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Sonia Dayan-Herzbrun et al.

Editions Kimé | Tumultes


PRÉSENTATION

ISSN 1243-549X
2004/2 - n° 23
pages 5 à 9
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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Présentation

Notre objectif dans ce numéro qui fait suite à un colloque


organisé à l’automne 20031, n’est pas de recenser ce que
Theodor W. Adorno a pu écrire sur les femmes, le féminin ou la
différence des sexes, mais de chercher ce qui, dans son œuvre,
peut contribuer à penser le genre d’une manière à la fois critique
et renouvelée. Le choix que nous avons fait d’Adorno n’est pas
fortuit. Nous souhaitions mettre l’accent sur l’originalité de la
pensée d’Adorno pour une lecture féministe. Mais nous avons
voulu rappeler qu’il a toujours écrit avec les autres, dans un
dialogue où sa place particulière était toujours marquée. D’où
notre choix de publier aussi les articles qui figurent ici en
contrepoint (Eva Geulen et Jessica Benjamin).
Si d’autres penseurs de l’Ecole de Francfort ont plus
ouvertement appuyé la cause de « l’émancipation » féminine,
Adorno nous intéresse parce qu’il est l’un des philosophes du
XXe siècle qui a le plus associé l’effort de repenser le pouvoir et
la domination, à une réflexion sur la hiérarchie de sexe et
l’assujettissement des femmes. Ces questions se situent au cœur
de sa réflexion sur les procédés de catégorisation-infériorisation
qui sont à l’œuvre quand il s’agit de plier à la logique et au
pouvoir de l’un, tout ce qui témoigne de la diversité et de la
pluralité constitutives de l’universel. Certaines de ses analyses
sur le patriarcat et la famille peuvent sans doute aujourd’hui
paraître dépassées ou discutables (Eva-Maria Ziege, Kate Soper)
au regard des acquis de la théorie féministe (cf. l’article devenu

1. Ce colloque avait été organisé par le Centre de Sociologie des Pratiques et


des Représentations Politiques (Paris 7 — Denis Diderot), le laboratoire
Histoire Intellectuelle (Paris 8) et le RING (Réseau interuniversitaire et
interdisciplinaire national sur le genre).
6 Présentation

classique de Jessica Benjamin). Cela ne devrait cependant pas


obscurcir l’originalité de sa contribution à la dénaturalisation du
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sexe : la critique que fait Adorno du concept de « nature


féminine » qu’il définissait comme « le stigmate d’une
mutilation sociale », déployait en effet, dès les années 1940, les
éléments d’une problématique qu’on retrouve aujourd’hui dans
le concept de genre comme principe d’ordre et rapport de
pouvoir.
Mais là où ces éléments s’avèrent les plus percutants et les
plus proches des exigences d’une pensée du genre qui refuse de
se figer en doctrine2, c’est dans la négativité qu’Adorno assigne
à la pensée, dans l’association singulière qu’il établit entre
critique épistémologique et politique, association qui implique
que « l’interprétation de toute réalité est liée à son abolition ».
Produit de rapports de pouvoir, ce qui existe n’a aucune autorité
morale ou historique, et c’est dans le rejet de la dictature des
faits positifs, par exemple du fait de l’ubiquité de la domination
des hommes sur les femmes et de la bi-catégorisation
hiérarchique de sexe, que la pensée adornienne rejoint les
exigences de la pensée féministe dans une perspective qui
considère le travail théorique comme partie constitutive de
l’action politique. Cette perspective évite l’académisme d’une
théorie qui se prend passionnément pour son propre objet, sans
référence à la concrétude de la réalité sociale. Mais elle refuse
aussi de se soumettre aux « évidences » du donné « empirique »,
c’est-à-dire aux termes dans lesquels la réalité se donne à penser.
La mise en relation de la critique sociale avec une théorie du
sujet telle qu’on la voit à l’œuvre dans le travail théorique qui
précède la préparation de l’échelle d’évaluation des potentialités
fascistes (cf. le texte sur la théorie qui sous-tend l’Echelle F et
qui n’était jusqu’à présent pas disponible en langue française),
évaluation tristement actuelle, est exemplaire d’une telle vision
de la pensée qu’Adorno décrit lui-même comme « un faire »,
une « conduite irréductiblement réelle au cœur de la réalité ».
Penser c’est toujours penser quelque chose, et cet
engagement à viser la matérialité des choses telle qu’elle
s’exprime dans les antagonismes et les tensions du social, mais
aussi dans la « micrologie » des humiliations secrètes, des désirs

2. Comme c’est le cas dans le féminisme d’Etat qui coexiste parfaitement avec
les régimes les plus liberticides.
Présentation 7

inavoués, des gestes quotidiens de vies individuelles mutilées


(Nicole Gabriel), ouvre un espace conceptuel propice à
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l’exploration du genre et de ses articulations complexes avec


d’autres rapports de pouvoir et de domination. Espace qui
pourrait nous aider à aller au-delà du dilemme qui voue la
théorie féministe soit à reproduire les catégories reçues de la
pensée et, avec elles, tout ce que la praxis féministe cherche
précisément à contester et à subvertir, soit à se réfugier dans la
suffisance trompeuse d’une « rupture épistémologique » qui
accorderait à l’optique du genre une supériorité sur d’autres
perspectives critiques.
Parce qu’elle se distingue de la tendance du marxisme
classique à penser les antagonismes sociaux en termes de
principaux et de secondaires (Elisabeth Lenk), la démarche
adornienne se prête volontiers à une telle entreprise. Elle nous
invite à nous méfier, à notre tour, de la division des choses en
importantes et accessoires‚ division qui a si longtemps et
efficacement occulté le caractère systématique de l’oppression
des femmes et de la hiérarchie des sexes, en les faisant
apparaître comme un détail‚ une exception (Eleni Varikas). La
pensée d’Adorno rejoint donc ici aussi les préoccupations
féministes en appelant à une approche dans laquelle le « détail »
déstabilise l’impression d’ensemble et permet même de
contredire l’interprétation dominante.
La souffrance constitue aussi une dimension importante
de cette démarche. Adorno nous invite, en effet, à revisiter les
concepts et catégories au moyen desquels nous pensons la réalité
en nous souvenant des rapports de force et de la souffrance qui
s’y trouvent accumulés. A la suite de Kracauer il établit un
rapport intime entre vérité et souffrance, et assigne à la pensée la
responsabilité de donner une voix à l’expérience de la souffrance
comme condition de la vérité (Dialectique Négative). Tout en
préservant le parti pris qui est à l’origine de la théorie féministe,
on peut dès lors ouvrir la perspective du genre à l’exploration de
la diversité des formes que revêt ce rapport. Il devient possible
de penser aussi la singularité irréductible de chacun des autres
rapports de domination (racisme, colonialisme) avec lesquels le
genre se trouve imbriqué dans le monde réel. Rappelant que la
conceptualisation de la souffrance est toujours partielle, qu’elle
laisse toujours un reste‚ sans visibilité, sans voix (Renée
Heberle, Eleni Varikas), l’œuvre d’Adorno attire notre attention
8 Présentation

sur les raccourcis d’une appréhension de ces rapports sous le


mode de l’analogie et nous met en garde contre les impasses
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d’un penser de l’identité‚ qui tend à les subsumer sous la


catégorie générale de « différences » ou d’« exclusions ». Si la
classe, le genre, la sexualité, la race — énumération qui trop
souvent se substitue à un véritable travail de réflexion sur leur
co-extensivité — sont sur le plan empirique rarement vécus de
manière distincte par les individus concrets, comprendre leurs
opérations et leurs interférences et, plus encore, développer des
projets politiques à partir de cette compréhension, exige de les
aborder distinctement, dans leur irréductibilité les uns aux
autres.
Adorno n’ignore pourtant pas les limites d’une telle
appréhension de la singularité des expériences. Si la raison peut
conceptualiser la souffrance et l’oppression, elle ne peut
exprimer l’expérience de celles-ci que dans des fragments qui
laissent entrevoir ce qui ne rentre pas dans les catégories établies
par lesquelles est perçue la réalité. La communication de
l’expérience, même à la première personne, n’est jamais
immédiate et première (Renée Heberle). C’est pourquoi cette
tâche se réfugie dans l’art, seul susceptible d’anticiper
l’émancipation, non pas sous la forme positive « d’un avenir
représentable, mais comme un négatif du monde aliéné et
dominé » (Sonia Dayan-Herzbrun).
En déployant une dialectique négative qui reconnaît
simultanément la résistance de l’objet à se laisser subsumer par
le sujet et l’interdépendance inévitable dans laquelle se constitue
le rapport sujet-objet, l’œuvre d’Adorno recèle des intuitions
précieuses pour repenser les questions du même et de l’autre, de
l’hétérodéfinition hiérarchique et de l’autodéfinition, que ce soit
du point de vue du genre ou de la pensée post-coloniale. La
négativité utopique de sa pensée, la nostalgie de ce qui n’existe
que comme manque, sont d’une grande pertinence pour une
théorie féministe qui veut éviter aussi bien l’essentialisme que le
fantasme d’une fuite hors de l’historicité et des contraintes des
rapports sociaux, vers la liberté souveraine de choisir son
« genre » (Eleni Varikas). Vu sous le « prisme » adornien, le
féminisme demeure toujours une source majeure‚ une pensée
critique sur la justice sociale, l’érotisme, la réciprocité (Kate
Soper). A condition qu’il se rappelle que la réalité excède le
concept, qu’elle échappe à sa théorisation, que par conséquent
Présentation 9

la pensée n’est jamais conclusive, qu’elle est sans cesse relancée.


Assumer ce caractère inachevé, ouvrir sans cesse nos catégories
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de pensée à ce qu’elles pourraient exclure de leur horizon, est


une des plus précieuses intuitions que nous livre la pensée
d’Adorno.

Sonia Dayan-Herzbrun, Nicole Gabriel et Eleni Varikas


LA CATÉGORIE DE LA FÉMINITÉ CHEZ ADORNO
Une contradiction secondaire qui a survécu à la contradiction principale
Elisabeth Lenk

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 11 à 27

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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La catégorie de la féminité chez Adorno 


Une contradiction secondaire qui a survécu à la
contradiction principale

Elisabeth Lenk
Université de Hanovre

Le premier texte d’Adorno que j’ai lu fut son « Essai


comme forme » 1, que du reste il devait, lorsque je fus plus tard
amenée à écrire à son sujet, me recommander en guise
d’introduction à sa méthode non méthodique. On peut y lire ce
qu’il pensait des théories qui lui étaient les plus proches : j’ai
nommé la théorie critique. La forme véritable de l’esprit critique,
écrit-il, est l’essai qui corrige ce qu’il y a de faux dans toute
théorie. « L’expérience intellectuelle est menacée au fur et à
mesure qu’elle se solidifie en théorie et feint d’avoir trouvé la
pierre de la sagesse », écrit Adorno dans « L’essai comme
forme ». Seul l’essai peut garantir la permanence de l’esprit
critique dans la mesure où « il absorbe les théories qui lui sont
proches et tend toujours à liquider l’opinion, même celle qui lui
a permis d’amorcer sa propre réflexion ». Penser est donc, selon
Adorno, un renouvellement constant et non la répétition rituelle
de résultats « justes ».

1. Theodor W. Adorno, « Der Essay als Form », in Noten zur Literatur I,


Suhrkamp, Francfort/Main, 1958.
2 La catégorie de la féminité chez Adorno

Dans un article célèbre « Théorie traditionnelle et théorie


critique »2, Horkheimer décrit à son tour la pensée comme
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mouvante, toujours capable d’autocritique, et dont le critère


suprême est de savoir si elle contribue à la connaissance du
présent. En d’autres termes : une pensée pensée il y a plus de
trente ans ne reste pas automatiquement vraie, elle ne constitue
pas un « en soi ». Or ce qui est juste pour une pensée prise dans
sa singularité l’est a fortiori pour l’ensemble des pensées qui
forment une théorie. Celles-ci doivent toujours faire une
nouvelle fois leurs preuves devant les forces historiques du
présent. Dans la théorie traditionnelle, théorie et pratique sont
séparées. La théorie traditionnelle est passive et attend son
application. Selon la théorie critique au contraire, théorie et
pratique sont inséparables et forment ensemble un seul et unique
comportement. Il s’agit d’une pensée qui doit toujours
intervenir, toujours faire acte d’ingérence, qui se distingue du
marxisme dans la mesure où elle n’est pas uniquement astreinte
à l’horizon lointain de la révolution, mais où à chaque instant
elle s’intéresse à la pratique sans cesser pour autant d’être une
pensée. C’est en termes d’intervention, d’ingérence qu’Adorno
et Horkheimer définissaient leur rôle de penseurs critiques.

L’effondrement de l’Est : la théorie critique devenue


traditionnelle et son échec devant le présent

Et pourtant, si l’on me demandait ce qu’il y a de nouveau


dans la situation présente, je penserais à ce que la théorie n’a pas
prévu — et ne pouvait prévoir : une conscience joyeuse,
soulagée presque, de l’échec de tous les efforts pour changer le
monde selon un plan, et cela alors même que nous assistons au
processus d’un changement du monde dont tout plan est absent.
Si les soixante-huitards ont fait dans le pathos, en revanche la
génération des années 1990 fut prosaïque. En 1968, le quotidien,
que les matérialistes idéalistes avaient toujours ignoré, réclamait
ses droits. L’enjeu était « l’extension de la jouissance au plus

2. Max Horkheimer, « Traditionelle und Kritische Theorie », in Zeitschrift für


Sozialforschung, 6, 1937. Voir aussi Elisabeth Lenk, « Théorie critique et
pratique surréelle », in Agone, n° 20 « Art, Raison & Subversion », 1998.
Elisabeth Lenk 3

grand nombre »3, selon Horkheimer le ressort absolument


légitime de toute révolution. Si l’on veut savoir de quoi est fait le
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moment actuel, il faut aller en Bourse, car celle-ci réagit de


manière extrêmement sensible. Horkheimer jouait d’ailleurs à la
Bourse à un moment où toute la gauche en avait encore horreur,
et l’on se racontait des histoires à dormir debout sur l’origine
obscure — c’est à dire spéculative — de fonds grâce auxquels
Horkheimer évita le pire aux émigrants. Est-ce ce rapport
nonchalant du grand bourgeois au capitalisme qui facilita à ce
point ses rapports avec ses collègues américains ? L’université
Columbia lui offrit spontanément un bâtiment où il pourrait
reconstituer l’Institut für Sozialforschung. Stupéfait, Horkheimer
adressa une lettre à ses collègues en leur demandant s’il avait
bien compris. Il reçut une réponse sobre : « Your understanding
is perfectly right ».
Mais revenons à l’année 1989. Ce qui est arrivé alors a
mis sens dessus dessous tous les tiroirs que les marxistes de l’Est
avaient dans leurs têtes et où tout tenait si bien jusqu’alors. Pour
nous, marxistes occidentaux, il n’en allait pas autrement. Nous
avions tous misé sur la fin de cette époque, sur un effondrement
de tous les régimes capitalistes sous l’effet d’une réaction en
chaîne. « Bien qu’elle soit frappée du sceau de tous les critères
logiques, écrivait Horkheimer en 1937, il manque à la théorie
critique la confirmation de sa victoire, tant que la fin de cette
époque n’est pas advenue » 4. La fin tant souhaitée approchait, le
château de cartes s’effondra, mais pas celui dont on escomptait
la chute. Les systèmes socialistes, et non les systèmes
capitalistes, furent balayés comme un mauvais rêve. Bien, me
direz-vous, et sans doute Adorno aurait-il argumenté de la même
manière, il ne s’agissait pas de régimes socialistes, mais de
dictatures militaires travesties en démocraties populaires. Quoi
qu’il en soit, 1989 fut le moment où toutes nos attentes furent
réduites à néant — ce qui signifie aussi, dans l’acception
kantienne, au rire. Manifestement, nous, de la gauche
occidentale, nous étions caché la tête dans le sable de la théorie
alors que nous nous étions des pieds jusqu’au ventre enfoncés
dans le capitalisme. La théorie marxienne n’avait pas vaincu. Et
pendant que quelques-uns d’entre nous, à Hanovre où

3. Ibid.
4. Ibid.
4 La catégorie de la féminité chez Adorno

j’enseigne, demandaient encore avec l’accent du défi : « Mais la


théorie était-elle fausse pour autant ? », d’autres — à Paris —
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tiraient un bilan sans appel : « La planète, vouée au marché,


droguée à l’internet, fait en quelque sorte l’expérience de la fin
de l’Histoire », écrivait Ignacio Ramonet citant le président de la
Bundesbank avec une phrase que Marx lui-même n’aurait pas
désavouée : « Même les hommes politiques sont, sous peine de
catastrophe, soumis aux règles du marché financier »5.
Pour être actuelle, la théorie critique aurait dû, de façon
plus radicale encore que ne le fit Horkheimer en 1937 (le
processus ne commence véritablement qu’avec la Dialectique de
la raison), étendre au marxisme la critique exercée sur la théorie
traditionnelle. En effet, le rapport entre théorie et pratique devait
y être fondamentalement remis en cause. Obsolète, le marxisme
l’est dans la mesure où il ne connaît qu’une forme de pratique
authentique : la révolution. Soit il la laisse advenir une seule fois
dans le passé, en Russie en octobre 1917 — ce fut là sa variante
à l’Est, et depuis il n’y aurait eu que des contradictions non
antagoniques —, soit il l’attend toujours dans un avenir
nébuleux, et ce fut sa variante occidentale. Mai 68 n’était déjà
plus une révolution classique, sa devise non orthodoxe que
Daniel Cohn-Bendit énonça avec justesse et clarté était : « des
réformes, oui, mais avec des moyens révolutionnaires ». Au
milieu de l’événement révolutionnaire, l’accent s’était déplacé,
d’une entité nébuleuse et quasi ontologique à l’événement
même : du but au chemin.
Abstraction faite de la révolution, le plus irrationnel des
événements — et dont pourtant le marxisme avait fait sa
boussole —, la théorie marxienne obéissait tout simplement aux
règles de la théorie traditionnelle. Elle se présente également
comme un système fermé de propositions. Comme d’autres
théories, elle a élaboré un appareil de concepts et de jugements
qui prétendait, ici et maintenant et pour tout l’avenir, soumettre
la diversité à ses règles : en effet, elle intégrait la dialectique.
C’est pourquoi le marxisme était plus difficile à contredire que
les théories traditionnelles. Le marxisme a rendu univoque la
contradiction, cette dernière arme critique de l’individu contre la
société. Il la transforme ainsi en méthode qui tourne

5. Ignacio Ramonet, in Le Monde diplomatique, supplément au Tageszeitung


du 15 mars 1996.
Elisabeth Lenk 5

mécaniquement. Le vieil et bel appareil de la dialectique ne


fonctionne plus. Comme tant d’autres appareils, il rouille au
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fond de l’histoire. Tous les grands mots échouent devant le


moment historique. Nous sommes en quête d’une nouvelle
pensée, en fonction de chaque moment présent, sans fin comme
l’histoire.

Dialogue des générations


Mais vous m’avez invitée ici pour parler de mon domaine
et de l’influence qu’Adorno a exercée sur moi. Par rapport à ses
héritiers, je fais déjà partie d’une autre génération. La génération
précédente, représentée par des noms illustres comme Jürgen
Habermas, Hans-Magnus Enzensberger, Alexander Kluge a
perçu le message d’Adorno en terme de rééducation. Habituée à
l’obéissance, elle a compris la démocratie comme un ordre et l’a
mise en pratique avec la froideur et la discipline qu’elle avait
apprises. Grandie sous le national-socialisme, cette génération
avait déjà dû tuer en soi tout ce qui est critique : c’est-à-dire ce
qu’elle avait de meilleur. D’où une certaine ambivalence, qui
dure jusqu’aujourd’hui, de cette génération des « fils »
d’Adorno. « J’ai enfin cessé de penser », jubile Enzensberger
dans son dernier livre6. Et Kluge fait monter une dernière fois
Adorno sur le Parnasse, mais comme un fantoche, privé de toute
capacité de critique et de mémoire. A la fin, un certain Kittler
— sans doute par euphonie avec Hitler — triomphe grâce à son
pouvoir technique : un appareil implanté dans le cerveau7. Cette
génération ne prend au sérieux que le sang et l’acier, la guerre et
la technique. « I like nice equipment », disent les Américains.
Elle aime les descriptions de batailles, les jeux de construction,
les puces électroniques. Il n’en va pas de même pour la
génération suivante, à laquelle j’appartiens.
Je suis allée vers Adorno parce que j’étais insatisfaite dans
la société allemande d’après-guerre qui feignait la démocratie et
taisait le nazisme. Grâce à lui — et à d’autres « rémigrants »
encore —, je pus reprendre ce dialogue des générations que les

6. Cf. Klaus R. Scherpe, « Die Entdramatisierung der Kritischen Theorie in der


Literatur : Hans Magnus Enzensberger und Alexander Kluge », in Cultura
Tesdesca (« La Scuola di Francoforte »), décembre 2001.
7. Klaus R. Scherpe, ibid.
6 La catégorie de la féminité chez Adorno

parents, les enseignants et même la social-démocratie nous


refusaient. Lorsqu’en 1960, le SPD exclut le SDS, Habermas
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s’adressant aux étudiants, réagit avec une phrase prophétique


mais non dénuée de cynisme : « Il ne vous reste que l’alternative
suivante : soit vous devenez les cadres intellectuels d’un
nouveau parti (il restait à savoir si ce nouveau parti n’était pas
l’ancien, avec un programme remis à jour), soit vous tentez
l’action directe et entrez dans la clandestinité des
révolutionnaires de métier ». Adorno m’offrit la possibilité de
soumettre ma haine de moi-même à une réflexion critique.
Lorsqu’en 1968, le SDS passa de la ligne d’Adorno à une ligne
activiste, la haine, toujours présente chez certains, fit place à la
réflexion et à la critique, faisant ainsi retour vers Adorno. Avec
la RAF, la haine de soi se fit gesticulation folle.

Le fragment comme forme d’un monde détruit


Qui était Adorno ? Très tôt, j’ai été fascinée par ce que je
qualifierais volontiers d’excentricité par rapport à la norme
universitaire, par son amour de la langue allemande et sa rigueur
dans la pratique de celle-ci. Il était écrivain avant tout. Il nous
enseignait qu’il fallait lire les poètes pour s’exercer à la
résistance ; lire Balzac pour savoir ce qu’était la sociologie (je
n’ai pas été la seule à suivre cet excellent conseil, Wolf Lepenies
l’a fait également). Vers la fin de sa vie, Adorno fit de Rudolf
Borchardt le paradigme de l’indissociabilité de la poésie. Avant
de nous enseigner cela, ou plutôt de le vivre devant nous, il avait
déjà mis en pratique son programme de résistance, dans les
Minima Moralia par exemple. Les Minima Moralia sont
constitués de fragments que l’on pourrait qualifier de short
stories philosophiques, ou encore de « morceaux », car le soin
avec lequel ils ont été travaillés et l’agencement rythmique
évoquent des morceaux de musique. Certains pourraient
s’intituler C a p r i c c i o pour leur brièveté, leurs zigzags
bondissants, s’ils n’étaient si énigmatiques et mélancoliques.
Adorno a composé de la musique, mais toujours des morceaux
très courts. Les fragments sont des bris de verre. Dans cette
œuvre constituée de fragments, chaque composante, chaque bris
reflète l’ensemble qui en tant que tel ne peut plus être représenté.
En ce sens, Adorno a choisi un procédé correspondant
exactement à un monde brisé, tronqué. Pour Adorno, le
Elisabeth Lenk 7

problème fondamental est l’irreprésentable. Les dures paroles


selon lesquelles, après Auschwitz, on ne saurait penser ni écrire
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de la poésie comme avant, pointent ce problème de la


représentation. Pour Adorno comme pour Horkheimer,
Auschwitz et Hiroshima sont l’irreprésentable. A ce propos, une
anecdote : étudiante à Francfort, j’étais un jour au cinéma pour
voir Hiroshima mon amour. Tout à coup, du bruit. Horkheimer
qui, je le remarquai alors, se trouvait juste derrière nous, se lève
et quitte la salle.
Mais revenons aux Minima Moralia. Il y a trois
hypotextes dans ce livre. Les hypotextes sont des textes auxquels
un texte se réfère. Dans les Minima Moralia, ce sont
exclusivement des textes de langue allemande : tout d’abord le
Faust de Goethe, d’où est issu le titre de la préface. Lorsqu’on
ouvre le Faust, mais également les Minima Moralia, on trouve la
Dédicace (Zueignung). Le second texte est le Struwwelpeter. Le
troisième les contes de Grimm. On trouve donc trois textes
typiquement allemands, constamment présents comme arrière-
plan et comme horizon. Qu’est-ce que Hume a à voir avec le
Struwwelpeter ? Et Kant avec la théorie critique ? Des
personnages qui se moquent d’un Noir sont trempés dans un
encrier pour leur peine. De même, on est en droit de se
demander ce que la berceuse française Fais dodo, Colas mon
p’tit frère, qu’Adorno a mise en musique, vient faire avec la
théorie critique. Je ne saurais répondre à toutes ces questions en
une seule communication, mais je tiens cependant à délimiter ce
champ.
Dans son éloge funèbre, Horkheimer écrivit qu’à la
différence de la plupart des émigrants — et même de ceux qui
faisaient partie de l’Ecole de Francfort — Adorno s’était
toujours refusé à s’adapter à la langue anglaise, ce qui pourtant
lui aurait été facile, lui qui parlait parfaitement anglais. Il restait
tout simplement trop impliqué dans la langue allemande qu’il
aimait. Mais avant tout, il considérait qu’il était de son devoir
d’être le gardien de la grande philosophie allemande et de la
rendre aux Allemands une fois la tyrannie passée. Ma génération
a répondu avec enthousiasme à l’offre d’Adorno.
8 La catégorie de la féminité chez Adorno

Penser après Auschwitz


Lorsqu’ils eurent connaissance de « la construction
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d’abattoirs humains, si loin en Pologne que chacun de nos


Volksgenossen pouvait se persuader qu’il n’entendait pas les
cris »8, Adorno et Horkheimer procédèrent à une révision de leur
pensée. Cela donna La Dialectique de la raison (Dialektik der
Aufklärung), un livre noir qui irrite tous ceux qui se plaisent à
croire que la théorie critique nous a été reproposée après guerre
dans sa version de 1937, légèrement modifiée.
Alors qu’après Auschwitz nous rêvions du projet des
Lumières, La Dialectique de la raison nous rappelle que ce
même projet nous a apporté, avec le rêve d’un perfectionnement
constant de l’humanité, les cauchemars des « progrès » raciaux
et biologiques, ceci non seulement en Allemagne, mais dans
l’Europe tout entière. Himmler et Heydrich, pour ne citer
qu’eux, se sentaient mus par la seule vocation de mettre ces
idées en pratique. Car la barbarie n’est pas un état précédant
toute civilisation, elle est inscrite dans le processus. Ceux qui
voulaient éradiquer ce qui avait été déclaré nuisible par la
science, ont exterminé des êtres humains. Devant Auschwitz,
Adorno et Horkheimer ne se sont pas contentés de remettre en
cause la pratique de la science, ils ont mis en cause son sens.
D’où une conséquence radicale qui dépasse bien ce
qu’Horkheimer, quelques années auparavant, enseignait dans
une croyance naïve en la supériorité du « socialisme
scientifique ». Si elle réfléchit sur sa complicité avec ce type
d’évolution, la pensée, nous disent-ils, se voit privée non
seulement du langage scientifique, mais encore du langage
conceptuel de l’opposition, c’est-à-dire de la théorie critique.
Même la superbe métaphore des Lumières vacille. « Mais la
terre complètement éclairée resplendit sous le signe d’un
désastre triomphal »9. Ne restons-nous pas dans la trajectoire de
ce malheur si la science du XXIe siècle prétend nous convaincre
de la nécessité de supprimer les aléas génétiques au nom d’une
amélioration biologique de l’humanité ? Noble but qui justifie
l’utilisation — comme on le dit par euphémisme — de millions
d’embryons ! Spaemann qualifie de « monstrueuse obscénité » le

8. T. W. Adorno, Minima Moralia, fragment n° 38, « Aufforderung zum


Tanz ».
9. Traduction N. G.
Elisabeth Lenk 9

fait que la Deutsche Forschungsgemeinschaft pratique


l’importation d’embryons de descendants israéliens et leur
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utilisation en Allemagne.
A leur retour en Allemagne, Adorno et Horkheimer
n’avaient pas l’intention de créer une « école » au sens
scientifique de ce mot. Loin d’eux l’idée de tirer de leur chapeau
un projet, fût-ce celui des Lumières, tant celui-ci était
définitivement compromis depuis Auschwitz. S’ils exercèrent
une grande force d’attraction et firent école donc, c’est qu’ils
nous apportèrent Marx, mais aussi Freud, et avec les écrits
d’Adorno et de Walter Benjamin, les avant-gardes poétiques,
musicales et artistiques bannies par le nazisme et par le
marxisme de l’Est.

« Eduquer après Auschwitz »10


Adorno nous a laissé un écrit qui lui tenait très à cœur,
sinon il ne l’aurait pas repris dans ses Stichworte, dernier recueil
agencé par ses soins et qui doit être lu comme un legs du fait de
sa mort inopinée. Adorno déclare que le but de l’éducation est de
faire qu’Auschwitz ne se reproduise pas. Le lecteur
d’aujourd’hui ne peut s’empêcher de se demander si cet objectif
a été atteint. Oui et non, ai-je dit à mes étudiants, lorsque nous
avons lu ce texte. En Allemagne, oui. Dans le monde, non. Sans
Adorno, les élites intellectuelles de notre pays auraient depuis
longtemps fait la paix avec l’industrie culturelle. La voie vers un
nouveau Biedermeyer (la restauration après le Congrès de
Vienne) serait libre. Mais Adorno est posté là, tel l’Ange avec
son épée, barrant à tous l’accès à l’innocence préhitlérienne.
Sans Adorno, nous aurions peut-être esquivé le problème comme
l’Autriche et la RDA, et nous nous serions déclarés
incompétents pour Auschwitz. Grâce à lui et à l’écho
considérable que ce texte rencontra, nous avons dû réfléchir sans
cesse aux monstres qu’engendre le sommeil de la raison. Si
cependant l’on considère l’état du monde, force est de constater
qu’Auschwitz a fait école partout. Rares sont les pays qui, en cas
de crise, hésiteraient, toute honte bue, à supprimer
systématiquement ceux qui sont jugés indésirables. Il est vrai

10. T. W. Adorno, « Erziehung nach Auschwitz », in Stichworte, Suhrkamp,


1969.
10 La catégorie de la féminité chez Adorno

qu’Adorno lui-même semble résigné — ou bien ne devrait-on


pas dire réaliste ? Il juge des plus ténues les chances d’exercer
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une influence sur les conditions sociales objectives d’une


répétition d’Auschwitz.
C’est pourquoi avec un mélange d’espoir et de désespoir,
il mise tout sur l’aspect subjectif et la psychologie des êtres
humains « qui font une chose pareille ». Il les croit susceptibles
de changer. Il convient bien évidemment de rechercher les
racines, non chez les persécutés, mais chez les persécuteurs, à
qui il manquerait, selon Adorno, réflexion et capacité critique.
Le cercle se referme. Si en effet la théorie critique peut être
obsolète dans sa variante pétrifiée, il n’en est pas de même de
ses catégories fondamentales, reprises de Schlegel par Adorno et
Benjamin : la réflexion et la critique. Dans « Eduquer après
Auschwitz », la réflexion et la critique se présentent comme des
catégories-clefs pour un changement. Inversement, celui qui est
incapable d’autoréflexion a tendance à extérioriser les conflits et
à s’en prendre violemment à plus faible que soi. Et pourquoi pas,
quand la situation s’y prête, par le meurtre légal ?
Dans la thèse de Walter Benjamin « Le concept de
critique d’art dans le romantisme allemand » 11, on rencontre
déjà cette fonction universelle de la réflexion et de la critique
dont le domaine dépasse largement les frontières de l’art. La
« révolution esthétique » — c’est ainsi que Friedrich Schlegel
définit le romantisme allemand — avait dès ses prémisses une
dimension critique. De même, la théorie critique a une
dimension esthétique.

Une esthétique critique du rêve comme poursuite d’une


poétique de la modernité
La conclusion de la thèse de Walter Benjamin résonne
absolument comme un programme. Benjamin loue chez le
premier Romantique ce que tous blâment chez lui : « le manque
de productivité poétique que l’on reproche surtout à Friedrich
Schlegel ne faisait pas partie de son propos au sens strict. Avant
tout, il ne voulait pas être poète dans le sens de créateur

11. Walter Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik,
1920, 1955. En français : Le concept de critique esthétique dans le romantisme
allemand, Champs, Flammarion, 1986.
Elisabeth Lenk 11

d’œuvres »12. Le procédé critique constituait pour lui le but


suprême. Schlegel a également été le premier à développer dans
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une intention critique la forme du fragment contre celle de la


représentation des philosophies systémiques, florissantes à son
époque. Sur ce point, Adorno rejoint Benjamin et tous les deux
se rattachent à la modernité. Ils ne refusent pas les modernes en
tant qu’apolitiques, au contraire, ils considèrent leur démarche
comme éminemment politique. En déchaînant, chacun dans sa
sphère — celle des sons, des images, des mots — une force de
libération sociale contre des discours de mise sous tutelle, ils
parviennent à renforcer le particulier et le singulier dans sa force
de résistance contre le courant de « l’histoire mondiale ».
Dans « Eduquer après Auschwitz », Adorno écrit que « le
fait qu’Auschwitz ait eu lieu est l’expression d’une tendance
sociale extrêmement puissante ». Le nazisme a pu gagner autant
de partisans parce que tous les Allemands subissaient une
pression dont ils n’étaient guère conscients et de contraintes
intériorisées. Se dominer était une torture. C’est pourquoi
nombreux sont ceux qui préférèrent l’anneau de fer qu’on leur
imposa. Le fascisme était en effet une réactivation de la poigne
de fer. Fascio signifie faisceau. Les fascistes recherchaient un
nouveau lien de fer entre des individus soumis à des forces
centrifuges. L’alternative au fascisme aurait été une toute
nouvelle « unité de construction » (Arnold Schönberg), née dans
la modernité, mais nullement contrainte de se limiter à celle-ci.
En effet, l’égalité en droit de tous les individus est une
conception qui devrait s’étendre à la société tout entière. Elle
signifierait certes de manière définitive la fin du lien
autocratique et même la disparition du son fondamental sur
lequel s’accordent les contraintes intériorisées, mais en aucun
cas l’anarchie, comme le redoutaient les systèmes. Il est vrai que
par un choix d’alliances qui changeraient librement, l’individu
serait en mesure de briser le solide agencement des systèmes. La
révolution des sons de Schönberg en tant que « promesse non
tenue » (Adorno) devait se lire comme une critique de la société,
comme une attaque de la conscience contre un système social
autocratique, comme une intégration de la dissonance plutôt que
son exclusion violente.

12. Walter Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik…, op. cit., voir surtout le
chapitre « System und Begriff » (Système et concept).
12 La catégorie de la féminité chez Adorno

C’est à Schönberg également que se rattache Ingeborg


Bachmann dans sa trilogie romanesque Manières de mourir
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(Todesarten) qui m’a profondément impressionnée en ce qu’il


liait l’approche adornienne à une esthétique radicale du rêve.
Dans le fragment de roman « Le cas Franza » 13, on trouve une
de ces phrases infinies, musicales qu’il serait un crime
d’interrompre et qui sont si caractéristiques de l’œuvre tardive :
« Avant, je n’avais jamais accordé d’importance aux rêves, et
peut-être n’étaient-ils rien de plus, peuplés et foulés seulement,
colorés parfois, mais à présent, comme ils me torturent, car ils ne
sont rien d’étranger, ils font partie de moi, je suis arrivée à mes
rêves et mes énigmes de jour sont plus grandes que mes énigmes
de rêve, et tu remarques alors qu’il n’y a pas d’énigme de rêve,
seulement des énigmes, des énigmes de jour, une réalité
chaotique indicible qui tente de s’articuler dans le rêve, qui te
montre parfois de manière géniale, dans une composition, ce
qu’il en est de toi, car autrement tu ne le comprendrais jamais,
alors ton rêve sabote le travail, agit en dilettante, ne se sort plus
de rien, quel mauvais dramaturge, ses actes se défont, les motifs
s’embrouillent, le héros meurt trop tôt, il confond les
personnages, et puis soudainement ton rêve se reprend, il
possède la carte maîtresse, un Shakespeare lui a prêté la main,
Goya a peint les décors, il s’élève au-dessus des platitudes de ta
banalité et te montre un grand drame, ton père et un compagnon
dont le nom est Jordan et, telle une grande élaboration, l’hymne
commence, les premières associations souterraines, les anciens
sont toujours là, ta mère à qui tu ne penses jamais s’appuie
contre le mur, la peur flottante dont tu ignores la raison te conte
une histoire à dormir debout, maintenant seulement tu sais
pourquoi tu as peur, et je vis ainsi un cimetière au soleil
couchant et dans le rêve c’était : c’est là le cimetière des
filles »14.

La catégorie de la féminité chez Adorno


Le conflit des sexes reste jusqu’à aujourd’hui pour les
marxistes et les sociaux-démocrates une « contradiction
secondaire » (Nebenwiderspruch), ce qui dans le cas de la social-

13. Ingeborg Bachmann, « Der Fall Franza », fragment de roman, paru en


1979. Trad. française : Franza, Actes Sud, 1993.
14. Traduction N. G.
Elisabeth Lenk 13

démocratie, est d’autant plus grotesque que « la contradiction


principale » n’existe plus depuis le Programme de Godesberg
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(1959) qui abandonnait le concept de lutte des classes. J’en


conclus donc que la catégorie de la féminité fait partie des
affaires secondaires ayant survécu à l’affaire principale. Adorno
ne pouvait pas savoir que l’on en arriverait là. Et pourtant la
« cuistrerie des Bebel », c’est-à-dire le mépris à l’endroit des
femmes social-démocrates lui a semblé mériter un fragment des
Minima Moralia15. Mieux encore : Adorno a eu des intuitions
concernant le caractère ridicule des « rôles de sexe » dont la
radicalité a été dépassée par le seul Schlegel auparavant. Adorno
a percé à jour le « tout féminin » et le « tout masculin » comme
des caractères sociaux répressifs, ce que les quolibets du
mouvement étudiant ont fait oublier un certain temps. Ce qui est
plus connu depuis que Judith Butler l’a repris, c’est que le
caractère masculin comme le caractère féminin sont la
reproduction exacte de la domination, et aussi mauvais que
celle-ci. Que l’on ne saurait transfigurer cicatrices et mutilations
pour en faire les caractéristiques d’un seul sexe. Adorno montre
en outre que dans la société marchande, le rapprochement des
deux sexes n’est pas une bonne affaire. Il souligne, dans les
Minima Moralia, que les différences ne pèsent pas lourd dans la
balance en regard des ressemblances induites par le commerce.
« La pulsion érotique, écrit-il, est trop faible pour lier entre elles
les monades qui s’auto-préservent » 16. Les deux sexes, pourrait-
on dire, suivent de leur propre gré et sans impulsion contraire les
lois du marché.
Le caractère féminin a constitué une des préoccupations
d’Adorno depuis l’époque où il était encore Privatdozent. Si l’on
examine ses énoncés sur ce sujet dans leur ordre chronologique,
on s’aperçoit que, dans un premier temps, ils relèvent de
l’esthétique — son travail d’habilitation n’était-il pas consacré à
la construction de l’esthétique chez Kierkegaard ? — et que
malgré la part grandissante de la sociologie dans sa pensée, ses
réflexions sur le féminin demeurent du domaine d’une critique
radicale de la société. Pour Adorno le « féminin » est le produit

15. T. W. Adorno, Minima Moralia, fragment n° 57 A u s g r a b u n g


(Exhumation). Voir aussi mon commentaire in Theodor W. Adorno Minima
Moralia neu gelesen, éd. A. Bernd, U. Raulff, Francfort/Main, 2003.
16. T. W. Adorno, Minima Moralia, fragment n° 107 Ne cherchez plus mon
cœur.
14 La catégorie de la féminité chez Adorno

d'un long processus d'apprivoisement, voire de domestication.


Dans le domaine esthétique ce processus revient et se cristallise
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en la figure énigmatique de Mignon. Comment expliquer


autrement que le jeune Adorno termine son tout premier Cours
d'esthétique sur une lecture très détaillée de la mort tragique de
Mignon, mise en scène par Goethe17 ?
On sait que Goethe a remanié à diverses reprises cette
figure mystérieuse, androgyne, ainsi que le destin qu’il lui
réserve. Dans le premier Wilhelm Meister La mission théâtrale
de Wilhelm Meister, le narrateur fait constamment des lapsus :
parfois il utilise le pronom masculin, parfois le pronom féminin,
mais toujours Mignon et le harpiste, qui semblent sortis du
néant, sont là pour rappeler aux bourgeois qu’il existe autre
chose au monde que les bilans. Et cet « autre », Goethe le dit
avant le premier romantisme, c’est la poésie. Dans la première
version, Goethe laisse Mignon en vie. Dans la version définitive,
Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Mignon est
punie de mort. Sans qu’il y ait ombre de mauvais goût, un
chirurgien l’embaume afin que son exquis cadavre soit placé
dans la « salle du passé ». « Morte, certes, mais conservée », dit
non sans cynisme le marquis en la voyant. Schiller en fit le
reproche à Goethe. Dans la lettre qu’il lui adresse le 29 juin
1796, il écrit : « La mort de Mignon, bien que préparée, est
brutale et profonde, si profonde que de nombreux lecteurs
croiront que vous l’abandonnez trop tôt. Ce fut tout à fait mon
sentiment lors de la première lecture. A une deuxième lecture
cependant, une fois l’effet de surprise passé, je le ressentis
moins. Néanmoins je persiste à craindre que vous ne soyez allé
un peu trop loin ». « Il est désagréable de voir, poursuit Schiller,
qu’immédiatement après l’intervention agressive de la mort, le
médecin spécule sur le cadavre de Mignon en le considérant
comme l’instrument d’une expérience artistique. Il est également
surprenant que Wilhelm, qui est pourtant la cause de la mort de
Mignon, qui le sait, n’ait plus pour elle davantage d’intérêt que
pour le sac d’instruments » 18. Depuis la mort de Mignon, la
poésie vivante n’existe plus. Pour les bourgeois, tout ce qui n’est
pas déchet doit aller soit au musée, soit dans un mausolée.

17. T. W. Adorno, Aufzeichnungen zur Ästhetik-Vorlesung von 1931/32 in


Frankfurter Adorno Blätter, éd. Rolf Tiedemann, 1992 ; voir le poème de
Mignon et la dernière partie de notre texte.
18. Traduction N. G.
Elisabeth Lenk 15

Mignon ne parle pas, elle chante. Elle ne travaille pas, elle


danse. Le lecteur de Goethe apprend tout à fait par hasard de
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quoi vivent ces chanteurs ambulants qui donnent l’impression


d’être sortis directement de l’Antiquité : ils mendient. Dans la
deuxième version du Wilhelm Meister, où toute l’atmosphère
s’est considérablement embourgeoisée, Wilhelm n’a plus le droit
d’être artiste, mais quelque chose d’utile, en fait chirurgien, et on
ne saurait plus tolérer les existences prébourgeoises que sont
Mignon et le harpiste. Suivant l’interprétation d’Adorno 19, le
moment est venu de son dernier chant :
Laissez-moi telle encore, en attendant que je sois ;
Ne me retirez pas la robe blanche !
Je m’enfuis de la belle terre
Pour descendre dans la demeure immobile.
Là je sommeillerai peu d’instants,
Puis s’ouvrira mon regard neuf,
Et je quitterai cette blanche tunique,
Et la ceinture et la couronne.
Et ces créatures célestes
Ne demandent pas si l’on est homme ou femme,
Et aucun vêtement et nulle duperie
N’enveloppe le corps purifié.
Il est vrai, je vivrai sans souci et sans peine,
Et j’ai subi pourtant douleurs assez profondes ;
De chagrin je fus trop tôt vieillie ;
Faites-moi jeune encore, et pour l’éternité ! 20

So laßt mich scheinen, bis ich werde (vers 1) — Le « so »,


dit Adorno, présuppose quelque chose et, tombant brusquement,
inaugure le langage du poème : c’est comme si le vers faisait
irruption. Apparaître et devenir, non pas être : l’étant, c’est-à-
dire la nature, est apparition pure. L’apparition se dépassant elle-
même mais ne disparaissant pas dans l’être.
Schöne Erde (vers 3) — Moment de consonnance. La
beauté de la terre est le théâtre du paraître.

19. Pour Adorno, le mot « interprétation » a gardé son ambiguïté :


« explication d’un texte » et « sa mise en musique ».
20. Traduction in Goethe, Romans, Bibliothèque de La Pléiade.
16 La catégorie de la féminité chez Adorno

Jenes feste Haus (vers 4) — Interstices mythiques ; dans


cette profondeur, l’apparition est sauve ; la fidélité envers
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l’apparition prépare le renversement dialectique.


Die reine Hülle (vers 7) — La beauté est robe qui
n’enrobe pas ; elle ne quittera donc jamais le paraître. Ainsi c’est
elle qui reste.
Jene himmlischen Gestalten (vers 9) — C’est l’anonymat ;
son nom, retenu dans la robe de l’ange, s’éteint dans le présent
atteint.
Nicht Mann noch Weib (vers 10) — Le contraire d’un
amour purement spirituel, asexué. Il n’y a d’espoir que dans
l’amour physique. Mais cet espoir repose sur l’ambiguïté
primordiale, qui est le propre de la figure de Mignon.
Sie fragen nicht nach Mann und Weib (vers 10) — Il faut
prendre ce vers au pied de la lettre : l’utopie de Mignon n’est pas
le dépassement de la sexualité qui reste attaché à son nom, mais
le dépassement de la question.
Keine Kleider, keine Falten (vers 11) — Réponse
dialectique au vers :
Zieht mir das weiße Kleid nicht aus (vers 12) — Degrés :
beauté comme apparition dans la vie ; fidélité à l’apparition dans
la mort ; ce sont les statues de marbre qui la regardent.
Verklärter Leib — Corps auratique ; la nudité, signifiant le
dépassement du paraître.
La strophe finale : retour lyrique ; la pensée s’endort dans
un rêve d’enfant. Les mots « Sorg » (souci), « Mühe » (peine),
« Schmerz » (douleur) et « Kummer » (chagrin) entrent en
constellation. Ce sont ces mots abstraits qui garantissent la
grandeur de l’esquisse. C’est leur constellation et leur sonorité
qui les rendent à la musicalité lyrique, les apostrophes pourtant
diminuent le tragique de la figure.

Lorsque Adorno, moderne, et familier de l’œuvre de


Freud, pratique une brèche dans l’idéalisation classique, il révèle
ce qu’il y a de sexuel chez Mignon. C’est ce caractère sexuel
équivoque, le fait qu’on la voyait en habits d’homme, qui faisait
son charme. Privée de son ambiguïté, elle est perdue. Adorno
Elisabeth Lenk 17

résume ce processus en quelques notes sibyllines : « Habits


d’homme, l’horreur, choisis juste avant sa mort. Dialectique : en
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renonçant à l’apparence d’un être au-delà des sexes (problème


du renoncement), elle acquitte trop tôt son tribut à la mort ». Le
paragraphe suivant est un peu plus clair : « Dans le langage de
l’esthétique idéaliste, et paradoxalement : la faute tragique de
Mignon est d’abandonner ses habits de garçon ». La flèche la
plus acérée qui clôt ce cours et ainsi tout le cycle, vise Wilhelm
Meister, figure d’identification de la bourgeoisie allemande :
« Wilhelm n’a pas été à la hauteur de Mignon ».

Traduit de l’allemand par Nicole Gabriel


LA CRITIQUE DU « FÉMININ » CHEZ T. W. ADORNO ET DANS LA
PREMIÈRE THÉORIE CRITIQUE

Eva-Maria Ziege

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 29 à 48

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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La critique du « féminin »
chez T. W. Adorno et dans la première
théorie critique

Eva-Maria Ziege
Université Humboldt, Berlin

Certains s’étonneront d’apprendre que Theodor Adorno,


connu aujourd’hui comme le représentant le plus notoire de la
« théorie critique », s’est hasardé en 1937 à l’élaboration d’une
perspective radicale de genre sur le capitalisme. Pourtant, c’est
bien lui qui développa l’idée d’un projet sur « le caractère
féminin » qu’il esquissa dans une longue lettre du 16 novembre
1937, projet dans le droit-fil des travaux empiriques de
psychologie sociale de l’Institut für Sozialforschung, mais
également exemplaire d’un changement de paradigme
fondamental à l’Institut, à partir de l’analyse de la forme de la
marchandise chez Marx1. Adorno estimait en effet nécessaire
d’intégrer toute une série de traits de caractères spécifiques au
sexe féminin, à une étude de la femme bourgeoise dans
l’économie capitaliste. Il voyait comme symptômes « le
comportement complètement irrationnel des femmes par rapport
à la marchandise, au shopping, aux vêtements, à la coiffure » ou
encore « le geste de la jeune fille qui, alors même qu’elle se
donne à son amant, craint par dessus tout qu’il n’arrive quelque

1. T. W. Adorno, lettre du 16 novembre 1937, in T. W. Adorno/Max


Horkheimer, Briefwechsel 1927-1969, vol. 1, édité par Christian Gödde et
Henri Lonitz, Francfort/Main, 2003, pp. 539-545.
2 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

chose à sa robe ou à sa coiffure » — « comme si la sexualité de


la femme elle-même était désexualisée ; comme si elle était
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devenue à ce point un fétiche pour elle-même que son caractère


marchand se glisse entre les femmes et leur propre activité
sexuelle, par exemple sous la forme du sentiment très fréquent
“d’être beaucoup trop bien pour ça”, et ceci même dans des cas
de promiscuité totale »2.
L’année 1937, durant laquelle Adorno formula ces
pensées, fut pour lui une césure importante dans tous les
domaines. Ce fut cette année-là seulement qu’il obtint un poste
fixe à l’Institut für Sozialforschung. En 1934, il était d’abord
parti pour un demi-exil en Angleterre (jusqu’en 1937, il fit de
fréquents séjours en Allemagne), alors que l’Institut (IfS) avait
entièrement émigré aux Etats-Unis en passant par Genève.
Durant cette période à Londres et surtout à Oxford, Adorno
s’appropria dans l’isolement, loin de l’Institut et « dans une
solitude complète » 3, ce qui, à partir de 1937, devait s’appeler
« théorie critique ». Cette même année eut lieu son mariage avec
son amie de longue date Margarete Karpius, et comme le
présument non sans quelque plausibilité deux biographies, c’est
de cette époque de « tournant biographique »4 que semble dater
cet intérêt soudain pour le caractère féminin. 1937 marque en
outre le début d’un changement dans l’histoire de l’Institut für
Sozialforschung : d’une part, cette année-là, la situation
financière de l’institution, assurée jusqu’alors d’une grande
autonomie par des financements issus de fondations, se détériora
brusquement, ce qui induisit un changement institutionnel,
d’autre part, en émigrant définitivement vers les Etats-Unis au
début de 1938, Adorno devait améliorer sa position à l’intérieur
de l’Institut, ce qu’il souhaitait depuis de nombreuses années.

2. Ibid., p. 543.
3. Lettre à Horkheimer du 25 février 1935, in Max Horkheimer Gesammelte
Schriften (infra MHGS), vol. 15, Briefwechsel 1913-1936, Francfort/Main,
1995, p. 332.
4. Cf. Lorenz Jäger, Adorno. Eine politische Biographie, Munich, 2003,
p. 140 ; Stefan Müller-Doohm, Adorno. Eine Biographie, Francfort/Main,
2003, pp. 356 sq.
Eva-Maria Ziege 3

L’Institut für Sozialforschung jusqu’en 1937


En tant qu’institution, l’IfS obéissait à cette époque à une
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triple structure : un directoire, dans la personne de Max


Horkheimer (1895-1973) assisté d’Erich Fromm (1900-1980) et
de Friedrich Pollock (1894-1970) comme sous-directeurs, et de
Leo Löwenthal (1900-1993) comme responsable de la rédaction
de la revue Zeitschrift für Sozialforschung, interne à l’Institut. A
un second plan, il y avait des collaborateurs titulaires à New
York comme Herbert Marcuse (1898-1970) ou Franz
L. Neumann (1900-1959), et à un troisième plan, des
collaborateurs libres, vivant pour certains dans d’autres pays et
rétribués sur la base de projets, comme Walter Benjamin (1892-
1940) en France, ou Alfred Sohn-Rethel (1899-1990) en
Angleterre. Des bourses et des travaux de commande étaient
également attribués. Il existait des bureaux de l’Institut
francfortois à Genève (depuis 1932), à New York et, de façon
passagère, à Londres et à Paris. L’assise financière devenant
toujours plus précaire, on suggéra, à partir du début des années
quarante, aux collaborateurs de réussir dans la science ou la
fonction publique du pays hôte, ce qui — exception faite de
Fromm — devait se révéler une excellente stratégie pour
Marcuse, Löwenthal, Otto Kirchheimer et Neumann. Alors qu’il
ne restait plus à New York qu’une équipe réduite de l’Institut,
Horkheimer et Pollock gagnèrent la côte ouest, où Adorno vint
les rejoindre.
Adorno constitua jusqu’en 1938 un cas particulier dans cet
agencement institutionnel. Bien que n’ayant pas encore trouvé sa
place, il était convaincu d’être appelé à jouer un rôle essentiel
— ou même le rôle essentiel — aux côtés de Horkheimer, avant
tout pour ce qui concernait l’aspect de la conception du travail à
l’Institut. Jusqu’alors, c’était Fromm qui avait tenu ce rôle.
L’innovation apportée par Fromm était la psychologie sociale
qui devint un élément central de la Théorie Critique5.
L’importance de Fromm pour les débuts de l’Institut, alors
qu’Adorno se mouvait encore à la périphérie de celui-ci, oubliée
ou refoulée pendant longtemps, n’a été mise en relief que depuis
la fin des années quatre-vingt.

5. Cf. Rolf Wiggershaus, Die Frankfurter Schule. Geschichte-Theoretische


Entwicklung-Theoretische Bedeutung, Munich, 1988.
4 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

Si en distinguant deux phases de travail différentes, on


périodise l’histoire de l’Institut sous Horkheimer, la production
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scientifique jusqu’à la « rémigration » en République fédérale en


1950 se caractérise par une première phase qui va des enquêtes
empiriques de psychologie sociale dirigées par Fromm (sur les
opinions politiques des ouvriers et des employés à la fin de la
République de Weimar) jusqu’aux Etudes sur l’autorité et la
famille (1936) sous la direction de Fromm, Horkheimer et
Marcuse. Puis intervient une seconde phase, sur la côte Ouest,
avec la collaboration d’Adorno et d’Horkheimer pour la
Dialectique de la raison (1944-1947), les Studies on Prejudice
(1949-1950), une étude de psychologie sociale en cinq volumes,
pour aboutir à une recherche largement empirique sur les
stéréotypes antisémites dont The Authoritarian Personality
(1950) constitue l’ouvrage le plus important d’un groupe
d’auteurs dirigés par Adorno. Ces deux phases pourraient
s’illustrer par une opposition des figures de Fromm et d’Adorno
et de leur rapport vis-à-vis de la figure-clef qu’était Horkheimer.
On connaît la vivacité des polémiques d’Adorno à l’égard de
Fromm, — et pas seulement à l’égard de celui-ci — avant qu’il
n’ait pu instaurer avec Horkheimer une relation d’exclusivité, au
moment où il voyait « une menace réelle de la ligne de la
revue ».
Un matériau important issu de la correspondance
démontre suffisamment qu’en tant que penseur versé dans la
lecture de Marx, Adorno percevait le fossé réel entre leurs
positions sociales respectives et, en ce sens, réfléchissait à sa
propre position dans l’agencement du pouvoir et dans la
hiérarchie de l’Institut. Jusqu’à la fin de 1937, il n’avait pas
encore échappé à la situation odieuse qu’il avait connue à
Oxford. Il y vivait à la périphérie de l’Institut, sans assurance
financière, dépendant de ses parents, et sans le statut de
collaborateur officiel. Son « capital symbolique » (Bourdieu)
— au sens où l’on est connu et reconnu — était mince, après ses
échecs à Vienne et à Munich dans les années vingt, la
catastrophe du national-socialisme, où en raison des lois raciales,
il avait perdu comme beaucoup d’autres, la venia docendi :
malgré sa thèse d’habilitation, il s’était vu confronté à Oxford à
une situation d’examen et il avait dû présenter un mémoire le
qualifiant pour un PhD. Cette dégradation à l’état de graduate
student fut, comme il l’écrivit en 1934 à Horkheimer, « pour une
Eva-Maria Ziege 5

part, le cauchemar devenu réalité où l’on doit retourner à l’école,


bref, une prolongation du Troisième Reich »6. Horkheimer
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donnait à ces lettres des réponses souvent brèves, réticentes


même, et ne réagissait ni aux propositions, ni aux pensées
qu’elles contenaient. Après un dialogue sans fin, qu’ils menèrent
tous les deux à propos du matériau réuni par Adorno sur Husserl,
ainsi que de longues considérations pour ou contre un essai
d’Adorno sur Karl Mannheim, Horkheimer ne fit paraître ni l’un
ni l’autre dans la Zeitschrift für Sozialforschung7. Ces
procédures de longue haleine illustrent de nombreux débats, qui
tournèrent court — pour Adorno du moins pour ce qui
concernait non seulement ses propres travaux, mais aussi ses
idées pour des articles, des critiques et des projets rédigés par
d’autres. Ses interventions restèrent sans écho à propos de Sohn-
Rethel, dont il étudia avec un grand enthousiasme les exposés
sur la théorie de la marchandise et pour qui il s’engagea
vigoureusement.
Fromm, quant à lui, n’était pas seulement co-directeur de
l’Institut, mais également connu et reconnu en tant que directeur
de projet et co-éditeur des Studien über Autorität und Familie.
Pratiquant la psychanalyse depuis les années vingt, d’abord à
Francfort, puis à New York, il était autonome financièrement et
ne dépendait ni de ses parents, ni d’Horkheimer. Avec
Horkheimer, l’accord intellectuel était grand à cette époque,
comme le montrent les Studien über Autorität und Familie, et
leur correspondance fait apparaître la remarquable cordialité de
leur relation personnelle. Jusqu’en 1937, Fromm occupa une
position centrale dans l’Institut 8 ; à partir de 1938 Adorno prit sa
place. Entre Fromm et Adorno, il n’existait guère d’échange.
La proposition d’Adorno pour un projet « sur le caractère
féminin » fut cependant un projet adressé à Fromm, ce qui en soi
est déjà remarquable. Sur cinq pages serrées, Adorno dessina
dans sa lettre du 16 novembre 1937 les objectifs de la recherche
qui était de « développer une série de traits de caractère
spécifiquement féminins à partir d’une analyse de la position de

6. Lettre à Horkheimer du 2.11.1934, MHGS, vol. 15, p. 262.


7. Cf. la lettre d’Adorno du 24.11.1934, MHGS, vol. 15, p. 274, et la lettre
d’Horkheimer du 13.10.1937, MHGS, vol. 16, pp. 241 sq.
8. La rupture avec Fromm fut scellée institutionnellement en 1939 par son
départ de l’Institut.
6 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

la femme dans l’économie ; de montrer que ces traits œuvrent


justement au maintien de la société, et qu’enfin c’est à partir de
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ceux-ci que sont formés les idéaux débouchant en fin de compte


sur la reproduction fasciste de la bêtise »9. En tant que « non-
économiste et non-analyste », il n’osait, écrivait-il, entreprendre
lui-même ce travail. Malgré cet aveu de modestie, Adorno
débutait par un long exorde contenant une explication de la
théorie de la marchandise chez Marx et terminait en conseillant à
Fromm de se pencher « sur les remarques de Freud sur la
psychologie féminine ou sur la discussion interne au monde des
analystes », et de se demander « si la psychologie féminine était
soumise à des conditions biologiques ou bien si elle dépendait
d’un mécanisme d’identification avec l’homme »10.
En envoyant une copie de cette lettre à Horkheimer et une
note à Löwenthal, Adorno soulignait, comme il est d’usage dans
de tels cas, qu’il ne considérait pas qu’il s’agissait là d’une
démarche privée mais d’une affaire concernant l’Institut11. On
trouve de manière latente dans sa lettre la concurrence
impitoyable qui se manifesta toujours plus au cours de cette
année-là, qu’Adorno l’ait perçue de façon consciente ou non.
Des formulations rappelant le conflit amoureux classique dans
les longues et nombreuses lettres où il ne cessait d’insister
auprès d’Horkheimer, depuis des années, pour son intégration (à
l’Institut) — « comme la bonne amie insiste pour le
mariage » —, plaident cependant en faveur d’une telle
interprétation12.

