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sommaire

est édité par le Centre d’Action Laïque, Éditorial


asbl et ses Régionales du Brabant
Annoncer, et puis après? – Patrice Dartevelle________________________________3
Wallon, de Bruxelles, Charleroi, Liège,
Luxembourg, Namur et Picardie.
Dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes
La «fabrique à voyous» – Jean Sloover _____________________________________4
L’émergence d’un capitalisme virtuel – Laurent Nihoul _____________________6
Quick and easy money: un effondrement moral – L’entretien de
Espace de Libertés est distribué à tous Jean Sloover avec Jean-François Cats _______________________________________9
les membres des associations affiliées au Les mafias et la Bourse: entre mythe et réalité – Sergio Carrozzo____________12
CAL/Brabant Wallon grâce à une partici-
pation financière de cette régionale. Europe
Rédaction, administration et publicité La Constitution des marchands – Pascal Martin ____________________________14
Directeur: Patrice Dartevelle
Rédactrice en chef: Michèle Michiels Monde
Secrétaire de rédaction: Nicole Nottet
L’Irak face au monde arabe – Pierre Vanrie_________________________________16
Production, administration et publicité:
Fabienne Sergoynne Irak - L’enfer des apprentis sorciers – Jacques Rifflet _______________________17
Comité de rédaction: Mireille Andries,
Jean Charlier, Patrice Dartevelle, Julien Idées
Dohet, Jérôme Jamin, Plaidoyer pour une sagesse européenne – Sophie Creuz ____________________19
André Koeckelenbergh, Jules Louis,
Yolande Mendes da Costa, Jacques Enseignement
Rifflet, Johannès Robyn, Frédéric Cours de morale - Demandez le programme! – Michel Bastien ______________20
Soumois, Serge Vandervorst.
Fondateur: Jean Schouters Laïcité dans le monde
Membre d’honneur: Ghislaine De Bièvre Deux mille cinq cents ans (et plus) de pensée libre – Paul Danblon__________23
Documentation: Anne Cugnon
Impression: Massoz s.a., Liège Laïcité
ISSN 0775-2768 Il y a trente ans, un Livre blanc de la laïcité – Pol Defosse __________________24
CAL: Campus de la Plaine ULB, CP 236, Société
avenue Arnaud Fraiteur, 1050 Bruxelles.
Le marketing: horripilant et normatif – Olivier Swingedau __________________26
Tél.02/627.68.68 - Téléfax 02/627.68.61.
E-mail: espace@cal.ulb.ac.be
Religion
Site du mouvement laïque: Sécurité des immeubles ou liberté religieuse – Patrice Dartevelle____________28
http://www.laicite.be
Culture
Abonnements:
Inventaire avant travaux – Frédéric Soumois __________________________________29
Pour 10 numéros:
Gauguin aux Marquises – Ben Durant _________________________________________30
Belgique: 18 e, Étranger: 26 e
Pour 10 numéros + 2 Documents: Multimédia
Belgique: 20 e, Étranger: 32 e Un «doudou» moderne – Maxime Coppin____________________________________32
par virement au compte
n°210-0624799-74 du CAL. Les lecteurs nous écrivent ____________________________________________33
Agenda __________________________________________________________________33

Membre de l’Association des Revues


Scientifiques et Culturelles (ARSC).
Avec le soutien de l’Administration géné- prochain dossier
rale de l’Enseignement et de la Recher-
che scientifique - Service général des Croyances: le retour
Affaires générales, de la Recherche en
Éducation et du Pilotage interréseaux. Croyances religieuses en déclin mais montée en puissance des croyances
en tous genres: l’être humain a-t-il tellement besoin de se raccrocher à des
Conformément à la loi du 8 décembre 1992 en
matière de protection de la vie privée, le Centre rituels, à de la magie, à des pseudo-sciences, aux anges… pour passer outre
d’Action Laïque est maître du fichier d’adresses ses inquiétudes et éviter le malheur et la mort? Ceux qui ne croient en rien
qu’il utilise. Vous pouvez obtenir auprès du CAL
vos données personnelles et les faire rectifier. semblent en tout cas être l’exception. La croyance relève-t-elle donc de la
nature même de l’homme? Est-elle localisée dans son cerveau?
En couverture: Fotostock. Notre Paul Danblon, Claude Javeau, Xavier De Schutter, André Koeckelenbergh,
dossier: Capitalisme: entre Guy Michelat… décortiqueront ce concept passionnant, chacun à sa
éthique et fraudes, pages 4 et manière.
suivantes. En même temps que ce numéro, sortira notre Document consacré au thème
Espace public, espace privé.
éditorial

Annoncer, et puis après?

Ce n’est pas la moindre fonction des hauts responsables mystification. Si on accepte, ce qui ne va pas nécessaire -
politiques que de préparer les citoyens à l’avenir en leur ment de soi, les prévisions de croissance économique,
annonçant les grandes décisions qu’ils ont prises... ou les nous aurions mécaniquement 135 000 emplois en plus et
événements inéluctables. on a trouvé différents systèmes pour favoriser la création
Quand, à l’été 1940, Winston Churchill dit qu’il ne peut de 60 000 emplois2. Nous voilà ramenés à une réalité
promettre que de la sueur, du sang et des larmes, il est moins euphorique.
exemplaire dans ce rôle et il parle vrai. L’époque l’exige, Tant qu’à faire, dans les négociations pour la formation du
à moins d’accepter la capitulation. gouvernement, la gratuité des transports en commun pour
Même de la part de ceux qui ont indubitablement fait les navetteurs avait été évoquée. Crésus n’est pas loin3.
preuve de courage à d’autres moments, les choses sont
parfois moins dignes d’éloges. En mai 1958 à Alger, le Ne cassons pas le rêve
général de Gaulle promet aux pieds-noirs le maintien de Verser dans le dédain du politique ne servira à rien mais
l’Algérie française en s’écriant à leur adresse: «Je vous ai dénoncer celui qui annonce des lendemains difficiles n’est
compris». Le propos était certes sibyllin mais de Gaulle pas non plus sans risque.
fera tout le contraire de ce que chacun avait cru Quand, loin des promesses faciles, l’économiste André Sapir
comprendre et bien des indices montrent qu’il savait ce et quelques collègues mettent en cause la politique agricole
qu’il ferait en prononçant sa célèbre formule. Mais aux européenne et proposent de limiter les aides régionales aux
yeux de la plupart, ce fut le seul moyen pour le futur régions pauvres, c’est-à-dire aux nouveaux pays membres de
président de la Ve République française de reprendre le l’Union européenne, le président de la commission, Romano
gouvernail en mains pour arriver à une bonne solution. Prodi, et le commissaire Michel Barnier préfèrent parler de
Dire la vérité ne nous en rapproche pas forcément. conclusions insensées 4. Évidemment, le rapport Sapir ne
laisse pas place aux effets d’annonce promettant des lende-
Des jeux olympiques flamands… mains qui chantent.
Les derniers mois de la vie politique belge nous interro- Mais pourquoi en somme-nous arrivés à une telle
gent sur les stratégies de l’effet d’annonce. pratique de l’effet d’annonce? Une réponse simple
consiste à dire que les médias actuels s’y prêtent particu -
Sans doute nous dira-t-on qu’il cherche à mobiliser des lièrement bien et qu’après tout, les hommes politiques
énergies et des pouvoirs divers, mais quand le Ministre- savent ce qu’ils font et qu’en agissant ainsi ils plaisent à
président du gouvernement flamand, Bart Somers, l’opinion publique.
annonce que la Flandre –soyons clairs– va poser sa
candidature pour organiser les Jeux olympiques en 2016, C’est bien possible mais l’électeur n’est pas stupide et
il a surtout pour but de poser sa candidature au renou - comprend le jeu: il vote sans y croire mais il est prêt à
vellement de ses fonctions après les élections de juin récompenser celui qui annonce, si pas le plus, en tout cas
2004 en se fondant de surcroît sur une des deux compo- le mieux à ses yeux.
santes de la recette antique «Du pain et des jeux». La En réalité, nul n’est dupe dans un jeu convenu mais où il
religion étant à peu près hors-jeu en Europe, il cultive le est entendu qu’on ne peut casser explicitement le rêve.
nouvel opium du peuple. Comme des coureurs cyclistes, les citoyens sont dopés par
des produits qui les rendent peu sensibles à la douleur,
… aux 200 000 emplois concept affreux dont il faut chasser la perspective.
Moins simple mais sensiblement plus important, l’an - Comme nous ne supportons plus que l’immédiat, une 1 Les syndicats s’énervent

nonce de la création de 200 000 emplois pendant la décision annoncée est réputée prise. Tant pis pour qui n’a non sans vraisemblance,
cf. Bénédicte Vaes,
prochaine législature dans le programme de l’actuel pas compris le jeu. «Sauver les emplois
gouvernement belge. Le Premier ministre Guy Verhof - La loi sur la récupération des créances alimentaires est un avant d’en promettre
2 0 0 000», Le Soir d u 1 7
stadt tenait, paraît-il, beaucoup à ce que ce chiffre figure cas encore plus curieux: on est allé jusqu’à voter une loi septembre 2003.
en toutes lettres dans le texte, sans craindre apparem- sans en prévoir les moyens et en particulier les trois à 2 Le Soir du 13 octobre
ment qu’il soit assimilé aux promesses de même type de quatre cents fonctionnaires nécessaires. L’important était 2003.
Silvio Berlusconi. de voter la loi avant les élections fédérales et toutes les 3 Cf. l’excellent article de

L’idée que le gouvernement va créer des emplois est déjà apparences de sérieux étaient réunies. On a en fait gonflé David Coppi «On croit
rêver», Le Soir du 19
particulière dans un système économique tel que le notre stock de lois inappliquées. septembre 2003.
nôtre, sauf le cas d’embauche par les pouvoirs publics qui La morale de l’histoire, c’est que le rêve peut tourner au 4 Cf. Thomas Ferenczi et
ne semble à juste titre véritablement pas de saison. cauchemar. Philippe Ricard,
«Romano Prodi prend
Pour ce qui est de l’emploi, le réveil est dur avec les 3 000 À propos, revoici Guy Mathot, maintes fois ministre à ses distances avec le
emplois supprimés à Ford Genk. Sauvegarder l’emploi l’époque où nous avons creusé de magistrale manière le rapport Sapir», Le
déficit de l’État belge. Certains réveils peuvent être très Monde du 19 juillet
existant semble la première gageure dans la réalité 1. 2003.
La Conférence nationale pour l’emploi, chargée de con- pénibles.
crétiser ces nouveaux emplois, nous révèle d’emblée la Patrice Dartevelle Photo AFP.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 3


pour devenir le leader dans leur secteur sont souvent peu
rentables. Et l’achat de toutes ces firmes concurrentes a
épouvantablement creusé l’endettement d’Enron. Pour
éviter que ces investissements catastrophiques ne pèsent
sur la cote du titre Enron, les dirigeants du groupe vont
donc logiquement dissimuler leurs pertes pharaoniques
au travers d’une multitude de fusions, d’acquisitions et de
filialisations. Des milliers de filiales seront ainsi créées,
dont près de mille dans des paradis fiscaux.
Par ailleurs, les résultats seront gonflés artificiellement,
notamment par des trucs et ficelles comptables qui don -
nent l’illusion d’une croissance de la valeur du conglomé-
rat. Rassurés, les banquiers continueront à prêter de l’ar -
gent à Enron qui conservera ainsi les budgets nécessaires
pour poursuivre sa fuite en avant dans la démesure. Le
secteur financier est d’ailleurs d’autant plus confiant que
ses prêts sont assortis d’une clause démente: Enron s’en -
gage à rembourser anticipativement ses dettes si son
cours boursier chute ou s’il est moins bien coté par les
agences de notation…

Des cyniques peu regardants


À l’automne 2001, c’est le plongeon. Sous la triple poussée
des attentats du 11 septembre, de la crise économique
américaine et de la baisse du prix de l’énergie, le cours
d’Enron pique du nez. Le groupe est aussitôt obligé de
rembourser ses créanciers. Très vite, ses liquidités sont
asséchées. La faillite est incontournable. Panique à bord?
Pas pour tout le monde: ses dirigeants s’attendent depuis
longtemps à l’issue fatale. Parfaitement informés, ils ven-

La «fabrique
dent donc calmement leurs actions juste avant l’effondre -
ment final. Empochant au passage plus d’un milliard de
dollars et laissant derrière eux 65 milliards de dollars
d’impayés…
Des escrocs? Des cyniques peu regardants sur l’éthique

à voyous»
des affaires? Assurément. Mais comment qualifier alors le
système dont ils sont le pur produit? Car c’est bien de cela
qu’il s’agit. Au prétexte d’en finir avec l’économie de papa,
avec les firmes managériales dont les dirigeants tout-puis-
sants étaient accusés de gaspiller les ressources finan -
cières pour assouvir leur désir de puissance, leur volonté
de bâtir des empires industriels modelant le quotidien de
Monsieur tout-le-monde, les promoteurs de la libéralisa-

Enron, Vivendi, Lernhout & Hauspie... les scan- tion financière des années quatre-vingt avaient rendu le
pouvoir aux actionnaires contre les managers.

dales financiers ne sont pas le fait de quelques Désormais, ceux-ci n’auraient plus qu’une seule préoccu-
pation: créer de la valeur pour les investisseurs sous les

escrocs, mais d’un système économique dont il projecteurs implacables de nouvelles règles de transpa -
rence et la surveillance ininterrompue des marchés finan-
ciers, des agences de notation et des cabinets d’audits. Et
est urgent de sortir! pour s’assurer définitivement que les patrons demeurent
sur ce droit chemin, qu’ils s’acquittent sans faiblesse de
leur mission, le salaire des managers de haut vol est
complété par les fameux stock-options qui leur permet -
Deux décembre 2001: Enron, numéro un mondial du tent, en vue de leur revente, d’acquérir, à un prix fixé
courtage en énergie, enfant chéri des analystes financiers, d’avance, des actions de leur entreprise lorsque le cours
chouchou des spéculateurs boursiers, tombe en faillite. de celui-ci est à la hausse.
C’est la banqueroute la plus colossale de l’histoire des Tout, ainsi, est en place dès le départ pour le drame. L’hu-
États-Unis. Au cours de la décennie précédente, les diri- manité n’est pas faite que d’individus qui maximisent en
geants d’Enron ont pourtant «surperformé» dans la «créa- permanence leur intérêt personnel. Mais dans le monde
tion de valeur pour l’actionnaire», réussissant à multiplier où évolue Enron de tels individus, par la force des choses,
la cote de leur entreprise par dix. sont plus nombreux qu’ailleurs. Les managers d’Enron ne
Que s’est-il passé? Pour réaliser cet exploit, les managers font donc rien d’autre qu’appliquer à eux-mêmes les
d’Enron ont pratiqué une stratégie vigoureuse de crois - règles du jeu dans lequel on leur a demandé d’exceller.
sance externe. Mais les entreprises qu’ils ont acquises Quelques-uns franchiront bien la limite de la légalité. Mais

4 Espace de Libertés 315/novembre 2003


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes
ces actes illicites, à eux seuls, ne suffisent nullement à les autorités de contrôle des opérations financières
rendre compte du cataclysme. Même les auditeurs du comme la SEC n’ont rien vu venir. Sommes-nous sûrs que
cabinet Arthur Andersen, les seuls à pouvoir se rendre les nôtres sont à la hauteur? Ne devons-nous rien faire
compte de la supercherie en cours, ne sont pas vraiment à pour renforcer leur vigilance et leur capacité d’interven-
blâmer: dire la vérité eût simplement signifié voir Enron tion?
changer d’auditeurs… On le voit, le scandale Enron symbolise à lui seul un formi-
dable débat de société. Celui que suscite désormais la
Lernhout & Hauspie? Pire qu’Enron! nature des règles qui doivent gouverner à l’avenir les
entreprises et les marchés financiers qui dominent l’éco-
En clair, et comme le dit Jacques Généreux, professeur à
nomie réelle; celles dont nous dépendons tous chaque
l’Institut d’études politiques de Paris: «Les méfaits asso-
jour. Enron interpelle à la fois les patrons, les managers,
ciés au nouveau visage du capitalisme ne doivent rien à les auditeurs, les analystes, les instances de régulation et
une soudaine poussée d’immoralité. Ils résultent avant
les journalistes économiques: ces formateurs d’opinion,
tout de l’explosion des opportunités de profits rapides, délaissant trop souvent leur fonction critique au profit
légaux ou illégaux, engendrés par la libéralisation des d’une personnalisation flatteuse des grands patrons, ont,
marchés financiers et une gouvernance d’entreprise obsé- en effet, joué un rôle décisif dans l’emprise délétère de la
dée par la montée des cours boursiers. On peut certes finance déréglementée.
mieux surveiller et punir les voyous, mais si l’on ne remet
pas en cause la fabrique à voyous qu’est une société ne
valorisant rien d’autre que les dollars, les surveillants
auront toujours un train de retard par rapport à l’imagi-
nation et à l’information des voyous, et ils seront toujours
tentés de devenir voyous à leur tour»1.
Fruit âcre d’un système pourri, Enron n’a d’ailleurs rien
d’un cas isolé. Aux États-Unis, avec les scandales Tyco,
Xerox, Worldcom, on en dénombre plusieurs d’ampleur
comparable. Mais avec la déconfiture d’Eurotunnel ou
celle du groupe de Leo Kirch en Allemagne, avec France
Télécom, Alcatel, Vivendi, l’Europe n’est pas en reste: l’af-
faire Lernhout & Hauspie qui a naguère éclaboussé la
Belgique est, toute proportion gardée, pire encore que la
faillite d’Enron. Est-ce à dire que l’Europe est désormais
logée à la même enseigne que les Américains dans le
domaine financier?
Ce serait sans doute aller trop loin. Le financement des
partis et des hommes politiques est au cœur du scan -
dale Enron. George W. Bush et son vice-président Dick
Cheney ont été impliqués dans plusieurs scandales
© AFP
financiers liés à des formes de collusion inacceptables
entre le monde politique et celui des affaires. La poli - Si le monde financier n’est pas capable de s’autoréguler, il faudra donc le «re-réguler»...
tique énergétique ultra-libérale défendue par son admi-
nistration est par ailleurs très clairement un «renvoi
d’ascenseur» à Enron après le soutien financier que le Ce qui est sûr c’est que la confiance, élément clef du capi-
groupe texan a apporté au tandem Bush-Cheney lors de talisme, est affectée. De même que l’idée que le monde
sa campagne électorale… En Europe, la plupart des financier ait la capacité de s’autoréguler dans le moyen
États membres pratiquent des systèmes publics de terme de manière efficace. Le projet de «re-réguler» n’est
financement de la vie politique qui rendent une telle donc plus vraiment tabou comme il l’était encore naguère.
confusion nettement plus improbable. Les normes Même chez les tenants d’un strict libéralisme économique.
comptables IAS que l’Union européenne va rendre obli- La promotion et le développement d’un système de
gatoires offrent, de même, davantage de garanties que retraite fondé sur une épargne individualisée –surtout
leur équivalent américain, les US GAAP (Generally quand cette épargne prend la forme de l’actionnariat sala-
Accepted Accounting Principles), lesquelles n’interdi - rié– a elle aussi du plomb dans l’aile. Et les salaires miro-
sent pas explicitement la plupart des manipulations bolants des top managers –l’ex-PDG d’Elf a touché 38
comptables qui ont entraîné la faillite d’Enron. millions d’euros à son départ…– ne fascineront plus les
gobe-mouches comme par le passé. Enfin, les paradis
La démocratie en jeu fiscaux se trouvent encore un peu plus dans le collimateur,
notamment au niveau de l’OCDE.
Cela étant, les normes comptables ne font pas tout et l’af-
De quoi accouchera in fine ce débat? Il est trop tôt pour le
faire Enron montre très clairement que le droit européen,
dire: les intentions, en l’espèce, ne suffisent pas. Aux
dans la perspective de l’unification des marchés financiers
États-Unis, les Républicains, mais aussi les entreprises, les
prévue pour 2005, doit s’adapter d’urgence pour éviter de
cabinets d’audit, les banques d’affaires, malgré Enron,
nouveaux dérapages. L’indépendance des cabinets d’au -
font de la résistance. Et les USA n’ont pas l’apanage de ce
dit, très mal assurée aux États-Unis, doit être renforcée.
genre de lobbying. Les instances de l’Union européenne,
L’environnement professionnel dans lequel évoluent les
elles aussi, y sont soumises. Vigilance, donc, citoyens: 1 L’après-Enron: gouver-
analystes financiers –fort peu réglementé Outre-Atlan -
c’est de la démocratie qu’il est question ici… nance ou démocratie,
tique–, doit également être davantage structuré vu le rôle Alternatives écono-
quasiment officiel que jouent ces spécialistes. Aux USA, Jean Sloover m i q u e s , n° 202.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 5


