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Représentation et politique chez Marx :

la Commune de Paris comme invention démocratique

Isabelle Garo

Si la redéfinition par Marx de la démocratie prend sens au sein de la perspective plus


globale d’un dépassement du mode de production capitaliste, elle ne s’y résume pas, tout
simplement parce que la démocratisation est à la fois moyen et fin d’un tel dépassement,
processus sans fin qui manifeste sa dimension politique spécifique, irréductible. C’est
pourquoi -on en soutiendra ici l’hypothèse- cette redéfinition se joue aussi au travers d’une
critique suivie de la représentation politique, qui ne vise pas sa pure et simple répudiation,
mais engage la tentative de son élaboration comme médiation agissante, spécifiant le
politique au-delà de sa circonscription habituelle et la démocratie par-delà la formule
parlementaire bourgeoise. Cette analyse, que Marx développe continûment depuis ses textes
de jeunesse, se manifeste singulièrement, d'une part dans le cadre de son analyse de la
situation française entre 1848 et 1852, d'autre part à l’occasion de la Commune de Paris, qui
lui fournit dans un second temps l'opportunité historique de préciser ses thèses initiales.
C’est en effet tout particulièrement dans les textes que Marx consacre à la situation
française à partir de 1848, que la ligne d'analyse critique de la démocratie se double et
s'entrelace en permanence à celle de l’étude critique de la représentation, au sens politique
strict, parlementaire, mais aussi au sens large, c'est-à-dire aussi bien social, idéologique, que
théorique du terme. En ce sens, on peut considérer que le repérage soigneux de la
multiplicité des fonctions représentatives, qui s’indique à la diversité raisonnée du
vocabulaire de la représentation mis en œuvre par Marx, est ce qui fait l'originalité de son
approche politique, s’attachant à restituer le type de cohérence globale dont cherche sans
cesse à se doter une formation économique et sociale via l'ensemble différencié des
représentations qu'elle engendre et qui lui font retour. C'est aux représentations ainsi
conçues et à leur critique que doit être également rapportée la construction des perspectives

1
de transformation révolutionnaire et d’édification d'une "vraie démocratie"1.
C’est donc au lendemain de 1848, de son échec et de ses enseignements, que se
prolongent et se recoupent les pistes de recherche antérieures : loin de penser que
l'exploitation de classe apparaît désormais à nu, et qu'elle détruit toute emprise de l'idéologie
dominante sur les masses, comme pouvaient l'énoncer -et surtout le souhaiter- certaines
phrases célèbres du Manifeste2, Marx s’engage dans la prise en considération minutieuse de ce
qui fait la complexité de la politique, aussi bien constituante qu’instituée, selon une
interaction de représentations de nature diverse, de l'Etat aux convictions politiques et aux
imaginaires sociaux des diverses classes et sous-classes, représentations qui entretiennent des
rapports eux-mêmes multiples et changeants avec l'ensemble de la formation économique et
sociale qui les engendre et en absorbe, en contrarie ou en relaie les effets.
Dans les textes qui traitent de la situation française, l'analyse porte précisément et avant
tout sur cette intrication, loin de cette dissociation mécanique entre une base et une
superstructure qu’on lui attribue parfois, mais selon l'effort maintenu de distinction
dialectique de niveaux : il s'agit de comprendre à la fois une différenciation fonctionnelle (les
représentations ne sont pas le mode de production, même si elles contribuent à sa
perpétuation) et une interaction contradictoire permanente, qui rend les représentations, en
tant qu'elles sont d'abord liées à des classes, à la fois nécessaires à la reproduction au cours
du temps de cette même base mais de nature à menacer parfois sa perpétuation, conduisant
autant à l'apaisement qu’à l'aiguisement de ses conflits fondamentaux. L'analyse marxienne
de la démocratie ne conduit jamais à la dénonciation sommaire des illusions qu'elle suscite,
mais s’intéresse à la façon dont, à chaque moment, les diverses représentations qu'elle
engendre s'intègrent, de manière contradictoire, à sa pratique réelle et à ses limitations, à ses
efforts de dévoiements ou à ses amplifications. Et l’on peut affirmer à partir de là qu’il ne
saurait exister, pour Marx, de pratique politique sans représentation.
Si un épisode comme celui de la Commune de Paris, au travers des analyses qu'en fournit
Marx, reste à cet égard porteur d'une modernité exceptionnelle, c’est justement dans la
mesure où il engage cette critique à la fois théorique et pratique, et se présente comme
intensification démocratique concrète, séquence expansive précisément, qui esquisse les
conditions d'une représentation qui ne soit pas captation délégataire mais médiation
structurante, et qui sache inclure sa dimension théorique ou théorisante sans qu'elle se sépare
pour autant en doctrine ou en récit héroïque. Pour Marx, si la Commune de Paris est bien

