Sunteți pe pagina 1din 17

Différences dans les différences ?

Michel Wieviorka

A partir du milieu des années 60, une question s’est ébauchée, puis imposée dans
de nombreuses sociétés, une question véritablement « globale », puisque portant sur
des enjeux à la fois généraux et planétaires, et locaux : celle des différences
susceptibles, au moins dans certains cas, de mettre en cause simultanément l’ordre
mondial, mais aussi un ordre national, ou local. Au départ, ce phénomène a été
perçu comme avant tout localisé, sous la forme par exemple de revendications
culturelles, régionalistes ou « ethniques » – un terme embarrassant, car on ne sait
jamais très bien s’il renvoie à des attributs naturels, raciaux, phénotypiques, et
jusqu’à quel point. L’accélération des changements moraux et culturels dans les
sociétés modernes, l’intensité des phénomènes migratoires, dans un monde où la
guerre froide prenait fin, mais aussi la forte poussée de l’islam, dans ses variantes
islamistes, radicales, dans les années 70 et 80 ont modifié et souvent déplacé la
perspective, et la question des différences est devenue véritablement « globale ».
C’est avec que les interrogations et les débats les plus vifs se développent dans de
nombreux pays. Pour certains, l’islam est d’abord une menace pesant sur l’Occident
tout entier, comme dans la célèbre thèse de Samuel Huntington envisageant un
« choc des civilisations »1, pour d’autres, et parfois les mêmes, il constitue en
premier lieu une mise en cause interne de l’intégrité culturelle ou des valeurs de leur
société nationale – cette inquiétude est particulièrement vive dans les pays d’Europe
occidentale où cette religion progresse. Souvent, les inquiétudes planétaires ou
inscrites dans le cadre d’une société nationale se prolongent ou se nourrissent de
débats très localisés – faut-il, se demande-t-on par exemple dans certaine
communes de France, construire une mosquée dans tel quartier, plutôt que de
laisser les musulmans prier dans une cave ou dans un garage, faut-il prévoir un
carré musulman dans le cimetière communal ?

A l’opposé, une analyse sociologique raisonnée peut d’une part refuser les thèses du
« choc » et de la menace interne, éventuellement combinées, ou du moins en
montrer les limites, et d’autre part insister sur les conséquences de l’interpénétration
des cultures occidentales et musulmanes2.

La question des différences peut donc jaillir comme un problème interne, comme un
défi venu du dehors, ou bien encore mêler d’emblée les deux registres de façon
inextricable. Elle constitue un problème interne quand les identités particulières qui

1
Samuel Huntington,
2
Nilüfer Göle,
surgissent dans l’espace public d’une société et demandent à y être reconnues
trouvent pour une part au moins leur origine dans le travail de cette société sur elle-
même, dans son histoire, dans ses transformations. Ainsi, les revendications de
mouvements gay et lesbien sont-elles le fruit de changements culturels récents, alors
que les demandes de mouvements régionalistes mettent en jeu le passé et la
mémoire. La même question se présente apparemment comme un défi venu du
dehors, quand les différences proviennent d’ailleurs, qu’elles soient apportées par
l’immigration ou qu’elles se construisent et s’affirment au fil de phénomènes
mimétiques où les acteurs d’un pays se constituent sur le modèle de ce qui se joue
ailleurs.

Dans les espaces publics nationaux, les débats suscités alors ont porté aussi bien
sur les implications et les dimensions internes des différences, par exemple sur le
racisme auquel elles sont vite associées, que sur des enjeux internationaux ou
géopolitiques, sur les politiques de l’immigration et les relations des pays d’accueil
avec les pays de provenance des migrants par exemple. Et dans tous les cas, une
tension a caractérisé les sciences sociales, avec en permanence deux types
principaux d’orientations en conflit. D’une part, la recherche, classiquement, a vu
dans l’existence de différences une interpellation des sociétés concernées, une mise
en cause de leur capacité d’intégration, un défi pour leur fonctionnement, une
pression sur leur structure sociale, et d’autre part, de façon plus novatrice, elle a
développé diverses thématique insistant davantage sur la subjectivité personnelle et
collective des acteurs culturels ou religieux, sur leurs réseaux, leur mobilité, leur
contribution à la « fluidité » généralisée des sociétés (pour reprendre le terme
popularisé par Zigmunt Bauman3). Dans l’ensemble, les points de vue classiques,
centrés sur le fonctionnement ou la structure sociale valorisent plutôt le projet
d’intégrer les différences, dans la perspective sinon qu’elles se dissolvent – c’est la
logique de l’assimilation – ou, du moins, qu’elles se cantonnent au seul espace de la
vie privée, sans interpeller l’Etat-nation ni le mettre en cause d’aucune façon.
Différemment, les perspectives plus neuves, parfois d’ailleurs taxées de post-
modernes, de post-coloniales, ou associées aux thématiques des « cultural
studies », valorisent les demandes de reconnaissance des minorités particulières, et
donc leur inscription dans l’espace public, s’intéressent aux dimensions
transnationales des personnes et des groupes concernés, et observent avec intérêt
la façon dont elles mettent en œuvre des communautés imaginaires fonctionnant à
l’échelle planétaire.

Plus la culture politique d’un pays est elle-même hostile à la présence d’identités
autres que nationales dans l’espace public, et plus cette tension entre deux modes
d’approche, qui ne se limite pas aux seules sciences sociales, est vécue comme le
combat entre des forces mettant en cause un modèle d’intégration nationale, et
d’autres s’efforçant au contraire de le sauver du désastre. La France et la Turquie
sont des cas extrêmes, mais qui ne sont pas isolés, où le modèle et les idéaux
dominants reposent sur l’idée d’une forte correspondance de la société, de l’Etat et
de la Nation aboutissant à refouler en dehors de la sphère publique tout ce qui
pourrait apparaître comme un corps intermédiaire s’inscrivant entre les individus et
l’Etat. L’idéal républicain, si prégnant dans ces pays, y revêt vite l’aspect d’un refus

3
Zigmunt Bauman,

2
de voir des logiques culturelles ou religieuses s’imposer dans l’espace public. En
France, ce refus s’inscrit dans une tradition jacobine rétive à l’existence même de
des minorités, et, plus largement, de médiations organisées : la loi Le Chapelier, en
1791, a concrétisé pour un temps cette logique en interdisant les corporations pour
assurer une relation directe entre les individus et l’Etat.

Les différences sont elles-mêmes variées, et le débat public, autant que celui des
sciences sociales, aboutit trop souvent à amalgamer des phénomènes proprement
culturels et d’autres, religieux, ou bien encore qualifiés d’ethniques, ou d’ethnico-
raciaux, une qualification qui n’est acceptable que si l’on précise, qu’il s’agit non pas
de nature et d’essence, mais d’une production sociale.

