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Quelleslimites?
'1
Le Club de Rome répond
Rapport de Tokyo
MIHAJLO MESAROVIC
EDUARD PESTEL
Stratégie
pour demain
DEUXIÈME RAPPORT
AU CLUB DE ROME
TRADUIT DE L'AMi3RICAIN PAR
MIREILLE DAVIDOVICI ET ISABELLE VERMESSE
PRÉFACB DE ROBERT LATTÈS
COMMENTAIRB PAR AURELIO PECCEI
ET ALEXANDER KING
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Édition française sous la direction de
Maurice Guernier, membre du Club de Rome,
avec la collaboration d'Armand Petitjean.
© 1974,MihajloMesarovic et EduardPeste/.
Q 1974,É`ditiorrs
du Seuil,pour la traduction
française.
7
Stratégie pour demain
9
Stratégie pour demain
dans le temps : nous sommes, par nos décisions - bonnes ou mau-
vaises- ou nos absences de décisions,de plus en plus solidaires des
générations suivantes. L'épuisement des ressources pétrolières pour
le chauffage ou le transport s'effectue au détriment de besoins pétro-
chimiques vitaux pour les générations futures. Mais une politique
non concertée sur le long terme en matière de sources énergétiques
de substitution peut à la fois multiplier les menaces dues à la prolifé-
ration des déchets radioactifs et les conséquencesécologiquesdomma-
geables de la pollution thermique.
11l
Stratégie pour demain
mentale, sa diversité - ses différences culturelles ou économiques
par exemple - constituent une autre réalité, à certains points de vue
antinomique mais non moins fondamentale : la différence a toujours
été le moteur de l'évolution; différence dans la richesse, différence
dans la puissance militaire, différence dans le niveau de développe-
ment économique, etc. C'est ainsi par exemple que s'est créé un déca-
lage croissant, du fait de la révolution industrielle, entre l'Europe
puis les États-Unis d'une part, le reste du monde d'autre part. Déca-
lage né de cinq facteurs simultanés : le produit national par tête,
le volume des capitaux disponibles, le niveau technologique, le niveau
industriel et le caractère à la fois très complet et très efhcace du déve-
loppement correspondant, enfin la puissance militaire. Et chacun
de ces facteurs n'a cessé d'amplifier les autres. Et tous ces facteurs,
selon certains, n'ont été que la manifestation d'une certaine tradi-
tion culturelle. Cette constatation suffirait dans une large mesure à
condamner - à bien des points de vue - tout modèle qui raisonne-
rait sur des valeurs moyennes et n'intégrerait pas une diversité, à
l'évidence facteur fondamental d'évolution, mais également essentiel
quant à la pluralité, d'une part des objectifs, d'autre part des poli-
tiques et comportements pour les atteindre.
Cela conduit à la nécessaire élaboration de modèles régionalisés,
la régionalisation devant en particulier tenir compte de la tradition,
du développement historique, de la géographie, des systèmes poli-
tiques, du degré de développement économique et industriel et du
potentiel de développement économique.
Enfin le modèle ne doit pas être mécaniste. S'il est fondé sur une
description du monde qui ne peut que se reproduire, identique à elle-
même dans sa structure, il interdit par définition les changements de
comportement - individuellement ou en groupe - nés de l'appren-
tissage et de la mémorisation : c'est en effet l'une des caractéristiques
essentielles de l'homme et des sociétés que de tirer les enseignements
de l'histoire et des expériences vécues pour modifier attitudes, déci-
sions et politiques face à des situations nouvelles. Un modèle du
monde doit donc être aussi adaptatif que possible; il doit donc être
ouvert, par opposition à mécaniste (oh a noté le cas particulier des
crises), et irréversible en fonction du temps : mémorisation et appren-
tissage n'ont de sens que lorsque la variable temps croit. S'il est ouvert
et irréversible, le modèle ne sera pas un modèle de prédiction du futur
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Anticiper, prévenir et gérer les crises
- ce qui n'aurait aucun sens - mais un outil d'élaboration et de
compréhension de scénarios possibles du futur - seul objectif sensé
et souhaitable.
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Stratégie pour demain
ROBERTLATTÈS
Juillet 1974
Introduction
1. Enfrançaisdansle texte.
MIHAJLOMESAROVIC
EDUARD PESTEL
Ohioet Hanovre
Cleveland,
juin1974
Allemagne,
1
De la croissance indifférenciée,
à la croissance organique
« Le Monde a un cancer,et ce
cancer,c'est l'homme.» n. ORgGG
28
De la croissance indifférenciéeà la croissance organique
ceux qui utilisent ce cliché pensent généralementà la pénurie d'autres
matières (les plastiques, par exemple) car nous ne disposons pas de
moyens de fabrication suffisants pour faire face à une demande
mondiale qui monte en flèche. Or le vrai problème n'est pas là. La
vérité, c'est que l'ensemble de ces pénuries représente bien la partie
visible d'un iceberg, mais d'un iceberg bien plus formidable que nous
ne l'imaginons. Sous la surface des eaux où nous naviguons, il y a le
fait brutal que nous épuisons des ressources irremplaçables à un
rythme absolument insoutenable. Construire plus d'usines pour les
consommer plus vite n'est qu'un leurre. Ainsi la crise de l'énergie
n'est qu'une répétition générale. Il faudra bien qu'un jour nous
assistions au drame en direct, sur une scène bien plus vaste 1. » Ainsi
donc, la croissancepour la croissance ne peut plus continuer indéfi-
uniment.
Sur la base de cet irréfutable diagnostic, le remède semble être de
prescrire immédiatement une croissance zéro à l'échelle du monde
entier. Une telle prescription serait parfaitement indiquée si le monde
était une entité uniforme, mais il n'en est rien; ou bien si le monde
était appelé à se transformer en une entité uniforme, ce qui n'est ni
plausible ni souhaitable; ou encore si la croissance et le développe-
ment pouvaient se mesurer duela même façon dans le monde entier,
ce qui est impossible. En fait la croissance se produit dans les diffé-
rentes parties du monde selon des rythmes et des moyens variés.
Tandis que dans certaines régions du globe, la croissance indifféren-
ciée prolifère comme un véritable cancer, ailleurs, c'est l'absence
de croissance qui met en péril l'existence même de l'homme, par
suite notamment de l'insuffisancede la production alimentaire. C'est
ce mode de croissance déséquilibréeet indifférenciéequi est au coeur
des problèmes les plus graves qui menacent l'humanité - et la voie
qui mène à la solution est celle de la croissanceorganique.
Dans la nature, la croissance organique se déroule selon un « plan
directeur », un « programme », en fonction duquel la diversification
entre les cellules est déterminée par les exigencesdes divers organes.
La taille et la forme des organes et, par conséquent, leurs processus
de croissance sont déterminés par leurs fonctions, qui dépendent
elles-mêmesdes besoins de l'ensemble de l'organisme.
1. LosAngelesTimes,décembre1973.
29
NOTE SI
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le développement de cet organisme; le plan et l'organisme sont
inséparables. Mais la croissance organique de l'humanité n'est pas
inhérente au développement mondial actuel. Rien n'indique que les
tendances actuelles du développement assureront la transition de la
croissance indifférenciéeà la croissance organique. On ne peut affir-
31
Stratégie pour demain
mer non plus qu'un tel plan nous sera dicté de l'extérieur par un
deus ex machina. Il ne peut émerger que de l'intérieur du système
mondial, en fonction des choix que feront les hommes qui le consti-
tuent. Dans ce sens les choix offerts à l'humanité recèlent le germe
d'une croissance organique. à'est pourquoi 1'1humanité se trouve à
un tournant décisif de son histoire : continuer sur la voie cancéreuse
de la croissance indifférenciée, ou choisir celle de la croissance orga-
nique.
Le passage de l'une à l'autre mènera à la création d'une nouvelle
humanité, qui en est au stade prénatal de son développement. Il
dépend de nous qu'elle annonce une aurore et non le déclin du soir,
le commencement et non la fin. L'humanité aura-t-elle la sagesse et
la volonté de forger la stratégie nécessaire pour assurer cette transi-
tion ? Les précédents historiques ne paraissent guère encourageants
- à moins que la transition ne soit imposée par la nécessité. Et c'est ici
que les crises actuelles et futures - de l'énergie, des denrées alimen-
taires, des matières premières, etc. - peuvent jouer le rôle de détec-
teurs d'erreur, de catalyseurs du changement, et finalement se révéler
bénéfiques. Les solutions à ces crises détermineront sur laquelle des
deux voies l'humanité a choisi de s'engager.
2
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Stratégie pour demain
contestait l'utilité? Et pourtant le résultat fut d'accroître substantielle-
.. ment le chiffre de là population. Avec de vastes projets de construc-
tion, tels que routes, barrages et canaux, techniques agricoles et fores-
tières, chasse et élevage des animaux, entreprises minières et indus-
trielles - autrement dit en imposant pour le bien commun la volonté
de l'homme à l'environnement naturel - nous nous figurions « domp-
ter » la nature. Il apparaît aujourd'hui que ces valeurs mêmes, bien
ancrées dans les sociétés humaines quelles que soient leurs religions
ou leurs idéologies, sont en définitive responsables de la plupart
de nos malheurs. Faudra-t-il remettre ces valeurs en question et les
transformer, si l'on veut éviter les crises à venir? Faudra-t-il consi-
dérer comme « mal » ce qui traditionnellement était considéré comme
« bien »? Sera-t-il nécessaire d'abandonner les valeurs qui, jusqu'ici,
ont si bien servi l'homme, comme le prouve son continuel progrès?
Au cours des trois derniers siècles, le progrès humain s'est iden-
tifié aux victoires de l'homme sur la nature. Nos succès ont été d'une
telle portée que la suprématie de l'homme sur la nature a été tenue
pour acquise : la nature n'avait pas encore été vaincue, mais il parais-
sait assuré qu'elle battait en retraite sans recours. Là où elle tenait
encore bon, l'homme considérait que pour emporter ses dernières
positions, ce n'était qu'une question de temps. La « guerre du cancer »,
par exemple, n'a pas été véritablement déclenchée comme une guerre,
car une guerre est une entreprise où il est possible de perdre, mais
comme une expédition pour écraser les restes d'un ennemi suscep-
tible de tenir encore quelque temps, mais dont la défaite finale ne
pouvait faire aucun doute. Or, dans les crises actuelles, la nature
surgit à nouveau comme l'adversaire - un adversaire qui n'est
nullement battu et qui, sous bien des rapports, est plus insaisissable
et plus formidable qu'on ne l'a jamais imaginé.
Prenons, par exemple, notre attitude envers les ressources natu-
relles. Dans notre quête effrénée de croissance économique et maté-
rielle, nous avons compté sur des réserves pratiquement inépuisables
de ressources naturelles : nourriture, énergie, matières premières, etc.
Mais nous avons maintenant découvert que ces ressources essentielles
ne sont pas inépuisables du tout. Même si nous admettons que des
produits de remplacement pourront compenser la raréfaction des
ressources actuellement essentielles, nous ne pouvons en aucune façon
être assurés que nous disposerons de ces produits en temps utile et
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Nature des crises globales
en quantités suffisante. Étant donné cette incertitude, rien ne nous
garantit que le progrès se poursuivra sans cesse. Et comme les sys-
tèmes qui régissent le cours de la société humaine sont complexes,
toute interruption ne peut qu'avoir des conséquencesgraves, peut-être
désastreuses.
En fait, la dépendance de l'homme vis-à-vis de la Nature va très
loin; l'usage et le gaspillage des ressources n'est qu'une partie du
tableau. A mesure que l'homme devenait la force dominante dans
la détermination des systèmes de vie sur la Terre, son ascension
s'accompagnait d'une réduction de la diversité biologique de la
Nature. Les espèces que l'on ne considérait pas comme étant au
service de l'homme furent systématiquement décimées ou éliminées.
Si cette tendance se poursuit, la Terre n'abritera bientôt plus qu'un
nombre restreint d'espèces. Nous comprenons aujourd'hui, bien
mieux que nos ancêtres, que l'existence de toute vie sur la Terre
- y compris la nôtre - dépend de la stabilité du systèmeécologique.
Avec une moindre diversité d'espèces, la Terre ne posséderait
peut-être plus la stabilité nécessaire à l'adaptation et à la survie.
Et si notre écosystèmes'effondre - même temporairement - l'effet
sur l'humanité peut se révéler désastreux. N'est-il pas significatif
qu'à l'ère technologique, les plus graves menaces que la nature fasse
peser sur le bien-être de l'humanité ne proviennent pas de sa puis-
sance de destruction - tremblementsde terre, tornades et ouragans -
mais de la fragilité de la trame de nos jours, de la ténuité des éche-
veaux qui lient les espèces les unes aux autres, et en particulier des
liens dynamiques qui unissent si intimement monde vivant et matière
inanimée dans les mécanismesde la vie?
Lorsque l'homme impose à la nature sa propre volonté, il intervient
dans le cours de la sélection naturelle : les conséquences en sont
imprévisibles.Dans sa recherche d'avantages à court terme, l'homme
introduit dans l'écosystème un grand nombre de nouveaux produits
chimiques qui n'ont pas été mis à l'épreuve du temps, et qui peuvent
avoir de graves et vastes implications biologiques. D'innombrables
organismes vivants, y compris l'homme lui-même, risquent d'en
être affectés. Dans l'intérêt de son confort immédiat et au nom du
progrès, l'homme peut ainsi dégrader pour l'avenir la qualité de sa
propre espèce.
Le fossé grandissant entre l'homme et la nature - son isolement
35
Stratégie pour demain
physique de la nature et son aliénation en esprit - est la conséquence
logique du progrès; car le progrès dans le développement mondial
a mené de plus en plus à un processus de croissance indifférenciée,
l'erreur étant de croire que le système sur lequel repose la nature est
en tous points inépuisable. Mais les crises modernes sont le résultat
de l'action de l'homme, et elles se distinguent des précédentes en
ceci que l'on peut y faire face. Les choix sont compliqués, mais ils
existent. Évidemment nous ne pouvons mettre de l'ordre en arrêtant
toute la machinerie (car cela créerait immédiatement d'autres sortes
de crises), mais le fait est que l'homme moderne, à tout le moins,
dispose de cette option et de cette technique. Les hommes du Moyen
Age restaient impuissants devant les ravages de la peste; ils ne pou-
vaient venir à bout des rats porteurs de la maladie.
Les crises actuelles sont bien autre chose qu'un banc d'essai pour
celles de l'avenir; ce sont les plus graves que l'humanité ait jamais
connues. Mais en résolvant les crises qui nous assaillent déjà, nous
avons la possibilité d'établir pour le présent et pour les générations
à venir des rapports acceptables entre l'homme et la nature.
Pour trouver des solutions efficace aux crises actuelles, il faut
comprendre leur origine et leur nature, leurs connexions et leurs
interactions. Nous nous proposons ici d'aborder les crises d'une
manière précise et réaliste, hors de toute abstraction; sinon notre
analyse ne serait qu'un exerciced'école de plus, et il y en a déjà bien
assez. Nous donnerons les résultats de rios analyses pour quelques-
uns des problèmes spécifiquesque nous avons étudiés en détail, en
nous posant chaque fois les questions suivantes :
1. Les crises - énergie, nourriture, matières premières, etc. -
sont-elles permanentes, ou bien sont-elles des erreurs de parcours
où l'insouciance et la négligence ont leur part?
2. Les crises peuvent-ellesêtre résolues dans un cadre local, natio-
nal, ou bien n'existe-t-il de solutions vraiment durables que dans un
cadre global?
3. Peuvent-elles être surmontées par les mesures traditionnelles
qui ont toujours été limitéesà un aspect isolé du développementsocial,
comme la technologie, l'économie, la politique, etc., ou faut-il adop-
ter une stratégie de plus grande portée, englobant tous les aspects de
la vie sociale?
4. Quel est le degré d'urgence de la résolution des crises? Un
36
1 Nature des crises globales
délai permettrait-il de gagner du temps et de rendre moins doulou-
reuse la mise en oeuvredes mesures nécessaires? Ou bien accroîtrait-
il les difficultés?
5. Peut-on résoudre les crises totales par la coopération, sans sacri-
fices injustifiéspour l'un ou l'autre des partenaires du système mon-
dial ? Ou y a-t-il un danger que certains puissent s'assurer un avan-
tage durable en recherchant l'affrontement avec leurs partenaires
dans le contexte global?
Lorsque l'on étudie des questions de cette nature, il est indispen-
sable de se fixer un horizon dans le temps. La plupart des prétendues
« vues à long terme » ne vont pas au-delà de l'an 2000. Si la situation
paraît devoir être acceptable à ce moment-là, on affirme que tout va
bien. Il est vrai que plus on cherche à voir loin dans l'avenir, plus le
degré d'incertitude augmente. Mais, comme ce rapport le démontrera
maintes fois, la dynamique du système mondial exige une vingtaine
d'années ou plus pour révéler pleinement et mesurer avec précision
les effets du changement. De plus, les délais nécessaires à la mise en
ouvre des décisions peuvent être considérables. De la décision à
la mise en service, il faut de cinq à dix années pour construire une
centrale d'énergie. Encore ce délai n'est-il requis que par des exigences
administratives et technologiques; il faut bien plus de temps encore
si des changements sont nécessaires dans le comportement humain
ou le système social. Étant donné ces délais, une perspective de
25 ans ne peut refléter avec précision la dynamique du système : on
ne peut, sur une période aussi « brève », évaluer les tendances impor-
tantes et fondamentales. Ce qui, après 20 ans, peut apparaître comme
un léger écart, risque fort de devenir au bout de 40 ans une divagation
redoutable, lorsque le phénomène aura été soumis au plein impact
de la dynamique du système.On trouvera au chapitre 9, dans l'analyse
de l'offre et de la demande de produits alimentaires, un exemple de la
mise en ceuvre de cette dynamique. Vers l'an 2000, dans l'Asie du
Sud, la demande de nourriture dépassera l'offre d'environ 30 % - un
écart alarmant mais qu'il est possible de réduire. Il pourrait être
ramené à 10 % par une planification entreprise dès maintenant. Mais
si les mêmes perspectives s'étendent à 25 années de plus, le déficit
risque de dépasser 100 % - déséquilibre de toute évidence catas-
trophique.
Dans ce livre, les analyses sont projetées sur une période de 50 ans.
37
Stratégie pour demain
Si, au cours du prochain demi-siècle, s'établit un système mondial viable,
on aura défini pour les générations suivantes un modèle de croissance.
Mais, en l'absence d'un tel système, les projections pour les décennies
à venir risquent de n'être qu'un exercice d'école.
3
40
Naissance d'un système du monde
une autre transformation tout aussi fondamentale, quoique plus
subtile. En des temps de moindre complexité, les différents aspects
de la vie personnelle, sociale, économique et politique, ainsi que
leurs effetssur le développementtechnique et l'environnement naturel,
pouvaient être considérés isolément. Or à présent, dans bien des
cas, ils sont interdépendants : la recherche d'une résolution de nos
crises en est rendue d'autant plus délicate. Physique, chimie, biologie,
technologie, économie, sciences sociales et politiques, philosophie,
morale et idéologie : l'homme avait cultivé ces disciplines tradition-
nelles pour étudier ce qui lui apparaissait comme des aspects distincts
de la réalité; et c'est à elles qu'il s'adressait, à leur expérienceet à leur
compétence, pour résoudre ses difficultés.Or les problèmes de notre
temps relèvent de disciplinesmultiples, sinon de toutes. Par exemple,
la solution de la crise dans l'alimentation mondiale intéresse non
seulement l'agriculture et l'économie, mais l'écologie, les sciences
physiques et sociales, et bien d'autres encore. Des problèmes comme
ceux de la fertilisation du sol, de l'augmentation de la surface des
terres arables, de la réforme agraire, de l'organisation de l'agricul-
ture, sont tous en train de devenir critiques.
La croissance démographique est également en cause, puisqu'en
matière d'alimentation, il ne s'agit pas de produire pour produire,
mais de produire assez pour répondre aux besoins de la population
existante. On s'apercevra alors que la disponibilité de nourriture
dans une partie du globe, et le besoin désespéré qui s'en fait sentir
ailleurs, créent une situation politique nouvelle; dans les régions du
monde pressées par le besoin, les gens dépendront jusque dans leur
vie quotidienne de décisions qui seront prises ailleurs, et il en sera
ainsi pendant très longtemps, et peut-être indéfiniment. Dans ces
conditions, les attitudes et les valeurs fondamentales de chacun pèse-
ront à leur tour dans la balance, pour décider des arbitrages nécessaires
et des sacrificesqui devront être consentis.