1. L’expression, utilisée par Marx dans le manuscrit de Kreuznach de 1842-43, est analysée de façon détaillée
par Eustache Kouvélakis, s’attachant à suivre, de Heine à Marx, « le fil rouge qui unit la démocratie à la
révolution » ( Philosophie et révolution de Kant à Marx, PUF, 2003, p. 423). Contre l’idée reçue d’un Marx
incapable de penser la politique comme telle, il montre qu'il s'agit pour Marx de faire disparaître l'Etat comme
réalité séparée afin d'opérer "une transformation du politique qui revient à le poser comme puissance de
transformation" (p. 384). C'est bien la thèse d'un Marx tenant d'une "vraie révolution qui abolisse le politique
en l'absorbant dans le social" qui devient intenable, thèse notamment défendue par François Furet (Marx et la
révolution, Flammarion, 1986, p. 25).
2. "Tous les rapports stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables se
dissolvent (…) et les hommes sont enfin forcés d'envisager leur situation sociale, leurs relations mutuelles d'un
regard lucide" (Marx, Le Manifeste du parti communiste, trad. G. Cornillet, Messidor-Editions Sociales, 1986, p.
58 ; MEW, IV, p. 465).

2
entendu un événement historiquement daté, il est porteur d’une postérité possible, non
seulement du fait de la ligne volcanique révolutionnaire française initiée en 1789 qu’il
prolonge, mais aussi et surtout du fait de l’invention politique en quoi il consiste et de
l’héritage qu’il lègue, par-delà ce « siècle des révolutions » qu’il clôt.
La question de la démocratie prend ici tout son sens, précisément parce qu'on peut enfin
la penser, à la lumière vive de l’épisode communard, comme forme fonctionnelle, traversée
d'une conflictualité qui l'excède, qui tendanciellement l'arrache à la menace d'une rechute
aliénante et donne corps à l'éventualité de sa radicalisation révolutionnaire. Et Marx est bien
le penseur de cette radicalité-là, notamment dans les textes qu'il consacre une fois encore à la
situation française, considérée à chaud, mais sous l’angle théorique ambitieux des avancées
politiques qu'elle rend du même élan à la fois possibles et pensables. La Commune se
présente à cet égard comme la fine pointe d'un processus d’invention démocratique, dont les
enseignements demeurent pour cela même encore et toujours actuels3, événement inaugural
en ce sens, « une nouvelle base de départ d’une importance historique universelle » écrit
Marx4, sans qu’il s’agisse pour autant de sacraliser naïvement l'insurrection parisienne (dont
Marx, on le sait, ne se prive pas de souligner durement ce que sont à ses yeux les limites et
défaillances).

1/ Les paradoxes de la démocratie

L’analyse et les interventions politiques produites par Marx à l’occasion de la Commune,


si elles s’attachent au moment historique singulier dans lequel elles souhaitent s’inscrire,
s’enracinent aussi dans toute sa réflexion antérieure sur la politique et la démocratie, y
compris sur la démocratie parlementaire au sens strict ainsi que sur la question du suffrage
universel et de son utilisation par le prolétariat révolutionnaire. Il faut redire que, pour Marx,
les représentations politiques ne sont jamais et n’ont jamais été une surface artificielle et
illusoire où se déguiserait une réalité : elles sont l’une des formes de manifestation et un
moyen de structuration de cette réalité elle-même, dont les consciences, les comportements
politiques, les visées de classe, les espoirs et les peurs sont parties prenantes. En temps de
crise politique ouverte, il s’avère que les représentations se rapprochent de leur base mais ne
s'y dissolvent pas, elles sont soumises à un mouvement plus vif et constant, et elles y

3. C'est cette conviction que met en œuvre, au sens propre, le grand film de Peter Watkins initialement destiné
à la BBC. L’actualisation de l'épisode parisien qu’il propose n’a rien d’une leçon abstraite, mais se présente, au
cours des dernières scènes du film, comme la progressive et insensible transformation des débats de 1871 en
discussion politique contemporaine : les acteurs, sans quitter leur rôle, et prolongeant le travail d’improvisation
qui leur est demandé tout au long du film, retrouvent peu à peu leur réalité présente la plus concrète, mais
éclairée par l’expérience artistique et politique qu’ils viennent de vivre et d’incarner. Splendide et puissante
réflexion sur la représentation en tous les sens de ce terme, ce film parvient à poser ensemble les questions de
la délégation politique ainsi que celles de la représentation tant médiatique qu’artistique de l'événement
historique (Peter Watkins, La Commune, DVD Doriane Films, 2000).
4. Marx, Lettre à Ludwig Kugelmann du 17 avril 1871, in : Marx-Engels, Correspondance, Tome XI, trad. dirigée
par G. Badia et J. Mortier, Editions Sociales, 1985, p. 187.