L’esquisse adornienne du « caractère féminin »


Adorno mit son intérêt pour la thématique des sexes en
relation directe avec les Studien über Autorität und Familie de
1936, auxquelles il n’avait pas participé. En fait, une importance
très grande fut accordée à ce rapport de recherche de près de
mille pages, signé par les collaborateurs les plus distingués de

9. Lettre d’Adorno à Fromm, 16.11.1937, Adorno/Horkheimer Briefwechsel,


p. 543.
10. Ibid., p. 544.
11. Lettre d’Adorno à Horkheimer, 15.11.1937, MHGS, vol. 16, p. 277 ; lettre
à Löwenthal, 1.10.1937, Löwenthal-Archiv, Francfort/Main.
12. Lettre d’Adorno à Horkheimer, 2.11.1934, MHGS, vol. 15, p. 260.
Eva-Maria Ziege 7

l’Institut13. Le point de départ en était la question de l’autorité


dans la famille patriarcale comme facteur de ciment social
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maintenant la cohésion de la société actuelle, « bien que, pour


ceux qui en font partie, elle soit synonyme de souffrance sans
cesse croissante et de catastrophe imminente »14.
Le « caractère sado-masochiste » se trouve au centre de la
réflexion de Fromm inspirée par l’écrit de Freud Psychologie de
masse et analyse du moi. Fromm est parti de la conception « de
la structure libidinale » ou encore du « caractère social »
(Gesellschaftscharakter) des sociétés de classe ainsi que du
caractère social (Sozialcharakter) des individus, résultat de leur
situation de classe spécifique et historique. Dès le premier
numéro programmatique de la Zeitschrift für Sozialforschung en
1932, il formulait ainsi cette prémisse ultérieure des Studien
über Autorität und Familie : «  Ce sont les forces libidinales des
êtres humains qui forment pourrait-on dire le ciment sans lequel
il n’y aurait pas de cohésion sociale »15. Il importait donc, selon
Fromm, d’étudier les mécanismes psychologiques, car on ne
saurait obtenir la soumission à l’autorité sociale au moyen
seulement de la fonction négative d’une répression forcée des
instincts (la dictature de la classe dominante) : il devait y avoir
une soumission volontaire à l’autorité (ou bien à son
représentant dans la structure psychique, le moi se soumettant au
surmoi). Il expliquait ainsi que la soumission à l’autorité
satisfaisait des besoins psychologiques précis, besoins créés
cependant seulement par les antagonismes de la domination de
classe historique spécifique : « Dans la société autoritaire, le
caractère sado-masochiste est créé par la structure économique
qui rend nécessaire la hiérarchie autoritaire »16. Ceci,

13. A propos de l’importance des Studien über Autorität und Familie, cf. le
memorandum d’Horkheimer (Ideen, Aktivitäten und Programm des Instituts
für Sozialforschung), 1938, in MHGS, vol. 12, pp. 131-164, ici 154, et Erich
Fromm, Ein Memorandum in eigener Sache. Erich Fromm an Martin Jay
(14.5.1971), in Kessler/Funk (éd.), Erich Fromm und die Frankfurter Schule,
pp. 249-256, ici 250.
14. Lettre d’Adorno à Fromm, 16.11.1937, Adorno/Horkheimer Briefwechsel,
p. 539.
15. Erich Fromm, « Über Methode und Aufgabe einer analytischen
Sozialpsychologie », in ZfS, 1, 1932, pp. 28-54, ici 50.
16. Erich Fromm, « Sozialpsychologischer Teil », in Studien über Autorität
und Familie, pp. 77-135, ici 117 sq.
8 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

poursuivait-il, passe par la famille bourgeoise patriarcale, d’où la


seconde thèse-clef, également formulée dès 1932 : « La famille
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est le medium par lequel la société, ou la classe, imprime à


l’enfant, et ainsi à l’adulte, la structure qui lui est spécifique et
lui correspond ; la famille est l’agent psychologique de la
société »17.
Adorno voulait poser à nouveau la question du ciment
social et il déclara que la catégorie médiatrice entre la société et
la psychologie n’était pas la famille, ou l’autorité en elle, mais
bien son caractère de marchandise18 : « Pour anticiper d’emblée
sur ce qu’il y a de plus important, je tendrais à voir ce ciment,
même pour ce qui est du conscient et de l’inconscient, dans le
principe économique, dont le développement prescrit la loi du
mouvement de la société et la pousse vers la catastrophe, c’est-à-
dire vers la forme de la marchandise. Je suis toujours plus
convaincu que la véritable coïncidence de la théorie marxienne
et de la psychanalyse ne réside pas dans des analogies telles
que : superstructure-infrastructure, moi-ça, etc., mais bien dans
le caractère de fétiche des marchandises et dans le caractère des
êtres humains » 19. « Il faudrait, écrivait Adorno à Fromm,
rechercher les “dépôts humains” de la fétichisation économique,
avant même la naissance de la société capitaliste, dans les “faits
originaires” de la préhistoire, point qui rejoint sans doute
certaines tendances de votre intérêt pour Bachofen et du déclin
du complexe d’Œdipe »20.
C’est un passage d’un article de Leo Löwenthal sur Ibsen
qui aurait donné cette idée à Adorno. Löwenthal attribuait « à la
femme, du fait qu’elle ne se trouve pas elle-même dans le
processus de production économique, un degré moindre de
réification et de sexualité mutilée, une moindre mesure de
refoulement » qu’à l’homme : « Cette remarque de Leo me
sembla d’emblée quelque peu romantique, et plus j’y
réfléchissais, plus j’observais consciemment, plus il me semblait
qu’aujourd’hui la femme est, en une certaine mesure, davantage

17. Erich Fromm, « Über Methode und Aufgabe einer analytischen


Sozialpsychologie », p. 35. Souligné par Fromm.
18. Lettre d’Adorno à Horkheimer, 8.6.1935, MHGS, vol. 15, p. 361.
19. Lettre d’Adorno à Fromm, 16.11.1937, Adorno/Horkheimer, Briefwechsel,
p. 540. Souligné par Adorno.
20. Ibid., pp. 540 sq.
Eva-Maria Ziege 9

dominée par le caractère de marchandise que l’homme, et que,


pour effectuer une variation sur une vieille et belle formule qui
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est de vous, elle fonctionne comme agent de la marchandise dans


la société »21.
D’après Adorno, c’étaient avant tout les femmes et leur
comportement de consommatrices qui formaient ce ciment
social. Il importait de montrer que « la femme », du fait même
de son exclusion de la production, avait développé des traits
particuliers du bourgeois, même s’il s’agissait d’autres traits que
ceux de l’homme bourgeois. Tout particulièrement, les traits où
elle semblait affirmer son « immédiateté », sont « en réalité les
stigmates […], que la société bourgeoise lui avait infligés ; des
traits, qui dans un véritable contexte d’aveuglement recouvrent
précisément ce qui sera possible un jour comme nature véritable
(eigentlich). Pour parler le langage des analystes, chez la plupart
des femmes, du fait de leur situation économique particulière, la
formation du moi n’est qu’imparfaitement accomplie. Mais ce
n’est pas ce plus d’infantilité qu’elles ont par rapport aux
hommes qui les rend plus progressistes qu’eux ».
Voilà qui selon Adorno était essentiellement lié au rapport
du consommateur à la marchandise et à l’investissement affectif,
spécifique au sexe, de la valeur d’échange, donc « au
comportement totalement irrationnel des femmes par rapport aux
marchandises »22. Adorno alla encore plus loin en transposant
cette spéculation sur le rapport de « la femme » à son propre
corps en tant que marchandise. Si ce corps était marchandise,
Adorno faisait l’hypothèse du caractère universel de fétiche de
toutes les marchandises dans le capitalisme. D’où la conclusion
que sa propre sexualité était devenue un fétiche pour la femme,
comme si « même la sexualité de la femme était en grande partie
désexualisée ; comme si elle était à tel point devenue fétiche
pour elle-même, que son propre caractère de marchandise se
glissait entre elle-même et son activité sexuelle », si bien que
« les femmes » « étaient jusque dans le coït des objets d’échange
pour elles-mêmes pour une fin naturellement non existante »23.

21. I b i d ., p. 541 ; cf. Leo Löwenthal, « Das Individuum in der


individualistischen Gesellschaft. Bemerkungen über Ibsen », in ZfS, 5, 1936,
pp. 321-363.
22. Ibid., p. 543, cf. la citation intégrale référencée en note 2.
23. Ibid., pp. 543 sq.
10 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

Un point décisif de l’analyse devait être, Adorno ne le


savait que trop, la réponse à la question de savoir « si la
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psychologie était de nature biologique » ou bien conditionnée


par une spécification historique, l’identification à l’homme. Il
s’exprima quant à lui de façon assez peu claire sur le sujet. « Je
voudrais croire, écrivait-il, que les facteurs véritablement
biologiques sont au moins cachés et contenus de façon déformée
seulement dans la psychologie féminine bourgeoise ; mais
d’autre part, que l’on peut se passer de la substruction d’un
modèle d’identification vraisemblablement difficile à prouver, si
l’on réussit à réduire la psychologie féminine directement au
processus de production sociale et à la position de la femme dans
celui-ci. Vraisemblablement, l’identification à l’homme ne
s’effectue que de façon extrêmement médiatisée, par le détour
par les marchandises justement, dont l’adoration me semble la
véritable clef. Je ne saurais dire si les marchandises sont, à un
niveau très profond, identifiées avec les parties génitales
masculines, mais de nombreux indices me semblent aller dans
cette direction »24.
Ce travail devait culminer dans une « critique du
féminin », et de la façon dont ce concept est utilisé de façon
positive dans la société actuelle. On pourrait montrer à partir de
là sa fonction idéologique et démontrer ainsi que, même en
psychologie, le système fait de ses victimes sa garde rapprochée,
ce qui est exemplaire pour le contexte d’aveuglement presque
inéluctable du processus social. « J’imagine, comme fin
blasphématoire, la critique de l’éternel féminin goethéen. Il est
superflu de dire que ce travail ne doit pas être compris comme
une quelconque “attaque” contre les femmes, mais comme leur
défense contre la société patriarcale, qui a fait d’elles ce qu’elles
sont et peut s’en servir à ses fins seulement parce qu’elles sont
ainsi »25.

La femme, agent de la marchandise dans la société ?


Adorno proposait ainsi à Fromm et à l’Institut rien de
moins qu’un changement de paradigme dans la conception de la
psychologie et de la société jusqu’alors en vigueur à l’IfS :

24. Ibid.
25. Ibid.
Eva-Maria Ziege 11

1. Si le rapport entre les hommes et les femmes était


jusqu’alors analysé de façon plutôt sociologique, historique ou
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en termes de psychologie sociale, Adorno pensait à présent


adopter ce que l’on appellerait aujourd’hui une perspective
radicale « de genre » sur le capitalisme, où la femme bourgeoise
en tant qu’exécutante du capitalisme représenterait son
exploitation d’une manière historique et spécifique au sexe
féminin.
2. D’un point de vue sociologique, Adorno proposait une
modification de point de vue en passant du plan macro au plan
micro pour ce qui est de l’étude des rapports entre les sexes. Le
concept clef d’« autorité », jusqu’alors central à l’IfS, devait être
remplacé par celui de « forme de marchandise ». A la base, il y
avait la conception également partagée par Horkheimer « que
l’analyse de la forme de la marchandise chez Marx n’est pas un
motif parmi d’autres d’égale importance (ce qui ferait de celui-ci
un sociologue pluraliste), mais que la catégorie de la
marchandise éclaire comme un projecteur la société tout
entière »26. S’il en était ainsi, l’échange sexuel ne devait-il pas
être interprété également comme troc ? La sexualité n’adoptait-
elle pas également des formes fétichistes analogues à celles que
Marx avait décrites dans le chapitre sur le fétiche du Capital à
propos du caractère de la marchandise dans le capitalisme ? Et
« la femme » ne représentait-elle pas beaucoup plus que
« l’homme » le caractère mercantile du capitalisme, c’est-à-dire
son caractère régressif, son irrationalité, son infantilité ?
3. Adorno voulait que l’on examine des termes techniques
issus de la psychanalyse comme « frigidité » et « angoisse de
castration » afin de savoir s’il n’était exprimé en eux quelque
chose d’analogue à des concepts économiques comme « le
caractère de fétiche de la marchandise ». Dans le terme
technique « fétiche », il réunit deux discours particuliers — la
critique de l’économie politique de Marx et la psychanalyse de
Freud (les deux discours ayant des racines communes dans la
littérature anthropologique du XVIIIe siècle) 27.

26. Lettre d’Horkheimer à Hans Mayer, 23.3.1939, MHGS, vol. 16, p. 576.


27. Surtout chez Charles de Brosses, Du Culte des Dieux Fétiches (1760), que
connaissait Marx. Voir aussi J.-B. Pontalis (éd), Objets du fétichisme, Paris,
1970.
12 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

Le changement de paradigme opéré par Adorno se situait


dans le contexte d’une certaine discussion menée parmi des
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intellectuels de gauche au cours des années trente. Depuis qu’en


1932, durant la République de Weimar, le théoricien
communiste Karl Korsch avait édité le Capital dans une édition
populaire, et qu’il avait souligné l’importance centrale du
concept de caractère de fétiche de la marchandise dans son
avant-propos, cette idée circulait dans les cercles d’intellectuels,
et tout d’abord dans l’entourage de Brecht, auquel appartenait
Benjamin. Entre Benjamin et Adorno il y eut à partir de 1936,
après une lecture commune des manuscrits alors non publiés du
sociologue de l’économie Alfred Sohn-Rethel sur le complexe
« Forme de marchandise et forme de pensée », un échange
important au sujet de la définition différentielle de la
marchandise à l’apogée du capitalisme28. Avec la critique de la
sociologie du savoir de Mannheim et de la phénoménologie de
Husserl — deux textes qui à l’époque de leur rédaction
n’aboutirent pas à la publication29 —, c’est ce qui constitua la
base théorique du troisième chantier d’Adorno de 1934 à 1939 :
la musique, avec trois textes publiés dans le ZfS : Sur le Jazz
(1936), Sur le caractère de fétiche dans la musique et la
régression de l’écoute (1938) et Fragments sur Wagner (1939).
L’hypothèse de base de Marx était, comme on le sait, que
les marchandises ne sont pas évaluées selon leur valeur d’usage
ou encore leur utilité concrète, mais d’après leur valeur
d’échange dont l’expression abstraite est l’argent. Dans ce
double caractère de la marchandise, le monde de la vie
(Lebenswelt) du capitalisme se perçoit toujours plus dans des
catégories de valeur d’échange, jusqu’à ce que la valeur d’usage
ne puisse plus guère s’éprouver par les sens. Marx exprima ce
renversement dans la métaphore du « caractère de fétiche de la
marchandise »30. La loi de la forme de la musique en tant que

28. Ces travaux précoces se clarifièrent dans la version imprimée : Alfred


Sohn-Rethel, Geistige und körperliche Arbeit, Francfort/Main, 1970.
29. Ces deux derniers textes ne furent imprimés que dans les années cinquante.
30. Le caractère mystérieux de la marchandise réside simplement dans le fait
qu’elle renvoie aux êtres humains en miroir les caractéristiques sociales de leur
propre travail comme caractères objectifs de leur travail même, comme qualités
naturelles sociales de ces choses, d’où également le rapport social des
producteurs au travail dans son ensemble comme rapport d’objets existant en
dehors d’eux-mêmes […] C’est seulement le rapport défini des êtres humains
Eva-Maria Ziege 13

marchandise (Adorno à propos des opéras de Wagner), se


trouvait dans le masquage de la production par l’apparition du
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produit. Dans la mesure où le phénomène esthétique ne permet


plus de regard sur les forces et les conditions de leur production
réelle, leur paraître (Schein) en tant que perfection a la prétention
de l’être (Sein) 31. Le jazz essaie de voiler son caractère
mercantile, en étant toujours la même chose (stéréotypie) et en
prétendant toujours être le nouveau (improvisation). D’un point
de vue psychologique, le jazz effectuait ainsi, selon Adorno, une
performance paradoxale : en appartenant apparemment à lui-
même (improvisation), le sujet (du jazz), formé de manière
conventionnelle, se soumettait dans les faits de par sa non-liberté
au collectif du refrain. Le « sex-appeal » du jazz devait être
compris comme un ordre : « obéis, et tu pourras toi aussi ; et
l’idée du rêve est aussi contradictoire que la réalité dans laquelle
il est vécu : je suis d’autant plus puissant que je me suis laissé
émasculer »32.
Sur le plan matériel musical comme sur celui de la
psychologie sociale, Adorno définissait comme ambivalent le
rapport du sujet à l’instance sociale. Dans le fétichisme de la
marchandise de style nouveau, dans le « caractère sado-
masochiste » et dans l’acceptation de l’art de masse
d’aujourd’hui, la même chose se présentait, selon lui, sous ses
différentes facettes : « L’investissement affectif de la valeur
d’usage n’est pas une transsubstantiation mystique. Elle
correspond à la forme de comportement du prisonnier qui aime
sa cellule, parce qu’on ne lui laisse rien d’autre à aimer »33.
Horkheimer donna du poids à l’énoncé sur le jazz, tout à fait en

eux-mêmes qui prend ici pour eux la forme fantasmagorique d’un rapport de
choses. Pour trouver une analogie, il nous faut trouver refuge dans les régions
nébuleuses du monde de la religion. Les produits de l’esprit humain y semblent
des figures douées d’une vie propre, menant entre elles et avec les humains une
vie autonome. Il en va de même des produits de la main humaine dans le
monde de la marchandise. C’est ce que j’appelle le fétichisme inhérent aux
produits du travail, dès qu’ils sont produits comme marchandises, inséparable
de ce fait de la production des marchandises », Karl Marx, Das Kapital. Kritik
der politischen Ökonomie, 1867. D’après la 4e édition de Friedrich Engels,
vol.1, Berlin, 1974, pp. 86 sq. (traduction N. G.).
31. Cf. Adorno, « Fragmente über Wagner », p. 17.
32. Cf. Adorno, « Über Jazz », p. 26.
33. Cf. Adorno, « Über den Fetischcharakter in der Musik », p. 332.
14 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

accord avec les travaux de Fromm jusqu’alors, le qualifiant de


formule décisive : identification à l’instance de castration ou
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encore gain de jouissance du fait même de la soumission 34.


Non seulement le cadre théorique était le même, mais
encore la thèse centrale des articles sur la musique et celle du
projet destiné à Fromm étaient identiques. L’enjeu était de
démontrer que le système faisait de ses victimes ses défenseurs,
qu’il s’agisse du sujet du jazz, de ceux qui acceptaient l’art de
masse, des fétichistes de la marchandise ou des femmes. L’idée
pour le projet sur « le caractère féminin » et les articles sur la
musique formaient un unique ensemble de travaux où Adorno
avant et après 1937 varia constamment des formulations reprises
mot à mot de la lettre dans les articles, et vice-versa, et
paraphrasa ses propres pensées. Dans « Sur le jazz », le sujet
mineur (du jazz), « dans son attitude d’immédiateté », qui n’en
est pas une35, ainsi que dans de nombreux exemples36, a des
connotations féminines. Dans « Le caractère de fétiche de la
musique », Adorno se citait lui-même, mais il affaiblissait la
thèse de la lettre : « L’apparition de la valeur d’usage des
marchandises a repris une fonction de ciment spécifique. La
femme qui a de l’argent pour faire des achats s’enivre dans l’acte
d’acheter […] La sexualité libre est désexualisée : dans des
situations d’intimité, les jeunes filles donnent au maintien de
leur coiffure et de leur maquillage plus d’importance qu’il ne
conviendrait dans cette situation »37. Dans les Fragments sur
Wagner, auxquels il travaille à l’époque de la rédaction du
projet, ce sont à nouveau des figures féminines qui sont les

34. Cf. la remarque écrite en marge par Horkheimer dans la lettre reçue
d’Adorno, du 25.6.1936, MHGS, vol. 15, p. 574.
35. Cf. la citation tirée de la lettre : « Précisément les traits par lesquels “la
femme” semble montrer son “immédiateté” » sont « en réalité les stigmates
[…] que la société bourgeoise lui a laissés » ; également Adorno, « Über
Jazz », p. 240.
36. Cf. Adorno, « Über Jazz », p. 251 : le jazz est tout à fait approprié à
l’accompagnement de processus contingents et prosaïques « quand on montre
des gens qui flânent et bavardent sur une côte, quand une femme s’occupe de
sa chaussure » ; également pp. 251 sq. : « Le fromage appelle la régression
anale, les bananes se raillent de l’ersatz de satisfaction de la femme ».
L’apparente spontanéité du jazz n’est en réalité, écrit Adorno, qu’un retour à la
fausse spontanéité de serfs domestiqués, il rappelle le phénomène de « la bonne
qui chante toute seule » (p. 243), les « taxi-girls » (p. 252).
37. Adorno, « Über den Fetischcharakter in der Musik », p. 332.
Eva-Maria Ziege 15

avocates du monde bourgeois réifié. Adorno était certain « que


Wagner percevait inconsciemment chez les femmes les traits
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spécifiquement bourgeois » 38. Adorno les percevait-il


consciemment ou non ? Malgré sa dénégation — le projet ne
devait être en aucun cas une attaque contre les femmes —, le fait
d’associer femmes et marchandises (chaussures, vêtements), les
images sexuelles dans les articles sur la musique (les taxi-girls,
les machines à coït, le fait de « se trouver trop bien pour »,
l’émasculation, la puissance, l’ejaculatio praecox), tout cela
constituait de manière manifeste ou latente une transformation
en objet ou encore une « réification de la femme, où l’homme en
tant que sujet parle de la femme comme de l’Autre » (Simone de
Beauvoir).
Plus d’un demi-siècle après la parution du premier tome
du Capital, Adorno voulait transposer l’universalisation du
caractère de fétiche de la marchandise dans des domaines qui, au
premier regard, semblaient encore épargnés par l’empreinte du
capitalisme, en particulier la femme (das Weib) en tant qu’être
prétendument naturel qui évidemment est « produit de l’histoire
qui la dénature »39. Cette dialectique du naturel et de l’artificiel,
de la valeur d’usage et de la valeur d’échange lui suggéra
logiquement de parler du « caractère de fétiche de la femme ».
Des remarques sur le « masculin » et le « féminin » ne devaient
plus apparaître dans les écrits ultérieurs d’Adorno de façon
systématique, mais de façon constante dans la Dialectique de la
raison et dans les Minima Moralia (1951), dans divers écrits sur
la musique ou dans des textes mineurs, comme par exemple
« Tabous sexuels et droit aujourd’hui » (1963). Même si en
1937, Adorno disait lui même que sa lettre à Fromm était
« naturellement irresponsable et improvisée »40, ses énoncés
ultérieurs ne vinrent pas la contredire41. En fin de compte, il

38. Cf. Adorno, « Fragmente über Wagner », pp. 36 sq. ; lettre d’Adorno à
Fromm, 16.11.1937, Adorno/Horkheimer Briefwechsel, p. 542.
39. Horkheimer/Adorno, Dialektik der Aufklärung, p. 119.
40. Lettre d’Adorno à Horkheimer, 15.11.1937, MHGS, vol. 16, p. 277.
41. Il est intéressant de noter qu’en 1963, Adorno argumente plutôt dans le
sens de Fromm et de Löwenthal : « La récompense que la société patriarcale
propose au caractère féminin, une docilité sevrée de ses propres émotions,
voire de ses propres exigences de plaisir, fait le reste pour désexualiser le
sexe ». T. W. Adorno, « Sexualtabus und Recht heute », in Eingriffe. Neun
kritische Modelle, Francfort/Main, 1963, pp. 99-124, ici 105.
16 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

pensait avoir très certainement développé « des positions-clefs


par rapport à la situation actuelle »42. Quel rôle joua l’analyse de
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la forme de la marchandise, non seulement pour de telles


spéculations sur le caractère féminin, mais aussi dans la
matérialité de la recherche ? La critique interne que l’Institut
adressa à ses articles sur la musique ne se dirigeait pas contre
leur conception en tant que telle, mais contre le fait que ces
articles fussent insuffisamment fondés sur le plan de l’économie.
Dans le travail sur Wagner, Adorno remplaça le concept de
fétiche par celui, benjaminien, de « fantasmagorie ». Le concept
de caractère de marchandises fut conservé, mais il se modifia par
la suite sans révision systématique cependant. Jusqu’à ses
travaux les plus tardifs — la Dialectique Négative (1966) — on
ne sait si la reprise de la critique marxienne de l’économie
politique, qu’il réduisit en fin de compte au premier tome du
Capital, plus précisément au chapitre sur le fétichisme de la
marchandise, n’était pas une métaphore pure et simple. Mais le
concept, le véritable point de départ de sa critique et du
changement de paradigme qu’il visait et qui caractérise le grand
projet des années trente, « Autorité », devint également celui des
années quarante, avec The Authoritarian Personality.

Le thème des rôles de sexe à l’Institut für


Sozialforschung jusqu’en 1937
Cependant, sa proposition d’un projet sur « le caractère
féminin » s’inscrivait parfaitement dans la logique du travail
accompli jusqu’alors à l’IfS, même si la conception d’Adorno
d’un « sexe du capitalisme » 43 se situait exactement aux
antipodes de la conception prédominant à l’Institut. La question
des sexes avait été traitée dans des travaux de Benjamin et
d’Horkheimer à propos du thème du matriarcat, ainsi que dans
des ouvrages de sociologie de la famille de Jay Rumney (le
directeur du bureau londonien) ou de Wittvogel à propos de la

42. Lettre d’Adorno à Fromm, 16.11.1937, Adorno/Horkheimer Briefwechsel,


p. 545.
43. Cf. un ouvrage intéressant qui problématise cette question non pas à propos
d’Adorno, mais à partir de l’exemple de Regina Becker-Schmidt et d’autres
théoriciennes : Roswitha Scholz, Das Geschlecht des Kapitalismus.
Feministische Theorien und die postmoderne Metamorphose des Patriarchats,
Bad Honneff, 2000.
Eva-Maria Ziege 17

Chine. Dans le Zeitschrift für Sozialforschung, les thèmes se


rapportant aux rapports de sexes rencontraient un grand intérêt
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dans la partie « articles » et surtout dans la partie « recensions ».


Fromm et Löwenthal étaient les deux membres de l’Institut qui y
consacraient la plus grande attention. Tous ces travaux se
situaient dans une tradition plus ou moins stricte des thèses
classiques d’Engels (en passant par Morgan et Bachofen), Paul
Lafargue ou Bebel, une tradition rationaliste donc, selon laquelle
la femme en tant que victime de la répression capitaliste est le
symbole de l’exploitation capitaliste44.
Horkheimer s’intéressait au thème du matriarcat d’un
point de vue ethnologique aussi bien que pour des raisons de
psychologie sociale. Lorsqu’en 1935, Benjamin lui parla d’un
article écrit pour un public français45, Horkheimer lui répondit :
« Votre article sur Bachofen m’intéresse tout particulièrement.
Comme vous le savez, nous accordons à l’Institut une grande
attention à ce thème et depuis longtemps. Après les travaux de
Fromm et de Briffault, j’ai moi-même réalisé un écrit sur
l’autorité et la famille, où la question du matriarcat intervient
plus souterrainement qu’explicitement »46. Dans ses lettres
adressées à Benjamin, Fromm et Wittvogel, Horkheimer ne
cessait de revenir sur le sujet47. Benjamin fit également à
plusieurs reprises référence à Fromm et à la fin de 1937, il
développa, à partir de Egoismus und Freiheitsbewegung
d’Horkheimer, et avec le couple de concepts antagoniques
emprunté à Fromm « type matricentré » et « type patricentré »,
des idées pour la revue Mass und Wert48.
Fromm ayant écrit une série d’articles sur la thématique
des sexes et la question du matriarcat surtout pour le ZfS, il était
logique qu’Adorno pensât à lui pour ce sujet. Selon Fromm,
l’importance pour la psychologie sociale de la théorie du droit
maternel résidait dans le fait qu’elle avait démontré la relativité
44. Friedrich Engels, Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des
Staats. Im Anschluss an Lewis H. Morgans Forschungen, d’après la 4e édition
de 1891, Berlin, 1946.
45. Lettre de Benjamin à Horkheimer, 19.2.1935, MHGS, vol 15, p. 319.
46. Lettre d’Horkheimer à Benjamin, 19.3.1935, extrait dans MHGS, vol. 15,
p. 320, note 2.
47. Cf. MHGS, vol. 15, pp. 157, 160, 163, 291 sq., 319 sq., 692 sq.
48. Cf. Benjamin, « Johann-Jakob Bachofen », p. 69 ; lettre de Benjamin à
Horkheimer, 6.12.1937, MHGS, vol. 16, pp. 312 sq.
18 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

de la forme de la société bourgeoise. Le droit maternel ou


matriarcat symbolisait, pensait-il, l’idée d’un état originaire du
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monde plus juste où régnaient l’amour, la liberté et l’égalité


alors qu’il voyait dans l’inégalité, la hiérarchie, la répression et
l’inhumanité, les marques du patriarcat 49. A partir de cela,
Fromm développa le couple de concepts de psychologie sociale
« complexe patricentré » et « complexe matricentré ». Il
définissait le type patricentré par la sévérité de son surmoi, des
sentiments de culpabilité, la soumission à l’autorité, un trouble
de la capacité de bonheur ; le type matricentré au contraire par
l’amour maternel, une relative faiblesse du surmoi, une forte
capacité de bonheur. En reprenant les thèses de Max Weber à
propos du rapport entre le capitalisme bourgeois et le
protestantisme, Fromm classa le type patricentré dans le système
économique capitaliste, et ainsi, implicitement, le type
matricentré dans le système socialiste50. Il interprétait le
caractère féminin de façon traditionnelle, dans le sens de Engels,
tout en soulignant cependant les éléments stabilisateurs d’un
concept affirmatif du « féminin » depuis la fin du XIXe siècle.
Dans le contexte de sa thèse de psychologie sociale à propos du
caractère patricentré du capitalisme bourgeois, il développa sa
critique — inspirée de Bachofen — du patriarcalisme et de
l’universalisme phylogénétique de Freud, qui aboutit finalement
au refus de la théorie de la libido et à une caractérologie
sociologique51.
Sur un plan profond apparaissait déjà ici ce qui devait
constituer, sur le plan du métalangage, une raison essentielle de
la rupture de Fromm avec l’IfS en 1939, dont l’enjeu se
manifesta au cours de la « querelle du révisionnisme »,
controverse au sein de la psychanalyse américaine au cours des
années quarante et cinquante. Si d’après Fromm, le caractère
social de l’individu (Sozialcharakter) naît de sa situation de
classe historique spécifique, et si la famille patriarcale
fonctionne comme agent psychologique de la société, alors le
caractère social des femmes bourgeoises s’expliquait par cette

49. Cf. Fromm, Die sozialpsychologische Bedeutung der Mutterrechtstheorie,


p. 211.
50. Cf. ibid., pp. 222 sq., à propos du type matricentré ainsi que la discussion
sur le catholicisme.
51. Cf. les lettres d’Adorno à Horkheimer, 24.11.1934 et 8.6.1935, MHGS,
vol. 15, p. 275 (note) et p. 361.
Eva-Maria Ziege 19

dégradation et non par la différence anatomique. A cette critique


adressée par Fromm aux implications qualifiées de patricentrées
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et biologistes de la théorie de Freud s’opposaient, comme


Görlich l’a justement dégagé, non seulement les positions
d’Adorno, mais aussi celles d’Horkheimer, et dans les années
cinquante, de Marcuse qui s’en tenait à un « matérialisme
biologique ». Pour Horkheimer, le mérite de Freud et « le noyau
théorique central de la psychanalyse » étaient précisément de
déduire les « valeurs les plus hautes » de processus matériels, de
dissoudre le psychologique dans le physiologique. Or, cette
dissolution dans la physiologie se cachait derrière la remarque
d’Adorno dans sa lettre à Fromm, selon laquelle l’identification
« des femmes avec l’homme ne s’effectuait que de manière
extrêmement médiatisée, par le détour par les marchandises »,
dont l’adoration lui semblait avoir une position-clef, et derrière
la supposition avec laquelle il termine : «  Je ne saurais dire si
les marchandises, à une couche très profonde, sont identifiées
aux genitalia masculins ; mais de nombreux indices me semblent
aller dans ce sens »52.
Fromm, le destinataire de la lettre, ne sembla guère
convaincu par la proposition d’Adorno. Dans sa réponse du
4 janvier 1938, il refusa de quelques lignes polies mais distantes
la demande qui lui était adressée. Ce qu’Adorno ne savait
manifestement pas, c’était que Fromm travaillait depuis
septembre 1937, le moment exact où il reçut cette lettre donc, à
« un débat fondamental » avec Freud et sur la question de la
détermination de la structure psychique de la société, tout en
considérant le « caractère féminin ». C’est en pleine conscience
que Fromm ne fit pas même circuler le travail issu de cette
réflexion. Quant au projet d’Adorno, il ne fut réalisé ni par lui-
même, ni par un collaborateur de l’Institut. Paradoxalement, le
fait qu’il ait exposé son idée eut pour conséquence qu’elle
n’aboutit pas. Plus encore : après le changement de paradigme
visé par Adorno et le départ de Fromm, même les approches
élaborées jusqu’en 1937 au moment de la collaboration de
Fromm et d’Horkheimer sur la question des rapports entre les
sexes et de la psychologie sociale des sexes tombèrent dans
l’oubli. Apparemment, l’expression explicite du signifiant

52. Cf. note 31 pour la citation complète et la lettre d’Adorno à Fromm,


16.11.1937, pp. 544 sq.
20 La critique du « féminin » chez T. W. Adorno

« femme » avait liquidé celle-ci une bonne fois pour toutes


comme thème de recherche.
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Traduit de l’allemand par Nicole Gabriel


ADORNO, LE FÉMINISME ET LA PROMESSE UTOPIQUE

Editions Kimé | Tumultes

ISSN 1243-549X
pages 49 à 58
Kate Soper

2004/2 - n° 23
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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Adorno, le féminisme et la promesse


utopique

Kate Soper
North London University

Lorsque l’on considère l’héritage et la pertinence de


l’œuvre d’Adorno pour le féminisme, on est frappé par un
certain nombre de traits antagoniques. L’un est l’aspect partial et
aujourd’hui daté de ses arguments sociologiques explicites sur le
partriarcat, les femmes et la famille. L’autre est la comparaison à
établir entre sa critique des Lumières et celle à laquelle se livre
le féminisme. Un troisième est la façon dont sa philosophie, dans
son attaque contre la pensée identitaire, anticipe souvent sur les
théories « post-modernes » contemporaines, tout en proposant
une perspective critique permettant de penser au-delà des limites
du sujectivisme, du relativisme, et d’une certaine complaisance.
Adorno apparaît comme un théoricien de la différence avant la
lettre par son insistance sur la résistance de l’objet/« autre » à
son appropriation par le concept dominant ou le discours
subjectif ; mais il critiquait également tout sens « postmoderne »
de la limite du savoir et du dialogue, ou toute simple acceptation
d’une « pluralité » (qu’elle soit résignée ou célébrée), dans son
maintien de la dialectique comme arme esssentielle contre le
scepticisme, les formes idéalistes du « constructivisme » et un
acquiescement positiviste aux faits1. Je développerai l’idée selon

1. Cf. les remarques pertinentes d’Asha Varadharajan (dans le contexte de sa


présentation de la Dialectique Négative d’Adorno comme ressource plus riche
2 Adorno, le féminisme et la promesse utopique

laquelle c’est sous ce dernier aspect que les thèses d’Adorno font
figure aussi bien de critique potentielle de certaines tendances
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contemporaines de la théorie féministe, que de ressource pour


renouveler des perspectives plus radicales du féminisme.
Adorno meurt à la veille de l’émergence du mouvement
des femmes des années soixante-dix, nous ne nous étonnerons
guère de trouver peu de discussions sur les questions qui ont
préoccupé la philosophie féministe depuis lors 2. Non qu’Adorno
fût insensible aux problèmes de la différence sexuelle, ni qu’il
manquât d’esprit critique vis-à-vis du patriarcat. En effet, lui
comme d’autres de l’Ecole de Francfort ont montré plus
d’engagement que d’autres théoriciens de leur temps : on en
voudra pour preuve le travail entrepris sur les fonctions et les
besoins contradictoires de la famille et son rôle dans la
formation de la personnalité autoritaire. Cet intérêt apparaît
également dans la discussion des relations d’Ulysse avec Circé
et Pénélope dans la Dialectique de la raison3, et il y a, dans
d’autres écrits, des références à l’impossibilité pour les deux
sexes d’être heureux au sein d’une société masculine.
Néanmoins, la discussion de ces problèmes par Adorno et par
d’autres membres de l’Ecole de Francfort semble, à bien des
égards, androcentrique, peu sensible au concept de genre, et trop
centrée sur l’expérience occidentale. Ainsi, l’utopisme associé à
la critique des Lumières, des normes monogames, et des
frilosités bourgeoises, se montrait nonchalamment libertaire
façon « années soixante » ; ce qui devait précisément être
bousculé par la seconde vague du féminisme, à partir des années

de promesses pour une théorie post-coloniale que la déconstruction) qui


soulignent qu’un pieux respect de la « différence » peut conduire à une
abstention vis-à-vis de la connaissance de l’« autre », et donc agir en entravant
le développement de la critique politique et de la solidarité, in Exotic
Parodies : Subjectivity in Adorno, Said, and Spivak, Minneapolis et Londres,
University of Minnesota Press, 1995, en particulier pp. xiv-xix.
2. Par exemple, bien qu’Adorno discute l’œuvre de Sartre, il n’aborde pas celle
de Simone de Beauvoir.
3. Cf. Andrew Hewitt, « A Feminine Dialectic of Enlightenment ? :
Horkheimer and Adorno Revisited », New German Critique, 56 (1992).
Cependant ces discussions ont été critiquées pour leur conception patriarcale de
l’association entre femme et nature. Voir Sabine Wilke et Heidi
Schlippenhacke, « Construction of a Gendered Subject : A Feminist Reading of
Adorno’s Aesthetic Theory » in Tom Huhn et Lambert Zuidervaart éd., The
Semblance of Subjectivity, Londres, MIT Press, 1997, pp. 287-308.
Kate Soper 3

soixante-dix jusqu’à aujourd’hui4. Nous pourrions noter


également l’attention presque exclusive accordée à l’enfant mâle
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dans les études sur l’influence de la famille dans la formation du


moi, ainsi que la tendance à analyser le fascisme comme la
conséquence du déclin de l’autorité paternelle dans la famille
bourgeoise — ce qui, d’un point de vue féministe contemporain,
a quelque chose de conservateur et nostalgique5. Il en va de
même de l’idée que la famille, en dépit de l’importance de
l’érosion de ses formes d’influence et de ses fonctions dans la
société bourgeoise, continue à offrir un refuge contre les effets
déshumanisants de la modernité, et ceci, en grande partie à cause
du rôle protecteur et nourricier de la mère6. La tendance
générale de ces analyses du rôle social de la famille était
toujours de présenter celle-ci dans le cadre des contrastes entre
les sphères « publique » et « privée » et leurs activités
« productrices » et « reproductrices » respectives, et de la
célébrer comme le refuge de ces contrevaleurs qui résistaient à la
marchandisation capitaliste et à la commercialisation de tous les
liens humains et affectifs. Bien sûr, la famille a eu, et a encore,

4. Typique en cela, l’absence de sensibilité à la notion de genre de l’éthique


free love d’une époque qui néglige la position asymétrique des sexes pour ce
qui concerne la liberté sexuelle et dédaigne toute discussion sur l’éducation des
enfants en bas âge, la contraception et l’avortement. (On peut en dire autant
d’Herbert Marcuse avec Eros et Civilisation et L’Homme unidimensionnel).
5. Sur la sociologie de la famille et l’analyse du fascisme, voir T. W. Adorno,
« Anti-Semitism and Fascist Propaganda », in Ernst Simmel ed., Anti-
Semitism : A Social Disease, New York, 1964 ; T. W. Adorno et al., The
Authoritarian Personality, New York, International Humanities Press, 1950 ;
« Freudian Theory and the Pattern of Fascist Propaganda », in A. Arato et
E. Gebhardt ed., The Essential Frankfurt School Reader, Oxford, Blackwell,
1978 ; Minima Moralia : Reflections from a Damaged Life, Londres, Verso,
1974 ; Horkheimer, « Authoritarianism and the Family Today », in Ruth Nanda
Anshen ed., The Family : its Function and Destiny, New York, 1949 ;
« Authority in the Family », in Critical Theory : Selected Essays, New York,
1972 ; « The Lessons of Fascism », in Hadley Cantrill ed., Tensions that Cause
Wars, Urbana, 1950.
6. Il est vrai que même lorsque la femme était saluée comme encourageant les
relations humaines, les conséquences de sa dépendance du mâle et de sa
soumission patriarcale étaient déplorées. Mais moins pour les conséquences
pour elle en tant qu’individu ayant besoin de plus d’autonomie et de réalisation
de soi-même à l’extérieur de la sphère domestique, que pour le confort des
ambitions mâles et sa poursuite auto-répressive d’une sécurité économique. Cf.
Horkeimer, « Authority and the Family », op. cit., p. 118.
4 Adorno, le féminisme et la promesse utopique

la fonction d’un hâvre par rapport à des activités hétéronomes,


mais sa célébration comme telle ne peut qu’être problématique
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pour les femmes, étant donné sa tendance immanente à


approuver la division sexuée du travail ainsi que la relégation
des femmes au foyer.
Voici donc quelques-unes des raisons qui peuvent faire
apparaître le traitement sociologique des questions de genre et de
sexualité chez Adorno hors de propos par rapport aux
préoccupations féministes qui ont vu le jour dans la période
suivant immédiatement sa mort. C’est à cette époque, de plus,
que la position d’Adorno sur l’esthétique a été très critiquée, en
particulier à cause de l’élitisme de son analyse de « l’industrie
culturelle » ; cette vague de critiques provenait essentiellement
du développement des cultural studies, elles-mêmes largement
déterminées par le mouvement des femmes des années soixante-
dix et quatre-vingt. Tandis qu’Adorno déplorait le
divertissement populaire et le produit marchandisé et philistin de
« l’industrie culturelle », et présentait l’art « véritable »
(moderne) comme la seule chose laissant ouverte la possibilité
d’une promesse de rédemption, l’approche des cultural studies,
influencée par les féministes, qui était celle de la nouvelle
gauche, utilisait d’anciennes traditions populaires pour contester
l’élitisme esthétique et les théories de manipulation de masse.
Dans ce sens, on peut même parler d’un certain face-à-face entre
les perspectives féministes et adornienne en matière culturelle.

Les ressources philosophiques : critique immanente et


« dialectique négative »
Mais si l’héritage sociologique et esthétique d’Adorno a
été problématique pour les féministes à certaines époques et à
certains égards, à un niveau plus abstrait et philosophique il y a,
comme je l’ai suggéré au départ, de forts points communs avec
le féminisme. Sa critique de la rationalité instrumentale renvoie
à des critiques féministes d’une science dominée par les
hommes, du militarisme et de la domestication de la nature.
Mais l’affinité est tout à fait remarquable dans le recours à une
critique immanente, une forme d’argumentation vers laquelle les
féministes se sont tournées à deux moments-clefs : d’abord pour
exposer le peu de sensibilité du discours des Lumières à propos
des droits humains universels et pour rejeter les constructions
Kate Soper 5

patriarcales constituées par l’identité et le rôle « féminins » ;


ensuite, plus récemment, pour critiquer les effets faussement
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assimilateurs de leur propre discours (blanc, de classe moyenne,


occidental...) sur l’oppression de « la femme ». Ces critiques ont
bousculé les conceptions stéréotypées et essentialistes de la
différence des sexes et, en ouvrant le mouvement féministe à la
diversité des conditions de vie féminines, elles l’ont forcé à
remettre en question sa confiance initiale dans le fait de pouvoir
parler pour toutes les femmes en disant ce qu’elles sont, ou ce
qu’elles veulent être. Mais ces critiques ne sont pas elles non
plus dénuées de tensions internes. L’anti-essentialisme radical
risque en effet de faire s’effondrer l’idée même d’identité et
d’expérience féminine distincte qui apporte un argumentaire en
vue d’une action politique collective, ou fait figure de catalyseur
pour un ordre de relations humaines post-patriarcal. Autrement
dit, une « logique de différenciation » inconsidérée semble
incompatible avec l’idée d’un mouvement féministe, et conduit à
un relativisme des valeurs pour lequel tout et n’importe quoi
pourrait avoir valeur d’« émancipation » pour les femmes.
Nous pourrions aussi remarquer dans cette perspective
que les attaques féministes de l’humanisme des Lumières les
plus influencées par le « post-structuralisme » ont dépassé la
critique immanente pour aller jusqu’à dénoncer comme illusoire
l’appel même à un sujet autonome et rationnel. L’objet de ces
critiques n’est pas d’abord la réduction des revendications des
femmes en tant qu’êtres potentiellement autonomes, à des droits
égaux, mais l’erreur qu’est, pour elles, le fait d’adopter un point
de vue sur le sujet qui transcende les forces engagées dans sa
construction culturelle. La différence de points de vue ici peut
être brièvement illustrée par les thèses contradictoires de Seyla
Benhabib et Judith Butler. En rejetant le modèle de m o i
« clivés » qui « dénient joyeusement leur propre cohérence et se
satisfont de leur opacité et de leur multiplicité »7, Benhabib a
défendu un point de vue qui « situerait le sujet dans le contexte
de pratiques sociales, linguistiques et discursives variées. Ce
point de vue, cependant, ne mettrait aucunement en question le
besoin et la nécessité théorique de formuler une vision de la
subjectivité plus adéquate, moins illusoire, et moins mystifiée.

7. Seyla Benhabib, Situating the Self : Gender, Community and


Postmodernism in Contemporary Ethics, Cambridge, Polity, 1992, p. 16.
6 Adorno, le féminisme et la promesse utopique

Les attributs traditionnels du sujet philosophique occidental,


comme l’auto-réflexivité, la faculté d’agir selon des principes, la
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responsabilité rationnelle vis-à-vis de ses actions et la capacité à


avoir un projet dans l’avenir, autrement dit une sorte
d’autonomie et de rationalité, pourraient ainsi être reformulés en
prenant en compte la mise en situation radicale du sujet »8.
Selon Judith Butler, cependant, nous devons rejeter tout
modèle qui investisse le sujet d’une capacité de médiation
réflexive demeurant intacte en dépit de son intégration culturelle
— puisque pour elle selon un tel modèle « la “culture” et le
“discours” ne font qu’embourber le sujet, mais ne le constituent
pas9 ». C’est pourquoi elle accuse Benhabib de se dérober :
« Quel sens cela a-t-il de situer le “féminisme” alors qu’on met
au fondement de celui-ci un sujet transcendental désitué ? Est-ce
là le réconfort dont ont besoin les philosophes pour penser, idée
problématiquement imposée par la scène de la philosophie à la
scène de la politique ? Est-il juste de suggérer que toute théorie
de l’action doit évacuer la situation de sujet discursivement
constitué et habilité pour agir ? »10.
Est-il exact de dire que la position de Benhabib est
formulée de façon équivoque, et rencontre des difficultés
d’articulation théorique (où les déterminants de la « situation »
cessent-ils et où le moi transcendant commence-t-il ?) ? Et
pourtant, l’argument de Butler est au moins tout aussi
problématique : car comment des sujets qui sont entièrement
constitués dans le langage peuvent-ils parvenir en même temps à
découvrir en eux-mêmes l’intentionnalité et l’élément
d’autonomie relative qui est requis pour se donner du sens ? En
quel sens, de ce point de vue, peut-on parler d’un agent
« libre » ? Et comment cela peut-il être concilié avec les visées
émancipatrices du féminisme : si nous voyons l’individu comme
entièrement produit par sa culture, plutôt qu’interagissant
dialectiquement avec elle, quel sens cela peut-il avoir de
renforcer sa liberté ou ses capacités de réalisation de soi ? Cette
perspective ne peut répondre aux réticences compréhensibles de

8. Seyla Benhabib, in Linda Nicholson ed., Feminist Contentions, New York,


Routledge, 1995, p. 20.
9. Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity,
New York, Routledge, 1990, p. 143.
10. L. Nicholson (ed.), Feminist Contentions, op. cit., p. 136.
Kate Soper 7

nombreuses féministes soucieuses de ne pas abandonner une


conception des Lumières, d’un moi rationnel et autonome, base à
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partir de laquelle on peut condamner la souffrance et


l’exploitation féminines où qu’elles se trouvent. De fait, il leur
faudra faire leur deuil de cet attachement comme d’un résidu
d’« impérialisme culturel ».
C’est à la lumière de ces tensions et des formes d’aporie
qu’elles ont créées pour la théorie féministe que nous pouvons
apprécier le renouveau d’intérêt pour la Dialectique Négative
d’Adorno. En cherchant à « désintégrer » la logique de l’identité
tout en résistant à une dissolution finale de la subjectivité et en
renonçant aux capacités auto-réflexives et constituantes du sujet,
une dialectique sans terme aiderait le féminisme à formuler son
opposition aux orientations essentialistes sur le genre et à
problématiser ses propres formes de discours universalisantes
sans sacrifier la cohérence de ses visées émancipatrices. Cela
pourrait permettre, par exemple, une conception de l’« unité »
sans « totalité ». Cela pourrait permettre à l’idée de « femme »
de garder son sens pour les femmes réelles seulement dans
l’unité de leur résistance à un concept d’identité aux tendances
appropriatrices et réunificatrices. Cela permettrait aussi
d’envisager une perspective théorique sur la subjectivité qui
puisse inclure aussi bien ses aspects constituants que ses aspects
constitués. Contrairement à l’idée que la liberté de l’agent doit
être analysée, ou comme un attribut prédiscursif des personnes,
ou comme étant toujours impliquée dans le discours, les deux
faces de cette dialectique précaire doivent être conservées en tant
que condition nécessaire pour toute explication cohérente de
l’individualité. C’est en ce sens que la Dialectique Négative peut
être vue comme partageant les réserves postmodernes tout en
résistant à leur logique jusqu’au-boutiste. Car, alors que bien des
comparaisons peuvent être faites entre les approches post-
structuraliste et adornienne de la subjectivité, du pouvoir et du
désir (et Foucault lui-même vers la fin de sa vie reconnaissait à
quel point elles étaient proches), la différence essentielle tient au
refus final d’Adorno de réduire le sujet à sa constitution
objective. Le post-structuralisme a raison d’être sceptique à
l’égard de l’étendue de l’autonomie du sujet autonome dans la
pensée des Lumières, mais il accepte trop facilement la
conception d’une subjectivité entièrement auto-contrôlée. Dans
le paradigme post-structuraliste il y a donc essentiellement deux
8 Adorno, le féminisme et la promesse utopique

possibilités : ou bien la conception (erronée) du sujet comme


entièrement autonome et auto-contrôlé, ou bien l’effondrement
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de l’identité, un « subjectivisme sans sujet », et le retour à une


sorte de flux pré-subjectif qui abolit la relation à l’altérité
constitutive de la subjectivité11. Ce qui manque ici, c’est le sujet
capable, de façon relativement autonome, de penser ses propres
illusions possibles quant à l’étendue de son autonomie ; le sujet
appelé à agir en tant qu’agent rationnel et moralement
responsable d’une modification de soi-même à partir d’une
position de non-liberté et de non-contrôle. C’est le sujet,
pourrait-on dire, qui s’oppose, de l’intérieur, et sous l’influence
de son propre conditionnement, à la totalité. On peut à cet égard
considérer comme exemplaire la discussion par Adorno de la
liberté subjective dans la Dialectique Négative, où il avance
qu’il est tout simplement aussi peu adéquat d’insister sur
l’autonomie personnelle que sur le déterminisme culturel : « Si
la thèse de la libre volonté charge les individus assujettis d’une
injustice sociale à laquelle il ne peuvent rien changer et les
humilie sans cesse avec des exigences devant lesquelles ils
doivent capituler, la thèse de la non-liberté, en revanche,
prolonge métaphysiquement l’hégémonie du donné [...] Si on nie
absolument la libre volonté, les hommes sont réduits, sans
restriction, à la forme standard du caractère marchand de leur
travail dans le capitalisme avancé. Le déterminisme aprioriste
n’est pas moins faux que la doctrine de la libre volonté, qui, au
beau milieu de la société marchande, fait abstraction de celle-ci.
L’individu lui-même constitue un moment de la société
marchande ; et c’est à lui qu’on attribue cette spontanéité pure
dont la société le dépossède »12.
Ici et dans des passages dialectiques similaires où il traite
des relations entre, d’un côté, la répression culturelle, ou la
manipulation, et de l’autre, la capacité subjective à la résistance
ou à la fuite, Adorno affronte des questions sur l’agent et
l’action largement éludées dans les arguments post-
structuralistes et la théorie discursive. Foucault par exemple
(ainsi que le discours féministe qu’il a influencé), insiste à la fois

11. Cf. Peter Dews, Logics of Disintegration, Londres, Verson, 1987, pp. 229
sq.
12. Adorno, Negative Dialectics , pp. 263-264. Cf. Rolf Wiggershaus, The
Frankfurt School, trad. Martin Robertson, Cambridge, Polity, 1994, pp. 604-
605.
Kate Soper 9

sur la nature construite de la subjectivité et sur la capacité du


sujet à résister à cette construction ; il rejette aussi une
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compréhension répressive du biopouvoir tout en nous invitant à


concevoir ses processus en termes de manipulation disciplinaire
de besoins et de désirs prétendûment « naturels ». Dans ces deux
tendances leur argument reflète clairement les tensions qui
traversent la question du sujet pour la théorie critique. Mais, à
l’inverse d’Adorno, ils ne disent jamais explicitement quels sont
les lieux de tensions au cœur de leurs concepts de pouvoir et de
désir.

