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Numéro 4 (2009)
Les dilemmes de la restauration
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George Brunel
Choix, valeurs, théorisation
Penser les pratiques d’aujourd’hui avec Cesare
Brandi
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Référence électronique
George Brunel, « Choix, valeurs, théorisation », CeROArt [En ligne], 4 | 2009, mis en ligne le 14 octobre 2009.
URL : http://ceroart.revues.org/index1316.html
DOI : en cours d'attribution
George Brunel
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déploie, ou dans des objets voués à une existence éphémère par la nature même des matériaux
qui les constituent.
16 Cela veut donc dire que le problème de la restauration de l’éphémère est une question
paradoxale, peut-être, mais néanmoins à prendre au sérieux ?
17 Oui, j’en suis convaincu, mais il faut chercher des réponses adéquates. Il ne sert à rien de
torturer les notions élaborées par Brandi en les appliquant à des objets avec lesquels elles
n’ont rien à faire. Il ne faut pas dire non plus, parce que ces notions ne sont d’aucune utilité
en présence de certaines formes d’art contemporain, que ce sont des vieilleries dépassées.
18 Revenons à notre colloque. Vous avez sans doute regardé comme moi les panneaux qui étaient
présentés en même temps que les communications au colloque ; ils sont reproduits à la fin des
Actes. L’un d’entre eux m’a beaucoup frappé. Une restauratrice de Genève s’y interrogeait,
avec un grande lucidité, sur la restauration de l’éphémère. Prise littéralement, cette expression
n’a évidemment aucun sens, et la restauratrice dont je parle l’a bien compris. Aussi présentait-
elle sa propre activité comme de la « ré-instauration » plutôt que de la restauration. Ce mot,
d’une forme lourde et disgracieuse, n’est pas encore dans les dictionnaires ; la restauratrice
a soin de le mettre entre guillemets. Il a en revanche le mérite d’exprimer avec clarté ce
qu’il désigne. Poursuivant son raisonnement, cette « ré-instauratrice » (ici c’est moi qui
fabrique le terme) propose que, dans le cas d’objets éphémères par nature, « le conservateur-
restaurateur [soit] le garant de l’authenticité conceptuelle de l’œuvre. » Nous voici, je crois,
au point central de nos débats3.
19 Vous faites profession de fuir les néologismes et le langage ésotérique, et vous reprenez à
votre compte la notion d’« authenticité conceptuelle » ?
20 Je n’irai pas jusque là, et j’ai peur au contraire que cette expression n’ait aucun sens. Mais j’y
vois un indice dont on peut tirer parti. Ce n’est pas un hasard si la « ré-instauratrice » soulève
la question de l’authenticité. Elle essaie de se débarrasser du problème par un jeu verbal, mais
elle l’a parfaitement vu. Seulement les restaurateurs ont du mal à admettre l’idée que, parfois,
le travail qu’ils font n’est pas de la restauration et que même, dans l’art contemporain, c’est
fréquemment le cas. Si, dans l’expression que je viens de citer, vous remplacez « garant de
l’authenticité conceptuelle » par « exécutant autorisé », il me semble que le problème est déjà
posé avec plus de clarté. Le restaurateur qui reconstitue un objet éphémère ou reproduit les
conditions d’un événement fugace met sa compétence de professionnel au service d’un autre
type d’activité que la restauration. Connaissant les matériaux et les techniques de fabrication
des objets, ayant exercé son habileté manuelle et développé sa capacité de sympathiser avec
les intentions et la manière du créateur, il est tout désigné pour jouer un rôle qu’on pourrait
appeler provisoirement assistant d’artiste. Il reste à trouver un terme meilleur, en évitant
conservateur-restaurateur, expression à mon avis lourde, obscure, et encore moins appropriée
que restaurateur tout court.
21 C’est ici que nous retrouvons Goodman et Genette. Sur la question de l’authenticité, il y a
dans Langages de l’art quelques pages où conservateurs et restaurateurs pourraient selon moi
trouver une aide inestimable pour débrouiller les questions épineuses qui reviennent sans cesse
les assaillir. Je pense au chapitre III, et plus spécialement au paragraphe intitulé : « Ce qu’on
ne peut pas contrefaire ». Je me risque ici à résumer d’une manière, je le crains, un petit peu
rustique le raisonnement du célèbre logicien de Harvard. Il part d’une constatation très simple :
on peut produire, et il s’en recontre effectivement, des contrefaçons de tableaux ou de dessins,
mais on ne contrefait pas des œuvres littéraires ou musicales. Pour prendre un exemple (je
précise que ces exemples sont de mon invention), une copie de la célèbre Vue de Delft de
Vermeer, même en supposant qu’elle soit réussie au point de tromper des connaisseurs avertis,
sera toujours qualifiée soit de faux, soit de brillant exercice, mais son possesseur ne pourra
pas dire qu’il a chez lui la Vue de Delf de Vermeer ni la vendre pour telle. En revanche une
partition de la Symphonie pastorale correctement recopiée à partir de la partition de Beethoven
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sera simplement un nouvel exemplaire, mais personne ne soutiendra que c’est un faux et, de
même, une exécution de cette partition recopiée sera une exécution de la Symphonie pastorale
comme une autre ; au sortir du concert, on aura effectivement entendu la Symphonie pastorale.
