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Les pauvres

avec nous
La lutte contre la pauvreté dans la Bible
et dans l’histoire de l’Eglise

Jacques BLANDENIER


Les Éditions de la Ligue pour la Lecture de la Bible (LLB) souhaitent encourager et stimuler la réflexion
spirituelle chrétienne. Elles publient des ouvrages pour tous les âges et tiennent gratuitement à votre
disposition leur catalogue général, disponible aussi sur Internet.

Éditions LLB, 51 bd Gustave André, BP 728, F-26007 VALENCE Cedex, France


www.LLBfrance.com

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Éditions LLB, Chemin de Bérée 70, CH-1010 LAUSANNE 10

© Texte : Jacques Blandenier

Sauf indication contraire, les textes bibliques sont tirés de la Nouvelle Bible Segond (NBS), sous la
direction de Henri Blocher, Jean-Claude Dubs, Mario Echtler (†), Jean-Claude Verrecchia
Coordination Didier Fougeras
@ 2002 Société biblique française

1re édition :
© Les pauvres avec nous - La lutte contre la pauvreté selon la Bible et dans l’histoire de l’Église
Dossier Vivre 26, éd. Je Sème, Genève, 2006

2ème édition :
© Les pauvres avec nous - La lutte contre la pauvreté selon la Bible et dans l’histoire de l’Église
Collection « Le Défi Michée »
Ligue pour la Lecture de la Bible, 2007

Infographie : Damien Baslé – Montélier – France


Impression : IMÉAF - La Bégude de Mazenc - France
Dépôt légal : juin 2006
N° d’imprimeur :
Impression en Chine. Coédition internationale.
ISBN : 2-85031-587-7

Tous droits réservés


Préface

C et ouvrage inaugure une collection lancée par le


Défi Michée* qui a pour objet de rappeler à chaque
chrétien, attaché à la révélation biblique, combien
Dieu a le souci du bien-être des êtres humains, notamment de
ceux qui sont dans une situation de pauvreté extrême. Je suis
particulièrement heureux que cette série commence avec ce
livre de Jacques Blandenier qui, dans les pages qui suivent,
nous propose un panorama de l’éthique chrétienne sur les
questions de pauvreté, enrichi d’une approche de l’histoire
de l’Eglise.

C’est au milieu des années 90, que j’entendis, pour la première


fois, Jacques Blandenier alors qu’il intervenait dans le cadre
d’un congrès de l’Action Sociale Evangélique (ASEv). Je
fus tout de suite enthousiasmé par ses propos, solidement
enracinés dans la Parole de Dieu et d’une réelle profondeur.
Le théologien qu’il est, se double d’un pédagogue efficace
qui n’hésite pas à user d’une simplicité d’expression pour
rendre compréhensibles les choses les plus ardues.

Ces qualités se retrouvent dans cet ouvrage qui a le grand


mérite de nous ramener aux fondements bibliques et
rappeler que nous sommes tous, d’une manière ou d’une
autre, des pauvres. Mais ce livre va bien plus loin, en nous
faisant clairement entendre que, face à l’extrême pauvreté si
répandue aujourd’hui, nous ne pouvons pas rester sourds aux

* les explications sur la campagne du Défi Michée sont données en fin d’ouvrage


Les pauvres avec nous

commandements du Créateur de cette terre.

Ma prière, c’est qu’à la fin de la lecture de ce livre, vous


soyez convaincus de l’actualité de l’histoire du riche et
de Lazare selon l’Evangile de Luc : « Ils ont Moïse et les
Prophètes, qu’ils les écoutent. » (16.29). Il n’est pas besoin
de se demander si nous devons agir, toute la Bible nous y
exhorte !

C’est donc maintenant à nous, chrétiens du XXIe siècle,


de nous engager encore davantage dans toutes les formes
déjà existantes d’actions contre la pauvreté et les injustices,
mais peut-être aussi de trouver de nouvelles pistes. Dans
notre société mondialisée, il nous faut continuer à mettre en
pratique la vraie religion (Jacques 1.22-27), comme l’ont fait
ceux qui nous ont précédés depuis le livre des Actes.

Patrick Guiborat
Directeur Général du S.E.L.
Membre du comité de pilotage du Défi Michée

Note de l’auteur : Les trois premiers chapitres ont pour source largement développée
un triple exposé présenté dans le cadre d’un Congrès Missionnaire Mennonite
Européen qui s’est tenu au Rimlishof (Haut-Rhin) en mars 1997. Ces conférences
avaient paru dans les cahiers de Christ Seul (2/1997) dont le titre était EVANGILE
ET PAUVRETE.


DIEU
ET LES
PAUVRES
Chapitre 1

«
C
e n’est pas parce que vous surpassez en nombre
tous les peuples que le Seigneur s’est épris de vous
et qu’il vous a choisis, car vous êtes le plus petit
de tous les peuples. C’est parce que le Seigneur vous aime,
parce qu’il a voulu garder le serment qu’il avait fait à vos
pères, que le Seigneur vous a fait sortir d’une main forte ;
il vous a libérés de la maison des esclaves et de la main du
pharaon, le roi d’Egypte. (...)
Lorsque tu mangeras et que tu seras rassasié, tu béniras le
Seigneur ton Dieu pour le bon pays qu’il t’a donné. Garde-
toi d’oublier le Seigneur, ton Dieu, de ne pas observer ses
commandements, ses règles et ses prescriptions, tels que je
les institue pour toi aujourd’hui. (…) Prends garde, de peur
que ton cœur ne s’élève et que tu oublies le Seigneur ton
Dieu, qui t’a fait sortir d’Egypte, de la maison des esclaves. »
(Deutéronome 7.7-8 ; 8.10-11, 14).
« Tu diras devant le Seigneur ton Dieu : mon père était
un Araméen nomade ; il est descendu en Egypte avec peu
de gens pour y séjourner en immigré... les Egyptiens nous
maltraitaient, affligés et réduits à un dur esclavage. Nous


Les pauvres avec nous

avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos pères. Le Seigneur


nous a entendus et il a vu notre affliction, notre peine et notre
oppression. (…) Le Seigneur nous a fait sortir d’Egypte. »
(Deutéronome 26.5-8, passim).
« Il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages selon la chair, ni
beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. Dieu a choisi
ce qui est fou dans le monde pour faire honte aux sages ;
Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde pour faire honte
à ce qui est fort, Dieu a choisi ce qui est vil dans le monde,
ce qu’on méprise, ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui
est, de sorte que personne ne puisse faire le fier devant Dieu
(…) afin, comme il est écrit, que le fier mette sa fierté dans le
Seigneur. » (1 Co 1.26-31).

Avertissement :
L’approche proposée par ce premier chapitre étonnera
certains, puisqu’on abordera pas de front le problème de la
pauvreté économique et la façon dont la Bible l’envisage.
Ce sera le cas des chapitres suivants. Il a paru nécessaire
de commencer par tracer le cadre spirituel et théologique
dans lequel doit s’inscrire notre compréhension de tout
engagement dans la lutte contre la pauvreté.

Dieu et les pauvres... A l’ouïe d’un tel titre, nous avons tous
en mémoire la première béatitude du Christ : « Heureux êtes-
vous, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous ! »
(Luc 6.20)
Le retentissement de cette parole a été grand, tout au
long de l’histoire de l’Eglise. Sans doute en raison de son
caractère insolite, paradoxal, qui contredit les données du
sens commun. Aussi, et surtout, parce qu’il ne s’agit pas
d’un propos isolé, mais du reflet d’une donnée traversant


Dieu et les pauvres

l’ensemble des Ecritures. Les pauvres ont, c’est indéniable,


une place particulière dans le cœur de Dieu, dans la pensée
biblique, dans l’histoire du salut. Avant d’essayer d’illustrer
comment cette vérité s’est traduite au travers des lois et dans
le vécu du peuple élu puis dans l’Eglise (ce qui sera l’objet
des chapitres suivants), il faut se poser la question : Pourquoi
cette place accordée aux pauvres, pourquoi cette mise en
évidence du thème de la pauvreté dans la Bible ? Que faut-il
en faire aujourd’hui ?

Des malentendus à dissiper


La logique voudrait que l’on commence par définir les termes,
pour préciser ce que la Bible veut dire lorsqu’elle parle des
« pauvres ». Cependant des précisions sur l’étymologie des
divers termes hébreux ou grecs qu’on traduit par pauvre,
des statistiques sur leur usage chez les auteurs bibliques,
l’analyse des contextes où ils apparaissent, donneraient au
problème qui nous occupe une base trop formelle. Notre
prochain chapitre en fournira un aperçu en ce qui concerne
l’Ancien Testament. Nous avons préféré commencer ici
par une approche plus globale – donc d’abord quelque peu
imprécise – de la notion de pauvreté, puis nous verrons sa
véritable signification se dessiner progressivement.
Une approche qu’on pourrait qualifier de théologique nous
paraît un préalable indispensable. Car ce n’est pas sans
équivoque que l’idée de pauvreté a été exaltée dans la
tradition chrétienne. Il faut dissiper certains malentendus.

En effet, dire : « Dieu aime les pauvres » pourrait être


compris comme une marque de favoritisme : Dieu aimerait-
il certains plus que d’autres ? N’aimerait-il pas les riches ?
Nous savons bien que Dieu aime chacune de ses créatures,
sans exceptions ni préalables !
Ou s’agit-il plutôt d’une idéalisation de la pauvreté ? On voit


Les pauvres avec nous

mal sur quels textes se fonder pour étayer une telle approche.
Il est exclu d’exalter la pauvreté en prônant l’ascétisme,
comme si les biens terrestres étaient porteurs en eux-
mêmes d’un vice créationnel. Selon le récit de la Genèse,
c’est l’homme qui a chuté, et non pas le monde matériel
en tant que tel – bien que la création tout entière en porte
les conséquences (cf. Rm 8.19-22). La Bible ne nous incite
nullement au mépris des réalités terrestres au nom d’un
dualisme désincarné. Plus subtil serait la tendance à donner
à la pauvreté un caractère vertueux, comme si la souffrance
provoquée par le dénuement avait une valeur expiatoire.
Ce genre de dolorisme n’a pas sa source dans l’Ecriture.
En outre, ce serait une erreur de perspective de ne pas tenir
compte de la différence évidente entre pauvreté choisie et
pauvreté subie.

Peut-être de telles précisions vont-elles de soi pour la plupart


d’entre nous. Cependant, l’histoire de l’Eglise nous montre
que certaines clarifications sont nécessaires. N’a-t-on pas
accusé le clergé d’exalter la pauvreté pour désamorcer le
mécontentement des défavorisés ? La soumission face à
l’injustice n’a-t-elle pas été envisagée comme une attitude
méritoire récompensée dans l’au-delà ? Une certaine manière
de parler de la pauvreté a fait planer, non sans raison peut-être,
le soupçon que la religion était un moyen efficace entre les
mains des possédants pour perpétuer les inégalités – l’opium
du peuple ! Il arrive que l’on fasse de la pauvreté une fatalité,
une composante navrante mais inévitable et permanente
du tissu social dans ce monde marqué par la chute : « Les
pauvres, vous les aurez toujours avec vous… »

Il est vrai que le constat est amer : à toutes les époques,



Nous reviendrons au chapitre 3 sur cette parole de Jésus pour lui donner une
interprétation conforme à l’intention du Seigneur (voir p. 56-57)


Dieu et les pauvres

progrès, prospérité, civilisations prestigieuses, se sont réalisés


au détriment des vaincus ou de la partie la plus faible de la
population. La gloire des uns est irriguée par la sueur, les
larmes et le sang des autres. On ne parlerait pas de Ramsès,
d’Alexandre le Grand, de César Auguste, de Charlemagne
et de bien d’autres plus proches de nous s’il n’y avait pas eu
des pauvres – des esclaves et des peuples vaincus – comme
instruments de la réalisation de leurs rêves de grandeur. La
disparité actuelle de niveau de vie dans les diverses zones
économiques de la planète – pourtant devenue, dit-on, un
village – nous mène à la même conclusion, et ce constat ne
laisse pas indemne notre conscience de chrétiens occidentaux
participant à une prospérité que nous sommes peu enclins à
partager, quels que soient nos discours « tiersmondistes »…

Le mystère de l’élection divine


Il convient maintenant d’envisager la question sous son angle
positif. Pourquoi Dieu porte-t-il une attention particulière
à celui qui souffre de la pauvreté ? Un regard général sur
la « politique divine » posera les premiers jalons de notre
parcours.
Le chapitre 12 de la Genèse nous rapporte l’élection
d’Abraham d’entre les habitants de la Chaldée. Or le texte
biblique ne se préoccupe aucunement de nous expliquer
pourquoi c’est Abraham plutôt qu’un autre qui a été appelé.
La seule valeur attribuée à Abraham, c’est la foi obéissante :
et cette foi est une réponse à l’élection divine et non le
motif de cette élection. Abraham était-il riche en Chaldée ?
Probablement. Mais précisément, il a dû quitter ce pays
privilégié pour devenir un « Araméen nomade » (Dt 26.5).

Les brefs fragments du livre du Deutéronome cités au début


de ce chapitre ne contiennent pas le terme de « pauvre »
ou « pauvreté ». Mais ils nous placent eux aussi devant le


Les pauvres avec nous

mystère de l’élection divine. Dieu dit : Ce n’est pas parce


que vous êtes un peuple plus grand que les autres que je vous
ai élus. Au contraire, puisque vous êtes le plus petit d’entre
les peuples. Et c’est précisément vous que j’ai choisis, vous
les esclaves déracinés et dépouillés.
Celui qui, après avoir visité l’Egypte se rend en Israël est
frappé, aujourd’hui encore, par le mystère de ce choix divin.
Il commence par être saisi d’admiration, enthousiasmé même,
devant la majesté et la beauté des monuments de l’Egypte
ancienne. Après des millénaires, ils restent inébranlables et
défient les temps. Tant leur architecture harmonieusement
proportionnée que l’art des constructeurs pourtant dépourvus
des moyens techniques que nous connaissons aujourd’hui,
laissent le touriste ébahi, fascinent l’archéologue... et
donnent à penser au croyant. D’autant plus qu’au temps de
Moïse, ou à quelques décennies près, le pharaon Akhenaton
(1372-1354 avant J.-C.) a entrepris de réformer la religion
égyptienne, en éliminant le culte des divinités à formes
animales pour introduire un culte spiritualisé, dédié au
Dieu unique que seul le disque solaire pouvait symboliser.
Lorsqu’on y songe, comment ne pas se dire : Dieu avait,
avec le royaume égyptien, le peuple idéalement préparé pour
être le porteur de sa révélation ! Une civilisation évoluée,
puissante, riche, quasi invincible depuis la nuit des temps,
et, de plus, en recherche du vrai Dieu, tendant vers un culte
purifié des superstitions idolâtres ! Qui d’autre mieux que
l’Egypte aurait pu être sur terre un reflet de la gloire de Dieu
et un défenseur performant de sa cause ?
Eh ! bien, non ! Ce n’est pas l’illustre Egypte que Dieu a
choisie. Ni les antiques et opulents berceaux de civilisation que
furent les empires mésopotamiens d’où était parti Abraham
pour répondre à l’appel de Dieu. C’est le petit peuple esclave

Lorsqu’il est question d’une évangélisation du monde efficace aujourd’hui, il faut
bien admettre que c’est souvent en ces termes que nous raisonnons !

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Dieu et les pauvres

du pharaon, humilié, victime de l’exploitation inhumaine des


travaux forcés et de la ségrégation la plus indigne. C’est ce
peuple de parias que Dieu a mis à part pour être son peuple,
son témoin, réceptacle de sa révélation. Un peuple pauvre et
dominé, et non la puissance mondiale numéro un !

Toute l’histoire d’Israël reflète cette étrange destinée.


Lorsqu’après avoir admiré les temples et les palais, les
pyramides et autres tombeaux égyptiens, on traverse le Sinaï
pour se trouver sur la terre d’Israël, il est difficile de ne pas
éprouver une déception. Là, aucun vestige d’une prestigieuse
civilisation ! Presque uniquement des tells, c’est-à-dire
des amoncellements formés par les ruines successives des
habitations sans cesse détruites par des invasions étrangères
sur lesquelles les générations survivantes ont tant bien que
mal bâti à nouveau. Situé sur l’étroite bande de terre qui
sépare la Méditerranée à l’ouest et le désert à l’est, lieu de
passage obligé entre les grandes civilisations fluviales de
l’Antiquité, celle du Nil et celles du Tigre et de l’Euphrate,
Israël a connu l’histoire tourmentée d’un petit peuple otage
des grands, champ de bataille des puissances impériales.
Même la parenthèse prestigieuse du règne de Salomon
n’a guère légué à l’histoire de monuments suffisamment
préservés pour être dignes de l’engouement des touristes
modernes !
Voilà le choix de Dieu ! Bien loin d’être anecdotique,
cet élément historique est fondateur, c’est une donnée
théologiquement cardinale révélée par la Parole de Dieu.
Ainsi, lorsque les parents hébreux devaient apprendre à leurs
enfants l’histoire de leur peuple, ce n’était pas les hauts-faits
des ancêtres héroïques qu’il fallait leur raconter. Jugez plutôt :
« Lorsque, demain, ton fils te demandera : que signifient ces
(…) règles que le Seigneur a instituées pour vous ? Tu diras
à ton fils : Nous étions esclaves du pharaon en Egypte, et

11
Les pauvres avec nous

le Seigneur nous a fait sortir d’Egypte d’une main forte. »


(Dt 6.20-21). Ou encore : « Tu diras devant le Seigneur ton
Dieu : mon père était un Araméen nomade ; il est descendu
en Egypte avec peu de gens pour y séjourner en immigré. (...)
Les Egyptiens nous ont maltraités, affligés et soumis à un dur
esclavage. Nous avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos
pères. Le Seigneur nous a entendus et il a vu notre affliction,
notre peine et notre oppression. (…) Le Seigneur nous a fait
sortir d’Egypte. » (Dt 26.5-8, passim).

On arrive à la même conclusion en cherchant les raisons


du choix divin concernant David, le « petit dernier » parmi
ses frères de belle prestance (1 S 16.11). Quant à Marie, la
mère du Seigneur Jésus, il n’apparaît ni dans sa personne ni
dans sa réputation quelque indice dont on puisse déduire :
Oui bien sûr, c’est pour cela que le choix de Dieu s’est
porté sur elle (à moins que, justement, le motif du choix
soit la pauvreté, seule aptitude à recevoir la grâce). Nous
ne sommes pas en présence de la « Marie pleine de grâce »
du rosaire, mais d’une Marie « à qui une grâce a été faite »,
selon la traduction correcte de Lc 1.28. Elle-même sait bien
que Dieu a jeté son regard sur la « bassesse de sa servante »
[la Nouvelle Bible Segond traduit : « Sur l’abaissement
de son esclave »] (v.48). Que Marie ait été une jeune fille
d’Israël pieuse, vertueuse, humble et belle… nous aimons
à l’imaginer et c’est fort probable, mais on n’en sait rien !
Et le texte biblique ne juge pas opportun de nous le dire. Il
est légitime de valoriser son obéissante disponibilité, mais,
comme pour la foi d’Abraham, elle est une réponse à son
élection.
Le choix de Dieu, c’est celui de l’amour. Les critères de
l’élection divine ne se trouvent pas dans la valeur intrinsèque
de celui qui serait digne d’être aimé, mais ont leur source en
Dieu, dans l’amour de Dieu. Lorsqu’il élit, Dieu manifeste

12
Dieu et les pauvres

sa grâce. L’élection n’est pas une sélection. Caché au plus


profond du mystère de sa personne souveraine, son choix
n’est ni arbitraire, ni fortuit. Il exprime la nature de la relation
qu’il veut entretenir avec l’humanité, avec chacun et chacune
de nous. « Ce n’est pas parce que nous avons de la valeur que
Dieu nous aime, mais c’est parce qu’il nous aime que nous
avons de la valeur. » (Luther)

Tout est grâce


L’homme a été créé pour vivre en vis-à-vis de Dieu, comme
son allié. Mais dans cette alliance, les partenaires ne sont
ni égaux ni interchangeables : Dieu est Créateur, l’homme
créature. Cela est, et les rôles ne sauraient être inversés, même
pas, si l’on ose dire, par Dieu lui-même ! Dieu crée, Dieu
donne, Dieu ordonne. L’homme est créé, l’homme reçoit,
l’homme obéit. Dieu est gloire et l’homme lui rend gloire.
Dieu est grâce et l’homme lui rend grâces. Or le péché, selon
Romains 1, consiste précisément en ce que l’homme n’a pas
glorifié Dieu et ne lui a pas rendu grâces. Prétendant à l’in-
dépendance, à l’autosuffisance, il a refusé le statut qui était
le sien dans l’ordre de la création, il a voulu se faire l’égal
de Dieu pour faire lui-même sa loi (auto-nomos!). Il s’est
voulu riche et s’est découvert nu, dépouillé, car privé de la
gloire de Dieu. Le mirage de la puissance et l’illusion de
la prétention à se suffire à soi-même l’ont laissé impuissant
et écrasé, esclave de la fatalité. Son aspiration à se libérer
de Dieu l’a mis à la merci de puissances sur lesquelles il
n’a pas de prise, et laissé dépourvu de la protection du Tout-
Puissant. Pour utiliser une image astronomique, on pourrait
dire que nous les humains, nous sommes planètes ou lunes,
et non étoiles ou soleils. Nous n’avons pas la lumière de la
vie en nous-mêmes et ne pouvons que refléter celle qui vient
d’ailleurs. Dès que nous sommes coupés de son rayonnement,
comme lors d’une éclipse, nous nous éteignons et sombrons

13
Les pauvres avec nous

dans l’obscurité. Les philosophes du « siècle des lumières »


ont peiné à s’en rendre compte, mais avec le recul, nous
mesurons mieux la nature de leur illusion.

Mais Dieu a dit le grand « malgré tout » de l’amour. Il a


fait grâce en prenant l’initiative de renouer la relation, il a
pardonné en donnant son Fils pour sauver ses ennemis. Il a
accueilli les pauvres que nous sommes pour nous donner la
vie en abondance.
Tout autre modèle de relation entre Dieu et l’homme n’est
que tromperie religieuse. La prise de conscience initiale de la
démarche de foi, c’est que l’homme est hors d’état de négocier
avec Dieu, car cela impliquerait qu’il ait, face à son Créateur,
un certain nombre d’atouts en main lui donnant le moyen de
faire pression pour obtenir quelque chose de lui en retour.
Dieu n’est pas un marchand, car un échange commercial
implique que chacun des deux partenaires a besoin de ce
que l’autre peut lui fournir. La bonne nouvelle de l’Evangile,
c’est que ce dépouillement, cette pauvreté devant Dieu, loin
d’être un malheur, est au contraire la véritable opportunité
de découvrir que tout en Dieu est grâce : Heureux les
pauvres ! Nous sommes ici complètement hors du système
du « donnant-donnant ».

Voici l’extrait d’un texte anonyme, qui remonte à la plus haute


antiquité chrétienne, l’Epître à Diognète, écrite à Alexandrie
vers l’an 200 : « Celui qui a créé le ciel et la terre et tout ce qu’ils
renferment, qui nous donne gracieusement à tous ce dont nous
avons besoin, ne saurait lui-même avoir besoin de ces biens
qu’il accorde lui-même à ceux qui s’imaginent les lui donner.
(...) Comment imaginer faire des présents à Celui qui n’a besoin
de rien ? » (III.4-5). David dit dans la dernière prière que nous
connaissons de lui : « Tout vient de toi et c’est de ta main que
vient ce que nous te donnons ! Nous sommes devant toi des

14
Dieu et les pauvres

immigrés et des résidents temporaires, comme tous nos pères.


(...) Tout t’appartient ! » (1 Ch 29. 14-16) Nos dons eux-mêmes
sont des grâces reçues, et rendues (« rendre grâce ! »).
Le Psaume 50, du recueil d’Asaph, pointe dans la même
direction. Dieu dit : « Je ne prendrai pas un taureau de ta
maison ni des boucs de tes bergeries, car tous les animaux
de la forêt sont à moi, toutes les bêtes des montagnes, par
milliers... Si j’avais faim, je ne te le dirais pas car le monde
m’appartient avec tout ce qui s’y trouve... En sacrifice à
Dieu, offre la reconnaissance... invoque-moi au jour de
la détresse : je te délivrerai, et tu me glorifieras. » (v. 9-
15, passim) Quant à l’apôtre Paul, chantre de la grâce, il
tire la conclusion logique de cette vérité : « Qu’as-tu que
tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi fais-tu le fier,
comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Co 4.7). Le verbe
grec traduit dans la Nouvelle Bible Segond par « faire le
fier », kauchasthaï, ainsi que d’autres termes de la même
famille, est d’une extrême importance dans le vocabulaire
des épîtres pauliniennes. Il signifie « se vanter, se prévaloir,
tirer son orgueil ou son assurance, mettre sa fierté ou sa
confiance en quelqu’un ou quelque chose. »  Au terme de sa
démonstration de l’universalité du péché et de la culpabilité,
Paul s’écrie : « Où donc est la fierté (kauchèsis) ? Elle est
exclue ! » (Rm 3.27).
La pauvreté spirituelle, c’est exactement le contraire de la
kauchèsis ! Par définition, le pauvre est celui qui ne peut pas
kauchasthaï. Son état implique le dépouillement de toute

D’autres versions disent : « se glorifier » ou « se vanter ».

