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D'UN PARADIS OBSCUR

Nadia Tazi

érès | Cliniques méditerranéennes

2006/1 - no 73
pages 97 à 114

ISSN 0762-7491

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Tazi Nadia , « D'un paradis obscur » ,

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Cliniques méditerranéennes, 2006/1 no 73, p. 97-114. DOI : 10.3917/cm.073.0097
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Cliniques méditerranéennes, 73-2006

Nadia Tazi

D’un paradis obscur

De tous les mythes musulmans, le Paradis (Janna) promis par le Coran


aux Élus est certainement le plus intraduisible ; il est vrai qu’il désigne l’in-
dicible. La Janna serait, selon une tradition du prophète, ce qui par essence
est en excès tant sur les mots que sur l’expérience ; elle échappe à l’ordre de
la représentation et de la comparaison, et ne saurait être pensée que comme
fin, dans tous les sens du mot : fin de la pensée, sinon à titre transcendantal
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comme pensée des conditions de possibilité de la fin, relève opérée par la
croyance. Or, cette limite apophatique n’aura cessé d’être subvertie, car la
scène annoncée par le Coran – splendeurs et voluptés à corps perdu – invite
irrésistiblement à parler. Sa fonction tout à la fois sublimatoire et rétributive,
les nombreux questionnements qu’elle appelle, la situent au cœur de la
croyance et de la pensée religieuse. Le Paradis a séduit tous les discours, des
fictions théoriques aux délires érotiques, en passant par les arguties juri-
diques, les quêtes mystiques, ou les transferts polémiques ou déviants des
hérésies. Le Jardin est apparu, dès le IXe siècle (IIIe siècle après l’Hégire),
comme un topos éminemment stratégique dans l’ordre des savoirs et des
pouvoirs, et des rapports qu’ils entretiennent avec le plaisir ; et à ce titre
comme un lieu moins situable que situatif : cette région à approcher, disputer
ou cataloguer identifie aussitôt le locuteur. Pour qui a l’oreille un tant soit
peu exercée, le Paradis fait preuve : il révèle tant les étagements de l’être que
les états de la connaissance ; il marque des frontières aussi bien entre croyants
et non-croyants qu’entre les disciplines (la théologie et la philosophie, notam-
ment) et les écoles de pensée. Il articule des enjeux idéologiques et des écarts
politiques. Dis-moi ce qu’est, selon toi, la Janna, et je te dirai quel est ton
désir : je saurai si tu es un libertin, un clerc, un philosophe ou un mystique ;
et, sans vouloir présumer de ton élévation spirituelle ou de ta force d’âme

Nadia Tazi est philosophe. 36, rue de Sévigné, 75004 Paris.


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(hima), quelle est l’étendue de ta connaissance (‘ilm), de quelles affinités intel-


lectuelles et religieuses tu t’autorises, et dans quel cadre historique tu t’ins-
cris. Et, last but not least, au cas où tu serais un homme, je saurai quel regard
tu portes sur la femme et sur l’ordre sexué en général, et, de là, devinerai quel
rapport tu entretiens avec la modernité.
La pensée classique s’est exorbitée, illuminée, nouée, et compromise,
dans ces parages problématiques et obsédants. Puis le thème a sombré dans
le sommeil dogmatique de la théologie, parmi les antiquailles et les naïvetés
de la culture populaire. C’est improbablement qu’il a refait surface sous les
auspices les plus sombres, dans le contexte de martyrologie, de révolution
islamique, de guerres et de décomposition avancée que nous connaissons
depuis quelques décennies. Jadis filé par la métaphysique la plus subtile, il
exemplifie l’appauvrissement insigne des islams d’État, avant de marquer le
renversement que les islamismes ont opéré sur ce sillage. L’hyperbole et la
continuité de ce monde à l’autre se découpent désormais dans la trame
déchiquetée du siècle, et sur fond de mort : comme si l’outre-mort était, de
part en part, investi par la violence extrême. Comme si, se surpassant elle-
même, la mort avait acquis l’illimitation de l’Au-delà, et qu’elle signifiait
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alors un point d’aboutissement : l’arraisonnement intégral du spirituel par le
temporel, la conversion de la foi religieuse en une croyance politique. La
Janna est alors moins intraduisible en elle-même que de devenir une arme de
terreur, d’opérer une collision insoutenable de l’imaginaire du réel et du
symbolique. Comment appréhender la vie future dès lors qu’elle est accolée
à une violence inédite ? Une violence qui se voudrait absolue de, tout uni-
ment, donner la mort au nom de Dieu et la recevoir, comme un gage et un
objet d’amour que le Paradis viendrait couronner immédiatement : sans délai
et dans une continuité hyperbolique. Avant d’apparaître comme un mythe
fascistoïde nouveau, elle atteste de la désorientation fatale de cette religion
d’État, en proie à la désagrégation du politique qui lui est constitutif, au juri-
disme et au retour en force du littéralisme le plus inepte, mais aussi à l’indi-
gence de la culture globalisée. Ce non-lieu qui ne se situe plus que sur des
zones d’hostilité et d’effondrement du sens, cette région du grand retourne-
ment, atteste de l’écart le plus vertigineux de l’islam avec lui-même et avec
le reste du monde. S’il est vrai que la Janna a toujours révulsé les chrétiens à
partir de la question centrale de la chair, et qu’elle offusque la modernité au
double titre de cet héritage et de la mort de dieu, il y a autre chose désormais
qu’une fable sauvagement kitsch. Ce Paradis articule l’attente eschatologique
à des slogans fascistes, un messianisme sectaire, une pathologie spécifique à
l’islam quant au viril et au féminin qui a rattrapé la politique. Cette fleur de
mort qui pavoise le désastre trace des lignes de fracture qui n’en finissent pas
de paralyser la pensée.
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Je n’aborderai pas ici cette thématique pour elle-même ; je m’éloignerai


