Sunteți pe pagina 1din 49

Novikov, Ilya V. Prof.

Alexis Keller
BARI 2 2010/2011

HISTOIRE DE LA PENSEE JURIDIQUE ET POLITIQUE

LES FONDEMENTS DE LA PENSEE JURIDIQUE ET


POLITIQUE MODERNE

Introduction :
• Les objectifs visés par l’étude de l’émergence du concept moderne de l’Etat sont au
nombre de trois :

- Présenter, analyser et comprendre les « classiques » de la pensée politique


moderne, à commencer avec la Renaissance italienne et culminant avec les années
1860. Ces bornes sont justifiées par le fait que le concept moderne d’Etat, qui
apparaît réellement au XVIème siècle, germe en vérité depuis la fin du XVème. Au
milieu du XIXème siècle pourtant, tous les concepts juridiques et politiques utilisés
aujourd’hui, dont la démocratie, la souveraineté, le peuple et la nation sont définis et
considérés achevés.

- Etudier de près l’enchaînement de la conception de l’idée moderne de l’Etat, en tant


que personne morale autonome et dissociée du titulaire du pouvoir, contrairement à la
vision absolutiste qui dominait jusqu’alors (Louis XIV : « l’Etat, c’est moi »). Thomas
Hobbes jouera un rôle décisif dans cette conception, car il est le premier à donner une
définition moderne de l’Etat dans son Léviathan, publié en 1651.

- Introduire à l’approche historique des grands textes philosophiques de la pensée


juridique et politique. Une double question sera posée pour chaque texte : « qu’est-ce
que l’auteur voulait dire au moment où il écrivait ce qu’il écrivait ? » et « pourquoi a-t-
il employé les arguments qu’il a employé ? ».

• Le plan du cours est divisé en trois parties et suit le schéma identifié par John S. Mill : dans
leur opposition philosophique, les traditions scholastiques et humanistes issues de la
Renaissance italienne vont laisser à leurs successeurs des grilles de lecture pour définir ce
que Hobbes appellera l’Etat ; cette définition, Hobbes y culmine grâce aux arguments de
Machiavel sur la république, des réformistes sur le pouvoir et la résistance et de Jean Bodin
sur la souveraineté ; les philosophes des Lumières vont alors débattre sur l’idée d’un Etat
juste et libre, idées qui se verront matérialiser par la plume des révolutionnaires américains
dans la Constitution des Etats-Unis ; depuis lors, des progrès incrémentaux issus de débats
continus vont permettre de peaufiner le concept d’Etat, considéré comme achevé dès le
milieu du XIXème siècle.
PREMIERE PARTIE : LA NAISSANCE DU CONCEPT D’ETAT
-1-
Chapitre I - La Renaissance italienne :
Introduction :
• Le cadre théorique de la création du concept d’Etat est initié par deux traditions
philosophiques qui apparaissent pendant la Renaissance italienne : la tradition scholastique
et humaniste.

1.1). L’apport de la scholastique :

• Définition : res publica : littéralement chose publique, il s’agit d’un concept qui se réfère à
un Etat gouverné au moins partiellement en fonction du bien du peuple, par opposition à un
Etat gouverné en fonction du bien privé des membres d'une classe ou d'une personne unique.

• La tradition scholastique émerge en Europe au XIIIème siècle autour d’un corpus très
particulier ; en effet les scholastiques réfléchissent au politique (res publica) et au droit à
partir de la bible. Ce mouvement éminemment ecclésiastique est largement basé sur la bible
mais aussi sur les lectures d’Aristote qu’on « redécouvre » avec la Renaissance. La pensée
scholastique se développera dans les monastères de France et d’Italie du Nord et sera porté
principalement par des moines qui constituent l’essentiel de l’intelligentsia du monde
catholique médiéval.

• Les scholastiques vont se pencher sur des questions telles que l’autorité religieuse et/ou
politique, la place de l’église dans la société, le rôle du chrétien et d’autres : ils emploient un
langage de religieux et d’institutionnel, qui sont les deux thèmes centraux de leur pensée. La
philosophie scholastique pose quatre propositions :

i). La res publica est un régime politique préférable à la monarchie ;

ii). La richesse n’est pas source de corruption, mais plutôt de vertu ;

iii). Une res publica doit pour survivre privilégier l’union à la discorde ;

iv). L’essentiel d’une res publica réside non pas dans ses citoyens ou ses
gouvernants, mais dans ses institutions ;

1.2). La contribution de l’humanisme :

• Face à la tradition scholastique va se construire la tradition humaniste qui voit le jour dans
les cités de l’Italie du Nord. Les humanistes vont critiquer les scholastiques sur trois points :

- Ils dénoncent l’abstraction juridique des scholastiques et leur lecture erronée du droit
romain ;

- Ils refusent l’adéquation entre richesse et vertu prônée par les scholastiques ;
- Ils opposent la vision linéaire de l’histoire qu’ont les scholastiques par une vision
cyclique ;
-2-
• La philosophie humaniste se caractérise par cinq affirmations fondamentales :

i). L’homme est autonome : il est maître de sa volonté et peut décider de son propre
destin.

- Les humanistes insistent sur la relecture des classiques, en particulier


l’éducation rhétorique et l’étude de l’histoire romaine. Contrairement aux
scholastiques qui prônent par-dessus tout, hormis la Bible, les écrits d’Aristote,
les humanistes eux préconisent les œuvres de Cicéron, qui centre sa réflexion
sur l’éducation du citoyen et le culte du vir virtutis, ou l’homme vertueux.

ii). La liberté politique est centrale et doit être défendue à tout prix :

iii). Pour préserver cette liberté politique, les citoyens d’une res publica doivent être
prêts à la défendre et participer à l’élaboration des règles qui leur sont imposées.

iv). Un cadre institutionnel pertinent et juste ne suffirait pas pour assurer la viabilité
d’une res publica, encore faut-il des citoyens et des gouvernants vertueux.

v). Importance de la sensibilisation des titulaires de pouvoir à la bonne gouvernance


par des citoyens éclairés à travers des « lettres au Prince ».

• Parmi les philosophes politiques que produira la tradition humaniste, le plus éminent est
sans doute le florentin Machiavel. Ce dernier jouera un rôle central dans l’émergence du
concept d’Etat à travers les nombreux écrits qu’il laissera à la postérité.

1.3). Machiavel et la persistance des idéaux républicains :

a). Biographie :

• Nicolas Machiavel (1469-1527) naît à Florence le 3 mai 1469 au sein d'une famille
aisée, rattachée par son père à la corporation des notaires et des juges ; ses aïeux
paternels ont occupé de nombreux postes dans le gouvernement et l'administration de
la République. De sa formation, on ne connaît guère que son initiation aux humanités
latines ainsi qu'aux mathématiques et, sous l'impulsion de son père juriste, ses études
de droit [un parcourt humaniste des plus typiques].

• Si la jeunesse de Machiavel coïncide avec le règne prestigieux du plus célèbre des


Médicis, Laurent le Magnifique, son entrée dans la vie publique suit immédiatement
la chute dramatique du régime théocratique du moine dominicain Jérôme Savonarole,
qui avait pris la relève du malheureux successeur de Laurent, Pierre de Médicis
(1492-1494). C'est en effet en juin 1498, quinze jours à peine après la mort sur le
bûcher de Savonarole, que Machiavel est nommé "secrétaire de la seconde
Chancellerie" de Florence puis comme secrétaire des "Dix de l'Autorité Suprême"
(Dieci di Balia), fonctions tenant à la fois du chef de bureau d'un ministère de
l'intérieur et d'un chargé de missions à l'extérieur : effectivement, avant d’être un
philosophe ou un conseiller, Machiavel est un diplomate.
• C'est dans ces fonctions (qu'il exercera jusqu'en 1512 à la chute du régime
républicain) que Machiavel assumera d'importantes légations en Italie, auprès de
-3-
Catherine Sforza, de César Borgia et du Pape Jules II, mais aussi en France, auprès du
Roi Louis XII et dans les pays germaniques auprès de l'Empereur Maximilien,
traversant à cette occasion la Suisse de Genève à Constance. Lié au régime
républicain, en particulier au Gonfalonier Pierre Soderini (1502-1512), il sera
compromis avec ce dernier au moment de la chute de la République avec le retour des
Médicis [appuyés par l’Espagne et Jules II] à Florence et démis de toutes ses fonctions
en 1512 ; soupçonné de conspiration, arrêté, emprisonné et soumis à la torture en
février 1513, Machiavel sera banni de Florence et assigné désormais à résidence dans
sa propriété de campagne près de San Casciano.

• Après 14 ans de vie publique, c'est alors que commencera une retraite forcée de
près de 15 ans, hormis quelques rares et éphémères rentrées en grâce auprès des
Médicis ; c'est alors surtout qu'il composera ses principaux ouvrages de pensée
politique (Le Prince (1513/1532) et les Discours sur la première décade de Tite-Live
(1512-1519/1531) entre d’autres. Il laissera par ailleurs une œuvre littéraire non
négligeable de poésie (Les Décennales ; les Capitoli et l'Ane d'Or) et de comédies
(La Mandragore ; Clizia).

• Machiavel meurt le 21 juin 1527 et est enterré dans l'église Santa Croce ; son
tombeau porte l’épitaphe suivante : "Nicolas Machiavel : aucun éloge ne saurait égaler
ce seul nom" (Tanto nomini nullum par elogium).

b). Expérience diplomatique :

• La philosophie de Nicolas Machiavel est éminemment influencée par son expérience


politique au sein de la République de Florence, particulièrement par son rôle de
diplomate. Plus qu’un philosophe de la morale ou un historien, Machiavel est un
théoricien politique qui a œuvré pour joindre la pratique politique à la théorie politique,
laissant à la postérité les fruits de sa pensée dans ses ouvrages mémorables.

• La première mission diplomatique est confiée à Machiavel en 1500 :

- Il fait partie d’une délégation florentine envoyée à la Cour de France pour


nouer une alliance avec le Roi Louis XII, ce qui renforcerait la République face
à ses rivaux dans la péninsule italienne.

- Arrivé à destination, Machiavel est frappé par l’indifférence des Français à la


République, considérée comme ne présentant aucun intérêt. Machiavel
s’empresse de rapporter la situation à la Chancellerie, mais celle-ci continue à
donner des ordres imprécis dénués de détermination et maintien la vision
manifestement erronée de l’importance de Florence pour la France. C’est alors
que Machiavel aboutit à une première idée importante : celle de la différence
frappante qui existe entre le pouvoir réel et la perception de ce pouvoir.

- Dans ces lettres aux dirigeants florentins, Machiavel fait part de ses
préoccupations et les met en garde contre leur indécision et leur perception
illusoire de la réalité. Il souligne la nécessité de forger une politique étrangère
réaliste et concertée, capable de se décider rapidement et adéquatement afin
de promouvoir au mieux les intérêts de la nation.
• En 1502, il est envoyé auprès de César Borgia, Duc de Romagne, qui s’est éprit de
l’ambition de conquérir Florence.
-4-
- Machiavel est frappé par l’incapacité de ce jeune Duc bien trop confiant à
saisir la réalité des rapports de force et le danger de la duplicité du futur Pape
Jules II, qui tout en le manipulant va finir par le trahir et l’abandonner.

• En 1505, Machiavel est envoyé vers le nouveau Pape Jules II, afin d’évaluer la
fidélité de ce dernier à son alliance avec Florence face au gain d’influence de la
Coalition espagnole dans la Péninsule italienne.

- A Rome, il découvre un homme fourbe, rusé et téméraire, trois traits qui le


fascinent et qu’il admire dans cette figure politique majeure de l’époque.

• De 1508 à 1510 il est envoyé auprès de l’Empereur du Saint Empire Romain


Germanique Maximilien.

- Machiavel est frappé par la faiblesse et l’incompétence de l’Empereur, ce qui


le laisse à la merci de ses courtisans qui utilisent chaque opportunité pour le
manipuler au nom de leurs intérêts privés.

- Il apprend alors l’importance d’éduquer le souverain à l’esprit critique,


essentiel au métier de gouvernant.

• Ces quatre expériences diplomatiques lui enseignent l’importance de tout dirigeant à


s’adapter aux circonstances politiques et à anticiper leur propre avenir politique,
morale qui sera le fondement même de ses écrits.

c). Le Prince :

• Depuis la chute de la République en 1512, Machiavel passe son temps en exil à


réfléchir au pouvoir, particulièrement aux qualités qu’un dirigeant doit posséder pour
assurer la conservation du pouvoir ; ces réflexions culmineront à l’écriture du Prince
en 1513, publié après la mort de Machiavel en 1532.

• L’ouvrage peut être vu comme une longue « lettre au Prince », comme il y en a eu


des centaines adressées par des penseurs humanistes à leurs dirigeants. Cependant,
le Prince aborde la question du pouvoir et de sa conservation sous un angle
radicalement nouveau.

• Machiavel stipule que pour conserver son pouvoir, un prince doit avant tout
posséder deux éléments essentiels : la fortuna et la virtu. La fortuna, du nom de la
Déesse romaine du destin et de la chance, est un concept antique que Machiavel fait
ressurgir en l’opposant à la providence catholique : bien que la fortune ait un rôle à
jouer, la volonté des hommes demeure largement autonome, leur libre arbitre
orientant leur destin, en partie du moins. Ensuite, Machiavel féminise la conception de
la fortuna, et déclare que le prince doit la séduire s’il veut s’attirer ses bonnes grâces ;
pour se faire il doit impérativement cultiver un ensemble de vertus, culminant à la
virtu. Aussi, il met en garde ceux de ces lecteurs qui comptent trop sur la fortune :
celle-ci est changeante, ce qui appelle à la vigilance, à l’anticipation et à une
adaptation constante aux caractéristiques changeantes du temps.
• Cependant, si la plupart des humanistes prônent la sagesse, la justice et l’honnêteté,
Machiavel va réfuter ces vertus tout en prônant des attributs bien plus pragmatiques :
-5-
il faut que le Prince apprenne à ne pas être bon. Cette phrase lourde de
conséquences marque l’innovation de Machiavel et annonce ces principes de
distinction entre le pouvoir et l’apparence du pouvoir d’une part, et entre la fin et les
moyens d’un dessein d’autre part : c’est là le fondement du machiavélisme.

- Cette rupture apparaît dans le mémorable Chapitre XV du livre, où Machiavel


souligne le réalisme utile de ses théories issues de la pratique, dont il était
témoin, et rejette l’idéalisme normatif des théories humanistes traditionnelles.
Machiavel commence par stipuler qu’un prince, avant de se soucier de faire ce
qui est bon, doit s’efforcer de faire ce qui est nécessaire : ici, la distinction entre
la fin et les moyens d’une action apparaît implicitement par la confirmation de
l’adage « la nécessité fait loi » :

- « … [C]elui qui laisse ce que l’on fait pour ce que l’on devrait faire,
apprend plutôt à se perdre qu’à se préserver : car un homme qui veut en
tous le domaines faire profession de bonté, il faut qu’il s’écroule au
milieu de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-t-il nécessaire à un prince,
s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et à en user
et n’en pas en user selon la nécessité. »

- Machiavel distingue ensuite les dimensions objectives et subjectives du


pouvoir, c'est-à-dire l’apparence ou la renommée qu’on a du titulaire de pouvoir
d’une part et la « vérité effective » d’autre part :

- « Il est nécessaire pour le prince d’être assez sage pour pouvoir fuir le
mauvais renon des vices qui lui ôteraient le pouvoir, et pour se garder de
ceux qui ne le lui ôteraient pas, si possible ; ne le pouvant pas, il peut s’y
laisser aller avec moins de crainte. […] Car, tout bien considéré, on
trouvera certaine chose qui apparaîtra une vertu, et qui, à la pratiquer,
sera sa chute, et telle autre qui semblera un vice et qui, à la pratiquer, lui
procure sécurité et bonheur. »

- Dans les chapitres XVI, XVII et XVIII, Machiavel promeut les « nouvelles
vertus » du prince que sont l’hypocrisie, la ruse, la parcimonie (ou radinerie) et
un rapport judicieux entre la cruauté et la pitié. S’il défend la nécessité d’être
réputé généreux, il met ses lecteurs en garde contre les dangers d’une
libéralité excessive qui, tout en appauvrissant le prince, ne lui donnera pas
nécessairement la renommée souhaitée. En ce qui concerne la cruauté et la
pitié, ou la crainte et l’amour du prince, les deux seraient souhaitables :

- « [Bien qu’il soit] beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé, si l’on doit
manquer de l’un des deux […], chaque prince doit désirer être réputé
miséricordieux et non pas cruel : néanmoins, il doit prendre garde de ne
pas faire un mauvais usage de la pitié. »

• Malgré l’innovation majeure du Prince, le première ouvrage politique de Machiavel


n’a pas eu de grand succès en son temps. En 1513, il soumet son récit aux Médicis,
qui ne le liront même pas. Le Prince ne sera découvert qu’à partir de sa publication en
1532, après la mort de son auteur.
d). Discours sur la première décade de Tite-Live :

-6-
• Dès 1513, Machiavel adhère à un groupe de philosophes humanistes dont la
question centrale sera non pas la controverse des vertus d’un prince, mais du destin
des républiques. Ce cercle intellectuel va s’interroger sur les conditions d’existence et
de corruption d’une république en prenant pour modèle la Rome antique.

• Machiavel, qui s’est intéressé aux vertus d’un homme, va appliquer la même grille
de lecture à un régime politique avec les deux questions suivantes : « quelles sont les
conditions qui permettraient à une république de se maintenir ? » et « existe-il des
vertus pour le corps social tout entier qui permettraient à cette république de ne pas
se corrompre ? ». De ces deux questions en découlera une troisième, celle de la
liberté du citoyen.

