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Stratégie pour demain

DANS LA MÊME COLLECTION

Quelleslimites?
'1
Le Club de Rome répond

COMITÉ EXL`CUTIF DU CLUB DE ROME

Rapport de Tokyo
MIHAJLO MESAROVIC
EDUARD PESTEL

Stratégie
pour demain
DEUXIÈME RAPPORT
AU CLUB DE ROME
TRADUIT DE L'AMi3RICAIN PAR
MIREILLE DAVIDOVICI ET ISABELLE VERMESSE
PRÉFACB DE ROBERT LATTÈS
COMMENTAIRB PAR AURELIO PECCEI
ET ALEXANDER KING

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
Édition française sous la direction de
Maurice Guernier, membre du Club de Rome,
avec la collaboration d'Armand Petitjean.

© 1974,MihajloMesarovic et EduardPeste/.
Q 1974,É`ditiorrs
du Seuil,pour la traduction
française.

La loi du 11 mars 1957 interdit les eopia ou reproductione destinées


Il une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction
Intégrale ou partielle faite par quelque procédb que ce soit, sans le
coaseatement de 1'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et cora-
titue une contrefaçon tanctiotlnéo par les article* 4M *< mtvnnn du
Codepénal.
Anticiper, prévenir
et gérer les crises
Préface à l'édition française
par Robert Lattès

« L'intelligence, c'est ce qui est ou


sera du domaine de l'ordinateur. Le
reste, c'est la sagesse... ou la folie. »
R. L.

La croissance est au coeurde nos interrogations; au centre du débat


sur les incertitudes dominantes de notre temps.
Mais la croissance de quoi exactement? Et dans quel but? La crois-
sance de la population? de la consommation? des produits nationaux
bruts? des destructions que nous faisons subir à notre environnement
et à notre patrimoine planétaires? de l'inflation?
Croître ou ne pas croître n'est une question ni bien posée ni perti-
nente. Elle ne peut avoir un sens que si le - ou les - processus en
cause sont définis. Et surtout leur objet. Ce qui a au moins l'avantage
d'évacuer le faux problème de la croissance zéro. La croissance a de
multiples aspects et se traduit de façons également multiples selon
les régions du globe ou des États-nations; ou encore selon les classes
socio-économiques d'une même nation. Souhaitable çt bénéfique
ici, tel aspect sera là néfaste : le jugement de valeur doit en réalité
cpposer développement et prolifération. Quand la pluie est une bonne
chose, le déluge n'est pas forcément l'idéal.
L'actuelle crise de croissance - ou de surcroissance - de nos
sociétés a de multiples manifestations : détérioration de l'environne-
ment et du cadre de vie; crise des institutions, qu'il s'agisse aussi bien
de l'école que des constitutions ou de l'inadaptation des gouverne-
ments aux problèmes transnationaux; bureaucratisation, donc pro-
lifération de corps faits pour assurer continuité et stabilité, mais qui,

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Stratégie pour demain

par essence, vont constituer d'inévitables obstacles aux non moins


inéluctables changements : alors le choc risque de remplacer l'impul-
sion et la révolution l'évolution; urbanisation foisonnante et anar-
chique ; insécurité de l'emploi née de la mobilité et des changements
toujours plus rapides de la société industrielle; disparition de la satis-
faction au travail; fossés croissants - dans les nations ou entre nations
- entre riches et pauvres; mise en question des valeurs des sociétés;
bien sûr, pressions démographiques; pression des besoins alimen-
taires, miniers, énergétiques; et encore problèmes d'emploi, crise
du système monétaire international, crise des liquidités.
Tels sont les déséquilibres, telles seront les crises. Ou risquent-elles
de l'être. Dans une imbrication et des enchaînements sans cesse crois-
sants. La crise de l'énergie a révélé cette interdépendance qui ne met
plus aucune nation à l'abri et qui permet de moins en moins de croire
qu'on peut comprendre et résoudre nos problèmes isolément. Répéti-
tion ou coup de semonce, elle est et restera à cet égard exemplaire.
Elle est née du déséquilibre entre la localisation des ressources et
des zones de consommation. Elle a été accélérée par l'insécurité
des moyens de paiement - faillite du système monétaire international
- mais également par l'inflation qu'elle amplifie par un effet de
diffusion. Elle fait naître des disparités économiques profondes dans
le Tiers Monde, qui peuvent un jour déboucher sur des conflits, poli-
tiques au sein des nations, ou militaires entre nations.
Elle crée en puissance des disparités profondes à l'intérieur du
Monde développé. Les revenus arabes seront en effet, à court terme,
plus tentés de s'investir aux États-Unis que nulle part ailleurs. Effet
boomerang, ils y favoriseront la naissance et le basculement vers de
nouvelles sources d'énergie au détriment du développement futur
des pays exportateurs. Mais, en fait, ces fonds auront essentiellement
pour origine l'Europe et le Japon qui, indirectement, - par réverbé-
ration - financeront l'assise, la plus grande sécurité et la compétitivité
de leur principal concurrent industriel. Le Tiers Monde riche risque
donc d'opérer un transfert de compétitivité économique et de déve-
loppement entre les pays les plus développés, en enrichissant et affer-
missant à terme le plus puissant des empires. Et, par contagion, en
appauvrissant simultanément les pays du Quart Monde, qui voient
soudain toute l'aide des pays développés engloutie dans la seule
augmentation de leurs factures pétrolières. Ce qui pèse tragiquement
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Anticiper, prévenir et gérer les crises
sur les ressources disponibles pour faire face au problème de la faim.
On pourrait allonger la liste des réactions en chaîne, écologiques,
économiques, financières, monétaires, sociales et donc peut-être poli-
tiques et militaires.
Diffusion, contagion, réverbération, effets boomerang, effets de
chaînage, tous ces effets caractérisent - qu'on le veuille ou non -
un monde en pleine intégration, sinon en cours d'unification. On ne
peut plus séparer les variables et résoudre nos problèmes séparément :
ces problèmes se sont faits problématiques. Mais le mathématicien
sait que la non-séparation des variables conduit à des phénomènes
de couplage. Au comportement linéaire, dans lequel l'effet est directe-
ment proportionnel à la cause, se substitue le couplage, par définition
non linéaire, entre phénomènes qui, s'entraînant les uns les autres
de façon conjointe, ne cessent d'amplifier tour à tour leurs effets, par-
fois jusqu'à la divergence; phénomènes d'amplification ou de neu-
tralisation réciproques qui conduisent à l'effondrement des modes
de raisonnement d'une pensée traditionnellement linéaire.
Facteur de complexité croissante, la non-séparation des variables
entraîne la globalisation des problèmes, donc leur mondialisation.
Cette complexité se traduit dans deux directions, la multiplication
des variables elles-mêmes - par exemple le nombre d'espaces géogra-
phiques homogènes à considérer - et la multiplication des interac-
tions entre des variables qu'on étudiait traditionnellement de façon
indépendante, en chaussant tour à tour par exemple des lunettes
économiques, écologiques, technologiques, démographiques, d'expert
en agriculture, etc.
Les schémas traditionnels de développement ont fini par créer plus
de problèmes qu'ils ne contribuaient à en résoudre, mais surtout par
les créer à un niveau de crise. De plus, même si les racines d'une crise
sont locales, sa solution ne pourra bien souvent être que globale (mais
il s'agit de dégager des objectifs communs, non d'imposer des solu-
tions - des politiques - uniques) : tels sont nombre de problèmes
de pollution industrielle. Autre particularité, des actions considérées
en un endroit comme à la fois désirables et fort bénéfiques peuvent
être fort nocives ailleurs par leurs effets induits : tels sont les effets
de certains produits chimiques - comme le DDT - indispensables
de façon directe ou non à certains développements agricoles.
Ainsi se crée-t-il dans l'espace une solidarité de fait. Mais aussi

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Stratégie pour demain
dans le temps : nous sommes, par nos décisions - bonnes ou mau-
vaises- ou nos absences de décisions,de plus en plus solidaires des
générations suivantes. L'épuisement des ressources pétrolières pour
le chauffage ou le transport s'effectue au détriment de besoins pétro-
chimiques vitaux pour les générations futures. Mais une politique
non concertée sur le long terme en matière de sources énergétiques
de substitution peut à la fois multiplier les menaces dues à la prolifé-
ration des déchets radioactifs et les conséquencesécologiquesdomma-
geables de la pollution thermique.

Multiplication et interaction des variables, nécessité en outre de la


réflexion sur de longues périodes, telles sont deux caractéristiques
essentiellesde l'approche systémique,du recours en profondeur à la
modélisation. A condition de surmonter encore une difficulté fon-
damentale si l'on veut faire de ces modèles de véritables instru-
ments d'aide à la compréhensiondu monde et à la décision poli-
tique.
Un modèle est par définition la représentation simplifiée d'une
situation eut de ses possibilités d'évolution. Les relations retenues
pour cette description seront donc celles que l'on observe en général,
qui sont donc relativementpermanentes. Ce qui signifieque, par défi-
nition, les situations de crise ne peuvent être intégrées au modèle de
base. Par définition une crise perturbe - ou bouleverse- la descrip-
tion du monde.
La crise a par exemplepour effetde rendre dépendantesdes variables
qui ne l'étaient pas, ou peu; l'outil doit donc permettre, au moment
des crises - comme dans un kaléidoscope - une restructuration du
système de description du monde, qui tienne compte de la crise;
crise qui sera, soit provoquée extérieurement au modèle, soit née
de l'évolution du modèle, lorsque certains seuils, une fois franchis,
retirent à la description antérieure sa validité.
Car, on le sait, toute quantification, toute mesure - donc toute
modélisation - n'est qu'une image appauvrie de la réalité; image
dégénérée qui résulte en particulier de nombreux facteurs d'incer-
titude : ignorance de certains aspects du systèmequ'on veut appréhen-
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Anticiper, prévenir et gérer les crises

der; imprévisibilité fondamentale de certains événements, telles les


crises; caractères subjectifs inhérents à tout jugement de valeur ou
à toute action politique qui pourraient peser sur l'évolution des choses.
Prise en charge des crises ou des autres facteurs d'incertitude, cela
exige donc une possibilité d'intervention extérieure par rapport au
modèle, ou aux ensembles de sous-modèles qui pourront représenter
un environnement, pourvu que soient précisées - depuis l'extérieur
- puis introduites les nouvelles conditions initiales, nées par exemple
d'une crise ou d'une décision politique arbitraire. On a dit image
appauvrie, il faudrait ajouter non réversible. Et d'autant plus irré-
versible qu'on remonte plus di?cilement de cette image à la réalité
qui l'a induite. Ainsi tout modèle marchand, économique, quantitatif
de la réalité s'opère-t-il au détriment de tous les aspects non mar-
chands, sociaux et qualitatifs de cette même réalité. Seule une inter-
vention extérieure à un modèle peut permettre, toutes les fois que
nécessaire, de corriger les dérives trop fortes nées des écarts croissants
entre la réalité et son image.
L'utilité d'un modèle - donc son intérêt d'emploi - dépend alors
étroitement, d'une part de son niveau de complexité, lequel est défini
par ce que l'on ne doit absolument pas perdre au double plan de la
description de la réalité et de la perception des menaces, d'autre part
des possibilités d'effectuer les diverses interventions extérieures que
l'on vient d'énumérer.
En d'autres termes, parce que le ou les modèles de base reproduisent
les tendances générales des évolutions passées, la condition de leur
validité dans le futur est en particulier que prévale le schéma tradi-
tionnel de développement. Mais lorsque la crise apparaît, ou la déci-
sion irrationnelle, ou qu'une évolution progressive trop longue a
par trop éloigné de la réalité, un autre schéma de développement est
nécessaire. L'outil doit être tel qu'il n'échoue précisément pas au
moment où les crises apparaissent. Condition fondamentale pour éviter
en outre des conclusions dramatiquement erronées : si l'outil n'offre
pas ces possibilités, on peut conclure à des crises inévitables ou insur-
montables, ce qui serait vrai si justement les processus d'évolution
restaient les mêmes lorsque naissent les crises.
Tentons d'approfondir davantage encore deux conditions auxquelles
un modèle doit absolument satisfaire.
Si l'unicité du monde ne cesse de devenir une réalité plus fonda-

11l
Stratégie pour demain
mentale, sa diversité - ses différences culturelles ou économiques
par exemple - constituent une autre réalité, à certains points de vue
antinomique mais non moins fondamentale : la différence a toujours
été le moteur de l'évolution; différence dans la richesse, différence
dans la puissance militaire, différence dans le niveau de développe-
ment économique, etc. C'est ainsi par exemple que s'est créé un déca-
lage croissant, du fait de la révolution industrielle, entre l'Europe
puis les États-Unis d'une part, le reste du monde d'autre part. Déca-
lage né de cinq facteurs simultanés : le produit national par tête,
le volume des capitaux disponibles, le niveau technologique, le niveau
industriel et le caractère à la fois très complet et très efhcace du déve-
loppement correspondant, enfin la puissance militaire. Et chacun
de ces facteurs n'a cessé d'amplifier les autres. Et tous ces facteurs,
selon certains, n'ont été que la manifestation d'une certaine tradi-
tion culturelle. Cette constatation suffirait dans une large mesure à
condamner - à bien des points de vue - tout modèle qui raisonne-
rait sur des valeurs moyennes et n'intégrerait pas une diversité, à
l'évidence facteur fondamental d'évolution, mais également essentiel
quant à la pluralité, d'une part des objectifs, d'autre part des poli-
tiques et comportements pour les atteindre.
Cela conduit à la nécessaire élaboration de modèles régionalisés,
la régionalisation devant en particulier tenir compte de la tradition,
du développement historique, de la géographie, des systèmes poli-
tiques, du degré de développement économique et industriel et du
potentiel de développement économique.
Enfin le modèle ne doit pas être mécaniste. S'il est fondé sur une
description du monde qui ne peut que se reproduire, identique à elle-
même dans sa structure, il interdit par définition les changements de
comportement - individuellement ou en groupe - nés de l'appren-
tissage et de la mémorisation : c'est en effet l'une des caractéristiques
essentielles de l'homme et des sociétés que de tirer les enseignements
de l'histoire et des expériences vécues pour modifier attitudes, déci-
sions et politiques face à des situations nouvelles. Un modèle du
monde doit donc être aussi adaptatif que possible; il doit donc être
ouvert, par opposition à mécaniste (oh a noté le cas particulier des
crises), et irréversible en fonction du temps : mémorisation et appren-
tissage n'ont de sens que lorsque la variable temps croit. S'il est ouvert
et irréversible, le modèle ne sera pas un modèle de prédiction du futur

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Anticiper, prévenir et gérer les crises
- ce qui n'aurait aucun sens - mais un outil d'élaboration et de
compréhension de scénarios possibles du futur - seul objectif sensé
et souhaitable.

Les conditions précédentes, pour être remplies, entraînent un cer-


tain nombre de conséquences.
L'ordinateur et l'homme (ou des hommes, un par région homogène
par exemple) vont travailler comme partenaires en mode interactif :
c'est leur ensemble qui constituera le modèle, l'ordinateur se voyant
chargé de tout ce qui est quantifiable, automatisable, optimisable, de
tout ce qui est à caractère logiquement déductif. Face à des crises
ou à des situations indésirables - ou responsable d'orientations arbi-
traires - le décideur demandera plus d'informations sur la situation,
les politiques alternatives, les perspectives qui en découlent, les stra-
tégies et dispositions auxquelles on peut recourir, les contraintes à
observer, etc. De la sorte, selon des interventions extérieures appro-
priées, pourra être introduit le caractère heuristique du décideur :
intuition, induction, arbitraire, irrationnel, tous comportements et
manifestations du jugement humain face à l'imprévisible, aux incer-
titudes, aux impondérables, traduction d'un ensemble de jugements
qui attribuent subjectivement des valeurs, des priorités, des coûts et
des seuils aux risques à accepter. Tandis que l'ordinateur fournit le
spectre des choix et les conséquences probables de chacun d'eux. Ce
mode interactif est donc la clé de l'énoncé, l'introduction et l'évalua-
tion de nombre de situations ou facteurs intangibles tels encore que
l'innovation technique, les découvertes, les situations politiques ou
sociales nouvelles et inattendues, etc.
Ainsi devient-il possible - on l'a vu - de sortir des schémas tradi-
tionnels de développement, donc d'introduire des crises. Ce qui pour-
rait notamment ouvrir la voie à l'évolution par crises provoquées, la
crise provoquée se voulant être alors pour la société ce que la vacci-
nation est à l'immunisation contre certaines maladies.
La régionalisation permet de multiplier à la fois les objectifs ou
ensembles d'objectifs et les niveaux de décision, tous éléments non
comparables et conduisant à des réactions et politiques diverses,
spécialement face à des crises. Alors sont possibles de façon opéra-
toire à la fois la recherche d'objectifs et la prise de décisions, la stra-

13
Stratégie pour demain

tification opérée entre régions pouvant être également étendue à


l'intérieur d'une même région, par exemple pour tenir compte de
facteurs de diversité, économiques, sociaux, culturels.
Dès lors que le modèle est régionalisé, stratifiable et ouvert, il est
possible d'introduire, le cas échéant, de nouveaux modules ou de
nouvelles stratifications : par exemple si l'Europe de l'Ouest peut
être considérée à bien des égards comme une région homogène,
peut-être certaines situations exigeront-elles davantage de raffine-
ments.
Pour cette même raison il sera possible, non seulement d'étudier
des scénarios intégrant les jeux et réactions des divers acteurs, mais
même - au-delà du simple fonctionnement du modèle - de modifier
les structures du modèle en fonction de ces jeux et de ces réactions.
Car à la différence des systèmes physiques et matériels, c'est une
propriété essentielle des systèmes humains que leur fonctionnement
puisse modifier profondément les cadres à l'intérieur desquels il
s'opère.
Un modèle ayant toutes les propriétés précédentes serait donc sus-
ceptible de permettre la construction, la compréhension et le dérou-
lement de tout scénario du futur, donc de constituer un véritable
outil d'aide à la prospective.

Un tel modèle a été bâti. Ce livre en décrit quelques exploitations.


Stratégies de développement et politiques possibles, par exemple face
à la crise de l'énergie ou à la crise alimentaire menaçante. Possibilités
de politiques de réelle coopération planétaire, mais risques de dangers
de politiques isolationnistes ou de rétorsion. Illusions à croire qu'on
peut louvoyer et gagner du temps face à des problèmes essentiels.
Nécessité d'une solidarité agie, car imposée par notre interdépendance
planétaire croissante. Mise en évidence des réactions en chaîne qu'à
tous les plans entraînera notre politique face à la crise de l'énergie,
parce que l'énergie est l'oxygène de la vie économique et que de ce
fait elle finit par peser sur tout et commander à tout.
Ce modèle montre en particulier les risques à retarder la mise en
œuvre de politiques nouvelles - par exemple en matière démo-
graphique ou de lutte contre d'éventuelles famines - non seulement
14
Anticiper, prévenir et gérer les crises
du fait des délais pour que se manifestent les effets recherchés par
certaines actions, mais surtout parce que l'évolution des valeurs abso-
lues de certains phénomènesrend beaucoup plus difficile, à supporter
notamment, les politiques correctrices ou de prévention au fur et à
mesure qu'on laisse le temps s'écouler. Ainsi, s'agissant d'un phéno-
mène ou d'un besoin exponentielsdont le temps de doublement serait
de dix ans, l'effort relatif pour y faire face sera-t-ilbien plus que doublé
si l'on a perdu dix ans avant d'agir; mais si ce retard a créé une
situation de crise, la nécessitéd'atteindre très vite un objectif minimum
peut même exiger un effort infiniment plus considérable pendant une
période transitoire, indépendammentbien sûr des autres effets,induits
par la crise et qui peuvent compliquer et multiplier les difficultés.
Telle se présente bien aujourd'hui la crise de l'énergie, si l'on mesure
ce qu'on aurait évité ou gagné à déclencher d'autres politiques il y
a dix ans, en particulier - difficulté surajoutée - ce qu'on aurait
pu éviter en matière monétaire.
Ce modèle montre également, notamment en raison d'effets de
couplage, qu'en dépit d'illusions répandues et quel que soit le scénario
retenu, il est de nombreul pays qui, loin d'atteindre le seuil de décol-
lage économique, s'en éloignent : sauf à opérer des transferts d'inves-
tissements très au-delà de ce qui a jamais été envisagé.Mais qu'alors,
contrairement aux idées reçues, à cause d'un phénomène de « mère de
vinaigre », les situations résultantes sont, sur longue période, béné-
fiques même pour ceux qui auraient pu croire qu'il leur fallait consen-
tir des sacrifices.Exagérés du moins.
Ainsi, face à toute situation, un tel modèle permet-il de répondre
aux trois séries de questions essentiellessuivantes :
. Quelle sera la situation à un certain horizon, si l'on ne procède
à aucune action volontariste majeure, c'est-à-dire si l'on laisse se
poursuivre les schémas de développementpassés?
. Quelle est la situation souhaitée à un horizon bien défini? Est-elle
possible grâce à des actions volontaristes appropriées? Quelles seront
les conséquenceset influencesvéritables et probables de ces actions?
A quels scénariosd'évolution vont-ellesconduire, compte tenu notam-
ment des réactions des divers acteurs du jeu mondial? Ce qui permet
en particulier de comparer des scénarios de coopération - fondés sur
des objectifs communs - avec des scénarios « isolationnistes »
(égoïstes, protectionnistes, égocentriques)- fondés sur des objectifs
15
Stratégie pour demain
individualisés (selon une nation ou un groupe de nations), donnant
donc lieu à des réactions et contre-réactions en chaîne sur la réalité
profonde desquelles les risques d'erreurs sont considérables.
. Quelle est la situation souhaitée à un horizon non fixé?
Est-elle possible, grâce à quelles actions volontaristes et dans quel
délai minimum?
Ainsi est-il possible, pratiquément à chaque instant,
. d'analyser les deux classes de futurs possibles : scénarios volon-
taristes d'une part, tendanciels, c'est-à-dire sans infléchissement
majeur, d'autre part.
. d'introduire les contingences, prévisibles ou non, du futur :
menaces diverses et études de leurs effets, crises, discontinuités événe-
mentielles, jeu et réactions des « autres » acteurs et examen de leurs
influences mutuelles; donc en particulier de mesurer les conséquences
et les couplages éventuels d'une succession de crises et de secousses.
. d'examiner de façon approfondie la sensibilité réelle aux actions
volontaristes, qui se veulent donc correctrices de tendances; et de
répondre en particulier aux deux séries de questions suivantes :
- Qu'est-ce qui reste stable - invariant - en dépit de boule-
versements ou de discontinuités pourtant importants, de
variations pourtant notables des facteurs d'évolution?
- Qu'est-ce qui au contraire est très sensible à des modifications
même faibles - apparemment - dans le cours des choses?
. de déterminer si l'on peut concevoir des « crises provoquées »
qui rendraient possible une situation souhaitable, là où les actions
volontaristes traditionnelles paraissent inopérantes?

Notre monde sans cesse plus global exige la maîtrise du futur.


Du fait de cette globalisation. Mais aussi à cause de la puissance de
la société industrielle moderne, donc de ses effets pervers, des dangers
qui lui sont inhérents; car puissance et complexité impliquent fragilité
donc vulnérabilité; et en particulier risques d'une interdépendance
sans solidarité.
Indispensable maîtrise du futur également, à cause de l'accélération
des choses, de la vitesse et de l'ampleur des changements, du chan-
gement de signification des échelles de temps, des difficultés pour
16
Anticiper, prévenir et gérer les crises
corriger assez vite d'éventuelles dérives, des risques d'ampleur des
dérives : quand tout va plus vite, il faut savoir regarder plus loin;
et pouvoir s'adapter à un monde, de ce fait de plus en plus inconnu
à un horizon donné. Pour lequel change donc la nature de nos besoins :
c'est ainsi que changent radicalement les besoins d'éducation et de
formation; autrefois il suffisait de transmettre ce qui se dégageait
d'évolutions lentes, pour comprendre et maîtriser son environnement;
aujourd'hui il faut surtout apprendre à s'adapter au changement, à
en comprendre les conséquences, à le percevoir, le maîtriser, l'utiliser,
le gérer, mieux même parfois à le provoquer. Le long terme ne cesse
de se rapprocher, dans le temps même où un futur toujours plus éloi-
gné va dépendre de façon croissante de nos actions et décisions
d'aujourd'hui. Alors en raison des enjeux, les délais pour agir ne
cessent de se réduire. A l'ère de l'interdépendance, le temps travaille
contre nous; tragique serait l'illusion du temps dont on croit toujours
disposer, quand il nous est mesuré : pour vouloir et pour agir.

Dans un cimetière un enfant s'étonnait : « Je ne comprends pas


pourquoi quand on plante des hommes, il pousse des pierres. »
Saura-t-on faire en sorte qu'il ne le comprenne jamais?

ROBERTLATTÈS
Juillet 1974
Introduction

Nombre d'études récentes sur les perspectives à long terme de


l'humanité ont abouti à des conclusions alarmantes, et l'on n'a pas
manqué d'en faire des prophéties de malheur. Pourtant, la Terre
entière est en proie à des crises qui se succèdent rapidement, et c'est là
un signe indubitable que l'humanité est à un tournant de son évolu-
tion historique. D'ailleurs, la meilleure façon de donner raison aux
annonciateurs de catastrophes est de se refuser à voir les signes avant-
coureurs des dangers qui menacent - ils sont là sous nos yeux - sans
rien faire d'autre que de répéter : « Tout s'arrangera. » Notre analyse,
menée en toute rigueur scientifique à partir de toutes les données dispo-
nibles, a clairement établi qu'une telle attitude de passivité ne peut
que conduire au désastre. Rien n'est donc plus urgent, au lieu de fermer
les yeux devant la catastrophe, que de répondre avec courage et
confiance au défi qui nous est lancé, et d'y chercher des solutions
constructives. En adoptant en temps utile des orientations nouvelles,
l'humanité pourrait s'épargner des chocs redoutables, sinon pires.
Nous espérons que la conception de la « croissance organique », telle
que nous la développons dans le présent rapport, pourra y contribuer.
On aurait tort d'y voir une conception réductrice, « monolithique »
du développement mondial - laquelle, disons-le tout net, est incom-
patible avec une ouverture authentiquement globale sur l'impasse
actuelle de l'humanité. Une telle approche doit prendre comme
point de départ fondamental la diversité régionale du monde, et
s'y tenir sans cesse. Les voies du développement, tracées région par
région par-delà les limites étroites des intérêts nationaux, doivent
toutes tendre vers un équilibre durable entre les régions du monde, et
à une solidarité globale; alors l'humanité nouvelle, encore embryon-
naire, pourra se développer comme une « entité organique ».
19
Stratégie pour demain
Les conclusions et recommandations exposées dans ce livre pro-
viennent d'une analyse scientifique des différentes options qui se
présentent au développement du monde à long terme. Notre outil
fondamental est constitué par un « modèle» mondial, faisant un usage
souple de l'ordinateur, et caractérisé à la fois par sa conception régio-
nalisée de la planète et par une structure d'informations à plusieurs
niveaux. Ce modèle est fondamentalement différent de tous ceux qui
ont été conçus jusqu'à ce jour : il prend en compte la diversité du
monde actuel, qui remonte au fond des âges, et qui persistera sans
aucun doute dans l'avenir; en même temps, il représente le monde
comme un système, c'est-à-dire un ensemble d'éléments interdépen-
dants et interactifs. Ce modèle fait appel aux données et aux connais-
sances que nous fournissent toutes les disciplinesscientifiques;il fait
également leur part à l'adaptabilité et à la subjectivité qu'introduit
nécessairementdans tout systèmel'intervention des facteurs humains.
Nous avons étudié plusieurs domaines en situation de crise, notam-
ment l'alimentation, l'énergie, la croissancedémographiqueet l'inéga-
lité dans le développement économique. Il nous est apparu qu'à
l'épicentre des crises actuelles de l'humanité, deux failles s'ouvraient
de plus en plus largement : entre l'homme et la nature d'une part,
entre le « Nord » et le « Sud », les riches et les pauvres d'autre part.
Il faut les combler l'une et l'autre sous peine de catastrophes à l'échelle
mondiale, mais nous n'y parviendrons qu'à deux conditions : recon-
naître que le monde est « un », et accepter les « limites » de la Terre.
Voilà près de trois ans que nous avons posé les bases scientifiques
de notre étude, dont le présent rapport se propose de communiquer
les conclusions au publiç ;c'est alors que nous avons pris la décision
d'analyser aussi complètement que possible les problèmes globaux
en abordant de façon réaliste les particularités des nombreusesrégions
du monde, en évitant tout recours à l'universel abstrait. Nous espé-
rions fournir ainsi aux décideurs politiques et économiques, dans
différentspays du monde, un outil de planificationqui leur permettrait
de prévenir les crises imminentes, ainsi que celles qui se profilent de
façon toujours plus menaçante dans l'avenir, et d'abandonner leur
politique d'expédients au jour le jour.
Ce projet, qui a pu se réaliser grâce au soutien financierde la Fonda-
tion Volkswagen,a été constamment présenté à la critique du monde
scientifique,en particulier, à deux symposiumsinternationaux d'éco-
20
Introduction

nomistes, et au printemps de 1974, à une semaine entière de confé-


rence à laquelle assistaient plus de cent hommes de science de diffé-
rentes disciplines, à l'Institut international d'analyse appliquée des
systèmes (IIASA) de Laxenburg, dans a banlieue de Vienne. Les
lecteurs de formation scientifique pourront se procurer, sur demande
auprès de l'IIASA, une trentaine de rapports sur tous les aspects de
notre entreprise. (Voir notre bibliographie, où des centaines de réfé-
rences et de sources dont nous ne faisons pas état dans le présent
rapport sont également citées.)
Pour notre rapport général au Club de Rome, tel que nous le pré-
sentons ici, nous avons usé d'un langage que nous espérons accessible
à tous, bien que nous nous soyons efforcés d'y conserver la rigueur et
la précision de notre approche scientifique.
Nous ne comptons nullement arrêter nos travaux, qui viennent au
premier rang des activités actuelles du Club de Rome, à la publication
de ce rapport, ni à celle des rapports scientifiques et techniques que
nous avons annoncée plus haut. Mais les conclusions et les vues
générales auxquelles nous ont conduits ces trois premières années de
recherches intenses et passionnantes sur notre modèle, traitant des
problèmes brûlants de notre temps, nous semblent justifier amplement
leur publication : elles nous obligent à alerter le public sur ces problè-
mes qui nous concernent tous. Nous ne pourrions y surseoir sans
manquer à l'un de nos principes fondamentaux, et sans répéter l'erreur
fatale qui est trop souvent commise dans les prises de décision :
remettre à plus tard l'action constructive, au lieu d'anticiper sur les
crises à venir.
Nous contestons énergiquement l'idée, d'un usage si courant, que
des hommes de science ne devraient pas publier leurs conclusions ou
leurs recommandations sur des problèmes qui présentent une part
d'incertitude et ne se prêtent pas à la procédure scientifique de la
« vérification ». On aboutirait ainsi à exclure les hommes de science de
tout examen et de toute discussion sur les problèmes à long terme de
l'humanité, où l'on ne peut espérel atteindre un tel degré de certitude.
Ils seraient alors indûment pénalisés, et devraient abandonner la
tribune des débats publics à ceux dont l'information sur le cours du
monde à venir ést plus insuffisante encore. Nous ne récusons pas pour
autant l'intuition, l'expérience et la sagesse des non-scientifiques.
Nous espérons au contraire, en exposant sans détour nos vues sur
21
Stratégie pour demain
le monde, susciter une discussion et des échanges fructueux avec tous
ceux qui ont à prendre des décisions difficiles, dans la vie politique
et économique de chaque jour.
Dans ce sens, nous avons prévu toute une série de rencontres avec
d'éminents spécialistes et des hommes politiques dans différentes
parties du monde, ainsi qu'avec les membres et les invités du Club
de Rome qui se réuniront en assemblée plénière à Berlin, en automne
1974, sur le thème de l'écart entre le « Nord » et le « Sud ». En avril
de cette année s'est tenu au Centre d'études internationales Woodrow
Wilson de Washington un séminaire avec environ 70 participants de
notoriété internationale. Une rencontre doit prochainement avoir
lieu à l'Institut international de gestion de la technologie de Milan,
pour examiner les problèmes technologiques considérables qui vont
se poser pour de vastes régions en train de s'industrialiser, et qui ne le
feront pas nécessairement de la même manière que les régions déjà
développées.
Enfin, nous voudrions nous expliquer sur des omissions que l'on
ne manquera pas de relever dans notre rapport. Si nous y faisons à
peine état des problèmes politiques cruciaux que pose la polarisation
militaire et idéologique actuelle, ce n'est pas que nous méconnaissions
les formidables dangers qui en résultent pour la communauté mon-
diale. Il n'existe évidemment pas de moyen plus expéditif, pour détruire
l'humanité, qu'une guerre atomique entre les deux superpuissances
ou entre les blocs militaires qu'elles dominent. En dehors même de
cette éventualité, nous sommes convaincus que la course aux arme-
ments, qui se propose de maintenir l'équilibre de la puissance sur la
terre, y diminue chaque jour les chances d'autres équilibres qui ne
sont pas moins fragiles. Qu'il y ait des affrontements politiques et
idéologiques, nous le savons depuis longtemps. Ce qui est sans précé-
dent, ce sont les dimensions qu'ils prennent, en raison de la formi-
dable puissance économique des nations en cause, et en particulier
des progrès fantastiques de la technologie de la destruction. Il faut
par conséquent trouver le moyen de réduire les armements, afin
d'écarter la menace de cette épée de Damoclès qui pèse sur nos têtes
à tous.
Il est hors de doute que c'est là le préalable d'une paix durable;
mais en même temps, la survie de l'espèce humaine est d'année en
année plus menacée par un danger entièrement nouveau, et autrement
22
Introduction
subtil que celui d'un holocauste atomique : le noeuddes problèmes
planétaires - problèmes qui sont loin d'être uniquement d'ordre
matériel et qui s'aggravent à un rythme incroyable si on les considère
dans la perspective de l'histoire - ceux-là mêmes que le Club de
Rome a appelés la problématique mondiale1. Pour dire toute notre
pensée, l'existence même de notre espèce est en péril, si ce complexe
de problèmes reste sans solution. C'est pourquoi nous avons centré
notre étude sur une série de problèmes mondiaux critiques qu'il nous
faut maîtriser pour assurer la survie de l'humanité, ainsi qu'un épa-
nouissement durable, sur le plan matériel comme sur celui de l'esprit,
des communautés humaines dans toute leur variété. Enfin nous pen-
sons que, faute d'une solution positive des problèmes que nous exa-
minons dans ce livre, il n'est pas de désarmement matériel ou moral
qui soit possible, et que les extrêmes inégalités du monde actuel
risquent de le conduire au bord du gouffre,et à la destruction finale.
Nous adressons nos remerciementssincèresà tous nos collaborateurs
et à tous ceux que nous avons consultés, pour leur contribution sou-
vent décisiveà la recherchequi constitue l'ossature du présent rapport.
Quant au contenu : les auteurs en prennent l'entière responsabilité,
sachant bien que ceux qui les ont aidés ne partagent pas tous néces-
sairement leurs vues.

1. Enfrançaisdansle texte.
MIHAJLOMESAROVIC
EDUARD PESTEL
Ohioet Hanovre
Cleveland,
juin1974
Allemagne,
1

De la croissance indifférenciée,
à la croissance organique

« Le Monde a un cancer,et ce
cancer,c'est l'homme.» n. ORgGG

Tout à coup et l'on dirait presque, au regard de l'histoire, du jour


au lendemain, l'humanité se trouve confrontée à un tourbillon de
crises sans précédent : crises de la population, de l'environnement,
de l'alimentation mondiale, de l'énergie, des matières premières, pour
n'en citer que quelques-unes. De nouvelles crises apparaissent, alors
que les anciennes ne sont pas résolues. Leurs effets se font sentir en
tous les points de la Terre; ce sont en fait des crises globales, mon-
diales. Les tentatives de les régler séparément se sont avéréesillusoires,
car elles ne font que soulever d'autres problèmes. Il est impossible,
par exemple, de pallier le manque d'énergie ou de matières premières
par des mesures qui aggravent la situation de l'environnement. Les
vraies solutions ne peuvent évidemment qu'être interdépendantes;
dans leur ensemble, la multitude des crises constitue une crise-
syndrome globale, unique, du développement mondial.
L'intensité de cette crise et l'ambiguïté des mesures efficacessus-
ceptibles d'apporter une solution mettent en cause les prémisses
longtemps considéréescomme fondamentales du développementde la
société humaine. Bien que ces prémisses aient ouvert la voie, dans le
passé, au progrès de l'humanité, elles ont aussi, en définitive,conduit
à la situation présente. Ainsi, la société humaine semble se trouver à
un tournant décisif : est-il sage de continuer dans la même voie -
c'est-à-dire de suivre, dans l'avenir, les prémisses traditionnelles -
ou faut-il les remettre en cause et chercher de nouveaux chemins?
25
Stratégie pour demain
Il est certain qu'il faut rechercher une nouvelle direction et que dans
cette recherche les vieilles prémisses doivent être reconsidérées.
Considérons celle qui concerne le phénomène de la croissance. La
plupart des crises globales ont été attribuées à une croissance continue
et rapide. On a donc affirmé que celle-ci devait être bloquée - ou à
tout le moins délibérément freinée. Mais d'autre part, on a aussi
affirmé que la solution des crises mondiales ne pourrait être trouvée
que dans le cadre de la poursuite de la croissance. Les deux points
de vue demandent de sérieuses précisions et une définition explicite,
si l'on veut choisir en fonction d'arguments rationnels, et non idéolo-
giques ou passionnels. Il s'agit de savoir ce que l'on veut dire par
croissance, et dans quel sens elle est souhaitable ou non souhaitable.
En fin de compte, la croissance est un processus, et non pas un objet
comme une chaise ou une table. On ne peut s'en saisir matériellement
pour l'expliquer; il faut d'abord la définir.
Une bonne part de la confusion, dans le débat actuel sur la crois-
sance, est due au manque de clarté concernant l'objet même de la
discussion. Sur certains problèmes, il semble que tout le monde soit
d'accord. Peu de gens, par exemple, contestent que la population ne
peut s'accroître indéfiniment. On reconnaît qu'à un moment donné,
il faudra qu'elle s'arrête de croître. D'un autre côté, personne n'est
contre le développement de la santé publique, qui augmente la durée
de la vie et réduit le taux de mortalité. La question de la consommation
nous donne un autre exemple de la complexité du problème de la
croissance, et montre combien il est dangereux de fonder son opinion
sur des données abstraites. Il est bien connu que dans les régions
développées, industrialisées du monde, la consommation des biens
matériels a dépassé le niveau du gaspillage. Dans ces régions, il fau-
drait réduire maintenant l'utilisation des matières premières. Mais
dans d'autres régions du monde, il faudrait que la consommation de
certains biens essentiels augmente, dans les domaines alimentaire et
industriel. Dans les régions les moins développées, la survie même de
la population dépend de cette croissance. Il s'ensuit qu'avant de se
déclarer « pour » ou « contre » la croissance, il faut se demander en
quel lieu, dans quel sens, et aussi de quel processus de croissance il
s'agit.
Pour montrer la diversité et la richesse de la notion de croissance,
procédons par analogie. On distingue dans la nature deux types de
26
De la croissance indifférenciée à la croissance organique

croissance : la croissance indifférenciée et la croissance organique.