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes

L’émergence
d’un capitalisme virtuel
«La falsification et la fraude détruisent le capitalisme et la donc l’efficacité des marchés: l’Airline Deregulation Act
liberté de marché, et plus largement les fondements de voté aux États-Unis en 1978 qui libéralisa le transport
notre société». Ces quelques mots, prononcés par Alan aérien intérieur; le gouvernement de Margaret Thatcher
Greenspan à la commission bancaire du Sénat américain qui, dès 1979, supprima, entre autres, le contrôle des prix
le 16 juillet 2002, sont lourds de sens mais incomplets. À et des salaires pour laisser leur fixation aux lois de la
l’instar de ceux de George W. Bush prétendant que les concurrence; l’abrogation de l’ordonnance de 1945 rela-
récents scandales financiers (Enron, Worldcom, etc.) tive au blocage des prix qui fut décidée en France en 1986,
n’étaient que le fait de «some bad apples». etc. Que l’on pense également aux décisions qui ont
En effet, il est faux de croire que ces «affaires» sont uni- accompagné la construction européenne: libre circulation
quement l’œuvre de quelques brebis galeuses. Nous ne des capitaux, intégration financière, etc. Cette libéralisa-
sommes nullement en présence de quelques erreurs de tion à tous crins, positive à bien des égards, charrie néan-
parcours isolées mais bien d’un processus logique beau- moins certains dangers, notamment en raison de l’imper-
coup plus vaste, d’une lame de fond dont l’origine est à fection des systèmes humains et qui nécessite que ceux-ci
rechercher dans le fonctionnement même du capitalisme. soient contrôlés pour en maintenir l’équilibre, la pérennité
Ce dernier est un système dynamique, qui évolue, intègre et l’équité.
de nouveaux schémas qui, eux-mêmes, en le modifiant, Sans entrer dans le détail, on peut dire que ces théories
feront apparaître de nouvelles possibilités. Et ainsi de d’efficience des marchés définissent les conditions idéales
suite. Le tout étant de maintenir l’équilibre pour que le que devraient rencontrer les marchés pour être «sans
système perdure. problèmes». Un exemple? La théorie développée par
On peut dès lors se demander si ces scandales ne sont pas Eugène Fama qui, en 1965, écrivait qu’un «marché est dit
les premiers symptômes d’une évolution du capitalisme efficient si et seulement si l’ensemble des informations dis-
qui, si nous n’y prenons garde, pourrait être une des ponibles concernant chaque actif financier coté sur ce
étapes de son déclin. Excessif? Peut-être pas. Il est en effet marché est immédiatement intégré dans le prix de cet
dans la nature même des organisations humaines (au sens actif»1. La conclusion essentielle du modèle élaboré par
large) d’être imparfaites. Pensons par exemple à la poli - Fama est que, sur un marché efficient, il ne peut y avoir
tique ou à la justice. Cela tient à l’inévitable finitude de la d’actif sur- ou sous-évalué car les prix convergent «natu-
connaissance humaine et explique les évolutions histo - rellement» vers des valeurs quasi intrinsèques. Un krach
riques: lorsqu’un système a atteint ses limites, lorsqu’il ne
fonctionne plus correctement, il change. Aucun système
politique ou économique n’est éternel.
Les fraudes et autres falsifications spectaculaires auxquel-
les nous avons assisté ne sont donc pas des événements
ponctuels qu’une répression ciblée permettra de réduire
au silence. Il s’agit bel et bien de l’expression même du
mode de fonctionnement du capitalisme financier, de ses
contradictions internes et de son évolution. Il est primor-
dial d’accepter cette idée: les mesures adéquates à pren-
dre pour rétablir l’équilibre à long terme de notre écono-
mie en dépendent.
Pour tenter de comprendre ce processus, on peut partir
des hypothèses d’un marché financier parfait: les théories
d’un «marché efficient». Il s’agit en fait de transcriptions
modernes des marchés parfaits, ou de concurrence par-
faite, tel qu’imaginés, entre autres, par Adam Smith. Rap-
pelons que ce dernier, dans son ouvrage le plus célèbre
Enquête sur la nature et l’origine de la richesse des Na-
© Communautés européennes, 1995-2002

tions, suppose que les intérêts individuels, à priori antago-


nistes, conduisent à l’optimisation du bien commun si on
laisse libre cours aux lois propres à l’économie de marché.
C’est l’image bien connue de la «main invisible» censée ré-
guler les marchés naturellement, sans interventionnisme.
Cette vision de l’économie, lorsqu’elle est suivie, entraîne
une conséquence politique importante: la déréglementa-
tion. Il s’agit d’un processus visant à (re)donner aux lois
économiques leur pleine application en démantelant les
réglementations et en laissant les marchés s’autoréguler.
La fin des années septante marqua à cet égard le retour de
toute une série de mesures censées favoriser la liberté et

6 Espace de Libertés 315/novembre 2003


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes
boursier ou une bulle spéculative ne sont donc pas Le processus est peut-être caricatural mais représentatif
possibles. de cette lame de fond qui traverse l’économie en disso -
Pour ce faire, bien évidemment, certaines conditions doi- ciant la production de la finance, le destin de l’entreprise
vent être respectées (la rationalité des investisseurs, la de ses actionnaires et qui pousse les dirigeants à jongler
de plus en plus (ou de moins en moins, c’est selon) délica-
libre circulation de l’information, la réaction instantanée
tement avec des «outils» pour redresser virtuellement leur
des acteurs du marché, par exemple). Dans la pratique,
société. Il ne s’agit donc plus uniquement de produire
elles ne le sont jamais car trop absolues et peu adaptées
mieux ou plus mais de farder la jeune fille pour attirer les
aux comportements et à la technique, nécessairement prétendants. La Bourse, initialement et naïvement, était
humains donc, une fois encore, imparfaits. censée favoriser un apport en capital pour les entreprises
Les krachs boursiers et les bulles spéculatives sont donc ayant une activité. Bien évidemment, la rentabilité était
possibles. Grande nouvelle me direz-vous! Pas si inno- exigée à terme. Mais en inversant le processus, en consi-
cente pourtant car cela fait partie des conditions d’émer- dérant les entreprises comme un outil de placement uni-
gence d’un des premiers éléments expliquant la récente, quement à court terme et, surtout, comme un mal néces -
et profonde, mutation de l’économie de marché: la finan- saire au jeu virtuel des cours et des ratios, la Bourse ne
ciarisation à outrance. Sans possibilité de gains farami- sert plus les entreprises mais s’en sert
neux rapides et «injustifiés» (entendez irrationnels et pour fonctionner. Et cela est fondamen-
imprévisibles), les marchés financiers n’auraient en effet talement différent.
jamais pris l’importance qui est la leur aujourd’hui. Les fameuses stock-options, dont on a En considérant les entreprises
beaucoup entendu parler lors des scan-
La dictature de l’actionnariat dales financiers, font partie intégrante de comme un outil de placement
ce processus. Rappelons brièvement uniquement à court terme,
Cette expression correspond à l’émergence d’un capita - qu’une stock-option est un droit attribué
lisme «virtuel» en marge de l’économie réelle et dissocié aux responsables d’une entreprise d’a - la Bourse ne sert plus
de la réalité productive. Cet état de fait n’est bien évidem - cheter les titres de leur société à un prix
ment pas neuf puisque il représente l’essence même des déterminé à l’avance pendant un certain
les entreprises mais
mouvements spéculatifs, c’est-à-dire ces périodes où le laps de temps. Si les cours montent du- s’en sert pour fonctionner.
cours boursier d’une entreprise n’est plus l’indicateur de rant cette période, ils peuvent ainsi obte-
sa réalité mais de la vision, justifiée ou non, qu’en ont les nir un complément de rémunération qui, Et cela c’est
marchés. La «nouvelle économie» nous en a récemment dans certains cas, peut être considérable. fondamentalement différent.
fait la démonstration. Ils ont donc tout intérêt à se focaliser sur
le cours boursier de leur entreprise plutôt
Mais la conséquence essentielle de son évolution actuelle
que sur sa réalité quotidienne. Ainsi
est l’émergence de ce que nous appellerons «la dictature transformé en actionnaire, le dirigeant en adopte le
de l’actionnariat», c’est-à-dire la prépondérance prise par comportement et ne remplit plus son rôle, indispensable à
la volonté des actionnaires sur les autres acteurs de l’éco- la continuité et à la réussite de l’entreprise, de manière
nomie. La liberté et la facilité données aux mouvements efficace.
des capitaux leur ont permis d’accroître leurs exigences et
de faire de celles-ci l’objectif quasi unique de l’économie. Globalisation: une intégration forcée
Mais, à l’instar de la dictature du prolétariat marxiste, cet
état de fait déstabilise les entreprises. Pourquoi? Simple- La mondialisation fait également partie de ce processus
ment parce qu’une entreprise est le champ de forces con- dans lequel le capitalisme semble inscrit. Sans cesse dé-
criée, celle-ci n’est cependant pas uniquement négative.
tradictoires qui doivent s’équilibrer pour qu’elle perdure:
Nous préférerons d’ailleurs le terme «globalisation» qui y
les actionnaires qui risquent leurs capitaux et méritent
est régulièrement associé (à tort) mais qui se rattache plu-
une juste rémunération de ce risque; les dirigeants qui
tôt à la notion de système, la mondialisation ayant plus
utilisent ces fonds pour les faire fructifier et rémunérer le une connotation géographique.
risque des actionnaires; les travailleurs qui concrétisent le
La nature dynamique du capitalisme le pousse à s’étendre
processus en produisant réellement des biens ou des ser-
continuellement. La course en avant, les exigences de
vices et les clients qui soutiennent l’édifice. Qu’un seul ac-
croissance perpétuelle et le renouvellement permanent
teur prenne un poids, une importance excessive par rap- des sources de profit obligent effectivement les entrepri-
port aux autres et le système vacille. ses à s’attaquer à de nouveaux marchés. Il s’agit d’un
Les exigences à court terme et irréalistes d’actionnaires en mouvement lent mais inéluctable: une fois le marché local
soif de rentabilité poussent les industriels à opérer des «capté», la croissance doit être recherchée à l’extérieur.
choix destinés à soutenir en priorité la santé financière de Mais cette expansion géographique a un autre pendant: la
leur entreprise lorsque le terrain ne leur permet pas, et ce globalisation par laquelle le système capitaliste intègre
même si des bénéfices sont réalisés. Car ces derniers ne lentement les structures (politique, culture, enseignement,
sont plus la priorité. L’objectif a changé: nous voulons de etc.) qui l’entourent. Son développement passe effective-
la «croissance». Celle de notre entreprise n’est pas celle at- ment par l’expansion dans l’espace (conquérir de nou -
tendue par les actionnaires et les analystes? Restructurons veaux marchés nationaux) mais également par sa propen-
pour éviter la chute des cours. Ou fusionnons, absorbons, sion à investir les domaines à priori non capitalistes. Et
incorporons. Mais rassasions. Il nous faut atteindre la même si ces domaines résistent tant bien que mal, il leur
«taille critique» qui nous permettra de «créer de la valeur» est difficile de faire totalement abstraction de la logique
(et pas nécessairement des biens ou des services de qua - capitaliste. Ne fût-ce que pour survivre.
1 E. F. Fama, «The Beha-
lité, la nuance est importante quant à la finalité désormais Ce qui intéresse essentiellement notre propos, c’est que vior of Stock Market
assignée aux entreprises et, par ricochet, à l’économie). cette intégration «forcée» concerne également les contre- Prices», in J o u r n a l o f
Insuffisant? Usons de subterfuges comptables pour enjoli- pouvoirs mêmes du capitalisme en général et des marchés Business, January 1965,
ver nos comptes. Toujours insuffisant? Maquillons-les… financiers en particulier. Or, tout pouvoir doit connaître ã p.45.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 7


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes
une résistance pour conserver l’équilibre déjà évoqué. tants. D’où l’intérêt, pour les auditeurs, à participer à la
C’est un lien analytique: si un pouvoir s’exerce, c’est dissimulation des mauvais résultats. Ce schéma n’est bien
qu’une force contraire résiste. L’analyse des pouvoirs est évidemment pas généralisable, le travail des auditeurs
également analyse des luttes. Or ceux qui sont censés étant le plus souvent réalisé dans de bonnes conditions
«contrôler» l’économie de marché sont peu à peu absor- mais il n’empêche qu’il s’agit là d’un problème structurel
bés par ses mécanismes, notamment «grâce» aux effets important.
exponentiels de la déréglementation. Les conflits d’inté- La profession d’analyste financier présente les mêmes
rêts, par essence incompatibles avec la bonne marche des dangers. Dans certaines banques, leur rémunération était
affaires, se multiplient. Et les contre-pouvoirs, anesthésiés fixée en fonction des résultats de l’activité «banque d’in-
par les lumières de leurs propres revenus, en deviennent vestissement» de leur employeur et, donc, des honoraires
inefficaces. générés par les sociétés sur lesquelles ils émettaient des
recommandations, ou des critiques. Dans ces conditions
Le rôle des auditeurs et des analystes également, l’exigence d’indépendance était mise à mal.
Les auditeurs externes, par exemple, sont de ceux-là. Leur La porosité entre le marché et les responsables politiques
rôle, primordial, est, en gros, de certifier que les comptes est, elle aussi, en cause. Que l’on songe simplement au
présentés par une entreprise représentent effectivement système électoral américain où le financement des cam -
sa réalité. Les lois permettent, en théorie, à ces auditeurs pagnes se fait par des entreprises privées à coups de dizai-
d’exercer leur métier en toute indépendance: les entrepri- nes de millions de dollars et l’on comprendra pourquoi la
ses n’ont aucun pouvoir pour modifier les appréciations fermeté législative américaine est souvent à géométrie
formulées sur leurs comptes; ils sont nommés pour des variable dès qu’elle approche la sphère économique…
Spaghetti et Prosciutto, mandats déterminés qui ne peuvent être écourtés, etc. Cette implication entre politique et finance pose égale -
© Dino Attanasio, 2003. Mais la pratique est légèrement différente, en partie parce ment une double question fondamentale: de quelle auto-
nomie disposent réellement les instances nationales et in-
ternationales chargées de contrôler les marchés et quel
crédit pouvons-nous accorder aux modifications législa-
tives intervenues suite aux récents scandales financiers
pour en empêcher la résurgence?
Les États-Unis ne sont bien évidemment pas les seuls con-
cernés; les liens nébuleux entre l’État et l’économie se
sont eux aussi «mondialisés». Mais, de par leur propen-
sion à dominer économiquement la planète et leur posi -
tion privilégiée dans les organes internationaux, c’est sans
doute aux États-Unis que le problème présente les plus
grands dangers.
L’affaire Enron ne doit donc pas nous surprendre. Pas plus
que celles qui ont envahi les médias par la suite: World -
com, Xerox, Ahold, etc. Elles ne sont que le résultat logi-
que d’une évolution que nous avons feint d’ignorer. Mettre
les coupables en prison, stigmatiser des hommes ou des
entreprises est une réaction naturelle mais insuffisante.
Le capitalisme, au cours de sa longue histoire, a connu de
nombreux changements: il fut entrepreneurial, commer-
cial, industriel, etc., avant de devenir financier. Et il a, à
chaque fois, permis nombre d’avancées technologiques et
sociales. La mondialisation, la globalisation, la dérégle -
mentation, la constitution de zones de libre-échange de
plus en plus vastes, la recherche du profit à court terme, la
que les sociétés d’audit, inscrites dans une logique de
puissance prise par les groupes financiers transnationaux,
marché tout ce qu’il y a de plus traditionnelle, ont égale-
parmi d’autres facteurs, semblent bien caractériser son
ment des objectifs de rentabilité. Objectifs qu’elles rencon-
trent, notamment, en donnant des conseils (stratégiques, évolution actuelle. Le rôle central désormais assigné aux
fiscaux, comptables, …) aux entreprises. C’est ce que l’on marchés financiers n’est pas nécessairement une perver-
appelle la consultance et cette dernière représente une sion qui le conduira à sa perte. Il est en tout cas difficile de
grande partie de leurs revenus. Ajoutez à cela la forte con- le prédire dès à présent. Mais nous devons prendre cons -
centration dans ce secteur (la quasi-totalité du marché cience de ses faiblesses et du déséquilibre qu’il induit pour
était, avant l’affaire Enron, aux mains des big five: Deloitte maintenir l’évolution et la stabilité de nos sociétés.
& Touche Tohmatsu, PriceWaterhouseCoopers, KPMG, Car il est indéniable que l’économie capitaliste est ancrée
Ernst & Young et Arthur Andersen, ce dernier ayant dis- dans nos schémas politiques et sociétaux comme une voie,
paru suite à son implication dans ladite affaire) et vous ob- certes imparfaite, mais évidente. La logique capitaliste,
tenez un schéma imparable: les auditeurs contrôlent les quoi qu’on en dise, représente en effet la forme la plus
comptes de sociétés qui assurent une part importante des aboutie de l’enchevêtrement entre la démocratie et l’éco-
revenus de leur employeur du fait des conseils donnés par nomie. Réfléchissons et demandons-nous: auraient-elles
leurs collègues du «département» consultance. La tenta- atteint ce degré d’évolution l’une sans l’autre? Bien enten-
tion d’être «souple» dans l’exercice de ce contrôle est donc du le capitalisme est loin d’être parfait! Mais la démocra -
Laurent Nihoul est licencié inévitable. De plus, les mauvais résultats des entreprises tie l’est-elle? Poser la question…
en philosophie et mastère en révèlent généralement des erreurs de stratégie, stratégie
finances et assurances HEC. qui peut être basée sur les conseils donnés par les consul- Laurent Nihoul

8 Espace de Libertés 315/novembre 2003


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes

L’entretien de Jean Sloover avec Jean-François Cats

Quick and easy money:


un effondrement moral
Trompé, le peuple des épargnants a Qu’est-ce qui vous interpelle alors surtout dans la phase
financière du capitalisme que nous venons de traverser si
été dévalisé par la débâcle boursière. douloureusement?
L’espace d’une génération, l’argent a été totalement bana-
lisé par le discours dominant. Pendant près d’un quart de
À quand la révolte? siècle, nous avons fait l’impasse sur toutes formes de
réflexion en la matière, notamment sur la manière vir -
tuelle dont on pouvait désormais l’accumuler. On en est
De l’implosion du système monétaire européen en 1992 à venu ainsi à ne plus s’interroger sur le phénomène de la
l’effondrement de l’Argentine en 2001 en passant par la spéculation au point de la considérer comme un compor-
crise du peso et celle des tigres asiatiques, une volée de dé- tement banal et usuel et de regarder celui qui se conten-
tait de faire de petits profits, d’encaisser de modestes in-
bandades du capitalisme patrimonial n’a pas suffi à nous
ouvrir les yeux. À nous faire comprendre que la dérégle - térêts, comme un parfait imbécile. Je ne suis pas nécessai-
rement contre la spéculation. Mais je trouve effrayant que
mentation des marchés financiers des années quatre-
sous l’empire de la «nouvelle économie», des universitai-
vingt, l’introduction en Bourse de parts croissantes du
res, des banquiers, des brokers n’aient plus pris la moin-
capital des entreprises industrielles, la concentration mas-
dre distance critique par rapport au quick and easy mo -
sive de l’épargne des ménages, la croyance séculaire dans
ney. Il y a eu là, me semble-t-il, une crise dramatique de s
le mythe d’une «nouvelle économie» et la sophistication mentalités. Un réel effondrement intellectuel.
des produits financiers trustés par les investisseurs insti-
tutionnels –les «zinzins»– formaient une machine infer- La trahison des médias
nale dont l’inévitable emballement allait mettre le contrat
social à mal. À nous instruire du fait que l’impécuniosité Les médias ne portent-ils pas une lourde responsabilité
des Trésors publics, la volonté de puissance des bâtisseurs dans cet affaissement?
d’empires industriels et la cupidité des rentiers ont permis Le responsable en premier ressort est la vénalité de l’être
au capital de faire retour sur les conquêtes sociales démo- humain. Mais pour ce qui est des médias, leur implication
crates d’après 40-45. Tant pis pour nous: une masse de est éclatante. Mis à part quelques chroniqueurs francs-
petites gens, une armée d’honnêtes pères de famille, ont tireurs, et l’un ou l’autre périodique comme Le Monde ou
été saignées. En quelques mois ils ont perdu la moitié de Le Nouvel Observateur, plus personne, dans l’espace
leur patrimoine accumulé durant leur vie professionnelle. public en tous cas, ne s’est livré à une réelle analyse de ce
Le système a même nui à des spéculateurs informés et qui était à l’œuvre. Comme un seul homme, les médias,
compétents en la matière. Que retenir de cette incroyable toujours prompts à faire vivre une nouvelle mythologie
cécité? L’avis de Jean-François Cats, président de l’Institut collective, ont souscrit à l’idée que la finance, contre la po-
des réviseurs d’entreprises, membre du Conseil de litique, était la rationalité incarnée. Fascinés par les salles
surveillance de la Commission bancaire et du Conseil d’arbitrage bourrées d’ordinateurs et leurs écrans saturés
supérieur de la Justice… de graphiques, ils n’ont fait que répercuter à l’infini la con-
Crise boursière et scandales financiers: la libéralisation, ventional wisdom colportée par les «gourous» auxquels ils
c’est «l’horreur économique»? tendaient la plume ou le micro.
En un sens, oui. Comment expliquer le comportement à ce point grégaire
d’une corporation pourtant censée apporter la contradic-
Y aurait-il un bémol à ce diagnostic terrible?
tion?
Je crois: si, succédant à la débâcle financière qui s’est pro-
C’est moins, peut-être, la corporation qu’il faut incriminer,
duite entre novembre 1999 et mars 2000 –et qui s’est
que ses employeurs. Entreprises privées souvent encapsu-
quand même traduite, au cours de cette période, par une
lées dans de vastes groupes de presse, les rédactions ont Jean-François Cats
baisse de la moitié de la valeur des portefeuilles!–, les
été soumises aux mêmes contraintes financières et budgé-
attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas provoqué l’apo-
taires imposées par les appétits hors mesure des action-
calypse économique, si les assurances, les banques, les
naires que les firmes industrielles. Comme ces dernières,
fonds de pensions et d’investissements ont tenu, si les
elles se sont trouvées soumises à des contraintes de
transactions ont pu reprendre après seulement deux à
compétitivité et de rentabilité qui les ont obligées à faire
trois jours d’interruption, c’est grâce aux progrès permis
l’économie du temps nécessaire à une réflexion critique.
par la libéralisation, des mécanismes prudentiels plus effi-
cients et l’informatisation du monde financier. En somme, Vous êtes réviseur d’entreprises. Comment s’est compor-
ce qui a dysfonctionné, ce n’est pas la fonction régulatrice tée votre profession? N’était-elle pas censée mettre au
de la finance; c’est sa prétention autorégulatrice. clair les malversations comptables, dénoncer les men- ã