Dans un premier temps, bien plus que par la suite, ces différences nouvelles, ou
renouvelées, ont surtout été perçues sous l’angle de la reproduction. Les identités
culturelles qui demandaient à être reconnues dans l’espace public ont alors été
décrites sinon comme naturelles, du moins comme purement héritées, « primaires »
ou « primordiales », ancrées dans un passé lointain, voire immémorial. Cette vision
qui pouvait conjuguer naturalisation de la culture et approche en termes de
reproduction correspondait assez largement au discours des acteurs et, le cas
échéant, de leurs intellectuels organiques, même si l’anthropologie ou l’histoire y
résistait pour parler, par exemple avec Eric Hobsbawm, d’ « invention des
traditions »4. En essentialisant divers groupes humains, elle avait pour conséquence
d’interdire de voir dans leur culture autre chose qu’un legs du passé, plus ou moins
capable de résister aux forces économiques ou politiques qui l’assaillent et
l’affaiblissent, par exemple l’argent, qui dissout les identités traditionnelles, ou le
jacobinisme qui plie les pouvoirs politiques locaux et les sociétés périphériques aux
règles du pouvoir central. Cette vision était renforcée chaque fois que l’immigration
semblait apporter au sein d’une société des particularismes culturels venus de loin,
dans l’espace, mais aussi dans le temps. De tels particularismes étaient, et sont
encore souvent soupçonnés ou accusés, d’être irréductibles, radicalement
incapables de s’intégrer à la culture de la société d’accueil et de sa nation. Le
racisme culturel, ou différentialiste, dit encore « new racism », que Martin Barker5 fut
parmi les premiers à décrire est une des modalités populaires de cette perception
des identités apparemment apportées par les diverses vagues de l’immigration ; il
postule des groupes visés qu’ils sont culturellement distincts, porteurs de différences
qui seraient enracinées quasi naturellement dans leur personnalité, au point de
constituer une menace pour les valeurs ou la culture de la Nation ou de la société
dans son ensemble.

Une autre conception, éventuellement compatible avec celle quoi précède, mais pas
nécessairement, a reposé très tôt sur une thématique du « retour », une idée qui
s’applique à toutes sortes de phénomènes, et qui l’a été en l’occurrence à l’ethnicité
et à la religion –Anthony Smith a par exemple insisté sur « The Ethnical Revival in
the Modern World » (Cambridge University Press, Cambridge, 1981) , d’autres ont
parlé de retour ou (Gilles Kepel) de « Revanche de Dieu » (dans son livre paru sous
ce titre, Paris, Seuil, 1990). Evoquer un « retour », c’est évoquer la possibilité de voir

4
Eric Hobsbawm,
5
Martin Barker,

3
un phénomène ancien retrouver force et vitalité alors qu’il semblait disparu, ou voué
à disparaître, et cette vision a toujours présenté la faiblesse, ou le risque de se
rapprocher de conception de la modernité où le progrès, dans le droit fil des
Lumières, s’oppose à la tradition qu’il est destiné à faire régresser. La thématique du
« retour » trouve aisément sa place dans les images d’un combat entre les valeurs
universelles du droit et de la raison, et les valeurs particulières de groupes que
caractériseraient leurs archaïsmes et des formes de solidarité et d’existence de fait
pré-modernes. Il y a là comme un avatar de la pensée des Lumières, avec ceci de
particulier qu’il y aurait comme une régression, puisque l’idée d’une évolution dans
laquelle les forces de la modernité avancent tandis que les traditions et les
archaïsmes ne feraient que décliner semble mise à mal par l’action de forces
traditionnelles trouvant un nouveau souffle. Le thème du « retour », dans ses
diverses variantes, semble venir signifier sinon l’échec des Lumières, du moins une
mauvaise passe pour leur projet. A la limite, il vient signifier que dans le conflit entre
particularismes religieux, ou autres, et valeurs universelles de la modernité, ce sont
la tradition, les identités, les différences qui l’emporteraient. Un tel renversement peut
désoler les héritiers des Lumières, il peut aussi réjouir les penseurs relativistes, et
être valorisé, par exemple, dans la philosophie dite parfois « postmoderne », dans la
dénonciation des dégâts du progrès et de la raison instrumentale, dans l’idée que
« small is beautiful » et plus largement, dans l’appui sans nuances aux identités
particulières, contre les valeurs universelles elles-mêmes décrites alors comme
l’expression d’une domination (des blancs, des hommes, des occidentaux).

Mais qu’il s’agisse de réduire les différences culturelles à l’idée d’une reproduction ou
de les penser en termes strictement relativistes comme le contraire de la modernité
n’a cessé d’être contesté, notamment dans les sciences sociales.

1. Quatre acquis des sciences sociales

Tout au long des années 80 et 90, en effet, les sciences sociales, aidées en cela par
le déclin, en leur sein, des modes d’approche structuralistes, ont mis à mal la notion
de reproduction des différences en y opposant, directement ou indirectement, et
sous diverses modalités, celle d’invention, ou de construction. Elles ont plutôt insister
alors sur le fait que les identités culturelles relèvent de logiques de production,
incluant éventuellement, selon le mot de Lévi-Strauss, du « bricolage », c’est-à-dire
un mélange d’éléments nouveaux et d’autres plus anciens façonnant du neuf avec
du vieux, c’est-à-dire avec des matériaux empruntés au passé, grâce à l’imagination
et au génie créatif des amateurs qui « bricolent ». Les formes perverties des
identités, par exemple sous des aspects racistes ou intégristes, relèvent aussi de
logiques de production. Ainsi, dans le monde anglo-saxon par exemple, plus qu’en
France où l’on n’aime pas utiliser le terme de « race »6, on a couramment recours à
l’idée que les races sont des constructions humaines, et non pas naturelles, et on les
définit alors fréquemment comme non pas comme correspondant à une quelconque
essence, mais comme des productions sociales, ce qui rendrait le mot même de race
acceptable.

6
Ce qui apparaît clairement dans les actes du colloque “Faut-il supprimer le mot « race » de la Constitution ?»…

4
Plus précisément, d’immenses progrès intellectuels ont permis depuis les années 60
d’avancer dans la compréhension des différences culturelles, et ont de surcroît
contribué à faire avancer la réflexion politique et institutionnelle. Quatre points
méritent ici qu’on s’y arrête.