Dans le premier cas, la croissance est du type de la division cellulaire :
une cellule se divise en deux, les deux en quatre, les quatre en huit, etc.,
jusqu'à atteindre très rapidement des millions et des milliards de
cellules. Par exemple, si le temps de doublement est d'une heure,
une cellule en aura engendré près de 17 millions au bout de 24 heures,
et en deux jours, plus de 28 000 milliards. Dans la croissance indiffé-
renciée, toutes les nouvelles cellules sont la réplique de la première;
la croissance n'est que quantitative. Nous avons affaire à un accroisse-
ment purement exponentiel du nombre des cellules. La croissance
organique, par contre, implique une différenciation : divers groupes
de cellules commencent à différer par leur structure et leur fonction.
Les cellules deviennent spécifiques pour chaque organe en fonction
du développement de l'organisme; par exemple, les cellules du foie
se distinguent de celles du cerveau, celles du cerveau des cellules
osseuses, etc. Pendant et après cette différenciation, le nombre de
cellules reste susceptible d'accroissement, de même que la dimension
des organes - ou bien certains organes peuvent croître et d'autres
diminuer 1.
Dans le récent débat sur la crise du développement mondial, on a
toujours raisonné comme si la croissance appartenait nécessairement
au type indifférencié 2. Il n'y a cependant aucune raison de ne pas se
référer également à la croissance organique : en effet, notre analyse
des options dont dispose l'humanité pour résoudre le syndrome de crise
mondiale, telle que nous l'examinons dans ce livre, souligne l'impor-
tance cruciale de la notion de croissance organique pour le dévelop-
pement futur de l'humanité.
L'analogie entre la croissance organique d'un organisme et celle
du système mondial ne dépasse pas, bien entendu, les limites de toute
image. Elle a trait à la spécialisation des diverses parties d'un système
organique e.t à l'interdépendance fonctionnelle entre ses éléments

1. L'équilibreatteint dans la croissanceorganiqueest dynamique,et non sta-


tique. Il en est ainsi parce que dans un organismevivant parvenuà maturité, les
cellulessont constammentrenouvelées.Le corps humain,par exemple,renouvelle
entièrementl'ensemblede ses cellulesapproximativementtous les sept ans.
2. D. L. Meadowset al., TheLimitsto Growth,PotomacAssociates,Washington
D. C., 1972.Traduit en françaissous le titre, Halte à la croisscance?,
Fayard, Paris,
1972.
27
Stratégie pour demain
constituants, en ce sens qu'aucun de ceux-ci n'est isolé mais doit
remplir le rôle que lui a assigné l'évolution historique. Cependant
l'analogie montre clairement l'immensité du changement, quantitatif
et qualitatif, dont l'humanité a besoin pour reprendre sur de nouvelles
bases le cours du développement mondial global.
Dans le passé, la communauté mondiale n'a été qu'un rassemble-
ment de parties fondamentalement indépendantes. Dans de telles
conditions, chacune des parties pouvait croître, pour le meilleur ou
pour le pire, comme il lui plaisait.
Dans les nouvelles conditions caractérisées par le syndrome de
crises global, la communauté mondiale s'est transformée en un sys-
tème mondial, c'est-à-dire en un ensemble de parties fonctionnelle-
ment interdépendantes. Chaque partie - région ou groupe de
nations - apporte sa propre contribution au développement orga-
nique de l'humanité : ressources, technologie, puissance économique,
culture, etc. Dans un tel système, la croissance de chaque partie
dépend de la croissance ou de la non-croissance des autres. Il s'ensuit
que la croissance indésirable d'une partie menace non seulement
cette partie, mais l'ensemble. Si le système mondial pouvait s'engager
sur la voie de la croissance organique, cependant, les relations réci-
proques organiques serviraient d'agent modérateur de la croissance
indifférenciée dans l'ensemble du système
Si la notion de croissance se ramenait à la seule croissance indiffé-
renciée, alors il est indéniable que le processus de croissance - et
pratiquement tous les processus de croissance - devrait être bloqué.
Il n'est pas besoin d'une analyse compliquée pour parvenir à cette
conclusion : on voit facilement pourquoi. Si, par exemple, une éco-
nomie se développe à un rythme de 5 % par an, elle parviendrait à la
fin du siècle prochain à un niveau 500 fois (ou de 50 000 %) plus
élevé que son niveau actuel. Même si l'utilisation de certaines matières
premières devait décroître alors que se poursuivrait l'augmentation
de la production économique, les problèmes posés par la fourniture,
le traitement et la distribution de telles quantités de matériaux
seraient d'une ampleur efiarante. Les dirigeants d'entreprises basées
sur la croissance en sont eux-mêmes conscients. L'ancien président
du Conseil d'administration d'une grande banque américaine a écrit
récemment : « Il est devenu banal de parler de la crise de l'énergie
comme de la partie visible d'un iceberg, ce qu'elle est en effet. Mais

28
De la croissance indifférenciéeà la croissance organique
ceux qui utilisent ce cliché pensent généralementà la pénurie d'autres
matières (les plastiques, par exemple) car nous ne disposons pas de
moyens de fabrication suffisants pour faire face à une demande
mondiale qui monte en flèche. Or le vrai problème n'est pas là. La
vérité, c'est que l'ensemble de ces pénuries représente bien la partie
visible d'un iceberg, mais d'un iceberg bien plus formidable que nous
ne l'imaginons. Sous la surface des eaux où nous naviguons, il y a le
fait brutal que nous épuisons des ressources irremplaçables à un
rythme absolument insoutenable. Construire plus d'usines pour les
consommer plus vite n'est qu'un leurre. Ainsi la crise de l'énergie
n'est qu'une répétition générale. Il faudra bien qu'un jour nous
assistions au drame en direct, sur une scène bien plus vaste 1. » Ainsi
donc, la croissancepour la croissance ne peut plus continuer indéfi-
uniment.
Sur la base de cet irréfutable diagnostic, le remède semble être de
prescrire immédiatement une croissance zéro à l'échelle du monde
entier. Une telle prescription serait parfaitement indiquée si le monde
était une entité uniforme, mais il n'en est rien; ou bien si le monde
était appelé à se transformer en une entité uniforme, ce qui n'est ni
plausible ni souhaitable; ou encore si la croissance et le développe-
ment pouvaient se mesurer duela même façon dans le monde entier,
ce qui est impossible. En fait la croissance se produit dans les diffé-
rentes parties du monde selon des rythmes et des moyens variés.
Tandis que dans certaines régions du globe, la croissance indifféren-
ciée prolifère comme un véritable cancer, ailleurs, c'est l'absence
de croissance qui met en péril l'existence même de l'homme, par
suite notamment de l'insuffisancede la production alimentaire. C'est
ce mode de croissance déséquilibréeet indifférenciéequi est au coeur
des problèmes les plus graves qui menacent l'humanité - et la voie
qui mène à la solution est celle de la croissanceorganique.
Dans la nature, la croissance organique se déroule selon un « plan
directeur », un « programme », en fonction duquel la diversification
entre les cellules est déterminée par les exigencesdes divers organes.
La taille et la forme des organes et, par conséquent, leurs processus
de croissance sont déterminés par leurs fonctions, qui dépendent
elles-mêmesdes besoins de l'ensemble de l'organisme.

1. LosAngelesTimes,décembre1973.
29
NOTE SI

Croissance exponentielle. La crois-


sance exponentielle intervient dans
nombre de situations banales, par Fime e 1
.
exemple dans l'augmentation de
l'épargne avec un taux constant P
d'intérêt composé, ou dans l'accrois-
sement démographique, quand le
taux de natalité est supérieur au
taux de mortalité. Dans ce dernier
cas, la notion de « temps de double-
ment » est importante : il s'agit
du temps nécessaire pour que la
population double de taille. Par
exemple, avec un taux d'accroisse-
ment annuel de 7 %, le temps de
p
Po
doublement est d'environ 10 ans.
D'une manière générale, si le taux
constant d'augmentation annuel est
égal à g, le temps de doublement 0 Temps t
peut être raisonnablement estimé
à 70/g.

Croissance d'un chêne. Contraire-


ment aux mammifères, dont
arbres Figure 2
l'homme, les plantes et les
ont une croissance continue. Cepen-
dant, vers la fin de leur vie, leur m
taux de croissance diminue. Un
chêne pousse encore de 8 centi- 30 -
mètres par an après 150 ans d'exis-
tence. Au début, la croissance des
plantes est d'allure exponentielle,
comme celle de l'embryon humain.
15-
Mais, après avoir atteint un seuil
critique dans le volume de leur
masse, cette phase se termine et
on passe à un stade différent, celui
de la croissance organique « ralen-
tie ». 0 50 100 150Années

Un tel « plan directeur » n'existe pas dans les processus de crois-


sance et de développement du système mondial. Le plan directeur qui
règle la croissance d'un organisme s'est formé en fonction du proces-
sus de sélection naturelle; il est codé dans les gènes et il est fourni
dès le départ à l'organisme en croissance, de sorte qu'il détermine

30
le développement de cet organisme; le plan et l'organisme sont
inséparables. Mais la croissance organique de l'humanité n'est pas
inhérente au développement mondial actuel. Rien n'indique que les
tendances actuelles du développement assureront la transition de la
croissance indifférenciéeà la croissance organique. On ne peut affir-
31
Stratégie pour demain
mer non plus qu'un tel plan nous sera dicté de l'extérieur par un
deus ex machina. Il ne peut émerger que de l'intérieur du système
mondial, en fonction des choix que feront les hommes qui le consti-
tuent. Dans ce sens les choix offerts à l'humanité recèlent le germe
d'une croissance organique. à'est pourquoi 1'1humanité se trouve à
un tournant décisif de son histoire : continuer sur la voie cancéreuse
de la croissance indifférenciée, ou choisir celle de la croissance orga-
nique.
Le passage de l'une à l'autre mènera à la création d'une nouvelle
humanité, qui en est au stade prénatal de son développement. Il
dépend de nous qu'elle annonce une aurore et non le déclin du soir,
le commencement et non la fin. L'humanité aura-t-elle la sagesse et
la volonté de forger la stratégie nécessaire pour assurer cette transi-
tion ? Les précédents historiques ne paraissent guère encourageants
- à moins que la transition ne soit imposée par la nécessité. Et c'est ici
que les crises actuelles et futures - de l'énergie, des denrées alimen-
taires, des matières premières, etc. - peuvent jouer le rôle de détec-
teurs d'erreur, de catalyseurs du changement, et finalement se révéler
bénéfiques. Les solutions à ces crises détermineront sur laquelle des
deux voies l'humanité a choisi de s'engager.
2

Nature des crises globales

Les crises ne sont pas un phénomène nouveau. A toutes les époques,


l'humanité en a connu, et l'histoire montre que tôt ou tard, l'homme
a toujours été capable de les surmonter. Il semble que toutes les crises
des temps modernes aient été résolues à temps pour empêcher que
soit mise en cause la marche triomphale vers le progrès.
Y a-t-il des raisons de penser qu'à notre époque, les crises ne seront
pas résolues aussi facilement que dans le passé? Y a-t-il des raisons
de craindre que nous ne puissions dans l'avenir en venir à bout par
les méthodes habituelles, et à temps?
La réponse à ces questions est oui. De nombreux faits indiquent
que les problèmes de notre temps ne trouveront pas de solutions de
routine. Tout d'abord, les nombreuses crises actuelles se produisent
simultanément, et sont en étroite interdépendance. Nous ne pouvons
nous payer le luxe de les aborder l'une après l'autre. De plus, elles
se distinguent de la plupart de celles du passé par leur échelle et par
leur aspect global. Mais ce qui les singularise le plus, c'ést la nature
de leurs causes. Dans le passé, les crises importantes avaient des
origines négatives : elles étaient provoquées par les ambitions néfastes
d'hommes d'État agressifs, ou par des désastres et des fléaux naturels
tels que peste, inondations, tremblements de terre, etc. Au contraire,
la plupart des crises présentes ont des origines positives : elles résultent
d'actions qui, à l'origine, furent le fruit des meilleures intentions des
hommes. N'était-ce pas se proposer une noble fin que de soulager
l'effort humain en exploitant les sources d'énergie de la nature; de
renforcer la société - famille, communauté ou nation - par une
augmentation de la natalité; de diminuer la souffrance et de prolonger
la durée de la vie en luttant contre la maladie, ce dont personne ne

33
Stratégie pour demain
contestait l'utilité? Et pourtant le résultat fut d'accroître substantielle-
.. ment le chiffre de là population. Avec de vastes projets de construc-
tion, tels que routes, barrages et canaux, techniques agricoles et fores-
tières, chasse et élevage des animaux, entreprises minières et indus-
trielles - autrement dit en imposant pour le bien commun la volonté
de l'homme à l'environnement naturel - nous nous figurions « domp-
ter » la nature. Il apparaît aujourd'hui que ces valeurs mêmes, bien
ancrées dans les sociétés humaines quelles que soient leurs religions
ou leurs idéologies, sont en définitive responsables de la plupart
de nos malheurs. Faudra-t-il remettre ces valeurs en question et les
transformer, si l'on veut éviter les crises à venir? Faudra-t-il consi-
dérer comme « mal » ce qui traditionnellement était considéré comme
« bien »? Sera-t-il nécessaire d'abandonner les valeurs qui, jusqu'ici,
ont si bien servi l'homme, comme le prouve son continuel progrès?
Au cours des trois derniers siècles, le progrès humain s'est iden-
tifié aux victoires de l'homme sur la nature. Nos succès ont été d'une
telle portée que la suprématie de l'homme sur la nature a été tenue
pour acquise : la nature n'avait pas encore été vaincue, mais il parais-
sait assuré qu'elle battait en retraite sans recours. Là où elle tenait
encore bon, l'homme considérait que pour emporter ses dernières
positions, ce n'était qu'une question de temps. La « guerre du cancer »,
par exemple, n'a pas été véritablement déclenchée comme une guerre,
car une guerre est une entreprise où il est possible de perdre, mais
comme une expédition pour écraser les restes d'un ennemi suscep-
tible de tenir encore quelque temps, mais dont la défaite finale ne
pouvait faire aucun doute. Or, dans les crises actuelles, la nature
surgit à nouveau comme l'adversaire - un adversaire qui n'est
nullement battu et qui, sous bien des rapports, est plus insaisissable
et plus formidable qu'on ne l'a jamais imaginé.
Prenons, par exemple, notre attitude envers les ressources natu-
relles. Dans notre quête effrénée de croissance économique et maté-
rielle, nous avons compté sur des réserves pratiquement inépuisables
de ressources naturelles : nourriture, énergie, matières premières, etc.
Mais nous avons maintenant découvert que ces ressources essentielles
ne sont pas inépuisables du tout. Même si nous admettons que des
produits de remplacement pourront compenser la raréfaction des
ressources actuellement essentielles, nous ne pouvons en aucune façon
être assurés que nous disposerons de ces produits en temps utile et

34
Nature des crises globales
en quantités suffisante. Étant donné cette incertitude, rien ne nous
garantit que le progrès se poursuivra sans cesse. Et comme les sys-
tèmes qui régissent le cours de la société humaine sont complexes,
toute interruption ne peut qu'avoir des conséquencesgraves, peut-être
désastreuses.
En fait, la dépendance de l'homme vis-à-vis de la Nature va très
loin; l'usage et le gaspillage des ressources n'est qu'une partie du
tableau. A mesure que l'homme devenait la force dominante dans
la détermination des systèmes de vie sur la Terre, son ascension
s'accompagnait d'une réduction de la diversité biologique de la
Nature. Les espèces que l'on ne considérait pas comme étant au
service de l'homme furent systématiquement décimées ou éliminées.
Si cette tendance se poursuit, la Terre n'abritera bientôt plus qu'un
nombre restreint d'espèces. Nous comprenons aujourd'hui, bien
mieux que nos ancêtres, que l'existence de toute vie sur la Terre
- y compris la nôtre - dépend de la stabilité du systèmeécologique.
Avec une moindre diversité d'espèces, la Terre ne posséderait
peut-être plus la stabilité nécessaire à l'adaptation et à la survie.
Et si notre écosystèmes'effondre - même temporairement - l'effet
sur l'humanité peut se révéler désastreux. N'est-il pas significatif
qu'à l'ère technologique, les plus graves menaces que la nature fasse
peser sur le bien-être de l'humanité ne proviennent pas de sa puis-
sance de destruction - tremblementsde terre, tornades et ouragans -
mais de la fragilité de la trame de nos jours, de la ténuité des éche-
veaux qui lient les espèces les unes aux autres, et en particulier des
liens dynamiques qui unissent si intimement monde vivant et matière
inanimée dans les mécanismesde la vie?
Lorsque l'homme impose à la nature sa propre volonté, il intervient
dans le cours de la sélection naturelle : les conséquences en sont
imprévisibles.Dans sa recherche d'avantages à court terme, l'homme
introduit dans l'écosystème un grand nombre de nouveaux produits
chimiques qui n'ont pas été mis à l'épreuve du temps, et qui peuvent
avoir de graves et vastes implications biologiques. D'innombrables
organismes vivants, y compris l'homme lui-même, risquent d'en
être affectés. Dans l'intérêt de son confort immédiat et au nom du
progrès, l'homme peut ainsi dégrader pour l'avenir la qualité de sa
propre espèce.
Le fossé grandissant entre l'homme et la nature - son isolement
35
Stratégie pour demain
physique de la nature et son aliénation en esprit - est la conséquence
logique du progrès; car le progrès dans le développement mondial
a mené de plus en plus à un processus de croissance indifférenciée,
l'erreur étant de croire que le système sur lequel repose la nature est
en tous points inépuisable. Mais les crises modernes sont le résultat
de l'action de l'homme, et elles se distinguent des précédentes en
ceci que l'on peut y faire face. Les choix sont compliqués, mais ils
existent. Évidemment nous ne pouvons mettre de l'ordre en arrêtant
toute la machinerie (car cela créerait immédiatement d'autres sortes
de crises), mais le fait est que l'homme moderne, à tout le moins,
dispose de cette option et de cette technique. Les hommes du Moyen
Age restaient impuissants devant les ravages de la peste; ils ne pou-
vaient venir à bout des rats porteurs de la maladie.
Les crises actuelles sont bien autre chose qu'un banc d'essai pour
celles de l'avenir; ce sont les plus graves que l'humanité ait jamais
connues. Mais en résolvant les crises qui nous assaillent déjà, nous
avons la possibilité d'établir pour le présent et pour les générations
à venir des rapports acceptables entre l'homme et la nature.
Pour trouver des solutions efficace aux crises actuelles, il faut
comprendre leur origine et leur nature, leurs connexions et leurs
interactions. Nous nous proposons ici d'aborder les crises d'une
manière précise et réaliste, hors de toute abstraction; sinon notre
analyse ne serait qu'un exerciced'école de plus, et il y en a déjà bien
assez. Nous donnerons les résultats de rios analyses pour quelques-
uns des problèmes spécifiquesque nous avons étudiés en détail, en
nous posant chaque fois les questions suivantes :
1. Les crises - énergie, nourriture, matières premières, etc. -
sont-elles permanentes, ou bien sont-elles des erreurs de parcours
où l'insouciance et la négligence ont leur part?
2. Les crises peuvent-ellesêtre résolues dans un cadre local, natio-
nal, ou bien n'existe-t-il de solutions vraiment durables que dans un
cadre global?
3. Peuvent-elles être surmontées par les mesures traditionnelles
qui ont toujours été limitéesà un aspect isolé du développementsocial,
comme la technologie, l'économie, la politique, etc., ou faut-il adop-
ter une stratégie de plus grande portée, englobant tous les aspects de
la vie sociale?
4. Quel est le degré d'urgence de la résolution des crises? Un
36
1 Nature des crises globales
délai permettrait-il de gagner du temps et de rendre moins doulou-
reuse la mise en oeuvredes mesures nécessaires? Ou bien accroîtrait-
il les difficultés?
5. Peut-on résoudre les crises totales par la coopération, sans sacri-
fices injustifiéspour l'un ou l'autre des partenaires du système mon-
dial ? Ou y a-t-il un danger que certains puissent s'assurer un avan-
tage durable en recherchant l'affrontement avec leurs partenaires
dans le contexte global?
Lorsque l'on étudie des questions de cette nature, il est indispen-
sable de se fixer un horizon dans le temps. La plupart des prétendues
« vues à long terme » ne vont pas au-delà de l'an 2000. Si la situation
paraît devoir être acceptable à ce moment-là, on affirme que tout va
bien. Il est vrai que plus on cherche à voir loin dans l'avenir, plus le
degré d'incertitude augmente. Mais, comme ce rapport le démontrera
maintes fois, la dynamique du système mondial exige une vingtaine
d'années ou plus pour révéler pleinement et mesurer avec précision
les effets du changement. De plus, les délais nécessaires à la mise en
ouvre des décisions peuvent être considérables. De la décision à
la mise en service, il faut de cinq à dix années pour construire une
centrale d'énergie. Encore ce délai n'est-il requis que par des exigences
administratives et technologiques; il faut bien plus de temps encore
si des changements sont nécessaires dans le comportement humain
ou le système social. Étant donné ces délais, une perspective de
25 ans ne peut refléter avec précision la dynamique du système : on
ne peut, sur une période aussi « brève », évaluer les tendances impor-
tantes et fondamentales. Ce qui, après 20 ans, peut apparaître comme
un léger écart, risque fort de devenir au bout de 40 ans une divagation
redoutable, lorsque le phénomène aura été soumis au plein impact
de la dynamique du système.On trouvera au chapitre 9, dans l'analyse
de l'offre et de la demande de produits alimentaires, un exemple de la
mise en ceuvre de cette dynamique. Vers l'an 2000, dans l'Asie du
Sud, la demande de nourriture dépassera l'offre d'environ 30 % - un
écart alarmant mais qu'il est possible de réduire. Il pourrait être
ramené à 10 % par une planification entreprise dès maintenant. Mais
si les mêmes perspectives s'étendent à 25 années de plus, le déficit
risque de dépasser 100 % - déséquilibre de toute évidence catas-
trophique.
Dans ce livre, les analyses sont projetées sur une période de 50 ans.
37
Stratégie pour demain
Si, au cours du prochain demi-siècle, s'établit un système mondial viable,
on aura défini pour les générations suivantes un modèle de croissance.
Mais, en l'absence d'un tel système, les projections pour les décennies
à venir risquent de n'être qu'un exercice d'école.
3

Naissance d'un ' système


du monde

Dans le cours de l'histoire, le passage de la croissance indifférenciée


à la croissance organique aurait été une question de choix et de bonne
volonté plutôt qu'une nécessité si le monde n'en était pas arrivé au
point 'où, d'un bout à l'autre de la terre, les nations et les régions
font plus que de s'influencer : elles dépendent les unes des autres.
Dans ce sens, nous ne sommes plus seulement en présence de liens
politiques, idéologiques, économiques traditionnels; voici qu'appa-
raissent des problèmes globaux inédits et caractéristiques de notre
temps, tels que la situation de dépendance à l'égard d'un fonds
commun de matières premières où se trouvent placées toutes les
nations, les difhcultés d'approvisionnement en énergie et en nourri-
ture, la terre, la mer et l'air que nous reconnaissons tous comme notre
environnement. La communauté mondiale apparaît comme un
« système »; nous entendons par là un assemblage d'éléments inter-
dépendants et non point une simple juxtaposition d'entités disposant
d'une large indépendance, comme ce fut le cas dans le passé. Il
s'ensuit, comme l'actualité ne cesse de nous le prouver, qu'une rup-
ture d'équilibre dans n'importe quel lieu du globe a vite fait de se
propager dans le monde entier.
L'hiver 1971-72, avec ses longues périodes de basse température
et ses vents glacés qui balayèrent toute l'Europe de l'Est, détruisit
un bon tiers de la récolte de blé d'hiver en Russie. Or la bureaucratie
d'État resta sans réaction et l'allocation des surfaces ensemencées
pour le printemps ne fut .pas changée. La consommation de blé par
habitant étant assez élevée dans cette région (trois fois plus qu'en
Amérique du Nord), il était urgent de combler le déficit. Au mois de
39
Stratégie pour demain

juillet 1972, le gouvernement des États-Unis accorda un crédit de


750 millions de dollars à l'Union soviétique pour des livraisons de
blé échelonnées sur trois ans. Or la valeur d'achat se trouva presque
doublée avant même que les livraisons ne fussent commencées, en
raison de la hausse des prix alimentaires dans le monde entier. Le
prix du blé doubla en Amérique du Nord - qui avait été jusque-là
le grenier du monde pour l'approvisionnement bon marché - et la
population manifesta son mécontentement d'avoir à faire les frais
d'une transaction à laquelle elle n'avait eu aucune part.
Mais il y eut bien pire cette année-là. Dans le sous-continent indien,
la mousson tardive ravagea les récoltes, avec des conséquences désas-
treuses pour le ravitaillement, survenant peu après la fin d'une guerre
atroce. Il n'y avait plus de blé à trouver nulle part, car presque toutes
les réserves mondiales avaient déjà été vendues. Pour comble de
malchance, la sécheresse s'abattit sur la Chine et l'Afrique. Tandis
que la Chine achetait tout ce qu'elle pouvait trouver sur le marché,
des centaines de milliers d'Africains étaient réduits à la famine.
Quelques années auparavant, face à une situation analogue, l'Amé-
rique du Nord avait envoyé en hâte des millions de tonnes de blé
pour parer au désastre; mais cette fois, elle ne put disposer que de
200 000 tonnes.
Ce que les événements nous enseignent avant tout, c'est la force
qu'ont acquise les liens d'interdépendance entre les nations. Une négli-
gence bureaucratique dans une région - qui ne tenait peut-être
qu'à la décision d'un seul individu de ne pas augmenter la surface
d'ensemencement du blé de printemps - s'est soldée dans une autre
partie du monde par des grèves de ménagères contre la hausse en
flèche des prix alimentaires, et dans une autre encore par d'affreuses
souffrances. Si telle est la situation d'interdépendance dans le monde
- et elle ne peut manquer de s'accuser encore - peut-on continuer
à prendre isolément des décisions d'ordre régional, sans le moindre
souci de leurs répercussions sur d'autres parties du système mondial?
Il faut cesser de considérer le monde comme une juxtaposition de
quelque 150 nations, et comme un assemblage de blocs politiques et
économiques : il s'agit désormais de tout un ensemble de nations et
de régions réunies par leurs interdépendances en un système mondial.
Mais une telle interdépendance ne constitue pas la seule nouveauté,
dans les traits du système mondial qui se dessine. Voici qu'apparait

40
Naissance d'un système du monde
une autre transformation tout aussi fondamentale, quoique plus
subtile. En des temps de moindre complexité, les différents aspects
de la vie personnelle, sociale, économique et politique, ainsi que
leurs effetssur le développementtechnique et l'environnement naturel,
pouvaient être considérés isolément. Or à présent, dans bien des
cas, ils sont interdépendants : la recherche d'une résolution de nos
crises en est rendue d'autant plus délicate. Physique, chimie, biologie,
technologie, économie, sciences sociales et politiques, philosophie,
morale et idéologie : l'homme avait cultivé ces disciplines tradition-
nelles pour étudier ce qui lui apparaissait comme des aspects distincts
de la réalité; et c'est à elles qu'il s'adressait, à leur expérienceet à leur
compétence, pour résoudre ses difficultés.Or les problèmes de notre
temps relèvent de disciplinesmultiples, sinon de toutes. Par exemple,
la solution de la crise dans l'alimentation mondiale intéresse non
seulement l'agriculture et l'économie, mais l'écologie, les sciences
physiques et sociales, et bien d'autres encore. Des problèmes comme
ceux de la fertilisation du sol, de l'augmentation de la surface des
terres arables, de la réforme agraire, de l'organisation de l'agricul-
ture, sont tous en train de devenir critiques.
La croissance démographique est également en cause, puisqu'en
matière d'alimentation, il ne s'agit pas de produire pour produire,
mais de produire assez pour répondre aux besoins de la population
existante. On s'apercevra alors que la disponibilité de nourriture
dans une partie du globe, et le besoin désespéré qui s'en fait sentir
ailleurs, créent une situation politique nouvelle; dans les régions du
monde pressées par le besoin, les gens dépendront jusque dans leur
vie quotidienne de décisions qui seront prises ailleurs, et il en sera
ainsi pendant très longtemps, et peut-être indéfiniment. Dans ces
conditions, les attitudes et les valeurs fondamentales de chacun pèse-
ront à leur tour dans la balance, pour décider des arbitrages nécessaires
et des sacrificesqui devront être consentis.
Bref, la naissance de ce système du monde exige que nous prenions
une vue d'ensemble, « holistique », du développement du monde à
venir : il n'est rien qui n'y apparaisse comme dépendant de tout
le reste. C'est ce qu'on entend également par « l'approche systé-
mique », qui consiste à considérer ensemble la totalité des aspects
d'une situation, au lieu d'en isoler une seule donnée ou une séquence
de données, comme le fait l'approche analytique qui était jusqu'ici
41
Stratégie pour demain
de rigueur dans toute enquête scientifique. Comme le dit le biologiste
Garett Hardin : « On ne peut rien faire sans mettre en branle tout le
reste. » Un bon exemple nous en est donné par la pollution que nous
valent les moyens de lutte contre la pollution. Tout a commencé
avec l'explosion industrielle de la côte orientale des États-Unis, et de
l'Europe occidentale. Des régiments entiers de cheminées y crachaient
leur fumée, et l'atmosphère devenant irrespirable, des moyens de
purification de l'air furent massivement installés, lesquels se montrè-
rent très efficaces contre la pollution due aux fumées. Malheureu-
sement les gaz de celles-ci, en remontant dans les cheminées, n'éva-
cuaient pas les particules solides, en sorte que les divers oxydes d'azote
et dioxydes de soufre pouvaient se combiner librement avec l'eau de
l'atmosphère pour former de l'acide d'azote et de soufre : la présence
de particules solides dans les gaz les en eflt empêché. C'est ainsi que
dans cette atmosphère que l'on croyait purifiée, la pluie a pu asperger
d'acides les maisons et les récoltes : on a cité des cas où la pluie est
aussi acide que du jus de citron non mélangé, soit mille fois le niveau
normal.
D'autres crises actuelles, avec leurs incidences de toutes sortes,
témoignent également de la naissance d'un système du monde global
et de plus en plus complexe. Examinons par exemple celle de l'énergie.
Quand la crise du pétrole éclata, en octobre 1973, on ne pensa d'abord
qu'à obtenir la reprise des livraisons pour faire face à toutes les
demandes qui pourraient se présenter. Or ce n'était pas là le vrai
problème, que nous commençons seulement à découvrir : la combi-
naison de l'accroissement continu de la consommation, et de la
hausse du prix du pétrole, aboutit à un transfert massif de richesses
et de puissance économique. L'Iran s'est déjà pratiquement assuré
le contrôle de Krupp - Seuron de la métallurgie et de l'ingénieurie
allemandes. L'excédent de revenus dont disposeront chaque année
les pays exportateurs de pétrole se montera globalement à 60 mil-
liards de dollars, soit environ les deux tiers de tous les investissements
à l'étranger réalisés par les sociétés américaines jusqu'à ce jour.
Avec leurs surplus d'une seule année, ils pourraient prendre le contrôle
d'un nombre stupéfiant d'entreprises du Monde développé de l'Ouest,
y compris des géants américains tels que l'American Telephone and
Telegraph, Dow Chemical, General Motors, IBM, ITT, U.S. Steel
et Xerox. Et que pourraient-ils acquérir en 10 ans? La totalité des
42
Naissance d'un système du monde
réserves monétaires mondiales s'élève à environ 186 milliards de
dollars - or les pays exportateurs de pétrole accumuleront 500 mil-
liards de dollars en moins de 10 ans : assez pour acheter la totalité
de la production économique du Japon voici quelques années.
Or le Monde développé ne peut envisager d'intervenir dans ce qui
se présente comme un transfert de puissance économique, en raison
de son pressant besoin à la fois de pétrole et de capitaux; le gigantisme
croissant des complexes industriels, en particulier dans les secteurs
qui touchent à l'énergie, aggrave la charge des programmes d'inves-
tissement pour les sociétés privées. Dans le seul mois de mai 1974,
deux des principales compagnies américaines, Edison - New York
et Edison - Detroit, ont annoncé qu'elles renonçaient à leurs
projets de construction de centrales d'énergie nucléaire. Le coût d'une
telle centrale est estimé à près d'un milliard et demi de dollars. Avec les
taux d'intérêt élevés qui s'imposent pour maîtriser l'inflation, et les
incertitudes actuelles de la conjoncture économique, des programmes
d'investissement à long terme atteignant des milliards de dollars ne
sont plus à la portée de nombreuses sociétés.Il y a bien des solutions
de rechange, telles que des programmes d'investissement gouverne-
mentaux - mais ils supposent une aggravation de la fiscalité; ou
l'appel à des capitaux étrangers - mais il suppose le retour à un cli-
mat de confiance. Ce qu'il faut retenir avant tout de cet exemple
d'interdépendance, ç'est qu'aucune des parties en présence, qu'il
s'agisse des pays exportateurs ou importateurs de pétrole, ne peut
organiser de développement à long terme sans tenir compte du déve-
loppement d'autres régions, et finalement du globe entier.
L'interdépendance globale se manifeste également dans le cas
d'autres matières premières. Les producteurs et les utilisateurs de
celles-cisemblent se préparer à un affrôntement général, alors que se
multiplient les signes d'une interdépendance de plus en plus étroite
entre les deux parties. En l'an 2000 les États-Unis, qui jusqu'aux
années 1940n'étaient pas importateurs de matières premières, dépen-
dront de l'importation à concurrence d'environ 80 % pour tous leurs
métaux ferreux, et de 70 % pour tous leurs métaux non ferreux.
En automne 1973,le Maroc a triplé le prix des phosphates à l'expor-
tation, et à la fin du printemps 1974,la Jamaïque a septuplé ses taxes
à l'exportation sur la bauxite. Ils ne cherchaient d'ailleurs pas à
nuire à l'économie des pays importateurs, mais à compenser le déficit
43
Stratégie pour demain
de leur balance des comptes imputable à l'augmentation des pnx
du pétrole et des denrées alimentaires.
On aperçoit mieux encore la naissance du systèmemondial dans sa
réalité et son effet d'intégration de tous les aspects du développement
en se plaçant du point de vue du Monde le moins développé.La note
à payer pour l'importation du pétrole par les pays en développement
atteindra 17 milliards de dollars en 1974,contre 2 milliards seulement
voici quelques années. Une telle hémorragie de devises étrangères
diminuera le total de leurs importations de 20 % : ils devront faire
des coupes sombres dans leurs importations des biens d'équipement
nécessaires pour leur industrie, et seront touchés au point le plus
sensible, puisqu'ils verront reculer le moment d'atteindre leur
objectif numéro un : celui du décollage de leur économie. A la
différencedu Monde développé, les pays en développement utilisent
le pétrole importé non point pour le transport individuel ou le
chauffage domestique, mais principalement pour l'agriculture
- mécanisation et production des engrais - et pour l'industrie.
Alors que la pénurie de pétrole n'apporte guère qu'une gêne aux
sociétés d'abondance, elle signifie pour les pays sous-développés
une réduction directe et immédiate de leur production industrielle
et de leur ravitaillement. En 1973, le déficit de pétrole a déjà fait
baisser de 200 000 tonnes la production d'engrais de l'Asie du Sud,
et pour les trois années à venir, la limitation des livraisons de pétrole
réduira probablement d'un demi-million de tonnes les engrais dis-
ponibles pour cette région. Il en résulterait, pour la production cor-
respondante de nourriture, un déficit de 10 millions de tonnes de
céréales, alors que la demande se sera accrue de 3 millions de tonnes.
Avec 45 litres d'essence, qui constituent la consommation mensuelle
moyenne d'un Occidentalpour ses loisirs, on peut produire la nourri-
ture nécessairepour permettre à un adulte de survivre.Dans le contexte
mondial d'une crise d'approvisionnement du pétrole, si on augmente
la consommation, on diminue d'autant la production de nourriture.
Certes, ces arbitrages se situent à l'échelle globale et non locale. Mais
peut-on vraiment l'oublier, quand on prend sa voiture pour le
week-end? Les crises de l'énergie et de l'alimentation, la croissance
de la population et les tendances de la conjoncture économique sont
de plus en plus étroitement imbriquées.
Or voici qu'à cette complexitéprodigieusementaccrue du système
48
Naissance d'un système du monde
mondial en train de naître vient encore s'ajouter une nouvelle compli-
cation qui rend de plus en plus difficilela recherche d'une solution
aux différents problèmes globaux : il nous faut prendre en compte
des perspectives bien plus lointaines dans le temps, et calculer 20, 30
ou même 50 ans à l'avance, au lieu de 1, 2 ou 5 ans comme
c'était le cas dans le passé. D'où la nécessité d'intervenir bien avant
que la crise n'ait mûri, pour amortir efficacement sa puissance
d'impact.
., Dans l'histoire telle que nous l'avons connue, les situations de crise
se présentaient autrement. Tout d'abord, le système du monde offrait
si peu de cohésion que des solutions locales étaient toujours possibles,
qu'elles fussent nationales ou régionales. Ensuite, en cas de difficulté
majeure, on disposait du temps nécessaire pour la résoudre, tant les
choses évoluaient lentement 1.Même s'il fallait 10, 20 ou 30 ans pour
que la solution prît effet, le problème n'avait pas sensiblementchangé
de nature ou d'envergure dans l'intervalle, et des mesures prises des
années auparavant conservaient leur valeur. Par exemple, lorsqu'au
début du xixe siècle, la population se mit à accélérer sa croissance en
Europe, Malthus évoqua le spectre de la famine; mais on disposait
alors, grâce aux engrais, d'une marge d'augmentation suffisante de
la production agricole pour enrayer la crise avant qu'il n'y eùt de
véritable pénurie.
Or aujourd'hui, les montres tournent plus vite. Ce qu'on a appris
à l'école, à l'université ou dans la pratique quotidienne, se trouve
vite dépassé. Dans notre situation de croissance exponentielle, les
changementsinterviennentbeaucoup plus rapidement que ceux d'égale
importance dans le passé. Si, par exemple, la production économique
s'accroît de 3,3 % chaque année, il y aura autant de changement dans
les 16 années à venir qu'il s'en est produit dans les 40 années passées.
Ainsi, on comprend mieux pourquoi les décideurs politiques et éco-

1. Nousproduisonsactuellement de tellesquantitésd'énergiequ'il est maté-


riellementimpossiblede réorganiserl'approvisionnement en quelquesannées,
ou mêmeenquelquesdécennies. Avecletauxd'accroissement actueldela consom-
mationd'énergie,mêmel'installationmensuelle,d'ici à la fin du siècle,d'une
centralenucléairede 1000MW(e)- capablede fournirdu courantélectrique
à unevilled'un milliond'habitants- laisserait lesÉtats-Unisdansl'obligation,
versl'an 2000,de recouriraux carburantsfossilespour couvrirles 2/3 de leurs
besoinsd'énergieprimaire.
49
Stratégie pour demain

nomiques ont constamment sous-estimé les changements à venir 1 :


ils se sont trop souvent avancés vers le futur, les yeux tournés vers le
passé. Le fait est que nous vivons dans un monde d'un dynamisme
intense où il faut prévoir des dizaines d'années à l'avance pour toute
prise de décision sur des problèmes vitaux. Il ne peut manquer d'en
résulter, pour le moins, des remaniements, dans un système politique
fondé sur un cycle électoral de quelques années.
De nos jours, toute pointe vers la naissance d'un système du monde
au sens le plus large du terme, et dès maintenant, toute action mettant
en jeu des intérêts vitaux où que ce soit dans le monde doit être menée
dans un contexte global, en tenant pleinement compte de ses aspects
multidisciplinaires. En outre, étant donné la dynamique croissante
du système du monde et l'ampleur des changements présents et à venir,
toute action de ce genre doit prendre en considération le futur, car il
faut anticiper sur les développements à venir de tous les domaines en
situation de crise, afin qu'il y soit porté remède avant que ces crises
n'aient atteint leur paroxysme.

1. Avecun taux de croissanceannuellede 3,3 %, le changementdes 40 années


1 venir sera cinq fois plus important que celui des 40 dernièresann6es,dans les
memesconditionsde croissanceannuelle.
4

Modèle à plusieurs niveaux


du système mondial

L'analyse de l'évolution future du système mondial - et en fait,


de tout système - présente, en principe, des aspects objectifs et des
aspects subjectifs. Les aspects objectifs sont basés sur les rapports
décrivant le fonctionnement du système, rapports établis tant au
moyen de l'expérience et de l'analyse scientifique que de faits et de
données mesurés ou observés dans le passé. Pour un système écono-
mique, par exemple, nous savons qu'un accroissement des investis-
sements augmentera les réserves de capitaux, ce qui, dans des condi-
tions économiques normales, mènera à une augmentation de la pro-
duction économique; de même une augmentation du taux de natalité,
si elle ne s'accompagne pas d'une augmentation du taux de mortalité,
amènera un accroissement de la taille de la population. Les aspects
subjectifs sont liés à l'incertitude de toute exploration du futur, les
choix des gens sur le plan social ou individuel ne pouvant être prévus
avec précision.
Les aspects objectifs du développement mondial sont représentés
par un modèle, en l'occurrence par un modèle d'ordinateur. Par
modèle, nous entendons simplement un ensemble systématique et
cohérent de descriptions des rapports les plus significatifs. Le modèle
représente une image des aspects importants de la réalité telle que
nous la percevons. A chaque instant, tout le monde utilise des modèles
de ce genre dans toutes sortes de situations où il faut faire un choix
ou prendre une décision. Quelqu'un, par exemple, a prévu de se
rendre en avion de Cleveland à Hanovre. Le matin, en regardant
par la fenêtre, il s'aperçoit que la ville baigne dans un épais brouillard.
Son image mentale, basée sur sa propre expérience et sur ce qu'il a
53
Stratégie pour demain
entendu dire sur le rapport entre le brouillard et les horaires des liai-
sons aériennes, lui suggère qu'avec un tel brouillard tous les vols
seront ajournés. Il décidera peut-être de se recoucher. D'un autre
côté, si le voyage est important, il téléphonera à l'aéroport pour
savoir si le vol est réellement annulé, ou retardé. Cette dernière déci-
sion est également basée sur un modèle liant les conditions météoro-
logiques du moment à ce qu'elles pourraient être à l'heure du départ,
ce qui suppose un modèle plus précis établi par des experts mesurant
avec rigueur divers paramètres météorologiques et les relations
quantitatives entre eux. La différence entre les deux modèles réside
dans le niveau respectif de précision de chacun, mais ils répondent
l'un et l'autre au même dessein, qui est d'aider à déterminer le cours
le plus souhaitable des événements futurs.
Nous utilisons également un modèle du système mondial pour
analyser l'évolution future de ce système. Un tel modèle doit bien
entendu être précis et, étant donné l'énorme complexité et le grand
nombre de rapports qu'il implique, il est nécessaire d'utiliser un
ordinateur pour déterminer et calculer tous les changements qui se
produisent au fur et à mesure de l'évolution du système. Nous avons
donc établi un modèle d'ordinateur, c'est-à-dire un ensemble de
'
rapports représentés au sein de l'ordinateur.
Les aspects subjectifs du développement mondial sont considérés
en fonction de l'objectif du modèle d'ordinateur du système mondial,
qui est d'analyser les éventualités possibles au cours de l'évolution
future du système. En ce domaine, l'incertitude résulte de l'impossi-
bilité de prévoir exactement toutes les conditions dans lesquelles le
système évoluera, et tous les choix qui seront faits et qui influenceront
cette évolution. Dans l'exemple que nous avons pris plus haut,
l'accroissement du taux de natalité n'aboutit à une augmentation
de la population que si le taux de mortalité n'augmente pas, comme
il risquerait de le faire en cas de famine ou d'épidémie. De même, un
accroissement des réserves de capitaux ne produira une augmentation
de la production que si la situation de la main-d'œuvre et de
la demande de marchandises reste normale. Pour évaluer l'évolution
future du système, il faut faire diverses hypothèses correspondant
à différentes éventualités dans l'avenir; le modèle d'ordinateur indique
alors les conséquences de tels événements, c'est-à-dire l'évolution
future du système dans les conditions qui y correspondent.

