa fin de carrière
de magistrat, avec un poste confortable à
Monaco.
En matière de corruption et de
trafic d’influence, le pacte et la
promesse d’intervenir suffisent, rappelle
la magistrate. Le fait que Gilbert Azibert
n’ait finalement pas obtenu le poste qu’il
briguait n’y change rien en droit. D’autant
que la justice monégasque n’a pas fait de
zèle dans ce dossier, et que le poste que
sollicitait Azibert a été pourvu avant la
date prévue, alors que Nicolas Sarkozy
était à Monaco, et venait d’apprendre que
la ligne Bismuth était elle aussi écoutée.
« Ça ressemble à une opération de
sauvetage amicale », lâche la magistrate.
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Grondements de la défense.
Jean-Luc Blachon conclut le réquisitoire
du PNF, en disséquant le trafic d’influence
qui est allé selon lui jusqu’à essayer de
peser sur un avocat général et plusieurs
conseillers de la Cour de cassation.
Il requiert pour finir la condamnation
de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et
Gilbert Azibert pour les trois délits
reprochés. « Une justice qui ne passe pas
est source de maux qui ne s’effacent pas »,
avertit le procureur. « On ne peut pas
admettre qu’un ancien président oublie
la République », cingle-t-il, après avoir
tancé les manquements et transgressions
de Thierry Herzog et Gilbert Azibert.
Le magistrat du PNF note « l’effet
dévastateur de cette affaire » sur les
institutions : la magistrature, l’avocature,
l’État lui-même. « Ces faits ont abîmé
l’image de la justice, des avocats, et du
président de la République », déclare-t-il,
avant de réclamer des peines de prison.
Les avocats de la défense plaideront
mercredi et jeudi. Le jugement sera ensuite
mis en délibéré.
Argent libyen: Hortefeux,
«frère» de Sarkozy, est mis
en examen à son tour
PAR FABRICE ARFI ET KARL LASKE
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Brice Hortefeux, en mai 2010, au palais de l'Élysée.
© LIONEL BONAVENTURE / POOL / AFP
L'ancien ministre est mis en examen
pour « association de malfaiteurs »
et « financement illégal de campagne
électorale ». Après Nicolas Sarkozy,
Claude Guéant et Éric Woerth, il est
désormais la quatrième figure politique
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.32/99
de premier plan à être mise en cause par
les juges d’instruction dans l’affaire des
financements libyens.
«Il me connaît par cœur, c’est comme
un frère […]. Quand je n’étais rien, il
n’était rien avec moi. On a toujours été
amis […]. À toutes les étapes de ma vie,
Brice Hortefeux était là. » Vingt-cinq ans
après cette confession de Nicolas Sarkozy
au journaliste Michel Denisot pour les
besoins d’un livre, l’ancien ministre Brice
Hortefeux continue, en effet, de suivre son
« frère » dans toutes les étapes de sa vie, y
compris dans les épreuves judiciaires.
Lieutenant de toujours de l’ancien
président de la République – ils se sont
connus à l’adolescence et ne se sont
jamais quittés depuis –, Brice Hortefeux,
62 ans, a été mis en examen, mardi
8 décembre, pour « association de
malfaiteurs » et « financement illégal
de campagne électorale » dans l’affaire
des financements libyens, a annoncé son
avocat à l'AFP.
Brice Hortefeux, en mai 2010, au palais de l'Élysée.
© LIONEL BONAVENTURE / POOL / AFP
Après Nicolas Sarkozy, Claude Guéant
et Éric Woerth, Brice Hortefeux est
désormais la quatrième figure politique
de premier plan à être mise en cause
par les juges d’instruction dans cette
affaire d’État, dont la marche judiciaire
ne faiblit pas en dépit des opérations
de communication de l’ancien clan
présidentiel pour tenter de la discréditer
publiquement.
Liens étroits avec l’intermédiaire Ziad
Takieddine, rencontre secrète en Libye
avec un terroriste d’État du régime
Kadhafi, implication dans le financement
de la campagne de 2007, fréquentations
d’un homme de l’ombre au cœur
des financements occultes (Thierry
Gaubert), intervention en faveur de
32
l’homme d’affaires Alexandre Djouhri,
manipulation d’espèces… : la liste est
longue des éléments qui, dans l’enquête
judiciaire, convergent aujourd’hui vers
Brice Hortefeux, devenu un maillon
incontournable du dossier.
Entendu comme suspect par la police en
mars 2018, Brice Hortefeux était jusqu’à
aujourd’hui placé sous le statut de témoin
assisté. Pour cause : à l’été 2019, il a refusé
de répondre aux questions des juges tant
que leur enquête n'était pas validée par la
chambre de l’instruction de la cour d’appel
de Paris.
C’est chose faite depuis fin septembre. Et
les magistrats instructeurs, Aude Buresi
et Marc Sommerer, ont manifestement
décidé de passer à l’offensive le
concernant, dans une accélération
judiciaire qui a déjà provoqué, en octobre,
la mise en examen de Nicolas Sarkozy
pour « association de malfaiteurs », puis,
en novembre, celle de Claude Guéant. Ces
deux derniers étaient déjà mis en examen
pour d’autres délits présumés, dont le
principal est la « corruption ».
Brice Hortefeux, qui conteste tout acte
répréhensible dans ce dossier, est présumé
innocent. Dans un communiqué, l'ancien
ministre a dit « sa totale surprise » suite à
ces mises en examen et souligné qu'« une
mise en examen ne présage en rien d'une
culpabilité ». « Aujourd'hui, tout démontre
qu'il n'y a eu aucun financement libyen à
l'occasion de la campagne présidentielle
de 2007 », a-t-il ajouté.
L’ancien ministre de l’intérieur, qui avait
souvent été par le passé l'envoyé spécial
officieux de Nicolas Sarkozy, notamment
en Arabie saoudite, occupe désormais
une place à part dans le dossier libyen.
Par exemple, l’enquête a établi que
Brice Hortefeux, alors ministre délégué
en charge des collectivités territoriales
auprès de Nicolas Sarkozy, a rencontré
secrètement, en décembre 2005, à Tripoli
(Libye), un dignitaire du régime Kadhafi
au cœur des soupçons de corruption.
Il s’agit d’Abdallah Senoussi, chef des
services secrets militaires, beau-frère de
Kadhafi et principal condamné dans
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www.mediapart.fr
l’affaire de l’attentat contre le DC-10
d’UTA (170 morts), ce qui lui vaut d’être
visé depuis 1999 par un mandat d’arrêt
international émis par la France.
Brice Hortefeux, en vacances avec Ziad
Takieddine, autour de 2004. © DR/Mediapart
Brice Hortefeux a rencontré Abdallah
Senoussi dans le dos des autorités
diplomatiques françaises en Libye, en
la seule présence de l’intermédiaire
Ziad Takieddine. Cette rencontre secrète
Hortefeux-Senoussi s’est tenue trois mois
après une première, qui a eu lieu
exactement dans les mêmes conditions,
entre Guéant et le même Senoussi.
L’ambassadeur de France en Libye, Jean-
Luc Sibiude, s’est souvenu sur procès-
verbal que la visite libyenne de décembre
2005 de Brice Hortefeux n’avait « pas
grand sens » ; ou alors un sens inavouable.
En audition devant la police, Hortefeux
avait, de son côté, eu du mal à se souvenir
de la teneur exacte de la conversation
évaluée à une quarantaine de minutes,
si ce n’est des paroles échangées sur la
politique migratoire, sujet dont ni Senoussi
ni Takieddine n’étaient pourtant en charge.
« Je savais qu’il avait été lourdement
condamné, mais je ne connaissais pas
les détails, notamment l’existence d’un
mandat d’arrêt », avait aussi assuré Brice
Hortefeux aux policiers.
Plusieurs témoins, issus de services de
renseignement français, ont expliqué aux
juges pourquoi une telle affirmation était
peu crédible, notamment au regard des
alertes régulièrement formulées au sein
du ministère de l’intérieur sur le danger
pour un officiel français de rencontrer
un terroriste d’État recherché comme
Senoussi.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.33/99
Pour Hortefeux, ce déplacement de 2005 à
Tripoli est devenu un véritable sparadrap
judiciaire. Son ancien directeur de cabinet,
Thierry Coudert, a en effet récemment
assuré aux policiers : « Ce voyage a été
organisé en dehors du cabinet que je
dirigeais. » Il a ajouté : « Comme cela
portait sur la coopération décentralisée,
j’aurais dû en être informé. »
Surtout, l’enquête judiciaire montre que
quelques jours après le rendez-vous secret
de décembre 2005, Abdallah Senoussi
a fait envoyer, par l’intermédiaire d’une
société offshore de Takieddine (baptisée
Rossfield Limited), un demi-million
d’euros d’argent libyen sur le compte
caché aux Bahamas d’un sarkozyste de
la première heure, Thierry Gaubert. Ce
dernier, qui fut collaborateur de Nicolas
Sarkozy dans les années 1980 et 1990, et
reste l’un des meilleurs amis d'Hortefeux,
est également mis en examen pour «
association de malfaiteurs ».
« Je vais dénoncer des relations
tout aussi liquides que tu as eues
avec Takieddine »
La rencontre entre Senoussi et Hortefeux
est d’autant plus un problème au regard
de l’enquête que les juges semblent avoir
acquis la conviction qu’en contrepartie des
largesses consenties par le régime libyen
à l’équipe Sarkozy, cette dernière, contre
toute rationalité étatique, s’est activement
mobilisée pour trouver un moyen de faire
sauter le mandat d’arrêt émis dans l’affaire
du DC-10. De nombreux documents en
attestent et une réunion a même eu lieu
sur la question, en mai 2009, à l’Élysée,
d’après l’enquête.
Les agendas de Brice Hortefeux – ceux
de Nicolas Sarkozy ont mystérieusement
disparu… – sont en outre devenus une
pièce à conviction embarrassante. Ils
montrent d’une part que le nom ou les
initiales de Thierry Gaubert apparaissent
au total près d’une trentaine de reprises
sur la période 2005-2007. Brice Hortefeux
a notamment dîné avec lui en juin 2007
au domicile parisien de l’intermédiaire
33
Ziad Takieddine, celui-là même qui avait
envoyé les fonds libyens à Thierry Gaubert
un an plus tôt.
MM. Hortefeux et Gaubert.
Thierry Gaubert a par ailleurs fait
embaucher en 2004 la femme de son ami
Hortefeux aux Caisses d’épargne, puis au
sein de sa filiale de gestion privée, la
Compagnie 1818. Valérie Hortefeux se
fera congédier de la banque en 2015, son
employeur ne lui ayant trouvé « aucune
activité pertinente », selon sa lettre de
licenciement. Selon deux anciens cadres
des Caisses d’épargne et de la Compagnie
1818 interrogés par Mediapart, Thierry
Gaubert était alors unanimement perçu
comme « l’homme de Sarkozy » au sein du
groupe.
D’après les agendas, il apparaît également
que Brice Hortefeux a été en contact avec
l’homme d’affaires Jacques Lejeune, le
« protector » du trust aux Bahamas de
Thierry Gaubert ayant reçu l’argent du
régime Kadhafi.
Par ailleurs, Brice Hortefeux a bien
pris part aux questions financières de
l’UMP, notamment pour la campagne
présidentielle de 2007, contrairement à ce
qu’il avait assuré en mars 2018 devant les
enquêteurs. Selon ses agendas, il a ainsi
participé en 2005 et 2006 à quatre réunions
sur le sujet avec le trésorier Éric Woerth,
dont deux avec Nicolas Sarkozy en
personne.
Parallèlement, Brice Hortefeux est,
d’après l’enquête judiciaire, en contact
très fréquent avec l’intermédiaire Ziad
Takieddine, considéré par les juges
comme l’un des agents de la corruption
franco-libyenne. Un ancien chauffeur de
l’intermédiaire a même expliqué aux
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enquêteurs qu’il avait vu Hortefeux
une centaine de fois au domicile de
Takieddine…
MM. Hortefeux et Takieddine, en 2005. © dr
Matériellement, plusieurs éléments
attestent de cette proximité. Des photos
de vacances, d’abord, que Mediapart
avait dévoilées en 2011. Mais aussi une
série de mails issus des archives de
Thierry Gaubert, point de contact discret
entre Ziad Takieddine et le ministère
de l’intérieur de Nicolas Sarkozy, par
l’entremise de Brice Hortefeux. Un mail
évoque même « un pli important »
que Gaubert devait remettre fin 2003 à
Hortefeux « de la part de ZT ».
Au-delà, la question de la manipulation par
Brice Hortefeux d’importantes sommes en
espèces se pose également. Cela ressort
par exemple d’un texto assassin que
l’ancienne ministre de la justice sous
Sarkozy, Rachida Dati, avait envoyé à
Brice Hortefeux en septembre 2013. Le
message débutait par un tonitruant « Salut
le facho ! » et se poursuivait par : « Je
vais dénoncer l’argent liquide que tu
as perçu pour organiser des rdv auprès
de Sarko lorsqu’il était président, des
relations tout aussi liquides que tu as eues
avec Takieddine. »
Questionné par la police sur ce SMS, Brice
Hortefeux avait répondu : « Mes relations
avec Rachida Dati sont notoirement
cycliques et elle a elle-même dit qu’il
s’agissait de “conneries”, ce que je
confirme. »
« Takieddine a-t-il remis des espèces ? »,
lui ont tout de même demandé les
policiers. Brice Hortefeux a démenti.
Pourtant, l’ex-femme de Ziad Takieddine,
Nicola Johnson, entendue il y a plusieurs
années dans le volet financier de
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.34/99
l’affaire Karachi (pour laquelle Gaubert et
Takieddine ont été condamnés), avait un
autre souvenir des relations entre son ex-
époux et Brice Hortefeux : « En 2005, nous
vivions avenue Georges-Mandel [à Paris
– ndlr], avait-elle expliqué sur procès-
verbal. Je me trouvais à l’étage. Ziad est
arrivé énervé dans la chambre et il m’a
dit qu’il fallait qu’il trouve de l’argent car
Brice et Thierry étaient en bas. J’avais
cru comprendre que cet argent était pour
Brice, mais je ne l’ai pas vu lui remettre. Je
ne savais pas non plus pour quelle raison
il rémunérait Brice. »
La scène avait manifestement marqué
l’ex-épouse de Takieddine. « Ce jour-là,
je m’en rappelle, car Ziad fouillait dans
sa mallette, dans le coffre-fort et dans
son bureau. Il a rassemblé une somme
d’argent, mais je suis incapable de vous
dire le montant. » Brice Hortefeux avait
alors vigoureusement démenti.
Il a dû faire de même devant les policiers
de l’affaire libyenne, mais cette fois après
les déclarations de sa propre ex-femme,
Valérie Hortefeux. En perquisition à
son domicile puis dans un coffre en
banque, les enquêteurs ont découvert près
de 55 000 euros en espèces. Valérie
Hortefeux a indiqué qu’une partie de
l’argent pouvait provenir de son ex-mari.
« Je n’ai jamais remis d’espèces à ma
femme », s’était défendu Brice Hortefeux.
« Pourquoi raconte-t-elle ça ? », se sont
interrogés les policiers. L’ancien ministre
de l’intérieur a séché : « Je n’en connais
pas la raison, mais c’est totalement faux. »
En étudiant la provenance des billets
saisis, les enquêteurs ont découvert que
certains avaient été fabriqués en 2001
et 2007. « Comment expliquez-vous que
votre épouse soit en possession de billets si
anciens ? », ont-ils demandé à Hortefeux.
Lequel a répondu : « Je n’ai aucun élément
d’explication si ce n’est pour rappeler que
je ne lui ai jamais remis d’espèces. »
Le nom de Brice Hortefeux apparaît enfin
dans un autre volet du dossier libyen,
concernant cette fois l’intermédiaire
Alexandre Djouhri, lui aussi mis en
examen.
34
Dès septembre 2004, alors qu’il était
conseiller de Nicolas Sarkozy au ministère
des finances, Brice Hortefeux a en effet
écrit par courrier aux services fiscaux pour
demander un regard bienveillant dans le
traitement du passif d’une société offshore
d’Alexandre Djouhri, baptisée Aklal, que
l’on trouvera quelques années plus tard
au centre de montages financiers ayant
permis des financements libyens occultes.
Tirs sur une voiture au bois
de Boulogne: le policier
de la BAC jugé en mai
prochain
PAR PASCALE PASCARIELLO ET ARMEL BAUDET
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Un policier non identifiable tire sur un jeune
conducteur, sans sommation, 30 avril 2019.
Le parquet de Paris a décidé de poursuivre
un fonctionnaire de la BAC qui, lors d’une
interpellation, avait tiré deux balles vers
une voiture occupée par six jeunes, frôlant
la tête du conducteur. Il n’a jamais été
suspendu.
Un policier de 28 ans, membre de
la brigade anti-criminalité de Boulogne
(Hauts-de-Seine) doit être jugé le 20 mai
2021, devant la 10e chambre du tribunal
correctionnel de Paris, a appris Mediapart.
Alexis B. est poursuivi pour violences
volontaires commises par une personne
dépositaire de l’autorité publique, avec
arme, « sans être revêtu d’insigne
extérieur et apparent de sa qualité », ainsi
que pour dégradations. Il risque jusqu’à
cinq ans de prison et 75 000 euros
d’amende.
Dans la nuit du 30 avril 2019, au bois de
Boulogne, ce policier avait fait feu, à deux
reprises, contre une voiture occupée par
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six jeunes hommes âgés de 16 à 22 ans. Ses
tirs étaient passés à quelques centimètres
de la tête du conducteur, prénommé Paul.
Sur les huit policiers ayant participé à cette
intervention, Alexis B. est le seul à être
poursuivi.
Membre de la BAC depuis un peu plus
de six mois au moment des faits, ce
fonctionnaire n’a jamais été suspendu.
Pour l’expliquer, la préfecture de police de
Paris a initialement affirmé à Mediapart
que le parquet de Paris avait « conclu à
la légitime défense », ce qui est faux. Dans
un deuxième temps, elle a invoqué « la
complexité juridique de cette affaire ».
Nous republions ci-dessous notre enquête
du 29 novembre, initialement titrée « La
préfecture de police de Paris a menti pour
couvrir les tirs d’un policier sur des jeunes
innocents ».
---------------------------------------------------------------------------------------------------------
«Une voiture noire nous a coupé la
route. » Des hommes en sont sortis,
« j’ai vu deux armes pointées sur nous
et, quelques secondes après, on a entendu
les coups de feu. » Assis à l’arrière de la
voiture, « j’ai baissé la tête, j’ai vu ma
vie défiler car j’ai vu la vitre se briser
», confie Hugo, 19 ans, l’un des passagers.
Son ami Paul, qui ce soir-là conduisait
le véhicule, se souvient, lui aussi, de ces
hommes armés qui lui criaient : « “Coupe
le contact, coupe le contact, enculé !”
J’étais terrorisé. J’ai enclenché la marche
arrière, car j’ai cru qu’on allait se faire
tuer. »
Cette nuit du 30 avril 2019 restera à jamais
gravée dans la mémoire de Paul, d’Hugo
et de quatre de leurs amis, âgés de 16 à 22
ans. À 2 heures du matin, dans le bois de
Boulogne à Paris, arrêtée à un feu rouge,
leur voiture est soudainement bloquée par
trois véhicules. Huit hommes armés en
sortent, les mettent en joue et l’un d’entre
eux tire à deux reprises, visant notamment
la tête de Paul.
Contrairement à ce que craignent ces
jeunes gens, ces hommes ne sont pas
des voyous, mais bien des policiers de la
brigade anticriminalité (BAC) qui, parce
qu’ils les suspectent d’un vol de sac à
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.35/99
35
main, les interpellent sans le moindre signe par « la complexité juridique de
d’identification, ni brassard ni gyrophare. cette affaire ». Une communication
Et, alors que la situation ne présente aucun qui s’emmêle pour tenter de
danger, ils vont user de leur arme sans faire justifier qu’aucune mesure n’a été
de sommation. décidée par le préfet Didier Lallement à
Aucune image de ces violences l’encontre de ces agents.
policières n’a circulé sur les Traumatisé, Paul, 22 ans, a eu une
réseaux sociaux ou dans les incapacité totale de travail (ITT)
médias. Et pour cause, les seuls de quarante jours. Il a été contraint
enregistrements provenant des caméras d’interrompre ses études, sujet à
de vidéosurveillance n’ont été transmis des « explosions impulsives », des « crises
à Paul qu’en juin, après de nombreuses de pleurs » et des « ruminations centrées
demandes, depuis mai 2019, de son avocat, sur la peur qu’il a eue de mourir », selon
Raphaël Kempf, auprès du parquet de l’expertise psychiatrique.
Paris. « La balle s’est logée dans la carrosserie
Enterrées alors même qu’elles prouvent à quelques centimètres à côté de ma tête,
que les policiers agissent en toute illégalité confie-t-il à Mediapart. J’ai cru mourir. »
et que l’un d’entre eux fait usage de son Ce soir-là, Paul part avec cinq de ses
arme sans que la situation ne le justifie, amis « pour faire une virée dans Paris. On
ces images « démentent la version des est allé au bois de Boulogne. Certains n’y
policiers qui m’ont accusé de violence.
étaient jamais allés et on s’était lancé des
J’ai été poursuivi pour ça et relaxé paris. C’était aussi idiot que ça ».Après
seulement en novembre dernier. Par
avoir demandé des feuilles pour rouler des
contre, le policier qui a tiré en me visant cigarettes à une prostituée, les six jeunes
continue de se balader avec son arme.
s’apprêtent à quitter le bois lorsqu’au
J’ai porté plainte, mais l’enquête est plus niveau d’un feu rouge une voiture les
longue le concernant », constate Paul.
dépasse et se met en travers de leur route.
Mediapart publie la vidéo de cette violente « Deux hommes en sont sortis, une arme
interpellation. à la main.Je pensais que c’était des
Plus d’un an après les faits, la voyous qui nous braquaient pour nous
préfecture de police de Paris n’a pris voler. Ils ne nous ont jamais dit que
aucune mesure à l’encontre de ces c'étaient des policiers. » Lorsqu’ils se sont
policiers. L’auteur des tirs continue approchés des portières, « j’ai alors mis
d’exercer. Contactée par Mediapart, la la marche arrière pour qu’on puisse se
préfecture nous a communiqué une sauver parce que je pensais qu’on allait
fausse information, déclarant, le 16 se faire tuer, poursuit-il. Là, j’ai heurté
novembre, que « le parquet a conclu à quelque chose en pensant à un arbre ou un
la légitime défense »,justifiant ainsi qu’« trottoir ».
aucune procédure administrative n’a été
Il s’agit, en fait, d’un troisième véhicule de
diligentée à l’encontre du policier ayant police banalisé. « Mais je ne l’avais pas vu.
fait usage de son arme de service ».
Mon attention était prise par les hommes
Pourtant, de source judiciaire, le parquet qui nous menaçaient. Lorsque j’ai entendu
n’a rien conclu de tel. L’enquête ouverte le bruit des coups de feu, j’ai alors baissé
en mai 2019 pour « violences par personne la tête instantanément. »
dépositaire de l’autorité publique » vient Paul coupe alors le contact de sa
de se terminer et les policiers pourraient voiture. « Un homme a ouvert ma portière
bien être poursuivis. et a essayé de me mettre dehors, mais
La préfecture de police nous a recontactés j’avais la ceinture de sécurité. Il forçait
le 28 novembre, jour des Marches en hurlant »,explique-t-il. Choqué, c’est
pour les libertés, légitimant cette fois seulement « lorsque j’ai senti une menotte
l’absence de suspension des policiers que j’ai réalisé que c’étaient des policiers.
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J’ai vu que mes amis n’étaient pas blessés.
Je me suis dit que c’était bon, que je
n’allais pas mourir ici ».
Mais le soulagement de Paul ne dure qu’un
instant. Plaqué au sol par trois policiers,
l’un d’entre eux lui tire « en arrière le bras,
si fort qu’il m’a luxé l’épaule gauche. Je
hurlais, mais il ne voulait rien entendre
».Sur le chemin du commissariat, « j’étais
dans un état second, raconte-t-il. J’avais
l’impression d’être en dehors de mon
corps. Un moment de flottement pendant
lequel je me refaisais la scène sans
parvenir à comprendre ce déchainement
de violence ».
Le jeune homme, perplexe, s’interroge : «
Je ne sais pas si la couleur de ma peau a eu
une incidence, se demande-t-il. Certains
d’entre nous étant métis. Les policiers
m’ont traité “d’enculé”, de “fils de
pute”. »
Rapidement, les poursuites pour vol contre
les six adolescents sont abandonnées.
Cinq d’entre eux sont libérés, mais
Paul voit sa garde à vue prolongée
pour « violences volontaires sur personnes
dépositaires de l’autorité publique, avec
arme par destination sans incapacité
totale de travail ».
Autrement dit, il se retrouve accusé
d’avoir avec une arme par destination,
en l’occurrence sa voiture, commis des
violences, en heurtant le véhicule des
policiers, sans qu’aucun n’en soit blessé.
Le parquet de Paris a maintenu les
poursuites contre Paul, qui a été relaxé
à l’issue de sa comparution, le 4
novembre, plus de dix-huit mois après
les faits. Diffusées durant l’audience, les
images de vidéosurveillance ont confirmé
que les policiers, en toute illégalité,
ne portaient aucun insigne permettant
de les identifier et qu’il était donc
parfaitement légitime pour Paul d’avoir
dû reculer afin de fuir ce qu’il pensait
être des braqueurs. « Pendant plus d’un
an et demi, j’étais dans l’attente de ce
jugement en étant à la place du coupable.
Intérieurement, c’est révoltant », confie
Paul, qui a dû interrompre sa formation.
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« Quand j’ai vu les impacts de balles sur
la voiture, je me suis effondré. » Toujours
suivi par un psychologue pour « des crises
de stress et de colère »,Paul travaille
aujourd’hui comme serveur « en attendant
de se réorienter et pour payer les frais
d’avocat. Tout s’est écroulé, dans mes
études et au sein de ma famille, où la
relation avec ma mère s’est tendue ».
« Elle est institutrice et mon père travaille
dans la sécurité pour le Sénat, précise-t-
il. J’ai déjà été contrôlé pour ma couleur
de peau, mais je n’ai pas vraiment ressenti
de colère contre la police. Depuis ce 30
avril, la peur de mourir et le comportement
du policier qui porte plainte contre moi
m’ont révolté. »
Il attend aujourd’hui avec impatience que
le policier soit jugé. Et ne comprend pas
qu’en attendant il ne soit pas suspendu. «
La balle est passée à quelques centimètres
de ma tête. Et ce policier est toujours armé
et continue de travailler. On attend quoi ?
Qu’il tue quelqu’un ? »
"Je tiens à préciser que nous
avions ni gyrophare ni brassard
de police, l'action a pris le
dessus."
Les procès-verbaux rédigés la nuit des
faits par ces policiers, à la suite de
l’interpellation, ainsi que leurs auditions
dans le cadre de l’enquête ouverte pour
vol, que Mediapart a pu consulter, révèlent
une multitude d’infractions commises par
ces agents. Le 30 avril 2019, dans des
véhicules banalisés, trois équipages de la
brigade anticriminalité (de Boulogne, des
XVIe et XVIIe arrondissements) tournent
autour du bois de Boulogne et entendent
un « appel de police secours indiquant
un vol de sac à main, […] le seul
signalement que nous avions, c’était que
l’un des deux était de type africain et le
numéro d’immatriculation [correspondant
36
à celui du véhicule des six jeunes] »,
explique le major Patrick O., chargé de
l’interpellation.
Impact de balle sur la voiture
conduite par Paul, le 30 avril 2019.
Ils repèrent alors la voiture.
Mais, poursuit-il, avec « le
manque d’éclairage, nous étions
dans l’impossibilité de déterminer le
nombre d’individus à bord du véhicule ».
Ils décident de les interpeller, mais,
auparavant, contactent par téléphone
la victime afin de s’assurer de sa
plainte. « Ellene voulait pas déposer
plainte, regrette le chef du dispositif. Mais
je l’ai convaincue en lui disant que nous
avions des individus en surveillance. Je lui
ai dit que nous allions les contrôler et que
je la rappellerai pour m’assurer que ce
sont bien les deux individus. »
Sans cette plainte,il n’y aurait pas
eu « d’interpellation inutile »,concède-t-
il. D’autant que, selon un autre policier,
ils ne disposaient d’aucune description
concernant, par exemple, le sac – aucun
d’entre eux n’ayant cru bon de se
renseigner auprès de la victime.
« Je tiens à préciser que nous n’avions
ni gyrophare ni brassard de police,
lance, sans complexe, le major Patrick
O. L’action a pris le dessus sur le réflexe
de sortir son brassard. »
« L’action », c’est bien cela qui semble
animer ces policiers ce soir-là. Oubliant
leur fonction, ils ont agi dans l’irrespect du
code de la sécurité intérieure (CSI), code
juridique qui réglemente notamment toute
opération de police. Il rend obligatoire
le port du brassard, les sommations et
délimite l’usage des armes.
Ainsi que le stipule l’article 435-1 du
CSI, dans l’exercice de leur fonction, les
agents de la police « peuvent faire usage
de leur arme revêtus de leur uniforme
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ou des insignes extérieurs et apparents
de leur qualité ».Et cela, dans plusieurs
cas : s’il y a atteinte à leur vie, à leur
intégrité physique contre eux ou autrui,
si, à la suite de deux sommations, ils ne
peuvent défendre autrement un lieu ou des
personnes, en cas de fuite des personnes
suspectées, pour immobiliser leur véhicule
ou pour empêcher la réitération d’un
meurtre.
Or, ce soir-là, aucune de ces obligations
n’est respectée et les agents ne font
face à aucune des situations nécessitant
l'usage d'une arme. La confusion est telle
que les policiers eux-mêmes ne savent
pas qui a tiré. Le chef du dispositif
explique que lorsque « les deux coups de
feu [sont] entendus, espacés de quelques
secondes »,il ne savait pas « s’il s’agissait
d’un collègue qui avait tiré ou un
des passagers du véhicule ».Et pour
cause, « à [sa] connaissance »,aucune
sommation n’a été faite avant les tirs.
L’officier de police judiciaire (OPJ) tente
de comprendre les raisons de ces tirs et
questionne alors l’agent de la BAC sur la
dangerosité des jeunes. La réponse est, en
soi, un aveu d’illégalité du recours à la
force : « Il n’y avait aucun élément qui
nous laissait supposer que les individus
pouvaient être dangereux. »
Un autre policier avoue d’ailleurs
avoir lui-même fait « un bond en
arrière » lorsque son collègue a tiré le
premier coup de feu. « Je suis KO, dit-
il, je ne réalise pas trop ce qu’il se
passe lorsqu’un second coup de feu part.
Sous l’impact, un collègue a chuté et
j’ai eu aussi un mouvement de recul en
réponse à l’impact. J’ai vu le conducteur
recroquevillé sur lui-même. »
Auditionné, le policier auteur des deux
tirs, Alexis B., tente de les légitimer en
prétextant que les jeunes représentaient un
danger lorsque leur véhicule a reculé. « Le
conducteur a effectué une marche arrière
et nous a percutés, je sors et je saisis mon
arme et la dirige en direction du véhicule
et je fais feu. »
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.37/99
Pour le second tir, il dit avoir « vu
la détermination du conducteur, pensant
qu’il allait faire une marche avant
».Aucune marche avant n’a été faite,
comme l’atteste la vidéo. Sans avoir « visé,
je pointe en direction du danger pour
protéger les collègues, donc un tir de
riposte », qui a été dirigé vers la
vitre du conducteur, passant à quelques
centimètres de sa tête. Selon lui, il aurait
lancé avant de tirer : « Police, police ! »
À l’issue de son audition, outre sa plainte
contre Paul pour des violences avec arme
par destination, il se plaint « de douleurs
aux cervicales », mais « ne souhaite pas
aller voir un médecin de l’unité médico-
judiciaire ».
Après l’interpellation, le sac n’a pas été
retrouvé. Les policiers n’ont d’ailleurs
effectué « aucune fouille, ni visite des
environs » pour tenter de le récupérer. La
plainte pour vol a donc été retirée.
En revanche, le parquet de Paris a décidé
de poursuivre Paul pour violences. Et cela,
sans exiger d’expertise balistique. Il a fallu
que l’avocat de Paul, Raphaël Kempf, en
fasse la demande en signalant que « la
balle n’a effleuré que de très peu la tête
du conducteur ainsi que celle du passager
arrière gauche, ce qui évidemment est
constitutif de faits extrêmement graves ».
L’enquête a, en outre, été émaillée de
nombreux manquements, avec des
auditions à décharge des policiers
et une retranscription des images
de vidéosurveillance parcellaire. Paul
n’a d’ailleurs pu avoir accès à ces
enregistrements que plus d’an après les
faits. « Et cela, après de nombreuses
relances. Or, ces images témoignent
la violence et l’illégitimité de cette
interpellation et démentent la version
des policiers », précise l’avocat de Paul,
Raphaël Kempf, auprès de Mediapart.
« Ces poursuites décidées par le procureur
à l’encontre de Paul visaient à couvrir les
violences policières », déplore-t-il. « C’est
seulement le 4 novembre que Paul a été
relaxé » et l’État a dû verser à Paul
1 000 euros à titre de dédommagement.
37
Par ailleurs, le parquet a annoncé, durant
l’audience, que des poursuites seraient
engagées à l’encontre des policiers.
« Ce jeune homme a cru mourir et, pendant
plus d’un an, a vécu avec la peur d’une
peine de prison. Tandis que le policier
qui lui tire dessus, à quelques centimètres
de sa tête, ne fait l’objet d’aucune garde
à vue, d’aucune suspension, d’aucune
mesure pour le mettre à l’écart, alors qu’il
représente un danger », dénonce Raphaël
Kempf, qui regrette que les policiers
soient des « justiciables privilégiés. Un
traitement qui contribue à leur impunité et
leur donne le sentiment d’être au-dessus
des lois, avec toutes les dérives que cela
induit ».
Il se dit néanmoins « heureux d’apprendre
que l’enquête de l’Inspection générale de
la police nationale est terminée » etespère
que le parquet de Paris va désormais ouvrir
une information judiciaire, obligatoire
en matière criminelle. « On est dans
une situation de tentative d’homicide
volontaire avec un policier qui tire en
visant le conducteur de la voiture. Quant
aux autres agents, ils peuvent se voir
reprocher des violences volontaires en
réunion contre ces jeunes », conclut-il.
Le Brexit, fils de l’empire
PAR JOSEPH CONFAVREUX
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
La relation entre le Grande-Bretagne et
l’Europe ne se comprend pas sans saisir
la prégnance de l’imaginaire impérial
pour les Anglais. C’est ce que montre
l’historien Robert Gildea en comparant les
trajectoires coloniales de la France et de
son voisin d’outre-Manche.
Rencontré fin janvier 2020, à la veille
du Brexit, à l’association de la Royal
Air Force de Grays, petite ville triste de
l’embouchure de la Tamise sur laquelle
les projecteurs s’étaient braqués lors de la
découverte d’un camion charnier rempli
de migrants vietnamiens, Ramon John
Willans, 87 ans, ancien militaire, aurait pu
passer pour un excentrique.
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Avec sa moustache conquérante et ses
nombreuses décorations, il se réjouissait
que son pays quitte enfin le giron
européen avec des arguments oscillant
entre « loyauté à la Reine » ; regret
du manque de « gratitude » de l’Europe
après que son père et son grand-père ont
combattu pour elle pendant la Première et
la Seconde Guerre mondiale ; et méfiance
vis-à-vis de la France car, « lorsquenous
avons combattu les Argentins pendant la
guerre des Malouines, en 1982, ils étaient
équipés de missiles français, les Exocet ».
À lire L’esprit impérial. Passé colonial
et politiques du présent, de l’historien
Robert Gildea, professeur à Oxford,
l’homme serait plutôt emblématique de
cette Angleterre qui attend impatiemment,
au nom d’un passé mythifié et d’un
futur fantasmé, que le pays rompe
définitivement les amarres avec le
continent européen, à l’issue de nouvelles
et interminables négociations
L’ouvrage, publié l’an dernier par
Cambridge University Press et traduit en
français cette année aux éditions Passés/
Composés, plonge aux racines du Brexit
en examinant à quel point la relation
entre la Grande-Bretagne et l’Europe ne
se comprend guère sans saisir le poids du
passé impérial et colonial, ainsi que les
imaginaires qui le structurent. Et propose,
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.38/99
pour faire cela, une analyse parallèle des
trajectoires historiques et politiques de
part et d’autre de la Manche.
Cette approche comparative entre la
France et la Grande-Bretagne réévalue,
après d’autres, « l’interprétation d’après
laquelle, si la décolonisation française
fut violente et douloureuse, guerre
d’Algérie oblige, la britannique aurait
consisté en un paisible et relativement
indolore “transfert du pouvoir” aux élites
nationales locales ». L’historien rappelle
notamment, à l’appui de ce constat, les
répressions et massacres commis dans les
années 1950 par les troupes anglaises, en
particulier au Kenya, contre les Mau-Mau,
dont la révolte illustre la couverture du
livre, et au Nyassaland, qui deviendra le
Malawi.
De façon plus originale, cette démarche
comparative permet aussi, pour le
chercheur « de présenter une analyse qui
rende compte de la différence d’attitude
des deux pays envers l’Europe ». Pour
lui, alors qu’historiquement la France
de Napoléon avait voulu dominer le
continent tandis que la Grande-Bretagne
cherchait davantage à y maintenir un
équilibre entre les puissances rivales, les
divergences entre ces deux nations vis-à-
vis de l’Europe tiennent en grande partie
à la façon dont elles ont réagi à la perte
de leur empire après la Seconde Guerre
mondiale et vécu le moment postcolonial
après les indépendances.
C’est surtout à partir de la fin de
la Seconde que la réalité impériale,
et la façon dont elle a laissé sa
marque sur les institutions, les structures
sociales, l’imaginaire ou les mentalités des
anciennes nations coloniales, se noue avec
la question européenne.
Dans un monde désormais dominé par les
États-Unis et l’URSS et dans lequel le
processus de décolonisation était engagé,
« les empires conféraient à la Grande-
Bretagne et à la France le statut de
grandes puissances dont elles avaient
besoin pour être prises au sérieux sur
la scène mondiale ». Cette angoisse
de perdre l’empire, et le statut qu’il
conférait aux deux nations européennes,
38
explique en grande partie les guerres
coloniales et les opérations militaires
postcoloniales menées par la France et la
Grande-Bretagne dans les années 1950,
notamment en Algérie ou au Kenya.
Un Harrier GR-3 de la RAF aux Malouines en 1984. © DR
Ces opérations, fondées autant sur la
volonté de conserver certains intérêts
stratégiques que portées par une nostalgie
impériale, se prolongèrent jusque dans
les années 1980. Que ce soit avec
l’opération menée par l’armée française
à Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie. Ou
de façon encore plus manifeste avec
la guerre des Malouines lancée contre
l’Argentine en 1982 par le gouvernement
de Margaret Thatcher et qui fut présentée
et vécue comme une répétition de la
bataille d’Angleterre, pendant laquelle une
« race insulaire » faisait victorieusement
face à un régime militaire. Pendant cette
opération, montre l’historien, le fantasme
d’une grandeur britannique retrouvée
« recouvrit le sentiment plus enraciné du
déclin national ».
«Capitulation humiliante»
Cette volonté de contrer un sentiment
de déclin lié à la perte de l’empire,
juge Robert Gildea, eut aussi « des
conséquences importantes pour le projet
européen », même si les deux pays se
comportèrent alors de façon différente : la
France se plaçant au centre de la nouvelle
Europe, la Grande-Bretagne craignant d’y
perdre ses liens avec le Commonwealth.
On s’imagine souvent que « l’Europe
aurait gagné en importance à mesure
que les colonies en perdaient. L’Empire
représentait le passé, l’Europe l’avenir ».
Mais la réalité fut plus complexe, comme
l’analyse le chercheur en montrant que « la
crainte de la perte de souveraineté minait
l’engagement européen aussi bien de la
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France que de la Grande-Bretagne, la
première redoutant d’y perdre son armée,
la seconde son empire ».
Si la France réussit à faire échec à
la Communauté européenne de défense
(CED) au sortir de la Seconde Guerre
mondiale, la Grande-Bretagne, se figurait
avoir « tenu seule » contre Hitler après la
chute de la France en 1940, en s’appuyant
sur la solidarité de son empire et du
Commonwealth. Elle répugnait donc « à
rejoindre une Europe qui représentait une
menace à la fois pour ses liens avec
le Commonwealth et pour la “relation
spéciale” qu’elle entretenait avec les
États-Unis ». Cela explique largement son
absence lors de la première phase de la
construction européenne.
Militaires britanniques à Port-Saïd avec un SU-100
égyptien capturé en novembre 1956. © DR
En outre, après l’intervention de Suez,
en 1956, durant laquelle la France et la
Grande-Bretagne étaient pourtant alliées
dans une « tentative désespérée de
consolider leurs empires », les deux pays
firent des lectures opposées de ce que cela
pouvait signifier vis-à-vis de leur stratégie
européenne.
« Alors que la Grande-Bretagne tirait
des événements de 1956 la leçon qu’elle
devait naviguer au plus près de la
politique étrangère des États-Unis, la
France décida de faire le contraire »,
écrit le chercheur. Tout au contraire,
la France redoubla de méfiance vis-à-
vis des États-Unis et « reprit donc les
négociations pour la construction d’une
CEE qui pourrait, le jour venu, manier
sa propre politique étrangère et sa propre
politique de défense ». D’où la signature
du traité de Rome en 1957, l’année suivant
la désastreuse opération de Suez.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.39/99
Cette divergence profonde vis-à-vis de
l’Europe dans le contexte traumatisant de
la perte des empires fit que, lorsque la
Grande-Bretagne changea d’avis dans les
années 1960 en demandant à rejoindre la
CEE, la France lui signifia deux fois son
refus au motif qu’elle était trop liée au
Commonwealth et aux États-Unis.
Cette mise à l’écart, qui faisait en outre
écho au « blocus continental » forgé par
Napoléon, n’empêcha pourtant pas, dans
le même temps, la France de maintenir
ses liens avec la Françafrique comme la
Grande-Bretagne voulait le faire avec le
Commonwealth.
Lorsque le Royaume-Uni réussit
finalement, après le départ du général
de Gaulle, à rejoindre la CEE en 1973,
cela fut donc vécu, écrit Robert Gildea
« comme une défaite. Elle échangeait un
empire mondial contre l’adhésion à un
empire européen contrôlé d’abord par la
France, puis par l’Allemagne après sa
réunification en 1990 ».
Enoch Powell © Allan Warren
Le leader nationaliste Enoch Powell
décrivit ainsi ce moment, en des termes
qui furent à nouveau mobilisés lors
de la campagne pour le Brexit, de
« capitulation humiliante » et d’abandon
de « l’indépendance nationale ».
Ce mariage entre la Grande-Bretagne et
l’Europe était donc, pour de nombreux
Britanniques, entaché par un péché
originel, parce qu’ils jugeaient que leur
pays aurait pu prendre la tête de l’Europe
au sortir de la Seconde Guerre mondiale,
39
mais qu’il l’avait refusé, continuant à
se voir comme une puissance impériale
et océanique davantage que comme un
pouvoir européen. L’adhésion à l’Europe
signait donc « une défaite de ses ambitions
impériales ».
En conséquence, au fur et à mesure
des années 1980 et 1990, alors que le
projet européen devenait moins attrayant
pour des fractions de plus en plus
larges de la population du Royaume-
Uni, en particulier ses classes populaires,
« le fantasme d’une Grande-Bretagne
mondialisée, sorte de réincarnation de son
empire d’autrefois, brillait de nouveau »,
écrit Robert Gildea.
« Les fantasmes d’empire et les
angoisses liées à l’empire » affectèrent
donc « profondément la construction
européenne » juge le chercheur,
même si cela n’eut pas les mêmes
conséquences de part et d’autre de
la Manche. Alors que la réunification
de l’Allemagne en 1990 provoqua
autant d’inquiétude en France qu’en
Grande-Bretagne, l’Hexagone préconisa
un fédéralisme accru comme moyen
de contenir l’Allemagne, tandis que ce
fédéralisme n’était, pour de nombreux
Britanniques, qu’un véhicule de l’Empire
européen, conduit d’abord sous la houlette
des Français et désormais des Allemands.
« Alors que les Français embrassèrent
le projet européen comme un moyen
d’étendre la puissance de la France
et de réduire la menace allemande
en l’enfermant dans des institutions
fédérales, les Britanniques voyaient dans
celle-ci un danger pour leur souveraineté
nationale », écrit ainsi l’historien.
«Revanche de la nostalgie
coloniale»
Même si le rejet par la France du projet de
Constitution européenne de 2005 permit à
la Grande-Bretagne de s’abstenir de mener
sa propre consultation populaire et de
repousser la crise d’une dizaine d’années,
pour Robert Gildea, ce qui s’est joué avec
le référendum britannique de 2016 est
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ainsi l’aboutissement des dialectiques et
des divergences entre projet européen et
passé impérial.
Pour lui, le Brexit peut en effet
être vu comme « la revanche de la
nostalgie coloniale », dans un contexte
de redéfinition des identités britanniques
et française, en réponse notamment
à la mondialisation de l’islam, aux
craintes inspirées par le djihadisme
et à l’immigration en provenance des
anciennes colonies.
John, sur Parliament Square, vendredi 31
janvier 2020, à la veille du Brexit © JC
« Comme le déclin de la Grande-
Bretagne paraissait avoir coïncidé avec
son entrée dans l’Europe, et aussi avec
la décolonisation, on prétendit qu’en lui
faisant quitter l’Europe on ouvrirait la
voie à une certaine reprise de son rôle
impérial », explique-t-il en montrant que
plusieurs possibilités sont envisagées pour
imaginer cela.
D’abord, le retour de la « grande
république commerçante », évoquée en
son temps par Adam Smith, qui avait été
le moteur principal de l’empire au cours
du XVIIIe et au début du XIXe siècle.
Le leader conservateur David Cameron
déclarait ainsi en 2016 qu’il voulait
que la Grande-Bretagne devienne « la
nation flibustière marchande, prospère
et bravache du XIXe siècle ». Même
si ce développement devait encore se
faire, pour lui, à l’intérieur de l’UE,
il convoquait ainsi tant l’imaginaire des
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corsaires anglais que celui des grands
vaisseaux des compagnies impériales,
voire celui de la « politique de la
canonnière » largement pratiquée en Asie.
Une seconde idée développée était
celle d’une Grande-Bretagne élargie à
ses anciens dominions blancs, qu’on
espérait faire revivre sous le nom
d’« Anglosphère ». En 2013, Boris
Johnson en visite à Melbourne en
Australie jugea d’ailleurs que « nous
avons trahi nos relations avec les pays
du Commonwealth, comme l’Australie et
la Nouvelle-Zélande, en entrant dans des
accords commerciaux préférentiels avec
ce qui était alors la CEE ».
Quant à David Davis, ancien candidat
malheureux contre Cameron à la tête du
parti conservateur, il expliquait, en 2016,
que le Brexit était l’occasion que « notre
économie se concentre de nouveau sur
le marché mondial plutôt que régional »
en s’appuyant sur une « Anglosphère »
avec laquelle étaient partagés des « liens
familiaux » et un « système juridique
similaire ».