L’attitude de celui qui ne peut pas kauchasthaï est exprimée en grec par le mot
tapeïnos (pauvre, humilié). Ce terme a plus ou moins son équivalent en hébreu.
Selon Albert Gelin : “Il est un mot qui exprime directement cette attitude d’âme ;
anaw est le titre privilégié de celui “qui ne fait pas le malin” avec Dieu ; la vertu
correspondante, l’anawah, sonne comme humilité. Mais ces termes sont difficiles
à traduire d’un mot…” (Les pauvres que Dieu aime, Foi Vivante 41, Cerf, Paris,
1968, p 60)

15
Les pauvres avec nous

prétention, le moment de vérité où, prenant conscience de


sa nudité, il renonce à faire valoir quelque moyen que ce
soit pour faire pression sur Dieu. Etre pauvre, c’est répudier
tout autre mode de relation avec Dieu que celui de la
dépendance confiante en son amour généreux, en sa grâce
inconditionnelle. « Quiconque n’accueillera pas le royaume
de Dieu comme un enfant n’y entrera jamais. » (Lc 18.17)
Glorifier Dieu et lui rendre grâces, c’est précisément ce que
refuse de faire, comme nous l’avons dit plus haut, l’homme
pécheur selon Romains 1.21. Accepter cette dépendance,
c’est être délivré de la misère que connaît l’humanité privée
de son Créateur.

Il n’est pas superflu de relire le texte de Paul aux Corinthiens


cité en exergue de ce chapitre : « Regardez, mes frères, comment
vous avez été appelés : il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages
selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles
[diverses facettes de la richesse]. Dieu a choisi ce qui est fou
dans le monde pour faire honte aux sages ; Dieu a choisi ce qui
est faible dans le monde pour faire honte à ce qui est fort ; Dieu
a choisi ce qui est vil dans le monde, ce qu’on méprise, ce qui
n’est pas [fou, faible, vil, méprisable, réduit à la non-existence :
voilà diverses facettes de la pauvreté matérielle et sociale], pour
réduire à rien ce qui est, de sorte que personne ne puisse faire le
fier [kauchasthaï] devant Dieu. Or c’est grâce à lui que vous êtes
en Jésus-Christ qui a été fait pour nous sagesse venant de Dieu
– mais aussi justice, consécration et rédemption, afin, comme il
est écrit [Jr 9.23] : Que le fier [ho kauchômenos] mette sa fierté
dans le Seigneur [én Kuriô kauchasthaï]. » (1 Co 1.26-31)
Pour revenir à notre point de départ : Voilà pourquoi le
Seigneur Dieu a appelé Abraham d’entre les seigneurs de


Ce texte débouche sur le thème de la centralité de la croix du Christ pour la
prédication chrétienne, pour l’exercice des ministères et pour l’orientation de nos
relations mutuelles dans l’Eglise.

16
Dieu et les pauvres

la prestigieuse et sophistiquée Ur-de-Chaldée pour en faire


un Araméen nomade. Voilà pourquoi c’est le peuple esclave
et non la glorieuse Egypte des pharaons que Dieu a choisi
d’appeler pour en faire son peuple.
N’en va-t-il pas de même de l’Eglise ? Sans fausse
complaisance à l’égard de la médiocrité, sans triomphalisme
non plus, nous avons le droit de nous emparer du
« Heureux » de la béatitude des pauvres. Il faut se sentir
proche de la richesse du lépreux mendiant à qui la grâce est
faite d’être sauvé, plutôt que la pauvreté du jeune homme
riche qui « s’assombrit à cette parole et s’en alla tout triste,
car il avait beaucoup de biens. » (Marc 10.22) L’apôtre
Paul a fait cette expérience déterminante pour toute sa vie
et tout son enseignement : « Ce qui était pour moi un gain
[origine, nationalité, statut, comportement religieux…],
je l’ai considéré comme une perte à cause du Christ. (…)
A cause de lui j’ai accepté de tout perdre, et je considère tout
comme des ordures afin de gagner le Christ. » (Ph 3.7-8) En
l’occurrence, il ne s’agit pas pour Paul de fortune financière,
mais d’un capital religieux et social – une richesse qu’il a dû
laisser pour être trouvé pauvre afin d’être en état de recevoir
la grâce, la richesse de Jésus-Christ en lui. « Etre en état de
grâce » : ce n’est pas être au sommet de la spiritualité, mais
au pied de la Croix où se révèle, pour être détruite, notre
véritable condition humaine.

C’est ce qu’expriment les dernières lignes de l’admirable


Dédicace d’Olivétan, en préface à la première traduction de
la Bible française (1535) : « Maintenant, donc, ô heureuse
Epouse du Fils du Roi, accepte et reçois cette Parole,
promesse et Testament..., où tu pourras voir la volonté du
Christ, ton Epoux, et de Dieu son Père... Et que ce Dieu, ô
pauvre petite Eglise, te maintienne en sa grâce. ». Heureuse
épouse du Fils du Roi... pauvre petite Eglise. La dignité de

17
Les pauvres avec nous

celui qui a les mains vides pour recevoir ce que son Sauveur
veut lui donner. C’est parce que nous avons conscience
de notre dignité et en même temps de notre pauvreté que
le thème « Heureux les pauvres » nous rejoint sans cesse
lorsque nous lisons la Bible. Thème étroitement lié à celui
de la grâce, et en aucune façon périphérique. L’expérience
de notre pauvreté est fondatrice. Elle précède et conditionne
tout discours et toute action – du moins s’ils se réclament
de l’Evangile – à l’égard de la pauvreté d’autrui. « D’après
la tradition spirituelle de l’Ancien Testament, nous sommes
tous des « mendiants » de Dieu. Tout ce que nous avons,
nous le recevons de lui, aucun bien ne nous appartient en
propre. C’est pourquoi nous sommes appelés à partager ce
que nous avons et ce que nous sommes avec nos semblables,
particulièrement avec ceux qui sont socialement faibles (les
veuves, les orphelins, les étrangers). »

Sans anticiper sur nos prochaines études, nous pouvons


affirmer que toute notre éthique, éthique personnelle et
éthique sociale, n’a d’autre point de départ que la grâce, n’a
d’autre moteur que la grâce. Hors d’elle, il n’y a aucun moyen
pour nous d’être réhabilités dans notre dignité d’hommes et
de femmes à l’image de Dieu ni d’accéder au statut d’enfants
de Dieu, d’héritiers de Dieu et cohéritiers de Christ. Dieu a
pris parti pour nous et contre notre misère. Marie chante :
« Il a fait descendre les puissants de leurs trônes, élevé les
humbles, rassasié de biens les affamés renvoyé les riches les
mains vides. » (Luc 1.52.53) Et Paul écrit : « Vous connaissez
la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ : lui qui était riche,
il s’est fait pauvre à cause de vous, pour que, vous, par sa
pauvreté, vous deveniez riches. » (2 Co 8.9)


Doris Pella « Le souci des pauvres résume-t-il la diaconie de l’Eglise ? »
Perspectives Missionnaires no 21 (1991), Genève, p. 51.

18
Dieu et les pauvres

Nous verrons dans le chapitre suivant que l’appel réitéré


dans l’Ancien Testament à la justice et à la solidarité se
réfère constamment à l’état de dénuement initial du peuple
élu. Il doit en être de même pour nous : la doctrine du salut
par la grâce n’est pas une théorie confortable. Elle n’est pas
simplement non plus une incitation à une louange quelque
peu éthérée. Elle nous fait comprendre le cœur du Dieu dont
nous sommes les témoins dans ce monde. Elle nous appelle
à être miséricordieux comme notre Père est miséricordieux
et nous a fait miséricorde. Elle nous contraint à reconnaître
que si nous sommes des pauvres secourus, nous serions
indignes du Royaume de Dieu s’il nous arrivait d’oublier
d’être secourables envers les pauvres qui nous entourent.
C’est là, et là seulement, que se trouve le fondement d’une
éthique chrétienne de la pauvreté.

En abordant le thème de la pauvreté comme nous venons


de le faire ici, nous provoquerons sans doute la réaction
de plusieurs : n’est-ce pas spiritualiser dangereusement
la question ? J’en conviens : il serait trop tentant, trop
facile, de se cacher derrière une sorte d’alibi théologique
– ou opportuniste (« Après tout, pauvres, nous le sommes
tous ! »). Car en effet, le dénuement matériel extrême, les
inégalités, les exclusions, cela existe et c’est dramatique.
Ce drame, la Bible est loin de l’occulter. Ce sera l’objet de
nos prochains exposés. Mais il était indispensable de placer
la question dans son cadre. Il faut insister : Toute doctrine,
toute éthique portant le nom de chrétiennes, ne peuvent que
s’enraciner dans une compréhension de la personne de Dieu


La parabole dite du “serviteur impitoyable” (Mt 18.23-35) évoque sous une forme
caricaturale un comportement humain généralisé. Si elle traite du gracié qui refuse
de gracier à son tour, son application peut s’étendre à d’autres domaines.

19
Les pauvres avec nous

tel qu’il s’est révélé à Israël et par-dessus tout en Christ.

A partir de là, refuser la fatalité de la pauvreté, de toutes les


formes de pauvreté, c’est entrer dans le combat que Dieu a
mené en s’y impliquant jusqu’au don de ce qu’il a de plus
précieux : Son Fils unique et bien-aimé. C’est, se sachant
bénéficiaire de l’œuvre de Dieu, se reconnaître associés à
cette œuvre. C’est aussi se prémunir contre toute forme de
paternalisme condescendant. Cette remarque n’a rien de
superflu, car ce n’est pas un hasard si une expression belle
et qui aurait dû le rester : « faire la charité », est devenue une
formule connotée très négativement, dégradante pour celui
qui en est l’objet… pour ne pas dire la victime ! Rien n’est
plus humiliant (appauvrissant !) que d’être secouru par celui
qui fait sentir sa supériorité et se prévaut de sa bonté pour
faire du pauvre son obligé. Si la grâce est le fondement de
l’éthique, elle doit aussi imprime son caractère.

20
ISRAËL
ET LES
PAUVRES
Chapitre 2

N
otre première étude a mis en évidence la grâce de Dieu
comme fondement de la relation entre lui et nous :
aucun homme n’est en mesure de mériter la bonté du
Seigneur et de gagner son salut. Tous sont pauvres devant
lui, et il offre à tous son pardon, sans contrepartie. Le risque
de cette approche, nous l’avons signalé, est de banaliser la
notion de pauvreté en la spiritualisant. Dire que tous sont
pauvres, pourrait être une façon d’évacuer la réalité concrète
du dénuement matériel et de la précarité économique. Si
tous sont pauvres, alors il n’y a plus de « pauvre » au sens
habituel du terme – or nous savons bien que tel n’est pas le
cas. George Orwell a écrit (dans La ferme des animaux) :
nous sommes tous égaux, mais il y en a qui sont plus égaux
que d’autres ! On pourrait dire de même avec la pauvreté...
Pourtant cette première étape était nécessaire pour
comprendre le regard de Dieu sur la condition humaine, en
sorte que, autant que possible, ce regard devienne aussi le
nôtre. Nous en mesurerons les conséquences pratiques dans
la suite de cette étude.

21
Les pauvres avec nous

Qu’est-ce que la pauvreté, selon l’Ancien


Testament ?
La notion de pauvreté embrasse des situations très diverses.
La pauvreté économique ou matérielle : déficit de nourriture,
de vêtement, de domicile ; la pauvreté sociale : solitude,
marginalité, humiliation ou sentiment d’infériorité,
absence de droit à la parole, analphabétisme, privation
du savoir ; la pauvreté physique ou psychique : maladie,
handicap, vieillesse, douleur, dépression, angoisse ; enfin
la pauvreté spirituelle : absence de sens à la vie, perte des
valeurs éthiques, poids de la culpabilité, crainte de la mort,
sentiment d’être abandonné de Dieu. La définition que donne
Doris Pella me paraît tout à fait adéquate : « Est pauvre
celui qui souffre de n’importe quelle carence. Le pauvre
se trouve dans une situation de faiblesse, de dépendance,
d’humiliation, caractérisée par une atteinte à sa liberté et à
sa dignité personnelles. Il peut l’être de façon permanente ou
provisoire. C’est l’homme dépourvu, qui a besoin d’autrui
(de l’homme, de Dieu) pour le soutenir, quel que soit son
niveau de vie. Une telle définition inclut non seulement
les carences d’ordre matériel (argent, logement, travail,
etc.), mais aussi relationnel. Elle associe les indigents, les
marginaux, les éprouvés, les asociaux. Elle a le mérite de
n’être pas redevable d’un lieu ou d’un temps donnés. »

D’une manière générale, les auteurs bibliques prennent en


compte ces différents aspects lorsqu’ils parlent de pauvreté.
De plus, ils ne cherchent pas à les classer en catégories bien
définies. Ceci est en accord avec l’approche anthropologique
de l’Ancien Testament qui ne tronçonne pas l’homme en
pièces détachées. Ainsi, Lévitique 19 ou Ezéchiel 22.6-12
(pour prendre un texte législatif et un texte prophétique


Doris Pella, Perspectives Missionnaires, p. 50.

22
Israël et les pauvres

à titre d’exemples) mélangent de façon surprenante des


prescriptions ou des reproches touchant à des domaines que
nous serions enclins à mettre dans des casiers bien séparés :
questions d’ordre religieux ou cultuel (compromis avec les
faux-dieux, occultisme, ou mauvaise façon de rendre un
culte au vrai Dieu), d’ordre familial, sexuel, hygiénique et
alimentaire, concernant le travail et la manière de traiter
les ouvriers ou les esclaves, les cultures du sol, la façon de
rendre la justice, l’attitude face aux démunis, aux étrangers,
aux handicapés... Tout cela nous est livré en vrac, comme
un tout indissociable : l’obéissance à la volonté de Dieu doit
refléter le fait que rien n’échappe à sa souveraineté, ni dans
la vie des individus, ni dans celle de la société, ni dans celle
de la nature.

La même approche globale s’applique aux dysfonctionnements


de la société, oppressions, inégalités, dénuement. On trouve
dans l’Ancien Testament une dizaine de mots exprimant la
notion de pauvreté. Sans doute ne sont-ils pas totalement
synonymes et interchangeables, mais on ne saurait aisément
cerner pour chacun un sens spécifique désignant tel type de
pauvreté à l’exclusion de tel autre. Nous ne nous risquerons
donc pas dans une analyse détaillée de ce vocabulaire, nous
contentant de retenir les quatre termes principaux ; parmi les
autres, plusieurs apparaissent trop rarement dans les textes
bibliques pour qu’on puisse leur attribuer une signification
pointue. Ani est le plus fréquent et revient plus de soixante
fois rien que dans les Psaumes. Il signifie pauvre,
malheureux, opprimé. Il contient l’idée d’indigence sur
le plan économique, mais aussi de pauvreté sur le plan
moral et social, l’humiliation : un ani est un pauvre
en argent ou en réputation. Il se sait méprisé (le sens
originel du terme serait : courbé, incliné, accablé). Dal
est un autre terme fréquent. Littéralement, le mot signifie

23
Les pauvres avec nous

mince, faible, chétif, vulnérable, et contient l’idée de


précarité, d’infériorité sociale, d’appartenance à la classe
défavorisée. L’ebyon – terme un peu moins fréquent
– est le nécessiteux, celui qui doit être secouru car il se
trouve dans le besoin, le mendiant, quémandeur10. Enfin
rosch peut vouloir dire simplement « pauvre », sans
connotation particulière, mais désigne souvent de façon
plus spécifique celui qui s’est appauvri. Le mot revient
vingt-et-une fois, surtout dans les Proverbes. Parmi les
termes désignant la pauvreté, il est le seul à avoir une
connotation généralement négative : il s’agit alors de
celui qui est pauvre par sa faute, le paresseux (par ex. :
Pr 6.11, 10.4, 24.34...).

Répétons-le, chacun de ces termes peut désigner une misère


matérielle objective provoquée par des causes diverses,
maladie, guerre, famine…, mais aussi une misère sociale,
c’est-à-dire une situation d’infériorité voire d’exclusion par
rapport à la société dans laquelle on vit, ou encore une misère
subjective, intérieure, morale, spirituelle.

Notre esprit d’Occidentaux modernes aspire à une


classification plus précise. Mais il importe de respecter la
manière dont la Bible envisage la question en évitant de
dissocier artificiellement les besoins de l’âme et ceux du
corps. C’est pourquoi lorsqu’aujourd’hui nous tendons à
opérer une coupure, voire un conflit entre évangélisation
et action sociale, nous risquons d’importer dans la pensée
biblique une problématique qui lui est étrangère.


C’est le terme utilisé en Genèse 41.19 pour designer les vaches maigres.
10
Voir l’étude du sens du mot ebyon dans Paul Humbert : « Le mot biblique
ebyon », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse no 1, Strasbourg,
1952, p. 1-6.

24
Israël et les pauvres

Solidaire car conscient de sa propre pauvreté


Dans la Bible, l’éthique s’enracine dans la théologie, et
inversement toute saine doctrine se traduit par une mise en
pratique dans le domaine de l’éthique. Ainsi, celui qui, étant
riche, se sait pauvre devant Dieu mais au bénéfice d’une
grâce imméritée, peut s’ouvrir à la solidarité avec celui
qui est confronté directement à l’épreuve du dénuement.
Quand Israël est appelé à la générosité envers les démunis,
l’injonction est presque toujours assortie d’un « souviens-
toi ». Souviens-toi que tu étais dans la misère la plus noire
du temps de l’esclavage en Egypte, et que ton Dieu t’en a
délivré. Ainsi Deutéronome 8. 10-18, texte mentionné dans
notre première étude, appelle Israël parvenu à la prospérité
dans la terre promise à être conscient d’où il est sorti, plus
exactement d’où son Dieu l’a sorti. Le texte débouche sur
cette conclusion : « Garde-toi d’oublier le Seigneur, ton
Dieu, de ne pas observer ses commandements, ses règles et
ses prescriptions. » (v.11). Appartenir au Seigneur, c’est agir
envers autrui comme lui l’a fait envers toi. Il en est de même
pour l’interprétation du quatrième commandement tel que la
présente le Deutéronome : Souviens-toi du jour du repos, sache
te reposer. Car tes pères ont terriblement souffert en Egypte du
travail forcé, et je les en ai délivrés pour qu’ils puissent vivre en
hommes dignes et libres et non en esclaves. Dès lors, si c’est
vrai pour toi, ça l’est aussi pour tous ceux qui dépendent de
toi : ta famille, tes ouvriers, et même ton bétail : accorde-leur le
repos du sabbat auquel ils ont droit. (cf. Deutéronome 5.12-15)
Le chapitre 24 du Deutéronome se réfère au même
motif : « Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’immigrant
et de l’orphelin, tu ne prendras pas en gage le vêtement de
la veuve. Tu te souviendras que tu as été esclave en Egypte
et que le Seigneur, ton Dieu, t’en a libéré ; c’est pourquoi
je t’ordonne d’agir ainsi. » (v.17-18) Le texte continue
en évoquant les moissons, la cueillette des olives et les

25
Les pauvres avec nous

vendanges : dans chaque cas, il faut en laisser pour que


puissent glaner l’immigrant, l’orphelin et la veuve (« trilogie
de la pauvreté ») ; le même motif est alors répété : « Tu te
souviendras que tu as été esclave en Egypte ; c’est pourquoi
je t’ordonne d’agir ainsi. » (v. 22)

La pauvreté est-elle une malédiction ?


Si le Seigneur « enrichit et appauvrit » (1 S 2.7), s’il manifeste
son approbation en accordant la prospérité à ceux qui le
craignent, l’absence de richesses serait-elle alors un signe
de sa désapprobation ? Secourir le pauvre deviendrait, à la
limite, une manière d’aller à l’encontre du jugement divin !
Il est vrai que, dans certains cas du moins, Dieu témoigne de
sa bienveillance en accordant des biens matériels abondants
à ses fidèles. Il est vrai aussi que la désobéissance et le refus
du cadre éthique dans lequel Dieu appelle son peuple à vivre
entraînent des troubles, des guerres et autres épreuves avec leur
cortège de misères matérielles. Selon le livre des Proverbes,
l’appauvrissement est souvent le résultat d’un comportement
inadéquat. Cependant l’Ancien Testament lui-même met de
sérieuses nuances pour exclure toute généralisation abusive,
et de nombreux textes vont à l’encontre de l’idée d’une
récompense ou d’un jugement immanents.

En effet, l’équivalence riche = juste, pauvre = méchant, est loin


de toujours se vérifier. Certains auteurs bibliques disent même
leur désarroi devant l’évidence de la prospérité des méchants.
Jérémie questionne : « Tu es trop juste, Seigneur, pour que
je t’accuse ; je veux néanmoins te parler d’équité : pourquoi
la voie des méchants est-elle celle de la réussite ? Pourquoi
vivent-ils tranquillement, tous ceux qui trahissent ? (…)
Ils progressent, ils portent du fruit... » (Jr. 12.1-2). L’auteur
du Psaume 73 (recueil d’Asaph) exprime son indignation :
« J’étais jaloux de ceux qui font les fiers, en voyant la

26
Israël et les pauvres

prospérité des méchants (v.3). Ainsi sont les méchants :


toujours tranquilles, ils accroissent leur richesse. » (12) Et le
psalmiste, qui s’efforce d’être un homme pieux se lamente :
« Je suis sans cesse frappé, tous les matins m’apportent mon
châtiment. » (14) (voyez aussi Psaume 10.2-11). Job s’insurge
avec la dernière énergie contre les insinuations de ses amis
qui voient dans son épreuve et sa pauvreté (au sens le plus
complet et tragique du terme) un châtiment divin.

En tant que bénédiction, la richesse n’est pas une récompense,


mais une grâce. Elle n’est pas un salaire, mais un don gratuit.
Elle est donnée, non à celui qui la revendique comme un dû
au nom de sa justice, mais à celui qui a prouvé qu’à ses yeux
le donateur était plus important que le don. La présence de
Dieu est la richesse suprême – c’était d’ailleurs la conclusion
du Psaume 73 auquel nous avons fait allusion plus haut : « Je
suis constamment avec toi... En dehors de toi, je ne désire
rien sur la terre... Quant à moi, m’approcher de Dieu, c’est
mon bien. » (v. 23-28, passim). Pour celui qui reçoit sa
richesse comme une bénédiction, elle est grâce, et comme
toute grâce, elle est destinée à se répandre et à se multiplier.
Dieu a dit à Abraham : « Je te bénirai... je rendrai ton nom
grand et tu seras une bénédiction… tous les clans de la terre
se béniront par toi. » (Gn 12.3). La richesse rend généreux
quand elle est reconnue comme manifestation de la générosité
divine envers les pauvres que nous sommes tous. Cette vérité
transcende les limites contextuelles de l’histoire biblique et
nous rejoint, nous qui vivons dans un pays privilégié.

Une étape de plus sera franchie par certains prophètes,


notamment Esaïe. La pauvreté et même la détresse pourront être
envisagées, non pas comme une malédiction, mais au contraire
comme la conséquence directe de la fidélité au Seigneur.
Dire que la richesse est preuve de la bénédiction divine est

27
Les pauvres avec nous

donc une façon trop unilatérale de voir les choses, même


s’il est indéniable que, dans l’Ancien Testament comme
aujourd’hui, le comportement d’un individu peut avoir des
conséquences sur sa prospérité ou sa déchéance matérielle.
Le chapitre 11 de l’épître aux Hébreux présente une longue
liste de témoins de l’Ancienne Alliance caractérisés par leur
vie de foi et d’obéissance. Les uns ont été délivrés, ont été
puissants et victorieux, d’autres furent « opprimés, maltraités,
manquant de tout – eux dont le monde n’était pas digne. »
(v.37) Bien loin d’avoir démérité, ces derniers semblent au
contraire plus proches du cœur de Dieu.

Il y a des pauvres bénis ; il y a ceux dont le dénuement est


signe de leur fidélité. Ainsi, près de cinquante ans avant l’exil
à Babylone, le prophète Sophonie annonce que les survivants
au jugement et à la destruction de Jérusalem formeront un
Reste, humilié mais gardé par sa confiance en leur Dieu :
« Cherchez le Seigneur, vous tous, gens humbles du pays,
vous qui agissez selon son équité ! Cherchez la justice,
cherchez l’humilité ! Peut-être serez-vous cachés au jour
de la colère du Seigneur. » (2.3) Puis : « Tu ne seras plus
hautaine sur ma montage sacrée. Je laisserai en ton sein un
peuple pauvre et faible qui trouvera un abri dans le nom du
Seigneur. Le reste d’Israël n’agira plus injustement. » (3.11-
13) Nombreux sont les Psaumes qui expriment l’espérance
de ceux qui sont dépouillés, persécutés, malades, appauvris,
mais qui gardent leur confiance dans la fidélité de Dieu
et restent fermes dans leur conviction qu’il ne les a pas
abandonnés. Certes, les gens se détournant des pauvres : « La
richesse augmente le nombre des amis ; le pauvre est tenu à
l’écart par son compagnon » ; Tous les frères du pauvre le
détestent ; à plus forte raison ses compagnons se détournent-
ils de lui ! » (Pr 19.4 et 7) ; mais le début du même chapitre
renverse cette échelle de valeurs : « Mieux vaut le pauvre qui

28
Israël et les pauvres

suit la voie de l’intégrité qu’un homme qui, sous un langage


tortueux, est stupide » (v.1).

La justice selon l’Ancien Testament


Il n’est pas possible de faire ici un inventaire de tous les
commandements du Pentateuque, de toutes les injonctions et
reproches des prophètes, de tous les conseils des livres de la
sagesse concernant le thème de la pauvreté. Nous offrirons
quelques échantillons !

Quelques remarques préalables :


1. Les représentants-type des pauvres dans l’Ancien
Testament sont les veuves, les orphelins et les étrangers (ces
derniers ne sont certes pas des touristes ! Ce sont ceux qui
ont dû fuir leur pays pour cause de famine ou de guerre, et se
retrouvent démunis et sans famille pour les secourir).
2. Certains textes s’adressent à l’ensemble du peuple,
d’autres visent essentiellement ceux qui sont aux postes de
responsabilités. Les premiers ont une portée caritative (ils
font appel à la charité spontanée des individus), les autres
ont une dimension plus politique (ils concernent la manière
dont l’Etat est gouverné). L’éthique personnelle et l’éthique
sociale vont de pair.

