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TOME XVI
(1961)
LES CONDITIONS
DU BONHEUR
Édition électronique réalisée à partir du tome XVI (1961) des Textes des
conférences et des entretiens organisés par les Rencontres Internationales
de Genève. Les Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1961, 306 pages.
Collection : Histoire et société d’aujourd’hui.
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deuxième de couverture
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Avertissement - Introduction
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AVERTISSEMENT
C’est pourquoi les R.I.G., plus que jamais, jugent nécessaire de publier en
un volume annuel les conférences et les entretiens de leurs décades.
Les textes des conférences sont publiés ici in extenso. Ils sont suivis du
compte rendu sténographique de tous les entretiens, allégés de certaines
digressions et adaptés à une lecture suivie.
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INTRODUCTION
Les Grecs qui s’en préoccupaient fort, ont vu en lui le résultat d’une certaine
disposition intérieure, et ils ont fondé sur le bonheur leur morale. Aristote en
particulier, dans sa fameuse Ethique à Nicomaque, a démontré d’une manière
décisive que c’est toujours « en vue du bonheur » que les hommes recherchent
inlassablement ce qui leur semble désirable. Et si — très Grec en cela — il fit
consister le bonheur essentiellement dans l’exercice de la pensée réfléchie, ce
privilège de l’homme, il a bien vu que certaines conditions en étaient
l’indispensable complément : tout particulièrement la santé et une aisance
matérielle suffisante : biens réservés autrefois à un petit nombre de privilégiés
et que les progrès scientifiques et techniques peuvent théoriquement élargir à
tous (mais n’y a-t-il pas aujourd’hui des maladies de la civilisation ?). Par la
suite, dans la morale chrétienne et la philosophie de Kant, l’obéissance à Dieu et
à la loi morale a été mise au premier plan, mais en conservant l’idéal du
bonheur, fût-il entendu comme béatitude après la mort.
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réjouir, mais nous la voulons encore pour ceux qui nous suivent. Si
nous ne l’avons guère connue, il arrive que nous trouvions dans
celle de nos fils une très douce compensation. Leur satisfaction
deviendra la nôtre et nous donnera ce que l’existence ne nous a
pas donné. La profession ne tient aucune place et le travail est
exclu. Cela est important. La détente, la paix intérieure y sont
requises. Comme la liberté, mais nous la voudrions plus large.
Nulle mention des plaisirs de l’esprit ; mais comment le poète les
mépriserait-il ? Et pas un mot de la religion. Cependant retenons le
derniers vers...
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p.019 Si le travail est trop dur ; si, pour vivre, il vous faut
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L’amour du beau dans les arts est une source de bonheur non
moins pure, non moins jaillissante. Certains concerts sont des
fêtes de la joie, et certains musées des temples de la félicité. Je
considère en premier lieu la musique, parce qu’elle émeut un
nombre particulièrement grand de nos semblables. Les
applaudissements et les ovations qui suivent l’exécution d’œuvres
très diverses, par exemple, le dimanche, à Paris où l’on est bon
public (je les entends à la radio), semblent l’action de grâces d’un
peuple heureux — composé d’auditeurs très éloignés de l’être tous,
mais qui l’ont été pendant une ou deux heures. Cela me rappelle
Horace, encore une fois, qui implorait d’Apollon une vieillesse
décente, lui conservant une pensée intacte, et à laquelle ne
manquerait pas l’agrément de la lyre, nec lyra carentem. Solon,
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Mais on doit aller plus loin : les aspects les plus fugitifs des
jours les plus monotones peuvent nous retenir et nous sourire, les
visages des gens, la grâce des enfants et la beauté des femmes,
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p.029 vrai tous deux. Vous connaîtrez des gens qui, dans la mémoire
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supporter plus. Ils fuient vers la délivrance. Mais les sacrifices que
j’entendais sont tout autre chose qu’une fuite. Cela n’empêche
aucunement de voir dans le renoncement à un bonheur dont la
douceur était connue, ou imaginable, la recherche inconsciente
d’un autre bonheur, auquel on ne donne pas ce nom. On peut
céder à la gloire de se vaincre, à la séduction d’une grandeur qui
éblouit. L’attrait du bonheur, en vérité, peut encore paraître dans
le geste raisonné qui le tue.
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Dans cette ère nouvelle, que les gens de mon âge ni moi ne
connaîtrons, l’amour conservera ses droits. Peut-être le verra-t-on
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avec courage ce dont ils nous plaindront d’avoir gémi dans notre
cœur trop lâche ou trop bas. « En vérité, ce siècle est un mauvais
moment », disait Musset en 1850. Si le nôtre n’est qu’un moment
qui nous pèse, ne regrettons qu’une chose : que ce moment ait été
une part trop grande de notre vie. Et donc, pour ceux qui nous
suivront, gardons une ferme espérance. Schiller fait de l’espérance
un arbre qu’on plante encore sur les tombeaux : souhaitons qu’il
se dresse vigoureux et vert au terme d’une ère de transition qui
peut-être ne se prolongera plus longtemps. Car on reparle de l’âge
d’or. Le retour d’Astrée est officiellement annoncé pour 1980.
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dernier, ce sont bien sur les conditions de celui-ci que son discours
se trouve avoir spécifiquement prise. D’autre part, je veux ce soir
parler librement, en ami et de plain-pied avec chacun de ceux qui
sont ici présents et je sais ce que sont, à tous ensemble, nos
diversités religieuses. Je viens d’invoquer Dieu comme source du
bonheur. Il en est parmi vous, que je respecte avec infiniment
d’amitié, qui récusent une telle source, et je vous dirai encore que,
du dedans même de ma vie religieuse, j’ai connu bien assez de
déserts et de soifs insatisfaites, non seulement pour les
comprendre du dehors, mais pour me faire, à ma façon, solidaire
de ce vécu intime qu’ils ont traduit par l’acte de récuser Celui que
j’invoque. D’autres qui, pour leur compte, en appellent à Dieu, le
font de quelque autre p.037 manière que moi-même ; et je sens bien
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p.043 On peut, et les hommes ne s’en sont pas fait faute, traiter
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car il me semble que ce serait alors bien plus pour notre malheur
que pour notre bonheur. Voici de quoi il s’agit.
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même s’il mène une vie paisible, rangée et heureuse ? C’est que le
conflit personnel intériorise un conflit interpersonnel et que le
conflit interpersonnel est inéluctable, quelques précautions que l’on
prenne, et même dans le cas idéal où toutes les précautions
possibles auraient effectivement été prises ; et d’ailleurs, même
dans ce cas idéal, le contrôle intégral de la situation mettrait
nécessairement le bénéficiaire dans la position d’objet dominé.
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ne mette pas tous ses œufs dans le même panier » et qu’on ait la
mobilité voulue pour passer d’un point d’appui à un autre.
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s’il est vrai que le conflit défensif trouve son origine dernière dans
le débat sempiternel qui oppose l’homme à l’homme, dans la joie
mauvaise de dominer et d’avoir raison, de dire « le mot de la fin »
et décocher la flèche du Parthe, la psychopathologie analytique
montre dans l’aménagement du narcissisme et de l’agressivité les
conditions les plus assurées du bonheur, d’un bonheur dont les
formes les plus pures et les plus vives sont assurément dans la
rencontre.
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points de vue ont des points communs, ils sont pourtant bien
différents. C’est autre chose que d’analyser les conditions
indispensables à un phénomène donné et autre chose aussi — les
conditions suffisantes à ce phénomène. Ecarter ce qui empêche
généralement l’état de bonheur de l’individu est une condition
indispensable, mais non pas suffisante à assurer son bonheur réel.
Il y a en effet un certain nombre d’autres conditions déterminées
par la personnalité de cet individu, par son état physique et
psychique, par l’histoire et les conditions sociales, etc. L’état de
bonheur est strictement lié à l’individu donné se trouvant dans des
conditions données. C’est pourquoi ce sur quoi repose le bonheur
de l’un, ce qui en est la raison, peut fort bien constituer le moteur
d’un état absolument contraire chez un autre, sans même vouloir
parler du facteur temps et de la diversité des exigences et des
attitudes humaines avec les modifications des conditions sociales.
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Cela ne veut pas dire, pour autant, que disparaissent les conflits
et les oppositions d’intérêts entre le système des Etats capitalistes et
celui des Etats socialistes, que disparaissent entre ces systèmes la
rivalité et une lutte particulière. Elles ne peuvent pas disparaître tant
qu’existeront des différences entre les systèmes de ces Etats. La
disparition de ces différences implique la disparition de l’un des deux
systèmes s’opposant dans le monde actuel. C’est pourquoi l’aversion
de certains hommes politiques occidentaux à l’égard d’une
conception de la coexistence impliquant des différences idéologiques
et des heurts sur ce plan vient ou bien d’un malentendu sur les
termes ou d’un utopisme très néfaste dans la vie politique.
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fait qu’il est possible d’organiser une vie sociale où les hommes ne
sont pas obligés p.092 d’avoir faim alors qu’ils travaillent pour le luxe
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reprennent dans toutes les langues et sur tous les tons les mots du
poète :
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siècles, ou bien cela n’a pas un sens aussi concret que nous
supposons. Mais c’est un autre sujet.
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p.102 Nous avons fait un tour rapide des réactions que l’on peut
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S’il y avait dans une cité douze groupes musicaux, donnant des
concerts gratuits, et qu’il n’y en ait plus qu’un mais donnant ses
représentations à titre onéreux, c’est augmentation de production
musicale. Nous comptons ainsi parce que notre volonté de compter
limite notre vision à ce qui est mesurable par l’étalon monétaire.
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temps par item produit : mais cette économie du travail n’est pas
du tout la même selon l’objet ou service considéré. Prodigieuse
l’économie de travail s’agissant de fournir de la lumière, faible
l’économie de travail s’agissant de construire une maison de
pierre ; nulle, par définition, l’économie de travail dans les services
domestiques. Donc pour que la collection d’items s’accroisse
rapidement, il faut qu’elle comporte de plus en plus d’items sur
lesquels l’économie de travail est forte, et de moins en moins
d’items sur lesquels cette économie est faible ou nulle. Il suit de là
que le progrès économique veut la destruction des modes de vie
des riches qui avaient une grande maison et un personnel
domestique, mais qu’une classe moyenne supérieure, comme on
dit bizarrement aujourd’hui, est nécessaire comme banc d’essai
pour les produits nouveaux qui seront ensuite p.107 diffusés plus
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est fidèle. Le miracle est que cette poussière puisse être valorisée
en un Socrate. Lorsqu’on y réfléchit, il faut s’extasier sur la
condition humaine au lieu de n’en voir que les misères. Cette
prodigieuse disparité entre les facteurs constituants et l’ensemble
organique nous avertit que le précieux est dans l’élément
intégrant, l’entéléchie architecte et non dans les facteurs intégrés.
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Ou bien alors, vous voyez autre chose, qui est commun aux
Etats-Unis, vous voyez toute la famille d’un professeur, d’un
directeur de service, entassée dans une voiture et qui se déplace
d’un domicile à un autre, d’un point du territoire à un autre, selon
les emplois du chef de famille.
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que chacun sent que tous les autres pèsent sur lui. Il faut partir
de la pathologie psychologique de l’homme contemporain pour
discerner les évolutions qui peuvent contribuer à ce que l’éveil du
matin soit pour l’homme une prise de conscience de la familia
aimée et un élan vers l’opus qui a un sens pour lui, de sorte qu’il
dise à son Créateur : « Tu as mesuré pour moi une portion
délicieuse... »
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p.123 Après avoir suscité notre curiosité et attiré notre attention sur les
thèmes les plus divers, les Rencontres Internationales se sont — j’allais dire
enfin — décidées à aborder le problème posé par les conditions du bonheur. Il
était temps que l’on tienne compte de l’importance humaine du sujet, ou encore
de la gravité des menaces qui pèsent sur l’avenir de ce bonheur. Bien sûr, il ne
s’agit pas aujourd’hui de cet hédonisme vulgaire dont une presse spécialisée,
aussi superficielle que répandue, dispense en tous lieux les faciles recettes. Non,
nous pensons bien à ce bonheur dont Alain dit qu’il constitue « le plus beau
spectacle », ajoutant que nous avons le devoir d’être heureux aussi bien à
l’égard de nous-mêmes qu’envers les autres. C’est ce bonheur-là qui est
menacé, bien plus que l’autre. Il semble même que plus nous tendons vers lui,
plus aussi les conditions générales pourraient se prêter davantage à son
développement, plus nous nous ingénions à multiplier les pièges qui entravent
son essor.
Les optimistes et les pessimistes parmi nous vont sans doute une fois de
plus s’affronter. La dialectique qui préside habituellement à vos débats veut que
commençant par une interrogation inquiète, la discussion, malgré la rigoureuse
prudence de l’analyse, aboutisse malgré tout à ouvrir des issues sur un avenir
compatible avec la dignité et la liberté de l’homme. Notre culture est-elle en
péril ? Le travail, après avoir été conçu comme une expiation, peut-il concourir à
la libération de l’Homme ? L’angoisse du temps présent est-elle susceptible
d’être surmontée ? Chaque fois, notre inépuisable confiance en l’homme et
l’humanité nous faisait apparaître, comme en filigrane dans le tableau sombre
de l’époque, l’image floue au début, puis peu à peu précisée, d’une évolution
positive.
Une fois de plus aussi, les Rencontres s’attaquent à un problème qui, comme
celui de la faim, intéresse le monde entier. Quand nos planisphères étaient
encore couverts de zones blanches, l’Homme occidental pouvait n’avoir des
conditions du bonheur qu’une vision en quelque sorte locale. L’ignorance dans
laquelle il est longtemps resté, les erreurs dans p.124 lesquelles il s’est
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Car c’est bien d’une exigence que vous êtes partis, de cette exigence de
bonheur qui est le propre de l’homme, de cette exigence fondamentale dont des
esprits chagrins peuvent tout au plus réduire de quelques degrés la place dans
la hiérarchie des préoccupations.
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Problème important mais délicat, problème plus actuel que jamais aussi. Les
pouvoirs sans cesse plus étendus de l’homme l’engagent en effet à ne pas rester
inactif à l’égard de la marge qui sépare ses aspirations de la réalité. Dans la
mesure même où il se révèle de plus en plus capable d’aménager et de
transformer le monde, voire même, hélas, de jouer à p.125 l’apprenti sorcier, son
aspiration au bonheur veut être satisfaite, et non seulement affirmée. Si, déjà,
l’être humain peut être « conditionné », pour employer un mot à la mode, sur le
plan psychique comme sur le plan physique, qu’il le soit au moins en fonction
d’une ambition que les dieux n’ont jamais désavouée. Ne lit-on pas dans les
Saintes Ecritures que « l’Eternel prendra de nouveau plaisir à ton bonheur
comme il prenait plaisir à celui de tes pères » ?
Ici s’affirme un aspect du problème qui me paraît bien digne de vos débats.
Là encore, les attitudes et les tempéraments vont sans doute s’affronter. Ces
conditions du bonheur, pouvons-nous nous en approcher par un retour en
arrière, ou par une progression vers de nouveaux objectifs ? Ou encore la
prudence, toujours dans l’hypothèse d’une attitude volontariste, nous conduit-
elle à des choix divers ? Est-ce à l’âge d’or que nous voulons tendre, ou
sommes-nous prêts à de nouvelles conquêtes ? Retournerons-nous à la Nature
par exemple — que M. de Ziegler me pardonne si je trahis sa pensée ? Ou
serons-nous de ceux dont Saint-John Perse dit « qu’ils flairent l’idée neuve aux
fraîcheurs de l’abîme, qu’ils soufflent dans les cornes aux portes du futur » ?
Dans tous ces domaines, on adoptera, ne fût-ce que par tempérament, une
attitude plus ou moins positive à l’égard de la possibilité d’éliminer les obstacles
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qui s’opposent au bonheur aussi bien qu’à celle d’en promouvoir les conditions.
En définitive, il s’agit de savoir quelles chances on accorde à l’intervention active
et efficace de la liberté humaine dans la vie sociale. L’importance que l’on
attribue à l’éducation constitue à cet égard une bonne mesure de la volonté
prométhéenne de l’homme. La faveur particulière que notre époque consent aux
besoins éducatifs est, en regard de toutes les critiques que mérite le monde
actuel, un signe des temps éminemment réjouissant. Comme le relève le
professeur Galbraith, « les investissements consacrés à l’éducation aussi bien
quantitativement que qualificativement sont tout près de devenir l’indice de
base du progrès social ». C’est là, je le souligne en passant, une constatation
réjouissante à faire également dans une cité qui a donné naissance à plusieurs
reprises à des révolutions pédagogiques et qui aujourd’hui accepte, pour sa
jeunesse, des sacrifices croissants.
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p.127 En décembre dernier déjà, lorsque nous avons retenu comme thème
Tous, nous sommes amenés à vivre, à tendre vers le bonheur dont nous
séparent parfois des obstacles réels ou imaginaires alors que, fort heureusement
aussi, nous rencontrons souvent des hommes, des événements ou des choses
qui nous aident à l’atteindre.
Les temps point trop faciles ou réjouissants que nous vivons désorientent,
sans doute aucun, bien des esprits et bien des cœurs ; c’est alors qu’il convient
de nous souvenir des bouleversements multiples qui, dans le passé, ont tant de
fois déjà troublé l’ordre établi et le confort des hommes, sans empêcher
pourtant nombre d’entre eux de trouver malgré tout leur bonheur ; c’est aussi le
moment de faire appel à la p.128 sagesse d’Epictète selon qui « ce qui trouble les
hommes, ce ne sont pas les choses, mais leur opinion sur les choses ».
A ces troubles auxquels nous avons peine à échapper, les croyants trouvent
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réponse et réconfort dans leur foi ; les stoïciens les trouvaient dans la
résignation passive et les épicuriens dans la conquête du calme intérieur.
Mais les choses ne sont pas si simples et chacun de nous doit d’ailleurs
s’attendre à ce que, tôt ou tard, encore que de façon différente, le malheur le
frappe, produisant en lui des effets différents eux aussi, allant jusqu’à celui que
Balzac caractérisait en notant que « le malheur fait dans certaines âmes un
vaste désert où retentit la voix divine ».
Grave problème donc, que celui du bonheur, que doit résoudre chaque être
personnellement, tant en soi-même qu’au sein d’une société qui conditionne très
largement sa vie. Mais sur les deux plans, individuel et social, où se situe le
problème du bonheur, ne voit-on pas qu’il s’agit toujours, en fin de compte, d’une
conciliation, d’une réconciliation ou, si l’on préfère, d’une certaine harmonie ?
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p.129 Sur le plan personnel, il faudrait sans doute même observer que le
bonheur dépend tout autant d’une certaine liberté ou libération intérieure que
de la conciliation des éléments divers qui nous constituent : corps et esprit,
égoïsme et amour du prochain, par exemple.
Nombreux sont ceux qui pensent que l’état de bonheur réside, pour l’homme
conscient et raisonnable, dans l’épanouissement de sa vie personnelle ainsi que
le rappelait le Père Teilhard de Chardin, dans le second de ses Cahiers dont le
titre est d’ailleurs Réflexions sur le Bonheur.
Cette distinction nous amène tout naturellement à faire une différence entre
plaisir et bonheur, quoique tout récemment, notre Secrétaire général, M.
Fernand-Lucien Mueller, dans sa magistrale Histoire de la Psychologie, ait
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rappelé que, selon Giordano Bruno, il n’est pas de plaisir sans amertume (sans
doute Giordano Bruno usait-il du terme plaisir comme synonyme de bonheur) et
que, selon lui toujours, le plaisir est un mouvement, tel le passage de l’état de
faim à celui de satiété, et non pas la faim ni la satiété elles-mêmes 1.
p.130 L’homme heureux, répond Marc Aurèle, « c’est celui qui se donne à lui-
Et élargissant cette notion, ne doit-on pas admettre qu’il est difficile d’être
heureux si l’on ne sait aussi être ouvert à d’autres pensées que les siennes, à
d’autres modes de vie que les siens, à d’autres conceptions, en bref ouvert à la
vie multiforme du monde ?
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« Vivre peut et doit être un bonheur » dit Mme Simone de Beauvoir, qui n’a
pu répondre à notre demande de présenter une conférence dans le cadre de nos
Rencontres ; dans son dernier ouvrage, La Force de l’Age, elle s’explique elle-
même par un culte de la liberté totale, ce qui peut poser la question du prix
qu’elle paie pour cela, car le bonheur s’acquiert parfois chèrement et la route
qui y conduit est souvent escarpée ; une autre question se pose encore : le
bonheur dépend-il davantage de la sagesse à soi-même imposée ou, au
contraire, du libre cours donné à nos passions ?
espérance illimitée, non par son propre effort, par ses mérites, mais par un don
dû au libre amour de Dieu et offert à toute l’humanité 1.
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Fondement d’une société qui se voulait nouvelle, cette déclaration est bien
difficilement conciliable avec l’opinion de Sartre pour qui « l’enfer, c’est les
autres », expression que l’on pourrait aisément paraphraser en affirmant au
contraire que « le bonheur, c’est autrui » ! Et ceci me remet en mémoire
l’expression qu’a employée avec bonheur un ami, M. Charles-F. Ducommun qui,
partant du commandement chrétien « Aime ton prochain comme toi-même »,
en précisait encore l’exigence, comme l’enseigne la Bible d’ailleurs, en disant
« Aime ton dissemblable comme toi-même ».
N’est pas heureux qui veut et il faut bien voir que les loisirs, luxe des uns
jadis, agrément de presque tous aujourd’hui, vont posant le problème de leur
emploi bénéfique pour l’homme, problème d’éducation personnelle et sociale,
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car ces loisirs devraient aider chacun dans son art de vivre — de vivre heureux
— ce qui doit s’apprendre de façon qu’il recouvre à la fois le temps de travail et
le temps de loisirs.
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sur chacun de ceux qui y participent un effet salutaire, qu’elles leur permettent
d’élargir et d’approfondir leur propre notion d’un bonheur que je leur souhaite à
tous.
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1 Le 7 septembre 1961.
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Il est donc nécessaire de trouver une position, pour définir le bonheur, telle
que nous soyons à l’abri de ces comparaisons capables de détruire ce qui, dans
un autre âge, était une source de bonheur.
Il me semble qu’il en a toujours été un peu ainsi, mais que notre époque,
plus qu’une autre, nous incite à cette sorte de comparaisons. L’histoire a pris
une accélération extraordinaire et nous nous trouvons constamment en
présence de faits nouveaux. Je voudrais avoir le temps de réfléchir à cette
question qui me semble aller très loin. Je puis dire simplement pour l’instant à
M. Devoto, non qu’elle me trouble mais qu’elle m’intéresse profondément et que
peut-être j’aurai le plaisir, d’ici à la fin de cette décade, de lui dire jusqu’à quel
point je me rencontre avec lui.
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J’aimerais savoir d’abord si le bonheur est une chose qui relève de l’ordre du
sentiment ou de l’ordre intellectuel. Il me semble que le problème des
conditions du bonheur est assez troublant. Les sentiments sont assez
inconditionnés, incontrôlables. Si le bonheur est un jugement de valeur sur la
vie, alors il y a possibilité de poser le problème des conditions du bonheur,
d’organiser le bonheur...
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sera donc celle-ci : est-ce que dans le mot « profession » vous incluez l’idée de
vocation, c’est-à-dire l’idée d’être appelé. L’homme est appelé à
l’accomplissement de sa destinée. Et là, j’aventurerai une définition du bonheur
qui n’est pas une fin en soi puisque le bonheur est relatif, une définition qui
rejoint celle de Teilhard de Chardin : Dire oui à la vie, à la totalité de la vie.
Teilhard de Chardin dit : accomplir la vie. Ceci signifie, je pense, l’accord
physico-biologique, psychique, moral et spirituel avec la vie, et qui partirait des
trois temps de la personnalisation : se centrer sur soi (prendre conscience de
soi), se décentrer sur l’autre — c’est-à-dire le prochain — et enfin, se surcentrer
sur un plus grand que soi, c’est-à-dire le monde, la société et tout ce que cela
implique.
Est-ce que votre très belle conférence laisse une place pour cette division,
pour cette perspective, pour cette ascension ?
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Les conditions du bonheur
Cet homme, qui confond bonheur et contentement, s’il se trouvait ici, serait
aujourd’hui comblé ; du moins il aurait les yeux ouverts et il verrait que nous ne
nous acheminons pas vers une définition du bonheur qui appelle le
contentement ni vers une proposition d’un bonheur selon des règles techniques
ou une étude scientifique et mécanique du bonheur.
162
Les conditions du bonheur
Ce que vous avez dit de la joie esthétique m’a particulièrement ému. Je crois
qu’il n’est personne ici qui pense que le bonheur consiste uniquement dans la
possession des choses extérieures, fussent-elles belles. A quoi sert un beau
tableau si on n’en peut pas jouir, à quoi sert une symphonie p.137 si elle reste
Vous avez parlé d’une manière émouvante de la joie esthétique. Vous avez
rappelé le vers du poète : A thing of beauty is a joy for ever (un instant de
beauté est une joie pour toujours). Et à ce moment-là, je pensais que sur le
même sujet, Baudelaire pleure et dit approximativement : lorsqu’un poème ou
une symphonie amène les larmes au bord des yeux, ce ne sont pas des larmes
de contentement et de plénitude, mais des larmes d’angoisse, d’insatisfaction et
de désir, une postulation des nerfs, l’impression de l’impuissance où l’on est de
posséder ici-bas un paradis révélé.
Je ne crois pas dépasser votre pensée, monsieur de Ziégler. Vous avez dit :
jouir de la beauté est grand. La faire découvrir est plus grand. Vous avez
introduit dans la notion de bonheur la charité, l’amour des autres qui consiste à
leur vouloir du bien. Le bonheur, c’est grandir soi-même et grandir les autres,
non dans le sens de l’avoir, mais dans le sens de l’être.