3
conquièrent leur puissance propre et se présentent comme l’un des lieux de la lutte. Et c'est
bien cette découverte qui parachève le caractère irréductiblement politique de l'analyse, après
l’échec de 1848, sans que cette affirmation soit en tant que telle une nouveauté : des premiers
aux derniers textes, Marx ne cesse de redire que c'est seulement sous une forme politique
que le prolétariat peut mener la lutte des classes à son terme. Cela signifie aussi que l'étude
des représentations politiques quelles qu'elles soient, doit toujours être référée précisément à
une conjoncture économique et sociale, en ses contradictions. D'un côté, il faut
inlassablement dénoncer les illusions et les confusions qui se cachent derrière la thématique
républicaine, par exemple. Mais de l'autre, il s'agit de lutter pour des acquis démocratiques, la
conquête du suffrage universel, une presse libre, et donc envisager autrement, mais
concevoir tout de même, des processus de délégation et de représentation au sein du
mouvement ouvrier5, sans que l’affirmation n’accrédite le moindre gradualisme réformiste :
c’est précisément l’assimilation de la représentation politique aux seules stratégies
institutionnelles qui s’effondre ici.
Dans les textes consacrés à la situation française, l'attention à l'événement ne supprime
donc pas la charpente conceptuelle de l'analyse, mais révèle ses enjeux et participe à l'effort
de suivre au plus près le jeu conjoncturel de fonctions historiquement changeantes et
d'interactions complexes : et c’est d’abord la dialectique accélérée des représentations
politiques qui s’exprime au cours des périodes d’affrontement aigu. Ainsi, dans les Luttes de
classes en France, la république est-elle, au sens idéologique large du terme, une représentation
équivoque en ce qu'elle exprime toujours un rapport de forces social et politique singulier,
qui infléchit momentanément son sens. Lorsque l'Assemblée constituante se réunit le 4 mai
1848, elle incarne de fait la "république bourgeoise", tandis que les combattants des
barricades y voient la "république sociale", véritable "mirage" une fois que la bourgeoisie se
retourne contre la classe ouvrière6. Dans le Dix-huit brumaire, Marx prolonge cette analyse
politique en s’arrêtant à nouveau sur le rôle de l'Etat, non pas en tant que représentation
illusoirement coupée de sa base sociale, mais dorénavant aussi comme appareil complexe,
"machinerie d'Etat étendue et artificielle"7. Accompagnant l'histoire longue du
perfectionnement de cette machinerie, la logique représentative est alors celle d'un processus
réel d'abstraction, et qui, dans certaines circonstances, vide de contenu politique véritable,
c'est-à-dire vivant, la représentation parlementaire :

5. « A aucun moment <le parti communiste allemand> ne néglige de développer chez les ouvriers une
conscience aussi claire que possible de l’antagonisme violent qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat,
afin que, l’heure venue, le prolétariat sache convertir les conditions politiques et sociales que la bourgeoisie
doit nécessairement amener en venant au pouvoir, en autant d’armes contre la bourgeoisie » ( Le Manifeste du
parti communiste, éd. cit., p. 106).
6. Mais la puissance de la représentation ne s’arrête pas là : car ce « mirage »-là devient réalité illusoire, sous la
forme de la Commission du Luxembourg, composée des quelques socialistes qui participent au gouvernement
provisoire, et qui vont finalement échouer à faire simplement inscrire le droit au travail dans la constitution.
Mais, ce faisant, ils en font vivre le vœu fantasmatique, le perpétuant d’un côté, mais désarmant de l’autre
l’exigence d’émancipation réelle dont il procède. Cf. Marx, Les luttes de classes en France, trad. G. Cornillet,
Editions Sociales, 1986, p. 105.
7. Marx, Le dix-huit brumaire de Louis-Bonaparte, trad. G. Cornillet, Editions Sociales, 1984, p. 186.

4
Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre
d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet
de l'activité gouvernementale8.

C’est dans ce contexte que se produit en 1851 un événement extraordinaire : la


suppression de la représentation politique par ses promoteurs mêmes. A la veille du coup
d'Etat, la bourgeoisie va se livrer pieds et poings liés à l'exécutif, elle encourage et soutient
l'abolition du régime parlementaire et se retourne contre l'ensemble de ses représentants,
idéologues compris ! Dans cette phase de luttes intenses, on assiste à une division et à une
subdivision des classes dominantes, auxquelles seul un pouvoir exécutif fort semble alors
apte à épargner la dispersion croissante : non seulement la bourgeoisie redoute désormais le
fonctionnement parlementaire qu’elle avait elle-même instituée, mais laisse se gripper toute la
logique représentative propre à la sphère politique, au sens large :

Le parti parlementaire s'était non seulement divisé en ses deux grandes fractions, non
seulement chacune de ces fractions s'était divisée elle-même, mais le parti de l'ordre au
Parlement était entré en conflit avec le parti de l'ordre en dehors du Parlement. Les orateurs et
les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie et
la bourgeoisie elle-même, les représentants (die Repräsentanten) et les représentés (die
Repräsentierten) étaient devenus étrangers les uns aux autres et ne se comprenaient plus9.

