Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
CHAPITRE I
LE ROMAN ENTRE « LA MIMÉSIS » ET « L’ANTIMIMÉSIS »
5
1.1.
La sensibilité littéraire, par un phénomène que personne ne s’est jamais soucié
d’expliquer, a toujours précédé dans notre siècle les événements historiques qui
devaient la confirmer: le « désaroi » des années 1920 était celui de Baudelaire, la
mise en question des morales sociales avait été présentie par Gide vingt ans avant
qu’il devînt célèbre, la réapparition d’un christianisme fondé sur la vie spirituelle et
sur le tragique éclata dès 1927 avec Bernanos et Mauriac, le règne d’une guerre
civile, prétendument idéologique et inspirée de culte de l’action, avait été annoncé
par Pirandello, qui en avait démonté le mécanisme. Hans Robert Jauss part du fait
que la littérature est une communication d’un type spécial, par l’intermédiaire de
l’oeuvre, deux facteurs distincts entrant en relation: l’auteur et le récepteur de
l’oeuvre. Partant d’une observation de Marx que « l’objet d’art – et comme lui tout
autre produit – crée un public qui comprend l’art et qui est capable d’apprécier le
beau » et que « la production produit non seulement un objet pour le sujet, mais aussi
un sujet pour l’objet », Jauss prouve que non seulement la production littéraire
détermine la réception mais, à son tour, la dernière détermine la première. Les
lecteurs sont, donc, faits non seulement pour récepter les oeuvres, mais aussi pour
déterminer l’apparition de certaines autres oeuvres et non seulement les auteurs
créant un certain public, mais le public aussi crée ses propres auteurs. Il compare
l’oeuvre à une partition qui offre à chaque lecture une résonance toujours nouvelle.
L’histoire de la littérature apparaît maintenant comme un processus de
réception et de production esthétique qui se déroule dans l’actualisation des textes
littéraires par le lecteur ordinaire, leur consommateur, par l’intermédiaire du critique
qui les étudie, et de l’écrivain qui produit de nouveaux textes.
L’horizon d’attente représente ce cadre primaire, où se produit la rencontre du
lecteur et de l’oeuvre: le texte, produit d’un auteur qui a commencé par être son
lecteur, contient l’image implicite de son lecteur idéal, tel que l’auteur l’imagine;
il contient donc les attentes préfigurées par un « espace de jeu» délimité par les textes
antérieurement assimilés. À l’impact avec le lecteur réel, qui détient une certaine
expérience esthétique, étant fixé dans la réalité historique distincte, la distance
esthétique, la tension qui intervient par la négation de l’oeuvre des expériences
familières peut conduire (dans la mesure où la non-concordance entre l’horizon de
l’oeuvre et les attentes du public est plus grande) au changement de l’horizon. Ce
changement d’horizon, cette mutation sont décisifs pour le destin de l’oeuvre en
diachronie. La capacité de produire vis-à-vis des générations successives de lecteurs,
des changements d’horizon, ou la capacité de pouvoir répondre aux questions
6
1
R. – M. Albérès, L’histoire du roman moderne, Ed. Albin Michel, Paris, 1971, p.442.
2
Maurice Nadeau, Le Roman français depuis la guerre, Ed. Gallimard, Paris, 1970, p.7.
7
circonstances concrètes de la vie, tous ceux-ci sont des éléments romantiques qui
allaient être incorporés par la doctrine réaliste.
L’idéal des écrivains réalistes est la fidélité absolue vis-à-vis de la réalité:
« Nous n’inventons jamais le vrai » affirmait Balzac – mais la mission de l’art n’est
pas de copier la nature mais de l’exprimer. » Pour y parvenir, le romancier réaliste
agglomérait les détails, les explications, les digressions; ces détails « affets du réel »
selon Roland Barthes, « connotateurs de mimésis » selon Gérard Genette, mettant en
rapport le discours littéraire avec la société et l’histoire, en sollicitant l’expérience du
lecteur. Les romanciers réalistes représentent la réalité sociale contemporaine, la vie
quotidienne.
Les milieux naturels ont diversifié le monde animal,en créant les espèces
zoologiques; sous ce rapport la société ressemble à la Nature: « La Société ne fait-elle
pas de l’homme suivant le milieu où son activité se déploie, autant d’hommes
différents qu’il y a de variété en zoologie ? Il a donc existé, il existera donc de tous
temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques. »
Balzac n’est pas un observateur neutre des choses et des hommes. Il donne une
interprétation symbolique à leur présence. Dans la Peau de Chagrin, il expose sa
conception sur l’homme qui disposerait d’une certaine quantité d’énergie qui diminue
sans cesse par l’excès de passion, de pensée, d’action. Dans l’histoire du genre
romanesque le roman de Balzac deviendra un point de référence.
Mais, dans sa conception, le vrai créateur ne doit pas copier le réel, mais le
transposer, en forgeant un nouvel univers, véritable synthèse de la vie vécue, de
l’imagination et de la sensi bilité de l’auteur: « Le miroir qu’on promène se rapporte à
la fois à une réalité extérieure (historique et sociale), ce qui confère une une double
forme au roman stendhalien: la forme biographique ou plutôt la monographie
psychologique et la forme chronique, impliquant la grande fresque socio-historique.
Il s’agit là d’une vérité intermittante et sélective car,selon les mots de Stendhal, ce
miroir reflètera tantôt « l’azur des cieux », tantôt « la fange des bourbiers de la
route. »3
3
Liana-Rodica Repeţeanu, La Modernité de Stendhal - étude du discours narratif stendhalien, Universitatea din Bucureşti,
1985, p.73.
9
Partant soit d’un fait réel, soit de ses souvenirs, Stendhal fait appel à sa riche
expérience de vie, à ses émotions, à ses pensées. Mais il renonce à la qualité du
narrateur omniscient de type balzacien (récit non-focalisé ou à focalisation zéro -
selon Gérard Genette) et il fait de ses héros le centre de perspective. Selon George
Blin (Stendhal et les problèmes du roman), cette nouvelle perspective entraînerait une
«restriction de champ », instaurant le « droit du regard » et diminuant parfois la
capacité de saisir le général ou l’essentiel, au profit du fait vrai. En réalité cette
modalité du récit stendhalien s’appuie sur une alternance incessante de plusieurs
points de vue: celui du personnage principal (perspective prédominante), celui du
narrateur et, parfois, celui d’un autre personnage, de nature à offrir une vision
plurielle, dont l’efficacité est indésirable.
On a affaire à plusieurs types de perspectives ou de visions: « vision
intérieurre» (celle d’un héros), «vision extérieure» (celle du narrateur-même), ce qui
conduit à la relativisation de la réalité. Chez Stendhal nous pouvons distinguer entre
le temps de la narration, exprimé par le passé, et celui du personnage, qui est au
présent. On distingue aussi « le discours transposé », en style indirect libre, et le
discours rapporté à l’aide du monologue intérieur. « Le style de Stendhal est
elliptique, d’implication, concis et sobre, absolument antirhétorique, il obéit aux lois
suprêmes de son art: vérité et sincérité - et celle parfaitement à sa prose nue et
claire, aussi vivante qu’efficace. L’alternance de faits et d’impressions, la
récupération du temps perdu, la préférence accordée aux souvenirs et à la sensibilité
font penser à Proust et au romancier du monologue intérieur et de la mémoire
affective.
Par l’authenticité et la générosité du message de son oeuvre et par les
innovations dans la technique narrative, Stendhal reste un des créateurs du roman
moderne. »4
4
Histoire de la littérature française, vol. II, EDP, Bucureşti, 1982, p.100.
10
conceptions artistiques de cette époque positiviste et qui en somme sont fort peu
réalistes et positives puisqu’on peut les qualifier d’alexandrines »5
Dans Le degré zéro de l’écriture, Roland Barthes qualifie la prose de Flaubert
« d’écriture artificielle »: « L’artisanat du style a produit une sous-écriture, dérivée de
Flaubert mais adaptée aux dessins de l’école naturaliste... aucune écriture n’est plus
artificielle que celle qui a prétendu de peindre au plus près la Nature. »6
D’autres chercheurs voient dans cette écriture une métaphore de l’inquiétude
ou du scepticisme qui ont accompagné les grands changements de la société et de la
conscience durant la seconde moitié du XIX-ième siècle.
“Ainsi disputés par les exigences de la référentialite et de la métatextualité, de
la représentation et de l’auto-représentation, du déjà dit et du non encore dit, l’oeuvre
de Flaubert est devenue pour la conscience littéraire du XIX-ième siècle, de Proust
aux nouveaux romanciers, une inépuisable source de modernité, une expression
symbolique de la « mauvaise conscience ( Barthes) de la littérature qui se pense en
écrivant, dans son concept, sa méthode et ses possibilités. »7
Flaubert cherche la forme où se concentrent le vrai et le beau. Il aspire à
l’objectivité, à l’impersonnalité et à l’universalité du discours scientifique.
Gérard Genette, se rapportant à la modalité de l’énoncé narratif, a montré que
la perspective omnisciente, démiurgique de l’auteur sur le monde crée une image
remplacée par la « vision avec » les personnages ou « focalisation interne ». Les
personnages regardent et se regardent, le narrateur ayant le rôle de régisseur du récit
surtout. La fréquence du discours transposé en style indirect libre conduit à la
confusion du discours du narrateur et du discours du personnage. Par ces aspirations
surtout, Gustave Flaubert est considéré un précurseur du roman moderne.
Zola-théoricien est considéré inférieur au romancier. Les idées exposées dans
Le Roman expérimental, ainsi que son inclination pour les cas rares, morbides de la
vie, sont discutables. Mais son cycle Les Rougon-Macquart est une construction
épique vigoureuse qui aboutit à une fresque de la société française pendant la
deuxième moitié du siècle passé.
La plupart des romanciers français de la fin du siècle (Paul Bourget, Maurice
Barrès, Anatole France) continue le roman d’observation sociale et d’analyse
psychologique. La littérature française du XX-ième siècle offre l’image d’un
phénomène complexe, changeant, d’une production littéraire extrêmement riche et
contradictoire.