163
Les conditions du bonheur
vérité, d’une vérité qui doit être quelqu’un, parce qu’autrement il n’y a pas
communication.
p.138 Je crois que cette partie de votre conférence nous engage vers une
notion du bonheur dans laquelle la mort elle-même trouvera son sens. C’est
peut-être le couronnement de l’humanisme. De tout cela je remercie
chaleureusement M. de Ziégler.
164
Les conditions du bonheur
Le texte de Baudelaire que vous avez cité est très intéressant, suggestif. Je
le connaissais, mais je n’ai pas pu m’en servir.
Les larmes, c’est en effet un sujet très intéressant. J’ai choisi hier l’exemple
de l’Aria de Bach. Je ne sais pas très bien pour quelles raisons cette musique me
touche et m’émeut très profondément...
J’ai pris des exemples dans le domaine des arts parce que je m’y sentais des
affinités plus grandes que dans d’autres domaines, mais je conçois très bien
qu’on peut trouver les mêmes émotions dans la contemplation, même de la
vérité scientifique.
165
Les conditions du bonheur
doivent parfois tirer leur mouchoir... Et vivant à Rome une bonne partie de
l’année, ce supplice des larmes, bien agréable et auquel je ne renoncerais pas
volontiers, m’est infligé souvent.
Je voudrais donc marquer ici cette très forte nuance qu’il y a entre
l’euphorie, qui n’est pas étrangère au bonheur, et le bonheur, qui est un
sentiment infiniment plus durable.
166
Les conditions du bonheur
M. HENRI DE ZIÉGLER : Peut-être n’ai-je pas assez insisté sur cette différence
entre le plaisir, état heureux momentané, et l’état de bonheur qui implique en
effet, comme vous l’avez dit, la durée. Je l’ai cependant indiqué, et c’est pour
cela que j’ai cité un passage des Rêveries de Rousseau. Il insiste beaucoup sur
le fait que les petits plaisirs, plus ou moins espacés, même s’ils se multiplient,
ne peuvent pas faire le bonheur. Ce qu’il faut désirer, c’est une libération
durable du souci.
167
Les conditions du bonheur
dire M. Buchanan ; c’est une chose à laquelle je n’avais pas réfléchi. Si j’avais le
goût, le désir d’écrire un livre, certainement que le problème que vient
d’indiquer M. Buchanan serait retenu, car il est d’une très grande importance.
168
Les conditions du bonheur
Depuis lors, on a vécu sur ces conflits entre le monde classique et le monde
moderne, monde qui s’est formé sous pression du christianisme, et où le mot de
bonheur a perdu, je pense, son actualité ; il est aujourd’hui complètement
dépassé.
p.142 A quoi est-il lié ? Notre président vient de le rappeler. Il est lié à la
Nous sommes tous des frères lorsque nous avons tous les mêmes
possibilités, alors que la chance nous divise et nous oppose. C’est pourquoi
autant la science que la philosophie cherchent à éliminer de la vie de l’homme le
facteur hasard, la chance, afin que l’homme, entré entièrement en son propre
pouvoir, fasse son histoire. En cela, la perspective du chrétien et de l’athée est
la même.
169
Les conditions du bonheur
risquons de devenir des égoïstes. Car il faut alors se rétrécir, il faut ne plus
oser, il faut ne pas se risquer, il faut résoudre les problèmes rapidement parce
que la vie est courte. Si, au contraire, nous avons cette autre perspective, une
perspective de grandeur humaine, cette perspective que le christianisme a
ouverte, il est permis à l’homme de se penser en termes divins. Soyez parfaits !
Ce n’est certainement pas une recommandation qui vise au bonheur.
Ce qui est encore plus curieux, c’est que d’autres philosophes, après lui, et
qui sont des antichrétiens — hégéliens, marxistes —, ne parlent plus de bonheur
non plus, mais d’engagement. Or l’engagement, qui est une fin en soi, s’il peut
apporter une profonde satisfaction, une émotion, ne peut pas être appelé du
nom de bonheur, car justement il ne procède pas de la chance, et la satisfaction
qu’il procure vient tout simplement de l’activité courageuse, de l’audace, de
l’esprit d’aventure, du risque, du sacrifice.
Notre civilisation n’est pas une civilisation du bonheur, ni non plus du bien-
être, mais la civilisation de l’homme, de l’acceptation de la condition humaine,
de la volonté humaine jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, avec tous ses risques et
tous ses malheurs. Mais comme j’ai exclu le mot de « bonheur » du dictionnaire
de cette civilisation, il faudrait exclure aussi celui de « malheur ». Il n’y a place
ni pour l’un ni pour l’autre dans l’idéal, dans la loi qui domine cette civilisation.
170
Les conditions du bonheur
Il y a évidemment une ambiguïté des mots qui est très fâcheuse. Quand on
parle des choses du sentiment, et particulièrement du bonheur, les synonymes
dont on use ne sont jamais des mots qui signifient exactement la même chose ;
ils sont plus ou moins flottants. Et ce qu’il y a de variable dans ces mots tient à
ce que le bonheur est évidemment en rapport avec les états de civilisation, avec
le développement de l’homme. Et ces mots se chargent peu à peu de sens
nouveau et perdent des sens anciens.
171
Les conditions du bonheur
émerveillés par cette capacité que vous avez de distinguer entre des choses qui
sont souvent très proches.
Vous avez parlé de l’inactualité du bonheur, c’est-à-dire que vous avez voulu
dire que le mot bonheur ne pouvait plus suffire à exprimer des choses que le
bonheur primitif et le bonheur historique étaient devenus peu à peu. Je ne vois
pas comment on pourrait l’éviter.
Vous avez terminé par une affirmation qui me paraît assez considérable et
un peu effrayante : nous ne devons plus rechercher le bonheur. Nous devons
nous plier à une acceptation de la condition humaine.
Enfin, la condition humaine, qu’est-ce que cela veut dire dans mon esprit ?
Cela signifie une chose bien connue depuis toujours : accepter d’être ce qu’on
est, jusqu’au bout. Ce qui ne veut pas dire que vous renonciez à poursuivre
certains de vos rêves, à aimer les choses que vous avez aimées, à aimer l’art, la
musique et tout ce que vous voulez. Cela rentre parfaitement dans la condition
172
Les conditions du bonheur
humaine. Mais la loi, le critère de jugement de toute votre action, doit rester
quand même l’acceptation de votre condition.
doit vous amener à cette affirmation que notre société n’est plus chrétienne,
qu’elle a une vision du bonheur qui n’a rien à voir avec ce que la révolution
chrétienne nous a apporté. Et en ce sens le problème du bonheur est actuel.
M. HENRI DE ZIÉGLER : Accepter d’être ce que l’on est, dit Martial dans un de
ses poèmes... C’est-à-dire qu’il acceptait aussi sa nature même, sa nature
profonde.
173
Les conditions du bonheur
La poursuite du bonheur n’est qu’un fantôme chez nous parce qu’elle est en
conflit avec notre structure sociale, parce que nous ne pouvons pas poursuivre
le bonheur dans une société qui vit sur les bases morales sur lesquelles elle est
placée. Il y a au contraire des civilisations que nous appelons primitives où une
certaine forme du bonheur est possible, dans une intégration presque biologique
et spontanée. Mais chez nous, non. Si le bonheur est un fantôme, c’est à cause
d’une nécessité morale qui s’impose désormais irrémédiablement à notre
conscience, quoi que nous voulions faire.
M. HENRI DE ZIÉGLER : Le bonheur n’est pas d’être sur une montagne, avez-
vous dit. Non. Nous en sommes tous d’accord. Mais ce qui peut contribuer au
bonheur, c’est de rechercher ce plaisir, qui est d’une nature très particulière.
étaient plus heureuses... » On nous dit fréquemment que les femmes sont
moins heureuses dans leur état présent qu’elles ne l’étaient autrefois, de
même que certains écrivains américains du Sud nous ont dépeint la société
d’avant l’émancipation des Noirs comme une société où les Noirs eux-mêmes
étaient plus heureux parce qu’ils n’avaient pas de problèmes. Je crois en effet
qu’une certaine intégration dans une société peut rendre plus heureux que
lorsqu’on échappe à cette intégration. Or, Simone de Beauvoir répond dans
174
Les conditions du bonheur
son livre : « Mais ce n’est pas de bonheur qu’il s’agit en pareil cas... »
Que se passe-t-il ? Cette sorte de bonheur par intégration n’est plus possible
à partir d’un certain moment, et alors on cherche quelque chose, fût-ce au prix
de ce bonheur dont on ne veut plus. On préfère autre chose à ce bonheur. Est-
ce que ce que l’on obtiendra ainsi sera du bonheur ? Peut-être. Nous n’en
savons rien.
J’ai fait exprès, dans ma conférence, de mêler les temps. J’ai cité des poètes
de l’Antiquité, des écrivains de la Renaissance, des gens de notre époque, parce
que j’étais dominé par cette idée qu’il y a dans la conception du bonheur
quelque chose de constant et qui ne peut pas être autrement. Il y a tout de
même dans le bonheur des païens, des choses qui existent encore dans le
bonheur d’aujourd’hui.
175
Les conditions du bonheur
définir n’est pas la preuve qu’il n’existe pas. On peut le cerner, le contourner,
s’en approcher par la périphérie.
Les paroles les plus connues sur le bonheur se trouvent dans l’évangile selon
Matthieu, dans le sermon que le Christ a prononcé sur la Montagne, au-dessus
de Capharnaüm, devant le lac de Tibériade, et qu’on appelle le Sermon des
Béatitudes. Que disent ces Béatitudes ?
Elles disent : « Heureux les pauvres... heureux ceux qui pleurent... heureux
ceux qui ont faim et soif de la justice. »
Est-ce que cela ne nous donne pas l’indication qu’il y a deux espèces de
malheurs ; le malheur grave, le malheur qui détruit la personnalité, le malheur
qui se termine par le suicide ou en tout cas par le désespoir. Puis, en face, un
malheur qui a sa noblesse, et une descente aux enfers qui ramène vers les
176
Les conditions du bonheur
sommets, qui ramène vers la lumière, qui ramène par conséquent au bonheur.
M. ALBERT PICOT : Vous avez avancé que les Béatitudes étaient démodées,
alors qu’une grande part de l’humanité trouve son bonheur dans les
Béatitudes...
177
Les conditions du bonheur
M. ALBERT PICOT : Il est toujours facile de faire des oppositions. Mais dans la
conférence de M. de Ziégler, nous avons vu la notion du bonheur dans la nature
et dans l’esprit, et les Béatitudes enrichissent notre notion du bonheur spirituel.
M. HENRI DE ZIÉGLER : Dans les Béatitudes, quand il est dit : « Heureux les
pauvres... heureux ceux qui ont faim... », cela implique une promesse ; cela
concerne un avenir, c’est en somme un encouragement, une consolation. Mais
cela ne nie pas du tout la réalité du bonheur terrestre.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je n’ai pas dit cela, mais c’est une actualité
aussi, ce bonheur ; ce n’est pas une promesse...
l’Evangile ne nie pas le désir de l’homme pour le bonheur, car on lit en effet :
«... car c’est à eux qu’appartiendra le royaume des cieux... ».
178
Les conditions du bonheur
l’exprime par des mots qui nous montrent un homme en pleine et vigoureuse
activité, s’efforçant, délibérément et raisonnablement, d’obéir aux
commandements de Dieu, poursuivant la route qui lui a été prescrite par son
Guide divin. Le bonheur est ainsi une œuvre humaine, en cours de réalisation,
soutenue par Dieu.
179
Les conditions du bonheur
Le bonheur, le voici tel qu’il est prêché, résumé par le prophète Michée : « Il
t’a déclaré, ô homme, ce qui est bon — tov —, et qu’est-ce que l’Eternel
demande de toi, sinon de faire ce qui est droit, d’aimer la miséricorde, et de
marcher humblement avec ton Dieu » !
M. ANDRÉ BOUVIER exprime l’idée qu’il existe une réalité du bonheur qu’aucune
étymologie, qu’aucune philosophie ne peut renfermer, et qu’il est possible d’établir un
pont entre les deux conceptions, antique et nouvelle, du bonheur. « Le bonheur est
subordonné à la vie ; et poursuivre le bonheur, c’est dire oui à la vie. »
180
Les conditions du bonheur
181
Les conditions du bonheur
Edouard Claparède, qui nous disait que l’intelligence est une adaptation rapide à
une situation nouvelle, je proposerai la définition suivante : le bonheur est une
adaptation rapide, mentale et caractérielle, à une situation nouvelle. Au lieu de
revêtir un caractère absolu, immuable, il deviendrait alors relatif et accompli.
182
Les conditions du bonheur
Lire un livre est un acte que l’on fait seul. Entamer le dialogue amoureux
avec le fluide d’une peinture est un acte intime et solitaire. Ecouter une
symphonie, en fermant les yeux, afin d’être plus seul, est un acte de la même
communion. Voilà pour les joies intellectuelles. Le bonheur sentimental est lui
aussi souvent solitaire, même s’il affecte le couple ; dans le couple, il y en a un
qui aime, et l’autre qui se laisse aimer, un qui est plus heureux que l’autre.
Quant au bonheur mystique (et j’écarte pour l’instant les nuances : dévotion
heureuse — félicité divine — béatitude), il est, lui aussi, égocentrique jusqu’au
dernier stade de la via unitiva, où l’âme se résorbe et s’identifie avec le principe
divin. L’on dit : « être seul avec son Dieu ».
Pourquoi le bonheur est-il perçu surtout dans la solitude ? Parce qu’il est un
courant entre deux pôles, celui de l’objet et celui de nos facultés, et c’est en
nous-mêmes qu’il provoque son étincelle. Plus la solitude sera parfaite, plus
claire sera l’étincelle. Un médecin nous dira peut-être ce soir que cette étincelle
verse dans nos artères ou dans notre cerveau la prolactine de notre hypophyse,
1 Le 8 septembre 1961.
183
Les conditions du bonheur
Je résume : le bonheur est un courant qui, amorcé par des dispositions qui
varient selon le type planétaire, allume en nous une lumière d’autant plus vive
qu’elle est plus seule.
184
Les conditions du bonheur
douceur de la retraite dans une de ces vallées d’ermites que les montagnes de
la Chine enferment dans leurs replis rocheux, couloirs chaotiques peuplés de
stèles et de tombeaux, arrosés de torrents, hantés de génies et d’animaux
furtifs. La vallée du solitaire porte un nom singulier ; on l’appelle la Vallée du
Vieillard Stupide. Ce nom intrigue à l’extrême les disciples qui viennent rendre
visite au sage.
Alors le vieillard sourit et fait aux jeunes gens la réponse sibylline dont voici
textuellement la traduction :
185
Les conditions du bonheur
Mais voici en plus bref une autre citation dont je n’ai retenu, hélas, que le
leitmotiv. C’est un simple bûcheron qui parle, redescendant par un soir clair de
la montagne, le dos courbé sous un fagot de bois. Toutes les peines de sa vie lui
repassent par la mémoire : les brigands lui ont pillé sa maison et ravi sa
femme ; les guerres lui ont pris ses fils ; la sécheresse ne lui laisse dans sa
cabane qu’une poignée de riz. Mais la douceur du soir est infinie, et tout au long
de son antienne reviennent avec une sorte d’enivrement les mêmes mots : ah !
le beau malheur ! ah ! le beau malheur !
Et dans cette vue, voici une dernière citation : celle d’un poème de Von-
Tchong, l’un des plus fameux poètes de la dynastie Song, écrit vers la fin du
XIIIe siècle de notre ère, dans un temps où la tempête sévissait déjà sur l’Asie,
où les invasions mongoles s’abattant sur p.156 l’empire prospère et raffiné des
Song, faisaient de tels massacres, que l’on entendait partout, selon les
chroniques, les murmures des ruisseaux de sang. Le traducteur, le grand
sinologue Soulié de Morand, a donné pour titre à ce poème ses premiers mots :
« Boucliers et Lances ».
186
Les conditions du bonheur
construit son nid dans les branches encore dénudées, j’irai dans la
montagne et je m’enivrerai de la montagne jusqu’à ce que nous
soyons au temps de la grande paix.
Mme FALK : Je voudrais revenir sur une des premières interventions qui a
merveilleusement dégrossi le problème en divisant la notion de bonheur en
plusieurs catégories, en le classifiant pour ainsi dire. Mais on en a
inévitablement omis une : la béatitude.
187
Les conditions du bonheur
bonheur.
Il faut, dès l’abord, faire une distinction ; s’agit-il d’une définition formelle,
ou d’une définition réelle ? La première de ces définitions explique seulement
l’usage que vous allez faire d’un certain mot. Si vous ne pouvez pas placer la
chose devant les yeux de tous — comme le soleil, une pomme de terre — vous
êtes obligés, pour être compris, de donner une définition formelle, qui ne
s’inquiète nullement de savoir si la chose définie est une chose réelle, possible,
existante ou purement imaginaire. En cela, cette définition est nettement
distincte de celle qui peut donner une idée de la possibilité réelle de la chose.
Aussi la confusion a-t-elle régné tout au long du débat d’hier matin.
188
Les conditions du bonheur
bonheur est l’idée que l’homme se fait d’un état ou d’une condition de son
existence qui lui permettrait de satisfaire à toutes ses inclinations. C’est l’idée
que dès son enfance tout homme se forme du bonheur, et sans laquelle il ne
pourrait pas faire un seul pas sur le chemin de la vie.
Un de mes collègues m’a dit qu’il ne la trouvait pas satisfaisante, parce qu’il
m’a dit connaître un homme qui avait la possibilité de faire tout ce qu’il voulait,
et qui pourtant n’était point heureux. Mais cette objection prouve seulement la
nécessité de distinguer entre la définition de l’idée et la question de la réalité du
bonheur et que cette idée est une idée trompeuse, dont la réalisation n’est pas
possible dans les limites de la nature.
p.158 L’homme n’a pas été destiné par nature au bonheur. L’homme a besoin
d’un petit peu de malheur, et pour être plus ou moins heureux, il a besoin d’être
tenu à une certaine distance de ce but ultime.
189
Les conditions du bonheur
Mais avec tout le respect qui est dû à un orateur aussi aimable et sincère
que celui d’hier soir, je me permettrai de lui faire la même remarque que M.
Campagnolo a opposée à M. de Ziégler, à savoir que faire reposer la société sur
le principe de la charité est vieux jeu, sans force, face aux problèmes de la vie
moderne, et sans intérêt pour ceux qui ont su profiter du développement de la
philosophie depuis le temps de saint Thomas, et notamment depuis le temps du
grand destructeur de la morale de la félicité, mentionné hier à juste titre par M.
Campagnolo, je veux parler de Kant.
Je n’irai pas jusqu’à dire que l’idée de notre propre félicité ne joue pas un
rôle prédominant en tant qu’idée directrice de nos propres décisions pratiques.
Sans l’idée de son bonheur personnel, l’homme ne pourrait pas survivre un
moment. Vous ne pouvez prendre les décisions qu’exige la vie pratique en les
basant sur la pure moralité. Vos décisions doivent être en accord avec cette
moralité, mais elles n’en peuvent être déduites ; et si par exemple, pour vous
marier, vous avez le choix entre une femme qui est riche mais bête, et une
autre qui est intelligente mais pauvre, pour prendre votre décision il faut vous
référer à l’idée que vous avez pu former de votre bonheur personnel ; la
moralité ne vous dit rien là-dessus. Aussi l’idée de bonheur ne peut-elle jamais
produire des préceptes obligatoires, quelque précieux que soient les p.159
190
Les conditions du bonheur
liberté comme d’une condition qui rend possible la poursuite du bonheur, mais
bien de son contraire, qui veut qu’on accepte ce qu’on est.
LE PRÉSIDENT : Je remercie M. Ebbinghaus. Il est clair que les idées qu’il vient
d’exprimer mériteraient encore de longs éclaircissements, pour beaucoup
d’entre nous tout au moins. Je voudrais personnellement m’abstenir de
prolonger des débats que je cherche à rendre brefs. Il y a cependant deux
points sur lesquels je dois revenir parce qu’ils me paraissent le mériter.
M. Ebbinghaus nous a dit : L’homme n’est pas fait pour être heureux, il lui
faut quelques malheurs. Cela est assez vrai, si on l’interprète de la façon
suivante : que toutes choses dans le monde n’existent que par leur contraire.
Nous ne parlerions jamais du froid s’il n’y avait pas le chaud ; nous ne
parlerions pas du beau s’il n’y avait pas le laid, et sans leur contraire les choses
n’existeraient pas. Je me demande de quoi nous parlerions s’il n’y avait pas
toujours l’opposé qui pointe à l’horizon. L’expérience du malheur peut aussi être
profitable et conduire à un certain bonheur.
Autre point sur lequel je voudrais dire quelques mots et sur lequel il faudrait
que, dans la suite du débat, nous revenions : c’est cette affirmation de M.
Ebbinghaus, que personnellement j’ai peine à suivre, selon laquelle il y a
opposition entre la science et les vues téléologiques. Je ne suis pas du tout
certain qu’il en soit ainsi, et de bons esprits s’emploient d’ailleurs à démontrer
qu’il y a au contraire une coïncidence finale entre les deux disciplines. Sur cela
nous pourrions ouvrir un fort long débat, mais ce n’est pas le moment de le
faire.
qui a fait son temps et montre les preuves multiples de ses insuffisances et de
son échec.
191
Les conditions du bonheur
Donc, surprise quand il nous parle de la raison. Et, à ce propos, je dois dire
que ma surprise a été grande déjà au cours du premier débat, dans la mesure
où un de nos collègues nous a dit : Vous faites du sentiment la base du
bonheur, mais le sentiment est une chose instable. Et pourtant, si nous
discutons du bonheur, il faut bien nous avouer que le clavier dont nous allons
jouer par prédilection, c’est le clavier du sentiment. Aucune contorsion
intellectuelle n’y changera quoi que ce soit.
Que le R. P. Dubarle ne m’en veuille donc pas de lui dire que lorsqu’il nous
propose comme instrument la raison, j’ai l’impression qu’il nous propose
quelque chose d’assez désespérant. Je dirai même que l’éruption de la psyché
humaine dans la pensée mentale est une révolution telle que la raison devient
et est devenue un instrument dérisoire et assez totalement inadapté à son
objet. Je n’en veux pour preuve que le fait qu’il y a très peu de gens heureux.
Connaissez-vous beaucoup de gens heureux autour de vous, mon Père ? Nous
autres, médecins, nous passons notre temps à soigner des couples malheureux.
Or, tous les bons esprits de tous les temps se sont penchés sur le problème. Il y
a donc quelque chose dans le bonheur qui échappe singulièrement à la raison.
192
Les conditions du bonheur
pour aborder ce problème, je crois que nous serions en fort mauvaise passe.
p.161 Je crois dès lors qu’il faut que la pensée moderne, à l’instar de la
Je vous ferai une confession : les livres cités, le Tao-te king, les livres du
Rig-Véda ou les Upanishads ou même la Bhagavad-Gitâ, je les ai beaucoup
médités et ils m’ont beaucoup appris. Je ne voudrais pas exclure ces choses-là.
Et je voudrais essayer, conformément aux questions qui m’ont été posées
indirectement ou directement par le professeur Ebbinghaus et le docteur Cahen,
d’entrer un peu plus dans le détail.
193
Les conditions du bonheur
C’était une condition. Est-elle vieux jeu ? Libre à vous d’en décider. Si vous
pensez que vous pouvez faire votre bonheur en vous fâchant avec votre univers,
je n’y vois aucune espèce d’inconvénient. Personnellement, je n’ai pas choisi
cette voie. C’est tout ce que je peux vous dire. Je crois que collectivement nous
cherchons d’instinct, peut-être à tort après tout, d’autres voies. A ce moment-
là, on essaie de proposer un petit bout de discours secourable. Dire que je le
prends à Aristote, mais bien sûr, et à saint Thomas, mais tout à fait d’accord, et
ensuite, eh bien ! on enchaîne : et Descartes, et Kant, avec son bon formalisme,
et Hegel, avec ce passage de la forme au contenu, au moins à ce niveau du
194
Les conditions du bonheur
Voilà ce que peut vous dire la raison, au sens où elle est cette volonté de
communication amicale dans la parole et étant donné que l’on juge utile de faire
communiquer des connaissances, des sentiments, des déterminations de la
volonté, plutôt que de se donner des coups de poing ou de s’envoyer des fusées
transcontinentales. Voilà me semble-t-il le but, en réalité très modeste, d’une
pareille intervention. Je n’ai pas tout traité. Je n’ai pas tout résolu, loin de là.
J’ai dit simplement : il me semble, vu notre condition actuelle, qu’il serait bon
de temps en temps que nous fassions l’effort d’être un peu plus raisonnables,
c’est-à-dire d’abord d’essayer de parler entre nous de façon détendue et d’avoir
en plus, à la base de ce langage détendu, une volonté d’amitié et de
reconnaissance.
Vous êtes là devant moi, très différents de moi. Vous portez en vous vos
valeurs spirituelles, elles m’intéressent, elles font ma joie, eh bien, est-ce avec
cela qu’on fera des sociétés ? Il y a encore bien du chemin à faire. Faut-il fonder
une société sur le principe de la charité ? C’est à voir. Mais d’abord, essayons de
parler ensemble, en vrais amis. Cela suppose une expérience préalable. On s’est
donné des coups de poing, torgnolé comme les gosses. Il y a un vieil adage qui
dit : de guerre lasse, il faut se faire une raison. C’est de cela que je parle.
