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LES ENJEUX DU SENSIBLE

JEAN-CLET MARTIN

L’espace sensible

L’ IDÉE D’ATTRIBUER À L’ESPACE une forme de sensibilité


pourrait bien surprendre ceux qui, depuis leur plus
tendre enfance, ont été dressés à l’école de la dure sévérité
mathématique. Que l’espace soit sensible, c’est là une pro-
position assez étrange que prennent pourtant à cœur tous ceux
qui font œuvre de déployer l’espace sous la forme plastique
d’un art. C’est même là la seule proposition qui puisse justi-
fier qu’il y ait de l’art et que cet art puisse se déployer comme Intervention de
une esthétique. Affirmer que l’espace est sensible, c’est Jean-Clet Martin
dans le cadre
d’emblée prendre le chemin de l’esthétique, même si nous ne des Vendredi de
savons pas trop quoi entendre sous ce nom dont je mets pro- Chimères.
visoirement en réserve la compréhension. Il nous faut, avant
toute chose, prendre la mesure de nos présupposés implicites, Jean-Clet Martin est
philosophe.
de nos évidences les plus immédiates, les plus spontanées,
issues pourtant d’une longue habitude historiale, d’un lent Derniers ouvrages
dressage pédagogiquement instruit depuis des années parus :
d’apprentissage dont nous n’avons même plus souvenance. L’Âme du monde.
Disponibilité
L’espace, la conception devenue classique de l’espace d’Aristote.
emprunte, me semble-t-il, deux chemins que je voudrais rapi- Van Gogh. L’œil des
dement parcourir pour en dégager l’intrication, la stratifica- choses.
éd. Les Empêcheurs
tion, celle par laquelle s’est instituée une image de la pensée
de penser en rond.
qui s’est durablement imposée à notre manière d’aborder ce
concept hautement surdéterminé.

La première voie est celle des mathématiques, la réduction


mathématique de l’espace à l’étendue géométrique. Par

CHIMERES 1
JEAN-CLET MARTIN

étendue, il faut entendre toute l’étendue de ce qui sépare


deux choses. L’idée d’espace est née de la certitude qu’entre
deux choses, il y a un espèce de vide qui se creuse. Vous et
moi sommes séparés par une distance, un écart infranchis-
sable de sorte que l’espace n’est rien d’autre que la grandeur
qui disjoint deux points. Comme cette distance est infini-
ment divisible, on pourra se mettre à penser qu’elle existe
indépendamment des choses. C’est ce que fait Platon. Pour
lui la relation, la distance aggravée qui nous sépare ne se
laisse ni toucher, ni couper par des mains sensibles. Seuls
les nombres peuvent couper une distance en deux, trois,
quatre, cinq et ainsi de suite, avec l’impossibilité de résor-
ber cette faille. Voilà pourquoi le nombre apparaît, chez lui,
comme une Idée séparée : 2 x 2 s’applique aussi bien à la
surface d’un champ qu’aux pieds de la table ou d’une chaise
sans aucune adhérence aux choses. Quant à l’exemple
célèbre connu par le dialogue avec Ménon, le jeune esclave,
il est clair que le problème posé concernant la duplication
de l’aire d’un carré ayant pour côté 2 unités, ne saurait se
résoudre par recours aux nombres entiers, ceux qui se lais-
sent compter sur les doigts de la main. L’espace double du
carré n’est pas constructible à partir d’un espace sensible,
perceptible, mais relève d’une ligne abstraite, la diagonale,
dont le nombre est idéal. Racine de 2 désigne en réalité une
quantité qui excède tout nombre entier, nombre idéal pour
représenter une diagonale décollée des côtés visibles du
carré. Toute la question est alors de savoir si un tel nombre
est réel, s’il correspond à un espace effectif quoi qu’insen-
sible. Platon constate l’idéalité de certaines relations qui le
conduisent de plus en plus à rêver pour ces idéalités, qu’elles
soient finalement réelles, qu’elles existent dans un monde
différent du monde sensible, le monde des Idées. Très tôt
dans l’histoire de la pensée on voit se dessiner cette tenta-
tion de la séparation, de la transcendance des nombres
comme si l’espace devait se détourner des éléments sen-
sibles, quitte à n’être plus qu’un simple vide quand le ciel
n’offrira plus aux nombres un abri invulnérable.

Je pense que Parménide déjà nous avait conduit sur cette voie,
la voie droite de l’être qui monte vers la déesse, mais je crois

CHIMERES 2
L’espace sensible

qu’il s’agit là d’une tendance universelle, d’une histoire uni-


verselle, une espèce d’archétype de la pensée où se tient déjà
toute religiosité, la surprenante alliance des mathématiques et
de la foi que l’on voit se nouer partout depuis toujours, depuis
l’école pythagoricienne qui en institue ouvertement le mys-
tère. Penser l’espace, la distance qui sépare deux points, deux
éléments, deux visages, c’est en appeler à une transcendance,
à une réalité séparée qui n’est pas strictement sensible (sauf
à se laisser, comme Lévinas aujourd’hui, séduire par l’épi-
phanie de visages détournés où se donne à lire la radiation
d’un autre univers, l’autre comme Autre monde). Tout était
donc prêt pour aller un peu plus avant sur la voie de l’abs-
traction, déclarant que l’étendue est une substance inerte
réclamant le projet cartésien de la mathésis universalis par
laquelle neutraliser l’espace qui, à l’époque classique, se mue
en un simple système de coordonnées indifférent aux choses.
Ce pourquoi le principe d’inertie sera le principe qui au XVIIe
viendra coiffer notre rapport au monde et notre singulière
conception de l’espace. L’espace n’est qu’un maillage insen-
sible, un milieu de transmission qui ne peut rien par lui même.
Voilà pourquoi Descartes a besoin de dire que le mouvement
n’est pas dans la chose, que le principe qui meut un mobile
n’est pas immanent à ce mobile, mais qu’il provient d’un
choc. Un corps en mouvement restera en mouvement aussi
longtemps qu’il n’en heurtera pas un autre. C’est-à-dire que
l’astre qui se meut est inerte en lui même et ne se meut qu’à
la faveur d’un choc initial, une chiquenaude primordiale, le
coup de pouce divin qui vient du dehors et qui suppose une
transcendance.