a. identités collectives et individualisme

Un premier point concerne le rapport, apparemment paradoxal, entre la poussée des


identités collectives, et celle de l’individualisme moderne. Spontanément, on pourrait
concevoir ces deux phénomènes comme opposés, le premier renvoyant à l’image de
sociétés s’organisant à partir de groupes constitués sous la forme de communautés
ou de minorités visibles et actives dans l’espace public, le second proposant au
contraire l’image d’un individualisme généralisé ne laissant guère de place à l’action
collective, et même la dissolvant. Mais cette conception est fausse, pour une raison
très simple : l’individualisme moderne nourrit les identités collectives, il ne fait pas
que les détruire. Dans le passé, lorsque les identités se reproduisaient, les
personnes singulières n’avaient guère de choix : le groupe, au nom de la tradition,
soumettait chacun à sa loi, et l’individu n’était jamais qu’un atome d’un corps social
se perpétuant tel quel. Mais de plus en plus aujourd’hui, les personnes singulières
veulent pouvoir choisir leur identité, y compris collective, elles s‘engagent (et dès lors
aussi peuvent vouloir se dégager) en tant qu’individus, pour partager du fait de leur
décision individuelle les valeurs du groupe auquel elles considèrent appartenir. Un
exemple simple peut illustrer cette remarque : hier, un jeune musulman était
musulman parce que ses parents, ses grands-parents, etc., l’étaient ; aujourd’hui, et
tout particulièrement dans les démocraties occidentales, il expliquera au chercheur
qui l’interviewe que sa religion est un choix, le fruit d’une décision prise
individuellement. La sociologie fonctionnaliste parlerait ici d’achievement, en
opposition à une logique d’ascription. De façon générale, pour comprendre les
grands phénomènes identitaires contemporains, il faut faire intervenir
l’individualisme, dans ses aspects instrumentaux, stratégiques, calculés, mais aussi
et surtout dans ses dimensions de subjectivité personnelle. Les identités collectives,
désormais, se développent et se transforment à partir de sujets singuliers qui font le
choix de les rejoindre, elles ont à voir avec la recherche de soi, pour parler comme
Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar7. Ce qui met fin aux raisonnements
évolutionnistes évoqués plus haut : la modernité actuelle, en effet, (et nous
n’entrerons pas ici sur la meilleur façon de la qualifier : postmodernité ? modernité
tardive ?, etc.) n’est pas le pur triomphe de l’individualisme, de la raison et du droit,
sur les identités collectives et ce qu’elles peuvent charrier de passions et de
traditions réinventées. Elle n’est pas davantage, à l’inverse, le seul retour des
traditions ou des tribus. Elle est bien davantage la tension des deux registres, entre
les exigences de l’individu, de la raison et du droit, et celles des groupes, des
passions, des convictions, des traditions. C’est ainsi que le concept de Sujet peut
permettre faire le lien entre les deux phénomènes que sont l’individualisme, et les
identités collectives, et qui ne sont qu’apparemment opposés.

Ce concept, qui informe de plus en plus le travail des sciences sociales, peut être
placée au cœur de l’analyse dans la mesure où il permet de penser l’invention et

7
Alain Touraine, Farhad Khosrokhavar,

5
l’inventivité, la créativité, l’engagement personnel : les identités, le travail de la
mémoire, l’identification à une culture ne se comprennent plus, aujourd’hui, sans le
travail qu’effectuent sur eux-mêmes les individus, les choix auxquels ils procèdent, la
capacité de chacun d’être sujet de son expérience, et, aussi, d’accepter pour autrui
la possibilité d’être sujet. Cette capacité peut s’exercer de plusieurs façons – elle
peut d’ailleurs aussi être entravée, ou interdite, par exemple du fait de la
discrimination raciale ou de l’exclusion sociale. Elle peut aussi bien déboucher sur
l’identification à une différence culturelle, et dès lors contribuer à la production des
identités collectives, qu’être au cœur au cœur d’une expérience de métissage où
l’acteur choisit d’être hybride, de faire vivre une culture syncrétique; elle peut aussi
conduire l’acteur à se dégager de toute appartenance à une identité particulière,
qu’elle soit « pure » ou métisse, pour s’affirmer comme sujet singulier, sans ancrage.

b. Le culturel et le social

Un deuxième point concerne la dissociation du culturel et du social. Jusqu’où les


différences culturelles entretiennent-elles, ou non, un lien avec les inégalités
sociales ? La question serait peut-être restée purement théorique ou académiques8
si la mise en oeuvre de politiques multiculturalistes n’y avait pas apporté une
réponse – ou plutôt, deux. L’analyse peut-elle toujours distinguer les affirmations ou
les demandes d’ordre culturel – l’appel, par exemple, pour qu’une identité soit
reconnue dans l’espace public – des inquiétudes ou des attentes d’ordre social –
l’expression, par exemple, d’une souffrance liée à une profonde injustice sociale
portée par les mêmes personnes ? Amalgamer les deux registres, c’est confondre
des dimensions que chacun, dans son expérience, sait fort bien être distinctes ; mais
les séparer complètement, c’est considérer qu’elles n’entretiennent aucune relation
directe. Or la recherche empirique peut en faire apparaître. Par exemple, en France,
le Front national, dont la montée en puissance date du début des années 80, met en
avant l’identité culturelle de la nation française, et celle-ci est portée, entre autres,
par des personnes en chute sociale, ou qui ont peur de l’être, ou qui veulent marquer
leur distance avec ceux qui sont pauvres. De même, dans ce pays, l’essor de l’islam
s’est effectué dans des conditions sociales où dominent l’exclusion et le racisme
auxquels sont confrontées les populations issues de l’immigration maghrébine – ce
qui a façonné le phénomène, sans pour autant, néanmoins, qu’on puisse expliquer la
foi ou les convictions religieuses par le social – c’est un autre problème. Dans
certains cas, les revendications de reconnaissance, les demandes de droits culturels
peuvent être séparées de toute revendication sociale. Par exemple, quand des
associations arméniennes demandent aux autorités françaises de reconnaître le
génocide arménien de 1915, elles ne parlent en aucune façon de difficultés ou
d’injustice sociales. Mais souvent, ce sont les mêmes personnes qui souffrent d’un
déficit de reconnaissance culturelle, et d’inégalités sociales, qui sont à la fois niées
dans leur être culturel, et infériorisées ou exclues dans leur être social.

Et si des responsables politiques décident de prendre ces deux problèmes à bras le


corps, ils sont confrontés à une question décisive : doivent-ils mettre en œuvre une
politique unique, ou deux politiques distinctes ? Dans les années 70 ou 80, quelques

8
Cf. par exemple l’important ouvrage de Nancy Fraser, Axel Honneth, Redistribution or Recognition ? A
Political Philosophical Exchange, Londres, Verso, 1998.