195
Les conditions du bonheur
problèmes des appareils qu’il s’agit d’inventer. Là, tout à fait d’accord. Il y a une
nouvelle logique à inventer, et j’y pense très sérieusement. Il y a de nouveaux
ressorts de compréhension de toutes choses, pas simplement matérielles mais
aussi psychologiques, humaines, et il est bien certain que nous sommes
dérisoirement déraisonnables et dérisoirement impuissants devant certains
problèmes. Je vous ai dit simplement, non pas : soyez raisonnables — c’est
peut-être impossible — mais essayez de l’être. C’est tout ce qui peut être dans
nos mains. Il me semble qu’aujourd’hui comme hier ce discours n’a rien de rare,
il est assez plat, plein de banalités, mais il a peut-être encore quelques vertus
secourables. C’est simplement ce que j’ai voulu apporter hier.
196
Les conditions du bonheur
Le mot « raisonnable » doit également être défini. Vous l’avez défini, mais
vous l’avez enrichi ou appauvri. Etre raisonnable ne signifie pas prétendre faire
beaucoup de choses, mais se contenter de faire ce qu’on peut faire, alors que
vous en avez déduit cette chose très importante : la charité, la communication.
Vous avez voulu rester dans le formalisme, mais vous avez entraîné la
réalité. Vous nous avez proposé de résoudre le problème de la paix ou de la
guerre, comme vous voudrez, d’apaiser les conflits dans le monde. Est-ce que
cela suffit ? Si je suis raisonnable au sens traditionnel du mot, je me contente
de me soigner personnellement — et peut-être que je ne serais même pas ici si
j’étais raisonnable ! Mais si je pense au contraire à aborder ces grands
problèmes, je ne suis plus raisonnable, car je m’engage alors dans un chemin
extrêmement difficile, dans une aventure extrêmement périlleuse, et cela n’est
pas fait pour procurer le bonheur tel qu’on le conçoit ordinairement. Mais
évidemment, si vous donnez au terme de « bonheur » la signification que vous
lui avez donnée en fait, et que vous sortez du formalisme, je suis d’accord avec
vous. Et avec vous je parlerai de raison, mais non pas de raison dans un sens
formaliste, tel que le docteur Cahen l’a justement critiqué. Je parlerai de la
raison au sens plein, au sens de la pensée humaine, de notre réalité concrète.
197
Les conditions du bonheur
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : C’est vous qui avez tendu un piège à tout votre
auditoire. Je vous ai dit que mon impression était que j’étais profondément
d’accord avec vous, substantiellement d’accord. Après votre explication, je ne
pouvais plus l’être ; après votre deuxième explication, je le suis de nouveau.
198
Les conditions du bonheur
p.166 celui d’où vient notre mot raison, à savoir le mot ratio, qui signifie cette
espèce de prise de conscience qui fixe et détermine ce qui doit être posé en
pacte entre personnes raisonnables et celles que l’on invite aussi à la raison. Les
Grecs ont vu dans le langage le principe de la société policée. Le langage
affleure en quelque sorte à la surface de la musique pour dire les choses de
façon distincte. Le pacte de la conscience suppose aussi le respect d’autrui, le
respect des lois, le respect des engagements mutuels. Ce sont là des choses fort
sérieuses, et lorsque je parle de raison, c’est bien de cela que je parle.
Là-dessus, est venue cette règle du langage qui a été logique, est venue
cette construction du discours, sont venus ces développements de ce que
pouvait faire un accord social avec les règles des techniques, et le reste. Nous
regardons cet appareil, c’est un acquit de la raison au sens étymologique et
originel. Cet acquis suffit-il ? Mais bien sûr que non. Précisément toute la tâche
de la raison, retournant en quelque sorte à sa constitution originelle telle que
l’évoque l’étymologie, avant qu’il soit question de notre logique, de notre
science, de nos techniques, de nos organisations sociales, c’est précisément de
dominer, d’éclairer, d’amener à la musique d’abord, au langage ensuite, ces
secteurs obscurs. Bien sûr que la raison compte sur les psychologues. Bien sûr
que tout cet effort de sondage, de reconnaissance, d’auscultation, de palpation
montrera des structures qui auront, je l’espère, quelque chose de cette
limpidité antique et aussi de cette énergie moderne sans lesquelles il ne
199
Les conditions du bonheur
Quand je vous ai dit : essayez d’être raisonnables, c’est plus pour vous
inviter à la création de cette raison que pour vous inviter à jouir bêtement d’un
certain acquis comme des héritiers et des capitalistes. C’est de cela qu’il s’agit.
Je crois malgré tout qu’il faudra mettre cette création sous le signe de
l’atténuation des violences animales, sous le signe de l’entretien. La
psychanalyse comporte un entretien pour amener les gens à décanter leurs
violences internes, leurs complexes, leurs obscurités et leurs noirceurs, c’est
cela dont je parle. Pardonnez-moi, c’est le langage lui-même, et ce sont ses
vieilles structures, ses vieux héritages qui vous tendent le piège.
M. ROLAND CAHEN-SALABELLE : Il est utile que vous précisiez que c’est de cela
que vous parlez, car cela ne semblait pas résulter de votre conférence d’hier soir.
Mon voisin me demande maintenant de poser à mon tour une question : est-
ce que les psychologues ne font pas usage de la raison ?
200
Les conditions du bonheur
201
Les conditions du bonheur
202
Les conditions du bonheur
Mais tant que nous sommes les uns et les autres sur cette terre, il est, je
crois, réconfortant pour l’un et pour l’autre, et peut-être aussi p.169 pour les
auditeurs, de constater une coïncidence dans les chemins que nous parcourons.
203
Les conditions du bonheur
idée neuve en Europe », c’est bien que l’idée de bonheur n’avait pas
complètement disparu à cette époque non plus.
Une nouvelle éruption des masses s’est produite dans l’Histoire depuis la
révolution de 1917, et plus particulièrement pour l’époque que nous vivons en
ce moment, l’appel des peuples précédemment colonisés, précédemment
asservis par la colonisation occidentale, pour accéder à une indépendance
nationale et peut-être également à ce qu’on peut appeler le bonheur.
204
Les conditions du bonheur
bonheur ne serait après tout qu’une curiosité que l’on satisfait au moyen de son
propre travail, ou du travail en commun avec d’autres, dans la création
commune et pour un service commun rendu à l’humanité.
Dubarle porte sur un plan qui étonnera peut-être, mais auquel il répondra de
manière rapide.
205
Les conditions du bonheur
Eh bien, figurez-vous que je répondrai : vous avez raison, je n’ai pas parlé
de la liberté. C’est très volontairement, très intentionnellement que je ne l’ai pas
fait, et il faut que je m’en explique. Nous ne sommes pas, nous non plus, au
niveau de la raison pure. Nous sommes dans l’Histoire, tout au moins à partir du
moment où, tous ensemble, nous l’avons acceptée, et où nous ne faisons pas
retraite. (Le sage pourrait peut-être vivre comme une bête, apparemment, et en
réalité comme un dieu, mais alors dans le silence total, ayant rompu avec
l’aventure humaine.) Personnellement, j’aime les hommes, je vis avec eux, et
mon Maître m’a prescrit de m’en occuper. Il faut peut-être que nous voyions un
peu ce que nous pouvons faire ensemble, tous ensemble, sans en excepter
aucun, quel qu’il soit, quelle que soit justement sa liberté, quelle que soit la
façon dont il se réfère à l’éternité, et en respectant au besoin ceux qui veulent
faire sécession. C’est cela notre tâche de raison au niveau de l’Histoire. Une
raison qui n’est peut-être pas pure, qui comporte l’impur de la montée animale,
qui se cherche, qui n’est pas achevée. Nous parlions de la création qui est
encore incomplète entre nous et qui se cherche en gémissant bien souvent, et
qui s’accuse souvent de ses manques, de ses faiblesses et de ses faillites. Nous
avons entendu passer tout cela ce soir.
Et alors, peut-être que moi-même, qui constitue par devers moi ma raison,
comme mon Maître m’apprend à la constituer, et en fils de Dieu, j’ai à
m’engager dans cette Histoire avec mes frères quels qu’ils soient. J’ai à essayer
de voir quel est le discours perméable que nous pouvons p.172 tenir tous
ensemble, quelles sont les initiatives réelles que nous pouvons prendre tous
ensemble, non pas pour obtenir déjà maintenant un bonheur dont nous savons
très bien que dans sa réalité accomplie il est encore tout paré d’imaginaire et
206
Les conditions du bonheur
Alors cette raison, je ne sais pas comment la nommer. Elle n’est pas impure,
elle est de bonne volonté, mais elle est tout de même montante de notre
animalité, comme elle a toujours monté depuis deux millions d’années ; elle est,
comment dire, intermédiaire. Je me rappelle avoir entendu Camus parler de ces
valeurs intermédiaires qui n’engageaient pas tout de suite l’absolu et sa justice,
qui ne mettaient pas tout de suite les choses à l’extrême et qui ne faisaient pas
qu’on engage des combats à mort pour des idées. Et c’est dans cette neutralité
qu’il faut fonder une certaine communauté humaine sur une charité, en ce sens
qu’il faut essayer de se mêler les uns aux autres, quelle que soit notre religion,
quelles que soient nos idées politiques, notre façon de sentir les choses, et
parler ensemble pour instituer ensemble quelque chose qui nous rende un peu
moins malheureux et peut-être plus pleinement heureux ; quelque chose qui
nous fasse peupler de façon moins clairsemée nos existences de ces moments
de bonheur dont on parlait tout à l’heure. Tant d’hommes ne les goûtent jamais,
parce qu’ils n’ont pas de quoi manger, parce qu’ils n’ont pas de quoi se vêtir,
parce qu’ils sont opprimés, parce qu’on les méprise, parce qu’on les regarde
avec haine, parce qu’ils se battent, parce qu’ils ne savent plus où ils en sont.
C’est de cela dont il s’agit en ce moment.
Alors, vous comprenez, est-ce que cette raison-là peut démontrer qu’il y a un
Dieu ? Je vous réponds : je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. Oui je sais
qu’il est raisonnable d’affirmer Dieu, et je sais avec ceux de toute ma communauté
qu’il est raisonnable de l’affirmer ; et je le dirai hautement chaque fois qu’il en sera
besoin dans ma communauté. Mais je ne veux pas jeter cette démonstration à la
face de mes gens, je ne veux pas les contraindre avec des histoires de ce genre. Je
ne veux pas qu’on puisse au nom de cela, avoir des combats mortels au cours de
cette Histoire, parce que ce n’est pas notre affaire. Ce n’est pas ce que le Christ
nous a demandé. Ce que je veux, c’est que nous puissions trouver ce terrain de
l’entente. Ce que je veux, c’est que nous puissions arriver à reconnaître ce que
nous portons en nous, qui se cherche, en vous comme en moi, et en moi bien plus
qu’en vous parce que je suis un pauvre pécheur, parce que je suis plein de
207
Les conditions du bonheur
déraison, parce que j’ai connu mes égarements ; j’ai fait des journées de maison de
santé après tout comme un autre, comme peut-être beaucoup d’autres.
208
Les conditions du bonheur
Je voudrais tout d’abord parler d’une malade qui, dans ses rapports
quotidiens avec sa famille ou avec ses amis, est toujours mécontente. Elle se
plaint constamment et il lui semble que le bonheur lui est refusé. Lorsqu’elle
vient en analyse, ses séances sont remplies de complaintes. Elle a beaucoup de
peine à parler et une grande partie de ses séances sont occupées par des
silences. Mais une chose frappe : c’est qu’au moment de partir elle entre dans
un état de très grande anxiété, et elle ne peut pas quitter la salle dans laquelle
elle est traitée. Il lui arrive de crier à ce moment, de protester avec une telle
force que tout l’appartement s’émeut des cris et pense que quelque chose de
grave se passe dans mon cabinet.
C’est en insistant sur ses difficultés de départ que nous sommes arrivés,
petit à petit, à découvrir un incident qui a été majeur dans son existence.
C’était pendant la guerre, dans une petite ville française du Nord. Elle avait
douze ans. Les Allemands sont venus et un matin sa famille l’a emmenée pour
un très long voyage, jusqu’à Nice. Cela a duré trois mois, mais ne lui a laissé
aucun souvenir. Elle ne se souvenait pas comment elle était partie, et
lorsqu’elle interrogeait ses parents, ceux-ci semblaient dire qu’elle avait
accepté sans grandes difficultés. Il faut dire que les parents eux-mêmes
1 Le 9 septembre 1961.
209
Les conditions du bonheur
p.176 Dans la suite, il est apparu que cette fille de douze ans était très
attachée à une bonne ; que cette petite fille avait supplié cette bonne de venir
avec elle. Mais celle-ci appartenait au village et n’avait pas l’intention de partir
avec ses maîtres. Ses maîtres non plus ne voulaient pas l’emmener dans un
voyage dangereux. Aussi a-t-elle dit à l’enfant : « Je viendrai te rejoindre dans
un mois. » Mais la guerre a continué et elle n’a pas pu rejoindre cette enfant.
L’enfant est devenue triste ; elle n’a pas pu établir de rapports avec son
entourage et, cependant, a oublié complètement tous ces incidents. Si bien que,
dans les premiers temps de son analyse, elle me disait qu’elle détestait cette
bonne et que cette bonne la détestait. Progressivement elle est toutefois arrivée
à se rendre compte qu’elle avait dû être très attachée à cette bonne. Et après
vingt années écoulées, elle a fait des démarches pour la retrouver. En fait, elle
l’aimait énormément.
Je n’irai pas dans les antécédents de ce conflit (car des conflits de ce genre
ont toujours des dates antérieures dans la relation mère-fille), mais je voudrais
simplement vous montrer que cette femme, en retrouvant un passé qu’elle avait
oublié, a pu retrouver le bonheur. Elle a pu retrouver son ancienne bonne et a
pu recréer des liens qui étaient complètement différents de ceux qui la liaient à
ses parents et à un grand nombre de ses camarades.
210
Les conditions du bonheur
211
Les conditions du bonheur
Cette fuite en arrière, cette fuite vers les petites maisons à deux, ce
« keeping up with the Joneses » ne peut pas amener au bonheur. Toutes les
femmes enfermées dans des cuisines égoïstes ne sont pas nécessairement
heureuses. Peut-être faut-il réinventer certaines façons de vivre ensemble, à
plusieurs familles dans un même foyer. Mais l’important est, en tout cas, de
transcender le foyer domestique.
Il est possible que l’ère des masses soit moins patriarcale que la vie
bourgeoise. Nous avons des mots nouveaux en anglais, très utiles de ce p.178
point de vue : « patrist » et « matrist ». Ces deux mots sont plus exacts que
« patriarcal » et « matriarcal », doublés d’un sens de domination. On entend par
ces mots une atmosphère sociale colorée par des valeurs ou masculines ou
féminines. La vie des masses est déjà un peu « matrist » ou féminisée.
212
Les conditions du bonheur
M. DANIEL LAGACHE : Je pense que l’on peut être d’accord avec les vues
prospectives de M. Buchanan. Après tout, c’est comme cela que nous allons vers
une vie des masses ; il faut nous faire à cette idée.
p.179 J’aimerais maintenant revenir à deux choses qui ont été dites ces jours
213
Les conditions du bonheur
soit pathologique, ce sont les fruits sociaux. Jésus savait dire : « On reconnaîtra
l’arbre à ses fruits. » Si un mystique s’enferme dans l’autisme, il est fichu. Il est
bon pour l’asile. De même l’euphorique. Il y a aussi une euphorie terrible, celle
d’un tuberculeux qui est au bord de la tombe et qui se trouve bien. Question de
valeur.
M. LOUIS MAIRE : Je pense avoir été fort peu clair l’autre jour puisque M. le
pasteur Thomas nous dit maintenant que j’ai « tiqué » sur l’euphorie. Loin de
214
Les conditions du bonheur
moi cette idée. Et si je l’avais eue un instant, elle serait détruite immédiatement
par l’état euphorique dans lequel le pasteur Thomas vient de s’adresser à nous.
Ce que je voudrais dire, c’est que j’ai cherché l’autre jour à montrer la
différence qu’il y a entre euphorie et bonheur. C’était simplement l’introduction
d’une nuance entre des termes au milieu desquels nous p.180 cherchions à voir
clair : euphorie, bonheur, béatitude, félicité, l’euphorie étant pour moi quelque
chose de plus passager que le bonheur, qui implique une certaine notion de
durabilité. Celui qui atteindra à l’euphorie perpétuelle aura aussi, je pense,
atteint le bonheur.
Le problème est très important, et j’ai eu l’occasion déjà d’en discuter avec
notre très éminent collègue M. Jean Piaget. Y a-t-il une sorte d’orientation qui
aboutit presque nécessairement ou automatiquement à une forme de
réciprocité ?
215
Les conditions du bonheur
bonheur moral est tout autre chose, parce qu’il fait intervenir un monde de
valeurs : l’autre, dont parle M. Lagache, est-ce, et dans quelle mesure, un
autrui moral ? Une sœur infirmière qui se voue au bonheur des autres n’a-t-elle
pas une tout autre notion de l’autre et du malade que le psychanalysé à qui on
dit : « Mon pauvre ami, vous êtes tellement malheureux que je vous conseille
de penser davantage à autrui. Si vous voulez faire votre bonheur, donnez-vous
un peu plus aux autres. » La sœur hospitalière ne raisonne pas comme cela. Elle
se donne aux autres pour faire leur bonheur et non pas le sien. Je ne suis pas
sûr qu’elle soit toujours très heureuse.
chaque matin dans un état dépressif. Dois-je être guéri de cette dépression que
j’éprouve en lisant les journaux ? Je ne le crois pas. Il y a là une sorte de
malheur qui est peut-être une petite noblesse dans la vie.
Je dirai d’abord qu’il est assez facile d’aborder la question à travers certaines
vues courantes, dans lesquelles la psychanalyse est présentée comme une
entreprise de démoralisation, à l’issue de laquelle on serait libéré de tous ses
préjugés moraux et on donnerait satisfaction à tous ses instincts. C’est une
conception enfantine qui ne correspond pas du tout à la réalité.
Cela ne correspond pas à la réalité, d’abord parce que les problèmes que les
216
Les conditions du bonheur
hommes nous posent sont toujours des problèmes moraux. Il y a toujours une
incidence morale dans les problèmes qui sont posés aux psychanalystes, parce
que l’homme vit dans un monde de valeurs ; l’animal aussi, d’ailleurs. Ce ne
sont pas les mêmes. Les valeurs de l’homme sont des valeurs culturelles. Si
bien que même les valeurs naturelles sont toujours enrobées dans des valeurs
culturelles. A tel point que l’allaitement, par exemple, quelle que soit son étoffe
animale, est indéniablement une valeur culturelle.
moraliser nos patients ; ce serait la plus grande erreur que nous puissions faire,
puisque nous avons à respecter leur liberté. Mais il n’empêche que l’analyse
elle-même est pour le patient une expérience morale qui s’achève souvent par
un remaniement de ses positions morales.
217
Les conditions du bonheur
Nous pouvons penser qu’il y a aussi des valeurs qui sont impliquées par
certaines théories plus fondamentales de la psychanalyse, comme ce que
j’appelle la dialectique du mourir et du vivre. Le vivre, le vivre pleinement est
une valeur impliquée par l’entreprise psychanalytique, avec des subtilités, des
nuances dont j’ai essayé hier de donner une idée.
M. PIERRE NAVILLE : Est-ce tout ce que vous entendez par sa morale ? Le fait
d’avoir eu une honnête vie de professeur... Je vous demande si vous pensez
qu’historiquement, dans l’élaboration de sa doctrine, lui-même avait à l’origine
une certaine visée éthique.
218
Les conditions du bonheur
Quant à Freud lui-même, à coup sûr il a été préoccupé de situer les valeurs
morales. A cela il a répondu par la théorie de la sublimation, qui est un effort
pour résoudre le problème du passage des valeurs p.183 instinctuelles ou des
valeurs naturelles à des valeurs culturelles dont il dit qu’elles ont une valeur
sociale et morale supérieure.
M. DANIEL LAGACHE : Non, pas forcément. Je crois que nous sommes tous
dans le même cas, et que nos entreprises les plus objectives sont toujours
portées par des motivations profondes, par notre vitalité, par notre activité, par
notre combativité.
219
Les conditions du bonheur
amitié il ne s’agit pas de tenter de faire passer sous la table, car entre bons
esprits il ne peut être question de créer une espèce d’unanimité moite où
personne ne reconnaîtrait plus son bien. Il faut que chacun hisse honnêtement
son drapeau.
220
Les conditions du bonheur
Qu’est-ce que l’analyse ? C’est la quête d’une attitude nouvelle grâce à une
restructuration du sujet. Un sujet a été mal structuré dans son vécu, dans son
enfance, et nous allons l’aider à retrouver, par-delà ses rigidités et ses
pétrifications, une ouverture d’action et une nouvelle dimension de liberté.
Dès lors, nous aurons aidé notre sujet à rentrer dans un contact vivant,
créateur, jaillissant, avec ses sources profondes propres, par-delà tous les
impératifs sociaux, par-delà les impératifs du sur-moi qui s’est constitué durant
son enfance. Et à partir du moment où nous aurons aidé notre sujet à sortir de
sa prison névrotique et à trouver une ouverture nouvelle, une orientation
nouvelle de son commerce avec lui-même, l’analyse technique est terminée.
L’analyse n’a d’ailleurs jamais été qu’un débat entre le sujet et lui-même,
auquel l’analyste n’a fait que présider. Quand l’analyse est terminée, le
président du tribunal peut disparaître, mais le débat n’en continue pas moins.
p.185 Que dès lors l’analyse soit interminable, mais c’est à mes yeux ses
Le professeur Lagache, qui hier soir ne pouvait pas tout dire, a insisté très
légitimement sur les plans de l’intersubjectivité. L’ajustement avec soi-même
est une donnée permanente, vivante, créatrice. Si l’analyse n’était pas
221
Les conditions du bonheur
222
Les conditions du bonheur
223
Les conditions du bonheur
En ce qui concerne l’imago Dei, je suis entièrement d’accord avec vous. Cela
ressort d’ailleurs de ce que j’ai dit à propos de l’échec essentiel de l’homme, tel
qu’il m’apparaît dans le champ psychanalytique. Je pense que précisément cet
échec essentiel de l’homme consiste dans le fait qu’il n’est pas Dieu.
Mais j’ajouterai que j’ai beaucoup insisté, au sujet des conditions mêmes de
la rencontre et du bonheur, sur ce que j’appelle le non-ego, terme peu
psychanalytique, plutôt emprunté à certaines formes du bouddhisme. Je crois
que l’ego ou l’ego imaginaire, les différents personnages imaginaires auxquels
nous nous identifions, sont un grand obstacle à notre réintégration dans la
réalité. Le narcissiste m’apparaît comme un des êtres les plus malheureux qui
soient, parce qu’il y a toujours un moi qui s’interpose entre lui et cette réalité.
C’est pourquoi je pense très sincèrement que le non-ego est une issue heureuse
224
Les conditions du bonheur
principal malentendu vient du fait que Jung et la révolution de pensée qu’il nous
a apportée sont venus en quelque sorte trop tôt. C’est cela le tragique de Jung.
La révolution freudienne est d’une telle importance, qu’il faudra peut-être un
bon siècle pour que l’humanité la digère et en fasse son profit. A peine cette
révolution freudienne fondamentale était-elle en voie de se faire, qu’arrive une
seconde révolution, celle que nous a apportée Jung, qui nous a sortis d’une
espèce de quiétude freudienne, si M. Lagache ne m’en veut pas de cette
expression.
225
Les conditions du bonheur
directement sur le plan des archétypes en espérant que Jung, grâce à cette
espèce d’onction que certains trouvent dans ses œuvres, nous permettrait de
court-circuiter le plan freudien, — ce que Jung appelait les plans de l’ombre, les
plans du marécage qui existent en chacun —, serait la source des plus graves
malentendus. Et si je regrette de voir certains collègues freudiens éminents en
rester au plan freudien sans aller plus loin, il m’apparaît encore plus grave de
voir certains esprits sauter au second étage sans avoir fait le travail nécessaire
pour monter au premier. On retombe alors dans une espèce d’idéalisme
fumeux, abscons, qui n’a plus de nom.
Donc, il n’y a pas d’accession au plan archétypal sans être passé par le plan
freudien. Mais si on passe par le plan freudien, il me semble, pour en revenir à
ce que nous disait en terminant le professeur Lagache, qu’il serait fâcheux de
minimiser les plans humains mis à jour grâce à ce plan freudien en ne parlant
que de phantasmes. Car il faut, au-delà du phantasme, évoquer le mythe et le
plan du mythe dont aucun d’entre nous ne s’est encore dégagé. Nous sommes
dans le mythe de l’homme du XXe siècle. C’est à nos successeurs que
reviendront le devoir et l’honneur de mettre à jour les mythes dont nous vivons,
et qu’en aucun p.189 cas nous ne saurions minimiser. Je crois que le grand
mérite de Jung, au-delà de Freud, mais en incluant Freud dans son effort, c’est
d’avoir mis à jour, dans les cultures orientales, toute l’importance dynamique
incroyable de ces mythes qui nous mènent ; et puisqu’ils nous mènent, mieux
vaut les connaître pour ne point être menés en aveugles.
M. DANIEL LAGACHE : Je ne pense pas que nous, freudiens, allions moins loin
dans l’exploration non seulement des phantasmes mais des mythes de nos
patients. Ce sont en effet, et nous sommes une fois de plus d’accord, des
concepts fondamentaux pour toute psychanalyse.
226
Les conditions du bonheur
M. DANIEL LAGACHE : Je ne vois pas très bien comment votre question est
axée ; je vois tout au moins qu’elle est axée sur l’anthropologie. Y a-t-il une
anthropologie contenue dans l’analyse ou, plus précisément, y a-t-il une
anthropologie impliquée par l’expérience qui s’analyse elle-même ? Je pense
qu’il y a, en effet, une anthropologie, une conception de la condition de l’homme
impliquée par l’expérience psychanalytique elle-même. Premièrement :
l’existence du conflit défensif ; être ou ne pas être ; dialectique du vivre ou
mourir. Deuxièmement : répétition ou changement. Troisièmement : option
entre mythe et vérité ; et quatrièmement : option entre aliénation — et surtout
aliénation du sujet dans le moi imaginaire — d’une part, et liberté de l’autre.