Postures utopiques et avenirs politiques


Adorno se singularise aussi en ce qu’il a toujours combiné
sa critique avec une conscience explicite de l’idéalisme potentiel
et des contradictions auto-subversives de sa propre position
critique (ou de sa position purement critique). Il lui semblait
incohérent d’offrir une critique de la société moderne s’il n’y
avait pas de sujets humains désirant y échapper, ou en position
de lui résister ; mais il était également conscient de condamner la
société en question en ce qu’elle détruisait systématiquement la
volonté de lui résister, ou de jouir de tout autre système de
plaisir que celui qu’elle offrait déjà. L’argument est à la fois
encore optimiste vis-à-vis de la possibilité d’une autre forme
(plus heureuse) de coexistence humaine, et sans espoir, puisqu’il
condamne et déplore le présent en tant que faisant préemption
sur toute alternative. Puisque cela nous mène aux délicats
problèmes des changements politiques et des avenirs possibles,
je voudrais en conclusion dire quelques mots sur la façon dont,
en tant que féministes impliquées dans le contexte politique
contemporain, nous pourrions réagir à cette dialectique
adornienne de l’espoir et du désespoir. Il faudrait d’abord dire,
peut-être, que nous avons en effet désiré échapper au patriarcat,
et fait en cela des progrès considérables ces trente dernières
années. Ainsi, pour certaines, on peut même se demander si le
féminisme doit continuer d’exister. Comme l’a dit une
commentatrice : « Aujourd’hui, les filles grandissent dans un
monde radicalement différent de celui que décrivaient les
premières féministes. Le féminisme n’a plus à être réitéré, il doit
simplement être respiré. » Pour cette raison, selon elle, une
rhétorique qui refuse de reconnaître ces changements en vient
10 Adorno, le féminisme et la promesse utopique

petit à petit à lui imposer une contrainte intellectuelle qui la


conduit à des interprétations du monde qu’elle n’accepte plus13.
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Mais même si nous reconnaissons un élément de vérité en


cela — et nous ne pouvons certainement pas, aujourd’hui,
envisager l’avenir du féminisme sans prendre en compte
l’étendue de la révolution culturelle qu’il a accomplie — nous
devons sans doute insister sur certaines restrictions. Si nous
regardons au-delà des limites de la culture métropolitaine, la
règle patriarcale et ses oppressions physiques et mentales sont
toujours bien en place14. Même au sein des sociétés
occidentales, il reste beaucoup d’abus choquants et
systématiques à l’égard des femmes15, et la reconnaissance
formelle de la parité de genre exige toujours une critique
immanente à la lumière des différences persistantes de statut, de
rôle, de pouvoir et de revenu entre les sexes. Il y a aussi des
limites et des contradictions dans les formes mêmes de la liberté
et de l’épanouissement dont jouissent les femmes libérées dans
la société contemporaine. Il existe, certainement, une plus
grande parité, mais c’est la parité d’individus concurrents
souvent pris dans des formes très narcissiques, passagères et
superficielles d’expression de satisfaction sexuelle, et le contexte
global reste celui du marché avec sa vision marchande et
consumériste du succès et du bien-être individuel. Les idées les
plus exaltantes du féminisme — qu’il puisse nous emporter au-
delà des conceptions homogénéisantes et voulues par le marché
de la réalisation personnelle et de la « vie bonne » ; qu’il modifie
une division sexuée du travail de façon à miner la domination de
l’éthique capitaliste [work-ethic] et non à la conforter ; et qu’il
en découle des formes de relations plus réciproques et plus
passionnées —, ces promesses n’ont pas été tenues. Dans la
mesure où cela indique une prise en compte des revendications
féministes par la société du marché, nous pourrions parler en
termes adorniens d’une préemption de subjectivité : nous

13. Rosalind Coward, « Do We Need a New Feminism ? », Women, a Cultural


Review, 10, n° 2, été 1999, pp. 192-205 : voir pp. 193, 195.
14. Bien que cela soit bien sûr une formulation contestable des critiques post-
modernes sur l’impérialisme culturel des Lumières.
15. Comme dans les banlieues de Paris même, ainsi que la marche de
protestation de cinq semaines du mouvement Ni putes ni soumises l’a révélé
cette année. Je tiens cette information d’un article de Rose George dans The
Guardian Weekend du 5 avril 2003.
Kate Soper 11

pourrions dire, en d’autres termes, que l’économie néolibérale


combinée aux théories et aux attitudes post-modernes a affaibli
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le féminisme comme mouvement en vue d’un changement social


radical et d’une transformation structurelle.
C’est en ce sens que, même si nous reconnaissons les
grands progrès que le féminisme a faits depuis l’époque
d’Adorno, nous pouvons aussi affirmer que la posture utopique
associée à la Dialectique Négative est toujours pertinente. Il
faudrait un autre article pour soutenir cela 16. Laissez-moi
simplement en remarquer ici un aspect, à savoir la pertinence de
sa dénonciation de la domination du travail pour résoudre les
tensions entre les domaines « privé » et « public » (la famille et
le lieu de travail) et la division du travail qui leur est associée.
Car ces tensions ne peuvent être surmontées que d’un point de
vue qui garde un œil sur la possibilité — même si elle le fait
sans espoir — d’attendre le bonheur qui pourrait être réalisé
dans une société libérée de ses obsessions de travail, de vitesse,
de concurrence et d’efficacité. Elles ne peuvent être surmontées
que dans une société où travailler une partie du temps hors de la
maison, et où partager également les tâches domestiques et
l’éducation des enfants est devenu une norme pour les deux
sexes — et en gros cela veut dire une société organisée autour du
travail à temps partiel.
Mais au bout du compte cela présupposerait une culture
de relations interpersonnelles qui aurait transcendé l’oppression
de genre, et cependant aurait résisté à la dérive vers un mode de
sexualité plus narcissique et auto-suffisant. Une culture qui se
serait émancipée des répressions patriarcales mais sans dissoudre
les liens de l’amour, de l’ironie et de l’empathie qui ont aidé à
surmonter les outrages du passé et ont conservé la promesse de
leur dépassement. Une culture qui se serait révoltée contre
l’hédonisme consumériste sans retourner au puritanisme et où la
parité pourrait coexister avec des formes passionnées de
dépendance, une intensité érotique et un engagement persistant.
Pour utiliser le vocabulaire d’Adorno, une culture qui, en
circonvenant les deux maux de la collectivisation et de
l’atomisation, aurait cessé de subvertir toute tentative « d’aller

16. J’ai indiqué quelques lignes qui se trouvent dans la conclusion de mon
article « Désespérant du bonheur : la dialectique rédemptrice de la Théorie
Critique », in New Formations, n° 38, été 1999, pp. 141-153.
12 Adorno, le féminisme et la promesse utopique

au-delà d’une existence monadique ». En bref, qui aurait cessé


d’« attaquer l’extase17 ».
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Traduit de l’anglais par Annie Dequeker et Nicole Gabriel

17. Cf. le commentaire d’Adorno dans sa discussion de la dystopie sexuelle


d’Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes : « L’ataraxia bourgeoise
originaire s’étend maintenant à toutes les réactions. En infectant l’éros, il se
tourne directement contre tout ce qui était jadis le bien suprême, le démonisme
subjectif, pour l’amour duquel on exigeait à l’origine la purgation des passions.
En attaquant l’extase, it strikes at all human relations, at every attempt to go
beyond a monadological existence », in Prisms, trad. Samuel et Shierry Weber,
Londres, Neville Pearman, 1967, p. 103.
« CHOSES IMPORTANTES ET ACCESSOIRES »
Expérience singulière et historicité du genre
Eleni Varikas

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 61 à 79

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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« Choses importantes et accessoires »


Expérience singulière et historicité du genre

Eleni Varikas
Université Paris 8

We had the experience but missed the meaning,


And approach to the meaning restores the experience
(…)
T. S. Eliot, The Dry Salvages

This is mine.
This sequence of evicted possibilities.
Displaced facts. Tricks of light. Reflections
Eavan Bowland, The Journey

Le pouvoir d’identifier, de définir, de représenter ce qu’est


un homme, une femme, fait partie des conditions de la
domination de genre et de la légitimation des institutions, des
pratiques, des systèmes de valeurs sur lesquels repose celle-ci
dans la modernité politique. Définir c’est fixer quelque chose
dans un concept précis dont l’identité supposée avec son objet
évacue ce qu’il y a de subjectif et de réducteur selon la logique
de la copule : « c’est ainsi, non autrement »1. Si comme le
suggère à juste titre Judith Butler, l’affirmation « c’est une

1. Theodor W. Adorno, « Sujet et objet », in Modèles Critiques, Paris, Payot,


1984, p. 261. Dialectique Négative, Paris, Payot, p. 120.
2 « Choses importantes et accessoires »

fille ! » identifie le bébé en même temps qu’elle agit comme une


self-fulfilling prophecy2, c’est qu’elle enlève à l’objet ainsi défini
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la possibilité d’être « autrement » ou, mieux encore, de n’être ni


« l’un » ni « l’autre » ; la puissance injonctive de l’énoncé
« c’est une fille ! » réside, en fait, dans son complément
implicite « et non un garçon ! » qui, assignant le bébé à un
territoire sexué prédéfini, exclut de son concept quelque chose
qui est pourtant propre à l’état de nouveau-né : le caractère
imprévisible de ce qu’il va devenir3, le fait qu’il est susceptible
de produire du nouveau, de l’inédit. Malgré sa prétention à dire
ce qu’est la chose, le concept dit plutôt de quoi il « constitue un
exemplaire ou un représentant, donc ce qu'il n’est pas lui-
même »4. Re-visiter cette inadéquation du concept à son objet et
le rapport qu’il établit entre domination conceptuelle et
domination matérielle, est d’autant plus actuel aujourd’hui, que
le prisme sous lequel se laissent appréhender les enjeux
politiques du genre — et pas seulement du genre — est celui de
l’identité et reflète de plus en plus ce qu’Adorno appelait « le
penser d’identité ».
Le genre se comprend en effet soit comme un « fait
positif », soit comme un éventail d’identités auto-créées dont la
production performative n’a d’autres limites que celles de notre
libre choix. Il se présente comme l’évidence de la « différence-
des-sexes », le « fait » qu’il y a deux sexes5, c’est-à-dire sous la
forme d’identités sexuées opposées et complémentaires,
composées de différences physiques, psychologiques et sociales,
de traits, de besoins et d’inclinations spécifiques qu’il convient
d’administrer : avec bienveillance, comme dans les
revendications et les politiques d’action affirmative ou de parité ;
de manière autoritaire, comme dans les politiques de la famille,
de l’emploi, de l’immigration ou de l’asile. Qu’on y ajoute un
troisième genre ne change pas nécessairement cette logique qui
transforme la division de sexe, de rapport de pouvoir et de
principe d’ordre en un déjà-là, un donné qu’il s’agit de
reconnaître à sa valeur nominale. Il suffit d’observer comment le

2. Judith Butler, Bodies that matter, Routledge, 1993, pp. 1-2.


3. Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann Lévy,
1983, p. 200.
4. Theodor W. Adorno, Dialectique Négative, Paris, Payot, 1978, p. 122.
5. Antoinette Fouque, Il y a deux sexes. Essais de féminologie, 1989-1995,
Paris, Gallimard, 1995.
Eleni Varikas 3

relatif consensus formé autour du PACS vole en éclat dès lors


que les couples gays et lesbiens revendiquent le droit d’adoption,
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demande qui ne peut plus être interprétée en termes de


reconnaissance « culturelle » — la reconnaissance d’une
troisième catégorie sexuée — mais conteste le genre comme
principe d’ordre : la bi-catégorisation et la complémentarité
hiérarchiques de sexe en tant que substrat pré-politique de
l’organisation du vivre ensemble.
Si la tradition antinaturaliste du féminisme s’est avérée
relativement impuissante face aux nouvelles formes de
naturalisation du social, qui visent — plus que le biologique lui-
même — l’ordre de la division par sexe, la critique radicale du
positivisme de la « différence des sexes » et de sa logique
essentialiste, est de plus en plus développée dans le cadre de la
pensée queer. Cette critique se déploie, cependant, d’un point de
vue qui évacue, avec l’autorité morale et politique du déjà-là, la
matérialité et l’historicité des rapports de force et de domination
qui font de l’existant un donné. Confiée à des « actes de
langage » ou à des « techniques du soi » qui visent à renverser
les normes établies de la sexuation, la subversion de
l’absolutisme du genre se présente comme une série d’options
individuelles, d’identités sexuelles hérétiques dont l’adoption n’a
d’autres limites que la performance (au double sens d’acte de
parole et de résultat optimal) des instruments et des techniques
d’auto- (ou re-) construction des corps 6. Je ne prétends pas, dans
le cadre de ce texte, faire justice à la richesse et la portée critique
de la théorie queer que je considère ici du seul point de vue de
son rapport à la subjectivité et à l’expérience. Ce que je voudrais
souligner est que dans des perspectives différentes, voire
opposées, ces deux perceptions du genre tendent à liquider une
prémisse fondatrice de la théorie féministe, telle qu’on la
trouvait énoncée dans le Deuxième Sexe : être (femme, homme
et, on pourrait ajouter, noir, arabe, tsigane, homosexuel,
étranger), c’est « être devenu, avoir été fait tel »7, ce qui renvoie
simultanément aux modalités de l’assujettissement et à celles du
devenir sujet, aux contraintes du pouvoir et à la possibilité de
commencer à nouveau. Evacuer cette « simultanéité », que ce

6. Béatrice Preciado, Manifeste contra-sexuel, trad. H. Bourcier, Paris,


Balland, 2000.
7. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Folio Gallimard, 1999, I,
pp. 13-15.
4 « Choses importantes et accessoires »

soit pour se plier à l’autorité ou à la fatalité de l’ordre (sexué)


existant, ou pour nier son poids déterminant, contient un élément
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d’amnésie qui fait écran aux rapports de pouvoir et aux procédés


autoritaires de différenciation qui président à la construction ou
l’auto-construction des identités sexuées. Dans le premier cas, ce
qui est « oublié » est que, comme l’avait si bien deviné Virginia
Woolf, ce sont « […] les vêtements qui nous portent et non
l’inverse »8, dans le second, que le choix de ces vêtements n’est
jamais un choix souverain. Ce sont les implications théoriques et
politiques de ce double oubli que je voudrais ici explorer à la
lumière de la pensée adornienne, dont la critique associée du
subjectivisme et de son contraire, la vénération superstitieuse de
ce qui est, me semble particulièrement pertinente pour décliner
les enjeux théoriques et politiques de l’impensé de la différence
des sexes.

« L’être humain est enchaîné au roc de son passé. Mais il


n’est pas seulement ce qu’il fut et est, mais ce qu’il peut
devenir »9. Ce potentiel dans les choses, le concept a du mal à
l’exprimer, lui dont l’a priori est imbriqué dans la société telle
qu’elle est10. Son attachement à ce qui existe se manifeste dans
la minutieuse et patiente collecte de faits qui fondent son
universalité — non dans les faits eux-mêmes, mais dans
l’invisibilité de l’historicité de ces faits et des sujets qui les
perçoivent11. Or, cette historicité latente dément le rapport
d’identité entre sujet et objet de connaissance : la conflictualité
sociale qui la travaille empêche que les choses se laissent
dissoudre dans leur concept et fait qu’au contraire, elles
recèlent obstinément leurs fragments de vérité dans ce que
précisément la pensée scientifique a du mal à penser : leur non-
identité.
Certes, on ne peut penser sans identifier12. Mais tandis
que le penser identifiant tend à rendre semblable n’importe quel

8. Virgina Woolf, Orlando, New York, Harcourt Brace, 1957, p. 188.


9. Dialectique Négative, op. cit., p. 47.
10. « Sujet et objet », op. cit., p. 268.
11. Cf. Max Horkheimer, Théorie traditionelle et théorie critique (traduit de
l’allemand par C. Maillard et S. Muller), Paris, Gallimard, 1974.

12. Dialectique Négative, op. cit., p. 121.


Eleni Varikas 5

dissemblable, le penser dialectique pour lequel plaide Adorno,


vise la connaissance de ce qui différencie l’objet de tous les
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autres semblables en faisant émerger sa singularité. Le fait que la


réalité sociale et historique excède son appréhension par le
concept, ne signifie point l’abandon du travail de
conceptualisation. Ici la dialectique négative se distingue d’une
pensée post-moderne qui fait le deuil de tout penser
systématique. Attaché au travail de la pensée, il y a en puissance
un processus d’émancipation, luttant à fin de libérer la
conscience humaine des contraintes et de la fatalité d’un ordre
naturaliste. Ce qui est donc en cause, ce n’est pas l’effort pour
« saisir le non-conceptuel par le concept », mais la tendance de
la pensée moderne à livrer la réalité au lit de Procuste des
catégories cognitives tout en élevant le sujet à une position de
maîtrise et de domination sur le monde. Le correctif résiderait
dans un double mouvement où l’effort pour saisir le non-
conceptuel n’est qu’un premier moment qui doit être rectifié par
une réflexion de la pensée sur elle-même, sur son enracinement
dans la réalité, sur la concrétude de son objet, son historicité :
une réflexion qui s’ouvrant au non-identique surseoit à la
fermeture définitive du concept, admet son inachèvement.
Comme des sédiments successifs déposés par l’histoire,
les antagonismes qui marquent les concepts et les catégories de
pensée nous rappellent que ceux-ci ne sont pas des hypostases,
mais des créations humaines. Traquer les traces des
antagonismes qui ont façonné le concept de « femme »,
d’« homme », avant qu’ils ne se pétrifient en « faits bruts », en
« données statistiques », en « comportements », « inclinations »
et « qualités », fait partie des tâches qui rapprochent les
entreprises théoriques du féminisme et de la théorie critique.
L’une et l’autre appellent à s’arracher au sortilège de l’existant
qui réifie ce que l’humanité a créé et qui, devenu un fait
positif 13, s’impose comme une chose qui existe indépendamment
de nos pratiques, de nos désirs, de nos vécus. Si toute réification
est un oubli14, s’écarter des faits est ainsi un premier mouvement
pour s’en approcher autrement, en se souvenant qu’ils ne
renferment aucune vérité première et immédiate, ni d’autre
autorité que celle que leur prête le rapport de force. C’est dans la
13. T. W. Adorno, La Dialectique de la raison, TEL Gallimard, 1974, p. 57.
14. T. W. Adornno, Against Epistemology. A metacritique. Studies in Husserl
and the phenomenological antinomies (1956), Blackwell, Oxford, 1982.
6 « Choses importantes et accessoires »

remémoration de ce qui est oublié ou subsumé ou supposé


résolu que pourrait prendre racine l’historicité du genre. Il s’agit
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là d’un véritable travail d’anamnèse qui rejoint la tâche


qu’Adorno confiait à la théorie critique : repenser et mettre à nu
ce qui est caché sous l’évidence d’un processus, d’une théorie,
d’un concept — caché non au sens du complot, mais au sens de
ce qui est réprimé15 parce qu’il ne rentre pas dans la logique du
fait accompli.
A l’encontre de l’historicisme et de sa visée légitimatrice,
qui mine trop souvent l’intention émancipatrice de l’histoire des
femmes, il ne s’agit pas de chercher la vérité qu’il y aurait dans
l’histoire — vérité de vainqueurs s’il en est — mais le caractère
historique de la vérité16. Celui-ci ne vise pas uniquement les
interprétations de l’histoire, la possibilité par exemple de
repenser le concept d’universalisme à la lumière de l’exclusion
des femmes, celui de la liberté moderne à la lumière de
l’esclavage ; il s’attaque également à ce qui, sous l’apparence du
factuel et du descriptif, tend à faire des inégalités sociales un
donné anthropologique, à tous ces aspects de la réalité
quotidienne qui font appel à l’universel et à l’invariant et qui,
ancrés historiquement dans des besoins spécifiques, attachent les
individus à la conformité et à la domination. A l’encontre de la
perspective de l’historicisme, la démarche qui s’efforce de
rétablir l’historicité du genre n’a que faire du « fait » que la
« division par sexe » ait « grevé de son poids toutes les
sociétés »17, non plus que de « l’invariant » de la « valence
différentielle des sexes »18; son objet n’est pas d’accéder à un
authentique et intemporel contenu d’homme ou de femme, mais
d’évoquer à la mémoire l’humiliation, la résistance, la

15. Ibid., p. 101.


16. Ibid. p. 135.
17. Comme le souligne Irène Théry, en recourant à l’autorité de Marcel Mauss,
pour faire de la division par sexe « le mode même d’institution de l’échange et
de la réciprocité ». Cf. Irène Théry, « Division des sexes, division par sexes :
sur une leçon de Marcel Mauss », in Le genre comme catégorie d’analyse.
Sociologie, histoire, littérature, sous la dir. de Dominique Fougeyrollas-
Schwebel, Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey, Claude Zaidman,
L’Harmattan, 2003, p. 76.
18. Françoise Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence. Paris,
O. Jacob, 1996.
Eleni Varikas 7

souffrance qu’il a fallu pour que ces concepts arrivent jusqu’à


nous dans leur lisse évidence descriptive.
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Si cette mémoire volontaire rappelle le caractère


médiatisé, artificiel des concepts qui se prétendent premiers et
immédiats, ce n’est pas pour se satisfaire d’établir que tout est
« construit » et historique. Elle insiste sur les procédés
autoritaires et coercitifs d’une telle construction, sur son
imbrication avec la domination. Résistant à l’attrait du clin d’œil
nominaliste — la femme n’existe pas ! — dont la théorie queer
abuse parfois, dans sa stratégie de provocation et son humour
parodique par ailleurs salutaire, la mémoire volontaire de la
souffrance du passé rappelle que le renoncement individuel « à
la condition naturelle d’homme/de femme » et aux privilèges et
obligations qui en découlent19, n’a pas plus de puissance que
n’avait, en 1851, l’engagement solennel de J. Stuart Mill de
renoncer aux privilèges qu’allait lui conférer le mariage20.
Qu’autrement dit, dans une configuration systématique de
pouvoir qui retient les individus dans la prison du genre,
l’arraisonnement 21, une des modalités historiques de la logique
contractuelle est toujours en vigueur, rendant futile la portée de
pratiques individuelles « contra-sexuelles » ; car en l’absence
d’une praxis collective de transformation22, celles-ci livreraient
les partenaires « consentants » à la merci du rapport de force, les
exposant à une répétition du statu quo.
La remémoration de la souffrance du passé entretient ainsi
l’inquiétude non apaisée face à l’autosuffisance amnésique de la

19. Cf. Beatrice Preciado, Manifeste contra-sexuel, op. cit.


20. « And in the event of marriage between Mrs Taylor and me I declare it to
be my will and intention, and the condition of the engagement between us, that
she retains in all respects whatever the same absolute freedom of action and
freedom of disposal of herself and of all that does or may at any time belong to
her, as if no such marriage had taken place; and I absolutely disclaim and
repudiate all pretension to have acquired any rights whatever by virtue of such
marriage ». 1851. In Alice Rossi, « Sentiment and Intellect », Essays on Sex
and Equality, Chicago, Chicago University Press, pp. 45-46.
21. L’Arraisonnement des femmes, essais en anthropologie des sexes, Paris,
E.H.E.S.S, coll. Cahiers de l’homme, 1985, sous la direction de Nicole-Claude
Mathieu.
22. Cf. l’exposition judicieuse des enjeux de cette stratégie théorique que fait
Elsa Dorlin dans « Corps contre Nature. Stratégies actuelles de la critique
féministe », in L’homme et la Société, n° 150-151, 2003/4 et 2004/1.
8 « Choses importantes et accessoires »

catégorie abstraite. La « plus petite trace de souffrance absurde


inflige en effet un démenti à la philosophie d’identité qui
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voudrait détourner la conscience de l’expérience »23. Elle


réintroduit dans la connaissance son moment physique
irréductible, c’est-à-dire sa dépendance de l’expérience des êtres
humains en chair et en os et rappelle le prix à payer pour que les
concepts de « femme », « homme », « homosexuel », « blanc »
puissent prétendre à la neutralité et à la validité universelle : le
sacrifice amer de la diversité qualitative de l’expérience 24. La
corporéité de la souffrance met en mouvement la
correspondance entre passé et présent, en faisant émerger ce qui
dans le concept porte les marques d’une injustice révolue, mais
toujours présente ; elle active le moment utopique de la
remémoration qui annonce que, malgré tout, rien n’est résolu,
que la souffrance ne doit pas être, que tout cela devrait
changer25.
Aussi longtemps que la féminité sera « ce que chaque
femme doit se contraindre à toute force — une force
masculine — d’être » 26, restituer la dimension historique du
genre, sera restituer les expériences de ceux et celles qui en ont
fait les frais27.
Mais si, comme l’affirme Adorno, le besoin de prêter une
voix à la souffrance est une condition de toute vérité, dans notre
cas il s’agit d’une condition à la fois problématique et nécessaire
dans la mesure où le discours qui énonce l’expérience humaine
universelle, place séculairement les femmes en position d’objet
(du savoir, de l’étonnement philosophique, de l’inspiration, du
désir) et porte l’empreinte d’une hétéronomie, d’une exclusion
de l’acte fondateur de la symbolisation28. Rien ne témoigne
mieux de la prégnance et de l’ampleur d’une telle exclusion que

23. Dialectique Négative, op. cit., pp. 160-161.


24. Ibid., p. 13.
25. Ibid., p. 161.
26. Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris,
Payot, 1983, p. 93.
27. « Que serait l’art ou l’écriture de l’histoire s’ils se débarrassaient de la
mémoire de la souffrance accumulée ? », écrivait Adorno dans la phrase finale
de Théorie esthétique, son ouvrage inachevé. Cf. T. W. Adorno, Aesthetic
Theory, cf. aussi Minima Moralia, op. cit., p. 47.
28. Cf. Françoise Colin, Evelyne Pisier, Eleni Varikas, Les femmes de Platon à
Derrida, Paris, Plon, 2002, p. 13.
Eleni Varikas 9

le célèbre passage de la Dialectique de la raison qui au moment


même où il thématise cette exclusion comme une condition de
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possibilité du discours philosophique et de son universalité,


reproduit les termes de l’accès problématique des femmes à la
dignité du sujet individuel : « L’homme en tant que dominateur
refuse à la femme l’honneur d’exister comme individu. La
femme prise individuellement est un exemple social de l’espèce,
représentante de son sexe et c’est pourquoi entièrement conquise
par la logique masculine » 29. L’usage ambigu du singulier « la
femme », qui revient trop souvent dans le texte, mais surtout le
statut attribué à l’exclusion, pensée à la fois comme prototype
d’une domination quasi totale, et comme une « possibilité »
d’échapper au pouvoir et à la raison instrumentale, témoignent
d’une difficulté persistante à percer l’homogénéité du symbole, à
appréhender les femmes autrement que comme « substrat d’une
subordination sans fin sur le plan conceptuel, d’une soumission
sans fin dans la réalité ». Au cours des dernières décennies30, un
nombre considérable de travaux explorent cette tension et
montrent la difficulté de situer les femmes en position de sujet
sans modifier les termes dans lesquels elles sont pensées dans la
critique de la rationalité instrumentale développée par l’Ecole de
Francfort en général et par Adorno en particulier.
Esquisser les termes du dialogue entre théorie critique et
théorie féministe, auquel appelle un tel constat, n’est pas dans
les intentions de cet article. Je voudrais ici, en poursuivant le fil
de l’historicité, explorer des stratégies possibles d’anamnèse
susceptibles de neutraliser le poids de cette exclusion millénaire
des femmes de la position de sujet, exclusion qu’Adorno, on le
sait, fait remonter aux temps anciens. « Les concepts
philosophiques à l’aide desquels Platon et Aristote

29. La Dialectique de la raison, pp. 120-121.


30. Outre le texte pionnier de Jessica Benjamin, traduit dans ce numéro, cf.
Andrew Hewitt, « A feminine Dialectic of Enlightenment ? Horkheimer and
Adorno Revisited », in New German Critique, 56 (1992) ; Sigrid Weigel, « Sur
une dialectique féminine de la raison », in Futur Antérieur, Féminismes au
présent, sous la direction de M. Riot-Sarcey, Ch. Planté, E. Varikas, avril
1993 ; B. Becker-Cantarino, « Patriarchy and German Enlightenment
Discourse : From Goethe’s Wilhelm Meister to Horkheimer and Adorno’s
Dialectic of Enlightenment », in R. C. Holub, W. D. Wilson (eds), Impure
Reason : Dialectic of Enlightenment in Germany, Detroit, Wayne State
University Press, 1993.
10 « Choses importantes et accessoires »

représentèrent le monde élevèrent les rapports qu’ils fondaient


au niveau de la réalité authentique » 31. Ils « reflétaient déjà avec
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la même netteté les lois de la physique, l’égalité des citoyens et


l’infériorité des femmes, des enfants et des esclaves » 32. La
prétention de ces concepts à la validité universelle exprimait déjà
le rapport de force existant sur la place de l’Agora où, selon
Vico, ils avaient été constitués.

Le détour par l’antiquité pour explorer la dialectique de la


raison moderne fait, on le sait, l’objet de nombreuses critiques
accusant Adorno et Horkheimer de présenter « une dialectique
déshistorisée dans laquelle la genèse de la domination du
concept recouvre l’ensemble de la civilisation occidentale »33. Il
se peut cependant que l’historicité de La Dialectique de la
raison soit plus facilement repérable dans le caractère polémique
de l’ouvrage et la rupture qu’il établit dans la perception linéaire
de l’histoire, que dans la continuité supposée que ses auteurs
établissent entre l’antiquité et la raison instrumentale moderne.
Si on prenait au sérieux le caractère de digression que les auteurs
accordent aux deux chapitres sur Ulysse et Sade, on pourrait les
lire non pas comme recherche d’une origine, mais comme
« images dialectiques » benjaminiennes — des instantanés
arrachés au continuum du temps, dans lesquels le passé et le
présent se rencontrent dans un éclair formant une constellation
historiquement unique34. L’historique ici n’indiquerait pas
l’appartenance à une époque déterminée, mais surtout le fait que
ces images « ne parviennent à la lisibilité » qu’à un moment
précis ; il serait à chercher « à la fois dans ce qui est connu et
dans ce qui connaît », dans le temps où l'image est née et le
temps qui la connaît35.

31. La Dialectique de la raison, p. 39.


32. Ibid., p. 39.
33. Paul Piccone, « Introduction », in Andrew Arato, Eike Gebhardt eds, The
Essential Frankfurt School Reader, New York, Continuum, 1982, p. xviii. Voir
aussi la célèbre critique de Jürgen Habermas, « The Entwinement of Myth and
Enlightenment : Re-Reading Dialectic of Enlightenment », New German
Critique, 26 (Printemps/été 1982), pp. 13-30.
34. Cf. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages,
Paris, Ed. du Cerf, 1989, p. 479.
35. Ibid., p. 480.
Eleni Varikas 11

Ce qui est visé dans le choix polémique de deux hauts


lieux du rationalisme allemand bien-pensant, l’Antiquité grecque
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et les Lumières 36, est le mythe de l’histoire comme progrès qui


nourrit l’image que la modernité se donne d’elle-même comme
accomplissement des Lumières. Mais le rapport de continuité
entre ces deux moments — moments où la raison triomphe sur le
mythe — n’est pas une invention d’Adorno et Horkheimer,
c’était un rapport thématisé depuis deux siècles. De même, la
philologie grecque comme terrain privilégié sur lequel étaient
débattus des enjeux stratégiques de la société et de la culture
était une constante des échanges intellectuels. Depuis le XVIIIe
siècle, les intellectuels allemands se voyaient, eux-mêmes et
l’Allemagne, comme « porteurs du flambeau grec »37. La guerre
de 1870 avait accordé à cette perception une dimension
ouvertement nationaliste qu’une philologie conservatrice était
venue renforcer38. A l’image du célèbre spécialiste des lettres
grecques Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff (1838-1931),
que le souci de débarrasser la tradition chrétienne de toute
filiation juive, avait orienté vers la découverte d’un
monothéisme spécifiquement grec39, cette tradition témoignait,
selon Adorno, « de l’interpénétration de la barbarie et de la
culture en Allemagne » qui était « à la base du philhellénisme
moderne »40.
C’est précisément l’interpénétration de la barbarie et de la
culture, du mythe et de la raison, de la sauvagerie et de la
civilisation, qui se lit dans l’essai sur Ulysse. Dans
l’« anachronique » recours à la préhistoire pour comprendre les
déboires de la raison moderne, l’historicité du Maintenant

36. Susan Buck-Morss, The Origin of Negative Dialectics : Theodor


W. Adorno, Walter Benjamin, and the Frankfurt Institute, New York, Free
Press, 1977.
37. Robert Hullot-Kentor, « Notes on Dialectic of Enlightenment : Translating
the Odysseus Essay » New German Critique, 56 (Printemps/Eté 1992),
pp. 106-107.
38. Cf. Ingo Gildenhard, Martin Ruehl, Out of Arcadia : Classics and Politics
in Germany in the Age of Burckhardt, Nietzsche and Wilamowitz, BICS, Suppl.
79, Londres, Institute of Classical Studies, University of London, 2003.
39. Cf. Egon Flaig, « Towards Rassenhygiene : Wilamowitz and the German
New Right », in Ingo Gildenhard, Martin Ruehl, Out of Arcadia…, op. cit.
40. T. W. Adorno, La Dialectique de la raison, TEL Gallimard, 1974, p. 90,
note 61.
12 « Choses importantes et accessoires »

discerne dans l’Autrefois quelque chose qui, comme disait


Benjamin, est « chargé de temps jusqu’à en exploser »41. L’essai
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sur l’Odyssée se dresse contre cette tradition philosophique et


politique et son usage de l’Antiquité ; il parle d’Ulysse par
Klages et Wilamowitz interposés. A l’apologie fervente du
retour au mythe primitif de Klages, Adorno objecte que le mythe
est déjà raison, qu’à supposer qu’il y ait quelque chose à sauver
de ce qui fut perdu avec le mythe, cela n’est possible que par
l’accomplissement des promesses des Lumières ; au froid
rationalisme de Wilamowitz qui, usant de la philologie comme
d’une science exacte, oppose radicalement mythe et raison, il
rétorque que le destin même d’Ulysse suffit pour illustrer
comment la raison se retourne contre elle-même et devient
mythologie. Ce qui est en cause « n’est pas la conservation du
passé mais la réalisation des espoirs du passé »42.
C’est au cœur d’un tel rapport singulier de correspondance
dans laquelle le présent entre avec le passé, que surgit le
souvenir d’une injustice oubliée et, avec elle, une des rares
références de la Dialectique à de « vraies » femmes au pluriel.
Préfigurant l’homme bourgeois, Ulysse se sert de la raison
instrumentale pour sa propre survie. Il survit à la terreur des
monstres mythiques, triomphe d’eux par la ruse, mais sacrifie à
cette survie ses désirs, ses sentiments, ses compagnons. Il
échappe ainsi au monde mythologique pour retourner à Ithaque.
Mais est-ce un retour à un monde de liberté et d’autonomie ?
D’opprimé et persécuté par la colère des dieux, il devient
oppresseur à son tour. Et il n’est pas sans importance que cette
transition de la sauvagerie ancienne du mythe vers la raison, qui
est en même temps transition vers la barbarie civilisée de la loi,
culmine dans le jugement et l’exécution des servantes infidèles
planifiée par Ulysse et exécutée par Télémaque :
« Frappez-les d’épées à longues lames jusqu’à ce que
vous ayez enlevé à toutes la vie et la mémoire de ces voluptés
qu’elles donnaient aux prétendants dans leurs unions
clandestines avec eux »43.
Télémaque, qui apprend vite les arcanes du pouvoir, ne
suit pas à la lettre l’ordre d’Ulysse. Périr par l’épée est une mort
41. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle…, op. cit., p. 479.
42. La Dialectique de la raison, p. 117.
43. Odyssée, chant XXII, Garnier/Flammarion, 1965, p. 320.
Eleni Varikas 13

trop noble pour une transgression dont même la mémoire doit


s’effacer. Il opte ainsi pour la pendaison 44. La fuite hors de la
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violence primitive et irrationnelle dont émerge le sujet rationnel


(masculin), s’accompagne de l’irruption d’une violence
rationnelle et savamment calculée (« pour qu’il n’y ait nul
moyen de s’échapper »45), mais tout aussi sauvage — perpétrée
sur des femmes dont l’obéissance est, on le sait, fondatrice de
toute remise en ordre.
Revenant sur le chant XXII de l’O d y s s é e, Adorno
commente la description des femmes pendues « dont les pieds
s’agitèrent encore un peu, mais pas longtemps »46. Tandis que
Wilamowitz s’enthousiasme de la manière « saisissante et […]
très moderne » dont sont rendus les détails de « l’oscillation des
cadavres », Adorno y lit une préfiguration de la précision qu’on
trouve dans la violence moderne de l’anatomie et de la
vivisection. Son analyse laisse ici apparaître une double
dimension ou du moins une tension dans sa posture qui, tout en
cherchant les traces d’une généalogie de la raison dans
l’antiquité, fait des lectures conservatrices modernes de
l’antiquité une partie constitutive de cette généalogie. C’est ce
que semble suggérer son effort pour sauver l’auteur de l’Odyssée
des éloges sordides de Wilamowitz. Ce n’est pas Homère, dit-il,
qui « relate le châtiment avec satisfaction », mais le philologue
lui-même qui projette son propre plaisir sur Homère. La froide
distance de sa narration ne fait qu’enregistrer « les spasmes des
créatures soumises qui, au nom du droit et de la loi, sont
entraînées dans ce royaume d’où Ulysse s’est précisément
échappé » ; comme le ferait un bon romancier du XIXe siècle.
Homère, il est vrai, nous rassure en constatant que « ce ne
fut pas long », un instant et tout était fini. Mais après ce « ce ne
fut pas long », la narration s’arrête et le silence lourd qui s’ensuit
fait peser un doute : pas long ? En faisant suspendre le cours de
la narration Homère nous empêche d’oublier les victimes. Là où
la science philologique la plus sophistiquée ne voyait qu’un
détail clinique rendu avec la plus grande minutie et maîtrise
moderne, Adorno retient le tourment indicible, sans fin, de la

44. Cf. Nicole Loraux, Façons tragiques de tuer une femme, Hachette
Littérature, 1985.
45. Odyssée, chant XXII, p. 321.
46. Ibid., p. 90.
14 « Choses importantes et accessoires »

seconde d’agonie durant laquelle les servantes luttent avec la


mort. L’absence de commentaire, « résidu authentique de tout
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discours », se transforme ainsi en trace de l’injustice, de


l’expérience oubliée d’une violence originaire et fondatrice.
Mais la distance de la narration « objective » qui se passe
de tout commentaire, marque en même temps la transformation
des faits relatés en « événements » d’un passé grâce auxquels
jaillit « l’apparence de la liberté que la civilisation n’a jamais
réussi à étouffer depuis lors ». Il y a quelque chose d’une
consolation : cette atrocité a eu lieu il y a très longtemps, on peut
la classer dans un lointain et irrévocable passé… Homère nous
rassure et, ajoute Adorno, « se rassure lui-même » en recourant à
cet « il était une fois » de l’historicisme qui laisse entendre que
depuis il y eu du progrès.
On ne pend plus les femmes qui couchent avec
l’ennemi… on leur rase juste le crâne.
C’est cet apaisement, résultant de l’incapacité de
reconnaître dans la souffrance du passé ce qu’il y a d’actuel et
toujours menaçant, que vise l’historicité des concepts. Comme le
chroniqueur benjaminien, « qui rapporte les événements sans
distinguer entre les grands et les petits »47, le commentaire de
cet incident mineur de l’Odyssée, relaté en deux paragraphes à
peine dans le récit épique, est exemplaire du refus d’accepter à
sa valeur nominale l’ordre d’importance qu’imprime sur les
choses le cours victorieux de l’histoire. Dans un fragment de
Minima Moralia, portant précisément le titre Grand et petit,
Adorno écrit : « La division du monde en choses importantes ou
accessoires — qui a toujours servi à neutraliser les
manifestations d’injustice en les présentant comme de simples
exceptions — devra se poursuivre jusqu’à ce que sa fausseté
saute aux yeux de tous. Puisqu’elle transforme toute chose en
objet, elle devra devenir elle-même objet de la pensée au lieu de
la guider »48.
Ce qui est en jeu dans ce passage, qui aurait pu figurer
dans n’importe quel manifeste de théorie féministe, ce sont les
effets associés de la domination et du scientisme sur la
reproduction et l’autolimitation de la pensée autorisée, qui

47. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle…, op. cit., p. 429.


48. T. W. Adorno, Minima Moralia, p. 120.
Eleni Varikas 15

permet de voiler son inadéquation à son objet derrière une


classification entre thématiques plus ou moins dignes. Avec une
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ironie grinçante, Adorno illustre « l’importance » scientifique


des thèmes par l’image du chien qui au cours de la promenade
s’arrête et renifle ici et là avant de satisfaire ses besoins. Comme
les « odeurs primitives qui incitent l’animal à s’arrêter sans
penser et, si possible, à les reproduire une fois de plus » 49, la
distinction entre choses importantes et accessoires devient un
réflexe scientifique qui prive la pensée de sa spontanéité, de
l’étonnement requis pour penser ce qui n’a pas été pensé.
Renvoyant l’injustice sociale dans la catégorie des faits bruts, le
langage scientifique, par son « impartialité », « enlève à tout ce
qui est sans pouvoir la possibilité de s’exprimer50 » et le range
du côté du particulier, du futile, de l’arbitraire — de tout ce qui
est indigne d’informer la généralité et de révéler l’universel51.

Le statut central qu’accorde la théorie féministe à


l’expérience, comme pierre de touche de la validité de ces
divisions, témoigne de l’effort fait pour ramener la pensée à sa
source qui est la concrétude de l’expérience humaine. Introduire
dans l’élaboration des concepts en tant qu’ expériences humaines
significatives, des expériences qui furent frappées du sceau du
particularisme et de la trivialité, est une des conditions
préalables pour établir l’historicité du genre. Mais cette
entreprise ne va pas de soi. Le concret n’est aucunement la chose
dans son immédiateté plate. C’est une cristallisation, un
concentré de forces et d’histoire. Pour y toucher, il faut trouver
le détail là où la densité est la plus forte 52. Rien ne lui est aussi
éloigné que l’assemblage, nommé « l’expérience des femmes »,
où sont cumulés en série comportements et qualités, servitudes
et résistances d’un groupe homogène dont on présume d’emblée
les besoins, les motivations, les volontés. Un des dangers avérés
qui guette les études féministes c’est, en effet, la tentation
d’opposer au prêt-à-penser patriarcal de « simples abréviations
des réalités effectives », impuissantes à traquer la diversité des

49. Ibid., p. 120.


50. Ibid., p. 39.
51. La Dialectique de la raison, p. 39.
52. Cf. Guy Petitdemange, « Le lointain et le proche. Brèves notes sur Walter
Benjamin », Tumultes, n°17-18, 2002.
16 « Choses importantes et accessoires »

traces de domination — mais aussi des désirs et plaisirs


dissonants ou proscrits53 — que porte l’expérience des femmes
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(et des hommes). La critique incisive de Denise Riley Am I that


name ?54, à l’égard de cette représentation homogène des
femmes demeure toujours d’une grande actualité et pourrait
s’étendre, outre l’historiographie, à d’autres domaines comme la
sociologie et la science politique féministes.

L’approche positiviste de l’expérience abolit toute


distance avec la réalité qu’elle désigne et perd, avec son
autonomie par rapport à l’existant, la force de le comprendre ;
mais sa critique fait souvent l’inverse en niant toute réalité
extérieure au concept. Comme le souligne Judith Butler, « ce ne
sont pas les individus qui ont des expériences, mais des sujets
qui sont constitués par l’expérience »55. L’expérience est ici un
événement exclusivement « discursif », non pas simplement au
sens où elle est nécessairement structurée et énoncée par le
langage, mais au sens plus radical où elle ne peut se référer à une
réalité, puisque la réalité est l’effet pur et simple du discours et
qu’elle n’existe pas indépendamment de notre capacité de
l’appréhender. L’historicité du genre émerge par conséquent de
l’étude exclusive et de la mise en rapport des discours dont la
validité ne saurait se mesurer sur la base de leur correspondance,
supposée plus ou moins grande, avec la matérialité des
expériences.
Dans la mesure où il n’y a pas d’appréhension de
l’expérience qui ne soit médiatisée par le langage, la question
qui se pose n’est pas de savoir si on travaille avec les discours,
mais comment et avec quels discours. En effet si le langage n’est
pas une pratique humaine dans et par laquelle on accède à la
subjectivité, s’il n’est qu’une structure toute puissante qui
constitue les « sujets selon des règles discursives qui opèrent par
répétition », l’historicité du sens se réduit à l’étude des discours
constitués, hégémoniques ; elle risque ainsi, mystifiée par les
« odeurs » de l’importance, de reproduire ce qui existe. Car ce

53. Un grand merci à Martine Leibovici qui me l’a rappelé.


54. Denise Riley, Am I That Name ? : Feminism and the Category of Women
in History, Londres, Macmillan Press, 1988.
55. Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity,
New York, Routledge, 1990, p. 145.
Eleni Varikas 17

qu’on peut retirer de l’analyse des discours constitués, ce sont


les sens de la différence des sexes, de l’individu, de la liberté,
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qui sont déjà établis et réitérés. Dire qu’il y a des règles


discursives qui déterminent l’intelligibilité de l’affirmation du
« je » revient tout simplement à dire qu’à un moment historique
précis, rien n’est énoncé ou pensé qui ne peut être pensé. Mais
retrouver l’historicité c’est avant tout chercher ce qui devient
pensable ; et cela n’est jamais donné d’avance, ni par les
positions « structurelles » des sujets, ni par une expérience
(féminine) essentielle et transhistorique, ni encore par la
dynamique interne des discours établis : ce qu’il est possible de
penser, on ne le constate qu’a posteriori, en dépistant ce qui a
été pensé, et qui n’est pas de la pure répétition.
Parce que l’accès à l’expérience singulière, de ceux et
celles en particulier dont les voix ont été étouffées, demeure
toujours fragile et incertain parce qu’elle est souvent indicible ou
inarticulée, parce qu’il n’y a pas toujours des mots pour la dire et
qu’elle est contrainte de parler dans les termes mêmes qui la
déprécient et la marginalisent, l’expérience ne fournit
aucunement une source irréfutable de vérité ; mais cela ne veut
pas dire quelle n’existe pas ou qu’elle peut être évacuée comme
de la métaphysique. La controverse qui a divisé les féministes au
cours des dernières décennies, la question de savoir si c’est
l’expérience qui constitue le sens ou l’inverse, réactive les vieux
dilemmes du nominalisme et du réalisme, oubliant qu’ils se
situent tous les deux sous le signe du premier, de l’origine56. A
l’encontre des meilleures traditions sophistiques, l’insistance sur
l’antériorité des discours inverse, au lieu de le subvertir, le
rapport entre sens et expérience, reproduisant ironiquement les
termes d’une logique qu’elle est censée réfuter ; elle témoigne
ainsi d’une déroutante quête de certitude qui exige une
correspondance, toute positiviste, entre les concepts et les choses
et, faute de la trouver, s’en prend au monde objectif.

Face à ce dilemme la contribution de la Dialectique


Négative peut être précieuse. Car l’expérience ne nous livre pas
sa plus précieuse vérité dans sa « représentativité » sérielle et
positive, mais dans la négativité de sa singularité, dans sa
56. T. W.  Adorno, « Sujet et objet », p. 275 ; et Against Epistemology, pp. 31-
32.
18 « Choses importantes et accessoires »

capacité à exposer l’imposture des sens canoniques attribués au


genre, dans sa nostalgie anticipatrice d’un universel dans lequel
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le particulier peut se sentir chez soi. Ainsi, si l’étude de


l’expérience donne une voix à la souffrance du passé, ce n’est
pas tant par la voix d’un « Je » féminin qui serait restitué comme
par miracle, que par un effort pour rendre visible et de
problématiser son expulsion de l’histoire et du concept. Ici le
modernisme s’avère mille fois plus judicieux que le scepticisme
post-moderne. Dans le traitement de la crise et de
l’incommunicabilité de l’expérience, quand il reconnaît avec
douleur et humilité que ce que l’expérience a à dire d’intéressant
et de subversif, est « ce que nous ne sommes pas ce que nous ne
voulons pas »57.
Rien ne résume aussi bien le caractère subversif et le
malaise d’une telle quête du sens dans lequel l’expérience du
passé peut être retrouvée condensée, que le sentiment de malaise
attaché à l’usage de la première personne, dans ce passage de
Virginia Woolf, peuplé du silence d’histoires jamais racontées,
les siennes, celles des autres. « Je n’ai pas besoin de vous
préciser que ce que je vais décrire n’a jamais existé » dit
Virginia Woolf à ses auditrices venues assister à une conférence
sur les femmes et le roman. « […] “Je” n’est qu’un terme
commode qui désigne un être dépourvu de toute réalité […]
appelez-moi Mary Beaton, Mary Setton, Mary Carmichael ou de
tout autre nom qui vous plaira » 58.
En racontant des histoires vécues par des femmes réelles
et d’autres jamais vécues, mais qui auraient pu l’être, ce « Je »
disparate s’oppose à la cohérence et à la certitude du « Je »
autorisé (masculin) de la pensée qui fait écran à toute recherche
de possibilités évincées. C’est de possibilités évincées que
parlent les innombrables histoires semées dans la fiction, les
portraits, les critiques littéraires, les manifestes esthétiques et les
textes politiques de la grande romancière. Racontées sur un ton
tantôt passionné, tantôt détaché et ironique, tantôt vibrant de

57. Cf. Eugenio Montale « Non domandarci la formula che mondi possa
aprirti / sí qualche torta sillaba e secca come un ramo / Codesto solo oggi
possiamo dirti / ci ò che non siamo cio che non voliamo », in Selected Poems,
édition bilingue anglais italien, trad. Glauco Cambon, New York, New
Directions Paperbooks, 1965, p. 7.
58. Virginia Woolf, op. cit., p. 9.
Eleni Varikas 19

colère : Margaret Cavendish, les sœurs Brontë, Mary


Wollstonecraft, Christina Rossetti, George Eliot, tout comme
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leurs semblables fictives, Mrs Brown, Judith Shakespeare, Mary


Setton, Mary Carmichael, Clarissa Dalloway, Orlando,
participent d’une « poétique improvisée de sens emprisonnés »59
qui fait revivre des expériences perdues à jamais, en revenant sur
ce qu’elles ont de significatif et d’actuel ; expériences
singulières dans lesquelles l’universel surgit comme destin
partagé d’une hétéronomie radicale à laquelle remonte
l’enfermement autoritaire de la diversité humaine dans la
catégorisation binaire. Mais aussi comme désir et projet de
liberté et d’autodéfinition que la prise de parole à la première
personne, à une multiplicité de premières personnes, annonce
peut-être comme une promesse.

59. Eavan Boland, An Origin Like Water : Collected Poems, 1967-1987,


W. W. Norton & Company, 1996.
VIVRE AVEC LA DIALECTIQUE NÉGATIVE : LE FÉMINISME ET LA
POLITIQUE DE LA SOUFFRANCE

Renee Heberle

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 81 à 97

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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Vivre avec la dialectique négative :


le féminisme et la politique de la
souffrance

Renee Heberle
Political Science University of Toledo, Ohio

Le féminisme encourage l’expression publique de


l’oppression des femmes en tant que genre par souci de
reconnaissance et de justice. On a assisté aux Etats-Unis à une
forte réaction contre ce qu’on nomme le « féminisme de
victimisation », qui se centre principalement sur la violence
sexuelle. Je ne veux pas entrer dans ce débat qui banalise et
néglige la douleur et la souffrance réellement ressenties par les
femmes qui en font l’expérience, et minimise la responsabilité
de la société. Je suis convaincue que ce n’est qu’à travers des
luttes publiques sur les modalités du vécu privé de la sexualité,
que les femmes peuvent se libérer de la coercition et de la
violence liées au genre et à la sexualité. Plutôt que de suivre ce
courant discursif et militant pour parler du féminisme et de la
souffrance, je veux l’aborder dans l’esprit d’Adorno, qui nous
incite à démêler tout ce qu’a de complexe et d’enchevêtré la
recherche de la reconnaissance et de la justice dans la modernité
tardive.
Mû par une impulsion nietzschéenne forte, Adorno était
profondément préoccupé par la manière dont nous nous
souvenons de la souffrance. Son souci était de ne pas rendre la
justice (ou la lutte pour la justice) contingente et de ne pas lui
2 Vivre avec la dialectique négative

substituer l’appropriation de la souffrance, l’attachement à la


souffrance, ou une interprétation figée de la souffrance. Pour lui,
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la résistance à la domination et à l’oppression n’est pas en soi un


moment de la liberté, de l’autonomie ou de l’action. Non plus
que l’accomplissement de la reconnaissance à travers
l’expérience collective n’est nécessairement un signal de
progrès. C’est ce qui lui a valu sa réputation de pessimiste quant
aux possibilités de construire un avenir meilleur.
Adorno a formulé comme impératif catégorique du monde
après Auschwitz que nous devons vivre de façon à ne plus
jamais permettre à un événement tel que l’Holocauste de se
produire. La difficulté, bien sûr, c’est qu’Adorno, à l’instar
d’autres penseurs critiques, comprend la solution finale non pas
comme une erreur ou un retour barbare à des réactions pré-
modernes face à de prétendues menaces, mais comme une
extension de la logique de la raison instrumentale moderne et
des relations d’échange naturalisées à travers les rapports
capitalistes de production et de distribution. Ces systèmes sont
toujours en plein essor, mais dans le contexte de systèmes
politiques que l’on peut de manière approximative décrire
comme démocratiques et libéraux. Leur contradiction interne
persiste : ces systèmes reposent en effet essentiellement sur des
relations politiques, sociales et culturelles de domination, qui
occultent et dénient systématiquement la possibilité de créer les
conditions de la liberté.
Créer une mémoire vivante et présente de la souffrance
comme moyen d’empêcher sa répétition est une méprise. Quand
on pense à l’intérieur de la modernité, on se heurte
inévitablement aux catégories identitaires et à la raison
instrumentale. Adorno n’a jamais prétendu échapper à ce mode
de penser. Il « a vécu avec la culpabilité de ce qu’il pensait ».
Plus important, il a vécu et pensé en étant conscient de sa
culpabilité de survivant, en tant que Juif du fait de sa naissance,
à qui les circonstances de la vie ont permis d’échapper aux fours
de Hitler. Il s’est senti complice de et impliqué dans les réalités
vécues qui ont rendu possible l’Holocauste, de façon telle que la
forme et la substance mêmes de sa philosophie devraient être
lues comme la réponse à ce conflit. Adorno a écrit, on le sait,
qu’il est barbare d’écrire de la poésie après Auschwitz. Par la
suite, il formulera cette déclaration de façon plus nuancée en
écrivant à la fin de la Dialectique Négative : « La sempiternelle
Renee Heberle 3

souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de


hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer
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qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire des poèmes.