3. Il y a eu dans l’histoire d’Israël différentes périodes :


la situation sociale et économique a été variable au fil de
siècles. Israël a connu la prospérité et même l’opulence, du
temps de Salomon en particulier, et, pour le royaume du
Nord, du temps des rois idolâtres Omri et Achab ou, plus
tard, durant le long règne de Jéroboam II (8ème siècle). Mais il
y a eu aussi des temps de famine, des périodes de guerres, de
sièges, de razzias, d’anarchie, durant lesquelles la pauvreté
était généralisée. Autant de contextes qu’il ne faut pas perdre
de vue lorsqu’on lit un texte.

29
Les pauvres avec nous

4. Il faudrait prendre le temps d’une saine herméneutique11.


Car pour des commandements comme ceux qui concernant
l’année sabbatique, le glanage, la lèpre ou la manière dont
doit agir un père contraint vendre sa fille comme esclave
pour payer ses dettes, on ne voit guère d’application actuelle
directe. Ce n’est une raison pour reléguer ces textes au rang
de documents d’archives pour historiens ! Ne serait-ce que
parce qu’il existe à notre époque, sous d’autres cieux, des
sociétés offrant beaucoup plus de ressemblance que la nôtre
avec le monde biblique.
Les textes relatifs à la pauvreté visent des situations réelles,
liées à un contexte économique, social et politique différent
de celui que nous connaissons en Occident au début du 21ème
siècle. Le fossé culturel est évident. Une application littérale
des prescriptions scripturaires est parfois hors de propos. Au
lieu de le ressentir comme un handicap, il faut y trouver un
motif stimulant. Cela souligne en premier lieu que l’Ecriture
se préoccupe de situations vécues dans le quotidien d’un
peuple particulier, et non de théories universelles mais
abstraites et sans applications pratiques. Ensuite, cela nous
contraint à une réflexion plus en profondeur, et cette réflexion
est salutaire. Il s’agit alors de prendre conscience de l’enjeu
de ces préceptes pour le temps où ils ont été donnés, et à
partir de là, de découvrir des situations présentant des enjeux
similaires dans notre monde actuel – et elles ne manquent
pas ! La raison d’être des mesures édictées par la Bible peut
être transposée. Si les problèmes ne sont pas identiques, une
« équivalence dynamique » peut être recherchée, au-delà
de leur aspect formel, à partir des valeurs qu’elles mettent
en évidence. Dans son ouvrage sur l’éthique de l’Ancien
Testament Vous serez mon peuple12, Christopher Wright voit
dans les lois sociales bibliques des paradigmes non à imiter
11
L’herméneutique est la science de l’interprétation d’un texte.
12
Ed. Sator, coll. Alliance, 1989, notamment p. 51s.

30
Israël et les pauvres

servilement, mais à appliquer en les adaptant à un autre


contexte. Un littéralisme de surface pourrait n’être qu’une
fidélité illusoire, dispensant d’une fidélité en profondeur. Au
contraire, appliquer en actualisant, c’est aussi accepter de
s’impliquer.

Un seul exemple, pour ouvrir une piste d’actualisation : Le


glanage (Lv 19.9-10) ; comme tel, ce n’est sans doute pas un
commandement d’une brûlante actualité pour notre société
urbanisée et notre agriculture mécanisée. Mais n’applique-t-
il pas l’esprit de cette directive, le patron qui conserve parmi
les membres de son personnel une personne au rendement
très faible en raison de problèmes psychiques ou médicaux ?
Il renonce à maximaliser le profit de son entreprise en
ménageant un espace de vie et de dignité pour une personne
fragilisée. Si de tels comportements existent, ils sont hélas
trop rares. Dans un temps où les assurances sociales,
invalidité et vieillesse voient leur équilibre financier menacé,
leur importance deviendra de plus en plus grande.

On pourrait aussi évoquer le commerce équitable concernant


les produits achetés aux pays du Sud. Acheter fruits ou
vêtements le meilleur marché possible sans se poser la question
des conditions de travail et de la rétribution de ceux qui les
ont produits, n’est-ce pas trahir l’esprit du commandement
biblique concernant le juste salaire de l’ouvrier ? (Lv 19.13 ;
Dt 24.14s – et, dans le Nouveau Testament, Jacques 5.4)
L’étude de certaines lois du Pentateuque13 apparemment
désuètes pourrait conduire à des études communautaires où
l’on chercherait, sans tomber dans un idéalisme naïf, des
applications actuelles aux directives bibliques. Passionnantes
remises en question…
13
Pentateuque : les cinq premiers livres de la Bible : Genèse, Exode, Lévitique,
Nombres, Deutéronome.

31
Les pauvres avec nous

Les lois du pentateuque


Le chapitre 19 du Lévitique est un texte-clé, qui explicite les
Dix Commandements en évoquant des situations très variées
et touchant à de multiples domaines. Il commence par
cette affirmation solennelle adressée au peuple rassemblé :
« Vous serez saints car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis
saint. » (v.1) Dieu veut façonner son peuple à son image,
afin qu’il témoigne du caractère divin dans ce monde qui
a perdu la connaissance de son Créateur. Or, parmi ces
multiples préceptes, ceux qui concernent l’attitude à l’égard
des pauvres, occupent une place importante : le glanage
(Lv 19.9-10) le salaire de l’ouvrier (13), les handicapés
(v.14), les procès équitables (v.15), la protection des jeunes
filles (v.29), des vieillards (v.32) et des étrangers (v.33) – ce
dernier texte reprend le thème de l’amour du prochain (cité
v.18) pour l’étendre à l’immigrant, considéré dès lors comme
un prochain au même titre qu’un membre du peuple élu. Le
chapitre 25 reprend et renforce plusieurs de ces dispositions,
dans l’optique de l’année sabbatique du Jubilé. Nombres
15.15 applique aux immigrés les mêmes lois qu’aux Israélites.
Deutéronome 24.17-22 appelle à la compassion envers
l’étranger, l’orphelin, la veuve, et se réfère au souvenir de
l’esclavage en Egypte14. Sans doute sommes-nous ici dans
le domaine de l’exhortation plus que du code juridique. On
n’imagine mal qu’un homme puisse être inculpé pour ne pas
avoir « aimé l’étranger comme lui-même » ! Cependant, une
attitude de respect et de compassion à l’égard de ceux dont
14
Si dans la version du Décalogue d’Exode 20, le quatrième commandement
concernant le sabbat est rapporté au repos du Créateur au septième jour de la
création, dans la version de Deutéronome 5, le motif pour ne pas travailler ni faire
travailler est le rappel, comme nous l’avons signalé précédemment, de la condition
avilissante des Hébreux esclaves en Egypte. Pour une approche plus complète de
notre thème dans le Deutéronome, nous renvoyons à : Jean-François Gotte, « La
déclaration des droits du pauvre selon le Deutéronome », Fac-Réflexion, revue de la
Faculté de Théologie de Vaux-sur-Seine, 1987, p. 2-8.

32
Israël et les pauvres

la vie est menacée par la pauvreté n’est pas à bien plaire.


Implicitement, le crime de « non assistance à personne en
danger » existe bel et bien. « Le droit au glanage n’est pas un
acte de charité volontaire du riche en faveur du pauvre ; c’est
le droit du pauvre à disposer d’un moyen d’existence15. »
L’appel à refléter le caractère divin n’a rien de facultatif
– n’est-ce pas la raison même de l’élection du peuple
d’Israël ?

D’autres lois touchent plus fondamentalement au


fonctionnement de la société. Ainsi, le droit à un salaire
équitable et versé sans délai : « Tu n’opprimeras pas le
salarié pauvre ou déshérité, qu’il soit l’un de tes frères ou
l’un des immigrés qui sont dans tes villes, dans ton pays.
Tu lui donneras le salaire de sa journée avant le coucher
du soleil ; car il est pauvre, et il lui tarde de le recevoir »
(Dt 24.14-15a) ; la mise en garde contre la justice de
classe : « Tu ne porteras pas atteinte au droit du pauvre dans
son procès (…) Tu n’accepteras pas de pot-de-vin ; les pots-
de-vin aveuglent les gens clairvoyants et ruinent la cause des
justes. » (Ex 23.6-8 ; cf. Lv 19.15 déjà cité, et Dt16.19). Il faut
ajouter aussi les dispositions concernant le rachat des esclaves
par des membres de leur famille, leur libération après sept ans,
la remise des dettes lors de l’année sabbatique, la redistribution
des terres à la famille originellement propriétaire, également
lors de la cinquantième année. C’étaient là des dispositions
destinées à éviter l’accaparement des richesses par les nantis
et la réduction à l’état de serfs, définitive et de père en fils,
de ceux qui étaient dépourvus de moyens de subsistance ou
que les circonstances avaient amenés à s’endetter (Dt 15.12;
Lv 25.13, 23-25,39-41; Lv 15.2).

Ces prescriptions et bien d’autres sont des mesures de protection.


15
Douglas Meeks (God the Economist), cité par Blomberg, op. cit., p. 39.

33
Les pauvres avec nous

Elles visent plus à prévenir qu’à corriger. Comme telles, elles


ont une dimension plus politique que caritative. Elles vont
au-delà de la compassion à l’égard des malheureux et visent
à lutter contre ce qui produit la pauvreté. Si elles avaient
réellement été appliquées, elles auraient donné à Israël le
profil d’une nation très différente des autres, reflétant ce
qu’aurait pu être la société humaine sans le drame d’Eden,
et annonçant le royaume messianique à venir. Le peuple de
Dieu de l’Ancienne Alliance a échoué dans une large mesure
dans l’application d’un tel programme. Qu’en est-il de
l’Eglise, « communauté messianique », peuple de Dieu de la
Nouvelle Alliance ? Elle est appelée à vivre son obéissance
dans un contexte très différent, dispersée et minoritaire au
sein des nations dont elle ne peut façonner les lois à sa guise.
Mais, dans une mesure différente que pour Israël, elle est au
bénéfice du don du Saint-Esprit, prémices du royaume de
Dieu : dans la Nouvelle Alliance, la loi de Dieu est inscrite
dans le cœur du croyant pour le régénérer et le sanctifier,
en sorte qu’il n’est pas livré aux seules ressources de sa
vertu personnelle pour se conformer à la volonté de Dieu
(cf. Jr 31.31-34). C’est en pratiquant les directives bibliques
dans tous les domaines de l’existence humaine que la
communauté chrétienne devient instrument de la compassion
du Créateur envers toutes ses créatures, et signe annonciateur
de ce Monde nouveau où la justice régnera.

Les Psaumes et les écrits de sagesse


A d’innombrables reprises, le psalmiste se présente comme un
pauvre, un opprimé qui crie justice parfois avec une vigueur
extrême, en sachant que Dieu est le seul recours auquel il
peut adresser sa requête. Il arrive aussi que certains psaumes
relayent la voix des prophètes, comme Ps 82.3-4 : « Faites
droit au faible (dal) et à l’orphelin, rendez justice au pauvre
(ani) et au déshérité (rosch), faites échapper le faible et le

34
Israël et les pauvres

pauvre (ebyon), délivrez-les de la main des méchants. »


Dans les Psaumes, ceux qui sont affligés par toutes sortes de
détresses matérielles ou sociales expriment leur espérance.
Plus que les puissants, ils témoignent de ce qu’est la confiance
dans la fidélité de Dieu. Là encore, l’équation : « piété =
bénédictions et richesses, dénuement = jugement de Dieu
sur l’impiété » est loin de se vérifier. Selon plusieurs de ces
passages, ce sont les pauvres qui cherchent le Seigneur et
sont l’objet de toute l’attention de leur Dieu : « Je sais que
le Seigneur rend justice aux pauvres et qu’il défend le droit
des déshérités. » (Ps 140.13) ; « Les pauvres voient, ils se
réjouissent ; vous qui cherchez Dieu, que votre cœur vive !
Car le Seigneur entend les pauvres, il ne méprise pas ses
prisonniers. » (Ps 69.33-34) ; « Le Seigneur est bon et droit.
(…) Il fait cheminer les pauvres dans l’équité, il apprend aux
pauvres sa voie. » (Ps 25.8-9), « Les pauvres mangeront,
ils seront rassasiés ; ils loueront le Seigneur, ceux qui le
cherchent. » (Ps 22.27). « Ani, ebyon, dal sont les mots que
les psalmistes trouvent spontanément pour dire la misère de
leur condition16 » – mais c’est devant Dieu qu’ils le disent.

Alors que les autres livres bibliques rattachent généralement


la compassion envers les pauvres au rappel du message de la
libération de l’esclavage en Egypte, les Proverbes et plusieurs
Psaumes la mettent en relation avec la doctrine du Dieu
créateur. « Les écrits de sagesse ont une portée beaucoup
plus universaliste que la loi. Dieu est le Dieu de la nature
comme de la religion, de la création comme de l’alliance,
de la justice comme de la justification ; certes il fait alliance
avec Israël, il lui a donné un culte et des lois, mais cela ne
signifie pas pour autant qu’il ne se préoccupe plus du reste
de sa création. L’homme, tout homme, est fait à l’image de
Dieu (cf. Pr 19.22). Et si Dieu se soucie particulièrement de
16
A. Gelin, Les pauvres que Dieu aime, Foi Vivante 41, Cerf, Paris, 1968, p.59.

35
Les pauvres avec nous

quelqu’un, ce n’est pas de l’Israélite, mais du pauvre17. » Le


Ps 146, v. 6 à 9 en est un bon exemple : « Lui qui fait le ciel
et la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve… ; il agit envers
les opprimés selon l’équité ; il donne du pain aux affamés ; le
Seigneur relâche les prisonniers ; le Seigneur ouvre les yeux
des aveugles ; le Seigneur redresse ceux qui sont courbés ;
le Seigneur garde les immigrés, il soutient l’orphelin et la
veuve… » De même, Proverbes 22.2 : « Le riche et le pauvre
se retrouvent : c’est l’Eternel qui les a faits tous les deux. »
Dieu a créé un monde juste et harmonieux, et, maintenant
qu’il est perturbé par la chute, il continue d’en prendre soin
selon sa sagesse, accordant une attention particulière à ce
qui est vulnérable. Nous verrons plus loin que Jésus, dans le
Sermon sur la montagne, confirme cette vérité.

Certains Proverbes soulignent la solidarité entre Dieu et les


pauvres et montrent le Seigneur directement concerné par la
façon dont on traite les plus faibles : « Qui opprime le faible,
outrage celui qui l’a fait » (14.31 et 17.5), alors que « celui
qui fait grâce au pauvre prête au Seigneur » (19.17) – ces
textes semblent préparer les paroles de Jésus : « Amen, je
vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un
de ces plus petits, l’un de mes frères, c’est à moi que vous
l’avez fait. » (Mt 25.40, 45-46). Les Proverbes appellent à
la compassion et à la justice : « Ouvre la bouche pour celui
qui n’a pas de voix, pour la cause de tous les délaissés ;
juge avec équité et défends la cause du malheureux et du
pauvre. » (31.8-9, v. Colombe) Ils y voient la marque d’une
conduite juste, c’est-à-dire en accord avec la volonté de
Dieu : « Le juste connaît la cause des pauvres, le méchant
ne comprend pas cette connaissance » (29.7) ; « L’homme
dont le regard est bon est béni parce qu’il donne son pain au
17
Marc Favez, L’accueil du pauvre selon les Ecritures, Dossier Semailles et Moisson
no 3, éd. Je Sème, Genève, 1994, p. 28.

36
Israël et les pauvres

pauvre » (22.9) ; « Le roi qui juge les pauvres avec loyauté,


son trône sera affermi pour toujours. » (29.14) Ils appellent
à la générosité : « Ne refuse pas un bienfait à ceux qui y ont
droit, quand tu as le pouvoir de l’accorder. » (3.27) Quant à
la femme vertueuse, elle « ouvre ses mains pour le pauvre et
tend la main au déshérité. » (31.20)

Et comment ne pas citer ici ce texte parmi les plus connu du


livre des Proverbes : « Ne me donne ni pauvreté ni richesse ;
accorde-moi le pain qui m’est nécessaire, de peur qu’étant
rassasié je ne te renie et ne dise : Qui est le Seigneur ?, ou
que, pauvre, je ne commette un vol et ne porte atteinte au
nom de mon Dieu. » (Pr 30.8-9) Nous verrons plus loin18
quelle est la véritable portée de la mise en commun des biens
dans l’Eglise primitive ; mais lorsque les richesses sont
partagées pour qu’il n’y ait plus de pauvreté, n’est-ce pas
une mise en pratique communautaire qui exauce la prière de
Proverbes 30 : Ni pauvreté, ni richesse ?

Le message des prophètes


Les lois bibliques relatives à la pauvreté sont toutes reprises
par les prophètes. Leur rôle n’est pas tant d’édicter de
nouvelles règles que d’actualiser celles du Pentateuque en
les appliquant à la réalité qu’ils ont devant les yeux. Leur
prédication prend la forme d’un vibrant appel à les pratiquer,
et dénoncent par de sévères reproches les désobéissances à
ces lois, désobéissances d’autant plus inadmissibles qu’elles
s’accompagnent de pratiques religieuses abondantes qui font
figure d’alibi. Nathan, Elie, aussi bien que tous les prophètes
écrivains sont des hommes engagés sans concession pour la
défense, au nom du Dieu d’Israël, des plus faibles de son
peuple et dénoncent la loi du plus fort comme totalement
incompatible avec la volonté de Dieu.
18
Voir chapitre 4, p. 79

37
Les pauvres avec nous

La parabole du prophète Nathan (« la brebis du pauvre », 2


S 12.1-4) illustre pour le dénoncer sans ambiguïté (v.7) le
comportement du roi David à l’égard de son officier Urie
– un comportement qui n’avait pourtant rien de très original
ni de très scandaleux si l’on se réfère aux mœurs des rois
orientaux de son temps : Les puissants ont tous les droits,
y compris celui de dépouiller à leur profit les pauvres
incapables de se défendre. A ce propos, l’histoire de la
vigne de Naboth – qui pourrait semble anodine – illustre
avec une grande force le refus biblique de l’arbitraire des
grands (1 Rois 21) : Le puissant roi Achab se voit refuser
par son voisin Naboth l’achat d’un terrain qui jouxte la
propriété royale et dont le roi veut faire un jardin potager. Il
est furieux et déprimé, mais respecte la décision de Naboth
(il semble donc lui rester un héritage de l’exigence biblique
de l’équité). Mais ensuite, il se laisse dicter sa conduite par
sa femme païenne, Jézabel (« est-ce bien toi qui exerce la
royauté sur Israël ? ») : c’est même elle qui va organiser le
complot qui mènera à la condamnation à mort de Naboth,
afin de s’emparer de son lopin de terre. Or, parmi tous les
jugements prononcés par Elie sur le couple royal, idolâtre
et rebelle à l’Eternel, celui qui suit cet événement est le plus
radical et définitif : « Ainsi parle le Seigneur: (Achab) tu as
assassiné et tu prends possession ! (…) Au lieu même où les
chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lècheront aussi
ton propre sang. (…) Le Seigneur dit : Les chiens mangeront
Jézabel près du rempart de Jizréel. » (v.19,23)

Dans ce combat contre les inégalités sociales, ce géant


qu’est le prophète Esaïe joue un rôle de premier plan. Voici
quelques unes de ses fortes paroles qu’avec Paul, nous
croyons « inspirées de Dieu et utiles pour (…) corriger les
fautes et former à une juste manière de vivre. » – aujourd’hui
comme alors (2 Ti 3.16, fr.crt) : « Tes chefs sont rebelles et

38
Israël et les pauvres

complices des voleurs, tous aiment les pots-de-vin et courent


après les récompenses ; ils ne font pas droit à l’orphelin,
et la cause de la veuve ne les préoccupe pas – à cause de
cela, malheur ! » (Es 1.23-24) ; « Le Seigneur se lève pour
accuser, il est debout pour juger les peuples. Le Seigneur
entre en jugement avec les anciens de son peuple et avec ses
chefs : Vous avez dévoré la vigne ! Ce sont les biens dont
vous avez dépouillé le pauvre qui remplissent vos maisons !
Pourquoi donc écrasez-vous mon peuple, pourquoi broyez-
vous la face des pauvres – déclaration du Seigneur Dieu
(YHWH) des Armées » (Es 3.14-15) ; « Quel malheur pour
ceux qui ajoutent maison à maison et qui joignent champ
à champ, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace. Il n’y a de
demeure que pour vous seuls au milieu du pays ! » (Es 5.8) ;
« Quel malheur pour ceux qui promulguent des décrets
malfaisants, qui écrivent des arrêts oppressifs, refusant aux
faibles la justice, dépouillant de leur droit les pauvres de mon
peuple, faisant des veuves leur butin et pillant les orphelins. »
(Es10.1-2) Il serait difficile de prétendre en toute honnêteté
que de tels passages, étant le reflet d’une société différente
de la nôtre, n’ont plus rien à nous dire…

Les autres prophètes, bien sûr, ne sont pas en reste – et là


encore, il n’est pas difficile d’adapter leurs avertissements
au contexte social et économique de notre siècle. Prêchant
vers l’an 750 (moins de trente ans avant la chute de
Samarie), le prophète Amos annonce en des termes très
durs le jugement qui va survenir sur le royaume du Nord
(Israël). Son réquisitoire touche d’un seul trait l’immoralité
sexuelle, l’idolâtrie et l’exploitation des plus faibles : « …Je
ne révoquerai pas mon arrêt : parce qu’ils ont vendu le juste
pour de l’argent, le pauvre pour une paire de sandales ; ils
harcèlent jusqu’à la poussière de la terre qui est sur la tête
des petites gens, ils font dévier le chemin des pauvres. Un

39
Les pauvres avec nous

homme et son père vont vers la même fille, profanant ainsi


mon nom sacré. Ils s’étendent près de chaque autel sur des
vêtements pris en gage et ils boivent dans la maison de leur dieu
le vin de ceux qu’ils ont condamnés à l’amende » (2.6-8). Les
prophètes dénoncent le commerce frauduleux : « Vous dites :
(…) Nous diminuerons l’épha, nous augmenterons le prix,
nous fausserons les balances pour tromper… » (Am 8.5) ;
« Canaan a dans sa main des balances fausses, il aime à
opprimer » (Os 12.8) ; l’accaparement des terres : « Dès
l’aube ils passent à l’exécution quand ils ont le pouvoir en
main. Ils convoitent des champs et ils s’en emparent, des
maisons et ils s’en saisissent (…) ; à cause de cela, ainsi
parle le Seigneur: je prépare un malheur contre ce clan » (Mi
2.1-3) ; « Le peuple du pays se livre à l’oppression, commet
des spoliations, exploite le pauvre et le déshérité, opprime
l’immigré contre toute justice. J’ai cherché parmi eux un
homme qui construise une clôture, qui se tienne sur la brèche
devant moi pour le pays, afin que celui-ci ne soit pas détruit,
mais je n’en ai pas trouvé. » (Ez 22.29-31) Ezéchiel encore
reproche à Jérusalem son égoïsme : « Voici quelle a été la
faute de Sodome, ta sœur : elle avait de l’orgueil, du pain
à satiété, une insouciante tranquillité, et elle ne faisait rien
pour redonner courage aux pauvres et aux déshérités. (…)
Toi qui condamnais tes sœurs, sois à ton tour chargée de ta
confusion, à cause de tes péchés par lesquels tu t’es rendue
plus abominable qu’elles. » (16.49, 52)

L’ultime voix prophétique, celle de Malachie, prouve que


l’exploitation des pauvres a été hélas une constante dans
l’histoire du peuple élu : « Je me hâterai de témoigner (…)
contre ceux qui oppriment le salarié, la veuve et l’orphelin,
qui lèsent l’immigré. » (Ml 3.5)

Souvent, ce sont les chefs, les « bergers » d’Israël et la

40
Israël et les pauvres

classe possédante, qui sont visés. Ezéchiel les avertit que le


Dieu d’Israël va rétablir la justice – c’est-à-dire les juger et
réhabiliter leurs victimes : « Quel malheur pour les bergers
d’Israël, qui se repaissaient eux-mêmes ! Vous n’avez
pas fait reprendre des forces aux bêtes qui étaient faibles,
soigné celle qui était malade... Mon troupeau doit paître
ce que vos pieds ont foulé et boire ce que vos pieds ont
troublé ! » (Ez 34.2,4,19). Le prophète montre ensuite que
cet enrichissement des dirigeants au détriment du peuple a
été un exemple désastreux pour tous : « Quant à vous, mon
troupeau [donc le peuple lui-même] (…) : Ne vous suffit-
il pas de paître dans le bon pâturage, que vous fouliez de
vos pieds le reste de votre pâturage ? Ne vous suffit-il pas
de boire une eau limpide, que vous troubliez le reste avec
vos pieds ? A cause de cela, ainsi leur parle le Seigneur
Dieu : C’est moi-même qui jugerai entre les bêtes grasses
et les bêtes maigres. (…) Parce que vous avec frappé de vos
cornes toutes les bêtes faibles, jusqu’à ce que vous les ayez
dispersées au dehors, je sauverai mon troupeau afin qu’il ne
soit plus livré au pillage, et je jugerai entre bête et bête. »
(v.17-22) Mais surtout, Ezéchiel annonce l’intervention du
Berger d’Israël qui va chasser les mauvais bergers et prendre
lui-même en charge le soin du troupeau : « Je les ferai paître
avec équité. » (fin v. 16) Bien plus, il donne aux versets 23 et
suivants une dimension messianique à ce rétablissement de
la justice : « Je nommerai à leur tête un seul berger qui les
fera paître, David mon serviteur ; il les fera paître, il sera leur
berger. » Bien sûr, David était mort depuis plusieurs siècles
au moment où prêche Ezéchiel. On comprend qu’il s’agit
de l’annonce de la venue du Messie fils de David – et Jésus
avait très clairement conscience d’accomplir cette prophétie
(cf. Jean 10 : « Je suis le bon berger »). Ezéchiel a recours
dans ce chapitre à un terme [mispath] rendu par « justice »
dans la plupart de nos traductions, dont le sens plus exact

41
Les pauvres avec nous

est l’équité, l’établissement d’un droit égal pour tous, qu’ils


soient riches ou pauvres.