du gisement de questions qu’elle soulève redoutablement et en tous sens,
pour me borner à présenter rapidement, à grands traits, quelques séquences
afférentes à la virilité – qualité que je distinguerai d’emblée de la masculinité
en tant qu’elle recouvre toujours, et pas seulement en l’Au-delà, de l’hybris,
de l’hyperbole, de l’excédence. Puisque le Paradis est essentiellement situa-
tif, significatif, expressif, il ne saurait y avoir de meilleur prétexte pour
approcher la notion. Elle apparaît donc au travers du miroir que présente la
Janna, mais aussi à partir d’une série de cercles et d’apories structurales qui
pervertissent la politique des sexes et la politique tout court. Sur le parcours
sont abordées d’autres questions, également prises dans l’embrouillamini de
l’actualité, tells que le voile, le corps, le califat.
Tout en centrant la condition humaine sur l’idée de Jugement, la doxa
islamiste promet à l’Élu surtout du sexe ad infinitum. On passe de la jouis-
sance sexuelle à la vision béatifique, comme on passe par-dessus la mort et
ses accents martyrologiques, d’un monde à l’autre, indiciblement, dans une
sorte d’extase continuée, sans que le discours ne délivre plus le sens caché :
sans que soient déroulés la dimension allégorique ou le paysage imaginal qui
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s’ouvrent au travers du procès spirituel engagé par le croyant dès ici-bas. La
promesse eschatologique n’apparaît plus comme l’appréhension métapho-
rique de l’Au-delà ; et pas davantage en des termes ésotériques comme une
infinition qui comble une intimation spirituelle ascendante telle que la pense
puissamment la mystique. Mais ces représentations n’endossent pas non
plus les extravagances du passé. Précédée de son imagerie luxuriante, la
vision reste, dans son exaspération même, béante sous le fantasme. Sur
Internet par exemple, l’exhortation à la voie droite et, en droite ligne au Para-
dis, participe très dogmatiquement de la défense et de l’illustration de la
chari‘a. Enveloppée de pudeur et de nuées, la ronde des houris n’est plus
dépeinte et codifiée dans les moindres détails anatomiques comme autrefois
– modernité et, indissociablement, puritanisme (wahhabite ou chiite) obli-
gent. Mais leurs silhouettes aux soixante-dix voiles sont encore annoncées
aux héros et aux justes avec force chants nuptiaux, et dénotées par leur appel
érotique. L’ambiguïté subsiste donc quant à leur concrétude.
Une chose est sûre, que les dévotes voilées ne manquent, au reste, d’in-
terroger : l’insistance qui entoure encore les houris ne rend la vie future des
Élues que plus dissymétrique. Force est de constater que, pour les femmes,
rien de particulier n’est envisagé sur ce chapitre ; et ce en dépit de la sollici-
tation dont elles font l’objet pour la révolution ou la renaissance islamiques.
On suppose que, comme les hommes, elles vivront l’enracinement de leur foi
et connaîtront une perpétuation – en gloire – de leur condition terrestre,
guère plus. La pudeur enjoint de se taire ; et les voies de Dieu sont impéné-
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trables. Aussi, puisque les autorités religieuses ont rejeté l’interprétation de


Muhammad Rashid Rida identifiant l’épouse terrestre et la houri, cette der-
nière semble valoir à la fois d’insigne pour l’homme et de modèle pour la
femme. Qu’en est-il de cette femme parfaite qu’on avait un peu vite remisée
parmi les fables érotiques ? L’effacement inhérent à son instrumentalité pure,
son intensité pornographique présumée (mais seulement présumée), sa
démultiplication clonesque, sans parler de la dimension virtuelle qu’elle
emprunte au médium, toutes ces variations contemporaines amplifient
encore le caractère machinique qu’elle a toujours revêtu. D’évidence, on se
trouve moins dans le registre de la relation sexuelle à proprement parler que
dans celui de l’usage. Elle n’a en définitive d’autre distinction que sa virgi-
nité, autrement dit son appartenance exclusive à l’Unique, à qui elle voue
une disponibilité pleine et entière, en conformité avec sa nature éminemment
appropriable. Aussi, paradoxalement, la houri pourrait-elle être désormais à
la femme ce que, à son antipode, le corps de résurrection quasiment immaté-
riel de la patristique chrétienne est au corps : elle est devenue une ombre, une
pure promesse… de chair. Profilant son contour évanescent sur la seule jouis-
sance mâle, elle n’existe plus, tout comme le corps glorieux, que de servir de
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véhicule aux transports de l’Élu. Sa qualité de chimère, dans tous les sens du
mot, ne transparaît plus tant dans ses formes, ni dans le mixte de moralité et
de crudité qui la dénotaient, mais dans la combinaison dyschronique de
cybersexualité et d’archaïsme qu’elle manifeste sous l’égide du sacré.
Dans la vulgate littéraliste telle qu’on la trouve chez al-Suyûti par
exemple (XVIe siècle), la Janna se donne moins à entrevoir dans ses stases et
ses graduations comme chez les théosophes et les mystiques, que dans ses
polarités, qu’il s’agisse de ce bas monde ou de l’Enfer. Il en va de même
aujourd’hui. Et puisque rien dans la dogmatique islamiste n’est retranché de
l’imagerie coranique, que l’autre monde a conservé toute sa matérialité, et
qu’on n’y trouve point de figures imaginales, d’intelligibles, ou d’entités de
rêve, comme chez Avicenne, Ibn Arabî ou Mollâ Sadrâ, la vieille fatrasie des
délices orientaux refait surface, avec son miel, ses fleuves de lait et ses par-
fums d’Arabie. C’est peu dire que l’Élu triomphe quand la femme est for-
close. Il resplendit dans une surenchère de qualités étourdissante, les
croyances populaires identifiant volontiers l’excès immanent au viril au par-
achèvement du transcendant. Parés des vertus des prophètes, l’Élu, tous les
Élus, accomplissent une même identité en perfection. Et chacun de contem-
pler sa puissance en l’effectuant, c’est-à-dire en jouissant. Comme pour rele-
ver la fétichisation du corps de la femme, le tropisme scopique du sujet
masculin habituellement barré par l’interdit, vient redoubler l’indicible (de là
que la houri d’autrefois était une chimère : un assemblage disparate de par-
ties sur lesquelles le regard venait s’arrêter avec avidité). Non content de sup-
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porter le rayonnement divin, l’Élu peut donc et conjurer le pouvoir de la


femme et se voir dans tout l’éclat de sa prédation. Sans s’attarder sur les
détails, le discours des islamistes promeut toujours ce narcissisme viril que
rien n’infirme dans sa signification mortifère. L’islam peut bien receler des
arts d’aimer, ils n’ont pas leur place dans ce Paradis : il ne s’agit jamais que
d’un coït, d’un branle perpétuel 1 déroulant un plateau d’intensité absolue
qui ne connaîtrait pas d’orgasme ou, plutôt, qui serait tout-orgasme, et qui
n’implique la femme que pour réfléchir le soi. Déclinée à satiété, cette vision
a déchaîné une loquèle irrépressible, un affolement du discours, où les mots
s’épuisent à courir derrière l’image, et où la contradiction affleure. Alors
qu’elle est supposée exprimer l’éternité, la jouissance paradisiaque manifeste
une temporalité paradoxale : à la fois, toujours incipiente et toujours achevée.
Alors qu’elle doit traduire l’absolu, il y a plus, indéfiniment plus : l’illimita-
tion du rapport sexuel n’est exprimée que par le nombre, sans ambages ; les
soixante-dix houris suggérant, sous la catégorie de l’excès, une dépense per-
pétuelle, autrement dit l’une des modalités qui exprime la virilité comme sur-
croît vital. Si d’un côté, le Paradis est supposé exprimer la perfection
elle-même, en sorte qu’il ne saurait y avoir de manque à être et que cela se
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perde dans l’ineffable, de l’autre, l’imaginaire projette l’hyperbole virile en
l’Au-delà. Elle s’y déploie, enfin, dans son pur mouvement, selon la logique
du dépassement qui mobilise les « hommes » en ce monde. La Janna s’es-
souffle alors comme un mauvais infini. Un irreprésentable où le même serait
porté à l’absolu, en quoi il ne renvoie jamais qu’à une ipséité virile redondant
sur sa puissance, et donnant à sa puissance, non un fondement vide (un fon-
dement de soumission absolue à l’Absolu comme le postule l’islam, selon
une interprétation littéraliste), mais à l’inverse, une plénitude fantasmatique
effrénée. Tout se passe en définitive comme si au ciel, le surmâle parvenait
enfin à se poser en tant que sa propre essence, accomplissant ainsi dans l’acte
sexuel le rêve d’unicité et d’autofinalité que la virilité a toujours poursuivi, à
raison d’une certaine représentation de la souveraineté, capable de jouir et de
dominer par-delà les limites et les lois.
Figurer l’infigurable de cette manière : comme une tautologie élémentaire
et boursouflée, c’est rabattre l’autre sur le même, le spirituel sur le charnel (ou
l’intelligible sur le sensible, le caché sur l’apparent), l’idéalité sur le fantasme,
le genre masculin sur l’identité essentialisée du viril, pour tout dire, le Para-
dis sur la misère du monde. À l’évidence, cette vision ressortit surtout à une
assignation de genre militante, à laquelle l’islamisme, toutes tendances
confondues, est largement redevable, comme le sont du reste la plupart des