Pour résumer les deux points que je viens d’aborder, je dirais


que du côté de Platon on a un espace idéal capable d’exister
indépendamment des choses et du côté de Descartes on se
trouve mis en face d’une étendue neutralisée qui implique
l’existence d’un Dieu hors espace. Soumettre l’espace à
l’étendue est alors le meilleur argument ontologique qui soit,
la meilleure démonstration de l’existence de Dieu, peut-être
parce que l’étendue, démembrée partes extra partes, a besoin
de lui pour se consolider et tenir ensemble dans le mouvement
d’une création continuée. L’espace livré à lui même est

CHIMERES 3
JEAN-CLET MARTIN

cendre, poussières de poussière incapable de consister par une


force qui lui serait propre. Il suffira donc d’attendre un peu
plus avant la déclaration de la mort de Dieu pour que l’espace
se confonde finalement avec le vide, la transcendance du vide
par laquelle chaque structure peut se mettre à trouver son jeu,
qu’il s’agisse d’une case vide, d’un ensemble vide ou d’un
signifiant fantôme capable d’articuler les multiplicités numé-
riques. C’est de ce point précisément qu’il faut lire la querelle
Badiou-Deleuze et la volonté deleuzienne de se défaire du
numérique. Aujourd’hui l’espace est pensée, en effet comme
un espace de dispersion creux et insigne, une segmentation,
un morcellement mécanique qui culmine je crois d’une autre
manière dans la philosophie récente de Jean-Luc Nancy,
espace dont seul peut nous sauver le toucher capable de le tra-
verser. Mais cette voie de neutralisation qui ôte toute vie à
l’espace n’est pas la seule voie qui trace l’image de la pensée,
le schéma mental qui s’est imposé à l’occident dans sa com-
préhension des lieux.

Très tôt déjà les philosophes ont rendu notable la nature


immanente de l’espace, déclarant l’espace inséparable de
l’esprit qui l’organise. Aristote nous l’indique suffisamment
lorsqu’il analyse les différentes conceptions de l’espace dans
la pensée Grecque. De quoi s’agit-il alors lorsque nous disons
qu’il y a immanence de l’espace et de l’Intellect ? La chose
n’est pas très compliquée à percevoir. Dire que l’espace qui
sépare deux êtres est immanent à l’esprit de celui qui les
contemple cela implique que la distance qui se creuse entre
les choses se creuse autrement dès que je me déplace et que
c’est tout ce tissu de relations qui dépend de ma position, de
mon point de vue. L’étendue telle qu’elle est perçue se
ramène donc à la configuration du sens externe ou au jeu de
la perspective, de sorte que l’espace est un espace qui dépend
de la sensibilité. Le philosophe qui est allé le plus loin dans
cette direction c’est Kant lorsqu’il dit que l’espace n’est pas
une chose en soi, qu’il y a une idéalité de l’espace conçu
comme phénomène, que espace rime avec une façon d’appa-
raître. Ce qui se creuse entre deux choses quand je me déplace
concerne l’espace tel qu’il m’apparaît, et il n’y a d’espace que
pour une intuition sensible. L’espace, pour Kant, n’existe

CHIMERES 4
L’espace sensible

qu’au niveau du sensible. Il est constitutivement sensible.


D’où la définition célèbre par laquelle il dira qu’il désigne une
forme a priori de la sensibilité. Affirmer cela, affirmer que
l’espace est la forme de notre sensibilité c’est la thèse inau-
gurale de la phénoménologie, l’expérience fameuse du cube
qui montre que c’est en moi que se fait le montage des six
faces lorsque le sens externe se soumet finalement au sens
interne, au temps de la conscience. Dès lors il faut retrouver
dans tout espace éprouvé une forme a priori subjective qui le
rende possible, une condition qui sera offerte par le moi, le
sujet capable de faire l’unité de la diversité spatiale au sein du
temps, comme si le temps, l’ordre du temps s’imposait à la
diversité de l’espace. C’est ici la notion de perspective qui
domine l’image de la pensée, le perspectivisme qui pose le
sujet au centre de toute chose. D’où la fameuse thèse, déjà
assumée par Protagoras, selon laquelle l’homme est la mesure
de toute chose et qui prend chez Kant une forme révolution-
naire, la forme d’une révolution copernicienne. Ce serait bien
difficile de produire devant vous ce montage par lequel
l’espace se soumet à la sensibilité commandé par ce que Kant
nomme le sens interne, c’est-à-dire le temps. Mais c’est cette
révolution qui explique pourquoi Kant appelle esthétique son
analyse de l’espace et du temps. L’espace est esthétique parce
qu’il est de l’ordre de la sensibilité, de l’aistheton et non plus
de l’Idée qui se placerait davantage du côté de l’objet. Ce
montage complexe, je l’ai démonté jadis dans mon livre sur
Deleuze tout au long des deux premières variations. Ce qui
me paraît en revanche digne d’être noté aujourd’hui c’est que
ce perspectivisme réintroduit un certain goût pour la trans-
cendance dans l’immanence de la perception, transcendance
du sujet, du point focal vers lequel convergent les lignes de
la perspective ou transcendance du monde qui refuse de se
laisser absorber par une conscience intentionnelle. Dire que
le sujet est celui qui déploie l’espace, c’est admettre un point
de fuite qui, parce qu’il est inassignable converge vers l’infini.
L’infini se trouve ainsi soumis à la transcendance du point de
fuite et l’espace n’est rien d’autre que l’ordre projectif de ce
point de fuite. Raison pour laquelle Kant dira que le moi n’est
qu’une Idée régulatrice difficile à actualiser dans une expé-
rience, une espèce de foyer focal dont la présentation est

CHIMERES 5
JEAN-CLET MARTIN

impossible agissant à la manière d’une tache aveugle dans


l’ordre de la perception et de la connaissance.

Quoi qu’il en soit, les deux voies que je viens d’emprunter


très rapidement et de façon un peu schématique, celle de
l’espace objectif des mathématiques et de l’espace subjectif
de la perception me paraissent passer à côté de l’espace réel,
de l’espace sensible par lui-même, en sorte que ce n’est pas
tellement le temps qu’il faudrait protéger de l’espace, comme
le croyait Bergson, mais bien plus s’agira-t-il de repenser
l’espace pour lui-même, dans sa sensualité propre, indépen-
damment de l’ordre du temps, c’est-à-dire de la psychologie
autant que de la phénoménologie. C’est tout le sens de mon
travail actuel me conduisant ainsi vers un art d’arpenter
l’espace, une esthétique assez singulière dont je regrette le
caractère un peu technique de ce soir, mais je n’ai pas d’autre
moyen vu la nature ponctuelle de cette intervention qui en réa-
lité, demanderait pour le moins un séminaire. Outre la voie
platonicienne du nombre et la voie protagorasienne de la pers-
pective, outre la voie de la mathématique et celle de la psy-
cho-phénoménologie, il me semble qu’il y a une autre voie
pour penser le rapport de l’espace et du sensible, une voie
pour laquelle je n’ai pas encore vraiment trouvé de nom
propre parce que j’en ai trop qui s’imposent à moi, entre topo-
logie, éthologie ou écosophie.