Les étapes de l’évolution littéraire du XX-ième siècle sont marquées par deux
guerres mondiales qui ont fortement ébranlé le globe et mis en question les
possibilités de survie de la civilisation. On y distingue trois grandes périodes: avant la
5
R.-M. Albérès, op. cit. , p.48
6
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, p.96
7
Histoire de la littérature fraçaise, EDF, Bucureşti, 1982, p,105
11
et le lecteur. Reprenant l’idée d’Umberto Eco, on peut dire que toute forme ayant une
valeur esthétique est ouverte, même dans ces cas où l’artiste veut réaliser une
communication univoque et non ambiguê. Ces “oeuvres ouvertes” sont des œuvres
« en mouvement » que le lecteur et l’auteur créent tous ensemble ou plutôt l’auteur
offre à son lecteur une oeuvre qui doit être achevée par celui-ci. L’idée avait déjà été
exprimée par Paul Valéry, au sujet du « Cimitière marin », « on n’y insistera jamais
assez: il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait
voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est un appareil dont
chacun peut se servir à sa guise et selon les moyens; il n’est pas sûr que le
constructeur en use mieux qu’un autre. »9
La notion fondamentale d’histoire littéraire est, selon Gérard Genette, celle de
substitution des systèmes. Il définit une période littéraire comme le temps pendant
lequel un certain système se maintient sans grands changements.
Ces changements, qui se produisent tout d’abord dans la poésie de la fin du
XIX-ième siècle, finissent par affecter le système tout entier, se propagant aussi dans
le roman et le théâtre.C’est pourquoi la période (au sens le plus large du terme)
littéraire contemporaine commence en France dès la fin du XX-ième siècle, avec
Rimbaud et Lautréamont qui instituent des changements essentiels dans le discours
littéraire. Genette est d’accord avec Tunianov et Jakobson que c’est l’histoire des
formes littéraires que l’on pourrait nommer par excellence histoire de la littérature.Il
n’y a donc pas, dans cette conception d’incompatibilité dans l’analyse des formes
entre l’étude synchronique (analyse immanente, « lecture », « description » du texte
qui cherche à reconstituer le système, et l’étude diachronique; on étudie le discours
littéraire, non pas les oeuvres.
L’histoire de la littérature est liée, selon tous ces théoriciens, aux autres scènes
historiques. Plutôt que de « reflet », la relation entre la série littéraire et les autres
séries historiques est de participation, d’intéraction.
9
Cf. Irina Mavrodin, Le Roman français au XX-ième siècle, Bucureşti, 1975, p.9.
13
Nici Marx, nici eu n-am afirmat vreodată mai mult. Şi dacă cineva denaturează
aceasta,preface teza de mai sus într-o frază goală, abstractă şi absurdă.”10
Dans cette perspective qui marque qu’il y a des relations indissolubles entre la
littérature et la réalité, mais que ces relations sont de nature non immédiate, il semble
que la démarche du créateur est vraiment novatrice justement dans la mesure où elle
met d’accord l’art et l’époque, en créant ses propres formes artistiques.
Les Nouveaux Romanciers qui écrivent un anti-roman, un roman qui conteste
le roman dit traditionnel, disent aussi, dans leurs écrits théoriques que les géants de la
littérature traditionnelle ont été à leur tour de grands novateurs et que la littérature
s’était imposée contre la littérature qui l’avait précédée. Ils se proposent de réaliser,
eux-aussi, cet accord fondamental entre le roman et „l’âme obscure” de ce siècle qui
est le leur.
La structure de la nouvelle formule romanesque constitue, selon les
représentants de la sociocritique, Lucien Goldmann et Michel Zéraffa, la „réplique
esthétique”, mais non point infidèle du désordre d’une civilisation dans ses aspects
tant idéologiques que sociaux. Il est donc possible de voir dans le roman français
actuel un phénomène qui exprime le monde occidental contemporain. Umberto Eco
avance l’idée que cette société en crise ne saurait être exprimée que par un langage en
crise.
Dans la pensée de Roland Barthes, l’idée d’un isomorfisme des structures du
langage de l’oeuvre d’art et de la société capitaliste contemporaine connaît un
développement radical: “Il y a donc une impasse de l’écriture et c’est l’impasse de la
société même.”11
On a imposé l’opinion que les nouveaux romanciers instaurent une
contestation, une négation de l’odre social par l’écriture, par une « pratique textu-
elle», dirigée contre une pratique bourgeoise de l’écriture.
Un premier moment dans l’évolution du roman au XX-ième siècle est illustré
par l’oeuvre de Marcel Proust: À la recherche du temps perdu que Gaetan
Picon présente ainsi: « Véritable somme puisqu’elle est à la fois l’épopée d’une
sensibilité individuelle et un tableau de la société française au début du XX-ième
siècle, une confession et une enquête, une psychologie et une féerie, une étude des
passions de l’homme et une interrogation de son destin... Avec l’oeuvre de Balzac –
que l’on peut rapprocher d’elle à plus d’un titre – elle est, dans notre littérature, la
seule création romanesque qui soit parvenue à enfermer dans le contour d’une
stylisation souveraine tout ce qu’à un certain moment de son histoire l’esprit humain
fut capable de saisir. »12
10
1110
Engels în „Marx, Engels, Lenin”, Despre Literatură şi artă, Ed. Meridiane, Bucureşti, 1974, p.11.
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Editions du Seuil, Paris, 1953, p.64.
12
Gaetan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Gallimard, Paris, 1960, p.27
14
Mais, si Balzac veut «faire concurrence à l’état civil » en créant un roman qui
se propose de reproduire de la façon la plus fidèle une certaine réalité objective,
l’autre ne s’intéresse à cette réalité objective que pour dire que chaque conscience
voit à sa manière cette réalité et que le roman tel qu’il le conçoit, doit s’ingénier non
pas à peindre le monde, mais à montrer ce qui se passe dans une conscience se
trouvant face au monde.
Balzac décrit le monde, tandis que Proust décrit la façon dont la conscience
voit le monde.
„Avec Proust, dit Albérès, le romancier devient enfin un artiste. Il cesse de
faire concurrence à l’état civil, à l’histoire, à l’anecdote, pour acquérir une vision
particulière du monde, égale à celle du peintre ou du sculpteur. Comme le peintre voit
en couleurs, le sculpteur en volumes, il appartient au romancier de voir en
impressions vécues ce que le psychologue appelle „faits de conscience.”13
Proust est un précurseur du roman moderne en ce qui concerne la composition
de son oeuvre qui a une « construction savante étalée sur plusieurs plans temporels et
spacieux /… /. La mémoire involontaire, dont le mécanisme est le même que celui
des synesthésies baudelairiennes, joue dans la composition le rôle de principe qui
organise les couches multiples du souvenir. La structure fermée, circulaire, la fin
rejoint le commencement. Le dernier chapitre du Temps retrouvé trouve sa symétrie,
sa correspondace avec le premier chapitre de Swann. »14
La distinction que Proust fait entre le temps abstrait (ou des horloges) et la
durée concrète (c’est-à-dire le temps vécu, ressenti comme flux continuel, comme
devenir) a des conséquences importantes pour la structure fermée romanesque: elle
révolutionne récit, personnages etc., qui sont créés dans le temps subjonctif du
narrateur. Mais elle a aussi des conséquences très importantes en ce qui concerne la
façon de concevoir l’art en général. La durée concrète constitue pour Proust une
façon créatrice, grâce à laquelle le temps retrouve une signification et un contenu.
L’effort créateur de l’artiste, à savoir de celui qui est le plus sensible à l’expérience
de la durée et le seul capable de l’approfondir et de la fixer, se trouve-t-il ainsi
justifié. Le roman devient ainsi quête spirituelle, recherche de toute une vie,
dénonciation de ce qui est faux et découverte de la vérité, c’est par lui que vont se
résoudre les problèmes de destinée de l’artiste en tant qu’individu. Car la vie qui
s’écoule dans le temps, confrontée à l’oubli, à la destruction, à la mort, peut être
retrouvée et fixée, sous l’aspect de l’éternité qui est aussi celui de l’art. C’est à ce
moment que l’homme et le créateur seront sauvés: c’est qu’un monde absolu émerge
de tant de mondes relatifs, consacrant la victoire sur le temps.
13
R.-M. Albérès, op.cit., p.200.
14
Elena Răducanu, Littérature française.... Le Roman français au XX-ième siècle, Craiova,1983, p.10-11.
15
Proust invente ainsi le roman qui réfléchit sur sa propre condition (analogue à
la poésie qui réfléchit sur sa propre condition) qu’on se retrouve chez Gide et les
tenants du Nouveau Roman.
La littérature engagée et la littérature existentialiste, en se tournant vers le
social et vers l’action, vont refuser la leçon de Proust. Son oeuvre traversera en
France une assez longue période d’oubli relatif, jusqu’au moment où la résurrection,
par le Nouveau Roman, du roman phénoménologique, lui assignera la place de tout
premier ordre que mérite une création qui a contribué au plus haut point à`l’invention
et à l’établissement d’un style romanesque au XX-ième siècle.
À côté du “roman nouveau” il y a le roman qui hérite de la grande et glorieuse
tradition du roman « balzacien » représenté par des romanciers comme: Romain
Rolland, Jules Romains, Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, François Mauriac
et d’autres. Ces auteurs imposent la formule du roman-fleuve, dont les modèles sont
les grands cycles romanesques du XX-ième siècle. Ils y apparaisssent pourtant
certains éléments par lesquels on cherche à innover les techniques du roman
« traditionnel » comme, par exemple, les techniques du simultanéisme dans les
romans de Jules Romains. Tout en gardant la structure du XIX-ième siècle, les
romanciers tentent de l’employer à des fins différentes. De nouveaux milieux, de
nouveaux types sociaux, engendrés par de nouveaux moments historiques viennent
s’ajouter à la liste de Balzac et de Zola.
L’écrivain communique à ses lecteurs le même rationalisme optimiste mais
parfois il est troublé par de sombres pressentiments concernant la marche inquiétante
des événements historiques. Le monde est, pour ces écrivains, une réalité que l’on
peut connaître, bien que parfois il y ait le sentiment d’une destinée sombre et injuste
contre laquelle l’homme se révolte, ou l’angoisse du développement aberrant d’une
technique que l’homme ne peut plus soumettre.
La littérature, dans la conception de ces écrivains, doit porter témoignage, ce
qui permet de faire un rapprochement du roman de la « condition humaine »(celui de
la génération éthique de ’30 et le roman existentialiste). Le roman unanimiste sera
conçu comme une somme de destinées individuelles dont chacune suit son chemin,
s’ignorant entre elles le plus souvent. Les personnges ne s’intègrent plus dans
l’ensemble d’une intrigue mais ils sont « les témoins » des mêmes événements.