Deux aspects spécifiques du message des prophètes doivent


être relevés :
a) Le lien profond entre un culte authentique et la pratique
de la justice envers les pauvres : « Cessez d’apporter des
offrandes inutiles... quand vous tendez les mains, je ferme
les yeux pour ne pas voir... Apprenez à faire le bien, cherchez
l’équité... rendez justice à l’orphelin, défendez la veuve. »
(Es 1.13 à 17) Et ce texte bien connu : « Le jour où vous
jeûnez, vous vaquez à vos propres affaires et vous traitez
durement vos ouvriers. (…) Le jeûne que je préconise, n’est-
ce pas plutôt ceci : Renvoie libre ceux qu’on écrase. Ne
s’agit-il pas de partager ton pain avec celui qui a faim et de
ramener à la maison les pauvres sans abri ? De couvrir celui
que tu vois nu. Alors ta lumière poindrait comme l’aurore et
la gloire de l’Eternel serait ton arrière-garde; tu appellerais
et le Seigneur répondrait. » (Es 58.3-9, passim). Amos est
à l’unisson : « Je déteste vos fêtes, je les rejette, je ne veux
plus sentir vos assemblées solennelles. (…) Eloigne de moi
le tumulte de tes chants ! Je n’écoute pas le son de tes luths,
mais que l’équité coule comme de l’eau, et la justice comme
un torrent intarissable. » (Am 5.21-24) Et pour conclure, un
texte de Jérémie adressé au roi Joïaqim, fils de Josias : « Ton
père agissait selon l’équité et la justice, il jugeait la cause
du pauvre et du déshérité – alors tout allait bien. N’est-ce
pas là me connaître, déclaration du Seigneur ? Mais tu n’as
des yeux et un cœur que pour ton intérêt, pour répandre le
sang de l’innocent, pour exercer oppression et brutalité. »
(Jr 22.15-17) On voit ici que la connaissance de Dieu est bien
loin d’être un savoir théorique : c’est la pratique de ces deux
grandes valeurs de l’éthique biblique : équité et justice19.
19
Ces deux termes sont souvent traduits l’un et l’autre par « justice ». Mais équité

42
Israël et les pauvres

Dans cette optique, le texte du prophète Michée (6.6-8) qui a


inspiré les initiateurs du « Défi Michée » est particulièrement
approprié : « Avec quoi me présenterai-je devant le Seigneur ?
(…) – Il t’a fait connaître, ô humain, ce qui est bon ; et qu’est-
ce que le Seigneur réclame de toi, si ce n’est que tu agisses
selon l’équité [mispath], que tu aimes la fidélité, et que tu
marches modestement avec ton Dieu. »
b) La dimension messianique ou eschatologique du message
social des prophètes, déjà évoquée à propos de la prédication
d’Ezéchiel aux bergers d’Israël : Dans le royaume qui est l’objet
de l’espérance du peuple opprimé et où la loi de Dieu sera
enfin parfaitement appliquée par tous, il n’y aura ni injustices,
ni violences, ni pauvreté. Le chapitre 9 d’Esaïe qui proclame
la venue du Messie (« Un enfant nous est né, un fils nous est
donné… ») affirme, entre autres, que son rôle sera d’accorder
la paix au trône de David et de « l’affermir et le soutenir par
l’équité (mishpat) et par la justice (cedaqah). » (v. 6). De même
au chapitre 11 : « Alors un rameau sortira du tronc de Jessé. (...) il
ne jugera pas sur l’apparence, il n’arbitrera pas sur un ouï-dire.
Il jugera les pauvres avec justice, il arbitrera avec droiture en
faveur des affligés du pays. » (v.1, 3-4) Les plus défavorisés
seront rétablis dans leurs droits et trouveront le bonheur : « Les
affligés auront dans le Seigneur une joie débordante, et les plus
pauvres des humains feront du Saint d’Israël leur allégresse. »
(Es 29.19) Plus personne ne sera dans la disette et l’abondance
sera le lot de tous – c’est déjà ce que laissait miroiter l’image
de la terre promise aux Hébreux dans le désert : « D’ailleurs
il ne devrait pas y avoir de pauvre chez toi, car le Seigneur te
bénira dans le pays que le Seigneur, ton Dieu, te donne comme

(mishpat) et justice (Cedaqah), ne sont pas des synonymes. Le premier se réfère à


l’égalité de traitement pour tous, sans égard à un statut social : le fort et le faible ont
les mêmes droits aux yeux de Dieu ; le second évoque la justice en tant que relation
juste avec Dieu et conformité à sa volonté. La Cedaqah conduit à la shalom, la
paix, l’harmonie. C’est pourquoi, elle est don de Dieu plutôt que produit de l’effort
humain.

43
Les pauvres avec nous

patrimoine. » (Dt 15.4). Bref : « Il ne se fera aucun mal, il n’y


aura aucune destruction dans toute ma montagne sacrée, dit le
Seigneur. » (Es 65.25) Et le corollaire, c’est qu’« on n’entendra
plus parler de violence dans ton pays. » (Es 60.18)
Nous avons présenté une palette assez large de textes
vétérotestamentaires touchant à divers aspects de la lutte
contre la pauvreté. Ce n’est qu’un échantillon, mais il
exprime bien le souci permanent du peuple de Dieu envers
les défavorisés. Cet inventaire a été précédé d’un rappel
(chapitre 1) qui souligne qu’il y a un contexte spirituel à
ces prescriptions : La bonté de Dieu et la détresse de tout
homme ; la reconnaissance des bienfaits reçus, la solidarité
envers le prochain et l’espérance que dans le Royaume
messianique, là où les commandements de Dieu seront
parfaitement appliqués, la pauvreté n’existera plus. Ces
textes nous révèlent le caractère de Dieu, le Père auquel les
enfants que nous sommes sont appelés à ressembler.

Quelles que soient les différences culturelles et sociologiques


entre les temps bibliques et le nôtre, ces motifs de base
demeurent et gardent leur caractère impératif pour le peuple
de Dieu de chaque époque. Le changement intervenu par la
venue du Christ et l’entrée dans la Nouvelle Alliance, loin de
rendre périmées les directives de l’Ancien Testament, fait de
l’Eglise le signe avant-coureur du royaume de Dieu où elles
seront appliquées dans toute leur plénitude (Ez 36.26-35 ;
Jr 31-33-34). Dès lors, le fait que l’Eglise de la Pentecôte,
consciente de vivre le temps messianique, ait pratiqué
le partage des biens est bien plus qu’une particularité
anecdotique, inspirée par l’euphorie du « premier amour ».
Dans « les derniers temps » inaugurés par la venue de
l’Esprit « sur toute chair », l’Eglise est témoin du royaume
de Dieu, où les séquelles de la chute sont éliminées. Nous
aurons l’occasion de revenir sur ce point dans notre chapitre

44
Israël et les pauvres

concernant l’Eglise primitive. Qu’il suffise de dire ici


pour conclure que les motivations à l’engagement contre
la pauvreté (sous toutes ses formes), pour les croyants de
la Nouvelle aussi bien que de l’Ancienne Alliance, se
nourrissent d’une double réalité :
En premier lieu : la mémoire : « Souviens-toi ! ». Tu étais
esclave en Egypte, et ton Dieu t’a libéré. Cette vérité
historique pour le peuple d’Israël est aussi une vérité
universelle, comme notre premier chapitre l’a rappelé.
Sauvés par la grâce, libérés par le don gratuit de Dieu, nous
sommes appelés à la générosité envers ceux qui sont encore
marqués par la pauvreté, qu’elle soit spirituelle, physique ou
sociale. Graciés, nous rendons grâce, et la meilleure manière
de le faire est de mettre en pratique la volonté de Dieu qui
veut étendre sa grâce à tous.

En second lieu : l’espérance. Israël attend la restauration


d’un royaume où règnera la justice. La shalom, la paix, la
prospérité et l’harmonie est le point de mire qui lui permet
d’avancer dans une histoire semée de drames et d’échecs,
sans baisser les bras, les yeux levés vers ce qui vient – les
promesses de Dieu sont inaliénables. Il en va de même pour
l’Eglise de Jésus-Christ. L’attente du retour du Seigneur n’est
pas une fuite vers le ciel et une incitation à s’absenter de
cette terre, mais un puissant ressort. L’idéalisme le plus pur,
le rêve sans cesse déçu d’une société juste, ne peut produire
que la désillusion et démobilise. Seul celui qui sait que le
matin vient, et que la justice triomphera, a la certitude que
son combat, loin d’être perdu d’avance, est au contraire une
manière de préparer et de hâter la venue de ce que Dieu a
promis et qui, par la résurrection de son Fils, a déjà pris pied
dans l’histoire.

45
JESUS
ET LES
PAUVRES
Chapitre 3

P
armi nos contemporains, nombreux sont ceux qui
admirent Jésus, cet homme rayonnant de bonté, proche
des plus humbles, et dont l’enseignement se résume
dans l’amour du prochain. N’est-il pas celui qui a inspiré ces
figures emblématiques de la charité que furent des Martin de
Tours, des François d’Assise, des Vincent de Paul, des Mary
Slessor, des mère Teresa et tant d’autres, y compris hors des
frontières du christianisme, comme le mahatma Gandhi ?
Dès lors, il est malaisé de traiter du sujet : « Jésus et les
pauvres » sans avoir l’impression de rabâcher des faits
connus de tous. Entrons tout de même dans un parcours au
travers des textes du Nouveau Testament… ne serait-ce que
pour en donner un aperçu.

Le ton est donné dès les premières pages des évangiles.


Avant même la naissance de Jésus, le cantique de Marie, ce
merveilleux Magnificat, pétri des promesses messianiques
de l’Ancien Testament, sonne haut et clair : « Sa compassion

47
Les pauvres avec nous

s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent.


Il a déployé le pouvoir de son bras ; il a dispersé ceux qui
avaient des pensées orgueilleuses, il a fait descendre les
puissants de leurs trônes, élevé les humbles, rassasié de biens
les affamés, renvoyé les riches les mains vides. » (Lc 1.50-
53). Le Magnificat rappelle certains accents de l’antique
prière d’Anne, la mère du prophète Samuel : « C’est le
Seigneur qui rend pauvre ou riche, c’est lui qui abaisse et qui
élève. De la poussière il relève le faible (en hébreu : dal), du
fumier il élève le pauvre (en hébreu : ebyon), pour les faire
asseoir avec les nobles. » (1 S 2.7-8).

Les récits de la Nativité nous décrivent un monde rural


marqué par le dénuement comme cadre de la naissance de
Jésus à Bethléem. Le signe, ô combien paradoxal, permettant
aux bergers de reconnaître le Christ (Messie-Roi), le
Seigneur (Kurios, en hébreu Adonaï, c’est le nom de Dieu
lui-même !), sera, aux dires des anges, les vagissements
et les langes d’un nouveau-né dont les parents n’ont pas
trouvé à se loger ! (Lc 2 12). Les premiers destinataires de
cette nouvelle révolutionnaire sont des ressortissants d’une
des classes les plus méprisées de la population du pays, les
bergers. Quant à la « sainte famille », elle sera bien vite jetée
sur les routes de l’exil, partageant la précarité de ces cortèges
interminables de personnes déplacées fuyant l’oppression
pour sauver leur vie. Et dire qu’on a fait de l’« évangile de
l’enfance » une histoire touchante, aux confins de la légende,
nimbée d’un lumineux mystère et destinée à être racontée
aux petits enfants lorgnant déjà vers la montagne de cadeaux
amassés autour d’un sapin de Noël !


Souvent nomades avec leurs troupeaux, ils étaient considérés comme marginaux et, à
tort ou à raison, soupçonnés de nombreux larcins.

48
Jésus et les pauvres

Lorsque Jésus, dans les premiers jours de son ministère,


prêche dans la synagogue de Nazareth, il affirme
publiquement et sans équivoque (ce qui ne se reproduira
plus par la suite) être celui qui accomplit les prophéties
messianiques. Il ne cite pas alors les abondants textes vétéro-
testamentaires qui promettent un Messie glorieux. Il choisit
les prophéties annonçant la venue de Celui qui proclame la
libération pour toutes les victimes d’un monde impitoyable,
les perdants et les exclus : « L’Esprit du Seigneur est sur
moi, parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la
bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé pour proclamer
aux captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue,
pour renvoyer libres les opprimés, pour proclamer une
année d’accueil de la part du Seigneur. » (Lc 4.18-19, citant
Es 61.1s). Ce « manifeste de Nazareth », (selon l’expression
de Blomberg), dont les termes ne devraient pas être trop
rapidement spiritualisés, doit nécessairement orienter notre
lecture de l’ensemble des récits évangéliques : lorsque
Jésus définit sa mission messianique, il montre sans aucune
ambiguïté que les pauvres sont les destinataires prioritaires
de la bonne nouvelle.

On en trouve confirmation dans la réponse de Jésus à Jean


Baptiste captif dans les geôles d’Hérode et troublé à l’idée
que Jésus pourrait ne pas être le Messie (« es-tu celui
qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »)
puisqu’il n’accomplit pas les actions d’éclat annoncées par
les prophètes. Jésus lui fait dire : « Les aveugles retrouvent
la vue, les infirmes marchent, les lépreux sont purifiés, les
sourds entendent, les morts se réveillent, la bonne nouvelle
est annoncée aux pauvres. Heureux celui pour qui je ne serai

Craig Blomberg, Ne me donne ni pauvreté ni richesse, éd. Excelsis, Cléon
d’Andran, 2001, p. 143

49
Les pauvres avec nous

pas une cause de chute ! » (Lc 7.22) (les italiques indiquent


des citations de l’Ancien Testament)

En s’entourant d’un groupe de fidèles, les douze disciples,


Jésus a procédé comme d’autres rabbis de son temps. Mais
ceux qu’il a choisis, il ne les a pas seulement appelés à suivre
ses cours, il les a appelés à le suivre, lui, sans condition : « Toi,
suis-moi ! » Dès lors, faire une recherche sur le thème de la
pauvreté dans l’Evangile consiste à écouter l’enseignement
de Jésus, mais aussi à être attentif à son attitude à l’égard des
pauvres, et surtout à découvrir le mystère de sa personne et
de son œuvre. En d’autres termes, Jésus parle de la richesse
et de la pauvreté ; il rencontre et accueille les pauvres ; il
est lui-même un pauvre parmi les pauvres – les récits de la
nativité nous l’ont déjà démontré. La révélation de Dieu en
Jésus-Christ, c’est à la fois son enseignement, ses actes et
sa personne. Le tout est indissociable, et c’est par souci de
clarification que nous aborderons successivement ces trois
aspects.

Jésus le rabbi
Voyons tout d’abord l’enseignement de Jésus – un
enseignement dont l’autorité a frappé ses auditeurs,
précisément parce qu’il était étroitement lié à ses actes et à
sa personne.

Jésus, avant toute autre activité, proclame : « Le temps


est accompli et le règne de Dieu s’est approché. Changez
radicalement et croyez à la bonne nouvelle. » (Mc 1.15)
A cette proclamation succède un enseignement destiné à ceux
qui ont répondu à l’appel. Matthieu a rassemblé dans le Sermon
sur la montagne (chapitres 5 à 7) les premiers éléments de
cet enseignement – et il commence par ces mots : « Heureux
les pauvres en esprit » (ptôchoï tô pneumati). L’expression

50
Jésus et les pauvres

« pauvres en esprit » (version retenue par Matthieu pour la


première béatitude) évoque l’idée d’une attitude intérieure
de pauvreté. Les traducteurs ont du fil à retordre pour rendre
cette expression en évitant de laisser penser qu’elle vise la
débilité mentale (ce qui bien entendu ne l’exclut en aucune
manière). Certains ont compris « Heureux les mendiants
de l’Esprit » – le pneuma serait alors le Saint-Esprit qu’on
demande plutôt que l’état d’esprit de la demande –, la Bible
du Semeur n’hésite pas à « spiritualiser » : « Heureux ceux
qui se reconnaissent spirituellement pauvres », la Bible en
français courant a opté pour : « Heureux ceux qui se savent
pauvres en eux-mêmes. » Une note de la Nouvelle Bible
Segond propose une synthèse : « Pauvres en esprit : selon
toute vraisemblance, ceux qui ont l’esprit d’humilité, qui
sentent leur pauvreté spirituelle, les humbles. »

La pauvreté n’est pas simplement une affaire de petits ou de


gros sous, de compte en banque et de portefeuille, mais (comme
notre premier chapitre le soulignait) une attitude devant Dieu.
Cependant, la suite du Sermon sur la montagne n’élude pas les
réalités les plus matérielles auxquelles doit faire face le disciple
de Jésus. Aux plus aisés, il rappelle le caractère illusoire et le piège
d’une sécurité fondée sur l’argent (6.19-21) ; à ceux qui vivent
dans la précarité, il rappelle la bonté et la générosité du Père qui
peut apaiser leurs inquiétudes (6.25-32).
Dans les béatitudes selon le troisième évangile, Luc a
retenu une formulation quelque peu modifiée et élaguée qui
témoigne que Jésus a souvent repris des thèmes importants
avec certaines variations : « Heureux êtes-vous, vous les
pauvres, car le royaume de Dieu est à vous ! » (6.20). Ici,
c’est bien de pauvreté matérielle qu’il s’agit. Heureux les
pauvres ! « Il n’y a pas de contradiction entre Matthieu et
Luc ; chacun d’eux met en avant un aspect différent d’un

51
Les pauvres avec nous

mot qui a à la fois une dimension matérielle et spirituelle. »


A la lumière de l’ensemble de l’enseignement de Jésus, on
comprend qu’il ne s’agit ni d’idéaliser la pauvreté ni d’en
faire une souffrance expiatoire. On peut mettre ce texte en
dialogue avec un autre passage de l’évangile de Luc où
Jésus répond à la demande cruciale d’un riche notable : Que
faire pour obtenir la vie éternelle ? « Vends tout ce que tu
as et distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les
cieux. Puis viens et suis-moi. » (Lc 18.22). Le texte poursuit
en nous montrant cet homme s’en aller tout triste « car il
était fort riche » (v.23). Jésus souligne alors à quel point les
richesses matérielles sont un piège sur le chemin du royaume
de Dieu (v. 24-30). Car les nantis n’ont pas besoin du cadeau
de Dieu, les bien portants n’ont que faire d’un médecin, et
les « justes » ne voient pas pourquoi ils auraient à se repentir.
Seul ce qui est perdu a besoin d’être trouvé. Et le dénuement
matériel incite à crier au secours plutôt qu’à prétendre à
l’autosuffisance. Les béatitudes selon Luc sont suivies par
cette parole : « Mais quel malheur pour vous, les riches !
Vous tenez votre consolation ! » (Lc 6.24)

La version plus « matérielle » de la première béatitude


selon Luc illustre l’accent propre au troisième évangile qui
souligne la sensibilité du Seigneur au problème de la pauvreté
– ou plutôt son attention à la personne du pauvre (le terme
ptôchos, pauvre, revient dix fois chez Luc, cinq fois chez
Matthieu et cinq fois chez Marc). Ainsi donnera-t-il à un


Craig Blomberg, op. cit., p. 137.

« Le salut a en fait six dimensions : économique, sociale, politique, physique, psychologique
et spirituelle. Luc semble s’être particulièrement intéressé à la première. Ici apparaît un
élément majeur du modèle missionnaire de Luc qui décrit la nouvelle relation entre riches et
pauvres. Là-dessus, il y a un parallèle entre Matthieu et Luc ; la différence est que Matthieu
s’attache à la justice en général tandis que Luc semble s’intéresser particulièrement à la
justice économique. » (David J. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne, éd. Haho,
Karthala, Labor & Fides, Lomé, Paris, Genève, 1995, p.157).

52
Jésus et les pauvres

hôte sans doute fortuné une consigne peu prisée aujourd’hui :


« Lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie pas
tes amis, ni tes frères, ni les gens de ta parenté, ni des voisins
riches, de peur qu’ils ne te rendent ton invitation et qu’ainsi
tu sois payé de retour. Mais lorsque tu donnes un banquet,
invite des pauvres, des estropiés, des infirmes, des aveugles.
Heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont pas de quoi te payer de
retour ! En effet, tu seras payé de retour à la résurrection des
justes. » (Lc 14.12-14) A l’écoute de textes tels que celui-
ci (et de bien d’autres !), on est en droit de se demander si
l’enseignement du Christ fait réellement encore autorité, y
compris parmi ceux qui défendent avec le plus de vigueur la
pleine inspiration des Ecritures…

En outre, cette parole va plus loin qu’une pieuse exhortation


à être gentils envers ceux qui sont moins privilégiés que
nous. Car Jésus enchaîne avec une parabole mettant en
scène un riche confronté à une fin de non-recevoir de la part
de ses pairs invités à son festin. Cet homme remplit alors
sa maison de mendiants loqueteux (v. 16-24). Les nantis
ne savent où trouver le temps et la place pour un nouveau
cadeau, mais les affamés sont réceptifs ! Bien sûr, l’hôte qui
invite largement à son grand festin, c’est Dieu lui-même : sa
grâce et son pardon laissent de marbre les riches en bonnes
œuvres, mais lui s’obstine jusqu’à ce que son palais soit
rempli. Dès lors, la parabole nous fait prendre conscience
que l’accueil que nous réservons aux pauvres, tel que les v.
12 à 14 l’ordonnent, doit refléter la nature même de Dieu.
Les riches et les mendiants de la parabole personnifient sans

La parabole royale des noces, dans Matthieu 22 (v. 1 à 14) reprend le même thème
de l’invitation refusée par les plus proches puis ouverte aux exclus. Là, le glissement
vers l’argument sotériologique (= qui concerne la doctrine du salut) est manifeste :
les proches qui rejettent l’offre, c’est le peuple élu rebelle à l’appel de son roi-
Messie, les méchants et les bons trouvés le long des chemins sont les païens qui
recevront désormais l’invitation.

53
Les pauvres avec nous

doute respectivement les propre-justes et les pécheurs, mais


l’exhortation de Jésus à son hôte inclut sans équivoque une
dimension sociale à cet appel. Quant à nous, si nous nous
reconnaissons en premier lieu dans les pauvres accueillis
dans la joie d’un festin auquel nous n’étions pas initialement
invités, nous nous sentons aussi concernés par le rôle des
serviteurs de la parabole : aller sur les places et le long des
rues, convier au grand partage de la solidarité les paumés et
les clochards que nous y rencontrerons.

Luc, encore lui, a retenu la parabole du Samaritain donné en


exemple pour avoir pris en charge un homme dépouillé et
mourant (Lc 10.25-37). Il est vrai que derrière le Samaritain
se profilent les traits de Jésus lui-même. Et nous nous
identifions au blessé secouru plutôt qu’au sauveteur. Mais
en concluant : « Va, et toi aussi, fais de même », Jésus vise
réellement l’action d’aimer son prochain, ici et maintenant :
Ce que le Seigneur a fait pour toi, fais-le pour autrui, prends
soin, par delà les barrières et préjugés sociaux et ethniques,
de celui qui est dépouillé et que Dieu place sur ton chemin
afin que tu sois pour lui l’instrument de sa compassion.

Nombreux sont les récits figurés et autres paraboles dispensant


un enseignement au sujet de la pauvreté. Bien entendu, on ne
les trouve pas uniquement dans l’évangile de Luc ! Les uns
nous révèlent l’attitude de Dieu à l’égard des pauvres, les autres
nous encouragent et nous avertissent : l’obéissance au second
commandement semblable au premier n’est pas facultatif.
Le récit du riche et du pauvre Lazare (Lc 16.19-31), n’a
pas pour objectif de nous faire élaborer des théories sur l’au-
delà à partir de cette curieuse communication, au-dessus de


La seule fois où un nom est attribué à un personnage dans une parabole, c’est
au pauvre Lazare. Ce nom est l’équivalent grec de Eliézer, nom hébreu signifiant
« Dieu aide ».

54
Jésus et les pauvres

l’infranchissable abîme, entre l’enfer avec ses tourments


éternels et la douce félicité du paradis. Le but est d’appeler
chacun, ici et maintenant, avant qu’il soit trop tard, à porter
secours à ceux qui souffrent du dénuement et de la maladie.
Le décor fantastique brossé par Jésus vise à montrer la grande
solennité de l’avertissement qui nous est adressé : l’attitude
face aux pauvres n’est pas une question subsidiaire, mais
un « révélateur » décisif dans l’optique du salut. Inutile
d’attendre un revenant ou un nouveau Moïse pour nous en
convaincre ! La question qui nous est posée est de savoir
où nous nous situons dans cette histoire : festoyant avec le
riche, mendiant sous le porche de son palais… ou léchant
les ulcères de Lazare avec les chiens ? A moins d’inventer
un nouveau personnage, l’homme de liaison entre la table du
riche et la détresse du pauvre – avant qu’un abîme infini ne
les sépare !

La puissance de ce message est renforcée par la fresque du


jugement de Matthieu 25 (v. 31-46). Là encore, il ne faut pas
dévier de l’enseignement premier du texte en argumentant sur
le problème du salut par les œuvres qui semble découler de
ce texte, ou en se demandant qui sont exactement ceux que
Jésus appelle « les plus petits de mes frères ». On comprend
sans doute que ces questions se posent à l’exégète. S’y
complaire pourrait nous faire oublier la radicalité de l’appel
à la mise en pratique.

« On ne doit pas prendre ce texte comme un argument en faveur de la justice par
les œuvres ; les personnes décrites agissent ainsi à cause de leur foi et démontrent
ainsi qu’elles ont déjà une juste relation avec Dieu. » (Blomberg, op. cit., p. 134.)
« Derrière les pauvres se tient Jésus, qui lui-même s’est fait pauvre. La manière dont
on les traite est à la mesure de la foi qu’on a en lui, puisque les œuvres montrent la
foi. » (M. Favez, op. cit., p. 43.)