• Il tentera de répondre à ces grandes questions non pas en se basant sur sa propre
expérience, mais sur l’histoire de la Rome antique à travers les écrits de l’éminent
historien romain Tite Live. En étudiant l’histoire romaine, qui l’inspire et le fascine,
Machiavel aboutit à trois conditions qui permettraient à une république de se maintenir
et de prospérer :

- Il insiste tout d’abord sur la nécessité de favoriser le culte religieux, en tant


que phénomène sociopolitique et non ecclésiastique ou spirituel. Il prône les
vertus de la religion romaine qui donnait à son peuple unité, force et vaillance
même lorsque les lois et les gouvernants de Rome avaient faillit. Ce culte est
l’une des nombreuses vertus populaires soutenues par Machiavel, qui estime
qu’il est indispensable tant pour l’intégrité du régime que pour la liberté des
citoyens de faire de ces derniers des citoyens responsables, des patriotes pour
qui l’intérêt commun est supérieur à l’intérêt privé.

- Ensuite, il souligne la nécessité d’une constitution mixte, concept qui combine


les trois « régimes pures » de pouvoir qu’avait identifié Aristote : démocratie,
aristocratie et monarchie. Cette combinaison, que les Romains avaient
adoptée, permettrait au régime de se maintenir sans jamais tomber dans la
dégénérescence inévitable qu’implique une « forme pure » de gouvernement
(anarchie pour démocratie, oligarchie pour aristocratie et tyrannie pour
monarchie). La constitution romaine, la Mos Maiorum, distinguait bien les trois
organes dirigeant la République : le Consulat, le Sénat, et les Comices, ou
assemblées où siégeaient les tribuns de la plèbe.

- Puis, il note le rôle positif de certaines divisions politiques et sociales,


notamment l’existence de plusieurs factions politiques adverses, puisque de la
confrontation constructive de ces dernières naît la vérité et la détermination à
agir. Plus encore, cet affrontement est source de liberté pour le peuple qui, à
travers son soutien ou son rejet, peut faire avancer ou reculer le dessein de
telle ou telle action.

• Bien qu’humaniste, Machiavel donne son lot d’importance aux lois et aux institutions,
qui lui semblent non moins importantes que la nature du titulaire de pouvoir : si le
second est éphémère, les premiers perdurent. La loi doit prévaloir, garantissant la
liberté aux citoyens (en leur donnant la capacité de participer à l’élaboration des lois),
protégeant la république et le peuple des méfaits de la corruption.
- La corruption, ou dégénérescence, occupe une place centrale dans les
discours de Machiavel : elle serait une cause primaire de la faillite des
-7-
républiques. Si la corruption des élites au pouvoir est tolérable dans un premier
temps, (elle tient souvent du titulaire du pouvoir, et le peuple peut y remédier
par la rébellion), la corruption du peuple, cependant, est dévastatrice, car elle
perdure et ne peut être purgée : elle ne peut être que contenue le temps du
règne d’un chef vaillant, mais ressurgit aussitôt que ce dernier est détrôné,
laissant le pays sombrer dans la tyrannie.

• Machiavel n’est pas opposé à la guerre : elle serait nécessaire pour préserver la
république. Il justifie non seulement la guerre préventive en cas de menace, mais
aussi la guerre expansionniste : selon lui, une république devrait être conquérante
pour se préserver.

- En bon républicain, Machiavel dénonce l’utilisation de mercenaires, qui se


vendent au plus offrant, et prône l’armée de citoyens-soldats, cultivant la foi
patriotique du peuple (l’éloignant du péril de la corruption).

Chapitre II - L’ère de la Réforme :


Introduction :
• Amorcée dès le XVème, la Réforme protestante est moins une volonté d'un
retour aux sources du christianisme qu'un besoin de considérer la religion et
la vie sociale d'une autre manière. Elle reflète l'angoisse des âmes, par la
question du salut, centrale dans la réflexion des réformateurs, qui dénoncent
la corruption de la société catholique, notamment le commerce des
indulgences et profitent de l'essor de l'imprimerie pour faire circuler la Bible
dans les langues populaires brisant le monopole dogmatique de l’Eglise
catholique sur son interprétation.

• Martin Luther est le père fondateur de ce mouvement qui changera le cours de toute la
civilisation occidentale et se répandra à travers d’éminents réformateurs tels que Jean
Calvin, Ulrich Zwingli, John Knox et bien d’autres. Ensemble, ils ouvriront la voie non
seulement à une nouvelle foi mais aussi à une nouvelle vision politique avec ses théories
propres.

2.1). Luther et les principes du luthéranisme :

a). Biographie :

• Figure emblématique de la Réforme protestante, Martin Luther (1483-1546) naît


à Eisleben en Thuringe [Saint Empire Romain Germanique] le 10 novembre 1483
d'une famille d'origine paysanne. Fils d'un mineur parvenu à une certaine aisance
matérielle, il fréquente très tôt l'école latine municipale, puis l'école cathédrale de
Mansfeld, où il reçoit une éducation humaniste (1491-1497). Poursuivant ses
études à Eisenach, où il apprend à maîtriser le latin et l'allemand, il entre à 17
ans à l'Université d'Erfurt, où il reçoit une formation ès arts (humanités), qui lui
vaudra en 1505 le titre de maître ès arts.

• Alors que son père le destine à des études de droit, il décide à la suite d'une grave
crise personnelle d'entrer au couvent des Augustins d'Erfurt en 1505. Ordonné prêtre,

-8-
il commence des études de théologie à Erfurt et les poursuit à l'Université de
Wittenberg, où il est promu docteur en théologie en 1512 et se voit attribuer une chaire
d'Ecriture Sainte ; c'est à ce titre qu'il enseignera et commentera pendant des années
les différentes parties de la Bible, dont il donnera à partir de 1521 la première
traduction en allemand.

• Après un voyage, à Rome en 1510, où le spectacle de la Cour pontificale de la


Renaissance ne manque pas de l'édifier, il est touché de plein fouet par la campagne en
faveur des indulgences que lance le Pape Léon X en 1515, alors qu'il commence son
cours sur l'Epître aux Romains, se familiarise avec certains courants mystiques et
prend conscience de ce qui sera sa révélation fondamentale : la justification par la foi.
Son évolution intérieure le conduit alors à prendre publiquement position conte les
indulgences par l'affichage aux portes de l'église du château et de l'Université de
Wittenberg de 95 thèses sur la vertu des indulgences le 31 octobre 1517.

• Invité à se rétracter, il refuse, participe à quelques disputes publiques et finit par être
condamné par le Pape en 1520. C'est la même année qu'il publie ses grands écrits
réformateurs exposant sa conception de la foi et de l'Eglise : l'Appel à la noblesse
chrétienne de la nation allemande sur l'amendement de l'état chrétien, le Prélude à la
captivité babylonienne de l'Eglise et le De la liberté du chrétien. Cité à comparaître
devant la Diète impériale par l'Empereur Charles-Quint, il se rend à Worms à mi-avril
1521, où il rend témoignage de sa foi ; bientôt mis au ban de l'Empire, il ne doit la vie
sauve qu'à l'Electeur de Saxe, qui le fait enlever et cacher au château de la Wartburg.

• S'il entame alors sa traduction de la Bible en allemand, ses thèses ne tardent pas à
susciter des interprétations radicales, aussi bien chez les anabaptistes que chez les
paysans qui en attendent des réformes sociales. Revenu à la vie publique, Luther, qui
quitte en 1524 l'habit monastique et se marie en 1525 avec une ancienne cistercienne
Katharina von Bora, est contraint de préciser ses thèses dans un sens autoritaire
à l'égard des uns et des autres, soulignant la nécessité du pouvoir temporel et le
devoir de soumission à son égard : Sincère Admonestation à tous les chrétiens de se
garder de toute émeute et de toute révolte (1522) ; Traité de l'Autorité temporelle
(1523) ; Exhortation à la paix en réponse aux Douze Articles des paysans de Souabe
(1525) ; Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans (1525) ; Missive sur
le dur opuscule contre les paysans (1525) et Si les Gens de Guerre peuvent être aussi
en état de béatitude (1526).

• Toujours plus conservateur sur le plan politique et social, Luther entre par ailleurs en
conflit sur la question du libre-arbitre avec Erasme (Du libre arbitre (1524)), auquel
il répond par son traité Du serf-arbitre (1525) ; il ne s'en oriente pas moins vers une
réforme relativement plus modérée sur le plan religieux, s'en remettant aux Princes
temporels pour l'organisation extérieure de l'Eglise. Poursuivant son activité de
traducteur de la Bible en allemand comme de professeur à la Faculté de théologie de
Wittenberg et publiant encore son traité Des Conciles et de l'Eglise et son
Commentaire sur la Genèse, Luther voit cependant les dernières années de sa vie
assombries par des polémiques toujours plus virulentes avec ses adversaires ; il
meurt le 18 février 1546 dans sa ville natale, laissant une œuvre immense de
théologien, d'exégète, de liturgiste et de polémiste, mais aussi de juriste et de politique,
qui comprend près de cent volumes in octavo.
• Ainsi la fondation de la Réforme protestante démarrée par Martin Luther a trois
moments clés :

-9-
- En 1517, le mouvement réformateur éclot avec l’affichage des 95 thèses à
Wittenberg dénonçant les pratiques de l’Eglise catholique, notamment sa
volonté de contrôler la vie du chrétien par le dogme et surtout sa prétention de
pouvoir gérer l’accès au paradis des croyants par le commerce des
indulgences.

- Convoqué successivement devant le Pape et l’Empereur en 1520 et 1521,


Luther refuse de rétracter ses propos ce qui lui vaut d’être excommunié et
condamné : Luther redouble de détermination et en soutien. Les tentatives de
conciliation avec Rome se heurtant à un échec, s’en suit la rupture et peu
après les guerres de religions qui dureront plus d’un siècle.

- En 1521, Luther commence l’écriture de ses grands ouvrages et diffuse sa


traduction allemande de la Bible grâce à l’imprimerie de Guttenberg. Ce faisant,
il démocratise la Bible en permettant au peuple de la comprendre dans sa
propre langue et ouvre un débat public majeur.

b). Théologie de Luther :

• Luther défie l’ordre catholique médiéval et l’autorité toute puissante de l’Eglise. Son
idéologie s’inspire de l’éminent théologien du Vème siècle Saint Augustin, et se base
sur une vision très pessimiste de la nature humaine. Il refuse l’idée que l’homme
puisse comprendre d’où il vient ni où il va : son propre destin lui est inconnu : tout le
pouvoir vient de Dieu (omni potestas Deo). L’homme est condamné au moins que
Dieu ne décide autrement.

• Il s’oppose à l’autonomie de la volonté, au libre arbitre, et pense que seul Dieu peut
décider du sort des hommes. Vers 1520, il va contourner le problème de la
prédestination avec la doctrine de la justification par la foi seule : si l’homme ne peut
pas recevoir l’amour de Dieu par ses propres actions (Dieu seul décide), il peut
néanmoins se sauver grâce à sa propre croyance et dévotion. La foi assure au
croyant l’indulgence divine et lui laisse une petite marge de manœuvre. Une nouvelle
théologie chrétienne apparaît : l’homme attire l’attention de Dieu par la prière, et non
par la perpétuation de traditions sous le contrôle de l’Eglise.

• Avec cette nouvelle croyance, Luther prône un double rejet : rejet de la culture
humaniste et de son idéal d’autonomie humaine et rejet de la doctrine en vigueur
soutenue par Tommaso d’Aquino qui croit que l’homme puisse comprendre la volonté
de Dieu, ce qui conduira aux conséquences suivantes :

- Dieu a bien décidé de se révéler par la Bible, mais en même temps Il reste
invisible : les hommes ne peuvent dans aucune façon Le comprendre, hormis à
travers le texte sacré.

• Pour Luther, il n’existe rien au fond que l’homme puisse faire pour changer son
destin. L’homme ne peut pas être sauvé par ses propres actes car il est prédestiné, et
seuls la prière et la foi véritable peuvent lui accorder la grâce divine : c’est là le
fondement du concept luthérien de la justification par la foi.
c). Dimension politique de Luther :

- 10 -
• On voit donc l’émergence d’une nouvelle vision de l’Eglise : si seule notre foi peut
garantir notre salut, le rôle de l’Eglise, se voit infiniment réduit. La foi créant un lien
direct entre Dieu et les hommes, le rôle de l’Eglise en tant qu’intermédiaire est révolu.
En vérité, l’Eglise ne devient rien qu’une assemblée de Chrétiens qui devraient
s’organiser comme bon leur semble. Le prêtre perd son caractère sacramentaire, et
ne devient qu’un simple guide : l’autorité suprême de l’Eglise catholique, institution
majeure d’organisation politique est sociale de l’Europe occidentale en est brisée.

• Luther rejette radicalement l’idée que l’Eglise détienne une quelconque autorité
juridictionnelle sur le chrétien (droit de canon) et sur le pouvoir temporel (politique).
Après avoir ainsi déterminé la division nette entre pouvoir temporel et spirituel, Luther
prend clairement position pour le premier en lui faisant gagner d’importance.

- Il introduit notamment la notion de prince chrétien, figure centrale du pouvoir


temporel, qui auquel il attribut certaines obligations : appuyer la foi l’Evangile,
suivre les Commandements divins, faire preuve de pitié et d’indulgence et
protéger le bien être de leurs sujets.

• Avec cette thèse naissent les questions de l’obligation politique et du droit à la


résistance, qui deviendra centrale pour l’idéologie protestante et sa contribution
majeure à la théorie politique.

- Dans une premier temps, Luther reste très vague sur le sujet et préfère ne
pas y répondre clairement, il avance néanmoins le principe de la possibilité de
désobéir à un prince qui se détache des préceptes chrétiens. Le verdict du
patron de la réforme sur cette question était capital à un moment dominé de
tensions religieuses marquant le prélude des guerres de religion.

- A partir de 1523 il change radicalement d’avis et s’oppose catégoriquement à


toute forme de résistance ; cela peut être expliqué par deux raisons : d’un côté
Luther a besoin du soutien du pouvoir pour affirmer sa religion, de l’autre il
constate que des mouvements de révolte résultent indirectement de sa doctrine
politique (notamment la révolte paysanne de Souabe). Il tentera de calmer la
violence extrême qui surgit en incitant les révoltés à la patience et à la prière.

- Il finit par affirmer que tout ordre social et politique découle directement de la
volonté de Dieu, et qu’il serait donc injustifiable de s’opposer aux lois et aux
actes des princes car ces derniers tiennent leur puissance de la volonté divine.

• Luther divise les hommes en deux mondes : le monde de Dieu, qui regroupe tous les
chrétiens et qui appartient entièrement au pouvoir spirituel d’une part, et le monde qui
regroupe tous les autres d’autre part. Le pouvoir temporel regroupe les deux mondes
et ressort come le grand gagnant de cette doctrine car ici le religieux est soumis au
pouvoir politique. Le pouvoir temporel, à travers la loi, permet aux hommes de vivre
ensemble. Quelque part, la loi est légitimée par Dieu, donc personne ne peut y
résister. Le luthéranisme incarne donc l’affirmation du pouvoir temporel et le refus
total de toute théorie de résistance.

d). A la noblesse chrétienne de la nation allemande :

- 11 -
• Il s’agit d’un discours de type biblique et religieux, à la différence de celui de
Machiavel). Luther utilise un vocabulaire choisi minutieusement pour être le plus
précis possible dans ce texte qui est écrit sous la forme d’une incitation aux princes
allemands à la Reforme.

• Il commence avec une critique de l’idée que l’homme puisse à travers sa raison se
mettre en contact avec Dieu et explique la chute des anciens gouvernants avec leur
excessive confiance dans leur force et l’oubli de l’omnipotence de Dieu.

• Il continue avec une critique de l’idée que l’homme puisse avoir une volonté
autonome et affirme que la seule façon de vivre sereinement, c’est de faire confiance
à Dieu et craindre Dieu.

• Il passe ensuite à une critique détaillée des romanistes et de l’Eglise catholique qui
se sont construits autour de trois murs philosophiques pour se protéger des ses
attaques :

- Face au principe du prince chrétien de l’Eglise catholique répondant en disant


que le pouvoir spirituel est supérieur au pouvoir temporel, Luther rétorque que
tous les chrétiens sont égaux « car tous appartiennent à l’Etat ecclé-
siastique » : la seule différence entre le Pape, le prince et le simple paroissien
est purement une différence de fonction, et non pas de pouvoir ou d’état.

- Face à l’analyse réformiste des écritures sacrées de l’Eglise catholique


stipulant qu’elle est la seule à en détenir la véritable interprétation, Luther
réplique que tout écrit chrétien appartient à toute la communauté chrétienne,
comme le montre l’exemple de Saint Pierre : l’Eglise catholique n’a pas de
monopole légitime sur l’interprétation des textes sacrés.

- Face à la menace de créer un concile réformé de l’Eglise catholique


répondant que seul le Pape a l’autorité de le convoquer, Luther répond que les
chrétiens ont le devoir de défendre les écritures sacrées, contre un païen, un
hérétique ou contre le Pape lui-même.

• Ce texte sera une tentative largement infructueuse d’inciter des gouvernants à


adopter la Réforme luthérienne dans leur contrée : pour Luther, il s’agit de la seule
voie légitime pour l’expansion de la Réforme

e). De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance :

• Il s’agit du texte le plus politique car il traite de la question de l’obéissance et de la


résistance politique. Luther commence avec une critique de la prétention des princes
de pouvoir faire ce qu bon leur semble avec leur pouvoir. Puis, il énonce six
arguments pour la non-résistance, dont les quatre plus importants :

- Tout pouvoir vient de Dieu : donc le pouvoir temporel a été voulu par Dieu.

