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Eruditio Antiqua 1 (2009) : 1-14

L’ÉRUDITION DES GROMATIQUES ROMAINS

JEAN-YVES GUILLAUMIN
UNIVERSITÉ DE FRANCHE-COMTÉ

Résumé

L’extrême spécialisation des textes des arpenteurs romains n’empêche pas l’irruption, dans ce
corpus, d’une érudition souvent de bon aloi. À côté de l’étalage un peu cuistre de connais-
sances encyclopédiques dans les traités du Bas Empire, on peut mettre en évidence, dès les
écrits du Haut Empire, un certain nombre de références et de développements de nature philo-
sophique, géographique et astronomique, et même mathématique ; mais peut-être le trait plus
notable est-il le recours à des étymologies d’origine varronienne qui ne sont pas gratuites, car
leur rôle est de participer à l’expression de cette idéologie de la victoire romaine qui sous-tend
largement les quatre grands traités « gromatiques » qui sont parvenus jusqu’à nous.

Riassunto

L’estrema specializzazione dei testi degli agrimensori romani non impedisce l’irruzione in
questo corpus d’una erudizione spesso di buona qualità. Insieme allo sfoggio un po’ pedante
delle conoscenze enciclopediche dei trattati del basso Impero, si possono evidenziare, fin da-
gli scritti dell’Alto Impero, un certo numero di riferimenti e di argomentazioni di natura
filosofica, geografica, astronomica ed anche matematica. Ma forse l’aspetto più notevole è il
ricorso ad etimologie di origine varroniana che non sono gratuite, poiché la loro funzione è
di partecipare a quella ideologia della vittoria romana che sottende largamente i quattro
grandi trattati gromatici che sono giunti sino a noi.

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JEAN-YVES GUILLAUMIN L’ÉRUDITION DES GROMATIQUES LATINS

Il est tout à fait étonnant de constater l’importance que tient l’érudition dans
ce que l’on appelle la littérature gromatique1, c’est-à-dire ce corpus de 500 pages
dont l’édition la plus complète reste celle de K. Lachmann (Berlin, 1848), qui ras-
semble les bribes parvenues jusqu’à nous de l’ensemble des écrits romains ayant
trait à l’arpentage, couvrant une époque qui s’étend au moins du Ier s.
av. J.C. jusqu’au IVe après, pour les auteurs et les textes les plus notables. L’idée
que l’on se fait spontanément des agrimensores est en effet celle de personnages
dont l’ambition ne va pas plus loin que d’organiser le mesurage et le traçage des
territoires, donnant pour cela des méthodes géométriques et rappelant des conven-
tions juridiques dans un contexte où l’érudition semble n’avoir que faire. Et
cependant l’érudition joue ici un rôle exceptionnel, soit par une intention procla-
mée, soit en filigrane. Je ne parle même pas du savoir approfondi et autant que
possible exhaustif que revendiquent les arpenteurs romains dans le domaine de
connaissance qui est le leur, ni de la connaissance précise des matériaux sur les-
quels ils vont travailler, ce qui est bien la moindre des choses pour tout spécialiste
qui se revendique comme tel. Si les gromatiques sont des érudits, c’est évidem-
ment parce qu’ils collectent les connaissances venues d’une époque plus ancienne
et qu’ils entendent les transmettre ; mais, théologiens, juristes, étymologistes, his-
toriographes, antiquaires, ils poursuivent, dans la mémorisation et dans la
transmission de ces connaissances, des buts bien affirmés.
Les domaines dans lesquels se manifeste l’érudition de ces auteurs sont va-
riés et très étendus. Ils satisfont ainsi à l’exigence d’universalité imposée par
Vitruve à son architecte, et de manière générale par tous les théoriciens de
l’antiquité aux spécialistes des sciences et des techniques auxquelles ils consa-
crent un traité. Des textes tardifs demanderont encore au mensor de posséder
toutes les qualités, et arte et moribus2, que devait avoir l’orateur de Cicéron et de
Quintilien. On sera alors devant des revendications relativement uniformes, ins-
crites dans l’optique délibérément encyclopédiste qui tend à être l’attitude
romaine et tardo-antique de référence ; la préoccupation sera aussi de revendiquer
pour l’ars mensoria une place parmi les disciplines libérales. Sans doute sera-t-il
plus intéressant d’observer, à l’époque antérieure et dans des écrits plus spécifi-
quement « gromatiques », les manifestations d’une érudition dont les causes et la
justification sont plus originales.

1
L’adjectif est tiré du nom de la groma, l’appareil dont se servent les arpenteurs romains pour
tracer des alignements et des perpendiculaires. Les auteurs de traités d’arpentage sont dési-
gnés comme « gromatiques », ou agrimensores, ou mensores, ou tout simplement arpenteurs
romains.
2
Exigences du Pseudo-Agennius Urbicus, auteur chrétien du début du VIe s. (?), p. 26 l. 15-
16 Lachmann, à la fin de son commentaire de Frontin ; car le mensor ne doit se tromper ni
per imperitiam, ni per imprudentiam (l. 18).

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Une érudition de qualification de l’ars mensoria au sein des disciplines


libérales

Il faut faire ressortir d’abord, car cela n’est guère connu ni étudié, qu’il
existe dans certains traités du corpus gromatique des exposés érudits d’une cer-
taine importance, même s’ils peuvent paraître chercher en eux-mêmes leur propre
justification. Certes, cette érudition ne se distingue guère de celle que manifestent
beaucoup d’autres traités relatifs à des disciplines différentes. Mais le fait même
qu’un écrit d’arpentage puisse intégrer des développements qui ne dépareraient
pas un exposé à vocation encyclopédiste tel que Rome en a connu à l’époque clas-
sique et aux époques tardives est quelque chose d’assez remarquable. Un bon
exemple sera celui du commentaire d’Agennius Urbicus, auteur par ailleurs in-
connu. Au IVe siècle sans doute, il rédige un traité De controuersiis agrorum3 qui
est le commentaire d’un texte d’époque flavienne, dont les uns accordent la pater-
nité à Frontin et les autres non ; peu importe ici. L’introduction d’Agennius et
plusieurs passages internes de son commentaire donnent à admirer une érudition
qui va plus loin que le strict domaine de la gromatique. Avec un rien de cuistrerie,
le professeur de droit, spécialiste des controverses sur les terres comme l’indique
le titre de son ouvrage, se montre en philosophe dans son introduction, en mathé-
maticien par la suite. Voulant en effet, dans son introduction, faire comprendre
combien on est récompensé des efforts d’un long apprentissage quand on parvient
enfin à dominer un ensemble de la connaissance humaine, sinon cette connais-
sance dans sa totalité, et combien il est indispensable d’exercer et de forcer à
l’effort un esprit humain qui, par nature, possède toutes les dispositions à la con-
naissance mais aucun savoir acquis, c’est une véritable méthodologie de la
connaissance, inspirée des théories stoïciennes, que l'auteur expose dans cette in-
troduction qui ne nous est parvenue que sous une forme tronquée. Prenant
l’exemple du langage, il développe la théorie stoïcienne selon laquelle le langage
s’est formé naturellement (φυσικῶς en grec = naturaliter4 en latin), et la significa-
tion des mots est donc naturelle (φύσει) et non conventionnelle (θέσει) ; au
contraire, l’écriture relève de la convention et donc de l’apprentissage, comme re-
lève de l’apprentissage la connaissance des arts libéraux. « Nous sommes trompés
par une fausse conviction quand nous pensons que le savoir se trouve en nous
d’une manière naturelle. C’est l’instruction, si je ne me trompe, qui est la gar-

3
Dans l’édition Lachmann, p. 59-90.
4
AGENNIUS URBICUS, p. 59 l. 9 Lachmann.

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dienne de l’enfance », écrit-il5 en reprenant le thème de la nécessité de


l’instruction des enfants qu’avait déjà soulignée Quintilien6.
Après ce morceau initial de philosophie stoïcienne, Agennius termine son
introduction7 avec un développement de nature géographique et astronomique as-
sez long où il présente les quatre parties de la terre, oïkouméné, antoïkouméné,
antichthones, antipodes ; où, ensuite, il donne la division tripartite de l’oïkouméné
en Europe, « Libye » et Asie, avec les mers et les fleuves qui les limitent. Les
données contenues dans cet exposé n’ont rien d’original et se laissent comparer à
ce qu’on lit chez tous les géographes latins, de Pline à Martianus Capella en pas-
sant par le Liber memorialis de L. Ampelius. L’auteur justifie ces développements
de la façon suivante : Quom autem quaerendum uideatur quid sit ager et ubi sit,
ad ordinem mundi partesque reuocamur, « Puisque l’on doit, semble-t-il, chercher
la nature d’une terre et sa localisation, nous sommes ramenés à l’organisation du
monde et à ses parties »8. De fait, les controverses sur le statut des terres, sujet de
son ouvrage, touchent toujours une terre bien localisée dans telle ou telle partie du
monde. Cependant, on ne se défend pas de l’impression que l’exposé gromatique
est surtout un prétexte que saisit Agennius pour livrer un exposé érudit de sa
science géographique et assurer du même coup à son ars le statut d’une discipline
libérale et à lui-même un prestige indispensable à un professeur du IVe siècle.
Un peu plus loin9, Agennius Urbicus se livre à un éloge de la géométrie qui
n’apporte sans doute pas grand-chose à son étude des controverses et qui apparaît
plutôt, lui aussi, comme un morceau de gloire écrit par un professeur au savoir
étendu. Ce texte doit pourtant être mentionné parce qu’il possède l’extrême intérêt
d’évoquer la question des médiétés arithmétiques, chose rare et même unique dans
la littérature latine :
Quin et geometricam analogiam aut armonicam aut arithmeticam aut con-
trariam aut quintam aut sextam et ceteros ordines exercemus.
« Nous pratiquons les proportions géométrique, harmonique et arithmétique,
ainsi que la proportion contraire, la cinquième et la sixième, et les autres sé-
ries. »10

5
AGENNIUS URBICUS, p. 59 l. 22-24 Lachmann : De contrario falsa persuasione decipimur, et
naturaliter inesse nobis etiam sapientiam credimus. Custos est disciplina, nisi fallor, infan-
tiae.
6
QUINTILIEN 1, 1, 21.
7
AGENNIUS URBICUS, p. 61 l. 10-p. 62 l. 11 Lachmann.
8
AGENNIUS URBICUS, p. 61 l. 10-11 Lachmann.
9
AGENNIUS URBICUS, p. 64-65 Lachmann.
10
AGENNIUS URBICUS, p. 65 l. 5-7 Lachmann, avec les corrections qui s’imposent et que j’ai
proposées dans mon article de 2002, « L’éloge de la geometria chez Agennius Urbicus »,
REA 104, 3/4, p. 433-443.

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Du point de vue de l’érudition mathématique, une autre curiosité se trouve


dans la manière dont l’auteur, peu après, veut illustrer l’idée de la primauté de la
controverse de modo par rapport à toutes les autres, en établissant un parallèle
avec le statut de l’unité par rapport aux nombres, l’unité étant, selon une théorie
pythagoricienne répandue dans tous les textes théoriques sur l’arithmétique11,
l’origine du nombre, mais non pas elle-même un nombre :
« De même que l’unité occupe une place à part et que, l’unité étant séparée
du reste du nombre, c’est 2 qui est le premier nombre, de même ici, à propos
du nombre des controverses, celle qui porte sur la position des bornes relève
très exactement de la condition de l’unité, et bien qu’elle soit comme
l’origine des litiges, il semble pourtant absolument impossible de la mettre
sur le même plan que les controverses matérielles, parce qu’à la façon de
l’unité, elle est préalable à tous les litiges »12.

Avec ces manifestations d’érudition philosophique, géographique, mathé-


matique, nous nous trouvons en face de la volonté de l’auteur de tout faire pour
rendre sa matière capable d’accéder au rang de discipline « libérale ». Il y a là une
préoccupation d’ordre intellectuel et encyclopédique, un souci qui est du domaine
de la philosophie de l’éducation et de la réflexion sur la culture ; tout cela n’a rien
de spécialement gromatique. Ce qui est intéressant, c’est de voir l’ars mensoria
revendiquer elle aussi sa place parmi les connaissances nobles, au terme d’une
évolution qui aura pris plusieurs siècles et en s’appuyant sur une érudition qui,
dans les traités classiques des arpenteurs romains, avait une autre fonction, beau-
coup moins banale.

L’érudition comme élément de liaison et marque de reconnaissance interne


de la professio nostra

Cette érudition gromatique était d’abord une érudition de la tribu. Comme


tous les groupes de spécialistes, les agrimensores cherchent à délimiter l’espace
qu’ils revendiquent comme leur appartenant, à exclure qui n’en fait pas partie, à
créer la cohérence entre les membres, par l’utilisation d’un langage codé et le rap-
pel récurrent des connaissances communes : ce sont les res ad professionem

11
Voir p. ex., dans le domaine latin, MACROBE, in Somn. Scip. 1, 6, 7 : ipse non numerus, sed
fons et origo numerorum ; MARTIANUS CAPELLA 7, 745 : monas quidem numerus non est.
12
AGENNIUS URBICUS, p. 65 l. 22-p. 66 l. 3 Lachmann : Quemadmodum unum extra positum
est, quo separato a cetero numero duo primum numerantur, in hoc quoque numero con-
trouersiarum de positione terminorum ad unius omnino condicionem respicit, et quamuis sit
origo quaedam litium, minime tamen adiungi materialibus controuersiis uidetur posse, quo-
niam singulariter omnium litium anticipalis existit.

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nostram pertinentes13. Car les gromatiques revendiquent l’appartenance à ce


qu’ils appellent la professio nostra, non pas « notre profession », mais « notre
spécialité »14. Ils se considèrent donc comme des professores15, non pas des « pro-
fesseurs », mais des « spécialistes ». Leur érudition aux multiples facettes leur
permet de porter des jugements autorisés sur les réalisations du technicien de la
centuriation. Chacune de ces réalisations est un opus, qui doit se conformer à la
fois aux termes du contrat qu’ils ont souscrit avec le particulier ou plus souvent la
collectivité qui a lancé l’appel d’offre, et aux exigences générales que la « corpo-
ration » reconnaît pour qu’un opus soit marqué du sceau de l’excellence, en
appliquant au terrain la ratio pulcherrima16. Pour cela, interviennent aussi bien les
connaissances techniques qu’un savoir plus haut et plus abstrait. Ne pas avoir part
à la totalité de ce savoir, jusqu’à ses composantes les plus détaillées, est indigne
d’un spécialiste et disqualifie ses prétentions. Balbus, dans les premières années
du IIe s. ap. J.-C., le dit en termes tranchés au début de son traité mi-géométrique
mi-gromatique, l’Expositio et ratio omnium formarum. L’exposé qu’il va fournir
est destiné à remédier à l’ignorance de certains mensores (car, comme il est de
règle chez les savants, on n’hésite pas à stigmatiser l’ignorance des chers col-
lègues) dont lui-même tient à se démarquer : « Il m’aurait semblé indigne, si l’on
me demandait combien il y a de genres d’angles, de répondre ‘beaucoup’ »17. De
fait, ce que nous avons conservé de son traité va faire une large place aux diffé-
rentes espèces et sous-espèces d’angles (ou au moins à leurs définitions) ;
définissant l’angle plan et l’angle solide (4, 18-20), il distinguera trois « genres »
d’angles plans, le droit, l’obtus et l’aigu, et dans ces trois « genres » neuf « es-
pèces », « trois de rectilignes, trois de rectilignes et circulaires à la fois, trois de
circulaires » (4, 1). Mais la réflexion initiale de l’auteur que nous venons de rap-
porter doit être revêtue d’une portée plus générale : il veut dire, évidemment, que
l’érudition géométrique est indispensable à qui veut se mêler d’arpentage, et que
cette connaissance est nécessaire si l’on veut que la science gromatique, fondée
sur la géométrie appliquée, soit réellement « objet d’adoration dans tous les

13
BALBUS, p. 93 l. 13 Lachmann (= § 15 de sa Lettre dédicatoire à Celsus, dans ma traduction
commentée, Naples, 1996).
14
Voir aussi la première phrase du traité de SICULUS FLACCUS, p. 134 l. 16-18 Lachmann :
Condiciones agrorum per totam Italiam diuersas esse plerisque etiam remotis a professione
nostra hominibus notum est, « La diversité des conditions des terres dans l’ensemble de
l’Italie est un fait connu de tous, même des gens qui sont étrangers à notre spécialité. »
15
HYGIN LE GROMATIQUE 6, 13 (éd. J.-Y. Guillaumin, CUF, 2005).
16
HYGIN LE GROMATIQUE, ibid.
17
BALBUS, p. 93 l. 11-13 Lachmann (= § 15 de sa Lettre dédicatoire à Celsus, dans ma traduc-
tion commentée, Naples, 1996) : Foedum enim mihi uidebatur si genera angulorum quot sint
interrogatus responderem multa.

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temples »18. L’érudition géométrique se voit donc élevée au rang de marque dis-
tinctive du mensor. Elle n’est pas la seule.

Érudition astronomique et justification de l’organisation biaxiale de la


centuriatio

L’érudition astronomique ne se manifeste pas d’une manière uniforme chez


les auteurs gromatiques. Il faut dire que certains n’en présentent aucune trace ;
c’est le cas d’Hygin, au début du IIe s., et de Siculus Flaccus, dans les années 300,
deux auteurs qui s’attachent surtout, dans leurs écrits, à expliciter tout ce qui con-
cerne les limitations de territoire ou de domaine, beaucoup plus que ce qui a trait à
l’établissement de la centuriation. De même, les bribes diverses que conserve le
corpus de textes de lois, de fragments d’archives, échappent aux préoccupations
astronomiques, on le conçoit aisément. Mais l’astronomie est présente chez Fron-
tin de façon sommaire et chez Hygin le Gromatique de façon beaucoup plus
développée. Tous deux ont en commun de présenter les fondements « étrusques »
de la division d’un territoire en quatre quadrants d’après les quatre points cardi-
naux, qui matérialise sur le sol l’organisation même du ciel et de l’univers19. Ainsi
l’étymologie du nom du cardo est-elle réaffirmée par les deux auteurs : Kardo
nominatur quod directus a kardine caeli est, « Le cardo tire son nom du fait qu’il
est dirigé d’après l’axe du ciel », dit Frontin (3, 4) ; Kardines a poli axe, « Les
cardines (sont dirigés) d’après l’axe du monde », écrit Hygin le Groma-
tique (1, 3). Frontin n’ira pas plus loin que ces considérations. Il est vrai que ces
exposés initiaux des deux auteurs, dans leur rapidité, suffisent à faire sentir le rôle
du rappel érudit des origines de la centuriation romaine. Il s’agit de faire com-
prendre que ce système traditionnel (rappel du rôle fondateur des maiores nostri
chez Frontin 3, 2, des antiqui chez Hygin le Gromatique 1, 6) est celui qui restitue
fidèlement sur le sol l’organisation céleste elle-même, et qu’en tant que tel il doit
être considéré comme intangible.
À la différence de Frontin, Hygin le Gromatique ne s’en tient pas là. Sur les
44 pages que comporte son traité dans l’édition CUF, on peut dire que 8 environ
sont consacrées à des considérations en rapport avec l’astronomie, soit presque
20% de l’ensemble. C’est beaucoup. Le plus long développement (ch. 8 : 5 pages)
est celui qui est consacré à un excursus sur les fondements de l’astronomie. La
grandeur de l’univers, l’harmonie des sphères, les cinq cercles célestes, la course

18
BALBUS, p. 93 l. 3-4 Lachmann : quasi in omnibus templis adoratam.
19
De cela, Agennius Urbicus ne soufflera mot dans son exposé sur l’organisation du monde, et
ce silence est bien révélateur de la différence entre les objectifs des uns et des autres. Si les
gromatiques « classiques » comme Hygin le Gromatique et Frontin veulent délivrer un ensei-
gnement qui justifie et authentifie les pratiques de la centuriation, les préoccupations
d’Agennius sont plus encyclopédistes et universelles.

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du soleil y sont examinés successivement. Les développements sont canoniques et


sans originalité, mais ils témoignent d’une érudition approfondie. Cette érudition
n’est pas sans rapport avec le sujet du traité, elle relève même d’une enquête in-
dispensable, comme l’auteur l’a laissé entendre au début de son excursus :
Quaerendum est… (8, 1). Qu’est-ce donc qui fonde sa nécessité ? C’est que le but
du mensor est d’établir sur le terrain à organiser ce qu’il appelle la ratio pulcher-
rima (6, 13). Ce « plus beau système » est celui dans lequel les deux axes majeurs
se croisent au centre de la ville, donc au centre du territoire colonial, les axes ma-
jeurs étant rigoureusement alignés sur une droite Est-Ouest pour le decimanus et
sur une droite Nord-Sud pour le cardo. C’est au point que si le schéma est décalé
d’un quadrant, si c’est le decimanus qui est Nord-Sud et le cardo Est-Ouest,
l’auteur reconnaît de mauvaise grâce que les fondements seront certes maintenus
et que l’ensemble de l’opus « jouira d’une certaine considération parmi les spécia-
listes » (6, 13 : habebit… inter professores existimationem), mais, dit-il, « il ne lui
manquera que la ratio » (nihil operi deerit nisi ratio) ; or, à ses yeux, la ratio,
c’est beaucoup, et c’est même l’essentiel. C’est pourquoi il insiste (6, 16) : Cum
ipsa kardinum appellatio a mundi kardine nominetur, quare ab oriente ad occi-
dentem dirigantur nulla est ratio, « Puisque l’appellation même des cardines est
tirée du nom de l’axe du monde, il n’y a aucune raison de les diriger de l’orient
vers l’occident ». Écrivant cela, il livre du même coup la raison pour laquelle il a
déployé autant d’érudition astronomique. Celle-ci n’est si complaisamment déve-
loppée que pour offrir le fondement de la justification du système romain de la
centuriation. La ratio pulcherrima insère le territoire dans une harmonie cosmique
dont le rappel de la théorie pythagoricienne de l’harmonie des sphères (8, 4) est
un symbole puissant. L’érudition astronomique se présente ainsi comme un apport
à la justification du système fondamental de la centuriation romaine canonique, à
savoir le croisement de deux axes majeurs qui ordonne fondamentalement
l’ensemble d’un territoire. C’est en ce sens qu’il faut comprendre même des nota-
tions qui paraissent accessoires, comme l’éloge d’Archimède (8, 3) ou la citation
de Lucain (8, 9) à propos des ombres qui tombent différemment selon que l’on se
trouve au Nord ou au Sud20. De fait, l’éloge d’Archimède paraît emprunter sa to-
nalité d’ensemble à Cicéron, Verr. 2, 4, 131 (Archimedem illum, summo ingenio
hominem ac disciplina) et à Tite-Live 24, 34, 2 (Archimedes … unicus spectator
caeli siderumque) ; il est remarquable que l’auteur n’a pas eu accès directement
aux traités du Syracusain (ferunt scripsisse, écrit-il en 8, 3), ce qui montre
d’autant mieux l’importance qu’il accorde à la transmission de ces éléments
d’érudition susceptibles de fonder la technique gromatique.

20
LUCAIN 3, 247-248 : Inuisum uobis, Arabes, uenistis in orbem, // umbras mirati nemorum non
ire sinistras, « Vous êtes arrivés, Arabes, en une terre inconnue, étonnés que les bois
n’étendent pas leur ombre à gauche » (Hygin le Gromatique écrit inuisum au lieu de ignotum
de tous les manuscrits de Lucain).

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Érudition religieuse

Le corpus présente plusieurs passages relatifs aux arrière-plans religieux de


l’organisation et du maintien des bornages. Ces passages, écrits au passé, relèvent
de l’érudition des antiquaires, même si les sources ne sont pas citées. Chez Hygin
le Gromatique, une allusion est faite (1, 22) à la manière dont se faisaient tradi-
tionnellement les opérations initiales de l’installation d’un carroyage : au moment
de l’installation de la groma, prise des auspices, présence du fondateur. Chez Si-
culus Flaccus, à propos des bornes, on rencontre un long développement21 qui
explique comment, chez « les anciens » (apud antiquos), on procédait à la mise en
place de la borne à l’issue d’un sacrifice. Les détails rappellent de très près
Ovide22. Certes, l’auteur affiche ainsi devant son lecteur une érudition de bon aloi,
mais ce rappel des nécessités sacrificielles qui président à la mise en place d’une
borne a aussi et surtout pour fonction de souligner le caractère intangible, invio-
lable et sacré de celle-ci, caractère mis en évidence ailleurs dans le corpus par le
texte de la « prophétie de Végoia »23, conservé par une érudition « étruscologi-
sante ». La sacralité antique est donc convoquée par l’érudition du mensor pour
justifier et pour garantir des pratiques religieuses de bornage qui du reste, de
l’aveu même de l’auteur, ne sont plus observées systématiquement au moment où
il écrit (aliquibus terminis nihil subditum est), alors que son modèle, Hygin, les
donnait pour généralement appliquées (solent). Peut-être aussi, dans le difficile
contexte de la fin du IVe siècle où se poursuivait la copie et la mise en forme des
éléments du corpus gromatique, le rappel érudit des rites antiques de fondation a-
t-il pu être, chez certains, prise de position dans le débat pas toujours feutré qui
opposait derniers tenants du paganisme et chrétiens désormais triomphants, les
premiers faisant d’une étruscologie adaptée à tous les domaines possibles (et la
gromatique en est un de prédilection) une dernière arme de résistance en même
temps qu’un signe de reconnaissance des opposants. Je ne dirai certes pas cela de
Siculus lui-même s’il écrit, comme je le pense, dans ces années 300 où l’on ne
peut certes parler, avec les persécutions de Dioclétien, d’un christianisme triom-
phant. Mais je l’avancerai avec quelque chance de vérité à propos des nécessaires
copies intermédiaires qui ont conduit ce texte, au cours des IVe et Ve s., jusque

21
SICULUS FLACCUS, p. 141 l. 1-17 Lachmann.
22
OVIDE, Fastes 2, 639-662 (rites annuels des Terminalia de la fin de février).
23
SICULUS FLACCUS, p. 350 l. 17-p. 351 l. 11 Lachmann. Texte à rattacher, selon J. Heurgon, à
la lutte pour la conservation de la propriété foncière en Étrurie après le tribunat de M. Livius
Drusus (91 av. J.-C.), qui avait menacé les propriétaires italiens et auquel s’étaient violem-
ment opposés Ombriens et Étrusques (L. ZANCAN 1939, « Il frammento di Vegovia e il
nouissimum saeculum », Atene e Roma 3, 7, p. 203-219 ; S. MAZZARINO 1966, Il pensiero
storico classico, Paris, 2, p. 525 ; A. VALVO 1988, La profezia di Vegoia, Rome).

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chez l’auteur anonyme tardif qui le donne encore dans un fragment conservé sous
le titre d’Expositio limitum uel terminorum24 :
Sub terminis qualia signa inueniuntur ? Aut calcem, aut gypsum, aut car-
bones, aut uitria fracta, aut cineres, aut testam tusam, aut decanummos uel
pentanummos.
« Quels signes trouve-t-on sous les bornes ? De la chaux ou du plâtre, ou des
charbons, ou des débris de verre, ou des cendres, ou des tessons de poterie,
ou des decanummi ou des pentanummi. »25

Il y aurait là l’érudition de Siculus reprise par une chaîne d’auteurs posté-


rieurs aux doubles fins d’enseignement gromatique (pour illustrer le caractère
inamovible de pratiques dont l’érudition connaît les causes initiales) et de contes-
tation du christianisme (par le rappel de procédés profondément ancrés dans la
tradition « païenne »). Il se pourrait aussi que ce soit pour les mêmes raisons que
le corpus accueille la « prophétie de Végoia », malédiction proférée (au début du
er
I s. av. J.-C.) contre quiconque aura déplacé une borne : fleuron de
l’étruscomanie gromatique, et, peut-être pour cette raison même, vaguement chris-
tianisé ensuite par celui qui ajouta, à la fin du texte, l’expression de saveur
biblique26 Disciplinam pone in corde tuo, « Mets cet enseignement dans ton
cœur ». Il y aurait lieu de mener, avec toute la prudence requise, une enquête qui
n’a pas encore été faite pour chercher s’il existe une implication de la transmis-
sion des textes gromatiques dans l’affrontement entre païens et chrétiens de la fin
du IVe s. et du début du Ve.

L’étymologie comme justification de l’accaparement des terres

Mais s’il est un domaine où s’affiche particulièrement l’érudition des gro-


matiques, c’est celui de l’étymologie. Parmi les termes dont ils proposent le plus
souvent une explication, et qui comprennent par exemple les noms du cardo et du
decimanus, celui des limites avec toutes les catégories de ces chemins, on retien-

24
p. 359 l. 24 sq. Lachmann.
25
Le decanummus et le pentanummus, qui n’étaient évidemment pas dans la phrase originelle
de Siculus, sont des monnaies byzantines. Le pentanummus semble avoir été ajouté au sys-
tème monétaire par Anastasius (empereur à partir de 491). Le temps de la polémique païenne
anti-chrétienne est évidemment dépassé. Mais pour parvenir à la fin du Ve siècle, il faut que le
fragment de Siculus ait été régulièrement recopié depuis l’époque de son auteur, et donc pen-
dant des périodes où sévissait cette polémique et où le rappel de la sacralisation originelle des
bornes par des pratiques païennes pouvait être utilisé.
26
Cf. Proverbes 24, 32 dans le texte latin de la Vulgate : Quod cum uidissem, posui in corde
meo, et exemplo didici disciplinam, « Ayant vu cela, je l’ai mis dans mon cœur, et de
l’exemple j’ai tiré un enseignement ».

Eruditio Antiqua 1 (2009) 10


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dra particulièrement ici arcifinius (ou arcifinalis) et territorium. La volonté de


rappeler l’étymologie (supposée) de ces termes n’est pas gratuite. Cette termino-
logie rappelle en effet la geste du peuple romain triomphant de ses ennemis, les
repoussant et s’emparant de leur terre. C’est de cette manière qu’est interprété un
mot inoffensif et juridique comme territorium : il viendrait de la notion de « terri-
fier » l’ennemi ou le voisin27. De même, il y aurait dans l’adjectif arcifinalis, qui
désigne une catégorie de terre limitée non par la centuriation mais seulement par
des éléments naturels ou des artéfacts, indépendamment de toute organisation à
volonté géométrisante, le verbe arcere qui signifie « repousser », « écarter »28 : la
signification primitive du mot serait donc très proche de celle de territorium. On
voit bien que l’on a affaire ici à une étymologie de parti-pris, puisque seul est sol-
licité le morceau de mot auquel on veut faire exprimer l’idéologie que l’on veut
illustrer, au détriment du reste. Ainsi, le suffixe -torium de territorium n’intéresse
pas nos « étymologistes », pas plus que le second élément -finis de l’adjectif arci-
finius. C’est pourtant bien ce second élément qui donne la clé de la fabrication du
mot : arcifinalis ou arcifinius a un rapport avec la notion de « renfermer » ou
« enfermer » les « limites » d’une propriété, et ce n’est pas un mot belliqueux29.
Mais les gromatiques ont décidé de l’utiliser pour illustrer l’idéologie de la vic-
toire romaine qui sous-tend leurs traités. Un auteur comme Hygin ira même
jusqu’à écrire de son propre chef, à partir de cette étymologie qu’il n’éprouve
même pas le besoin de donner expressément à son lecteur, un assez long morceau
de bravoure rappelant la manière dont le « peuple vainqueur », c’est-à-dire le
peuple romain, a chassé ses ennemis et s’est accaparé leurs territoires, lesquels re-
lèvent dès lors de ce qu’il appelle la catégorie de l’ager occupatorius30 ; la

27
SICULUS FLACCUS, p. 137 l. 17 Lachmann : Territis fugatisque inde ciuibus, territoria dixe-
runt, « C’est à cause de la terreur exercée sur les citoyens qui en furent chassés que l’on a
parlé de ‘territoires’ ».
28
HYGIN, dans Agrorum quae sit inspectio, p. 284 l. 8 Lachmann : Arcifinales agri dicuntur qui
arcendo — hoc est prohibendo — uicinum nomen acceperunt, « Sont appelées ‘arcifinales’
les terres qui ont reçu ce nom parce qu’on en a écarté ou éloigné le voisin » ; SICULUS FLAC-
CUS, p. 138 l. 9-10 Lachmann : arcendo uicinum arcifinale dixit, « (Chacun) a appelé (la terre
qu’il avait prise) ‘arcifinale’, terme forgé à partir de l’idée d’écarter (arcere) le voisin ».
L’étymologie est varronienne, d’après FRONTIN 1, 4 (éd. CUF) : Nam ager arcifinius, sicut ait
Varro, ab arcendis hostibus est appellatus, « Car la terre arcifinale, comme le dit Varron, tire
son nom du fait qu’on en a repoussé l’ennemi. »
29
Comme le montre la définition « apaisée » que propose ISIDORE DE SÉVILLE, Étymolo-
gies 15, 13, 11 : Arcifinius ager dictus est qui a certis linearum mensuris non continetur, sed
arcentur fines eius obiectu fluminum, montium, arborum, « On appelle ager arcifinius la terre
qui n’est pas contenue par des lignes de mesure bien déterminées, mais dont le territoire est
renfermé par des cours d’eau, des hauteurs et des arbres qui s’interposent ». Isidore est le seul
à expliquer les deux éléments, avec arcere pris au sens de « contenir », « renfermer », et fines
« le territoire », dans l’expression qu’il utilise : arcentur fines.
30
HYGIN, p. 284 Lachmann : Occupatorii uero ideo hoc uocabulo utuntur quod uicini urbium
populi seu possessores, cum adhuc nihil limitibus terminaretur, praesumptione certaminis
cum de locis aduersum se repugnantes agerent, quousque pulsi uel cederent uel restitissent

Eruditio Antiqua 1 (2009) 11


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rédaction de ce texte, initiative personnelle de l’auteur, montre bien comment une


étymologie posée comme reflétant une réalité historique indiscutable suscite dans
un deuxième temps l’élaboration de nouveaux textes censés la justifier. De fait,
l’ager arcifinalis est également appelé occupatorius dans notre corpus. Les au-
teurs gromatiques y voient le souvenir de l’occupation armée d’une terre
conquise31, alors que l’adjectif exprime peut-être tout simplement, du point de vue
juridique, l’idée de la possessio et/ou de l’occupatio d’un sol par un individu qui
n’a pas la plénitude de la propriété sur ce sol. Ces étymologies sont varroniennes,
et les gromatiques y insistent32. Varron est ainsi l’autorité ancienne qui est sollici-
tée pour la justification de pratiques d’occupation des sols qui sont d’origine
ancienne, mais qui perdurent et doivent perdurer selon les gromatiques.

Érudition littéraire

L’examen des traces d’érudition littéraire que l’on peut découvrir chez cer-
tains auteurs du corpus conduira à des conclusions voisines. Il y a des citations
explicites, il y a aussi des allusions implicites ; les secondes sont peut-être les plus
intéressantes. Lorsque Hygin le Gromatique cite expressément (ch. 8, § 5 et 9)
Virgile33 ou Lucain34, c’est pour montrer la justesse du système cosmographique
qu’il est en train de décrire, et par conséquent la justesse et la justice du système
romain de répartition des terres dont cette cosmographie est le fondement. Mais
on s’intéressera ici particulièrement au début du traité de Siculus Flaccus, De
condicionibus agrorum. Une introduction particulièrement soignée — au moins

uictoriae terminus fieret, uictos ut praesidium collis aut riui interstitium aut fossae munimen
resistere pateretur, et hoc genus naturae aut cursus ductus secuti perpetuitatem possessionis
efficerent, « Quant aux terres ‘occupatoires’, si on les désigne de ce terme, c’est parce que
quand des voisins, peuples de villes ou possesseurs privés, à l’époque où rien n’était encore
borné par des limites, agissaient à propos de l’appropriation des terres, à cause de la présomp-
tion de propriété accordée à l’issue de l’affrontement, en luttant les uns contre les autres,
l’endroit jusqu’auquel les battus se retiraient ou s’étaient arrêtés devenait le terme de la vic-
toire, selon que la protection d’une colline, la coupure d’une ligne d’eau ou la fortification
d’un fossé laissaient les vaincus s’arrêter, et en suivant ce genre de relief, ou des cours d’eau,
des tracés, ils assuraient la perpétuité de leur possession. » Je donne ici le texte et la traduc-
tion que j’ai proposés dans « L’origine du terme occupatorius d’après Hygin », Actes du
colloque international « Paysages intégrés et ressources naturelles dans l’Empire romain »
(Québec, Université Laval, mars 2003), éd. par M. Clavel-Lévêque et E. Hermon, Besançon,
PUFC, 2004, p. 39-47.
31
Ainsi chez SICULUS FLACCUS : Occupatorii autem dicuntur agri quos quidam arcifinales uo-
cant, quibus agris uictor populus occupando nomen dedit.
32
Ainsi FRONTIN 1, 4 (éd. CUF).
33
VIRGILE, Géorg. 1, 233-239, sur les cinq zones du ciel.
34
LUCAIN 3, 247-248.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 12


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par rapport à ce que sont souvent les introductions de traités gromatiques tels
qu’ils nous ont été conservés : inexistantes — entend expliquer que la diversité
des conditions des territoires est parfaitement normale puisque les peuples qui les
occupaient autrefois ont eu envers Rome des attitudes bien diverses, allant de la
résistance obstinée à l’acceptation de sa domination. Une phrase35 est particuliè-
rement intéressante :
Quidam enim populi pertinaciter aduersus Romanos bella gesserunt, quidam
experti uirtutem eorum seruauerunt pacem, quidam cognita fide et iustitia
eorum se eis addixerunt et frequenter aduersus hostes eorum arma tulerunt.
Leges itaque pro suo quisque merito acceperunt : neque enim erat iustum ut
his qui totiens admisso periurio rupere pacem ac bellum intulere Romanis,
idem praestari quod fidelibus populis36.

Que l’on compare ces cinq lignes avec cinq vers du discours tenu par Ilio-
née, chef de l’ambassade troyenne, devant le roi Latinus (Énéide 8, 234-238) :
Fata per Aeneae iuro dextramque potentem,
siue fide seu quis bello est expertus et armis :
multi nos populi, multae (ne temne, quod ultro
praeferimus manibus uittas ac uerba precantia)
et petiere sibi et uoluere adiungere gentes37.

En un très petit nombre de vers surgissent tous les éléments lexicaux qui
sont précisément ceux que l’on retrouve dans le texte de Siculus — au point
même que l’apparition du verbe adiungere chez Virgile autoriserait à corriger en
adiunxerunt (« se sont associés ») le verbe addixerunt qui a beaucoup embarrassé
les éditeurs du De condicionibus agrorum. Siculus se livre donc sous les lignes à
une véritable citation implicite du texte virgilien, surtout si l’on tient compte du
fait que son lecteur connaît beaucoup mieux, et par cœur, ces vers de l’Énéide que
ne le fait un lecteur moderne. L’accumulation des mots empruntés à Virgile vaut
évocation directe du passage par les automatismes de mémoire du lecteur. C’est
donc, de la part de Siculus, un moyen très sûr de récupérer et d’actualiser, par le
moyen de l’allusion érudite, tout le discours virgilien sur la geste du peuple ro-

35
SICULUS FLACCUS, p. 135 l. 8-15 Lachmann.
36
« Car certains peuples ont mené contre Rome des guerres opiniâtres, certains, ayant fait
l’expérience de sa valeur, ont maintenu la paix, certains, ayant reconnu sa loyauté et sa jus-
tice, se sont donnés à elle et ont fréquemment porté les armes contre ses ennemis. C’est
pourquoi ils ont reçu des lois chacun selon son mérite : et en effet, il n’aurait pas été juste
qu’à ceux qui tant de fois avaient commis un parjure, rompu la paix et pris l’initiative de la
guerre contre Rome, fût garanti le même statut qu’aux peuples loyaux. »
37
« Je le jure par les destins d’Énée, par sa dextre puissante, qu’on l’ait éprouvée dans l’alliance
ou dans la guerre et dans les armes, beaucoup de peuples — ne va pas nous mépriser parce
que nous avons choisi de paraître bandelettes aux mains et prières sur les lèvres —, bien des
nations nous ont sollicités et ont voulu nous associer à leur sort. » (trad. J. Perret, CUF).

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main et sur sa grandeur invincible. Ce qui était en devenir, promesse radieuse


pour l’avenir en même temps que menace contre les récalcitrants, dans le texte de
l’Énéide, est réutilisé chez Siculus pour signifier l’accomplissement de la supério-
rité romaine, dans l’illustration d’une idéologie de la victoire dont on a souvent
l’occasion de constater les multiples occurrences dans les écrits des agrimensores.

Conclusion

Ainsi peut-on percevoir les buts de l’érudition gromatique : rendre compte


des pratiques de terrain et en faciliter la réalisation, certes, mais aussi sous-tendre
un discours idéologique organisé et récurrent. Cette érudition est une recherche et
un rappel des principes de la centuriation (et plus généralement de tous les modes
romains d’organisation des terres), dans le but de les glorifier et d’en assurer le
caractère immuable. Elle se caractérise fondamentalement par le rejet de la noui-
tas. Elle a d’abord un rôle mnémonique38, ensuite un rôle glorificateur et
justificateur qui veut aider à comprendre le fondement des pratiques gromatiques,
enfin un rôle de stimulation ou plutôt d’annihilation de la réflexion, puisque rien
ne doit changer dans les pratiques, ne serait-ce qu’en des détails infimes.

38
Elle travaille, comme le dit l’auteur tardif connu comme le « Pseudo-Agennius Urbicus »
dans son commentaire de Frontin (p. 1 l. 10 Lachmann), ad erudiendam posteritatis infan-
tiam, « pour l’instruction de la postérité en son enfance ».

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Eruditio Antiqua 1 (2009) : 15-43

« ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

PASCAL LUCCIONI
UNIVERSITÉ JEAN-MOULIN LYON 3

Résumé

La compilation médicale d’Aetius d’Amida (VIe siècle) nous transmet des extraits d’une
« Aspasie », qui aurait rédigé des travaux de gynécologie. On s’efforce ici d’abord de
caractériser le style de l’auteur, voire de le (la) dater. Pour cela, il faut en particulier s’efforcer
d’avoir un avis sur la délicate question des contacts entre le texte d’Aspasie et le texte du
« Soranos » du Parisinus gr. 2153 : nous pensons que Soranos est antérieur à Aspasie, quelle
que soit par ailleurs la position du compilateur à l’origine du syllogè du Parisinus. Mais qui
était cette Aspasie ? Une femme (et alors quel était son métier ?), ou un homme déguisé sous
un nom de femme ? Dans le domaine scientifique ou dans celui des « belles lettres », les
femmes de l’Antiquité écrivaient-elles ? Ce nom d’Aspasie lui-même n’est-il pas suspect,
pour des raisons littéraires ? Il convient, en tout état de cause, d’être prudent face aux
certitudes excessives que nous suggérerait une dévotion exclusive au genre littéraire ou aux
gender studies.

Abstract

Aetios’ medical compilation (VIth century A.D.) gives us extracts taken from the works of an
“Aspasia” who seems to have written about gynaecological matters. We try to give a short
characterization of the author’s style and manner, and a temptative date. In order to do so,
we have to come to terms with the delicate question of the connections between the Aspasian
text and the text of the Parisinus gr. 2153 of “Soranos”: whatever the case of the Parisinus’
compilator, we think that Soranos himself has written before Aspasia. But who was Aspasia?
A woman (but what was her trade?), or a man in the disguise of a woman? Be it in science or
in literature, did women write in Antiquity? Should not this very name, Aspasia, make us
suspicious, for literary reasons? On the whole, it seems appropriate to be cautious, and to
keep in mind that there’s a difference between genre and gender.

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PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

1. Introduction : Aetius d’Amida

La collection médicale d’Aetius d’Amida, au VIe siècle de notre ère1, com-


porte (livre XVI et dernier du Tetrabiblos) un long exposé de gynécologie. L’un
des principaux auteurs cités est une Aspasie, dont nous ne savons rien. Elle n’a
pas d’article dans Wikipédia, ni dans la RE, ni dans le Kleine Pauly, ni ailleurs.
Elle laisse une quinzaine de pages de grec. C’est peu. C’est beaucoup plus
qu’Héraclite ou qu’Anacréon.
L’auteur de ces lignes n’est pas médecin, et ne se sent pas appartenir au
genre féminin. J’ai néanmoins été vivement intéressé par l’auteur sur qui portent
les lignes qui suivent. Son nom assez inattendu, sa grande connaissance de la mé-
decine gynécologique, mêlée à un caractère éminemment pragmatique, son statut
incertain (sage-femme ? médecin ? homme ? femme ?), tout cela m’a conduit à
essayer d’en savoir plus. Cet article est donc une sorte de travail préparatoire à
d’éventuelles recherches plus complètes dans les domaines concernés, en même
temps qu’il souhaite remédier, autant que faire se peut, à l’ignorance à peu près
totale qui règne à propos d’Aspasie depuis un siècle.
Pour la commodité de mon exposé, je parlerai d’Aspasie au féminin
(j’emploierai des pronoms féminins), mais l’étendue de notre ignorance au sujet
de l’auteur de ces quelques pages de médecine fait que nous ne pouvons savoir si
l’auteur était un homme ou une femme ; je reviendrai sur cette question dans la
suite de cet exposé.
La collection médicale d’Aetius, et notamment sa partie gynécologique,
pose des problèmes particuliers2. S’agit-il d’une simple compilation ? Quelle est
la part de l’intervention de l’auteur / du compilateur ? Pourquoi certains des cha-
pitres sont-ils laissés à un anonymat qui irrite le Quellenforscher moderne, alors
que d’autres sont attribués à tel ou telle auteur ancien(ne) ? Que signifie exacte-
ment la mention ἐκ τῶν que l’on trouve avant un certain nombre de chapitres ?
Pourquoi est-elle parfois suivie non d’un nom propre au génitif, mais de deux
noms propres ?
Antonio Garzya, qui avait entrepris d’éditer la deuxième partie du Tétrabi-
blos d’Aetius, avait présenté cette entreprise, et cet auteur, dans un bel article de
la Revue des Études Anciennes. Il y rappelait le caractère de Gebrauchstext que

1
Cf. WELLMANN 1893. Au seuil de cet exposé, je voudrais remercier mes quelques auditeurs et
les lecteurs, lectrices du work in progress, en particulier Florence Bourbon.
2
Elle pose aussi un problème de numérotation insoluble en l’absence d’édition de référence : la
numérotation de Zervos est différente de celle qu’il annonce dans son sommaire, et différente
de celle de la traduction de Cornarius. C’est celle de Zervos (texte) que nous utiliserons ici.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 16


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

revêt l’œuvre de l’Amidénien, mais en soulignant néanmoins, en même temps,


que parmi les textes pratiques, celui d’Aetius n’est pas le plus squelettique : il oc-
cuperait plutôt une place intermédiaire3. Outre Soranos, dont nous reparlerons,
nous disposons aussi avec les œuvres de Rufus, d’un autre auteur dont nous avons
à la fois des manuscrits du texte original et des extraits chez Aetius : on pourra lire
à ce sujet les remarques prudentes, encore une fois, de Daremberg dans l’édition
de Rufus4.
L’on aimerait avoir, sur tous ces sujets, l’opinion du médecin ou du compi-
lateur lui-même. Mais c’est justement le caractère relativement pratique du texte
qui nous empêche d’en savoir plus à ce sujet. Au contraire des textes de médecins
plus orientés vers la médecine théorique, l’exposé d’Aetius, tourné essentielle-
ment vers la pratique, ne comporte aucune préface, ni aucune réflexion sur
l’orientation philosophique ou épistémologique de l’auteur ou de ceux dont il uti-
lise les écrits. Cette orientation pratique est confirmée par la lecture de Photios5 ;
voici à qui il conseille la lecture d’Aetius :
µάλιστά γε ὅσοις µὴ πρὸς τὸ βάθος τῆς ἰατρικῆς θεωρίας ἐλάσαι καὶ τὴν
κατὰ φυσιολογίαν σοφίαν τε καὶ ἀλήθειαν σκοπός ἐστιν ἀνευρεῖν, πρὸς
µόνην δὲ τὴν τῶν σωµάτων θεραπείαν ἡ πρόθεσις ἀφορᾷ.
« surtout à ceux dont le but n’est pas d’aller loin en matière de théorie médi-
cale, et de trouver la sagesse et la vérité en matière de biologie, mais dont le
dessein ne regarde qu’au soin des corps. »

Disons, pour aller vite sur toutes ces questions de (traitement des) sources,
que ce serait faire preuve d’imprudence que de penser que les mêmes processus
d’abrègement ou de réécriture ont été à l’œuvre pour toutes les parties de tel ou
telle des auteurs que nous avons sous les yeux chez Aetius. Cette remarque pren-
dra toute son importance à propos du texte de Soranos.
On pourra comparer le problème qui nous est posé pour l’interprétation
d’Aetius et de son activité de compilation avec celui qui se posait à Fabricius pour
son ouvrage Galens Excerpte aus älteren Pharmakologen. Pour les nombreuses
citations de pharmacologues du premier et du second siècles de notre ère cités tex-
tuellement pendant de longues pages par le maître de Pergame, où s’arrête la
citation, où recommence à parler l’auteur lui-même ? Certains pharmacologues
cités ne compilent-ils pas eux-mêmes les œuvres de leurs prédécesseurs ? À
quelles marques pourrait-on reconnaître le passage d’une source à une autre ?
Mais le problème qui se pose à nous est plus ardu pour plusieurs raisons. Aetius
n’est pas Galien. Il a beaucoup moins conscience des problèmes méthodologiques
de la citation, et prend moins de soin encore à délimiter, voire à identifier les
sources citées. De plus, l’édition de sa compilation est moins satisfaisante encore
3
GARZYA 1984, p. 254.
4
DAREMBERG 1879, Préface, p. XIX-XX.
5
PHOTIOS, Bibliothèque, codex 221 (p. 152 l. 23 sq. Henry pour la citation).

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PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

que l’édition de Galien (ou, pour le dire autrement, Galien a suscité plus d’études
qu’Aetius d’Amida ; et deux livres d’Aetius, les livres X et XIV, sont encore iné-
dits en grec, ainsi qu’une partie du livre XIII sur les animaux venimeux). Il
semblerait par ailleurs que la traduction latine de Cornarius, facilement accessible
sur Medic@, soit faite sur un manuscrit grec abrégé par endroit (c’est le lot des
textes techniques). Le livre de Fabricius n’était pas très complet, et il pouvait lais-
ser sur sa faim les lecteurs / lectrices de Galien. Notre exposé, autant l’avouer tout
de suite, le sera moins encore.
Quels sont les auteurs cités par Aetius dans le livre XVI ? J’en donne briè-
vement la liste : Soranos, Galien, Philoumenos, Léonidas, Archigène, Rufus, ὁ
φιλόσοφος6, Théodore, Philagrios, Asclépiade. Parmi eux, Soranos, Archigène,
Rufus et Asclépiade sont connus d’Aetius d’abord à travers Galien : ce sont des
médecins des deux premiers siècles de notre ère. Léonidas, cité par l’εἰσαγωγή
galénique7, doit être placé à la même époque. Philagrios serait un auteur de la fin
de l’Antiquité, peut-être du quatrième siècle8. L’impression d’ensemble est que
les sources d’Aetius en matière de gynécologie sont des médecins de l’époque
impériale, et notamment du début de l’Empire.

2. Aspasie chez Aetius

Revenons à notre personnage d’Aspasie. Que dire d’elle ? Nous revien-


drons tout à l’heure sur son nom. Les chapitres d’elle que nous conserve Aetius
sont consacrés à des questions de gynécologie assez variées : soins à donner aux
femmes enceintes (XVI, 12 = p. 15, l. 4 sq. Zervos), soins à donner aux femmes
dans les accouchements difficiles (XVI, 15 = p. 16, l. 24-17 l. 13 Zervos), re-
mèdes abortifs (XVI, 18 = p. 21, l. 1-22 l. 24 Zervos) – nous nous arrêterons plus
précisément sur ce passage tout à l’heure.
Nous connaissons, pour l’époque impériale, au moins un autre grand gyné-
cologue, à savoir Soranos d’Éphèse. Et c’est ici, dans la proximité entre Aspasie
et Soranos, que va en réalité résider l’une de nos principales difficultés. Le livre
XVI d’Aetius, compilation assez concise de nombreux traités gynécologiques an-
térieurs (dont celui de notre Aspasie), présente souvent bien des points communs
avec un manuscrit illustre parmi les lecteurs de la médecine ancienne, le Parisinus
graecus 2153, que l’on date habituellement de la fin du XVe siècle ; ces points
communs, ainsi que les rapprochements que l’on a pu faire entre le texte des tra-
ductions latines de Soranos et le Parisinus que j’ai nommé, ont conduit les érudits
du XIXe à voir dans ce manuscrit un compendium dont l’un des noyaux, si l’on

6
Il s’agirait, d’après ILBERG 1910, p. 57 n. 2, du médecin Asclépiade de Bithynie.
7
GALIEN K 14, 674-797. Léonidas est cité page 684 dans la liste des médecins méthodiques.
8
Cf. BERNERT 1938.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 18


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

peut dire, serait constitué par les quatre livres (deux, selon d’autres, V. Rose en
particulier) de Soranos sur les maladies des femmes. Les éditions scientifiques
modernes de Soranos (Ermerins, puis Rose, enfin Ilberg et plus récemment Bur-
guière-Gourevitch-Malinas) sont fondées sur cette découverte.
Cependant, le Parisinus graecus 2153 ne contient pas que du Soranos ; bien
souvent, le texte de ce manuscrit reprend à quelques mots près le texte de tel ou
tel des autres auteurs cités par le livre XVI d’Aetius, notre Aspasie, ou bien en-
core Philoumenos ou un autre des auteurs cités par le médecin d’Amida.
Si l’on tente de dresser, à partir de l’édition d’Aetius par Zervos et de
celles de Soranos par Ilberg et Gourevitch, un tableau des modalités de compila-
tion de tous ces médecins (Aetius ; le compilateur anonyme du Par. gr. 2153 ;
Aspasie ?), on est vite confronté à des difficultés insurmontables : les textes pa-
raissent formés d’une succession aléatoire de versions approximatives les uns des
autres, c’est un mille-feuille propre à décourager le chercheur adepte, pour un
moment, de la méthode stemmatique9.
L’on aimerait trouver dès l’abord quelque caractère commun aux conseils
d’Aspasie, à ses façons de pratiquer l’art, qui nous permette de la reconnaître à
coup sûr et de la distinguer de tel ou tel compilateur, celui du Parisinus 2153 ou
Aetius. On est tenté de lui trouver, ici et là, une sollicitude particulière envers ses
parturientes. Nous la voyons s’opposer à la coutume de la succussion (Chap. 15,
p. 17, l. 9 sq. Zervos) :
Μετὰ δὲ τὴν ἀπότεξιν, εἰ τὸ χορίον µὴ ἀποδοθείη, οὐ χρὴ ἀποσπᾶν βίᾳ ἀλλὰ
πταρµὸν κινεῖν, κατέχουσαν τὸ πνεῦµα καὶ ἀποφράττουσαν τὰς ῥίνας καὶ τὸ
στόµα.
« Après l’enfantement, si le placenta ne sort pas, il ne faut pas secouer avec
force, mais provoquer un éternuement, pendant que la femme retient sa respi-
ration en fermant ses narines et sa bouche. »10

Autre exemple, le chapitre 124 (p. 159 Zervos) : πρὸς τὸ µὴ ποιεῖν κοιλίαν
ῥαγάδας καὶ µελανίας ἐκ τοκετοῦ, ̓Ασπασίας – « Pour que le ventre n’ait pas de
fissures ni de taches après un accouchement, d’Aspasie » ; souci « cosmétique »
que nous retrouverons tout à l’heure chez « Cléopâtre » entre autres. Ces deux
derniers passages ne semblent pas connaître de rédaction soranienne parallèle.
Enfin, nous ne pouvons pas accuser Aspasie d’avoir rédigé un chapitre qui
me paraît peu connu des féministes contemporaines qui s’occupent de ce domaine,

9
Nous en donnerons ci-après un exemple, à partir d’un court extrait (en 3).
10
L’idée de recourir aux sternutatoires pour faire sortir l’arrière-faix est hippocratique (Aph. V,
49) ; elle est connue de Soranos, bien sûr, mais il l’évoque en termes assez différents (II, 2
[p. 10-11, l. 15-17 BURGUIÈRE-GOUREVITCH]).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 19


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

le chapitre Sur la clitoridectomie (Chap. 105, p. 152, l. 13-153 l. 10 Zervos) : il est


dû à Philoumenos, sans doute le médecin du second siècle de notre ère11.
Il ne faut cependant pas aller trop loin. L’auteur est médecin (ou à tout le
moins elle fait partie du « personnel soignant »), ce qui évite sans doute de tomber
dans le sentimentalisme. Il faut parfois être énergique, ainsi dans le long chapitre
κατὰ πόσους τρόπους γίνεται δυστοκία ἐπὶ τῶν παρὰ φύσιν γεννωµένων,
̓Ασπασίας, « de combien de façons se produit-il une dystocie chez celles qui met-
tent au monde dans des conditions contraires à la nature ? » (Chap. 22, p. 30, l. 1
sq. Zervos) :
Εἰ δὲ διὰ τὴν µικρότητα τῆς µήτρας γένηται, λιπαίνειν τοὺς τόπους καὶ
θάλπειν καὶ τοῖς δακτύλοις ἐπιδιϊστᾶν τὸ στόµα τῆς µήτρας, βιαιότερόν τε
ἕλκειν τὸ ἔµβρυον· µὴ ὑπακούοντος δὲ τοῦ τόκου, ἐµβρυοτοµεῖν.
« Si cela se produit à cause de la petitesse de l’utérus, il faut oindre ces en-
droits de graisse, les tiédir et écarter le col de l’utérus avec les doigts, et tirer
vigoureusement sur le fœtus ; si l’enfant n’obéit pas, découper. »

Ce passage, dans sa redoutable concision, est sans doute typiquement aspa-


sien ; il résume plusieurs passages du quatrième livre de Soranos, sans recouvrir
exactement aucun d’eux12.
Malheureusement, le petit nombre de fragments de son œuvre que nous pos-
sédons à travers Aetius ne nous permet guère de tirer quelque conclusion
définitive, que ce soit de la présence ou de l’absence de telle ou telle thérapie ou
pratique chez notre auteur. On trouverait chez Soranos bon nombre de témoi-
gnages d’une douceur et d’une prudence qui n’ont rien à envier à celles
d’Aspasie : par exemple les paroles rassurantes que le médecin d’Éphèse demande
que la sage-femme adresse à la parturiente pendant l’accouchement13.
On aura compris qu’en matière d’attribution de ce type de texte à tel ou tel,
il faudra être d’une grande prudence, si tant est même que la notion d’attribution
ait beaucoup de sens en l’espèce. On aimerait pourtant mieux comprendre quelles
étaient les pratiques de tel ou telle médecin, et surtout pouvoir ainsi mieux les da-
ter.

11
Mais il est possible ou probable que Soranos ait eu aussi un développement sur cette question,
cf. t. IV p. 87 et les explications de BURGUIÈRE et GOUREVITCH.
12
Cf. notamment IV, 1 & 2 ; et IV, 4 (p. 16, l. 153-154 BURGUIÈRE-GOUREVITCH). On notera
en passant que le titre du chapitre chez Aetius est identique à la fin du titre du chapitre II, 2 de
Soranos… mais compte tenu de ce que « Soranos » n’a que le visage que le compilateur du
Parisinus a bien voulu lui donner, on se gardera d’accorder trop d’importance aux titres.
13
SORANOS, II, 5 (p. 8 BURGUIÈRE-GOUREVITCH).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 20


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3. Étude de cas : le texte sur les abortifs ; et essai de datation d’Aspasie

Le texte de Soranos consacré aux produits abortifs et le texte correspon-


dant d’Aspasie nous donnent l’occasion d’étudier de plus près la question du
rapport que ces textes entretiennent. Ils touchent à un problème à la fois médical
et moral qui se posait aux médecins de l’époque impériale : comment concilier les
nécessités de la pratique médicale et les recommandations du Serment hippocra-
tique.
On serait bien sûr tenté de souligner la citation, par une médecin (?) femme
(?), d’une longue liste d’abortifs, alors même qu’une certaine suspicion entoure
cette catégorie de remèdes, pour des raisons morales, dans l’Antiquité et peut-être
surtout à l’époque impériale – mais il faut ici être extrêmement prudent : on se
souviendra que le médecin du texte hippocratique Nature de l’enfant conseille à
une chanteuse, qui vit de ses charmes, de sauter longuement à pieds joints afin de
faire tomber le fœtus accroché aux parois de la matrice14, mais que le Serment
hippocratique interdit au médecin de « donner un pessaire abortif ». Plus explici-
tement, le poète d’un fragment didactique tardo-antique contenu dans le manuscrit
de Dioscoride connu sous le nom de « Dioscoride de Vienne » parle des avorte-
ments en ces termes : « Les femmes abominables qui songent à de noirs desseins
s’en font un pessaire et perdent leur beau fruit dans un écoulement fécond. »15
Voyons donc comment est structuré, si l’on peut dire, le texte d’Aspasie, ou
en d’autres termes comment il « répond » au texte du Parisinus de « Soranos » :
– p. 21, l. 1-2 : la phrase d’introduction d’Aetius / Aspasie est plus fournie
et somme toute plus intéressante que les quelques mots du Parisinus : Εἰ δὲ
ἀµελήσασα ἡ πρὸς τὸ συλλαβεῖν ἀνεπιτήδειος οὖσα γυνὴ συλλάβοι…, « Si par
négligence une femme qui n’a pas les dispositions adéquates conçoit cepen-
dant,… », en face du simple Γενοµένης τῆς συλλήψεως (« S’il y a concep-
tion… »). Bien sûr, une telle phrase peut n’être qu’une cheville du compilateur
(Aetius). Il est possible aussi qu’elle témoigne d’une ébauche d’analyse et de re-
cul, de la part d’Aspasie, face au texte de Soranos, qu’elle aurait eu sous les yeux.
Il est possible, enfin, que le texte du Par. ne soit pas le texte de Soranos, mais un
résumé de celui-ci. Quoi qu’il en soit, cette aporie de la recherche est ici particu-
lièrement navrante, parce que la suite de la phrase comporte une première
personne du pluriel, et que l’on aurait aimé savoir à qui il faut l’attribuer !
Εἰ δὲ ἀµελήσασα ἡ πρὸς τὸ συλλαβεῖν ἀνεπιτήδειος οὖσα γυνὴ συλλάβοι, τὸ
µὲν πρῶτον ἕως ἡµερῶν λ’ τὰ ἐναντία οἷς ἔµπροσθεν εἰρήκαµεν ἐν τῇ
ἐπιµελείᾳ τῆς κυοφορούσης προσάγειν.

14
Nat. pueri, cap. 13.
15
Poeta De herbis, v. 102-104 (il s’agit de la sauge, ἐλελίσφακον). Sur toute cette question de
l’avortement dans l’Antiquité, la littérature secondaire est très abondante. J’ai apprécié parti-
culièrement NARDI 1971 et RÜTTEN 1997.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 21


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

« Si par négligence une femme qui n’a pas les dispositions adéquates conçoit
cependant, au début, jusqu’au trentième jour, il faut appliquer un régime con-
traire à celui dont nous avons parlé lorsque nous avons évoqué les soins à la
femme enceinte. »

Nous ne pouvons pas savoir si la première personne représente Soranos ou


Aspasie : Soranos a effectivement parlé des soins aux femmes enceintes, mais
Aspasie aussi, et ce passage est conservé, nous l’avons dit, par Aetius (XVI, 12 =
p. 15, l. 4 sq. Zervos) ! Cette question de l’autorité à accorder, à l’intérieur d’une
tradition de la médecine gynécologique byzantine (puisque nos manuscrits datent
de l’époque byzantine) très contaminée et interpolée, à tel ou telle auteur(e), est
évidemment gênante. Elle nous permet cependant d’apercevoir une certaine ho-
mogénéité de la tradition (qui rend difficiles les attributions). Elle ne doit pas nous
empêcher de lire les textes en question. Qu’en est-il de la suite du texte d’Aspasie
sur les abortifs ?
– p. 21, l. 2-15 : on a le sentiment de lire un « résumé » du texte du Par. cf.
Gour. I, 20, l. 100-122 = Ilb. I 64 p. 47, 21-48, 10.
– p. 21, l. 16-22, l. 8 : le texte d’Aetius / Aspasie est ici et là plus simple, du
point de vue de la syntaxe ou du vocabulaire, que celui du Parisinus, mais il con-
tient deux recettes / groupes de recettes supplémentaires l. 24-28 Z cf. Gour. I, 20,
l. 123-142. Ilberg athétise purement et simplement ce passage, cf. app. crit.
« seq(uuntur) in P(ar. gr. 2153) Aetiana ex c(apitulo) 18 ».
– p. 22, l. 8-12 : le texte d’Aetius / Aspasie est un résumé du texte du Par.
cf. Gour. I, 20, l. 143-149 = Ilb. p. 48, l. 11-16.
– p. 22, l. 12-24 : le texte d’Aetius / Aspasie est original et ne se trouve pas
dans le Par.