Bref, la naissance de ce système du monde exige que nous prenions
une vue d'ensemble, « holistique », du développement du monde à
venir : il n'est rien qui n'y apparaisse comme dépendant de tout
le reste. C'est ce qu'on entend également par « l'approche systé-
mique », qui consiste à considérer ensemble la totalité des aspects
d'une situation, au lieu d'en isoler une seule donnée ou une séquence
de données, comme le fait l'approche analytique qui était jusqu'ici
41
Stratégie pour demain
de rigueur dans toute enquête scientifique. Comme le dit le biologiste
Garett Hardin : « On ne peut rien faire sans mettre en branle tout le
reste. » Un bon exemple nous en est donné par la pollution que nous
valent les moyens de lutte contre la pollution. Tout a commencé
avec l'explosion industrielle de la côte orientale des États-Unis, et de
l'Europe occidentale. Des régiments entiers de cheminées y crachaient
leur fumée, et l'atmosphère devenant irrespirable, des moyens de
purification de l'air furent massivement installés, lesquels se montrè-
rent très efficaces contre la pollution due aux fumées. Malheureu-
sement les gaz de celles-ci, en remontant dans les cheminées, n'éva-
cuaient pas les particules solides, en sorte que les divers oxydes d'azote
et dioxydes de soufre pouvaient se combiner librement avec l'eau de
l'atmosphère pour former de l'acide d'azote et de soufre : la présence
de particules solides dans les gaz les en eflt empêché. C'est ainsi que
dans cette atmosphère que l'on croyait purifiée, la pluie a pu asperger
d'acides les maisons et les récoltes : on a cité des cas où la pluie est
aussi acide que du jus de citron non mélangé, soit mille fois le niveau
normal.
D'autres crises actuelles, avec leurs incidences de toutes sortes,
témoignent également de la naissance d'un système du monde global
et de plus en plus complexe. Examinons par exemple celle de l'énergie.
Quand la crise du pétrole éclata, en octobre 1973, on ne pensa d'abord
qu'à obtenir la reprise des livraisons pour faire face à toutes les
demandes qui pourraient se présenter. Or ce n'était pas là le vrai
problème, que nous commençons seulement à découvrir : la combi-
naison de l'accroissement continu de la consommation, et de la
hausse du prix du pétrole, aboutit à un transfert massif de richesses
et de puissance économique. L'Iran s'est déjà pratiquement assuré
le contrôle de Krupp - Seuron de la métallurgie et de l'ingénieurie
allemandes. L'excédent de revenus dont disposeront chaque année
les pays exportateurs de pétrole se montera globalement à 60 mil-
liards de dollars, soit environ les deux tiers de tous les investissements
à l'étranger réalisés par les sociétés américaines jusqu'à ce jour.
Avec leurs surplus d'une seule année, ils pourraient prendre le contrôle
d'un nombre stupéfiant d'entreprises du Monde développé de l'Ouest,
y compris des géants américains tels que l'American Telephone and
Telegraph, Dow Chemical, General Motors, IBM, ITT, U.S. Steel
et Xerox. Et que pourraient-ils acquérir en 10 ans? La totalité des
42
Naissance d'un système du monde
réserves monétaires mondiales s'élève à environ 186 milliards de
dollars - or les pays exportateurs de pétrole accumuleront 500 mil-
liards de dollars en moins de 10 ans : assez pour acheter la totalité
de la production économique du Japon voici quelques années.
Or le Monde développé ne peut envisager d'intervenir dans ce qui
se présente comme un transfert de puissance économique, en raison
de son pressant besoin à la fois de pétrole et de capitaux; le gigantisme
croissant des complexes industriels, en particulier dans les secteurs
qui touchent à l'énergie, aggrave la charge des programmes d'inves-
tissement pour les sociétés privées. Dans le seul mois de mai 1974,
deux des principales compagnies américaines, Edison - New York
et Edison - Detroit, ont annoncé qu'elles renonçaient à leurs
projets de construction de centrales d'énergie nucléaire. Le coût d'une
telle centrale est estimé à près d'un milliard et demi de dollars. Avec les
taux d'intérêt élevés qui s'imposent pour maîtriser l'inflation, et les
incertitudes actuelles de la conjoncture économique, des programmes
d'investissement à long terme atteignant des milliards de dollars ne
sont plus à la portée de nombreuses sociétés.Il y a bien des solutions
de rechange, telles que des programmes d'investissement gouverne-
mentaux - mais ils supposent une aggravation de la fiscalité; ou
l'appel à des capitaux étrangers - mais il suppose le retour à un cli-
mat de confiance. Ce qu'il faut retenir avant tout de cet exemple
d'interdépendance, ç'est qu'aucune des parties en présence, qu'il
s'agisse des pays exportateurs ou importateurs de pétrole, ne peut
organiser de développement à long terme sans tenir compte du déve-
loppement d'autres régions, et finalement du globe entier.
L'interdépendance globale se manifeste également dans le cas
d'autres matières premières. Les producteurs et les utilisateurs de
celles-cisemblent se préparer à un affrôntement général, alors que se
multiplient les signes d'une interdépendance de plus en plus étroite
entre les deux parties. En l'an 2000 les États-Unis, qui jusqu'aux
années 1940n'étaient pas importateurs de matières premières, dépen-
dront de l'importation à concurrence d'environ 80 % pour tous leurs
métaux ferreux, et de 70 % pour tous leurs métaux non ferreux.
En automne 1973,le Maroc a triplé le prix des phosphates à l'expor-
tation, et à la fin du printemps 1974,la Jamaïque a septuplé ses taxes
à l'exportation sur la bauxite. Ils ne cherchaient d'ailleurs pas à
nuire à l'économie des pays importateurs, mais à compenser le déficit
43
Stratégie pour demain
de leur balance des comptes imputable à l'augmentation des pnx
du pétrole et des denrées alimentaires.
On aperçoit mieux encore la naissance du systèmemondial dans sa
réalité et son effet d'intégration de tous les aspects du développement
en se plaçant du point de vue du Monde le moins développé.La note
à payer pour l'importation du pétrole par les pays en développement
atteindra 17 milliards de dollars en 1974,contre 2 milliards seulement
voici quelques années. Une telle hémorragie de devises étrangères
diminuera le total de leurs importations de 20 % : ils devront faire
des coupes sombres dans leurs importations des biens d'équipement
nécessaires pour leur industrie, et seront touchés au point le plus
sensible, puisqu'ils verront reculer le moment d'atteindre leur
objectif numéro un : celui du décollage de leur économie. A la
différencedu Monde développé, les pays en développement utilisent
le pétrole importé non point pour le transport individuel ou le
chauffage domestique, mais principalement pour l'agriculture
- mécanisation et production des engrais - et pour l'industrie.
Alors que la pénurie de pétrole n'apporte guère qu'une gêne aux
sociétés d'abondance, elle signifie pour les pays sous-développés
une réduction directe et immédiate de leur production industrielle
et de leur ravitaillement. En 1973, le déficit de pétrole a déjà fait
baisser de 200 000 tonnes la production d'engrais de l'Asie du Sud,
et pour les trois années à venir, la limitation des livraisons de pétrole
réduira probablement d'un demi-million de tonnes les engrais dis-
ponibles pour cette région. Il en résulterait, pour la production cor-
respondante de nourriture, un déficit de 10 millions de tonnes de
céréales, alors que la demande se sera accrue de 3 millions de tonnes.
Avec 45 litres d'essence, qui constituent la consommation mensuelle
moyenne d'un Occidentalpour ses loisirs, on peut produire la nourri-
ture nécessairepour permettre à un adulte de survivre.Dans le contexte
mondial d'une crise d'approvisionnement du pétrole, si on augmente
la consommation, on diminue d'autant la production de nourriture.
Certes, ces arbitrages se situent à l'échelle globale et non locale. Mais
peut-on vraiment l'oublier, quand on prend sa voiture pour le
week-end? Les crises de l'énergie et de l'alimentation, la croissance
de la population et les tendances de la conjoncture économique sont
de plus en plus étroitement imbriquées.
Or voici qu'à cette complexitéprodigieusementaccrue du système
48
Naissance d'un système du monde
mondial en train de naître vient encore s'ajouter une nouvelle compli-
cation qui rend de plus en plus difficilela recherche d'une solution
aux différents problèmes globaux : il nous faut prendre en compte
des perspectives bien plus lointaines dans le temps, et calculer 20, 30
ou même 50 ans à l'avance, au lieu de 1, 2 ou 5 ans comme
c'était le cas dans le passé. D'où la nécessité d'intervenir bien avant
que la crise n'ait mûri, pour amortir efficacement sa puissance
d'impact.
., Dans l'histoire telle que nous l'avons connue, les situations de crise
se présentaient autrement. Tout d'abord, le système du monde offrait
si peu de cohésion que des solutions locales étaient toujours possibles,
qu'elles fussent nationales ou régionales. Ensuite, en cas de difficulté
majeure, on disposait du temps nécessaire pour la résoudre, tant les
choses évoluaient lentement 1.Même s'il fallait 10, 20 ou 30 ans pour
que la solution prît effet, le problème n'avait pas sensiblementchangé
de nature ou d'envergure dans l'intervalle, et des mesures prises des
années auparavant conservaient leur valeur. Par exemple, lorsqu'au
début du xixe siècle, la population se mit à accélérer sa croissance en
Europe, Malthus évoqua le spectre de la famine; mais on disposait
alors, grâce aux engrais, d'une marge d'augmentation suffisante de
la production agricole pour enrayer la crise avant qu'il n'y eùt de
véritable pénurie.
Or aujourd'hui, les montres tournent plus vite. Ce qu'on a appris
à l'école, à l'université ou dans la pratique quotidienne, se trouve
vite dépassé. Dans notre situation de croissance exponentielle, les
changementsinterviennentbeaucoup plus rapidement que ceux d'égale
importance dans le passé. Si, par exemple, la production économique
s'accroît de 3,3 % chaque année, il y aura autant de changement dans
les 16 années à venir qu'il s'en est produit dans les 40 années passées.
Ainsi, on comprend mieux pourquoi les décideurs politiques et éco-
54
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial
60
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial
64
?INATEUR
DU SYSTÈMEMONDIAL
sur ordinateur 1. Notre approche n'est pas seulement basée sur une
représentation numérique du système ni sur un algorithme d'optimi-
sation pour des critères étroitement définis. Au contraire, elle fait
intervenir des relations d'ordre qualitatif et logique lorsque cela est
nécessaire, et s'en remet pour la décision à une approche heuristique
ou interactive, dans le cadre des contraintes institutionnelles, éco-
nomiques, technologiques ou autres. Ne craignons pas de le répéter :
les conclusions que l'on peut tirer d'une étude sur le développement
futur du système mondial dépendent étroitement de la méthodologie,
et en particulier de la conception même du modèle (voir Note p. 71).
Deuxièmement, il serait plus exact de considérer la reproduction
du système mondial que nous avons élaborée cbmme un instrument
de planification et d'aide à la décision, et non comme un modèle
d'ordinateur au sens traditionnel du terme, bien qu'un modèle compre-
nant de nombreux sous-modèles se range évidemment dans cette
catégorie. Mais il cherche moins à « prédire » qu'à servir d'instrument
68
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial
entre les mains de l'utilisateur, afin que celui-ci développe ses facultés
logiques et soit mieux à même d'évaluer les conséquences qu'aurait
dans la réalité la mise en œuvre de sa façon de voir l'avenir.
On entend souvent dire, à propos des crises actuelles de l'énergie
ou de l'environnement, qu'il semble que « tout dépende de tout »,
et que ce soit d'ailleurs une conséquence de la complexité du système;
ainsi, celui-ci se présenterait sous bien des rapports comme « contre-
intuitif 1 ». Or, du point de vue de nos systèmes stratifiés, le comporte-
ment « contre-intuitif » d'un système ne résulte pas de sa complexité
en tant que telle, mais d'un désordre interne du système lui-même;
dès lors, certaines de ses parties échappent à la compréhension intui-
tive telle qu'elle résulte de l'expérience et de l'information scientifique.
Le comportement contre-intuitif est donc un signe que le système est
en crise et présente des troubles de fonctionnement. Normalement,
les strates d'un système hiérarchique sont à peu près indépendantes,
et le restent tant que le comportement de chacune d'elles est satisfai-
sant. Mais en situation de crise, lorsque les différentes strates
ne peuvent, chacune pour son compte, faire face aux changements de
leur environnement, elles font masse commune; dans ces conditions,
à quelque niveau que ce soit, chaque élément du système dépend de
« tout le reste », et le système lui-même devient contre-intuitif. Le
monde ne paraît compréhensible que grâce à cette souplesse qui joue
normalement dans l'assemblage des différentes parties du système.
(Sinon, comment le progrès aurait-il pu se poursuivre pendant tant
de siècles?) Il importe d'en tenir compte lorsque l'on cherche le moyen
de sortir le système de sa situation de crise pour le ramener à la « nor-
male ». Il ne s'agit pas de changer « du dehors » le cours du dévelop-
pement, pour l'orienter dans le sens de la croissance ou de la non-
croissance. Ce qu'il faut, c'est restructurer le système du dedans, de
façon à revenir à des conditions « normales » où les sous-systèmes
agissent en harmonie, la solution que chacun apporte à ses propres
problèmes contribuant à celle de l'ensemble. Une telle restructuration
mène sur la voie de la croissance organique. L'analyse des problèmes
et des crises, maintenant et au cours de la prochaine décennie, mon-
trera :
Les conclusions que l'on tire de l'analyse de l'avenir du monde sont fonction de la
conception du monde incorporée dans le modèle de l'ordinateur. Dans le prototype
d'un tel modèle mondial publié récemment l, le monde est présenté comme un
système monolithique, « à un seul niveau », dont l'évolution est entièrement pré-
destinée dans le temps, dès lors que les conditions initiales ont été précisées. Notre
conception du monde est fondée sur les diversités régionales, sur une représentation
à plusieurs niveaux (stratifiée) du système mondial, et avec une évolution dans le
temps qui dépend des choix socio-politiques, eux-mêmes soumis aux contraintes des
situations existantes. Chacune de ces deux conceptions du monde aboutit à des
« pronostics » différents concernant le développement global de l'avenir du monde.
Nous les résumerons comme suit :
Thèse de Forrester-Meadows
1. Le monde peut être considéré comme un système unique.
2. Ce système s'effondrera vers le milieu du siècle prochain si les tendances
actuelles se poursuivent.
3. Afin d'empêcher cet eQ`'ondrement, il faut immédiatement ralentir la croissance
économique pour parvenir d une situation d'équilibre dans un délai relativement
bref.
Nos thèses
1. Le monde ne peut se concevoir qu'en fonction des différences de culture,
de traditions, et de développement économique, c'est-à-dire comme un système
de régions différentes mais interdépendantes. Une conception monolithique
du monde mènerait à l'erreur.
2. Ce qui risque de se produire, ce n'est pas l'e,(j'ondrement général du système
mondial, mais des catastrophes à l'échelon régional, peut-être bien avant le
milieu du siècle prochain, mais dans des régions différentes. Cependant, le monde
étant un système, de telles catastrophes auront des répercussions profondes dans
le monde entier.
3. Pour éviter de telles catastrophes au système mondial, on ne peut agir que dans
un contexte global, n'entreprendre que des actions globales. Sans un cadre per-
mettant une telle stratégie aucune des régions ne pourrait éviter d'être frappée.
Et l'heure en sonnerait pour chacune à son tour.
4. Seul le passage de la croissance indifférenciée à une croissance équilibrée,
différenciée, comparable à la croissance organique, pourrait permettre une telle
solution globale. Il est incontestable que la croissance indifférenciée se développe
comme un cancer et finirait par être fatale.
5. Tout retard dans la mise au point de telles stratégies globales sera non seu-
lement néfaste et ruineux, mais mortel. C'est dans ce sens que nous avons réelle-
ment besoin d'une stratégie de la survie.
74
Le diagramme indique l'écart économique vertigineux, notamment pour le
revenu par tête, qui se creuse entre les régions développées d'une part, et l'Amé-
rique latine ainsi que l'Asie du Sud. Ces deux régions donnent deux images
différentes du monde en voie de développement, en supposant que les tendances
actuelles se poursuivent sans changement. A cause de la très forte croissance
démographique, le revenu par tête baissera en Amérique latine, par rapport
à celui du Monde développé, de 1 contre 5 actuellement à presque 1 contre 8 au
cours des 50 prochaines années. En Asie du Sud, le revenu par tête restera
inférieur à celui des régions développées, à 1 contre 20.
75
Stratcsgiepour demairt
régions les moins développées,et de 3 à 1 dans les régions économi-
quement plus avancées,comme l'Amérique latine. Mais il ne saurait
être question d'y parvenir pour l'an 2000, étant donné le montant
de l'aide nécessaire,la charge qui en résulterait pour le Monde déve-
loppé, et aussi les possibilités limitées d'absorption d'une telle aide
dans les régions en développement.
Afin d'évaluer d'une façon plus réaliste l'effort nécessaire pour
réduire l'écart, nous avons conçu un second scénario, celui de l'aide
continuée : il suppose qu'une aide est assurée d'une façon continue
aux régions en développementpour une période de 50 ans à partir
de 1975,pour atteindre en 2025 l'objectif fixé par Tinbergen. L'ana-
lyse du deuxième scénario sur ordinateur montre que le montant
de l'aide nécessaire 1 resterait considérable et exigerait de la part
du Monde développé de sérieux sacrifices.L'aide annuelle devrait
s'élever à 500 milliards de dollars vers la fin de cette période, soit
un total de 7 200 milliards de dollars au cours des cinquante années à
venir (nous ramenons ces deux chiffres à leur valeur de 1963, et
nous ne comptons pas d'intérêts). La charge qui en résulterait pour
le Monde développése traduirait par un « manque à gagner » d'envi-
ron 3 000 dollars par tête.
Peut-on espérer obtenir l'adhésion active des pays développés
à une telle politique? Il y a lieu d'en douter. Mais il n'en sera peut-
être pas de même plus tard, lorsque les conséquencesde l'aggravation
d'un tel écart ne pourront plus être ignorées. Que coûterait ce retard?
C'est ce que nous avons cherché à évaluer dans notre troisièmescéna-
rio, celui de l'action différée.Supposons que les tendances actuelles
du développement se poursuivent jusqu'en l'an 2000, et que l'on
s'efforce alors d'atteindre l'objectif de Tinbergen pour l'an 2025.
L'analyse sur ordinateur montre que l'aide nécessaire s'élèverait
au total à 10 700 milliards de dollars - soit un coût supplémentaire
de plus de 3 500 milliards de dollars par rapport au second scénario.
Voilà donc un retard qui coûterait cher. La politique de l'attente
: n'est pas « payante ».
Mais alors, n'aurait-on pas intérêt à intervenir énergiquement
plus tôt, et si oui, dans quelle mesure? Pour le savoir, nous avons
l. Cetteaideseraitapportéeà l'Asiedu Sud,à l'Afrlquetropicaleet à lamez
riquelatine(c'est-à-dire
à nosrégions8, 7,et 6)parl'Amérique
du Nord,l'Europe
de l'Ouest,le Japonet le « restedu Mondedéveloppé(nos
» régions1, 2, 3, 4).
76
Dans le scénario 2, une aide constante à l'investissement est apportée au cours
des 50 prochaines années, pour obtenir en Amérique latine un taux de crois-
sance constant du PRB de 7 %, et en Asie du Sud, un taux de croissance de
8,2 %, permettant de resserrer d'ici à 2025 le rapport du revenu par tête d'habi-
tant à 1/3 et 1/5, respectivement.
Dans le scénario 4, on parvient au même résultat en apportant une aide massive
seulement au cours des 2S années entre 1975 et l'an 2000, et en arrttant cette
aide après.
Dans ce dernier cas, le montant total des investissements s'élèw seulement
à un peu plus d'un tiers de la somme dépensés dans le scénario 2.