- Le Christ enseigne la miséricorde et l’amour, pour nos ennemis comme pour


nos amis.
- Le monde est composé d’hommes appartenant au royaume de Dieu et
d’hommes appartenant au royaume du monde : les lois ont été établies pour
- 12 -
les injustes car les justes n’en auraient pas besoin. Dieu a créé la loi pour
permettre aux hommes de vivre ensemble sans abus : ils doivent donc y obéir.

- Un chrétien doit faire tout son possible pour honorer la loi, même s’il n’en a
pas besoin, car il doit aider et servir le prochain et la loi est utile à un système
composé d’une majorité de non-chrétiens. Les chrétiens doivent aider et servir
le pouvoir temporel, lui être utiles et nécessaires car Dieu en a décidé ainsi.

• Dans un autre ouvrage, l’Exhortation à la paix, Luther fini par réfuter entièrement
toute possibilité de résistance légitime :

- « Si quelqu’un commet une injustice envers nous, il n’est pas suffisant, pour
que nous punissions ce méfait, que notre cause soit juste et que nous soyons
dans le bon droit ; il faut encore que nous ayons le droit et le pouvoir du glaive
et qu’il nous ait été donné par Dieu. »

• L’expansion du luthéranisme aura des conséquences politiques majeures : une théorie de


l’obéissance politique et de l’obligation politique passive des sujets est formulée, ce qui
permettra aux monarchies absolues d’y trouver une forme de légitimation.

• D’un autre côté, les réformés radicaux réagissent en formulant une théorie de la résistance
politique qui fait une lecture radicale de la Réforme contestant le discours de non-résistance
politique. Cela s’explique par le changement du contexte historique : entre 1535 et 1560, les
réformés perdent de plus en plus de pouvoir et dans certains lieux ils se voient
persécutés violemment. La doctrine radicale naît pour sauver la Réforme initiée par Luther et
bloquer la remonte de l’Eglise catholique. L’un des représentants les plus emblématiques de
ces protestants radicaux sera le Français Jean Calvin.

2.2). Calvin, les monarchomaques et les théories de la résistance :

a). Calvin :

• « Second Patriarche de la Réforme protestante » selon Bossuet, Jean Calvin


(1509-1564) naît à Noyon, en Picardie, le 10 juillet 1509 au sein d'une famille aisée.
Aussi, Jean Calvin reçoit-il une solide instruction ainsi qu’une éducation religieuse
complète, son père le destinant soit à une carrière juridique, soit à une carrière
ecclésiastique.

• Dans cette perspective, après avoir reçu des rudiments de grammaire et de


rhétorique dans sa ville natale, il est envoyé en 1523 à Paris, d'abord au Collège de la
Marche, puis au Collège Montaigu, obtenant bientôt le grade de maître ès arts,
parallèlement à un nouveau bénéfice ecclésiastique à Noyon. Il ne tarde pas à
compléter sa prime formation philologique par une solide formation juridique aux
Universités d'Orléans et de Bourges obtenant sa licence, puis son doctorat en droit. S'il
entre alors en contact avec l'humaniste allemand Melchior Wolmar qui cherche à le
gagner au luthéranisme, il n'en poursuit pas moins sa formation philologique à Paris ;
et il publie lui-même un savant commentaire du De Clementia de Sénèque en 1532.

• C'est l'année suivante que se situe son ralliement aux milieux évangéliques
humanistes et réformistes parisiens (1533), puis dans sa conversion à la nouvelle foi.
- 13 -
En mai 1534, il entame une nouvelle existence itinérante au service de sa foi.

• Cette existence l'amènera, après de nombreuses pérégrinations liées aux premières


persécutions en France, à Bâle, où il publiera en 1536 la première édition de son
Institution de la Religion chrétienne, puis à Genève, ralliée depuis peu (mai 1536) à la
nouvelle foi, où le retient Guillaume Farel (juillet 1536). C'est à Genève qu'il réalisera
désormais son œuvre réformatrice. S'il se heurtera en un premier temps à une forte
opposition de la part de la bourgeoisie locale, qui lui vaudra l'exil avec Farel (avril
1538) et le conduira à Strasbourg, où il se liera avec Martin Bucer, il ne tardera
pas à être rappelé par les autorités genevoises (automne 1540), regagnant
définitivement en septembre 1541 la Cité à laquelle il associera son nom.

• C'est depuis lors qu'il réorganisera définitivement son Eglise (Ordonnances


ecclésiastiques (1541)) et réformera son ordre juridique (Edit du Lieutenant (1542)
et Edit civils (1568)) et politique (Edits politiques (1543)) comme son ordre moral
(Ordonnances somptuaires (1558, 1564)), et son organisation scolaire (Ordre du
Collège et de l'Académie (1559)). Si Calvin aura sans doute encore à combattre les
adversaires de ses réformes à Genève même, dans l'ordre moral comme dans l'ordre
doctrinal (Affaires Sébastien Castellion (1543), Jérôme Bolsec (1551) et Michel Servet
(1553)), son triomphe sera total à partir de 1555, tournant à partir duquel les Conseils
de la jeune République lui seront entièrement acquis et les magistrats, dévoués aux
ministres (pasteurs), œuvreront à transformer Genève de paillarde Cité des foires en
République fondamentaliste, régie par la seule Parole de Dieu, et en véritable « Rome
protestante ».

• C'est aussi que Calvin, en relation épistolaire avec ses coreligionnaires de toute
l'Europe, n'en poursuivra pas moins son œuvre de pasteur et de docteur, travaillant
aux rééditions successives de son Institution chrétienne comme à ses Commentaires
de l'Ancien et du Nouveau Testament ; ce faisant il ne tardera pas à faire de Genève le
« Séminaire des Eglises réformées de France » et la métropole du protestantisme.
Laissant une œuvre considérable de plus d'une cinquantaine de volumes, Calvin meurt
le 27 mai 1564, non sans avoir pourvu à sa succession à la tête de la Vénérable
Compagnie des Pasteurs, en la personne du Recteur de l'Académie, le Bourguignon
Théodore de Bèze (1519-1605).

• Calvin est le plus éminent des Réformateurs radicaux et contestera la théorie de non
résistance luthérienne dès 1536, avec la publication de son Institution de la Religion
chrétienne. S’il souligne clairement la nécessité d’obéir à l’autorité politique et reprend
l’argument « Omni potestas Deo » de Luther, il introduit néanmoins une ambiguïté qui
ouvre la porte au droit de résistance, sous forme d’exceptions à la règle générale.

• Il affirme la nécessité de tout pouvoir politique de se reposer sur les « magistrats


populaires », qui doivent agir au nom du peuple en exerçant un certain contrôle sur
les gouvernants. Il s’agit d’une nouvelle forme de pouvoir, un pouvoir intermédiaire
pouvant résister au nom et à la place des sujets d’une nation : une sorte de prélude à
un mécanisme de représentation de la volonté populaire. Calvin prône ensuite la
nécessité de défendre l’Evangile, et admet la possibilité de résistance voir de révolte
contre un régime compromettant et bafouant l’Evangile.

• En admettant le droit de résister à un régime, Calvin ouvre la porte vers une


réflexion révolutionnaire, car ce droit, bien que restrictif, offre aux sujets une forme de
- 14 -
pouvoir fondamental : le débat sur l’obligation politique, le contrat entre gouvernant et
gouvernés, et par extension sur la souveraineté, est ouvert.

• Effectivement, à partir de l’idée de du droit de résistance de sujets par l’intermédiaire


de magistrats, la question se pose de savoir qui détient la souveraineté, connue à
l’époque sous le terme latin Imperium, concept juridique ancien provenant du droit
public romain désignant l’autorité suprême civile et militaire.

- Calvin reprendra le débat médiéval sur la question du titulaire de l’Imperium


pour avancer l’idée, que l’Imperium est en vérité détenu par les magistrats, qui
ne font que le déléguer au titulaire du pouvoir.

- Il appartiendra aux monarchomaques de développer et de conclure la


question désormais ouverte du droit de résistance et du titulaire de l’Imperium.

b). Les monarchomaques :

• Les monarchomaques, littéralement « qui se bat contre les monarques », étaient un


groupe de penseurs majoritairement Français et étroitement liés à la Réforme qui se
sont élevés contre la montée de l’absolutisme royal. Ils reprendront les arguments
luthériens et calvinistes pour développer et avancer l’idée du droit de résistance dès le
milieu du XVIème siècle, à un moment où les guerres de religion enflamment l’Europe
toute entière, la France tout particulièrement. Leur succès et leur soutien populaire
seront effectivement catalysés par la contestation du pouvoir catholique suite aux
violences extrêmes de la guerre, notamment avec les massacres de la St Barthélemy.

- Précédemment en Europe, les évènements se calment momentanément en


Allemagne avec la division de l’Empire entre des Etats catholiques (Bavière,
Autriche) et protestants (Hanovre, Prusse, Rhénanie) suite à la Paix
d’Augsburg signée en 1555. Cependant, les choses s’empirent en Grande
Bretagne après la mort d’Henri VIII, qui a converti l’Angleterre à l’anglicanisme
en 1531, avec un conflit violent entre l’Ecosse, réformée par John Knox, et
l’Angleterre catholique sous « Mary la Sanglante » pendant les années 1550.

- En 1572, les massacres de la St Barthélemy démarre par l’assassinat des


leaders huguenots (calvinistes français) rassemblés à Paris mais se
transformera en massacre catalysé par la violence populaire dont le Roi
Charles IX perd totalement le contrôle : on estime le nombre de protestants
massacrés à 5’000 à 30'000 morts.

- En 1598, l’Edit de Nantes signé par Henri IV de France met fin aux guerres de
religion 1ui ont ravagés la France pendant une demi siècle en accordant aux
protestants la liberté du culte, prévoyant l’amnistie et des indemnités vers aux
Huguenots.

• La tradition monarchomaque produira pendant les guerres de religion un nombre


d’écrits dans lesquels ils prônent le droit de résistance, principe politique, dans le but
de défendre la foi réformée, mais porteront, par effet de ricochet, des arguments
innovateurs qui favoriseront l’émergence futur de l’idée de la souveraineté du peuple.
• Les monarchomaques portent dans leurs ouvrages trois grands arguments :

- 15 -
- Ils défendent l’idéal d’un régime mixte, tel que la « constitution mixte » de la
République romaine prôné par Machiavel. Les monarchomaques sont tous
partisans d’un équilibre des pouvoirs pour toutes nations, aussi bien pour les
républiques que pour les monarchies.

- Comme Calvin, ils estiment que l’autorité politique d’un Etat repose sur l’idée
d’un contrat social entre les gouvernants et les gouvernés : il n’y a pas d’autre
fondement légitime de l’autorité politique.

- Leur innovation sera de dire qu’un tyran peut être déposé de son pouvoir par
des instances compétentes, voir même de princes étrangers.

i). Francogallia, de François Hotman (1573) :

• Dans cet ouvrage relativement modéré, François Hotman procède, comme


Machiavel, à une relecture de l’histoire pour justifier le droit de résistance et la
limitation du pouvoir absolu du roi. Il se base sur sa connaissance extensive de
l’histoire politique de la France pour faire avancer ces idées révolutionnaires
d’équilibre de pouvoir. Le livre aura un succès grandiose, particulièrement dans
les bastions protestants.

• Il défendra notamment les trois arguments suivants :

- Hotman commence par ressusciter une vieille idée française : la


nomination légitime du pouvoir royal suit un schéma non pas héréditaire,
mais électif. Les lois fondamentales du royaume datant du règne de
Charlemagne soulignent effectivement le caractère électif de la
nomination du souverain.

- Le pouvoir royal légitime est en fait borné par un « Conseil public » des
composantes majeures du royaume, tels que les Etats généraux,
représentant le clergé, la noblesse et le peuple. La monarchie absolue
est donc illégitime, même du point de vue du droit public royal.

- Ce Conseil public est en fait le détenteur véritable de l’Imperium : le roi


ne tient son pouvoir que par délégation.

ii). Du droit des magistrats sur leurs sujets, de Théodore De Bèze (1574) :

• Il s’agit du traité de référence sur la résistance en politique. Théodore De


Bèze procèdera à un raisonnement subtile et éloquent. Au départ, il affirme
comme tout bon protestant, que « omni potestas a Deo », mais contrairement à
Luther qui affirme largement que les princes sont intouchables car leur pouvoir
serait voulu par Dieu, De Bèze affirme qu’il y a des situations où le
renversement d’un pouvoir tyrannique est véritablement la volonté divine. Ce
retournement innovateur de la logique protestante se base sur deux concepts
fondamentaux : le contrat social entre gouvernant et gouverné, et la distinction
entre différentes formes de tyrannies.

• Il y aurait donc des cas de tyrannie où la résistance est un véritable devoir :

- 16 -
- La tyrannie par usurpation est notamment l’un de ces cas et appel à la
déposition de l’usurpateur : ici, l’avis de De Bèze est partagé par tous.

- La tyrannie par opposition est pourtant un concept nouveau et


controversé : un prince pourrait devenir tyrannique au cours d’un règne
à priori légitime, ce qui appellerait, selon lui, à une résistance
déterminée du corps politique tout entier.

• Cependant, la résistance ne peut être légitime que dans le cas où elle est
déléguée : le peuple ne peut donc pas refuser d’obéir à un gouvernant de son
propre élan, mais a le devoir de s’adresser à un corps que Théodore De Bèze
appel les « magistrats inférieurs » : même dans la résistance, un certain ordre
doit être maintenu.

• Il incombe à ces magistrats, véritables détenteurs de l’Imperium, d’organiser


la résistance au tyran en lui opposant un contre-pouvoir. Cet argument
révolutionnaire aura un impact considérable sur tout le développement de la
théorie de l’Etat, avec notamment l’éclosion de l’idée de représentation
populaire.

iii). Vindiciae contra tyrannos, de Brutus (1579) :

• Il s’agit de l’œuvre la plus radicale du cercle de penseurs monarchomaques,


signée sous le pseudonyme de Junius Brutus : il connaîtra une popularité
exceptionnelle, et sera débattu, à voix basse, à travers toute l’Europe.
L’ouvrage est construit à l’instar des publications scholastiques sous forme de
question-réponse, dont les quatre questions principales suivantes :

- « Un sujet doit-il obéir à un prince qui lui ordonne quelque chose de


contraire aux lois de Dieu ? »

- « Est-il légitime de résister à un prince qui s’écarte lui-même de la loi


de Dieu ? »

- « Est-il légitime de résister à un prince qui opprime ses sujets ou


usurpe le pouvoir ? »

- « Des souverains voisins peuvent-ils venir en aide aux sujets opprimés


par le tyran ? »

• Le ou les auteurs derrière le pseudonyme de Brutus répondent de la façon la


plus radicale qu’il soit en arborant le droit de résistance partout et toujours :
non, un sujet ne doit pas obéir à un ordre contraire à la loi de Dieu, oui il est
légitime de résister à un prince écarter de la voie du Seigneur, ou d’un
souverain qui opprime ses sujets et usurpe le pouvoir et oui, les souverains
voisins ont le droit d’ingérence pour mettre fin à la tyrannie.

• La troisième question est particulièrement innovante car contrairement aux à


ses prédécesseurs, Brutus s’intéresse ici à un cas qui n’a rien de commun avec
- 17 -
le monde spirituel, mais à un droit de résistance général : l’analyse de Brutus
est effectivement séculaire et universelle. Cette question, révolutionnaire pour
son époque, débouchera sur toute une réflexion qui fera du consentement à
être gouverné la pierre angulaire du pouvoir légitime.

• Par ailleurs, la question débouche sur la thèse suivante : si le consentement


du corps politique est nécessaire pour toute forme de pouvoir légitime, et que
donc le fondement du pouvoir des princes est institué par le peuple et non
l’inverse, cela implique que c’est le corps politique qui détient l’Imperium : si ce
dernier est violé par un tyran, le corps politique a le droit et même le devoir de
destituer le prince (Brutus ira plus loin encore, en légitimant le tyrannicide).

• La quatrième question, se référant au droit des gens, légitime l’intervention


d’un pouvoir extérieur pour mettre fin à l’oppression : on dirait aujourd’hui que
Brutus ouvre la porte à une « internationale protestante ». Cette idée est
pourtant lourde de sens, car en internationalisant les guerres de religion,
l’Europe pourrait, et va dans le cas de la Guerre de Trente ans, sombrer dans
une guerre pan européenne entre provinces protestantes et catholiques.

• En conclusion, le ou les auteurs de l’ouvrage mettent en place une théorie


radicale du droit de résistance qui mènera à une remise en cause
fondamentale de l’autorité politique et de la souveraineté. Cette tentative révo-
lutionnaire de localiser la souveraineté dans le peuple va susciter des réactions
extrêmement violentes, la plus célèbre étant celle du juriste de Jean Bodin.

Chapitre III - La naissance du concept moderne de l’Etat :


Introduction :
• Amorcée par les discours révolutionnaires des monarchomaques tout au long du XVIème
siècle, la vision populaire de la souveraineté et la visée révolutionnaire du droit de résistance
seront largement défiées dans les années qui ont suivit par d’éminents juristes et
philosophes, connus pour avoir façonné les concepts modernes de souveraineté et d’Etat en
réponse aux contestations réformistes : le Français Jean Bodin et l’Anglais Thomas Hobbes.