Loin de faire de la démocratie un jeu formel, comme on le lui reproche parfois encore,
Marx souligne la crainte de la bourgeoisie à l'égard de ses propres institutions représentatives,
exhibant du même coup toute la complexité politique de leur nature, à la fois délégataire et
expressive, démocratiquement endormie, mais toujours susceptible d'être réveillée et dès lors
transformée et transformatrice, révolutionnaire. C’est précisément pourquoi la revendication
d'élections libres n'est pas un vain mot ni un slogan transitoire mais une étape politique
décisive, précisément parce qu'elle rend possible l'élaboration d'une autre perspective, d'une
autre définition de la politique10.
Mais en 1851, vingt ans avant l’insurrection parisienne, la représentation démocratique se
donne surtout à voir comme le lieu du blocage paradoxal de la dialectique politique, déchirée
entre expression démocratique et exercice de la domination bourgeoise au profit de cette
dernière. En effet, face à la décomposition politique du Second Empire, le constat qui
s'impose est celui d'une représentation dorénavant dépossédée de son efficace et d'un retour
au Parlement d'Ancien Régime11. C'est la dimension proprement politique de la
représentation qui disparaît alors -parce que cette disparition sert alors mieux les intérêts de

8. Marx, Ibid., p. 187.


9. Marx, Ibid., p. 165 ; MEW, VIII, p. 182.
10. Engels le formule nettement dans une lettre rédigée au nom de l'AIT et adressée à sa section espagnole, le
13 février 1871, à la veille même de l'insurrection parisienne : "ce serait abandonner un des plus puissants
moyens d'action, et surtout d'organisation et de propagande, que de renoncer à combattre nos adversaires sur
le terrain politique. Le suffrage universel nous donne un moyen d'action excellent" (Marx, Engels,
Correspondance, tome XI, éd. cit., p. 154).
11. Marx, Le dix-huit brumaire de Louis-Bonaparte, éd. cit., p. 149.

5
la domination bourgeoise-. Mais a contrario, ce paradoxe invite à concevoir une définition tout
autre de la démocratie, qui réaccorderait enfin une conception novatrice de la représentation
à la refonte de l'idée même d'activité politique, enclenchant et protégeant une
démocratisation véritable. Mais abolir le partage des tâches entre direction et exécution au
niveau politique ne signifie rien moins que s’emparer de la question de la production et de
son organisation : si la démocratie représentative proroge la scission qui fait de l'Etat une
abstraction, cette scission trouve dans l'organisation sociale de la production sa base
fondamentale, dont elle duplique la contradiction centrale.
C‘est en ce sens que l'instance politique n'est jamais, pour Marx, une projection coupée de
sa base, mais la forme de manifestation et de perpétuation d'une séparation sociale réelle,
celle des producteurs et des moyens de production. La solution n’est donc pas de rabattre
l'Etat sur la société civile et de dissoudre le politique dans le social, mais de redéfinir la forme
politique de l'intervention populaire sur le terrain même de l'organisation de la production et
du travail, bref, de repenser la démocratie sans réduire à la représentation de type
parlementaire sa définition, mais sans exclure pour autant des modalités de délégation et de
représentation qui en assure la spécificité. A partir de là, l’activité politique au sens le plus
plein du terme se présente comme un combat à fronts multiples, entre autres pour que se
forge les instances adéquates à une démocratisation jamais arrêtée, génératrice de
représentations sans cesse reprises dans le processus même de leur formation, abolissant
toujours le moment de sa séparation, représentations sans fixation imaginaire ou blocage
identitaire, parti au sens large, lui-même expansif, et dont la construction rend possible dans
un second temps des luttes démocratiques élargies.
Cette redéfinition engage la mise en forme politique de la conflictualité sociale aussi
longtemps qu’elle existe, mais aussi celle des rapports de domination économique qui la
cause : c'est l'émancipation des hommes, en tant qu'ils sont des producteurs, que vise la
politique au sens le plus plein du terme, loin de tout dévoiement du côté d'une
représentation séparée et figée, détournée de l'interaction sociale et politique où elle
conquiert son sens. Mais pour cela, encore faut-il que la classe ouvrière soit en mesure de
défendre la démocratie, par-delà les visées instrumentalisantes des démocrates bourgeois, et
d'en faire bon usage.

En se laissant diriger (…) par les démocrates, et en allant jusqu'à oublier l'intérêt
révolutionnaire de leur classe pour un bien-être passager, les ouvriers renonçaient à l'honneur
d'être une classe conquérante, ils s'abandonnaient à leur sort, prouvant que la défaite de Juin 48
les avait rendus pour des années impropres à la lutte, et que le processus historique devait de
nouveau se poursuivre par-dessus leurs têtes12.

Mais si la dialectique de la représentation est sujette à des retombées non politiques ou


impolitiques, le retournement peut être aussi soudain que la survenue des conjonctures de