Mme FALK : p.190 J’ai dit hier quelques mots sur la plus ancienne définition du
bonheur. Or, un peu plus tard, sans que j’aie pu m’en douter, M. Lagache a bien
voulu donner une définition à peu près identique. Il ne connaissait certainement
pas les gènes de sa science, la lignée de son ascendance.
227
Les conditions du bonheur
Je voudrais reprendre quelques mots glanés par-ci par-là dans son discours
d’hier, pour lui demander des explications.
Vous avez aussi dit : « Le bonheur humain ne peut être qu’imparfait, s’il est
vrai que l’aspiration fondamentale de l’homme est d’être tout-puissant,
immortel, parfait, bienheureux. Nous ne pouvons écarter l’inéluctable nécessité
de la souffrance de la maladie et de la mort. L’homme n’est pas Dieu, mais celui
qui ne s’est jamais rêvé dieu n’est pas homme. » Voilà encore une chose qui
aurait pu se retrouver facilement dans des textes très anciens. Seulement ces
textes-là ont une réponse un peu différente à l’inquiétude humaine. L’homme,
disent-ils, peut devenir tout-puissant, immortel ; il peut être immortel dans
l’instant ou dans le temps de la continuité, par le sacrifice et la renaissance
perpétuelle dans une éternité. La plus ancienne psychanalyse s’appelait yoga —
non pas ce que nous entendons par yoga — et Jung la connaissait très bien.
228
Les conditions du bonheur
Je ne sais pas dans quelle mesure ce sont des sources, des gènes ; qu’il y ait
des résonances, c’est indéniable. Il y en a d’autres, d’ailleurs. Dans les écrits
hippocratiques, on trouve aussi des observations véritablement analytiques.
229
Les conditions du bonheur
M. DANIEL LAGACHE : Il y a quelque chose que vous n’avez pas dit, mais qui
est une résonance de votre intervention : le reproche qui est fait si souvent à la
psychanalyse, de ne s’appliquer qu’à un petit nombre de gens. C’est un fait, il
ne peut pas en être autrement. Cela n’en a pas moins été un moyen
d’enrichissement extraordinaire de la connaissance de l’homme, et
probablement le mouvement psychologique le plus important au cours des
230
Les conditions du bonheur
231
Les conditions du bonheur
résultats sont magnifiques ; je ne vous dis pas que ce soit un happy end.
Freud a dit peu de choses sur l’issue de l’analyse et la façon dont les
résultats de l’analyse étaient obtenus. Il a toujours prononcé le mot de liberté ;
232
Les conditions du bonheur
Il y a un premier point sur lequel je voudrais revenir. Hier soir, si je l’ai bien
compris, le Dr Lagache nous a montré que l’homme est très « conditionné » —
c’est je crois son expression — avant son existence.
Et la question qui s’est posée à moi est celle-ci : n’y a-t-il pas une parenté,
ne peut-on établir une certaine relation, entre ce conditionnement et la
prédestination, au sens théologique, telle qu’elle a été abordée, par exemple,
par Leibniz, et essentiellement encore par Calvin ? C’est là un problème qui
pourrait se poser.
233
Les conditions du bonheur
234
Les conditions du bonheur
235
Les conditions du bonheur
Discuter sans envie, tout est là. Sans cette générosité, une discussion ne
peut être qu’une prise de bec. Nos XVIes Rencontres n’ont, à cet égard, aucun
reproche à se faire. Elles ont vécu jusqu’aujourd’hui dans une euphorie
généreuse, au point même qu’on peut se demander si l’étincelle a toujours jailli
du heurt des silex.
Cela va-t-il changer ? Ce qui est certain, c’est que le problème du bonheur,
tel que nous l’abordons ce soir, se présente à nous sous une forme redoutable,
sous la forme d’une alternative brutale entre deux idéologies, entre deux
humanismes, dont l’un se déclare nettement combatif, révolutionnaire et décidé
à tout mettre en œuvre pour écarter l’autre. Est-il besoin d’ajouter que l’autre
n’a nullement l’intention de se laisser faire ?
Voilà qui est clair. Si l’on admet que le plus grave danger qui puisse menacer
nos entretiens est celui du jeu gratuit des abstractions vides, nous sommes
heureux de cette perspective nouvelle. Nous en sommes heureux, parce que
nous croyons autant que personne à la liaison nécessaire de la pensée et de
l’action. Les grands philosophes ont de tout temps affirmé, bien avant Marx et
son école, que la pensée devait conduire à l’action et que les bonnes paroles
sans les actes n’étaient qu’une duperie, un airain qui résonne, une cymbale qui
retentit.
1 Le 12 septembre 1961.
236
Les conditions du bonheur
Ce soir, nous allons tenter de jouer un jeu sérieux, le jeu d’une pensée
agissante. Mais ce jeu, comme tous les autres, obéit à des règles impérieuses et
précises qu’il convient de rappeler.
que nous avons invité à se joindre à nos débats, à nous parler, à nous instruire.
Nous attendions de lui certaines déclarations sur les conditions du bonheur. Il ne
nous a pas déçus. Ses déclarations, il les a faites avec force et franchise. De
notre côté, nous l’avons écouté avec une attention courtoise et soutenue. Voilà
qui est de bon augure. Mais maintenant, il ne s’agit plus pour lui de parler
seulement, et pour nous d’écouter seulement. Le monologue fait place au
dialogue. J’ai donné à M. Schaff l’assurance qu’il pouvait s’exprimer en toute
liberté, mais je ne lui ai pas caché qu’il se verrait en butte sans doute à des
objections fondamentales et que la vigoureuse mise en accusation du monde
occidental à laquelle il s’est livré pouvait lui valoir une riposte non moins vive
dirigée contre l’idéologie communiste. Il l’a compris. Il croit à la dialectique.
Nous y croyons aussi. Tout va bien. L’essentiel, c’est que, fidèles à l’idéal des
Rencontres, nous discutions sur des principes et des idées, non sur des
applications particulières et sur des faits occasionnels.
En tant que président de cet entretien, je demande qu’on évite autant que
possible toute référence à des événements concrets ou à des personnalités de la
politique contemporaine. Laissons en paix MM. Khrouchtchev ou Kennedy ou
Adenauer. Nous ne ferions ni leur bonheur ni le nôtre en les mêlant à nos
échanges de propos.
Cela dit, j’ai le plaisir de donner la parole à notre président, M. Louis Maire.
237
Les conditions du bonheur
pas le mettre en cause, parce que je pense que le pays d’où je viens fait partie
du monde occidental. Depuis toujours, en tout cas depuis le XVIIIe et le XIXe
siècle, nous les Polonais, et aussi les Russes, faisons partie de l’Europe.
Lorsqu’on parle de monde occidental, on entend une certaine Europe et les
Etats-Unis, et ensuite il y a les autres parties du monde. Je suis absolument
contre cette manière de voir. Sans nous, sans notre apport de civilisation et de
culture, sans Copernic et Chopin, sans un Tolstoï, un Tourgueniev, un
Dostoïevski, l’Europe et la culture européenne ne seraient pas ce qu’elles sont.
En effet, je voudrais revenir sur cet humanisme dont il vient d’être question,
pour me défendre, mais avec bec et ongles, contre l’idée de nier un instant qu’il
existe un humanisme socialiste. Quoique non socialiste, non communiste encore
plus, je pense qu’il faut reconnaître qu’il y a un humanisme socialiste. J’en
prends pour preuve une anecdote que je vais conter en deux mots.
238
Les conditions du bonheur
pas besoin de dire à quel parti il appartenait ; j’ai d’ailleurs oublié son nom.
Nous nous sommes trouvés le soir, lui, sa femme et moi, à discuter
profondément sur tout ce que nous avions entendu de la part de chrétiens, de
théologiens, de libéraux, de marxistes, etc.
C’est vous dire, monsieur le Président, que j’aborde cet entretien tout à fait
dans l’esprit que vous souhaitez.
239
Les conditions du bonheur
Ceci nous amènerait alors à cette première notion qu’a développée hier soir
M. Schaff des conditions sociales du bonheur : une action directe de la société
pour permettre à chacun de franchir un certain seuil au-delà duquel se pose
encore le problème du bonheur individuel, dans lequel la société peut beaucoup
moins directement intervenir. C’est un thème sur lequel nous reviendrons.
Mais ayant vu que l’humanisme socialiste peut être compris dans ce sens-là,
je viens alors poser simplement le problème suivant :
Lorsque M. Schaff nous dit que la lutte entre les différentes idéologies
prendra la forme d’un conflit entre les humanismes, je crois qu’il faudrait
préciser à quoi répond cette idée de lutte. A mon avis, dès le moment où l’on a
admis qu’il existe une notion d’humanisme, quand bien même elle peut
comporter des nuances extrêmement sensibles, n’a-t-on pas un point de
convergence remarquable ? Si l’on est humaniste dans une tendance ou dans
l’autre, est-on totalement étranger l’un à l’autre ? Je ne le pense pas. Je pense
qu’on est apparenté, qu’on est au moins cousin germain, pour ne pas dire plus.
Et par conséquent, il me semble que la lutte qui va se dérouler sous nos yeux,
qui se déroule déjà sous nos yeux, n’est pas une lutte entre les humanismes,
mais bien davantage une lutte entre les méthodes pour atteindre un certain
humanisme, méthodes qui sont alors profondément divergentes, méthode
socialiste, méthode libérale, méthode chrétienne, etc.
tous les humanismes. Le point de départ, pour moi comme pour les autres, c’est
précisément la formule : « Homo sum, et nihil humani a me alienum puto ». Je
pense que le fondement, pour tous les gens qui pensent, c’est l’homme dans
240
Les conditions du bonheur
tous les aspects de sa vie. Nous sommes des humanistes dans la mesure où
l’homme est le centre de notre activité, et également de notre activité sociale.
Des humanistes, il y en avait dans l’Antiquité, il y en a eu dans tous les temps ;
il y en a également maintenant. Voilà le point de départ.
Qu’est-ce qui nous sépare ? Vous avez dit : les problèmes de méthode. Oui,
c’est ça, c’est le problème de la méthode de réalisation. Mais le problème de la
méthode de réalisation n’est pas séparable de nos conceptions fondamentales,
de nos conceptions théoriques, ontologiques, politiques. Si vous admettez cela,
je suis d’accord avec vous.
M. JEAN-JACQUES MAYOUX : J’ai pensé hier que M. Schaff était soit trop
modeste, soit trop prudent en disant : Je ne veux pas m’occuper du bonheur
241
Les conditions du bonheur
242
Les conditions du bonheur
C’est d’ailleurs pour cela que, bien qu’on l’ait nié à plusieurs reprises dans
les jours précédents, je pense que le bonheur est une valeur, parce qu’il est
harmonie et parce qu’il est ouverture. Mais je pense que le bonheur individuel a
servi, dans toutes les sagesses, de base à l’élaboration d’une construction
collective. Je pense à certaines réflexions de Confucius que je paraphraserai,
faute de pouvoir le citer : que tout soit en ordre dans ta personne, et ta famille
sera en ordre ; que tout soit en ordre dans ta famille, et ta province sera en
ordre ; que tout soit en ordre dans ta province et l’Etat sera en ordre, et ainsi
de suite. Il y avait là un ordre, une harmonie, que j’identifie avec ce que
j’appellerai une condition, mais essentielle, du bonheur individuel. Il y avait
donc un départ de l’individu vers une structuration collective du bonheur, de
l’ordre, et cela me paraît extrêmement caractéristique d’un certain état de
choses, d’une certaine vision passée et dépassée.
individuelle par le christianisme — puisque l’individu s’est trouvé doté d’une âme
immortelle — et par conséquent de la possibilité de ce que j’appellerai un
dialogue vertical, un dialogue avec Dieu. Quoi que l’on puisse dire des rapports
avec les autres dans l’éthique chrétienne, il est tout de même, je crois,
inéluctable de convenir que l’importance de l’individu pour lui-même devient à
ce moment quelque chose de démesuré. Or, et je sais bien qu’ici je me risque
dans un territoire extrêmement controversé, il me semble que nous assistons,
mettons vers le XVIIIe siècle, à une vaste diminution collective de la foi, qui fait
que cette structure chrétienne de l’individu tout à coup perd de sa force, perd de
sa signification, perd tout ce qu’elle avait de contraignant. D’où une période qui
se caractérise très curieusement par le remplacement du grand individu chrétien
(je ne dis pas du tout qu’il cesse d’y avoir de très grands individus chrétiens,
probablement plus grands que jamais) par autre chose.
243
Les conditions du bonheur
plus du bonheur individuel. Saint-Just a été un libertin, mais ce n’est pas, ici, le
libertin qui parle. Nous avons aussi la déclaration d’Indépendance américaine ;
et ici c’est à M. Maire que je me permettrai d’emprunter la formule si frappante
qui dit que tous les hommes ont droit à la poursuite du bonheur.
Je crois que c’est alors que le système socialiste vient jouer un rôle tout
particulier, qui est d’intégrer et de réintégrer la conscience individuelle, au sein
d’une fraternité, à un sentiment profond d’appartenance à l’humanité tout
entière, privée de Dieu ; et peut-être est-ce là une réintégration qui serait le
bonheur.
système de l’humanisme socialiste, elle puisse rester ce qu’elle était. En fait, les
communistes parlent très volontiers de l’homme nouveau ; l’homme
communiste, comme dit Aragon, est quelque chose de nouveau. Est-ce que cet
homme nouveau reste un individu, cet individu qui se débrouillerait tout seul,
comme le professeur Schaff l’a suggéré, pour trouver son bonheur dans le cadre
de la propriété publique des moyens de production ? Pour ma part, je ne le crois
pas du tout. Et voilà où je pense trouver le nœud du grand problème de la
liaison du bonheur individuel et de l’humanisme socialiste.
244
Les conditions du bonheur
Mais tout en étant en accord avec vous sur ce point, monsieur Mayoux, je
pense qu’il y a un désaccord fondamental entre nous. Qu’est-ce que j’ai dit dans
ma conférence ? Ai-je essayé de séparer les deux problèmes ? J’ai essayé
seulement d’approcher une réalité très complexe. Je pense qu’il est impossible
— et sur ce point le docteur Lagache m’a donné un appui essentiel — de donner
une définition générale de la béatitude ou du bonheur individuel, parce que cela
n’existe pas de cette façon-là. Je soutiens la thèse que le problème du bonheur
individuel, c’est précisément un problème individuel, fait d’éléments objectifs
mais aussi d’éléments subjectifs. Je vois l’individu humain, non pas comme un
platonicien, mais comme un sociologue ; je vois l’homme vivant, et de ce fait je
comprends que ce qui peut être la cause du bonheur de l’un peut être la cause
du malheur de l’autre.
liberté, des oppressions nationales, religieuses, etc. Ce sont des situations qui
rendent les gens malheureux, et là la société peut intervenir.
245
Les conditions du bonheur
Je sens déjà venir une attaque du R. P. Daniélou. Mais je vous assure, mon
Père, que j’en sais beaucoup plus que vous sur les défaillances de toutes sortes
qui se produisent aujourd’hui. Nous sommes jeunes, très jeunes. Nous avons
commis des fautes. Je pense que nous en commettrons d’autres. Mais l’essentiel
est ailleurs. Comme dans l’histoire de la société bourgeoise, ce qui était
important, ce n’était pas Robespierre ou Danton, mais les idéaux de la
Révolution française qui vivaient même si on commettait toutes sortes
d’erreurs.
246
Les conditions du bonheur
R. P. DANIÉLOU : p.206 J’interviendrai plus à fond plus tard. Mais puisque vous
Pour créer, l’artiste doit se sentir libre. Dans cette liberté il doit établir lui-
même l’ordre du phénomène pictural, sculptural ou musical, et considérer le
désordre comme le plus grand danger dans l’élaboration des paliers successifs
qui mènent au résultat final. Une fois l’ordre du phénomène, de l’objet et du
sujet établi, il doit pouvoir y joindre suffisamment de mystère pour que son
247
Les conditions du bonheur
L’artiste devient malheureux : 1° s’il n’est plus libre ; 2° si, par inaptitude ou
par contamination, il embrouille l’ordre de sa création ; 3° s’il ne parvient pas à
capter le beau mystère qui transfigure et sublime ses démarches matérielle et
phénoménale. Enfin, il est malheureux si son prochain n’accepte pas son œuvre.
248
Les conditions du bonheur
Je pense qu’en tant que créateur, vous serez d’accord de dire qu’il y a
certaines circonstances, comme une guerre, une révolution, où même un artiste
doit se soumettre à des lois plus larges, plus profondes.
Alors, que puis-je vous dire ? Il n’y a de garantie absolue nulle part dans le
monde. Aucun système ne donne de garanties absolues. Il y a la lutte, il y a les
hommes qui veulent combattre. Il y a des possibilités. En marxiste, en
socialiste, en communiste, je pense que le système qui crée des possibilités
sociales telles qu’elle sont données dans le socialisme — c’est-à-dire qui abolit
les causes de malheur qui pèsent sur les créatures dans une société où règne
l’argent, qui abolit les contradictions des classes avec toutes les contraintes qui
en découlent — ce système crée des conditions meilleures. Cela ne veut pas dire
que ces possibilités deviennent tout de suite une réalité.
249
Les conditions du bonheur
J’ai séjourné dans votre pays pendant deux mois, et après cette expérience
je me suis dit que je devais être très prudent.
Je voudrais citer une expérience très instructive que j’ai faite à New-Delhi. Je
participais là-bas à une session de l’UNESCO. En quittant notre hôtel, nous
devions tous les jours traverser une grande avenue, où nous avions le spectacle
d’un groupe d’hommes couchés par terre. Comme après trois ou quatre jours ils
étaient toujours là, nous avons demandé à notre chauffeur indien ce qui se
passait. Il nous a dit : « Ce sont les secrétaires d’un syndicat qui font la grève
de la faim, jusqu’à la mort, pour obtenir satisfaction à leurs revendications. »
J’ai demandé : « Qu’est-ce qui va se passer ? » Il m’a répondu : « Ils vont
mourir. » Dans le même temps, j’ai lu dans un journal qu’une permanence du
parti communiste, quelque part dans le nord du pays, s’étant opposée à la
politique du parti, avait également déclaré une grève jusqu’à la mort. J’ai vu
une lutte des classes qui était menée de façon tout à fait différente de celle que
nous connaissons en Europe. Je me suis donc dit : il faut être très prudent
250
Les conditions du bonheur
entretien.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : J’ai été très touché de ce que vient de dire mon
voisin et je voudrais, en poursuivant sa déclaration, introduire une distinction
sur la notion de bonheur et de malheur.
Il nous a dit très justement que le bonheur naît du malheur. Mais il faut se
rendre à l’évidence que cela ne se produit pas toujours, et que le malheur peut
engendrer au contraire le malheur, et le surcroît de malheur, et que même le
bonheur peut engendrer le malheur. Il faudrait je crois distinguer entre l’état
sain et l’état exalté du bonheur, comme distinguer entre le malheur sous sa
forme naturelle : perte d’un être cher, difficultés de la vie, et l’exaltation
imaginative du malheur. L’exaltation imaginative du bonheur ou du malheur
n’engendre jamais que de nouveaux malheurs, avec des aspirations insensées à
un bonheur inatteignable. Seul l’état pondéré de malheur, c’est-à-dire le
malheur accepté comme une réalité de la vie, est susceptible d’engendrer une
réaction d’acceptation et d’action, susceptible de transformer ce malheur en
bonheur, ce qui finalement constitue le principe sain de la vie. Je crois du reste
que c’est dans la pensée des Indiens.
251
Les conditions du bonheur
France a ses misères, d’autres pays ont leurs misères. Ne les étalons pas.
Restons sur le plan des idées où nous avons beaucoup à apprendre de l’Inde.
LE PRÉSIDENT : Je crois que pour intéressantes que soient ces questions, elles
risqueraient de nous égarer. Nous les reprendrons peut-être demain matin.
Je lui ferai peut-être ici une première critique amicale, c’est d’avoir repris à
l’égard du christianisme l’expression d’« idéalisme », qui m’irrite toujours
beaucoup. Je prétends être aussi matérialiste qu’un marxiste, dans la mesure
où, pour moi, la matière est une créature de Dieu, splendide, au même titre que
l’esprit ; et je crois que l’homme doit être sauvé dans son corps (et avec lui le
cosmos tout entier) en même temps que dans son esprit. Qu’il y ait pu y avoir
parfois des déviations idéalistes dans le christianisme — il y en a eu aussi dans
le marxisme — c’est possible, mais qu’on ne dise pas que le christianisme est un
idéalisme. C’est méconnaître l’élément matériel de l’homme...
252
Les conditions du bonheur
J’en viens alors aux questions que j’ai à poser à M. Adam Schaff, et aux
oppositions qui peuvent exister entre nous.
253
Les conditions du bonheur
Je pense que la troisième dimension est celle qui rattache l’homme à ce qui
le dépasse, qui intègre non seulement sa vie matérielle mais sa vie spirituelle
dans un ordre qui a un sens ; qui, après l’avoir intégré dans une communauté
sur le plan matériel, ne le laisse pas dans la solitude et dans l’interrogation pure
en ce qui concerne sa destinée totale, mais lui montre que sa destinée totale a
un sens, que ce n’est pas une illusion chez lui que d’avoir conscience de quelque
chose qui dépasse ce monde matériel, d’être vraiment appelé à une vie qui
dépasse,cette pure existence des corps.
254
Les conditions du bonheur
255
Les conditions du bonheur
Je commencerai par votre phrase finale. Je viens d’un pays, comme vous le
savez, qui est profondément catholique, beaucoup plus catholique que le vôtre.
Je dis cela non pas pour vous jouer un tour, mais pour introduire ma réponse.
Je voudrais dire que je vous comprends très bien, que je comprends vos
sentiments. Je suis athée, je ne crois pas en Dieu, mais je comprends très bien
les sentiments des gens qui croient.
Nous suivons une longue tradition qui a été celle de votre pays. Nous
suivons les traditions de Voltaire, de Diderot, et d’autres ; et nous y sommes
très attachés comme marxistes, mais également comme rationalistes polonais.
Il n’y a pas seulement le côté religieux dans notre vie nationale, il y a aussi
l’autre côté, le côté rationaliste, qui est profondément lié, en Pologne, à la
France.
Vous avez dit que c’est un résidu du positivisme. Ce n’est pas un résidu,
c’est une tradition. Il y a beaucoup de gens qui pensent que justement, toute
l’évolution de la science moderne nous donne le droit de suivre cette vieille
tradition, qui découle de l’Antiquité. Je pense que du point de vue émotionnel
256
Les conditions du bonheur
vous devez être contre, mais du point de vue intellectuel vous devez nous
comprendre. Il y a quelque chose qu’on appelle la tolérance. Je pense que dans
le monde moderne on doit avoir une tolérance réciproque, c’est-à-dire la
tolérance des croyants envers les non-croyants, et la tolérance des non-croyants
envers les croyants.
Est-ce que j’ai négligé un facteur essentiel quand j’ai souligné le fondement
social du bonheur individuel ? Je ne le crois pas. Car en mettant en place des
problèmes d’ordre social, je n’ai pas seulement pensé aux problèmes
économiques. Pas du tout. Il n’y a pas seulement la faim ; il y a d’autres choses,
comme la liberté et l’oppression, comme le manque d’égalité... Tout cela, ce ne
sont pas des problèmes économiques, quels que soient les liens qui les relient à
l’économie. Et je pense qu’aujourd’hui ce n’est plus un monopole des marxistes
de le dire, c’est entré dans le bien commun de la sociologie moderne.
J’ai, par contre, négligé un facteur qui est de très grande valeur pour vous,
notamment ce qui a trait à la vie religieuse. Mais je vous ai répondu pourquoi :
parce que je suis convaincu que c’est illusoire. Il y a un désaccord profond entre
nous, et nous devons le constater. Mais est-ce que cela peut et doit nous
empêcher, en tant qu’hommes, en tant qu’humanistes, de travailler ensemble
contre les gens qui ne sont pas des humanistes, qui sont des barbares ? Nous
les marxistes, les communistes, nous pensons que nous pouvons et que nous
devons p.214 marcher ensemble, parce qu’en dehors des différences qui existent
entre nous — vous êtes croyants, nous sommes athées — il y a quelque chose
qui nous lie si nous sommes des humanistes : c’est justement l’amour de
l’homme. Et si nous pouvons faire quelque chose ensemble, faisons-le.
Qu’est-ce que nous avons fait ? Est-ce qu’il y a une oppression ? Nous avons
eu beaucoup de difficultés, et nous avons des difficultés parce que vous savez
que les problèmes sociaux ne sont pas tellement simples.
Néanmoins, et cela peut être prouvé par des faits, la situation de l’Eglise en
Pologne n’est comparable à aucune autre situation de l’Eglise en Europe
257
Les conditions du bonheur
Revenons à mes thèses. J’ai dit que pour être heureux, l’homme doit se voir
ouvertes toutes les possibilités économiques, politiques, et autres ; que le point
essentiel c’est la liberté de l’homme, et j’inclus ici le problème de la liberté
religieuse. (Remarquez que je n’ai pas dit, Révérend Père, que cela existe
partout. J’ai parlé de la Pologne ; de plus, j’ai soutenu un postulat qui est le
vôtre.) Je veux avoir une société où existe la liberté religieuse, pour le culte
mais pas pour la politique. C’est tout.