54
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

Une suite d'événementspossibless'appelle un scénario, et la méthode,


une analyse de scénarios. L'évolution future du système est analysée
en fonction d'une série de scénarios. En principe, dans une telle ana-
lyse, nous ne prétendons pas prédire l'avenir - entreprise hasardeuse
lorsqu'il s'agit d'horizons à très long terme - mais déterminer les
diverses possibilités de développement futur. La probabilité de toute
évolution future dépend de celle des événements qui constituent un
scénario donné. Cette méthodologie d'analyse de scénarios est appa-
remment plus réaliste que les méthodologies tendant à la prévision
ou à la prédiction. Peut-être lui reprochera-t-on d'être « trop souple »,
en ce qu'elle n'aboutirait pas à des conclusions su?samment précises :
mais il n'en est rien. Si certains traits, par exemple, apparaissent dans
un ensemble complet de scénarios, c'est-à-dire se retrouvent dans
chaque série alternative d'événements, il est fort probable qu'ils mar-
queront l'avenir du système. En fait, si l'ensemble des scénarios alter-
natifs est assez complet, chaque trait apparaissant régulièrement dans
tous les scénarios peut être considéré comme inévitable. Par exemple,
s'il n'y a pas de changement dans les taux de natalité, l'Asie du Sud
comptera un milliard d'habitants de plus à la fin de ce siècle. Mais,
si un programme plus efficace de contrôle de la population amenait
en 35 ans le taux de natalité à un niveau d'équilibre, l'accroissement
ne serait à la fin du siècle que de 800 millions. L'analyse du modèle
nous permet donc de conclure que le programme le plus rigoureux
de contrôle de population ne pourra empêcher dans cette région un
accroissement de plus d'un demi milliard d'habitants. De plus, l'ana-
lyse d'un ensemble complet de scénarios, des plus optimistes aux plus
pessimistes, montre que l'accroissement de la production agricole
régionale, à moins d'une aide étrangère massive, ne compensera
pas l'augmentation de la population. Une pénurie de nourriture dans
cette région peut donc être considérée comme une certitude.
Dans une étude générale de cet ordre, il n'est pas possible de décrire
complètement le modèle ou la méthodologie de l'analyse de scénarios 1.
Cependant, il est utile de bien saisir au moins la structure fondamentale
du modèle et le cadre dans lequel l'analyse de scénarios a été conduite,
afin d'apprécier les résultats de l'analyse tels qu'ils sont exposés dans
1. Une telle descriptionpeut être trouvée dans les rapports énumérés dans
l'appendice4, et qui sont disponiblessur demandeà l'Institut internationaldes
analysesde systèmes(IIASA),Laxenburg,Autriche.
55
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial
le reste de ce livre. Tout compte fait, ce qui distingue notre étude de
tant d'autres essais sur les perspectives et les choix qui s'offrent à
l'humanité, c'est qu'elle ne se fonde pas sur des considérations idéo-
logiques, ou des déductions verbales, mais sur une méthodologie
scientifiqueet des données réelles. Voici nos principes fondamentaux,
que nous avons structurés dans notre approche :
1. Le système mondial est représenté par des sous-systèmesindé-
pendants que nous appelons des « régions ». C'est là un impératif,
si l'on veut tenir compte de la diversité des formes politiques, écono-
miques et culturelles qui s'affirment au sein du système mondial.
2. Les systèmesde développementrégional sont représentés par un
ensemble complet de descriptions de tous les processus essentiels
qui déterminent leur évolution, c'est-à-dire les changements phy-
siques, écologiques, technologiques, économiques, sociaux, etc.
Ces descriptions sont reliées par un dispositif hiérarchique à plusieurs
niveaux reflétant les disciplines scientifiquescorrespondantes.
3. Il a été tenu compte de la capacité évidente du système de déve-
loppement mondial de s'adapter et de changer : il dispose en effet
des moyens d'éviter ou d'atténuer les difficultésqui l'attendent à tous
les tournants de son évolution.
Cette conception régionale n'est pas contradictoire avec le souci
du développement global; au contraire, elle est nécessaire pour abor-
der les importants problèmes auxquels le monde est ou sera confronté.
Considérer le système mondial global comme homogène, c'est-à-dire
le décrire en fonction de la croissance de la population dans le monde
entier, du revenu moyen par tête dans le monde entier, etc., comme on
l'a fait dans des tentatives précédentes d'établir un modèle mondial,
c'est pécher par la base et s'exposer à des erreurs 1. TI est essentiel
de reconnaître que la communauté mondiale se compose de parties
dont le passé, le présent et le futur sont profondément différents.
Le monde ne peut donc être considéré comme un ensemble uniforme,
mais au contraire comme composé de régions distinctes bien que liées
entre elles. Dans notre étude, le monde est diviséen dix régions, comme
le montre la carte (p. 58) : 1) l'Amérique du Nord; 2) l'Europe occi-
dentale ; 3) le Japon; 4) l'Australie, l'Afrique du Sud et le reste des
pays développés ayant une économie de marché; 5) l'Europe orien-

1. Par exemple,voirMeadowset al., 77reLimitsto Growth.


57
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

tale, y compris l'Union soviétique; 6) l'Amérique latine; 7) l'Afrique


du Nord et le Moyen-Orient; 8) l'Afrique tropicale; 9) l'Asie du Sud;
10) la Chine 1.
La régionalisation a été opérée en fonction des traditions, de l'his-
toire et du style de vie, du niveau de développement économique, des
structures socio-politiques, et de la similitude des problèmes auxquels
ces nations seront finalement confrontées. Le modèle ne présuppose
aucune structure régionale supranationale de fait ou de droit, bien
que notre analyse insiste fortement sur la nécessité d'établir dans le
monde en voie de développement des communautés plus larges de nations,
si l'on veut créer entre les régions du monde un meilleur équilibre de
la puissance politique et économique et de l'influence culturelle 2.
Pour arriver à une telle classification régionale, nous avons dû
procéder à des arbitrages, et pour l'analyse de problèmes particuliers,
des modifications se révéleront nécessaires. Par exemple, pour avoir
une vue plus détaillée des problèmes alimentaires à long terme, la
région 9 devrait être subdivisée en Asie du Sud, comprenant le Pakis-
tant, l'Inde, le Bangladesh et le Srilanka, et en Asie du Sud-Est.
Pour l'analyse d'autres types de problèmes, le système mondial est
représenté par quelques groupes de régions rassemblant plusieurs
des dix régions originales. Par exemple, le Monde développé (régions 1,
2, 3, 4), le Monde socialiste (régions 5 et 10), le Monde moins
développé (régions 6, 7, 8, 9). Pour d'autres problèmes encore, il
n'est fait état que de deux régions : le « Nord ? (Monde développé
et Europe orientale) et le « Sud » (Monde moins développé et Chine).
A cet ensemble multidisciplinaire de descriptions du développement
régional, nous avons donné une structure hiérarchique avec des
niveaux que nous appelons des strates. Dans la présente version du
modèle de système mondial, la stratification est la suivante (fig. 2) :
1. Liste des nations inclues dans les différentesrégions dans l'appendice2.
2. Peut-on par exempleparvenirà un équilibrepolitiqueet économiqueinter-
national à long terme par des négociationsdirectesentre des partenairesaussi
différentsque les États-Uniset le Dahomey (2,5 millionsd'habitants)? A notre
avis, certainementpas. De mêmeque la Communautééconomiqueeuropéennea
été formée pour faire des pays européensun partenaire d'une puissanceécono-
mique comparableà celle des États-Unis,des communautésrégionalessimilaires
devraientêtre constituéesdans les autres parties du monde. (Voir MauriceGuer-
nier, « Legrand déséquilibre», Rapportà la Conférencede Romesur lesrecherches
sur le Futur, septembre1973,texteanglaisdansla revueFutures,Guildfôrd,Surrey,
G. B.)
59
1. La strate de l'environnement comprend les mécanismes géogra-
phiques inclus dans ce que l'on appelle l'environnement physique
de l'homme (climat, terre, eau, air, ressources naturelles, etc.) et les
mécanismes écologiques' au sein de l'environnement vivant de
l'homme, les règnes végétal et animal dont dépend l'existence même
de l'homme et dont l'homme n'est en fin de compte qu'un élément,
même s'il y domine.
2. La strate de la technologie englobe toutes les activités humaines
allant de l'agriculture aux communications par satellite - celles qui
en termes biologiques, chimiques et physiques, impliquent un dépla-
cement de masse et d'énergie.
3. La strate démo-économique comprend les « systèmes de compta-
bilisation » que les hommes ont conçus pour tenir le registre de leur

60
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial

population et des biens produits ou consommés, c'est-à-dire pour


suivre les processus démographiques et économiques.
4. La strate collectivereprésente le système de dispositions institu-
tionnelles et de processus sociaux de l'homme en tant qu'être collectif.
5. La strate individuellereflète le monde intérieur de l'homme, sa
nature psychologique et biologique.
Notre représentation du développement du système mondial est
évidemment axée sur l'homme, puisque au niveau final et le plus élevé
de la hiérarchie, nous plaçons les préoccupations et les besoins de
l'individu. Cela ne signifie pas, cependant, que l'homme puisse ou
même doive être le seul arbitre de sa destinée. En fait, à quelque niveau
que ce soit, économique, écologique ou autre, son environnement
risque fort de prévaloir sur tous les choix qu'il peut tenter d'exercer.
Autrement dit, indépendamment de ses désirs ou de ses actions, son
avenir peut lui être assigné par le mouvement même de l'histoire.
C'est un fait également que, dans certaines régions du monde, les
normes et les objectifs sociaux et collectifs prennent le pas sur les
efforts individuels, pour des raisons qui peuvent tenir aussi bien au
développement historique qu'au choix délibéré des peuples de ces
régions. La hiérarchie que nous avons utilisée dans notre modèle
ne suppose aucune prise de position subjective sur les priorités pré-
sentes ou futures qu'il conviendrait de donner dans quelque région
que ce soit aux normes individuellesou sociales; elle ne cherche qu'à
refléter la diversité qui prévaut dans la réalité.
En définitive,la nécessitéde tenir compte de la faculté d'adaptation
du système mondial est intimement liée à la dichotomie de l'objec-
tivité et de la subjectivitédans l'évaluation de tout événement à venir.
La représentation stratifiée de la figure A, p. 60, est conceptuelle et
ne peut être entièrement « objectivée », c'est-à-dire représentée par
un modèle d'ordinateur. Ceci est vrai en particulier pour les strates
les plus élevées : les strates collective et individuelle. A ce niveau,
on ne pourrait programmer que quelques-unes des tendances et des
contraintes les plus importantes sous forme de rapports de causalité,
à charge pour les scénarios de préciser tout le reste (fig. B, p. 60).
De plus, nous avons élaboré davantage encore notre modèle d'ordi-
nateur du système mondial, afin de réduire la partie subjective du
modèle général. Il existe principalement deux façons de le faire, qui
peuvent être utilisées conjointement ou séparément.
61
Ce diagramme d'aspect fort compliqué a pour but de donrter au lecteur ayant une
formation technique une Idée de la structure et de la complexité de notre « modèle »
mottdial. Le lecteur qui n'est pas intéressé par le modèle en soi peut igrtorer cette
page sans pour autant perdre le fil de notre argument.
Le modèle comporte 10 régions (fig. A), chacune comportant elle-méme six diffi-
rents niveaux ou strates (fig. B). L'interdépendance de tous les modèles régionaux
est assurée par des systèmes de liaison et d'échange.
Pour certaines strates, plusieurs représentations sont utilisées avec des degrés
différents de résolution. Par exemple, sur la strate économique (fig. C), il y a un
modèle régional macro-économique donné en termes de produit régional brut
(PRB) avec les principaux composants tels que : consommation, investissements,
dépenses de l'État, etc. et il y a également un modèle micro-économiquequi précise
la production économique et les composants de dépenses concernant neuf secteurs
productifs.
Une illustration montrant comment sont intégrées les différentes strates dam
l'ensemble du système mondial est donnée dans la figure D qui explique les inter
connexions entre les trois sous-modèles - population, économie et production
agricole - dans le cas de l'analyse des disponibilités alimentaires mondiciJes.
Chacun de ces sous-modèlesest assez compliquéen lui-même et nous n'avons repré-
senté dans ce dessin que quelques composants et variables d'importance majeure.
Les strates de l'échelon Individuel donnent les déficits alimentaires (DA) sur la
base du niveau de population (POP), les besoins alimentaires (BA), et les dispo-
nibilités alimentaires données en composants nutritionnels : protéines (PT), pro-
téines animales (PTA), calories (CAL), graisses (GR). 26 aliments différents sont
analysés de la sorte : blé, riz, soja, arachide, lait, poisson, viande, etc.
Le modèle population donne la population (POP), répartie dans les différents
groupes ir4ge, et les différents groupes de travailleurs agricoles (MA), et non
agricoles (MNAJ. La population est influencéepar le déficit alimentaire.
Pour simplifier le schéma ci-contre, nous n'avons représenté qu'une portion du
modèle économique concernant les fonctions de production, et cela seulement pour

1. Les strates individuelle et collective sont essentiellement des


systèmes finalisés qui sortent du cadre des processus de type méca-
niste, des rapports de causalité linéaire. Nous devons programmer
sur l'ordinateur certains des processus de décision qui constituent
le système finalisé et les normes qui commandent les processus de
décision ou de sélection. De cette manière, mise sur ordinateur, la
partie objective du modèle général peut être développée davantage
encore en modelant sur l'ordinateur les options disponibles ainsi
que les contraintes et les conditions dans lesquelles les décisions
doivent être prises.
2. Dans l'analyse de scénario, les entrées (inputs) et les paramètres
du futur sont précisés pour toute la période considérée de l'avenir.
Dans la plupart des modèles d'ordinateur, l'analyste n'est qu'un

64
?INATEUR
DU SYSTÈMEMONDIAL

deux secteurs : agricultureet non-agriculture.Pour le secteur non agricole, les


fonctions de production sont seulementdonnéesen termes économiques,comme
dans le système Cobb-Douglas,avec les travailleursnon agricoleset le capital
(MNA et KNA) comme inputs et le niveau de productiondu secteur (YNA)
commeoutput.
Pour le secteuragricole,la production,cependant,est représentéeen termesphy-
siquessur la strate technologiqueen raisonde l'intérêt queprésentela représenta-
tion des différentes technologies de production. Il comporte des parties
essentielles : production alimentaire et développementdes surfaces cultivées.
Les principaux inputs proviennent du modèle économique,plus précisément
l'investissementpour la miseen culturede nouvellesterres (ITN), l'inveiltissement
dansla productionagricole(IPA), l'allocationdeproduitsindustrielscommeinputs
en agriculturetels que engrais, semences,etc. (IIA), le capital disponible(KA)
et la main-d'œuvre(MA).
Il y a deux outputsessentiels :les terres arablesdisponibles(TA) et la nourriture
produiteexpriméeen grains (GR), autre que grain (NGR), bétail (BT), poisson
(PO). Le niveaudes importationsalimentaires(IA) est déterminépar l'output
économiquealloué aux importations (MIA), la nourriture disponiblepour le
commercealimentairemondial(CAM) et les prix mondiaux(PAM).
Le total de la nourriture disponibleest alors analysé en termes de composants
nutritionnelsde base (protéines,calories,etc.) et ramené (Feed back) à la strate
individuelle.En définitive,la valeur économiquede la productionrégionaleagri-
cole (YA), est obtenueà partir des quantitésphysiquesproduiteset le mécanisme
desprix. La sommedesproductionsde tous les secteursdonnele total de l'output
économique,c'est-à-direle produit régionalbrut (PRB).
Pour apprécierla complexitédu modèle,on doit noter non seulementque chacune
des « bottes» du diagramme- par exemple« modèlepopulation» - est en lui-
mêmedéjà un modèlecompliqué,mais aussi qu'une structureanalogueest donnée
pour chaquerégionet que d'autres sous-modèlescommepar exempleirénergie -
sont égalementinterconnectésavec tous les autres modèleset sous-modèles.

observateur passif de l'évolution du système. On peut remédier par


la méthode interactive que l'on appelle parfois « analyse conver-
sationnelle », dans laquelle l'analyste intervient directement da,ris
l'évolution du système et contribue à une meilleure représentation
des capacités d'adaptation du système mondial. La description de
ces deux traits importants de notre méthodologie en la matière est trop
technique pour pouvoir être présentée ici. Pour le lecteur qui s'y inté-
resserait, nous l'avons cependant esquissée dans les fig. p. 66, 67, 68.
En conclusion, nous tenons à réadirmer certains aspects de notre
conception du monde, tels qu'ils se reflètent dans notre modèle et
dans l'approche que nous avons adoptée.
Premièrement, il convient de noter la différence entre notre métho-
dologie et les techniques en usage pour d'autres types de modèles
65
Dans l'analyse de scénario, une séquence d'événements possibles - appelée
un scénario - est choisie. Elle détermine les entrées appliquées au modèle
d'ordinateur afin d'évaluer les conséquences probables de ces événements s'ils
venaient à se produire en fait. Dans le mode conversationnel, l'entrée à l'ordi-
nateur est appliquée par addition au fur et à mesure du déroulement des évé-
nements. Le module interactif - qui peut être un planificateur, un décideur ou
un analyste politique - estime les effets des entrées additionnelles précédentes
avant de choisir la nouvelle donnée additionnelle. L'analyse est le résultat d'une
symbiose homme-machine basée sur une division appropriée du travail entre
eux : l'homme décide des priorités, des coûts et des risques à prendre, tandis
que l'ordinateur spécifie l'ampleur des options et indique les conséquences pro-
bables des décisions.

sur ordinateur 1. Notre approche n'est pas seulement basée sur une
représentation numérique du système ni sur un algorithme d'optimi-
sation pour des critères étroitement définis. Au contraire, elle fait
intervenir des relations d'ordre qualitatif et logique lorsque cela est
nécessaire, et s'en remet pour la décision à une approche heuristique
ou interactive, dans le cadre des contraintes institutionnelles, éco-
nomiques, technologiques ou autres. Ne craignons pas de le répéter :
les conclusions que l'on peut tirer d'une étude sur le développement
futur du système mondial dépendent étroitement de la méthodologie,
et en particulier de la conception même du modèle (voir Note p. 71).
Deuxièmement, il serait plus exact de considérer la reproduction
du système mondial que nous avons élaborée cbmme un instrument
de planification et d'aide à la décision, et non comme un modèle
d'ordinateur au sens traditionnel du terme, bien qu'un modèle compre-
nant de nombreux sous-modèles se range évidemment dans cette
catégorie. Mais il cherche moins à « prédire » qu'à servir d'instrument

1. Par exemple, la dynamique des systèmes, la programmation linéaire, etc.

68
Modèle à plusieurs niveaux du système mondial
entre les mains de l'utilisateur, afin que celui-ci développe ses facultés
logiques et soit mieux à même d'évaluer les conséquences qu'aurait
dans la réalité la mise en œuvre de sa façon de voir l'avenir.
On entend souvent dire, à propos des crises actuelles de l'énergie
ou de l'environnement, qu'il semble que « tout dépende de tout »,
et que ce soit d'ailleurs une conséquence de la complexité du système;
ainsi, celui-ci se présenterait sous bien des rapports comme « contre-
intuitif 1 ». Or, du point de vue de nos systèmes stratifiés, le comporte-
ment « contre-intuitif » d'un système ne résulte pas de sa complexité
en tant que telle, mais d'un désordre interne du système lui-même;
dès lors, certaines de ses parties échappent à la compréhension intui-
tive telle qu'elle résulte de l'expérience et de l'information scientifique.
Le comportement contre-intuitif est donc un signe que le système est
en crise et présente des troubles de fonctionnement. Normalement,
les strates d'un système hiérarchique sont à peu près indépendantes,
et le restent tant que le comportement de chacune d'elles est satisfai-
sant. Mais en situation de crise, lorsque les différentes strates
ne peuvent, chacune pour son compte, faire face aux changements de
leur environnement, elles font masse commune; dans ces conditions,
à quelque niveau que ce soit, chaque élément du système dépend de
« tout le reste », et le système lui-même devient contre-intuitif. Le
monde ne paraît compréhensible que grâce à cette souplesse qui joue
normalement dans l'assemblage des différentes parties du système.
(Sinon, comment le progrès aurait-il pu se poursuivre pendant tant
de siècles?) Il importe d'en tenir compte lorsque l'on cherche le moyen
de sortir le système de sa situation de crise pour le ramener à la « nor-
male ». Il ne s'agit pas de changer « du dehors » le cours du dévelop-
pement, pour l'orienter dans le sens de la croissance ou de la non-
croissance. Ce qu'il faut, c'est restructurer le système du dedans, de
façon à revenir à des conditions « normales » où les sous-systèmes
agissent en harmonie, la solution que chacun apporte à ses propres
problèmes contribuant à celle de l'ensemble. Une telle restructuration
mène sur la voie de la croissance organique. L'analyse des problèmes
et des crises, maintenant et au cours de la prochaine décennie, mon-
trera :

1. L'expressionest de J. Forresta, l'inventeurde la « dynamiquedes systèmes»


(N. do l'éd. fr.).
69
Stratégie pour demain
1. la nécessité d'une restructuration « horizontale » du système
mondial, c'est-à-dire d'un changement dans les rapports entre les
nations et les régions.
2. la nécessité, au niveau de la structure « verticale » du système
mondial, de modifier radicalement la strate normative, c'est-à-dire
le systèmede valeurs de l'homme et ses objectifs. C'est à cette condi-
tion que seront résolues les crises de l'énergie, de la nourriture, et
les autres. Des changements sociaux et des transformations dans le
comportement individuel s'imposent pour assurer la transition vers
la croissance organique.
NOTE
EN QUOI LA STRUCTURE DU MODÈLE MONDIAL
ORIENTE NOS PRONOSTICS SUR L'AVFNÜt

Les conclusions que l'on tire de l'analyse de l'avenir du monde sont fonction de la
conception du monde incorporée dans le modèle de l'ordinateur. Dans le prototype
d'un tel modèle mondial publié récemment l, le monde est présenté comme un
système monolithique, « à un seul niveau », dont l'évolution est entièrement pré-
destinée dans le temps, dès lors que les conditions initiales ont été précisées. Notre
conception du monde est fondée sur les diversités régionales, sur une représentation
à plusieurs niveaux (stratifiée) du système mondial, et avec une évolution dans le
temps qui dépend des choix socio-politiques, eux-mêmes soumis aux contraintes des
situations existantes. Chacune de ces deux conceptions du monde aboutit à des
« pronostics » différents concernant le développement global de l'avenir du monde.
Nous les résumerons comme suit :

Thèse de Forrester-Meadows
1. Le monde peut être considéré comme un système unique.
2. Ce système s'effondrera vers le milieu du siècle prochain si les tendances
actuelles se poursuivent.
3. Afin d'empêcher cet eQ`'ondrement, il faut immédiatement ralentir la croissance
économique pour parvenir d une situation d'équilibre dans un délai relativement
bref.

Nos thèses
1. Le monde ne peut se concevoir qu'en fonction des différences de culture,
de traditions, et de développement économique, c'est-à-dire comme un système
de régions différentes mais interdépendantes. Une conception monolithique
du monde mènerait à l'erreur.
2. Ce qui risque de se produire, ce n'est pas l'e,(j'ondrement général du système
mondial, mais des catastrophes à l'échelon régional, peut-être bien avant le
milieu du siècle prochain, mais dans des régions différentes. Cependant, le monde
étant un système, de telles catastrophes auront des répercussions profondes dans
le monde entier.
3. Pour éviter de telles catastrophes au système mondial, on ne peut agir que dans
un contexte global, n'entreprendre que des actions globales. Sans un cadre per-
mettant une telle stratégie aucune des régions ne pourrait éviter d'être frappée.
Et l'heure en sonnerait pour chacune à son tour.
4. Seul le passage de la croissance indifférenciée à une croissance équilibrée,
différenciée, comparable à la croissance organique, pourrait permettre une telle
solution globale. Il est incontestable que la croissance indifférenciée se développe
comme un cancer et finirait par être fatale.
5. Tout retard dans la mise au point de telles stratégies globales sera non seu-
lement néfaste et ruineux, mais mortel. C'est dans ce sens que nous avons réelle-
ment besoin d'une stratégie de la survie.

1. Meadows et al., Limit3 to Growth.


5

Trop peu, trop tard

Ayant décrit le modèle de système mondial que nous utilisons


pour analyser le développementdu monde à long terme, nous avons
maintenant à exposer les résultats de cette analyse. Nous traiterons
des questions posées au chapitre 2 sur les stratégies offrant des
solutions aux crises actuelles de l'humanité. Notre façon de faire,
face à ces crises, décidera si le systèmedu monde en gestation s'orien-
tera vers la croissance organique, ou s'il est destiné à trébucher de
crise en crise, jusqu'à la fin.
Nous traiterons d'abord de la persistance des crises, et ensuite
du prix à payer pour tout retard à les affronter. Nous examinerons
ces questions en fonction d'un problème qui passe au premier plan
de l'actualité mondiale : l'écart entre les régions déjà industrialisées
(les régions « développées ») et les régions en voie d'industrialisa-
tion et de développement(les régions « en développement» ou « sous-
développées»).
Dans toutes les sociétés humaines, au cours de l'histoire, les
écarts entre les différents groupes sociaux sont passés par des hauts
et des bas. La survie même de toute société exige que ces écarts
cessent de se creuser; sinon, tôt ou tard, l'édifice social éclatera
sous la pression de forces centrifuges. De la même façon, l'humanité
ne pourra même pas aborder le premier stade de sa croissance orga-
nique si l'écart entre les diverses régions du monde ne cesse d'aug-
menter. C'est la survie même du systèmemondial qui est en question;
nous allons savoir si le grand espoir de la fin de l'ère coloniale- celui
de voir combler le fossé entre colonisateurs et colonisés - était
fondé, et si le temps travaille en ce sens; de plus, nous allons savoir
si oui ou non il existe un moyen de hâter cette évolution.
73
Stratégie pour demain
Pour répondre à ces questions nous utiliserons une série de scéna-
rios qui décrivent différentes options pour le développement futur
du système mondial. Le premier scénario, dit standard, montre com-
ment évoluera cet écart si le modèle de développement que nous
propose jusqu'ici l'histoire devait se poursuivre. Ce scénario suppose
que le montant actuel de l'aide à l'étranger ne s'accroît pas sensi-
blement, et que le commerce mondial et la coopération entre la
région « Nord » et la région « Sud » continuent d'obéir aux intérêts
nationaux et régionaux. Afin d'éviter de donner trop d'importance
au facteur de la croissance démographique, nous sommes partis de
l'hypothèse optimiste, mais somme toute raisonnable, qu'un contrôle
des naissances efficace permettrait d'atteindre dans toutes les régions
du monde, en moins de 35 ans, un taux d'équilibre de la natalité 1.
Les résultats de l'analyse sur ordinateur, dans le premier scénario,
sont fort inquiétants. Bien loin de se combler, le fossé entre régions
riches et pauvres se creuse considérablement en valeur relative, et
d'une façon effarante en valeur absolue. L'écart du revenu moyen
par tête entre les pays occidentaux industrialisés (régions 1. 4
de notre classification) et ceux d'Amérique latine (région 6) passerait
de 5 contre 1 actuellement à 8 contre 1. En valeur absolue, l'écart,
qui est de 2000 dollars environ aujourd'hui, atteindrait plus de
10 000 dollars par tête. En Asie du Sud, la situation serait pire encore.
L'écart grandirait en valeur absolue d'environ 2 500 dollars à 13 000,
et en valeur relative, il dépasserait l'écart de 20 contre 1. Si l'on s'en
tient aux pratiques économiques actuelles, tout espoir de combler le
fossé n'est plus qu'une chimère (fig. 1). Tout, dans les tendances et
les attitudes actuelles, va de toute évidence à l'encontre de ce but.
Il est clair que les crises inhérentes à cet écart économique vont
non seulement durer, mais s'aggraver.
Reste la seconde question : que peut-on faire pour combler ce
fossé, à quel prix, et quand? On peut évidemment fournir une aide
en investissements aux régions qui en ont besoin. Le professeur Tin-
bergen propose comme objectif s de réduire l'écart de 5 à 1 dans les
1. Par taux d'équilibrede la natalité, on entend celuiqui, s'il restait constant,
conduiraitla populationà son niveaud'équilibre,après la périodede transition
correspondante;en d'autres termes,le total des habitantsresteraitalors constant
au niveaud'équilibrede la population.
2. Rapport présentéà l'Assembléegénéraledu Club de Rome sous le titre,
« Versune visionglobaledes problèmeshumains», Tokyo, octobre 1973.

74
Le diagramme indique l'écart économique vertigineux, notamment pour le
revenu par tête, qui se creuse entre les régions développées d'une part, et l'Amé-
rique latine ainsi que l'Asie du Sud. Ces deux régions donnent deux images
différentes du monde en voie de développement, en supposant que les tendances
actuelles se poursuivent sans changement. A cause de la très forte croissance
démographique, le revenu par tête baissera en Amérique latine, par rapport
à celui du Monde développé, de 1 contre 5 actuellement à presque 1 contre 8 au
cours des 50 prochaines années. En Asie du Sud, le revenu par tête restera
inférieur à celui des régions développées, à 1 contre 20.

75
Stratcsgiepour demairt
régions les moins développées,et de 3 à 1 dans les régions économi-
quement plus avancées,comme l'Amérique latine. Mais il ne saurait
être question d'y parvenir pour l'an 2000, étant donné le montant
de l'aide nécessaire,la charge qui en résulterait pour le Monde déve-
loppé, et aussi les possibilités limitées d'absorption d'une telle aide
dans les régions en développement.
Afin d'évaluer d'une façon plus réaliste l'effort nécessaire pour
réduire l'écart, nous avons conçu un second scénario, celui de l'aide
continuée : il suppose qu'une aide est assurée d'une façon continue
aux régions en développementpour une période de 50 ans à partir
de 1975,pour atteindre en 2025 l'objectif fixé par Tinbergen. L'ana-
lyse du deuxième scénario sur ordinateur montre que le montant
de l'aide nécessaire 1 resterait considérable et exigerait de la part
du Monde développé de sérieux sacrifices.L'aide annuelle devrait
s'élever à 500 milliards de dollars vers la fin de cette période, soit
un total de 7 200 milliards de dollars au cours des cinquante années à
venir (nous ramenons ces deux chiffres à leur valeur de 1963, et
nous ne comptons pas d'intérêts). La charge qui en résulterait pour
le Monde développése traduirait par un « manque à gagner » d'envi-
ron 3 000 dollars par tête.
Peut-on espérer obtenir l'adhésion active des pays développés
à une telle politique? Il y a lieu d'en douter. Mais il n'en sera peut-
être pas de même plus tard, lorsque les conséquencesde l'aggravation
d'un tel écart ne pourront plus être ignorées. Que coûterait ce retard?
C'est ce que nous avons cherché à évaluer dans notre troisièmescéna-
rio, celui de l'action différée.Supposons que les tendances actuelles
du développement se poursuivent jusqu'en l'an 2000, et que l'on
s'efforce alors d'atteindre l'objectif de Tinbergen pour l'an 2025.
L'analyse sur ordinateur montre que l'aide nécessaire s'élèverait
au total à 10 700 milliards de dollars - soit un coût supplémentaire
de plus de 3 500 milliards de dollars par rapport au second scénario.
Voilà donc un retard qui coûterait cher. La politique de l'attente
: n'est pas « payante ».
Mais alors, n'aurait-on pas intérêt à intervenir énergiquement
plus tôt, et si oui, dans quelle mesure? Pour le savoir, nous avons
l. Cetteaideseraitapportéeà l'Asiedu Sud,à l'Afrlquetropicaleet à lamez
riquelatine(c'est-à-dire
à nosrégions8, 7,et 6)parl'Amérique
du Nord,l'Europe
de l'Ouest,le Japonet le « restedu Mondedéveloppé(nos
» régions1, 2, 3, 4).
76
Dans le scénario 2, une aide constante à l'investissement est apportée au cours
des 50 prochaines années, pour obtenir en Amérique latine un taux de crois-
sance constant du PRB de 7 %, et en Asie du Sud, un taux de croissance de
8,2 %, permettant de resserrer d'ici à 2025 le rapport du revenu par tête d'habi-
tant à 1/3 et 1/5, respectivement.
Dans le scénario 4, on parvient au même résultat en apportant une aide massive
seulement au cours des 2S années entre 1975 et l'an 2000, et en arrttant cette
aide après.
Dans ce dernier cas, le montant total des investissements s'élèw seulement
à un peu plus d'un tiers de la somme dépensés dans le scénario 2.

77
Stratégie pour demain
bâti notre quatrième scénario, celui de la prompte intervention,sur
l'hypothèse d'une aide maximale pour la période de 1975 à l'an
2000, toute aide devant être supprimée par la suite, mais l'objectif
restant toujours celui de Tinbergen pour 2025. L'analyse sur ordi-
nateur montre que le coût annuel de l'intervention s'élèverait « seu-
lement » à 250 milliards de dollars, et le coût total à moins de 2 500
milliards de dollars. Par conséquent le prix à payer, dans le scénario
de la prompte intervention, n'est guère que le tiers de celui de l'aide
continue, et dépasse à peine le cinquième de celui du plan différé.
Ces résultats sont vraiment stupéfiants : l'intervention retardée
coûte près de cinq fois plus que celle qui est engagée dès le départ.
Si les besoins du Tiers Monde doivent être satisfaits, c'est bien main-
tenant qu'il faut agir. Mais l'aspect sans doute le plus important du
plan d'aide au développement du quatrième scénario, c'est qu'en
l'an 2000 les régions en voie de développement se sufiïraient à elles-
mêmes complètement. Le bénéfice global, politique et économique,
qu'offrirait leur accessionrapide au stade du démarrage économique,
est incalculable.
Avant d'en terminer sur ce point, nous tenons à nous expliquer
sur « l'irréalisme » dont semble relever ce genre de calculs purement
économiques. Parlons tout d'abord de l'utilisation du produit régio-
nal brut pour mesurer les progrès des sociétésdans le domaine écono-
mique, et par là même dans les autres. Nous ne discuterons pas ici
l'insu?sance d'un tel critère, employécomme seule mesure du progrès
national et régional. Malheureusement, aucun autre instrument
de mesure efficacen'a été mis au point à ce jour. Ensuite, en un temps
de crises multiples, comme ce sera certainementle cas pour la période
qui nous occupe, pas une seule des strates, dans le système mondial
à plusieurs niveaux, ne peut être considérée comme entièrement
indépendante des autres. Par exemple, un changement dans la
situation de l'offre et de la demande des matières premières se réper-
cutera sur la technologie et la structure des prix de la production
industrielle et agricole. En conséquence, même si le revenu exprimé
en dollars « hors inflation » (deflated) venait à augmenter, le pouvoir
d'achat réel, exprimé en biens matériels, prendrait un retard consi-
dérable. Dans ces conditions, les populations du Monde développé

la notetu « l'approchesystémiquo
1. Voirégalement » au chapitre3.
78
Pour chacun des trois scénarios examinés ici, l'aide fournie a pour but de
faire baisser le rapport du revenu par tête entre les régions en voie de développe-
ment susnommées et le Monde développé (régions (1-4) jusqu'à 1/3 (Amérique
latine) et 1/5 ( Asie du Sud et Afrique tropicale).
Dans le scé..rio 2, l'aide est constante pendant 50 ans, dans le scénario 3,
elle débute seulement en l'an 2000, et dans le scénario 4, elle n'est fournie que
pendant le dernier quart du siècle. Il est évident (scénario 4) que nous avons
tout intérêt à fournir une aide massive à ces régions le plus tôt possible.

79
Le scénario 4 prouve indiscutablement la supériorité du plan d'investissement
qu'il suppose. Il montre à quel point il est important et avantageux d'aider
ks pays en voie de développement le plus rapidement possible à atteindre leur
point de « décollage économique.

80
Trop peu, trop tard
ne pourraient se procurer autant de biens matériels supplémentaires
que l'augmentation du revenu par tête semble l'indiquer. La pénurie
d'énergie entraîne déjà cette restructuration des coûts de production,
et c'est elle au premier chef qui attise l'inflation. Il est fort possible
que la spirale de l'inflation se maintienne, et même s'intensifie tant
que nos sociétés ne seront pas prêtes à accepter la nécessairerestruc-
turation du coût de la production, en accordant une plus grande
part à l'input de matières premières par rapport à celle du travail,
quitte à sacrifier une partie du pouvoir d'achat des individus.
.¡ Enfin, et ce n'est pas le moins important, il faut se demander si
Oh développementde cet ordre, tel que nous l'avons décrit en termes
purement économiques, a la moindre chance de se produire, compte
tenu des contraintes organisationnelles et politiques et de la pénurie
des ressources. C'est encore là une question qui ne peut être traitée
dans le seul cadre de l'économie; il est certain qu'elle intéressed'autres
strates, dans la hiérarchie de notre système mondial. Les change-
ments dans la disponibilité, la situation et le coût des diverses res-
sources seront d'une ampleur telle que la notion même d'économies
développées et sous-développées devra être réexaminée, au moins
sous deux aspects. Il s'agit d'abord de savoir si, avec une économie
où le niveau des revenus par tête s'accroîtrait de 500 %, il y aurait
suffmmment de matières premières et d'autres ressources dans le
monde. Par exemple, une économie qui dépend entièrement d'un
afflux croissant de matières premières qui peut lui être coupé du
jour au lendemainpeut être considéréecomme en état de « surchauffe »
et non comme normalement développée.Loin d'être en bonne forme,
elle souffre d' « embonpoint ». Ensuite, il faut s'interroger sur la
notion même d'économies « développées » et « sous-développées»,
qui implique que l'on dispose à tout moment de tous moyens utiles
pour amener la partie sous-développée du monde au niveau de la
partie développée. Si tel n'était pas le cas, et si les ressources du
marché et les autres moyens utiles ne pouvaient faire face aux besoins
de la totalité de l'économie mondiale qu'à un niveau inférieur à celui
du Monde développé, il faudrait parler du sur-développement de
certaines régions en même temps que du sous-développement des
autres. La crise du pétrole illustre bien ce dilemme.
Dans n'importe quelle région, les besoins globaux d'énergie sont
fonction du niveau et de la structure des activités économiques. Pour
81
Stratégie pour demain

que d'ici à l'an 2025, la région « Sud » accède au niveau de revenu


par tête pourtant bien modeste indiqué dans les scénarios du présent
chapitre, il lui faudra des quantités très considérables d'énergie, à
cause du taux d'accroissement de sa population. Dans ces conditions,
il est évident que le « Sud » va se porter au premier rang dans la
course aux ressources d'énergie; ainsi les besoins de l'Asie du Sud
à elle seule représenteront environ cinq fois la consommation de
l'Europe occidentale en 1970.
Mais où trouver alors ces ressources, et à quel prix? Tout porte à
croire que la plus facilement utilisable des sources d'énergie, le
pétrole, ne sera même plus disponible. Notre modèle montre que
si la demande de pétrole continue sur sa lancée actuelle, même en se
basant sur des évaluations optimistes concernant les réserves, le
pétrole brut sera complètement épuisé vers le début du siècle prochain 1.
D'ici là, on aura sûrement découvert de nouvelles sources d'énergie.
Mais tout indique qu'à moins d'une percée scientifique et technolo-
gique de première grandeur, les produits de remplacement seront
non seulement plus onéreux, mais encore beaucoup moins adaptés
aux besoins des pays encore non développés. En attendant, les
nations développées utiliseront le pétrole brut, au cours des prochaines
décennies, à un rythme excessif et sans proportion avec la moyenne
de la consommation mondiale, gagnant ainsi du temps pour mettre
au point des produits de remplacement sans dommage abusif pour
leur économie. Si toutes les nations devaient consommer autant de
pétrole par tête que le Monde développé, notre simulation sur ordi-
nateur indique que la totalité des réserves mondiales serait épuisée
d'ici à 1982; si la découverte de gisements de pétrole se poursuivait
au même rythme que pendant la dernière décennie, ces réserves seraient
épuisées d'ici à 1985, bien trop tôt pour la mise en place d'autres
ressources énergétiques.
Le monde industrialisé ne dispose d'un délai pour mettre au point
de nouvelles sources d'énergie qu'en exploitant la presque totalité des
réserves mondiales de pétrole, et par là même en interdisant aux nations
en voie de développement l'accès à la source d'énergie la plus efficace.
et la plus pratique au moment même où elles en auraient le plus pres-
sant besoin.