77
Stratégie pour demain
bâti notre quatrième scénario, celui de la prompte intervention,sur
l'hypothèse d'une aide maximale pour la période de 1975 à l'an
2000, toute aide devant être supprimée par la suite, mais l'objectif
restant toujours celui de Tinbergen pour 2025. L'analyse sur ordi-
nateur montre que le coût annuel de l'intervention s'élèverait « seu-
lement » à 250 milliards de dollars, et le coût total à moins de 2 500
milliards de dollars. Par conséquent le prix à payer, dans le scénario
de la prompte intervention, n'est guère que le tiers de celui de l'aide
continue, et dépasse à peine le cinquième de celui du plan différé.
Ces résultats sont vraiment stupéfiants : l'intervention retardée
coûte près de cinq fois plus que celle qui est engagée dès le départ.
Si les besoins du Tiers Monde doivent être satisfaits, c'est bien main-
tenant qu'il faut agir. Mais l'aspect sans doute le plus important du
plan d'aide au développement du quatrième scénario, c'est qu'en
l'an 2000 les régions en voie de développement se sufiïraient à elles-
mêmes complètement. Le bénéfice global, politique et économique,
qu'offrirait leur accessionrapide au stade du démarrage économique,
est incalculable.
Avant d'en terminer sur ce point, nous tenons à nous expliquer
sur « l'irréalisme » dont semble relever ce genre de calculs purement
économiques. Parlons tout d'abord de l'utilisation du produit régio-
nal brut pour mesurer les progrès des sociétésdans le domaine écono-
mique, et par là même dans les autres. Nous ne discuterons pas ici
l'insu?sance d'un tel critère, employécomme seule mesure du progrès
national et régional. Malheureusement, aucun autre instrument
de mesure efficacen'a été mis au point à ce jour. Ensuite, en un temps
de crises multiples, comme ce sera certainementle cas pour la période
qui nous occupe, pas une seule des strates, dans le système mondial
à plusieurs niveaux, ne peut être considérée comme entièrement
indépendante des autres. Par exemple, un changement dans la
situation de l'offre et de la demande des matières premières se réper-
cutera sur la technologie et la structure des prix de la production
industrielle et agricole. En conséquence, même si le revenu exprimé
en dollars « hors inflation » (deflated) venait à augmenter, le pouvoir
d'achat réel, exprimé en biens matériels, prendrait un retard consi-
dérable. Dans ces conditions, les populations du Monde développé
la notetu « l'approchesystémiquo
1. Voirégalement » au chapitre3.
78
Pour chacun des trois scénarios examinés ici, l'aide fournie a pour but de
faire baisser le rapport du revenu par tête entre les régions en voie de développe-
ment susnommées et le Monde développé (régions (1-4) jusqu'à 1/3 (Amérique
latine) et 1/5 ( Asie du Sud et Afrique tropicale).
Dans le scé..rio 2, l'aide est constante pendant 50 ans, dans le scénario 3,
elle débute seulement en l'an 2000, et dans le scénario 4, elle n'est fournie que
pendant le dernier quart du siècle. Il est évident (scénario 4) que nous avons
tout intérêt à fournir une aide massive à ces régions le plus tôt possible.
79
Le scénario 4 prouve indiscutablement la supériorité du plan d'investissement
qu'il suppose. Il montre à quel point il est important et avantageux d'aider
ks pays en voie de développement le plus rapidement possible à atteindre leur
point de « décollage économique.
80
Trop peu, trop tard
ne pourraient se procurer autant de biens matériels supplémentaires
que l'augmentation du revenu par tête semble l'indiquer. La pénurie
d'énergie entraîne déjà cette restructuration des coûts de production,
et c'est elle au premier chef qui attise l'inflation. Il est fort possible
que la spirale de l'inflation se maintienne, et même s'intensifie tant
que nos sociétés ne seront pas prêtes à accepter la nécessairerestruc-
turation du coût de la production, en accordant une plus grande
part à l'input de matières premières par rapport à celle du travail,
quitte à sacrifier une partie du pouvoir d'achat des individus.
.¡ Enfin, et ce n'est pas le moins important, il faut se demander si
Oh développementde cet ordre, tel que nous l'avons décrit en termes
purement économiques, a la moindre chance de se produire, compte
tenu des contraintes organisationnelles et politiques et de la pénurie
des ressources. C'est encore là une question qui ne peut être traitée
dans le seul cadre de l'économie; il est certain qu'elle intéressed'autres
strates, dans la hiérarchie de notre système mondial. Les change-
ments dans la disponibilité, la situation et le coût des diverses res-
sources seront d'une ampleur telle que la notion même d'économies
développées et sous-développées devra être réexaminée, au moins
sous deux aspects. Il s'agit d'abord de savoir si, avec une économie
où le niveau des revenus par tête s'accroîtrait de 500 %, il y aurait
suffmmment de matières premières et d'autres ressources dans le
monde. Par exemple, une économie qui dépend entièrement d'un
afflux croissant de matières premières qui peut lui être coupé du
jour au lendemainpeut être considéréecomme en état de « surchauffe »
et non comme normalement développée.Loin d'être en bonne forme,
elle souffre d' « embonpoint ». Ensuite, il faut s'interroger sur la
notion même d'économies « développées » et « sous-développées»,
qui implique que l'on dispose à tout moment de tous moyens utiles
pour amener la partie sous-développée du monde au niveau de la
partie développée. Si tel n'était pas le cas, et si les ressources du
marché et les autres moyens utiles ne pouvaient faire face aux besoins
de la totalité de l'économie mondiale qu'à un niveau inférieur à celui
du Monde développé, il faudrait parler du sur-développement de
certaines régions en même temps que du sous-développement des
autres. La crise du pétrole illustre bien ce dilemme.
Dans n'importe quelle région, les besoins globaux d'énergie sont
fonction du niveau et de la structure des activités économiques. Pour
81
Stratégie pour demain
85
Stratégie pour dèmain
aura le crédit, car c'est lui qui verra se matérialiser les bénéfices
de l'action entreprise, alors que les critiques porteront sur la période
précédente où, pour tant de peine, il n'y avait pas encore de résultats
tangibles à offrir. C'est un fil ténu que celui qui relie une entreprise
à long terme et ses fruits tardifs - et on le perd trop souvent. C'est
pourquoi, en haut lieu, on tend volontiers à différer l'examen des
difficultés : on préfère les transmettre à son successeur.
Dans notre vie privée, nous montrons plus de sagesse.L'expérience
nous apprend tôt ou tard que nos choix sont toujours limités, et
qu'avec le temps, ils ne font que se raréfier. L'occasion manquée
ne se retrouvera plus tard, si nous avons cette chance, qu'en y met-
tant le prix. Mais dans la vie des nations, nous tenons pour acquis
que d'une façon ou d'une autre, tout finira bien par s'arranger.
Pis encore, nous imaginons trop souvent que l'avenir ne peut man-
quer de multiplier nos options et nos chances : c'est là, sans aucun
doute, l'héritage d'une ère d'optimisme qui considérait le progrès
comme un article de foi. Mais on oublie alors que rien ne garantit
la reconduction « automatique » d'un tel progrès - et qu'il se pro-
duira sans effort, ou par la grâce d'autrui. Cet optimisme se fonde
sur dés succèspassés, mais le passé ne peut servir que de repère pour
l'avenir, et sa répétition dans le futur ne doit jamais être tenue pour
assurée. Comme l'a dit Héraclite : « On ne peut se baigner deux
fois dans le même fleuve » : le fleuve s'écoule, ses eaux changent
sans arrêt.
La crise de la population pose deux questions fondamentales. Nos
possibilités de choix augmenteront-elles avec le temps, et faut-il
donc remettre à demain nos recherches de solutions? En admettant
qu'on doive prêter attention aux événementsà venir, ne conviendrait-
il pas d'attendre, pour agir, qu'ils deviennent manifestesaux yeux de
tous? Malheureusement,il faut répondre non à la première question,
en raison de l'aggravation et de l'accélération des crises qui résulte-
raient de tout délai, et non encore à la seconde,en raison des temps de
retard du systèmemondial lui-même,qui imposent une action du type
« anticipatif » plutôt que « rétroactif »; en d'autres termes, il faut
agir avant que l'issue ne se dessine clairement, sinon il sera trop
tard. Nous allons pouvoir le démontrer grâce à notre modèle sur
ordinateur du système mondial, par l'analyse de scénarios de la crise
de la population.
86
A compter du début de notre ère, la population mondiale a mis plus de 16 siècles
pour passer de 200-300 à 500 millions, c'est-à-dire à doubler. Au cours des 2
siècles qui suivirent, elle s'accrut encore d'un demi-milliard, puis d'un milliard
en un seul siècle, si bien que la population mondiale atteignaitles deux milliards
aux environs de 1930. En moins d'un demi-siècle, en 45 ans, la population aura
encore augmenté de deux milliards. Il ne faudra plus que 20 ans pour dou-
bler ce chiffre et la population mondiale dépassera les 6 milliards en l'an 2000.
87
Stratégie pour demain
Pour rendre compte de l'accélération incroyable qui affecte la
totalité de la population mondiale, il suffît de faire observer que si
le taux de croissance actuel se maintient, l'accroissement de la popu-
lation, vers le milieu du siècle prochain, sera plus important au
cours d'une seule année que pendant les quinze premiers siècles de
notre ère (fig. 1), et qu'avec le temps, ce surcroît annuel ne fera
que prendre encore plus d'ampleur.
Néanmoins, nous avons peine à saisir dans sa réalité une notion
aussi abstraite que celle du développementde la population mondiale
dans sa totalité. Nous en retenons trop souvent que quelque part
sur la terre et à un moment donné de l'avenir, « il y aura trop de
gens ». Or il est beaucoup plus tard que nous ne le pensons, car le
rythme d'accroissement est tel que la population va doubler du vivant
même de ceux qui sont actuellement à mi-parcours de leur existence.
Pour mieux comprendre tout le sens d'un tel accroissement démo-
graphique, et de ses conséquences au plan économique, social et-
politique, il faut observer comment il se répartit géographiquement,
avec les changements dans la densité de la population. Si l'on devait
évaluer ces changements en fonction du taux de croissance démo-
graphique actuel, on arriverait à des chiffres effarants, dont on peut
espérer qu'ils sont trop pessimistes.
Nous avons estimé plus réaliste d'admettre, même dans notre
premier scénario, dit standard, l'entrée en vigueur d'un contrôle
au moins partiel de la population. Nous avons donc supposé que
dans toutes les régions du monde, un taux de fécondité décroissant
aboutirait à un niveau d'équilibre dans les 50 années à venir; dans
ce cas, et si ce taux de fécondité restait constant par la suite, la popu-
lation atteindrait son niveau d'équilibre après un certain délai.
D'autre part, afin de garder l'accent sur le problème démographique
en tant que tel, nous avons supposé que tous les besoins d'une popu-
lation croissante seraient satisfaits, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas
de pénurie de nourriture assez grave pour aboutir à des famines à
grande échelle. L'ordinateur indique que dans ces conditions, à la
fin du xxe siècle, on compterait 4 habitants de plus au km2 en Amé-
rique du Nord, tandis qu'en Asie du Sud (région 9), il s'en ajouterait
140 sur la même unité de surface. A lui seul, cet accroissementdépas-
serait de plus de 60 % la densité de la population actuelle de l'Europe
de l'Ouest, qu'avec ses 85 habitants en moyenne au km2, nous consi-
88
La densité de population rapportée à la surface de terres cultivées montre claire-
ment à quelle situation de pénurie alimentaire les pays en voie de développement
auront affaire s'ils ne mettent pas en chantier une politique de régulation
démographique permettant d'arriver au niveau d'équilibre de la fécondité
d'ici à la fin du siècle. Il faut ajouter que, pour l'Asie du Sud, toute la région se
trouve sous les Tropiques où les rendements agricoles sont plus faibles que dans
les régions tempérées (voir appendice 3, tableaux 1 et 2).
89
FIGURE 3
CROISSANCE DE LA POPULATION URBAINE
2000 -
1500 -
à9
:ë
.c
w
<II
° 1000 Asie du Sud et du Sud-Est
.
Amérique latine
500 Europe de l'Ouest
? Amérique du Nord
V5 2000 2025
Années
90
Quandles retards sont mortels
dérons déjà comme « surpeuplée». Pour imaginerla tension qui
en résulteraitsur les ressourcesrégionales,il faut savoir qu'en l'an
2 000, sur chaque km2de terre cultivéeen Asie du Sud, il y aura
390 bouches supplémentaires à nourrir - contre 37 seulementen
Amériquedu Nord. Plus grave encore : en Asie du Sud, le taux
de croissancede la populationurbaine atteint le double de celui de
la populationtotale de la région. Pour citer Tarzie Vittachi,secré-
taire généralde l'Annéede la populationmondialeà l'ONU : « ... si
Calcuttadevait continuerà grandir à son rythmeactuel,il y aurait
à la fin de ce siècle60 millionsd'habitants qui s'arracheraientleur
dernièrepoignéede riz sur les rives de la Hooghly. »
Mais alors, que faut-il faire? Sommes-nousdans une situation,
commece fut le cas pour Churchill,où l'ajournementd'un problème,
s'il n'est pas bénéfiqueen lui-même,donne au moinsune chancede
découvrir une solution meilleureet moins pénible? Malheureuse-
ment, c'est le contrairequi est vrai. Plus nousrepoussonsles adapta-
tions nécessaires,plus il nous en coûtera en souffranceset en vies
humaines.
Pour illustrerce point, qui est crucial,nous avonsconçuplusieurs
scénariosoffrantdes optionsdifférentesen politiquedémographique,
et nous avonspu évaluerainsi les conséquencesdes différentsretards
qui pourraientêtre pris. Nous avons eu recoursà un modèlede la
populationallant très loin dans le détail, qui prend en compte la
répartitionde la population'danschacunedes régions,en fonction
de ses accroissementsannuels,et représenteégalementla fécondité
et la mortalité de chaque région, en fonction de la pyramide des
âges1. Nous présenteronsici les résultats qui intéressentles deux
régionsles plus « agrégées » :le « Nord », qui comprendla partie
industrialiséedu monde (Amériquedu Nord, Europe de l'Ouest,
Europe de l'Est y comprisl'Union soviétique,le Japon, l'Australie,
l'Océanie,et l'Afriquedu Sud), et le « Sud » qui comprendle reste
du monde.
D'après le premierscénario,dit standard,qui se fondesur la conti-
nuation de la tendanceactuelle,il y aurait plus d'habitants dans la
région« Sud », à la fin de ce siècle,qu'on n'en comptedans le monde
93
Stratégie pour demain
étant de 1,7 milliard, et qu'avec un nouveau délai de 10 ans, elle
exèverait le plafond des 10 milliards. On comparera ces chiffres avec
ceux de 1950, qui étaient légèrement supérieurs à 2 milliards pour la
totalité de cette région.
Mais pour évaluer la note à payer, si l'on s'offre le luxe de remettre
à plus tard les mesures qui s'imposent, on ne saurait s'en tenir à des
chiffres abstraits de population. ll s'agit d'êtres humains, et ce coût
doit être évalué dans leur cadre de vie réel, en termes humains bien
plus qu'économiques. Dans la seule Asie du Sud, on enregistre actuel-
lement l'arrivée sur le marché du travail de plus de 350 000 personnes
par semaine, et ce chiffre passerait à 750 000 par semaine d'ici à la
fin du siècle, soit 40 millions par an : deux fois l'équivalent de la
population actuelle du Canada. Après quoi, en dix ans, ce potentiel
de main-d'aeuvre en Asie du Sud s'accroîtrait d'environ un million
de personnes par mois. On n'imagine que trop la pression qui en résul-
terait sur les systèmes socio-politique et économique, surtout si la
tendance actuelle à la concentration urbaine persiste, submergeant les
zones urbaines d'une population réduite au chômage, et qui devrait
peut-être même perdre tout espoir d'améliorer son sort. Pour citer
à nouveau T. Vittachi : « Si l'on veut faire face à l'accroissement de
la population en Inde, il faut dès maintenant construire chaque jour
1000 classes d'école nouvelles, 1000 salles d'hôpital nouvelles chaque
jour et 10 000 maisons chaque jour pendant les 20 prochaines années. »
Aussi bien, cette tendance ne saurait se poursuivre impunément.
Ce sont les souffrances des hommes, et les bouleversements socio-
politiques qu'elles entraîneront presque à coup sûr, qui en arrêteront
le cours. Si l'on veut un bon « indicateur » de ces souffrances, on le
trouverait dans le supplément en morts d'enfants imputables à la
malnutrition et à la famine qui résulterait fatalement de tout délai
dans la mise en oeuvre d'une politique démographique efficace. Pour
en faire l'analyse, nous avons bâti un cinquième, un sixième et un
septième scénario où l'Asie du Sud, soit du fait de l'évolution poli-
tique du monde, soit parce que ses dirigeants en auraient décidé
ainsi, ne pourrait guère compter que sur ses propres ressources pour
faire face à son explosion démographique. Le cinquième scénario
suppose que la politique démographique efficace débute en 1990, et
le sixième en 1995 seulement, avec un nouveau délai de cinq ans.
L'impact de ce retard sur le nombre total des décès infantiles serait
94
Quandles retards sont mortels
très considérable.En chiffrescumulés,un retard de cinq ans seule-
ment pour la politiquedémographiqueentraîneraitenviron 170mil-
lions de morts d'enfants supplémentaires.Par contre, en avançant
de cinq ans son applicationpour débuteren 1975,le total des morts
infantilesdiminueraitde plusde 500millions 1.
L'aspect peut être le plus révoltantd'une telle analyse,c'est que
ces « statistiquesglobales» ne laissentguèretransparaîtreune situa-
tion qu'il faut bien dire tragique.En abandonnantà des mécanismes
de « rétroactionnaturelle», commela malnutritionet la famine,le
soin de faire échec à la croissancedémographique,on aboutirait
au mêmerésultat,c'est-à-direau mêmeniveaugénéralde la popula-
tion, que par une politique démographiqueefficace.Mais si l'on
penseaux individus,aux familles,et à la sorte de vie que mèneraient
les survivants,quelleaffreusedifférence! t
Ainsi,la réponseà la secondequestionposéeau début de ce cha-
pitre ne peut faire aucun doute. Tout retard, dans la saisieà bras-le-
corpsde laproblématique mondiale,est proprementmortel.A Calcutta,
on peut voir un hôpital exclusivementréservéaux enfants que l'on
trouve mourant de faim. Tout y est fait pour adoucirleurs derniers
jours. « Ilsmeurentavectant de grâce», aurait dit l'infirmièreen chef.
Maisils n'en meurentpas moins.La mort d'un individuest une tra-
gédie,cellede millionsd'êtres humainsrelèvede la statistique :ainsi
parlentdes espritscyniques.Maislorsqueces mortsse chiffrerontpar
centainesde millions,nouspourrionsbienêtreen présenced'un drame
sans précédentpour le mondeentier.Dansle systèmemondialactuel,
avecses effetsd'interactiondeplus enpluspuissants,tout sembleindi-
quer que tel est bienle dénouementverslequelnousallons.
1. Voirchapitre
9.
7
Nous pensons avoir établi que les crises mondiales sont là pour
durer, et qu'il est urgent d'y remédier, si le coût des solutions souhai-
tées doit rester à un niveau raisonnable sur les plans économique et
humain. Il nous reste à examiner la nature des relations entre les
différentes parties du système du monde en gestation. Seront-elles de
domination, ou de coopération équitable? Les contraintes imposées
par les crises ne peuvent être que des sources de conflits. Ceux-ci
doivent-ils conduire à l'affrontement, ou la coopération reste-t-elle
possible?
Nous nous emploierons à répondre à ces questions dans ce chapitre
et les suivants. Il faut se pénétrer de l'idée que les conflits que nous
examinons ici résultent de la compétition pour les ressources au sens
le plus large du terme : matières premières, énergie, nourriture, eau,
air, terre, etc. En ce sens également, si les ressources existaient en
quantités illimitées, il y aurait une chance d'éviter les conflits. Mais
le phénomène même de la croissance, sur notre planète finie, ne peut
que pousser à la compétition pour les ressources, créant ainsi toutes
les conditions d'où naissent les conflits.