Espace de Libertés 315/novembre 2003 9


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes
songes ou les affabulations des mana- Pourquoi?
gers? Parce que la société civile, les citoyens, les gens ne se mo-
D’une part, il ne faut jamais oublier bilisent pas (encore) pour imposer au pouvoir les change-
que les réviseurs d’entreprises sont ments qui s’imposent d’urgence. Or, sans cette réaction
tous des universitaires ayant étudié la populaire, sans cette volonté de puissance réformiste éma-
finance et l’économie. À ce titre et par nant de la collectivité flouée par les promesses menson -
leur position, ils sont un vecteur idéal gères des hérauts du capitalisme actionnarial et la montée
du capitalisme financier. Peu ont une des inégalités liée à son effondrement, le niveau institu-
réflexion critique à l’égard du sys - tionnel ne bougera pas.
tème. D’autre part, il y a une disparité
fondamentale entre ce que le citoyen Éthique, l’omerta?
attend du réviseur et sa mission légale
de contrôle comptable, qui est stricte- Contre les excès de la finance, on a pourtant avancé la
notion de corporate governance: un ensemble de prati-
ment limitée. Il ne pourrait jamais ré-
ques et de dispositifs institutionnels visant à mieux ali-
pondre aux demandes de la société, ni
être un garant des mentalités, de l’éthi- gner le comportement des managers sur l’intérêt des
que des entreprises et des gestionnai - actionnaires, notamment en matière d’information.
res. Pour le surplus, si l’on regarde le
nombre de scandales survenus ces
dernières décennies par rapport au
Dans les livres
nombre d’entreprises contrôlées dans Halte aux
le monde, les accidents ou les fautes
sont vraiment très peu nombreux. Ils équipées sauvages!
Spaghetti et Prosciutto ont donc contribué partiellement à la stabilité globale du
© Dino Attanasio, 2003.
système économique. En cela, ils ont répondu à la mission Enron, Vivendi, le retour? Le gouvernement
qui leur était confiée.
d’entreprise en débat.
Le rapport du Sénat américain sur l’affaire Enron est
Le «silence des agneaux» accablant. Pour certains1, on aurait donc tort de lire ces
N’êtes-vous pas trop sévère lorsque vous laissez scandales comme des équipées sauvages d’aigrefins de
entendre que l’avènement du capitalisme actionnarial n’a haut vol. C’est donc à une réforme des règles et des prin-
fait l’objet d’aucune analyse critique? Dans un article cipes du gouvernement d’entreprise qu’ils appellent.
publié naguère, vous évoquez vous-même ces «centaines Cette option s’apparente à celle de Claude Bébéar 2,
de livres et d’articles» qu’a inspirés la débâcle financière? Président du groupe Axa. Dans Ils vont tuer le capita -
lisme, celui-ci propose plusieurs pistes pour remettre sur
C’est vrai. Les intellectuels, les universitaires, les chroni-
pied un capitalisme à visage humain.
queurs n’ont pas tous baissé la garde. Néanmoins, ces
C’est à la même démarche que se livrent deux experts du
locuteurs –notamment en raison du silence des médias– monde financier, Olivier Pastré et Michel Vigier 3 qui resi-
n’ont pas fait le poids face à tous ceux qui semblaient alors tuent les dérives du capitalisme patrimonial dans le pro-
incarner à ce point le raisonnable que toute tentative de cessus global de mondialisation qu’ils jugent mal maî -
pensée critique ou alternative semblait saugrenue, voire trisé. Le changement suggéré vise ici à mettre l’éthique
inconvenante. C’est ce qui explique sans doute qu’il n’y a au cœur du dynamisme entrepreneurial. Une voie que
pas eu et qu’il n’y a toujours pas de débat public sur le Frédéric Lordon4, récuse. Pour lui, les «agents écono-
capitalisme financier. Alors, en effet, que les épargnants miques» ne font que ce que les forces du champ où ils
ont été trompés par des professionnels, que leurs pertes évoluent les conduisent à faire. La débâcle financière qui
patrimoniales sont colossales et que le désir d’épanouis- plombe la croissance ne procède pas, dit-il, d’un défaut
sement personnel, de bonheur individuel tranquille qui de vertu: elle est le fruit d’une malformation dans la -
s’exprime ouvertement dans notre société entre en contra- quelle il est urgent de porter le fer.
diction avec la violence du marché qui impose à chacun Guillaume Duval5 estime en tous cas que la société de
une existence de moins en moins respectueuse de ces légi- marché qui nous était promise a désormais très peu de
times aspirations humaines, il n’y a toujours pas de remise chances d’advenir. Toutefois, ce qui la remplacera ne
en question de la finance libéralisée! Hormis la protesta- nous garantit, selon lui, un avenir meilleur, que si nous
tion altermondialiste, c’est «le silence des agneaux»… repensons en profondeur les modes d’intervention du
Vous aspirez à un changement radical du système écono- politique en économie. Il invite notamment les démocra-
mique? ties à se doter de l’arsenal juridique leur permettant un
Mais non! Je suis et demeure favorable à l’économie de contrôle sur les multinationales6.
marché. Et cela n’a rien d’une position dogmatique: aucun J. Sl.
1 Les leçons d’Enron – Capitalisme, la déchirure, éditions
autre régime économique n’a prouvé qu’il pouvait mieux
Autrement.
contribuer au développement de la société. Il se trouve 2 Éditions Plon.
néanmoins que l’économie de marché peut revêtir une 3 Le capitalisme déboussolé – Après Enron et Vivendi:
infinité de formes. Nous pouvons donc légitimement re- soixante réformes pour un nouveau gouvernement d’entre -
vendiquer que les modalités de fonctionnement qui carac- prise, éditions La Découverte.
4 Et la vertu sauvera le monde… Après la débâcle financière,
térisent la configuration actuelle du capitalisme soient le salut par l’«éthique»?, éditions Raisons d’agir.
modifiées de manière à éviter la répétition de la catas - 5 Le libéralisme n’a pas d’avenir – Big business, marchés et
trophe que nous venons de connaître. Il est clair que cet démocratie , éditions La Découverte – Alternatives écono -
miques.
indispensable travail de réforme doit venir du politique. 6 Voir à ce sujet: Blaise Ollivier et Renaud Sainsaulieu, L’en-
Mais voyez: chez nous, ni la Commission bancaire et treprise en débat dans la société démocratique, éditions
financière, ni les instances de contrôle des activités bour- Presse de Sciences Po et Salvatore Maugeri, Délit de
sières ne vont actuellement dans ce sens. gestion, éditions La Dispute.

10 Espace de Libertés 315/novembre 2003


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes
Que peut une meilleure transparence, sinon faire éclater Pour que rien ne change…
la bulle spéculative un peu plus tôt et permettre aux entre-
prises de chuter d’un peu moins haut? Non: la corporate Les États-Unis ont-ils pris de telles mesures après la dé-
governance, même si elle a contribué à la clarification des bâcle financière, l’effondrement de la «nouvelle écono-
structures, n’est, à l’égard du capitalisme financier, globa- mie» et les scandales Enron, Worldcom, Tyco, Xerox,
lement, qu’une feuille de vigne… etc.?
Certains en appellent aussi à l’éthique pour ramener les Ils ont été un peu plus courageux que nous. Ils ont compris
financiers à la raison? que pour perpétuer le système, pour lui permettre de sur-
vivre, il fallait punir les tricheurs. C’est ce qui a été fait. De
Pure naïveté! L’éthique n’est efficace que lorsqu’elle s’a-
lourdes amendes leur ont été imposées. Quelques prota-
dresse aux individus de bonne volonté soucieux de respec-
gonistes ont été emprisonnés. Une loi est venue réglemen-
ter les impératifs de la morale. En ce sens, le recours à
ter davantage l’activité des commissaires aux comptes.
l’éthique professionnelle ne sert que les intérêts de ceux
Cela s’est arrêté là. Mais jusqu’à présent, en Europe, nous
qui, dans cette activité, la piétinent allègrement. Par ail -
n’avons même pas fait ces petits pas. Aucune véritable
leurs, la notion d’éthique est ambiguë. Si on la considère
poursuite n’a été entamée alors, pourtant, que des ana-
comme l’ensemble des règles qui, dans un certain milieu,
lystes financiers, des banques d’affaires ont abusé les gens
déterminent les jugements de valeur des hommes sur les
en plaçant des titres jusqu’à la dernière extrémité et qu’au-
actes qu’ils posent, on peut alors dire que, avec la loi du
cun système d’alarme n’a fonctionné…
silence et leur code de l’honneur, les membres de la mafia,
pour éviter la guerre intestine, obéissent à une éthique L’Europe finira-t-elle néanmoins par bouger?
particulièrement rigoureuse. Quelle éthique pourrait d’ail- Je ne suis pas pessimiste. On ne parle plus de dérégula-
leurs invoquer le capitalisme boursier qui se situe radica- tion, même chez les plus libéraux. Au contraire, même ces
lement hors de l’ordre de la morale? Non, comme le dit derniers soutiennent l’idée qu’il est désormais nécessaire
Frédéric Lordon, la vertu ne sauvera pas le monde; elle de procéder à une certaine «re-régulation».
n’est nullement la solution aux dérives de la finance déré-
glementée. Tout au plus peut-elle être un complément La chute du marché boursier fait donc quand même
réfléchir quelques mandataires politiques?
–quelque peu d’essence religieuse– à d’autres mesures de
nature politique, celles-là. Certains se sont déjà opposés à la privatisation partielle du
système des pensions. Je pense en tous cas que la débâcle
Lesquelles? financière a permis de prendre conscience du fait que,
Celles qui nous éloignent du modèle américain. Les ban- lorsqu’elle est poussée trop loin, la déréglementation de-
ques devraient être mises dans l’obligation de conseiller la vient destructrice de valeurs. Autrement dit, nous pouvons
prudence à leurs clients. L’épargne devrait être mieux pro- espérer que l’implosion de la bulle spéculative fondée sur
tégée et les mécanismes spéculatifs, rendus moins sou - le mythe de la «nouvelle économie» a eu le mérite de
ples. Les plus-values de l’ensemble des revenus devraient montrer que nous avions perdu conscience des balises
aussi faire l’objet d’une taxation respectant le principe de morales qui nous permettent de juger ce qui est bien et ce
la progressivité au profit d’une baisse de l’impôt sur le qui est mal. Ces balises dont nous avons besoin pour sim-
travail. Etc. plement éviter de sombrer dans le chaos…

Espace de Libertés 315/novembre 2003 11


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes

Les mafias et la Bourse: © M. C.

entre mythe et réalité

Les organisations criminelles investissent en d’une exploitation criminelle


me semble aujourd’hui tota -
lement obsolète. Tout d’a -
Bourse. Et pour cause: le volume d’argent qui bord, si l’ampleur du blanchi-
ment d’argent reste le terrain
passe par les places boursières et le fonction- de vives polémiques, par
ailleurs quelque peu stériles
nement même de ces dernières sont tels qu’ils –qu’il s’agisse de 50 ou 100
millions de dollars par jour,
rendent très difficile la détection de capitaux de toute façon, cela mérite
qu’on s’attaque au problè-
d’origine criminelle. De là à imaginer cepen- me!–, il est un fait relative-
ment bien admis que l’am -
pleur du blanchiment par un
dant que les mafias infestent les Bourses, il y véhicule donné est fonction
de l’ampleur des capitaux
a sans doute une marge. Un entretien avec brassés par ledit véhicule.
Quand on sait les masses de capitaux transitant par l’in-
Michaël Dantinne. dustrie boursière et qui se chiffrent en milliers de milliards
de dollars par jour… Cette représentation néglige ensuite
les réalités du contexte économique actuel et la tendance
L’argent d’origine douteuse, voire criminelle, offre un inté-
rêt accru s’il peut fructifier et servir dans l’économie lé - générale selon laquelle les blanchisseurs s’écartent de
plus en plus du secteur bancaire pour se tourner vers
gale. D’où la nécessité de le «blanchir». Par l’entremise
des places boursières, par exemple. Où l’argent coule à d’autres secteurs. Tout comme elle fait peu écho aux mou-
flots, c’est bien connu, et où il s’avère problématique fina- vements d’espèces chez certains opérateurs de bourse et
lement de distinguer ce qui est «propre» de ce qui «sale». aux multiples attraits du secteur boursier pour un blan-
D’autant que, par nature, les marchés financiers n’ap - chisseur d’argent contemporain.
précient pas vraiment les instruments de contrôle 1. Expli- Concrètement, quels sont les «attraits» que présente le
cations de Michaël Dantinne, chercheur au département secteur boursier pour le crime organisé?
de criminologie de l’Université de Liège et spécialiste de la Il offre tout d’abord l’opportunité de réaliser de multiples
criminalité financière. mouvements de fonds entre différents types d’institutions
Les mafias et le crime organisé qui investissent le sec- et entre différents pays. C’est possible par le marché qui se
teur boursier, mythe ou réalité? caractérise par la présence de grands groupes ayant des
Je crois qu’il faut dire de prime abord qu’on ne sait pas sièges dans de nombreux pays et par des chaînes de colla-
toujours très bien ce que
recouvre le mot «mafia», un
mot souvent fourre-tout qui
peut recouvrir des réalités
criminelles bien différentes,
des plus simples aux plus
complexes. Ensuite, il y a les
places boursières en tant
que telles où il est très diffi-
cile de connaître l’ampleur
exacte des flux financiers
qui y passent. Sans compter
que bon nombre d’opéra -
tions et de transactions s’o-
pèrent hors bourse: 80%
environ des échanges de
1 Lire à ce propos: Jean
valeurs mobilières en réa -
de Maillard, L e m a r c h é
fait sa loi, é d . M i l l e e t lité. Cela dit, l’image d’une
une nuits, Paris, 2001. industrie boursière à l’abri Performance «Le silence est d’or - La parole est d’argent», 1995, Marc Rossignol (Laboratoire patacycliste n°13).

12 Espace de Libertés 315/novembre 2003


dossier: Capitalisme: entre éthique et fraudes

«Une industrie boursière


à l’abri
d’une exploitation criminelle
me semble aujourd’hui
totalement obsolète».

Street et certains de ses


opérateurs. Ou plutôt rap-
pelé, car, selon certaines
2 Les Microcap companies
sources, cela ferait presque sont des compagnies dis-
trente ans que le crime posant d’un tout petit ca-
organisé aurait pénétré les pital. Elles ne sont pas te
nues par l’obligation de
arcanes de la première pla- remplir les rapports d’ac-
ce financière américaine. tivités périodiques. La
Plus récemment, différentes fraude microcap est es-
sentiellement articulée
affaires mettant en cause le sur la technique du
crime organisé russe, no - Pump and Dump , forme
tamment le scandale Benex de manipulation de
cours. Cette technique
International, ont illustré
consiste, à travers divers
cette infiltration. Cette en- procédés frauduleux, à
treprise, composée d’un faire gonfler les achats
La Bourse de Bruxelles. d’un titre pour faire mon
couple de Russes, a non ter son cours avant que
seulement commis un sé- les instigateurs de la ma-
borations (opérateurs agissant pour le compte de parte- rieux nombre de fraudes nœuvre ne revendent
leurs titres pour rafler la
naires étrangers appelés «correspondants»). Outre ces boursières (encore des microcaps) mais a aussi opéré une mise, en laissant les
possibilités de mouvements, la rotation des capitaux est myriade de transactions destinées à blanchir des capitaux, petits porteurs avec un
encore accélérée par le truchement des fuseaux horaires, le tout sur le Toronto Stock Exchange. portefeuille complète-
ment dévalué, voire sans
les marchés fonctionnant de manière quasi continue.
Comment réagissent ceux qui sont chargés de surveiller valeur.
Les marchés boursiers se signalent par un haut degré de les marchés? 3 Les fraudes sur les mar-
liquidité. Les achats/ventes de titres sont extrêmement chés boursiers peuvent
Les attraits du secteur boursier pour le blanchiment de
rapides, les «allers-retours» très faciles à opérer, ce qui aussi s’opérer grâce à la
capitaux sont aussi divers qu’indéniables. Les autorités de complicité d’acteurs
permet de changer rapidement à la fois de produit et de contrôle et les acteurs de l’industrie semblent en prendre boursiers qui acceptent
structure de patrimoine. Le volume de transactions est
progressivement conscience. Nonobstant chiffres et de faire affaire avec les
gigantesque, ce qui offre une ombre bienvenue aux opéra- mafias moyennant... ré-
bonnes intentions, les déclarations de soupçon émanant
tions portant sur des capitaux issus d’activités criminelles. tributions. La corruption
des brokers/dealers représentent une proportion assez est un «outil» employé
Les opérations sur valeurs mobilières, qu’elles intervien- faible de la masse envoyée aux autorités de contrôle. Pour par les organisations cri-
nent sur un marché réglementé ou non, permettent poten- la Belgique, la Cellule de traitement des informations minelles –mais pas seule
tiellement de réaliser des bénéfices. Pour le criminel, cela financières (CTIF) a reçu, entre le 1er décembre 1993 et le ment– pour parvenir à
leurs fins. Sur la corrup -
signifie qu’il peut joindre l’agréable à l’utile, à savoir trans- 30 juin 2002, 5 446 déclarations de soupçon de blanchi- tion, voir notamment le
former le blanchiment d’une nécessité de son processus ment émanant des sociétés de Bourse, ce qui représente travail de Transparency
en activité productive. Les valeurs mobilières (actions, 8,1% du total des déclarations reçues pendant cette pé- International ( w w w .
transparencyinternatio -
obligations, etc.) et les marchés sont en outre caractérisés riode. La Financial Enforcement Network (FinCen), l’é- nal). Cette organisation
par une innovation et un développement constants. De quivalent américain de la CTIF, a analysé les déclarations dresse régulièrement un
nouveaux produits et techniques apparaissent régulière- de soupçons volontaires émises par les différentes indus- classement de la corrup-
ment, de même les marchés semblent en permanente tion par pays.
tries entre avril 1996 et avril 2001. Les déclarations
4 La City de Londres est
restructuration (fusions, absorptions,…). Cela en fait un émanant des professionnels de l’industrie boursière repré-
r é g u l i è r e m e n t b r o c a r-
environnement dynamique et en constante mutation, par sentaient 10,5% du total reçu, soit une valeur assez proche dée pour le rôle qu’elle
essence difficile à réguler. de la valeur belge. jouerait dans des flux
suspects d’argent. À ce
Y a-t-il des exemples connus d’infiltration de la Bourse Pas grand-chose donc par rapport au volume colossal sujet, voir le rapport de
par les mafias? brassé sur les marchés boursiers... la mission d’information
commune de l’Assem-
L’actualité apporte régulièrement son lot d’affaires dans Nul doute que les chiffres et les exemples pourraient blée nationale française
lesquelles le blanchiment intervient dans le cadre de l’in- être multipliés à l’infini et que le constat demeurerait, sur les obstacles au
dustrie boursière. En juin 2000, le procureur de New York en dépit des différences de législations pouvant expli - contrôle et à la répres -
sion de la délinquance
inculpait 120 personnes suspectées d’intervenir dans des quer certains écarts: ces valeurs apparaissent faibles en
financière et du blanchi
opérations boursières téléguidées par la mafia new-yor - rapport avec le nombre d’opérations et avec la masse ment de capitaux en
kaise. Pour l’essentiel, les allégations portaient sur des financière brassée par ce secteur3. Elles semblent quasi Europe. Site Internet:

microcaps frauds2. Cette affaire a démontré comment les contradictoires en regard des attraits du secteur4. http://www.assemblee-
nat.fr/legislatures/11/pdf
familles de la mafia italienne avaient réussi à infiltrer Wall Propos recueillis par Sergio Carrozzo /rap-info/i2311-41.pdf.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 13


europe

Union européenne

La Constitution des marchands


Un texte pour refonder l’Union, c’était une excellente idée. seil des ministres européens. 27 voix
à chacun contre 29 à l’Allemagne
deux fois plus peuplée. Pour José
C’était aussi sans compter avec les marchandages qui se Maria Aznar, cet atout doit permettre
d’installer un peu plus l’Espagne
cachent derrière des lignes essentielles de la future constitu- dans sa prétention à devenir un
«grand» de l’Union européenne. Il
tion. Européens, que reste-t-il de vos amours? doit aussi permettre au pays d’éviter
un retrait substantiel des aides com-
munautaires dont il bénéficie large-
ment depuis son adhésion.
Pour Leszek Miller, son homologue