Un dernier point. Vous avez dit que le progrès technique n’est pas tout, que
cela ne garantit pas le bonheur de l’individu. Je suis d’accord avec vous. Je
pense — je le répète — que l’on ne peut pas garantir le bonheur de quelqu’un,
même dans la société future que nous souhaitons. Il y aura des gens
malheureux, parce que l’amour sera trahi ; il y aura des maladies, d’autres
épreuves, et les conséquences imprévisibles de nouvelles conditions sociales,
que nous ne connaissons pas encore. Mais si nous ne pouvons pas garantir l’état
de béatitude pour les générations futures, nous pouvons combattre les causes
du malheur actuel. Je pense que c’est tout à fait possible.
p.215 Vous avez dit que chaque système comporte des dangers, que chaque
258
Les conditions du bonheur
hommes — ou en tout cas une grande partie d’entre eux — ont faim et ne
peuvent pas satisfaire le minimum de leurs besoins, et le système socialiste, où
il peut y avoir des dangers de toutes sortes, des abus, des difficultés, mais qui
combat résolument pour venir à bout de la faim, de la guerre, de toutes sortes
de maux qui existent dans le monde actuel. Mais ici je reviens à ma thèse
principale, par laquelle j’avais commencé : ce combat, nous pouvons le mener
ensemble, malgré nos divergences. En tout cas, il y a un certain chemin que
nous pouvons faire ensemble. Voilà ma thèse ; je la présente en ma qualité
d’humaniste socialiste.
Il est certain, monsieur Schaff, vous l’avez dit hier carrément, que c’est cela
que vous pensez avoir à établir dans le monde. Par conséquent, je suis tout de
même obligé d’être quelque peu réservé sur vos déclarations, peut-être plus
ouvertes, d’aujourd’hui, mais qui me paraissent un peu en contradiction avec ce
que vous nous disiez hier.
259
Les conditions du bonheur
p.216 Je voudrais faire une concession en plus et dire — c’est mon avis tout à
260
Les conditions du bonheur
LE PRÉSIDENT : p.217 Notre entretien d’hier soir s’est achevé sur un dialogue
entre le R. P. Daniélou et notre hôte, le professeur Schaff. Nous avons jugé bon
de ne pas passer brutalement à un autre aspect du problème, mais d’enchaîner.
C’est pourquoi j’ai le plaisir de donner la parole d’abord au R. P. Dubarle, puis à
M. le pasteur Widmer, qui prolongeront très rapidement l’entretien d’hier. Après
quoi, nous passerons à des considérations d’ordre psychologique, puis d’ordre
sociologique.
p.218 Un second point sur lequel, pour achever en quelque sorte d’éclaircir
1 Le 13 septembre 1961.
261
Les conditions du bonheur
personnelle, bien sûr — je n’engage rien d’autre que moi-même — ), c’est dans
les vues qu’il a de l’évolution de la condition religieuse dans l’humanité
d’aujourd’hui. Au risque peut-être d’étonner et de scandaliser certains d’entre
vous — mais je ne crois pas qu’il y ait de scandale là-dedans — je souscris à ses
vues. Je pense, en effet, que le monde est bâti de telle manière que, très
vraisemblablement, il va y avoir une certaine raréfaction de l’attitude religieuse.
Mais je crois aussi, tout à fait comme lui, qu’elle n’est pas du tout condamnée à
disparaître complètement, et qu’il y aura des individus, plus ou moins
nombreux, qui la maintiendront en communauté. J’ajoute que, quant à moi,
cette situation me va tout à fait bien. Personnellement, je pense
qu’effectivement, à l’égard de certaines formes de l’attitude religieuse, il est bon
que la pression de sélection croisse quelque peu et fasse un certain nombre de
déblayages. Nous en avons besoin, et quelle que soit la machine qui fasse le
déblayage, qui mette de l’ordre, cela fait du bien ; et dans l’ensemble, je m’en
arrange fort bien.
262
Les conditions du bonheur
bons quoique différents. Ils apporteront telle ou telle ressource esthétique, telle
ou telle inspiration spirituelle et, ma foi, tout cela est très bien, tout en restant
différent et en ayant à rester différent. Nous sommes ici pour créer une société
humaine dans laquelle ces choses puissent s’affirmer différentes sans que nous
soyons obligés de nous faire la guerre. C’est, je crois, l’une des principales
vocations du dialogue des hommes de cœur, de sens et de raison tout à la fois.
Et en entendant hier le professeur Schaff établir la séparation de ces quelques
éléments circonstanciels, j’ai l’impression que nous pouvons, à p.219 ce niveau-
263
Les conditions du bonheur
264
Les conditions du bonheur
265
Les conditions du bonheur
Que constatons-nous ? Que, d’une part, tout ce que nous apportons ne suffit
pas à donner le bonheur — ce qui prouve bien que le bonheur matériel n’est pas
tout. En second lieu, qu’il existe aussi des populations nombreuses qui souffrent
de tous ces maux qui nous paraissent intolérables : faim, manque d’éducation,
impossibilité de communiquer, maladies, et qui ne sont pas expressément
malheureuses, mais à qui nous apportons la conscience de leur situation.
Heureusement, dirai-je, que nous leur apportons cette idée de leur malheur ;
mais quelle responsabilité ! Voilà un problème qu’il ne faut pas oublier.
Cela nous ramène à des choses très concrètes. Ce qui me paraît le plus
choquant aujourd’hui, c’est que toute cette aide apportée, même dans le cadre
266
Les conditions du bonheur
des Nations Unies, et plus encore sur le plan bilatéral d’Etat à Etat, se fait dans
un esprit mauvais, car ceux que nous aidons perçoivent, derrière cette aide, nos
divergences. Ils savent que si un pays d’esprit communiste vient les aider, il
apporte son idéologie, si un autre pays apporte son aide, c’est aussi avec
l’intention d’implanter p.222 son idéologie. Ce seul fait trouble terriblement ceux
M. ADAM SCHAFF : Je suis très heureux que ces deux interventions se soient
succédé. Je comprends l’intervention de M. Maire, qui nous oblige à une prise de
position beaucoup plus concrète dans nos débats. Je suis parfaitement d’accord
avec lui et je voudrais ajouter quelques mots à ce qu’il a dit.
D’autre part, nous savons par des statistiques officielles qu’il y a déjà trois
ou quatre ans, on dépensait 150 milliards de dollars par an pour les armements.
10 % de cette somme — c’est-à-dire 15 milliards — suffiraient, selon les
statistiques, pour répondre aux besoins du monde entier, y compris les
investissements dans les pays sous-développés.
Je dirai donc, à la suite de M. Maire, que si nous faisons quelque chose, nous
le faisons d’une manière très mauvaise et très insuffisante.
267
Les conditions du bonheur
révélatrices : 14 individus sur 1000 se suicident chaque année. Cela veut dire
qu’il y a des gens malheureux. Pour cette raison, je pense qu’on ne peut pas
aborder le problème du bonheur à partir d’une définition générale. Je le répète
une fois de plus : le bonheur de l’individu est un problème individuel. Si l’on
veut traiter ce problème individuel en posant une définition générale, la
question est mal posée. Il ne peut pas y avoir de réponse. Même en
combattant la faim et la misère, la peur, on ne peut pas garantir le bonheur.
Personnellement, je pense que la société future sera beaucoup plus heureuse,
mais que les malheurs individuels, subjectifs, n’en seront pas vaincus pour
autant. Quant à l’état actuel de la société, il faut dire que tant que les gens
souffrent de la misère, de la peur, ils ne peuvent pas, sauf cas pathologiques,
être heureux. Il faut être masochiste pour être heureux quand on souffre. Et
c’est notre tâche à tous de combattre les causes fondamentales de la misère,
du malheur tel qu’il existe maintenant. Les causes de malheur qui existeront
dans cent ans, par exemple, seront combattues p.223 à ce moment-là ; les
gens qui vivront à cette époque-là ne seront pas plus bêtes que nous, ils
sauront ce qu’ils doivent faire.
Mais vous avez lié ce problème à une autre question. Vous avez dit qu’il ne
suffit pas de combattre la faim, la guerre, le manque de liberté, on doit donner
aux gens une autre source de bonheur. Je trouve là quelque chose qui me
trouble profondément, non pas parce que je suis un athée, mais parce que j’y
vois des implications sociales que je pense être négatives.
Pour moi, l’humanisme, c’est de voir l’individu dans la vie qu’il mène
aujourd’hui, et non pas ce qu’il sera dans l’autre vie. Quand Henri Heine dit :
« Wir wollen nicht mehr darben », la réponse est là. C’est très beau et très
simple. C’est la raison pour laquelle je ne comprends pas un humanisme
contemplatif, qui nous dit que si nous ne sommes pas heureux sur cette terre,
nous le serons dans l’autre monde. Il ne suffit pas d’être heureux dans l’autre
monde, il faut être heureux sur cette terre. C’est cela l’humanisme. Un tel
humanisme est un humanisme combattant.
268
Les conditions du bonheur
pense être un mouvement humaniste. C’est ce que j’ai dit hier, et aujourd’hui
j’ai eu le plaisir de l’entendre confirmé. Nous sommes des athées, vous êtes des
croyants, cela nous sépare, mais il y a une chose qui nous lie, c’est l’amour de
notre prochain ; des autres hommes. Luttons ensemble pour que le sort de
l’humanité soit meilleur, la vie plus heureuse.
269
Les conditions du bonheur
Je lui dirai d’abord ceci : autant j’avais été déçu par sa conférence,
schématique à l’excès, à mon sens, autant j’ai été ravi par la nature riche que
laisse percevoir l’homme de la discussion d’hier soir.
270
Les conditions du bonheur
Ceci pour rappeler que c’est l’homme, ses débilités, ses égoïsmes, ses
insuffisances, ses incuries, qui est à l’homme le plus sûr ennemi de son
bonheur. Sur le plan sociologique déjà, où je ne m’aventurerai pas puisque
d’autres orateurs vont y venir, mais en tout cas sur le plan de la vie mentale,
psychologique, et sur le plan des débats avec son intériorité, ce sont les
rigidités, les tabous, les complexes, qui emprisonnent l’homme dans une
gangue, qui l’empêchent de promouvoir ce contact avec le monde et avec lui-
même qui l’acheminerait vers l’épanouissement, vers la synthèse paradoxale
d’éléments contradictoires, synthèse nécessaire à la perception de cet état
d’âme dénommé bonheur.
Cette synthèse est d’autant plus paradoxale, comme l’a souligné hier très
éloquemment le professeur Mayoux, que la conscience est réellement une
conscience douloureuse. Et la thèse du professeur Mayoux doit être soutenue
sans réserve par tout psychologue expérimental. La notion de conscience
douloureuse ne saurait être assimilée à une condition philosophique ou
spéculative. La conscience est douloureuse par nature, par existence et par
essence. C’est un fait empirique et clinique. Je n’apporterai, à l’appui de ma
thèse, que deux allusions très brèves.
271
Les conditions du bonheur
Un seul exemple : une condition du bonheur dont il n’a pas encore été parlé
à ces Rencontres, c’est la mère ; elle qui pourtant, à mes yeux, n’est pas loin
d’être la condition par excellence. En bas âge, en p.226 particulier de 0 à 5 ans,
Certes, pour qu’une mère soit équilibrée, il faut du lait sur la table, un toit
sur la tête de ses enfants, un bon mari qui gagne bien la vie du foyer et qui la
rende heureuse. C’est dire que le rôle du père ne saurait, lui non plus, être
272
Les conditions du bonheur
En tant que médecin, j’ai également été surpris qu’on ne parle pas du tout,
dans nos débats, des composantes neuro-végétatives du bonheur. A ce sujet, il
me semble qu’il y a un nom qu’il faut absolument citer, celui du professeur
Schultz qui a apporté à notre monde agité, volontariste, contracturé, la notion
de détente, de relaxation. L’importance de cette relaxation mérite d’être
soulignée dans la perspective du bonheur, car le bonheur suppose l’alternance
de l’effort, de la contraction, et de la détente et de la récupération. Schultz, en
nous apportant par sa méthode du training autogène une manière d’antidote
aux folies de l’agitation moderne, mérite à mon sens grandement une place
d’honneur dans nos débats.
de beaucoup celui des conditions sociales, qui sont des conditions plus
générales. Aussi je pense que lorsqu’un psychologue parle, on doit l’écouter
humblement, parce qu’il parle au nom d’une science positive. Et nous autres
philosophes, nous ne pouvons que généraliser les données fournies par les
sciences positives, entre autres par la psychologie.
273
Les conditions du bonheur
Nous avons ici une mère de famille, qui va nous communiquer son
expérience de femme et de mère. Je donne la parole à Mme Asaad.
Mme ASAAD : Mon témoignage, en tant que mère d’un tout jeune bébé,
m’amène à poser le problème de la forme et de la méthode de ces entretiens.
274
Les conditions du bonheur
cherché le bonheur — je dis bien le bonheur — dans les idéologies. S’ils ne l’ont
pas cherché dans ces idéologies, pourquoi en parler ? Je voudrais leur demander
s’ils n’ont pas cherché le bonheur dans l’amour d’une femme ou bien d’un
homme, ou bien d’un enfant, ou bien d’une œuvre ou de Dieu ? dans l’amour de
quelqu’un ou de quelque chose ?
M. ADAM SCHAFF : On voit, madame, que vous êtes une mère heureuse, et je
vous en félicite. Je ne peux pas dire que je vous félicite en tant que philosophe.
En tant que mère, vous êtes heureuse et c’est très bien ; mais en tant que
philosophe, vous devriez savoir qu’il y a des mères qui ont des enfants et qui ne
sont pas du tout heureuses. Vous le savez parce qu’on rencontre ces cas dans la
vie quotidienne.
Je répète encore ce que j’ai déjà dit maintes fois : le problème du bonheur
275
Les conditions du bonheur
individuel est un problème individuel. Vous êtes heureuse, une autre ne l’est
pas. Ne comprenez-vous pas que si vous n’aviez rien à mettre dans la bouche
de votre bébé vous ne seriez pas une mère heureuse ? Voilà la réponse. Moi, en
tant que philosophe et en tant qu’homme politique, je veux faire quelque chose
qui donne des résultats. On ne peut pas répondre à la question : que veut dire
le bonheur d’une femme qui a un enfant. Mais on peut répondre à la question :
quelles sont les causes générales d’ordre social qui font que les mères sont
malheureuses et qu’elles ne peuvent pas nourrir leurs enfants ? C’est là notre
tâche en tant que philosophes, sociologues, humanistes. Est-ce un problème
existentiel ou non existentiel ? Pour moi, ce sont des mots. Je viens d’un pays
très rationaliste. Que nous soyons positivistes, p.229 phénoménologues,
Eh bien, mon cher collègue, M. Maire vous a demandé hier ce qui vous
pousse à vous intéresser au bonheur de vos semblables. Vous lui avez répondu
à maintes reprises : l’amour des autres. En cela vous vous êtes mis dans une
position favorable pour charmer tous ceux qui pensent que les maladies sociales
peuvent être guéries radicalement en versant des larmes sur les pauvres. Vous
ne m’avez pas charmé, moi, qui ai déjà dit l’autre jour que j’aimerais mieux une
276
Les conditions du bonheur
Comme marxiste, vous n’avez pas même le droit de dire qu’il s’agit d’une
question de droit ou de justice, car le droit n’est lui-même qu’une expression du
pouvoir de la classe exploitante ; et se servir de sa terminologie signifie qu’on
lui a succombé.
Quelle était donc la réponse que vous auriez dû donner à M. Maire, si vous
aviez parlé en vrai communiste, sans chercher à tirer profit de la sentimentalité
soi-disant morale du monde bourgeois ? A mon avis vous auriez dû lui dire :
« Monsieur le Président, votre sort déplorable, à vous autres bourgeois, est de
devoir prendre pour point de départ justement des principes dont la négation
constitue l’essence du communisme. Si vous comprenez bien ce qu’il en est du
matérialisme dialectique, vous p.230 comprendrez aussi que, pour notre action,
nous n’avons besoin d’aucun motif personnel, d’aucune justification morale, mais
que nous sommes seulement l’instrument exécutif du progrès de l’humanité vers
la société sans classes — progrès qui est rendu inévitable et irrésistible par le
changement des conditions de la production économique. Voilà le point principal
dont dépend toute possibilité de légitimer le communisme. » Or M. Schaff n’a rien
dit de tel ; il n’a pas même abordé la question de cette justification.
277
Les conditions du bonheur
de bétail, qui (sous la direction de ceux qui ont bien voulu se charger de sa
tutelle) produit les prés mêmes sur lesquels il lui est permis de pâturer. Mais un
tel troupeau, heureux ou non, ne sera jamais une communion d’êtres libres,
capables de se conduire eux-mêmes et responsables de leur propre sort. C’est
cette responsabilité qui nous oblige à remplacer l’idéal communiste de la
société-nourrice par l’idée de la société garante de la liberté générale.
278
Les conditions du bonheur
M. ADAM SCHAFF : J’ai été quelque peu stupéfait d’entendre les propos du
professeur Ebbinghaus. Qu’a-t-il dit ? Que je présente une déviation du
marxisme. Je pense que nous sommes rassemblés ici pour présenter chacun
une interprétation de nos doctrines, et non pour juger des églises et des
hommes. D’autre part, M. Ebbinghaus a donné une interprétation du marxisme
qui est celle de bien des gens, mais je suis étonné qu’il l’adopte, car il s’agit
d’un marxisme vulgaire. Je pense que c’est de cette interprétation que Marx
parlait dans une de ses lettres de la fin du siècle dernier, lorsqu’il disait : « Il y a
une chose dont je suis sûr, c’est que (alors) je ne suis pas marxiste. » Il écrivait
cela à Charles Smith, en parlant des interprétations purement économiques de
sa théorie.
279
Les conditions du bonheur
des philanthropes. Mais est-ce que cela signifie qu’on peut approcher le
problème de l’humanisme par le biais de l’amour du prochain seulement p.232
lorsqu’on est philanthrope ? Ce n’est pas du tout logique. Marx a commencé par
être un humaniste et tous ses travaux, jusqu’à la fin de sa vie, ont donné des
fondements scientifiques à cet humanisme. Le jeune Marx a dit que la suprême
valeur est l’homme, et le jeune Marx voyait le côté moral des choses. Lisez par
exemple le livre du Père Bigot, qui a sérieusement étudié l’humanisme marxiste
pour nous montrer, à nous autres les « schématiques », les « dogmatiques », ce
qu’est le côté moral chez Marx. Nous, les marxistes orthodoxes, nous nous
défendons contre une thèse qui veut réduire le marxisme à la morale, mais nous
ne nous défendons pas contre la thèse qui reconnaît au marxisme un côté
éthique très fortement souligné. Il n’y a pas que le Père Bigot, le Père Chambre,
le Père Jolivet, qui parlent de cet aspect moral. Prenons les interprétations du
marxisme liées à la social-démocratie allemande, conçues dans l’esprit du
sociologisme éthique que nous, les léninistes, avons combattu. Walter Handel
venait du néo-kantisme...
Et pourtant, qui peut nous dénier le droit d’aimer notre prochain ? Pourquoi
des gens, comme Marx et Engels, qui n’étaient pas des prolétaires, pourquoi
une grande partie de ma génération, des gens comme moi, par exemple, qui
proviennent de la grande bourgeoisie, ont-ils rallié le mouvement communiste ?
Pourquoi avons-nous renoncé à des carrières brillantes avant guerre ? Nous
étions dans les cachots du fascisme polonais, et beaucoup d’entre nous ont
perdu la vie dans des camps de concentration. Il ne s’agissait pas seulement
d’être des dogmatiques ; il fallait défendre l’humanisme, l’amour du prochain et
il fallait lutter et se sacrifier. Est-ce cela le marxisme ? Bien sûr !
280
Les conditions du bonheur
un moyen pour réaliser cet idéal. Nous, les matérialistes, les marxistes, les
communistes, nous sommes les plus grands idéalistes du monde. Existe-t-il un
autre mouvement qui ait suscité autant d’hommes de valeur capables d’offrir
leur vie pour cet idéal ? Pourquoi nous dire que nous n’avons pas le droit
d’aimer ? C’est ridicule, c’est du dogmatisme. Cette interprétation n’est pas
seulement fausse, mais inventée de toutes pièces pour justifier un rejet du
marxisme.
p.233 Excusez-moi d’avoir été aussi long, mais je voulais souligner le danger
M. JULIUS EBBINGHAUS : Il est, je crois, injuste de dire que j’ai donné une
interprétation vulgaire du marxisme. J’ai simplement dit que le marxisme se
fonde sur la théorie du matérialisme dialectique et que cette théorie n’était pas
prouvée. Ce n’est pas une interprétation, et M. Schaff n’a pas réfuté mes
arguments.
281
Les conditions du bonheur
deux systèmes ne sont pas d’accord sur le moment à partir duquel il est
possible de supprimer les contraintes et de laisser faire la bonne volonté
inhérente aux choses. Il y a une étape supplémentaire que le communisme
réclame et dont le libéralisme a pu se dispenser.
Mais il y a d’autres points communs entre les deux systèmes. L’un et l’autre
réclament, dans les cadres historiques où ils ont pu dominer l’Etat et se trouver
placés à la tête de la production, des pleins pouvoirs, dans tous les domaines,
pour les directeurs de la production.
282
Les conditions du bonheur
lui, au sommet des affaires et qui entendent, eux aussi, réaliser selon leur
manière propre, sans être limités par rien, le bonheur de tous.
Par conséquent, ces deux systèmes, qui nous disaient qu’il suffit de regarder
les choses pour savoir où est le vrai, socialement parlant, ne sont pas confirmés
par la réalité. A la place de cette unanimité autour de ce qui était proclamé par
une idéologie, qu’avons-nous ? Une grande division, un pluralisme qu’accentue
la croissance économique ; et du même coup, une croissance des diversités. Je
n’insiste pas.
Il y aurait bien des choses à dire, et en particulier que ces diversités, pour
la première fois dans l’histoire, s’étendent en profondeur dans la direction des
masses. Autrefois, les masses ne vivaient pas de la vie idéologique. La masse
ne participait pas aux controverses intellectuelles. Aujourd’hui, au contraire,
elle y est engagée dans la diversité. Il y a des divisions qui plongent à
l’intérieur de toutes les catégories sociales, et il est difficile de ne point le
constater.
J’ai beaucoup admiré tout à l’heure ce qu’a dit M. Schaff des sacrifices que
le communisme a suscités. Cela est vrai, mais il faut reconnaître aussi qu’il ne
s’est jamais imposé à un pays quelconque autrement que par la force. Il n’y a
pas d’adhésion collective spontanée ; il n’y a que des adhésions individuelles
spontanées, allant jusqu’au sacrifice, mais comme la force est un argument
dont nous ne pouvons plus user, en tout cas à son degré supérieur, étant
donné qu’il y aurait destruction intégrale, nous devons bien nous accommoder
des diversités croissantes auxquelles je faisais allusion tout à l’heure.
283
Les conditions du bonheur
M. Ziemilski a parlé des analyses que nous faisons chez nous. Je voudrais
ajouter que nous avons maintenant plus de soixante-quinze instituts qui
284
Les conditions du bonheur
meilleures ne suffisent pas pour que les gens soient heureux. On doit toujours
scruter les exigences des individus, contrôler l’évolution de l’Etat et de ses
fonctions. Notre Etat possède une force beaucoup plus grande que dans les
sociétés libérales, et une faute commise peut avoir des conséquences beaucoup
plus graves chez nous qu’ailleurs. Je suis tout à fait d’accord avec M. Ziemilski
pour défendre les intérêts de la sociologie et dire que, dans une société
socialiste, les recherches sociologiques empiriques nous donnent une réponse
concrète sur ce que pensent les hommes des changements opérés dans la
société. Sont-ils heureux ? Que veulent-ils ? Qu’y a-t-il de changé dans le
comportement des individus ? Seule une information précise permet de faire
aboutir les recherches.
285
Les conditions du bonheur
de tout ce qu’il a apporté aux Rencontres. Je vous ferai une confession : j’étais
pessimiste et inquiet au sujet de ces deux entretiens et j’avais l’impression que
nous ne nous comprendrions pas. Je suis très reconnaissant à M. Schaff de
m’avoir donné un démenti.
286
Les conditions du bonheur
Je remercie ceux d’entre eux qui nous font, ce matin, l’amitié d’être dans
cette salle, et j’espère très vivement que la discussion qui va s’ouvrir tout à
l’heure me donnera l’occasion et me laissera le temps de céder la parole à ceux
qui voudront la prendre pour faire entendre la voix des jeunes. Vous me
permettrez toutefois d’amorcer ce débat par quelques considérations.
C’est la seconde fois, depuis seize ans que se tiennent ces Rencontres, que
leurs organisateurs ont décidé de réserver une place aux jeunes. Leur intention,
bien sûr, est de préparer l’avenir en cherchant à associer les hommes et les
femmes de demain à des problèmes qui nous paraissent essentiels. Mais le
thème de cette année ne prête-t-il pas, plus naturellement encore, à un
dialogue avec les jeunes, c’est-à-dire avec ceux qui ont encore leur bonheur
tout entier devant eux et pour qui les conditions du bonheur sont véritablement
des conditions, alors que pour leurs aînés — nous avons pu nous en rendre
compte — elles ne sont trop souvent que des constatations plus ou moins
désabusées.