Ce terme d’Anglosphère, et ce qu’il
véhicule, est d’autant moins neutre si on se
souvient à quel point la décision prise par
le Royaume-Uni de quitter l’Europe fut
avant tout une décision anglaise, puisque
l’Écosse et l’Irlande du Nord se sont
prononcées contre le Brexit et que la
courte majorité en faveur de leave au Pays-
de-Galles s’est notamment nourrie du vote
des Anglais présents dans cette région de
la Grande-Bretagne.
Le troisième « fantasme d’empire »
mobilisé en amont du Brexit a été
« l’empire 2.0 » cultivant la nostalgie
des colonies perdues d’Inde et d’Afrique
et imaginant une forme d’alliance
technologico-culturelle entre le Royaume-
Uni et ses anciennes possessions, en
faisant complètement l’impasse tant sur
les réalités géopolitiques contemporaines
que sur les enjeux des fractures coloniales
à l’intérieur de la Grande-Bretagne.
En réalité, en amont du référendum
de 2016, des contradictions subsistaient
entre la campagne axée sur la Petite
40
Angleterre, à savoir celle qui s’était
sentie abandonnée dans le processus de
mondialisation ayant démoli les industries
du charbon, de l’acier et du bâtiment
qui avaient soutenu l’empire à son âge
d’or, et celle qui ambitionnait de bâtir
une Grande-Bretagne mondiale. Au point,
juge Robert Gildea, que le référendum
du 23 juin 2016 fut, in fine, une
« victoire pour ceux qui adhéraient à
l’idée de la Petite Angleterre, mais une
victoire orchestrée par ceux qui croyaient
à une Grande-Bretagne mondiale, au
fantasme du recommencement de l’Empire
britannique ».
Pour le chercheur, après le vote de juin
2016, la « vacuité de ces fantasmes »
de retour d’une puissance impériale
britannique ne tarda pas à se manifester.
L’intervention britannique aux côtés des
États-Unis dans les bombardements contre
Daech montra surtout la dépendance
militaire de la Grande-Bretagne vis-
à-vis de l’allié américain et catalysa
de nouveaux attentats islamistes au
Royaume-Uni, à Londres et Manchester.
L’idée d’un « Empire 2.0 » éclata « comme
un ballon de baudruche », au point
que l’essayiste David Olusoga, auteur de
Black and British, jugea qu’il s’agissait
d’une « vision fantaisiste de l’avenir qui
s’appuie sur une évocation fausse du
passé. C’est un fantasme, et, comme tous
les fantasmes, il a la capacité de nous
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bercer d’illusions, de nous inspirer un
faux sentiment de sécurité et de nous faire
prendre de mauvaises décisions ».
Enfin, il apparut clairement que la « nation
commerçante mondiale » était en réalité
une nouvelle « incarnation de l’empire
néolibéral, déréglementé et aux impôts
faibles », comme la référence à Singapour
le signalait déjà.
« Si le discours de l’empire 2.0 et
de la nation commerçante mondiale ne
trouva pas sa traduction sur la scène
internationale, c’est pour la simple raison
que ce fantasme avait pour objet de
dissimuler la faiblesse et l’isolement de
la Grande-Bretagne », tranche donc le
chercheur.
À cet égard, Robert Gildea estime que si
France et Grande-Bretagne ont toutes deux
été entretenues dans la croyance qu’elles
étaient toujours de grandes puissances,
« en nourrissant des fantasmes d’empire
dans lesquels elles se sont fourvoyées
à maintes reprises », les deux récits
nationaux empruntent aujourd’hui « des
voies divergentes ».
Les deux pays ont en effet porté à leur
tête un Emmanuel Macron qui se veut
leader de l’Europe et un Boris Johnson
champion du Brexit : à savoir deux
leaders relativement jeunes qui négocient
de façon diamétralement opposée les
conséquences européennes d’un passé
colonial et impérial loin d’être dépassé…
L’UE sanctionnera mieux
les atteintes aux droits
humains
PAR LUDOVIC LAMANT
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Les 27 peuvent désormais sanctionner des
individus responsables de violations des
droits humains partout dans le monde. Une
« avancée historique », selon l’UE. Mais
la règle de l’unanimité risque d’affaiblir le
mécanisme.
La diplomatie européenne, régulièrement
critiquée pour son inconsistance, cherche
à muscler son jeu. Les ministres des
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affaires étrangères de l’Union ont validé
lundi la mise en place d’un nouveau
régime de sanctions contre les violations
des droits humains, une avancée qualifiée
d’« historique »par Josep Borrell, le
socialiste espagnol à la tête de la politique
étrangère et de sécurité de l’UE depuis l’an
dernier.
Le dispositif prévoit l’interdiction de
pénétrer sur le territoire européen, ou
encore le gel des actifs financiers
détenus dans des banques européennes, à
l’encontre des « responsables de graves
violations des droits de l’homme ».
En théorie, les assassins du journaliste
saoudien Jamal Khashoggi, ou encore
les responsables chinois coupables de
crimes contre les Ouïghours, pourraient
désormais faire l’objet de sanctions.
Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, le 7
décembre 2020 à Bruxelles. © John Thys / AFP - pool.
L’UE n’a pas attendu cette semaine
pour décréter des sanctions à sanctionner des colonels ou des généraux,
l’encontre d’oligarques biélorusses ou de
responsables du régime syrien. Plus de
200 personnes ou « entités » font déjà
l’objet de restrictions (on peut consulter la
liste ici). Mais jusqu’à présent, il s’agissait
de sanctions contre le pays tout entier,
accompagnées parfois de mesures plus
ciblées. Le nouvel instrument, selon ses
promoteurs, doit permettre une réponse
plus souple et rapide, dès que des
violations de droits humains se produisent.
La palette retenue est large :
génocide, torture, esclavage, exécutions
extrajudiciaires, détentions arbitraires,
traite des êtres humains, ou encore
« violence sexuelle et à caractère sexiste ».
Surtout, le règlement mentionne des
individus, mais aussi des personnes
morales et autres « entités », étatiques ou
non. Ce qui fait dire à certains observateurs
que des entreprises pourraient aussi se
41
trouver dans le viseur, par exemple le
cimentier Lafarge accusé de financement
du terrorisme.
« Nos efforts ont payé. L’UE dispose
désormais, avec ce mécanisme, d’une
boîte à outils qui permet des sanctions
fines et ciblées », veut croire l’eurodéputée
écologiste allemande Hannah Neumann.
Au Conseil, les Pays-Bas sont des
partisans de longue date de ce mécanisme,
mais Federica Mogherini, une sociale-
démocrate italienne à la tête de la
diplomatie européenne de 2014 à 2019,
n’avait jamais donné suite.
Au parlement de Strasbourg, le groupe
des écologistes, allié pour l’occasion à
des élus de tous bords, opposés à la
Russie de Poutine, et impatients de durcir
les sanctions à l’encontre d’oligarques
russes, pousse ce mécanisme depuis des
années (voir la résolution adoptée sur le
sujet en mars 2019, à une très large
majorité, ainsi qu’une étude commandée
par l’institution en 2018).
Lors d’une audition par la commission
des affaires étrangères du Parlement
européen, fin novembre, l’opposant russe
Alexeï Navalny, victime d’une tentative
d’empoisonnement cet été, avait dit :
« Cela n’a pas de sens de vouloir
ou des gens qui ne voyagent pas souvent
à travers le monde, ni ne détiennent
beaucoup de comptes en banque. […]
La question principale, c’est de savoir
pourquoi ces gens empoisonnent et tuent,
et manipulent les élections, et la réponse
est très très simple : l’argent. […] Ciblez
simplement les oligarques. »
Les premiers noms devraient être connus
dans les semaines à venir. « On risque
d’être très critiqués au début, met en
garde un spécialiste du dossier à Bruxelles.
Parce qu’on ne va pas s’en prendre à
Israël ou à l’Égypte, mais surtout à des
petits pays africains, quelques chefs de
gangs libyens, et des Vénézuéliens… »
Car il faut une unanimité, au sein des
ministres des 27, pour décider d’une
sanction. Les veto croisés risquent de jouer
à plein, et d’affaiblir le mécanisme. On
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imagine mal la France, au moment où
elle reçoit le président égyptien en visite
officielle à Paris, décider à Bruxelles de
voter des sanctions visant l’entourage d’al-
Sissi…
On se souvient aussi que Chypre a profité,
cet été, de cette règle de l’unanimité,
pour retarder des sanctions contre la
Biélorussie, tant que l’UE ne décidait pas
de sanctions, en parallèle, à l’encontre
de la Turquie, en raison d’un différend
énergétique… N’y aura-t-il que de petits
poissons qui seront pris dans le filet
européen ? Alors que de nombreux
eurodéputés plaident pour lever cette règle
de l’unanimité, au profit d’une majorité
qualifiée, Ursula von der Leyen, qui dit
présider une Commission « géopolitique »,
a pris position pour la fin de l’unanimité,
lors de son discours sur l’état de
l’Union, en septembre à Strasbourg.
À Bruxelles, ce texte est parfois surnommé
le « Magnitsky Act » européen, en
référence à une loi adoptée aux États-Unis
en 2012, sous la présidence de Barack
Obama. Ce texte a permis de mettre
en place des sanctions à l’encontre des
oligarques russes accusés d’être impliqués
dans l’assassinat de Sergueï Magnitski,
cet avocat russe qui avait dénoncé une
fraude fiscale massive dans son pays.
La Haye a plaidé – avec succès – pour
ne pas appeler le règlement européen du
nom de Magnitsky, pour ne pas donner à
Moscou l’impression de viser uniquement
les oligarques russes.
Mais à la différence des États-Unis, la
corruption financière n’a pas été retenue
dans la liste des critères déclenchant
des sanctions. Plusieurs ONG, dont
Transparency International, s’en sont
émues, appelant l’UE à revoir sa copie.
« L’omission des pratiques de corruption,
dans le nouveau régime de sanctions de
l’UE, risque d’envoyer un message qui
consiste à dire que l’Europe est un paradis
pour le blanchiment d’argent », lit-
on dans le communiqué. Des défenseurs
de la mouture actuelle du texte, plus
resserré, renvoient aux effets pervers de
la loi américaine de 2012, à laquelle
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.42/99
recourent désormais des lobbyistes
d’entreprises privées pour sanctionner
des États.
Covid-19: la recherche
publique sur le vaccin
retardée par les
laboratoires
PAR ROZENN LE SAINT
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
© Marie Magnin / Hans Lucas via AFP
Les fabricants de vaccins distillent au
compte-gouttes leurs données d’efficacité
et de sûreté, même aux pouvoirs
publics. Ils rechignent aussi à ce
que des expérimentations académiques
complètent leurs propres tests pour mieux
éclairer le gouvernement. Seul Moderna
accepte que l’Inserm teste son vaccin
début 2021, au moment de sa distribution
en France. L’institut de recherche était
pourtant prêt à embrayer dès octobre.
Le gouvernement français insiste souvent
sur la transparence dans un pays réputé
pour son vaccino-scepticisme. Mais pour
rendre publiques des données, encore
faut-il en avoir. Or les fabricants de
vaccins contre le Covid-19 traînent le
pas pour dévoiler leurs résultats complets.
Ils éclaireraient pourtant la lanterne des
États qui disposent de quelques semaines
seulement pour affiner leur stratégie
vaccinale avant le lancement de la
campagne.
Lors de la conférence de presse
interministérielle du 3 décembre en
définissant les grandes lignes, le
« Monsieur vaccin » Alain Fischer a été
transparent, certes, mais pas forcément
rassurant quant à la soumission des
autorités publiques au bon vouloir des
firmes pharmaceutiques. Et ce à un mois,
42
plus ou moins, de l’arrivée attendue
des premières doses de vaccins dans
l’Hexagone.
« Pour l’instant, nous ne disposons
que de communiqués de presse de la
part des industriels, nous attendons, et
en tant que scientifique, j’attends avec
impatience des publications scientifiques,
a admis le professeur d’immunologie.
Des dossiers très complets vont être
ou sont déjà adressés aux autorités
réglementaires mais dont nous n’avons
pas connaissance ». Le chercheur en
biologie fait pourtant partie du comité
scientifique vaccin Covid-19 mis en place
dès le mois de mai pour conseiller
le gouvernement. Autrement dit, du
groupe d’experts français censé le mieux
connaître les futurs boucliers anti-
Covid-19.
Alain Fischer, Jean Castex et Olivier Véran,
lors de la conférence de presse du 3 décembre.
© BENOIT TESSIER / POOL / AFP
L’infectiologue Odile Launay, qui en est
également membre (voir en Boîte noire),
concède avoir « besoin de données pour
affiner la connaissance de la réponse
immunitaire et déterminer quel vaccin
devrait fonctionner pour quelle population
». Puis tente de rassurer : « On peut
comprendre que les éléments arrivent au
fur et à mesure compte tenu de la rapidité
du développement des vaccins. On fait
avec ce qu’on a ».
De son côté, Dominique Deplanque,
médecin coordonnateur du centre
d’investigation clinique du CHU de
Lille (Nord) explique la complexité
de la situation : « Les premiers
résultats d’efficacité des phases finales
d’essais cliniques ont été établis courant
novembre, on ne pouvait pas les obtenir
avant. Mais ensuite les laboratoires ont
privilégié les communiqués de presse
plutôt que l’envoi d’éléments scientifiques,
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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c’est frustrant. Malheureusement, c’est un
travers qui s’accentue ». Seuls les résultats
intermédiaires d’efficacité d’AstraZeneca
ont été publiés dans une revue scientifique,
The Lancet, le 8 décembre.
Alors qu’est-ce que les pouvoirs publics
savent au juste en plus des informations
distillées avec parcimonie par les
laboratoires ? À ce jour, seule l’Agence
nationale de santé et de sécurité du
médicament (ANSM), la police sanitaire
française, dispose de l’ensemble des
résultats de Pfizer-BioNTech et de
Moderna. Et ce car ses délégués font
partie du comité scientifique de l’Agence
européenne des médicaments (AEM), à
qui ces fabricants de vaccins ont déposé
des demandes d’autorisation de mise
sur le marché, les 30 novembre et
1er décembre.
Au 10 novembre, soit le lendemain
de la diffusion du communiqué de
presse de Pfizer-BioNTech (mais plus
d’un mois après la mise en place
d’une procédure d’examen accéléré en
continu de ce candidat vaccin), l’Agence
européenne du médicament avouait à
Mediapart qu’elle « n’avait pas encore
eu l’occasion d’évaluer formellement les
données d’efficacité émergentes, qui n’ont
pas encore été soumises par l’entreprise »
et qu’elle le ferait « dès qu’elles auront été
envoyées par la société ».
Pour les agences réglementaires, chargées
de s’assurer de l’efficacité et de la
sûreté des produits en examinant des
piles monumentales de dossiers, c’est
la course. Cela le sera aussi pour la
Haute Autorité de santé (HAS), qui devra
conseiller le gouvernement dans la foulée
de la remise de la décision de l’AEM,
en quelques jours. Elle devra préconiser
à qui précisément distribuer le vaccin
ayant obtenu le droit d’être vendu en
fonction de ses spécificités, avant que
l’exécutif ne donne le go de la campagne
de vaccination.
Or, compte tenu de la pression politique,
les experts de la HAS seront pressés.
L’AEM s’est engagée à livrer sa décision
et son éventuel feu vert au vaccin de
Pfizer-BioNTech « le 29 décembre au
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.43/99
plus tard ». Et Emmanuel Macron a
envisagé une distribution des premières
doses dès la fin de l’année… Ces
quelques semaines entre les résultats
d’efficacité et l’obtention de l’autorisation
de commercialiser le vaccin sont cruciales
pour éviter des prises de décision dans la
précipitation.
Alors les membres de la HAS aimeraient
d’ores et déjà prendre de l’avance. Après
avoir déposé son dossier auprès de l’AEM
le 1er décembre, Pfizer-BioNTech lui
a transmis des éléments concernant la
dernière phase de ses essais cliniques,
mesurant l’efficacité de son vaccin. « Nous
encourageons les laboratoires à nous
envoyer tous les éléments qui pourraient
nous aider en amont de l’octroi de
l’autorisation de mise sur le marché dans
le cadre d’un principe de pré-dépôt, fait
savoir Lise Alter, directrice de l’évaluation
médicale, économique et de santé publique
à la HAS. Nous attendons encore des
données sur la dernière phase des essais
cliniques de Moderna ».
Les experts des comités scientifiques
français en sont rendus à scruter toute
information en provenance de l’étranger.
Et notamment des États-Unis, puisque
la Food and Drug Administration (FDA)
examine aussi les données de Pfizer-
BioNTech. L’agence sanitaire américaine
a commencé à mettre en ligne de précieux
documents (ici et là) ce 8 décembre,
résumant son examen du vaccin en vue de
la réunion publique du 10 décembre.
Elle devrait alors se prononcer sur l’octroi
de son autorisation de mise sur le marché
aux États-Unis. Sans doute un feu vert
puisque ses experts estiment que les
résultats de Pfizer-BioNTech « suggèrent
un profil de sécurité favorable, sans
identification de problème de sécurité
spécifique qui empêcherait » l’autorisation
en urgence.
Avant cela, les chercheurs français ont
aussi regardé du côté du Royaume-Uni, le
premier pays au monde à avoir autorisé
la commercialisation d’un vaccin contre
le Covid-19, celui de Pfizer-BioNTech.
Un document des autorités britanniques
43
à destination des professionnels de santé
en charge de la vaccination est riche
d’enseignements.
Sa lecture nous apprend ainsi que si le
taux d’efficacité revendiqué du vaccin est
le même pour les personnes de 75 ans
ou plus, la marge d’erreur de ce résultat
est bien plus importante, du fait du faible
nombre de participants de cet âge. Cela
confirme que les premières personnes à
recevoir des injections, celles qui ont le
plus de risques de mourir du Covid-19,
seront aussi celles sur lesquelles le produit
a le moins été testé…
La recherche publique française aurait
pu disposer de sa propre mine d’or
d’informations complémentaires pendant
ce précieux laps de temps, avant le
lancement de la campagne vaccinale
début 2021… Mais c’était sans compter le
manque de coopération des industriels.
Le lancement d’un essai
académique, une occasion en or
retardée
Dès juillet, une plateforme d’évaluation
clinique des candidats vaccins,
Covireivac, est mise en œuvre. Mais mi-
septembre, la présidente du comité vaccin
Covid-19, Marie-Paule Kieny, affirme à
Mediapart que « si on faisait des essais
cliniques en France actuellement, cela
prendrait des mois ou des années » pour
obtenir des résultats, compte tenu de la
circulation du virus. Sauf qu’en quelques
jours, elle s’accélère fortement. Deux
semaines plus tard, dès le 1er octobre,
l’Inserm, l’organisme public dédié à la
recherche en santé, lance un appel aux
volontaires pour tester les futurs vaccins
contre le Covid-19 via la plateforme
Covireivac.
Le succès est immédiat : 25 000 Français
se proposent en une dizaine de jours et ils
sont plus de 40 000 aujourd’hui à s’être
portés volontaires. Dans l’Hexagone, ils
ne peuvent pas être rémunérés, mais
simplement « indemnisés en fonction
des contraintes qui leur sont imposées
(déplacement à l’hôpital, injection du
vaccin, prises de sang, etc.). » Le site de
Covireivac précise aussi que le fabricant
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du vaccin responsable de l’étude « souscrit
une assurance qui permet d’indemniser les
participants s’ils subissent des dommages
du fait de l’essai ».
Le but de l’initiative est double.
Mener des expérimentations visant à
tester l’efficacité et la sûreté des
vaccins contre le Covid-19 pour le
compte des laboratoires, mais aussi
d’autres tests en complément. L’idée
est ainsi d’être en mesure d’affiner les
préconisations des instances publiques en
se penchant davantage sur l’efficacité
réelle des produits sur les personnes
sous-représentées dans les essais cliniques
menés par les industriels, comme la
population vieillissante.
Dans cette pharmacie, les personnes se font
massivement vacciner contre la grippe. Paris, 14
octobre 2020. © Marie Magnin / Hans Lucas via AFP
Et pour cause, « généralement, comme
les vaccins sont moins efficaces sur les
personnes âgées, on peut tabler sur
10-20 % d’efficacité en moins. C’est moins
fun de dire que ça fonctionne à 70 %
sur les personnes âgées, même si ce
sont elles qui ont le plus besoin d’un
vaccin, que d’afficher un taux d’efficacité
de 90 % sur des sujets jeunes, d’autant
que cela permet de faire monter la
Bourse », explique Jean-Daniel Lelièvre,
chef du service d’immunologie clinique
et maladies infectieuses au CHU Henri-
Mondor de Créteil (Val-de-Marne).
Le comité vaccin entend alors pallier
cet angle mort. Sauf qu’obtenir l’accord
des laboratoires pour mener des études
en parallèle de leurs propres essais
cliniques se révèle compliqué. « Les firmes
s’inquiètent d’une telle expérimentation
avant de recevoir une autorisation de mise
sur le marché », concède Marie-Paule
Kieny.
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Bruno Toussaint, directeur éditorial de
la revue indépendante Prescrire, soutient
la démarche. « Des études académiques
permettraient de répondre aux questions
laissées sans réponse probante par les
essais des firmes et de conforter ou
infirmer les données apportées par leurs
essais », souligne-t-il.
Pour l’heure, seul Moderna, dans la
dernière ligne droite pour obtenir le
sésame, a accepté cette proposition.
180 volontaires français recevront le
vaccin, dont 120 âgés de plus de 70
ans. L’efficacité du sérum à limiter
la transmission du virus et la durée
de la protection – les deux grandes
inconnues des premiers vaccins qui
seront distribués– seront étudiés et une
comparaison sera réalisée entre les
résultats obtenus sur les personnes âgées et
ceux sur les plus jeunes.
En revanche, le duo Pfizer-BioNTech,
lui, n’a pas donné son approbation. Il
devrait pourtant être le premier laboratoire
à distribuer ses doses en France. « Nous
ne communiquons pas les discussions avec
les agences gouvernementales », répond
simplement Pfizer à Mediapart. « Nous le
regrettons un peu, concède Odile Launay,
coordinatrice de Covireivac, mais nous
allons relancer Pfizer-BioNTech dans
l’optique de mettre en place un essai une
fois l’autorisation de mise sur le marché
obtenue puisque les industriels sont frileux
à donner leurs données avant cela, ce
qui peut se comprendre, les enjeux sont
considérables. »
Cela ne sera-t-il pas trop tard justement,
une fois que le vaccin sera déjà sur le
marché ? Et pourquoi dans cette course
aux vaccins le laboratoire Moderna a-
t-il laissé passer ces si précieux mois
d’octobre et de novembre pour donner
son accord à la réalisation de l’essai
académique ? Moderna a refusé de
répondre à Mediapart.
Quoi qu’il en soit, la demande
d’autorisation de lancer cette
expérimentation auprès de l’ANSM devait
être déposée cette semaine du 7 décembre.
Le temps d’obtenir le feu vert de la police
sanitaire, l’essai des chercheurs français
44
devrait commencer début 2021. Il faudra
ensuite administrer la première dose, puis
la deuxième trois semaines plus tard. Les
premiers résultats ne pourront être connus
avant février, au moins. Trop tard pour
tirer des conclusions sur l’efficacité et la
sûreté des vaccins sur les plus vieux ?
« Les personnes vivant en Ehpad qui
recevront les toutes premières doses de
vaccin dès janvier 2021, a priori, ne
sont pas dans notre cible, relativise
Odile Launay, infectiologue à l’Hôpital
Cochin à Paris. Nous-nous intéressons aux
personnes âgées autonomes, capables de
se déplacer, comme celles qui se sont
portées volontaires pour tester le vaccin ».
Le tour des adultes de plus de 65 ans ne
résidant pas en établissement viendra à
partir de février.
Par ailleurs, « le processus sera
enclenché pour connaître la durée de
protection du produit. Il est possible
que chez les personnes âgées, le
vaccin soit moins efficace et fasse effet
moins longtemps, présume Dominique
Deplanque, professeur de pharmacologie
et membre du comité de pilotage
opérationnel de Covireivac. Si un mois
après la deuxième injection, la réponse
immunitaire est moins importante, il
faudra réfléchir à réaliser des rappels
fréquemment ou à se pencher sur d’autres
solutions de protection ».
L’étude académique vise aussi à obtenir
un début de réponse à l’autre grande
question : en plus d’empêcher de tomber
malade, le vaccin fait-il aussi barrage à la
transmission du virus ? En avoir la preuve
avant l’élargissement de la campagne
vaccinale prévu au printemps 2021 est
essentiel. Le bénéfice individuel attendu
du vaccin des adultes de moins de 55 ans
est moindre. En revanche, si les injections
empêchaient effectivement le virus de
circuler, l’« acte altruiste » de se faire
vacciner évoqué par Jean Castex le 4
décembre prendrait sens.
Les fabricants de vaccins en tête de cette
course mondiale n’ont pas pour objectif
principal de déterminer s'il empêche
la transmission. Un des moyens de
le mesurer, même si la méthode est
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imparfaite, est d’évaluer la présence
d’anticorps dans les muqueuses sur les
volontaires, en réalisant des lavages
réguliers du nez dans le but d’étudier la
concentration d’anticorps.
Mener des essais cliniques pour
les firmes : une solution pour
avoir accès aux informations
Pourquoi les laboratoires les plus avancés
ne l’ont-ils pas prévu dans le cadre
de leurs expérimentations, si ce n’est
AstraZeneca ? « Cela alourdit encore la
réalisation des essais cliniques par les
industriels, alors qu’on leur demande un
développement très rapide, ils ont voulu
aller à l’essentiel », avance Odile Launay.
Alors les chercheurs de Covireivac, eux,
entendent le calculer.
D’où l’importance de multiplier
l’expérience avec les autres prétendants à
la vente d’un vaccin contre le Covid-19
en France. Sauf que « nous avons
obtenu à peu près la même réponse
de la part des industriels que nous
avons contactés, essentiellement ceux
pour lesquels l’Europe et donc la
France, a réalisé des pré-commandes.
Ils souhaitent attendre le dépôt de leur
demande d’autorisation de mise sur le
marché et en attendant, ils se focalisent
dessus », regrette la coordinatrice de
Covireivac.
Des négociations sont toujours en cours,
notamment avec CureVac, qui envisage
une distribution de son produit à partir de
la mi-2021. « Nous sommes en effet en
discussion avec le comité vaccin Covid-19
sur la participation à cette ambitieuse
plateforme. Les enseignements tirés de
cet essai académique seraient utiles
pour appuyer les décisions de santé
publique dans d’autres pays », confirme
le laboratoire allemand. Car la France
est fer-de-lance en Europe dans cette
initiative publique de compléter les
résultats apportés par les industriels.
En attendant les informations toutes
récentes émanant des agences
réglementaires étrangères, de quelles
armes les pouvoirs publics disposent-ils
pour avancer dans le brouillard entretenu
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par les industriels ? Les protocoles de
recherche des laboratoires sont publics
et les résultats des premières phases
d’essais cliniques sont publiés dans des
revues scientifiques. Le comité vaccin
Covid-19 a aussi auditionné depuis l’été
un représentant de chaque laboratoire pour
lequel la France a pré-commandé des
doses et lui a demandé des compléments
d’information.
Pour autant, il lui manque des précisions
sur les résultats attendus de la primordiale
dernière phase d’expérimentation. Or
anticiper les trous dans la raquette, c’est-à-
dire des questions auxquelles les résultats
n’apporteront pas de réponses, a déjà
valeur d’information en soi. Un moyen
de contourner l’opacité, et d’en savoir
davantage sur la deuxième génération de
vaccins à venir, est de proposer aux firmes,
qui sont encore en train de recruter des
volontaires pour la dernière étape des
essais cliniques, de les réaliser en France.
À partir de la mi-décembre a priori, mille
volontaires français devraient ainsi tester
le vaccin de Johnson & Johnson, que
le laboratoire américain espère soumettre
aux autorités sanitaires au cours du
premier trimestre 2021. « Nous avons
signé un agrément de confidentialité qui
nous donnera accès à la brochure de
l’investigateur, explique Odile Launay.
Elle explique précisément la répartition
par âge des volontaires, combien de
personnes déjà atteintes du Covid-19 sont
incluses, de même que le nombre de
personnes à risque, par exemple, ainsi que
les objectifs de recherche ».
Simultanément, mille autres Français
devraient expérimenter le vaccin
d’AstraZeneca. Cela permettra aux
chercheurs français d’observer de plus
près les premières données du laboratoire
britannico-suédois, diffusées par voie de
presse le 23 novembre. La communication
d’une moyenne de résultats d’efficacité
entre un groupe de volontaires ayant reçu
une demi-dose par erreur puis une dose
complète et un autre à qui on a injecté
deux doses entières a été « inhabituelle,
un peu étrange », reconnaît Dominique
Deplanque.
45
Certes, selon le professeur, « cela
aurait été préférable de commencer début
octobre ces essais cliniques compte tenu
de la circulation du virus à l’époque. Nous
étions prêts et cela aurait permis d’obtenir
des résultats plus vite. Mais cela sera
dans tous les cas utile, notamment car une
condition sine qua non du lancement des
essais cliniques est de disposer d’éléments
scientifiques factuels qui aide à affiner la
population cible des vaccins ».
AstraZeneca et Johnson & Johnson sont
aussi les deux laboratoires à avoir
suspendu leurs essais cliniques menés à
l’étranger à la suite de l’apparition d’un
évènement médical grave sur l’un des
volontaires. Ils les avaient rapidement
repris en évoquant qu’aucune preuve que
le vaccin en était responsable n’avait
été trouvée. Mener ces essais en France
permettra aussi d’en savoir davantage
sur les potentiels effets secondaires tant
redoutés.
Ce système D de récupération de données
est-il le seul moyen de percer l’opacité
des industriels ? « Seules les instances
réglementaires qui évaluent les vaccins
et décident de leur autorisation ou
non peuvent faire pression sur les
laboratoires en exigeant des données
spécifiques », explique l’expert en
pharmacologie Dominique Deplanque.
« C’est dingue que pour obtenir la
brochure de l’investigateur, il faille
que des essais cliniques soient réalisés
dans le pays, estime Pauline Londeix,
co-fondatrice de l’observatoire de la
transparence dans les politiques du
médicament. Un excellent plan B pour
obtenir des informations aurait été de
conditionner une totale transparence aux
pré-commandes de doses ainsi que l’octroi
d’aides publiques aux laboratoires pour
les épauler dans la recherche de ces
vaccins ».
En l’occurrence, la Banque européenne
d’investissement a soutenu BioNTech #
hauteur de 100 millions d’euros. Le
gouvernement allemand lui a aussi octroyé
375 millions d’euros de soutien. Mais
cette exigence de transparence ne fait
pas partie de la liste des « critères de
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sélection des candidats vaccins » de la
Commission européenne. Elle ne demande
pas à recevoir les dossiers complets de
demande d’autorisation sur le marché,
déposés par Pfizer-BioNTech et Moderna
pour leur vaccin Covid-19. « L’examen de
ces documents scientifiques est de l’essor
de l’AEM et non pas de la Commission
européenne », répond-elle.
Des perspectives de futurs achats
supplémentaires pourraient-elles motiver
les fabricants à enfin accepter que
la recherche publique réalise des
expérimentations sur leur vaccin ? « Cela
peut-être un argument, selon leur capacité
de production », estime Dominique
Deplanque. « Nous n’avons pas baissé les
bras, nous poursuivons les discussions »,
répond quant à elle Odile Launay. Pour
l’instant, la France a pré-acheté de quoi
vacciner 100 millions de personnes, si les
six laboratoires sur lesquels elle a misé
obtiennent leur autorisation de mise sur le
marché.
« On a largement de quoi faire,
d’autant que tout le monde ne souhaitera
pas recevoir d’injection et que l’on
n’a pas prévu de vacciner les enfants
pour l’instant, projette la coordinatrice
de Covireivac. Mais si nos essais
académiques permettaient de déterminer
qu’un vaccin est très efficace pour les
personnes âgées, la France pourrait
réaliser des achats complémentaires pour
cette population, d’autant plus si la durée
de protection des vaccins en général
se révélait courte, et qu’il fallait de
nouveau vacciner quelques mois après les
premières injections ».
Pour les fabricants de vaccins, les affaires
ne font que commencer.
Boite noire
Les liens d’intérêts entretenus par quatre
membres sur douze du comité vaccin
Covid-19 avec les fabricants de vaccins
contre le Covid-19 n’ont visiblement
pas aidé à l’obtention d’informations en
coulisse. Trois d’entre eux ont perçu moins
de 5 500 euros de rémunération de leur part
depuis 2015.
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Seule l’infectiologue Odile Launay
entretient des liens d’intérêts conséquents
avec l’industrie pharmaceutique. Selon
EurosForDocs, qui reprend les données
de la base publique Transparence
santé, les laboratoires ont dépensé plus
de 120 00 euros en tout depuis
2012 pour l’infectiologue, essentiellement
trois producteurs de vaccins contre le
Covid-19 : Sanofi, Pfizer et Johnson &
Johnson.
En 2020, elle a été rémunérée à hauteur
de 1 250 euros de la part de Johnson &
Johnson et de plus de 9 000 euros de
la part de Sanofi, qui espère distribuer
son vaccin à partir de juin 2020. « Cela
n’avait rien à voir avec le Covid-19,
j’ai arrêté tout ce que je faisais avec
les laboratoires depuis. Les membres du
comité déclarent leurs liens d’intérêts et
quand nous en avons avec les laboratoires
sur lesquels portent les discussions, nous
n’intervenons pas, nous-nous déportons,
c’est-à-dire que nous assistons à la
réunion en observateur », se justifie la
professeure auprès de Mediapart.
Efficacité, prix, risques... la
course effrénée aux vaccins
contre le Covid-19
PAR DONATIEN HUET ET ROZENN LE SAINT
LE VENDREDI 4 DÉCEMBRE 2020
© Adam Gault / Science Photo
Library via AFP / Mediapart
Alors que le calendrier de la campagne
de vaccination se précise, Mediapart
compare les données disponibles au fur
et à mesure de leur publication par les
laboratoires, pour aider à s’y retrouver
parmi les produits qui seront distribués en
France dès début 2021.
95 % d’efficacité pour le vaccin contre
le Covid-19 de Pfizer-BioNTech, 94,5 %
pour celui de Moderna et entre 62
46
% et 90 % selon les doses injectées
pour celui d’AstraZeneca. Le peloton de
tête des laboratoires engagés dans cette
compétition mondiale dépose au fur et
à mesure ses demandes d’autorisation de
mise sur le marché auprès des autorités
sanitaires. Une fois le feu vert donné, les
campagnes de vaccination débuteront. Les
premiers vaccins sont attendus à partir de
début 2021 dans l’Hexagone.
Entre technique de vaccination, efficacité,
conditions de conservation plus ou
moins contraignantes, prix, capacité de
production et doses prévues pour la
France, Mediapart mentionne les éléments
transmis par les six fabricants de
vaccins sur lesquels l’Europe mise pour
protéger sa population de la maladie (sur
ordinateur, scrollez horizontalement pour
accéder à l’intégralité des colonnes du
tableau).
Pour s’approvisionner, la France s’est unie
aux autres pays de l’Union européenne. La
Commission européenne négocie en leur
nom des contrats de précommandes avec
les fabricants. Le but ? Sécuriser des doses
de vaccins, attendus comme le Messie
dans le monde entier, en exigeant qu’une
partie de la production se fasse sur le vieux
continent.
Dans le tableau ci-dessus, Mediapart
indique le nombre de doses pré-
achetées initialement, même si, bien
souvent, des options de précommandes
supplémentaires ont été posées. Si les
six vaccins sur lesquels l’Europe a parié
pour l’heure s’avèrent tous efficaces, s’ils
sont tous estimés sûrs par l’European
Medicines Agency (EMA) et s’ils sont
produits à temps, ils seront distribués à
partir de début 2021, pour les premiers.
15 % de ces pré-achats reviennent à la
France, c’est-à-dire près de 200 millions
de doses en tout. Deux injections sont
a priori nécessaires pour prévenir la
survenue de signes de la maladie. La
France disposerait alors de quoi vacciner
près de 100 millions de personnes si tous
les candidats vaccins sur lesquels elle mise
s’avèrent effectivement efficaces et qu’ils
obtiennent une autorisation de mise sur le
marché.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Avec les trois premiers à avoir publié des
résultats intermédiaires, Pfizer-BioNTech,
Moderna et AstraZeneca, les pré-achats de
la France permettraient déjà de vacciner
plus de 40 millions de personnes. Mais ces
doses vont arriver au compte-gouttes dans
un premier temps, tout le monde ne pourra
pas être vacciné début 2021.
La vaccination en France sera gratuite
et commencera en janvier, a annoncé le
3 décembre le premier ministre Jean
Castex. Les résidents d’établissements
accueillant des personnes âgées ainsi
que leur personnel recevront les toutes
premières doses disponibles, selon les
recommandations de la Haute autorité de
la santé (HAS) présentées le 30 novembre.
Cela représente un peu moins d’un million
de personnes.
Dans un deuxième temps, les autres
adultes de plus de 65 ans et le
personnel soignant les plus à risque
de développer des formes graves de
Covid-19, comme celles présentant des
signes de comorbidité tels que le diabète,
l’obésité ou encore, le fait d’avoir
développé un cancer récent de moins de
trois ans, suivront. Un peu moins de 15
millions de Français sont concernés.
Dans un troisième temps, les 50-65 ans,
les autres personnes à risque, l’ensemble
des professionnels des secteurs de la santé
et du médico-social pourront recevoir des
injections, ce qui représente en tout 17
millions de Français ; les opérateurs des
secteurs « essentiels » (« indispensables
au fonctionnement du pays [à déterminer]
par le gouvernement, secteurs de la
sécurité ou de l’éducation par exemple »,
selon la HAS), également. À ce stade,
plus de 30 millions de personnes, soit près
de la moitié de la population française,
devraient avoir eu accès aux vaccins en
priorité.
Un peu plus tard, au fur et à mesure
de l’arrivée des doses à venir, dans un
quatrième temps, pourront être vaccinées
les personnes vulnérables et précaires
comme les SDF ou celles vivant en
collectivité telles que les prisonniers,
ainsi que le personnel les prenant en
charge, de même que « les personnes
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travaillant dans des lieux clos favorisant
l’acquisition de l’infection (ouvriers du
bâtiment, abattoirs, etc.) », selon la HAS.
Dans un cinquième temps, les 18-50
ans non ciblés antérieurement pourront
avoir accès aux vaccins. La HAS espère
récolter d’ici là suffisamment de données
pour savoir si les vaccins limitent la
transmission du virus en plus d’empêcher
la survenue de la maladie. Emmanuel
Macron a affirmé le 1er décembre
envisager une campagne de vaccination
pour le grand public « entre avril et juin ».
L’instance attend aussi des données
ultérieures pour livrer son avis sur la
vaccination des enfants, non intégrés
dans les essais cliniques menés par les
laboratoires.
D’autres vaccins dans le monde sont en
phase finale d’expérimentation, comme
Cansino, Sinopharm ou Sinovac. Avant
même que les essais cliniques ne soient
terminés, ils ont déjàété massivement
distribués en Chine. En revanche, ils ne
devraient pas être vendus en Europe.
L’américain Novavax est également bien
placé dans cette course mondiale aux
vaccins, de même que l’indien Bharat.
Enfin, la Russie communique sur les
performances de Spoutnik-V, mais sans
transparence suffisante pour permettre une
comparaison avec les résultats d’efficacité
avancés par les autres fabricants à ce stade.
Boite noire
Depuis leur mise en ligne le 27 novembre
2020, cet article et son infographie sont
régulièrement mis à jour avec les dernières
informations disponibles.
Campagne vaccinale anti-
Covid: un défi éthique bien
plus que logistique
PAR CAROLINE COQ-CHODORGE
LE VENDREDI 4 DÉCEMBRE 2020
Selon le plan national détaillé jeudi par
Jean Castex, un million de personnes vont
être invitées à se faire vacciner contre le
Covid dès janvier : les personnes âgées
en Ehpad et une partie du personnel.
47
Si le gouvernement insiste sur le défi
logistique, les médecins se posent surtout
des questions éthiques.
Le premier ministre Jean Castex a
présenté, jeudi 4 décembre, les grandes
lignes de la campagne vaccinale qui va
s’ouvrir, avec une première phase dans les
maisons de retraite. En janvier et février,
le gouvernement prévoit que 1 million
de personnes se fassent vacciner : les
600 000 résidents des Ehpad, ainsi que
les professionnels qui y travaillent, s’ils
courent le risque de présenter des formes
graves, comme l’a recommandé la Haute
Autorité de santé lundi.
Les autorisations de mise sur le marché
des vaccins des laboratoires Moderna et
Pfizer devraient être déposées dans les
tout prochains jours auprès de l’Agence
européenne du médicament, qui pourra se
prononcer à partir des données complètes
des études de phase 3, qui ne sont
toujours pas publiées (lire ici). Ensuite,
en France, la Haute Autorité de santé sera
chargée d’évaluer les vaccins et de diffuser
l’information scientifique.
Jean Castex a précisé « la responsabilité
de l’État : que tout vaccin mis sur
le marché ait bien reçu toutes les
autorisations nécessaires pour assurer
la sécurité sanitaire des Français. De
garantir que les vaccins autorisés arrivent
rapidement et dans le cadre d’une
logistique efficace ».
L’approvisionnement en vaccins a été
sécurisé au niveau européen, pour peser
plus fortement dans la négociation : six
contrats ont été signés, pour 1,3 milliard
de doses. La France a droit à 200 millions
de doses. Le vaccin s’administrant en deux
fois, la France aurait donc de quoi vacciner
100 millions de personnes, si toutes les
précommandes étaient confirmées. « C’est
la marge de sécurité que nous prenons
car certains des vaccins en cours de
développement pourraient ne pas obtenir
in fine leur autorisation, et parce qu’un
taux de perte doit être pris en compte »,
a indiqué le premier ministre. Il a aussi
précisé : « Nous ne paierons que ce qui
sera livré. »
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Le budget prévisionnel de cette campagne
de vaccination atteint 1,5 milliard d’euros
pour la France.
Le ministre de la santé a, lui, prévenu :
« Au cours des prochains mois, le vaccin
ne va pas changer le cours de l’épidémie.
» Les premières données indiquent en
effet que les vaccins peuvent diminuer
la mortalité du Covid. Mais il n’existe
pas de données sur l’immunité des
personnes vaccinées, et aucune certitude
sur la part de la population à vacciner
pour atteindre l’immunité collective, seule
capable d’arrêter l’épidémie.
Le premier vaccin livré sera celui de
Pfizer-BioNTech. Or, il pose un « défi
logistique immense », a insisté le ministre
de la santé Olivier Véran, lors de la
conférence de presse. Il doit être conservé
à – 80 degrés, dans des « super-
congélateurs », de la livraison au stockage.
La logistique arrêtée par le gouvernement
s’appuie sur les acteurs habituels de
la distribution des médicaments, les
répartiteurs pharmaceutiques. Ceux-ci
livreront le vaccin décongelé, aux
pharmacies intérieures des Ehpad ou aux
pharmacies d’officine qui les fournissent.
Ils seront alors conservés dans un
congélateur classique, mais devront être
administrés dans les 5 jours, par lots de 10.
Il y a 21 jours d’intervalle entre les deux
injections du vaccin.
Le docteur Gaël Durel, président de
l’Association nationale des médecins
coordonnateurs du médico-social, ne
voit pas, à son niveau, de difficultés
particulières : « Organiser une campagne
de dépistage par test PCR dans la journée
est beaucoup plus complexe. »
Pour ce médecin en Ehpad, le vrai
défi est d’ordre « éthique », et de
nombreuses questions restent en suspens.
Son association les a adressées à la
Haute Autorité de santé (HAS) et attend
ses retours. Par exemple, « faut-il
vacciner les personnes âgées qui ont
déjà eu le Covid ? Faut-il pratiquer
des sérologies, et ne vacciner que les
personnes négatives », c’est-à-dire celles
qui n’ont pas d’anticorps ? Le médecin
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défend « une approche individualisée de la
vaccination, fondée sur un raisonnement
médical, qui évalue le bénéfice et le
risque de la vaccination ». Par exemple,
« est-ce qu’un résident en fin de vie,
avec un cancer métastasé doit être
vacciné ? Il faut montrer aux familles
qu’on vaccine à bon escient ». Il attend
des études plus poussées sur « les effets
de la vaccination sur les personnes âgées
poly-pathologiques… nous manquons de
données ».
« Mais nous accueillons positivement le
fait que les personnes les plus vulnérables
soient prioritaires, complète le médecin. Il
y a urgence dans les Ehapd. Nous n’allons
pas pouvoir tenir les gestes barrières
éternellement, 15 à 20 % des familles ne
les respectent pas. »
Le ministre de la santé a précisé que
le vaccin serait administré après une
consultation médicale, une information
sur le bénéfice/risques du vaccin, et le
recueil du consentement de la personne
âgée ou sa tutelle, si elle n’est pas en
capacité de le donner.
Ce consentement n’est pas acquis, selon
Claude Rabatel, médecin coordonnateur
dans deux Ehpad de la région parisienne,
également membre de l’Association
nationale des médecins coordonnateurs
du médico-social : « J’ai organisé une
réunion Zoom avec les familles la semaine
dernière, mon impression est qu’il y a
beaucoup de réticences. »
« À chaque consultation, nos patients nous
interrogent »
La deuxième phase de la vaccination
débutera à partir du mois de mars 2021 et
concernera 14 millions de personnes, dans
l’ordre arrêté par la HAS : les personnes
ayant plus de 75 ans, puis les personnes de
65 à 74 ans ayant une comorbidité, puis
les autres personnes de 65-74 ans, mais
aussi les professionnels du secteur de la
santé, du médico-social et du transport
sanitaire, en priorisant les plus de 50 ans et
ceux ayant des fragilités.
Dans une troisième phase, à partir du
printemps, la vaccination sera élargie au
reste de la population, en commençant par
48
les personnes les plus fragiles au virus et
celles qui sont le plus exposées au public,
comme les enseignants. Les enfants ne
sont pour l’instant pas visés.
Si l’Allemagne a fait le choix de monter
des centres de vaccination, par souci
d’efficacité, la France opte plutôt pour
la « proximité ».« Il est souhaitable que
le médecin généraliste soit au cœur du
dispositif, et en particulier le médecin
traitant », a expliqué Jean Castex. Le
premier ministre et le ministre de la
santé n’ont pas pu détailler le dispositif,
puisque les vaccins disponibles et leurs
modalités d’administration ne sont pas
encore connus.
La médecin généraliste Margot Bayart,
vice-présidente du syndicat MG France,
s’en réjouit : « Nous voulons être associés
à la stratégie vaccinale. Les médecins
ont d’abord besoin d’être convaincus,
se sentir en sécurité vis-à-vis des effets
indésirables du vaccin. Nous sommes
les mieux placés pour convaincre. À
chaque consultation, les patients nous
interrogent : que pensez-vous de cette
vaccination, docteur ? Il y a beaucoup
de méfiance, même chez les personnes les
plus âgées. Si le bénéfice de la vaccination
en Ehpad est évident, tant le Covid y
fait des ravages, il l’est moins pour les
personnes âgées qui vivent à leur domicile.