1. Voir « Note sur les réservesde carburantsfossiles», appendice3.


82
Trop peu, trop tard
Est-il possible de ne pas en tenir compte, au moment où l'on
cherche à régler équitablement la consommation 4u pétrole, comme
celle des matières premières en général? Ne faudrait-il pas, comme
le demandent des porte-parole des pays en voie de développement,
fixer des limites à la consommation des ressources non renouvelables
comme le pétrole? Pour arriver, à long terme, à une répartition plus
équitable des ressources globales du monde, il faudrait que les régions
industrialisées mettent un terme à leur sur-développement en accep-
tant des limites à la consommation par tête de ressources non renou-
velables. Pour que l'aide au développement devienne vraiment une
voie de salut pour des centaines de millions d'êtres humains affamés
qui cherchent à sortir de leur pauvreté, il faudra davantage que des
investissements de capitaux. Si nous ne le comprenons pas à temps,
c'est par milliers que des « desperados » terroriseront ceux qui se
complaisent dans leur « richesse »; on peut même envisager que le
chantage individuel ou collectif à la bombe atomique paralyse toute
forme ordonnée de développement. C'est maintenant qu'il faut
élaborer un plan directeur pour une croissance organique et un déve-
loppement mondial durables, fondé sur une répartition globale de
toutes les ressources non renouvelables, et sur un nouveau système
économique global. Dans dix ou vingt ans, il sera sans doute trop
tard, et même une centaine de Kissinger, quadrillant sans arrêt le
globe de leurs missions de paix, ne pourraient empêcher le monde
de sombrer dans l'abîme d'un holocauste nucléaire. "'
6

Quand les retards sont mortels

« I1s meurent avec tant de gim. »



L'analyse des écarts entre les régions du monde nous a montré
la pen mence des crises actuelles et le coût de tout retard à leur
porter remède. Mais il y a d'autres raisons d'inquiétude, et le coût
économique n'est pas seul en cause. L'orientation vers la croissance
organique intéresse la survie même de l'espèce, et tout retard en ce
sens peut être fatal. Rien ne le montre mieux que le dilemme posé
par la croissance démographique.
Il n'est pas de plus grand danger, dans les efforts pour résoudre
la crise de la population, que de remettre à plus tard l'action néces-
saire. « Un problème ajourné est à moitié résolu » : on cite ce mot
de Churchill, au plus fort de la bataille d'Angleterre. Le spectre de la
défaite était là sous ses yeux, et tant qu'il pouvait reculer l'échéance,
il gardait une chance de gagner, ou au moins de survivre.
Mais les menaces de catastrophe sont loin de se présenter toujours
aussi clairement. Trop souvent, il faut y regarder de plus prés pour
les apercevoir; et si, en effet, l'ajournement des solutions permet
de reculer des choix pénibles, le délai que l'on se donne ainsi ne
fait qu'aggraver la complexité du problème qui devient de plus en
. 'plus difficile à résoudre.
Ce n'est pas sans raisons que trop souvent ceux qui, par voie
d'élection ou de désignation, accèdent à un poste officiel pour un
temps limité, adoptent cette façon de faire. En consacrant du temps
et de l'argent à des solutions qui ne porteront leurs fruits qu'après
la fin de leur mandat, il est probable qu'ils n'en tireront aucun profit,
mais qu'ils en porteront tout le blâme; c'est leur successeur qui en

85
Stratégie pour dèmain
aura le crédit, car c'est lui qui verra se matérialiser les bénéfices
de l'action entreprise, alors que les critiques porteront sur la période
précédente où, pour tant de peine, il n'y avait pas encore de résultats
tangibles à offrir. C'est un fil ténu que celui qui relie une entreprise
à long terme et ses fruits tardifs - et on le perd trop souvent. C'est
pourquoi, en haut lieu, on tend volontiers à différer l'examen des
difficultés : on préfère les transmettre à son successeur.
Dans notre vie privée, nous montrons plus de sagesse.L'expérience
nous apprend tôt ou tard que nos choix sont toujours limités, et
qu'avec le temps, ils ne font que se raréfier. L'occasion manquée
ne se retrouvera plus tard, si nous avons cette chance, qu'en y met-
tant le prix. Mais dans la vie des nations, nous tenons pour acquis
que d'une façon ou d'une autre, tout finira bien par s'arranger.
Pis encore, nous imaginons trop souvent que l'avenir ne peut man-
quer de multiplier nos options et nos chances : c'est là, sans aucun
doute, l'héritage d'une ère d'optimisme qui considérait le progrès
comme un article de foi. Mais on oublie alors que rien ne garantit
la reconduction « automatique » d'un tel progrès - et qu'il se pro-
duira sans effort, ou par la grâce d'autrui. Cet optimisme se fonde
sur dés succèspassés, mais le passé ne peut servir que de repère pour
l'avenir, et sa répétition dans le futur ne doit jamais être tenue pour
assurée. Comme l'a dit Héraclite : « On ne peut se baigner deux
fois dans le même fleuve » : le fleuve s'écoule, ses eaux changent
sans arrêt.
La crise de la population pose deux questions fondamentales. Nos
possibilités de choix augmenteront-elles avec le temps, et faut-il
donc remettre à demain nos recherches de solutions? En admettant
qu'on doive prêter attention aux événementsà venir, ne conviendrait-
il pas d'attendre, pour agir, qu'ils deviennent manifestesaux yeux de
tous? Malheureusement,il faut répondre non à la première question,
en raison de l'aggravation et de l'accélération des crises qui résulte-
raient de tout délai, et non encore à la seconde,en raison des temps de
retard du systèmemondial lui-même,qui imposent une action du type
« anticipatif » plutôt que « rétroactif »; en d'autres termes, il faut
agir avant que l'issue ne se dessine clairement, sinon il sera trop
tard. Nous allons pouvoir le démontrer grâce à notre modèle sur
ordinateur du système mondial, par l'analyse de scénarios de la crise
de la population.
86
A compter du début de notre ère, la population mondiale a mis plus de 16 siècles
pour passer de 200-300 à 500 millions, c'est-à-dire à doubler. Au cours des 2
siècles qui suivirent, elle s'accrut encore d'un demi-milliard, puis d'un milliard
en un seul siècle, si bien que la population mondiale atteignaitles deux milliards
aux environs de 1930. En moins d'un demi-siècle, en 45 ans, la population aura
encore augmenté de deux milliards. Il ne faudra plus que 20 ans pour dou-
bler ce chiffre et la population mondiale dépassera les 6 milliards en l'an 2000.

87
Stratégie pour demain
Pour rendre compte de l'accélération incroyable qui affecte la
totalité de la population mondiale, il suffît de faire observer que si
le taux de croissance actuel se maintient, l'accroissement de la popu-
lation, vers le milieu du siècle prochain, sera plus important au
cours d'une seule année que pendant les quinze premiers siècles de
notre ère (fig. 1), et qu'avec le temps, ce surcroît annuel ne fera
que prendre encore plus d'ampleur.
Néanmoins, nous avons peine à saisir dans sa réalité une notion
aussi abstraite que celle du développementde la population mondiale
dans sa totalité. Nous en retenons trop souvent que quelque part
sur la terre et à un moment donné de l'avenir, « il y aura trop de
gens ». Or il est beaucoup plus tard que nous ne le pensons, car le
rythme d'accroissement est tel que la population va doubler du vivant
même de ceux qui sont actuellement à mi-parcours de leur existence.
Pour mieux comprendre tout le sens d'un tel accroissement démo-
graphique, et de ses conséquences au plan économique, social et-
politique, il faut observer comment il se répartit géographiquement,
avec les changements dans la densité de la population. Si l'on devait
évaluer ces changements en fonction du taux de croissance démo-
graphique actuel, on arriverait à des chiffres effarants, dont on peut
espérer qu'ils sont trop pessimistes.
Nous avons estimé plus réaliste d'admettre, même dans notre
premier scénario, dit standard, l'entrée en vigueur d'un contrôle
au moins partiel de la population. Nous avons donc supposé que
dans toutes les régions du monde, un taux de fécondité décroissant
aboutirait à un niveau d'équilibre dans les 50 années à venir; dans
ce cas, et si ce taux de fécondité restait constant par la suite, la popu-
lation atteindrait son niveau d'équilibre après un certain délai.
D'autre part, afin de garder l'accent sur le problème démographique
en tant que tel, nous avons supposé que tous les besoins d'une popu-
lation croissante seraient satisfaits, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas
de pénurie de nourriture assez grave pour aboutir à des famines à
grande échelle. L'ordinateur indique que dans ces conditions, à la
fin du xxe siècle, on compterait 4 habitants de plus au km2 en Amé-
rique du Nord, tandis qu'en Asie du Sud (région 9), il s'en ajouterait
140 sur la même unité de surface. A lui seul, cet accroissementdépas-
serait de plus de 60 % la densité de la population actuelle de l'Europe
de l'Ouest, qu'avec ses 85 habitants en moyenne au km2, nous consi-
88
La densité de population rapportée à la surface de terres cultivées montre claire-
ment à quelle situation de pénurie alimentaire les pays en voie de développement
auront affaire s'ils ne mettent pas en chantier une politique de régulation
démographique permettant d'arriver au niveau d'équilibre de la fécondité
d'ici à la fin du siècle. Il faut ajouter que, pour l'Asie du Sud, toute la région se
trouve sous les Tropiques où les rendements agricoles sont plus faibles que dans
les régions tempérées (voir appendice 3, tableaux 1 et 2).

89
FIGURE 3
CROISSANCE DE LA POPULATION URBAINE

2000 -

1500 -
à9


.c
w
<II
° 1000 Asie du Sud et du Sud-Est
.

Amérique latine
500 Europe de l'Ouest

? Amérique du Nord

V5 2000 2025
Années

Dans les pays en voie de développement, la croissance de la population urbaine


sera gigantesque, surtout après la fin du siècle, lorsque les régions rurales ne
pourront plus absorber leurs excédents de population. Il en résultera les plus
graves conséquences pour le marché du travail dans les villes où, au cours des
50 prochaines années, il faudrait créer près d'un milliard de nouveaux emplois
pour absorber l'accroissement de population. Par exemple, si son taux de
croissance industrielle ne devait pas dépasser 4 % par an, l'Asie du Sud à elle
seule (région 9) compterait 100 millions de chômeurs urbains en l'an 2025,
si les taux de croissance démographique actuels se maintenaient.

90
Quandles retards sont mortels
dérons déjà comme « surpeuplée». Pour imaginerla tension qui
en résulteraitsur les ressourcesrégionales,il faut savoir qu'en l'an
2 000, sur chaque km2de terre cultivéeen Asie du Sud, il y aura
390 bouches supplémentaires à nourrir - contre 37 seulementen
Amériquedu Nord. Plus grave encore : en Asie du Sud, le taux
de croissancede la populationurbaine atteint le double de celui de
la populationtotale de la région. Pour citer Tarzie Vittachi,secré-
taire généralde l'Annéede la populationmondialeà l'ONU : « ... si
Calcuttadevait continuerà grandir à son rythmeactuel,il y aurait
à la fin de ce siècle60 millionsd'habitants qui s'arracheraientleur
dernièrepoignéede riz sur les rives de la Hooghly. »
Mais alors, que faut-il faire? Sommes-nousdans une situation,
commece fut le cas pour Churchill,où l'ajournementd'un problème,
s'il n'est pas bénéfiqueen lui-même,donne au moinsune chancede
découvrir une solution meilleureet moins pénible? Malheureuse-
ment, c'est le contrairequi est vrai. Plus nousrepoussonsles adapta-
tions nécessaires,plus il nous en coûtera en souffranceset en vies
humaines.
Pour illustrerce point, qui est crucial,nous avonsconçuplusieurs
scénariosoffrantdes optionsdifférentesen politiquedémographique,
et nous avonspu évaluerainsi les conséquencesdes différentsretards
qui pourraientêtre pris. Nous avons eu recoursà un modèlede la
populationallant très loin dans le détail, qui prend en compte la
répartitionde la population'danschacunedes régions,en fonction
de ses accroissementsannuels,et représenteégalementla fécondité
et la mortalité de chaque région, en fonction de la pyramide des
âges1. Nous présenteronsici les résultats qui intéressentles deux
régionsles plus « agrégées » :le « Nord », qui comprendla partie
industrialiséedu monde (Amériquedu Nord, Europe de l'Ouest,
Europe de l'Est y comprisl'Union soviétique,le Japon, l'Australie,
l'Océanie,et l'Afriquedu Sud), et le « Sud » qui comprendle reste
du monde.
D'après le premierscénario,dit standard,qui se fondesur la conti-
nuation de la tendanceactuelle,il y aurait plus d'habitants dans la
région« Sud », à la fin de ce siècle,qu'on n'en comptedans le monde

1. Voiraussila noteClasses dAM et crOÍ8SaDCO », appen.


démographique
dice3 (4),p. 183.
91
Stratégie pour demain
entier aujourd'hui, et dans les 25 ans qui suivront, il y en aurait le
triple. Quant à ce qui se passerait ensuite, si la tendance actuelle
se poursuit : les chiffres de la population seraient astronomiques au
point de perdre toute signification.En réalité, il est hors de question
qu'une telle croissance puisse avoir lieu. Le seul problème est de
savoir si le ralentissement de la croissance démographique sera le
fruit d'une politique consciente et organisée, ou s'il sera imposé
par des contraintes malthusiennes, et d'en calculer le coût dans les
deux cas.
Pour une analyse de la situation sur des bases plus réalistes, nous
avons bâti un second scénario en supposant une politique démogra-
phique énergique qui prenne son plein effet à partir de 1975,l'objectif
étant d'arriver au niveau d'équilibre du taux de fécondité dans toute
la région « Sud » en l'espace de 25 ans, et de l'y maintenir par la suite.
Nous retiendrons deux conclusions importantes de cette analyse.
Premièrement, l'équilibre n'est atteint dans le « Sud » que 75 ans
après la mise en vigueur de cette politique, et 40 ans après être par-
venu à l'équilibre de la fécondité; deuxièmement, cet équilibre se
situe à un niveau plus de deux fois plus élevé qu'au début de la poli-
tique démographique. La nécessité de regarder au moins 50 ans à
l'avance, lorsqu'on envisagele développementdu système mondial, est
donc amplementdémontrée.
Qu'en est-il du degré d'urgence? Qu'adviendrait-il si l'on attendait
un moment plus opportun pour intervenir, et quel serait le coût d'un
tel délai? Pour le savoir, nous avons conçu un troisième scénario
qui suppose la même politique démographique que le précédent, mais
avec un démarrage retardé de dix ans, c'est-à-dire en 1985au lieu de
1975; enfin, dans un quatrième scénario, le délai est prolongé de dix
années encore (fig. 4). Les passages en machine indiquent qu'avec un
retard de dix ans, la population de la région « Sud » atteindrait son
équilibre à 8 milliards d'habitants, le surcroît imputable à ce retard

Depuislesannées60, lapopulationdespaysen voiede développement connalt


une croissanceaccélérée.Si ce taux de croissancedevaitpersister(courbe1),
dansmoinsde 50ans,la populationdu TiersMondeatteindraitles 10milliards,
et mêmeunepolitiqueprenantlesmesuresnécessaires pourarriverà l'équilibre
ne parviendrait
pasà bloquerla croissancedémographique avantqueles20mil-
liards ne soientatteints à supposerbien entenduque ces massesd'indi-
92
vidus trouvent à x nourrir et se soigner, que la famine, la malnutrition et
la maladie ne viennent pas interrompre bien avant cette croissance. Nous avons
donc étudié les effets d'une politique d'équilibre démographique mise en oeuvre
respectivement en 1975, 1985 et 1995 (courbes 2, 3 et 4). Étant donné la pyra-
mide des âges de ces populations (voir appendice 3 (4), p. 183), l'équilibre ne
sera atteint que lorsque le niveau démographique aura augmenté de 100 %
par rapport à ce qu'il était au moment de la mise en ouvre de cette politique.
(On peut comparer ces résultats avec les courbes en pointillés des pays déve-
loppés, où l'augmentation n'est que de 30 % avec la même politique.) Si l'on
retarde de 20 ans la mise en route de la politique démographique, l'équilibre
ne sera atteint que lorsque la population atteindra 10,2 milliards, c'est-à-dire
3,5 fois la population actuelle; elle aura augmenté de 4 milliards en 20 ans.
Selon la date de mise en oeuvre de cette politique, le rapport de la population
du Tiers Monde à celle des pays industrialisés (courbes en pointillés) qui est
actuellement de 2,5/1 pasxra respectivement à 4/1, 5/1 ou 6/1.

93
Stratégie pour demain
étant de 1,7 milliard, et qu'avec un nouveau délai de 10 ans, elle
exèverait le plafond des 10 milliards. On comparera ces chiffres avec
ceux de 1950, qui étaient légèrement supérieurs à 2 milliards pour la
totalité de cette région.
Mais pour évaluer la note à payer, si l'on s'offre le luxe de remettre
à plus tard les mesures qui s'imposent, on ne saurait s'en tenir à des
chiffres abstraits de population. ll s'agit d'êtres humains, et ce coût
doit être évalué dans leur cadre de vie réel, en termes humains bien
plus qu'économiques. Dans la seule Asie du Sud, on enregistre actuel-
lement l'arrivée sur le marché du travail de plus de 350 000 personnes
par semaine, et ce chiffre passerait à 750 000 par semaine d'ici à la
fin du siècle, soit 40 millions par an : deux fois l'équivalent de la
population actuelle du Canada. Après quoi, en dix ans, ce potentiel
de main-d'aeuvre en Asie du Sud s'accroîtrait d'environ un million
de personnes par mois. On n'imagine que trop la pression qui en résul-
terait sur les systèmes socio-politique et économique, surtout si la
tendance actuelle à la concentration urbaine persiste, submergeant les
zones urbaines d'une population réduite au chômage, et qui devrait
peut-être même perdre tout espoir d'améliorer son sort. Pour citer
à nouveau T. Vittachi : « Si l'on veut faire face à l'accroissement de
la population en Inde, il faut dès maintenant construire chaque jour
1000 classes d'école nouvelles, 1000 salles d'hôpital nouvelles chaque
jour et 10 000 maisons chaque jour pendant les 20 prochaines années. »
Aussi bien, cette tendance ne saurait se poursuivre impunément.
Ce sont les souffrances des hommes, et les bouleversements socio-
politiques qu'elles entraîneront presque à coup sûr, qui en arrêteront
le cours. Si l'on veut un bon « indicateur » de ces souffrances, on le
trouverait dans le supplément en morts d'enfants imputables à la
malnutrition et à la famine qui résulterait fatalement de tout délai
dans la mise en oeuvre d'une politique démographique efficace. Pour
en faire l'analyse, nous avons bâti un cinquième, un sixième et un
septième scénario où l'Asie du Sud, soit du fait de l'évolution poli-
tique du monde, soit parce que ses dirigeants en auraient décidé
ainsi, ne pourrait guère compter que sur ses propres ressources pour
faire face à son explosion démographique. Le cinquième scénario
suppose que la politique démographique efficace débute en 1990, et
le sixième en 1995 seulement, avec un nouveau délai de cinq ans.
L'impact de ce retard sur le nombre total des décès infantiles serait
94
Quandles retards sont mortels
très considérable.En chiffrescumulés,un retard de cinq ans seule-
ment pour la politiquedémographiqueentraîneraitenviron 170mil-
lions de morts d'enfants supplémentaires.Par contre, en avançant
de cinq ans son applicationpour débuteren 1975,le total des morts
infantilesdiminueraitde plusde 500millions 1.
L'aspect peut être le plus révoltantd'une telle analyse,c'est que
ces « statistiquesglobales» ne laissentguèretransparaîtreune situa-
tion qu'il faut bien dire tragique.En abandonnantà des mécanismes
de « rétroactionnaturelle», commela malnutritionet la famine,le
soin de faire échec à la croissancedémographique,on aboutirait
au mêmerésultat,c'est-à-direau mêmeniveaugénéralde la popula-
tion, que par une politique démographiqueefficace.Mais si l'on
penseaux individus,aux familles,et à la sorte de vie que mèneraient
les survivants,quelleaffreusedifférence! t
Ainsi,la réponseà la secondequestionposéeau début de ce cha-
pitre ne peut faire aucun doute. Tout retard, dans la saisieà bras-le-
corpsde laproblématique mondiale,est proprementmortel.A Calcutta,
on peut voir un hôpital exclusivementréservéaux enfants que l'on
trouve mourant de faim. Tout y est fait pour adoucirleurs derniers
jours. « Ilsmeurentavectant de grâce», aurait dit l'infirmièreen chef.
Maisils n'en meurentpas moins.La mort d'un individuest une tra-
gédie,cellede millionsd'êtres humainsrelèvede la statistique :ainsi
parlentdes espritscyniques.Maislorsqueces mortsse chiffrerontpar
centainesde millions,nouspourrionsbienêtreen présenced'un drame
sans précédentpour le mondeentier.Dansle systèmemondialactuel,
avecses effetsd'interactiondeplus enpluspuissants,tout sembleindi-
quer que tel est bienle dénouementverslequelnousallons.
1. Voirchapitre
9.
7

Les batailles de la pénurie

Nous pensons avoir établi que les crises mondiales sont là pour
durer, et qu'il est urgent d'y remédier, si le coût des solutions souhai-
tées doit rester à un niveau raisonnable sur les plans économique et
humain. Il nous reste à examiner la nature des relations entre les
différentes parties du système du monde en gestation. Seront-elles de
domination, ou de coopération équitable? Les contraintes imposées
par les crises ne peuvent être que des sources de conflits. Ceux-ci
doivent-ils conduire à l'affrontement, ou la coopération reste-t-elle
possible?
Nous nous emploierons à répondre à ces questions dans ce chapitre
et les suivants. Il faut se pénétrer de l'idée que les conflits que nous
examinons ici résultent de la compétition pour les ressources au sens
le plus large du terme : matières premières, énergie, nourriture, eau,
air, terre, etc. En ce sens également, si les ressources existaient en
quantités illimitées, il y aurait une chance d'éviter les conflits. Mais
le phénomène même de la croissance, sur notre planète finie, ne peut
que pousser à la compétition pour les ressources, créant ainsi toutes
les conditions d'où naissent les conflits.
Jusqu'à un passé tout récent, le sort des peuples et des nations
dépendait dans une large mesure de la disponibilité des ressources
indispensables à leur survie, ou à la préservation de leur mode de
vie. Les nomades se déplaçaient constamment, à la recherche du plus
précieux de tous les biens - la nourriture. Peu à peu le progrès des
transports permit à certaines sociétés d'étendre leurs possessions grâce
au commerce ou à la conquête, et de ramener les ressources nécessaires
chez elles, au lieu de partir sans trêve à leur poursuite; pour accumuler
ces biens, elles reculaient à l'extrême leurs frontières. Mais ces temps-là
97
Stratégie pour demain
sont révolus, et voici qu'à nouveau les règles du jeu sont changées.
Nous vivons dans un monde où les détenteurs des ressources essen-
tielles, et les utilisateurs de celles-ci, appartiennent à des sociétés dont
les finalités et les objectifs sont différents, voire contradictoires. Par
exemple, le Japon importe 99 % de son pétrole, en s'adressant surtout
au Moyen-Orient 1, pour satisfaire 65 % de ses besoins énergétiques.
L'Europe occidentale est dans une situation un peu moins fâcheuse,
mais néanmoins très dépendante, et qui ne peut que s'aggraver rapi-
dement. D'après le rapport de la National Materials Policy
Commission, d'ici à 20 ans les États-Unis devront importer plus de
20 % des matières premières nécessaires pour leur production indus-
trielle, eux qui, il n'y a pas 20 ans, étaient complètement autonomes.
En revanche, nombre de régions du monde, notamment l'Asie du Sud
et l'Afrique tropicale, vont dépendre fâcheusement de la nourriture
produite en Amérique du Nord et en Australie.
Pendant une brève période de l'histoire, on a pu croire que l'homme
- du moins dans certaines parties du globe - avait fini par résoudre
son problème le plus ardu : celui du développement des ressources
naturelles, et qu'il entrait dans une ère d'opulence. Mais voici que
le monde se trouve à nouveau aux prises avec la pénurie, et il en résulte
deux sortes de conflits : conflits entre les analyses à court et à long
terme de la situation, conflits entre les usagers et les fournisseurs.
Nous avons toujours tendance, sous la pression de nos besoins
immédiats, à rechercher des gains à court terme, fût-ce en sacrifiant
des avantages à long terme. Mais c'est une erreur lourde de consé-
quences que de considérer comme durablement acquise une solution
satisfaisante dans l'immédiat. Par exemple, on a voulu voir dans
l'abondance de nourriture dont nous jouissons depuis peu, et malheu-
reusement pour fort peu de temps encore, un trait permanent d'une
situation inédite dans le monde. Nous n'avons rien fait pour garder
la maîtrise de cette abondance, d'où l'accroissement de la population
et une demande de nourriture qui crève tous les plafonds, nous rame-
nant le spectre de la pénurie. La même erreur a été commise pour
l'abondance et la disponibilité des sources d'énergie à bon marché,
et notamment pour le pétrole, au cours des années 60. Un tel aveugle-
1. Nous employonsindistinctementles expressionsProche-Orientou Moyen-
Orient pour désignerles régionsproductricesde pétrole qui vont de l'Algérieà?
l'Iran.
98
Les batailles de la pénurie
ment devait fatalement conduire à la crise actuelle de l'énergie.
Quant aux conflits qui opposent usagers et fournisseurs,deux sortes
d'acteurs se donnent la réplique : ceux qui détiennent les ressources
et n'ont presque rien d'autre, et ceux qui disposent de tout, sauf de
ces ressources. Par le passé, la fortune souriait à ceux qui possédaient
le savoir et le pouvoir : à court d'inventions, ils recouraient au glaive.
Mais les temps ont changé. Les besoins nationaux et régionaux ont
augmenté en qualité et en quantité, si bien que ni les inventions ni la
force, qu'il s'agisse de la domination par les armes ou par le commerce,
ne peuvent les satisfaire.
La responsabilité principale en revient à un mode de pensée éco-
nomique qui ne tenait aucun compte des coûts à long terme et qui,
par conséquent, ne pouvait se préparer à temps aux pénuries futures.
C'est ainsi que les pays développés utilisèrent le pétrole à bon mar-
ché pour stimuler leur croissance économique, d'où une demande
accrue de pétrole qui restait à bas prix, accélérantencore la croissance.
Le manège a continué à tourner, et l'on en a oublié le problème
numéro un de la sécurité :comment en descendre,s'il venait à s'embal-
ler ? Aujourd'hui, le pétrole paraît bien être la drogue du Monde
développé, et la désintoxication sera forcément douloureuse. Pour-
quoi chercher des produits de remplacement, puisqu'il était si bon
marché? Seul le coût immédiat de sa production était pris en compte
dans sa distribution et son utilisation : c'était oublier qu'il n'existe
qu'en quantités limitées et qu'en moins d'une seconde, pour des rai-
sons le plus souvent frivoles, nous brûlons des ressourcesque la nature
a mis des milliers d'années à accumuler. On ne saurait trouver de
meilleur exemple de la folle présomption qui préside aux rapports ,
actuels de l'homme avec la nature 1. Avec le renversement des rôles
auquel nous assistons aujourd'hui entre régions productrices et
1. On trouveraitd'autresexemples de ce refusde prendreen comptelescoûts
à longtermeet de ceméprisdesprocessus naturels,dansl'utilisationde beaucoup
d'autresbiensde premièrenécessité.Prenonsle casd'un serviceessentielcomme
la médecine.Pourquel'art médicalatteignesonniveauactuel,il a falluunelongue
et coûteuseévolutiondesconnaissances médicales et desdécouvertes scientifiques,
avecdesalternancesde succèset d'échecs.Or lessecretsarrachésà grand-peine
à la natureserventà présentà intervenirbrutalement danslesprocessus naturels,
généralement sansaucunégardaux conséquences globaleset à longterme.Les
progrèsde la médecine, fruitsd'unelonguepatience,ont été utiliséspourréduire
la mortalitépresquedu jour au lendemain, sansteniraucuncomptedesdonnées
de la fécondité;or la rupturequi s'en est suivie,dansl'équationde la natalité
99
'
Stratégie pour demain
consommatrices,ceux qui ont fait preuve d'arrogance doivent en payer
le prix. ,
La résolution des conflits qui surgissent à propos de la répartition
des ressources dépend de la procédure à laquelle on a recours, et
celle-cidépend elle-mêmede la gravité de la situation, et du degré de
désordre qui affecte « le fonctionnement normal du système ». Dans
ce chapitre, nous examinerons les sortes de crises qui entraînent le
moins de perturbations : celles qui pourraient trouver des solutions
purement économiques. Implicitement, celles-ci supposent qu'il
sera toujours possible, en temps utile pour éviter des ruptures d'équi-
libre technologique et économique de première grandeur, de décou-
vrir des produits de substitution pour des ressources rares ou en voie
d'épuisement. Dans ces conditions, le problème de la répartition des
ressources peut être résolu par le mécanisme des prix. Aux chapitres
suivants, où pous examinerons des conflits plus violents, il deviendra
évident qu'il faut prendre beaucoup plus de champ pour s'attaquer
à de telles situations. Finalement, pour la solution des crises de l'ali-
mentation mondiale que nous examinerons au chapitre 9, nous nous
verrons contraints de recourir à une intégration complète de toutes
les strates, des valeurs individuelles à l'écologie et aux ressources
minérales - et ce, à une échelle globale. Si l'humanité doit progres-
ser sur la voie de la croissance organique et si, pendant la période
de transition, nous devons éviter d'atroces souffrances, par exemple
sous la forme de catastrophes régionales, les conflits, quel que soit
leur degré d'intensité, auront à être réglés par voie de coopération,
et non d'affrontement.
Nous allons d'abord présenter les cas du pétrole, qui tient actuel-
lement la vedette parmi les ressources non renouvelables. Pendant
très longtemps, la répartition mondiale du pétrole était essentielle-
ment réglée par les acheteurs; le vent a tourné, et ce sont maintenant

et dela mortalité,a conduità uneexplosion démographiquequi,si elleresteincon-


trôlée,finirapar ruinerla raisond'êtrede l'intervention
médicale sauver
: desvies
humaines. A quoibonarracherunhommeà la maladie,si c'estpourle voirmourir
de faim?Ona pu calculerquepourtoutenfantquel'onsauvedelafamine aujour-
d'hui, on en compteratroisqui mourrontde faimd'ici à la findu siècle.Certes,
cescalculssontrévoltants,inadmissiblesmais : ne nouscachonspaslesréalités
qu'ilsrecouvrent.Uneaiden'a de sensque si elleva jusqu'aubout; il ne faut
intervenirdanslesprocessus naturelsqu'aprèsen avoirévaluéleseffetssuccessifs
et les suitesde toutessortes.
100
, Les batailles de la pénurie
les vendeurs qui font la loi sur le marché. Au temps du marché à
l'achat, le système économique mondial tout entier faisait pression
pour maintenir le prix du pétrole au plus bas. La situation va-t-elle
changer de fond en comble, maintenant que les vendeurs sont en
mesure d'imposer leurs conditions? Les régions exportatrices
devraient-ellespousser au plus haut le prix du pétrole? Une nouvelle
augmentation du prix, par rapport à son niveau actuel, léserait-elle
gravement les uns, et jusque dans quelles limites profiterait-elle aux
autres? Jusqu'où exactement, dans leur propre intérêt, les régions
exportatrices peuvent-elles aller dans la voie de « l'étranglement »,
par exemple en bloquant la.production? Dans l'examen de ces ques-
tions, c'est sur le long terme qu'il faut mettre l'accent car si, dans
l'immédiat, les solutions paraissent souvent aller de soi, le vrai
dilemme est de savoir si les gains à court terme ne seront pas annulés
par des pertes à long terme. Bien que ces questions nous soient dic-
tées par la « crise du pétrole », le même dilemme se retrouve pour
tous les produits rares, notamment pour la nourriture; aussi les
enseignementsde la crise du pétrole nous seront-ilsutiles pour d'autres
situations de pénurie.
Pour analyser ces questions, nous avons eu recours à notre modèle
de système mondial sur ordinateur. Bien que la mise en oeuvredu
modèle soit trop complexe pour que nous puissions en rendre compte
ici, nous donnerons un bref aperçu de son fonctionnement, dans
l'espoir de mieux faire comprendre l'aide qu'il peut apporter. Les
besoins énergétiques annuels sont, pour chaque région, déterminés
par la croissance économique souhaitée et le développement indus-
triel escompté. Les besoins en pétrole de chaque région sont alors
calculés pour la fraction des besoins globaux d'énergie qu'ils repré-
sentent, en fonction de la consommation effectivede pétrole dans le
passé et des changements technologiques à prévoir. La différence
entre la capacité de production et les besoins de la région considérée
détermine si celle-ciest exportatrice ou importatrice nette de pétrole.
La répartition des réserves mondiales de pétrole est assurée par un
modèle de marché mondial du pétrole.
Nous avons bâti un scénario pour étudier les options qui s'offrent
aux di8ërentes régions du monde, en fonction de leurs objectifs.
Les objectifs des régions exportatrices de pétrole sont censés être les
suivants :
101
Stratégie pour demain
1. Parvenir à une croissance économique maximale, celle-ci dépen-
dant pour chaque région de sa capacité d'absorption des investisse-
ments.
2. Obtenir un maximum de revenus excédentaires, permettant
d'accumuler des richesses en dehors de la région.
3. Accroître la durée de vie des réserves totales de pétrole.
Les choix qui s'offrent aux régions exportatrices seraient alors les
suivants :
1. le prix du pétrole pendant toute la période où le
Augmenter
marché est aux mains des vendeurs. Deux facteurs sont à considérer
pour unetelle augmentation : le prix maximal à atteindre pendant
cette pér ode, et le taux des hausses successives.
2. Limiter les livraisons en tenant la production en dessous du
niveau de la demande. Là encore, plusieurs voies sont possibles :
fixer un plafond qui pourrait se situer entre 10 et 15 milliards de barils;
réduire la production d'un certain pourcentage par rapport à la
demande totale; combiner les deux.
3. Utiliser le solde des revenus excédentaires, compte tenu des
importations nécessaires, des investissements et de l'achat de biens
de consommation, comme moyen de pression économique et politique.
Par exemple, ces fonds peuvent être orientés sur des régions choisies
en fonction d'un plan précis, de façon à avantager celles qui sou-
tiennent la politique du pétrole des nations exportatrices, et à pénaliser
celles qui s'y opposent.
Pour les régions importatrices de pétrole, il s'agit avant tout de
poursuivre leur croissance économique et d'éviter les blocages que
pourraient provoquer les fluctuations de leurs importations de
pétrole, en fonction de la politique des prix ou de la production des
nations exportatrices.
Voici les choix dont elles disposent :
1. Augmenter leur production régionale de pétrole.
2. Recourir à des sources d'énergie de remplacement.
3. Réduire la demande d'énergie en prenant des mesures de ration-
nement.
4. Augmenter le prix des biens - et notamment des biens d'équi-
pement - dont les pays exportateurs de pétrole ont le plus besoin :
soit en faisant jouer à plein les lois de l'offre et de la demande pour
le marché de ces biens, soit en prenant délibérément des mesures de

102
Les batailles de la pénurie
rétorsion contre toute augmentation du prix du pétrole, par exemple
en recourant à la taxe à l'exportation pour certains produits.
Nous allons d'abord examiner le conflit du point de vue des régions
exportatrices - celui du vendeur qui peut dicter ses conditions. En
fin de compte il s'agit de savoir si, dans ce conflit qui apparemment
les oppose aux régions importatrices, il existe une solution permettant
d'éviter de graves perturbations de l'économie mondiale,et n'exigeant
pas de trop lourds sacrificesdes régions qui détiennent les ressources.
Cette solution, si elle existe, équivaudrait à un véritable arbitrage,
avec des avantages pour tous les intéressés. Faisant passer les avan-
tages à long terme avant les bénéficesprovisoires, nous avons évalué
les gains des régions exportatrices en ce qui concerne :
1. Le niveau de la performance économique, autrement dit le
produit régional brut qu'elles pourront atteindre en l'an 2025.
2. Le total des richesses accumulées par les régions exportatrices
d'ici à 2025.
Nous avons retenu l'année 2025 comme celle où la dépendance
excessiveà l'égard du pétrole pourrait prendre fin, et où le dévelop-
pement économique se poursuivrait dans des conditions plus nor-
males. Pour éliminer les effets de l'inflation et ne rendre compte que
des changements économiquesréels, nous avons ramené notre estima-
tion des prix de la production économique à leur niveau de 1963.
Les conclusions à tirer de l'analyse sur ordinateur sont particu-
lièrement frappantes dans le cas du Moyen-Orient (région 7). Le pro-
duit régional brut qu'il peut espérer pour l'an 2025 est fonction du
prix maximal qu'atteindra le pétrole pendant les 50 années à venir.
Pour étudier le comportement de cette fonction, nous avons conçu
le type de scénario suivant. Le prix du pétrole, calculé sur la base
initiale du prix de 1975, croîtrait à un taux annuel moyen jusqu'à
un maximum fixé d'avance, puis ce prix maximal serait maintenu
à un niveau constant pour le reste de la période considérée. Voici
les résultats de toute une série de scénarios de ce type.
Si le prix du pétrole est maintenu à son niveau de 1975,le produit
régional brut de la région 7 atteint environ 1200 milliards de dollars
en 2025. Si le prix augmente durant cette période de 1975 à 2025,
le produit régional brut augmente aussi, mais dans certaines limites.
Lorsque le prix maximal atteint pendant cette période se situe à un
niveau supérieur de 65 % à celui de 1975, le produit régional brut
103
L'augmentation du prix d'une matière première dans un marché orienté à la
vente, semble n'offrir que des avantages au pays qui en détient le monopole.
Or une analyse plus approfondie du système mondial montre que ce n'est
le cas que pour très peu de temps. A long terme, toute une série de tendances
contraires qui tiennent à la limitation des ressources, à la substitution, à la
mise en ouvre de sources de remplacement, initiatives suscitées par les condi-

en 2025 se monte à 2 700 milliards de dollars, c'est-à-dire deux fois


plus que si le prix est maintenu à son niveau de 1975. Si l'on augmente
davantage encore le prix maximal, le produit régional brut auquel la
région 7 peut prétendre pour 2025 se met à décroître. Certes, cette
baisse se poursuit à un taux bien inférieur à celui de la hausse précé-
dente, dans la courbe ascendante de la fonction : mais elle n'en est
pas moins réelle. Si le prix crève tous les plafonds pour atteindre,
par exemple, le double de celui de 1975, le produit régional brut ne
s'élève plus qu'à 2 400 milliards de dollars. Par conséquent, si
le critère retenu pour le prix est celui de la croissance économique

104
tions nouvelles de l'économie, etc., interdisent à ce gain de dépasser une limite
raisonnable et finissent par l'annuler si le prix est poussé au-delà de son niveau
optimal. Le graphique A représente la croissance économique du Moyen-
Orient, le graphique B, les richesses accumulées en fonction du prix du pétrole.
Il apparaît clairement qu'il existe un prix optimal du point de vue de la région
exportatrice.

maximale au Moyen-Orient, il y a bien un prix optimal pour cette


région dont la croissance même est financée par ses exportations de
pétrole.
Passons maintenant au second critère : les richesses accumulées
par le Moyen-Orient en dehors de son territoire. Ces richesses sont
également fonction du prix du pétrole à l'exportation, mais avec de
sensibles différences dans le détail. Si, jusqu'en 2025, le prix du pétrole
est maintenu à son niveau de 1975, il est une source d'enrichissement
considérable, principalement parce que son prix relativement bas,
par rapport à celui des autres sources d'énergie, en favorise la vente.