Dans son magistral exposé de l’autre soir, M. Henri de Ziégler nous confiait
que la jeunesse, en général, lui paraissait peu préoccupée des problèmes du
bonheur. Voilà qui, apparemment, contredit ceux qui s’inquiètent des
comportements de la jeunesse actuelle et qui lui reprocheraient plutôt une
recherche effrénée du plaisir, des jouissances faciles et surtout des satisfactions
immédiates. Certes, les plaisirs ne sont pas l’équivalent du bonheur, mais ne
serait-ce pas la quête d’un bonheur qui se poursuit au travers de cette
frénésie ? Ne serait-ce pas l’inquiétude devant l’insaisissabilité d’un bonheur
1 Le 14 septembre 1961.
287
Les conditions du bonheur
plus parfait, qui pousserait les jeunes à chercher à s’étourdir ainsi dans des
plaisirs plus immédiatement accessibles ? Ceux qui se sont préoccupés de ce
phénomène sociologique, et dont nous savons bien qu’il n’est pas l’apanage
exclusif de notre civilisation occidentale et dite chrétienne, l’expliquent
généralement par p.238 deux choses. Ils relèvent tout d’abord que tout,
288
Les conditions du bonheur
implicitement dit ici même, alors je pense qu’il est singulièrement indépendant
des conditions propres à une époque ou à une génération. Et il devient à peine
excessif de penser avec les stoïciens que, même dans le taureau de Phalaris, le
sage peut être heureux.
Enfin, j’encourage très vivement les jeunes ici présents à faire que cet
entretien soit un véritable dialogue, mes voisins ayant accepté de se trouver là
pour répondre à des questions, pour participer à une discussion et non pas pour
se livrer à un monologue en présence d’un public passif.
M. HENRI DE ZIÉGLER : Je voudrais apporter une précision. Je n’ai pas dit que
les jeunes se désintéressaient du bonheur. Ce n’est pas possible. Ils le
recherchent instinctivement. J’ai p.239 dit que les jeunes ne sont pas enclins à
méditer sur ses conditions, et que pour cette méditation il faut avoir déjà
parcouru un certain espace de sa vie. De plus, j’ai nettement distingué qu’il ne
fallait pas confondre plaisir et bonheur.
M. LOUIS MAIRE : Nous avons pensé, comme l’an dernier, qu’il était
indispensable — j’insiste sur ce terme « indispensable » — d’entendre sur un
289
Les conditions du bonheur
chapitre aussi capital dans la vie de l’homme que le bonheur, le point de vue de
la jeunesse.
Vous êtes non seulement, comme nous, le présent, mais vous êtes l’avenir ;
et lorsque l’on parle du bonheur, c’est au fond de votre bonheur qu’il est avant
tout question, parce que c’est celui qui est à venir, qui est devant nous, et que
nous essayons de construire. Par conséquent, vous avez tout intérêt à participer
à cet effort de pensée qui consiste à déterminer quelles peuvent être les
conditions du bonheur.
290
Les conditions du bonheur
Voyons d’abord ce que l’on peut tirer de ce qui a déjà été dit sur le bonheur
depuis le commencement de nos entretiens. En premier lieu, je crois devoir
attirer votre attention sur le fait, très important, qu’un accord s’est réalisé
autour d’idées qui, autrefois, divisaient très profondément les hommes. Chose
vraiment étonnante, tout le monde est d’accord pour éliminer la faim, pour
obtenir la liberté des hommes, pour favoriser la paix. Ce sont des questions sur
lesquelles l’accord a été complet. Nous avons vu que des divergences
idéologiques, qui autrefois semblaient déterminantes, ne le sont plus
aujourd’hui. Les athées et les croyants se sont dits pleinement d’accord sur ces
problèmes, considérant que leurs oppositions n’étaient pas tellement
importantes. C’est un fait nouveau dont vous devez tenir compte. Vous avez
donc la chance, sur vos aînés, de partir sur une base beaucoup plus favorable à
un effort commun.
Quant à la notion de bonheur, je dois vous avouer que nous sommes tous en
désaccord. Cela ne doit d’ailleurs point vous étonner. Personnellement, je pense
— et vous me donnerez votre avis — que justement le bonheur n’existe pas en
lui-même. Nous sommes en désaccord parce que le bonheur n’existe que dans
les comportements subjectifs de chacun, comme une forme de son activité.
C’est pourquoi il n’y a pas eu accord sur une définition du bonheur. Mais était-ce
nécessaire, après tout ? Ce qui importe, c’est que nous ayons été d’accord sur
les grands problèmes de l’heure. Notre bonheur, nous le trouvons en
poursuivant la solution de ces grands problèmes.
Quelles sont les perspectives qui nous ont été ouvertes ? On nous a proposé
une solution traditionnelle : le bonheur, c’est la sagesse. On a dû abandonner
rapidement ce terrain et reconnaître que les formes de la sagesse ancienne ne
sont certainement pas celles de la sagesse d’aujourd’hui. En tout cas, comme
vient de le dire M. de Ziégler, qui est responsable de ce très valable point de
départ, la jeunesse ne s’intéresse pas à une méditation sur le bonheur. Je crois
que la jeunesse, dans ce sens-là, reflète admirablement la réalité des problèmes
actuels.
291
Les conditions du bonheur
Le Dr Lagache nous a indiqué que son but n’était pas du tout de nous
assurer le bonheur, mais simplement d’écarter certaines difficultés profondes
qui empêchent l’homme de vivre totalement sa vie.
Si l’on peut parler d’un résultat, je dirai qu’il est le suivant : nous ne
pouvons pas poursuivre le bonheur. Le chercher, c’est par définition ne pas le
trouver, parce qu’il n’existe pas comme un objectif extérieur. Mais nous aurons
une certaine joie à faire l’effort nécessaire pour résoudre les problèmes de notre
temps. Naturellement, cela vous intéresse, parce que c’est votre temps, tout
autant que le nôtre, et probablement pour une durée beaucoup plus longue. Je
dis « probablement », parce qu’il y a encore le problème de la guerre — nous
l’affronterons tout à l’heure — qui pourrait nous mettre tous au même niveau
face à l’avenir.
Que nous a-t-on dit sur les moyens de le résoudre ?... Très peu de chose.
On nous a dit que le moyen le plus approprié, c’est la socialisation de la
propriété et des moyens de production. Or, cette solution n’est pas une
panacée. Elle n’est pas non plus obligatoire. Nous connaissons beaucoup de
pays qui n’ont pas adopté cette solution et qui ont tout de même résolu le
problème de la faim.
292
Les conditions du bonheur
Quel peut alors être le rôle de la jeunesse ? Je pense que la jeunesse a une
position privilégiée en face de ces problèmes. Elle est beaucoup moins liée aux
structures générales qui créent la menace de guerre ; elle est beaucoup plus
libre et beaucoup plus ouverte pour accepter, dans la vie de demain, des
perspectives radicalement nouvelles. Je pense que c’est p.242 en cela que la
293
Les conditions du bonheur
des satisfactions qui ne sont pas de l’ordre des études ? Je désire être informé
et je vous demande très instamment de me répondre. Si les réponses sont
contradictoires, cela m’est égal, cela m’intéressera tout autant. La parole est
aux jeunes.
294
Les conditions du bonheur
Vous dites que l’étude vous permet d’oublier votre propre existence. Il me
semble, au contraire, que son intérêt est de vous intégrer...
295
Les conditions du bonheur
M. ALBERT PICOT dit son opinion sur la jeunesse et la compare à celle que
représentèrent les générations qui se sont succédé depuis 1900.
Je terminerai par une réflexion qui trouvera peut-être un certain écho, c’est
qu’entre les jeunes et les vieux, il y a l’éternité du problème humain. Cette
destinée humaine qui, lorsqu’elle s’affirme dans l’ambition et dans la violence,
conduit aux enfers du désespoir ; mais qui, si elle accepte les conditions de la
vie, si elle cherche au-dessus la transcendance, remonte à une lumière
intérieure. Eh bien ! cette expérience des jeunes, les vieux peuvent la faire,
296
Les conditions du bonheur
cette expérience des vieux, les jeunes peuvent la faire. Je serais très heureux si
un jeune pouvait se prononcer sur cette communauté de l’expérience humaine.
LE PRÉSIDENT : Voilà un nouvel appel lancé aux jeunes, mais déjà les adultes
comme M. Fernand Mueller, secrétaire général des Rencontres, et M. le
professeur Girod, désirent ajouter quelques remarques.
ne fait pas le printemps, et cette réponse m’a paru montrer uniquement la vertu
du passé. Les leçons du passé sont certainement de grandes leçons, mais notre
jeune amie a parlé d’oublier son existence. Or, le problème qui nous préoccupe
est celui de l’idéal de la jeunesse d’aujourd’hui, et ce n’est pas à une jeunesse
qui dit n’avoir pas d’idées personnelles, qui attend tout du monde adulte, que
l’on peut parler d’idéal, ni d’avenir, de construction d’un nouveau monde,
comme disait mon ami Campagnolo.
M. ROGER GIROD : Je prends la parole pendant que les jeunes auxquels vous
avez fait appel réfléchissent pour savoir quelles questions ils vont poser...
297
Les conditions du bonheur
elle, une plasticité non seulement étonnante, mais quelque peu effrayante. Nous
en avons eu tout à l’heure un témoignage. Il représente, à mon avis, la manière
de voir et la manière d’être d’une catégorie tout à fait sympathique de jeunes.
Nous avons eu, à l’occasion de différentes recherches, la possibilité d’interroger
toute une variété de jeunes issus de tous les groupes sociaux. Ceux qui n’ont
pas eu la chance de pouvoir faire des études très poussées n’ont absolument
pas, bien entendu, la manière de voir qui s’est manifestée tout à l’heure. Ils
pensent à des perspectives bien différentes, beaucoup plus humbles, mais qui
toutes frappent par leur caractère très conformiste. Nous les avons questionnés,
et tous, au fond, dans un registre très différent, nous disent ce que nous a dit la
jeune fille qui a eu le courage de venir s’exprimer à la tribune : nous sommes de
bons élèves, nous avons bien appris notre leçon, nous avons compris le modèle
d’existence que vous nous proposez, et nous sommes prêts à nous y conformer.
En gros, c’est le résumé de tout ce que déclarent les jeunes lorsqu’on les
questionne sur leur avenir.
298
Les conditions du bonheur
personnelle. Je suis allé dans le sud de l’Italie, où règne une misère noire. Les
gens étaient tout à fait illettrés, mais je me suis rendu compte que ces gens,
abrutis d’une certaine manière, étaient très heureux. Ils ne se posaient
299
Les conditions du bonheur
Une jeune fille est venue nous parler de littérature. Le chanoine Van Camp
lui a demandé si elle partait seule à la découverte de la littérature. En tant que
prêtre, comment voyez-vous cela, puisqu’il existe un Index très sévère. Je le
connais assez bien. Est-ce que vous pensez qu’avec l’Index il est permis à un
jeune de partir à la découverte de la littérature ?
LE MÊME ASSISTANT : J’ai travaillé dans la librairie. J’ai donc été obligé de lire
300
Les conditions du bonheur
énormément pour conseiller les clients. Si pour chaque livre il faut demander la
permission, on n’en sort plus.
p.248 L’accent que je veux mettre sur nos propos d’aujourd’hui est un accent
301
Les conditions du bonheur
qui fuient, c’est-à-dire qui profitent pour oublier, et puis il y a ceux qui essaient
de se sacrifier. Nos aînés se disputent, déclarant d’une part que la jeunesse est
formidable, d’autre part qu’elle n’a comme but que le plaisir. Mais en fait, c’est
le choix qui nous est réservé, parce que dans tous les problèmes qui se
présentent à nous, que ce soit celui de la guerre ou d’autres, il y a deux
possibilités : ou bien fuir, parce qu’il n’est pas possible de répondre à tous les
problèmes, ou alors les surmonter, et alors c’est effroyablement difficile. C’est
ce qu’il faudrait savoir dans notre débat : où peut se situer notre conduite par
rapport aux problèmes qui sont les nôtres ?
302
Les conditions du bonheur
UNE ASSISTANTE : p.250 Notre bonheur dépend pour une large part du métier
que nous allons exercer. Le temps des études est court, et nous sommes
destinés à travailler pour pouvoir être heureux et pour pouvoir nous suffire à
nous-mêmes. Il est très bien de parler de la jeunesse estudiantine, mais il me
semble que la majorité des jeunes travaillent et n’ont pas toujours un métier
agréable, des conditions de travail favorables. Il faudrait se pencher sur ce
problème et voir que les gens qui travaillent de 8 heures à midi et de 2 heures à
6 heures n’ont pas tellement l’occasion de satisfaire leurs envies, de pouvoir
être heureux. Au contraire, quand on fait des études, on a le temps de réfléchir
et de se créer une vie heureuse.
En ce qui concerne le fossé entre les jeunes et les vieux, il est surtout dû au
303
Les conditions du bonheur
fait que les jeunes sont encore pleins d’idées et que les vieux sont — je
m’excuse du terme — souvent bornés. Ils ont toute leur vie suivi une certaine
manière d’agir et ils sont convaincus qu’ils ont raison. Ils ne veulent pas
changer d’idées. Tandis que les jeunes ont plusieurs possibilités devant eux et
ils choisissent celle qui leur semble la meilleure ; mais ils sont prêts à recevoir
d’autres opinions, à changer de direction.
LE PRÉSIDENT : Je suis tellement d’accord avec vous que dans l’appel que j’ai
lancé à la radio hier, je soulignais précisément que cet entretien n’était pas
destiné seulement aux jeunes intellectuels. Le but de cet entretien est d’avoir
des horizons aussi larges que possible sur notre jeunesse, et non pas sur la
petite minorité que représentent les étudiants. S’il est dans la salle des jeunes
d’une autre formation que strictement intellectuelle, ils enrichiraient beaucoup
ce débat en prenant la parole.
(Cette lettre est une réponse à une théorie aussi compliquée p.251 que celle de
M. Campagnolo, dans laquelle je lui disais que le monde n’est pas si triste et ne
va pas si mal qu’elle le croit ; elle est de tempérament pessimiste.)
304
Les conditions du bonheur
Oui, j’ai une vue pessimiste du monde, car en général je n’aime pas
les hommes. Combien y en a-t-il qui ont péri atrocement à cause de
leurs inventions purement diaboliques.
(Cette jeune fille n’est pas d’une condition pauvre ni triste. Elle habite une villa
qui pourrait s’appeler la Villa du Bonheur.)
Vous, Messieurs les chanoines, les curés, les cardinaux (c’est une
catholique qui écrit ; on pourrait mettre : les pasteurs) vous êtes bien
installés, vous vivez presque confortablement, vous avez des brebis à
guider, à ramener, à consoler. Et puis ? Et puis tous les gosses qui
traînent dans les rues, dans les bistrots, dans les cafés, dans les
quartiers infâmes, sans d’autre but que de tuer le temps ; tous ceux
jetés dans les poubelles, rejetés de la société, qui crèvent de faim,
qui ont froid, et froid dans le cœur ; ceux qui boivent pour oublier,
qui vomissent de dégoût ; ceux qui transforment leur argent en
fumée : ça vaut la peine et ça fait bien d’avoir un bout de paille
enroulé dans du papier au coin de la bouche.
305
Les conditions du bonheur
306
Les conditions du bonheur
déshonneur. J’aimerais savoir si vous pensez que la moyenne des jeunes est
heureuse ou non.
M. Wyss-Dunant, surtout connu par des explorations qui l’ont conduit dans le
monde entier, notamment dans le massif de l’Himalaya, mais explorateur aussi
des profondeurs de l’âme humaine, pourra peut-être nous apporter une
réponse.
307
Les conditions du bonheur
Je veux dire par là que l’enfant qui a été élevé dans une totalité parentale
harmonieuse progresse vers la vie avec le bonheur en lui.
Je crois donc qu’il faut considérer les problèmes du moment présent non en
fonction de la bombe atomique ou en fonction de circonstances passagères,
mais en fonction de l’éternel humain, du plan de la nature, qui demande à
l’homme d’évoluer vers la sagesse, mais en sachant qu’il ne peut y évoluer que
par l’amour.
308
Les conditions du bonheur
vous demanderai si vous pensez que la jeunesse risque d’en rester à une
rancœur à l’égard des vieux ou s’il y a un espoir — personnellement, je le crois
— qu’elle tâche de faire mieux dans ce monde que les vieux, à ses yeux, ont
fait. Qu’est-ce que vous en pensez ?
LA MÊME ASSISTANTE : Je pense que, justement, il faut que les adultes nous
aident à faire quelque chose, parce que tout seuls, si on ne voit pas les
résultats, on ne sait pas.
Donc je crois que ce qui importe, c’est par exemple de savoir si on est
heureux à l’école ou si on ne l’est pas, si dans notre activité il y a réellement un
309
Les conditions du bonheur
En général, les jeunes sont passifs, ils n’ont pas d’idéal, ils ne savent pas
quoi faire, ils s’ennuient. Tout le problème consiste donc à trouver quelque
chose à faire, un idéal. Mais en fait, comment faut-il rechercher cet idéal ?
S’agit-il d’un grand idéal ou d’un petit idéal ? de quelque chose de quotidien,
dans le plaisir, ou au contraire de quelque chose qui va au-delà du plaisir ?
p.255 Je crois que l’on peut demander aux adultes d’analyser un état où ils se
sont trouvés vraiment heureux, pour nous dire si c’était simplement du plaisir
ou si vraiment ils avaient un idéal devant eux ; s’ils voulaient défendre la
liberté, des conceptions personnelles, ou simplement s’ils mangeaient un bon
bifteck, ou s’ils voyaient un bon film. Peut-être ce genre de recensement tout à
fait naïf pourrait nous être utile.
Le problème est donc de savoir si ce qu’il nous faut, ce sont des idéaux ou
simplement des techniques du plaisir qui permettent d’être heureux.
LE PRÉSIDENT : Voilà le problème très bien posé, et je crois que parmi les
adultes, il y en a qui brûlent de vous poser des questions, M. Maire notamment.
M. LOUIS MAIRE : Je voudrais vous poser une seule question et par là même
vous retourner la vôtre. Vous nous dites que le vrai bonheur, vous l’avez trouvé
dans une activité librement choisie, voulue par vous-même et non pas imposée.
S’agissait-il pour vous de l’activité en elle-même ? Est-ce que le vrai bonheur se
résumait dans cette activité en elle-même ou dans le but que vous vous étiez
proposé ? Y a-t-il eu une fuite dans l’action ? Beaucoup d’hommes fuient dans
l’action pour oublier quantité de problèmes qui les tracassent. Je ne pense pas
que vous en soyez déjà à la fuite. Par conséquent, je pense que votre activité
vous donne une satisfaction parce que vous sentez qu’elle a une utilité, qu’elle
vous apporte quelque chose.
LE MÊME ASSISTANT : Dès mon enfance j’ai aimé la musique. J’ai écouté des
disques. J’ai eu l’occasion de fréquenter un milieu mélomane. J’ai essayé de
faire de la musique tout au long de mes études. J’ai fait du piano, j’ai essayé de
310
Les conditions du bonheur
actions qui nous pèsent sont des actions qui nous renvoient l’image d’échecs de
nous-mêmes, et qu’au contraire les actions réussies nous renvoient une image
de promotion de nous-mêmes. Si nous interrogions les philosophes comme
Bergson ou Spinoza, pour employer un langage technique que vous
comprendrez, ils vous diront que le bonheur est dans la perspective indéfinie, le
malheur au contraire est dans le rétrécissement sur soi-même jusqu’au néant
même, d’où le suicide. Je crois qu’il faut par conséquent en arriver à ce point
d’équilibre où on se découvre soi-même comme ayant une mission personnelle à
accomplir.
Par là, je réponds à une des jeunes filles qui a demandé : « Croyez-vous que
les jeunes soient tristes ? » Je crois qu’ils sont tristes justement parce qu’ils ne
s’assignent pas de tâche personnelle.
M. LE CHANOINE VAN CAMP : Je crois que les jeunes précipitent les étapes.
Je serai d’accord avec M. Wyss-Dunant pour dire qu’ils ne suivent pas leur cours
psychologique normal. Ils anticipent. Quand ils ont dix ans, ils veulent en avoir
311
Les conditions du bonheur
treize, et ainsi de suite. Ils croient, notamment sur le plan de l’amour, dont on
n’a pas encore parlé, sauf par allusion, ils croient avoir atteint ce qui est
l’expérience de l’amour par les rencontres que nous connaissons tous pour en
être les témoins, et vous peut-être les protagonistes et les victimes. Ils ont raté
une expérience. Rien d’étonnant qu’ils soient alors pessimistes.
J’avoue que je m’entends très bien avec mes parents, parce qu’eux ont fait
des concessions et moi aussi. Il faut s’entendre avec ses parents, parce qu’eux
ont l’expérience. Mon père m’a dit : « D’abord tes études, après tu feras tout ce
que tu voudras. » Je travaille donc et après je ferai ce que je voudrai.
Nous prenons les idées des autres parce que nous n’avons pas encore
d’idées personnelles. Finalement on arrive à trouver sa personnalité à travers
plusieurs personnalités qui nous ont influencés.
Cette même assistante déplore également le manque d’amitié entre les jeunes.
UN ASSISTANT : p.257 J’aimerais revenir sur un point qui a déjà été discuté et
qui m’a frappé. On nous a beaucoup parlé de la bombe atomique, de notre élan
coupé par la perspective d’une destruction prochaine. A mon avis, c’est plutôt le
présent qui compte. Je prends le problème de la faim. Il me semble que ce n’est
pas notre problème à nous, que notre bonheur est une chose parfaitement
présente. Que pouvons-nous faire à notre âge ?
Je crois que tous ces problèmes politiques, il faut les connaître, il faut en
être conscient, mais il faut plutôt nous occuper de ce qui, pour nous, est
actuellement dans le domaine du possible. Nous ne sommes pas des adultes, et
nous sommes encore limités dans notre action.
312
Les conditions du bonheur
La question que je voudrais poser est celle-ci : est-ce que cette participation
assez brutale, assez consciente aussi, de la jeunesse à la vie politique vous a
frappés comme un motif d’espoir, ou au contraire comme un signe de crise, que
vous voudriez pouvoir éviter dans votre propre perspective d’engagement politique ?
LE MÊME ASSISTANT : Je crois que, puisqu’il y a des crises dans les pays dont
vous venez de parler, il est tout à fait normal que la jeunesse y prenne part,
qu’elle communique ses réflexions, ses craintes, ses espoirs, puisqu’elle est
aussi consciente que les adultes de la crise qui a lieu. Je déplore que nous, qui
sommes Suisses, nous ne puissions rien faire actuellement, puisque notre
régime est stable.
313
Les conditions du bonheur
314
Les conditions du bonheur
Il me semble qu’un des premiers points qui se dégagent est le suivant : les
jeunes, consciemment plus souvent qu’inconsciemment, recherchent leur
bonheur parce que c’est dans la nature humaine. Ils n’échappent pas à la nature
humaine, malgré les affirmations de pessimisme (qui peut être aussi la
recherche d’un bonheur : la preuve en est que n’ayant pas ce bonheur, on est
pessimiste, on est encore resté sur sa soif).
Une seconde constatation, c’est qu’au fond il vaut mieux être actif que
passif. En faisant quelque chose, l’homme participe à l’œuvre entière de la
création. Quel que soit son credo personnel, il s’intègre à elle. p.259 Il n’est donc
pas un corps étranger au sein d’un monde actif qui bouge de tous côtés, dans
tous les règnes, qu’ils soient minéral, végétal ou animal. Je pense qu’il y a donc
ce désir d’activité, qui peut être une activité conçue comme simplement une
affirmation de soi, ou au contraire allant à la rencontre du prochain.
Mais ce que les jeunes semblent souhaiter, c’est de savoir dans quel sens
agir ; et en cela ils nous rejoignent, parce que je pense que beaucoup d’entre
nous, qui sont pourtant habitués à l’action, demandent très souvent dans quel
sens agir dans un monde aussi bouleversé, aussi désordonné que celui où nous
vivons actuellement. Ils demandent dans quel sens agir, et l’un de vous nous a
dit : Il s’agirait pour les adultes de nous le dire.
315
Les conditions du bonheur
Comment faire une telle politique ? Justement, on ne sait pas. Mais c’est
l’intention qui compte. Si l’intention est pure, nous trouverons des méthodes et
1 Le 15 septembre 1961.
316
Les conditions du bonheur
des moyens. Il faut peut-être étudier, comme nous commençons à le faire ici,
les conditions du bonheur dans l’Histoire, examiner les expériences des groupes
privilégiés dans le passé, et chercher des principes pour cette nouvelle politique.
p.262 Pourquoi donc dit-on d’une société trop préoccupée de son propre bien-
317
Les conditions du bonheur
Or, je constate que ces objets perdent très rapidement de leur valeur, qu’ils
doivent être changés, parce que la production non seulement augmente, mais
se diversifie et met sur le marché des objets toujours mieux fabriqués et
toujours plus séduisants.
L’ordre établi, avez-vous dit à juste titre, est en train de s’effriter. Or cet
ordre établi était fondé sur une définition de la nature humaine. Et voici que
l’homme lui-même, dans le tourbillon de notre époque, se voit privé de sa
nature par plusieurs courants philosophiques, d’ailleurs de façon peut-être tout
à fait légitime. L’homme n’a plus une nature, mais est en situation. Par
conséquent, l’homme lui-même, dans sa nature, ne peut plus être considéré
comme la base, comme le fondement d’un ordre.
Et la question se pose : Est-ce que l’avoir, sur lequel on insiste tant, qui
prend une si grande place dans nos vies, dans nos préoccupations, dans notre
recherche du bonheur, est-ce que cet avoir ne va pas devenir insensiblement
mais sûrement la base nouvelle d’un ordre nouveau ? Voilà la question
essentielle. Je me permettrai d’en tirer un corollaire : Si cet avoir, que j’ai défini
tout à l’heure de façon très sommaire par les objets mis à notre disposition et
que nous pouvons acquérir, mais qui changent constamment, va devenir le
318
Les conditions du bonheur
p.264 Si l’on regardait cela comme la mesure du mode de vie, on ferait peut-
être une erreur (et c’est peut-être une erreur que nous faisons, nous autres
statisticiens, mais nous mesurons ce que nous pouvons mesurer). Il n’en reste
pas moins vrai qu’il n’y a plus d’ordre établi auquel on puisse se référer, parce
que le changement est entré dans nos idées comme quelque chose
d’inéluctable.