1. Voir Aziz al-Azmeh, « Une rhétorique des sens », dans La virilité en islam, L’Aube, p. 82.
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cultures fascistes, toujours promptes à célébrer le machisme. Cette idéologie


ne se cantonne pas, en effet, à la seule assomption patriarcale. Et dans son pro-
jet de retour à l’origine, ni elle revendique pour l’homme un ordre de valeurs
aristocratique – la souveraineté du désert, la chevalerie de haute époque – , ni
elle coïncide avec les normes de civilité et de pondération qu’assoit l’ortho-
doxie. Renouant avec des accents puritains et guerriers qui ont toujours eu
cours en islam, le virilisme des « frères » peut, dans un contexte de conflits et
de déréliction générale, se refermer sommairement, de la manière la plus
brute, la plus factuelle et irrécusable, sur la force, la pureté, le jugement.
Nourri de passions vengeresses et d’un juridisme disciplinaire et étroit, l’isla-
misme articule dans la certitude, au degré zéro du sens, un ordre de visibilité
des corps et d’encadrement des esprits : la lettre et la face virile s’y rejoignent,
l’une – c’est-à-dire l’antonyme du visage, comme l’entend Lévinas – appelant
et redoublant l’autre. Non sans renvoyer à une même clôture : se projeter dans
une même extériorité, au détriment du sirr (l’intériorité secrète), relever d’un
même régime d’identité essentialisé, qui serait donné, par nature, comme un
destin. Vouées, à leur tour, à fixer et donner des gages manifestes, à trancher,
à verrouiller, au nom d’une autorité sans partage établie de plein droit par
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Dieu, ces instances se consolident et se relaient mutuellement, pour refouler
la pensée et la vie, et produire une réification mortelle.
L’islamisme désavoue globalement l’intelligibilité qui, depuis la philo-
sophie et la mystique, identifie le réel, le vrai et l’invisible. Le grand retour-
nement qu’il opère commence par la dévaluation des catégories
fondamentales du zâhir et du bâtin (l’apparent et le caché), sans lesquelles
l’eschatologie et, indissociablement, la voie qui mène à l’Au-delà perdent
sens. Il n’est pas outré de dire que cette réduction littéraliste et juridiste
liquide le legs spéculatif le plus éclatant de l’islam, témoignant ainsi d’une
haine de la pensée. Elle est opérée au bénéfice d’une policité très publique où
se rejoignent, dans la monstration religieuse, le populisme, le machisme et
l’efficace des médias de masse contemporains. Plus indigente la pensée, plus
ostentatoires les conduites qui l’effectuent. Mais l’islamisme ne s’attaque pas
qu’à la connaissance, il malmène la norme d’équilibre et de consensus qui a
nourri des siècles durant la vieille, l’immuable, l’increvable conformité com-
munautaire. Norme politique ou morale, selon laquelle l’homme juste ou le
bon calife sont ceux qui mènent le grand djihad contre les passions et qui (se)
gouvernent en toute justice, en trouvant la position médiane 2. Cette maîtrise
de soi comme soumission à Dieu s’accompagne en principe d’un devoir

2. « Le mot justice veut dire équilibre satisfaisant soit dans le caractère, soit dans le rapport à
autrui, soit dans les éléments de l’administration d’un pays » (Ghazali).
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d’obéissance et d’assistance au prince. On oublie souvent que contractuelle-