À mon sens, à partir de cet exemple et d’autres, on est amené à considérer


qu’Aspasie est un auteur certes fort adepte de la compilation, mais néanmoins in-
dépendant ; le collage qu’elle réalise de « ses » auteurs (ou de Soranos et
d’éléments de son propre fonds) est bien de son fait.
Ce texte donne sans doute un bon exemple de ce qui est arrivé à toute cette
littérature médico-gynécologique ; des textes gynécologiques, notamment Sora-
nos, devenus classiques, ont été utilisés par différents médecins ou compilateurs.
Mais ceux-ci se sont entre-glosés joyeusement, comme à l’habitude en pareil cas.
Pour ce qui nous concerne, Aspasie a utilisé le texte de Soranos, qu’elle a
sans doute souvent abrégé. Il se pourrait qu’elle l’ait étendu, ici et là, à partir
d’autres sources (Philouménos ?), mais il se pourrait aussi que ce que nous
croyons être du Soranos ne soit qu’un résumé tardif de Soranos… Il se pourrait
aussi qu’ici ou là, Aspasie et Soranos aient eu les mêmes sources, à savoir quelque
médecin alexandrin. Aetius a, de son côté, cité Aspasie, et à d’autres endroits, re-
venant aux sources de la discipline, il a cité directement Soranos. Le compilateur

Eruditio Antiqua 1 (2009) 22


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

dont le travail est reflété par le Par. graecus 2153, de son côté, a utilisé (assez
abondamment) Soranos, mais également Aetius, c’est-à-dire qu’il a utilisé parfois
Soranos directement ; parfois Aetius citant Soranos ; parfois Aetius citant Aspasie
citant Soranos ; parfois Aetius citant d’autres auteurs ; et peut-être d’autres au-
teurs (directement). Mais au cours de ce travail, il a souvent, comme ici, eu sous
les yeux à la fois Soranos et l’un de ses imitateurs, ce qui rend difficile tout travail
d’analyse de ce processus.
Mais le grand intérêt d’apercevoir, même imparfaitement, le mécanisme de
compilation, c’est que cela nous permet de dater Aspasie avec un peu plus de pré-
cision : nous savons qu’elle est postérieure à Soranos et antérieure à Aetius. Cela
va dans le sens d’une phrase de Ilberg sur laquelle nous reviendrons (cf. 6),
d’après laquelle Aspasie serait « postérieure à Rufus », mais comme il est possible
que Rufus d’Éphèse soit antérieur à Soranos, ce dernier sera le terminus post
quem. Je ne suis pas le premier à mettre le doigt sur ce point important pour ce qui
est de la datation de notre auteur. L’apparat critique de Valentin Rose indique à
cet endroit que « le compilateur ajoute à Soranos, à partir d’Aetius, ce qu’Aetius,
c’est-à-dire Aspasie, avait, après le même extrait, ajouté à Soranos », et un peu
plus loin (à propos du passage l. 8-12 qui contient la citation d’Hippocrate)
« L’Aspasie d’Aetius (16, 18), qui suit Soranos, en donne un extrait »16.
Mais revenons à notre texte et comparons la façon dont nos deux auteurs ont
choisi de faire référence à Hippocrate :
Τὴν δὲ µέλλουσαν φθείρειν χρὴ πρὸ ἡµερῶν τινῶν ὀλίγῃ χρῆσθαι τροφῇ,
λουτροῖς τε συνεχέσι καὶ πεσσοῖς µαλακτικοῖς, καὶ οἴνου ἀπέχεσθαι, εἶτα
φλεβοτοµεῖν καὶ πλέον ἀφαιρεῖν. Γυνὴ γὰρ ἐν γαστρὶ ἔχουσα καὶ
φλεβοτοµηθεῖσα ἐκτιτρώσκει, φησὶν ̔Ιπποκράτης.
« Celle qui a l’intention d’avorter doit, pendant les quelques jours qui précè-
dent, prendre peu de nourriture, des bains fréquents, et des tampons
émollients, et s’abstenir de vin, puis faire pratiquer sur elle une saignée
abondante. Car une femme enceinte que l’on saigne avorte, dit Hippocrate. »

en face de la version de Soranos (= du Par. graecus 2153)17 :


Tὴν δὲ µέλλουσαν φθείρειν χρὴ πρὸ δύο ἢ καὶ τριῶν ἡµερῶν λουτροῖς
συνεχέσι χρῆσθαι καὶ ὀλιγοτροφίᾳ καὶ πεσσοῖς µαλακτικοῖς, καὶ οἴνου
ἀπέχεσθαι, εἶτα φλεβοτοµεῖν καὶ πλεῖον ἀφαιρεῖν. Tὸ γὰρ ὑπὸ Ἱπποκράτους
εἰρηµένον ἐν τοῖς Ἀφορισµοῖς εἰ καὶ µὴ ἐπὶ στεγνοπαθούσης, ἀλλὰ [καὶ] ἐπὶ
ὑγιαινούσης ἀληθές· “γυνὴ ἐν γαστρὶ ἔχουσα φλεβοτοµηθεῖσα ἐκτιτρώσκει.”
––––––––––––––––
καί secl. Ermerins et post illum omnes.

16
ROSE 1882, p. 229 : « c. eadem Sorano addens ex Aetio quae iisdem ex Sorano haustis adsi-
derat Aetius (i.e. Aspasia) » et « excerpsit Aetii (16, 18) Aspasia quae Soranum sequitur ».
17
BURGUIÈRE-GOUREVITCH-MALINAS A 20, l. 143-149 = ILBERG p. 48, l. 11-16. Notons que le
texte du TLG Online est fautif du point de vue de l’apparat critique.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 23


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

« La femme qui a l’intention d’avorter doit, pendant les deux ou trois jours
qui précèdent, prendre des bains fréquents, manger peu, utiliser des tampons
émollients, s’abstenir de vin, puis faire pratiquer sur elle une saignée abon-
dante. En effet, ce qu’a dit Hippocrate dans ses Aphorismes est vrai sinon
d’une femme souffrant de constriction, du moins dans celui d’une femme en
bonne santé : une femme enceinte que l’on saigne avorte. »

Bien des points de divergence sont intéressants ici : Aspasie ne donne pas le
nombre de jours pendant lesquels la femme doit s’abstenir de nourriture, et elle
évite d’employer un terme technique (ὀλιγοτροφία). Elle supprime une remarque
précise de Soranos, qui laissait entendre que dans les milieux méthodiques, on
discutait de la portée des Aphorismes d’Hippocrate en fonction des états théorisés
par cette école, les fameuses κοινότητες18.
On comprend que ce ne sont pas les auteurs, les citations qui intéressent As-
pasie. Elle vise à une gynécologie pratique, très peu bavarde. Dans l’ensemble des
fragments que nous conserve Aetius, et qui sont explicitement attribués à Aspasie,
nous trouvons une autre citation d’un remède « d’Hippocrate » (p. 148, l. 27 Zer-
vos), si tant est que ce passage ne soit pas une glose d’Aetius. En face de cette
sobriété dans la citation, nous trouvons les auteurs cités par Soranos (une quaran-
taine d’après les indices), ou, à l’autre bout de la chaîne, les auteurs cités dans le
livre XVI d’Aetius (dix auteurs).

Pour caractériser plus précisément les connaissances d’Aspasie, je voudrais


revenir sur un passage curieux, peut-être proprement « aspasien » – il s’agit du
passage qui précède celui où il y a la citation d’Hippocrate. Il s’agit d’une consi-
dération sur les risques d’avortement spontané que présentent, d’après notre texte,
les différents mois de la grossesse. Lisons ce texte : Aetius XVI, 18 (p. 21, l. 28-
22 l. 8 Zervos) :
Μὴ διαλυοµένου δὲ πρὸς ταῦτα τοῦ σπέρµατος ἐπὶ τὰ δραστικώτερα τῶν
φθορίων δεῖ παραγίνεσθαι, µὴ ὡς ἔτυχε· κινδυνώδης γάρ ἐστι πᾶσα ἐµβρύου
φθορά, καὶ µάλιστα ὅταν ἰσχυρὰ τῷ σώµατι ἡ γυνὴ τύχῃ καὶ σκληροτέραν
καὶ πυκνοτέραν τὴν µήτραν ἔχουσα. ∆ιὸ φυλάττεσθαι µὲν χρὴ τὸν δεύτερον
µῆνα καὶ τὸν τέταρτον, κατὰ γάρ τινα φυσικὸν λόγον, δυσαρεστησίαι καὶ
νωθρεῖαι καὶ πρὸς τὸ νοσεῖν ἐπιτηδειότητες κατὰ τὸ πλεῖστον ἐν τοῖς ἀρτίοις
γίνονται µησίν· αἱρεῖσθαι δὲ ἕνα χρόνον, τὸν τοῦ τρίτου µηνός, µήτε δὲ
πρότερον µήτε ὕστερον.
« Si la semence n’est pas détruite sous l’effet de ces produits, il faut en venir
aux abortifs puissants, mais pas au hasard ; car toute destruction d’embryon
présente un danger, surtout si la femme se trouve avoir le corps vigoureux, et
la matrice dure et compacte ; aussi faut-il prendre garde au deuxième et au
quatrième mois ; car pour quelque raison naturelle, les malaises, les engour-

18
Cf. le court et clair exposé de GOUREVITCH in BURGUIÈRE-GOUREVITCH-MALINAS, p. X sq.
et notamment p. XIII.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 24


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

dissements et les tendances à la maladie se produisent surtout pendant les


mois pairs. Il faut choisir un seul moment, le troisième mois, ni avant, ni
après. »

Cette notation en quelque sorte numérologique est tout à fait étrangère à


l’esprit de Soranos. On en trouverait des parallèles dans le corpus hippocratique
(pensons au danger suprême que représente le huitième mois pour l’auteur du trai-
té Sur le fœtus de huit mois, etc.), mais l’expression utilisée ici pour caractériser
cette propriété des nombres dans la grossesse, φυσικός, ne se trouve nulle part
avec ce sens précis chez Soranos. Elle constitue bien plutôt une allusion aux pro-
priétés cachées de la Nature et des Nombres auxquelles font allusion par exemple
les astrologues19. Peut-être avons-nous ici la trace de recherches propres à Aspa-
sie, ou de l’influence sur sa médecine des recherches de ses contemporains, mais
tout cela est très hypothétique.

4. Aspasie tel(le) qu’en son texte, quelques éléments de réflexion


supplémentaires

4.1. Le style d’Aspasie et les problèmes d’enchaînement des recettes

Comment sont rédigées les recettes que nous trouvons dans Aspasie ?
Quels traits stylistiques peut-on trouver à ses conseils ? Elle semble utiliser de
préférence les adjectifs verbaux en -τέον (p. 15, l. 6 Zervos : προνοητέον ; 15, 15 :
χρηστέον ; 16, 26 : ἀκτέον ; 16, 26 : ἐµβιβαστέον ; 16, 27 : χρηστέον de nouveau
etc.), mais aussi beaucoup d’infinitifs (15, 20 : διδόναι ; 15, 22 : χρῆσθαι ; 25, 12 :
συµπράττειν etc.) – parfois aussi χρή + inf. (e. g. 17, 10), et à l’occasion aussi des
impératifs (21, 21 : ἐπιτίθει [mais ἐπιτιθέναι 152, 11] ; 21, 22 : δίδου ; 150, 29 :
χρῶ).
À ce titre, le chapitre 94 d’Aetius est particulièrement intéressant. On y
trouve trois sous-chapitres, dont le second est consacré πρὸς τὰ νεµόµενα ἕλκη ἐν
ὑστέρᾳ, ̓Ασπασίας, « Contre les ulcères dévorants de la matrice, d’Aspasie. » On
sait depuis longtemps que l’un des modes d’accroissement des livres médicaux
anciens est l’ajout de recettes de remplacement20. Ces variantes sont simplement
introduites par l’auteur ou le compilateur à la suite des recettes originales, et pré-
cédées du mot ἄλλο, « autre (recette) », aliud en latin. Nous appellerons ces
variantes des ‘recettes aliud’. Le chapitre 94 d’Aetius est l’un des deux seuls cha-

19
Ce point me semble pour l’instant indécidable. On retrouve un φυσικὸς λόγος assez sem-
blable, à mon avis, dans plusieurs passages de Vettius Valens, qui reprend, en lui donnant un
sens nouveau, une expression fréquente chez les commentateurs d’Aristote (κατὰ φυσικόν
τινα λόγον).
20
« Qui veid jamais medecin se servir de la recepte de son compaignon sans en retrancher ou y
adjouster quelque chose ? », MONTAIGNE, Essais, II, 37 (Pléiade, p. 862).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 25


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

pitres d’Aspasie qui contient des recettes aliud (l’autre étant le chap. 99, p. 147-
148 Z.). Lisons la fin de ce chapitre p. 141, l. 14 sq. :
καὶ µετὰ τοῦτο προσθετέον τοιόνδε· ὀροβίνου ἀλεύρου, ἴρεως ἀνὰ δραχ. β’
λεάνας µετὰ µέλιτος προστίθει. Ἄλλο. Μελίλωτα ἑψήσας οἴνῳ ἀθαλάσσῳ
καὶ λεάνας καὶ µέλιτος ὀλίγον ἐµβαλών, προστίθει. Ἄλλο. Κισσοῦ τοῦ τὸ
ἄνθος χρυσίζον ἔχοντος φύλλα ἑψήσας µετ’οἴνου καὶ λεάνας µετὰ µέλιτος
χρῶ.
« … ensuite il faut appliquer le remède suivant : farine de lentille, iris, trois
drachmes. Faire un mélange lisse avec du miel, puis applique-le. Autre re-
cette : faire cuire du mélilot avec du vin sans ajout d’eau de mer, faire un
mélange lisse, ajouter un peu de miel, puis applique-le. Autre recette : faire
cuire du lierre (de celui dont les feuilles sont dorées) avec du vin, faire avec
du miel un mélange lisse. Puis utilise-le. »

On trouve ici deux recettes aliud, dont la seconde utilise la formule de con-
clusion χρῶ. Cette formule est, chez Galien, typique des extraits d’Asclépiade le
Jeune. Or nous trouvons dans le texte d’Aetius, à la suite de l’extrait d’Aspasie,
un extrait ̓Ασκληπιάδου σκληρὸν πρὸς τὰς ἐν ὑστέρᾳ. Cet extrait d’Asclépiade
contient lui aussi un extrait de « lierre doré », comme le nôtre. Il est tentant, pour
ce type de séquence, de proposer le processus suivant : Aetius lit et cite un texte
d’Aspasie. Il y trouve un extrait d’Asclépiade, qu’il ne signale cependant pas
comme tel (ou qui n’est pas signalé comme tel par Aspasie ; il semble cependant
arriver qu’Aetius, citant par ex. Soranos, supprime du texte de ce dernier les indi-
cations de sources, cf. Soranos, t. IV, p. 95-96 Burguière et Gourevitch : Caelius
et Mustio, les adaptateurs latins, comprennent des indications de source absentes
d’Aetius). Aetius cherche alors dans Asclépiade des informations supplémentaires
et les cite. Mais bien évidemment, ce sont là des hypothèses très fragiles.

4.2. Les occurrences de la première personne

Aspasie semble avoir écrit sur divers sujets, et non pas seulement sur les
femmes, ce qui n’est pas sans intérêt pour notre recherche (Chap. 102 (ou 103 se-
lon le sommaire), p. 150, l. 18 sq. Zervos) :
∆εῖ οὖν πρῶτον µὲν πειρᾶσθαι φαρµάκοις διαφορεῖν τοῖς ἐπὶ τῶν
ὑδροκηλικῶν ἀνδρῶν προειρηµένοις.
« Il faut donc d’abord essayer d’obtenir un écoulement des liquides grâce
aux remèdes dont nous avons déjà parlé à propos des hommes souffrant
d’hydrocèle. »

Mais la première personne supposée par le participe du grec recouvre-t-elle


ici Aspasie ou Aetius ? Il faut pour essayer d’en juger examiner les autres occur-
rences d’emplois de la première personne. Voici ces occurrences :

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PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

– p. 17, l. 3 nous rencontrons λέγω δή « je veux dire », « c’est-à-dire » ; la


première personne du singulier pourrait nous étonner, mais on peut se demander
si cette expression, qui indique que l’on apporte une précision terminologique ou
autre, n’est pas à l’occasion employée abusivement ; peut-être faut-il la considérer
comme fixée à la première pers. du sg.).
– p. 36, l. 16, le cas est moins clair : le chapitre s’appelle περὶ ἐπιµελείας
µετὰ τὴν ἐµβρυοτοµίαν, ̓Ασπασίας (Chap. 25, p. 36, l. 16 sq. Zervos) :
εἰ δὲ φλεγµονὴ ἐπιγένοιτο, ὡς πρὸς φλεγµονὴν πάντα ποιητέον, εἰ δὲ καὶ
αἱµορραγία πολλὴ γένοιτο, βοηθεῖν ὡς ἐν τῷ περὶ αἱµορραγούσης µήτρας
ἐροῦµεν.
« Si une inflammation survient, il faut agir comme on fait en cas
d’inflammation ; s’il y a un écoulement de sang important, il faut soigner de
la façon que nous expliquerons dans [le chapitre ?] sur les hémorragies uté-
rines. »

Ce passage est à rapprocher de celui que nous venons de citer à propos d’un
livre (?) antérieur sur les hommes. Les lecteurs de Galien et autres compilateurs
de l’époque impériale auront bien sûr à cœur de ne pas interpréter trop vite cette
présence de la première personne.
Il se pourrait en effet, dans l’un et l’autre cas, ou bien qu’Aetius fasse allu-
sion à d’autres passages de sa collection, ou bien à d’autres œuvres qu’il aurait
écrites. Le premier cas me semble improbable, car d’une part le TLG ne permet
pas de repérer les passages auxquels il serait fait allusion dans ce que ce logiciel
possède d’Aetius, c’est-à-dire dans les œuvres éditées, et d’autre part je n’ai pas
repéré de chapitre ou de passage correspondant exactement dans les livres donnés
en traduction par Janus Cornarius (je veux parler des deux livres inédits en grec,
X et XIV), que j’ai consultés sur Medic@, la collection électronique de médecins
de l’Antiquité et du Moyen Age de la Bibl. Inter-univ. de Médecine de Paris. Il est
cependant possible que la phrase concernant les hydrocèles chez les hommes soit
une allusion à ce qui a été écrit par Aetius à propos des herniae aquosae, XIV,
22 : ce passage est donné comme tiré (principalement ?) de Léonidas (Ier ou IIe
siècle de notre ère, donc).
– p. 30 (Chap. 22, p. 30, l. 5 sq. Zervos) :
Τὸ αὐτὸ δὲ ποιητέον καὶ εἰ µέγα ᾖ τὸ ἔµβρυον καὶ εἰ τέθνηκε· καταληψόµεθα
δὲ εἰ τέθνηκεν ἐκ τοῦ κατεψυγµένον ὑποπίπτειν τῇ ἀφῇ τὸ ἔµβρυον καὶ
ἀκίνητον εἶναι.
« Il faut encore faire la même chose si le fœtus est grand et s’il est mort ;
nous comprendrons qu’il est mort s’il donne au toucher une impression de
froid et s’il ne bouge plus. »

Évidemment, il s’agit ici d’un emploi en quelque sorte vide de la première


personne du pluriel. Nous pourrions le gloser par quelque chose comme « nous

Eruditio Antiqua 1 (2009) 27


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

autres médecins ». Le chapitre correspondant de Soranos (IV, 3, p. 10, l. 14-21)


est bien différent et ne comporte pas de première personne. Il me semble que cet
emploi ne se rencontre guère dans des compilations purement utilitaires, et il me
semble (à cause de son insertion dans le texte) qu’il est probable qu’il est à mettre
au compte d’Aspasie, et non à celui d’Aetius, premier point. Et d’autre part qu’il
signale un texte qui est situé un peu plus haut que les simples manuels de xenodo-
cheia (les hôpitaux byzantins) dans la hiérarchie de la littérature technique ; son
auteur n’a pas entièrement disparu derrière la description des opérations tech-
niques à effectuer, et cela est intéressant en soi et pour ce qui nous occupera tout à
l’heure.
Mais pour le reste, il me paraît difficile de trancher avec assurance ; les
occurrences de première personne du pluriel peuvent recouvrir aussi bien Aspasie
qu’Aetius, et en conséquence nous sommes bien mal renseignés sur l’étendue de
ses intérêts en matière de médecine.

4.3. Le métier d’Aspasie : médecin ou sage-femme ?

Aspasie semble prendre soin de se distinguer de la sage-femme (p. 114,


l. 1 sq. Zervos) :
Ἰδίως δὲ τὴν ἐπὶ τὴν ἕδραν ἀποστροφὴν τῆς µήτρας οὕτω βοηθεῖν. Πρῶτον
µὲν οὖν τῷ δακτύλῳ παρακελεύεσθαι τῇ µαίᾳ ἀποδιωθεῖν διὰ τῆς ἕδρας τὴν
ὑστέραν, κτλ.
« Dans le cas particulier d’une rétroversion de la matrice du côté du siège, il
faut soigner comme suit. D’abord, ordonner à la sage-femme de repousser la
matrice avec son doigt à travers (la paroi de) l’anus, etc. »21

Sur le petit théâtre des soins à la patiente que nous connaissons depuis tel
passage célèbre de Galien, Aspasie ne semble pas être (contrairement à ce que
l’on aurait pu peut-être imaginer) sous les ordres d’un médecin, son supérieur
dans la hiérarchie des soignants. Mais il peut nous sembler étonnant qu’elle, qui
est une femme, délègue à la sage-femme les opérations intimes qu’elle recom-
mande, et que l’on sait que le médecin grec, dans la tradition hippocratique,
laissait volontiers à des aides de sexe féminin ou à des sages-femmes. Mais sur ce
point également, il faudra faire preuve d’une grande prudence. On suppose depuis
les études de Grensemann que le toucher vaginal avait été pratiqué par les plus
anciens médecins hippocratiques (MF, I, 20 : c’est la « couche » la plus ancienne
de MF, la couche ‘A’ de Grensemann), mais qu’il fut parfois évité par la suite
(MF, I, 21 ; I, 40 ; Femmes stériles, 213 : ces trois occurrences sont dues à
l’auteur ‘C’ de Grensemann)22. Cette question du statut exact d’Aspasie nous

21
Je ne trouve pas de passage correspondant dans Soranos.
22
Sur la pudeur, cf. aussi SORANOS, II, 6 (p. 8 BURGUIÈRE-GOURÉVITCH) : la sage-femme évite
de regarder les parties intimes de la femme pendant qu’elle les masse, de peur que celles-ci ne

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PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

amène à poser la question plus générale des personnels médicaux féminins de


l’Antiquité.

5. La gynécologie et le personnel médical féminin dans l’Antiquité

Pour essayer de mieux connaître Aspasie, nous devons essayer de mieux


connaître la médecine des femmes dans l’Antiquité, et notamment à l’époque hel-
lénistique et romaine.
Que savons-nous de la gynécologie ancienne ? Le corpus hippocratique
contient quelques textes gynécologiques importants, ainsi qu’un certain nombre
de notices gynécologiques dans les Épidémies. On se reportera aux ouvrages fon-
dateurs de Grensemann pour l’analyse du détail de ces ouvrages, et au volume de
King (Hippocrates’ Woman) pour une mise en perspective plus moderne, infor-
mée par les travaux des anthropologues et des gender studies. Mais après
« Hippocrate », la gynécologie a continué à évoluer ; malheureusement la méde-
cine alexandrine (au sens de « première médecine alexandrine ») nous est
largement inconnue (malgré des recueils de fragments comme celui de von Staden
1989). C’est surtout avec Soranos d’Éphèse, le grand médecin du premier siècle
de notre ère, que nous apprenons à connaître la gynécologie post-hippocratique.
De nombreuses femmes ont exercé des professions médicales dans
l’Antiquité23. Certes, certaines d’entre elles ont été sages-femmes, et il pouvait
arriver que leur pratique fasse d’elles des rivales du médecin, voire qu’elles prati-
quent, si l’on peut dire, une discipline intermédiaire. Un exemple nous est peut-
être donné par cette Maia (nom de métier s’il en fut), sage-femme à l’origine,
mais qui laisse un remède que le maître de Pergame juge bon d’inclure dans sa
collection24. L’épigraphie nous transmet le nom de deux iatromeae, c’est à dire
des médecins-sages-femmes, dont nous ne savons, hélas, à peu près rien de plus25.
Quoi qu’il en soit (au moins à l’époque romaine), il n’a pas été exceptionnel
que des femmes fussent médecins (medica, ἰατρίνη). Puisque nous sommes à
Lyon, une place de choix sera réservée à Metilia Donata, qui fait don d’un monu-
ment funéraire sur sa fortune26. D’autres ne sont connues que par la littérature
médicale, et notamment par Galien ou tel de ses prédécesseurs. Je commencerai

se contractent. L’analyse de GRENSEMANN 1987, p. 30-32. Cf. aussi les remarques de Flo-
rence BOURBON 2008, dans son édition de Nature de la femme, p. LXXVI, note 166, à propos
des emplois d’ἐσαφάσσειν dans ce dernier traité hippocratique.
23
Pour la suite, on consultera notamment la bonne introduction de GOUREVITCH 1984,
p. 223 sq.
24
De comp. med. per gen. V 13 (K 13, 840).
25
Cf. CIL VI, 9477 et 9478, et GOUREVITCH 1984, p. 224.
26
ROUGÉ 1982.

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PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

par prendre l’exemple d’Antiochis. Nous la rencontrons dans le traité de Galien


sur les médicaments selon les lieux, mais la citation de Galien est selon toute pro-
babilité tirée d’une citation d’Asclépiade le Jeune. Une longue série de recettes de
ce médecin, série consacrée aux emplâtres contre certaines affections de la rate,
occupe en effet les pages 248 à 254 du tome XIII de l’édition Kühn. Elle est tirée,
nous dit Galien, du livre 4 du Traité sur les remèdes externes de ce médecin, et
citée littéralement (κατὰ λέξιν) par lui (Galien). On y reconnaît souvent les impé-
ratifs (notamment χρῶ) assez caractéristiques de ce médecin. Antiochis est donc
l’auteure d’un emplâtre contre les maux de la rate27 ; ce qui est intéressant, c’est
qu’elle l’a préparé pour une certaine Φαβίλλη (ἐσκευάσθη Φαβίλλῃ), et qu’il en
existe une autre version, célèbre, composée également pour ladite Φαβίλλη. Mé-
decine des femmes pour les femmes ? Nous y reviendrons.
Nous pouvons encore citer Xanitè28, qui est l’auteure d’une pommade pour
le siège (ἑδρικόν). Elle apparaît sans commentaire dans une liste de remèdes
d’Andromachos le Jeune cités par Galien (la liste va de K 13, 307 à K 13, 312).
Il est peut-être utile, pour mieux comprendre comment les professions mé-
dicales du début de l’Empire se partagent la scène clinique, de rappeler une
anecdote célèbre, celle qui voit Galien soigner la femme de Boethus, grand per-
sonnage consulaire. C’est bien sûr Galien lui-même qui nous rapporte l’anecdote,
dans le traité Sur le pronostic, à Épigenès :
« La femme de Boethus, qui avait été prise de flux utérin, avait au début
honte devant les médecins réputés, dont je paraissais déjà à tous faire partie ;
elle eut recours aux sages-femmes habituelles, les meilleures de la ville.
Comme cela ne s’améliorait pas, Boethus nous rassembla tous, et s’enquit
auprès de nous de ce qu’il fallait faire.29 »

La femme a ensuite le ventre qui gonfle, et plusieurs des sages-femmes pré-


sentes sont persuadées qu’elle est enceinte, mais la présence d’écoulement de sang
empêche les médecins de se rallier à cette opinion.
« Celle qui la gardait, et dont nous pensions avec confiance qu’elle était la
meilleure, s’occupait d’elle comme si elle était enceinte et en particulier la
lavait tous les jours ; il arriva que dans la première salle du bain elle fut prise
d’une douleur très vive, comme cela arrive aux femmes qui accouchent. Elle
perdit une certaine quantité de liquide aqueux, au point de perdre connais-
sance, et d’être transportée hors du bain par cette femme. Celles qui
l’entouraient se mirent à appeler et à crier, sans qu’aucune d’entre elles lui
frottât les pieds, les mains ou encore la région de l’orifice du ventre, que l’on

27
GALIEN, De comp. med. sec. locos IX, 2 (K 13, 250) ; les mêmes recettes (à quelques mots
près, dans l’édition Kühn) reviennent dans un autre passage où Galien cite à nouveau le livre
IV du Traité d’Asclépiade : De comp. med. sec. loc. X, 1 (K 13, 341).
28
De comp. med. sec. loc. IX 9 (K 13, 311).
29
GALIEN, De praecognitione ad Epig., p. 110 l. 18-22 Nutton (K 14, 641).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 30


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

appelle ‘estomac’. Comme je me trouvais par hasard près de la porte du bain,


entendant des cris, je bondis à l’intérieur et je l’aperçus sans connaissance. Je
pris aussitôt du parfum au nard, pour en frotter l’estomac, tout en enjoignant
aux femmes présentes de ne pas rester là à crier en vain, et de lui réchauffer
plutôt les unes les pieds, les autres les mains, d’autres enfin de lui mettre des
parfums sous le nez. Nous parvînmes alors rapidement à la réveiller. »

La suite est particulièrement intéressante, et l’on nous permettra de la citer


d’abord en grec :
Galien, De praecognitione ad Epigenem, p. 112 l. 23-26 Nutton (K 14, 643-
644) :
Ἥδετο δὲ µεγάλως ἡ µαῖα προσσταλείσης ἐπὶ τῇ κενώσει τῆς γαστρός, οὐχ
οὕτως ἐπὶ τῷ σφαλῆναι ἐπὶ τῇ τοῦ τίκτειν δόξῃ ἀλλ’ ἐπὶ <τῷ> τὸ
διατεταγµένον ἀπιστοῦσιν ἡµῖν ἀντιλέγειν ὡς ἐπιστηµονικῶς εἰδυῖα τὸ
πρᾶγµα.
––––––––––––––––
<τῷ> add. Nutton.

« La sage-femme se réjouit beaucoup, lorsque le ventre, en se vidant, reprit


son volume ordinaire ; non pas tant parce qu’elle s’était trompée dans son
opinion en prétendant que la patiente était enceinte, mais parce que, comme
quelqu’un qui aurait eu de l’affaire une connaissance scientifique, elle nous
avait contredits, nous, les médecins, qui ne faisions pas confiance au traite-
ment traditionnel.30 »

Ce texte montre non seulement qu’il y avait une concurrence disons clinique
ou thérapeutique entre médecins et sages-femmes, mais encore que sur le plan du
savoir, des prétentions scientifiques, les deux corporations devaient s’affronter
souvent31.

6. Les femmes-médecins et sages-femmes à nom de courtisane

6.1. Introduction : d’Aspasie à Cléopâtre et retour

Il faut signaler que, malgré la publication de l’édition, très minutieuse,


d’Ilberg, malgré les riches annotations de l’édition de Burguière-Gourevitch-
Malinas, ceux qui s’intéressent à Aspasie ne seront pas très aidés. Car il y a un
bon gynécologue, Soranos (auquel s’intéressent les éditeurs modernes), et des au-
teur(e)s mineures, qui paraissent indignes de l’intérêt du chercheur, comme
Aspasie : c’est donc à elle que je me suis intéressé. Il arrive qu’Ilberg ne signale
30
Ibid., p. 112 l. 10-26 (K 14, 643-644).
31
Rappelons (ce sera important pour la suite de notre propos) qu’une bonne sage-femme,
d’après SORANOS (I, 2, p. 5 BURGUIÈRE-GOUREVITCH), doit « savoir les lettres » et avoir ac-
cès à la théorie (θεωρία).

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PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

même pas, dans son apparat lemmatique, d’où viennent les passages d’Aetius
donnés comme parallèles (ainsi pour le chapitre 12 Zervos [Ilberg p. 32 « ex-
cerps(it) Aet(ius) »], pour le chapitre 15 Zervos [Ilberg p. 136 « cf. Aet. »]) ;
d’autres fois au contraire, il donne la source, ainsi pour le chapitre 22, κατὰ
πόσους τρόπους γίνεται δυστοκία ἐπὶ τῶν παρὰ φύσιν γεννωµένων, ̓Ασπασίας, il
écrit (p. 129, note de l’apparat lemmatique ad l. 9 sq.) « cf. Aet(ius) XVI 22
(Ἀσπασίας) ». Ou encore pour le chapitre 18 Zervos, pour lequel il cite le titre
d’Aetius (p. 47, note de l’apparat lemmatique ad l. 21) : « excerps(it) Aet(ius)
XVI 18 (φθόρια ̓Ασπασίας) ».
Je crois pourtant qu’Ilberg a soupçonné, malgré les hésitations dont fait
preuve son apparat lemmatique, quelle pouvait être l’importance d’Aspasie : il
écrit par exemple dans l’étude préliminaire qu’il avait publiée à titre
d’introduction à ses travaux pour l’édition :
« Der Titel ἐκ τῶν ̔Ρούφου καὶ ̓Ασπασίας bei Aetios weist darauf hin, daß
Rufus von ihm nicht direkt, sondern durch Vermittlung einer ‘Aspasia’ be-
nutzt ist, die noch in vielen andern Aetiostiteln genannt wird und deren
Name in ‘Kleopatra’ eine Analogie findet32. »
« Le titre ἐκ τῶν Ρ
̔ ούφου καὶ ̓Ασπασίας, chez Aetios, indique qu’il n’utilise
pas Rufus directement, mais par l’intermédiaire d’une ‘Aspasie’, citée éga-
lement dans bien des chapitres de cet auteur, et dont le nom présente quelque
analogie avec celui de ‘Cléopâtre’. »

Ici c’est le rôle (possible) d’intermédiaire joué par Aspasie qui est souligné
(et l’on sait combien sont importants, pour la critique des sources, ces rôles
d’intermédiaires), mais la mention de Cléopâtre va me conduire à une autre re-
marque de Ilberg, après quelques mots de présentation, car je crois que de sa part
cette mention de Cléopâtre n’est pas innocente.
Cléopâtre est le nom que Galien donne à une auteure à qui il doit un bon
nombre de recettes de remèdes cosmétiques33. Les recettes données concernent les
différentes affections du cuir chevelu, et sont tirées d’un livre intitulé « le Cosmé-
tique »34. Elle est l’un des nombreux pharmacologues actifs au cours des deux
premiers siècles de l’ère chrétienne, et peut-être assez proche de Galien dans le
temps. Il est difficile de ne pas penser qu’il y a peut-être un pseudonyme derrière
le nom d’une reine renommée pour sa beauté et son intelligence à la fois (qui sau-
rait mieux inventer de jolies recettes de cosmétiques ?), mais le nombre de
femmes médecins au cours de la période ne nous interdit nullement de penser
qu’une femme a pu prendre cet illustre nom, voire le porter par hasard de nais-

32
ILBERG 1910, p. 52, n. 2 en bas.
33
De comp. med. sec. loc. lib. I (K 12, 403-405 ; 432-434 ; 492-493). Il est difficile de savoir si
ces recettes, que Galien cite directement d’après le livre de Cléopâtre, ont été connues par lui
de première main, ou bien si c’est Criton qui les lui a « soufflées ».
34
De comp. med. sec. loc. lib. I (K 12, 403).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 32


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

sance, le nom étant commun pendant toute l’Antiquité tardive. L’on voit déjà que
cet(te) auteur(e) présente avec notre Aspasie (par l’intermédiaire de leurs « an-
cêtres ») de nombreux points communs ; l’une a peut-être influencé le
gouvernement de la Grèce, l’autre a voulu influencer celui de Rome, l’une et
l’autre ont a séduit les plus hauts personnages mâles de leur époque respective.
L’une et l’autre ont été admirées, de façon ambiguë, pour leur beauté, à moins que
ce ne soit pour leur sagesse35.
Il se trouve que le Parisinus graecus 2153 contient une notuscule qui a
exercé la sagacité des chercheurs ; la voici.
+ ἑνταῦθά ἐστιν ἑνὸς ἑκάστου σχήµατος τὰ ἐν τῇ µήτρᾳ τῆς διαπλάσεως τῶν
ἐµβρύων· καὶ πῶς ὀφείλει ἐκβάλλειν ἕκαστον ἡ µαῖα µετὰ τῆς ἑρµηνείας τοῦ
γράµµατος· ἐάσαµεν δέ, διὰ τὸ ποικίλον [tout ceci à l’encre rouge]+
γυναικεῖος ὑποζωγράφος· ὀλυµπιάδος ἡρακλείας διαπεµποµένης πρὸς
Κλεοπάτραν βασίλισσαν Αἰγύπτου· [ces deux lignes à l’encre noire] +
Σωρανός + [ce nom à l’encre rouge, en gros caractères]36

Même si le détail de ce scholion reste obscur et sans doute corrompu, il ne


manque pas d’intérêt, à mon avis. Les éditeurs de la C.U.F. le traduisent ainsi :
« Ici figurent, pour chaque position (du fœtus) ce qui a trait à la configuration
des embryons dans la matrice, et la façon dont la sage-femme doit extraire
chacun, avec l’explication du dessin. Nous y avons renoncé [scil. à repro-
duire les schémas] à cause des couleurs. + Illustrateur spécialisé en médecine
des femmes (?) d’Olympias d’Héraclée, qui adresse [ces schémas ?] à Cléo-
pâtre, reine d’Égypte. »

Voici ce qu’écrit pour sa part Ilberg, après avoir cité notre scholion :
« Man braucht sich nur einigermaßen der schon seit dem Altertum wuchern-
den pseudepigraphischen Literatur und Legende zu erinnern, um ein solches
Testimonium ohne weiteres als wertlos über Bord zu werfen. »37
« Il suffit de se souvenir ne serait-ce qu’un peu de la littérature et de la lé-
gende pseudépigraphiques qui ont pullulé depuis l’Antiquité pour jeter un tel
témoignage par-dessus bord comme sans valeur. »

On aperçoit ici, il me semble, le témoignage des hésitations d’Ilberg. Faut-il


adopter une attitude purement scientifique, neutre en quelque sorte, qui s’attache
au recensement des témoignages et à la connaissance que l’on peut en avoir par-
delà les siècles (ainsi qu’Ilberg le fait d’ailleurs bien souvent, heureusement), ou
bien faut-il mettre implicitement en valeur une « bonne science », celle qui garde
quelque chose du legs de l’époque classique, au détriment des auteurs perdus dans

35
PLUTARQUE, Vie de Périclès 24 ; Vie d’Antoine 27.
36
Le texte donné est celui de l’édition BURGUIÈRE-GOUREVITCH-MALINAS.
37
ILBERG 1910, p. 20.

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PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

les amalgames compilatoires des âges d’argent, qu’il faut « jeter par-dessus
bord » ? Aspasie en a jusqu’ici plus ou moins fait les frais, comme Cléopâtre, qui
n’est cependant pas, comme le croit l’auteur du scholion, la reine d’Egypte, mais
bien plutôt, si elle a quelque chose à voir avec la médecine gynécologique,
l’auteure citée par Galien dont nous venons de parler. Et le lecteur moderne qui
cherche à se renseigner sur notre gynécologue rencontrera à l’occasion ici et là
des remarques quelque peu dépréciatives à son sujet, comme celle d’Ilberg que
nous venons de citer à propos d’un témoignage de l’écho de ce que je pourrais ap-
peler la gynécologie (pseudépigraphe ?) des courtisanes dans la médecine
standard38.

6.2. Sages-femmes et courtisanes

Or, il se trouve que la voix des courtisanes est déjà audible dans plusieurs
passages du corpus hippocratique (j’emploie le mot courtisane de façon « molle »,
pour éviter d’avoir à caractériser de façon précise et pour ainsi dire sociologique
les métiers du sexe dans l’Antiquité, sujet sur lequel je suis relativement incompé-
tent).
En Chairs 1939, l’auteur hippocratique affirme s’être entretenu avec les
« hétaïres publiques » au sujet de la perception qu’elles ont du moment où la se-
mence de l’homme se fixe dans l’utérus. Le même auteur, un peu plus loin,
suggère à ses lecteurs de s’informer de l’âge de naissance des fœtus auprès des
sages-femmes (εἰ δέ τις βούλεται καὶ τοῦτο ἐλέγξαι, ῥηΐδιον· πρὸς τὰς ἀκεστρίδας
αἳ πάρεισι τῇσι τικτούσῃσιν ἐλθὼν πυθέσθω)40.
Dans Nature de l’enfant, le médecin hippocratique, comme nous l’avons dé-
jà rappelé en 3, affirme avoir été appelé pour aider une chanteuse de petite vertu à
se débarrasser du produit accidentel de son activité annexe.
Dans la littérature postérieure, de nombreux témoignages sont à prendre en
compte.
Dans un passage consacré aux remèdes tirés du corps des femmes, Pline cite
des recettes empreintes de superstition, données avec des indications contradic-
toires par Laïs et Elephantis41 : melius est non credere. Mais il ajoute aussitôt
d’autres recettes, peut-être plus crédibles à ses yeux, transmises par la même Laïs

38
Je n’ai pas pu, dans le cadre restreint de cette recherche, me rendre auprès du legs Grmek, où
se trouveraient, me dit-on, les matériaux rassemblés par le défunt savant, qui préparait,
semble-t-il, un article sur cette question.
39
T. 8, p. 610 l. 3-6 Littré.
40
T. 8, p. 614 l. 10-12 Littré.
41
PLINE, NH 29, 81.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 34


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

et une certaine Salpè, ainsi que par Sotira obstetrix42. Laïs (qui porte donc le
même nom que la célèbre courtisane du IVe siècle avant notre ère) ne nous est pas
connue par ailleurs. En revanche Elephantis est sans doute la même que celle dont
les livres servaient à l’empereur Tibère, à Capri, pour suggérer des prouesses
sexuelles aux figurants qu’il y invitait43. Cette Elephantis est encore citée par
Martial dans le contexte de la littérature spécialisée dans les positions
d’accouplements44, et elle est probablement la même qu’une Elephantinè
(Ἐλεφαντίνη) que l’on rencontre dans une notice de la Suda que je ne résiste pas
au plaisir de citer :
« Astyanassa : servante d’Hélène, la femme de Ménélas. Elle fut la première
à trouver les façons de se coucher pour faire l’amour, et elle écrivit sur les
positions amoureuses ; plus tard, Philainis et Elephantinè rivalisèrent avec
elle en ce domaine, en révélant au public les chorégraphies secrètes de la dé-
bauche.45 »

Elephantis semble encore apparaître (sous le nom d’Elephantidè, cette


fois…) dans une liste de remèdes à la calvitie donnée par Galien d’après le texte
de Soranos46. Un gynécologue s’intéresse aux remèdes cosmétiques et cite une
femme à nom de courtisane : nous restons, si je puis dire, dans le même cercle.
Revenons à Olympias. Nous connaissons une auteure gynécologique (ou
une femme médecin ?) de ce nom, qui serait à placer au Ier siècle avant notre ère,
si l’on en croit une supposition de Deichgräber dans l’article de la Realenzyclopä-
die. Voici les références des textes qui la concernent (Pline, NH) :
– 20, 226 : la mauve serait abortive, mêlée avec de la graisse d’oie.
– 28, 246 : un remède pour « purger » les femmes, c’est-à-dire pour faire
venir les règles.
– 28, 253 : un remède pour soigner les parties génitales abîmées par
l’accouchement, et éviter ainsi une stérilité due aux blessures post-partum.
On note qu’elle donne un remède abortif (la mauve, donc ; à moins qu’elle
ne prévienne les patientes contre les dangers de la plante, mais il n’y a pas loin de
l’un à l’autre), et qu’elle fait preuve d’une certaine sollicitude à l’égard des partu-
rientes, comme notre Aspasie. Certes, l’Olympias de Pline est appelée Olympias

42
Laïs et Salpè : 29, 82 ; Sotira obstetrix : 29, 83. Cette dernière apparaît de nouveau dans un
anonyme en questions-réponses de la fin de l’Antiquité édité par Rose, Soranus Gynaecia,
p. 131 sq. : Liber geneciae ad soteris obsetrix (sic pour l’orthographe de ce titre).
43
SUÉTONE, Tiberius 43, 2 : Cubicula plurifariam disposita tabellis ac sigillis lasciuissimarum
picturarum et figurarum adornauit librisque Elephantidis instruxit, ne cui in opera edenda
exemplar imperatae schemae deesset.
44
MARTIAL 12, 43.
45
Suidae lexikon ed. Adler, I p. 393, l. 16 et sq. Le σχήµατα (« positions ») du texte grec répond
au schemae de Suétone, note 43 ci-dessus.
46
De comp. med. sec. loc. lib. I (K 12, 416).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 35


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

de Thèbes, et non Olympias d’Héraclée. Mais Héraclée (Héraclée Trachis, au nord


des Thermopyles ?) n’est pas très éloigné de Thèbes, et il n’est pas interdit de
penser que le copiste qui a introduit dans une collection gynécologique d’époque
indéterminée la référence obscure du scholion cité ci-dessus songeait à la femme
médecin connue de Pline.

7. « Aspasie », un nom qui prédispose à la maïeutique

Il est curieux de noter que Platon, dans le Ménéxène, fait parler une Aspasie.
Celle-ci, dit Socrate, a enseigné l’art de la parole à bien des gens, et notamment à
Périclès, ainsi qu’à lui, Socrate. Citons un instant le texte de Platon : Ménéxène
invite Socrate à lui dire ce qu’il dirait, s’il était choisi comme orateur pour pro-
noncer l’éloge des Athéniens morts à la guerre :
« De mon propre fonds, rien, peut-être. Mais, pas plus tard qu’hier, j’ai en-
tendu Aspasie faire une oraison funèbre complète sur ces mêmes hommes.
Elle avait appris la nouvelle que tu rapportes, que les Athéniens allaient choi-
sir l’orateur. Là-dessus, elle improvisa devant moi une partie du discours, tel
qu’il fallait le faire ; pour le reste, elle y avait déjà réfléchi au moment où, je
suppose, elle composait l’oraison funèbre que Périclès prononça, et c’étaient
les restes de cette oraison qu’elle soudait ensemble. » (236 a-b).

Nous retrouvons ici le goût du pastiche, de la citation, et l’activité du compi-


lateur, du « soudeur » de morceaux choisis.
Platon aimait faire parler les autres… le fils de Phénarète47 en a su quelque
chose. Citons ces lignes devenues canoniques où Socrate présente le métier de
sage-femme48 :
Καὶ µὴν διδοῦσαί γε αἱ µαῖαι φαρµάκια καὶ ἐπᾴδουσαι δύνανται ἐγείρειν τε
τὰς ὠδῖνας καὶ µαλθακωτέρας ἂν βούλωνται ποιεῖν, καὶ τίκτειν τε δὴ τὰς
δυστοκούσας καὶ ἐὰν + νέον ὂν + δόξῃ ἀµβλίσκειν, ἀµβλίσκουσιν;
« À la vérité, les sages-femmes, en donnant des remèdes et en prononçant
des incantations, sont capables d’accroître ou d’adoucir, si elles le veulent,
les douleurs de l’enfantement, de faire accoucher celles qui ont des accou-
chements difficiles, et, †… † s’il paraît préférable de pratiquer un
avortement, elles le font, n’est-ce pas ? »

On a l’impression saisissante de retrouver dans ce texte un résumé des cha-


pitres aspasiens d’Aetius.
Phénarète elle-même est peut-être une fiction. Un bel article de Ann Hanson
(1996) a spéculé sur les raisons qui ont pu conduire les auteurs tardifs à faire en-

47
Theaet. 149 a.
48
Ibid. 149 c-d.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 36


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

trer une Phénarète parmi les (femmes) ancêtres d’Hippocrate. La mère de Socrate,
celle qui lui a appris le bel art de la maïeutique, l’art de faire parler les autres, de-
vient une ancêtre mythique du père des discours médicaux. Comment ne pas
penser que la courtisane par excellence, la belle Aspasie, pourrait avoir quelque
chose à faire avec l’art de soigner ? On est conduit, à travers Platon et sa sage-
femme, promise à si bel avenir, à se demander si Aspasie ne serait pas elle-même
une fiction. On y est conduit d’autant plus aisément que la parole des femmes,
dans une Antiquité dominée par les hommes, n’a pas bonne presse.
Disons encore quelques mots de la première Aspasie. Le personnage histo-
rique de la bonne amie de Périclès a beaucoup fait parler de lui, ou a beaucoup
parlé, comme on voudra. C’est bien sûr le livre XIII des Sophistes à table qui
nous donne les renseignements les plus détaillés à ce sujet. On y apprend en parti-
culier que les anciens soupçonnaient parfois, à la suite d’Idoménée [de
Lampsaque, ami d’Épicure, auteur de biographies, en part. περὶ τῶν Σωκρατικῶν],
que l’Aspasie d’Eschine le Socratique49 fût en fait une composition de Socrate lui-
même… Le nom avait aussi servi de titre à un dialogue d’Antisthène. Quant à Hé-
rodicos ὁ Κρατήτειος [grammairien du IIe siècle avant notre ère, élève de Cratès
de Mallos], il a transmis des vers d’Aspasie, dont nul ne soupçonnerait au-
jourd’hui qu’ils aient pu être écrits par la grande dame du milieu du Ve siècle. « Il
ne m’a pas échappé, Socrate, que le désir du fils de Dinomaque et de Klinias avait
mordu ton cœur… » (il s’agit bien sûr d’Alcibiade). Voici de nouveau Aspasie
enseignant Socrate, et ce, sur le même programme que Phénarète, si l’on peut
dire, puisque cette dernière connaissait non seulement l’art de faire naître, mais,
nous dit le Théétète, celui de bien assortir les couples50.
Une autre Aspasie doit nous intéresser ; je veux parler de la courtisane qui
partagea la vie de Cyrus le Jeune. Élien (à la fin du second ou au début du troi-
sième siècle) lui consacre une longue notice de l’Histoire variée51. Nous y
apprenons que cette Aspasie était fille d’une mère morte en couche, et qu’encore
enfant, elle fut guérie d’une protubérance au cou par une offrande à Aphrodite –
« et non par les médecins ou les remèdes ». On la connaît aussi sous le nom de
Milto, mais il semble bien que Milto soit le surnom, et Aspasie son nom
d’origine ; cela dit, il n’est pas improbable qu’Aspasie ait fini par devenir, à une
certaine époque, un nom professionnel (de courtisane).
Ces deux Aspasies illustres, dont l’une fréquente le maître de la maïeutique
et l’autre survit à la mort de sa mère en couches, ne peuvent que nous inciter à re-
garder avec prudence le nom d’une Aspasie gynécologue de l’Antiquité tardive.
Il faut enfin signaler que si une courtisane se mettait à écrire, ce ne serait
pas une première, puisque nous savons que Gnathaena, courtisane célèbre, avait

49
Cf. ATHÉNÉE V 220 b.
50
PLATON, Théétète 149 d 5 sq.
51
Histoire variée, XII, 1. Elle est aussi citée par ATHÉNÉE XIII, 576 d.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 37


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

écrit une Règle de banquet, pour rivaliser, nous dit Athénée, avec les philosophes
qui composaient ce genre d’ouvrage, et que Callimaque l’avait reçue dans son ca-
talogue : 323 lignes52.

8. Poésie et vérité : de quelques soupçons modernes, et conclusion dubitative

Dans une conférence (éditée ensuite sous forme de plaquette) intitulée « Die
griechische Dichterin », Martin L. West a étudié les poétesses de la littérature
grecque. Il a, à cette occasion, rappelé une hypothèse qu’il avait déjà formulée par
le passé : Erinna, poétesse du IVe siècle, serait une fiction, une auteure imaginaire.
West apporte à cette hypothèse des arguments assez convaincants, qu’il n’y a pas
lieu d’étudier ici, et il rappelle que la fiction consistant à créer des poétesses avait
de beaux jours devant elle, depuis la Damophylè de Philostrate (Vie d’Apollonios,
I, 20) jusqu’à la Bilitis de Pierre Louÿs, il y a un peu plus de cent ans. Il écrit :
« Erinna, ainsi que toute sa tragique histoire, fut la brillante création d’un auteur
anonyme [noter le masculin] dont l’imagination créatrice s’est imposée au goût
romantique du premier hellénisme » (p. 25, je traduis).
Comme je me posais, à cause de mon Aspasie, la question des modalités
d’une voix féminine dans l’Antiquité, je suis allé voir du côté des poétesses. Sul-
picia : les éditeurs de la Renaissance nous ont laissé un long fragment
hexamétrique Sulpitiae carmina quae fuit Domitiani temporibus53. Las ! Il ne
s’agirait pas là de la production de la poétesse admirée par Martial (10, 35) mais
d’un exercice maladroit produit par quelque savant de la fin de l’Antiquité ou
même de la première Renaissance. Notons cependant qu’une poétesse appelée
Sulpicia a bien existé à Rome à la fin du premier siècle de notre ère, et qu’elle y a
composé des vers admirés par Martial ; il n’est pas exclu que le vers 15 de
l’épigramme de Martial, cuius carmina qui bene aestimarit, nullam dixerit esse
nequiorem, nullam dixerit esse sanctiorem soit une allusion aux prouesses
sexuelles des deux époux. Sujet particulièrement féminin pour l’esprit hellénis-
tique, comme tout ce qui touche aux organes de la reproduction ?
Mais il y a une autre Sulpicia, celle du corpus Tibullianum. On sait les
soupçons qui pèsent sur la sincérité des auteurs d’élégies érotiques romaines, et
sur le caractère autobiographique ou non de leurs expériences amoureuses, no-
tamment depuis le beau livre de Paul Veyne. J’espérais, lorsque j’ai commencé à
réfléchir à cette question d’une voix des femmes dans la littérature antique, que
celui-ci (Veyne) aurait eu à cœur d’évoquer le cas Sulpicia (la S. élégiaque, donc),
puisqu’il a détricoté en des pages admirables la fiction des « ego » que Tibulle ou
Properce ont dressés pour leurs lecteurs devant une Cynthie ou une Délie imagi-

52
ATHÉNÉE XIII 585 b. Notons que Callimaque est à peu près contemporain de Gnathaena.
53
Pour cette Sulpicia, cf. KROLL 1931.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 38


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

naires. Mais non : Sulpicia n’y apparaît, sauf erreur, que dans une note de bas de
page. Veyne semble affirmer sa réalité54, comme le fait Gordon Williams dans son
ouvrage Tradition and Originality in Roman Poetry, Oxford, 1968, p. 542. Et sans
prétendre à aucune certitude en la matière, j’avoue que mon survol de la littérature
secondaire à ce sujet m’incline à penser que Sulpicia a vraiment existé55.
Bien sûr, il reste quelques poétesses, il reste Sappho, il reste, admettons, Co-
rinne ou Nossis. Mais nous voyons à travers ce détour par les « belles lettres »
qu’il y a un problème de la voix féminine dans l’Antiquité, problème qui découle
directement de l’interdiction qui est faite, dans la vie courante, aux femmes de
parler en public (l’Économique de Xénophon ou les textes de Plutarque sont élo-
quents à ce sujet).
Mais plus que la poésie, c’est la médecine qui nous intéresse ici, et elle n’est
pas épargnée par le scepticisme des modernes. Helen King (1998) a laissé en-
tendre que les deux témoignages du Corpus hippocratique mettant en scène une
recherche d’information auprès de prostituées et de sages-femmes pourraient bien
ne pas être le reflet de rencontre réelles (qui feraient entendre peu ou prou la voix
authentique de femmes du Ve ou IVe siècle), mais être au contraire des fictions,
créées pour donner du crédit au discours du médecin hippocratique : « a further
possibility must be that this is all male bluff, comparable to the manufacturers of
methods of birth control in the 1930s couching their claims in the voices of female
‘experts’ sharing their experience ‘woman to woman’ » (p. 136). Elle a montré
également qu’une autre sage-femme, Hagnodikè, prétendue disciple d’Hérophile,
était une fiction (p. 181-186).
Le cas Aspasie nous place donc devant cette difficulté qui se pose réguliè-
rement aux chercheurEs des études de genre (gender studies) sous la forme d’un
raisonnement circulaire : « les femmes n’ont pas eu la parole jusqu’ici ; par con-
séquent, il est improbable que les quelques textes de femmes que nous possédons
ne soient pas écrits par des hommes ; nous n’avons donc aucun texte écrit par des
femmes, ce qui prouve bien qu’elles n’avaient pas la parole. » Le problème se
pose à peu près dans les mêmes termes pour différentes minorités.
Helen King semble cependant croire à l’historicité d’Aspasie : « Aspasia
was a writer on women’s diseases in the second century A.D. » écrit-elle (p. 186)
sans citer aucune source, alors qu’elle est plus circonspecte à propos de Cléopâtre
(« the alleged author », ibid., dit-elle en citant imprécisément les témoignages ga-
léniques à son sujet).
Bien sûr, l’ensemble des faits allégués jusqu’ici semble aller dans le sens
d’une « fausse auteure ». La question du nom est ici centrale. Cléopâtre est un

54
VEYNE 1983, p. 285, note 10 : « Les vers d’amour pouvaient faire allusion à la véritable per-
sonne du poète ou de la poétesse, s’il s’agissait d’une affection légitime pour une épouse ou
pour un fiancé. Il faudrait évoquer ici le cas de Sulpicia ».
55
Je remercie Johanne Lévy, qui a bien voulu éclairer ma lanterne à ce sujet.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 39


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

nom très fréquent, Aspasie ne l’est pas. Le répertoire de Solin56 donne 9 « Aspa-
sie » attestées par l’épigraphie. On opposera cette rareté aux 172 Athenaïs ou aux
293 Eutychia par exemple. Dans ces conditions, il est probable qu’Aspasie soit un
pseudonyme, un nom bien choisi par quelqu’un qui avait compris que ce nom se
situait à la croisée de bien des chemins littéraires. C’est aussi, il me semble, la po-
sition de Gourevitch et Burguière, qui parlent de « la prétendue Aspasie »57. Et
l’on pourrait être assez vite conduit à ajouter à cette première déduction une deu-
xième : Aspasie ne saurait être qu’un pseudonyme pris par un homme.
J’hésite à aller si loin dans le scepticisme, et à approuver cette deuxième
conclusion. Je vais essayer d’expliquer pourquoi. Les œuvres littéraires (et
j’inclus sous cette étiquette également les œuvres de littérature technique) peuvent
bien avoir été créées par des auteurs déguisés (l’Antiquité abonde en témoignages
à ce sujet). On est convenu de penser que la chose était moins probable pour les
inscriptions votives, et, de cet accord des doctes, il résulte qu’il a bien existé des
femmes medicae dans le monde gréco-romain, pour lesquelles nous avons aussi
des témoignages littéraires indirects. Et il est à peu près certain qu’il y a eu des
femmes comme Antiochis qui pratiquaient la médecine (et plus encore la « maïeu-
tique », l’art de l’accouchement !) surtout ou uniquement pour d’autres femmes.
Par ailleurs, il y a bien des femmes qui ont composé des œuvres littéraires.
Il y a même des courtisanes qui ont composé des œuvres littéraires (Gnathaena).
Et il n’est pas invraisemblable que des médecins se soient informés auprès de
courtisanes, même si les témoignages du C. H. à cet égard paraissent suspects ;
car les courtisanes ne vivent pas dans un monde séparé des autres êtres humains,
les nombreuses anecdotes d’Athénée, dont une partie doit être exacte, en témoi-
gnent.
Bien que chaque société définisse, bien au-delà des catégories du sexe bio-
logique, des classes de genre auxquelles elle voudrait (si tant est que la société
veuille quoi que ce soit) que l’on se conformât, les individus dépassent ces habits
qu’on leur a mal faits, ils / elles se déguisent constamment et peuvent, à
l’occasion, faire changer les catégories que leurs aînés avaient définies58. Les
femmes ne devraient pas parler, disent les anciens. Mais il peut bien se trouver
qu’elles l’aient fait quand même.
J’ai donné, dans les lignes qui précèdent, un aperçu de ce que l’on peut sa-
voir de l’œuvre d’Aspasie, gynécologue de la fin de l’Antiquité. J’ai essayé de
montrer que pour un(e) médecin de l’époque romaine occupé notamment de gy-
nécologie, « Aspasie » était un nom fort bien trouvé, en particulier si cette
personne se piquait de références littéraires érudites. Cela n’implique pas que ce

56
SOLIN 20032 (= CIL Auctarium 2, 1).
57
SORANOS, Maladies des femmes, livre IV, p. 86. Cf. aussi ibid., en haut de la page : « cette
signature supposée ».
58
On trouvera de belles pages à ce sujet dans le beau livre récent d’Elsa DORLIN 2006.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 40


PASCAL LUCCIONI « ASPASIE » : UNE GYNÉCOLOGUE D’ÉPOQUE IMPÉRIALE ?

nom ait été choisi par une médecin femme. Mais il serait de mauvaise méthode de
juger qu’il serait impossible qu’il en soit ainsi. Nous nous rappellerons, nous
autres barbares, les beautés et les difficultés de ce genre de truchement en relisant,
pour finir, quelques lignes qui portent non sur une Aspasie, mais sur Cléopâtre,
reine d’Égypte :
Καὶ γὰρ ἦν, ὡς λέγουσιν, αὐτὸ καθ’ αὑτὸ τὸ κάλλος αὐτῆς οὐ πάνυ
δυσπαράβλητον οὐδ’ οἷον ἐκπλῆξαι τοὺς ἰδόντας, ἁφὴν δ’ εἶχεν ἡ
συνδιαίτησις ἄφυκτον, ἥ τε µορφὴ µετὰ τῆς ἐν τῷ διαλέγεσθαι πιθανότητος
καὶ τοῦ περιθέοντος ἅµα πως περὶ τὴν ὁµιλίαν ἤθους ἀνέφερέ τι
κέντρον. Ἡ δονὴ δὲ καὶ φθεγγοµένης ἐπῆν τῷ ἤχῳ· καὶ τὴν γλῶτταν ὥσπερ
ὄργανόν τι πολύχορδον, εὐπετῶς τρέπουσα καθ’ ἥν βούλοιτο διάλεκτον,
ὀλίγοις παντάπασι δι’ ἑρµηνέως ἐνετύγχανε βαρβάροις, τοῖς δὲ πλείστοις
αὐτὴ δι’ αὑτῆς ἀπεδίδου τὰς ἀποκρίσεις.
« Et de fait sa beauté, à ce que l’on dit, n’était pas en elle-même incompa-
rable, ni telle qu’elle dût frapper de stupeur ceux qui la voyaient, mais sa
fréquentation avait un attrait irrésistible, et sa silhouette, en même temps que
le caractère persuasif de ses paroles, et la manière d’être qui se manifestait
dans sa conversation, cela portait avec soi une sorte d’aiguillon. Le plaisir
accompagnait même le son de sa voix quand elle parlait, et elle accoutumait
facilement sa langue, comme un instrument à plusieurs cordes, aux tournures
de tous les dialectes ; il y avait peu d’étrangers à qui elle s’adressât par
l’intermédiaire d’un interprète ; à la plupart, c’était elle qui répondait, sans
aide.59 »

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59 Plutarque, Vie d’Antoine 27.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 41


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Leipzig, Teubner (= Abhandlungen d. ph.-hist. Klasse d. kön. sächs.
Gesellsch. d. Wiss. XVIII, ii).

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Eruditio Antiqua 1 (2009) : 45-62

L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR


AMOS DE SAINT JÉRÔME

ALINE CANELLIS
UNIVERSITÉ JEAN MONNET – SAINT-ÉTIENNE

Résumé

Traduits de l’hébreu avant 393, les douze Petits Prophètes ont été intégralement commentés
par Jérôme en trois vagues successives sans qu’ait été respecté l’ordre des livres bibliques, de
l’aveu même de l’exégète. En effet, Jérôme n’achève son entreprise qu’en 406 lorsqu’il rédige
les Commentaires sur Zacharie, Malachie, Osée, Joël et Amos. Les trois livres de ce Com-
mentaire sur Amos s’ouvrent chacun par une pièce liminaire qui ne respecte pas nécessaire-
ment les règles de composition et les topoi de la préface antique. C’est paradoxalement le pro-
logue du dernier livre qui a une valeur programmatique : « Ce que l’on recherche dans
l’explication des Saintes Écritures », affirme Jérôme, « ce ne sont pas des paroles apprêtées et
ornées des fleurs de la rhétorique, mais la science (eruditio) et la simplicité de la vérité ».
L’érudition hiéronymienne, appréciable dans le premier livre de l’In Amos, se révèle non seu-
lement dans l’architecture d’ensemble du Commentaire, notamment dans la présentation
d’Amos et de ses prophéties, mais encore dans la méthode de l’exégète et le détail des procé-
dés utilisés, enfin dans l’éclectisme du commentateur, qui, au confluent de diverses traditions,
imprime à son œuvre une certaine originalité tout en l’inscrivant dans la longue lignée des
commentaires antiques.

Abstract

The twelve Minor Prophets – translated from Hebrew before year 393 – were completely
commented by Jerome into three successive waves, without respecting the order of the bibli-
cal books as the exegete himself admitted. As a matter of fact, Jerome does not complete his
work before 406 when he writes the Commentaries on Zechariah, Malachi, Hosea, Joel and
Amos. The three books of the Commentary on Amos start – for each one – with forewords
which do not necessarily respect the rules of composition and the topoi of the antique preface.
Paradoxically it is the prologue to the last book which has the value of a program: “what is

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ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

searched for in the explanation of the Scripture, are not affected words enhanced with the
flowers of rhetoric, but the science (eruditio) and the simplicity of the truth.” Jerome’s erudi-
tion appreciable, in the first book of In Amos, appears not only in the general architecture of
the Commentary, namely in the presentation of Amos and his prophecies, but also in the me-
thod of the exegete and the detail of the process used, at last finally in the eclecticism of the
commentator who – at the confluent of varied traditions – prints on his work some originality,
inscribing it in the long line of the antique commentaries.

Traduits de l’hébreu avant 393 , les douze Petits Prophètes ont été intégra-
1

lement commentés par Jérôme en trois vagues successives2 sans qu’ait été respec-
té l’ordre des livres bibliques, de l’aveu même de l’exégète. En effet, le moine de
Bethléem n’achève son entreprise qu’en 406 lorsqu’il rédige les Commentaires
sur Zacharie, Malachie, Osée, Joël et Amos3.
Après l’avoir longtemps promis à Paula, romaine cultivée et proche de lui,
Jérôme compose son In Amos, deux ans après la mort de cette dernière, et il le dé-
die à son condisciple et « ami très cher » au nom si symbolique, Pammachius4, le
« fils », c’est-à-dire le gendre de cette sainte matrone à la « vénérable mémoire »5.
Les trois livres de ce Commentaire sur Amos s’ouvrent chacun par une pièce
liminaire qui ne respecte pas nécessairement les règles de composition et les topoi
de la préface antique. C’est paradoxalement le prologue du dernier livre qui a une
valeur programmatique : « Ce que l’on recherche dans l’explication des Saintes
Écritures », affirme le Stridonien, « ce ne sont pas des paroles apprêtées et ornées
des fleurs de la rhétorique, mais la science (eruditio) et la simplicité de la véri-
té »6.