Par contre la question moins culturelle n’est pas fausse qui
demande si après Auschwitz on peut encore vivre, s’il en a tout à
fait le droit celui qui par hasard y échappa et qui normalement
aurait dû être assassiné »1. Adorno disait qu’il était pris dans la
culpabilité du fait de penser en tant qu’intellectuel dans l’après
Holocauste. Il reconnaissait son implication comme sujet dans la
forme même de la pensée qui selon lui avait rendu l’Holocauste
possible. Il poursuit : « Sa survie nécessite déjà cette froideur qui
est le principe fondamental de la subjectivité bourgeoise et sans
lequel Auschwitz n’aurait pas été possible : drastique culpabilité
de celui qui a été épargné. En retour, des rêves le visitent comme
celui qu’il ne vivrait plus du tout, mais aurait été gazé en 1944 et
qu’il ne mènerait par conséquent toute son existence qu’en
imagination, émanation du désir fou d’un assassiné d’il y a vingt
ans »2. La vigilance que requiert cette expérience et la forme que
cette vigilance revêt dans la théorie critique, c’est la dialectique
négative.
La culpabilité du survivant ne fait pas partie de ce que les
femmes et les féministes ressentent habituellement, même dans
un monde où la violence sexuelle, la prédation, l’exploitation et
la souffrance sont si communes et apparemment systématiques.
Pourtant, il y a des moments où se manifeste une propension à
quelque chose de la culpabilité de survivant : dans la réticence
éprouvée par certaines femmes à parler, dans le contexte des
prises de parole ou des discours publics, de la manière dont elles
ont résisté à une tentative de viol, par égard aux femmes qui
n’ont pas pu se défendre. On voit cette même propension dans la
façon dont est gérée dans le féminisme et les mouvements
féministes la question du privilège et des différences entre les
femmes. Cela renvoie au manque de contrôle de l’individu sur le
monde objectif, et à l’expérience qu’il en fait. C’est cette
propension que l’œuvre d’Adorno nous aide à saisir.
Adorno partage avec le féminisme le désir de théoriser à
partir du concret plutôt que de déduire les faits de principes
généraux. Comme beaucoup de féministes, il est sensible à la

1. T. W. Adorno, Dialectique Négative, Payot, Paris, 1978, p. 284.


2. Ibid.
4 Vivre avec la dialectique négative

question de la différence, à l’implication de chacun dans son


contexte historique, et à l’érosion progressive de la signification
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du particulier, alors que ce sont des principes identitaires


abstraits qui gouvernent les expériences privées, intimes et
subjectives. Cependant, il dit : « l’urgence d’une question
n’oblige pas une réponse. S’il n’y a pas de vraie réponse
possible, le besoin, même désespéré, ne peut indiquer la
direction d’une réponse. » La souffrance ne se parle pas
facilement en public. Cela peut être un prérequis de la
connaissance de la vérité, que l’on reconnaisse ce besoin et
qu’on lui fasse une place ; mais la conceptualisation de la
souffrance que nous opérons quand nous lui prêtons un moyen
public d’expression n’est jamais adéquate. L’objet ne rentre
jamais dans son concept sans résidu. Il y a toujours déjà quelque
chose qui n’est pas entendu, pas rendu, dans la conceptualisation
de la souffrance.
« La puissance de ce qui est établi érige les façades contre
lesquelles bute la conscience. C’est cette puissance que la
conscience doit tenter d’enfoncer. Cela seul arracherait le
postulat de la profondeur propre à l’idéologie. Dans une telle
résistance se perpétue le moment spéculatif ; ce qui ne se laisse
pas dicter sa loi par les données de fait, les transcende encore
dans le contact le plus étroit avec les objets et dans le
renoncement à la sacro-sainte transcendance. C’est là où la
pensée est au-delà de ce à quoi elle se relie en y résistant, que
réside sa liberté. »3
Adorno s’intéresse ici à l’expression de la souffrance
comme moment subversif. Il continue : « Elle obéit au désir
d’expression du sujet. Le besoin de faire s’exprimer la
souffrance est condition de toute vérité. Car la souffrance est une
objectivité qui pèse sur le sujet ; ce qu’il éprouve comme ce qui
lui est le plus subjectif, son expression, est médiatisé
objectivement » 4.
Adorno a compris que la qualité de l’expérience humaine
est irréductible aux concepts et aux catégories ; pourtant la
condition humaine est définie par des concepts et des catégories.
Ils sont ce que nous pouvons connaître, alors que l’excès qui
hante toute conceptualisation fait qu’il est impossible d’atteindre
3. Dialectique Négative, op. cit., p. 22.
4. Ibid.
Renee Heberle 5

la vérité par l’expression. C’est précisément la raison pour


laquelle en politique il ne s’agit pas de vérité ; certes nous
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pouvons imaginer une vérité qui hante la politique, mais nous ne


pouvons pas le dire ni le savoir sans porter atteinte à la
différence qualitative entre l’expérience et ce qu’il est possible
de communiquer. Adorno écrit : « Le critère du vrai n’est pas
son immédiate communicabilité à tout un chacun. Ce à quoi il
faut résister, c’est à la contrainte presqu’universelle qui fait
confondre la communication de ce qui est connu avec celui-ci et,
le cas échéant, la place plus haut que lui, alors qu’actuellement,
chaque pas vers la communication brade et falsifie la vérité. En
attendant, c’est à ce paradoxe que travaille tout langage »5.
Comme c’est le cas pour certains courants féministes,
l’épistémologie issue des Lumières et les aspirations sociales
exigent des moments de souffrance pour être visibles.
L’irrationnel, le désir qui autrement n’auraient pas d’identité
sociale peuvent ainsi être identifiés. Les idéologies modernes de
l’individu et de l’authenticité du savoir subjectif dénient ou
obscurcissent les limites critiques des formes intégratives de la
représentation et de la communication accessibles au sujet à tout
moment.
Pour Adorno, nous sommes inscrits dans notre contexte
social à travers lequel le sens du soi se construit sans cesse. Les
rapports de domination entre le soi et ce qui est autre
n’absorbent jamais complètement l’excès de ce qui est autre. La
philosophie d’Adorno est une philosophie limite de la
connaissance. Il insiste dans un texte sur « Le contenu de
l’expérience » sur le fait que Hegel a compris « que la limite de
la connaissance, limite à laquelle conduit la réflexion critique
que cette philosophie opère sur elle-même, n’est rien qui soit
extérieur à la connaissance et à quoi elle serait simplement
condamnée de façon hétéronome, du fait que cette limite est au
contraire inhérente à tous les moments de la connaissance »6.
C’est donc par une critique immanente, par la conscience
des limites inhérentes à la connaissance, que l’on maintient la
critique dans un monde toujours non réconcilié. Par la critique,
par la négation déterminante des formes positives de la
5. Ibid., p. 40.
6. « Le contenu de l’expérience », in Trois études sur Hegel, Payot, coll.
Critique de la politique, Paris, 2003, p. 78.
6 Vivre avec la dialectique négative

connaissance de l’altérité, et sans planifier ni prévoir


l’aboutissement, on peut suggérer des modalités alternatives de
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connaissance de l’altérité dans le monde. La dialectique de ce


processus, cette dialectique négative, laisse un résidu, quelque
chose qui n’est pas recouvert par le concept. Ce résidu maintient
la possibilité d’une critique et d’un changement dans un monde
dont l’épistémologie dominante et les formes sociales
encouragent des projets qui privilégient le sujet comme
connaissant et donc, la séparation rigide de soi et de l’autre.
C’est selon moi ce qui est important pour un féminisme qui
privilégie le concret, l’expérience et l’indicible, non pas comme
« authentiques » ou antérieurs au discours et à l’engagement
dans le monde politique, mais comme ce qui hante l’action, la
parole, et l’expression quand nous nous engageons. Adorno
insiste sur une approche de l’expérience et de la politique à
travers la qualité insaisissable de l’expérience. « […] c’est là où
le sujet se sent tout à fait sûr de soi-même, dans l’expérience
première, qu’encore une fois il est le moins sujet. Ce qu’il y a de
plus subjectif, l’immédiatement donné, se soustrait à son
intervention. Seulement une telle conscience immédiate ne peut
ni être constamment maintenue ni absolument positive. »7 Il a
établi les termes par lesquels on peut se souvenir de l’historicité
de l’expérience et de son lien à la mémoire, de sa qualité
progressivement médiatisée dans la modernité, et du fait que nos
tentatives de représenter l’expérience sont toujours déjà
politiques.
Dans sa conférence sur « Le contenu de l’expérience »
Adorno parle de l’individu comme constitué par le monde
social : « La conscience personnelle de l’individu, dont la théorie
traditionnelle de la connaissance analyse la structure, peut être
mise à nu dans son caractère illusoire. Son détenteur non
seulement doit son existence et la reproduction de sa vie à la
société ; mais tout ce par quoi il se constitue comme
spécifiquement connaissant, c’est-à-dire la généralité logique,
qui domine sa pensée, est aussi, comme l’a surtout montré
l’école de Durkheim, toujours de nature sociale »8. Adorno
continue : « Une pensée qui conçoit aussi bien l’homme
particulier comme zoon politikon que les catégories de la

7. Dialectique Négative, op. cit., p. 38.


8. « Le contenu de l’expérience », op. cit., p. 66.
Renee Heberle 7

conscience subjective comme implicitement sociales ne saurait


s’accrocher plus longtemps à un concept de l’expérience qui,
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serait-ce même contre sa volonté, hypostasie l’individu. Le


progrès de l’expérience vers la conscience de son
interdépendance avec celle de tous rectifie en retour son ancrage
initial dans l’expérience purement individuelle » 9.
Dans la tradition de la philosophie matérialiste, Adorno
pense que c’est dans le monde des sens que nous créons la
connaissance, que nous devenons des sujets connaissants. Ce
rapport est notre expérience et constitue en soi des objets donnés
pour l’interprétation par nous-mêmes et par d’autres. Notre
rapport à l’altérité devient alors un objet d’interprétation. On
peut donc penser l’expérience comme un prisme à travers lequel
on interprète le monde. Le modèle de la réflexion est médiatisé
par une totalité dynamique, par des parties de nos vies et par les
vies des autres, auxquelles nous n’avons pas un accès immédiat
par la connaissance.
La manière dont Adorno aborde la question de
l’expérience tient compte également de l’histoire ; la qualité de
notre expérience change à travers le temps, à travers les totalités
qu’affronte l’expérience. Walter Benjamin a eu une influence
profonde et durable sur la conception qu’a Adorno du caractère
mouvant de l’expérience dans la modernité tardive. La notion
d’expérience au nom de laquelle Adorno mobilise celle du
souvenir n’est ni mesurable ni facile à décrire. Elle se réfère aux
idées de Benjamin sur l’expérience.
Benjamin fait référence spécifiquement à la qualité de
l’expérience dans la modernité dans deux essais, « Le conteur »
et « Sur quelques thèmes baudelairiens ». Ces essais expriment
la différence entre la connaissance de l’expérience obtenue à
travers l’information du moment, Erlebnis, et l’expérience qui
fait sens à travers le souvenir et la transmission de celle-ci dans
le temps, Erfahrung. C’est l’Erfahrung que produit l’art du
conteur. L’art de raconter des histoires engage l’auditoire dans
une contemplation active du monde.
La qualité d’aura de l’expérience livrée grâce à l’art du
conteur survit dans le rapport contemplatif à l’histoire que
développent ceux qui l’écoutent. L’histoire s’entremêle à leurs

9. Ibid.
8 Vivre avec la dialectique négative

vies, comme pour le conteur, au lieu de ne faire que « bousculer


la conscience » sur le moment comme le fait l’information. C’est
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peut-être la simplicité de l’histoire, la « sécheresse » de ses


termes et son manque d’explication qui la fait survivre, durer, et
s’enrichir de significations. Comme c’est le cas pour la peinture,
qui suscite une réciprocité du regard entre le peintre et ce qu’il a
peint, et crée ainsi une relation entre le public et la peinture, le
conteur et son auditoire interagissent. La reconstruction de
l’expérience comme information élimine cette part-là de la
communication, la rend disponible à tout le monde sur un mode
instrumental et réduit sa signification à un bref effet de choc.
L’information qui cherche à mettre les expériences des autres à
proximité de l’auditeur ou du lecteur à l’aide d’explications,
détruit l’aura de l’expérience. Elle ne parvient à entrer dans la
vie de l’auditeur que comme un moment passager, aisément
remplacé.
Dans « Le conteur », Benjamin écrit sur la flamme
dévorante de l’histoire. L’expérience n’est dicible que d’une
manière rétrospective, jamais dans ses moments vécus. A
mesure qu’elle est contée, la vie du conteur, de celui dont
l’expérience est racontée, n’accède à la mémoire que dans les
termes mêmes de l’histoire.
« Son talent est de raconter sa vie, sa dignité de la raconter
tout entière. Le conteur, c’est l’homme qui pourrait laisser la
mèche de sa vie se consumer entièrement à la douce flamme de
ses récits. De là l’atmosphère incomparable qui […] environne
le conteur. » 10
L’expérience s’évapore au contact de la conscience
délibérative. Pour Benjamin, c’est le caractère inapprochable de
l’expérience qui soutient sa non-identité. Elle se consume en
accédant à la connaissance. Comme la flamme de la vie du
conteur qui est source de sagesse, l’expérience ne peut être
connue que rétrospectivement. La distance, non au sens de
l’objectivité ou du désintérêt mais au sens du temps et de
l’attitude, est la clé de la compréhension. Plus on est prêt de
l’objet plus il est difficile de voir. C’est la raison pour laquelle
Benjamin, dans cet essai, privilégie le conteur et le flâneur par
rapport à l’homme de la masse. Ces personnages maintiennent
10. W. Benjamin, « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », in
Œuvres III, Folio Essais, Gallimard, 2000, pp. 150-151.
Renee Heberle 9

une distance détendue et contemplative par rapport à l’objet, qui


autorise l’expérience de l’aura, qui permet de témoigner de
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l’histoire « immobilisée » dans l’objet. Sa pensée renvoie à la


préface de Nietzsche à La Généalogie de la morale11.
Adorno fait sien l’argument sur la qualité de la distance
qui, selon Benjamin, offre un accès à l’aura de l’objet, lui
permettant de vivre. Pourtant, les idées d’Adorno sur
l’expérience vont dans le sens d’une existence intensément
politique, mais d’un style esthétique, existence qui se confronte à
l’altérité dans le monde. Les images dialectiques de la théorie de
l’expérience de Benjamin s’immobilisent et se consument au fur
et à mesure qu’elles parviennent à la connaissance du sujet
connaissant. L’histoire devient une série d’images vues
seulement d’une manière rétrospective, et non pas dans un
mouvement dialectique où sujet et objet sont nécessairement
interactifs. Le conteur de Benjamin ne connaît l’expérience que
comme toujours déjà révolue. La théorie d’Adorno rend possible
pour l’expérience un engagement dans le monde.
Comme Walter Benjamin, Adorno a trouvé à la qualité de
l’individualité au XIXe siècle des éléments immanents qui ont
nourri le non-identique. Adorno se tourne vers le XIXe siècle
pour montrer comment la possibilité du non-identique,
immanent dans le mouvement historique, est sans cesse mise
sous le boisseau par la progression de la raison instrumentale. Il
soutient que l’individualisme bourgeois du XIXe siècle a affaibli
le pouvoir objectivant du savoir, contribuant à la subversion des
grands systèmes théoriques oppressifs — dans la philosophie et
dans la science — qui privilégient l’objectivation du monde
comme chemin de la connaissance. Selon lui, la capacité de
l’individu à faire preuve d’esprit critique dans l’expérience de
l’objet au lieu de l’objectiver à travers des grands systèmes, était
présente dans le capitalisme naissant. En d’autres termes,
l’individualité du XIXe siècle possédait déjà des moments de
résistance à ce que les Lumières avaient de capacité
d’instrumentalisation. Adorno explique les effets dialectiques,
négatifs de cette capacité de différenciation : « Jusque dans la
conception d’une connaissance rationnelle, libre de toute
affinité, survit le tâtonnement vers cette concordance qui jadis

11. Cf. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1er paragraphe de l’avant-


propos, Gallimard, coll. Idées, 1983, p. 8.
10 Vivre avec la dialectique négative

était incontestable pour l’illusion magique. Si ce moment était


complètement éliminé, la possibilité pour le sujet de connaître
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l’objet deviendrait purement et simplement incompréhensible et


la rationalité, débridée, irrationnelle. Mais le moment mimétique
de son côté, sur la voie de sa sécularisation, fusionne avec le
moment rationnel. Ce processus se comprend comme
différenciation »12.
Le concept de différenciation est un mélange complexe
entre un élément mimétique sécularisé de l’intuition et la façon
rationnelle (et moderne) d’arriver à la connaissance de l’objet.
Ce n’est pas une affirmation ou une louange non critique de
l’individualisme du XIXe siècle ; c’est une tentative visant à
racheter le non-identique, qui ne disparaît jamais complètement,
en des termes immanents à l’expérience historique dans la
société capitaliste. Le désir du non-identique se maintient dans le
capitalisme tardif.
Calvin Thomas dit d’une manière convaincante
qu’Adorno ne cherche pas à « retourner à » mais plutôt à
ressusciter l’expérience qui est toujours déjà là, même à
l’époque de l’organisation. Dans « A Knowledge that Would not
be Power : Adorno, Nostalgia and the Musical Subject »13
Thomas soutient qu’Adorno « mobilise la nostalgie ».
Autrement dit, il s’en sert à des fins de critique plutôt qu’il ne
s’engage lui-même dans un désir creux des temps révolus.
Thomas se demande comment on a pu accuser Adorno d’avoir
entretenu une forme élitiste de nostalgie du passé bourgeois,
étant donné que toute son œuvre est habitée par la critique de la
régression ou de la fétichisation de n’importe quel moment
historique ou n’importe quelle théorie du temps passé. Thomas
écrit : « La nostalgie d’Adorno […] ne porte pas sur un objet
perdu mais sur une possibilité perdue ; elle n’est pas
conservation du passé mais tentative de racheter les espoirs du
passé. Adorno ne favorise pas la régression mais en appelle à la
réactivation d’une capacité humaine fondamentale — capacité
sans laquelle le mot « humain », non pas au sens de
« humaniste » mais de « pleinement humain », n’a guère de
sens : la capacité de souffrir et de reconnaître la souffrance des
autres. Thomas continue en disant qu’Adorno a cherché à

12. Dialectique Négative, p. 42.


13. New German Critique, 48, automne 1989.
Renee Heberle 11

réactiver une capacité à entendre, à ressentir, à être dans un


rapport mimétique à l’autre souffrant et à la souffrance en nous-
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mêmes ; savoir non pas au moyen de concepts abstraits ou d’une


connaissance totalisante, mais à travers une affinité élective avec
l’altérité. C’est à travers ce rapport d’affinité élective que nous
pouvons connaître l’altérité d’une manière qui maintient le lien
sans effacer la différence.
Les connaissances des Lumières nient la multiplicité des
facettes de tout objet et l’enferment dans les limites d’une totale
visibilité. En niant ces facettes multiples, la philosophie idéaliste
crée des formes abstraites au nom de la vérité. Elle affirme,
avant toute implication, notre accès à l’objet. Elle signifie une
volonté d’identifier d’abord et de s’engager une fois seulement
le rapport cognitif mis en place. Cela offre un sens de familiarité
avec l’objet, même si cette familiarité se nourrit de la prescience
de quelque chose de bizarre ou d’étranger, qui s’oppose au
normal et au proche.
Ce processus de construction de la connaissance ou du
sens historique, constitue un rapport politique où l’expérience
joue un rôle critique. Par critique, je n’entends pas la sensibilité
avec laquelle la plupart des féministes abordent l’expérience,
comme pertinente d’un point de vue éthique ou comme
expression de la vérité, mais comme une vérification critique de
ces formes de connaissance issues des Lumières. Notre
expérience ne nous est pas transparente mais toujours sujette à
interprétation — la cognition de l’expérience est donc en soi un
processus interprétatif. « Quelle que soit la contradiction qui
surgit, l’expérience interdit d’arbitrer dans l’unité de la
conscience. Une contradiction comme par exemple celle entre la
détermination que l’individu reconnaît comme sienne et celle
que la société lui impose lorsqu’il veut gagner sa vie, son “rôle”
— une telle contradiction ne peut être ramenée à aucune unité
sans manipulation, sans l’intervention de piètres concepts
génériques qui font disparaître les différences essentielles »14.
Ce n’est ni à travers l’objectivisme avec ses effets
totalisants et de mise à distance, ni à travers la connaissance
vivifiée par le lien à la subjectivité et à l’identité, que nous
parviendrons à vivre en paix avec l’altérité. Au contraire, le sujet

14. Ibid., p. 124.


12 Vivre avec la dialectique négative

doit suffisamment percevoir sa propre puissance pour céder


à/devant l’objet sans crainte de s’annihiler. C’est à travers un
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processus complexe de reconnaissance, compte tenu de la nature


constitutive de l’objet, que nous pouvons parvenir à la
connaissance de nous-mêmes et des autres. C’est un processus
de compréhension sans fin, itératif et réflexif, qui est réceptif à
l’expérience de l’altérité, y compris de l’altérité en nous-mêmes.
Adorno limite la conception du sujet en théorisant la
primauté de l’objet. Il met le sujet et l’objet dans un rapport
asymétrique et non hiérarchisé qui rend justice à la nature
constitutive de l’objet sans supprimer le sujet. Ce rapport est
asymétrique parce que le sujet est réifié dans la pensée, d’une
manière radicalement différente de celle par laquelle le sujet
connaît l’objet. Le sujet ne peut pas être sans l’objet, sans
objectivation, alors que l’objet peut être sans le sujet ou
l’élément subjectif — mais alors il n’est pas connu.
S’il affirme que le sujet est un élément du monde et s’il
soutient la thèse de la primauté de l’objet, comment se fait-il que
la relation ne soit pas hiérarchique ? « Primauté de l’objet
signifie plutôt que le sujet, dans un sens qualitativement
différent, plus radical — où l’objet serait objet en tant qu’objet,
parce qu’il ne peut pas être perçu autrement par la conscience —
que le sujet est aussi sujet. »15 Le sujet doit voir, dans son statut
d’objet, un pouvoir et non de la faiblesse. Il doit voir qu’une
relation de domination à l’égard de l’objet ne lui est pas
nécessaire pour se déployer dans le monde. Pour Adorno, c’est
la relation cognitive à son expérience en tant qu’objet qui donne
cette possibilité au sujet. « Le contenu objectif de l’expérience
individuelle ne s’établit pas à l’aide de la méthode de
généralisation comparative, mais en dissolvant ce qui empêche
cette expérience — elle-même inhibée — de s’abandonner à
l’objet sans réserve, avec cette liberté, comme dit Hegel, que
déploya le sujet de la connaissance jusqu’à ce qu’il se fonde
véritablement dans l’objet auquel il est apparenté en vertu de son
statut d’objet. »16
Telle est la version d’Adorno de ce que d’autres ont
appelé l’unité dans la diversité ou encore le problème du

15. Extrait de « Epilégomènes dialectiques : sujet et objet », in T. W. Adorno,


Modèles critiques, Payot, coll. Critique de la politique, Paris, 1984, p. 266.
16. Ibid., p. 270.
Renee Heberle 13

maintien de l’autonomie à l’intérieur d’une communauté de


solidarité. Mais la façon dont il l’entend est plus complexe que
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ce qu’implique l’une ou l’autre de ces expressions familières.


Pour Adorno, en faisant l’expérience de l’autre il faut s’abolir
dans l’autre sans perdre le sentiment de soi-même. C’est
seulement alors que l’on peut connaître l’autre de façon à
résister à la relation de domination qui découle des formes de
savoir positivistes ou idéalistes qui exigent que le sujet
connaissant se modèle sur l’objet de la connaissance — ou
l’autre — et affirment un savoir total. Mais pour Adorno, dans sa
contingence, ce sujet connaissant est plus puissant, et pas
davantage résigné. En outre, ce sujet doit reconnaître que lui
aussi est un objet de connaissance pour l’autre. Nous devrions
toujours savoir que nous pouvons être vus et transformés dans
nos relations aux autres. « L’acte par lequel le sujet déchire le
voile dont il enveloppe l’objet se rapproche de sa connaissance.
Le sujet n’est capable de cet acte que lorsqu’il s’abandonne
passivement et sans crainte à sa propre expérience. Là où la
raison subjective perçoit une contingence subjective, pointe le
primat de l’objet ; ce qui dans cet objet n’est pas ajout de
subjectivité. Le sujet est l’agent, non pas le constituant de
l’objet ; voilà qui joue également son rôle dans la relation entre
théorie et pratique. »17
Pour Adorno, la question cruciale n’est pas de savoir qui,
ou quelle identité sociale, peut connaître la vérité, mais comment
des vérités qui existent toujours déjà pour nous dans le monde
social, peuvent être décryptées au moyen de constellations, et
comment on peut transformer cette interprétation et lui donner
des significations sociales nouvelles. « Le caractère de privilège
que la rancune lui impute, elle le perd dès qu’elle cesse
d’invoquer les expériences auxquelles elle est redevable et
s’engage dans des configurations et des structures fondatrices
qui la conduisent jusqu’à l’évidence ou la convainquent de ses
carences. »18
Adorno affirme nettement que des vérités existent dans le
monde et l’affectent matériellement mais ne peuvent pas le
représenter totalement. « Néanmoins, la surenchère sur le sujet
dont une expérience métaphysique subjective ne voudrait pas se

17. Ibid.
18. Dialectique Négative, p. 40.
14 Vivre avec la dialectique négative

laisser détourner, et le moment de vérité qui réside dans le


chosifié (dinghaft), sont des extrêmes qui se touchent dans l’Idée
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de la vérité. Car celle-ci n’existerait pas davantage sans le sujet


qui s’arrache à l’apparence, que sans ce qui n’est pas sujet et en
quoi la vérité a son prototype. » 19 Les vérités, tout comme la
relation cognitive entre le sujet et l’objet, sont perméables et en
mouvement.
Benjamin apprend à Adorno à voir l’importance des
aspects idiosyncrasiques et inattendus de l’objet dans le
processus interprétatif. L’élément de la surprise, comme si on se
surprenait soi-même dans la rencontre de l’objet, est central dans
la méthode benjaminienne de connaissance dans les conditions
de la modernité. Benjamin juxtapose à ce qu’il appelle des
images dialectiques, les perspectives qu’il construit de beaucoup
de figures différentes, représentatives et historiques, tels le
flâneur (rendu célèbre par Baudelaire), la prostituée et le
balayeur. « Les images de Benjamin fonctionnaient comme des
interrupteurs qui arrêtent le flux des phénomènes et mettent la
pensée en mouvement, ou alternativement, secouent l’inertie
puis les remet en mouvement, en les dépouillant de leur
familiarité qui leur était une seconde nature. »20 Mais il faut se
rappeler que pour Benjamin, les expériences suscitées de cette
façon se consument quand on les dit. Elles ne pouvaient pas
vivre dans le présent, mais seulement comme passé. Elles
identifient l’expérience racontée dans le processus narratif qui
les constitue.
Adorno comprend les concepts comme des images
historiques, produites par des êtres humains, qui peuvent être
placées en relation avec un objet afin de le mettre en valeur et de
montrer sa position contradictoire dans un monde caractérisé par
la réification, le principe d’échange et la pensée identitaire.
« […] ce grand et peut-être perpétuel paradoxe subsiste : à savoir
que la philosophie doit encore et encore, et avec l’exigence de la
vérité, procéder dans l’interprétation sans jamais pouvoir
posséder une clé certaine pour l’interprétation ; que ne lui sont
pas données plus que des indications fugitives, évanescentes

19. Ibid., p. 293.


20. Susan Buck-Morss, The Origin of Negative Dialectics : Theodor
W. Adorno, Walter Benjamin, and the Frankfurt Institute, New York, Free
Press, 1977.
Renee Heberle 15

dans les figures énigmatiques de l’étant et leurs entrelacs


étranges. » 21 En tant que sujets connaissants nous devons vivre
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dans des espaces emplis de tension dans les marges de notre être
particulier afin de vivre librement avec les autres. Une critique
persistante des limites de la cognition personnelle peut permettre
de maintenir le caractère temporaire de l’objectivation tout en
conservant la distance qui tient en échec les exigences
étouffantes de l’identité. Cela peut nous aider à éviter la
réification de la différence comme simple revers de l’identité, ou
comme espace générique entre des identités autonomes.
Pour Adorno la résistance aux forces intégratives du
monde exige une distance entre soi et l’objet, ou l’autre. Non pas
la distance de l’objectivité désintéressée, qui implique qu’en tant
que sujets nous puissions supprimer le moment de la médiation
de notre relation aux autres, mais une distance encouragée par la
méthode de connaissance en constellations qui illuminent en
permanence ces facettes de l’objet, ou de l’autre, et que les
moyens traditionnels de connaissance délaissent comme un
fardeau ou considèrent comme insignifiants au regard des
conclusions que le sujet connaissant doit atteindre.
La pensée d’Adorno fonctionne plus comme un code que
comme un diagnostic : « Qui interprète en cherchant derrière le
monde phénoménal un monde en soi qui en serait le fondement
et le porterait, se conduit comme quelqu’un qui dans l’énigme
voudrait chercher l’image d’un être qui se tient derrière elle, une
image qui reflète l’énigme par laquelle elle se fait porter : alors
que la fonction de la solution de l’énigme est d’éclairer d’un trait
et de lever (aufheben) la figure de l’énigme, non pas de rester
obstinément derrière l’énigme et de lui ressembler »22.

Qu’y a-t-il dans la théorie d’Adorno qui selon moi


contribue à la politique féministe ? La pertinence du travail
d’Adorno et d’une grande part de la théorie critique pour le
féminisme a été reconnue en ce qui concerne la relation entre
l’oppression des femmes et la domination de la nature. Les

21. T. W. Adorno, L’actualité de la philosophie, texte de 1931, publié en


français dans Tumultes, n°17-18 (L’Ecole de Francfort : la Théorie Critique
entre philosophie et sociologie), p. 162.
22. Ibid., p. 163.
16 Vivre avec la dialectique négative

féministes ont montré de bien des manières comment la


répression de la « femme » et du « féminin » représente le déni
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de la nature et la catastrophe du progrès historique. La pensée


occidentale moderne voit perpétuellement la femme comme
représentant ce qui est nécessairement privé, naturel et pré-
rationnel. La tradition hégéliano-marxiste ne s’est pas montrée
moins dépourvue de préjugés dans ses conceptions de la vie
publique et de la vie privée et de leur contribution à l’histoire.
Les femmes ne deviennent des acteurs historiques que si et
quand elles pénètrent la sphère de la production publique ; il n’y
a rien de spécifique aux existences sexuées qui ait un rapport
avec le changement historique. La théorie critique post-marxiste
prête attention aux crises de la subjectivité moderne et conteste
la prétention du concept de raison à être un outil libérateur de
conquête sur la nécessité par un sujet unifié et auto-connaissant.
Avec ses apports théoriques, elle contribue à remettre en
question la notion de sujet unifié et elle examine le
développement et l’identité égocentrique de l’individu, comme
étant toujours interrompu par ce qui est inaccessible à la raison
instrumentale. Plutôt que d’accepter la souffrance de la nature
comme un effet résiduel du progrès historique, comme le font
beaucoup de théories de l’histoire hégéliano-marxistes, Adorno
soutient que la persistance de la dialectique, la domination de la
nature dans l’histoire, défient la clôture dans l’identité. J’essaie
d’avancer ces perspectives importantes par le biais d’une
enquête sur la façon dont Adorno pourrait être pertinent pour des
questions urgentes soulevées dans la théorie et la politique
féministes contemporaines sur l’identité de sexe et la souffrance.
L’œuvre d’Adorno ne s’est pas développée de façon linéaire ; il
est difficile de soutenir qu’aucun de ces concepts, pas même
celui d’expérience, n’est utilisé de façon univoque dans ses
ouvrages. Cependant sa théorie critique de la totalité dans la
modernité comme régulée par la Raison et la logique de
l’identité, a une pertinence pour le désir féministe de politiser la
sexualité dans un monde apparemment fragmenté et contingent,
et pourtant globalement innervé par des relations de domination
et de pouvoir. Pour Adorno, selon moi, la totalité n’est pas finie.
Ce n’est pas un appareil autonome opérant hors de portée des
individus. Elle demeure dans un état d’antagonisme avec ses
propres conditions d’existence. Elle n’est pas identique à ses
objets. C’est pourquoi, alors que comme sujets nous ne pouvons
pas nous placer par un acte de volonté hors des termes de sa
Renee Heberle 17

logique, nous pouvons potentiellement les subvertir lorsque ses


limites sont identifiées comme telles à travers l’interprétation de
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l’expérience. Il y a toujours un dehors constitutif à tout système.


Le projet de la critique est de porter témoignage de ses limites,
de les rendre visibles et ainsi de dénaturaliser le caractère donné
ou le statut de sens commun des relations de domination entre
sujet/objet, homme/nature et soi/autre. C’est ici que l’expérience
et le caractère éclaté de la pensée d’Adorno fait obstacle à une
analyse réductionniste causale ou structurale dans
l’interprétation de la signification de l’expérience.
La pensée féministe n’a émergé et ne s’est développée
qu’en prenant en compte les différences internes entre les
femmes et en se questionnant elle-même de façon continue et
souvent conflictuelle. La théorie féministe reste critique parce
qu’elle est contextuelle et fondée d’une manière situationnelle.
On peut développer cet impératif dans une direction qui ne
conduit pas aux apories de la pensée de l’identité en se tournant
encore une fois vers la dialectique négative et la théorie de
l’expérience d’Adorno. Celui-ci soutient qu’une distance
respectueuse, mais pas une séparation, doit être maintenue entre
la vérité et la politique. Dans le domaine public de la politique la
souffrance ne s’exprime pas facilement et ne révèle pas la vérité.
Prêter une voix à l’expérience de la souffrance est une condition
de vérité et un impératif si l’on souhaite habiter un monde libéré
de la souffrance. Néanmoins, cette expérience est en soi soumise
à l’interprétation et prendra forme au-delà de l’intention, de la
volonté ou du contrôle de qui la dit, à mesure que celui-ci va de
l’avant ainsi que le monde. Il n’y a pas lieu à ce propos d’être
consterné ou résigné, il faut en revanche voir se multiplier les
possibilités de résistance qui n’apparaissent que lorsqu’on a l’œil
sur l’horizon de la liberté.

Traduit de l’américain par Sonia Dayan-Herzbrun et Valérie Löwit


LA THÉORIE SOUS-JACENTE À LA CONSTRUCTION DE L'ÉCHELLE
D'ÉVALUATION DES POTENTIALITÉS FASCISTES (ÉCHELLE F)

T. W. Adorno

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 99 à 122

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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La théorie sous-jacente à la construction


de l’échelle d’évaluation des potentialités
fascistes (échelle F)*

T. W. Adorno

Dans le premier tableau sont énumérés dans l’ordre les 38


items de l’échelle F tels qu’ils se succèdent dans le questionnaire
n°78. Si le lecteur considère que la plus grande partie de ce qui a
déjà été exposé dans ce volume était soit connu soit conçu avant
la construction de l’échelle F, il apparaîtra clairement qu’en
élaborant cette échelle nous n’avons pas procédé d’une manière
strictement empirique. Nous n’avons pas envisagé de débuter
avec des centaines d’items choisis plus ou moins au hasard, en
procédant ensuite par essais et erreurs pour voir lesquels
pouvaient être associés aux échelles de mesure de
l’antisémitisme et de l’ethnocentrisme. Il y avait une hypothèse,
parfois plusieurs hypothèses à la base de chacun des items, pour
définir quelle pouvait être la nature de ses connexions avec le
préjugé.
La majorité de ces hypothèses prennent leur source dans
les recherches déjà menées pour notre étude. Mais elles
découlent aussi de recherches conduites précédemment par les
auteurs dans des domaines voisins. Parmi celles-ci les
* Ce texte est extrait du chapitre VII de The Authoritarian Personality sur la
mesure des courants antidémocratiques implicites. Même si Adorno en est
largement l’inspirateur, il est signé de R. Nevitt Sanford, T. W. Adorno, Else
Frenkel-Brunswik et Daniel J. Levinson.
2 L’échelle F

principales sont les différentes études réalisées à l’Université de


Californie sur la personnalité dans ses rapports à l’idéologie et à
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la morale de la guerre (items 19, 20, 102, 107, 108, 109), ainsi
que les recherches de l’Institut pour la Recherche Sociale sur
l’analyse de contenu des discours des agitateurs antisémites et
sur l’antisémitisme parmi les ouvriers (2, 3, 56, 57, 57A, 57B).
Enfin il y avait l’ensemble de la littérature sur l’antisémitisme et
le fascisme, avec des études empiriques et théoriques.
On reconnaîtra donc que l’interprétation du matériel
recueilli dans notre étude repose sur une orientation théorique
présente dès le début. C’est cette même orientation qui a joué un
rôle crucial dans la préparation de l’échelle F. Une fois qu’une
hypothèse avait été formulée concernant la manière dont une
tendance profonde de la personnalité pouvait s’exprimer dans
une opinion ou une attitude qui était reliée de façon dynamique
mais pas logique à des préjugés contre ceux qui n’étaient pas
inclus dans le groupe d’appartenance (les outgroups), il n’y avait
généralement pas à chercher bien loin la formulation
préliminaire d’un item : on avait à sa disposition une phrase
extraite d’un quotidien, une expression employée dans une
interview, un fragment de conversation ordinaire. (Cependant,
comme on le verra, la formulation définitive de chaque item a
été l’aboutissement d’une procédure technique menée avec
grand soin.)
Pour ce qui est des types de tendances centrales de la
personnalité dont on pouvait attendre qu’elles seraient les plus
significatives, nous avons surtout été guidés, comme nous
venons de le dire, par les recherches précédentes ; il s’agissait
des tendances qui, en tant que constructions hypothétiques,
semblaient le mieux à même d’expliquer la logique des réponses
aux questionnaires antérieurs, et qui émergeaient de l’analyse du
matériel clinique : elles permettaient de rendre compte de façon
vraisemblable de la cohérence des cas individuels. Beaucoup de
ces tendances ont déjà été mentionnées, généralement quand il
était nécessaire de le faire pour donner sens aux résultats
obtenus. Par exemple, une fois découvert le fait que l’individu
antisémite justifie son hostilité à l’égard des juifs sous prétexte
qu’ils violeraient les valeurs morales conventionnelles, une

(suite page 104)


T. W. Adorno 3

Tableau I
L’échelle F : questionnaire 78
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2. Malgré les sarcasmes de beaucoup de gens, on peut montrer que


l’astrologie peut expliquer un tas de choses.
3. L’Amérique s’éloigne tellement du véritable mode de vie américain
qu’il se peut que l’usage de la force soit nécessaire pour le restaurer.
6. Il est simplement juste et naturel que dans certains domaines les
femmes aient moins de libertés que les hommes.
9. Il y a beaucoup trop de gens aujourd’hui qui ne vivent pas comme le
veut la nature et se la coulent douce ; nous devrions retourner aux
principes, à un mode de vie bien plus actif et vigoureux.
10. Le fait que le Japon ait subi un tremblement de terre le jour de
Pearl Harbor, le 7 décembre 1944, est bien plus qu’une remarquable
coïncidence.
12. L’église moderne, avec toutes ses règles et ses hypocrisies, ne fait
pas appel à ce que la personne a de profondément religieux en elle ;
elle fait appel surtout à l’infantile, à l’insécure, et au non critique.
14. Une fois que nous en aurons fini avec les Allemands et les
Japonais, nous devrions nous concentrer sur d’autres ennemis de la
race humaine, comme les rats, les serpents et les microbes.
17. La familiarité est source de mépris.
19. On devrait éviter de faire en public des choses que les autres jugent
mauvaises, même si l’on sait qu’en fait ces choses sont très bien.
20. Une des valeurs principales de l’éducation progressiste est de
donner à l’enfant une grande liberté d’exprimer ces impulsions et ces
désirs si souvent désapprouvés dans le milieu de la classe moyenne
conformiste.
23. Celui qui ne ressent pas à l’égard de ses parents un amour
indéfectible, de la gratitude et du respect, est vraiment méprisable.
24. Aujourd’hui tout est instable ; nous devons nous préparer à une
période de changement constant, de conflit et de bouleversement.
28. Les romans et les histoires qui nous parlent de ce que les gens
pensent et ressentent sont plus intéressants que ceux qui contiennent
surtout de l’action, des idylles, et de l’aventure.
4 L’échelle F

30. Les récits des atrocités commises en Europe ont été largement
exagérés pour des raisons de propagande.
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31. L’homosexualité est une forme particulièrement répugnante de


délinquance et elle devrait être sévèrement punie.
32. Que ce soit pour apprendre ou pour effectuer un travail, il est
essentiel que nos enseignants ou nos patrons nous indiquent dans le
détail ce qu’il faut faire et comment le faire exactement.
35. Il y a des activités qui sont non-américaines de façon tellement
flagrante que si les responsables officiels ne prennent pas les mesures
appropriées, c’est aux citoyens conscients de faire eux-mêmes régner la
loi.
38. Dans les collèges, on insiste trop sur les sujets intellectuels et
théoriques, et pas assez sur les matières pratiques ni même sur les
qualités ordinaires de la vie.
39. Chacun devrait avoir une foi profonde dans une force supérieure et
surnaturelle, à laquelle il se soumettrait totalement et dont il ne
discuterait pas les décisions.
42. Quelle que soit la manière dont ils agissent en surface, les hommes
ne s’intéressent aux femmes que pour une seule raison.
43. Les sciences comme la chimie, la physique et la médecine, ont
conduit les hommes très loin, mais il y a beaucoup de choses
importantes que l’esprit humain ne pourra jamais comprendre.
46. Les orgies sexuelles des Grecs et des Romains de l’Antiquité sont
des jeux d’enfants comparées à ce qui se passe dans ce pays
aujourd’hui, et même dans des cercles où l’on s’y attendrait le moins.
47. Une insulte à notre honneur ne devrait jamais rester impunie.
50. L’obéissance et le respect envers l’autorité sont les vertus les plus
importantes à enseigner aux enfants.
53. Il y a des choses trop intimes et trop personnelles dont on ne peut
parler même à son ami le plus proche.
55. Bien que les loisirs soient quelque chose d’agréable, c’est le travail
bien dur qui donne à la vie son prix et son intérêt.
56. Après la guerre nous pouvons nous attendre à une vague de
criminalité ; le contrôle des gangsters et des bandits va devenir un
problème social majeur.
T. W. Adorno 5

58. Ce qui importe n’est pas tant ce qu’un homme fait, du moment
qu’il le fait bien.
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59. La nature humaine étant ce qu’elle est, il y aura toujours des


guerres et des conflits.
60. Parmi les éléments ou les caractères suivants quels sont ceux qu’il
est le plus important de posséder ? Marquez d’une croix les trois plus
importants :
artiste et sensuel
populaire, bonne personnalité
énergie, détermination, volonté
bon goût et bonnes manières
ouverture de vue et perspectives humanitaires
sensibilité et compréhension
efficacité, sens du pratique et de l’épargne
intellectuel et sérieux
expressivité émotionnelle, chaleur, intimité
gentillesse et charité
65. Il est tout à fait possible que cette série de guerres et de conflits
prenne fin une fois pour toutes avec un tremblement de terre, un
déluge, ou une autre catastrophe qui détruirait le monde.
66. Les livres et le cinéma ne devraient pas tant s’occuper des dessous
sordides de la vie ; ils devraient se centrer sur des thèmes distrayants
ou qui élèvent l’esprit.
67. A bien y regarder, c’est le fait de la nature humaine qu’on ne fasse
jamais rien sans voir son propre intérêt.
70. Nos vies sont gouvernées par des complots ourdis en secret par les
politiciens, et cela à un degré bien plus élevé que beaucoup de gens
n’en ont idée.
73. De nos jours, il y a tant d’espèces différentes de gens qui circulent
et se mêlent librement les uns aux autres, qu’il faut être
particulièrement vigilant à se protéger de l’infection et de la maladie.
74. Ce dont ce pays a besoin, c’est de moins de lois et
d’administrations, et de plus de leaders infatigables et dévoués, en qui
les gens pourraient avoir confiance.
75. Les crimes sexuels comme le viol et les agressions contre les
enfants méritent plus que l’emprisonnement ; il faudrait fouetter
publiquement ces criminels.
6 L’échelle F

77. Une personne saine, normale et convenable ne devrait jamais


songer à blesser un ami proche ou un parent.
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______________
(suite de la page 100)

interprétation était que cet individu adhérait de façon


particulièrement forte et rigide aux valeurs conventionnelles, et
que cette disposition générale de sa personnalité lui fournissait
une base pour motiver son antisémitisme ; mais en même temps
elle s’exprimait aussi par d’autres voies, à savoir, par une
propension générale à regarder de haut et à punir ceux qui
étaient supposés violer les valeurs conventionnelles. Cette
interprétation était renforcée par les résultats des échelles E et
PEC1 qui montraient que les items exprimant le conformisme
étaient associés aux formes les plus manifestes de préjugés. Par
conséquent l’adhésion aux valeurs conventionnelles a été
envisagée comme une variable au sein de la personne — qui
pouvait être approchée au moyen des items de l’échelle F et dont
on pouvait montrer qu’elle était en relation fonctionnelle avec
diverses manifestations des préjugés. De la même façon une
étude des résultats de l’échelle E (ethnocentrisme) suggérait
fortement qu’à la base de beaucoup des réponses manifestant des
préjugés, on trouvait une disposition générale à glorifier sans le
moindre recul critique les figures de l’autoritarisme à l’intérieur
du groupe d’appartenance, et à leur manifester de la servilité,
tout en adoptant une attitude punitive à l’égard des figures des
hors-groupe au nom d’une autorité morale quelconque. On
voyait ainsi que l’autoritarisme avait l’ampleur d’une variable
digne de devenir en elle-même un objet d’investigation.
C’est de la même façon qu’ont été déduites et définies un
certain nombre de variables qui, prises dans leur ensemble,
constituent le contenu de base de l’échelle F. Chacune a été
considérée comme une tendance plus ou moins centrale de la
personne remontant à la surface dans l’ethnocentrisme aussi bien
que dans diverses opinions et attitudes qui lui sont
psychologiquement liées, et cela selon des processus
dynamiques. La liste de ces variables ainsi qu’une définition de
chacune d’elles figurent ci-dessous.

1. Echelle E : ethnocentrisme, et PEC : idéologie politico-économique (NdT).


T. W. Adorno 7

1 .   C o n f o r m i s m e . Adhésion rigide aux valeurs


conventionnelles de la classe moyenne.
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2. Soumission autoritariste. Attitude de soumission non-


critique aux autorités morales idéalisées du groupe
d’appartenance.
3. Agressivité autoritariste. Tendance à être sur le qui-
vive, et à condamner, rejeter, et punir les gens qui violent les
valeurs conventionnelles.
4. Anti-intraception. Opposition à ce qui relève de la
subjectivité, de l’imaginaire, de la tendresse.
5. Superstition et Stéréotypie. Croyance aux
déterminants mystiques du destin individuel ; disposition à
penser dans des catégories rigides.
6. Puissance et « Rigidité ». Préoccupation de la
dimension domination-soumission, fort-faible, leader-suiveur ;
identification aux figures du pouvoir ; accentuation des attributs
conventionnels de l’ego ; affirmation exagérée de la force et de
la dureté.
7. Destructivité et Cynisme. Hostilité générale,
avilissement de l’humain.
8. Projectivité. Disposition à croire qu’il y a dans le
monde des choses dangereuses et sauvages ; il s’agit de la
projection vers l’extérieur d’impulsions émotionnelles
inconscientes.
9. Sexe. Souci exagéré des comportements sexuels.

On a considéré que ces variables se combinaient pour


former un seul syndrome, une structure plus ou moins stable de
la personne la rendant réceptive à la propagande
antidémocratique. C’est pourquoi on peut dire que l’échelle F
tente de mesurer la potentialité antidémocratique de la
personnalité. Cela n’implique pas que tous les traits de ce
modèle de personnalité figurent dans l’échelle, mais seulement
que l’échelle couvre un bon échantillon des modes d’expression
caractéristiques de ce modèle. Certes, au fur et à mesure des
progrès de l’étude, on a vu émerger de nombreux traits
supplémentaires du modèle aussi bien que des variantes du
8 L’échelle F

modèle global — et on a regretté de ne pas avoir construit une


seconde échelle F pour poursuivre plus avant ces investigations.
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Il faut insister sur le fait qu’on ne peut parler ici de personnalité


que dans la mesure où, mieux que par des associations externes,
on peut expliquer les items de l’échelle en s’appuyant sur une
structure interne.
On peut discuter plus en détail les variables de l’échelle,
en se fondant sur leur organisation et sur la nature de leurs
relations avec l’ethnocentrisme. Quand une des variables est
introduite, sont présentés les items de l’échelle dont on considère
qu’ils l’expriment. On notera dans l’énumération des variables
que le même item apparaît parfois sous plus d’un chapeau. Cela
découle de notre approche de la construction de l’échelle. Pour
pouvoir couvrir un vaste champ de manière efficace il a été
nécessaire de formuler des items d’une richesse maximale, c’est-
à-dire pertinents pour la plus grande partie possible de la théorie
sous-jacente, ce qui fait qu’un seul item a parfois été utilisé pour
représenter deux idées différentes, quelquefois plus. On notera
aussi que différentes variables sont représentées par des nombres
différents d’items. Cela parce que l’échelle a été conçue en
prêtant d’abord attention à l’ensemble du modèle dans lequel
s’inséraient les variables, certaines ayant un rôle plus important
que les autres.

1. Conformisme
12. L’église moderne, avec toutes ses règles et ses
hypocrisies, ne fait pas appel à ce que la personne a de
profondément religieux en elle ; elle fait appel surtout à
l’infantile, à l’insécure, et au non critique.
19. On devrait éviter de faire en public des choses que les
autres jugent mauvaises, même si l’on sait qu’en fait ces choses
sont très bien.
38. Dans les collèges, on insiste trop sur les sujets
intellectuels et théoriques, et pas assez sur les matières pratiques
ni même sur les qualités ordinaires de la vie.
55. Bien que les loisirs soient quelque chose d’agréable,
c’est le travail bien dur qui donne à la vie son prix et son intérêt.
T. W. Adorno 9

58. Ce qui importe n’est pas tant ce qu’un homme fait, du


moment qu’il le fait bien.
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60. Parmi les éléments ou les caractères suivants quels


sont ceux qu’il est le plus important de posséder ? Marquez
d’une croix les trois plus importants :
artiste et sensuel
populaire, bonne personnalité
énergie, détermination, volonté
bon goût et bonnes manières
ouverture de vue et perspectives humanitaires
sensibilité et compréhension
efficacité, sens du pratique et de l’épargne
intellectuel et sérieux
expressivité émotionnelle, chaleur, intimité
gentillesse et charité

On connaît bien l’hypothèse selon laquelle la


prédisposition au fascisme est de façon très caractéristique un
phénomène propre à la classe moyenne, que cela fait partie « de
la culture », et donc que ceux qui se conforment le plus à cette
culture seront ceux qui sont le plus porteurs de préjugés. Les
items qui se réfèrent aux valeurs conventionnelles ont été inclus
de façon à rassembler des données reposant sur cette hypothèse.
Cependant un bon nombre des premiers résultats de notre étude
ont montré que la chose n’était pas si simple. La corrélation
entre valeurs conventionnelles et préjugés a semblé positive,
mais elle n’est pas très forte ; alors que les personnes non
conformistes avaient tendance à être dépourvues de préjugés, il
était clair que des gens conformistes avaient des préjugés quand
d’autres n’en avaient pas. Ce qui semblait faire la différence à
l’intérieur du groupe conformiste c’était l’origine profonde du
conformisme, ou plutôt le type plus vaste de la structure de la
personnalité, à l’intérieur duquel le conformisme jouait un rôle
fonctionnel. Si l’adhésion aux valeurs conventionnelles était
l’expression d’une conscience individuelle pleinement établie,
nous ne devrions nous attendre à aucune corrélation nécessaire
entre ces valeurs et le potentiel antidémocratique. Les mêmes
normes qui font que l’individu est facilement choqué par ce qu’il
juge relever du comportement moralement relâché des membres
d’un groupe minoritaire non assimilé ou des gens de « classe
10 L’échelle F

inférieure », le conduiront à résister à la violence et à la


délinquance qui caractérisent les stades avancés du fascisme. Si,
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inversement, l’adhésion aux valeurs conventionnelles est


déterminée par la pression sociale extérieure subie à ce moment-
là, si elle est basée sur l’adhésion individuelle aux normes des
pouvoirs collectifs auxquels, en même temps, il s’identifie, nous
devons alors nous attendre à trouver une association étroite avec
la réceptivité antidémocratique. C’est cette dernière disposition
que nous appelons conformisme en la distinguant de la pure et
simple acceptation des valeurs conventionnelles. L’individu
conformiste suit avec bonne conscience les diktats de l’agent
externe où qu’ils puissent le conduire, et de plus, il serait capable
de changer complètement de systèmes de normes, en se
convertissant par exemple du communisme officiel au
catholicisme.
L’échelle d’items dont la rubrique Conformisme dresse la
liste, permet à l’individu de révéler si son adhésion aux valeurs
conventionnelles a ce caractère rigide et absolutiste qui vient
d’être décrit. C’est, par exemple, ce que semblerait indiquer la
note de +3 pour l’item « L’obéissance et le respect envers
l’autorité sont les vertus les plus importantes à enseigner aux
enfants ». Néanmoins, toute décision valable sur ce point dépend
des réponses de l’individu aux items des autres catégories. Par
exemple, le conformisme extrême qui s’accompagne d’une forte
inclination à punir ceux qui violent les valeurs conventionnelles,
est quelque chose de différent des valeurs conventionnelles
associées à une philosophie du vivre et laisser vivre. En d’autres
termes, pour connaître la signification d’un score élevé à cette
variable comme à toute autre variable, il faut tenir compte du
contexte plus large à l’intérieur duquel elle figure.

2. Soumission autoritariste
20. Une des valeurs principales de l’éducation progressiste est de
donner à l’enfant une grande liberté d’exprimer ces impulsions
et ces désirs si souvent désapprouvés dans le milieu de la classe
moyenne conformiste.
23. Celui qui ne ressent pas à l’égard de ses parents un amour
indéfectible, de la gratitude et du respect, est vraiment
méprisable.
T. W. Adorno 11

32. Que ce soit pour apprendre ou pour effectuer un travail, il est


essentiel que nos enseignants ou nos patrons nous indiquent dans
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le détail ce qu’il faut faire et comment le faire exactement.


39. Chacun devrait avoir une foi profonde dans une force
supérieure et surnaturelle, à laquelle il se soumettrait totalement
et dont il ne discuterait pas les décisions.
43. Les sciences comme la chimie, la physique et la médecine,
ont conduit les hommes très loin, mais il y a beaucoup de choses
importantes que l’esprit humain ne pourra jamais comprendre.
50 L’obéissance et le respect envers l’autorité sont les vertus les
plus importantes à enseigner aux enfants.
74. Ce dont ce pays a besoin, c’est de moins de lois et
d’administrations, et de plus de leaders infatigables et dévoués,
en qui les gens pourraient avoir confiance.
77. Une personne saine, normale et convenable ne devrait jamais
songer à blesser un ami proche ou un parent.

La soumission à l’autorité, le désir d’un leader fort,


l’asservissement de l’individu à l’Etat, etc., ont été si
fréquemment, et nous semble-t-il, si justement mis en avant en
tant qu’aspects importants de la croyance nazie, qu’une
recherche sur les corrélats du préjugé a nécessairement eu à
prendre en compte ces attitudes 2. On a de fait si régulièrement
associé ces attitudes à l’antisémitisme qu’il a été
particulièrement difficile de formuler des items exprimant la
tendance sous-jacente et cependant suffisamment libre de
relation logique ou directe au préjugé, et nous ne pouvons nous
vanter d’y être entièrement parvenus. On a évité en très grande
partie les références directes à la dictature et aux figures
politiques, et l’on a surtout mis l’accent sur l’obéissance, le
respect, la rébellion, et en général sur les relations à l’autorité.
La soumission autoritariste a été conçue comme une attitude très
générale pouvant être évoquée en relation avec une variété de
figures de l’autorité — parents, personnes âgées, leaders,
pouvoir surnaturel, etc.

2. Parmi les auteurs dont la pensée sur l’autoritarisme a influencé la nôtre il


faut mentionner E. Fromm, E. H. Erikson, A. Maslow, M. B. Chisholm et
W. Reich.
12 L’échelle F

On s’est efforcé de formuler les items de façon telle que


l’accord avec eux n’est pas l’indicateur d’un simple respect
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réaliste, équilibré à l’égard d’une autorité bien fondée, mais celui


d’un besoin émotionnel exagéré et total de soumission. C’est ce
que devait indiquer, semble-t-il, l’accord aux propositions telles
que l’obéissance et le respect pour l’autorité sont les vertus les
plus importantes à enseigner aux enfants, une personne doit
obéir sans se poser de question aux décisions d’un pouvoir
surnaturel, etc. On a considéré qu’ici, comme dans le cas du
conformisme, l’asservissement aux agents externes était
probablement dû à un défaut de développement de l’autorité
interne, c’est-à-dire de la conscience. Une autre hypothèse a été
que la soumission autoritariste était communément une façon de
gérer des sentiments ambivalents à l’égard des figures
autoritaires : des pulsions sous-jacentes hostiles et rebelles
tenues en échec par la crainte, conduisent le sujet à en faire trop
en matière de respect, d’obéissance, de gratitude, et d’autres
conduites du même ordre.
Il semble clair que la soumission autoritariste en elle-
même contribue largement au potentiel antidémocratique en
rendant l’individu particulièrement réceptif à la manipulation par
les pouvoirs externes les plus forts. La connexion immédiate de
cette attitude avec l’ethnocentrisme a été suggérée dans les
chapitres précédents : l’hostilité vis-à-vis des détenteurs de
l’autorité du groupe d’appartenance, originellement les parents, a
dû être réprimée ; les « mauvais » aspects de ces figures — le
fait qu’elles sont injustes, égoïstes, dominatrices — sont perçus
comme existant dans les groupes extérieurs, qui sont accusés de
dictature, de ploutocratie, de désir de contrôler, ainsi de suite. Et
ce déplacement des images négatives n’est pas la seule façon de
faire avec l’hostilité réprimée ; il semble souvent trouver une
expression dans l’agressivité autoritariste.

3. Agressivité autoritariste
6. Il est simplement juste et naturel que dans certains
domaines les femmes aient moins de libertés que les hommes.
23. Celui qui ne ressent pas à l’égard de ses parents un
amour indéfectible, de la gratitude et du respect, est vraiment
méprisable.
T. W. Adorno 13

31. L’homosexualité est une forme particulièrement


répugnante de délinquance et elle devrait être sévèrement punie.
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47. Une insulte à notre honneur ne devrait jamais rester


impunie.
75. Les crimes sexuels comme le viol et les agressions
contre les enfants méritent plus que l’emprisonnement ; il
faudrait fouetter publiquement ces criminels.

L’individu qui a été forcé de renoncer aux plaisirs


fondamentaux et à vivre soumis à un système de contraintes
rigides, et qui pour cette raison se sent écrasé, est enclin non
seulement à chercher un objet sur lequel il peut « se défouler »
mais aussi à être particulièrement contrarié à l’idée qu’une autre
personne, pendant ce temps, « se la coule douce ». On peut donc
dire que la présente variable représente la composante sadique
de l’autoritarisme, tout comme celle qui précède représente sa
composante masochiste. Aussi faut-il s’attendre à ce que le
conformiste qui ne peut se résoudre à n’exprimer aucune critique
réelle à l’égard de l’autorité aura le désir de condamner, de
rejeter et de punir ceux qui violent ces valeurs. Comme la vie
émotionnelle que cette personne considère comme convenable et
comme sienne risque d’être très limitée, les pulsions, surtout
sexuelles et agressives, qui demeurent inconscientes et
étrangères à l’ego, ont toute chance d’être fortes et turbulentes.
Lorsqu’une large variété de stimuli peuvent tenter l’individu et
accroître son anxiété (crainte de la punition), la liste des traits,
des modèles de conduites, des individus et des groupes qu’il doit
condamner, devient très longue. On a suggéré précédemment
que ce mécanisme pouvait se trouver à l’arrière-plan du rejet
ethnocentrique de groupes comme les « zazous », les étrangers,
les autres nationalités ; on fait ici l’hypothèse que cette forme
d’ethnocentrisme n’est qu’une composante d’une tendance plus
générale à punir ceux qui violent les valeurs conventionnelles :
les homosexuels, les délinquants sexuels, les gens qui ont de
mauvaises manières, etc. Une fois que l’individu s’est convaincu
qu’il y a des gens qui méritent d’être punis, il est en possession
d’un canal à travers lequel exprimer les pulsions agressives les
plus profondes, tout en se considérant comme absolument moral.
Si ses autorités externes, ou bien la foule, donnent leur
approbation à cette forme d’agressivité, celle-ci peut prendre les
14 L’échelle F

formes les plus violentes, et peut persister après qu’ont été


perdues de vue les valeurs conventionnelles au nom desquelles
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elle s’est exprimée.


On peut dire que dans l’agressivité autoritariste, l’hostilité
qui a été suscitée par et dirigée contre les détenteurs de l’autorité
du groupe d’appartenance, a été déplacée en direction des
groupes externes. Ce mécanisme est superficiellement semblable
à mais essentiellement différent d’un processus auquel on s’est
souvent référé comme à celui du « bouc émissaire ». Selon cette
conception, l’agressivité de l’individu est suscitée par la
frustration, généralement de ses besoins économiques ; étant
alors incapable, en raison d’une carence intellectuelle, de dire les
causes réelles de ses difficultés, il s’en prend à tout ce qui passe,
déchargeant sa fureur sur tout objet disponible et guère
susceptible de rendre les coups. Même s’il faut reconnaître que
ce processus joue un rôle dans l’hostilité à l’égard des groupes
minoritaires, il faut insister sur le fait que selon notre théorie du
déplacement, l’autoritaire doit, en raison d’une nécessité interne,
retourner son agressivité contre les groupes externes. Il doit le
faire, parce qu’il est psychologiquement incapable d’attaquer les
détenteurs de l’autorité du groupe d’appartenance, et non pas
tant en raison d’une confusion intellectuelle quant à la source de
sa frustration. Si cette théorie est juste, l’agression autoritariste
et la soumission autoritariste devraient montrer une forte
corrélation. De plus, cette théorie aide à expliquer pourquoi
l’agressivité est si régulièrement justifiée en termes
moralisateurs, pourquoi elle peut devenir si violente et perdre
toute connexion avec le stimulus qui l’a originellement suscitée.
Le fait d’être prêt à condamner les autres pour des raisons
de moralité peut encore avoir une autre cause : ce n’est pas
seulement que l’autoritaire doit condamner le laxisme autoritaire
qu’il perçoit chez les autres, mais c’est qu’il est réellement
poussé à voir chez eux des attributs immoraux, que ce soit fondé
ou non. Il y a là un dispositif de plus pour contrer ses propres
tendances inhibées ; c’est comme s’il se disait à lui-même : « je
ne suis pas mauvais et je ne mérite pas de punition, mais lui, si ».
En d’autres termes les pulsions inacceptables de l’individu lui-
même sont projetées sur d’autres individus et d’autres groupes
qui sont alors rejetés. On traitera ci-après plus complètement de
la projectivité comme variable.
T. W. Adorno 15

Le conformisme, la soumission autoritariste et


l’agressivité autoritariste ont à faire avec l’aspect moral de la vie
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— avec les règles de conduite, avec les autorités qui imposent


ces règles, avec ceux qui les enfreignent et méritent d’être punis.
Nous pouvons nous attendre en général à ce que les individus
qui obtiennent des scores élevés à l’une de ces variables,
obtiennent également des scores élevés aux autres, dans la
mesure où toutes les trois peuvent être comprises comme des
expressions d’une espèce particulière de structure interne de la
personnalité. Le trait le plus essentiel de cette structure est le
manque d’intégration des références morales de vie du sujet avec
le reste de sa personnalité. On pourrait dire que la conscience ou
le Surmoi sont intégrés de façon incomplète au soi ou à l’ego,
l’ego étant conçu ici comme ce qui embrasse les différentes
fonctions de contrôle du soi ou d’expression du soi de l’individu.
C’est l’ego qui gouverne les relations entre le soi et le monde
extérieur, et entre le soi et les couches plus profondes de la
personnalité ; la tâche de l’ego est de réguler les pulsions d’une
façon qui rende possible la gratification sans risquer trop de
punition de la part du Surmoi, et il cherche en général à mener à
bien les activités de l’individu en accord avec les exigences de la
réalité. Une des fonctions de l’ego est de faire la paix avec la
conscience, de créer une large synthèse à l’intérieur de laquelle
la conscience, les pulsions émotionnelles et le soi opèrent dans
une relative harmonie. Quand cette synthèse n’est pas achevée,
le Surmoi joue d’une certaine manière le rôle d’un corps
extérieur à l’intérieur de la personnalité, et il met en avant ces
aspects rigides, automatiques et instables évoqués ci-dessus.
Il y a quelque raison de croire qu’un défaut
d’intériorisation du Surmoi relève d’une faiblesse de l’ego, de
son incapacité à réaliser la synthèse nécessaire, c’est-à-dire à
intégrer le Surmoi. Qu’il en soit ainsi ou non, la faiblesse de
l’ego va de pair avec le conformisme et l’autoritarisme. La
faiblesse de l’ego s’exprime dans l’incapacité à édifier à
l’intérieur de la personnalité une série consistante et durable de
valeurs morales ; et c’est cela même, apparemment, qui fait qu’il
est nécessaire à l’individu de rechercher en dehors de lui un
agent d’organisation et de coordination. Lorsque les décisions
morales dépendent de tels agents extérieurs, on peut dire que la
conscience est externalisée.
16 L’échelle F

Bien que le conformisme et l’autoritarisme puissent donc


être considérés comme des signes de faiblesse de l’ego, il semble
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utile de rechercher d’autres moyens, plus directs, d’établir une


estimation de cette tendance de la personnalité et de la corréler
avec les autres. La faiblesse de l’ego devrait, semble-t-il, trouver
une expression assez directe dans des phénomènes comme
l’opposition à l’introspection, dans la superstition et les
stéréotypes, dans l’insistance excessive sur l’ego et sur sa force
supposée. Les trois variables qui suivent portent sur ces
phénomènes.