ment le sujet musulman est au calife (juste) ce que la femme est à son époux :
une même dissymétrie (prémoderne) consacre l’autorité du prince et du mari
comme le veut la siyasa (l’art de gouverner la famille et, indifféremment, la
cité). Les islamistes entendent tourner l’assujettissement que la politique
induit à leur avantage : sauter par-dessus l’époque et restaurer, avec la loi et
le califat, une virilité bafouée, en luttant contre les dirigeants en place, au titre
de la justice, ou à l’encontre de la tyrannie, de la mécréance et de la corrup-
tion qu’ils répandent dans la communauté.
Avant de poursuivre ces remarques liminaires, il faut revenir succincte-
ment au Paradis tel qu’il a été présenté dans le passé. Et rappeler d’abord que
dans la grande bataille pour la vérité que se sont livrés les philosophes et les
théologiens, la Janna a constitué un enjeu de taille, la dispute étant notam-
ment abordée à partir de la question, délicate, de la résurrection des corps.
Comme le christianisme, l’islam orthodoxe a confronté, sur ce chapitre, la
contradiction entre deux emprunts fondamentaux : d’un côté, l’apocalyp-
tique d’inspiration judaïque qui sauve le corps ; de l’autre, la pensée grecque,
platonicienne en particulier, pour qui la mort est une libération de l’âme, hors
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du corps. L’islam ne connaissant ni le péché originel ni l’incarnation d’un
dieu appelé lui-même à ressusciter, l’argumentaire des théologiens sur la
résurrection s’est avéré moins tortueux que chez les Pères de l’Église. Ils
n’ont pas été contraints de, tout à la fois, condamner la chair et rattraper le
corps in fine ; un corps en gloire qui n’en est pas un, et qui reste suspendu au
dogme, telle une sublimité quasiment immatérielle, similaire à l’ange, et
nourrie de la seule contemplation de Dieu.
Les docteurs de la loi islamique n’en ont pas moins dû ferrailler sur plu-
sieurs fronts à la fois. D’un côté, la Janna a suscité chez les gens d’esprit un
florilège de divertissements libertins, piqués d’irrévérence et d’ironie. Les
théologiens ont également confronté les vaticinations lubriques et intéressées
des clercs qui ne se privaient pas d’enfler à loisir l’imagerie coranique de
l’Au-delà. La prédication en islam a été à peine voilée, les délires érotiques
pouvaient donner le change face aux rigueurs du monde, et proliférer sous
couvert d’une foi qui souvent revendique moins le mystère que la simplicité.
Mais comment associer le plaisir et le souverain bien ? Cette exubérance de
la chair, la somptuosité et les scintillements qui l’entourent, l’emphase des
récits, la continuité qu’ils établissent avec ce bas monde, toute cette érotique
incitative ne pouvait qu’attenter à la dignité même de la chose religieuse,
dans sa signification sotériologique comme dans sa dimension pratique.
D’un autre côté, les gens du calame (les théologiens) ont âprement combattu
l’abstraction revendiquée par certains falasifa (les philosophes) au nom de
l’interprétation allégorique du Livre, car c’était tout l’édifice de la révélation
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qui pouvait être mis en cause dans sa provenance divine. Ils n’ont donc pu
éviter la controverse avec ceux dont ils partageaient souvent les sources
grecques mais qui avaient beau jeu de dénoncer l’incohérence logique,
comme la vulgarité des interprétations littéralistes. Il est en effet difficile d’in-
viter les croyants à la tempérance et au juste milieu, tout en présentant l’Au-
delà comme une orgie, fût-elle en gloire. Et comment pour une part insister
sur l’intention (niyya) de l’acte moral indépendamment de ses effets, et don-
ner par ailleurs à la loi de Dieu l’appui d’une promesse, voire se rabaisser à
l’idée d’un marchandage, comme dit Avicenne ? Les théologiens se sont vus
opposer, outre les « viles jouissances » de la Janna, le « marché » ou le « jeu
d’enfant » qu’elle était devenue dans leurs interprétations. Ces arguments
intellectuels n’ont eu, il est vrai, qu’une portée limitée tant sont nombreux les
termes du commerce et de l’échange dans le Coran 3. Constitutives de la
croyance, de toute croyance 4, les notions de salut et de rétribution la por-
taient. D’un côté, ce thème périlleux et follement attractif, sans équivalent
dans les autres religions du Livre, et qui ne pouvait par ailleurs être étayé ni
par la raison et la science (la Janna allait à l’encontre des représentations du
cosmos), ni par l’expérience du commun (seul le prophète était monté aux
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cieux), la Janna, donc, obligeait la pensée spéculative et mettait la foi à
l’épreuve. De l’autre, c’est l’idée même de Jugement si présente en Islam et,
plus fondamentalement, l’attente que toute foi professe.
Que disent sur le Paradis, non les Orientaux ou les philosophes, mais
une figure maîtresse de l’orthodoxie comme al-Ghazâli par exemple ? Oscil-
lant entre le théologique, le juridique et la mystique, il vaut encore comme
référence, y compris pour les islamistes. Jusqu’en l’au-delà, Ghazâli entend
garder l’espace de mesure, de bon sens et de conciliation que configure la
sunna (la tradition). Et en théologien qui sait s’adapter à son auditoire et doit
à la fois persuader, défendre, mettre la raison au service de la foi, il déplace
le problème : si la continuité peut être attestée d’un monde à l’autre, c’est,
non au regard de l’objet – par définition, inconnaissable – , que par rapport
au sujet connaissant et à ses œuvres. Le Paradis devient un horizon, à la fois
référence normative et espace d’intelligibilité, qui permet d’établir une hié-
rarchie (ontologique, spirituelle, morale…) et de valider le processus d’élé-
vation de l’âme à partir des points de contact et de rupture entre le visible et
l’invisible : dans la double opposition – non coextenstive – de la transcen-
dance divine et de la faiblesse humaine, de l’âme et du corps, c’est une région
centrale qui, par analogie ou par anticipation, peut donner à entendre des

3. Cf. Charles Torrey, The Commercial Theological Terms in the Koran, Leyden, 1892.
4. Voir Emile Benveniste, « L’acte de foi comporte toujourscertitude de rétribution », le Vocabu-
laire des institutions indo-européennes, livre I, ch. 15, Minuit, 1969.
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D’UN PARADIS OBSCUR 105

idéalités régulatrices, des stations spirituelles, des corps purs, et prolonger


des états abordés en ce monde, qu’il s’agisse de jouissances ou d’inspirations
liées à des visions, des rêves ou des révélations.
Mais c’est à chacun selon son désir et son niveau de connaissance. Celui
qui croit selon son corps, dit-il en substance, connaîtra un Paradis charnel.
Celui qui croit selon l’esprit aura la vision béatifique de Dieu et comprendra
que c’est ce monde, et non l’autre, qui est évanescence trompeuse. Il dévelop-
pera alors des sens spirituels (comme chez Grégoire de Nysse) qui lui feront
entendre les paroles des anges, sentir des parfums enchanteurs et voir Dieu.
Le corps n’est nullement coupable en lui-même mais, étant le siège des pas-
sions animales, il doit garder sa juste place et ne pas usurper le commande-
ment qui revient à l’âme. Rien dans ce gouvernement de soi que de très
classique. Comme le montre toute l’œuvre de Christian Jambet, les Orientaux
sont allés beaucoup plus loin en filant par la voie du concept, à partir de la tra-
dition néoplatonicienne, une intériorisation de l’homme intelligible qui est
« naissance d’outre-monde ». Au Paradis, l’âme, qui est libérée des préoccu-
pations du corps et des limitations propres au sensible, peut enfin dévoiler
son intimité : sa jouissance s’épanche sans frein selon la perfection de sa puis-
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sance, qui est puissance de connaître. En ce sens, le Paradis marque le cou-
ronnement de l’intimité : c’est une intimation sans voile et sans limite,
l’effusion du bâtin tel qu’il délivre l’essence du divin. Mais, dès ici-bas, il est
un devenir-angélique et un devenir-bestial, qui relève de la perversion morale
et de l’ignorance. « L’homme devient ange dès ici-bas si triomphent en lui la
connaissance et la l’intensification (taqwa) », dit Sadra, qui se place ici dans le
même perspective que Ghazali et Farâbi. Il devient bête brute si triomphe en
lui les effets de la concupiscence Il deviendra bête féroce si triomphent en lui
les effets de la violence et de la fureur : « Le chien est chien par sa forme non
par sa matière ; le porc est porc par sa forme non par sa matière. » L’argu-
mentaire dualiste, avec sa psychologie morale et ses prolongements poli-
tiques, vient s’emboîter dans la hiérarchie, toujours accréditée à ce jour, entre
islam du vulgaire volontiers associé aux masses et religion d’initiés éprise de
savoir (‘ilm) et de sagesse. La Vérité est Une, mais dans ce domaine tout
comme dans l’ontologie, le droit ou la mystique, elle marque des degrés 5.