En vérité, je cherche un pur espace, une espèce de membrane


qui soit sensible par elle-même. Le senti qui me captive est le
senti de la chose, le senti tel que par exemple on dira qu’il y
a déjà une exaltation dans la couleur, entre le jaune et le bleu,
indépendamment de l’exaltation romantique de celui qui
éprouve cette émotion. Où il s’agit de partir à la conquête
d’une sensation pensée comme une qualité de l’espace, indé-
pendamment du moi, du sujet par lequel s’est imposée la caté-
gorie du temps ou de l’Idée pensée comme objet le plus
objectif qui soit. Cet espace très nouveau, je l’ai appelé l’âme
du monde avec le risque de me voir pris en flagrant délit de
mysticisme, d’animisme même si ce n’est pas de cela qu’il
s’agit dans le devenir animé, animal et molécule, qui borde
ce livre où je me sers un peu de Bergson contre Bergson.

CHIMERES 6
L’espace sensible

Vous n’ignorez peut être pas que Bergson avait commencé


toute son œuvre par un texte sur Aristote, un commentaire du
livre IV de la Physique qui porte sur la question du lieu, de la
topologie, une lecture très minutieuse mais que Bergson ne
pouvait pas adopter pour lui-même sachant que la durée,
l’évolution créatrice, l’élan vital devaient se penser indépen-
damment de l’espace et de sa topographie. Voilà pourquoi
d’ailleurs il dénonce le cinéma, l’aspect cinématographique
de la pensée imagée que nous devons à Deleuze d’avoir réha-
bilitée, sortant de Bergson par Bergson. En effet, Bergson
reproche au temps classique d’être un temps spatialisé, pol-
lué par l’espace, sans voir qu’en fait c’est précisément
l’inverse qui se produit et que tout espace se voit soumis à
l’ordre du temps, c’est-à-dire à la perception telle qu’elle se
trouve organisée par une conscience successive. Il me parais-
sait donc urgent de reconsidérer ce que pouvait donner une
version différente de l’espace en l’approchant depuis le biais
de ce que nous appelons Physis, ou si vous préférez depuis le
biais d’une philosophie de la Nature. L’espace qui m’intéresse
est un espace qui ne se réduit pas au nombre, un espace qui
ne se segmente pas de façon abstraite selon un système de
relations indépendant des termes qu’il mesure pour culminer
dans la transcendance platonicienne de l’Intelligible. L’espace
qui me tient à cœur est un espace sensible. Mais pour sensible
qu’il soit, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un sens externe lié à
des faculté humaines et subjectives et que, au lieu de se sou-
mettre au temps, il doit permettre au temps de se libérer pour
d’autres formalisations que celle de la succession, ce temps
non-chronologique, non-narratif, que Deleuze déploie, par
exemple, au niveau de son analyse de l’image-temps.

En tout cas, il me semble que le seul penseur classique qui ait


touché à la profondeur de cette question se reconnaît au nom
d’Aristote dont nous ne savons pas grand chose, tant les textes
consultés sont aussi des textes compulsés, amalgamés par une
tradition finalement hostile à l’immanence d’un espace qui
trouverait en lui-même sa sensibilité et son sens. Nous
devons, probablement, à cette déformation, la survivance de
l’œuvre d’Aristote qui n’aurait pas passé les mailles de la
mise à l’index théologique sans emprunter un tel masque

CHIMERES 7
JEAN-CLET MARTIN

capable de la rendre moins suspecte aux yeux des pères de


l’église. Aussi ne nous paraîtra pas étonnant le fait qu’Aristote
soit reconnu comme le philosophe de la transcendance, trans-
cendance du premier moteur qui rend inintelligible son empi-
risme partout visible et son style vitaliste qui perce ici où là,
notamment au livre IV de la Physique. Qu’il n’y ait pas de
transcendance chez lui, je pense l’avoir suffisamment démon-
tré dans L’Âme du monde pour ne pas revenir sur l’argumen-
tation complexe d’une impossibilité de ce genre. J’en viendrai
donc directement à l’essentiel concernant l’analyse sensible
du lieu, l’analyse topologique par laquelle Aristote décrit et
comprend l’univers dans lequel il vit.

Le lieu, dit-il au livre IV de la Physique, est comme un vase.


Étrange comparaison ! Là où il y avait de l’eau se trouve
maintenant de la terre et si je le vide de sa terre elle se verra
supplantée par l’air. Le vase vide n’existe pas. Le lieu c’est
la même chose ! Dès qu’il se manifeste, et il ne saurait pas
s’en dispenser, on voit les quatre éléments qui s’y trouvent
attirés selon certains remous, un mélange qui va se soumettre
à une certaine forme, un certain ordre dont sont issus les
corps. La matière se trouve donc nécessairement appelée par
un lieu aussi impossible à vider que le vase puisque si j’en
soustrais l’eau, il y aura au moins de l’air pour la remplacer.
Finalement chaque corps se définit par un entonnoir de ce
genre qui appelle la matière à entrer dans un mélange auquel
une forme va s’imposer fût-elle homéopathique. J’ai beau
diviser à l’infini une goutte de vin et la mélanger à une quan-
tité d’eau de plus en plus importante, il en restera toujours un
crible initial, incorporel, un conduit dit Aristote qui pourra
imposer cette forme pour se multiplier dans un lieu donné. Je
pense très franchement que les lieux, les topoï réalisent des
espèces d’attracteurs étranges sans lesquels aucune matière
ne se verrait soumise à telle ou telle forme, à telle ou telle
structure dissipative. Ce pour quoi on supposera qu’avec
Aristote, l’univers est rempli de lieux qui se complexifient au
niveau du monde sublunaire où ils entrent en conflit non sans
induire le cycle de la génération et de la corruption qui carac-
térise le vivant. L’univers est un système de vases qui se joux-
tent et s’agglutinent d’après un certain axe, une topologie