»
Le premier ministre s’est engagé hier vis-
à-vis des Français sur la « transparence
» : « Je souhaite que les Français
aient accès à toute l’information dont
nous disposerons nous-mêmes. » Cela
passera par des débats au Parlement
d’une part, mais aussi par le travail
d’un conseil d’orientation de la stratégie
vaccinale, qui chapeautera différents
comités : le comité technique vaccin,
présidé par Marie-Paule Kieny, un
autre associant les professionnels de
santé, les fédérations d’établissements
et associations de patients, un comité
d’élus et enfin un comité de citoyens,
animé par le conseil économique social et
environnemental (CESE).
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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Ce conseil d’orientation de la stratégie
vaccinale est présidé par le professeur
d’immunologie pédiatrique Alain Fischer,
qui s’est présenté lors de la conférence de
presse. Il est familier de l’exercice : en
2016, il a présidé la concertation citoyenne
sur la vaccination, voulue par la ministre
de la santé Marisol Touraine.
Il a fait d’entrée preuve de transparence.
S’il s’est déclaré agréablement surpris
par la « qualité des premiers résultats »
fournis par Pfizer et Moderna, il a aussi
rappelé que seuls des communiqués de
presse ont été diffusés et qu’il faut
attendre les publications scientifiques. Il a
également souligné que l’évaluation de la
sécurité des vaccins, sur quelques dizaines
de milliers d’individus, « ne dépassait pas
deux à trois mois», et qu’elle devait être
complétée concernant les personnes âgées.
Il n’a pas évacué non plus le sujet des
vaccins ARN, ceux de Pfizer et Moderna,
rappelant que cette stratégie vaccinale
était « nouvelle », précisant « qu’elle n’a
jamais été utilisée chez l’homme à grande
échelle ».
Le sujet de la pharmacovigilance, c’est-
à-dire la remontée et l’étude de tous les
effets indésirables, sera majeur. Ce sera la
mission de l’Agence nationale de sécurité
du médicament. Peut-être plus important
encore : Alain Fischer a annoncé le suivi
sur le long terme par l’Inserm, c’est-à-dire
la recherche publique, d’une cohorte de
sujets vaccinés.
Les liens d’intérêts d’Alain Fischer avec
l’industrie pharmaceutique sont minimes :
un peu plus de 1 000 euros depuis 2014,
selon la base Transparence santé.
Le ministre de la santé a enfin tenu à
balayer la polémique autour de Louis-
Charles Viossat, qui pilote la « task
force vaccin » au sein du ministère,
après plusieurs allers et retours entre
la haute fonction publique et l’industrie
pharmaceutique. Le ministre a expliqué
que le rôle de cette « task force »
se cantonnait à un rôle « logistique »
d’organisation de la campagne vaccinale
et n’avait « pas de rôle décisionnel ».
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.49/99
Au Royaume-Uni, Johnson
accusé de profiter du Covid
pour servir proches et
donateurs du parti
PAR LUDOVIC LAMANT
LE VENDREDI 4 DÉCEMBRE 2020
Dido Harding, à la sortie du 10 Downing
Street. © AFP / David Cliff / NurPhoto
Le gouvernement conservateur de Boris
Johnson se trouve au cœur d’un procès en
népotisme pour avoir sous-traité une partie
de la gestion de la crise sanitaire à des
entreprises dirigées par des donateurs du
parti ou à des proches.
Le Royaume-Uni est devenu mercredi le
premier pays à autoriser un vaccin contre
le Covid, qui devrait commencer à être
distribué à partir de la semaine prochaine.
Avec cette annonce retentissante, le chef
du gouvernement Boris Johnson espère
sans doute faire oublier sa gestion
chaotique de l’épidémie, lui qui a d’abord
tardé en mars à reconnaître la gravité
de la crise, avant de s’attirer à l’automne
les foudres de maires et de députés du
nord de l’Angleterre, qui se sont sentis «
sacrifiés » par des décisions de l’exécutif
londonien.
Mais il est peu probable que l’arrivée
imminente du vaccin développé par Pfizer
et BioNTech mette un terme aux critiques
de plus en plus virulentes à l’encontre d’un
autre aspect de la gestion de la crise par
les Tories : des embauches réalisées dans
la précipitation et des contrats passés sans
appel d’offres, qui ont souvent profité à
des donateurs du parti conservateur, ou
encore à des proches de certains ministres
et autres influents conseillers.
49
Dès août, une tribune du Telegraph, qui
n’est pourtant pas le journal le plus sévère
à l’encontre du pouvoir, mettait un mot
sur ce népotisme à l’heure du Covid :
« chumocracy » – soit « le régime des
copains ». Dans le sillage de révélations
du site OpenDemocracy, l’Observer,
déclinaison dominicale du Guardian,
reprenait la charge mi-novembre, à
travers une longue enquête intitulée :
« “Chumocracy”: comment le Covid a
mis au jour les nouveaux contours de
l’establishment tory ».
Les critiques formulées à l’encontre de
Johnson sont d’abord liées aux promotions
éclairs de personnalités controversées, au
premier plan de la gestion de la crise
depuis le printemps. C’est le cas de Dido
Harding, une directrice d’entreprise de 53
ans, qui avait été nommée lord (membre
de la Chambre haute) sur proposition de
David Cameron en 2014.
Elle était jusqu’à présent surtout connue
pour son expérience mouvementée dans
le milieu des télécoms, ayant un temps
dirigé le groupe Talk Talk, qui fut la cible
d’une cyberattaque en 2015 provoquant la
fuite de données de plusieurs millions de
clients. Celle qui est aussi la femme d’un
député conservateur proche de Johnson
a été propulsée en mai à la tête du
système national de test et traçage des
individus touchés par le Covid. Sans appel
à candidature préalable, elle a pris la tête,
en août, d’un nouvel organisme, l’Institut
national pour la protection de la santé.
Dido Harding, lord britannique, le 16 septembre
2020, à la sortie du 10 Downing Street à
Londres. © AFP / David Cliff / NurPhoto
« Au Royaume-Uni, le premier réflexe,
pour beaucoup de gens au pouvoir, est
d’appeler leurs contacts dans le secteur
privé », écrit le journaliste et essayiste
Peter Geoghegan, dans une enquête
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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fleuve publiée par la London Review
of Books le 5 novembre, consacrée aux
« népotisme et clientélisme » à l’heure du
Covid. Et l’auteur d’ironiser, en référence
au parcours de Dido Harding : « L’échec
n’est pas un obstacle à l’avancement, dans
la vie publique privatisée du Royaume-
Uni. »
La nomination de Kate Bingham en
mai, propulsée à la tête de l’équipe
chargée de préparer la vaccination de la
population, est un autre cas d’école : si elle
travaille depuis trente ans dans l’industrie
pharmaceutique, en tant que gérante d’un
fonds de private equity spécialisé dans la
santé, ses adversaires n’ont pas manqué
de relever son inexpérience en matière de
politique de vaccins, et de rappeler qu’elle
était non seulement mariée à un secrétaire
d’État de l’actuel gouvernement, mais
aussi qu’elle avait été à l’école aux côtés
de Rachel Johnson, sœur de Boris.
Comme Harding, Bingham, 55 ans, se
défend de tout passe-droit, faisant valoir
qu’elle n’est pas rémunérée pour ses
nouvelles fonctions. Mais cette dernière
s’est trouvée épinglée par le Times début
novembre, pour avoir rendu publics des
éléments confidentiels de la stratégie
britannique, lors d’une conférence en ligne
avec des femmes américaines du secteur
de l’equity. Plus polémique, elle a dû se
justifier sur un contrat de communication
de 670 000 livres (environ 742 000 euros)
avec un groupe de relations publiques lié
au beau-père de Dominic Cummings,
conseiller de l’ombre de Boris Johnson,
sur le départ en cette fin d’année.
Le patron de l’opposition, le travailliste
Keir Starmer, est monté au créneau,
accusant Boris Johnson de gaspiller
l’argent des contribuables, jugeant que le
contrat conclu par Kate Bingham n’est
que « la pointe de l’iceberg », lors
d’une séance agitée à Westminster, le 11
novembre (voir l’échange entre Starmer et
Johnson ci-dessous).
Deux ONG ont porté ces deux
nominations devant la justice, ainsi
qu’une troisième promotion, concernant
Mike Coupe (un ancien patron de
la chaîne de supermarchés Sainsbury,
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.50/99
devenu responsable du testing sur le
Covid depuis octobre). À ce stade, ces
ONG ne demandent pas l’annulation des
nominations, pour ne pas compliquer
davantage la gestion de crise. Mais
elles espèrent obtenir des juges qu’ils
reconnaissent que le gouvernement a agi «
illégalement ».
L’un des deux plaignants, la plateforme
Good Law Project, emmenée par l’avocat
Jolyon Maugham, très actif sur Twitter,
notamment contre le Brexit, s’est ainsi
spécialisé depuis quelques mois dans
la surveillance des milliards d’euros de
contrats conclus par le gouvernement
de Boris Johnson, pour faire fabriquer
masques, visières et autres tubes de gel.
Maugham a, par exemple, découvert en
juillet un contrat pour la livraison de 50
millions de masques FFP2, conclu avec
Ayanda Capital, une société spécialisée
à l’origine dans… le commerce des
devises et la gestion d’actifs financiers,
domiciliée sur l’île Maurice. Il a mis
au jour le rôle joué par un conseiller
d’Ayanda, qui travaillait également pour
un département public sous l’autorité de
la secrétaire au commerce international du
gouvernement, Liz Truss (il a depuis été
remercié). Il s’est avéré que les masques
reçus ne répondaient pas aux normes de
santé publique – ce qu’Ayanda conteste,
assurant que c’est l’exécutif qui a changé
son cahier des charges en cours de route.
Interrogé sur le sujet le 22 novembre, le
ministre des finances Rishi Sunak, parfois
cité comme un successeur possible de
Johnson, a défendu sans ciller la politique
de crise du gouvernement : « Nous avons
eu raison de faire tout ce que nous
pouvions et je ne vais pas m’excuser de
ce genre d’attitude », a-t-il lancé (voir la
vidéo ci-dessous).
Mais le contrat conclu avec Ayanda
Capital est loin d’être un cas isolé.
Le National Audit Office (NAO), un
organisme indépendant qui remplit des
fonctions comparables à celles de la Cour
des comptes en France, s’est penché, dans
un rapport publié le 18 novembre, sur
les 8 600 contrats signés de mars à juillet
par les autorités, pour un total de près de 20
50
milliards d’euros, dans le cadre de la lutte
contre le Covid. L’essentiel de ces contrats
– 80 % – devait répondre à l’énorme
demande d’équipements de protection, à
commencer par les masques.
Les experts du NAO dénoncent d’abord
« un manque de transparence et de
documentation sur certaines décisions
clés », et s’inquiètent de voir que plus de
la moitié des contrats (pour un montant
supérieur à 11,5 milliards d’euros) ont
été attribués en dehors de tout appel
d’offres, au nom de l’urgence liée à la crise
sanitaire. Ils ont surtout révélé l’existence
d’un « canal prioritaire » pour traiter les
offres de contrats soutenues, certaines par
des professionnels de santé, mais d’autres
par des ministres, membres de cabinets,
députés et lords. Une offre sur dix passée
par ce « canal » officieux a abouti à une
signature, une proportion plus de dix fois
plus élevée que pour le reste des offres.
Serco, géant de la logistique, a conclu
plusieurs contrats auprès des autorités,
pour un total chiffré à au moins 410
millions de livres (454 millions d’euros),
notamment pour assurer une partie du
traçage des personnes atteintes du Covid.
Mais le groupe privé – pour lequel
l’un des secrétaires d’État à la santé de
l’actuel gouvernement, Edward Argar, fut
un temps lobbyiste – n’ayant pas de
compétences spécifiques en la matière, il
a par la suite sous-traité ce travail à une
trentaine de structures.
Malgré le manque de résultats sur le
terrain, l’action Serco, elle, a grimpé à
chaque signature de nouveau contrat.
Peter Geoghegan cite dans l’une de ses
enquêtes un mail interne d’un responsable
du groupe, qui se félicite d’ailleurs de voir
que la pandémie « consolide la position
des entreprises du secteur privé, dans la
chaîne d’approvisionnement du secteur
public ».
Qu’en pensent les électeurs de Johnson,
ceux qui s’étaient montrés sensibles aux
discours anti-establishment de l’ancien
maire de Londres, durant sa campagne
triomphale de décembre 2019 ? Selon
le gouvernement britannique, le pays,
l’un des plus durement touchés par
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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l’épidémie en Europe, a franchi le 3
décembre la barre des 60 000 morts
(en ne comptabilisant que les décès qui
interviennent dans les 28 jours suivant
la détection du coronavirus), tandis que
d’autres études fondées sur des critères
moins stricts avancent un bilan supérieur
à 75 000 morts.
Attentats de janvier 2015:
lourdes réquisitions pour le
réseau Coulibaly
PAR KARL LASKE
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Le magasin Hyper Cacher de la porte de
Vincennes, le 21 janvier 2015. © Reuters
Le parquet général a requis une peine
de prison à perpétuité pour les accusés
proches d’Amedy Coulibaly et les
fournisseurs d’armes.
Les réquisitions du parquet général ont fait
tourner les têtes des accusés dans le box,
mardi, au procès des attentats de janvier
2015. Les avocats généraux Julie Holveck
et Jean-Michel Bourlès ont requis des
peines allant de cinq à vingt ans de prison
jusqu’à la perpétuité. Nezar Pastor a retiré
sa veste, puis il a tourné longtemps la tête
de droite à gauche, en signe d’incrédulité,
imité par Willy Prévost, puis par Miguel
Martinez, qui a enfoui son crâne sous
la tablette du box. Les accusés, qui ont
tous, peu ou prou, joué la carte du déni,
prennent une gifle. Seul Ali Polat, malade
ces dernières semaines, contre lequel le
parquet requiert la peine maximale, reste
étrangement calme.
« Le trouble à l’ordre public national
et international est maximal, avertit Julie
Holveck, avant d’exposer le quantum
des peines. L’idéologie djihadiste tend à
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.51/99
détruire les sociétés occidentales. Votre
décision rendue au nom du peuple français
sera attendue, scrutée, soupesée. »
L’avocate générale a curieusement
commencé par requérir contre les
absents. Les frères Mohamed et Mehdi
Belhoucine, qui ont quitté la France
dès le 1er janvier 2015, pour conduire
Hayat Boumeddiene, l’épouse d’Amedy
Coulibaly en Syrie, via Madrid et Istanbul,
sont les premiers complices dont elle
requiert la condamnation. Curieux, car ils
ne sont pas seulement absents : on les
tient pour morts… Blessé en Irak, Mehdi
Belhoucine serait mort d’une septicémie
en septembre 2015, selon les enquêteurs,
et son frère Mohamed, quelques mois plus
tard en décembre 2015, ou janvier 2016.
Mais, faute de « preuve » formelle, le
parquet réclame quand même une peine
de perpétuité pour Mohamed et 20 ans
de réclusion pour Mehdi. Contre Hayat
Boumeddiene, toujours vivante – elle se
serait échappée d’un camp de rétention en
Syrie –, l’avocate générale requiert une
peine de 30 ans de prison, assortie d’une
période de sûreté des deux tiers.
Les peines requises contre les autres, les
amis d’Amedy Coulibaly, camarades de
détention ou de quartier, les pourvoyeurs
d’armes venus de Charleville-Mézières
(Ardennes) et de Charleroi (Belgique),
dépendent de « leur degré d’implication »,
du « risque de réitération », de leur
« capacité de dissimulation », annonce la
magistrate. Une échelle que l’on a du mal
à saisir, tant elle semble bouger.
Contre Willy Prevost, un proche de
Coulibaly à Grigny, « dans le cœur du
réacteur aux côtés de Coulibaly », elle
requiert 18 ans de réclusion criminelle,
avec une période de sûreté des deux tiers.
Contre Christophe Raumel, qui comparaît
libre à l’audience après trois ans de
préventive, elle requiert cinq ans. Il a
accompagné Willy Prévost lors de ses
« achats » (gazeuses, gilets, couteaux…)
pour Coulibaly et la qualification terroriste
n’a pas été retenue contre lui.
51
L’avocate générale requiert 20 ans
de prison contre Nezar Pastor, ancien
codétenu de Coulibaly à Villepinte,
soupçonné d’avoir été « la nourrice des
armes ». Il a laissé son ADN sur deux
d’entre elles. « Il dissimule les preuves,
ne reconnaît pas sa responsabilité, ni les
faits, ni son engagement idéologique »,
accuse Julie Holveck, qui se demande s’il
n’est pas l’un des « zigotos » désignés
dans les courriels reçus par Coulibaly et
susceptibles de passer à l’action.
Le parquet requiert une peine de 7 ans
de prison contre Mohamed Farès, l’un des
pourvoyeurs d’armes, connecté au réseau
lillois par son neveu et sa nièce qui a laissé
son ADN sur l’un des pistolets Tokarev de
Coulibaly. L’avocat général Jean-Michel
Bourlès avait demandé à la cour, lundi,
à la surprise générale, «d’abandonner la
circonstance aggravante de terrorisme »
le concernant, vu le « doute » qui subsiste
sur sa connaissance de la destination finale
des armes. Julie Holveck mentionne à
cet égard l’échelle des condamnations
infligées aux acteurs du trafic d’armes
lillois, Claude Hermant et Samir Ladjali
– sept et cinq ans de prison en première
instance.
L’avocate générale poursuit en requérant
respectivement des peines de 17 et 13 ans
de prison à l’encontre d’Amar Ramdani et
de son cousin Saïd Makhlouf, soupçonnés
d’être allés chercher les armes lilloises
auprès de Farès.
S’agissant du second groupe soupçonné
d’avoir livré des armes, le parquet général
réclame des peines de 15 à 18 ans de prison
contre Miguel Martinez et Abdelaziz
Abbad, deux truands de Charleville-
Mézières, soupçonnés « a minima de
démarches en vue de fournir des armes »
aux frères Kouachi, et des peines de 15
ans à Metin Karasular et Michel Catino,
qui, depuis Charleroi, ont été mêlés à une
vente de véhicule et à l’approvisionnement
d’armes de Coulibaly. De lourdes peines
pour ce réseau, dont les armes qui figurent
sur des listes manuscrites n’ont pas été
identifiées sur les scènes des crimes.
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Le parquet général requiert enfin une peine
de réclusion à perpétuité contre Ali Polat,
« le seul dans le box à qui il est reproché
des faits de complicité », impliqué dans
toutes les démarches logistiques de son
ami Coulibaly – appartement, voitures,
téléphones et, bien sûr, armes.
Lundi, le parquet général avait commencé
prudemment ses réquisitions, annonçant
vouloir « s’extraire de l’horreur des
faits afin de juger», appelant à examiner
«la chaîne de responsabilités » qui a
« entraîné la mort de 17 personnes ». En
restant « fermes », mais « équilibrés ».
« Nous n’avons pas face à nous les auteurs
directs [des crimes] mais les complices, les
soutiens, les acteurs de la logistique. Pour
les victimes, c’est invivable, mais c’est
la situation », signale l’avocate générale
Julie Holveck.
Il ne « s’agit pas de faire payer aux vivants
les fautes des morts », mais de punir ceux
qui ont permis au trio de « tuer sur son
passage » résume-t-elle.
Dans son propos introductif, Julie Holveck
semble reconnaître certaines failles dans
l’enquête, regretter les impasses et les
disjonctions de l’affaire.
« Les interpellations ont été rapides,
provoquant des mises en examen dès le
29 janvier, relève-t-elle, mais l’expertise
des armes a relancé les investigations
de manière décalée, signale-t-elle. Ce
décalage a entraîné des zones d’ombre,
qu’il faut assumer. Ce travail continue
dans le cadre d’une disjonction sur
l’identification des commanditaires. »
La justice a en effet préféré disjoindre les
faits reprochés à Peter Cherif, interpellé
à Djibouti en décembre 2018, plutôt que
de rouvrir le dossier actuel. Peter Cherif,
ancien de la filière des Buttes-Chaumont,
membre d’Al-Qaïda dans la péninsule
arabique (Aqpa), lui a ouvert les portes de
l’organisation terroriste, commanditaire
de l’attaque de Charlie Hebdo. Questionné
par visioconférence, le 23 octobre dernier,
Peter Cherif a refusé de s’exprimer. Mais
la poursuite de l’enquête imposera à
moyen terme la tenue d’un second procès
de l’attentat contre Charlie.
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Enfin, fallait-il joindre les faits de trafic
d’armes qui, depuis Lille, ont permis à
Amedy Coulibaly de s’armer jusqu’aux
dents ? Assurément pas, selon le parquet.
Évoquant « les enjeux juridiques » de
l’affaire, l’avocate générale tient à retirer
cette épine du dossier.
« Il n’y a aucun lien entre les auteurs
directs et les protagonistes de l’affaire
lilloise, juge l’avocate générale. Claude
Hermant et sa clique devaient être jugés
par une autre procédure, cela a été fait.
Ils devaient être condamnés, ils l’ont été.
L’autorité judiciaire ne les a, à aucun
moment, protégés. »
Il n’y aurait donc pas de « zone
d’ombre » de ce côté. La justice
antiterroriste a pourtant attendu deux ans
avant d’interroger et de mettre en examen
l’un des trafiquants, Samir Ladjali, lié à
l’un des accusés, le Roubaisien Mohamed
Farès.
« J’entends que Claude Hermant
représente tout ce qu’on déteste, assure
Julie Holveck. Certains services lillois
lui ont permis de faire prospérer son
commerce. Ceci nous révolte tous. Que
moralement il y ait une responsabilité,
c’est du bon sens. Que juridiquement
ce trafic ait un lien avec l’entreprise
terroriste, en aucun cas. »
Et, d’abord, à quel moment devient-on
complice de l’action terroriste ? C’est
un autre sujet juridique que l’avocate
générale tient à éclaircir. Une vision
extensive de la complicité dans les affaires
de terrorisme a été validée par deux arrêts
de la Cour de cassation, et notamment
l’arrêt Merah du 7 octobre 2016. Un
malfaiteur terroriste n’a « pas besoin
de connaître l’ensemble des participants
de l’entente » pour être reconnu comme
tel, selon cette jurisprudence qui pourrait
s’appliquer à plusieurs accusés.
« Sans eux, Coulibaly n’est
rien »
« Même une participation éphémère est
répréhensible », souligne Julie Holveck. Il
suffit que « le participant ait connaissance
du but terroriste du groupement » ou
« de l’adhésion de l’auteur principal ».
52
« Quand il fournit une arme à un adepte du
djihad, il sait qu’il peut participer à un vol
à main armée tout autant qu’à une action
terroriste », poursuit-elle. Conclusion qui
vaut pour un certain nombre d’accusés :
« Tout soutien logistique constitue une
association de malfaiteurs à caractère
terroriste. »
L’avocate générale Julie Holveck révèle
à la cour qu’elle était de permanence,
le 7 janvier 2015, le jour de l’attentat
contre Charlie Hebdo. Elle a « encore à
l’esprit l’amoncellement des corps dans
cette salle de rédaction si étroite », le
massage cardiaque de la dernière chance
prodigué au policier Ahmed Merabet à
même le sol, boulevard Richard-Lenoir, et
l’odeur de sang et de poudre qui planait
dans le magasin Hyper Cacher de la Porte
de Vincennes, le 9 janvier 2015.
Elle se souvient de la « course contre la
montre » des enquêteurs durant trois jours
jusqu’aux assauts lancés à l’Hyper Cacher
et dans l’imprimerie de Dammartin-en-
Goële, où les frères Kouachi s’étaient
retranchés.
L’avocat général Jean-Michel Bourlès
prend le relais pour revenir sur les faits.
« Les frères Kouachi se sont distingués
par leur détermination, juge-t-il. L’assaut
du journal était planifié de longue date.
Ils ont pris soin de mener leur attaque
le jour de la conférence de rédaction.
Ils avaient identifié certains visages.
Cette préparation évidente contraste
avec l’impréparation de leur fuite. On
a l’impression qu’après l’attentat, ils
n’avaient pas idée de ce qu’ils allaient
faire. Leur seule idée est de continuer à
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semer la terreur dans la population, sans
qu’une cible précise ne semble avoir été
fixée. »
Le magasin Hyper Cacher de la porte de
Vincennes, le 21 janvier 2015. © Reuters
L’avocat général se penche sur les
actions de Coulibaly. Il semble établi
qu’il est l’auteur de l’attaque du jogger
Romain Dersoir, le 7 janvier au soir,
juge le magistrat, balayant les doutes
de la victime, qui n’a pas identifié
le terroriste comme son agresseur.
« Malheureusement, nous n’aurons jamais
plus d’explication sur cette agression »,
conclut-il.
Concernant l’attaque des policiers
municipaux de Montrouge, l’avocat
général estime que « Clarissa Jean-
Philippe n’était pas sa cible initiale » :
« Effectivement, Amedy Coulibaly voulait
s’en prendre à l’école juive qui se trouvait
à côté, à la synagogue qui se trouvait
à côté. L’école Yaguel Yaacov ouvre ses
portes à 8 heures. Amedy Coulibaly avait
garé sa moto en arrivant à 50 mètres de
cette école dans le sens du départ. Il est
évident qu’il souhaitait se rendre à l’école
pour commettre un massacre. Pour quelle
raison n’y a-t-il pas été ? Parce qu’un
service de sécurité est présent. Un car de
CRS vient de passer. Il prend le temps.
Et là, il va croiser le chemin de Clarissa
Jean-Philippe. »
Après Montrouge, Coulibaly va recevoir
par courriel de nouvelles consignes de
son commanditaire : « Pas possible amis,
travailler tout seul, préférence au premier
truc prévu. Aller au plus facile et au plus
sûr. Peut-être grande ceinture si problème
au centre. »
Le 9 janvier, il poursuit « son périple
mortifère ». Le tueur arrive à 13 h 05,
seul, devant le magasin Hyper Cacher.
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Après avoir tué quatre personnes, deux
employés et deux clients du magasin juif,
il joint BFM et annonce « qu’il agit à la
demande du calife », rappelle le magistrat,
et « en lien avec les frères Kouachi », avec
lesquels il s’est « synchronisé ».
« Lors de l’assaut, Amedy Coulibaly tire
en rafale sur les forces de l’ordre dès
l’ouverture du rideau métallique. Il était
clairement déterminé à mourir en martyr,
et il s’est conformé aux instructions de son
commanditaire. »
L’avocat général remarque que les
attaques des frères Kouachi et de
Coulibaly « font l’objet de revendications
d’organisations concurrentes », Al-
Qaïda et l’État islamique, bien que
« coordonnées entre leurs auteurs ».
Des drapeaux des deux organisations sont
retrouvés, pour l’un dans la voiture des
Kouachi, pour l’autre dans l’appartement
conspiratif de Gentilly, où Coulibaly va
filmer sa vidéo d’allégeance au calife.
« Les intéressés se sont coordonnés sur
plusieurs points : le 7 janvier, à 10 h
19, Chérif Kouachi envoie un SMS à
Coulibaly. L’ADN de Coulibaly a été
retrouvé sur une des armes en possession
des frères Kouachi. »
Reprenant la parole, l’avocate générale
résume « le parcours de vie » des
frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly.
Elle rappelle l’incarcération de Coulibaly
dans une première affaire à caractère
terroriste – un projet d’évasion d’une
figure djihadiste, Smaïn Aït Ali Belkacem.
À Grigny, sa ville, des témoins racontent
qu’il avait « essayé de faire évader
des terroristes ». Mais, à l’audience, les
accusés ont préféré dire n’avoir jamais su
pourquoi il avait été incarcéré. « Ils étaient
tous parfaitement au courant de la nature
de la procédure », accuse Julie Holveck.
« Combien de personnes devaient passer
à l’acte aux côtés de Coulibaly ? »,
questionne-t-elle, pointant l’abondance
d’armes, l’allusion à des complices dans
le courriel du commanditaire, les « zigotos
bien », à faire travailler « si possible ».
53
« S’il a finalement agi seul au
moment des attentats, en lien étroit
avec les instructions données par son
commanditaire, il a nécessairement eu
besoin d’un ensemble de protagonistes.
Sans eux, Coulibaly n’est rien », résume-
t-elle.
Julie Holveck reprend la parole pour
l’examen au cas par cas de l’implication
des accusés présents.
Elle commence par Willy Prévost, qui,
dans son box, est à dix centimètres du
bureau du parquet général, séparé par une
vitre blindée. La magistrate s’interroge
sur les dénégations de Prévost, qui
conteste s’être converti à l’islam, alors
que de nombreux témoins l’ont certifié. Sa
connaissance de l’engagement djihadiste
de Coulibaly suffit, souligne-t-elle. Et
selon sa mère, Willy Prévost « savait »
pour la condamnation de son ami.
La page des agressions infligées par
Coulibaly à Prévost semble tournée, selon
Julie Holveck : « Les deux hommes se
sont retrouvés et entretiennent des liens
cordiaux » au moment des faits. L’avocate
générale pointe le « trio de lignes dédiées »
utilisées par Coulibaly, Willy Prevost et
Ali Polat pour communiquer entre le 30
décembre 2014 et le 7 janvier 2015.
« Des rencontres physiques ont eu lieu
entre les trois » dans la nuit du 3 au 4
janvier, comment en attestent des bornages
communs.
Prévost achète trois gilets tactiques, deux
couteaux, un Taser et deux gazeuses pour
Coulibaly, ainsi que la Renault Scénic
que le tueur va utiliser pour se rendre à
l’Hyper Cacher. Il se charge aussi de faire
enlever le traceur GPS de la moto Suzuki
utilisée à Montrouge. « Je savais qu’il
allait faire une connerie mais pas qu’il
allait en arriver là », s’est-il défendu.
Il a donc apporté sciemment son soutien
logistique aux attentats commis les 8
et 9 janvier, « alors qu’il connaissait
l’adhésion aux thèses djihadistes
d’Amedy Coulibaly », conclut l’avocate
générale. L’infraction d’association de
malfaiteurs terroriste est caractérisée.
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Pour Christophe Raumel, qui comparaît
libre et a, pour l’essentiel, accompagné
Prévost dans ses démarches, la preuve
de la connaissance des projets terroristes
d’Amedy Coulibaly, n’est pas apportée.
S’il a participé à une entente en vue
de commettre un ou plusieurs crimes,
c’est pour du droit commun.
Nezar Pastor, lui, a rencontré Amedy
Coulibaly à la prison de Villepinte. Les
deux amis reprennent contact dès leur
sortie de prison. Coulibaly va être « le
marieur » de Pastor. Mohamed Belhoucine
fera un rappel religieux à sa femme lorsque
son couple battra de l’aile.
Pour Pastor, « les faits matériels » sont
lourds. En effet, son ADN est identifié
sur deux armes de poing retrouvées dans
l’appartement de Coulibaly à Gentilly : un
revolver Nagant et un pistolet automatique
Tokarev. Mais aussi à l’intérieur d’un gant
noir trouvé dans une allée de l’Hyper
Cacher. Concernant les armes, il raconte
les avoir vues fortuitement en ouvrant le
coffre de la voiture de Coulibaly, sur un
parking.
« Autant de munitions, c’est pas
pour un braquage, c’est pour un
massacre ! »
« La présence multiple de cet ADN de
Pastor n’est pas le fruit du hasard, tranche
l’avocate générale. C’est compatible avec
une prise en main lors d’un stockage
comme nourrice ou d’un entraînement,
voire les deux. »
C’est que Pastor est aussi en relation
avec Amar Ramdani, ancien détenu à
Villepinte, soupçonné d’être allé chercher
les armes dans la région lilloise avec
son cousin Saïd Makhlouf. L’avocate
générale pointe neuf appels téléphoniques
entre Pastor et Ramdani, à l’occasion
d’un déplacement lillois. Pastor devait-il
prendre en charge les armes ?
Le 4 janvier, le jour où Coulibaly investit
sa planque, il fait un détour par le domicile
de Pastor. Ce dernier lui a-t-il remis des
armes ? « Le 5 janvier, nous savons qu’ils
sont restés ensemble, ils bornent une heure
au domicile de M. Pastor. Puis Pastor
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passe l’après-midi avec Amedy Coulibaly.
Il est dans l’incapacité de nous expliquer
les cinq heures de ce périple parisien. »
« M. Pastor a sciemment participé à
l’entente par un soutien logistique à
l’auteur principal et à ses complices,juge
l’avocate générale. Il a eu en outre,
pendant toute la phase de préparation des
attentats, des rencontres téléphoniques et
physiques dans les journées décisives. »
Catalogue des armes slovaques proposées par le réseau
lillois et achetées par les proches de Coulibaly © DR
L’avocat général Jean-Michel Bourlès se
lève à son tour pour évoquer l’implication
de Mohamed Farès. Le Roubaisien est
accusé d’avoir fourni les armes du volet
lillois aux « Parisiens » Amar Ramdani et
Saïd Makhlouf.
Et c’est un ADN retrouvé sur une arme de
Coulibaly qui compromet Farès. « C’est
l’ADN d’Amel Bendridj, la sœur de
l’épouse de Mohamed Farès, qui a été
retrouvé sur la partie intérieure d’un
pistolet Tokarev, rappelle l’avocat général.
Il est établi que c’est son frère Souliman
qui a démonté cette arme. Souliman, il
est proche de M. Farès. Sa sœur dit qu’il
travaillait pour M. Farès dans le cadre
de son trafic de stupéfiants. C’était “son
toutou”, dit-elle. Souliman ne contredira
pas sa sœur. Il va confirmer travailler pour
M. Farès et avoir détenu cette arme. »
Comme le rappelle le magistrat, Farès
va mentionner, spontanément, la remise
d’une autre arme à Amedy Coulibaly.
« L’arme de Coulibaly est passée de
Christophe [Christophe Dubroeucq, du
réseau lillois – ndlr] à un gars du 91 »,
déclare-t-il.
« La femme de M. Farès dit qu’elle a
entendu parler d’armes, poursuit l’avocat
général. Que M. Farès devait aller
chercher des armes, qu’il demandait à
54
son frère de l’accompagner. Elle évoque
M. Dubroeucq. Le “mec pour l’arme”, le
“Parisien”, elle le désigne comme étant
Saïd Makhlouf. »
Souliman Bendridj a confirmé la
transaction : « Il a même précisé qu’il
s’agissait de pistolets automatiques, de
mitraillettes et de gilets pare-balles. »
Mohamed Farès a fini par reconnaître qu’il
avait vu Makhlouf, mais pour des trafics
de stups. Les déplacements à Lille puis
Roubaix de Makhlouf et Ramdani sont
retracés et géolocalisés. Les deux hommes
se sont rendus boulevard de Metz à Lille
pour y retrouver Farès, mais aussi au
domicile de Farès sur Roubaix.
« Tous ces éléments mis bout à bout
démontrent que ces rencontres avaient
pour but de fournir des armes retrouvées
en possession d’Amedy Coulibaly »,
conclut l’avocat général.
Par contre, un doute subsiste sur sa
connaissance du destinataire des armes et
la finalité terroriste.
L’avocat général en vient à Amar
Ramdani et Saïd Makhlouf. Les deux
accusés sont cousins. Ramdani est lui aussi
un ancien codétenu de Coulibaly à la
prison de Villepinte. Il connaît le parcours
de Coulibaly et le projet d’évasion d’un
détenu qui lui vaut d’être condamné n’a
pas de secret pour lui : il est même allé à
ce procès, où il a été repéré et identifié.
« M. Ramdani n’a pas contesté
ses multiples rencontres avec Amedy
Coulibaly à sa sortie de détention, ni
même ses rencontres dans les jours
qui ont précédé les faits », résume le
magistrat, qui souligne les témoignages
sur « l’intensification progressive de
sa pratique religieuse » au sortir de
prison. Vu la proximité avec son cousin,
Saïd Makhlouf connaissait lui aussi « le
profil d’Amedy Coulibaly », soutient le
magistrat : « Si on monte chercher des
armes pour quelqu’un, avec la personne
la plus proche que l’on a, quelqu’un avec
qui on est en ligne en permanence, on ne
pose pas de questions, on ne s’interroge
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pas ? On ne cherche pas à savoir ? On
ferme les yeux ? On ferme les oreilles ? »,
questionne l’avocat général.
L’ADN de Saïd Makhlouf a en outre été
retrouvé sur la lanière du Taser retrouvé
parmi les armes de Coulibaly à l’Hyper
Cacher. L’avocat général exclut la thèse
d’un transfert possible de cet ADN lors
de la venue de Coulibaly chez Makhlouf,
comme l’a soutenu la défense.
Il rappelle les multiples liens de Ramdani
et Coulibaly, les escroqueries en commun,
les voyages cachés de Ramdani et
Makhlouf, les multiples rendez-vous non
éclaircis de Ramdani avec le terroriste
l’avant-veille des faits.
Dans le volet belgo-ardennais du dossier,
l’avocate générale Julie Holveck présente
les accusés comme deux duos : Abdelaziz
Abbad et Miguel Martinez, « le pôle
ardennais », Metin Karasular et Michel
Catino, « le pôle belge ».
« Chaque duo mène une activité de
garagiste leur permettant de masquer
leurs activités souterraines, expose Julie
Holveck. L’association Abbad-Martinez,
ce sont deux personnalités fortes, l’un
trafiquant notoire, l’autre juge de paix ».
Elle rappelle qu’Abbad a été condamné
pour avoir commandité l’assassinat d’un
rival auquel il s’est opposé.
L’avocate générale reconnaît elle-même
« les interrogations » qui subsistent sur
le rôle du quatuor. Pour autant, « des
certitudes » se dégagent : « a minima des
recherches d’armes » pour les terroristes,
« des démarches suffisantes » pour
caractériser l’association de malfaiteurs
terroriste les concernant.
L’avocat général Jean-Michel Bourlès
reprend la parole pour évaluer les charges
pesant sur Ali Polat. Il est le seul dans
le box à qui il est reproché des faits
de complicité parmi les accusés présent,
rappelle-t-il.
« La personnalité de M. Polat ne laisse
pas indifférent. On l’apprécie ou bien
on la déteste. Je ne pense pas que l’on
puisse rester neutre face à lui, juge-t-il.
Il s’est montré régulièrement incapable
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de respecter les règles de l’audience,
impulsif, intolérant à la contradiction.
Insultant, menaçant aussi. » Le désastre de l’emprunt
Ali Polat connaissait « indubitablement Giscard
la proximité de Coulibaly avec les idées PAR ROMARIC GODIN
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
djihadistes », résume l’avocat général, qui
rappelle la réaction de Polat le 9 janvier :
la fuite.
« Son premier réflexe, c’est de quitter
la France. Il a besoin d’argent, il veut
fuir. Il se rend en Belgique pour rejoindre
le Liban, puis tente de passer la frontière
syrienne, d’où il est refoulé. Il revient en
France, repart en Thaïlande, puis revient
à nouveau. Elle est où, la logique ? Il Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, tous deux
devait aller où, M. Polat ? Qui devait- ministres des finances, le 27 juillet 1972 à Paris. © AFP
il rencontrer ? Il est revenu parce que Le président de la République a évoqué
quelque chose a dysfonctionné. » Sa « l’intelligence visionnaire » de Valéry
tentative de se mettre au vert tourne court. Giscard d’Estaing. Mais l’histoire de «
l’emprunt Giscard », lancé en 1973, est
L’avocat général émet l’hypothèse que
d’abord celle d’un échec cuisant et lourd
Polat « n’avait pas imaginé que Coulibaly
de conséquences pour la France.
serait identifié ». « Les actes matériels
qu’il a commis forment un tout cohérent, Décédé le 2 décembre dernier, Valéry
juge Jean-Michel Bourlès. M. Polat avait Giscard d’Estaing sera honoré ce 9
une connaissance précise des projets décembre par une journée de deuil national
terroristes. Les contacts téléphoniques, décrétée par son successeur – et largement
la supervision des achats, la recherche héritier – Emmanuel Macron. Ce dernier a
d’appartement le prouvent. » salué dans une allocution « l’intelligence
visionnaire » de l’ancien président. Mais
Les lignes téléphoniques dédiées aussi,
cette hypothèse n’est pas toujours vérifiée.
celle avec les Ardennais, qui appartient à
Et ce 9 décembre 2020 en rappelle un
la même flotte que celle utilisée les 5 et 7
autre, 48 ans plus tôt, où « VGE » a pris
janvier 2015 par Coulibaly.
une des décisions les plus désastreuses de
Mais il y a aussi la liste manuscrite notre histoire économique : la création de
retrouvée chez Karasular, et qu’il a « l’emprunt Giscard ».
reconnu avoir écrite : « Pourquoi une
liste d’explosifs, de chargeurs et de
munitions ? Parce qu’il est déjà en
possession d’armes ! 500 cartouches de
Kalachnikov, 100 cartouches de 9 mm :
autant de munitions, c’est pas pour un
braquage, c’est pour un massacre ! »,
tonne le procureur.
L’avocat général demande à la cour Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, tous deux
d’acquitter Polat du chef d’association ministres des finances, le 27 juillet 1972 à Paris. © AFP
de malfaiteurs pour ne retenir que la Pour comprendre la situation, il faut
complicité. Une complicité qui pourrait lui revenir dans le contexte de 1972. À
valoir la perpétuité. l’époque, tout semble pourtant aller pour
le mieux dans le meilleur des mondes
possibles. Valéry Giscard d’Estaing a
retrouvé depuis juin 1969 la Rue de
Rivoli, autrement dit cette aile Richelieu
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du Louvre où se trouve alors le ministère
des finances. Il a déjà occupé ce poste
de 1962 à 1966, il est alors le maître
de ce prestigieux lieu de pouvoir. La
croissance française est alors vertigineuse.
Elle atteint sur l’année 1972 5,8 %, après
5,6 % en 1971, ce qui fait de la France
la championne des grandes économies
européennes, loin devant l’Allemagne
fédérale (+ 3,2 %) et le Royaume-Uni
(+ 3,5 %). Les exportations françaises sont
alors les troisièmes du monde, derrière les
États-Unis et la RFA, et devant le Japon.
Le taux de chômage a certes un peu monté,
mais il se situe aux alentours de 2 % de la
population active. Bref, « VGE » peut se
montrer satisfait.
Pourtant, tout n’est pas si rose. Sous
les chiffres radieux sourd la crise
du modèle keynésiano-fordiste. Les
entreprises peinent de plus en plus à
maintenir leurs marges. Le phénomène
a commencé aux États-Unis, centre du
capitalisme d’alors. Il s’explique par un
ralentissement des gains de productivité et
un rapport de force favorable aux salariés.
La tension croît donc depuis la fin des
années 1960 et se traduit par trois grands
phénomènes.
Le premier est politique et social :
c’est la contestation du capitalisme,
qui dépasse désormais la promotion du
contre-modèle soviétique mais trouve un
champ d’application dans l’hypothèse
autogestionnaire. Elle est forte en Italie,
où un mouvement d’occupations d’usine
a lieu au début des années 1970,
mais se retrouve aussi en Allemagne
fédérale, dans les pays scandinaves et en
France. À l’été 1973, cette contestation
trouvera sa réalisation dans « l’affaire
Lip », mais en mai 1968, la translation
du mouvement étudiant aux ouvriers
s’est faite par l’occupation de l’usine
Sud Aviation de Nantes. Il s’agit pour
beaucoup d’ouvriers de se libérer de la
contrainte du profit et de la hiérarchie
patronale pour attaquer le capitalisme au
cœur. Ce mouvement est une contestation
radicale du modèle d’alors : contre la
consommation de masse, le paternalisme
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patronal et l’aliénation salariale. Il montre
les limites de la redistribution des « Trente
Glorieuses ».
Le second symptôme est l’inflation.
Depuis la fin des années 1960, la hausse
des prix s’établit à un niveau beaucoup
plus élevé que durant la décennie
précédente. En France, elle atteint 6,2
%, soit la plus forte hausse depuis 1959,
à l’exception de 1969. Entre 1965 et
1967, le taux d’inflation s’était maintenu
sous les 3 %. L’inflation est tirée par
la volonté des entreprises de maintenir
leurs marges et par une forte croissance
des rémunérations. En 1972, ces dernières
croissent de plus de 10 %.
Richard Nixon, président des
États-Unis de 1969 à 1974. © DR
Enfin, dernier signe de crise, le désordre
monétaire. La pression sur les profits et la
guerre du Vietnam ont creusé les déficits
et accru l’attrait pour la finance offshore.
Le système de Bretton Woods, né en 1944
et qui se fondait sur un ancrage général
à un dollar garanti par l’or n’y résiste
pas. Il se délite lentement. À la fin des
années 1960, il est déjà moribond et le
coup de grâce est donné par Richard Nixon
le 15 août 1971, lorsqu’il annonce la fin
de la convertibilité en or du dollar et son
flottement. Bretton Woods n’existe plus,
même si, en décembre 1971, les accords
du Smithonian Institute tentent de sauver
la face avec une nouvelle parité du dollar
dévalué et une marge accrue de variation
des autres monnaies.
56
Dans ce contexte, le gouvernement
français, alors dirigé par Pierre Messmer
depuis juillet 1972, décide de se concentrer
sur la lutte contre l’inflation, sans
vraiment voir le lien avec les deux autres
mouvements ni la crise sous-jacente du
modèle. L’accélération de la hausse des
prix, qui passe de 5,4 % en mai en
rythme annuel à près de 7 % en novembre,
provoque un début de panique. Il faut
agir vite, alors que la gauche unie, forte
d’un programme commun adopté en juin
1972, est menaçante et que les élections
législatives s’annoncent serrées en mai
1973.
Le conseil des ministres du 9
décembre 1972 annonce donc des
mesures exceptionnelles qui n’étaient
pas prévues en loi de finances. Valéry
Giscard d’Estaing entend lutter contre
l’inflation sans pénaliser la croissance.
« Le seul domaine où nous ayons à
intervenir est celui de la hausse des
prix. Ceci mérite d’être retenu. Dans
l’histoire économique de la France,
les préoccupations concernant l’emploi
ou l’équilibre extérieur ont été souvent
dominantes, nous n’en avons, pour l’heure
aucune à leur sujet », explique le ministre
d’État devant le Sénat.
Son plan est simple. D’abord museler
le crédit en relevant les taux et en
durcissant les conditions d’accès. Ensuite
demander (mais non contraindre) une
certaine modération salariale. Mais le clou
de ce plan, c’estun grand « emprunt
de stabilisation » lancé par l’État
qui vise deux objectifs : drainer les
fonds vers l’épargne plutôt que vers la
consommation, et financer une baisse de la
TVA qui devrait permettre une baisse des
prix, et donc la modération salariale.
VGE est ambitieux pour cette baisse de
la TVA : il ramène le taux des produits
industriels de 23 % à 20 % et celui de
plusieurs autres biens et services de 7,5
% à 7 %. La taxe sur la viande de bœuf,
la « taxe bifteck », est supprimée. En
tout, la fiscalité indirecte est allégée de
7,6 milliards de francs. La manœuvre est
accueillie avec scepticisme. La droite se
demande si cette baisse se traduira dans
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les prix et s’inquiète pour l’équilibre des
finances publiques. La gauche ironise sur
ce ministre si sûr de lui qui semble être pris
de panique. « Monsieur Giscard d’Estaing
se posait en magicien des finances et
voilà qu’aujourd’hui il reconnaît s’être
trompé », se moque Jacques Duclos,
chef des communistes au Sénat et ancien
candidat à la présidentielle de 1969.