5. Si elle s’autorise d’une certaine plasticité, c’est sous condition qu’à titre individuel l’intention
soit pure ou s’efforce de l’être, et que pour la collectivité la fitna puisse être évitée. En ce sens,
Ghazali ne dédaigne pas le double langage, selon l’adresse, légalitaire et pragmatique, à l’occa-
sion non sans tracer par ailleurs une voie mystique qui trouve son couronnement dans le face à
face avec Dieu. C’est dire qu’une certaine ambiguïté règne, qu’elle a toujours régné, et qu’on se
trouve, comme souvent en Islam, dans une zone de négociation et de recomposition perma-
nentes où le chemin (étymologiquement, chari’a) est supposé se chercher, mais où de facto se
construit un domaine qui favorise le fiqh et le consensus mais qui pose de redoutables problèmes
de frontières : où commence le Paradis, où s’arrête le monde ? Où commence la politique et où
finit le religieux ? Où commence aujourd’hui l’islamisme et où finit l’islam ?
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106 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 73-2006

Or, si la Janna ne cesse de hanter ce monde, et si elle n’apparaît pas néces-


sairement comme un horizon idéel gardant sa puissance de sublimation et
d’inachèvement, ce n’est pas seulement que son miroitement sensuel peut
licitement être mis en figure et en discours. C’est bien qu’elle se donne
comme une revanche sur le manque et sur la mort, et qu’elle exprime un
régime sexuel singulièrement contradictoire. Les théologiens ayant marqué
le pas sur les philosophes, les récits littéralistes ont eu tout loisir de faire
confidence et droit au sexe. Moyennant une certaine mesure, le destin
éthique du sujet masculin peut s’autoriser du désir. Il lie librement cette ins-
tance et la Loi, en s’ordonnant d’une incandescence future, qui signifie rien
moins que la libéralité de Dieu envers sa créature favorite. Mais, on le sait, ce
qui exulte et qui peut s’énoncer crûment comme acmé virile sera souvent pris
dans les tenailles du manque et de l’interdit. Au lieu même de la promesse
sexuelle se pose, en effet, la question de la femme et de ce qui s’ensuit de la
vouloir interdite et séparée. Là où s’annonce l’invitation sexuelle, là s’élève,
avec toutes les affres et les relances de la proscription, la butée du harem : de
l’institution qui enferme la femme et la réserve à l’Unique. Un double bind
rapporte l’homme musulman à la chair (je parle ici de l’hétérosexualité, qui
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constitue la norme, l’homosexualité – proscrite, largement pratiquée – restant
encore un domaine largement inexploré 6). D’un côté, ce n’est pas le célibat
comme le veut saint Paul, qui anticipe le Paradis mais selon une tradition
prophétique, très exactement l’inverse : la jouissance du sexe et par le sexe
dans le cadre licite – et polygamique – du mariage. La chair peut et doit être
poursuivie pour elle-même, cultivée, narrée, stylisée… moyennant, bien sûr,
des règles de pudeur et de tempérance. Sans compter qu’elle est confirmée
dans son innocence et sa splendeur idylliques, si besoin en était encore, par
l’exemplarité édictée de Muhammad – modèle impeccable de sensualité et de
virilité ; plus exactement, selon l’hagiographie (qui, il faut le dire, règne
encore sans partage), d’une virilité suffisamment haute pour tenir la ligne de
crête d’une puissance et d’une justice sans faille, jusque sur sa couche, au fil
d’une riche et tumultueuse série d’amours : telle est l’unicité du prophète,
capable, nous dit-on, de tenir la barre de la vérité et de la vertu dans la vie
sexuelle elle-même.

6. On peut présumer qu’elle pâtit d’une simple interdiction, sans la double contrainte qui rap-
porte l’homme à la femme : l’homosexuel est condamné par le Coran pour autant l’ordre sexué –
aussi bien la surdétermination virile (avec ses assignations selon l’actif et le passif) que la sépa-
ration des sexes –, n’ont-ils pu qu’interférer dans son régime de sexualité. On sait qu’il a ses
lettres de noblesse dans la littérature classique comme dans les pratiques de cour. Et les récits ne
manquent pas où, comme dans les sérails, les Élus au Paradis jouissent d’éphèbes en plus des
houris.
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D’UN PARADIS OBSCUR 107

On pourrait en déduire que la profusion des discours sur la Janna illustre


surtout l’ars erotica, auquel l’islam a consenti, mieux qu’il a favorisé par le
truchement de ce symbole. Voire que, comme dans d’autres sagesses
d’Orient, le corps et le sexe en particulier peuvent y avoir un statut transcen-
dantal et gagner ainsi une valeur heuristique. De fait, même ceux qui, comme
Sohravardi et Molla Sadra posent un dualisme hylémorphique strict et qui
présentent la corporéité comme le lieu de la ténèbre et du non-être faisant
écran à une relation de réflexivité à l’Un, lumière des lumières, ne se sont pas
résolus à faire de la jouissance un objet d’imprécation. « Même le plaisir
sexuel est une émanation des jouissances vraies 7. » « Il n’y a pas de rapport
sexuel, commente Jambet, il y a une lumière des corps, celle qui les anime
dans le désir et qui leur vient de leur âme. » Au Paradis, c’est-à-dire dans le
monde des intelligences, l’âme éprouvera l’union sans voile dont elle eut
prescience au travers de l’acte amoureux en ce monde, tel l’écho assourdi et
inaccompli d’une sortie hors de soi, c’est-à-dire hors de la matière, et plus
précisément, pour Sadrâ, hors du principe de quiddité qui y bloque l’exis-
tence pure : l’acte d’être dans sa singularité et sa pleine puissance. D’évi-
dence, des expressions de la virilité telles que la poursuite de l’unicité et de
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la souveraineté, l’hyperbolisme, la face comme monstration narcissique, ou
la force comme négation corporelle de la puissance, sont rigoureusement
contraires de ces catégories, comme de l’élément mystique en général tel qu’il
assume l’immanence voilée du divin. On aurait presque, trait pour trait, des
inversions réglées, à partir d’une métaphysique de la puissance et d’une
opposition du visible et de l’invisible : souveraineté contre seigneurie ou che-
valerie spirituelle (futuwwa), culte narcissique contre effacement de soi dans
la poursuite de la Face divine, ostentation contre secret, hyperbolisme ou
dynamique identitaire propre au viril contre infinition en l’Autre… Ce n’est
pas le lieu ici de montrer en quoi la dogmatique et l’ordre institutionnel en
islam n’ont su ou pu conjurer pareille infirmation de sa voie du milieu et de
son génie spirituel, susceptibles l’un et l’autre d’accueillir le féminin ; tout
laisse à croire que la responsabilité en incombe largement à la politique. On
notera que les islamistes se bornent le plus souvent à radicaliser une dispo-
sition « phallogocentrée » qui, partout, applique ses marques et inflige ses
diktats.