CHIMERES 8
L’espace sensible

d’ensemble qui fait de lui un immense entonnoir contenant


d’innombrables autres entonnoirs, une sphère gigantesque qui
brasse tous les possibles, une espèce de membrane vivante,
un œuf cosmique que les stoïciens appelleront le « grand ani-
mal » et que pour ma part, conformément à la tradition
grecque, j’appellerai l’âme du monde. Le monde est, en cela,
comme une peau tendue sur laquelle roulent les quatre élé-
ments en de surprenantes compositions. Une peau, une toile
qui comporte des inflexions en lesquelles viennent se dispo-
ser des flux de matières. Ainsi la pierre, si je la lance en l’air
va re-dévaler la pente qui l’attire vers le bas, son lieu naturel,
tandis que la fumée monte happée par un autre bassin attrac-
teur. Chaque astre est ainsi niché dans son lieu naturel, pesant
sur la peau tendue de l’univers pour y induire une déforma-
tion, une incurvation. Einstein n’expliquera pas autrement
l’attraction que le soleil exerce sur la terre, une attraction dont
Newton savait mesurer la force sans en comprendre le sens,
entraînant la physique à poser la question « comment ? » au
lieu de la question « pourquoi ? » délaissée pour ainsi dire aux
soins du théologien. En réalité la question pourquoi n’est pas
étrangère à la science et conduira Einstein à comprendre
l’espace au lieu de se contenter de l’expliquer. C’est même
sous le poids de cette question héritée de Faraday qu’il a failli
réintroduire la notion d’Éther, le cinquième élément aristoté-
licien pour définir le corps glorieux de l’espace. S’il y a cour-
bure de l’espace ne faut-il pas que cette courbure soit sensible
dans l’éther, dans l’organisation des lieux tendus qui sou-
tiennent tous les astres ? À la question « pourquoi l’attraction
est-elle universelle ? » On peut répondre que le soleil trace un
entonnoir dans l’espace, un vase, un bassin attracteur, une
courbure qui fera que la terre aura tendance à rouler vers lui,
une déformation que nous savons mettre en évidence lors des
éclipses de Soleil, lorsque deviennent visibles les étoiles alen-
tour dont la position se trouve décalée d’un cran parce que la
lumière entre dans l’entonnoir solaire qui va en dévier la
trajectoire. La terre, quant à elle, vient se nicher dans un nou-
vel entonnoir, moins large que le premier, entraînant la lune
dans son sillage attractif, l’ensemble du système étant pris
dans l’entonnoir plus large de la galaxie qui s’achève au plus
bas de ce cône d’un trou noir, le lieu le plus grave, le plus

CHIMERES 9
JEAN-CLET MARTIN

attractif qu’Aristote qualifierait de moteur immobile, de


moteur non-mu, sachant qu’il doit bien y avoir quelque part
une bulle d’univers périphérique vers laquelle tendra le tout,
prêt à éclater. Ce moteur non-mu, n’est pourtant pas extérieur
au monde. Il en constitue la pointe, la pointe de la membrane
qui lui est parfaitement immanente, comme les pôles de l’œuf
qui induisent son écrasement. Un univers de ce genre pour-
rait ressembler à une sphère hérissée de cônes, à la manière
d’une bulle-hérisson, voire d’une sphère invaginée par des
entonnoirs qui plongent vers son centre le plus massif, un
volume à géométrie variable que la matière doit emprunter
dans le mouvement de dispersion et de mélange qui la carac-
térise et que la lumière elle-même va longer dans ses trajec-
toires, comme si l’expansion de l’univers devait suivre des
axes et des pentes préalables, choses qu’Aristote appellerait
en fait une cause finale qui meut non par contact mais par
attraction, par amour : le désir de l’univers, la pente de son
désir et de son Intellect anonyme. C’est là en tout cas un
modèle d’univers chiffonné qui me paraît aussi solide que
celui de l’Astrophysique contemporaine dont je pense qu’elle
aurait beaucoup à apprendre de l’intuition philosophique.
Quel est alors le rapport de cette membrane intelligente avec
le champ de l’esthétique ? Pourquoi écrire, comme je l’ai fait
en même temps, un livre sur Aristote et sur Van Gogh ? Il ne
s’agit pas simplement d’une circonstance accidentelle. En
témoigne cette lettre que René Schérer m’a envoyée pour
avoir lu vraiment mes deux livres, une lettre que je cite non
par vanité mais dans l’idée que sa formulation, intime au
cercle de la revue Chimères, ne saurait être égalée. Voici ce
qu’elle dit : « L’Âme du monde prolonge le Van Gogh, comme
le tirant à soi, revenant se nouer autour de lui comme une
écharpe, comme cette ceinture de Vénus dont parle Schiller
et qui est déjà la grâce et la beauté. L’Âme du monde et le Van
Gogh et, en celui-ci, l’allée et la venue des touts aux frag-
ments, des pans et plans de couleurs et de leurs vagues, de
leurs tourbillons, aux formes : ces vitesses et ces lenteurs, ces
pâtes, ces traits, ces raccourcis brusques, ces convulsions, tout
cela est un enchantement ! ». Je ne sais pas si je mérite une
telle lettre, mais il est bien vrai que du vase d’Aristote au vase
de Van Gogh court autre chose qu’une simple métaphore et

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L’espace sensible

qu’un ruban, une écharpe se noue de l’un à l’autre que je vou-


drais rapidement dénouer pour finir. Je m’y emploierai en pre-
nant justement pour exemple les vases de Van Gogh.

Voyons donc ces Fritillaires couronne impériale dans un


vase de cuivre peint par Van Gogh en 1887 durant son séjour
à Paris ! Curieuses plantes que celles qui prennent le nom de
fritillaires dont les fleurs évoquent un « cornet à dés » (du
latin fritillus). Elles se caractérisent, effectivement, par une
disposition de cloches formant, comme dirait Mallarmé, une
espèce de septuor, la répartition d’un coup de dés qui, aussi
loin qu’on aille dans l’ordonnance de ses étamines, jamais
n’abolira le hasard. Mais comment se répartissent ces figures
florales en affrontant le chaos de la dispersion qui les espace ?
Comment se fait l’espacement de ce coup de dés fritillaires,
ce frétillement de chemins où chaque cloche se dispose, en
étroite relation avec celles qui avoisinent, non sans se contour-
ner soigneusement, répondant à un écart qui devait bien se
prescrire à elles et auquel elles auront le devoir de se sou-
mettre a priori d’après un plan, un aspect, une ombrelle, voire
une ombelle qui précède tout bouquet ? La fleur est fleur par
la sensibilité dont elle témoigne, par l’espace sensible dont
elle fait voir la membrane, le chiffonnement. Dans le mouve-
ment enveloppé des fleurs, c’est le grand animal cosmique qui
nous regarde. La fleur, par ses larges pétales, fait l’expérience
d’une voussure complètement sensible au pur espace qu’elle
longe. La fleur suit un plan qui est immanent à sa poussée.
Une tulipe change du tout au tout en quelques heures.
Soudainement, la base rouge laisse place à un étoilement
blanc qui sort de la tige en sachant disposer son anarchie cou-
ronnée en une assurance stupéfiante. Elle vient remplir
l’espace comme on remplirait un vase. Il y a une guise de la
fleur, un épanchement de sa couleur dans l’éther parfumée du
monde. On voit surgir, par la disposition des fleurs, un espa-
cement vital qui, me semble-t-il n’a rien à voir avec l’espace
neutralisé de la mathématique pure. C’est cet espacement que
le peintre cherche à rejoindre. Le bouquet, la gerbe fritillaire
suit un étoilement de distances, un entrecroisement de direc-
tions dynamiques qui trouvent leur plan dans une conjonction
et un écartèlement qu’Aristote justement rend sensibles au