Divers commentateurs arrivent à la conclusion ces « plus petits de mes frères »
sont soit les disciples envoyés au nom du Maître, soit n’importe quel frère de Jésus
(donc tout membre de la communauté du Christ) aussi petit soit-il (voir R. France,
l’Evangile de Matthieu, t. 2, Edifac,Vaux-sur-Seine, 2000, p. 170s.)

55
Les pauvres avec nous

Il est vrai qu’on ne peut réduire l’Evangile au message de


Matthieu 25 (« la seule manière d’aimer Jésus, de l’honorer
et de le servir, c’est l’engagement social envers les exclus »).
Car le récit qui suit presque immédiatement (Matthieu 26.6-
13, l’onction à Béthanie) nous rappelle l’importance de
l’adoration ! Mais cela n’occulte en rien la force de Matthieu
25.40-41 : « Amen je vous le dis, dans la mesure où vous
avez fait cela [donner à manger et à boire, vêtir, recueillir
l’étranger, visiter malades et prisonniers] pour l’un de ces
plus petits, l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez
fait. » Une merveilleuse récompense les attend : « Venez,
vous qui êtes bénis de mon Père ; héritez le royaume qui a
été préparé pour vous depuis la fondation du monde. » (v.34)
En même temps, ce texte sonne comme un avertissement
solennel à notre insensibilité aux épreuves d’autrui : car c’est
un acte de jugement – un tri entre brebis et boucs – que le
roi accomplit : il y a ceux qui ont secouru les pauvres, et il
y a ceux qui n’ont rien fait pour eux. A eux, le roi adresse
une parole qui fait froid dans le dos : « Allez-vous-en loin de
moi, maudits. » (v.41)

Dans le récit de l’onction de Béthanie, Jésus agrée et donne en


exemple cet énorme gaspillage de parfum, expression d’un
amour sans calcul. Mais le Maître dit aussi : « Les pauvres,
vous les avez toujours avec vous » (v.11). On a parfois
interprété cette phrase dans un sens fataliste : la pauvreté est
inévitable, on ne peut rien y faire, à quoi bon lutter contre
cette réalité, puisque Jésus convient lui-même qu’elle est
inhérente à notre condition humaine… A chacun de juger
la pertinence de cette interprétation qui tend à banaliser la
pauvreté. Deutéronome 15.11 – car c’est ce texte que Jésus
cite ici, implicitement mais sans équivoque – nous en donne

Plus de trois cents deniers « qu’on aurait pu donner aux pauvres » : presque un an
de salaire pour un ouvrier agricole !

56
Jésus et les pauvres

la seule compréhension légitime : « Il y aura toujours des


pauvres dans le pays ; c’est pourquoi je te donne cet ordre :
Tu devras ouvrir la main à ton frère, le pauvre (ani) ou le
déshérité (ebyon) qui est dans ton pays. » Du reste, selon le
texte parallèle en Marc 14 (v.3 à 9), Jésus lui-même a ajouté :
« Vous avez toujours les pauvres avec vous et vous pouvez
leur faire du bien quand vous le voulez. » (v. 8, Colombe)

Serait-ce uniquement pour des Pierre Valdo, François


d’Assise et quelques autres à la destinée exceptionnelle que
Jésus a décrit le chemin de la vie éternelle en ces termes :
« Va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres,
puis viens et suis-moi » ? Même s’il faut admettre que
cette parole vise de façon spécifique un individu au profil
particulier, ce n’est pas uniquement à titre documentaire
que les trois évangiles synoptiques nous l’ont conservée.
Du reste, la réponse de Jésus aux disciples étonnés par une
telle exigence n’est pas : Oh ! c’est un cas un peu spécial,
ne généralisons pas ! Mais : « C’est impossible pour les
humains mais non pas pour Dieu, car tout est possible
pour Dieu. » (cf. Mc 10.23-27 et parallèles) Voilà qui barre
le chemin à la notion d’un salut au moyen des œuvres en
faveur des pauvres, y compris les plus généreuses ! Dieu ne
joue jamais au « donnant-donnant », comme nous l’avons
souligné dans notre premier chapitre. C’est pourquoi dans la
vie et l’enseignement de Jésus, dans son approche d’autrui,
grâce et gratuité occupent la place centrale : « Vous avez reçu
gratuitement, donnez gratuitement ! » (Mt 10.8). Du coup,
nos échelles de valeurs sont renversées (ou plutôt remises
d’aplomb) : les vrais trésors ne sont pas où on les situe, la
vraie pauvreté n’est pas forcément celle qu’on imagine.
Et les deux petits sous de la veuve ont une valeur bien
supérieure aux largesses des riches. (Mc 12.41-44). Suivre

57
Les pauvres avec nous

Jésus, se détacher de ses possessions matérielles en faveur


des pauvres, non pour gagner la vie éternelle10, mais parce
que le droit d’y entrer nous a été donné par la générosité du
Père céleste. L’Evangile des Hébreux (texte apocryphe) cite
une réponse intéressante sinon authentique de Jésus au jeune
homme riche prétendant observer tous les commandements
dès sa jeunesse : « Comment peux-tu dire : j’ai observé la loi
et les prophètes, puisqu’il est écrit dans la loi : Tu aimeras
ton prochain comme toi-même ; et voici que beaucoup de tes
frères, des fils d’Abraham, sont souillés de boue et meurent
de faim, pendant que ta maison est pleine de biens, dont tu
ne leur fais nullement part. » S’il n’est pas certain que ces
paroles soient sorties de la bouche du Seigneur, elles reflètent
néanmoins la manière dont des chrétiens des générations
suivantes ont compris la compassion à l’égard des pauvres
comme une authentique mise en pratique de la loi divine.

Jésus affirme avec autorité que glorifier le Père, c’est
accomplir des œuvres bonnes qui s’inspirent des siennes,
lui qui prend soin des petits oiseaux et à plus forte raison
des indigents confrontés à la précarité du lendemain ; lui
qui prépare son Royaume pour les petits enfants et ceux
qui leur ressemblent ; lui qui justifie le péager accablé par
le mépris d’autrui plutôt que le pharisien regorgeant de
mérites. Là encore, pauvreté matérielle et pauvreté morale
et religieuse ne sont pas dissociées. De même, il est évident
que le percepteur véreux Zachée, objet d’une affection toute
particulière de la part de Jésus, était un pauvre qui avait
beaucoup d’argent (Lc 19.1-10). Cela n’ouvre pas pour
autant la voie à une spiritualisation un peu facile du thème
de la pauvreté – Zachée lui-même évitera ce piège : surpris
par la joie d’être gracié, c’est bien son argent qu’il va donner
aux pauvres… et non ses états d’âme ! (v. 8)
10
Ce qui, notons-le, ne serait pas cher payé !!

58
Jésus et les pauvres

La proximité, chez Luc, des récits concernant l’homme riche


(18.18-27) et Zachée (19.1-10) est frappante. Alors qu’au
jeune notable fortuné et en règle avec la loi, Jésus demande
de tout donner, rien de tel n’est demandé à cet autre riche,
malhonnête celui-là, qu’est Zachée. Et pourtant, c’est ce
dernier qui décide spontanément de donner la moitié de sa
fortune aux pauvres et de rendre le quadruple à ceux qu’il
a appauvris ! Ce récit respire la joie et la spontanéité (v.6),
alors que peu auparavant, la tristesse avait envahi le cœur du
riche « bien sous tous rapports ». (18.23)

La conclusion que donne Blomberg à son chapitre sur


l’enseignement de Jésus mérite qu’on en cite quelques
extraits : « Selon l’enseignement de Jésus, la bonne nouvelle
de l’Evangile a toujours une approche globale de l’être humain.
Des ressources matérielles sans salut spirituel n’auraient pas
de sens. Mais la libération que Dieu accorde en Christ inclut
régulièrement une dimension physique ou matérielle. Pour
que le peuple de Dieu puisse obéir de manière cohérente à
tous ses commandements, il faudrait que la communauté
chrétienne mondiale, ainsi que chacune de ses expressions
locales, se saisisse de plus en plus de la vision du partage des
ressources avec les pauvres qui sont en son sein. (…) Jésus,
ses disciples et le peuple auquel ils se mêlent couvrent toute
la gamme des conditions socio-économiques de l’époque.
Néanmoins, le ministère et l’enseignement de Jésus insistent
particulièrement sur l’aide à apporter aux exclus et aux
pauvres de son temps11. »

Jésus proche des pauvres


Impossible d’imaginer une scène de l’Evangile sans voir,
pressé derrière le rabbi de Nazareth, ce long cortège de
11
C. Blomberg, op. cit., p. 158.

59
Les pauvres avec nous

souffrants, ces « brebis sans berger » qui touchent Jésus au


plus profond de sa sensibilité, et auxquels il porte toute son
attention, toute la force de son amour (Mt 9.36). Il n’est pas
possible de détailler ici toutes les interventions miraculeuses
de Jésus, guérisons, délivrances, réhabilitations, mais il
saute aux yeux que la majorité d’entre elles concernent
des personnes non seulement malades, handicapées ou
démoniaques, mais en situation d’exclusion et de détresse
sanitaire, économique et sociale. Dans la Palestine du
premier siècle, être handicapé ou malade, c’était être jeté
dans le dénuement. Les familles, le plus souvent, n’avaient
pas les moyens de subvenir aux besoins de leurs membres
non productifs et, bien sûr, il n’y avait pas trace d’une prise
en charge par l’Etat ou par quelque institution caritative – il
ne restait que la mendicité, comme dans de nombreux pays
aujourd’hui encore.

Dans ce contexte, Jésus est celui qui accueille sans restriction,


qui écoute et communique, qui prend en compte les besoins
et y apporte une réponse. Il est tout entier disponible pour
ceux qui ne comptent pas, les enfants, les veuves, les lépreux.
Ainsi, pressé de se rendre chez un personnage considérable
– un officier romain – pour une intervention urgente, Jésus
s’arrête et prend du temps avec une pauvre femme atteinte
d’une perte de sang et ruinée par médecins et charlatans,
exclue de la vie religieuse par son impureté physique. Comme
il s’arrête auprès d’une veuve qui enterre son fils pour le lui
redonner, ou auprès d’une femme courbée pour la redresser.
Ses miracles sont des actes de compassion individuels, mais
leur portée dépasse cette dimension et annoncent (en tant
que signes) le grand rétablissement de toutes choses dans le
royaume de Dieu, où il n’y aura plus ni maladies ni pauvreté,
où les derniers seront les premiers.

60
Jésus et les pauvres

Et cela nous concerne ! Jésus-Christ, Fils de Dieu, Messie


d’Israël, Sauveur des païens, est certes un être unique et nous
ne pouvons pas l’imiter comme nous pouvons tenter de le
faire à l’égard d’une personnalité exemplaire de l’histoire.
Il n’en demeure pas moins que si l’Eglise (non pas une
institution, certes, mais la communauté des croyants) est
son Corps, comme l’enseigne l’apôtre Paul (1 Co 12.27 ; Ep
5.23), nous sommes le moyen de sa présence et de son action
dans le temps et dans l’espace, en attendant son avènement.
L’importance que nous accordons aux épîtres du Nouveau
Testament ne devrait jamais nous faire oublier les récits des
évangiles, les paroles, les faits et gestes de Jésus du temps de
son incarnation, car si, dans nos relations mutuelles, il nous
est demandé d’avoir « les dispositions qui sont en Jésus-
Christ » (Ph 2.5), ces dispositions12 ont trouvé leur forme
concrète dans le vécu quotidien de Jésus de Nazareth.
En mourant sur la croix, Jésus a expié nos fautes. Mais il nous
faut prêter attention à d’autres aspects du drame qui se joue
devant le sanhédrin et dans la cour de Ponce Pilate. Pour le
dire en deux mots, l’enjeu du procès de Jésus est la divergence
irréductible entre deux conceptions de la messianité. Comme
nous l’avons rappelé plus haut, Jésus fréquente, non pas à
la sauvette mais ouvertement, ceux qui connaissent toutes
les formes d’exclusion : marginaux, prostituées, aliénés
mentaux et démoniaques, lépreux et autres malades affectés
de maux les rendant rituellement impurs, gens malhonnêtes
et politiquement douteux – des péagers riches en argent, mais
pauvres sur le plan social et moral – samaritains, femmes
et enfants... Bref, le long cortège de ceux qu’il appelle lui-
même les perdus que le Fils de l’Homme est venu chercher

12
Le terme « les dispositions » (ou « la pensée », selon Colombe, « les sentiments »,
selon l’ancienne Segond) n’est pas exprimé en grec où figure seulement un article
neutre singulier (ho, ce que). TOB et Français courant traduisent : « comportez-
vous entre vous comme on le fait quand on connaît Jésus-Christ. »

61
Les pauvres avec nous

et sauver, les « malades et ont besoin de médecin », les


« pécheurs qui se repentent », contrairement à ceux qui
s’imaginent bien portants, les (prétendus) justes « qui n’ont
pas besoin de repentance. » (Lc 15.7) Une telle conduite
montre au premier coup d’œil que la prétention du prévenu à
être Fils de Dieu est totalement blasphématoire.
« Alors que les pharisiens condamnent Jésus parce que le
Messie ne peut avoir de relations avec ceux qu’ils considèrent
comme exclus du salut, lui au contraire dit qu’il vient pour
eux. Ce qui pour l’un est une preuve qu’il n’est pas le Messie
(cf. par ex. Lc 7.39), devient pour l’autre la preuve même
qu’il l’est réellement. Ses nombreux miracles en faveur des
malheureux, les repas qu’il partage avec les publicains et
les prostituées, l’espérance qu’il apporte à ces gens-là sont
autant de signes du Royaume13. » Comme nous venons
de le voir, dans les rares textes où il affirme sa messianité
(« Aujourd’hui, cette Ecriture que vous venez d’entendre,
est accomplie » (Lc 4.21), Jésus met de façon explicite
l’accent sur cette catégorie de population – les pauvres – en
conformité avec le « programme messianique » annoncé par
Esaïe.

Jésus, pauvre parmi les pauvres


Conformément aux Cantiques du Serviteur du prophète
Esaïe, celui qui apporte le salut (ou, en d’autres termes,
le Messie) était celui qui « n’avait ni apparence, ni éclat
pour que nous le regardions, et son aspect n’avait rien pour
nous attirer. Méprisé et abandonné des hommes, homme de
douleur et habitué à la souffrance, semblable à celui de qui
on se détourne, il était méprisé, nous ne l’avons pas estimé. »
(Es 53.3). Cette prophétie ne concerne pas uniquement la
crucifixion, mais la condition humaine du Christ tout au long
du temps de son incarnation.
13
Marc Favez, op. cit., p. 39s.

62
Jésus et les pauvres

Jésus et les pauvres... Sa proximité à l’égard des plus


indigents est une évidence. Mais il y a plus encore : son
identification aux pauvres, son choix délibéré de vivre lui-
même dans la pauvreté. S’il est une image que les récits
bibliques excluent, c’est celle d’un Jésus de Nazareth sous
les traits d’un riche condescendant à accorder ses largesses
aux pauvres ! Et cela doit caractériser l’éthique chrétienne
dans son approche du thème de la pauvreté. Madame Pella
l’exprime avec bonheur et montre en quoi cela caractérise
une véritable compassion évangélique : « Jésus n’a jamais
abordé les pauvres en les regardant de haut. Il s’est au
contraire mis à leur portée, les fréquentant, les reconnaissant
comme interlocuteurs, mangeant avec eux, vivant parmi eux
(voir par exemple Mt 9.9-11). (…) Celui qui porte secours
est capable de reconnaître en l’autre démuni un frère ou
une sœur en humanité, et d’éprouver leurs ressemblances.
Il est assez ouvert pour donner, mais aussi pour recevoir.
Ensemble, ils se situent à égalité devant Dieu, comme des
mendiants. Le contraire serait d’aborder les pauvres avec
condescendance, dans un esprit de supériorité. Il s’agit d’une
relation unilatérale, où l’un donne et l’autre ne peut que
recevoir. Il n’y a pas vraiment échange de deux humanités,
mutualité entre deux personnes. (..) L’aide apportée, pour
être vraiment diaconale, vise à restaurer ou à sauvegarder la
dignité du pauvre, en lui reconnaissant notamment l’initiative
et la liberté de sa demande. Le contraire serait une aide qui
infantilise et pousse le pauvre à endosser un rôle d’assisté.
Il se déresponsabilise, demeure passif, et se victimise14. »
C’est en se laissant façonner par la personne de Jésus lui-
même qu’on peut apprendre de lui une qualité de relation
avec autrui qui lui (re)donne confiance et dignité.

14
Perspectives Missionnaire no 21, p. 55ss.

63
Les pauvres avec nous

Jésus dira de lui-même : « Les renards ont des tanières, les


oiseaux ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer
sa tête. » Ce n’est pas en étant riche et puissant qu’il enrichit les
pauvres, mais en étant pauvre avec eux. Il y avait en Israël une
classe possédante comme d’ailleurs dans tout pays pauvre. Les
sadducéens notamment, enrichis par le commerce du temple,
mais aussi les collaborateurs des Romains comme les collecteurs
d’impôts. Jésus n’était pas l’un d’entre eux : son père était un
travailleur manuel, lui-même a travaillé jusqu’à l’âge de trente
ans dans un atelier de charpentier. Peut-être a-t-il dû prendre la
charge de l’entreprise familiale : on ne sait pas quand Marie sa
mère est devenue veuve, mais tous les indices montrent qu’elle
l’était au moment où Jésus a commencé son ministère. Que cela
ne nous induise pas en erreur : Jésus ne méprisait pas les réalités
matérielles et ne prônait pas l’ascétisme, contrairement à son
précurseur Jean Baptiste. On lui a même reproché de festoyer
avec ses amis et avec des gens peu recommandables qui ne
brillaient sans doute pas par leur sobriété. (Lc 5.30 ; 7.31-35 ; 15.2)

Dans Marc 10 (35-45), nous voyons deux disciples, Jacques


et Jean, demander une faveur, celle d’être assis à sa droite et
à sa gauche dans son Royaume. Ils se voient déjà ministres
du gouvernement messianique ! Sans imaginer que ceux qui
seront à la droite et à la gauche de Jésus, lors de son triomphe
(à Golgotha, cf. Colossiens 2.14-15), seront deux hors-la-
loi crucifiés. Quant aux autres disciples, ce qui les irrite, ce
n’est pas la mécompréhension de la nature du couronnement
(d’épines) de leur Maître, mais la jalousie. Jésus leur rappelle
alors à tous quelle est la nature du pouvoir des grands de
ce monde, qui s’exerce au détriment d’autrui (v. 25). Il leur
propose un plan de carrière bien différent, dont la réussite sera
d’aboutir tout en bas de l’échelle sociale : « Quiconque veut
devenir grand parmi vous sera votre serviteur et quiconque
veut être le premier parmi vous sera votre esclave. » Et il

64
Jésus et les pauvres

enchaîne en montrant que tel est bien son propre itinéraire :


« C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être
servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une
multitude. » (v.28) Il est bon de s’interroger sur le sens que
ce texte donne à l’éthique évangélique de la pauvreté.

Par ses hymnes ou la plume d’un apôtre, l’Eglise a compris


et commenté la portée de la pauvreté de Jésus de Nazareth :
« Lui qui était vraiment divin, il ne s’est pas prévalu d’un
rang d’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même en se
faisant vraiment esclave, en devenant semblable aux humains
(…) ; il s’est abaissé (tapeïnoô15) lui-même... » (Ph 2. 6-7)
« Vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus : lui qui
était riche, il s’est fait pauvre à cause de vous (éptôcheusén,
s’est appauvri, est devenu un ptôchos) pour que, vous, par sa
pauvreté, vous deveniez riches. » (2 Co 8.9)
Au moment le plus dense de son ministère, dans la chambre
haute où il institue la Cène et prie pour l’Eglise, Jésus définit
le sens de toute son œuvre en se mettant tout en bas de
l’échelle sociale, en se courbant devant les autres comme un
esclave (Jn 13.1-17) Or le texte se termine par ces mots :
« Si vous savez cela, heureux êtes-vous, pourvu que vous le
fassiez ! »

15
Ptôchos dérive du verbe ptôchô, se blottir, se cacher, être courbé. Dans Luc 4
(Jésus dans la synagogue de Nazareth) il traduit l’hébreu ani d’Esaïe 61. C’est aussi
le terme qui figure dans la première béatitude. Le mot évoque l’attitude physique du
mendiant, l’attitude morale de celui que la vie a brisé, la position sociale de celui
que les puissants écrasent. Le ptôchos est le pauvre qui a honte de sa condition
et tend à se cacher. « Le mot décrit quelqu’un qui n’est pas juste en dessous du
seuil de pauvreté mais qui est dans la misère » (Blomberg, p. 136). Un autre terme
fréquent définit le pauvre : tapeïnos : humble, de basse condition, modeste, sans
orgueil (le verbe tapeïnoô signifie abaisser, humilier, amoindrir, ou vivre dans le
dénuement). Penès, pauvre, indigent, ne se trouve qu’en 2 Co 9.9. (d’après Carrez,
Morel, Dictionnaire grec-français du Nouveau Testament, Delachaux & Niestlé /
Cerf, Neuchâtel 1971).

65
Les pauvres avec nous

Devant la croix, l’on se trouve face à la personnification même


de la pauvreté : faiblesse, dépouillement, rejet, solitude. On
se moque, on lui crache au visage, on le gifle. Tout lui est
ôté : habits, dignité, intégrité corporelle, sympathie humaine
et même présence de Dieu. Et c’est LUI, notre Seigneur. Le
Seigneur de l’Eglise et de notre vie !

Ainsi, il y a l’enseignement de Jésus, il y a ses actes et ses


fréquentations, il y a son être, sa nature même. Il s’agit
d’écouter, de méditer et comprendre, de laisser pénétrer en
nous, par le ministère du Saint-Esprit, le dire, le faire, l’être
de Jésus. Pour que le dire, le faire et l’être du croyant et ceux
de la communauté chrétienne en soient le reflet.

Recueillir le message du Christ, c’est aussi scruter une


Personne, son caractère, son comportement, sa manière
d’entrer en relation avec autrui, et c’est croire que cette
Personne est non seulement ressuscitée pour siéger dans les
cieux à la droite du Père Tout-Puissant, mais qu’elle vit en
nous, aujourd’hui, par le Saint-Esprit. Jésus est-il un modèle
que nous sommes appelés à imiter ? Il est plus que cela. Il
est le Cep dont la sève, en irrigant celui qui demeure en lui,
le rend capable de porter du fruit (Jean 15.1-5). Il convient
de rappeler cette vérité spirituelle lorsqu’on décrit comment
notre Seigneur a envisagé sa relation avec les pauvres.

Accueillir le message de Jésus, le mettre en pratique par la


force de son Esprit en nous… Oui ! Mais il est une dimension
de ce message sans laquelle on s’expose à passer à côté
de la véritable dynamique de l’Evangile. Au début de son
ministère, nous l’avons mentionné plus haut, Jésus a affirmé
être venu accomplir les promesses du royaume messianique.
Par la suite, il a révélé à ses disciples, pas diverses paraboles,
le mystère de ce Royaume, allant jusqu’à leur interdire

66
Jésus et les pauvres

d’affirmer publiquement sa messianité (Mt 16.16-20). Car


il est le Christ (Messie), mais nullement à la manière dont
ses compatriotes l’attendaient. En lui, le royaume de Dieu
est présent, mais aussi caché : il le rend accessible à celui
qui se repent et qui croit, mais la clé qui en ouvre la porte est
la croix de Golgotha, un lieu aussi « antimessianique » que
possible aux yeux des Juifs attendant un roi triomphant – et
tout autant aux yeux des non-Juifs (cf. 1 Co 1.22).
Par la Résurrection et l’Ascension, les yeux des membres de
la Nouvelle Alliance sont tournés vers l’à-venir. «  Si nous
espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons avec
persévérance » (Rm 8.25), et ce que nous ne voyons pas encore,
c’est ce monde nouveau où la mort, les larmes, les maladies,
les injustices, la pauvreté, les exclusions n’existeront plus.
En Christ, le Royaume s’est approché, il n’est pas encore
établi (« Mon royaume n’est pas de ce monde ») et nous
attendons son avènement. Cette attente va-t-elle démobiliser
les chrétiens ? Va-t-elle être passive, comme on attend dans
une « salle d’attente » ? Jamais de la vie ! Dans la pensée
biblique, l’attente est toujours préparation active, positive. Le
temps qui s’allonge n’est pas un contretemps. Au contraire,
l’espérance donne un sens à notre engagement. Elle libère
à la fois des utopies, des illusions (toujours déçues) et du
découragement. Il nous est permis d’agir avec « l’énergie de
l’espérance » ce qui n’a rien de commun avec « l’énergie du
désespoir » ! Espérer donne valeur de signe à notre combat
– il signifie que le matin vient. Pour l’éthique d’Israël, la lutte
contre la misère et toutes les formes d’oppression était une
actualisation du passé : la libération de l’esclavage en Egypte.
L’éthique chrétienne est aussi actualisation, mais du futur :
rendre présent ici et maintenant ce qui caractérise le royaume
de Dieu attendu. Nous verrons dans le prochain chapitre que
c’est dans cet esprit que l’Eglise de la Pentecôte a réalisé le
partage des biens, afin que, comme dans le Royaume, il n’y

67
Les pauvres avec nous

ait aucun pauvre parmi eux.