3.1). Jean Bodin et la question de la souveraineté :

a). Biographie :

• Jean Bodin (1530-1596) naît à Angers, il fait des études de droit à Toulouse où il
enseigne à partir de 1548. C’est à Paris qu'il se rend pour faire carrière dans le barreau,
mais n'ayant que peu de succès en plaidoirie, il revient à l'étude du droit et s'intéresse
à la philosophie politique et à l'histoire. Ainsi, dans son livre Methodus ad facilem
historiarum Cognitionem qui paraît en 1566, il étudie les régimes politiques dans une
perspective comparatiste et essaie d'en comprendre les changements, les succès et les
échecs ; il affirme aussi sa croyance au progrès matériel de la société. Ses premiers
ouvrages lui valent une grande réputation, ainsi que plus tard l'estime d'Henri III.
• En 1571, il devient Conseiller du Duc d'Alençon, un des chefs du parti des
« politiques », qui, se voulant à l'écart des querelles religieuses, aspire au

- 18 -
rétablissement du royaume de France autour de l'autorité royale. Bien que de religion
catholique, il est inquiété en 1572 lors du massacre de la Saint-Barthélemy. En 1575,
il se fixe à Laon où il se marie. Il y exerce la fonction de procureur du roi.

• En tant que député du Tiers-Etat du Vermandois aux Etats Généraux de Blois en


1576, il défend la théorie de l'inaliénabilité des biens de la couronne, dont le souverain
n'est que le dépositaire, et prône la tolérance en s'opposant à la révocation des édits
en faveur des protestants : ces positions lui vaudront la disgrâce du Roi.

• En 1576 paraît son ouvrage principal, les Six livres de la République, où il donne une
définition de l'Etat et formule l'un des premiers la doctrine de la souveraineté. Il s'y
attache aussi à l'étude des régimes politiques dans une perspective originale,
marquant par ailleurs sa préférence pour la monarchie absolue. Il faut noter que
Jean Bodin n'a pas été seulement un publiciste, il s'est également intéressé à la magie
et à la sorcellerie, et c'est ainsi qu'on lui doit en 1579 une Démonomanie, ouvrage qui
fera longtemps autorité dans les procès de sorcellerie, ainsi qu'un ouvrage de
physique Universae naturae Theatrum publié en 1596. Victime de la peste, il meurt
peu de temps après et sera enterré au couvent des Cordeliers à Laon.

• La renommée de Jean Bodin provient de sa contribution majeure à l’évolution de la


pensée juridique et politique grâce à sa théorie de la souveraineté étatique absolue,
indivisible et inaliénable, ainsi qu’une première définition de l’autorité publique, de ses
fonctions, de ses origines et de son étendue, laissant à la postérité la fondation du
concept d’Etat.

- Bien qu’il sera un fervent défenseur de la monarchie absolue, il défendra


également le droit des minorités et s’opposera à leur persécution.

- Son raisonnement, qui est éminemment basé sur « l’autorité de la raison »,


changera au fil du temps : s’il admettra une souveraineté indivisible mais pas
nécessairement absolue, sa pensée va devenir plus conservatrice, sans doute
en réponse aux arguments radicaux des monarchomaques.

- A partir de 1560, il commence à se poser une question qui hante les juristes
dans le sillage des guerres de religion, qui sera : « est-ce qu’il existe un pouvoir
qui ne pourrait être exercé par plus d’une personne ? ». Il y répondra en
puisant dans les arguments des traditions scholastiques et humanistes pour en
faire une synthèse qui le portera vers sa formulation de la souveraineté
indivisible du titulaire de pouvoir.

b). La méthode de l’histoire (1566) :

• L’une des motivations premières de Bodin est de clarifier dans ses écrits des notions
ambiguës et source de confusion. Sa volonté de « mettre les points sur les i » va le
pousser à définir clairement des concepts clés de la pensée politique en se basant
avant tout sur la raison, ouvrant de ce fait les portes d‘une « science juridique
universelle ».

• La première question que Bodin cherche à clarifier est celle de la souveraineté,


c'est-à-dire de la compétence exclusive à un gouvernant à exercer son pouvoir. Pour
- 19 -
répondre à cette question centrale et potentiellement régler le conflit de compétence
qui a marqué son temps, Bodin commence par « comparer toutes les lois de tous les
Etats […] et d’en choisir le meilleur échantillon » dans le but de découvrir qui détient la
souveraineté et/ou le pouvoir dans un régime.

• A travers cette analyse comparatiste, Bodin parvient à la conclusion que la


souveraineté est définie par cinq caractéristiques ou prérogatives fondamentales et
universelles :

- La désignation des magistrats et l’attribution de leurs pouvoirs ;

- L’établissement et l’abolition des lois ;

- La déclaration et la conclusion d’une guerre ;

- Le droit d’entendre les magistrats et de juger en dernier recours (ultima ratio) ;

- Le pouvoir de vie et de mort ;

• Cette vision de la souveraineté porte en elle quatre conséquences importantes :

- Bodin clarifie très clairement les prérogatives des pouvoirs publics : les rôles
de chacun (magistrats, institutions, etc.) sont spécifiés

- Il déduit que la souveraineté du titulaire du pouvoir est indivisible : le pouvoir


peut être délégué à un magistrats à un moment donné, mais celui-ci ne jouit en
aucun cas de la souveraineté.

- Bodin se base sur une relecture de l’histoire romaine pour attaquer l’éloge
que font les humanistes de la constitution mixte de la République romaine : le
partage de la souveraineté est selon lui un non-sens qui a conduit la chute de
la République et à l’avènement de l’Empire.

- Il défend l’idée que le pouvoir ne peut pas se partager ou se distribuer, le


danger étant que lorsque différentes entités détiennent le pouvoir, elles
deviennent concurrentes et amènent au désordre et au conflit.

• Néanmoins, Bodin ne stipule en aucun cas que l’exercice de la souveraineté par le


titulaire du pouvoir soit illimitée : si le suzerain est source de toute autorité dans le
royaume, son pouvoir doit être limité, notamment par les parlements, auxquels il
appartient de valider ou non les initiatives législatives du souverain.

c). Les six livres de la République (1576) :

• Avec le temps, Jean Bodin deviendra insatisfait avec sa théorie, et aboutira à la


conclusion que sa définition de la souveraineté était incomplète : l’indivisibilité de la
souveraineté ne dis rien de l’étendue de celle-ci, ce que Bodin va s’efforcer de la
clarifier dans son deuxième ouvrage, où il explicitera que la souveraineté n’est non
seulement indivisible, mais qu’elle est également absolue et perpétuelle.
• Il s’agit d’un durcissement majeur de ses propos, car son absolutisme implique que
dans tout royaume le roi détient seul le pouvoir absolu, le plaçant au-delà des lois ; de
- 20 -
plus, l’aspect perpétuel du pouvoir suppose que le pouvoir ne peut être ni vide, ni
partagé, justifiant l’adage « le roi est mort, vive le roi ». Ce changement s’explique par
deux raisons, la première théorique, la deuxième pratique :

- Premièrement, Bodin veut clarifier le rapport entre magistrat et le roi en


soulignant la supériorité indéniable du dernier.

- Par ailleurs, il est poussé à endurcir son discours par la publication des écrits
monarchomaques qui tendaient à faire de la résistance politique un véritable
droit, voir même un devoir, des propos qui ne font que catalyser le chaos dans
son pays. Bodin s’est efforcer de contester ces ouvrages en réaffirmant la
souveraineté inaliénable du roi par sa contre-attaque littéraire.

• Jean Bodin structure sa réponse en quatre étapes :

- Il commence par affirmer qu’aucun acte de résistance n’est justifié : tout acte
de résistance est nécessairement illicite et intolérable car pour garantir la
stabilité du royaume il faut que les sujets respectent le souverain.

- Néanmoins, Bodin ouvre la porte la porte à certaines exceptions restrictives :

- Dans le cas où le souverain est un tyran usurpateur ;

- Lorsque un tyran est combattu par une puissance étrangère pour


l’oppression de ses sujets, ceux-là peuvent désobéir et soutenir
moralement ladite puissance.

- Ces exceptions n’empêchent pas d’affirmer la nécessité juridique et politique


d’une souveraineté absolue, car c’est au nom de cette souveraineté indivisible,
perpétuelle et absolue, que les minorités pourront voir leurs droits garantis.

- Affirmer que la souveraineté est absolue et perpétuelle signifie deux choses :


la souveraineté est l’attribut unique de l’institution de pouvoir (ce que Bodin
appelle la « puissance publique » et ce qui deviendra plus tard l’Etat) ; et
l’expression de la souveraineté se traduit par l’élaboration du processus
législatif : le souverain est celui qui initie, débat, vote et applique les lois.

• La question se pose alors de savoir qui dans un royaume, ou une république, détient
cette souveraineté indivisible absolue et perpétuelle : Jean Bodin fait du prince le
titulaire de l’imperium, et procède ensuite à une théorisation complète de la monarchie
absolue. Pour Bodin, la souveraineté royale réside dans le pouvoir législatif.

- L’innovation de Bodin sera dans la distinction qu’il fait entre la personne qui
est le titulaire du pouvoir et l’institution qui la souveraineté : il parle de
monarchie, ou alors de couronne, mais pas de roi en tant qu’individu. Cet
argument reprend l’adage « le roi est mort, vive le roi », ce qui implique que la
souveraineté n’est pas forcement liée à un individu, mais à une institution :
Hobbes reprendra cet argument en disant que l’Etat détient la souveraineté.

• Puis, Jean Bodin va compléter son œuvre précédente en définissant le cadre, ou les
limites de la souveraineté. Le détenteur de la souveraineté doit être « encadré par des
- 21 -
freins », qui sont dans le cas de la France par trois lois fondamentales :

- la loi salique (régissant la succession du trône) ;

- l’usufruit des biens de la couronne : le principe que le roi ne possède pas le


pouvoir, mais jouit en fait de son usage (« le roi n’est pas propriétaire des biens
de la couronne ») ;

- les lois naturelles : il s’agit de lois non écrites qui sont supérieures aux lois
humaines, telles que la loi divine, et les lois qui proviennent de la nature même.
Ce concept clé implique que chaque être humain a, du fait de son existence,
certains droits fondamentaux inaliénables : les droits naturels, ancêtres des
droits de l’homme. Parmi ces droits, Bodin liste le droit de propriété (dominium).

• Malgré ses nombreuses innovations, la thèse de Bodin sera l’objet de nombreuses


critiques, et il appartiendra à un homme de faire la synthèse entre la réflexion sur la
République de Machiavel, la réflexion des réformés sur la résistance et de Jean Bodin
sur la souveraineté, et cet homme sera l’éminent théoricien politique anglais :
Thomas Hobbes.

3.2). Thomas Hobbes et le concept moderne d’Etat :

• « Cela fait, la multitude ainsi unie en une personne une, est appelée un Etat, en latin civitas.
Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt (pour parler avec plus de déférence)
de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. En
effet, en vertu du pouvoir conféré par chaque individu dans l’État, il dispose de tant de
puissance et de force assemblées en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut
conformer la volonté de tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis
de l’étranger. En lui réside l’essence de l’État qui est (pour le définir) une personne une dont
les actions ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes,
chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse
utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur
défense commune. Celui qui est dépositaire de cette personne est appelé souverain et l’on dit
qu’il a la puissance souveraine ; en dehors de lui, tout un chacun est son sujet. » - Léviathan

• Il s’agit là de la première définition de l’Etat en tant que personne morale à l’origine des lois
et dissociée du titulaire du pouvoir : la fondation historique de la théorie de l’Etat étant
terminée, Hobbes est celui qui posera dans le Léviathan la pierre angulaire de l’édifice. Ce
faisant, il a révolutionné le droit de son époque, et établira une nouvelle science du politique.

a). Biographie :

• Thomas Hobbes, (1588-1679) second fils d'un ministre anglican, naît à Malmesbury,
en Angleterre ; son père s'étant enfui consécutivement à une querelle avec un
ecclésiastique voisin, le jeune Hobbes sera élevé, avec sa sœur et son frère, par son
oncle Francis. Il fréquente tout d'abord l'école de l'église de Wesport, puis une
école privée, pour terminer enfin ses études à Oxford, qui était, à cette époque, le
théâtre de grandes disputes théologiques avec les Puritains (protestants radicaux).
• Ses études achevées, Hobbes est engagé comme précepteur du fils aîné de William
Cavendish, comte de Devonshire. Il deviendra l'ami et le confident du jeune homme.
- 22 -
En 1610, il visite en sa compagnie la France, l'Allemagne et l'Italie. De retour en
Angleterre, son élève le prend comme secrétaire. Hobbes se plonge alors dans la
littérature classique. Il étudie Démocrite et plus spécialement Thucydide, dont il
publiera une traduction en 1629. En 1631, il devient le précepteur du fils aîné de
son ancien élève et, en 1634, il l'accompagne sur le continent et séjourne à Paris
où il fréquente les cercles philosophiques de la capitale (Marin Mersenne). C'est à
cette époque qu'il étudie la géométrie et la physique et qu’il acquiert une vision
mécaniciste et matérialiste de la nature, ce qui influence massivement sa philosophie.

• En 1637, il rentre en Angleterre, mais les troubles qui agitent le pays compromettent
le développement de sa pensée philosophique. En 1640, il doit fuir à cause de
ses opinions royalistes. Il se rend à Paris où il deviendra le professeur de
mathématiques du futur roi Charles II. Il y sera aussi en relation avec Descartes.
C'est en 1642 qu'il fait imprimer le De Cive et c'est aussi à cette époque qu'il se
met à composer le Léviathan qu'il fera paraître au milieu de l'année 1651, après la
révolution anglaise de 1649. En 1655, il publie le De Corpore un traité de physique et
en 1658 le De Homine, un traité de psychologie. Après la Restauration, en 1660,
il reçoit une pension du roi Charles II et jouira dès lors de la protection de ce
monarque. Il y aura recours en 1666 lorsque les Communes dénoncent l'athéisme
de certains livres offensants comme le Léviathan. Il doit toutefois promettre au Roi de
ne plus publier d'ouvrages de caractère politique ou religieux.

• À l'âge de 84 ans, il écrit son autobiographie en latin et, à 86 ans, achève une
traduction de l’Illiade et de l'Odyssée. En 1675, il quitte définitivement Londres pour
passer le reste de sa vie dans le manoir de la famille du comte de Devonshire.En
1679, il est atteint de paralysie et meurt le 4 décembre de la même année.

b). La théorie de Hobbes :

• Influencé par les troubles politiques qui gagnent l’Europe (Guerre de trente ans
1618-1648 et Guerre civile anglaise 1641-1649) ainsi que la Première Révolution
Scientifique et ses grandes découvertes en mathématiques, physique, astronomie et
méthodologie l’inspirent à faire sa contribution aux sciences du droit et de la politique.

• Les questions fondamentales qu’il se pose sont les suivantes :

- Qu’est-ce que c’est la liberté ?

- Qu’est-ce que c’est le droit naturel ? (est-ce que existent des droits
inaliénables de l’individu ?)

- Quelle est la place de la loi dans la société ? est-ce qu’elle peut gérer les
passions humaines ?

- Qu’est-ce que l’homme et la nature humaine ?

• La Révolution Scientifique permet à Hobbes de contester l’argument d’autorité


divine : effectivement, d’éminents scientifiques tels que Galilée et Copernic avaient
remis en question le savoir porté par les saintes écritures, qui est en fait largement
constitué d’affirmations dogmatiques invérifiés ou invérifiables. Ainsi, les scientifiques
vont pousser les philosophes à approcher leur discipline d’une nouvelle manière,
- 23 -
basée sur la raison et l’administration de preuves et non sur le l’argument d’autorité.

• Les philosophes seront notamment influencé par deux modèles méthodologiques :

- Le modèle géométrique tend à approcher une discipline par à un ordre de


démonstrations : des méthodes déductives sont appliquées à des postulats
pour les vérifier ou les falsifier. Ce modèle sera choisi par Hobbes pour mettre
sur pied sa philosophie du politique.

- Le modèle mathématique procède par observation, analyse et classement


afin de formuler une thèse. Il s’agit de classer, codifier, systématiser le droit
dans un livre, un code.

• Hobbes débutera sa théorie par une affirmation fondamentale : pour déterminer ce


qu’est l’Etat, il faut au préalable réfléchir à ce qui en constitue l’unité, à savoir l’être
humain. C’est par l’anthropologie qu’Hobbes approchera la question du pouvoir. Pour
ce faire, Hobbes introduit une notion qui sera centrale pour tous les philosophes des
temps modernes : celle de l’état de nature, une sorte de temps zéro antérieur à
l’homme social ou civilisé.

• Hobbes émet d’office quatre postulats :

- A l’état de nature, les hommes sont naturellement égaux.

- A la naissance, l’homme est avant tout un être de désir et de passions


illimités, et a une tendance naturelle à affirmer sa puissance.

- L’homme est par nature insociable.

- Sans Etat les hommes sont animés par la crainte qu’ils ont les uns des autres.