Autour d’eux s’organise un “héros collectif »: Paris, ce centre de vie tumultueuse.
Nous y retrouvons le modèle des romans de Zola ou même Hugo, qui ont souvent
comme «personnage principal » un « héros collectif ».
La vie de ce vaste ensemble est vue par le même regard (regard) omniprésent
et omniscient qui organise le roman autour d’un centre unique. Les techniques
simultanéistes, employées par Jules Romains, qu’Apollinaire avait aussi utilisées
16
dans « Zone », reprises par les nouveaux romanciers, par Michel Butor, par exemple,
ou même Sartre dans la « Sursis », offrent l’image d’un monde décentré.
Chez Romain Rolland la composition tend à devenir complexe,
« polyphonique », surtout avec Jean-Cristophe, mais le romancier a recours à
l’artifice du « Bildungsroman »: un personnage principal, dont la conscience
enregistre une réalité objective, extérieure, variée, personnage évoluant, lui-aussi, au
contact de cette réalité. André Gide est considéré l’un des précurseurs du roman
moderne. Pour ses contemporains il a été, surtout, le contestataire des conformismes
et des conventions d’une société hypocrite. Pour les critiques littéraires, « il a ouvert
la voie, en France, à un nouveau roman par rapport au roman balzacien ou
stendhalien, roman de l’autoreprésentation, roman qui réfléchit sur sa propre
condition, ce que l’on va nommer « le roman du roman » ou le métaroman.
« Dans l’histoire du roman toujours contesté et sans cesse en crise, Les Faux
Monnayeurs tiennent une place importante car l’oeuvre est à la fois théorie et
pratique du roman. Théorie dans la mesure où, faisant de son personnage central
Edouard, un romancier qui tente, en vain, d’écrire un roman, fait part de ses
hésitations et discute longuement du genre romanesque, Gide propose sa réflexion
aboutissement d’une longue recherche qui jalonne son oeuvre antérieure / ... /. Le
roman devient souvent dialogue sur le roman et le romancier cède la place au
critique. »15
Le célèbre procédé de la « mise en abîme » pose la question de la réalité et du
reflet de cette réalité en tant que création artistique. La structure du roman n’est plus
linéaire, le récit est dialogué, l’intrigue est multiple.
Tout comme Stendhal au siècle passé, Gide multiplie les perspectives sur les
événements, et donne la parole à ses personnages, présentant ainsi de façon indirecte
ses opinions. Par sa création romanesque, André Gide a fait oeuvre de devancier, car
ses livres ont réussi à transformer « l’horizon d’attente » du lecteur, en le préparant
pour la réception d’un autre genre de littérature, plus raffinée, plus subtile, plus
conforme à la sensibilité de l’homme moderne.
Avec Malraux et Saint-Exupéry le roman devient, à la fois roman-reportage et
roman symbolique. La littérature est un « témoignage » et un « engagement », dans
le sens qu’elle exprime une attitude active déterminée par une expérience limite
vécue par eux-mêmes. Le roman devient problématique, la démarche du romancier
étant celle d’un philosophe et d’un moraliste qui s’attaque aux problèmes essentiels
du monde moderne. Sous l’influence de Dostoievski ou de Nietzsche, le roman
devient aussi « le roman d’un style de vie ». Ces romanciers s’intéressent peu aux
problèmes de l’écriture, ils continuent le roman dit « balzacien » en inventant une
formule à eux: celle du roman symbolique (La Condition humaine de Malraux ou La
15
Elena Răducanu, Littérature française, Le roman français au XX-ième siècle, Reprografia Universităţii Craiova, 1983, p. 34.
17
Peste de Camus) qui doit être lu sur plusieurs plans. Les personnages ne sont plus ce
qu’ils étaient au roman de Balzac: ils ne sont qu’autant de prétextes, de supports pour
la méditation des moralistes ou des philosophes, chacun d’entre eux illustrant un
comportement possible. Quoique l’écriture en reste classique (dans le sens qu’elle
continue d’être une écriture de type représentatif), ces romans pourraient eux-aussi
s’inscrire dans la progression du « roman nouveau », vu le fait qu’avec eux, à
l’encontre du roman du XIX-ième siècle, « le roman devient le lieu par excellence
d’un débat problématique.»16
Ce débat est poursuivi par les écrivains, simultanément, dans leurs essais et
traités de philosophie et de morale.
Si, pour Saint-Exupéry, l’homme peut trouver son salut dans toute activité qui
le relie à la communauté des hommes, pour Malraux, l’action, dont il a le culte, est
toujours l’aventure, vécue dans le désespoir ou la solitude, ou la révolution.
L’aventure permet à l’homme de se connaître soi-même, la révolution est un moyen
de se solidariser avec les autres hommes dans leur commune condition (sociale et
métaphysique). En 1928 Malraux publiait Les Conquérants, „chronique romancée” de
la révolution chinoise qui visait à trouver une solution acceptable au problème des
rapports entre l’intellectuel et la révolution. Chef-d’oeuvre de l’héroisme, Les
Conquérants avance un nouveau type de protagoniste, le conquérant, c’est-à-dire –
précise Malraux – un type de héros en qui s’unissent la culture, la lucidité et
l’aptitude à l’action et dont l’essence et le „salut” ne consistent ni dans la foi, ni dans
une discipline, mais dans un état de disponibilité et de courage.
L’être d’exception, complexe, rêveur et autoritaire, doué d’une volonté
puissante, Pierre Garine refuse aussi bien la nature et la société où il vit que le statut
de l’homme qui accepte la défaite, l’humiliation et qui ne se révolte pas contre la
condition qui lui est donnée. Parken, le personnage de la Voie Royale, est un
« professionnel » de l’aventure en tant que dimension fondamentale de l’être. Il vit à
l’extrême la vanité et l’absurdité de la condition humaine, une prison à laquelle il ne
veut pas se soumettre; il ne veut pas accepter vivant la vanité de son existence
évidente dans la présence inéluctable de la mort. L’existence contre la mort constitue
l’option de ce héros qui veut « bien recourir » car si la mort est choisie, elle devient
un acte de liberté et «faire sa mort» semble plus important que «faire sa vie».
Dans La Condition humaine (1933), la révolution est, pour les héros, le moyen
de libération de l’humanité tout entière. Ce roman est en même temps un roman de la
révolution et un roman métaphysique. « Geste de destruction, la révolution échappe à
l’humiliation de l’ordre accepté; geste de création, elle affirme le libre pouvoir de
16
Irina Mavrodin, « Le Roman. Schéma typologique », dans L’Histoire de la littérature française, vol. II, Bucuresti, EDP, 1982,
p.228.
18
l’homme. / ... / car, en tout temps, en tout lieu, l’homme porte en lui une puissance
suffisante pour donner un sens à son destin en le dominant.»17
Pour Kyo, l’action révolutionnaire n’a pas de sens si elle n’est pas constructive,
si elle ne donne pas la dignité à ceux qui y prennent part: «Tout ce pourquoi les
hommes acceptent de se faire tuer... tend, plus ou moins confusément, à justifier cette
condition en la fondant en dignité: christianisme pour l’esclave, notion pour citoyen,
communisme pour l’ouvrier. »18
Si l’égocentrisme définissait des êtres comme Garine ou Parken, d’autres
personnages, comme Katow ou Hemmerlich sont pleins de tendresse et de pitié pour
leur compagnon de combat. Malraux introduit ainsi dans ses univers révolutionnaire
la notion nouvelle de la fraternité, notion qui a permis un rapprochement du roman de
Camus, La Peste.
Albérès intègre Malraux au chapitre «Le roman du destin» et de la «condition
humaine», à côté de Stendhal, Montherlant, Saint-Exupéry et Camus, comme
continuateur du «roman viril», d’un roman libéré du romanesque, qui arrache le
lecteur à son fauteuil de spectateur amusé ou d’observateur attentif, l’invitant à
s’identifier avec l’angoisse du personnage central, de celui en qui le sens de la vie est
mis en question: « Malraux jette ses héros dans un récit qui n’est pas un récit. Son art
littéraire c’est l’art du raccourci /.../ .Malraux ne lie pas entre eux les moments qui
composent l’histoire qu’il raconte. Le monde n’est pas décrit pour lui-méme et
comme décor immuable d’une aventure particulière: les décors sont vécus dans la
conscience des personnages et en fonction de leur action. »19
L’écrivain renonce à la technique de la narration en faveur du découpage
cinématographique; on ne s’explique pas l’évolution psychologique des personnages,
tout comme au cinéma il n’y a pas de commentaire, pas de narrateur. « La phrase est
parfaitement syntaxique, le style est celui de la notation lucide, mais non coordonnée.
Le temps est morcelé en moments intensément vécus qui se succèdent sans liaison et
sans explications: le temps mort intermédiaire doit être deviné et sous-entendu par le
lecteur, il est entièrement sacrifié à la force narrative.»20
Selon Albérès, le roman en son ensemble obéit à une composition
« télégraphique ». « Destinée à traduire immédiatement le sens du destin
métaphysique, la création romanesque de Malraux échappe aux normes littéraires et
humanistes du récit bien composé, même si elle exprime son intention à travers une
histoire et une aventure qui se situent très concrètement dans une réalité historique et
individuelle. »21
17
Gaetan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Gallimard, Paris, 1960, p.61.
18
André Malraux, La Condition humaine, Paris, Gallimard, 1933, p.247.
19
R.-M. Albérès, op. cit., p.258.
20
R.-M. Albérès, op. cit., p.258.
21
Idem, p.262.
19
22
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942, p.17.
23
Dinu-Victor Vlădescu, „Jean-Paul Sartre” dans Histoire de la littérature française, Bucureşti, 1982, p.264
20
L’essence est une simple abstraction, tandis que l’existence est une réalité
concrète. Pour comprendre l’essence il faut que l’homme se rende compte de son
existence. Pour choisir il faut tout d’abord exister. Par le choix de l’acte, l’homme est
le seul à avoir le privilège de créer sa propre essence, de réaliser des formes
supérieures d’existence. Il n’y a que l’homme qui possède une conscience: «C’est que
l’homme est sa propre liberté et rien d’autre que sa liberté /... / l’homme qui
s’explique simultanément par tant de causes est pourtant le seul à porter le poids de
soi-même. En ce sens la littérature pourrait passer pour une malédiction, elle est une
malédiction.