Reto Gmünder exprime de façon pertinente cette actualisation


de l’avenir : « Si avant le retour du Christ, le royaume de
Dieu ne se réalise pas complètement dans ce monde-ci, il
serait aussi faux de le renvoyer complètement dans un au-
delà abstrait et lointain. En Jésus-Christ le Royaume s’est
approché. L’Esprit du Seigneur était sur lui, il a agi parmi
nous. Aujourd’hui, son Esprit est toujours là et continue
d’agir. Or l’Esprit du Seigneur tel qu’il est présenté dans le
passage de Luc 4.16-21 [le « manifeste de Nazareth »] est un
acteur de changements concrets. Il s’incarne dans la réalité
des faits et des gestes, pour que le royaume de Dieu devienne
une réalité tangible et présente. Il n’y a donc en principe pas
de place, dans le cadre d’une compréhension chrétienne du
développement, pour une religiosité de fuite hors des réalités
matérielles, loin des déboires et des douleurs de ce monde.
Et cela d’autant plus que Jésus-Christ s’est non seulement
incarné, mais est allé jusqu’au bout, jusqu’à la mort sur la
croix. Il a pris sur lui toutes les souffrances liées à l’état de
créature. Il nous demande de marcher à sa suite et de porter à
notre tour notre croix (Mt 10.38 et 16.24)16. »

En dernière partie de ce chapitre consacré à la personne et à


l’enseignement de Jésus, nous proposons une réflexion sur
le sens d’un miracle accompli par Jésus qui nous donnera
l’occasion d’orienter notre réflexion vers certaines questions
actuelles faisant le pont avec le dernier chapitre de cette étude.

16
R. Gmünder, Evangile et développement pour rebâtir l’Afrique, éd. Clé, Yaoundé,
2002, p. 66s.

68
Jésus et les pauvres

OÙ DONC SONT PASSÉS LES


NEUF AUTRES ?
Au cours de son voyage vers Jérusalem, Jésus passait entre
la Samarie et la Galilée. Comme il entrait dans un village,
dix lépreux vinrent à sa rencontre. Se tenant à distance, ils
élevèrent la voix et dirent : Jésus, Maître, aie compassion de
nous ! Quand il les vit, il leur dit : Allez vous montrer aux
prêtres. Pendant qu’ils y allaient, ils furent purifiés.

L’un d’eux, se voyant guéri, revint sur ses pas, glorifiant Dieu
à pleine voix. Il tomba face contre terre aux pieds de Jésus
et lui rendit grâce. C’était un Samaritain. Jésus demanda :
N’ont-ils pas été purifiés tous les dix ? Et les neuf autres,
où sont-ils ? Ne s’est-il trouvé que cet étranger pour revenir
donner gloire à Dieu ? Puis il lui dit : Lève-toi et va ; ta foi
t’a sauvé.
(Luc 17.11-19)

La scène se passe à la frontière de la Samarie et de la Galilée.


Région instable, émaillée d’incidents ethnico-religieux entre
deux communautés séparées par une animosité séculaire.

Voici qu’à quelque distance d’une bourgade, deux groupes


de personnes se croisent. A la fois ressemblants et très
contrastés : l’un est formé d’une douzaine d’hommes, et
semble pressé par un objectif impérieux. Il se dirige vers
Jérusalem, où son chef va bientôt être arrêté et exécuté. Sous
son apparente fragilité, ce groupe est porteur d’une espérance
inouïe. En germe – mais un germe, c’est comme un grain de
blé qui peut être foulé aux pieds dans la poussière du chemin
– s’y trouve la promesse d’un monde radicalement nouveau,

69
Les pauvres avec nous

où il n’y aura ni guerres ni affrontements ethniques, ni


cris ni détresse, ni injustices, ni exclusion, ni impureté, ni
épidémies. Or c’est justement cela que vivent les membres
de l’autre groupe – une dizaine d’hommes également. Ils ne
vont nulle part, et surtout pas au village dont ils hantent les
environs. Leur maladie (ressentie et jugée comme un sida du
premier siècle) les condamne à l’errance et à la mendicité.
Ils sont, au sens le plus fort du terme, des pauvres. Ils ne
peuvent et ne savent faire qu’une chose : appeler à l’aide. En
criant, car de ceux dont ils espèrent l’aumône pour survivre,
ils n’ont pas le droit d’approcher.

Ainsi, du face à face de ces deux groupes d’hommes jaillit


un cri tragique, qui résume la détresse de millions de leurs
semblables, de tous les pauvres : Jésus ! aie pitié ! Inarticulé
souvent, et pourtant combien universel, combien brûlant, de
la part de tous les affamés, des victimes des conflits, des
enfants qu’on exploite, des malades que personne ne soigne,
de ceux qu’on écarte de la vie sociale, de ceux qui ont raté
leur vie pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

Comme souvent, comme toujours presque, la réponse de


Jésus déconcerte. Ni propos lénifiants, ni discours enflammé
contre l’injustice de ce monde. Pas même de prêche sur
le royaume de Dieu, ni d’appel à la repentance (comment
voulez-vous qu’ils soient en état de l’entendre ?). Pas non plus
de rituel ou d’incantation, ni de conditionnement psychique.
Mais une consigne tirée de l’Ancien Testament (Lévitique
14), chargée implicitement d’une promesse incroyable :
allez vous montrer au prêtre, c’est lui qui est habilité à vous
autoriser, après avoir constaté votre guérison, à réintégrer la
vie sociale, économique et religieuse.

Et ils y vont. Qu’ont-ils à perdre ? Que connaissaient-ils de

70
Jésus et les pauvres

celui dont ils ne savent peut-être que le nom, et dont ils ont
vaguement entendu dire qu’il avait le pouvoir de guérir les
maladies ? Dans son style laconique, le texte n’en dit rien.
Comme il ne dit quasi rien de la manière dont le miracle se
produit : « Alors qu’ils étaient en chemin, il arriva que... »
Cette sobriété devrait inspirer la nôtre. Face au miracle,
on n’explique pas, on n’analyse pas doctement, on ne fait
pas de la publicité, on ne manipule pas. On fait silence, on
ôte ses chaussures comme sur une terre sainte, et on adore.
Effroi devant une puissance qui est au-delà de nos références
humaines, jubilation devant l’intervention qui restaure et
libère. La puissance de Dieu, parce que c’est celle d’une
semence, n’est pas écrasante : elle relève et communique vie
et dignité.

Qu’ont dit ces hommes, qu’ont-ils fait lorsqu’ils se sont regardés


les uns les autres, puis ont regardé leurs propres plaies, et ont
constaté le miracle bouleversant leurs vies ? Rien ! Ou plutôt, ils
ont poursuivi leur trajectoire, respectant la consigne donnée par
Jésus. Un seul a osé… la transgresser. En tant que Samaritain, il
se sentait, dira-t-on, moins lié que les autres par les prescriptions
de la loi et moins enclin à aller rencontrer un prêtre juif. Mais
cette explication ne suffit pas, et de loin.
Cet homme en effet était doublement pauvre – comme
lépreux et comme Samaritain – il a donc été bouleversé
par la libération d’une double exclusion. Mieux que les
autres, il a mesuré l’ampleur de ce qui lui arrivait, pour
naître à la gratitude. Habituellement, lorsqu’on commente
ce texte, on souligne qu’il met en évidence l’importance de
la reconnaissance. Une fois de plus, Jésus pourra donner en
exemple aux pieux juifs orthodoxes l’attitude de cet hérétique,
de cet étranger doublement méprisé. Nous y viendrons.

Mais les neuf autres me troublent et me passionnent. Pas

71
Les pauvres avec nous

tant par ce qu’ils ont fait – puisque, justement, ils n’ont rien
fait, sinon se conformer aux prescriptions d’un Testament
qui pour eux n’était pas encore Ancien ! Ils attirent notre
attention en raison de ce que Jésus leur a fait.

Ils ont été l’objet d’une miséricorde inconditionnelle et


sans limites. Mais ils n’ont pas perçu qu’elle leur offrait
l’ouverture vers une relation nouvelle avec Dieu, capable
de transformer leur vie présente et éternelle. Leur appel au
secours a été exaucé. Ils en ont bénéficié, ils ont consommé.
Se conformer aux préceptes religieux (se présenter au prêtre)
leur a paru correct et suffisant – comme si leur obéissance
légale (doit-on dire légaliste ?) avait anesthésié en eux la
joie de la délivrance, l’émerveillement devant la grâce, la
capacité d’adoration et de reconnaissance.
Ce n’est pas simplement une démonstration de ce qu’il ne
faut pas faire, un anti-modèle, celui de l’ingratitude. Car ce
récit nous dévoile un aspect important de l’œuvre que Dieu
accomplit dans ce monde. Jésus connaît ce qui est dans le
cœur de l’homme (Jn 2.24-25). Sans doute savait-il, avant
même d’opérer cet acte de puissance et de compassion,
quelle serait la réaction des neuf lépreux – leur non-réaction.
Il l’a fait pourtant. Puis il a posé à leur sujet une question,
qu’on sent attristée : « Et les neuf autres, où sont-ils ? »
Il ne les a pas fustigés en dénonçant leur ingratitude, encore
moins leur a-t-il retiré la guérison – et ce dernier point mérite
d’être fortement souligné.

Les circonstances décrites dans ce texte doivent parler à


tous ceux qui, au nom du Christ, s’emploient à soulager la
souffrance d’autrui. Pensons particulièrement à ceux qui se
donnent de tout leur être dans un dispensaire au fond de la

72
Jésus et les pauvres

brousse, dans un foyer d’accueil pour jeunes en difficulté


dans une « banlieue sensible », ou dans n’importe quel autre
type de secours aux blessés de la vie – les « pauvres » selon
la terminologie biblique. Mais il peut aussi s’agir d’un acte
occasionnel de solidarité vis-à-vis, par exemple, d’un voisin
dans la peine (nous sommes tous prochains d’un pauvre au
moins !) Le légitime espoir ancré au fond du cœur de ces
frères, de ces sœurs et de chacun de nous, c’est que, par cette
compassion, un témoignage soit rendu à l’amour de Dieu,
et qu’un appel à y répondre se fraie un chemin dans les
consciences de ceux qui en bénéficient. Mais les travailleurs
sociaux le savent bien : la reconnaissance est rare, plus rares
encore sont les conversions ! Si les statistiques du nombre
de conversions devaient être leur seule motivation à l’action
sociale, ils se demanderaient si « cela en vaut vraiment la
peine » ! Et si l’attente de remerciements gratifiants est
le mobile qui nous pousse à agir, nous baisserons vite les
bras…

Sachons alors que notre tristesse, notre déception, est celle


de Jésus. Un sur dix ! Cela valait-il la peine ? Bien plus :
les évangiles relatent une quarantaine de guérisons et de
délivrances. Il y en a eu beaucoup d’autres (cf. Jn 21.25). Or
de ces multitudes miraculées, combien sont venus se ranger
à ses côtés lors de son procès ? Combien l’ont accompagné
dans l’effroyable solitude de Golgotha ? Tous ces miracles
et ces délivrances ne valaient-ils donc pas la peine ? Ou bien
Jésus s’est-il illusionné en opérant d’innombrables guérisons
dans l’espoir que quelques unes au moins produiraient la
repentance et l’adhésion inconditionnelle des miraculés ?
Tenir un tel raisonnement serait pervertir le sens même des
actes d’amour du Christ. Ils sont actes d’amour. Amour de
Jésus souffrant de la souffrance d’une personne rencontrée,
quelle qu’elle soit. Actes d’amour, et non de propagande ou

73
Les pauvres avec nous

de séduction. Parce qu’elle est grâce, la compassion du Christ


est de l’ordre de la gratuité et n’a nul besoin de trouver une
justification dans son efficacité, statistiques de conversions
à l’appui.
Dans le Sermon sur la montagne, Jésus dit, à propos de
notre Père : « Il fait lever son soleil sur les mauvais et sur
les bons, il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. »
(Mt 5.45) Quel est l’argument ? Pour que les bons bénéficient
du soleil, faut-il qu’une part soit malheureusement gaspillée
en réchauffant les méchants et les ingrats qui n’y ont aucun
droit ? Nullement ! Dieu agit ainsi de propos délibéré, et non
parce que le tri serait trop difficile à effectuer. Aimer sans
exclusive ni calcul de rentabilité fait partie de sa nature. Dès
lors, Jésus nous commande d’y voir une incitation à devenir
des fils imitant leur Père, en aimant non seulement nos amis,
mais nos ennemis (Mt 5.44-45,48). C’est ainsi que Dieu aime
– et c’est ainsi qu’il nous a aimés alors que nous étions ses
adversaires (Rm 5.8,10). Ressemblez donc à ce Dieu dont
la miséricorde s’étend volontairement à tous. Aimez... par
amour ! Faites du bien sans calcul de rentabilité, simplement
parce que c’est le bien. Soyez bienveillants, au risque de ne
récolter qu’ingratitude. Faites-le par « hérédité spirituelle
et éthique » : la miséricorde gratuite fait partie du patrimoine
génétique des fils du Père céleste ! « L’amour n’est pas un
sentiment : il se traduit par un service. C’est pourquoi les
pauvres devraient avoir la priorité de nos efforts : parce que
c’est eux qui ont le plus besoin de notre service17. » L’apôtre
Paul a reçu cet enseignement, et le transmet : « Bénissez ceux
qui vous persécutent, bénissez et ne maudissez pas. (…) Ne
rendez à personne le mal pour le mal. (…) Ne te laisse pas
vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien. »
(Rm 12.14,17,21).
La guérison des neuf lépreux est un exemple de cette
17
Marc Favez, op. cit., p. 42.

74
Jésus et les pauvres

générosité de Dieu envers tous dont Jésus parle dans le


Sermon sur la montagne. Et cette générosité traverse toute
la Bible ! La Genèse nous dit qu’après le déluge, l’Eternel
a fait alliance avec l’humanité entière (Gn 8.21-22, 9.8-
10, 16). Nul n’est en-dehors de cette alliance, croyants,
incroyants, malcroyants, sectaires et hérétiques, adeptes
d’autres religions, débauchés et autres déviants. L’alliance
particulière avec Israël, peuple de Dieu, est venue plus tard.
L’alliance nouvelle en Christ également. Ni l’une ni l’autre
n’annulent la première car, dit la Bible, elle durera « tant que
la terre subsistera. » (Gn 8. 22)
Le miracle de Jésus en faveur des neuf lépreux est signe de
la compassion générale de Dieu, enracinée dans l’alliance en
Noé avec l’humanité entière18.
Mais dira-t-on, les miracles de Jésus ne sont-ils pas plutôt
signes du royaume de Dieu ? Bien sûr ! (cf. Luc 11.20 : « Si
c’est par le doigt de Dieu que moi, je chasse les démons,
c’est donc que le règne de Dieu est parvenu jusqu’à vous »,
et les versets qui suivent le récit de la guérison des dix
lépreux le confirment, 17.20-21). Les miracles de Jésus sont
messianiques. Ils annoncent ce monde nouveau et encore
caché dont nous parlions au début, où il n’y aura ni pleurs,
ni cris, ni injustices. L’expérience du Samaritain lépreux le
montre éloquemment : il « revint sur ses pas » – il a fait, au
sens physique, un demi-tour, une conversion (v. 15), mais
il a fait plus que cela : Il a reconnu en Jésus celui par qui
Dieu l’a sauvé, et c’est avec lui plutôt qu’avec l’institution
religieuse qu’il a voulu établir une relation. La bonté de Dieu
l’a conduit à la repentance, « au changement radical », selon
les nouvelles traductions (cf. Rm 2.4). C’est pourquoi il a
été en mesure d’entendre cette parole plus profondément
transformatrice qu’une purification de la lèpre : « Lève-toi,
va, ta foi t’a sauvé. » Au travers du miracle, c’est l’auteur du
18
Nous reprendrons cette question à la fin du chapitre 6, voir p. 135.

75
Les pauvres avec nous

miracle qu’il a voulu et pu rencontrer, et nul ne l’en séparera


désormais, pas même la mort physique qui l’atteindra comme
tous les miraculés de Jésus. Sauvé... pour toujours ! Le récit
nous dit que, revenu sur ses pas, il glorifia Dieu à pleine voix
et prosterné aux pieds de Jésus, il lui rendit grâce. (v.15-
16) Le rapprochement de ces deux termes est frappant, car
on le retrouve, en négatif, au début de l’épître aux Romains
lorsque l’apôtre Paul décrit l’essence même du péché : « Tout
en ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et
ne lui ont pas rendu grâce. » (Rm 1.21). Glorifier Dieu et lui
rendre grâce est, sans aucun doute, l’indice primordial de la
restauration qui conduit à une vie nouvelle à laquelle la mort
ne mettra pas un terme.
Quant aux neuf autres lépreux, ils se sont contentés de la
compassion générale de Dieu sans aspirer à rencontrer le Dieu
compatissant. A la suite de Jésus, engageons-nous auprès des
dix lépreux, et non pas seulement de celui dont nous pouvons
escompter la conversion (et qui aurait pensé que ce serait
justement celui-là – le Samaritain – qui se convertirait ?)
Mais il ne faut pas confondre. Ce qu’a reçu le Samaritain
est d’une autre dimension que ce qu’ont reçu les autres.
A l’image de ce qui s’est passé dans ce récit pour les « neuf
autres », l’action sociale ne suffit pas à sauver l’homme de sa
rupture avec Dieu. Elle ne communique pas la vie éternelle. Mais
Jésus, le Fils du Père qui fait lever son soleil sur les méchants et
les bons, les a néanmoins guéris, sans calcul ni réticence. Et ce
miracle fonde et légitime l’engagement des chrétiens auprès des
pauvres, quelle que soit la nature de leur pauvreté.
Quant à nous, lépreux purifiés, que notre vie soit réorientée
comme celle du Samaritain, par delà les préceptes religieux,
vers l’adoration de Dieu et l’action de grâces. Une vie dont
l’axe soit la gloire de Dieu, et le moteur la reconnaissance.
Une vie qui soit porteuse de l’espérance du royaume de
Dieu.

76
LES
APÔTRES
ET LES PÈRES
DE L’ÉGLISE
FACE À LA
PAUVRETÉ
Chapitre 4

«
L
’Evangile (eu-angelion), c’est littéralement une Bonne
Nouvelle. Et en effet, en tant que proclamation de la
vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ
comme irruption des « réalités dernières » au beau milieu de
l’histoire humaine, il est un message prodigieux pour tous les
malheureux, laissés-pour-compte et désespérés de la terre19. »
Qu’ont fait de ce message les multitudes qui, au cours des
siècles, se sont réclamées de Celui qui l’a proclamé ?
L’Eglise et les pauvres... Il faudrait parcourir vingt siècles
d’histoire pour évaluer dans quelle mesure la préoccupation
du pauvre a existé dans l’Eglise. Citer des textes de chaque
19
Reto Gmünder, Evangile et développement, Pour rebâtir l’Afrique, p. 39, coll. Foi
et Action, CLE, Yaoundé.2002

77
Les pauvres avec nous

époque, mesurer l’impact de certaines institutions caritatives


d’inspiration chrétienne, montrer l’apport de la pensée et de
l’éthique chrétiennes dans notre civilisation occidentale :
N’a-t-elle pas été, plus que d’autres, sensible aux drames de
la souffrance humaine ? Faut-il souligner que là où la Bible
a été prise au sérieux, la scolarisation et le niveau social de
l’ensemble de la population se sont nettement élevés,  le sort
des femmes s’est amélioré ? Ces faits avérés devraient nous
préserver de la tentation de l’autodénigrement systématique !
Pourtant, il faut aussi prendre en compte les trahisons, tout au
cours de l’histoire, d’une Eglise compromise dans les luttes
de pouvoir, séduite par les richesses, conservatrice d’un ordre
social injuste. Il faut aussi reconnaître que la civilisation
façonnée par la chrétienté est devenue une puissance
économique dominatrice, accaparant les ressources de la
création au détriment des régions les plus pauvres.

Un tel bilan ne peut entrer dans les limites de ce Dossier


et s’y aventurer dépasserait complètement, je l’avoue,
mes compétences. Peut-être pouvons-nous, à la lecture de
l’Evangile, concevoir au moins en partie à quoi devrait
ressembler une Eglise conforme à la volonté du Seigneur.
Mais l’évidence historique nous montre que toutes les
Eglises sont marquées par l’ambiguïté et qu’aucune ne
correspond vraiment aux normes du Royaume énoncées
notamment dans le Sermon sur la montagne. Celles qui, selon
notre compréhension, s’approchent le plus de l’exigence de
fidélité à la Parole de Dieu présentent pourtant des lacunes
humiliantes. Et dans celles qui nous paraissent plus éloignées
de la conformité évangélique, on découvre de nombreux
témoins dont la vie glorifie Dieu et reflète authentiquement
son amour. Honnêteté et humilité – sans pour autant céder au
relativisme qui suspend toute évaluation critique et renvoie
tout le monde dos à dos. Nous ne sommes pas là pour nous

78
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

ériger en juges ou en avocats du passé ou du présent. Nous


jugerons les anges (1 Co 6.3), mais pas nos frères ! Laissons
cette responsabilité au Seigneur de l’Eglise. Qu’il nous
suffise d’aspirer à être des auditeurs et des « pratiquants »
de la Parole, des disciples du Maître dont nous avons évoqué
le caractère et les enseignements dans notre précédent
chapitre.

En premier lieu, nous interrogerons le livre des Actes et les


épîtres du Nouveau Testament pour comprendre comment
l’Eglise des Apôtres a envisagé sa responsabilité face au
problème de la pauvreté, et nous lancerons quelques coups
de sonde vers diverses périodes significatives de l’histoire
de l’Eglise (chapitres 4 et 5). De brèves réflexions sur
notre situation de postchrétienté achèveront notre parcours
(chapitre 6).

A l’écoute de l’Eglise primitive


L’Eglise d’après la Pentecôte s’est comprise elle-même
comme le peuple de Dieu des derniers jours, au seuil des
temps messianiques. C’est dans cette optique qu’elle a
pratiqué le partage des biens, sachant que dans le Royaume
à venir, il n’y aurait ni cris, ni injustices, ni exclus, selon
la promesse des prophètes de l’Ancienne Alliance. C’est
pourquoi « tous les croyants étaient ensemble et avaient tout
en commun. Ils vendaient leurs biens et leurs possessions,
et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins
de chacun. » (Ac 2.44-45) Il faut voir un lien solide entre
les v.38-41 (le don de l’Esprit et le baptême), le v. 42 (les
« quatre persévérances » parmi lesquelles la communion
fraternelle, en grec koïnônia, qui signifie parfois l’offrande
– cf. Rm 15.26, 2 Co 9.13) et ces versets. Un peu plus loin :
« La multitude de ceux qui étaient devenus croyants était un
seul cœur et une seule âme. Personne ne disait que ses biens

79
Les pauvres avec nous

lui appartenaient en propre, mais tout était commun entre eux.


Avec une grande puissance, les apôtres rendaient témoignage
de la résurrection du Seigneur Jésus, et une grande grâce
était sur eux tous. Parmi eux, en effet, personne n’était dans
le dénuement ; car tous ceux qui possédaient des champs ou
des maisons les vendaient, apportaient le prix de ce qu’ils
avaient vendu et le déposaient aux pieds des apôtres ; et l’on
distribuait à chacun selon ses besoins. » (Ac 4.32-35)
La répétition de ce tableau, aux chapitres 2 et 4, montre
l’importance que lui accorde Luc, l’auteur du livre des Actes.
« Si l’Eglise doit proclamer au monde un message d’espérance
et d’amour, de foi, de justice et de paix, quelque chose devrait
en être visible, audible et tangible dans l’Eglise elle-même20. »
Comme nous l’avons relevé en conclusion du précédent
chapitre, cette mise en commun des biens est le fruit d’une
décision théologique et non d’un élan affectif. L’éradication de
l’accaparement par les uns dont le corollaire est le dénuement des
autres, est un signe eschatologique21 fort. Sans doute, ce modèle
n’est pas présenté comme contraignant pour toutes les Eglises et
en tous les lieux, et il ne semble pas que d’autres Eglises décrites
dans le Nouveau Testament l’aient compris ainsi. Cependant,
si aujourd’hui les Eglises voulaient être crédibles en affirmant
leur espérance en un prochain retour du Seigneur, ne serait-il
pas souhaitable qu’elles présentent au moins certains indices
de cette pratique ? Ce serait plus « interpellant » pour les non
croyants que des calculs de calendrier (que l’histoire se charge
rapidement de démentir) ou que des spéculations politico-
militaires sur la situation dans telle région du globe...

On a mis en question, sinon la réalité de la pratique


communautaire de l’Eglise primitive, du moins sa durée et son

20
David J. Bosch, op. cit., p. 55.
21
Eschatologique : qui concerne les réalités dernières, l’avènement du Christ et de
son royaume éternel.

80
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

efficacité. Cependant le chapitre 6 (v. 1-6) du même livre laisse


entendre qu’en rendant nécessaire la création du ministère
diaconal, cette pratique s’est en quelque sorte instituée. Ce
texte est très significatif pour notre sujet. Le partage des biens
impliquait une redistribution aux plus démunis – et parmi ces
derniers, les veuves. Or, avec la croissance exponentielle du
nombre des croyants, la tâche devient telle que les apôtres
sont débordés. Il s’ensuit des récriminations. Les Douze
n’ont certes pas fait de discrimination intentionnelle, mais
les veuves des Hellénistes (d’un autre groupe culturel que les
Douze, et moins connues d’eux que les veuves des Hébreux)
sont négligées dans la distribution des secours. Actes 4.32 dit
que la multitude n’était qu’un cœur et qu’une âme… il suffit
de peu de temps pour que des failles s’installent – le constat
sonne comme un avertissement pour nos Eglises, elles aussi
de plus en plus marquées par la diversité culturelle.

Le rôle des diacres


Les apôtres réagissent sans délai. Leur choix n’est ni
d’abandonner le ministère de la parole de Dieu pour se
laisser absorber par le « travail social », ni de considérer
ce dernier comme suffisamment secondaire pour être
géré approximativement. Ils proposent l’élection de sept
responsables de la « diaconie des tables22 ». Or ces hommes
seront choisis selon des critères remarquables : il faut
qu’on rende d’eux un bon témoignage, qu’ils soient remplis

22
L’expression traduite par « service des tables » en grec diakonia trapezais ne
désigne pas nécessairement une « soupe populaire », mais peut-être la gestion
financière des secours. Trapeza désigne la table où l’on mange - mais on ne se mettait
pas forcément « à table » pour les repas en ce temps-là, du moins dans les milieux
modestes. Et le mot signifie aussi banque, ou comptoir pour le change ou les dépôts
d’argent (le banquier de Mt 25.27 est un trapezitès). Notons que le terme diacre ne
figura pas dans Actes 6, mais seulement celui de diaconie et le verbe « diacrer »
(servir !). Mais il ne fait pas de doute que c’est bien du ministère des diacres qu’il
est question ici.