12. Marx, Ibid., p. 130.

6
remobilisation sociale et politique. Et là encore, le propos ne manque pas d'actualité : pour
Marx, la Commune sera la recomposition de l'action proprement politique sous la visée de
transformation économique et sociale qui lui confère son sens et sa puissance, si l'on veut :
l'honneur retrouvé de la classe ouvrière13, ou encore son rôle assumé de représentant
universel. Et cette autre conception de la représentation est apparue dès l’Introduction à la
Critique du droit politique hégélien, rédigée fin 1843 : le prolétariat est la classe qui dépasse sa
propre particularité en tant que « représentant (Repräsentant) des besoins sociaux en
général »14, antithèse du principe d’ « épuration » placé au fondement du parlementarisme
bourgeois15.
Marx retrouve cette intuition, mais il est désormais en mesure de corriger sa généralité
première. Car c’est ici l'analyse proprement politique de la représentation, comme processus
concrètement généralisé, ne se résumant pas à des institutions mais les traversant cependant
et si possible de sa dynamique de classe, qui permet de comprendre que le prolétariat puisse
s'instituer en représentant véritable de l'intérêt général, sans que cette représentation-là ne
dégénère en mandat détourné au service d'une classe qui ne viserait que sa propre
conservation et domination politique : si la classe ouvrière incarne "l'intérêt révolutionnaire
de la société même"16 c’est parce qu’elle est porteuse par essence de l'abolition des classes.
Cette incarnation n'est pas une fixation imaginaire ou un détournement abusif mais une
condensation, en un point social qui est le foyer vif, et du coup le cœur politique, de toutes
les contradictions du mode de production capitaliste. La représentation se fait alors auto-
représentation si l’on peut dire, sans pour autant s’abolir : non pas redondance mimétique et
inutile, mais déploiement politique d’une potentialité sociale, structuration démocratique de
la puissance populaire d'émancipation, à la fois instrument contrôlé de l'action collective et
perspective constructible, rendue visible, de la révolution qu’elle accompagne. Une
révolution qui, du même élan, n'est alors plus la désignation intransitive et mystérieuse d'un
autre monde absent, mais processus réel, révolution concrète des rapports sociaux de
production existants pour parvenir à un autre mode de production, en tant qu'il s'élabore lui-
même progressivement dans le mouvement même de ce qui est son invention collective
effective et concertée. Vraie démocratie donc : c’est bien ce que fut, jusqu’à un certain point,
la Commune de Paris.

13. Le 12 avril 1871, alors que la Commune se trouve en difficulté et que Marx lui reproche sa trop grande
timidité face aux Versaillais, il écrit à Kugelmann : "Quoi qu'il en soit, l'actuel soulèvement de Paris, même s'il
succombe sous l'assaut des loups, des porcs et des sales chiens de la vieille société – est l'exploit le plus
glorieux de notre parti depuis l'insurrection parisienne de juin" (Marx, Engels, Correspondance, tome XI, éd. cit.,
p. 184).
14. Marx, Critique du droit politique hégélien, trad. A. Baraquin, Editions Sociales, 1975, p. 210.
15. « Aristocratie élective, démocratie représentative sont donc une seule et même chose » : l’affirmation est
de Pierre-Louis Roederer, qui participe avec Siéyès à la rédaction de la Constitution de l’an VIII (cité par Pierre
Rosanvallon, Le peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1988, p.
52).
16. Marx, Les luttes de classes en France, éd. cit., p. 123.

7
2/ La Commune, ou l’invention démocratique permanente

Dès lors, deux représentations politiques co-existent et s'affrontent dans l'analyse de


Marx, mais sans confusion : l'une qui initie un processus de démocratisation radicale, l'autre
qui l'arrête. La représentation parlementaire sclérosée, celle de la "république
parlementaire"17, ainsi qu'il la mentionne entre guillemets, accomplit la dépossession
politique et sociale du peuple sous couvert de démocratie advenue. Une telle construction est
un calembour institutionnalisé : "la république "sociale", cela signifiait la république qui
assurait la sujétion sociale"18. Mais l'époque n'est plus de celles où symboles et commissions
impuissantes suffisent à maintenir l'illusion. Marx y insiste, une telle représentation ne joue
plus son rôle médiateur actif, elle "représente ("est la représentante (die Vertreterin)", dit le
texte allemand) tout ce qui était mort en France"19. En tant que telle, elle est intégralement
assujettie au fonctionnement de l’Etat bourgeois, qui institutionnalise "le contrôle direct des
classes possédantes"20, au point que sa dimension politique en vient à s'abolir dans une
"société bourgeoise" se consacrant tout entière à ses "affaires" et qui trouve dans l'empire la
figure qui convient à la suppression délibérée de toute vie politique. Il faut le souligner : si,
sous domination bourgeoise, la démocratie se vide de son sens, ce n'est donc pas en raison
de sa seule nature représentative, mais c'est en raison même de la captation du lien
représentatif vivant et du détournement sa fonction médiatrice, conduisant à cette véritable
auto-suppression de la politique en quoi consiste cette domination installée.
L’analyse politique marxienne rencontre en 1871 son moment concret qui permet de
donner toute sa portée à la redéfinition démocratique de la politique précédemment initiée.
Dès lors, affirmer que la Commune fut "l'antithèse directe de l'Empire"21 va de pair avec la
tentative de concevoir une représentation vivante, efficacement médiatrice, qui consonne
avec la démocratie poussée à son terme, et toujours sans cesse au-delà de lui, c'est-à-dire
subordonnant institutions et mandats aux perspectives d'émancipation radicale qui doivent
constituer son essence. Et cela vaut au plan politique de l'organisation d'une représentation
non pas formelle mais substantielle, si l'on ose dire, construite par le moyen du mandat
impératif, de la révocabilité permanente et de l'élection au suffrage universel. Non seulement
Marx n'envisage jamais la suppression de telles procédures, mais il salue leur extension
communarde à l'ensemble des fonctionnaires et des magistrats. Comme si le mandat
impératif et révocable assujettissait seul fermement le représentant au représenté, mais sans
les identifier pour autant, donc en conférant à leur liaison la nature d'une médiation efficace,
qui fournit à l'action et à la décision politiques leur spécificité, l’espace propre où se déploie

17. Marx, La guerre civile en France, Editions Sociales, 1975, p. 61.


18. Marx, Ibid., p. 61.
19. Marx, Ibid., p. 75. Les termes allemands proviennent de la traduction proposée par Engels du texte
directement rédigé en anglais par Marx. Mais ils consonnent avec les termes employés par Marx dans les textes
précédents, portant sur la situation politique française et établissent une continuité dont on peut juger qu'elle
n'est pas artificielle. Cf. infra note 25.
20. Marx, Ibid., p. 60.
21. Marx, Ibid., p. 62.