Q
confinait à la naïveté, rotation ou polonais, l’orgueil national serait en
uelle Europe sortira du projet
jeu. Durant des années, la Pologne a
constitutionnel qui fait au - non. Les futurs adhérents issus de
lutté pour son émancipation. Les sa-
jourd’hui l’objet d’âpres né - l’Est ont beau jeu de faire valoir que
s’ils n’avaient rien à dire sous Mos - crifices politiques et économiques
gociations dans le cadre de la Confé-
ont été lourds, la route vers l’Union
rence intergouvernementale, cette cou, ils n’ont aucune intention cette
particulièrement difficile et bientôt
grand-messe où chaque État de l’UE fois de se laisser museler. L’affaire
honnie d’une population qui n’a pas
fait connaître ses prétentions? S’en Alstom est arrivée à point pour rame-
toujours compris que l’économie de
tenir aux documents actuel- ner le réalisme dans les neurones. À
marché n’a rien d’un rêve facile.
lement sur la table revient à l’aise comme par extraordinaire,
faire une analyse a maxima. Lorsque l’heure du référendum sur
Romano Prodi s’est saisi de ce dos-
La Convention sur l’avenir l’adhésion est arrivée, les campagnes
sier terriblement concret pour décla-
de l’Europe, pilotée par l’an- avaient depuis plusieurs années déjà
rer sans détour que sa gestion aurait
Les Cassandre avancent cien président français été terriblement compliquée, impos- fait leur deuil de l’eldorado européen.
Valéry Giscard d’Estaing, est Les Allemands, y pensait-on, allaient
que le moment sible peut-être, s’il n’y avait eu un
probablement allée au plus prendre leur revanche en achetant à
commissaire français parmi les
des grandes crises loin de ce qui est réalisable vil prix les terres de la sainte patrie.
membres du Collège. Des dizaines de
en matière de compromis Les produits agricoles occidentaux
milliers d’emplois, des milliards d’eu-
est venu, économiques dans une Union à vingt-cinq. allaient déferler sur le marché natio-
ros. Quel citoyen français pourrait
et géopolitiques. Rien ne permet de dire si le nal et conduire les petites exploita-
comprendre qu’un tel enjeu humain
texte sera réellement «détri- tions à la ruine. Pour en finir avec ces
et économique soit géré par le Britan-
coté», pour reprendre le préjugés (qui ne sont pas forcément
nique, le Tchèque ou le Hongrois qui
terme en vigueur, mais une infondés), le président Kwasniewski
serait en charge de la Concurrence.
chose est sûre: les Vingt- et son aréopage ont bataillé ferme
Prodi s’est aussitôt enfoncé dans la
cinq, tout affairés à défendre leurs in- pour amener la population aux urnes
brèche pour demander l’application
térêts nationaux, se garderont bien en mai dernier. Car le problème n’é-
de la formule «un État=un commis-
d’une envolée, d’une de ces actions tait pas tant l’euroscepticisme que
saire avec droit de vote», fourbissant
d’éclat susceptibles de projeter la l’indifférence qui s’était installée
ses armes en vue d’une lutte de pou-
sphère politique dans une autre dans une grande partie du pays. Un
voir contre un Conseil européen
dimension. argument massue fut employé: Nice
désormais institutionnalisé et cha -
a fait de la Pologne l’équivalent de
peauté d’un président qui, même
l’Allemagne, cette Allemagne qui lui
Prodi fourbit ses armes versé dans un rôle d’organisation et
doit tant.
de représentation, aura à cœur de
Faut-il s’en étonner? Comme à Nice, Aujourd’hui, Varsovie a beau jeu de
montrer qu’il existe.
il y a trois ans, le fastidieux débat qui faire valoir que sans ce trophée, le
a commencé à Rome le 4 septembre La «pondération des voix», termes gouvernement Miller, mais aussi l’U-
dernier a directement mis le doigt là barbares mais essentiels à la compré- nion européenne, perdront leur reste
où ça fait mal: sur les futures institu - hension de la gouvernance euro - de crédit. Le Premier polonais ne fait
tions de l’UE élargie. Le bon sens péenne, est bien l’autre pierre d’a - aucune concession, du moins officiel-
réclamait leur simplification pour choppement de la Conférence inter- lement. Il attend les propositions de
alléger les lourdeurs de la machine gouvernementale. Sur le papier, la ses partenaires. Elles viendront, mais
européenne. La réalité, elle, ne per - Pologne et l’Espagne essentiellement jusqu’à quel point? L’UE peut se pas-
met pas de conjuguer les utopies. Es- vont valoir qu’elles n’ont aucune ser de Miller. «S’il devait tomber sur
pérer qu’un État, surtout s’il est petit intention de renoncer à l’avantage cette affaire, le Parlement, majorité
et nouveau, accepterait de renoncer à substantiel que leur a conféré Nice comme opposition à l’exception de
son représentant à la Commission en matière de représentation au Con- l’extrême droite, continuera à soute-

14 Espace de Libertés 315/novembre 2003


europe
nir l’adhésion. Et ça, Bruxelles le Politique agricole commune (PAC) Économiques, elles trouveraient
sait», commente un observateur. pour l’employer sous forme d’aides leur origine dans l’incapacité des
Mais dans l’immédiat, c’est bien sur communautaires et aider les pays de l’Est –et surtout de la Polo-
le terrain budgétaire que les choses régions en difficulté. Trois: pour gne– à atteindre la richesse des
vont se régler. La Pologne a besoin procéder à cette opération, il serait Quinze, conduisant à des déséquili-
d’argent pour donner un coup de nécessaire que les États membres bres ingérables. Géopolitiques, elles
fouet à son économie et atteindre le –et surtout la France– lancent une naîtraient avec le voisinage d’États
niveau de l’Ouest. Les Quinze ont dé- réforme autrement douloureuse instables –Biélorussie, Moldavie,
finitivement fait savoir que leur enve- que celle qui fut menée pieds et Ukraine, ex-Yougoslavie– suscep-
loppe budgétaire vaudra durant les poings liés par l’Autrichien Franz tibles d’exporter le désordre plus à
prochaines années pour les Vingt- Fischler. Quatre: rien ne bouge. Les l’Ouest. Signe de la politique de
cinq. Pas question de sortir un euro négociations de l’OMC à Cancun l’autruche que mène l’Union euro-
supplémentaire. Pire: l’Allemagne, la ont montré que ce moment-là n’est péenne, personne ne semble s’in-
France et la Belgique menacent Var- pas encore venu. Faillite annoncée? quiéter du fait que Chypre est tou-
sovie de rogner sa part du gâteau à Peut-être. À moins que demain, jours occupée par l’armée turque.
l’heure où les perspectives budgétai- l’UE imagine de se doter de res - Or, la République de Chypre nord
res 2007-2013 commencent à agiter sources propres en percevant la étant reconnue de la seule Ankara,
le landernau. taxe dans un des multiples domai- c’est bien une partie d’un territoire
nes où elle est active. À moins que de l’Union qui sera sous la férule
Rien ne bouge demain, elle lève un impôt direct, d’une puissance étrangère à partir
au risque d’un regain d’impopula - du 1er mai 2004. «On fait comme
C’est ainsi que la Constitution, qui rité. ça», soufflait récemment un proche
voudrait donner à l’Union les con - du président Prodi en se mettant la
C’est au bord de ce gouffre que se
tours et les armes de son idéal, main devant les yeux.
discute aujourd’hui l’avenir de la
s’apprête à servir de champ de ba-
Constitution européenne. Bien sûr, À nouveau, la future constitution ne
taille. En septembre 2002, la publi - ce texte conventionnel a maints recèlera pas les conditions qui arra-
cation dans Le Soir d’un rapport de cheront l’UE à son statut de nain poli-
mérites: il donnera une personna -
l’Institut royal des relations inter -
lité juridique à l’UE, supprimera sa tique, condamné à s’illustrer au tra-
nationales (IRRI) avait mis la
structure en piliers, intégrera la vers de la seule soft power, ce talent
pagaille aux Affaires étrangères et
charte des droits fondamentaux qui diplomatique que beaucoup lui re-
à la Commission européenne. Il
guidera désormais ses actions, faci- connaissent comme on fait l’aumône.
aboutissait globalement aux con -
litera la prise de décisions dans un Les grands –et en particulier les Bri-
clusions que ressasse aujourd’hui
certain nombre de domaines en les tanniques– tiennent à ce que chacun
dans les journaux et sur les an -
soustrayant au vote à l’unanimité, reste lui-même lorsqu’il franchit les
tennes Philippe Maystadt. L’actuel
etc. Mais, elle consacrera aussi la frontières de l’UE. Mais comme l’on
président de la Banque européenne
technique évolutive d’une Europe dit dans l’entourage de Guy Verhof-
d’investissement (BEI) énonce des
avançant à petits pas d’aveugle, la stadt, il ne faut pas désespérer. «En
vérités dramatiquement fondées.
main en bandeau, consciente que 2000, nous n’étions nulle part. Au-
Un: l’élargissement va coûter cher,
son statut de première puissance jourd’hui, nous sommes en Bosnie, en
or il y n’y a pas d’argent ou du
économique mondiale lui donne de Macédoine et en Ituri. Avec sa dé -
moins pas la volonté de le trouver.
la ressource, du moins tant que le marche en crabe, cette damnée ma-
Deux: pour intégrer les nouveaux
gros de la vague ne l’atteint pas. chine européenne vous parcourrait
États membres, il faudrait au moins
un océan».
revoir la ventilation du budget eu - Les Cassandre avancent que le mo-
ropéen, dégager de l’argent de la ment des grandes crises est venu. Pascal Martin

© Communautés européennes, 1995-2002

Les participants à la Conférence intergouvernementale ont défendu chacun leurs intérêts nationaux.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 15


monde

L’Irak face
au monde arabe
Avec des Arabes, des Kurdes, des Turkmènes et des critiques parfois très dures s’expri -
ment chez des intellectuels, des jour-
nalistes ainsi que chez de simples
Assyro-chaldéens chrétiens, l’Irak constitue une mosaïque citoyens irakiens chiites à l’encontre
de la «rue arabe», des nationalistes
particulière au sein du monde arabe. arabes et des islamistes sunnites.
Les positions de ceux-ci négligeant

D
ans le monde arabe, l’unifor- joritairement sunnite. Le nationa - toute condamnation du régime de
misation autour de l’idée lisme des chiites irakiens évoluera Saddam Hussein au nom de la lutte
d’un arabisme aux contours donc vers un patriotisme irakien éloi- contre l’impérialisme
assez flous continue de dominer, ten- gné d’un panarabisme qui séduira américain et de la dé -
dant à occulter la diversité ethnico- plutôt les sunnites, inférieurs en nom- fense de la cause pales-
religieuse. L’élément arabe en Irak bre et sociologiquement moins déve- tinienne, sont large -
est incontestablement dominant. loppés en Irak que les chiites que l’on ment diffusées par le
Toutefois, à l’inverse de tous les au- retrouve par contre à tous les éche - biais des grandes chaî-
tres pays arabes, les chiites y consti- lons de l’échelle sociale, avec ce que nes de télévision ara -
tuent la majorité induisant –dès lors cela suppose de pluralisme philoso- bes émettant par satel-
que ces derniers occupent le pouvoir, lite. La primauté de la
phique.
ce dont ils ont été privés depuis la question palestinienne
création de l’Irak en 1920– une ap - par rapport à l’ultra-
proche particulière dans ses rapports Une confiscation du pouvoir
totalitarisme baasiste,
avec le monde arabe et par consé - Les chiites, majoritaires, se sont tou- brandie dans le monde
quent avec les diverses tendances du tefois vus confisqués le pouvoir par arabe, n’a certes pas
nationalisme arabe et singulièrement une hiérarchie arabo-sunnite soute - entamé la sympathie
du panarabisme. nue par l’Angleterre avant et après des chiites irakiens à
La dynamique sociale, économique l’indépendance. Cette situation s’est l’égard des Palesti -
et spirituelle des grands centres reli- perpétuée avec la prise du pouvoir niens, mais contribue
gieux chiites d’Irak a créé un réseau par le parti baas et le clan de Saddam néanmoins à créer un
étroit de relations entre l’Irak, l’Iran, Hussein. Le régime de Saddam Hus- fossé entre le monde
l’Afghanistan et le sous-continent sein n’a eu alors de cesse que d’«ara - arabe et une écrasante
indien (Inde, Cachemire, Pakistan). biser» les chiites, en expulsant vers majorité d’Irakiens qui
De nombreux Iraniens, Afghans et l’Iran des dizaines de milliers d’Ira - ne supportent plus de
Indiens sont ainsi venus s’installer à kiens d’origine iranienne ainsi que voir d’autres Arabes se
Nadjaf et à Kerbala où ils ont pris des Kurdes Faylis (Kurdes chiites) réjouir sans honte des
racine tout en constituant des cour - assimilés aux Iraniens, et de «déchii- attentats ralentissant le
roies de transmission entre l’Irak et tiser» les chiites en empêchant, par la processus de recons -
leur région d’origine, avec pour liquidation physique, le développe - truction d’un nouvel
corollaire le développement d’échan- ment d’un quelconque leadership, État en Irak.
ges sur le plan économique mais religieux ou laïque au sein de cette
Que les chiites ira -
aussi culturel. communauté.
kiens, qui constituent
Au début du vingtième siècle, Nadjaf Le soutien passif –même s’il est cir- pratiquement 80% de
et Kerbala comptaient une forte pro- constanciel, peu empreint de naïveté l’ensemble des Arabes
portion d’Iraniens, relativement peu et surtout très critique– des Irakiens irakiens –dans un pays
arabisés mais se considérant comme chiites vis-à-vis de l’action améri - dont la diversité ethni-
des citoyens actifs de cette partie de caine en Irak, et en tout cas au ren- que et singulièrement
l’Empire ottoman déjà convoitée par versement du régime de Saddam le poids démographique et politique
les Britanniques. Le mouvement na- Hussein, s’inscrit donc dans le con- kurde n’empêchent pas qu’il appar-
tionaliste irakien qui lutte contre la texte de la frustration politique de tienne bel et bien au monde arabe–
mainmise britannique est à cette épo- chiites accédant aujourd’hui au pou- ne se sentent plus soutenus par le
que essentiellement d’inspiration voir dans des conditions particuliè - reste du monde arabe, traduit certai -
chiite et l’élément iranien y est pré - res, tout en contrastant avec la cri-
nement les limites d’un certain natio-
pondérant. Ces rapports accrus avec tique radicale et unanime de l’im -
nalisme arabe dévoyé par l’absence
l’Orient, cette mixité ethnique cen - périalisme américain qui s’exprime
du moindre intérêt pour la dignité
trée autour du chiisme n’ont donc pas dans le reste du monde arabe. Dès
humaine de millions d’Arabes, parmi
encouragé les chiites irakiens, dont la lors maintenant que cette «majorité
lesquels des chiites irakiens.
majorité est bien sûr arabe, à adopter bâillonnée» peut enfin s’exprimer, de
l’idéal d’une grande nation arabe, ma- l’incompréhension et de nombreuses Pierre Vanrie

16 Espace de Libertés 315/novembre 2003


monde

Irak

L’enfer des apprentis sorciers

U
ne multitude d’États artifi - l’indépendance. L’Afghanistan, une vaincre une résistance farouche de la
ciels sont nés dans les re - zone tampon créée par les Russes et mouvance chiite, exaspérée par l’al-
mous du sillage de la coloni- les Anglais pour mieux séparer leurs liance étroite conclue en 1915 contre
sation. Sans respect aucun pour les empires en concurrence dangereuse, la Turquie entre Londres et la dynas-
civilisations soumises, les espaces mais certainement pas une nation tie hachémite de La Mecque, bête
ethniques occupés, les croyances issue du désir d’un peuple. noire du chiisme. Et, de fait, l’Angle-
locales, les prédateurs ont divisé, terre concéda le pouvoir –en conser-
Et l’Irak?
bousculé, écrasé sans état d’âme. vant les clefs essentielles que repré-
Le roi Fayçal, placé en 1921 par les sentent l’armée, la police, les finan-
Anglais sur le trône à Bagdad, écri- ces et… le pétrole bien sûr– aux sun-
vait à son père, le nites «irakiens» gouvernés par un roi
grand roi Hussein de hachémite importé.
La Mecque: «L’Irak
Se concrétisaient ainsi les promesses
n’est pas un pays, et
je n’en suis pas vrai- de Lawrence d’Arabie portant sur
ment le roi». Comme l’octroi à la dynastie hachémite de
il avait raison, ce pau- tous les trônes des pays arabes «libé-
vre souverain fanto- rés» de la Méditerranée au Golfe
che dépendant d’une persique!
occupation anglaise L’arabisation «à la sunnite» se répan-
féroce! dit dans toute la contrée, écartant du
pouvoir les 55% d’Arabes chiites et
Un peu d’histoire les 30% de Kurdes - des Indo-euro -
péens ethniquement indésirables.
En 1916, par le traité
Sykes-Picot auquel la On comprend combien cette «super-
Russie tsariste était contrée» sunnite ne put naître et se
partie prenante, le gâ- maintenir qu’en se reposant sur les
teau colonial turc de - mitrailleuses britanniques. De 1921 à
vait être partagé en 1958, on comptera 58 cabinets minis-
trois morceaux: à la tériels et 12 coups d’État!
France, la Syrie et le En 1954, comme partout dans le
Liban; à l’Angleterre, monde musulman, l’avènement du
la Mésopotamie –«l’I- nassérisme égyptien, à la fois natio-
rak» ne sera créé naliste, laïque et panarabe, marqua
qu’après la guerre–; à en Irak la fin d’un monde.
la Russie, toute l’Ar-
Le sunnisme irakien se réveilla, se-
ménie turque.
coua la tutelle colonialiste occiden-
Très difficilement, les tales et –comme Nasser– choisit le
Anglais s’emparèrent camp soviétique, de l’Algérie à la
des trois provinces Mésopotamie. En 1956 avait eu lieu
établies par les Turcs la nationalisation du canal de Suez,
depuis des siècles en en 1958 le général Kassem proclama
Mésopotamie - la kur- –le roi et le premier ministre assassi-
de au nord, la sunnite
© AFP nés– la république irakienne, pure-
au centre, la chiite au
ment nationaliste.
Des enfants piétinant un portrait de Saddam Hussein dans un sud. Ils avaient flairé
quartier chiite de Bagdad. le pétrole, au point de Il s’efforça de souder les ethnies et
Seuls comptaient les intérêts écono- ne plus concéder aux Français de rapprocher les contrastes reli -
miques et stratégiques des nations qu’une Syrie amputée des régions de gieux. En vain, car il dut lutter sur
conquérantes, se partageant le mon - Kirkouk et de Mossoul très promet - tous les fronts: le communiste, le
de en zones de profits et d’influences, teuses en matière d’or noir. Et ils baasiste, le kurde, le chiite, l’occi-
au fil de conflits intenses et de ruses décidèrent d’unifier les trois provin - dental…
sournoises. ces ottomanes en une entité, l’Irak, Il est assassiné en 1959 par quelques
Le Nigéria et l’Inde, deux entités afin de mieux contrôler leur trésor baasistes parmi lesquels se trouvait
gigantesques totalement hétérogènes pétrolier. Saddam Hussein. Et le parti baas
«à l’anglaise». Le Congo belge, un Pour ce faire, ils durent amener s’installe au pouvoir en Irak et en
amalgame à l’équilibre menacé dès 100 000 supplétifs des Indes afin de Syrie. ã