Mais c’est aussi l’unique source de la grandeur humaine.»24
Car la liberté saisie comme totale a pour corollaire une responsabilité totale.
Tout comme d’autres écrivains français de notre siècle tels Gide, Malraux, Camus,
Sartre évolue de l’exaltation des valeurs individuelles à l’affirmation et à la défense
des valeurs collectives, d’un certain esthétisme à l’action engagée, engagée
historiquement.
Comme Malraux, Sartre découvre que seule l’action se crée à soi-même sa
propre justification et il surmonte le désespoir par l’activisme.
Oreste, dans «Les Mouches», apprend qu’il ne peut s’affirmer que par un acte.
Et Les Chemins de la liberté conduisent le héros sartrien de la constatation
désespérée de son inutilité à l’ivresse de l’engagement.
C’est pourquoi Sartre veut sauver l’homme de sa solitude et de son inutilité par
le culte de l’action. Au-delà du désespoir, il ne trouvera que l’engagement politique.
On constate donc une évolution visible de la Nausée aux Chemins de la liberté,
d’Antoine Roquentin à Mathieu Delarue (chez Camus on constate une évolution
presqu’analogue de L’Etranger à La Peste, de Meursault au docteur Rieux).
Antoine Roquentin de La Nausée, modeste employé qui vit solitaire dans une
petite ville de province, a, tout comme Meursault de L’Etranger, la révélation de
l’absurde de l’existence. L’état d’innocence et de chaude intimité avec le monde, qui
avait été le sien jusqu’alors, fait place à la « déréliction », sentiment d’angoisse et
d’horreur, véritable nausée que le personnage éprouve vis-à-vis des choses qui
l’entourent. Le décor quotidien et rassurant disparaît et le tout lui apparaît comme une
masse confuse et menaçante, sans signification aucune. Dans ce monde de la
contingence, dans la scène du jardin public, Roquentin se sert « de trop », comme
tous les existants qui l’entourent. Désormais il est seul et libre, mais c’est une liberté
« pour rien », à laquelle l’homme est condamné. À l’artiste virtuel qu’est Roquentin
suivront des personnages incarnant l’homme d’action, l’individu engagé dans
l’histoire par le choix et l’acte.
24
J.–P.Sartre, Situations II, apud Irina Mavrodin, op.cit., p.202.
21
pendant la guerre. On a deux images: l’une réelle, dans la rue, l’autre peinte dans un
tableau et plusieurs visions des deux images. Finalement on ne sait pas si le tout n’a
pas rêvé du soldat agonisant.
Le «nouveau roman” refuse donc de dégager des significations et de constituer
une explication du monde, comme le faisait le récit traditionnel, pour situer le lecteur
sur le plan de l’immédiat, de l’expérience organiquement vécue à l’intérieur d’une
conscience. Cette attitude, qui se borne à décrire des „structures” a été nommée
„phénoménologique”.
Après 1960 une autre forme du „nouveau roman” s’impose, liée à une école
nouvelle, celle de la revue „Tel Quel”. Pour cette nouvelle génération d’écrivains -
Philippe Sollers, Jean-Pierre Fays, Jean Ricardou - le seul problème romanesque soit
celui de l’écriture. Dans cette optique romanesque une aventure vécue, revécue,
construite ou imaginée par le sujet romanesque, n’est même plus indispensable. Le
roman ne se réfère ni au sujet observant (l’auteur ou le héros du livre), ni à l’objet
observé (une société, une intrigue, un drame). Il se constitue entre les deux par une
sorte de rêverie créatrice et vaine qui est la vie phénoménologique d’un écrivain prêt
à écrire sans objet ni propos. Tel est le cas de ce livre paradoxal que fut en 1965
Drame où Philippe Sollers évoquait les mouvements élèmentaires de la pensée
informulée d’un romancier qui songe à écrire un roman dont le sujet ne se précisera
jamais ni pour lui, ni pour nous et qui restera indécis dans l’acte même de création.
Le véritable «drame» ce sont les éveils, les hésitations, les repentirs, les angoisses, les
projections confuses, les souvenirs réels ou imaginaires de l’homme qui est en train
d’écrire, c’est-à-dire de tenter vainement de mettre au point sa vision du monde.
«L’aspect «évènementiel» du roman qui était sa raison d’être à l’origine,
disparaît presque totalement, remplacé par un aspect «gnoséologique », c’est- à-dire
par une théorie de la connaissance.
Comme chez ”le poète absolu”, l’écriture est un jeu oú l’écrivain joue seul
avec les mots... Tout comme la poésie, le roman se fait, donc, des mots et non des
faits ou intentions. Dans ce domaine les nouveaux romanciers se rencontrent avec les
poètes et la néo-critique. »28
La littérature des dernières décennies présente comme trait caractéristique le
retour sur soi-même, sur son propre mécanisme. Elle s’est acquise la conscience de
soi et s’est mise à méditer aux modalités de sa naissance et de son fonctionnement.
Déjà en 1955 Roland Barthes disait que la littérature s’est mise à se sentir double: à la
fois objet et regard sur cet objet, parole de cette parole, littérature-objet et
métalittérature. Le texte est conçu par Julie Kristeva, non pas comme une
« signifiance », comme une production en cours de se faire, «branchée » sur d’autres
textes « antérieurement écrits ».
28
R.-M.Albérés, op. cit., p.43.
25
Dans le nouveau roman français, même sous ses formes les plus radicales, on a
vu un phénomène qui exprime nécessairement le monde occidental contemporain qui
l’a fait naître. Umberto Eco définit la poétique de l’art occidental contemporain
comme une poétique de l’œuvre ouverte, dont les structures sont isomorphes aux
structures d’une société en crise. Il avance l’idée que cette société en crise ne peut
être exprimée, contestée (contestation qui aspire à dépasser la crise) que par un
langage en crise. Au XIX-ième siècle, l’ordre des structures narratives du roman
déterministe exprimait un univers ordonné. Le prosateur qui veut décrire un aspect
typique de la décomposition de notre époque devra déclencher la crise des paramètres
de la narration.
29
Roland Barthes, Le Degré zéro de l'ecriture, Editon du Seuil, Paris, 1953, p.64.
28
CHAPITRE II
(Camus)
2.1.
Après avoir reçu le Prix Nobel de littérature, Albert Camus déclarait dans
son Discours de Suède : "L'Art n'est pas, à mes yeux, une jouissance solitaire,
et est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une
image privilégiée des souffrances et des joies communes." »30 Il précisait encore
que la vocation de l'écrivain est de servir la vérité, la liberté et que cette vocation
est intimement liée à la vocation du combattant. Bien qu'apparenté dans une
certaine mesure à 1'existentialisme, Albert Camus s'en est assez nettement
séparé pour attacher son nom à une doctrine personnelle, la philosophie de
l'absurde. La génération existentialiste proprement-dite s'est affirmée pendant et
après la deuxième guerre mondiale, étant notamment représentée par Sartre,
Simone de Beauvoir et Camus. Mais certains critiques et historiens littéraires
situent Camus dans un chapitre à part, "en marge de l'existentialisme". Camus
se sépare de Sartre par une idée fondamentale. Pour Sartre c'est l'existence qui
précède l'essence, essence qui est le résultat du choix et de l'acte, dont l'unique
critère est l'authenticité: on est "libre" de "se faire" et l'on "se fait" à chaque
moment de son existence; l'homme a la chance de toujours pouvoir être autre
chose. Pour Camus, bien au contraire, il y a une nature humaine préexistante,
donnée une fois pour toutes, valeur suprême qu'il faut préserver. C'est la différence
essentielle qui explique la rupture qui surviendra entre les deux écrivains.
D'ailleurs, Camus a plusieurs fois déclaré qu'il se sépare des conclusions de la
philosophie existentialiste : "Si les prémisses de l' exi stentialisme se trouvent,
comme je le crois, chez Pascal, Nietzsche, Kirkegaard ou Chestov, alors je suis
d'accord avec elles. Si ces conclusions sont celles de nos existentialistes, je
ne suis pas d'accord, car elles sont contradictoires aux prémisses.
ainsi des pièces dans le langage de l'action, des essais à forme rationnelle, des
romans sur l'obscurité du coeur. Ces livres disent-ils - il est vrai - la même
chose." »31
Ces deux cycles sont parfaitement symétriques, l'un par rapport à l'autre,
quant aux genres d'oeuvres qui les représentent, la méditation se développe
chaque fois dans un essai philosophique, un roman et deux pièces de théâtre.
Le premier cycle est précédé par deux oeuvres de jeunesse (L 'Envers et
l’endroit, Noces) comprenant de véritables poèmes lyrico-philosophiques et
préfigurant tous les grands thèmes camusiens. Le second cycle est suivi de
deux œuvres (La Chute, L’Exil et le royaume ) qui représentent en même temps
un bilan et un nouveau point de départ.
Mais, dans ce paysage, il cherche tout d'abord la seule joie de vivre. Ici,
Camus comprend pour la première fois que son royaume est entier de ce monde"
et qu'il ne s'approchera jamais assez de lui. À cette phrase fait écho la réplique
de Meursault de L'Etranger : pour lui, l'autre vie devrait être "un monde où il
31
Albert Camus, La dernière Interview, dans Paul Ginestier, op.cit., p.203.
32
Elena Răducanu, op. cit., p. 115.
32
Pour Camus, l'Afrique du Nord est une véritable patrie intérieure qui joue
dans son oeuvre un rôle analogue à celui du "Sud profond" chez certains
romanciers américains, à propos de son oeuvre, l'écrivain a remarqué qu'à la
critique française, intéressée plutôt aux idées, a échappé "la part" obscure, ce
qu'il y a d'aveugle et d' instinctif en moi. »33
L'Afrique du Nord avait été aussi le pays d'élection d'André Gide qui,
dans Les Nourritures terrestres, exaltait les joies du corps. Le bonheur semble
possible dans ce monde où "l'esprit trouve sa raison dans le corps" mais c’est
un bonheur sans espoir, un bonheur qui s’ accompagne de la lucidité.
Toujours-là, Camus précise que cette sensibilité absurde se trouve éparse dans
le siècle, mais une philosophie de l'absurde notre temps n'a pas connu.
35
35. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942, p.27.
34
divorce. Il n'est ni dans l'un, ni dans l'autre des éléments comparés. Il naît de leur
confrontation. »36
La seule solution logique du drame soit celle qui décide de vivre seulement
avec ce que l'on sait, c'est-à-dire avec la conscience de l'affrontement sans espoir
entre l'esprit et le monde.