Jusqu'à un passé tout récent, le sort des peuples et des nations
dépendait dans une large mesure de la disponibilité des ressources
indispensables à leur survie, ou à la préservation de leur mode de
vie. Les nomades se déplaçaient constamment, à la recherche du plus
précieux de tous les biens - la nourriture. Peu à peu le progrès des
transports permit à certaines sociétés d'étendre leurs possessions grâce
au commerce ou à la conquête, et de ramener les ressources nécessaires
chez elles, au lieu de partir sans trêve à leur poursuite; pour accumuler
ces biens, elles reculaient à l'extrême leurs frontières. Mais ces temps-là
97
Stratégie pour demain
sont révolus, et voici qu'à nouveau les règles du jeu sont changées.
Nous vivons dans un monde où les détenteurs des ressources essen-
tielles, et les utilisateurs de celles-ci, appartiennent à des sociétés dont
les finalités et les objectifs sont différents, voire contradictoires. Par
exemple, le Japon importe 99 % de son pétrole, en s'adressant surtout
au Moyen-Orient 1, pour satisfaire 65 % de ses besoins énergétiques.
L'Europe occidentale est dans une situation un peu moins fâcheuse,
mais néanmoins très dépendante, et qui ne peut que s'aggraver rapi-
dement. D'après le rapport de la National Materials Policy
Commission, d'ici à 20 ans les États-Unis devront importer plus de
20 % des matières premières nécessaires pour leur production indus-
trielle, eux qui, il n'y a pas 20 ans, étaient complètement autonomes.
En revanche, nombre de régions du monde, notamment l'Asie du Sud
et l'Afrique tropicale, vont dépendre fâcheusement de la nourriture
produite en Amérique du Nord et en Australie.
Pendant une brève période de l'histoire, on a pu croire que l'homme
- du moins dans certaines parties du globe - avait fini par résoudre
son problème le plus ardu : celui du développement des ressources
naturelles, et qu'il entrait dans une ère d'opulence. Mais voici que
le monde se trouve à nouveau aux prises avec la pénurie, et il en résulte
deux sortes de conflits : conflits entre les analyses à court et à long
terme de la situation, conflits entre les usagers et les fournisseurs.
Nous avons toujours tendance, sous la pression de nos besoins
immédiats, à rechercher des gains à court terme, fût-ce en sacrifiant
des avantages à long terme. Mais c'est une erreur lourde de consé-
quences que de considérer comme durablement acquise une solution
satisfaisante dans l'immédiat. Par exemple, on a voulu voir dans
l'abondance de nourriture dont nous jouissons depuis peu, et malheu-
reusement pour fort peu de temps encore, un trait permanent d'une
situation inédite dans le monde. Nous n'avons rien fait pour garder
la maîtrise de cette abondance, d'où l'accroissement de la population
et une demande de nourriture qui crève tous les plafonds, nous rame-
nant le spectre de la pénurie. La même erreur a été commise pour
l'abondance et la disponibilité des sources d'énergie à bon marché,
et notamment pour le pétrole, au cours des années 60. Un tel aveugle-
1. Nous employonsindistinctementles expressionsProche-Orientou Moyen-
Orient pour désignerles régionsproductricesde pétrole qui vont de l'Algérieà?
l'Iran.
98
Les batailles de la pénurie
ment devait fatalement conduire à la crise actuelle de l'énergie.
Quant aux conflits qui opposent usagers et fournisseurs,deux sortes
d'acteurs se donnent la réplique : ceux qui détiennent les ressources
et n'ont presque rien d'autre, et ceux qui disposent de tout, sauf de
ces ressources. Par le passé, la fortune souriait à ceux qui possédaient
le savoir et le pouvoir : à court d'inventions, ils recouraient au glaive.
Mais les temps ont changé. Les besoins nationaux et régionaux ont
augmenté en qualité et en quantité, si bien que ni les inventions ni la
force, qu'il s'agisse de la domination par les armes ou par le commerce,
ne peuvent les satisfaire.
La responsabilité principale en revient à un mode de pensée éco-
nomique qui ne tenait aucun compte des coûts à long terme et qui,
par conséquent, ne pouvait se préparer à temps aux pénuries futures.
C'est ainsi que les pays développés utilisèrent le pétrole à bon mar-
ché pour stimuler leur croissance économique, d'où une demande
accrue de pétrole qui restait à bas prix, accélérantencore la croissance.
Le manège a continué à tourner, et l'on en a oublié le problème
numéro un de la sécurité :comment en descendre,s'il venait à s'embal-
ler ? Aujourd'hui, le pétrole paraît bien être la drogue du Monde
développé, et la désintoxication sera forcément douloureuse. Pour-
quoi chercher des produits de remplacement, puisqu'il était si bon
marché? Seul le coût immédiat de sa production était pris en compte
dans sa distribution et son utilisation : c'était oublier qu'il n'existe
qu'en quantités limitées et qu'en moins d'une seconde, pour des rai-
sons le plus souvent frivoles, nous brûlons des ressourcesque la nature
a mis des milliers d'années à accumuler. On ne saurait trouver de
meilleur exemple de la folle présomption qui préside aux rapports ,
actuels de l'homme avec la nature 1. Avec le renversement des rôles
auquel nous assistons aujourd'hui entre régions productrices et
1. On trouveraitd'autresexemples de ce refusde prendreen comptelescoûts
à longtermeet de ceméprisdesprocessus naturels,dansl'utilisationde beaucoup
d'autresbiensde premièrenécessité.Prenonsle casd'un serviceessentielcomme
la médecine.Pourquel'art médicalatteignesonniveauactuel,il a falluunelongue
et coûteuseévolutiondesconnaissances médicales et desdécouvertes scientifiques,
avecdesalternancesde succèset d'échecs.Or lessecretsarrachésà grand-peine
à la natureserventà présentà intervenirbrutalement danslesprocessus naturels,
généralement sansaucunégardaux conséquences globaleset à longterme.Les
progrèsde la médecine, fruitsd'unelonguepatience,ont été utiliséspourréduire
la mortalitépresquedu jour au lendemain, sansteniraucuncomptedesdonnées
de la fécondité;or la rupturequi s'en est suivie,dansl'équationde la natalité
99
'
Stratégie pour demain
consommatrices,ceux qui ont fait preuve d'arrogance doivent en payer
le prix. ,
La résolution des conflits qui surgissent à propos de la répartition
des ressources dépend de la procédure à laquelle on a recours, et
celle-cidépend elle-mêmede la gravité de la situation, et du degré de
désordre qui affecte « le fonctionnement normal du système ». Dans
ce chapitre, nous examinerons les sortes de crises qui entraînent le
moins de perturbations : celles qui pourraient trouver des solutions
purement économiques. Implicitement, celles-ci supposent qu'il
sera toujours possible, en temps utile pour éviter des ruptures d'équi-
libre technologique et économique de première grandeur, de décou-
vrir des produits de substitution pour des ressources rares ou en voie
d'épuisement. Dans ces conditions, le problème de la répartition des
ressources peut être résolu par le mécanisme des prix. Aux chapitres
suivants, où pous examinerons des conflits plus violents, il deviendra
évident qu'il faut prendre beaucoup plus de champ pour s'attaquer
à de telles situations. Finalement, pour la solution des crises de l'ali-
mentation mondiale que nous examinerons au chapitre 9, nous nous
verrons contraints de recourir à une intégration complète de toutes
les strates, des valeurs individuelles à l'écologie et aux ressources
minérales - et ce, à une échelle globale. Si l'humanité doit progres-
ser sur la voie de la croissance organique et si, pendant la période
de transition, nous devons éviter d'atroces souffrances, par exemple
sous la forme de catastrophes régionales, les conflits, quel que soit
leur degré d'intensité, auront à être réglés par voie de coopération,
et non d'affrontement.
Nous allons d'abord présenter les cas du pétrole, qui tient actuel-
lement la vedette parmi les ressources non renouvelables. Pendant
très longtemps, la répartition mondiale du pétrole était essentielle-
ment réglée par les acheteurs; le vent a tourné, et ce sont maintenant
102
Les batailles de la pénurie
rétorsion contre toute augmentation du prix du pétrole, par exemple
en recourant à la taxe à l'exportation pour certains produits.
Nous allons d'abord examiner le conflit du point de vue des régions
exportatrices - celui du vendeur qui peut dicter ses conditions. En
fin de compte il s'agit de savoir si, dans ce conflit qui apparemment
les oppose aux régions importatrices, il existe une solution permettant
d'éviter de graves perturbations de l'économie mondiale,et n'exigeant
pas de trop lourds sacrificesdes régions qui détiennent les ressources.
Cette solution, si elle existe, équivaudrait à un véritable arbitrage,
avec des avantages pour tous les intéressés. Faisant passer les avan-
tages à long terme avant les bénéficesprovisoires, nous avons évalué
les gains des régions exportatrices en ce qui concerne :
1. Le niveau de la performance économique, autrement dit le
produit régional brut qu'elles pourront atteindre en l'an 2025.
2. Le total des richesses accumulées par les régions exportatrices
d'ici à 2025.
Nous avons retenu l'année 2025 comme celle où la dépendance
excessiveà l'égard du pétrole pourrait prendre fin, et où le dévelop-
pement économique se poursuivrait dans des conditions plus nor-
males. Pour éliminer les effets de l'inflation et ne rendre compte que
des changements économiquesréels, nous avons ramené notre estima-
tion des prix de la production économique à leur niveau de 1963.
Les conclusions à tirer de l'analyse sur ordinateur sont particu-
lièrement frappantes dans le cas du Moyen-Orient (région 7). Le pro-
duit régional brut qu'il peut espérer pour l'an 2025 est fonction du
prix maximal qu'atteindra le pétrole pendant les 50 années à venir.
Pour étudier le comportement de cette fonction, nous avons conçu
le type de scénario suivant. Le prix du pétrole, calculé sur la base
initiale du prix de 1975, croîtrait à un taux annuel moyen jusqu'à
un maximum fixé d'avance, puis ce prix maximal serait maintenu
à un niveau constant pour le reste de la période considérée. Voici
les résultats de toute une série de scénarios de ce type.
Si le prix du pétrole est maintenu à son niveau de 1975,le produit
régional brut de la région 7 atteint environ 1200 milliards de dollars
en 2025. Si le prix augmente durant cette période de 1975 à 2025,
le produit régional brut augmente aussi, mais dans certaines limites.
Lorsque le prix maximal atteint pendant cette période se situe à un
niveau supérieur de 65 % à celui de 1975, le produit régional brut
103
L'augmentation du prix d'une matière première dans un marché orienté à la
vente, semble n'offrir que des avantages au pays qui en détient le monopole.
Or une analyse plus approfondie du système mondial montre que ce n'est
le cas que pour très peu de temps. A long terme, toute une série de tendances
contraires qui tiennent à la limitation des ressources, à la substitution, à la
mise en ouvre de sources de remplacement, initiatives suscitées par les condi-
104
tions nouvelles de l'économie, etc., interdisent à ce gain de dépasser une limite
raisonnable et finissent par l'annuler si le prix est poussé au-delà de son niveau
optimal. Le graphique A représente la croissance économique du Moyen-
Orient, le graphique B, les richesses accumulées en fonction du prix du pétrole.
Il apparaît clairement qu'il existe un prix optimal du point de vue de la région
exportatrice.
105
Stratégie pour demain
A mesure que ce prix augmente, les richesses accumulées s'accroissent,
mais à un rythme ralenti, et jusqu'à un niveau qui ne dépasse pas de
50 % celui de 1975 (voir fig. 1 et 2). Ce ralentissement s'explique par
la diminution du volume des ventes, d'ailleurs partiellement compen-
sée par l'augmentation du prix unitaire. Mais si le prix continue à
monter, le totàl des richesses accumulées diminue rapidement : dans
l'hypothèse extrême d'un doublement du prix, elles n'atteignent que
les deux tiers du maximum auquel elles pourraient prétendre. Ce
déclin provient de l'utilisation d'autres sources d'énergie et d'une
diminution de la demande, face à l'augmentation du prix. Par consé-
quent, que l'on retienne le critère de l'accumulation de richesse ou
celui de la croissance économique maximale, il y a bien un prix opti-
mal du pétrole du point de vue des régions exportatrices. Mais le
résultat peut-être le plus frappant de notre analyse, c'est que les prix
optimaux sont à peu près les mêmes quel que soit le critère choisi :
de 50 à 60 % supérieurs au prix de 1975 (voir aussi les fig. 1 et 2).
Autrement dit, quel que soit l'objectif que se donne la région 7 -
le maximum de la croissance, ou celui de l'accumulation de richesses,
ou toute combinaison des deux - il y a bien un niveau de prix qui se
révèle le plus avantageux pour cette région, si la raison doit prévaloir
dans le dilemme posé par la politique du pétrole.
La valeur exacte du prix du pétrole « le plus avantageux » (du
point de vue du Moyen-Orient) dépend de toute une série de facteurs :
il s'agit donc de savoir quelle sera l'évolution de ce prix en fonction
des variations de ces différents facteurs. En dehors des contre-mesures
que peuvent prendre les pays importateurs, telles qu'une réduction
de la demande ou le recours à d'autres sources d'énergie, il faut aussi
tenir compte de la période de temps nécessaire pour atteindre le prix
« le plus avantageux », et de l'augmentation annuelle du prix du
pétrole jusqu'au niveau souhaité. Nous avons minutieusement étudié
les réactions de tous ces facteurs au prix « le plus avantageux », et
nous sommes arrivés à la conclusion suivante, qui vaut sur un plan
général :
Du point de vue des régions exportatrices, il existe un prix optimal,
dans des limites bien définies, pour des ressources limitées telles que le
pétrole. A l'intérieur de cette fourchette, la valeur exacte du prix du
pétrole dépend de toute une série de facteurs, mais le gain marginal
qui peut résulter de ses variations est relativement faible. L'existence
106
Les batailles de la pénurie
d'un prix optimal, à l'intérieur d'une fourchette réduite, offre une base
solide à une politique de planification bien réglée, exerçant un effet
de stabilisationsur le développementdu systèmemondial.
Jusqu'ici nous avons examiné le dilemme de la répartition des res-
sources du point de vue des régions exportatrices. Qu'en est-il des
régions importatrices, et une hausse excessivedu prix du pétrole leur
vaudrait-elle de graves perturbations, ou même un effondrement de
leur économie? Enfin, le conflit peut-il être envisagé des deux points
de vue à la fois, celui des exportateurs et celui des importateurs, et
peut-on prévoir, à l'aide de scénarios différents, ce qui en résulterait
pour les deux parties? Une telle évaluation peut conduire à deux sortes
de réponses :
1. Certains scénarios établiraient que la balance penche fortement
en faveur de l'une des deux parties. Le système mondial serait alors
en état de crise intrinsèque, et la résolution ne pourrait venir que de
l'intervention de facteurs extérieurs.
2. La nature du conflit serait telle qu'il existe des solutions offrant
des avantages pour les deux parties. Dans ce cas, si l'une ou l'autre
s'écarte des conditions spécifiéespar le scénario, elle y perdra relati-
vement au gain maximal qui aurait pu être le sien. Seule une motiva-
tion négative pourrait la pousser à s'écarter ainsi d'un scénario qui se
présente comme optimal : l'espoir que la partie adverse y perdrait
davantage encore. Mais si les motivations de l'une et de l'autre sont
positives, chacune ne recherchant que son gain maximal, il existe une
base solide pour une résolution rationnelle du conflit.
Quelles seraient les conditions d'une telle solution? Pour le savoir,
nous avons agrégé les régions en quatre groupes : 1) le Monde déve-
loppé, avec l'Amérique du Nord, l'Europe de l'Ouest, le Japon,
l'Australie, etc.; 2) le Monde socialiste, avec l'Europe de l'Est et la
Chine (régions 5 et 10); 3) le Moyen-Orient (région 7); et 4) le reste
des régions sous-développées(régions 6, 8 et 9). La croissance écono-
mique est évaluée en fonction du produit régional brut auquel chaque
agrégat de régions pourrait prétendre en 2025.Pour présenter les résul-
tats de notre analyse, deux scénarios nous paraissent le plus indiqués.
Le premier scénario - celui du « bas prix » - suppose que le prix
du pétrole restera à son niveau des années 70 : un dollar 35 le baril,
valeur 1963. Le modèle du système mondial indique qu'à ce niveau
extrêmement bas, le prix du pétrole découragerait la recherche de
107
Stratégie pour demain
sources d'énergie de remplacement avant que les réserves mondiales
de pétrole ne soient à peu près totalement épuisées. Si surprenant
que cela puisse paraître, la région qui en souffrirait le plus serait celle
qui, ayant tiré d'abord tout le bénéfice de ce bas prix, ne pourrait
que s'opposer à son augmentation si elle s'en tenait constamment à
des objectifs à court terme. Le Monde développé subirait une récession
aux alentours de l'an 2000, suivie d'une reprise vers 2025, si bien que
son produit régional brut atteindrait « seulement » 5 500 milliards
de dollars à cette date. Dans l'autre camp, les résultats ne seraient
guère plus brillants : le Moyen-Orient et les régions moins dévelop-
pées ne dépasseraient pas à elles toutes un produit régional brut de
2 000 milliards de dollars en 2025, et l'épuisement de leur principale
ressource, le pétrole, bloquerait leur développement dans la deuxième
décennie du siècle prochain.
En réalité, si l'on examine isolément la situation de certaines régions
du Monde développé, elle parait bien plus périlleuse. Par exemple,
l'Amérique du Nord serait beaucoup moins touchée que l'Europe de
l'Ouest et le Japon par l'épuisement des réserves de pétrole du Moyen-
Orient. Si l'ensemble du Monde développé devait connaître une
récession de 1 % pendant cinq ans, celle de l'Europe de l'Ouest attein-
drait 3 %, et celle du Japon davantage encore. Les tensions sociales
qui en résulteraient risqueraient d'être explosives. Par exemple, des
diminutions du PRB pouvant aller jusqu'à 20 % s'accompagneraient
d'un chômage massif, dans des pays habitués à un niveau de vie élevé
et où la demande de biens matériels va croissant. Les pressions poli-
tiques qui en résulteraient pourraient fort bien aboutir à la subversion
de l'ordre social existant, avec des conséquences impossibles à prévoir.
Mais il faut bien comprendre que si le prix du pétrole avait été main-
tenu à son niveau extrêmement bas d'avant 1973, la situation du
Monde développé serait plus critique encore. Les régions exporta-
trices de pétrole, à commencer par le Moyen-Orient, n'auraient pu
rester sans réaction devant l'épuisement de la seule source des revenus
dont elles disposent pour leur développement. Elles auraient dû
finir par augmenter leur prix, et plus elles auraient tardé à le faire,
épuisant ainsi leurs réserves, plus la hausse aurait été brutale. Des
régions comme l'Europe de l'Ouest et le Japon n'en auraient été que
plus affectées encore.
Selon le premier scénario, la région du Moyen-Orient s'en tirerait
108
Les batailles de la pénurie
fort médiocrement, avec un produit régional brut dépassant à peine
les 300 milliards de dollars en 2025. Il est évident qu'elle ne saurait
s'accommoder durablement d'une telle situation, la demande de
pétrole ne pouvant que croître : il n'est donc pas question que le
prix du pétrole puisse être maintenu à un niveau trop bas. Or on admet
en général que toute augmentation de prix fait tort au consommateur
- en l'occurrence, aux régions importatrices. Pour voir s'il en est
bien ainsi à long terme dans le cas des crisesmondialesdu pétrole qui
nous occupent ici, nous avons conçu un second scénario, dit du « prix
optimal ». Il suppose que le prix du pétrole augmente de 3 % par an,
jusqu'à atteindre le prix optimal tel qu'il a été fixé par les précédents
passages en machine. Grâce aux revenus considérablement accrus
qu'il tire du pétrole, le Moyen-Orient atteint en 2025 un produit
régional brut de près de 2 500 milliards de dollars, soit cinq fois plus
que dans le premier scénario, tandis que pour l'ensemble des autres
pays en voie de développement, le produit régional brut se monte à
environ 4 000 milliards de dollars, au lieu des 2 000 milliards du
premier scénario. Le Monde socialiste fait lui aussi meilleure figure
dans le second scénario que dans le premier : son PRB atteint environ
6 300 milliards de dollars en 2025.