Espace de Libertés 315/novembre 2003 17


monde
La première source du baasisme est de chiites exécrant le pouvoir sémi- difice instable et tout leur tombe à
turque. Elle jaillit de la révolution te sunnite. Restent donc 3 500 000 présent sur la tête. Et ils font appel
laïque de Mustafa Kemal. Nous som- habitants comme adversaires, dont aux pompiers de l’ONU, après avoir
mes en 1923, et la Turquie vire au il faut soustraire enfants, femmes et méprisé la vieille Dame au temps de
nationalisme laïque socialisant. vieillards. Victoire glorieuse! Un la splendeur de leurs utopies.
La seconde est née en Italie, sous paradis militaire. Or, il est clair que cette organisation
Mussolini, dont les idées captivè - Mais l’enfer a suivi. La nasse se re - ne peut envoyer des casques bleus
rent nombre de mouvements d’é - ferme à présent sur un envahisseur dans ce chaudron infernal, surchauf-
mancipation de l’époque. Elles fu - peu averti de la complexité du terrain fé par les maladresses américaines.
rent exportées au Moyen-Orient spirituel et ethnique: trois courants Surtout si Washington exige de con-
par un jeune arabe étudiant à chiites, deux courants arabes sunni- server le commandement de l’opéra-
Rome, Michel Aflak1. Ainsi naquit tes, deux ethnies - la sémite et l’indo- tion.
à Bagdad le «national-socialisme», européenne. Alors, seules viennent au secours du
ouvrant la voie à une alliance forte La présence de 130 000 soldats président Bush des «nations amies»
avec le marxisme. américains exaspère les sunnites qui espèrent retirer grand profit de
arabes qui ont perdu leur pouvoir et leur alliance inconditionnelle aux
Il ne faut pas oublier à cet égard
les villes de Mossoul et de Kirkouk. plans hégémoniques de la Maison-
que c’est Lénine –ennemi des An -
Elle dérange les chiites dans leur Blanche.
glais et des Français après la paix
de 1917– qui ravitailla en armes et marche de totale libération à l’om-
finances la rébellion kémaliste con - bre du grand frère iranien. Seuls Gâchis
tre l’occupation des alliés. Mais si les Kurdes, promus alliés de Was - Pour aggraver l’échec –et il n’y a
Mustafa Kemal choisit rapidement hington à la suite du lâchage des aucune raison d’être heureux de ce
de rejoindre l’Occident, les Arabes Américains par une Turquie nou - lamentable constat– le rêve d’établir
de Damas et de Bag - vellement islamiste, y trouvent leur une démocratie en Irak s’évanouit
dad se rapprochèrent compte. au fil du temps. Le rêve d’assécher
de Moscou pour af - L’occupant américain offre ainsi les par une forte production pétrolière
Il est évident que l’Irak fronter le sionisme. poitrines de ses soldats aux fureurs irakienne la manne des pétrodollars
Après bien des péripé- des Arabes chiites et sunnites locaux, séoudiens qui partout sous-tendent
ne peut rester ties, c’est en 1968 que et sa présence rameute tous les loups l’islamisme le plus rigoureux et lui
une entité politique le parti baas s’installa désireux de faire payer cher à Was- permettent d’accéder démocratique-
à Bagdad. Il ne perdra hington sa volonté de juguler l’inté - ment au pouvoir par la richesse de
que sous la terreur le pouvoir qu’avec la grisme musulman. Cela fait beau - son réseau caritatif, ce rêve-là aussi
coup de monde derrière la mire d’un s’effondre sous les sabotages et la
d’une dictature, chute de Saddam Hus -
corruption. La production irakienne
sein. fusil assassin: des Palestiniens, des
et Saddam Hussein Et il est évident –au vu Afghans, des hezbollakhi iraniens, est passée de 2 500 000 barils par
des Tchétchènes, des Frères musul- jour sous Saddam Hussein à 600 000
excellait dans cette forme de ce qui précède– que
mans… barils par jour en août 2003!
l’Irak ne peut rester
de gestion. une entité politique que Et le pire est que l’occupant ne peut Et quant à résoudre le problème
sous la terreur d’une pas quitter le pays! L’Irak, déstabi- israélo-palestinien en «faisant peur
dictature, et Saddam lisé, disloqué, vivrait une atroce aux musulmans excessifs» et en
Hussein excellait dans guerre civile, avec des voisins très «conseillant vigoureusement Jéru-
cette forme de gestion. Comme impliqués. Jamais la Turquie ne salem», ce plan-là –aussi– fait long
d’ailleurs les el-Assad, les baasistes laisserait les Kurdes irakiens for - feu.
syriens qui écrasent 67% de sun - mer un État indépendant. Jamais On peut dire que l’action des États-
nites sous un joug implacable. l’Iran ne laissera massacrer une Unis a suscité un regain considérable
Deux dictatures, à Damas et à Bag - nouvelle fois «ses» chiites. Et la Sy- de terrorismes «nationaux», comme
rie deviendrait un vrai corridor de si un ours avait d’un coup de patte
dad, proclamées «laïques». «À la
pénétration pour tous les sunnites maladroit brisé la ruche et réveillé
française», bien sûr, c’est-à-dire
venant à l’aide de leurs «frères» ira-
soucieuse de la neutralité religieuse toutes les abeilles. Pendant que s’en-
kiens… Le pire scénario à ne pas lisent l’armée et l’argent américains
de l’État. À y regarder de plus près,
écrire.
impossible d’agir autrement du fait en Mésopotamie, le Maroc, l’Indoné-
même de l’extrême minorité du Il faut savoir que, très conscients de sie, le Pakistan, l’Inde… connaissent
courant religieux au pouvoir. On ne cet immense danger, Turcs et Séou- une fièvre terroriste locale.
peut déclarer «religion d’État» une diens avaient demandé, en 1990, au Et si l’on quitte le terrain islamique
mouvance représentant 15% de la président Bush père de ne pas écar- et que l’on regarde vers l’Occident,
population. ter Saddam Hussein du pouvoir et de les dégâts sont grandioses: l’ONU
lui permettre de conserver les deux
La tolérance est une plante qui fleu- est en crise après la gifle subie;
tiers de ses divisions d’élite, au grand
rit rarement dans le pré des majori - l’OTAN est mise à l’écart par Was-
dam d’Israël. Ankara et Ryad crai -
tés! hington après la «trahison» de
gnaient, à juste titre, une agitation Paris, Berlin et Bruxelles; l’Union
kurde et une montée irrésistible du
Un scénario à ne pas écrire européenne n’a jamais été aussi
chiisme. Bagdad mata d’ailleurs féro- déchirée.
La conquête anglo-américaine de cement les rébellions kurde et chiite
1 Voir L e s M o n d e s d u de 1991. Un triste gâchis qui annonce un ciel
l’Irak devait donc être très aisée. Ce
sacré, Jacques Rifflet, d’orage planétaire.
éd. Mols, nouvelle pays compte 23 millions d’habi - Les apprentis sorciers de Washington
édition 2002. tants, dont 30% de Kurdes et 55% ont enlevé la poutre maîtresse de l’é - Jacques Rifflet

18 Espace de Libertés 315/novembre 2003


idées

O Plaidoyer pour une


n aura tout entendu et de
tous les côtés. Le pire d’a -
bord, ce prosélytisme libéral
au sens américain du terme, la croi-
sade du Bien contre le Mal. Le déran-
geant ensuite, le combat de la civili-
sation contre le chaos. D’un coup,
sagesse européenne
des mots nobles ont pris un goût
insupportable. Liberté, que de mal on
commet en ton nom… Tout et son
contraire pour justifier l’injustifiable,
Prétendre que la guerre est une chance serait une insulte
cette guerre émancipatrice, impé -
riale, libératrice portée par l’Occident aux victimes, pourtant celle d’Irak est peut-être pour l’Eu-
dans la plaie arabe.
Dans le tumulte des voix guerrières
rope l’occasion de définir son identité et son rôle dans le
ou pacificatrices, s’élève celle posée
et sage de Tzvetan Todorov. Histo - concert des nations. Avec son livre, Le nouveau désordre
rien des idées, philosophe et huma-
niste, il demande aux déclarations de mondial, Tzvetan Todorov nous y invite.
principes, manifestations de force et
autres dérapages de l’esprit et de la
lettre de ne pas mettre les moyens en tale», il rappelle que
lieu et place de leurs fins. Non, une l’homme doit rester la
guerre ne peut être démocratique et mesure de toute chose.
libérale, dit-il, n’en déplaise au Penta- L’économie, les institu-
gone. Le linguiste de formation qu’il tions doivent être à son
est revient sur l’origine et l’essence service et non le contrai -
même des mots invoqués. «On ne re. Évidences qui dans sa
peut apporter la liberté par la con - bouche prennent pour-
trainte, ni l’égalité par la soumission. tant toute leur valeur. Par
Il y a une grande différence à vouloir ce livre sous-titré «ré-
étendre son influence et à vouloir flexions d’un Européen»,
l’imposer». À l’ordre unificateur, il Todorov enjoint l’Europe
préfère le désordre pourvu qu’il soit à affiner son identité, à
pluraliste, créateur, traversé de voix asseoir sa «force tran-
diverses responsables. Tvzetan Todo- quille» par le droit, la loi
rov s’est, dit-il, pleinement senti euro- mais aussi par une armée
péen avec la chute du Mur, comme si européenne, plurielle,
avec lui tombait le symbole du mani- souple - non inféodée à
chéisme qu’il abhorre par-dessus des superpuissances, à
l’OTAN pas plus qu’à l’administra - Mappa (1988) d’Alighiero Boetti (exposition Luoghi d’affezione , Europalia,
tout, («qui n’est pas avec nous est Hôtel de Ville de Bruxelles jusqu’au 18 janvier 2004).
contre nous»). Son rôle de chercheur tion inopérante de l’ONU. La force
au CNRS, d’observateur des compor- militaire américaine lui rappelle cette
point de critiquer jusqu’au droit
tements humains et historiques, son phrase de Raymond Aron, «la gran-
deur de puissance n’est pas la seule d’ingérence et la compétence uni-
histoire personnelle –il est né et a verselle, non leur principe mais
passé sa jeunesse en Bulgarie com- forme de grandeur».
leur réalité. «Le procès fait à Milo-
muniste– l’ont conduit à préférer les «Aucun peuple n’est sage, il faut ren- sevic éduque-t-il les Serbes, les
liens aux frontières et ce qui relie à ce dre les institutions sages telles qu’el- Bosniaques contre la haine?».
qui divise et rejette. Il se réjouit du les empêchent nos folies. Si nous en
étions là, empêcher la guerre civile Todorov exhorte l’Europe à mettre en
spectre écarté d’une guerre entre
en Yougoslavie n’aurait été pour l’Eu- pratique l’idéal démocratique en
pays européens, «un pas franchi,
rope en tant que telle qu’une simple réconciliant, articulant identité natio-
unique dans l’Histoire universelle,
opération de police». nale, régionale et universalité, va -
qui devrait nous inciter à surmonter
leurs individuelles et communauté
nos autres rivalités». Très concrètement, Le nouveau dé - humaine. Sous les décombres des
Inlassablement, d’ouvrage en ouvra- sordre mondial propose de réfor -
dégâts collatéraux, il ne peut s’empê-
ge, il ne cesse de s’interroger sur la mer les institutions européennes cher de voir des existences fra -
nature profonde du Mal et sur la «pour se donner les moyens d’une cassées. En cela, c’est un observateur
funeste tentation du Bien. «Imposer politique ambitieuse», éclairée, il engagé qui parle à hauteur d’homme.
un idéal par la force, donner par les ne le dit pas mais on le devine, par «Je me communique par mon être
bombes une leçon de liberté aux indi- l’esprit des Lumières. «J’escompte universel», aurait dit son cher Mon-
vidus ou à des peuples me choque. Le une puissance européenne qui ne Tzvetan Todorov.
taigne. C’est bien un sage qui nous
monde serait un lieu plus habitable devienne pas impériale comme au
parle, qui place la pensée, l’amour,
s’il y avait un équilibre des puis - XIX e siècle mais qui étende son l’amitié au-dessus de toute raison Le nouveau désordre
sances, s’il y avait pluralisme au lieu influence sans l’imposer». Inféoder mondial, réflexions d’un
d’État, fût-elle légitime.
d’unité». Face aux dérives propres a la notion de justice à la force en lieu Européen est paru chez
la démocratie, «la dérive instrumen- et place du contraire, le révolte au Sophie Creuz Robert Laffont.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 19


enseignement

Cours de morale

Demandez le programme!
U
ne commission Programme, La commission a donc travaillé se- d’évidence ou d’immédiateté, à
présidée par le professeur lon trois axes fondamentaux favori- comprendre qu’il existe d’autres
Jacques Sojcher (ULB) et sant: une approche pédagogique visions du monde que la sienne »
composée de professeurs de morale exprimée en termes de compé - par «la compréhension, l’analyse et
et des inspecteurs Cathy Legros et tences citoyennes; une meilleure la confrontation » de différentes
Michel Bastien a travaillé à la rédac - identification des contenus, par une «approches» et «traditions» philo-
tion d’un nouveau programme pour approche «modulaire»; une appro- sophiques.
le cours de morale de l’enseignement che centrée sur l’introduction de l Une ouverture à la réflexion - Il
secondaire organisé par la Commu- notions de philosophie. s’agit « d’interroger les affirma-
nauté française. tions», de pratiquer le doute et
L’ancien programme de 1976 était-il Notions de philosophie l’esprit critique; de maîtriser l’ar-
devenu obsolète? Certainement en ce gumentation et l’art de la com -
L’introduction de notions de philo-
qui concerne la partie «matière». Cel- sophie a pour objectif de contribuer munication afin de «se forger une
le-ci était trop marquée par une épo- à promouvoir des attitudes essen - conviction», «d’oser la défendre»
que qui faisait essentiellement appel tielles: et «au besoin d’en changer».
à l’apport des sciences humaines au Une approche critique et cons -
l Une disponibilité à l’étonnement -
l
détriment de la formation philoso - tructive des savoirs, des normes
Il faut entendre par là la capacité
phique. De plus, ce programme était et des valeurs - Il s’agit de déve-
d e «préserver la spontanéité du
assez diffus dans sa conception et ne
regard»; la volonté de «chercher lopper «une morale autonome et
favorisait pas une approche suffisam-
à comprendre le réel», de «creu- chercher à la fonder par une
ment structurée. L’éducation à la
ser les questions en profondeur» interrogation et un choix respon-
citoyenneté y était certes présente,
et de «tenter d’en dévoiler la com- sable des normes et valeurs».
mais de nouveaux phénomènes de
société sont apparus dont l’intérêt plexité», de «renvoyer toute cons- l Une interrogation sur le sens de la

des jeunes pour le respect des droits truction intellectuelle à l’épreuve vie qui se veut une interrogation
de l’Homme, l’instauration de lieux de la réalité elle-même». provisoire sur les grandes ques -
de participation dans les écoles, l’ap- l Une aptitude à la décentration - Il tions métaphysiques en rapport
propriation des nouvelles technolo- s’agit «d’amener l’élève là où il ne avec les questions existentielles
gies de la communication. serait pas allé seul, à quitter un lieu des élèves.

Photo extraite de Tableaux noirs et bancs de bois de Nicole Close et Eugène Devue, éd. Musée d’Eben et Labor (720 p. et 472 illustrations), 2003.

20 Espace de Libertés 315/novembre 2003


enseignement

L’approche modulaire Bases légales et référentiels


du nouveau programme
La première année (degré d’observation) a pour objectif d’amener les élèves à s’ouvrir
aux autres, par la pratique du libre examen, dans la perspective d’une dynamique du Les bases légales et les référentiels
changement. qui ont présidé à la construction du
nouveau programme se trouvent
Thème général: Vivre ensemble dans le Pacte scolaire du 29 mai 1959
Valeur centrale: Le respect évidemment. Mais je ne fais que le
rappeler pour mémoire car il s’agit
S’ouvrir - S’enrichir Apprendre - Comprendre - Changer - Douter - Choisir
Raisonner d’un héritage du passé. Or notre
société est politiquement et philoso-
Se situer par rapport à soi, Vivre pour apprendre et Une morale du doute et phiquement en évolution par rapport
par rapport à la société apprendre pour vivre du choix?
à l’esprit de la loi de 1959.
Ce qui a surtout évolué depuis, c’est
Il s’agit au cours de la deuxième année (degré d’observation) d’identifier les éléments la conception de la notion de neutra-
qui constituent la personnalité afin d’être capable de savoir pourquoi on s’engage, à
quelles conditions, jusqu’où on est capable de mener son engagement. lité telle qu’elle avait été définie dans
la foulée du Pacte scolaire par Victor
Thème général: Devenir auteur – acteur de sa vie Larock dans son «Message au per-
Valeur centrale: L’engagement sonnel enseignant de l’État, à l’occa-
sion du troisième anniversaire de la
S’assumer Choisir S’engager
signature du Pacte scolaire » (16 no-
Devenir soi-même Être soi-même Agir pour défendre la vembre 1961). Les grandes lignes de
dignité humaine ce message ont été reprises dans la
«Déclaration de neutralité» procla-
La troisième année (degré d’orientation) est centrée sur la découverte et la compré- mée par la Commission permanente
hension de l’altérité et des différences. du Pacte scolaire, le 8 mai 1963. Le
devoir essentiel fait aux enseignants
Thème général: De l’intimité à l’humanité
était alors d’observer la plus grande
Valeur centrale: La justice réserve par rapport à leurs propres
conceptions philosophiques. Dans
L’altérité, l’intimité et l’in - La cité et la loi L’Humanité et les droits
terdit Justice et politique de l’Homme «l’école neutre», je cite: «le personnel
Respect et reliance Éthique et universalité enseignant s’abstiendra surtout de
prendre parti dans les problèmes
Prendre conscience des Prendre conscience, se Prendre conscience de sa idéologiques ou sociaux qui sont
cercles d’intimité, de ce qui situer, s’engager au niveau responsabilité au niveau de d’actualité et qui divisent l’opinion
relie aux autres et des de la cité l’Humanité et des droits de
l’Homme publique» On sent à travers tout ce
interdits
texte, par ailleurs progressiste et
La quatrième année (degré d’orientation) est quant à elle traversée par une question novateur au moment où il a été ré-
unique, mais essentielle. digé, une frilosité certaine, une peur
Thème général: Que signifie: «être un homme»? de réveiller les vieux démons de l’in-
tolérance qui ont conduit aux diffé-
Valeur centrale: L’humanisme rentes guerres scolaires. Selon l’es -
De l’animal à l’homme Être un homme L’homme, une liberté prit de ce texte, il serait interdit d’é-
voquer par exemple les grands pro-
Les chemins hésitants La spécificité de l’être L’homme-au-monde
vers l’Humanité humain L’homme-dans-le-monde blèmes éthiques qui divisent encore
de nos jours l’opinion publique.
Si les degrés précédents avaient pour ambition, au-delà des thèmes étudiés, de déve -
lopper les capacités de réflexion et les compétences du «philosopher», dès l’entrée Aujourd’hui, les mentalités sont en
dans le degré de détermination, les élèves entrent de plain-pied dans la réflexion évolution. Le Décret sur la neutralité
philosophique, non seulement par le développement des compétences du «philoso- qui s’impose depuis 1994 au réseau
pher» mais aussi par les contenus abordés. La cinquième année (degré de détermina - d’enseignement de la Communauté
tion) vise à conceptualiser l’identité personnelle dans son rapport à soi et à l’autre.
française nous offre une perspective
Thème général: Le rapport à soi, aux autres et au monde positive. Tous les enseignants sont
Valeurs centrales: Autonomie, authenticité concernés par ce concept en évolu -
tion: obligation leur est faite d’abor-
Suis-je seul au monde? Dans quelle société je veux vivre?
der sans tabou, sans préjugé, de ma-
Questionner l’identité personnelle notam- Questionner les concepts de démocratie, nière rigoureuse tous les sujets d’é-
ment sous l’angle de la tension philoso- de citoyenneté et de justice
phique singularité - universalité. tude comme par exemple la sexualité
ou les différents problèmes éthiques
La sixième année (degré de détermination) poursuit la formation au «philosopher» évoqués plus haut.
avec le module le plus abstrait du programme.
Quant aux professeurs des cours phi-
Thème général: La vérité / le sens de la vie losophiques, sans dénigrer évidem-
Valeurs centrales: La vérité, la liberté, le bonheur ment les positions de leurs collègues
et en respectant les convictions per-
Qu’est-ce que je tiens pour vrai? Quel sens je donne à ma vie? sonnelles de leurs élèves, ils peuvent
Questionner les fondements de la vérité La vie a-t-elle un sens? témoigner librement de leurs valeurs
Donner sens à sa vie, comment? et engagements personnels.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 21


enseignement
C’est un pas énorme car la morale
telle que nous la concevons ne peut «Les instituteurs et institutrices ont la parole»
être faite de frilosité, de pusillani -
mité, mais au contraire de choix Quelle bonne idée de consulter les enseignants sur les difficultés de leur
métier! Enfin, on s’adresse aux bonnes personnes, ceux dont c’est le métier,
lucides et d’engagements responsa-
la profession pour connaître les difficultés qu’ils rencontrent dans leur vie
bles. Au «refus de témoigner » récla-
de tous les jours en tant qu’enseignant.
mé dans les années soixante, se
substitue aujourd’hui le «devoir de té- Quatre questions ouvertes leur ont été soumises par le ministre de l’ensei-
moigner» et de dénoncer des idées gnement primaire Jean-Marc Nollet:
qui visent à dénigrer et à saborder l en quoi la mise en œuvre de la réforme a-t-elle modifié votre pratique?