4. Anti-intraception
28. Les romans et les histoires qui nous parlent de ce que
les gens pensent et ressentent sont plus intéressants que ceux qui
contiennent surtout de l’action, des idylles, et de l’aventure.
38. Dans les collèges, on insiste trop sur les sujets
intellectuels et théoriques, et pas assez sur les matières pratiques
ni même sur les qualités ordinaires de la vie.
53. Il y a des choses trop intimes et trop personnelles dont
on ne peut parler même à son ami le plus proche.
55. Bien que les loisirs soient quelque chose d’agréable,
c’est le travail bien dur qui donne à la vie son prix et son intérêt.
58. Ce qui importe n’est pas tant ce qu’un homme fait, du
moment qu’il le fait bien.
66. Les livres et le cinéma ne devraient pas tant s’occuper
des dessous sordides de la vie ; ils devraient se centrer sur des
thèmes distrayants ou qui élèvent l’esprit.

Intraception est un terme introduit par Murray pour


désigner « la prédominance des sentiments, de l’imagination, des
spéculations, des aspirations — un point de vue humain
imaginatif et subjectif ». Le contraire de l’intraception est
l’extraception, « un terme qui décrit la tendance à être déterminé
par des conditions concrètes, clairement observables, par les
conditions physiques (les faits tangibles, objectifs) ». Les
relations du couple intraception/extraception avec la faiblesse de
l’ego ainsi qu’avec le préjugé sont probablement hautement
T. W. Adorno 17

complexes, et ce n’est pas ici le lieu de les examiner en détail.


Cependant il semble assez clair que l’anti-intraception, une
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attitude d’impatience et d’opposition à l’égard de ceux qui


manifestent subjectivité et tendresse, pourrait bien être la marque
d’un ego faible. L’individu extrêmement anti-intraceptif craint
de penser aux phénomènes humains parce qu’il pourrait alors
avoir de mauvaises pensées ; il craint de se laisser aller à ses
sentiments parce qu’il pourrait perdre le contrôle de ses
émotions. Sans contact avec de larges domaines de sa propre vie
intérieure, il a peur de ce qui pourrait être révélé si lui, ou
d’autres, le regardaient de près. C’est pourquoi il est opposé au
« furetage », opposé à la préoccupation de savoir ce que les gens
pensent et sentent, opposé au fait de « parler » sans nécessité ; au
lieu de cela, il préfère être occupé, se consacrer à des objectifs
pratiques, et au lieu de s’interroger sur un conflit interne tourner
ses pensées vers quelque chose d’amusant. Il faut rappeler que
l’une des caractéristiques importantes du programme nazi était la
diffamation de tout ce qui tendait à rendre l’individu conscient
de lui-même et de ses problèmes ; non seulement la
psychanalyse « juive » a été rapidement éliminée, mais toute
espèce de psychologie, à l’exception des tests d’aptitude, s’est
trouvée sous le feu des attaques. Cette attitude générale mène
aisément à la dévaluation de l’humain et à la surévaluation des
objets physiques ; à son point le plus extrême, les êtres humains
sont considérés comme des objets physiques à manipuler
froidement — alors même que des objets, investis d’un attrait
émotionnel, sont eux traités avec un soin amoureux.

5. Superstition et Stéréotypie
2. Malgré les sarcasmes de beaucoup de gens, on peut
montrer que l’astrologie peut expliquer un tas de choses.
10. Le fait que le Japon ait subi un tremblement de terre le
jour de Pearl Harbor, le 7 décembre 1944, est bien plus qu’une
remarquable coïncidence.
39. Chacun devrait avoir une foi profonde dans une force
supérieure et surnaturelle, à laquelle il se soumettrait totalement
et dont il ne discuterait pas les décisions.
43. Les sciences comme la chimie, la physique et la
médecine, ont conduit les hommes très loin, mais il y a beaucoup
18 L’échelle F

de choses importantes que l’esprit humain ne pourra jamais


comprendre.
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65. Il est tout à fait possible que cette série de guerres et


de conflits prenne fin une fois pour toutes avec un tremblement
de terre, un déluge, ou une autre catastrophe qui détruirait le
monde.

La superstition, la croyance en des déterminants externes


mystiques ou fantastiques du destin de l’individu, ainsi que la
stéréotypie3, c’est-à-dire la disposition à croire selon des
catégories rigides, ont été mentionnées si fréquemment dans les
chapitres précédents, et elles sont si évidemment apparentées à
l’ethnocentrisme, qu’il est peu nécessaire d’en discuter ici. Il
faut cependant poser la question des relations entre ces
tendances et l’intelligence générale — et celle de la relation de
l’intelligence à l’ethnocentrisme. Il est probable que la
superstition et la stéréotypie vont de pair avec une faible
intelligence, mais le degré de corrélation entre la faiblesse de
l’intelligence et l’ethnocentrisme n’est guère élevé. Il semble
que la superstition et la stéréotypie concernent, au-delà de ce que
l’on considère ordinairement comme un manque d’intelligence,
certaines dispositions de pensée proches du préjugé, alors même
qu’elles peuvent ne pas entraver les performances de
l’intelligence dans la sphère extraceptive. Ces dispositions
peuvent être comprises, au moins en partie, comme des
expressions de la faiblesse de l’ego. La stéréotypie est une forme
d’étroitesse d’esprit visant en particulier les objets de l’ordre du
psychologique ou du social. On peut faire l’hypothèse que l’une
des raisons pour lesquelles les gens, dans la société moderne
— même ceux qui par ailleurs sont « intelligents » ou
« informés » — ont recours à des explications des événements
humains primitives, simplifiées à l’extrême, est qu’un grand
nombre d’idées et d’observations nécessaires pour en rendre
compte de façon adéquate n’est pas autorisé à entrer dans leurs
calculs : l’ego faible ne peut les inclure dans son schéma du
monde, parce qu’elles sont chargées d’affects et potentiellement

3. Bien que dans le questionnaire 78 de l’échelle F, il n’y ait pas d’item


rattaché directement à la stéréotypie, on trouve de nombreux items de cet ordre
dans les questionnaires ultérieurs ; il a donc semblé opportun d’introduire ce
concept dans la discussion à ce niveau-ci.
T. W. Adorno 19

anxiogènes. En outre ces forces enfouies à l’intérieur de la


personnalité que l’ego ne peut intégrer au soi sont susceptibles
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d’être projetées sur le monde extérieur ; c’est là l’une des


sources des idées bizarres concernant le comportement des
autres gens et concernant la cause des événements dans la
nature.
La superstition indique une tendance à retirer sa
responsabilité à l’individu pour la faire porter sur des forces du
dehors sur lesquelles on n’a pas de contrôle ; elle indique que
l’ego a peut-être déjà « laissé tomber », c’est-à-dire renoncé à
l’idée qu’il pourrait déterminer le destin de l’individu en
surmontant les forces externes. Il faut reconnaître, bien sûr, que
dans la société industrielle moderne la capacité de l’individu à
déterminer ce qui lui arrive a réellement diminué, ce qui fait que
les items qui se réfèrent à une causalité externe peuvent être
réalistes et donc sans signification pour la personnalité. C’est
pourquoi il a paru nécessaire de sélectionner des items qui
expriment la faiblesse de l’ego d’une manière non réaliste en
faisant dépendre le destin de l’individu de facteurs plus ou moins
fantastiques.

6. Puissance et « Rigidité »
9. Il y a beaucoup trop de gens aujourd’hui qui ne vivent
pas comme le veut la nature et se la coulent douce ; nous
devrions retourner aux principes, à un mode de vie bien plus
actif et vigoureux.
35. Il y a des activités qui sont non-américaines de façon
tellement flagrante que si les responsables officiels ne prennent
pas les mesures appropriées, c’est aux citoyens conscients de
faire eux-mêmes régner la loi.
47. Une insulte à notre honneur ne devrait jamais rester
impunie.
70. Nos vies sont gouvernées par des complots ourdis en
secret par les politiciens, et cela à un degré bien plus élevé que
beaucoup de gens n’en ont idée.
74. Ce dont ce pays a besoin, c’est de moins de lois et
d’administrations, et de plus de leaders infatigables et dévoués,
en qui les gens pourraient avoir confiance.
20 L’échelle F

Cette variable se réfère, en premier lieu, à l’exagération


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des attributs conventionnels de l’ego. L’hypothèse sous-jacente


est que l’exhibition de l’âpreté peut refléter non seulement la
faiblesse de l’ego mais aussi l’ampleur de la tâche qu’il doit
accomplir, c’est-à-dire la force de certains types de besoins qui
sont proscrits dans la culture du sujet. Les relations entre l’ego et
la pulsion sont donc aussi étroites que celles de l’ego et de la
conscience. Néanmoins elles peuvent être séparées pour les
besoins de l’analyse, et d’autres variables de l’échelle F se
réfèrent aux couches profondes de la vie émotionnelle de
l’individu.
Il y a quelque chose d’étroitement lié à la « rigidité », qui
peut être décrit comme un « complexe de puissance ». Ce qui est
le plus apparent dans ses manifestations c’est l’exagération du
thème du pouvoir dans les relations humaines ; c’est une
disposition à envisager toutes les relations entre les gens en
termes de force-faiblesse, domination-soumission, leader-
suiveur, « marteau-enclume ». Et il est difficile de dire auxquels
de ces rôles le sujet s’identifie le plus. Il apparaît qu’il veut
obtenir le pouvoir, le posséder et ne pas le perdre, et qu’en
même temps il a peur de s’en saisir et de l’exercer. Il apparaît
qu’il admire aussi le pouvoir chez les autres, qu’il est enclin à
s’y soumettre, et qu’en même temps il est effrayé par la faiblesse
que cela implique. L’individu dont nous attendions un score
élevé à cette rubrique, s’identifie lui-même aux « petites gens »
ou à la « moyenne », mais il le fait, semble-t-il, avec peu ou pas
d’humilité, et il semble en fait se considérer comme quelqu’un
de fort ou penser qu’il peut le devenir. En bref, le complexe de
puissance contient des éléments nécessairement contradictoires,
et il faut s’attendre à la prédominance en surface tantôt d’un trait
tantôt d’un autre. Il faut s’attendre à ce que les leaders et les
suiveurs obtiennent un score élevé à cette variable, pour la raison
que le rôle réel de l’individu semble moins importer que son
souci de la relation leader-suiveur. Une des solutions qu’adopte
souvent un tel individu est l’alignement sur des figures du
pouvoir, arrangement par lequel il peut à la fois satisfaire son
besoin de pouvoir et son besoin de soumission. Il espère qu’en
se soumettant au pouvoir il pourra y participer. Par exemple, un
homme qui déclare que pour lui l’expérience qui
l’impressionnerait le plus serait de « serrer la main du
T. W. Adorno 21

Président », trouve probablement sa gratification non dans la


seule soumission, mais aussi dans l’idée que quelque chose du
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pouvoir du grand homme a comme déteint sur lui, de sorte qu’il


est devenu une personne plus importante pour lui avoir « serré la
main », pour avoir « fait sa connaissance » ou pour avoir « été
là ». Le même type de gratification peut être obtenu en jouant le
rôle du « lieutenant » ou en occupant une position intermédiaire
dans une hiérarchie clairement structurée où il y a toujours
quelqu’un au-dessus et quelqu’un en dessous de soi.
Le complexe de puissance a des relations immédiates avec
certains aspects de l’ethnocentrisme. Un individu qui pense la
plupart des relations humaines en termes de fort/faible a toutes
les chances d’appliquer ces catégories pour penser les relations
entre groupes d’appartenance et groupes externes, c’est-à-dire de
les concevoir comme « races supérieures » par rapport à des
« races inférieures ». Et l’un des moyens psychologiquement les
moins coûteux pour parvenir à un sentiment de supériorité est de
la revendiquer au nom de l’appartenance à une « race »
particulière.

7. Destructivité et Cynisme
3. L’Amérique s’éloigne tellement du véritable mode de
vie américain qu’il se peut que l’usage de la force soit nécessaire
pour le restaurer.
9. Il y a beaucoup trop de gens aujourd’hui qui ne vivent
pas comme le veut la nature et se la coulent douce ; nous
devrions retourner aux principes, à un mode de vie bien plus
actif et vigoureux.
14. Une fois que nous en aurons fini avec les Allemands et
les Japonais, nous devrions nous concentrer sur d’autres ennemis
de la race humaine, comme les rats, les serpents et les microbes.
17. La familiarité est source de mépris.
24. Aujourd’hui tout est instable ; nous devons nous
préparer à une période de changement constant, de conflit et de
bouleversement.
30. Les récits des atrocités commises en Europe ont été
largement exagérés pour des raisons de propagande.
22 L’échelle F

35. Il y a des activités qui sont non-américaines de façon


tellement flagrante que si les responsables officiels ne prennent
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pas les mesures appropriées, c’est aux citoyens conscients eux-


mêmes de faire régner la loi.
42. Quelle que soit la manière dont ils agissent en surface,
les hommes ne s’intéressent aux femmes que pour une seule
raison.
56. Après la guerre nous pouvons nous attendre à une
vague de criminalité ; le contrôle des gangsters et des bandits va
devenir un problème social majeur.
59. La nature humaine étant ce qu’elle est, il y aura
toujours des guerres et des conflits.
67. A bien y regarder, c’est le fait de la nature humaine
qu’on ne fasse jamais rien sans voir son propre intérêt.
Selon notre théorie, l’individu antidémocratique abrite en
lui de fortes pulsions agressives sous-jacentes, car il doit
accepter de nombreuses restrictions à la satisfaction de ses
besoins qui lui sont imposées de l’extérieur. Comme nous
l’avons vu le déplacement sur les groupes extérieurs conduisant
à l’indignation morale et à l’agressivité autoritariste est l’une des
issues de cette agressivité. Il n’y a pas de doute que c’est là un
procédé très ingénieux pour l’individu ; cependant il semble que
cette forte agressivité sous-jacente s’exprime aussi d’une autre
façon — d’une manière non moralisatrice. On a supposé, bien
sûr, que les pulsions agressives primaires sont rarement
exprimées par les adultes d’une manière entièrement directe,
mais qu’elles doivent être suffisamment modifiées ou au moins
justifiées pour être acceptables par l’ego.
La variable présente se réfère donc à une agressivité non
moralisatrice, rationalisée et acceptée par l’ego. On a supposé
qu’un sujet pouvait exprimer cette tendance en donnant son
accord à des énoncés qui malgré leur extrême agressivité étaient
formulés dans des termes évitant sa censure morale. Aussi
certain items donnaient-ils une justification à l’agressivité, et
étaient formulés de façon telle qu’un acquiescement fort devait
indiquer que le sujet n’avait besoin que d’une légère justification
pour être prêt à donner libre cours à son agressivité. D’autres
items concernaient le mépris de l’humanité, la théorie étant
qu’ici l’hostilité est si généralisée, si libre d’être dirigée contre
T. W. Adorno 23

n’importe quel objet particulier, que l’individu ne s’en sentait


pas responsable. Une autre de nos idées directrices était encore
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qu’une personne peut exprimer plus librement son agressivité


quand il croit que tout le monde le fait et ainsi, s’il veut être
agressif, il est prêt à croire que tout le monde l’est, et qu’il est
de l’ordre de la « nature humaine » d’exploiter son prochain et
de lui faire la guerre. Il va sans dire qu’une telle agressivité
indifférenciée peut, par le moyen de la propagande, être
aisément dirigée contre des groupes minoritaires, ou contre
n’importe quel groupe dont la persécution est politiquement
profitable.

8. Projectivité
46. Les orgies sexuelles des Grecs et des Romains de
l’Antiquité sont des jeux d’enfants comparées à ce qui se passe
dans ce pays aujourd’hui, et même dans des cercles où l’on s’y
attendrait le moins.
56. Après la guerre nous pouvons nous attendre à une
vague de criminalité ; le contrôle des gangsters et des bandits va
devenir un problème social majeur.
65. Il est tout à fait possible que cette série de guerres et
de conflits prenne fin une fois pour toutes avec un tremblement
de terre, un déluge, ou une autre catastrophe qui détruirait le
monde.
70. Nos vies sont gouvernées par des complots ourdis en
secret par les politiciens, et cela à un degré bien plus élevé que
beaucoup de gens n’en ont idée.
73. De nos jours, il y a tant d’espèces différentes de gens
qui circulent et se mêlent librement les uns aux autres, qu’il faut
être particulièrement vigilant à se protéger de l’infection et de la
maladie.
Ce mécanisme de projection a été mentionné en
connexion avec l’agressivité autoritariste : les pulsions du
caractère autoritaire qui ont été réprimées tendent à être
projetées sur d’autres gens blâmés sans justification. La
projection est donc un moyen de permettre au ça de garder les
commandes de l’ego aliéné, et elle peut être vue comme le signe
de l’inadéquation de l’ego à remplir la fonction qui lui est
24 L’échelle F

propre. En fait, en un sens, tous les items de l’échelle F sont


projectifs : ils impliquent l’hypothèse que les jugements sur les
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faits et leurs interprétations sont déformés par de forts besoins


psychologiques. Dans ce groupe d’items, la tendance du sujet à
projeter est utilisée pour accéder aux courants plus profonds de
sa personnalité. Si l’individu antidémocratique est disposé à voir
dans le monde extérieur des pulsions qu’il a réprimées — et
nous souhaitons savoir ce que sont ces pulsions — on peut tirer
un enseignement des attributs qu’il est tout à fait prêt, mais de
manière irréaliste, à assigner au monde qui l’entoure. Si un
individu insiste sur le fait que quelqu’un a des desseins hostiles à
son égard, alors que nous ne trouvons aucune preuve que cela est
vrai, nous avons de bonnes raisons de suspecter notre sujet lui-
même d’intentions agressives, qu’il cherche à justifier par des
mécanismes projectifs. Un exemple notoire en est la référence
du Père Coughlin 4 à l’antisémitisme comme « mécanisme de
défense », c’est-à-dire de protection des Gentils contre les
desseins supposés agressifs de Juifs. De la même manière, il
semble que plus un sujet se préoccupe des « forces mauvaises »
dans le monde, comme on le voit par sa disposition à penser à, et
à croire en l’existence de phénomènes comme les sauvages
excès érotiques, les complots et les conspirations, et le danger
des catastrophes naturelles, plus forts doivent être ses besoins
inconscients de sexualité et de destructivité.

9. Sexe
31. L’homosexualité est une forme particulièrement
répugnante de délinquance et elle devrait être sévèrement punie.
42. Quelle que soit la manière dont ils agissent en surface,
les hommes ne s’intéressent aux femmes que pour une seule
raison.
46. Les orgies sexuelles des Grecs et des Romains de
l’Antiquité sont des jeux d’enfants comparées à ce qui se passe
dans ce pays aujourd’hui, et même dans des cercles où l’on s’y
attendrait le moins.

4. Charles E. Coughlin, prêtre catholique né dans l’Ontario en 1891, était


devenu à partir de la fin des années trente, grâce à ses émissions de radio, l’un
des propagandistes les plus célèbres et les plus virulents du fascisme et de
l’antisémitisme aux Etats-Unis (NdT).
T. W. Adorno 25

75. Les crimes sexuels comme le viol et les agressions


contre les enfants méritent plus que l’emprisonnement ; il
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faudrait fouetter publiquement ces criminels.


La préoccupation relative à une sexualité non dissimulée
est représentée dans l’échelle F par quatre items, dont deux ont
déjà été mentionnés en rapport avec l’agressivité autoritariste, et
une comme expression de la projectivité. On a là un exemple de
l’étroite interaction entre toutes nos variables ; puisque prises
ensemble elles constituent une totalité, il s’ensuit qu’une seule
question peut concerner deux aspects de l’ensemble ou plus.
Pour les besoins de l’analyse le sexe peut être abstrait de la
totalité aussi bien que n’importe laquelle des autres variables.
C’est l’étude clinique qui doit déterminer laquelle de ces
variables est la plus fondamentale. En tout cas il a semblé que ce
qui relevait de la contrecathexis des désirs sexuels (répression,
formation réactive, projection) méritait une étude particulière.
Cette variable est conçue comme sexualité de l’ego aliéné.
Une forte inclination à punir ceux qui violent les mœurs
sexuelles (homosexuels, délinquants sexuels) peut être
l’expression d’une attitude punitive générale fondée sur une
identification aux autorités du groupe d’appartenance, mais elle
suggère aussi que les désirs sexuels propres au sujet sont
réprimés, et qu’il court le danger d’en perdre le contrôle.
L’empressement à croire aux « orgies sexuelles » peut être
l’indication d’une tendance générale à déformer la réalité par la
projection, mais ce qui a un contenu sexuel est rarement projeté
à moins que le sujet n’ait des pulsions du même ordre
inconscientes et fortement actives. Les trois items relatifs à la
punition des homosexuels et des délinquants sexuels, ainsi qu’à
l’existence d’orgies sexuelles peuvent donc fournir des
indications sur la puissance des pulsions sexuelles du sujet.

Traduit de l’anglais par Sonia Dayan-Herzbrun


LULU, FRAGMENT D'UN MONDE ALIÉNÉ

Editions Kimé | Tumultes


Sonia Dayan-Herzbrun

pages 127 à 138

ISSN 1243-549X
2004/2 - n° 23
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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Lulu, fragment d’un monde aliéné

Sonia Dayan-Herzbrun
Université Paris 7 — Denis Diderot

Une des idées les plus fécondes de Theodor Adorno, au


regard d’une ou de la théorie féministe, se trouve énoncée sous
une forme abstraite dans la Dialectique Négative, et reprise dans
les Minima Moralia. Elle concerne la prétendue identité à soi-
même, à partir de laquelle se lirait un caractère, une personnalité
ou encore ce que l’on dit être la féminité. « Du point de vue de la
liberté, écrit-il, les sujets ne sont pas identiques à eux-mêmes car
le sujet n’est pas encore sujet et cela justement parce qu’on
l’instaure sujet ; le soi est l’inhumain. Liberté et caractère
intelligible sont apparentés à l’identité et à la non-identité sans
se laisser clairement et distinctement inscrire d’un côté ou de
l’autre » et un peu plus loin : « La personnalité est la caricature
de la liberté »1. Ainsi peut-on lire dans les Minima Moralia :
« Le caractère féminin et l’idéal de féminité suivant lequel il a
été modelé sont le produit de la société masculine. L’image
d’une nature non-altérée n’apparaît que dans l’altération où elle
exprime son contraire […] Le caractère féminin est le négatif de
la domination. Et de ce fait il est aussi mauvais qu’elle »2. Le
fait que « toutes les natures féminines sans exception sont

1. Theodor W. Adorno, Dialectique Négative, éd. Payot, Paris 1978, pp. 232 et


233.
2. T. W. Adorno, Minima Moralia, (traduit de l’allemand par Eliane Kaufholz
et Jean-René Ladmiral), éd. Payot, Paris 1980, fragment 59, pp. 92 et 93.
2 Lulu, fragment d’un monde aliéné

conformistes »3 se comprend non pas à partir de ce que seraient


les femmes, mais à partir de ce qu’il en est du processus de
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naturalisation. Les pages qu’Adorno consacre à l’opéra Lulu


d’Alban Berg, « expériences faites au contact de l’œuvre »,
comme il l’écrit, et non pas véritable analyse musicologique,
peuvent être comprises comme le développement de cette
analyse où ce qui se donne comme « caractère féminin » est
l’envers, la face cachée de la domination.
La difficulté mais aussi l’intérêt extrême de la lecture
d’Adorno consiste en ce que ses œuvres se répondent les unes
aux autres. La réflexion politique et philosophique habite
également les textes consacrés aux œuvres musicales. L’homme
Adorno (dans les dimensions existentielles de son expérience)
s’y trouve profondément impliqué. Cette écriture en outre
s’inscrit non seulement dans l’entreprise collégiale qui fut celle
de l’Ecole de Francfort, mais aussi dans tout un réseau à la fois
politique, intellectuel, esthétique et amical. En dehors des deux
ouvrages déjà mentionnés, les textes d’Adorno sur lesquels je
m’appuie pour développer cette analyse sont les suivants :
d’abord sa correspondance avec le musicien Alban Berg et sa
femme Hélène, ainsi que son livre de 1968 sur Alban Berg, le
dernier qu’il ait livré à la publication avant sa mort. Ensuite une
« Conférence sur la Lulu d’Alban Berg » datée de 1960. Enfin
une « Fantasia sopra Carmen » dédiée à Thomas Mann à
l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, et parue dans le
recueil d’essais sur la musique Quasi una fantasia. De Lulu à la
Dialectique Négative, la relation est réciproque : les textes se
répondent. L’ouvrage philosophique dans les pages où il est
question de la « vaine attente »4 se réfère à l’opéra de la même
façon qu’une longue citation de la Dialectique Négative vient
appuyer l’argumentation d’Adorno en faveur de l’achèvement
par un autre musicien de l’opéra que Berg n’avait pu terminer
avant de mourir. J’y reviendrai : il est en effet difficile de mettre
de la linéarité là où la pensée foisonne, ondoie, et invoque une
phrase musicale ou un tableau pour se faire saisir et échapper
aussitôt.
Le musicien Alban Berg est, on le sait, également l’auteur
du livret de l’opéra Lulu inspiré de trois pièces que l’écrivain

3. Ibid.
4. Dialectique Négative, op. cit., p. 293.
Sonia Dayan-Herzbrun 3

Franz Wedekind écrivit entre 1894 et 1905. Deux d’entre elles


étaient intitulées La Boîte de Pandore et la dernière L’Esprit de
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la Terre. En 1927 Berg hésitait entre deux sujets d’opéra ; il s’en


était ouvert à son élève qui signait encore Teddy Wiesengrund,
et celui-ci lui avait conseillé d’opter pour Lulu. Adorno avait
ensuite suivi la lente gestation de l’opéra, et œuvré pour
l’exécution à Londres, en 1935, de la Lulu-Symphonie constituée
de cinq fragments extraits de l’opéra. Leur exécution en
novembre 1934 à Berlin avait, en effet, provoqué une violente
campagne, et Erich Kleiber qui en avait dirigé l’exécution avait
démissionné quatre jours plus tard de son poste de directeur
musical de l’Opéra de Berlin. Il avait ensuite quitté l’Allemagne
en dénonçant la politique culturelle nazie. Quant à l’opéra que
Berg voulait faire jouer à Berlin où il espérait encore trouver à la
fois un chef d’orchestre pour interpréter sa musique et un
metteur en scène capable de diriger les chanteurs comme de
vrais acteurs, il ne fut représenté pour la première fois dans sa
version inachevée qu’en 1937, à Zürich. Berg était mort depuis
un an, et la censure nazie avait interdit toute représentation de
l’œuvre.
La trame narrative de Lulu est simple : « femme galante »
et entretenue, Lulu va d’homme en homme, pour terminer sa vie
dans les bas-fonds de Londres, assassinée par Jack L’Eventreur.
A ce premier niveau Lulu se présente comme une « marchandise
humaine »5. Mais, écrit Adorno, Berg « qui,  comme tout grand
artiste est un dialecticien de sa situation historique » 6 lui fera
subir à la fois un anéantissement et un sauvetage. Je veux au
passage attirer l’attention sur les termes « Berg, dialecticien de
sa situation historique ». Autrement dit, Berg musicien est
dialecticien, la dialectique (négative) n’est pas l’outil du seul
philosophe, et cette dialectique a à faire avec l’histoire et donc
avec la politique.
Quelques pages plus loin Adorno observe qu’en écrivant
Lulu Berg a choisi « un sujet littéraire qui joue davantage sur les
concepts que sur les images, mais tout autant dans l’agencement
d’une musique » 7. Du coup la musique perd toute fonction

5. T. W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime (traduit de


l’allemand par Rainer Rochlitz), éd. Gallimard, 1989, p. 184.
6. Ibid.
7. Ibid., pp. 190-191.
4 Lulu, fragment d’un monde aliéné

illustrative. Elle s’ordonne autour du drame, dans sa littéralité.


Dans cet opéra des bas-fonds et de l’inconscient individuel et
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social, texte, musique, scénographie sont à prendre en compte à


part égale.
En suivant ce fil d’une lecture conceptuelle de Lulu, je
voudrais m’attacher à trois questions : 1. le caractère féminin,
2. la femme victime, 3. la sexualité.

Le caractère féminin
Lulu n’est pas une personne. Elle n’a pas d’âme, écrit
Adorno. Elle est pur récit ou pur fantasme, tout entière
artificielle, ou encore « corps absolu ». Du reste, elle n’a pas de
nom. Ce sont les hommes qui lui attribuent un prénom : Eva,
Mignon. Lulu est le nom que lui a donné son premier souteneur.
L’opéra s’ouvre par une fanfare et débute dans un cirque où un
montreur la présente comme sa bête la plus féroce8 mais qui
pourrait être aussi une mécanique parfaitement au point. Elle est
une non-nature qui se donne comme nature. « Le style vocal de
Berg désavoue cette conception triviale qui fait de Lulu un “être
naturel”, et saisit cet aspect infantile et artificiel du personnage
dans lequel résident à la fois sa beauté et son caractère mortel »9.
Les courbes de son chant planent « comme si la subjectivité ne
s’était pas encore éveillée »10. Cette artificialité de Lulu, figure
parmi d’autres d’un idéal féminin produit par la société
masculine, et fait pour susciter un désir par définition
inassouvissable, s’inscrit dans la musique même : dans ses
mélodies « inspirées de la flûte » et donc « instrumentales ».
D’autres passages au premier acte de l’opéra où cette fois sont
utilisés les staccatti, comme dans les Contes d’Hoffmann
d’Offenbach, suggèrent qu’elle a quelque chose d’une
marionnette. La citation implicite de Berg paraît être celle de
l’épisode célèbre d’Olympia, la poupée mécanique dont le héros,
Hoffmann, tombe amoureux. Lulu incarne donc ici une forme
de la réification. Il convient une fois encore de se reporter au
texte : « L’œuvre de Berg, écrit Adorno, ne connaît l’utopie

8. Comme le fera un autre artiste viennois, le cinéaste Max Ophuls, pour Lola
Montès, autre figure de « femme galante ».
9. Op. cit., p. 193.
10. Ibid., p. 204.
Sonia Dayan-Herzbrun 5

qu’au travers de la réification, et non pas en tant qu’image


abstraitement opposée à ce monde »11.
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Lulu donc est à la fois un corps absolu, une héroïne


privée d’âme, et « l’image archétypique du bonheur sans
limite », toujours insaisissable, et objet de cette « vaine attente »
dont parle la Dialectique Négative, l’expérience du « Est-ce
donc tout ? ». Elle « suit sa voie lumineuse au-dessus de l’abîme
pour y disparaître » 12, puisque à la fin de l’opéra, je le rappelle,
elle est poignardée par Jack L’Eventreur. Mais ce coup de
poignard n’éveille aucune émotion, car ce n’est la fin que d’un
spectacle de cirque qui pourra reprendre le lendemain. Il ne
s’agit cependant pas de réduire Lulu à la catégorie de la
réification qu’on ne saurait en aucune façon isoler ni considérer
comme le point ultime de l’analyse. Adorno insiste clairement
sur ce point dans la Dialectique Négative. Au-delà du constat de
la réification, il faut dénoncer ce dont souffrent les hommes.
« Le malheur réside dans les conditions qui condamnent les
hommes à l’impuissance et à l’apathie et qui devraient cependant
être transformées par eux ; et non pas primitivement dans les
hommes et dans la façon dont ces conditions leur apparaissent.
Par rapport à la possibilité d’une catastrophe totale, la réification
est un épiphénomène ; l’aliénation qui l’accompagne, le niveau
de conscience subjective qui lui correspond, le sont tout à
fait »13.
Les hommes qui entourent Lulu sont eux aussi des sortes
de machines hétéronomes, mues de l’extérieur : des clowns, ou
des marionnettes. L’amant apparemment tout-puissant, le
Docteur Schön, rédacteur en chef d’un important journal, dans
ses vêtements démodés, ressemble à un photo-montage de Max
Ernst14. Son salon déborde de meubles et de bibelots, qui sont
comme des excrétions de son inconscient qui finiront par le
submerger. Les autres personnages sont définis par une fonction
sociale à laquelle ils sont réduits. Chacun s’agite dans sa
solitude, mû par deux forces : celle du sexe et celle de l’argent :

11. Ibid., p. 204.


12. Ibid., p. 205.
13. Dialectique Négative, p. 151.
14. T. W. Adorno, « Rede über Alban Bergs Lulu », in Musikalische Schriften,
V, Suhrkamp, p. 647.
6 Lulu, fragment d’un monde aliéné

« La solitude absolue et le monde des marchandises sont à la fois


inconciliables et corrélatifs » 15.
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La femme victime
Adorno développe peu l’idée que Lulu est une victime. Il
rappelle seulement à ce propos l’interprétation de Karl Kraus qui
figure dans le texte d’une conférence que celui-ci prononça en
1905 à l’occasion de la représentation à Vienne de la deuxième
version de La Boîte de Pandore de Wedekind. Berg était,
comme Adorno, un fidèle de Karl Kraus qu’il nomme le « saint-
patron de Lulu ». Or Kraus insiste sur l’aspect tragique du
personnage, condamné par les principes moraux de ceux qui ne
rêvent que de les transgresser : « Puissante tragédie de la grâce
féminine persécutée et éternellement mal comprise, à laquelle un
monde misérable ne permet pas autre chose que de monter dans
le lit de Procuste de ses principes moraux »16. Et plus loin : « Si
l’hétaïre est le rêve de l’homme, la réalité doit faire d’elle sa
vassale — mère de famille ou maîtresse —, parce que le besoin
d’honorabilité sociale est pour lui plus qu’un beau rêve […]
Vouloir être l’élu, sans accorder à la femme le droit d’élire ».
Les femmes sont condamnées, conclut Kraus dans sa
conférence, à trois formes de vie aussi barbares l’une que
l’autre : celle de la fille de joie traquée comme une bête sauvage,
celle de la vieille fille frustrée de toute vie amoureuse, celle de la
jeune fille vierge, « préservée en vue du mariage le plus
avantageux possible » (la mère ou la ménagère étant l’avenir de
cette jeune fille). Or toutes ces figures de femmes dépossédées
d’elles-mêmes sont présentes dans l’opéra : Lulu, bien sûr,
traquée par les hommes qui la convoitent, envoyée en prison par
un homme qui dit l’aimer, et qui sans doute l’aime, puis réduite
à la prostitution la plus sordide pour se nourrir. La vieille fille
pourrait correspondre au personnage de la comtesse Geschwitz,
amoureuse désespérée de Lulu, qui se sacrifie pour elle et périra
elle aussi de la main de Jack L’Eventreur. Quant à la mère et à la
jeune fille, elles traversent elles aussi la pièce, dans des rôles très
secondaires, mais que le metteur en scène se doit de faire
apparaître.

15. T. W. Adorno, Alban Berg. Le maître de la transition infime, op. cit.,


p. 203.
16. Karl Kraus, La Boîte de Pandore, éd. L’insomniaque, 2000, p. 15.
Sonia Dayan-Herzbrun 7

La souffrance et le malheur ne sont cependant pas ici le


seul lot des femmes. Dans ce monde de marchandises s’agitent
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des marionnettes, des hommes aliénés pas tout à fait vivants,


mais plutôt, « selon la géniale formule du président Schreber,
des bonshommes torchés à la six-quatre-deux »17. Le regard du
célèbre patient de Freud est donc lucide. Vérité des artistes et
des fous. Du docteur Schön, Adorno dit qu’il est un « despote
impuissant ». Impuissant parce qu’il ne parvient pas à se libérer
de Lulu : il l’a successivement vendue à deux maris ; il se fiance
avec une jeune fille « respectable », mais ne parvient finalement
pas à rompre, et épouse Lulu. Une fois marié, il est en proie à
une jalousie féroce et ridicule, et il en meurt. Les autres
personnages masculins ne parviennent pas non plus à maîtriser
leur destin. Ils croient être le jouet de Lulu, mais sont bien plutôt
les victimes d’une machinerie sociale dont ils ne connaissent pas
les rouages. C’est le sens du destin qui les emporte et de la
musique qui dit ce destin. Car « le destin est la réification au
degré x et toute musique qui emprunte sa voix doit se
transformer en chose au lieu de se comporter comme l’essence
humaine devant la revendication de laquelle le destin doit battre
en retraite » 18.
On croise ici une des idées-forces de la théorie critique : la
liberté positive est une fiction. « Vu la forme concrète de la non-
liberté, la liberté ne peut être saisie que dans une négation
déterminée »19. Autrement dit, on ne peut isoler des dominants
et des dominés, mais on peut (on doit) produire une analyse
critique (toujours partielle) de la domination dans la complexité
des formes sociales. Même si « l’esprit de groupe est un
mouvement réflexe qui répond à la domination matérielle »20, il
est lui-même une manifestation du progrès de la domination. La
domination ne se résout pas dans la constitution de
communautés d’opprimés.
A la différence de ce qui se passe dans le théâtre ou
l’opéra classiques, il n’y a ni bon ni méchant dans Lulu. Tous
sont victimes d’un destin social qui les dépasse. Berg était un

17. T. W. Adorno, Alban Berg…, op. cit., p. 203.


18. T. W. Adorno, Quasi una fantasia. Essays on modern music, éd. Verso,
Londres-New York, 1994, p. 56.
19. Dialectique Négative, op. cit., p. 182.
20. Ibid., p. 241.
8 Lulu, fragment d’un monde aliéné

humaniste, et dans le « ton » de sa musique s’entend « son


penchant pour les faibles et pour les victimes » 21. Il n’était pas
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un homme engagé, même si sa musique a été qualifiée par les


nazis de « bolchevisme culturel », mais il se sentait socialiste.
Dans Lulu comme dans Wozzeck son empathie se tourne vers la
zone opprimée des bas-fonds de la société. « Cette zone est
véritablement plurivoque, étant tout à la fois le refoulé dont la
forme sociale porte les stigmates de toutes les mutilations subies
depuis des siècles et la violence qui renferme la virtualité de
cette destruction que subissent tous les personnages de l’opéra, y
compris Lulu »22. Le refoulé a donc une forme individuelle et
une forme sociale qui se répondent l’une à l’autre, comme
Adorno l’a développé dans la Personnalité autoritaire. Mais
cette zone obscure et enfouie est par ailleurs celle de la révolte,
celle où en négatif, surgit la liberté ; « l’espoir de voir la fin
d’une culture complice de la répression »23. A la fin du
deuxième acte de l’opéra, Lulu pousse un superbe cri
« Liberté », qui est une magnifique éclosion d’humanité. Puis
elle est à nouveau entraînée. La zone du refoulé apparaît dans
l’usage des registres les plus graves de l’orchestre dont les
sonorités se transforment en allégories : « celles de la
catastrophe permanente tout autant que du désir que suscite ce
qui échappe à la répression culturelle »24. Par répression
culturelle, il faut comprendre ici répression de la civilisation, la
répression corrélative de la civilisation, au sens que cette notion
a chez Freud et également chez Marcuse. Berg n’en reste pas à la
dénonciation, mais fait jaillir la fusion entre « la réalité opprimée
et l’espoir »25. On reste au plus près d’une dialectique négative.

La sexualité
Quand Adorno parle de « réalité opprimée », il ne se
limite pas à la société bourgeoise. Il tourne en effet en dérision
une lecture de l’opéra qu’il attribue à une « communiste
dogmatique ». Selon celle-ci, dont il nous tait le nom, Lulu serait
une prolétaire exploitée par la bourgeoisie et qui nourrit sa

21. T. W. Adorno, Alban Berg…, op. cit., p. 27.


22. Ibid., p. 205.
23. Ibid.
24. Ibid., p. 202.
25. Ibid., p. 205.
Sonia Dayan-Herzbrun 9

famille affamée en vendant son corps. Certes l’argent est


constamment présent dans l’opéra, ainsi que le souci de tous les
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protagonistes (à l’exception d’Alwa et de la Comtesse


Geschwitz, les deux amoureux sincères) de s’en procurer par
tous les moyens, et bien entendu aux dépens des autres. La
question que pose Lulu est d’abord, selon Adorno, celle de la
répression sexuelle. Quand Adorno écrit les pages sur lesquelles
je m’appuie maintenant, c’est aussi pour prendre parti dans une
controverse en cours et peser en faveur de l’achèvement de
l’instrumentation de l’opéra en suivant les directives de Berg.
Hélène Berg s’opposait à cet achèvement, par piété conjugale
disait-elle, mais on le verra tout à l’heure, parce qu’elle entendait
trop bien ce qui s’y disait de ses rapports intimes avec son mari.
Ce n’est qu’après la mort de celle-ci en 1976, que Friedrich
Cerha put mettre la dernière main à ce travail. Divers arguments
étaient invoqués par les uns et les autres. Certains qualifiaient
Lulu d’œuvre inactuelle dans une société sexuellement libérée.
Mais la société, répond Adorno, est toujours patriarcale, et la
libération sexuelle « n’a que superficiellement réussi. Cette
question demeure comme une blessure lancinante qui ne veut
pas qu’on la touche » 26. « La sexualité représente toujours le
point sensible sur lequel la société — quel que soit son système
politique — ne plaisante pas, ce qui s’inscrit au fer rouge dans
l’expérience artistique »27.
Au-delà des divers systèmes sociaux, ce qui est en cause
ici c’est bien la « civilisation ». Adorno a mené une réflexion
analogue à propos d’autres héroïnes. Dans l’essai qu’il a
consacré à la Carmen de Bizet, il écrit : « Carmen est un de ces
opéras d’exogamie, qui vont de La Juive et de L’Africaine […]
à la Lulu de Berg. Tous célèbrent des éruptions hors de la
civilisation pour plonger dans l’inconnu »28. Exogamie, parce
que des hommes vont aimer ou désirer hors de leur groupe
social, des femmes étrangères et donc étranges. Carmen, la
bohémienne, est en effet « une paria, une femme qui n’a pas été
complètement domestiquée ». Dans ce texte, écrit pour Thomas
Mann à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, Mann
qui admirait à la fois Nietzsche et Wagner, Adorno revient à
Nietzsche comme pour plaisanter avec son vieil ami. Nietzsche
26. Ibid., p. 207.
27. Ibid.
28. T. W. Adorno, Quasi una fantasia, op. cit., p. 54.
10 Lulu, fragment d’un monde aliéné

avait en effet fini par préférer Bizet à Wagner et il écrivait,


comme le rappelle Adorno : « Enfin, l’amour, l’amour remis à sa
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place dans la nature ! Non pas l’amour de la jeune fille idéale !


[…] L’amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle
des sexes est la base ! »29.
La fiction ou le récit poétique de l’opéra donnent un
visage exotique à la femme désirée/interdite. Mais c’est aussi de
lui, de son rapport aux femmes, que parle Berg. Le musicien
s’identifie expressément à l’un des personnages, Alwa. « L’ego
dans la perspective duquel s’écrit la musique n’est pas Lulu,
mais Alwa qui l’aime »30 . La relation de la musique au livret
s’en trouve transformée. Et plus loin « le lieu de la musique,
c’est l’amour d’Alwa »31. Alwa est compositeur, comme Berg. Il
a toutes les raisons de fuir ou de haïr Lulu, puisqu’elle lui dit
avoir empoisonné sa mère (mais est-ce vrai), et qu’elle abat
involontairement son père, Schön, auquel elle est mariée. Il la
recherche et la fuit, avant de consentir passivement à la voir se
prostituer. Concernant Berg, Adorno a raconté, dans des
souvenirs publiés après la disparition des protagonistes, la
passion secrète que celui-ci avait éprouvée pour Hanna Fuchs, la
sœur de Franz Werfel et donc la belle-sœur d’Alma Mahler.
Hanna, mariée et mère de deux enfants, vivait à Prague. Adorno,
alors l’élève de Berg, servait, comme il l’a écrit, de « postillon
d’amour ». Aucun des deux amants ne voulant quitter son
conjoint respectif, mais chacun éprouvant pour l’autre une vive
passion, tout le monde fut extrêmement malheureux. Toute
l’histoire fut mise en musique à l’aide d’allusions codées fort
difficiles à déchiffrer, en particulier dans la Suite lyrique. On sait
qu’en allemand les notes de musique sont désignées par des
lettres de l’alphabet, et que l’on peut inventer ainsi des
combinatoires. Hélène Berg voyait dans Lulu d’autres allusions
et citations de cet épisode qu’elle n’a pu vivre que
douloureusement, et c’est pense-t-on la raison qui l’a fait
s’opposer jusqu’à sa mort à l’achèvement de l’orchestration.
La répression sociale millénaire, et qui est donc le fait de
la civilisation, est répression de la sexualité, mais d’abord de la

29. F. Nietzsche, Le cas Wagner, traduction d’Henri Albert, éd. GF


Flammarion, 1985, pp. 191-192.
30. T. W. Adorno, Alban Berg…, op. cit., p. 203.
31. Ibid., p. 204.
Sonia Dayan-Herzbrun 11

sexualité féminine. Et la violence extrême (dans le chant et dans


l’orchestration) de l’assassinat sur scène de Lulu et de la
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Comtesse Geschwitz — qui en outre est féministe — disent la


répression de ces formes transgressives de la sexualité féminine,
mais aussi la possibilité de la catastrophe. C’est à travers la
répression de la sexualité des femmes, c’est-à-dire à travers
l’interdit de l’expression et surtout de la réalisation de leur désir,
que s’exerce de façon privilégiée toute forme de répression
sexuelle. Cette répression s’exprime dans un « rapport
ambivalent » de désir et de répulsion : Schön repousse Lulu et ne
peut se passer d’elle, Alwa qui l’aime, la livre à la police. Or
Berg fait surgir cette sexualité « sauvage » sur la scène de
l’opéra. Kraus voit dans Lulu une « réhabilitation accomplie » ;
portrait de femme dans sa plénitude, avec sa géniale aptitude à
ne pas se souvenir. « Femme de désir et non d’enfantement
— non pas conservatrice mais prodigue de jouissance. Non pas
serrure forcée de la féminité, mais toujours ouverte et toujours
fermée. Hors de la portée de la volonté de l’espèce, mais
renaissant avec chaque acte sexuel »32. L’opéra devient alors
« l’instance supérieure du procès en révision intenté contre la
civilisation »33 ; en premier lieu il a rendu possible ce procès en
faisant resurgir le refoulé. En ce sens il est cathartique. Au sens
de Freud, précise Adorno qui pourtant, comme le faisait aussi
Marcuse quelques années auparavant, met implicitement en
cause les thèses développées par Freud dans Malaise dans la
civilisation. Il y a dans cette remontée des bas-fonds, un enjeu
politique. Là où la sexualité féminine « entre en conflit avec la
société sans conscience politique et sans raison sociale visible,
elle représente à plus forte raison objectivement un enjeu
politique »34. Tout effort d’émancipation collective doit prendre
en compte cette dimension, et Adorno le disait déjà dans ses
travaux autour de la question de l’autoritarisme et de ce qu’il
appelait la potentialité fasciste. Il l’avait exprimé en d’autres
termes à propos de Carmen (qui lance un appel à la liberté tout
comme Lulu) en commentant Nietzsche. Ce dernier « défend
l’idée que l’objectif ultime de l’opéra (Carmen) est la liberté.
C’est un pur produit des Lumières : il rejette l’“humanité”
fétichisée au profit de l’amour de l’émancipation de l’humanité.

32. Karl Kraus, La Boîte de Pandore, p. 29.


33. T. W. Adorno, Alban Berg…, op. cit., p. 205.
34. Ibid., p. 208.
12 Lulu, fragment d’un monde aliéné

Ce n’est pas pour rien que la liberté est la seule idée proclamée
dans l’œuvre et c’est au nom de la liberté que meurt
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l’héroïne »35.

Rien de naturel n’est glorifié ni même déploré dans Lulu.


Aucune signification univoque ne se dégage et l’histoire pourrait
ne pas en être une. Adorno est particulièrement sensible au
caractère fragmenté de l’œuvre qui dans son ampleur procède
par tableaux qui sont autant de points de vue sur l’insaisissable
« totalité de la modernité qui engloutit tout »36. L’écriture
fragmentaire si familière à Adorno est celle de la vie morcelée
des humains. Lulu est une fantasmagorie, tout comme l’est le
« caractère féminin ». Le problème est celui de l’adhésion ou de
l’identification à cette fantasmagorie dans laquelle la liberté
s’abdique. Représenter la fantasmagorie comme telle, c’est
entrevoir l’émancipation, non comme un avenir représentable,
mais comme un négatif du monde aliéné et dominé. C’est la
raison pour laquelle Adorno voit dans Lulu « le modèle d’une
œuvre d’art de la véritable humanité »37.

35. T. W. Adorno, Quasi una fantasia, op. cit., p. 62.


36. T. W. Adorno, Alban Berg…, op. cit., p. 204.
37. T. W. Adorno, « Rede über Alban Bergs Lulu », op. cit., p. 649.
PRINCESSE LÉZARD
Fragmentation et ambiguïtés dans les Minima Moralia
Nicole Gabriel

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 139 à 156

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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Princesse Lézard
Fragmentation et ambiguïtés dans les Minima
Moralia

Nicole Gabriel
Université Paris 7 — Denis Diderot

Les Minima Moralia sont publiés en 1951 à Francfort,


lorsque revenu dans sa ville natale, Adorno a retrouvé sa chaire à
l’Université Goethe1. Cependant, il convient de les resituer dans
l’époque et le contexte où ils ont été conçus. Entre 1944 et 1947,
Adorno écrit de son exil américain, à un moment où la
Deuxième Guerre mondiale entre dans sa phase finale. Il est
alors le témoin de deux crimes de dimensions industrielles, le
génocide des juifs d’Europe et le largage de la première bombe
atomique sur Hiroshima. La guerre froide qui dès 1947 divise le
monde en deux blocs, fait craindre un troisième conflit et se
traduit par une « chasse aux sorcières » orchestrée par le
sénateur Mac Carthy et le danger d’un fascisme aux Etats-Unis
mêmes. Les émigrants allemands, qui craignent de nouvelles
persécutions, sont soucieux de quitter les Etats-Unis au plus
vite : ainsi Thomas Mann, sa fille Erika, Brecht et tant d’autres
opposants à l’Allemagne nazie.

1. En vertu d’une loi votée dès la création de la RFA, les émigrés pouvaient
retrouver leur poste, s’ils le souhaitaient. De même les Privatdozenten qui
pouvaient démontrer qu’ils auraient obtenu une chaire : c’était le cas d’Adorno.
2 Princesse Lézard

Ce n’est nullement une situation confortable pour


Horkheimer — qui dispose cependant encore d’une fortune non
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négligeable —, non plus que pour Adorno qui a tout perdu. D’où
une impression d’impasse, d’aporie qui est comme le basso
continuo des Minima Moralia : « on ne peut plus habiter », « il
n’y a pas de vraie vie dans le faux »2, pour citer deux des
énoncés les plus célèbres de l’ouvrage. Adorno envisage à un
certain moment de retourner à Sanary, un site enchanteur dans le
sud de la France où il avait séjourné avec de nombreux candidats
à l’exil avant son départ pour New York. Il rêve, semble-t-il,
d’un retour au commencement — d’un refuge ?
La Dialectique de la raison, écrite avec Horkheimer à la
même époque, et composée également de « fragments » — dont
un est consacré à la Justine de Sade, tandis que l’étude sur
l’Odyssée fait aussi la part belle à des figures féminines, les
Sirènes et les servantes complices des prétendants —, reflète
cette impression de dévastation personnelle et planétaire. Elle
s’ouvre sur la phrase qui semble écrite avec le pressentiment de
la première explosion nucléaire : « Aber die vollends aufgeklärte
Erde strahlt im Zeichen triumphalen Unheils »3. Les temps dont
parlent Horheimer et Adorno sont ceux de la déraison.
Dans l’œuvre qu’il compose seul, Adorno part du même
constat, mais il s’exprime sur le mode mineur. Les Minima
Moralia constituent un essai de microthéorie de la catastrophe,
une « micrologie » qui se place sur le plan de la vie quotidienne,
des manières de se saluer, de se parler, du tact, de la politesse,
des rapports entre les êtres humains entre eux et last but not
least, des relations entre les hommes et les femmes. C’est là
l’approche spécifique visée dans cette « petite éthique »4, le
« grand œuvre » devant être accompli plus tard, en collaboration
avec Horkheimer. Il ne vit jamais le jour.

2. Toutes les citations empruntées aux Minima Moralia se réfèrent à la


traduction d’Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral : Minima Moralia.
Réflexions sur la vie mutilée, postface de Miguel Abensour, Petite bibliothèque
Payot, Paris, 2003. Les numéros sont ceux des fragments.
3. « Mais la terre complètement éclairée resplendit sous le signe d’un désastre
triomphal » (traduction N. G.). In T. W. Adorno/Max Horkheimer, Dialektik
der Aufklärung, Fischer, Francfort/Main, 1971, p. 7.
4. Par opposition à la Grande Ethique d’Aristote.
Nicole Gabriel 3

Cette vie, c’est une vie beschädigt, abîmée, « mutilée »,


comme ont traduit les deux traducteurs français, damaged,
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comme le dit la traduction anglaise. Minima Moralia fait


apparaître par autant de facettes la manière dont la catastrophe
— figurée par l’image de l’avalanche, suggérée par une citation
de Baudelaire5 — affecte les rapports entre les hommes et les
femmes, l’amour, la passion, les relations à l’intérieur et à
l’extérieur du mariage, le domaine de l’intimité, du privé.
Adorno adopte une perspective oblique. On trouve des textes,
très « inactuels » au sens nietzschéen, consacrés au tact, à la
discrétion, au déclin du don.
Tel un détective ou un médecin, Adorno est à l’écoute, il
examine les symptômes, guette les indices, les traces. Une
attention extrême est accordée au détail. Il analyse la catastrophe
en analyste. La référence à la méthode freudienne est évidente,
un Freud tributaire de la critique d’art — du critique d’art italien
Morelli, qui signait Lermoiëv et révolutionna le champ.
Cherchant « les choses secrètes et cachées » à une époque où
naissait la criminologie, Morelli se concentrait sur un détail du
tableau — la façon de peindre une oreille, la forme des doigts
d’une main. Cette démarche constitue à la fois une façon précise
d’attribuer les œuvres et une herméneutique. Le détail, en effet,
permet d’aller au-delà de l’impression d’ensemble, souvent il la
dément. Il permet de contredire l’interprétation dominante.
Freud s’est référé explicitement à Morelli 6 — et à Conan Doyle,
autre médecin — dans son étude sur le Moïse de Michel-Ange.
Il ne procédait guère autrement dans l’observation des
symptômes, si ténus soient-il, de ses patients.
Sur les femmes et les relations entre les sexes, il existe un
riche corpus que nous avons résolu de considérer selon quatre
points de vue principaux. Mieux qu’un plan en trois parties, ces
rubriques qui s’éclairent et se recoupent, rendent compte de la
pensée très fluide d’Adorno, une pensée qui semble se
contredire, fait des pirouettes, privilégie l’ellipse : il ne s’agit en
aucun cas de « philosopher avec un marteau ».

5. « Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ? », en exergue de la


troisième partie.
6. S. Freud : Der Moses des Michelangelo, in Freud, Studienausgabe, X,
p. 207.
4 Princesse Lézard

Des dames du temps jadis


On remarque qu’il s’agit exclusivement de femmes
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fictives, venant de la littérature et de l’art : des héroïnes


goethéennes, issues soit des romans, comme Mignon (Les
années d’apprentissage de Wilhelm Meister), soit des drames
comme Adelheid (Götz von Berlichingen), Klärchen (Egmont),
Gretchen (Faust). Après Goethe, Schiller : Luise Millerin,
l’héroïne d’Intrigue et Amour et Amalie qu’aiment les deux
frères Moor. Il y a aussi la Peregrina de Mörike, Albertine et
Odette du côté de chez Proust et les protagonistes sans nom de la
Ronde de Schnitzler. Ou bien encore des figures de livres
d’enfants, de comptines, des contes d’Andersen ou de Grimm.
Entre ces textes, qui peut-être ont été lus à haute voix à l’enfant
Wiesengrund, et ceux qui ont été cités précédemment, on trouve
« un  récit pour enfant, si complexe » (108) de Theodor Storm,
dont le titre étrange, étranger, est en dialecte de l’Allemagne du
nord et l’héroïne une petite montreuse de marionnettes : Pole
P o p p e n s p ä l e r . Il s’agit là du bagage classique du
Bildungsbürger allemand, ou même d’un Primus, du premier de
la classe, un excellent lycéen. Quelques références à l’antiquité,
mais aucune à la littérature anglo-saxonne. Même si tout
l’ouvrage est placé sous le signe de Proust — le premier
fragment s’intitule A Marcel Proust — avec une exception
notable, Ibsen et ses femmes rebelles, la préférence va nettement
à la littérature allemande.
On trouve encore, mais plus rarement, des types humains :
et dans ce cas, la description relève de l’observation
sociologique. Ainsi celle de la femme qui monnaye ses faveurs
contre une promotion, cherche à être présentée à un producteur
de cinéma ou à un éditeur connu, incarnant ainsi de concert la
career woman et la prostituée. Ou encore, un inusable stéréotype
de l’éternel féminin : l’épouse acariâtre de Socrate.
Les hommes sont seulement des types. Les seuls
personnages fictionnels nommés sont Monsieur Bergeret
(d’Anatole France) ou Don Juan — qui est un type. Citons le
« dur », la star (toujours une figure masculine), le tyran
domestique, le héros en pantoufles.
On cherchera en vain chez Adorno une définition du
féminin. Il est dit on ne peut plus clairement que le « féminin »
en tant que tel n’existe pas, qu’il est pure invention : « le
Nicole Gabriel 5

caractère féminin et l’idéal de féminité selon lequel il a été


modelé sont les produits de la société masculine »(59). Si la
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femme se conforme à cet idéal, c’est précisément en tant que


dominée, reproduisant ainsi en miroir l’image que l’on attend
d’elle. Adorno montre à plusieurs reprises que même la beauté
peut être phénomène de reflet, créée par les regards admiratifs
par exemple. Mais il arrive que le jeu de reflets induise un jeu de
dupes. En tirant parti de ce que l’on nomme féminité, les
femmes peuvent prendre les hommes à leur propre leurre. Ainsi
transforment-elles leur faiblesse en force. Mais il s’agit là d’une
minorité bien particulière, sur laquelle Adorno ne revient plus :
ces femmes que le langage, il y a peu de temps encore, disait
« supérieures », et donc masculines. Adorno se contente d’un
constat sec autant que paradoxal : « Les vraies femmes sont en
fait des mâles. Il suffit d’avoir été jaloux pour le savoir »(59).
Reflet de la situation sociale, la féminité se définit en
creux « comme le négatif de l’homme ». Adorno n’aborde
jamais expressément la question abstraite de la différence
biologique. Ce qui l’intéresse, c’est la figure de la femme en tant
que réflexion des rapports sociaux, où elle est la figure de la
dominée. Retournant l’aphorisme de Nietzsche « Quand tu vas
voir les femmes, n’oublie pas le fouet », il se demande « si la
femme elle-même n’est pas le produit du fouet » (ibid.). Car elle
résulte de son aliénation, elle est un objet « fabriqué »,
« artificiel », « le supprimer serait libérer cette “nature” que les
femmes sont censées incarner ». Il souligne le caractère pervers
de l’exaltation de la différence : « La glorification du caractère
féminin implique l’humiliation de toutes celles qui le
possèdent », c’est-à-dire de toutes celles qui se sont fait prendre
au piège de l’identification avec la norme qu’on leur propose.
Ce que l’on nomme « féminité » seraient les stigmates des
déformations, des blessures infligées aux femmes par la société.
Cependant, à partir même de la situation d’oppression, un
retournement dialectique est possible. Du fait de leur
inadaptation à un monde inhumain, d’un mal-être dont la
traduction est la maladie ou la névrose, lorsque justement elles
refusent de se conformer, les femmes sont plus à même de
prendre conscience de leur situation d’aliénation et de
l’aliénation du monde. Commentant Freud et la notion de
complexe de castration, Adorno conclut qu’il vaut mieux être
une blessure qui saigne que de croire aux billevesées d’un
6 Princesse Lézard

homme qui vous dit que vous êtes une fleur. En d’autres termes,
dans le premier cas, il y a une femme qui souffre, dans le second
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il y a une sotte.