105
Stratégie pour demain
A mesure que ce prix augmente, les richesses accumulées s'accroissent,
mais à un rythme ralenti, et jusqu'à un niveau qui ne dépasse pas de
50 % celui de 1975 (voir fig. 1 et 2). Ce ralentissement s'explique par
la diminution du volume des ventes, d'ailleurs partiellement compen-
sée par l'augmentation du prix unitaire. Mais si le prix continue à
monter, le totàl des richesses accumulées diminue rapidement : dans
l'hypothèse extrême d'un doublement du prix, elles n'atteignent que
les deux tiers du maximum auquel elles pourraient prétendre. Ce
déclin provient de l'utilisation d'autres sources d'énergie et d'une
diminution de la demande, face à l'augmentation du prix. Par consé-
quent, que l'on retienne le critère de l'accumulation de richesse ou
celui de la croissance économique maximale, il y a bien un prix opti-
mal du pétrole du point de vue des régions exportatrices. Mais le
résultat peut-être le plus frappant de notre analyse, c'est que les prix
optimaux sont à peu près les mêmes quel que soit le critère choisi :
de 50 à 60 % supérieurs au prix de 1975 (voir aussi les fig. 1 et 2).
Autrement dit, quel que soit l'objectif que se donne la région 7 -
le maximum de la croissance, ou celui de l'accumulation de richesses,
ou toute combinaison des deux - il y a bien un niveau de prix qui se
révèle le plus avantageux pour cette région, si la raison doit prévaloir
dans le dilemme posé par la politique du pétrole.
La valeur exacte du prix du pétrole « le plus avantageux » (du
point de vue du Moyen-Orient) dépend de toute une série de facteurs :
il s'agit donc de savoir quelle sera l'évolution de ce prix en fonction
des variations de ces différents facteurs. En dehors des contre-mesures
que peuvent prendre les pays importateurs, telles qu'une réduction
de la demande ou le recours à d'autres sources d'énergie, il faut aussi
tenir compte de la période de temps nécessaire pour atteindre le prix
« le plus avantageux », et de l'augmentation annuelle du prix du
pétrole jusqu'au niveau souhaité. Nous avons minutieusement étudié
les réactions de tous ces facteurs au prix « le plus avantageux », et
nous sommes arrivés à la conclusion suivante, qui vaut sur un plan
général :
Du point de vue des régions exportatrices, il existe un prix optimal,
dans des limites bien définies, pour des ressources limitées telles que le
pétrole. A l'intérieur de cette fourchette, la valeur exacte du prix du
pétrole dépend de toute une série de facteurs, mais le gain marginal
qui peut résulter de ses variations est relativement faible. L'existence
106
Les batailles de la pénurie
d'un prix optimal, à l'intérieur d'une fourchette réduite, offre une base
solide à une politique de planification bien réglée, exerçant un effet
de stabilisationsur le développementdu systèmemondial.
Jusqu'ici nous avons examiné le dilemme de la répartition des res-
sources du point de vue des régions exportatrices. Qu'en est-il des
régions importatrices, et une hausse excessivedu prix du pétrole leur
vaudrait-elle de graves perturbations, ou même un effondrement de
leur économie? Enfin, le conflit peut-il être envisagé des deux points
de vue à la fois, celui des exportateurs et celui des importateurs, et
peut-on prévoir, à l'aide de scénarios différents, ce qui en résulterait
pour les deux parties? Une telle évaluation peut conduire à deux sortes
de réponses :
1. Certains scénarios établiraient que la balance penche fortement
en faveur de l'une des deux parties. Le système mondial serait alors
en état de crise intrinsèque, et la résolution ne pourrait venir que de
l'intervention de facteurs extérieurs.
2. La nature du conflit serait telle qu'il existe des solutions offrant
des avantages pour les deux parties. Dans ce cas, si l'une ou l'autre
s'écarte des conditions spécifiéespar le scénario, elle y perdra relati-
vement au gain maximal qui aurait pu être le sien. Seule une motiva-
tion négative pourrait la pousser à s'écarter ainsi d'un scénario qui se
présente comme optimal : l'espoir que la partie adverse y perdrait
davantage encore. Mais si les motivations de l'une et de l'autre sont
positives, chacune ne recherchant que son gain maximal, il existe une
base solide pour une résolution rationnelle du conflit.
Quelles seraient les conditions d'une telle solution? Pour le savoir,
nous avons agrégé les régions en quatre groupes : 1) le Monde déve-
loppé, avec l'Amérique du Nord, l'Europe de l'Ouest, le Japon,
l'Australie, etc.; 2) le Monde socialiste, avec l'Europe de l'Est et la
Chine (régions 5 et 10); 3) le Moyen-Orient (région 7); et 4) le reste
des régions sous-développées(régions 6, 8 et 9). La croissance écono-
mique est évaluée en fonction du produit régional brut auquel chaque
agrégat de régions pourrait prétendre en 2025.Pour présenter les résul-
tats de notre analyse, deux scénarios nous paraissent le plus indiqués.
Le premier scénario - celui du « bas prix » - suppose que le prix
du pétrole restera à son niveau des années 70 : un dollar 35 le baril,
valeur 1963. Le modèle du système mondial indique qu'à ce niveau
extrêmement bas, le prix du pétrole découragerait la recherche de
107
Stratégie pour demain
sources d'énergie de remplacement avant que les réserves mondiales
de pétrole ne soient à peu près totalement épuisées. Si surprenant
que cela puisse paraître, la région qui en souffrirait le plus serait celle
qui, ayant tiré d'abord tout le bénéfice de ce bas prix, ne pourrait
que s'opposer à son augmentation si elle s'en tenait constamment à
des objectifs à court terme. Le Monde développé subirait une récession
aux alentours de l'an 2000, suivie d'une reprise vers 2025, si bien que
son produit régional brut atteindrait « seulement » 5 500 milliards
de dollars à cette date. Dans l'autre camp, les résultats ne seraient
guère plus brillants : le Moyen-Orient et les régions moins dévelop-
pées ne dépasseraient pas à elles toutes un produit régional brut de
2 000 milliards de dollars en 2025, et l'épuisement de leur principale
ressource, le pétrole, bloquerait leur développement dans la deuxième
décennie du siècle prochain.
En réalité, si l'on examine isolément la situation de certaines régions
du Monde développé, elle parait bien plus périlleuse. Par exemple,
l'Amérique du Nord serait beaucoup moins touchée que l'Europe de
l'Ouest et le Japon par l'épuisement des réserves de pétrole du Moyen-
Orient. Si l'ensemble du Monde développé devait connaître une
récession de 1 % pendant cinq ans, celle de l'Europe de l'Ouest attein-
drait 3 %, et celle du Japon davantage encore. Les tensions sociales
qui en résulteraient risqueraient d'être explosives. Par exemple, des
diminutions du PRB pouvant aller jusqu'à 20 % s'accompagneraient
d'un chômage massif, dans des pays habitués à un niveau de vie élevé
et où la demande de biens matériels va croissant. Les pressions poli-
tiques qui en résulteraient pourraient fort bien aboutir à la subversion
de l'ordre social existant, avec des conséquences impossibles à prévoir.
Mais il faut bien comprendre que si le prix du pétrole avait été main-
tenu à son niveau extrêmement bas d'avant 1973, la situation du
Monde développé serait plus critique encore. Les régions exporta-
trices de pétrole, à commencer par le Moyen-Orient, n'auraient pu
rester sans réaction devant l'épuisement de la seule source des revenus
dont elles disposent pour leur développement. Elles auraient dû
finir par augmenter leur prix, et plus elles auraient tardé à le faire,
épuisant ainsi leurs réserves, plus la hausse aurait été brutale. Des
régions comme l'Europe de l'Ouest et le Japon n'en auraient été que
plus affectées encore.
Selon le premier scénario, la région du Moyen-Orient s'en tirerait

108
Les batailles de la pénurie
fort médiocrement, avec un produit régional brut dépassant à peine
les 300 milliards de dollars en 2025. Il est évident qu'elle ne saurait
s'accommoder durablement d'une telle situation, la demande de
pétrole ne pouvant que croître : il n'est donc pas question que le
prix du pétrole puisse être maintenu à un niveau trop bas. Or on admet
en général que toute augmentation de prix fait tort au consommateur
- en l'occurrence, aux régions importatrices. Pour voir s'il en est
bien ainsi à long terme dans le cas des crisesmondialesdu pétrole qui
nous occupent ici, nous avons conçu un second scénario, dit du « prix
optimal ». Il suppose que le prix du pétrole augmente de 3 % par an,
jusqu'à atteindre le prix optimal tel qu'il a été fixé par les précédents
passages en machine. Grâce aux revenus considérablement accrus
qu'il tire du pétrole, le Moyen-Orient atteint en 2025 un produit
régional brut de près de 2 500 milliards de dollars, soit cinq fois plus
que dans le premier scénario, tandis que pour l'ensemble des autres
pays en voie de développement, le produit régional brut se monte à
environ 4 000 milliards de dollars, au lieu des 2 000 milliards du
premier scénario. Le Monde socialiste fait lui aussi meilleure figure
dans le second scénario que dans le premier : son PRB atteint environ
6 300 milliards de dollars en 2025.
Mais ce sont les conséquences qui en résultent pour le Monde
développé qui nous réservent les plus grandes surprises. Malgré
l'augmentation considérable du prix du pétrole, il atteint en 2025 un
niveau plus élevéque dans le premier scénario, avec près de 8 000 mil-
liards de dollars. L'augmentation du prix se révèle donc également
profitable au consommateur et au producteur, ce qui paraît paradoxal.
On peut en donner deux raisons. D'abord, le Monde développé
échappe à l'effondrement prévu par le premier scénario, pour la
période consécutive à l'épuisement soudain des réserves de pétrole,
après 2010. En second lieu, à la suite de l'augmentation du prix du
pétrole prévue dans le deuxième scénario, des sources d'énergie de
remplacement sont introduites sur le marché. La croissance écono-
mique du Monde développé est également beaucoup plus régulière
que dans le premier scénario, bien que cette fois encore elle se ralentisse
quelque peu aux environs de l'an 2000, en raison de l'épuisement du
pétrole dans certaines des régions.
En conclusion, le prix du pétrole jusqu'en 1973, bien que fondé
sur le coût immédiat de la production, se situait à un niveau dangereu-
109
L'énergie à bon marché sous la forme du pétrole a été le principal moteur de
la croissance économique mondiale depuis 1950. On a considéré comme une
catastrophe l'augmentation spectaculaire du prix du pétrole en 1973. Cepen-
dant, l'analyse du système mondial sur ordinateur nous indique qu'en persé-
vérant dans ce qu'il faut bien appeler une surexploitation du pétrole alimentée
par des prix déraisonnablement bas, nous allions droit à l'effondrement de
notre économie, car les réserves de pétrole se seraient épuisées sans que nous
fussions incités à prévoir en temps utile des sources d'énergie de remplacement.

sement bas, en ce sens qu'il favorisait, particulièrement en Europe


de l'Ouest et au Japon, une surchauffe de l'économie impossible à
soutenir longtemps. Le maintien de cette situation malsaine aurait
conduit soit à un arrêt brutal de la croissance économique ou même
à un renversement de la tendance, soit à une transformation radicale
du système économique du Monde développé : pour éviter la récession,
on serait passé des mécanismes actuels du marché à une direction
autoritaire de l'économie.

110
La poursuite d'objectifs à court terme aboutirait au"désastre à long terme
(fig. A). Le scénario du prix optimal nous présente, avec une augmentation
progressive du prix (le prix du pétrole augmente régulièrement jusqu'à un niveau
optimal), une évolution bien plus avantageuse pour toutes les parties. Cette
politique favoriserait le recours progressif à des sources d'énergie de rempla-
cement et prolongerait la durée de vie des réserves (voir fig. B). Seule une
conception globale et à long terme peut permettre une telle évolution, satis-
faisante pour toutes les parties en présence.

La conclusion la plus importante qui ressort de l'analyse exposée


dans ce chapitre est donc la suivante :
Le conflit qui oppose les deux camps, dans le dilemme des ressources
en quantités limitées, est plus apparent que réel. Finalement, la seule
voie raisonnable, et la plus avantageuse pour tous, compte tenu de
tous les facteurs en cause et des bénéfices à long terme, est celle de la
coopération. Dans le dilemme de la répartition des ressources, comme
dans toute situation de contrainte où des intérêts différents sont aux

111l
Stratégie pour demain
prises, le vieil adage a raison : « Unis nous tenons, divisésnous tom-
bons. » Toute tentativede l'une des parties de tirer un profit substantiel
d'une telle situation, au détriment des autres, se retournerait contre
elle et réduirait les avantagesà la foispour elle-mêmeet pour les autres.
Dans cette conclusion, deux points sont à souligner :
D'abord, il s'agit du long terme, et c'est bien là le danger. Chacune
des parties en présence risque d'être séduite par les avantages à court
terme, plus apparents que réels, que leur ogrirait une intervention
rapide et unilatérale.
Ensuite, notre conclusion ne vaut pas seulement pour le pétrole,
mais pour toutes les ressources en quantités limitées. Évidemment,
le niveau du prix le plus avantageux et les moyens d'y arriver dans le
temps dépendent de la nature particulière des ressources en cause, et
des conditions de leur utilisation; mais l'existence d'une marge de
prix optimaux et des moyensd'y atteindre se vérifiedans le cas d'autres
ressources limitées, telles que la nourriture, les engrais ou le cuivre.
Les niveaux de prix optimaux sont atteints lorsque les forces écono-
miques en jeu trouvent leur équilibre, si des facteurs irrationnels
ne les en empêchent pas.
8
Limites de l'indépendance .

La pénurie persistant, le conflit s'aggrave entre les deux camps


qui passent de la simple querelle à la lutte ouverte. L'arsenal écono-
mique ne suffit plus, et les efforts de persuasion font place aux mesures
de rétorsion. Cette escalade va-t-elle valoir un avantage durable à
l'un des deux camps?
Dans cette situation d'aggravation du conflit, nous avons une fois
de plus considéré la crise de l'énergie pour l'intérêt qu'elle présente en
elle-même, et pour son effet en profondeur sur le développement à
venir de la société industrielle. Le pétrole est donc toujours au coeur
du conflit, mais les règles du jeu ne sont plus les mêmes. Le mécanisme
des prix a été écarté comme moyen de résolution, et chacun des deux ,
camps tente d'intervenir directement dans la vie économique de
l'autre. Au lieu d'agir uniquement par les prix, les régions exporta-
trices limitent leurs livraisons de pétrole soit globalement, soit de
façon sélective. Pour répondre à cette grave atteinte à leurs intérêts,
les régions importatrices ne se contentent pas de restreindre leur
consommation et de recourir à d'autres sources d'énergie : se plaçant
sur le même terrain que « l'adversaire », elles dressent des barrières
pour les produits (tels que les biens d'équipement) dont il a le plus
besoin.
C'est une véritable pénurie qui s'installe alors : les uns manquent
d'énergie, les autres de biens d'équipement, et la manipulation des
prix ne peut rien contre cette pénurie matérielle. La région qui en est
affectée doit d'abord s'y adapter en ralentissant ses activités écono-
miques, et réagir ensuite en prenant une série de mesures économiques
et politiques pour stimuler ses activités et son développement. Les
répercussions d'un tel conflit vont plus loin que dans la situation exa-
113
Stratégie pour demain
minée au chapitre précédent, où il suffisait de mettre en ouvre les
mécanismes économiques habituels pour rétablir l'équilibre.
Nous nous sommes posé la question suivante : existe-t-il des bases
rationnelles pour une résolution du conflit, même dans la situation
de grave pénurie que nous considérons ici? Pour y répondre, nous
avons analysé toute une série de scénarios, et nous en retenons trois
pour présenter nos conclusions - les scénarios dits d'étranglement,
de représailles et de coopération. Pour simplifier, nous ne donnerons
les résultats que pour les deux régions les plus directement intéres-
sées : le Monde développé (régions 1-4) et le Moyen-Orient (région 7).
Comme indicateur de leur niveau de prospérité, nous retiendrons pour
chacune d'elles le produit régional brut qu'elle atteindra en 2025,
et pour le Moyen-Orient, nous y ajouterons les richesses accumulées
« à l'extérieur » jusqu'à la même date.
Pour le Moyen-Orient, les principales options sont la modification
du prix du pétrole et le contrôle de sa production. Le Monde dévelop-
pé, lui, peut avoir recours soit à une série de mesures « pacifiques »
comme la réduction de la consommation ou la recherche de sources
d'énergie de remplacement, soit à une politique de « représailles »,
telle qu'une augmentation du prix des biens qu'il exporte, correspon-
dant à celle du prix du pétrole.
Le scénario de l'étranglement (figure 1) suppose que la région
exportatrice suspend ses livraisons de pétrole - hypothèse plus que
plausible, comme l'ont montré les événements de 1973. Par contre,
nous avons admis dans le même scénario que ces contraintes à la
production étaient calculées non pour atteindre un objectif répon-
dant à des motivations politiques provisoires, mais en fonction d'une
politique économique à long terme, volontairement conçue pour
obtenir un gain maximal en valeur absolue; autrement dit la région 7,
se désintéressant de ce qu'il en résulterait pour l'économie des autres
régions, ne songerait qu'aux avantages qu'elle pourrait en retirer dans
le temps.
Puisque nous avons déjà établi la possibilité pratique d'une poli-
tique du prix optimal, nous admettons comme allant de soi que le
Moyen-Orient l'adoptera, puisque c'est d'elle qu'il a le plus à atten-
dre. Dans ces conditions, la hausse annuelle du prix du pétrole s'élè-
vera à 3 % jusqu'à ce que le niveau du prix optimal soit atteint. Quant
à la seconde option du Moyen-Orient - le contrôle de la production.

114
Limites de l'indépendance
nous supposons qu'au-delà d'un certain niveau de production, les
demandes ne sont que partiellement satisfaites, et seulement jusqu'à
un plafond fixé d'avance; nous n'envisageonspas de reprise ultérieure
de la production, puisque l'épuisement relativement rapide des
réserves de pétrole irait contre les intérêts bien compris de la région
du Moyen-Orient.
Dans ce scénario, le Moyen-Orient satisfait d'abord à la demande
de pétrole, laquelle se trouve d'ailleurs réduite en raison de l'aug-
mentation annuelle du prix et de l'accroissement de la production de
pétrole dans le Monde développé (régions 1-4). L'accroissement des
revenus pétroliers imputable à cette augmentation de prix assure un
afiiux de capitaux suffisant pour la croissance économique régionale
du Moyen-Orient, ainsi que pour une accumulation « raisonnable »
de capitaux étrangers. Lorsque la demande annuelle atteint les
14 milliards de barils 1, la production n'est plus augmentée, pour évi-
ter que les réservesexistantesde pétrole ne s'épuisent trop rapidement.
Il se produit alors une pénurie sévèrede pétrole, qui dure jusqu'à ce
qu'une chute verticale de la demande puisse être obtenue par des
changements dans la technologie des consommateurs (transports en
commun, etc.) et par le recours à de nouvelles sources d'énergie
(nucléaire, géothermique, solaire, etc.). Tandis que le Moyen-Orient
poursuit une croissance qui paraît normale, le Monde développé, lui,
est cruellement touché au début de la période de blocage total de la
production, puisque son économie s'adapte assez facilement à l'aug-
mentation progressive du prix, mais qu'elle est déséquilibréepar une
coupure brutale de son approvisionnement.Avec la persistance de la
pénurie, il lui faut supporter une assez longue période de moindre
croissance ou de stagnation avant de pouvoir rétablir l'équilibre. A la
fin de la période 1975-2025,le produit régional brut du Monde déve-
loppé n'atteint que 7 000 milliards de dollars, tandis que celui du
Moyen-Orientse monte à 1 800milliardssans qu'il lui en coûte rien, si
ce n'est un manque à gagner considérable en richessesaccumulées qui
ne dépassent pas les 1000 milliards de dollars 2.

1. Cettelimitationde la productionest relativement


modérée;livréeauxexi-
gencesdu marché,la productionpétrolièreannuelledu Moyen-Orient atteindrait
d'aprèsles analysesde notremodèle,17 milliardsde barilsen 2015.Maisaprès
cettedate,elleaugmenterait enflèchejusqu'àprèsde25milliardsdebarilsen2025.
ri2. Bienentendu,cettepertedoitêtreconsidérée commecompensée parlefaitque
le Moyen-Orient conservedanssonsol desquantitésplusconsidérablesdepétrole.
, 115
s
Scénario 1. La principale caractéristique de ce scénario est la réduction de la
production de pétrole par la région du Moyen-Orient, en fonction d'un pro-
gramme qui fixe un plafond à 14 milliards de barils. La figure A donne le prix
du pétrole qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison d'une augmen-
tation annuelle de 3 %, et le pourcentage de la demande d'énergie couverte
par le pétrole, ainsi que le total des besoins mondiaux annuels en pétrole et
le déficit pétrolier mondial tels qu'ils sont établis par notre modèle.
La figure B indique comment se répartit la production mondiale entre les
principaux pays producteurs.
La figure C indique le produit régional brut réalisé par les deux principaux
protagonistes : la région A (le Monde développé des régions 1, 2, 3 et 4) repré-
sentée par la courbe 1, et la région 7 (Moyen-Orient) représentée par la courbe 2.
Les courbes 3 et 4 représentent le pourcentage de la totalité des capitaux du
Monde développé dont la région 7 pourrait s'assurer la possession, si l'on part
de deux hypothèses extrêmes concernant la gestion des revenus pétroliers en
excédent. Le surplus du pétrole disponible dans le monde dépend plus des
prévisions maximales de production que de la production réelle de pétrole,
et oscille en fonction des variations annuelles qui peuvent intervenir dans l'ex-
pansion de la capacité de production. D'autre part, le déficit est l'indice d'une
situation de pénurie réelle. Le scénario indique une croissance régulière de la
région 7 en même temps qu'un recul de la région A consécutif à des interruptions
de l'approvisionnement en pétrole à différents moments.

117
Scénario 2. Ce scénario se caractérise par des « représailles » de la part de la
région du Monde développé contre l'augmentation du prix du pétrole imposée
par la région du Moyen-Orient : elle répond à l'augmentation du prix du pétrole
par celle du prix de ses biens d'équipement à l'exportation. La figure A indique
le prix du pétrole qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison de 3 %
d'augmentation par an, la part de la demande d'énergie couverte par le pétrole,
ainsi que le commerce mondial et le déficit mondial de pétrole, tels que les a
déterminés notre modèle. La figure B indique comment se répartit la production
mondiale entre certains des principaux pays producteurs. La figure C indique
le PRB auquel parviennent les deux principaux protagonistes : la région du
Monde développé (courbe 1) et celle du Moyen-Orient (courbe 2). Les courbes 3
et 4 représentent la part des capitaux du Monde développé qui pourrait passer
sous contrôle du Moyen-Orient, en partant de deux hypothèses extrêmes concer-
nant la gestion des revenus excédentaires du pétrole. Les surplus de pétrole
disponibles dans le monde entier dépendent davantage des prévisions maximales
de production que de la production réelle du pétrole, et varient en fonction des
oscillations annuelles qui peuvent intervenir dans l'expansion de la capacité
de production. En revanche, le déficit est l'indice d'une situation réelle de
pénurie.
Le scénario montre que le montant des richesses accumulées par le Moyen-
Orient sera bien plus faible, mais que la prospérité du Monde développé sera
également affectée.

119
Stratégie pour defnain
Le premier scénario suppose que le Monde développé s'adapte à
l'accroissement du prix et aux restrictions de la livraison du pétrole
grâce à des mécanismes purement internes, et sans prendre de position
active en la matière; il ne tente pas non plus d'anticiper sur l'évolution
probable de la situation, et d'y parer - en somme, il réagit devant le
cours des choses, mais ne cherche pas à l'orienter autrement. Cette
ligne de conduite est plausible : on ne l'observe que trop souvent
dans le cours de l'histoire. Mais il y a'd'autres options, et il importe
d'étudier les incidences éventuelles, sur le développement mondial,
de mesures anticipatrices.
Ces mesures sont de deux sortes : on peut tendre à l'autonomie
de la région ou du groupe de régions pour ses ressources énergétiques,
et l'on peut augmenter le coût des exportations - en particulier pour
les biens d'équipement - en fonction de l'augmentation du prix
imposé pour le pétrole.
A l'aide de notre modèle sur ordinateur, nous avons analysé toute
une série de scénarios de ce type, dits de représailles (voir figure 2).
Ils supposent tous, pour permettre des comparaisons équitables, que
le prix du pétrole et de la part qui revient à celui-ci dans la couverture
de la totalité des besoins d'énergie, sont constants. Dans ces condi-
tions, la pénurie actuelle de pétrole n'est pas faite pour durer. Les
besoins de pétrole tendent à être couverts par des sources régionales
auxquelles les pays importateurs, dans leur effort pour s'assurer l'au-
tonomie pétrolière, puisent autant qu'ils le peuvent. Dans le même
temps, l'augmentation du prix des biens d'investissement, correspon-
dant à celle du prix du pétrole, ralentit le développement économique
de la région du Moyen-Orient et fait des coupes sombres dans ses
richesses accumulées. Dans les scénarios dits de représailles, le dé-
veloppement économique du Moyen-Orient serait légèrement retardé,
pour n'atteindre que 1 600 milliards de dollars en 2025, au lieu des
1 800 milliards du premier scénario. Mais il accuserait sérieusement
le coup pour ses richesses accumulées, qui tomberaient bien en
dessous du millier de milliards de dollars en 2025. Le Monde dévelop-
pé, lui, s'en tirerait mieux que dans les scénarios dits d'étranglement,
et son PRB dépasserait les 8 000 milliards de dollars en 2025.
Y a-t-il d'autre issue que confiictuelle, comme dans ces deux types
de scénarios où chacune des parties, tour à tour, cherche à tirer tout
l'avantage de la situation? Il n'en est pas d'autre que celle de la coopé-
120
Limites de l'indépendance
ration (voir figure 3). Pour évaluer les sacrifices que chacun devrait
consentir en empruntant cette voie, nous avons conçu un scénario
ad hoc, où le prix du pétrole, et le pourcentage de sa consommation
dans la demande totale d'énergie, évoluent comme précédemment.
Nous avons retenu cette hypothèse car elle permet d'établir une
comparaison avec les cas précédents, mais surtout parce que le niveau
du prix « optimal », une fois établi, nous paraît devoir jouer son rôle
dans toute solution réaliste fondée sur un esprit de coopération. La
Région développée, de son côté, n'augmente pas le prix des biens
d'équipement au-delà de ce qu'exige le jeu normal des forces écono-
miques ;elle ne se lance pas non plus dans un programme d'indépen-
dance énergétiqueà tout prix, et ne met en exploitation ses ressources
régionales de pétrole, ou ne recourt à d'autres sources d'énergie,
que conformément aux règles habituelles du marché. On suppose enfin
que la région du Moyen-Orient réinvestit tous ses revenus excéden-
taires de pétrole, pour éviter de nuire à la croissance du Monde déve-
loppé. Dans ces conditions, le scénario de la coopération peut être
considéré comme assurant une véritable fusion des économies du
Moyen-Orient et du Monde développé. Dans la perspective de la
coopération, le fait qu'une partie du capital du Monde développé
passe entre des mains étrangères ne devrait pas faire plus de di$ï-
culté que l'existence de participations multinationales à l'intérieur
d'une région, comme dans le cas des intérêts américains qui s'inves-
tissent en Italie ou des intérêts japonais aux États-Unis.
Les résultats de cette dernière analyse ont de quoi surprendre.
Le Monde développé conserve le niveau de croissance relativement
élevé qu'il devait atteindre dans les scénarios de représailles, avec
8 200 milliards de dollars en 2025. Le Moyen-Orient, de son côté,
garde tous les avantages des scénarios d'étranglement, avec une crois-
sance économique maximale de 1 800 milliards de dollars en 2025,
et une accumulation de capitaux « à l'extérieur » atteignant de 7 à
10 % des capitaux du Monde développé, suivant la politique d'inves-
tissement adoptée : soit environ le double de ce qu'elle était dans les
scénarios de conflit. Au total, une telle coopération aboutirait à une
parfaite intégration de l'économie du Moyen-Orient et de celle du
<EMonde occidental » industrialisé. On n'y verrait plus guère de difJé
rence entre le pétrole de l'Arabie Saoudite, et celui de l'Écosse ou du
Texas.
121
Scénario 3. Ce scénario se caractérise par la coopération. Le pétrole en prove-
nance de la région du Moyen-Orient afflue librement, et l'import-export entre
les régions répond aux seules règles du jeu économique, en dehors de toute
intervention politique intempestive. La figure A indique le prix du pétrole
qui est censé atteindre un niveau « optimal » à raison de 3 % d'augmentation
annuelle, la part de la demande d'énergie couverte par le pétrole, ainsi que
le commerce mondial et le déficit mondial du pétrole, tels que les a déterminés
notre modèle. La figure B indique comment se répartit la production mondiale
entre certains des principaux pays producteurs. La figure C indique le PRB
auquel parviennent les deux protagonistes : la région du Monde développé
(courbe 1) et celle du Moyen-Orient (courbe 2). Les courbes 3 et 4 représentent
la part des capitaux du Monde développé qui pourrait passer sous contrôle
du Moyen-Orient, en partant de deux hypothèses extrêmes concernant la gestion
des revenus excédentaires du pétrole. Les surplus de pétrole disponible dans
le monde entier dépendent davantage des prévisions maximales de production
que de la production réelle de pétrole, et varient en fonction des oscillations
annuelles qui peuvent intervenir dans l'expansion de la capacité de production.
En revanche, le déficit est l'indice d'une situation réelle de pénurie.
Ce scénario montre clairement les avantages qui en résultent pour les deux
parties : en richesses accumulées pour la région du Moyen-Orient, et en crois-
sance ininterrompue pour la région du Monde développé. En raison, la stratégie
de la coopération s'impose à l'une et à l'autre.

123
Stratégie pour demain
Il est évident que le scénario de la coopération offre la seule issue
rationnelle à la crise actuelle du pétrole. L'humanité et ses dirigeants
auront-ils la force de volonté nécessaire pour y parvenir? Saurons-
nous surmonter nos préjugés et suivre la seule voie du bon sens? Ce
qu'il en sera de l'avenir, et si nous sommes capables de nous rendre
à l'évidence - ce n'est pas à l'ordinateur de le dire. Mais si nous
gâchons cette chance,à nos risques et périls,ce ne sera pas faute d'avoir
été prévenus.
On arrive aux mêmes conclusions pour les autres crises qui pren-
nent de plus en plus des dimensions globales. Elles nous signifient
toutes que la naissance d'un système mondial digne de ce nom n'est
plus une question de choix, mais de nécessité. En s'accusant, cette
tendance en vient à mettre en questionla notion même d'indépendance
nationale - l'un des plus vieux tabous de notre société.
A la fin de l'année 1973,un porte-parole officiel déclarait : « Nous
sommes prêts à tous les sacrificespour préserver notre indépendance,
car elle est notre héritage le plus sacré, inscrit dans l'acte même de
fondation de notre nation. » S'agissait-il d'une ancienne colonie
luttant pour liquider les restes d'un passé colonial, ou d'un petit
pays en situation de dépendance économique, s'efforçant d'échapper
à l'étreinte du néo-colonialisme?Non pas. C'est au nom de l'une des
nations les plus puissantes de la Terre qu'il parlait : les États-Unis.
Sans le vouloir, il saluait ainsi la naissance de l'ère des limitations à la
souveraineté nationale - même pour les États-Unis.
9

Le seul recours

« Du point de vue moral, qu'un


homme soit tué à la guerre ou
condamné par l'indifférence des autres
à mourir de faim, c'est tout un. »
WILLYBRANDT
On peut classer les conflits en fonction de leur intensité. Il y a tout
d'abord la « dispute » où, par l'argumentation ou l'astuce, on cherche
à damer le pion à son vis-à-vis. Puis vient l' « affrontement », où la
mise est plus forte, et où l'on en vient aux actes. Enfin, les « luttes
pour la survie » font appel aux armes, non point pour faire tort à
l'adversaire, mais pour le liquider; il ne s'agit plus de gagner, mais de
survivre.
Les conflits mondiaux sur les ressources, eux aussi, se manifestent
à des niveaux différents d'intensité. En épuisant tous les moyens
classiques de l'arsenal économique pour obtenir le meilleur prix du
pétrole, comme nous l'avons exposé au chapitre 7, on en reste à la
simple dispute. Avec le dilemme à long terme des ressources énergé-
tiques, tel que nous l'avons examiné au chapitre 8, nous arrivons au
niveau de l'affrontement. Pour l'analyser, il faut prendre des vues plus
larges sur le système du monde, et s'adresser pour le moins, au-delà
de la strate économique du modèle mondial, à celle de la technologie.
Dans une situation encore plus critique - et tel est le cas de la nour-
riture, le plus précieux de tous nos biens - c'est le système du monde
tout entier qu'il faut embrasser du regard. Plus rien ne compte alors
que la lutte pour survivre.
A quel point la situation alimentaire du monde est précaire, nous
en avons d'amples preuves. D'après l'UNESCO, de 400 à 500 mil-
lions d'enfants ont souffert de malnutrition ou de faim en 1973. Cette

125
Stratégie pour demain
disette ne date d'ailleùrs pas d'aujourd'hui. On a estimé qu'à l'échelle
du globe, la quantité de nourriture par tête n'a pas augmenté depuis
1936, et qu'elle a même diminué au cours de la dernière décade l.
De nombreuses régions exportatricesde nourriture avant la Deuxième
Guerre mondiale, comme l'Amérique latine, l'Europe de l'Est et
d'autres, sont importatrices aujourd'hui. A l'heure actuelle, seules
l'Amérique du Nord et l'Australie peuvent être considérées comme
des sources importantes de réserves alimentaires. Les réserves mon-
diales de nourriture disponibles, pour les cas d'urgence, ont baissé
de plus des deux tiers au cours de la dernière décennie, passant de
80 à moins de 30 jours d'approvisionnement 2.
Ce qui compte avant tout, c'est de savoir si cette situation précaire
est provisoire, et résulte simplement d'un manque d'attention de
notre part, ou si elle est là pour durer, auquel cas on ne la surmontera
pas sans efforts acharnés. S'il en est bien ainsi, rien n'est plus urgent
que de déterminer les stratégies nouvelles qui permettront d'y appor-
ter une solution durable.
L'analyse de la situation alimentaire globale à l'aide de notre
modèle mondial nous amène à conclure que, si la tendance actuelle
du développementse poursuit, la pénurie de nourriture ne fera qu'empi-
pirer jusqu'à prendre des dimensions catastrophiques. Dans notre
recherche d'une solution, nous avons étudié toute une série de scéna-
rios différents,et nous en avons extrait quelquesconstantes fondamen-
tales, qu'aucune stratégie tendant à résoudre la crise alimentaire du
monde ne devrait, croyons-nous, se permettre d'ignorer.
Avant d'exposer nos conclusions plus en détail et de décrire les
analyses qui les ont fondées, nous voudrions préciser quelques aspects
de notre modèle de système du monde qui intéressent le problème
de l'approvisionnement en nourriture. Notre modèle fait état dans le
détail du régime et des habitudes alimentaires qui caractérisent
chaque région, et enregistre 26 variétés différentes de nourriture.
Il rend également compte de l'effet sur la population de carences
fondamentales comme celle des protéines. La structure régionalisée
du modèle sert bien notre propos, car alors même que nous parlons

1. MauriceGuernier,« Perspectivesalimentairesde l'an 2000», Rapport


interneau Clubde Rome,1974.
2. LesterBrown,« Examende la situationalimentaire», ForeignPolicy,14,
1974.
126
Le seul recours
d'un « problème de l'alimentation mondiale », il est clair que la
situation géographique des sources réelles de ravitaillement et celle
des déficitsréels de nourriture sont des facteurs essentiels.Sans régio-
nalisation, on ne peut concevoir de solution réaliste du problème de
la nourriture.
La polyvalence de notre approche, avec ses niveaux (ou strates)
multiples, n'est pas moins décisive.On traite trop souvent le problème
de l'approvisionnement en nourriture d'un point de vue strictement
économique,comme s'il suffisait,pour le résoudre, d'un accroissement
de 3 % par an de la production agricole, à calculer en valeur mar-
chande. Mais ce qu'on mange, c'est du pain, pas des dollars, et ce
qui compte, c'est de savoir combien de nourriture on peut effective-
ment produire. Une approche purement « comptable » ne saurait
donc y suffire.
On ne peut pas non plus se fonder sur des résultats obtenus en
laboratoire, car pour transformer en serres chaudes toutes les terres
cultivables du globe, il faudrait d'abord être magicien. Il s'agit de
savoir ce qui peut être produit avec la superficiedes terres et la nature
des sols effectivementdisponibles, compte tenu des ressources humai-
nes et économiques existantes. Bref, c'est le système du monde tout
entier qu'il faut examiner avec soin. Évaluer le développement du
ravitaillement mondial sur la base de recherches expérimentales ou
de travaux de laboratoire, c'est faire preuve d'une bonne dose de
naïveté, quand ce n'est pas d'une totale irresponsabilité - la vie
d'êtres humains mérite mieux que ces exercices d'école et ce trai-
tement cavalier. Nous renoncerons donc aussi à l'approche « en
serre chaude » qui est celle des théoriciens.
Nous présenterons nos résultats pour la région de l'Asie du Sud
car c'est celle du monde entier où le problème de la nourriture, du
simple fait des masses humaines en cause, est le plus aigu. Quant aux
voies qu'il convient d'explorer en vue d'une solution, les conclusions
sur l'Asie du Sud sont également valables pour l'Afrique tropicale,
ou pour toute autre région dans le besoin.
. Ces résultats seront exposés sous la forme d'une série de scénarios-
clés, dont chacun met en jeu les séquences d'événements que l'on
peut raisonnablement attendre de décisions politiques et de choix
sociaux différents. Finalement, ce sont bien de telles décisions qui
régissent le développementdes nations, des régions et du monde.
127
Les calculs concernant la croissance de la population et les difficultés de ravi-
taillement qui s'ensuivent, et dont nous avons figuré les résultats ci-dessus, sont
fondés sur l'hypothèse d'une politique démographique qui permettrait d'ici
à une cinquantaine d'années de parvenir au niveau d'équilibre de la fécondité.
Dans ces conditions, la population s'accroît de 1,3 milliards en 1973 à 3,8 mil-
liards en 2025 (courbe 1), tandis que le taux de croissance de cette région décline
d'un peu plus de 2,5 à 1 % (courbe 2). On suppose en outre que la population
est convenablement nourrie, et qu'il ne se produit donc pas de famine pour
ralentir la croissance de la population. Alors, les besoins de protéines de l'Asie
du Sud (courbe 3) excéderaient de plus en plus sa production de protéines
(courbe 4), en sorte qu'à la fin de la période de 50 ans considérée, son déficit
en protéines (courbe 4) excéderait sa propre production de protéines qui se
monte à 50 milli6ns de tonnes (courbe Les quantités de céréales qu'il fau-
drait importer pour couvrir ce déficit - qui se traduit également par un déficit
en calories (les protéines consommées par l'Asie du Sud étant d'origine végé-
tale à plus de 90 n - s'élèveraient à environ un demi-milliard de tonnes par
an en 2025, et continueraient à augmenter ensuite. Ce chiffre est le double de
celui de la récolte actuelle de céréales aux États-Unis, et même si de telles quan-
tités étaient disponibles pour l'exportation en Asie du Sud, elles poseraient
des problèmes insurmontables de transport et de livraison. Pour obtenir l'accrois-
sement en question de la production agricole régionale en Asie du Sud, il
faudrait mettre en culture toutes les terres arables actuellement disponibles
et obtenir une amélioration croissante du rendement à l'hectare. Il faudrait
parvenir à une productivité comparable à celle qu'a value aux meilleures
terres irriguées de l'Inde l'introduction de variétés améliorées de céréales avec
la révolution verte - et c'est probablement faire preuve de trop d'optimisme.

128
Sur ce graphique, la ligne droite horizontale 1 représente la totalité des besoins
journaliers par tête en protéines, évalués à 70 grammes. La courbe 2 représente
l'approvisionnement régional journalier par tête en protéines (principalement
d'origine végétale, avec très peu de protéines animales - voir la courbe 4).
La courbe 3 représente le déficit journalier par tête en protéines qui serait
celui de l'Asie du Sud si sa population devait passer de 1,3 à 3,8 milliards sans
être décimée par des famines de masses. Si les importations nécessaires pour
combler ce déficit en protéines faisaient défaut, la famine prélèverait un lourd
tribut, surtout parmi les enfants. La courbe 5 montre le nombre de morts
infantiles annuelles auxquelles il faudrait alors s'attendre (la population attein-
drait seulement environ 3 milliards), et la courbe 6 le chiffre annuel de la morta-
lité infantile si les importations procuraient suffisamment de nourriture. Entre
1980 et 1990, la courbe 5 commence à dépasser la courbe 6 et monte rapidement.
La baisse du nombre de morts infantiles à partir de 2010 est due au fait que
le nombre excessif de morts infantiles depuis 1985 a modifié la structure des
âges de la population de telle façon que la proportion d'enfants par rapport
à la population totale a énormément diminué et entraîné une baisse considérable
du nombre de femmes fécondes après un temps de retard de quinze à vingt ans.
Le nombre total et global de morts infantiles supplémentaires jusqu'en 2025
dépasse 1/2 milliard. Bien entendu, ces chiffres ne doivent pas être considérés
comme des prévisions; ils permettent au lecteur d'évaluer en connaissance
de cause les souffrances que l'avenir réserve à l'Asie du Sud si le problème
de l'essor démographique et de l'approvisionnement alimentaire ne peut être
résolu.

129
Stratégie pour demain
Le premier scénario, dit standard, se propose de donner une indica-
tion sur la persistance de la pénurie de nourriture au cours du demi-
siècle prochain; elle restera de toute façon critique, mais est-elle
destinée à s'aggraver ou à s'atténuer, et dans quelle mesure? Ce
scénario suppose que la tendance actuelle du développement, suivant
une conception qui ne manque pas d'optimisme, se poursuivra dans
l'avenir. En particulier, il suppose la mise en oeuvre d'une politique
démographique qui réussira à amener le taux de fécondité à son niveau
d'équilibre dans une cinquantaine d'années. Il admet également - et
c'est peut-être dépasser la mesure de l'optimisme - que vers la fin
de la période considérée, l'utilisation moyenne d'engrais par hectare
dépasserait, dans cette région, le niveau d'utilisation actuel en Amé-
rique du Nord. A elle seule, la consommation d'engrais en Asie du
Sud dépasserait alors celle du monde entier en 1960, et il en résulterait
un rendement accru d'environ une tonne en moyenne par hectare,
en tenant compte de chaque parcelle de terre cultivée. C'est à peu
près l'amélioration de rendement que la « révolution verte » a obtenue
dans les terres les plus riches du Pakistan et de l'Inde. Toutes les terres
cultivables sont censées pouvoir être mises rapidement en culture,
et les apports technologiques nécessaires, notamment pour l'irriga-
tion sans laquelle les engrais sont inopérants, seraient faits en temps
utile. Enfin, afin d'évaluer l'ordre de grandeur du problème de la '
nourriture, nous avons supposé qu'il n'y avait pas de famine à grande
échelle. Dans ces conditions, la différence entre les besoins de nourri-
ture et la production régionale donnerait la mesure du déficit à couvrir
par des importations pour éviter la famine.
Quant à la production alimentaire, nous nous sommes centrés sur
la teneur totale en protéines de la nourriture disponible ou nécessaire,
puisqu'actuellement, c'est le déficit en protéines qui semble être le
plus lourd. Pour plus de la moitié de la population mondiale, on
estime que la teneur en protéines de la ration alimentaire moyenne ne
dépasse pas les deux tiers des besoins journaliers, et la consommation
de protéines animales n'en atteint pas le quart 1. En outre, commo
l'Asie du Sud se nourrit principalement de céréales, il existe un
rapport étroit entre la consommation de protéines et celle de calories :
si l'une est au plus bas, l'autre s'y tient aussi.

1. Voir AlexeiPokrovsky,Ceres,novembre-décmnbre
1972.
130
Le seul recours
Les résultats de l'analyse sur ordinateur montrent très clairement
que la situation alimentaire de l'Asie du Sud continuera de s'aggra-
ver, alors qu'elle est déjà intenable. En fait, d'ici à 2025, le déficit
en protéines y augmentera de plus de 50 millions de tonnes par an,
malgré toutes les améliorations qui sont prises en compte, y compris
la culture permanente de toutes les terres disponiblesdans l'ensemble
de la région. Le coût de l'importation d'une telle quantité de nourri-
ture serait vertigineux : il atteindrait le tiers de la production éco-
nomique totale de la région, et peut-être le triple de ce qui pourrait
être financé par les exportations. Mais les quantités matérielles de
nourriture nécessaire posent bien plus de problèmes encore que les
données financières.
Si le déficit alimentaire doit être couvert principalement par des
céréales, l'importation atteindrait environ 500 millions de tonnes en
2025, c'est-à-dire plus que la production annuelle totale de céréales
prévue pour 1980,dans une perspectiveoptimiste, pour l'ensemble des
régions développées.En volume, il faudrait alors un tonnage double
de celui qui correspond actuellement à la totalité des exportations
des États-Unis. Si l'on songe que le trajet moyen des céréales depuis
le grenier à blé des États du centre jusqu'aux côtes du Pacifique et
de l'Atlantique se situe entre 1250 et 2 500 kilomètres, il faudrait
transporter par rail environ 1 100 milliards de tonnes au kilomètre
de l'endroit de la récoltejusqu'au point d'embarquement, soit presque
autant que la totalité du trafic ferroviaire annuel des États-Unis.
Pis encore : ces céréales devraient être livrées en Asie du Sud non
seulement en 2025, mais chaque année en quantités croissantes, si
les choses restent ce qu'elles sont.
Il est évident que ce serait matériellement impossible. Mais alors,
qu'arriverait-il si l'Asie du Sud ne pouvait se procurer les importa-
tions de nourriture dont elle a besoin? C'est ce que nous analysons
dans notre second scénario, dit catastrophique,qui est fondé sur les
mêmes hypothèses que le précédent, sauf que la fourniture des quan-
tités de nourriture nécessaire n'y est plus supposée comme assurée
« d'une façon ou d'une autre ». On aboutirait alors à un ration-
nement sévère1, et à une famine généralisée. La catastrophe débu-
terait vers le début des années 80 pour culminer vers 2010, où

1. Voirappendice3 (5),« Sous-alimeatation


et mortalité», p. 193.
131
Le seul recours
les morts de carence alimentaire (en plus de la mortalité « normale »
pour cettte classe d'âge) dépasseraient le double du taux de mortalité
normal; après quoi, en raison du grand nombre des morts avant
l'âge de procréation qui agiraient par « rétroaction naturelle », le
niveau de la population commencerait à baisser pour se situer à
environ un milliard de moins que ce qu'il eût été sans famine. Pour
la classe d'âge de 0 à 15 ans, les morts cumulées de carence
alimentaire se chiffreraient, au total, à 500 millions en 2025; et il va
de soi que la population en souffrirait pendant bien des décades
encore. Dans des conditions aussi catastrophiques, il n'y aurait pas
de politique démographique possible, et il n'est guère probable que
le cours normal des choses, au plan politique et social, n'en serait pas
affecté. Finalement, on aboutirait à une population stabilisée- c'est-
à-dire, en quelque sorte, à un retour à la situation telle qu'elle était
avant l'explosion démographique, où les taux de natalité et de morta-
lité étaient presque équilibrés. Mais cette fois, la famine ne frapperait
pas seulement quelques points isolés dont il est toujours possible de
s'échapper : elle atteindrait de vastes régionshabitées par des centaines
de millions d'êtres humains. La population serait vraiment prise au
piège, sans refuge possible dans des zones fertiles, comme l'ont tra-
giquement montré les récents événements en Afrique. Pour la pre-
mière fois dans l'histoire, la qualité de vastes populations pourrait
se trouver progressivement dégradée. Cette destruction, lente et
inexorable, du peuplement d'une région entière allant jusqu'à des
milliards d'habitants, serait sans précédent.