• L’état de nature serait donc « une guerre de tous contre tous » car, l’homme étant
par nature animé par des désirs illimités et dénué de raison, il va poursuivre ses
intérêts par la force du simple fait qu’il en est capable et qu’il en a le droit, ce qui va le
porter tout naturellement à la crainte, la méfiance et à la confrontation. Ce serait la
raison qui pousserait les hommes à quitter ce monde obscure pour survivre et trouver
à terme, dans la vie commune, une certaine sécurité. La nécessité nous pousserait
donc à passer un contrat social nous dépossédant de certains de nos droits à une
personne morale assurant le vivre ensemble : le Léviathan, ou l’Etat.

c). De Cive (1642) :

• La visée éminemment scientifique de Hobbes apparaît dans ses ouvrage à travers


l’énoncé soigneux qu’il fait de sa méthode :

- « J'expliquerai en ce traité quels sont les devoirs des hommes, premièrement


en tant qu'hommes, puis en tant que citoyens, et finalement en tant que
chrétiens. »

• Comme dans le cas des ouvrages scientifiques de l’époque, Hobbes se réfère à


l’autorité scientifique que sont les penseurs de la Grèce et de la Rome antique :
- 24 -
- « On dit que Socrate fut le premier des siècles suivants qui aima la science
politique, bien qu'elle ne fût pas encore parfaitement connue, et qu'il n'en
aperçût que quelques rayons, comme à travers des nuages, dans le
gouvernement de la République […]. A son exemple Platon, Aristote, Cicéron, et
les autres philosophes grecs et latins, et ensuite non seulement tous les
philosophes des autres nations, mais toutes les personnes de grand loisir, s'y
sont occupées […]. »

• Il défend ensuite l’utilité et l’importance de la science qu’il s’efforce à conceptualiser :

- « […] presque tout le monde se plaît à en voir une fausse image, et se laisse
charmer à une mauvaise représentation ; et qu'elle a été cultivée par des
excellents esprits plus que toutes les autres parties de la philosophie. »

- « Comme donc ces inconvénients sont fort considérables, les avantages qui
nous reviennent d'une meilleure information de cette science, sont d'une très
grande importance, et son utilité en est toute manifeste. »

• Il procède ensuite à une critique des arguments monarchomaques qu’il qualifie de


dissidentes et s’en inspire pour présenter son objectif : écarter les aspects éthiques de
l’étude de la politique pour en faire une science basée sur la raison :

- « Vu donc qu'il naît tous les jours de telles opinions, qui sont de pernicieuses
semences de dissension dans la société civile ; si quelqu'un écarte ces nuages, et
montre par de très fortes raisons, qu'il n'y a aucunes doctrines recevables et
authentiques touchant le juste et l'injuste, le bien et le mal, outre les lois qui
sont établies en chaque république ; qu'il n'appartient à personne de s'enquérir
si une action sera bonne ou mauvaise, hormis à ceux auxquels l'État a commis
l'interprétation de ses ordonnances. »

• Puis, il annonce le cœur de son approche : il entend étudier la science du politique à


partir de la société civile, corps de l’Etat ; mais encore lui faut-il appréhender cette
même société, ce qu’il fait à partir d’une analyse des composantes les plus
fondamentales de la société : les hommes. On voit comment la percée des sciences
exactes telles que la physique et la médecine ont influencé sa démarche :

- « Quant à ce qui regarde la méthode, j'ai cru qu'il ne me suffisait pas de bien
ranger mes paroles, et de rendre mon discours le plus clair qu'il me serait
possible : mais qu'il me fallait commencer par la matière des sociétés civiles,
puis traiter de leur forme et de la façon qu'elles se sont engendrées, et venir
ensuite à la première origine de la justice. Il me semble en effet qu'on ne saurait
mieux connaître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent. Car,
de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les
ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la
fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la
démonte, et si l'on ne considère à part la matière, la figure, et le mouvement de
chaque pièce. »

• Ayant identifié l’état de nature, condition de l’homme en l’isolant de la société civile


et de l’Etat, il tente d’expliquer les postulats qu’il a posé :
- 25 -
- « […] il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les
rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent
être disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république. »

- « les esprits des hommes sont de cette nature, que s'ils ne sont retenus par la
crainte de quelque commune puissance, ils se craindront les uns les autres, ils
vivront entre eux en une continuelle défiance, et comme chacun aura le droit
d'employer ses propres forces en la poursuite de ses intérêts, il en aura aussi
nécessairement la volonté. »

- « Nous voyons que tous les États, encore qu'ils aient la paix avec leurs voisins,
ne laissent pas de tenir des garnisons sur les frontières, de fermer leurs villes de
murailles, d'en garder les portes, de faire le guet, et de poser des sentinelles. A
quoi bon tout cela, s'ils n'avaient point d'appréhension de leurs voisins ? » Dans
cette parenthèse, Hobbes pose la fondation de ce qui deviendra la théorie
réaliste des relations internationales. »

- Si ce n'est donc que l'on veuille dire, que la nature a produit les hommes
méchants, parce qu'elle ne leur a pas donné en les mettant au monde les
disciplines, ni l'usage de la raison, il faut avouer qu'ils peuvent avoir reçu d'elle
le désir, la crainte, la colère, et les autres passions de l'âme sensitive, sans qu'il
faille l'accuser d'être cause de leur méchanceté. Ainsi le fondement que j'ai jeté
demeurant ferme, je fais voir premièrement que la condition des hommes hors
de la société civile (laquelle condition permettez-moi de nommer l'état de
nature) n'est autre que celle d'une guerre de tous contre tous […]. »

• La pensée politique de Hobbes, qu’il annonce pour la première fois dans le De cive
et qu’il aboutir neuf ans plus tard dans le Léviathan va irriguer un débat inédit dans
tout les domaines des sciences humaines : sa méthode scientifique sera largement
reprise par tous les débats pour promouvoir ou contester ses postulats et ses
corollaires dans les domaines politiques et juridiques, mais aussi anthropologiques,
philosophiques et sociologiques et ce pendant des siècles.

d). Le Léviathan (1651) :

• La question centrale que Hobbes se pose dans le Léviathan est celle des raisons et
des moyens qui portent l’homme à quitter le monde obscure et chaotique qu’est l’état
de nature pour une société civile structurée et gouvernée par un Etat, terme qu’il
définira une fois pour toutes dans cet ouvrage qui le rendra mondialement célèbre :

- « La nature, qui est l’art pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le
gouverner, est imitée par l’art de l’homme, qui peut ici, comme en beaucoup
d’autres domaines, fabriquer un animal artificiel. Puisqu’en effet la vie n’est
qu’un mouvement des membres, dont l’origine est dans quelque partie interne,
pourquoi ne pourrait-on dire que tous les automates (ces machines mues par
des ressorts et des roues comme une montre) ont une vie artificielle ?

- « Mais l’art va plus loin en imitant l’oeuvre raisonnable et la plus excellente de


la nature : l’homme. C’est l’art, en effet, qui crée ce grand [Léviathan, appelé
- 26 -
Etat] qui n’est autre chose qu’un homme artificiel, quoique de stature et de
force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et le
protection duquel il a été conçu. En lui, la souveraineté est une âme artificiel,
car elle donne vie et mouvement au corps tout entier. »

-« En lui réside l’essence de l’Etat qui est (pour le définir) une personne une
dont les actes ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre
eux-mêmes, chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est
cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera
convenir à leur paix et à leur défense commune. […] Celui qui est dépositaire de
cette personne est appelé souverain et l’on dit qu’il a la puissance souveraine ;
en dehors de lui, tout un chacun est un sujet. »

- « Pour décrire la nature de cet homme artificiel, je considérerai


premièrement, la matière de cet homme artificiel, et l'artisan, les deux étant
l'homme et deuxièmement, comment et par quelles conventions il est fait;
quels sont les droits et le juste pouvoir d'un souverain, et ce qui le conserve et
le détruit […] »

• Hobbes va appréhender le problème à partir de la théorie du contrat social, qu’il


tente de redéfinir dans le Léviathan. Jusqu’alors, les théoriciens du contrat social le
divisaient en deux étapes : le pacte de société ou de vivre-ensemble, et le pacte de
soumission ou de délégation du pouvoir à l’autorité souveraine. Hobbes rétorquera
que le passage d’état de nature à société civile gouvernée par l’Etat ne peut
s’expliquer que par un contrat social où les deux étapes sont unies et simultanées, ce
qui lui permet d’attaquer l’argument « dissident » des monarchomaques menant au
droit de résistance, à la contestation et au chaos qui avait gagné son pays.

• L’innovation de Hobbes sera donc de dire qu’au moment même où le pouvoir est
transféré des mains des individus constituant la société au souverain, la société civile
devient liée à l’Etat, ce qui la met dans l’obligation de se destituer de certains droits et
de certaines libertés au nom de la sécurité et du vivre-ensemble que procure l’Etat.

- « C’est plus que le consentement ou la concorde ; il s’agit d’une unité réelle de


tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec
chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait dire à tout
individu : j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui
abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui
abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. »

• Hobbes reprend la vision de Bodin du pouvoir souverain et de la souveraineté


absolue et indivisible, avec le corollaire de rejet de toute forme mixte ou partagée de
gouvernement. Cependant, il ira beaucoup plus loin que Bodin en accordant à la
souveraineté les attributs suivants :

- Hobbes affirme, comme Bodin, que le souverain est à l’origine des lois : il en
est à la fois l’initiateur, le législateur et l’exécutant.

- L’Etat, par la loi civile, décide de ce qui est juste ou qui ne l’est pas : Hobbes
affirme donc que la justice, dans le sens philosophique, est réellement le
- 27 -
produit exclusif de la loi humaine, et non divine.

- Pour Hobbes, le souverain doit être au dessus des lois : il en est le créateur et
le maître et non le sujet.

• Néanmoins, Hobbes insiste que l’Etat a également certaines obligations :

- Assurer l’ordre et la sécurité de ses sujets (principe d’auto-conservation)

- L’Etat doit assurer une forme de liberté (liberty) à ses sujets, à savoir que
l’Etat se doit de protéger l’individu contre l’exercice arbitraire de l’autorité.

- L’Etat doit assurer à ses sujets l’égalité devant la loi et les charges publiques ;

- L’Etat a également une obligation de réussite dans les tâches susdites,


particulièrement en ce qui concerne la sécurité. Le manque de réussite est en
effet la seule occasion où la non obéissance serait envisageable, car l’Etat
ayant failli à ses obligations, les citoyens pourraient éventuellement reprendre
les droits et pouvoirs dont ils se sont dépossédés.

• Hobbes étant obsédé par l’ordre, auquel il accorde la place centrale de sa pensée
politique, il va penser tous les rapports concernant l’Etat en les hiérarchisant de sorte
à ce que l’ordre soit maintenu à tout prix. Ce leitmotiv poussera notamment Hobbes à
repenser le rapport entre le pouvoir spirituel et temporel afin que l’Etat devienne le
titulaire et le responsable des deux à la fois, ce qui vaudra à Hobbes un nombre
d’ennemis dans le milieu ecclésiastique.

- « En effet, sans la terreur d’une puissance quelconque, qui est cause de ce


qu’elles sont observées, les lois de nature (justice, équité, humilité, clémence et,
en somme faire aux autres ce que nous voudrions qui nous fût fait) sont, par
elles-mêmes, contraires aux passions naturelles, lesquelles nous portent à la
partialité, à la vanité, à la vengeance, et ainsi de suite. Les conventions, sans
l’épée, ne sont que des mots, et sont sans force aucune pour mettre qui que ce
soit en sécurité. »

• Dans les chapitre XVIII du Léviathan, Hobbes approche l’Etat d’un point de vue
juridique : en se basant sur sa définition de l’Etat et du contrat social, il va faire voler
en éclats les arguments du droit de résistance des protestants et monarchomaques
en les déclarant illicites, car celles-ci entravent les « droits des souverains
d’institution » :

- Les sujets ne peuvent changer la forme de gouvernement (ce qui briserait la


convention par laquelle le souverain est tenu à ses sujets et vice-versa, ce qui
n’est possible que par l’autorisation du souverain)

- On ne peut être destitué de la puissance souveraine ;

- Personne ne peut sans injustice s’opposer à l’institution de celui proclamé


souverain par la majorité ;
- Les actions du souverain ne peuvent être mises en accusation justement par
les sujets ;
- 28 -
- Quoi qu’il fasse, le souverain ne peut être puni par ses sujets ;

• Hobbes passe alors en revue les caractéristiques des droit des souverains :

- Le souverain est juge de ce qui nécessaire à la paix et à la défense de ses


sujets et juge des doctrines qui lui doivent être enseignées ;

- Le droit de faire des règles par lesquelles les sujets sauront ce qui appartient
en propre à chacun, de sorte que nul autre ne pourra se l’approprier sans
injustice ;

- C’est à lui que revient aussi le droit de juger et de trancher des litiges, de faire
la guerre et la paix, de choisir tous les conseillers et les ministres, de
récompenser et punir ainsi que de déterminer l’honneur et le rang ;

- Ces droits, rajoute Hobbes, sont indivisibles et ne peuvent passer ailleurs


sans renoncement direct à la puissance souveraine.

• En ce qui concerne les lois civiles, Hobbes déclare que le souverain en est l’unique
législateur, détient le monopole sur leur interprétations et n’en est pas lui-même sujet.
Il rajoute d’ailleurs que les lois naturelles et les lois civiles se contiennent les unes
dans l’autre. Il fait aussi la distinction entre droit, ou liberté, et loi, ou obligation.

• Hobbes apporte également une innovation du concept de liberté, en définissant la


liberté négative, à savoir l’absence de contraintes extérieurs à un mouvement ou à
une action : la liberté (négative) est donc l’absence de contraintes, ou de lois sous le
Léviathan, ce qui implique que toute loi supplémentaire est une entrave à la liberté
d’une part, et que tout à chacun est libre de faire ce qu’il entend tant qu’il n’entrave
pas les lois.

- Cette vision contredit celle de l’humaniste Machiavel, qui avançait qu’un


citoyen participant à l’élaboration des lois faisait des lois l’instrumentalisation
même de sa liberté. Cette contraposition est importante car si la position de
Machiavel louait la République pour sa liberté, Hobbes déclare que la liberté
est dissociée de la forme de gouvernement.

• La pensée révolutionnaire de Hobbes, par sa méthode et sa profondeur si ce n’est


par sa visée, suscitera des réponses passionnées de la part d’une légion de
philosophes : son nom et ses écrits seront bien souvent l’inspiration première des
philosophes des Lumières et de leurs visions éminentes qui constitueront la base
même des civilisations contemporaines. Si ces philosophes vont en grande partie
récuser la plupart des conclusions et postulats hobbesiens, ça définition de l’Etat en
tant que personne morale au dessus de tout homme et dissociée du titulaire de
pouvoir sera universellement acceptée par tous en tant que fondation de la théorie
moderne de l’Etat, qui, l’Etat étant défini, se concentrera désormais sur les rapports
complexes entre l’individu et l’Etat.

DEUXIEME PARTIE : L’ETAT ET L’INDIVIDU


- 29 -
Chapitre IV - John Locke et le débat sur le gouvernement civil :
Introduction :
a). Biographie :

• John Locke (1632-1704) naît à Wrington le 26 août 1632 ; fils d'un greffier de
justice et de paix, capitaine dans les régiments parlementaires pendant la guerre
civile. Au cours de ses études à Oxford, dont il n'apprécie guère la philosophie
aristotélicienne, ni les disputes scolastiques, le jeune Locke découvre Descartes, qui
lui donne le goût de la philosophie. Il s'intéresse également aux écrits de Wallis
sur la géométrie et à ceux de L. Ward sur l’astrologie.

• Effrayé par l'ampleur des querelles confessionnelles, il opte à la même époque pour
la tolérance religieuse. Destiné à la carrière ecclésiastique, il y renonce pour la
médecine, qu'il pratiquera à Oxford avec un ancien ami de collège.

• C'est en 1666 qu'il fait la connaissance de Lord Ashley, futur duc de Shaftesbury, avec
qui il se lie d'amitié et dont il deviendra le médecin privé, tout en étant chargé de
s'occuper aussi des affaires du futur duc. Comme Lord Protecteur de la Caroline, Lord
Ashley demande à Locke en 1669 de rédiger la Constitution de cette colonie. À
cette époque, il fait son premier voyage en France. Il y retourne en 1675, mais doit
rentrer en Angleterre à la demande de Lord Ashley qui a été nommé président du
Conseil privé du roi.

• Quelques années plus tard, lorsque pour des raisons politiques Lord Ashley est
accusé de complot et doit fuir en Hollande, des soupçons se portent aussi sur Locke
qui quitte alors l'Angleterre pour la même destination. Il se fixe ainsi en 1683 à
Amsterdam, puis à Rotterdam, où il préside un petit club philosophique.

• Après la Révolution anglaise de 1688, Locke revient en Angleterre en 1689 sur le


même bateau que la princesse Marie, femme de Guillaume d'Orange. Il est alors
nommé Commissaire aux appels.

• En 1689, il publie l’Epistola de Tolerantia (Lettre sur la tolérance) qui sera


assez rapidement diffusée sur le continent. C'est en 1690 qu'il devient célèbre avec la
publication de son principal ouvrage philosophique, An Essay concerning Human
Understanding, qui s'en prend à la doctrine cartésienne des idées innées et
développe une théorie de la connaissance de type empirique - sensualiste. La même
année, il fait paraître Two Treatises of Government, dont le premier tome est une
réfutation des thèses énoncées dans le Patriarcha de l'écrivain absolutiste Robert
Filmer, et le second, plus connu sous le titre d’Essai sur le gouvernement civil,
propose une vaste réflexion sur les fondements et les limites de l’Etat. En 1695, il
publie encore le Reasonableness of Christianity, qui formule les idées maîtresses du
déisme. Intéressé aux problèmes monétaires, il siège dès 1696 dans le nouveau Conseil
de commerce ; sa santé déclinant, il doit en démissionner en 1700. Retiré à Oates, il y
écrira ses Paraphrases des Epitres de Saint Paul avant de mourir le 28 octobre 1704.
• Si Thomas Hobbes est vu comme dernier des penseurs de la Renaissance, John
Locke, qui naît une génération après Hobbes, est à juste titre considéré comme l’un
- 30 -
des pères fondateurs d’une ère philosophique qui révolutionnera le monde moderne :
l’Âge des Lumières, l’âge du triomphe de la raison sur les ténèbres. Effectivement,
ses réflexions innovatrices sur l’anthropologie et l’identité humaine, la méthodologie et
l’empirisme, la science politique et le contrat social révolutionnera le monde et
inspireront tous les philosophes du siècle à continuer son œuvre ; quant à ses idéaux
républicains et libéraux, ils seront reflétés par les révolutions américaines et
françaises.