Les conditions de l’emprunt
Mais Giscard d’Estaing est sûr de son fait.
Pour lui, la manœuvre ne peut manquer.
C’est celle qui a été utilisée par son maître,
« le sage de Saint-Chamond », Antoine
Pinay, en 1952. Avec la « rente Pinay »,
son grand emprunt défiscalisé et gagé sur
l’or, l’ancien président du conseil devenu
le premier ministre des finances de Charles
de Gaulle a maîtrisé l’inflation et créé le
« nouveau franc ». Giscard connaît bien
cette leçon : il était secrétaire d’État Rue
de Rivoli à l’époque. Et, devenu ministre,
il l’a lui-même appliquée pour réduire la
hausse des prix au milieu des années 1960.
Il faut donc frapper un grand coup. Le
Trésor, sous la houlette de son directeur,
Claude Pierre-Brossolette, et de son chef
de service aux affaires monétaires et
financières, Jean-Yves Haberer, prépare
cet « emprunt de stabilisation », qui est
lancé le 16 janvier 1973. Il s’agit de
récolter 6,5 milliards de francs, le montant
de la facture nette de la baisse de la
fiscalité indirecte, principalement auprès
du public français, pour capter l’épargne
nationale.
On propose un taux de 7 %, inférieur
d’un point au prix du marché, mais
encore supérieur au taux d’inflation.
Les avantages fiscaux sont réduits, à
la différence du Pinay complètement
défiscalisé. L’emprunt Giscard sera aligné
sur le droit commun des obligations. Et,
pour la première fois dans un emprunt
ouvert au public, le capital sera remboursé
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à l’échéance, en une fois, au bout de 15
ans, soit en janvier 1988. Voilà qui a de
quoi faire réfléchir les investisseurs.
Antoine Pinay en 1969. © DR
Mais pour attirer les bas de laine des
Français, on a recours, comme en 1952,
à l’attrait de la « relique barbare »,
comme disait Keynes : l’or. Mais nous
ne sommes pas en 1952. L’heure est à
l’Europe et, à chacune de ses interviews,
VGE rappelle son engagement européen.
En 1970, le rapport Werner de la
Commission européenne avait invité les
pays à emprunter en unités de compte
européennes. Plusieurs entreprises et États
le font déjà. En mai 1972, VGE avait dit
son accord avec cette idée.
L’emprunt Giscard sera donc garanti
en unités de compte européennes. Le
remboursement final et le paiement
annuel des intérêts se fera donc en
francs convertis en unités de compte
européennes. Le ministre est ravi de cette
« européisation » de la rente Pinay, en
quelque sorte. D’autant que, pour lui, la
naissance le 10 avril 1972 du « serpent
monétaire européen », un accord assurant
une certaine stabilité monétaire entre les
pays de la CEE, semble rendre le système
des plus solides.
Cette garantie ne manque pas d’attrait
pour les créanciers car l’unité de compte
européenne est équivalente à la valeur
en or du dollar d’avant la dévaluation
de 1971, soit 888,67088 mg d’or fin. La
promesse, c’est donc celle d’un emprunt
57
garanti sur l’ancien système de Bretton
Woods, celui qui, précisément, est en
train de s’effondrer. Et comme il y
a précisément des risques, le Trésor
propose une garantie supplémentaire. Si,
par extraordinaire, la parité entre le franc
et l’unité de compte européenne était
« impossible à constater », autrement
dit si cette unité n’existait plus, si elle
n’était plus liée à l’or ou si le franc
flottait librement, la garantie porterait sur
la valeur moyenne en francs du lingot
d’un kilo au cours des 30 derniers séances
boursières de 1972, soit 10 483 francs.
Cette garantie fait son œuvre. L’emprunt
Giscard est un succès. Certes, sa coupure
minimale est de 1 000 francs, ce qui n’est
pas peu pour l’époque, où le salaire moyen
net mensuel est de 1 631 francs. Mais
des facilités de paiement son prévues. Du
coup, en une demi-journée, les banques
ont, le 16 janvier, placé l’intégralité de
l’emprunt. VGE triomphe et annonce
que « la formule de l’unité de compte
européenne a séduit les épargnants ».
Dans son édition du 17 janvier, Le Monde
salue une innovation « généra[trice] d’une
grande stabilité ».
Tout se passe donc parfaitement bien au
début. Il s’annonce comme une rente, à
l’image du « Pinay ». Sa valeur chute en
bourse, jusqu’à 15 %, preuve qu’il n’attire
guère les spéculateurs et que, partant, il
devrait jouer son rôle de captation de
l’épargne.
L'aile Richelieu du Louvre, siège du
ministère des finances jusqu'en 1989. © DR
Mais la stratégie de la Rue de Rivoli
ne manque pas de prendre rapidement
l’eau. La baisse de la TVA n’a pas
l’effet annoncé. La hausse des prix ralentit,
certes, à 6,4 % en mars 1973, mais on
est loin de l’objectif de 4 % fixé par le
gouvernement et l’accélération sur un an
atteint encore un point.
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Surtout, le désordre monétaire ne s’apaise
pas. Le dollar ne cesse de chuter, ce
qui renforce le mark allemand et a un
contrecoup sur le franc français. En mars
1973, les accords du Smithonian explosent
en vol. Les banques centrales ne peuvent
plus s’engager à garantir la valeur du billet
vert. Les monnaies flottent désormais
librement et leur valeur est fixée les unes
par rapport aux autres. Le 12 mars, VGE
doit reconnaître que « la France ne peut
pas être la seule à appliquer un taux de
change fixe », mais il tente encore de
s’accrocher à une solution européenne et
Paris maintient toujours pendant l’année
1973 le mythe d’un franc à 160 mg d’or
fin et d’une unité de compte européenne
à 5,54 francs. Le 15 décembre 1973,
à la tribune de l’Assemblée nationale,
VGE proclame que « l’hypothèse d’un
changement de parité de notre monnaie
confine à l’absurde ».
Le coupon des intérêts 1974 de l’emprunt
est donc payé à son prix prévu, soit 70
francs pour 1 000 francs investis. Mais la
situation devient intenable. Avec le choc
pétrolier, depuis octobre 1973, la valeur
du franc ne peut se maintenir. Malgré ses
réticences, VGE doit rentrer dans le rang
et accepter, le 19 janvier 1974, de faire
flotter officiellement la devise française
en la faisant sortir après dévaluation du
serpent monétaire européen.
Le désastre
Immédiatement, l’emprunt Giscard
devient très recherché. Son unité de
compte, l’ancien dollar-or, apparaît
comme une manne pour les investisseurs
inquiets de la hausse des prix et de
l’effondrement du franc. En janvier 1976,
le coupon versé par l’État n’est plus de 70
francs, mais de 126 francs, soit 80 % de
plus. Logiquement, à mesure que le pays
s’enfonce dans la crise, la « rente 1973 »
est très recherchée. En 1974, sa valeur
boursière gagne 18 %, en 1975, 38 % !
Mais ce que les spéculateur visent, c’est la
clause lingot, le moment où le flottement
généralisé sera officiel et où le prix des
intérêts versés sera calculé en fonction de
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la valeur du lingot de la fin 1972. Cela
augmenterait considérablement la valeur
du coupon.
Et cela devient réalité les 7 et 8 janvier
1976, lorsque les accords de la Jamaïque
entre les principales économies du monde
et le FMI décident de retirer l’or du
système monétaire international, rejetant
toute référence à un métal précieux pour
établir la valeur des monnaies. Trois ans
après son placement, l’emprunt Giscard a
donc perdu sa référence : l’unité de compte
européenne ne peut plus avoir de référence
de valeur en or. La France, certes, ne
ratifie pas les accords de la Jamaïque mais
elle ne peut rien contre ce fait. En avril
1978, c’est désormais officiel : c’est la
clause subsidiaire, celle qui va calculer les
intérêts sur la valeur du lingot de 1972 qui
s’applique. Le désastre s’engage.
Lingot d'un kilogramme d'or fin. © AFP
Devenu président de la République,
VGE tente de sauvegarder la valeur
du franc en luttant contre l’inflation
par une copie du modèle allemand. Il
importe en France le fameux théorème
de son ami Helmut Schmidt, « les profits
d’aujourd’hui sont les investissements de
demain et les emplois d’après-demain »,
version corporate de la théorie du
« ruissellement », déjà dépassée dans les
années 1970 par la financiarisation et la
mondialisation, et qui ne cessera d’être
fausse.
Le plan Barre de 1979 amorce cette
stratégie, qui échoue sur le deuxième choc
pétrolier et les réalités du capitalisme
d’alors. L’inflation frôle les 10 %, l’or,
quoique démonétarisé, est perçu comme
une valeur refuge et son prix s’envole. À
la fin de 1980, le lingot d’un kilo d’or fin
vaut à Paris 90 000 francs, soit 8,6 fois sa
58
valeur de référence pour le paiement des
coupons. Le coupon versé en 1981 atteint
donc 609,03 francs, 61 % de la valeur
du principal. Pour le Trésor, la facture
est salée : 4 milliards de francs déboursés
en 1981, 2,5 milliards l’année précédente.
En deux ans, l’État a versé en intérêts le
montant levé en janvier 1973. Et les effets
de la baisse de la TVA sont évidemment
oubliés de tous.
Lors du fameux débat de l’entre-deux-
tours du 5 mai 1981, l’emprunt Giscard
est au centre des échanges. François
Mitterrand, attaqué sur le coût de son
programme, répond du tac au tac : «
Mon programme ne coûtera jamais aussi
cher que l’emprunt à 7 % de 1973. »
Et de contre-attaquer en touchant le point
sensible de VGE, sa vanité : « On n’a
pas connu dans l’histoire financière de
la France un emprunt aussi hasardeux,
indexé qu’il est sur le lingot d’or. C’est
une faute inimaginable de la part de
quelqu’un qui s’estimait compétent dans
le domaine des finances. » La réponse de
VGE n’est guère convaincante. Il esquive
d’abord – « nous n’allons pas entrer dans
une discussion de ce type » –, avant
d’indiquer que les réserves d’or de l’État
ont autant crû que ses dépenses. Mais les
réserves de la Banque de France ne sont
pas utilisées pour le paiement des intérêts.
La comparaison n’est donc pas valable.
Sans doute l’emprunt n’a-t-il pas « causé »
la défaite de Giscard d’Estaing en 1981,
mais il a contribué à démolir le mythe de
la compétence économique du président
sortant.
Pour la nouvelle majorité socialiste et
le nouveau président, la question de
cet emprunt se pose immédiatement.
Mais face à un Parti communiste
français (PCF) qui demande que l’on
suspende ces remboursements au nom
d’un enrichissement indu et sans
prise de risques supplémentaires, les
gouvernements Mauroy (1981-84) et
Fabius (1984-86) s’en tiennent à un
remboursement méthodique de l’emprunt.
Pourtant, la politique de relance et
de nationalisations de 1981-82 affaiblit
encore le franc et renforce l’or. Fin 1983,
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le lingot cote 104 000 francs et l’État doit
verser 18 milliards de francs d’intérêts,
soit trois fois le capital levé dix ans plus
tôt. L’emprunt Giscard pèse alors pour
près d’un quart du service global de la
dette publique.
Lorsque arrive le tournant de la rigueur
de mars 1983, la question se pose à
nouveau. Le PCF repose le problème. Si
l’heure est à la rigueur, comment l’État
peut-il continuer à payer de tels coupons
à des rentiers et des spéculateurs ? La
réponse du gouvernement est toujours la
même : « Le gouvernement se considère
lié par la parole donnée au nom de
l’État », répond Catherine Lalumière,
ministre de la consommation, à la tribune
de l’Assemblée nationale, le 16 octobre
1983. Pas question de faire défaut au
moment où le pouvoir socialiste tente de
se réconcilier avec les milieux d’affaires
et les marchés internationaux. On se
contentera un an plus tard de durcir le
régime fiscal en faisant basculer les plus-
values sous le régime de l’impôt sur le
revenu.
À partir de 1984-85, le monde entre dans
une nouvelle phase. La généralisation des
politiques néolibérales et les accords du
Plaza de 1985 permettent de faire baisser
l’inflation et les taux. L’or perd un peu
de sa superbe et le lingot revient en
1988, à l’heure du remboursement, à son
niveau de 1980. Il faut néanmoins trouver
55 milliards de francs pour rembourser
le principal, soit 8,5 fois la somme
initiale. Certes, il faut prendre en compte
l’inflation, mais, même retraitée de la
hausse des prix, la facture s’élève à 2,2
fois le principal. Somme à laquelle il faut
ajouter les 35 milliards d’euros d’intérêts
versés sur ces 15 ans, au lieu des 6,8
milliards prévus.
Au moment du remboursement, en janvier
1988, le Trésor va utiliser le produit des
privatisations pour contourner le mur de
ce remboursement. 45 des 67 milliards de
francs récoltés au titre de la campagne de
privatisation de 1986-87 sont consacrés à
ce remboursement. Une partie des titres a
été redirigée avec des avantages fiscaux
vers des OAT, des titres de dette publique.
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Le coût a donc été supportable pour un État
comme la France. Mais il faut souligner
qu’en remboursant avec le produit des
privatisations cet emprunt, l’État français
s’est privé de deux ressources de politique
économique : les gains futurs et le contrôle
des entreprises privatisées, et le produit de
la vente de ces groupes. De son émission
à son remboursement, cet emprunt aura
donc été une erreur.
Dans l’histoire financière de la France, cet
emprunt fait partie des grands désastres,
au même titre que le « milliard des
émigrés » du comte de Villèle qui émit
une nouvelle ligne de rente, le 3 %,
pour dédommager les émigrés, le premier
servi étant le duc d’Orléans, futur Louis-
Philippe, qui renversera le mentor de
Villèle, Charles X, en 1830. Certes, pour
la rente à 7 % de 1973, l’effet est grossi par
les perturbations monétaires de l’époque.
Mais il n’empêche, ce fut un désastre qui
reste à mettre au débit de Valéry Giscard
d’Estaing, mais aussi de son successeur,
pour plusieurs raisons.
Erreurs et leçons de l’emprunt
Giscard
La première est l’usage fait de l’emprunt.
Les sommes englouties en 15 ans par
l’emprunt n’ont guère servi l’intérêt
général. La baisse de la TVA et de la
fiscalité indirecte n’a eu aucun impact
réel sur l’inflation et le pouvoir d’achat.
Si l’objectif de croissance a été atteint
en 1973 (avec un PIB en hausse de
6,3 %), cette croissance s’est effectuée
au prix d’une inflation de 9,2 %, soit
plus de deux fois l’objectif de VGE à
la fin de 1972. C’est qu’en réalité, la
croissance française reposait alors encore
sur la redistribution, et donc sur l’inflation.
Certes, la crise pétrolière qui s’ouvre en
octobre 1973 a fait exploser les prix
et perturbé la production. Mais le pari
inflationniste était déjà perdu. La baisse de
la TVA a été engloutie par la dynamique
des prix et l’État a perdu, par la suite,
lorsque l’inflation atteignait deux chiffres,
un moyen d’action.
59
S’endetter pour financer une baisse
d’impôts qui dépend de la bonne volonté
des entreprises est à coup sûr un pari
perdant et l’emprunt Giscard, comme plus
tard les mesures de baisses du coût du
travail, a creusé les déficits, impliquant
ensuite des mesures d’austérité pour un
rendement très faible. C’est, au reste,
une question qui demeure aujourd’hui
d’actualité : le financement des baisses
d’impôts comme celle des impôts sur la
production doit-il porter sur l’ensemble
de la collectivité ? L’actuel gouvernement
s’inscrit, en tout cas, dans cette tradition.
Mais l’erreur principale de Giscard
d’Estaing ici est bien de n’avoir pas
saisi les causes profondes de l’inflation.
Comme l’a montré Grégoire Chamayou
dans La Société ingouvernable (La
Fabrique, 2018), l’inflation ne pouvait se
saisir que dans le cadre du rapport de force
au sein de la lutte de classes. Dans une
société de plein emploi, l’inflation avait
une valeur de punition et de mise au pas
de travailleurs devenus trop gourmands.
Vouloir mener une politique préservant
à la fois le pouvoir d’achat (qui devait
croître de 2 à 3 %), l’emploi et les prix était
une bataille perdue d’avance. Surtout en
s’en remettant, comme le faisait le plan de
1972, à la « bonne volonté des partenaires
sociaux », alors même qu’à ce moment-là,
la tension était extrême.
L’emprunt Giscard a été un scandale par
son coût, mais aussi et surtout par l’usage
qui en a été fait et la mécompréhension
de la situation. Même si, bien sûr, cette
apparente neutralité renforçait de facto le
pouvoir des entreprises.
Au reste, c’est cette même erreur qui
a conduit l’emprunt Giscard à être
un gouffre financier. VGE a-t-il alors
commis une « faute inimaginable »,
comme François Mitterrand lui en a
fait le reproche en 1981 ? Le regard
a posteriori est évidemment facile. Fin
1972, dans les débats parlementaires,
cette clause-or ne fait guère l’objet de
contestation. On salue plutôt, au contraire,
l’innovation de l’emprunt en unités de
compte européennes. Sans doute alors la
fin de l’ancrage à l’or est-elle difficilement
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imaginable par le public comme par
les techniciens. Mais tout de même,
l’imprudence a été considérable.
La première de ces imprudences a
été de compter sur la possibilité de
la construction d’un nouveau système
monétaire fondé sur l’or. Or, toute l’année
1972 montre l’instabilité des accords
du Smithonian. Certes, la conviction
européenne de VGE pouvait lui laisser
penser qu’on pourrait refaire Bretton
Woods en petit au niveau de la CEE,
avec le serpent monétaire. Mais un mois
après sa naissance, en mai 1972, le
Royaume-Uni doit sortir du serpent et
laisser flotter la livre. La possibilité de la
fin de l’étalon-or ne saurait être exclue fin
1972 puisque cette fin de facto arrive en
mars 1973, deux mois après le lancement
de l’emprunt. Le fait que VGE ait mis
neuf mois à se rendre à l’évidence et
n’ait sorti la France du serpent qu’en
janvier 1974 prouve évidemment qu’il
n’avait pas saisi la réalité monétaire de
son époque, et c’est aussi ce qui explique
l’attachement à ce totem de l’unité de
compte européenne, qui est au reste fort
peu européenne, puisque c’est le vieux
dollar-or, déjà exécuté par Richard Nixon
le 15 mars 1971. Bref, on a le sentiment
d’une décision qui manque les grandes
évolutions de son temps.
Si la clause-or a existé, c’est qu’il existait
un risque que l’étalon-or disparaisse. Et
face à ce risque, la direction du Trésor et
VGE ont pris la décision de ne pas limiter
le risque pour les finances publiques.
Cette absence de garde-fous traduit là
encore un manque de lucidité face à un
capitalisme à bout de souffle, qui avait
besoin pour rebondir de la financiarisation
et de la dette, et donc d’une monnaie sans
référence monétaire. L’étalon-or était déjà
largement condamné dès la fin des années
1960, ce n’était qu’une chimère. On peut
ne pas reprocher à VGE de ne pas avoir
compris ce phénomène, mais il est alors
difficile de parler d’une « intelligence
visionnaire » comme le fait Emmanuel
Macron.
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En 1972, VGE agit comme son maître
Antoine Pinay en 1952. Il pense mieux
faire en se débarrassant des avantages
fiscaux, en bon technocrate qu’il est. Mais
il ne saisit pas que le risque est ailleurs. La
force du Pinay de 1952, la référence à l’or,
devient le talon d’Achille de l’emprunt
Giscard. Pour le VGE de 1972, c’est
la condition du succès, puisque cette
référence va attirer l’épargne et réduire la
demande.
Mais cette ancrage idéologique à l’or
va avoir l’effet inverse : les finances
publiques seront saignées par les
ponctions liées à cet emprunt, avec un effet
« boule de neige » (coût à long terme
induit par les emprunts réalisés à taux
élevés pour rembourser cet emprunt) qui
va peser lourd par la suite. Autrement dit,
on ne réduira pas la demande en versant
in fine quatre fois en francs constants
le montant dans l’économie et on sera
donc obligé de pratiquer, par la suite, des
politiques désastreuses de privatisations
ou d’économies sur la Sécurité sociale.
C’est bien une entreprise désastreuse qui a
été ici menée, en grande partie en raison
non pas d’une « vista », mais au contraire
d’un conservatisme monétaire déplorable
et d’un mimétisme profond, qui règne
encore à Bercy dans la conception des
politiques publiques comme il régnait Rue
de Rivoli.
VGE n’est pourtant pas le seul responsable
du désastre. François Mitterrand a décidé
de préserver la « signature de la France »
et a continué à payer. Cette décision
n’a sans doute pas été pour rien dans
le « tournant de la rigueur », compte
tenu de l’importance des paiements alors
pour les finances publiques. Ici se pose
clairement la question de l’annulation
des dettes et du défaut. La crainte du
pouvoir socialiste a été de ne plus pouvoir
compter sur les financements étrangers et
sur l’épargne en cas de défaut. La panique
face à la « faillite de l’État » a joué
ici un rôle déterminant. Il est intéressant
de voir que c’est une crainte qui existe
encore, y compris à gauche, dans le refus
d’examiner la proposition d’annulation de
la dette publique détenue par la BCE. Cette
60
annulation ne lèserait personne mais son
rejet actuel est de principe. C’est la crainte
de voir la « signature de l’État », sorte
d’honneur bourgeois suprême, remise en
cause. Mais le revers de ce respect, c’est
que ce sont les plus fragiles qui paient,
finalement, la note.
D’autant qu’il y a défaut et défaut.
VGE avait verrouillé le contrat d’émission
en interdisant tout rachat et toute
conversion. Mais il eût été possible
de considérer que ces clauses étaient
devenues léonines, au sens où le
changement de système monétaire
avantageait de façon disproportionnée les
créanciers. Sans doute y aurait-il eu des
contestations, mais le jeu en aurait valu la
chandelle pour modifier les conditions du
remboursement. Le respect du contrat a été
supérieur au sein du pouvoir socialiste à
celui des engagements du programme de
François Mitterrand. Et fort logiquement,
la droite a eu beau jeu de justifier
l’usage des privatisations pour rembourser
une dette que le PS lui-même avait si
scrupuleusement respectée. Dès lors, la
question du rapport de la gauche à la dette
publique est ici pleinement posée.
Que retenir de cette affaire ? D’abord,
sans doute, que Valéry Giscard d’Estaing
n’était certes pas le génie financier et
économique que l’hagiographie habituelle
des moments de deuil affirme ces temps-
ci. Ensuite que cette dette n’a pas été
très utile pour la sauvegarde du pouvoir
d’achat et la lutte contre l’inflation, mais
fort utile en revanche pour imposer à la
France l’ordre néolibéral : les réformes
Barre, le tournant de la rigueur et les
privatisations ont à voir avec elle. Enfin,
que la sacralité de la dette publique
est nécessairement liée au respect de
l’ordre économique existant. Rompre avec
cet ordre, c’est aussi rompre avec cette
sacralité.
Fusion avec Suez: Veolia
veut bâillonner les critiques
PAR MARTINE ORANGE
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LE MARDI 8 DÉCEMBRE 2020
© Nathan Laine / Hans Lucas via AFP
Dans l’espoir de faire taire les critiques
contre son projet de fusion avec
Suez, Veolia a sommé 16 économistes,
chercheurs et universitaires de révéler
les liens éventuels qu’ils auraient avec
son rival. Cette manœuvre d’intimidation
illustre la fébrilité du groupe, paralysé
dans ses projets, mais aussi la grave dérive
actuelle contre la liberté d’expression.
Cela tient de l’intimidation, mais cela
traduit surtout la très grande fébrilité qui
règne chez Veolia. Alors que la prise de
contrôle de Suez ne se passe pas comme
il l’avait prévu, que le temps joue contre
lui, le groupe semble prêt à utiliser tous les
recours pour tenter d’inverser le cours des
choses, pour emporter une opération, qui,
au-delà des salariés de Suez, rencontre de
plus en plus d’hostilité chez les maires, les
collectivités locales, les consommateurs.
Sa dernière initiative, cependant, est
sans précédent : le groupe a lancé
des sommations contre des universitaires
jugés trop critiques sur son projet de fusion
avec son rival.
Vendredi 4 décembre, en fin de soirée,
l’économiste Élie Cohen, directeur de
recherche au CNRS, a eu ainsi la surprise
de voir un huissier frapper à sa porte.
Celui-ci était porteur d’une mise en
demeure de Veolia le sommant de déclarer
s’il avait des liens d’intérêts avec Suez
ou l’une de ses filiales. En cause, les
nombreuses interventions d’Élie Cohen,
toutes défavorables à l’opération Veolia-
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Suez. « Une fusion inutile et dangereuse »,
assurait-il dans une tribune publiée dans
Les Échos du 17 septembre.
Lundi, Julien Icard, professeur agrégé
de droit à Panthéon-Assas, révélait sur
Twitter qu’il avait lui aussi reçu la visite
surprise d’un huissier dépêché par Veolia.
Sa faute ? Il avait écrit un article dans
une revue de droit commentant l’arrêt
du 19 novembre de la cour d’appel de
Paris dans l’affaire Suez et répondu à
une journaliste d’Usine nouvelle sur cette
question.
Seize économistes, chercheurs,
universitaires, selon nos informations –
Veolia se refuse à confirmer le chiffre
– ont ainsi reçu au cours de ces deniers
jours la même lettre les sommant de
répondre sous 48 heures aux questions
adressées par Veolia, parce qu’ils avaient
osé émettre des doutes ou des critiques
sur la fusion Suez-Veolia. « Êtes-vous,
directement ou indirectement, lié à Suez
SA ou l’une de ses filiales ou sous-filiales
aux termes d’un accord, de quelque nature
qu’il soit, écrit ou oral ? Avez-vous perçu
ou pourriez-vous percevoir, directement
ou indirectement, une quelconque somme
d’argent, et notamment une rémunération,
un avantage, un remboursement au
titre de cet accord ? Votre réponse
[…] devra être adressée […] à
juridique.sommations@veolia.com. »
« Tout cela relève de manœuvres
d’intimidation de la part de Veolia pour
bâillonner les critiques », accuse Me
Patrick Klugman, avocat d’Élie Cohen.
Celui-ci relève que Veolia aurait pu
récuser les critiques, en demandant des
droits de réponse, comme le prévoit le
droit de la presse. Mais le groupe n’en a
61
fait aucun, préférant recourir à un huissier.
« Cela permet d’opérer la confusion
entre une démarche d’huissier mandaté
par la justice et un huissier dans une
mission privée. Dans le cas présent, cette
sommation n’a aucune valeur juridique.
Il s’agit juste d’impressionner », poursuit
Patrick Klugman.
« En quoi est-ce une manœuvre
d’intimidation ?, rétorque Laurent Obadia,
directeur de la communication de Veolia et
désigné comme le maître d’œuvre de cette
opération. Nous ne sommes pas contre les
critiques. Mais on a le droit de savoir d’où
les gens parlent. »
Pour Julien Icard, spécialiste du droit
du travail, sa réponse est simple : il
parle en tant qu’universitaire, chercheur.
Avant de commenter l’arrêt de la cour
d’appel de Paris de novembre, il n’avait
ni de près ni de loin traité des questions
concernant Suez ou Veolia. Dans une
lettre adressée à Veolia et rendue
publique par L’Obs, Élie Cohen réfute
lui aussi tout lien avec Suez, avant de
contester les méthodes du groupe « visant
à entraver la liberté de critique, d’analyse,
et donc d’expression sur une opération
économique majeure d’intérêt public ».
Il y dénonce cette méthode comme
l’aboutissement « d’une campagne de
calomnies savamment orchestrée » depuis
plusieurs semaines.
Dans une note publique, le groupe ne se
cache même plus : il est prêt à attaquer
sur tous les fronts, à utiliser tous les
moyens, même les moins ragoûtants. Les
accusations du groupe se font précises,
laissant planer le soupçon de conflits
d’intérêts et de malhonnêteté, visant
ainsi à décrédibiliser toutes les critiques
qui ont pu être formulées contre la
« grande opération » lancée par Veolia
contre son rival. « Nous avons eu la
surprise de découvrir facilement que
nombre de ces personnes étaient peut-être
des experts, mais certainement pas des
“indépendants” », affirme la note, avant
de citer l’exemple d’un économiste ayant
écrit un livre avec le directeur des relations
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institutionnelles de Suez et de rappeler
qu’ils avaient même fondé une société
ensemble en 2014.
« Ce même petit exercice, poursuit la
note, peut être effectué pour chacun
de ces “experts” et produit presque
à chaque fois le même éclairage :
l’existence de liens étroits avec Suez et
ses dirigeants, par le biais de think tanks
comme l’institut Sapiens, de relations
commerciales dans des villes desservies
par Suez, etc. […] Alors oui, nous
assumons donc de questionner ces experts
qui ont pris position sur notre projet quant
à leurs éventuels liens d’intérêts, directs
ou indirects, avec Suez. »
Disant attendre le retour des réponses
des 16 experts à sa sommation, le
groupe se fait menaçant. « Nous avons
des informations », soutient le directeur
de la communication de Veolia, agitant
la perspective de dévoiler des faits
compromettants sur les uns et les autres.
« Ce n’est pas vous qui allez être contre
la transparence et la sincérité… », ajoute-
t-il, en faisant référence explicitement au
livre de Laurent Mauduit Les Imposteurs
de l’économie.
Dans ce livre, mon confrère dénonçait
le mélange des genres, les ménages
institutionnalisés, les conflits d’intérêts
permanents devenus habituels parmi les
économistes. Élie Cohen y figurait en
bonne part. Directeur de recherches, il a
été aussi membre de plusieurs conseils
d’administration, dont celui d’Orange,
sans parler de ses contrats cachés avec
plusieurs groupes du CAC 40. Ce qui
ne l’a pas empêché de dispenser ses
lumières sur tous les sujets, sur les
plateaux télé. Mais Jean Tirole, Jean-
Hervé Lorenzi, Gilbert Cette, pour ne
citer que quelques exemples, y étaient
aussi cités : nombre d’économistes, dont
une majorité appartenant « au cercle de
la raison » ayant cédé aux sirènes de
l’argent des grands groupes. Et on ne
parle pas des banquiers d’affaires, de
certains membres de la haute fonction
publique pour lesquels le conflit d’intérêts
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est désormais un élément de fabrique
illustrant la consanguinité du capitalisme
français.
Défendre la transparence, la sincérité,
l’absence de conflits d’intérêts est un
combat plus que légitime. Mais voir
Veolia s’emparer de ce combat sonne
comme une fausse note. Il faut que le
groupe soit aux abois pour en arriver
à s’ériger en héraut de la vertu, à
brandir l’éthique. Comme nombre de
grands groupes français, plus que d’autres
même, celui-ci s’est retrouvé au cœur
de ce capitalisme de la « barbichette »,
de ce monde des affaires où règne la
collusion, des renvois d’ascenseur, des
petits arrangements entre amis. On ne
compte plus le nombre d’affaires de
conflits d’intérêts, de trafic d’influence, de
corruption où le nom de Veolia émerge des
dossiers.
Cette invocation de l’éthique est d’autant
plus hallucinante qu’il s’agit en définitive
de défendre une opération financière,
une simple opération financière. La
fusion entre Suez et Veolia n’a aucun
sens, aucune cohérence industrielle et
économique, si ce n’est de détruire un
rival, d’amener une destruction sociale et
industrielle, et, pour certains, de faire de
l’argent.
Ce sont ces critiques que Veolia ne veut
plus entendre. Pour les étouffer, le groupe
est prêt à faire preuve d’intimidation,
jusqu’à attaquer les libertés académiques,
le droit à la liberté d’expression. Jamais
un groupe du CAC 40 n’avait osé
aller jusque-là. « Tout cela traduit une
dérive sur la liberté, sur le droit de
critiquer les entreprises. Je les attends, les
comités éthiques de l’Afep et du Medef,
qui ne parlent que de gouvernance, de
régulation, de respect des droits », dit
Patrick Klugman.
Mais Veolia serait-il autorisé à lancer de
telles attaques si tout le discours actuel ne
l’y avait encouragé ? Cette contestation
de la liberté d’expression, des libertés
académiques survient au moment l’Élysée
et le gouvernement sont les premiers à
porter les coups contre celles-ci.
62
Le président lui-même, imité par ses
ministres, a été le premier à critiquer
les enseignements « relativistes » de
l’université. Cela s’est traduit par un
article dans la loi sur la recherche
universitaire atrophiant les libertés
académiques, puisque rien, désormais,
ne doit plus se faire en dehors du
cadre des « valeurs de la République »,
dont on attend encore la définition mais
qui forment le verrou de la censure
et de l’autocensure. C’est encore le
gouvernement qui cherche à porter des
coups fatals à la liberté d’expression, à
la liberté d’informer, tant dans la loi
« Sécurité globale » que dans la loi sur le
séparatisme.
En s’attaquant de la sorte à des chercheurs,
à des universitaires, Veolia illustre à sa
manière cette dérive politique. Et le groupe
donne à voir les graves menaces qui pèsent
sur tous et sur tout.
Comment la direction de
Canal + soutient et légitime
Eric Zemmour
PAR DAVID PERROTIN
LE MARDI 8 DÉCEMBRE 2020
Éric Zemmour. © Capture d'écran CNews
Lors d’une réunion du comité social et
économique, Frank Cadoret, le directeur
général du groupe Canal +, a défendu
la présence d’Éric Zemmour sur son
antenne. D’après nos informations, il est
même allé plus loin en affirmant que les
propos polémiques de l’éditorialiste sur les
mineurs isolés n’étaient « pas racistes »
et que le polémiste n’était « pas d’extrême
droite ».
Éric Zemmour officie chaque soir sur
CNews depuis octobre 2019. Dès lors,
il est régulièrement accusé de tenir des
propos racistes qui ont déclenché plusieurs
enquêtes. Et jusqu’à présent, la direction
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de CNews et du groupe Canal + assumait
l’embauche du polémiste condamné à
plusieurs reprises pour incitation à la
haine. Elle mettait à chaque fois en avant
la liberté d’expression et l’importance du
pluralisme.
« Il n’y a aucune ligne politique.
Nous sommes une chaîne d’opinion »,
justifiait le directeur général de
CNews Serge Nedjar en juin. « On
invite toutes les tendances politiques. Nous
avons cinquante débatteurs. D’ailleurs,
Laurent Joffrin [l’ancien patron du
journal Libération – ndlr] sera vendredi
[11 septembre – ndlr] face à Éric
Zemmour », répétait le directeur des
antennes et des programmes du groupe
Canal+ en septembre. Mais jamais la
direction de Canal + ou celle de CNews
n’avait défendu les idées portées par Éric
Zemmour.
Cette réserve a pourtant volé en éclats
le 7 octobre dernier. La direction du
groupe Canal +, par l’intermédiaire de son
directeur général Frank Cadoret, a livré
sa position sur le cas du polémiste, ainsi
que l'a récemment évoqué Les Jours. En
plus de défendre sa place sur la chaîne
d’information, Frank Cadoret a fait l’éloge
d’un homme « brillant », qui « n’est pas
d’extrême droite» et qui défend seulement
la nation.
Mediapart s’est en effet procuré le procès-
verbal d’une réunion du comité social
et économique (CSE) tenue le 7 octobre
dernier par visioconférence. Pendant près
de quatre heures, Frank Cadoret va
notamment défendre l’embauche d’Éric
Zemmour. Mais aussi ses propos,
pourtant jugés racistes par de nombreuses
associations et qui ont donné lieu à
l’ouverture d’une enquête par le parquet de
Paris.
Cette séance extraordinaire intervenait
quelques jours après une énième
polémique autour de propos tenus par le
journaliste du Figaro. Le 29 septembre,
Éric Zemmour s’exprime sur les mineurs
isolés à la suite de l’attentat du 25
septembre devant les anciens locaux de
Charlie Hebdo à Paris, commis par un
Pakistanais qui avait été pris en charge un
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temps comme « mineur non accompagné
». On apprendra lors de l’enquête qu’il
aurait en réalité 25 ans. Lors de cet
échange, la présentatrice Christine Kelly
interviendra très timidement :
« Il n’y a pas de juste milieu. Il faut
renverser la table. C’est-à-dire que ces
jeunes [les mineurs isolés – ndlr], le reste
de l’immigration, ne viennent plus, déclare
Éric Zemmour.
Pas tous, répond Christine Kelly
– Tous ! Tous, Christine, tous !
– Pourquoi ?
– Mais parce qu’ils n’ont rien à faire ici.
Je vous le répète.
– Et s’ils sont en souffrance ?
– Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils
sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont. Il
faut les renvoyer. Il ne faut même pas
qu’ils viennent. Et si pour cela, Christine,
il faut sortir de la Cour européenne des
droits de l'homme, qui, je vous le rappelle,
est l’origine du mal. […] Il faudra sortir
de la Convention européenne des droits de
l’homme. […] Il ne faut laisser rentrer
personne. »
Immédiatement après, cette sortie
suscite de nombreuses condamnations
du gouvernement et des associations.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel
(CSA) saisit le parquet de Paris qui ouvre
une enquête pour « injures publiques » et
« provocation publique à la discrimination,
la haine ou la violence ». Même le comité
éthique de Canal + réagit en affirmant
que l’émission « Face à l’info » ne peut
« pas continuer à être diffusée sous sa
forme actuelle » et pointe des propos
« contraires à la charte déontologique du
groupe ». La chaîne avait pris le parti
de diffuser cette séquence alors qu’elle
aurait pu couper l’extrait de cette émission
tournée en différé.
« Il n’est pas d’extrême droite »
Malgré ces condamnations unanimes, l’un
des patrons du groupe Canal + n’a
donc pas hésité à légitimer le discours
de Zemmour devant une vingtaine de
représentants de salariés. Ce 7 octobre,
le directeur est interrogé par Laurent
63
d’Auria, du syndicat +Libres et secrétaire
du CSE de Canal +. Dans sa première
question, il souhaite savoir pourquoi Éric
Zemmour, « condamné une nouvelle fois
pour incitation à la haine, qui débite
des propos clairement racistes », apparaît
toujours à l’antenne.
Extrait des déclarations du directeur général de Canal +
« D’une part, la ligne éditoriale de CNews
est variée et fait appel à des personnes
de gauche et des personnes qui défendent
la nation, comme Éric Zemmour. D’autre
part, tout le monde s’en est saisi parce
que CNews est la chaîne qui dénonce
ce qui se passe dans le pays et qui
essaye d’éclairer les Français avec des
avis divers et variés », explique Frank
Cadoret. Le directeur argumente ensuite
pour justifier la sortie de Zemmour sur les
mineurs isolés. Le PV reprend les propos
exprimés par le directeur : « Certes, cela
n’arrange pas les politiques, et c’est pour
cela qu’il y a une saisie, mais il ne voit
pas en quoi ces propos étaient racistes.
» Le patron de Canal + va même plus loin.
Pour légitimer les théories avancées par
Zemmour, il évoque l’attentat devant les
anciens locaux de Charlie Hebdo durant
lequel deux salariés de l’agence Premières
Lignes ont été gravement blessés. Et
n’hésite pas non plus à accumuler des
erreurs juridiques sur les mineurs isolés :
« Le contexte a été oublié : deux pauvres
personnes se sont fait découper au hachoir
par un soi-disant mineur isolé il y a
une dizaine de jours. Cette personne,
finalement, n’était pas un mineur isolé,
mais un majeur qui n’avait pas fourni
sa carte d’identité et qui avait menti
sur son nom. Encore une fois, il y a
eu un défaut de procédure de l’État
puisqu’un juge d’instruction n’a pas tenu
compte des propos des fonctionnaires de
l’aide sociale qui considéraient que cette
personne n’était pas mineure.
Éric Zemmour a dit qu’il n’accepterait
pas les mineurs isolés en arguant du fait
que, pour des raisons humanitaires, leur
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place était auprès de leurs parents. De
plus, le papa de ce jeune homme est au
Pakistan, qui n’est pas en état de guerre.
Les mineurs isolés sont acceptés lorsqu’ils
viennent d’un pays en guerre tel que la
Syrie. »
Laurent d’Auria interrompt alors le
directeur pour lui préciser qu’il ne « lui
demande pas de justifier les propos d’Éric
Zemmour » ni de « partager ses opinions
personnelles ». « Ce ne sont pas des
opinions personnelles », proteste alors
Frank Cadoret. Ce dernier affirme ensuite,
à tort, que Zemmour n’a pas dit que
« tous » les mineurs isolés étaient « des
violeurs, des assassins, des tueurs ». «
Frank Cadoret a entendu “la plupart”, il
n’a pas dit “tous” », peut-on lire sur le
PV.
Extrait des déclarations du directeur général de Canal +
Face à la vive réaction du syndicaliste
Laurent d’Auria, le directeur général met
alors en avant le succès de l’émission
de CNews. « Son audience a doublé »,
avance Frank Cadoret. Et de fanfaronner :
« Depuis un an, comme cela s’est encore
constaté la semaine passée, CNews fait
plus que BFM et LCI réunis sur ses
créneaux horaires, ce qui améliore la
situation économique. »
Lorsqu’un autre syndicaliste s’indigne
une nouvelle fois de la sortie sur les
mineurs isolés, Frank Cadoret insiste
en disant à propos de Zemmour avoir
seulement « entendu quelqu’un qui
défendait l’autorité patriarcale, qui n’est
pas dans la Constitution française ».
Lors de cette réunion, Laurent d’Auria
précise au directeur qu’il trouve ses propos
« extrêmement graves », notamment
lorsqu’il oppose le polémiste supposé seul
« défenseur de la nation », contre les
invités de gauche qui ne le seraient pas.
D’après le PV, le directeur tente alors
de faire marche arrière en disant avoir
commis « un lapsus » : « Frank Cadoret
n’a pas dit cela. Il a dit qu’Éric Zemmour
défend effectivement la nation, il n’est pas
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d’extrême droite. Il n’a pas dit que les gens
de gauche ne défendaient pas la nation »,
peut-on lire.
« Est-ce choquant d’entendre à l’antenne
des propos que la DRH de Canal + devrait
condamner s’ils étaient prononcés par un
salarié du groupe ? », demande Laurent
d’Auria à la DRH du groupe. Frank
Cadoret interrompt les syndicalistes pour
s’appuyer une nouvelle fois sur l’attentat
du 25 septembre : « Il n’aurait pas fallu
accepter cette personne pakistanaise qui
a découpé en morceaux… »« Ces propos
sont honteux », rétorque alors Laurent
d’Auria.
Extrait des déclarations du directeur général de Canal +
Le directeur insiste encore et dit ne « pas
avoir entendu d’incitation à la haine
raciale parce qu’il n’y a pas de race
derrière le terme mineur isolé ». « Il n’est
pas possible de dire que ce type n’est
ni brillant ni très cultivé, à l’instar de
Marc Menant [un journaliste de CNews –
ndlr] », lâche enfin Frank Cadoret, avant
de promettre aux élus « qu’il relatera cette
conversation à Éric Zemmour ».
En interne, cet échange a suscité colère
et incompréhension. « Cette réunion était
vive, on ne s’attendait pas du tout à cette
réponse et à une défense de l’idéologie
même de Zemmour par la direction du
groupe », témoigne auprès de Mediapart
un syndicaliste présent à ce comité. « Ce
qui est choquant, c’est que tout ce discours
de Frank Cadoret est à considérer comme
la position officielle de la direction »,
ajoute-t-il. Après cette réunion tenue le
7 octobre, la direction de Canal + n’a
pas voulu amender le PV en précisant
par exemple qu’il s’agissait des opinions
personnelles du directeur général. Non,
elle a validé ce compte rendu dans son
intégralité. « Comment comprendre le
groupe Canal qui d’un côté promeut
des initiatives progressistes, mais défend
dans le même temps Zemmour et va
jusqu’à reprendre et soutenir ses thèses
64
racistes ? », interroge ce syndicaliste. Joint
par Mediapart, le groupe Canal + précise
ne vouloir faire « aucun commentaire ».
En 2019, le CSA avait mis en demeure
CNews après des propos tenus par
Zemmour sur l’islam et la colonisation
de l’Algérie. Si le groupe Canal + avait
défendu son éditorialiste star, il s’était
contenté de mettre en avant « l’expression
du pluralisme des courants de pensée et
d’opinion ».
A l’université Aix-
Marseille, une professeure
de droit compare l’islam à
une MST
PAR FAÏZA ZEROUALA ET KHEDIDJA ZEROUALI
LE MERCREDI 9 DÉCEMBRE 2020
Des étudiants travaillent dans une salle de
cours de l'université Aix-Marseille, le 19
novembre 2020. © NICOLAS TUCAT / AFP
Une professeure de droit a tenu des propos
jugés islamophobes devant près de 600
étudiants, fin octobre, comparant l’islam
à une « MST », puis à une « RST »,
« religion sexuellement transmissible ». La
LDH a annoncé lundi avoir saisi la justice
pour injure raciale. « De tels propos ne
sont pas en cohérence avec ce que défend
l’établissement », réagit le président de
l’université.
«Si ce n’est pas en cours avec mes
professeurs que je me sens en sécurité,
où puis-je me sentir en sécurité ? »
Étudiante en première année du master
droit des affaires à l’université Aix-
Marseille (AMU), Asma* raconte avoir
été tellement choquée par les propos
de son enseignante qu’elle n’en a pas
dormi de la nuit. « Il y a ces propos
particulièrement graves et il y a aussi
le contexte qui fait qu’en tant que
musulmane, ce n’est pas toujours facile. »
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Le 27 octobre 2020, les étudiants en
première année de master de droit privé et
de droit des affaires de l’université Aix-
Marseille ont été arrachés de la torpeur
des cours en distanciel avec brutalité. Une
demi-heure après le début du cours de
« Théorie générale des conflits de loi », la
professeure Gwendoline Lardeux a énoncé
que « l’un des plus grands problèmes
qu’on a avec l’islam, et ce n’est pas le
seul malheureusement, c’est que l’islam
ne reconnaît pas la liberté de conscience.
C’est quand même absolument terrifiant ».
Des étudiants travaillent dans une salle de
cours de l'université Aix-Marseille, le 19
novembre 2020. © NICOLAS TUCAT / AFP
Elle a poursuivi sa démonstration en
établissant un lien direct entre islam
et islamisme, deux semaines après
l’assassinat de Samuel Paty, le 16
octobre 2020, à Conflans-Sainte-Honorine
(Yvelines). « La décapitation d’un
professeur d’histoire-géographie qui a dit
et fait ce qu’il avait le droit et le devoir
de faire, vient de là. On n’a aucune liberté
de conscience en islam ! Donc, si on naît
d’un père musulman, on est musulman à
vie. Une sorte de religion sexuellement
transmissible, je n’ai jamais compris. On
dirait du judaïsme, c’est pareil, c’est par
la mère. Une sorte de MST, de RST, de
religion sexuellement transmissible. »
Contactée par Mediapart, l’enseignante
assume avoir tenu ces propos
questionnant, selon elle, la liberté de
conscience absente en islam. Elle retrace
avec précision et force détails son cours du
27 octobre. Elle a choisi de faire travailler
ses étudiants sur un arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme portant
sur un litige autour de la question du droit
musulman et de l’héritage. L’explication
a duré plus d’une dizaine de minutes, dit-
elle, retraçant point par point les questions
soulevées lors de ce cours. Elle juge que
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.65/99
la vidéo, de près de deux minutes, est «
tronquée ». Elle précise aussi avoir parlé «
d’islam » et non pas des musulmans, une
nuance importante à son sens.