1
HIERONYMUS, Ep. 48, 4 (CUF 2, p. 118, l. 7 ; 9) : v. DUVAL 1979, p. 194 s.
2
HIERONYMUS, In Amos, 3, Prol. (p. 300, l. 39-43). En 393, Jérôme commente Nahum, Mi-
chée, Sophonie, Aggée ; en 396, Jonas et Abdias. Pour les problèmes de chronologie, voir
HIERONYMUS, In Ionam, p. 19 sq.
3
HIERONYMUS, In Amos, 3, Prol. (p. 300, l. 43-48).
4
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 (p. 214, l. 83-92) : « Haec, Pammachi animo meo carissime,
qui ex interpretatione nominis tui, quodam uaticinio futurorum omni arte pugnandi aduersum
Diabolum et contrarias potestates debellare demonstrans quasi argumentum et ὑπόθεσιν
Amos prophetae longo sermone complexus sum. Illud breuiter admonens, explanationem et
huius et Osee et Zachariae prophetarum, me et aliis quidem sanctis uiris, sed praecipue sanc-
tae et uenerabilis memoriae parenti tuae Paulae, dum uiueret, promisisse. Nec multum errare
in sponsionis fide, si quod matri pollicitus sum, reddam filio. » Sur Pammachius, époux de
Paulina, fille de Paula, voir PCBE 1, p. 1575-1581 et PLRE 1, p. 663-664.
5
Paula est morte le 26 janvier 404. Voir HIERONYMUS, Ep. 108 (CUF 5, p. 159-201).
6
HIERONYMUS, In Amos, 3, Prol. : « ... et in explanatione sanctarum Scripturarum, non uerba
composita, et oratoriis floribus adornata, sed eruditio et simplicitas quaeritur ueritatis »
(p. 300, l. 54-57).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 46


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

L’érudition hiéronymienne, appréciable dans le premier livre de l’In Amos,


se révèle non seulement dans l’architecture d’ensemble du Commentaire, notam-
ment dans la présentation d’Amos et de ses prophéties, mais encore dans la mé-
thode de l’exégète et le détail des procédés utilisés, enfin dans l’éclectisme du
commentateur, qui, au confluent de diverses traditions, imprime à son œuvre une
certaine originalité tout en l’inscrivant dans la longue lignée des commentaires an-
tiques.

1. Architecture d’ensemble : Amos et ses prophéties

Contrairement à son habitude, Jérôme, dans son Prologue au premier livre


de l’In Amos, ne sacrifie pas aux normes de rédaction d’une préface7 : de fait, plu-
tôt que de donner immédiatement le nom du dédicataire (qui n’apparaît qu’après
l’explication du premier verset du Prophète8), de justifier son entreprise,
d’annoncer sa méthode de travail ou de faire appel aux prières de Pammachius9, le
moine de Bethléem se limite à une présentation détaillée et savante du Prophète
Amos lui-même, « qui suit Joël et est le troisième des douze Prophètes »10. Il
commence par le distinguer de son homonyme, le père du prophète Isaïe, favorisé
qu’il est par sa remarquable maîtrise de la langue hébraïque : en effet les Latins ne
peuvent à l’oreille se rendre compte des variantes orthographiques des deux noms
hébreux ; en réalité, les deux « Amos » ne peuvent pas être confondus car leurs
deux noms s’écrivent en hébreu avec des consonnes initiales et finales diffé-
rentes11. Orthographié, quant à lui, avec un ain et un samech, le nom du petit Pro-
phète signifie, d’après Jérôme, populus auulsus (« peuple arraché ») 12.
Après cette mise au point nécessaire, l’exégète latin indique l’origine
d’Amos : il est « de la bourgade de Téqoa, à six milles au Sud de la sainte Be-
thléem qui a enfanté le Sauveur du monde »13. Cette information entraîne une des-

7
Sur les règles de compostion d’une préface, voir HIERONYMUS, In Ionam, p. 29-42.
8
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 (p. 214, l. 83-92).
9
Sur les prières ou les encouragements, voir par exemple, datant de la même période, le Pro-
logue de l’In Ioel (p. 160, l. 43-45), du premier livre de l’In Zachariam, de l’In Malachiam
(p. 748, l. 40-47 ; p. 902, l. 35-41) ou la Préface au Pentateuque (Weber, p. 4, l. 47-49).
10
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. (p. 211, l. 1-2).
11
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. (p. 211, l. 2-11).
12
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. : « ... hic uero per ain et samech, et interpretatur ‘populus
auulsus’ » (p. 211, l. 5-6).
13
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. : « Hic igitur propheta quem nunc habemus in manibus, fuit
de oppido Thecue, quod sex millibus ad meridianam plagam abest a sancta Bethleem, quae
mundi genuit Saluatorem... » (p. 211, l. 11-13). Téqoa se situe au sud de Jérusalem et au sud-
est de Bethléem.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 47


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

cription topographique précise : la contrée est déserte, aride, sablonneuse, dépour-


vue de villages et de cultures ; les bergers y sont donc nombreux car seule la mul-
titude des troupeaux parvient à compenser la stérilité de la terre14. Rien d’étonnant
alors si le Prophète Amos est au nombre de ces bergers, « sans expérience de la
parole, mais non du savoir » (2 Cor 11, 6)15. Le commentaire du premier verset
d’Amos donne aussi à l’exégète l’occasion de compléter la présentation du petit
Prophète dont le ministère se situe « aux jours d’Ozias, roi de Juda, et aux jours de
Jéroboam, fils de Joas, roi d’Israël, deux ans avant le tremblement de terre16 », à
l’époque où, d’après Jérôme, Sardanapale régnait chez les Assyriens, Procas Sil-
vius chez les Latins, avant la fondation de Rome par Romulus17. En réalité, le mi-
nistère d’Amos nous ramène grosso modo vers 750.
Ainsi Jérôme présente-t-il le Prophète Amos en deux temps, d’abord dans
son Prologue, puis à la faveur de la suscription du livret, passage narratif servant
d’introduction aux propos d’Amos (verset 1,1). Vient ensuite la dédicace à Pam-
machius, qui sépare la présentation du Prophète du commentaire de ses prophé-
ties, un peu comme si elle délimitait le véritable prologue hiéronymien. C’est en
effet avec l’ouverture qu’est le verset 1, 2 (Et dixit...) que commence le commen-
taire des paroles mêmes du Prophète18 et il se poursuit jusqu’au chapitre 3, 15.
L’exégèse du Livre 1 du Commentaire s’attache ainsi au jugement porté par le
Seigneur sur les Nations (Damas, Gaza, Tyr, Edom, Ammon, Moab)19 et sur Juda
et Israël (v. 1, 3-2, 16)20, puis à une partie seulement de son jugement porté contre
Israël seul (v. 3, 1-15)21. Malgré les contraintes de longueur des codices,
14
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. : « ... Et quia humi arido atque arenoso nihil omnino frugum
gignitur, cuncta sunt plena pastoribus, ut sterilitatem terrae compensent pecorum multitu-
dine. » (p. 211, l. 14-20, en part. 17-20).
15
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. : « Ex hoc numero pastorum et Amos propheta fuit, imperitus
sermone, sed non scientia. » (p. 211, l. 20-21).
16
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1 (p. 213, l. 51-53).
17
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1 (p. 213, l. 51-58). Voir aussi Ep. 18A, 1 (CUF 1, p. 54, l. 18-20) :
« Regnauit autem Ozias annis quinquaginta duobus, quo tempore apud Latinos Amulius, apud
Athenienses Agamestor undecimus imperabant. » Comme on le voit, la datation n’est pas très
précise.
18
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1 : « Verum iam tempus est ut, ipsius prophetae uerba proponens,
quid mihi uidentur, in singulis edisseram » (p. 214, l. 92-94).
19
Il s’agit successivement des Araméens de Damas, des Philistins de Gaza, des Phéniciens de
Tyr, peuples sans parenté directe avec Juda/Israël ; suivent trois peuples en parenté directe
avec Juda/Israël : Edom (= Esaü), Ammon et Moab, descendants de Lot, neveu d’Abraham.
20
Les deux peuples, Juda et Israël, ne devraient n’en former qu’un : Juda est le Royaume du
Sud, dont la capitale est Jérusalem, et Israël est le Royaume du Nord, dont la capitale est Sa-
marie. Le schisme a eu lieu après la mort du roi Salomon : dix tribus et la demie tribu de Ma-
nassé ont formé le Royaume du Nord, les deux autres tribus ont formé le Royaume du Sud.
La prise de Samarie par les Assyriens en 722 marquera la fin du Royaume du Nord. Amos en
sera témoin.
21
Le jugement sur Israël se poursuit jusqu’au ch. 6, 14.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 48


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

l’organisation d’ensemble du commentaire obéit globalement à une certaine lo-


gique au vu du découpage des péricopes. Si la première péricope scinde en trois
parties le jugement d’Adonaï sur Damas (acte d’accusation, décision de justice et
précision sur le crime dans le v. 1, 3, puis sanction par le feu aux v. 1, 4-5, enfin
arrêt sur la ruine du palais à la fin du v. 1, 5), les six péricopes suivantes regrou-
pent les versets consacrés à une même cité et mettent ainsi en valeur la structure
littéraire stéréotypée des jugements divins et l’élément variable qui intervient à
chaque fois.
Une mention particulière est faite pour Israël, placé au terme de ce crescen-
do, car, comme ne manque pas de le souligner Jérôme, presque toute la suite des
paroles prophétiques lui est adressée22. Semblables attachement à la consequentia
du texte biblique et finesse de lecture du commentateur se retrouvent dans
l’explication de la dernière partie du jugement porté sur Israël, beaucoup plus long
et plus important que celui porté sur les autres cités. La similitude formelle avec
les autres jugements ne masque pas pour autant la différence majeure de ce juge-
ment sur Israël, comme le prouve, une fois encore, le découpage hiéronymien. En
effet, après une énumération des délits d’Israël (v. 2, 9-11), Jérôme s’arrête sur le
passé lointain et glorieux d’Israël avec l’évocation de la défaite de l’Amorrhéen et
de la sortie d’Égypte (v. 2, 9-11) en soulignant et justifiant l’hysteron proteron du
texte scripturaire23, puis sur la période contemporaine de l’histoire d’Israël i. e. le
temps des prophètes et des nazirs (v. 2, 11 fin-12), enfin sur la sanction inexorable
d’Israël annoncée par l’oracle divin (v. 2, 13-16). Cet oracle se prolonge d’ailleurs
par des menaces et des imprécations lancées contre Israël (v. 3, 1-15), puisque, se-
lon Jérôme qui scande son commentaire de semblables remarques : « C’est aux
fils d’Israël qu’est adressée la parole du Prophète... »24. Le regroupement ou la sé-
paration des versets opérés par le moine de Bethléem servent à mettre en relief
non seulement des unités de sens, mais surtout le style oratoire et solennel des
prophéties : les anaphores et les répétitions (avec ou sans variation) du texte bi-

22
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 6-8 : « Idcirco ponit nouissimum Israel, id est decem tribus,
quoniam prope omnia quae sequuntur, ad ipsum scripta praediximus, ut sub uno textu sermo
propheticus libri ordinem contineret. » (p. 233 , l. 134-137). Voir déjà 1, 1, 1 (p. 213, l. 39-
42) cité infra n. 33.
23
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 9-11 : « Neque uero ubi de laudibus dicitur Dei, historiae ordo
seruandus est, sed frequenter euenit ut quae prima facta sunt, extrema dicantur, et quae nouis-
sima, referantur ad prima. (...) Itaque et Amorrhaeus nouissimus exterminatus est, siue dele-
tus, quod nunc primum refertur, et quod ascendere eos fecit de Aegypto, postea et eduxit in
eremum per quadraginta annos, in principio factum legimus, quae ultima dicuntur ordine
commutato. » (p. 237, l. 277-292).
24
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 1-2 : « Ad filios Israel prophetalis sermo dirigitur... » (p. 243,
l. 9-10). Voir aussi ib., 1, 3, 9-10 : « Supra diximus Amos prophetam specialiter, immo ma-
gnam uoluminis partem ad decem tribus, quae appellantur Israel et Ephraim, et Samaria, pro-
phetare. » (p. 249, l. 200-203).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 49


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

blique ponctuent ainsi l’exégèse hiéronymienne de la fin de ce Livre 1 de l’In


Amos25.
Sensible à l’agencement global et à la logique interne du texte prophétique –
preuves en sont les nombreux renvois internes26, prenant fréquemment la forme
d’une prosopopée avec une reformulation par le Seigneur des propos du Pro-
phète27 –, le moine de Bethléem est également attentif à l’expression et à la stylis-
tique d’Amos, sur lesquels il porte un jugement littéraire aussi juste que subtil. En
effet, il s’arrête longuement sur le verset 1, 2 : « Et il a dit : De Sion le Seigneur
rugira, et de Jérusalem, il donnera de la voix. Et les belles contrées des bergers se
sont endeuillées, et le sommet du Carmel s’est desséché.28» Avec simplicité dans
son langage, Amos le berger recourt au vocabulaire et aux exemples qu’il connaît
bien pour exprimer ses prophéties, d’où les comparaisons avec la faune locale. Le
recours à son biotope, explique Jérôme, est tout aussi naturel que dans la bouche
des philosophes la mention de Socrate et Platon, Xénophon et Théophraste, Zénon
et Aristote, des Stoïciens et des Péripatéticiens, ou encore celle de leurs modèles
sur les lèvres des orateurs, poètes épiques ou autres lyriques29. En un beau procédé
d’inclusion, la même idée et le même raisonnement sont repris, à la fin du Livre 1,
pour commenter le verset 3, 12 : « Voici ce que dit le Seigneur : “Comme si le
berger arrachait de la gueule du lion deux pattes ou un morceau d’oreille, ainsi se-
ront arrachés les fils d’Israël qui habitent dans Samarie au coin d’un lit et sur un
grabat de Damas”.30 » : c’est à juste titre, d’après Jérôme, qu’Amos compare aux

25
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 1-2 : « Audite uerbum » (p. 43, l. 1) ; 1, 3, 3-8 : « Numquid... ? »
répété cinq fois ; « Si... ? » répété deux fois (p. 244, l. 43-p. 245, l. 55) ; 1, 3, 9-10 : « Audi-
tum facite » (p. 248, l. 190) ; 1, 3, 11 : « Propterea haec dicit Dominus Deus » (p. 250,
l. 251) ; 1, 3, 12 : « Haec dicit Dominus » (p. 251, l. 286) ; 1, 3, 13-15 : « Audite et contesta-
mini... dicit Dominus Deus exercituum » (p. 253, l. 339-340).
26
Par exemple, HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 9-10 (p. 224, l. 393-398) ; 1, 2, 4-5 (p. 231, l. 75-
80).
27
Par exemple, HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 9-10 (p. 236, l. 256-p. 237, l. 272) ; 1, 2, 11-12
(p. 239, l. 342-350) ; 1, 2, 13-16 (p. 240, l. 387-397).
28
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2 : « ET DIXIT : DOMINVS DE SION RVGIET, ET DE HIERVSALEM DA-
BIT VOCEM SVAM. ET LVXERVNT SPECIOSA PASTORVM, ET EXSICCATVS EST VERTEX CARME-
LI ». (p. 214, l. 95-p. 215, l. 97). À partir de cette note le texte biblique de l’hébreu sera mis en
petites capitales, le texte des Septante en italique. Quand le texte des deux versions est le
même, la petite capitale italique sera utilisée.
29
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 2 (p. 215, l. 100-124), en particulier l. 115-121 : « Cur haec dic-
ta sunt ? Vt scilicet ostendamus etiam Amos prophetam, qui PASTOR DE PASTORIBVS FVIT et
PASTOR non in locis cultis et arboribus ac uineis consitis, aut certe inter siluas et prata uiren-
tia, sed in lata eremi uastitate, in qua uersatur leonum feritas et interfectio pecorum, artis suae
usum esse sermonibus, ut VOCEM Domini terribilem atque metuendam, RVGITVM leonum et
fremitum nominaret. (...) »
30
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 12 : « HAEC DIXIT DOMINVS : ‘QVOMODO SI ERVAT PASTOR DE
ORE LEONIS DVO CRVRA, AVT EXTREMVM AVRICULAE, SIC ERVENTVR FILII ISRAEL QVI HABI-
TANT IN SAMARIA IN PLAGA LECTVLI ET IN DAMASCI GRABATO’ » (p. 251, l. 286-289).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 50


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

lions le courroux du Seigneur puisqu’il ne connaît pour ses troupeaux pire ennemi
que ces fauves31.
Ainsi, la structure globale du premier livre de l’In Amos prouve
l’attachement particulier de Jérôme à la consequentia du texte prophétique, mais
surtout son engagement contre le texte de référence du moment, et son désir d’en
revenir toujours au texte original, à l’Hebraica ueritas32. Sa traduction du v. 1, 1
(« Amos qui fuit in pastoralibus de Thecue ») qui corrige la mélecture des Sep-
tante (In Accarim) rétablit en effet Amos dans sa fonction de berger33, et donne le
ton à l’ensemble du Commentaire ainsi que le montrent la méthode de l’exégète et
les procédés qu’il utilise.

2. Méthode exégétique et procédés utilisés

La traduction hiéronymienne de l’original hébreu – la future Vulgate –,


donnée en premier lieu pour chaque lemme, précède immédiatement le texte grec
des Soixante-Dix traducteurs, dans la version d’une Vieille Latine plus ou moins
retouchée34. Si la traduction de l’hébreu proposée dans le Commentaire varie peu
de la mouture antérieure à 39335, la traduction de l’hébreu s’avère très différente

31
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 12 : « In principio Amos, ubi uersiculos illos disseruimus : ET
DIXIT : DOMINVS DE SION RVGIET, ET DE H IERVSALEM DABIT VOCEM SVAM. ET LVXERVNT
SPECIOSA PASTORVM, ET EXSICCATVS EST VERTEX CARMELI, diximus illum artis suae esse
sermonibus, ut quia pastor gregum nihil terribilius leone cognouerat, iram Domini leonibus
compararet. Iuxta hunc ergo sensum etiam nunc de eo quod saepe uiderat sumit exem-
plum... » (p. 251, l. 292-299).
32
Sur ce leitmotiv dans les commentaires hiéronymiens, voir JAY 1985, p. 89-102.
33
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 : « VERBA AMOS, QVI FVIT IN PASTORALIBVS DE THECUE,
QVAE VIDIT SVPER ISRAEL. Septuaginta autem, nescio quid uolentes, interpretati sunt : Ser-
mones Amos, qui facti sunt in Accarim de Thecue, quos uidit pro Hierusalem. (...) In eo autem
loco ubi Septuaginta transtulerunt, In Accarim, Theodotio ipsum uerbum Hebraicum posuit :
‘in nocedim’, quod Aquila uertit ἐν ποιµνιοτρόφοις id est IN PASTORALIBVS, Symmachus et
Quinta editio ἐν τοῖς ποιµέσιν id est ‘in pastoribus’. Et puto propter daleth et res litterarum
similitudinem hic quoque deceptos, pro ‘nocedim’, quasi ‘nocerim’ posuisse sermonem,
quamquam in principio nominis nun littera nullam excusationem relinquat erroris. Accarim
autem usque in praesentiarum Hebraeum esse non legi. (...) Sermones itaque Amos, QVI FVIT
de oppido THECVE ex numero pastorum, quia PASTORALIS et ipsa regio, hoc uolumine conti-
nentur, quos VIDIT SVPER ISRAEL, non carnis oculis, sed mentis intuitu. » (p. 212, l. 1-4 ;
p. 212, l. 27-p. 213, l. 36 ; p. 213, l. 39-42).
34
La traduction latine des LXX de ce commentaire hiéronymien semble être de Jérôme d’après
son propre témoignage en In Amos, 1, 3, 13-15 : « Pro DOMO HIEMALI, οῖκον τὸν περίπτερον
Septuaginta transtulerunt, quod nos interpretati sumus pinnatam, eo quod ostiola habeat per
fenestras, et quasi pinnas ad magnitudinem frigoris repellandam. » (p. 254, l. 395-398).
35
Hormis les variantes orthographiques sans importance, sont à signaler les divergences sui-
vantes : HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 5 : « DE DOMO VOLVPTATIS ATQUE LVXVRIAE » (p. 218,

Eruditio Antiqua 1 (2009) 51


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

de celle de la Septante. Même s’il ne commente pas toutes les divergences entre
les deux traductions, Jérôme s’arrête toutefois sur les plus importantes et les plus
lourdes de conséquences pour le sens et la compréhension du texte scripturaire.
De fait, en argumentant, en comparant, grâce aux Hexaples d’Origène qu’il
a sans doute sous les yeux, les traductions grecques anciennes du livret (celles
d’Aquila, Symmaque, Théodotion, avec en outre celle de la Quinta editio)36, et en
réfléchissant au ductus de l’alphabet hébreu, il corrige les lectures fautives, les
contre-sens voire les erreurs historiques des LXX. Amos, désormais rétabli dans
son rôle de berger prophétise « sur Israël » et non comme le disent à tort les Sep-
tante, « pour Jérusalem » (v. 1, 1) : pour preuve tout le livret, en particulier le
chapitre 7 d’Amos dont les versets 10, 12-13 et 14-15 sont explicitement cités par
Jérôme37. De même, les Septante ont malencontreusement traduit le nom de la
ville de Philistie Azotus (Ashdod) par Assyriens38. Ailleurs le rigoureux traducteur
explique les difficultés des Soixante-Dix qui tantôt traduisent un nom propre (fi-
lius Ader) au lieu de le laisser tel quel (Benadad)39 ou prennent pour un nom
propre un adjectif (Salomon / perfectus)40 ou une racine verbale (Tyrus / tribula-
ri)41, tantôt commettent des erreurs en confondant les lettres hébraïques daleth et
res42, ou tentent de transposer « phonétiquement » l’hébreu sans le comprendre

l. 217-218) – cf. Vulg. : « de domo Voluptatis » (Weber, p. 1388) ; In Amos, 1, 1, 8 : « DICIT


DOMINVS » (p. 221, l. 293) – cf. Vulg. : « dicit Dominus Deus » (p. 1388) ; In Amos, 1, 1, 10 :
« ET IMMITTAM » (p. 224, l. 387) – cf. Vulg. : « et emittam » (p. 1388) ; In Amos, 1, 1, 14 :
« IN MVRO RABBA » (p. 227, l. 496) – cf. Vulg. : in muro Rabbae » (p. 1389) ; In Amos, 1, 2,
4 : « ABIECERIT... CVSTODIERIT » (p. 231, l. 67-68) – cf. Vulg. : « abiecerint... custodierint »
(p. 1389) ; In Amos, 1, 2, 7 : « ET... INTROIERVNT VT POLLVERENT » (p. 232, l. 123-124) – cf.
Vulg. : « ac... ierunt... ut uiolarent » (p. 1389) ; In Amos, 1, 2, 11 : « NAZAREOS » (p. 236,
l. 250) – cf. Vulg. : « Nazarenos » (p. 1389) ; In Amos, 1, 2, 12 : « NAZAREIS VINVM » (p. 239,
l. 340) – cf. Vulg. : « Nazarenis uino » (p. 1389) ; In Amos, 1, 2, 13 : « SVBTER VOS » (p. 240,
l. 374) – cf. Vulg. : « super uos » (p. 1389) ; In Amos, 1, 3, 9 : « CALVMNIAS PATIENTES »
(p. 1390) – cf. Vulg. : « et calumniam patientes » (p. 1390) ; In Amos, 1, 3, 12 : « IN DAMASCI
GRABATO » (p. 251, l. 289) – cf. Vulg. : « in Damasco grabatti » (p. 1390) ; In Amos, 1, 3, 14 :
« EVM SVPER » (p. 253, l. 341) – cf. Vulg. : « super eum » (p. 1390).
36
HIERONYMUS, In Amos, 1, passim, mais en part. 1, 1, 1 (p. 212, l. 27-31) ; 1, 1, 4-5 (p. 218,
l. 208-211) ; 1, 1, 11-12 (p. 227, l. 488-491).
37
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 : « Tertius Amos, nequaquam ad Hierusalem quae regnabatur
a tribu Iuda, sed ad ISRAEL in Samaria praedicat. Quod de toto uolumine eius probari potest et
maxime ex eo quod scriptum est [suivent les citations d’Am. 7]. Non utique ad Iudam et Hie-
rusalem, ut male apud Graecos et Latinos habetur, sed ad ISRAEL, id est decem tribus, quae ob
populi multitudinem, pristinum nomen obtinuerant. » (p. 212, l. 13-27).
38
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 9-10 (p. 249, l. 203-206).
39
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 3 (p. 217, l. 165-167).
40
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 6-8 (p. 222, l. 324-330).
41
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 11 (p. 250, l. 256-p. 251, l. 268).
42
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 3 (p. 217, l. 167-176).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 52


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

(ὤν rendant auen signifiant « idole »43 ou ἱερεῖς / sacerdotes mis pour ares44), ou
encore se laissent berner par la polysémie des mots hébreux (lecture de uulua au
lieu de misericordia, de horror à la place de furor et d’impetus pour indignatio)45.
Parfois aussi, Jérôme se borne à signaler les habitudes stylistiques de la Vieille
Latine, comme par exemple la traduction systématique par alienigenae du grec
ἀλλοφύλοι pour désigner les Philistins, à savoir les Palestiniens46, ou à rendre
compte des ajouts et de la surinterprétation du texte par les Septante (par exemple,
aux v. 1, 13-15, sacerdotes ne figure pas dans l’hébreu)47. Il justifie également sa
propre traduction en s’appuyant sur des éléments de civilisation : la traduction de
plaustra ferrea (« chariots de fer ») est préférable à celle de serrae ferrae (« scies
en fer ») à cause de l’existence d’une espèce de moissonneuse-batteuse48 ; de
même la traduction domus hiemalis (« demeure d’hiver ») est meilleure que celle
des LXX, domus pinnata (littéralement selon le grec : « demeure ailée », compre-
nons « à petites ouvertures »), puisque la « maison d’hiver » s’oppose naturelle-
ment à la « maison d’été » dont l’exposition s’adapte aux saisons49.
Même s’il ne voit quelquefois dans ces variantes de traduction que des
équivalents, souvent coordonnés par un siue50, le uir trilinguis s’efforce
d’expliquer ce double lemme par une double exégèse. D’ordinaire, il fonde son
« interprétation littérale » ou « historique » sur la traduction de l’hébreu et son
« interprétation spirituelle » sur la traduction des Septante. Cette bipartition dans
le commentaire de chaque péricope est généralement marquée par un balisage
clair de transitions ou d’expressions précises à visée pédagogique, comme iuxta
historiam51 (litteram52), iuxta (secundum) tropologiam53, ou des formules plus éla-

43
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 4-5 (p. 218, l. 197-199, 208-212). Jérôme comprend « labor » ou
« dolor » (p. 220, l. 275-276).
44
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 13-15 (p. 253, l. 352-356). « Ares » est le dernier mot du verset
3, 12, signifiant « lit », « grabat ».
45
HIERONYMUS, In Amos, 1, 11, 11-12 (p. 227, l. 483-488).
46
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 6-8 (p. 221, l. 315-320).
47
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 13-15 (p. 228, l. 517-520).
48
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 3 (p. 217, l. 161-165).
49
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 13-15 (p. 253, l. 363-370 ; p. 254, l. 395-398).
50
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 13-15 : « Inter crudelitatem autem Damasci et filiorum Ammon
hoc interest, quod illi contriuerunt IN PLAVSTRIS FERREIS GALAAD siue in serris ferreis prae-
gnantes Galaad. » (p. 228, l. 520-522) ; ib., 1, 2, 1-3 : « Quomodo autem non oportet trans-
ferre CAPTIVITATEM PERFECTAM siue Salomonis » (p. 230, l. 33-34) – même chose en 1, 2, 4-5
(p. 231, l. 82-83).
51
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 4-5 (p. 219, l. 226) ; 1, 3, 1-2 (p. 244, l. 23) ; 1, 3, 3-8 (p. 248,
l. 179-180) ; 1, 3, 13-15 (p. 254, l. 375-376).
52
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 13-5 (p. 253, l. 366).
53
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 4-5 (p. 219, l. 231) ; 1, 1, 6-8 (p. 222, l. 344-345).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 53


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

borées qui insistent sur l’opposition entre la « lettre qui tue » et « l’Esprit qui vivi-
fie » de 2 Cor 3, 6 – leitmotiv de l’exégèse hiéronymienne54 –, les réalités ter-
restres et les réalités célestes55, la « lettre » ou « l’histoire » et « l’intelligence spi-
rituelle »56. Un aliter peut également marquer le début de l’interprétation « à plus
haut sens »57. À noter aussi un souvenir de l’exégèse typologique58 faisant ainsi
coexister, dans un même commentaire, l’exégèse occidentale et l’exégèse orien-
tale à tendance littérale et/ou historique, comme celle d’Antioche, ou allégorique,
comme celle d’Alexandrie.
Ainsi, d’un bout à l’autre de son Livre 1 de l’In Amos, Jérôme suit plusieurs
« lignes de développement », allant « du pointillé... au fil continu »59 ou inverse-
ment. En effet, constant dans sa méthode et sa démonstration, l’exégète donne,
pour chaque péricope, une explication historique d’après la geste des fils d’Israël,
racontée dans l’Ancien Testament60, mais aussi en fonction de la manière que les
Juifs qu’il côtoie à Bethléem ont de comprendre le texte du Prophète : il l’atteste
en particulier à propos d’Am. 2, 15-1661 : « Tel est l’avis des Hébreux, et comme
cela nous a été rapporté par eux, nous l’avons exposé fidèlement aux nôtres »62, à

54
HIERONYMUS, In Ionam, Praef. : « Illi (=Iudaei) habent libros, nos librorum Dominum ; illi
tenent prophetas, nos intellegentiam prophetarum ; illos ‘occidit littera’, nos ‘uiuificat spiri-
tus’ ; apud illos Barabbas latro dimittitur, nobis Christus Dei filius soluitur. » (p. 168, l. 85-
89).
55
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 6-8 : « Hos ego arbitror Iudaeorum magistros, et omnes qui oc-
cidentem sequuntur litteram, noluntque recipere spiritum uiuificantem... » ; « quia litteram
sequitur » ; « Quicumque enim spiritalem non receperit intellegentiam... » (p. 223, l. 354-
356 ; 368 sq ; 376 sq) ; ib. 1, 1, 9-10 : « ... quod de littera debeamus ascendere ad spiritum, de
terrenis ad caelestia » (p. 225, l. 421-422).
56
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 1-3 : « Iudaei transferunt intellegentiam spiritalem in carnes,
sensumque regium qui uersatur in littera... ; « si turpitudinem sequatur litterae, et non ascen-
dat ad decorem intellegentiae spiritalis... » (p. 230, l. 38-39, 48-51) ; ib. 1, 2, 6-8 : « Haec lo-
quuntur, et sic edisserunt, qui simplicem sequuntur historiam. Nos autem... » (p. 234, l. 173-
175).
57
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 2 (p. 216, l. 143).
58
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 12 : « Vnde et in eodem Esaia per typum dicitur futurorum... »
(p. 252, l. 315-316).
59
Voir HIERONYMUS, In Ionam, p. 96-98.
60
HIERONYMUS, In Amos, 1 (p. 212, l. 4-24 ; p. 213, l. 39-50 ; p. 213 ; l. 53-p. 214, l. 82 ;
p. 215, l. 100-p. 216, l. 143 ; p. 216, l. 159-p. 217, l. 193 ; p. 218, l. 199-216 ; p. 218, l. 220-
p. 219, l. 231 ; p. 221, l. 300-p. 222, l. 344 ; p. 224, l. 393-p. 225, l. 418 ; p. 225, l. 439-
p. 226, l. 467 ; p. 227, l. 505-p. 228, l. 524 ; p. 229, l. 13-p. 230, l. 38 ; p. 231, l. 75-p. 232,
l. 103 ; p. 233, l. 134-p. 234, l. 174 ; p. 236, l. 256-p. 238, l. 321 ; p. 239, l. 342-354 ; p. 240,
l. 387-p. 241, l. 414 ; p. 243, l. 9-p. 244, l. 23 ; p. 248, l. 179-183 ; p. 249, l. 200-222 ; p. 250,
l. 256-p. 251, l. 277 ; p. 251, l. 293-p. 252, l. 319 ; p. 253, l. 352-p. 254, l. 381).
61
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 13-16 (p. 240, l. 387-p. 241, l. 413).
62.
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 13-16 : « Hoc Hebraei autumant, et sicut nobis ab ipsis traditum
est, nostris fideliter exposuimus. » (p. 241, l. 413-414).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 54


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

savoir les Chrétiens auxquels s’adresse plus particulièrement « l’interprétation


spirituelle ».
De façon plus ou moins détaillée selon les péricopes – mais sans hésiter, le
cas échéant, à souligner l’ambivalence d’un passage63 –, Jérôme propose une ex-
plication ecclésiologique du texte prophétique, appuyée le plus souvent sur
l’étymologie et le sens des noms hébreux64. L’Église du Christ est en effet souillée
par la « doctrine des hérétiques »65, divulguée par leurs hérésiarques66, séduisants
et fallacieux. Comme toujours, le polémiste habitué à pourfendre les dogmes per-
vers, aime à nommer ces hérétiques et à stigmatiser leurs erreurs : Arius
d’Alexandrie67, Eutychius, Eunome68 et ses successeurs69, Tatien, le chef de file
des Encratites70, Marcion71, Valentin72, Basilide73, les « inepties d’Ibérie », avec le
Balsamum et le Barbelon74, Mani75 et les Nicolaïtes76. Plus original, mais surtout
plus rare dans son exégèse, le moine de Bethléem évoque les schismatiques dont il

63
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 13-16 : « Qui locus dupliciter exponi potest... » (p. 243, l. 483-
492).
64
Par exemple, HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 2 : « Cum Dominus de Sion et Hierusalem, de
‘specula’ Ecclesiae, quae supra montem sita latere non potest, et in qua ‘uisio pacis’ est... »
(p. 216, l. 143-145) ; voir aussi 1, 1, 4-5 (p. 219, l. 235-239) ; 1, 1, 9-10 (p. 225, l. 418) ; 1, 1,
13-15 (p. 228, l. 524, 528-529 ; p. 229, l. 535-536).
65
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 2 : « doctrina haereticorum » (p. 216, l. 148) ; voir aussi 1, 1, 4-
5 (p. 219, l. 235 ; p. 220, l. 257 ; 264-266 ; 276-277) ; 1, 1, 9-10 (p. 225, l. 418-419) ; 1, 2, 1-
3 (p. 230, l. 42-43) ; 1, 2, 6-8 (p. 234, l. 178 ; 180 ; 186 ; p. 235, 194-195 ; 203 ; p. 236,
l. 230 ; 234) ; 1, 2, 13-16 (p. 242, l. 466) ; 1, 3, 3-8 (p. 248, l. 170) ; 1, 3, 9-10 (p. 249,
l. 223) ; 1, 3, 9-10 (p. 250, l. 248) ; 1, 3, 11 (p. 251, l. 277-278) ; 1, 3, 12 (p. 252, l. 331) ; 1,
3, 13-15 (p. 387).
66
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 6-8 : « Omnes autem haereticorum principes intumescunt super-
bia... » (p. 235, l. 199-200).
67
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 4-5 (p. 220, l. 270). Voir JEANJEAN 1999, p. 46-48.
68
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 4-5 (p. 220, l. 271-273) ; 1 ; 3, 13-15 (p. 254, l. 389). Voir JEAN-
JEAN 1999, p. 51, 152-157.
69
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 13-15 (p. 254, l. 390).
70
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 9-12 (p. 239, l. 354-355). Voir JEANJEAN 1999, p. 220-224.
71
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 9-10 (p. 249, l. 229-230). Voir JEANJEAN 1999, p. 416-419.
72
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 9-10 (p. 249, l. 230-p. 250, l. 232). Voir JEANJEAN 1999, p. 197-
219.
73
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 9-10 (p. 250, l. 232-235). Voir JEANJEAN 1999, p. 391-394.
74
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 9-10 (p. 250, l. 236) – Même idée dans la Préface au Penta-
teuque de c. 398-400 (Weber, p. 3, l. 19-20). Voir JEANJEAN 1999, p. 57-58, qui commente
C. Vig., 6.
75
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 13-15 (p. 254, l. 389). Voir JEANJEAN 1999, p. 391-394.
76
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 15-15 (p. 254, l. 389-390). Voir JEANJEAN 1999, p. 193-196.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 55


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

juge l’action sur la multitude moins pernicieuse que celle des hérétiques77. Il ne
peut toutefois s’empêcher de préciser que si les autels des hérétiques sont très
nombreux, il y a autant d’autels que de schismes78, réunissant ainsi dans l’erreur
hérétiques et schismatiques. Se superpose à cette explication ecclésiologique sui-
vie, mais ponctuellement dans ce Commentaire, une exégèse plus morale portant
sur la conduite trop souvent vicieuse du chrétien au quotidien79.
Ainsi cette méthode exégétique, désormais bien rôdée, et ce trilinguisme,
exceptionnel à l’époque, permettent à Jérôme de commenter le livret d’Amos,
avec une rigueur scientifique très moderne, un grand savoir-faire et des compé-
tences, sans cesse accrus par son éclectisme. De fait, les sources multiples qu’il
utilise habilement colorent son Commentaire d’une touche très personnelle.

3. Éclectisme et sources diverses

D’abord, le moine de Bethléem est très soucieux des traditions juives ou ju-
daïsantes. Il reprend à son compte la traduction d’Am. 3, 11, que lui indique
« l’Hébreu qui l’a formé dans les Écritures Saintes »80. Il rapporte fidèlement les
explications et les interprétations proposées par les Juifs, quitte à donner par la
suite sa propre explication81. Il recourt à l’exégèse d’un de leurs grands écrivains,
77
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 13-15 : « In filiis Ammon, qui interpretatur ‘populus maeroris’
uel ‘populus meus’, schismaticos accipimus, qui separant quidem deceptam multitudinem ab
Ecclesia Dei, et rudes animas, quae nuper Christi concepere sermonem, abrumpunt et diui-
dunt ; tamen hoc non faciunt crudelitate, quae heretici deceptos quosque trucidant, sed in ea-
dem regula fidei permanentes DILATARE cupiunt TERMINOS SVOS, et nomen gloriae in posteros
mittere. Itaque Dominus comminatur se muros Rabbae, id est ‘multitudinis’, IN DIE VLVLATVS
et belli, COMMOTIONIS ET TVRBINIS incensurum, et regem eorum, auctorem schismatis ire cap-
tiuum, et principes Ecclesiae iugo colla submittere. » (p. 228, l. 528-p. 229, l. 538).
78
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 13-15 : « Quanto VISITARE COEPERIT Dominus PRAEVARICA-
TIONES ISRAEL, qui prius Deum mente cernebat, VISITABIT ET SVPER ALTARIA BETHEL, non
unum altare, quod habet Ecclesia, sed ALTARIA haereticorum plurima. Tot enim habent alta-
ria, quot schismata ». (p. 254, l. 381-384).
79
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 4-5 : « Quicquid de Iuda diximus, refertur ad Ecclesiam, in qua
est uera confessio, et pax Domini, et uisio ueritatis. Et in eo arguitur quod LEGEM Dei con-
tempserint, et eius MANDATA non fecerit et unusquisque adorans uitia sua atque peccata,
Deum coeperit habere a quo uictus est, dicente Petro apostolo : “A qua enim quis superatur,
huius et seruus est.” (2 P 2, 19). Auarus aurum, gulosus uentrem, libidinosus penem et Beel-
phegor colit, lasciua mulier, quae cum sit in deliciis uiuens, mortua est, adorat uenerias uolup-
tates. » (p. 232, l. 103-111). Voir aussi, ib., 1, 3, 1-2 (p. 244, l. 36-43) ; 1, 3, 3-8 (p. 246,
l. 105 sq.).
80
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 11 : « Hebraeus qui me in Scripturis sanctis erudiuit, TRIBVLA-
TIONEM interpretatus est, nec renuimus eius sententiam... » (p. 250, l. 258-260). Sur les
maîtres hébreux de Jérôme et Baraninas, en particulier, voir JAY 1985, p. 39-43 : « Maîtres
hébreux ». Voir aussi BARDY 1934, p. 145-164 et OPELT 1988, p. 327-338.
81
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 13-16 (p. 241, l. 413-414).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 56


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

Philon d’Alexandrie82, sans parler de sa culture personnelle dont témoignent ses


emprunts à la Chronique d’Eusèbe qu’il a traduite et continuée83 ou à son ouvrage
sur l’Interprétation des noms hébreux84. Jérôme connaît également bien les realia
des Juifs à en juger par son commentaire sur les « Nazaréens » i. e. les nazirs,
voués à Dieu, qui doivent s’abstenir de vin, laisser pousser leur chevelure, et ne
pas s’approcher des morts, fussent-ils leur père ou leur mère85. Outre l’histoire et
les rituels des Juifs – et, en plus, des différents peuples de la Bible86 –, la géogra-
phie et la topographie des territoires qu’ils habitent ou parcourent retiennent
l’attention de l’exégète : le désert peuplé de fauves et de bergers87, la ville de Sé-
baste, autrefois Samarie88, mais aussi le double sommet du Carmel, montagne-
mémorial, qui évoque à la fois l’héroïsme d’Abigayil, femme de Nabal, devant
David (1 S 25), et la geste d’Hélie le prophète, qui, en invoquant le Seigneur, fit
tomber la pluie (1 R 18, 41-46)89.
À cette connaissance précise des traditions des Juifs et du milieu où ils évo-
luent, Jérôme ajoute, pour nourrir son In Amos, la compétence qu’il a acquise à
lire les grands commentateurs alexandrins, en particulier Origène et Didyme
l’Aveugle, dont l’exégèse est entièrement allégorique d’après lui90. Naturellement,
cette influence est perceptible à plusieurs reprises même si les prédécesseurs hié-
ronymiens ne sont jamais explicitement nommés91. Pour commenter Am. 1, 1, Jé-
rôme associe la citation d’Am. 7, 12-13 et l’allusion à 1 S 9, 9 sur le prophète ap-
pelé « voyant »92. Les mêmes citations et le même mouvement dans le dévelop-
82
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 9-11 (p. 238, l. 312-317). Cf. PHILON D’ALEXANDRIE, De con-
gressu 61, p. 84, l. 10 sq.
83
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 (p. 213, l. 55-58).
84
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. (p. 211, l. 4-6 ; p. 214, l. 65-67 ; 69 ; 72-73) ; 1, 1, 2 (p. 216,
l. 144-145 ; 149-150) ; 1, 1, 4-5 (p. 219, l. 237-239) ; 1, 1, 4-5 (p. 220, l. 255-256 ; 259-260 ;
278-279 ; 282-283) ; 1, 1, 6-8 (p. 222, l. 345-348 ; p. 223 ; l. 349-343 ; 367-372 ; 376) ; 1, 1,
9-10 (p. 225, l. 418) ; 1, 1, 11-12 (p. 225, l. 441-442 ; p. 226, l. 459-460 ; p. 227, l. 474) ; 1, 1,
13-15 (p. 229, l. 535-536) ; 1, 2, 1-3 (p. 230, l. 54-55 ; 57-58) ; 1, 2, 4-5 (p. 232, l. 102) ; 1, 2,
9-11 (p. 237, l. 294-296 ; p. 238, l. 297 ; 315-316 ; 322-323) ; 1, 3, 11 (p. 250, l. 256-259) ; 1,
3, 12 (p. 252, l. 334).
85
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 11-12 (p. 239, l. 359-p. 240, l. 363).
86
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 13-15 : « FILIOS AMMON qui de Lot stirpe generati sunt, et habi-
tant in Arabia, ubi nunc est Philadelphia, corripit sermo diuinus. » (p. 227, l. 505-507).
87
Voir supra n. 14-15.
88
HIERONYMUS, In Amos, 1, 3, 9-10 (p. 249, l. 212-214).
89
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 2 (p. 216, l. 134-143).
90
HIERONYMUS, In Zachariam, Prol. (p. 748, l. 33-34).
91
En général, Jérôme évoque ses devanciers avec un anonyme quidam ou un équivalent. Voir
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 (p. 213, l. 36-38 ; p. 214, l. 67-69) ; 1, 1, 6-8 p. 222, l. 347-
p. 223, l. 349) ; 1, 11-12 (p. 226, l. 463) ; 1, 3, 3-8 (p. 245, l. 64-65 ; 73 ; 81 ; p. 248 , l. 183) ;
1, 3, 13-15 (p. 253, l. 355).
92
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 (p. 212, l. 19-21 ; p. 213, l. 42).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 57


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

pement se trouvent dans l’Homélie sur Ézéchiel 2, 3 d’Origène, traduite par Jé-
rôme (c. 378)93. Le thème des « femmes enceintes » d’Am. 1, 3 (LXX), interpré-
tées dans la péricope d’Am. 1, 4-5 comme les « âmes des croyants »94, qui peuvent
prononcer les paroles d’Is. 26, 18 (« Par ta crainte, Seigneur, nous avons conçu et
nous avons enfanté »), est un thème inspiré d’Origène : dans l’Homélie sur la Ge-
nèse 12, 3, Rebecca a deux enfants représentant en nous les vices et les vertus,
peuple de méchants et peuple de bons95 ; dans l’Homélie sur le Lévitique 12, 7, la
semence de la parole de Dieu est conçue par les âmes, en particulier les âmes des
saints selon Is. 26, 1896. La montée sur « une haute montagne » (Is. 40, 9) des
« docteurs de l’Église » dans l’In Amos 1, 2, 1-397 rappelle le commentaire de
l’Homélie sur Jérémie 19, 13 d’Origène où le prédicateur, quand il enseigne la pa-
role divine, s’entend dire la parole d’Is. 40, 9 : « Monte sur une haute montagne,
toi qui portes la bonne nouvelle à Sion, élève ta voix, toi qui prêches pour Jérusa-
lem. 98 » L’évocation de « l’Église des Gentils » qui, dans l’exégèse d’Am. 2, 6-8,
prononce le verset 1, 6 du Cantique des cantiques : « Les fils de ma mère ont
combattu contre moi »99, est peut-être un souvenir de l’exégèse origénienne de
l’Homélie sur le Cantique 1, 7, traduite par Jérôme (c. 383-384)100. La description
péjorative des chevaux à propos d’Am. 2, 13-16101 – qui se retrouve dans l’In Za-
chariam102, rédigé à la même époque –, avec la reprise de Ps 32 (33), 17, rappelle
les fréquents développements d’Origène sur ce thème103. Du reste, dans l’Homélie

93
ORIGÈNE, HEz, 2, 3 (p. 110-113).
94
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 4-5 (p. 219, l. 244-p. 220, l. 256).
95
ORIGÈNE, HGen., 12, 3 (p. 298-301).
96
ORIGÈNE, HLev., 12, 7 (p. 190-195).
97
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 1-3 : « Tunc et iudices et principes, et omnes qui praesunt terre-
nis operibus, destruit sermo diuinus, et praecipit Ecclesiae doctoribus : “In montem excelsum
ascende qui euangelizas Sion, exalta uocem tuam qui praedicas Hierusalem”. » (p. 230, l. 61-
p. 231, l. 64).
98
ORIGÈNE, HHier.,19, 13 (p. 230-231).
99
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 6-8 : « Vnde et in ecclesia gentium loquitur : “ Filii matris meae
pugnauerunt contra nos. ” » (p. 235, l. 212-213).
100
ORIGÈNE, HCant., 1, 7 (p. 92-95).
101
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 13-16 : « ASCENSOR quoque EQVI NON SALVABIT ANIMAM SVA,
qui ignorat dictum per prophetam : “Fallax equus ad salutem” (Ps 32, 17). Et nescit scriptum
esse : “Dormitauerunt omnes qui ascenderunt equos” (Ps 75, 7). Hic NON SALVABIT ANIMAM
SVAM, sed periens audiet : “Hi in curribus, et hi in equis, nos autem in nomine Domini Dei
nostri inuocabimus. Isti impediti sunt, et ceciderunt, nos autem surrexius et erecti sumus” (Ps
19, 8-9). » (p. 243, l. 476-482).
102
HIERONYMUS, In Zachariam 2, 9, 9-10 (p. 830, l. 247 sq.) ; 3, 12, 4 (p. 863, l. 105-107).
103
ORIGÈNE, HIos. 15, 3 (p. 336-339) ; CIoh. 10, 204 (p. 504-505). Voir sur ce thème CANELLIS
2007a, p. 137, n. 157 ; CANELLIS 2007b, p. 79, n. 181-183.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 58


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

15, 3 sur Josué, la citation de Ps 19 (20), 8 apparaît, comme chez Jérôme, immé-
diatement après celle du Ps 32 (33), 17104.
Si cette culture alexandrine sous-tend l’interprétation spirituelle de l’In
Amos, la culture littéraire latine classique, mais aussi les questions doctrinales qui
alimentent les controverses du moment, sont très présentes dans le Commentaire.
L’exégète latin a par exemple implicitement recours au Bellum Iugurthinum (18,
8 ; 48, 3) de Salluste pour expliquer à son lectorat romain ce qu’est l’habitat de la
population des environs de Téqoa : comme les Africains, ils s’abritent dans des
mapalia (= cabanes)105. Plus loin, en mentionnant Sardanapale, il n’oublie pas de
citer la sententia, ironique et amère, du De Republica (3, fragment 4) de Cicéron,
ce « remarquable orateur »106. Autres auteurs classiques à être évoqués dans ce
Livre 1 : Quintilien, dont l’histoire de la littérature dans l’Institution Oratoire (10,
1) étaie la démonstration hiéronymienne sur le langage typique d’Amos107, et
Quinte-Curce, dont le récit du siège de Tyr conduit par Alexandre le Grand inspire
l’explication de Jérôme108.
Outre cette littérature adaptée au contexte du Commentaire, l’actualité, elle
aussi, influence Jérôme : en effet, sa lutte opiniâtre contre les hérétiques
n’apparaît pas que dans la litanie – si habituelle – de leurs noms ou la stylisation
de leur doctrine. Le champion de l’orthodoxie se fait l’écho de questions épi-
neuses, discutées à son époque, comme, par exemple, le problème des « anthro-
pomorphismes » employés pour désigner Dieu109. Le thème de l’ira du Seigneur
ne manque pas non plus d’évoquer le débat lactantien110. Ce sont donc cette plura-
lité des sources tant grecques que latines et cette multiplicité des cultures qui ci-
mentent, enrichissent et personnalisent l’exégèse hiéronymienne.

Entrelacement méticuleux de sources diverses, savoir-faire exégétique indé-


niable, trilinguisme et rigueur scientifique dans la traduction de la Bible, valorisa-
tion de l’Hebraica ueritas, mais surtout engagement personnel et défense achar-
née de l’orthodoxie font de ce Livre 1 de l’In Amos un commentaire original et
novateur, en rupture avec la tradition ; l’érudition de l’exégète latin, qui s’y dé-
voile pleinement, aide le lecteur d’antan comme le lecteur moderne à accéder un

104
ORIGÈNE, HIos 15, 3 (p. 336-337).
105
HIERONYMUS, In Amos, 1, Prol. (p. 211, l. 14-15 ; 17-18).
106
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 (p. 213, l. 54-55).
107
HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 2 (p. 215, l. 109-116). Voir supra n. 29.
108
QUINTE-CURCE, Hist., 4, 2 sq. (p. 54 sq.).
109
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 1-3 (p. 230, l. 42-48). Le problème est aussi débattu dans l’In
Zachariam 2, 8, 13-15 (p. 817, l. 418-427) ; 2, 8, 20-22 (p. 821, l. 592-p. 822, l. 597). Voir
CANELLIS 2007a, p. 139-140, n. 175.
110
Par ex., HIERONYMUS, In Amos, 1, 1, 1 (p. 213, l. 60) ; 1, 3, 12 (p. 251, l. 297) ;
cf. LACTANCE, De ira (p. 194-195).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 59


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

peu à cette « simplicité de la vérité » revendiquée dans le Prologue du dernier


livre du Commentaire111.
En effet, le moine de Bethléem applique dans son explication du Prophète
les grands principes qu’il a lui-même indiqués, en 394, à Paulin de Nole qu’il ini-
tiait alors à l’exégèse typologique et/ou allégorique : « Les douze Prophètes, res-
serrés dans les étroites limites d’un unique volume, préfigurent bien autre chose,
que ce qu’en fait entendre le sens littéral. (...) Amos, berger et paysan, qui fait la
cueillette des mûres de ronces, ne peut s’expliquer en peu de mots. Qui, en effet,
peut exprimer convenablement les trois et les quatre crimes de Damas, Gaza, Tyr,
Edom, des fils d’Ammon et de Moab, et, au septième et huitième degré, de Juda et
d’Israël ?112 »
Or, savamment élaborée par Jérôme après « l’interprétation historique »,
« l’interprétation spirituelle » du livret d’Amos décrypte le mystère des Écri-
tures113, en extrait la « moelle », plus « savoureuse » que « l’écorce »114, et permet
de découvrir le Christ « caché sous la lettre »115. Au final, cette vérité n’est-elle
pas simplement « la voie, la vie, la vérité » de Jn 14, 6116, qui rapproche tout Chré-
tien du Christ et le protège de l’Antichrist ?

111
Voir supra n. 6.
112
HIERONYMUS, Ep. 53, 8 : « Duodecim Prophetae in unius uoluminis angustias coartari, multo
aliud quam sonant in littera praefigurant. (...) Amos, pastor et rusticus ruborum mora des-
tringens, paucis uerbis explicari non potest. Quis enim digne exprimat, tria et quattuor scelera
Damasci, Gazae, Tyri, Idumeae, filiorum Ammon et Moab et in septimo octauoque gradu Iu-
dae et Israhel ? » (CUF 3, p. 18, l. 28-p. 19, l. 4 – traduction retouchée) – Voir CANELLIS
2006, p. 221-222.
113
HIERONYMUS, Ep. 53, 4 : « Dei sapientia Christus est ; Christus enim Dei uirtus et Dei sa-
pientia. (...) Vnde et Prophetae apellabantur uidentes, quia uidebant eum quem ceteri non ui-
debant. (...) Lex enim spiritalis est et reuelatione indiget ut intellegatur, ac reuelata facie Dei
gloriam contemplemur. » (CUF 3, p. 13, l. 10-27).
114
HIERONYMUS, Ep. 58, 9 (CUF 3, p. 83, l. 8-21), en part. l. 8-9 : « Totum quod legimus in
diuinis libris nitet quidem et fulget etiam in cortice, sed dulcius in medulla est. ».
115
HIERONYMUS, Ep. 53, 5 : « Venit Philippus, ostendit ei Iesum qui clausus latebat in littera, et
– o mira doctoris uirtus ! – eadem hora credit, baptizatur, fidelis et sanctus est ... » (p. 14,
l. 17-19).
116
HIERONYMUS, In Amos, 1, 2, 6-8 : « VIA HVMILIVM illa est, quae dicit : “Ego sum uia, et uita et
ueritas”, quae nos prouocat ut ambulemus per eam... » (p. 235, l. 195-197).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 60


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

BIBLIOGRAPHIE

Auteurs antiques

QUINTE CURCE, Histoire d’Alexandre le Grand, éd. H. BARDON, CUF 1, Paris,


1961.

HIERONYMUS, Ep. : Saint Jérôme, Lettres, éd. J. LABOURT, CUF 1-8, Paris, 1949-
1963.

HIERONYMUS, In Amos, éd. M. ADRIAEN, CCSL 76, Turnhout, Brepols, 1969,


p. 211-348.

HIERONYMUS, In Ioelem, éd. M. ADRIAEN, CCSL 76, Turnhout, Brepols, 1969,


p. 159-209.

HIERONYMUS, In Ionam : Jérôme, Sur Jonas, éd Y.-M. DUVAL, SC 323, Paris,


Cerf, 1985.

HIERONYMUS, In Malachiam, éd. M. ADRIAEN, CCSL 76 A, Brepols, Turnhout,


1970, p. 901-942.

HIERONYMUS, In Zachariam, éd. M. ADRIAEN, CCSL 76 A, Brepols, Turnhout,


1970, p. 747-900.

LACTANCE, De ira Dei, éd. C. INGREMEAU, SC 289, Paris, Cerf, 1982.

ORIGÈNE, CIoh. : Commentaire sur saint Jean, éd. C. BLANC, SC 157, 1970.

ORIGÈNE, HCant. : Homélies sur le Cantique, éd. O. ROUSSEAU, SC 37bis, Paris,


Cerf, 1966.

ORIGÈNE, HEz. : Homélies sur Ezéchiel, éd. M. BORRET, SC 352, Paris, Cerf,
1989.

ORIGÈNE, HGen. : Homélies sur la Genèse, éd. L. DOUTRELEAU, SC 7bis, Paris,


Cerf, 1976.

ORIGÈNE, HHier. : Homélies sur Jérémie, éd. P. HUSSON-P. NAUTIN, SC 238, Pa-
ris, Cerf, 1977.

ORIGÈNE, HIos. : Homélies sur Josué, éd. A. JAUBERT, SC 71, Paris, Cerf, 1960.

ORIGÈNE, HLev. : Homélies sur le Lévitique, éd. M. BORRET, SC 287, Paris, Cerf,
1981.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 61


ALINE CANELLIS L’ÉRUDITION DANS LE LIVRE I DU COMMENTAIRE SUR AMOS

PHILON D’ALEXANDRIE, De congressu : in Philon d’Alexandrie, Opera quae su-


persunt, éd. L. COHN-P. WENDLAND, Berlin, 1898, vol. 3.

WEBER R., Biblia sacra iuxta vulgatam editionem, Deutsche Bibelgesellschaft,


Stuttgart, 19833.

Bibliographie secondaire

BARDY G. 1934, « Saint Jérôme et ses maîtres hébreux », RBén 45, p. 145-164.

CANELLIS A. 2006, « Une amitié par lettres et ses aléas : La correspondance entre
Paulin de Nole et Jérôme » dans Epistulae Antiquae IV, Actes du IVème col-
loque international « Le genre épistolaire antique et ses prolongements eu-
ropéens », Université François-Rabelais, Tours, 1er-3 décembre 2004, édités
par P. LAURENCE et F. GUILLAUMONT, Peeters, Louvain-Paris, Dudley, MA,
p. 215-232.

CANELLIS A. 2007a, « Le Livre II de l’In Zachariam de Jérôme et le Commentaire


de Didyme l’Aveugle », Sacris erudiri 46, p. 111-141.

CANELLIS A. 2007b, « Le Livre III de l’In Zachariam de Jérôme et le Commen-


taire de Didyme l’Aveugle », Adamantius 13, p. 66-81.

DUVAL Y.-M. 1979, Comptes rendus bibliographiques, REAug. 25, p. 192-196.

JAY P. 1985, L’exégèse de saint Jérôme d’après son Commentaire sur Isaïe,
Études Augustiniennes, Paris.

JEANJEAN B. 1999, Saint Jérôme et l’hérésie, Institut des Études Augustiniennes,


Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité 161, Paris.

OPELT I. 1988, « San Girolamo e i suoi maestri ebrei », Augustinianum 28, p. 327-
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PCBE : PIETRI Ch. et L., Prosopographie chrétienne, Italie, École Française de


Rome, 2 vol., 1999 et 2000.

PLRE : JONES A. H. M., MARTINDALE, J. R., MORRIS, J., The Prosopography of


the Later Roman Empire, I, A. D. 260-395, Cambridge, 1971.

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Eruditio Antiqua 1 (2009) 62


Eruditio Antiqua 1 (2009) : 63-85

UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : LES LETTRES DE


MAXIME PLANUDE

JEAN SCHNEIDER
UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2

Résumé

Alors que l’œuvre érudite de Maxime Planude est très vaste et diverse, nous trouvons
relativement peu d’allusions à elle dans les cent vingt-et-une lettres conservées. Rares sont les
citations littéraires qui appartiennent aux œuvres qu’on sait avoir été étudiées par Planude. Il
peut mentionner son travail sur les épigrammes, sur le « calcul selon les Indiens », sur
Diophante et sur Ptolémée, demander du parchemin, réclamer des livres qu’il a prêtés, parler
de son enseignement, et deux lettres montrent en lui un bibliophile passionné. Ce bilan un peu
décevant tient à la fonction de la lettre, qui ne doit pas être pédante mais exprimer sobrement
et élégamment une amitié qui résiste à l’absence.

Abstract

Although Maximos Planudes’ scholarly work is very vast and miscellaneous, we find
relatively few allusions to it in the 121 preserved letters. Rare are the literary quotations
which belong to works known to have been studied by Planudes. He may mention his working
on the epigrams, on the "reckoning according to the Indians", on Diophantos and on
Ptolemaios, ask for parchment, claim books he lent, speak about his teaching, and two letters
show him as a passionate bibliophile. This slightly disappointing harvest is linked with the
function of the letter, which must not be pedantic but express soberly and elegantly a
friendship which withstands absence.