Camus peut ainsi marquer dans Le Mythe de Sisyphe les caractères essentiels
de sa révolte. Elle est courageuse; elle est lucide puisqu'elle est vision claire
d'un objet (l'irrationnel); elle est solitaire, car l'expérience (rencontrée "au coin d'une
rue") est rare et intimement personnelle et n'engage que soi; elle est glorification de
l'orgueil d'être aux prises avec une réalité plus puissante, qui écrase et à laquelle on
peut cependant résister l’orgueil de supporter dans le défi le poids de sa vie. Selon
Camus, c'est cette révolte qui confère à la vie son prix, et sa grandeur.
L'expérience absurde, loin de jeter l'homme hors de la vie, le jette dans la vie, mais
36
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942, p.44.
37
Idem, p.45.
38
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942, p.89.
35
dans une vie où, se sachant mortel, il s'efforcera de saisir l'éternel dans l'instant,
dans le présent totalement vécu: "Le présent et la succession des présents c'est l'idéal
absurde." Puisque la mort peut survenir à n'importe quel moment, il faut s'ingénier
à faire de son mieux pour épuiser par l'expérience "le champ du possible". C'est
aussi le sens de l'épigraphe du Mythe de Sisyphe, tiré de Pindare : "0, mon âme,
n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible." »39
Dans cette vision, le bonheur n'est autre que l'absurde devenu supportable :
"Une certaine continuité dans le désespoir fînit par engendrer la joie." C'est
pourquoi "il faut imaginer Sisyphe heureux" . En le méprisant, il s'est rendu
maître de son destin.
d'une société où les hommes seront heureux. Camus veut prolonger le mouvement
de la révolte, au contraire de Sartre, qui opposait la stérilité de la révolte aux
tâches constructives de la révolution. La révolte, dans la conception de Camus,
doit se tenir a l'écart des violences révolutionnaires dans une "pensée du Midi", faite
de mesure et de tension, qui récuse les mirages de l’ absolu, choisit des tâches
relatives et oppose aux fureurs de l'histoire une sagesse hellénique. Dans son
plus grand effort, l'homme ne peut se proposer que de diminuer la douleur du
monde. Mais 1'injustice et la souffrance demeureront et, avec elles, la nécessité de
la révolte et de l'art. Il est dans notre pouvoir de garder, par une tension constante,
notre mesure.
40
Gaétan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Gallimard, Paris, 1960, p.173.
37
Il s'agit de la révolte métaphysique dont nous avons parlé, dirigée contre un monde
et un destin absurdes.
ce que Barthes a nommé "le degré zéro de l'écriture," »41 de même que dans la
technique du comportement, fréquente chez les romanciers américains, cette
critique a vu une invitation à l’ amoralisme, au nihilisme, au défaitisme (étant
donné surtout le moment où le livre paraissait). Camus s'est expliqué là-dessus en
montrant qu’au contraire, ce modeste employé est un véritable héros dans le
véritable sens du mot, animé par un courage et une honnêteté peu ordinaire,
confronté avec une société mensongère à laquelle il se sent étranger: il refuse de
"jouer le jeu", de "tricher". Il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge,
dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle.
Il refuse de mentir, car mentir ce n'est pas seulement dire ce qui n’ est
pas, c' est aussi dire plus ce qui est, dire plus qu'on ne sent. Il dit ce qu'il est et
refuse de masquer ses sentiments. Il est "étranger" au chagrin lors de l'enterrement
de sa mère (le lendemain il va voir un film comique et prendre une maîtresse),
"étranger" à l'ambition (il refuse l'avancement que lui propose son patron),
"étranger" à la légitimité du mariage (qui n'ajoute rien à l'amour), il assiste à
sa vie plutôt qu'il ne cherche à la diriger et à la construire. "»42
41
Roland Barthes, op. cit., p.108
42
Elena Răducanu, op. cit., p.120.
43
. Elena Răducanu, op. cit., p. 121.
39
Meursault et Michkine du roman L'Idiot de Dostoïevski. Tous les deux sont des
"terribles innocents qui font le scandale d'une société parce qu'ils n'acceptent pas
les règles de son jeu."
Tout le récit est fait à la première personne, qui est ici paradoxalement
impersonnelle." »44 Les verbes sont au passé composé qui feutre l' événement, le
recule. Le passé composé est un temps éminemment antiromanesque an point
qu' avant L'Étranger, il semblait impossible de l'employer sur toute la durée du
récit. Et pourtant, tout en reprenant la technique comportementiste des romanciers
américains qui ne font qu'enregistrer les gestes des personnages, Camus réussit à
faire apparaître la réalité intérieure du personnage.
Le grand public ne s'est pas trompé sur le sens de ce roman bien que certains
critiques aient voulu voir dans celui-ci une attitude défaitiste, de "démission
humaine". Car L’Étranger ne suppléait pas à la révolte mais, au contraire, il
venait la susciter et l'affirmer. On sentait déjà que cet écrivain courageux et
responsable n'avait créé un héros tragique que pour aider les hommes à vaincre leur
destin.
45
Gaëtan Picon, op. cit. , p. 172.
40
Le livre est déjà conçu non plus comme une expérience individuelle mais
comme une "passion collective". L'idée centrale du livre est l'effort des hommes
pour "donner un sens à la souffrance, fût-ce en disant qu'elle est inadmissible."
Sous l'influence directe des événements auxquels Camus participe pendant la
Résistance, le sens social du livre se précise: "Les événements et les chroniques
doivent donner un sens plus profond." Tout comme dans le cas de L'Étranger, le
livre a aussi un sens symbolique, il doit être lu sur plusieurs plans à la fois: "La
Peste a une signification sociale et une signification métaphysique. Exactement la
même.
46
Albert Camus, Carnets II, Gallimard, Paris, 1964, p.85.
41
il l'a définie dans L'Homme révolté: "La révolte métaphysique est le mouvement par
lequel un homme se dresse contre sa propre condition et contre toute la création.
Elle est métaphysique parce qu'elle conteste les buts de 1'homme et de la
création."
47
Cf. Irina Mavrodin, op. cit., p. 186
42
La Peste est donc une leçon de vigilence, un pessimisme relatif qui refuse le
fatalisme puisqu'il fait crédit à la volonté humaine. Cet héroïsme quotidien que
propose le docteur Rieux est l'héroïsme de tous ceux qui sont condamnés au même
destin; par lui on passe de la révolte solitaire de Sisyphe, à la solidarité, à la
fraternité du fameux "Je me révolte, donc nous sommes."
Dans Les Justes, pièce qui est très près de la réalité historique, l'écrivain
met en scène une cellule de terroristes russes des années 1900, socialistes
révolutionnaires qui veulent ébranler le tsarisme par des attentats individuels à la
bombe. Le crime est pour eux, à la fois "inexcusable et nécessaire" et ils ne
48
Albert Camus, La Peste, Ed. de Progrès, Moscou, 1969, p.330.
43
La pensée de Camus, qui s'exprime par des symboles et des métaphores, est
moins la pensée d'un philosophe de l'absurde que d'un moraliste de l'absurde.
Fondée sur l'idée de non-violence, sa morale est plutôt négative, puisque le mieux
que l'on puisse faire c'est de ne pas ajouter au mal du monde. Cette attitude est
considérée périlleuse car "au danger objectif de la stérilité s’ajoute le danger
personnel de la bonne conscience: assurée de faire contre le mal tout ce qui est en
son pouvoir, sans aucun risque de mal faire, l'homme de bien s'endort dans la
satisfaction de sa belle âme." »49
C'est ainsi que Gaëtan Picon qualifie 1'attitude que les livres de Camus
proposent, en continuant: "La Chute opère un nécessaire retour sur les deux livres
précédents, retour critique à partir duquel une morale plus satisfaisante pourrait
être trouvée. Le héros du récit, qui fut homme de bien, s'apperçoit un jour de
l'hypocrisie de ces vertues et s'accuse lui-même, devient juge-pénitent." »50
Après quelques pas, il entend un bruit d'un corps qui s'abat dans l'eau et
des cris répétés. Il veut courir, mais ne bouge pas. Il écoute un moment, toujours
immobile et s'éloigne sans prévenir personne. Remémorant l'incident, Clamence
se trouve coupable et il commence à s'accuser lui-même. Mais cela ne suffit pas
pour redevenir innocent, il faut que les autres aussi le voient comme coupable.
Alors il abandonne son cabinet d'affaires, quitte la France et vient, dans un bouge
49
Gaëtan Picon, op. cit., p.119.
50
Ibidem.
44
d'Amsterdam, assumer son dernier rôle: celui de juge-pénitent. Chaque soir il lie
conversation avec un solitaire, l'entraîne dans une discussion et lui fait le récit de
sa vie. S'accusant lui-même, il détermine les autres à se reconnaître eux-mêmes.
Son portrait devient un miroir. Les hommes sont tous coupables.
52
Albert Camus, Nouvelles, Ed. du Progrès, Moscou, 1971, p.25.
45
comme une oeuvre totale /.../ nous reconnaîtrons dans cette oeuvre et dans la vie
qui n'en est pas séparable, la tentative pure et victorieuse d'un homme pour
reconquérir chaque instant de son existence sur sa mort future."
2.2.
"L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-
chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne
peut pas s'arracher."
frontière qui crée un nouveau réel. Et si ses essais appartiennent à la littérature par
la perfection toute classique de leur forme, ses oeuvres littéraires, par leur
engagement, sont aussi philosophiques. Là se trouve l'unité profonde du ton de
l'auteur. D'ailleurs, il notait dans les Carnets qu'on ne pense que par des images
et que celui qui veut être philosophe, doit écrire des romans. Ces images sont
des motivations profondes qu'on ne doit perdre de vue: "Pour être édifiée, l'oeuvre
d'art doit se servir de ces forces obscures de l'âme." En reprenant cette idée dans une
interview qui allait devenir la dernière, il rappelait l'importance du Sud-Américain
dans l'oeuvre de Faulkner, et de sa situation de Français d'Algérie:
Camus tente l'impossible création d'une oeuvre qui voudrait abandonner les
voies traditionnelles du roman "référentiel", tel que le XIX-ième siècle l'avait
légué, mais qui, d'autre part, se veut expression, témoignage d'une problématique
nécessairement préexistante, manifestation de la pensée "sous sa forme la plus
lucide." Dans Le Mythe de Sisyphe, parlant de la création absurde, Camus aboutit
à une véritable définition du roman phénoménologique: "L'oeuvre d'art naît du
renoncement de l'intelligence à raisonner le concret. Elle marque le triomphe du
charme. C'est la pensée lucide qui la provoque, mais dans cet acte même elle se
renonce. Elle ne cédera pas à la tentation de surajouter un sens plus profond qu'elle
soit illégitime." »55
54
"La dernière interview", dans Paul Ginestier, op. cit., p.202.