Mais ce sont les conséquences qui en résultent pour le Monde
développé qui nous réservent les plus grandes surprises. Malgré
l'augmentation considérable du prix du pétrole, il atteint en 2025 un
niveau plus élevéque dans le premier scénario, avec près de 8 000 mil-
liards de dollars. L'augmentation du prix se révèle donc également
profitable au consommateur et au producteur, ce qui paraît paradoxal.
On peut en donner deux raisons. D'abord, le Monde développé
échappe à l'effondrement prévu par le premier scénario, pour la
période consécutive à l'épuisement soudain des réserves de pétrole,
après 2010. En second lieu, à la suite de l'augmentation du prix du
pétrole prévue dans le deuxième scénario, des sources d'énergie de
remplacement sont introduites sur le marché. La croissance écono-
mique du Monde développé est également beaucoup plus régulière
que dans le premier scénario, bien que cette fois encore elle se ralentisse
quelque peu aux environs de l'an 2000, en raison de l'épuisement du
pétrole dans certaines des régions.
En conclusion, le prix du pétrole jusqu'en 1973, bien que fondé
sur le coût immédiat de la production, se situait à un niveau dangereu-
109
L'énergie à bon marché sous la forme du pétrole a été le principal moteur de
la croissance économique mondiale depuis 1950. On a considéré comme une
catastrophe l'augmentation spectaculaire du prix du pétrole en 1973. Cepen-
dant, l'analyse du système mondial sur ordinateur nous indique qu'en persé-
vérant dans ce qu'il faut bien appeler une surexploitation du pétrole alimentée
par des prix déraisonnablement bas, nous allions droit à l'effondrement de
notre économie, car les réserves de pétrole se seraient épuisées sans que nous
fussions incités à prévoir en temps utile des sources d'énergie de remplacement.
110
La poursuite d'objectifs à court terme aboutirait au"désastre à long terme
(fig. A). Le scénario du prix optimal nous présente, avec une augmentation
progressive du prix (le prix du pétrole augmente régulièrement jusqu'à un niveau
optimal), une évolution bien plus avantageuse pour toutes les parties. Cette
politique favoriserait le recours progressif à des sources d'énergie de rempla-
cement et prolongerait la durée de vie des réserves (voir fig. B). Seule une
conception globale et à long terme peut permettre une telle évolution, satis-
faisante pour toutes les parties en présence.
111l
Stratégie pour demain
prises, le vieil adage a raison : « Unis nous tenons, divisésnous tom-
bons. » Toute tentativede l'une des parties de tirer un profit substantiel
d'une telle situation, au détriment des autres, se retournerait contre
elle et réduirait les avantagesà la foispour elle-mêmeet pour les autres.
Dans cette conclusion, deux points sont à souligner :
D'abord, il s'agit du long terme, et c'est bien là le danger. Chacune
des parties en présence risque d'être séduite par les avantages à court
terme, plus apparents que réels, que leur ogrirait une intervention
rapide et unilatérale.
Ensuite, notre conclusion ne vaut pas seulement pour le pétrole,
mais pour toutes les ressources en quantités limitées. Évidemment,
le niveau du prix le plus avantageux et les moyens d'y arriver dans le
temps dépendent de la nature particulière des ressources en cause, et
des conditions de leur utilisation; mais l'existence d'une marge de
prix optimaux et des moyensd'y atteindre se vérifiedans le cas d'autres
ressources limitées, telles que la nourriture, les engrais ou le cuivre.
Les niveaux de prix optimaux sont atteints lorsque les forces écono-
miques en jeu trouvent leur équilibre, si des facteurs irrationnels
ne les en empêchent pas.
8
Limites de l'indépendance .
114
Limites de l'indépendance
nous supposons qu'au-delà d'un certain niveau de production, les
demandes ne sont que partiellement satisfaites, et seulement jusqu'à
un plafond fixé d'avance; nous n'envisageonspas de reprise ultérieure
de la production, puisque l'épuisement relativement rapide des
réserves de pétrole irait contre les intérêts bien compris de la région
du Moyen-Orient.
Dans ce scénario, le Moyen-Orient satisfait d'abord à la demande
de pétrole, laquelle se trouve d'ailleurs réduite en raison de l'aug-
mentation annuelle du prix et de l'accroissement de la production de
pétrole dans le Monde développé (régions 1-4). L'accroissement des
revenus pétroliers imputable à cette augmentation de prix assure un
afiiux de capitaux suffisant pour la croissance économique régionale
du Moyen-Orient, ainsi que pour une accumulation « raisonnable »
de capitaux étrangers. Lorsque la demande annuelle atteint les
14 milliards de barils 1, la production n'est plus augmentée, pour évi-
ter que les réservesexistantesde pétrole ne s'épuisent trop rapidement.
Il se produit alors une pénurie sévèrede pétrole, qui dure jusqu'à ce
qu'une chute verticale de la demande puisse être obtenue par des
changements dans la technologie des consommateurs (transports en
commun, etc.) et par le recours à de nouvelles sources d'énergie
(nucléaire, géothermique, solaire, etc.). Tandis que le Moyen-Orient
poursuit une croissance qui paraît normale, le Monde développé, lui,
est cruellement touché au début de la période de blocage total de la
production, puisque son économie s'adapte assez facilement à l'aug-
mentation progressive du prix, mais qu'elle est déséquilibréepar une
coupure brutale de son approvisionnement.Avec la persistance de la
pénurie, il lui faut supporter une assez longue période de moindre
croissance ou de stagnation avant de pouvoir rétablir l'équilibre. A la
fin de la période 1975-2025,le produit régional brut du Monde déve-
loppé n'atteint que 7 000 milliards de dollars, tandis que celui du
Moyen-Orientse monte à 1 800milliardssans qu'il lui en coûte rien, si
ce n'est un manque à gagner considérable en richessesaccumulées qui
ne dépassent pas les 1000 milliards de dollars 2.
117
Scénario 2. Ce scénario se caractérise par des « représailles » de la part de la
région du Monde développé contre l'augmentation du prix du pétrole imposée
par la région du Moyen-Orient : elle répond à l'augmentation du prix du pétrole
par celle du prix de ses biens d'équipement à l'exportation. La figure A indique
le prix du pétrole qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison de 3 %
d'augmentation par an, la part de la demande d'énergie couverte par le pétrole,
ainsi que le commerce mondial et le déficit mondial de pétrole, tels que les a
déterminés notre modèle. La figure B indique comment se répartit la production
mondiale entre certains des principaux pays producteurs. La figure C indique
le PRB auquel parviennent les deux principaux protagonistes : la région du
Monde développé (courbe 1) et celle du Moyen-Orient (courbe 2). Les courbes 3
et 4 représentent la part des capitaux du Monde développé qui pourrait passer
sous contrôle du Moyen-Orient, en partant de deux hypothèses extrêmes concer-
nant la gestion des revenus excédentaires du pétrole. Les surplus de pétrole
disponibles dans le monde entier dépendent davantage des prévisions maximales
de production que de la production réelle du pétrole, et varient en fonction des
oscillations annuelles qui peuvent intervenir dans l'expansion de la capacité
de production. En revanche, le déficit est l'indice d'une situation réelle de
pénurie.
Le scénario montre que le montant des richesses accumulées par le Moyen-
Orient sera bien plus faible, mais que la prospérité du Monde développé sera
également affectée.
119
Stratégie pour defnain
Le premier scénario suppose que le Monde développé s'adapte à
l'accroissement du prix et aux restrictions de la livraison du pétrole
grâce à des mécanismes purement internes, et sans prendre de position
active en la matière; il ne tente pas non plus d'anticiper sur l'évolution
probable de la situation, et d'y parer - en somme, il réagit devant le
cours des choses, mais ne cherche pas à l'orienter autrement. Cette
ligne de conduite est plausible : on ne l'observe que trop souvent
dans le cours de l'histoire. Mais il y a'd'autres options, et il importe
d'étudier les incidences éventuelles, sur le développement mondial,
de mesures anticipatrices.
Ces mesures sont de deux sortes : on peut tendre à l'autonomie
de la région ou du groupe de régions pour ses ressources énergétiques,
et l'on peut augmenter le coût des exportations - en particulier pour
les biens d'équipement - en fonction de l'augmentation du prix
imposé pour le pétrole.
A l'aide de notre modèle sur ordinateur, nous avons analysé toute
une série de scénarios de ce type, dits de représailles (voir figure 2).
Ils supposent tous, pour permettre des comparaisons équitables, que
le prix du pétrole et de la part qui revient à celui-ci dans la couverture
de la totalité des besoins d'énergie, sont constants. Dans ces condi-
tions, la pénurie actuelle de pétrole n'est pas faite pour durer. Les
besoins de pétrole tendent à être couverts par des sources régionales
auxquelles les pays importateurs, dans leur effort pour s'assurer l'au-
tonomie pétrolière, puisent autant qu'ils le peuvent. Dans le même
temps, l'augmentation du prix des biens d'investissement, correspon-
dant à celle du prix du pétrole, ralentit le développement économique
de la région du Moyen-Orient et fait des coupes sombres dans ses
richesses accumulées. Dans les scénarios dits de représailles, le dé-
veloppement économique du Moyen-Orient serait légèrement retardé,
pour n'atteindre que 1 600 milliards de dollars en 2025, au lieu des
1 800 milliards du premier scénario. Mais il accuserait sérieusement
le coup pour ses richesses accumulées, qui tomberaient bien en
dessous du millier de milliards de dollars en 2025. Le Monde dévelop-
pé, lui, s'en tirerait mieux que dans les scénarios dits d'étranglement,
et son PRB dépasserait les 8 000 milliards de dollars en 2025.
Y a-t-il d'autre issue que confiictuelle, comme dans ces deux types
de scénarios où chacune des parties, tour à tour, cherche à tirer tout
l'avantage de la situation? Il n'en est pas d'autre que celle de la coopé-
120
Limites de l'indépendance
ration (voir figure 3). Pour évaluer les sacrifices que chacun devrait
consentir en empruntant cette voie, nous avons conçu un scénario
ad hoc, où le prix du pétrole, et le pourcentage de sa consommation
dans la demande totale d'énergie, évoluent comme précédemment.
Nous avons retenu cette hypothèse car elle permet d'établir une
comparaison avec les cas précédents, mais surtout parce que le niveau
du prix « optimal », une fois établi, nous paraît devoir jouer son rôle
dans toute solution réaliste fondée sur un esprit de coopération. La
Région développée, de son côté, n'augmente pas le prix des biens
d'équipement au-delà de ce qu'exige le jeu normal des forces écono-
miques ;elle ne se lance pas non plus dans un programme d'indépen-
dance énergétiqueà tout prix, et ne met en exploitation ses ressources
régionales de pétrole, ou ne recourt à d'autres sources d'énergie,
que conformément aux règles habituelles du marché. On suppose enfin
que la région du Moyen-Orient réinvestit tous ses revenus excéden-
taires de pétrole, pour éviter de nuire à la croissance du Monde déve-
loppé. Dans ces conditions, le scénario de la coopération peut être
considéré comme assurant une véritable fusion des économies du
Moyen-Orient et du Monde développé. Dans la perspective de la
coopération, le fait qu'une partie du capital du Monde développé
passe entre des mains étrangères ne devrait pas faire plus de di$ï-
culté que l'existence de participations multinationales à l'intérieur
d'une région, comme dans le cas des intérêts américains qui s'inves-
tissent en Italie ou des intérêts japonais aux États-Unis.
Les résultats de cette dernière analyse ont de quoi surprendre.
Le Monde développé conserve le niveau de croissance relativement
élevé qu'il devait atteindre dans les scénarios de représailles, avec
8 200 milliards de dollars en 2025. Le Moyen-Orient, de son côté,
garde tous les avantages des scénarios d'étranglement, avec une crois-
sance économique maximale de 1 800 milliards de dollars en 2025,
et une accumulation de capitaux « à l'extérieur » atteignant de 7 à
10 % des capitaux du Monde développé, suivant la politique d'inves-
tissement adoptée : soit environ le double de ce qu'elle était dans les
scénarios de conflit. Au total, une telle coopération aboutirait à une
parfaite intégration de l'économie du Moyen-Orient et de celle du
<EMonde occidental » industrialisé. On n'y verrait plus guère de difJé
rence entre le pétrole de l'Arabie Saoudite, et celui de l'Écosse ou du
Texas.
121
Scénario 3. Ce scénario se caractérise par la coopération. Le pétrole en prove-
nance de la région du Moyen-Orient afflue librement, et l'import-export entre
les régions répond aux seules règles du jeu économique, en dehors de toute
intervention politique intempestive. La figure A indique le prix du pétrole
qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison de 3 % d'augmentation
annuelle, la part de la demande d'énergie couverte par le pétrole, ainsi que
le commerce mondial et le déficit mondial du pétrole, tels que les a déterminés
notre modèle. La figure B indique comment se répartit la production mondiale
entre certains des principaux pays producteurs. La figure C indique le PRB
auquel parviennent les deux protagonistes : la région du Monde développé
(courbe 1) et celle du Moyen-Orient (courbe 2). Les courbes 3 et 4 représentent
la part des capitaux du Monde développé qui pourrait passer sous contrôle
du Moyen-Orient, en partant de deux hypothèses extrêmes concernant la gestion
des revenus excédentaires du pétrole. Les surplus de pétrole disponible dans
le monde entier dépendent davantage des prévisions maximales de production
que de la production réelle de pétrole, et varient en fonction des oscillations
annuelles qui peuvent intervenir dans l'expansion de la capacité de production.
En revanche, le déficit est l'indice d'une situation réelle de pénurie.
Ce scénario montre clairement les avantages qui en résultent pour les deux
parties : en richesses accumulées pour la région du Moyen-Orient, et en crois-
sance ininterrompue pour la région du Monde développé. En raison, la stratégie
de la coopération s'impose à l'une et à l'autre.
123
Stratégie pour demain
Il est évident que le scénario de la coopération offre la seule issue
rationnelle à la crise actuelle du pétrole. L'humanité et ses dirigeants
auront-ils la force de volonté nécessaire pour y parvenir? Saurons-
nous surmonter nos préjugés et suivre la seule voie du bon sens? Ce
qu'il en sera de l'avenir, et si nous sommes capables de nous rendre
à l'évidence - ce n'est pas à l'ordinateur de le dire. Mais si nous
gâchons cette chance,à nos risques et périls,ce ne sera pas faute d'avoir
été prévenus.
On arrive aux mêmes conclusions pour les autres crises qui pren-
nent de plus en plus des dimensions globales. Elles nous signifient
toutes que la naissance d'un système mondial digne de ce nom n'est
plus une question de choix, mais de nécessité. En s'accusant, cette
tendance en vient à mettre en questionla notion même d'indépendance
nationale - l'un des plus vieux tabous de notre société.
A la fin de l'année 1973,un porte-parole officiel déclarait : « Nous
sommes prêts à tous les sacrificespour préserver notre indépendance,
car elle est notre héritage le plus sacré, inscrit dans l'acte même de
fondation de notre nation. » S'agissait-il d'une ancienne colonie
luttant pour liquider les restes d'un passé colonial, ou d'un petit
pays en situation de dépendance économique, s'efforçant d'échapper
à l'étreinte du néo-colonialisme?Non pas. C'est au nom de l'une des
nations les plus puissantes de la Terre qu'il parlait : les États-Unis.
Sans le vouloir, il saluait ainsi la naissance de l'ère des limitations à la
souveraineté nationale - même pour les États-Unis.
9
Le seul recours
125
Stratégie pour demain
disette ne date d'ailleùrs pas d'aujourd'hui. On a estimé qu'à l'échelle
du globe, la quantité de nourriture par tête n'a pas augmenté depuis
1936, et qu'elle a même diminué au cours de la dernière décade l.
De nombreuses régions exportatricesde nourriture avant la Deuxième
Guerre mondiale, comme l'Amérique latine, l'Europe de l'Est et
d'autres, sont importatrices aujourd'hui. A l'heure actuelle, seules
l'Amérique du Nord et l'Australie peuvent être considérées comme
des sources importantes de réserves alimentaires. Les réserves mon-
diales de nourriture disponibles, pour les cas d'urgence, ont baissé
de plus des deux tiers au cours de la dernière décennie, passant de
80 à moins de 30 jours d'approvisionnement 2.
Ce qui compte avant tout, c'est de savoir si cette situation précaire
est provisoire, et résulte simplement d'un manque d'attention de
notre part, ou si elle est là pour durer, auquel cas on ne la surmontera
pas sans efforts acharnés. S'il en est bien ainsi, rien n'est plus urgent
que de déterminer les stratégies nouvelles qui permettront d'y appor-
ter une solution durable.
L'analyse de la situation alimentaire globale à l'aide de notre
modèle mondial nous amène à conclure que, si la tendance actuelle
du développementse poursuit, la pénurie de nourriture ne fera qu'empi-
pirer jusqu'à prendre des dimensions catastrophiques. Dans notre
recherche d'une solution, nous avons étudié toute une série de scéna-
rios différents,et nous en avons extrait quelquesconstantes fondamen-
tales, qu'aucune stratégie tendant à résoudre la crise alimentaire du
monde ne devrait, croyons-nous, se permettre d'ignorer.
Avant d'exposer nos conclusions plus en détail et de décrire les
analyses qui les ont fondées, nous voudrions préciser quelques aspects
de notre modèle de système du monde qui intéressent le problème
de l'approvisionnement en nourriture. Notre modèle fait état dans le
détail du régime et des habitudes alimentaires qui caractérisent
chaque région, et enregistre 26 variétés différentes de nourriture.
Il rend également compte de l'effet sur la population de carences
fondamentales comme celle des protéines. La structure régionalisée
du modèle sert bien notre propos, car alors même que nous parlons
128
Sur ce graphique, la ligne droite horizontale 1 représente la totalité des besoins
journaliers par tête en protéines, évalués à 70 grammes. La courbe 2 représente
l'approvisionnement régional journalier par tête en protéines (principalement
d'origine végétale, avec très peu de protéines animales - voir la courbe 4).
La courbe 3 représente le déficit journalier par tête en protéines qui serait
celui de l'Asie du Sud si sa population devait passer de 1,3 à 3,8 milliards sans
être décimée par des famines de masses. Si les importations nécessaires pour
combler ce déficit en protéines faisaient défaut, la famine prélèverait un lourd
tribut, surtout parmi les enfants. La courbe 5 montre le nombre de morts
infantiles annuelles auxquelles il faudrait alors s'attendre (la population attein-
drait seulement environ 3 milliards), et la courbe 6 le chiffre annuel de la morta-
lité infantile si les importations procuraient suffisamment de nourriture. Entre
1980 et 1990, la courbe 5 commence à dépasser la courbe 6 et monte rapidement.
La baisse du nombre de morts infantiles à partir de 2010 est due au fait que
le nombre excessif de morts infantiles depuis 1985 a modifié la structure des
âges de la population de telle façon que la proportion d'enfants par rapport
à la population totale a énormément diminué et entraîné une baisse considérable
du nombre de femmes fécondes après un temps de retard de quinze à vingt ans.
Le nombre total et global de morts infantiles supplémentaires jusqu'en 2025
dépasse 1/2 milliard. Bien entendu, ces chiffres ne doivent pas être considérés
comme des prévisions; ils permettent au lecteur d'évaluer en connaissance
de cause les souffrances que l'avenir réserve à l'Asie du Sud si le problème
de l'essor démographique et de l'approvisionnement alimentaire ne peut être
résolu.