CHIMERES 11
JEAN-CLET MARTIN

travers du concept de lieu, un dynamisme topologique qui for-


cera Heidegger à traduire, fort justement, l’idée de physis par
la métaphore de l’éclosion, non sans la soumettre abusive-
ment à la logique du retrait de l’être dont je n’ai cessé, pour
ma part, de me déprendre. Mais regardons d’un peu plus près
encore cette force d’éclosion à l’œuvre dans l’affrontement
des couleurs que nous propose le tableau de Van Gogh !

Ce que le peintre pose devant nos yeux, c’est la puissance pro-


digieuse par laquelle se fait l’étalement de ce « cornet à dés »
invisible. Une explosion de couleurs qui se distribuent dans
un espace selon des tensions nombreuses, des tensions par les-
quelles elles vont pouvoir se répartir comme les branches
d’un arbre, dans la forêt, contournent celles qui avoisinent en
faisant des méandres pour s’éviter. Toute une intelligence de
l’espace que la conscience raisonnée de l’homme occidental
ne sait plus très bien percevoir. On dirait que l’arbre vient se
couler dans un entonnoir virtuel, un vase compliqué qui pro-
posera à chaque branche un certain coude, une anse particu-
lière capable de ne pas entrer en conflit avec la forêt entière.
C’est ainsi que pour rendre visible cette âme végétale, Van
Gogh déploie un buissonnement de couleurs complémentaires
qui oscillent entre le vert, le bleu et l’orangé, au sein d’un
espace qui devient dense, une atmosphère lourde aux remous
tels que chaque turbulence donne à voir le lieu qui déforme
le vase de cuivre sous une pression singulière affectant tous
les vases que peint Vincent Van Gogh durant son épopée pari-
sienne. Le « cornet à dés » fritillaire n’est rien d’autre qu’un
vase enveloppant, un entonnoir virtuel sur la pente duquel la
fleur se déploie et tombe en dehors de ses plis. Chaque cloche
de la fleur explore une voussure de la matière, une inflexion
dont les évasements suivent une certaine dimension, une
orientation que longe le végétal et qui le précède pourtant
comme une espèce d’origami préalable. Il faut des axes de
développement, des foyers d’expansion dont les vecteurs sont
impalpables, correspondant aux lieux que la fleur vient rem-
plir, doucement, en faisant des révérences ralenties à
l’extrême. Un coquelicot se trouve d’abord replié en un lieu
ramifié, enveloppant, et les pétales lorsqu’elles tombent hors
de leurs plis, ne font qu’épouser le lieu que lui confèrent ses

CHIMERES 12
L’espace sensible

lignes de développement, ses directions de déploiement, un


peu comme l’eau, l’air, la terre et le feu remplissent un vase
préalable, selon certaines catastrophes dont le peintre intro-
duit la tourmente à même la toile. C’est cette force de germi-
nation du lieu que Van Gogh peint avec ses couleurs. Le
traitement de la peinture s’inscrit, avec lui, dans la dynamique
des lieux qui s’exprime à travers l’affrontement des couleurs
complémentaires et la rupture continue des tons. D’où la
déformation de l’étendue, de la perspective qui se bombe en
touchant à la courbure du « pur espace » dont l’intuition
revient déjà à Aristote lorsqu’il affirme que l’Art imite la
nature. L’art imite la nature dans le sens où Oscar Wilde disait
que finalement ce n’est pas la nature qui nous donne le
modèle du Beau mais c’est le Beau qui se trouve réactivé par
la Nature. (Il s’agirait de montrer à cet égard, comment
l’esthétique contemporaine constitue une manière de renouer
avec un naturel qui n’est pas donné mais qui est à construire).

Une imitation de cette envergure n’est pas, pour autant, une


procédure de reproduction, un effet de ressemblance comme
c’est le cas de la mimésis platonicienne fidèle au modèle
qu’elle copie. L’art, qu’il s’agisse des concrescences de la
peinture ou des condensations poétiques de la langue, n’est
pas une reprographie de la chose en ses arêtes essentielles. Il
est plutôt inscrit sous le signe du transport, transport des lieux
qui entraîne la nature à rendre sensibles les plis, les foyers, les
vases de son éclosion. Un transport, un écart énigmatique qui
réactive, depuis les siphons et typhons de la nature, les gran-
deurs démesurées qui font son mouvement et sa turbulence.
C’est pourquoi la mimésis dont se réclame toute poïésis est
inséparable de l’hybris tragique. Le tableau est une répétition
de la nature qui emprunte le chemin du transport le plus
extrême entre les lieux où se joue l’espacement, la ventilation
des éléments du monde. Aussi, le vase d’Aristote devient-il,
sous la main de Van Gogh, une graine qui contient les arti-
culations de l’univers, les gonds selon lesquels se déchaînent
toutes les forces non sans condenser la danse giratoire du cos-
mos, une sarabande par laquelle le peintre s’oublie dans un
ensemble multiple de parcours hétérogènes, différenciés, qui
font la richesse et la variété de son Art, rebelle tout autant à

CHIMERES 13
JEAN-CLET MARTIN

l’unité objective des beaux-arts qu’aux analogies subjectives


de l’esthétique romantique. Si l’Être n’est pas un genre et si
le Bien n’est pas une catégorie, il nous reste à penser, sous le
nom du Beau une conflagration d’univers dont l’espacement
nous engage, désormais, à prendre le chemin énigmatique du
Lieu et de ses étranges attracteurs. Regarder pousser une fleur
en hiver sur une vitre gelée, suivre le trajet de cette ciselure
glacée pour donner à notre esprit la sensation de l’espace tel
qu’il aspire une forme et capture un de ses grains est une acti-
vité qui ne me paraît pas très différente de ce qu’Aristote
appelait contemplation. Une forme de bonheur que le philo-
sophe peut éprouver devant un parterre de fleurs sensibles
aussi bien que devant les fleurs abstraites du gel. La surprise,
le plaisir éprouvé proviennent peut-être de l’incroyable res-
semblance qui s’exerce sur la vitre aussi bien que dans le jar-
din, nous indiquant que le même espace est à l’œuvre ici ou
là, la même membrane vivante, fût-elle inorganique. Un
tableau, je crois, n’est pas autre chose !