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JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

Bien que mon enquête porte spécifiquement sur la correspondance de


Maxime Planude, en tant qu’elle peut illustrer l’érudition de l’auteur, il n’est pas
inutile de résumer d’abord ce qu’on sait en général de cette érudition. Le plus
simple est de prendre comme point de départ le répertoire que Wendel a dressé
des œuvres de Planude1, en l’actualisant et en essayant de l’ordonner d’une ma-
nière mieux adaptée à notre propos, mais il est évident que, si l’on réserve le mot
« érudit » à un certain type de compétence spécialisée, on sera tenté d’exclure cer-
taines des œuvres retenues par Wendel, et que d’autre part la liste des œuvres
n’épuise pas l’activité érudite de Planude qui se manifeste tout autant dans ses lec-
tures, ses relations avec ses élèves, collègues ou collaborateurs, et sa pratique de
copiste et de bibliophile. Parmi les écrits théologiques et édifiants (§§ 3-8 chez
Wendel), on trouve une homélie (§ 5), deux ἐγκώµια de saints (§§ 6-7) dont l’un,
affirmant la primauté de l’apôtre Pierre, semble appuyer la politique religieuse de
Michel VIII2, une argumentation contre le filioque qui doit illustrer la politique
religieuse d’Andronic II (§ 3)3. Wendel a rangé dans cette catégorie le Basilicos
(§ 8), qui est un portrait idéalisé adressé au jeune empereur Michel IX4 et qui,
comme l’homélie et les deux ἐγκώµια, relève plutôt de la rhétorique. Les écrits
grammaticaux (§§ 9-13) comportent le Dialogue sur la grammaire (§ 9)5, le Sur
la syntaxe des parties du discours (§ 10)6, le Sur les verbes transitifs et intransitifs
(§ 11) qui pourrait être un extrait de l’ouvrage précédent, les Atticismes (§ 12), et
les Antistichies qui sont des jeux orthographiques (§ 13)7, et il faut peut-être ajou-
ter un petit traité de métrique8. C’est plutôt parmi les œuvres grammaticales que
Wendel aurait dû ranger la technologie et les épimérismes consacrés à Philostrate
(§ 33), auxquels il faut joindre le lexique partiellement publié par Mioni9. Dans
les « autres œuvres personnelles » (§§ 14-16), on trouve l’Éloge de l’hiver, un

1
WENDEL 1950, col. 2208-2249, les œuvres étant réparties sur les paragraphes 3-63. Plusieurs
de ces textes sont mentionnés par WESTERINK (1968, p. XII-XIII). Nous faisons abstraction
des quelques prières inédites que Wendel mentionne à la fin du § 8.
2
L’autre ἐγκώµιον (§ 7 de WENDEL) a été publié par L. G. WESTERINK (1966a, p. 177-227).
3
Le texte du § 4, dont le sujet est identique, n’est peut-être pas de Planude (indication donnée
par Pierre AUGUSTIN).
4
WENDEL n’avait probablement pas lu l’œuvre, inédite à cette époque. On trouve une analyse
et une édition partielle chez WESTERINK (1966b).
5
ROBINS 1993, p. 201-233 ; LALLOT 1985, p. 74-78 ; CHANET 1985. Cf. GÉHIN 2004, p. 294.
6
KUGÉAS y voit un reflet de l’enseignement de Planude (1909, p. 119-120). On pourrait ranger
cette œuvre parmi les traductions que WENDEL regroupe sous les numéros 43-50 (WILSON
1983, p. 230 et 241).
7
Sur les Antistichies, cf. SCHNEIDER, 1999a, p. 676, note 26.
8
§ 53 chez WENDEL 1950, col. 2246.
9
MIONI 1982.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 64


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

éloge paradoxal (§ 14), le Grand calcul selon les Indiens (§ 15)10, les Lettres
elles-mêmes dont l’édition a dû intervenir après la mort de l’auteur (§ 16). Vien-
nent ensuite les poésies (§§ 17-24) qu’on peut classer sur des critères formels et
de contenu. On a des poèmes liturgiques destinés à être chantés : les στιχηρὰ
σταυροθεοτοκία11, les στιχηρὰ εἰς τὸν ἅγιον µεγαλοµάρτυρα ∆ιοµήδην, les
στιχηρὰ ἰδιόµελα εἰς τὸν ἅγιον Μώκιον sont normalement de contenu religieux,
mais Planude est peut-être l’auteur de στιχηρὰ sur des sujets médicaux12. Planude
a aussi rédigé un Canon à saint Dèmètrios, avec un retard dont il s’excuse dans sa
lettre 2913 et un canon adressé, d’après l’acrostiche, à saint Diomède (§ 18, 5)14.
Un poème de seize vers de quinze syllabes, mis dans la bouche de la Vierge, est
aussi destiné à être chanté (§ 18, 2). On a seulement deux autres poèmes en vers
de quinze syllabes, le vers « politique » : l’un de neuf vers où le poète s’invite lui-
même au repentir (§ 22, 4)15 et une prière de sept vers (§ 22, 5). On a plusieurs
poèmes en hexamètres, un de quatre vers adressé aux trois saints hiérarques Ba-
sile, Grégoire et Chrysostome (§ 18, 7), une vie de la bienheureuse Marie
l’Égyptienne en vingt vers (§ 18, 8), douze vers pour une représentation de la
deuxième parousie (§ 20, 5)16. Mais on a aussi des poèmes hexamétriques pro-
fanes. Ainsi Planude rédige vingt-sept hexamètres (§ 24, 2) pour dédicacer, en
1283, un Nomocanon qu’il vient d’écrire pour Théoctistos, à qui il écrira la lettre
917, un poème de quarante-sept hexamètres pour célébrer sa découverte d’un ma-
nuscrit de la Géographie de Ptolémée18, ainsi que quatre épigrammes en
hexamètres qui exaltent cette œuvre ; et surtout on a conservé une idylle en deux
cent soixante-dix hexamètres (§ 23) où Planude s’inspire de Théocrite,
d’Apollônios de Rhodes, des deux Oppiens, de Nicandre, de Nonnos. Les autres
petits poèmes sont en trimètres ou en distiques élégiaques. Planude a écrit neuf
distiques et deux poèmes en trimètres (§ 19, 1) pour célébrer la restauration par

10
ALLARD 1981.
11
On peut lire ce poème (§ 18, 1 chez WENDEL) dans l’édition TREU des lettres, p. 267-269. Les
autres stichaires (§ 18, 4 et 6) sont inédits. Le stichaire dédié à Diomède est mentionné par
WESTERINK 1966a.
12
Il s’agit des §§ 54-55 de WENDEL (col. 2246). Le détournement de formes poétiques litur-
giques pour des contenus profanes est attesté par ailleurs (SCHNEIDER 1999b).
13
Le canon (§ 18, 3), que Planude a finalement réussi à rédiger, est édité par TREU, p. 219-223.
14
Mentionné par WESTERINK 1966a, p. 162.
15
Sur ce poème, cf. ANASTASIJEWIC 1907, p. 481.
16
Ce poème figure dans la lettre 73. Cf. WENDEL 1940, p. 431-2.
17
Le poème est édité par TREU, p. 204. Sur ce poème, cf. KUGÉAS 1909, p. 106-108 (sur le No-
mocanon perdu, p. 112, note 2).
18
Ce poème, et les quatre épigrammes, sont seulement signalés par WENDEL (§ 37, col. 2229).
Wendel refuse le poème en dix hexamètres qui accompagne dans un manuscrit la collection
rhétorique de Planude (§ 39, col. 2232). BIANCONI (2005, p. 106) a reconnu un manuscrit de
la Géographie de Ptolémée qui fut possédé et annoté par Planude.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 65


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

Théodora Rhaoulaina de l’église de saint André de Crète19. Planude rédige deux


poèmes en trimètres pour l’église des saints Marcianos et Martyrios (§ 19, 2), un
poème en distiques pour la porte d’un monastère (§ 19, 3), un autre poème en dis-
tiques qui exprime une prière pour les empereurs probablement figurés dans un
cadre décoratif comparable (§ 19, 4). À des icônes de la Vierge ou de saint Dio-
mède, il consacre quatre poèmes en trimètres (§ 20, 1-4)20. C’est aussi en trimètres
que sont les poèmes qu’il consacre à la croix dressée par Constantin (§ 21, 1), à
des croix pectorales (§ 21, 2-4), à l’Annonciation, à la descente de la Croix et à la
Résurrection (§ 22, 1-3). Il rédige en trimètres une prière à Marie (§ 22, 6) et une
épitaphe (§ 24, 4). En revanche, il écrit sept distiques pour faire l’éloge de
l’hypocrisie et récuser la consolation (§ 22, 7), deux distiques pour sa marâtre
(§ 24, 1), onze distiques pour célébrer le mariage de Philanthropène (§ 24, 3) in-
clus dans la lettre 98.
On qualifiera plus volontiers d’érudits les éditions ou commentaires. Il
s’agit d’abord de textes poétiques (§ 25-30). On connaît des scholies sur Les tra-
vaux et les jours (§ 25), sur la triade de Sophocle et sur quelques pièces
d’Euripide (§ 26)21, une édition et des scholies sur les Phénomènes d’Aratos
(§ 27), l’édition, l’introduction dialectologique et les scholies de Théocrite (§ 28),
l’édition et quelques scholies sur les Dionysiaques de Nonnos (§ 29), l’édition de
Triphiodore (§ 30). J. Irigoin pense aussi qu’on peut reconnaître une édition pla-
nudéenne de Pindare22, et l’on peut le créditer d’un travail philologique sur
Théognis et sur d’autres textes poétiques23. Il a aussi édité et commenté des prosa-
teurs (§§ 31-38), et on a cru retrouver des notes de lui sur Thucydide (§ 31)24. On
connaît diverses étapes de son édition de Plutarque, avec des annotations (§ 32). Il
semble possible de lui attribuer une recension de la biographie d’Ésope25 et une
édition commentée des fables (§ 34). Il a aussi proposé des conjectures et des

19
Sur cette princesse proche de Planude, destinataire de la lettre 68 (no10943 dans le PLP),
cf. KUGÉAS 1907, p. 601 ; WENDEL 1940, p. 426-7. André de Crète est un martyr de la crise
iconoclaste.
20
Cf. WENDEL 1940, p. 429-431 et, pour le poème sur l’icône de saint Diomède, WESTERINK
1966a, p. 162.
21
Cf. GÜNTHER 1995, p. 25-34.
22
IRIGOIN 1952, p. 237-269 et WILSON 1983, p. 238 et note 34. WILSON (1983, p. 194 et note
22) signale une remarque de Planude sur Aristophane. Sur les interventions de Planude sur le
texte d’Aratos, cf. WILSON 1983, p. 25.
23
GARZYA 1958, p. 216-217.
24
KUGÉAS 1907 ; HEMMERDINGER 1955, p. 45-46 : Planude aurait annoté le Cassellanus hist.
fol. 3 à Chôra. FORMENTIN (1982, p. 94) refuse de reconnaître la main de Planude dans le
Monacensis gr. 430 et ne mentionne pas le manuscrit de Cassel.
25
KARLA 2003 ; JOUANNO 2006, p. 15 et p. 250.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 66


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

commentaires sur le texte de Synésios26. Son intérêt pour les mathématiques se


manifeste par l’existence de scholies sur les Éléments d’Euclide (§ 35) et d’une
édition commentée des deux premiers livres de l’Arithmétique de Diophante
(§ 36)27. On a proposé d’attribuer à Planude une révision du « Grand Commen-
taire » de Théon d’Alexandrie28. Ayant difficilement découvert un exemplaire de
la Géographie de Ptolémée, dépourvu de cartes, Planude a réalisé lui-même un
διάγραµµα d’après les livres 7-8 (§ 37)29. Planude a aussi travaillé sur Aelius
Aristide30. En revanche, il ne faut pas lui attribuer une édition d’Aréthas (§ 38)31.
Planude a aussi réalisé des collections (§§ 39-42), d’abord une collection de textes
rhétoriques qui allège et complète la collection en usage avant lui (§ 39). La
συναγωγὴ συλλεγεῖσα ἀπὸ διαφόρων βιβλίων πάνυ ὠφέλιµος (§ 40) comporte
plusieurs sections. Les première (Strabon), troisième (fragments d’histoire ro-
maine), septième (De mensibus de Jean le Lydien) ont été assez soigneusement
étudiées32. La deuxième section est consacrée à la Périégèse de Pausanias, la qua-
trième au Du monde pseudo-aristotélicien. La cinquième section comporte de
nombreux fragments du roman perdu de Constantin Manassès33. La sixième sec-
tion est consacrée à Synésios34 et nous pouvons donner sur elle quelques

26
GARZYA 1958, p. 205, 210, 215 (repris dans l’édition de GARZYA et ROQUES 2000,
p. CXXXVI et note 29). Le Parisinus gr. 1409 donne une série, attribuable à Planude,
d’extraits des opuscules de SYNÉSIOS (LAMOUREUX 2004, p. XXXV), et la succession
(Lettres, Dion, Éloge de la calvitie, Adresse à Paionios, Des songes) correspond à celle de la
sixième section de la Synagôgè.
27
Sur le corpus mathématique de Planude, cf. WENDEL 1940, p. 414-417.
28
TIHON 1999, p. 5.
29
KUGÉAS (1909, p. 115-118) a identifié ce « diagramme » au πινάκιον mentionné dans la lettre
86, à tort selon WENDEL (1950, col. 2229).
30
Nous devons cette indication à une communication faite par Luana QUATTROCELLI à
l’Association pour l’Encouragement des Études Grecques, le 5 février 2007. Théodora
Rhaoulaina, une princesse proche de Planude, a copié un manuscrit d’Aelius Aristide (GA-
o
MILLSCHEG 1997, n 206).
31
WESTERINK 1968, p. XIV.
32
Aux références données par WENDEL, on peut ajouter SOTIROUDIS 1989, p. 13-15, p. 159-
164, p. 202-213 ; KARLA 2003, p. 666 et 668 ; ROBERTO 2005, p. CI-CXI.
33
MAZAL 1967, p. 34-61 : les fragments 2-38 de cette section viennent du roman de Manassès.
Les fragments 57 et 59 correspondent, eux, au Breviarium Chronicum du même auteur (vers
116-128 et vers 1325-1328 dans l’édition LAMPSIDIS 1996).
34
Cf. GARZYA 1958, p. 209 ; édition CUF des Opuscules de Synésios, p. LXXIV et notes 11-
12. Nous précisons ces indications d’après un microfilm (consulté à l’IRHT) du Laurentianus
59. 30 (cf. BÜHLER 1987, p. 127-130), où l’on trouve deux fragments des lettres (fo50v.,
l. 17med.-20med.), un fragment du Dion (f°50v., l. 20ex.-21in.), deux fragments de l’Éloge
de la calvitie (fo50v., l. 21med.-24med.), neuf fragments du De providentia (ff. 50v., l. 24ex.-
51v., l. 1in.), un fragment de l’Adresse à Paionios (fo51v., l. 1med.-5med.), onze fragments
du Des songes (ff. 51v., l. 5ex.-52v., l. 22in.) et un fragment non identifié (fo52v., l. 22med.-
23in.).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 67


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

précisions. Il ne nous semble pas qu’on ait encore repéré les textes des sections
huitième, neuvième et onzième, qui montrent que Planude a une ample culture
patristique35. Dans la section X qui regroupe des extraits de Platon, on remarque
l’abondance des extraits du Cratyle36 qu’il est tentant de mettre en rapport avec
les intérêts grammaticaux de Planude, et la mention νοθευόµενοι qui accompagne
les titres περὶ δικαίου, περὶ ἀρετῆς, δηµοδόκος ἢ περὶ τοῦ συµβουλεύεσθαι37, qui
peut rappeler le scrupule d’un philologue. On connaît bien la recension donnée
par Planude de l’anthologie d’épigrammes de Constantin Céphalas (§ 41)38, mais
on doit aussi remarquer sa collection de proverbes populaires (§ 42) qui illustre
une curiosité tout à fait différente. Malheureusement, sa collection de traités
d’harmonie (§ 51) n’est connue que par sa correspondance39. On doit enfin signa-
ler ses traductions d’œuvres latines (§§ 43-50) : le De trinitate de saint Augustin
(§ 43)40, le De duodecim abusionum gradibus (§ 44)41, le De consolatione philo-
sophiae de Boèce (§ 45)42, les Dicta Catonis (§ 46)43, le Commentum in Somnium
Scipionis de Macrobe (§ 48), les Métamorphoses d’Ovide (§ 49), les Héroïdes
d’Ovide (§ 50), et l’on peut attribuer à Planude des traductions sélectives des
poèmes érotiques d’Ovide, et une traduction versifiée, peut-être bien partielle, de
Juvénal (§ 52)44.
Planude fait œuvre de copiste, ou dirige une équipe de copistes, ou collec-
tionne et restaure des livres. Son œuvre de copiste ne se confond pas avec son
œuvre d’éditeur puisqu’il a pu copier passivement des textes, ou proposer des
35
Dans la section VIII, nous avons repéré des extraits du commentaire sur l’Apocalypse
d’ANDRÉ DE CÉSARÉE (PG, 106, col. 207-486) au fo60, des extraits du commentaire sur le
Cantique de GRÉGOIRE DE NYSSE aux ff. 60-61 ; dans la section XI, nous reconnaissons de
nombreux extraits des homélies Adversus Iudaeos (I, IV, V, VI) de JEAN CHRYSOSTOME aux
ff. 100-103.
36
Ff. 78v., l. 26med.-80v., l. 10med. dans le Laurentianus 59. 30.
37
Ces trois titres sont regroupés dans la marge droite du fo94r., au niveau des lignes 16-33.
38
Cf. WILSON 1983, p. 17.
39
WENDEL 1950, col. 2245.
40
SCHMITT 1968, p. 131-2 ; KARLA 2003, p. 662, note 14 (référence à l’édition PAPATHOMO-
POULOS-TSAVARI-RIGOTTI que je n’ai pas pu consulter).
41
SCHMITT 1968, p. 132-3.
42
SCHMITT 1968, p. 133-134.
43
SCHMITT 1968, p. 134-5. Le n°47 de WENDEL (« Ars minor de Donat ») ne doit pas être rete-
nu (SCHMITT 1968, p. 142-145 ; PAVANO 1992, p. X).
44
Sur les traductions de textes poétiques, cf. SCHMITT 1968, p. 138-141, WILSON 1983, p. 17-18
et BIANCONI 2005, p. 105. PAPATHOMOPOULOS (1976, p. V) admet l’authenticité de la traduc-
tion du De bello Gallico, voire de la Rhétorique à Hérennius (refusées l’une et l’autre par
SCHMITT, p. 141-142). WILSON (1983, p. 224-5 et p. 231) semble disposé à attribuer à Pla-
nude des traductions du De hypotheticis syllogismis et du De topicis differentiis de Boèce que
NIKITAS (1990) attribue à Manuel Holobolos. Sur Planude traducteur, cf. WILSON 1983,
p. 230-231.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 68


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notes pour améliorer le texte copié par un autre. On reconnaît son écriture sur di-
vers livres45, qu’il a écrits en tout ou en partie, ou seulement annotés. Ses proches
peuvent aussi écrire des livres. On peut repérer des manuscrits qu’il a possédés et
restaurés. Outre le grand manuscrit de l’Anthologie (Marcianus gr. 481, achevé au
monastère de l’Acataleptos en 1301) et un manuscrit de Plutarque (Ambrosianus
C 126 inf.), Planude est le maître d’œuvre d’autres manuscrits de Plutarque (Pari-
sinus gr. 1671, Vaticanus gr. 264), et du Laurentianus 32. 16 qui réunit beaucoup
de poèmes, principalement hexamétriques, même s’il n’a copié de sa main qu’une
partie du manuscrit et ne consacre pas à chaque texte un travail proprement édito-
rial46. André Allard a retrouvé le manuscrit autographe de son Grand calcul selon
les Indiens, l’Ambrosianus ET 157 sup.47 J. Martin48 a retrouvé l’autographe de
l’édition d’Aratos, un manuscrit d’Edimbourg. Formentin accepte de reconnaître
la main de Planude dans certaines annotations du Parisinus gr. 1671 (Plutarque)
et sur quelques pages du Vindobonensis phil. gr. 21 (Platon), et elle ne se pro-
nonce pas sur l’attribution d’une partie de l’Urbinas gr. 125. Pérez Martin
reconnaît la main de Planude dans le Vindobonensis phil. gr. 21 et dans l’Urbinas
gr. 125 (Libanios), et il se peut qu’une partie du manuscrit de Vienne ait été écrite
par Léon Vardalis, un correspondant de Planude, tandis que dans l’Urbinas gr.
125, ainsi que dans le Vaticanus gr. 1740 (Rhétorique d’Aristote), la main de Pla-
nude serait associée à celle de Jean Zaridis, son élève et le destinataire de
plusieurs lettres49. Il semble aussi qu’il ait eu un manuscrit qui réunissait Théo-
crite (ff. 6-15 du Parisinus gr. 2722) et l’actuel Laurentianus 32, 2 qui préserve
les pièces alphabétiques d’Euripide50, et qu’il ait restauré quelques pages de
Théocrite. On trouve des corrections de la main de Planude dans le Mosquensis
Mus. Hist. Syn. gr. 352 et peut-être dans l’Urbinas gr. 97, deux manuscrits des
Moralia de Plutarque51. On a cru retrouver des notes de sa main dans deux ma-
nuscrits de Thucydide, le Monacensis gr. 430 et le Cassellanus ms. hist. fol. 352, et

45
WILSON 1981, p. 395-7 ; GAMILLSCHEG 1981, p. 390-394 ; CONSTANTINIDES 1982a, p. 15 ;
FORMENTIN 1982.
46
WENDEL 1940, p. 418-426 ; TURYN 1972, I, p. 28-39 et p. 90-96, et autres références dans
l’index ; PÉREZ MARTIN 1997a, p. 385-386 et p. 389-393 ; IRIGOIN 1987, p. CCLXXIII. Tu-
ryn donne aussi des éléments sur Jean Zaridis, un élève de Planude.
47
TURYN 1972, p. 78-81. Turyn (1964) rapproche aussi le Vaticanus gr. 191, un recueil de
textes mathématiques, des travaux de Planude, sans y reconnaître sa main.
48
MARTIN 1998, p. CXLV. Cette attribution est acceptée par FORMENTIN (1982, p. 94).
49
PÉREZ MARTIN 1997b, p. 75-80.
50
WILSON 1978 et 1983 (p. 204 et p. 249) ; PÉREZ MARTIN 1997a, p. 399.
51
IRIGOIN 1987, p. CCLXXVIII ; PÉREZ MARTIN 1997a, p. 388.
52
HEMMERDINGER 1955, p. 45-46 : pour le manuscrit de Munich, il s’agit d’une note relative au
décès de Théodora Rhaoulaina le 6 décembre 1300 (cf. KUGÉAS 1907, p. 590), et dans le ma-
nuscrit de Cassel la note indique le début d’un travail sur Thucydide le 3 juillet 1302.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 69


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

le Monacensis a bien dû appartenir à Planude. Formentin refuse d’attribuer à Pla-


nude des notes du Vaticanus gr. 177 (Géographie de Ptolémée) et du Vaticanus
gr. 202 (collection mathématique) qui semblaient prouver que Planude avait sé-
journé au monastère de Chôra53. Bianconi considère que le Bodleianus Arch.
Selden B 46, un manuscrit de la Géographie de Ptolémée, a appartenu à Planude
et a été annoté par lui54. Gamillscheg lui attribue deux manuscrits d’Ovide, les
Reginenses gr. 132 et 13355. Le Nomocanon qu’il avait copié pour Théoctistos est
perdu, ainsi que la collection de traités d’harmonique qu’il évoque dans sa corres-
pondance.
On attribue plusieurs de ses œuvres aux nécessités de son enseignement56.
Certains de ses proches ou de ses élèves ont eu une activité de copiste et de philo-
logue, comme la princesse Rhaoulaina57, Jean Zaridis, Manuel Moschopoulos58.
Nous pouvons ajouter une petite remarque qui illustre l’amour-propre de Planude
enseignant. Dans la section X de la Synagôgè qui reprend des extraits de Platon,
Planude donne un extrait de l’Axiochos (366 D sqq.) qui veut montrer que la vie
est si douloureuse, à tous les âges, qu’il faut accepter que la mort nous en délivre ;
mais alors que l’auteur du dialogue détaille les malheurs de la scolarité, désignant
les maîtres d’école comme des tyrans et les professeurs comme des despotes (366
E), Planude dit seulement : ἑπτὰ ἔτη δὲ γενόµενον παιδαγωγοὶ διαδέχονται, εἶτα
διδάσκαλοι59.
Si l’on cherche dans la correspondance de Planude des échos de son activité
d’érudit, on songera d’abord aux nombreuses citations, explicites ou allusives, qui
ornent sa correspondance comme celle de tous les Byzantins cultivés. Force est de
remarquer un décalage manifeste entre la liste des œuvres qu’il a copiées, corri-
gées, commentées, et celle que donne l’index scriptorum de Leone. Ainsi, les
lettres de Planude donnent de nombreuses références homériques, mais aucune
aux Dionysiaques de Nonnos, aucune à Théocrite, aucune à Triphiodore, et seu-
lement une référence à Hésiode et une à Théognis. Nous avons vu ailleurs60 que
les citations théâtrales des lettres ne correspondaient guère aux pièces que Planude
a éditées et commentées. On trouve seulement une référence à Thucydide, et

FORMENTIN (1982, p. 94) refuse le manuscrit de Munich et ne mentionne pas celui de Cassel.
Au fo268r. du Monacensis, une note donne : ἡµετέρου κυροῦ Μαξίµου τοῦ Πλανούδη.
53
WENDEL 1941, p. 81-85 ; HEMMERDINGER 1955, p. 45 ; FORMENTIN 1982, p. 94 et note 13.
54
BIANCONI 2005, p. 106. Cependant, Bianconi admet que Planude a séjourné au monastère de
Chôra (p. 93-94).
55
GAMILLSCHEG 1981, p. 391.
56
Sur l’enseignement de Planude, cf. CONSTANTINIDES 1982b, p. 66-89.
57
GAMILLSCHEG 1997, n°206.
58
WILSON 1983, p. 244-7.
59
Nous donnons le texte du Laurentianus 59. 30 (fo94v., l. 29-30).
60
SCHNEIDER 2008.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 70


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

même Plutarque, auquel Planude a consacré tant de travail, n’apparaît que discrè-
tement dans l’index de Leone. Leone donne d’assez nombreuses références à
Platon, qui est la source de la section X de la Synagôgè. (ff. 74v., l. 14-95r.,
l. 10in. du Laurentianus 59. 30). Les Lettres de Platon, la République, les Lois et
le Timée, cités dans les lettres, n’apparaissent pas dans la Synagôgè. L’Euthydème
y figure (fo90v., l. 4med.-20med.), mais les deux lieux cités dans les lettres de
Planude n’y sont pas. Le Gorgias est mieux représenté (ff. 91r., l. 36med.-93v.,
l. 11med.), mais l’unique citation des lettres de Planude ne se retrouve pas. Le
Phédon est abondamment mis à contribution (ff. 75r., l. 35med.-78v., l. 26in.),
sans qu’on retrouve l’expression citée dans la lettre 85. Pour le Phèdre (ff. 88r.,
l. 6-89r., l. 23), on ne retrouve pas l’expression que Leone reconnaît au début de la
lettre 20, mais Leone n’a pas rapproché la lettre 73, où Planude envisage de chan-
ter une palinodie après son Éloge de l’hiver (p. 111, 13), du passage célèbre du
Phèdre (243 A-B) qui figure comme premier extrait dans la Synagôgè (f°88r., l. 6-
9med.). Du Philèbe (86v., l. 6ex.-87r., l. 28med.), on ne retrouve pas la citation de
la lettre 85. Du Protagoras (ff. 90v., l. 20ex.-91r., l. 36in.), on ne retrouve pas la
citation de la lettre 8. Pour le Banquet (ff. 87r., l. 28ex.-88r., l. 5), on n’a pas la
citation de la lettre 17. Pour le Théétète (ff. 80v., l. 10ex.-83v., l. 29in.), on a bien
un résumé de 152 A-157 A (ff. 80v., l. 22med.-81r., l. 26in.), mais la chaîne d’or
évoquée dans la lettre 119 (p. 203, 10-11) n’apparaît pas. On lit au fo81r.,
l. 26med.-v., l. 19 une reprise de 155 D-171 B, et cette fois on retrouve
l’expression µακρὰ καὶ διωλύγιος φλυαρία citée par Planude dans sa lettre 49
(p. 82, 14-15). La troisième expression rapprochée par Leone (p. 100, 31) du
Théétète ne se retrouve pas dans la Synagôgè. L’Axiochos figure à la fin de la sec-
tion X (ff. 94v., l. 17ex.-95r., l. 10in.), et on y trouve en avant-dernière position
(fo95r., l. 1-5med.) le passage (369 B-C) que Planude évoque dans la lettre 94
(p. 144, 18-20). Il est vrai que certains des rapprochements proposés par Leone
concernent des expressions proverbiales ou banales : celle de la lettre 8 (p. 20, 8)
est manifestement banale ; celles de la lettre 15 (p. 38, 3-4) et de la lettre 67
(p. 100, 31) sont évidemment proverbiales bien qu’elles ne figurent pas dans les
recueils parémiographiques les plus anciens ; celle de la lettre 17 (p. 41, 4) est dé-
jà homérique, comme celle de la lettre 119 (p. 203, 10-11) ; celle de la lettre 20
(p. 46, 2) figure dans trois dialogues platoniciens ; celle de la lettre 22 (p. 48, 23)
est désignée par Planude comme proverbiale, comme celle de la lettre 85 (p. 128,
18-19). Bien que Leone n’indique pas cette référence, il est plausible que le frag-
ment d’Empédocle que cite Planude dans la lettre 90 (p. 138, 10-11) vienne du De
providentia de Synésios61, et nous avons trouvé dans la Synagôgè de Planude plu-
sieurs fragments de cet opuscule, mais pas le passage où figure la citation
d’Empédocle. Il est plausible que la lettre 99 présente (p. 157, 13-18) une rémi-
niscence du Discours sur la royauté de Synésios (chap. XXII, 26 C-D), une œuvre
61
Parmi les nombreuses sources qui citent ce fragment, c’est cet opuscule de SYNÉSIOS qui
donne le texte le plus semblable à celui qu’on lit chez P LANUDE.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 71


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

qui n’est pas mise à contribution dans la Synagôgè. Un cas intéressant est celui de
l’allusion au De mensibus de Jean le Lydien qui apparaît dans la lettre 72 (p. 110,
20-22). Dans la Synagôgè de Planude, on reconnaît cinquante-sept fragments du
De mensibus que Wuensch a intégrés avec le sigle Y dans son édition62, mais le
passage dont la lettre de Planude donne un écho ne figure pas dans ces extraits,
alors qu’on le trouve dans le Scorialensis Φ III. 11 (sigle S dans l’édition
Wuensch), un manuscrit du XIVe siècle qui présente aux ff. 107v.-122 des extraits
du De mensibus avec en marge, de la même main selon Wuensch63, des extraits de
la traduction planudéenne du Songe de Scipion. La citation du Breviarium Chro-
nicum de Constantin Manassès qui est signalée dans la lettre 12 ne se retrouve pas
dans la cinquième section de la Synagôgè, et Planude a probablement emprunté ce
renseignement au résumé de Dion Cassius qu’il utilise dans la troisième section,
puisqu’on y trouve le texte en question64. Un seul texte de l’Anthologie Palatine
figure dans l’index de Leone (XII, 204, dans la lettre 17, p. 41, 4), mais il s’agit
d’abord d’une référence homérique, et cette épigramme, comme la plupart de
celles du livre XII, est absente de la recension planudéenne de l’Anthologie. Les
citations de proverbes sont nombreuses, mais il s’agit presque toujours de pro-
verbes de la tradition zénobienne, savante, non des proverbes populaires que
Planude a rassemblés65. On ne trouve pas davantage dans les lettres de Planude de
citations latines, même traduites en grec.
Ce décalage ne nous semble pas dû au hasard, mais à la nature de la lettre
qui exclut tout pédantisme. Dès lors, on préfère les maximes et les expressions
proverbiales66, qui ne sont plus pleinement senties comme des citations littéraires,
ou des citations littéraires qui appartiennent à la culture générale commune aux
deux partenaires de l’échange épistolaire. On remarquera toutefois que Planude
peut être pédant, non sans humour, dans la lettre 2 où il démarque plaisamment la
doctrine aristotélicienne des différents niveaux d’âme (p. 6, 19-7, 26), dans la
lettre 28 où il énumère tous les mots qui peuvent désigner la générosité (p. 57, 17-
30) et ceux qui peuvent désigner l’avarice (p. 57, 30-58, 9) pour convaincre Théo-
dore Xanthopoulos de lui prêter son exemplaire de l’anthologie, et il évoque sa
lecture d’Aristote dans la lettre 114 (p. 189, 26-190, 7), s’agissant d’un traité natu-
raliste qu’on lui a prêté et où il a trouvé des indications précieuses.

62
WUENSCH 1898, p. L-LIX.
63
WUENSCH 1898, p. XXXIX-XLVIII ; cf. DE ANDRÉS 1965, p. 60-64.
64
Dans le Laurentianus 59. 30, fo39v., l. 29-31 (immédiatement après le fragment 124 signalé
par PICCOLOMINI 1874, p. 111).
65
C’est à tort qu’on a attribué à Planude le manuscrit principal de la recension athonite du re-
cueil zénobien, le Parisinus suppl. gr. 1164, qui présente aussi la traduction planudéenne des
Disticha Catonis (BÜHLER 1987, p. 53). La quasi-absence des proverbes populaires dans les
lettres de Planude est remarquée par WENDEL (1950, col. 2239).
66
Cf. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, lettre 51, § 5. C’est comme auteur de « maximes » qu’EURIPIDE
est invoqué dans la lettre 12 de Planude.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 72


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

Les lettres de Planude présentent cependant diverses mentions qu’on peut


rattacher aux travaux érudits de l’auteur. Son œuvre théologique n’est pas évo-
quée, à moins qu’on ne reconnaisse une allusion négative dans la lettre 113,
adressée à Philanthropène pendant l’hiver 1294-567, où il évoque Melchisédech
Acropolite qui s’adonne parfois à la théologie : θεολογικός, ὅπερ ἐγὼ µάλιστα
πάντων δέδοικα καὶ οὐκ ἔστιν ὅτε τούτῳ πρόσειµι πλὴν ὑπ’ἀνάγκης (p. 184, 18-
19). Bien que le contexte soit clairement humoristique, on peut rapprocher cette
affirmation du peu de place de la théologie dans l’œuvre de Planude. On peut rap-
procher de ses Antistichies le passage qui conclut la lettre 72 (p. 110, 25), où le
mot µέσπιλον (nèfle) est rapproché de µ’ἔσφηλας (tu m’as trompé) et de µὴ
σπιλάς (qu’il n’y ait pas d’écueil). Il est plus souvent question des œuvres poé-
tiques. Dans la lettre 73, adressée à Melchisédech pendant l’hiver 1293-468, il
donne le poème destiné à accompagner une icône de la deuxième parousie
(p. 112, 8-23), avec un commentaire qui n’est pas parfaitement clair (p. 111, 21-
112, 2). Dans la lettre 98, adressée à Philanthropène à l’occasion de son mariage
(dans l’été 1294)69, il donne un épithalame (p. 152, 22-153, 18). Dans la lettre 29,
adressée vers 1299 à Dimitrios Sgouropoulos (PLP, no25012), il s’excuse de
n’avoir pas encore rédigé les odes au martyr Dimitrios, à cause de la maladie et de
ses nombreuses autres occupations, alors qu’il faut avoir l’esprit libre pour ac-
complir un tel travail et généralement tout travail intellectuel (p. 60, 5-15). Nous
savons qu’il a finalement rédigé le canon promis. Il nous semble que Planude,
quand il promet dans la lettre 68 d’inscrire (ἐπιγράψοµεν) Théodora Rhaoulaina
comme protectrice des sciences, précisant qu’il y a plus de mérite à protéger les
sciences qu’à étayer un édifice (p. 105, 4-7), fait allusion aux poèmes dans les-
quels il célébrait la restauration par la princesse de l’église de saint André de
Crète70. Il évoque plusieurs fois son Éloge de l’hiver, dans la lettre 73 où il re-
grette que l’hiver, qu’il a excessivement loué, l’empêche de rejoindre son
correspondant et espère que le printemps ne sera pas rancunier et lui permettra de
faire le voyage sans encombre (p. 111, 9-20). On trouve aussi une allusion à cet
exercice rhétorique dans la lettre 8671(p. 130, 21). Même s’il faut renoncer à rap-
procher le πινάκιον de la lettre 86 du diagramme qu’il a réalisé d’après la
Géographie de Ptolémée, Planude peut évoquer précisément des travaux plus clai-
rement érudits. Sans doute dans le cours de son travail sur l’anthologie de
67
BEYER 1993, p. 130-1. On pourrait aussi rapprocher l’évocation plaisante de la dialectique de
Melchisédech dans la lettre 113 du peu d’intérêt de Planude, apparemment, pour cette disci-
pline.
68
BEYER 1993, p. 118.
69
BEYER 1993, p. 125.
70
WENDEL (1950, col. 2217) considère que l’un de ces poèmes, en trente-cinq trimètres, devait
être inscrit sur l’édifice, et que l’autre poème en trimètres suppose que le projet d’une inscrip-
tion a été abandonné.
71
Adressée à Melchisédech au début de 1294 (BEYER 1993, p. 119-120).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 73


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

Céphalas, il souhaite emprunter un exemplaire de l’anthologie d’épigrammes,


dans la lettre 28 adressée à Théodoros Xanthopoulos. Il mentionne son Grand
calcul selon les Indiens dans la conclusion de la lettre 46 à Georges Bekkos (PLP,
no2547), vers 1300 : « l’arithmétique selon les Indiens, depuis que je vous ai em-
prunté le livre que vous savez, occupe la plus grande partie de chaque journée, et,
avec l’aide de Dieu, la voilà déjà achevée » (p. 80, 8-11), mais il n’arrive pas à
résoudre deux difficultés relatives à l’extraction de la racine carrée et demande à
son correspondant de lui mettre par écrit les éclaircissements qu’il pourrait trouver
de son côté sur ces points. Georges Bekkos a dû prêter à Planude un exemplaire
d’un traité anonyme daté de 1252 et Planude a apporté divers compléments, en
particulier sur l’extraction de la racine carrée. Dans la lettre 33 adressée à Bryen-
nios (PLP, no3260), il demande à ce spécialiste d’astronomie de lui prêter son
exemplaire de Diophante pour qu’il puisse le comparer avec le sien (p. 66, 14-
17)72, le complimentant ensuite pour son étude des planètes. Négativement, dans
la lettre 119, félicitant Philanthropène pour son succès militaire, il affirme qu’il ne
ferait pas plus de prières pour acquérir les livres de Ptolémée que pour avoir part à
ce succès (p. 203, 29-204, 2)73. Si en général c’est pour son propre usage, dans le
cours de ses travaux érudits, que Planude demande des livres, remarquons aussi la
lettre 63 où il sollicite le correspondant en faveur du porteur, qui a apparemment
besoin d’être aidé en vue d’acquérir un livre non identifié (p. 93, 23).
Planude peut aussi demander du matériel pour ses travaux d’érudition. Dans
la lettre 106 à Philanthropène74, il annonce son dessein d’ « écrire les livres de
Plutarque » et, déplorant la difficulté de trouver du bon parchemin à Constanti-
nople, il demande à son correspondant de lui en procurer, lui envoyant « la mesure
des cahiers » pour que le parchemin fasse deux cahiers de cette taille (p. 169, 18-
27). La même année75, dans la lettre 78 envoyée au même destinataire, après avoir
félicité Philanthropène pour son succès militaire, il ajoute : « tu écris que tu
m’enverras incessamment des peaux prélevées sur les moutons du butin », et il va
jusqu’à dire qu’il voudrait même les peaux des barbares (p. 119, 31-120, 5). La
lettre 100, envoyée à Melchisédech vers la même époque76, explique à son corres-
pondant, qui apparemment s’est chargé de lui fournir les parchemins, les qualités
requises et le calibre, avec deux échantillons qu’il envoie pour deux formats de
parchemin (p. 161, 11-162, 2). D’après la lettre 109, adressée à Philanthropène au
début de 129477, Philanthropène affirme que Melchisédech a bien envoyé les par-
chemins qui ont été pris par des pirates (p. 173, 15-20, avec d’autres allusions

72
WENDEL 1940, p. 414-417.
73
Cf. WENDEL 1941, p. 81.
74
1293 (BEYER 1993, p. 116).
75
BEYER 1993, p. 116-117.
76
BEYER 1993, p. 117.
77
BEYER 1993, p. 119.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 74


JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

p. 174, 13-14 et p. 175, 12-14). La lettre 86, adressée à Melchisédech (début 1294
aussi)78, évoque cette lettre où Philanthropène lui promettait des peaux de mouton,
que Melchisédech s’est chargé d’envoyer mais qui ont été prises par des pirates,
contretemps que Planude dit commenter dans une lettre adressée directement à
Philanthropène, probablement la lettre 109 (p. 133, 17-21). Planude conclut la
lettre 115 (à Melchisédech peu après)79 en rappelant qu’il attend depuis longtemps
les parchemins promis (p. 192, 1-3). Dans la lettre 95 (à Melchisédech, été ou au-
tomne 1294)80, Planude se plaint que les parchemins qu’il a reçus de son
correspondant ne sont pas des peaux de moutons mais des peaux d’ânes, trop
dures et épaisses, plus propres à faire des boucliers ou des tambours que des livres
(p. 147, 13-28). Il est évidemment tentant de rapprocher ces renseignements des
deux manuscrits planudéens de Plutarque, l’Ambrosianus C 126 inf. et le Parisi-
nus gr. 167181. Le manuscrit de Milan, copié par plusieurs scribes dont Planude et
Jean Zaridis, doit être le manuscrit de petit format projeté dans la lettre 100, et ce-
lui de Paris, qui présente une souscription de 1296 et des annotations de la main
de Planude, doit être le manuscrit de grand format82.
Planude peut aussi écrire pour réclamer des livres qu’il a prêtés. Il réclame
sa traduction de Boèce dans la lettre 5 (p. 15, 18-16, 2). La lettre 35 accompagne
apparemment un livre que Planude prête à son correspondant83 et il l’invite à le
rendre sans tarder. Les lettres 64, 65, 68 et 106 réclament la restitution d’un livre,
qui était de la main de Planude et qui regroupait divers traités d’harmonique : la
lettre 64 s’adresse à l’emprunteur indélicat, qui devra rendre le livre à un person-
nage non nommé (τῷ δεῖνι, p. 95, 10), la lettre 65 à un personnage influent que
Planude prie de l’aider dans cette démarche en la couvrant de l’autorité de Théo-
dora Rhaoulaina ou du prôtovestiaire Mouzalôn (complétant les intervalles selon
les instructions de Théodora Rhaoulaina, p. 96, 11-14), la lettre 68 à Théodora
Rhaoulaina dont il demande l’aide (p. 103, 19-104, 10) et qui pourra choisir de le
réclamer en son nom propre ou au nom de Mouzalôn (p. 104, 2-3), la lettre 106 à
Philanthropène qui est invité à rechercher ce livre (p. 169, 12-17). Dans la lettre

78
BEYER 1993, p. 119-120.
79
BEYER 1993, p. 122-123.
80
BEYER 1993, p. 129.
81
WENDEL (1941, p. 79) ajoute un troisième manuscrit, dont il ne donne pas la cote mais qui est
probablement le Parisinus gr. 1672, dont les qualités lui semblent correspondre aux exi-
gences formulées par Planude, et dans son article de 1940 (p. 410) il dit que ce manuscrit
vient de l’école de Planude ; mais IRIGOIN (1987, p. CCLXXIV) situe ce manuscrit après la
mort de Planude, et Formentin ne le signale pas parmi les manuscrits où l’on pourrait recon-
naître l’écriture de Planude. KUGÉAS (1909, p. 110-113) rapproche une note du Laurentianus
conv. suppr. 206 des demandes de Planude à Philanthropène, ce manuscrit étant la base de la
recension planudéenne du deuxième livre de l’édition tripartite des Vies parallèles.
82
TURYN 1972, p. 82-83.
83
Ce livre doit être mutilé au début et à la fin (KUGÉAS 1909, p. 109-110).

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JEAN SCHNEIDER UNE CORRESPONDANCE ÉRUDITE : MAXIME PLANUDE

64, il exprime la crainte de paraître parcimonieux (p. 94, 6-9), et surtout de le de-
venir puisqu’il ne récupère pas le livre qu’il a prêté84, il rappelle qu’en prêtant le
livre il avait insisté pour une prompte restitution (p. 94, 17-21), et il évoque la va-
leur exceptionnelle du livre qu’il aime (οὐκ ἀνέραστον) comme l’œuvre de ses
mains (p. 94, 23-95, 7)85. On se rappelle que la générosité, pour Planude, concerne
spécialement la mise à la disposition d’autrui des livres qu’on possède, dans la
lettre 28 et dans la lettre 67 (p. 100, 7-20). Dans la lettre 68, on comprend que
Planude aurait besoin de son livre parce que la princesse lui a demandé de com-
pléter ou corriger un livre à elle, de contenu semblable, tâche dont il ne peut
s’acquitter qu’en consultant l’exemplaire qu’il avait pris la peine de compléter et
de corriger avant de le prêter à Autorianos (p. 103, 11-20), et Planude adresse les
mêmes doléances que dans la lettre 64 (p. 103, 20-104, 10). La lettre 106 rappelle
brièvement l’espoir que Planude a de retrouver le livre, et il suggère un endroit86
où il pourrait se trouver (p. 169, 12-17).
La lettre 67, au prôtovestiaire Théodore Mouzalôn87, donne l’occasion
d’apprécier plus globalement l’intérêt de Planude pour les livres. Après des com-
pliments amicaux qui évoquent en particulier une maladie dont Mouzalôn est
partiellement guéri, Planude en vient, de manière un peu abrupte, à introduire un
livre de Diophante88 dont Mouzalôn avait réclamé la restitution (p. 99, 25-26) et
qui revient, apparemment dans la bibliothèque de Mouzalôn. Planude l’a restauré,
pour l’extérieur et pour l’intérieur89 (p. 99, 24-29). Fier de son travail, il célèbre
d’une manière qui peut paraître naïvement vaniteuse le succès de ses travaux de
production et de restauration, principalement appliqués à des livres90 (p. 99, 29-
100, 5). Il exprime ensuite éloquemment sa passion pour les livres, et se défend de
vouloir posséder une grande quantité de livres, insistant surtout sur l’accès qu’ont
les amoureux du savoir aux livres qui appartiennent à des propriétaires privés et
au monastère impérial où il réside91 (p. 100, 5-20). À ce moment intervient un dé-

84
Sur le thème de l’avarice, cf. SCHNEIDER 2008, p. 744-5 et p. 755.
85
Faut-il attacher de l’importance à l’usage du mot ἀνελίττων (p. 94, 10) qui s’applique norma-
lement au déroulement d’un rouleau de papyrus ?
86
Sur le couvent de Nymphaion, cf. BEYER 1993, p. 113 et p. 116.
87
PLP, no19439. Sur la lettre 67, cf. WENDEL 1941, p. 80-84.
88
Sur ce Diophante et sur celui mentionné dans la lettre 33, cf. WENDEL 1940, p. 414-417.
89
On a comparé ce que Planude dit de la restauration du Diophante à celle d’un manuscrit de
Thucydide, qu’on a supposé avoir été restauré par Planude (KUGÉAS 1907, p. 606), mais
FORMENTIN (1982, p. 94) n’y reconnaît pas l’écriture de Planude.
90
Il nous semble que la distinction formulée par ὅσα τε ἂν αὐτὸς ἐκπονῶ καὶ ἅπερ εἰς ἑτέρους
τὴν ἑαυτῶν ἀναφέρει δηµιουργίαν peut s’interpréter ainsi : certains objets sont faits par lui-
même, d’autres ont été produits par d’autres mais sont restaurés par lui.
91
On a identifié le monastère (p. 100, 18) à Chôra, d’après des notes des Vaticani gr. 177 et 202
qu’on attribuait à Planude (WENDEL 1940, p. 406-410 ; 1941, p. 81-85), mais FORMENTIN
(1982, p. 94 et note 13) et PÉREZ MARTIN (1997a, p. 403 ; 1997b, p. 74-75) refusent cette at-

Eruditio Antiqua 1 (2009) 76


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veloppement sur le mauvais état de cette bibliothèque impériale, qui a subi des
pertes qu’on peut mesurer en comparant un ancien catalogue et le catalogue actuel
(p. 100, 21-101, 2). Planude accuse les emprunteurs indélicats et l’usure du temps,
et l’insouciance des responsables qui ne vérifient pas la restitution des livres prê-
tés et ne restaurent pas les livres (p. 101, 5-13). Il préconise donc que l’empereur
manifeste son intérêt pour la bibliothèque pour stimuler le zèle du bibliothécaire
(p. 101, 13-21), et qu’il consacre une somme modique pour la restauration des
livres (p. 101, 21-26). Faute de restauration, les livres risquent de tous disparaître
(p. 101, 26-102, 3). Pour illustrer la gravité de la situation, Planude propose à son
correspondant de voir de ses yeux l’exemplaire des Sphériques de Théodosios92
qui vient d’être apporté dans le monastère (p. 102, 3-7). Outre Diophante, un livre
qui réunissait des ouvrages mathématiques de Nicomaque et d’Euclide et un traité
d’harmonie de Zôsime a échappé au danger (p. 102, 7-12). C’est ce deuxième vo-
lume qui est joint au Diophante et envoyé à Mouzalôn, sans qu’on sache s’il s’agit
d’une restitution93, d’un cadeau, d’un prêt, et il doit être auprès de Mouzalôn
l’ambassadeur qui plaidera la cause de ses frères, les autres livres qui sont dans la
bibliothèque du monastère impérial (p. 107, 12-15). Il semble que Planude mette
en parallèle (p. 102, 15-17) la guérison partielle de son correspondant et le travail
de restauration qu’il a pu faire sur quelques livres dégradés, et peut-être la restitu-
tion de livres empruntés et le retour de Mouzalôn auprès de ses amis.
La lettre à Théodora Rhaoulaina (lettre 68)94 présente aussi, après l’exposé
relatif au livre emprunté par Autorianos, un développement plus général. Une
transition un peu obscure (p. 104, 13-18) nous indique que Planude regarde une
collection de livres mathématiques (p. 104, 13-14) ; il semble que sa joie soit par-
tagée par d’autres, probablement par la princesse, et donc légitime (p. 104, 14-16),
et il espère que ces préambules favorables seront vérifiés par l’expérience (p. 104,
16-18), c’est-à-dire qu’il souhaite que la joie que la princesse et lui-même parta-
gent à considérer une collection de livres mathématiques soit suivie d’une
collaboration fructueuse dans la lecture et l’étude de ce champ du savoir. La lettre
se conclut par l’expression de l’enthousiasme de Planude pour les mathématiques
(p. 104, 17-24), le vœu que les mathématiques ne soient pas méprisées mais que,
grâce à la princesse, la période actuelle puisse cultiver ce domaine et disposer des

tribution, et le PLP (no23308) considère qu’il n’est pas certain que Planude ait séjourné à
Chôra. Il a séjourné au couvent des Cinq-Saints (JANIN 1975, p. 48-49) et il était au couvent
de l’Acataleptos en 1299-1301 (JANIN 1969, p. 504-6). Sur le monastère de Chôra, cf. JANIN
1969, p. 531-538.
92
WENDEL 1940, p. 417.
93
C’est ce que suppose WENDEL 1940, p. 415-416, et le mot κοµιδή (p. 102, 13) plaide pour
cette interprétation. Cependant, l’image de l’ambassade (p. 102, 13) se comprend mieux si
l’on suppose que ce livre appartient au monastère impérial.
94
Les lettres de Georges de Chypre à la princesse Rhaoulaina présentent des passages relatifs à
leurs activités intellectuelles : KUGÉAS 1907, p. 595-600.

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ressources nécessaires, sans doute les livres (p. 104, 25-105, 12). Le mot
µαθήµατα (p. 104, 20, 26 et p. 105, 1) peut évidemment avoir un sens plus large
que « mathématiques », mais ce qu’on sait des travaux de Planude, y compris par
ses lettres, invite à l’appliquer ici aux disciplines scientifiques plutôt qu’à la litté-
rature poétique ou rhétorique.
Planude enseignant apparaît aussi dans les lettres. Dans la lettre 8, adressée
à Phacrasis, il évoque le petit garçon du destinataire dont il est le parrain, et il
s’attend à devenir son professeur (τὰ ἐς λόγους πατήρ, p. 20, 9). Dans la lettre 18
adressée à Nicéphore Moschopoulos (PLP, no19376), il l’informe des progrès de
son neveu qui étudie auprès de lui, Manuel Moschopoulos qui deviendra aussi un
grand savant et copiste (p. 42, 29-43, 4). Dans la lettre 23, à Glykys (PLP,
no4271), il s’excuse de ne pas pouvoir se charger d’un élève que le destinataire lui
demandait d’instruire, et il demande qu’il commence par apprendre auprès d’un
autre avant que Planude ne soit disponible pour s’en occuper lui-même (p. 50, 6-
11). Dans la lettre 26, il recommande le porteur de la lettre, et l’un des mérites de
cet homme est qu’il est chargé d’instruire des enfants qui risquent de perdre leur
temps, si le maître ne bénéficie pas de la libéralité du patriarche (p. 53, 26-54, 2).
Les lettres 30, 39 et 42 sont adressées à Jean Zaridis (PLP, no6462), son élève qui
est connu aussi comme copiste, et dans la lettre 109 Planude sollicite Philanthro-
pène en faveur de Jean Zaridis et de son frère (p. 175, 15-28). Les lettres 25, 26 et
27 s’adressent à Grégorios (PLP, no4606), un élève de Planude, mais il s’agit
chaque fois de solliciter Grégorios en faveur d’un tiers. La lettre 69 s’adresse aus-
si à un étudiant, Mercourios (PLP, no17913), qui pourra à son retour faire
bénéficier ses condisciples et Planude lui-même de ce qu’il aura appris pendant
son voyage. Dans la lettre 66, il s’adresse à Chalcomatopoulos (PLP, no30525)
qui est chargé de la formation de Joannis, serviteur de Planude souvent mentionné
dans sa correspondance. Planude se plaint de la lenteur de l’enseignement, alors
que le jeune garçon est déjà capable de travailler sérieusement, et en particulier
d’écrire des textes plus longs que ceux qu’on lui propose. Dans la lettre 98, il ac-
cepte un élève, Casianos (PLP, no11356), que lui a recommandé son
correspondant, Philanthropène, et s’engage à faire son possible pour instruire cet
élève au mieux, tout en spécifiant que l’orgueil ou le mauvais caractère (φρόνηµα,
p. 153, 25 et 30) de l’élève lui feraient perdre l’affection du professeur (p. 153,
19-31). La lettre 99 s’adresse à Melchisédech, un proche de Philanthropène, qui
regrette apparemment que le général perde son temps à organiser les études d’un
jeune garçon et considère que ce serait une catastrophe si le général fréquentait les
Muses et associait Hermès à Arès (p. 154, 11-15). On peut supposer, s’il ne s’agit
pas d’une simple plaisanterie de Melchisédech que Planude ferait semblant de
prendre au sérieux, que Melchisédech, qui a poussé Philanthropène à se rebeller
contre l’empereur Andronic II, s’inquiète de l’inactivité politique et militaire du
jeune général. Planude, qu’il comprenne ou non cet aspect de la question, justifie
l’intérêt de Philanthropène pour les études du jeune homme (p. 154, 7-10), évoque

Eruditio Antiqua 1 (2009) 78


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les relations d’Alexandre et d’Aristote (p. 154, 19-155, 2), d’Auguste et


d’Athènodoros (p. 155, 2-4). Philanthropène a fait la lecture à l’église pour
Pâques (p. 155, 12-156, 7), et maintenant il profite à juste titre de ses succès mili-
taires pour s’adonner à la culture intellectuelle (p. 156, 11-157, 26). Dans la lettre
113, Planude complimente Philanthropène pour ses talents rhétoriques (p. 185, 8-
13), et dans la lettre 120 il semble penser que Philanthropène pourra se faire le
maître d’école du fils qui vient de naître chez lui (p. 211, 22-26), ce qui confirme
que, dans un jeune général ambitieux et peut-être rebelle, Planude veut voir aussi
un homme de culture. Il ne nous semble pas impossible que Planude veuille dis-
crètement détourner Philanthropène de ses projets politiques, d’autant plus que la
princesse Théodora Rhaoulaina tenta une médiation entre lui et l’empereur et que
Planude s’adresse parfois à Melchisédech sur un ton qui peut sembler polémique.
Dans les lettres 90 et 121, consacrées à la mort précoce du fils de Constantin
Acropolite, il évoque les dispositions que manifestait déjà l’enfant pour l’étude
(λόγων ἔρως µάλα θερµός, p. 137, 23), et le projet formé par son père de le faire
participer à la culture de la cour impériale (τῆς ἐκεῖ παιδεύσεως µεθέξοντα καὶ
ἀναγωγῆς, p. 213, 5).
On peut bien sûr penser que, par rapport à ce que pouvait laisser espérer
l’œuvre philologique, scientifique, pédagogique de Planude, la correspondance
donne peu d’éléments. Il faut tenir compte de ce que les lettres de Planude sont,
dans une très grande proportion, des lettres amicales. Les lettres qu’il adresse à
Jean Zaridis et à Mercourios sont, de bout en bout, des lettres amicales, non des
lettres didactiques95. Les destinataires de Planude sont parfois des érudits ou des
écrivains célèbres, mais les lettres (22, 36, 37, 41) qu’il écrit à Andronic Paléo-
logue, le romancier (PLP, no21439)96, sont essentiellement amicales, comme la
lettre 84 adressée au poète Manuel Philès (PLP, no29817), bien qu’il ne le con-
naisse pas encore personnellement ; les lettres élogieuses (6 et 33) qu’il adresse à
Nicéphore Choumnos (PLP, no30961) et à Manuel Bryennios (PLP, no3260) ne
comportent aucun développement technique et peuvent être considérées comme
amicales97. La lettre 5 est principalement une lettre amicale, et ce sont les der-
nières lignes qui demandent la restitution d’un livre, après une transition un peu
désinvolte (p. 15, 18). La lettre 18 est essentiellement amicale, avec dans la der-

95
C’est un des types du PSEUDO-LIBANIOS (διδασκαλική, p. 15, 1-2 et p. 29, 17-30, 3 Wei-
chert). On remarquera que, d’après l’exemple, ce type ne présente pas un enseignement de
type scolaire ou scientifique tel qu’un professeur pourrait en donner à un étudiant, mais
quelques maximes religieuses ou morales. La digression du traité Du style met en garde
contre les « traités » pourvus d’un en-tête épistolaire (§ 228), contre les « raisonnements sub-
tils et dissertations de sciences naturelles » (§ 231, traduction P. Chiron).
96
Il n’y a pas lieu d’être surpris que Planude soit en relations suivies avec l’auteur d’un roman
d’amour (rédigé sans doute après la mort de Planude) : la section V de la Synagôgè donne de
nombreux extraits d’un autre roman, Planude a traduit des poèmes érotiques d’Ovide, et il n’a
pas systématiquement éliminé les épigrammes érotiques de l’anthologie de Céphalas.
97
Cf. ISOCRATE, À Démonicos, § 33 : « la louange est le principe de l’amitié ».

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nière phrase une brève évocation des études du neveu du destinataire. La lettre 65,
si elle a pour objet la réclamation d’un livre, comporte une mise en forme pro-
prement amicale. La lettre 68 comporte une longue partie amicale, suivie par la
réclamation du livre et par la célébration de l’étude des mathématiques qui unit
Planude et la princesse Théodôra Rhaoulaina. Dans la lettre 67, on a d’abord une
longue partie amicale suivie par les remarques de bibliophilie, et il semble que
Planude joue à comparer son ami, à moitié guéri et dont il attend le retour, aux
livres dont deux ont été restaurés et rejoignent Mouzalôn. Dans les lettres 67 et
68, la transition entre la louange amicale et le développement érudit est très
abrupte (p. 99, 24 et p. 103, 10-11). Dans les lettres qui concernent les parchemins
demandés par Planude ou dans la lettre 106, adressées à Philanthropène ou à Mel-
chisédech, le contexte amical est toujours prédominant. Les trois lettres à
Grégorios expriment plus sobrement la relation amicale, mais Planude y demande
à son ancien élève des services qui semblent étrangers aux préoccupations intel-
lectuelles qu’il peut partager avec son destinataire. La lettre 46, à Bekkos,
demande bien un service, qui n’a rien à voir avec l’érudition, et c’est seulement à
la fin que Planude évoque sa perplexité quant au calcul indien98. La lettre 28 est
presque toute consacrée à demander un livre. La lettre 64 est essentiellement de
réclamation. La lettre 66 ne traite guère d’autre sujet que l’éducation du serviteur
de Planude. Il s’agit donc de quelques exceptions dans une correspondance prin-
cipalement amicale. Or, dans une lettre amicale, conçue comme un cadeau, il
serait sans doute malséant de faire un exposé pédant ou de réclamer trop pesam-
ment un renseignement érudit ou un livre.

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98
La lettre de question (ἐρωτηµατική, p. 7, 22-8, 2 et p. 18, 8-10 et p. 30, 17-31, 3 Weichert)
pourrait convenir ici, mais l’exemple du Pseudo-Démétrios ne présente pas une question de
type scientifique, qui est mieux suggérée par celui du Pseudo-Libanios.

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Eruditio Antiqua 1 (2009) : 87-104

SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT

Résumé

Une longue tradition remontant à des poèmes cycliques aujourd’hui perdus recense un certain
nombre de conditions qui, selon le point de vue adopté, devaient permettre la survie de Troie
ou précipiter sa destruction : Servius les appelle fata Troiana et en fait un bilan à la fin de
l’Antiquité. Les principaux fata sont : la vie de Troïlos, le palladium, le tombeau de
Laomédon, la présence d’un Éacide, les chevaux de Rhésos et les flèches d’Hercule. Nous
détaillons chacun de ces fata, en le resituant dans son contexte et son évolution pour montrer
comment il s’est construit depuis les anciennes épopées grecques jusqu’à Servius et la basse
Antiquité. Nous terminerons en nous demandant pourquoi tant d’auteurs grecs et latins ont
manifesté leur intérêt pour cette question qui engage à la fois l’érudition et l’idéologie.

Abstract

A long tradition, raising to today lost cyclic poems, lists some conditions which, according to
the adopted point of view, had to allow the survival of Troy or precipitate its destruction:
Servius calls them fata Troiana and assesses it at the end of the Antiquity. The main fata are:
Troilos’ life, the palladium, Laomedon’s grave, the presence of an Eacid, the Rhesos’ horses
and Hercule's arrows. We detail each of these fata, in its context and its evolution to show
how it built itself since the former Greek epics until Servius and the low Antiquity. We shall
end by asking us why so many Greek and Latin authors showed their interest for this question
which engages at the same time the learning and the ideology.

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MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

Une interprétation célèbre de Calchas figurant dans l’Iliade (2, 328-9) et


reprise dans l’Épitomé d’Apollodore (3, 15) prévoyait que le destin de Troie était
d’être prise au bout de dix ans. En effet, un serpent s’était élancé depuis l’autel
d’Apollon à Aulis et avait dévoré huit passereaux ainsi que leur mère, avant d’être
changé en pierre. Les Grecs devaient donc guerroyer neuf ans avant de vaincre au
cours de la dixième année. Or, à la fin de l’Iliade, si Hector a été tué par Achille,
Troie est toujours debout.
L’Odyssée ne fait intervenir que la reconnaissance effectuée par Ulysse dans
l’enceinte de Troie (4, 242 sq.) et le cheval de bois (4, 272) pour expliquer la fin
de la guerre. Mais, dès les poèmes du cycle épique des 8e et 7e siècles, puis dans
de nombreuses œuvres littéraires ou mythographiques, s’est développée l’idée que
le destin de Troie était lié à des oracles impliquant des personnages, des objets ou
des circonstances bien déterminés qui, seuls, pouvaient faire basculer, dans un
sens ou dans l’autre, l’avenir des Troyens. Ils ont protégé Troie tant qu’ils sont
restés secrets ; mais une fois révélés aux Grecs, ils leur ont permis de détruire la
cité de Priam.
La multiplicité, la complexité des différentes traditions érudites qui se sont
fait jour sur ce que les Latins ont appelé les fata Troiana rendent d’autant plus
précieuse la synthèse qu’en a effectuée Servius dans son Commentaire à l’Énéide
2, 13 :
FATISQVE REPVLSIS : Secundum Plautum tribus, uita scilicet Troili, palla-
dii conseruatione, integro sepulcro Laomedontis, quod in Scaea porta fuit, ut
in Bacchidibus lectum est ; secundum alios uero pluribus : ut de Aeaci gente
aliquis interesset, unde Pyrrhus admodum puer euocatus ad bellum est ; ut
Rhesi equi tollerentur ; ut Herculis interessent sagittae, quas misit Philoc-
tetes, cum ipse non potuisset adferre morte praeuentus.
« ET REPOUSSÉS PAR LES DESTINS : Selon Plaute, il y en a trois : la vie
de Troïlos, la sauvegarde du palladium, et la préservation du tombeau de
Laomédon, qui se trouvait sur la porte Scée, comme on le lit dans les Bac-
chides ; mais, selon d’autres sources, il y en a davantage : la participation
d’un descendant d’Éaque (c’est pourquoi Pyrrhus fut amené encore enfant à
la guerre), le vol des chevaux de Rhésos, l’intervention des flèches
d’Hercule, que lança Philoctète, puisque lui-même, déjà mort, n’avait pas pu
les apporter. »

Nous examinerons d’abord les trois fata qui, selon Chrysale dans les Bac-
chides de Plaute, devaient se conjuguer pour aboutir à la chute de la citadelle
troyenne ; puis nous envisagerons les trois autres conditions nécessaires à cette
destruction, fondées sur des sources diverses ; nous présenterons enfin deux autres
fata non-serviens, issus de traditions éparses.

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MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

1. Servius et les fata plautiniens

1.1. La source de Servius

Les Bacchides de Plaute (représentées probablement en -188), qui sont indi-


quées comme source par Servius (ce qui est assez rare), reposent sur une intrigue
partiellement empruntée au ∆ὶς ἐξαπατῶν (Le Double trompeur) de Ménandre.
Mais aucun des fragments conservés de cette pièce ne présente de rapport avec le
monologue surprenant de Chrysale qui, 55 vers durant (v. 925-979), transpose sa
situation et son personnage dans l’univers mythologique de la guerre de Troie. Lui
aussi est parti à l’assaut d’une citadelle : son « Ilion à lui », c’est son vieux maître
qu’il doit dépouiller de son or au profit de son jeune maître. Mais la citadelle n’est
pas facile à prendre : ses manœuvres ont failli lui être fatales, comme, dit-il, à
Ulysse auquel il s’assimile d’ailleurs totalement au v. 940 : Ego sum Vlixes, cuius
consilio haec gerunt « Moi, je suis Ulysse, dont la sagesse mène le branle ».
C’est lorsqu’il fait le point sur sa situation qu’il présente les fameux « des-
tins de Troie » aux v. 953-956 : « J’ai ouï dire que trois fatalités marqueraient la
perte d’Ilion : la disparition du palladium de la citadelle, en second lieu la mort de
Troïlos, enfin la chute du linteau de la porte phrygienne ». Il considère qu’en fait,
avec ses premiers mensonges, il a déjà emporté le palladium (v. 958). Puis, dit-il,
« en remettant les tablettes au vieillard, c’est là que j’ai tué Troïlos » ; et même si,
à la fin de la scène, l’effondrement de la porte Scée ne s’est pas encore produit,
c’est pour bientôt : car son « Priam » (son vieux maître) est arrivé, et il va le ber-
ner encore avec de nouvelles tablettes (v. 987-8) : « Voici que se lézarde le
linteau, la ruine d’Ilion est proche. Le cheval de bois fait un beau remue-
ménage ».
L’utilisation métaphorique d’un des fata se trouvait déjà dans le Pseudolus
(daté de -191) lorsqu’on peut lire dans la bouche du vieillard Simon (v. 1163-4)
« je viens voir ce qu’a fait mon Ulysse [l’esclave Pseudolus] et s’il a déjà enlevé
le palladium de la citadelle ballionienne [Ballion étant le léno de la pièce] », et au
v. 1244, il reconnaîtra la réussite de son esclave : « il a fait mieux que la ruse qui
servit à prendre Troie, et Pseudolus s’est montré plus ingénieux qu’Ulysse » ;
mais les paroles de Chrysale s’appuient sur une érudition beaucoup plus dévelop-
pée : il ne serait pas étonnant que cet esclave meneur de jeu ait eu un passé de
pédagogue – d’autant qu’il est à l’aise avec les étymologies signifiantes (n’est-il
pas capable de gloser sur son nom aux v. 703-4 et sur celui de Priam aux v. 976-
7) ?
Mais cette érudition n’a rien d’empesé, car le comique ne perd jamais ses
droits. On peut évoquer, entre autres, la vantardise exubérante du personnage qui
juge ses exploits bien supérieurs à ceux des Atrides qui n’ont été vainqueurs qu’au
bout de dix ans et avec des moyens considérables, ou le contraste burlesque entre
des accents tragiques (début du v. 933 : « Ô Troie, ô patrie, ô Pergame, ô Priam,

Eruditio Antiqua 1 (2009) 89


MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

vieillard, ton heure est venue ») et le retour brutal à des données bien terre-à-terre
(fin du v. 934 : « Pauvre de toi, tu vas être tapé de 400 philippes d’or ! »). Enfin,
l’érudition elle-même n’est-elle pas finement mise à mal lorsque ce Chrysale, qui
insiste tant sur son identification avec Ulysse, n’hésite pas à proclamer qu’il a déjà
tué Troïlos (v. 960) – alors que toutes les traditions attribuent ce meurtre à
Achille ?

1.2. Servius et sa source

Par rapport à la tradition rapportée dans les Bacchides de Plaute – où il était


question de détruire la citadelle troyenne – Servius, qui commente le v. 2, 13 de
l’Énéide évoquant le faux départ des Grecs (fracti bello et fatis repulsi « brisés par
la guerre et repoussés par les destins »), se situe d’un point de vue opposé : de fait,
il précise les trois conditions de la sauvegarde de Troie : la vie de Troïlos, la con-
servation du palladium, et la préservation du tombeau de Laomédon sur la porte
Scée.
En second lieu, il ne suit pas le même ordre que Chrysale ; en commençant
par la vie de Troïlos, il semble ainsi rétablir l’ordre chronologique : en effet,
toutes les œuvres qui mettent en scène le déroulement historique des combats si-
tuent la rencontre entre Achille et Troïlos peu après le débarquement des Grecs
sur le rivage troyen1 - alors que l’importance fatidique du palladium n’est souli-
gnée que bien plus tard2, après la mort d’Achille et de Pâris.
Notons enfin une troisième différence entre le commentateur et sa source
revendiquée. Pour Servius, ce qui peut préserver Troie de la destruction, ce n’est
pas la muraille et le linteau supérieur de la porte Scée, comme au v. 955 des Bac-
chides, mais le tombeau de Laomédon situé sur cette même porte. Il reviendra
d’ailleurs, en Én. 2, 241, sur le caractère sacré de ce tombeau et sur la puissance
quasi magique de cette porte3.