22 Efforçons-nous toujours de suivre Goodman. La peinture exécutée par Vermeer de sa propre
main et intitulée Vue de Delft forme un tout dont chaque partie, aussi infime soit-elle, est
présumée significative, ou, pour dire la chose autrement, elle n’est pas décomposable ; aucun
détail, une transparence, un empâtement, fût-il imperceptible, ne peut être réputé indifférent
et la plus légère altération est une atteinte à l’intégrité de l’objet. Dans le cas de la Symphonie
pastorale au contraire, l’orchestre et son chef, tout en respectant parfaitement la partition,
peuvent en donner quantité d’exécutions différentes, selon le tempo qu’ils choisissent, les
accents imprimés aux phrases, l’équilibre des divers pupitres, et ainsi de suite. Pourvu que
le texte soit respecté, ce sera toujours la Symphonie pastorale. Dans le premier cas, nous
avons affaire à un bloc où le texte de l’œuvre est formé par un objet physique, compact et
homogène, alors que dans le second cas le texte est noté selon un système articulé défini par une
convention préalable. Dans le premier cas, toutes les propriétés de l’objet sont significatives ou
présumées telles ; dans le second, seules les propriétés exigées par la notation sont pertinentes
et les autres peuvent varier sans dommage pour l’identité de l’œuvre.
23 Nous reconnaissons ici la distinction, que Genette a reprise, entre les œuvres qui se définissent
par leur identité numérique et celles qui se définissent par leur identité spécifique.
24 C’est en effet le point où je voulais en venir. Si je ne me suis pas égaré en route, nous sommes
arrivés à un carrefour où la route tracée par Goodman et Genette rencontre celle de Brandi.
Notons en passant que celui-ci n’est cité par aucun des deux autres. Néanmoins le point de
rencontre dont je viens de parler existe. Rappelons-nous la manière dont Brandi caractérise
l’unité de l’œuvre d’art, au chapitre 3 de la Teoria, « L’unità potenziale dell’opera d’arte ». Elle
n’est pas l’unité qui résulte d’une somme de parties ; elle n’est pas davantage l’unité organique
des êtres vivants. C’est une unité indivisible, l’unité de l’intero pour reprendre ce mot difficile
à traduire en français ; il faudrait dire l’unité de l’un. Je crois qu’on peut reconnaître ici ce que
Goodman décrit comme l’unité de l’objet autographe, c’est-à-dire l’objet que l’on ne reproduit
pas en se servant d’un système de notation, mais qu’on peut seulement contrefaire par une
copie. Vous vous souvenez, ce sont des pages magnifiques, du raisonnement de Brandi sur le
traitement des lacunes et l’œuvre à qui trop de mutilations ont fait perdre son unité potentielle
et qui, par une sorte de déchéance tragique, est réduite à l’état de ruine (le rudero). Eh bien,
tout cela peut parfaitement se lire dans la lumière glacée de Goodman sans rien perdre de sa
force. Non, je ne crois pas que Brandi soit périmé.
Bibliographie
Brunel (Georges), Boucher, Londres, Trefoil Books, 1986; éd. française, Paris, Flammarion, 1986
Brunel (Georges), Boucher et les femmes, s. l., Arts et métiers graphiques - Éditions du centre Pompidou
- Flammarion - Skira, 1986
Brunel (Georges), Tiepolo, s. l., Fayard, 1991
Brunel (Georges), « Restauration et création : Sculptures des années 1940 à St-Roch », dans Paris et ses
religions au XXe siècle, Paris, 29 octobre - 18 novembre 1990, p. 33-42
Brunel (Georges), « La restauration et ses apports, 1989-1990 », dans Chassériau à Saint-Roch, Paris,
Paris - Tête d’affiche, 1992, p. 33-50
Brunel (Georges), « Restitution, les dangers d’une notion obscure », dans Environnement et conservation
de l’écrit, de l’image et du son - Actes des deuxièmes journées internationales d’études de l’ARSAG
(Paris, 16-20 mai 1994), Paris, ARSAG, 1994, p. 189-193
Brunel (Georges), « Aperçu d’histoire de la restauration », les Cahiers de la Ligue Urbaine et Rurale -
Patrimoine et cadre de vie, n° 144/145, Art et Restauration, 3e et 4e trimestres 1999, p. 3-17
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Notes
1 Brandi, C., Théorie de la restauration, Paris, Monum, Editions du patrimoine, 2001
2 Voir notamment le compte-rendu des actes, publié dans le présent numéro de CeROArt.
3 La restauratrice ici évoquée est Anita Durand, qui consacre un article à ce sujet dans ce numéro.
George Brunel
Conservateur général et anciennement Directeur du Musée Cognac-Jay, Georges Brunel a également
assumé les fonctions de Directeur des études de restauration à l’Ecole nationale du patrimoine. Il est
l’auteur d’une lumineuse introduction à la Teoria del Restauro de Cesare Brandi.
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ndlr : Au fil de cet entretien, Georges Brunel met en évidence les traits pérennes de la
pensée de Brandi, susceptibles d’éclairer encore les pratiques de restauration contemporaines.
Il insiste également sur le rôle de la théorisation des problématiques, notamment en rappelant
l’importance, pour les restaurateurs, des esthéticiens tels que Genette et Goodman.
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