8
le débat et où s’effectuent les choix. Cet enracinement social du politique n'est donc en rien
une fusion ou une résorption et la représentation maintient justement leur différence
constitutive : elle en fait une médiation fonctionnelle mais inventive, condition de possibilité
de la conscience collective sous contrôle permanent qui en oriente et en réoriente à chaque
instant les décisions et les procédures.
Tel qu’il est conçu par les Communards, le mandat impératif ne vise pas à rigidifier les
opérations démocratiques, il doit les vivifier et leur permettre d'excéder toute fixation
institutionnelle qui menace d'en capturer la puissance vive. La représentation est un lien actif
et réciproque, qui empêche précisément la constitution d'une sphère délégataire organisant la
démission politique autant que celle d'une sphère experte assurant l'exclusivité de la
compétence : traitant du rôle des fonctionnaires au sein de la Commune, Marx insiste sur le
fait qu'il ne s'agit pas là de supprimer les tâches qui incombent à un "gouvernement central",
mais d'organiser "l'unité de la nation" par l’intermédiaire de la "constitution communale" :

Elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'Etat qui prétendait être
l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même et supérieur à elle,
alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire22.

Ce sont bien deux politiques de la représentation qui s'opposent ici et que vient cliver la
révolution :

Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante
devait représenter et fouler aux pieds (ver- und zertreten) le peuple au parlement, le suffrage
universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à
tout autre employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire23.

Il faut faire confiance, ajoute Marx, à la capacité individuelle et collective à mettre


"chacun à sa place" et à corriger des erreurs inévitables. En apparence seulement hanté par la
réminiscence rousseauiste d'une volonté générale qui ne saurait errer, mais mobilisant aussi le
critère de la compétence dans le cadre du recrutement salarié, ce texte étonnant fait en réalité
surtout écho à une autre réélaboration du lien représentatif, qui est celle que proposa Hegel,
et dont Marx avait critiqué dans ses textes de jeunesse la nature corporative. Il ne s'agit
évidemment pas de revenir à ce qui est pour lui une illusion fondamentale, celle d'une
représentation socio-professionnelle, objectée aux "abstractions françaises" à quoi
s'apparente, selon Hegel, la représentation parlementaire.
Mais plus profondément, on rencontre ici une réflexion reprise à partir de la question de
l'ancrage social de la médiation représentative : le passage du moment de la particularité à
celui de l'universel, problème classiquement hégélien, mais abordé dans le cadre d'une
dialectique refondue, ressurgit très logiquement ici, alors qu'il s'agit de réarticuler sans les
22. Marx, Ibid., p. 65.
23. Marx, Ibid., p. 65. Le jeu de mots en allemand est bien sûr le fait d’Engels, mais là encore, il est en plein
concordance avec le propos de Marx.

9
confondre deux niveaux de réalité et de définir ainsi la spécificité de l'intervention politique.
C'est pourquoi le mode de désignation envisagé par Marx ne se rapproche nullement de la
solution corporatiste hégélienne, tout simplement parce que la réalité sociale reste
durablement le lieu de contradictions essentielles. Son enjeu est bien plus important puisqu'il
s'agit de surmonter la division du travail dont la séparation politique est l'écho, reproduisant
au niveau de la société tout entière la séparation entre opérations de conception et tâches
d'exécution au sein du travail productif. Et c'est précisément en ce point que s'unifient, sans
fusionner pour autant, toutes les dimensions de la représentation moderne, telle que Marx
s'efforce de la concevoir, sous l’angle d’une compétence collective qui n’est jamais science
advenue, mais jamais non plus volonté pure.
Et c’est bien l'originalité et la modernité indépassable de la Commune que d'avoir promu
des procédures de participation démocratique qui, dans leur forme autant que dans leur
contenu, visent l'émancipation concrète, progressive, des producteurs associés. Marx y insiste
: si la Commune est la "forme politique enfin trouvée" c'est précisément en vertu de son
contenu visé, qui est de "réaliser l'émancipation économique du travail"24. Et c'est par la
dynamique de cette forme démocratique agissante, prenant en charge les tâches de la
planification collective de la production et de l'émancipation des producteurs, que la
démocratie à la fois se conforte et se dépasse elle-même sans cesse, non plus représentation
figée ou institution stabilisée, mais "forme politique tout à fait susceptible d'expansion".
L'expansion épouse la dialectique maîtrisée de la décision collective et de la connaissance
experte, collective elle aussi, des besoins humains et de l'organisation de leur satisfaction
sociale. Mais ici, l'expertise n'est plus une gestion de type technique, elle est inséparable de
choix : elle vise rien moins que la réappropriation des forces productives par les producteurs
associés, qui pose, au-delà de la structure sociale des coopératives, la question politique de
leur coordination d'ensemble et implique donc la perspective du communisme, comme
finalité édifiée dans le mouvement même qui la vise et qui donne sens à l’action
démocratique au plein sens du terme, langage politique de la vie réelle, effectivité expressive :