Gwendoline Lardeux considère que son
« point de vue » peut être discuté
mais nie avoir convoqué une analogie
médicale qui serait injurieuse. « Je n’ai pas
comparé ça à une maladie. J’ai parlé de
religion sexuellement transmissible, pas
de maladie : si on considère qu’on ne
peut pas abjurer l’islam quand on est
né dans une famille musulmane, [qu’]on
est musulman par le père et qu’on ne
peut pas abjurer, cela fait de l’islam une
religion sexuellement transmissible, ce qui
n’est pas concevable. Il n’y a pas de
religion transmissible par le sang, c’est
une question de volonté libre et quelle que
soit la religion. »
Les explications de l’enseignante sur
l’absence, dans sa bouche, de distinguo
entre islam et islamisme sont encore
plus emberlificotées. Gwendoline Lardeux
considère qu’« il s’agit d’un objet de
débat. C’est peut-être malheureux mais
les attentats sont commis par ceux qui les
commettent au nom de l’islam. C’est un
fait. Débattons-en, fort bien ».
Elle dit comprendre que « cela puisse
émouvoir ». Mais, poursuit Gwendoline
Lardeux, « là aussi [elle] souhaite
souligner qu’à la suite de [s]on cours,
[elle] n’[a] reçu aucun commentaire » :
« L’émotion n’est pas raison. 560
étudiants sont inscrits à ce cours et il s’agit
d’une étudiante particulièrement émue
par ces propos et qui souhaite visiblement
alimenter une certaine polémique. Dont
acte. »
L’enseignante affirme ne déceler « aucune
émotion collective » et rappelle que les
étudiants auraient pu réagir via le tchat
notamment car, bien qu’à distance, le
cours reste interactif.
Celui-ci est resté une semaine sur la
plateforme de l’université, Ametice, avant
d’être supprimé. Mais certains étudiants
souhaitant retravailler le cours un peu plus
tard l’avaient enregistré. Une étudiante,
visiblement choquée par les propos de
65
l’enseignante, a décidé d’en partager un
extrait sur Instagram avec le commentaire
suivant : « Sincèrement, j’en ai entendu
des critiques sur l’islam, mais là on arrive
à un niveau… On ne peut pas rester les
bras croisés à ne rien faire. » Mediapart a
tenté de contacter l’étudiante à l’origine de
la vidéo devenue virale, sans succès.
C’est aussi sur les réseaux sociaux
que Jean-Philippe Agresti, doyen de la
faculté de droit d’Aix-Marseille (et ex-
candidat aux municipales sur la liste Les
Républicains de Martine Vassal), a pris
connaissance de ces propos. « Je n’ai pas
été saisi par les étudiants, indique-t-il à
Mediapart. J’ai été tagué sur les réseaux
sociaux. Un samedi, au début du mois
de novembre, il y avait l’enregistrement.
Quelques heures après, il a été supprimé. »
Jean-Philippe Agresti assure ne pas
avoir reconnu, d’abord, la voix de la
professeure. Il semble pourtant bien
la connaître puisqu’il a préfacé un
ouvrage qu’elle a coécrit, PMA et GPA,
comprendre pour agir, livre qui a l’air
d’avoir conquis la section marseillaise
de l’association anti-avortement Alliance
Vita. C’est devant ses membres que
le 14 janvier 2019, l’enseignante était
invitée à présenter ses thèses. Son éditeur,
L’Harmattan, les résume en ces termes :
« La prise en charge de la PMA
pour toutes par la Sécurité sociale ne
poussera-t-elle pas à rendre responsables
d’autres demandes d’ordre non médical
d’intervention sur le corps, voire à
une corrélation entre homosexualité et
pathologie ? Le droit des femmes à la
maternité implique celui des hommes à la
paternité, qui ne peut se réaliser que par la
GPA. Quelles en sont les conséquences ?
» Dans un message adressé à Mediapart,
le doyen a précisé que l'ouvrage est
issu « d'un colloque scientifique qu'elle
a co-dirigé... C'est au titre de doyen que
j'appose le mot d'ouverture... Comme tous
les doyens de la Faculté font sur les
ouvrages publiés depuis des décennies. »
Jean-Philippe Agresti et le président de
l’université, Éric Berton, ont ensuite
authentifié l’extrait et identifié la
professeure à l’origine de ces propos,
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le 9 novembre 2020. « Quand la vidéo
est publiée sur les réseaux sociaux, bien
qu’elle ait été rapidement supprimée, nous
sommes quelques jours après l’assassinat
de Samuel Paty, rappelle Jean-Philippe
Agresti. On a d’abord prévenu les
renseignements territoriaux, pour mettre
tout le monde en sécurité. »
À ce moment-là, le doyen estimait que
répondre sur les réseaux sociaux aux
étudiants en colère aurait pu mettre toute la
communauté universitaire en danger. Dès
le 9 novembre, ajoute-t-il, une attention
particulière a été donnée à la sécurité de
l’établissement. Le premier ministre avait,
quelques jours auparavant, le 4 novembre,
décidé d’élever le plan Vigipirate à son
plus haut niveau, après plusieurs attentats
terroristes commis en France à quelques
jours d’écart.
Pour justifier ses propos, Gwendoline
Lardeux invoque elle aussi le contexte
général et l’émotion suscitée par la
décapitation de l’enseignant de Conflans-
Sainte-Honorine. « L’expression “RST”
qui crée la polémique, je l’ai employée
vraiment sous le coup de la colère. Parce
que ce cours est un cours qui date du
27 octobre, soit à peine dix jours après
l’assassinat de Samuel Paty. Je ne sais pas
si vous avez conscience de la déflagration
que cet assassinat extrêmement violent a
entraînée parmi le corps enseignant, peut-
être parce que je suis fille d’un professeur
d’histoire-géo… »
Le doyen explique s’être d’abord
entretenu avec le représentant du Conseil
représentatif des institutions juives de
France (CRIF) au niveau local, à deux
reprises. Ce dernier avait été directement
alerté par un étudiant le 8 novembre.
« Le président connaît mon engagement
en tant que doyen à l’université, contre
les discriminations. Il connaît aussi mon
engagement personnel, parce que je
suis moi-même marié avec une personne
musulmane », précise Jean-Philippe
Agresti. Aucune association musulmane
n’a été conviée à la discussion ni ne s’est
manifestée auprès de l’université.
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Ce même lundi 9 novembre, le doyen
appelle l’enseignante. « Je lui fais un
rappel à l’ordre très ferme. Je l’informe
que tout va remonter à la présidence de
l’université. Elle recontextualise, me dit
que c’est un dérapage verbal. On s’en tient
là. »
Pour sa part, le président Éric Berton
indique par mail à Mediapart « que si
les faits sont avérés, ils sont graves. Aix-
Marseille Université est engagée dans la
lutte contre toutes les discriminations et
de tels propos ne sont pas en cohérence
avec ce que défend l’établissement ». Il
déclare que cette affaire a été traitée en
interne « pour des raisons évidentes de
sécurité, suite au drame de Samuel Paty
».« Depuis le début, je suis favorable,
comme le doyen Agresti, à la saisine de la
section disciplinaire, afin de traiter dans
ses différents aspects cette affaire. Ma
vice-présidence égalité et lutte contre les
discriminations est bien sûr mobilisée. »
Relancée par l’intermédiaire de la
directrice de communication de
l’université pour savoir si la saisine
était effective ou non (plusieurs semaines
après les faits), celle-ci nous répond : «
La saisine nécessite une procédure, la
procédure est en cours. »
Dès mardi 10 novembre, deux étudiantes
auraient saisi par mail le doyen, qui
avait choisi de ne pas répondre sur
les réseaux sociaux. Nous n’avons, pour
l’heure, pas eu accès à ces échanges de
mails. « C’est bien d’avoir des étudiants
citoyens. Je leur rappelle que l’université
est très engagée dans la lutte contre
les discriminations. Je leur dis même,
en faisant un peu le professeur, qu’elles
doivent faire attention, tout de même,
à ne pas jeter l’opprobre sur toute
la communauté universitaire, comme si
tout le monde était raciste ou antisémite
», résume Jean-Philippe Agresti, qui
s’étonne de l’intérêt soudain que soulèvent
ces propos tenus fin octobre.
Il souligne que deux conseils de faculté
se sont tenus depuis, en présence des élus
étudiants et enseignants, sans jamais que le
sujet soit mis sur la table. « J’ai même reçu
les associations étudiantes pour travailler
66
avec elles sur les examens. Là aussi, pas
un mot. J’en ai déduit qu’ils savaient déjà
que la situation était gérée comme il le
fallait. »
L’affaire agite en tout cas aujourd’hui
l’université. À tel point que mardi
8 décembre, Jean-Philippe Agresti a
annoncé à Mediapart avoir déposé plainte
pour diffamation contre les rédacteurs de
tweets accusant l’université de ne pas
avoir réagi. Le doyen indique également
avoir demandé la protection fonctionnelle,
qui permet aux fonctionnaires d’obtenir
une assistance juridique.
Plainte pour « injure raciale »
D’après nos informations, la section locale
de l’Unef a été destinataire de plusieurs
messages d’étudiants agacés par les
propos de l’enseignante. Sollicitée, l’Unef
n’a cependant pas souhaité répondre à nos
questions. De son côté, le doyen l’assure,
il n’a jamais été alerté sur des propos et
comportements discriminants auparavant,
ni de la part de cette professeure de droit,
ni de la part d’aucun autre enseignant.
Le doyen et le président de
l’université disent avoir écrit un courrier
formel à l’enseignante, ménageant
un équilibre complexe entre respect
des libertés académiques, lutte contre
les discriminations et sécurité des
établissements. « On essaie de tenir les
trois morceaux en même temps, c’est
difficile mais on le fait », assure Jean-
Philippe Agresti. Les services juridiques
seraient saisis, la référente aux luttes
contre la discrimination aussi. « La
procédure se poursuit », affirme le doyen,
alors que l’enseignante continue de donner
cours.
Étudiante en droit à l’université d’Aix-
Marseille, Soraya* a eu Gwendoline
Lardeux en classe l’année dernière. Elle
a eu vent de l’affaire par des amies
de master 1 ayant assisté à ce cours.
Au départ, elles n’ont pas réagi car,
disent-elles, elles sont habituées aux
piques de l’enseignante. Soraya a elle-
même demandé à écouter l’enregistrement
en question. Elle confie avoir été
bouleversée par cette comparaison entre
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islam, judaïsme et maladie sexuellement
transmissible. « Ce sont des propos dignes
d’une sombre période de l’histoire et
pourtant moi je ne crie jamais au racisme,
ni rien, mais là, c’est trop grave. »
L’étudiante raconte que cette enseignante
a tenu à intervalles réguliers des discours
qu’elle juge « hors de propos ». À de
multiples reprises, elle aurait formulé des
remarques négatives sur le droit musulman
en s’exclamant : « Voilà, c’est encore cette
religion. » Mais rien qui tombe sous le
coup de la loi ou qui ait fait l’objet d’une
saisine des instances de l’université.
Son insistance pour que les étudiantes qui
portent le voile laissent apparaître leurs
oreilles pendant les partiels a laissé une
impression désagréable à certaines d’entre
elles. C’est le cas de Lila*, ancienne
étudiante à l’université Aix-Marseille, qui
a suivi le cours de Gwendoline Lardeux
deux années de suite. Elle a vu circuler
dans son cercle amical l’extrait de la
vidéo. « Elle parlait souvent d’islam
pour expliquer que l’homme est supérieur
en islam à la femme, que la femme
hérite d’un quart ou d’un tiers, ce genre
de choses…Mais là, c’est plus explicite,
explique la jeune femme. J’ai souri mais je
n’ai pas été surprise. En classe, elle avait
pour habitude de tout ramener à l’islam,
même quand ce n’était pas le sujet. Pour
ma part, j’ai toujours fait abstraction de
ces remarques ou exemples. »
Lila a conservé un souvenir désagréable
des partiels passés sous le regard de
l’enseignante. Elle se souvient d’avoir été
« assez stressée » par une journée au cours
de laquelle elle a dû passer deux examens.
La professeure de droit lui a demandé
avec insistance de laisser apparaître ses
oreilles pour vérifier qu’elle n’y avait pas
dissimulé des écouteurs sans fil ou une
oreillette.
Elle s’est exécutée et a gagné sa place. «
Et là, elle a insisté pour que je montre
mes oreilles durant toute l’épreuve, alors
que mon voile était trop serré. Je lui
dis que c’est impossible. À part si je
l’ôtais totalement ou si je tenais le tissu
durant tout le temps. Madame Lardeux est
revenue et m’a dit quelque chose comme :
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“Mais vous ne comprenez pas quand je
vous parle, vous ne comprenez pas le
français, je vous demande de me montrer
vos oreilles pendant toute l’épreuve.”
»Lila s’est sentie mal à l’aise car plus
d’une centaine d’élèves la fixaient. «
Elle n’a pas demandé à toutes les filles
d’attacher leurs cheveux, qui peuvent
cacher ce qu’elles veulent… »
« Des allégations sans fondement », balaie
aujourd’hui l’enseignante.
Et sur le terrain du droit ? Véronique
Champeil-Desplats, professeure de droit
public à l’université Paris-Nanterre,
rappelle que la qualification de tels propos
reste à l’appréciation des juges, qui
pourront déterminer s’ils sont constitutifs
ou non d’un délit pénal, comme un appel
à la haine par exemple. « Dans le cadre
général de l’enseignement supérieur, il
faut parvenir à déterminer si ces propos
blessent ou choquent et vont au-delà
de la liberté d’expression propre à
l’enseignement supérieur. »
Pour cela, rappelle encore Véronique
Champeils-Desplats, l’article L141-6 du
code de l’éducation peut aider à délimiter
les contours de l’acceptable : « Le service
public de l’enseignement supérieur […]
respecte la diversité des opinions. Il
doit garantir à l’enseignement et à
la recherche leurs possibilités de libre
développement scientifique, créateur et
critique. »
Mais elle considère que ces propos de
Gwendoline Lardeux peuvent tomber sous
le coup de la loi : « Compte tenu de
l’ensemble et du détail de ces propos,
l’injure raciale se plaide légitimement.
L’ambiguïté des propos, au regard de
l’infraction, tient à ce que l’auteure
s’en prend à des religions et non
directement à la race : elle ne parle
qu’indirectement de la race par l’analogie
opérée avec les maladies sexuellement
transmissibles, analogie qui se termine
par la métaphore “religion sexuellement
transmissible”. C’est cette argumentation
qui est la plus problématique et peut
permettre de conclure à la constitution
d’un délit ; elle opère le glissement vers
un registre injurieux. L’argumentation
67
souffre également du contexte de
l’ensemble des propos, à savoir :
deux jugements de valeur aggravants :
“un des plus grands problèmes qu’on
a avec l’islam, et ce n’est pas le
seul malheureusement”, ainsi que “c’est
quand même absolument terrifiant”. Et un
amalgame entre islam et islamisme. Je
comprends donc qu’il soit porté plainte,
pour ne pas rester sans réaction. »
« La liberté d’expression pour les
enseignants-chercheurs est garantie dans
le cadre de leurs cours et de ce qu’ils
écrivent, et est plus large que celle des
enseignants du secondaire, par exemple,
poursuit Véronique Champeil-Desplats.
Nous n’avons pas de soumission à
l’inspection et pas de hiérarchie. On y tient
pour le meilleur et le pire. »
S’agissant de la professeure d’Aix-
Marseille, elle ajoute : « Je ne parie pas
à 100 % que les juges condamneront.
Ils disposent d’une marge d’appréciation
liée aux références indirectes, par
analogie, à la race, et à l’amplitude
de la liberté d’expression dans le cadre
des enceintes universitaires. Peut-être
pourraient-ils donc, pour condamner,
s’appuyer sur l’ensemble des propos, ou
encore retenir qu’il ne s’agit plus du
tout d’une démonstration scientifiquement
argumentée, mais d’une opinion
personnelle qui dépasse l’enseignement
d’un savoir. »
Pour Véronique Champeil-Desplats, il
reste difficile de déterminer la frontière.
Elle met l’accent sur « les dérives qui
peuvent être craintes dans le monde
universitaire, à l’heure où beaucoup
estiment que les libertés académiques
sont rognées de toutes parts ». D’où le
tollé suscité, il y a quelques semaines,
dans ce même monde universitaire, par
l’amendement Darcos, neutralisé depuis,
qui entendait soumettre les libertés
académiques « aux valeurs de la
République ».
Dans les universités, lorsque des faits
potentiellement délictuels sont signalés,
notamment dans les commissions de lutte
contre les discriminations, une enquête
interne doit être diligentée pour recueillir
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davantage d’éléments et déterminer des
sanctions éventuelles, du rappel informel à
l’avertissement, par exemple.
Dans les faits, les signalements peuvent
parfois ne jamais aboutir, comme l’illustre
l’affaire Aram Mardirossian, du nom
de cet enseignant titulaire en histoire
du droit à Paris I Panthéon-Sorbonne,
qui a tenu fin septembre des propos
homophobes et transphobes en cours,
comparant zoophilie et homosexualité.
Si l’université a condamné ses propos,
l’enseignant a simplement écopé d’un
rappel à l’ordre. De son côté, celle de Lille
a refusé de sanctionner un enseignant de
sport qui refusait d’admettre à son cours
toutes les étudiantes qui portent le voile,
des faits qu’il a reconnus.
La Ligue des droits de l’homme (LDH)
a annoncé lundi 7 décembre dans un
communiqué avoir saisi le procureur
de la République du tribunal judiciaire
d’Aix-en-Provence d’une plainte pénale
à l’encontre de Mme Lardeux, pour les
propos qu’elle a tenus, sur le fondement de
l’article 33 de la loi de 1881.
Son président d’honneur, l’avocat Michel
Tubiana, considère auprès de Mediapart
qu’il s’agit d’une injure raciale et que cela
vaut sanction. « Ce n’est pas une question
de liberté d’expression, elle ne formule pas
une critique de l’islam ou du judaïsme,
mais elle formule un jugement de valeur
porté sur deux religions en des termes
injurieux et avec du mépris. Elle peut
penser ce qu’elle veut mais elle ne peut pas
les comparer à une maladie contagieuse,
avec ce que ça peut comporter d’arrière-
plan nauséabond et d’injure. »
Pour lui, l’enseignante est de surcroît
tenue à une certaine « exemplarité » vis-
à-vis de ses étudiants. De manière plus
large, Michel Tubiana considère que cette
affaire est révélatrice d’une atmosphère
tendue. « Cette dame se lâche et elle est
la conséquence d’autres dérapages dans
cette atmosphère générale. Je ne sais pas
si elle coutumière du fait mais elle est dans
l’air du temps, dans ce que certains se
sentent autorisés à faire. Il y a bien un
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condamné pour racisme [Éric Zemmour –
ndlr] qui continue de tenirune chronique
quotidienne sur CNews… »
Boite noire
Mise a jour: ce papier a été actualisé
après publication Mardi 8 décembre à
23h50 avec l’ajout du commentaire de
Jean-Philippe Agresti concernant la raison
pour laquelle il a signé la préface
de l'ouvrage co-dirigé par Gwendoline
Lardeux.
Liberté d’expression: d’une
époque l’autre, retour sur
la grande loi de 1881, que
Macron veut torpiller
PAR LAURENT MAUDUIT
LE MARDI 8 DÉCEMBRE 2020
Les débats à la Chambre des députés
de la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse et de la parole
permettent de mesurer la grave régression
démocratique que constitue le système
de comparution immédiate voulu par
Emmanuel Macron dans le cadre du projet
de loi sur les principes républicains.
L’histoire est parfois injuste. Des grands
hommes qui ont défendu au cours des
derniers siècles la liberté de la presse et
de la parole, on ne retient le plus souvent
que quelques noms, mais pas tous. Camille
Desmoulins (1760-1794), qui voyait en la
presse « la sentinelle » de la démocratie,
est ainsi passé à la postérité pour avoir
joué un rôle majeur dans la défense de
ces principes dès le début de la Révolution
française et contribué, avec l’appui de
Robespierre (1758-1794), à la rédaction du
célèbre article 11 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen : « La
libre communication des pensées et des
opinions est un des droits les plus précieux
de l’homme : tout citoyen peut donc
parler, écrire, imprimer librement, sauf à
répondre de l’abus de cette liberté dans les
cas déterminés par la loi. »
Parmi ces grandes voix, il y a
encore celle d’Alexis de Tocqueville
(1805-1859) qui, écrivant son ouvrage De
68
la démocratie en Amérique dans les
années 1835-1840, rappelle les principes
sur lesquels la démocratie s’est construite
au XVIIIe siècle, en France aussi bien
qu’aux États-Unis. Et puis, il y a surtout
la voix de Victor Hugo (1802-1885), la
plus forte de toutes, la plus remarquable
aussi, qui, avec vigueur, défend les
valeurs universelles qui sont celles de
la République, à l’occasion notamment
de deux discours, l’un prononcé le
11 septembre 1848, depuis la tribune
de l’Assemblée constituante, et l’autre
presque deux ans plus tard, le 9 juillet
1850, toujours depuis la tribune de
l’Assemblée nationale.
Mais dans cette longue généalogie
démocratique qui fait de la presse un
fondement majeur de la démocratie, on
omet le plus souvent de citer un nom, celui
de Georges Clemenceau (1841-1929).
Sans doute y a-t-il une explication à
cette omission. Dans la longue carrière
politique qu’il connaît, on ne se souvient
fréquemment que de son rôle comme
ministre de l’intérieur, quand il réprime
avec violence les grandes grèves de
l’année 1906 ; ou son rôle de « Père-
la-Victoire », quand il pourchasse les
défaitistes ou les pacifistes, ou mate les
rébellions dans l’armée, à la fin de la
Première Guerre mondiale. Et du même
coup, on oublie ce qu’a été sa jeunesse
politique, et ses combats démocratiques,
du temps où, militant dans le camp des
républicains, il se range du côté des
« radicaux » et polémique contre les
« opportunistes ». Et on oublie aussi le rôle
majeur qu’il joue, contre les républicains
modérés ou les monarchistes, dans le long
et passionnant débat parlementaire qui
conduit à la fameuse loi du 29 juillet 1881
sur la liberté de la presse et la liberté de
parole.
S’il s’engage de la sorte, c’est qu’une
décennie plus tôt, de 1865 à 1869, il a
longtemps séjourné aux États-Unis et y a
été le correspondant du journal Le Temps.
Et durant ces années, au cours desquelles
il a découvert les vertus libérales de la
démocratie américaine et du rôle de la
presse, il s’est forgé de fortes convictions
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démocratiques, qui transparaissent quand
il est question de faire en 1881 une loi
sur la liberté de la presse. La détestation
de l’empire et la sympathie pour la
démocratie américaine le conduisent à
s’engager fortement.
Loi du 29 juillet 1881
Avec le recul, il y a un immense intérêt
à se replonger dans ce grand débat
parlementaire. La lecture de cet ancien
débat fonctionne comme un électrochoc.
Cela permet d’abord de mesurer la
gravité de la régression démocratique dans
laquelle Emmanuel Macron veut entraîner
le pays, en réformant cette loi du 29 juillet
1881, à la faveur de dispositions qui ont
été instillées par le garde des Sceaux Éric
Dupond-Moretti dans le projet de loi sur
le séparatisme (rebaptisée projet de loi
visant à renforcer la laïcité et conforter
les principes républicains), lequel doit être
examiné le 9 décembre par le conseil
des ministres. Car cette loi de 1881est la
première traduction législative des idéaux
des Lumières et de la Révolution française
à ses débuts. Comme Mediapart l’a déjà
longuement documenté, la remettre en
cause ou la vider de sa substance, c’est
ébranler l’un des principaux piliers de
notre démocratie.
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En somme, au réveil démocratique de
1881 répond le naufrage démocratique de
2020.
Emile de Girardin © Nadar (BNF)
De cette disposition voulue par Emmanuel
Macron pour vider la loi de 1881 de son
contenu, on connaît en effet, dès avant
le conseil des ministres du mercredi 9
décembre, les grandes lignes. Le garde
des sceaux, Éric Dupond-Moretti, a fait
publier une note la semaine passée,
qui résume l’ambition de cette contre-
réforme. Et le Conseil d’État a lui-même
rendu un avis sur cet avant-projet de
loi sur le séparatisme, qui permet de
mieux cerner les intentions liberticides
du gouvernement, avis qui a été publié
par un blog d’avocat (on trouvera sous
l'onglet « Prolonger » la partie de l'avis
qui concerne spécifiquement la liberté de
la presse).
Pour mesurer ce qui se prépare, il
suffit donc de se replonger dans le
climat profondément libéral du débat
parlementaire de 1881, et d’observer
ensuite par contraste en quoi le projet
d’Emmanuel Macron est, lui, gravement
liberticide.
Le débat sur cette proposition de loi sur
la liberté de la presse commence à la
Chambre des députés le 24 janvier 1881
et on en trouve le compte rendu dans le
Journal officiel du lendemain, toujours
69
accessible aujourd’hui grâce aux archives
Gallica de la Bibliothèque nationale. La
proposition de loi a été préalablement
préparée par une commission présidée
par Émile de Girardin (1802-1881), l’un
des journalistes les plus connus du XIXe
siècle, pour avoir fondé notamment La
Presse. Et le rapporteur est l’un de ses
proches, Eugène Lisbonne (1818-1891),
qui fut exilé sous le Second Empire.
Les premiers échanges donnent le ton.
Si la IIIe République n’a vu le jour six
ans plus tôt, presque par hasard, du fait
de l’indécision et la division du camp
royaliste, grâce au vote de l’amendement
Wallon, les républicains les plus hardis
entendent bien pousser leur avantage et
offrir au pays la liberté de la presse et de
parole, qui lui ont été refusées de manière
presque continue depuis 1793.
À l’occasion d’une séance qui est
présidée par Léon Gambetta (1838-1882)
et à laquelle assiste le président du
conseil, Jules Ferry (1832-1893), le
rapporteur Eugène Lisbonne explique
donc longuement l’ambition du texte :
« Ce projet de loi, accepté par le
gouvernement, donne satisfaction aux
intentions libérales de la Chambre. » Puis,
il raconte que ce texte est le produit du
travail de la commission mais aussi des
travaux antérieurs, et notamment d’une
proposition de loi qui n’a pas abouti et qui
avait été préparée en 1876 par le député
Alfred Naquet (1834-1916) – un proche de
Bakounine. Et Eugène Lisbonne cite alors
Alfred Naquet dont il s’est inspiré : « En
1876, j’avais eu l’honneur de proposer
à la Chambre précédente l’abrogation de
toutes les lois et décrets qui restreignent
la liberté de la presse. Je croyais alors,
et je crois encore, qu’en fait de presse,
comme en fait de liberté de réunion et
d’association, la meilleure des lois est
l’absence de lois ; ou plutôt, adoptant
l’idée qu’exposait dernièrement M. Louis
Blanc, dans un remarquable discours
prononcé hors de cette enceinte, qu’il
faudrait pour toute loi une disposition
constitutionnelle consacrant le principe de
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liberté – liberté qu’il serait interdit au
pouvoir législatif lui-même de restreindre,
ainsi que c’est le cas en Amérique. »
« La meilleure des lois est l’absence
de lois »… La formule empruntée à
Alfred Naquet résume à elle seule
l’esprit libéral de la proposition de
loi présentée par Eugène Lisbonne,
dont l’article 1 est le prolongement le
plus spectaculaire : « L’édition et la
librairie sont libres. » L’inspiration des
républicains est alors transparente : les
promoteurs de la proposition de loi
s’inscrivent dans la filiation démocratique
américaine qui a fait de la liberté de
la presse et de la liberté d’expression,
au moyen notamment du premier
amendement, la valeur cardinale de la
démocratie. En quelque sorte, ils veulent
rattraper le retard de près d’un siècle que
la France a connu du fait de l’Empire et de
la monarchie, qui ont constamment promu
des législations de censure, et qui ont
donc bafoué l’idéal porté par la Révolution
française, ou par la Déclaration des droits
aux États-Unis.
Poursuivant sa présentation du texte,
Eugène Lisbonne continue d’expliquer
que la liberté en est le premier principe :
« Au fond, – et ici j’arrive au caractère
essentiel de la loi proposée –, elle concilie
deux principes généraux : la liberté et
la responsabilité ; la liberté, principe de
droit naturel ; la responsabilité, principe
d’ordre social. Ces deux principes
se reflètent dans notre loi. Elle est
une application des doctrines les plus
avancées ; elle s’est impressionnée avant
tout des déclarations de 1789 et de 1791 ;
elle a puisé dans toutes les chartes qu’a
le plus animées le souffle de la liberté.
La liberté ! en quoi peut-elle consister
ici ? Elle ne peut consister que dans
l’affranchissement de toutes les mesures
qui la restreignent ; c’est-à-dire de toutes
les mesures purement préventives. La loi
projetée les supprime toutes ; il n’en reste
pas une seule. »
Et commence peu après le début de
l’examen des articles de la proposition de
loi, dont le fameux article 1, qui est adopté
sans la moindre difficulté.
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Le funeste décret du 17 février
1852
Le lendemain, le 25 janvier 1881, la
séance se poursuit sans encombre, et
de nombreux articles sont à leur tour
amendés, toujours sans difficulté, ni
controverse. Révélateur du climat de
l’époque, il y a juste Émile de Girardin qui
se fâche un moment pour que le brouhaha
cesse et que les députés se montrent plus
attentifs à la proposition de loi : « Il s’agit
d’une liberté au nom de laquelle on a
fait quatre révolutions. On pourrait bien
écouter pendant un quart d’heure… »,
s’agace-t-il.
La séance suivante a lieu le 27 février
1881 donne lieu à un vif échange qui
permet, cette fois encore, de vérifier les
fortes convictions démocratiques libérales
des promoteurs de la proposition de loi.
C’est l’examen de l’article 15, suggéré
par le ministre de l’intérieur et accepté
par la commission, qui provoque la
controverse, article qui est ainsi rédigé :
« Les journaux ou articles périodiques
publiés à l’étranger pourront circuler
en France sans autorisation préalable,
sauf interdiction spéciale de la part
du gouvernement, qui sera portée à la
connaissance du public par arrêté du
ministre de l’intérieur publié au Journal
officiel. »
Avocat et journaliste, proche de Georges
Clemenceau, le député Georges Périn
(1838-1903) dénonce le maintien de la
censure : « Aujourd’hui, les journaux ne
peuvent entrer qu’avec une autorisation
préalable du ministre ; demain, les
journaux étrangers pourront entrer, à
moins que Monsieur le ministre ne s’y
oppose », s’insurge-t-il, faisant, valoir que
les deux systèmes reviennent au même.
« La République n’a à redouter la liberté
où qu’elle existe ni d’où qu’elle vienne »,
poursuit-il, soulignant qu’il n’existe pas
de disposition de ce genre dans « la libre
Angleterre ». « Ainsi donc Messieurs, je
dirai pour me résumer que cet article 15
est en contradiction formelle avec le
principe de votre loi », conclut-il.
70
De son banc, Georges Clemenceau
acquiesce : « C’est le maintien du décret de
1852, moins la franchise. » Une allusion
à la brutalité du Second Empire que tout
le monde comprend : par un décret célèbre
en date du 17 février 1852, Napoléon III
avait placé la presse sous tutelle renforcée,
par une rafale de dispositions liberticides
(autorisation préalable du gouvernement
avant toute création de journal ; système
d’avertissement des journaux pouvant
allez jusqu’à la suspension de parution ;
autorisation préalable pour les dessins de
presse et caricatures…).
Un autre ancien journaliste, Édouard
Lockroy (1838-1913), surenchérit : « C’est
l’empire qui, après avoir supprimé la
liberté de la presse française, n’a pas
voulu que les journaux étrangers puissent
venir dire en France ce qu’on interdisait
de dire aux journaux français […] Voilà
donc ce que vous voulez faire. Vous voulez
revenir aux traditions de l’Empire, vous
voulez nous rendre le décret de 1852 et
porter ainsi une atteinte grave à la liberté
de la presse. »
Pour finir, l’article 15 est pourtant adopté,
mais assorti d’un amendement qui en
restreint considérablement la portée :
« Toutefois, cette interdiction ne pourra
être prononcée que contre les publications
obscènes. »
Et la séance se poursuit sans incident
notable. Tout juste est-elle émaillée par
une intervention remarquée du député
Charles Floquet (1828-1896) – qui sera
plus tard mis en cause dans le scandale
de Panama – pour rappeler la tradition
libérale dans laquelle s’était inscrite la
Révolution française à ses débuts. En
octobre 1792, la France est envahie et des
voix de Constituants se sont élevées, dont
celle de François Buzot (1760-1794), pour
plaider en faveur d’un régime provisoire
de censure, mais on ne voulut pas
l’entendre fait valoir Charles Floquet :
« Buzot monta à la tribune et demanda que
l’Assemblée édicta une loi, qui punirait
de peines sévères, quiconque, qui par
affiche, par écrit ou par tout autre moyen
de publication, provoquerait au meurtre
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ou à la sédition […] La Convention
nationale refusa de voter cette loi. Voilà
les traditions de la Révolution française. »
La séance du 31 janvier 1881 se
déroule, elle, sans controverse notable.
Avocat et journaliste, le républicain
modéré Alexandre Ribot (1842-1923), se
distingue pourtant en faisant une longue
intervention, lors du débat autour de
l’outrage, en pointant, lui aussi, la tradition
libérale qui prévaut aux États-Unis. Il est
contre le projet de loi mais il concède
ceci : « En Amérique, la presse est
absolument libre, si libre que jamais ni les
ministres ni le président de la République
n’auraient la pensée de poursuivre un
journal pour outrage à leur personne,
si sanglant que fût cet outrage. Est-ce
parce que la loi ne met pas d’armes entre
les mains des fonctionnaires comme des
simples citoyens ? Du tout, mais parce
que c’est comme une chose acquise en
Amérique, une sorte de point d’honneur
politique, qu’un homme public ne poursuit
jamais un journaliste. »
Lors de la séance du 5 février 1881, le
débat va, en revanche, soudainement se
tendre. La Chambre commence à examiner
l’article 27 sur les fausses nouvelles,
puis l’article 28 qui prévoit de réprimer
l’outrage à la République, à la Chambre,
au Sénat et au président de la République.
Et se déroule alors une controverse d’un
très grand intérêt, qui longtemps plus
tard, est toujours d’actualité : y a-t-il des
limites à la liberté d’expression ? Dans
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cette hypothèse, qui peut en juger ? Dit
dans notre langage d’aujourd’hui, faut-il
mettre des bornes au « free speech » ?
Théophile Marcou.
C’est un républicain réputé, Théophile
Marcou (1813-1893), opposant résolu à
l’Empire, qui fut pendant un temps maire
de Carcassonne, qui s’emporte le premier
en faisant valoir que la République ne
peut tolérer aucune censure : « La
République est la synthèse de toutes les
idées, de tous les sentiments qui nous ont
soutenus dans nos luttes politiques depuis
près d’un demi-siècle. La République a
été le phare vers lequel nous avons
constamment marché au milieu des périls
et des obstacles ; la République, c’est
l’incarnation de l’idée essentiellement
démocratique, c’est le symbole du suffrage
universel, c’est le triomphe de la liberté
elle-même. […] Elle a fait battre et fait
71
battre encore tant de cœur épris de justice.
Elle est la liberté, elle est la démocratie à
l’état de pouvoir. »
Georges Périn. © E.Polti
Georges Périn défend la même idée, avec
plus de précision : « Je dis que nous
ne devons pas craindre ce qui a fait
courir un danger mortel à tous les autres
gouvernements fasse courir le même péril
à la République […] La République a
aujourd’hui le pouvoir, qu’elle montre
qu’elle n’a pas besoin de la force pour
se défendre, hormis contre les attaques
de la force ! En un mot, cette liberté,
que nous avons réclamée autrefois, non
pas pour nous seulement, mais pour tous,
aujourd’hui qu’à notre tour nous en
sommes les dispensateurs, accordons-la
à tous, aussi grande, aussi complète que
possible. »
Mais pour finir, c’est Georges Clemenceau
lui-même qui prend la parole, et qui fait
un long discours qui n’est pas passé à
la postérité, mais c’est dommage, car il
soulève des questions qui sont décisives
et qui sont, longtemps plus tard, d’une
brûlante actualité.
« Il n’y a de sécurité vraie que
dans la liberté »
Pour commencer, il rappelle le prix
que son père, Benjamin Clemenceau
(1810-1897) a payé pour ses engagements
républicains, envoyé en prison à plusieurs
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reprises sous le Second Empire : « J’ai été
élevé dans l’amour de la République. J’ai
vu mon père frappé au Deux-Décembre.
Plus tard, je l’ai vu partir pour l’Afrique,
enchaîné comme un malfaiteur. » Et
aussitôt, il en tire argument pour faire
une ode à la liberté : « Il n’y a pas un
acte de ma politique où je n’aie vivement
cherché à servir la cause républicaine.
Et je viens défendre ici le principe de
la République, la liberté […] contre
quelques-uns de ceux qui ont aujourd’hui
la prétention de défendre la République
mieux que nous ne saurions le faire et
qui pourtant servaient Bonaparte quand
les républicains étaient proscrits […] La
République vit de liberté ; elle pourrait
mourir de répression, comme tous les
gouvernements qui l’ont précédée et qui
ont compté sur le système répressif pour
les protéger. […] On veut vous faire
décréter que l’outrage à la République est
punissable. Soit. Et puis qu’arrivera-t-il ?
Il y aura des magistrats qui siégeront dans
le prétoire et qui auront pour mission de
dire où finit la discussion et où commence
l’outrage. »
Georges Clemenceau.
Et, prolongeant son remarquable discours,
Clemenceau ajoute : « Qu’est-ce donc,
en effet, que la République, sinon un
gouvernement d’opinion, c’est-à-dire un
gouvernement fondé sur le principe du
respect de la volonté nationale et reposant
par conséquent sur le principe de la
liberté complète de discussion […] Ce
qu’on vous demande de faire est possible
dans un gouvernement monarchique, où
le principe, c’est le roi ou l’empereur.
On peut à la rigueur déterminer ce que
c’est que l’outrage à la personne du
roi ou de l’empereur, qui se confond
avec le principe. Mais aujourd’hui, où
est le roi, où est l’empereur ? […] Le
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72
souverain, c’est le suffrage universel, c’est de faire son choix ; vous vous trouvez en
la nation, gouvernant dans sa liberté et présence de deux systèmes : celui de la
trouvant dans la forme républicaine la répression et celui de la liberté. »
seule garantie de cette liberté. » Et de conclure : « Je sais bien que la
Le propos est bien sûr marqué par tentation est grande d’employer au service
le souvenir de ce qu’a été le régime de la République les instruments de
autoritaire de Napoléon le Petit, mais répression qui devaient servir à protéger
il garde avec le recul une résonance la monarchie. Mais, messieurs, rappelez-
beaucoup plus profonde et donne à vous donc que toutes ces armes ont
réfléchir sur ce qu’est la liberté été impuissantes dans les mains qui les
d’expression. « Vous n’y songez pas, ont maniées ; ayez le courage de les
ajoute Clemenceau, vous avez vaincu briser, de les jeter loin de vous. Répudiez
vos ennemis, les ennemis de la l’héritage de répression qu’on vous offre
République, et cependant vous aviez et fidèles à votre principe, confiez-vous
contre vous les puissances de ce pays, courageusement à la liberté… »
l’administration, la magistrature, l’armée
elle-même spécialement organisée contre
le pays, l’argent lui-même, l’oligarchie
financière ; vous aviez contre vous les
puissances sociales, armées de toutes les
lois de répression dirigées par toutes
les monarchies contre la liberté. Et
cependant, vous avez vaincu ! Et ces
lois de répression ont été impuissantes,
et votre victoire a consacré à jamais le
triomphe de la liberté et l’impuissance
du système répressif. Et c’est quand votre
victoire est assurée, quand vous êtes les
plus forts, quand vous avez une majorité
immense non seulement dans le Parlement
mais dans le pays, quand votre pouvoir
prouve l’inefficacité de ces mêmes lois
qu’on vous propose d’édicter aujourd’hui,
quand vous avez pris sur ces bancs la Sur le moment, Georges Clemenceau
place de ceux qui défendaient ces lois. » emporte donc la conviction des députés.
Et l’article prévoyant des peines
Clemenceau poursuit, avec brio :
d’emprisonnement pour outrage est
« C’est aujourd’hui qu’on vous propose repoussé par 182 voix pour et 246 contre.
de les imiter, d’abandonner le principe Mais on sent aussitôt que la victoire est
de liberté qui vous a donné la victoire, fragile, car peu après les républicains
qui vous a donné le pouvoir, qui modérés s’allient aux nostalgiques de la
vous le conservera, c’est aujourd’hui monarchie pour faire voter une disposition
qu’on vous propose de vous inspirer qui prévoit de lourdes sanctions en cas
dans l’établissement du gouvernement d’outrage à un chef d’État étranger. Il
nouveau du principe où vos prédécesseurs est donc prévu que cette incohérence
avaient mis tout leur espoir et qui les soit corrigée à l’occasion de la seconde
a perdus. Messieurs, si vous accédez délibération.
à la proposition qui vous est faite,
Beaucoup plus accélérée, la seconde
ce serait en quelque sorte comme un
délibération autour de la proposition de
retour inconscient à l’esprit monarchique.
loi commence donc quelques jours plus
Eh bien, les monarchistes ont été
tard, le 14 février 1881. Ce qui donne
impuissants ; vous seriez impuissants à
l’occasion à Georges Clemenceau de
votre tour. […] Il faut avoir le courage
repartir à la charge, quand la question de
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l’outrage revient en débat : « Ce que nous
réclamons, c’est la liberté des ennemis
comme des amis de la République ; car
c’est notre force d’avoir confiance dans
la puissance de la vérité sur la raison
humaine jugeant et prononçant alors en
souveraine liberté. […] Il n’y a de sécurité
vraie que dans la liberté. […] Laissez
tout attaquer, à condition qu’on puisse
tout défendre. Car on ne peut défendre
honorablement que ce qu’on peut attaquer
librement.» Ce qui conduit à un nouveau
rejet de l’article par 246 contre et 205
pour. Mais, dans les méandres compliqués
du débat, les héritiers de l’Ancien Régime
parviennent par une ultime manœuvre
à faire voter un amendement prévoyant
des sanctions en cas d’outrage au seul
président de la République.
« Il n’y a de sécurité vraie que
dans la liberté » : cette phrase
prononcée le 14 février 1881 pourrait tout
autant avoir été ciselée pour la France
d'aujourd'hui, étouffée par une cascade
de mesures liberticides, mises en œuvre
par Emmanuel Macron au prétexte de la
sécurité.
Lors de la séance du 15 février, l’examen
des articles reprend. Et le débat sur
la possibilité d’interdire les journaux
étrangers rebondit. « C’est la censure ! »,
proteste Clemenceau. Et finalement, lors
de la séance suivante, le 17 février 1881,
les derniers articles sont examinés, et la
proposition de loi relative à la liberté de la
presse peut être enfin votée : par 444 voix
pour et seulement 4 contre.
La fin de l’histoire est alors proche.
Après l’examen par le Sénat, la loi
est de nouveau votée par la Chambre
des députés le 19 juillet suivant et la
loi peut être promulguée le 29 juillet
1881 par un décret du président de la
République (fac-similé ci-contre) Jules
Grévy (1807-1891), contresigné par le
président du Conseil Jules Ferry ainsi que
par le ministre de l’intérieur.
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Quelles leçons en tirer
aujourd’hui ?
Que retenir de ces débats ? Ils apportent
assurément plusieurs enseignements très
forts. D’abord, à relire ces débats, on
mesure à quel point cette loi de 1881 est
le socle fondamental de la liberté de la
presse en France, même si pour finir l’aile
la plus progressiste du camp républicain
n’a pas toujours obtenu gain de cause –
le socle de la liberté de la presse, qui est
elle-même l’un des fondements majeurs
de notre démocratie. On mesure donc les
dangers qu’il y a à vider progressivement
de sa substance cette loi de 1881, comme
cela a été fait sous le quinquennat de
François Hollande, et comme le projet de
loi sur le séparatisme prévoit de le faire
encore, de manière accélérée.
Dans le prolongement d’autres réformes
antérieures, les dispositions contenues
dans le projet de loi sur le séparatisme
visent en effet à vider encore un peu plus
de sa substance la loi du 29 juillet 1881,
en faisant en sorte, comme le disait la note
du garde des Sceaux, que « les personnes
suspectées d’avoir commis l’une des
infractions prévues » à l’article 24 de
cette loi « puissent faire l’objet d’une
procédure de comparution immédiate ou à
délai différé dans les conditions de droit
commun prévues par les articles 393 à
397-5 du code de procédure pénale ».
Or ce basculement en procédure
de « comparution immédiate » réservé
aux non-journalistes représenterait un
grave affaiblissement du droit et de son
effectivité. Faut-il rappeler pourquoi ? En
comparution immédiate, les débats sont
de faible qualité, sinon expéditifs ; le
risque est fort d'être jugé à minuit entre
deux affaires qui n’ont rien à voir ;
les magistrats n’y sont pas spécialisés
et pourront n’avoir jamais croisé la loi
de 1881 pendant leurs fonctions, ne pas
maîtriser en tout cas la jurisprudence ;
le temps accordé au prévenu, qui risque
d'ailleurs la détention provisoire, est réduit
à peau de chagrin pour préparer sa défense.
73
L’avis du Conseil d’État permet de
préciser encore davantage la menace. Il
apporte en particulier ces précisions :
« Tout message à caractère public
diffusé sur un support dont le contenu
est éditorialisé sous le contrôle d’un
directeur de publication demeure exclu
du cadre procédural rendu applicable
aux infractions de presse par le projet.
Pas plus que le directeur de publication
du média dans lequel le message a été
rendu public, l’auteur du message ne
peut être poursuivi dans ces conditions
dérogatoires, qu’il soit ou non employé
par l’entreprise de presse concernée, qu’il
ait été rémunéré ou non pour le message et
quelle que soit sa qualité professionnelle.
Cette exclusion s’étend également aux
directeurs de publication de services de
communication au public en ligne, même
édités à titre non professionnel (“blog”)
qui, en application de l’article 93-2 de
la loi du 29 juillet 1881, doivent être
dotés d’un directeur de la publication.