La famille et les rôles de sexe


Si Adorno est très moderne sur le plan d’une définition du
féminin — il aurait pu lui aussi écrire : « on ne naît pas femme,
on le devient » — sa position est nettement plus ambiguë pour
ce qui concerne la cellule familiale. Ambiguë en tout cas si l’on
se réfère à la clarté des énoncés de La Personnalité autoritaire
(rappelons qu’Adorno n’a pas participé aux Etudes sur l’autorité
et la famille).
La question de la famille et des rapports familiaux est
abordée d’emblée, dès le fragment 2 : Jardin public. L’idée
principale est celle de ce que Sartre appelle « choséification ». A
l’ère du capitalisme tardif, les notions de marchandise et de
valeur d’échange ont pénétré tous les rapports humains, y
compris les rapports intimes, familiers, il les a « réifiés ». La
famille n’est pas une monade, elle n’est pas épargnée par le
monde qui l’entoure. Elle a changé, pour le pire. Les rapports
avec les parents ont évolué en se détériorant. Le respect filial
tend à disparaître du fait de la perte du pouvoir économique des
parents : « Ils ne font plus peur » (2). Les enfants sont les fils de
famille ruinés par les crises économiques qui ont succédé à la
Première Guerre mondiale. Mais la piété filiale n’est pas seule
en cause. Les relations d’admiration, d’identification ou de
haine, constitutives selon Freud du surmoi, ont cessé d’être.
Adorno se situe dans ce sens lui aussi sur la voie d’une Société
sans père 7. Les rapports familiaux se font brutaux, à l’image des
relations de concurrence qui prévalent dans la société capitaliste.
D’où le « déclin du complexe d’Œdipe » mais tout de même la
perpétuation du « meurtre du père » (2). A ce titre il est selon
Adorno hautement symbolique que le nazisme, mouvement
« jeune », ait mis à mort les vieillards, c’est-à-dire qu’il ait

7. Cf. Alexander Mitscherlich : Auf dem Weg zur vaterlosen Gesellschaft,


Francfort/Main, 1967. Edition française : Vers la société sans pères. Essai de
psychologie sociale, Paris, Gallimard, 1969. Mais Mitscherlich se réfère à un
ouvrage bien antérieur de Paul Federn : Zur Psychologie der Revolution : die
vaterlose Gesellschaft, Anzengruber, Leipzig/Wien, 1919.
Nicole Gabriel 7

enfreint un des commandements de la civilisation judéo-


chrétienne. Aussi Adorno ne cache-t-il nullement sa nostalgie
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de ce qui existait « avant », de la famille « bourgeoise », encore


constituée comme espace privé, échappant aux lois de la
brutalité extérieure. Non qu’il y voie un havre de paix, mais au
contraire, paradoxalement, un lieu à partir duquel la résistance,
donc la lutte, serait possible. Une lutte contre quel ennemi ?
Contre ce qu’il nomme « collectivisation », un terme qui
s’applique aussi bien à la société nazie qu’à la société
communiste ou capitaliste, une société de masse, qui nie
l’individu ou le neutralise : « … et l’on est parfois tenté de
penser que cette malheureuse cellule originaire de la société
qu’est la famille constitue peut-être aussi la cellule nourricière
d’une volonté sans compromis de changer la société. Alors que
le système subsiste dans son ensemble, ce n’est pas seulement
l’agence la plus efficace de la société qui a disparu avec la
famille, c’est aussi la résistance, qui tout en opprimant
l’individu, le fortifiait — à supposer même qu’elle ne lui ait pas
donné naissance ». Le texte se poursuit avec ce qui pourrait être
une des rares allusions au système soviétique : « La mort de la
famille paralyse les forces de résistance qu’elle suscitait. L’ordre
collectiviste à la montée duquel on assiste n’est qu’une
caricature de la société sans classe : la liquidation de l’individu
bourgeois à laquelle il procède, c’est aussi celle de l’utopie que
nourrissait l’amour maternel ». On retrouvera ce lien entre
l’amour et l’utopie sociale et politique.
De quel type de famille s’agit-il ? Non pas de la famille
« bourgeoise » que nous connaissons bien à travers les romans
de Balzac, où les affaires sont ténébreuses et chacun n’attend
que la mort de l’autre — et l’héritage —, mais de la famille
traditionnelle allemande, protestante, gardienne de valeurs
comme l’intériorité, la spontanéité, la franchise et dont la
meilleure garante est la mère8. La sienne — qui était d’origine
italienne, catholique et musicienne, et dont il reprit le nom ? 9 On
peut également penser que la mère est pour Adorno, de son

8. Rappelons à ce propos les études de Ralph Dahrendorf et son analyse


comparée des « modèles » scolaire et familiaux en Grande-Bretagne et en
Allemagne, in Gesellschaft und Freiheit. Zur Soziologie der Gegenwart,
Munich, Piper, 1961.
9. Le père d’Adorno était un juif libéral. Adorno a été baptisé selon le rite
catholique et confirmé dans la religion protestante.
8 Princesse Lézard

éloignement américain, outre la sienne propre, l’Allemagne de


son enfance, une Allemagne qui ne serait pas « une mère
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blafarde » (Brecht) pour un exilé.


On trouve une variation sur le même thème dans le
fragment suivant (3) Comme des poissons dans l’eau, où il
regrette l’évolution actuelle : dans la famille, il faut se faire « des
relations », pouvant éventuellement être utiles. Le domaine privé
n’échappe pas au calcul. Or, le manque de tact et la mauvaise
éducation sont montrés comme le symptôme de quelque chose
de beaucoup plus grave : « naguère, alors qu’il existait encore
quelque chose comme une séparation entre profession et vie
privée — ce qui a été dénoncé comme une aliénation bourgeoise
qu’on en viendrait presque à regretter10 — celui qui se servait
de la vie privée pour parvenir à ses fins faisait figure de goujat
inopportun, que l’on considérait avec la plus grande méfiance.
Aujourd’hui, c’est celui qui tient à sa vie privée, sans y laisser
paraître de visée utilitaire, qui n’est pas dans la note et semble
faire preuve d’arrogance ».
Passons au mariage. Nous connaissons l’aphorisme de La
Rochefoucauld « Il est de bons mariages, il n’en est point de
délicieux ». Dans le fragment 10, Unis/Séparés, Adorno décrit
ce que devrait être un « bon mariage », ou comme il le dit lui-
même un mariage « défendable » : chacun des deux aurait sa
propre indépendance, sans fusion et où « l’un et l’autre
assumeraient par un état de liberté, la responsabilité d’une
réciprocité mutuelle ». Ce qui signifie que les intérêts
intellectuels et les intérêts économiques doivent rester distincts.
C’est surtout cette proposition qui est une condition sine qua
non : « Le mariage en tant que communauté d’intérêt signifie
immanquablement l’avilissement des intéressés ; et ce qu’il y a
de véritablement diabolique dans l’ordre du monde, c’est que
personne ne peut se soustraire à un tel avilissement, quand bien
même il aurait compris la situation ». De cet « avilissement »,
nous avons deux variantes : une dans la troisième partie qui est
une image caricaturale et inversée de la première, et une autre
encore, effectivement « diabolique », dans le fragment qui fait
immédiatement suite à celui-ci : Domicile conjugal (11).
Commençons par Philémon et Baucis (111). Nous n’avons pas
affaire aux amoureux éternels de la fable, mais à un couple

10. Souligné par nous.


Nicole Gabriel 9

traditionnel, dans une famille « complémentaire », où l’homme


gagne le pain du ménage et la femme vaque aux soins du foyer.
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Un modèle qui prévaut en Allemagne depuis La Cloche de


Schiller et qui dans les années 1950 fête son grand come back.
L’homme est désigné comme der Haustyrann, le « tyran
domestique » que sa femme aide à passer son manteau lorsqu’il
sort, renversant dans le privé les règles de politesse qui ont cours
en public (en Allemagne même aujourd’hui, tout monsieur poli
— et d’un certain âge — aide une dame à enfiler son manteau).
C’est une attitude qui dénote une déférence ambiguë. L’épouse
traite son mari comme un homme une femme, avec une certaine
condescendance, avec une indulgence « qui s’est cristallisée
dans ses lamentations ironiques sur la faiblesse pleurnicharde et
le manque d’indépendance des hommes ». C’est ainsi que
s’opère le renversement : « Derrière l’idéologie mensongère qui
présente l’homme comme supérieur, se cache une idéologie
secrète, tout aussi mensongère qui l’abaisse au rang d’un
inférieur ». Le tyran domestique est le revers de la médaille du
« héros en pantoufles ». Il y a superposition de l’image du foyer
archaïque, à caractère anachronique auquel selon Adorno la
femme « se cramponne », et de celle de la famille comme unité
de consommation où «  le plus fort est celui qui contrôle les
choses », c’est-à-dire les achats. Adorno compare expressément
ce retournement à la dialectique du maître et de l’esclave chez
Hegel. Dans cette guerre conjugale, les armes sont la
méchanceté et le dénigrement. « Il n’est guère de femme mariée
depuis quelque temps qui ne désavoue son mari en faisant des
confidences sur ses faiblesses. » (11)
Lorsque les couples se séparent, la façade craque, le
marécage, de trouble qu’il était, devient vraiment infect.
Domicile conjugal souligne le rôle des objets qui deviennent des
enjeux de lutte entre les deux époux. (Il n’est pas, on le
remarquera, question d’enfants.) La propriété reprend tous ses
droits. L’intimité n’est absolument plus respectée. Les gens
respectables jettent le masque : « les professeurs d’université
pénètrent la nuit chez leurs épouses » pour reprendre leur bien.
Moins la loi est intervenue précédemment (par amour, on a
refusé d’établir un contrat de mariage par exemple), plus la lutte
est impitoyable. « Plus les époux se sont montrés “généreux”
l’un envers l’autre, moins ils ont pensé à préserver leur
patrimoine et à définir leurs obligations réciproques — et plus
10 Princesse Lézard

leur avilissement est sordide. Car c’est justement dans le


domaine qui reste juridiquement indéterminé que prospèrent la
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chicane, la diffamation, le conflit des intérêts. Tout ce qu’il peut


y avoir de ténébreux dans l’institution du mariage, le pouvoir
barbare qu’a l’homme de disposer des biens et du pouvoir de la
femme, et la non moins barbare oppression sexuelle qui tend à
obliger l’homme à prendre en charge toute sa vie durant celle
avec laquelle il a pris plaisir à coucher momentanément, tout
cela remonte des caves et des fondations et vient à l’air libre
lorsqu’on démolit la maison » (11).

Une figure de l’émancipation : Nora


On ne trouve pas de référence théorique à la question de
l’émancipation féminine. Il est vrai que c’est là le tour général
des Minima Moralia, qui procèdent par allusions, clins d’œil et
considèrent les connaissances comme un présupposé. Il est
intéressant de noter qu’Adorno considère qu’il revenait au
mouvement ouvrier de se préoccuper mieux de la « question
féminine », qu’il ne l’ait pas fait est bien, selon lui, une marque
de son déclin (73).
On ne trouve nulle part d’allusion à des intellectuelles ou
à des femmes politiques par exemple, aucune allusion aux luttes
des femmes des mouvements allemands ou américains qui
étaient certes en reflux, mais qui n’étaient pas si éloignés dans le
temps. Rappelons les efforts pour réformer la législation de
l’avortement durant la République de Weimar et la très forte
mobilisation des femmes communistes et social-démocrates, à
laquelle un grand nombre d’intellectuels et d’artistes s’étaient
associés. C’était en 1927, Adorno avait alors 23 ans, il n’y fait
pas référence.
La question féminine (Frauenenfrage) est évoquée dans
un fragment dont le titre est Ausgrabung (exhumation) (124),
comme s’il s’agissait d’un phénomène immémorial. C’est là
qu’il « exhume » Nora, l’héroïne de Maison de poupée.
Toutefois, il ne s’agit pas d’un cadavre, mais d’un problème qui
n’a pas encore trouvé sa solution. Notons que Nora est une
bourgeoise. Ce qu’Adorno retient d’elle, c’est sa révolte, lui
permettant de prendre conscience de soi et le courage qu’elle a
de quitter la maison de poupée, donc de choisir une existence
Nicole Gabriel 11

autodéterminée. Aux yeux du monde, elle passe pour une


« hystérique », c’est-à-dire une de ces femmes beschädigt,
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endommagées. Aliénée, Nora l’était lorsqu’elle obéissait à son


mari et la tarentelle effrénée à laquelle elle se livre est une figure
de son aliénation. (En Italie du Sud, cette danse signifie
« tarentule », l’arachnide qui donne la fièvre, nommée aussi
danse de Saint Guy). Elle y met fin en franchissant le pas hors de
la maison de poupée. C’est le passage à l’âge adulte que retient
Adorno. Dans ce sens, Nora est toujours moderne11.
Qu’en est-il des descendantes de Nora qui sont intégrées
au monde du travail ? Sont-elles plus émancipées pour autant ?
Elles sont insérées dans le monde du travail, souligne Adorno,
parce que celui-ci a besoin d’elles. Tout en considérant, dans un
couple, l’indépendance économique comme une condition de la
dignité de l’autre, il ne semble pas reprendre à son compte la
thèse de Marx reprise par Clara Zetkin et certaines parties du
mouvement ouvrier sur l’émancipation par le travail : 1. les
femmes y sont aussi aliénées que les hommes, 2. elles sont
surveillées et considérées comme des objets, 3. elles subissent la
double tâche puisque la famille n’a pas changé et que le travail
domestique reste à leur charge.
Mais il y a plus grave. L’indépendance financière ouvre
aux femmes l’univers des mille possibilités et tentations de la
consommation. Ainsi, le capital leur prend d’une main ce qu’il
leur a donné de l’autre. Il les endort et les grise : comme les
opiacés, la marchandise, fascinante, crée l’accoutumance. En ce
sens, les femmes sont plus réifiées que les hommes, moins
dépendants des choses12. Si bien que la femme qui travaille se
trouve dans la situation d’impasse qui est un des leitmotiv des
Minima Moralia. Il n’y a pas d’issue. Quoi qu’elle fasse, elle
s’empêtre toujours plus dans les contradictions : plus elle
« s’émancipe », plus elle s’aliène au monde de la marchandise.
Nora réussissait à penser sa situation et se risquer hors de la
maison de poupée. Dépendante de la marchandise qui la cerne de
toutes parts, la petite fille de Nora ne peut penser son aliénation.

11. Pour l’analyse des figures de Nora et d’Hedda Gabler, voir l’article de Leo
Löwenthal, qu’Adorno avait lu : « Das Individuum in der individualistischen
Gesellschaft. Bermerkungen über Ibsen », in Zeitschrift Für Sozialforschung,
5, 1936, n° 3, Librairie Felix Alcan, Paris.
12. Cf. l’article d’E.-M. Ziege.
12 Princesse Lézard

Adorno parle de la « bêtise névrotique » de qui ne peut ni


ne veut penser son aliénation. Or, ces femmes sont aussi des
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victimes, elles aussi font partie de « la vie mutilée ». Il y aurait


une première « Beschädigung », positive dans la mesure où elle
permet la conscience de soi. Mais contre la « bêtise névrotique »,
c’est-à-dire l’adéquation conformiste au monde, il ne semble pas
y avoir de remède.
Dans les textes examinés dans les deux points précédents,
c’était la catégorie morale de la dignité (en tant que le contraire
de l’avilissement) qui intervenait. La partie suivante est dominée
par une catégorie esthétique, celle du Beau.

Beauté féminine et promesse de malheur


Il ne va pas être question ici de la beauté masculine, qui
aux Etats-Unis est celle de la star masculine. Adorno la qualifie
de beauté ridicule, une gestuelle apprise où l’on joue au mâle en
adoptant certaines attitudes, la façon de tirer sur sa cigarette, etc.
Le beau mâle, c’est le tough guy ou tough baby qui « méprise
tout ce qui ne sent pas le tabac, le cuir et l’après-rasage — et tout
particulièrement les femmes » (24).
Adorno ne parle pas de toutes les femmes, mais seulement
des femmes « d’une beauté exceptionnelle ». Il n’énonce pas de
canon esthétique, mais évoque une certaine expression de
mystère. Ce sont celles que Wilde appelait les « sphinx sans
secret. » Elles manquent dit-il « totalement d’imagination »,
c’est-à-dire qu’il y a chez elles une absence de conscience de
soi, comme chez les enfants. Elles ne sont pas rongées par la
conscience. C’est de là que leur vient leur grâce. Il y a une
définition tout à fait analogue de la séduction féminine chez
Freud.
La beauté a la profondeur de l’image réfléchie. Elle ouvre,
pourrait-on dire, un autre espace : elle est à la fois projection et
reflet. Examinons ces deux effets : nous avons mentionné les
« regards d’admiration » qui rendent une femme belle. Une
femme belle renvoie même cette image dans l’espace
acoustique, puisqu’« on peut tout de suite dire au téléphone si
une femme est jolie : le ton de sa voix, son aménité, le fait
qu’elle est sûre d’elle-même » (72). Mais la beauté est aussi
projection, elle a à voir avec les lointains — et le proche. Cette
Nicole Gabriel 13

approche, qui n’est pas explicite, évoque la définition de l’aura,


selon Walter Benjamin : « l’apparition unique d’un lointain, si
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proche soit-il »13. De même, chez Adorno, tous ces jeux de


reflets cernent, sans la dire, la beauté, et rappellent l’analyse de
la figure d’Odile à laquelle se livre Benjamin dans son essai sur
Les affinités électives de Goethe14 : l’élément central y est l’eau,
lieu d’origine d’Aphrodite, ambigu parce qu’il est aussi celui de
la noyade, pure translucidité et profondeur insondable. Le lac
des Wahlverwandtschaften et ses miroitements correspond bien
aux effets de miroir adorniens.

Examinons à présent l’exemple-titre : Prinzessin Eidechse


(108). Adorno reprend ici un récit de Theodor Storm, Pope
Poppenspäler : il s’agit de l’histoire de deux enfants, le garçon
est riche, la fille est pauvre. La petite fille est montreuse de
marionnettes. Le garçon est fasciné par sa grâce, les chiffons
qu’elle porte, son apparence de liberté, son caractère nomade. Il
lui propose de faire une promenade. Elle semble se méfier et
puis préfère qu’il l’accompagne chez le drapier qui aura bien des
bouts d’étoffes pour ses marionnettes. Ce qui apparaît au garçon
comme « poétique », renvoie en fait à l’obligation de travailler
dans laquelle se trouve la petite fille et à son complet
dénuement. Une vie, dit Adorno, « sans aucune
autodétermination ». Il s’agit là d’une projection de l’enfant
bourgeois.
La beauté, c’est le Beau et le monde de l’art, celui de la
« finalité sans fin » selon Kant, de « la promesse de bonheur »
selon Stendhal, formulation sans doute plus proche des
préoccupations d’Adorno puisqu’elle suggère un espace qui
s’ouvre. Pope Poppenspäler est une artiste ambulante, elle a à
voir avec le Beau. Ce n’est pas un hasard si elle montre des
marionnettes. On se souvient du texte de Kleist Sur le Théâtre de

13. « Die einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag »
(« l’apparition unique d’un lointain, si proche soit-il »), in W. Benjamin,
« Über einige Motive bei Baudelaire ».
14. W. Benjamin, Œuvres I, Folio, pp. 274-395. Il y est fait mention des trois
figures qui jalonnent les œuvres essentielles de Goethe : Odile, Hélène,
Mignon, dont le dernier chant est cité (cf. l’article d’Elisabeth Lenk). La robe,
le « voile » de Mignon peut être aussi une figuration de l’eau — ou du mystère.
14 Princesse Lézard

marionnettes15 et des deux types de grâce évoqués, l’une la plus


proche de la Nature, avant que l’homme et la femme n’aient
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mangé la pomme de la connaissance, et celle qui est le plus


éloignée d’elle, la beauté passée par la conscience. Pour
l’instant, la Beauté est toujours du côté de la grâce animale, et de
la sûreté du geste, sûreté du somnambule que le prince de
Hombourg retrouve en rêve. Grâce qui est également force
comme le montre le passage du texte sur le théâtre de
marionnettes, où un ours réussit à déjouer toutes les feintes d’un
champion d’escrime et se révèle comme son maître. La grâce
l’emporte sur la conscience.
La grâce du « premier degré », la sûreté somnambulique
du geste est pour Adorno du côté des femmes (belles). Or, le
fragment suivant s’appelle « L’inutile beauté », une citation de
Baudelaire. Il convient également de décrypter le titre Prinzessin
Eidechse (108), qui vient du monde des contes : dans le folklore
de l’Europe du Nord, les princesses belles et vaines étaient
punies par des magiciens qui les transformaient en lézards. C’est
une variante du thème de Mélusine ou de celui de la Petite
Sirène d’Andersen, sauf que le lézard est un animal solaire,
totalement étranger aux brumes du Nord. La princesse est donc
doublement punie : par la métamorphose et par le caractère
d’exilée qu’elle est contrainte d’adopter. En effet, Mélusine, la
salamandre, pouvait disparaître et se replonger dans la fontaine
bienfaisante. Un autre leitmotiv des Minima moralia est celui-
ci : la beauté n’apporte à l’intéressée que malheur. Lorsqu’elle
est pauvre, elle fait d’elle une victime de choix. Elle est
« inutile » dans le meilleur des cas : ou bien la femme belle
épouse le premier venu et elle se saborde, car elle renonce à une
infinité de possibles, ou bien elle attend le « bon parti » et quitte
le monde de la grâce pour entrer dans celui du calcul : elle se
prend elle-même comme marchandise à monnayer, et s’aliène
ainsi.
Le thème de la prostitution est abordé à partir de la
ballade de Goethe Le Dieu et la Bayadère16. Le Dieu a besoin de
la bayadère comme la bourgeoisie de la prostitution. Auprès de

15. Heinrich von Kleist, Über das Marionnettentheater, in : Gesamtausgabe,


Leipzig und Wien, 1904-1906.
16. Der Gott und die Bajadere, in J. W. Goethe, Goethe Werke I, Insel Verlag,
1993, pp. 145-146.
Nicole Gabriel 15

l’hétaïre, le bourgeois se sent comme Dieu. Il a besoin du


fantasme, de l’exotisme, il a besoin lui aussi de ce que représente
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la petite fille de Pope Poppenspäler, les gens du voyage, ceux


— et celles — qui se trouvent en marge de la société, attirant et
repoussant tout à la fois17. Leur force d’attraction provient de
leur condition de pauvres jeunes filles et de jeunes filles pauvres,
comme dans les pièces de Schnitzler, où les « süsse Mädel »
viennoises viennent des faubourgs et retournent dans les
faubourgs (55).
Dans le fragment 12, Adorno écrit que du fait de la
rationalisation de la société, la prostitution tend à disparaître, « il
n’y a plus de cocottes » ; ou à être remplacée par une prostitution
qui ne dit pas son nom, et qui n’est qu’un alignement sur les lois
de la circulation de la marchandise. En échange de faveurs
érotiques, l’homme (puissant) est obligé de présenter une femme
à un producteur de cinéma ou à un éditeur. Ou bien ce sont les
épouses bourgeoises qui assument l’habitus de la prostituée, si
bien que l’on ne saurait plus guère faire la différence. Et c’est le
titre du fragment « La nuit, tous les chats sont gris ».
Hedda Gabler (58) est un cas particulier tout comme Nora
en était un. Hedda est la fille d’un général ; familière des armes,
elle ne cesse de jouer avec des pistolets. Elle n’est pas seulement
la victime de sa propre beauté, ni, comme Emma Bovary avec
qui elle a des traits communs, le seul personnage héroïque au
milieu d’un monde d’une extrême médiocrité. Elle va plus loin,
elle ne subit pas, elle attaque. Elle provoque la tragédie qui
l’entraîne. Héroïque, elle a quelque chose du dandy. Chez
Kierkegaard, la catégorie esthétique est le mode d’existence du
« premier type » dans un monde voué au tragique, son
représentant est Don Juan. Mode qui est dépassé par le stade
éthique, le mariage, et le stade religieux, la foi. Hedda fait de la
catégorie esthétique un absolu. Ainsi, souligne Adorno, elle peut
se montrer odieuse quand elle feint de confondre le chapeau que
sa tante a mis en son honneur, avec le chapeau de la domestique.
C’est au nom de l’absolu du beau qu’elle se révolte contre la
« bonté », valeur suprême de la société bourgeoise. En étant
« méchante », elle force la société soi-disant bonne à se
démasquer, elle lui présente un miroir : « c’est dans le beau que

17. Ici la comparaison avec Mignon (et avec Wilhelm) s’impose, je renvoie à
l’article d’Elisabeth Lenk.
16 Princesse Lézard

l’avenir déjà caduc se sacrifie au moloch du présent puisque rien


de bon ne peut exister dans son royaume, le beau assume la part
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de mal qui lui permettra de réfuter son juge tout en


succombant ». Hedda Gabler est une héroïne sombre, proche de
Baudelaire ou des héros de Dostoievski. Elle assume une attitude
aristocratique. Aussi est-elle victime dans un drame qui est la
« manifestation bourgeoise sécularisée du héros de la tragédie
dans son aveuglement ».

Nous allons tenter, pour conclure, de répondre à deux


interrogations : nous nous demanderons tout d’abord pourquoi
cette prédilection d’Adorno pour les femmes issues de la fiction
et cette place faite à la littérature. Nous tenterons de voir quelle
place cette conception multiple, éclatée, parfois même polaire du
féminin — existe-il, n’existe-t-il pas ? — occupe dans l’œuvre et
la théorie d’Adorno.
Pourquoi cette place faite à la littérature ? Souvenons-
nous qu’Adorno est auteur d’un ouvrage théorique sur
l’esthétique, outre de nombreux textes littéraires et musicaux. Sa
thèse d’habilitation portait sur « La catégorie esthétique chez
Kierkegaard ». Adorno n’écrivait pas en amateur distingué des
arts et des lettres. L’art et la littérature revêtent pour lui une tout
autre importance, car c’est là qu’apparaît la vérité que la
philosophie ne peut plus énoncer. La philosophie ne saurait faire
d’énonciation positive sur la vérité : le ferait-elle qu’elle serait
mensongère. C’est pourquoi le fragment retourne la célèbre
phrase de Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit : « Das
Wahre ist das Ganze » ( le Vrai est le Tout) en « Das Ganze ist
das Unwahre » (le tout est le non-vrai) (29, dernier aphorisme).
La philosophie peut nommer ce qui est faux mais non ce qui est
juste. L’art est le seul médium qui puisse dire la vérité : il en est
l’image inversée ou encore l’écriture en miroir de la vérité (« die
Spiegelschrift der Wahrheit ») : ce qu’on découvre dans le
miroir lorsqu’on lui tend une feuille où est inscrite une phrase
indéchiffrable quand elle est à l’endroit.
Adorno n’a jamais passé pour un penseur du genre avant
la lettre. Il s’est moins intéressé à la problématique féminine
qu’un Fromm et ou qu’un Richard Löwenthal, dont il a lu les
exégèses du théâtre d’Ibsen. Löwenthal était véritablement
« féministe », si l’on entend par ce mot la reconnaissance de
Nicole Gabriel 17

l’origine sociale de l’infériorisation des femmes et une prise de


position radicale en leur faveur. Dans ce sens, les hommes
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peuvent être féministes. On ne peut dire que ce soit le cas


d’Adorno. Il est ambigu dans la mesure où il donne une
importance centrale — et indiscutée — à la figure maternelle. Il
montre certes les blessures infligées aux femmes par la société,
mais il montre aussi leur caractère de complice dans un jeu
pervers, la force des armes des faibles. Il ne dissocie jamais
totalement public et privé, le social ou politique et l’individuel.
Dans son analyse d’un monde gagné par la marchandise — le
monde futur, dont les Etats-Unis sont les pionniers —, les
femmes sont meilleures consommatrices et donc moteurs de leur
propre réification. Or, elles le sont, en dernière analyse, en
obéissant à une pulsion immémoriale plus ancienne que le
capitalisme. Constatons, même sans vouloir nous engager plus
avant dans la discussion à ce stade de notre étude, le caractère
problématique d’un tel énoncé dans la mesure où il réintroduit
bien de la différence. Contentons-nous de la conclusion
provisoire suivante : même s’il a posé que le « féminin »
n’existe pas, Adorno montre les diverses manières dont le social
affecte le deuxième sexe.
Mais cette fragmentation ne constitue qu’un aspect du
problème. Adorno hésite entre ce qu’il nomme renversement
dialectique — victime, la femme parvient à se sauver elle-
même — et une réévalution de la figure féminine. Qui tente de
changer son destin, à l’instar des héros grecs qui engageaient la
lutte contre les dieux jaloux, montre qu’un autre monde est
possible. En ce sens, la femme est promesse d’un autre futur,
gardienne de l’utopie. Adorno s’inscrit ici dans une tradition du
romantisme allemand où la femme, sœur, épouse était la
rédemptrice, tout en sécularisant cette idée en la transformant en
une utopie sociale et politique. C’est pourquoi on ne saurait
parler d’un gage donné à « l’anticapitalisme romantique »
(Lukacs) qu’une telle position évoque cependant.
Sur le plan théorique, Adorno ne se contredit pas
véritablement, il révise sa position, éclaire la question de
différents points de vue, spécule. La pensée miroite comme la
queue d’un lézard. Ceci doit, il est vrai, beaucoup à la forme
choisie et pour laquelle le romantisme avait également une
18 Princesse Lézard

prédilection : le fragment18. Dans son œuvre la plus subjective,


la plus personnelle, où le « tu » a bien valeur de « je »
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— songeons à l’aphorisme : « Tu n’es véritablement aimé que


lorsque tu peux te montrer faible sans provoquer la force »
(122) — Adorno a réussi à présenter en virtuose toutes les
positions entre lesquelles il a, de façon permanente, oscillé.

18. La thèse de doctorat de Walter Benjamin Der Begriff der Kunstkritik in der
deutschen Romantik (1919) portait notamment sur Friedrich Schlegel,
théoricien du « fragmentaire ». En français : Le concept de critique esthétique
dans le romantisme allemand, Champs, Flammarion, 1986.
POUR UNE GÉNÉALOGIE DU GENRE DANS L'OEUVRE DE WALTER
BENJAMIN

Eva Geulen

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 161 à 188

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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Pour une généalogie du genre dans


l’œuvre de Walter Benjamin*

Eva Geulen
New York University

Beaucoup de féministes se sont récemment tournées, ou


sont revenues vers l’Ecole de Francfort, mais ce n'est pas à
Walter Benjamin qu’elles ont d’abord pensé. Cependant, sa
relation complexe à la figure plus canonique d’Adorno, suggère
la possibilité de trouver en Benjamin une alternative au statut
notoirement ambivalent de la féminité dans la pensée d’Adorno.
La critique constante que fait Adorno d’un genre essentialisé qui
dénierait la médiation par la totalité sociale n’est qu’un aspect de
sa pensée sur le genre. L’autre aspect, plus problématique, est
clairement visible dans sa tendance à associer le moment de
l’utopie, d’une béatitude sans nom, au féminin comme nature.
Ce geste est toujours porteur d’une menace : celle de la
réaffirmation d’un mode spécifique d’esthétisation de la
féminité comme altérité exotique, qui constitue l’un des aspects
dominants de l’idéologie du genre dans la culture bourgeoise.
Pour cette raison et pour d’autres, de nombreuses chercheuses

* Ce texte est la traduction de « Toward a Genealogy of Gender in Walter


Benjamin’s Writing », publié dans The German Quarterly, vol. 69/2,
printemps 1996. Nous remercions l’AATG de nous avoir autorisés à le publier.
2 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

féministes s’étaient détournées d’Adorno en particulier, et de


l’Ecole de Francfort en général, dans une conjoncture
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spécifique, ou peut-être parce que le féminisme contemporain se


trouvait dans une impasse. D’une manière très crue, et en termes
abstraits, on peut formuler la question ainsi : est-il possible, et si
oui, comment, de reconnaître les différences et d’en rendre
compte sans les subsumer sous un commun dénominateur qui
hypostasierait, gommerait, assujettirait ou nierait la différence,
ni sacrifier toute notion d’un domaine commun — solution qui
aboutirait à la désintégration de la politique féministe en un
nombre exponentiel de féminismes avec leurs politiques
identitaires respectives ? Frederic Jameson1 a cherché, et a cru
avoir trouvé dans Adorno, un antidote au relativisme
postmoderniste et à la prolifération des particularismes — à
savoir l’unité et la différence, ce qui est certainement compatible
avec les motivations qui sous-tendent les retours féministes à
Adorno. Et c’est dans cette perspective que l’œuvre de Benjamin
peut également fournir des éclairages aux dilemmes actuels du
féminisme, car Benjamin a aussi cherché des alternatives à la
dialectique idéaliste du subjectif et de l’objectif, du particulier et
de l’universel. Il l’a même fait avec plus d’énergie encore
qu’Adorno, et parfois à la consternation de ce dernier.
Mais comme le projet philosophique de Benjamin est
peut-être défini de façon beaucoup moins claire que celui
d’Adorno, la critique féministe et la critique de Benjamin se sont
traditionnellement centrées sur quelques thèmes importants dont
la pertinence par rapport aux préoccupations féministes ne
semble pas faire question. Le travail de Christine Buci-
Glucksmann analysant le féminin comme allégorie de la
modernité dans les Essais sur Baudelaire et dans les Passages,
celui de Miriam Hansen sur les affinités entre la manière
féminine d’être spectateur et l’analyse par Benjamin de la
réception distraite, les discussions par Susan Buck-Morss du
rapport entre femmes et nature chez Benjamin, les récentes
Fables of Desire de Helga Geyer-Ryan, en constituent des
exemples de taille. La valeur de ces contributions est
incontestable. On peut en dire autant d’autres réponses
féministes, plus fermement critiques de Benjamin, comme

1. Frederic Jameson, Late Marxism : Adorno and the Persistence of the


Dialectic, Londres, Verson, 1990.
Eva Geulen 3

celles, par exemple, de Rey Chow ou de Janet Wolff. Mais on


peut concevoir une autre approche — même si elle reste encore
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un desideratum. Cette approche chercherait à reconstruire et à


examiner sur un mode critique le rôle du genre, en tant qu’il
informe la pensée générale de Benjamin, et a laissé son
empreinte sur son discours, quel que soit le sujet traité. Il
faudrait compléter la tendance à saisir des motifs et des thèmes
isolés, en repensant systématiquement à la lumière de la
dimension du genre les préoccupations philosophiques
premières de Benjamin, sa théorie du langage et sa philosophie
de l’histoire, ses concepts d’expérience et de matérialité.
Etant donné qu’un seul article n’y suffira pas, on peut
proposer quelques prolégomènes en portant attention aux
paramètres généraux et aux problèmes qu’une telle entreprise
soulève nécessairement. La question centrale que ces réflexions
préliminaires doivent concéder à une prise en compte féministe
du genre chez Benjamin est la suivante : le recours constant de
Benjamin à des catégories genrées (gendered) doit-il être
critiqué comme une sexualisation problématique des discours
qui reste prise dans les stéréotypes sexistes, et par conséquent
les perpétue ? On ne peut trancher cette question in abstracto,
suivant ses convictions et ses préférences théoriques, et encore
moins en décider, car les termes de la décision sont déjà abordés
dans et par l’œuvre de Benjamin. La manière même dont on
aborde la question a pour effet d’en rendre la réponse
indécidable. Ce n’est peut-être pas confortable, mais cela peut se
révéler émancipateur. Ainsi la présente analyse ne cherche pas
seulement à franchir les premières étapes d’une généalogie de la
problématique du genre telle qu’on peut la reconstruire à partir
de l’œuvre de Benjamin, mais elle tente aussi de démontrer que
la pensée de Benjamin ne doit pas être conçue comme un objet
plus ou moins heureux offert à la critique féministe — et qu’il
incite à une critique de la critique féministe, et la rend peut-être
même nécessaire. Là où l’œuvre de Benjamin pose problème au
féminisme, il expose le féminisme à sa propre problématique
épistémologique et théorique. Et il se pourrait bien que cela soit
sa contribution la plus importante à la pensée féministe
contemporaine.
4 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

La légitimité, voire l’urgence, d’une reconstruction


générale du genre et de l’attribution du genre chez Benjamin,
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peut virtuellement découler de n’importe lequel de ses textes,


car tous sont pleins d’images érotiques et genrées. Cela
contribue en bonne partie à la beauté et à la séduction de sa
prose, mais cela concerne également le matérialisme politique
de sa pensée, qui porte, pour reprendre l’expression de Judith
Butler, sur « les corps comme matières » (bodies that matter)2.
Par exemple, à la fin de son essai sur le surréalisme, Benjamin
proclame de façon explicite mais énigmatique l’existence d’un
« espace d’images » qui est aussi toujours un « espace
corporel », et qui décharge sa tension sexuelle dans un orgasme
appelé révolution3. Même dans une prose toujours nourrie
d’images comme celle de Benjamin, et justement dans celle-là,
il faut prendre au sérieux des postulats de ce type. Ecarter a
priori cette dimension et les qualités littéraires du style de
Benjamin, sous prétexte qu’il y aurait là une obsession
esthétisante, c’est supposer qu’il est possible d’isoler un pur
contenu, et qu’il est possible de parvenir à la distillation d’une
politique neutre, sans aucune trace des représentations qui l’ont
engendrée. A la différence d’Adorno dont on connaît la pruderie
proverbiale qui n’est que le revers du statut exquis du féminin
comme gardien de l’utopie interdite, Benjamin est un écrivain
extrêmement érotique sous tous ses aspects.
A cet égard, la sphère de la reproduction sexuelle est
particulièrement importante, qu’il s’agisse de motifs comme la
grossesse, la procréation, la conception, la naissance, et bien sûr,
l’enfance, car la figure la plus érotisée chez Benjamin n’est ni
l’homme ni la femme, mais l’enfant. Sexuelle sans l’ombre d’un
doute, mais d’un genre indéterminé ou encore insignifiant,
l’enfance chez Benjamin pourrait bien être le lieu de l’érotique
pur et simple. Une partie de la question du genre chez Benjamin
consiste à se demander pourquoi il en est ainsi. Pourquoi
l’enfance, située à l’intersection des possibilités du futur et du
passé, là où coïncident l’anticipation projective et le souvenir
rétroactif, a-t-elle pu, ou même a-t-elle dû devenir l’emblème du

2. Judith Butler, Bodies that Matter : On the Discursive Limits of Sex,


Londres, Routledge, 1993.
3. Walter Benjamin, « Le surréalisme », dans Œuvres II, éd. Folio Essais,
Gallimard, Paris, 2000, pp. 113-134.
Eva Geulen 5

désir érotique ? Mais seul un détour fournit la réponse à cette


question, et les détours, les retards et les digressions sont eux-
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mêmes à l’évidence les coordonnées de l’univers érotique de


Benjamin.
Alors que l’imagerie de la reproduction sexuelle s’est
trouvée liée, depuis le XVIIIe siècle, à « Mère » nature et à un
organicisme qui métaphoriquement était transféré à la sphère de
la créativité esthétique et du génie artistique, son origine puise
dans l’antiquité. L’apothéose idéaliste de l’art comme né d’un
génie créatif n’est que la manifestation tardive quoique
puissante, d’une tradition occidentale inaugurée par Platon. La
hiérarchie platonicienne du corps et de l’esprit qui privilégie les
« enfants » du poète par rapport aux véritables enfants, renvoie à
un geste métaphorique qui simultanément élève la naissance au
niveau d’une image privilégiée de la production esthétique
(mâle) et rétrograde la véritable reproduction (femelle). La vie
immortelle de la poésie repose sur la mortalité, voire la mort des
femmes et des enfants. Le féminisme n’a pas cessé de fustiger
cette idéologie de la production esthétique.
Mais Benjamin dévie de cette idéologie en plusieurs
points. D’abord, son imagerie sexuée de la production et de la
reproduction a tendance à apparaître dans des contextes non
seulement très éloignés de l’esthétique mais véritablement
opposés, comme les domaines l’un et l’autre anti-esthétiques de
l’allégorie et de la technologie. En fait, peu d’auteurs ont
questionné de façon aussi radicale et aussi persistante
l’opposition entre travail créatif et non-créatif, et l’idéologie
genrée de l’esthétique qui la sous-tend. Les écrits des années
1930 de Benjamin sur les technologies modernes de
reproduction, se centrent sur les potentialités de déplacement de
la hiérarchie traditionnelle et de l’opposition des modes de
production, du film et de la photographie. Dans les essais
« L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique » 4 et
« Eduard Fuchs, collectionneur et historien » 5, Benjamin
souligne les effets subversifs de la modernité technologique sur
les distinctions surdéterminées au point de vue du genre, comme
production et réception, ou travail créatif et travail manuel.

4. In Œuvres III, éd. Folio Essais, Gallimard, Paris, 2000, pp. 269-316.
5. In Œuvres III, op. cit., pp. 170-225.
6 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

Comme le suggère le passage fameux sur le « Caractère


destructeur »6, même l’opposition entre destruction et
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production s’effondre sous les coups d’une critique qui


questionne les distinctions mêmes qui ont légitimé et renforcé la
division genrée du travail et les stéréotypes qui l’accompagnent :
création versus fabrication, poiesis versus technè, natura
naturans versus natura naturata.
Dans la mesure où cet aspect de la pensée de Benjamin est
bien connu, deux exemples devraient suffire à souligner les
effets perturbateurs dans le domaine de la technologie
qu’entraîne l’application très particulière que Benjamin fait du
discours traditionnel. A la fin de Sens Unique, Benjamin
développe l’idée que la Première Guerre mondiale a constitué la
première tentative de communion sexuelle orgiaque entre la
technologie et le cosmos : « Ces grandes fiançailles avec le
cosmos s’accomplissent pour la première fois à l’échelle
planétaire, c’est-à-dire dans l’esprit de la technique. Mais
comme la soif de profits de la classe dominante comptait expier
sur elle son dessein, la technique a trahi l’humanité et a
transformé la couche nuptiale en un bain de sang »7. Dans
l’essai sur « L’œuvre d’art », l’appropriation fasciste de la
technologie moderne figure, de la même façon, comme le viol
de cette dernière8. De tels exemples suggèrent que les
bouleversements introduits par Benjamin ne se limitent pas à la
juxtaposition d’une image traditionnelle et d’un contexte non
traditionnel, mais se produisent au niveau de l’image elle-même,
en accentuant ainsi — ici par la figure du viol — les déviations
par rapport à la « norme ». Ces aspects de destruction et de
violation caractérisent aussi la conclusion de l’essai sur le
surréalisme citée plus haut. Car ce n’est qu’après sa destruction
et grâce à elle, que « en raison même de cet anéantissement
dialectique —, cet espace sera encore espace d’images, plus
concrètement, espace corporel »9.

6. Walter Benjamin, « Le caractère destructeur », Œuvres II, éd. Folio Essais,
Gallimard, Paris, 2000, pp. 330-332.
7. Walter Benjamin, Sens Unique, éd. Maurice Nadeau, Paris, 1978, p. 242.
8. Walter Benjamin, op. cit., p. 316. La traduction française affaiblit
considérablement le caractère sexuel des métaphores utilisées par Walter
Benjamin et que commente Eva Geulen (NdT).
9. Ibid., p. 134.
Eva Geulen 7

L’un des effets des invectives que Benjamin profère à


l’endroit des paradigmes traditionnels de la production est donc
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le privilège accordé à ce qui est à la fois non et anti-productif. Il


insiste de façon répétée sur les failles ou les déviations du
« processus normal » : retard, digressions, interruptions et
violations. Certes, ce sont là des marqueurs de l’érotisme de
Benjamin, né, comme il le dit lui-même, sous le signe de
Saturne, « la planète de la révolution lente, l’astre de l’hésitation
et du retard »10 ; mais on peut aussi y reconnaître aisément les
gestes centraux de sa philosophie de l’histoire. La logique
normative de la production qui, dans les conditions capitalistes,
pénètre jusqu’aux domaines les plus éloignés, porte la
responsabilité de cet entrelacement des figures de l’érotisme de
Benjamin et de sa pensée historico-politique, qui privilégie aussi
les figures de la capture et de l’explosion, du choc et de
l’interruption. C’est en vertu de ce lien qu’un phénomène
comme l’impuissance, par exemple, peut servir de figure à la
grève : « Impuissance masculine […] c’est sous son signe que
s’effectue l’arrêt des forces productives »11. Ici la grève et
l’immobilité sont conçues comme « V o l l z u g   » ou
accomplissement, ce qui restitue une puissance inattendue à
l’impuissance, et indique que l’économie sexuelle de Benjamin
voyage sur des chemins plutôt étranges.
Dans ce contexte, se perdre et s’égarer constituent des
motifs clés. Parmi tous les exemples du refus de Benjamin de
s’en tenir aux directives capitalistes, aucun n’est plus
caractéristique ni plus révélateur qu’un court passage d’Enfance
berlinoise12 intitulé « Mendiants et prostituées » ; l’éveil
politique et sexuel y ont la même origine, aux intersections des
rues de Berlin ; le récit que fait Benjamin de ses premiers
exercices pratiques en matière de grève et de retard, de refus, de
révolte et de sabotage, montrent la production et la productivité
comme le dénominateur commun du politique et du personnel,
du public et du privé, de la production capitaliste des biens et de
la reproduction sexuelle. L’entêtement de l’enfant à dénier ce

10. Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, VI, éd. Suhrkamp, 1991, p. 521.
11. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète à l’apogée du
capitalisme, éd. Payot, Paris, 1982, p. 237.
12. Walter Benjamin, Enfance berlinoise, Les Lettres nouvelles, Maurice
Nadeau, Paris, 1978, pp. 116-118.
8 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

qui le lie inextricablement à la production s’exprime un peu plus


bas dans le texte : « J’avais pris l’habitude de rester toujours
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d’un demi-pas en arrière. C’était comme si je ne voulais en


aucun cas aller de front avec ma propre mère »13. Il évoque à ce
propos sa production littéraire antérieure, car c’est à l’occasion
d’« un petit texte, le premier que je rédigeai totalement pour
moi-même »14, qu’émerge la vision critique des principes de la
production (capitaliste). Son premier texte, raconte Benjamin,
avait pour thème la reconnaissance de ce que la pauvreté a à
faire avec l’humiliation du « travail mal payé ». Son histoire
parlait d’un homme qui distribuait des prospectus et décrivait
« les humiliations qu’il subit de la part des passants qui restent
indifférents aux prospectus. Alors le pauvre — c’est ainsi que je
concluais — se débarrasse secrètement de tout son paquet » 15.
Et il ajoute : « Assurément c’était la manière la plus inféconde
de régler la situation. Mais je n’imaginais jadis de révolte que
sous la forme du sabotage » 16. La solution inféconde, infantile,
improductive, et en ce sens impuissante, reste caractéristique des
exercices répétés de refus de Benjamin, et de son investissement
dans le refus, dans lequel est tombée sur les bas-côtés de la
production « la psyché toute réprouvée » de la prostituée, par
exemple. Dans « Mendiants et prostituées », l’adolescent croit
certes échapper à son emprisonnement dans un quartier, une
classe, une famille, en se tournant vers une prostituée. Mais le
désir sexuel qui trouve son expression dans « l’attrait sans
exemple qui me poussait à aborder en pleine rue une
prostituée » 17, consiste d’abord dans le report de l’acte plutôt
que dans sa réalisation. Finalement Benjamin se soulage à peu
près de la même façon que l’homme de l’histoire : « Lorsqu’à
l’aube parfois, je m’arrêtais dans une porte cochère, je m’étais
inextricablement empêtré dans les liens asphaltés de la rue, et ce
n’étaient pas les mains les plus propres qui me délivraient »18.
La masturbation est sans doute « la manière la plus inféconde de
régler la situation »19, mais elle perpétue le refus de rejoindre les

13. Ibid., p. 117.


14. Ibid., p. 116.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Ibid., p. 117.
18. Ibid., pp. 117-118.
19. Ibid., p. 116.
Eva Geulen 9

rangs de qui que ce soit, le refus de tous les modes de


production, et l’ultime solidarité solitaire avec le gaspillage et le
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refus.
Cependant beaucoup d’aspects de ce court texte
compliquent son interprétation. Ce n’est pas seulement un récit
emblématique de plus sur la libération et la solidarité avec le
refus de la société comme position de résistance effective aux
normes sociales de production. (Et c’est là de fait
l’interprétation de Benjamin que l’on préfère, en particulier chez
les féministes). En premier lieu, il ne faut pas oublier que le
sabotage est de facto inefficace, et que la fière sensation d’avoir
abdiqué sa classe était « malheureusement illusoire » (p. 117).
Cette remarque ne constitue pas seulement un commentaire
politique rétrospectif, car la futilité et l’illusion sur soi-même
sont déjà évidentes dans d’autres points du texte. La principale
affinité entre écriture et sexualité que suggère le parallèle entre
l’homme de la première histoire de Benjamin qui se soulage de
ses prospectus, et la masturbation par laquelle le garçon se
soulage lui-même de la tension sexuelle, n’est pas ancrée dans le
familier et les métaphores familiales de la naissance et de la
production, mais dans le report, la suspension, et finalement la
production de déchets. Plus précisément elle s’ancre dans le fait
de gaspiller le produit, ce qui fait du gaspillage un mode de non-
ou d’anti-production. Imaginée comme masturbation, la
production littéraire produit sans produire, et donc sans
reproduire les modèles familiers de la production organique ou
capitaliste. L’inefficacité est le prix évident et accepté de ce
procédé.
Finalement c’est la rencontre avec la prostituée, dans les
rares occasions où cette rencontre semble s’être en réalité
passée, qui met en relief la paralysie qui, dans ce texte dense,
fait pencher du côté de l’amalgame de la production et du
gaspillage opératoire. Quand finalement l’enfant approche la
prostituée, son expérience n’est pas dépourvue d’ambiguïté, car
l’objet femelle de son désir se met à osciller de manière
alarmante entre l’organique et l’inorganique, l’humain et la
machine. L’expérience sexuelle évoque alors le paradigme
classique de l’ambivalence, l’étrangeté : « L’horreur que je
ressentais alors était la même que celle dont m’eût rempli un
automate qu’une question aurait suffi à mettre en marche »
10 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

(p. 117). L’ambivalence de l’acte sexuel transgressif


— « l’horreur » — correspond au succès ambivalent de la
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tentative pour fuir le monde de la production et de la


productivité, puisque tous deux aboutissent à l’expérience
étrange de la communication réifiée et de la même
« commodification » du consommateur et du produit. Comme
s’il s’agissait d’une pièce de monnaie, « je jetais ainsi ma voix
dans la fente […] et je n’étais pas capable de recueillir les
paroles qui tombaient de cette bouche au maquillage épais »
(p. 117). L’association de la femme-poupée avec une machine à
sous intensifie la défiguration latente et tellement familière dans
le modernisme, de la femme en machine ; elle suggère que la
machinerie de la production capitaliste rattrape le saboteur. Mais
elle procède aussi à un changement particulier de genre. Insérer
une pièce dans une machine préserve le scénario imaginaire de
la pénétration mâle ; mais l’éjaculation de la machine qui en
résulte — « les paroles qui tombaient de cette bouche au
maquillage épais » — transforme la femme en homme et laisse
le garçon à l’état de receveur impuissant et de lecteur de mots
que « je n’étais pas capable de recueillir » (p. 117).
Le sex-appeal de l’inorganique est, bien sûr, un topos très
connu de la modernité, et par conséquent un motif central des
Passages de Benjamin, dont toute une section est consacrée aux
marionnettes et aux automates. Mais ce qu’introduit en
particulier ce texte qui porte tout entier sur l’origine de la
production littéraire, et dans lequel la production sexuelle,
textuelle et économique sont aussi « empêtrées » que le garçon
l’est dans « les liens asphaltés de la rue », est l’idée que
l’ambivalence émerge comme le signe du désir sexuel en lui-
même. C’est justement parce qu’il s’agit du lieu d’une scène
primaire au cours de laquelle l’éveil littéraire, politique et sexuel
sont inextricablement liés, que l’on est amené à conclure non
seulement que le sexuel est ambivalent, mais que dès lors toutes
les ambivalences doivent être comprises comme sexuelles.
Chaque manifestation d’ambivalence, et si elles sont
nombreuses dans ce texte, elles sont légion dans l’œuvre de
Benjamin, serait alors la marque de la sexualité. D’après cette
lecture, l’ambivalence devrait être considérée comme le sceau
du désir chez Benjamin, pour la raison précise que
Eva Geulen 11

l’ambivalence est la forme et la figure du report, de la


suspension et du hasard.
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Dans l’œuvre de Benjamin cette ambivalence — qui


sabote définitivement les distinctions claires, installe la sexualité
comme ambivalente, et rend potentiellement toute ambivalence
sexuelle — trouve sa figure, sa corporéité et son genre (double
ou ambivalent) dans l’hermaphrodite. Bien que les spécialistes
de Benjamin aient fait à l’occasion des remarques sur cette
figure, particulièrement sur ses implications autobiographiques,
on n’a jamais suffisamment reconnu son omniprésence virtuelle
chez lui. Les allusions à l’hermaphroditisme qui prolifèrent dans
les écrits de Benjamin ne sont jamais dépourvues d’ambiguïté,
comme sites de résistance ou comme sites d’abjection ou de
perversion. Parfois l’hermaphrodite peut apparaître sous le jour
positif du sommet de l’érotisme. On le voit dans la description,
à propos de Leskov, de « ces figures d’hommes dont la
puissance vient de la terre, ces hommes maternels »20. Mais les
tendances hermaphrodites peuvent également signifier un état
hautement problématique de confusion démonique. Benjamin
n’a nulle part ailleurs exprimé de façon plus agressive son
profond dédain à l’égard de l’ambivalence démonique de
l’hermaphroditisme que dans un texte de jeunesse sur Socrate,
qui est la figure même à qui l’on doit un des usages allégoriques
les plus fameux de l’hermaphroditisme dans la figure de
l’androgyne primitif du mythe d’Aristophane. « Son discours
plein d’empathie (sympatische — sic —) désigne dans une
même confusion démonique, le germe et le fruit, la conception
et la naissance, et fait de l’orateur lui-même le mélange le plus
épouvantable qui soit, celui du castrat et du faune »21. Selon
Benjamin, Socrate est doublement défiguré, parce qu’il fond de
manière illégitime, et donc confond, les sphères de la spiritualité
et de la sexualité, en contaminant leur pureté respective, et en
permettant « la domination effrayante du point de vue sexuel sur
la spiritualité »22.