6
pays, à commencer par le Canada et l’Australie, ont opté pour ce que j’appelle un
multiculturalisme « intégré »9, qui consiste à simultanément accorder des droits
culturels à des minorités, et aider leurs membres dans divers domaines de la vie
sociale, emploi, logement, accès à la santé, etc. Par contre, aux Etats-Unis, le
multiculturalisme est « éclaté » : les demandes de reconnaissance culturelle sont
une chose, les demandes sociales une autre. C’est ainsi que les mesures dites
d’ « affirmative action » ne comportent aucune dimension de reconnaissance
culturelle. Elles ne disent pas aux Noirs, par exemple, qu’ils sont reconnus comme
« African-Americans », pour leur musique, leur littérature, leur histoire, etc., mais
elles leurs proposent des modalités d’accès privilégié, par exemple, à l’université. Ce
sont des politiques sociales au profit d’individus appartenant à des minorités qui, par
ailleurs, sont susceptibles de se mobiliser pour obtenir des droits culturels. Et par
ailleurs, bien des universités américaines ont un département d’African-American
Studies, ce qui relève d’une politique de reconnaissance culturelle.

c. Trois registres

Un troisième acquis important des années passées, qui s’inscrit directement dans
une perspective tracée par Immanuel Kant, tient au fait que nous avons appris à
mieux distinguer les registres, à ne pas confondre trois plans. C’est une chose que
d’analyser la poussée des différences culturelles, les conditions de leur essor, les
tensions qu’elles connaissent en leur sein, les demandes et les défis qu’elles
formulent, les conflits qu’elles suscitent, les formes qu’elles peuvent revêtir, ouvertes,
ou fermées par exemple (communautarisme, intégrisme, racisme…). C’en est une
autre que de formuler à leur propos des jugements de valeur, de parler de juste ou
d’injuste pour elles, de bon ou de mauvais, et donc de dire ce que l’on souhaite, ou
que l’on rejette comme politique à leur égard. Et c’en est enfin une troisième que de
proposer, à partir d’une définition du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste, du
bien et du mal, une politique adaptée.

Dans le premier cas, les sciences sociales, à commencer par la sociologie, doivent
être mobilisées ; dans le second, c’est plutôt la philosophie politique ; et dans le
troisième, ce sont les sciences politiques et juridiques. Ces trois familles d’approche
ne doivent pas être confondues : proposer une analyse, définir des orientations pour
l’action, et mettre en œuvre une politique, par exemple multiculturaliste, relèvent de
démarches et de compétences distinctes, ce qui ne doit pas empêcher, bien au
contraire, de rechercher la cohérence des trois registres.
d. L’ère des victimes

Enfin, un quatrième acquis, qui est aussi source de débats, de controverses et de


prises de positions parfois très polémiques, tient au fait que la plupart des identités
demandant à être reconnues comportent des dimensions que l’on peut appeler
« victimaires ». Pour émerger dans l’espace public, pour y obtenir une certaine
légitimité, les acteurs mettent alors en avant les destructions dont leur groupe, dans
un passé plus ou moins lointain, aurait été victime, les torts historiques de l’Etat et de
la Nation qui les abrite, et qui les aurait oubliés, niés, ou minimisés, les blessures qui
continuent de marquer leur existence. Les identités, de ce point de vue, présentent

9
Dans mon livre La Différence….

7
une face « négative », où est soulignée une destruction, une négation, une mise en
cause de leur intégrité physique ou morale et, tout au moins, une disqualification,
voire une stigmatisation – ce qui n’interdit nullement qu’existe aussi une face
« positive », créatrice, un apport à la culture ou à la vie de la Cité. Là encore, la
France est un cas extrême, où les résistances de la culture politique républicaine à
entendre les demandes provenant de groupes minoritaires sont d’autant plus
facilement levées qu’il est possible de mettre en avant une dimension « victimaire »
qui émeut l’opinion publique et interpelle les responsables politiques.

2. Changements

Tout au long des années 70, 80 et 90, les débats ont fait rage, d’abord au cœur de la
philosophie politique, et dans la sphère proprement politique, plus tardivement dans
les sciences proprement sociales. C’est ainsi que d’importantes discussions ont
opposé, dans le monde anglo-saxon, les « liberals » aux « communitarians », et, en
France, pour reprendre la terminologie de Régis Debray, formulée au milieu des
années 80, les « républicains » et les« démocrates » – dans les deux cas, il
s’agissait d’opter pour ou contre des politiques de reconnaissance de certaines
identités collectives dans l’espace public d’une société nationale. Ces débats n’ont
pas été tranchés, mais ils sont épuisés, aucun argument nouveau n’a vraiment été
proposé depuis de nombreuses années. Le multiculturalisme, comme traitement
institutionnel aboutissant à accorder des droits culturels à certains groupes a de
même été débattu, et même combattu là où il était mis en place, mais là encore, si
ce type de politique continue à être l’objet de controverses et de débats, la
formulation des arguments, elle, n’a guère progressé. On notera que dans les pays à
multiculturalisme « intégré » (à commencer par le Canada), les passions à son sujet
sont retombées, en même temps qu’il perdait de l’importance comme politique, mais
sans nécessairement disparaître ; qu’aux Etats-Unis, il est affaibli ; et que par contre,
en France, on peut parler d’un timide et modeste progrès du multiculturalisme
« éclaté », avec une ouverture récente, qu’il ne faut pas exagérer, aussi bien pour
des politiques de reconnaissance culturelle, que pour la « discrimination positive » -
c’est ainsi que l’on a traduit l’expression américaine de « affirmative action ».

Pourtant, d’importants changements doivent être examinés.

Les plus décisifs tiennent au cadre à l’intérieur duquel sont pensées les différences
culturelles. Classiquement, la réflexion et les débats sur la différence et son
traitement politique ont fonctionné dans le cadre des Etats et des nations. C’est ainsi
que nous venons d’en évoquer plusieurs à titre d’illustration de nos analyses, la
France, la Turquie, le Canada, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, etc. Le cadre de
référence, aussi bien pour la réflexion philosophique que dans la recherche
sociologique des années 70 à 90 a été pour l’essentiel celui où des différences ou
bien existent dans le cadre de l’Etat-nation (par exemple, en France : identité
bretonne, corse…), ou bien s’y inventent avant tout (en matière de mœurs par
exemple) ou bien y sont arrivées pour s’y installer, le plus souvent volontairement
(immigrés), mais parfois pour former une minorité « involontaire », selon l’expression

8
de John Ogbu à propos des Noirs américains descendants des victimes de la traite
négrière et de l’esclavage10.