7. Sohravardi cité par Jambet, le Caché et l’Apparent, L’Herne, 2003, page 91 et suivantes, déve-
loppant les thèmes complexes que ce raccourci brutalise, de l’ontologie processive avec chez
Sadra, dans la suite d’Ibn Arabi la notion magnifique de quiddité comme écran à la singularité
propre à l’être, et chez Sohravardi, s’inspirant à sa manière d’Avicenne, une hiérarchie des corps
célestes où la lumière se divise en deux dimensions : victorialité et indigence.
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Il importe, concernant la femme, que si on n’a pas disputé en Islam sur


le point de savoir si Ève a une âme, on a institué le harem au nom du sacré
comme le signifie le mot lui-même ; et – argument viriliste par excellence – à
raison de la protection du faible par le fort. On a traduit une sacralité présu-
mée dans un geste d’enfermement qui a configuré la cité islamique et scellé
le destin de la femme. Pour le dire schématiquement, le harem et son corol-
laire le voile ont largement contribué, par la claustration et l’isolement, à
réduire la femme à la corporéité. Le voile ne renvoie pas qu’à la dépropria-
tion du corps de la femme comme on le dit habituellement, car pour l’ac-
quitter il suffirait alors d’en marquer l’ambivalence, d’y voir, comme on se
plaît à le faire jusque chez les meilleurs auteurs, l’instrument de toutes les
incitations, séductions et tromperies. En tant qu’il relève d’un dispositif de
réclusion, le hidjab signifie essentiellement la réduction de la femme (pour
elle-même comme pour l’homme) aux seules fonctions corporelles. Elle
demeure un objet très exclusif de jouissance, qui n’a accès ni au monde ni à
l’éducation, et qui ne trouve à s’accomplir que dans son rôle de génitrice.
Aux hommes la conquête (du dehors et de l’histoire), aux femmes la conser-
vation (de l’espèce, du foyer et de la tradition). Le vieux schéma aristotélicien
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et galénique qui l’emprisonne dans la seule matière n’a pu trouver meilleure
illustration : le féminin ne vient à expression que sous les formes d’un
moindre être, de la passivité, ou d’une maternité surpuissante. Car, associant
le patriarcat à la polygamie, ce dispositif de réclusion ne peut qu’induire des
jeux de pouvoir de rivalité et de résistances croisées. La femme devient la
puissance, la mère qui s’accomplit au travers du fils, qu’elle virilise ; la créa-
ture dangereuse, quasiment immaîtrisable, qu’il faut protéger de son propre
désir (et dont il faut protéger la société). Un être insatiable, rusé, dit le Coran,
qui pactise avec les forces occultes et avec la Nuit, et qui obsède et angoisse
d’autant qu’il est soustrait aux regards. On rentre alors dans une ronde
hyperbologique 8 et disjonctive sans fin. Plus la mère est brimée, plus elle
élève son fils dans le culte de la virilité, et moins celui-ci est autonome. Plus
la chair est surhaussée, moins elle peut être comblée ; et plus cette femme
interdite affole et moins en retour elle satisfait ; et derechef, plus la virilité est
valorisée… l’ethos déployant surenchères et disjonctions dans l’hybris et la
rivalité mimétique. Ce sont ces relances et ces interdits en séries, ces tours
d’écrou chaque fois plus prohibitifs, ces enchaînements d’oxymores et de
schizes (esclave toute-puissante, maître entravé ou trompé, virilité d’apparat,
etc.) qui dominent la psyché et emprisonnent la vie domestique.

8. L’expression est de Philippe Lacoue-Labarthe.


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D’UN PARADIS OBSCUR 109

On conçoit que la Janna apparaisse aux hommes comme le harem véri-


table : un havre de paix et de délassement, exempt de toute malice, dans la
souveraineté et l’innocence retrouvées, comme à l’origine. On s’est beaucoup
demandé, en effet, si ce Jardin était le même que celui d’Adam. Sans s’attar-
der sur ce mythe coranique passionnant, il faut rappeler qu’Adam est calife,
littéralement « celui qui vient après Dieu » ; et qu’après s’être repenti, il est
pardonné, à la suite de la chute occasionnée par sa compagne. C’est dire que,
d’entrée de jeu, il est question de souveraineté et que tout peut s’inverser
selon la manière dont la notion est interprétée : d’un côté, en effet, l’islam la
pose comme la condition édénique de l’homme ; et, de l’autre, il établit celui-
ci dans l’assujettissement absolu à la transcendance. L’homme est placé au
sommet de la création, au-dessus de l’ange avant la chute. Mais le commen-
cement et le commandement sont dissociés par l’Absolu, qui ouvre un
chiasme infini par la voie d’une soumission (seigneuriale ou littérale) au
divin. En mettant l’accent sur la souveraineté de l’homme, c’est tout l’éche-
veau historique qui déroule ses modalités viriles dans la prééminence du
politique et de la guerre (Ibn Khaldûn). En l’évidant à partir de la connais-
sance, et d’un idéal de sagesse en la figure de l’imam, la puissance se trouve
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désarmée (Farabi). Pour honorer son rang califal, Dieu accorde à Adam, outre
le langage qui l’élève au-dessus de l’ange, la femme et le monde. Le rapport
au monde est donc placé sous le signe de la faveur, à charge pour l’homme
de rendre grâce à son Dieu, en reconnaissant les Signes de sa présence. À
consacrer l’hospitalité du monde, plutôt que l’exil sur la terre ou la dérélic-
tion (du dasein), l’islam se présente, là aussi, dans une opposition décisive à
la culture chrétienne et à une certaine modernité 9. La terre est pour l’homme
un jardin chargé d’offrandes et de mots ; et cette conjonction entre le désiré,
le donné et le pensé désigne le domaine où il peut régner, en tant qu’il a
accepté de servir Dieu par contrat, comme un être doué de responsabilité.
Quant à la compagne d’Adam, que le Coran ne nomme pas, elle semble tout
simplement s’inscrire dans un régime de subordination générale – à ceci près
qu’elle épouse sa dignité de croyant. Il « m’a créé (à partir de toi) afin que ton
cœur trouve le repos », lui fait dire Tabari. Elle reste la seconde du second, à
« servir » et récréer celui qui restera calife à ses yeux. Responsable mais non
coupable de la chute, elle se tient dans son ombre, à disposition, moins stig-
matisée au plan de l’ontologie que statutairement marquée par une infério-
rité ancillaire.
Cette prévalence du sexe fort et l’enchaînement hyperbologique qui le
contraint ne suffisent pourtant pas à expliquer la surdétermination virile. À