81
Les pauvres avec nous

d’Esprit Saint et de sagesse (6.3). La diaconie n’est pas un


service de seconde classe. Parmi les Sept, on compte Etienne
et Philippe – la suite du livre des Actes illustrera leurs
connaissances bibliques et leur valeur comme prédicateurs.
La prière et l’imposition des mains conférée par les apôtres
(6.6) signifient que ces hommes sont reconnus et revêtus
d’autorité pour l’accomplissement de leur tâche. La
responsabilité des Douze était certes l’enseignement de la
Parole et la prière, puisqu’ils étaient les témoins oculaires
irremplaçables des événements du Christ. Ces événements
sont d’ailleurs à la source de l’engagement social de l’Eglise :
si la source devait tarir, cet engagement se dessécherait et
finirait par tarir à son tour. Mais les apôtres n’ont pas laissé
tomber le problème des veuves sans ressources ; ils n’ont
pas non plus dit : Si nous secourons les veuves, cela peut
remplacer la prédication et la prière, car c’est le Seigneur
que nous servons au travers d’elles (selon Matthieu 25.31-
46 !). Ils ont demandé que d’autres soient établis pour cette
tâche différente mais également spirituelle et nécessaire
pour l’unité et la croissance de l’Eglise. Il est remarquable
que dans les listes de charismes selon Romains 12.7-8 et
1 Corinthiens 12.28, Paul mentionne des dons particulièrement
adéquats pour l’exercice du ministère diaconal : libéralité,
miséricorde, service, guérison, secours, administration.
Il faut l’Esprit et ses charismes pour s’engager auprès des
pauvres et pas uniquement pour enseigner ou prophétiser.

Le problème du secours aux veuves soulevé par la surcharge


des Douze dans l’Eglise de Jérusalem, et les dispositions
prises pour y remédier, ont laissé des traces visibles dans
les premières communautés chrétiennes. Dans 1 Timothée
5.3-16, Paul traite avec soin de cette question, conscient
des injonctions fortes et réitérées de l’Ancien Testament
concernant les veuves ; sans doute aussi étaient-elles

82
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

nombreuses dans les Eglises du premier siècle. L’apôtre


établit certains critères trop longs à détailler ici, mais qui
visent à cibler efficacement l’aide en la limitant aux veuves
sans ressources. Celles qui ont des enfants et petits-enfants
n’entrent pas en ligne de compte, car c’est la famille et
non l’Eglise qui en est responsable : « si quelqu’un n’a pas
soin des siens (…) il a renié la foi et il est pire qu’un non-
croyant. » (v.3,8) Par contre, « Honore les veuves, les vraies
veuves. (…) La vraie veuve, celle qui est restée seule, a mis
son espérance en Dieu (…). Si une croyante a des veuves,
qu’elle leur vienne en aide et que l’Eglise n’en ait pas la
charge, pour que celle-ci puisse venir en aide à celles qui
sont de vraies veuves. » (v.3,5,16)

La présence de diacres dans les Eglises du Nouveau


Testament est attestée par les premiers versets de l’épître de
Paul aux Philippiens, et dans l’épître à Timothée. Dans ce
dernier texte, les exigences concernant leur valeur et leurs
qualifications personnelles ne sont pas différentes de celles
qu’on attend des anciens et évêques, à part ce qui concerne
la prédication et l’enseignement. Ce fut aussi le premier
ministère mixte dans l’Eglise, avec Phoebé notamment
(Rm 16.1). Calvin discerne, dans le passage cité plus haut
de 1 Timothée 5.3-16 relatif aux veuves, des dispositions
concernant un service diaconal qui leur serait demandé en
échange du soutien matériel dont elles bénéficiaient de la
part de leur communauté. « Elles se dédiaient au service de
l’Eglise. (…) Elles étaient reçues [inscrites sur le rôle dont
parle le v.9] sous cette condition, que l’Eglise subvînt à leur
indigence et que cependant elles s’employassent à servir les
pauvres. Par ce moyen, il y avait obligation mutuelle entre
elles et l’Eglise. (…) On ne les prenait [enrôlait] pas pour ne
rien faire, mais pour subvenir aux besoins des pauvres et des
malades, jusqu’à ce qu’étant tout usées, elles se reposassent

83
Les pauvres avec nous

par congé de l’Eglise23. » Calvin est le seul parmi les


Réformateurs à avoir envisagé un ministère féminin reconnu
dans l’Eglise !
L’existence du ministère diaconal reflète la préoccupation des
premiers chrétiens à l’égard de leurs membres indigents24.
Bien plus, dira Paul dans la parabole du corps et des membres
(1 Co 12.12-27), « les parties du corps qui paraissent les
plus faibles sont nécessaires. » (v. 22) Et pour l’Eglise de
Corinthe, ce rappel était singulièrement nécessaire ! En effet,
malgré leur prétention à une hyperspiritualité, ces chrétiens
semblent avoir été singulièrement défaillants dans le domaine
de la solidarité : ce qui scandalise Paul, c’est qu’à Corinthe,
le repas du Seigneur, au lieu d’être un temps de communion,
est un prétexte à division : « Au moment de manger, chacun
se hâte de prendre son propre dîner, de sorte que l’un a faim
tandis que l’autre est ivre (…) Méprisez-vous l’Eglise de Dieu
en faisant honte à ceux qui n’ont rien ? » (1 Co 11.21-22)
Plus loin, Paul dit : « Attendez-vous donc les uns les autres »
(v.34), ce qui laisse supposer que les gens aisés, voire oisifs,
pouvaient commencer à manger et même à festoyer alors que
les esclaves et autres travailleurs ne pouvaient se libérer qu’à
la nuit tombée pour rejoindre la « communauté » (le terme
est-il adéquat en l’occurrence ?), lorsque les premiers venus
étaient repus et les plats vides. Plusieurs commentateurs
estiment, et c’est fort plausible, que « manger et boire
indignement, sans discerner le corps du Seigneur » n’a rien

23
Jean Calvin, Commentaires bibliques, tome VII, ép. à Timothée ; éd. Kerygma,
Aix-en-Provence, 1991, in loc.
24
Le ministère diaconal est très bien attesté et honoré dès les premiers textes des
Pères de l’Eglise et aux siècles suivants. Ainsi Ignace d’Antioche (vers l’an 115)
dit des évêques qu’ils représentent Dieu le Père, des anciens qu’ils personnifient le
collège des apôtres, et des diacres qu’ils représentent Jésus-Christ, le Serviteur. La
Didaché, l’un des plus anciens textes chrétiens non canoniques, dit aussi (XV.1) :
« Elisez-vous des épiscopes [c’est-à-dire des évêques ou anciens] et des diacres
dignes du Seigneur, des hommes doux et désintéressés, véridiques et éprouvés. »

84
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

à voir avec le problème théologique du mode de présence


du Christ dans la Cène (« transsubstantiation ou autre),
mais avec le manque de solidarité entre membres riches et
membres pauvres, entraînant la division dans l’Eglise, le
Corps de Christ.

Solidarité sans frontières


Bientôt la solidarité avec les frères démunis va s’étendre au-
delà du cadre de l’Eglise locale. Selon Actes 11 (v. 29-30), la
toute jeune communauté d’Antioche alertée par la prophétie
d’une famine généralisée, se sent responsable de ceux qui
sont plus touchés qu’elle, à des centaines de kilomètres de là,
en Judée (selon l’historien Josèphe, entre l’an 45 et l’an 47), et
leur envoie des secours par ses deux plus éminents serviteurs,
Barnabas et Saul. Ces secours fraternels ne sont pas un fait
isolé, lié à une situation exceptionnelle. Paul déclare aux
Galates (2.10) qu’ils firent l’objet d’une recommandation
de la Conférence de Jérusalem (« Ils nous recommandèrent
seulement de nous souvenir des pauvres, ce que j’ai eu
grand soin de faire25 », version Colombe). La collecte de
fonds (koïnônia) pour les pauvres de Judée va occuper, dans
le ministère de Paul et dans ses écrits, une place étonnante
et particulièrement significative. Dans I Corinthiens, une
première mention accompagnée de conseils pratiques, figure
immédiatement après le chapitre sur la résurrection : « Pour
ce qui concerne la collecte en faveur des saints, faites, vous
aussi, comme je l’ai prescrit aux Eglises de Galatie. Que
chacun de vous, le premier jour de la semaine, mette à part
chez lui ce qu’il pourra, selon ses moyens [ou : selon ce qu’il
aura pu gagner]. » (1 Co 16.1-2)

25
En fait, la lettre rédigée à l’issue de cette Conférence (Ac15.23-29) ne mentionne
pas cette recommandation. Elle a dû être faite oralement, et Paul en a gardé un vif
souvenir.

85
Les pauvres avec nous

Dans la deuxième lettre à cette Eglise, deux chapitres entiers


(8 et 9) consacrés à ce sujet seraient dignes d’études bibliques
plus fréquentes et attentives que ce n’est habituellement le
cas dans nos Eglises… à condition d’être suivies d’exercices
pratiques ! Des allusions figurent également dans d’autres
épîtres, comme Romains 15.25-27 : « Maintenant, je vais à
Jérusalem, pour le service des saints. Car la Macédoine et
l’Achaïe ont bien voulu faire une collecte de solidarité en
faveur de ceux qui sont pauvres parmi les saints de Jérusalem.
Elles l’ont bien voulu, et elles le leur doivent ; car si les non-
Juifs ont eu part à leurs biens spirituels, ils doivent aussi se
mettre à leur service en ce qui concerne les biens matériels. »
L’Apôtre a très à cœur cette réciprocité, explicitée dans
2 Co. 8.13-14 : « Il ne s’agit pas de vous exposer à la détresse
pour le soulagement des autres, mais de suivre une règle
d’égalité : dans la circonstance présente, votre abondance
suppléera à ce qui leur manque ; pour que leur abondance
aussi supplée à ce qui vous manque ; de sorte qu’il y aura
égalité ainsi qu’il est écrit: Celui qui avait beaucoup n’avait
rien de trop, et celui qui avait peu ne manquait de rien [cit.
Ex. 16-.18]. » Au début du 21ème siècle, cette réciprocité paraît
plus difficile à réaliser : à l’inverse de ce qui fut le cas au
1er siècle, les Eglises qui ont envoyé des missionnaires sont
économiquement plus favorisées que celles qui sont nées de
leur travail. Pourtant les échanges entre Eglises partenaires du
Nord et du Sud peuvent et doivent se développer, moyennant
un peu d’imagination et d’humilité de part et d’autre. Ce que
d’autres ont à partager avec nous n’est pas identique à ce
que nous pouvons leur fournir – et c’est bien pour cela que
l’échange est fructueux et nécessaire.

Cet appel à donner son argent n’a pas, dans la pensée paulinienne,
de motivation ascétique et n’a rien à voir avec l’exaltation d’une
pauvreté vertueuse (une tendance qu’on rencontrera plus tard

86
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

dans l’histoire de l’Eglise). Paul écrit dans le texte que nous


venons de citer « il ne s’agit pas de vous exposer à la détresse
pour le soulagement des autres » (2 Co 8.13) ; il dira un peu
plus loin (9.7) : « Que chacun de vous donne comme il l’a
résolu en son cœur, sans tristesse ni contrainte26 ; car Dieu aime
celui qui donne avec joie [allusion probable à Pr 22.8 selon
traduction grecque de la LXX : « Dieu bénit l’homme joyeux
et généreux »]. Et Dieu a le pouvoir de vous combler de toutes
sortes de grâces, afin que, disposant toujours, à tous égards, de
tout le nécessaire, vous ayez encore en abondance pour toute
œuvre bonne, ainsi qu’il est écrit : Il a répandu ses bienfaits,
il a donné aux pauvres ; sa justice demeure pour toujours.
[Ps 112.9] Vous serez ainsi riches de tout, pour toute la générosité
qui produira, par notre entremise, des actions de grâces envers
Dieu. Du fait de la valeur éprouvée de ce ministère [ou : de
cette diaconie], ils glorifient Dieu pour la générosité de votre
solidarité avec eux tous. » (2 Co 9.7-13, passim) L’Apôtre, il
faut le souligner fortement, avait rattaché déjà précédemment
l’appel à la générosité envers les pauvres à l’expérience
de la grâce : « Vous connaissez la grâce de notre Seigneur
Jésus-Christ : lui qui était riche, il s’est fait pauvre à cause
de vous, pour que, vous, par sa pauvreté, vous deveniez
riches. » (2 Co 8.9)27.
L’attitude des Macédoniens est donnée en exemple dès les
premières lignes de ce développement sur la libéralité : loin

26
Cette absence de contrainte est déjà présente dans le « communisme » de l’Eglise
de Jérusalem après la Pentecôte. En effet, Pierre dit à Ananias : « Lorsque ce champ
était encore à toi, ne pouvais-tu pas le garder ? Et même quand il a été vendu, son
prix ne restait-il pas sous ton autorité ? » (Ac 5.4) Le crime d’Ananias et Saphira
n’est donc pas d’avoir conservé une part du produit de la vente, mais l’hypocrisie
et le mensonge d’avoir prétendu donner la totalité. On verra plus loin que cette
liberté dans le don est également soulignée par des Pères de l’Eglise comme Justin
ou Tertullien.
27
Ce qui est en plein accord avec l’esprit des commandements de l’Ancienne Alliance,
sans cesse fondés sur le souvenir de la libération de l’esclavage en Egypte.

87
Les pauvres avec nous

d’être un geste destiné à soulager leur conscience à bon


marché, c’était le signe d’un don spirituel plus total, celui de
leur personne elle-même : (Malgré leur pauvreté) « Ils nous
ont demandé avec beaucoup d’insistance la grâce de prendre
part à ce ministère de solidarité (koïnônia tès diakonias) en
faveur des saints. C’était plus que nous n’avions espéré : ils
se sont donnés eux-mêmes, d’abord au Seigneur, puis à nous,
par la volonté de Dieu. » (2 Co 8.4-5 – à rapprocher de
Rm 12.1).

Le résumé proposé par John Stott de l’enseignement des


chapitre 8 et 9 de 2 Corinthiens est clarifiant : « (1) Dieu
a donné tout le nécessaire pour répondre aux besoins de
tous les êtres humains (grâce aux ressources qu’offrent le
soleil, la pluie, la terre, l’air et l’eau) ; (2) il ne supporte
pas la disparité opposant l’abondance à l’indigence, la
richesse à la pauvreté ; (3) lorsqu’une situation de ce genre
apparaît, on devrait y remédier par un « réajustement » dans
le but d’assurer l’égalité ou de répondre à la justice ; (4)
la motivation qui pousse le chrétien à rechercher une telle
justice est la grâce, cet amour empreint de générosité qui a
amené Jésus-Christ à devenir pauvre, de riche qu’il était, afin
que par sa pauvreté nous soyons enrichis ; (5) les chrétiens
sont appelés à suivre l’exemple du Seigneur et à prouver ainsi
la sincérité de leur amour. La manière de parvenir à cette
égalité au sein de l’humanité est une autre question et les avis
des économistes divergent à ce sujet. (…) Cependant, quelle
que soit la méthode adéquate, la motivation qui doit nous
pousser à rechercher l’égalité ou l’équité est l’amour28. »

On peut ajouter, à propos de ce développement de


2 Corinthiens, que Paul sait que donner est un acte responsable
28
John Stott, Le chrétien et les défis de la vie moderne, vol. 1, Sator, Méry-sur-Oise,
1987, p. 238.

88
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

requérant la vigilance de ceux à qui la gestion des dons est


confiée. Les v. 16 à 24 du chapitre 8 l’illustrent, comme le
relève Blomberg : « Tite est l’émissaire choisi par Paul, un
frère anonyme a été choisi par les Eglises indépendamment
de Paul. Il représente donc un contre-pouvoir qui garantit
une gestion honnête de la collecte. Les v. 22-24 font ensuite
référence à un troisième individu, qui est simplement appelé
« frère », qui est dévoué et qui fait pleinement confiance
aux Corinthiens. (…) Paul et les Eglises font confiance à ce
troisième individu ; si donc quelque désaccord que ce soit
apparaissait entre Paul et les Eglises participant à la collecte,
chaque partie disposerait de quelqu’un pour la représenter,
ainsi que d’un troisième personnage dans lequel les deux
autres auraient confiance. On pourrait difficilement imaginer
un plus grand équilibre29. » Les dons les mieux intentionnés,
mais distribués sans sagesse, ont parfois abouti au désastre :
favoritisme, jalousies et même divisions dans des Eglises.
On pourrait hélas citer de nombreux exemples fournissant
d’excellentes excuses à ceux qui veulent éviter de donner !
Paul, là aussi, a un enseignement à partager avec nous.

Avec Proverbes 30.8 (« Ne me donne ni pauvreté ni


richesse »), l’apôtre Paul nous invite à une sobriété libératrice,
propre à nous rendre disponibles pour ceux qui sont démunis.
Il nous encourage à ne pas faire dépendre notre sérénité
des conditions matérielles extérieures : « J’ai appris à me
contenter de l’état où je me trouve. Je sais vivre humblement
(tapeïnoô) comme je sais vivre dans l’abondance. En tout et
partout j’ai appris à être rassasié et à avoir faim, à être dans
l’abondance et à être dans le manque. Je puis tout par celui qui
me rend puissant. Cependant vous avez bien fait de prendre
part à ma détresse. » (Ph 4.12-14). Il exhorte les Corinthiens
à vivre avec la conscience du caractère provisoire et relatif
29
C. Blomberg, op. cit., p. 220.

89
Les pauvres avec nous

de toutes choses en ce monde : « Désormais… que ceux qui


achètent soient comme s’ils ne possédaient pas, ceux qui
usent du monde comme s’ils n’en usaient pas réellement, car
ce monde, tel qu’il est formé, passe. » (1 Co 7.30-31)

Paul propose à Timothée un remarquable développement


sur le thème de la sobriété dans l’usage des biens matériels :
« Certes c’est une grande source de profit que la piété, si l’on
se contente de ce qu’on a. Car nous n’avons rien apporté
dans le monde, comme d’ailleurs nous n’en pouvons rien
emporter. Si donc nous avons la nourriture et le vêtement,
cela nous suffira. Mais ceux qui sont décidés à devenir riches
tombent dans l’épreuve, dans un piège et dans beaucoup
de désirs stupides et pernicieux, qui plongent les gens dans
la destruction et la perdition. Car l’amour de l’argent est
la racine de tous les maux, et quelques-uns, pour s’y être
adonnés, se sont égarés loin de la foi et se sont infligé à eux-
mêmes bien des tourments. Quant à toi, homme de Dieu,
fuis ces choses ; poursuis plutôt la justice, la piété, la foi,
l’amour, la persévérance, la douceur. » Et un peu plus loin :
« Enjoins à ceux qui sont riches dans le monde présent de
ne pas être orgueilleux et de ne pas mettre leur espérance
dans des richesses incertaines, mais en Dieu qui nous donne
tout largement, pour que nous en jouissions. Qu’ils fassent
le bien, qu’ils soient riches de belles œuvres, disposés à
partager, solidaires, s’amassant ainsi comme trésor un beau
fonds pour l’avenir, afin de saisir la vraie vie. » (1 Ti 6.6-11,
17-19) N’est-ce pas un magnifique projet de vie, parfaitement
applicable aujourd’hui ?

La place de l’amour mutuel au sein de la communauté


chrétienne est centrale dans la première épître de Jean, qui
fait écho à l’enseignement de Jésus consigné notamment dans
« les entretiens de la chambre haute » (Jn 13-17). Dans cette

90
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

épître, l’amour fraternel n’est pas une effusion sentimentale,


pas plus que l’amour pour Dieu n’est une expérience mystique.
Si chez Paul et Jacques, on trouve le couple foi et œuvres,
chez Jean, c’est amour et actes. L’amour véritable consiste
à garder les commandements et conduit à l’action. Etre en
communion avec Dieu et marcher dans la lumière ne peuvent
être dissociés, sinon la vie chrétienne n’est que mensonge
(1.8 ; 2.4). L’amour est démonstration de la vie nouvelle
(3.14), et cet amour est en intime corrélation avec l’amour
du Christ : « A ceci nous connaissons l’amour : c’est que lui
[Christ] a donné sa vie pour nous. Nous aussi nous devons
donner notre vie pour les frères. » (v.16) Et Jean enchaîne
en appliquant immédiatement sa méditation sur l’amour
aux situations les plus terre à terre que peuvent rencontrer
ses lecteurs : « Mais si quelqu’un possède les ressources du
monde, qu’il voie son frère dans le besoin et qu’il lui ferme
son cœur, comment l’amour de Dieu demeure-t-il en lui ?
Mes enfants, n’aimons pas en paroles, avec la langue, mais
en œuvre et en vérité. » (3.17-18). Il serait difficile d’ajouter
un commentaire qui puisse renforcer de telles paroles !

Quant à l’épître de Jacques, c’est avec des accents plus


enflammés, rappelant ceux des prophètes de l’Ancienne
Alliance, qu’il interpelle ses lecteurs sur le thème de la
richesse et de la pauvreté. Nous le citerons plus loin30.

Les Pères de l’Eglise et les pauvres


Ce sens du partage avec les pauvres de la communauté ou
entre communautés, n’a pas disparu avec la génération des
apôtres. Au début du 2ème siècle, Denys de Corinthe écrit
aux chrétiens de Rome : « Depuis le commencement, il est
d’usage chez vous de faire en diverses manières du bien à
tous les frères et d’envoyer des secours dans chaque ville à
30
Voir p. 96ss

91
Les pauvres avec nous

de nombreuses églises ; vous soulagez ainsi le dénuement des


pauvres, vous soutenez les frères qui sont aux travaux forcés,
par les ressources que vous envoyez dès le début. » Dès le
début, répète Denys : On sait en effet l’accent mis par Paul
sur la solidarité, cinquante ans plus tôt déjà, dans la liste des
charismes de sa lettre aux Romains31. Et voici qu’au milieu
de ce même 2ème siècle, Justin Martyr décrit en ces termes
l’Eglise de Rome dans son Apologie : « Ceux qui ont du bien
viennent en aide à tous ceux qui sont dans le besoin, et nous
nous prêtons mutuellement assistance. Ceux qui sont dans
l’abondance et qui veulent donner, donnent librement, chacun
ce qu’il veut. Ce qui est recueilli est remis entre les mains du
président ; il assiste les orphelins, les veuves, les malades,
les pauvres, les prisonniers, les étrangers de passage; en un
mot, il secourt tous ceux qui sont dans le dénuement. » Ce
n’est peut-être plus le partage intégral des biens comme dans
l’Eglise de la Pentecôte, mais l’objectif visé reste le même :
dans l’Eglise de Jésus, le Christ, la pauvreté est éradiquée.

Un siècle plus tard encore, l’action sociale de l’Eglise de


Rome s’organisera en sept districts avec sept diacres et sept
sous-diacres, pour prendre en charge trois mille personnes
sans ressources, veuves et orphelins, vieillards, malades,
estropiés… (selon une lettre de l’épiscope Corneille à ses
collègues d’Asie mineure, en l’an 251).

Divers autres textes de l’Antiquité chrétienne attestent que


Rome n’avait pas l’exclusivité du souci des pauvres. Ainsi
Tertullien décrit de façon frappante la solidarité dans
31
En rédigeant les listes de charismes, Paul paraît tenir compte de ce qu’il connaît des
Eglises auxquelles il s’adresse. Dans Romains 12, il insiste sur certains charismes
comme le service, l’encouragement, la générosité, la compassion, alors qu’en 1
Corinthiens 12, il mentionne les dons qui se manifestent dans le cadre du culte,
avec un caractère plus « surnaturel », en accord avec ce qu’on sait de la tendance
probablement dominante dans le contexte corinthien.

92
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

l’Eglise d’Afrique du Nord au moment d’un réveil survenu


en un temps de persécution, à la fin du 2ème siècle : « Chacun
verse une contribution modique, à un jour fixé par mois
ou quand il le veut bien et s’il le peut. Car personne n’est
forcé, on verse librement son offrande. (...) On récolte des
fonds pour nourrir et ensevelir les pauvres, pour secourir les
orphelins sans argent et les serviteurs devenus âgés, ainsi que
ceux qui ont tout perdu dans un naufrage. Egalement pour
les chrétiens qui sont en prison ou aux travaux forcés ou qui
sont bannis à cause de leur foi. (...) Ainsi donc, étroitement
unis par l’esprit et par l’âme, nous n’hésitons pas à partager
nos biens avec les autres. Tout sert à l’usage commun parmi
nous, excepté nos épouses. (...) Notre repas fait voir sa raison
d’être par son nom : on l’appelle d’un terme qui signifie
* amour + chez les Grecs [agape]. Quelles que soient les
dépenses qu’il coûte, c’est profit d’en faire des dépenses pour
une raison de piété : en effet, c’est un moyen par lequel nous
aidons les pauvres (...) parce que, devant Dieu, les humbles
jouissent d’une considération plus grande. » (Tertullien,
Afrique du Nord, Apol. 39). Cette préoccupation à l’égard
des pauvres a subsisté dans le Maghreb. On en a un indice
avec l’inventaire (datant de l’an 303) du vestiaire de Cirta32
destiné à habiller les pauvres, qui mentionne 82 tuniques de
dames et 16 d’hommes, 47 paires de chaussures féminines,
et 13 masculines, 38 voiles, etc.