1.3. Les trois fata plautiniens


1.3.1. La vie de Troïlos
Évoqué dans l’Iliade (24, 257), ce personnage fait partie, avec Mestor et
Hector, des trois fils valeureux dont Priam déplore la mort au combat, et selon une
scolie (ad 24,257b), « Homère, à travers l’épithète ἱππιοχάρµης qu’il lui applique,
le présente comme un homme mûr. Mais des auteurs plus récents l’ont considéré
comme un enfant. »

1
Par exemple APOLLODORE, Épit. 3, 32.
2
Par exemple APOLLODORE, Épit. 5, 10.
3
Voir ci-dessous 1.3.3.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 90


MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

De fait, selon le Premier mythographe du Vatican (3, 8), un oracle se rap-


portait à la fois à sa vie et à son âge : « on lui avait prédit que Troie ne pourrait
être détruite, s’il atteignait l’âge de vingt ans. » On peut donc penser que la diffu-
sion de cet oracle auprès des Grecs a causé la précocité de sa mort : c’est, en effet,
un des premiers Troyens tués par Achille, au début des hostilités proprement dites
dans la plaine de Troie, si l’on se réfère à Stasinos de Chypre et Apollodore4.
Mais c’est l’insistance sur sa jeunesse qui est surtout frappante. Son nom
même constitue sans doute un dérivé hypocoristique de Tros. Il est présenté en
tout cas dans la Bibliothèque d’Apollodore (3, 12, 5) comme le plus jeune fils
d’Hécube, dont « on dit que son père était Apollon ». La compassion pour ce
jeune adolescent, dans son face à face inégal avec Achille apparaît de manière
particulièrement pathétique lorsqu’Énée (Virgile, Én. 1, 474-8) le découvre, sur
une peinture du temple de Junon à Carthage, attaché à son char, et traîné sur le sol
par ses chevaux. Dictys insiste, lui, sur la détresse du peuple troyen : dans la ver-
sion qu’il propose, Troïlos est, en effet, capturé puis égorgé sur l’ordre d’Achille :
« À cette vue, les Troyens gémissent, et au milieu de cris sinistres, ils versent
de tristes larmes sur le sort du bien jeune Troïlos, ils se souviennent qu’il fut
un tout petit garçon respectueux, plein de qualités, bien tourné surtout et qui
grandissait, entouré de l’affection du peuple troyen.5 »

Quant à sa capture elle-même, elle est mise sur le compte d’une embuscade
tendue par Achille, « alors qu’il entraînait ses chevaux hors des remparts6 ». Dion
Chrysostome7 en tire même argument pour montrer que les Grecs n’avaient pas le
contrôle de la Troade, sinon jamais Troïlos ne se serait éloigné de l’enceinte
troyenne pour ses exercices équestres. Apollodore ajoute une notion d’impiété
lorsqu’il écrit : « Achille guette Troïlos dans le sanctuaire d’Apollon Thymbréen,
et le tue8 ».
Évoquons enfin la variante romanesque de cette capture, telle que nous la
propose Servius lui-même (Én. 1, 474), dans une glose qui semble tronquée, car
elle commence par la formule ueritas hoc habet « voici la vérité » qui, dans plu-
sieurs de ses commentaires, n’intervient qu’après l’exposé de versions
différentes : « Achille, poussé par son amour pour Troïlos, envoie sur son chemin
des palombes qui lui plaisaient fort, mais quand il voulut les prendre, il fut capturé
par Achille et mourut dans ses bras. » C’est en fait une version tragique, puis-
qu’Achille offre une dernière joie à Troïlos tout en le piégeant, et que son amour

4
STASINOS résumé par PROCLOS ; APOLLODORE, Épit. 3, 32.
5
DICTYS LE CRÉTOIS, Bellum Troianum 4, 9.
6
Premier mythographe du Vatican 3, 8.
7
DION CHRYSOSTOME, Discours troyen 11, 78.
8
APOLLODORE, Épit. 3, 32

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ne le protège pas de la mort. Mais, écrit Servius, « le poète a modifié cette version
comme indigne de figurer dans un poème héroïque ».
Ces deux dernières versions concernant Troïlos sont, en fait, condensées par
Tzetzès :
« Achille s’éprit de Troïlos, fils de Priam. Il le poursuivit et allait l’attraper,
quand Troïlos se réfugia dans le temple d’Apollon Thymbréen. Achille, vou-
lant l’obliger à sortir, puisqu’il ne pouvait l’en convaincre, entra et le tua.
C’est pour le punir, dit-on, qu’Apollon machina la mort d’Achille. Troïlos
passait pour être le fils naturel d’Apollon, et le fils putatif de Priam.9 »

1.3.2. La sauvegarde du palladium


Sur le palladium, la matière est exceptionnellement riche. Je me limiterai
donc aux éléments prophétiques qui se rattachent à cette statue en bois d’Athéna
(selon les sources les plus fréquentes).
Or, précisément, Denys d’Halicarnasse, se référant, entre autres, au poète
Arctinos, cite un oracle reçu par Dardanos à son arrivée en Asie – alors qu’un dé-
luge l’avait chassé d’Arcadie, et qu’il avait transporté avec lui les palladia,
présents d’Athéna à son épouse Chrysé :
« Dans cette cité que tu dois fonder, pour les dieux, instaure pour toujours
une immortelle vénération ; vénère-les par des gardes, des sacrifices et des
chœurs, car tant que demeureront en votre terre ces saints objets, dons de la
fille de Zeus à ton épouse, ta cité sera indestructible à jamais.10 »

Ces statues restèrent dans la ville qu’il fonda, puis furent transportées à
Ilion. Ses habitants « les conservèrent avec la plus grande vigilance possible, con-
vaincus qu’il s’agissait d’objets envoyés par les dieux et dont dépendait le salut de
la cité11 ». Selon Denys, qui montre un grand intérêt pour les objets sacrés de
Rome, pendant que la ville basse était prise, Énée emmena de la citadelle soit un
des deux palladia (l’autre ayant été volé par Ulysse et Diomède), soit le seul pal-
ladium authentique donné par Zeus à Dardanos (l’autre étant une copie). Cette
seconde variante, bien qu’attribuée de nouveau à Arctinos, fait appel à une tradi-
tion légèrement décalée par rapport au début du passage (puisque le dieu qui
donne le palladium et le personnage qui le reçoit ne sont plus les mêmes), mais
l’origine divine du palladium et le rapport avec Dardanos sont, de toute manière,
préservés ; et pour Denys, c’est bien ce palladium légendaire qui est conservé
dans le temple romain de Vesta, à côté du feu sacré12.
9
TZETZÈS, Scolies à Lycophron v. 302.
10
DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités Romaines 1, 68.
11
DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités Romaines 1, 69.
12
Cette question d’un vrai et d’un faux palladium semble avoir connu une actualité nouvelle
lorsque la capitale de l’Empire fut déplacée à Constantinople, cf. A. Pellizzari, Servio : storia,
cultura e istituzioni nell'opera di un grammatico tardoantico, Firenze, 2003, p. 49-60.

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Selon une autre tradition rapportée dans la Bibliothèque d’Apollodore, ce


n’est pas à Dardanos qu’a été donné le palladium, ni à sa femme, mais à son ar-
rière-petit-fils Ilos (père de Laomédon) qui, ayant fondé en Phrygie une cité qu’il
appela Ilion, « pria Zeus de lui faire apparaître un signe. Au lever du jour, il vit,
tombé du ciel, le palladium. La statue était haute de trois coudées, elle avait les
pieds joints et tenait une lance brandie dans la main droite, et, dans l’autre, une
quenouille et un fuseau13 ». Même si aucun oracle ne l’accompagne, ce palladium
présente, de toute façon, un caractère magique, propice à Ilion. Notons par ailleurs
que ce texte permet de comprendre l’étymologie signifiante attribuée à Phérécyde
par une scolie à Aelius Aristide14 :
« On appelait palladion, à ce que dit Phérécyde, les statues lancées (ballo-
mena) du ciel sur la terre. Car, selon lui, on prononçait pallein le mot
ballein15. »

Nous pouvons nous intéresser maintenant aux personnages qui ont dévoilé
l’importance du palladium dans les destins de Troie. C’est parfois le devin grec
Calchas qui est cité. Sa prédiction est indiquée, par exemple, chez Silius Italicus :
« … Calchas dit aux Danaens que s’ils ne s’attachent pas à enlever, du fond
de la citadelle où on la garde, la statue de la déesse aux armes retentissantes,
ils peuvent être sûrs que jamais l’armée thérapnéenne ne fera céder Ilion16. »

Mais son rôle peut aussi être indirect : selon Apollodore (Épit. 5, 8), c’est lui
qui révèle qu’« Hélénos connaît les oracles qui protègent Troie », d’où l’embus-
cade tendue par Ulysse.
De fait, le devin Hélénos, frère jumeau de Cassandre, constitue le person-
nage central de cette fin de guerre, celui qui, par ses révélations aux Grecs,
infléchira les destins de Troie aux dépens des Troyens. Mais pour quelle raison les
indique-t-il ? C’est là que les traditions diffèrent considérablement. Pour les uns,
c’est sous la contrainte qu’il a parlé : c’est la version indiquée par Servius :
« Hélénos fut capturé par les Grecs près d’Arisba ; et sous la contrainte, pro-
phétisa les destins de Troie, et, entre autres, celui qui avait trait au
palladium17. »

Il s’agit là d’une version très ancienne puisqu’on la trouve déjà dans la Pe-
tite Iliade de Leschès. Sans doute le résumé de Proclos ne permet-il pas d’établir
un lien de cause à effet certain entre cette capture et le rapt du palladium, mais le

13
APOLLODORE, Bibl. 3, 12, 3.
14
SCOLIES À AELIUS ARISTIDE, Panath. p. 320 Dindorf.
15
Une SCOLIE À LYCOPHRON (v. 355) cite aussi PHÉRÉCYDE, de façon plus ou moins similaire.
16
SILIUS ITALICUS, Punica 13, 41-46.
17
SERVIUS, Én. 2, 166.

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papyrus Rylands qui expose lui aussi l’argumentum de la Petite Iliade explicite
nettement ce lien. Cette image d’un Hélénos prophète malgré lui se trouve aussi
dans la tragédie Philoctète de Sophocle, par exemple aux vers 615-8 :
« Il y avait un devin de grande naissance, un fils de Priam ; il se nommait
Hélénos. Or, il fut fait prisonnier par Ulysse, une nuit que ce roué, dont la ré-
putation n’est plus à faire, était allé seul rôder près de l’enceinte. Ulysse le
ramena chargé de chaînes… »

On peut lire également dans l’Épitomé d’Apollodore (5, 10) qu’Hélénos est
obligé de révéler les moyens qui permettraient de prendre Troie.
Mais à côté de cette version classique du personnage, apparaît, dans les
ajouts du Servius de Daniel (2, 166), une version très différente qui fait de lui un
prophète « consentant », dont les paroles sont motivées par une blessure d’amour-
propre :
« Certains disent qu’Hélénos ne fut pas capturé, mais qu’en raison de la dou-
leur qu’il ressentit, du fait qu’après la mort de Pâris, Priam attribua Hélène
non à lui-même, mais à Déiphobe, il s’enfuit sur le mont Ida, et que, sorti de
sa retraite sur les indications de Calchas, c’est mu par la haine qu’il fit des
révélations sur le palladium. »

Cette interprétation n’est pas isolée : on la trouve, en effet, avec davantage


d’explications chez Conon et Quintus de Smyrne. Pour Conon (Narr. 34), la ran-
cune d’Hélénos se double d’un sentiment d’injustice : « Après la mort de Pâris
Alexandre, les fils de Priam, Hélénos et Déiphobe, se prirent de querelle pour
épouser Hélène. Par violence, et grâce aux bons offices de Troyens influents, Déi-
phobe l’emporta, quoiqu’il fût le cadet d’Hélénos ». Ce dernier se retire dans
l’Ida, tombe dans une embuscade des Grecs et se met à parler « par l’effet de me-
naces et de présents, et plus encore par ressentiment à l’égard des Troyens ».
L’intensité est encore plus forte chez Quintus de Smyrne, quand il évoque le re-
mariage maléfique d’Hélène et ses diverses conséquences : « [le sinistre Destin]
machine l’odieux mariage de la Tyndaride avec Déiphobe ; Hélénos concevra
alors courroux et âpre ressentiment à cause de cette femme… À son instigation, le
fils du puissant Tydée, accompagné d’Ulysse, ravira la sage Tritogénie, déesse
tutélaire des Troyens et de leur ville »18. Cependant, seul Triphiodore19 le présente
comme un traître.
Enfin, pour Dictys20, c’est un troisième personnage, Anténor, le sage con-
seiller de Priam dans l’Iliade, qui a révélé l’implication du palladium dans les
destins de Troie. En effet, alors que des négociations sont engagées entre Grecs et
Troyens pour mettre fin à la guerre, « les chefs grecs apprennent d’Anténor qu’un
18
QUINTUS DE SMYRNE, Posthomerica 10, 345-54.
19
TRIPHIODORE, Iliou persis v. 46.
20
DICTYS LE CRÉTOIS, Bellum Troianum 5, 5.

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oracle a été rendu jadis aux Troyens, selon lequel le déplacement hors les murs du
palladium, qui se trouve dans le temple de Minerve, entraînera la destruction de
leur cité. » Cette révélation, qui pourrait passer pour une traîtrise, est, en fait, tota-
lement cohérente avec les valeurs qu’Anténor a toujours proclamées, car, à
l’inverse de Priam et de ses fils, il a toujours respecté les relations d’hospitalité
entre Grecs et Troyens, et privilégié la paix : en témoigne son discours aux
Troyens (5, 2) : « c’est un grand malheur que la guerre qui a éclaté entre nous et la
Grèce ; mais c’est un malheur plus terrible encore, et plus difficile à supporter
qu’à cause d’une femme nous ayons fait des ennemis de nos amis les plus
proches. » Finalement, pour accélérer le retour de la paix, il sera lui-même l’agent
du destin (5, 8) : « il vint en cachette au temple de Minerve. Là, à force de prières
et de violences, il persuada Théano, la prêtresse en charge du temple, de lui livrer
le palladium ; elle devait en effet toucher pour cela une importante récompense. »
La statue fut ensuite transportée jusqu’au campement d’Ulysse par des amis sûrs.
1.3.3. La préservation du tombeau de Laomédon situé sur la porte Scée
Il existait sans doute une prophétie indiquant le pouvoir protecteur du tom-
beau de Laomédon surplombant la porte Scée. C’est, en tout cas, ce qu’on peut
déduire d’une autre annotation de Servius (Én. 2, 241) :
« Il y avait une telle puissance sacrée [dans la porte troyenne] que même
après sa profanation, elle s’opposait à l’entrée des ennemis. Car nous savons
que tant que le tombeau de Laomédon [restait inviolé], les destins de Troie
n’étaient pas en danger. »

Il est intéressant de constater, à ce propos, que, si Laomédon est surtout


connu pour ses parjures et sa mort due à la vengeance d’Hercule21, il est resté dans
la mémoire collective des Troyens comme celui qui a fait construire par Apollon
et Poséidon la fameuse muraille qui entourait et devait protéger la cité.
Il semble, d’ailleurs, que cette version n’apparaisse que chez Servius : en ef-
fet, il insiste sur la muraille en tant que sépulcre de Laomédon, alors qu’en
général, la muraille de Troie n’est envisagée qu’en relation avec le Cheval, sans
oracle. C’est alors, selon les auteurs, l’imagination d’Ulysse, les conseils de Cal-
chas22 et surtout les révélations d’Hélénos qui décident les Grecs à recourir à ce
stratagème pour abattre ces murs.
La destruction d’une partie de la muraille, pour permettre l’introduction du
Cheval de bois dans la cité, figure déjà dans la Petite Iliade de Leschès de Mity-
lène, d’après le résumé de Proclos, mais, comme pour le palladium, le texte n’est
pas suffisamment précis pour qu’on puisse attribuer la construction de ce cheval à
une révélation d’Hélénos après sa capture par les Grecs.
21
APOLLODORE Bibl. 2, 5, 9 et 2, 6, 4.
22
APOLLODORE Épit. 5, 14 ; VIRGILE Én. 2, 184. Chez Apollodore, d’ailleurs, il n’est pas ques-
tion de destruction : les Grecs sortent du cheval et « ouvrent les portes » de la ville.

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En revanche, le doute sur le rôle d’Hélénos est levé par Conon (Narr. 34),
cité par Photios : « Hélénos révéla que, selon un arrêt du Destin, Troie serait prise
à l’aide d’un cheval de bois », et encore plus nettement par Dictys le Crétois (5,
9). Dans ce passage, Hélénos, qui a toujours été un partisan de la paix, et qui sait
que la chute de Troie est imminente depuis le vol du palladium, annonce que
« l’offrande faite à Minerve scellera le destin des Troyens : ce sera un cheval, fait
en bois et d’une taille gigantesque, assez énorme pour venir à bout des mu-
railles ». Comme dans la scolie de Servius, l’accent est mis de nouveau sur
l’importance des murs, et l’auteur n’hésite pas à revenir sur ce point en 5, 11 pour
stigmatiser l’inconscience des Troyens :
« Constatant que l’énormité de sa masse ne parvient pas à franchir les portes,
ils prennent la décision d’abattre la portion de mur qui les domine, et per-
sonne, dans l’enthousiasme général, ne se trouve pour contester cette
décision. C’est ainsi que sans aucun respect, les habitants portent leurs mains
sur ce mur, chef-d’œuvre, dit-on, de Neptune et d’Apollon, et qui est si long-
temps resté inviolé. »

2. Servius et les fata non-plautiniens

En 2, 13, Servius a d’abord rappelé les trois conditions qui auraient pu sau-
ver Troie de la ruine, mais qui, en fait, s’étaient conjuguées, selon Plaute, pour
aboutir à la destruction de la cité. Mais en dehors de ces trois fata qui ne faisaient
appel qu’à des éléments troyens, Servius cite trois autres facteurs-clé du sort de la
ville, dont le point commun est de faire intervenir des personnages extérieurs à
Troie, deux Grecs et un Thrace.

2.1. La participation d’un Éacide

Servius indique cette condition-clé de la prise de Troie, mais ne la précise


pas. De toute façon, Achille et Ajax, descendants d’Éaque, étant morts avant la
phase finale du conflit, le seul Éacide connu qui ait pu contribuer à la chute de
Troie ne peut être que Néoptolème, le fils d’Achille. Homère et Arctinos l’ont
évoqué, mais n’en ont pas fait un intervenant fatidique. Dans le résumé de la Pe-
tite Iliade de Proclos, il est question d’Ulysse qui ramène Néoptolème de Scyros
et lui donne les armes de son père, mais, comme pour le palladium et la porte
Scée, il n’est pas possible d’établir une corrélation nette entre cette arrivée de
Néoptolème et les prédictions d’Hélénos.
En fait, si l’on en croit Didyme23, Pindare est le premier poète qui ait racon-
té cette légende – ce qui est parfaitement plausible, puisque Pindare a célébré

23
SCOLIES À PINDARE, Ol. 8, 41a.

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plusieurs vainqueurs de l’île d’Égine : or, Éaque, le fils de Zeus et de la nymphe


Égine, était le grand héros de cette île, auréolé d’une réputation de piété et de jus-
tice. Le poète rappelle dans la 8e Olympique le concours qu’apporta Éaque à
Poséidon et Apollon dans la construction de la muraille de Troie (cf. Iliade 6, 452-
3). D’autre part, alors que trois serpents avaient bondi vers la tour, deux tombèrent
morts, mais le troisième passa. Apollon révéla le sens de ce prodige à Éaque :
« Héros, Pergame succombera par l’endroit même où tes mains ont travaillé !
Voilà ce que me dit l’apparition envoyée par le fils de Cronos, Zeus qui fait
retentir la foudre. Ce ne sera point sans l’aide de tes descendants. Troie sera
soumise par eux dès la première génération, et de nouveau avec la qua-
trième.24 »

Il y a donc une allusion aux deux destructions de Troie, la première par Her-
cule aidé des fils d’Éaque, Pélée et Télamon, et la deuxième par Néoptolème, qui
se situe à la quatrième génération en comptant Éaque.
La présence nécessaire de Néoptolème se trouve confirmée par une révéla-
tion d’Hélénos dans l’Épitomé d’Apollodore25 :
« À ces mots, les Grecs … dépêchent à Scyros, chez Lycomédès, Ulysse et
Phénix, qui persuadent Néoptolème [de partir à la guerre]. Celui-ci vient au
camp et, après avoir reçu les armes de son père des mains d’Ulysse, qui y re-
nonce volontairement, il tue beaucoup de Troyens. »

Nous voyons donc que ce jeune guerrier, selon l’étymologie de son nom
(indiquée par Servius en 2, 263 quia ad bellum ductus est puer), se révèle tout de
suite redoutable.

2.2. Le vol des chevaux de Rhésos

Le chant 10 de l’Iliade, centré sur les exploits de Diomède, évoque le


meurtre du chef thrace Rhésos pendant son sommeil, et le vol de ses chevaux ex-
ceptionnels « blancs comme la neige et rapides comme le vent », mais sans leur
conférer de valeur fatidique.
C’est un commentaire d’Eustathe qui nous éclaire sur l’implication de Rhé-
sos dans les destins de Troie :
« Il faut savoir que le dit Rhésos est fils d’Eïoné chez Homère, mais que des
auteurs plus récents en font le fils du fleuve thrace Strymon et de la muse Eu-
terpe. On dit qu’une prophétie lui accorde, si ses chevaux mangent l’herbe de
la Troade et y boivent de l’eau, d’être invincible. Mais il n’en fut pas ainsi :

24
PINDARE, Olympiques 8, 55-61.
25
APOLLODORE, Épit. 5, 10-11.

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il ne fut pas plutôt arrivé, que, la nuit même, il fut tué par Diomède, alors
qu’il dormait sans protection.26 »

Cette explication conjugue, en fait, les deux facettes du halo légendaire qui
s’est développé autour de ce personnage.
Dans la pièce éponyme d’Euripide, l’accent est mis, en effet, sur son invin-
cibilité potentielle : ce n’est pas n’importe quel allié qui est arrivé en Troade ; en
témoignent l’admiration du coryphée : « c’est un dieu, ô Troie, c’est Arès en per-
sonne, ce fils du Strymon et de la muse au beau chant qui aborde sur ton rivage »
(v. 392-4), et les révélations d’Athéna en présence d’Ulysse et de Diomède : « S’il
peut mener jusqu’au matin la nuit présente, ni Achille, ni la lance d’Ajax ne le re-
tiendront de détruire le camp naval. Il renversera vos défenses, forcera les
passages à la lance, et se taillera une large brèche » (v. 600-604). Pour la déesse,
la gravité et l’urgence de la situation imposent le meurtre ; quant aux chevaux
blancs qui l’accompagnent, ils serviront de trophée ; l’injonction du v. 619 est
alors sans appel : « Tuez leur maître et amenez-les ».
Ce qui ressort de l’Énéide 1, 469-73, au contraire – outre la brutalité de
Diomède contre le camp des Thraces – c’est le vol des chevaux de Rhésos, avant
qu’ils n’aient pu jouer un rôle bénéfique pour Troie : « [le Tydide] … détourna
vers son camp les ardents chevaux avant qu’ils n’eussent goûté les pâtures de
Troie et bu au Xanthe. » Servius, dans son commentaire, en explique les circons-
tances (1, 469) :
Qui cum ad Troiae uenisset auxilia clausisque iam portis tentoria locauisset
in litore, Dolone prodente Troiano, qui missus fuerat speculator, a Diomede
et Vlixe est interfectus, qui et ipsi speculatum uenerant ; abductique sunt
equi, quibus pendebant fata Troiana.
« Comme il était venu au secours de Troie, et que, les portes étant déjà fer-
mées, il avait installé ses tentes sur le rivage, trahi par le troyen Dolon qui
avait été envoyé pour espionner, il fut tué par Diomède et Ulysse qui, eux
aussi, étaient venus en reconnaissance ; ses chevaux furent emmenés, de qui
dépendaient les destins de Troie. »

Le Servius de Daniel en précise la signification : « S’ils se nourrissaient


d’un pâturage troyen, et s’il s’abreuvaient au fleuve de Troie, le Xanthe, Troie ne
pourrait périr ».
Notons que Servius a étoffé encore la légende des chevaux de Rhésos en
commentant une des questions posées par Didon à la fin du chant 127 :
« Nous ne devons pas comprendre : ‘les chevaux que Diomède a enlevés à
Énée’, car cela ne convient pas, mais elle l’interroge sur les chevaux qu’il a
enlevés à Rhésos. En disant quales, c’est comme si elle disait : ‘sont-ils aussi

26
EUSTATHE, ad Iliad. 10, 435.
27
Én. 1, 752 : Quales Diomedis equi ?

Eruditio Antiqua 1 (2009) 98


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sauvages que ceux dont ils tiraient leur origine ?’ ; en effet, Diomède, roi des
Thraces, avait des chevaux qui se nourrissaient de chair humaine. Hercule,
raconte-t-on, les emmena, après avoir tué le cruel tyran ; on dit que c’est
d’eux que les chevaux mentionnés ci-dessus tiraient leur origine. »

Nous nous trouvons face à une contamination très originale entre deux lé-
gendes qui, normalement, sont totalement distinctes : celle des « juments de
Diomède », roi de Thrace, dont la capture a constitué un des travaux d’Hercule, et
celle des « chevaux de Rhésos », volés par Diomède, héros étolien, fils de Tydée.
Cet amalgame, favorisé par l’homonymie des deux Diomède, présente un double
intérêt : il confirme que tout ce qui venait de Thrace semblait empreint de barba-
rie28, et il confère également beaucoup de panache à la capture des chevaux de
Rhésos opérée par le second Diomède.

2.3. Les flèches d’Hercule lancées par Philoctète

Cette dernière condition nécessaire à la chute de Troie repose sur la con-


jonction de deux agents du destin : un agent matériel (les flèches d’Hercule) et un
agent humain : l’archer Philoctète, à qui Hercule avait donné son arc et ses flèches
contre la promesse de ne pas révéler le lieu de sa sépulture.
Certes, ils ont parfois été découplés au profit ou aux dépens de Philoctète.
C’est ainsi que l’action de ce personnage semble parfois indépendante de ces
flèches. C’est apparemment le cas dans la Petite Iliade de Leschès. Voici, du
moins, ce qu’expose Proclos dans son résumé : « Ulysse tend une embuscade à
Hélénos et le capture ; celui-ci ayant rendu un oracle sur la prise de la cité, Dio-
mède ramène Philoctète de Lemnos ; soigné par Machaon et après un combat
singulier contre Alexandre, il le tue. » Pindare lui confère aussi un rôle décisif
dans la chute de Troie, mais ne mentionne pas non plus les célèbres flèches :
« On conte qu’à Lemnos, où le dévorait sa plaie, des héros semblables aux
dieux vinrent chercher l’archer, fils de Poias, qui ruina la ville de Priam et
mit un terme au labeur des Danaens. Son faible corps le portait à peine, mais
par lui s’accomplissait le destin.29 »

À l’inverse, les flèches ont pu sembler plus importantes que l’identité de


l’archer. En effet, selon une scolie de Servius : « Il y eut, au cours de la guerre de
Troie, une prophétie selon laquelle les flèches d’Hercule étaient nécessaires à la
prise de Troie30 ». Une fois que Philoctète eut révélé la mort d’Hercule et qu’il se
fut lui-même blessé avec l’une des flèches empoisonnées, il fut laissé à Lemnos et
ses flèches fatidiques enlevées.

28
Voir l’assassinat du jeune Priamide Polydore par son hôte Thrace, le roi Polymestor, relaté
dans l’Hécube d’Euripide et le chant 3 de l’Énéide.
29
PINDARE, Pythiques 1, 50-56.
30
SERVIUS, Én. 3, 402.

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Mais selon la tradition la plus répandue (cf. la scolie 2, 13 de Servius), c’est


Philoctète qui doit lancer les flèches d’Hercule fatales à la cité troyenne. La révé-
lation de ce fatum en est faite – comme pour le palladium – soit par le devin grec
Calchas31, soit, plus fréquemment, par le devin troyen Hélénos. C’est le cas dans
un passage des Dithyrambes de Bacchylide32 : « Les Grecs firent venir Philoctète
de Lemnos à la suite d’un oracle d’Hélénos ; sans l’arc et les flèches d’Hercule, le
Destin ne voulait pas qu’Ilion fût mise à sac. »
Chez Sophocle, dans la pièce éponyme, apparaissent trois éléments-clé ori-
ginaux : d’un côté, nous comprenons qu’il n’y a pas seulement corrélation entre
les armes d’Hercule et Philoctète, mais également entre Néoptolème (qui interve-
nait en 2.1, en tant qu’Éacide) et Philoctète. C’est Ulysse qui expose à
Néoptolème cette double injonction du destin, d’abord au v. 61 : « Sans toi, Ilion
restera imprenable », puis aux v. 68-69 : « Mais, si nous ne mettons pas la main
sur les flèches de cet homme, il n’est pas en ton pouvoir de ravager les champs de
Dardanos. » D’autre part, un marchand qui a accosté dans l’île révèle à Néopto-
lème la prédiction d’Hélénos (v. 610 sq.) : « Le devin prédit … qu’ils ne
détruiraient point la citadelle troyenne, s’ils ne tiraient Philoctète, mais consen-
tant, de cette île où il demeure encore. » Nous voyons donc que celle-ci comporte
une condition : l’acceptation de Philoctète. Or il voue une haine farouche aux
Achéens et à Ulysse en particulier, depuis qu’ils l’ont abandonné seul sur cette île
– en raison des cris que lui arrachait une plaie purulente – avec, pour se nourrir et
se défendre, les armes d’Hercule : ce consentement sera donc difficile à obtenir.
C’est finalement Hercule lui-même qui apparaîtra à Philoctète et qui vaincra ses
réticences en lui dévoilant les desseins de Zeus (v. 1426-28) : « Tu feras périr par
mes flèches Pâris, qui est cause de tous vos maux, et tu consommeras la ruine de
Troie », et surtout la signification de l’usage de ses flèches (v. 1439-40) : « Car le
destin de cette ville est de tomber sous mes flèches pour la seconde fois33 ».

3. Deux fata non-serviens

3.1. Les ossements de Pélops

Il nous reste à évoquer deux fata qui ne figurent pas dans la synthèse pré-
sentée par Servius en 2, 13, et tout d’abord la présence des ossements de Pélops.
Cette nécessité a été indiquée par Hélénos, selon Apollodore, dans les circons-
tances déjà mentionnées sur le palladium : « Hélénos est obligé de révéler les

31
APOLLODORE, Épit. 5, 8.
32
Selon la SCOLIE À PINDARE, Pyth. 1, 52.
33
Hercule avait une première fois pris la ville pour se venger de Laomédon qui n’avait pas res-
pecté sa parole et qui périt sous ses flèches (cf. APOLLODORE, Bibl. 2, 6, 4).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 100


MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

moyens qui permettraient de prendre Troie : en premier lieu, que les os de Pélops
fussent amenés aux Grecs…34 ». Cette révélation est immédiatement suivie
d’effet : « À ces mots, les Grecs envoient chercher les os de Pélops ».
Cette légende, peu courante, était en tout cas déjà connue de Lycophron,
puisqu’il a placé cette vision dans la bouche de Cassandre :
« Je te vois, malheureuse patrie, brûlée pour la seconde fois, par l’effet d’un
descendant d’Éaque, des restes du fils de Tantale conservés à Létrines35, et
des flèches de Teutaros36.37 »

Notons aussi que cette version a été confirmée par Pausanias : « Telle est la
légende : la guerre de Troie traînait en longueur <…> les devins lui annoncèrent
qu’ils ne prendraient la ville que lorsqu’ils auraient rapporté l’arc d’Hercule et un
os de Pélops »38, et reprise par Tzetzès39. Cette présence posthume de Pélops à
Troie peut s’interpréter comme un hommage à l’ancêtre des Atrides, héros tuté-
laire du Péloponnèse, dont les ossements serviraient de talisman. Il s’agit, à
l’instar des flèches d’Hercule, d’un fatum agressif, destiné à soutenir les Grecs
dans leurs combats, et revêtu d’un caractère quasi magique.

3.2. Pâris : fatale monstrum de Troie

À la suite du commentaire de Servius indiqué plus haut sur Philoctète, nous


pouvons lire une annotation du Servius de Daniel :
« D’autres disent qu’il a été conduit par les Grecs à Troie pour tuer Pâris,
parce que la mort de Pâris faisait partie, dit-on, des fatalia Troiana ».

Même si le Servius de Daniel est le seul à rapporter ce fatum, sa remarque


s’insère dans un cadre légendaire plus vaste qui fait de Pâris un danger permanent
pour Troie, contre lequel les mises en garde n’ont pourtant pas manqué. Le pre-
mier avertissement précède même sa naissance : c’est le fameux songe d’Hécube,
dont la portée prophétique a été soulignée par le devin Aisacos :
« Comme un second enfant [après Hector] était sur le point de naître, Hécube
se vit en songe accoucher d’un brandon enflammé qui dévorait la ville en-
tière et la consumait. Priam, instruit de ce rêve par Hécube, envoya chercher

34
APOLLODORE, Épit. 5, 10.
35
Ville d’Élide, proche d’Olympie, fondée par Létréos, fils de Pélops, selon PAUSANIAS (6, 22,
8). C’est là que se trouvait le tombeau de Pélops.
36
Berger scythe d’Amphitryon, qui a enseigné à Hercule le tir à l’arc, et lui a donné ses propres
flèches.
37
LYCOPHRON, Alexandra v. 52-56.
38
PAUSANIAS 5, 13, 2.
39
TZETZÈS, Posthomerica v. 577.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 101


MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

son fils Aisacos [né d’un premier mariage] qui avait appris de son grand-père
maternel Mérops l’art d’interpréter les rêves. Aisacos dit que l’existence de
l’enfant signifiait la ruine de sa patrie, et il conseilla d’exposer le bébé. Et
Priam, dès qu’il fut né, chargea un serviteur de l’exposer en le portant sur
l’Ida.40 »

Nourri pendant cinq jours par une ourse, il fut finalement recueilli par le
serviteur, et retrouva ses parents à l’adolescence.
Une allusion à cette légende figure même chez Dictys le Crétois qui, pour-
tant, cherche toujours à privilégier les explications réalistes : c’est lorsque Priam
venu chercher le corps d’Hector répond à Achille :
« Les cinquante fils qu’il a eus de ses différentes épouses, dit-il, le faisaient
considérer comme le roi le plus fortuné de tous, du moins jusqu’au jour où
est né Alexandre, dont il n’avait pas empêché la venue au monde, malgré les
avertissements divins. En effet, enceinte de lui, Hécube s’était vu en songe
donner le jour à une torche… Informés du songe, les haruspices avaient af-
firmé que l’enfant causerait la perte de la cité, et la décision avait été prise de
le tuer à sa naissance. Mais Hécube, en femme qu’elle était, s’était laissé api-
toyer et l’avait confié à des bergers de l’Ida pour qu’ils le nourrissent.41 »

Les mises en garde sont nombreuses aussi au moment de son départ pour la
Grèce. Cette tradition remonte aux Chants Cypriens de Stasinos de Chypre. Selon
le Résumé de Proclos, en effet, après son jugement en faveur d’Aphrodite, qui lui
a promis d’épouser Hélène, Pâris fait construire une flotte sur le conseil de la
déesse, et s’embarque avec Énée, pendant qu’Hélénos et Cassandre prophétisent
l’avenir. Mais c’est dans un fragment du 8e Péan de Pindare que la prophétie de
Cassandre s’avère particulièrement intense lorsqu’au moment du départ de Pâris,
elle sent arriver les malheurs annoncés par le songe d’Hécube :
« Le cœur inspiré de la prêtresse fit retentir des gémissements funèbres ; et
elle proféra ces paroles capitales : ‘Ô Zeus, ô dieu infini, dont le regard porte
au loin, voici que tu réalises maintenant l’épreuve fixée jadis par le destin,
quand Hécube raconta aux fils de Dardanos la vision qu’elle avait eue, alors
qu’elle portait cet homme en ses flancs, et qu’il lui sembla qu’elle donnait le
jour à une Érinye incendiaire aux cent bras, qui ruinait de fond en comble,
avec une rage impitoyable, tout Ilion’.42 »

Le personnage de Pâris occupe donc une place tout à fait singulière dans les
fata Troiana car, diverses prophéties l’indiquent, tout est maléfique en lui : son
existence met Troie en danger, et sa mort doit provoquer la destruction de la cité.
On aboutit donc à une véritable aporie ; c’est pour cette raison que nous le quali-

40
APOLLODORE, Bibl. 3, 12, 5.
41
DICTYS LE CRÉTOIS, Bellum Troianum 3, 26.
42
Cf. aussi EURIPIDE Troyennes 918-22 ; VIRGILE Én. 7,320.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 102


MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

fions de fatale monstrum, selon les termes qui, chez Horace (Od. 1, 37, 21),
s’appliquent à Cléopâtre, comme une épreuve imposée par le destin.

Conclusion

À partir de la scolie 2, 13 de Servius, nous avons donc été amenés à citer


des œuvres littéraires nombreuses, appartenant à des genres aussi variés que
l’épopée, la poésie lyrique, la tragédie, la comédie, et même la chronique, puisque
« la guerre de Troie » de Dictys est vécue et racontée par un soldat grec. Quant
aux érudits, ils ont joué un très grand rôle : dans leurs scolies, commentaires, ré-
sumés, et autres « bibliothèques », ils nous ont conservé et transmis des traditions
qui se sont peu à peu constituées, avec leurs ressemblances, leurs nuances, ou
leurs dissemblances. Ces dernières peuvent, d’ailleurs, se révéler très instructives,
comme c’est le cas, notamment, dans la scolie 2, 166 où elles nous éclairent sur
les méthodologies respectives de Servius et du Servius de Daniel. Selon Servius,
donc, c’est sous la contrainte qu’Hélénos a révélé aux Grecs les « destins de
Troie » : il s’agit là d’une version éthique, conforme au rôle joué par Hélénos au
chant 3 de l’Énéide. Énée va, en effet, retrouver en Epire ce Priamide qui a fondé
une nouvelle Ilion, et qui, par ses prophéties, l’aide considérablement en le gui-
dant sur le chemin de l’Italie. Aux yeux de Servius, dont l’admiration et le respect
pour Virgile sont constants, et qui insiste toujours sur la cohérence des choix vir-
giliens, ce devin était forcément irréprochable. Le Servius de Daniel se démarque
de ce point de vue et présente une version plus psychologique, moins lisse : Hélé-
nos réagit en homme blessé par le mariage d’Hélène et de Déiphobe, et ses
révélations aux Grecs vont lui être dictées par la haine. Ce n’est pas cohérent avec
le personnage du chant 3, mais c’est une perspective plus originale. La parenté de
cette version avec celle de Conon et de Quintus de Smyrne renvoie sans doute à
une source grecque commune encore connue aux 6e-7e siècles.
On peut également s’interroger sur les raisons de l’intérêt manifesté par tant
d’écrivains, et pendant tant de siècles (du 8e a.C. au 12e p.C.) pour ces fata Troia-
na. Puisqu’ils sont inconnus des poèmes homériques, mais qu’ils font intervenir
des personnages de l’Iliade et de l’Odyssée, certains auteurs ont eu sans doute
plaisir à modifier différentes données (par exemple sur Troïlos ou Rhésos), à don-
ner du poids à certains personnages (Néoptolème et Philoctète), ou à écrire la suite
de l’Iliade jusqu’à la chute de Troie.
On peut penser aussi à un engouement pour la mythologie elle-même, et
surtout pour les légendes les plus archaïques et les plus vénérables : qu’il s’agisse
du palladium tombé du ciel qui devait sauvegarder Troie, ou des héros embléma-
tiques des Grecs – comme Éaque à Égine, Pélops en Élide, et surtout Hercule à
Thèbes puis dans tout le Péloponnèse – qui, d’une manière ou d’une autre, se de-
vaient de participer à la prise de Troie.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 103


MICHÈLE BÉJUIS-VALLAT SERVIUS ET LA TRADITION DES FATA TROIANA

On se rend compte enfin que ces fata Troiana suggèrent une irresponsabilité
des Troyens, qui n’ont pas tenu compte des multiples avertissements divins
transmis par leurs prophètes : ils n’ont pas su empêcher les agissements de Pâris,
ils n’ont pas su protéger leur palladium ni leur porte Scée – alors que les Grecs ont
profité des moindres révélations possibles. Or, cette insistance sur l’aveuglement
des Troyens43 s’accorde parfaitement avec une justification de l’attitude d’Énée,
lors de la chute de Troie, qui constitue un élément important du commentaire de
Servius à l’Énéide44. En effet, si ce sont les destins qui ont favorisé les Grecs pour
punir les Troyens, alors Énée est lavé de tout soupçon de trahison, et pourra ac-
complir dignement aussi bien les prédictions de Poséidon dans l’Iliade (20, 307
sq.) que celles de Jupiter au chant 1 de l’Énéide. Les Troyens chers à Vénus
s’illustreront ainsi d’abord en Italie sous l’impulsion d’Énée, vainqueur des Ru-
tules (1, 266), de son fils Iule, fondateur d’Albe (1, 271), et plus tard de Romulus
« qui nommera les Romains de son nom » (1, 277). Puis, dans la suite des âges,
« la maison d’Assaracus » (Dardanide, aïeul d’Anchise) dominera la Grèce elle-
même (1, 283-85). Les fata Troiana auront alors laissé place aux fata Romana !

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43
Particulièrement sensible dans VIRGILE, Énéide 2, 232-249.
44
Cf. en particulier SERVIUS, Én. 1, 242.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 104


Eruditio Antiqua 1 (2009) : 105-122

LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE :


MYTHES « LOCAUX », ÉRUDITION ETHNOGRAPHIQUE
ET POÉTIQUE DES GRIPHES

ÉVELYNE PRIOUX
CNRS – UNIVERSITÉ PARIS OUEST-NANTERRE-LA DÉFENSE

Résumé

Cet article s’intéresse à l’érudition à laquelle Lycophron fait appel dans les vers 1230 à 1258 de
l’Alexandra (excursus concernant la geste d’Énée en Étrurie et dans le Latium) : quelles sont les
traditions que Lycophron suppose connues de son lecteur ? Comment représente-t-il
l’ethnographie de l’Italie et les origines des Étrusques et des Romains ? Quel poids accorde-t-il à
des mythes « locaux » qui semblent présupposer une érudition considérable de la part de ses lec-
teurs ? Au-delà des énigmes et cryptages chers à Lycophron, les références à des éléments plus ou
moins obscurs des traditions mythologiques relatives à l’Italie et à la fondation de Rome sont sou-
vent guidées par la volonté de présenter cette ville comme étant à la fois le produit et l’agent d’une
forme de réconciliation entre Europe et Asie. L’ensemble du passage relatif aux errances d’Énée et
d’Ulysse multiplie les allusions à des versions différentes et parfois concurrentes de la légende des
origines : parmi les notices rassemblées par Lycophron, certaines doivent probablement nous ame-
ner à remettre en cause la notion même de « mythe local ». Comme nous le verrons dans plusieurs
cas, les versions dites locales de certains mythes sont probablement entrées dans le texte de Lyco-
phron par l’intermédiaire de notices conservées par des historiens grecs : à partir de ces éléments,
le poète semble ensuite s’être livré à un jeu de recomposition des traditions qui permettait de con-
cilier différentes versions et qui visait peut-être à étayer le discours que Lycophron souhaitait tenir
sur une histoire universelle perçue comme une histoire des conflits entre Europe et Asie débou-
chant sur une forme de réconciliation ou d’apaisement en partie rendu possible par le peuple ro-
main.

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ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

Abstract

This paper attempts to shed light on the erudite traditions used by Lycophron while describing
Aeneas’ wanderings in Etruria and Latium (Alexandra, 1230-1258): which traditions does Ly-
cophron expect his readers to know? How does he understand the ethnography of Italy and the
origins of the Etruscan and Roman peoples? How far is he concerned with involving in his ac-
count “local” traditions and myths that seem to require a considerable erudition on the part of his
readers? Some of the allusions to recondite mythological traditions dealing with the archaeology
of Italian peoples and the foundation of Rome have probably been designed to present Rome as the
resulting of a reconciliation / suggeneia between Europe and Asia. Lycophron’s account of Ae-
neas’ and Odysseus’ wanderings involves references to different (or even contradictory) versions
of foundation myths concerning Rome and Cortona. Certain details should encourage us to ques-
tion the very notion of “local myths”. As a matter of fact, these “local” myths probably entered
Lycophron’s poem through the intermediary of historiographical sources well known to the Helle-
nistic scholars and poets, such as the works of Theopompus, Lycus or Timaeus, but Lycophron
used these sources in a very specific way and composed a patchwork using different traditions in
order to formulate his conception of world history as a story of war and reconciliation between
Europe and Asia.

L’Alexandra se présente sous la forme d’une longue prophétie prononcée


par Cassandre alors que Pâris s’apprête à partir enlever Hélène. La Souda men-
tionne l’Alexandra parmi les tragédies attribuées à un certain Lycophron de Chal-
cis, fils de Soclès et fils adoptif de Lycos de Rhégion, l’historien de Grande
Grèce. Ce Lycophron aurait fait partie, nous dit la Souda, des poètes-
grammairiens de la Bibliothèque d’Alexandrie, où il était actif sous Ptolémée II
Philadelphe. Ce témoignage ne va pas sans poser plusieurs problèmes, liés, d’une
part, à la faible présence des allusions à Alexandrie ou au monde égyptien dans le
poème, et, d’autre part, à l’importance des allusions à la puissance romaine. La
question de la datation de l’Alexandra fut par ailleurs soulevée par les commenta-
teurs anciens1, avant de nourrir les débats des historiens et des philologues au
cours des XIXe et XXe siècles. La nécessité d’expliquer certaines « contradictions »
au sein du texte2, mais aussi certains excursus consacrés à l’histoire romaine, a
fréquemment conduit les commentateurs à supposer que tout ou partie de son
œuvre ne remontait qu’au IIe siècle avant J.-C., voire à l’époque augustéenne. Pour
ne citer qu’un exemple, une célèbre hypothèse avancée par S. West voudrait
qu’un interpolateur écrivant en contexte italien soit intervenu a posteriori sur cer-
taines parties du texte3. Suivant cette hypothèse, les contradictions internes à
l’œuvre qui nous est parvenue (personnages mourant deux fois, à des endroits dif-

1
Voir schol. v. 1226.
2
Calchas meurt ainsi deux fois, une fois près de Colophon en Asie et une fois près de Siris en
Italie du Sud : LYCOPHRON, Alex. v. 424-430 et v. 978-983.
3
WEST 1984.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 106


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

férents) s’expliqueraient par le fait que nous conservons par endroit les deux ver-
sions successives du texte, l’original du IIIe siècle et la réécriture en contexte ita-
lien.
Parmi les multiples approches qui ont été proposées, celles qui m’intéressent
le plus ici sont celles qui situent la composition de l’ensemble du poème au début
du IIIe siècle avant J.-C. (conformément aux témoignages anciens concernant
l’auteur) tout en s’efforçant d’expliquer l’« italocentrisme » de l’Alexandra. Plu-
sieurs commentateurs ont pris appui sur l’idée d’une relation étroite entre Lycos
de Rhégion – idée qui est bien entendue suggérée par la notice de la Souda qui fait
de Lycophron le fils adoptif de l’historien de Rhégion. Cette piste a notamment
été développée par G. Amiotti, qui estime que l’Alexandra est une œuvre de jeu-
nesse du Lycophron qui s’installa ensuite à Alexandrie sous le règne de Ptolémée
II, où il retravailla peut-être son œuvre de jeunesse. Suivant l’hypothèse défendue
par cette chercheuse, les mythes évoqués dans l’Alexandra reflèteraient les préoc-
cupations politiques des élites de Grande Grèce à l’extrême fin du IVe siècle avant
J.-C.4 Toujours suivant G. Amiotti, l’Alexandra ferait notamment écho au passage
d’Alexandre le Molosse, oncle d’Alexandre le Grand, en Italie du Sud.
A. Coppola préfère, au contraire, rattacher l’Alexandra au contexte politique
de l’Alexandrie des années 270 av. J.-C., et plus particulièrement à l’ambassade
de 273 qui marque tout l’intérêt de Ptolémée II pour l’émergence de la puissance
romaine5. Pour A. Coppola, le poème de Lycophron s’efforcerait par exemple de
mettre en évidence la suggeneia troyenne qui rapproche les Macédoniens et les
Romains : le contexte de rédaction de l’Alexandra serait dès lors celui d’un rap-
prochement diplomatique entre Alexandrie et Rome. Pour appuyer l’hypothèse
d’une datation haute, A. Coppola souligne également la présence d’une série
d’allusions probables à l’histoire contemporaine désignée sous le masque de diffé-
rents mythes. Les épisodes de la geste de Diomède feraient ainsi allusion à diffé-
rents événements survenus dans le cadre des expéditions menées par une série de
condottieri en Italie du Sud à la fin du IVe siècle av. J.-C., Diomède servant de
prédécesseur mythique à ces aventuriers successifs : certains vers du poème
(v. 593-632) peuvent ainsi être mis en rapport avec la geste d’Alexandre le Mo-
losse, tandis que d’autres (v. 630-632) font peut-être allusion à Cléonyme, et plus
probablement à Agathocle. L’entreprise d’élimination de la famille d’Alexandre le
Grand par Cassandre est, quant à elle, directement citée avec la mention de la
mort d’Héraclès, fils d’Alexandre et de Barsine, en 309 avant J.-C. (v. 803-804),
mais elle est peut-être également évoquée à travers la mort de Polyxène (v. 314 et
323-329) – éventuelle allusion à la mort d’Olympias, dont l’un des noms était pré-
cisément Polyxène.

4
AMIOTTI 1982.
5
COPPOLA 2002, chap. 2.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 107


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

Plus récemment, G. Lambin a proposé une nouvelle hypothèse : d’après lui,


le nom de Lycophron aurait été porté par deux auteurs du IIIe siècle6. Il faudrait
ainsi distinguer Lycophron de Chalcis, le tragique de la cour de Ptolémée II, de
l’auteur de l’Alexandra qui aurait vécu en Grande Grèce et aurait été, de ce fait,
un témoin privilégié de l’ascension de la puissance romaine. G. Lambin estime
que Soclès – le citoyen de Chalcis mentionné par la Souda – est en réalité le père
de Lycophron de Chalcis, tandis que Lycos de Rhégion serait le vrai père de
l’auteur de l’Alexandra.
Sans vouloir entrer dans ce débat, je souhaiterais souligner deux points qui
me paraissent essentiels. Premièrement, ces récentes contributions, qui recon-
naissent l’existence probable d’un lien entre Lycophron et Lycos de Rhégion et
supposent, de la part de ce poète, une connaissance réelle de l’Italie du début du
e
III siècle avant J.-C., présentent l’avantage certain de ne pas répudier tout un pan
des témoignages que nous possédons sur la figure de Lycophron.
Deuxièmement, il convient de souligner, à la suite d’A. Momigliano,
l’intérêt certain que Rome et l’Italie méridionale suscitaient à la cour de Ptolémée
II Philadelphe7. Ces deux éléments nous invitent à prendre au sérieux l’hypothèse
d’une rédaction précoce des parties italiennes de l’Alexandra. C’est dans cette
perspective que je souhaiterais réexaminer ici l’excursus consacré aux errances
d’Énée (v. 1230-1258), passage où Cassandre évoque successivement la naissance
de Romulus et de Rémus (v. 1230-1233), les errances d’Énée puis ses aventures
en Étrurie (v. 1234-1241), son alliance avec un nain errant et deux fils de Télèphe
(v. 1242-1249) et la réalisation de deux prophéties qui marqueront la fin des er-
rances des Troyens et indiqueront le site de la future Rome (v. 1250-1258).
Dans cet article, je souhaite montrer qu’au-delà des énigmes et cryptages
chers à Lycophron, les références à des éléments plus ou moins obscurs des tradi-
tions mythologiques relatives à l’Italie et à la fondation de Rome sont souvent
guidées par la volonté de présenter cette ville comme étant à la fois le produit et
l’agent d’une forme de réconciliation entre Europe et Asie. L’ensemble du pas-
sage relatif aux errances d’Énée multiplie les allusions à des versions différentes
et parfois concurrentes de la légende des origines : parmi les notices rassemblées
par Lycophron, certaines doivent probablement nous amener à remettre en cause
la notion même de « mythe local ». Comme nous le verrons dans plusieurs cas, les
versions dites déviantes ou locales de certains mythes sont probablement entrées
dans le texte de Lycophron par l’intermédiaire de notices conservées par des his-
toriens grecs : à partir de ces éléments, le poète semble ensuite s’être livré à un jeu
de recomposition des traditions qui permettait de concilier différentes versions et
qui visait peut-être à étayer le discours idéologique que Lycophron souhaitait tenir
sur l’histoire universelle.

6
LAMBIN 2005, introduction.
7
MOMIGLIANO 1942, p. 59–60 ; ROSSI 1997 ; COPPOLA 2002, p. 60–70 ; PRIOUX (à paraître).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 108


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

Le nom de Rome

Dans l’ouverture de ce passage consacré aux errances d’Énée, Cassandre


s’adresse à Troie, sa patrie :
« Et tu n’enfouiras pas dans les ténèbres, malheureuse patrie, un prestige ou-
blié et fané. Telle est la valeur des lionceaux jumeaux qu’un de mes parents
laissera, une race à la force (rômè) exceptionnelle.8 »

Lycophron fait évidemment allusion à Romulus et Rémus, les jumeaux issus


de la descendance d’Énée, le « parent » (σύγγονος) de Cassandre. Les commenta-
teurs ont depuis longtemps remarqué que l’Alexandra ne mentionnait explicite-
ment ni Rome, ni le Tibre, alors que le poème multiplie les allusions à des
toponymes ou à des noms de cours d’eau italiens moins fameux. Cette réticence
correspond à un phénomène largement observé au sujet des noms de héros ou de
personnages mythologiques : alors que les personnages secondaires sont parfois
désignés par leur vrai nom, les personnages principaux ne sont évoqués qu’au
moyen d’une filiation ou de noms rares, correspondant à des versions locales, ou
encore à travers des périphrases descriptives9.
Dans ce passage, le poète recourt à un procédé assez singulier en mention-
nant la force (ῥώµῃ) du γένος auquel appartiennent Romulus et Rémus. Il nomme
ainsi, par un effet d’homophonie, la ville de Rome, tout en inventant un procédé
probablement destiné à célébrer la valeur du peuple romain. La mention des ju-
meaux permet peut-être aussi de donner une place, dans ce poème, au mythe que
les Romains de l’époque républicaine semblent avoir privilégié lorsqu’ils souhai-
taient évoquer leurs origines en dehors de tout contexte diplomatique. L’analyse
des textes républicains tend en effet à montrer que les auteurs latins mentionnent
plus volontiers la légende des jumeaux que celle d’Énée. Cette dernière est plus
particulièrement convoquée dans les cas où les Romains sont amenés à aborder
leurs origines dans le contexte de relations diplomatiques avec des populations
grecques10. Lorsque Lycophron nomme les jumeaux avant d’exposer successive-
ment les rôles qu’Énée, Ulysse/Nanas et les Téléphides joueront dans la fondation
de la ville, il semble donc jouer sur une démultiplication volontaire des traditions
relatives à la fondation de Rome. Le texte semble ainsi multiplier les points de
vue relatifs à la naissance de l’Vrbs : point de vue « interne » à Rome avec la
mention des jumeaux, point de vue privilégié dans les échanges avec les Grecs
8
LYCOPHRON, Alex. 1230-1233 :
Οὐδ’ ἄµνηστον, ἀθλία πατρίς,
κῦδος µαρανθὲν ἐγκατακρύψεις ζόφῳ.
Τοιούσδ’ ἐµός τις σύγγονος λείψει διπλοῦς
σκύµνους λέοντας, ἔξοχον ῥώµῃ γένος...
9
SISTAKOU 2009.
10
ERSKINE 2004.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 109


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

lorsque Lycophron se tourne vers la figure d’Énée, point de vue mettant en avant
les liens entre Rome et l’Étrurie lorsque le poème mentionne les figures
d’Ulysse/Nanas et des Téléphides.

Nanos/Nanas

L’extrait sur les errances d’Énée (v. 1234-1241) suggère un passage en Ita-
lie depuis la Macédoine à travers l’Adriatique, version qui ne correspond pas à
celle que nous connaissons par Virgile, et qui tend peut-être, comme l’a supposé
A. Coppola, à souligner une forme de suggeneia troyenne justifiant une alliance
entre un prince d’origine macédonienne et la puissance romaine11 : Lycophron se
plaît en effet à multiplier les allusions à une présence troyenne ou asiatique en
Macédoine, que ce soit à travers l’évocation des errances d’Énée ou dans ses ex-
cursus sur Ilos, venu fixer sur les rives du Pénée une nouvelle frontière entre Eu-
rope et Asie (v. 1345), et Midas, venu venger en Europe ses « frères troyens »
(v. 1397-1408).
La suite du passage fait allusion à une alliance, en terre étrusque, entre Énée
et un nain (νάνος)12 :
« Bien qu’étant son ennemi, un nain viendra le rejoindre avec une armée al-
liée : il le convaincra à force de serments, de prières et de génuflexions, ce
nain, qui, dans ses errances, explora tous les recoins de la mer et de la
terre.13 »

Ulysse, protagoniste du conflit troyen, est ici désigné au moyen du terme


νάνος, qui appelle un commentaire étendu, et d’une périphrase qui fait clairement
allusion à l’Odyssée. Le choix du terme νάνος se situerait pour sa part au con-
fluent de plusieurs allusions : proche du grec νάννος (nain), il pourrait renvoyer,
par jeu d’intertextualité, au motif de la petite taille d’Ulysse, qui se trouve men-
tionnée tant dans l’Iliade que dans l’Odyssée14. Dans ses scholies, Tzetzès apporte
une autre explication qui nous ramène à l’Étrurie : le terme nanos serait un mot
étrusque désignant le « vagabond », motif glosé, chez Lycophron, par la péri-
phrase « qui, dans ses errances, explora tous les recoins de la mer et de la terre »
(πλάναισι πάντ’ ἐρευνήσας µυχὸν / ἁλός τε καὶ γῆς). Enfin, troisième piste,
11
COPPOLA 2002.
12
Voir PHILIPPS 1953, p. 60-61 ; SOLMSEN 1986.
13
LYCOPHRON, Alex. 1242-1245 :
Σὺν δέ σφι µίξει φίλιον ἐχθρὸς ὢν στρατόν,
ὅρκοις κρατήσας καὶ λιταῖς γουνασµάτων
νάνος, πλάναισι πάντ’ ἐρευνήσας µυχὸν
ἁλός τε καὶ γῆς.
14
Il. III, 193 ; Od. VI, 230.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 110


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

d’autres sources littéraires nous parlent d’un roi Pélasge, Nanas, héros étrusque lié
à Cortone comme le sera Ulysse.
Pour tenter de décoder les allusions rassemblées ici par Lycophron, et pour
en mesurer la portée éventuelle auprès d’un auditoire du IIIe s. av. J.-C., il convient
de comparer le récit de Lycophron aux autres témoignages littéraires que nous
connaissons, mais aussi et surtout aux indices d’interprétation fournis par d’autres
vers de l’Alexandra15.
Le passage qui nous intéresse doit ainsi être mis en rapport avec deux frag-
ments d’Hellanicos de Lesbos (Ve s. av. J.-C.) connus à travers le livre I des Anti-
quités romaines de Denys d’Halicarnasse. Le premier de ces deux fragments, tiré
de la Phorônis16, indique que les Pélasges chassés de Thessalie par les Grecs
avaient franchi l’Adriatique sous la conduite du roi Nanas et avaient débarqué au
niveau de l’embouchure du Pô où ils auraient fondé Spina, avant de traverser les
Apennins et de s’allier aux Aborigènes pour prendre Cortone et coloniser cette
région. Un autre fragment, issu cette fois des Prêtresses d’Argos, relatait
qu’Ulysse s’était rendu, une fois vieux, en Italie où il avait été rejoint par Énée.
Les deux ennemis se seraient alliés et de leur alliance aurait résulté la fondation de
Rome sous l’égide d’Énée qui apparaît comme étant le personnage principal de ce
récit17. D’autre part, Lycophron semble connaître une tradition relatée tant par
Théopompe (FGrHist 115 F 354) que par la Constitution des habitants d’Ithaque,
et qui voulait qu’Ulysse ait dû quitter Ithaque après son retour, à cause de la con-
duite répréhensible que Pénélope aurait eue durant son absence18. Ulysse se serait
alors exilé en Italie. De fait, Lycophron rapporte une tradition déviante au sujet de
Pénélope, que Cassandre décrit ainsi : « La chienne, forniquant d’un air grave, vi-
dera sa demeure [celle d’Ulysse] en répandant en festins la fortune du pauvre
homme »19.
Lycophron s’efforce de combiner cette version avec un autre récit, plus
connu, qui provient vraisemblablement de la Télégonie, et qui reçoit des échos
dans les lemmes d’une collection d’épigrammes dont certaines remontent au Ve
siècle avant J.-C. : le Péplos20. Télégonos, fils d’Ulysse et de Circé, débarque à

15
UGGERI 2003.
16
FGrHist 4 F 4 = DENYS D’HALICARNASSE I, 28, 3.
17
FGrHist 4 F 84 = DENYS D’HALICARNASSE I, 722. Sur ces fragments, voir PHILIPPS 1953,
p. 57–58; HORSFALL 1979 ; SOLMSEN 1986 ; AMPOLO 1992.
18
SOLMSEN 1986, p. 99.
19
LYCOPHRON, Alex. v. 771-773 :
ἡ δὲ βασσάρα
σεµνέως κασωρεύουσα κοιλανεῖ δόµους,
θοίναισιν ὄλβον ἐκχέασα τλήµνος.
20
PSEUDO-ARISTOTE, Péplos, épigrammes 12 et 13. Sur le Péplos, collection d’épigrammes qui
remonte sans doute, pour une partie au moins, à l’époque classique, voir GUTZWILLER (à pa-
raître).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 111


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

Ithaque et tue son père par erreur. Chez Lycophron, Ulysse mourra dans les bois
d’Ithaque après avoir « découvert son bien dévoré en banquets par les Proniens du
fait de la folie bachique qui saisit la chienne laconienne »21. Il y sera tué par Télé-
gonos avec un dard tiré du corps d’un poisson sarde (v. 795-798). Une fois sa mé-
prise révélée, Télégonos, accompagné de Télémaque qui épousera Circé, ramène
les cendres d’Ulysse en Italie. Le lemme de l’épigramme 12 du Péplos pseudo-
aristotélicien se réclame d’une tradition similaire en indiquant que le tombeau
d’Ulysse se trouvait en Tyrrhénie. Dans l’exposé de Lycophron, l’évocation du
meurtre d’Ulysse par Télégonos est suivie d’une série d’allusions aux lieux de
culte où le héros sera honoré après sa mort, un nekyomanteion (?) en Étolie et
« Pergè, montagne tyrrhénienne sur le territoire de Gortyne [Cortone] »22 où seront
rassemblées ses cendres23. Comme c’est le cas dans plusieurs passages de son
œuvre, Lycophron s’efforce vraisemblablement d’allier plusieurs versions du
mythe, quitte à ce que celles-ci entrent en contradiction avec une version donnée
plus loin dans le récit24.
Cette tradition qui lie Ulysse au mont Pergè (Monte Pergo ?) est certaine-
ment à la base de l’identification entre le roi pélasge Nanas et Ulysse. Nanas
prend le contrôle de Cortone et les cendres d’Ulysse y sont rassemblées.
L’identification entre Ulysse et Nanas remonte-t-elle à Lycophron ou, comme il
est plus probable, à un historien du IVe siècle, ou encore à une source étrusque
connue par Lycophron ou par sa source ? Plutôt qu’une forgerie du seul Lyco-
phron, il faut sans doute présupposer une référence érudite à une tradition existant
effectivement en Étrurie et qui aurait été forgée suivant un phénomène
d’interpretatio Graeca. De fait, le référent du texte de Lycophron se situe proba-
blement dans la réalité d’un culte existant réellement à Cortone aux IVe et IIIe
siècles. I. Malkin a étudié la manière dont la figure d’Ulysse avait pu être utilisée
comme héros fondateur à Cortone et fait l’hypothèse selon laquelle son rôle aurait
été étendu, au début de l’époque hellénistique, à celui de guide de la migration des
Étrusques25. La confusion avec Nanas peut alors s’expliquer par le rôle qu’Ulysse
joua à Cortone, dans une cité explicitement prise par Nanas. Il est très possible
qu’un culte héroïque à Ulysse-Nanas ait été mis en place ou réorganisé au IVe
siècle avant J.-C., sur le modèle du culte rendu à Énée à Lavinium, où la tombe

21
LYCOPHRON, Alex. 791-792 :
κτῆσίν τε θοίναις Πρωνίων λαφυστίαν
πρὸς τῆς Λακαίνης αἰνοβακχεύτου κιχὼν
22
LYCOPHRON, Alex. 805-806 :
Πέργη... Τυρσηνῶν ὄρος
ἐν Γορτυναίᾳ...
23
PHILIPPS 1953, p. 61.
24
Pour WEST 1984, ce type de contradictions internes s’explique au contraire par l’intervention
ultérieure d’un interpolateur écrivant en contexte italien.
25
MALKIN 1998, p. 173-174.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 112


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

présumée d’Énée – en réalité une tombe à tumulus de l’époque orientalisante – fut


transformée en hérôon26. La colline de Pergo, une éminence située à 4 km à l’est
de Cortone et qui correspond vraisemblablement au mont Pergè de Lycophron
comporte les restes de plusieurs tombes de l’époque orientalisante recouvertes de
tumulus atteignant 60 mètres de diamètre27.