Discussion

— René Schérer : Tu sais l’admiration que j’éprouve pour


ton coup double : d’avoir écrit coup sur coup le Van Gogh et
L’Âme du monde et de mettre ainsi en perspective l’espace
dans la peinture de Van Gogh et l’espace aristotélicien. Mais
en même temps, cette admiration est mitigée par le fait pré-
cisément que cela ressemble un peu à un tour de force, à une
mise en équilibre qui nous place à la limite de l’instabilité. Je
suis d’accord avec toi quant à la critique que tu adresses à la
conception classique de l’espace comme étant soit un englo-
bant uniforme ou homogène, soit une substance, quelque
chose qui tout en étant scientifié, n’appartient plus à la sensi-
bilité, est un espace purement intelligible. D’ailleurs,
Malebranche disait : « Nous voyons les choses dans l’espace
intelligible, nous voyons les choses en Dieu ». Il y a donc
quelque chose qui nous conduit à dire que l’espace sensible
et l’espace réel ne correspondent pas à l’acception tradition-
nelle de l’espace. Par espace sensible, j’entends l’espace qui

CHIMERES 14
L’espace sensible

est donné aux sensations : l’espace tactile, l’espace visuel,


l’espace olfactif, l’espace gustatif. Ainsi, tous les différents
sens déterminent un espace. Par quelle voie et de quelle
manière peut-on établir quelque chose qui correspond d’une
part au schéma intuitif de la théorie de la gravitation chez
Einstein et d’autre part à l’espace sensible ? Selon moi, la
démarche devrait être inverse car il s’agit de la construction
à la fois géométrique et physique d’un espace abstrait. Un
maximum d’abstraction est obtenu relativement à un espace
sensible qui s’identifie malgré tout à l’espace euclidien, à la
tridimensionnalité, et qui brusquement se trouve brisé par la
latitude qu’il peut y avoir à créer des espaces abstraits ou ima-
ginaires. La notion de quatrième dimension a été utilisée par
des peintres tels que David Ockney ou Gleize, leur permet-
tant ainsi de s’associer aux théories modernes de la physique.
Cette quatrième dimension a donné lieu au cubisme, à la
représentation simultanée, à l’expression du mouvement dans
la peinture. La référence permanente de ces peintres a été
Poincaré dont les analyses sont toujours à mi-chemin entre le
besoin de faire sentir sensiblement la chose dont il parle et
d’autre part l’impossibilité de la traduire dans le champ d’une
représentation c’est-à-dire d’une sensibilité qui en tant
qu’espace n’admettra jamais que la tridimensionnalité. C’est
en cela à travers la peinture de Van Gogh et l’espace aristo-
télicien que tu dépasses l’analyse traditionnelle de l’espace
qui elle reste métaphorique. Je pense qu’il existe le même
genre de relation entre Merleau-Ponty et Cézanne. Dans L’œil
et l’esprit, il y a un autre espace que celui de la représentation
classique, que celui que décrit Descartes. Cet espace est donné
par l’analyse phénoménologique de l’espace vécu, du monde
de la vie, de la sensibilité et de la sensorialité et qui corres-
pond à la vision de Cézanne. Quelles seraient les différences,
les points de rupture entre le rapprochement que tu établis
entre l’espace aristotélicien et l’espace de Van Gogh, et celui
entre Merleau-Ponty et Cézanne ?

— Jean-Clet Martin : Pour répondre à cette question, il fau-


drait remonter au Traité des couleurs de Gœthe et à Karl Otto
Runge. La couleur longe ici un cercle, une sphère qui n’ont
rien de commun avec la chair, au sens donné à ce concept par

CHIMERES 15
JEAN-CLET MARTIN

la phénoménologie. Il s’agit davantage d’un ensemble de rela-


tions intensives, un cortège de potentialités par lequel chaque
couleur a à passer pour devenir actuelle. Et ce complexe de
virtualité est, je crois, l’espace propre de la couleur, la sensi-
bilité qui lui appartient, un jeu d’exaltations mutuelles qui ne
sont pas des exaltations du corps propre ou de la subjectivité
humaine. Ainsi, lorsque l’on voit un tableau de Delaunay, un
soleil qu’il a peint, il y a justement quelque chose qui renvoie
à cette quatrième dimension dont tu parles à juste titre, une
dimension ni subjective, ni objective mais transcendantale et
anonyme. Delaunay et Gleize sont les premiers à revendiquer
cette quatrième dimension par le jeu des couleurs tout autour
du soleil, des disques colorés proches d’une forme de sensi-
bilité anorganique. Cette sensibilité renvoie, comme j’essaye
de le dire actuellement dans un travail avec Eric Alliez, à des
virtualités, à un réseau de puissances autrement sensibles qui
ne seront pas actualisées dans une individualité concrète, car
beaucoup trop riches pour pouvoir être absorbées dans un état
de chose, une situation, mais qui au contraire rendent compte
de l’individuation des couleurs, de toute forme d’individua-
tion. Ce que G. Deleuze, je crois, appelle une profondeur vir-
tuelle. Alors comment rendre compte du couple Aristote-Van
Gogh dont la filiation te paraît peut-être un peu bricolée ? Et
comment oser le rapprochement Aristote-Delaunay ? Il me
semble qu’Aristote et Van Gogh se sont rencontrés dans leur
manière d’appréhender l’espace. Comment Van Gogh a-t-il
pu percevoir l’espace aristotélicien ? Si Van Gogh n’était pas
un philosophe, s’il n’a pas fréquenté l’université par manque
de goût pour l’académique en général, c’était cependant un
lecteur puissant, notamment de Michelet qui au XIXe siècle à
mis en œuvre une philosophie de la nature dans ses textes sur
la mer, l’oiseau etc. Cette philosophie de la nature est extra-
ordinairement proche de celle d’Aristote. Il y a donc tout un
ensemble de penseurs tels que Ravaisson et Michelet qui
pourrait conduire d’Aristote jusqu’à Van Gogh, même s’il est
probable que les rencontres se font ailleurs et comme derrière
leur dos…