Le “blogueur”, cumulant les qualités
d’auteur et de directeur de la publication,
ne pourra de ce fait être jugé selon les
procédures accélérées. »
Mais aussitôt après, le Conseil d’État
indique que pour les autres, la liberté de
parole sera mise en cause : « En revanche,
l’auteur d’un message rendu public
au sein d’un “espace de contributions
personnelles” au sens de l’article 93-3
de la loi du 29 juillet 1881, c’est-à-dire
sans qu’il y ait eu possibilité de contrôle
par le directeur de la publication, ne
relevant pas du régime de responsabilité
en cascade, il peut être poursuivi suivant
les procédures accélérées permises par le
projet, qu’il soit détenteur ou non d’une
carte de presse. Il en est de même des
internautes postant des commentaires sur
un blog, sans le contrôle préalable du
titulaire du blog. »
On comprend donc les immenses
changements que ce texte induit. Tous les
blogs personnels pourront ainsi échapper
au champ d’application de la loi de
1881 et faire l’objet de comparutions
immédiates. À titre d’illustration, c’est
tout l’espace de libre débat que constitue
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Tous vos journaux a télécharger gratuitement sur french-boookys.org
le « club » de Mediapart offrant un
blog à chaque abonné qui serait ainsi
menacé. Fini le « free speech » ! La
liberté d’expression ne profiterait plus
des sauvegardes de la loi de 1881,
ce qui la restreindrait considérablement.
Mais cela irait encore au-delà, puisque
les journalistes eux-mêmes, qu’ils aient
ou non une carte de presse, pourraient
être poursuivis en comparution immédiate
pour tous leurs écrits ou expressions
échappant à la responsabilité de leur
directeur de publication : par exemple tous
leurs écrits sur les réseaux sociaux.
Comme en écho, on en vient donc à se
souvenir des fortes paroles de Georges
Clemenceau : « Messieurs, rappelez-
vous donc que toutes ces armes ont
été impuissantes dans les mains qui les
ont maniées ; ayez le courage de les
briser, de les jeter loin de vous. Répudiez
l’héritage de répression qu’on vous offre
et fidèles à votre principe, confiez-vous
courageusement à la liberté… » Imagine-
t-on, aux États-Unis, que l'on mette en
cause le Premier amendement ? Bien
sûr que non, puisque c'est un principe
sacré ! Mais en France, ce même principe,
consigné dans la Déclaration des droits de
l'homme, est de plus en plus malmené.
D’une époque à l’autre, alors que les
libertés publiques sont de mois en mois
plus menacées et que notre pays ne peut
plus prétendre, et depuis longtemps, être la
patrie des droits de l’homme, qui tiendrait
aujourd’hui sur la liberté les fortes paroles
d’un Georges Clemenceau en 1881 ?
Cette loi est une borne témoin : elle permet
d’apprécier la profondeur de la régression
démocratique que connaît aujourd’hui
notre pays.
Prolonger
L’avis du Conseil d’Etat que nous
évoquons dans notre article a été publié
sur un blog d’avocat. Nous en extrayons
ci-dessous la partie qui concerne la loi de
1881 :
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« 112. Le Conseil d’Etat propose de
préciser ensuite à l’encontre de qui et dans
quelles conditions la procédure nouvelle
dérogatoire à la loi du 29 juillet 1881 peut
être mise en œuvre.
En premier lieu, le projet exclut le
recours à ces procédures accélérées dès
lors que sont applicables les dispositions
concernant la détermination « en cascade
» des personnes responsables au titre de
l’article 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur
la liberté de la presse, ou de l’article 93-3
de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur
la communication audiovisuelle.
Il en résulte que tout message à
caractère public diffusé sur un support
dont le contenu est éditorialisé sous le
contrôle d’un directeur de publication
demeure exclu du cadre procédural rendu
applicable aux infractions de presse par
le projet. Pas plus que le directeur
de publication du média dans lequel le
message a été rendu public, l’auteur
du message ne peut être poursuivi dans
ces conditions dérogatoires, qu’il soit ou
non employé par l’entreprise de presse
concernée, qu’il ait été rémunéré ou non
pour le message et quelle que soit sa
qualité professionnelle.
Cette exclusion s’étend également aux
directeurs de publication de services de
communication au public en ligne, même
édités à titre non professionnel (« blog
») qui, en application de l’article 93-2
de la loi du 29 juillet 1881, doivent être
dotés d’un directeur de la publication. Le «
blogueur », cumulant les qualités d’auteur
et de directeur de la publication, ne pourra
de ce fait être jugé selon les procédures
accélérées.
En revanche, l’auteur d’un message
rendu public au sein d’un « espace de
contributions personnelles » au sens de
l’article 93-3 de la loi du 29 juillet
1881, c’est-à-dire sans qu’il y ait eu
possibilité de contrôle par le directeur
de la publication, ne relevant pas du
régime de responsabilité en cascade, il
peut être poursuivi suivant les procédures
accélérées permises par le projet, qu’il
soit détenteur ou non d’une carte de
presse.
74
Il en est de même des internautes postant
des commentaires sur un blog, sans le
contrôle préalable du titulaire du blog.
Le Conseil d’Etat estime cette différence
de traitement justifiée par la différence de
situation entre les responsables éditoriaux
de service de communication au public #
professionnels ou non # ayant donné tous
les éléments d’identification permettant
de rechercher leur responsabilité en cas
d’abus de la liberté d’expression et les
commentateurs occasionnels s’exprimant
en dehors du contrôle d’un directeur
de la publication dans un espace non
éditorialisé. Dans le cas de ces derniers,
les abus les plus graves de la liberté
d’expression, tels ceux de l’article 24
de la loi sur la presse, commis sous
forme d’expression « spontanée » n’ayant
pas fait l’objet d’un contrôle par un
directeur de la publication, la facilitation
des poursuites se justifie.
En second lieu, il convient de souligner
que les procédures accélérées permises
par le projet de loi préservent les droits
de la défense et les principes du procès
équitable, tant pour ce qui concerne
l’effectivité du droit à être assisté par un
avocat et, si nécessaire, un interprète, dès
la comparution devant le procureur de la
République, que pour ce qui est de l’accès
au dossier, ou encore de la possibilité
de demander du temps pour préparer
sa défense ou de solliciter du tribunal
que soit ordonné tout acte d’information
nécessaire à la manifestation de la vérité.
Les mesures de sûreté susceptibles d’être
prononcées dans ce cadre sont soumises à
la décision d’un juge.
Le Conseil d’Etat souscrit à l’objectif
de la disposition consistant à permettre
d’apporter une réponse prompte et
efficace à des agissements constitutifs des
abus les plus graves et manifestes de
la liberté d’expression, qui ne sauraient
relever du droit d’informer, dans un
contexte où ces abus connaissent un
développement important, favorisé par
l’évolution des outils de communication
et des réseaux sociaux, et peuvent porter
gravement atteinte aux personnes et à
l’ordre public.
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Il considère que dans les conditions
et limites énoncées ci-dessus, cette
dérogation au régime procédural
particulier de la loi du 29 juillet 1881 ne
porte pas une atteinte disproportionnée à
l’exercice de la liberté d’expression et de
communication. »
«Sécurité globale»: une
vision totalisante de la
sécurité
PAR JÉRÔME HOURDEAUX
LE MARDI 8 DÉCEMBRE 2020
© Idhir Baha / Hans Lucas via AFP
Si la question de la liberté d’expression
a monopolisé les débats, ce texte
a une ambition bien plus large :
celle de constituer un « continuum de
sécurité » allant des policiers nationaux
et gendarmes jusqu’aux agents de sécurité
privée, en passant par les policiers
municipaux et les gardes champêtres.
«La sécurité des Français en tout temps
et en tous lieux. » Cette formule
employée par le député LREM Jean-
Michel Fauvergue à l’ouverture des débats
sur la proposition de loi « Sécurité globale
», mardi 17 novembre, résume presque
parfaitement la philosophie de ce texte
dont il a été le corapporteur.
L’ex-patron du RAID aurait juste pu
ajouter « et par tous les moyens » afin
de préciser l’importante réorganisation de
la sécurité publique initiée par ce texte,
qui vise à constituer un « continuum de
sécurité » allant des policiers nationaux
et gendarmes jusqu’aux agents de sécurité
privée, en passant par les policiers
municipaux et les gardes champêtres.
« En trois décennies, le paysage
sécuritaire de la France a changé.
L’architecture et le fonctionnement des
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forces de sécurité doivent faire de même ;
il est temps », affirmait encore Jean-
Michel Fauvergue devant les députés.
La focalisation des débats sur les menaces
que fait peser la proposition de loi
« Sécurité globale » sur la liberté
d’expression, notamment dans son article
24, a occulté ce qui constituait pourtant le
cœur de ce texte.
« L’insécurité prend aujourd’hui des
formes de plus en plus variées dans
le quotidien des Français : depuis les
incivilités dans les transports jusqu’aux
violences graves dans les transports, en
passant par les trafics – notamment de
stupéfiants – en bas des immeubles, les
violences urbaines ou les risques entre
bandes », explique pourtant son exposé
des motifs. « Les nouveaux défis à relever
pour la sécurité de Français doivent
désormais conduire […] à intégrer plus
directement l’ensemble des acteurs de
la sécurité et de la sûreté autour d’un
continuum de sécurité », poursuivait-il.
Jean-Michel Fauvergue à l'Assemblée,
le 24 novembre 2020. © AFP
La proposition de loi « Sécurité globale »
est, de plus, la traduction d’un rapport
commandé par l’ancien ministre de
l’intérieur Gérard Collomb à Jean-
Michel Fauvergue et à sa collègue Alice
Thourot, rendu au mois de septembre
2018 et intitulé D’un continuum de
sécurité vers une sécurité globale. Celui-
ci formulait 78 propositions visant à
renforcer les pouvoirs de l’ensemble des
acteurs, publics ou privés, participant à
la « coproduction de la sécurité » et
à améliorer « leur articulation et les
conditions de leur collaboration ».
75
Toutes n’ont pas été retenues dans la
proposition de loi qui, après avoir été votée
en première lecture par les députés, doit
être examinée par les sénateurs au mois de
janvier 2021.
Dans sa version actuelle, le texte prévoit
notamment de lancer à partir du 30 juin
prochain une expérimentation ouverte aux
communes et aux établissements publics
de coopération intercommunale (EPCI)
disposant d’au moins vingt policiers
municipaux.
Ces derniers pourront désormais
directement constater par procès-
verbal certaines infractions faisant
l’objet d’une amende forfaitaire,
comme la consommation de stupéfiants,
l’occupation de halls d’immeuble, le dépôt
d’ordures ou encore la conduite sans
permis ou sans assurance. Ils auront
également le pouvoir de saisir des objets et
d’immobiliser des véhicules.
Lors des débats à l’Assemblée, les
députés ont élargi cette expérimentation
aux gardes champêtres, qui ont fait l’objet
de nombreux amendements. La « police
rurale » pourra désormais demander le
placement d’un véhicule en fourrière,
constater un cas d’ivresse manifesté sur la
voie publique et emmener la personne en
cellule de dégrisement au poste de police
ou de gendarmerie.
Les gardes champêtres auront aussi la
possibilité d’avoir recours à des appareils
photographiques, mobiles ou fixes, afin
de constater certaines infractions comme
les dépôts d’ordures ou les vols dans les
champs.
Concernant la sécurité privée, le texte
ambitionne de donner une crédibilité à un
secteur en proie à de nombreuses dérives et
que le rapport de Jean-Michel Fauvergue
et Alice Thourot décrit comme « fragile,
éclaté et critiqué ».
Comme l’avait déjà souligné un
« panorama prospectif » réalisé en
septembre 2016 par le préfet Marc Burg
pour le ministère de l’intérieur, la sécurité
privée se caractérise tout d’abord par
la très grande disparité de situations
entre, d’un côté, une multitudes de petites
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structures et, de l’autre, quelques gros
groupes dominant le marché. Le rapport
pointe ainsi qu’« en 2016, 67 % des
sociétés privées de sécurité n’avaient
aucun salarié », tandis qu’« à eux seuls,
les 10 plus grands groupes réalisent 35 %
[du] chiffre d’affaires » du secteur.
Celui-ci « est soumis à une forte
concurrence qui pèse sur sa rentabilité »,
poursuit le rapport. En conséquence, les
employés sont mal payés, avec un salaire
mensuel brut inférieur à 1 700 euros pour
44 % d’entre eux, souvent avec un statut
précaire et peu encadrés.
Le rapport pointe également une gestion
défaillante du Conseil national des
activités privées de sécurité (Cnaps), un
établissement public administratif créé par
la loi LOPPSI 2 de 2011 afin d’encadrer
et de contrôler les entreprises du secteur.
Directement rattaché au ministère de
l’intérieur, son collège est composé de
représentants de l’État, de magistrats, de
personnalités qualifiées et de représentants
des sociétés de sécurité privée. Le Cnaps
a notamment le pouvoir de délivrer les
cartes professionnelles ou les autorisations
de palpation, et de prononcer des sanctions
en cas de non-respect de la réglementation.
Or, rappellent les débutés, un rapport de
la Cour des comptes de février 2018 avait
fortement mis en cause le travail du Cnaps.
« Pour la cour, les enquêtes diligentées
par les agents du Cnaps souffrent
d’une professionnalisation insuffisante,
les risques de fraudes internes comme
externes étant avérés, écrivent Jean-
Michel Fauvergue et Alice Thourot. Enfin,
la gestion du stock de cartes en circulation
interpelle. En effet, ce sont 350 000 cartes
professionnelles qui sont en cours de
validité, alors même que le public couvert
par le Cnaps est inférieur de plus de
moitié. »
Pour assainir le secteur, la proposition
de loi « Sécurité globale » renforce les
pouvoirs du même Cnaps, dont les agents
pourront constater certaines infractions,
comme le travail illégal, par procès-verbal.
Le texte prévoit également la création,
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au sein du conseil, d’un Observatoire de
la sécurité privée chargé d’étudier les
pratiques du secteur.
Les conditions d’embauche au sein
des sociétés de sécurité privée seront
également durcies. Les candidats devront
détenir un titre de séjour depuis au moins
cinq ans, connaître la langue française
ainsi que les « valeurs de la République ».
Enfin, l’Assemblée nationale a voté une
disposition interdisant la sous-traitance de
plus de 50 % d’un contrat et la limite aux
« sous-traitants de premier et de deuxième
rang », afin de lutter contre la pratique de
la « sous-traitance en cascade ».
En échange de ces nouvelles contraintes,
les agents de sécurité privée se verront
accorder de nouveaux pouvoirs. Ils
pourront être autorisés par le préfet à
effectuer des missions de surveillance de
la voie publique dans le cadre de la
lutte antiterroriste. Ils n’auront également
plus besoin d’habilitation pour procéder à
des palpations de sécurité dans le cadre
de certaines manifestations, notamment
sportives et culturelles.
Dans le but affirmé de renforcer les liens
entre sécurité privée et forces de l’ordre,
la loi « Sécurité globale » prévoit enfin
d’autoriser les gendarmes et policiers à
cumuler leur retraite avec des revenus
tirés d’une activité de sécurité privée. Une
disposition dont pourrait bien bénéficier
Jean-Michel Fauvergue, ancien policier
et propriétaire, comme le rapportait la
Lettre A en janvier dernier, d’une société
de formation « dans les domaines du
management et de la sécurité ».
« La sécurité globale est une
manière de se débarrasser
de certaines contraintes
juridiques »
Même si le catalogue de mesures
comprises dans la proposition de loi «
Sécurité globale » est déjà important, ce
texte n’est qu’une étape dans la mise en
place du « continuum de sécurité ».
Lors des débats à l’Assemblée nationale
du jeudi 19 novembre, le ministre de
l’intérieur Gérald Darmanin a annoncé
76
que le transfert de nouvelles tâches aux
sociétés de sécurité privée était déjà
lancé. « La possibilité de confier à des
agents de sécurité privée des tâches dites
indues, accomplies actuellement par des
gendarmes ou par des policiers nationaux,
est évidemment une idée sur laquelle nous
travaillons », a-t-il déclaré.
Les agents de sécurité devraient ainsi
se voir confier certaines activités de
surveillance au sein de centres de rétention
administrative, notamment celle de la
bagagerie. Dès le début de l’année
prochaine, ils assureront également
l’« accueil et l’orientation du public »
dans les commissariats durant la journée,
a également annoncé Gérald Darmanin.
Les notions de « sécurité globale » et de
« continuum de sécurité » sont également
au cœur du Livre blanc sur la sécurité
intérieure publié mardi 17 novembre, jour
de l’ouverture des débats à l’Assemblée
nationale.
« L’idée cardinale défendue au travers du
continuum de sécurité consiste à rappeler
que les forces de sécurité intérieure ne
peuvent pas seules répondre à l’ensemble
des problèmes de sécurité, affirme-t-il.
Parce d’autres d’acteurs peuvent jouer
leur rôle dans le cadre d’un partenariat
renforcé, encore faut-il leur donner les
moyens en étendant leurs compétences. »
Et cela fait de nombreuses années que les
acteurs de la sécurité privée mènent un
intense lobbying autour de ces questions.
Au mois d’octobre 2019, la Confédération
européenne des services de sécurité
(CoESS) avait ainsi publié son propre
livre blanc, intitulé Le Continuum de
sécurité dans la nouvelle norme, appelant
au développement des partenariats public-
privé (PPP). Ce document prenait en
exemple plusieurs pays ayant déjà confié
une partie de la sécurité à des entreprises,
comme l’Espagne ou la Grande-Bretagne.
Il appelait à la généralisation
d’expériences telles que le « projet
Griffin », lancé dès 2004 par la police
de Londres afin d’impliquer le secteur
financier dans la lutte contre le terrorisme
et la criminalité. Considéré comme un
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modèle de « continuum de sécurité », ce
projet avait par la suite été dupliqué par
les villes de New York aux États-Unis,
de Vancouver au Canada, par la police de
l’État de Victoria en Australie ou encore
par Singapour.
Pour Cyril Magnon-Pujo, maître de
conférences en sciences politiques à
l’université Lumières de Lyon II et
spécialiste des questions de sécurité
privée à l’échelle internationale, ce
mouvement s’est d’abord manifesté par
le développement de partenariats dans le
cadre d’opérations militaires.
« La sécurité globale est un concept
hybride né dans les années 1980, explique-
t-il. À l’origine, il n’était pas très utilisé
par les chercheurs mais il a en revanche
été très vite repris par les acteurs
politiques. Il s’est assez bien diffusé
avec la création, au sein d’instances
internationales, de commissions sur la
gouvernance ou sur l’environnement.
L’idée est, par exemple, qu’il ne faut pas
faire que de l’action militaire mais aussi
du développement. Du coup, on va faire
appel à des partenaires, des ONG, des
acteurs privés. »
La « sécurité globale », « c’est l’idée qu’il
n’y a plus de partage net entre la sécurité
intérieure et la sécurité extérieure,
complète le sociologue Dominique
Linhardt, chercheur au CNRS. Il s’agit
d’une évolution du concept de sécurité
nationale. Celle-ci englobait deux notions
correspondant à des problématiques bien
différentes. Il y avait d’un côté la
sécurité intérieure, qui est assurée par
les forces de police dans le respect de
règles de l’État de droit, et de l’autre
la sécurité extérieure, qui désigne les
opérations orientées vers l’extérieur des
frontières nationales, qui incluent les
actions militaires, mais dans le respects de
certaines règles internationales ».
« L’idée sous-jacente de la sécurité
globale est que la frontière entre ces
deux aspects de la sécurité s’est tellement
brouillée que cette distinction devient
moins nette, poursuit Dominique Linhardt.
L’exemple classique est celui des jeunes
Français, avec une carrière délinquante
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sur le territoire national, qui partent sur
des théâtres extérieurs, en Syrie ou en
Irak. Et qui sont susceptibles, ensuite, de
revenir en France. Il arrive ainsi que
les mêmes individus soient poursuivis en
France devant les tribunaux et bombardés
en Syrie par l’aviation française. C’était
le cas, par exemple, de Salim Benghalem.
Ces situations brouillent les limites entre
sécurité intérieure et sécurité extérieure.
Si on manque de vigilance, on risque de
provoquer des effets idéologiques selon
moi dangereux. Car, avec la distinction
entre sécurité intérieure et sécurité
extérieure, il y avait des règles de droit
différentes qui faisaient que, par exemple,
on ne peut pas bombarder des criminels.
La sécurité globale est une manière de
contourner, de se débarrasser de certaines
contraintes juridiques et peut-être d’aller
vers un “droit de l’ennemi” qui vaudrait
aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des
sociétés politiques. »
Ce brouillage des frontières entre les
attributions des différents acteurs de
la sécurité, qu’ils soient publics ou
privés, pose de nombreuses questions.
Il remet en cause tout d’abord le rôle
traditionnellement dévolu à la police
municipale, conçue comme un service de
proximité, plus portée sur la prévention
que sur la répression.
« Les précédents montrent que
l’accroissement des compétences
répressives des polices municipales a
pour conséquence un recentrage de leurs
activités sur un champ plus strictement
policier, comme les verbalisations ou les
opérations de contrôle, explique Virginie
Malochet, sociologue à l’Institut Paris
Région. Et ce recentrage se fait au
détriment d’autres activités, notamment
le travail de proximité et d’entretien des
rapports avec la population. Il y a un
durcissement de l’action au détriment de
la qualité des liens avec la population et
de l’ancrage territorial. »
« Cela fait une vingtaine d’années que
je travaille sur la police municipale
et je ne suis pas la seule à faire ce
constat, poursuit Virginie Malochet. Des
policiers municipaux me disent que ce
77
qu’ils gagnent en autorité, ils le perdent en
qualité de relations avec les populations.
La proximité, la confiance, tisser des
liens, connaître le terrain, développer
des partenariats locaux…, tout ça, ça se
travaille. »
De plus, « la présence policière n’est
pas forcément la meilleure solution pour
lutter contre l’insécurité, ajoute Christian
Mouhanna, sociologue directeur du Centre
de recherches sociologiques sur le droit et
les institutions pénales (Cesdip). Elle peut
même avoir un effet néfaste. Les gens ne se
sentent pas forcément rassurés lorsqu’ils
voient des policiers partout, tout le temps.
Surtout lorsque ceux-ci multiplient les
contrôles ».
« La sécurité la plus efficace est celle
qui ne se voit pas, poursuit Christian
Mouhanna. Par exemple, pour lutte contre
le trafic de drogue, on s’attaque à ce
qui est visible, les petits dealers de rue,
alors qu’il serait beaucoup plus efficace
de s’attaquer au trafic international qui,
lui, est invisible. On ne fait que mettre
la pression sur des gens sans régler le
problème. »
Le transfert de compétences aux polices
municipales pose un autre problème :
celui des disparités très fortes entre
communes en fonction de leurs ressources.
Le rapport de Jean-Michel Fauvergue et
Alice Thourot soulignait que le nombre de
policiers municipaux avait « été multiplié
par presque quatre » au cours des trente
derniers années, passant de 5 600 à 21 454
agents, tandis que le nombre de communes
concernées « avait plus que doublé »,
passant de 1 750 à 4 000 villes.
Cette explosion des polices municipales
concerne une minorité de municipalités,
pour beaucoup situées dans le sud de la
France, ayant massivement investi dans
des polices municipales fortement dotées
en moyens humains et matériels. Le
rapport soulignait ainsi que la région
PACA concentre à elle seule 20 % des
effectifs, alors que les trois quarts des
polices municipales comptent moins de
cinq agents.
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Or, la proposition de loi « Sécurité
globale » accompagne une volonté
de plus en plus affirmée de l’État
de pousser les municipalités à se
doter d’une police municipale. Comme
le rappelle Mediacités, celle-ci s’est
notamment manifestée au mois d’août
dernier à l’occasion d’une polémique
entre le maire de Grenoble Éric Piolle
et Gérald Darmanin. Dans un courrier,
diffusé sur Twitter, le ministre de
l’intérieur avait reproché à l’édile le
manque d’investissements dans sa police
municipale.
Pour inciter les maires à renforcer leurs
polices municipales, le gouvernement
a même lancé des « contrats de
sécurité intégrée » imposant aux villes
le recrutement d’agents municipaux en
échange de l’affectation par l’État de
policiers. Le premier a été signé le
9 octobre dernier, en présence du
premier ministre Jean Castex, à Toulouse,
et prévoit l’embauche de 20 policiers
municipaux par an entre 2021 et 2026, et
l’envoi de 110 policiers dans les prochains
mois.
« La signature de ce premier contrat de
sécurité intégrée m’a interpellée, raconte
Virginie Malochet. Il a été présenté
comme un accord “donnant-donnant”
et “gagnant-gagnant”. En résumé, la
ville s’est engagée à embaucher plus de
policiers municipaux et l’État à mettre à
sa disposition plus de policiers nationaux.
Si les services de l’État commencent à être
conditionnés, ça pose problème. »
Un processus de « sécuritisation
» Au-delà de cette « délinquance de faible
Concernant la sécurité privée, celle-ci
« est déjà présente dans de nombreux
domaines, pointe Christian Mouhanna.
Il y a déjà de nombreuses “gated
communities” ou résidences fermées.
Beaucoup se situent sur la Côte
d’Azur, autour de Toulouse ou encore
dans certains villages en Bourgogne.
Désormais, les banques proposent même
des contrats de sécurité à leurs clients,
avec un agent qui se déplace chez vous
en cas de problème. Ce sont des sociétés
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privées qui assurent la surveillance de
nombreux établissements publics, des
entrées d’écoles et de quasiment tous les
ministères, à part celui de l’intérieur.
Même l’entrée de l’école militaire est
gardée par une société privée ».
Pour le sociologue, « cette notion de
continuum de sécurité est un paravent
pour transférer de plus en plus d’activités
à la sécurité privée et à la police
municipale ». Un transfert qui constitue
un danger pour les policiers eux-mêmes.
« Les syndicats de policiers, en se
focalisant sur l’article 24, se trompent
totalement, affirme Christian Mouhanna.
En se déchargeant des tâches indues, ils
se font manger la laine sur le dos. Ils
ne voient pas que tout cela s’inscrit dans
une logique de suppression des emplois
publics. Les policiers pensent qu’ils vont
être déchargés de certaines tâches, mais,
en réalité, leur profession se fait vider de
l’intérieur. »
Le mouvement vers l’instauration du
« continuum de sécurité » semble pourtant
n’en être qu’à ses débuts, si l’on en croit
les ambitions affichées dans le Livre blanc
sur la sécurité intérieure. Celui-ci entend
s’attaquer à « l’insécurité du quotidien »,
aux « incivilités qui perturbent la vie
ordinaire de citoyens », qui constituent
des « manquements aux règles du
comportement de la vie en société et au
partage de l’espace public » : « nuisances
sonores, occupations de la voie publique,
conflits de voisinage, dépôts d’ordures
sauvages, épaves de voitures sur la voie
publique, dégradations, etc. »
intensité », la « sécurité globale » devra
à terme lutter contre « des comportements
ne relevant pas nécessairement du champ
pénal ». « Par leur caractère diffus,
ils sont difficiles à appréhender et à
sanctionner, reconnaît le Livre blanc.
Les incivilités constituent en effet une
zone grise entre la police administrative
et la police judiciaire (les spécialistes
parlent du niveau infrapénal) qui affectent
fortement la qualité de vie collective. »
78
Cette vision extrêmement large de la
« sécurité globale »« plonge ses racines
dans la criminologie des années 1970-80,
explique Dominique Linhardt. On a
commencé à considérer à cette époque
que les petites formes de délinquance
avaient un rapport direct avec des formes
plus graves. Cette idée selon laquelle il
faut en priorité lutter contre les formes
embryonnaires de délinquance est au cœur
de la théorie dite des “fenêtres brisées”,
qui, elle-même, va servir de base à la
réforme de la police new-yorkaise ».
« Avec les années, ce continuum de la
délinquance a été étendu pour aller de
la petite délinquance jusqu’au terrorisme,
poursuit le sociologue. Pour résumer,
l’idée est que les petits lascars finiront par
s’engager dans des activités criminelles
de plus en plus graves et qu’il vaut donc
mieux, pour prévenir, “prendre le mal à la
racine”. »
« Le discours sur les incivilités s’inscrit
dans le cadre d’un glissement vers une
pénalisation de plus en plus d’actes
de la vie quotidienne, explique de son
côté Christian Mouhanna. Il y a encore
quelques années, un feu de poubelle,
par exemple, était quelque chose que
l’on considérait comme pas très grave.
Maintenant, on va en rechercher les
auteurs pour les punir. Lorsque vos voisins
faisaient du bruit, vous alliez leur parler.
Désormais, on appelle la police, qui va
se déplacer, contrôler les personnes, ce
qui éventuellement créera un conflit, un
outrage à agent… »
Des policiers nationaux et municipaux lors d’une
opération conjointe de démantèlement d’un réseau
de trafic de stupéfiants, le 22 septembre 2020, à
Perpignan. © Idhir Baha / Hans Lucas via AFP
À cette « sécurité globale » destinée
à englober jusqu’aux comportements
menaçant la « vie en société » correspond
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une vision tout aussi large du « continuum
de sécurité ». Si celui-ci se limite dans
l’actuelle proposition de loi aux polices
municipales, gardes champêtres et sociétés
de sécurité privée, le Livre blanc sur
la sécurité intérieure en révèle une
conception totalisante.
C’est en effet l’ensemble des composantes
de l’État qui sont appelées à participer
à la coproduction de la sécurité : les
ministères de la défense, de l’éducation, de
la santé, de l’économie, de la culture, de
l’agriculture, de l’écologie… Les citoyens
eux-mêmes sont mobilisés. « La politique
de sécurité doit promouvoir la vigilance
des citoyens, notamment par la diffusion
d’informations précises sur les menaces et
leurs signes distinctifs », affirme le Livre
blanc.
Le ministère de l’intérieur, qui se proclame
« gardien des libertés publiques » dans le
Livre blanc, verra ses pouvoirs fortement
augmenter, notamment grâce au rôle
central joué par les préfets dans les
différents dispositifs.
« Il est intéressant de croiser le Livre
blanc sur la sécurité intérieure avec la
loi Sécurité globale, mais également avec
la loi Séparatisme, souligne Christian
Mouhanna. On remarque l’importance
prise par la police municipale, la sécurité
privée, mais également par le préfet. Dans
la loi Séparatisme, par exemple, il pourra
même dans certains cas reprendre la main
sur le maire. Et à travers lui, c’est le
ministère de l’intérieur qui reprend la
main. »
« Il y a beaucoup d’ambivalence dans les
prises de position du côté de l’État central,
que ce soit dans les écrits parlementaires,
les rapports, le Livre blanc sur la sécurité
intérieure ou dans le discours politique,
abonde Virginie Malochet. Il y a un
appel à toujours plus de localisation des
politiques de sécurité avec une mise en
avant du continuum de sécurité. Et dans le
même temps, il y a une volonté de reprise
en main par l’État. Celle-ci est d’ailleurs
souvent mal vécue quand il existe déjà des
dispositifs de partenariat qui marchent.
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Il y a des partenariats imposés par le
haut qui ont seulement mis en colère les
autorités locales. »
« L’autorité croissante des ministères
de l’intérieur, c’est quelque chose que
l’on observe dans de nombreux pays,
pointe de son côté Cyril Magnon-Pujo.
Aux États-Unis, le département de la
sécurité intérieure a vu ses pouvoirs
augmenter fortement depuis les attentats
du 11 septembre 2001. Cela correspond
à un processus de “sécuritisation” :
progressivement, tous les acteurs vont lire
toutes les questions sous l’angle de la
sécurité. »
Le chercheur souligne une autre
caractéristique de ce « continuum de
sécurité » : l’influence du New Public
Management (NPM) ou nouvelle gestion
publique, un mouvement né dans les
années 1970 et visant à appliquer les règles
de gestion du privé à l’État, qui n’est
plus considéré que comme une entreprise
comme une autre.
« Le “continuum de sécurité”, c’est
la déclinaison du NPM à la sécurité
privée, c’est-à-dire à un domaine régalien,
explique-t-il. On retrouve cette vision
avec le développement d’expressions
telles que “gouvernance de la sécurité”
ou “coproduction de la sécurité”. Au
prétexte d’être plus efficace, de faire
des économies, on intègre de nouveaux
acteurs qui importent des procédures
venues du privé. Le but est désormais
d’avoir des “managers de la sécurité”. »
L’aile gauche du parti
démocrate met la pression
sur Biden
PAR ALEXIS BUISSON
79
LE MARDI 8 DÉCEMBRE 2020
À peine Joe Biden sacré vainqueur de
la présidentielle, les progressistes, nom
donné à la gauche de la gauche aux États-
Unis, étaient déjà au travail pour peser sur
le futur président et son gouvernement.
Alexandria Ocasio-Cortez s’exprime devant
le siège du parti démocrate à Washington
le 19 novembre 2020. © Drew Angerer/
GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP
New York (États-Unis).– Pendant la
campagne, le sénateur Bernie Sanders
avait promis de mettre la pression sur Joe
Biden pour qu’il « devienne le président le
plus progressiste depuis Franklin Delano
Roosevelt », père du « New Deal ». L’aile
gauche du parti démocrate, dont « Bernie »
est le mentor, n’a pas perdu son temps.
Quelques jours après l’annonce de
la victoire de l’ancien vice-président,
plusieurs groupes progressistes ont publié
des listes de noms qu’ils souhaitaient
voir nommés aux postes principaux de
l’exécutif.
Le Progressive Change Institute, un
organisme proche de la sénatrice Elizabeth
Warren, autre figure de la gauche de la
gauche, n’a pas fait les choses à moitié :
il est allé jusqu’à recommander pas moins
de 400 personnes (avec leur biographie).
Justice Democrats, l’un des groupes les
plus importants de la galaxie progressiste
américaine, y est aussi allé de sa liste,
tout comme Sunrise, le mouvement de
jeunes Américains pour la protection du
climat, très proche d’Alexandria Ocasio-
Cortez (« AOC »). Ces deux derniers
ont également proposé au président élu
de créer un Bureau pour la «mobilisation
climatique » au sein de la Maison Blanche,
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qui regrouperait plusieurs responsables
d’agences autour de la lutte contre la crise
climatique.
Alexandria Ocasio-Cortez s’exprime devant
le siège du parti démocrate à Washington
le 19 novembre 2020. © Drew Angerer/
GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP
Les progressistes sont également montés
au créneau quand ils n’étaient pas d’accord
avec les nominations de Joe Biden
dans les équipes de transition (chargées
de piloter le passage de relais avec
l’administration Trump avant l’investiture
du 20 janvier) et les ministères. Ce
fut le cas à la mi-novembre quand des
dizaines d’associations, dont Sunrise, se
sont élevées contre les rumeurs d’un retour
d’Ernest Moniz à la tête du ministère
de l’énergie, poste que cet ex-consultant
auprès de grandes entreprises pétrolières
occupait déjà sous Obama.
« Les progressistes sont beaucoup plus
écoutés qu’en 2008, quand Barack Obama
a été élu. Joe Biden veut être sûr
que toutes les parties prenantes sont
invitées à la table, et cela comprend les
progressistes », relativise Jeff Hauser,
directeur du Revolving Door Project,
un groupe qui surveille les nominations
gouvernementales.
Dès sa victoire face à Bernie Sanders
lors des primaires, Joe Biden a cherché
à inclure l’aile gauche du parti dans
l’élaboration de son programme en
créant des groupes de travail rassemblant
des représentants de son ancien rival
démocrate.
Certains progressistes rêvaient même d’un
Bernie Sanders ministre du travail et d’une
Elizabeth Warren, connue pour son travail
sur la protection des consommateurs et la
régulation financière, à la tête du Trésor.
Le président élu a rapidement douché
leurs espoirs en déclarant, en novembre,
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qu’ils seraient plus utiles au Sénat, où les
démocrates attendent les résultats d’une
double élection en Géorgie, le 5 janvier,
pour savoir s’ils reprendront la Chambre
haute.
Depuis les élections sénatoriales du
3 novembre, qui se sont déroulées en
même temps que la présidentielle, les
démocrates et les indépendants possèdent
48 sièges au Sénat, contre 50 pour les
républicains. S’il remporte les deux sièges
en jeu en Géorgie, le parti démocrate
pourra compter sur le vote de la vice-
présidente Kamala Harris, qui, comme le
stipule la Constitution, émettra le vote
décisif en cas d’égalité des voix.
« Si les démocrates ne parviennent
pas à obtenir ces deux sièges et que
le Sénat reste aux mains du parti
républicain, celui-ci sera dans une logique
d’obstruction. Il y aura peu d’avancées
législatives au niveau national », analyse
Sumathy Kumar, l’une des responsables
de l’antenne new-yorkaise des Democratic
Socialists of America (DSA), un groupe de
socialistes américains qui a connu un essor
fulgurant dans le sillage de la candidature
de Bernie Sanders en 2016.
Pour cette jeune militante, qui a
rejoint DSA après la victoire surprise
d’Alexandria Ocasio-Cortez en 2018 à la
Chambre des représentants, le changement
passera donc par les municipalités et les
États. Dans celui de New York, DSA
a confirmé dans les urnes l’engouement
dont il fait l’objet depuis 2016. Cinq
socialistes ont été élus en novembre au
sein du Parlement de l’État, où ils pourront
travailler sur des domaines aussi divers
que la santé, les infrastructures ou la
fiscalité. « Cela ne paraît pas beaucoup,
mais il y a un groupe de progressistes plus
large qui est prêt à travailler avec nous »,
observe-t-elle.
À New York, comme ailleurs dans le
pays, DSA milite pour la taxation des
grandes fortunes, l’extension du moratoire
sur les expulsions de locataires en défaut
de paiement, et l’annulation pure et
simple des loyers, assortis de la création
d’un fonds de soutien pour les petits
propriétaires.
80
À terme, le groupe veut instaurer un
système d’assurance santé public et mettre
en œuvre le « Green New Deal »,
un ambitieux paquet de réformes de
transition énergétique et de mesures
de justice sociale et raciale. Dans la
ville de New York, où DSA compte
7 000 membres (sur 85 000 dans le pays
entier), le groupe est en train d’examiner
les dossiers de candidats qui veulent
obtenir son soutien en vue des élections
municipales de 2021. Il recherche en
particulier des prétendants prêts à couper
les financements du NYPD, la police
new-yorkaise, quand ils seront au conseil
municipal. « Nous continuons à grandir,
explique Sumathy Kumar. Les Américains
se rendent compte qu’il n’y a pas que
le centrisme. Les socialistes offrent une
alternative à l’austérité. La pandémie
a montré qu’il fallait un autre modèle,
surtout dans le domaine de la santé. »
Au niveau national, le camp progressiste
commencera 2021 avec de nouveaux
visages au Congrès. Les quatre membres
du « Squad » (Alexandria Ocasio-Cortez
de New York, Ilhan Omar du Minnesota,
Ayanna Pressley du Massachusetts et
Rashida Tlaib du Michigan), toutes
réélues, seront notamment rejointes par
l’ancien proviseur Jamaal Bowman, l’un
des bébés « AOC » à New York, et
Cori Bush, militante de Black Lives
Matter, pasteure et infirmière devenue en
novembre la première Afro-Américaine
à représenter l’État du Missouri à la
Chambre des représentants.
De son côté, DSA travaille sur une
initiative nationale visant à promouvoir
le « Green New Deal » pendant les cent
premiers jours de l’administration Biden.
Au sein de l’équipe de transition aussi, Joe
Biden a fait de la place à des progressistes
qui pourraient également se retrouver dans
son gouvernement après son entrée en
fonction le 20 janvier. Ainsi a-t-il nommé
Gary Gensler, un ancien financier proche
d’Elizabeth Warren, à la tête du groupe de
transition dédié aux agences financières.
Même si les progressistes considèrent que
leur soutien a été déterminant à la victoire
de Joe Biden et Kamala Harris – alors que
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leur désaffection avait participé à la défaite
d’Hillary Clinton en 2016 –, ils savent
que rien n’est acquis. En effet, depuis
l’élection, plusieurs élus et cadres du parti,
amers, ont déclaré que l’utilisation par
les progressistes du slogan « Defund the
police » (« désinvestir la police ») avait
coûté au parti des sièges à la Chambre des
représentants.
Barack Obama lui-même y est allé de son
commentaire. Lors d’une récente émission
pour la promotion de ses mémoires,
il a déclaré que des slogans aussi
« bruts» conduisaient à « perdre un
public important [...], ce qui complique
la réalisation des changements qu’on veut
faire ».
Ses propos ont déclenché un tollé chez les
progressistes. « Le problème n’est pas le
malaise des États-Unis envers les slogans
bruts. Le vrai problème est le fait que
les États-Unis sont à l’aise avec la mort
de Noirs », a fait valoir Jamaal Bowman.
«Si Biden et Harris reconnaissent que
nous avons participé à leur victoire, ils
travailleront avec nous, pense pour sa
part Sumathy Kumar. Mais la tendance
aujourd’hui est plutôt à nous blâmer.»
Le procès fait au béton
armé
PAR LUDOVIC LAMANT
LE MARDI 8 DÉCEMBRE 2020
© L’Échappée / Textuel
Deux ans après l’effondrement du pont
de Gênes, le philosophe marxiste Anselm
Jappe livre un réquisitoire contre le béton
armé, matériau nocif qui concrétise à ses
yeux l’abstraction du capitalisme.
Anselm Jappe s’est lancé dans l’écriture
de son nouvel essai après l’effondrement
en août 2018 du pont de Gênes. Si
l’enquête judiciaire en Italie s’est centrée
sur les négligences d’Aspi, une société qui
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gère la moitié des autoroutes du pays, le
philosophe marxiste, spécialiste de Guy
Debord, propose une lecture différente de
la catastrophe : il y voit le signe de «
l’obsolescence programmée » de ce pont
en béton armé, inauguré en 1967.
Cette construction n’était « pas faite
pour durer davantage, quoi qu’en
pensent ses constructeurs », assure
Jappe, convaincu que Gênes est un «
avertissement », le signe avant-coureur
d’autres effondrements. Et de prophétiser :
« Si des millions de logements et de
ponts, de digues et de routes, d’aéroports
et de gratte-ciel révélaient, à un rythme
croissant, qu’ils sont bâtis avec du sable
et des armatures métalliques sujettes à la
corrosion – ce qu’ils sont effectivement ? »
© L'Échappée
L’intérêt de Béton, arme de construction
massive du capitalisme (L’Échappée,
2020) réside dans sa thèse radicale :
Jappe, représentant en France de la théorie
critique de la valeur (lire son entretien à
Mediapart en 2017), fait du béton armé «
le côté concret de l’abstraction capitaliste
» (avec un jeu de mots bien trouvé, le béton
se disant « concrete » en anglais). « Le
pont Morandi constitue un cas d’école
de l’hybris qui caractérise au plus haut
point et à tous les niveaux l’anticivilisation
capitaliste », écrit-il.
81
Dans New York Délire (1978), Rem
Koolhaas, architecte star néerlandais (qui
se fait traiter de « cynique » par Jappe,
pour avoir notamment construit Euralille
dans les années 1990), faisait du plan
primitif de Manhattan la pierre de Rosette
du capitalisme en cours d’avènement. Ici,
Jappe s’y prend autrement : c’est plutôt
le béton armé, loué par des générations
d’architectes hors sol, qui incarnerait au
mieux la logique perverse et destructrice
du capitalisme, ce que Jappe appelle « le
travail abstrait qui crée la valeur ».
Si la lecture du texte risque d’en
agacer plus d’un·e, émaillé de jugements
esthétiques à l’emporte-pièce qui oublient
les nuances et affaiblissent le propos,
ce réquisitoire contre le béton armé, «
matériau le plus destructeur sur Terre »,
ne manque pas de panache. Jappe décrit
l’épopée du béton armé – le premier brevet
remonte à 1855 –, qu’il résume d’une
phrase assassine : « Se passer du savoir-
faire des artisans traditionnels et lésiner
sur la qualité des matériaux. »
De manière convaincante, il montre que
le béton armé – planté d'armatures en
fer ou acier – s’avère moins résistant
que le béton des origines (mélange de
calcaire, de sable, de pierres concassées),
utilisé, notamment, du temps des Romains.
On découvre en passant le rôle clé
de deux ingénieurs français, François
Hennebique à la fin du XIXe siècle, puis
Eugène Freyssinet, inventeur du béton
précontraint en 1928.
L’inventaire des ravages provoqués par le
béton armé, dont continue de raffoler la
Chine (avec le barrage des Trois-Gorges
comme symbole délirant) est saisissant :
nocif pour la santé des travailleurs du
BTP (à cause de l’inhalation de silice),
énergivore lors de sa « cuisson », pour
parvenir à casser les pierres et chauffer
l’argile et le calcaire qui le constituent (le
béton serait responsable à lui seul de 4 à
8 % des émissions mondiales de CO2, sans
oublier les besoins gigantesques en eau),
ou encore ravageur pour certains milieux
naturels (plages, rivières, déserts), à cause
de l’extraction massive de sable.
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Jappe n’ignore pas que ce béton armé
a aussi permis la construction de parcs
de logements sociaux – dès les années
1920, en Allemagne ou aux Pays-Bas – et
l’essor d’une habitation de masse a priori
mieux conçue. Pour la première fois,
reconnaît-il, « l’architecture ne s’adresse
plus seulement aux classes dominantes
mais aussi et principalement aux dominés
». Il réfute néanmoins l’hypothèse d’un
« béton prolétaire » : « On se tromperait
lourdement en croyant y voir une forme
d’“émancipation” ou de “promotion” des
classes populaires – il s’agit uniquement
d’une modernisation des taudis. »
L’auteur rejette en bloc le modernisme
(mouvement lancé à partir de 1919 et le
Bauhaus allemand, notamment) et le post-
modernisme (à partir de la fin des années
1970), soit une bonne partie de ce qui a été
bâti au XXe siècle en Europe et aux États-
Unis.
À Cincinnati (Ohio), l'Ingalls Building (16 étages)
est considéré comme le premier gratte-ciel en béton
armé, construit en 1903. © Wikipédia / CC BY-SA 3.0
Il reconnaît tout au plus « une certaine
élégance » à un bâtiment de Frank Lloyd
Wright – qui utilise pourtant le béton dès
1905 –, pour mieux s’en prendre à une
armée de grands noms de la discipline,
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notamment Auguste Perret, « apôtre du
béton qui “se suffit à soi-même” »,
Dominique Perrault (l’architecte de la
BNF à Paris), Zaha Hadid (cette architecte
irakienne décédée en 2016, accusée ici
d’avoir signé la gare d’Afragola, près de
Naples) et surtout Le Corbusier.
Un cofondateur de l’Internationale
lettriste, Ivan Chtcheglov, jugeait qu’« une
maquette du Corbusier est la seule image
qui [lui] évoque l’idée de suicide immédiat
». Jappe est sur la même ligne : un poil
méprisant, il laisse aux « esthètes » le soin
de s’émerveiller devant la villa Savoye
de Poissy, pour mieux s’en prendre à
« l’architecture carcérale » des « villes
radieuses », devenues « lieux d’abandon
et de misère ». Il reprend les thèses déjà
développées dans plusieurs essais récents
(notamment par Olivier Barancy, chez
Agone en 2017) sur la collaboration du
« Corbu » avec des mouvements fascistes
français.
Ce qui l’amène à conclure : « Le cas du
Corbusier est bien plus grave que celui
de Heidegger, car la plupart des gens
n’ont jamais entendu parler de Heidegger.
[…] En revanche, il est rare qu’un
habitant d’une grande ville ne tombe pas
quotidiennement sur un édifice qui, s’il n’a
pas été bâti par Le Corbusier en personne,
l’a été par l’un de ses innombrables
disciples. »
Quant au brutalisme, ce courant
architectural, rattaché au modernisme, qui
parie sur un usage brut et massif du
béton (par exemple les bâtiments rénovés
du CND à Pantin, en Île-de-France),
Anselm Jappe en évacue l’apport : «
Il n’y a rien à opposer à quiconque
trouve le brutalisme beau : cela dépasse
toute discussion esthétique possible. » Au
risque de passer pour un réactionnaire
82
de l’architecture, il s’étonne qu’il existe
encore des associations se battant pour la
préservation de ce patrimoine.