• Comme Hobbes, John Locke sera le témoin de troubles majeurs dans son pays : du
Commonwealth à la Restauration et de la Glorieuse Révolution de 1688 destituant les
Stuarts absolutistes et instituant la monarchie constitutionnelle de la maison de
Hanovre au Bill of Rights, fondement de la démocratie anglaise. Tous ces
évènements auront une influence majeure sur sa pensée.

b). Essai sur le pouvoir civil (1690) :

• John Locke sera le premier à répondre à la théorie de Hobbes, en proposant non


pas une autre définition de l’Etat, mais en proposant une nouvelle vision de ce dernier
ainsi que des rapports complexes entre l’individu et l’Etat. Locke est animé par quatre
grandes questions :

- Comment penser un Etat qui ne conduise ni à l’oppression, ni à la guerre


civile ? En d’autres termes, quel est le meilleur Etat possible ?

- Locke répondra que le meilleur Etat possible est un compromis entre


un « Etat fort », sécuritaire, et un « Etat faible », libre et tolérant ;

- Comment aménager les rapports entre religieux et le politique ?

- Quels sont les mécanismes, notamment économiques, qui favorisent une


population marchande (bourgeoise) et qui pourraient permette de la gérer ?

- Quel est le statu épistémologique de la connaissance ? Comment l’homme


perçoit le monde ? Qu’est-ce qu’est inné et qu’est ce qu’est acquis à travers
l’expérience ?

- Locke va répondre en défendant la doctrine de l’empirisme et va


formuler une théorie révolutionnaire de l’identité et du savoir : l’esprit de
l’homme à sa naissance est une tabula rasa, il n’a rien d’inné, et peut
tout apprendre par la sensation et l’expérience.

• Pour répondre à la première question, Locke va, tout comme Hobbes, partir d’une
réflexion sur la nature humaine en avançant sa propre théorie du droit naturel :

- Comme Hobbes, il commence par affirmer que les hommes naissent égaux ;

- Contrairement à Hobbes, Locke croit que la nature humaine est dirigée non
par les passions violentes et la crainte, mais par raison et la tolérance :
l’homme serait donc par nature libre et n’est pas par essence conflictuel ;
- Au contraire, l’homme est un être profondément rationnel, ce qui le pousse à
se reprocher de ses semblables, car il comprend la nécessité de l’échange et la
- 31 -
possibilité de créer une communauté qui porte à chacun le bien être, la sécurité
et la paix. La création de l’Etat, ajoutera Locke, n’est possible qu’en présence
du consentement ;

- L’état de nature est un état paisible où règnent la liberté, l’égalité, mais


également la propriété (la propriété est vue ici dans un sens général, propriété
des choses comme de sa propre personne ; avant lui c’était Dieu à posséder le
corps et l’âme des hommes). Cependant, dans cet état de nature égalitaire et
libre, la jouissance des droits naturels n’est pas garantis contre l’arbitraire ou la
violence d’un autre : en élégant son pouvoir à un Etat légitime, le peuple
garantit ses droits naturels, bénéficiant des avantages de la vie en commun
tout en étant protégé de l’arbitraire.

• Après avoir définit l’état de nature, Locke va expliquer la motivation derrière le


contrat social, amenant à l’institution d’un Etat, non pas par crainte, mais psr la
conscience de l’intérêt commun à vivre ensemble. Aussi, et c’est là l’innovation
majeure de Locke contre l’absolutisme de Hobbes, aucun contrat social n’est valable,
et par conséquent aucun pouvoir n’est légitime, sans le consentement du peuple. Ce
faisant, les individus ne renoncent pas leurs droits naturels, il ne font que les
déléguer.

• L’Etat légitime pour Locke :

- doit être constitué grâce au consentement des individus qui délèguent leurs
pouvoirs pour lui permettre de garantir les droits fondamentaux et acceptent de
se faire gouverner par la majorité ;

- ceci implique que la souveraineté, qui réside avant tout dans le pouvoir
législatif, doit être divisée entre plusieurs institutions, concept qui débouchera
sur la création de la séparation des pouvoirs ; Locke soutient le modèle du
parlementarisme anglais, qui permet à un organe représentatif d’édicter des
lois, et à un autre organe, l’exécutif, de les appliquer ;

- à travers le contrat social, l’Etat reçoit en dépôt le pouvoir des citoyens sous
le contrôle du parlement ;

- les individus ont le droit de résistance, notamment lorsque leurs droits


fondamentaux ne sont plus respectés ;

c). Lettre sur la tolérance (1689) :

• John Locke cherche à résoudre les conflits religieux ainsi que le problème qui se
pose entre le politique et le religieux : la solution réside donc dans un Etat séculaire. Il
constate que la religion peut être source de grands troubles. Pour y remédier, Locke
prône la tolérance en tant que nécessité à la fois chrétienne et politique. Cependant,
pour favoriser la tolérance, une division nette entre politique et religieux est
nécessaire. Il est un défenseur acharné de la liberté religieuse, il dénonce la
prétention des croyants fondamentalistes à connaître l’unique et seule vérité et
pousse vers l’acceptation du caractère subjectif et personnel de la foi religieuse.

• Locke déclare que la religion est donnée aux hommes non pas pour leur permettre
- 32 -
de parvenir à la domination ecclésiastique mais pour les engager à vivre suivant la
vertu et la piété : « tous ceux qui veulent s’enrôler sous l’étendard de Jésus Christ
doivent d’abord déclarer la guerre à leurs vices et à leurs passions ». On perçoit une
attaque voilée à l’Eglise catholique et à sa puissante hiérarchisation.

• Il critique aussi les protestants en s’opposant à leur volonté de convertir les âmes
des autres car cette volonté est poussée par des intérêts personnels et non par
l’amour ou la bienveillance. L’Evangile même porte un message de respect et d’amour
envers son prochain, quel qu’il soit : la tolérance est donc le devoir du Chrétien.

• L’Eglise est pour Locke une société d’hommes qui se joignent volontairement afin de
servir Dieu publiquement et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable et propre à
leur faire obtenir le salut. (idée très protestante). L’Eglise aussi nécessite un ordre et
des lois pour survivre. En cas de désaccord entre l’ordre religieux et l’ordre étatique
c’est le deuxième qui doit l’importer.

• Une innovation de John Locke sera de déclarer que la diversité religieuse est non
seulement inéluctable, mais elle est aussi bonne et désirable (elle est source de
liberté, de richesse spirituelle et d’inspiration) et aucunement la source du conflit
religieux. On voit là la modernité extrême qu’annonce la philosophie de Lumières, tout
à fait remarquable compte tenu du règne du dogme et de la persécution religieuses
qui marquaient cette époque.

Chapitre V - Montesquieu et la définition de l’Etat libre :


Introduction :
• La deuxième grande réponse à la théorie de Thomas Hobbes nous provient de l’éminent
philosophe, juriste et homme d’Etat français, Charles-Louis de Secondat, plus connu sous le
nom de Montesquieu. Contrairement à John Locke, Montesquieu répondra à la théorie
hobbesienne non pas à travers une approche différente de l’homme et de l’état de nature,
mais en formulant une nouvelle approche du droit et de la société à partir des relations entre
l’Etat et les individus. La particularité de son approche : l’ouverture d’une nouvelle dimension
de l’Etat, à la fois plus proche de la pratique des lois et des esprits des hommes. Ses
nombreux écrits juridiques révolutionnaires feront de Montesquieu le théoricien majeur du
libéralisme politique, et seront l’inspiration première des constituants des Etats-Unis.

a). Biographie :

• Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755)


passe sa scolarité au collège de Juilly et, après des études de droit, devient conseiller
du parlement (cour de justice) de Bordeaux en 1714. En 1715, il épouse Jeanne de
Lartigue, une protestante issue d'une riche famille de noblesse récente. En 1716,
Montesquieu hérite de la charge de président du parlement de Bordeaux et de la
baronnie de Montesquieu. En 1726, il vend sa charge de magistrat, et en 1728, il est
nommé à l’Académie française.

• Dans les années qui suivent, il voyage à travers l’Europe, en Autriche, en Hongrie, en
- 33 -
Italie, en Allemagne, en Hollande et en Angleterre, où il séjourne plus d'un an. À Paris,
Montesquieu fréquente les membres du club de l’Entresol, comme le marquis
d’Argenson, Bolingbroke et l’abbé de Saint-Pierre. Ils s’y transmettaient des
informations sur des questions de politique internationale, de commerce ou de
finance.

• Ses publications majeures incluent les Lettres persanes publié en 1721, Réflexions
sur la monarchie universelle dix ans plus tard (publication posthume) et les
Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
(1734). En 1748, après 20 ans de travail, il publie De l’esprit des lois. Il se trouve
critiqué, attaqué et notamment condamné par la Sorbonne. L’œuvre est mise à l’Index
de l’Eglise, mais connaît néanmoins un succès retentissant. Montesquieu décède le 10
février 1755.

• Le contexte de la vie de Montesquieu est bien différent de celui de ses


prédécesseurs, ce qui explique en partie l’originalité de son approche. Montesquieu
grandit dans la France des Lumières, une période paradoxale car si la quasi-totalité
des Etats européens sont des monarchies absolues rattachées à leur Eglise et à leurs
traditions, c’est en même temps une période de changement radical.

- De nouvelles classes sociales apparaissent et rivalisent la noblesse établie


avec les préludes de l’industrialisation, qui accompagnée d’un flot
extraordinaire de nouvelles technologies permet au commerce de se
développer plus que jamais, alors que l’urbanisation suit une croissance
démographique fulgurante, le tout sous les yeux d’innombrables philosophes
éclairés par la raison qui bourdonnent d’idées révolutionnaires.

- Les débats centraux des penseurs de l’époque gravitent entre quatre thèmes
principaux : la souveraineté du titulaire du pouvoir, la légitimité des régimes
politiques, les vertus du commerce cosmopolite (globalisé) ainsi que la place
de l’Eglise face à l’Etat.

b). De l’esprit des lois (1748) :

• L’esprit des lois est le plus éminent des traités juridiques du XVIIIème siècle, dans
lequel Montesquieu va proposer sa propre théorie générale et universelle de l’Etat, où
l’auteur décrit avec l’esprit d’un philosophe politique et la précision d’un juriste tous les
aspects d’un Etat qui pourrait garantir à ses sujets à la fois liberté et sécurité, ce
indépendamment du type de régime, pour autant que l’Etat soit un Etat de droit, qui
pratique la séparation des pouvoirs et respecte une constitution : concepts
révolutionnaires qu’il définira dans cette œuvre mémorable et instrumentale pour la
construction du modèle de l’Etat moderne. Néanmoins, l’esprit des lois sera publié
sous l’anonymat et se heurtera à une censure sévère.

• L’image que Montesquieu donne d’un Etat moderne est sensiblement différente de
celle de Locke. Contrairement à ses prédécesseurs, qui se basent sur le modèle
d’Aristote, Montesquieu propose une nouvelle typologie des régimes et des Etats : la
république (démocratique, ou aristocratique), la monarchie et le despotisme (une
grande innovation de la part de Montesquieu).

• Une autre innovation de Montesquieu est de prendre en compte dans sa


- 34 -
classification un critère nouveau, ce qu’il a appelé le « principe du gouvernement »,
ou les passions qui animent le gouvernement :

- « Après avoir examiné quelles sont les lois relatives à la nature de chaque
gouvernement, il faut voir celles qui le sont à son principe. […] Il y a cette
différence entre la nature du gouvernement et son principe que sa nature est ce
qui le fait être tel, et son principe ce qui le fait agir. L’une est sa structure
particulière, et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir. […] Or le lois
ne doivent pas être moins relatives au principe de chaque gouvernement, qu’à
sa nature. »

- Pour Montesquieu les principes des gouvernements sont les suivants : la


vertu pour la république, l’honneur pour la monarchie et la crainte pour le
despotisme.

- Ainsi, Montesquieu relativise l’utilité d’une approche strictement théorique, ne


considérant les régimes qu’à travers leurs lois et leur constitution, et souligne
l’utilité de se pencher sur les particularités qui n’apparaissent que dans la
pratique des lois. On voit là l’importance que donne Montesquieu à la réalité en
pratique et sa volonté de rapprocher la théorie de cette dernière.

• Tout comme Machiavel, qui l’inspire énormément, Montesquieu est préoccupé par le
danger de la corruption qui pourrait entraîner un Etat vers l’arbitraire du despotisme. Il
tente donc d’énoncer un modèle d’Etat qui empêcherai l’arbitraire et la corruption en
empêchant le principe de la crainte de l’emporter sur tous les autres principes.

- Au fil des pages, pourtant, Montesquieu fait apparaître l’idée que sa typologie
des régimes cache en fait une opposition binaire entre les régimes libres, ou
modérés, et les régimes arbitraires, ou despotiques. Ainsi, la question centrale
de l’ouvrage devient « comment prévenir la chute d’un régime libre vers le
despotisme ? »

• Lorsqu’il énonce les caractéristiques d’un Etat libre, Montesquieu apporte une
nouvelle innovation : pour lui, un Etat libre dois cumuler non seulement une dimension
juridique ou constitutionnelle de la liberté, mais aussi subjective, c’est-à-dire qu’outre
les lois, les citoyens doivent se sentir en liberté et en sécurité pour qu’on puisse parler
d’un Etat libre.

• Montesquieu développera un concept juridique révolutionnaire qui continue à jouer


un rôle central aujourd’hui : le concept de séparation des pouvoirs. Il commence son
énoncé par une critique des définitions données à la liberté par ses prédécesseurs :
les monarchomaques croyaient que liberté signifiait la faculté de déposer un
gouvernant tyrannique, les républicains que c’était le droit d’élire leur souverain, les
Romains que c’était le droit de se gouverner par ses propres lois et tous ont cru que la
liberté était le gouvernement qui se conformait au mieux aux coutumes et aux
inclinations, tous ont pensé que l’Etat libre était celui qui leur convenait le mieux.

- Montesquieu va énoncer un concept radicalement nouveau de la liberté : pour


- 35 -
qu’un gouvernement soit libre, il doit être forcément modéré, et il ne peut l’être
que lorsqu’il n’y a pas lieu d’arbitraire, ce qui équivaut à dire que personne
n’abuse du pouvoir. Cependant, l’expérience des siècles prouve que tout
homme ayant du pouvoir est porté à en abuser ; c’est là que Montesquieu
introduit don concept révolutionnaire : pour qu’un Etat soit libre, il faut que par
la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.

- Dans le principe de l’équilibre des pouvoirs, les pouvoirs exécutifs, législatifs


et judiciaires doivent s’équilibrer et se balancer. Ils doivent être en grande
partie séparés l’un de l’autre, mais pas totalement, car parfois pour s’équilibrer
ils doivent se partager un pouvoir. L’idée d’équilibre implique une définition et
une délimitation nettes des trois pouvoirs.

- Il introduit également l’idée de la représentation politique du peuple dans l’une


des deux chambres du système bicaméral du parlement qu’il propose, ce qui
montre l’influence qu’a eu le modèle anglais pour sa pensée. Montesquieu
énonce ici le principe de la représentation populaire dans la chambre basse car
il a des doutes que le peuple entier ne pourrait jamais parvenir à se gouverner
par lui-même, à cause de problèmes pratiques et logistiques, thèse qui sera
réfutée par Rousseau.

• Un autre concept tout à fait crucial pour les démocraties modernes que va avancer
Montesquieu est celui de l’Etat de droit. Tiré de la philosophie du droit allemande, le
concept d’Etat de droit (Rechtsstaat) peut être compris comme une situation
juridique dans laquelle toute personne dans un Etat, qu’elle soit
physique ou morale, est soumise au respect du droit, du simple individu
jusqu'à la puissance publique. Elle s’oppose au principe prévalent de
raison d’Etat stipulant que l’Etat peut prévaloir ses intérêts propres sur
toute autre considération, en affirmant qu’un Etat ne peut offrir liberté
et sûreté à ses citoyens que par le respect infaillible du cadre légal de
l’Etat tel que décrit dans sa Constitution.

• Plus loin, Montesquieu discute des lois qui forment la liberté politique dans le rapport
de l’Etat avec le citoyen, et souligne qu’il ne suffis pas d’avoir une constitution libre qui
énonce correctement la division et la balance des trois pouvoirs, il faut aussi que le
citoyen se sente libre et en sûreté. Pour cela, il est nécessaire que le pouvoir pénal de
l’Etat soit modéré et ses peines proportionnelles, pour éviter d’instaurer la crainte de
la puissance étatique aux citoyens ce qui conduirait à une dérive vers le despotisme.

- Aussi, il prône la réorganisation du système pénal pour garantir la défense


des libertés fondamentales et critique les systèmes monarchiques où le roi peut
à travers une « lettre de cachet » envoyer quelqu’un en prison, sans droit
d’entendre son accusation, de se justifier, ou de faire appel, pratique courante
des rois de France.