notre démocratie. l quelle est la difficulté principale que vous rencontrez dans la mise en

C’est pourquoi le nouveau progra - œuvre de la réforme?


mme, en sa page 3, fait longuement l que proposez-vous pour améliorer l’exercice de votre métier?

référence à ce Décret sur la neutralité l exposez une situation concrète que vous avez vécue.
qui met explicitement en exergue, je
L’occasion leur est enfin donnée de s’exprimer. J’espère que chaque ensei-
cite: «la pluralité des valeurs qui
constituent l’humanisme contempo- gnant aura à cœur de répondre au ministre. Je souhaite vraiment que les
38 482 questionnaires adressés aux enseignants et les 1 625 destinés aux
rain». Et je souligne évidemment la
chefs d’établissement lui reviennent complétés.
référence à l’humanisme qui est un
concept transversal dans le nouveau Mais ce qui m’inquiète, c’est comment se fera le dépouillement de quelque
programme. 160 000 réponses dont la longueur n’est pas limitée? Je suis sceptique quant
aux résultats, mais faisons confiance à Luc Van Campenhoudt, directeur du
Centre d’études sociologiques des Facultés St Louis, qui a sans doute
Libre examen d’autres méthodes d’analyse objective qu’un tirage au sort ou la recherche
Mais un autre apport de ce Décret de mots clés, et qui dispose des moyens scientifiques et humains pour ne
sur la neutralité, c’est d’avoir modi- pas faire dire à l’enquête ce que l’on ne veut pas entendre! Quelques ques -
fié, pour le réseau d’enseignement de tions à choix multiple auraient été bienvenues, me semble-t-il, pour assurer
la Communauté française, l’appella- plus d’objectivité à l’analyse.
tion du cours qui n’est désormais
YMdC
plus négative «cours de morale non
confessionnelle». Le cours s’intitule
désormais «cours de morale inspiré
par l’esprit du libre examen». Évolution de la notion de neutralité, cratique telles que définies aux pa -
La référence explicite au «libre exa- référence explicite au libre examen ges 10 et 11 du programme sous le
men» dans la dénomination officielle et aux choix fondamentaux de la titre «compétences transversales».
du cours constitue un autre pas énor- laïcité: le nouveau programme ne Faire référence aux travaux de Fran-
me. Nous savons tous ce que repré - laisse planer aucun doute quant au çois Audigier 2 c’est aussi situer le
sente en Belgique cette référence au nécessaire esprit d’engagement des nouveau programme du cours de
libre examen qui a présidé à la nais- enseignants chargés de conduire les morale dans une dimension euro-
sance de l’Université libre de Bruxel- jeunes à l’autonomie et à la respon - péenne. En effet le nouveau pro -
les. Nous sommes bien loin de la sabilité morale. gramme fait explicitement référence
Le programme du cours de conception d’un cours de morale en Une autre référence essentielle doit au projet du Conseil de l’Europe:
morale peut être obtenu au -
près du Service général des tant qu’espace de neutralité frileuse être mentionnée: c’est évidemment pour une Éducation à la citoyenneté
affaires pédagogiques et du par rapport à des cours de religions le «Décret sur les nouvelles mis - démocratique 3.
pilotage de l’enseignement, aux valeurs clairement définies et sions de l’école» de 1997 . Ce Dé-
rue du Commerce 68A, 1040 Ainsi donc le nouveau programme,
exprimées. cret, promulgué en plein travail de
Bruxelles sous le n° de réfé- répondant à la fois aux objectifs édu-
rence: 181/2002/240. «Apprendre à penser et à pratiquer le la commission Programme, nous a
catifs des enseignants et aux attentes
Voir également les sites Inter - libre examen» est ainsi devenu une obligés à repenser notre projet de
de la société civile, allie compétences
net:http://www.cybermorale. compétence essentielle formulée à la programme en termes de compé -
org (Word) citoyennes et compétences philoso-
page 14 du programme. tences.
http://www.restode. cfwb.be phiques. Ce faisant, il prépare les
(PDF). La reconnaissance officielle de la Penser un programme de morale en étudiants à se situer, à intervenir et à
laïcité a évidemment favorisé cette termes de compétences n’était évi- s’engager dans le débat public. Ainsi
1 Penser par soi-même.
avancée considérable. C’est ici en demment pas facile. Aussi il est im - conçu le cours est une préparation à
Initiation à la philoso -
effet que la notion d’«esprit du libre portant de mentionner les apports ce que les philosophes appellent le
phie, EVO/Chronique
sociale, 1996. examen» est intéressante. Le légis - théoriques du philosophe et pédago- «politique» et c’est manifestement
2 Concepts de base et lateur aurait pu parler de «méthode gue français Michel Tozzi1 quant à la une nécessité de notre temps.
compétences-clés pour du libre examen ». La notion d’es - définition des compétences du «phi-
l’éducation à la citoyen- Le nouveau programme s’inscrit
prit est beaucoup plus large et per- losopher»: «problématiser, concep-
neté démocratique F. donc, en dépit des représentations
Audigier, Conseil de l’Eu - met d’introduire dans le pro - tualiser, argumenter, s’engager» telles
traditionnelles que d’aucuns ont
rope, Strasbourg, 2000. gramme ce qui constitue «l’esprit que définies dans le programme en
encore du cours de morale, comme
3 Pour consulter le site du du libre examen», c’est-à-dire la ré- ses pages 101 et 102 sous le titre
un projet d’éducation, individuel et
Conseil de l’Europe: http:
férence explicite aux choix fonda - «compétences terminales».
//culture.coe.int/ collectif, à une société démocratique,
citizenship mentaux de la laïcité. Ceux-ci sont Autre apport théorique, celui du pé- pluraliste, libre, tolérante et respon-
repris explicitement, en tant que dagogue français François Audigier sable.
Michel Bastien est inspec- valeurs essentielles, à la page 4 du quant à la définition des compé -
teur du cours de morale. programme. tences liées à la citoyenneté démo- Michel Bastien

22 Espace de Libertés 315/novembre 2003


laïcité dans le monde

Une production CAL/UVV

Deux mille cinq cents ans


(et plus) de pensée libre

C
’e s t à l’initiative du Centre région balkanique, Tchétchénie, d’une meilleure intercom-
d’Action Laïque (CAL) et de Inde, Pakistan, plusieurs points du préhension des sensibili-
l’Unie Vrijzinnige Verenigin- sud-est asiatique ou, il y a peu, la tés.
gen (UVV) que le Centre Laïque de Côte d’Ivoire. Notre bonne vieille L’objectif serait bien sûr
l’Audiovisuel (CLAV) a réalisé un Europe occidentale elle-même ne d’étendre ce processus à
documentaire de cinquante minu - parvient pas à extirper totalement l’ensemble du village pla-
tes destiné à l’ensemble des asso - cette redoutable toxine: la pacifica- nétaire.
ciations laïques et humanistes de tion de l’Ulster est perpétuellement
Dans une telle perspec-
l’Union européenne. remise en question; le nationalisme
basque recourt au terrorisme. tive, apparaît importante
Ces programmes, présentés en une la mise en évidence de
version internationale conçue de Ainsi donc, alors que les religions, personnalités et de cou-
manière à être aisément déclinable concédons-le de bonne grâce, ont rants, modestes d’abord
en diverses langues, seront propo - rendu tout au long de l’Histoire des puis de plus en plus nu -
sés, grâce à l’intervention de la Fé- services à l’humanité, elles appa - mériquement importants,
dération Humaniste Européenne, à raissent aujourd’hui de par le prenant leurs distances
différents organismes de sensibilité monde davantage comme des fac - avec les idéologies domi-
laïque et humaniste souhaitant teurs de violence que de pacifica - nantes de leurs temps,
disposer de documents éducatifs tion. toutes totalitaires et tota-
destinés à leurs publics. lisantes car se réclamant
La mode millénariste a largement
Il s’agit d’une évocation des princi - d’un sacré intangible et
célébré deux mille années de chris-
pales figures et des courants ayant dès lors absolutisant. Ces
tianisme dont nul, bien sûr, ne
illustré, dans toutes les civilisa - pionniers du scepticisme,
contestera l’apport essentiel à l’Eu -
tions, depuis le VI e siècle avant de la remise en question
rope et même à cette civilisation
notre ère, le scepticisme face aux systématique, de cette
humaniste dont, en dépit d’insuffi-
credos des diverses religions et des subtile dialectique entre
sances manifestes, notre continent
systèmes sociaux qui en décou - l’ouverture d’espritet l’es-
peut néanmoins se targuer. Ces va-
laient. Ceci a mené ainsi progressi - prit critique que l’on
leurs humanistes, auxquelles nous
vement à la constitution d’une atti - nomme parfois libre exa-
pensons pouvoir accorder une per- men ont bien mérité de la
tude laïque humaniste qui, depuis tinence à vocation planétaire, de -
peu, a permis l’installation dans postérité, c’est-à-dire
vraient, pensons-nous, être propo- nous.
certaines de nos sociétés des va- sées à un public aussi large que
leurs laïques politiques telles que Car, sans pour autant les
possible, sans triomphalisme mais
les droits de l’homme et la démo - créditer d’avoir eu raison
avec tonicité. En effet, il n’est pas
cratie. —nous n’avons pas ici à
déraisonnable d’estimer que seule
décerner de brevets de
Une forte majorité des quelque six la désabsolutisation des convictions
clairvoyance idéologi -
milliards d’individus constituant religieuses puisse mener à terme à
que–, il est indéniable que
l’espèce humaine vit sous des régi - une réduction des violences inter -
ce sont les progrès de leur
mes dont le moins que l’on puisse ethniques colorées de rivalités
laïcité philosophique qui
dire est que la démocratie a encore nationalistes et/ou religieuses.
ont permis l’accès de nos
pas mal de progrès à y réaliser. Dic-
L’exemple n’en a-t-il pas été donné sociétés à cette laïcité poli-
tatures, pouvoirs militaires, théo -
depuis quelques décennies par l’É - tique (démocratie et droits
craties explicites ou implicites, au- glise catholique elle-même dont l’ag- de l’homme) donnant à
tant de sociétés qui sont assorties, giornamento voulu par Jean XXIII a chacun le loisir de penser
dans la plupart des cas, d’instabilité considérablement contribué à assou- et de s’exprimer libre -
politique majeure ainsi que de plir les relations non seulement en - ment.
sous-développement économique tre les religions mais même avec les C’est très exactement cette liberté
et, cela va de soi, culturel. incroyants? Certes, beaucoup reste à de pensée que nous entendons célé- Cette vidéo est disponible au
Pratiquement partout, les tensions faire, mais, en dépit de reculs occa - brer. CLAV, tél: 02/627.68.40, email:
se cristallisent en affrontements in - sionnels parfois répétés, on peut clav@ulb.ac.be au prix de
terreligieux: Algérie, Moyen-Orient, augurer d’une poursuite dans la voie Paul Danblon 12 e.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 23


laïcité

Souvenirs... © M. C.

Il y a trente ans, un
Livre blanc de la laïcité
L
e Centre d’Action Laïque allait exercer librement que quelques an-
avoir trois ans lorsque Paul nées plus tard). Une aide non confes-
Backeljauw en devint prési- sionnelle avait été également recon-
dent en février 1973. Il succédait nue dès 1971 vis-à-vis des travailleurs
ainsi à René Toussaint, premier pré - étrangers séjournant en Belgique
sident co-fondateur, décédé pré - (Turcs, Espagnols, Italiens, Grecs,
maturément en 1971, et à Armand Arabes…). Toutefois dans tous ces
Debaise qui avait assumé un intérim domaines, les conseillers laïques
de quelques mois. D’emblée, Paul exerçaient bénévolement leurs activi-
Backeljauw prend en mains les des- tés et souvent dans des conditions
tinées de la jeune association et difficiles. Sans doute, les mentalités
présente son programme: réorgani- n’étaient-elles pas prêtes et, surtout,
sation et information interne du Cen-
il y avait le fait que l’Église catholique
tre et, ce qui était essentiel à ses
considérait toute forme d’assistance
yeux, développement d’une action
morale comme une mission qui lui
extérieure. En d’autres termes, faire
revenait exclusivement.
connaître au grand public le conten - tiques et même par plusieurs associa-
tieux de la laïcité et imposer sa tions catholiques (le MOC, le CEFA,
présence dans tous les domaines où L’armée, l’école les CVP Jongeren présidé à l’époque
régnait l’ingérence temporelle de l’É - En 1973, le Livre Blanc passe en par W. Martens, etc..). L’école plu -
glise. Le drame de l’incendie de l’In- revue les nombreux domaines où la raliste dont les objectifs seront préci-
novation, en 1967, avait à ce propos sés dans une charte publiée en 1973
laïcité désirait être entendue. L’armée
été révélateur: dans les jours qui par la Ligue de l’enseignement, se
notamment, où les mentalités étaient
avaient suivi, une cérémonie œcumé- proposait de donner aux enfants un
empreintes de tradition, constituait et
nique avait été organisée en hom - contenu aux concepts de démocratie,
constitua pendant longtemps, en fait
mage aux victimes non identifiées. de liberté, de responsabilité, de parti-
jusqu’en 1991, un bastion hostile à
Toutes les Églises étaient représen - cipation. La laïcité proposait de
l’admission de conseillers laïques.
tées mais la laïcité n’avait pas été substituer au pluralisme des réseaux
Les aumôniers, essentiellement ca -
conviée. Aucune voix n’avait pu ex - «une école pour tous, publique qui
tholiques, y exerçaient souveraine -
primer l’émotion des libres penseurs, assure la libre confrontation des
ment leurs activités (en organisant
or il était patent qu’un certain nom- idées, de toutes les opinions, de toutes
notamment des pèlerinages pendant
bre de victimes n’avaient aucune les tendances dans un esprit d’ana -
appartenance religieuse. les heures de services). D’autres
points sont évoqués dans le Livre lyse et de recherche objective et
Mis en chantier dès le mois de mars blanc: la participation des miliciens loyale, ce qui implique pour l’élève
1973, en collaboration avec l’Unie aux cérémonies de Te Deum et, à tra- comme pour le maître le droit de faire
Vrijzinnige Verenigingen, le Livre vers elles, la collusion entre l’Église part de sa démarche intellectuelle ou
blanc avait donc pour objectif de et l’État; les ministres de la Défense philosophique, de son engagement
revendiquer, au même titre que les nationale, notamment Paul Vanden personnel». Le projet rencontra une
Églises reconnues, une représenta - Boeynants, considéraient légal et opposition de plus en plus vigou -
tion, une même considération dans normal, en vertu de l’arrêté royal de reuse de la part du CVP et du PSC
tous les domaines et les services de la 1937 relatif au règlement sur le ainsi que de l’épiscopat lesquels
société. Une amorce de la reconnais- Service des garnisons, que militaires revendiquaient, au nom du libre
sance était déjà effective, de facto, et miliciens, quelle que fût leur choix du père de famille, le maintien
dans certains domaines: en 1964, opinion philosophique, fussent obli- du réseau libre confessionnel.
l’État avait reconnu un droit des non- gés d’y participer. On sait que malgré le vote de la loi
croyants à une assistance morale Dans le domaine scolaire, qui fut et reconnue par la «Commission nationale
laïque et structurée dans les établis- est encore l’objet de tensions parfois élargie du Pacte scolaire», le 14 juillet
sements pénitentiaires. De même très vives entre les tenants de l’ensei- 1975, qui l’instituait, l’école pluraliste ne
dans les hôpitaux, le principe d’une gnement officiel, neutre et laïque, et verra jamais le jour. Une autre question
assistance laïque avait été admis par les partisans de l’enseignement con - suscitait, à l’époque, une grande inquié-
le ministre de la Santé publique et de fessionnel, les revendications de la tude dans la laïcité: l’organisation du
la Famille, L. Namèche, dès 1970 laïcité concernant la création d’un cours de morale non confessionnelle. Le
(notons cependant qu’à la suite des enseignement pluraliste étaient, en Pacte scolaire, signé en 1958, avait pour
réactions violentes de Caritas Cato- 1973, relayées par la Ligue de l’ensei- la première fois créé un cours de morale
lica, les conseillers laïques ne purent gnement, une majorité de partis poli- non confessionnelle dans l’enseigne -

24 Espace de Libertés 315/novembre 2003


laïcité
ment officiel (loi du 29 mai 1959). Mais pouvaient être détenus en dépôt dans Communiqué de presse
de nombreux problèmes, mis en évi - des centres de consultations préma-
dence par le Livre blanc, restaient en trimoniales, matrimoniales et fami- Créances alimentaires:
suspens: beaucoup de parents igno - liales, entendez les centres appelés
raient à l’époque qu’ils avaient le libre «Familles heureuses» (le premier Le gouvernement n’est pas le seul
choix entre un cours de religion recon - avait été créé à Anvers en 1955). à devoir compter ses sous!
nue et le cours de morale. Dans cer- Quelques années plus tard (1978), le
taines écoles, des chefs d’établissements CAL fit une proposition qui mettait Effervescence au Gouvernement fédéral: on est dans la dernière
en avant la responsabilité indivi - ligne droite avant le bouclage du budget 2004.
éludaient habilement la question et ne
duelle, l’autodétermination et la
proposaient pas au chef de famille le Pour beaucoup de femmes qui ne parviennent pas à obtenir leur dû,
liberté de conscience de la femme
formulaire obligatoire instituant le choix la question est: le service des créances alimentaires, déjà promis
dans une publication Positions laï-
d’un cours philosophique. Les profes - pour le 1er septembre 2003, aura-t-il l’honneur d’une ligne budgé
ques pour la dépénalisation totale de taire en 2004?
seurs chargés du cours de morale, tant l’interruption de grossesse, qui fut à
dans l’enseignement primaire que dans la base de la loi Roger Lallemand- Car si ce n’était pas le cas, cela voudrait clairement dire que les
le secondaire, ne présentaient pas tou- Lucienne Herman-Michielsen, votée promesses de ne reporter «qu’à» un an sa mise en œuvre n’étaient
jours les garanties pédagogiques et phi- en 1990, sur la libéralisation partielle que paroles en l’air…
losophiques requises. Le statut de 1969 de l’avortement. Ici aussi, le combat Rappelons que 19% des pensions alimentaires après divorce ou
était considéré comme prioritaire par les fut long. séparation ne sont jamais payées et 21% payées incomplètement ou
ministres chargés de l’éducation (no - Une autre question prioritaire pour avec retard. Ce sont donc des milliers de femmes et d’enfants qui,
tamment P. Humblet et J. Michel, tous la laïcité était celle de sa reconnais- parce que notre société ne fait pas respecter ses propres décisions
deux PSC) pour désigner des profes - sance par les pouvoirs publics. Si la de justice, se retrouvent dans de grandes difficultés financières, et
seurs ayant des convictions philosophi- Constitution garantissait le droit même, pour beaucoup, en dessous du seuil de pauvreté. Il n’y a pas
ques religieuses - les normes de dédou- pour chacun de croire et de profes- que le Gouvernement qui ait du mal à boucler son budget…
blement du cours de morale, liées à cel- ser sa foi religieuse ou ses principes Dans quelques jours, quand ce budget sera publié, on saura si,
les du cours de religion dans l’enseigne- philosophiques, il était évident, en après trente ans d’attente, après les promesses de 2003 reportées à
ment primaire, étaient souvent désavan- 1970, que la laïcité, bien qu’admise, 2004, on peut enfin espérer voir aboutir cette revendication qui
tageuses pour le cours de morale. Deux ne bénéficiait pas d’une aide finan- figure pourtant dans les programmes électoraux de tous les partis
autres problèmes surgirent rapidement, cière des pouvoirs publics. Cette démocratiques et qui est soutenue par l’ensemble de la population
celui de la désignation des inspecteurs discrimination par rapport aux et du monde associatif et social.
(25 septembre 2003)
de morale et celui du calcul de l’ancien- cultes reconnus, soulignée dans le
neté des titulaires du cours. Livre blanc, fut l’objet d’une reven- Pour toute information: Françoise Claude, Femmes Prévoyantes Socialistes,
tél. 02/515.04.01 - Martine Hissel, Centre d’Action Laïque, tél. 02/627.68.11.
Les auteurs du Livre blanc mettaient dication incessante de la part du
également en garde les autorités à Conseil central laïque. Dans ce Ndlr: Entre-temps, comme chacun sait, aucune ligne budgétaire n’a été
domaine également, il fallut beau - consacrée à cet objectif. Voir l’éditorial en page 3.
propos du pacte culturel signé par
tous les partis, à l’exception de la coup de perséverance et d’opiniâ -
Volksunie, en février 1972 et coulé en treté. Ce n’est qu’en 1981 que la dres n’était pas prévue; la laïcité
laïcité obtint des subsides, qu’en n’obtint que difficilement l’émis -
terme de loi en octobre 1973. Ce
pacte garantissait que les «décrets 1993 que l’article 117 de la Consti- sion de timbres commémoratifs
tution fut modifié et en… 2002 que alors que les feuilles paroissiales
pris par les conseils culturels ne pou-
les lois d’application furent votées, continuaient à bénéficier de tarifs
vaient contenir aucune discrimina -
soit près de trente années après les postaux privilégiés. Il fallut aussi
tion pour des raisons idéologiques et
premières démarches de la laïcité combattre la loi du 11 Germinal an
philosophiques, ni porter atteinte aux
organisée auprès des pouvoirs pu - XI qui fixait que seuls les prénoms
droits et libertés des minorités idéo-
blics. tirés de la vie des saints, de person-
logiques et philosophiques». Mais ce
D’autres questions dans les années nages historiques ou cités dans la
pacte avait des limites; il ne tenait
septante et quatre-vingt qui ne sont Bible étaient admis, ou encore, pou-
compte que des différenciations poli-
pas évoquées dans le Livre Blanc vait-on inscrire dans le carnet de
tiques et philosophiques reconnues
mais qui reviennent lancinantes mariage –document facultatif, éven-
et ignorait les cultures idéologiques
dans les Bulletins de liaison du tuellement surchargé par des mi-
minoritaires, notamment celles des nistres du culte à l’occasion d’un
immigrés ou de la laïcité. CAL, attestent que le combat fut
bien opiniâtre et acharné pour baptême ou d’un mariage–, le nom
imposer la laïcité. Ainsi, la laïcité des enfants qui avaient été l’objet
Contraception et avortement dut protester, à plusieurs reprises, d’une cérémonie laïque.
Un autre combat qui s’avéra particu- contre la célébration de la messe du La liste des dossiers était bien longue
lièrement âpre, difficile et doulou - Saint-Esprit dans certaines écoles dans les années septante. Mais l’im-
reux fut celui de la contraception et de l’État et notamment à l’École pression qui se dégage aujourd’hui,
de l’avortement. On se rappellera royale des Cadets. Par ailleurs, les depuis la parution du Livre blanc, est
qu’en 1973 éclate l’«affaire Willy conseillers laïques n’étaient pas celle d’une très lente mais irrésistible
Peers» qui fut l’occasion pour la admis dans les prisons prévotales progression vers la conquête d’un
laïcité organisée d’affirmer sa posi- des FBA; dans les salles scolaires objectif bien défini: la reconnais-
tion «respect de la qualité de la vie des écoles de l’État et dans les sance de la laïcité, la lutte pour une
plutôt que respect de la vie à n’im - prétoires le crucifix était souvent séparation entre l’Église et l’État,
porte quel prix». Sous les pressions présent; la crémation était légale l’élimination d’une discrimination
des associations laïques, la même mais il n’y avait qu’un seul créma - envers ceux qui n’adhèrent pas à une Pol Defosse est maître assis-
année, un arrêté royal stipulait que torium situé à Bruxelles et, de plus, tant honoraire à la Haute
religion.
les contraceptifs étaient désormais dans de nombreux cimetières, une école P.-H. Spaak à
assimilés aux médicaments et qu’ils pelouse pour la dispersion des cen- Pol Defosse Bruxelles.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 25