9. Cf. l’idée de l’homme comme « vicaire du rien » chez Heidegger.


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la Loi s’adjoint l’élément de l’histoire, une détermination politique porteuse


d’un second double bind. En se rapportant au pouvoir despotique, cette
double contrainte fait diverger fondamentalement la société islamique du
schéma grec auquel elle semble s’apparenter. Les califes, ombres de Dieu sur
terre, ont donc eu leur part dans l’affaire : d’abord, par eux-mêmes en tant
qu’ils entendaient représenter des parangons de virilité (donner l’image de
princes guerriers, sensuels, pleins de largesse et de magnanimité, etc.), mais
aussi, du fait de la destitution politique qu’ils ont opérée. Trop souvent, ces
dynastes ont porté au pinacle l’inversion qui fait triompher la lettre et la force
dans l’État, plutôt que la spiritualité et/ou la justice comme le pose inaugu-
ralement Farabi dans son modèle de philosophe-roi. Qu’il suffise de noter,
ici, que le prince assoit sa puissance sur son autorité paternelle, son aura reli-
gieuse et son éloignement des sujets. Il édifie une politique des visibilités qui
maintient une semblance admirable : une façade qui, à la fois, supplée ficti-
vement aux défaillances, à l’absence, au manque à être, dont la virilité ne se
relève pas, et érige la suggestion d’une jouissance sans égale – jouissance de
commander, mais aussi de posséder et de consommer dans une ardeur libi-
dinale sans fin, présentée comme la manifestation la plus évidente de la
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faveur divine.
On sait l’affabulation et le discours de l’arcane qu’a convoqués (et que
convoque encore) le thème du sérail en Occident comme en Orient. Aziz al-
Azmeh 10 a montré comment, dès les Omeyyades, une culture supposément
égalitaire et aniconique aura repris à son compte les plus anciens répertoires
monarchiques de l’Orient pour tout concéder à la souveraineté de l’Unique
et laisser entendre un lien de voisinage avec l’Au-delà. Dans ces palais, le
luxe configure une esthétique dont la Janna reste explicitement la réfé-
rence 11 : ce sont à profusion les houris, les pages, les astres, les fontaines, les
jardins et les fruits exotiques, les ors et les joyaux, les pavillons, les sanc-
tuaires. La mise à distance du monarque localise la scène politique dans une
région de surnature, de ravissement et d’effroi, où, d’un monde à l’autre, les
ordres et les repères en viennent à se brouiller, en entraînant un glissement
insidieux du langage et des usages. Il est en droit le meilleur des hommes, le
plus sage ou le plus brave, l’Élu de Dieu qui arbitre, donne audience, guide
et protège son troupeau. Dès lors qu’il est caché, et qu’il s’attribue tous les
pouvoirs, ses attributs peuvent réfléchir l’image de Dieu – unicité, grandeur,
majesté, souveraineté, omnipotence, source de don et de providence… Ulti-
mement, le calife ne se manifeste plus que par signes et par effusion, le

10. Aziz al-Azmeh, Muslim Kingship, I.B. Tauris Publishers, London, 1997.
11. Voir Gülru Necipoglu, Architecture, Ceremonial and Power, MIT, 1991.
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D’UN PARADIS OBSCUR 111

silence l’entoure dans le même temps qu’il se répand partout, qu’il voit tout,
sait et peut tout, inscrutable et hors d’atteinte. On lui prête des miracles, des
oracles, on baise le sol qu’il a foulé ; alors que, s’offusquent les théologiens,
on ne fait jamais que se prosterner devant Dieu. On a scrupule à fonder cette
suréminence en droit et en pensée ; mais, dans les panégyriques, par
exemple, qui relatent les prodiges et merveilles des dynasties, le lexique est
quasi interchangeable : vicariat, imitation, émanation, pacte et parité de fonc-
tion, adulation d’un maître sublime et évanouissant qui règne par l’absence.
Et si cette mystique du pouvoir est restée incantatoire comme la virilité elle-
même, on peut mesurer son efficace dans l’étendue dévastatrice de ses effets.
Écarté de la vie publique et opprimé, le sujet masculin n’a d’autre choix
que de se détourner de la politique et, pour assouvir sa vocation virile, de se
replier définitivement sur la vie domestique. En règle générale, si d’un côté
les États tyrannisent les hommes, de l’autre ils les confortent dans leur auto-
rité patriarcale par la chari’a : ils les relèvent en quelque sorte, en leur assu-
rant certaine reconnaissance symbolique. En ce sens, tout régime autoritaire
en terres d’Islam comporte une dimension despotique : un devenir-domes-
tique qui renvoie simultanément à une émasculation publique et à une reter-
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ritorialisation privée, l’un déterminant l’autre, et vice-versa. Rares sont les
régimes à s’être émancipés de ce double enfermement autoritaire et à avoir
cherché à se prémunir contre le machisme et contre une déliquescence
domestique qui guette aussi l’État. Et ce n’est pas un hasard si la Turquie,
ancien domaine des Ottomans, s’est trouvée en première ligne du change-
ment. La plupart des régimes discriminent les femmes, au nom de l’islam,
dans le même temps qu’ils éliminent ou contrôlent les espaces où les
hommes se mettent à l’épreuve, espaces de guerre de chefferie ou de frater-
nité, de dépense, qui fondaient l’estime de soi, et où se tiennent les fêtes de
l’honneur. Déterminé par rapport au seul domaine privé, le sujet masculin
s’enferme dans les limites de la « vie ordinaire » (Arendt). La virilité suspend
sa puissance et sa volonté de reconnaissance à l’asservissement de la femme,
voire à la haine du féminin. Rabaissé, l’homme n’est plus viril que par défaut,
dans l’abaissement qu’il opère en retour, à l’endroit des femmes mais aussi
des fils, et plus généralement de tous ceux qui, pour minorés pour quelque
raison (ethnique, confessionnelle, professionnelle, clientélaire…), appellent
protection. Le devoir d’obéissance qu’instruit le Coran à l’égard des parents,
de l’époux et des gouvernants, n’en finit pas de se déplacer et de se répercu-
ter en cascade de servitudes et en reflux d’empire. Le macho, on le sait, se
montre d’autant plus intraitable qu’il est lui-même passivé, humilié par ses
dirigeants et maîtres, alors qu’il doit perpétuellement faire ses preuves. Plus
il exerce son pouvoir et plus il s’expose et éveille de résistances, etc. On
retrouve les antinomies et les débordements fous de l’hyperbologie. Et il y a
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une causalité circulaire entre le souverain et ses sujets : c’est parce que le
prince abuse de son pouvoir que le sujet viril domestiqué ne se détermine
plus que par rapport à la norme patriarcale et à l’abaissement du féminin.
Mais, inversement, c’est parce que ce sujet s’érige en petit despote derrière
ses murs qu’il se soumet à pareille autorité, voire qu’il soumet Dieu et sa Loi
à des signifiants de puissance et des idées de jugement. C’est parce qu’il se
trouve en mal de virilité qu’il n’en finit pas de projeter partout des schèmes
de pouvoir et des catégories binaires : licite/illicite, bien/mal, fort/faible,
ami/ennemi, etc. Le machisme, l’islam dogmatique, l’oppression politique,
ne peuvent que s’entretenir sous l’égide de l’Un : tout se tient.
L’époque moderne n’est pas faite pour démêler ces nouaisons structu-
rales qui placent le sujet viril au rouet : il est pris dans une série de tourni-
quets quant à son désir, à l’autorité sous toutes ses formes, à la femme, à ses
parents En tous points, dans ses repères axiologiques, ses rôles statutaires et
ses fonctions, les engrenages hyperbologiques l’enserrent plus étroitement,
sans que la demande de probation machiste ne cesse forcément pour autant.
D’une part, en effet, au niveau de l’État, en raison des capacités de contrôle
et de la violence des dictatures, lesquelles ont surtout intégré de la modernité
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les techniques de coercition et les technologies de pouvoir, le grand jeu viril
qui passe par la conquête de soi et la parité avec l’autre homme, est défait,
alors que, pour l’essentiel, pour les libertés, la modernisation de la vie
publique n’a pas lieu. D’autre part, dans le domaine privé, malgré la chari‘a
et les codes personnels, l’assise patriarcale est ébranlée en raison des évolu-
tions de la famille, des mœurs et, bien sûr, de la femme au sortir du harem.
Mais les valeurs machistes résistent d’autant mieux qu’elles se fixent sur l’en-
jeu domestique, et obéissent à ces logiques hyperboliques et disjonctives. Des
dyschronies s’ouvrent continuellement entre les techniques de « police », ou
d’administration de l’État moderne, et la perpétuation de la souveraineté
despotique et du virilisme, d’un pôle à l’autre de la société.
Misère de cette condition hypersexuée, indépendamment de l’Empire et
de la haine de l’Occident, des multiples guerres, de la pauvreté, de la faillite
des idéologies, des propagandes d’Arabie et d’Iran rivalisant l’une et l’autre
de bêtise criminelle. Il faut interpréter les positionnements islamistes à partir
de ces mutations, des apories ravageuses de l’hyperbologie viriliste qu’elles
relancent et de leurs contre-effets interminables. Il arrive un point où l’oppo-
sition des contraires prise dans l’asymptote virile, ligne de fuite mortelle, est
investie par une idéologie fasciste répondant à des tragédies politiques. Ce
ne sont pas, loin s’en faut, les seules divergences avec l’ordre des pères, quel
qu’il soit, et avec l’hégémonie de l’Occident. Et les variations au sein du mou-
vement, de Tariq Ramadan aux talibans, mériteraient d’être prises en compte.
Mais courant circulairement d’impuissances en humiliations, le jeu des
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D’UN PARADIS OBSCUR 113