— Jean-Claude Polack : Il y a quelque chose qui n’a pas été


nommé dans votre intervention, et probablement à dessein, à

CHIMERES 16
L’espace sensible

savoir ce que l’on pourrait provisoirement appeler le corps,


une sorte de subjectivité corporelle, sans forcément parler de
sujet. De la même manière le terme de sensation n’apparaît
pas très fréquemment dans votre discours, il s’agit bien plus
de sensibilité. Lorsque vous parlez de cet enfant qui appré-
hende les formes par une succession de mouvement qui per-
mettent de modifier les coordonnées de ses relations avec les
objets qu’il regarde, il me semble que l’on s’en tient dans cette
description à la question du voir et du regard. Un peu comme
si la progression de sa connaissance, des dimensions de
l’objet pouvait se faire uniquement dans le plan du regard et
du voir, ce qui n’est pas le cas bien entendu puisque ce qui lui
permet d’appréhender la « bonne forme », la forme définitive,
c’est la mise en jeu des autres sens du toucher, du respirer, du
lécher etc. Au fond c’est la complémentarité de ces approches
de sensations qui, progressivement, donne une forme – qui
elle-même est d’emblée multiple – qui font que le jaune ou le
bleu ne sont pas simplement des couleurs visuelles mais sont
aussi des goûts par exemple. L’idée que les dimensions et
l’espace peuvent s’émanciper du champ du voir me semble
très intéressante. Merleau-Ponty insiste sur cet aspect non seu-
lement parce qu’il introduit cette dimension de temporalité
comme succession de moments permettant la délimitation
d’une forme, mais aussi parce qu’il multiplie les points de vue
corporels, physiques d’approche de l’objet et de constitution
de la forme.

— Jean-Clet Martin : Cela renvoie à la question puissante :


qu’est-ce qu’un corps ? ou du moins que peut un corps ? C’est
une question spinoziste reprise par G. Deleuze dans toute sa
richesse sémantique et ses axes topologiques. La seule fois où
j’ai parlé de corps, c’est dans la formule « corps glorieux ».
Qu’est-ce que je voulais dire par là ? Il me semble en fait que
les questions du toucher, de l’odorat, de l’ouïe et du voir sont
dérivées. Il serait plus intéressant de remonter à un corps qui
rende possible un certain nombre d’actualisations, de déve-
loppements sensoriels. La formule « corps glorieux » fait réfé-
rence à un livre Ossuaire que j’ai écrit sur le Moyen-Âge. Le
« corps glorieux » est finalement quelque chose de proche de
ce que Deleuze et Guattari ont appelé le « corps sans

CHIMERES 17
JEAN-CLET MARTIN

organes ». Il me semble que l’on a les organes, non pas que


l’on mérite… mais en fonction des lieux que l’on occupe ! Si
l’on prend l’exemple de Deleuze sur la tique : qu’est-ce qui
caractérise le corps actualisé de la tique ? C’est un certain
nombre de singularités topologiques. C’est en fonction de ces
singularités topologiques que le corps va avoir telle ou telle
caractéristique. Par exemple, la chaleur induit la sensibilité de
la tique. Chose remarquable, une tique est sourde, muette et
aveugle. Elle est donc sur le plan des organes démunie.
Pourtant la tique se fait une « représentation » du monde qui
ne passe pas un voir, un toucher mais qui passe presque par
une fonction extra-sensorielle, « glorieuse », qui consiste à se
repérer sur des ordres de températures voisinant avec l’infi-
niment petit. Lorsque je passe sous l’arbre, la tique est sen-
sible à la chaleur que produit mon corps et se fait une image
de mon corps qui sera fonction de cette possibilité topolo-
gique qui la caractérise. Dans ce monde immense, la tique
survit grâce à des indices topologiques. Ce sont des organes
qui se prélèvent sur un certain nombre de potentialités, de vir-
tualités topologiques qui définissent ce que peut un corps. De
ce fait, je ne pense pas que sur le plan humain nous ayons tous
le même corps, justement parce qu’il y a quelque chose
comme un corps glorieux que nous essayons d’habiter plus
ou moins bien et qui renvoie à une éthologie. J’ai développé
ce thème d’une éthologie transcendantale dans L’Âme du
monde dans les derniers chapitres sur Aristote où je montre
l’implication des problèmes politiques et des problèmes de
relation entre les corps au travers un ethos – d’où l’idée
d’éthique. Aristote est celui qui invente et crée le concept
d’éthique, proche de celui de Spinoza, mais, là encore, pour
qui regarde ce qui se passe dans leur dos.

— René Schérer : Ce qui me gêne au fond, c’est la référence


à Aristote car il me semble que l’on peut faire dire à Aristote
beaucoup de choses qui vont au-delà de ce qu’il dit effecti-
vement. Je prendrai uniquement comme exemple ce problème
de lieu. En choisissant Descartes contre Aristote, on pose
d’emblée l’espace aristotélicien comme radicalement opposé
à l’espace cartésien puisque ce dernier est uniforme et tout à
fait indifférent à la notion de lieu. Le lieu aristotélicien est très

CHIMERES 18
L’espace sensible

précisément l’enveloppant du corps mais il me semble que


l’espace sensible ne se réduit pas à un lieu c’est-à-dire à
l’enveloppe du corps. Je dirais qu’il est le milieu. Le corps et
son milieu constituent l’espace de sa sensibilité, c’est-à-dire,
si l’on reprend l’exemple de la tique, que le milieu de son
espace ne se réduit pas à l’enveloppe de son propre corps. Au
contraire, dans l’espace aristotélicien délimité très précisé-
ment par la notion de forme, il n’y a pas cet informe, ce
champ, cette polarisation, toutes ces tensions. L’objection que
je te ferai est de nourrir Aristote, de le peupler, de le dyna-
miser. Il y a un certain nombre de modèles aristotéliciens qui
caractérisent ce que l’on appelle l’espace chosiste contre
lequel s’affirment toutes les conceptions de l’espace sensible,
phénoménologique ou dynamique.

— Jean-Clet Martin : Ton objection renvoie à une querelle


d’interprétation. Cependant, il me semble que l’on a négligé
de manière injuste la notion de « lieu commun » chez Aristote
au profit du « lieu propre ». Chez Aristote, tout lieu propre est
ouvert sur un lieu commun qui ressemblerait à une espèce de
membrane semblable à des bulles de savon. Les bulles de
savon sont toutes fermées sur elles-mêmes, elles ont toutes un
lieu propre, elles ont toutes une individualité particulière.
Mais si l’on regarde ce qu’est une écume, on se rend compte
que c’est un film de savon qui passe entre une kyrielle de
bulles, qui se constituent, qui s’individuent mais qui, ce fai-
sant, mordent sur un lieu commun, sur cette ligne d’univers
qui passe entre tous les points. Je crois que le concept de kaï-
ros aristotélicien correspond justement à ce juste milieu, à ce
chemin de cime qui se trace comme un phylactère entre deux
pentes différemment infléchies. Je considère le kaïros comme
condition de toute l’éthique aristotélicienne et comme vecteur
de sa physique. Cette lecture d’Aristote correspond à la
manière que j’ai toujours eu de travailler par delà l’histoire
stricte de la philosophie.