55
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, p.132.
47
eux leur univers. Le roman a sa logique, ses raisonnements, son intuition et ses
postulats. Il a aussi ses exigences de clarté. /… /
Camus est convaincu que tout roman cache une philosophie souvent
inexprimée : "Mais justement le choix qu'ils ont fait d'écrire en images plutôt qu'en
raisonnements, est révélateur d'une certaine pensée qui leur est commune,
persuadée de l'inutilité de tout principe d' explication et convaincu du message
enseignant de l'apparence sensible. Ils considèrent l'oeuvre à la fois comme une
fin et un commencement. Elle est l'aboutissement d'une philosophie souvent
inexprimée, son illustration et son couronnement." »57
C'est cette définition qui convient le mieux à son roman La Peste qui,
par son symbolisme didactique, se rattache à une vieille tradition.
Croyant qu'une époque créatrice dans l'art se définit par l'ordre d'un style
appliqué au désordre d'un temps, Camus s'est efforcé de "donner une forme à
son destin."
56
Albert Camus, Le Mythe de Sisvphe, p.136.
57
Ibidem.
48
CHAPITRE III
Mais une telle littérature, par sa définition même, exige un nouveau lecteur.
L'oeuvre traditionnelle se proposait comme un spectacle: à l'extrême limite,
comme une enquête ou comme un dossier soumis à la perspicacité du lecteur. À la
façon de Flaubert, le romancier pouvait feindre d' ignorer la morale de son histoire ou
bien, à la façon de Sartre, de respecter la liberté de ses personnages. Dans tous
les cas, le lecteur, s'il s'interrogeait, ne s'interrogeait pas sur l'oeuvre, mais sur
le sens de ce qu'elle représentait: une intrigue, un caractère ou un milieu. De ses
habitudes séculaires, plus rien ne subsiste avec la nouvelle littérature: c'est l'oeuvre
elle-même, en tant que système de signes, qui fait aujourd'hui le problème dans
l'exacte mesure où c'est d'elle avant tout qu'il est question dans l'oeuvre, d'elle et de
sa possibilité, d'elle et de sa validité.
parallèles. Chacune des deux littératures possède ses revues, ses critiques et ses
prix: de l'une, qu'on lit peu, on parle beaucoup, de l'autre, qu'on lit beaucoup, on
ne parle guère.
sait d'avance à côté de Virginia Woolf, Kafka ou Joyce, qu'il ne parviendra pas à s’in-
terpréter soi-même, ni à justifier pleinement la création." »58
sont organiquement impliqués dans la structure de l'oeuvre qui peut être identifiée
dans et par l'expression.
Partant d'un aspect de la vie, soit-il le même, chaque écrivain réalise une
autre structure où nous découvrons une réalité recréée, une autre vérité donc,
enrichie en significations par rapport au point de départ.
Le genre épique, genre très varié, se caractérise surtout par la narration des
faits, vus dans leur déroulement par l'écrivain qui peut ou non être leur témoin.
Une telle analyse doit être fondée sur une profonde entente du texte mais
aussi sur les recherches les plus récentes de la critique, de la théorie et de l'histoire
littéraire, se finalisant dans une image ample et correcte de l'oeuvre ainsi que de
son créateur.
59
T. Todorov, Poetica. Gramatica Decameronului, Bucureşti, Editura Univers, 1975, p. 40
53
Le problème prétend trouver une réponse à la question: "Qui voit le roman ?"
Gérard Genette propose le terme de focalisation distinguant entre: a. récit non
focalisé ou à focalisation zéro où le narrateur omniscient possède une quantité d’
informations plus grande que celle des personnages et prend en charge la narration;
b. récit à focalisation interne (récit focalisé sur le personnage) où le foyer
coïncide avec un personnage qui devient le centre de perspective et où le narrateur
dispose d'une quantité d'informations égale à celle du personnage; c. la
focalisation externe où le personnage dispose d'une quantité d'informations
plus grande que l'auteur, dans le roman policier ou dans le récit de certains
romanciers modernes (le Nouveau Roman).
Le procédé de l’explicitation des sens du livre est assez répandu chez les
romanciers. Ce discours explicatif a été nommé par Booth, "le commentaire
créditable". C'est une sorte d’ « éclaircissement initial ou final dans L'Étranger il est
absent et il est possible de considérer cette absence comme correspondant au fait que
dans la première étape de sa création, celle de 1'absurde ou de Sisyphe, le héros
n'a pas encore découvert les valeurs auxquelles se vouer, il se définit de manière
négative, plutôt par ce qu'il ne dit pas et ce qu'il ne fait pas, tandis que dans La
Peste, 1’abondance des explications atteste le fait que les héros ont découvert un
sens à la vie. Mais ce sont justement ces explications des sens du livre qui lui
confèrent un caractère un peu didactique.
L'anticipation peut se réaliser par le titre même de l'oeuvre qui suggère l'idée
ou le thème du roman ( L'étranger, La Peste).
ayant une durée plus longue, est résumée dans le plan de la fiction, soit que
l'écriture est plus ample par l'emploi des digressions, des descriptions, des analyses
(comme dans le roman de Proust, par exemple). Les romans de Camus ont une
temporalité linéaire, classique, sans dislocations ou inversions temporelles.
60
A. Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1947, p. 105.
57
La Peste se compose de cinq chapitres qui semblent être les cinq actes d'une
tragédie. Bien que se déroulent sur plusieurs plans, l'action est unitaire car elle est
poursuivie par une seule conscience, celle du chroniqueur. Un premier coup
accumule les détails de l'évolution d'une épidémie à partir de l'invasion des rats
continuant par les débats des officialités de la ville et des médecins, par la description
des symptômes de la maladie, de l'organisation des formations sanitaires, des
services de la municipalité.
Un autre plan poursuit les réactions des divers personnages face au fléau, les
attitudes qu'ils prennent dans la lutte contre le mal commun et qui sont
représentatives pour l'humanité tout entière.
Il faut encore préciser les modalités employées par 1'écrivain pour caractériser
les personnages.
58
Par le nom aussi l'auteur peut fixer puissamment le héros dans un milieu
naturel ou social, en anticipant un certain trait de caractère. Dans le nom du
personnage principal de L'Étranger on a vu un signe des éléments naturels qui ont
déterminé la structure psychique, la sensibilité du romancier et de son héros: la mer
et le soleil (Meursault).
61
R.-M. Albérès, op.cit., p.171
59
62
Morvan Lebesque, op. cit.. p.85.
63
Idem, p.138.
64
Roland Barthes, op. cit., p.108.
61
"Pourquoi m'épouser alors?" a-t-elle dit. "Je lui ai expliqué que cela n'
avait aucune importance et que, si elle le désirait, nous pouvions nous marier.
D'ailleurs c'était elle qui demandait et moi, je me contentais de dire oui.
Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu: "Non".
Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait
simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme,
à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit: "Naturellement" .
Elle s' est demandée alors si elle m’aimait et moi, je ne pouvais rien savoir
sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre,
qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela, mais que peut-être un jour je la
dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais n'ayant rien à ajouter, elle
m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se marier avec moi. J'ai
répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la
proposition du patron et Marie m'a dit qu' elle aimerait connaître Paris. Je lui ai
appris que j'y avais vécu dans un temps, et elle m'a demandé comment c'était. Je lui
ai dit:
"C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau
blanche." »65
L’explication du texte
65
Albert Camus, L'Étranger, Paris, Gallimard, 1942, p. 51.
63
la peau = l'épiderme
Autour du texte:
• Pourquoi dit Meursault que le mariage n'est pas une chose grave ?
avec un Arabe qui poursuivait Raymond pour une histoire de femme. Celui-ci a le
bras tailladé d'un coup de couteau. Voulant l'empêcher de tuer l'Arabe, Meursault lui
prend le revolver et quitte le cabanon où les femmes sont en pleurs. Mais voici
qu'écrasé par la canicule, il cède lui-même au désir de se rendre seul au bord de la
source qu'il avait vue sur la plage. Par un enchaînement de circonstances, de sensa-
tions subies dans une sorte d'impulsion instinctive, il devient, sans le savoir et sans
le vouloir, meurtrier d'un homme qu'il ne connaît même pas:
"Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous
le soleil. Toute cette chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait à mon avance. Et
chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les
dents, je fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout
entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu'il me déversait. À
chaque épée de lumière faillie du sable, d'un coquillage blanchi ou d'un débris de
verre, mes mâchoires se crispaient. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a
pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres
sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes
joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même
soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me
faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette
brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement
en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil, en
me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans
se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a
giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au
front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur
les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés
derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les symboles du soleil
sur mon front et, instinctivement, le glaive éclatant jaillit du couteau: toujours en
face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux.
C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a
semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu.
Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a
cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et
assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris
que j'avais détruit l'équilibre d'un jour, le silence exceptionnel d'une plage où
j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les
66
balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je
frappais sur la porte du malheur." »66
L'explication du texte
Mots et expressions
vaciller = chanceler
pleine sincérité les circonstances dans lesquelles il est arrivé à tuer un homme
qui lui était indifférent. Cette scène sera autrement analysée et interprétée
Autour du texte
66
Albert Camus, L'Étranger, idem, p.60-62.
67
• Trouvez dans le texte les mots et les expressions qui montrent que
"J'allais lui dire de partir, de me laisser, quand il s'est écrié tout d'un
coup, avec une sorte d’éclat, en se retournant vers moi: "Non, je ne peux pas
vous croire. Je suis sûr qu'il vous est arrivé de souhaiter une autre vie." Je lui ai
répondu que naturellement, mais cela n'avait pas plus d'importance que de souhai
ter d'être riche, de nager très vite ou d'avoir une bouche mieux faite. C'était du
même ordre. Mais lui m'a arrêté et il voulait savoir comment je voyais cette autre
vie. Alors je lui ai crié: « Une vie où je pourrais me souvenir de celle-ci et aussitôt je
lui ai dit que j’en avais assez. Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis
avancé vers lui et tenté de lui expliquer une dernière fois, qu’il me restait peu de
temps, je ne voulais pas le perdre avec Dieu /…/.