Tarchon, Tyrsènos

Des descendants d’Héraclès se joignent à l’alliance formée par Ulysse et


Énée. Lycophron nomme explicitement Tarchon et Tyrsènos, qu’il présente
comme étant les fils de Télèphe, roi des Mysiens28 :
« Avec eux, il y aura les jumeaux du roi des Mysiens, dont le Gardien, le
Dieu-Vin, un jour fera ployer la lance en lui liant les membres avec des ceps,
Tarchon et Tyrsènos, les loups flamboyants issus du sang d’Héraclès.29 »

Le court passage étudié ici doit être mis en parallèle avec un autre passage,
dans l’abrégé d’histoire universelle qui figure à la fin de l’Alexandra. Dans ce
deuxième passage, Lycophron présente la venue des Étrusques en Occident
comme l’une des manifestations de la lutte séculaire entre Europe et Asie
(v. 1352-1361) : suivant ce passage, les Étrusques seraient venus du Tmôlos en
Lydie pour envahir Agylla (c’est à dire Caeré sur le versant tyrrhénien) ; ils se se-
raient battus, sur le sol italien, avec des Ligures et des Pélasges. Ce deuxième ex-
trait de l’Alexandra, inclus à la suite d’une page où Lycophron multiplie les

26
UGGERI 2003. Que le tombeau qui passait pour être celui d’Énée ait effectivement été décou-
vert au cours des fouilles de Lavinium et ait été correctement identifié par les archéologues
est un point débattu dans la bibliographie : voir les références citées par ERSKINE 2004, n. 25,
p. 104.
27
BRIQUEL 1991, p. 210 ; UGGERI 2003.
28
Sur la genèse de cette légende qui fait de Tarchon, figure importante de la légende étrusque,
le frère de Tyrsènos et sur son orientation mysienne qui tranche avec l’idée d’une origine ly-
dienne des Étrusques, voir BRIQUEL 1991, p. 195-200, qui estime que cette version du mythe
s’est formée localement en Étrurie, en rupture avec la « vulgate » transmise par
l’historiographie grecque. Éloignée de la version hérodotéenne qui mentionne deux frères
Tyrrhénos et Lydos, la version étrusque s’est peut-être développée à partir de la réception
d’une version connue par STRABON V, 2, 2 qui introduit bien la figure d’Héraclès, mais non
celle de Télèphe, dans la généalogie de Tyrrhénos et mentionne par ailleurs la figure de Tar-
chon, sans toutefois en faire le frère de Tyrrhénos.
29
LYCOPHRON, Alex. 1245-1249 :
Σὺν δὲ δίπτυχοι τόκοι
Μυσῶν ἄνακτος, οὗ ποτ’ Οἰκουρὸς δόρυ
γνάµψει Θέοινος γυῖα συνδήσας λύγοις,
Τάρχων τε καὶ Τυρσηνός, αἴθωνες λύκοι,
τῶν Ἡρακλείων ἐκγεγῶτες αἱµάτων.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 113


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

allusions à la préface d’Hérodote, peut être mis en rapport avec le paragraphe I, 94


de l’Enquête, où l’historien relate l’arrivée des Lydiens en Ombrie, sous la con-
duite de Tyrrhénos30. La version retenue ici par Lycophron est bien différente de
celle, probablement indigène, qu’il introduit dans l’excursus sur Énée31.
On peut tout d’abord remarquer, avec N. Horsfall, que le passage qui nous
intéresse constitue la première attestation littéraire qui nous soit parvenue d’un
lien entre Télèphe, roi de Mysie, et les Étrusques, qui, suivant une version no-
tamment retenue par Hérodote et qui deviendra une forme de « vulgate », sont
d’origine lydienne32. Encore une fois, Lycophron tente de marier le témoignage
d’Hérodote avec une autre tradition qui devait être bien implantée en Étrurie, si
l’on en croit le nombre d’images étrusques impliquant Télèphe33. Le choix de Té-
lèphe comme « père des Étrusques » relève peut-être de la volonté que les
Étrusques eux-mêmes avaient pu avoir d’identifier l’origine de leur peuple en un
héros grec34. Le glissement de la Lydie à la Mysie pourrait s’expliquer par le
manque de héros grecs liés à la Lydie, mais il a également pu s’opérer grâce à la
figure d’Héraclès double ancêtre des Téléphides et des rois de Lydie35. Une autre
piste est proposée par D. Briquel qui envisage, pour motivation principale à
l’insertion de Télèphe dans le récit des origines du peuple étrusque, la présence,
dans la légende de Télèphe, du roi d’Arcadie Corythos, dont les bergers re-
cueillent Télèphe après son exposition. Or, un héros grec du nom de Corythos au-
rait été considéré comme étant l’éponyme de Cortone enseveli sur la Pergè à un
moment donné de l’élaboration de la légende des origines du peuple étrusque36.
On peut légitimement se demander si les deux versions de la légende des
origines du peuple étrusque que Lycophron combine ainsi correspondent ou non à
des versions qui se seraient développées, pour l’une sur le versant tyrrhénien, pour
l’autre dans une région centrée sur Cortone et qui correspondrait à la partie nord-
est de l’Étrurie. Dans son deuxième exposé relatif aux Étrusques (v. 1352-1361),
Lycophron indique en effet qu’ils sont venus de Lydie et se sont établis à Agylla
(Caeré), sur le versant tyrrhénien. À première vue, on pourrait être tenté de ratta-
cher à ce même ensemble tyrrhénien la mention, dans notre passage, de Tarchon
30
HARARI 1994.
31
BRIQUEL 1991, p. 193-194.
32
HORSFALL 1973, p. 73.
33
BRIQUEL 1991, p. 200-205, qui souligne cependant que le succès de la légende de Télèphe
reste relatif dans les témoignages artistiques antérieurs au IIe siècle et qu’il faut envisager une
motivation plus particulière à l’insertion de cette figure dans la problématique des origines
étrusques. Lycophron demeure le premier témoin assuré d’une implication de Télèphe dans
les origines du peuple étrusque.
34
HORSFALL 1973.
35
Sur Héraclès ancêtre des Lydiens, voir HÉRODOTE I, 7 ; SCHEER 2003 et ERSKINE 2004,
p. 100.
36
BRIQUEL 1991, p. 212-213. Contra, HORSFALL 1973.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 114


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

et Tyrsènos, les deux téléphides d’origine lydienne. Le nom de la ville de Tarqui-


nii se rattache en effet à celui de Tarchon et N. Horsfall avait tenté de montrer que
Corythos, nom du roi d’Arcadie qui secourut Télèphe, était l’ancien nom de cette
cité37. Suivant cette hypothèse, Lycophron aurait ici fondu deux versions qui se
seraient développées dans des aires géographiques différentes : celle des deux
frères venus d’Asie qui aurait laissé des traces dans la toponymie du versant tyr-
rhénien, et celle d’un peuplement pélasge conduit par Ulysse/Nanas, version par-
ticulièrement diffusée autour de Cortone, lieu de la sépulture du héros. Cette
interprétation a cependant été largement récusée38 et l’étude de D. Briquel conduit
à penser que les deux légendes ont été successivement représentées à Cortone
même, en lien avec l’identification supposée, par interpretatio Graeca, du héros
enseveli sur la Pergè. Deux identifications concurrentes auraient ainsi été propo-
sées : l’une avec un Corythos (le roi qui recueillit Télèphe ?), éponyme de Cor-
tone, l’autre avec Ulysse/Nanas. Suivant cette deuxième hypothèse, la notice de
Lycophron mêle donc la tradition romaine du mythe d’Énée avec deux traditions
étrusques distinctes, qui sont toutes deux associées à l’identification, par interpre-
tatio Graeca, du héros fondateur enseveli près de Cortone. On retiendra, avec
D. Briquel, l’idée que les Étrusques ne sont sans doute pas les auteurs directs de
cette étrange notice combinant des interprétations qui n’avaient probablement pas
eu cours de manière contemporaine, mais qu’il s’agirait plutôt d’une construction
savante bien dans le goût de Lycophron39 : on peut supposer que le poète a ici
combiné deux traditions différentes qu’il a, par exemple, pu lire dans une ou plu-
sieurs notices consacrées par des historiens grecs tels que Lycos ou Timée à la cité
étrusque de Cortone.
Restent à analyser les raisons qui ont pu pousser Lycophron à introduire ces
deux légendes liées à Cortone dans le cours de son excursus sur Énée. Il me
semble que la raison principale tient à la teneur du discours d’ensemble de Lyco-
phron qui semble principalement porter sur le conflit séculaire de l’Europe et de
l’Asie et sur la réconciliation possible des deux terres ennemies. D’une part, la
rencontre entre Ulysse et Énée, fondateurs supposés de Rome, fait de cette ville le
produit d’une alliance inouïe entre Europe et Asie. D’autre part, les Étrusques sont
eux-mêmes présentés comme les doubles descendants d’une composante euro-
péenne et d’une composante asiatique puisqu’ils sont conduits, pour une part, par
Tarchon et Tyrsénos, et, pour une autre, par Ulysse/Nanas-Nanos. Tout se passe
donc comme si Lycophron voulait ici combiner deux des traditions majeures con-
cernant l’archéologie du peuplement de l’Étrurie : la version qui soulignait leur
origine asiatique et celle qui faisait des Étrusques les descendants de Pélasges
conduits par Nanas et que nous connaissons par Denys d’Halicarnasse. Lycophron

37
HORSFALL 1973.
38
BRIQUEL 1991, p. 212-213.
39
BRIQUEL 1991, p. 221.

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ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

souligne ainsi la double origine pélasge et lydienne/mysienne des Étrusques. Cette


origine est encore compliquée par celle de Télèphe et de Corythos, figures qui in-
citaient à souligner la composante arcadienne qui se serait située aux origines du
peuplement étrusque et de la future Rome40. La fusion de ces traditions possède
donc, me semble-t-il, une fonction bien précise dans la perspective du discours de
Lycophron, qui est celle d’une histoire des rapports entre Europe et Asie : celle de
faire des Étrusques et des Romains des peuples issus de la suggeneia entre Europe
et Asie.

La manducation des tables

Par un effet de réflexivité courant dans l’Alexandra, poème oraculaire, Cas-


sandre évoque une prophétie faite à Énée :
« Et là, après avoir trouvé une table chargée de vivres, table que ses compa-
gnons dévoreront ensuite, il se rappellera des anciennes prophéties.41 »

L’épisode est celui évoqué par Virgile au chant VII (v. 112-115) : les
Troyens à peine débarqués dans le Latium apprêtent leur premier repas et dispo-
sent les vivres sur des galettes de blé qu’ils posent à même le sol42. Comme la
faim pousse les compagnons d’Énée à dévorer jusqu’aux galettes, Ascagne sou-
ligne, en se jouant, que les convives ont même mangé la table. Ce passage du
chant VII renvoie en réalité son lecteur à trois passages différents du chant III qui
sont tous trois susceptibles de recéler l’origine de la prophétie qui s’accomplit au
chant VII.
Dans l’Énéide, la prophétie concernant la manducation des tables est, en ap-
parence, d’abord placée dans la bouche de Kélainô, reine des Harpyes que les
Troyens rencontrent au chant III (v. 255-257)43. Elle est ensuite expliquée, dans ce
même chant, par le devin Hélénos, qu’Énée retrouve à Buthrote. Hélénos com-

40
SORDI 2006.
41
LYCOPHRON, Alex. 1250-1252 :
Ἔνθα τράπεζαν εἰδάτων πλήρη κιχών,
τὴν ὕστερον βρωθεῖσαν ἐξ ὀπαόνων,
µνήµην παλαιῶν λήψεται θεσπισµάτων.
42
Les opinions diffèrent sur les liens entre le poème virgilien et l’Alexandra de Lycophron: voir
par exemple WEST 1983, p. 132-135 (avec les références bibliographiques données à la
p. 132). KLEIN 2009 établit clairement la dette de plusieurs poètes augustéens à l’égard de
Virgile.
43
DENYS D’HALICARNASSE (I, 55, 4) indique quant à lui que cette prophétie est diversement
attribuée à l’oracle de Dodone et à la sibylle d’Érythrée. La version qui lie cette prophétie à
Dodone est vraisemblablement celle qu’Énée retravaille dans son poème : cf. III, 466 et
GWATKIN 1961, p. 101.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 116


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

plète la prophétie de la manducation des tables en annonçant l’épisode prodigieux


de la truie blanche entourée de ses trente petits — deux signes qui étaient déjà
rapprochés l’un de l’autre dans le poème de Lycophron (v. 389-395). Au chant
VII de l’Énéide, l’épisode des Troyens mangeant leurs tables est cependant ratta-
ché à une prophétie prononcée par Anchise dont Énée se souvient soudain en en-
tendant la plaisanterie d’Ascagne (v. 116-129). Or, Anchise ne possède pas le don
de prophétie de son vivant et sa connaissance des événements futurs est directe-
ment mise en relation, en III, 180-187, avec les paroles qu’il a entendues, à Troie,
de la bouche de Cassandre44. Aussi S. West a-t-elle proposé de reconnaître, dans
ce dispositif virgilien, une allusion détournée au poème de Lycophron45. Il me pa-
raît intéressant de noter que cette allusion ne se met en place qu’au prix d’un jeu
de renvois entre les chants VII et III de l’Énéide et que la prophétie d’Anchise est
au contraire la seule qui, au chant III, ne mentionne pas explicitement la manduca-
tion des tables. Le poème virgilien semble donc pointer vers une attribution à Cas-
sandre de l’origine première de cette prophétie : c’est au prix d’un petit jeu
d’énigmes que le lecteur est enfin renvoyé au poème de Lycophron pour recher-
cher la source de cette étrange vaticination.
Il est difficile d’évaluer la portée du témoignage de Lycophron dans la me-
sure où l’Alexandra nous livre la première attestation de ce mythe. On pourrait
être tenté de penser, dans une première approche, que la prophétie des Troyens
dévorant leurs tables relevait, au IIIe siècle, d’un mythe « local ». Par sa simple
existence, le témoignage de l’Alexandra nous montre que ce n’était pas le cas.
L’allusion à Cassandre dans le poème virgilien tend peut-être à montrer que la
plus ancienne source dont le poète augustéen disposait au sujet de cette prophétie
n’était autre que le poème obscur de Lycophron.

De quelle couleur était la truie blanche ?

Comme nous l’avons dit, l’autre prophétie d’Hélénos, celle de la truie dont
Énée dénombre les petits au chant VIII de l’Énéide, figure déjà dans l’Alexandra :
contrairement à Virgile, Lycophron indique que la truie prophétique était venue de
Troie avec Énée. Les trente petits de la truie sont mis en rapport avec trente cita-
delles supposément fondées par Énée en Italie.
« Il établira dans le pays des Boréïgones, une contrée sise par-delà les Latins
et les Dauniens, trente bastides, après avoir compté les petits d’une immense

44
Les deux passages, celui du chant VII, et celui de la prophétie d’Anchise au chant III, sont
d’ailleurs liés par une réminiscence interne de la formule nunc repeto (VII, 123 et III, 184).
45
WEST (1983, p. 134-135) veut en outre voir un pastiche du style de Lycophron dans les vers
du chant VII qui mentionnent la manducation des tables ; voir aussi KLEIN 2009, p. 566–569.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 117


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

truie, qu’il avait embarquée depuis les collines de l’Ida et depuis les pays
dardaniens, nourricière, dans sa portée, d’autant de marcassins.46 »

La traduction adoptée ne s’impose pas d’elle-même. Les traductions dispo-


nibles font de l’animal mentionné par Cassandre une truie « noire » suivant le sens
courant de l’adjectif kelainè, ce qui contredit la tradition rapportée par les auteurs
latins qui s’accordent à parler d’une truie blanche. Dans un article récent,
H. White a proposé une nouvelle interprétation de ce passage : certaines scholies
homériques indiquent en effet que l’adjectif kelainè pouvait avoir le sens
d’immense47. La truie kelainè de Lycophron serait dès lors l’équivalent de
l’animal ingens décrit par Virgile (III, 390). Bien sûr, le décodage d’une telle
énigme présuppose que les lecteurs de Lycophron aient par avance connu
l’histoire de la truie blanche d’Énée et que le détail incongru du pelage noir les ait
suffisamment troublés pour qu’ils s’interrogent sur les autres significations de
l’adjectif kelainè en prenant appui sur leur connaissance des scholies homériques.
Encore une fois, si l’on suppose un contexte de rédaction ou de réception corres-
pondant au milieu de la cour alexandrine, on demeure frappé de la connaissance
que les lecteurs de Lycophron devaient avoir de l’Italie et de mythes dont la por-
tée se révèle beaucoup plus importante que prévu.

Bilan

Si l’on tente de dresser le bilan des remarques qui précèdent, on voit que le
traitement de l’excursus d’Énée est parfaitement typique d’une technique consis-
tant à intégrer plusieurs versions, potentiellement contradictoires, au sein d’une
nouvelle présentation des mythes d’Ulysse et d’Énée et de l’ethnographie ita-
lienne. Au jeu avec la tradition littéraire se mêlent des allusions impliquant la
connaissance au moins indirecte de sanctuaires et de cultes locaux. L’Italie est
ainsi perçue au travers d’une « géographie sacrée » pour reprendre une heureuse
expression d’I. Edlund48.
Pour être pleinement apprécié, le poème de Lycophron semble donc présup-
poser, dès sa rédaction, l’existence de scholies et de commentaires lexicaux per-
mettant aux lecteurs d’apprécier les allusions à des cultes locaux, mais aussi le jeu
46
LYCOPHRON, Alex. 1253-1258 :
Κτίσει δὲ χώραν ἐν τόποις Βορειγόνων
ὑπὲρ Λατίνους ∆αυνίους τ’ᾠκισµένην,
πύργους τριάκοντ’ ἐξαριθµήσας γονὰς
συὸς κελαινῆς, ἣν ἀπ’ Ἰδαίων λόφων
καὶ ∆αρδανείων ἐκ τόπων ναυσθλώσεται,
ἱσηρίθµων θρέπτειραν ἐν τόκοις κάπρων·
47
WHITE 2000.
48
EDLUND 1987.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 118


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

sur des noms étrusques ou sur des mots empruntés à différentes langues barbares
suivant un procédé qui n’est pas sans exemple dans le reste du poème, même s’il
reste discret49.
Le cas de la truie kelainè d’Énée semble également présupposer, de la part
du lecteur, une connaissance approfondie de mythes dont nous serions a priori
tentés de penser, en tant que Modernes, qu’ils n’avaient, au IIIe siècle, qu’une por-
tée locale. La notion de « mythe local » doit bien évidemment être remise en
cause et questionnée. À supposer que le public de Lycophron soit composé des
érudits de la cour alexandrine, peut-on tenir pour acquis que ces lecteurs perce-
vaient le choix de l’adjectif kelainè comme l’une des manifestations de la poé-
tique des griphes chère à Lycophron ?
Parmi les traditions locales et peu connues auxquelles Lycophron pouvait se
référer, comment expliquer le poids donné à tel ou tel épisode ? L’explication peut
tenir, comme nous le verrons, à des raisons historiques et à la volonté d’utiliser les
mythes pour faire allusion à l’actualité politique. Mais elle tient aussi à des lo-
giques d’ordre proprement poétique. Cassandre multiplie ainsi, au sein de sa pro-
phétie, les mises en abymes à travers des allusions à d’autres devins ou à d’autres
prophéties que la sienne. La prophétie liée au nombre de porcelets comptés par
Énée pouvait ainsi rappeler, au sein du poème, le motif de la lutte opposant les
devins Mopsos et Calchas, deux figures auxquelles Lycophron accorde un relief
particulier50.
Quels sont, enfin, les apports du passage étudié à notre compréhension gé-
nérale du contexte de rédaction de l’Alexandra ? Premier point : l’idée des mul-
tiples origines pélasge, lydienne/mysienne et arcadienne du peuple étrusque et
celle de l’alliance entre Ulysse, un Grec, et Énée, un Troyen, va dans le sens de la
possibilité d’une réconciliation entre Grèce et Asie qui prendrait place sur la terre
italienne et, ce, grâce à l’émergence de la puissance romaine. On peut ici être ten-
té de souligner que l’excursus sur Énée clôt la partie de l’Alexandra consacrée aux
Nostoi, juste avant que Lycophron n’entreprenne de narrer, en l’espace de deux
cents vers, l’histoire du conflit séculaire entre Europe et Asie, conflit dont il an-
noncera justement l’apaisement, grâce à la triple intervention d’un commandant
macédonien, d’un Épirote et d’un Romain, dans une époque qui coïncide peut-être
avec celle de la rédaction du poème. L’alliance débouchant sur la fondation de
Rome préfigurerait ainsi la résolution finale du conflit séculaire entre Europe et
Asie51.

49
Voir sur ce point les remarques mesurées de GUILLEUX 2009, p. 223–224.
50
LYCOPHRON, Alex. v. 424-430. Au cours du concours opposant les devins Mopsos et Calchas,
le premier fut invité à deviner le nombre de figues portées par un figuier sauvage, et le se-
cond, le nombre de porcelets mis bas par une truie. Sur Mopsos, voir encore v. 439-446. Sur
Calchas, voir les v. 978-983 ; v. 1047.
51
Sur l’usage politique des mythes chez Lycophron et sur l’importance des motifs troyens dans
la présentation ethnographique et topographique que cet auteur donne de l’Italie, voir POU-

Eruditio Antiqua 1 (2009) 119


ÉVELYNE PRIOUX LYCOPHRON ET LES ERRANCES D’ÉNÉE

Second point : la tradition d’une fondation de Rome par Énée et Ulysse


semble remonter aux Prêtresses d’Argos d’Hellanicos de Lesbos, mais l’intérêt
pour l’alliance entre Énée et Ulysse, présenté ici comme une figure liée à Cortone,
aurait pu être réactivé à l’occasion de la trêve de trente ans que les habitants de
Cortone, en lutte contre les Romains, avaient obtenue en 310 avant J.-C. Comme
l’a souligné G. Uggeri52, un tel événement pouvait encore sembler très proche
pour un auteur qui, au sein de l’excursus consacré aux retours d’Ulysse, évoque
l’assassinat d’Héraclès, fils d’Alexandre le Grand et de Barsine (v. 803–804), un
événement daté de l’année 309 av. J.-C.53

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texte d’une présentation des rapports entre populations grecques et non-grecques, voir
SCHEER 2003 et ERSKINE 2004.
52
UGGERI 2003.
53
Je tiens à remercier les organisateurs du colloque Eruditio antiqua pour leur aimable invitation.
Les recherches présentées dans cet article ont été menées dans le cadre du projet d’ANR
« Culture antiquaire et invention de la modernité à l’époque hellénistique » (CAIM).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 120


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© Eruditio Antiqua 2009


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Eruditio Antiqua 1 (2009) 122


Eruditio Antiqua 1 (2009) : 123-139

LA CONSTELLATION DE LA VIERGE OU L’AMPLIFICATION


DU SAVOIR : ARATOS, GERMANICUS, AVIENUS

FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ
UNIVERSITÉ DE SAINT-ÉTIENNE

Résumé

Cette étude se propose d’analyser l’évolution d’une figure mythologique, celle de la Justice,
associée au mythe de l’âge d’or, et dont la présence est permanente dans la littérature antique.
Il s’agira de montrer comment les auteurs retenus reprennent et amplifient le mythe pour
servir un projet politique ou encomiastique, et transmettre également une vision du monde.

Abstract

This present study aims at describing the mythological figure of Iustitia as linked with the
myth of golden age in the classical literature. We will see how three poets, from different
centuries, use this universal myth to build the architecture of their political and encomiastic
project. Through the use of the myth, through translating the Heavens, they translate their
own conception of the world they live in.

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FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

Au troisième siècle avant Jésus-Christ, Aratos de Solès écrivit un long


poème astronomique, les Phénomènes, qui reprenait l’enseignement d’Eudoxe de
Cnide. Il décrivait la voûte céleste et tirait de la position des planètes et des cons-
tellations des prévisions d’ordre météorologique. Cette démarche scientifique se
doublait d’une approche théologique qui visait à établir un système religieux pour
démontrer aux hommes la bonté de Zeus tout-puissant.
Les Phénomènes connurent dans le monde romain un succès immédiat et
durable comme en attestent leur réutilisation par Virgile, Vitruve, Manilius et les
traductions de l’œuvre qui nous sont parvenues. De celle de Cicéron, probable-
ment datée de 90-89, ne nous restent que des fragments ; celles entreprises par
Varron et par Ovide sont également très lacunaires, tout comme celle du père de
Stace. Les plus élaborées restent celles de Germanicus et d’Avienus auxquelles
nous nous intéresserons et qui constituent non seulement une traduction mais une
véritable recomposition.
Les Phainomena de Germanicus, composés à la fin du principat d’Auguste
entre 12 et 17 de notre ère, témoignent d’un intérêt personnel marqué pour la
science astronomique et d’une réflexion approfondie sur l’organisation du ciel.
Au modèle aratéen, Germanicus a apporté des modifications d’importance.
Sa traduction intègre pour partie, non pas d’éventuelles observations personnelles
ou calculs, mais les discussions et les avancées de la science astronomique
grecque, notamment les corrections apportées par Hipparque de Nicée dans son
Commentaire ainsi que les recommandations d’Ératosthène. Comme le souligne
A. Le Boeuffle dans son édition de 1975, « Germanicus connaît par
l’intermédiaire de doctes compilations les données d’Eudoxe lui-même, les ensei-
gnements d’Ératosthène, les critiques exprimées par Hipparque. Il a utilisé avec
profit globes et illustrations ». Toutefois, Germanicus est avant tout poète et son
œuvre ne s’adresse pas à des astronomes. Voilà qui explique sans doute qu’il ait
reproduit certaines erreurs d’Aratos, pourtant corrigées par ses successeurs.
Beaucoup plus tard, autour de 350, Avienus, membre de l’aristocratie séna-
toriale, entreprend de traduire en latin l’intégralité de l’œuvre d’Aratos. A ce jour,
c’est la seule traduction complète des Phainomena et des Pronostica que nous
ayons. D’un point de vue scientifique, l’œuvre opère un retour en arrière par rap-
port à celle de Germanicus, dans la mesure où elle ne semble tenir aucun compte
des progrès de la science astronomique accomplis depuis cette époque.
Avienus s’en tient, en effet, à la stricte vision aratéenne, son état du ciel ne
correspond en rien aux connaissances de son temps. Nul doute qu’il ne s’agit pas
là d’ignorance, mais d’un acte délibéré dont il nous faudra comprendre les moti-
vations.
Au sein de ces trois poèmes, la description de la constellation de la Vierge et
l’identification mythique qui lui est associée, la figure de Virgo-Iustitia, occupe

Eruditio Antiqua 1 (2009) 124


FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

une place originale et déterminante. C’est cette place que nous nous chargerons
d’étudier.
Cette constellation est attestée comme l’une des plus anciennes du zodiaque
et sans doute l’une des plus difficiles, dans le monde antique, à visualiser. Dans le
poème aratéen, elle est la seule à qui soit consacré un long développement digres-
sif pour expliciter la légende des âges de l’humanité qui l’accompagne. L’épisode
se déroule sur quarante vers.
Après la localisation de la constellation et l’interrogation d’incipit sur
l’origine et l’identité de la Parthenos, Aratos aborde la description de l’âge d’or
où la Justice conseillait avec bienveillance les hommes. Puis vient l’âge d’argent
où la déesse déçue s’éloigne peu à peu de l’humanité. Avec l’âge de bronze et ses
hommes avides de destruction par le fer, Parthenos-Diké quitte définitivement le
monde humain et gagne la voûte céleste près du Bouvier.
Sur ce schéma mythique et narratif viennent se greffer les traductions ou
plutôt les interprétations de Germanicus et d’Avienus adaptées à l’esprit romain et
à la poétique latine.
D’emblée une remarque s’impose : si Germanicus s’astreint, dans le récit du
catastérisme de la Vierge, à respecter les proportions du modèle aratéen, Avienus,
lui s’en affranchit et procède à un enrichissement considérable de l’épisode.
Nous commencerons par examiner ces diverses étapes et le traitement qu’en
font nos poètes, en envisageant d’abord la question de l’identité.

1. La place de la constellation et la question de son identité

Au détour de l’adverbe inde qui lui permet d’imposer en début de vers le


nom de la vierge, Germanicus évoque beaucoup plus sommairement qu’Aratos
(qui mentionnait la position aux pieds du Bouvier) la localisation de la constella-
tion (v. 96-97) :
Virginis inde subest facies cui plena sinistra
Fulget Spica manu maturisque ardet aristis
« Au-dessous se trouve l’image de la Vierge, à la main gauche de qui res-
plendit un épi gonflé qui flamboie de ses têtes mûres. »

Mais il s’attarde sur les attributs de la déesse pour en souligner, par les deux
verbes homéotéleutes ardet et fulget, leur intense luminosité. Les notations quasi-
redondantes des épis de blé mûrs (maturis aristis) rapprochent Virgo de la figure
tutélaire de Cérès-Déméter, ce qui témoigne déjà du syncrétisme mythologique et
religieux qu’opère l’auteur et apporte par anticipation une réponse au problème de
l’identité de la déesse.
À la question rhétorique qui suit, quam te diua uocem, le lecteur attend un
développement qui d’une part explicite l’identité mythologique de la déesse deve-

Eruditio Antiqua 1 (2009) 125


FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

nue constellation et d’autre part examine le lien suggéré avec Cérès. Or, à la diffé-
rence du modèle aratéen qui hésite véritablement sur l’identification de Diké,
Germanicus procède immédiatement et sans doute possible à l’assimilation avec
Iustitia, association soulignée poétiquement par la place des deux noms aux ex-
trémités du vers (v. 104-107) :
Iustitia inuiolata malis placidissima uirgo
Siue illa Astraei genus es quem fama parentem
Tradidit astrorum seu uera intercidit aeuo
Ortus fama tui (…)
« Justice pure de toute offense, ô vierge très douce, que tu appartiennes à la
race d’Astrée dont la tradition a fait le père des astres, ou que la vérité de ton
origine se soit perdue avec le temps (…) »

La généalogie de la divinité donne lieu ensuite à deux hypothèses qui


n’apparaissent guère concluantes. S’inspirant d’Aratos, qu’il traduit ici littérale-
ment, Germanicus suppose que Virgo-Iustitia appartient au genos d’Astrée, qu’il
considère comme étant à l’origine de la désignation générique des corps célestes
par le mot astrum. Le lien de parenté n’est pas exprimé mais le terme genus peut
laisser entendre que la déesse est sa fille.
La seconde hypothèse, l’origine perdue avec le temps, n’est guère plus
éclairante. Cette absence délibérée de précisions traduit la distance que le poète
instaure vis-à-vis de la tradition, distance rendue sensible par l’emploi du parfait
tradidit qui, couplé à l’adjectif aeuo, renvoie à une lointaine antiquité, respectable
certes, mais qui trouve en la situation que le poète évoque son aporie. En outre,
dans le paysage romain, la Justice n’a pas la même puissance suggestive que la
Dike d’Hésiode ou d’Aratos. Elle renvoie à la personnification d’un concept abs-
trait qui n’a pas les résonnances émotionnelles de son homologue grecque. Il faut,
de même, noter que l’on ne trouve pas de tradition littéraire abondante pour don-
ner corps à la figure de Iustitia, sinon chez Virgile et Ovide qui la relient à l’âge
d’or. Enfin, il semble inutile à notre poète de creuser plus avant l’identité réelle de
Virgo : elle est Iustitia et cela suffit, une Justice dont les contours ont été esquissés
dans le proemium lors de l’adresse à Jupiter1.
Avienus reprend et amplifie l’indication donnée par Aratos concernant la
localisation de la constellation de la Vierge aux pieds du Bouvier (v. 273-276) :
Qua protenduntur uestigia summa Bootis
Quaque per immensum circumflagrantibus astris,

1
L’adresse du proemium a soulevé bien des difficultés. Germanicus a repris l’invocation ara-
téenne à Jupiter, mais derrière le père des dieux, c’est la figure d’Auguste qu’il faut voir : Ab
Ioue principium magno deduxit Aratus / Carminis at nobis genitor tu maximus auctor / Te
ueneror tibi sacra fero doctique laboris / primitias (Arat. 1-4). Par un glissement des degrés
de l’adjectif, le magnus Iupiter cède ainsi la place à Auguste maximus auctor qui s’apparente
à la muse à laquelle le poète offre son chant.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 126


FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

Circulus obliquo late iacet astriger orbe


Contemplare sacros subiectae Virginis artus.
« Au point extrême qu’atteignent les pieds du Bouvier et à l’endroit où, de sa
large circonférence d’astres brûlants, le cercle porte-signes ceinture oblique-
ment l’immensité, contemple les membres sacrés de la Vierge, qui s’étend un
peu plus bas. »

La description circonscrit ici une zone du ciel plus précise, entre le Bouvier
et la Vierge qui dans le vers se font écho. Avienus prend aussi la liberté de signa-
ler avec une certaine redondance (immensum, circulus, astriger, obliquo … orbe)
l’appartenance de la Vierge au zodiaque, ce qui ne se trouvait pas chez ses prédé-
cesseurs.
Toutefois, le problème de l’identité est posé dans les mêmes termes poé-
tiques et la même structure hymnique que pour Germanicus, structure à laquelle la
réminiscence virgilienne du livre I donne une tout autre ampleur. En effet au vers
327 du livre I, Énée n’a pas reconnu sa mère Vénus qui s’avance vers lui sous les
traits d’une mortelle. Il s’interroge (v. 277 : O quam te memorem Virgo ?). À la
suite de cette question s’amorce la prière du héros à la vierge. La reprise du pas-
sage virgilien confère à l’interrogation d’Avienus une charge plus emphatique que
vient renforcer l’anaphore du quam.
Mais en lieu de réponses, s’ouvrent cinq possibilités qui traduisent
l’amplification à laquelle se livre Avienus. Les deux premières hypothèses rappor-
tent la Vierge à Jupiter et à Astrée (« Peut-être l’auteur de tes jours est-il le grand
Jupiter qui t’a, fille de Thémis, fait descendre sur terre, à moins que le père de qui
tu es l’illustre descendante ne soit cet Astrée dont les étoiles d’or sont la progéni-
ture »), reprenant l’explication étymologique d’astreion / astrum sur le modèle
proposé par Aratos. Puis, s’inspirant probablement des Catastérismes
d’Ératosthène, Avienus envisage une filiation isiaque (sans lien immédiat avec la
notion de Iustitia), puis avec Cérès et enfin une généalogie qui la rapproche de
Fortuna.
La distance prise par Aratos et Germanicus vis-à-vis de la tradition faisant
d’Astrée le père des astres ne trouve pas d’écho chez Avienus. Bien au contraire,
l’adjectif clarum appliqué au genos d’Astrée et l’expression inculpabilium morum
qui le caractérise accréditent l’adhésion du poète à cette tradition, gage pour lui de
vérité2.
L’identification, déjà présente chez Ératosthène, de la Vierge à Isis (v. 282-
283 : Aut Pelusiaci magis es dea litoris Isis / Digna poli consors et cura latrantis
Anubis) ne pouvait être envisagée par Germanicus, compte-tenu de la méfiance et
de l’aversion de son époque pour les cultes d’origine égyptienne, accusés de por-

2
Dans la tradition littéraire, le catastérisme est pour un mortel présenté comme une reconnais-
sance par la divinité de ses qualités morales. C’est une faveur accordée par les dieux en
récompense d’une vertu particulière.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 127


FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

ter atteinte à la religion romaine traditionnelle. Au IVe siècle, bien des syncré-
tismes ayant été opérés, Isis, accompagnée d’Anubis qui la guide dans sa
recherche d’Osiris, est considérée comme une divinité du panthéon classique ; son
culte connaît, comme a pu le montrer A. Alföldi, un regain de vigueur dans
l’Empire romain. Divinité transformée en astre, elle se confond selon Apulée, par
exemple, avec la lune ; elle est traditionnellement nommée regina caeli. Avienus
en répercute le nom au sein de deux vers qui contiennent de nombreux échos pho-
niques de la finale -is avec de subtils effets de symétrie.
La mention de Cérès comme possible assimilation que l’on trouve chez
Aratos et Germanicus est liée à l’image de Spica, l’étoile la plus brillante de la
constellation et tend à associer Virgo à la déesse du blé et des moissons (v. 284-
285) :
Seu tu diua Ceres sic nam tibi flagrat arista
Et ceu Siriaco torretur Spica calore (…) (284-285)
« ou encore la divine Cérès, puisque tu tiens un épi ardent et que cet épi
semble brûlé par la chaleur de Sirius »

Les notations de lumière et de chaleur insistantes chez Germanicus se trou-


vent ici développées pour en épuiser le sens.
Ainsi aux verbes fulget, ardet de Germanicus correspond en une sorte de
contraction maximale le flagrat d’Avienus, qui en retient surtout le sème de la
chaleur. À ce propos, il est nécessaire de s’arrêter sur le rôle que confère notre
poète à Sirius. Appartenant à la constellation du chien, elle en est l’étoile la plus
brillante dont le lever hiliaque à la mi-juillet annonce habituellement, pour les an-
ciens, la canicule. Dans la littérature astronomique classique, Sirius est également
lié à la chaleur mais surtout à la sécheresse qui brûle les moissons. Elle a donc en
quelque sorte une action néfaste. Il est pour le moins étonnant qu’Avienus relie
Sirius à Cérès, qui, au contraire, favorise la croissance des moissons ;
l’association des deux est paradoxale, l’un détruisant les bienfaits de l’autre. Sans
doute faut-il envisager que le poète a choisi la puissance évocatrice de l’image,
toute de fulgurance et d’or, à l’exactitude scientifique.
La dernière des identifications supposée par Avienus mais étrangère à Ara-
tos est celle de Fortuna, dont le nom se devine au détour de périphrases et de
traits qui lui sont habituellement attribués dans la littérature : les ailes3, l’absence
de tête4, l’équilibre sur le globe5 et la démarche incertaine.
Avienus n’envisage pas d’explication particulière. Les hypothèses qu’il a
formulées concernant l’identité et la généalogie de la Vierge sont ouvertes et il est
évident qu’il ne souhaite pas trancher. En assimilant la Vierge à Justice, Isis, Cé-

3
HORACE, Carm. 1, 34, 14 ou AMMIEN-MARCELLIN 27, 11, 2.
4
OVIDE, Tristes 5, 8, 15 et SÉNÈQUE, Médée 382
5
OVIDE, Tristes 5, 8, 7 et APULÉE, Métamorphoses 2, 4.

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rès ou Fortuna, Avienus fait certes œuvre de traducteur savant, mais surtout il
donne à voir, dans cette superposition syncrétique, une figure tutélaire régissant
un ordre du monde que le mythe des âges de l’humanité viendra renforcer.

2. Le mythe des âges de l’humanité

Si Germanicus reprend la structure hésiodique et aratéenne du mythe des


âges de l’humanité, il recourt toutefois à l’imaginaire virgilien pour lui donner une
dimension plus spécifiquement romaine, et l’intégrer dans un mode de pensée qui
satisfasse son époque et dans une démonstration d’ordre politique.

2.1. L’âge d’or

Au temps de l’âge d’or, la Vierge-Justice secondait les hommes dans


l’établissement de leurs règles de vie. Dans la tradition grecque, la divinité stel-
laire inspirait les sages régisseurs de lois, les conseillait en n’intervenant qu’à
peine, les hommes étant alors en mesure de comprendre ses avis. Transportée dans
le monde romain de Germanicus, sous le pouvoir augustéen, Iustitia est devenue
plus intrusive et plus directive, même aux siècles d’or. Elle ne se contente plus
d’insuffler l’esprit de gouvernance, elle adopte une fonction législatrice et surtout
veille à faire respecter les lois qu’elle seule institue (v. 110-111) :
Iura dabas cultuque nouo rude uulgus in omnem
Formabas uitae sinceris artibus usum
« Tu dictais les lois et par cette institution nouvelle, tu préparais un peuple
frustre à se conduire dans la vie toujours selon de saints principes. »

Or, cette conception de la Justice se heurte à un obstacle : quelle nécessité y


a-t-il à créer des lois pour des hommes dont le poète nous dit qu’à ce stade de
l’évolution de l’humanité, ils sont puros sine crimine ? Cet acte fondateur ne
semble répondre à aucun besoin civilisationnel. En outre, la tradition littéraire, par
le biais d’Ovide (Mét. 1, 89-93) par exemple, affirme que l’âge d’or se caractérise
précisément par l’absence de lois, étant donné que le comportement des hommes
de cette période est naturellement bon et droit. La loi n’est aux yeux du poète
qu’un moyen de remédier à un état de danger et de violence qui aura lieu dans la
seconde phase de l’humanité.
Pour Lucrèce, il en va de même, les lois n’apparaissent qu’à un stade avancé
de la civilisation après une période de luttes et de violence qui ont mis en danger
l’espèce humaine (5, 1141 sq.).
Chez Sénèque enfin, l’apparition des lois (Ep. 90, 6) est le signe d’une dé-
cadence et d’une dégradation des mœurs qui ont oublié l’état de pureté de l’âge
d’or.

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La confrontation des vers de Germanicus à un passage de l’Énéide permet


d’éclairer cette apparente contradiction. Au livre VIII, Virgile décrit un état pri-
mordial du monde proche de l’état sauvage dans lesquels les hommes issus des
« troncs durs des chênes » (8, 315 : gens uirum truncis et duro robore nata), dé-
pourvus de toute culture et toute organisation sociale ne vivant que de la chasse et
de la pêche, furent rassemblés sous le joug de Saturne chassé de l’Olympe par Ju-
piter. Saturne est peint sous les traits d’un dieu civilisateur dont le premier geste
est d’apporter aux hommes l’agriculture et les lois. Virgile présente explicitement
cet état du monde comme des aurea saecla (8, 324-325 : aurea quae perhibent
illo sub rege fueret saecula) auxquels la rage de la guerre et l’amour du gain ont
mis un terme.
Il est alors aisé de voir que Germanicus a procédé à une sorte de fusion entre
le schéma virgilien et le modèle aratéen : or chacun des deux systèmes ayant sa
cohérence propre, les assimiler de façon à mettre en lumière l’idée dominante de
la loi aboutit nécessairement à une construction moins équilibrée.
Notre poète reprend deux autres topoi, habituellement considérés comme re-
levant de l’âge d’or, l’ignorance de la navigation et l’abondance spontanée de la
nature (v. 114-117) :
Ignotique maris cursus priuataque tellus
Grata satis neque per dubios auidissima uentos
Spes procul amotas fabricat a naue petebat
Diuitias.
« On ignorait les courses en mer, chacun se contentait de son propre terri-
toire. Une espérance pleine de convoitises malgré l’incertitude des vents, ne
faisait pas construire un navire pour chercher des richesses lointaines. »

Germanicus s’inspire certes du modèle grec mais c’est surtout pour


l’orienter dans une perspective plus strictement romaine, qui, au bout du compte,
modifie considérablement le schéma du modèle aratéen.
Pour Aratos, en effet, la navigation n’est pas condamnable en tant que telle,
mais parce qu’elle met en danger la vie de l’homme. Or un tel comportement ne
se trouve pas à l’âge d’or puisque Justice est là pour pourvoir aux besoins essen-
tiels de chacun et ce n’est que lorsque l’abondance sera tarie qu’il faudra
envisager de courir les mers. Le thème initial est, on le voit, transformé par le lien
qu’établit Germanicus entre la navigation et la conquête de nouvelles richesses
présentées comme superflues. Il apporte ainsi au propos une dimension morale
absente du schéma grec en introduisant implicitement le topos très romain de la
luxuria/auiditia à l’origine de la dégradation des mœurs. La formule superlative
auidissima spes exprime la folie du gain qui gagne les hommes, folie soulignée
par la place expressive de l’adjectif auidissima entre per dubios … uentos : même
face aux éléments déchaînés l’avidité prévaut, ce que traduit le mot diuitias en dé-
but de vers.

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FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

L’idée des richesses impies amène par juxtaposition le thème d’une autre ri-
chesse, positive celle-là, produite spontanément par la terre pour le bonheur des
hommes (v. 117-119) :
(…) Fructusque dabat placata colonno
Sponte sua tellus nec parui terminus agri
Praestabat dominis signo tutissima rura.
« La terre favorable aux vœux de ses habitants leur prodiguait spontanément
ses fruits et la moindre parcelle de champ n’avait pas de bornes pour garantir
aux propriétaires, par un signe tangible, la sûre possession du sol. »

À la suite d’Hésiode (Les Travaux et les Jours, 116-118), de Virgile (Buco-


lique IV), de Tibulle (1, 3, 45-46) et d’Ovide (Mét. 1, 10), Germanicus reprend
l’image de l’abondance immédiate de la nature. Mais à nouveau, nous sommes
confrontés sinon à une contradiction textuelle, du moins à une ambiguïté.
En affirmant qu’à l’âge d’or la terre produisait d’elle-même sans interven-
tion physique humaine (placata), Germanicus modifie la définition de la Justice
qu’il avait auparavant établie lorsqu’il la présentait comme offrant aux hommes
les sincerae artes.
Il est difficile d’envisager que notre poète ne comprenne pas dans ses artes
l’agriculture. Dès lors, si les hommes savent cultiver la terre, il n’est nullement
besoin qu’elle produise spontanément. Ou à l’inverse, si la terre produit sponta-
nément, pourquoi les hommes auraient-ils besoin de l’agriculture ?
Une fois encore, la confrontation avec Virgile s’avère éclairante.
L’abondance spontanée de la nature est pour Germanicus le fruit d’un échange :
aux prières et offrandes qu’elle reçoit de la part des hommes, Justice répond par la
production automatique des ressources de la terre. C’est en ce sens qu’il faut en-
tendre le participe placata, comme un acte de pietas envers la divinité bienfaitrice
de l’humanité. Cette idée est un élément fondamental de la conception de l’âge
d’or développée par Virgile dans les Géorgiques, qui met en scène la vénération
des agricolae pour les dieux.
Le respect dû à la divinité est bien évidemment transposable au plan hu-
main, c’est à dire politique : Auguste, s’il est dignement honoré, pourra pourvoir
au bien-être du monde.
À la suite de Germanicus, Avienus imprègne le mythe de l’âge d’or d’une
forte dimension morale d’inspiration stoïcienne. Faisant écho aux moralistes ro-
mains, il présente une époque, qui, parce qu’elle appartient au passé, est
supérieure moralement aux temps présents ; mais il en modifie considérablement
la perspective à la fois par l’amplification à laquelle il procède et par l’optique
qu’il choisit d’aborder.
Chez ses prédécesseurs, la présence de la Vierge-Justice entraîne l’âge d’or ;
pour Avienus, l’ordre des choses est inversé, c’est devant le comportement irré-
prochable des hommes que la Vierge s’installe auprès d’eux ; cette aurea aetas est

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donc préexistante à l’apparition de la Justice et indépendante d’elle. Sa présence,


distillée dans le texte par une gradation tu, dea, Iustitia valorise et garantit cet état.
Mais le poète va plus loin, par le jeu sur l’adjectif aurea et sa place dans le vers,
associé au début du passage à saecula, puis accolé d’une manière à Iustitia en clô-
ture de texte, il laisse entendre quelque chose de plus original que ses
prédécesseurs : sous l’influence de ces hommes de bonne tenue morale de l’âge
d’or, la Justice elle-même est devenue aurea.
Cette conception résulte de la combinaison de deux visions : la vision ara-
téenne du séjour de Virgo-Iustitia sur terre et la vision ovidienne exprimée dans
les Métamorphoses (1, 89 sq.) d’une humanité spontanément juste et innocente de
tout crime :
Aurea prima sata est aetas quae uindice nullo
Sponte sua sine lege fidem rectumque colebat.

De même, Avienus insiste sur l’un des traits de l’âge d’or, l’absence de na-
vigation, et en développe plus particulièrement l’aspect philosophique : l’activité
maritime est impie parce qu’elle est présentée comme rivale de la production ter-
restre. Or celle-ci est spontanément offerte aux hommes par les dieux
bienveillants. Ne pas s’en satisfaire revient en quelque sorte à transgresser les lois
imposées par la divinité. Dès lors, la mort en mer est la sanction qui en découle.
Au long développement sur les périls de la mer suit, pour clore ce tableau de
l’âge d’or, une rapide évocation de l’abondance spontanée voulue par la Justice
(v. 316-317) :
Omnia sed cunctis dabat aurea terris
Iustitia et nullo discreuerat aere regna
« Non, la Justice d’or accordait à tous les pays de produire toutes choses et
n’avait créé entre les différents royaumes aucune différence de climat. »

Avienus insiste ici sur la répartition des biens pour tous sur l’ensemble du
globe. Cette idée est amenée par une explication pour le moins surprenante : dans
un ouvrage qui se veut une description scientifique des constellations, Avienus
écrit que les dons de la nature peuvent être partout équitablement distribués parce
que la Justice a voulu l’uniformité des climats sur terre !
Sans doute faut-il voir ici une réminiscence du célèbre thème du uer aeter-
num ovidien (Mét. 1, 107-108) qui aura une longue postérité littéraire, mais chez
Ovide la dimension était temporelle, ici le poète la transpose au plan géogra-
phique, ce qui crée une saisissante impression d’irréalité.

2.2. L’âge d’argent

Chez Germanicus, la rupture que constitue l’âge d’argent avec l’état de


grâce précédent est décrite avec violence et emphase, elle est beaucoup plus radi-

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cale que dans le modèle grec. Par le biais d’un discours poignant, la Justice, cou-
verte du voile de deuil, fustige la dégradation des mœurs (v. 126-130) :
O patrum suboles oblita priorum,
Degeneres semper semperque habitura minoris,
Quid me, cuius abit usus, per uota uocatis ?
Quaerenda est sedes nobis noua ; saecula uestra
Artibus indomitis tradam scelerique cruento.
« O race oublieuse de la génération précédente, tu auras une descendance de
plus en plus abâtardie, pourquoi m’appeler de vous vœux après avoir délaissé
la pratique de mon culte ? Il me faut chercher une nouvelle demeure, je vais
abandonner votre monde à ses crimes barbares et à ses procédés sanglants. »

La déesse dénonce la perte du sens de la pietas qui garantissait l’âge d’or,


elle-même n’est devenue pour les hommes que l’objet d’une invocation verbale
dépourvue de contenu religieux ; dès lors, l’humanité glisse vers un état de sauva-
gerie marquée par les artibus indomitis qui s’opposent aux sincerae artes
marquant l’âge d’or et tombe peu à peu dans le crime (sceleri cruento).
La représentation de l’âge d’argent occupe dans la narration d’Avienus plus
de 20 vers contre 13 chez Aratos et 14 chez Germanicus. Le passage se déroule en
trois mouvements bien délimités qui suivent les étapes du retrait de la Vierge.
Dans cette description, Avienus s’en tient aux thèmes exploités par ses prédéces-
seurs. L’amplification porte principalement sur le discours qu’adresse la Vierge-
Justice aux hommes, dans lequel elle développe l’argument d’inspiration
stoïcienne, largement répandu dans la philosophie romaine, selon lequel les pro-
grès techniques accomplis par les hommes sont la source de leur dégradation
morale.
À l’instar de Germanicus, le discours de Justice joue du registre dramatique
(les larmes, l’adjuration du parcite, la douleur, le désespoir) et d’une valeur pré-
dictive, annonçant pour l’âge de bronze une époque plus troublée encore (v. 331-
332) :
(…) Hinc quoque rursum
Pro pudor atque dolor ! nascetur uilior aetas (331-332)
« Il en sortira derechef, ô honte, ô douleur, une ère plus vile encore. »

Plus amplement que son prédécesseur, Avienus insiste sur les maux qui rè-
gnent à l’âge d’argent. Tous proviennent du développement du progrès et des
techniques, responsables de la perte progressive du bonheur et de l’innocence
première. L’anaphore de uobis, renforcée par le chiasme degener sollertia, sou-
ligne, outre l’emphase du discours, la responsabilité strictement humaine de cet
état de choses.
Habituellement perçue comme indispensable à l’invention des artes, la sol-
lertia humaine acquiert au sein du mythe des âges de l’humanité une valeur
profondément négative parce qu’elle vient s’opposer au pouvoir de la divinité.

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C’est cette même sollertia qui aboutira à la guerre qui marque la fin de l’âge
d’argent pour entrer dans celui de bronze. Le motif est ici présenté comme le fléau
suprême, signe de la dégradation à la fois des relations familiales et sociales, qui
trouve écho dans une réalité romaine dont l’évocation est propre à terrifier les es-
prits, la guerre civile (v. 333-334) :
Lacerata genas ibit Bellona per urbes
Saucia ut infidas agitent certamina mentis
« Les joues lacérées, Bellone parcourra les villes pour déchaîner ses conflits
sanglants dans les esprits perfides. »

Dans la tradition latine (Horace, Epod. 16, Ovide, Mét. 1, 44-148, Virgile,
Buc. IV), les guerres civiles constituent le contraire absolu de l’âge d’or. Avienus
reprend à son compte cette tradition avec l’évocation de la figure de Bellone, riche
d’échos littéraires, symbolisant la fureur et le chaos.
L’image de la folie guerrière qui se répand de ville en ville et qui clôt le ta-
bleau de l’âge d’argent, est symétrique à celle de la Vierge rendant visite aux
hommes (denique cum placidas crebro dea uiseret urbes / tectaque iusta uirum
passim succederet) pendant l’âge d’or.
À l’embrasement du monde et des villes sous l’effet de la guerre correspond
le retrait immédiat dans les montagnes de la Justice horrifiée.

2.3. L’âge de bronze

L’âge de bronze marque une étape supplémentaire dans la dégradation mo-


rale de l’humanité, car les hommes, loin de chercher à faire cesser les guerres,
mettent leur génie au service de leur développement, par la découverte du métal et
du fer. Germanicus, insistant sur la joie qu’éprouvent les êtres humains devant ce
progrès, met en lumière leur inconscience et leur inconsistance (v. 135 : ferrique
inuento mens est laetata metallo).
À cela s’ajoute la consommation de viande ignorée aux âges précédents, qui
crée un degré de plus dans la barbarie (v. 136 : polluit et taurus mensas adsuetus
aratro). Le verbe polluit implique un jugement moral beaucoup plus marqué que
dans le modèle aratéen. Germanicus nous invite à comprendre que les hommes
qui avaient abandonné la pietas dès l’âge d’argent en sont venus, par la perte du
sens religieux, à consommer les animaux voués aux sacrifices mêmes. Cet acte
impie et sacrilège constitue pour le poète l’aboutissement du processus
d’avilissement moral des hommes et justifie la fuite et le catastérisme de la déesse
(v .137 : deseruit propere terras).
Au contraire de son modèle grec pour qui la Vierge continue de briller pen-
dant la nuit, signe de son lien indéfectible avec l’humanité, Germanicus ne
mentionne pas l’aide que la Vierge dans son nouvel état pourrait apporter aux
hommes.

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Avienus procède à une amplification sensible de la description de l’âge de


bronze (8 vers pour Germanicus, 14 pour Avienus), dans laquelle sont présentés
des thèmes originaux.
Pour notre poète, l’âge de bronze se reconnaît surtout à la guerre, au goût du
commerce superflu et à la navigation impie tout autant qu’à la cupidité et à la dé-
bauche.
L’ère du commerce maritime se substitue au thème exploité par Germanicus
de la consommation de viande, en cela notre poète rejoint la tradition romaine de
dénonciation du caractère impie de la navigation quand elle est motivée par
l’appât du gain.
La guerre et l’ardeur à posséder (v. 340-341 : furor ardens atque cruentus
amor chalybis), source de peur et d’effroi, sont les signes les plus évidents d’une
décadence morale6 qui gangrène tous les rapports sociaux.
Les deux thèmes sont dans la tradition littéraire étroitement imbriqués, c’est
bien de l’auaritia et de la luxuria que découlent la guerre et ses ravages.
Le pathos du tableau provient de l’accumulation, à l’intérieur du vers, des
maux, choisis dans le registre diatribo-satirique des moralistes (amor, furor, fraus,
libido, rabies, terror) qui crée à la fois un effet d’accélération dans le processus de
dégradation et une surenchère qui sature l’espace et le monde (omnia implet). Le
second caractère fondamental de l’âge de bronze pour Avienus est le développe-
ment de la navigation et du commerce symbolisé par l’importation de la pourpre.
Étroitement associée au luxe et à la corruption, la pourpre se charge d’une forte
connotation morale négative (immodicus, ebria, ueneno). À peine introduite en sol
romain, elle contamine les habitudes romaines de retenue et de frugalité (lana).
Dans un bel effet d’imitation, Avienus reprend ici l’image virgilienne de la tein-
ture de la laine (Buc. IV, 40 sq.) : « La laine n’apprendra plus à feindre des
couleurs empruntées mais le bélier, lui-même, paissant dans la prairie, teindra sa
blanche toison des suaves couleurs de la pourpre et du safran »7.
Mais le poète prend cette image à contre-pied : pour Virgile, le retour de
l’âge d’or est marqué par la fin de la teinture artificielle de la laine pour une tein-
ture spontanée. Pour Avienus, le fait même de teindre la laine, d’un blanc
immaculé à l’âge d’or, lui donne un faux éclat et symbolise la corruption. Le pro-
cédé d’imitatio se double donc d’un procédé de transformatio qui radicalise la
connotation négative de l’acquisition du luxe. La condamnation en est encore plus
forte.
La navigation mercantile est elle aussi dénoncée parce qu’elle résulte de la
cupiditas et du goût effréné, déjà fustigé par Juvénal, des plaisirs et du luxe exo-
tiques. Il ne s’agit plus désormais de satisfaire les besoins vitaux auxquels
6
L’emploi des polysyndètes indique l’égale responsabilité de la guerre et de l’appât du gain
dans la perte des valeurs.
7
Nec uarios discet mentiri lana colores / Ipse sed in pratis aries iam suaue rubenti / Murice
iam croceo mutabit uellera luto.

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l’agriculture pourvoyait à l’âge d’or, mais de rechercher au péril même de sa vie


la nouveauté et l’inconnu. De fait, Avienus lie directement la navigation et la
guerre : toutes deux sont issues d’un même vice et aboutissent aux mêmes consé-
quences funestes.
Le tableau de l’âge de bronze s’achève sur la fuite et l’astérisme de la
Vierge qui vient se placer aux pieds du Bouvier (v. 137-139) :
Deseruit propere terras iustissima uirgo
Et caeli sortita locum qua proximus illi
Tardus in occasu sequitur sua plaustra Bootes
« Alors, la vierge très juste se hâta de quitter la terre et le sort lui donna dans
le ciel une région toute proche du Bouvier qui à son coucher suit lentement
son chariot. »

La clôture du texte pose à nouveau quelques questions. On aurait pu


s’attendre à ce que le poète mentionne un retour auprès de Jupiter dont il a été dit
au début du passage qu’il pouvait être son père. Mais Germanicus, à l’instar
d’Aratos, passe sous silence cette donnée : sans doute le lien filial entre Iustitia-
Diké et Jupiter qui détrôna son père Saturne, souverain de l’âge d’or, ne pouvait-il
plus être aisément exploité dans la perspective idéologique choisie par le poète.
De même, la description de la constellation du Bouvier est exécutée en deux
vers : le poète n’apporte aucune explication, et on ne peut guère conjecturer que
ce soit en lien avec les bœufs de labour, par conséquent avec la filiation de Cérès
que Germanicus n’avait fait qu’effleurer en ouverture du passage.
Chez Avienus, la rupture entre la déesse et les hommes est beaucoup moins
radicale : certes, le poète insiste sur la tristesse et la honte qu’éprouve Justice de-
vant cette humanité dégradée (v. 349-351) :
Sic iusta in populos mox Virginis inculpatae
Exarsere odia et caelum pernicibus intrat
Diua alis.

Mais à la différence de son prédécesseur, il a « humanisé » la Justice qui


n’est pas pensée comme une entité jugeant, tranchant et sanctionnant. L’épaisseur
philosophique de la divinité a été plusieurs fois soulignée, notamment lors de son
apostrophe au genre humain ; le poète peint une divinité qui, au moment de dispa-
raître, choisit, mais par défaut, son destin (propter anhela libens late capit astra
Bootis).
Au terme de cet examen du traitement du mythe des âges de l’humanité et
de l’astérisme de la Justice par nos deux poètes, il convient désormais d’étudier
les implications idéologiques auxquelles est soumis ce savoir astronomique et as-
trologique.

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FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

3. Le mythe au service d’une démonstration idéologique

Chez Aratos, la figure de la Diké-Parthenos qui entraîne la description des


âges de l’humanité incarne un éloignement progressif mais inéluctable du genre
humain. Toutefois, chacun d’entre nous peut continuer de l’apercevoir, brillant au
ciel.
Elle symbolise donc un référent absolu vers lequel l’homme peut se tourner,
mais dont il n’a pas nécessairement les moyens de comprendre le sens et la portée
philosophique. En cela le poème d’Aratos rejoint l’un des thèmes les plus fonda-
mentaux de la pensée philosophique grecque, le gnôthi seauton et le catastérisme
de la Vierge au sein de l’univers et de son zodiaque symbolise la perte du senti-
ment de justice par l’évolution de la civilisation et de la culture.
Pour autant, Aratos ne se livre pas à une deprecatio temporis, fustigeant la
nature dégradée de l’homme, mais plutôt au constat que le sens de la justice est
désormais pour l’homme une conquête du quotidien, un travail philosophique sur
lui-même permettant l’avènement d’une morale qui relie au sein de l’univers
l’homme et le divin. Le mal existe certes, inhérent à la nature humaine, mais il est
de la responsabilité de l’individu, y compris à l’âge de bronze, de s’en préserver.
L’approche idéologique de Germanicus est tout autre. Le prologue aux forts
accents virgiliens nous orientait déjà dans une direction fort différente : ainsi qu’il
a été régulièrement souligné, l’invocation aratéenne à Zeus a été remplacée par
l’invocation au genitor qui définit Auguste, signifiant par-là le message dynas-
tique du poème. Dans cette perspective, l’histoire des âges de l’humanité prend
une orientation presqu’exclusivement politique, modifiant considérablement le
sens même de l’allégorie de Iustitia, qui opère un passage de la sphère intime à la
sphère publique. La divinité incarne dès lors un principe d’autorité, détenteur des
lois nécessaires à l’ordonnancement du monde. La conscience individuelle de la
Justice telle que la pensait Aratos disparaît au profit d’une définition du juste im-
posée par le pouvoir.
Celui-ci doit donc, devant la dégradation des mœurs, imposer le respect des
règles de la Iustitia. C’est là le sens de l’éloignement de la divinité dans le ciel :
pour notre poète, ce n’est plus à l’homme qui en est indigne, mais au prince qui
lui est supérieur de construire, pour le bonheur des peuples, une morale dont il se-
ra le garant.
La figure de la Justice devient par conséquent celle aussi de la répression,
ainsi que le laisse entendre le récit du châtiment d’Orion qui avait tenté de faire
violence à Diane (v. 653-656).
Quelque trois siècles plus tard, la perspective a de nouveau changé. Avienus
a donné au mythe une dimension historique, teintée de stoïcisme dans la tradition
des moralistes romains. L’histoire de l’humanité est faite de périodes qui se suc-
cèdent dans le sens d’une inéluctable corruption morale de l’homme. L’âge de
bronze, à ce niveau de lecture, symbolise l’état le plus dégradé, qui est celui dans

Eruditio Antiqua 1 (2009) 137


FLORENCE GARAMBOIS-VASQUEZ LA CONSTELLATION DE LA VIERGE

lequel vit le poète. Ce qu’Avienus peint, c’est l’harmonie du monde sur lequel,
dans sa splendeur, la Justice régnait. Mais cet état tant exalté appartient à un passé
révolu et, tel qu’il est, le monde n’est que corruption. À la différence de Germani-
cus, Avienus fustige l’iniquitas temporum, une époque dans laquelle il ne se
reconnaît pas – ou peut-être est-ce l’iniquitas Christianorum.
Il nous faut alors lire les figures de la Justice et de l’âge d’or comme une
sorte de manifeste et de défense d’une civilisation par opposition à une époque
entrée dans les ténèbres des âges nouveaux.
En mentionnant les différentes filiations de la Vierge-Justice, Avienus opère
un syncrétisme culturel et religieux qui lui permet d’exalter la culture classique et
païenne dont il se fait, par l’écriture même du poème, le garant. Devant
l’écroulement du monde et des valeurs que constate le poignant discours de la Jus-
tice, Avienus fait acte de résistance, il affirme sa foi en l’éternité de la Justice et
en la toute-puissance des dieux antiques.

Conclusion

Au terme de cette étude diachronique, il apparaît que la représentation de la


constellation de la Vierge et le mythe des âges de l’humanité qui lui est associé ne
varie guère. Ni Germanicus, ni Avienus n’apportent d’innovations majeures au
cadre fixé par Aratos.
En revanche, les nécessités auxquelles répond le recours au mythe diffèrent
radicalement d’un poète à l’autre. Si, pour Germanicus, le mythe sert un message
dynastique permettant la quasi-identification de Iustitia à Auguste, pour Avienus,
l’épisode des âges de l’humanité traduit surtout la vision d’un monde d’où l’ordre
et l’harmonie ont disparu et qui menace de sombrer dans les ténèbres.