Si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et une duperie ; si elle doit évincer
le système capitaliste ; si l'ensemble des associations coopératives doit régler la production
nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous son propre contrôle et mettant fin à
l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la
production capitaliste, que serait-ce, Messieurs, sinon du communisme, du très "possible"
communisme ?25

C’est en ce point que se pose alors concrètement le difficile problème de la conquête du


pouvoir et du bris de l'appareil d'Etat, problème que les communards formulent dans les
termes de l’autonomie et de la fédération. Car il ne s'agit pas de faire confiance à une
socialisation spontanée de la production capitaliste, qui esquisserait en son cœur même la

24. Marx, Ibid., p. 67.


25. Marx, Ibid., p. 68.

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perspective de son dépassement nécessaire.
C'est bien pourquoi, donnant corps, même fugacement, mais décisivement, au projet
d'une transformation véritablement politique de la formation économique et sociale, la
Commune fournit à Marx l'occasion d'une redéfinition de la politique en cohérence avec les
analyses précédentes. Lues sous l’angle de la révolution et du communisme comme
processus, ces pages consonnent avec les textes du Capital qui insistent sur le rôle de la
construction du possible social et économique post-capitaliste, représentation théorique cette
fois, que fournit la critique de l'économie politique et qui doit animer et habiter les luttes
politiques dès lors consciemment porteuses d'un projet transformateur qui n'est plus ni
utopique ni rigidement planifié. La perspective de réorganisation de la production est en
effet celle d'une invention collective strictement subordonnée, non à une théorie préalable ni
à un quelconque Gosplan, mais à son propre travail d'émancipation continuée et dûment
formalisée, mais en réajustement perpétuel : c'est aussi une figure de la rationalité politique
qui surgit là, rationalité proprement révolutionnaire, qui échappe à l'opposition schématique
entre institutions mortes ou mortifères et mouvements sociaux vivants et régénérants, autant
qu'à l'opposition doctrinale entre démocratie directe ou participative et délégation.
Et il semble que la représentation politique ainsi repensée, à l'intersection de la
mobilisation politique et de la conscience sociale, en fasse émerger une figure profondément
originale et novatrice. La forme généralisée de l' « autogouvernement »26 fait de la Commune
en acte "la représentation véritable de tous les éléments sains de la société française"27,
représentation de classe donc, qui précède l'abolition de cette structuration en classes ainsi
que de tout rapport de domination, précisément parce qu'elle redéfinit l'action politique ni
comme simple écho du social, ni comme vide symbolique, mais comme opération sans fin
d'unification et de transformation économique et sociale, comme démocratie à la conquête
d'elle-même, s'appuyant sur ses acquis, qui sont aussi des structures et des modalités
multiples de représentation, pour viser, au-delà d'elle mais par elle, la réalisation de leurs
objectifs mêmes. Dire que "la grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre
existence et son action" n’a rien d’une tautologie : c'est énoncer cette nature dialectique en
même temps que l'essence profondément, définitivement politique de cette dialectique-là.

26. Si la Commune avait pu s'étendre au-delà de Paris, "l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les
provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes ("die Selbstregierung der
Produzenten " : c’est ainsi qu'Engels traduit l'expression "self-governement of the producers ", présente dans le
texte anglais de Marx. Il est vrai que l'allemand confère aussitôt une résonnance plus radicale à une
dénomination politique marquée en anglais par son ascendance libérale. Mais outre qu'Engels procède à une
révision soigneuse de sa traduction initiale de ce texte, aussitôt après sa parution pour publication en
Allemagne dans le Volksstaat, au cours du mois de juillet 1871, on doit considérer que la cohérence théorique
de Marx lui-même incite à considérer qu'un "self-government ", dès lors qu'il est accolé au terme de
" producers ", prend un sens inédit. Cf. MEGA, Bd I/22, Apparat, p. 1023 sqq., et Marx, La guerre civile en
France, Editions sociales, 1975, p.64. En outre, c’est aussi l’expression anglaise qui est employée par le
blanquiste Eudes, lors de la 1ère séance du Conseil Communal de Paris, pour énoncer l’idéal d’autonomie qui
imprègne tous les textes et déclarations majeurs de la Commune (cf. Charles Rihs, La Commune de Paris, sa
structure et ses doctrines, Seuil, 1973, p. 122).
27. Marx, La guerre civile en France, éd. cit., p. 71.