• Montesquieu argumentera par ailleurs que l’application uniforme de son modèle ne


serait pas souhaitable. Chaque nation ayant sa propre histoire, sa propre situation
géographique et son propre « esprit général » (composé des mœurs, des coutumes,
des manières et des lois spécifiques à la nation considérée), il avance que les
institutions légales d’un Etat devraient toujours les refléter dans ses lois et sa manière
de gouverner.
- Il conclue que chaque nation fonde ses lois sur son caractère socioculturel
- 36 -
spécifique, il est donc impossible de changer les lois sans changer les mœurs.
On voit ici une certaine tension entre la conscience de Montesquieu de
l’existence de la diversité culturelle et sa conviction de la possibilité d’énoncer
un modèle universel auquel tous devraient aspirer. Il confie aux législateurs de
chaque Etat la tâche d’édicter des lois équilibrées en tenant compte de l’esprit
général particulier.

• Outre tout ce qui a été dis précédemment, sur la séparation et l’équilibre des
pouvoirs, l’Etat de droit, la modération et le respect des droits fondamentaux,
Montesquieu va rajouter deux arguments qui favoriseraient l’éclosion d’un Etat libre et
moderne :

- Une nation qui s’adonne au commerce lui permet d’adoucir les mœurs et les
passions et à nouer des liens avec d’autres nations tout en s’enrichissant. On
voit là une fois encore la source d’inspiration qu’est le Royaume Uni pour
Montesquieu : pour lui, si le modèle parlementaire romain est bien admirable
pour son époque, il appartient néanmoins au passé, alors que le modèle
parlementaire britannique est l’avenir.

- Montesquieu argumente également que l’Etat libre et moderne ne doit pas


éviter les oppositions politiques, mais devrait au contraire institutionnaliser des
partis politiques permettant d’animer la vie civique et permettre à chaque
citoyen de s’exprimer librement et ainsi et de se sentir libre. Il reprend là l’idée
de Machiavel, en avançant que de l’adversité politique naît un dialogue
constructif et démocratique.

• Le modèle largement universel de l’Etat libre et modéré prôné par Montesquieu est
celui de l’Etat libéral : une forme de gouvernement qui va se répandre sur toute la
planète et deviendra la base même de la société civile contemporaine. Pourtant, un
autre philosophe des Lumières va reprendre et critiquer les arguments de Hobbes, de
Locke et de Montesquieu en proposant une vision plus révolutionnaire que novatrice :
le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau.

Chapitre VI - Jean-Jacques Rousseau et le nouveau pacte social :


Introduction :
• La philosophie de Rousseau est une réponse radicale aux arguments politiques et
anthropologiques de Hobbes ; elle aura un impact qui résonnera à travers les siècles et sera
à l’origine de toute la réflexion sur le social, une nouvelle vision du monde qui inspirera de
nouveaux mouvements scientifiques et idéologiques qui à leur tour façonneront l’historie.

a). Biographie :

• Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) naît à Genève, au 40 Place de Bourg de Four, le


28 juin 1712, second fils d'Isaac Rousseau, un horloger éduqué, et de Suzanne Bernard,
laquelle succombera le 7 juillet. Pendant son enfance, Rousseau sera éduqué par son
père qui l’initiera aux classiques.
• A la suite d’une querelle juridique, la famille part à Nyon et Jean-Jacques commence
- 37 -
une longue période de voyages et d’études très diverses qui feront de lui un érudit en
sciences, en littérature, en musique, en droit et en philosophie. Dès 1742, il se fait
connaître des cercles d'intellectuels français, ce qui lui vaudra d’être envoyé comme
secrétaire de l’Ambassadeur de France à Venise, M. de Montaigu : c’est alors que
Rousseau s’initie à la politique.

• En 1745, Rousseau se lie d’amitié avec Diderot ; c’est aussi le début de sa liaison
avec Thérèse Levasseur, qu’il mariera vingt ans plus tard. Au début des années 1750,
Rousseau publie un nombre d’ouvrages éminents, dont des articles pour
l’Encyclopédie, le Discours sur les Sciences et les Arts, ce qui lui vaut d’être couronné
par l’Académie de Dijon, et monte même une opéra pour le Roi Louis XV.

• Dès 1755 pourtant, Rousseau tombe en disgrâce devant ses amis et les autorités pour
ses arguments radicaux qu’il publie dans ses ouvrages éminents : Quelle est l'origine
de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? et Du
contrat social. Disgracié, censuré et expulsé d’un nombre d’Etats continentaux,
Rousseau finit par se réfugier en Grande Bretagne, aux côtés de son ami, collègue et
admirateur écossais David Hume en 1766.

• Après une brouille avec Hume, Rousseau est de retour en France, où il mène une vie
plus conforme et paisible et publie un nombre d’ouvrages scientifiques,
autobiographiques et plusieurs romans sentimentaux considérés comme fondement
de la tradition romantique, dont Emile, Julie, ou la nouvelle Héloïse, Confessions et
Rêveries du promeneur solitaire.

• En 1778 Rousseau s'établit au printemps à Ermenonville chez M. de Girardin avec sa


femme Thérèse. Il meurt le 2 juillet et y est enterré le 4 dans l'île des Peupliers. Sa
gloire viendra après la mort : ses œuvres politiques sont publiées, sa citoyenneté
genevoise rétablie, et le gouvernement révolutionnaire français transfert ses restes au
Panthéon, témoignage de l’admiration des Révolutionnaires pour Rousseau et de
l’importance de son œuvre pour tout le mouvement révolutionnaire. En 1835, de la
statue de Rousseau par Pradier est inaugurée sur l'Ile des Barques qui devient l'Ile
Rousseau à Genève, qui rend hommage au plus éminent de ses citoyens.

• Né à Genève, Rousseau sera marqué par la petite République et ses institutions


dont il fera l’éloge dans ses plus grandes œuvres : par exemple, l’idée de citoyens
détenant des droits politiques et civils égaux qui ne se répandra qu’avec la Révolution
française était déjà appliquée à Genève à l’époque de Rousseau, ainsi qu’une
certaine forme de séparation et d‘équilibre des pouvoirs à travers les différents
conseils (assemblées représentatives constituant l’ensemble de l’Etat). Ces
particularités de la République de Genève sont sans doute la source d’inspiration de
la plus grande innovation de Rousseau : son concept de la souveraineté du peuple.

• Rousseau est véritablement hanté par les postulats et les conclusions cyniques de
Hobbes et va répondre en formulant une conception nouvelle de l’Etat à partir d’une
vision de l’homme et de la société radicalement différente de tous ses prédécesseurs.
L’originalité de son discours et l’audace d’aller à contre courant de toutes les normes
établies de la pensée occidentale lui vaudront condamnation de ses contemporains,
mais aussi le titre du plus grand philosophe des Lumières et un père fondateur de
l’idéologie révolutionnaire française.
• La première grande œuvre politique de Rousseau est son Discours sur les Sciences
- 38 -
et les arts, où Rousseau se lance dans une critique de la civilisation moderne et son
« progrès illusoire » ; aussi, il met en garde ses contemporains contre le commerce et
l’industrie, qui pourraient corrompre les hommes par l’égoïsme, l’avarice et le
mercantilisme qu’elles apportent.

b). Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) :

• Dans cette œuvre révolutionnaire Rousseau nous propose un système social et


politique à partir d’une vision anthropologie radicalement différente à celle de Hobbes.
Il commence par établir deux types d’inégalité parmi les hommes :

- « [L’inégalité] naturelle ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et


qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps, et des
qualités de l'esprit, ou de l'âme […] »

- « [Et l’inégalité] morale, ou politique, parce qu'elle dépend d'une sorte de


convention, et qu'elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement
des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns
jouissent, au préjudice des autres, comme d'être plus riches, plus honorés, plus
puissants qu'eux, ou même de s'en faire obéir. »
- Rousseau réfute l’idée qu’il y aurait une liaison essentielle entre
les deux inégalités, car il serait irrationnel d’affirmer que la
richesse, la puissance et l’autorité soit donnée par nature à
certains et pas à d’autres.

• Rousseau se demande alors quelle est l’origine du deuxième type d’inégalité et


structure sa réponse, comme Hobbes et Locke, à partir d’une analyse de l’homme à
son état de nature. Il commence cette analyse par une critique de ses prédécesseurs :

- « Ils ont tous cherché de remonter à l’état de nature mais aucun n’y est arrivé,
parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs et d’orgueil, ont
transporté à l’état de nature des idées qu’ils avaient pris dans la société. Ils
parlent de l’homme sauvage et ils peignent l’homme civil ».

• Il continue en stipulant, comme Hobbes, que l’homme a l’état de nature est isolé est
insociable. Puis, il fait voler les postulats de Hobbes en éclats en déclarant que
l’homme à l’état de nature est en fait libre et heureux et que toute l’histoire de la
société est en vérité l’histoire de la dégradation de la liberté humaine.

• L’homme à l’état naturel aurait deux sentiments : l’amour de soi même (principe
d’autoconservation), et la pitié. Selon Rousseau, nous naissons tous avec ces deux
sentiments, mais l’exposition à la société nous dégrade et nous éloigne de cette
situation idyllique, et le grand coupable de cette dégradation est la propriété privée :

- « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et
trouva des gens assez simples pour le croire, fut le frai fondateur de la société
civile. Que de crimes, de guerres, [et] de misères […] n’eût point épargnés au
genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé eût crié à ses
semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous
oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »
• Depuis que les hommes se sont persuadés de pouvoir posséder toute chose, ils ont
- 39 -
commencé à se comparer et à envier l’un l’autre : ainsi, l’amour de soi-même s’est
transformé en amour propre :

- « [E]tre et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes et de cette


distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui
en sont le cortège ».

• Parmi les raisons qui ont poussé à la dégradation des homme, Rousseau met
l’accent sur le langage (caractéristique à l’origine même du vivre ensemble) et sur la
capacité des hommes à se perfectionner (ce qui le distingue des animaux). La
particularité de Rousseau provient de sa connaissance extensive des sociétés
primitives qu’il tire de la littérature de voyage afin de réfuter le mythe du mauvais
sauvage en le contrant avec son interprétation idéaliste des sociétés traditionnelles :
en prônant les vertus et la variété des sociétés non occidentales, il démontre à ses
confrères « civilisés » qu’il y a en fait d’autres manières de vivre que ce qu’ils
s’imaginent.

• Rousseau fait la conclusion audacieuse que l’inégalité économique, politique et


sociale est en fait l’origine même de tous les vices et de tous les malheurs des
civilisations humaines. Il rajoute que le contrat social sur lequel s’est fondé toute la
société moderne est la source de cette inégalité : à travers ce contrat social erroné,
l’homme serait condamné, par sa propre histoire, à sa propre défaite.

- « [T]elle fut ou dut être l’origine de la société et des lois, qui donnèrent des
nouvelles entraves au faible et des nouvelles forces au riche. Détruisirent sans
retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de
l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit
de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail,
à la servitude et à la misère ».

• Les discours de Rousseau feront choc et scandale à travers toute la société


européenne, et il se verra condamné et exilé partout où il ira, même par sa terre
natale de Genève. Il finira par se retirer de l’arène des idées politiques, et s’adonnera
à la musique, à la prose et à une vie plus paisible. Mais avant cela, il publiera un autre
ouvrage, complémentaire au premier et tout aussi révolutionnaire : le Du contrat
social, où il proposera un nouveau contrat social et un nouvel ordre politique
garantissant liberté et égalité à une société de citoyens fraternels.

c). Du contrat social (1762) :

• « [L]'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des
autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux. Comment ce changement s'est-il
fait ? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette
question. »

• Rousseau commence ce nouveau traité par une remarque sur l’état de nature et à la
loi naturelle qui, hormis toutes ses vertus, possède néanmoins un défaut : celui de la
loi du plus fort. S’il ne s’agit pas d’un grand vice pour l’état de nature, les inégalités
entre les hommes étant négligeables et l’homme étant solitaire, le règne de la loi du
plus fort devient un mal fatal lorsqu’il transmet à la société civile.
• Il affirme ensuite que la loi du plus fort ne peut être un principe directeur
- 40 -
d’une société car elle est incompatible avec l’intérêt général, et donc
avec le contrat social :

- « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne
transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. »

• Il conclue donc qu’un Etat et une société justes, libres et sûrs ne peuvent être
atteints que par la conclusion d’un nouveau contrat. Le profil de ce contrat social
légitime qui amènerait à un ordre social qui réduirait les maux de la civilisation et
compenserait les vertus perdues de l’état de nature par l’émergence de qualités de
l’état social est justement ce que Rousseau veut transmettre par cet ouvrage :

- « Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle
d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les
lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette
recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la
justice et l’utilité ne se trouvent point divisées. »

• Pour Rousseau l’ordre politique et social créé par le contrat social légitime doit être
basé sur le consentement, servir à l’intérêt général et doit garantir la liberté et l’égalité
aux hommes ; pour y parvenir, il faut que chacun d’eux renonce par ce contrat à
tous ses droits naturels afin d’obtenir la liberté civile, garantissant
l’égalité politique à chacun par cette aliénation universelle :

- « Les clauses [du contrat social] se réduisent toutes à une seule : l’aliénation
totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : […]
chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition
étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. »

- « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force


commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun
s’unissant à tous n’obéisse pourtant que à lui-même et reste aussi libre que
auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne
solution. […] chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance
sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps
chaque membre comme partie indivisible du tout. »

• C’est sur ce pacte que Rousseau fait reposer la démocratie, à travers


le plus révolutionnaire de ses concepts : la souveraineté du peuple. Le
souverain est le peuple entier et tous doivent se plier à la volonté de la majorité, et si
les hommes ne voudraient pas se plier à la volonté générale, il faudrait les forcer à
être libres. Car la liberté, nous dit Rousseau, c’est obéir à soi-même, et pour un
homme social, obéir à la majorité du peuple souverain en vertu du pacte social auquel
chacun participe, cela équivaut bien à obéir à soi-même.

• La souveraineté, selon Rousseau, aurait quatre critères :

- Indivisible : contrairement à Montesquieu, il affirme qu’on peut séparer les


fonctions du pouvoir mais pas la souveraineté ; « le principe de la vie
politique est dans l’autorité souveraine », et toute division de
cette autorité est nuisible.

- 41 -
- Inaliénable : la volonté peut être représentée que par le peuple entier ; le
pouvoir exécutif et judiciaire peuvent être délégués, mais pas le législatif.
(Rousseau est le premier qui assimile au concept de gouvernement celui de
pouvoir exécutif).

- La volonté générale est infaillible, à condition que les citoyens doivent être
correctement informés pour prendre une juste décision ;

- Absolue : l’autorité de la souveraineté du peuple ne peut être contestée.

• La souveraineté du peuple est le clou dans le cercueil de la monarchie absolue : le


seul Etat moderne légitime selon Rousseau est une république fondée sur le nouveau
contrat social. Il admet les trois types de gouvernement pourvu que la souveraineté
reste au peuple.

• Rousseau distingue deux types de religions dans la société : la première est la


religion de l’homme, qui est bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et
aux devoirs éternels de la morale, il s’agit du droit divin naturel ; la deuxième est la
religion du citoyen, qu’on peut aussi appeler du droit divin, civil ou positif.

- Le problème de la première est que la religion chrétienne élève à un état


spirituel tel que toute chose matérielle perd son importance et la vie devient un
supplice nécessaire pour accéder au paradis, ce qui nuit à l’Etat car les
individus n’ont plus d’intérêt dans les devoirs citoyens : « la patrie du chrétien
n’est pas de ce monde, ils sont résignés et savent plutôt mourir que vaincre ».

- La deuxième par contre est utile d’un point de vue politique car elle enseigne
aux citoyens le respect de la loi et l’amour pour la patrie avec des dogmes
simples et positifs : il condamne l’intolérance car il s’agit d’un « dogme négatif »

- Pour Rousseau, parler d’une république chrétienne n’a pas de sens car
chaque mot exclut l’autre, le christianisme ne prêchant que servitude et
dépendance.

- 42 -
TROISIEME PARTIE : L’EGALITE DES DROITS ET LA PERCEE
DE L’ETAT LIBERAL MODERNE

Chapitre VII - Le Fédéraliste et la théorie politique américaine :


Introduction :
• L’âge des Lumières parviendra à son paroxysme lorsque les idées que les philosophes
européens ne faisaient que murmurer, de peur d’attirer sur eux le courroux des rois, se sont
matérialisé pour former la base d’une nouvelle nation du Nouveau Monde. La nouvelle
république américaine formée par les treize colonies qui se sont soulevées contre le joug de
la couronne britannique en 1776 a fait trembler les esprits des nations en annonçant par la
Déclaration d’Indépendance le début de la fin de l’ancien régime.

• La constitution de cette république pionnière annonçait un Etat fédéral qui appliquera et


respectera la séparation et l’équilibre des pouvoirs de Montesquieu, la citoyenneté et la
souveraineté du peuple de Rousseau, la tolérance et les droits fondamentaux de Locke : un
Etat de droit établi par le consentement démocratique et accordant à tous ses citoyens les
mêmes libertés et les mêmes droits. Les Etats-Unis créeront un modèle sans précédents, qui
sera suivi peu après par la France, la Pologne, la Suisse, le Mexique, et inspirera d’une
manière ou d’une autre tous les Etats à venir.