— Pascale Criton : Ton intervention sur l’espace sensible


t’as amené à dire que finalement le naturel, l’espace est à
construire. L’espace sensible a ses conditions de production,
donc il n’est pas donné, mais au contraire en constante

CHIMERES 19
JEAN-CLET MARTIN

formation, selon un engendrement qui peut être soit extérieur,


soit plus complexe, c’est-à-dire autogénéré lorsqu’il y a des
processus qui sont liés à la nature et qui ne lui sont pas exté-
rieurs. Aujourd’hui, parler d’espace sensible, ce n’est plus du
tout se référer à la dichotomie entre le monde numérique et le
monde d’une spatialisation, parce que le monde des nombres
au sens où Deleuze l’entendait est ce qui va scander la forme,
le temps. En musique, dans un chaos désirable pour fuir des
principes révolus et rigides, il s’agit quand même de traver-
ser ce chaos désiré, de le différencier, de le percevoir. On a
également besoin de fabriquer l’espace avec ce mélange
constant de ce qui va et vient. En fait, il me semble que c’est
beaucoup plus croisé que cela et cela me fait penser à ce que
tu dis sur le fait que le plan spatial devient intelligent lorsqu’il
vient informer une réalité physique. Cela donne naissance à
une corporéité, à quelque chose qui devient concrètement
physique et que toute cette sensorialité, cette sensualité
devient beaucoup plus complexe si l’on accepte que le sen-
sible peut être aussi le lieu d’interaction.

— Jean-Clet Martin : Il me semble que la manière dont j’ai


joué du nombre dans mon exposé renvoyait à un nombre
transcendant au sens où Platon avait perçu la numération et
soumis toute exigence philosophique à ce type d’épreuve
puisque pour lui, il était impossible d’être philosophe sans être
mathématicien. C’est l’entité Platon-Descartes que j’ai essayé
de critiquer au profit de multiplicités qui se différencient selon
un modèle de numération qui serait davantage floue et inten-
sive ; il s’agit de différenciations plus fines qui renvoient à
l’exigence d’un autre type de nombres, à des types de géo-
métries comme celles de Riemann. Il me semble que Riemann
montre très bien que les multiplicités numériques doivent être
prélevées sur d’autres types de multiplicités et que la géomé-
trie ne devient créatrice qu’à condition de remonter vers la
genèse de l’idée de quantité à partir de celle de qualité. Ainsi,
les exemples que donne Riemann se rapportent toujours à des
intensités. Par exemple, ce qui l’intéresse est de savoir com-
ment se comporte le nombre lorsque la tension de l’espace
varie lorsque l’intensité qui courbe l’espace se modifie. On
trouve chez Riemann l’idée de nombres liés à des degrés. Il

CHIMERES 20
L’espace sensible

y a des ordres numériques qui sont fonction de degré. Par


exemple, si je prends un espace de degré ou de courbure nulle,
on obtient une géométrie de type euclidienne, à savoir que la
somme des angles d’un triangle est égale à 180°. C’est une
métrique constante. Alors que si l’on imagine un espace
obéissant à un degré de courbure supérieur à 0°, le triangle
aura une métrique complètement différente. Ou encore si
j’imagine un espace infléchi par une courbure négative, la
somme des angles du triangle sera inférieure à 180°. Par rap-
port à cela, il serait intéressant de montrer comment Riemann
développe des types de nombres variables entre des degrés de
tension qu’il appelle des tenseurs. Comment chez Riemann,
l’espace et le nombre se soumettent à quelque chose qui ne
renvoie pas du tout à un nombre donné mais à un nombre à
construire. C’est en quoi Riemann est constructiviste.

— Anne Querrien : Le constructivisme de Riemann ne se


transmet pas nécessairement de la géométrie riemannienne
c’est-à-dire qu’il fait des exposés extraordinaires sur les bulles
de savon, mais il n’est pas question de parler du rapport entre
la matière dont sont faites les bulles de savon et le calcul
mathématique des formes des bulles de savon. Cela me fait
penser à quelque chose dans Descartes qui est extraordinaire :
ce sont les lois de la réfraction. Il accole deux milieux, et il
voit le rayon de lumière qui passe de l’un à l’autre et qui se
détourne et il invente son opération avec les sinus. À mon
sens, il adopte brutalement une attitude qui relève du système
philosophique auquel il n’est pas censé appartenir et on trouve
comme cela des espèces de passages fulgurants… Il me
semble que cette dimension constructiviste est finalement peu
présente en dehors de la parole des philosophes sur la science.

— Jean-Clet Martin : Il est vrai que j’ai parfois l’impression


que les mathématiciens font des fonctions mais qu’ils ne les
voient pas c’est-à-dire qu’ils ne visualisent pas toujours les
fonctions qui sont en rapport.

— Anne Querrien : Un exemple extraordinaire, c’est l’ins-


titut de l’INRA à Montpellier qui fait croître des fleurs sur
ordinateur avec des fonctions mathématiques. On voit les

CHIMERES 21
JEAN-CLET MARTIN

fleurs croître mais c’est de manière complètement fonction-


nelle par rapport aux besoins de l’agriculture.

— Jean-Clet Martin : Ce sont du coup des formes qui fleu-


rissent sur un écran comme sur la vitre gelée fleurissaient les
pétales dont je parlais à la fin de mon propos, des fleurs
gelées, des fleurs abstraites, prises dans les contours de leur
topoï.
Par rapport à la question d’un détour religieux évoqué par le
titre de mon essai, ce côté un peu mystique qui est parfois le
mien lorsque j’invoque le concept d’âme, on doit y lire plu-
tôt l’invocation d’un bonheur… Et, le bonheur de la contem-
plation dont je parle, ce n’est pas Dieu… Je vois cela plus
comme un gamin qui danserait le soir, quand il y a pleine
lune, autour d’un feu ou d’un totem, longeant les lieux que lui
impulse la danse avec un animal. Faire le loup… la
chouette… pour retrouver une allure topologique qui le pous-
serait à contempler le ciel avec un autre corps.

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