Lui, parti, j’ai retrouvé le calme. Je crois que j’ai dormi parce que je me suis
réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi.
Des odeurs de nuit, de terre et de sel raffraîchissaient mes tempes. La merveilleuse
paix de cet été endormi entraient en moi comme un miroir. À ce moment et à la
limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde
qui maintenant m’était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien
longtemps, j’ai pensé à maman. Il m’a semblé que je comprenais pourquoi, à la fin de
69
sa vie, elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas,
là-bas, aussi, autour de cet asile, où des vies s’éteignaient, le soir était comme un rêve
mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout
revivre. Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi je me suis
senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé de mal, vidé
d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la
première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si
fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore. Pour que tout
soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait
beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des
cris de haine. »»67
Autour du texte
• Meursault ne croit pas en Dieu, sa seule certitude est ce monde qui existe et
cette mort qui va venir une seule vie et une seule mort, comme tous les autres
d'ailleurs qui sont tous des condamnés à mort et tous des privilégiés.
67
Albert Camus, L’Étranger, Paris, Gallimard, 1942, p. 99-101.
68
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard,1942, p.166.
70
• de sa vie ?
• Meursault ? Laquelle ?
d. LA PESTE
RÉSUMÉ-ANALYSE
«La Peste», (livre paru en 1947 mais commencé déjà en 1941 à Oran, ville qui
servira de décor au roman), est considéré par la critique comme «l'un des plus grands
romans de notre époque»). La peste symbolise le mal. C'est la chronique d'un fléau,
la peste qui se précipite sur la ville d'Oran. Ce n'est qu'à la fin du roman que nous
apprenons que cette chronique a été rédigée par le docteur Rieux, l'un des
personnages principaux. Contre la peste, contre le mal, les personnages du roman
vont adopter des attitudes différentes et montrer que l'homme, malgré ses faiblesses,
n'est pas aussi impuissant qu'on serait tenté de le croire.
moi. Je ne vais pas si loin. C'est sa santé qui m'intéresse, sa santé d'abord.» De même:
«Alors guérissons le plus vite possible. C'est le plus pressé!».
Le journaliste Rambert est étranger à la ville d'Oran: sa bien-aimée qui est loin,
l'attend. Bien qu'au commencement il ait sérieusement travaillé aux côtés de Rieux, il
voudrait fuir cette ville.
(«J'ai toujours pensé que j'étais étranger à cette ville») où il n'y avait personne
qui le retienne, pour retrouver la femme qu'il aime. C'est pour cela qu'il arrange son
départ (son évasion plutôt, car la ville, mise en quarantaine, est surveillée, et les
gardes interdisent la sortie ou l'entrée des hommes) avec les gardes. Mais le soir
même de son évasion il change brusquement d'avis; il se présente à l'hôpital et
annonce au docteur Rieux qu'il a l'intention de rester. Lui, qui voulait à tout prix
partir, décide de rester auprès des autres et de les aider dans cette véritable "croisade"
contre le mal. Le docteur qui, lui aussi, vivait, à cause de la peste, loin de sa femme,
et qui l'avait encouragé dans ses démarches d'évasion, est surpris par ce changement
d'attitude. Mais Rambert lui explique que, partir, maintenant, dans des moments aussi
difficiles que ceux que la ville traverse, équivaudrait à se comporter en égoïste, et
avoir honte justement à cause de celle qu'il aime. Cela reviendrait à se dégoûter de
lui-même. Quitter les autres dans des moments aussi durs, quand toute la
communauté est en train de lutter de toutes ses forces («Castel a achevé ses premières
préparations. Il propose un essai.»), impliquerait pour lui une désertion: ce serait une
lâcheté que de quitter de cette façon des hommes comme le docteur qui, bien que très
fatigué («Rieux semblait incapable d'émerger de sa fatigue.» ), s'efforcent de
continuer le combat: («Alors guérissons le plus vite possible. C'est le plus pressé!» ).
Dans son célèbre (grand) roman La Peste (paru en 1947), Albert Camus
imagine une épidémie de peste qui s'est abattue sur la ville d'Oran en Algérie. À
travers le journal (la chronique) d'un des personnages principaux, le docteur Rieux,
l'auteur nous fait assister à l'évolution dramatique de ce fléau.
1947, p.262-263.
personnages de la chronique, des textes qui lui sont tombés entre les mains. Après
avoir souligné le caractère banal de la ville d'Oran et le caractère extraordinaire de
l'expérience qu'ils allaient vivre, le narrateur se tait et on reste devant une narration
faite à la III-ième personne, par un narrateur "omniscient". On assiste à
l'évolution dramatique d'une épidémie, depuis le jour où les rats apportent la
contagion jusqu'au moment où, dans la ville isolée du monde et dont les habitants
ont péri par milliers, le mal desserre son étreinte et les survivants renaissent au
bonheur. C'est un récit à la fois réaliste et mythique, où la peste symbolise
l'existence du mal physique et moral. On y a vu aussi une allégorie particulière de
notre temps: l'occupation allemande et l'univers concentrationnaire, la bombe
atomique et les perspectives d'une troisième guerre mondiale. Le sujet du roman est
donc la lutte contre le mal. Ce qui distingue les personnages c'est leur attitude
devant le mal. Dans ce malheur collectif, la fraternité, découverte petit à petit par
presque tous les personnages, trouve en elle seule ses raisons d'agir, hors de tout
commandement supérieur, hors de tout bien absolu. Les hommes tentent de sauver
les autres hommes, mais ils refusent la transcendance, un mensonge; ils préfèrent
la lucidité.
"Mais Rieux quitta déjà la salle, d'un pas si précipité, et avec un tel air, que
lorsqu'il dépassa Paneloux, celui-ci tendit le bras pour le retenir.
Pourquoi m'avoir parlé avec cette colère ? dit une voix derrière lui.
C'est vrai, dit-il. Pardonnez-moi ! Mais la fatigue est une folie. Et il y a des
heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte.
Je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre
mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre.
Rieux se redressa d'un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et
la passion dont il était capable, et secouait la tête.
Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l'amour. Et je refuserai
jusqu'à la mort d'aimer cette création où les enfants sont torturés.
Mais Rieux s'était laissé aller de nouveau sur son banc. Du fond de sa
fatigue, revenue, il répondit avec plus de douceur:
C'est ce que je n'ai pas, je le sais. Mais je ne veux pas discuter cela avec
vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous réunit au-delà des
blasphèmes et des prières. Cela seul est important.
Oui, dit-il, oui, vous aussi, vous travaillez pour le salut de l'homme.
ne vais pas si loin. C'est la santé qui m'intéresse, sa santé d'abord." »69
L’ explication du texte
69
Albert Camus, La Peste, idem, p.262-263.
76
• Sous les yeux du prêtre un enfant est en train de mourir: une souffrance
atroce, une agonie injustifiable. Dans son prêche antérieur Paneloux
avait soutenu que la peste serait une punition méritée pour les Oranais
qui ne respectaient pas Dieu, chose qui avait indigné le docteur qui ne
pouvait pas s’habituer à voir mourir.
• Paneloux prie Dieu de sauver l’enfant mais l’enfant ne sera pas sauvé.
Alors Rieux lui jette avec violence: "Celui-là, au moins, était
innocent, vous le savez bien!" Paneloux tâche de convaincre
Rieux à accepter l'idée de l’existence d’une mesure qui dépasse la
nôtre, d'une divinité incompréhensible, à accepter l'idée du "credo
qui absurdum est."
Autour du texte
Qu'est-ce qui les unit dans leur lutte contre le fléau? Qu'est-ce qui les
sépare à la fin du dialogue?
1947, p.255-256.
Rambert est un ouvrier venu de Paris pour faire un reportage à Oran. Surpris
par la peste, il ne peut plus rejoindre sa bien-aimée restée à Paris. Ce n'est pas la
peur de la mort qui le fait souffrir mais la séparation de l'être aimé - il se sent pri-
sonnier dans cette ville, "étranger" à ce qu'il y arrive. Confrontés chaque jour
à la peste, à la souffrance et à la mort, les hommes s'y étaient presque habitués;
leurs gestes sont monotones tout comme leurs sentiments, après tant de mois depuis
que la peste règne. C'est une résignation qui a l'air d'un consentement à la peste.
Rambert, à l'encontre, est jeune, se considère "étranger" et veut être heureux. Il a
lutté en Espagne, il sait payer de sa personne, il n'est pas un lâche, mais il croit
que l'homme n'est pas capable de souffrir ou d'être heureux longtemps. Alors,
aidé par le docteur Rieux, il a arrangé son départ avec les gardes:
Que faites-vous ici ? Vous devriez être ailleurs. Tarrou dit que c'était pour ce
soir à minuit et Rambert ajoute:
"En principe".
Rambert dit qu'il avait encore réfléchi, qu'il continuait à croire ce qu'il
croyait, mais que s'il partait, il aurait honte. Cela le gênerait pour aimer celle qu'il
avait laissée. Mais Rieux se redressa et dit d'une voix ferme que cela était stupide, et
qu'il n'y avait pas de honte à préférer le bonheur.
79
- Oui, dit Rambert, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul.
Tarrou qui s'était tu jusque là, sans tourner la tête vers eux, fit remarquer
que si Rambert voulait partager le malheur des autres, il n'aurait plus jamais de
temps pour le bonheur. Il fallait choisir.
Ce n'est pas cela, dit Rambert. J'ai toujours pensé que j'étais étranger à cette
ville et que je n'avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j'ai vu ce que j'ai
vu, je sais que je suis ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne
tous.
Vous le savez bien d'ailleurs ! ou sinon, que feriez-vous dans cet hôpital ?
Avez-vous donc choisi, vous, et renoncé au bonheur ?
Mots et expressions
closes = fermées
brasser = remuer
70
Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1947, p.255-256.