Mais ce cadre n’est pas nécessairement le mieux adapté. Les différences culturelles,
aujourd’hui, sont vite transnationales, et établies, sous des modalités diverses, dans
de nombreux pays. Des diasporas anciennes se perpétuent, d’autres se créent, telle
la « Black Atlantic » dont parlait déjà Paul Gilroy dans les années 90 à propos des
Noirs Antillais et de leur culture repérable au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans
les Caraïbes11. Des réseaux transfrontaliers complexes fonctionnent, conjuguant des
formes de vie culturelle et des pratiques économiques, dessinant parfois ce qu’Alain
Tarrius a appelé une mondialisation « par le bas »12, celle dans laquelle circulent
d’innombrables « fourmis », en l’occurrence issues de l’immigration maghrébine et se
déplaçant tout autour du bassin méditerranéen, et bien au-delà, en développant des
formes d’échange marchand et en échappant en même temps à la ghettoïsation des
quartiers d’habitat populaire qui est bien souvent le lot de cette population. Il existe
une grande variété de migrations, des norias, les phénomènes de transit, la
formation de régions frontières qui échappent à une analyse qui se contenterait
d’examiner les faits dans le seul cadre d’un Etat-nation. Comment, par exemple,
penser autrement que « globalement », l’expérience des descendants d’immigrés
japonais au Brésil, dont certains « retournent » au Japon, découvrant alors qu’ils ne
souhaitent pas nécessairement y rester, et s’efforçant d’ensuite migrer aux Etats-
Unis, au Canada ou en Australie ? Pour ces « nikkei », vivre au Japon n’interdit pas
de maintenir un vif lien avec le Brésil, son football, sa cuisine, et peut abouti à être
exposés à un racisme singulier, qui leur reproche non pas une apparence physique,
parfaitement japonaise, mais une différence purement culturelle, et analyser leur
expérience implique des recherches au Japon, au Brésil, aux Etats-Unis, etc.13 De
même, la présence de Mexicains aux Etats-Unis ne se réduit pas à un simple
problème de « Mexican-Americans » s’intégrant progressivement dans le « melting
pot » (ou plutôt le « non melting pot ») américain. Les travaux d’Yvon Le Bot ou
d’Olga Odgers14 montrent bien la complexité du problème : entre Etats-Unis et
Mexique, il s’est constitué des deux côtés de la frontière un espace en soi, et, par
ailleurs, de très nombreux migrants circulent d’un pays à l’autre, selon diverses
modalités, construisant une assez grande variété d’espaces-temps, ce qui implique
d’envisager l’ensemble des deux cadres nationaux (et même au-delà, pour tenir
compte des migrants originaires d’autres pays d’Amérique centrale). A partir de là,
de nouvelles questions doivent être formulées : ce type de migration débouche-il sur
une « déterritorialisation », sur la formation d’identités nouvelles, transnationales, ou
postnationales, n’invente-il pas plutôt de nouvelles territorialités, par exemple des
régions frontalières ? Ne faut-il pas maintenir l’idée plus classique de phénomènes
migratoires dans lesquels les migrants maintiennent des liens, plus ou moins
durables, avec un village, une région, une société d’origine, ne serait-ce, en
l’occurrence, que par le jeu des « remesas », ces sommes considérables qu’ils
envoient au pays, témoignant de conceptions territorialisées et somme toute

10
John Ogbu,
11
Paul Gilroy, Black Atlantic,
12
Alain Tarrius, La mondialisation par le bas, Paris, Balland, 2003. Voir aussi Alejandro Portes, qui a lancé
l’expression de
13
Mélanie Perroud,

9
traditionnelle de leur identité, d’ancrages, et pas seulement d’une inscription dans
des communautés « imaginaires » ?

La France se vit généralement comme un « creuset », et considère que les immigrés


qui y parviennent rêvent d’y vivre. Mais l’affaire qu’a constituée, jusqu’à sa fermeture
par le ministre de l’Intérieur, le centre de la Croix Rouge de Sangatte, à proximité de
l’entrée du tunnel sous la Manche, si bien étudié par Smaïn Laacher15, a révélé que
de nombreux migrants n’avaient qu’une idée, quitter le territoire français pour le
Royaume-Uni, et éventuellement ensuite d’autres cieux, la Scandinavie, les Etats-
unis. Le modèle français, dit souvent « d’intégration républicaine », de surcroît
repose sur une conception de l’emploi et du travail qui ne correspond que très
partiellement aux réalités, il est incapable de donner toute leur place aux
phénomènes du travail illégal, clandestin, souterrain, qu’il ne peut qu’ignorer, ou
criminaliser.

La mondialisation n’affaiblit pas nécessairement les Etats-Nations. Mais elle brouille


les frontières entre les problèmes du dedans, et ceux du dehors, entre la sécurité
intérieure, et la diplomatie ou la guerre, comme on le voit avec le terrorisme
« global », qui, avec les attentats de Madrid (mars 2004) a si lourdement pesé sur les
élections législatives espagnoles de l’époque. Les différences culturelles ne font pas
que s’inscrire dans des espaces et des temporalités qui ne coïncident que très
partiellement avec l’espace-temps des Etats-nations, elles suscitent des politiques et
des formes de traitement juridiques qui elles aussi ne se cantonnent pas à ce seul
cadre, et qui, souvent jouent à plusieurs niveaux, du plus mondial, supranational, au
plus local. Et ceci vaut non seulement pour la face de lumière des identités, leur
apport culturel par exemple, mais aussi pour leur face la plus sombre, la violence
extrême (nous venons de le voir à propos du terrorisme global), le racisme,
l’antisémitisme. Comment lutter, par exemple en France, contre ce fléau, sans
prendre en compte l’impact du conflit israélo-palestinien sur la société française,
notamment du fait de la présence de populations juives, arabes, musulmanes qui
peuvent elles-mêmes se sentir plus ou moins directement concernées, voire
impliquées , et sans tenir compte, très généralement, les politiques américaine ou
israélienne dans toutes sortes de dimensions, y compris lorsqu’il s’agit pour les
gouvernements concernés de formuler un jugement sur la façon dont la France gère
ces questions?

Il ne suffit pas d’ajouter au cadre de l’Etat-nation la prise en compte de la


mondialisation et ses espaces sans frontières, deux autres dimensions doivent être
envisagées. La première est celle des grandes régions qui naissent du regroupement
d’Etats-nations, à commencer par le phénomène majeur que constitue la
construction européenne. Celle-ci a pour conséquence, entre autres défis, d’imposer
une réflexion sur les catégories à travers lesquelles est pensée la question des
différences, et qui sont loin d’être unifiées d’une société nationale à une autre. Par
exemple, entre la France, pays qui considère que la Nation se définit par le droit du
sol, et l’Allemagne, où a longtemps primé le droit du sang, il existe une distance, que
d’ailleurs l’Allemagne a nettement réduite ces dernières années. De même, la culture
politique britannique juge racistes des discours ou des pratiques de non-

15
Smaïn Laacher,

10
reconnaissance des minorités ethniques ou culturelles, là où en France, on parle de
racisme dès lors, précisément, que de tels discours et pratiques apparaissent. Une
deuxième dimension à prendre en considération pour penser les différences
culturelles est celle de leur éventuelle inscription dans des espaces très limités, dans
du « local » réduit le cas échéant à un quartier ou à une ville, sans référence au
cadre national, ce qui n‘interdit pas pour autant à ceux qui en relèvent de fonctionner
à une échelle transfrontalière. C’est ainsi que dans les banlieues françaises, des
familles entières ne connaissent pratiquement pas Paris ou Lyon, ne circulent guère
en France, mais prennent périodiquement l’avion pour se rendre dans leur lointain
pays d’origine.

Les débats des années 70 à 90 ont été dominés par une image implicite des
différences culturelles, ramenées toutes à une forme unique, chacune constituant
alors, dans cette perspective, un ensemble relativement bien délimité, doté d’une
certaine stabilité, et plus ou moins susceptible d’apprendre à coexister de façon
harmonieuse avec d’autres –la question étant, comme a écrit Alain Touraine dans un
livre important, de « vivre ensemble avec nos différences » ?

Mais nous ne pouvons plus, aujourd’hui, nous contenter d’une vision unifiée, nous
devons au contraire apprendre à distinguer des différences parmi les différences, et
même nous efforcer d’en construire l’ébauche d’une typologie. C’est ainsi qu’en
résumant et simplifiant, nous pouvons distinguer cinq cas principaux.