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3/ La démocratie intempestive

Ainsi, ce n'est pas le projet de la dilution du politique dans le social qui est porté par
Marx, mais celui de leur réarticulation révolutionnante. A l'inverse, et contre toute attente, il
faut rappeler que c’est la définition libérale d'une action ou d'une sphère politique autonomes
qui se présente comme la conséquence, jusqu’à aujourd’hui, d'une subordination maintenue
entre la sphère politique et la structuration économique et sociale de la formation capitaliste.
Dépendance non pas directe, mais selon le mode de l'analogie et du reflet décalé, la
séparation de la politique en instance distincte n’en reproduit que mieux, en la transposant, la
division sociale des tâches de conception et d'exécution. Elle duplique en outre, plus
superficiellement, la structure marchande elle-même, en se moulant sur le principe de l'offre
et de la demande et en définissant un marché politique strictement homologue au marché
des biens et des services. La pensée libérale, dès l’origine, va s’emparer de cette homologie
restreinte pour en faire une identité d’essence.
Si la première thèse est historiquement contemporaine de la formation même des
institutions démocratiques modernes, la seconde est le résultat de théorisations plus tardives,
et offre le bénéfice théorique, pour les tenants du libéralisme, d'affirmer une corrélation
étroite entre des produits politiques et l'attente de consommateurs-électeurs, opérant une
sélection libre parmi ces derniers. Mais si la définition de l'égalité est abandonnée à l'instance
du marché, cette égalité-là a pour présupposé l'inégalité incontestée des propriétaires. La
logique censitaire s'inscrit alors de façon aussi invisible que définitive au cœur d'une sphère
politique, purement et simplement rabattue sur celle de l'échange marchand. Et de fait, au
cours des années 1940, alors que Joseph Schumpeter maintient encore l'analogie en tant que
telle et s'efforce de penser un marché politique spécifique, tout en envisageant sans réticence
de restreindre le droit de vote, un théoricien comme Ludwig von Mises en vient à affirmer
que c'est le marché lui-même qui est au fond la seule instance démocratique authentique, à
l’exclusion de toute autre28 : c'est bien le libéralisme le plus conséquent qui a pour fantasme
la résorption sans reste du politique dans le social et du social dans le marché, allant jusqu’à
contester la moindre autonomie institutionnelle, qui donne encore trop bien à percevoir la
possibilité de l’activité politique et ses enjeux. Le modèle du marché sans rivage,
engloutissant toute représentation, abolit par là-même tout processus véritablement
démocratique et fait de la dénégation du politique la seule thèse politique qu’il défend encore.
En effet, si l'échange marchand central est celui de la force de travail elle-même et donc sa
soumission réelle au processus de production capitaliste, c'est en ce point que, filée jusqu'au
bout, la métaphore au premier abord un peu facile des théoriciens libéraux prend tout son
sens : car ce n'est pas une demande librement formée par des sujets autonomes que le
marché politique satisfait, mais bien une séparation aliénante qu'il reproduit, celle des

28. Cf. Domenico Losurdo, "le 20 ème siècle entre émancipation et désémancipation", in : La démocratie difficile,
dir. André Tosel, Annales littéraires de l'université de Besançon, 1993, pp. 161 sqq.

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producteurs d'avec leur production, ainsi qu'avec les conditions concrètes de celle-ci dont ils
ne sont pas les maîtres. Et l'échangiste dominé qui vend sa force de travail au prix du marché
se combine avec la figure du citoyen-électeur qui donne sa voix à des représentants,
monopolisant le pouvoir social et la décision politique. Dans les deux cas, les scissions se
propagent depuis la base à partir du processus d'abstraction dépossédante et d'aliénation
fondamentale qui s'y loge, et qui fait des représentations des réalités puissantes et nécessaires.
Ce qui revient à dire que la logique représentative s’enracine dans cette base elle-même avant
de se structurer au niveau politique selon la forme de l’Etat moderne et de ses institutions
parlementaires, instrument de gestion mais hanté par la contradiction qu’il propage et rend
visible, bien malgré lui. Et c'est bien cette transversalité que s’efforce d’analyser Marx. Dès
lors, limiter l’analyse de la représentation à l’un de ses résultats historiques, c’est-à-dire à
l'abstraction étatique et à ses institutions spécialisées en mode capitaliste de production, c'est
mutiler l'analyse et se condamner, en effet, à ne penser qu'en termes de résorption de la
politique, de disparition revendiquée de la représentation, disparition sensée naïvement abolir
à elle seule la structuration essentielle qu’en réalité elle révèle. Ici comme ailleurs,
l'iconoclasme n’est que l’envers d’un fétichisme maintenu de l'image.
Au total, c’est bien en arrimant la forme politique à la totalité économique et sociale qui
l'engendre, que l’on échappe au réductionnisme : la définition la plus politique de la
démocratie est celle qui parvient à corréler émancipation du travail, libération à l'égard des
critères marchands, abolition des classes et auto-gouvernement des producteurs, sans jamais
confondre des niveaux distincts, mais sans les scinder abstraitement. On peut alors
considérer que la démocratie est à la fois le nom d'une conquête qui reste à faire et le moyen
toujours déjà à portée de main d'entrer dans cette spirale positive, d'en enclencher la
dynamique d'émancipation, preuve de son caractère décisif en période de luttes sociales
montantes, parce qu'elle seule peut structurer l'affrontement non seulement en vue mais bien
à partir de ses finalités véritables. Et c’est peu dire que cette affirmation-là n’a rien perdu de
son actualité.

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