doubles contraintes devient la passion mâle, ce par quoi, blessé, l’homme en


vient à meurtrir la vie. Il ne suffit pas alors de dire que ces mouvements sont
pour l’essentiel réactifs. ll s’agit bien, effectivement, tout à la fois de s’oppo-
ser aux maîtres et d’en imposer aux femmes qui s’émancipent, pour restau-
rer la virilité (quel que soit le signifiant qu’elle recouvre : honneur, dignité,
autorité, héroïsme sacrificiel, fraternité ou male bonding, etc.) Encore faut-il
préciser que les double binds auxquels ils réagissent et dans lesquelles ils s’en-
ferment signifient structurellement leur dépendance (ce que la virilité
abhorre), qui plus est, par rapport à la femme. À la fois follement désirée,
crainte, haïe, elle est constitutive de la virilité par défaut : cette virilité imma-
nente à l’élément domestique, qui substitue à l’honneur une morale de la
honte, à la parité la domination du faible, à l’exposition de soi le voile de la
femme…, et à laquelle l’islamisme a partie liée. Tout tourne autour de la
femme : elle se trouve au cœur de la subjectivation virile ; elle détermine la
politique, à rebours et à son corps défendant. Rien d’étonnant à ce que, dès
lors qu’on ne puisse plus la reléguer dans son corps, à la maison, elle doive
marquer de manière visible son assujettissement à l’ordre androcentré.
Compte tenu de leur amour pour la consommation, les médias, le capita-
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lisme financier, les technosciences, etc., c’est à ce noyau dur que s’attachent
les islamistes et qu’ils réinvestissent systématiquement – et à quoi peut en
venir à se définir l’essentiel de leur politique : identité et police des mœurs.
Pour autant qu’ils ne trouvent pas, en miroir, pour alimenter la mécanique
agonistique, d’autres machistes-intégristes, comme Bush et ses acolytes.
De là qu’on perçoit aussi les déplacements qui s’imposent, en vue de sor-
tir de ces logiques infernales et d’œuvrer dans le sens de la laïcité. Il faut,
comme dit Fethi Benslama 12, substituer, aux mots d’ordre identitaires, des
idéaux et des expériences de liberté, et dans un double mouvement intégrer
la croyance dans le for intérieur, d’un côté, et ouvrir grand la maison. Consi-
dérer que la question politique passe par l’émancipation des deux sexes inex-
tricablement liés dans le schéma domestique.

Résumé
Intraduisible pour le moderne, mais éminemment projectif, le thème du paradis
musulman comme promesse de jouissance absolue sera l’occasion de traiter de la viri-
lité et des apories qui la travaillent. L’ethos est tributaire d’une anthropologie problé-
matique, à la fois redevable à l’héritage judaïque et à la pensée grecque, sur laquelle
ont débattu philosophes et théologiens, à partir du thème de la résurrection des corps,

12. Voir le Manifeste des libertés, « Pourquoi j’ai signé ». Et le Manifeste d’insoumission, dans
www.manifeste.org.
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114 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 73-2006

notamment. On a toujours opposé au sujet du paradis une lecture du vulgaire littéra-


liste et licencieuse, à une interprétation savante qui met l’accent sur la séparation de
l’âme et du corps, et pour les « mystiques », sur un procès d’intériorisation infinie.
Reste qu’en l’absence de condamnation de la chair et de la suprématie ontologique et
juridique de l’homme sur la femme, le premier est invité à vivre pleinement son désir,
alors que pour celle-ci rien ou presque n’est dit. Investi par une mythologie fasciste,
de part en part traversé par la mort, le paradis devient, face à cette condition inte-
nable, un oxymore de l’horreur.

Mots clés
Paradis, virilité, spirituel, corps, âme, harem, théologie, invisible, despote, jouissance.

ON AN OBSCURE PARADISE

Summary
The theme of the Muslim paradise as a promise of absolute jouissance, that is untrans-
latable into modern thought though eminently projective, provides an opportunity to
discuss virility and the aporiae that work on it. The ethos is dependent on a proble-
matic anthropology that is indebted to both Judaic heritage and Greek thought, on
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which philosophers and theologians have debated, especially from the theme of the

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resurrection of bodies. On the matter of paradise, there has ever been an opposition
between a vulgar, literalist and licentious reading and a scholarly interpretation that
stresses the separation of soul and body and, for the « mystics », on a process of infi-
nite internalisation. Nevertheless, in the absence of condemnation of the flesh and the
ontological and legal supremacy of man over woman, man is invited to live out his
desire fully, while for woman nothing or well nigh nothing is said. Invested by a fas-
cist mythology, riven through by death, paradise in this untenable condition becomes
an oxymoron of horror.

Keywords
Paradise, virility, spiritual, body, soul, harem, theology, invisible, despot, jouissance.

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