3. Culture et politique : cinq configurations, plus une

Nous pouvons dessiner un axe qui va des identités les plus structurées, jusqu’à
l’absence individualiste d’identité, en nous arrêtant sur six points importants, et en
indiquant, dans chaque cas, ce que les acteurs peuvent attendre ou souhaiter
comme traitement politique.

a. La logique de la reproduction

A une extrémité de cet axe, un premier point est celui où l’identité culturelle se
présente comme relevant d’une logique de reproduction. Nous avons vu plus haut
qu’il convient de se méfier du discours des acteurs se prévalant d’une telle logique.
En effet, les identités qui semblent les plus ancrées dans un long passé où elles ne
feraient que se reproduire et résister à ce qui les mine apparaissent le plus souvent,
à l’examen, porteuses en fait de nouveauté. Ainsi, l’identité bretonne, comme le
montre Ronan Le Coadic dans son livre qui porte ce titre16, est une invention, récente
s’il s’agit, par exemple, de la musique, ou de l’architecture, largement empruntée il y
a trois siècles à l’Ile de France. Elle n’en est pas moins souvent présentée comme
particulièrement ancienne et traditionnelle. Mais le caractère artificiel des dimensions
de reproduction, éventuellement massives, par lesquelles certaines identités se
présentent n’est pas le plus décisif, puisqu’il n’empêche pas les acteurs de s’y
référer. L’essentiel dès lors est que dans les groupes ou minorités relevant de ce cas
de figure, on observe fréquemment un mode de fonctionnement dans lequel le sujet
personnel n’a guère sa place, tant prime la loi du groupe, et de ceux qui y incarnent

16
Ronan Le Coadic,

11
l’autorité. L’identité, ici, relève d’une analyse « holiste », pour parler comme Louis
Dumont17, elle appelle qu’on adopte le point de vue de la totalité, et non celui des
individus. Elle risque constamment soit de vouloir s’isoler, pour mieux se perpétuer,
soit, si elle est territorialisée, de vouloir rompre ou s’autonomiser, et en tout cas de
ne jamais accepter facilement les valeurs de la société plus large dans laquelle elle
fonctionne.

Les acteurs qui se revendiquent d’une logique de reproduction veulent que leur
identité soit préservée, protégée, sans contamination externe, et éventuellement,
qu’elle puisse prospérer et s’étendre. Ils attendent de la politique soit qu’elle leur
accorde de l’autonomie, voire de l’indépendance pour pouvoir faire régner leurs
propres règles, soit qu’elle leur accorde des droits culturels spécifiques, ou du moins
des tolérances, pour que le groupe puisse maintenir un contrôle étroit sur ses
membres, maintenir le plus haut possible un mur dressé entre le dedans et le
dehors, éviter la dissolution, à commencer, bien souvent, par les mariages mixtes.
Dans ce cas, les valeurs universelles du droit et de la raison risquent d’être
bafouées, à commencer par celles qui prônent l’égalité de l’homme et de la femme,
et la liberté des sujets personnels est subordonnée aux décisions du groupe et de
ses leaders. Le multiculturalisme est ici totalement inadapté, puisqu’il propose
d’articuler les valeurs universelles et les particularismes, alors que les acteurs les
opposent et choisissent les seconds contre les premiers.

b. Vers un multiculturalisme tempéré ?

Un deuxième point de l’axe de la diversité correspond à des identités collectives


relativement délimitées et stabilisées, vivantes et dynamiques, animées par des
acteurs acceptant de reconnaître qu’ils sont mus par des logiques de production ou
d’invention, et se présentant comme capables de s’accommoder de l’appartenance à
une société plus large, de s’insérer sans problème dans un espace démocratique. Le
plus important est qu’ici, le sujet personnel et le groupe se complètent, et ne se
détruisent pas mutuellement. Les variantes de ce cas de figure sont innombrables,
tant sont nombreuses les possibilités de combinaison ou d’articulation, plus ou moins
tendues, entre l’universel et le particulier, entre les valeurs générales, individualistes,
de la société concernée, et celles, collectives, des minorités.

Face à de telles identités collectives, et à leurs demandes, le traitement politique


diffère complètement de celui qui peut être envisagé dans le cas précédent : tout
change. Car là, un débat politique et philosophique est possible, pour envisager un
type ou un autre de politique. Les deux réponses les plus réalistes, et qui méritent
discussion, sont alors la tolérance d’une part, et, d’autre part, et la reconnaissance.
La première autorise les acteurs à vivre leur différence, y compris dans l’espace
public, mais à condition qu’ils ne causent aucun trouble ou désordre. La seconde
propose des droits culturels.

Chacune de ces deux réponses présente ses avantages et ses inconvénients. Une
politique de tolérance fragilise dans leur existence les groupes qu’elle concerne,
puisque le pouvoir peut la limiter sans avoir à s’en justifier autrement que par des

17
Louis Dumont,

12
formules vagues relatives à l’ordre public ou à la sécurité nationale. Ceux qui sont
« tolérés » risquent de n’être que des citoyens de seconde zone, ou des non-
citoyens amenés, en période de crise ou de grande tension, à vivre dans la hantise
de la persécution. De plus, la « tolérance » disqualifie la culture des minorités
concernées, ne serait-ce qu’en lui interdisant une trop grande visibilité dans l’espace
public. A l’opposé, une politique de reconnaissance peut devenir un facteur
d’encouragement pour des processus de fermeture identitaire. Les droits culturels
acquis, en effet, peuvent faciliter des dérives ramenant vers des logiques de
reproduction et exposant les membres des groupes concernés, et la société toute
entière, aux dégâts du communautarisme.

Ainsi, deux écueils menacent le traitement politique des logiques de production


collective de l’identité. Le premier est la disqualification que peut susciter la
tolérance lorsque le contexte devient défavorable aux groupes concernés; le second
est la perversion qui voit des droits culturels, au départ compatibles avec les valeurs
universelles, déboucher sur un communautarisme qui en est la négation.

c. Le nomadisme

Un troisième point sur notre axe correspond à la figure du nomade ou, si l’on préfère
de l’étranger, au sens de Georg Simmel expliquant comment l’étranger est non pas
totalement extérieur et lointain par rapport à la société, mais en même temps, à la
fois, présent et distant, proche et lointain18. Le nomade peut s’inscrire dans une
identité collective forte, stable, relever d’un peuple, d’une ethnie (encore que le
terme, on l’a vu, mérite discussion) ou d’une nation, c’est le cas, par exemple, des
Tsiganes, lorsqu’ils ne sont pas sédentarisés, ce qui devient la règle en Europe
occidentale. Il peut aussi s’inscrire dans des logiques beaucoup moins nettement
dessinées et structurées.