129
Stratégie pour demain
Le premier scénario, dit standard, se propose de donner une indica-
tion sur la persistance de la pénurie de nourriture au cours du demi-
siècle prochain; elle restera de toute façon critique, mais est-elle
destinée à s'aggraver ou à s'atténuer, et dans quelle mesure? Ce
scénario suppose que la tendance actuelle du développement, suivant
une conception qui ne manque pas d'optimisme, se poursuivra dans
l'avenir. En particulier, il suppose la mise en oeuvre d'une politique
démographique qui réussira à amener le taux de fécondité à son niveau
d'équilibre dans une cinquantaine d'années. Il admet également - et
c'est peut-être dépasser la mesure de l'optimisme - que vers la fin
de la période considérée, l'utilisation moyenne d'engrais par hectare
dépasserait, dans cette région, le niveau d'utilisation actuel en Amé-
rique du Nord. A elle seule, la consommation d'engrais en Asie du
Sud dépasserait alors celle du monde entier en 1960, et il en résulterait
un rendement accru d'environ une tonne en moyenne par hectare,
en tenant compte de chaque parcelle de terre cultivée. C'est à peu
près l'amélioration de rendement que la « révolution verte » a obtenue
dans les terres les plus riches du Pakistan et de l'Inde. Toutes les terres
cultivables sont censées pouvoir être mises rapidement en culture,
et les apports technologiques nécessaires, notamment pour l'irriga-
tion sans laquelle les engrais sont inopérants, seraient faits en temps
utile. Enfin, afin d'évaluer l'ordre de grandeur du problème de la '
nourriture, nous avons supposé qu'il n'y avait pas de famine à grande
échelle. Dans ces conditions, la différence entre les besoins de nourri-
ture et la production régionale donnerait la mesure du déficit à couvrir
par des importations pour éviter la famine.
Quant à la production alimentaire, nous nous sommes centrés sur
la teneur totale en protéines de la nourriture disponible ou nécessaire,
puisqu'actuellement, c'est le déficit en protéines qui semble être le
plus lourd. Pour plus de la moitié de la population mondiale, on
estime que la teneur en protéines de la ration alimentaire moyenne ne
dépasse pas les deux tiers des besoins journaliers, et la consommation
de protéines animales n'en atteint pas le quart 1. En outre, commo
l'Asie du Sud se nourrit principalement de céréales, il existe un
rapport étroit entre la consommation de protéines et celle de calories :
si l'une est au plus bas, l'autre s'y tient aussi.
1. Voir AlexeiPokrovsky,Ceres,novembre-décmnbre
1972.
130
Le seul recours
Les résultats de l'analyse sur ordinateur montrent très clairement
que la situation alimentaire de l'Asie du Sud continuera de s'aggra-
ver, alors qu'elle est déjà intenable. En fait, d'ici à 2025, le déficit
en protéines y augmentera de plus de 50 millions de tonnes par an,
malgré toutes les améliorations qui sont prises en compte, y compris
la culture permanente de toutes les terres disponiblesdans l'ensemble
de la région. Le coût de l'importation d'une telle quantité de nourri-
ture serait vertigineux : il atteindrait le tiers de la production éco-
nomique totale de la région, et peut-être le triple de ce qui pourrait
être financé par les exportations. Mais les quantités matérielles de
nourriture nécessaire posent bien plus de problèmes encore que les
données financières.
Si le déficit alimentaire doit être couvert principalement par des
céréales, l'importation atteindrait environ 500 millions de tonnes en
2025, c'est-à-dire plus que la production annuelle totale de céréales
prévue pour 1980,dans une perspectiveoptimiste, pour l'ensemble des
régions développées.En volume, il faudrait alors un tonnage double
de celui qui correspond actuellement à la totalité des exportations
des États-Unis. Si l'on songe que le trajet moyen des céréales depuis
le grenier à blé des États du centre jusqu'aux côtes du Pacifique et
de l'Atlantique se situe entre 1250 et 2 500 kilomètres, il faudrait
transporter par rail environ 1 100 milliards de tonnes au kilomètre
de l'endroit de la récoltejusqu'au point d'embarquement, soit presque
autant que la totalité du trafic ferroviaire annuel des États-Unis.
Pis encore : ces céréales devraient être livrées en Asie du Sud non
seulement en 2025, mais chaque année en quantités croissantes, si
les choses restent ce qu'elles sont.
Il est évident que ce serait matériellement impossible. Mais alors,
qu'arriverait-il si l'Asie du Sud ne pouvait se procurer les importa-
tions de nourriture dont elle a besoin? C'est ce que nous analysons
dans notre second scénario, dit catastrophique,qui est fondé sur les
mêmes hypothèses que le précédent, sauf que la fourniture des quan-
tités de nourriture nécessaire n'y est plus supposée comme assurée
« d'une façon ou d'une autre ». On aboutirait alors à un ration-
nement sévère1, et à une famine généralisée. La catastrophe débu-
terait vers le début des années 80 pour culminer vers 2010, où
135
Stratégie pour demain
problème, dans ses aspects les plus critiques, a pu être ramené au
plan économique.
Afin de voir comment l'on peut lever ce dernier obstacle, au niveau
de l'économie, nous avons construit le cinquièmescénario, où nous
supposons que l'Asie du Sud dispose d'une aide suffisante en biens
d'équipement pour lui permettre de combler son déficit alimentaire
et de rétablir l'équilibre de sa balance des comptes. L'importance
d'un tel programme réclamerait un effort concerté des régions du
Monde développétout entier, y comprisl'Europe de l'Est. Le potentiel
d'exportation de l'Asie du Sud devrait être considérablement aug-
menté, et pour lui permettre de payer l'essentiel de ses importations
de nourriture, il faudrait transformer le systèmeéconomiquemondial.
Ses exportations seraient nécessairement industrielles, puisque la
production agricolene manquerait pas d'être absorbée par les besoins
régionaux : il faudrait donc permettre à la région de développer sa
propre industrie sur des bases assez concurrentiellespour qu'elle pût
en exporter la production. Il s'agirait donc bien de l'émergence d'un
nouvel ordre économiqueglobal, où une industrialisation diversifiée
tiendrait compte des particularités régionales, des conditions de plein
emploi du travail et du capital, ainsi que des ressources disponibles,
évaluées dans une perspectiveglobale et à long terme. Dépassant les
limitesétroites des intérêts nationaux, un tel systèmeaurait à se fonder
sur des accords à long terme et globaux.
En résumé, la seule issuepossibleà la situationalimentairemondiale
exigepar conséquent :
1. Une approcheglobale du problème.
2. Une aide en biens d'équipement et non en marchandises (sauf
pour la nourriture).
3. Un développementéconomiqueéquilibrépour toutes les régions.
4. Une diversificationde l'industrie à l'échelle mondiale,débouchant
sur un systèmeéconomiqueauthentiquementglobal.
5. Unepolitique démographiqueefficace.
Il n'est de solutionpossiblequ'à conditionde trouverla bonnecombi-
naison entre ces différentsfacteurs. En négligeant n'importe lequel
d'entre eux, on se condamneraità l'échec.
Nous ne saurions conclure sans considérer l'urgence de la situation
présente. La « solution » qui se dégage de notre analyse exige à coup
sûr des changements que l'on n'obtiendra pas sans arbitrages entre
136
Si une politique tendant à atteindre l'équilibre démographique débutait en
1990 en Asie du Sud, elle aboutirait au développement démographique indiqué
par la courbe 1, avec un accroissement d'environ 1,7 milliard d'habitants en
50 ans. Si la mise en route de cette politique était retardée de 5 ans, la croissance
de la population (courbe 2) serait pratiquement la même, avec environ 3 milliards
d'habitants pour l'Asie du Sud en l'an 2025. Mais en ce qui concerne la morta-
lité, et en particulier celle des enfants, ce délai de 5 ans aurait des conséquences
mortelles - au sens propre du terme. Le nombre de morts infantiles supplé-
mentaires qui lui serait imputable s'élèverait à plus de 150 millions, alors qu'en
pratiquant dès maintenant la politique d'équilibre démographique, plus d'un
demi-milliard de morts infantiles supplémentaires pourrait être évité. Les choix
encore offerts seraient irrévocablement compromis par un délai que rien ne
justifie.
'
137
Stratégie pour demain
les intérêts de toutes les parties en cause. Mais avec les meilleures
intentions, de tels compromis demandent beaucoup de temps pour
négocier et marchander comme l'histoire, même la plus récente, l'a
montré maintes fois. De quel délai disposons-nous pour discuter
dans le détail la mise en oeuvred'une telle solution? Pour le savoir,
nous avons examiné les conséquencesd'un étalement dans le temps,
ainsi que d'un retard pur et simple dans l'exécution des mesures qui
s'imposent. Selon notre analyse, en portant de dix à quinze ans la
période de transition pour la politique démographique, on augmen-
terait le nombre des morts d'enfants, au total, de 80 % entre 1975et
2025; et il suffirait d'un retard de vingt ans, dans la mise en route
d'une politique démographique draconienne, pour augmenter ce
chiffre de 300 %. La conclusion s'impose : les options qui s'offrant
à l'humanité,pour éviter une catastrophe sans précédent, se réduisent
sans cesse; se décider sans délai, c'est maintenant une question de vie
ou de mort.
10
Miracle de la technologie
ou pacte avec le diable?
141
Stratégie pour demain
en construire deux par jour à seule fin de remplacer ceux qui seront
hors d'usage. Que faut-il en penser?
Tout d'abord, un tel programme de construction créerait des
difficultés sans précédent, sur le plan technique et organisationnel :
à l'heure actuelle, le temps nécessaire pour construire des centrales
nucléaires plus petites et moins complexes se situe, aux États-Unis
et ailleurs, entre 7 et 10 ans. Vient ensuite la question de savoir si
l'économie pourrait supporter une telle charge : le remplacement des
réacteurs usés coûterait, à lui seul, au moins 2 000 milliards de dollars
par an, soit 60 % du revenu mondial actuel qui s'élève à 3 400
milliards. Il se pose également un problème de financement; il est
hors de question de réunir de tels capitaux dans aucun des systèmes
économiques actuels, la preuve en a été déjà faite, et pour de moindres
montants. Par ailleurs, quels seraient les moyens de stockage, dans
des conditions de sécurité acceptables, pour les réacteurs mis au
rebut, pour tout le matériel irradié lors de la génération d'énergie,
et pour les déchets radioactifs? Il faut citer enfin les risques - et ce
ne sont pas les moindres - qui ne peuvent être contrôlés par de
simples mesures technologiques parce qu'ils sont d'une nature
complexe, à la fois technique, sociale et politique.
Quinze millions de kilogrammes de plutonium 239 (l'élément de
base de la bombe de Nagasaki) devraient être produits et transportés
chaque année pour le fonctionnement de 24 000 réacteurs surgéné-
rateurs. Or le plutonium 239 a une radioactivité exceptionnellement
longue (plus de 24 000 ans), et c'est un élément d'une extrême toxicité.
L'inhalation d'un dix millionième de gramme de plutonium est suscep-
tible de provoquer un cancer du poumon; ainsi, une boule de pluto-
nium de la taille d'un pamplemousse serait assez toxique pour tuer
presque tous les hommes vivant aujourd'hui - à supposer, bien entendu,
qu'elle pût être également diffusée sur la terre entière. Par contre,
il est possible de manipuler de grandes quantités d'uranium sans
risques sérieux d'irradiation, à condition qu'il ne s'introduise pas
dans les poumons ou le sang. On en tient le plus grand compte dans
la fabrication d'explosifs nucléaires, tels que la bombe atomique
pour laquelle il ne faut guère que 5 kilos de plutonium 2391.
1. M. Willichet T. B. Taylor : « En cas de vol nucléaire :Dangerset mesures
de protection», Rapport pour le projet de politiquede l'énergiede la Fondation
Ford, ÉditionsBallinger,Cambridge,Mass., 1974.
142
Miracle de la technologie ou pacte avec le diable?
Il est clair que les centrales nucléaires, lorsqu'on n'en comptera
plus une ou deux seulement, mais 3 000, poseront de formidables
problèmes de sécurité. Et qu'en sera-t-il de leur implantation, du
point de vue de la souveraineté nationale et du droit qui les régira?
Quelle nation pourrait admettre que la sécurité d'une telle installation
ne présentât pas de garanties suffisantes dans un pays voisin, alors
que le moindre accident contaminerait la terre entière des hommes,
pour des années et des années à venir? Mais alors, qui fixera les
« normes » de protection, en particulier en cas de troubles sociaux,
de guerre civile, ou même de guerre entre les nations? Il su?rait
de la décision d'un seul - d'un désespéré, d'un individu prêt à tout -
pour anéantir des millions d'êtres humains. Il n'est guère utile d'insis-
ter. Le dernier « miracle » de la technologie risque fort d'être un
marché comme celui de Faust avec le diable - laissant de terribles
risques aux générations à venir. Le comble, c'est qu'il y a d'autres
choix que celui-ci qui se fait pour ainsi dire à la sauvette, sans que
l'opinion soit informée de tout ce qui est enjeu. Mais plus on attend,
plus l'éventail des options se referme, et le prix à payer risque d'être
affreusement cher, ne fût-ce qu'au plan économique et socio-politique.
Le principal attrait de cette solution à la crise de l'énergie tient à
son caractère purement technologique. Mais les problèmes que nous
tentons de résoudre ne sont-ils pas essentiellement politiques, sociaux
et psychologiques, et n'ont-ils pas des racines bien plus profondes
qu'on ne peut en juger sur leurs manifestations matérielles? A l'heure
actuelle, la région nord-américaine utilise 30 % de l'énergie mondiale,
avec seulement 6 % de la population de la terre. Le Monde développé,
comme le montrent nos analyses, fait payer par les régions moins
favorisées le temps qui lui est nécessaire pour mettre en oeuvre d'autres
sources d'énergie, et il consomme ainsi, en quelques décennies, les
réserves de pétrole qu'il a fallu des millions d'années pour constituer.
Le résultat, c'est que l'écart entre le « Nord » et le « Sud » ne fait
que s'aggraver, et il est de plus en plus improbable que les régions en
voie de développement puissent rattraper le monde dit « développé ».
Bien plus, elles accuseront un nouveau recul avec l'utilisation de leurs
ressources par les régions industrialisées, car celles-ci dépendront
de plus en plus strictement des matières premières qu'elles devront
importer. A supposer qu'elles puissent se procurer ces ressources,
par la contrainte ou la persuasion, est-ce ce qu'il faut souhaiter?
143
Miracle de la technologieou pacte avec le diable?
Même si l'on peut espérer moins de gaspillage et d'absurdités
dans la consommation d'énergie des cinquante prochaines années, la
demande ne peut que s'accroître de façon considérable, ne fût-ce
qu'en raison de la croissancedémographique, et des efforts qui seront
entrepris pour combler l'écart entre riches et pauvres. Mais alors,
si l'on refuse ce « pacte avec le diable » qu'est le choix nucléaire,
qu'y a-t-il d'autre à proposer?
Nous avons utilisé notre modèle régionalisédu monde pour étudier
des possibilités différentes. Une analyse approfondie de l'évolution
de la demande d'énergie, dans chacune de nos dix régions,.nous a
fourni une base pour explorer d'autres solutions (fig. 2). Le scénario
qui nous paraît le meilleur, d'un triple point de vue technologique,
économique et socio-politique, associe étroitement trois stratégies
dans l'espace et le temps. La stratégie à court terme tend à maintenir
le ravitaillement en pétrole, en provenance des régions productrices,
à un niveau au moins suffisantpour ne pas compromettre la stabilité
socio-économique des régions consommatrices. Pour obtenir la
pleine coopération des premières, une participation « permanente »
aux industries productrices d'énergie leur sera garantie, pour l'ère
qui succédera à celle du pétrole. La stratégie intermédiaireest fondée
sur la gazéification et la liquéfaction du charbon pour compléter
les ressources primaires, à commencer par le charbon lui-même.
La stratégie à long terme mise sur l'énergie solaire (voir fig. 3). Pour
obtenir la coopération des régions productrices de pétrole, et en vue
d'une croissance équilibrée, organique de l'économie mondiale,
les centrales d'énergie solaire seraient construites dans les régions
productrices de pétrole, qui auraient ainsi l'assurance de participer
durablement à la fourniture d'énergie.
152
Conclusion
bon vouloir ou de libre choix, mais de nécessité. Pour y parvenir,
il faut trouver l'équilibre entre les éléments constitutifs du système
mondial, ce qui suppose notamment de renforcer les accords inter-
régionaux et d'accélérer le développement communautaire dans
certaines parties du monde. Il y va de l'intérêt de toutes les régions.
4. Comprendrel'importance décisivedes crises de développementà
long terme, telles que nous les avons examinées dans ce rapport, et
leur accorder la priorité des priorités dans les problèmes à résoudre
par les gouvernementsnationaux et les organisations internationales.
S'il faut agir dès maintenant, c'est que les crises latentes risquent
de n'éclater aux yeux de tous qu'à la fin de ce siècle, alors qu'on n'y
pourra plus rien, comme nous l'avons montré à maintes reprises
dans ce rapport. L'histoire future ne sera plus celle des personnalités
et des classes sociales, comme par le passé, mais celle de l'utilisation
des ressources et de la survie de l'espèce humaine. C'est maintenant
qu'il nous faut prendre ce nouveau départ.
Nous nous étendrons plus longuement sur ce dernier point. Les
gouvernements et les organismes internationaux sont actuellement
obsédés par les alliances militaires et les blocs politiques. Or c'est là
un problème qui perd de son importance, car il est désormais évident
qu'une guerre atomique aboutirait au suicide de notre espèce, et ne
peut plus être comptée parmi les solutions « rationnelles ». Sauf
suicide, l'humanité va se trouver confrontée à l'épreuve la plus rude
de son histoire : la nécessité de transformer les rapports entre
l'homme et la nature, et de se découvrir elle-mêmeen train de naître,
comme un système global vivant. Faute de nous y préparer, nous
verrions certainement s'intensifier la compétition entre les nations
et les régions, avec tous les risques d'une polarisation militaire qui
finirait par faire pencher la balance vers une guerre atomique mondiale,
suicide de l'humanité. Par conséquent, rien n'est plus urgent, dans
la quête de la paix, que d'aider à guider le systèmedu monde,à travers
les différentes étapes de son évolution vers la croissance organique,
sur les voies de la coopérationplutôt que de l'affrontement. En cher-
chant à éviter que l'affrontement n'aille jusqu'au conflit, ce qui ne
manquera pas d'arriver quand telle ou telle région du monde se
trouvera sous la menace directe d'un effondrement, on contribuera
bien davantage à la cause de la paix que ne le font tous les marchan-
dages sur les frontières et les alliances.
153
Stratégie pour demain
162
Appendice 1
Équipe de recherche
et collaborateurs extérieurs
Experts-conseil :
M. Cardenas, Mexico.
W. Egger, Heidelberg, environnement.
H. Ellenberg, Gottingen, écologie générale.
Consultants.':
H. Flohn, Bonn, ressources en eau, climat.
D. Gabor (Prix Nobel), Londres, études générales, énergie.
M. Guemier, Paris, agriculture des pays en voie de développement.
B. Hickman, Stanford, économie.
J. Hones, Cleveland, systèmes.
H. Huberl, Hanovre, économie.
L. Klein, Philadelphie, économie.
J. Mermet, Grenoble, informatique.
P. Schachtschebel,Hanovre, agriculture.
Y. Takahara, Tokyo, systèmesà niveaux multiples.
F. Uflrich, Gottingen, écologie, agriculture.
J. Wehrmann, Hanovre, agriculture.
166
Appendice 2
167
Stratégie pour demain
RÉGION 6: AMÉRIQUE LATINE
Argentine Honduras
Barbades Jamaïque
Bolivie Mexique
Brésil Nicaragua
Chili Panama
Colombie Paraguay
Costa Rica Pérou
Cuba République dominicaine
Équateur Surinam
El Salvador Trinidad et Tabago
Guyane française Uruguay
Guatemala Venezuela ,
Haïti
RÉGION 7 : AFRIQUE DU NORD ET MOYEN-ORIENT
Abou Dhabi Koweit
Aden Liban
Algérie Lybie
Arabie Saoudite Maroc >
Bahrein Masquat-Oman
Chypre Qatar
Doubai Syrie
Égypte Trucial-Oman
Iran Tunisie
Irak Yémen
Jordanie
RÉGION 8: AFRIQUB CONTINENTALE
Angola Guinée
Burundi Guinée espagnole
Cabinda Guinée portugaise
Cameroun Hauto-Volta
Congo Kenya
Côte d'Ivoire Libéria
Côte française des Somalis Madagascar
Dahomey Malawi
Ethiopie Mali
Gabon Mauritanie
Gambie Ile Maurice
Ghana Mozambique
168
Appendices
Niger SierraLeone
Nigéria Somalie
Ouganda Soudan
Républiquecentre-africaine Tanzanie
Rhodésie Tchad
Ruanda Togo
Saharaespagnol Zaïre
Sénégal Zambie
RÉGION 9 :1 ASIEDUSUDETDUSUD-EST
Afghanistan Laos
BanglaDesh Malaisie
Birmanie Népal
Cambodge Pakistan
Ceylan Philippines
Coréedu Sud Taiwan
Inde Thaïlande
Indonésie Vietnamdu Sud
RÉGION10 1: ASIEA ÉCONOMIE
PLANIFIÉE
Coréedu Nord Républiquepopulairede Chine
Mongolie Vietnamdu Nord
Appendice 3
Notes complémentaires
1. En plein1974.
171
Stratégie pour demain
changer très sensiblement le genre de vie et les habitudes alimentaires
dans les pays développés. Si le monde entier adoptait le même régime
alimentaire que ceux-ci, la production agricole actuelle ne pourrait nourrir
que 1,2 milliard d'individus, au lieu des 4 milliards ou presque qui peuplent
actuellement la Terre.