© Chêne
Son éloge de l’artiste William Morris,
l’un des inspirateurs du mouvement
Arts and Crafts au Royaume-Uni, «
où les idées marxistes et anarchistes
se mélangent », ou encore sa défense
de l’architecture vernaculaire (Jappe cite
à plusieurs reprises Architecture sans
architectes, le génial classique de Bernard
Rudofsky, tiré d’une exposition au MoMa
de New York, en 1964), visent juste :
ils insistent sur la nécessaire remise en
avant de pratiques d’artisanat collectives,
pour contrer l’uniformisation induite
par l’usage du béton. Mais le lecteur
reste sur sa faim. Les pistes de sortie
du béton restent trop générales. Tout
au plus Jappe propose-t-il, s’inspirant
des révolutionnaires français qui, en
1794, voulurent démanteler les tours des
châteaux, de « lancer une action similaire
contre les tours [en béton armé] bien
plus opprimantes créées par la tyrannie
marchande ».
Par un étonnant hasard, le texte de Jappe
voisine sur les tables des librairies avec un
manifeste de l’architecte Rudy Ricciotti,
publié en 2015 et réédité cette année (Le
Béton en garde à vue, Textuel, 2020). On
y trouve tout l’inverse : une déclaration
d’amour au béton (pas seulement le béton
armé), provocatrice, joyeuse et sans limite
(« Honnêtement, je préfère me couler
une dalle de béton sur le ventre et
ne plus en parler, plutôt que de m’en
passer »), doublée d’une charge contre
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les écologistes qui, « en la matière,
sont vraiment des autistes agressifs et
irresponsables, des penseurs avec des
crayons biodégradables en amidon de
maïs ».
© Textuel
« Le béton n’en reste pas moins le
coupable idéal, il travaille trop les
consciences. Suspect jusqu’à la mort,
Diable déguisé en Quasimodo, il est
le rejeton terrible que l’on découpe au
hachoir, le banni de la société », se
lamente l’auteur du Mucem de Marseille,
du musée Jean-Cocteau à Menton ou
encore du Stadium de Vitrolles.
Sous la forme d’une pièce de théâtre
où l’architecte joue le rôle de l’accusé,
Ricciotti se définit comme « un rongeur,
un nuisible de la famille des intrépides, un
vétéran du ciment, un agrégé du mortier ».
Expliquant que tous les bétons ne se valent
pas, il s’en prend à ceux qui « ignorent
la pensée savante du béton, ne veulent
rien savoir des perspectives historiques de
l’art de bâtir, érudites, aussi sophistiquées
qu’une conversation au XVIIIe siècle ».
Il insiste sur l’histoire longue du matériau,
citant le Panthéon romain (dont la coupole,
réalisée au IIe siècle après Jésus-Christ,
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est toujours la plus grande jamais réalisée
en béton – non armé). Il assure que
l’empreinte environnementale de l’acier
est bien plus lourde que celle des bétons
qu’il fabrique. Il finit par renverser la
critique de Jappe : le « fascisant », ce
n’est pas l’architecte moderniste type Le
Corbusier, dans son usage impérialisant
du béton, mais plutôt celui qui chercherait
à brider et encadrer les architectes, qui
auraient le droit à une liberté absolue.
Jappe et Ricciotti : on se gardera de vouloir
les réconcilier.
***
Anselm Jappe, Béton, arme de
construction massive du capitalisme,
L’Échappée, 2020.
Rudy Ricciotti, Le Béton en garde à
vue – Manifeste architectural et théâtral,
Textuel, 2020 (première édition 2015).
Dans nos archives, un entretien avec Rudy
Ricciotti mené par Joseph Confavreux,
dans les locaux de Mediapart, en 2015.
Les femmes âgées, victimes
oubliées des féminicides
PAR CÉCILE ANDRZEJEWSKI
LE LUNDI 7 DÉCEMBRE 2020
Les colleuses contre les féminicides, Montreuil, le 25
septembre 2020. © Noémie Coissac / Hans Lucas via AFP
Les femmes de plus de 70 ans représentent
la deuxième tranche d’âge la plus touchée
par ces meurtres. Mais rares sont les procès
pour ces actes encore souvent qualifiés, à
tort, de « suicide altruiste ».
«Skype est devenu gris. La lumière qui
montre si on est connecté est devenue
grise. Alors que la lumière était toujours
verte chez ma maman, toujours. »
L’été commence à peine en cette fin juin
2019 et Nadia, qui vit aux États-Unis,
s’inquiète. Sa mère, Chantal, ne répond
83
plus à ses appels. Certes, les deux femmes
se sont parlé la veille, mais, d’ordinaire,
elles discutent tous les jours. « Moi aussi,
j’avais eu maman le samedi. Mais le
dimanche, pas de nouvelles. Le lundi,
pas de nouvelles », raconte Amina, la
sœur de Nadia. À l’époque, elle vit en
France, en région parisienne. Comme sa
sœur aux États-Unis, elle a pour habitude
quotidienne de papoter avec sa mère.
« C’est comme ça qu’on vivait. »
Alors cette tonalité qui sonne dans le vide
ne les rassure pas. Y a-t-il un problème de
connexion dans le village du Pays basque
où habitent Chantal, 72 ans, et son mari
Jean, 90 ans ? Amina missionne sa fille,
vivant en région bordelaise, pour contacter
le maire et en avoir le cœur net. Au même
moment, l’aide ménagère de Chantal et
Jean trouve leur maison complètement
fermée. Elle aussi s’inquiète et appelle les
pompiers. « C’est là qu’on a su que c’était
fini. »
Dans la maison blanche aux volets rouges
– « une ferme dont maman a fait un
château » – gisent les corps de Chantal
et de Jean. Elle, sur le canapé, lui au
sol, fusil de chasse à ses côtés, l’arme
dont il s’est servi pour abattre son épouse,
avant de se suicider. Amina apprend la
mort de sa mère par sa fille. Comme pour
refuser l’évidence, le maire de la ville
aurait annoncé à la jeune femme que sa
grand-mère « s’est donné la mort ». Au
volant sur une route américaine, Nadia
reçoit un appel de sa sœur. « Rabats-toi.
Éteins la voiture. Retire les clés », lui
intime Amina.
Jean a tué Chantal pendant qu’elle
dormait, en tirant sur elle à bout portant,
la carabine sur la mâchoire. Lorsque son
corps a été retrouvé, elle avait un drap
sur le visage. « Il n’a pas voulu regarder
son acte en face », juge Nadia. Un acte
prémédité, selon les deux sœurs. D’abord,
le nonagénaire, marié avec Chantal depuis
2006, a laissé une lettre de plusieurs pages,
où il parle de sa sœur, du maire du village,
des prêtres alentour et d’événements
vieux de plusieurs décennies. Sans jamais
mentionner son épouse. Une lettre si
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longue et si bien rédigée « qu’il n’a pas pu
l’écrire ce jour-là », affirment les filles de
Chantal.
Surtout, il y a le fusil. La carabine rouillait
depuis longtemps dans le grenier, comme
les douilles utilisées pour commettre le
crime. Mais vers 19 heures ce dimanche-
là, les voisins ont vu Jean descendre
dans le champ, avant d’entendre une
détonation, comme s’il voulait vérifier
que le fusil fonctionnait encore. « Il a
dû essayer l’arme à ce moment-là. On
a essayé de chercher la douille dans le
champ », soupire Amina.
Chantal, entourée de sa fille Amina
et d'une de ses petites-filles. © DR
Après le meurtre, les deux sœurs sont
restées quelques jours sur les lieux du
crime. Pour s’occuper des chats, des
chiens et des ânes de leur mère – la preuve
que Chantal n’était « pas consentante »
pour mourir : « Elle n’aurait jamais laissé
ses animaux comme ça. » Une fois dans
la maison, les deux quadragénaires ont
cherché à retracer le déroulé de la dernière
soirée de leur mère, prêtant attention aux
détails les plus ordinaires.
Ce dernier dimanche soir, Chantal a
préparé le dîner pour Jean, mais elle n’a
pas mangé, ce qui lui arrivait parfois.
L’assiette sale attend toujours d’être lavée
dans l’évier. Dans la salle de bains,
traînent encore les vêtements sales du
nonagénaire, qui a pris sa douche « comme
d’habitude ».
Face au bureau, en revanche, il manque
quelque chose : la feuille sur laquelle
Chantal avait noté les numéros de
téléphone de ses filles. Normalement
accroché au mur, le papier a disparu. Nadia
et Amina le retrouveront dans le hangar, là
où Jean avait pour habitude de brûler des
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petits détritus. « Il a eu la présence d’esprit
d’arracher ce papier et de le jeter dans le
tas à brûler », s’indigne Amina.
Sur le bureau, les deux sœurs retrouvent
la demande de passeport que venait de
déposer leur mère. Elles avaient prévu de
passer l’été au Maroc, entre filles. Jean,
lui, rechignait à quitter le village, alors que
Chantal avait pas mal baroudé avant de
le rencontrer via les petites annonces du
Chasseur français. « Elle avait l’habitude
de bouger, de voyager, elle a tout laissé
tomber pour lui. Cet été-là, on devait
se retrouver, c’est là qu’il y a eu le
drame. » D’après les filles de Chantal, le
nonagénaire n’aurait tout simplement pas
supporté qu’elle le laisse seul durant ce
séjour.
« Arrivé à un certain âge, on appelle ça
un “suicide altruiste” »
Après le meurtre, la rumeur d’un « pacte
suicidaire » a couru dans le village. Une
autre version du « suicide altruiste » dont
se font parfois écho médias et autorités
lorsqu’une femme âgée est tuée par son
conjoint. Il suffit de parcourir le décompte
réalisé sur l’année 2020 par le collectif
Féminicides par compagnon ou ex pour
se rendre compte de l’étendue du drame.
Sur les 87 féminicides actuellement
recensés pour 2020, 14 concernent des
femmes de plus de 70 ans. Dans neuf
de ces cas, l’époux s’est ensuite donné
la mort. Dans deux autres, il a tenté de
mettre fin à ses jours. Bien souvent, il est
mentionné une lettre, où le meurtrier tente
de justifier son geste.
On y lit, avec une tragique régularité, la
maladie de l’épouse, sa lourde pathologie,
son affaiblissement et son état de santé
dégradé. La vieillesse et l’isolement,
aussi. « Arrivé à un certain âge,
on appelle ça un “suicide altruiste”.
Quand madame est malade, qu’elle ne
répond plus à son rôle de femme au
foyer, de domestique, monsieur décide
de s’en débarrasser, tempête Sandrine
Bouchait, présidente de l’Union nationale
des familles de féminicide (UNFF). Ces
84
femmes n’échappent pas à leur mari par la
séparation, mais d’une autre façon, par la
maladie, la vieillesse. »
Dans le Pays basque, Chantal n’était pas
malade, elle avait même vaincu un cancer.
Pourtant, avec ce passeport et ce voyage
programmé au Maroc, ses filles estiment
que Jean a pensé qu’elle allait, elle aussi,
lui échapper.
Des procès trop rares
On le sait assez peu, mais les femmes de
70 ans et plus représentent la deuxième
tranche d’âge la plus touchée par les
féminicides, selon l’étude nationale sur
les morts violentes au sein du couple,
parue en août dernier. Depuis 2006,
la Délégation aux victimes (DAV),
structure commune à la police nationale
et à la gendarmerie nationale, mène
tous les ans cette enquête en analysant
individuellement chaque décès, « au-delà
de la commission des faits en eux-mêmes
et de leur simple qualification pénale ».
En 2019, sur les 146 victimes recensées
par cette étude, trente avaient plus de 70
ans. Pour les auteurs, la tranche des 70
ans et plus est la plus représentée. En
2020, la première victime recensée par
le collectif Féminicides par compagnon
ou ex, Raymonde, était une octogénaire
malade. « Lorsque les victimes sont âgées
de 70 ans et plus, la moitié d’entre elles a
été tuée en raison de sa maladie, vieillesse
et/ou de celle de l’auteur (15 femmes sur
30) », détaille l’enquête de la DAV.
« Quand une femme est malade, elle
ne remplit plus son rôle domestique,
c’est une séparation. Ces messieurs
vont devoir faire les corvées, cela leur
est insupportable. Les hommes ne sont
pas éduqués au care, mais habitués à
être servis, surtout cette génération »,
estime Julia, du collectif Féminicides par
compagnon ou ex. Elle pointe l’ironie :
en France, la majorité des aidants sont des
aidantes – 59,5 % selon une étude de la
DREES (Direction de la recherche, des
études, de l’évaluation et des statistiques)
parue en 2019. « Mais alors, pourquoi,
elles, elles ne tuent pas leur mari
malade ? »
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Ces féminicides de femmes âgées
restent encore peu visibles. « Déjà,
vivantes, après 60 ans, on se retrouve
transparentes, mais mortes, on l’est
doublement », s’indigne Julia. Ce d’autant
plus que les actions en justice se révèlent
particulièrement rares. « Dans la majorité
des cas, monsieur se suicide ensuite, donc
il y a extinction de l’action publique »,
explique Sandrine Bouchait.
Cela ne signifie pourtant pas qu’aucune
enquête n’est menée. Ainsi, en mai
dernier, à Anglet (Pyrénées-Atlantiques),
un homme de 89 ans tue sa femme de
83 ans, avant de retourner l’arme contre
lui. Une lettre est retrouvée sur les lieux,
rédigée par le mari. Si elle fait état du
malaise du ménage, le procureur de la
République de Bayonne, Jérôme Bourrier,
refuse pourtant de parler de suicide du
couple.
« Effectivement, l’auteur est décédé, donc
il y a eu extinction de l’action publique.
Pour autant, nous avons conduit une
enquête pour homicide volontaire par
conjoint, en réalisant des autopsies, une
enquête de voisinage… D’une part, il a
tué sa femme. D’autre part, certes, il
y a cette lettre, où il fait part d’une
situation de détresse et de la maladie de
son épouse, mais ça reste un courrier écrit
par l’auteur. Il motive son geste comme
il le souhaite », détaille Jérôme Bourrier.
Rien ne prouve en effet que la victime
avait demandé à mourir. « On peut aussi
imaginer que c’est l’auteur qui, lui, ne
supportait pas de voir sa femme malade. »
Les colleuses contre les féminicides, Montreuil, le 25
septembre 2020. © Noémie Coissac / Hans Lucas via AFP
Dans ces affaires, « le suicide offre un
aspect martyr, héros, à l’auteur, regrette
Julia. On entend : “Quand même, il a
donné sa vie.” Et pendant ce temps,
on rediscute encore du consentement
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des femmes. Leur consentement à être
tuées. » Or, comment affirmer qu’une
dame malade, n’ayant plus tous ses
moyens de surcroît, ait pu adhérer à un tel
acte ?
« La maladie d’Alzheimer ne donne pas
une autorisation à tuer », insiste d’ailleurs
Paul Rabesandratana, substitut général de
la cour d’assises de l’Isère, en novembre
2017. Face à lui, Hubert Ougier, vieillard
de 81 ans, qui, deux ans plus tôt, a
étouffé Nicole, son épouse malade avec un
traversin. « Elle était dure avec moi, elle
pouvait me disputer parce que j’avais mis
trop de temps pour faire les courses. À
la fin, elle était devenue dépendante et je
devais la laver, lui faire à manger. Cette
nuit-là, je n’avais pas dormi et quand
je me suis levé, j’ai vu l’oreiller et je
l’ai plaqué contre son visage, je ne sais
pas pourquoi. Après, j’ai essayé de me
suicider, mais je n’ai pas réussi », raconte
l’octogénaire à la barre. Pas de quoi
convaincre le substitut général qu’il s’agit
là d’un « suicide altruiste », puisqu’il
n’existe « pas de justification au crime ».
« Elle a essayé de se débattre et crié
pour qu’il arrête. Elle n’était pas du tout
d’accord, mais lui avait pris sa décision »,
e
se souvient M Flore Abadie O’Loughlin,
avocate du fils du couple, qui s’était
constitué partie civile. « Elle a tenté de le
repousser, elle n’a pas eu une fin paisible.
Selon monsieur, elle ne voulait plus vivre
et il a eu ce geste pour lui rendre service.
Mais ce n’est pas le cas, les personnes
Alzheimer ne se rendent pas compte de
leur état. Et surtout, elle n’avait jamais
manifesté le souhait de mettre fin à sa vie.
À aucun moment. »
L’avocate se remémore aussi la difficulté
de sa position de conseil : le fils du couple
souhaitant à la fois que justice soit faite
pour sa mère et que la peine de son père
ne soit pas trop lourde. « Monsieur voulait
nous faire croire qu’il s’agissait d’un acte
décidé ensemble, alors que ce n’était pas
du tout le cas, mais je ne pouvais pas
le bousculer, sinon sa peine aurait été
plus forte que ce qu’attendait son fils. »
Le procès, pour lui, a évidemment été
85
douloureux, coincé entre son amour pour
sa mère et son envie d’épargner, malgré
tout, son père.
Pour avoir étouffé sa femme, l’octogénaire
a été condamné à cinq ans de prison
avec sursis. « Le résultat ne sera jamais
bon, mais les choses ont pu être dites »,
souligne Me Flore Abadie O’Loughlin.
La mort de Chantal, elle, ne sera jamais
jugée au tribunal. « Son assassin s’est
tué, on n’aura pas de procès, il n’y
aura pas de justice », constate amèrement
Amina. Même leur deuil a été enlevé
aux deux sœurs, qui n’ont pas pu voir
leur mère dans son cercueil, à cause
de l’autopsie. « La dernière image que
j’ai, c’est maman dans une boîte. Tout
ce que je peux imaginer, c’est qu’elle
est défigurée », souffle lentement Nadia.
Alors, toutes les deux, avec leurs filles
et quelques autres, se sont rassemblées
peu de temps après le meurtre devant la
mairie du village où vivait Chantal. « On
voulait être là, montrer qu’on ne laisserait
pas tomber notre maman. Jusqu’à notre
dernier souffle. »
La vie en réanimation (4/5).
Ce que le Covid a changé à
la fin de vie
PAR JOSEPH CONFAVREUX
LE LUNDI 7 DÉCEMBRE 2020
Dans les services de réanimation où la
gestion de la fin de vie est inéluctable,
le virus a chamboulé la prise en charge des
familles et les pratiques des soignants.
Ils ont ressenti le besoin de lui écrire une
lettre. Pour sa famille. Pour eux-mêmes.
Mais aussi pour le grand public. Afin
que ce dernier comprenne un peu mieux
ces mots angoissants, brandis depuis mars
dernier : tri des malades, limite d’âge, arrêt
des soins, intubation…
Élie Azoulay, chef du service de
réanimation de l’hôpital Saint-Louis,
Nancy Kentish-Barnes, sociologue qui
dépouille actuellement les résultats d’une
enquête sur le deuil des morts de
la première vague, Sadek Beloucif,
professeur d’anesthésie-réanimation à
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Bobigny, et Matthieu Le Dorze, en train
de finir une thèse en éthique médicale,
ont donc rédigé une « Lettre à Denise »,
le prénom d’une des patientes mortes du
Covid à l’hôpital Saint-Louis.
Dans cette missive, qui débute par
cette phrase : « Vous rencontrer aura
été fondateur dans notre façon d’être
médecin », les auteurs explicitent le choix
qui a été fait, en accord avec la patiente
nonagénaire, de ne pas l’admettre en
réanimation.
À l'hôpital Saint-Louis. © JC
Ils y mettent à nu ce qui a déchiré
le cœur et fait travailler l’esprit des
soignants confrontés au Covid : « Sachez,
chère Madame, que dans ce contexte
épidémique extraordinaire, nous sommes
parfois obligés de devoir choisir le/
la patient(e) à qui nous accordons la
dernière chambre, le dernier respirateur,
par rapport à celle/celui à qui nous
déciderions de ne pas l’accorder. C’est
un choix qui n’en est pas un, ou en tout
cas pas un choix empirique tant nous
en mesurons l’impact et les conséquences
pour les patients, pour leur proche et
pour les soignants. Comment résoudre ce
conflit moralement et émotionnellement
difficile ? »
Un dilemme qui ne se pose pas
uniquement par temps d’épidémie,
puisque, ainsi que le souligne Nancy
Kentish-Barnes, « on a beaucoup parlé
dans les médias du tri des malades,
mais la réalité, c’est que les réanimations
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font tout le temps du tri, Covid ou pas
Covid, au sens où ils ne prennent que des
personnes qui ont des chances de s’en
sortir en supportant les traitements lourds
de la réanimation. Les entretiens que nous
avons réalisés pendant la première vague
auprès de soignants de trois services
parisiens nous suggèrent que la politique
de tri n’était pas bien différente de
d’habitude ».
La lettre adressée à Denise se termine
par ces mots : « Dans des situations de
fin de vie en réanimation, nous incitons
toujours les familles des patients à prendre
le temps de dire au revoir à leur proche.
Plusieurs semaines à plusieurs mois après
le décès du patient, les familles qui n’ont
pas pu dire au revoir le regrettent et ont
un deuil encore plus pénible. À notre tour,
Madame, de vous dire au revoir. »
Or, alors que le chiffre des morts du
Covid va continuer d’augmenter ces
prochaines semaines, même si le front
épidémique se calme, le deuil des plus
de 30 000 morts de la première vague
est encore vif et compliqué, tant il
s’inscrit dans « un choc anthropologique
de tout premier ordre », dixit l’historien
Stéphane Audoin-Rouzeau.
Ce moment a en effet été marqué en
profondeur par l’absence des familles au
chevet des malades – même si à Saint-
Louis, contrairement à d’autres hôpitaux,
les visites ont été autorisées avec un
protocole sanitaire renforcé, passé les deux
premières semaines – ; l’empêchement ou
le rétrécissement des rituels mortuaires ;
et des funérailles abrégées, désincarnées et
dépeuplées.
Cette idée que ce sont les bases mêmes de
notre rapport à l’humain qui ont alors été
ébranlées revient souvent dans la bouche
de celles et ceux qu’on interroge sur ce
qu’a produit le Covid sur la fin de vie
et le deuil. Nancy Kentish-Barnes, qui a
mené avec ses collègues plusieurs dizaines
d’entretiens avec des familles et des
soignants depuis avril dernier, parle ainsi
de « transgression anthropologique », en
rappelant à quel point, « pour le deuil,
les rituels, qu’ils soient religieux ou non,
permettent d’avancer ».
86
Frédéric Pochard est un ancien médecin
réanimateur, devenu psychiatre, qui a
travaillé à l’AP-HP (Assistance publique-
Hôpitaux de Paris) de 1995 jusqu’en 2010,
avant de s’installer en libéral. À l’occasion
du Covid, il a, explique-t-il, « repris du
service sur les éléments traumatiques de
la réanimation au sens large, que ce soit
pour les soignants, les patients ou les
familles », en participant à l’étude lancée
par Élie Azoulay et Nancy Kentish-Barnes
visant à comparer les situations liées à la
prise en charge des patients Covid isolés
et privés de visites, et de ceux atteints
de pneumopathie ou de complications
grippales, qui ont pu être accompagnés par
leur familles.
Lui parle de « rupture anthropologique
majeure » en insistant sur le « caractère
essentiel, en fin de vie, du fait de
pouvoir voir et toucher les proches.
Notre rapport à la dimension tactile,
pourtant fondamentale, a changé de façon
incroyable en quelques mois, et c’est
particulièrement vrai dans les derniers
moments ».
Le Covid a non seulement interdit de
tenir la main des proches mourants, mais
parfois même de leur dire un dernier adieu,
puisque les corps étaient mis dans des
housses dans la chambre de l’hôpital et
les cercueils scellés. « Pour moi, il n’est
pas mort, il est encore au CHU », a ainsi
expliqué dans un entretien l’épouse d’un
homme décédé du Covid, emmené par le
Samu alors qu’il était encore conscient, et
qu’elle n’a pas pu revoir.
Un sentiment qui rejoint, explique la
sociologue, celui de « morts volées ou de
moments irréels, quand on ne peut pas
se rendre auprès d’un proche malade,
voir comment les équipes s’occupent de
lui, se rendre compte par soi-même de la
gravité de la situation. En temps ordinaire,
les équipes travaillent à déconstruire
l’espoir progressivement si l’issue fatale
se dessine. Pendant l’épidémie, c’était
d’autant plus brutal qu’il arrivait souvent
qu’un patient aille mieux puis se dégrade
soudainement, laissant les familles dans
l’angoisse et/ou l’incompréhension, avec
le sentiment de faire des montagnes russes.
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Avec le Covid, les annonces de décès
pouvaient tomber comme un couperet,
alors qu’habituellement on a le temps de
s’y préparer ».
Une situation traumatisante, non
seulement pour les proches, mais
aussi difficile à gérer pour les
soignants. Charlotte Bellotti, infirmière
en réanimation à l’hôpital Saint-Louis
depuis deux ans et demi après dix années
passées comme aide-soignante à l’AP-
HP, se souvient du moment « où l’on a
dû fermer les portes aux familles, alors
que pour nous elles font partie du soin.
Par exemple, la toilette mortuaire est
un moment important, de recueillement.
Mais, pendant la première vague, on a
dû tenir la main des mourants et fermer
les housses sur les corps sans personne
d’autre que nous, et sans parfois même
avoir entendu le son de la voix des
personnes décédées ».
Encore aujourd’hui, les personnes
décédées du Covid sont mises dans des
housses et les familles ne peuvent plus voir
les corps une fois qu’ils sont partis à la
chambre mortuaire, même si le fait que
les services de réanimation soient restés
ouverts aux visites, et que les malades
Covid soient restés mêlés aux non-Covid
a changé la donne entre mars-avril et
octobre-novembre, puisque les familles
pouvaient venir les voir et leur dire au
revoir.
Un sentiment, que partage l’immense
majorité des personnes travaillant en
réanimation, est qu’il « existe une
“qualité” de la mort, poursuit Frédéric
Pochard, qui a coécrit La Mort assistée.
Anthropologie et éthique de la fin de vie
au XXIe siècle (Éditions du Cerf), avec le
philosophe Marc Grassin. Il faut prendre
soin du mourir, sauver la mort avec autant
d’engagement qu’on en aurait pour sauver
une vie. Il est possible de bien mourir en
réanimation, en tout cas de diminuer la
violence du décès et de son annonce. Si un
patient doit mourir, on doit faire en sorte
de minimiser l’impact sur les proches,
mais aussi sur l’infirmière et l’ensemble
des soignants qui s’en sont occupés, car
la charge n’est pas seulement technique,
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.87/99
elle se joue aussi dans la confrontation à
la mort et dans le rapport émotionnel avec
les familles ».
« Ce moment où les familles
ne pouvaient plus rentrer à
l’hôpital a été extrêmement
violent »
Élie Azoulay et Frédéric Pochard,
bientôt rejoints par Nancy Kentish-Barnes,
auteure d’une thèse publiée sous le
titre Mourir à l’hôpital. Décisions de
fin de vie en réanimation (Le Seuil,
2008), ont été les artisans d’une politique
pionnière en la matière, à travers le groupe
de recherche Famiréa, partant de trois
constats principaux.
Le premier est que, pour des patients
souvent inconscients, la famille et les
proches constituent le maillon essentiel
entre le malade et les soignants. Pour
Charlotte Bellotti,les familles ont même
« un réel impact sur le soin. Quand les
familles sont là tout le temps, c’est comme
si le patient bénéficiait d’un traitement
supplémentaire. Il m’est arrivé d’assister,
tellement on sentait de l’amour dans la
chambre, à des formes de miracle, où
l’on avait tout essayé, où l’on pensait que
c’était perdu d’avance, et où le patient se
mettait à aller mieux ».
À l'entrée du service de réanimation. © JC
Le service de réanimation de l’hôpital
Saint-Louis a ainsi été l’un des premiers
à s’ouvrir 24 heures sur 24 aux familles,
en 2003. Virginie Souppart, qui y travaille
87
comme infirmière de recherche depuis
2004, se souvient de cette ouverture
progressive mais décisive. « Avant cela,
j’ai travaillé dans un hôpital où les
familles n’avaient que des créneaux
horaires réduits, concentrés dans les
moments où les soignants allaient manger.
Elles étaient extrêmement anxieuses et
demandeuses. »
L’ouverture du service s’est faite très
progressivement, parce que, poursuit-elle,
cela « change lesfaçons de faire et
de soigner. La chambre était encore
souvent considérée comme le territoire
des soignants, et il fallait désormais le
partager. Ce qui suppose d’être capable
de faire en même temps des soins très
techniques et du relationnel. C’est tout
le sens du soin qui est modifié. Mais les
familles comprennent bien mieux ce qui se
passe, quand elles ne restent pas derrière
la porte, dans un endroit anxiogène où
elles peuvent tout imaginer, surtout le pire
».
Une fois les familles admises dans les
services de réanimation surgissait un
nouvel obstacle : un tel lieu constitue un
endroit opaque et bouleversant pour qui
n’y travaille pas. Il a ainsi été mesuré que
seule la moitié des familles comprenaient
les informations données par les médecins.
Frédéric Pochard juge ainsi que
« l’information des familles est une des
parties les plus difficiles du travail en
réanimation. Quand on a commencé à
travailler sur le sujet, on voyait qu’elles
ne comprenaient pas bien les diagnostics,
encore moins les pronostics, dans des
situations de crise où les soignants ne
prenaient pas toujours le temps qu’il
aurait fallu y consacrer ».
Sans établir de règles, mais en rédigeant
des livrets d’accueil, « on a mis en
place des éléments qui peuvent paraître
de bon sens mais qui existaient rarement,
se souvient Frédéric Pochard, comme
faire attention au cadre dans lequel les
familles sont reçues, prendre le temps de
répondre aux questions, avoir des paroles
bienveillantes… »
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Ce sont tous ces dispositifs, lentement mis
en pratique depuis une vingtaine d’années,
qui ont volé en éclats avec la première
vague de l’épidémie. Nancy Kentish-
Barnes souligne que si « l’information aux
familles a pu être faite, la communication,
notamment non verbale, a été entravée,
alors qu’elle est pourtant fondamentale.
Ce qui manquait, c’était de la relation.
Les proches recevaient, à distance, les
informations techniques, mais une photo
prise sur une tablette ne remplace pas
la vue d’un malade et les quelques
mots échangés avec celles et ceux qui
s’en occupent ». Une difficulté encore
redoublée lorsqu’il fallait prendre des
décisions de limitation des thérapeutiques
et discuter de cela à distance avec les
proches.
Pour Virginie Souppart, « ce moment où
les familles ne pouvaient plus rentrer
à l’hôpital a été extrêmement violent,
parce qu’il a bouleversé entièrement
[s]a pratique et ce sur quoi [elle]
travaille depuis des années, raconte-t-
elle. « J’explique aux familles qu’on est
une équipe, qu’on va prendre soin de
leur proche ensemble. En réanimation,
on est souvent face à des corps inertes,
sédatés, curarisés, inconscients, et il est
fondamental que les familles soient là pour
nous parler du patient qui est dans le
lit. Certes, les familles pouvaient appeler,
mais on était plusieurs à décrocher, il
n’y avait plus le lien qu’on peut tisser
habituellement. Petit à petit, quand on a
commencé à rouvrir, même si c’était de
façon restreinte, cela a été pour moi une
vraie bouffée d’oxygène. »
Avec le nombre croissant de décès du
Covid – plus de 50 000 à l’heure actuelle –,
un autre constat fait par le groupe Famiréa
prend toute son importance. Médecins,
psychiatres, sociologues et paramédicaux
insistent depuis quelques années, dans les
situations de fin de vie, pour ne pas s’en
tenir à ce qui se passe au sein du service de
réanimation, mais pour continuer le travail
après le décès.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.88/99
Des études de 2005 et de 2015 avaient
ainsi montré qu’après un décès en
réanimation, le risque de développer un
état de stress post-traumatique et/ou un
deuil compliqué était très élevé.
D’autant que le terme de stress, souligne
Nancy Kentish-Barnes, ne transmet pas
assez l’idée que « la qualité de vie des gens
est durablement et profondément altérée,
avec des sensations de suer quand un
bruit de vaisselle vous rappelle un bruit
de monitoring, par exemple, ou avec de
vraies angoisses à l’idée de passer dans un
lieu qui peut remémorer un trauma ».
À l’occasion de cette même recherche,
Nancy Kentish-Barnes avait aussi établi
que ce risque était redoublé par trois
éléments : l’impossibilité de faire ses
adieux, le sentiment que le malade
souffrait de détresse respiratoire et
la communication entravée avec les
soignants.
« Trois facteurs que l’on retrouve
massivement dans le contexte Covid »,
souligne la sociologue, qui craint « une
augmentation des deuils compliqués liés à
l’épidémie », même si elle attend d’avoir
les résultats des enquêtes quantitatives
encore en cours pour se prononcer.
« J’ai cette impression aujourd’hui à
partir des entretiens qualitatifs que
nous avons pu mener, mais je reste
prudente. Dans le cadre d’une autre étude
interventionnelle, nous avions envoyé
des lettres de condoléances, signées
par le médecin et l’infirmière, en
nous demandant si cela pouvait aider
l’expérience au cours du deuil. Nous avons
alors eu des retours très émus de proches,
mais les questionnaires sur de plus larges
échantillons ont montré que l’effet de ces
lettres n’était pas forcément positif, voire
le contraire, car on ne remue jamais le
deuil sans risque. »
Pour la sociologue, au deuil individuel
s’est en outre parfois surajouté « un
sentiment de deuil collectif. Beaucoup de
familles ont témoigné de l’impossibilité
de continuer à écouter les informations
qui égrenaient chaque jour le nombre
de morts au niveau national. Dans les
88
épidémies, il y a souvent un sentiment de
pertes multiples, d’autant que les familles
étaient souvent soit malades, soit cas
contact, et perdaient, en même temps
qu’un proche, leur vie sociale et leur
possibilité d’être soutenues ».
Et si la sensation de tristesse de ce
deuxième confinement, qui semble vécue
au-delà des centaines de milliers de
personnes déjà concernées directement par
les dizaines de milliers de morts du Covid,
était aussi liée à cette ambiance de deuil à
la fois généralisé et compliqué ?
Frédéric Pochard ne veut pas pousser
l’hypothèse trop loin mais constate que
« tout le monde a descendu une marche
ces derniers temps. Ceux qui allaient très
bien vont bien, ceux qui allaient moyen
ne vont pas bien, et ceux qui allaient mal
vont très mal. Le premier confinement a
été vécu comme une guerre, et au moment
où ça bombarde, on ne s’occupe guère des
blessures psychiques. Mais, cette fois-ci,
c’est différent, il y a un sentiment d’usure
profond, et même si je reste étonné de
la capacité de la population française à
tolérer des restrictions terribles, je crains
que le réveil ne soit difficile ».
Le silence de Paris
devant le jugement pour
terrorisme d’une militante
saoudienne des droits
humains
PAR RENÉ BACKMANN
LE LUNDI 7 DÉCEMBRE 2020
Loujain Al-Hathloul à Amsterdam (Pays-
Bas), en 2017. © Amnesty International
Arrêtée en mai 2018 pour avoir fait
campagne en faveur des droits des
femmes, Loujain al-Hathloul va être
jugée à Riyad pour terrorisme. Des
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diplomates de huit pays ont tenté en vain
d’assister à son procès. Il n’y avait pas de
Français parmi eux.
Loujain al-Hathloul, militante saoudienne
des droits humains, est-elle une terroriste ?
Sa longue campagne pacifique contre la loi
interdisant aux femmes de conduire une
automobile – interdiction abolie depuis
juin 2018 – représentait-elle une menace
pour la sécurité du royaume wahhabite ?
Oui, estime la justice saoudienne qui vient
de lui annoncer, le 25 novembre, une très
mauvaise nouvelle : son dossier, confié
depuis mars 2019 aux tribunaux pénaux
ordinaires, a été transféré au tribunal
spécial chargé de juger les actes de
terrorisme et les crimes contre la sécurité
nationale.
Après plus de deux ans et demi de
détention, dont plusieurs mois au secret,
pendant lesquels elle a été torturée et
victime de violences sexuelles, Loujain,
aujourd’hui âgée de 31 ans, peut s’attendre
au pire. Dans ce royaume où le prince
héritier, Mohammed ben Salmane, a pu
impunément faire dépecer un journaliste
comme Jamal Khashoggi dont les points
de vue lui déplaisaient, 184 personnes ont
été exécutées en 2019. Là-bas, contester le
pouvoir, même sans violence, est un crime.
Quant au tribunal spécial « utilisé
par les autorités saoudiennes pour
réduire systématiquement l’opposition au
silence », selon Amnesty International, il
est connu pour le manque d’équité de ses
procès et les lourdes peines, jusqu’à la
condamnation à mort, qu’il a l’habitude de
prononcer.
Loujain Al-Hathloul à Amsterdam (Pays-
Bas), en 2017. © Amnesty International
Depuis son arrestation, le 15 mai 2018,
quelques semaines avant l’abolition de la
loi qu’elle combattait, Loujain al-Hathloul
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.89/99
est accusée d’avoir fait campagne pour les
droits des femmes, d’avoir rencontré des
journalistes étrangers, des diplomates, des
membres d’organisations de défense des
droits humains, et de chercher à changer
le système politique du royaume. Il lui
est aussi reproché d’avoir postulé pour un
emploi aux Nations unies. Mais, selon sa
famille, il s’agit surtout de l’empêcher de
revendiquer sa part de responsabilité dans
l’abolition de l’interdiction de conduire.
C’est-à-dire de devenir une voix reconnue
et crédible de la société civile. Lorsque
Loujain et une dizaine d’autres militantes
et militants ont été arrêtés, les journaux
saoudiens aux ordres avaient publié leurs
photos frappées du tampon « traître » et
les accusaient d’avoir « sapé la sécurité du
royaume ».
« Il faut bien mesurer que nous affrontons
un double défi, avait-elle expliqué à
Mediapart en juillet 2017, lors d’un
séjour à Paris où elle avait notamment été
reçue au Quai d’Orsay. Les Saoudiennes
sont soumises aux mêmes violations des
droits humains que les hommes – absence
de liberté d’expression, d’association, de
manifestation – mais elles doivent, en
plus, subir la discrimination et la violence
inacceptables imposées par les hommes. »
« Car aux violences physiques qu’elles
doivent subir dans une impunité totale
s’ajoutent les abus émotionnels, l’absence
d’indépendance financière, la privation
délibérée d’éducation. Mais notre combat
doit aussi dépasser la défense de la
cause des femmes, poursuivait-elle. C’est
pourquoi nous soutenons la demande
d’amendement – en attendant mieux – de
deux lois liberticides majeures : la loi sur
la cybercriminalité et la loi antiterroriste.
Ces deux lois comportent de nombreux
articles très vagues qui sont souvent
invoqués pour poursuivre et condamner
des défenseurs des droits humains en les
accusant d’atteinte à la sécurité de l’État
ou de relations avec des organisations
étrangères. »
C’est précisément en application de ces
textes « liberticides » que Loujain al-
Hathloul est jugée aujourd’hui. Son procès
devant le tribunal pénal, dont les premières
89
audiences ont eu lieu en mars 2019,
avait repris au début de cette année avant
d’être interrompu en raison des mesures
de lutte contre le coronavirus. Il a été
jusqu’à présent une caricature de justice.
Privée de la possibilité de consulter un
avocat, Loujain al-Hathloul n’est, en outre,
informée de la tenue des audiences que
quelques jours, voire quelques heures
avant la date fixée.
Pour l’audience du 25 novembre – qui
s’est tenue trois jours après la fin du G-20
de Riyad –, elle n’a été informée, comme
sa famille, que la veille. Ce qui lui a
laissé très peu de temps pour préparer sa
défense. D’autant qu’elle venait de faire
deux semaines de grève de la faim, pour
protester contre le refus des autorités de lui
permettre de communiquer avec les siens.
Grève qu’elle a dû interrompre, contre son
gré, pour mettre un terme aux mesures
de privation de sommeil qui lui étaient
infligées en représailles par les autorités
pénitentiaires.
Ainsi s’expliquent ses tremblements et sa
voix très faible, quasi inaudible, constatés
par les rares témoins présents lorsqu’elle a
pris la parole pour lire les quatre pages de
son mémoire en défense.
Selon sa famille, des diplomates
représentant la Belgique, le Danemark,
les Pays-Bas, le Royaume-Uni, les États-
Unis, la Norvège, la Suisse et le Canada
s’étaient rendus au tribunal ce jour-
là. Sous prétexte de la réglementation
anti-Covid-19, ils n’ont pu avoir accès
à la salle d’audience et le procès
s’est poursuivi presque à huis clos. La
France, « dont la présence dans cette
délégation aurait pu envoyer un signal
fort », n’était pas représentée, constate
Amnesty international.
Le ministre des affaires étrangères, Jean-
Yves Le Drian, a rencontré officiellement
à deux reprises cette année son homologue
saoudien, Faisal ben Farhan ben Abdallah
Al Saoud, en janvier puis en juillet. Selon
les comptes-rendus de leurs entretiens
diffusés par le Quai d’Orsay, il n’a pas
évoqué avec lui le cas de Loujain al-
Hathloul qui étudiait les sciences sociales
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à la Sorbonne d’Abou Dhabi avant
d’être arrêtée, et qui ne cachait pas son
attachement à la France.
Il est vrai qu’il avait une question
plus sérieuse que la liberté et peut-
être la vie d’une jeune Saoudienne à
discuter. Le royaume wahhabite, qui fut
pour la période 2010-2019 le troisième
client de la France en matière de vente
d’armes, semble vouloir choisir, à côté
des États-Unis, de nouveaux fournisseurs.
Et Paris qui n’entend pas perdre un
partenaire commercial aussi prodigue
semble estimer que son silence sur cette
persécution indéfendable lui vaudra peut-
être l’aumône d’un contrat.
Arabie saoudite: «Toute
notre classe sociale a peur»
PAR JEAN-PIERRE PERRIN
LE LUNDI 7 DÉCEMBRE 2020
À cause d’un tweet, Abdelaziz al-Dakhil,
un ancien vice-ministre des finances, a
été jeté en prison. Réfugié en France,
son fils Abdulhakim craint lui aussi d’être
arrêté. Il raconte l’incroyable appétence du
prince-héritier Mohammed ben Salmane
pour l’argent.
Sur son compte courant bancaire,
Abdulhakim al-Dakhil avoue posséder
deux millions de dollars. Dans son
portefeuille, une volée de cartes de crédit
qu’il vient d’étaler sur une table du foyer.
Et dans un royaume d’Arabie saoudite où
le lignage et l’extraction ont une valeur
quasiment sacrée, ses origines valent de
l’or : il vient d’Al-Boukayria, une petite
ville de la province de Qassim, dans le
Nedjd, cette immense partie intensément
désertique de la péninsule qui est le
berceau de la dynastie des Saoud. Et
d’où sont issus la plupart des officiers
supérieurs de l’armée et les membres du
cabinet royal.
Mais les beaux jours pour Abdoulhakim
al-Dakhil sont derrière lui. Aujourd’hui, il
ne peut plus regagner l’Arabie saoudite.
L’accès à ses comptes lui est interdit,
ses cartes de crédit sont muettes, les
réseaux claniques ne le connaissent plus
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.90/99
et les menaces de mort se succèdent
sur son compte Twitter. À cause d’un
simple tweet de condoléances de son
père Abdelaziz al-Dakhil, un ancien vice-
ministre des finances, âgé de 80 ans, qui
a mécontenté le régime saoudien et l’a
conduit directement à la prison de haute
sécurité de Ha’ir, dans la banlieue de
Riyad. C’était le 25 avril 2020.
Conséquence, son fils Abdulhakim, 40
ans, qui se trouvait en France au moment
du tweet sacrilège, ne veut plus rentrer à
Riyad. Il craint d’y être arrêté. Il n’ose
même plus, dit-il, appeler sa mère, de
crainte de la mettre dans l’embarras, voire
de la faire appréhender. Il n’a aucune
nouvelle non plus de son père. À présent,
il se cache dans un foyer pour réfugiés
dans une toute petite ville de province
dont il veut qu’on taise le nom et où
l’on n’imaginait guère un ressortissant
saoudien réduit à tant de précarité. Et il a
demandé l’asile politique.
Le compte d'Abdulhakim al-Dakhil avec en
fond son père. © Capture d'écran/Twitter
L’histoire commence avec la mort en
détention d’Abdallah al-Hamid, écrivain
et professeur de littérature contemporaine
à l’université islamique Imam Mohammed
ben Saoud, à Riyad, mais aussi membre
fondateur de l’association saoudienne
des droits civils et politiques (ACPRA),
une organisation qui a pour slogan
« Connaissez vos droits » et pour vocation
de promouvoir les droits inscrits dans
la Déclaration universelle des droits de
l’homme. Plus largement, Abdallah al-
Hamid demande aussi l’instauration d’une
monarchie constitutionnelle, donc rien de
très révolutionnaire.
Condamné en mars 2013 à onze
années d’emprisonnement, notamment
pour « déloyauté envers le souverain »
90
et « tentative d’atteinte à la sécurité et
incitation à troubler l’ordre public en
appelant à des manifestations », ce père de
huit enfants, âgé de 69 ans, s’avère être très
malade.
Souffrant d’hypertension, il se voit
conseiller par un médecin une opération
du cœur. Refus des autorités carcérales qui
l’avertissent que, s’il parle à sa famille
de son état de santé, elles l’empêcheront
de communiquer avec elle. Le 9 avril
2020, c’est la crise cardiaque. Mais pas
question pour le pouvoir de témoigner
de la moindre mansuétude à l’égard de
l’universitaire.
Selon Amnesty International, Abdallah al-
Hamid restera « maintenu en détention
alors qu’il était dans le coma et en soins
intensifs à l’hôpital al Shumaisi, à Riyad ».
Jusqu’à sa mort, le 24 avril.
Ému par son décès, Abdelaziz al-Dakhil
envoie un tweet le lendemain, dans lequel
il salue « un homme qui s’est consacré à
son pays et à de hautes valeurs, morales
et citoyennes » et dont les « conseils
donnés sans peur ni honte et désintéressés
ne seront pas ignorés, que Dieu ait son
âme ». L’arrestation survient peu après.
Mais, reconnaît son fils, le tweet n’a
probablement été que le prétexte de son
incarcération.
Car Abdelaziz al-Dakhil a non seulement
été vice-ministre des finances dans le
gouvernement du roi Khaled (de 1975 à
1982), mais aussi colonel au ministère de
l’intérieur. Il a donc eu un pied dans deux
institutions clés du royaume, à la charnière
entre l’argent et les renseignements.
« En tant que ministre, il a mis aussi
en place une cellule d’investissements
destinée aux princes voulant placer leur
argent à l’étranger, précise son fils. Il
faut aussi savoir que, quand un prince
voyageait hors du royaume, il en informait
le ministère des finances qui lui donnait
tout l’argent dont il avait besoin. Mais ce
n’est plus le cas. À présent, les princes
doivent avoir l’aval de MBS pour sortir
du pays. Dès lors, ils ne se déplacent plus
beaucoup à l’étranger. Ils sont comme
dans une prison », ajoute-t-il.