FigureA et B :L'augmentation de la productiond'une terre arabledépendde


deuxsortesdefacteurs :1) des apportstechnologiques tels qu'engrais,variétés
améliorées
am?or?Mde graines,pesticides,etc.; 2) de l'augmentation a« capital
du capt'ta/agricole
par la mécanisation,l'irrigation,l'améliorationde l'infrastructure,
etc.Nousavons
repr?fM!?ceMcrc/a/MM
relationcomplexe /w une
par Mnesérie
?rte de courbes Mourant
cot?M (fig. A) montrant
la récolte
représenté
que qui,pour unecapitalisation
cette donnée,diminue enfonctiondesrende-
MM« décroissants,reprend
ments reprc/Kfsa
M progression
yro?rcM/oM avec l'accroissement
/'accro/MCMenf des apports
apport
technologiques;de même,la courbede l'amélioration desrendements quidépend
desapportstechnologiques varieen mêmetempsquela capitalisation. Leslignesen
grostraitsmontrentbiencetteamélioration desrendements enfonctiond'unepolt
tiqued'augmentation simultanée de la capitalisation
et desapportstechnologiques.
figureB MaÏa?e
àLa ?fMre indiquel'augmentation de Aï
la productionagricoleakde l'Asie</«
du Sud
au coursdes vingtdernièresannées,et la quantitécorrespondante d'engrais
utilisés.Onremarquera lefaiblerendement desapportsd'engraissouslestropiques.
133
Stratégie pour demain
En quête d'une solution nous avons, dans un premier temps, exa-
miné les chances de succès d'une politique régionale qui se consacre-
rait à résoudre ce problème. Dans le troisième scénario nous suppo-
sons que l'effort d'investissement serait transféré de l'industrie à
l'agriculture, afin de répondre autant que possible, par les moyens
de la production régionale,à une demande accrue. L'analyse sur ordi-
nateur établit que dans ce cas, la récolte par hectare augmenterait
d'abord plus rapidement que dans les conditions normales, mais
que la production atteindrait un maximum vers le tournant du siècle,
après quoi elle déclinerait lentement. Finalement, en l'an 2000, la
production totale de céréalesne dépasseraitpas le volume qu'elle eût
atteint sans le transfert des investissementsvers l'agriculture. Ainsi,
la tentative de satisfaire aux besoins alimentaires en transformant
l'économie de la région entière pour parvenir à l'autarcie agricole
se solderaitpar un échectotal. La raison en est que ce transfert saperait
progressivement les bases industrielles de l'économie de la région,
et que la production agricole elle-mêmefinirait par en être gravement
affectée.Dans la seconde moitié de la période considérée, la totalité
des investissementsaurait été transférée à l'agriculture, et la part du
secteur industriel dans l'économie tomberait de 55 à 20 % seulement.
Ce sacrificeserait donc parfaitementvain, et il aurait des conséquences
désastreuses dans le domaine de l'emploi, pour aboutir à coup sûr
au chaos politique et social bien avant 2025.
C'est l'évidence même : toute solution dans ce domaine requiert
une politique démographique efficace. C'est pourquoi, dans notre
quatrièmescénario, nous avons supposé que la fécondité atteindrait
son niveau d'équilibre en quinze ans. La politique adoptée donnerait
encore la priorité à l'agriculture, mais sans aller jusqu'à détruire le
secteur industriel. Notre analyse montre que la malnutrition serait
inévitable - sauf s'il était possible de recourir aux importations -
mais qu'elle se produirait à plus petite échelle et plus tard que dans
les scénarios précédents, dans les années 90 plutôt que dans les
années 80. Cependant, la quantité de nourriture qu'il faudrait impor-
ter serait ramenée au cinquième environ de ce qu'elle serait dans le
premier scénario. Le volume même des importations - le tonnage
qu'il y aurait à produire, à transporter, etc. - ne créerait pas de dini-
cultés insurmontables, mais il aurait encore des conséquencesdésas-
treuses pour l'économie. Il reste que, dans le présent scénario, le
134
Étant donné l'énorme déficit alimentaire de l'Asie du Sud, on a envisagé de
transférer les investissements et les capitaux nécessaires du secteur non agricole
vers le secteur agricole, afin d'obtenir un niveau plus élevé d'autarcie alimen-
taire ; les résultats sont désastreux. La courbe 1 traduit bien l'effondrement
complet du secteur non agricole. De même, le produit régional brut (PRB) de
l'Asie du Sud, après avoir tiré profit (courbe 4) pendant les quinze premières
années de l'essor de la production agricole imputable au transfert des investis-
sements, tombe finalement, en 2025, à environ 40 % de son chiffre normal. La
production agricole est hors d'état de soutenir un tel rythme de croissance à
cause de la dégradation constante du secteur non agricole qui doit fournir les
engrais, les machines agricoles et l'infrastructure nécessaires. En 8n de compte,
en 2025, la production agricole n'a pas dépassé le niveau qu'elle aurait atteint
en l'absence de ce transfert (voir courbe 1).
Les courbes 2 et 3 sont là pour le confirmer : avec une répartition « normale »
des investissements (courbe 3), la part non agricole du PRB se monte progressi-
vement jusqu'à près des 2/3 du PRB - et c'est bien ce qu'il faut pour faire
face à l'accroissement accéléré de la population urbaine - tandis que le transfert
des investissements vers l'agriculture fait tomber le secteur non agricole
(courbe 2) à un niveau totalement inacceptable. Des transferts d'investissements
moins importants ont été étudiés, mais tous mènent à des résultats aussi désas-
treux dès lors que l'on tente d'obtenir un accroissement substantiel de la pro-
duction alimentaire pendant les 10 à 20 premières années.

135
Stratégie pour demain
problème, dans ses aspects les plus critiques, a pu être ramené au
plan économique.
Afin de voir comment l'on peut lever ce dernier obstacle, au niveau
de l'économie, nous avons construit le cinquièmescénario, où nous
supposons que l'Asie du Sud dispose d'une aide suffisante en biens
d'équipement pour lui permettre de combler son déficit alimentaire
et de rétablir l'équilibre de sa balance des comptes. L'importance
d'un tel programme réclamerait un effort concerté des régions du
Monde développétout entier, y comprisl'Europe de l'Est. Le potentiel
d'exportation de l'Asie du Sud devrait être considérablement aug-
menté, et pour lui permettre de payer l'essentiel de ses importations
de nourriture, il faudrait transformer le systèmeéconomiquemondial.
Ses exportations seraient nécessairement industrielles, puisque la
production agricolene manquerait pas d'être absorbée par les besoins
régionaux : il faudrait donc permettre à la région de développer sa
propre industrie sur des bases assez concurrentiellespour qu'elle pût
en exporter la production. Il s'agirait donc bien de l'émergence d'un
nouvel ordre économiqueglobal, où une industrialisation diversifiée
tiendrait compte des particularités régionales, des conditions de plein
emploi du travail et du capital, ainsi que des ressources disponibles,
évaluées dans une perspectiveglobale et à long terme. Dépassant les
limitesétroites des intérêts nationaux, un tel systèmeaurait à se fonder
sur des accords à long terme et globaux.
En résumé, la seule issuepossibleà la situationalimentairemondiale
exigepar conséquent :
1. Une approcheglobale du problème.
2. Une aide en biens d'équipement et non en marchandises (sauf
pour la nourriture).
3. Un développementéconomiqueéquilibrépour toutes les régions.
4. Une diversificationde l'industrie à l'échelle mondiale,débouchant
sur un systèmeéconomiqueauthentiquementglobal.
5. Unepolitique démographiqueefficace.
Il n'est de solutionpossiblequ'à conditionde trouverla bonnecombi-
naison entre ces différentsfacteurs. En négligeant n'importe lequel
d'entre eux, on se condamneraità l'échec.
Nous ne saurions conclure sans considérer l'urgence de la situation
présente. La « solution » qui se dégage de notre analyse exige à coup
sûr des changements que l'on n'obtiendra pas sans arbitrages entre
136
Si une politique tendant à atteindre l'équilibre démographique débutait en
1990 en Asie du Sud, elle aboutirait au développement démographique indiqué
par la courbe 1, avec un accroissement d'environ 1,7 milliard d'habitants en
50 ans. Si la mise en route de cette politique était retardée de 5 ans, la croissance
de la population (courbe 2) serait pratiquement la même, avec environ 3 milliards
d'habitants pour l'Asie du Sud en l'an 2025. Mais en ce qui concerne la morta-
lité, et en particulier celle des enfants, ce délai de 5 ans aurait des conséquences
mortelles - au sens propre du terme. Le nombre de morts infantiles supplé-
mentaires qui lui serait imputable s'élèverait à plus de 150 millions, alors qu'en
pratiquant dès maintenant la politique d'équilibre démographique, plus d'un
demi-milliard de morts infantiles supplémentaires pourrait être évité. Les choix
encore offerts seraient irrévocablement compromis par un délai que rien ne
justifie.

'
137
Stratégie pour demain
les intérêts de toutes les parties en cause. Mais avec les meilleures
intentions, de tels compromis demandent beaucoup de temps pour
négocier et marchander comme l'histoire, même la plus récente, l'a
montré maintes fois. De quel délai disposons-nous pour discuter
dans le détail la mise en oeuvred'une telle solution? Pour le savoir,
nous avons examiné les conséquencesd'un étalement dans le temps,
ainsi que d'un retard pur et simple dans l'exécution des mesures qui
s'imposent. Selon notre analyse, en portant de dix à quinze ans la
période de transition pour la politique démographique, on augmen-
terait le nombre des morts d'enfants, au total, de 80 % entre 1975et
2025; et il suffirait d'un retard de vingt ans, dans la mise en route
d'une politique démographique draconienne, pour augmenter ce
chiffre de 300 %. La conclusion s'impose : les options qui s'offrant
à l'humanité,pour éviter une catastrophe sans précédent, se réduisent
sans cesse; se décider sans délai, c'est maintenant une question de vie
ou de mort.
10

Miracle de la technologie
ou pacte avec le diable?

Sur la crise actuelle de l'énergie, que d'avis difiérents1 D'un côté,


on la présente comme un simple problème technologique qu'il sera
facile de résoudre par l'un de ces « miracles » de la technologie qui
ont toujours réussi dans le passé. De l'autre, on y voit un mal qui
atteint la société jusque dans ses profondeurs et qui, pour guérir,
n'appellera pas seulement des changements institutionnels et sociaux,
mais une transformation de la vie même des individus, et des relations
de l'homme avec la nature.
Pour notre part, nous ne doutons pas que cette crise soit profonde,
globale, et que nous soyons loin d'en avoir vu le bout. Il est également
clair qu'elle ne trouvera de résolution qu'à long terme, en fonction
d'une réflexion anticipatrice. L'ampleur même des moyens à mettre
en ouvre ne permettrait guère de repartir à zéro, au cas où une
solution fondée sur des considérations à court terme ne donnerait
pas satisfaction. Les décisionsà prendre, pour les différentessolutions
possiblesdes crises de l'énergie, sont donc de la plus haute importance,
puisque pendant quelque temps encore, nous devrons nous accom-
moder des moyens, technologiques et autres, dont nous disposons
actuellement. Les « temps de retard » qu'implique une telle restruc-
turation sont tels qu'il sera impossible de changer de cap sans le
payer très cher. Il faudra apporter un soin extrême à la planification,
et à l'identification des coûts et des risques de tous ordres.
Les optimistes de la technologie nous disent que finalement, c'est
l'énergie nucléairequi nous permettra de résoudre la crise de l'énergie.
A les en croire, la fission du noyau atomique résoudrait à concurrence
de 30 % le problème énergétique du Monde développé d'ici à 25 ans,
soit l'équivalent de la totalité de nos besoins actuels d'énergie.
Entre-temps, il faudrait réserver le carburant liquide aux transports,
au lieu de le « gaspiller » pour le chauffage et d'autres usages de
139
Stratégie pour denrain
moindre importance. La recherche de nouveaux gisements de gaz
naturel doit être accélérée, et en cas de besoin, il faudra gazéifier
le charbon. Ajoutez-y le recours à l'extraction « secondaire » dans
les puits de pétrole « épuisés », les goudrons de sable, les schistes
bitumeux, et moyennant des importations suffisantes de pétrole,
vous devez pouvoir assurer la soudure, en attendant que l'énergie
nucléaire puisse répondre à tous les besoins. D'ici à 50 ans, la combi-
naison de « surgénérateursrapides », de réacteurs à haute température
refroidis par gaz, et la technologie de l'hydrogène devrait pourvoir
à tous nos besoins en énergie, y compris le carburant liquide pour
les transports. Ainsi, la crise de l'énergie ne mordrait qu'à peine sur
notre courbe de croissance économique; il y aurait bien un déplace-
ment provisoire de la consommation vers l'investissement - mais
dans l'ensemble la croissance économique, et l'augmentation de la
consommation d'énergie qu'elle suppose, se poursuivrait allègrement.
Examinons maintenant cette position optimiste de plus près, et
dans une perspectiveà long terme. Quelles seraient les conséquences
globales d'une telle solution? La figure 1 montre ce qu'il en serait
pour le monde industrialisé, en prenant l'Amérique du Nord comme
cas-type. Supposons que dans cent ans toute l'énergie primaire soit
nucléaire. Si les tendances actuellesdu développementse poursuivent,
et en considérantcomme plausibleun quadruplementde la population
mondiale, il faudrait, pour répondre à la demande d'énergie de
celle-ci, construire 3 000 groupements de centrales nucléaires com-
posés chacun, selon une estimation modérée, de 8 surgénérateurs
rapides et produisant ensemble 40 millions de kilowatts d'électricité,
en fonctionnant à 40 % de leur capacité. L'énergie nucléaire primaire
fournie par chaque groupement de centrales équivaudrait ainsi à
100millions de kilowatts thermiques. Selon A. Weinberg1, il faudrait
construire dans le monde entier 4 réacteurspar semaineen moyenne,
pendant les cent prochainesannées, pour atteindre l'objectif de 24 000
réacteurs produisant 5 millions de kilowatts' 2 (électriques)chacun.
En outre, si ces réacteurs ont une durée de vie de 30 ans, il faudra
1. Anciendirecteurdu laboratoired'Oakridge.Il prévoitquela consommation
moyennepar tête,globalement, pourraitatteindrele doublede la consommation
actuellede l'Américainmoyen.Voir« Considérations à longtermepourla réso-
lutiondescrisesde l'énergie»,Symposium ASME,NewYork,29novembre1972.
2. Lesplusgrandsréacteursnucléaires actuellement en usagesontenvironcinq
foispluspetits.
140
Si la croissance mondiale continue au rythme actuel, il est important de faire
des prévisions à long terme afin d'évaluer les conséquences du choix de telle
ou telle source d'énergie. Le graphique ci-dessus reproduit des prévisions de
la Commission de l'énergie atomique pour les besoins énergétiques américains
de 1975 à 2000; il indique aussi comment satisfaire cette demande si l'on a
opté pour l'énergie nucléaire. On ne peut mesurer pleinement les effets de ce
choix qu'en projetant les calculs sur une période su>$sammmt longue. Pour
que les États-Unis puissent utiliser exclusivement l'énergie nucléaire en 2025,
il faudrait construire en moyenne plus de 50 centrales à grande puissance dans
chaque état.

141
Stratégie pour demain
en construire deux par jour à seule fin de remplacer ceux qui seront
hors d'usage. Que faut-il en penser?
Tout d'abord, un tel programme de construction créerait des
difficultés sans précédent, sur le plan technique et organisationnel :
à l'heure actuelle, le temps nécessaire pour construire des centrales
nucléaires plus petites et moins complexes se situe, aux États-Unis
et ailleurs, entre 7 et 10 ans. Vient ensuite la question de savoir si
l'économie pourrait supporter une telle charge : le remplacement des
réacteurs usés coûterait, à lui seul, au moins 2 000 milliards de dollars
par an, soit 60 % du revenu mondial actuel qui s'élève à 3 400
milliards. Il se pose également un problème de financement; il est
hors de question de réunir de tels capitaux dans aucun des systèmes
économiques actuels, la preuve en a été déjà faite, et pour de moindres
montants. Par ailleurs, quels seraient les moyens de stockage, dans
des conditions de sécurité acceptables, pour les réacteurs mis au
rebut, pour tout le matériel irradié lors de la génération d'énergie,
et pour les déchets radioactifs? Il faut citer enfin les risques - et ce
ne sont pas les moindres - qui ne peuvent être contrôlés par de
simples mesures technologiques parce qu'ils sont d'une nature
complexe, à la fois technique, sociale et politique.
Quinze millions de kilogrammes de plutonium 239 (l'élément de
base de la bombe de Nagasaki) devraient être produits et transportés
chaque année pour le fonctionnement de 24 000 réacteurs surgéné-
rateurs. Or le plutonium 239 a une radioactivité exceptionnellement
longue (plus de 24 000 ans), et c'est un élément d'une extrême toxicité.
L'inhalation d'un dix millionième de gramme de plutonium est suscep-
tible de provoquer un cancer du poumon; ainsi, une boule de pluto-
nium de la taille d'un pamplemousse serait assez toxique pour tuer
presque tous les hommes vivant aujourd'hui - à supposer, bien entendu,
qu'elle pût être également diffusée sur la terre entière. Par contre,
il est possible de manipuler de grandes quantités d'uranium sans
risques sérieux d'irradiation, à condition qu'il ne s'introduise pas
dans les poumons ou le sang. On en tient le plus grand compte dans
la fabrication d'explosifs nucléaires, tels que la bombe atomique
pour laquelle il ne faut guère que 5 kilos de plutonium 2391.
1. M. Willichet T. B. Taylor : « En cas de vol nucléaire :Dangerset mesures
de protection», Rapport pour le projet de politiquede l'énergiede la Fondation
Ford, ÉditionsBallinger,Cambridge,Mass., 1974.
142
Miracle de la technologie ou pacte avec le diable?
Il est clair que les centrales nucléaires, lorsqu'on n'en comptera
plus une ou deux seulement, mais 3 000, poseront de formidables
problèmes de sécurité. Et qu'en sera-t-il de leur implantation, du
point de vue de la souveraineté nationale et du droit qui les régira?
Quelle nation pourrait admettre que la sécurité d'une telle installation
ne présentât pas de garanties suffisantes dans un pays voisin, alors
que le moindre accident contaminerait la terre entière des hommes,
pour des années et des années à venir? Mais alors, qui fixera les
« normes » de protection, en particulier en cas de troubles sociaux,
de guerre civile, ou même de guerre entre les nations? Il su?rait
de la décision d'un seul - d'un désespéré, d'un individu prêt à tout -
pour anéantir des millions d'êtres humains. Il n'est guère utile d'insis-
ter. Le dernier « miracle » de la technologie risque fort d'être un
marché comme celui de Faust avec le diable - laissant de terribles
risques aux générations à venir. Le comble, c'est qu'il y a d'autres
choix que celui-ci qui se fait pour ainsi dire à la sauvette, sans que
l'opinion soit informée de tout ce qui est enjeu. Mais plus on attend,
plus l'éventail des options se referme, et le prix à payer risque d'être
affreusement cher, ne fût-ce qu'au plan économique et socio-politique.
Le principal attrait de cette solution à la crise de l'énergie tient à
son caractère purement technologique. Mais les problèmes que nous
tentons de résoudre ne sont-ils pas essentiellement politiques, sociaux
et psychologiques, et n'ont-ils pas des racines bien plus profondes
qu'on ne peut en juger sur leurs manifestations matérielles? A l'heure
actuelle, la région nord-américaine utilise 30 % de l'énergie mondiale,
avec seulement 6 % de la population de la terre. Le Monde développé,
comme le montrent nos analyses, fait payer par les régions moins
favorisées le temps qui lui est nécessaire pour mettre en oeuvre d'autres
sources d'énergie, et il consomme ainsi, en quelques décennies, les
réserves de pétrole qu'il a fallu des millions d'années pour constituer.
Le résultat, c'est que l'écart entre le « Nord » et le « Sud » ne fait
que s'aggraver, et il est de plus en plus improbable que les régions en
voie de développement puissent rattraper le monde dit « développé ».
Bien plus, elles accuseront un nouveau recul avec l'utilisation de leurs
ressources par les régions industrialisées, car celles-ci dépendront
de plus en plus strictement des matières premières qu'elles devront
importer. A supposer qu'elles puissent se procurer ces ressources,
par la contrainte ou la persuasion, est-ce ce qu'il faut souhaiter?
143
Miracle de la technologieou pacte avec le diable?
Même si l'on peut espérer moins de gaspillage et d'absurdités
dans la consommation d'énergie des cinquante prochaines années, la
demande ne peut que s'accroître de façon considérable, ne fût-ce
qu'en raison de la croissancedémographique, et des efforts qui seront
entrepris pour combler l'écart entre riches et pauvres. Mais alors,
si l'on refuse ce « pacte avec le diable » qu'est le choix nucléaire,
qu'y a-t-il d'autre à proposer?
Nous avons utilisé notre modèle régionalisédu monde pour étudier
des possibilités différentes. Une analyse approfondie de l'évolution
de la demande d'énergie, dans chacune de nos dix régions,.nous a
fourni une base pour explorer d'autres solutions (fig. 2). Le scénario
qui nous paraît le meilleur, d'un triple point de vue technologique,
économique et socio-politique, associe étroitement trois stratégies
dans l'espace et le temps. La stratégie à court terme tend à maintenir
le ravitaillement en pétrole, en provenance des régions productrices,
à un niveau au moins suffisantpour ne pas compromettre la stabilité
socio-économique des régions consommatrices. Pour obtenir la
pleine coopération des premières, une participation « permanente »
aux industries productrices d'énergie leur sera garantie, pour l'ère
qui succédera à celle du pétrole. La stratégie intermédiaireest fondée
sur la gazéification et la liquéfaction du charbon pour compléter
les ressources primaires, à commencer par le charbon lui-même.
La stratégie à long terme mise sur l'énergie solaire (voir fig. 3). Pour
obtenir la coopération des régions productrices de pétrole, et en vue
d'une croissance équilibrée, organique de l'économie mondiale,
les centrales d'énergie solaire seraient construites dans les régions
productrices de pétrole, qui auraient ainsi l'assurance de participer
durablement à la fourniture d'énergie.

Figue 2 : La demanded'énergiedépendde la population,du niveaud'acti-


vités économiques,et de l'industrialisation.L'analysedes donnéeshistori-
ques de différentes régionsmontreune relationentrele produitrégionalbrut
par tête, et le rapportde la consommation
par tête au revenupar tête. Notre
figure représentedeux types de relations : A, pour les régions5 et 10, à
économieplanifiée;et B, pour les autres régions.Dans les régions5 et 10,
la prioritéaccordéeà l'industrielourde porte rapidementla consommation
d'énergieà un niveauélevé,en sorte qu'avecl'accroissementdu PRB par
tête, il sembledevoir se rapprocherde la relation existantdans d'autres
régions.
145
Stratégie pour demain
Les avantages de la solution à court terme sont évidents. Dans un
délai de dix ans, par exemple, l'énergie nucléaire ne peut être d'aucun
secours, et à moyen terme (entre 10 et 25 ans) les prévisions actuelles
dans ce domaine sont tout à fait excessives. Soit dit en passant, si
l'implantation des centrales nucléaires a pris un tel retard, les défen-
seurs de l'environnement n'en sont pas seuls responsables. Il faut
tenir compte, sur le plan technique, du long « temps de réponse »
que demande la construction de beaucoup des centrales nucléaires
actuelles.
Le tableau des réserves de charbon 1 montre bien ses avantages
pour une solution intermédiaire. En limitant, comme on peut espérer
le faire, la croissance démographique à un maximum de 10 milliards
' environ (contre 3,6 milliards en 1970), les réserves de charbon actuelle-
ment connues, qui se montent à plus de 4 500 milliards de tonnes,
dureraient jusqu'à l'an 2000 et au-delà. Selon cette hypothèse, la
population mondiale se contenterait d'une consommation moyenne de
4 kilowatts par tête, qui correspond aux normes françaises actuelles
Étant donné qu'un délai d'une centaine d'années suffirai ample-
ment pour mettre en place toute la technologie qui permettrait d'uti-
liser l'énergie solaire, rien ne nous oblige à recourir à l'énergie
nucléaire. Certes, les inégalités entre régions dans la répartition des
bassins houillers créeront des difficulté, mais celles-ci resteront surmon-
tables. En outre, il faut souligner que l'utilisation du charbon comme
solution intermédiaire permettrait de faire durer les réserves mon-
diales de pétrole bien au-delà des 40 ou 50 ans qu'on leur assigne
aujourd'hui. Il serait alors possible d'employer cette ressource
naturelle si précieuse, et même irremplaçable, à d'autres usages
beaucoup plus importants du point de vue d'une gestion globale :
par exemple, comme matériau de base pour la fabrication d'engrais,
de fibres artificielles, de protéines, etc.
Dans la solution à long terme, l'utilisation de l'énergie solaire est
intéressante à bien d'autres titres que ceux de la technologie. Elle
est la source d'énergie la plus propre, la plus sûre ; et à court terme,
l'implantation des centres collecteurs d'énergie solaire dans les
régions productrices de pétrole permettrait de consacrer à la recher-

1. Voirappendice3 (2),p. 180.


2. Les normesactuellesaux États-Unissont de 10 kW (th) par tête.
146
Miracle de la technologieou pacte avec le diable?
che, au développement et à la mise en place de la technologie de
l'énergie solaire, une bonne part du revenu de l'exportation de
pétrole - lequel ne manquera pas d'atteindre des chiffresfantastiques.
Ces projets pourraient être financés en commun par les régions
développées et les pays producteurs de pétrole, diminuant ainsi
sensiblement les risques d'une aggravation de l'inflation monétaire
à l'échelle du monde. Dans cette perspective les pays producteurs
de pétrole compteraient toujours - quelles que fussent les réserves
de pétrole qui leur resteraient - parmi les principaux pays fournis-
seurs d'énergie, notamment à destination de l'Europe de l'Ouest
et du Japon. Mais il faudrait que les États-Unis entrassent eux aussi
dans la course à l'énergie solaire, non seulement pour leur propre
compte, en tirant parti de leurs déserts du Sud-Ouest, mais aussi -
et peut-être surtout - pour en finir avec l'idée que l'énergie solaire
relève d'une technologie primitive, « tout juste bonne pour des pays
arriérés ». Bien d'autres pays, qui en sont aux débuts de leur indus-
trialisation, pourraient se doter progressivementde leur équipement
d'énergie solaire, contribuant ainsi à la décentralisationsi souhaitable
de la production d'énergie.
D faut le reconnaître, l'implantation des centrales d'énergie solaire
sur des millions d'hectares représenterait le programme de grands
travaux le plus coûteux de tous les temps. Pour construire des collec-
teurs d'énergie solaire, avec tout leur équipement et leur réseau de
pipelines, sur 1 % des terres émergéesdu globe, il en coûterait proba-
blement entre 20 000 et 50 000 milliards de dollars (valeur actuelle).
Leur production annuelle d'énergie primaire, sans doute sous forme
d'hydrogène, équivaudrait à 200 milliardsde barils de pétrole environ.
Ce ne devrait donc pas être une énergie à bon marché : en vendant
l'hydrogène 1 àun prix correspondant, par unité de valeur calorique,
aux prix actuels du pétrole, on en tirerait des revenus suffisants
pour amortir les centrales d'énergie solaire, en leur supposant une
durée de vie de 30 à 40 ans seulement. On peut espérer réduire des
deux tiers et même davantage le coût de fabrication de ces centrales,

1. Lescentralessolairesdevantêtre implantées loindesgrandscentresindus-


obtenuparvoiedecatalyseou d'électrolyse
triels,l'hydrogène à partirdel'énergie
solaireseraitprobablement le principalagentde transmission entreles régions
l'énergiesolaire,et les usagersen matièreagricole,industrielle
qui convertissent
et commerciale.
147
Stratégie pour demain
une fois mise en route la production des plaques collectrices d'énergie,
etc. Dans ce cas, leur durée de vie pourrait certainement être portée
bien au-delà de 30 à 40 ans.
Grâce à notre modèle mondial, nous avons pu démontrer que notre
ultime proposition de résolution de la crise d'énergie, couvrant le
court, le moyen et le long terme, est viable sur le plan technique et
économique. Mais pour la mettre en ouvre, il faudra de gros efforts
pour adapter nos pratiques d'extraction minière aux exigences de
l'environnement, pour construire un grand nombre d'usines à haut
rendement de gazéification et de liquéfaction du charbon, et pour
installer de nouveaux réseaux de distribution à une échelle gigan-
tesque. Il en faudra davantage encore pour changer de fond en comble
notre mode de vie, et en particulier nos habitudes en matière de
consommation d'énergie, avec la conception de la croissance écono-
mique qu'elles supposent. Le passage d'une économie orientée sur la
croissance à un développement économique équilibré sera difficile et
délicat.
Nos facultés morales, sociales, organisationnelles et scientifiques
seront mises à bien plus rude épreuve, pour trouver la voie vers un
équilibre dynamique sur le plan économique et social, que pour
poursuivre une croissance économique sans objet dans les régions
déjà sur-développées du monde. Nous sommes à un tournant de
l'histoire où une décision capitale et sans aucun précédent s'impose;
pour la première fois dans l'histoire de sa vie sur la Terre, l'homme
devra renoncer à exploiter à fond ses possibilités économiques et
technologiques, s'il veut accomplir ce que le sens moral et la respor
sabilité à l'égard des générations futures exigent de lui.
NOTE SUR L'ÉNERGIE SOLAIRE

En 1970, les besoins annuels mondiaux en combustibles liquides étaient d'environ


7,2 milliards de TCE (tonnes en équivalent de charbon), alors que la terre reçoit
chaque année du soleil l'équivalent de 185 000 milliards de TCE, soit à peu près
30 fois les réserves prouvées de charbon à la date de 1972. Ainsi, en 1970, l'énergie
produite par l'homme ne représentait que moins de 0,004 % de l'énergie des
radiations solaires.
Certes, l'énergie solaire n'est pas concentrée comme nos,formes d'énergie tradi-
tionnelles ou l'énergie nucléaire. Dans le Sud-Ouest des Etats-Unis, par exemple,
l'irradiation moyenne de la surface de la terre par le soleil est d'environ 250 watts
au YWce qui donnerait, en supposant une efficacité de conversion de 10 %, 250 kilo-
watts au km2. En extrapolant sur le plan mondial, on voit qu'il faudrait près de
1,56 million de km2 pour satisfaire les besoins d'énergie d'une population globale
de 10 milliards d'habitants, à raison de 4 k T3' par tête (norme française actuelle).
Une telle surface équivaudrait à peu près à 1 % de celle des terres émergées de
notre planète. Dans les zones désertiques se situant entre -I- 300 et - 300 de
latitude, ce pourcentage est facile à trouver, mais il est très éloigné des zones
industrielles et surpeuplées qui ont besoin de cette énergie comme carburant
et pour leur électricité. Il faut donc résoudre en même temps le problème du
transport de l'énergie sur de longues distances : la solution sera peut-être donnée
par le développement de la technologie de l'hydrogène.
Conclusion

Nos analyses systématiques, fondées sur le plus grand nombre


de données jamais mis en oeuvre grâce à l'ordinateur, nous permettent .
de répondre aux questions fondamentales que nous avons posées
au chapitre 2, concernant les conditions requises pour résoudre les
grandes crises mondiales, et les stratégies qui conviennent pour y
parvenir. En particulier, nous avons vu que :
1. Les crises actuelles ne sont pas des phénomènes passagers; au
contraire, elles reflètent une tendance persistante qui s'inscrit dans
le mouvement même de l'histoire.
2. La résolution de ces crises ne peut être envisagée que dans un
contexte global, à long terme, et en fonction du système du monde
qui prend forme. On n'y parviendra pas, entre autres changements,
sans la mise en place d'un nouvel ordre économique mondial et d'un
système global de répartition des ressources.
3. Les mesures traditionnelles qui se bornent à un aspect isolé
des crises - et notamment à leur aspect économique - ne peuvent
conduire à des solutions. La vérité, c'est qu'il nous faut considérer
à la fois toutes les couches de notre modèle hiérarchisé du monde -
c'est-à-dire embrasser du même regard l'évolution de l'humanité
sous tous ses aspects, des attitudes et des valeurs individuelles à la
situation écologique et à l'environnement.
4. Il est possible de résoudre ces crises par la coopération plutôt
que par l'affrontement; on peut même dire que très souvent, la
coopération est également profitable à toutes les parties. Le principal
obstacle à la coopération tient aux avantages à court terme que l'on
espère de l'affrontement. Même si ces avantages sont de brève durée
et s'il est prouvé qu'ils se solderont par des pertes à long terme, ils
gardent toujours leur pouvoir d'attrait.
151
Stratégie pour demain
D'une façon générale, les stratégies qui tendent à résoudre la
crise du développement mondial démontrent la nécessité d'une
croissance organique du système du monde. Bien mieux, il semble
qu'il n'y ait pas d'autre moyen de prévenir des catastrophes régio-
nales, sinon globales, de première grandeur. De plus, il s'agit là
d'une solution « naturelle » pour maîtriser la croissance indifférenciée
qui se produit sous différentes formes dans diverses régions du monde.
Si tel est bien le cas, il n'y aurait guère de sens à poursuivre une
politique de « non-croissance ». En revanche, faute d'un plan direc-
teur pour permettre à l'humanité d'avancer dans le sens du dévelop-
pement organique, il faudrait finalement recourir à des interventions
chirurgicales contre une croissance cancéreuse.
Quelles sont les premières mesures à prendre sans délai, sur le
plan social comme sur le plan individuel, pour créer un climat pro-
pice à l'élaboration de tels plans directeurs? Sur le plan social, il faut
d'abord :
1. Se convaincre que toute action qui se borne à des considérations
à court terme est finalement condamnée à la contre-productivité. Il
s'agit là d'un axiome fondamental pour toute prise de décision.
Dans tout examen de problèmes de développement fondamentaux,
l'évaluation à long terme devrait devenir une procédure de routine.
C'est la seule manière pour des organisations quelles qu'elles soient -
dans le monde des affaires, de la politique ou des relations interna-
tionales - de contribuer de façon active et volontaire à l'émergence
d'un système du monde. Faute de quoi elles risqueraient fort, réduites
au rôle de passagers passifs, de voir leur navire gouverné par des
forces extérieures.
2. Considérer que le nationalisme étroit est définitivement dépassé,
et ne jamais l'oublier dans les prises de décision. Les questions
globales ne peuvent se traiter que de façon globale et concertée.
Par exemple, tout pays qui prétendrait résoudre le problème de
l'inflation, de plus en plus mondialisé, par des mesures le concernant
seul, irait droit à l'échec. De même, il suffirait de la résistance de
quelques pays pour condamner presque à coup sûr toute tentative
de venir à bout d'un tel problème.
3. Créer des structures internationales telles que la coopération,
condition sine qua non de la naissance d'une humanité nouvelle en
marche vers sa croissance organique, ne soit plus une question de

152
Conclusion
bon vouloir ou de libre choix, mais de nécessité. Pour y parvenir,
il faut trouver l'équilibre entre les éléments constitutifs du système
mondial, ce qui suppose notamment de renforcer les accords inter-
régionaux et d'accélérer le développement communautaire dans
certaines parties du monde. Il y va de l'intérêt de toutes les régions.
4. Comprendrel'importance décisivedes crises de développementà
long terme, telles que nous les avons examinées dans ce rapport, et
leur accorder la priorité des priorités dans les problèmes à résoudre
par les gouvernementsnationaux et les organisations internationales.
S'il faut agir dès maintenant, c'est que les crises latentes risquent
de n'éclater aux yeux de tous qu'à la fin de ce siècle, alors qu'on n'y
pourra plus rien, comme nous l'avons montré à maintes reprises
dans ce rapport. L'histoire future ne sera plus celle des personnalités
et des classes sociales, comme par le passé, mais celle de l'utilisation
des ressources et de la survie de l'espèce humaine. C'est maintenant
qu'il nous faut prendre ce nouveau départ.
Nous nous étendrons plus longuement sur ce dernier point. Les
gouvernements et les organismes internationaux sont actuellement
obsédés par les alliances militaires et les blocs politiques. Or c'est là
un problème qui perd de son importance, car il est désormais évident
qu'une guerre atomique aboutirait au suicide de notre espèce, et ne
peut plus être comptée parmi les solutions « rationnelles ». Sauf
suicide, l'humanité va se trouver confrontée à l'épreuve la plus rude
de son histoire : la nécessité de transformer les rapports entre
l'homme et la nature, et de se découvrir elle-mêmeen train de naître,
comme un système global vivant. Faute de nous y préparer, nous
verrions certainement s'intensifier la compétition entre les nations
et les régions, avec tous les risques d'une polarisation militaire qui
finirait par faire pencher la balance vers une guerre atomique mondiale,
suicide de l'humanité. Par conséquent, rien n'est plus urgent, dans
la quête de la paix, que d'aider à guider le systèmedu monde,à travers
les différentes étapes de son évolution vers la croissance organique,
sur les voies de la coopérationplutôt que de l'affrontement. En cher-
chant à éviter que l'affrontement n'aille jusqu'au conflit, ce qui ne
manquera pas d'arriver quand telle ou telle région du monde se
trouvera sous la menace directe d'un effondrement, on contribuera
bien davantage à la cause de la paix que ne le font tous les marchan-
dages sur les frontières et les alliances.
153
Stratégie pour demain