20. Walter Benjamin, « Le conteur », Œuvres III, op. cit., p. 144.
21. Walter Benjamin, « Socrate », Gesammelte Schriften II, 1, p. 131.
22. Ibid.
12 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

Mais l’hermaphroditisme n’est pas réductible à la


compromission des sphères distinctes de la sexualité et de la
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spiritualité. C’est un autre thème et un autre ton qui dominent


l’essai sur Gottfried Keller. Benjamin déclare que dans sa prose
« le masculin se change insensiblement en féminin et le féminin
en masculin »23. Ici l’allusion à l’hermaphroditisme revêt des
traits humoristiques, et sous le déguisement d’« Aphroditos,
l’Aphrodite barbue », Keller apparaît comme inoffensif, ratatiné,
comme le caractère suisse et antique de sa prose. Par contraste,
Adalbert Stifter, le contemporain de Keller, est dit posséder une
nature double et problématique. Celle-ci est tout aussi dénuée de
qualités rédemptrices que la prose de Stifter l’est d’humour24.
Dans les fragments sur Stifter (dans l’essai plus long sur Les
Affinités électives de Goethe), l’hermaphroditisme démonique
est stigmatisé comme « bâtardisation », comme un mélange de
sphères distinctes, violent, illégitime, et sexuellement marqué :
mélange entre monde moral et destin soumis à la nature,
mélange entre esprit et sexe dans le cas de Socrate. Il arrive que
ces deux pôles qui caractérisent l’hermaphrodite coïncident dans
une seule figure. Dans l’essai sur Kraus le démon de Kraus est
décrit comme une rencontre de l’esprit et du sexe. Il trouve sa
rédemption dans le passage où l’hermaphrodite est transformé
en un ange androgyne, « pas un homme nouveau, pas un être
inhumain, un ange nouveau »25.
Comme le suggère le mot « être inhumain »,
l’hermaphroditisme n’est nullement limité à l’ambiguïté des
genres. On trouve une autre variété d’hermaphroditisme chez
Benjamin avec le monde chimérique des hybrides de Kafka.
L’oscillation étrange et inquiétante entre animé et inanimé de la
chose/créature « Odradek » est articulée en termes de genre
double ou inverti. Se rappelant sa fascination d’enfant devant la
« boîte à ouvrage» de sa mère, Benjamin écrit : « Et je ne me
serais guère étonné s’il y avait eu parmi les bobines une qui
parlât, cette bobine Odradek que je connus presque trente ans
plus tard. Le poète appelle certes “le souci du père de famille”
cette bobine mystérieuse qui parle et qui traîne dans les escaliers

23. Walter Benjamin, « Gottfried Keller », Œuvres II, op. cit., p. 22.
24. Walter Benjamin, « Stifter », Gesammelte Schriften II, op. cit., pp. 608-
610.
25. Walter Benjamin, « Karl Kraus », Œuvres II, op. cit., p. 273.
Eva Geulen 13

et les angles des pièces. Mais ce sera le paterfamilias d’une de


ces familles équivoques dans lesquelles s’inversent les relations
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entre les sexes »26. Et le désir que cette boîte suscite — « je


devinais déjà jadis que les bobines de fil fort et les fusettes me
torturaient par une séduction de mauvais aloi »27 — fait écho à
l’excitation ambivalente de la rencontre avec la prostituée
automate de « Mendiants et prostituées » qui dans Enfance
berlinoise précède le chapitre « La boîte à ouvrage ».
Ainsi l’hermaphroditisme, figure de l’ambivalence, est-il
lui-même employé de façon ambivalente. C’est parfois un objet
de désir, à d’autre moments un objet d’aversion, et parfois même
les deux simultanément. Sa signification n’est jamais réductible
au sexuel, et cependant, là où il y a hermaphroditisme, il y a une
aura de sexualité. On peut donc penser que Benjamin suit en
même temps deux traditions distinctes, sinon opposées, de
l’antique motif. Socrate, Stifter et Kraus (avant sa rédemption
comme ange), renvoient à une tradition où l’androgynie fait
l’objet d’une expérience négative, en tant que castration et
impuissance sexuelle comme, par exemple, dans les
Métamorphoses d’Ovide. Les connotations positives, chez
Leskov et peut-être même chez Kafka, rappellent le mythe
platonicien de l’androgyne primitif qui, comme dans la tradition
mystique judéo-chrétienne, en particulier depuis Jacob Böhme,
met en avant le potentiel utopique sous les traits d’un sauveur
androgyne.
Le penchant de Benjamin pour chacune de ces deux
traditions a varié, ce qui se reflète dans ces deux approches,
différentes mais liées. Le motif de l’androgynie fait partie pour
Benjamin d’un projet philosophique qui tend à défaire la
tradition platonicienne et ses variantes idéalistes ; mais il n’en
éprouve pas moins une affinité avec une philosophie
« spirituelle et charnelle », car lui-même cherche une alternative
au « dépassement » (Aufhebung) de la dialectique idéaliste.
Mais, dans l’esprit kantien d’une critique conçue comme
séparation, son mépris aristocratique pour le mélange
démonique de sphères séparées, trouve à s’exprimer dans des
traits comme la castration et l’impuissance, fréquemment

26. Walter Benjamin, Enfance berlinoise, op. cit., p. 121.


27. Ibid.
14 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

associés à l’hermaphrodite, même s’ils ne constituent pas des


jugements de valeur dépourvus d’ambiguïté. Toute réflexion sur
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le genre chez Benjamin doit rappeler cette ambivalence


fondamentale de l’hermaphrodite, qui oscille entre l’extrême
puissance et l’impuissance, la désexualisation et la
resexualisation. Il est assez facile de détecter une dichotomie de
genre tout à fait familière dans des distinctions comme nature
versus éthos, ou sexualité versus spiritualité. La polyvalence de
l’hermaphrodite, elle, interdit sa réduction à la confusion des
deux sexes. Et le genre indéterminé du motif de l’impuissance
ne fournit certainement pas de critère sûr pour distinguer entre
hermaphroditisme négatif et positif.
A mesure que s’accumulent les difficultés à déterminer
quelle est chez Benjamin la fonction et la signification de cet
hermaphrodite omniprésent, on découvre que la stratégie
interprétative la plus prometteuse serait celle qui élèverait
l’hermaphrodite au statut de métamotif distinct. On pourrait, par
exemple, relier le thème de l’hermaphrodite à l’allégorie, de
façon que l’hermaphrodite domine l’œuvre de Benjamin comme
une allégorie de l’allégorie. Ou alors, on pourrait explorer les
affinités qui prévalent entre les images dialectiques et
l’hermaphrodite. Car, étant une image privilégiée de
l’ambivalence, l’hermaphrodite est aussi l’image des « images
dialectiques » qui sont aussi caractérisées par l’ambivalence.
Mais ces différentes déterminations restent encore trop limitées.
Car, si la formule de Benjamin selon laquelle l’espace d’images
est aussi un espace corporel est prise au sérieux, toute image,
qu’elle soit ou non marquée comme image dialectique au sens
strict, est ambivalente, et donc d’ordre hermaphrodite. Ce qui
signifie que, chez Benjamin, toutes les images, y compris celles
qui ne sont pas reconnues comme sexuelles ou genrées, relèvent
du genre et du sexe, ou ont rapport avec eux. Ce n’est pas
seulement que la sexualité et le double genre servent d’images à
l’ambivalence ; réciproquement, toutes les images, dans la
mesure où elles sont ambivalentes, sont également sexuelles et
genrées, et oscillent de façon hermaphrodite entre image et
corps, langage et matérialité. Il n’y a donc pas, chez Benjamin,
une seule image « innocente » ou « immaculée », pas d’image
qui puisse échapper à sa propre ambivalence, à son propre
hermaphroditisme, et à sa propre sexualité. L’image de
Eva Geulen 15

l’hermaphrodite elle-même est assujettie à l’ambivalence qu’elle


signifie. Et peut-être est-ce là l’ambivalence ultime : on ne peut
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décider si l’hermaphrodite au genre double est le signifiant


ultime, la méta-image privilégiée pour un monde
d’ambivalences dont l’hétérogénéité intrinsèque est ravalée à
l’ambivalence du genre. Inversement, on ne peut décider si nous
devons comprendre que l’hermaphrodite, impliqué à tous les
niveaux de discours, ouvre les limites étroites des définitions de
la sexualité et du genre, de sorte qu’il n’y a pas d’image ou de
discours qui reste intouché par le genre et la sexualité. La
sexualité ne se restreindrait pas alors à un ou deux genres, mais
devrait être comprise comme multiple, incluant le genre des
objets et des mots. Pour le dire sans ambages, avec Benjamin,
avons-nous affaire à un autre exemple de la sexualisation des
discours qui a proliféré tout au long du XIX e siècle, et que
Michel Foucault a superbement analysée ? Ou bien, est-ce un
moment de mise en discours qui émerge avec la diversification,
le dérèglement, et la pluralisation de la sexualité et du genre ?

S’il est nécessaire de formuler cette question de manière


aussi forte, c’est parce qu’elle situe le défi de Benjamin au
féminisme qui a, le plus souvent, sous-estimé l’ampleur de la
problématique du genre chez Benjamin, en limitant ses
investigations à des motifs facilement identifiables relatifs au
genre (supposé) déterminé, comme la lesbienne ou la prostituée.
Cette stratégie sauvegarde la position sans ambiguïté du
féminisme. Lorsque, comme c’est le cas des lectures féministes
récentes de Benjamin, l’ambivalence est diagnostiquée, c’est la
position de Benjamin qui est jugée ambivalente pour les besoins
de la critique féministe. Mais ce qui rend sa pensée ambivalente,
c’est plutôt son refus persistant d’occuper une position, et c’est
ce même refus qu’incarne aussi l’hermaphrodite. Dans le monde
multiforme de la prose démonique et hermaphroditique de
Benjamin, l’ambivalence non seulement s’infiltre dans son
discours sur la féminité, comme d’autres critiques l’ont pointé,
mais elle trouble et défigure à la fois les distinctions de genre et
la différence entre ce qui est et ce qui n’est pas sexuel, et aboutit
à ces monstruosités androgynes et bâtardisées de l’ambivalence.
16 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

En mettant l’accent sur cette espèce d’intimité et de


relation clairement érotique qui lie la sexualité à l’image et
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l’image à la sexualité, on projette la discussion hors des confins


des commentaires universitaires de Benjamin, et on la place
dans l’arène des débats si contestés portant sur la relation entre
discours et genre, images et corps. C’est une stratégie risquée, et
on risque de rencontrer beaucoup d’objections. Dans un essai sur
les approches féministes de l’esthétisme anglais, Kathy Alexis
Psomiades28 a attiré l’attention sur un problème
particulièrement pertinent pour la question de l’hermaphrodite
chez Benjamin. Elle s’est centrée sur les effets d’une idéologie
du genre qui confère à la féminité une double nature et la
critique comme sexualisation du discours, et la possibilité
d’interpréter cette idéologie. Dans le prolongement de la
coupure familière aux concepts bourgeois de la féminité entre la
bonne et la mauvaise fille, la putain et la madone, Psomiades
déclare que ces modèles ont permis et limité la figuration de
contradictions qui ne concernent en aucun cas la féminité et les
femmes. Elle démontre de manière convaincante que cette
histoire demeure politiquement problématique, dans la mesure
où elle réactive l’idéologie de genre qui a paradoxalement
contribué à maintenir le système social à l’intérieur duquel elle
fonctionne.
La critique par Psomiades du séduisant pouvoir du genre
— comme système de signification qui structure les possibilités
de connaissance à tout moment donné — s’adresse à tous les
féminismes qui postulent l’ambivalence ou insistent dessus. Le
double geste du féminisme « celui qui occupe les deux côtés
d’une question de façon à subvertir le statu quo et la polarisation
[…] est un geste qui réactive l’idéologie de la féminité qui a en
premier lieu rendu possible de telles figurations »29. Cette
critique efficace de ce que l’on pourrait appeler le féminisme
déconstructiviste — « double geste » étant un terme
derridéen — ne peut pas ne pas affecter l’hermaphrodite de
Benjamin. A la lumière des arguments de Psomiades, le genre
double de l’hermaphrodite de Benjamin n’est qu’une version
radicale de l’idéologie de genre qui représente la féminité

28. Kathy Alexis Psomiades, « Beauty’s Body : Gender Ideology and British
Aesthecism », Victorian Studies, 38.1, automne 1992, pp. 31-52.
29. Ibid., p. 38.
Eva Geulen 17

comme éclatée ou comme double. Le véritable genre de


l’hermaphrodite se révèle alors : il/elle est une femme. Une telle
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conclusion semble tout à fait légitime dans l’éclairage de la


tradition du XIXe siècle. Depuis le célèbre Mutterrecht de
Bachofen jusqu’à Ludwig Klages, celle-ci a toujours privilégié
le côté féminin de l’hermaphrodite, en accord avec l’idéologie
bourgeoise qui identifie sexualité et féminité. On peut dès lors,
d’un point de vue féministe, soit faire l’éloge de la féminité
ambivalente ou hermaphrodite comme lieu potentiel de
résistance, soit, en suivant Psomiades, critiquer ce point de vue
comme une idéologie de genre qui demeure au service d’une
sexualisation des discours politiquement problématique.
Il semble que l’on soit dans une impasse, et qu’il faille
attendre avant d’explorer plus en profondeur l’émergence du
genre et de la sexualité dans la pensée de Benjamin. Bien avant
« Mendiants et prostituées » Benjamin avait composé un autre
texte sur les origines, texte vers lequel il devait revenir tout au
long de sa vie comme à une origine. Il s’agit de son essai de
1916 « Sur le langage en général et sur le langage humain »30.
Dans la mesure où Benjamin a choisi de développer son exposé
sur le langage avec comme toile de fond la Genèse biblique, un
type particulier de production, à savoir la création, permet
d’accéder à un enchevêtrement original entre sexualité, genre et
langage. Il n’est pas surprenant alors que le langage même de
l’essai sur le langage, sa terminologie particulière (la
« conception » et la « création » par exemple), soient
profondément imbibés par le genre. Ce texte de jeunesse sur la
Genèse ne peut manquer d’offrir quelques indices concernant la
genèse du genre dans la pensée de Benjamin. Il rend possible
d’expliquer pourquoi la sexualité est omniprésente, et pourquoi
sa relation au genre reste aussi opaque et difficile.

Dans cet essai sur le langage, Benjamin introduit la notion


centrale de communicabilité (Mittelbarkeit), qui lui permet
d’élargir la définition du langage au-delà du domaine du langage
humain, qui se distinguera plus tard des autres langages par la

30. Walter Benjamin, Œuvres I, op. cit., pp. 142-165.


18 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

vertu du nom et de la dénomination. Benjamin justifie cette


universalisation méthodologiquement décisive du langage
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comme communicabilité, en soulignant notre inaptitude à


imaginer quoi que ce soit « qui, d’une certaine façon, n’ait part
au langage »31. « Une existence qui serait privée de toute
relation au langage, écrit-il, est une idée ; mais de cette idée,
même de celles dont l’extension définit l’idée de Dieu, on ne
peut rien tirer de fécond »32. Si l’absence de langage aboutit à
une idée privée de fertilité, alors la fertilité, dans tous ses sens de
puissance et de conception, de germination et de procréation,
doit être considérée comme intrinsèque au langage, et essentielle
à celui-ci. Et ce que Benjamin met à jour dans cet essai, c’est
bien cette sexualité linguistique a priori.
Une fois que Dieu s’est retiré de la création, une fois qu’il
s’est déchargé de son verbe créateur, le langage conserve une
certaine forme de capacité reproductrice ou créatrice, en bref, sa
fertilité. Dans le monde muet (mais cependant communicable)
des objets et de la nature, le verbe divin est résiduellement
présent, comme « germe » du nom connaissant : « Car Dieu a
créé les choses, en elles le verbe créateur est le germe du nom
connaissant » 33. Du côté du langage humain, la puissance
originairement indivise du verbe divin, a aussi régressé à un
stade quasi-embryonnaire. Ce qui reste de l’origine divine du
langage humain c’est, une fois encore, le nom. « Dans le nom le
verbe divin n’est pas resté celui qui crée, il est pour une part
celui qui conçoit, mais qui conçoit, à vrai dire, le langage »34. Et
encore : « Cette conception est orientée vers le langage des
choses mêmes, lesquelles à leur tour, silencieusement, dans la
muette magie de la nature, font rayonner le verbe de Dieu » 35.
En tant que nom, le verbe créateur est devenu pour une part
celui qui conçoit. Son autre part, ou son autre genre, se réduit à
l’autre résidu de la création divine : « Vidé de son actualité
divine, ce pouvoir créateur est devenu connaissance »36.
Connaissance est le nom du deuxième genre. Mais cette capacité

31. Ibid., p. 143.


32. Ibid.
33. Ibid., p. 157.
34. Ibid., p. 156.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 154.
Eva Geulen 19

de conception est restreinte : « Cette connaissance de la chose


pourtant n’est point une création spontanée »37, car elle requiert
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une interaction avec la conception, et ce qui la rend possible, est


le nom de l’autre partie, ou son autre genre. En tant que nom et
par la vertu du nom, verbe et langage sont donc intrinsèquement
des doubles hermaphrodites, connaissance ou spontanéité (mais
pas création) et conception (mais pas pure passivité). Ce n’est
que dans le langage, écrit Benjamin, que l’on peut trouver
simultanément la conception et la spontanéité.
Si l’on reconnaît que la notion de spontanéité est pour
Benjamin un autre mot pour désigner la « connaissance » ou une
traduction de celle-ci, on voit que cet essai considéré parfois
comme abscons et mystique, occupe un territoire philosophique
très familier. Car cette question est, mot pour mot, celle de Kant
dans la Critique de la raison pure. Selon Kant, ces deux
branches de notre connaissance pourraient bien avoir une racine
commune, mais celle-ci est inconnaissable. En situant dans le
langage et dans le langage seul, leur racine commune, Benjamin
n’a fait que déduire le caractère transcendantal du langage. Et ce
faisant, il a déduit une sexualité hermaphrodite, quasi-genrée du
langage même, sans jamais mentionner les hommes ou les
femmes.
Cependant, ce n’est là qu’un moment, qui précède la
mauvaise tournure des choses, lorsque la communion bénie de la
spontanéité et de la réceptivité se défait, avec la Chute. Tout ce
qui a trait au langage avant la Chute correspond au côté de
l’hermaphroditisme qui n’est pas condamné, lorsque le mélange
des sphères n’est pas l’objet de mépris et de dédain. Mais avec
la Chute, tout change. « Le péché originel est l’heure natale du
verbe humain, celui en qui le nom ne vivait plus intact »38. Là
où le verbe est contaminé, la spontanéité et la réceptivité ne sont
plus liées dans une union immaculée, mais naissent. Le mot et le
concept de naissance marquent la chute du langage qui a quitté
le domaine du nom et est entré dans le domaine de la production
et de l’instrumentalisation. « Le mot doit communiquer quelque
chose (en dehors de lui-même). Tel est réellement le péché

37. Ibid., p. 156.


38. Ibid., p. 160.
20 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

originel de l’esprit linguistique »39. Dans le court texte sur


Socrate, écrit à peu près à la même période, Benjamin élabore
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davantage cet aspect. Dans la mesure où le langage de Socrate


est dit manquer la communicabilité essentielle, la question
socratique réduit le langage à un pur moyen d’extorsion de
discours. Le discours de Socrate est jugé comme « une érection
du savoir »40. Et avec le plus grand dédain Benjamin ajoute :
« sa notion de la conception spirituelle est : gestation ». Le signe
du spirituel cependant est « peut-être pas le fait de procréer,
mais celui de concevoir sans grossesse »41. Ce qui se passe,
avec la Chute et l’entrée dans le domaine de la production et de
l’instrumentalisation, est l’éclatement de la sexualité en
conception et procréation, d’une part, et en naissance, de l’autre.
L’ambivalence de l’hermaphrodite, chez Benjamin, est donc un
éclatement qui marque deux aspects ou deux conceptions de la
sexualité. Mais ces deux aspects ne sont pas celui du mâle et de
la femelle, à moins, bien sûr, de choisir de réduire les femmes et
la féminité à la capacité d’être enceinte et d’accoucher.
Néanmoins les textes de Benjamin, en particulier ses invectives
contre la naissance, ont constitué une des plus énergiques mises
en cause du puissant mythe de la mère.

Dans l’essai sur le langage, Benjamin tentait de déduire le


caractère transcendantal du langage avant et indépendamment de
la différenciation entre forme et contenu, sujet et objet, prédicat
et jugement. Avec les notions de Mitteilbarkeit et de
Mittelbarkeit, il paraît avoir trouvé cette dimension pré-
prédicative42. L’accent mis sur la médiation est très
certainement une conséquence de la notion centrale de
« traduction » qui n’est rien d’autre que l’articulation de l’unité
cruciale de la réceptivité et de la spontanéité : « Pour exprimer
tout ensemble cette conception et cette spontanéité telles
qu’elles ne se trouvent, avec cette liaison unique en son genre,
que dans le domaine linguistique, le langage a son mot propre et

39. Ibid.
40. Walter Benjamin, « Socrate », Gesammelte Schriften II, 1, op. cit., p. 131.
41. Ibid.
42. Pour la dimension phénoménologique de l’essai de Benjamin, cf. Peter
Fenves (Northwestern University), « The Dawn of Judgement », essai non
publié.
Eva Geulen 21

qui vaut aussi pour l’accueil dans le nom de ce qui est sans nom.
C’est la traduction du langage des choses dans le langage de
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l’homme. Il est nécessaire de fonder le concept de traduction au


niveau le plus profond de la théorie linguistique… »43.
Mais Benjamin n’a pas toujours localisé la médiation dans
le domaine du langage44. Ou plutôt, son tournant linguistique de
1916 fait suite à une longue exploration d’autres sites possibles.
Si préliminaire soit-elle, une généalogie du genre chez Benjamin
serait incomplète si elle ne montrait pas le passage de la
problématique du genre dans les écrits précédant 1916 à la
médialité du langage où spontanéité et conception coexistent
dans la sphère de la traduction. Si l’on souhaite remonter à
l’origine du langage « genré » chez Benjamin, cette
métamorphose de ses premières pensées sur le genre et leur
traduction dans la terminologie de l’essai sur le langage
constituent la tâche de cette conclusion. En effet, parvenus à
l’essai sur le langage, le langage ayant absorbé la problématique
du genre et le genre étant devenu un mode d’articulation de la
différence, nous avons atteint un point où la question du genre
chez Benjamin devient indécidable, irrévocablement. Mais
même si cet essai nous contraint à suspendre des décisions
critiques, il n’exclut nullement une enquête sur sa préhistoire.
Tout ce que Benjamin a écrit durant les années qui ont
précédé la Première Guerre mondiale, lorsqu’il travaillait pour la
revue Der Anfang, revient inévitablement sur le thème du genre

43. Œuvres I, op. cit., p. 157.


44. Plus tard, le langage n’a pas conservé le privilège qu’il avait en tant que
seul domaine de médiation. Une analyse précise pourrait peut-être démontrer
que cette « unité » de conception et de spontanéité, de même que la notion de
communicabilité qui rend cette unité possible, a trouvé un nouveau site ou un
nouveau médium dans les travaux ultérieurs de Benjamin, lorsque le langage a
été remplacé par les nouvelles technologies qui, au moins sous la forme de la
photographie et plus encore du cinéma, incarnent également l’unité de
production et de réception. Les conditions du capitalisme correspondraient
alors aux conditions d’après la Chute, quand la technologie, réduite en
esclavage aux fins de la production tandis que sa magie est pervertie de façon
démoniaque, dégénère en culte de la star. Pour une lecture de cet essai, voir
Eva Geulen : « Zeit der Darstellung : Walters Benjamins “Das Kunstwerk im
Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit” », Modern Language Notes
(édition allemande), printemps 1992, pp. 580-605.
22 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

et de la sexualité45. Dans une lettre à son ami Herbert Belmore,


il caractérise son projet dans les termes mêmes qui resteront
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essentiels : « Vergeistigung des Geschlechtlichen »


(« spiritualisation du sexuel ») et « Vergeschlechtlichung des
Geistigen » (« sexualisation du spirituel ») 46. Beaucoup plus
tard, dans Chronique berlinoise, de 1933, Benjamin formulait sa
critique impitoyable du mouvement de jeunesse avec lequel il
devait rompre irrévocablement peu après le début de la guerre.
Le fait que Benjamin choisisse le mot dämonisch, hautement
surdéterminé, pour caractériser l’influence que le mouvement de
jeunesse exerça sur lui, ce mot même qui traduit si clairement la
fusion illégitime de la sexualité et de la spiritualité, suggère
l’échec de son projet tel qu’il l’avait formulé dans sa lettre à
Belmore.

Pour comprendre à la fois l’échec et l’abandon de ces


projets de jeunesse, de même que le changement qui s’ensuivit
dans la pensée de Benjamin, il est nécessaire de saisir les
ambitions philosophiques de sa pensée au cours de sa jeunesse.
Alors qu’au cours de cette phase, il touche à des thèmes très
variés, la perspective commune est déjà ce qu’elle sera dans
l’essai sur le langage, c’est-à-dire la recherche d’une solution
aux oppositions et antinomies (kantiennes) qui éviterait les
pièges de la fusion idéaliste. Dans le « Dialogue sur la religiosité
du présent », Benjamin passe en revue les réponses
philosophiques à la perte de l’unité effectuée par la séparation
kantienne entre sens et entendement, conception et spontanéité,
et il trouve qu’elles partagent toutes « la même stérilité » (« die
gleiche Unfruchtbarkeit »)47. Le classicisme a certes été en
mesure de recréer une sorte d’unité, mais sa solution esthétique
est restée abstraite et singulière, un aperçu réservé aux happy
few : « elle ne peut devenir la base de la vie » 48. Le déni de tout

45. Pour avoir un aperçu de cette phase de la vie de Benjamin sur laquelle la
recherche ne s’est encore guère penchée, voir le chapitre « Benjamin and the
idea of Youth », dans John Mac Cole, Walter Benjamin and the Antinomies of
Tradition, Ithaca, Cornell UP, 1993, pp. 35-70.
46. Walter Benjamin, Briefe I e t II, éd. Gershom Scholem et Theodor
W. Adorno, 2e édition, Suhrkamp, Francfort/Main, 1993, 1, p. 67.
47. Walter Benjamin, Briefe, II, 1, op. cit., p. 140.
48. Ibid., p. 32.
Eva Geulen 23

dualisme dans le mysticisme, son identification pure et simple


du spirituel et du sensuel ne récolte que dédain. La décadence
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enfin semble la solution la plus méprisable parce qu’elle


« commet le péché cardinal de rendre l’esprit naturel »49.
L’échec de ces médiations neutralisantes et donc stériles suggère
que la solution ne saurait résulter de quelque médiation que ce
soit. Ce qui est nécessaire, c’est un médium où une partie de
l’opposition devient transférable dans l’autre : la nature dans la
culture, l’éthos social dans la personnalité et finalement la
sexualité dans la spiritualité — et vice-versa. Ce médium, que
Benjamin déclarera avoir déduit du langage et de la
communicabilité à partir de 1916, porte un nom différent dans
ces textes rédigés à une date antérieure : la communauté de la
jeunesse. A partir de 1916, Benjamin passait de la jeunesse au
langage, de la communauté à la communicabilité, de la
Gemeinschaft (communauté) à la Sprachgemeinschaft
(communauté linguistique)50.
Cette idée de la jeunesse surgit à l’occasion des réflexions
auxquelles se livre Benjamin sur la relation antinomique de
l’éthique et de la pédagogie. Avec Kant, il soutient que la loi
morale est indépendante de tout contenu empirique : « La loi
morale est la norme de l’action, mais non son contenu »51.
L’enseignement et l’éducation relèvant de la pratique et
dépendant donc de moyens et d’exemples, l’idée même d’un
« enseignement moral » est une contradiction dans les termes :
« étant donné que le processus de l’éducation morale contredit
dans son principe même toute rationalisation et schématisation,
il ne saurait avoir à faire avec quelque forme d’enseignement
que ce soit »52. Il fait alors intervenir la notion de communauté
pour sauver la possibilité d’une éthique de la pédagogie. Dans la
communauté, écrit Benjamin, la norme abstraite se traduit ou se
transforme dans un ensemble vécu de règles : « Comme nous
l’avons déjà vu, la loi morale est sans rapport aucun à la morale
empirique (en tant qu’empirique précisément). Et pourtant la
communauté morale ne cesse de voir que la norme se met en

49. Ibid.
50. Ibid., p. 150.
51. Walter Benjamin, « Der Moralunterricht », Gesammelte Schriften II, 1,
op. cit., pp. 48-54, ici p. 48.
52. Ibid., p. 49.
24 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

pratique dans un ordre empirique légal »53. Cette « mise en


pratique » — dans « La vie des étudiants », les étudiants seront
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appelés « le grand transformateur »54 — est selon Benjamin un


processus religieux qui présuppose la liberté, car seule la liberté
permet à la communauté de parvenir à une conception de soi-
même comme médium ou « transformateur », au sens premier
du terme.
Les raisons qui ont poussé Benjamin à conférer à la
jeunesse ce caractère médial ne diffèrent guère de celles qui le
conduiront quelques mois plus tard à mettre l’accent sur la
communicabilité du langage : la jeunesse ne communique ni ne
produit rien d’autre que soi-même, elle exprime la pure
puissance ou la pure possibilité avant toute production ou
réalisation : « et un être humain est jeune aussi longtemps qu’il
n’a pas mis en pratique son idéal dans l’action »55. C’est
précisément parce qu’elle n’a pas encore transformé ses idéaux
en réalité ou en action que la jeunesse peut fonctionner comme
le médium d’une transformation. Dans une formulation qui
trahit quelque chose de l’élitisme inhérent à la rigueur du jeune
Benjamin : « Nous avons besoin d’une communauté belle et
libre afin que le général puisse être exprimable sans devenir
commun »56.
Dans ce contexte, la sphère de l’érotisme occupe une
position privilégiée parce qu’elle présente à la fois le plus grand
obstacle sur la voie de l’achèvement de la communauté parfaite
et le centre secret d’une telle communauté, comme le suggère
Benjamin lorsqu’il plaide pour « une ouverture que nous aurons
la plus grande peine à atteindre dans l’érotisme et qui pourtant, à
partir de là, doit pénétrer notre être et notre manière d’être de
chaque jour »57. L’œuvre la plus importante parmi ces écrits de
jeunesse est sans aucun doute « La vie des étudiants ». Ici,
l’amour survient comme le mode selon lequel le collectif peut

53. Ibid., p. 50.


54. Walter Benjamin, « Das Leben der Studenten », Gesammelte Schriften II,
1, op. cit., pp. 75-87, ici p. 83.
55. Walter Benjamin, « Das Dornröschen », Gesammelte Schriften I I , 1,
op. cit., pp. 9-12, ici p. 11.
56. Walter Benjamin, « Romantik », Gesammelte Schriften II, 1 op. cit.,
pp. 42-47, ici p. 45.
57. Ibid., p. 46.
Eva Geulen 25

atteindre son objectif par « le geste et l’attitude de l’amour »58.


La carte maîtresse des étudiants est « la capacité d’aimer »59, car
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la communauté véritable et libre se formera « par l’amour » 60.


Dans ce texte, l’amour est à la communauté ce que la traduction
est au langage dans « Sur le langage ». Si l’amour doit être le
mode selon lequel la communauté atteint et reconnaît sa propre
médialité, si l’amour doit surmonter les antinomies sans
annihiler ou invalider les dualités du jugement, alors l’amour
lui-même ne peut simplement transcender les antinomies sans de
quelque manière y participer. Cette antinomie spécifique de
l’Eros qui réside, selon Benjamin, au cœur de toute
conceptualisation de la communauté, n’est rien d’autre que
l’opposition des sexes : « Il s’agit de la question qu’aucune
communauté ne peut laisser sans réponse et dont pourtant,
depuis les Grecs et les premiers chrétiens, aucun peuple n’a pu
maîtriser l’idée ; elle n’a cessé de peser de tout son poids sur les
grands créateurs : comment satisfaire à l’image de l’humanité et
rendre possible une communauté avec des femmes et des enfants
dont la production est orientée dans un autre sens que la leur ?
Les Grecs, nous le savons, usaient de violence, faisant passer
l’éros créateur avant l’éros procréateur, en sorte que finalement
s’écroula une cité d’où se trouvaient bannis en bloc femmes et
enfants »61.
Telle est donc l’origine commune et à vrai dire
communautaire de la tendance que Benjamin a eue tout au long
de sa vie : celle d’associer le genre et le mode de production. La
question centrale est la suivante : « Où se trouve l’unité dans
l’existence du créateur et du procréateur ? »62. Cette question est
la même que celle des sexes et la possibilité de leur
communauté, parce que les femmes (et les enfants) représentent
et incarnent l’« éros procréateur ». Une fois encore, le marqueur
traditionnel de la sexualité féminine, la capacité d’être enceinte
et de donner la vie, se trouve totalement éclipsé.

58. Op. cit., p. 79.


59. Ibid., p. 83.
60. Ibid., p. 84.
61. Walter Benjamin, Œuvres I, p. 137, éd. Folio Essais, Gallimard, traduction
Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz.
62. « Das Leben der Studenten », op. cit., p. 83.
26 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

Voilà pour la réponse à cette question absolue et à cette


tâche absolue ; ce texte du jeune Benjamin, idéaliste à plus d’un
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titre, ne laisse aucun doute sur le fait que le problème reste non
résolu. Là où les Grecs ont échoué, le mouvement de jeunesse
allemand ne réussit guère mieux, car il a neutralisé et rendu
neutre par deux fois l’« éros procréateur », si bien qu’il apparaît
ou comme prostitution, ou sous la forme de « cette étouffante
gaieté […] qui salue l’étudiante aux airs de garçon manqué qui
prend la place de l’institutrice vieille et laide »63. D’autre part,
l’éros créateur a été perverti dans les habitudes des étudiants des
corporations. C’est pourquoi la tâche reste entière : « rendre
l’unité, en partant de la vie même de l’esprit, à ces fragments
déchirés de l’éros spirituel qui s’offre à nous comme un triste
spectacle » 64.
Pour le meilleur ou pour le pire, il n’existe sans doute
aucun penseur dont le dédain, non pour le corps ou la sexualité
en tant que tels, mais pour tout ce qui n’est pas « spirituel »
— que nous avons depuis longtemps été habitués à associer avec
la « nature », en incluant très certainement des clichés douteux
pour ce qui est de « la nature des femmes » — soit aussi
profondément ancré que chez Benjamin. Ce dédain est l’abîme
qui sépare Benjamin de Johan Georg Hamann qu’il cite dans
l’essai sur le langage et avec lequel sinon, il semble partager
tant, en particulier l’obsession du genre et de la sexualité.
Il n’est rien de plus révélateur, dans ce contexte, que sa
réponse, dans « La vie des étudiants », à la tâche qu’il s’est fixée
à lui-même et à la communauté, réponse qui est elle-même un
pas en retrait, un renversement, une inversion, et qui pour cette
raison même porte infailliblement la signature de l’érotisme de
Benjamin : l’entrave. A la fin, rien n’est ce qu’il semblait être :
la jeunesse n’est pas jeune, l’amour n’aime pas, la communauté
n’est pas commune : « Et cependant, il s’agit bien pour eux de
reconnaître qu’ils doivent être des créateurs, par conséquent des
isolés et des vieillissants, que déjà vit une plus riche génération
d’adolescents et d’enfants auxquels ils ne peuvent se consacrer
qu’au titre d’enseignants » 65. Construire sa vie sur « l’union de

63. Ibid., p. 84.


64. Œuvres I, op. cit., p. 138.
65. Ibid., p. 140.
Eva Geulen 27

la création, de l’éros et de la jeunesse » signifie l’abstinence


sexuelle : « une jeunesse chaste, qui renonce ». L’essai de
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Benjamin se termine sur un poème de Stefan George, lui-même


un grand créateur dont les vers ne concernent pas la jeunesse, la
communauté et l’amour hétéro-sexuel, mais l’âge qui vient, la
solitude et une communauté homo-érotique : « Car sur l’échelle
de la griserie et de l’émotion / Nous sommes tous deux en
baisse : jamais plus ainsi / Des garçons louanges et liesse ne me
flatteront : / Jamais plus ainsi strophes à ton oreille ne
résonneront »66.
Si la communauté des sexes signifie une communauté
d’hommes, la jeunesse, l’âge, la spiritualité, la conception sans
naissance, alors pour Benjamin, la sexualité signifie sexe sans
sexe. Il décrit ce sexe sans sexe comme un homme vieillissant
dans le souvenir de l’expérience du jeune enfant qu’il a pu être,
et peut-être n’y a-t-il rien de plus érotique que ce conte de la
virginité retrouvée, dans Enfance berlinoise :
« Dans la fente du garde-manger entrouvert, ma main
s’enfonçait comme un amoureux dans la nuit. Lorsqu’elle était
chez elle dans l’obscurité, elle cherchait en tâtonnant du sucre
ou des amandes, des raisins secs ou des fruits en bocaux. Et
comme l’amoureux qui, avant de lui donner un baiser, prend sa
bien-aimée dans ses bras, le sens du toucher avait rendez-vous
avec eux avant que la bouche ne savoure leur douceur. Avec
quel abandon le miel, les petits tas de raisins de Corinthe et
même le riz cédaient sans résistance à ma main en la flattant !
Quelle passion dans la rencontre de deux êtres qui avaient enfin
maintenant échappé à la cuillère ! Reconnaissante et fougueuse
comme celle qu’on a enlevée à la maison de ses parents, la
confiture de fraises se laissait prendre sans petit pain et pour
ainsi dire à la belle étoile, et la graisse elle-même répondait
tendrement à la hardiesse d’un soupirant qui s’introduisait dans
sa chambre de bonne. La main, Don Juan juvénile, avait bientôt
pénétré dans toutes les cellules et tous les réduits, derrière des
couches qui s’écroulent et des foules qui affluent ; virginité qui
se renouvelait sans plaintes »67.

66. Stefan George, Werke, édition en 2 tomes, par Robert Boehringer,


Kuepper, Munich, 1968 (2 e éd), t. 1, p. 148.
67. Op. cit., pp. 54-55.
28 Pour une généalogie du genre dans l’œuvre de Walter Benjamin

Ce que Benjamin jeune et adepte du mouvement de


jeunesse déplaçait vers la vieillesse, Benjamin en prenant de
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l’âge le redécouvre dans la longue distance d’une enfance


imaginée : la virginité qui se renouvelle sans plaintes. Si c’est
une autre image de l’unité de la création et de la procréation que
recherchait Benjamin, on s’explique alors pourquoi tous les
efforts pour trouver cette unité dans le domaine empirique
étaient destinés à échouer. Quiconque est en quête d’une
virginité renouvelable ou d’une conception sans naissance a de
bonnes raisons pour dévier la rencontre avec le genre et la
sexualité dans le domaine du langage où ces deux éléments
peuvent continuer leur existence en tant qu’unité de la
spontanéité et de la réceptivité — innocents et virginaux
seulement au sens où ils sont débarrassés de toute corporéité.
Mais nous n’avons ici qu’un côté de la question. De l’autre, il y
a les « effets incomparables »68 ou les « répercussions
excentriques »69 que ce changement a effectués dans la
production benjaminienne 70 : la destruction critique des
idéologies de la production surdéterminées par le genre et, plus
important encore, l’immense potentiel d’un concept du genre en
tant que catégorie dynamique jamais réductible aux deux sexes.
Le legs le plus important de la pensée genrée de Benjamin est
peut-être la possibilité de penser le genre… autrement. Ce qui
devient possible et le reste seulement tant que la question du
genre n’est pas encore décidée chez Benjamin.

Traduit de l’américain par Sonia Dayan-Herzbrun et Nicole Gabriel

68. Gesammelte Schriften II, 1, p. 203.


69. Gesammelte Schriften IV, 1, p. 144.
70. Walter Benjamin, « Zur Kritik der Gewalt », Gesammelte Schriften II, 1,
op. cit., pp. 179-203 : « Car seule peut se connaître avec certitude la violence
mythique, non la violence divine, sinon dans ses effets incomparables, car la
force de la violence, celle de pouvoir laver la faute, ne saute pas aux yeux des
hommes » (Œuvres I, Folio Essais, p. 243). Dans Sens unique, il parle des
effets excentriques à l’occasion d’une réflexion sur le mariage : « Dans le
mariage également, la valeur ne réside pas dans la stérile “harmonie” des
époux : la puissance spirituelle du mariage surgit, à l’instar de l’enfant, comme
une conséquence excentrique des luttes et des compétitions auxquelles ils se
livrent » (Sens unique, op. cit., pp. 237-238).
RETOUR SUR L'AUTORITÉ ET LA FAMILLE OU : UN MONDE SANS
PÈRES ?

Jessica Benjamin

Editions Kimé | Tumultes

2004/2 - n° 23
pages 191 à 224

ISSN 1243-549X
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TUMULTES, numéro 23, 2004
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Retour sur l’autorité et la famille ou :


un monde sans pères ? *

Jessica Benjamin

Est-il vrai que vous vivions dans une société sans pères,
ou que nous soyons sur cette voie ?1 Pendant les trente dernières
années, les critiques de la culture de masse, du consumérisme et
de la conformité ont considéré le changement du rôle et de
l’image du père comme une source d’affaiblissement pour la
socialisation des enfants d’aujourd’hui. On affirme que les
enfants auxquels fait défaut le modèle paternel de l’autorité, de
la compétence et de la consistance morale, sont des proies sans
défense pour les instruments de manipulation de la société de
masse. Cette vision d’une disparition de l’ère de l’autorité
personnelle du père et de la moralité religieuse, cette critique du
présent à l’aune du passé contiennent une image spécifique de la
révolte. C’est cette image qui doit être considérée avec soin par
ceux qui souhaitent analyser dans une perspective féministe le
changement historique dans la domination sexuelle et
psychologique. Une conversation que j’ai eue il y a quelques

* Ce texte est la traduction de « Authority and the Family Revisited: or, A


World without Fathers ? », paru dans New German Critique, 13, 1978. Nous
remercions la NGC de nous en avoir autorisé la publication.
1. Le terme « société sans pères » a été inventé par Alexander Mitscherlich
dans son livre Auf dem Weg zur vaterlosen Gesellschaft (Munich, 1963), qui a
paru en anglais sous le titre Society Without the Father. Ndt : A. Mitscherlich,
Vers la société sans pères. Essai de psychologie sociale, trad. fr. M. Jacob et
P. Dibon, Paris, Gallimard, 1969.
2 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

années avec une féministe espagnole illustre bien ce qui est en


jeu. Elle ne s’inquiétait pas seulement de ce que ce féminisme
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nouveau et balbutiant ne fût pas légitime, parce que, après tout,


les partis dominés par des hommes avaient été davantage
impliqués dans la lutte pour prendre le pouvoir d’Etat aux
fascistes. Elle était plus troublée encore par l’éventualité que la
tâche d’affronter le pouvoir ne puisse jamais être menée avec
des méthodes féministes. En langage psychanalytique : ne
devons-nous pas d’abord intérioriser le père pour nous identifier
à la force de l’agresseur, en vue d’être capables de lutter contre
lui et de le vaincre ?
Une analyse vraiment critique de la société présuppose ou
implique toujours une image de la révolte, une vision d’un mode
de vie différent. Des hypothèses sur la nature humaine et ses
possibilités sont à sa source, de même qu’une vision du futur en
est la conséquence. Avec ce caveat en tête, je vais examiner
l’effort de Max Horkheimer pour conceptualiser le problème de
l’« être sans père », la question étant de savoir comment la forme
de domination particulière à cette époque s’exprime, non pas
directement comme autorité, mais indirectement comme la
transformation de toutes les relations et de l’activité en des
formes objectives, instrumentales, dépersonnalisées. La
conséquence de ce développement, selon Horkheimer, est un
changement du type de personnalité, fondé non plus sur
l’intériorisation de l’autorité mais sur la conformité à des critères
extérieurs.
Horkheimer, et plus tard Adorno et Marcuse, ses
collaborateurs dans la démarche de la théorie critique,
affirmaient que la résistance à l’ordre social était en train d’être
sapée d’une nouvelle manière 2. L’autorité paternelle a été
remplacée par des institutions d’Etat bureaucratiques et l’image
morale du père par une idéologie séculière diffusée par

2. Même si je vais souvent faire référence à l’œuvre de tous ces penseurs au


titre de la « théorie critique », j’ai choisi en même temps de me concentrer sur
Horkheimer parce que sa première contribution sur « L’autorité et la famille »
est non seulement féconde, mais d’une importance qui demeure aujourd’hui. Sa
première parution date de 1936 — Studien über Autorität und Familie (Paris,
Félix Alcan) — mais elle est maintenant disponible en anglais dans Critical
Theory, trad. J. Cummings (New York, 1972). NdT : M. Horkheimer,
« Autorité et famille », in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr.
C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard, 1974, nouv. éd. 1996.
Jessica Benjamin 3

l’industrie culturelle et la science. Le principe d’une raison


instrumentale — une rationalité à la recherche de moyens
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efficaces et calculables, indifférente aux fins qu’elle sert —


remplace la raison substantielle qui juge des valeurs et des buts
moraux. Au sens le plus large du terme, une orientation
instrumentale implique une relation aux objets et à ses propres
actions qui fait d’eux de purs moyens en vue d’une fin, au lieu
que le sujet goûte la relation ou le processus pour lui-même. En
lui donnant ce sens, on fait surgir une ambiguïté décisive dans le
concept de raison instrumentale. Ainsi entendue, la rationalité
instrumentale peut être perçue, non pas tant comme remplaçant
des formes antérieures de l’autorité traditionnelle et de la
moralité patriarcale, que comme une extension ou une
généralisation de tendances qui l’habitent. Peut-être, ainsi
qu’Horkheimer et Adorno le suggèrent parfois, la domination a-
t-elle toujours été le projet sous-jacent de la raison, ou des
Lumières 3. L’orientation instrumentale qui, à l’origine, s’est
développée à travers le rôle masculin dans la division du travail,
et qui caractérisait le rejet masculin des soins maternels4 au
profit de la compétition et du contrôle, a toujours existé aux
côtés et au-dessous des images idéalisées du patriarcat
occidental. Par conséquent, toute dépersonnalisée et masquée
qu’elle soit, la nouvelle forme de rationalité qui a pris la place de
la religion patriarcale et du rôle visible du pater familias, doit
être comprise comme l’incarnation de la domination masculine
dans la culture prise comme un tout. La division originelle et
l’antagonisme entre les sexes dans notre société auraient ainsi
persisté à travers le reniement objectif, généralisé, du soin et à
travers la suprématie de l’activité instrumentale. Nous pourrions
penser cela dans les termes d’un patriarcat sans le père. Avec
cette approche il est possible de développer les intuitions de la
théorie critique à propos de la nature changeante de la
domination, sans tomber dans leur nostalgie. Nous pouvons
observer avec moins de consternation le déclin de la forme
familiale, dans laquelle la résistance à l’autorité paternelle

3. C’est dans l’ouvrage commun de 1944 de T. W. Adorno et M. Horkheimer,


La Dialectique de la raison (trad. fr. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974) que
cette position s’exprime de la manière la plus évidente.
4. NdT : Nous traduirons « nurturance » par « soin » et nous ne préciserons
« soin maternel » que lorsque l’auteur utilise explicitement l’expression
« maternal nurturance ».
4 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

impliquait toujours une acceptation première et une


identification à elle.
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La théorie critique a introduit la catégorie de raison


instrumentale afin de montrer comment l’activité sociale se
réduit à une orientation vers des processus calculables et formels
qui, à leur tour, éliminent la question des intentions sociales et
des implications de l’action humaine. Utilisée pour la première
fois par Max Weber à travers sa notion de Zweckrationalität
(rationalité instrumentale ou en finalité), l’idée implique que les
modes d’interaction abstraits, calculables et dépersonnalisés ont
remplacé une société fondée sur des valeurs et des croyances
communes5. Cette condition, que Weber évoque dans les termes
de « monde désenchanté », est considérée comme un état dans
lequel les fins ou les valeurs ont été éliminées. A la place, les
moyens ont été élevés au statut de fins 6. Ce processus du
désenchantement, par lequel la rationalité des moyens devient
une forme généralisée de vie sociale, Weber l’appelle
rationalisation.
L’analyse par Weber de la modernité met l’accent sur la
perte de l’individu-auteur ou de l’intentionnalité individuelle
— les fins d’une activité ne peuvent plus être examinées, seuls
comptent les moyens d’atteindre les fins. Il établit une
distinction entre rationalité formelle et rationalité substantielle
(ou matérielle) pour exprimer la différence entre rationalité
comme fin en soi et rationalité en référence à des besoins
humains ou des valeurs humaines7. Dans le sillage de Weber,
Mannheim a plus tard développé l’idée qu’à la fois le relativisme
moderne et le traditionalisme ont en commun l’incapacité à
produire des jugements raisonnés sur les fins ou les valeurs.
Mais le relativisme moderne, tout en refusant à la raison son dû
ultime, intensifie la fonction de la rationalité comme
autorationalisation, contrôle sur les pulsions, observation et
organisation du soi. Au contraire du vrai jugement ou de la prise
5. Max Weber, Economy and Society, éd. Günther Roth et Claus Wittich, trad.
E. Fischoff et al. (New York, 1968). Publié originellement en 1922. NdT :
l’édition utilisée par Jessica Benjamin n’ayant pu être consultée, nous ne
donnerons pas à chaque fois les références des pages dans la traduction
française existante (Economie et Société, trad. fr. J. Freund, P. Kamnitzer,
P. Bertrand, E. de Dampierre, J. Maillard et J. Chavy, Paris, Plon, 1971).
6. Ibid.
7. Ibid.
Jessica Benjamin 5

de décision, une telle rationalité fonctionnelle est perçue comme


jaillissant de l’impuissance à déterminer le cours de la vie
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sociale face à la progression de la division du travail 8.


Bien sûr, la perte de l’auteur dans la vie sociale avait été
expliquée par Marx dans son examen de l’aliénation et du
fétichisme de la marchandise dans le capitalisme. Marx avait
aussi souligné la perte de l’action, la façon dont l’activité
productive des individus disparaît derrière l’écrasant processus
d’accumulation du capital. Les relations entre les producteurs
des marchandises ne se présentent pas, sur le marché, comme
des relations personnelles entre individus, mais elles s’effacent
devant le processus d’échange, « les rapports sociaux entre les
choses » 9. L’interpolation envahissante des objets dans les
relations personnelles, et ce qui lui correspond, la vision de soi et
des autres comme des objets — la réification 10 — sont l’autre
aspect du développement capitaliste que la théorie critique a
incorporé à son idée de raison instrumentale.
L’idée qui est commune à la fois à l’analyse de Marx et à
celle de Weber à propos du changement de nature de la
domination dans le capitalisme est que l’autorité n’est plus
incarnée de manière visible dans des personnes. Dans le
féodalisme, écrit Marx, « tous les rapports sociaux apparaissent
comme des rapports entre les personnes. Les travaux divers et
leurs produits n’ont en conséquence pas besoin de prendre une
figure fantastique distincte de leur réalité »11. Weber, qui
écrivait sur le caractère « particulièrement impersonnel » des
relations bureaucratiques, en contraste avec « les ordres féodaux

8. Karl Mannheim, Man and Society in an Age of Reconstruction (Londres,


1940).
9. Karl Marx, Le Capital I, in Œuvres de Karl Marx, trad. fr. M. Rubel, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 607.
10. L’analyse de la réification a été développée par Georg Lukacs, qui a
synthétisé le concept de Marx de fétichisme de la marchandise et l’analyse de
Weber de la rationalisation et de la division du travail. Voir « La réification et
la conscience du prolétariat » , in Histoire et conscience de classe (trad.
K. Axelos et J. Bois, Paris, Minuit, 1960), pp. 109-256. Le concept de
réification de Lukacs et sa critique de la culture ont constitué le fondement de
la théorie critique, même si elle s’en est éloignée. Pour une présentation utile et
une discussion, voir Andrew Arato, « La théorie de la réification de Lukacs »,
Telos, 11 (printemps 1972), pp. 25-66.
11. Marx, Le Capital I, op. cit., p. 611.
6 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

fondés sur la piété personnelle »12, soulignait l’aspect de


sécularisation, le déclin de l’autorité morale et religieuse.
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L’étape significative représentée par les théoriciens


critiques au sein de cette tradition était d’avoir établi une
connexion explicite entre les catégories du développement
psychique individuel — la psychanalyse — et la critique de la
raison instrumentale. En conséquence, ils ont appliqué le
théorème de la dépersonnalisation au changement qui se
produisait, dans la structure familiale, dans la figure du père, et à
ses conséquences sur la soumission individuelle. D’une part, ils
ont attribué la perte de l’autorité morale du père à l’impuissance
croissante des individus au sein du capitalisme hégémonique13, à
la perte de la liberté d’entreprendre, de la responsabilité et de la
prise de décision. Le résultat de cette perte d’autorité est que les
enfants n’intériorisent plus l’autorité paternelle — ni ne se
révoltent contre elle. D’autre part, en particulier dans la première
Etude sur l’autorité et la famille14, Horkheimer a maintenu que
l’autorité du père dans le capitalisme précoce n’était pas ancrée
de manière substantielle dans des valeurs, mais représentait
plutôt, tout simplement, le pouvoir du porte-monnaie.
L’acceptation par l’enfant de cette image du père et son
intériorisation représentaient, en fait, le développement de la
faculté rationnelle comprise comme l’acceptation des conditions
données plutôt que le sens critique.
Finalement, la théorie critique a accepté l’idée selon
laquelle l’intériorisation de l’autorité est le meilleur fondement
ou le seul pour obtenir plus tard le rejet de l’autorité 15. Cette
idée a été à vrai dire la caractéristique principale de la critique de
la culture de masse et elle n’est peut-être pas étrangère à des
féministes comme Beauvoir, qui pensait que les femmes
devaient développer les qualités transcendantes des hommes en

12. NdT : ces expressions, traduites par nous, proviennent de Weber,


Economie et Société.
13. NdT : Nous traduisons « monopoly capitalism » par « capitalisme
hégémonique ».
14. Voir la note 2.
15. Cette position est exprimée de la manière la plus explicite dans l’essai de
Horkheimer « Authority and the Family Today », in The Family : Its Function
and Destiny, sous la dir. de R. Anshen, New York, 1949, pp. 359-374. NdT :
Ce texte a été écrit par Horkheimer directement en anglais, et il n’y a pas de
traduction française.
Jessica Benjamin 7

vue d’être les actrices de leur propre histoire. Freud aussi voyait
l’intériorisation comme une forme nécessaire pour civiliser les
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enfants, dont la nature doit être élevée de l’impulsivité à la


raison. Cependant, il y a aussi une pointe critique dans la théorie
freudienne de l’intériorisation, qui fait écho à la critique précoce,
par Horkheimer, de la raison instrumentale et de la socialisation
dans l’ère bourgeoise16. Je dirais que cette confluence théorique
est toujours importante pour la théorie féministe, dans la mesure
où la justification rétrospective de cette autorité qui s’intériorise
repose sur le point de vue implicitement patriarcal de ces
théoriciens.
La théorie freudienne de l’intériorisation a montré
comment les individus se transforment en se faisant à eux-
mêmes ce qu’on leur a fait. Dans son sens le plus étroit,
l’intériorisation consiste dans la création d’une instance
intérieure (le surmoi) qui incarne l’interdit extérieur (la
moralité). Selon cette acception, l’intériorisation est souvent
comprise comme la création de la conscience, l’acceptation de
valeurs (une manière plutôt inoffensive de percevoir un
processus qui a l’appui de beaucoup de sociologues). Dans
l’acception plus large de la théorie freudienne complète de la
répression et de la névrose, le concept d’intériorisation comporte
une arête plus tranchante. La création d’une instance de censure
interne implique le déni conscient de l’expérience de la crainte et
elle n’offre aucun recours face à la figure de l’autorité. Elle
signifie que la réalité qui appelle le refoulement est bel et bien
refoulée17. L’intériorisation, au sens de l’autocensure et de la
culpabilité, signifie non seulement endosser l’attitude d’autrui
16. Significatives de ces positions antithétiques sont les déclarations
successives de Horkheimer dans L’Eclipse de la raison (trad. fr. J. Laizié,
Paris, Gallimard, 1974), publiée originellement en 1947 : « A l’ère de la libre
entreprise, soi-disant ère de l’individualisme, l’individualité fut subordonnée de
la manière la plus complète à la raison, autarcique et égoïste. » (p. 146). Puis :
« En cet âge des grosses affaires, […] le sujet individuel de la raison tend à
devenir un ego ratatiné, captif d’un présent évanescent et oubliant l’exercice
des fonctions intellectuelles par lesquelles il se montrait jadis capable de
transcender sa situation effective dans la réalité. » (pp. 148-149). NdT : nous
avons conservé, dans les extraits de L’éclipse de la raison, la traduction de
« ego » par « ego » comme le propose J. Laizié, tandis que dans le reste du
texte nous avons traduit « ego » par « moi ».
17. Sigmund Freud, « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », in
S. Freud, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, pp. 299-303.
8 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

comme étant la sienne, mais aussi endosser la responsabilité des


actes d’autrui comme étant des réponses inévitables à son propre
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comportement. Ainsi les chômeurs, pendant la récession,


tenaient leurs propres échecs et insuffisances pour la cause de
leur état, au lieu d’imputer ce dernier à la crise économique qui
affectait également des millions d’autres travailleurs. L’effort
engagé pour s’autocontrôler renforce et est renforcé par
l’illusion que l’on peut être responsable de tout, que l’on peut
déterminer seul son propre destin.
Embrassant le sens plus large de l’intériorisation comme
autocontrôle et discipline, Horkheimer écrit « l’histoire de la
civilisation occidentale pourrait être décrite en termes de
développement de l’ego, à mesure que le subalterne sublime,
c’est-à-dire intériorise les commandements de son maître, qui l’a
précédé dans la voie de la maîtrise de soi ». Cet ego exerce « les
fonctions de domination, de commandement et
d’organisation »18. Par conséquent, le développement de la
raison instrumentale porte en lui le développement, grâce à
l’intériorisation, d’un moi dont le principe est de « gagner le
combat contre la nature en général, contre les autres gens en
particulier et contre ses propres impulsions […]. Sa
prédominance est patente à l’époque patriarcale » 19. Ce qui est
nouveau à notre époque, ce n’est pas la mentalité de l’homme-
maître qui, pense Horkheimer, « se trouve déjà dans les premiers
chapitres de la Genèse […] », mais « l’idée que la raison, faculté
intellectuelle la plus élevée de l’homme, ne se préoccupe que des
instruments, voire n’est elle-même qu’un instrument », idée qui
« est aujourd’hui formulée plus clairement et plus généralement
acceptée qu’elle ne le fut jamais auparavant » 20. Quand la
« raison subjective », la faculté ou la fonction de raisonner, est
séparée de la « raison objective » qui examine les fins qu’il
convient de servir, alors la tendance à la domination l’emporte
sur la réflexion et la conscience critique. C’est ce versant de la
raison, développé en une conscience au sens le plus étroit de
l’intériorisation, qui a offert à la théorie critique son image
insaisissable de la révolte.