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Sous le roi Fahd, qui a succédé à
Khaled et régnera jusqu’à sa mort, en
2005, Abdelaziz al-Dakhil n’est plus
ministre. Il a suivi des cours aux États-
Unis et ambitionne de devenir professeur
d’université mais le nouveau souverain
refuse.
Les affaires privées des princes, il ne s’en
éloigne pas pour autant : il a créé le
Abdulkheil Financial Group, un cabinet
de conseil pour les Saoudiens les plus
fortunés – il a été obligé de démissionner
de la direction de cet organisme depuis
l’envoi du tweet. D’où sa connaissance
intime des circuits financiers entre le
royaume et l’extérieur. « Il s’occupait de
beaucoup de comptes. Il sait donc où
les princes placent leur argent et connaît
beaucoup de leurs secrets bancaires »,
reconnaît son fils.
C’est donc probablement aussi pour
« essayer de lui soutirer des informations »
que le pouvoir saoudien a incarcéré
l’ancien ministre, voire « lui prendre son
propre argent », estime Abdulhakim al-
Dakhil.
Une arrestation qui s’inscrit dès lors
en droite ligne de ce que le prince-
héritier Mohammed ben Salmane, alias
MBS, avait entrepris en 2017 avec les
séquestrations de princes et d’hommes
d’affaires à l’intérieur du palace Ritz-
Carlton, à Riyad, dans le cadre de
« la campagne anticorruption » qu’il a
engagée : au total, plus de 200 personnes
– certains observateurs avancent le chiffre
de 381 –, dont onze princes, quatre
ministres et plusieurs dizaines d’anciens
ministres, avaient été appréhendées,
retenues et, pour certaines, brutalisées.
Dans la famille Al-Dakhil, on a suivi
la purge royale avec inquiétude. Certes,
Abdelaziz al-Dakhil ne fait pas partie
des quelque 8 000 princes que compte
le royaume mais il est un de leurs
interlocuteurs privilégiés et participe à
leur enrichissement. Abdoulhakim, qui
accompagne souvent son père dans les
diwan (conseils) des princes, comme le
veut la tradition bédouine pour permettre
aux fils de s’initier aux affaires de familles,
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.91/99
apprend beaucoup de ses rencontres. C’est
pourquoi il connaît aussi le dossier de Saad
Hariri.
Car, à cette époque, le premier ministre
libanais est lui aussi séquestré jusqu’à
ce qu’Emmanuel Macron arrache sa
libération. Là encore, c’est une question
d’argent, celui de la famille Hariri, qui
motive le prince-héritier et non pas,
comme cela a été avancé, parce qu’il
trouvait le chef du gouvernement libanais
trop mou avec le Hezbollah.
En ligne de mire de MBS, la compagnie
Saudi Oger, un véritable empire dans le
domaine du BTP et la propriété exclusive
des Hariri – Saad était le président de son
conseil d’administration.
En juin 2017, la société se trouve en
situation de faillite, obligée de licencier la
quasi-totalité de ses 56 000 employés, sans
indemnités et avec de nombreux arriérés
de salaires, avant de fermer définitivement
ses portes, le 31 juillet 2017. Or, si la
société Saudi Oger était effectivement très
endettée – de l’ordre de 4,5 milliards de
dollars –, elle était aussi détentrice de
créances du royaume pour un montant
largement supérieur – au moins 7 milliards
de dollars.
Mais le gouvernement saoudien refuse de
lui verser cette somme qui lui est due, y
compris à la veille de sa faillite. « C’est
pour cela que MBS a séquestré Saad
Hariri, pour le contraindre à tirer un
trait sur cette créance de 7 milliards de
dollars », explique Abdulhakim al-Dakhil.
Le prince-héritier fera même les poches
du Libano-Saoudien : « Il réussira à lui
prendre un million ou deux de dollars
pendant sa détention. En fait, le prince-
héritier essaie de collecter autant d’argent
que possible parce qu’il veut en faire
un outil de pouvoir. Il sait que personne
ne pourra l’arrêter. C’est comme pour
le Yémen. Il voulait qu’il se soumette.
Le Yémen a refusé, alors il l’a attaqué.
Aujourd’hui, toute notre classe sociale,
qui est proche des princes, a peur »,confie-
t-il.
91
Les princes de haut rang eux-mêmes ne
sont pas à l’abri de disparaître du jour
au lendemain. C’est ce qui est arrivé
à Salmane ben Abdelaziz et à son père
Abdelaziz ben Salmane, arrêtés en janvier
2018 sans aucune accusation formelle.
Le premier l’a été après une convocation
au palais royal de Djeddah et son père,
le lendemain, parce qu’il enquêtait sur
la disparition de son fils. Détenus depuis
près de trois ans à la prison de haute
sécurité de Ha’ir, puis dans une villa
gardée à Riyad, ils viennent d’être à
nouveau transférés dans un « lieu secret »,
selon le député européen socialiste belge
Marc Tarabella, qui vient d’écrire une
lettre, datée du 1er décembre, demandant
leur libération à l’ambassadeur d’Arabie
Saoudite à Bruxelles.
Salmane ben Abdelaziz, qui fut très ami
avec MBS et ne se mêlait pas non
plus de politique, même s’il a pu, à
l’occasion, rencontrer aux États-Unis des
personnalités démocrates, vivait à Paris
jusqu’à ce qu’il accepte, en juillet 2017,
de regagner le royaume à la demande,
précisément, de son cousin. Probablement,
était-ce un piège que le jeune prince,
âgé de 41 ans, n’a pas détecté – nous
sommes alors un an avant l’assassinat du
journaliste dissident Jamal Khashoggi.
Abdulhakim al-Dakhil n’envisage pas
pour autant de rejoindre le mouvement
d’opposition qui vient de se créer à
Londres sous le nom de parti de
l’Assemblée nationale. « Ils ne sont pas
d’accord entre eux », fait-il valoir. Ni de
se livrer à des activités politiques contre
le système saoudien. Ce qui le préoccupe,
c’est la liberté de son père, d’autant plus
qu’il est âgé. Et de commencer en France
des études de droit.
Cela ne l’empêche pas d’être assailli
de menaces de mort en provenance de
plusieurs des 6 000 comptes Twitter dont,
selon le département américain de la
justice, dispose le régime. Certaines sont
éloquentes : elles sont accompagnées d’un
emoji représentant un petit poignard.
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Ventes d’armes: l’exécutif
déclare secrètement la
guerre au Parlement
PAR DISCLOSE
LE LUNDI 7 DÉCEMBRE 2020
Un document obtenu par Disclose dévoile
le plan secret du gouvernement pour
torpiller les propositions d’un rapport
parlementaire en faveur d’un contrôle
démocratique en matière de vente
d’armes.
Silence radio. Depuis la publication,
le 18 novembre dernier, du rapport
parlementaire sur les ventes d’armes
françaises, l’exécutif n’a pas réagi. Du
moins pas officiellement. Car, en réalité, le
gouvernement a préparé la riposte dans le
secret des cabinets ministériels. Objectif :
torpiller le rapport des députés Jacques
Maire (La République en marche, LREM)
et Michèle Tabarot (Les Républicains,
LR), et les pistes qu’ils suggèrent pour
impliquer le Parlement dans le processus
de contrôle des exportations d’armement.
Disclose a été destinataire d’une note de
quatre pages rédigée par le secrétariat
général de la défense et de la
sécurité nationale (SGDSN), un service
directement rattaché à Matignon. Classée
« confidentiel défense » – le premier
niveau du « secret défense » –, elle a été
transmise au cabinet d’Emmanuel Macron
mais aussi à Matignon, au ministère des
armées et à celui des affaires étrangères
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et de l’économie, le 17 novembre dernier.
Soit la veille de la publication du rapport
Maire-Tabarot.
Sobrement intitulé « Analyse des
35 propositions du rapport de la
mission d’information sur les exportations
d’armement Maire-Tabarot », ce
document stratégique révèle l’opposition
ferme et définitive du gouvernement à
une proposition inédite : la création d’une
commission parlementaire chargée « du
contrôle des exportations d’armement ».
D’après Jacques Maire et Michèle
Tabarot, « cet organe n’interviendrait
pas dans le processus d’autorisation
des exportations mais contrôlerait, a
posteriori, les grands choix de la politique
d’exportation de la France ». Impensable
pour le gouvernement, qui entend peser de
tout son poids pour étouffer dans l’œuf ces
velléités de transparence.
Selon les analystes du SGDSN, cette
proposition doit constituer le « point
d’attention majeur » du pouvoir exécutif ;
autrement dit, celui qu’il faut absolument
enterrer. Le document explique pourquoi :
« Sous couvert d’un objectif d’une plus
grande transparence et d’un meilleur
dialogue entre les pouvoirs exécutif
et législatif, l’objectif semble bien de
contraindre la politique du gouvernement
en matière d’exportation en renforçant
le contrôle parlementaire. » À lire les
gardiens du temple militaro-industriel
français, plus de transparence reviendrait à
entraver la liberté de commerce de l’État
français. Et le SGDSN de prévenir : ces
mesures pourraient « entraîner des effets
d’éviction de l’industrie française dans
certains pays ».
Si cette commission devait malgré tout
voir le jour, le rapport préconise qu’elle
ne puisse « en aucun cas » obtenir
92
un suivi précis des transferts d’armes.
Les parlementaires devront se contenter
du rapport qui leur est remis par le
gouvernement chaque année, lequel ne
précise ni les bénéficiaires des livraisons
d’armes ni leur utilisation finale.
« Cette implication de parlementaires,
alertent encore les auteurs, pourrait mener
à une fragilisation du principe du secret
de la défense nationale […] ainsi que
du secret des affaires et du secret lié
aux relations diplomatiques avec nos
partenaires stratégiques. » Le risque pour
l’État ? Que « les clients » soient « soumis
à une politisation accrue des décisions »
qui nuirait aux affaires et provoquerait la
« fragilisation de notre crédibilité et de
notre capacité à établir des partenariats
stratégiques sur le long terme, et donc de
notre capacité à exporter ». Notamment
vers des pays aussi susceptibles que
l’Arabie saoudite ou l’Égypte.
Selon les analystes du SGDSN, la
création d’un contrôle parlementaire sur
les exportations aurait également « des
conséquences pour le gouvernement, dont
les différents ministres seraient exposés ».
En 2019, la ministre des armées, Florence
Parly, avait dû s’expliquer sur ses
mensonges répétés à propos des ventes
d’armes à l’Arabie saoudite, à la suite des
révélations de Disclose sur leur utilisation
dans la guerre au Yémen. Un épisode que
le gouvernement ne souhaite pas voir se
reproduire.
Un autre élément semble susciter
l’inquiétude au plus haut sommet de
l’État : la volonté de convergence
entre les représentants des différents
parlements de l’Union européenne. Pour
Jacques Maire et Michèle Tabarot,
ce « dialogue interparlementaire »
permettrait une meilleure coopération
entre États membres. Trop risqué, selon le
gouvernement, qui y voit « le risque d’un
effet de bord qui exposerait notre politique
à des enjeux internes propres à certains de
nos voisins européens ».
Sur ce point, l’analyse aurait pu s’arrêter
là. Mais le Quai d’Orsay a voulu
préciser le fond de sa pensée, comme le
révèlent les modifications apportées au
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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document d’origine. Le cabinet de Jean-
Yves Le Drian précise, en rouge dans
le texte, qu’une telle convergence entre
élus européens serait « particulièrement
préoccupante », en particulier concernant
le Parlement allemand. « Nous n’avons
aucun moyen de maîtriser les vicissitudes
[de la politique intérieure allemande] », et
la « forte mobilisation, très idéologique,
du Parlement [allemand] sur les
exportations d’armement », souligne le
ministère des affaires étrangères dans ce
mail que Disclose s’est procuré.
Ce commentaire illustre les tensions sur
ce sujet avec le voisin allemand, qui
a mis en place en octobre 2018 un
embargo, toujours en vigueur, sur ses
ventes d’armes à l’Arabie saoudite à
la suite de l’assassinat du journaliste
Jamal Khashoggi à Istanbul. Une décision
jugée à l’époque incompréhensible par
Emmanuel Macron. Les ventes d’armes
« n’ont rien à voir avec M. Khashoggi,
il ne faut pas tout confondre »,
avait alors déclaré le chef de l’État,
précisant que cette mesure était, selon
lui, « pure démagogie ». Une fois
le problème allemand évacué, le Quai
d’Orsay désigne enfin le véritable ennemi :
les institutions européennes, considérées
comme « hostiles à nos intérêts dans
le domaine du contrôle des exportations
sensibles ».
L’exécutif aurait-il peur du contrôle
démocratique ? Il s’en défend et feint
même de vouloir protéger les députés
contre un piège tendu à eux-mêmes.
« Les parlementaires impliqués dans
le contrôle des exportations […] ne
pourraient pas répondre aux demandes de
transparence » et se retrouveraient « de
facto solidaires des décisions prises »,
explique le document. En d’autres termes,
s’il leur prenait envie de contester la
politique de ventes d’armes de la France,
les élus seraient de toute façon soumis au
« secret défense ». Inutile, donc, qu’ils
perdent leur temps.
Pour finir, les services du premier ministre
formulent une liste de recommandations
quant à la réaction à adopter face à cet
épineux rapport. Première d’entre elles,
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.93/99
« adopter une position ouverte » sur
les propositions sur le « renforcement
de l’information du Parlement ». Un
signe d’ouverture en trompe-l’œil, car
l’essentiel est ailleurs. « Il convient,
poursuit le texte, de confirmer avec les
principaux responsables de l’[Assemblée
nationale] » qu’ils s’opposeront à la
principale proposition du texte, soit la
création d’une délégation parlementaire.
En guise de dernière suggestion, les
auteurs de la note invitent l’exécutif à
définir « une ligne de communication »
face à la médiatisation du rapport et
aux réactions des ONG. Une ligne de
communication désormais beaucoup plus
claire, en effet.
Macron-Sissi: rencontre
sous haute tension
PAR DISCLOSE
LE LUNDI 7 DÉCEMBRE 2020
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi. © DR
Alors que les exportations d’armes vers
des pays accusés de violation des droits
humains font débat, le président français
reçoit en visite officielle le président
égyptien. L'Egypte, l’un des principaux
clients de l’industrie de l’armement
française.
Le président égyptien est en visite
d’État. Rencontre avec le ministre des
affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian,
dimanche soir ; rendez-vous en tête-à-
tête avec le président de la République,
ce lundi matin ; échange organisé avec
le président de l’Assemblée nationale,
Richard Ferrand ; dîner avec Emmanuel
Macron… D’après les éléments de
langage transmis à la presse ces trois
derniers jours, les échanges entre les
deux chefs d’État doivent porter sur
93
la situation en Libye, où l’Égypte
soutient le « maréchal » Haftar face au
Gouvernement d’unité nationale reconnu
par la communauté internationale, comme
Disclose l’a documenté en septembre
2019.
Cette rencontre est la première entre
les deux hommes depuis un incident
diplomatique survenu en janvier 2019. À
l’époque, en pleine conférence de presse
au Caire, Emmanuel Macron parle des
droits de l’homme en Égypte et mentionne
le fait que « les choses ne sont pas allées
dans la bonne direction ». Il précise que
les emprisonnements de journalistes et
blogueurs « abîment l’image » du pays.
Réponse cinglante du maréchal al-Sissi :
« On ne regarde pas l’Égypte avec des
yeux d’Européens. »
Un rapport parlementaire sur les
exportations d’armes publié le
18 novembre revient précisément sur cet
épisode. « Lors de la conférence de
presse conjointe, le président français
a évoqué son inquiétude à l’égard du
respect des droits de l’homme en Égypte,
écrivent les auteurs du texte, les députés
Jacques Maire (La République en marche)
et Michèle Tabarot (Les Républicains).
Depuis lors, l’Égypte n’a pas conclu de
nouveaux contrats avec la France. » Les
élus rappellent que le pays est « accusé
de nombreux abus sur le plan des droits
de l’homme depuis le retour d’un régime
militaire en 2013 ».
Jacques Maire, qui s’est rendu en Égypte
en juillet 2019, enfonce le clou :
« Votre rapporteur garde le sentiment que
les équipements d’envergure acquis par
l’Égypte n’ont qu’un lointain rapport avec
les besoins pressants d’une armée dont
la vocation est la défense du territoire
national. » Le rapport souligne en
particulier le problème du matériel dit « à
double usage ». À savoir des équipements
utilisés à des fins militaires mais aussi
civiles, qui devraient, selon les auteurs,
faire l’objet d’un contrôle systématique
dès lors qu’ils « sont destinés à des
États sensibles ». Il s’agit notamment des
technologies de surveillance utilisées à des
fins d’espionnage de l’Internet égyptien.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
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Ou encore des blindés légers (Renault
Truck Defense), suspectés d’appuyer « la
commission de crimes de masse » dans
le Sinaï, mais aussi, en 2013, déployés
dans les rues du Caire pour réprimer les
manifestations hostiles au régime.
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi. © DR
Cette visite éminemment sensible
intervient seulement 15 jours après la
publication du rapport Maire-Tabarot et
de ses propositions pour un contrôle plus
démocratique des ventes d’armes. Des
recommandations qui arrivent donc au pire
moment pour Emmanuel Macron, comme
l’indique une note classée « confidentiel
défense »dévoilée par Disclose. Dans
ce document transmis à l’Élysée, le
secrétariat général de la défense et de
la sécurité nationale, service rattaché
à Matignon, s’inquiète de la volonté
de transparence et de contrôle des
parlementaires sur les « exportations
sensibles ». Par exemple, celle du satellite
espion Airbus dont le maréchal al-Sissi
pourrait se porter acquéreur, selon La
Tribune. En attendant, l’exécutif n’a
toujours pas réagi à la publication dudit
rapport parlementaire. Question de timing,
certainement.
Lubrizol: l’incendie serait
parti de l’usine, selon un
rapport d’expertise
PAR MANUEL SANSON (LE POULPE)
LE LUNDI 7 DÉCEMBRE 2020
Les quatre experts désignés par la
justice privilégient une cause « humaine »
ou « technique » pour expliquer l’incendie
sur les sites de Lubrizol et de Normandie
Logistique du 26 septembre 2019, au cours
duquel plus de 9 000 tonnes de produits
chimiques avaient brûlé.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.94/99
C’est un euphémisme de dire que
leurs conclusions étaient particulièrement
attendues. Les experts judiciaires,
désignés par les juges d’instruction
parisiens chargés de l’enquête pénale
ouverte à la suite de l’incendie survenu
chez Lubrizol, ont rendu leur verdict en
transmettant à la mi-novembre leur rapport
définitif aux magistrats.
Les quatre experts, dont deux sont
issus de l’Institut de recherche criminelle
de la gendarmerie nationale, ne se
sont pas intéressés à la gestion de
la sécurité ou de la sûreté sur le
site ou aux conséquences sanitaires et
environnementales de l’incendie qui a fait
partir en fumée plus de 9 000 tonnes de
produits chimiques. Ils se sont attelés à
répondre à deux questions simples, mais
néanmoins fondamentales : où et comment
le feu s’est-il déclenché, entraînant l’une
des pires catastrophes industrielles en
France ?
À ces deux interrogations, voici ce à quoi
concluent les experts dans un document
que notre partenaire Le Poulpe a pu
consulter. Si les spécialistes incendie
rappellent que l’origine du feu n’a
pu « être précisément et formellement
localisée », ils disent privilégier « un
départ sur l’emprise de la société Lubrizol,
au niveau du stock de produits finis
longeant le mur mitoyen nord-ouest du
bâtiment T3 de Normandie Logistique ».
Une vue aérienne de l'usine Lubrizol. © Sdis 76
À ce stade, le rapport des experts incendie
semble écarter l’hypothèse d’un feu
déclenché dans un vestiaire de l’entreprise
Normandie Logistique, piste un temps
jugée intéressante par les enquêteurs
de la police judiciaire. Sur les causes,
les spécialistes affichent leur prudence.
« La cause du sinistre ne peut, en l’état,
être formellement établie », écrivent-ils.
94
Comme pour la localisation du départ
de feu, ils avancent néanmoins deux
hypothèses.
Le rapport évoque « une cause technique
qui pourrait être liée à une source
d’énergie située dans la zone d’intérêt,
ceci sans intervention humaine ». « Sur
ce point, la seule source d’énergie ayant
pu être identifiée est l’éclairage extérieur
– un lampadaire – surplombant le stock
mentionné », précisent les experts.
Les spécialistes incendie envisagent
également « une cause liée à une
intervention humaine, qu’elle soit fortuite
ou délibérée ». « Il ne peut être exclu, de
manière générale, le cas d’une mauvaise
manipulation ou action contraire aux
règles de sécurité en vigueur sur le site »,
pointe le rapport.
« L’observation, grâce aux
enregistrements de vidéosurveillance, de
mouvements d’un engin de manutention
dans l’environnement de la zone d’intérêt
vient renforcer cette hypothèse. En effet, la
détérioration accidentelle d’un conteneur,
consécutive à une manœuvre d’engin,
peut conduire à un départ de feu de
son contenu », décryptent les experts.
Ces derniers semblent plus circonspects
sur le scénario d’une action humaine
volontaire : « Aucun élément exploité ne
permet d’orienter nos conclusions vers un
acte délibéré. »
« J’en comprends que le feu a démarré
du côté de Lubrizol et qu’il serait dû
à un lampadaire ou à une intervention
involontaire d’un salarié. Si tel est le cas,
de nombreuses interrogations se posent
sur la mauvaise gestion de cet incendie,
une fois déclaré, au regard de l’ampleur
qu’il a prise », réagit Julia Massardier,
avocate de plusieurs parties civiles.
À ce stade de l’enquête pénale, Lubrizol
reste mis en examen pour « déversement
de substances nuisibles » et pour des
manquements dans l’exploitation de son
usine ayant porté une « atteinte grave » à
l’environnement. Normandie Logistique a
elle été placée sous le statut intermédiaire
de témoin assisté.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Une information judiciaire avait été
ouverte par le parquet de Paris, fin
octobre 2019, des chefs, notamment,
de « mise en danger de la vie d’autrui »,
« blessures involontaires » et « destruction
involontaire par incendie »
À ce stade de la procédure et au vu de
la prudence des experts dans la rédaction
de leurs conclusions, l’expertise rendue
ne constitue pas une vérité judiciaire
définitive. D’autres investigations seront
encore menées permettant d’appuyer ou,
au contraire, d’écarter les différentes
options privilégiées par les experts.
Il est également possible que des parties à
l’enquête pénale demandent la réalisation
d’une contre-expertise incendie. Par
ailleurs, comme l’avait révélé Le Poulpe,
une autre expertise incendie a lieu en
ce moment, en lien avec une procédure
engagée au civil devant le tribunal de
commerce de Nanterre.
Boite noire
Le Poulpe.info est un journal en
ligne consacré à la Normandie et ses
principales villes, qui a noué un partenariat
avec Mediapart, renforcé pour les
municipales, comme nous le faisons
avec d’autres équipes de journalistes en
région (Mediacités, Marsactu à Marseille
etLe Ravi, mensuel satirique de la
région PACA, Le d’Oc dans le Grand
Montpellier), ou avec le Bondy Blog
(Seine-Saint-Denis), Guyaweb (Guyane)
et récemment Rue89 Strasbourg.
Nucléaire: la sécurité
percée d’EDF
PAR JADE LINDGAARD
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LE DIMANCHE 6 DÉCEMBRE 2020
Chantier de l'EPR à Flamanville, le 30
mars 2016. © Charly Triballeau/AFP
Mediapart a eu accès à des milliers de
pages de documents détaillant le système
de sécurité de l’EPR de Flamanville et des
deux réacteurs mitoyens. Ils nous ont été
fournis, via Greenpeace, par une personne
qui fait ainsi savoir que ces fichiers
ultra-sensibles, qui feraient le bonheur de
terroristes, ne sont pas protégés comme ils
le devraient, les règles de sécurité n’étant
pas respectées.
Ce sont des documents plus que sensibles,
susceptibles de mettre en péril les dizaines
de milliers de personnes qui vivent
aux alentours du site nucléaire de
Flamanville. Ces fichiers ne sont en
théorie consultables que par certains
professionnels, sélectionnés pour leur
sérieux, validés par la préfecture et
habilités par EDF. Pourtant, ils nous
sont parvenus, en très grand nombre, via
Greenpeace, à l’initiative d’une personne
qui fait ainsi savoir au grand public
que les procédures censées garantir
la confidentialité des secrets de la
sécurité nucléaire ne sont, en réalité, pas
respectées.
Plans précis au mètre près du site où
se côtoient les trois réacteurs nucléaires,
schémas des clôtures électriques et des
alarmes qui y sont reliées, positions
exactes des caméras et des détecteurs anti-
intrusion, vues des caméras et détails de
leurs angles morts, plan des sas d’accès
sécurisé et des détecteurs d’explosifs,
fonctionnement des portillons : c’est une
grande partie du système de sécurité de la
zone d’accès contrôlée (ZAC) du chantier
95
le plus important, le plus coûteux et le plus
stratégique du système nucléaire français
que nous avons pu consulter.
Chantier de l'EPR à Flamanville, le 30
mars 2016. © Charly Triballeau/AFP
Ces documents nous ont été montrés par
Greenpeace afin d’alerter le grand public
sur la faille de sécurité révélée par le seul
fait que ces dossiers lui soient parvenus.
L’ONG a été destinataire de ces fichiers
informatisés car ils circulent au sein
d’entreprises prestataires, embauchées à
un moment ou à un autre sur le chantier
de l’EPR. Alors qu’ils sont couverts
par différents régimes de secret et de
confidentialité, des documents relatifs au
chantier de sécurité du site nucléaire de
Flamanville circulent par courriel, traînent
sur des ordinateurs personnels, passent
par des clefs USB. «Greenpeace reçoit
régulièrement des envois, par courrier ou
autres, mais jamais on n’avait vu ce type
de contenus, décrit Jean-François Julliard,
directeur général de l’ONG. C’est très
inquiétant. Ce sont des docs importants.
Ils révèlent une faille préoccupante de la
sécurité nucléaire. »
L’association a décidé de prévenir
Mediapart et de lui donner accès aux
fichiers en assumant un rôle de lanceuse
d’alerte. « Aujourd’hui, nous n’avons pas
confiance en la manière dont la sécurité
des installations est assurée par EDF. Il
est important de le dénoncer auprès d’un
média afin de garantir que le problème
sera traité, et ne sera pas glissé sous le
tapis. »
Mediapart ne publiera pas les notes, fiches
d’évaluation, bilans techniques, courriers,
photos, codes d’accès, etc., que nous avons
vus. Le contenu de ces informations n’est
pas d’intérêt public. Le fait de les obtenir
dans ces conditions est, lui, d’intérêt
général.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
Informé de l’ampleur de la fuite, EDF,
exploitant de 56 réacteurs nucléaires en
France, en minimise la portée. « Le
fait de disposer des plans de la zone
d’accès contrôlé de Flamanville ou
encore de disposer de l’emplacement
des caméras ou de détecteurs n’est pas
une information protégée ni classifiée,
puisque ces informations sont visibles
et peuvent être constatées à l’œil nu
par tout à chacun sur les sites. »
Sans leur transmettre aucun document,
Mediapart leur avait pourtant envoyé
une liste indiquant que les informations
consultées allaient bien au-delà. Mais
l’entreprise a refusé d’entrer dans le
détail des documents consultés. Tout
en reconnaissant que « l’accumulation
d’informations non classifiées et leur
diffusion peuvent aboutir à un ensemble
pouvant malgré tout poser difficulté pour
la protection du secret de la défense
nationale ».
Un prestataire du chantier de Flamanville
s’inquiète au téléphone, une fois contacté
par Mediapart, car son nom figure parmi
des dizaines d’autres dans des rapports
que nous avons lus : « C’est grave que
vous ayez cela, je dois prévenir mon
entreprise. »
Interrogé au début de cette enquête
sur quel type d’information est classé
secret défense, le haut fonctionnaire de
défense adjoint, chef du service du haut
fonctionnaire de défense et de sécurité
(SHFDS) au ministère de l’écologie,
Mario Pain, répond que « sont classifiées
les informations concernant les systèmes
de sécurité des installations nucléaires
(systèmes de détection des intrusions,
systèmes de surveillance, procédures
de sécurité), les plans des locaux
sensibles… ». Pourquoi ? « Il s’agit
de toutes les informations permettant
la préparation d’un acte malveillant »,
précise-t-il. Quelles informations doivent
rester confidentielles ? « Du point de
vue de la sécurité, celles qui donnent un
avantage à un agresseur éventuel », ajoute
le représentant du HFDS.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.96/99
«Les dossiers ne sont pas censés
sortir du chantier»
Un puzzle d’images, de formulaires, de
plannings, de procès-verbaux, de rapports,
de chiffres, de schémas et de plans :
beaucoup d’informations et de documents
ont circulé, de façon plus ou moins
sécurisée, entre des prestataires et leur
donneur d’ordres, EDF, en 2018 et 2019,
selon les centaines de courriels lus par
Mediapart.
Reporting, planning de travaux,
coordination d’interventions, synthèse des
chantiers précédents : les échanges
par courriel sont incessants entre le
commanditaire et ses sous-traitants,
ainsi qu’entre les sous-traitants eux-
mêmes, dont certains jouent un rôle de
coordinateur. Des documents circulent
dans leurs boîtes mails, souvent classés
« diffusion restreinte protection site » ou
« confidentiel ».
Ainsi, un plan extrêmement précis du site
de Flamanville, avec ses trois réacteurs, la
piscine de stockage du combustible usagé,
le périmètre exact de la zone de protection
renforcée, où figurent les cotes ainsi que
les noms de code des segments de clôture
utilisés par le poste de commandement de
crise sécuritaire, est envoyé en pièce jointe
d’un courriel.
Autre exemple : un ingénieur sécurité
d’EDF reçoit à sa demande le détail du
fonctionnement des lasers de détection –
ce qui indique par déduction comment
les mettre à l’arrêt –, accompagné de
schémas, de l’explication du logiciel qui le
commande et du voltage des alarmes qui
y sont reliées. Un membre de la mission
sécurité d’EDF se fait envoyer par un sous-
traitant un document englobant tous les
contrôles et essais concernant la sécurité
des réacteurs 1 et 2, et s’en excuse :
« Désolé de t’ennuyer. » Celui-ci les lui
envoie et lui rappelle qu’une partie des
96
documents est accessible sur la « data
room », le serveur dédié aux documents du
programme sécuritaire.
Chantier de l'EPR à Flamanville, le 16
novembre 2016. (Charly Triballeau/AFP)
Les accès au box sécurisé dysfonctionnent
parfois. « Finalement je veux bien les
documents, problème avec la Security
box de XX [le nom de la personne
a été anonymisé – ndlr], je passerai
à ton bureau avec une USB », écrit
un prestataire. Un sous-traitant se fait
envoyer les schémas de l’installation
électrique de la zone d’accès contrôlé
de l’EPR. Une personne envoie le détail
du positionnement des modules de câbles
microphoniques, par zone d’affectation.
Un prestataire envoie le tableau des
alarmes du site en pièce jointe car
les réglages effectués pendant l’été ne
fonctionnent pas en raison de la météo
de la fin de l’année. Un coordinateur de
projet, côté EDF, envoie à 40 personnes
un mot de passe pour un reporting sur le
plateau sécuritaire.
Bout par bout, des pans entiers du système
de sécurité de Flamanville s’éparpillent.
Tous les échanges de mails ne traitent
pas de sécurité. Un chef de section EDF
s’inquiète du code du travail : « Suite
à un audit sur le suivi d’une de mes
prestations, je suis mis en difficulté pour
justifier comment je réduis au maximum
le risque d’exposition au prêt de main-
d’œuvre. » Certains partagent des conseils
de sorties culturelles. Ou des vidéos
pornographiques. Une petite communauté
d’hommes, entre eux, qui construisent une
grosse centrale nucléaire.
En dehors des échanges de mails, des
milliers de pages de documents sont
parvenues à Greenpeace. On y voit des
captures d’écran des images infrarouge
produites par les caméras de surveillance
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du site, y compris avec leurs angles morts.
Plusieurs plans détaillés de Flamanville et
du moindre bâtiment qui s’y trouve. Des
schémas et plans de coupe des clôtures de
l’EPR si précis que l’on voit quel type de
vis et de boulon utiliser pour monter les
grilles – information pouvant logiquement
conduire à savoir les démonter.
Des plans des installations électriques
de la clôture au mètre près, le schéma
général des câblages, de la fibre optique,
le circuit reliant les alarmes aux coffrets
des tableaux électriques. Mais aussi
la nomenclature des équipements de
surveillance – de quoi aller voir en
boutique les capacités techniques de
chaque lentille de caméra. Un schéma vu
du dessus du sas d’entrée de l’EPR : on y
voit l’amplitude des tourniquets d’entrée,
la localisation des détecteurs d’explosifs,
la présence du local informatique. Rien, en
revanche, sur l’intérieur des locaux : les
documents n’entrent pas à l’intérieur des
bâtiments.
« Les dossiers ne sont pas censés sortir
du chantier, ils restent sur des serveurs
sécurisés et sont accessibles uniquement
aux personnes autorisées », explique un
prestataire joint par Mediapart. C’est ce
qu’explique un chef de section électricité
dans un mail à des collègues : « Ce n’est
pas prévu » de pouvoir se connecter au
serveur sécurisé lorsqu’on se trouve en
dehors d’un site EDF, domicile ou lieu
public. Le bénéficiaire de l’accès « doit se
connecter depuis le site » de Flamanville.
L’accès à la base de données ne peut
se faire que grâce à un code délivré
par une application spécifique sur un
téléphone portable. « C’est effectivement
très contraignant, reconnaît-il, mais je n’
ai pas eu le choix des modalités d’accès à
cette nouvelle base sécurisée ».
« On a tous rempli des certificats, des
engagements de confidentialité », précise
à Mediapart l’un des prestataires joints
pour cet article, ainsi que tous les autres
professionnels contactés. Ces règles de
confidentialité interdisent d’enregistrer les
dossiers sur son ordinateur, ajoute ce sous-
traitant. « Les envois de mails étaient
cryptés par un mot de passe », décrit
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.97/99
un technicien. Les documents de travail
étaient « boxés », conservés sur un serveur
sur lequel chacun·e pouvait les consulter
en fonction de son habilitation et de ses
tâches.
Un prestataire se souvient que parmi les
documents auquel il avait accès, ceux
qui avaient le niveau de confidentialité le
plus élevé (« confidentiel protection »)
concernaient l’implantation du matériel de
surveillance : capteurs et caméras, par
exemple. Ils étaient numérotés et envoyés
à un seul destinataire. À l’évidence, ces
précautions n’ont pas suffi à empêcher la
mise en circulation de ces dossiers.
Il n’y a aucun tampon « secret défense »
dans les documents lus par Mediapart. Ils
sont estampillés « confidentiel protection
», « diffusion restreinte protection site »
ou « confidentiel », parfois à l’encre rouge.
Ce sont des appellations « internes mises à
l’initiative des différents rédacteurs de ces
documents », explique EDF, qui « visent
simplement à spécifier qu’ils sont réservés
de base aux personnels en charge de la
sécurité » des centrales. « Ces appellations
ne correspondent en rien à des documents
classifiés au titre du secret de la défense
nationale. Ces plans sans être classifiés
sont une propriété patrimoniale d’EDF
et sont donc réservés à ceux à qui on
en donne l’utilisation pour honorer les
contrats de prestation. »
Pourtant, dans un diaporama consulté
par Mediapart où EDF énumère
les informations devant faire l’objet
d’« occultations au titre de la sécurité
publique », on lit la liste suivante :
« la description détaillée des bâtiments et
ouvrages de génie civil (cotes, dimensions,
épaisseurs de murs) », « les plans
avec légendes précises des bâtiments et
installations et mention des accès », «
les repères de matériels, qui facilitent
leur localisation », « les schémas
mécaniques et électriques détaillés
(notamment lorsqu’ils mentionnent les
repères matériels) », « la localisation
d’éventuels points sensibles liés à la
sécurité de l’installation », « les noms
et lieux des fabricants, installations
d’essais, bureaux d’études ». Soit peu
97
ou prou les informations contenues dans
les dossiers arrivés sous nos yeux.
Mediapart a eu accès aux noms des
entreprises prestataires sur le chantier de la
sécurisation de Flamanville et a décidé de
ne pas les publier.
Interrogée sur son application des
engagements sécuritaires concernant les
informations du chantier, une entreprise
répond : « Les dispositions concernées
par vos questions étant couvertes par
des clauses de confidentialité, il nous est
impossible de vous répondre. » Les autres
sociétés sollicitées n’ont pas donné suite.
«Révéler le niveau de classement
« défense » d’une information
est interdit»
Depuis treize ans à Flamanville, sur le
rivage du Cotentin, se déroule cahin-caha
le chantier pharaonique de l’EPR, plombé
par les retards, les accidents, les difficultés
techniques et les surcoûts. Des milliers
de travailleurs, des années de travaux.
« Je n’ai jamais vu d’autre chantier de
cette ampleur », témoigne un prestataire.
En octobre dernier, EDF y a envoyé un
premier chargement de combustibles. Le
réacteur ne doit pas démarrer avant la fin
2023, au plus tôt. Deux tranches nucléaires
y sont déjà en activité et y produisent de
l’électricité depuis le milieu des années
1980.
Pour protéger la centrale de Flamanville
contre le risque d’attaques et d’intrusions
malveillante, plusieurs gros chantiers de
sécurisation du site se sont enchaînés :
construction d’une clôture de cinq mètres
de haut, installation d’un réseau de
caméras, de détecteurs laser, de câbles
à choc, d’obstacles physiques pour
empêcher des actions de type voiture-
bélier, création d’un nouveau système
d’information pour gérer les accès et les
alarmes.
Le système sécuritaire de l’EPR est conçu
pour être plus protecteur que sur le reste
du parc, en particulier contre « les menaces
terroristes de haute intensité ». Autour
des réacteurs de Flamanville 1 et 2, ceux
qui sont déjà en fonctionnement, EDF
a fait ériger une « zone à protection
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renforcée » (ZPR), dotée d’un système
de détection relevé par un ensemble de
clôtures et de caméras devant permettre
de retarder une éventuelle intrusion, et
autour de l’EPR, une ZPR « encore plus
renforcée », afin de « tripler » le système
de détection et d’augmenter encore plus
l’effet de retardement.
Le site de Flamanville, pixelisé sur Google Map.
Les travaux de sécurisation étaient pilotés
par EDF, commanditaire des travaux.
Mais ils ont été largement sous-traités
à des entreprises spécialisées, sous la
forme de « groupements momentanés
d’entreprises solidaires » (GMES). Dans
cet organigramme à étages, des sociétés
jouent un rôle pivot de contrôle des
travaux réalisés par les autres prestataires.
Ces entreprises « surveillent que le
travail est bien conforme au cahier des
charges, explique un prestataire joint par
Mediapart. EDF ne fait que surveiller. Ce
ne sont pas eux qui font les travaux ».
Selon ce professionnel qui a travaillé
plusieurs années sur le chantier de
Flamanville, elles « louent du personnel
qualifié à EDF ». Leurs salarié·e·s
bénéficiaient d’adresses électroniques
« @edf.fr », complétées de la mention
« externe » pour les distinguer des
salarié·e·s du groupe d’électricité. Dans les
mails lus par Mediapart, ils correspondent
très régulièrement avec des personnes
directement employées par l’industriel.
Au total, neuf sociétés apparaissent dans
l’organigramme du projet sécuritaire du
CNPE Flamanville, et 39 personnes,
presque toutes des hommes, sont nommées
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en tant que prestataires. Cette organisation
à étages, entre des professionnels qui ne
travaillent pas pour les mêmes employeurs
et ne se trouvent pas au même endroit au
même moment, les oblige à échanger des
informations.
Officiellement, il n’est pas possible de
savoir quels documents sont couverts
par le secret défense : « Le fait
de révéler à un tiers le niveau de
classement “défense” d’une information
est complètement interdit, répond EDF aux
questions de Mediapart. Le premier niveau
de défense d’un secret est, de fait, la non-
mise en relief de ces informations et du fait
même qu’il existe. »
« [Dans les années 1980,] tous les plans
des centrales nucléaires étaient publics, se
souvient Michel Lallier, représentant de la
CGT au Haut Comité pour la transparence
et l’information sur la sécurité nucléaire
(HCTISN), dont il a présidé le groupe
de travail Transparence et secret. Au
moment de la privatisation d’EDF [en
2004 – ndlr], beaucoup de documents
ont été classés“secret commercial” en
raison de l’exposition de l’entreprise à la
concurrence. À partir de 2001, est montée
la question des actes malveillants. »
En 2018, l’IRSN (Institut de
radioprotection et de sûreté nucléaire)
avait dû noircir des pages entières de
son rapport sur le cycle du combustible
à la demande d’EDF et d’Orano pour
dissimuler des informations relevant à
leurs yeux de la sécurité des installations
nucléaires ou du secret des affaires. Sur
Google Map, le site de Flamanville est
entièrement pixelisé.
Selon Michel Lallier, sur une centrale
nucléaire, « la localisation des
matériels à l’intérieur des bâtiments
réacteur, bâtiments combustible, bâtiment
auxiliaire nucléaire, est couverte par
le secret défense », tout comme les
informations concernant « le gardiennage,
98
les barbelés, les caméras, le criblage
(nom donné aux enquêtes conduites sur les
personnels avant de les habiliter) ».
Passage noirci du rapport de
l'IRSN sur le cycle du combustible.
Une instruction du ministère de l’écologie
sur la protection des sites nucléaires contre
les actes malveillants est attendue d’ici
la fin de l’année 2020. Un nouveau
décret est par ailleurs en cours de
publication pour renforcer les procédures
de contrôle de la sécurité nucléaire.
Depuis le 11 septembre 2001, le monde
nucléaire français a dû apprendre à se
protéger contre des attaques dont le risque
semblait jusque-là théorique. En 2015,
après les attentats de Paris et de Saint-
Denis, Le PDG d’EDF, Jean-Bernard
Lévy, avait déclaré montrer « un degré
de vigilance extrême sur l’ensemble de
nos installations », et parlé d’« alerte
maximale ».
Selon le cadre réglementaire, le détenteur
d’un document classifié est le responsable
de sa protection. Il est tenu de remonter
à l’autorité de sécurité (le HFDS cité plus
haut) tout incident pouvant compromettre
sa confidentialité. Pour accéder à des
informations classifiées, il faut détenir
une habilitation de niveau correspondant
et « besoin d’en connaître », selon la
formulation usuelle. L’organisation de la
protection du secret défense est décrite par
l’instruction générale interministérielle
n° 1300 (dite IGI 1300), publiée au
Journal officiel.
Mais ses implications concrètes sont
floues. Par exemple, une note du 10 janvier
2018 lue par Mediapart sur les « essais
d’ensemble des installations électriques
de sécurité » de Flamanville explique
que le « programme sécuritaire » de
Flamanville « est pour partie classé
confidentiel défense ». Mais le document
qui le décrit n’est que classé « confidentiel
protection de site (diffusion restreinte) »,
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soit la catégorie la plus faible de
secret, selon un prestataire qui a travaillé
plusieurs années sur le projet.
« On ne peut pas empêcher les documents
de circuler à l’intérieur des centrales, ne
serait-ce que pour pouvoir travailler avec,
ce serait encore une contrainte en plus
pour les travailleurs, considère Michel
Lallier, pour la CGT. Si l’on rajoute
encore des contraintes, à un moment, plus
personne ne voudra travailler en centrale
nucléaire. »
Pour Jean-François Julliard, directeur
général de Greenpeace France, ces
documents « permettent de s’introduire
sur le site, d’y circuler et de neutraliser les
systèmes de secours : caméras, électricité.
Beaucoup d’éléments ne sont pas visibles
de l’extérieur : que filme exactement une
caméra boule ? Comment est organisé
le réseau électrique ? Ces informations
peuvent servir à une attaque aérienne ou
une attaque terroriste ».
Selon l’ONG, ces dossiers sortent
du cercle de confidentialité dans
lequel ils auraient dû rester en
raison de l’empilement des entreprises
qui interviennent sur le chantier de
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Direction éditoriale : Carine Fouteau et Stéphane Alliès
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice
de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du
24 octobre 2007.
Capital social : 24 864,88€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS.
Numéro de Commission paritaire des publications et agences
de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.
Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à contact@mediapart.fr si vous souhaitez le diffuser.99/99
Flamanville. « La faute est collective. Ces
documents devraient être couverts par le
secret défense. Ils ne le sont pas. Et donc
ils circulent entre des entreprises qui n’ont
pas les habilitations nécessaires. »
Pour garantir le secret des informations
décrites dans cet article, il faudrait des
niveaux de contrôle et de surveillance
sévèrement coercitifs. « Le problème vient
de la nature même du nucléaire. Il ne peut
pas survivre à la transparence. Le système
engendré par l’utilisation de matières
radioactives est dangereux. Au nom de
l’existence du secret défense, on dit que
le nucléaire est sécurisé. Mais la réalité,
c’est que ce secret ne cherche qu’à cacher
les défaillances des centrales nucléaires. »
Selon Greenpeace, cela démontre que « le
nucléaire n’est pas compatible avec la
démocratie ».
Boite noire
Mediapart ne publiera pas les notes, fiches
d’évaluation, bilans techniques, courriers,
photos, codes d’accès, etc., que nous avons
vus. Le contenu de ces informations n’est
pas d’intérêt public. Le fait de les obtenir
dans ces conditions est, lui, d’intérêt
général. C’est la raison pour laquelle j’ai
écrit cet article, après une enquête de
plusieurs semaines.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel
Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel (Président),
Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, François Vitrani.
Actionnaires directs et indirects : Godefroy Beauvallet,
François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie-
Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société
Ecofinance, Société Doxa, Société des Amis de Mediapart,
Société des salariés de Mediapart.
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : contact@mediapart.fr
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
99
Ces documents nous ont été montrés par
Greenpeace afin d’alerter le grand public
sur la faille de sécurité révélée par le seul
fait que ces dossiers lui soient parvenus.
L’ONG a été destinataire de ces fichiers
informatisés car ils circulent au sein
d’entreprises prestataires, embauchées à
un moment ou à un autre sur le chantier de
l’EPR. L’association a décidé de prévenir
Mediapart et de lui donner accès aux
fichiers en assumant un rôle de lanceuse
d’alerte.
De nombreuses personnes et entités ont
été jointes par téléphone ou par courrier
lors de l’enquête, parfois à plusieurs
reprises : EDF ; le chef du service du haut
fonctionnaire de défense et de sécurité
(SHFDS) au ministère de l’écologie,
Mario Pain ; le président du groupe de
travail « Transparence et secret » au
sein du Haut Comité pour la transparence
et l’information sur la sécurité nucléaire
(HCTISN), Michel Lallier (représentant
de la CGT) ; des personnels travaillant en
centrale nucléaire ; des prestataires ayant
participé au chantier de sécurisation du
site de Flamanville ; des entreprises ayant
participé aux groupements du chantier.
Une partie de ces personnes sont citées
de façon anonyme ou ne sont pas citées
du tout afin de ne pas les exposer à des
sanctions professionnelles.
Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de
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