société

Un «observatoire des marques» contre les excès?

Le marketing:
horripilant et normatif
Une interview de Marc Vandercammen

N
os enfants l’adorent et fini- c’est que ce sont des imbéciles qui répondre à des besoins, aux «désirs»
ront par regretter ces en - n’ont rien compris à la modernité…». dans notre jargon, et ce, quelle que
nuyeux «programmes» qui Assez de démagogie! Mais évitons soit la qualité ou la force intrinsèque
viennent perturber les spots publici- aussi les simplismes. de ces besoins, de bon aloi ou pas!
taires qu’ils déclament par cœur. On peut convaincre un consomma-
Nous ressentons de plus en plus teur d’adhérer à un service ou à un
Derniers soubresauts d’un vague
souvent la pub comme une intrusion produit… mais il faut qu’il ait cette
sens critique? Les adultes, en tout
auto-légitimée dans notre vie privée, attente, ou au moins une attente, au
cas, semblent «apprécier» nettement
à l’intérieur même de notre famille. départ! S’il n’y a pas d’attente parti-
moins… Pourtant le marketing est
Celles et ceux qui se sentent saturés culière, il n’y a pas de besoin, donc
une chose sérieuse, un outil de systé-
de messages publicitaires agressifs pas d’offre: celui qui s’y essaierait ne
matisation de marché enseigné dans
sont-ils en fait de vieux ronchons? vendrait rien!
les «meilleures écoles», comme on
dit. Marc Vandercammen, directeur Marc Vandercammen: Il serait parfai-
tement ridicule de nier tout déra - Notre agacement quasi quotidien
du CRIOC (Centre de Recherche et
page, tant dans les stratégies de découlerait donc plutôt d’erreurs de
d’Information des Organisations de stratégie… analysables elles aussi en
Consommateurs) et grand gourou du communication que dans les messa-
ges utilisés pour faire vendre les pro- termes de marketing?
marketing préfère rester sur les rails
duits. Le CRIOC «chasse» d’ailleurs Exactement! Dans l’exemple de la
de la raison... «scientifique» ou non.
ce type d’outrances, ou parfois de banque Dexia, l’erreur tactique a été
De l’ennui démissionnaire à désinformation, jour après jour. de penser que l’utilisation d’un jar-
l’agacement voire la rébel- gon «jeune» est –forcément– accepté
Il ne faut cependant pas donner
L’indignation que les gens lion, le message est clair: dans l’amalgame et lier entre eux tel quel par «les jeunes» même si
pas touche à mon intimité! aucune valeur concomitante ne vient
ressentent souvent des concepts qui n’ont rien à voir.
Certaines «campagnes» de renforcer ce sabir. Dexia a, de plus,
Le premier danger consiste à con-
face au ton utilisé dans de pub assez malheureuses
(Carrefour, Dexia…!) ne
fondre un ensemble de techniques tenté maladroitement d’imposer
l’idée qu’on ne pouvait pas s’adresser
éprouvées –nommé pauvrement «le
nombreuses campagnes sont hélas pas venues rele - marketing»– et qui aide une entre -
aux jeunes sans critiquer une auto -
ver le débat… D’où provient rité parentale déjà suffisamment
tient au fait alors ce sentiment de
prise à mesurer le type et la qualité
mise à mal dans notre société de
des relations qu’elle a avec son envi-
que de plus en plus révolte et d’atteinte à notre surconsommation! J’ai moi-même
ronnement, avec la compréhension
intimité? Bref, fantasmons- deux enfants et je sais, comme tous
de publicitaires ne les nous comme de vieux aigris (parfois médiocre) puis l’utilisation,
les parents, à quel point la pression à
elle aussi parfois très contestable, des
face à un «marketing» qui la norme imposée par certaines mar-
respectent pas. serait en réalité un «ca - résultats que ces techniques permet -
ques peut être écrasante. Les publici-
tent d’obtenir.
deau» qui nous serait aima- taires devraient respecter et analyser
Les «techniques» de marketing sont,
blement consenti? l’environnement avant de lancer des
par nature et comme tout autre en-
Le marché actuel vend (symbolique - messages univoques et soi-disant
semble technique, non pas immora-
ment) beaucoup le sentiment d’omni- étayés. Dexia a clamé avoir fait des
les (encore que ça puisse se discu-
potence: Et tout devient possible pré-tests qui auraient «confirmé» son
ter!)… mais amorales.
selon telle banque, Rien ne peut vous choix agressif, mais le fait qu’il y ait
Maintenant, la responsabilité sociale
résister pour telle compagnie d’assu- eu une telle levée de boucliers –peu
et éthique de ces mêmes entreprises
rances... Quand on ne promet pas le courante dans le milieu– prouve le
existe bel et bien. On pourrait imagi-
«droit» à la surpuissance et à une caractère déplacé de leur «coup».
ner contraindre, ou plutôt inviter un
agressivité de mauvais aloi à l’achat jour les marques à réguler elles-mê - Autre technique horripilante, l’utili-
de tel bolide «convivial»… mes, sous la supervision d’un «obser- sation du «ridicule» dans les cam-
Dexia (ex-Crédit communal) a der - vatoire des marques», leurs dérapa - pagnes actuelles: que penser de ces
nièrement fait fort avec un «message ges, potentiels ou actés, et ceux de profils d’«imbéciles» aux accents
à nos enfants» particulièrement torve leurs pairs. improbables qui défilent dans les
à l’égard de pauvres parents de plus Le second amalgame à éviter est de spots –surtout radio– avec, en corré-
en plus culpabilisés. Il fonctionnait croire que le marketing «crée lui- lation, un autre message qui est
sur ce mode: «Méfiez-vous de vos même des besoins» pour faire «ven- aussi un amalgame malhonnête: si
parents, signez un contrat. Vous avez dre» des produits. Le marketing ne vous résistez ou critiquez notre pub,
droit à leur argent! Et s’ils refusent, crée pas de besoins. Il ne fait que c’est que vous faites une résistance à

26 Espace de Libertés 315/novembre 2003


société
la modernité. «Les gens qui n’aiment véritablement dans la culture d’en - © Graham Baring
pas ma campagne sont forcément treprise.
des c…s», écrirait Beigbeder? Certaines sociétés sont à cet égard
En publicité, contrairement à la litté- plus avancées que d’autres, et utili -
rature, l’humour blessant ou cynique sent leurs propres «chartes» du con -
ne fonctionne pas bien, et se re - sommateur. Elles développent une
tournera aisément contre son promo- expertise en management éthique.
teur. Seul l’esprit bon enfant (peut) Elles œuvrent –à mon avis, avec
fonctionne(r). Il existe aussi un prin - raison– sur le long terme alors que le
cipe de loyauté qui prévoit claire - marché reste souvent focalisé sur le
ment qu’on ne peut pas mettre en court terme, peut-être par manque de
cause une personne, ou un groupe de respect de ce consommateur, juste -
personnes, dans une publicité. Ce ment. Il existe certains secteurs (vê -
type d’attaques n’apporte d’ailleurs tements, chaussures, matériel sco-
aucune plus-value; au contraire. laire, téléphonie…) où les marques
Ironiser, par exemple, comme Dexia vont parfois beaucoup trop loin dans
quant à l’éventuelle «maladie d’Alz - l’élitisme de mauvais aloi. Non, la
heimer» qui frapperait ses détrac - possession d’un sac «K…» ou d’un
teurs, tient carrément de l’imbécillité gsm à 1 000 euros n’est pas un gage
pure. De nombreuses personnes sont de supériorité naturelle!
très inquiètes face à cette maladie, Rappelons quand même que l’agres-
sivité de ces marques prospère sur le
pour elles ou leurs proches, et il est
terreau du conformisme enfantin, qui
intolérable de tenter d’utiliser un
se traduit par la surconsommation de
drame potentiel comme outil d’«hu -
ces symboles que les jeunes considè-
mour»! Là encore, c’est le contrôle
rent comme «distinctifs». Je peux
des pairs qui devrait constituer une
vous citer le cas d’une fillette de
clé à l’avenir pour que les annon -
douze ans qui, dans le cadre de l’une
ceurs ne se croient pas dépositaires
de nos études, a été capable de nous
d’une sorte d’«autorisation» d’agres-
citer 45 (!) marques spécifiques
ser au nom du «bon message» et qu’elle détenait personnellement!
d’une «longue expérience». L’indi -
Mais ici, c’est plutôt l’idée d’«éduca -
gnation que les gens ressentent sou -
tion au marketing» qui devrait être
vent face au ton utilisé dans de nom- avancée, avec des valeurs comme le
breuses campagnes tient au fait que respect des autres ou de la mesure
de plus en plus de publicitaires (et critique. On ne peut pas tout mettre
donc de commanditaires!) ne les res- sur le dos des «marketing mana -
pectent pas, ou plus. La perversité est gers»!
justement de jouer sur une zone de Ce qui n’empêche qu’une forme de
liberté, un «espace libre», pour en fait résistance citoyenne ait vu le jour: les
introduire un discours qui vise à divi- associations de consommateurs et la
ser. Les parents et les enfants, les Ligue des Familles jouent un rôle
jeunes et les moins jeunes, les pau - actif d’alarme et de contestation plus
vres et les riches… Or, les marques ou moins organisée, de même que L’agressivité des marques prospère sur le terreau du conformisme enfantin.
Game Boys Advanced (silicone et polystyrène) - Patricia Piccinini (Pavillon
ne dirigent pas le marché. Elles peu - certaine écoles qui, par exemple, australien, Biennale internationale d’art, Venise, 2003).
vent tenter de prouver qu’elles sont tentent d’uniformiser le plus possible
bonnes, mais ne peuvent pas insinuer les tenues vestimentaires et/ou le
que nous devons leur obéir (dictature matériel scolaire. à tout prix les habits de la «scientifi-
des marques) ou que nous ne com - À l’inverse, on peut aussi responsabi- cité»?
prenons qu’un langage fait par des liser l’enfant via la prise de cons - Je crois profondément à l’utilisation
abrutis pour des abrutis (pseudo-éli- cience du coût réel de ses caprices: d’outils certifiés, et au réel potentiel
tisme). Le discours péjoratif se re - gérer un petit budget éventuellement des ressources de notre secteur d’ac-
tourne toujours contre son promo - axé sur le mérite, mais qu’il utilise Marc Vandercammen ensei -
tivité, dans la perspective de la systé- gne à l’ICHEC. Il peut être
teur. À méditer! comme il l’entend. Vous seriez sur - matisation des pratiques et des stra- joint au CRIOC, rue des Che-
pris de voir à quelle vitesse il prend tégies… même si je suis le premier à valiers 18, 1050 Bruxelles, tél
Le marketing aurait donc de plus en
plus tendance à empiéter sur nos conscience de ses propres priorités, contester la manière dont on se sert 02/547.06.51., e-mail:
et du coût parfois extravagant de cer- marc.vandercammen@
libertés plutôt qu’à les célébrer ou, parfois du «saint chiffre sacré» pour oivo-crioc.org et
au moins, les valoriser? tains gadgets! Voilà une des clés du asséner des inexactitudes mani - http://www.crioc.be. Et sur-
problème. festes! Le règne de l’instantanéité a tout: deux gros ouvrages de
C’est moins simple. Mais il est clair
amené son lot d’images confuses et référence indispensables,
que la notion –parfois galvaudée, je Le marketing d’un produit semble constamment réédités et re-
l’admets– d’éthique en marketing (et parfois être devenu plus important d’excès divers. Mais encore une fois, vus ( voir www.deboeck.be),
d’éthique en général, d’ailleurs) de- que le produit lui-même… Que pen- nous ne proposons, en marketing, Marketing - L’essentiel pour
vrait dépasser le niveau du dis - sez-vous à cet égard de cette ambi- que des outils. Et certains polissent comprendre, décider, agir-
leur outil tandis que d’autres le collectif (réed.2003) et Études
cours… voire du simple produit à tion de certaines sciences humaines
cassent! de marché - Méthodes et
haute valeur ajoutée, célébré comme (le marketing et les études de mar- Outils, avec M. Gauthy-Siné
tel par les vendeurs, pour «entrer» ché en font partie!) à vouloir enfiler Olivier Swingedau chal (id.), 1998 (rééd. 2003).

Espace de Libertés 315/novembre 2003 27


religion

Sécurité des immeubles


ou liberté religieuse

L
’encre de l’éditorial du Docu - Le problème est qu’un Israélite ne Rectificatifs
ment n°10 dans lequel j’écri - peut travailler du vendredi soir au
vais qu’«À la lutte contre une samedi soir, période de shabbat, u Dans l’article «Janus: de la puni-
Église dominante et intolérante se qu’il ne peut pas non plus faire tra - tion à la restauration» de O. Swin-
substitue maintenant une autre, plus vailler et qu’activer l’électricité im - gedau (n° 313 - septembre 2003),
délicate, contre l’exception à la loi plique de faire travailler le person - une note faisait erronément réfé -
au nom de la religion» 1, était à peine nel d’une centrale. rence à l’asbl Amazone.
sècle qu’une coupure de presse Le projet Janus n’est aucunement
De fait dans de nombreux immeu -
m’informe d’un bien édifiant litige lié à Amazone, fondée en 1995
bles, les occupants israélites deman- pour soutenir les organisations de
dent pendant le shabbat l’éclairage
© M. Michiels femmes sur les plans logistique et
continu des parties communes et la documentaire (info: 02/229.38.00,
programmation de l’ascenseur pour rue du Méridien 10, 1030 Bruxel-
qu’il s’arrête à chaque étage (on les).
fonctionne ainsi en Israël).
Après des décisions judiciaires en u La photo publiée en
sens inverse, la Cour de cassation a page 10 du dossier
donné raison au propriétaire en affir- dans le n° 314 (octo-
mant que «les pratiques dictées par bre 2003) a été attri-
les convictions religieuses… n’en - buée erronément à
trent pas, sauf convention expresse, Frank Stölben. Son
dans le champ contractuel du bail». auteur est Ursula
Meissner.
Les différentes Cours se sont lamen-
tées sur l’impossibilité des parties à
trouver un accord entre elles. C’était
pourtant fort simple pour qui con -
naît en peu les systèmes de sécurité: Les Pompes Funèbres
si le propriétaire voulait mettre un
système électronique, c’était pour Générales de Belgique
une raison globale de sécurité et le
principe de tout système de sécurité,

Tielemans
c’est de ne pas avoir de maillon fai-
ble, c’est-à-dire ici soit une seconde S.A.
porte, soit un jour sans Digicode.
L’argumentation de l’avocat général
n’est pas inintéressante. Il remarque
que si un juif pratiquant est loin de Maison fondée en 1875
toute synagogue, il ne peut s’y spécialisée dans l’organisation de
rendre en voiture le jour du shabbat
et que cet empêchement doit être
tranché par l’autorité religieuse, ce FUNÉRAILLES
qui me semble bien vu.
CIVILES
Après l’arrêt, l’avocat des plaignants
Et si on en revenait aux bonnes vieilles serrures du passé? (Marrakech, 2001) n’a pas hésité à faire valoir une
menace assez vraisemblable « Je DE TOUTES CLASSES
crains que cette décision ne renforce
dont la Cour de cassation française
le communautarisme en poussant
a eu à trancher dans un arrêté du 18
1 Patrice Dartevelle, «Les décembre 20022.
les fidèles à se regrouper dans des ET CRÉMATION
nouveaux défis», E s p a c e immeubles conçus pour eux». Ce
de Libertés, D o c u m e n t Un groupe de vingt-cinq locataires n’est pas faux de toute évidence. Chaussée d’Alsemberg 19
n°10 (juillet 2003), p. 3. juifs pratiquants ont intenté un pro - 1060 Bruxelles
Sous cet angle, la ressemblance
2 Isabelle Rey-Lefèbvre, Le cès au propriétaire de leur immeu- Tél. 537.05.64
Digicode peut-il entraver avec la question du foulard est évi-
ble. Celui-ci avait résolu de rempla-
la liberté religieuse?, Le dente et quand l’intégrisme reli - Direction:
cer la serrure mécanique de la porte
Monde des 7-8 septem - gieux nous tient…
bre 2003 (dans le supplé - d’entrée par un procédé de sécurité Michèle et Jacques Delrieu-Raulier.
ment Argent). électrique appelé Digicode. Patrice Dartevelle