Quant aux attitudes et aux valeurs individuelles, voici, nous semble-


t-il, les principaux enseignements à tirer de ce qui précède pour une
nouvelle éthique globale.
1. Nous avons tous à nous éveiller à une conscience du monde
telle que chacun s'y considère comme membre de la communauté
mondiale. Un citoyen allemand devrait se sentir aussi concerné
par la famine qui sévit dans le Sahel que si elle menaçait en Bavière.
Chacun devrait se convaincre que « l'unité de base de la coopération
entre les hommes, donc de leur survie, est en train de passer du niveau
national au niveau mondial 1 »
2. Il faut définir de nouvelles règles de conduite pour l'utilisation
des ressources naturelles, et tendre à un mode de vie compatible avec
l'ère de restrictions qui s'annonce. Il y faudra une nouvelle techno-
logie de la production, fondée sur l'usage minimal des ressources
et la durabilité des biens, au lieu de chercher le rendement maximal.
Chacun devrait être fier d'économiser et de conserver, plutôt que de
consommer et de gaspiller.
3. Dans nos rapports avec la nature, nous devons tendre à l'harmonie
et non à la domination. C'est ainsi seulement que nous pourrons mettre
en pratique ce que nous avons déjà admis en théorie : l'homme est
partie intégrante de la nature.
4. Pour assurer la survie de l'espèce humaine, nous devons appren-
dre à nous identifier aux générations futures, et à prendre en considé-
ration leurs intérêts au même titre que les nôtres. Si chaque génération
ne songe qu'à son maximum de bien-être, c'en est fini de l'homo
sapiens.
Les changements que nous préconisons dans le comportement
individuel et social requièrent une éducation entièrement nouvelle,
orientée vers le siècle prochain et non sur le aoce ou le amce siècle.
Il est grand temps d'entreprendre les transformations nécessaires.
« Les enfants qui entrent à l'école aujourd'hui seront à peine arrivés
dans la vie active d'ici à l'an 2000. Dans la perspective d'une telle
réorientation de l'éducation, le Joae siècle n'est pas loin. » « L'huma-
nité - voilà le thème fondamental de l'éducation de demain : l'expé-
rience humaine 2. »
1. Edwin O. Reischauer,Educationfor a ChangingWorldtoward the 21st
Century,AlfredA. Knopf, New York, 1973.
2. Ibid.
154
Conclusion
Dans notre rapport, nous avons examiné en détail les perspectives
du développement de l'humanité dans les cinquante années à venir.
Mais il faut porter le regard encore plus avant, pour se faire une
idée des tendances profondes du développement, dont les crises
actuelles ne sont que des symptômes. Après tout, s'il est diflicile
de s'orienter dans le bon sens, il l'est davantage encore de faire
machine arrière.
Dès lors que l'on sonde l'avenir au-delà du demi-siècleprochain,
il faut prendre en considération les « limites extérieures 1 » :cellesque
l'homme ne peut franchir sans courir à sa propre perte, et à celle de
la biosphère.
Parmi les plus fascinantes de ces limites, et en même temps les
plus lourdes de conséquences,il faut citer cellesqui ont trait à l'impact
des activités humaines sur le climat. A cet égard, deux tendances se
manifestent en sens contraire : d'une part, un accroissementcontinuel
du gaz carbonique dans l'atmosphère, qui pourrait entraîner une
hausse constante de la température de la planète entière; d'autre
part, un accroissementdu nombre des particules en suspension dans
l'atmosphère, consécutif à nos activités agricoles et industrielles, qui
pourrait faire baisser la courbe moyenne des températures. Depuis
1945, c'est la seconde tendance qui paraît l'emporter. Si elle se
poursuit, elle entraînera de graves conséquences pour la production
alimentaire du globe, et par là même pour le système du monde tout
entier. Par ailleurs, un accroissementde la pollution thermique résul-
tant de notre production d'énergie risquerait de créer des « îlots »
de chaleur qui, par combinaison avec une teneur de plus en plus
élevée de gaz carbonique dans l'atmosphère, pourrait aboutir à un
réchauffement progressif de l'hémisphère Nord 2. Le risque serait
alors celui d'une fonte irréversible des glaces de l'océan Arctique,
avec des conséquences climatologiques incalculables, échelonnées
sur une longue période de temps - à moins que l'homme n'accélère
ce processus par des actions inconsidérées, dans sa poursùite du
profit à court terme.
Examinons plus en détail ce qui pourrait se passer par exemple si,
comme il y a lieu de le craindre, de grandes quantités de pétrole étaient
1. L'expression
est de MauriceStrong,directeurdu Programmedes Nations
Uniespourl'environnement(TheOuterLimits).
2. T. Bergeron,
Monogr.Amer.Geophys. UnionS,1960,p. 399.
155
Stratégie pour demain

répandues dans l'océan Arctique, au cours de l'exploitation des


réserves de pétrole de la mer de Beaufort. La fonte des glaces pourrait
se produire de la façon suivante : transportées par les courants océa-
niques, des goutelettes de pétrole en émulsion iraient se fixer sur la
face interne des glaces. Celles-ci fondant par-dessus et regelant par-
dessous, les nappes de pétrole feraient progressivement surface, et
les couches supérieures de glace finiraient par noircir, perdant ainsi de
leur pouvoir de réfraction (albédo). L'absorption de chaleur par les
glaces augmenterait alors brutalement, pendant les périodes de forte
insolation, et déclencherait un processus irréversible de fusion. La
glace une fois fondue, l'albédo de la mer, désormais ouverte, serait
si réduite par rapport à celui de l'ancienne calotte glaciaire, que
l'absorption accrue de chaleur empêcherait le regel de l'eau. Après la
fonte complète des glaces, il n'y aurait plus d'apport d'eau « douce »
fondue, si bien que l'épaisse couche superficielle d'eau de mer peu
salée serait peu à peu remplacée par de l'eau à forte salinité, dont la
température de congélation est plus basse : c'en serait fait de toute
possibilité de regel de l'océan Arctique. En se libérant de ses glaces,
celui-ci déplacerait de centaines et de centaines de kilomètres vers le
Nord toutes les zones climatiques, et des régions comme celles, notam-
ment, de la Méditerranée, de la Californie et du Punjab seraient
réduites en permanence à l'état de savanes arides, avec des consé-
quences désastreuses pour l'agriculture.
Nous risquons de buter sur une autre « limite extérieure » avec
l'accroissement rapide de notre consommation d'eau, dû surtout à
l'augmentation des surfaces de terre irriguée. Déjà, l'évaporation
imputable à cette irrigation 1 s'élève à 1 700 km3 d'eau par an : ce
chiffre efi'arant représente 1 575 litres par jour pour chacun des habi-
tants de la terre. Or la croissance démographique va nous obliger à
metti'e en culture de plus en plus de terres arables dans les zones arides
et semi-arides. Finalement 2, la quantité d'eau utilisée pour l'irriga-
tion 3 s'élèverait à plus de 20 fois la consommation actuelle, soit près
de 42 500 kms par an. Citons-en deux conséquences de grande portée :

1. Flohn, H., « Der Wasserhaushaltder Erde », in Naiwwhsenschqfiien 60,


1973,p. 340-346.
2. Monogr.Amer. Geophys.Union5, 1960,p. 399.
3. Il faut environde 2 à 2,50 m de hauteur d'eau chaque année pour imper
les terres arides.
156
Conclusion
1. Dans les zones arides et semi-arides,on ne peut préleverde telles
quantités ni sur les eaux courantes, si sur les nappes souterraines.
La moitié au moins doit en être obtenue par désalination de l'eau de
mer. Or, même s'il était possiblede réduire considérablementla quan-
tité d'énergie requise pour ce procédé, qui est actuellement de
47 kwh/m8, il faudrait encore une quantité de 5 à 10 fois supérieure
à la totalité de notre consommation globale d'énergie pour la désali-
nation de l'eau de mer nécessaire. Pour mieux en situer l'ordre de
grandeur, supposons que chaque habitant de la terre consomme
autant d'énergie que l'Américain moyen : la quantité totale d'énergie
qui serait alors consomméeéquivaudrait à celle qui servirait aux seules
fins de la désalination.
2. Dans ces conditions, l'évaporation de l'eau d'irrigation attein-
drait près de 30 % du taux actuel de l'évaporation naturelle sur la
terre. Le cycle hydrologique serait ainsi considérablement accéléré,
avec des conséquencesclimatologiquesimpossiblesà prévoir.
Il faut s'attendre à d'autres changements dans ce domaine du
climat, au cas où l'on utiliserait l'énergie nucléaire des surgénérateurs
rapides. La formidable quantité d'énergie concentréedans les centrales
nucléaires n'obligerait pas seulement à évacuer une pollution ther-
mique considérable; elle créerait en même temps d'immenses « îles de
chaleur », sources artificiellesd'une énergie qui dépasserait de loin la
puissance calorifique des radiations solaires. Notre ignorance en la
matière ne doit pas nous conduire à sous-estimer le risque que des
perturbations localesimportantes ne produisent de petits déplacements
dans la circulation générale de l'atmosphère : à l'échelle globale,
il pourrait en résulter des changementsconsidérablesdans le temps et
le climat de régions entières.
Mais il existe d'autres limites encore, de nature « interne » plutôt
qu' « extérieure » : celles qui tiennent à l'homme lui-même. Elles
sont tout aussi réelles,car finalement,c'est l'homme qui est à l'origine
de tout changement, et c'est à lui qu'il appartient d'en garder la maî-
trise. Comme l'a souligné Aurelio Peccei : « En général, nous négli-
geons ces limites parce qu'elles sont impondérables et relèvent de la
noosphère : du domaine de l'intellect, de la raison, de la compréhen-
sion de soi-même et du monde et finalement, de l'esprit. L'homme
s'est à ce point adonné à la construction de systèmesartificielsde plus
en plus vastes et complexes, qu'il en garde di?cilement la maîtrise :
157
Stratégie pour demain -
il y perd à la fois le sens de sa destinée,et celui de la communion avec
la nature et le transcendant. Nul ne peut le prouver : mais les dégra-
dations de la vie psychiqueet sociale que nous constatons, et qui sont
criantes dans les grandes zones d'urbanisation, nous signalent que
peut-être, nous avons dépassé nos limites intérieures, et que notre
esprit, notre système nerveux lui-même, atteint son point de satura-
tion 1. »
N'oublions pas non plus les limites qui sont celles de toute orga-
nisation. La complexitéd'une organisation s'accroît plus rapidement
que sa taille. La croissance de la population, les rafiïnements de la
technologie et la sophistication de la modernité agrandissent de
façon vertigineuse la taille, et à plus forte raison la complexité des
organisations sans lesquellesnous ne pourrions pas continuer à mener
ce que nous appelons une « vie civilisée». Or l'efficacité d'une orga-
nisation est inversement proportionnelle à sa complexification,puis-
qu'il faut toujours plus de super- et d'infra-structures pour continuer
à la faire « tourner ». Le Monde développé est en train de connaître
un déclin sensiblede la qualité et de la quantité des services,en dépit
d'une augmentation presque intolérable de leur coût : il suffit de
penser aux soins médicaux, aux transports ou aux postes. On s'est
longuement penché sur la question de savoir comment notre organi-
sation sociale va pouvoir affronter ces difficultésqui ne cessent de
s'aggraver. Ne nous étonnons pas si l'aliénation sociale est mainte-
nant partout présente, et si le recours à la violence,dans le vain espoir
de changer les choses, est de plus en plus fréquent.
Puisque limites il y a, et qu'elles sont perceptibles,il faut rechercher
les moyens d'éviter d'y buter dans des conditions catastrophiques.
Il s'agit là d'un risque sans précédent dans l'histoire de l'humanité,
et c'est une stratégie de la survie qu'il nous faut inventer. Cessituations
de crise imputablesaux « limites» pointentversun écart entre l'homme
et la nature qui se creuse commeun abîme.Pour le combler,nous avons
à découvrirde nouveauxrapports avecla nature, dans le sens de l'harmo-
nie et non de la domination.Lorsque nous ne pourrons plus échapper
à cette nécessité, bien des questions qui nous paraissent de première
urgence, sur la scène socio-politique, ont de fortes chances de se

1. « Lesvraieslimitesde la croissance», CorrieredellaSera,3 mars1973.Cf.


Quelleslimites?,Éd.du Seuil(N.de l'éd.fr.).
158
Conclusion

résoudre d'elles-mêmes, du simple fait que nos possibilités de choix


se réduiront presque à zéro 1. Mais une réorientation à ce point fon-
damentale suppose un esprit communautaire. Il nous faut prendre
conscience de notre destin commun, et par conséquent tout mettre
en oeuvre pour combler l'autre fossé - celui qui sépare le « Nord »
et le « Sud », les riches et les pauvres. Il est impensable qu'une partie
de l'humanité connaisse seule les affres d'une telle transformation
tandis que l'autre continue à se prélasser. C'est d'ailleurs en vain que
celle-ci chercherait à le faire, puisque le dilemme actuel est global, au
sens le plus fort du terme. Si rien n'est fait pour combler ce fossé qui
s'élargit sans cesse, nous n'aurons pas la moindre chance d'aborder
avec succès la problématique mondiale. La tâche est urgente, et nous
concerne tous.
Mais alors, que faire? Tout d'abord, il est essentiel de bien compren-
dre la nature de cet écart entre les régions. Il ne s'agit pas là seulement
d'économie, ni de transferts de fonds pour l'équipement, même il
faut nécessairement passer par ce tout premier stade du développe-
ment. Nombreux sont les observateurs attentifs qui l'ont souligné
maintes fois : le monde en développement n'a pas intérêt à suivre la
voie du Monde plus développé, et il ne le fera pas. Mais le transfert
de capitaux va de pair avec celui de la technologie, qui lui-même
s'accompagne du transfert des façons de faire. Malgré tant de belles
déclarations, la voie nouvelle reste à trouver; sans doute y serons-
nous contraints, si l'écart doit être comblé autrement qu'en paroles.
En second lieu, puisqu'il appartient aux hommes de prendre l'initia-
tive du changement, il faut créer un cadre pour guider le développe-
ment dans la direction souhaitée. Ne craignons pas de le répéter : nos
analyses du système mondial ont clairement montré que « les solutions
les meilleures » supposent toujours une harmonie ou un compromis
entre des partenaires de même poids. Mais la partie n'est pas égale
entre des partenaires comme les États-Unis ou l'Union soviétique, d'un
côté, et le Dahomey ou Singapour de l'autre. Pour obtenir l'équilibre
entre des régions en voie de développement global, il faut ouvrir des
perspectives régionales plus cohérentes dans diverses parties du monde,
afin que « les solutions les meilleures » ne résultent pas de la bonne
volonté des hommes - disposition d'esprit peu fréquente même chez

1. Arnold Toynbee,The Observer,Londres,avril 1974.


159
Stratégie pour demain
ceux qui peuvent s'en offrir le luxe - mais de la nécessité. Il n'est
question, dans notre esprit, d'aucun embrigadement à l'échelon
régional : une telle tendance irait à l'encontre de la transformation
nécessaire, et la rendrait presque à coup sûr impossible. Il s'agit bien
plutôt de prendre conscience au plan régional d'une destinée commune,
et d'en tirer les conséquences sous ra forme d'accords sociaux, éco-
nomiques et politiques, en fonction d'une politique économique
régionale de type communautaire, comme la Communauté euro-
péenne. Ces nouvelles dispositions, tout comme « la voie nouvelle
du développement », restent à préciser, et il est probable qu'elles se
dégageront au cours même du développement. Mais comme notre
analyse du système mondial l'a amplement démontré, elles sont d'une
importance capitale. Cette perspective régionale va créer la « masse
critique » nécessaire pour découvrir les moyens pratiques de mettre en
ouvre des conceptions nouvelles et fécondes dans les domaines cultu-
rel, économique et agricole, en particulier sur le plan rurall. Au
lieu de vouloir surclasser le Monde développé en le prenant de vitesse
sur le parcours qui est le sien, les diverses régions trouveront elles-
mêmes leurs voies et moyens, ainsi que les méthodes nécessaires pour
intégrer avec un maximum d'e?cacité tout ce qui leur parviendrait
en argent et en biens du Monde développé.
Quand nous parlons de « mondialisation », entendons-nous bien :
dans notre esprit, rien n'est plus loin d'une tendance à l'uniformisa-
tion - d'un système mondial monolithique avec une seule langue,
un seul régime social, un seul gouvernement. Tout comme dans les
systèmes écologiques de la nature, il n'est pas d'adaptation sans diver-
sité, ni de survie possible sans cette adaptation. Mais comme dans
la nature également, la diversité suppose l'harmonie pour contribuer
à la diversité du système dans son ensemble. Seule la diversité des
traditions et des cultures, qui assure à chacun sa place sous le soleil
et sa « qualité de vie », permettra de trouver le ressort moral à coup
sûr nécessaire, face à un changement de cette ampleur.
Enfin, comme l'indiquent les résultats de notre étude, pour affron-
ter une série de crises en chaîne qui risquent fort de se précipiter, il

1. M. Guernier,« Les communautésvillageoises», Rapport interne au Club


de Rome, 1974,et « Le grand déséquilibre», Rapport déjà cité sur les grandes
communautésrégionalesdu monde.
160
Conclusion
faut élaborer des procédures et des mécanismes d'anticipation et
d'adaptation globales. Nous sommes à un moment de l'histoire où
il ne s'agit plus de guérir mais de prévenirles crises. A l'heure actuelle,
ellesse déclenchent,s'accélèrentet prennent des proportions effarantes
en bien moins de temps qu'il n'en faut pour concevoir et mettre en
oeuvreles moyens politiques, sociaux et technologiques d'y parer.
Des mesures imposées par une crise qui frappe à nos portes ne pren-
dront effet que d'ici à dix ou vingtans, et il est presque certain qu'alors
les aspects qualitatifs et quantitatifs de la crise apparaîtront sous un
jour tout à fait différent. Ce qui se présente aujourd'hui comme une
crise de l'énergie à l'échelle d'une région pourrait fort bien faire place
à une situation alimentaire catastrophique dans de tout autres parties
du monde, ou à un effondrementéconomique général, à des révoltes
sociales, des insurrections, des guerres civiles, et même à des guerres
internationales - à moins que ne soient prises dès maintenant des
mesures préventives qui, bienau-delà d'un pragmatisme à court
terme, tiennent compte de tous les enchaînementspossibles dans le
développementdes crises à long terme.
Il y a donc un pressant besoin d'un « instrument » qui puisse servir
à tester des programmes différents pour une action anticipatrice;
à évaluer les possibilités de réalisation de tels programmes, face aux
contraintes nationales et globales; à déterminer si des avantages à
court terme dans une zone n'entraîneront pas de gravesinconvénients
dans une autre, ou même ne réduiront pas à néant les options pour
l'avenir à long terme. Cet instrument de planification doit pouvoir
être décrit d'une façon qui ne soit pas seulement crédible aux yeux
des décideurs ou d'une « élite », mais pour le public. Car ne nous y
trompons pas : il faudra presque à coup sùr accepter des pertes à court
terme pour s'assurer dés avantagesà long terme; chacun devra consen-
tir des sacrificesdans l'intérêt des générations futures et d'un déve-
loppement mondial ordonné; et les décideurs politiques devront se
convaincre, comme le public lui-même, qu'il leur faut renoncer à
penser et à agir en fonction de l'adage : « Un problème ajourné... est
à moitié résolu. » On n'y parviendra que par une évaluation attentive
des différentes possibilités de choix, et celle-ci suppose à son tour
un instrument de planification crédible et de grande portée, permet-
tant aux dirigeants nationaux de trouver des solutions aux problèmes
qui les assaillent dans le contexte global. Le modèle mondial à plu-
161
Stratégie pour demain
sieurs niveaux sur lequel le présent rapport est fondé constitue un
premier pas en ce sens, un premier pas vers la mondialisation.
Les hommes ne peuvent plus attendre que les changements se pro-
duisent spontanément et par hasard. C'est à eux de prendre l'initiative
des transformations nécessaires, afin qu'elles restent dans des limites
supportables et ne soient pas imposées massivement, brutalement du
dehors. La stratégie qui permettra d'y parvenir n'est pas concevable
sans un esprit de coopération authentiquement global, une partici-
pation active des diverses communautés régionales traitant sur un
pied d'égalité, et un plan directeur pour guider de façon rationnelle
la croissance organique à long terme. Nos simulations sur ordinateur
l'ont toutes abondamment montré : il n'y a pas d'autre approche
sensée qui puisse nous éviter une catastrophe sans recours - et il
est tout juste temps pour nous décider. Sinon, il n'y a plus d'autre
issue que la division et le conflit, la haine et la destruction.

162
Appendice 1

Équipe de recherche
et collaborateurs extérieurs

Les listessuivantescontiennentles noms des scientifiquesqui ont parti-


cipé activementà l'élaborationdu modèlemondialrégionaliséà plusieurs
niveauxqui a servià notreanalyse,et des expertsque nous avonsconsultés
sur différentsdétailsconcernantle modèleexposé.L'analyseprésentéedans
ce rapport, et son interprétation,n'engagentque les auteurs.
Directeursdes travaux :
M. D. Mesarovic,Cleveland,USA.
E. Pestel(Ing.Dr. h.c.),Hanovre,Allemagne.
Collaborateurs :
H. J. Baessler(Dipl.agr.)alimentation,écologieagricole.
R. Bauerschmidt,ressourcesénergétiques.
H. Bossel,analysedes systèmes.
C. Brever,miseau point technique.
M. L. Cantini(Mrs.),miseau point technique. '
N. Chu, analysedes systèmes.
P. Clapham,alimentationet écologie.
A. Erdilek,économie.
P. Gille(Dipl.Ing.),coordinationet programmationde l'ordinateur.
H. Gottwald(Dipl.Ing.), impactssur l'environnement.
J. Huerta, ressourcesen eau.
B. Hughes,sciencespolitiques.
J. Kirk (Mrs.),démographie.
J. Klabbers,ressourcesen eau.
W. Kleeberg,ressourcesen eau.
K. Kominek,analysedes systèmeset simulation.
A. Kuper,énergie.
C. Loxley,économie.
165
.
Stratégie pour demain
H. J. Maier (Dipl. Ing.), énergie.
N. Matsuda, démographie.
M. C. McCarthy, économie.
A. Mesarovic, statistiques.
J. Morris, statistiques.
P. Oehman, démographie.
W. Paul, démographie.
R. Pestel, coordination scientifique,économie, écologie.
F. Rechenmann, informatique.
J. Richardson, sciencespolitiques.
W. Richter, agriculture.
M. Schaefer (Miss), préparation technique.
T. Shook, informatique et analyse des systèmes.
W. Stroebele (Dipl. math. & rer. pol.), économie.
M. Szabados (Dipl. rer. pol.), économie.
M. Teraguchi, écologie.
M. Warshaw, informatique.
P. Wiesenthal, informatique.
R. Young, géologie.
J. Ziffer (Miss), statistiques.

Experts-conseil :
M. Cardenas, Mexico.
W. Egger, Heidelberg, environnement.
H. Ellenberg, Gottingen, écologie générale.

Consultants.':
H. Flohn, Bonn, ressources en eau, climat.
D. Gabor (Prix Nobel), Londres, études générales, énergie.
M. Guemier, Paris, agriculture des pays en voie de développement.
B. Hickman, Stanford, économie.
J. Hones, Cleveland, systèmes.
H. Huberl, Hanovre, économie.
L. Klein, Philadelphie, économie.
J. Mermet, Grenoble, informatique.
P. Schachtschebel,Hanovre, agriculture.
Y. Takahara, Tokyo, systèmesà niveaux multiples.
F. Uflrich, Gottingen, écologie, agriculture.
J. Wehrmann, Hanovre, agriculture.

166
Appendice 2

Liste des pays groupés en régions

RÉGION 1 : AMÉRIQUEDU NORD


Canada États-Unis

RÉGION 2 : EUROPEDE L'OUEST


Andorre . Luxembourg
Autriche Malte
Belgique Monaco
Danemark Norvège
Espagne Pays-Bas
Finlande Portugal
France République fédérale
Grande-Bretagne d'Allemagne
Grèce Saint-Marin
Islande Suisse
Irlande Suède
Italie Turquie
Liechtenstein Yougoslavie
RÉGION 3 : JAPON
RÉGION 4 : AUTRESRÉGIONSDÉVELOPPÉES
A ÉCONOMIE
DE MARCHÉ
Australie République d'Afrique du Sud
Israêl Tasmanie
Nouvelle-Zélande

RÉGION 5 : EUROPE DE L'EST


Albanie République9démocratique
d'Allemagne
Bulgarie Roumanie
Hongrie Tchécoslovaquie
Pologne Union soviétique

167
Stratégie pour demain
RÉGION 6: AMÉRIQUE LATINE

Argentine Honduras
Barbades Jamaïque
Bolivie Mexique
Brésil Nicaragua
Chili Panama
Colombie Paraguay
Costa Rica Pérou
Cuba République dominicaine
Équateur Surinam
El Salvador Trinidad et Tabago
Guyane française Uruguay
Guatemala Venezuela ,
Haïti
RÉGION 7 : AFRIQUE DU NORD ET MOYEN-ORIENT
Abou Dhabi Koweit
Aden Liban
Algérie Lybie
Arabie Saoudite Maroc >
Bahrein Masquat-Oman
Chypre Qatar
Doubai Syrie
Égypte Trucial-Oman
Iran Tunisie
Irak Yémen
Jordanie
RÉGION 8: AFRIQUB CONTINENTALE
Angola Guinée
Burundi Guinée espagnole
Cabinda Guinée portugaise
Cameroun Hauto-Volta
Congo Kenya
Côte d'Ivoire Libéria
Côte française des Somalis Madagascar
Dahomey Malawi
Ethiopie Mali
Gabon Mauritanie
Gambie Ile Maurice
Ghana Mozambique
168
Appendices
Niger SierraLeone
Nigéria Somalie
Ouganda Soudan
Républiquecentre-africaine Tanzanie
Rhodésie Tchad
Ruanda Togo
Saharaespagnol Zaïre
Sénégal Zambie
RÉGION 9 :1 ASIEDUSUDETDUSUD-EST
Afghanistan Laos
BanglaDesh Malaisie
Birmanie Népal
Cambodge Pakistan
Ceylan Philippines
Coréedu Sud Taiwan
Inde Thaïlande
Indonésie Vietnamdu Sud
RÉGION10 1: ASIEA ÉCONOMIE
PLANIFIÉE
Coréedu Nord Républiquepopulairede Chine
Mongolie Vietnamdu Nord
Appendice 3

Notes complémentaires

1. Note sur l'expansionde la productionalimentaire


Étant donné l'épuisementrapide des réservesmondialesde nourriture
- nous n'avons plus que 30 jours de réserve 1 - le monde en est venu
à vivrelittéralement,au jour le jour. Si les États-Unisdevaientconnaître
une nouvellepériode de sécheressecomparable àcelle des années 1930,
la disette menaceraitle monde entier, y compris l'Amérique du Nord
elle-mêmequi fournitles deuxtiers des exportationsmondialesde céréales
et 90 % des exportationsde soja. Par conséquent,d'année en année, le
monde dépend dangereusementdes résultats des récoltes de l'Amérique
du Nord et vit sous la menaced'une véritableépéede Damoclèsqui, si la
récolteest mauvaise,s'abattra fatalementsur des millionsd'êtres humains.
Quellesseront nos réservesalimentairesd'ici à 20 ou 25 ans, alors que la
seulepopulationd'Asie du Sud compteraun milliardde bouchessupplé-
mentairesà nourrir, et quinzeans plus tard, quand la populationde cette
mêmerégion se sera, selontoute probabilité,accrued'un milliardencore?
Paradoxalement,dans cette crise de la productionalimentaire,la pénurie
n'est pas seulementdue au nombre croissantde ceux qui ont faim, mais
encore, et dans des proportions au moins équivalentes,aux exigences
accruesd'une minoritéde plusen plusnombreusequi accèdeà l'abondance.
L'abondanceest la granderivalede la faim, dans la courseà la nourriture
disponible.Bienqu'un être humainne puisseévidemmentabsorberqu'une
certainequantitéde nourriture,l'utilisationde celle-cidépendde sonrégime
alimentaire.L'opulencecroissantede certainesrégions du globe, et de
certainescatégoriessocialesà l'intérieurmêmedes nations dont le budget
alimentaireest déficitaireen permanence,aggravele problèmede l'appro-
visionnementcar la consommationde viande,de lait et d'oeufsy augmente;
et pour produire une livre de viande, par exemple,il faut en moyenne
7 livresde céréales.Pour corrigerles gravesexcèsde l'opulence,il faudrait

1. En plein1974.
171
Stratégie pour demain
changer très sensiblement le genre de vie et les habitudes alimentaires
dans les pays développés. Si le monde entier adoptait le même régime
alimentaire que ceux-ci, la production agricole actuelle ne pourrait nourrir
que 1,2 milliard d'individus, au lieu des 4 milliards ou presque qui peuplent
actuellement la Terre.
La production alimentaire, il est vrai, va se développer. Mais il n'existe
que quatre moyens d'en obtenir un accroissement important :
1. L'extension des terres cultivées (voir tableau 4).
2. L'augmentation du rendement des sols grâce à des apports techno-
logiques tels que les engrais, les graines à haut rendement, l'irrigation, les
pesticides, les désherbants, l'amélioration du stockage et du transport
des denrées, la mécanisation du labour et de la récolte, etc.
3. Le développement de l'aquaculture animale.
4. Le développement de la nourriture synthétique.
' Les tableaux 1 à 3 montrent clairement l'écart entre les différentes
régions pour la nourriture disponible par tête. Alors qu'en Amérique
du Nord, la consommation de viande est passée de 72 à 82 kg par
habitant au cours des années 1960, celle de l'Extrême-Orient est restée
presque stationnaire et très basse.

TABLEAU 1
RÉCOLTESTOTALESDE CÉRÉALESEN 1972
1. Amériquedu Nord 3 452 kg/ha
2. Europe de l'Ouest 3 150
3. Japon1 5 497
4. Autres pays développés 1 200
5. Europe de l'Est 1 677
6. Amériquelatine 1 439
7. Afrique du Nord - Moyen-Orient 1 291
8. Afrique continentale 804
9. Asie du Sud et du Sud-Est 1 337
10. Asie à économieplanifiée 1 794
1. Deuxrécoltesannuellesde riz gtAceà l'irrigation.
Source FAO
: (1972).

172
'
Appendices

TABLEAU 2
PRODUCTION TOTALE DE CÉRÉALES PAR HABITANT

1. Amériquedu Nord 1 1 138 kg


2. Europe de l'Ouest 411
3. Japon 2 151
4. Autres pays développés 600
5. Europe de l'Est - URSS a 700
6. Amérique latine 200
7. Amérique du Nord - Proche-Orient 227
8. Afrique continentale 206
9. Asie du Sud et du Sud.Est 196
10. Asie à économie planifiée 263

1. La production totale est d'environ 263 millions de tonnes, dont 72 millions


de tonnes sont exportées, soit 312 kg par habitant. Le total disponible sur place
est donc de 1 138 - 312 = 826 kg, utilisés surtout pour la nourriture du bétail. La
production de viande dans cette région est de 32 kg par habitant.
2. Le Japon importe 156 kg de céréales par habitant, la consommation totale
étant de 301 kg.
3. Dans cette région, la production de viande, avec environ 35 kg par habitant,
se situe en-dessous de la consommation normale. La production totale de 700 kg
de céréales est principalement utilisée pour la consommation humaine.
Source : FAO (1972).

TABLEAU 3
CONSOMMATION DE VIANDE PAR HABITANT

1961-1965 1970-1971

Amérique du Nord 72 82
Europe de l'Ouest 41 48
URSS 30 36
Amérique latine 32 30
Asie - Proche-Orient 10 10
Extrême-Orient 3 3
Afrique 10 10

Source : Institut d'études démographiques, Paris, d'après FAO.

173
Stratégie pour demain

TABLEAU 4
RÉSERVES DE TERRES CULTIVABLES

Chiffre ' * Terres Surfaces. *


Régions maximal effectl- récoltées
des terres vement chaque
arables cultivées année

1. Amérique du Nord 392 000 220000 111 000


2. Europe occidentale 155 000 127000 89000
3. Japon 8 000 6000 6000
4. Australie, etc. 150 000 58 000 19000
5. Europe de l'Est (URSS incluse) 382000 280000 193 000
6. Amérique latine 429 000 128 000 77 000
7. Afrique du Nord et Moyen-Orient 86 000 53 000 29 000
8. Afrique continentale 423 000 167 000 73 000
9. Asie du Sud 278 000 268 000 235 000
10. Chine 122 000 118 000 100 000

Monde 2 425 000 1425 000 932 000

* Tous les chiffres sont exprimés en milliers d'hectares.

Notons que si les 1,5 milliard d'hectares de terres effectivement cultivées


représentent 11 % de la surface totale des terres du globe (13,5 milliards
d'hectares), 59 % de celles-ci, c'est-à-dire 8 milliards d'hectares, sont des
sols désertiques, dénudés ou couverts de glace et pratiquement inculti-
vables. Par conséquent, les chiffres du tableau ne nous donnent
qu'un
aperçu superficiel de l'extension possible des terres cultivées dans les
10 régions du monde. II existe encore des possibilités en Australie, et sur-
tout en Amérique du Nord, et si l'on s'en tenait au tableau, on pourrait
également compter sur l'Amérique latine et l'Afrique centrale. Mais dans
les zones tropicales, la culture est beaucoup plus difficile que dans les
régions tempérées. Les vastes étendues de terres incultes du bassin de
l'Amazone et du Congo, couvertes par la forêt tropicale humide, offriraient
les principales possibilités d'extension. Mais quand la forêt est abattue,
le sol de ces régions, détrempé par les pluies incessantes, perd sa fertilité.
Dans certains cas, même, il devient dur comme du ciment, si bien qu'il
vaut mieux l'utiliser comme matériau de construction que pour l'agricul-
ture (le temple d'Angkor Vat, au Cambodge, a été construit avec ce maté-
riau, la latérite). Dans ces zones tropicales humides, peu de plantations

174 .
Appendices
se sont révéléesrentables,et il s'agit en général de produits agricoles
pauvresen protéinesou non comestibles :huile de palme,canne à sucre,
banane, café, cacao, latex. Quant aux cultures indigènestraditionnelles
(manioc,igname,banane des Antilles)ellescontiennenttrès peu de pro-
téines.
Toute une agriculturenouvellereste à inventerpour les zonesimmenses
et surpeupléesdes tropiques. Elle consisteraitsoit à étendre la culture
d'arbres qui produisentune nourriturericheet supportentle climat chaud
et humide,soit à trouverdesplantesqui poussentsousle couvertdes arbres
tropicaux,ceux-ciles protégeantdes pluies diluviennesqui emportentle
sol. Dans un procheavenir,nous ne pouvonsdonc guèrecomptersur ces
régionspour résoudreles problèmesde l'alimentationmondiale.
La situationdes zones semi-désertiques n'est guèreplus encourageante.
La savaneest soumiseaux capricesalternantsde la pluieet de la sécheresse,
si bien que ces régionsvivent sous la menacepermanentede la famine,
la tragédiedu Sahel en témoigne.Cependantune coordination générale
des recherchesactuellemententreprisesdans ces régions devrait aboutir
à desrésultatspositifs,ne serait-ceen premier lieu,
quepourfreinerl'avancée
du désertqui envahitle Sahelpar le nord depuis20 ans et qui gagneactuel-
lement plus de 10 kilomètrespar an.
Étant données les possibilitésréduites d'extensiondes surfacesculti-
vables, on compte principalementsur l'augmentationdu rendementdes
terres actuellementcultivées,que l'on attend de tout un ensemblede
moyenstechnologiques à introduiredanslespaysen voiede développement.
C'est égalementsur cette hypothèseque se fondent les prévisionsde la
FAO exposéesà Rome en 1970dans le plan mondialprévisionnelpour le
développement de l'agricultureet de la productionalimentaire.Cependant,
ce rapport lui-mêmemultiplieles misesen gardecontre tout excèsd'opti-
misme à l'égard de la productionalimentairedans les régions particu-
lièrementdéfavoriséesd'Afrique tropicale et d'Asie du Sud.
« ... le climat,le manque de réservesd'eau, la faible fertilitédes sols,
la topographieaccidentée...et là où les contraintesphysiquesne sont pas
rédhibitoires,les communicationsdifficiles,l'éloignementdes marchés,
le coût élevé des moyenstechnologiques,le manque de crédits..., ainsi*
que, dans nombre de pays en voie de développement,le régimede la
propriété foncière...sont autant d'obstaclesau progrès... » Ajoutons-y
l'analphabétisme,l'absence d'infrastructureset bien d'autres facteurs...
Quant aux nouvellesvariétésde graines« miraculeusa » de la « révolu-
tion verte », voici ce qu'en dit ce rapport : « Loin d'être miraculeuses,
les nouvellesvariétésen sont encoreà un stade évolutif,donc imparfaites.
Tel est en particulierle cas du riz introduiten Asie : nous ne sommespas,
jusqu'à cejour, parvenusà le débarrasserde tous les parasiteset des mata-
175
Stratégie pour demain
dies qui l'aûectent; d'autre part, sa valeur nutritionnelle est souvent
inférieure à celle de nombre de variétés traditionnelles. Les nouvelles
variétés de millet et de sorgho introduites en Afrique ne donnent pas
encore de résultats satisfaisantes,et l'orge a été à peine expérimenté dans
les pays en voie de développement. » Par conséquent, nous avons encore
de longues années de recherche devant nous, et leurs résultats restent
aléatoires. Notre meilleure chance d'améliorer le rendement des terres
résiderait certainement dans l'application massive de moyens technolo-
giques ;mais ils seraient alors trop onéreux pour des pays accablés par la
pauvreté, et risqueraient de provoquer de graves désordres écologiques et
sociaux.
L'expansion de la production alimentaire exerce également une pression
croissante sur les écosystèmesnourriciers. Partout où ils se sont installés,
les hommes ont eu vite fait de défricher les forêts afin d'étendre leurs cultu-
res. Tant qu'ils n'étaient pas trop nombreux, ils ne faisaient que peu de
dégâts aux terres forestières; et d'ailleurs, ils ne tardèrent pas à s'aperce-
voir qu'ils avaient besoin des arbres pour protéger leurs plantations des
pluies torrentielles et pour en utiliser une partie des feuilles mortes comme
engrais. Or voici que pressés par le besoin de nourriture, ils accélèrent
leurs entreprises de déboisement en allant jusqu'aux pires imprudences;
dans des régions comme les bassins du Congo et de l'Amazonie, et surtout
dans le sous-continent indien, il suffit d'inspecter les lieux pour saisir
sur le champ les effets désastreux du déboisement. On peut donc espérer
qu'il sera mis un terme à cette folie avant que les dommages ne soient
irréversibles. Mais dans le cas du Népal, par exemple, ceux qui déboisent
les contreforts de l'Himalaya, d'où provient tout le réseau hydrographique
du sous-continent indien, ne se rendent pas compte par eux-mêmes des
ravages qu'ils produisent dans les plaines agricoles du Pakistan, de l'Inde
et du Bangladesh. Pourtant, les conséquences de ce déboisement ne sont
que trop manifestes dès maintenant : il ne se passe pas d'année sans que
les inondations dévastent les terres et les récoltes de millions d'êtres humains.
Mais comme la plupart des hommes ne pensent jamais qu'à court terme, le
déboisement se poursuit, et il est certain que la production alimentaire,
déjà si insuffisante dans de grandes parties de l'Asie du Sud, va souffrir
encore davantage du fait des inondations de plus en plus catastrophiques
à venir.
Voici qui illustre de façon non moins tragique les conséquences de
l'expansion accélérée de la population et du bétail sur les écosystèmes
nourriciers. Au Sud du Sahara, dans toute la bande continentale qui
s'étend à travers l'Afrique, du Sénégal à l'Éthiopie, les paysages semi-
désertiques, entièrement dénudés par le déboisement et l'abus du pâturage,
sont exposés à l'invasion du désert qui poursuit vers le Sud une progres-
176
Appendices
sion pouvantallerjusqu'à 50 kilomètrespar an, en particuliersurtout lors
des annéesde sécheresseextrême,qui semblentse multiplier.Là encore,il
s'agit d'un problèmeà long terme,et non d'une calamitépassagèreimpu-
table à une période de sécheresseprolongée.Pour y pourvoir,il ne suffit
pas de parachuter des millierset des milliersde tonnes de vivres sur la
région, après que les équipesde reportagede la télévisionauront retrans-
mis, dans nos sallesà mangerbien garnies,l'agonied'animaux,d'hommes,
de femmeset d'enfants mourant de faim.
L'homme exerceencore sur ses écosystèmesnourriciersd'autres pres-
sions moins visibles,mais non moins réelles.L'abus d'engrais, de pesti-
cides, de désherbantschimiquesn'affecte pas seulementles microorga-
nismesdu sol productif;il aboutit à l'eutrophisationdes rivières,des lacs
et des étangs, réduisant ainsi brutalement leur production d'oxygène,
et fait remontertout au long de la chaîne alimentairedes concentrations
croissantes de substances qui sont finalementnocives pour l'homme
lui-même.Enfin, n'oublions pas la pression qu'exerceraitsur le climat
toute extensionimportantedes terres irriguées(voir chap. 2), ni les dis-
torsions écologiquesque provoquentdès maintenantles grands barrages
et les irrigationsmassives.Par exempleen Égypte,le barrage d'Assouan
est à l'origined'une épidémiede schistosomiase chezles paysansqui culti-
vent la valléedu Nil ;en retenantles alluvionscélèbresde ce fleuve,il est
responsabled'une diminutionde la fertilité du sol; et comme il réduit
le débit d'eau douce en Méditerranée,la pêche y est sensiblementmoins
abondantejusqu'à 900 kilomètresà partir du delta.
Le poissonde mer fournit 15% des protéinesanimalesdu mondeentier.
Mais l'écosystèmedont dépendle poissonse trouve égalementet de plus
en plus menacé par l'utilisation inconsidéréedes techniquesde pêche.
La pêcheau chalut,le long des côtesd'Europeet d'Asie,a ratisséles fonds
marinset détruit pour longtempsles lits d'alguesoù les poissonsvenaient
chercherleur nourritureet frayer.Au largedescôtesdu Pérou,lesméthodes
de pompagequi, entre 1969et 1971,donnèrentdes pêchesmiraculeuses,
se sont soldéespar la disparitiondes anchois, et l'on ne s'attend plus
guère à les revoir de sitôt. Les expertsles plus optimistesaffirmentà pré-
sent qu'il faudra plusieursannéesavant le retour à son précédentniveau
de la pêche à l'anchois, qui produisait le cinquièmedu poisson mon-
dial.
Dans dix ans, l'homme se rapprocheraencore de l'impasse,et dix ans
après,il sera au pied du mur. Va-t-ilenfinrelâchersa pressionsur l'écosys-
tème, ou continuera-t-ild'infligerdes dommagesirréversiblesà la nature,
dont la vengeancesera sans merci?