• Les treize Etats étaient réellement unis derrière le Congrès Continental pendant les années
de la guerre et au moment de la Déclaration d’Indépendance rédigée par Jefferson et signée
par le Congrès le 4 Juillet 1776, mais un an plus tard déjà, au moment de la signature des
Articles de la Confédération, traité fondateur des Etats-Unis d’Amérique, les premières
divisions apparaissent. La société américaine s’en trouve divisée entre les fédéralistes,
partisans de l’Etat fédéral fort, et les anti-fédéralistes, prônant un Etat plus axé sur une
confédération d’Etats autonomes.

• Au fil des années, le courant de pensée fédéraliste, dirigé par James Madison (rédacteur
principal de la Constitution et quatrième Président) Alexander Hamilton (fondateur du parti
fédéraliste) et John Jay (diplomate et co-rédacteur des Federalist papers) pris le dessus sur
le mouvement républicain-démocrate anti-fédéraliste dirigé par Patrick Henry (leader du
mouvement), Thomas Jefferson (troisième Président et rédacteur de la Déclaration
d’Indépendance) et James Monroe (cinquième Président). Les tensions entre les deux
mouvements vont se polariser au fil des années et finiront par diviser littéralement le pays en
deux lors de la Guerre de Sécession qui culminera au triomphe total de l’idée fédéraliste.

a). Pensée fédéraliste :

• Les fédéralistes prônent un Etat fédéral solide capable d’unifier sous sa coupe les
Etats très divers de la république. Afin d’assurer la sécurité et la prospérité à la nation,
ils justifient l’établissement d’institutions relativement centralisées et souhaitent le
développement du commerce, de l’industrie, d’une armée et d’une flotte puissantes.
Aussi, ils avancent une idée moderne de république et de la démocratie, par
opposition aux modèles antiques.

- Le fédéralisme est donc un compromis conciliant l’unité nécessaire pour


- 43 -
rendre la souveraineté du peuple opérationnelle et le développement d’un Etat
fort d’une part, et la diversité et la volonté d’autonomie des Etats d’autre part.
Leur devise est « E pluribus unum », ou de plusieurs un.

• Les fédéralistes partent avec le constat que toutes les démocraties de l’histoire se
sont avérées instables, surtout lorsqu’il s’agit de grands Etats. Ils prônent donc l’idée
novatrice d’une démocratie représentative gouvernant une république fédérative,
neutralisant les divergences politiques qui menacent l’unité et la stabilité de l’Etat : ils
conjuguent donc les principes de la souveraineté du peuple et de la représentation.

• C’est aux fédéralistes américains qu’on doit la définition moderne du concept de


constitution. Celui-ci à une double signification : il s’agit à la fois d’une constitution
institutionnelle qui règle l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics, et
d’une constitution normative qui désigne le caractère fondamental et
hiérarchiquement supérieur de la loi constitutionnelle (la deuxième signification
constitue une grande innovation). Ils redéfinissent également les concepts de peuple
et de nation.

• Le fait que la Constitution de 1787 ait été rédigée principalement par des fédéralistes
a été un atout majeur pour le mouvement ; cependant, à cause de la contestation anti-
fédéraliste, cette constitution a faillit ne pas être ratifiée. C’est alors que les Etats-Unis
sont devenu la scène d’un duel intellectuel entre deux recueil de traités : l’un
fédéraliste, l’autre anti-fédéraliste. L’unité et la coordination du Parti fédéraliste finiront
par triompher de l’opposition lorsqu’en 1790, le neuvième et dernier Etat nécessaire à
l’entrée en force de la Constitution l’a ratifié.

b). La pensée anti-fédéraliste :

• Les anti-fédéralistes réfutent l’idée d’un Etat fédéral centralisé et proposent de


maintenir la confédération d’Etats établie par les Articles de la Confédération de 1777
avec des Etats plus indépendants et sans autorité supérieure qui empièterait sur leur
compétence. Ils stipulent que l’uniformisation du droit néglige la diversité d’usages et
coutumes locaux et viole la volonté réelle des citoyens, proches de leur communauté
régionale. A cet argument, les fédéralistes répliquaient qu’une république étendue
amoindrie l’influence des factions politiques et créé une communauté de citoyens
dynamique, engagée et unie dans sa diversité.

• Aussi, ils dénoncent la volonté des fédéralistes de former une république forte
s’étalant sur un grand territoire car une pareille république serait forcément d’instinct
expansionniste, ce qui rendrait la dérive vers un empire despotique quasi-inévitable.
Les fédéralistes rétorquaient que cette dérive serait impossible tant que le pouvoir
était proprement divisé et équilibré par des contre-pouvoirs.

• En vérité, l’opposition entre fédéralistes et anti-fédéralistes est plus une opposition


de valeurs que de politique. Les anti-fédéralistes arborent les cultures particulières et
diverses des Etats qui prennent racine dans des communautés agricoles éparpillées.
Les vertus des citoyens et de la République se développeraient au mieux par un Etat
décentralisé, une armée de milice et des citoyens patriotes cultivant leur « petit lopin
de terre », et non par un empire urbanisé de commerce et d’industrie.

- 44 -
Chapitre VIII - John Stuart Mill, démocratie et limites de l’Etat libéral
Introduction :
• Avec l’entrée en force de la Constitution, les Etats-Unis deviennent un nouveau modèle
d’Etat républicain matérialisant une synthèse de l’œuvre de générations de philosophes
idéalistes. On peut dire alors que tous les concepts modernes de l’Etat, à savoir la
souveraineté, la nation, la séparation des pouvoirs, l’Etat de droit, la représentation, les
libertés fondamentales, le droit des gens, la constitution et la démocratie sont définis.

• Dans le XIXème siècle qui s’annonce, il ne s’agira pas tant de définir de nouveaux
concepts révolutionnaires (à l’exception prééminente de Karl Marx et des sociaux-
démocrates) que de combler des lacunes et élargir les concepts de la théorie politique
libérale, notamment en ce qui concerne les droits économiques et sociaux, la nécessité de la
régulation étatique dans le but de protéger, les droits des minorités, la question de
l’esclavage, et d’autres. L’un de ces philosophes émérites du XIXème siècle, l’utilitariste
britannique John Stuart Mill, proposera une nouvelle synthèse de la théorie politique
classique, dont il est l’un des derniers théoriciens.

a). Biographie :

• Fils aîné du philosophe écossais James Mill, John Stuart Mill (1806-1873) est né dans la
maison à Pentonville, Londres. Il a été instruit par son père, sur les conseils et avec
l'assistance de Jeremy Bentham et David Ricardo. Il lui a été donné une éducation
extrêmement rigoureuse et il fut délibérément protégé de relations avec des enfants de
son âge. Son père, adepte de Bentham et de l’associationnisme, avait pour but avoué d'en
faire un génie qui pourrait poursuivre la cause de l’utilitarisme et de ses applications après
sa mort et celle de Bentham.

• Son intelligence et sa culture furent exceptionnellement précoces ; son père lui avait
appris à l'âge de trois ans l’alphabet grec et une longue liste de mots grecs avec leurs
équivalents en anglais. À huit ans, il avait lu tous les classiques grecs et une grande
quantité d'ouvrages sur l'histoire. Toujours à l'âge de huit ans, Mill commença le latin,
étudia l’algèbre et fut chargé de l'éducation des plus jeunes enfants de la famille.
L'ouvrage de son père : Histoire des Indes, fut publié en 1818 ; immédiatement après, vers
douze ans, John commença l'étude de la logique scolastique, tout en parcourant les traités
de logique d’Aristote dans le texte. Les années suivantes, son père l'introduisit à
l'économie politique par l'étude s’Adam Smith et de David Ricardo et, finalement,
compléta sa vision économique avec l'étude des facteurs de production.

• À vingt ans, il est victime d'une dépression liée probablement au surmenage. Cet épisode
de sa vie l'amène à reconsidérer l'utilitarisme de Bentham et de son père : il en vient à
penser que l'éducation utilitariste qu'il avait reçue, si elle avait fait de lui une
exceptionnelle « machine à penser », l'avait dans le même mouvement coupée de son moi
profond et avait presque tari en lui toute forme de sensibilité. Dès lors, il tente de concilier
la rigueur scientifique et logique avec l'expression des émotions. Ce sont les oeuvres du
poète Wordsworth qui, dans un premier temps, l'aident à développer une « culture des
sentiments », puis l’affection salutaire que lui portera Harriett Taylor, sa future épouse,
qui vont faire (re)surgir en lui la vitalité du cœur, et l'amènent à se rapprocher de la
pensée romantique.

- 45 -
• Sa charge de travail ne semble pas avoir handicapé Mill dans sa vie sentimentale : la
famille qu'il forma avec sa femme, et sa belle-fille Helen Taylor, a été considérée par ses
contemporains comme exceptionnellement réussie. Lui-même indique dans l'un de ses
ouvrages que « ceux-ci ne sont pas le travail d'un esprit, mais de trois ». Notamment, il a
décrit son essai De la liberté comme issu de la « conjonction » de l'esprit de sa femme
Harriet, et du sien, et souligne dans des pages émouvantes de ses Mémoires combien
l'amour qu'il lui portait se doublait d'une complicité intellectuelle intense.

• Outre De la liberté, ses Considérations sur le gouvernement représentatif, qui


reprennent notamment le système de représentation proportionnelle inventé par
Thomas Hare afin d'assurer une représentation des minorités dans le cadre du
suffrage universel, il publie des ouvrages éminents sur l’Utilitarisme et
l’Assujettissement des femmes. Il a également développé un penchant socialiste en
oeuvrant au sein du Parlement britannique, en tant que MP de 1865 à 68, pour des
réformes et des causes économiques et sociales. Sa défense pionnière et partisane du
droit de vote des femmes, qui donna lieu à un discours notable lors de la campagne
pour le Reform Act de 1867, a eut moins de succès, le conservatisme misogyne
victorien étant ce qu’il est.

• Il fut très affecté par le décès de sa femme à Avignon en 1858, morte d'une
congestion pulmonaire, et il resta dès lors en France, pour demeurer près d'elle jusqu’à
sa mort, en 1873.

• La société britannique du XIXème siècle, et John S. Mill en particulier, est marquée


par quatre problèmes majeurs : le problème électoral (à savoir, qui a le droit de vote),
le problème commercial (controverse entre libre-échange et protectionnisme), le
problème social (exploitation de masse et misère humaine) et enfin le problème
irlandais (famine et volonté d’indépendance). Pour répondre à ces quatre problèmes,
trois traditions se sont établies : l’utilitarisme, prônant un Etat activiste cherchant à
maximiser le bien être de la société partout et toujours, le whiggisme ultra libéral et le
radicalisme socio-démocrate.

b). Principes d’économie politique (1848) :

• Dans cet ouvrage qui fera la gloire de John S. Mill, le philosophe se pose la question
de la place de l’Etat dans l’économie ; le livre peut être vu comme un prélude à De la
liberté, où l’objet ne sera plus l’économie mais la société et l’individu. A ce moment,
Mill est encore un défenseur du modèle libéral classique de l’économie, et pourtant, il
ouvre un certain nombre de pistes à l’Etat pour intervenir, massivement lorsqu’il le
faut, afin de réguler et corriger les failles du marché, ce qui sera d’une grande
inspiration pour Keynes.

- Mill affirme notamment que si les lois de production, à savoir de l’Offre et de


la Demande, sont naturelles et éternelles, les lois de la répartition des
richesses ne le sont pas : elles peuvent bien réguler la production de richesses,
mais lorsque la répartition des richesses devient inéquitable, il appartient à
l’Etat d’intervenir.

- 46 -
- Afin de combattre la misère et l’exploitation des travailleurs de son temps,
John S. Mill va proposer une nouvelle manière de calculer les salaires : on ne
pourrait pas soumettre au régime de libre concurrence des salaires pour des
métiers nocifs et pénibles qui iraient jusqu’à assimiler les travailleurs à des
esclaves. Il s’agit d’une hérésie sociale, conduisant inévitablement à la misère
humaine, ce qui n’est pas tant immoral que réellement nocif à toute la société.

- Mill défend l’idée qu’il faut massivement taxer les produits du sol, à savoir la
rente foncière. Les revenus issus de la propriété privée aboutissant à un capital
résiduel devraient être minimisés au nom du principe que « chacun doit
recevoir la valeur de son travail ». Mill ira jusqu’à parler de la nationalisation de
l’héritage : l’idée est bel et bien de réaliser une égalité des chances quasi-
totale, d’où la nécessité de confisquer l’héritage des générations précédentes.

- L’Etat pour Mill doit inévitablement intervenir dans l’éducation, dans la


répartition des richesses (fisc) et dans la les établissements de santé publique.

• Ces déclarations socialistes concomitantes d’une vague sans précédents de


révolutions et de contestation à travers l’Europe et l’émergence de la Première
Internationale Ouvrière amènera la haute société britannique à condamner
violemment John Mill, un gentilhomme libéral manifestement pas comme les autres.

c). De la liberté (1859) :

• « Le sujet de cet essai n’est pas ce que l’on appelle le libre arbitre mais la liberté
sociale ou civile : la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement
exercer sur l’individu. »

• L’objet principal de cet ouvrage est de proposer une nouvelle vision de la nature et
de l’étendue du pouvoir que l’Etat peut légitimement exercer sur la société et
l’individu. La question principale dans ce contexte de la Révolution Industrielle et de la
montée en force de la cause sociale, est de savoir comment conjuguer les droits
individuels avec la nécessaire obligation pour l’Etat de répondre à des tâches
économiques et sociales telles que la santé, l’éducation et la solidarité sociale.

- Les objectifs secondaires du traité seront de dénoncer le moralisme


protestant anglais qui fait admettre à la société des vérités construites, des
vérités qui ne passent pas le test de falsification (concept qu’il développera
vigoureusement) et de lutter contre le conformisme, les tabous et l’intolérance
de l’opinion publique.

• De la liberté est largement complémentaire des Principes de l’économie politique et


partage le même dilemme entre libertés des individus et de la société et la
revendication légitime de l’intervention solidaire de l’Etat pour combattre la misère,
handicap des sociétés industrielles.

• Dans le Chapitre II, « De la liberté de pensée et de discussion », Mill s’attaque au


conformisme, à l’intolérance et au moralisme de la société libérale, et défend l’esprit
critique. Il défendra notamment les deux arguments suivants :

- 47 -
- Il réfute l’absolutisme protestant : les vérités absolues n’existent pas, ou du
moins elles sont insaisissables pour l’homme, qui ne peut appréhender que des
vérités partielles. Seul un débat ouvert peut révéler celle des vérités qui est la
plus utile à la société. D’ailleurs, Mill réfute l’idée rousseauiste du triomphe
absolu de la majorité : celle-ci peut se tromper.

- Il est impératif de remettre en cause nos opinions les plus profondes, parce
que c’est à ce prix-là qu’elles deviennent « vivantes ». Cette critique
permanente et constructive est la raison principale de sa préconisation d’une
liberté de pensée et d’expression absolues.

• Dans le Chapitre III, « De l’individualité comme élément du bien-être », Mill déclare


qu’il faut « juger les hommes non pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont en le
faisant. » Ce concept d’individualité implique que les individus ne doivent pas être
prisonniers de leurs coutumes et du politiquement correct par souci de conserver la
diversité des identités humaines.

- « Le despotisme de la coutume est partout l’obstacle qui défie le progrès


humain. […] La seule source d’amélioration intarissable et permanente du
progrès est la liberté, puisque grâce à elle, il peut y avoir autant de foyers de
progrès que d’individus. […] Un peuple peut progresser pendant un certain
temps puis s’arrêter : quand s’arrête-t-il ? Quand il perd l’Individualité » [Et
c’est pourquoi, l’État se doit d’encourager l’éducation, facteur de libre arbitre].

• Les Chapitres IV et V, « Des limites de l’autorité de la société sur l’individu et


applications » avancent l’idée centrale du livre, à savoir que la liberté individuelle qui
rend chacun « souverain de [son] corps et de son [son] esprit », tout en permettant à
l’Etat de jouer son rôle.

• Mill réfute le contrat social tel qu’il a été établit par de différents auteurs, car il s’agit
d’une idée abstraite et théorique. Néanmoins, il avance que tout ceux qui vivent
dans la société lui sont redevables de ses bienfaits et doivent donc
respecter certaines règles nécessaires au vivre ensemble, à savoir le
respect d’autrui et le devoir d’assurer sa part de travail et de sacrifice
envers la société.

• Bien qu’il affirme que personne ne peut dire à quiconque ce qui est bon pour lui et
que l’homme doit rester entièrement libre, il met au point le concept de non-nuisance :
l'unique motif valable au nom du quel on peut contraindre un individu
à faire ou ne pas faire quelque chose serait la nuisance causée à autrui
par son comportement.

• L’une des plus grandes contributions de Mill dans De la liberté est son énoncé de la
liberté positive, concept qui contrairement à la liberté de Hobbes, qui stipule que
l’homme est libre tant qu’il n’est pas restreint par une loi, désigne la possibilité et les
ressources nécessaires pour agir afin de réaliser son potentiel personnel, ce qui
détruit la thèse libérale avançant que l’Etat et les lois ne font que nuire à la liberté.

- 48 -
Conclusion :
• Avec l’effondrement du bloc socialiste, la globalisation et la contraction de l’Etat providence,
les penseurs et les politiciens contemporains se demandent si l’Etat, sous sa forme actuelle, a
encore une place pour l’avenir, et s’il ne serait pas devenu entièrement obsolète. Quelles que
soient les réponses, qui sont d’ailleurs encore à venir, la réflexion porte notre regard vers les
contributions de nos ancêtres qui ont façonné ce concept si fondamental pour l’histoire humaine,
car on ne peut savoir où l’on va, si on ne sait pas d’où l’on vient.

- 49 -

S-ar putea să vă placă și