Maintenant, lorsque nous nous plaignons de ne pas pouvoir nous situer dans
un ordre établi, nous avons certainement tort de trop nous plaindre. Au XIXe
siècle, l’ordre établi était déjà mouvant et mauvais, et au XVIIIe siècle il
commençait à bouger, il était fort contestable dans ses principes.
Par conséquent, si nous pensons à un ordre qui serait naturel, nous avons
grand-peine à en trouver des exemples concrets. Il faudrait se retourner vers
319
Les conditions du bonheur
Vous avez mis le doigt sur une très grande difficulté de la morale, qui a
toujours supposé un ordre établi, et qui s’y est référée même s’il n’existait pas
en fait. Vous avez dit : maintenant, à quoi se réfère donc la morale ?
320
Les conditions du bonheur
C’est l’homme qui, en s’éveillant, reprend conscience des êtres qu’il aime,
qui l’entourent. Il remercie le Créateur d’être ainsi entouré, puis il s’apprête
pour sa tâche du jour ; et si cette tâche du jour est une tâche qu’il puisse
considérer comme utile et à laquelle il puisse se sentir appelé par ses talents, il
a tout ce qu’un homme peut demander sous le soleil.
M. GABRIEL WIDMER : Mais son rapport avec l’avoir, avec tous les objets qui
le sollicitent...
Comme M. Schaff, vous nous avez parlé sinon du bonheur, du moins des
embûches au bonheur. Vous avez parlé de la faim, de la peur. Il avait parlé de
la faim, de la peur, du manque de liberté.
Mais il y a une autre embûche au bonheur qui est importante. Outre la peur,
qui est une peur qui vient de l’extériorité, il y a l’angoisse, qui vient de
l’intériorité, qui n’a rien à voir avec un danger extérieur. Et je crois que, dans
cette enceinte, il faut parler de l’angoisse comme obstacle majeur au bonheur ;
vous nous en donniez vous-même l’exemple hier soir en avouant votre panique
à l’idée de faire une conférence. C’est quelque chose qui vous a certainement
gêné.
321
Les conditions du bonheur
l’on demande ce qu’il faut à l’homme pour être heureux, c’est un tout autre
problème que celui que j’étais appelé à traiter. C’est un problème sur lequel je
ne me considère aucune compétence. Le problème de la vie heureuse a été
traité par les philosophes depuis très longtemps. Je ne sais pas s’il y a lieu
d’ajouter grand-chose aux considérations de Cicéron...
Si je vous décrivais les conditions de vie dans un pays pas très éloigné d’ici,
je crois que vous seriez scandalisés. Il faudrait un talent plus réaliste que le
mien pour vous parler de familles nombreuses habitant une seule pièce,
chauffée à rouge l’hiver. Pour y entrer, il faut traverser une pièce dans laquelle il
n’y a que ténèbres et froid. On traverse cette pièce en tremblant. On arrive de
l’école les pieds gelés ; la maman délace les souliers et essaie de les réchauffer
un peu. La nourriture, à l’avenant. L’habillement, à l’avenant aussi ; le
322
Les conditions du bonheur
cordonnier fabrique des souliers pour toute la famille, mais pas souvent, parce
que l’argent n’existe pas. La seule chose qu’on achète, c’est le sel. Le reste est
produit par le travail de la maison, depuis le blé, les pommes de terre pour la
nourriture, jusqu’au chanvre. Tout est travaillé de A à Z.
Je ne veux pas aller plus loin, parce qu’il y a des choses qui vous paraîtraient
sordides, et il y a peut-être des chrétiens qui diraient : mais alors, la vertu ne
devrait pas être très avancée chez vous, parce qu’il est entendu qu’il faut un
minimum de bien-être pour pratiquer la vertu. Je dois dire que j’ai été étonné
de voir que dans les classes très aisées au milieu desquelles je vis maintenant
— s’il faut parler de classes — la vertu ne fait pas beaucoup plus de flammes
qu’elle n’en faisait chez nous. Je ne veux pas dire que nous étions des gens
extrêmement vertueux, mais il y avait des vertus que nous connaissions et que
l’on ne connaît plus. Il devait y avoir quelque chose qui nous permettait de
vivre, et de vivre heureux, dans cette situation.
Est-ce qu’il a été fait allusion à cette chose pendant les conférences ? Quelle
est cette chose, quel est ce mystère, qui permettait de vivre heureux, et même
plus, de vivre d’une manière digne de l’homme ; non pas p.267 en portant une
Tout en discutant avec lui, je me disais : Si des Messieurs — parce que les
gens de la ville, on les appelait des Messieurs — passaient par là et nous
323
Les conditions du bonheur
J’enchaîne sur ce mot. J’ai posé en privé une question à M. Schaff — faute
de temps je n’avais pu la lui poser ici. Je lui ai dit : le marxiste avoue que le
bien pour lequel il lutte et travaille est le bonheur de l’humanité. Pour le
bonheur, il est capable de donner sa vie. Mais alors, le mobile de votre lutte est
donc une foi ? Vous travaillez pour quelque chose que vous ne verrez pas
nécessairement se réaliser.
M. Schaff a dit cela. Il ne me contredira pas. Je vous assure que c’est vrai.
Je lui ai dit : Mon Maître vous dirait : « Tu n’es pas loin du Royaume de
Dieu. » Mais nous qui avons la foi, si nous n’osons pas en parler quand il est
question du bonheur, je crois que nous sommes loin du Royaume de Dieu,
autrement dit du bonheur.
324
Les conditions du bonheur
dans ses Eléments d’une sociologie des peuples africains à partir de leurs jeux,
montre comment une société sur laquelle le progrès technique vient heurter,
pourrait-on dire, perd ses jeux et se tourne vers les jeux d’argent ou les
distractions commercialisées.
325
Les conditions du bonheur
hier, qui était pleine d’une substance humaine dont, je crois, nous avons
beaucoup à tirer profit.
J’ai l’impression que ce qu’il envisageait sous le titre d’« Arcadie », c’était,
mettons, une sorte d’utopie, un propos de notre recherche, et une nouvelle
synthèse entre nos moyens toujours plus puissants de faire face à nos besoins,
et la nécessité d’y faire face en masse. A cet égard, je pense qu’ici les
psychologues auraient beaucoup à dire sur la façon dont on peut chercher à
faire cette synthèse.
326
Les conditions du bonheur
rendant compte qu’elle ne peut pas être simplement une indépendance toute
formelle, qui aboutirait peut-être à une colonisation encore pire que la
précédente — réclament la possession de ces moyens matériels, de ces moyens
techniques, de cette industrie, de cette économie et de l’organisation sociale qui
y correspond.
Mais le problème est très grave, parce qu’on est bien obligé de se rendre
compte que ces peuples, de par toutes leurs traditions, tout leur passé, ont un
certain type de contact avec la nature, un certain type de contact avec leurs
semblables ; que de cela ils ont tiré des formes spontanées de bonheur, ou tout
au moins des possibilités de bonheur. Et nous ne sommes pas du tout sûrs
qu’en leur apportant, telles que nous les avons, nos ressources matérielles,
techniques, économiques, nos formes sociales, nous allons vers quelque chose
qui soit, comme c’est le cas pour nous, à peu près harmonisé avec ce que
l’homme porte en lui de spontané, de naturel. Par conséquent, nous risquons de
leur imposer quelque chose qui sera en réalité très cruel.
siècle. Des moyens nouveaux étaient mis entre les mains des hommes qui
avaient la charge de la production. Vous savez ce qu’ils en ont fait. Ils ont créé
des usines. Ils ont appelé là des hommes à y travailler, et ils ont détruit
profondément ce qui était un équilibre, peut-être pas parfait, mais très
suffisant. Des hommes du métier artisanal, des hommes des corporations ont
connu la misère prolétarienne. Déséquilibre économique, déséquilibre
psychologique, déséquilibre sociologique, on voit passer tout cela. Nous avons
en France des enquêtes de Villeneuve de Bargemont et de certains autres, qui
montrent ce que cela a pu être...
Est-ce que nous ne sommes pas en passe de transférer nos moyens à des
peuples dont, par la force des choses, nous risquons de faire humainement
parlant, les retranchant, les déracinant de leurs possibilités naturelles de
bonheur, des prolétariens encore pis que ceux qu’ils peuvent être actuellement ?
327
Les conditions du bonheur
entre notre artificialisme, dont nous avons besoin, et précisément les fonctions
naturelles dont l’être humain a besoin pour être heureux.
Je crois qu’il n’est pas douteux que pour certains pays, pour certains peuples
africains, le passage aux formes de la civilisation industrielle sera un désastre
humain. Ce n’est pas douteux. Mais ce n’est pas ce que pensent leur dirigeants.
Ils veulent un développement technique, et au fond, il semble que ce
développement soit en quelque sorte une nécessité qui détermine leur liberté.
Il n’en est pas de même dans les pays surpeuplés du Sud-Est asiatique.
Dans les pays d’Afrique auxquels je pensais, la vie est très vivable, et même
joyeuse. Dans les pays du Sud-Est asiatique, elle est extrêmement pénible et
douloureuse. Là, vous avez nécessairement besoin d’une organisation
économique et d’un progrès économique. Il faut bien rappeler, à ce sujet, que la
révolution industrielle a été nécessaire en Europe à cause de la grande explosion
démographique du XIXe siècle. En Angleterre, en particulier, on ne voit pas
comment la population du XIXe siècle aurait pu vivre dans les conditions de
travail du XVIIIe siècle.
Oui, tous ces problèmes se posent et chaque peuple les résout pour lui-
328
Les conditions du bonheur
Cela est d’autant plus tragique que lorsque nous regardons ceux qu’on
appelait les peuples inférieurs, nous trouvons des organisations sociales d’une
réelle valeur qu’il serait dommage de voir détruites. Je ne sais pas comment
nous pouvons les préserver. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de dire : vous
allez perdre de grands biens. Mais après tout, mes enfants perdent aussi de
grands biens quand ils sortent de l’enfance. Leur enfance a été heureuse. Ils
vont s’engager dans des carrières où ils connaîtront des échecs, des difficultés,
des problèmes, des angoisses. Ils perdent quelque chose. On ne peut pas les
empêcher de grandir.
329
Les conditions du bonheur
civilisation. C’est très frappant. Sismondi, par exemple, a fait tout le tour des
aspects destructeurs de la civilisation technique ; cela a été complètement
inefficace.
Une seconde remarque nous amène à une énorme question qui n’a point
encore été soulevée ici ; c’est la question du bonheur gratuit.
Vous nous avez cité cette très belle anecdote d’Antiphon disant à Socrate :
« Ta sagesse, Socrate, ne vaut rien, car tu la donnes pour rien, alors que tu
exigerais quelque chose pour ton manteau. » Vous m’avez donné là une citation
que, si vous le permettez, j’utiliserai dans un prochain travail sur la question des
honoraires dans la psychanalyse. C’est exactement la raison pour laquelle les
analystes sont obligés d’exiger des honoraires. Même à l’hôpital, il faut que
l’analyse coûte un effort personnel au sujet. Si on aide un sujet sans mettre
330
Les conditions du bonheur
Et pour terminer, une dernière remarque que m’ont inspirée nos débats. A
travers tout ce que nous ont dit nos collègues, j’ai eu l’impression, durant ces
quinze jours passés à Genève, que l’on abordait le bonheur avec une certaine
honte. Tous nos collègues ont parlé du bonheur du prochain. Personne n’a osé
parler de son bonheur, du bonheur de lui-même. Il ne devrait pas m’impartir, en
notre bonne ville de Genève, de rappeler que c’est le Christ qui a dit : Aime ton
prochain comme toi-même. Si nous passons du plan théologique au plan
psychologique, je dois dire, comme le Christ en sa prescience magistrale le
savait, que je ne peux aimer mon prochain que si je m’aime aussi. Ce qui veut
dire que si nous voulons faire œuvre utile dans cette perspective du bonheur, il
faut reconnaître que, dans la mesure où l’aspiration au bonheur guide les vies, il
vaut mieux se rendre compte vers quoi on se dirige plutôt que d’avoir un
bandeau sur les yeux. Il faut affirmer que si je me préoccupe du bonheur
d’autrui, je me préoccupe de mon bonheur, puisqu’aussi bien, et en cela les
psychologues sont formels, je ne pourrai contribuer au bonheur d’autrui, de la
331
Les conditions du bonheur
Je crois donc que, disposant hier soir d’un merveilleux dossier, vous ne
l’avez pas exploité comme vous auriez pu le faire. Personnellement, je l’ai
regretté. Vous nous avez prévenus très loyalement au début, en disant que
vous aviez une espèce de crainte à l’idée de devoir faire une conférence. Mais
l’angoisse, vous nous en avez donné un exemple, est mauvaise conseillère pour
l’homme, et vous a en quelque sorte, je le crois, p.274 privé un peu de vos
moyens. Et de même que ce qui est vrai pour l’homme est vrai pour les
sociétés, l’angoisse sociale est également névrogène. Je crois que si, sur le plan
international et sociologique, nous arrivons aussi à dominer, par delà nos objets
de pacotille qu’il ne faut pas non plus surévaluer, nos angoisses sociales et
politiques, nous aurons fait grandement quelque chose pour le bonheur
planétaire des hommes.
332
Les conditions du bonheur
trop facile de faire peu de cas des biens matériels. C’est trop facile et de très
mauvais goût, lorsque nous parlons de peuples sous-développés, et c’est
particulièrement de mauvais goût lorsque nous pensons aux travailleurs qui ont
un niveau de vie très inférieur au nôtre. Par conséquent, l’activité dans laquelle
je me suis engagé très jeune, la lutte pour l’accroissement de la production, me
paraît bien fondée : donner aux hommes plus de choses dont ils sentent le
besoin, et qu’on ne peut pas leur refuser sous prétexte qu’elles ne leur sont pas
nécessaires, parce que les hommes les mieux placés dans la société les incitent
à les trouver bonnes et à les vouloir. Par conséquent, tout ce qui tend à diffuser
plus largement les biens que nous-mêmes nous avons, qui paraîtraient d’ailleurs
très médiocres aux riches d’autrefois, tend à un rapprochement qui me paraît
bon. Je ne crois pas d’ailleurs que l’on puisse rapprocher les conditions
matérielles sans élever le niveau de vie moyen — l’un est la conséquence de
l’autre — ni qu’il y ait aucun moyen politique de réaliser ce rapprochement sans
élévation du niveau de vie moyen. L’idée que nous serons tous également
pauvres est fausse, parce que toute société a besoin d’une élite, et cette élite
est d’autant plus chère que la société est plus pauvre. Par conséquent, vous ne
pouvez pas rapprocher les conditions, faire que les hommes soient plus
semblables les uns aux autres, sans enrichir la société dans son ensemble. C’est
donc une raison de plus de travailler à cet enrichissement.
Je considère tout cela comme très important ; c’est cela qui a été la
principale occupation de ma vie. Et pourtant je me sens très divisé. En même
temps que je dis : ce n’est pas tout, j’ai peur qu’en démontrant toutes les
carences et toutes les déficiences de ce à quoi je me suis consacré, on en arrive
à dire : il ne faut pas s’occuper de donner aux hommes ce dont ils croient avoir
besoin ; il faut leur apprendre à se contenter de ce qu’ils ont. C’est là une
attitude négative, et lorsqu’elle est associée à l’oubli de notre Créateur, elle
devient absolument paradoxale. Ce n’est pas du tout l’attitude que je veux
prendre, et c’est bien pourquoi je me sens embarrassé dans ma démarche. Vous
êtes beaucoup plus libre dans votre démarche comme psychologue. J’ai ma
mission d’économiste à accomplir, qui est de donner aux hommes, avec aussi
peu de peine que possible, les moyens d’avoir les choses qu’ils préfèrent. C’est
là la mission de l’économiste.
333
Les conditions du bonheur
je ne peux pas le suivre sur ce plan-là, car il fait alors de l’économie un cosmos
à part, avec son impératif catégorique. Ce n’est pas à M. de Jouvenel que j’ai
besoin de rappeler que les besoins économiques et matériels, les besoins
chosistes sont enrobés dans tout un contexte humain, que l’homme est pour
moitié chose et pour moitié non chose... Et je ne vois pas au nom de quoi vous
pourriez ériger un impératif catégorique qui vous dispense d’une synthèse
humaine plus globale. S’il arrivait que demain un de vos collègues économistes
nous montre que trop de choses est néfaste, alors tout s’écroulerait.
Les économistes sont partis de cela. Plus de biens ne peut pas être considéré
comme mauvais, sinon dans la mesure où les gens paieront pour en être
débarrassés. Il y a en effet des exemples de choses dont les gens paient pour
être débarrassés. Et justement, nous commençons à les faire entrer dans le
calcul économique. Par exemple, pour la pollution de l’air, la saleté des rivières,
les gens sont disposés à payer pour en être débarrassés. Ils ne peuvent le faire
que collectivement, pas individuellement, si bien que les prix assignés à ces
valeurs-là ne sont pas de même sorte que le prix qui sert aux calculs
économiques.
J’ai écouté hier soir, et je me réjouis encore plus de la lire pour la méditer, la
conférence de M. de Jouvenel. Il nous a présenté une conférence qui parfois a
334
Les conditions du bonheur
Que se passe-t-il dans le monde actuel ? Nous venons de parler des pays
sous-développés. Ces pays ont acquis leur indépendance. Ils veulent asseoir
leur indépendance politique sur une indépendance économique — à tort ou à
raison —, parce qu’il y a des complémentarités qui pourraient, dans notre
monde, jouer plus intelligemment que l’espèce d’autarcie économique vers
laquelle on tend parfois. Grâce aux communications, ces pays nous voient vivre,
alors que dans le temps, ils ne nous voyaient pas et ne savaient pas tout ce que
nous possédions. Que nous demandent-ils maintenant ? Ce que nous avons,
parce que nous sommes là, devant eux, comme une espèce de prototype de
l’homme perfectionné. Alors nous les aidons. Mais on nous a demandé si nous
les aidions dans une préoccupation plus humaine, plus intelligente que celle du
seul plan économique ; si nous adaptions notre offre aux besoins des peuples.
Je voudrais dire que cela se fait — mais cela se fait encore très mal, comme
M. Schaff nous le disait l’autre soir — dans le cadre des Nations Unies. Demain,
nous aurons à notre table un représentant de l’Unesco ; moi-même je
représente ici un peu la FAO qui cherche à lutter contre la faim. Il y a l’OMS, qui
s’occupe de la Santé. Tous ces organismes travaillent souvent isolément, mais
parviennent parfois aussi à mettre sur pied une action concertée. J’en prends
pour exemple les études que conduit l’OIT, à partir de la psychologie des
peuples en relation avec le travail sur place, à chercher quel type de
335
Les conditions du bonheur
coopératives les producteurs des pays misérables pourraient créer. Cela se fait
sous la conduite de gens de l’Unesco, qui abordent le problème de l’instruction,
de la culture, du respect des traditions, en conjonction avec nos services qui
s’occupent très vulgairement de produire de quoi manger. Bref, toute cette
conjonction d’efforts n’est tout de même pas une chose dérisoire.
Or, comment y faire face sans une production de masse ? Je pense que
vraiment il y a là de quoi nous réconforter et non pas uniquement de quoi nous
attrister. Il semble qu’aujourd’hui on met un peu trop en accusation le progrès
technique. Bien loin de moi l’idée de nier certaines précautions ; je pense même
qu’on tend à les prendre.
Maire.
Il faut bien dire que nous en sommes encore à rechercher ce que sont ces
facteurs intra-psychiques et que la psychologie a encore devant elle un vaste
champ de recherches ; mais l’essentiel est que nous, psychologues, nous nous
rendions compte que dans nos recherches, il ne s’agit pas seulement de
psychologie, mais d’une sphère qui nous dépasse, d’une sphère où le bonheur
est gratuit, selon l’expression : « Gratia gratis data », la grâce qui nous a été
donnée gratuitement par Dieu.
336
Les conditions du bonheur
Il y a donc des problèmes qui nous dépassent, et qui ont été touchés au
cours de cette décade.
M. VERMOUS après avoir déploré que les grandes puissances pratiquent une politique
à courte vue en face des prévisions démographiques, qui parlent de 5 milliards
d’hommes pour l’an 2000, dont la moitié sera composée de jeunes hommes de 25 ans,
propose ses remarques au sujet de « la conférence extrêmement riche de M. de
Jouvenel » :
J’ai été très intéressé par l’attitude qui nous a été réclamée par le
conférencier, une attitude raisonnable, en dehors des idéologies et des
systèmes. Il ne nous propose pas un bonheur synthétique, une idéologie qui
règle à l’avance tous les problèmes. Les idéologies s’appuient souvent sur la
science. Elles prennent la science à témoin, alors que la science ne doit pas être
prise à témoin de quoi que ce soit pour fonder des philosophies. La science est
tellement complexe, comme toute la vie, que n’importe quelle théorie peut y
trouver des faits pour appuyer ses vues. La science moderne arrive au réel.
C’est la première fois que l’homme arrive à se démontrer à lui-même ses
propres limites. On voit, par exemple, dans le formalisme mathématique,
apparaître des théorèmes qui disent : tous les formalismes que nous pouvons
établir pour les mathématiques et la physique sont par essence incomplets ; il y
aura toujours des faits que nous ne pouvons pas prévoir, qui vont surgir, qui
vont modifier profondément la structure de la théorie. Il faudra s’y adapter. Il
n’est même pas possible de faire des prévisions sur la nature des événements
qui viendront troubler les systèmes préconçus.
p.278 Je ne sais pas si une analogie est possible, mais il me semble que
toutes les théories et les prévisions d’ordre économique et d’ordre social sont un
peu comme la météorologie du comportement humain et ne tiennent pas
compte de ce facteur d’imprévisibilité totale, donc essentiel. Etant donné cela, il
337
Les conditions du bonheur
La question qui se pose est la suivante : quelle est la forme possible de notre
politique vis-à-vis de l’établissement du bonheur sur cette planète. Est-ce que
l’attaque que nous devons porter ne doit pas se porter plutôt vers la résolution de
problèmes concrets particuliers, limités volontairement ? La limitation de nos
ambitions peut être une condition de notre succès. D’autre part, au lieu de parler
de bonheur, ne ferions-nous pas mieux de parler d’éducation, aussi bien
l’éducation au bonheur de l’individu que des masses humaines ?
338
Les conditions du bonheur
Platon estimait le bonheur des primitifs, comme Rousseau. Mais il savait très
bien qu’on ne peut pas revenir au passé. Il postulait non seulement la richesse
matérielle et le plein emploi pour chaque individu, mais aussi une éducation,
une mise en contact avec le bien culturel adapté aux inclinations et aux
dispositions naturelles de chacun. Mais cet idéal ne peut plus être la règle de
notre vie, car le livre, la télévision, le cinéma sont des biens culturels très
discutables.
Cette idée futuriste, j’aimerais qu’il y revienne un peu et qu’il nous expose
aussi de manière plus précise qu’il ne l’a fait hier, le problème de la fonction de
l’utopie dans la société à venir.
339
Les conditions du bonheur
LE PRÉSIDENT : Vous voyez combien d’idées vous avez fait jaillir dans l’esprit
de vos auditeurs. Il me reste à vous donner la parole pour vous demander de
répondre aux dernières questions posées et de conclure l’entretien, qui a très
largement débordé le cadre du sujet proposé. Mais c’est un hommage qui vous
est ainsi rendu.
dangereux. Mais c’est aussi un exercice très utile. Je vais dire pourquoi. La
prévision est en soi un exercice utile, parce que si l’on veut expliquer et que l’on
prolonge cette explication en une prédiction, on s’oblige alors à vérifier en
quelque sorte la théorie explicative que l’on a avancée. Si l’on ne pense jamais à
la vérification par le fait futur, alors on peut donner n’importe quelle explication,
un foisonnement d’explications possibles à partir du moment où on ne s’asservit
pas à la prédiction.
Mais alors, le point de terminaison que j’avais donné à mon exposé trop
confus d’hier était le suivant : en extrapolant simplement les taux de croissance
que nous avons, le niveau de vie individuel en France aura triplé dans 32 ans. Il
faut faire un effort d’imagination pour se représenter ce 3,5 % l’an, ce
triplement en 32 ans. Il faut évidemment se dire que si nous nous représentons
pour notre fils une richesse triple de la nôtre, nous nous disons que l’on pourra
faire un bon ou un mauvais usage de cette richesse. Cette notion, à l’échelle de
l’individu, paraît parfaitement claire. Pourquoi ne pas avoir cette notion à
l’échelle d’une cité, à l’échelle d’une nation, à l’échelle d’une planète ? A l’échelle
d’une planète, le problème se pose autrement, parce qu’intervient le problème
de la conservation des ressources naturelles.
340
Les conditions du bonheur
J’ai lancé cette image d’Arcadie. Si je ne l’ai pas précisée, c’est parce qu’en
effet je pense qu’elle ne devait pas l’être. L’Arcadie est en chacun de nous. C’est
à chacun de nous de la bâtir. Mais nous devons aussi penser que l’Arcadie des
autres doit être édifiée, en fonction de ce qui leur est offert et de ce qui est
construit en eux.
341
Les conditions du bonheur
sur les conditions du bonheur. La discussion a été trop variée, trop riche en
idées pour que nous puissions prétendre ce matin dégager une véritable
conclusion. Cependant, en jetant un coup d’œil sur les journées écoulées, trois
choses m’ont frappé, comme elles vous ont sans doute déjà frappés.