18. M. Horkheimer, L’éclipse de la raison, op. cit., p. 114.


19. Ibid.
20. Ibid., p. 113.
Jessica Benjamin 9

Dans la culture moderne, dès lors, la capacité à la maîtrise


rationnelle — à la détermination des fins ou des valeurs —
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diminue, et la domination devient une fin en soi. C’est le verdict


que prononce la théorie critique concernant des siècles d’effort
scientifique et intellectuel, et des Lumières. C’est pourquoi, par
exemple, la science peut inventer des méthodes pour produire la
destruction de masse et le désastre écologique, mais elle ne peut
pas émettre de « jugements de valeur » sur les conséquences
d’une telle production. La victoire de la raison instrumentale est
une victoire contre la nature. Le monde des objets devient
simplement un champ de résistance ou un reflet vide de la
volonté de domination du sujet21. Comme la nature est de plus
en plus subordonnée au principe de l’instrumentalité, elle cesse
d’avoir une vie par elle-même. La réalité du monde extérieur
disparaît pour le sujet.
Ce processus a beau représenter très fortement, en termes
psychanalytiques, un état d’esprit qui ressemble à l’omnipotence
de la pensée chez l’enfant, il a en fait pour fondement la réalité
matérielle créée par la rationalité instrumentale. Horkheimer et
Adorno écrivent qu’« il ne saurait exister de “surestimation des
processus psychiques par rapport à la réalité” là où idée et réalité
ne sont pas radicalement distinctes. “La confiance inébranlable
dans la possibilité de dominer le monde”, que Freud attribue
anachroniquement à la magie, ne correspond qu’à la domination
du monde conforme au principe de réalité […] ». Dès lors, la
prémisse de ce comportement n’est pas le narcissisme, elle n’est
pas un état pré-social dans lequel le monde semble exister en vue
de servir l’enfant, mais plutôt « l’autonomie de l’idée à l’égard
des objets, telle qu’elle s’accomplit dans le moi conforme au
principe de réalité » 22. Malheureusement, Horkheimer et Adorno
sacrifient cette analyse de la relation entre la rationalité
destructrice et la nature quand ils glissent vers leur analyse du
conformisme contemporain. Ils passent d’une vision de la
violence mentale comme fonction du moi, à la condamnation des
« désirs instinctifs primaires » qui ne sont plus contrôlés par des
valeurs intériorisées23. Néanmoins, ils ont été en mesure

21. T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, op. cit.


22. Ibid., p. 29.
23. Pour un parfait exemple de pensée qui perçoit la violence comme une perte
de contrôle, voir Mitscherlich, Vers la société sans pères, op. cit. Cette idée
apparaît avec force dans l’examen du fascisme par Adorno, dans « Freudian
10 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

d’insister sur le fait que la rationalité instrumentale inclut non


seulement la réduction du monde à une équivalence
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standardisée, abstraite (comme sous la forme d’une


marchandise), mais aussi une violence contre la nature en pensée
et en pratique — la création d’une culture matérielle de
domination, une culture instrumentale.
La création d’un monde-objet étranger n’implique pas
uniquement le travail qui aliène, la production d’objets et de
processus fétichisés. Elle suppose aussi l’incapacité à
reconnaître la subjectivité du monde-objet, à se reconnaître dans
la nature. Cette incapacité à reconnaître la subjectivité de l’autre,
l’existence d’objets perçus comme indépendants et séparés du
sujet, est simplement un autre aspect de l’incapacité à
reconnaître sa propre subjectivité, les résultats de sa propre
activité, qui sont comme matérialisés dans le monde-objet. La
subjectivité et l’action sont niées en autrui comme en soi-même.
L’essence de la culture instrumentale est d’exprimer ce déni sous
forme matérielle, de reproduire et de recréer les relations qui
perpétuent ce déni dans la conscience et dans l’action.
Horkheimer et Adorno nous rappellent que ce déni de
reconnaissance de la réalité de l’objet s’ancre dans la perte de la
participation directe à la transformation de la nature (le travail),
dans la perte de la reconnaissance entre maître et esclave
formulée par Hegel 24. « La distance entre le sujet et l’objet, qui
conditionne l’abstraction, se fonde sur la distance par rapport à
la chose que le dominateur acquiert par l’intermédiaire du
dominé. »25 La perte de la reconnaissance entre sujets, le clivage
entre l’auteur (l’autorité) et l’agent (le subordonné) dans laquelle
l’esclave travaille pour le maître, est la condition préalable de
l’aliénation du sujet pensant à l’égard du monde-objet. Ce
monde est l’expression ou l’objectivation non plus de son
activité, mais de celle de son esclave. L’activité de l’esclave, en
retour, exprime non plus sa propre volonté ou intention, mais

Theory and the Pattern of Fascist Propaganda » (1951), in Gesammelte Werke


8 ; Soziologische Schriften I (Francfort/Main, 1922), pp. 408-433. Et elle est
peut-être le mieux saisie par l’expression de Horkheimer, « la révolte de la
nature », dans L’Eclipse de la raison.
24. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit.
25. T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, op. cit.,
p. 31.
Jessica Benjamin 11

celle du maître-auteur dont il est devenu l’instrument. Une fois


que la société est divisée en maîtres et esclaves, sujets et objets,
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l’unité de l’auteur et de l’agent est aussi détruite. Le chemin est


ouvert pour une rationalité sans auteur, c’est-à-dire sans
intention consciente.
Dans son essence, cette perspective fait de la domination
du sujet par le sujet la racine de la domination et de la violence
envers la nature. Le paradigme de la division homme-femme est,
bien sûr, suggéré par ce phénomène simultané de
l’assujettissement et de l’égalisation de la nature et d’autrui26.
Le contrôle sur la nature, au sens de l’accroissement de la
maîtrise et du savoir, en revanche, n’implique pas de manière
nécessaire de donner à la nature le statut d’objet ou d’autre — ce
qui a été le cas dans la culture occidentale. L’orientation vers
l’agriculture, le souci de nourrir et d’élever, c’est-à-dire vers
l’attitude du soin plutôt que celle du contrôle et de l’exploitation,
existe dans certaines cultures malgré la subordination des
femmes27. L’attitude consistant à transformer en objet et à
instrumentaliser, qui est si prononcée dans le patriarcat
occidental, n’implique donc pas purement et simplement
l’assujettissement, mais le rejet de la mère par le père. C’est en
ce sens que notre société a été dominée par le père et que, pour
autant que prévaut la rationalité instrumentale, nous sommes loin
de la société sans pères.
Le changement historique qui, selon la théorie critique,
met au premier plan ce qui, dans la rationalité, est contrôle et
instrumentalisation, produit simultanément un changement dans
les personnes qui la mettent en pratique. Ce changement est

26. Pour un approfondissement de ce point, voir Sherry Ortner, « Is Female to


Male as Nature to Culture ? », in Rosaldo and Lamphere (dir.), Woman,
Culture and Society, Stanford, 1974, pp. 67-68.
27. Gayle Rubin remarque que les femmes sont échangées dans toutes les
cultures, mais pas nécessairement transformées en objets. Voir « The Trafic in
Women : Notes on the “Political Economy” of Sex », in Toward an
Anthropology of Women, R. Reiter (dir.), New York, 1975, pp. 157-210.
L’étude de Margaret Mead sur les Arapesh dans Mœurs et sexualité en Océanie
(Sex and Temperament in Three Primitive Societies, 1935, trad. fr.
G. Chevassus, Paris, Plon, 1963) démontre comment, dans une culture dans
laquelle les hommes gardent le contrôle, l’orientation fondamentale envers les
êtres humains et envers la nature est celle du soin maternel à nourrir et à
cultiver, plutôt que la possession et la domination.
12 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

attribué au déclin de la solidarité familiale, qui à son tour se


rapporte au rôle du père. Dépossédée de son activité et de son
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autorité dans la vie publique, privée de son indépendance


économique, la figure masculine du père n’est plus le pivot, le
modèle, le représentant public ni le pouvoir économique de la
famille. Le père comme figure d’autorité qui pouvait être
respectée, et à laquelle l’enfant pouvait s’identifier, a été sapé en
raison de son impuissance face à un capital hégémonique. Et tout
comme l’entrepreneur indépendant a été éliminé par la
monopolisation, les fonctions de la famille ont été reprises par
l’Etat et ses institutions28. Maintenant que des formes
impersonnelles, extra-familiales de la détention de l’autorité ont
pris l’ascendant sur l’individu, un changement dramatique est
apparu dans la nature de l’acquiescement : l’intériorisation de
l’autorité est remplacée par la conformité.
Si cette thèse sur l’autorité et la famille semble familière,
c’est parce qu’elle a été reconduite sous des formes multiples
depuis sa première formulation par Horkheimer en 1936 et ses
versions suivantes de 1944 et 1949. Malgré l’affirmation de
Christopher Lasch, selon laquelle la notion de conformisme,
reposant non pas sur « le pouvoir de l’autorité familiale, mais sur
sa destruction […], n’a jamais fait l’objet d’aucun examen
systématique dans l’œuvre de l’Ecole de Francfort », ses
nombreuses et récentes déclarations sur la vie de famille
actuelle29 sont en fait entièrement préfigurées par le travail de
Horkheimer. La critique du consumérisme, du fait de faire élever
et éduquer les enfants par des professionnels, l’affirmation que
les familles manquent d’intensité émotionnelle et que les mères
sont froides, de même que l’usage du terme « narcissisme » pour
décrire le nouveau type de personnalité, ont été, à coup sûr,
développés par Horkheimer et Adorno, puis affinés par Marcuse
dans les années cinquante et soixante. Une autre contribution
importante à cette approche a été le travail du psychanalyste
Mitscherlich, Vers la société sans pères, qui critique l’apathie
des individus dans la société de consommation, où l’on
recherche une satisfaction régressive dispensée par la mère-

28. Voir Horkheimer, « Autorité et famille », in Théorie traditionnelle et


théorie critique, op. cit, et Adorno et Horkheimer, La Dialectique de la raison,
op. cit.
29. Voir en particulier Haven in a Heartless World (New York, 1977).
Jessica Benjamin 13

providence30. Mitscherlich voit le processus de civilisation


comme ce qui doit triompher des instincts qui instrumentalisent
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l’autre en en faisant une simple fonction de sa propre


satisfaction, autrement dit comme l’apprentissage de l’empathie
aussi bien que de l’éthique. Marcuse, qui est disposé plus
favorablement à l’égard de l’image de la mère nourricière et de
la satisfaction de l’instinct, partage avec Mitscherlich la
conviction que la révolte est compromise par cette absence de
père : « Libéré de l’autorité du père trop faible, échappé à la
famille qui était centrée autour de l’enfant, armé des
représentations et des réalités de la vie telles qu’elles lui sont
fournies par les mass média, le fils (la fille à un degré moindre
jusqu’à présent) entre dans un monde factice […] ». Mais la
liberté s’avère « plus un inconvénient qu’un bienfait : le moi qui
s’est développé sans grand conflit apparaît comme une entité
assez faible, impropre à constituer une individualité avec et
contre les autres, à opposer une résistance efficace […] »31.
Cette recherche d’une rationalité et d’une conscience
critique qui, stimulées par l’expérience infantile de l’autorité,
auraient la force et l’intégrité pour la défier, pose deux
problèmes. Premièrement, il est suggéré que l’impact des médias
de masse, des institutions étatiques, de l’éducation
professionnelle est si énorme que les gens sont maintenant
directement manipulés dans le sens d’un conformisme sans
pensée. Ce point de vue repose sur une hypothèse
méthodologique et ontologique importante mais discutable.

30. Sur l’usage de cette idée de régression narcissique dans les mouvements de
masse, voir Adorno, « Freudian Theory and the Pattern of Fascist
Propaganda », art. cit. A propos de l’application générale de l’idée que la
société de consommation se nourrit de tendances régressives et de sentiments
pré-œdipiens, voir Mitscherlich, Vers la société sans pères, op. cit., pp. 245 et
sq. L’ouvrage classique de David Riesman, La Foule solitaire (New Haven,
1950 ; trad. fr. Paris, Arthaud) annonce pour une large part ce que Lasch et
d’autres critiques contemporains ont perçu comme le dilemme actuel de la
famille.
31. Voir Herbert Marcuse, « Le vieillissement de la psychanalyse » (1963),
trad. fr. D. Bresson in H. Marcuse, Culture et Société, Paris, Minuit, 1970,
p. 257. L’accusation selon laquelle la jeunesse issue de familles permissives,
centrées sur les enfants, est incapable de résistance, est bien curieuse dans la
mesure où de telles familles ont été le plus souvent blâmées ou louées pour
avoir engendré les militants anti-guerre, la contestation morale des années
soixante.
14 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

Cette hypothèse est que la nature active de la subjectivité ne


vient à l’existence que par pression extérieure, et par conséquent
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qu’elle peut s’éteindre. Cette affirmation rompt avec le concept


d’aliénation, qui suppose l’idée qu’un besoin ou une capacité
fondamentale prend une forme objective qui s’oppose, tout en en
dépendant néanmoins, au besoin ou à la capacité originelle. Non
en l’éteignant (ce qui est impossible), mais en s’« alimentant » à
ce besoin ou cette capacité fondamentale, en le changeant, le
travail abstrait devient la forme qui borne le travail concret, le
travail vivant devenant un travail mort. De même, l’activité de
vie, le besoin de et la capacité à la reconnaissance mutuelle,
s’aliènent en des formes objectives de la culture instrumentale
qui les emprisonnent et les défigurent.
Aussi primaires que nous apparaissent les formes qu’elle
crée, l’aliénation est en fait un processus intersubjectif, le
produit aliéné est un résultat. Et l’aliénation de besoins et de
capacités intersubjectifs, qui les fait apparaître comme des
caractéristiques secondaires que la réification peut éteindre, est
en fait la manière par laquelle la réification vient à être. Les
apparences que l’interaction humaine crée sont si puissantes
qu’il est souvent difficile de ne pas les prendre pour la réalité, de
ne pas confondre la seconde nature avec la nature. La théorie
critique, malgré son analyse de la domination qu’exerce la raison
sur la nature interne et externe, attribue en définitive les résultats
de la domination à la nature du sujet. Malgré son analyse
prometteuse de l’intériorisation en tant, précisément, que
processus de création et de reproduction de la culture
instrumentale, les théoriciens critiques finissent par rabattre
l’apparence et la réalité l’une sur l’autre32.
Le deuxième problème que pose leur vision de la
réflexion critique comme résistance à la domination, c’est la
tendance à assimiler l’intériorisation à l’acceptation de la
rationalité substantielle (objective) plutôt que formelle
(subjective), à la moralité plutôt qu’à l’instrumentalisme. Cela
conduit à une fausse antithèse entre les aspects moralistes et les

32. Pour un examen de la manière dont le manque de catégories


intersubjectives, en particulier dans l’usage de la psychanalyse, a été le
fondement de l’acceptation de l’intériorisation par la théorie critique, voir mon
article « The End of Internalization: Adorno’s Social Psychology », Telos, 32
(été 1977), pp. 42-64.
Jessica Benjamin 15

aspects instrumentaux de l’autorité paternelle qui, comme


Horkheimer le suggère au contraire, sont unifiés dans le
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patriarcat occidental en tant qu’aspects de la maîtrise. L’autorité,


par définition, implique l’existence d’un sujet qui se soumet
volontairement parce qu’il (elle) a intériorisé les principes de
légitimation de cette autorité. La théorie critique aurait bien fait
de se rappeler les idées de Weber sur la légitimité de l’autorité
rationnelle. Dans cette optique, l’autorité moderne,
bureaucratique, est légitimée par l’universalité et la cohérence de
ses règles, c’est-à-dire par la rationalité formelle. Ce n’est pas le
contenu des règles, mais le fait qu’elles s’appliquent à tous de la
même façon qui constitue leur rationalité. C’est cette rationalité
qui peut être intériorisée sous forme d’idéaux abstraits et
formels, supports du système légal bourgeois 33. La force du
traitement initial du problème de l’autorité par Horkheimer
réside en fait dans sa démonstration de la manière dont l’autorité
à l’époque bourgeoise est intériorisée comme l’acceptation
rationnelle de la nécessité, de l’ajustement à la réalité.

Dans la théorie critique, l’emploi inaugural et sans doute


le plus critique du concept d’intériorisation peut être trouvé dans
les premières « Etudes sur l’autorité et la famille ». Ici aussi,
nous trouvons une remarquable synthèse des idées du fétichisme
de la marchandise et de l’éthique protestante avec la thèse que la
raison (subjective) devient le mode par lequel se reconduit
l’autorité. Nonobstant d’autres formulations ou des propos plus
tardifs, Horkheimer énonce clairement dans ces études que
l’appel à l’intérêt égoïste individuel peut être une base suffisante
pour une relation d’autorité. L’intérêt individuel s’accomplit par
le sacrifice du besoin d’une action sociale ainsi que du besoin
d’être auteur de sa vie. Nous voyons alors plus clairement le rôle
joué par la raison elle-même, aussi bien au sein de la famille que
dans le dispositif culturel d’ensemble, « pour ancrer la
domination de l’homme sur l’homme dans les cœurs des

33. Weber, Economie et Société. Selon Weber il y a seulement un bref laps de


temps, dans la révolte bourgeoise contre les formes traditionnelles de la
légitimation, pendant lequel les valeurs substantielles sont vues comme le
fondement de la légitimation rationnelle. Par exemple, la nature cesse d’être un
principe substantiel pour devenir un principe formel.
16 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

dominés eux-mêmes »34. Tout comme dans l’ensemble du


travail de Horkheimer, l’opposition thématique cruciale se
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trouve être celle de la raison comme intuition critique consciente


des relations sociales et de la raison comme adaptation et
conformité. A cette étape, il ne distingue pas encore la
conformité (la peur de l’autorité extérieure) de l’intériorisation.
Mais il livre sans doute la meilleure critique de l’intériorisation
implicite qui s’incarne dans l’apparition de l’individualité
bourgeoise.
Ce que voulait démontrer Horkheimer est qu’à l’époque
bourgeoise, la raison prend plutôt la forme de l’adaptation que
de l’institution, parce qu’elle renonce à exiger de déterminer des
intentions ou d’autoriser des actions qui transcendent l’individu
isolé et son intérêt. Alors que la raison bourgeoise s’opposait à
l’autorité au nom de l’émancipation universelle, elle n’a apporté
que la liberté partielle de l’entrepreneur. L’émancipation
bourgeoise idéale s’incarne dans le lien entre liberté et pensée
moyennant lequel le sujet est l’individu pensant. L’individu est
la monade, une réalité autosuffisante qui n’affecte ni n’est
affectée par aucune autre. La liberté pour l’individu de s’en
prendre à l’autorité est purement intellectuelle, une liberté
acquise au prix de sa non-effectivité. Ce qui fait du sujet un
individu est le fait qu’il ne reconnaît plus le soi ou l’activité du
soi comme partie des relations sociales désincarnées qui sont
devenues un pouvoir sur lui et contre lui35.
L’opposition entre individu et société est érigée en fait de
nature. Les relations sociales « ont l’apparence d’être une réalité
autosuffisante, un principe autre qui fait face au sujet
connaissant et agissant […]. Quand il tente de traverser l’écart
entre soi et le monde par les moyens de la pensée, il est déjà en
train de reconnaître la réalité sociale comme un principe en soi
[…], ce qui reflète l’incomplétude de sa liberté : l’impuissance
de l’individu isolé est une réalité anarchique, contradictoire et
inhumaine »36. L’autre face du sujet humain est la société

34. Horkheimer, « Autorité et famille » in Théorie traditionnelle et théorie


critique, trad. de l’allemand par C. Maillard et S. Muller, Gallimard, op. cit.
(Ndt : l’auteur ayant traduit elle-même, nous nous référons directement à son
texte).
35. Ibid., p. 268.
36. Ibid., p. 269.
Jessica Benjamin 17

abstraite, objective et immuable, dont les origines dans la


coopération et le travail humains sont obscurcies. La société
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prend l’apparence de la nature, déterminée par ses propres lois,


et la raison tente de la saisir plutôt que de la former, de s’y
adapter au lieu d’agir sur elle. Ainsi les membres de toutes les
classes, mystifiés par l’opacité des relations sociales, se
représentent comme soumis à une nécessité, comme
reconnaissant les faits (par exemple les relations de propriété)
lorsqu’ils jouent leur rôle dans la production d’un système de
domination37. La raison en tant qu’acceptation de la nécessité
— et bien sûr, l’effort de faire au mieux avec celle-ci —
s’entremêle à la rationalité en tant qu’acceptation de la
responsabilité de son propre destin individuel. L’éthique du
travail, ou le principe de la performativité 38, sont fondés sur
l’apparente cohérence entre l’effort individuel et le succès. C’est
précisément en raison de la « nature » des relations sociales
qu’apparaît un horizon compétitif au sein duquel l’individu
semble être soit le maître de son destin, soit fautif s’il ne
parvient pas à le maîtriser. Par exemple, le rapport de classe
n’apparaît pas comme une relation structurelle (entre groupes),
mais comme un attribut des individus qui méritent d’occuper
telle ou telle position. Le rapport de classe prend alors la forme
d’une comparaison entre individus selon leur rapport respectif à
la chance, plutôt que d’apparaître comme une relation
d’interdépendance dans laquelle un groupe a le pouvoir sur un
autre. En conséquence, l’autorité — et le fait d’être auteur — ne
repose pas sur le rapport de classe, mais sur la « chance ».
Personne n’est responsable du tout, mais chacun est responsable
pour lui-même39. La réification de l’autorité, son caractère
arbitraire et incontrôlable, est le fondement de cette liberté
moderne spécifique qui consiste à s’accuser soi-même pour tout.
La nécessité de l’intériorisation prend inévitablement sa source
dans les limitations imposées à l’action sociale et à la logique de
l’auteur.

37. Ibid., p. 269.


38. L’expression « principe de performativité » (performance principale) est
une traduction de l’allemand Leistungsprinzip qui réfère de façon moins
ambiguë aux variantes anglaises d’accomplissement et qui suggère davantage
le travail, la production ainsi que la discipline obligatoire qui l’accompagne.
39. Ibid., pp. 276-277.
18 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

Pour les deux classes, donc, l’acceptation de l’autorité est


inhérente à la forme même qui prétend pouvoir la refuser : la
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raison. La forme dans laquelle l’autorité est intériorisée dans le


capitalisme est la faculté de raison (subjective) : une
reconnaissance de la réalité, une acceptation des faits. L’autorité
elle-même n’est jamais reconnue comme telle. La raison comme
faculté, comme calcul de son propre intérêt, est la base d’un
acquiescement à ce qui n’est jamais reconnu comme autorité,
mais plutôt comme une loi. En s’adaptant aux faits qui
s’imposent et à la loi, la poursuite de l’intérêt individuel
— désinhibée de toute autorité « irrationnelle » telle que celle
de la fidélité à une personne — constitue alors la pratique même
de la raison. Impuissant devant les faits et lois de la nature,
l’individu intériorise son isolement comme responsabilité ou
comme autocensure et interprète son propre destin comme
résultat de ses actes. Il/elle confond l’action sur lui des forces
sociales avec sa propre action. L’analyse de Horkheimer montre
comment la conception monadique de l’individu, aussi bien sous
sa forme philosophique que dans son acception courante, est
virtuellement créée à travers l’intériorisation d’une perte de
l’activité sociale et de la responsabilité. Et la rationalité est une
forme d’intériorisation.
Comment se développe cette forme d’intériorisation dans
laquelle l’individu, de façon récurrente et tout au long de sa vie,
accepte la rationalité et la responsabilité d’événements sur
lesquels il n’a aucune prise ? D’un point de vue psychologique,
comment se développent l’attitude et l’exercice d’un contrôle de
soi qui correspondent à l’incapacité à discerner ou agir contre
des relations sociales réifiées ? Horkheimer a tenté de répondre à
cette question en se référant à la famille comme au moment de
confrontation inaugural avec l’autorité dans la vie d’un individu.
Il a accepté la thèse selon laquelle le caractère ou la structure
psychique sont formés au cours de la petite enfance dans
l’interaction avec les adultes par lesquels passe la socialisation.
Cependant, sa compréhension de cette interaction est strictement
réduite aux rôles structurels assignés aux membres de la famille
plutôt qu’aux types de comportement particuliers et concrets.
C’est pourquoi il a essayé d’expliquer l’intériorisation en termes
de rôle structurel du père. C’est aussi pourquoi, plus tard, il a
essayé d’expliquer que la transformation de ce rôle structurel a
mis fin à l’intériorisation.
Jessica Benjamin 19

La relation structurelle de la famille, avant tout, les rôles


objectivés qui dérivent de la participation du père au processus
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de production et de l’exclusion de la mère, détermine la nature


de la relation enfantine à l’autorité. « Le contrôle de soi de
l’individu, la disposition pour le travail et la discipline, la
capacité de s’en tenir fermement à certaines idées, la
persévérance dans la vie pratique et dans l’application de la
raison », tout cela s’est développé sous la houlette de l’autorité
paternelle40. L’autorité du père ne dérivait d’aucun caractère
intrinsèquement admirable, mais de son statut : il était celui qui
gagnait l’argent pour la famille, celui qui avait le pouvoir du
porte-monnaie. Même dans la période du capitalisme précoce,
l’obéissance en tant que telle était requise et le pouvoir du père
était un pouvoir dénué de toute légitimation ou représentation
mystifiée. Il a raison parce qu’il a le pouvoir — cette
reconnaissance est la forme appropriée du respect pour son
pouvoir et son succès. Horkheimer fait une analogie avec le
formalisme du protestantisme, dans lequel Dieu n’est pas aimé
parce qu’il est bon, mais parce qu’il est Dieu. Si l’amour de Dieu
reposait sur des vertus substantielles, cet amour serait
conditionné et son ordre pourrait alors être remis en question.
Cela impliquerait que l’autorité de Dieu comme Dieu n’est pas
absolue et autosuffisante41. Evidemment, une autorité qui n’est
plus appropriée susbtantiellement peut être dépassée ou mise de
côté. L’exigence irrationnelle de l’obéissance élève l’obéissance
elle-même au rang d’un idéal formel en fonction duquel on juge
la rationalité des actes de l’enfant — plus il/elle obéit, plus il/elle
est considéré(e) comme étant rationnel(le). La mesure de la
rationalité de l’enfant est identique à ce qui est acceptable pour
le père — cette acceptation devient la définition de la rationalité.
La raison est alors synonyme de « reconnaître et accepter des
faits » — plutôt que des valeurs substantielles42.
Le rôle structurel de la mère, son interaction avec celui du
père, contribue au même développement de l’obéissance et de la
conformité. Par delà son soutien aux enfants, la mère donne
l’exemple de la soumission au père. Néanmoins, le rôle
structurel de la mère contient aussi un moment anti-autoritaire,
précisément parce que sa soumission au père cause une certaine
40. Ibid., p. 291.
41. Ibid., p. 292.
42. Ibid., pp. 292-293.
20 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

opposition envers lui de la part de l’enfant qui aime sa mère.


Point également important, la mère, par son exclusion du monde
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public, préserve le principe féminin de l’amour — la vieille


division sexuelle du travail préservait ainsi partiellement, au sein
de la famille, la possibilité d’être humain, de manifester de la
solidarité, d’exprimer de l’affection43.
Horkheimer pense qu’à l’époque moderne, lorsque l’Etat
commence à subsumer la fonction de la socialisation, ces aspects
positifs de la famille s’amenuisent. La famille n’offre plus la
solidarité qui protège l’individu en vertu du fait que les relations
ne sont pas fondées sur le principe marchand de l’échange44. Le
principe féminin de l’amour et l’anti-autoritarisme soutenu par la
figure maternelle se dissolvent. Bien que la dissolution de la
division sexuelle du travail et de l’autorité de l’homme eût pu
conduire à une famille plus égalitaire, la substitution de l’Etat à
celle-ci ruine cet espoir45. De plus, l’apparente convergence
entre effort et récompense avait donné du poids à l’exigence
paternelle que l’enfant se conçoive comme responsable de ses
actes ; sa destruction (c’est-à-dire la crise économique) semble
encourager non pas la critique mais plutôt la résignation. La
persistance de l’autorité aussi bien à la maison qu’au sein de
l’Etat, a perdu jusqu’au dernier vestige de sa rationalité. Mais
cela, pour Horkheimer, dispense encore plus cette autorité de
rendre compte de ses actions — elle a perdu tout semblant de
légitimité et par conséquent personne n’attend qu’elle agisse
selon des principes légitimes. De fait, si le système de marché
selon lequel la société semblait posséder une loi (une seconde
nature) devient désordonné, l’absence d’auteur humain
identifiable conduit à plus et non à moins d’autocensure
(d’intériorisation).
Dans cette crise des relations marchandes, Horkheimer a
du mal à discerner les conséquences de la décrédibilisation de
l’autorité, de sa perte de légitimité rationnelle (et ainsi peut-être
de sa transformation en domination pure). Ceci est partiellement
dû au fait que sa théorie passe entre deux expériences

43. Ibid., p. 294.


44. Ibid., p. 294. Cette idée que la famille n’offre plus de sanctuaire est
particulièrement développée dans le livre de Lasch, Haven in a Heartless
World, op. cit.
45. Horkheimer, « Autorité et Famille», op. cit., p. 305.
Jessica Benjamin 21

radicalement différentes, l’expérience allemande et l’expérience


américaine, où la crise du capitalisme libéral a trouvé
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respectivement comme issue le fascisme et le monopole. Ainsi


l’idée que l’Etat commence à intervenir dans des domaines de la
vie sociale auparavant réservés au privé se rapporte à des
processus différents. Et la difficulté de sa théorie réside aussi
dans l’ambiguïté inhérente à l’idée que la rationalité
instrumentale a toujours été présente, mais domine à présent de
manière plus claire et plus ouverte. A certains moments,
Horkheimer peut souligner le rôle de la raison instrumentale
dans la première époque bourgeoise, comme dans son analyse,
en 1936, de l’intériorisation de la raison formelle subjective. Ou
alors, comme dans son essai de 1949 sur ce qu’est l’autorité
aujourd’hui, il souligne plutôt le fait que la rationalité
instrumentale s’incarne dans des institutions au lieu d’être
intériorisée. Il accorde alors une faveur au passé et met l’accent
sur la dimension plus morale que formellement rationnelle, de
l’autorité paternelle. La dialectique de la raison décrit aussi la
continuité du développement entre raison substantielle et
domination pure, si bien que le moment où la révolte et la
critique de la conscience sont devenues possibles est perçu
comme appartenant au passé 46. Malgré l’analyse qu’il propose
du père en 1936, dans laquelle il décrivait l’obéissance comme
une réaction formelle exigée par un rôle structurel plutôt que
comme une conduite substantielle, Horkheimer revient à une
image positive du père. Il inaugure une période de romantisation
nostalgique de l’autorité du père à un âge de la raison qui n’a pas
encore pris fin.
« La faiblesse du père, conditionnée socialement,
empêche la réelle identification de l’enfant à lui. Dans d’autres
temps, une imitation aimante de l’homme prudent et comptant
sur soi, voué au devoir, était une source d’autonomie morale
dans l’individu. Aujourd’hui l’enfant qui grandit, qui a
seulement reçu l’idée abstraite d’un pouvoir arbitraire, cherche
un père plus fort et plus puissant […] la soumission autoritaire
est toujours inculquée […] mais la relation instinctuelle aux

46. La différence entre les différents écrits ne devrait pas être surestimée ; il
s’agit plutôt d’une ambiguïté qui traverse l’ensemble des écrits. Jusqu’à un
certain point, ces différences varient selon que l’accent est mis plutôt sur les
effets du développement capitaliste sur la famille, ou plutôt sur le
développement de la rationalité dans toute la civilisation occidentale.
22 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

parents est profondément abîmée. »47 Bien que ces affirmations


représentent une révision substantielle de la conception
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précédente de Horkheimer, selon laquelle l’autorité paternelle


est abstraite, elles maintiennent un point de cette conception, à
savoir que la vieille famille bourgeoise était le lieu de la
solidarité, de la coopération, et de la présence de l’amour
maternel. En outre, il soutient qu’à présent les enfants cessent de
dépendre de leurs familles après la période de la toute petite
enfance, qu’ils se tournent vers des institutions impersonnelles
qui manquent de contenu affectif — des enseignants, des enfants
du même âge, qui inspirent la conformité plutôt que
l’indépendance48.
Outre l’absence d’une paternité forte, Horkheimer
mentionne le déclin du soin maternel comme cause importante
du changement. Celui-ci procède de la professionnalisation de la
maternité, c’est-à-dire de son modelage en application des
nouveaux principes d’hygiène sociale et d’efficacité ;
l’intervention d’experts de l’éducation et de celle des médias de
masse, tout comme la froideur affective des mères qui travaillent
désormais hors de la maison, tout cela produit une absence de
relation affective réelle entre l’enfant et la mère 49. La rationalité
instrumentale a dès lors absorbé la sphère du maternage en
même temps que les mères ont été conduites à entrer dans la
production sociale, lieu originel de cette instrumentalité
rationnelle. Dans sa version la plus extrême, ce point de vue
suggère simplement que l’égalité des femmes n’est qu’un autre
aspect de la tendance à l’instrumentalisation. Dans tous les cas,
cette vision privilégie l’idée selon laquelle la famille était
autrefois un sanctuaire privé, par rapport à l’idée du privé
comme piège pour les femmes, à l’instar de la grossesse
involontaire et du travail domestique. Néanmoins, il est
important d’enquêter sur les soutiens personnels et
institutionnels de la maternité dans la société contemporaine,
tout comme sur les conséquences pour les enfants des
changements dans l’image de la femme, à la maison comme
dans les médias50.

47. Horkheimer, « L’autorité… aujourd’hui », art. cit.


48. Ibid.
49. Ibid.
50. L’idée que la maison était un sanctuaire et que les femmes représentaient et
offraient l’amour et la paix, reflète sans doute une idéalisation plutôt que la
Jessica Benjamin 23

Horkheimer expliquait les conséquences de ces


changements au sein de la famille en termes de moindre
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visibilité des modèles d’identification, par conséquent, en termes


d’affaiblissement des liens affectifs atténuant le pouvoir parental
sur les enfants. Le pouvoir exercé sur l’enfant développe en lui
la crainte d’une autorité extérieure, et cette crainte n’est plus
remplacée par une intériorisation et une identification avec des
figures chargées d’affectivité. L’enfant reste au stade où
l’autorité extérieure est crainte et le pouvoir respecté, se
conformant aux valeurs stéréotypées quelles qu’elles soient,
pourvu qu’elles soient investies de pouvoir51. Bien que des
figures puissantes continuent à être idéalisées, et des autorités
impersonnelles à être re-personnalisées (une des tendances
persistantes des médias de masse), l’introspection et la
conscience qui rendaient l’individu critique à l’égard de
l’autorité intériorisée font défaut. L’individu ne développe ni des
critères substantiels pour mesurer l’autorité, ni le jugement, ni
l’expérience du fait d’être auteur, pas même dans les limites de
son intérêt égoïste.
Notons que cette analyse a ses points forts et ses points
faibles. Elle est également moins en contradiction avec la
critique de la rationalité instrumentale faite par Horkheimer qu’il
y paraît à première vue. Les arguments qui étaient les siens alors
reposaient sur la supposition que le caractère crédible des
relations sociales bourgeoises tenait à ce qu’elles apparaissaient
réellement comme rationnelles du point de vue de l’intérêt
individuel. Le marché, tout en n’étant ni rationnel ni naturel,
apparaissait comme tel et donnait lieu à un idéal de liberté qui,
selon Horkheimer, aurait pu être réalisé par une forme sociale
différente (égalité, liberté, etc.). Si les formes réifiées de la vie
culturelle ne préservent plus ces idéaux, c’est que la nature de
l’autorité a vraiment changé — elle s’est même dispensée de
l’apparence d’une rationalité substantielle, devenant
ouvertement cynique et instrumentale. Ainsi Horkheimer pense
que la domination au moyen d’une rationalité instrumentale a

réalité de la vie au XIXe siècle. Etant donné la lutte contre la grossesse


involontaire et pour l’égalité des femmes dans ce siècle, sans parler de la
maternité des femmes de la classe ouvrière, on pourrait développer une vision
assez éloignée de la domesticité. L’affirmation « unitaire » de la famille
gomme les différences de classe et de culture que Horkheimer ne discute pas.
51. Ibid., p. 369.
24 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

remplacé la forme plus ancienne d’autorité, qui pouvait, en tant


que système abstrait de valeur rationnelle, être intériorisée. A
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présent, selon lui, la domination s’impose à travers une


manipulation directe du sujet dont l’action n’est plus nécessaire,
et l’abolition des idéaux conscients qui préservaient l’espoir
d’être auteur52.
Cette conception du besoin d’une base substantielle pour
la résistance à l’autorité correspond à la distinction ancienne
faite par Horkheimer entre le rejet nonchalant de l’autorité et la
reconnaissance que l’autorité du savoir et des valeurs doit être à
la fois développée et émancipée de son ancrage dans l’intérêt
égoïste53. Fromm, dans le même volume54, faisait la distinction
entre une autorité rationnelle et une autorité irrationnelle ; il
soutenait que la première est potentiellement démocratique parce
qu’elle donne la possibilité au subordonné de dépasser sa
dépendance, de devenir comme la figure d’autorité. Fromm
soutenait que la première phase du capitalisme avait fait de
l’autorité du père un but possible et rationnel que l’enfant
pouvait un jour espérer atteindre. Il semblait y avoir une relation
plausible entre l’auto-discipline et la promesse d’une
récompense ; à ce titre l’intériorisation du renoncement et de
l’obéissance faisait « sens ».
Mais ce point de vue soulève plus de problèmes qu’il n’en
résout — problèmes de nature à la fois théorique et empirique.
Je vais d’abord analyser les enjeux théoriques, puis m’enquérir
de manière nécessairement brève des présuppositions empiriques
et des considérations théoriques qu’ils entraînent. En premier
lieu, même pour Freud, la distinction entre la crainte primitive et
l’autorité — voire l’identification primaire — et son
intériorisation en surmoi, n’est pas si rude ni si rapide. Les deux
craintes engendrent de la culpabilité55. La crainte du surmoi doit
habituellement être éprouvée et exprimée par sa projection sur
une forme externe devant la crainte d’un autre réel — elle
apparaît alors comme conformité et comme désir de maintenir
les apparences. Il est très difficile de distinguer le fantasme de la

52. Horkheimer et Adorno, La Dialectique de la raison, op. cit.


53. Horkheimer, « L’autorité et la famille », op. cit., pp. 276-278.
54. Erich Fromm, « Studien über Autorität und Familie » (Studies on Authority
and Family), Paris, 1936, p. 91, p. 133.
55. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, PUF, Quadrige, Paris, 1988.
Jessica Benjamin 25

réalité, l’interne de l’externe. La distinction entre la crainte


d’une autorité extérieure et l’intériorisation ne peut pas être
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ramenée à l’opposition entre besoin d’approbation et contrôle de


soi, car la personne ayant intériorisé pourra maintenir une
approbation externe pour contrer ou confirmer sa culpabilité.
Weber montre comment ces individus, les puritains, se référaient
constamment à leur réputation dans la communauté pour
substantialiser leur être intérieur. Puisqu’il n’y avait aucun
moyen de savoir s’ils étaient sauvés, ils étaient contraints de
compter sur le jugement de leurs pairs56. La culpabilité et
l’autocensure persistent dans la vie moderne précisément à cause
du caractère indiscernable du destin, de l’opacité des relations
sociales qui provoquent la souffrance. Le sentiment
d’impuissance continue à être traduit dans le sens d’une
responsabilité personnelle de l’échec57.

Un problème plus sérieux dans la pensée de Horkheimer


est son insistance sur le lien entre l’identification avec le père,
l’intériorisation, et la conscience indépendante. Cette façon de
raisonner a un nombre important de conséquences et
d’implications décisives qui se révèlent ultérieurement dans la
théorie critique. Elle implique que l’enfant n’a pas de désir
spontané de s’individuer, de devenir indépendant, que la mère
n’a pas davantage le désir d’encourager une telle indépendance
— c’est pourquoi l’intervention du père est essentielle pour
sauver la civilisation de la régression. L’idée que le père est
nécessaire pour l’individuation de l’enfant réapparaît dans les
théories radicales en psychanalyse, de Marcuse à Mitchell58.
Elle repose sur une confusion entre l’identification des sexes et
la séparation de la mère — l’enfant peut quitter la mère à la
condition de s’identifier avec le père, dont la masculinité

56. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.


57. Un bon exemple de la manière dont les membres de la classe ouvrière
intériorisent l’idée d’un contrôle individuel de leur destin et, en conséquence,
assument la responsabilité de leur « échec » à gravir l’échelle sociale est
dépeint par Richard Sennett et Jonathan Cobb dans The Hidden Injuries of
Class (New York, 1974).
58. Voir Herbert Marcuse, Eros et civilisation, trad. fr. Paris, Minuit, 1963,
ainsi que Juliet Mitchell, Psychanalyse et féminisme, tome I et II, Paris,
Editions des femmes, 1978.
26 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

consiste (au moins partiellement) en un rejet de la dépendance à


l’égard de la mère59. En conséquence, cette théorie est
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nécessairement moins convaincante quand elle s’applique à des


enfants du genre féminin.
Mais surtout, cette conception est problématique parce
qu’elle dénie la possibilité d’un soin maternel qui serait en fait
un encouragement à l’autonomie. Mais qu’est le soin, sinon le
plaisir de voir l’autre grandir, le plaisir de satisfaire le besoin des
autres, que ce soit le besoin de s’accrocher ou au contraire celui
de devenir indépendant ? Une telle conception soutient la
position non-dialectique et individualiste selon laquelle la liberté
consiste en un isolement. Toutes ces suppositions
problématiques font signe vers la façon dont l’identité masculine
en particulier pose le déni du besoin de l’autre comme le chemin
vers l’indépendance — ce qui est peut-être l’aspect le plus
négatif de l’intériorisation60.
Cette conception, qui légitime le renoncement à l’amour
porté aux parents autant que l’intériorisation, est indissociable de
l’idée que, dans le passé, l’enfant pouvait exercer la maîtrise de
soi dans l’espoir de devenir comme le père, et que cet espoir
pouvait réellement s’actualiser. Selon Horkheimer, cette
promesse était la logique rationnelle qui contribuait à la
promotion de l’intériorité en tant qu’intérêt égoïste, à la
reconnaissance de la nécessité, à l’adaptation aux faits. Mais en
même temps, une attitude instrumentale à l’égard de soi est
présente dans cette régulation des besoins et des désirs, et tout

59. Pour un traitement très éclairant de ce point, voir Nancy Chodorow,


« Family structure and feminine personality », in Rosaldo et Lamphere, op. cit.,
pp. 43-46.
60. N. Chodorow fait remarquer que la différence œdipienne entre garçon et
fille semble résider dans le fait que les filles intériorisent une perte d’amour
alors que les garçons intériorisent une peur de la castration. Ainsi, ce qui est
appelé l’élément narcissique plutôt que l’élément social serait plus fort dans
l’intériorisation masculine. Cela suggère également que les filles ont une
conscience plus forte que les garçons. En un sens contraire, Freud suggérait
que les femmes possèdent moins de surmoi et de moralité que les hommes, et
qu’elles résistent à la civilisation. Voir « La Féminité » in Nouvelles
conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, trad. de
l’allemand de R. M. Zeitlin, et Malaise dans la culture. Pour une analyse
exhaustive de ce point, voir N. Chodorow, The Reproduction of Mothering, à
paraître.
Jessica Benjamin 27

besoin autodéterminé est déconsidéré au profit d’un


acquiescement aux « faits ». Tandis que pour l’enfant bourgeois,
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une telle attitude implique le renoncement à la gratification pour


lui préférer un pouvoir futur, dans le cas de l’enfant prolétarien,
elle n’implique que l’illusion de l’autocensure et de l’échec
personnel. Enfin, l’acceptation d’une rationalité instrumentale
qu’implique l’identification au père affaiblit l’intérêt accordé au
contrôle social des conditions de vie au profit du contrôle de soi
— l’essence de l’intériorisation étant d’agir sur soi puisque la
réalité extérieure est immuable. La rationalité du contrôle de soi
et de l’autorité paternelle étant formelle, au mieux elle était une
apparence réelle. Cela n’a pas découragé l’approbation
rétrospective de Horkheimer dans la mesure où il pensait que la
conformité aux conventions qui se substitue à cette apparence est
encore plus destructrice. Il ne concevait pas l’éventualité qu’un
effondrement des apparences puisse conduire finalement à une
conception moins individualiste, moins instrumentale de la
gratification et du contrôle de la vie sociale.
En un certain sens, la vision de Horkheimer selon laquelle
l’intériorisation était en train de décliner était bien trop
optimiste, c’est-à-dire prématurée. Les études empiriques ne
confirment pas que l’idée de l’intériorisation est affaiblie.
Quelques-unes des études et des discussions les plus
significatives 61 font état du fait suivant : l’intériorisation ne
cesse de croître à mesure que croissent les « techniques
psychologiques » de l’éducation qui la privilégient ; ces
techniques sont préférées par les parents des deux classes, même
si la classe moyenne a de « l’avance ». Bronfbrenner souligne
les données selon lesquelles les enfants qui intériorisent sont
plus dépendants de l’autorité que les enfants qui se rapportent à
leurs pairs — une proposition qui est notamment confirmée par
la moindre indépendance des filles des classes modestes. Elles
ont tendance à être plus « aimées » et assujetties à des punitions

61. Voir Uri Bronfbrenner « Socialization and social class through time and
space » in Readings of social psychology, dir. E. Marcoby et al. (New York
1958) et « The Changing American Child » in Merrill-Quarterly, 7 (New York
1968), pp. 73-85. Voir aussi Melvin Kohn, « Social Class and Parental
Values » in The Family, dir. R. Coser (New York, 1974) pp. 334-353, et
« Bureaucratic Man : a Portrait and an Interpretation », Amercian Sociological
Review, 36, pp. 461-474. Enfin, Philip Slater « Parental Role Differenciation »
in R. Coser, pp. 292-295.
28 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

psychologiques et par conséquent à intérioriser davantage que


les garçons62. Kohn, quant à lui, soutient que l’intériorisation
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n’est pas en passe de disparaître, montrant les tendances fortes à


l’intériorisation induites précisément par les pères qui sont
employés dans des occupations bureaucratiques 63.
De façon tout à fait remarquable, ces études définissent
l’intériorisation d’une manière qui souligne son accord avec une
rationalité instrumentale et formelle : intérioriser est synonyme
de la capacité à généraliser des règles à partir de l’expérience,
d’exiger une cohérence rationnelle de soi-même et des autres, de
compter sur soi de façon compétitive et individuelle 64 ; la
consistance formelle du comportement est nettement moins
importante dans les communautés ouvrières où les valeurs
traditionnelles sont soutenues et partagées par tous — l’enfant
éprouve leur validité comme universelle plutôt que comme
incarnée dans un seul individu. Paradoxalement, les valeurs dont
se réclament les parents des classes moyennes peuvent être
moins instrumentales que celles des parents de la classe
ouvrière, mais la forme de la rationalité relève du calcul de
l’individu plutôt que de la solidarité de groupe. Kohn, en toute
logique, rapporte ces différences au phénomène de la survie de
la classe ouvrière : celle-ci dépend de la famille et de la
solidarité au travail, alors que dans les classes moyennes, on est
plus indépendant par rapport aux réseaux familiaux et plus
réticent à s’organiser sur le lieu de travail65. La question de la
solidarité dans et entre les familles est décisive, et elle est liée à
l’enjeu des transformations de la position des femmes au sein de
la famille et dans la production au cours du siècle. Il y a peut-
être un réel acquis dans l’intuition de Horkheimer selon laquelle
le principe féminin de soin est réduit par l’instrumentalisation de
la maternité, l’ascendance des experts et la transmission de
conseils standardisés par le biais des médias, comme les
historiens l’ont récemment soutenu. Néanmoins, l’explication
qu’il donne de l’extension de la culture instrumentale au
domaine qui est le plus opposé à l’instrumentalité — le soin —
ne semble pas probante. Il l’explique en termes de faiblesse du

62. U. Bronfbrenner, « The Changing… », art. cit., p. 79.


63. M. Kohn « Bureaucratic Man… », art. cit., pp. 461-471.
64. Ibid.
65. M. Kohn, « Social Class… », art. cit., pp. 351-353.
Jessica Benjamin 29

père66 plutôt qu’en termes de rupture des liens familiaux et


d’autres réseaux qui, surtout parmi les femmes, pourvoiraient à
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une solidarité personnelle en lieu et place de l’expertise


impersonnelle et médiatisée. Les études classiques de la famille
dans les réseaux sociaux montrent que la solidarité entre époux
est plus courante dans les familles mobiles avec un réseau lâche ;
la ségrégation sexuelle est bien plus forte dans les familles,
souvent de la classe ouvrière, qui sont moins mobiles et
maintiennent un réseau élargi de solidarité et d’amitié 67. En fait,
c’est dans les familles mobiles et très soudées avec moins de
différenciation entre les rôles parentaux que l’intériorisation est
le point fort du développement de l’enfant68.
A la lumière de ce bref panorama de considérations
empiriques, nous pouvons mesurer la portée de la théorie de
Horkheimer. L’intériorisation s’aggrave au cours du siècle car
du fait de l’urbanisation, de la croissance des banlieues, de la
mobilité, des logiques du travail, il y a davantage de familles
dans lesquelles la solidarité parentale et la coopération se
substituent aux réseaux extensifs différenciés par le sexe. Dans
ces familles modernes nucléaires, et particulièrement dans la
classe moyenne, où le père n’est pas indépendant mais
« bureaucrate », les deux parents tendent davantage que par le
passé à jouer un rôle structurel similaire envers l’enfant. Quand
le soin et la discipline sont pris en charge par la même personne,
ce qui arrive lorsque les parents ne divisent pas leurs rôles
envers l’enfant, l’intériorisation s’amplifie69. Faisons également
état d’une discussion importante quant au fait de savoir si
l’intériorisation augmente vraiment l’indépendance à l’égard de
l’autorité. Dans tous les cas, la mère est tout aussi capable que le

66. L’affirmation que les pères passent moins de temps avec leurs enfants ou
jouent un rôle moindre dans leur éducation ne semble pas légitime, et devrait
être distinguée du point en question, à savoir que le lieu de travail du père n’est
plus accessible à l’enfant et n’est pas partagé avec lui pendant qu’il grandit.
Néanmoins, ceci n’affaiblirait pas la relation avec le père en tant que personne,
mais seulement en tant que fonction ou rôle structurel. Il semblerait alors que le
père joue un rôle instrumental moindre et non aggravé dans la société présente.
67. Voir les études de Elisabeth Bott « Conjugal Roles and Social Networks »
in The Family, pp. 318-333, et Young et Wilmott, Family and Kinship in East
London (Hammondsworth, 1972).
68. Ph. Slater, « Parental Role… », op. cit., pp. 267-271.
69. Ibid., pp. 270-271.
30 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

père de promouvoir une rationalité hautement développée chez


l’enfant : d’induire l’intériorisation.
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J’ai déjà souligné les implications patriarcales d’une


acceptation de l’intériorisation comme image de la révolte, ou
comme condition préalable d’une activité indépendante et d’un
état d’auteur. A la lumière des recherches résumées plus haut, on
peut supposer le contraire, à savoir que l’intériorisation est une
forme insidieuse de reproduction de l’individualisme et de
l’orientation instrumentale. Bien que cette orientation ait d’abord
été représentée par le père, l’on peut déceler que peu à peu, la
rationalité instrumentale s’est défaite du rapport au sexe et a
pénétré les formes de soin et de souci maternel, même dans le
rapport aux tout-petits. Cela tendrait à augmenter
l’intériorisation. Si cette dernière était jadis associée à certaines
formes de jugement moral, elle peut aussi servir de base à des
principes formellement rationnels ou même à des formes
d’éducation ostensiblement permissives et non-moralisantes.
L’enjeu de la privatisation est tout aussi important dans ce
débat. Il y a beaucoup de données qui suggèrent que les femmes,
les premières à s’occuper des petits enfants hier comme
aujourd’hui, sont plus isolées et plus seules dans leur activité
maternante. Nous pouvons supposer que cela rend la mère plus
dépendante de l’enfant et plus réticente à lui accorder son
autonomie, tout en la rendant plus soucieuse du fait que l’enfant
soit performant au regard des normes réifiées qu’elle absorbe des
médias70. Elle veut que le comportement de l’enfant reflète
positivement son rôle de mère. La conséquence d’un tel
isolement peut être que la mère exige l’apparence d’une
confiance en soi alliée à un manque d’indépendance réelle :
l’intériorisation de l’individualité comme un idéal plutôt que
comme une réalité. Ainsi qu’Horkheimer le souligne lui-même,
la vraie individualité s’épanouit en effet non en opposition à la
communauté mais à travers et par elle71.
Horkheimer essaie d’établir un lien entre l’intériorisation
et une individuation qui serait possible là où la reconnaissance

70. Pour une analyse de la privatisation qui adopte une vision moins idéalisée
de la famille comme sanctuaire et explore ses conséquences pour la maternité
voir aussi bien Ph. Slater, The Pursuit of Loneliness (Boston, 1970) et
N. Chodorow, « Feminine Personality », art. cit., pp. 63-64.
71. L’Eclipse de la raison, op. cit, p. 144.
Jessica Benjamin 31

réciproque de l’action sociale et du fait d’être auteur


s’accomplit, mais ce lien n’est pas très convaincant. Il semblerait
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plutôt, comme le montrent ses analyses antérieures, que


l’intériorisation est une réaction au défaut de reconnaissance,
d’action et d’existence en tant qu’auteur. Horkheimer semble en
arriver à cette conclusion intenable dans son propre travail parce
qu’il soutient que l’aspiration à la reconnaissance, à l’auto-
activité et à une existence comme auteur sont des phénomènes
« secondaires ». Comme les fonctions actives et synthétisantes
du moi freudien, ces capacités par rapport à l’activité et au fait
d’être auteur ne semblent émerger qu’en réponse à une pression
extérieure. Cette pression pour engager une activité provenait du
père et se trouvait ensuite intériorisée. Je dirais juste le contraire
— à savoir que ces capacités sont déformées et prennent
l’apparence d’un phénomène secondaire et dérivé parce que leur
développement est contrecarré par la culture instrumentale. La
théorie critique ne saisit pas le processus subjectif interactif qui
crée la culture, bien qu’elle ait identifié si clairement la perte de
l’acteur et de l’auteur qui se manifeste dans la culture et à travers
elle. Pour les théoriciens critiques, le sujet était constitué presque
par le recours à une idée de réflexion critique, plutôt que par
l’idée d’intersubjectivité. Leur conception de l’instrumentalité
nie la capacité d’agir du sujet, soit avec, soit contre les formes
culturelles de l’instrumentalisation. De même, leur conception
de la nature psychique exclut l’ingrédient qui soutient l’activité
de soin dont ils déplorent la perte — le besoin de reconnaissance
de soi dans l’autre et de l’autre en soi. Ainsi, en affirmant que
l’autorité s’est dépersonnalisée ou que les formes culturelles se
sont réifiées, ils négligent le fait que l’aspiration personnelle à
l’activité et à la reconnaissance continue à traverser les
apparences fétichisées. S’il n’en était pas ainsi, nous n’aurions
pas besoin d’une théorie de l’aliénation mais seulement d’une
théorie de la manipulation qui présuppose que le sujet est
infiniment malléable.
Enfin, il faut considérer que la critique de la raison
instrumentale et de l’intériorisation de l’autorité aborde des
formes différentes du même phénomène. La nouvelle conformité
s’inscrit ouvertement dans une orientation instrumentale qui
s’alimente du déni de l’acteur et de l’auteur pour constituer un
sexe comme fondement de la domination sur l’autre sexe. Elle
provient d’une éthique de la maîtrise de soi et d’un rejet de la
32 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

capacité à être nourri et à nourrir — le rejet de la dépendance


mutuelle entre égaux. Dès lors qu’elle est comprise
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correctement, comme l’illusion de l’autonomie et le contrôle de


soi plutôt que comme condition de vie, l’intériorité constitue le
soubassement de l’ancienne forme tout comme de la nouvelle.
Ce point ne pouvait être compris par les théoriciens critiques
parce que leur modèle d’autonomie, de révolte d’une conscience
critique, était frappé à l’image du père moral et juste. Pour eux,
le père « dont la responsabilité envers la femme et les enfants,
fut si péniblement développée par la civilisation bourgeoise », et
dont « la conscience était déterminée comme l’engagement du
moi pour le monde extérieur substantiel, comme la capacité à
prendre en compte l’intérêt réel des autres »72, est le père qui
apprend aux fils la révolte. Dans ce drame cyclique73, les fils
intériorisent d’abord les principes et les interdits paternels, puis
opposent au père le fait qu’il échoue à vivre à leur hauteur. Ils
légitiment leur révolte par celui-là même qu’ils renversent. Il est
alors difficile de distinguer la révolte de la restauration, car la
quête du bon père est sans fin.
S’il est vrai que notre société a largement abandonné
l’image du père comme figure d’une autorité morale personnelle,
notre tâche demeure d’élucider les formes et les conséquences de
la généralisation du patriarcat, l’esprit d’une culture
instrumentale. Si nous rejetons les alternatives de l’autorité
intériorisée par opposition à une conformité lisse, nous pouvons
toujours interroger l’impact de cette culture sur la maternité et
sur la domesticité privée. Il est également important de
considérer l’éventualité suivante : l’indifférenciation des sexes,
la dépersonnalisation de l’autorité, permettraient aux deux sexes
de jouer les rôles anciennement réservés à l’un ou à l’autre. Car
cela ne suggère pas seulement que les femmes peuvent être
absorbées dans le courant de la culture masculine et que le soin
maternel s’affaiblit ; cela signifie aussi qu’à terme les pères
pourraient devenir des mères.

72. La Dialectique de la raison, op. cit., p. 206.


73. L’embarras de Marcuse dans Eros et Civilisation, dû au fait que les fils
n’arrivent pas à éviter la réinstauration de l’autorité paternelle, fondée sur le
récit freudien de la horde primitive, illustre la difficulté dans laquelle se
mettent ceux qui voient le principe du père comme inéluctable parce que
inhérent à notre psyché.
Jessica Benjamin 33

Le processus de changement a induit une image féministe


de la révolte très différente du modèle de conscience critique
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fondé sur l’idéal du père, sa discipline et sa rationalité. Si


Horkheimer, comme d’autres cherchant dans le passé une image
de ce que le futur pouvait promettre, avait cherché une image de
la mère anti-autoritaire, il aurait probablement trouvé une utopie
perdue, non pas de la solidarité homme/femme, mais des réseaux
claniques et amicaux des femmes, d’une sororité74. Et peut-être
aurait-il perçu la logique à travers laquelle le féminisme
contemporain a formulé une image de la révolte à partir d’une
identification avec les autres, dérivée de la conscience de sa
propre souffrance et de sa propre oppression. Le savoir qui est
fondé sur l’attention aux sentiments qui sont exclus de toute
expression implique finalement une autre vision de la nature
humaine et du processus de civilisation.
Cette vision était formulée par un des premiers grands
critiques des Lumières, Rousseau : « […] c’est la philosophie
qui l’isole [l’homme] ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect
d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y
a plus que les dangers de la société entière qui troublent le
sommeil tranquille du philosophe […]. On peut impunément
égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’y qu’à […]
s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en
lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. […] la pitié est un
sentiment naturel »75. Cette « révolte de la nature », l’aversion à
l’égard de la souffrance humaine et le refus d’en être la cause a
été la conséquence néfaste de l’intériorisation, de siècles d’une
socialisation par l’autorité. Contrairement à la vision de
Horkheimer de la « révolte de la nature » comme l’agression
primitive qui vint au-devant de la scène dans le fascisme,
l’empathie et la compassion sont considérées comme innées,
comme des réponses immédiates et non comme des acquis de la
civilisation. C’est cette image de la révolte née d’une
reconnaissance mutuelle et d’une activité de soin qui peut nous

74. Pour une illustration de ce point, voir Carrol Smith-Rosenberg, « The


Female World of Love and Ritual : Relations between Women in Nineteenth
Century America », Signs, 1, 1 (automne 1975), pp. 1-30.
75. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi
les hommes. Discours sur les sciences et les arts, Paris, Flammarion, 1992,
p. 214.
34 Retour sur l’autorité et la famille ou : un monde sans pères ?

guider dans notre lutte contre la rationalité instrumentale, vers


une société sans pères.
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Traduit de l’américain par Antonia Birnbaum et Géraldine Muhlmann

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