La production alimentaire, il est vrai, va se développer. Mais il n'existe
que quatre moyens d'en obtenir un accroissement important :
1. L'extension des terres cultivées (voir tableau 4).
2. L'augmentation du rendement des sols grâce à des apports techno-
logiques tels que les engrais, les graines à haut rendement, l'irrigation, les
pesticides, les désherbants, l'amélioration du stockage et du transport
des denrées, la mécanisation du labour et de la récolte, etc.
3. Le développement de l'aquaculture animale.
4. Le développement de la nourriture synthétique.
' Les tableaux 1 à 3 montrent clairement l'écart entre les différentes
régions pour la nourriture disponible par tête. Alors qu'en Amérique
du Nord, la consommation de viande est passée de 72 à 82 kg par
habitant au cours des années 1960, celle de l'Extrême-Orient est restée
presque stationnaire et très basse.
TABLEAU 1
RÉCOLTESTOTALESDE CÉRÉALESEN 1972
1. Amériquedu Nord 3 452 kg/ha
2. Europe de l'Ouest 3 150
3. Japon1 5 497
4. Autres pays développés 1 200
5. Europe de l'Est 1 677
6. Amériquelatine 1 439
7. Afrique du Nord - Moyen-Orient 1 291
8. Afrique continentale 804
9. Asie du Sud et du Sud-Est 1 337
10. Asie à économieplanifiée 1 794
1. Deuxrécoltesannuellesde riz gtAceà l'irrigation.
Source FAO
: (1972).
172
'
Appendices
TABLEAU 2
PRODUCTION TOTALE DE CÉRÉALES PAR HABITANT
TABLEAU 3
CONSOMMATION DE VIANDE PAR HABITANT
1961-1965 1970-1971
Amérique du Nord 72 82
Europe de l'Ouest 41 48
URSS 30 36
Amérique latine 32 30
Asie - Proche-Orient 10 10
Extrême-Orient 3 3
Afrique 10 10
173
Stratégie pour demain
TABLEAU 4
RÉSERVES DE TERRES CULTIVABLES
174 .
Appendices
se sont révéléesrentables,et il s'agit en général de produits agricoles
pauvresen protéinesou non comestibles :huile de palme,canne à sucre,
banane, café, cacao, latex. Quant aux cultures indigènestraditionnelles
(manioc,igname,banane des Antilles)ellescontiennenttrès peu de pro-
téines.
Toute une agriculturenouvellereste à inventerpour les zonesimmenses
et surpeupléesdes tropiques. Elle consisteraitsoit à étendre la culture
d'arbres qui produisentune nourriturericheet supportentle climat chaud
et humide,soit à trouverdesplantesqui poussentsousle couvertdes arbres
tropicaux,ceux-ciles protégeantdes pluies diluviennesqui emportentle
sol. Dans un procheavenir,nous ne pouvonsdonc guèrecomptersur ces
régionspour résoudreles problèmesde l'alimentationmondiale.
La situationdes zones semi-désertiques n'est guèreplus encourageante.
La savaneest soumiseaux capricesalternantsde la pluieet de la sécheresse,
si bien que ces régionsvivent sous la menacepermanentede la famine,
la tragédiedu Sahel en témoigne.Cependantune coordination générale
des recherchesactuellemententreprisesdans ces régions devrait aboutir
à desrésultatspositifs,ne serait-ceen premier lieu,
quepourfreinerl'avancée
du désertqui envahitle Sahelpar le nord depuis20 ans et qui gagneactuel-
lement plus de 10 kilomètrespar an.
Étant données les possibilitésréduites d'extensiondes surfacesculti-
vables, on compte principalementsur l'augmentationdu rendementdes
terres actuellementcultivées,que l'on attend de tout un ensemblede
moyenstechnologiques à introduiredanslespaysen voiede développement.
C'est égalementsur cette hypothèseque se fondent les prévisionsde la
FAO exposéesà Rome en 1970dans le plan mondialprévisionnelpour le
développement de l'agricultureet de la productionalimentaire.Cependant,
ce rapport lui-mêmemultiplieles misesen gardecontre tout excèsd'opti-
misme à l'égard de la productionalimentairedans les régions particu-
lièrementdéfavoriséesd'Afrique tropicale et d'Asie du Sud.
« ... le climat,le manque de réservesd'eau, la faible fertilitédes sols,
la topographieaccidentée...et là où les contraintesphysiquesne sont pas
rédhibitoires,les communicationsdifficiles,l'éloignementdes marchés,
le coût élevé des moyenstechnologiques,le manque de crédits..., ainsi*
que, dans nombre de pays en voie de développement,le régimede la
propriété foncière...sont autant d'obstaclesau progrès... » Ajoutons-y
l'analphabétisme,l'absence d'infrastructureset bien d'autres facteurs...
Quant aux nouvellesvariétésde graines« miraculeusa » de la « révolu-
tion verte », voici ce qu'en dit ce rapport : « Loin d'être miraculeuses,
les nouvellesvariétésen sont encoreà un stade évolutif,donc imparfaites.
Tel est en particulierle cas du riz introduiten Asie : nous ne sommespas,
jusqu'à cejour, parvenusà le débarrasserde tous les parasiteset des mata-
175
Stratégie pour demain
dies qui l'aûectent; d'autre part, sa valeur nutritionnelle est souvent
inférieure à celle de nombre de variétés traditionnelles. Les nouvelles
variétés de millet et de sorgho introduites en Afrique ne donnent pas
encore de résultats satisfaisantes,et l'orge a été à peine expérimenté dans
les pays en voie de développement. » Par conséquent, nous avons encore
de longues années de recherche devant nous, et leurs résultats restent
aléatoires. Notre meilleure chance d'améliorer le rendement des terres
résiderait certainement dans l'application massive de moyens technolo-
giques ;mais ils seraient alors trop onéreux pour des pays accablés par la
pauvreté, et risqueraient de provoquer de graves désordres écologiques et
sociaux.
L'expansion de la production alimentaire exerce également une pression
croissante sur les écosystèmesnourriciers. Partout où ils se sont installés,
les hommes ont eu vite fait de défricher les forêts afin d'étendre leurs cultu-
res. Tant qu'ils n'étaient pas trop nombreux, ils ne faisaient que peu de
dégâts aux terres forestières; et d'ailleurs, ils ne tardèrent pas à s'aperce-
voir qu'ils avaient besoin des arbres pour protéger leurs plantations des
pluies torrentielles et pour en utiliser une partie des feuilles mortes comme
engrais. Or voici que pressés par le besoin de nourriture, ils accélèrent
leurs entreprises de déboisement en allant jusqu'aux pires imprudences;
dans des régions comme les bassins du Congo et de l'Amazonie, et surtout
dans le sous-continent indien, il suffit d'inspecter les lieux pour saisir
sur le champ les effets désastreux du déboisement. On peut donc espérer
qu'il sera mis un terme à cette folie avant que les dommages ne soient
irréversibles. Mais dans le cas du Népal, par exemple, ceux qui déboisent
les contreforts de l'Himalaya, d'où provient tout le réseau hydrographique
du sous-continent indien, ne se rendent pas compte par eux-mêmes des
ravages qu'ils produisent dans les plaines agricoles du Pakistan, de l'Inde
et du Bangladesh. Pourtant, les conséquences de ce déboisement ne sont
que trop manifestes dès maintenant : il ne se passe pas d'année sans que
les inondations dévastent les terres et les récoltes de millions d'êtres humains.
Mais comme la plupart des hommes ne pensent jamais qu'à court terme, le
déboisement se poursuit, et il est certain que la production alimentaire,
déjà si insuffisante dans de grandes parties de l'Asie du Sud, va souffrir
encore davantage du fait des inondations de plus en plus catastrophiques
à venir.
Voici qui illustre de façon non moins tragique les conséquences de
l'expansion accélérée de la population et du bétail sur les écosystèmes
nourriciers. Au Sud du Sahara, dans toute la bande continentale qui
s'étend à travers l'Afrique, du Sénégal à l'Éthiopie, les paysages semi-
désertiques, entièrement dénudés par le déboisement et l'abus du pâturage,
sont exposés à l'invasion du désert qui poursuit vers le Sud une progres-
176
Appendices
sion pouvantallerjusqu'à 50 kilomètrespar an, en particuliersurtout lors
des annéesde sécheresseextrême,qui semblentse multiplier.Là encore,il
s'agit d'un problèmeà long terme,et non d'une calamitépassagèreimpu-
table à une période de sécheresseprolongée.Pour y pourvoir,il ne suffit
pas de parachuter des millierset des milliersde tonnes de vivres sur la
région, après que les équipesde reportagede la télévisionauront retrans-
mis, dans nos sallesà mangerbien garnies,l'agonied'animaux,d'hommes,
de femmeset d'enfants mourant de faim.
L'homme exerceencore sur ses écosystèmesnourriciersd'autres pres-
sions moins visibles,mais non moins réelles.L'abus d'engrais, de pesti-
cides, de désherbantschimiquesn'affecte pas seulementles microorga-
nismesdu sol productif;il aboutit à l'eutrophisationdes rivières,des lacs
et des étangs, réduisant ainsi brutalement leur production d'oxygène,
et fait remontertout au long de la chaîne alimentairedes concentrations
croissantes de substances qui sont finalementnocives pour l'homme
lui-même.Enfin, n'oublions pas la pression qu'exerceraitsur le climat
toute extensionimportantedes terres irriguées(voir chap. 2), ni les dis-
torsions écologiquesque provoquentdès maintenantles grands barrages
et les irrigationsmassives.Par exempleen Égypte,le barrage d'Assouan
est à l'origined'une épidémiede schistosomiase chezles paysansqui culti-
vent la valléedu Nil ;en retenantles alluvionscélèbresde ce fleuve,il est
responsabled'une diminutionde la fertilité du sol; et comme il réduit
le débit d'eau douce en Méditerranée,la pêche y est sensiblementmoins
abondantejusqu'à 900 kilomètresà partir du delta.
Le poissonde mer fournit 15% des protéinesanimalesdu mondeentier.
Mais l'écosystèmedont dépendle poissonse trouve égalementet de plus
en plus menacé par l'utilisation inconsidéréedes techniquesde pêche.
La pêcheau chalut,le long des côtesd'Europeet d'Asie,a ratisséles fonds
marinset détruit pour longtempsles lits d'alguesoù les poissonsvenaient
chercherleur nourritureet frayer.Au largedescôtesdu Pérou,lesméthodes
de pompagequi, entre 1969et 1971,donnèrentdes pêchesmiraculeuses,
se sont soldéespar la disparitiondes anchois, et l'on ne s'attend plus
guère à les revoir de sitôt. Les expertsles plus optimistesaffirmentà pré-
sent qu'il faudra plusieursannéesavant le retour à son précédentniveau
de la pêche à l'anchois, qui produisait le cinquièmedu poisson mon-
dial.
Dans dix ans, l'homme se rapprocheraencore de l'impasse,et dix ans
après,il sera au pied du mur. Va-t-ilenfinrelâchersa pressionsur l'écosys-
tème, ou continuera-t-ild'infligerdes dommagesirréversiblesà la nature,
dont la vengeancesera sans merci?
177
2. Note sur les réserves de carburants fossiles
TABLEAU 1
RÉSERVES RÉGIONALES DE PÉTROLE
(en milliers de barils 1)
tion, 35 000 dollars. Ainsi, les capitaux investis et le coût de l'exploitation sont
dix fois plus élevés que dans le golfe Persigue. Il semble probable que le pétrole
découvert au large, et surtout dans les fosses marines profondes, sera encore
178
Appendice
TABLHAU 2
RÉSERVES RÉGIONALES DE GAZ 1 (10' mi) 9
1. Les données concernant les réserves connues proviennent du Oil and Ga3
Journal (25/12/72).
2. Les indices de production proviennent des ouvrages de Felix, Fremont, The
Future of Energy Supply, « The Long Haul », 1973.
3. Les estimations de Felix, Fremont s'élèvent au total à 53,719 X 10' me.
4. Le total des chiffres de la colonne 6 est peut-être inférieur au chiffre global,
quelques chiffres régionaux n'étant pas disponibles.
5. Le total des chiffres de la colonne 3 n'est peut-être pas égal à 100 %, étant
donné qu'on a arrondi les chiffres ci-dessus.
6. 750 ml de gaz = 1 tonne métrique de charbon.
7. Les estimations les plus optimistes des réserves de gaz éventuelles sont huit
fois supérieures aux réserves connues.
179
Stratégie pour demain
TABLEAU 3
RÉSERVES RÉGIONALES DE CHARBON 1
(en millions de tonnes métriques d'équivalent charbon)
Régions Réserws recensées Productions 3 Indices de vie 8
stati- dyna-
que mique
(2 %)`
1 2 3 4 5 6
180
3. Note sur le coût de la production, le commerce
et la consommation du pétrole
Près des deux tiers des réserves connues de pétrole se trouvent dans le
golfe Persique et en Afrique du Nord, où les frais d'investissement journa-
lier par baril et les frais d'exploitation (non compris le transport, les taxes
fiscales et les bénéfices des compagnies d'exploitation) sont extrêmement
bas (voir tableau ci-dessous).
Les détenteurs de ces réserves gigantesques, dont le prix de revient à
l'exploitation est si faible, exercent un monopole sur pratiquement tout le
Coût d'exploitation
Somce d'énergie Investissements par unité
(en dollars)
Golfe Persique 100-300 0,10 - 0,20
Nigéria 600-800 0,40 - 0,60
Venezuéla 700-1000 0,40 - 0,60
Mer du Nord 2 500-4 000 0,90 - 2,00
Grandes nappes en haute mer plus de 3 000 (?) 2,00 - (?)
Nouvelles réserves des USA (suffi-
samment accessibles) 3 000-4 000 2,00 - 2,50
Sables bitumeux de l'Alberta (les
plus faciles à exploiter) 3 000-5 000 2,00 - 3,00
Schistes bitumineux à haute teneur 3 000-7 000 3,00 - 4,50
Gaz extraits du charbon 5 000-8 000 3,00 - 6,00
Gaz liquides extraits du charbon 6 000-8 000 3,00 - 6,00
Gaz liquides naturels 6 000-9 000 3,00 - 6,00
181
FIGURE 2 : COMPARAISON ENTRE LES DIFFÉRENTES SOURCES
D'ÉNERGIE PRIMAIRE EN 1970
Houille
blanche Gaz Charbon Pétrole
1
pétrole est fourni par les pays de l'OPEC (Organisation des pays exporta-
teurs de pétrole); plus de la moitié de l'approvisionnement total provient
des pays arabes (OPEAC). D'autre part, 80 % du pétrole commercialisé
(1,5 milliard de tonnes en 1970, soit 10 milliards de barils) est destiné aux
pays industrialisés, y compris les États-Unis, le Canada, le Japon, l'Austra-
lie et l'Europe occidentale.
Le graphique ci-dessous montre clairement comment les pays « occi-
dentaux » du monde développé sont passés du charbon au pétrole quand,
après la Deuxième Guerre mondiale, le pétrole arabe bon marché fut
commercialisé : ils pensaient ne courir aucun risque en abandonnant
l'exploitation de leurs réserves de charbon. En revanche, les pays de l'Est
et de l'Extrême-Orient continuèrent à utiliser le charbon comme source
principale d'énergie (voir le tableau ci-dessus).
183
35 ans. Cette règle donne des approximations suffisantes pour des taux de
croissance allant jusqu'à 10 %. Ce taux de croissance est dit « brut »
parce qu'il ne permet plus d'évaluation satisfaisante de la croissance
démographique dès que le taux de croissance tombe au-dessous de 1 %.
En effet la croissance démographique dépend étroitement de la struc-
ture des âges de la population, et celle-ci se modifie sensiblement lorsque
les taux de croissance sont faibles. Par exemple, la figure 1 représente l'évo-
lution de la structure, ou comme on dit souvent, de la pyramide des âges
de la population de l'Europe de l'Est (y compris l'URSS, dont le taux de
croissance démographique est tombé au-dessous de 1 % depuis 1970).
Comparons cette évolution avec celle de la pyramide des âges de la popu-
lation de l'Amérique latine qui croît en flèche (environ 3 %).
Dans les deux cas, les taux de natalité et de mortalité sont donnés comme
constants à partir de 1970. La pyramide des âges change radicalement
en Europe de l'Est tandis qu'en Amérique latine, avec un pourcentage
élevé d'enfants et de jeunes gens, presque aucune modification n'inter-
vient après 1975.
Il saute aux yeux que le nombre des naissances dépend de la fécondité
184
de la population féminine, et qu'une femme jeune est plus féconde : c'est
entre 15 et 50 ans qu'elle enfante; en deçà et au-delà, elle n'a que peu de
chance d'être enceinte. La figure 3 représente le modèle de fécondité -
qui offre une certaine stabilité dans chaque culture - a) de l'Amérique
du Nord; b) en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. On lit clairement
sur le graphique qu'en Amérique du Nord, la grande majorité des enfants
sont mis au monde par des femmes qui ont entre 20 et 30 ans, tandis qu'en
Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la période de fécondité est beaucoup
plus étalée. Par conséquent, il n'est pas étonnant que le taux de natalité
y soit beaucoup plus élevé qu'en Amérique du Nord.
La mortalité joue elle aussi un rôle déterminant dans le taux de la crois-
sance démographique. II est certain que l'augmentation de la population,
dans les pays en voie de développement, s'explique en partie par la baisse
de la mortalité de ces 30 dernières années. La population y augmenterait
davantage encore si la mortalité tombait jusqu'au taux qui est le sien
dans les pays développés. La figure 4 indique que la mortalité (c'est-à-dire
le contraire de l'espérance de vie) n'augmente rapidement en Amérique
du Nord (a) que pour les personnes âgées de plus de 70 ans, tandis qu'en
185
Afrique continentale (6) la mortalité des bébés, des enfants et des ado-
lescents est beaucoup plus élevée qu'en Amérique du Nord et dans les
autres régions développées.
Supposons maintenant que les tendances de la fécondité et de la morta-
lité restent constantes dans l'avenir comme elles l'ont été depuis la fin de
la Deuxième Guerre mondiale. Puisque les taux de croissance diminuent,
la fécondité décroît par rapport à la mortalité tandis que les courbes de
fécondité et de mortalité telles qu'elles sont reproduites dans les figures 3
et 4 demeurent inchangées. Le nombre d'enfants diminue à la base de la
pyramide des âges, ce qui, à la longue, entraîne une réduction du nombre
186
des femmes en âge de procréer. Ainsi, même si le taux de fécondité devait
rester à peu près à son niveau de 1970, le taux de natalité baisserait sensi-
blement une fois qu'il serait tombé au-dessous, disons de 2 %; et après
un délai d'environ 20 ans, le nombre de femmes en âge de procréer dimi-
nuerait considérablement par rapport à celui du reste de la population,
tandis que la proportion des personnes âgées croîtrait au détriment des
classes les plus jeunes. Ainsi, à taux de mortalité constant, le nombre des
décès augmenterait parce que la population des personnes âgées se serait
accrue davantage que celle des plus jeunes (voir fig. 1).