28 Espace de Libertés 315/novembre 2003


culture

Bande dessinée

Inventaire avant travaux

L
’une des évolutions les plus in- ligne claire (avec quelques
téressantes de ces dernières pastels et un emploi très
années dans la bande dessinée inventif des couleurs) qui
est l’émergence de récits à tendance met ce récit à la portée du
autobiographique ou, pour être plus plus grand nombre.
exact, qui voient l’affirmation d’un (Dupuy-Berberian, Mon-
sujet dont la vie importe davantage sieur Jean , «Inventaire
que les rebondissements tradition - avant travaux», Dupuis).
nels d’une enquête, d’un exploit ou
d’une chronique historique. Sans Là-bas, à Alger
doute en effet la vie et les rêves de
monsieur Jean ne sont-ils pas la La collection Aire Libre
transcription fidèle du vécu de vient de fêter ses quinze Extrait de Monsieur Jean .
Dupuy et Berberian (le frère du ciné- ans et peut afficher un nombre qui le toucheront sur l’amour filial
aste), les auteurs de cette remar - considérable de succès. Son prin - ou les secrets de famille. Étonnant
quable série. Encore que dans Le cipe? Permettre à un auteur, connu Tronchet qui, certes, a toujours
journal d’un album (Éditions de l’As- ou encore confidentiel, de créer mélangé un trait dur, noir, caricatu-
sociation), ils se soient mis en scène une histoire de longue haleine, un ral à une sensibilité certaine mais
lors de la fabrication d’un album… de one-shot en dehors des sentiers qui en restait à la marge avec les
Monsieur Jean. C’est la sixième his- battus de ses personnages habi - Jean-Claude Tergal et qui ici, trans-
toire de celui-ci, dont on avait suivi tuels. Il faut dire que généralement figure sa manière pour dévoiler un
précédemment quelques aventures cette quasi carte blanche a donné pan plus nuancé de son talent. Une
amoureuses, les affres de la création des résultats inattendus, comme le lecture indispensable! (Tronchet-
et d’une première reconnaissance au- passage au Congo ou à Sarajevo de Sibran, Là-bas, Dupuis).
près du public, ainsi que les tumultes Hermann, les récits forts et trou -
de la paternité un peu inattendue. blants de Cosey ou l’émouvant 27e Une marionnette
Logiquement, on découvre ici Jean lettre de Will et Desberg. Il y a des
en plein déménagement pour abriter ratés aussi, même s’ils sont rares,
bien charpentée
plus à l’aise sa petite famille. La comme Prosopopus de De Crécy, Étonnant comme Dodier mène son
femme de Jean ne veut plus de son un exercice de style vide de héros principal Jerôme K Jérôme
vieux lit, dépassé et à ressorts. Le lit contenu et d’émotion. Mais avec Bloche, un apprenti détective pari-
repasse à Félix, un de ses amis, dont Là-bas de Tronchet d’après Bleu sien. Ce dernier a certes mûri
la compagne refuse l’usage, de peur figuier d’Anne Sibran, c’est l’his- depuis ses premières aventures et a
d’être confrontée à tous ceux qui sont toire simple d’un homme bon et amélioré ses techniques d’investi-
morts dedans. Mais les grands- généreux, raconté par sa petite-fille gation autant que réduit une timi-
parents de Jean lui apparaissent en devenue grande. Il habite Alger, on dité contrariante dans son métier.
songe pour lui reprocher de s’être est en 1962 et bientôt la violence va Mais ses aventures mêlent toujours
débarrassé de leur lit de famille. le pousser à monter dans un cargo avec bonheur une histoire de gens
pour la métropole, en abandonnant (on songe aux Maigret ou aux
Quant au fils adoptif de Félix, bien
tout derrière lui. Non seulement les Nouveaux mystères de Paris) et une
qu’il n’ait que six ans, il est obsédé
disques de jazz, son travail, mais bonne humeur parfois mâtinée
par le fait que tout le monde va
aussi les odeurs de la casbah, le d’une certaine amertume, notam -
mourir. Ou alors est-ce l’obsession de ment dans les épilogues. Bloche est
Jean, qui a retrouvé, au milieu de tou- goût de la harissa et de la kemia, la
cette fois confronté à une jeune
tes ses propres caisses, une caisse tiédeur des vagues de la plage de
femme qui se dit enceinte d’un
oubliée du locataire précédent, décé- Bab-el-Oued. Aujourd’hui, c’est
homme dont elle ne connaît que le
dé sans laisser d’adresse? Une carte l’odeur du sang qui prévaut. Un
prénom et qui a disparu. C’était le
postale, un bouchon de champagne, petit cireur de chaussures meurt
jeune mari d’une riche romancière,
une facture et ces lambeaux de vie dans ses bras, sans qu’il ait pu le
Marguerite Dumas, qui croyait con-
redonnent quelques traces à une défendre. La violence de l’exil, l’in -
server un gigolo à l’année en lui fai-
existence disparue que plus per - gratitude d’une métropole égoïste
sant une vie dorée et en tolérant
sonne ne conserve. De quoi faire et hargneuse, la haine entre les
quelques incartades. Mais un
quelques cauchemars pour Jean, peuples alors que tant de choses enfant, c’est autre chose et cela
avant de retrouver les chemins de la rapprochent les hommes et les fem- précipitera le drame. Une histoire
tendresse et du bonheur. Tout cela est mes qui ont grandi sous le même forte et très bien charpentée.
raconté avec intelligence, profondeur soleil sont peints avec intelligence (Dodier, Jerôme K Jérôme Bloche,
et délicatesse, d’autant que c’est en et sensibilité. C’est aussi l’histoire La marionnette, Dupuis).
ayant l’air de ne pas y toucher, sans d’une enfance et d’une famille où
jamais forcer le trait. Un trait très chacun retrouvera des notations Frédéric Soumois

Espace de Libertés 315/novembre 2003 29


culture

À Paris, au Grand Palais

Gauguin aux Marquises

L
a vie de Paul Gauguin ressem- viction que la nature peut afficher de splendeur barbare, de liturgie ca-
ble à un conte qui ne cesse de des visages différents sans pour au- tholique, de rêverie hindoue, d’image
mal tourner. Il a un an lors - tant se contredire, que la vérité n’est gothique, de symbolisme obscur et
qu’il embarque avec ses parents pas dans la copie mais bien dans la subtil».
pour le Pérou: c’est un orphelin de recherche de l’harmonie. Qu’im - Dans tous les pays d’Europe, au tour-
père qui débarque à Lima. Toute sa porte que la prairie soit rouge ou nant du XXe siècle, l’industrialisation
courte vie, Gauguin rêvera de cet jaune, l’essentiel pour Gauguin est massive et galopante provoque d’im-
impossible retour aux sources d’un d’accorder ces deux tons. portants remous économiques, so -
Éden entrevu mais aussitôt perdu. ciaux, politiques et spirituels. Com-
D’un caractère difficile, toujours De Pont-Aven... me Van Gogh, Gauguin troublé, en-
insatisfait, il s’enferme dans une exis- Gauguin retourne en Bretagne en treprend une série de peintures reli-
tence conventionnelle, gieuses qui marque un autre type de
janvier 1888 et s’installe à Pont-Aven
celle d’un petit employé où vivote depuis 1873 une petite colo- rupture avec l’impressionnisme et
de banque, qui ne lui nie d’artistes. Sa rencontre avec le son univers de paysages festifs ou
«Ce matin j’ai été à convient pas. Suite au jeune Émile Bernard est détermi - d’événements ludiques; Gauguin s’i-
dentifie à l’image d’un christ solitaire
un lavoir avec des figures krach boursier de 1882, nante, car c’est grâce à ce dernier
inutilement sacrifié.
où il perd tout, il décide qu’il découvre la formule du cloison-
de femmes d’une tournure de devenir peintre. Il nisme. Dès son arrivée, Gauguin En Bretagne, Gauguin avait cherché
aussi large que les rencontre Seurat, avec peint une toile majeure La Vision du une naïveté et une authenticité popu-
qui il se brouille, et sermon dans laquelle il renonce à la laires qu’il croyait encore pouvoir
négresses de Gauguin, Cézanne à qui il achète facture impressionniste au profit du trouver dans cette province écartée
une surtout en blanc une nature morte au cloisonnisme, cette technique du du monde moderne, où cohabitaient
compotier en 1884. On serti directement inspirée des estam- toujours menhirs et calvaires, mais
–noir– rose, une autre comprend l’intérêt d’un pes japonaises alors fort en vogue en comme Van Gogh, il aspire sans
Gauguin balbutiant de - Occident. Sensible à la ferveur ar- cesse à plus de lumière, ne pouvant
toute jaune». se contenter, comme les impression-
Vincent Van Gogh, 1888 vant ce petit tableau-clef chaïque bretonne, Gauguin sépare ici
qui va bien au-delà de le profane du sacré en coupant au- nistes, d’enregistrer tel paysage à
l’impressionnisme: les dacieusement sa composition d’un telle heure du jour. Pour Gauguin, la
objets y sont unique - arbre; par l’absence délibérée de nature n’est qu’un prétexte suggestif,
ment modelés à l’aide de perspective et l’aplat d’un même il cherche la musique profonde du
la couleur et les différents plans sont rouge franc, il réussit la complète tableau comme il l’écrit en 1899: «La
subtilement construits sans perspec - cohésion du tableau. Octave Mirbeau couleur, qui est vibration de même
tive. Quatre ans plus tard, alors qu’il voyait assez justement en Gauguin que la musique, est à même d’attein-
tire le diable par la queue, il réplique un «mélange inquiétant et savoureux dre ce qu’il y a de plus général et
dignement à son ami Schuffenecker:
«Ce Cézanne que vous me demandez
est une perle exceptionnelle et j’en ai
déjà refusé trois cents francs; j’y tiens
comme à la prunelle de mes yeux et à
moins de nécessité absolue, je m’en
déferais après ma dernière chemise».
Pourtant l’existence de cet artiste or-
gueilleux est misérable; sans cesse il
tente de rejoindre le mirage de l’exo-
tisme, celui d’un paradis terrestre
qu’il découvre à chaque fois corrom-
pu par la civilisation qu’il fuit. Déçu
et affaibli par les fièvres, il rentre
prématurément de son séjour à La
Martinique en novembre 1887.
Néanmoins, grâce à ce bref inter -
lude, il espace maintenant les tons et
éclaircit sa palette; il soigne égale -
ment la composition en s’inspirant
du classicisme de Puvis de Chavan-
nes. Il y a également trouvé la con - Parau Api, 1892, Kunstsammlungen, Dresde.

30 Espace de Libertés 315/novembre 2003


culture
pourtant de plus vague dans la peinture égyptienne dont il disait:
nature: sa force intérieure». «L’Égypte détient l’art primitif le plus
savant du monde».
... à Arles Gauguin opte pour cette méthode en
quelque sorte traditionnelle de la
Sur l’insistance de Van Gogh, il quitte
composition «compartimentée» et
la Bretagne pour Arles fin octobre
1888, mais la Provence le déçoit; elle lorsqu’il désire provoquer une im -
pression colorée plus intense sans
possède encore moins ce primiti -
pour autant utiliser un ton pur qui
visme qu’il traque et le séjour avec
Van Gogh tourne rapidement au con- pourrait jurer, il étend le ton rompu
sur une plus grande surface, ce qu’il
flit et à l’échec. Les deux hommes
résumait ironiquement par la for -
sont trop différents, violents chacun
à leur manière et Gauguin réagit mal mule: «Un kilogramme de vert est
plus vert que dix grammes de la mê-
à l’impulsivité tumultueuse et pathé -
me couleur».
tique du Hollandais. Gauguin est un
héritier de Poussin, il contrôle et maî- Malheureusement la misère ne le
trise sa violence naturelle et si Van quitte pas. Il rentre en France de
Gogh prélude au déchaînement ex - 1893 à 1895 pour tenter d’y remédier
pressionniste dans l’Europe du Nord, mais sans succès. Dépaysé, esseulé, il
Gauguin annonce le fauvisme jus- repart définitivement à Tahiti. En
qu’au cubisme. harmonie précaire avec le monde qui
Que se passe-t-il exactement durant l’entoure, Gauguin donne la prédo-
cette soirée du 23 décembre? Ne pou- minance à un schéma décoratif dans
vant supporter le départ de Gauguin lequel il reprend régulièrement des
et l’échec de leur relation, Van Gogh attitudes déjà utilisées; lorsqu’une
se coupe l’oreille d’un coup de rasoir. forme est jugée par lui satisfaisante,
Mais aujourd’hui, certains cher - elle revient comme un leitmotiv
cheurs soupçonnent Gauguin d’être musical ou littéraire.
l’auteur, à l’issue d’une déchirante Dans l’œuvre monumentale et testa -
dispute, de cette mutilation. Quoi mentaire intitulée « D’où venons-
qu’il en soit, il rentre à Paris puis nous? Que sommes-nous? Où allons-
retourne en Bretagne, ne songeant nous?» (1897 - 140x375 - Boston, Mu-
sans cesse qu’à partir plus loin. Il seum of Fine Arts), Gauguin déroule
hésite avec Madagascar, mais c’est et résume les principales étapes sym-
pour Tahiti qu’il s’embarque en 1891. boliques de son existence, elles se Le Cheval blanc, 1896, Musée d’Orsay, Paris.
Il y trouve enfin, tant dans la nature juxtaposent en longues formes ver -
que chez l’indigène, les thèmes, les ticales alternées comme autant de phie et l’ornementation de son livre
couleurs et le climat d’authenticité questions essentielles que se posait Noa Noa. Cet «Atelier des Tropi -
primitive dont il attendait depuis l’artiste à travers cette métaphore: ques», qui n’aura qu’un seul pension-
longtemps la révélation, même si «Au moment où des sentiments ex- naire, résonne du glas lointain de
notre éternel voyageur insatisfait trêmes sont en fusion au plus profond l’Atelier du Sud tant espéré par son
finira par constater: «Je me contente de l’être, au moment où ils éclatent, et ami Van Gogh en Arles.
de fouiller mon moi-même et non la que toute la pensée sort comme la En 1901, bien que malade, mais tou-
nature». lave d’un volcan, n’y a-t-il pas là une jours poussé par son besoin d’ab -
éclosion de l’œuvre soudainement solu, détesté par l’administrateur
Tahiti, enfin créée, brutale si l’on veut, mais gran- colonial, l’évêque et le gendarme, il
La cohérence visuelle des œuvres de de et d’apparence surhumaine?… quitte l’île de Tahiti «contaminée»
cette période polynésienne repose Mais qui sait quand au fond de l’être par la lumière électrique, pour ga -
sur la juxtaposition de grandes mas- l’œuvre a été commencée?». gner l’île d’Atuona; Adam y trouve-
ses de couleurs étagées qui s’articu - C’est aussi une œuvre qui obéit aux t-il enfin son Éden mythique?
lent entre elles et créent le volume idées des Anglais, John Ruskin et Il meurt dans l’isolement complet le
sans recourir au modelé. Elle corres- William Morris, qui souhaitaient un 8 mai 1903, à peine âgé de 54 ans.
pond tellement bien aux recherches art qui soit moins une image réelle de
Focalisée sur les deux séjours de
similaires menées par les Nabis et la nature qu’un reflet de la pensée, un
Gauguin à Tahiti, l’exposition du
leur chef de file, Maurice Denis, lors- mouvement qui s’affirmerait sur le
qu’il écrit en 1890: «Se rappeler qu’un Grand Palais donne à voir plus de
principe de «l’art pour l’art» et qui
tableau, avant d’être une femme nue, deux cents œuvres dont le tableau-
engloberait toutes les formes artis -
un cheval de bataille ou une quelcon- phare D’où venons-nous? qui n’était
tiques, aussi bien la peinture que la
que anecdote, est, avant tout, une plus revenu en France depuis cin -
sculpture, l’architecture que le mobi-
surface plane, recouverte de cou - quante ans, et autour duquel s’articu-
lier, la gravure que la typographie. Ce Gauguin – Tahiti, Galeries
leurs, en un certain ordre assem - lent peintures, esquisses et sculp -
qui coïncide tellement bien avec un nationales du Grand Palais,
blées». Gauguin construisant aux Marquises tures mais aussi manuscrits, photos entrée Square Jean Perrin,
sa Maison du jouir dont il fabrique le et objets polynésiens contemporains 75008 Paris – Du 4 octobre
On remarque aussi dans les œuvres 2003 au 19 janvier 2004.
mobilier, peint les vitres, sculpte por- de l’artiste.
de la période tahitienne, la connais- Ouvert tous les jours sauf le
sance certaine qu’avait l’artiste de la tail et frontons ou dessine la typogra- Ben Durant mardi.

Espace de Libertés 315/novembre 2003 31


multimédia

Cyberdépendance nombre des bienfaits potentiels d’in-


ternet, le même chercheur cite aussi
la possibilité pour les jeunes de dé -

Un «doudou» moderne
charger “un trop plein d’agressivité”,
d’expérimenter leur sexualité hors du
contrôle des parents, voire d’utiliser
Internet comme “un immense groupe
de self-help”, un puissant instrument
d’autothérapie».

É
tonnant Internet, qui chaque ses mauvaises spéculations. Le De la même manière, Internet et les
jour amène le meilleur comme pirate a… 19 ans. jeux vidéos sont utilisés par l’armée
le pire. Deux faits récents américaine installée en Irak pour lut-
épinglés parmi des milliers d’autres. La meilleure et ter contre le stress des combattants
Un site Internet consacré à la vie d’un la pire des choses stationnés sur place. La décision de
groupe de cervidés dans une clairière Washington de porter de six mois à
de la forêt de l’Eifel (ouest de l’Alle - Alors, Internet, la pire des choses, un an la durée du déploiement des
magne) a recueilli un grand succès Big Brother sur terre? Pour les psy- troupes en Irak a nécessité le lance-
avec 1,3 million de connexions en chiatres, Internet peut être «la meil- ment de ces programmes, qui conju-
quinze jours. Au début, les images de leure et la pire des choses» pour les guent équipements de musculation,
forêt avec un épisodique cri de adolescents, qui peuvent profiter de
Internet, films, et même parfois…des
chouette n’attiraient pas grand mon - cet «extraordinaire moyen de se ren-
piscines. Irritabilité, vomissements et
de, mais tout a changé avec le début contrer» ou se retrouver prisonniers
crises d’angoisse font partie des sym-
de la saison des amours. Les inter - de l’écran jusqu’à 70 heures par se -
ptômes du stress de combat. Mais qui
nautes sont toujours plus nombreux maine.
peuvent s’aggraver: «Parfois, des
pour voir qui, des mâles Heinz et Pour le professeur Jean-Yves Hayez soldats perdent la vue ou l’ouïe alors
Paul, gagnera le droit de conquérir la (cliniques universitaires Saint-Luc à qu’ils ne souffrent de rien. Vous pou-
belle Agnès. Un loft story pour cerfs Bruxelles), «il est parfois difficile de vez leur enfoncer un couteau dans la
en quelque sorte! Sauf que le site différencier les “gourmands” d’inter-
n’est pas lancé par un quelconque jambe et ils ne ressentent rien », a
net, qui peuvent passer quinze à vingt
mercanti, mais par des protecteurs témoigné anonymement un haut
heures par semaine en ligne, des dro- gradé.
gués du web». D’après les me-
bres du 12 e congrès de la so- Mais ces remèdes eux-mêmes peu-
© AFP
ciété européenne de psychia- vent déraper en cas de consomma-
trie de l’enfant et de l’adoles - tion excessive. Dans la cyberdépen-
cent, la cyberdépendance est dance, il y a, selon les chercheurs, un
un phénomène plutôt mascu- «désinvestissement du monde im-
lin. Selon eux, il revient aux médiat» et un «refus de se soumettre
parents de fixer une limite de à des informations venant des géné-
durée, et d’inviter le jeune à rations précédentes». Il revient alors
faire du sport. «On ne parvient aux parents de ne pas fuir leurs res -
pas à imposer à un jeune un se- ponsabilités, mais de «penser le phé-
vrage total de son ordinateur, il nomène Internet» et de chercher à le
faut plutôt réglementer», sou- réguler.
ligne Frédéric Goethals, du Les psychiatres prodiguent le même
groupe Cyberrecherche. conseil face à la violence dans les
Les experts soulignent néan- médias en général. Pour un enfant,
moins les «apports positifs» «être grand» cela veut dire «donner
d’internet. En créant son pro- l’impression qu’on n’éprouve rien »
pre personnage lors de jeux en ligne, face à des images violentes, a souli-
On passe du «doudou» au jeu des animaux, effrayés que si peu
vidéo, devenu objet transi- l’adolescent expérimente «dif - gné le psychiatre français Serge Tis-
d’enfants sachent encore comment
tionnel pour les adolescents.
férentes facettes de son identité». Il seron, spécialiste de Tintin et des
se comporte un animal vivant qui ne
peut aussi exercer sa créativité, son «secrets de famille». Mais pour pren-
soit pas un chien ou un chat domes-
savoir-faire, et «trouver une image dre des distances, il est important,
tique.
positive de lui-même», lorsqu’il réus- selon lui, qu’enfants et adolescents
Autre fait surprenant. Un pirate trouvent des interlocuteurs pour
sit, par personnage virtuel interposé,
informatique avait réussi à s’intro - exprimer leur choc émotionnel par
à «sauver le monde ou gagner un
duire frauduleusement dans le sys- la parole, le dessin ou lors de jeux de
championnat de foot».
tème d’un courtier et dans l’un des rôle.
comptes d’un de ses clients à qui il Le jeu vidéo qui permet « d’avancer
«Supprimer la télévision à la mai -
faisait racheter ses propres titres par un processus d’essais-erreurs,
son n’est pas la solution, car les
qui n’avaient plus aucune valeur. sans véritables conséquences néfas-
enfants la verront ailleurs et n’ose-
Grâce au rachat de ses titres pour 5 tes dans un monde situé entre le réel
ront pas en parler à la maison, s’ils
dollars pièce, il avait réussi à éviter et l’imaginaire, serait, selon Frédéric
la perçoivent comme un interdit»,
des pertes qui se seraient élevées à Goethals, une “sorte d’objet transi-
insiste encore Serge Tisseron.
37 000 dollars et avait donc fait tionnel” pour l’adolescent comme
endosser à un autre le résultat de l’est le “doudou” pour le bébé. Au Maxime Coppin

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