177
2. Note sur les réserves de carburants fossiles

Au ler janvier 1973, les réserves de pétrole connues se montaient à


90 milliards de tonnes - 667 milliards de barils. Ces réserves dureront
37 ans si la consommation se maintient à 2,5 milliards par an (chiffre de
1972), mais si elle subit une augmentation annuelle de 5 %, le pétrole serait
épuisé d'ici à 21 ans. Bien entendu, on découvre sans cesse de nouvelles nappes
de pétrole, mais à un rythme qui est en baisse certaine et à un coût fantas-
tique. Dans la mer du Nord par exemple, une surface de forage de 3,6 kilo-
mètres coûte 5 millions de dollars, tandis qu'une plate-forme qui produit
100 000 barils par jour coûte 100 millions de dollars, et la journée d'exploita-

TABLEAU 1
RÉSERVES RÉGIONALES DE PÉTROLE
(en milliers de barils 1)

Régions Réserves connues 1 Production Indices de vie S


(1972) stati- dyna-
que mique
(5%)
1 2 345 6

1. Amérique du Nord 47 023 271 7,1 % 4 Ol l 350 12 9


2. Europe de l'Ouest 12 632 000 1,9 % 157 680 80 33
3. Japon 23 000 0,003 % 5 475 4 4
4. Australie 2354460 0,3 % 157206 155 111
5. Europe de l'Est 78 500 000 11,8 % 3066000 26 17
6. Amérique latine 32 601 750 4,9 % 1 739 079 19 14
7. Moyen-Orient 438894000 65,8 % 7519110 58 28
8. Afrique continentale 22 801 000 3,4 % 754 638 30 19
9. Asie du Sud i2 553 800 1,9 % 543 084 23 166
10. Chine 19500000 2,9 % 186150 105 38

Monde 666 883 281 100 % 18 140122 37 21


1. Les données concernant les réserves et la production annuelle connues pro-
viennent du Oil and Gas Journal (25/12/72).
2. 1 tonne métrique de pétrole = 7,47 barils. - 3. Taux de croissance.

tion, 35 000 dollars. Ainsi, les capitaux investis et le coût de l'exploitation sont
dix fois plus élevés que dans le golfe Persigue. Il semble probable que le pétrole
découvert au large, et surtout dans les fosses marines profondes, sera encore

178
Appendice

TABLHAU 2
RÉSERVES RÉGIONALES DE GAZ 1 (10' mi) 9

Régions Réservesconnues Production Indicesde vie


a stati-
(1972) dyna-
que mique
(5%)
1 2 345 6

1. Amérique du Nord 9 244 17,3 % 713 13 10


2. Europe de l'Ouest 5 056 9,5 % 124 41 22
3. Japon 111 0,02 % 3 4 4
4. Australie, etc. 1 509 2,8 % 3 438 64
5. Europe de l'Est 18 219 34,2 % 264 69 31
6. Amérique latine 2 243 4,2 % 93 24 16
7. Moyen-Orient 13 733 25,8 % 55 248 53
8. Afrique continentale 1 359 2,5 % 2 648 72
9. Asie du Sud 1 348 2,5 % 13 101 37
10. Chine 595 1,1 % 4 150 44
- --
Monde 53 317 s-° 100 1 1299' & 41 23
%

1. Les données concernant les réserves connues proviennent du Oil and Ga3
Journal (25/12/72).
2. Les indices de production proviennent des ouvrages de Felix, Fremont, The
Future of Energy Supply, « The Long Haul », 1973.
3. Les estimations de Felix, Fremont s'élèvent au total à 53,719 X 10' me.
4. Le total des chiffres de la colonne 6 est peut-être inférieur au chiffre global,
quelques chiffres régionaux n'étant pas disponibles.
5. Le total des chiffres de la colonne 3 n'est peut-être pas égal à 100 %, étant
donné qu'on a arrondi les chiffres ci-dessus.
6. 750 ml de gaz = 1 tonne métrique de charbon.
7. Les estimations les plus optimistes des réserves de gaz éventuelles sont huit
fois supérieures aux réserves connues.

plus onéreux, sans compter les « coûts externes


», qui risquent d'être vertigi-
neux, des dégâts écologiques qu'il aura été impossible de prévoir. De plus,
pour conserver à l'avenir un rapport acceptable entre les réserves connues
et la production annuelle de pétrole il nous faudrait
brut, bientôt décou-
vrir chaque année de nouvelles réserves du
»têrne ordre de grandeur que
celles de l'Alaska ou de la mer du Nord pour continuer le développement
comme prévu. N'oublions pas qu'à un taux d'accroissement de 5 % par an,
les réserves de pétrole, même si elles ont doublé, ne dureraient que 14 ans
de plus.
D'après les estimations les plus optimistes, les réserves de pétrole récu-

179
Stratégie pour demain

TABLEAU 3
RÉSERVES RÉGIONALES DE CHARBON 1
(en millions de tonnes métriques d'équivalent charbon)
Régions Réserws recensées Productions 3 Indices de vie 8
stati- dyna-
que mique
(2 %)`
1 2 3 4 5 6

1. Amérique du Nord 688 025 16,5 % 556 1 237 164


2. Europe de l'Ouest 70 673 1,7 % 385 184 78
3. Japon 10 057 0,24 % 40 253 91
4. Reste du Monde
développé 68652 1,65 % 110 652 1311
5. Europe de l'Est 2 457 348 59,13 % 821 2 993 207
6. Amérique latine 11 097 0,27 % 9 1214 163
7. Moyen-Orient 58 0,001 % 1 75 46
8. Afrique continentale 6 588 0,16 % 4 1 555 175
9. Asie du Sud 56 855 1,32 % 88 646 133
10. Chine 786 303 18,92 % 396 1 988 187
- --
Monde 4 155 656 100 % 2410 1 725 180

La plupart de ces données sont extraites de travaux de la conférence sur l'énergie


mondiale de 1968, à l'exception de celles concernant la Chine (Die F.nergtewirt-
schaft der Volksrepublik China, Verlag Glueckauf, 1973). Compte tenu de l'intérêt
nouveau qui se manifeste pour le charbon, des chiffres plus élevés pourraient bientôt
être enregistrés, en raison d'une recherche intensifiée des gisements et des découvertes
qu'elle permettra. Cependant, même avec un doublement des réserves totales, si
le taux de croissance était de 2 %, la durée des ressources n'augmenterait que de
35 ans, passant de 180 à 215 ans.
1. Dans ce tableau, on a désigné l'ensemble charbon/lignite sous le terme charbon.
2. Les données de la production de charbon sont extraites de : Approvisionniment
de l'énergie mondiale, 1961-1970, ONU (chiffres pour 1970).
3. Les chiffres donnés pour les indices de vie sont arrondis aux nombres entiers.
4. Pourcentage de taux de croissance.

pérables (schistes et sables bitumineux inclus) se monteraient à 500 milliards


de tonnes (c'est-à-dire plus de six fois les réserves effectivement connues) :
si la consommation continue d'augmenter à ce rythme, ces nouvelles
réserves seraient épuisées aux alentours de l'an 2030, dans un peu plus de
50 ans.
Il en est à peu près de même en ce qui concerne le gaz naturel. En revanche,
les réserves de charbon sont beaucoup plus importantes; leur indice de
vie statique est de près de 2000 ans, comme le montre le troisième tableau
ci-dessus.

180
3. Note sur le coût de la production, le commerce
et la consommation du pétrole

Près des deux tiers des réserves connues de pétrole se trouvent dans le
golfe Persique et en Afrique du Nord, où les frais d'investissement journa-
lier par baril et les frais d'exploitation (non compris le transport, les taxes
fiscales et les bénéfices des compagnies d'exploitation) sont extrêmement
bas (voir tableau ci-dessous).
Les détenteurs de ces réserves gigantesques, dont le prix de revient à
l'exploitation est si faible, exercent un monopole sur pratiquement tout le

Coût d'exploitation
Somce d'énergie Investissements par unité
(en dollars)
Golfe Persique 100-300 0,10 - 0,20
Nigéria 600-800 0,40 - 0,60
Venezuéla 700-1000 0,40 - 0,60
Mer du Nord 2 500-4 000 0,90 - 2,00
Grandes nappes en haute mer plus de 3 000 (?) 2,00 - (?)
Nouvelles réserves des USA (suffi-
samment accessibles) 3 000-4 000 2,00 - 2,50
Sables bitumeux de l'Alberta (les
plus faciles à exploiter) 3 000-5 000 2,00 - 3,00
Schistes bitumineux à haute teneur 3 000-7 000 3,00 - 4,50
Gaz extraits du charbon 5 000-8 000 3,00 - 6,00
Gaz liquides extraits du charbon 6 000-8 000 3,00 - 6,00
Gaz liquides naturels 6 000-9 000 3,00 - 6,00

pétrole bon marché, et sont libres d'augmenter le prix jusqu'au niveau


qu'ils jugent acceptable pour le marché ainsi que de limiter la production
à leur gré. L'ère du pétrole bon marché touche à sa fin plus tôt que prévu
et dans des conditions qui dépassent les estimations les plus pessimistes
des spécialistes les mieux informés, en raison du quasi-monopole des pays
de l'OPEC sur le pétrole à très bas coût d'exploitation par unité.
II faut souligner les différences considérables entre la production et la
consommation d'énergie dans les 173 pays du monde. 110 d'entre eux
importent les deux tiers ou plus de ce qu'ils consomment; 17 doivent
importer d'un à deux tiers de leurs besoins énergétiques. Par conséquent
près d'un tiers de l'énergie primaire du monde (90 % de son pétrole brut)
circule à travers le globe dans un vaste réseau commercial. 90 % de ce

181
FIGURE 2 : COMPARAISON ENTRE LES DIFFÉRENTES SOURCES
D'ÉNERGIE PRIMAIRE EN 1970

Houille
blanche Gaz Charbon Pétrole
1

Régions 1 . 2. 3. 4, 6,3% 18,5'/. 23,6'% 51,6%

Régions 5, 100 3,1'G 15,5% 59,0%

1. URSS et autres: Chine

pétrole est fourni par les pays de l'OPEC (Organisation des pays exporta-
teurs de pétrole); plus de la moitié de l'approvisionnement total provient
des pays arabes (OPEAC). D'autre part, 80 % du pétrole commercialisé
(1,5 milliard de tonnes en 1970, soit 10 milliards de barils) est destiné aux
pays industrialisés, y compris les États-Unis, le Canada, le Japon, l'Austra-
lie et l'Europe occidentale.
Le graphique ci-dessous montre clairement comment les pays « occi-
dentaux » du monde développé sont passés du charbon au pétrole quand,
après la Deuxième Guerre mondiale, le pétrole arabe bon marché fut
commercialisé : ils pensaient ne courir aucun risque en abandonnant
l'exploitation de leurs réserves de charbon. En revanche, les pays de l'Est
et de l'Extrême-Orient continuèrent à utiliser le charbon comme source
principale d'énergie (voir le tableau ci-dessus).

4. Classes d'âge et croissance démographique

Il existe plusieurs façons de mesurer et de décrire l'évolution de la popu-


lation. L'une des plus simples consiste à totaliser les naissances et les décès
en un an dans une région donnée et à comparer ces chiffres au nombre
d'individus peuplant la région à une date fixe pour chaque année : on
obtient ainsi les taux bruts de natalité et de mortalité, et la différence
donne le taux de croissance brut. Par exemple, si la natalité est de 42 et la
mortalité de 22 pour mille habitants, le taux de croissance brut est de 20 pour
mille, soit 2 %. Si le taux brut de croissance démographique reste constant,
la population croît de manière exponentielle, de la même façon qu'un
capital croît dans une banque à un taux d'intérêt composé. La célèbre
« règle de soixante-dix » nous permet de calculer rapidement au bout de
combien d'années la population a doublé si le taux de croissance reste
constant. Pour une croissance annuelle de 2 %, en appliquant la règle de
soixante-dix, on obtient : 70 : 2 = 35. La population aura doublé en

183
35 ans. Cette règle donne des approximations suffisantes pour des taux de
croissance allant jusqu'à 10 %. Ce taux de croissance est dit « brut »
parce qu'il ne permet plus d'évaluation satisfaisante de la croissance
démographique dès que le taux de croissance tombe au-dessous de 1 %.
En effet la croissance démographique dépend étroitement de la struc-
ture des âges de la population, et celle-ci se modifie sensiblement lorsque
les taux de croissance sont faibles. Par exemple, la figure 1 représente l'évo-
lution de la structure, ou comme on dit souvent, de la pyramide des âges
de la population de l'Europe de l'Est (y compris l'URSS, dont le taux de
croissance démographique est tombé au-dessous de 1 % depuis 1970).
Comparons cette évolution avec celle de la pyramide des âges de la popu-
lation de l'Amérique latine qui croît en flèche (environ 3 %).
Dans les deux cas, les taux de natalité et de mortalité sont donnés comme
constants à partir de 1970. La pyramide des âges change radicalement
en Europe de l'Est tandis qu'en Amérique latine, avec un pourcentage
élevé d'enfants et de jeunes gens, presque aucune modification n'inter-
vient après 1975.
Il saute aux yeux que le nombre des naissances dépend de la fécondité

184
de la population féminine, et qu'une femme jeune est plus féconde : c'est
entre 15 et 50 ans qu'elle enfante; en deçà et au-delà, elle n'a que peu de
chance d'être enceinte. La figure 3 représente le modèle de fécondité -
qui offre une certaine stabilité dans chaque culture - a) de l'Amérique
du Nord; b) en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. On lit clairement
sur le graphique qu'en Amérique du Nord, la grande majorité des enfants
sont mis au monde par des femmes qui ont entre 20 et 30 ans, tandis qu'en
Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la période de fécondité est beaucoup
plus étalée. Par conséquent, il n'est pas étonnant que le taux de natalité
y soit beaucoup plus élevé qu'en Amérique du Nord.
La mortalité joue elle aussi un rôle déterminant dans le taux de la crois-
sance démographique. II est certain que l'augmentation de la population,
dans les pays en voie de développement, s'explique en partie par la baisse
de la mortalité de ces 30 dernières années. La population y augmenterait
davantage encore si la mortalité tombait jusqu'au taux qui est le sien
dans les pays développés. La figure 4 indique que la mortalité (c'est-à-dire
le contraire de l'espérance de vie) n'augmente rapidement en Amérique
du Nord (a) que pour les personnes âgées de plus de 70 ans, tandis qu'en

185
Afrique continentale (6) la mortalité des bébés, des enfants et des ado-
lescents est beaucoup plus élevée qu'en Amérique du Nord et dans les
autres régions développées.
Supposons maintenant que les tendances de la fécondité et de la morta-
lité restent constantes dans l'avenir comme elles l'ont été depuis la fin de
la Deuxième Guerre mondiale. Puisque les taux de croissance diminuent,
la fécondité décroît par rapport à la mortalité tandis que les courbes de
fécondité et de mortalité telles qu'elles sont reproduites dans les figures 3
et 4 demeurent inchangées. Le nombre d'enfants diminue à la base de la
pyramide des âges, ce qui, à la longue, entraîne une réduction du nombre
186
des femmes en âge de procréer. Ainsi, même si le taux de fécondité devait
rester à peu près à son niveau de 1970, le taux de natalité baisserait sensi-
blement une fois qu'il serait tombé au-dessous, disons de 2 %; et après
un délai d'environ 20 ans, le nombre de femmes en âge de procréer dimi-
nuerait considérablement par rapport à celui du reste de la population,
tandis que la proportion des personnes âgées croîtrait au détriment des
classes les plus jeunes. Ainsi, à taux de mortalité constant, le nombre des
décès augmenterait parce que la population des personnes âgées se serait
accrue davantage que celle des plus jeunes (voir fig. 1).
La figure 5 représente l'évolution future de la population de la région 5

187
Stratégie pour demain
(Europe de l'Est y compris l'Union soviétique). Le taux de croissance y
atteignait 0,7 % en 1970. Selon la règle de soixante-dix, à taux de natalité
et de mortalité constants, la population devrait doubler en un siècle, c'est-
à-dire que d'ici à 2070, elle se monterait à 750 millions d'habitants. Cepen-
dant, les taux de natalité et de mortalité ne resteraient pas constants si
la fécondité et la mortalité, mesurées à la fois en valeur absolue et en fonc-
tion de la structure des âges, devaient demeurer inchangées. Ces deux der-
niers paramètres sont plus importants que les taux « bruts » de natalité
qui en dérivent; c'est bien pourquoi, avec une fécondité et une mortalité
constantes, correspondant exactement aux taux de natalité et de mortalité
de 1970, il n'y aura ni croissance exponentielle ni doublement de la popu-
lation en 2070. Au contraire, la croissance commencera par se ralentir
très sensiblement pour subir, au tournant du siècle, un déclin continu :
cette évolution se traduit par une pyramide des âges de plus en plus large
au sommet.
En revanche, dans les régions où le taux de croissance démographique
est élevé, une fécondité constante s'accompagne d'un taux brut de natalité
constant, et une mortalité constante, d'un taux brut de mortalité constant,
parce que la pyramide des âges se modifie à peine. Par conséquent, pour
ces populations qui s'accroissent rapidement, une mortalité et une fécondité
constantes entraînent une croissance exponentielle qu'il faudra bien finir
par bloquer. Par exemple, si la population de l'Amérique latine qui est
de 300 millions aujourd'hui continuait à croître de 3 % par an, elle attein-
drait les 10 milliards en 2100, soit deux fois et demi le chiffre actuel de la
population du monde entier.
On est alors conduit à s'interroger sur l'ordre de grandeur qui devrait
être celui du changement de la fécondité dans les différentes régions du
monde, afin d'arriver à l'équilibre démographique. Il n'est pas difficile
de le calculer, si l'on suppose que les tendances de la fécondité et de la
mortalité restent inchangées. Bien entendu, on pourrait aussi supposer sans
trop de peine des changements de ces tendances : si nous ne l'avons pas
fait jusqu'ici, c'est que nous avons des raisons de penser que si le démar-
rage d'une politique d'équilibre démographique se fait dans les dix ans, les
résultats seront sensiblement les mêmes.
La figure 6 montre que dans le développement d'une politique d'équi-
libre démographique, la pyramide des âges tend vers la même forme, que
cette politique soit appliquée a) à la population d'une région en voie de
développement dont le taux de croissance est initialement très élevé (Amé-
rique latine) ou b) à la population d'un pays industrialisé dont le taux de
croissance est faible (Amérique du Nord). Toutes les pyramides des âges
finissent par avoir la même forme de bouteille. II paraît évident qu'une
population dont la pyramide des âges présente déjà des tendances à l'équi-
190
libre ne continuera pas longtemps à augmenter après la mise en oeuvre de
la politique d'équilibre démographique. Au contraire, les régions dont la
pyramide des âges est très large à la base verront leur population croître
rapidement longtemps encore après l'entrée en vigueur de sa politique
d'équilibre démographique, car il lui faudra longtemps pour que sa pyra-
mide des âges évolue vers la forme typique de la bouteille (voir fig. 6).
La figure 7 indique les résultats, pour les dix régions de notre modèle,
d'une politique d'équilibre démographique mise en oeuvre à différents
moments, avec une période de transition de 35 ans.

191
Enfin il est intéressant de noter les différences du changement de la popu-
lation entre les différentes régions, dans le cas où la fécondité et la mortalité
demeurent constantes après 1970 (fig. 8) et dans le cas où les politiques
d'équilibre démographique sont mises en vigueur en 1975 dans chacune
des dix régions (fig. 9).
Tandis que dans le premier cas - tout à fait improbable - la popula-
tion des régions industrialisées 1 à 5, le « Nord », tombe de 34 % en 1950
à moins de 5 % de la population mondiale en 2100 (voir fig. 8), elle ne
baisse qu'à un peu moins de 25 % dans le deuxième cas (fig. 9).

192
5. Sous-alimentation et mortalité

La nutrition humaine est un sujet compliqué, avec encore bien des coins
d'ombre. Cependant, certains points paraissent à peu près éclaircis. On
s'accorde généralement à penser que les calories (énergie) et les protéines
constituent les deux indices les plus significatifs. Pour la santé et le bien-
être, il faut absolument des unes et des autres en quantités suffisantes.
Le tableau ci-dessous, établi à partir des travaux du Pr Pokrovsky, direc-
teur de l'Institut de nutrition de l'Académie des sciences soviétiques, nous
donne une vue d'ensemble sur l'écart considérable dans ce domaine entre
pays industrialisés et pays en voie de développement.

Ce tableau montre clairement que ce sont les protéines qui constituent


le poste le plus critique dans le ravitaillement des pays en voie de déve-
loppement. Chez les enfants en bas âge, un régime équilibré en calories
mais insuffisant en protéines provoque le kwashiorkor, qui est reconnu
comme un des facteurs majeurs de la morbidité et de la mortalité infantiles.
Les protéines sont le matériau de base pour la construction des organismes
vivants. Elles entrent pour une large part dans la composition des systèmes
neuromusculaire, squelettique et végétatif du corps humain et, sous forme
d'enzymes, elles contrôlent les mécanismes biochimiques du métabolisme.
Les protéines ne se trouvent jamais à l'état statique : elles sont catabolisées
(décomposées) puis renouvelées. Afin de pourvoir à ce constant renou-
vellement ainsi qu'aux besoins de la croissance chez l'enfant - et en
l'absence de tout mécanisme de stockage spécifique pour les protéines dans
le corps humain - il est nécessaire d'absorber journellement des protéines
en quantité suffisante pour compenser les pertes (déperdition tissulaire).
Chez les adultes, une carence prolongée de protéines peut aboutir, selon
son degré de gravité, à une perte de substance corporelle, une sensibilisa-

193
Stratégie pour demain
tion accrue aux infections et au stress, et finalement à la mort. C'est un fait
établi : un enfant qui n'a pas reçu sufrisamment de protéines durant sa
vie intra-utérine et sa première année court les plus grands risques d'anor-
malité permanente au plan physique et mental. La croissance du système
nerveux central et du cerveau nécessite des protéines de haute qualité que
seuls les animaux fournissent sous forme de lait, viande et oeufs; les pro-
téines végétales, fort utiles, ne peuvent pas su?re. Or, dans certains pays
d'Afrique et d'Asie, la consommation journalière de protéines animales
est inférieure à 5 grammes. N'en soyons pas trop surpris : en Inde, on
dépense en moyenne une cinquantaine de centimes par jour pour se nour-
rir.
La courbe de la mortalité, en Asie du Sud comme ailleurs, est fonction
de nombre de facteurs, dont la nutrition. D'après les calculs de notre
ordinateur, la quantité de nourriture par tête en Asie du Sud est très proba-
blement le facteur qui subira les plus grands changements dans l'avenir :
c'est pourquoi nous avons retenu la dérive par rapport à la ration journa-
lière par tête comme le facteur déterminant du changement correspondant
dans la mortalité. Le rapport n° 522 de l'Organisation mondiale de la
santé (OMS, 1973)précise que les facteurs spécifiquesde la mortalité chez le
nourrisson sont un peu plus opérants si ce sont les protéines qui font défaut
plutôt que les calories; aussi avons-nous définiun multiplicateur de la morta-
lité aux différents âges qui est une fonction non linéaire de la carence corres-
pondante en protéines. Pour l'Asie du Sud, nous n'avons pas cru devoir
tenir particulièrement compte de la carence en calories : dans cette région,
la consommation de calories et celle de protéines vont de pair car le régime
y contient très peu de protéines animales - avec une consommation de
viande qui ne représente guère que 3 à 4 % de celle des États-Unis. Par
conséquent, même si l'on couvrait la carence en protéines en ajoutant
au blé, par exemple, de la lysine synthétique, la carence en calories persis-
terait. Notons à cet égard que P. V. Sukhatme, qui fait autorité en Inde
pour les problèmes agricoles, s'est interrogé sur l'utilité de cette méthode
d'enrichissement aux protéines dans son discours présidentiel : « Stratégie
des protéines : une tendance actuelle en agriculture », Journal of Agricul
tural Economics, voL. xxvir.
Appendice 4

Bibliographie

Rapports présentés au séminaire sur le Modèle mondial régionalisé à


plusieurs niveaux de l'Institut international d'analyse appliquée des
systèmes, Laxenburg (Autriche), 29 avril-3 mai 19741

TrrREs AUTEURS

Méthodologie
1. Objectifs, motivation et bases con- M. Mesarovic, E. Pestel
ceptuelles
2. Modèle finalisé et régionalisé pour M. Mesarovic, E. Pestel
l'analyse des relations critiques du
monde - « Le fondement concep-
tuel », Kybernetes Journal, 1972
3. Analyse interactive de la crise de B. Hughes, P. Gille, R. Pestel,
l'énergie à l'aide du modèle mon- T. Shook, M. Mesarovic
dial à plusieurs niveaux - Futures,
août 1973
4. Simulation d'une prise de décision H. Bossel, B. Hughes
finalisée : approche et prototype
5. Prise de décision humaine sur ordi- J. H. C. Klabbers
nateur : notes concernant le mode
interactif
6. Principes de coordination pour les Y. Takahara
interactions entre systèmes
7. Utilisation courante des modèles de F. Rechenmann
décision à plusieurs niveaux

1. Pour une bibliographIa complète, on consultera nos rapports qui peuvent être
demandés à l'IIASA.

195
Stratégie pour demain
8. PROMÉTHÉE (Programmation J. Mermet
pour les modèles des tendances de
la Terre : hiérarchiques, économi-
ques, écologiques)
Population
9. Modèle de la population, vol. i et a K. H. Oehmen, W. Paul
Économie
10. Méthodologie pour la construction M. Mesarovic, E. Pestel
d'un modèle économique mondial
11. Précision pour la structure d'un B. Hickman, L. Klein, M. Mesa-
modèle macro-économique mon- rovic
dial
12. Mise sur ordinateur d'un modèle P. Gille, K. Kominek, R. Pestel,
macro-économique mondial T. Schook, W. Stroebele
13. Mise sur ordinateur d'un modèle T. Shook
micro-économique
14. Fonction de production Cobb- H. McCarthy, G. Shuttle
Douglas pour le Projet de modèle
mondial, et interprétation du modèle
pour la croissance dans un seul sec-
teur
15. Analyse statistique de la propaga- G. Blankenship
tion des erreurs dans le modèle éco-
nomique mondial
Énergie
16. Modèle énergétique : Ressources R. Bauerschmidt, R. Denton,
H.-H. Maier
17. Modèle énergétique : Demande B. Hughes, B. Chu
18. Modèle énergétique : Fourniture H. Bossel
19. Production et consommation de N. Chu
carburants liquides par régions
dans le monde entre 1925 et 1965
20. Description du modèle pour le pé- B. Hughes
trole mondial
21. Évaluation de la crise mondiale du B. Hughes, H. Mesarovic,E. Pes-
pétrole à l'aide du modèle mondial tel
à plusieurs niveaux
22. Modèle énergétique global R. P. Heyes, R. A. Jerdonek,
A. B. Kuper
23. Évaluation de l'impact environne- M. Gottwald, R. Pestel
mental
Alimentation
24. Modèle alimentaire régionalisé W. B. Clapham Jr., M. War-
pour le système global shaw

196
Appendices
25. Modèle d'analyse d'une politique M. Mesarovic,J. N. Richard-
alimentaireintégrée : Description son Jr., M. Warshaw
structuraleet analysedes résultats
26. Analysede scénario du problème W. B. Clapham,Jr., M. Mesa-
alimentaire mondial, à l'aide du rovic, J. M. Richardson Jr.,
modèle d'analyse d'une politique M. Warshaw
alimentaireintégrée
27. Modèledes relationsentre une se- T. Weisman
lectionde variablesalimentaireset
la mortalité excédentairedans les
populations
Ressourceshydrologiques
28. Modèle des ressourceshydrologi- M. Cardenas
ques
Commentaire
Aurelio Peccei et Alexander King

C'est très chaleureusementque nous accueillons au Club de Rome


ce rapport de Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel. ll marque une
étape nouvelle, et de grande importance, vers la compréhension des
systèmes globaux, tant naturels qu'humains, qui régissent notre vie
et celle de la planète. Saisie par la multiplication des crises mondiales,
l'opinion publique a beaucoup évolué au cours des dernières années.
Pourtant, les responsablesdans tous les pays, et d'une façon générale,
ceux qui décident du monde tel qu'il est, si pressés qu'ils soient par
les dures réalités de notre temps, tardent encore à changer leurs façons
de penser et d'agir. Le rapport Mesarovic-Pestelleur mettra sous les
yeux un cadre de référence qu'ils ne pourront guère ignorer, et leur
offrira en même temps un instrument nouveau, d'une très grande
ingéniosité, pour mesurer ce que peuvent valoir leurs conceptions et
leurs politiques, face aux réalités de ce monde.
Parvenir à comprendrecomment fonctionnent les systèmesglobaux,
et comment s'établit l'interdépendance de leurs éléments : tel est bien
l'objectif essentiel du Club de Rome. Lorsqu'en 1968, nous avons
commencé à en discuter, nous étions avant tout sensibles à l'absence
de toute recherche fondamentale, sur l'interaction entre les grands
problèmes qui viennent assaillir la société humaine, et au fait qu'il
n'en est pratiquement pas tenu compte, chaque fois qu'il s'agit de
définir une politique et de la mettre en oeuvredans ces domaines.
Certes, depuis toujours, les philosophes ont souligné l'unité fonda-
mentale de la nature, de l'homme et de la pensée, ainsi que les corré-
lations de leur développement. Mais on n'en a guère tenu compte,
dans la pratique politique et sociale.
Le principe même de la souveraineténationale, les structures et les
procédures de nos gouvernements, le caractère ponctuel ou linéaire
199
Stratégie pour demain
de leurs politiques se prêtent mal, en effet, à une telle conception glo-
bale. Dans le passé, il y avait toujours moyen de corriger les fautes de
calcul qui en résultaient, même de grande conséquence - quitte
à payer la casse. Aujourd'hui, où les changements sont d'une ampleur,
d'une complexité et d'une rapidité qui ne pardonnent pas, nous ne
disposons plus de tels délais de grâce; et pour toute erreur d'appré-
ciation, dans les rebondissements des problèmes et de leurs solutions,
pour tout conflit où nous entraînent nos intérêts nationaux ou régio-
naux, la note est de plus en plus lourde. Au point où nous en sommes,
il n'est de salut possible qu'en faisant résolument face aux crises qui
nous assaillent, et à celles plus graves encore qui s'annoncent pour
demain.
Dans son effort pour démêler ce púzzle sans précédent qu'il appelle
la problématique mondiale, le Club de Rome a, dans un premier temps,
patroné un modèle de simulation mondiale qui utilisait la technique
de la dynamique des systèmes du professeur Jay Forrester, au MIT;
l'aboutissement de cet effort fut la célèbre étude publiée en 1972
sous le titre de Limites à la croissance. Le professeur Dennis Meadows
et son équipe y projetaient dans l'avenir les interactions entre une
série de problèmes critiques, afin de voir comment évolueraient les
systèmes du monde, si rien n'était fait pour corriger les tendances
actuelles.
Bien que, dans le livre lui-même, il eût été maintes fois répété
qu'une telle projection n'avait de sens que pour inciter au change-
ment, on a eu vite fait de voir, dans les conclusions de cette première
recherche globale, une prophétie de malheur. Entre-temps, les crises
mondiales de l'énergie et de la nourriture ont éclaté avec une telle
force explosive qu'il ne reste pas grand-chose des critiques de principe
contre un tel effort. Tout en reconnaissant volontiers les inévitables
imperfections de la recherche d'avant-garde entreprise au MIT, nous
la considérons comme un premier jalon sur une voie nouvelle; et ce
n'est pas le moindre mérite du rapport que d'avoir attiré l'attention
de l'opinion mondiale sur les problèmes fondamentaux qu'il sou-
lève.
Mesarovic et Pestel, eux, sont partis d'un point de vue entièrement
différent. On a souvent reproché au premier modèle ses agrégations
de données à l'échelle du monde. Or c'était là une limite qu'il fallait
bien accepter, si l'on voulait mener le projet rapidement à son terme,

200
. Commentaire
et ouvrir une première perspective d'ensemble sur les tendances et
les contraintes qui sont celles du systèmetotal. Nous n'ignorions pas,
bien entendu, que dans un monde hétérogène, avec ses différences
innombrables entre les cultures et les environnements, ses divers
niveauxde développement,et les répartitions inégalesde ses ressources
naturelles, la croissance de ses différentes régions ne pouvait être
qu'hétérogène elle aussi. C'est pourquoi les courbes et les tendances
moyennes, telles qu'elles sont présentées dans le premier rapport,
ne pouvaient servir d'aide à la prise de décision politique dans aucun
pays en particulier.
Nous considérions donc comme urgent, après ce premier modèle
global, de procéder à des études « désagrégées » qui permettraient
de serrer de plus près la réalité du monde dans toute la variété de ses
aspects régionaux et nationaux, ainsi que d'intervenir utilement
dans la pratique politique. C'est exactementce que se propose l'étude
de Mesarovic et Pestel, et c'est pourquoi nous leur avons apporté
notre appui. Leur modèle, qui s'appuie sur la théorie des systèmes
à plusieurs niveaux hiérarchiques en lui apportant de nouveaux
raffinements,divise le monde en 10 régions qui se trouvent en situa-
tion d'interdépendance et d'interaction mutuelle, au plan politique,
économique ou de l'environnement; il peut d'ailleurs, au besoin,
pousser plus loin encore la désagrégation,jusqu'au niveau des entités
nationales. Ainsi, ses conclusions pourront être prises en considéra-
tion par ceux qui décident des politiques nationales. En outre, et
pour la première fois, il permet de procéder à l'examen comparé
des différents groupes en compétition pour les ressources limitées
de la Terre, afin d'identifier les sujets de conflit ou d'incompatibilité
entre les politiques nationales ou régionales.
La prise de décision a toujours été un art difficileet plein d'aléas.
On a beau se donner des objectifs plus ou moins clairement définis,
s'appuyer sur des bases politiques ou idéologiques solides et, dans le
meilleur des cas, disposer de bonnes données statistiques et d'analyses
qualitatives correctes de la situation : l'acte même de la décision -
le choix qu'il faut faire - offre moins de clarté, et il est souvent moins
rationnel. En général, les décisions sont prises en fonction d'une
évaluation personnelle de ces différents facteurs et de bien d'autres
encore, ainsi que de l'expérience acquise concernant les conséquences
probables de telle ou telle action. Normalement, le profil mental du
201
Stratégie pour demain
décideur est relativement simple. D peut avoir, personnellement, de
grandes qualités d'intuition, ainsi qu'un sens aigu de la réalité poli-
tique, sociale et psychologique; mais le cerveau humain est voué
à l'incertitude, quand il s'agit d'assimiler et d'interconnecter des
variables multiples.
A ces qualités personnelles, le modèle sur ordinateur fournit
l'appoint de tout un lot de données soumises à une analyse objective,
permettant ainsi l'exploration des différentes solutions possibles.
Certains voient dans cette approche une menace technocratique :
l'ordinateur prendrait en charge la destinée humainel C'est là pur
non-sens, et en particulier dans le cas du travail de Mesarovic et
Pestel. Souple comme elle est, leur méthodologie est riche de pro-
messes, car elle permet de nourrir sans fin le dialogue entre l'homme,
qui conserve son système de valeurs, son jugement, la conscience de
ses objectifs, et l'ordinateur qui met à sa disposition une faculté de
calcul prodigieuse. C'est trop peu dire que l'homme y garde toute la
supériorité de son initiative, de son aptitude à répondre à une tension
ou à un défi : elle se trouve encore renforcée par cette aide efficace,
grâce à laquelle il peut étudier des scénarios offrant d'autres alterna-
tives, mettre au banc d'essai les choix possibles en évaluant leurs
conséquences probables, et finalement porter la prise de décision
à un niveau de rationalité supérieur.
Au rapport sur les Limites à la croissance, il a été souvent reproché
de ne s'intéresser qu'aux limites matérielles - lesquelles ont peu de
chances d'être jamais atteintes, étant donné les troubles de toute
nature à prévoir d'ici là. Il faut bien le dire, les vraies limites à la
croissance sont sociales et politiques, elles tiennent à notre façon
de gérer nos affaires, et finalement, à la nature même de l'homme.
Le modèle de Meadows ne permettait guère d'établir de rapports
directs entre les problèmes matériels et les développements politiques
ou les changements dans le système des valeurs. De nouveaux instru-
ments étaient donc effectivement nécessaires, pour associer de façon
organique les facteurs sociaux, politiques et économiques. C'est bien
ce que nous proposent Mesarovic et Pestel.
D'un bout à l'autre de leur recherche ils se sont efforcés, comme il
est de tradition au Club de Rome, de ne pas prendre de positions
politiques, au sens courant de ce terme. Les grands problèmes de notre
temps échappent au cadre habituel des partis, et comme ils ont trait
202
Commentaire
à la survie de l'espace humaine, ils transcendent même nos idéologies
actuelles. Certes, avec la meilleure volonté du monde, nul n'atteindra
jamais à l'objectivité parfaite. C'est dans la sélection même des don-
nées et des hypothèses de départ que s'introduisent subtilement, et
à l'insu des concepteurs de modèles, les coefficientspersonnels qui
tiennent à leurs préventions et à leurs conditionnements. Dans le cas
présent, par exemple,les auteurs rejettent la solution à long terme du
problème mondial de l'énergie qui aurait principalement recours
à l'énergie atomique, et en particulier aux surgénérateurs à réaction
rapide. Se refusant à ce qui équivaut, à leurs yeux, à une partie de
roulette russe, ils optent pour l'énergie solaire tout en laissant ses
chances à la fusion nucléaire, au cas où celle-ci serait disponible en
temps utile. Un tel refus a notre plein accord, mais il n'en traduit
pas moins un jugement de valeur.
Certes, et nous en convenons sans difficulté, ces modèles ne sont
encore que des prototypes. La tâche entreprise par Mesarovic et
Pestel est herculéenne.Pour tirer tout le fruit de leur travail, il faudra
des années et des années de mise à l'essai et de recherche intellectuelle
du plus haut niveau; et finalement,il faudra bien en venir à une banque
de données mondiales, régionales et nationales, à une échelle massive
et sur des bases solides, si nous voulons disposer d'un instrument
assez souple pour pouvoir prendre en compte, par inclusion ou par
exclusion, le nombre considérable des variables en cause, pour rééva-
luer sans arrêt les données et les hypothèsesde départ, et pour explorer
les effets à prévoir de changementsdans le systèmedes valeurs.
Tels qu'ils sont, les résultats auxquels sont parvenus les auteurs
sont déjà de grande importance. Ils se sont attachés à plusieursenche-
vêtrements de problèmes, dont chacun, s'il n'est pas abordé de front,
pourrait conduire à des désastres inimaginables. De cette recherche
intensive,il y a des conclusionsfondamentalesà tirer, et elles viennent
confirmer les mises en garde déjà prodiguées par le Club de Rome.
Rappelons deux d'entre elles :
a Il n'est de chances possibles, pour l'avenir du monde et de
l'homme, que dans une coopération mondiale conçue dans un cadre
global et des perspectivesà long terme.
. Tout délai dans les décisions qui sont à prendre dès maintenant
se soldera par des coûts monstrueux, non seulementaux plans écono-
mique et politique, mais en souffranceshumaines.
203
Stratégie pour demain
Comme le lecteur du présent ouvrage l'aura certainement noté,
ces conclusions sont renforcées par une thèse qui prête à discussion
dans le détail, mais dont le sens général, à notre avis, emporte la
conviction. Le vrai problème est de savoir s'il sera tenu compte de
ces avertissements. Dans le passé, aucun groupe humain ne s'est
montré capable de formuler une politique à long terme au service
de notre espèce, et de nos jours, il suffit de conflits d'intérêts mineurs
pour bloquer les décisions politiques qui s'imposeraient dans une
saine gestion des affaires humaines.
Ce livre nous aide à comprendre que nous sommes sur une pente
fatale. Comment croire en l'émergence d'une véritable communauté
mondiale ou même aux chances de survie de notre société humaine
telle qu'elle est, en proie à des injustices profondes et intolérables,
à des crises de surpopulation et des famines de masse, à des pénuries
d'énergie et de matières premières, pour se trouver finalement rongée
par l'inflation? A quelles explosions, à quels effondrements faut-il
s'attendre, et où, et quand, maintenant que la technologie de la guerre
atomique et la violence civile excèdent toute mesure de la sagesse. et
de la stabilité politique?
L'homme paraît condamné; et pourtant, nous gardons quelque
espoir. Voici que les vents tournent, ils annoncent des changements.
On commence à le comprendre pour de bon, dans l'angoisse : il va
falloir des transformations fondamentales dans l'ordre du monde -
dans les structures du pouvoir, dans la répartition des richesses et
des revenus, dans la façon même de nous conduire et de voir les
choses. Peut-être ne faudra-t-il rien moins qu'un nouvel humanisme
et de nouvelles lumières, pour aborder ce grand virage sans risques
de catastrophe.
A l'ONU, par exemple, de nouveaux concepts sont pris en considé-
ration, tels celui d'une « sécurité collective de l'économie mondiale »,
comme le complément nécessaire de la sécurité politique, ou celui qui
aboutirait à une re-définition des « devoirs et des droits » des États
membres. En avril 1974, une session spéciale de l'Assemblée générale
a publié une déclaration sur l'établissement d'un « nouvel ordre
économique international ». Et les conférences mondiales de l'ONU -
sur l'homme et son environnement d'abord, puis sur la population,
la nourriture et le droit des mers, avec d'autres encore en projet sur
l'énergie, les matières premières, les établissements humains, etc. -
204
Commentaire

s'attaquent à des problèmes globaux pour y trouver des solutions


globales.
Tels sont les ferments de la révolution nécessairedans les relations
internationales : elles annoncent une façon différente de gérer la
société humaine. En février 1974, à Salzbourg, le Club de Rome a
invité des hommes d'État, représentant des pays différant par leur
politique et par leur culture, à se réunir pour examiner les problèmes
globaux et leurs solutions possibles à long terme. Dans leur déclara-
tion finale,ils ont abouti à cette conclusion sans équivoque : si l'huma-
nité doit répondre au défi de notre temps, « un nouvel esprit de solida-
rité active et de coopération » entre tous les peuples et toutes les
nations s'impose; c'est ce que nous avons appelé l'Esprit de Salzbourg.
Parmi les décisions nécessaires en ce sens pour la survie de notre
espèce, beaucoup seront impopulaires, et certaines seront même
impossibles à prendre, à moins que nous ne parvenions à comprendre
dans le monde entier la nature de nos problèmes et leur gravité.
De ce double point de vue, l'importance du présent livre est évidente.
D'un côté, il nous expose à nu les différents choix qui nous restent,
et nous montre la nécessité,en connaissancede cause, de nous décider
sans délai. De l'autre, il nous offre un instrument complexe, ra?né,
efficacequi peut nous assister pour de telles prises de décision.
C'est pourquoi nous recommandons ce rapport à tous ceux qui
jouent un rôle politique, et au public en général. En même temps, nous
formulons l'espoir que les fonds nécessaires pour poursuivre de tels
travaux puissent être réunis, afin que ceux qui ont la responsabilité
écrasante de prendre les décisions au sommet, à ce tournant de l'his-
toire, puissent le faire dans l'intérêt bien compris de tous les peuples
de la Terre, aujourd'hui et demain.
Juillet1974
'

Table

Anticiper, prévenir et gérer les crises .................... 7


Préfaceà l'éditionfrançaisepar Robert Lattès
Introduction ........................................ 19
1. De la croissance indifférenciée à la croissance organique... 25
2. Nature des crises globales............................. 33
3. Naissance d'un système du monde...................... 39
4. Modèle à plusieurs niveaux du système mondial......... 53
5. Trop peu, trop tard.................................. 73
6. Quand les retards sont mortels......................... 85
7. Les batailles de la pénurie............................. 97
8. Limites de l'indépcndance............................. 113
9. Le seul recours...................................... 125
10. Miracle de la technologie ou pacte avec le diable ?........ 139
Conclusion ........................................ 151
APPENDICES
1. Équipe de recherche et collaborateurs extérieurs............. 165
2. Liste des pays groupés en régions......................... 167
3. 171
Notes complémentaires
sur
1. Note
les réserves
sur l'expansion
de carburants
de lafossiles,
production - 3. Note sur
178.alimentaire, le coût
171.-2. Notede
la production, le commerceet la consommationdu pétrole, 181. -
4. Classesd'âge et croissancedémographique,183.- 5. Sous-alimen-
tation et mortalité,193.
4. Bibliographie.......................................... 195
Commentaire...................................... 199
par AurelioPecceiet AlexanderKing

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