La figure 5 représente l'évolution future de la population de la région 5
187
Stratégie pour demain
(Europe de l'Est y compris l'Union soviétique). Le taux de croissance y
atteignait 0,7 % en 1970. Selon la règle de soixante-dix, à taux de natalité
et de mortalité constants, la population devrait doubler en un siècle, c'est-
à-dire que d'ici à 2070, elle se monterait à 750 millions d'habitants. Cepen-
dant, les taux de natalité et de mortalité ne resteraient pas constants si
la fécondité et la mortalité, mesurées à la fois en valeur absolue et en fonc-
tion de la structure des âges, devaient demeurer inchangées. Ces deux der-
niers paramètres sont plus importants que les taux « bruts » de natalité
qui en dérivent; c'est bien pourquoi, avec une fécondité et une mortalité
constantes, correspondant exactement aux taux de natalité et de mortalité
de 1970, il n'y aura ni croissance exponentielle ni doublement de la popu-
lation en 2070. Au contraire, la croissance commencera par se ralentir
très sensiblement pour subir, au tournant du siècle, un déclin continu :
cette évolution se traduit par une pyramide des âges de plus en plus large
au sommet.
En revanche, dans les régions où le taux de croissance démographique
est élevé, une fécondité constante s'accompagne d'un taux brut de natalité
constant, et une mortalité constante, d'un taux brut de mortalité constant,
parce que la pyramide des âges se modifie à peine. Par conséquent, pour
ces populations qui s'accroissent rapidement, une mortalité et une fécondité
constantes entraînent une croissance exponentielle qu'il faudra bien finir
par bloquer. Par exemple, si la population de l'Amérique latine qui est
de 300 millions aujourd'hui continuait à croître de 3 % par an, elle attein-
drait les 10 milliards en 2100, soit deux fois et demi le chiffre actuel de la
population du monde entier.
On est alors conduit à s'interroger sur l'ordre de grandeur qui devrait
être celui du changement de la fécondité dans les différentes régions du
monde, afin d'arriver à l'équilibre démographique. Il n'est pas difficile
de le calculer, si l'on suppose que les tendances de la fécondité et de la
mortalité restent inchangées. Bien entendu, on pourrait aussi supposer sans
trop de peine des changements de ces tendances : si nous ne l'avons pas
fait jusqu'ici, c'est que nous avons des raisons de penser que si le démar-
rage d'une politique d'équilibre démographique se fait dans les dix ans, les
résultats seront sensiblement les mêmes.
La figure 6 montre que dans le développement d'une politique d'équi-
libre démographique, la pyramide des âges tend vers la même forme, que
cette politique soit appliquée a) à la population d'une région en voie de
développement dont le taux de croissance est initialement très élevé (Amé-
rique latine) ou b) à la population d'un pays industrialisé dont le taux de
croissance est faible (Amérique du Nord). Toutes les pyramides des âges
finissent par avoir la même forme de bouteille. II paraît évident qu'une
population dont la pyramide des âges présente déjà des tendances à l'équi-
190
libre ne continuera pas longtemps à augmenter après la mise en oeuvre de
la politique d'équilibre démographique. Au contraire, les régions dont la
pyramide des âges est très large à la base verront leur population croître
rapidement longtemps encore après l'entrée en vigueur de sa politique
d'équilibre démographique, car il lui faudra longtemps pour que sa pyra-
mide des âges évolue vers la forme typique de la bouteille (voir fig. 6).
La figure 7 indique les résultats, pour les dix régions de notre modèle,
d'une politique d'équilibre démographique mise en oeuvre à différents
moments, avec une période de transition de 35 ans.
191
Enfin il est intéressant de noter les différences du changement de la popu-
lation entre les différentes régions, dans le cas où la fécondité et la mortalité
demeurent constantes après 1970 (fig. 8) et dans le cas où les politiques
d'équilibre démographique sont mises en vigueur en 1975 dans chacune
des dix régions (fig. 9).
Tandis que dans le premier cas - tout à fait improbable - la popula-
tion des régions industrialisées 1 à 5, le « Nord », tombe de 34 % en 1950
à moins de 5 % de la population mondiale en 2100 (voir fig. 8), elle ne
baisse qu'à un peu moins de 25 % dans le deuxième cas (fig. 9).
192
5. Sous-alimentation et mortalité
La nutrition humaine est un sujet compliqué, avec encore bien des coins
d'ombre. Cependant, certains points paraissent à peu près éclaircis. On
s'accorde généralement à penser que les calories (énergie) et les protéines
constituent les deux indices les plus significatifs. Pour la santé et le bien-
être, il faut absolument des unes et des autres en quantités suffisantes.
Le tableau ci-dessous, établi à partir des travaux du Pr Pokrovsky, direc-
teur de l'Institut de nutrition de l'Académie des sciences soviétiques, nous
donne une vue d'ensemble sur l'écart considérable dans ce domaine entre
pays industrialisés et pays en voie de développement.
193
Stratégie pour demain
tion accrue aux infections et au stress, et finalement à la mort. C'est un fait
établi : un enfant qui n'a pas reçu sufrisamment de protéines durant sa
vie intra-utérine et sa première année court les plus grands risques d'anor-
malité permanente au plan physique et mental. La croissance du système
nerveux central et du cerveau nécessite des protéines de haute qualité que
seuls les animaux fournissent sous forme de lait, viande et oeufs; les pro-
téines végétales, fort utiles, ne peuvent pas su?re. Or, dans certains pays
d'Afrique et d'Asie, la consommation journalière de protéines animales
est inférieure à 5 grammes. N'en soyons pas trop surpris : en Inde, on
dépense en moyenne une cinquantaine de centimes par jour pour se nour-
rir.
La courbe de la mortalité, en Asie du Sud comme ailleurs, est fonction
de nombre de facteurs, dont la nutrition. D'après les calculs de notre
ordinateur, la quantité de nourriture par tête en Asie du Sud est très proba-
blement le facteur qui subira les plus grands changements dans l'avenir :
c'est pourquoi nous avons retenu la dérive par rapport à la ration journa-
lière par tête comme le facteur déterminant du changement correspondant
dans la mortalité. Le rapport n° 522 de l'Organisation mondiale de la
santé (OMS, 1973)précise que les facteurs spécifiquesde la mortalité chez le
nourrisson sont un peu plus opérants si ce sont les protéines qui font défaut
plutôt que les calories; aussi avons-nous définiun multiplicateur de la morta-
lité aux différents âges qui est une fonction non linéaire de la carence corres-
pondante en protéines. Pour l'Asie du Sud, nous n'avons pas cru devoir
tenir particulièrement compte de la carence en calories : dans cette région,
la consommation de calories et celle de protéines vont de pair car le régime
y contient très peu de protéines animales - avec une consommation de
viande qui ne représente guère que 3 à 4 % de celle des États-Unis. Par
conséquent, même si l'on couvrait la carence en protéines en ajoutant
au blé, par exemple, de la lysine synthétique, la carence en calories persis-
terait. Notons à cet égard que P. V. Sukhatme, qui fait autorité en Inde
pour les problèmes agricoles, s'est interrogé sur l'utilité de cette méthode
d'enrichissement aux protéines dans son discours présidentiel : « Stratégie
des protéines : une tendance actuelle en agriculture », Journal of Agricul
tural Economics, voL. xxvir.
Appendice 4
Bibliographie
TrrREs AUTEURS
Méthodologie
1. Objectifs, motivation et bases con- M. Mesarovic, E. Pestel
ceptuelles
2. Modèle finalisé et régionalisé pour M. Mesarovic, E. Pestel
l'analyse des relations critiques du
monde - « Le fondement concep-
tuel », Kybernetes Journal, 1972
3. Analyse interactive de la crise de B. Hughes, P. Gille, R. Pestel,
l'énergie à l'aide du modèle mon- T. Shook, M. Mesarovic
dial à plusieurs niveaux - Futures,
août 1973
4. Simulation d'une prise de décision H. Bossel, B. Hughes
finalisée : approche et prototype
5. Prise de décision humaine sur ordi- J. H. C. Klabbers
nateur : notes concernant le mode
interactif
6. Principes de coordination pour les Y. Takahara
interactions entre systèmes
7. Utilisation courante des modèles de F. Rechenmann
décision à plusieurs niveaux
1. Pour une bibliographIa complète, on consultera nos rapports qui peuvent être
demandés à l'IIASA.
195
Stratégie pour demain
8. PROMÉTHÉE (Programmation J. Mermet
pour les modèles des tendances de
la Terre : hiérarchiques, économi-
ques, écologiques)
Population
9. Modèle de la population, vol. i et a K. H. Oehmen, W. Paul
Économie
10. Méthodologie pour la construction M. Mesarovic, E. Pestel
d'un modèle économique mondial
11. Précision pour la structure d'un B. Hickman, L. Klein, M. Mesa-
modèle macro-économique mon- rovic
dial
12. Mise sur ordinateur d'un modèle P. Gille, K. Kominek, R. Pestel,
macro-économique mondial T. Schook, W. Stroebele
13. Mise sur ordinateur d'un modèle T. Shook
micro-économique
14. Fonction de production Cobb- H. McCarthy, G. Shuttle
Douglas pour le Projet de modèle
mondial, et interprétation du modèle
pour la croissance dans un seul sec-
teur
15. Analyse statistique de la propaga- G. Blankenship
tion des erreurs dans le modèle éco-
nomique mondial
Énergie
16. Modèle énergétique : Ressources R. Bauerschmidt, R. Denton,
H.-H. Maier
17. Modèle énergétique : Demande B. Hughes, B. Chu
18. Modèle énergétique : Fourniture H. Bossel
19. Production et consommation de N. Chu
carburants liquides par régions
dans le monde entre 1925 et 1965
20. Description du modèle pour le pé- B. Hughes
trole mondial
21. Évaluation de la crise mondiale du B. Hughes, H. Mesarovic,E. Pes-
pétrole à l'aide du modèle mondial tel
à plusieurs niveaux
22. Modèle énergétique global R. P. Heyes, R. A. Jerdonek,
A. B. Kuper
23. Évaluation de l'impact environne- M. Gottwald, R. Pestel
mental
Alimentation
24. Modèle alimentaire régionalisé W. B. Clapham Jr., M. War-
pour le système global shaw
196
Appendices
25. Modèle d'analyse d'une politique M. Mesarovic,J. N. Richard-
alimentaireintégrée : Description son Jr., M. Warshaw
structuraleet analysedes résultats
26. Analysede scénario du problème W. B. Clapham,Jr., M. Mesa-
alimentaire mondial, à l'aide du rovic, J. M. Richardson Jr.,
modèle d'analyse d'une politique M. Warshaw
alimentaireintégrée
27. Modèledes relationsentre une se- T. Weisman
lectionde variablesalimentaireset
la mortalité excédentairedans les
populations
Ressourceshydrologiques
28. Modèle des ressourceshydrologi- M. Cardenas
ques
Commentaire
Aurelio Peccei et Alexander King
200
. Commentaire
et ouvrir une première perspective d'ensemble sur les tendances et
les contraintes qui sont celles du systèmetotal. Nous n'ignorions pas,
bien entendu, que dans un monde hétérogène, avec ses différences
innombrables entre les cultures et les environnements, ses divers
niveauxde développement,et les répartitions inégalesde ses ressources
naturelles, la croissance de ses différentes régions ne pouvait être
qu'hétérogène elle aussi. C'est pourquoi les courbes et les tendances
moyennes, telles qu'elles sont présentées dans le premier rapport,
ne pouvaient servir d'aide à la prise de décision politique dans aucun
pays en particulier.
Nous considérions donc comme urgent, après ce premier modèle
global, de procéder à des études « désagrégées » qui permettraient
de serrer de plus près la réalité du monde dans toute la variété de ses
aspects régionaux et nationaux, ainsi que d'intervenir utilement
dans la pratique politique. C'est exactementce que se propose l'étude
de Mesarovic et Pestel, et c'est pourquoi nous leur avons apporté
notre appui. Leur modèle, qui s'appuie sur la théorie des systèmes
à plusieurs niveaux hiérarchiques en lui apportant de nouveaux
raffinements,divise le monde en 10 régions qui se trouvent en situa-
tion d'interdépendance et d'interaction mutuelle, au plan politique,
économique ou de l'environnement; il peut d'ailleurs, au besoin,
pousser plus loin encore la désagrégation,jusqu'au niveau des entités
nationales. Ainsi, ses conclusions pourront être prises en considéra-
tion par ceux qui décident des politiques nationales. En outre, et
pour la première fois, il permet de procéder à l'examen comparé
des différents groupes en compétition pour les ressources limitées
de la Terre, afin d'identifier les sujets de conflit ou d'incompatibilité
entre les politiques nationales ou régionales.
La prise de décision a toujours été un art difficileet plein d'aléas.
On a beau se donner des objectifs plus ou moins clairement définis,
s'appuyer sur des bases politiques ou idéologiques solides et, dans le
meilleur des cas, disposer de bonnes données statistiques et d'analyses
qualitatives correctes de la situation : l'acte même de la décision -
le choix qu'il faut faire - offre moins de clarté, et il est souvent moins
rationnel. En général, les décisions sont prises en fonction d'une
évaluation personnelle de ces différents facteurs et de bien d'autres
encore, ainsi que de l'expérience acquise concernant les conséquences
probables de telle ou telle action. Normalement, le profil mental du
201
Stratégie pour demain
décideur est relativement simple. D peut avoir, personnellement, de
grandes qualités d'intuition, ainsi qu'un sens aigu de la réalité poli-
tique, sociale et psychologique; mais le cerveau humain est voué
à l'incertitude, quand il s'agit d'assimiler et d'interconnecter des
variables multiples.
A ces qualités personnelles, le modèle sur ordinateur fournit
l'appoint de tout un lot de données soumises à une analyse objective,
permettant ainsi l'exploration des différentes solutions possibles.
Certains voient dans cette approche une menace technocratique :
l'ordinateur prendrait en charge la destinée humainel C'est là pur
non-sens, et en particulier dans le cas du travail de Mesarovic et
Pestel. Souple comme elle est, leur méthodologie est riche de pro-
messes, car elle permet de nourrir sans fin le dialogue entre l'homme,
qui conserve son système de valeurs, son jugement, la conscience de
ses objectifs, et l'ordinateur qui met à sa disposition une faculté de
calcul prodigieuse. C'est trop peu dire que l'homme y garde toute la
supériorité de son initiative, de son aptitude à répondre à une tension
ou à un défi : elle se trouve encore renforcée par cette aide efficace,
grâce à laquelle il peut étudier des scénarios offrant d'autres alterna-
tives, mettre au banc d'essai les choix possibles en évaluant leurs
conséquences probables, et finalement porter la prise de décision
à un niveau de rationalité supérieur.
Au rapport sur les Limites à la croissance, il a été souvent reproché
de ne s'intéresser qu'aux limites matérielles - lesquelles ont peu de
chances d'être jamais atteintes, étant donné les troubles de toute
nature à prévoir d'ici là. Il faut bien le dire, les vraies limites à la
croissance sont sociales et politiques, elles tiennent à notre façon
de gérer nos affaires, et finalement, à la nature même de l'homme.
Le modèle de Meadows ne permettait guère d'établir de rapports
directs entre les problèmes matériels et les développements politiques
ou les changements dans le système des valeurs. De nouveaux instru-
ments étaient donc effectivement nécessaires, pour associer de façon
organique les facteurs sociaux, politiques et économiques. C'est bien
ce que nous proposent Mesarovic et Pestel.
D'un bout à l'autre de leur recherche ils se sont efforcés, comme il
est de tradition au Club de Rome, de ne pas prendre de positions
politiques, au sens courant de ce terme. Les grands problèmes de notre
temps échappent au cadre habituel des partis, et comme ils ont trait
202
Commentaire
à la survie de l'espace humaine, ils transcendent même nos idéologies
actuelles. Certes, avec la meilleure volonté du monde, nul n'atteindra
jamais à l'objectivité parfaite. C'est dans la sélection même des don-
nées et des hypothèses de départ que s'introduisent subtilement, et
à l'insu des concepteurs de modèles, les coefficientspersonnels qui
tiennent à leurs préventions et à leurs conditionnements. Dans le cas
présent, par exemple,les auteurs rejettent la solution à long terme du
problème mondial de l'énergie qui aurait principalement recours
à l'énergie atomique, et en particulier aux surgénérateurs à réaction
rapide. Se refusant à ce qui équivaut, à leurs yeux, à une partie de
roulette russe, ils optent pour l'énergie solaire tout en laissant ses
chances à la fusion nucléaire, au cas où celle-ci serait disponible en
temps utile. Un tel refus a notre plein accord, mais il n'en traduit
pas moins un jugement de valeur.
Certes, et nous en convenons sans difficulté, ces modèles ne sont
encore que des prototypes. La tâche entreprise par Mesarovic et
Pestel est herculéenne.Pour tirer tout le fruit de leur travail, il faudra
des années et des années de mise à l'essai et de recherche intellectuelle
du plus haut niveau; et finalement,il faudra bien en venir à une banque
de données mondiales, régionales et nationales, à une échelle massive
et sur des bases solides, si nous voulons disposer d'un instrument
assez souple pour pouvoir prendre en compte, par inclusion ou par
exclusion, le nombre considérable des variables en cause, pour rééva-
luer sans arrêt les données et les hypothèsesde départ, et pour explorer
les effets à prévoir de changementsdans le systèmedes valeurs.
Tels qu'ils sont, les résultats auxquels sont parvenus les auteurs
sont déjà de grande importance. Ils se sont attachés à plusieursenche-
vêtrements de problèmes, dont chacun, s'il n'est pas abordé de front,
pourrait conduire à des désastres inimaginables. De cette recherche
intensive,il y a des conclusionsfondamentalesà tirer, et elles viennent
confirmer les mises en garde déjà prodiguées par le Club de Rome.
Rappelons deux d'entre elles :
a Il n'est de chances possibles, pour l'avenir du monde et de
l'homme, que dans une coopération mondiale conçue dans un cadre
global et des perspectivesà long terme.
. Tout délai dans les décisions qui sont à prendre dès maintenant
se soldera par des coûts monstrueux, non seulementaux plans écono-
mique et politique, mais en souffranceshumaines.
203
Stratégie pour demain
Comme le lecteur du présent ouvrage l'aura certainement noté,
ces conclusions sont renforcées par une thèse qui prête à discussion
dans le détail, mais dont le sens général, à notre avis, emporte la
conviction. Le vrai problème est de savoir s'il sera tenu compte de
ces avertissements. Dans le passé, aucun groupe humain ne s'est
montré capable de formuler une politique à long terme au service
de notre espèce, et de nos jours, il suffit de conflits d'intérêts mineurs
pour bloquer les décisions politiques qui s'imposeraient dans une
saine gestion des affaires humaines.
Ce livre nous aide à comprendre que nous sommes sur une pente
fatale. Comment croire en l'émergence d'une véritable communauté
mondiale ou même aux chances de survie de notre société humaine
telle qu'elle est, en proie à des injustices profondes et intolérables,
à des crises de surpopulation et des famines de masse, à des pénuries
d'énergie et de matières premières, pour se trouver finalement rongée
par l'inflation? A quelles explosions, à quels effondrements faut-il
s'attendre, et où, et quand, maintenant que la technologie de la guerre
atomique et la violence civile excèdent toute mesure de la sagesse. et
de la stabilité politique?
L'homme paraît condamné; et pourtant, nous gardons quelque
espoir. Voici que les vents tournent, ils annoncent des changements.
On commence à le comprendre pour de bon, dans l'angoisse : il va
falloir des transformations fondamentales dans l'ordre du monde -
dans les structures du pouvoir, dans la répartition des richesses et
des revenus, dans la façon même de nous conduire et de voir les
choses. Peut-être ne faudra-t-il rien moins qu'un nouvel humanisme
et de nouvelles lumières, pour aborder ce grand virage sans risques
de catastrophe.
A l'ONU, par exemple, de nouveaux concepts sont pris en considé-
ration, tels celui d'une « sécurité collective de l'économie mondiale »,
comme le complément nécessaire de la sécurité politique, ou celui qui
aboutirait à une re-définition des « devoirs et des droits » des États
membres. En avril 1974, une session spéciale de l'Assemblée générale
a publié une déclaration sur l'établissement d'un « nouvel ordre
économique international ». Et les conférences mondiales de l'ONU -
sur l'homme et son environnement d'abord, puis sur la population,
la nourriture et le droit des mers, avec d'autres encore en projet sur
l'énergie, les matières premières, les établissements humains, etc. -
204
Commentaire
Table