Le nomadisme laisse une certaine latitude à la subjectivité de ses membres, et


surtout, il ne s’accommode pas du cadre de l’Etat-nation et de ses frontières, il est
même un défi parfois lourd pour qui veut agir politiquement en le traitant dans le strict
cadre de l’Etat-nation. Le nomade, dit John Urry19, est le « déterritorialisé par
excellence », il serait « caractéristique d’une société dé-déterritorialisée, faite de
lignes de fuite et non de points ou de nœuds ». A suivre certains auteurs, nous
serions entrés dans une ère de nomadisme, où le nomade, de figure marginale qu’il
était dans le passé, serait devenu au contraire la figure paradigmatique de l’individu
contemporain. Cette idée se retrouve aussi bien chez Alberto Melucci, qui parlait de
« nomades du temps présent »20, que chez Zigmunt Bauman, qui parle de
« nomades post-modernes »21, sans parler de Deleuze et Guattari, sur lesquels John
Urry s’appuie pour traiter du nomadisme actuel. Hier, le nomade interpellait et
inquiétait le sédentaire, qui était la figure dominante, aujourd’hui, il deviendrait le
modèle sociologiquement central, pertinent pour penser le social, du moins pour
certains penseurs. Mais d’importants sociologues, Roger Waldinger par exemple,
18
Georg Simmel,
19
Op .cit., p.41
20
Alberto Melucci, Nomads of the Present : Social Movements and Individuals Needs in Contemporary Society,
Philadelphia, Temple University Press, 1989.
21
Zigmunt Bauman, Postmodern Ethics, Londres, Routledge, 1993.

13
apportent une critique qui amène à relativiser l’image d’un monde peuplé de migrants
transnationaux qui formeraient des sociétés civiles transnationales d’un type inédit –
une idée lancée avec fracas par un collectif d’anthropologues en 199222, et
représentée, notamment, par Alejandro Portes23. Il y a bien pour les migrants, note
Waldinger, des relations entre le point de départ et celui d’arrivée, qui interdisent de
continuer à ramener l’immigration au seul schéma classique de l’intégration, voire de
la dissolution dans la société d’accueil. Mais cela n’interdit pas les mécanismes des
Etats-nations de continuer à fonctionner, ce qui impose de penser les
« communautés imaginaires » que forment les migrants même circulants en tenant
compte des Etats-nations entre lesquels ils se déplacent24.
Le nomadisme, les norias posent dans certains cas des problèmes assez proches du
cas précédent : comment assurer un traitement politique qui respecte les
particularismes des acteurs tout en obtenant d’eux qu’ils respectent les valeurs
universelles ? Mais ici, tout se complique du fait qu’il s’agit de phénomène
transnationaux ou transfrontaliers, éventuellement instables de surcroît, qui peuvent
être à cheval sur plusieurs cultures ou appartenances nationales, ce qui ne peut pas
faciliter la prise de décision politique les concernant, car celle-ci s’inscrit
généralement ou pour l’essentiel dans le cadre d’un Etat. Le multiculturalisme
devient inadapté ici dès lors qu’il tend à stabiliser les groupes visés, en leur offrant
une reconnaissance et des droits qui s’inscrivent dans des institutions elles-mêmes
généralement nationales, alors que ces groupes, même stables, ont besoin de
pouvoir circuler et de ne pas être figés. Que signifieraient des droits culturels dont il
ne serait fait usage qu’épisodiquement, sans enracinement au sein de la société qui
les accorde ?

d. Les diasporas

Les logiques diasporiques, même si elles peuvent se mêler à des logiques relevant
du nomadisme, en sont analytiquement distinctes. Une diaspora, en effet, se
caractérise par les installations durables d’au moins une partie de ses membres dans
les sociétés qui l’accueillent. Une diaspora peut être faite de populations relativement
stabilisées dans le cadre de plusieurs Etats-Nations, quitte à ce que leurs membres
fonctionnent en réseau, mais sans se caractériser nécessairement par la mobilité
permanente, comme c’est le cas pour le nomadisme.

La diaspora juive a longtemps été l’archétype et, à bien des égards, la figure unique
du phénomène, mais aujourd’hui, celui-ci s’est considérablement diversifié, comme
en témoignent les travaux de Robin Cohen25, ou même, simplement, l’existence
d’une revue qui s’y consacre, Diasporas.

22
Nina Glick-Schiller, Linda Basch, Cristina Szanton-Blanc, Towards a Transnational Perspective on
Migration: race, Class, Ethnicity and Nationalism reconsidered, New York: New York Academy of Sciences,
1992.
23
Cf. par exemple Alejandro Portes, “Conclusion: Towards a New World – the Origins and Effects of
Transnational Activities”, Ethnic and Racial Studies, 22 (2), 1999, pp.463-477.
24
Roger Waldinger and David Fitzgerald, « Transnationalism in Question », American Journal of Sociology,
vol. 109, number 5 (March 2004), p.1177-1195.
25
Robin Cohen, Cf. également, en langue française, Chantal Be… et Dominique Schnapper,

14
Tout ce qui touche aux diasporas ou phénomènes apparentés, au sein d’une société
nationale, est susceptible de mettre en cause en même temps la politique intérieure
et la politique internationale, et de peser aussi, plus ou moins directement, sur la vie
intérieure d’autres sociétés nationales. Par exemple, quand la France donne
satisfaction à ses communautés arméniennes en reconnaissant officiellement le
génocide de 1915, elle se crée des difficultés diplomatiques avec la Turquie. Mais
aussi, elle renforce le nationalisme en Turquie, et y pose des problèmes pour la
population d’origine arménienne qui vit encore dans ce pays. Ou bien encore : la
première affaire du foulard en France, en 1989, a été réglée, on l’oublie aujourd’hui,
non pas du fait du comportement des autorités politiques françaises, mais parce que
le roi du Maroc, Hassan II, a alors demandé aux jeunes filles impliquées, de famille
marocaine, de cesser de porter le fameux « voile » à l’école.

Une diaspora, au sein d’une société nationale donnée, peut fort bien correspondre, à
bien des égards, à notre deuxième point, et être susceptible de recevoir un
traitement politique et juridique de type multiculturaliste. Mais ce type de traitement
n’est pas en mesure de prendre entièrement en compte le caractère complexe des
identités diasporiques, qui relèvent de communautés aux ancrages multiples,
internes et externes.

e. Le métissage

Un cinquième point, sur notre axe de la diversité, correspond à des processus plus
qu’à des situations, à des logiques où l’identité culturelle est le produit du métissage,
et où, par conséquent, elle est par définition instable, sans limites définies. Le
métissage culturel façonne non pas des groupes structurés, mais des identités
éphémères (ou qui, si elles se stabilisent, nous ramènent aux deux premiers points
de notre axe). Avec lui, le sujet personnel n’est pas soumis aux tensions qui
pourraient le lier mais aussi l’opposer à un groupe.

Il ne faut pas déduire de cette remarque que le métissage est nécessairement


favorable à l’épanouissement de la créativité ou de l’inventivité du sujet, il peut aussi,
à l’inverse, façonner une subjectivité impossible, ou douloureuse, le sentiment de
n’être à sa place nulle part, de ne pas avoir d’identité.