La première, de toute évidence, est que le sujet choisi était un bon sujet. Je
puis dire, en me fondant sur l’expérience quotidienne qui nous vient du
dépouillement des dépêches et de la préparation d’un journal, que le monde est
arrivé à un point de saturation en ce qui concerne les mauvaises nouvelles. La
crise de Berlin, les explosions atomiques, rien ne surexcite plus l’homme
moderne. Je pensais personnellement que l’attentat contre le Président de
Gaulle, que l’on pouvait prévoir depuis quelque temps, serait encore un
événement de nature à faire vibrer l’opinion. Or, il semble que je me sois
trompé, que les remous n’ont pas été aussi visibles qu’on aurait pu le penser. Il
me semble que depuis la dramatique crise de Hongrie, en 1956, le lancement
des premiers spoutniks en 1957, il y a eu tant de tensions et tant de malheurs
que l’on assiste à un phénomène d’engourdissement général. On voit que, dans
ces conditions, le choix d’un thème pour les Rencontres Internationales de
Genève n’est pas une mince affaire. A mon sens, le Comité a eu la main
heureuse en décidant de marcher à contre-courant, et de choisir pour cette
année de parler du bonheur. Nous étions, je crois, un peu abattus par les
discussions des années précédentes sur l’atome, sur le travail, sur la faim, et
l’écho que les Rencontres ont trouvé cette année auprès de vous, qui êtes venus
nombreux aux entretiens, montre que le moment était vraiment venu de
s’occuper de choses un peu plus souriantes que d’habitude.
Ma deuxième remarque porte sur la gratitude que nous devons à tous ceux
1 Le 16 septembre 1961.
342
Les conditions du bonheur
privilège d’être proche d’un homme remarquable qui était arrivé aux dernières
heures de sa vie. Et considérant le chemin qu’il avait parcouru, il a dit à ceux
qui l’entouraient : « J’ai été un homme heureux ; en effet, si je devais refaire
ma vie, je choisirais la même femme et le même métier. » Il était bon, comme
ce fut souvent le cas, que la discussion prenne un tour très personnel.
343
Les conditions du bonheur
hommes qui ont participé aux débats une confusion. Je ne crois pas que nos
débats ont été confus, mais multiformes. Nous sommes probablement dans une
période de transition, et les chevauchements, dans nos entretiens, ont fait
ressortir cette situation.
J’aimerais maintenant, pour que nous soit donnée une vision d’ensemble sur
ce qui s’est dit pendant cette décade, donner tout d’abord la parole au pasteur
André Bouvier.
344
Les conditions du bonheur
345
Les conditions du bonheur
retraite dont j’ai la charge, vit, âgée de 72 ans, une petite jeune fille — je ne
peux pas l’appeler autrement étant donné sa grâce et son charme — qui est à la
fois aveugle et sourde-muette. Elle n’a de contact avec son prochain que par
son index qu’on conduit sur un carton pour écrire ce qu’on a à lui dire. Elle vit
avec ses livres Braille. Elle a dit « oui » à la vie. Elle a dit oui à ses infirmités, à
cette solitude qui nous paraît intolérable. Elle a dit oui aussi à autrui, c’est-à-
dire qu’aveugle et sourde-muette, elle est une providence pour sa compagne de
chambre.
346
Les conditions du bonheur
ne pouvons naturellement pas souscrire. p.285 Je crois qu’il est du devoir des
Certes, que les hommes d’Eglise utilisent notre psychologie, nous nous en
réjouissons, puisque c’est pour cela que nous nous efforçons de la leur apporter.
Mais nous devons nous efforcer de maintenir la psychologie sur sa base, qui est
une base expérimentale, autant que faire se peut, qu’elle ne doit jamais quitter
si elle veut préserver ses valeurs majeures.
Pour paraphraser ce que vous avez dit avec tellement de talent, tout en
revenant à notre base, je dirai simplement qu’une des conditions du bonheur
dont on n’a peut-être pas assez parlé — heureusement le pasteur Bouvier a
rattrapé la balle au bond ce matin — c’est tout le conditionnement du bonheur
qui provient du Moi. Vous le savez, Pascal a lancé cette phrase fameuse : le Moi
est haïssable. A la lumière de la psychologie actuelle, je crois que l’on peut
affirmer qu’il n’y a jamais eu de contre-vérité plus magistrale que celle-là. Le
Moi ne nous apparaît plus du tout comme une chose haïssable, mais bien au
contraire le Moi semble comme une instance capitale de la personnalité. Point
d’équilibre, point de bonheur, sans un Moi solide. Et bien loin d’être haïssable,
un Moi robuste nous semble être une condition de base du bonheur de l’individu,
de la personne, et d’un bonheur qui ira rayonner au-delà de lui-même. Car seul
un Moi solide bien structuré, bien charpenté — je reviens à ce que je disais
l’autre matin à propos de l’importance des parents et d’une mère solide,
équilibrée, aimante — pourra se dépasser, dépasser ses appétits infantiles de
puissance et de domination, ses appétits d’égoïsme. En dehors d’un Moi solide,
je serais tenté de dire : pas de salut.
347
Les conditions du bonheur
psychologie, nous pouvons nous adresser à une élite responsable. A travers les
masses on retrouve le problème du Moi fort, de la personnalité forte, qui va
conduire ces masses. Et les conduire vers quoi ? Il y a un problème de la
personnalité des dirigeants au cœur même de nos préoccupations du bonheur.
Je dois dire que je ne suis pas aussi sûr que vous que les Suisses sentent
leur Moi très structuré. Je ne suis pas aussi sûr que vous que tous les Suisses se
sentent bien dans leur peau.
348
Les conditions du bonheur
Je l’ai fait de façon très joyeuse tout au long de ces dix jours. Je ne sais s’il
est bien ou mal venu de vous en dire quelques très modestes conclusions.
L’impression que j’ai eue, c’est qu’entre hommes de culture, entre hommes
de bonne volonté, il y a dans le monde tel qu’il est, une première condition de
bonheur qui est réalisée dans une sorte de dimension intermédiaire de
l’existence, qui n’est pas l’absolu de l’éternité (auquel je reviendrai tout à
l’heure), qui n’est pas non plus le détail des tâches concrètes auxquelles nous
avons à faire face dans cette histoire, mais qui est une sorte de présupposé
commun et préalable, d’une part à l’entreprise de cette histoire, et d’autre part
au respect chez les uns et les autres de ce que nous portons de plus profond au-
dedans de nous. Il y a donc une sorte de base et d’assiette commune d’accord,
et j’avoue que j’ai été très heureux de voir, avec une netteté que je n’avais
jamais encore vraiment vue, se produire cela chez ceux-là mêmes qui sont par
définition les adversaires de service. Ils se sont trouvés d’accord avec nous pour
dire : il doit y avoir des bases communes d’humanisme, laissons de côté
certaines différences, et voyons ce que nous pouvons entreprendre en commun.
commande une structure, qui découvre tout d’un coup ce que c’est qu’un Moi
humain. Et je voudrais ajouter ici une petite note à ce que disait le docteur
Cahen, qui me paraît si vrai : il est nécessaire que nous ayons des Moi forts et
bien structurés, mais la bonne structuration d’un Moi humain est celle d’un Moi
universel qui rejoint l’humanité dans son existence individuelle, et celle aussi
d’un Moi libre qui est capable de dominer les engoncements animaux de
structures qui seraient trop matérielles, d’habitudes qui seraient déterminantes.
C’est la plasticité des structures que l’homme tient en main, qui fait le vrai
homme et qui fait la vraie personnalité capable de communiquer avec ses
semblables et d’instituer avec eux cette base commune de travail humain pour
le bonheur.
349
Les conditions du bonheur
existante d’accord peut être une sorte de plate-forme, de point de départ sur
lequel nous pouvons nous établir, non seulement pour dialoguer de façon
stérile, mais peut-être pour construire quelque chose aux dimensions où
l’humanité est en train de se chercher et de s’appréhender elle-même en
tâtonnant, et dans les difficultés de nos temps actuels.
Cela est, me semble-t-il, un grand acquis ; et, mon Dieu, je pense que tout
homme de cœur peut le saluer. Il me semble alors que cet acquis comporte
aussi certaines indications sur les tâches ultérieures. Et, voyez-vous, un examen
de conscience n’est pas simplement soit pour s’accuser au nom d’une sorte de
culpabilité répréhensible (qui généralement est assez pathologique), soit pour se
décerner des couronnes et des fleurs au nom d’une naïveté un peu orgueilleuse
(qui est généralement pathologique aussi à sa façon), mais pour essayer de voir
ce qui est bien de déjà fait, mais aussi ce que ce bien appelle d’ultérieur. Je dois
dire à cet égard que ces Rencontres, qui m’ont tant apporté, me laissent devant
un abîme ouvert, que nous avons peut-être tous ensemble aussi à explorer et à
combler.
Les paroles du professeur Schaff sont encore dans mon oreille. J’ai essayé
de lui répondre. La grande affaire, c’est précisément de voir si nous pouvons
entreprendre quelque chose. Mais alors quoi et comment ? p.288 Je dois dire que
je suis resté un peu sur ma faim. J’ai vu tout un ensemble de propositions, mais
point encore complètement articulées, point encore capables de se discuter et
de s’affronter les unes les autres de façon mesurée, en vue justement de
réaliser ce que nous pouvons faire, dans une histoire à hauteur d’homme, pour
350
Les conditions du bonheur
Il y a une petite expérience que j’ai faite. Il m’arrive de discuter avec des
savants atomistes, tant américains que russes, et même de participer à leurs
réunions au sujet justement de ce que sont les grandes préoccupations de
l’homme face à ses possibilités d’être heureux ou d’éviter certains malheurs
comme celui de la guerre atomique. Ces discussions ont le présupposé que nous
avions ici réaffirmé, à savoir qu’il est essentiel de partir sur une communauté de
préoccupations humanistes, et d’essayer de laisser à ce point de départ un
certain nombre de nos revendications mutuelles ou de nos diversités spirituelles.
A un second stade, les questions deviennent techniques ; il s’agit de voir
comment on peut organiser un dispositif de sécurité, suspendre des explosions
atomiques, contrôler des armements. Je me suis aperçu que dans la discussion
de ces questions techniques, comme par une sorte de maléfice, lorsque deux
grands partenaires sont en présence, chacun d’eux a tendance à appeler
politique la technique de l’autre, et d’appeler technique sa propre politique. De
nouveau, les difficultés reparaissent. Je crois qu’il faudra que nous nous
exercions à les lever, sinon il n’y a pas encore de solution concrète en vue. Ceci
me paraît l’une de nos premières tâches.
351
Les conditions du bonheur
Le problème qui se pose est celui de savoir comment tirer parti de ce que
j’estime un immense progrès spirituel, pour justement ne pas laisser dépérir
ce qui est à mon avis la seule, la vraie, l’unique source de toute la réalité et
de tout le bonheur de l’homme, chacun l’appréhendant comme il peut,
pendant que nous nous occupons des eaux qui en dérivent ; et comment
nous rendre compte de ce que les autres portent également en eux-mêmes à
cet égard. Autrement dit, il y a une sorte de tâche prospective à partir de la
communauté humaine que nous sommes en train de stabiliser. Il y a peut-
être aussi à l’égard de cette réalité, la plus intime, la plus essentielle, qui est
comme la clé de voûte du bonheur, une tâche rétrospective à entreprendre,
dont je pense qu’il ne faut pas l’entreprendre de façon complètement
solitaire. Je suis ici au milieu de mes frères humains pour essayer de rendre
un culte à ce qu’ils portent en eux-mêmes. Là encore, nous sommes très
balbutiants. Mais cette tâche aussi, il faut savoir la regarder avec courage,
pour nous dire que nous sommes peut-être sur la bonne voie, que même si la
route est encore longue, nous pourrons la parcourir d’un cœur égal et d’une
âme joyeuse.
Et, mon Dieu, parcourir un chemin joyeusement, n’est-ce pas là l’une des
plus belles images du bonheur des hommes, surtout lorsqu’on le parcourt la
main dans la main avec un être que l’on aime ?
352
Les conditions du bonheur
LE PRÉSIDENT : Je vous remercie, mon Père, d’avoir ouvert des fenêtres sur
l’avenir. Mais le docteur Cahen désire vous répondre.
353
Les conditions du bonheur
aucun système spirituel, aucune doctrine, qui soit autorisé à fermer de lui-
même, et à niveau de l’existence humaine, l’histoire des hommes. Je pense que
dans la mesure où nous aurions mieux découvert tous ensemble ce travail
humain, chacun en vivant sa spécificité, en s’épanouissant pour ce qu’il est,
nous serons capables de lever un très grand obstacle du bonheur humain, qui
est de vouloir faire le bonheur de l’autre malgré lui.
354
Les conditions du bonheur
Ainsi donc, il est dans tous les programmes, en particulier dans les
355
Les conditions du bonheur
programmes politiques, dans tous les livres d’aphorismes, alors qu’il n’est en
fait qu’un reflet.
p.292 Mais déjà certains moralistes avaient dit des choses très fines à ce
Mais je poserai une dernière question, une question qui nous ramène à ce
que nous sommes et ce que nous vivons. N’y aurait-il pas quelque chose de
monstrueux, à l’heure actuelle, dans un homme qui passerait sa vie à ne vivre
que son bonheur et à le savourer ? Si cette expérience-là n’était pas doublée
par un idéal, par l’inquiétude ou l’anxiété, il est bien possible que nous aurions
affaire à un cas relevant de la thérapeutique du docteur Lagache ou du docteur
Cahen.
356
Les conditions du bonheur
Tout ceci forme un programme ambitieux mais cohérent, dont l’Unesco fait
porter l’effort sur les régions du monde qui en ont les plus grands besoins, et
ceci grâce à la coopération internationale de tous les Etats membres. L’Unesco
est donc un outil puissant au service de l’humanité, et les bienfaits de son
activité apparaissent déjà dans de nombreuses parties du monde.
C’est pour moi un très grand plaisir de vous apporter le salut de mon
directeur général, les vœux qu’il forme pour le succès de vos travaux, et le salut
aussi de mes collègues dont le travail, étant donné le thème que vous avez
357
Les conditions du bonheur
choisi cette année, est normalement et plus directement en rapport avec vos
propres débats que le mien propre, mais qui ont bien voulu faire appel à moi
pour les représenter en qualité d’ancien, de prédécesseur, et, tout le monde le
sait, d’ami très fidèle des Rencontres.
Vous avez montré — cette idée est essentielle — que c’est le bonheur
effectivement ressenti par l’individu qui fournit le critère pour juger de ce qui
peut être fait pour lui au plan objectif des éléments du bien. C’est-à-dire que si
l’on fait pour les hommes des choses qui ne leur font pas réellement du bien au
fond d’eux-mêmes, ce n’est pas la peine ; on devient un tyran qui propose le
bien public selon ses idées à lui.
Donc, cet acte de courage que vous avez fait de choisir une notion si difficile
à cerner, est au fond un acte de sagesse, parce qu’en choisissant le thème du
bonheur, vous avez choisi la notion la plus complète, la plus p.294 complexe, et
la plus humaine. Elle a ouvert pour vous un très vaste éventail de questions. Je
ne vais pas résumer vos débats, je n’en serais pas capable ; mais ces questions,
chacun a vu qu’elles allaient des plus pratiques aux plus métaphysiques :
malheur de la conscience dont parlait M. Mayoux l’autre jour ; des plus intimes
aux plus objectives, des plus personnelles aux plus marquées par le signe du
collectif.
358
Les conditions du bonheur
préoccupations de l’Unesco, lui est en réalité très proche et très intérieur. Car,
en vérité, lorsqu’une organisation comme l’Unesco travaille à l’immense
programme de promotion de la vie humaine, sur bien des plans par les moyens
qui lui sont propres, elle ne travaille pas à autre chose qu’à l’épanouissement de
l’homme. C’est-à-dire que par delà le bien-être, le welfare, ou même par delà le
progrès et l’échange de connaissances, c’est le sentiment de plénitude et
d’accord humain ressenti par les hommes qui jugera l’action de l’Unesco.
Donc votre thème de cette année, contrairement à une apparence qui aurait
pu le faire croire un peu gratuit par rapport aux problèmes qui nous assiègent,
votre thème de cette année concerne bien la finalité ultime de l’Unesco,
lorsqu’elle œuvre à l’amélioration de la vie dans tous les pays.
Sous un tout autre angle aussi, vos débats sont essentiels pour nous et nous
apportent des lumières importantes. En effet, la réfraction de cette notion si
fondamentale du bonheur, qui est au centre des préoccupations de l’homme
envers lui-même, dans les différentes cultures et à travers les différentes
idéologies d’aujourd’hui, a constamment animé vos débats. Et là, le caractère
international de votre assemblée prend tout son sens ; c’est que seul il permet
de traiter un problème dans toute la gamme de sa signification humaine. Je
regrette, à ce point de vue, l’absence du conférencier africain que vous aviez
prévu — vous êtes fort loin d’en être fautifs ; c’est un malheur pour vous, pour
votre auditoire, pour nous tous. Mais malgré cette absence, regrettée, annoncée
à la dernière minute, vous avez su faire retentir l’écho de points de vue
différents, de différentes cultures ou de différentes sociétés, avec des idéaux
différents, sur la notion et le contenu du bonheur. Plus directement, grâce à la
présence de votre éminent conférencier polonais, vous avez abordé le problème
de l’importance et de la signification de la notion de bonheur telle que la
présentent aux hommes les idéologies qui se disputent leurs faveurs. En
définitive, cette notion de bonheur, offerte à l’homme comme portrait de ce qu’il
359
Les conditions du bonheur
Je ne voudrais pas non plus laisser passer cette séance sans dire à M. Babel,
le souvenir affectueux et fidèle que lui garde l’Unesco. Pendant de nombreuses
années nous avons pu apprécier sa sagesse, sa liberté et sa largeur d’esprit, son
autorité, et tout ce qu’il a été pour les Rencontres, tout ce que les Rencontres et
le dialogue en Europe lui doivent.
Je tiens en même temps, et ceci est inséparable, à vous dire combien déjà
vous êtes pour l’Unesco quelqu’un de très proche, Monsieur le Président, et
combien nous souhaitons que ces Rencontres, placées sous le signe du bonheur
soient pour vous une marque d’heureux avènement. Nous sommes sûrs que
sous votre direction, pleine d’autorité, de chaleur, de tact, d’intelligence, et de
toute l’expérience gagnée dans le maniement généreux et désintéressé de
grandes affaires, les Rencontres ne pourront que prospérer et s’épanouir. Vous
disposez de l’aide du Secrétaire général, dont nous apprécions tous
quotidiennement le travail, l’efficacité et le sens humain.
360
Les conditions du bonheur
Au fil de ces derniers dix jours et tout au long des Rencontres, j’ai pensé à
ce but qu’elles se sont donné, à ce rôle qu’elles veulent jouer, car un président
doit prévoir et je pensais déjà à ce que nous pourrions dire à l’instant où nous
sommes parvenus, celui de la clôture.
361
Les conditions du bonheur
Dimanche dernier déjà, j’ai tenté d’établir une provisoire synthèse de ce que
nous avions entendu, sachant bien qu’il me faudrait remettre mon travail sur le
métier à la lumière des événements de cette semaine.
Heureusement qu’il y eut cette seconde semaine, car la sincérité étant pour
moi — comme pour beaucoup je pense — une condition du bonheur, je ne puis
m’empêcher de dire ici que, ce dimanche-là, je fus bien désappointé ; je dus
constater, en effet, que je ne trouvais aucunement les éléments d’une telle
synthèse et que, si je tentais pourtant d’en esquisser une, ce que j’obtenais
n’était pas réellement l’émanation des Rencontres, de l’ensemble de leurs
participants, mais tout simplement le produit de mon souci personnel de
dégager quelques convergences ; ce résultat, je n’aurais jamais eu l’impudeur
de vous le présenter.
Nous avions entendu alors trois conférences, bien différentes, mais riches en
substance ; je vous prie de vous rappeler ce qu’ont dit M. de Ziégler, le R. P.
Dubarle et le Dr Lagache. Nous avions déjà entendu des débats au cours
desquels des idées fort intéressantes, des préoccupations doctrinales ou
personnelles sincères ont pris, par moment, nos esprits.
Mais ces amorces ne produisaient pas leur effet propre, elles faisaient long
feu.
et définitive, que nous aurions lamentablement échoué, car nous avons bien vu,
dès le début, qu’il ne saurait être question d’enfermer le problème dans une
simpliste définition et qu’il existe « des bonheurs » partiels, changeants,
ambigus, relatifs, conditionnés et différents.
Tout cela fut un beau jeu d’esprit auquel certes s’est attaché quelque plaisir,
362
Les conditions du bonheur
La presse, qui suit nos travaux, n’a pas manqué de faire écho aux propos
valables, aux apports constructifs de nos conférenciers ou de ceux qui avaient
participé aux débats ; mais elle ne nous a pas, non plus, ménagé ses critiques.
Son jugement ne saurait être considéré comme indiscutable, car je sais bien que
derrière la ligne imprimée il y a un homme confronté lui-même au problème du
bonheur ; appelé à « participer » à nos Rencontres, tel ou tel journaliste n’aurait
peut-être guère fait mieux que nous.
Cela suffit-il à nous consoler ou à nous justifier ? Certes non, car c’est la
preuve que — reflet de nous-mêmes — la presse est tombée aussi dans un
travers auquel, à ce moment, nous n’avions su échapper et que je voudrais
mettre en évidence.
Trop rares ont été les efforts de vraie interaction, la volonté de recherche
des convergences fondamentales dépassant les divergences légitimes et
compréhensibles ; en bref, trop souvent est apparu le souci du succès personnel
d’avoir, comme l’a dit le R. P. Dubarle, le dernier mot en dépit de tout.
Personnellement, bien qu’ayant pris plaisir à ces joutes oratoires, j’ai reçu
une nature me portant à assigner à la pensée ce rôle primordial : conduire à
une attitude face à la vie, attitude qui, à son tour, implique et conditionne
363
Les conditions du bonheur
Et pour en terminer avec ces propos que vous jugerez sévères peut-être, je
dirai bien haut qu’ils me sont inspirés, non pas par un manque de courtoisie
envers ceux qui ont parlé ici à des titres divers, mais bien au contraire par
l’esprit de vraie courtoisie, poussant à demander à ceux que l’on estime « tout »
ce dont on les sait capables.
Apportant des idées, une doctrine qui heurtent parfois, nous obligeant cette
fois à un débat, presque à une lutte, il a injecté dans nos Rencontres un virus
364
Les conditions du bonheur
agissant qu’il a cherché à faire cheminer comme tout virus qui se respecte à
travers tous les filtres, même ceux de porcelaine.
tournant pris par nos Rencontres dès l’entretien de mardi soir ; nous nous
sommes mieux senti « vivre » à partir de cette soirée, même ceux qui, tout en
étant prêts à faire un bout de chemin avec M. Schaff, ne sont cependant pas
convaincus qu’il faut le suivre jusqu’au bout.
Cette semaine, deux films sont venus nous rappeler aussi que l’humour fait
bien partie de la vie et contribue au bonheur.
365
Les conditions du bonheur
Enfin, ce geste symbolique que les mains se rejoignant après l’effort, celle
du chef et celle du soliste !
La jeunesse, que les adultes ont eu quelque peine à laisser assez s’exprimer
elle-même, a aussi fait entendre sa voix, celle de demain, celle qui fera ce
monde de demain que les aînés ont parfois tendance à critiquer ou à redouter
sans bien être sûrs de ce qu’il sera, mais surtout parce que nous devons bien
entrevoir qu’il échappera à notre influence et que nous n’en serons peut-être
plus.
Là encore, le contact avec une jeunesse (car elles n’étaient pas toutes
présentes, je songe à celle des ouvriers, des paysans, des « petites mains »)
nous a montré que certains jeunes posent avec sérieux des problèmes dont
nous nous sentons responsables car ils émergent d’un monde conditionné par
les générations qui les ont précédés.
Puis, les mésaventures de Sir John Falstaff, hier soir, nous ont été
présentées par la Compagnie Fabbri dans un style respectueux de la pensée de
l’auteur des Joyeuses Commères de Windsor, mais adaptées — je dirais avec
bonheur — à l’esprit de notre temps.
366
Les conditions du bonheur
J’ai été trop long et m’en excuse, mais mon propos était de faire un bilan
aussi sincère que possible non pas des conditions du bonheur, mais bien de la
plus ou moins grande fortune qui ont marqué ces Rencontres.
367
Les conditions du bonheur
INDEX
@
ABRAHAM, Pierre : 168, 170.
ASAAD, Mme : 227.
AUDRY, Colette : 145, 191.
BABEL, Antony : 133.
BOREL, Alfred : 123.
BOUVIER, André, pasteur : 135, 150, 186, 283.
BUCHANAN, George : 140, 149, 177, 261.
CAHEN-SALABELLE, Roland, Dr : 165, 166, 167, 183, 187, 224, 265, 272, 275,
284, 289.
CHADOURNE, Marc : 154.
CAMP (van), chanoine : 192, 193, 243, 247, 255, 256.
CAMPAGNOLO, Umberto : 141, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 163, 165, 170,
240, 242.
DANIÉLOU R. P. : 206, 210, 215.
DARMSTETER, Jean-Paul : 243.
DESPOTOPOULOS, Constantin : 167, 278.
DEVOTO, Giacomo : 133, 144, 149.
DREYFUS : 258.
DUBARLE, Dominique, R. P. : 35, 163, 164, 165, 166, 170, 171, 217, 269, 271,
286, 290.
EBBINGHAUS, Julius : 157, 167, 229, 233.
FALK, Mme : 156, 190.
GIROD, Roger : 233, 245, 246.
GUR, André : 279.
HAVET, Jacques : 293.
JESSÉ (de), François : 204.
JOUVENEL (de), Bertrand : 95, 262, 263, 265, 267, 270, 271, 274, 275, 277,
279.
LAGACHE, Daniel : 59, 176, 178, 179, 181, 182, 183, 185, 186, 189, 190, 191,
192, 193, 195.
MAIRE, Louis : 127, 139, 151, 159, 179, 194, 199, 221, 239, 253, 255, 258,
275, 292, 295.
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Les conditions du bonheur
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