80
Tarrou était le fils d'un avocat général pour lequel il nourrissait une
admiration attendrie jusqu'au jour où il assiste à un procès où son père exige avec
ferveur la condamnation à mort de l'accusé; l'image de celui-ci, un être accablé
par sa faute et par les accusations qu'on lui inflige, qui se reconnaît coupable,
mais qui, tout en restant vivant, se voit déjà mort, reviendra comme une obsession
dans la pensée du jeune homme; il quitte sa maison et va activer aux rangs d'un parti
qui milite pour que la condamnation soit abolie; un jour il assiste à une exécution,
autre expérience capitale, et constate ensuite que ses camarades acceptaient le
meurtre de leurs ennemis comme un moyen provisoire pour arriver au pouvoir, ce
qui lui apparaît comme inacceptable. Tuer ou laisser faire tuer c'est la même
chose. Il se sent dès maintenant un pestiféré et toute sa vie il s'efforcera de ne
plus l'être. Pour lui, la peste c'est 1'indifférence, et l'indifférence est meurtrière. Il
a décidé de se mettre toujours du côté des victimes pour "limiter les dégâts." Il
aspire à devenir "un saint sans Dieu."
-Dans le dialogue qui s’engage entre les trois personnages, ce sont les idées
de l'écrivain lui-même qui se confrontent. Chacun d'eux est, à tour de rôle, une
autre hypostase de l'auteur:
-Rambert est le jeune qui croit avoir droit à l'amour et au bonheur, Tarrou est
l'homme mûr qui sait tout de la vie, qui a déposé toutes ses illusions, mais qui a
décidé de lutter contre le mal quelle que difficile que cette lutte puisse paraître; Ri
eux est le médecin laborieux et modeste qui fait son devoir sachant qu'il n'y aura pas
de victoire définitive.
-Mais dans cette scène les rôles sont inversés: Tarrou et Rieux défendent le
droit de l'homme à être heureux, tandis que Rambert refuse le bonheur au nom de
l'honneur, de l'honnêteté dont le docteur lui avait parlé. Il ne choisit pas le malheur, il
n'est pas libre de choisir, car la peste l'a obligé de voir qu'il est unhomme comme les
autres, qu'il n'est plus étranger. Il a fait l' apprentissage de la solidarité, et de la
responsabilité. Il n'est solitaire pas,il est solidaire.
81
f. PASSERELLE
Albert Camus (1913-1960) Né en Algérie, orphelin en bas âge (son père est
mortellement blessé dans la bataille de la Marne), Albert s'installe avec sa mère dans
un quartier populaire d'Alger. Songeant à cette enfance difficile, Camus écrira: «Je
n'ai pas appris la liberté dans Marx, je l'ai apprise dans la misère.»
PETIT LEXIQUE
Depuis des mois, Rieux et Tarrou luttent côte à côte contre le mal qui ronge la
ville d’Oran. Pour le docteur Rieux, ce combat est une mission impérative. Au
contact de la souffrance, Tarrou découvre d’autres motivations. C’est pour trouver la
paix intérieure qu’il sera volontaire dans le combat contre la peste. Incroyants l’un et
l’autre, Rieux et Tarrou sont à la recherche d’un lien fraternel. La pensée du mal et de
la commune misère, où le terrible fléau plonge la communauté d’Oran, obsède les
deux compagnons. C’est alors que, pour un instant, le bain de mer va les délivrer de
cette obsession.
-Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint, c’est un plaisir digne.
Rieux souriait.
-Avec nos laissez-passer, nous pouvons aller sur la jetée. À la fin, n’est trop
bête de ne vivre que dans la peste. Bien entendu, un homme doit se battre pour les
victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert n’il se batte ?
Un moment après, l’auto s’arrêtait près des grilles du port. La lune s’était
levée. Un ciel laiteux projetait partout des ombres pâles. Derrière eux, s’étageait la
ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. [...] Ils
prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues
leur annonça la mer. Puis, ils l’entendirent. Elle sifflait doucement au pied des grands
blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du
velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers
le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme
de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant
eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des
rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage
calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même
l’assassinat.
Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui
parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce
84
soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la
chaleur emmagasinée pendant de longs mois.
Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils
avaient le même cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils
aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme
lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant
recommencer.
-sa place dans l'œuvre de Camus: La Peste fait partie du cycle de la révolte.
3.Expliquez aussi la conclusion: «Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui,
(...) qu'il fallait maintenant recommencer».
5.Citez trois causes qui devraient, selon vous, mobiliser vos contemporains.
(doctrine militariste)
«Si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque
chose dépassait, en valeur, la vie humaine.»
«Ce ne sont pas nos actes qui nous classent, mais la qualité de notre cœur.»
La petite phrase
Clés de lecture
La Peste est un récit autant réali liste ( la chronique d'une épidémie qui s'est
abattue sur une ville algérienne) que mythique (la peste symbolise la conjuration du
mal physique et du mal moral). Elle fait allusion aux blessures de l'histoire.
87
Sujet de réflexion
-Et laquelle?
-La compréhension.»
„ - Vous savez, docteur, dit-il [RambertJ, j'ai beaucoup pensé à votre organi-
sation. Si je ne suis pas avec vous, c'est que j'ai mes raisons. Pour le reste, je crois que
je saurais encore payer de ma personne, j'ai fait la guerre d'Espagne.
«Rambert dit qu'il avait encore réfléchi, qu'il continuait à croire ce qu'il croyait,
mais que s'il partait, il aurait honte. Cela le gênerait pour aimer celle qu'il avait
laissée. Mais Rieux se redressa et dit d'une voix ferme que cela était stupide et qu'il
n'y avait pas de honte à préférer le bonheur.»
h. LE MONDE COMME IL VA
Petit Lexique:
89
Sans être un genre littéraire, «le discours de Suède» est souvent reproduit, cité
et commenté. Il s'agit du discours que l’attributaire du prix Nobel prononce devant la
famille royale de Suède, à Stockholm, lors de la remise du prix. Dans ce discours,
l'écrivain couronné du prix Nobei défend une idée littéraire qui exprime son crédo.
En 1957, Albert Camus prononce à Stockolm un discours inoubliable où il s'attaque
90
Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art
au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de per-
sonne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L'art n’est pas à mes
yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre
d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies com-
munes. Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler: il le soumet à la vérité la plus humble
et la plus universelle.Et celui qui a choisison destin d'artiste parce qu'il se sentait
différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa
ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux
autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à
laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien; ils
s'obligent à comprendre, au lieu de juger. […]
Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas des devoirs difficiles. Par
définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire: il est
au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes
les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes ne l'enlèveront pas à la
solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur pas. Mais le silence d'un pri-
sonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer
l'écrivain de l'exil, chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la
liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l'art.
Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes
les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la
tyrannie ou libre pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment
d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant
qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier: le service de la vérité
et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre
d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là
où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités per-
sonnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera dans deux engagements difficiles à
maintenir: le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression.
Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdu sans secours,
comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu
ainsi par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte
obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m'obligeait particulièrement à
91
porter, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que
nous partagions.
Repérages
1) La mission de l'artiste
Est-ce que l'auteur estime que l'on doit placer l'art au-dessus tout?
Expliquez: «l'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire; il est un
moyen d'émouvoir le plus grand nombre».
Selon Camus, ne pas s’isoler des autres est une obligation pour l'artiste. Est- ce
le parti pris de tous les artistes? Connaissez-vous des exceptions?
2) Le rôle de l'écrivain
Quels sont, selon vous, les «devoirs difficiles» dont l'écrivain ne doit pas se
séparer?
Expliquez, dans le texte, «le mensonge et la servitude (...) font proliférer les
solitudes». Dégagez ensuite la phrase qui montre les deux engagements de l'écrivain
et commentez cette phrase (travaillez par petits groupes).
À vous la parole
Camus affirme que les vrais artistes s'obligent à comprendre au lieu de juger.
Partagez-vous son point de vue? Pouvez-vous citer des écrivains européens qui s'at-
tachent à juger le monde dans lequel ils vivent?
Est-ce qu'un écrivain ne ment jamais? Que pensez-vous des contes, des récits,
des romans de fiction?
Qu'est-ce que vous appréciez le plus chez les auteurs que vous préférez?
92
Au théâtre Hébertot, Camus avec les comédiens de sa pièce, les Justes. Face à
lui, Maria Casarès et Serge Reggiani.
Éclairages
De 1942 à 1956, sa carrière est celle d'un écrivain et d'un moraliste. Il ajoute le
don d'analyse propre à l'essayiste (Le Mythe de Sisyphe, 1942; L'homme révolté,
1951) à la force psychologique de ses romans (L'Étranger, 1942; La Peste, 1947), et
de ses pièces de théâtre (Caligula et Le Malentendu, 1944).
93
Selon Camus, «Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les
rochers. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau.
Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne, à lui seul,
forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur
d'homme.»
94
CONCLUSIONS
La littérature du XX-ème siècle réfléchit les grands événements qu'on vit. Les
écrivains savent que la littérature ne peut être ni un jeu ni un document, mais
engagement et liberté de conscience en même temps.
Par les textes littéraires étudiés, l'élève aura la possibilité de connaître la vie,
la civilisation et l’histoire d'un peuple dont il connaît déjà la langue.
L’exploitation didactique des textes proposés est precédée par un exposé sur
les principes généraux et les étapes les plus importantes de l'analyse littéraire d'un
texte narratif. On a tenté de distinguer les éléments constitutifs d'une structure
narrative, en indiquant les voies par lesquelles l'élève apprendra à les saisir lui-aussi.
On espère que les textes analysés dans cet ouvrage soient utiles et qu'ils
servent à mieux comprendre la littérature du XX-ème siècle, le rôle qu'elle joue à
l'éducation de la jeune génération, car des écrivains tel Albert Camus ont éclairé le
chemin de la littérature française jusqu'à nos jours.
96
ŒUVRES
Camus, A.
OUVRAGES CRITIQUES
Bibliographie sélective
99
1995.
PudeFrance,1997): 205-19.
Chavanes, François. Albert Camus, "Il faut vivre maintenant": questions
L'Harmattan, 2000.
PETROPOULOU, Zoi. L'Espace sensoriel chez Albert Camus. Lewiston, N.Y
Mellen UP, 1993.
ROBLÉS, Emmanuel. Camus, frère de soleil. Paris: Seuil, 1995.
SALAS, Denis. Albert Camus, la juste révolte. Paris : Michalon, 2002.
SAROCCHI, Jean. Variations Camus. Paris : Séguier, 2005.
TOURA, Hiroki. La Quête et les expressions du bonheur dans l'oeuvre d'Albert
Camus, Cazaubon : Eurédit, 2004.
REVUES. ARTICLESCRITIQUES
102
"Le français dans le monde", Paris, Hachette, 1985, octobre, 1986, janvier,
février, mars.