Le retour en force de la thématique du mélange ou du métissage culturel dans le


débat public, n’est pas seulement un phénomène intellectuel ou littéraire (avec par
exemple, pour la France, l’intérêt accordé à la langue créole ou à des écrivains
martiniquais et guadeloupéens, voire réunionnais). Cette thématique, dont par
exemple l’historien du Mexique Serge Gruzinski a donné de belles expressions, a
gagné en puissance, du moins dans certains pays, pour des raisons qui sont peut-
être aussi politiques. En effet, elle présente un attrait idéologico-politique, en
permettant, tout à la fois, de parler d’identités culturelles et de faire la promotion de
leur contraire, le brassage, le mélange. Elle autorise simultanément à valoriser des
particularismes culturels sans avoir à les reconnaître comme tels, et à penser la
dissolution des minorités ou groupes constitués au fil de processus de recomposition
et de changement permanent, où ne règnent ni des limites clairement définies, ni une
quelconque stabilité. Parler de métissage, c’est reconnaître l’existence de processus
d’innovation culturelle, c’est voir l’existence d’acteurs culturels, mais qui ne sont en

15
aucune façon susceptibles de former des groupes, des minorités susceptibles
ensuite de demander des droits collectifs, ou une politique de type multiculturaliste.
En France, où le modèle politique est républicain, hostile donc à des mesures de
reconnaissance des différences culturelles dans l’espace public, le thème du
métissage s’accommode bien de la pensée dominante, y compris dans ses variantes
les plus dures, « républicanistes ». Et symétriquement, dans des sociétés beaucoup
plus ouvertes aux minorités et à leurs droits, le thème du métissage est une façon de
résister au communautarisme, et d’en appeler sinon à un certain cosmopolitisme, en
tous cas à des valeurs universelles que le métissage, par principe, ne peut pas
mettre en cause. Il y a certainement d’autres raisons à la redécouverte du métissage
et de thèmes proches, la créolisation, l’hybridité, et il faut bien voir que cela
correspond à des réalités observables : toujours est-il que ce phénomène n’a rien à
attendre de politiques de reconnaissance collective, qui sont tout le contraire de sa
logique de changement et de brassage.

Une politique multiculturaliste, l’attribution de droits culturels ne peuvent que figer ce


qui, pour rester métissage, doit pouvoir se transformer en permanence. Les acteurs
du métissage culturel, et ceux qui veulent le promouvoir n’ont rien à gagner à tenter
de se hausser en tant que tels au niveau politique : ils ne pourraient qu’y perdre leur
âme. Mais ils ont besoin, pour que le métissage puisse jouer à fond, de conditions
politiques favorables, d’une grande ouverture d’esprit dans la société dans son
ensemble, comme au sein des cultures dont ils sont issus, de possibilités de
communication et de circulation intenses. L’esprit démocratique est nécessaire et
favorable au mélange des cultures et à l’inventivité. Mais il s’agit bien de permettre à
chacun, comme individu, de se construire dans le mélange des apports culturels, et
non de permettre à des groupes d’exister comme tels.

f. Le sujet sans ancrage

Enfin, un dernier point mérite examen : celui où l’analyse sort de la diversité


culturelle pour s’intéresser en fait à des individus cherchant à échapper à toute
assignation identitaire.
Il peut arriver, en effet, que le sujet se veuille sans la moindre relation à une
quelconque identité culturelle, libre de tout ancrage, délié par rapport à toute minorité
ou tout groupe. La créativité, l’inventivité, la construction de soi-même en acteur de
la culture renvoient alors au seul point de vue du sujet, au plus loin, par conséquent,
de tout « holisme » à la Dumont.

Le sujet personnel, dans la mesure où il relève d’une simple singularité sans ancrage
a besoin en tant que tel, pour s’exprimer et se construire, de conditions politique
assurant sa liberté, au plus loin de toute appartenance identitaire qui risquerait de le
happer et de lui rendre difficile de maîtriser son expérience personnelle. Le
multiculturalisme est pour lui un obstacle ou un frein, car il favorise les groupes
constitués, et les individus qui en relèvent, et n’apporte rien aux individus isolés. Le
traitement politique des attentes et demandes du sujet sans ancrage identitaire peut
ainsi, au plus loin de toute tentation multiculturaliste, s’inscrire aussi bien dans un
cadre plutôt protecteur (et alors plutôt étatiste et réglementaire, par exemple
« républicain », selon la terminologie évoquée plus haut), ou dans un cadre plutôt

16
émancipateur (et alors plutôt libéral, voire néo-libéral, c’est-à-dire prônant un Etat
minimum).

Il n’y a pas un problème unique de différence culturelle mais plusieurs, et chaque


figure de l’identité culturelle appelle des débats et des formes de traitement politiques
distinctes des autres. Plus les différences culturelles sont stables et inscrites dans le
cadre de l’Etat-nation, et plus elles sont susceptibles de revendiquer des droits, de
plaider pour être reconnues dans l’espace public et de chercher, à partir de là, à
bénéficier, directement ou non, d’une représentation politique. Plus, autrement dit,
elles sont susceptibles de participer au jeu de la démocratie représentative, et tout
au moins de l’interpeller. A l’inverse, le métissage et plus encore l’individualisme du
sujet sans ancrage ne débouchent en tant que tels sur aucune forme possible de
représentation politique. Nous pouvons en tirer une leçon : plus l’exercice de la
subjectivité individuelle est en cause, plus il constitue une exigence centrale, avant la
reconnaissance d’une identité collective, ou en son absence, et plus cela veut dire
que l’acteur attend de la démocratie autre chose qu’une quelconque possibilité
d’obtenir des droits culturels. Cela peut, dans certains cas, déboucher sur une
volonté de participer, et donc sur des appels à la démocratie participative. Mais pour
l’essentiel, cela signifie que le niveau de l’action, en matière culturelle, peut se
déconnecter du niveau politique, les acteurs n’attendant alors rien du système
politique, en dehors d’attentes très générales, de liberté, d’égalité ou de justice, ou, si
l’on préfère, de conditions d’existence ne leur imposant aucune politisation
particulière. C’est pourquoi en France le métissage culturel peut servir d’idéologie au
service des valeurs de la République et être présenté comme une alternative
apaisante face au multiculturalisme qui, même tempéré, sert alors de repoussoir.

Enfin, et pour conclure en élevant notre niveau de perplexité, signalons que toutes
ces remarques ne tiennent pas compte d’une dimension concrète, qui ne peut que
compliquer l’analyse, à savoir que nos identités sont multiples, et qu’il peut fort bien
arriver qu’une même personne relève de deux ou plusieurs des cas de figure qui ont
été distingués, au point d’apparaître ambivalente ou ambiguë, ou bien encore
empêtrée dans ses contradictions dès qu’il s’agit pour elle de tenter tenir un discours
politique cohérent.

17

S-ar putea să vă placă și