BIBLIOGRAPHIE

BELLANDI F. 2001, Iustissima Virgo : il mito della Vergine in Germanico e in A-


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Eruditio Antiqua 1 (2009) 139


Eruditio Antiqua 1 (2009) : 141-154

LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

LAURENCE DALMON
UNIVERSITÉ DE BRETAGNE OCCIDENTALE

Résumé

De la correspondance échangée entre l’Église africaine et le pape Zosimus pendant le procès


des hérétiques pélagiens (tournant 417-418), seule la partie pontificale s’est conservée. Les
trois pièces ici présentées révèlent une solide connaissance des procédures accusatoires, de la
tradition juridique romaine et des corpora afférents sans doute à même d’expliquer leur
conservation et transmission dans l’Avellana, collection de la seconde moitié du VIe siècle :
une époque où, devant la menace de destruction et de morcellement des savoirs qu’entraînent
les grandes invasions, le ius ecclesiasticum, héritier sûr de l’antique droit profane, trouve à se
structurer dans le phénomène si caractéristique de la mise en recueil.

Abstract

From the correspondence that was exchanged between the African Church and Pope Zosimus
during the trial of the pelagian heretics (circa 417-418), only the papal part remains. The
firm knowledge of accusatory procedures, Roman judiciary tradition and relating legal
corpora, perspires in the three plays presented here. These plays have no doubt a
documentary value which thus explains their preservation and transmission in the Avellana,
collection of the second half of the 6th century, time where facing the threat of destruction and
dividing up of knowledge triggered by the great invasions, the ius ecclesiasticum, reliable
heir to the ancient secular law, found a form of structuring in the so characteristic process of
collecting.

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LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

Les textes qui servent de support à cet exposé proviennent d’un recueil de
la seconde moitié du Ve siècle, répondant au nom de collectio Avellana1. Essentiel-
lement composée de décrets pontificaux ou de constitutions impériales à objet
ecclésiastique, cette collection renferme quantité de renseignements sur la législa-
tion religieuse des premiers siècles chrétiens. Parmi ces deux cent quarante-quatre
pièces figurent trois lettres du pape Zosime2. La brièveté de son pontificat (janvier
417-décembre 418) n’empêcha pas ce personnage d’être mêlé à l’une des plus re-
tentissantes disputes du Ve siècle occidental : la controverse pélagienne. Cette
hérésie, à laquelle on reprochait d’exalter le libre arbitre humain au détriment de
la grâce divine et de nier le péché originel3, donna lieu à des expertises et juge-
ments contradictoires de la part des autorités ecclésiastiques : si l’Église
d’Afrique, par l’intermédiaire d’Augustin d’Hippone, s’affirma d’emblée comme
la plus ardente opposante au pélagianisme, le siège romain, au contraire, ne le
condamna que tardivement et non sans une certaine réticence. Zosime s’avisa
même d’ouvrir un temps les portes de son tribunal à des condamnés pélagiens en
quête de réhabilitation. Les extraits ci-joints témoignent des tensions suscitées, à
l’occasion de cette procédure d’appel, entre l’Église romaine et celle d’Afrique.
Elles témoignent surtout, chez Zosime, d’une riche culture juridique, marquée par
une grande acribie en matière de lexique ou de realia.
Après avoir mis en évidence la solide connaissance pontificale des procé-
dures accusatoires, nous opérerons un relevé détaillé et commenté des nomina et
des realia juridiques invoqués ; nous nous interrogerons en dernier lieu sur le sens
de cette érudition, qui, pour être foisonnante, est tout sauf gratuite à notre avis.

1. La maîtrise de la procédure accusatoire

Afin de bien saisir les allusions et références jalonnant le propos de Zosime,


il est nécessaire de revenir quelque peu en arrière et de détailler les circonstances
et rebondissements qui firent de l’affaire pélagienne un véritable contentieux judi-
ciaire. Tout commence en 411 à Carthage, quand un prédicateur du nom de
Célestius4 est condamné par le synode du lieu pour avoir affiché trop bruyamment
sa sympathie envers des thèses dont on ne tardera pas à attribuer la paternité effec-
tive à Pélage5. Quatre ans plus tard, en 415, Pélage dut lui-même répondre, devant
1
GÜNTHER éd. 1895.
2
Voir PCBE Italie (2) 2000, p. 2381.
3
Voir DE PLINVAL 1943 ; NUVOLONE – SOLIGNAC 1986, col. 2889-2935.
4
Voir PCBE Italie (1) 1999, p. 357-375.
5
Voir PCBE Italie (2) 2000, p. 1687-1709.

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LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

un concile réuni à Diospolis (aujourd’hui Lod ou Lydda - Israël), aux accusations


portées contre lui par deux évêques provençaux en exil : Héros d’Arles et Lazare
d’Aix6, proches d’Augustin. Malheureusement pour le parti anti-pélagien, le pro-
cès fut loin de se dérouler sans impair ni accroc. Pour commencer, le dossier
d’accusation, apparemment monté à la hâte, optait pour la stratégie risquée de
l’amalgame : en voulant à toute force rendre Pélage co-responsable des déclara-
tions tenues par son disciple au procès de Carthage, Héros et Lazare cherchèrent à
convaincre les juges d’une collusion entre les deux hommes beaucoup plus étroite
que celle qu’ils étaient prêts à se reconnaître eux-mêmes. Mais c’est en
s’abstenant de se rendre à la confrontation finale que les Gaulois créèrent vérita-
blement la surprise, et qu’ils portèrent le plus grand préjudice à leur cause : les
charges furent en conséquence abandonnées, et Pélage, acquitté par le concile de
Palestine, s’enhardit bientôt jusqu’à vouloir faire reconnaître son orthodoxie par la
papauté en personne. Son disciple Célestius l’imita dans cette démarche, bien dé-
cidé à faire casser le jugement carthaginois rendu contre lui en 411. Apprenant, au
printemps 417, les dispositions plutôt favorables de Zosime envers les pélagiens,
l’Église d’Afrique s’empressa de lui écrire pour réclamer le maintien de son ver-
dict de 411 contre Célestius, et pour contester l’acquittement dont venait de
bénéficier Pélage à Diospolis7.
Les extraits proposés en annexe et la traduction qui les accompagne consti-
tuent un travail critique provisoire : une édition intégrale des trois lettres, assortie
d’annotations et de commentaires philologiques, historiques et doctrinaux, devrait
paraître prochainement dans la revue de Recherches Augustiniennes et Patris-
tiques (2009). À l’image du reste de la collection Avellana, nous sommes ici en
présence d’une prose très contournée, qui se signale par son haut degré de techni-
cité. La source majeure de difficulté tient au caractère pointu de l’argumentaire
juridique déployé. Les actes des procès de 411 et de 415 sont passés au crible à
seule fin, dirait-on, de prendre les Africains et leurs alliés en défaut de procédure.
Le pape reproche aux accusateurs Héros d’Arles et Lazare d’Aix d’avoir mis Cé-
lestius en cause par contumace lors du procès de Pélage ; ce faisant, ils ont pris le
risque de compromettre Célestius personnellement et de s’exposer au grief de dif-
famation (calumnia). On sait l’importance et l’ancienneté du thème dans le droit
romain8, et il est ici orchestré de façon insistante et sévère : « Cette accusation
obscure », écrit Zosime dans sa première lettre, « manquait à tel point de fonde-
ment et de contenu que l’intérêt se fit indubitablement sentir d’ouvrir une enquête
sur des individus dont la personnalité s’était révélée si inconstante et capri-

6
Voir DUCHESNE 1907, p. 255 et 279.
7
Nous nous en tenons ici à une remise en contexte volontairement sommaire. Sur les détails
historiques, secondaires par rapport à notre propos, voir WERMELINGER 1975, p.4-214 ;
PIETRI 1976, p. 1177 sq., LANCEL 1999, p. 459 sq.
8
Voir par exemple DAUBE 1951, p. 411-450 ; KASER 1956, p. 220-278.

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cieuse »9. Le pape insiste sur cette idée quelques lignes plus bas (« il n’y avait
point lieu d’accorder si aisément foi à des allégations non vérifiées et colportées
par la rumeur »10), avant d’y revenir dans sa seconde lettre : « Nous constatons
que la réputation de ce Pélage est également mise à mal sous la plume d’Héros et
de Lazare »11. L’autre point qui, selon Rome, achève de rendre la procédure ca-
duque, est bien entendu la défection d’Héros et de Lazare le jour de l’audience.
De fait, l’absence conjointe des accusateurs et de l’un des accusés revenait en
quelque sorte à surenchérir sur un vice de forme déjà sévèrement réprimé par le
droit post-classique : la citation par libelle sans confrontation des deux parties 12.
La formule consacrée (absentes in absentem) est du reste employée telle quelle
par Zosime13, puis paraphrasée un peu plus bas :
« C’est déjà un poids suffisant pour notre conscience que le procès intenté
par de tels individus ait abouti à la mise en accusation d’un homme alors ab-
sent qui, présent à cette heure, entreprend de se défendre, d’exposer sa foi et
d’appeler à la barre son accusateur »14.

Ce qu’il considère par conséquent comme autant de manquements au regard


d’une instruction judiciaire rigoureuse (ea quae aliter quam oportuit essent incul-
cata15) légitime, dans l’esprit de Zosime, l’enclenchement d’une procédure de
révision. Tant il est vrai, du moins à le lire, que « rien n’a été tiré au clair » (nihil
liquido iudicatum sit16).

2. L’étalage des nomina et des realia

Le démontage méticuleux du procès de Diospolis offre d’autant plus loisir


au pape d’étaler son bagage juridique que le cas à traiter s’avère passablement
complexe. En effet, l’appellatio des hérétiques17, reçue par lui, se trouve elle-
même faire l’objet d’une obtestatio de la part des Africains18. Max Kaser définit
l’obtestatio comme le fait « d’intervenir, par un témoignage écrit, sur un point de

9
Epist. 45, l. 18-20.
10
Ibid., l. 30-31.
11
Epist. 46, l. 8-9.
12
Voir GAUDEMET 1967, p. 792-794.
13
Epist. 45, l. 18.
14
Ibid., l. 23-26.
15
Ibid., l. 2.
16
Ibid, l. 9-10.
17
Epist. 50, l. 3.
18
Ibid., l. 11.

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LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

droit ou de procédure, ce qui entraîne la suspension de celle-ci »19. Les termes ou


expressions en caractères gras dans l’annexe révèlent, dans le langage de Zosime,
une quantité impressionnante de nomina et de realia communs aux tribunaux ec-
clésiastiques et aux instances civiles, ces saecularia arbitria et causae dont le
pape se réclame sans ambages, et qu’il va jusqu’à citer en exemple à ses confrères
africains : « Laissons la modération du monde nous instruire, celle qui est de mise
dans les arbitrages et procès du siècle20 ». Le vocabulaire employé pour désigner
l’action en justice (expetere21, inculcare22, postulantes23, deposcere24) se signale
par une grande richesse synonymique. Mis bout à bout, les termes d’examen25,
discussio26, cognitio27, instructio28, contentio29, criminatio30, accusatio31, causa32,
purgatio33, dilatio, comperendinatio34, petitio35, praedictus36, testis37, reus38, docu-
menta39 produisent un effet de liste éloquent. Il paraît loin, le temps où les

19
KASER 1966, p. 387.
20
Epist. 46, l. 17-18.
21
expetens [...] purgari (45, l. 1).
22
ea quae de se apostolicae sedi aliter quam oportuit essent inculcata (45, l. 1).
23
seniores Iudaeorum postulantes (Pauli damnationem) (46, l.11-12).
24
accusatores suos ultro deposcens (50, l. 4).
25
nostro se ingessit examini (45, l. 1) ; innotescere sanctitati uestrae [...] nostrum examen (45,
l. 23).
26
Ne fraternitatis uestrae de […] discussione praedicti diutius penderet expectatio (45, l. 3).
27
die cognitionis (45, l. 3-4).
28
sicut gestorum huic epistolae cohaerentium instructione discetis (45, l. 5).
29
Adseruit nullum sibi de talibus contentionibus umquam […] fuisse sermonem (45, l. 12).
30
tam caduco ac nullo fundamine criminationis ignotae (45, l. 16).
31
in absentis eius accusationem (45, l. 20) ; sanctorum accusationem (46, l. 10).
32
in praesenti causa nihil praecox censuimus (45, l. 21).
33
litteras [...] purgationem tenentes abundantissimas misit (46, l. 4).
34
quot interpositae dilationes ? Quotiens adhibita comperendinatio ? (46, l. 19-20).
35
omnem eius petitionem [...] putamus ac nouimus explicatam (50, l. 50).
36
discussione praedicti (45, l. 3).
37
Surtout pris en mauvaise part : falsi testes (46, l. 9). L’attitude de Zosime est conforme au
droit post-classique, qui se montre méfiant à l’égard des témoins (GAUDEMET, p. 801).
Inversement, testimonium semble pris en part neutre ou bonne : auctoritatem testimonii
mererentur (45, l. 19) ; cui etiam prior libellus [...] testimonio apud uos esse debuisset (45,
l. 24).
38
On remarquera que, sous la plume de Zosime, reus renoue avec son sens primordial neutre :
« partie en cause dans un procès ». C’est donc sans oxymore que le pape peut associer au
substantif l’adjectif innocenti (46, l. 20).
39
confugitur ad mare et transmarina documenta (46, l. 21).

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LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

chrétiens fustigeaient les tribunaux profanes comme foncièrement hétérogènes à


leur esprit et à leur culture40. Le discours de Zosime témoigne que l’Église du Ve
siècle est en voie d’intégration sur le plan administratif et du droit, et que cela
passe par l’assimilation des héritages de la jurisprudence classique. Pour autant
que ces lettres nous permettent d’entrevoir le fonctionnement du tribunal aposto-
lique, on retrouve en effet une suite d’étapes judiciaires très proches de la
procédure civile d’appel dite per libellos, que décrit J. Gaudemet dans ses Institu-
tions de l’Antiquité41. À savoir :
- introduction du plaignant42.
- allegatio, c’est-à-dire lecture du libelle par le plaignant lui-même43, ou par
un greffier, et prestation éventuelle de preuves supplémentaires (documenta).
- discussio, ou examen des dires et des preuves44.
- délai réglementaire de deux mois lancé à l’adversaire pour se soumettre à
la citation ou produire un libellus contradictionis, sous peine d’être débouté45.
- exceptio-editio : consignation par écrit de la procédure46.
Peu de sources pontificales antérieures avaient atteint ce degré de précision,
et il faudra attendre Léon Ier et le grand procès des Manichéens, une trentaine
d’années plus tard, pour voir se redéployer avec une telle pompe et se décliner
avec un tel luxe de détails l’arsenal judiciaire romain47.
Nous terminerons cette partie par le commentaire d’une occurrence qui
prouve à elle seule, s’il en était encore besoin, la connaissance pointue qu’a notre
pontife des corpora juridiques en usage. Le dernier paragraphe de la deuxième
lettre zosimienne fait référence à une procédure bien connue du droit romain, la
dilatio instrumentorum causa (ajournement ou suspension du procès pour presta-
tions de preuves supplémentaires). L’expression cum innocenti reo confugitur ad
mare et transmarina documenta48 serait même, aux dires de l’érudit P. Coustant49,
une référence quasi textuelle à la constitution impériale De dilationibus, originai-

40
I Cor. 6, 4 : « Et quand vous avez des litiges, vous allez prendre pour juges des gens que
l’Église méprise ! » (La Bible de Jérusalem, DDB 1999, p. 2001).
41
GAUDEMET 1967, p. 791 sq. – Description voisine dans HARRIES 1999, p. 99 sqq.
42
intromisso Caelestio (45, l. 6).
43
libellum eius fecimus recitari (45, l. 6) ; harum recitatio publica fuit (46, l. 6).
44
quae scripsisset saepenumero explorauimus (45, l. 7) ; sed cum interrogaretur (45, l. 11) ;
quae in libello contulerat repetitis crebro professionibus roborauit (46, l. 2).
45
Quare intra secundum mensem aut ueniant qui praesentem redarguant aliter sentire quam
libellis et professione contexuit, aut nihil […] dubii sanctitas uestra resedisse cognoscat (45,
l. 25-27).
46
de cuius nomine plenius direximus scripta (46, l. 3).
47
Voir MC SHANE 1979, p. 325 sq.
48
Epist. 46, l. 20-21.
49
COUSTANT 1721, p. 954, note e.

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LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

rement éditée par Dioclétien et Maximien le 18 mars 294, plus tard reprise dans le
Code Justinien (III, 11, 1) :
[…] ut, si ex ea prouincia ubi lis agitur uel persona uel instrumenta poscen-
tur, non amplius quam tres menses indulgeantur. Si uero ex continentibus
prouinciis, sex menses custodiri iustitiae est ; in transmarina autem dilatione
nouem menses computari oportebit50.

On sait, et sans doute Zosime ne l’ignorait-il pas, que la dilatio était généra-
lement mal vue des tribunaux civils : le requérant devait jurer qu’il ne faisait pas
cette demande pour gagner du temps ou retarder l’issue du procès51 ; c’est sans
doute la raison pour laquelle Zosime se réfère au délai plancher (deux mois).
Reste que la citation d’un tel article paraît a priori contraire aux intérêts de Pélage
et Célestius, dont le pape prétend se faire l’avocat. Or toute l’habileté consiste,
précisément, à glisser du civil à l’ecclésiastique : en incitant à rechercher, dans
tout l’Empire au besoin, des indices de disculpation, Zosime double son exhorta-
tion à la cunctatio judiciaire d’un rappel au devoir de charité chrétienne. Non
content de servir sa ligne de défense, l’effet d’hyperbole qui en résulte se révèle
lourd de sous-entendus à l’endroit des Africains, accusés d’avoir jugé hâtivement.
La formule teintée d’ironie de l’Epist. 45 (« de toute évidence, l’ardeur de votre
foi explique votre précipitation ») appelle en contrepoint la citation biblique de
l’Epist. 46 : « Les Romains n’ont pas l’habitude de condamner un homme avant
que l’accusé soit mis en présence de ses accusateurs et reçoive la possibilité de se
défendre pour dissiper les chefs d’accusation ». Dans cette opposition tranchée –
et forcément polémique – entre deux conceptions prétendues de la justice et de la
procédure, Rome entend clairement servir de modèle, ainsi que le suggèrent cer-
tains aphorismes quelque peu ronflants et sentencieux (dont on aimerait au
passage savoir s’ils sont de Zosime lui-même ou s’ils hantaient les manuels de
droit de l’époque) :
Tolerabilius est enim innocentem quemlibet tardius inueniri quam cito pro
nocente damnari52.
Numquam temere, quae sunt diu tractanda, finiuntur nec sine magna delibe-
ratione statuendum est, quod summo debet disceptari iudicio53.

50
KRUEGER éd.1967, p. 126. « Si on réclame de la province où se joue le litige une personne
(un témoin ?) ou des preuves, qu’il ne soit pas accordé plus de trois mois. Toutefois si la
requête émane de provinces frontalières, la justice doit observer un délai de six mois ; et
quant aux régions transmarines, le délai de rigueur est de neuf mois. » Nous traduisons.
51
Sur ce serment de dilatione, voir GAUDEMET p. 800.
52
Epist. 46, l. 23-24.
53
Epist. 50, l. 7-8.

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3. L’hégémonie du droit au service de l’hégémonie pontificale

La solide culture juridique qui se fait jour dans les trois lettres étudiées leur
confère une puissante valeur documentaire. Des survivances et des continuités s’y
dessinent, sur le plan des techniques et des pratiques d’instruction, attestant que le
droit ecclésiastique en construction emprunte sans complexe au domaine du ius
ciuile (classique et post-classique). On peut toutefois s’interroger, au-delà, sur le
caractère foisonnant et exacerbé de cette culture chez Zosime. Un premier élément
de réponse réside sans doute dans la formation intellectuelle de l’intéressé : en
tant que haut dignitaire de l’Église, le pape apparaît comme un honnête rejeton du
système scolaire du Bas-Empire, système marqué par un formalisme croissant et
une érudition galopante, avec tout le risque de sclérose qu’impliquent ces deux
notions. Dans son Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, H.-I. Marrou nous ap-
prend qu’à partir du règne de Dioclétien, les programmes d’enseignement destinés
aux aspirants fonctionnaires pouvaient se limiter, au détriment des branches jadis
reines de l’enseignement classique, à une fréquentation assidue des bréviaires,
épitomés, précis et autres digestes des jurisconsultes54 ! Mais cette culture des
Codes qu’affiche Zosime, et qui se traduit par une concentration élevée de vo-
cables spécialisés, peut aussi admettre une clé de lecture idéologique : en effet,
l’éloge de la romanitas, sous quelque aspect culturel que ce soit (ici, le tribunal
romanum), devient de plus en plus indissociable, au Ve siècle, d’une apologie de la
papauté, seule institution désormais capable de prétendre à une légitimité poli-
tique en Occident après l’affaiblissement du pouvoir impérial. Or, avant d’asseoir
cette légitimité face aux rois barbares, Rome voudrait bien l’imposer à sa sphère
immédiate d’influence, c’est-à-dire le corps ecclésiastique. Prenant ici pour pré-
texte un procès d’hérésie, Zosime, sous l’ethos du juriste, fait preuve envers ses
correspondants d’une surenchère qui semble traduire un rapport de force et
d’intimidation, autorisant la question suivante : le grand nombre de pièces justifi-
catives (libelles, procès-verbaux et autres comptes-rendus d’audiences55) produit
en la circonstance est-il encore un témoignage rendu au principe de collégialité
épiscopale qui par tradition régissait l’Église paléochrétienne ? Ou bien le souci
quelque peu appuyé de la transparence procédurale ne dénote-t-il pas, à Rome, la
volonté de prendre un ascendant hiérarchique sur une Église régionale – qui plus
est une rivale de longue date (l’Afrique) – en lui témoignant sa souveraineté légi-
slative à grand renfort de documents idoines ? Dans ce cas, l’hégémonie du droit

54
MARROU 1948, p. 412 sq. Sur cet aspect, voir aussi les travaux de GIARDINA 1977, DI CAPUA
1937-1945, FRIDH 1956, VIDEN 1984.
55
« comme vous l’apprendrez dans le compte-rendu des actes joint à la présente » (45, l. 6-7) ;
« nous avons trouvé bon que soient communiquées à Votre Sainteté nos conclusions » ; (45,
l. 27-28) ; « nous avons intégralement communiqué à votre Dilection le dossier qui le
concerne » (46, l. 2-3) ; « nous avons voulu délibérer avec vous sur le cas d’un homme » (50,
l. 1).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 148


LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

est mise au service de la primauté pontificale, aspect qui ne fera que s’accentuer
au Moyen Âge avec l’invention et la codification du droit canon.
D’où l’intérêt peut-être, aux yeux d’un compilateur, de retenir ces lettres,
avec leur dominante lexicale, dans une collection comme l’Avellana. À l’occasion
d’une enquête sur les utilisations ultérieures du recueil, nous avons pu en effet
constater, en étudiant de près un manuscrit du XIe siècle aux folios contenant les
lettres de Zosime, que cette matière juridique, dans ses aspects techniques, léga-
listes et procéduraux, avait notablement retenu l’attention du copiste, un
contemporain de la réforme grégorienne, très attachée, entre autres thèmes, à la
normalisation du ius ecclesiasticum56.

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56
Voir DALMON 2005, p. 126-137.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 149


LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

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Eruditio Antiqua 1 (2009) 150


LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

ANNEXES :

Extraits de la première lettre du pape Zosime aux évêques africains, datée


du 21 septembre 417 (Collection Avellana, 45) :

Caelestius presbyter nostro se ingessit examini expetens ea, quae de se


apostolicae sedi aliter quam oportuit essent inculcata, purgari. Ne fraternitatis uestrae de
aduentu ac discussione praedicti diutius penderet expectatio, posthabitis omnibus die
cognitionis resedimus in sancti Clementis basilica. (…) Omnia igitur quae prius fuerant
5 acta discussimus, sicut gestorum huic epistolae cohaerentium instructione discetis, et
intromisso Caelestio libellum eius, quem dederat, fecimus recitari. Nec hoc contenti
utrum haec quae scripsisset corde loqueretur an labiis, saepenumero explorauimus.
(…).
Vnum sane mouit nos, ut cum in praesenti ibi Caelestium habueritis, nihil liquido
10 iudicatum sit : ad litteras Herotis et Lazari post relatio est destinata. Equidem hoc feruore
fidei praefestinatum esse promptissimum est. Sed cum de his interrogaretur, adseruit
nullum sibi de talibus contentionibus umquam cum antedictis fuisse sermonem nec ante
sibi, quam de se scriberent, uisu fuisse compertos ; Lazarum sane in transitu cognitum,
Herotem uero etiam satisfactione interposita, quod secus de ignoto et absente sensisset,
15 cum gratia recessisse.
Tam caduco ac nullo fundamine criminationis ignotae procul dubio e re fuit, ut
< de > persona talium, quae tam uentosa et leuis extiterat, quaereretur, si saltem illis loci
sui ratio uitaeque constaret, ut fides absentibus in absentem debuerit adhiberi,
tantumque pondus in litteris eorum, ut auctoritatem testimonii mererentur. (…) Satis urget
20 causam a talibus processisse per litteras in absentis eius accusationem, qui se praesens
tuetur, qui exponit fidem, qui prouocat accusantem. (…) Vnde in praesenti causa nihil
praecox immaturumque censuimus sed innotescere sanctitati uestrae super absoluta
Caelesti fide nostrum examen. Cui etiam prior libellus ab eo intra Africam <datus>
testimonio apud uos esse debuisset nec inexploratis famaque iactatis tam facile crederetur.
25 Quare intra secundum mensem aut ueniant, qui praesentem redarguant aliter
sentire quam libellis et professione contexuit, aut nihil post haec tam aperta et
manifesta, quae protulit, dubii sanctitas uestra resedisse cognoscat (…).
« Le prêtre Célestius s’en est remis à notre examen, souhaitant être disculpé des chefs
d’accusation qui avaient été indûment portés contre lui devant le Siège apostolique. Afin que
Votre Fraternité ne soit pas tenue plus longtemps dans l’attente touchant la venue et l’examen
du susdit, nous avons fait passer au second plan toutes nos autres obligations et sommes resté le
5 jour de l’instruction en la basilique Saint-Clément. (…) Nous avons donc passé en revue tous

Eruditio Antiqua 1 (2009) 151


LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

les faits survenus précédemment – comme vous l’apprendrez dans le compte-rendu des actes
joint à la présente – puis nous avons fait comparaître Célestius et lire le libelle qu’il nous avait
remis. Sans nous en tenir là, nous avons à maintes reprises cherché à sonder si c’était du cœur
ou des lèvres qu’il exposait ces déclarations écrites. (…)
10 Une chose assurément nous a ému : le fait qu’à l’époque où vous aviez eu Célestius
devant vous57, rien n’ait été tiré au clair. C’est à la lettre d’Héros et de Lazare58 que se référait le
rapport envoyé ultérieurement. De toute évidence, l’ardeur de votre foi explique cette
précipitation. Mais comme on l’interrogeait sur Héros et Lazare, Célestius soutint n’avoir
jamais eu avec les susdits la moindre conversation touchant pareilles querelles, ni d’ailleurs le
15 moindre contact, avant qu’ils n’écrivent à son propos. Il n’avait fait qu’entr’apercevoir Lazare ;
quant à Héros, il n’était pas reparti sans avoir présenté des excuses pour la mauvaise opinion
qu’il avait conçue d’un absent inconnu de lui, et Célestius lui avait accordé son pardon.
Cette accusation obscure manquait à tel point de fondement et de contenu que l’intérêt
se fit indubitablement sentir d’ouvrir une enquête sur des individus dont la personnalité s’était
20 révélée si inconstante et capricieuse. Enquête qui permettrait à tout le moins d’établir : d’une
part si leurs actes et situation respectives justifiaient qu’on dût faire confiance à des absents
s’attaquant à un autre absent ; d’autre part si leur lettre avait tant de poids qu’elle méritât force
probatoire en qualité de témoignage. (…) C’est déjà un poids suffisant pour notre conscience
que le procès intenté par de tels individus – et par lettres interposées – ait abouti à la mise en
25 accusation d’un homme alors absent qui, présent à cette heure, entreprend de se défendre,
d’exposer sa foi et d’appeler à la barre son accusateur. (…) C’est pourquoi, dans la présente
affaire, nous n’avons pris aucune décision hâtive et prématurée, mais nous avons trouvé bon que
soient communiquées à Votre Sainteté nos conclusions touchant l’intégrité de foi de Célestius.
Bien plus, le premier libelle qu’il fit circuler en territoire africain aurait dû représenter pour
30 vous un témoignage en sa faveur, et il n’y avait point lieu d’accorder si aisément foi à des
allégations non vérifiées et colportées par la rumeur.
Aussi, que des contradicteurs viennent, dans un délai de deux mois, nous démontrer que
la pensée du prévenu diffère des expressions consignées dans ses libelles et sa profession de
foi ; ou que votre Sainteté reconnaisse qu’il ne subsiste aucun doute après des déclarations si
35 claires et manifestes. (…) »

Extrait de la deuxième lettre du pape Zosime aux évêques africains, datée du


21 septembre 417 (Collection Avellana, 46) :

Posteaquam a nobis Caelestius presbyter auditus est et, quid de fide sentiret, euidenter
expressit eademque, quae in libello contulerat, repetitis crebro professionibus roborauit (de
cuiusnomine plenius ad dilectionem uestram scripta direximus), litteras quoque suas idem

57
Allusion au procès carthaginois de 411.
58
Évêques provençaux, accusateurs de Pélage au concile de Diospolis (415).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 152


LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

Pelagius purgationem tenentes abundantissimas misit, quibus et professionis suae fidem, quid
5 sequeretur quidue damnaret, sine aliquo fuco, ut cessarent totius interpretationis insidiae,
cumulauit. Harum recitatio publica fuit : omnia quidem paria et eodem sensu sententiisque
formata, quae Caelestius ante protulerat, continebant (…)
Video et hunc Pelagium Herote et Lazaro scribentibus infamari. Recensete sacras
litteras et diuina tabularia : maximam partem falsi testes occupauere, ubi sanctorum aut
10 accusationem aut pericula reperimus.(…) In actibus apostolorum aduersus principes
sacerdotum et seniores Iudaeorum postulantes absentis apostoli Pauli
damnationem iustissimam sententiam gentilis Festus tribunus protulit, quam
conuenit etiam nos in facile credentium obicere uerecundiam, dicens : « non est
consuetudo Romanis damnare aliquem hominem, priusquam is, qui accusatur,
15 praesentes habeat accusatores locumque defendendi accipiat ad abluenda
crimina » (Actes, 25,16).
Doceat nos terrena moderatio, quae saecularibus arbitriis et causis
primum de ipsis iudicibus eligendis repudiandisque fit. Et quanta cunctatio, quot
interpositae dilationes ? Quotiens adhibita comperendinatio et iam sub ipso
20 fine certaminis ampliata iudicia ? Cum innocenti reo confugitur ad mare et
transmarina documenta*, ut fides, quae in praesenti plerumque artioribus strangulatur angustiis,
saltem eminus ueniat. Haec omnia mentior nisi in patrocinium tuendae
innocentiae reperta sunt. Tolerabilius est enim innocentem quemlibet tardius inueniri
quam cito pro nocente damnari.(…)
« Après que nous eûmes entendu le prêtre Célestius exprimer clairement son sentiment sur la foi
et confirmer par des déclarations serrées et répétées les propos tenus dans son libelle (nous avons
intégralement communiqué à votre Dilection le dossier qui le concerne), Pélage a, de son côté, envoyé
une lettre très dense faisant état de son acquittement, dans laquelle il détaillait sans aucun détour sa
5 profession de foi, ce qu’il recevait et ce qu’il condamnait, afin de couper court à toute interprétation
maligne. On la lut publiquement : elle contenait un propos en tout point identique, de sens et de
formulation, à celui que Célestius avait auparavant produit. (…)
Nous constatons que la réputation de ce Pélage est également mise à mal sous la plume
d’Héros et de Lazare. Relisez les saintes Écritures et les livres divins : pour la majorité, dans les
10 passages où nous trouvons des saints mis en accusation ou en péril, on trouve aussi de faux témoins.
(…) Dans les Actes des Apôtres, aux grands prêtres et aux Anciens qui réclamaient la condamnation
de Paul en son absence, le tribun païen Festus 59 opposa la plus juste des sentences - et il convient de
l’opposer à notre tour à la pusillanimité des gens crédules : « Les Romains n’ont pas l’habitude de
condamner un homme avant que l’accusé soit mis en présence de ses accusateurs et reçoive la
15 possibilité de se défendre pour dissiper les chefs d’accusation » (Actes, 25,16).
Laissons la modération du monde nous instruire, qui dans les arbitrages et procès séculiers est
d’abord de mise à propos du choix et du rejet des juges. Que de circonspection alors ! Que de délais

59
Festus Porcius succéda à Félix comme procurateur de Palestine vers 60-61. Trois jours après son
arrivée à Césarée, il se rendit à Jérusalem, où les principaux d’entre les Juifs lui demandèrent de
traduire en justice l’apôtre Paul. Voir Dictionnaire de la Bible vol. II, Paris 1897, col. 2216-2217.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 153


LAURENCE DALMON LE PAPE ZOSIME ET LA TRADITION JURIDIQUE ROMAINE

interposés ! Et que sont fréquents les jugements renvoyés au surlendemain ! Et ces verdicts différés
même au stade ultime de la procédure ? On recourt à la mer, quand un innocent est en cause, et à des
20 témoignages d’outre-mer, afin de faire venir de loin une vérité qui, sur place, est bien souvent prise en
étau. Si je ne me trompe, c’est pour la défense des innocents que l’on a prévu tous ces recours. Il est
plus acceptable de prolonger une enquête pour établir l’innocence d’un homme que de le déclarer
coupable avec précipitation. »

Extrait de la troisième lettre du pape Zosime aux évêques africains, datée du


18 mars 418 (Collection Avellana 50)

(…) pariter uobiscum uoluimus habere tractatum de illo, qui apud uos, sicut ipsi
per litteras dicitis, fuerat accusatus et ad nostram, qui se assereret innocentem, non
refugiens iudicium ex appellatione pristina uenerat sedem, accusatores suos ultro
deposcens et quae in se crimina per rumorem falso dicebat inlata condemnans. Omnem
5 eius petitionem prioribus litteris, quas uobis misimus, putamus ac nouimus explicatam
satisque illis scriptis, quae ad illa rescripseratis, credidimus esse responsum (…).
Numquam temere, quae sunt diu tractanda, finiuntur nec sine magna deliberatione statuendum
est, quod summo debet disceptari iudicio. Idcirco nouerit uestra fraternitas nihil nos, postquam
illa uobis scripsimus uel litteras uestras accepimus, immutasse sed in eodem cuncta reliquisse
10 statu, in quo dudum fuerant, cum hoc nostris litteris uestrae indicauimus sanctitati, ut illa, quae
a uobis ad nos missa erat, obtestatio seruaretur.
« (…) nous avons voulu délibérer avec vous sur le cas d’un homme qui avait été – de l’aveu de
vos propres lettres – accusé devant votre tribunal et qui, parce qu’il se disait innocent, était venu
reprendre devant notre siège une ancienne procédure d’appel, sans chercher à esquiver notre
jugement, allant au-devant de ses accusateurs et condamnant les griefs qu’à l’entendre la rumeur lui
5 avait imputés à tort. Nous avons le sentiment et même la certitude de vous avoir exposé dans notre
première lettre l’ensemble de sa requête et nous croyions avoir apporté une réponse suffisante aux
écrits que vous nous aviez adressés en retour. (…) Jamais l’on ne résout à la légère les questions qui
réclament un examen prolongé, et ce n’est qu’à l’issue d’une intense délibération qu’il faut déterminer
ce qui doit être tranché avec le plus grand discernement. En conséquence, que Votre Fraternité
10 apprenne que, loin d’avoir rien modifié depuis l’envoi de ces lettres et la réception des vôtres, nous
avons au contraire laissé toute l’affaire dans l’état où elle se trouvait quand nous avons notifié par
lettre à Votre Sainteté que serait respectée la requête que vous nous aviez adressée. »

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Eruditio Antiqua 1 (2009) 154


Eruditio Antiqua 1 (2009) : 155-184

LE COMMENTAIRE DE T. CLAUDE DONAT AU CHANT 1 DE


L’ÉNÉIDE, SA PLACE DANS LES DÉBATS VIRGILIENS ET SES

RELATIONS AVEC SERVIUS

DANIEL VALLAT
UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2

Résumé

Le commentaire à l’Énéide de Tibère Claude Donat propose une conception très originale de
l’explication littéraire : opposée à celle des grammatici, elle analyse en particulier, dans un
style prolixe, la cohérence de Virgile et son maniement de la rhétorique. Mais originalité ne
signifie pas indépendance, et la comparaison avec Servius s’avère inévitable. Si leurs ressem-
blances trouvent sans doute leur origine dans l’exploitation d’une source commune (une
vulgate ancienne dont Aelius Donat représentait le dernier maillon), leurs différences jouent
un rôle plus technique en mettant en évidence des clivages interprétatifs, et peuvent aider à
établir une chronologie relative entre les deux commentateurs, sur la base d’éléments logiques
ou idéologiques.

Abstract

The comment to the Eneid by Tiberius Claudius Donatus proposes a very original conception
of the literary explanation: set against that of the grammatici, it uses a prolix style in order to
analyze especially the coherence of Vergil and his manipulation of the rhetoric. But originali-
ty does not mean independence, and the comparison with Servius turns out inevitable. If their
resemblances probably find their origin in the exploitation of a common source (a former
vulgate the last link of which Aelius Donatus represented), their differences play a more tech-
nical role by bringing to light interpretative contrasts, and can help to establish a relative
chronology between both commentators, on the basis of logical or ideological elements.

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DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

Avec ses Interpretationes sur l’Énéide, Tiberius Claudius Donatus (désor-


mais TCD) s’est attiré une solide, mais injuste, réputation de paraphraseur
verbeux et creux : il est vrai que sa prolixité verbale est parfois décourageante et
dilue considérablement l’information qu’il entend transmettre. Cependant, sous le
verbiage se développe une vision originale de l’explication littéraire, propre à
l’auteur autant qu’on puisse en juger : il se situe ainsi à part dans l’exégèse virgi-
lienne, mais non en dehors : ce sera notre double objectif de souligner la valeur de
ce commentaire, et de situer son auteur au sein de l’érudition virgilienne. Pour
mieux cerner la question, nous limitons notre enquête au commentaire du livre 1
de l’Énéide : outre qu’elle cible le livre sans doute le plus longuement commenté
dans l’Antiquité, cette délimitation nous permettra d’approfondir la comparaison
avec l’autre grand commentateur de Virgile, Servius, ainsi qu’avec les traditions
non serviennes contenues dans les ajouts de Daniel.

1. L’originalité de Donat

1.1. Ses objectifs et méthodes

Dans sa préface, TCD présente son ouvrage et ses objectifs à son fils, dédi-
cataire du livre. Pour justifier sa démarche, l’auteur s’appuie sur une série de
reproches adressés aux grammatici :
p. 1, l. 5 – p. 2, l. 61 : Sed cum aduerterem nihil magistros discipulis conferre
quod sapiat, scriptores autem commentariorum non docendi studio, sed me-
moriae suae causa quaedam fauorabili stilo, multa tamen inuoluta
reliquisse, haec, fili carissime, tui causa conscripsi, non ut sola perlegas, sed
ut conlatione habita intellegas quid tibi ex illorum labore quidue ex paterno
sequendum sit. Non enim aut illi omnia conplexi sunt, ut res ipsa indicat, aut
ego tanta conposui quae te possint ad pleni intellectus effectum conpetenter
instruere. Quocirca, ut dictum est, lege omnia et, si forte nostra aliis displi-
cebunt, tibi certe conplaceant quae filio pater sine fraude transmisi.
« Mais puisque je me rendis compte que les maîtres n’apportaient rien à leurs
élèves qui ait de la valeur, et que les auteurs de commentaires, au milieu de
quelques remarques de bon aloi dues non pas à leur désir d’enseigner mais à
leur mémoire, avaient laissé de nombreuses obscurités, j’ai rédigé cet ou-
vrage pour toi, mon très cher fils, non pour que tu le lises à l’exclusion des
autres, mais pour que tu saches, une fois la comparaison effectuée, ce que tu
dois à leur travail et ce que tu dois à celui de ton père. C’est qu’ils n’ont pas
embrassé toute chose, comme l’état de leurs études l’indique, pas plus que

1
Nous utilisons l’édition de GEORGII 1905. Les traductions sont nôtres.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 156


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

moi, je n’ai composé ce qui pourrait te permettre de tout comprendre comme


il faut. Lis donc tout, comme nous l’avons dit, et, si jamais notre ouvrage dé-
plaît aux autres, que te plaise au moins ce que j’ai sincèrement transmis en
père à mon fils. »

TCD part d’un constat d’incompétence des magistri dans la lecture de Vir-
gile. S’il leur concède quelques réussites, elles sont dues à ce qu’eux-mêmes
semblent avoir retenu de leurs prédécesseurs. Faiblesse dans l’enseignement, ab-
sence de pédagogie, obscurité du propos : ces trois reproches justifient pour
l’auteur son désir d’entrer en lice. Il ne prétend pas se substituer aux autres au-
teurs de commentaires, mais se met à l’écart, laissant croire que l’originalité ainsi
revendiquée engendrera une lecture parfaitement distincte des autres. C’est aller
vite en besogne : si TCD mérite sans aucun doute une place à part dans l’érudition
virgilienne, nous montrerons en seconde partie qu’il ne s’est pas tenu à l’écart des
débats de cette tradition, loin s’en faut. Il faut donc prendre avec précaution ce
genre d’affirmation préambulaire, surtout quand s’y mêle une dimension affec-
tive. Mais laissons l’auteur préciser sa pensée :
p. 4, l. 15-28 : Cum enim aduerterem tirocinia tua nouitate ac breuitate ex-
positionis instrui non posse, aliquantum euagari debui, ut etiam ipse quasi
quoddam thema futurae interpretationis praemitterem, melius existimans lo-
quacitate quadam te facere doctiorem quam tenebrosae breuitatis uitio in
erroribus linquere quem prouectum cupio cuique hoc mei laboris opusculum
peculiaris animi quasi quoddam hereditarium munus in iura transmitto. Ac
ne forte nescias quid tibi commodi ex hac traditione possit accedere, paucis
accipe. Si Maronis carmina conpetenter attenderis et eorum mentem congrue
conprehenderis, inuenies in poeta rhetorem summum atque inde intelleges
Vergilium non grammaticos, sed oratores praecipuos tradere debuisse.
« Et puisque je me rendis compte que ta connaissance balbutiante ne pouvait
être instruite par la nouveauté et la brièveté d’une explication, j’ai dû
m’étendre quelque peu, de sorte que moi-même j’ai annoncé, en quelque
sorte, le sujet de ma future interprétation : je pensais te rendre plus savant par
une certaine abondance verbale plutôt que de laisser dans l’erreur, par le dé-
faut d’une brièveté obscure, celui que je souhaite faire progresser et auquel je
transmets dans les règles ce petit ouvrage issu de mon labeur comme
l’héritage de mon propre esprit. Et, pour que d’aventure tu n’ignores pas tout
l’avantage que tu peux en plus acquérir de cet enseignement, apprends-le en
peu de mots. Si tu te concentres correctement sur les poèmes de Virgile et si
tu saisis convenablement leur esprit, tu découvriras un immense rhéteur dans
le poète, et tu comprendras par là qu’il aurait fallu confier Virgile non pas
aux grammairiens, mais bien plutôt aux maîtres de rhétorique. »

La pique finale clôt l’attaque contre les grammatici, mais avec un nouvel
argument, cette fois tiré de la nature même de l’œuvre virgilienne : elle est affaire
de parole et de rhétorique, non de grammaire ou de pur savoir.
De plus, l’auteur justifie un trait fondamental de ses Interpretationes : leur
style prolifique. Nous touchons là quelque chose d’essentiel, car rarement la

Eruditio Antiqua 1 (2009) 157


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

forme d’une œuvre a été plus proche de son fond et de son esprit. Le style prolixe
de TCD est dû à sa volonté d’être clair et de ne pas imiter l’obscurité des gramma-
tici. Son opposition avec Servius – sans préjuger encore de leur chronologie
respective – est flagrante : leurs styles respectifs s’opposent autant que la conden-
sation et la dilatation, et se développent selon deux principes différents : l’axe
paradigmatique pour Servius (sans parler du Servius de Daniel), qui n’hésite pas à
accumuler, sous forme le plus souvent concise, différentes strates de savoirs
(grammatical, lexical, mythologique, interprétatif), sans souci de lier des matières
aussi composites ; l’axe syntagmatique pour TCD, qui se déroule dans sa linéarité,
sans se soucier d’autre chose que du texte virgilien, au risque de le répéter, de le
paraphraser, voire de se paraphraser soi-même, mais aussi avec la possibilité de
cerner des enjeux narratologiques plus complexes qui échappent aux grammatici.
Le style de TCD conditionne ainsi toute une série de caractéristiques inter-
prétatives, d’où émerge l’obsession de la cohérence ; tout est lié pour lui :
cohérence de Virgile, cohérence de l’interprétation, cohérence de son propre style.
Les répétitions et les longueurs de TCD ont ainsi deux utilités : elles ont
protégé son texte en décourageant les amateurs de scolies et autres abréviateurs,
tant il est parfois ardu d’isoler l’interprétation utile de sa gangue stylistique ; elles
permettent aussi à l’auteur d’approfondir jusqu’à la lie ce qu’il veut expliquer,
quitte à dire deux fois la même chose, au point qu’on se demande parfois si l’on
n’a pas deux rédactions de la même interprétation2. Il faut comprendre ces répéti-
tions, paraphrases3, évidences – qui sont pour nous autant de défauts – comme les
2
Exemple de répétition (cf. aussi, entre autres, p. 12, l. 18-19 ; p. 78, l. 19-27 ; p. 96, l. 15 ;
p. 126, l. 20-26) : p. 58, l. 25 – 59, l. 9 : Locuturus, inquit, Iuppiter subrisit ; risit enim quasi
uulgare est nec conuenit hic motus animi iis personis penes quas summa potestas est ; sed
temperauit, ut diceret subrisit, ut pars esset seruata publicae reuerentiae, pars exhibita be-
niuolentiae quae filiae debet uexatae tribui. Hoc ipse Vergilius ostendit cur plenus non fuerit
risus : ‘hominum, inquit, sator atque deorum’ plene ridere non debuit, quia turpe istud est
hominum deorumque imperium retinenti. Certe et illud intellegendum, idcirco non ad plenum
risisse, ne in malis suorum, filia quoque lacrimante et gemente ipse se alienum a tantis cladi-
bus demonstraret. Temperauit ergo dicendo subridens, ut partem daret Troianorum casibus,
reseruaret laetitiae partem illis quae fuerat promissurus. « Il nous dit que, sur le point de par-
ler, Jupiter sourit ; rire en effet est pour ainsi dire vulgaire et ce mouvement du cœur ne
convient pas aux personnes qui détiennent la puissance suprême. Mais il l’a tempéré, de sorte
qu’il a dit ‘il a souri’, pour garder une part de sa réserve en public, et pour montrer une part
de la bienveillance qu’il doit réserver à sa fille blessée. Virgile lui-même montre pourquoi le
rire n’était pas franc : ‘le père des hommes et des dieux’, comme il dit, ne devait pas rire fran-
chement, parce que c’est honteux pour celui qui possède le pouvoir sur les hommes et les
dieux. Il faut donc bien comprendre qu’il n’a pas ri franchement, pour ne pas avoir l’air
étranger à de si grands désastres, dans les maux des siens, alors que sa fille aussi pleure et se
lamente. Il l’a donc modéré en disant ‘en souriant’, pour qu’il prenne part en partie aux mal-
heurs des Troyens, et pour qu’il réserve une part de sa joie à ce qu’il allait promettre. »
3
Exemples de paraphrase p. 35, l. 20-23 ; p. 82, l. 14-22 ; p. 89, l. 17-18 ; p. 90, l. 25-30 ;
p. 92, 14-20 ; p. 98, l. 9-11 ; p. 110, l. 6-12 ; p. 116, l. 1-3 ; p. 122, l. 1-5, etc. Régulièrement,
ce ne sont pas de pures paraphrases, en ce sens que TCD complète la redite du texte virgilien
par un commentaire explicatif.

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DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

marques d’une opposition fondamentale et constante aux grammatici taxés


d’obscurité. D’où aussi l’absence quasi-totale de remarques purement grammati-
cales.
De plus, on note chez TCD un souci constant de la liaison, de la transition,
de la ligature exégétique4 : il se démarque là encore des grammatici et de toute la
littérature scoliastique, qui par essence ne peut fournir ce genre de liant. Par ail-
leurs, dans sa cohérence, TCD tend vers un système d’explication, avec des sortes
de grilles de lecture rhétoriques, comme nous le verrons dans la section suivante.
Enfin, il lit Virgile comme un tout, un texte cohérent, ce qui le conduit à
deux habitudes : tout d’abord, il traite, le plus souvent, le texte par séquences, et
non vers à vers comme Servius ; cette habitude permet d’ailleurs l’instauration
d’un véritable commentaire littéraire, non mot à mot, mais par unité de sens ou
d’action. Seconde habitude moins heureuse : l’auteur essaie de sortir du texte le
moins possible et répugne à recourir aux explications extérieures : il se déleste
donc de tout l’appareil d’érudition si typique de Servius et si précieux pour nous,
ce qui appauvrit sans doute l’explication, mais surtout conduit parfois l’auteur à
opter pour une littéralité souvent déconcertante du texte, d’où une série de
bourdes, en particulier quand il parle de mémoire ou n’a pas de source sous les
yeux5.
Par ailleurs, n’oublions pas une valeur que TCD partage avec Servius, et qui
doit être commune à la fin de l’Antiquité : c’est une défense inconditionnelle de
Virgile, qui ne saurait se tromper ou être pris en faute, défense qui va de pair avec
celle d’Énée : ce sont deux piliers des Interpretationes. D’où, chez les deux au-
teurs, une série de remarques sur l’art du poète, qui partagent la même
phraséologie6, et, de la part de TCD, cette hostilité contre les grammairiens et leur
influence néfaste, qu’il semble mettre au même niveau que les obtrectatores
(p. 5), les « détracteurs » de Virgile, qui, pour ce qu’on sait, avaient surtout fleuri
du vivant même du poète et avaient disparu depuis longtemps.

4
Par exemple p. 12, l. 5 : incipit causas enumerare « il commence à énumérer les raisons » ;
p. 14, l. 5 : incipit iam alias dicere « il commence déjà à donner d’autres raisons » ; p. 18,
l. 3 : quae omnia plenius per singula disseremus « nous allons toutes les expliquer une par
une en détail » ; p. 20, l. 19 : uideamus nunc quemadmodum… « voyons maintenant com-
ment… » ; p. 46, l. 1-3 : diximus ergo quid significet socii, dicemus admirandam consolandi
inuentionem « nous avons donc dit ce que signifiait ‘alliés’ : nous allons dire maintenant son
admirable trouvaille pour consoler » ; cf. p. 63, l. 13 ; p. 72, l. 15 ; p. 73, l. 27-30 ; p. 83, l. 2-
3, etc.
5
Voir SQUILLANTE SACCONE 1985, p. 84-86 et notre note 43 sur Teucer.
6
Cf. par exemple : p. 5, l. 1 artem dicendi plenissimam ; p. 14, l. 15 miro artis ingenio (= p. 24,
l. 10) ; p. 45, l. 23 magno artis ingenio ; p. 68, l ; 28 ornatior ; p. 82, l. 2 mira breuitas, etc.

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En tout cas, TCD fait de Virgile la source de l’éducation morale et sociale,


comme le prouve l’apparition sporadique du verbe docet à son sujet7. La page sui-
vante suffira à prouver les dimensions que prenait cette Vergiliomania :
p. 5, l. 2-22 : Amato eum, qui multorum diuersorumque scripta conplexus est,
erit operae pretium non errare per plurimos ; et si id placebit, laudabis eum
cui licuit uniuersa percurrere, qui se diuersae professionis et diuersarum
sectatoribus artium beniuolum praebuit peritissimumque doctorem. Habet
denique ex eo nauta quod discat in officiorum ratione, habent quod imitentur
patres et filii, mariti et uxores, imperator et miles, ciuis optimus et patriae
spectatissimus cultor, in laboribus periculisque reipublicae optimum
quemque et apud suos primum fortunas et salutem suam debere contemnere.
Magisterio eius instrui possunt qui se aptant ad deorum cultum futuraque
noscenda. Hic habent imitandam laudem qui inlaesas amicitias amant, ha-
bent quam metuant notam qui fluxa fide aut amicum fefellerint aut
propinquum. Docet quales esse debeant homines quorum praesidia in neces-
sitatibus postulantur, ne adrogantiae aut inhumanitatis crimen incurrant ;
non erubescendum, si potior inferiorem roget, cum fuerit necessarius. Po-
stremo quoniam non possumus Maronianae uirtutis omnia narrata
percurrere, exempli causa ista dixisse sufficiat.
« Aime donc cet homme, qui a embrassé les écrits d’auteurs nombreux et dif-
férents (cela vaudra la peine de ne pas se perdre dans de trop nombreux
auteurs) ; et s’il t’agrée, tu loueras cet homme à qui il a été permis de parcou-
rir le savoir universel, qui s’est montré bienveillant et très habile savant
envers les tenants de différentes professions et de différents savoir-faire. En-
fin le matelot y trouve de quoi apprendre son métier, les pères et fils, les
maris et femmes, le général et le soldat, le bon citoyen, l’adorateur éprouvé
de la patrie y trouvent des comportements à imiter : dans les épreuves et les
dangers de l’État, les meilleurs y doivent mépriser d’abord leurs fortunes et
leur salut. À son école, peuvent s’instruire ceux qui se préparent au culte des
dieux et à la divination. Y trouvent une vertu à imiter ceux qui aiment les
amitiés intactes, y trouvent une honte à craindre ceux qui, de leur fidélité
chancelante, ont trompé un ami ou un proche. Il enseigne quels doivent être
les hommes dont on recherche la protection en cas de besoin, pour ne pas en-
courir l’accusation d’arrogance ou de barbarie ; qu’il ne faut pas rougir, si un
puissant demande l’aide d’un être inférieur, s’il lui est nécessaire. Enfin,
puisque nous ne pouvons passer en revue tous les détails de la valeur de Vir-
gile, que ces exemples te suffisent. »

7
Cf. SQUILLANTE SACCONE 1985, p. 103 ; voir aussi différents points de morale ou de savoir-
vivre p. 5-11 ; p. 15, l. 25-28 ; p. 17, l. 9-10 ; p. 18, l. 15-16 ; p. 24, l. 25-29 ; p. 29, l. 16-18 ;
p. 30, l. 10-13 ; p. 47, l. 24-26 ; p. 53, l. 10-12 ; p. 68, l. 21-22 ; p. 72, l. 9-11 ; p. 74, l. 6-8 ;
p. 75, l. 25-28 ; p. 76, l. 4-6 ; p. 90, l. 10 ; p. 93, l. 17-18 ; p. 96, l. 5-7 ; p. 99, l. 19-22 ;
p. 108, l. 12-14 ; p. 114, l. 20-22 ; p. 116, l. 9 ; p. 119, l. 21-23 ; p. 122, l. 31-33 ; p. 124, l. 1-
6 ; p. 128, l. 17-20 ; p. 130, l. 22-26 ; p. 132, l. 16-17 ; p. 138, l. 8-9 ; p. 140, l. 10-13 ; p. 141,
l. 20-21.

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Les valeurs morales véhiculées, selon TCD, par les vers de Virgile sont des
valeurs romaines traditionnelles, qu’on retrouve à un moindre degré chez Servius :
cette communauté de pensée laisse déjà supposer une communauté de milieu et
d’époque ; il n’y a en tout cas aucun christianisme là-dedans.

1.2. La rhétorique de TCD

L’originalité de TCD – dont il était lui-même très conscient – vient de son


traitement rhétorique8 de Virgile, sensible à plusieurs niveaux (lexical, technique,
argumentatif, discursif) qui se constitue en système cohérent sur l’ensemble du
chant 1.
Ainsi, dans le domaine lexical, il s’attache avant tout à la force des mots, ce
qui le pousse parfois à faire œuvre de grammaticus, comme pour expliquer qu’un
mot doit être compris plusieurs fois9 :
p. 52, l. 27-32 : quid Troes tantum potuere ? Tantum bis intellegendum : quid
tantum Aeneas commisit ? quid tantum Troes potuere ? Tantum, hoc est tam
graue, tam magnum, tam immane et quod tot poenis expiari non possit, quod
scelere admissi arcere Troianos debeat ab Italia.
« ‘Qu’est-ce que les Troyens ont pu accomplir de si grand ?’ ‘Si grand’ doit
être compris deux fois : qu’est-ce qu’Énée a commis de si grand ? Qu’est-ce
que les Troyens ont pu accomplir de si grand ? ‘Si grand’, c’est-à-dire si
grave, si démesuré, si monstrueux, ce qui ne peut être expié par tant de
peines, la mauvaise action qui doit écarter les Troyens de l’Italie. »

D’autres fois, il se penche sur le sens lexical, là encore pour distinguer la


force des mots entre eux10 :
p. 19, l. 12-14 : exurere plus est quam urere : urere est enim laedere aliquid
flammis, exurere autem penitus abolere incendio.
« exurere est plus fort que urere : urere, c’est abîmer quelque chose dans les
flammes ; mais exurere, c’est le détruire entièrement par le feu ».

L’avant-dernier exemple montrait également que TCD insiste régulièrement


sur le pondus, le poids des mots, en particulier des pronoms, pour lesquels on sent
une certaine prédilection :

8
Voir le livre récent de PIROVANO 2006, que nous n’avons pu encore consulter.
9
Voir aussi p. 7, l. 27 (cano) ; p. 23, l. 22 (praeterea) ; p. 42, l. 13 (prospicit) ; p. 57, l. 1-6 et
12-17 (potuit – superare – tutus) ; p. 84, l. 6 (quaero) ; p. 90, l. 17 (se) ; p. 92, l. 12 (mira-
tur) ; p. 93, l. 1-2 (uidet) ; p. 98, l. 3 (agnouit) ; p. 101, l. 30 (ostipuit – perculsus) ; p. 118,
l. 14 (reliquias).
10
Voir aussi p. 9, l. 7-8 ; p. 24, l. 3 ; p. 54, l. 24-25 ; p. 56, l. 18-20 ; p. 83, l. 23-25 ; p. 92, l. 29-
31 ; p. 95, l. 28-30 ; p. 132, l. 16-17.

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p. 18, l. 3-6 : mene, inquit, in pronominibus est magnum dicendi pondus, ut


quod non apertius dicitur intellegatur : mene ergo, hoc est reginam deorum
et sororem Iouis et coniugem ;
« ‘moi’, dit-il : il y a une grande force de parole dans les pronoms, de sorte
qu’on comprend ce qui n’est pas dit nettement : ‘moi’, c’est-à-dire ‘la reine
des dieux, la sœur et l’épouse de Jupiter’ »11.

Dans le même esprit, il s’attache plusieurs fois à la prononciation, c’est-à-


dire à l’intonation qu’on doit mettre à la lecture, mais toujours en relation avec la
morale12 :
p. 96, l. 26-29 : cum haec pronuntiamus, extollendum est Hectoris nomen et
Achillis deprimendum. Notatur quippe ipsius Achillis inpietas et auaritia.
Quis enim mortuum uendit nisi inpius ?
« en prononçant cela, nous devons magnifier le nom d’Hector et stigmatiser
celui d’Achille. Car c’est l’impiété et l’avarice d’Achille lui-même qui sont
ici soulignées. Qui donc vend un mort, sinon un impie ? »

Cette insistance ouvre la voie à une étude de la dimension orale du texte, en


particulier des discours. Mais auparavant, penchons-nous sur les grilles de lecture
dont nous parlions : TCD obéit à des systèmes argumentatifs qui semblent tout
prêts, par exemple l’argumentation a minore ad maius (p. 19, l. 23 et 55, l. 18). Il
effectue plusieurs analyses narratologiques, comme dans la description de la
crique où échoue Énée (p. 38-39) : il met à jour ce que nous appelons aujourd’hui
la focalisation interne, en montrant comment le héros découvre les lieux au fur et
à mesure de son arrivée13. Il insiste également – trait typique de l’éducation rhéto-
rique – sur la prise en compte des conditions de l’énonciation, avec le triptyque
locus, tempus, persona, c’est-à-dire l’attention portée au lieu où l’on parle, au
moment et à l’interlocuteur14 (ou au locuteur, si l’on se place du point du vue de
l’écrivain), par exemple lorsque Ilionée s’adresse à Didon :

11
Autres exemples sur les pronoms : p. 21, l. 25-27 ; p. 22, l. 13-16 ; p. 26, l. 23-25 ; p. 36,
l. 18-21 ; p. 52, l. 20-27 ; p. 57, l. 7-10 ; p. 61, l. 31 – p. 62, l. 3 ; p. 75, l. 8-12 ; sur le nom
propre Priamus : p. 97, l. 16-20 ; sur les noms en général, p. 84, l. 28-29.
12
Voir aussi p. 36, 14-15 (uenti). Cf. SQUILLANTE SACCONE 1985, p. 99.
13
Voir aussi p. 13, l. 7-10 (laudatio a loco ac situ, a fortuna, a natura et moribus) ; p. 14, l. 19-
20 (pluriel pour une seule chose : utilisation stylistique de la grammaire) ; p. 19, l. 9 (conpa-
ratio) ; p. 27, l. 4 (patheticam, ordo) ; p. 28, l. 15-18 (laudatio a numero, a qualitate, a
genere) ; p. 33, l. 3-4 (fin du discours d’Énée) ; p. 38, l. 16-27 et p. 39 (loci descriptio, quat-
tuor partis + focalisation) ; p. 43, l. 27-29 (narratologie) ; p. 66, l. 6-21 (bilan
narratologique) ; p. 75, l. 1-3 (adaptation à l’interlocuteur) ; p. 76, l. 14 (augendi causa) ;
p. 80, l. 9-13 (ordre) ; p. 82, l. 6 (interrogatio) ; p. 88, l. 26-27 (descriptio) ; p. 90, l. 3-4 (con-
paratio) ; p. 100, l. 12-14 (ordo). Cf. aussi SQUILLANTE SACCONE 1985, p. 92-93.
14
Voir aussi p. 30, l. 28-30 ; p. 68, l. 4-5 ; p. 118, l. 1 ; p. 129, l. 5-6 ; p. 130, l. 10-13 ; p. 136,
l. 27-28.

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p. 103, l. 12-21 : recte hic poeta et locum seruauit et tempus et personam et


hoc genere ostendit non seditiosas uoces emisisse eos qui supplices uenerant.
Clamabant, inquit, cum essent foris, sed postquam introgressi sunt et tempus
loquendi occasionem dedit, locus uero fiduciam tribuit nec deerat persona
quae rogaretur ac postulata praestaret, loquendi modum, uel maxime in
templo et apud eam quae teneret summam rerum, temperauit qui fuerat locu-
turus, hoc est Ilioneus.
« ici, le poète observe correctement le lieu, le moment et la personne, et avec
ce genre de distinction, il a montré que ceux qui étaient venus en suppliants
n’avaient pas lancé de paroles séditieuses. ‘Ils criaient’, dit-il, alors qu’ils
étaient dehors, mais une fois à l’intérieur, quand on leur a donné l’occasion
de parler, que le lieu leur donne de l’assurance et qu’il ne leur manquait pas
un interlocuteur à qui adresser leurs demandes et qui répondait à leur appel,
celui qui allait parler, c’est-à-dire Ilionée, modéra sa façon de parler, d’autant
plus dans un temple et près de celle qui détenait le pouvoir ».

Ainsi, TCD s’applique à souligner combien Virgile est habile en faisant par-
ler ses personnages, toujours attentifs à leur situation dans l’échange verbal.
On en arrive donc au principal : TCD n’est jamais meilleur que lorsqu’il
analyse les discours. Il en perçoit les enjeux et les stratégies mieux que les autres
commentateurs, et se rapproche ainsi de ce que nous avons développé depuis
quelques décennies sous l’appellation d’interactions verbales. Il en analyse la
psychologie et prend grand soin de mettre en évidence les rapports de force qui
s’y cachent, ainsi que les problèmes « de face ». Ainsi, dans les pages 25-27, il
décortique le discours de Junon à Éole. Il montre par exemple comment Junon
cherche à se concilier le roi des vents en l’appelant par son nom propre, alors qu’il
lui est inférieur et que ce type d’appellation est réservé aux égaux ou aux supé-
rieurs. Puis TCD analyse la demande proprement dite, et souligne l’habileté de
Junon à en ôter toutes les épines et prévenir toutes les échappatoires et excuses
qu’Éole pourrait être tenté d’avancer pour ne pas lui obéir ; elle se livre ainsi à
une véritable praemunitio rhétorique, c'est-à-dire la partie d’un discours judiciaire
où l’on prévient les attaques de l’adversaire :
p. 25, l. 27 – p. 27, l. 1 : dictio autem ipsa ne esset prolixa et plurimum tem-
pus teneret, ipsa occulte sibi proponit quae ab Aeolo possent excusationis
causa praetendi et ipsa illis respondet ita ut ulterius accedi non posset. De-
nique ne diceret Aeolus non sunt uenti in mea potestate, praeuenit antea, et
ait plenam habes in uentos licentiam et tenendi et dimittendi, erigendi fluctus
et placandi potestatem ; nam tibi eam deorum omnium et hominum rex con-
cessit et tradidit. Ne diceret Aeolus habeo quidem in uentos potestatem, sed
non mihi licet mare perturbare, quod est sub alterius regno, idcirco dixit et
potestatem accepisti in uentos et maria, cum uolueris perturbare inmissis
uentis uel placare, cum eos retinueris. Certe et illud sentiendum est nec me-
tuas Neptunum hac in parte, quia potior est Iuppiter qui tibi hanc licentiam
dedit. Incipit iam insinuare ipsam causam dicens ‘gens inimica mihi Tyrrhe-
num nauigat aequae Ilium in Italiam portans uictosque penates’ : omnia
proponentis et respondentis studio memorantur. Hic enim non nominauit Ae-

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DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

nean, ne diceret Aeolus non possum aliquid moliri aduersus nepotem Iouis
qui mihi imperium dedit. Ait ergo gens, quae generalitas nomen speciale
suppressit, quod poterat inpedire desiderium. Addidit inimica mihi, non dixit
ego sum illius inimica, sed ipsam constituit inimicam, quasi inferiores potio-
rem prouocarent. Grauauit hoc genere Troianos, ut etiam ipse Aeolus rerum
indignitate permotus iracundiam suam Iunonis commotioni coniungeret. Mi-
hi uero quod ait, hoc est reginae, sorori Iouis et coniugi, quae omnia per
pronomen intellegi uoluit et propter adrogantiam non apertius poni. Tyrrhe-
num nauigat aequor, uel quod facilius moueri in perniciem nauigantium
posset uel quod uicinum esset Italiae. Ilium in Italiam portans : omnis spes
suas omnemque substantiam secum prtans, quae si perisset per idem tempus,
nouari posterius non posset. Ne uero excusaret Aeolus deorum causa, quibus
cogebatur inferre uiolentiam, addidit uictosque penates : scilicet metuendos
non esse, qui nec sibi nec suis prodesse potuerunt.
« pour que son discours même ne soit pas trop long et ne prenne pas trop de
temps, elle passe en revue en elle-même ce qu’Éole pourrait avancer pour
s’excuser et y répond elle-même de sorte qu’après cela il n’y ait rien à rajou-
ter. Enfin [1] pour qu’Éole ne dise pas ‘les vents ne sont pas sous mon
pouvoir’, elle prend les devants, et dit ‘tu as toute latitude sur les vents pour
les retenir ou les lâcher, et tout pouvoir de dresser ou d’apaiser les flots ; car
le roi des dieux et des hommes te l’a accordé et transmis. [2] Pour qu’Éole ne
dise pas ‘j’ai certes le pouvoir sur les vents, mais il ne m’est pas permis de
troubler la mer, qui est sous la royauté d’un autre’, elle dit ‘tu as reçu le pou-
voir, sur les vents et les mers, de les perturber quand tu le voudras en lâchant
les vents, ou de les apaiser quand tu les retiendras’. Et il faut bien com-
prendre ‘ne crains pas Neptune dans cette partie du monde, parce que Jupiter,
qui t’a donné cette latitude, est plus puissant’. Elle commence ensuite à
mettre en avant sa propre cause en disant ‘une race, mon ennemie, navigue
sur la mer Tyrrhénienne, portant en Italie Ilion et ses pénates vaincus’ : tout
est rapporté dans un esprit de question-réponse. Ici, en effet, elle ne nomme
pas Énée, [3] pour qu’Éole ne dise pas ‘je ne peux rien tenter contre le petit-
fils de Jupiter, qui m’a donné mon pouvoir’. Elle dit donc ‘race’, généralité
qui supprime le mot propre qui pouvait empêcher son désir de se réaliser.
Elle ajoute ‘mon ennemie’ : elle ne dit pas ‘je suis son ennemie’, mais elle la
montre ennemie, comme si des êtres inférieurs défiaient un être plus puis-
sant. Elle charge ainsi les Troyens, pour que même Éole, ému par
l’indignation, joigne sa colère à l’émotion de Junon. Et quand elle dit ‘mon’,
c’est ‘moi la reine, la sœur et l’épouse de Jupiter’, tout ce qu’elle veut faire
comprendre par le pronom et qu’elle ne dit pas ouvertement pour ne pas être
accusée d’arrogance. ‘Navigue sur la mer Tyrrhénienne’ : soit parce que
cette mer peut plus facilement être troublée pour la perte des navigateurs, soit
parce qu’elle est proche de l’Italie. ‘Portant en Italie Ilion’ : portant avec elle
tous ses espoirs et tout son moyen de subsistance, qui, s’il disparaissait à ce
moment-là, ne pourrait pas être renouvelé par la suite. Et [4] pour qu’Éole ne
s’excuse pas sur les dieux, qu’il était contraint de maltraiter, elle a ajouté ‘et
ses pénates vaincus’ : c’est-à-dire qu’il ne faut pas les craindre, eux qui n’ont
pu se secourir eux-mêmes, ni les leurs. »

Eruditio Antiqua 1 (2009) 164


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

Puis, lorsque Junon lui promet une des ses servantes, TCD y voit une allu-
sion au présent de Vénus lors du jugement de Pâris : la déesse de la beauté n’avait
offert qu’une mortelle, alors que Junon offre une divinité, qu’elle loue en trois
temps : a numero, puisque ces servantes sont sept, a qualitate, pour sa beauté, a
genere, car c’est une nymphe. Ensuite, TCD étudie la réponse d’Éole, comment
lui-même se concilie la déesse, et comment il se dédouane de toute faute, s’il agit
sous l’ordre de plus puissant que lui.
Dans le discours de Vénus à Jupiter (p. 51-57), il montre comment elle joue
avec habileté sur l’ambiguïté de son statut, à la fois déesse inférieure à Junon,
qu’elle ne peut attaquer de face, et fille chérie de Jupiter, et comment elle mise sur
la pitié de son père sans l’offenser en dénigrant trop ouvertement son épouse. On
pourrait ajouter le discours de Vénus déguisée en chasseresse à son fils Énée
(p. 70 sq.) : elle ne laisse rien paraître dans ses paroles qui pourrait la trahir. Der-
nier exemple : lorsque Ilionée s’adresse à Didon (p. 103-110), il loue la reine puis
la manipule en maniant habilement la flatterie et des reproches déguisés sur
l’accueil des Tyriens, destinés à apitoyer la reine et à la piquer d’honneur.
Ces exemples illustrent ce que TCD réussit le mieux : une analyse des en-
jeux et de la psychologie des discours. On ne trouve rien de tel dans les passages
de Servius correspondants15.

2. TCD et sa place dans les débats virgiliens

Pour être originales, les interpretationes de TCD ne s’insèrent pas moins


dans les débats virgiliens et leur longue tradition, qui remontent pour ainsi dire à
la publication de l’Énéide. Les alii, quidam, nonnulli qu’il emploie parfois prou-
vent sa connaissance de la question et sa participation à des débats riches et
anciens. Mais, plus qu’avec des remarques anonymes, c’est la comparaison avec
Servius qui s’avère la plus utile et la plus parlante.

2.1. Parallélismes Servius / TCD

Moins nombreuses que les différences de traitement, les ressemblances


entre Servius et TCD nous livrent néanmoins certains indices sur les caractéris-
tiques de ce dernier, et même sur sa place au sein de la tradition du commentaire
virgilien.
Ces parallélismes portent sur différents aspects, principalement sur des in-
terprétations ou des explications littérales de certains vers. Au milieu toutefois de

15
Si ce n’est une remarque, dans le discours de Junon, au vers 1, 237 : uerecunde agit Venus ;
nec enim conuienebat ut aperte contra uxorem ageret apud maritum « et Vénus agit avec re-
tenue, car il ne convenait qu’elle agisse ouvertement contre une femme devant le mari de
celle-ci ».

Eruditio Antiqua 1 (2009) 165


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

ces ressemblances, celles qui portent sur la mythologie nous semblent fort révéla-
trices : en effet, il n’y a pas de différences majeures entre TCD et Servius (sauf
sur Teucer, cf. infra) ; qui plus est, ces remarques sont concentrées au début du
commentaire : cette répartition, jointe au refus programmatique de TCD d’entrer
dans des considérations trop « grammaticales », c’est-à-dire scolaires, montre déjà
qu’elles ne lui sont pas naturelles, et qu’il puise à une autre source. Dans la suite,
il délaisse cette matière qui ne l’intéresse guère, trop marquée par l’enseignement
des grammatici, pour se concentrer sur ses propres objectifs.
En tout cas, la comparaison de certains passages prouve que TCD et Servius
ont puisé à une même source, comme les notes au vers 1, 27 de Virgile, au sujet
de la « beauté méprisée » de Junon :
Servius 1, 27 : hoc est enim fuit TCD p. 15, l. 17-22 : hoc loco doc-
iudicium Paridis … ; et referunt tores falluntur ; nam tradunt
ad Antigonam Laomedontis fi- iniuriam formae sic extitisse : di-
liam, quam a Iunone propter cunt enim Antigonam Priami filiam
formae adrogantiam in ciconiam ingressam Iunonis templum formam
constat esse conuersam. corporis sui praetulisse simulacro
deae ; quod contra est ; nam melius
« il s’agit en effet du jugement de
est intellegere quod Vergilius habet
Pâris (…) ; et beaucoup se réfè-
quam fabulosa sectari ut iniuria
rent à Antigone, fille de
formae sit Paridis, non Antigonae.
Laomédon, qui, on le sait, trop
orgueilleuse de sa beauté, fut « Ici les savants se trompent : car
changée en cigogne par Junon. » ils racontent que l’injure à sa beauté
se produisit ainsi : ils disent qu’An-
tigone, fille de Priam, une fois en-
trée dans le temple de Junon,
compara sa beauté à celle de la sta-
tue divine ; ce n’est pas cela du
tout ; car il est meilleur de com-
prendre ce que Virgile propose
plutôt que de suivre des affabula-
tions, de sorte que l’injure à sa
beauté est le fait de Pâris, pas
d’Antigone. »

La référence commune à une Antigone troyenne peu connue et leur rejet


commun de cette interprétation ont suggéré que Servius copiait TCD16 : le con-
traire, à ce prix, serait possible ; nous y reviendrons. Mais il faut bien voir qu’en
réalité, ils ne fournissent pas les mêmes indications (la transformation d’Antigone
pour Servius, le lieu et l’occasion de l’offense pour TCD), et qu’ils s’opposent
même sur la filiation de cette Antigone, fille de Laomédon pour Servius, de Priam
pour TCD (par erreur de mémoire et association d’idées) : c’est une référence aux

16
SQUILLANTE SACCONE 1985, p. 37.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 166


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

Métamorphoses d’Ovide (6, 93-98), seule source latine connue, qui emprunte sans
doute cet épisode rare à l’érudition alexandrine.
Les ressemblances prouvent donc qu’ils ont ici recours à une même source
antérieure, qu’ils abrègent ou remanient tous deux pour en retenir des informa-
tions différentes. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la source commune (Aelius
Donat ?) rejette déjà l’interprétation erronée.
Par ailleurs, il faut bien réaliser qu’une telle précision mythologique est ex-
ceptionnelle chez TCD, alors qu’elle est parfaitement courante chez Servius : le
déséquilibre plaiderait donc en faveur d’une influence de ce dernier, s’il ne fallait
plutôt remonter à une source commune aux deux.
D’autres parallélismes, à géométrie et précision variables, prouvent encore
le recours à une source commune que les deux auteurs exploitent à leur manière.
Ainsi, en 1, 30317, l’identification du uolente deo, évidente, ne peut être de leur
fait : la brièveté de la note, inhabituelle là encore à TCD, montre qu’il s’agit d’une
scolie et laisse croire qu’elle est fort ancienne et peut remonter aux premiers tra-
vaux exégétiques sur Virgile.
Au vers 1, 686, la citation commune de Térence18, non sans relation avec le
commentaire d’Aelius Donat à l’Eunuque, suggère là encore que les deux auteurs
copient une glose antérieure, peut-être une note du grand Donat. D’autres explica-
tions similaires apparaissent çà et là, sans réelle distinction à faire entre les deux19.
Cela dit, très régulièrement, le commentaire de TCD, malgré un manque de
concision régulier et paradoxal, est moins riche en termes d’informations, tout en
ayant l’air plus affirmatif et aussi plus vague que celui de Servius. Ces traits mar-
quent, d’après nous, l’attitude désinvolte et volontairement détachée de TCD face
à la matière scolaire qu’il dénigrait dans sa préface. Ainsi, au vers 1, 13220,
l’utilisation de uolunt par TCD montre qu’il connaît une interprétation qui n’est
pas la sienne, mais son manque de précision par rapport à S est flagrant (absence
17
SERVIUS 1, 303 : Deo : Mercurio uel Ioue « le dieu : Mercure ou Jupiter » ; TCD p. 65, l. 28 :
hoc est Ioue uel Mercurio « c’est-à-dire Jupiter ou Mercure ». Il est inutile de surinterpréter
ces notes en accordant trop d’importance à l’ordre d’apparition des théonymes.
18
SERVIUS 1, 686 : et facilis amoris occasio : unde est « sine Cerere et Libero friget Venus »
« et une occasion aisée pour l’amour : d’où le vers ‘Sans Cérès ni Liber, Vénus a froid’ » ;
TCD p. 135, l. 19-22 : huic sententiae etiam Terentius attestatur qui dixit « sine Cerere et Li-
bero friget Venus », unde hic facilior esse potuit mentis inclinatio « Térence aussi témoigne
pour ce passage en disant ‘Sans Cérès ni Liber, Vénus a froid’, d’où a pu naître plus aisément
l’inclination du cœur ».
19
Cf. aux vers 1, 44, 179, 198, 199, 203, 236, 487, 636, 667, 710, 737.
20
SERVIUS 1, 132 : Astraeus enim unus de Titanibus, qui contra deos arma sumpserunt, cum
Aurora concubuit, unde nati sunt uenti secundum Hesiodum « Astraeus, l’un des Titans qui
prirent les armes contre les dieux, coucha avec l’Aurore, d’où sont nés les vents selon Hé-
siode » ; TCD p. 35, l. 31 – p. 36, l. 2 : uolunt enim uentos patres habuisse Gigantes qui, cum
bellum diis intulissent, diuersis suppliciis perierunt « on veut que les vents aient eu pour
pères les Géants qui, pour avoir fait la guerre aux dieux, périrent dans divers supplices ».
Cf. OVIDE, Mét. 14, 545.

Eruditio Antiqua 1 (2009) 167


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

du nom Astraeus, de la source Hésiode), sans oublier une confusion entre Titans
et Géants, dont on ne sait pas trop s’il s’agit d’une véritable erreur ou d’une tradi-
tion secondaire attestée par Hygin21. Même manque (ou refus ?) de précision en 1,
179, où seul Servius lâche le nom savant d’hysteroproteron pour désigner
l’interversion supposée de deux actions22.
Dès 1, 1, TCD est moins net que Servius, comme s’il abordait avec réticence
certaines questions qui semblent lui être imposées par une forme de vulgate exé-
gétique : au sujet de primus, il est d’accord avec ce qui semblait être l’opinio
communis pour dire qu’Énée était arrivé le premier en Italie, mais dans ses fron-
tières de l’époque : cependant, il se contente d’un vague alios là où Servius
nomme Anténor, et ne se soucie pas de préciser les frontières de l’Italie (non ad
eam partem…) quand Servius cite précisément le Rubicon23. Même flou lorsqu’il
s’agit de citer Salluste à propos du vers 1, 698 : TCD se contente, semble-t-il, de
paraphraser le texte, soit qu’il ne l’ait pas sous les yeux, soit que sa source soit
déjà défaillante24 ; en tout cas je ne suis pas sûr qu’il l’ait bien comprise : peut-
être veut-il l’adapter à son interprétation.
Nous avons par ailleurs un phénomène de réduction des interprétations, qui
s’accompagne d’une tournure fort affirmative, là où Servius, comme souvent,
livre plusieurs possibilités reliées par uel ou aut : ainsi commencent à apparaître
21
HYGIN Praef. 4, contre HÉSIODE Th. 375, APOLLODORE 12, 22, 4.
22
SERVIUS 1, 179 : multi hysteroproteron putant, non respicientes superiora … quod falsum est
« beaucoup y voient un hysteroproteron, sans regarder ce qu’il y a plus haut … c’est faux » ;
TCD p. 41, l. 7-10 : hic errant male interpretantes et disputando pessime suum confitentur
errorem dicendo praesposteram ordinationem posuisse Vergilium « ici, ceux qui interprètent
mal se trompent, et par leur très mauvaise discussion confessent leur erreur, quand ils disent
que Virgile a inversé l’ordre des actions ».
23
SERVIUS 1, 1 : quaerunt multi cur Aeneam primum ad Italiam uenisse dixerit, cum paulo post
dicat Antenorem ante aduentum Aeneae fundasse ciuitatem. Constat quidem, sed habita tem-
porum ratione peritissime Vergilius dixit. Nam illo tempore quo Aeneas ad Italiam uenit, finis
erat Italiae usque ad Rubiconem fluuium « Beaucoup demandent pourquoi il a dit qu’Énée
était venu le ‘premier’ en Italie, alors que, peu après, il dit qu’Anténor avait fondé une cité
avant l’arrivée d’Énée. C’est incontestable, certes, mais Virgile l’a dit très habilement, en te-
nant compte de l’époque. Car au moment où Énée est venu en Italie, la frontière de l’Italie
allait jusqu’au Rubicon » ; TCD p. 8, l. 24-27 : quia dixit primum uenisse Aenean ad Italiam,
cum constet etiam alios eo esse peruectos antequam Aeneas Italiam tetigisset : et uerum est,
sed non ad eam partem in qua sunt Lauinia litora « parce qu’il a dit qu’Énée était venu ‘le
premier’ en Italie, alors qu’il est établi que d’autres y sont parvenus avant qu’Énée n’atteigne
l’Italie : c’est vrai également, mais pas pour la région où se trouvent ‘les rivages de Lavi-
nium’ ».
24
SERVIUS 1, 698 : ut aperte Sallustius docet igitur : « discubuere : Sertorius inferior in medio,
super eum L. Fabius Hispaniensis senator ex proscriptis ; in summo Antonius… » « comme
Salluste nous l’apprend clairement : ‘Prirent leur place : Sertorius en bas, au milieu, au-dessus
de lui L. Fabius Hispaniensis, sénateur proscrit ; tout en haut Antoine…’ » ; TCD p. 137, l. 2-
3 : denique et Sallustius Sertorii conuiuium sic describit, ut ipsum, quia potior fuit, conlocas-
set in medio « enfin, Salluste décrit aussi le festin de Sertorius en montrant qu’il s’était placé
au milieu, parce qu’il était plus puissant ».

Eruditio Antiqua 1 (2009) 168


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

des interprétations différentes par nature, puisque Servius en retient plusieurs là


où TCD n’en cite qu’une le plus souvent25.
Les très rares fois où TCD est plus précis que Servius, il a ses raisons. Ainsi,
ce qui semble être son unique remarque grammaticale est nécessitée par une inter-
prétation du texte26 (1, 236) ; il évoque alors des compréhensions hétérodoxes
(sicut alii putant), d’ailleurs relativement tardives, puisque postérieures à la dispa-
rition des quantités vocaliques, et passées sous silence par Servius (qui les
considérait probablement comme absurdes ou impossibles) : en tout cas, nous
avons là des échos de débats non serviens (ou postérieurs à Servius, ce qui est
moins probable).
Concluons ces parallélismes par les commentaires au v. 1, 75, au sujet de la
« belle descendance » que Junon promet à Éole avec une des ses nymphes :
Servius 1, 75 : et simpliciter in- TCD p. 29, l. 3-16 : hoc loco inanis
tellegendum est ; errant namque intellectus homines omisso Vergilii
qui dicunt ideo ‘pulchra’ dixisse puro et uero sic suspicionibus in
propter Canacen et Macareum in falsam interpretationem ducit, ut
se inuicem turpissimos fratres. Il- adserant pulchram prolem idcirco
li enim alterius Aeoli filii fuerunt. Iunonem pollicitam, quod Aeolus
iam turpis filios habuisset, cum Iu-
« il faut comprendre au pied de la
no ei et perpetui temporis
lettre ; car ils se trompent, ceux
matrimonium promississet et pul-
qui disent qu’elle a dit ‘belle’ à
chram prolem, hoc est non corpo-
cause de Canacé et de Macarée,
ris, sed generis honestate
frère et sœur qui se sont entière-
decoratam. Denique ostendemus
ment déshonorés entre eux. Ils
pulchram prolem non in corporis
étaient en effet enfants d’un autre
forma Iunonem esse pollicitam,
Éole. »
sed in ipso matris honesto consor-
tio … scilicet pulchra non corpore,
sed natalium honestate.
« ici, une vaine compréhension, né-
gligeant purement et simplement
Virgile, conduit les hommes vers
une fausse interprétation par des
conjectures, de sorte qu’ils affir-
ment que Junon lui a promis une

25
Ainsi SERVIUS 1, 138 : Saeuumque : uel magnum [et potentem], ut superius, uel uere saeuum
in uentos, quia minatur « Cruel : ou grand [et puissant SD], comme plus haut, ou vraiment
cruel contre les vents, puisqu’il les menace » ; TCD p. 37, l. 5 saeuum tridentem : metuendum
« ‘Cruel trident’ : redoutable ». Cf. aussi 1, 358 ; 1, 385.
26
SERVIUS 1, 236 Italia : in Italia, et detraxit praepositionem more suo « Italie : ‘en Italie’ ; il a
enlevé la préposition, comme souvent » ; TCD p. 61, l. 10-14 : non Italiam dicit gesturam
bellum, sicut alii putant, sed Aenean gesturum bellum in Italia ; deducta enim in praeposi-
tione dixit ‘geret Italia bellum’, hoc est ‘in Italia’ « il ne dit pas que l’Italie fera la guerre,
comme d’autres le croient, mais qu’Enée fera la guerre en Italie ; c’est en effet avec la prépo-
sition enlevée qu’il a dit geret Italia bellum pour in Italia. »

Eruditio Antiqua 1 (2009) 169


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

‘belle descendance’ parce qu’Éole


avait eu des enfants qui lui faisaient
honte, alors que Junon lui avait
promis un mariage qui dure tou-
jours et une ‘belle descendance’,
c’est-à-dire non par le corps, mais
ornée par l’honneur de leur race.
Enfin nous montrerons que Junon a
promis une ‘belle descendance’ non
dans le sens de beauté du corps,
mais dans celui d’un honneur par-
tagé avec leur mère … c’est-à-dire
‘belle’ non pas par le corps, mais
par l’honneur de leur naissance. »

Une fois encore, Servius et TCD rejettent de concert, dans un premier


temps, une interprétation sur pulchra prole, puis dévient entièrement l’un de
l’autre : Servius, à son habitude, est plus précis et plus concis (avec les noms
propres et le rappel de l’existence d’un autre Éole) ; quant à TCD, il se rattache
finalement à une interprétation moralisante, qui fait sa spécificité, et se trouve en-
core en porte-à-faux au niveau mythologique.
Leur rejet unanime de l’explication hétérodoxe ne repose donc pas sur les
mêmes raisons ; mieux encore : ils ne semblent pas tenir compte l’un de l’autre ;
on peut donc estimer que la fin de leurs explications, inconciliables, n’était pas
dans leur source commune, qu’elle leur est propre, ce qui donne la mesure de leur
originalité respective.
Il est clair, en tout cas, que TCD puisait à une source autre que Servius (ce
que Georgii ne soulignait pas suffisamment p. X-XV), que Servius lui-même né-
gligeait ponctuellement, ou écartait volontairement. Preuve aussi que TCD
connaissait la tradition scoliastique sur Virgile et qu’il s’en est inspiré quand il lui
plaisait.
Pour finir sur ces parallélismes, ils permettent, par leur fréquence (faible),
par leur statut et le rôle qu’ils jouent (marginaux), par l’intérêt que l’auteur lui-
même semble leur porter (assez expéditif), par l’écriture même (qui les dilue), de
situer quelque peu la place de TCD dans la tradition de l’exégèse virgilienne, une
place fondamentalement et essentiellement secondaire au niveau mythologique.
Pour ses relations problématiques avec Servius, il semble que, quand ils sont
d’accord, ils puisent à une source commune, sans doute une vulgate déjà bien éta-
blie ; on ne peut pas même assurer, à ce stade, que l’un ait sous les yeux les écrits
de l’autre. Lorsque TCD ne tient pas compte des remarques de Servius, peut-être
puise-t-il à une autre source qu’on pourrait identifier comme Aelius Donat, qui
constituait une forme de bilan du savoir virgilien au milieu du 4e s. (même si
d’autres en ont tiré argument pour l’antériorité de TCD sur Servius). Reste la
grande réticence de TCD, méthodologique, face à la mythologie : donc, quand il
aborde cette matière, à l’instar de Servius, il faut comprendre qu’il a Servius, ou

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DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

un de ses prédécesseurs, sous les yeux ; mais demeure d’ordinaire ce refus du dé-
tail.

2.2. Parallélismes TCD / Servius Danielis

Les parallélismes entre le Servius de Daniel (SD) et TCD sont moins nom-
breux qu’avec Servius, mais cette rareté n’a pas de valeur intrinsèque, puisque la
présence des ajouts de SD est des plus inégales dans le commentaire de Servius, et
que TCD ne commente pas linéairement, mais souvent par séquences. Pourtant,
ces ressemblances sont troublantes, car elles engagent parfois des reprises
d’explication plus littérales qu’avec Servius. De plus, la plupart des parallélismes
que j’ai relevés entre SD et TCD fonctionnent en dialogue et excluent Servius.
Ces ressemblances sont en fait les mêmes explications avec des formulations sou-
vent identiques27 :
SD 1, 133 : numine uenti : distin- TCD p. 36, l. 14-15 : uenti : abiecte
gue numine, ut uenti conuicium pronuntiandum est, ut conuicium
sit. sit, non nomen.
« ‘<Sans ma> puissance, vents’ : « Vents : à prononcer avec dégoût,
bien distinguer ‘puissance’, pour pour que ce soit une insulte, pas un
que ‘vents’ soit une insulte » nom propre »

SD 1, 709 : Iulum : quem puta- TCD p. 138, l. 21 quem putabant Iu-


bant Iulum lum esse
« Iule : celui qu’ils croyaient « celui qu’ils croyaient être Iule »
Iule »

D’autres fois, les explications se rejoignent malgré une formulation diffé-


rente : le fonds en tout cas est le même28. À ce stade, il faut que TCD ait copié SD

27
Cf. aussi SD 1, 95 : bonus autem hic largus uel liberalis « ‘bon’ signifie ici généreux ou libé-
ral » et TCD p. 44, l. 7-8 : bonum interea debemus intellegere bonum ciuem, bonum
largitorem « nous devons comprendre ‘bon’ par ‘bon citoyen, bon donneur » ; SD 1, 265 : er-
go uidetur sic tacite mortem Aeneae significasse « il semble donc avoir ainsi désigné,
tacitement, la mort d’Enée » et TCD p. 61, l. 19-21 : ostendit procul dubio moriturum, sed
quod fuit triste praetermissum est « il montre sans aucun doute qu’il va mourir, mais il l’a
passé sous silence parce que c’était triste » ; SD 1, 345 : intactam : argumentum amoris « ‘in-
tacte’ : argument pour l’amour » et TCD p. 72, l. 6-7 : dehinc amoris inter coniuges honestas
inserit causas « puis il introduit les causes honorables de l’amour entre époux » ; SD 1, 367 :
quia byrsa Graece corium dicitur « parce qu’en grec ‘cuir’ se dit ‘byrsa’ » et TCD p. 81, l.
18-21 : quae appellatio et lingua Graeca, unde Dido fuit, et Punica, hoc est ipsius regionis in
qua res gesta ferebatur, significat corium. Byrsa quippe Graeca appellatione corium est « ce
mot signifie ‘cuir’ en langue grecque, dont relevait Didon, et en langue punique, celle de la
région où l’affaire était traitée. De fait, en grec, ‘cuir’ se dit ‘byrsa’ ».
28
Cf. SD 1, 250 : bene ‘tua progenies’ propter Antenorem « elle a raison de dire ‘ta lignée’ à
cause d’Anténor » et TCD p. 57, l. 23-24 : apud quem priuilegium primi gradus habere de-
buimus « toi, auprès duquel nous devons avoir le privilège du premier rang » ; il s’agit du

Eruditio Antiqua 1 (2009) 171


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

ou que SD ait copié TCD. Teuffel (§431, 6) se posait la question de savoir si TCD
avait servi à constituer le commentum variorum représenté par SD. Certains
exemples pourraient le laisser croire. Cependant, outre ce qu’on a dit ci-dessus de
la nature de l’œuvre de TCD, qui ne lui permet guère d’être découpée en gloses, il
faut garder en mémoire l’exploitation que fait TCD des sources antérieures, en
particulier du grand Donat. Le vers 1, 65 nous le rappelle :
SD 1, 65 : sane antiqui quotiens TCD p. 25, l. 8-12 coepit a nomine,
a minoribus beneficium petebant, quod ipsum nec Iunonem humilem
a nomine incipiebant, et erat ho- nec Aeolo iniuriam fecit. Potior
noratius si nomen ipsius ante quippe si inferiorem nomine suo uo-
praeferrent. cet et se beneuolum monstrat et illi
unde gaudeat subministrat.
« les anciens, chaque fois qu’ils
demandaient une faveur à des « elle commence par le nom, ce qui
êtres inférieurs, commençaient n’humilie pas Junon et ne fait pas
par le nom propre, et c’était plus insulte à Éole. En effet, si un Grand
honorifique s’ils mettaient en appelle un être inférieur par son
premier leur propre nom. » nom, il se montre bienveillant et lui
donne de quoi se réjouir. »

Les deux notes expliquent pourquoi Junon interpelle Éole par son nom, et
donnent grosso modo la même explication ; or, cette explication se trouve déjà
dans le commentaire d’Aelius Donat aux Adelphes de Térence29. Nous avons pro-
bablement là l’une des sources de SD et TCD, source qui avait peut-être, en sus,
servi au commentaire d’Aelius Donat sur l’Énéide. En outre, l’emploi dans SD du
terme antiqui et de l’imparfait, qui rejette cet usage dans le passé, montre que
TCD n’a pas copié directement sur SD, mais bien sur Donat, leur source com-
mune (qui écrit au présent), tandis que Servius se tait à ce propos, et semble avoir
négligé cette interprétation.
La seule explication où nous relevions les trois interprétations de Servius,
SD et TCD montre là encore que TCD se rattache de préférence à une vulgate qui
lui permet de garder son cap et de ne pas sortir du texte :
SD 1, 292 : hic dissimulat de TCD p. 62, l. 18-19 qui postea Qui-
parricidio, quod et iungit eos, et rinus appellatus est, ut obscurari
quia non Romulum, sed Quirinum parricidium posset.
appellat, ut non potuerit parrici-
« qui ensuite a été appelé Quirinus,

discours de Vénus à Jupiter. Les deux explications sont assez elliptiques, mais se rejoignent
par une stratégie de comparaison, et même se complètent : Vénus laisse entendre que si Anté-
nor a pu gagner l’Italie et s’y installer, a fortiori Énée et les Troyens, descendants de Jupiter,
devraient, par les liens du sang et de l’affection, y avoir droit.
29
DONAT ad Adel. 5, 6, 3 : moris est autem inferiores proprio nomine uocare si blandiri uelis
« l’usage est d’appeler les êtres inférieurs par leur nom propre si on veut les cajoler » ; 5, 6,
6 : maximum delinimentum infert eum nomine uocans, quemadmodum in superioribus « il lui
apporte un très grand plaisir en l’appelant par son nom, comme avec des êtres supérieurs ».

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DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

dium facere qui meruerit deus pour pouvoir cacher le parricide »


fieri.
« ici il donne le change sur le
parricide, parce qu’il les place
ensemble, et qu’il ne l’appelle
pas Romulus, mais Quirinus, de
sorte que celui qui a mérité de
devenir dieu n’a pas pu com-
mettre de parricide »

Pour TCD comme pour SD, au vers 1, 292, Quirinus est bien Romulus : ils
fournissent la même justification, alors que Servius la rejette sans conteste et pro-
pose une interprétation allégorique rigoureuse, où Quirinus représente le
personnage historique Auguste (cf. infra). Les stratégies respectives sont là éclair-
cies : Servius développe longuement son argumentation et rejette la glose
‘courante’ que TCD reprend à son compte, parce qu’elle lui convient. Ignore-t-il
volontairement celle de Servius, ou ne la connaît-il pas du tout ? À ce stade, ce
n’est toujours pas clair.

2.3. Différences Servius / TCD

En revanche, les différences d’interprétation entre les auteurs jouent un rôle


méthodologique plus important que les ressemblances, car elles créent des con-
trastes, des oppositions, qui, par nature, se distinguent mieux, et laissent parfois
entrevoir qui critique qui. Ce n’est pas un travail toujours aisé, car il demeure fort
problématique.
2.3.1. Problèmes méthodologiques dans l’usage de la contradiction
Si c’était toujours le même auteur qui attaquait ou réfutait l’autre, il serait
relativement facile d’établir logiquement une chronologie. Mais ce n’est pas le
cas, car nous avons, rappelons-le, un ménage à trois – au moins – entre Servius,
TCD et SD, qui représente à la fois Aelius Donat et une forme de vulgate. Nous
donnons ci-dessous trois comparaisons contradictoires entre Servius et TCD pour
illustrer les difficultés qu’on rencontre dans ce genre d’analyse :
Servius 1, 92 : Frigore : timore. TCD p. 32, l. 10-18 : Alii frigus pro
Et est reciproca translatio ; nam timore intellegunt positum, quod
timor pro frigore et frigus pro ti- contra est ; nam si timuit Aeneas
more ponitur. mortem, derogatum est uirtuti ac
meritis eius. Frigus ergo dixit pro-
« Froid : peur. Et on peut les
prie quod nascebatur non ex casu
permuter, car on dit ‘peur’ pour
euidentissimae mortis, sed ex leti
‘froid’ et ‘froid’ pour ‘peur’ »
genere, quod cruciabat animum uiri
qui optabat gloriose in campo oc-
cumbere quam ignobiliter in
fluctibus interire. Recte ergo non

Eruditio Antiqua 1 (2009) 173


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

timorem, uerum frigus debemus in-


tellegere, quod oriebatur ex tot
aduersis quae corporis calores e-
xtinxerant.
« Certains comprennent que ‘froid’
a été mis pour ‘peur’, mais c’est
faux ; car si Énée a craint la mort,
alors on lui a enlevé son courage et
ses mérites. Il dit donc ‘froid’ au
sens propre, froid qui naît non pas
de l’arrivée d’une mort si évidente,
mais du genre de mort, qui mettait
au supplice l’esprit d’un homme qui
souhaitait tomber au champ
d’honneur plutôt que périr sans
gloire dans les flots. Nous devons
donc comprendre non pas ‘peur’,
mais ‘froid’, qui provenait de tant
de malheurs qui avaient éteint la
chaleur du corps. »

Servius 1, 230 : uolunt quidam TCD p. 52, l. 5-8 : deorum perso-


superfluo ‘regis’ ad deos refferi, nae applicauit aeternis regis
‘terres’ ad homines, nescientes imperiis, hominum uero et fulmine
quia maioris potestatis est idem terres, ut auctoritate regantur dii,
posse circa deos quod circa ho- homines autem fulmine terreantur
mines. et conpellantur ad uenerationem
« certains veulent inutilement que « il a appliqué aux personnages des
‘tu diriges’ réfère aux dieux, et dieux l’expression ‘toi qui diriges
‘tu fais peur’ aux hommes : ils avec des lois éternelles’ et aux
ignorent que c’est le propre d’un hommes ‘toi qui fais peur avec ta
pouvoir suprême de pouvoir les foudre’, de sorte que les dieux
mêmes choses sur les dieux et sur soient dirigés par l’autorité et les
les hommes » hommes terrifiés par la foudre et
contraints au respect »

Servius 1, 213 : quibus utebantur TCD p. 49, l. 21-23 : alii uero cum
non ad elixandas carnes, sed ad aqua inponebant igni uasa aenea ut
se lauandos. Heroicis enim tem- elixam facerent carnem
poribus carne non uescebantur
« d’autres ont mis sur le feu des
elixa.
vases d’airain avec de l’eau pour
« dont ils se servaient non pour faire bouillir la viande »
faire bouillir la viande, mais pour
se laver. En effet, aux temps hé-
roïques, on ne mangeait pas de
viande bouillie. »

Eruditio Antiqua 1 (2009) 174


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

Ainsi, au vers 1, 92, à propos de l’effroi que ressent Énée au début de la


tempête, il semble évident que TCD attaque la glose de Servius ; il prend le temps
de le réfuter, alors que Servius ne semble pas connaître ses contre-arguments ou
ne prend pas la peine de s’en faire l’écho. Inversement, au vers 1, 230, c’est Ser-
vius qui, si l’on compare objectivement les deux notes, semble réfuter
l’explication de TCD sur la distinction entre deux verbes. Par ailleurs, au vers 1,
213, nous avons des explications contraires sur l’usage de vases d’airain, mais
sans tentative de réfutation cette fois : les interprétations s’opposent tout simple-
ment sans qu’aucune relativité ne soit alors possible.
Face aux difficultés d’une approche comparative, notre méthode consistera
dans un premier temps à rappeler les caractéristiques de TCD dans ce genre de
débats, où il imprime sa marque et se distingue de Servius ; puis, une fois faite la
part de TCD, nous essaierons de distinguer dans ces débats ce qui permet ou pas
d’établir une logique argumentative, et donc un essai de chronologie relative de
TCD au sein de l’exégèse virgilienne.
2.3.2. Tendances propres à TCD
Dans les débats virgiliens auxquels il prend part – qu’il les cite nommément
(avec alii, quidam…) ou pas – TCD imprime sa marque en imposant à ses expli-
cations quelques-unes de ses caractéristiques propres, dont on a déjà évoqué un
certain nombre.
Ainsi, il fait souvent preuve d’une grande littéralité dans son interprétation
du texte. On le voit dans des passages comme 1, 830 où il distingue numen de Iu-
no, alors que pour Servius il s’agit plus probablement31 d’un numen de Junon :
Servius 1, 8 : Iuno multa habet TCD p. 11, l. 1 : utrum aliquod nu-
numina … ; merito ergo dubitat men uel ipsam Iunonem laesisset
quod eius laeserit numen Aeneas. Aeneas
« Junon a beaucoup de numina ; « si Énée avait blessé un numen
(…) il a raison de demander quel quelconque ou bien Junon elle-
numen de Junon Énée a blessé » même »

Par ailleurs, TCD a tendance à réduire l’interprétation, là où Servius la mul-


tiplie, par exemple au sujet des honneurs de Ganymède32 :
Servius 1, 28 : uel propter minis- TCD p. 15, l. 25-28 : hoc loco foe-
terium poculorum, quod exhibuit dum est intellegere aliquid de

30
Cf. SERVIUS 1, 703 : quinquaginta : hoc est multa « cinquante : c’est-à-dire beaucoup » et
TCD p. 137, l. 18-19 : ubi igitur fuerant quinquaginta ad quarum curam « où il y en avait
donc cinquante pour s’en occuper » ; voir aussi 1, 384 (p. 85) ; 1, 650 (p. 127).
31
Il rapporte cependant, à la suite, au moyen d’un alii tamen dicunt, l’opinion reprise par TCD.
32
Cf. aussi aux vers 1, 67 (p. 26, l. 17-18 gens) ; 1, 137 (p. 37, l. 2-3 maturate) ; 1, 505 (p. 100,
l. 23-24 testitudo) ; 1, 454 (p. 91, l. 31-33 reginam) ; 1, 561 (p. 111, l. 9-10 breuiter).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 175


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deis remota Hebe, Iunonis filia, zodiaco circulo in quo Ganymedes


uel quod inter sidera conlocatus dicitur conlocatus, ne infames et ef-
aquarii nomen accepit. feminati inter sancta sidera
numerentur et sentiamur quod poe-
« soit en raison de sa fonction
ta non dixit.
d’échanson, que remplissait au-
près des dieux Hébé, fille de « il est honteux de comprendre ici
Junon, avant d’être remplacée, qu’on parle du zodiaque, où l’on dit
soit parce que, placé au milieu que Ganymède a été placé : inutile
des astres, il reçut le nom de Ver- de mettre au nombre des astres sa-
seau. » crés les infâmes et les efféminés, et
d’y voir ce que Virgile n’a pas
dit ».

Dans ces cas-là, il limite l’interprétation en cohérence avec lui-même, dans


des directions qui sont les siennes par ailleurs (par exemple dans le sens de la mo-
rale pour Ganymède). On note ainsi une tendance certaine à jouer les père-la-
morale (cf. aussi 1, 286 p. 63, l. 16 sq. sur pulchra, ou 1, 392 p. 86, l. 15 sq. sur
uani parentes). Il est très rare qu’il propose deux solutions33. D’autres fois, à trop
diluer ses interprétations, il les rend du coup souvent floues : cf. 1, 243 (p. 56, l. 7
sur Illyricum) ; 1, 505 (p. 100, l. 23 sur testitudo).
Il faut enfin souligner son indépendance relative dans le choix des débats :
on la remarque pour les commentaires où TCD est seul à se démarquer : il nous
livre ainsi des points de controverses non serviens, qui permettent d’enrichir
l’exégèse antique34. Il ne s’aligne pas non plus systématiquement sur SD, comme
le montrent au moins quatre oppositions que nous avons relevées35. Parfois même,
TCD s’oppose à la fois à Servius et à SD, ce qui nous donne trois interprétations
d’un même passage virgilien, par exemple sur Jupiter qui en 1, 254 sourit après le
discours de Vénus ou sur le vers 1, 458 Atridas, Priamumque, et saeuum ambobus
Achillem « les Atrides, Priam et Achille cruel aux deux » :

33
Cf. 1, 480 (p. 95, l. 28-30 sur peplum) ; 1, 486 (p. 97, l. 13-15 sur currus).
34
Par exemple 1, 444, p. 90, l. 19-21 nihil interest an lucus media in urbe fuerit an umbra fuerit
media in luco « il n’y a aucune différence importante si on lit ‘le bois était au milieu de la
ville’ ou ‘l’ombre était au milieu du bois’ » ; 1, 507, p. 101, l. 2-5 : ‘iura dabat’ sic alii expo-
nunt : imperabat, sed non ita est ; … hoc est ‘constituebat’ « par ‘elle donnait des lois’,
certains comprennent ‘elle commandait’, mais ce n’est pas cela… c’est ‘elle établissait’ » ; 1,
664, p. 130, l. 28 : sunt qui ita distinguant : mea magna potentia solus « il y en a qui ponc-
tuent ‘mea magna potentia solus, …’ [au lieu de mea magna potentia, solus, …] ».
35
Opposer ainsi SD 1, 456 : sane pugna est temporale certamen, idem et proelium significat ;
bellum autem uniuersi temporis dicitur « pugna désigne un combat limité dans le temps et a
le même sens que proelium ; bellum en revanche se dit de la guerre dans son ensemble » et
TCD p. 92, l. 29-30 : bellum quippe est quod inter plurimos geritur, pugna quae inter duos
agitatur « bellum a lieu entre de très nombreuses gens, pugna entre deux personnes » ; voir
aussi SD 1, 12 et TCD p. 13, l. 2-5 (sur antiqua) ; SD 1, 25 et TCD p. 15, l. 2-4 (sur causae et
dolores au pluriel) ; SD 1, 254 et TCD p. 58, l. 25-27 (sur subrisit).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 176


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Servius 1, 254 sub- SD 1, 254 : … aut TCD p. 58, l. 26-30 :


ridens : laetum os- certe risit intellegens Risit enim quasi
tendit Iouem et Iunonis dolos oblique uulgare est…. Subri-
talem qualis esse so- accusari a Venere sit, ut pars esset
let cum facit seruata publi-cae
« ou il a ri en compre-
serenum reuerentiae, pars
nant que Vénus
exhibita beniuolen-
« Souriant : il mon- accuse indirectement
tiae quae filiae debet
tre un Jupiter heu- les ruses de Junon »
uexatae tribui.
reux, tel qu’il est
chaque fois qu’il « Rire en effet est
rend le temps clair » pour ainsi dire vul-
gaire… Il a souri,
pour garder une part
de sa réserve en pu-
blic, et pour montrer
une part de la bien-
veillance qu’il doit
accorder à sa fille
blessée »

Servius 1, 458 Atri- SD 1, 458 : An ‘am- TCD p. 93, l. 3-4 :


das pro uno accipe, bobus’ Agamem-noni saeuum ambobus :
quos unius partis tantum et Priamo ? an species est conpa-
constat esse ambobus exercitibus ? rationis, ut sit
saeuior fuit Achilles
« comprenons ‘les Ou bien ‘aux deux’
Agamemnone et
Atrides’ pour une désigne-t-il seulement
Menelao.
seule personne : on Agamemnon et Pri-
sait qu’ils ne fai- am ? Ou bien les deux « ‘cruel aux deux’ :
saient qu’un » armées ? c’est une forme de
comparaison, de
sorte qu’il faut com-
prendre : ‘Achille
est plus cruel
qu’Agamemnon et
Ménélas’. »

Enfin, TCD livre des remarques qu’il est le seul à faire : p. 7, sur l’ordre lo-
gique d’arma uirumque ; p. 22, sur la gloire de la femme en fonction du mari ;
p. 32, il est seul à nommer Politès, fils de Priam ; p. 46, il livre une interprétation
évhémériste de la légende de Scylla, etc.36 L’explication des vers 1, 750 sq., lors-
que Didon fait parler Énée sur la guerre de Troie, est typique de TCD par sa forme
de rationalisme et sa cohérence narratologique, par sa vraisemblance psycholo-

36
Voir aussi p. 42, l. 28-31 (explication de a tergo) ; p. 79, l. 13-15 (argentum) ; p. 80, l. 2-4
(dux femina) ; p. 93, l. 8-9 (socius) ; p. 103, l. 7-10 (clamant) ; p. 132, l. 16-17 (iniquam) ;
p. 137, l. 13-15 (paniers en osier) ; p. 141, 17 (présage de la mort de Didon).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 177


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gique éloignée de Servius qui, more suo, s’intéresse au contenu mythique des
questions de la reine, alors que TCD se focalise sur les raisons de ces questions :
p. 144, l. 3-7 : superflue quae nouerat et picta habuit requirebat … cuius
animus de Aeneae praesentia satiari non poterat.
« elle demandait sans en avoir besoin ce qu’elle savait déjà et qu’elle voyait
sur les peintures du temple … son cœur ne pouvait se rassasier de la présence
d’Énée. »

Voilà donc quelques tendances propres à TCD, qui font une partie de son
originalité, et qu’on doit garder en tête quand on compare la matière sur laquelle
portent les oppositions entre ses interprétations et celles de Servius.
2.3.3. TCD et les débats virgiliens
Il faut d’abord opérer une distinction entre approches exégétiques : parfois,
deux interprétations s’affrontent et s’opposent, non seulement en disant le con-
traire, mais en faisant référence à celle qu’elles tentent de réfuter. D’autres fois,
les auteurs présentent deux interprétations différentes, voire incompatibles, mais
qui s’ignorent entre elles. Enfin, il arrive que les auteurs choisissent de commenter
des aspects différents d’un même vers, ou dans des directions indépendantes.
Mais l’essentiel n’est pas là : comment établir une chronologie relative dans
ce genre de débats ? Problème d’autant plus délicat que, comme nous l’avons rap-
pelé, nous avons au moins affaire à une triangulation exégétique, puisque tant
TCD que Servius connaissaient le commentaire d’Aelius Donat sur l’Énéide. Ce
trio (a minima : on ne sait trop dans quelle mesure Aelius Donat avait compilé les
sources antérieures, ni dans quelle mesure il est effectivement présent dans SD)
laisse assez aisément entrevoir une logique dans les controverses, où d’ailleurs
TCD semble parfois se rattacher à une opinio communis. Ainsi, au sujet du Cae-
sar du vers 1,286, il s’agit pour TCD d’Auguste (et la critique moderne est
presque unanime sur ce point), parce que Virgile « écrivait l’Énéide en l’honneur
de César », c’est-à-dire Auguste, tandis que Servius, prenant le contre-pied de la
lectio facilior, opte pour le grand César37.
En revanche, dès qu’il s’agit de dater les interprétations, on est vite empê-
ché. Les exemples typiques sont ceux fournis par les débats lexicaux, sur le sens
de tel ou tel mot : oppositions le plus souvent peu exploitables, car non pertinentes
pour l’établissement d’une chronologie38. Certaines explications littéraires ne sont

37
TCD p. 63, l. 16 : quia in honorem Caesaris Aeneidem scribebat ; SERVIUS 1, 286 : Caesar
hic est qui dictus est Gaius Iulius Caesar.
38
Opposer par exemple SERVIUS 1, 34 et TCD p. 17, l. 15-20 (uix) ; SERVIUS 1, 92 et TCD
p. 32, l. 10-11 (frigor) ; SERVIUS 1, 137 et TCD p. 37, l. 2-3 (maturate) ; SERVIUS 1, 228 et
TCD p. 51, l. 10-11 (tristior) ; SERVIUS 1, 384 et TCD p. 85, l. 7-9 (ignotus) ; SERVIUS 1, 447
et TCD p. 91 (simulacrum) ; SERVIUS 1, 479 et TCD p. 95, l. 27 (non aequae) ; SERVIUS 1,
480 et TCD p. 95, l. 28-30 (peplum) ; SERVIUS 1, 576 et TCD p. 114, l. 6-7 (certos), etc.

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pas plus utiles39. Tout cela pour dire qu’il ne faut pas tant raisonner en terme de
sens qu’en terme de valeurs : si certains débats ne sont pas pertinents sous l’angle
chronologique, d’autres, en revanche, prennent une signification, car ils ont la
portée d’une réelle contestation.
Pour établir donc un essai de chronologie relative, il faut, tout en tenant
compte des usages de chaque auteur, trouver une explication propre à Servius,
s’assurer autant que possible qu’elle soit bien de lui, et non reprise à la vulgate : si
TCD la conteste ou la complète, il est nécessairement postérieur à l’énonciation
de cette explication. Nous pensons avoir trouvé au moins deux cas qui remplissent
ces conditions.
Le cas sans doute le plus probant est celui du vers 1, 4, à propos de
l’expression saeua Iuno, qui conditionne en partie l’orientation des commen-
taires :
Servius 1, 4 : Cum a iuuando dic- TCD p. 9, l. 20-24 : non enim
ta sit Iuno, quaerunt multi cur saeuam potentem dixit, ut alii uo-
eam dixerit saeuam, et putant lunt, sed reuera saeuam, quae
temporale esse epitheton, quasi persequeretur innocentem et eum
saeua circa Troianos, nescientes qui nihil admisisset et esset deorum
quod saeuam dicebant ueteres omnium perindeque ipsius quoque
magnam. Sic Ennius « Induta fuit Iunonis antistes et cultor.
saeua stola ». Item Vergilius cum
« en effet, par ‘cruelle’ il ne veut
ubique pium inducat Aeneam, ait
pas dire ‘puissante’, comme
« maternis saeuus in armis Ae-
d’autres le veulent croire, mais
neas », id est magnus.
vraiment ‘cruelle’, puisqu’elle per-
« Alors que le nom de Junon sécute un innocent qui n’avait
vient du verbe iuuare ‘aider’, commis aucun crime et qui était le
beaucoup se demandent pourquoi champion et le dévot de tous les
il l’a qualifiée de cruelle, et pen- dieux, et donc aussi de Junon elle-
sent qu’il s’agit d’une épithète de même. »
circonstance, comme si elle était
cruelle contre les Troyens seule-
ment, mais ils ignorent que par
saeuus ‘cruel’ les anciens vou-
laient dire ‘grand’. Ainsi Ennius :
‘elle fut revêtue d’une robe
cruelle’. De même, Virgile, alors
qu’il montre toujours Énée
comme pieux, dit ‘le cruel Énée
dans les armes maternelles’,
c’est-à-dire ‘le grand Énée’. »

39
Par exemple SERVIUS 1, 67 et TCD p. 26, l. 17-18 (gens) ; SERVIUS 1, 486 et TCD p. 97,
l. 13-15 (currus) ; SERVIUS 1, 563 et TCD p. 112, l. 5-10 (rem duram).

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Alors que Servius et TCD communient pour ainsi dire dans la défense in-
conditionnelle d’Énée contre toutes les malveillances ou suspicions (de trahison,
de lâcheté, de bassesse…), ils s’opposent au sujet des dieux : si TCD ne les
évoque qu’à propos du texte, et sans grand intérêt autre que psychologique, Ser-
vius, au contraire, semble s’engager dans un militantisme des valeurs
traditionnelles de Rome, comme s’il voulait sauvegarder à tout prix l’honneur du
paganisme contre les attaques des chrétiens40. Or, l’une de ces attaques portait sur
les passions désordonnées des dieux, parfaitement immorales et humaines aux
yeux de leurs contempteurs. Pour tout lecteur de l’Énéide, et pour Virgile lui-
même, la cruauté de Junon à l’égard d’Énée semble stupéfiante : TCD en prend
son parti, et, pour justifier Énée, attaque systématiquement la déesse ; Servius, au
contraire, n’est pas loin de s’enferrer dans des raisonnements spécieux qui prou-
vent son attachement au paganisme, et sans doute une influence moralisante du
néo-platonisme, qui aidait justement les défenseurs des idées traditionnelles dans
leur œuvre. Pour Servius, Junon ne peut pas et ne doit pas être « cruelle »41. Ce
n’est pas seulement, comme on pourrait croire au premier abord, un débat lexico-
logique sur saeuus : non, c’est un combat idéologique.
Qui mène ce combat ? Pour autant qu’on puisse en juger par les témoi-
gnages qui nous restent de lui ou les notes de SD issues de son commentaire,
Aelius Donat ne semble pas s’y être réellement engagé ; au contraire, c’est son
élève Servius que Macrobe a choisi de représenter dans ses Saturnales, en pré-
sence de champions du paganisme, comme Symmaque. Tout porte à croire que
nous avons dans l’interprétation de saeua, cause quasiment perdue, presque un
contre-sens volontaire, un trait propre à Servius, dans des circonstances histo-
riques précises qui l’ont conditionné.
Or, TCD attaque, plus nettement et vigoureusement qu’à son habitude (mais
souvenons-nous qu’il combat pour Énée), cette interprétation de saeua : il prend
le temps de la réfuter. Il semble même discerner la faiblesse de l’argumentation de
Servius sur ce point et la retourne contre lui : ce dernier, dans son second
exemple, rappelait la piété d’Énée, pour prouver que saeuus … Aeneas ne pouvait
signifier ‘le cruel Énée’ ; or, pour TCD, c’est justement parce qu’Énée est pieux
que Junon est cruelle42 et que saeua a un sens fort : TCD souligne ainsi la dimen-
sion de tragédie humaine contenue dans l’Énéide, alors que Servius tend à
l’escamoter.

40
Cf. COURCELLES 1984 ; BÉJUIS-VALLAT 2009, p. 183-184.
41
BÉJUIS-VALLAT 2009, p. 183.
42
C’est d’ailleurs l’une des lignes de force de son commentaire au chant 1 : c’est la deformatio
Iunonis (p. 9, l. 18-19) ; cf., entre autres, p. 4, l. 4-10 (saeuitiae crimen obiecit … culpam ad-
dens … ingentem inuidiam) ; p. 11, l. 2 (confirmaret Iunonis saeuitiam…) et l. 20-22
(Quantum ergo reprehendenda est Iuno, quae nec accepit Aeneae iniuriam et sic persecuta
est innocentem !) ; p. 16, l. 11 (ad exprimendam Iunonis iniquitatem… exprimitur crudelitas
inimicae) ; p. 132, l. 14 (odiis Iunonis iniquae).

Eruditio Antiqua 1 (2009) 180


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

Nous avons bien ici, de la part de TCD, une réponse. Et si, comme nous
avons essayé de la montrer, il répond à une objection propre à Servius, il lui est
chronologiquement postérieur. Outre le fait qu’il porte sur un point non pas litté-
raire à strictement parler (du moins pour Servius, car TCD le réintègre sèchement
dans le seul domaine du texte), mais idéologique, ce parallélisme se situe au début
du premier chant, là où TCD subit nécessairement le plus, vu son importance, les
influences extérieures, et où il peut et doit prendre position sur un certain nombre
de points traditionnellement commentés.
Si donc Servius est antérieur à TCD sur ce point, nous pouvons en déduire
les principes suivants : TCD connaît le commentaire de Servius et le reprend sur
certains points, même si on ne peut pas être sûr que tel passage de Servius ne re-
prenne pas lui-même la vulgate ; il ne fait d’ailleurs pas de fixation sur lui, et
souvent il le néglige absolument ; inversement, lorsque Servius semble corriger
TCD, c’est précisément sur un passage que TCD emprunte à la vulgate : c’est
donc elle que Servius corrige. D’ailleurs, pour finir sur ce point, c’est TCD qui
attaque les grammatici et entend s’en distinguer, pas le contraire : et, si TCD était
antérieur à Servius, ce dernier n’aurait aucune raison de lire son contempteur, vu
le contenu respectif de leur commentaire.
On peut donc supposer qu’à chaque divergence, c’est TCD qui critique, im-
plicitement le plus souvent, car il ne nomme aucune source scoliastique, Servius.
Ainsi deviennent également plus clairs les débats lexicologiques qui, disions-
nous, n’aident guère à la chronologie : mais, pour paraphraser Fontenelle, si TCD
semble si souvent répondre à Servius, c’est qu’il lui répond, par exemple :
Servius 1, 185 : errantes : pas- TCD p. 43, l. 21-22 : huc accedit
centes (…) re uera enim dum quia qui pascitur non errat et qui
pascuntur, uagantur. errat non pascitur.
« errant : paissant (…) ; car en « à cela s’ajoute le fait que celui qui
vérité, quand ils paissent, ils er- paît n’erre pas et celui qui erre ne
rent. » paît pas. »

Comme deuxième cas, a contrario cette fois, nous essaierons de démontrer


que parfois TCD s’est laissé aller à compléter Servius sur des points d’érudition :
situation parfaitement cocasse au regard de ses habitudes et du peu de cas qu’il
fait en définitive de l’érudition pure et dure. Pour preuve de cette désinvolture
dont il fait parfois preuve, il commet une grave erreur au vers 1, 235 en confon-
dant Teucer et Dardanos43. Mais, sur un point au moins, il semble vouloir en

43
TCD p. 53, l. 22-23 : quoniam Teucer Italus peruenerat ad Troiam eiusque originem eo redi-
turam pollicitus fuerat Iuppiter « puisque l’italien Teucer était parvenu jusqu’à Troie et que
Jupiter lui avait promis que sa descendance y retournerait », alors que Servius recadre les lé-
gendes (1,235 Teucrum pro Dardano posuit : Dardanus enim de Italia profectus est, Teucer
de Creta « il a mis Teucer à la place de Dardanos : en effet, Dardanos est parti d’Italie, Teu-
cer de Crète »), alors que Virgile lui-même avait précisé à diverses reprises (notamment en
Én. 3,167 & 503, 7, 207 & 240, l’origine italienne de Dardanos, fondateur de la ville d’Ilion

Eruditio Antiqua 1 (2009) 181


DANIEL VALLAT LE COMMENTAIRE DE T. DONAT AU CHANT 1 DE L’ÉNÉIDE

remontrer à Servius : il s’agit de la légende de la fondation de Carthage : Didon


aurait acheté toute la terre que pouvait couvrir une peau de bœuf :

Servius 1, 367 : adpulsa ad TCD p. 80, l. 20 – p. 81, l. 20 : huius loci


Libyam Dido cum ab Hiarba diuersa traditio est. Alii dicunt pecuniam tunc
pelleretur, petit callide ut ex corio bubulo fuisse et inde pecuniam dictam,
emeret tantum terrae quan- quod ex pecore originem duceret, tantumque
tum posset corium bouis fuisse in pretio loci quantum bouis unius co-
tenere. Itaque corium in fila rium conficere potuisset. Alia traditio talis est,
propemodum sectum tetendit quod uenditor hac fraude deceptus sit, ut tan-
occupauitque stadia uiginti tum agri modum uenderet quantum corium
duo ; bouis circumdare potuisset : illum nihil fraudis
suspicantem arbitratum esse tantum se sedis
« Poussée vers la Libye
tradidisse posset occupare integrum corium si
lorsqu’elle fut chassée de
per terram iaceret, emptores uero fraude quae-
Hiarba, Didon demanda ha-
sito commento in corigiam tenuem solidum
bilement à acheter toute la
corium duxisse perindeque factum ut amplius
terre que pourrait recouvrir
quam debuerat teneretur. Sed omnia haec fabu-
une peau de bœuf. C’est
losa sunt magis quam uera. Nam si
pourquoi elle tendit une
consideremus […], inueniemus tanta ac tam
peau coupée à peu près en
magna non potuisse nisi locis latioribus condi,
fils et prit possession de
quae conparari sine dubio non possent ex unius
vingt stades ; »
corii utraque opinione, licet ipse poeta addide-
rit uerisimilitudinem qua credibile faceret
factum dicendo ‘facti de nomine Byrsam’, qua-
si locum ipsum condendae ciuitati necessarium
atque emptum uocitauerint Byrsam. Quae ap-
pellatio et lingua Graeca, unde Dido fuit, et
Punica, hoc est ipsius regionis in qua res gesta
ferebatur, significat corium. Byrsa quippe
graeca appellatione corium est et bursalf puni-
ca elocutione corium significatur.
« il y a ici différentes traditions. Certains disent
que la monnaie était alors en peau de bovin et
de là fut appelée pecunia parce qu’elle venait
du pecus, et que le prix du terrain se montait à
toute la peau d’un seul bœuf. Une autre tradi-
tion dit que le vendeur fut trompé par la ruse
qui consistait à vendre seulement autant de
terre que la peau d’une bœuf pouvait en recou-
vrir : ne soupçonnant aucune ruse, il pensa
pouvoir laisser autant de terrain qu’en occupait

(8,134). L’erreur de TCD est due à ses habitudes : d’une culture générale parfois superficielle
dès qu’il n’a plus ses sources sous les yeux, il se refuse à sortir du texte ; pour lui, si Virgile
dit Teucer, c’est Teucer : même littéralité que pour saeua plus haut. Au vers 3, 167 (p. 288), il
ne commet pas la même erreur, mais reste encore une fois bien éloigné de Servius et SD.

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une peau entière si on la posait à terre, et les


acheteurs, par ruse, étirèrent une solide peau en
un mince lacet, et il arriva qu’il en recouvrait
bien plus qu’il n’aurait dû. Mais tout cela est
une invention plus que la vérité. Car si nous
considérons… [v. 423 et 426, description de
Carthage], nous conclurons que de si nombreux
et si grands bâtiments n’auraient pas pu être
construits, sinon dans de plus vastes espaces,
qui ne peuvent absolument pas être comparés
avec l’une ou l’autre explication reposant sur
une seule peau, même si le poète lui-même y a
ajouté de la vraisemblance pour rendre le fait
crédible en disant ‘Byrsa d’après le nom de
l’acte’, comme s’ils avaient appelé Byrsa le
lieu même, nécessaire à la fondation de la ville
et acheté à cette fin. Ce mot signifie ‘cuir’ en
langue grecque, dont relevait Didon, et en
langue punique, celle de la région où l’affaire
était traitée. De fait, en grec, ‘cuir’ se dit ‘byr-
sa’, et ‘bursalf’ en punique. »

L’étonnant, dans cette longue digression, ce n’est pas sa prolixité verbale,


ordinaire à TCD, mais bien la richesse des explications, sur un point de pure éru-
dition qui d’habitude le laisse froid. Au vu de SD44, il a très probablement profité
de la note d’Aelius Donat sur le sujet, mais la seconde partie de son développe-
ment, celle qui rejette en bloc les deux traditions précédemment évoquées, lui
semble vraiment personnelle, avec son « nous » et sa rationalisation. Malgré ses
préventions, il fait là œuvre de grammaticus, et on le surprend, contrairement à
son habitude, à compléter les précisions de Servius. Que ce dernier fasse un tri
dans la vulgate pour retenir ce qu’il juge bon, c’est indiscutable : mais il paraît
inconcevable que le grand Servius, le maître de l’érudition, si attentif aux notes
d’antiquité et aux étymologies, ayant sous les yeux un tel savoir, eût résisté à
l’envie de l’exploiter ! Il ne la connaissait probablement pas. Il semble donc que
TCD joue au plus fin et, pour en fois, s’en aille chercher le maître sur son propre
terrain, alors que, par ailleurs, rien ne lui est plus étranger. En tout cas, vu une
telle érudition, il est évident qu’on ne peut pas trop reculer TCD dans le temps ni
trop l’éloigner de Servius.

44
SD 1, 367 : quia byrsa Graece corium dicitur « parce qu’en grec ‘cuir’ se dit ‘byrsa’ ».

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Conclusion

Les goûts de TCD, et probablement sa formation intellectuelle, le poussent à


dénigrer les commentaires de grammatici et à proposer ses propres interprétations.
Cependant, aussi peu intéressé qu’il soit en définitive par la matière proprement
érudite, il semble contraint d’y entrer sous la pression d’une tradition qu’il rejette
et qui pourtant est présente dans son œuvre. Notre choix du livre 1 n’est pas for-
tuit : c’est là qu’il subit le plus nettement l’influence des commentaires
préexistants ; aussi ce livre peut-il servir de paradigme, et malgré la brièveté du
corpus au regard de l’œuvre entière, nous permettre de mieux situer son auteur au
sein de l’exégèse virgilienne de l’antiquité, à laquelle il appartient de plein droit.
Nous avons essayé, avec de nouveaux arguments, de défendre l’opinion de son
éditeur Georgii, pour qui TCD est postérieur à Servius, alors que M. Squillante
Saccone est d’un avis contraire. Dans une matière aussi délicate, il ne faut
négliger aucune piste, et celle des tendances idéologiques n’est pas la moindre :
tandis que TCD se limite à une défense inconditionnelle de Virgile et d’Énée,
d’autres valeurs apparaissent de façon plus sensible chez Servius, et c’est sur elles
que nous nous sommes appuyé pour proposer notre chronologie.

BIBLIOGRAPHIE

BÉJUIS-VALLAT M. 2009, « Servius, interpres nominum Vergilianorum », dans


Onomastique et intertextualité dans la littérature latine, F. Biville et D. Val-
lat (éd.), Lyon, p. 165-193.

GEORGII H. 1905, Tiberi Claudi Donati Interpretationes Vergilianae, Leipzig,


réimp. Stuttgart 1969.

COURCELLES P. 1984, Lecteurs païens et lecteurs chrétiens de l’Énéide, Paris.

PIROVANO L. 2006, Le Interpretationes Vergilianae di Tiberio Claudio Donato :


problemi di retorica, Rome.

SQUILLANTE SACCONE M. 1985, Le Interpretationes Vergilianae di Tiberio Clau-


dio Donato, Naples.

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