32
Actuellement Constantine, Algérie.

93
Les pauvres avec nous

Ouverture sur la détresse du monde


L’Eglise primitive est-elle allée au-delà d’une solidarité
interne ? Cela n’apparaît pas très clairement dans les textes.
Néanmoins, quand Paul dit aux Galates : « Oeuvrons pour
le bien envers tous, en particulier pour la maison de la
foi » (Gal 6.10), le « en particulier » laisse supposer que la
bienfaisance ne s’arrêtait pas à la porte de « la maison de
la foi », mais s’étendait au-delà, donc aux païens, même si
c’était dans une mesure moindre. Aux Romains, l’apôtre
rappelle cette injonction des Proverbes : « Si ton ennemi à
faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire ; car
en agissant ainsi, ce sont des braises que tu amassera sur sa
tête33. » (Rm 12.20, citant Pr 25.21-22) Il faut se souvenir
que les chrétiens du premier siècle étaient le plus souvent
pauvres (1 Co 1.26) très minoritaires et en butte à l’hostilité
dans la société païenne. Leur situation n’était pas comparable
à la nôtre. L’Eglise primitive n’a pourtant pas pu oublier
comment son Seigneur manifestait sa miséricorde de façon
inconditionnelle et appelait les siens à faire de même. Elle
connaissait son enseignement très clair à ce sujet : « Aimez
vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez
ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous injurient
… Donne à quiconque te demande … Si vous faites du bien à
ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on ? Les
pécheurs eux-mêmes en font autant … Aimez vos ennemis,

33
Si la mention des braises amassées sur la tête devait signifier faire du bien à l’autre
par ruse et pour aggraver son cas, elle serait fort peu compatibles avec le contexte,
notamment le v. 17 : « Ne rendez à personne le mal pour le mal, efforcez-vous de
faire ce qui est bien devant tous. » A. Maillot explique : « Ton refus de vengeance
planera certes comme une menace sur ton ennemi, mais il peut alors être interloqué
et comprendre ; ainsi tu auras gagné un frère ! Sinon tant pis pour lui ! Mais en tout
cas, laisse faire Dieu. » (Epître aux Romains, Labor & Fides, Genève, 1984, p. 314).
D’autres commentateurs soulignent que ces « braises » seront une incitation à la
repentance face au jugement, voire un acte de bonté destiné à pousser autrui à une
remise en question salutaire.

94
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

faites du bien et prêtez sans rien espérer. » (Lc 6.27-35,


passim). La parabole du Samaritain lui rappelait – et à nous
aussi ! – que le prochain n’est pas uniquement celui qui figure
sur la liste limitée du cercle des proches, mais toute personne
ayant besoin d’être secourue, sans égard aux barrières et aux
préjugés ethniques et religieux.

La réflexion sur la bienfaisance au-delà des membres de
l’Eglise mériterait d’être approfondie – en intégrant un constat
observé en contexte missionnaire : une compassion sélective
(se bornant à porter secours aux chrétiens) a souvent entraîné
des « conversions » en masse chez ceux qui aspiraient à en
profiter – avec, on le devine, un résultat à long terme plutôt
désastreux ! C’est ce qu’on a appelé les « chrétiens de riz ».
Lactance, auteur chrétien du 3ème siècle souligne la
philanthropie de ses frères dans la foi qui témoignent « d’une
grâce d’humanité pour aimer, secourir, défendre les autres
hommes. » En 360, l’empereur Julien l’Apostat (bien que
régnant après Constantin et ses fils, il était un philosophe
déterminé à rétablir le paganisme) secoue l’apathie des
prêtres païens en ces termes : « Nous [païens] avons oublié
ce que la religion chrétienne a principalement revendiqué,
à savoir la philanthropie envers l’étranger l’inlassable
sollicitude d’une sépulture pour les morts, et le sérieux de la
vie morale. (…) C’est une honte [pour nous païens] que parmi
les Juifs personne ne mendie, et que les Galiléens impies
[= les chrétiens !] nourrissent non seulement leurs pauvres
mais aussi les nôtres34. » Ce témoignage, émanant d’un
34
Cité par G. Hammann, L’amour retrouvé, le ministère de diacre, du christianisme primitif
aux Réformateurs protestants du XVIème siècle, Cerf, Paris, 1994. p. 77. Cette mention du
zèle pour la sépulture des morts peut surprendre. La dépouille des pauvres ou de ceux qui
mouraient à l’étranger sans famille, notamment les naufragés sur les plages, étaient laissée
à l’abandon, comme des cadavres de chiens. Or dans l’Antiquité, mourir sans sépulture
était le pire malheur qui puisse arriver. Les chrétiens se souciaient non seulement d’enterrer
les leurs, mais aussi les inconnus, signe de leur respect pour tout être humain.

95
Les pauvres avec nous

adversaire des chrétiens, a un intérêt tout particulier !


Au 5ème siècle, on recommande aux diacres d’aller
régulièrement faire le tour des hôtelleries (lieux de vices et
de misères, et non de vacances touristiques !) pour voir s’il y
a des pauvres, des infirmes, des malades à l’abandon, et, dans
l’affirmative, de trouver dans l’Eglise des familles aisées
qui puissent les recueillir. Trouverait-on, au début du 21ème
siècle, des familles disposées à pratiquer un tel accueil ? On
apprend aussi que les catéchumènes candidats au baptême se
voyaient poser non seulement des questions de doctrine, mais
aussi d’éthique : « As-tu honoré la veuve, visité les malades,
pratiqué des œuvres de charité pour les démunis ? » A défaut
d’illustrer une saine théologie du baptême, ce fait prouve au
moins l’importance que l’Eglise de ce temps-là attachait à la
pratique de la bienfaisance.

L’ardeur du combat contre l’égoïsme


Sans doute la cause de la solidarité avec les pauvres n’était
pas gagnée d’avance. Les propos très durs de Jacques sont
là pour nous le confirmer. Pourtant, il a écrit son épître au
premier siècle35 – et (à part peut-être les premiers versets du
chapitre 5) il visait les chrétiens et non la société païenne
de son temps ! (cf. ch. 1.v.1-2). Jugez plutôt : « Que le frère
de basse condition [humble, en grec : tapeïnos] mette sa
fierté dans son élévation, et le riche, au contraire, dans son
abaissement [en grec : tapeïnôsis], car il passera comme
la fleur de l’herbe. (…) Ainsi le riche se flétrira dans ses
entreprises. » (1.9-11) Et encore : « Supposons qu’il entre
dans votre assemblée un homme avec un anneau d’or et des
habits resplendissants, et qu’il y entre aussi un pauvre avec
des habits sales ; si, pleins d’attention pour celui qui porte
des habits resplendissants, vous lui dites : « Toi, assieds-toi ici
35
17 Certains spécialistes émettent l’hypothèse (réfutée par d’autres) que l’épître de
Jacques serait l’écrit le plus ancien du Nouveau Testament.

96
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

à cette place d’honneur ! » tandis que vous dites au pauvre :


« Toi, tiens-toi debout là-bas ! » ou bien : « Assieds-toi au bas
de mon marchepied ! » ne faites-vous pas en vous-mêmes une
discrimination, et n’êtes-vous pas des juges aux raisonnements
mauvais ? Ecoutez, mes frères bien-aimés : Dieu n’a-t-il pas
choisi ceux qui sont pauvres, du point de vue du monde, pour
qu’ils soient riches de foi et héritiers du royaume qu’il a promis
à ceux qui l’aiment ? Et vous, vous avez déshonoré le pauvre !
Pourtant ce sont bien les riches qui vous oppriment et qui vous
traînent devant les tribunaux, n’est-ce-pas ? N’est-ce pas eux
qui calomnient le beau nom qui est invoqué sur vous ? (…)
Parlez et agissez comme des gens qui vont être jugés d’après
une loi de liberté, car le jugement est sans compassion pour
qui ne montre pas de compassion. La compassion triomphe du
jugement. » (2.1-7,12-13)
Et puis cette diatribe contre les propriétaires terriens (gréco-
romains, hérodiens, sadducéens ?) qui retiennent le salaire
de leurs ouvriers (chrétiens ?) ou réduisent en esclavage
ceux qui ne parviennent pas à s’acquitter de leurs dettes
(5.1-6) : « A vous maintenant, les riches : Pleurez, hurlez à
cause des misères qui viennent sur vous ! Votre richesse est
pourrie, vos vêtements sont mités, votre or et votre argent
sont rouillés ; leur rouille sera pour vous un témoignage, elle
dévorera votre chair comme un feu. Dans les derniers jours,
vous avez amassé des trésors ! Il crie, le salaire dont vous
avez frustré les ouvriers qui ont moissonné vos champs ;
et les clameurs des moissonneurs sont parvenus jusqu’aux
oreilles du Seigneur Sabaoth. Vous avez vécu sur la terre
dans le confort et le luxe, vous vous êtes repus au jour de
la tuerie [cit. Ps 44.23]. Vous avez condamné, vous avez
assassiné le juste ; il ne vous résiste pas. » De tels propos
incendiaires rappellent ceux des prophètes de l’Ancienne
Alliance plus que ceux des prédicateurs chrétiens au 21ème
siècle… Sont-ils pourtant si peu actuels, si l’on pense

97
Les pauvres avec nous

notamment aux relations Nord – Sud, et aux salaires de ceux


qui fabriquent là-bas habits et autres produits achetés dans
nos super-marchés à vil prix, à notre grande satisfaction ?
Craig Blomberg actualise : « Etant donné les nombreux
pays du Tiers-monde, en particulier d’Amérique du Sud,
dans lesquels aujourd’hui de vastes étendues de terres sont
la propriété d’une poignée de riches propriétaires, et dans
de nombreux cas, de grandes multinationales qui refusent de
payer des salaires décents à leurs ouvriers, ceux qui se disent
chrétiens feraient bien de méditer longuement et de façon
approfondie ce texte de Jacques. Ne validons-nous pas de
telles injustices en achetant la production de ces entreprises,
souvent sans être conscients de leurs pratiques ? (…) Même
si nous pouvons plaider innocents des formes d’oppressions
les plus violentes décrites dans le texte, les chrétiens aisés de
l’Occident et du Nord que nous sommes vivent-ils vraiment
différemment des riches décrits en 5.1-6 ? Les v. 7-11, même
s’ils ne concernent pas explicitement les biens matériels,
préconisent une tout autre réaction aux tragédies des
v. 1-636. » On ne saurait mieux dire !

Quand les théologiens tonnent !


Jacques a eu des émules dans les siècles suivants : En Asie
Mineure, les plaidoyers en faveur des plus démunis prêchés
par le grand théologien cappadocien, le moine et évêque
Basile de Césarée (330-379) ont la même virulence. Leur
impact nous saisit aujourd’hui encore. En voici un exemple,
tiré du Discours contre les mauvais riches37 : « Quel tort
fais-je, direz-vous, de garder ce qui est à moi ? Comment…
à vous ? Où l’avez-vous pris ? D’où l’avez-vous apporté
dans ce monde ? C’est comme si quelqu’un, s’étant emparé
36
Blomberg, op. cit., p.174.
Adaptation et résumé d’une citation faite par J.M. Nicole dans son Précis d’Histoire
37

de l’Eglise, éd. Institut de Nogent-sur-Marne, 3ème éd. revue, 1982, p.53s.

98
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

d’une place dans les spectacles publics, voulait empêcher


les autres d’entrer et jouir seul d’un plaisir qui doit être
commun. Tels sont les riches. Des biens qui sont communs,
ils les regardent comme leur étant propres, parce qu’ils
s’en sont emparés les premiers. Si chacun, après avoir pris
sur ses richesses de quoi satisfaire ses besoins personnels,
abandonnait son superflu à celui qui manque du nécessaire,
il n’y aurait ni pauvre, ni riche. Vous qui engloutissez tout
dans le gouffre d’une avidité jamais satisfaite, croyez-vous
ne faire de tort à personne, lorsque vous privez du nécessaire
tant de misérables ? N’es-tu pas un voleur public, toi qui
t’appropries pour toi seul les biens que tu as reçus pour
pouvoir les donner aux autres ? On appelle brigand celui qui
dépouille les voyageurs habillés. Mais celui qui ne revêt pas
l’indigent nu, mérite-t-il un autre nom ? Le pain que vous
enfermez est à celui qui a faim ; l’habit que vous tenez dans
vos coffres est à celui qui est nu ; l’or que vous mettez en
sécurité est à celui qui en a besoin. Ainsi vous faites tort
à tous ceux dont vous pourriez soulager l’indigence. Que
ne puis-je mettre sous vos yeux toute la misère du pauvre,
afin que vous sentiez de quels gémissements et de quelles
larmes vous composez votre trésor ! » Et Basile le Grand
ne s’est pas borné à parler : héritier d’une riche famille de
l’aristocratie, il a vendu tous ses biens lors d’une terrible
famine pour nourrir la population pauvre et désespérée de
Césarée. Il a choisi la voie monastique et a vécu dans la
pauvreté. C’est à lui qu’on doit la fondation des premiers
hôpitaux de l’histoire accueillant gratuitement les malades
et les mourants étrangers ou sans ressources (on les appela
les basiliades).

Citons encore Jean Chrysostome (vers 345-407), le
prédicateur le plus réputé de l’Antiquité chrétienne (son
surnom, Chrysostome, signifie « bouche d’or ») : « N’y a-

99
Les pauvres avec nous

t-il de pauvres que parmi les paresseux ? Ne peut-on pas


tomber dans l’indigence suite à un naufrage, à un procès
perdu injustement, à une faillite ? (...) Pouvez-vous sans
rougir traiter le pauvre d’imposteur ? (...) N’oubliez pas
qu’il est comme vous libre, noble, et que ses droits sont les
mêmes que les vôtres. Hélas, souvent vous le traitez moins
honorablement que vos chiens, qui ont tout en abondance
alors que le pauvre s’endort souvent avec la faim. (...) Si
vous méprisez ce pauvre dans le besoin, comment Dieu
peut-il vous faire grâce alors que vous l’outragez ? (…)
Ô cruauté ! Ô inhumanité !38 ».

Il dit, dans une autre prédication : « Savez-vous pourquoi
les païens refusent de nous croire ? C’est parce qu’ils nous
demandent de prouver notre doctrine par des actes, non
par des paroles. Et quand ils nous voient élever des palais
magnifiques, des bains, des jardins, etc., ils ne veulent pas
croire que la vie terrestre n’est pour nous qu’une préparation
à la vie éternelle ! »
Contemporain de Basile et Chrysostome mais en Occident,
Ambroise évêque de Milan (337-397), personnalité d’une
grande autorité, trouve les mêmes accents que ses collègues
d’Asie mineure : « Jusqu’où, riches, étendez-vous vos folles
envies ? Seriez-vous seuls à habiter sur la terre ? Pourquoi
rejetez-vous celui qui partage votre nature et revendiquez-
vous la possession de cette nature ? La terre a été établie
en commun pour tous, riches et pauvres ; pourquoi vous
arrogez-vous, à vous seuls, riches, le droit de propriété ? La
nature ne connaît pas les riches, elle qui nous enfante tous
pauvres. (…) La terre nous a mis au jour nus, démunis de
nourriture, de vêtement, de boisson : la terre reçoit nus ceux
qu’elle a enfantés, elle ne sait enfermer dans un tombeau les

38
Onzième homélie sur l’épître aux Hébreux.

100
Les Apôtres et les Pères de l’Église face à la pauvreté

limites de propriétés39. »
La sévérité de ces prédicateurs contre les riches n’est pas
tant une condamnation de la richesse en elle-même qu’un
plaidoyer pour le sort tragique des plus démunis. La
pauvreté n’est pas admissible, elle doit être éradiquée, et pas
uniquement dans la communauté du Christ. Souscriraient-
ils, ces Pères de l’Eglise, à l’engagement des Nations Unies
d’éliminer d’ici 2015 la moitié de la pauvreté sur la terre ?40
Non, ils en voudraient bien davantage, et pourtant ils vivaient
dans un monde qui était très loin de disposer des ressources
que nous connaissons de nos jours. En tout cas, leur message
reste d’actualité. Quand Ambroise vise les nantis, les
accusant de faire comme si la planète leur appartenait, nous
autres Occidentaux modernes, spoliateurs des ressources
naturelles non renouvelables et gloutons en énergie, nous
nous trouvons au centre de la cible !

Martin évêque de Tours (le célèbre saint Martin, mort en 397)


est devenu une figure emblématique de la charité chrétienne
dans l’empire romain d’Occident, notamment en raison de
l’anecdote, racontée par son biographe Sulpice Sévère, qui
eut lieu alors qu’il était encore un jeune officier romain en
Gaule : « Un jour [près d’Amiens] où il n’avait sur lui que
ses armes et son manteau militaire fait d’une seule pièce,
au milieu d’un hiver rigoureux, (…) Martin rencontra un
pauvre nu, suppliant en vain les passants. Mais que faire ?
Il n’avait rien que le manteau dont il était revêtu, ayant déjà
sacrifié le reste pour une bonne œuvre. Il saisit son épée,
coupa le manteau par le milieu, en donna une partie au
pauvre et se drapa dans le reste. » La suite raconte que la
nuit suivante, Martin vit en rêve le Christ vêtu du manteau

39
Prédication sur Naboth le pauvre (cité par A. Hamman, Riches et pauvres dans
l’Eglise ancienne, p. 219s.)
40
Voir à ce propos l’appendice, p. 143-144

101
Les pauvres avec nous

qu’il avait donné au mendiant, disant : Martin m’a couvert


de ce vêtement. Allusion limpide à Matthieu 25.40 : Dans la
mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, l’un
de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. Authentique
ou enjolivé, ce récit, illustré par des fresques et des vitraux
dans d’innombrables églises, joua au cours des siècles le rôle
d’une puissante prédication chrétienne – et pourquoi pas un
exemple jusqu’à nos jours41 ?

41
Résumé de la citation de G. Hammann, L’amour retrouvé, p. 90.

102
L’ÉGLISE ET LES
PAUVRES
DE L’ÉPOQUE
MEDIÉVALE
AUX RÉVEILS
PROTESTANTS
Chapitre 5

Le souci des pauvres au Moyen Âge

D
u 7ème au 10ème siècle, la misère est tragique en
Europe. On ne songe même plus à combattre les
fléaux. On pense que la fin du monde est imminente
et que l’Apocalypse est à la porte. Beaucoup fuient dans la
superstition et l’occultisme : le seul refuge est le surnaturel
dans cette Europe que les invasions barbares ont déstructurée
et fortement repaganisée. Parallèlement, le courant
monastique exalte l’ascèse et la pauvreté. Le but n’est pas
forcément de distribuer ses biens pour les pauvres, mais une
103
Les pauvres avec nous

façon de se libérer de toute attache matérielle afin de gagner


le ciel alors qu’on n’attend plus rien de la terre.

Néanmoins, après un temps de déclin, le diaconat reprit de


la vigueur au 10ème siècle, surtout dans le cadre des couvents.
Le grand centre monastique de Cluny contribua beaucoup à
ce renouveau : « La chrétienté occidentale va enfin tenter de
faire face, de manière moins inorganisée quoique toujours
insuffisante, aux malheurs des temps : mendicité, infirmités,
épidémies, maladies, famines, déracinements… Du coup elle
va créer dans les monastères un nouveau type de diaconat
et de diacre, en invitant les paroisses à retrouver ce qu’on
appellera les œuvres de miséricorde. » Ainsi dans chaque
monastère clunisien, selon l’esprit de la Règle de Benoît de
Nursie, des diacres veillaient nuit et jour à accueillir ceux
qui pourraient s’arrêter pour trouver de l’aide. Un document
émanant de Cluny en 1070 est particulièrement intéressant
par les mesures pratiques qu’il préconise. Nous résumons :
« Le maître infirmier des épidémies doit disposer pour son
service auprès des malades d’un cuisinier et d’une cuisine à
part. Il fera tout son possible pour que les malades obtiennent
rapidement ce qu’il faut pour l’amélioration de leur état de
santé. Il fera des prières nocturnes, puis, au matin, passera
auprès des malades pour voir lesquels n’auront pu se lever.
Il verra ce qu’il faut prévoir comme nourriture pour remettre
les alités sur pied. Il gardera les restes des repas et des herbes
médicinales. Dans l’infirmerie, il y aura trois infirmiers dont
deux dormiront auprès des malades et leur serviront les

G.Hammann, op. cit., p. 113.

Cette Règle est due à Benoît (480-547), fondateur du premier ordre monastique
organisé en Occident, celui des bénédictins ; elle stipule dans son article 66 : « A
la porte de chaque monastère, on placera un vieillard sage qui sache recevoir et
donner une réponse. (…) Aussitôt que quelqu’un frappe ou qu’un pauvre appelle,
il répondra (…) avec toute la douceur de la crainte de Dieu et se hâtera de répondre
avec la ferveur de la charité. »

104
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

repas. Le troisième devra faire le feu et chauffer l’eau pour la


vaisselle. Ils iront en forêt faire du bois pour que les malades
soient convenablement chauffés… »

Précédant François d’Assise d’une génération, Pierre Valdo,


l’un des premiers précurseurs de la Réforme (1140-1205) a
appliqué à la lettre l’injonction de Jésus au jeune homme
riche : « Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres
et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi. »
(Mc 10.21) Sa conversion donna naissance à un mouvement
– les Pauvres de Lyon – qui se répandit au 13ème siècle dans
toute l’Europe et rallia la Réforme protestante au 16ème siècle.
Marchand fortuné, il vendit ses biens et organisa des repas
pour les affamés de sa ville. Même lorsque ses ressources
furent épuisées, les pauvres lui restèrent attachés, car Valdo
leur avait aussi dispensé une Parole qui ne s’épuise pas et qui
fut à l’origine d’un grand réveil religieux : la Bible traduite
dans la langue du peuple. Lui et ses disciples furent durement
persécutés. Ils comparurent devant le pape au concile de
Latran en 1179 et leur principal adversaire, l’Anglais Map,
déclara à leur sujet : « Ils n’ont pas de demeure fixe et mènent
une vie itinérante, marchant toujours par deux, nu-pieds,
vêtus d’une tunique de tissu grossier. Ils ne possèdent rien
en propre mais ont tout en commun et suivent, nus, un Christ
nu, comme les apôtres. S’ils commencent très humblement,
c’est parce qu’ils ne peuvent pas entrer, mais si nous les
admettons, c’est eux qui nous chasseront. »

On sait l’immense rayonnement qu’eut François d’Assise,


le Poverello, déjà de son temps (à sa mort pourtant très tôt
venue, l’ordre des franciscains comptait déjà trois milles
frères !) et jusqu’à aujourd’hui. C’est en grande partie à lui
qu’on doit la sensibilité très particulière du monde catholique

D’après G. Hammann, op. cit., p. 115

105
Les pauvres avec nous

au problème de la pauvreté, de saint Vincent de Paul à l’abbé


Pierre, en passant par mère Teresa et sœur Emmanuelle –
pour ne citer que quelques noms connus de tous. Au sein
du catholicisme, les courants exaltant la pauvreté ne sont
pas toujours sans reproche d’un point de vue biblique,
mais ce serait un mauvais alibi pour un protestantisme qui,
de son côté, est loin d’être sans reproche sur le plan de la
mise en pratique ! L’étude de la question dans l’histoire du
catholicisme d’après la Réforme serait trop vaste pour avoir
sa place dans ce Dossier. Dès lors, et en étant conscients
d’être sélectifs, nous évoquerons quelques personnalités et
quelques mouvements qui, dans l’histoire du protestantisme,
ont été sensibles au sort des plus démunis.

La Réforme et les pauvres


Martin Luther
En entendant le message libérateur de Luther, les masses
pauvres des campagnes allemandes virent l’espoir d’une
société nouvelle débarrassée de ses oppresseurs, où leurs
droits légitimes seraient défendus. Ces revendications, mal
dirigées par des extrémistes, tournèrent à la révolte et au bain
de sang. Affolé par ce soulèvement qui risquait de détourner
la Réforme de ses objectifs spirituels et de la discréditer,
Luther prit violemment parti contre les paysans, d’où l’image
qu’il donne d’avoir été peu sensible au drame de la pauvreté
et enclin au conservatisme social.
Le Réformateur allemand n’est pourtant pas resté muet sur
la question de la pauvreté. En fustigeant le clergé, il lui

Cependant plusieurs révoltes paysannes (les jacqueries) eurent lieu en Allemagne
dans la période précédant la Réforme, donc sans rapport direct avec le mouvement
luthérien. Ainsi la Réforme n’est pas la cause première de ces soulèvements, même
si elle a été le prétexte et sans doute le catalyseur de certaines d’entre elles.

Mais Luther a aussi dit aux riches seigneurs que leur dureté et leur égoïsme était la
cause première de ces révoltes.

106
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

reproche de détourner pour vivre dans l’opulence l’argent


des offrandes qui aurait dû être affecté au secours des
pauvres. Certaines parmi les 95 thèses contre les indulgences
affichées le 31 octobre 1517 sur la porte de l’Eglise du
château de Wittenberg – première manifestation publique de
la Réforme – sont explicites sur ce point : « Il faut apprendre
aux chrétiens que celui qui donne aux pauvres ou prête à
celui qui est dans le besoin, fait mieux que s’il achetait des
indulgences. Car par l’œuvre de la charité, la charité grandit,
et l’homme est rendu meilleur. (…) Il faut apprendre aux
chrétiens que celui qui voit un pauvre et, sans lui prêter
attention, donne pour les indulgences, appelle sur lui-même
non les indulgences du pape, mais la colère de Dieu. » Avec
les autres Réformateurs, Luther critique la prolifération des
moines mendiants qui amplifie le fléau de la mendicité plutôt
qu’il ne lui porte remède. A propos du diaconat, il écrit en
1523 : « Il serait bon, pour commencer, de subdiviser une
ville en quatre ou cinq secteurs. Et, si on avait les gens pour
cela, de placer dans chaque secteur un prédicant et quelques
diacres, qui distribueraient les biens, visiteraient les malades,
et repéreraient les gens dans le besoin. Mais nous n’avons
pas les personnes pour cette tâche, c’est pourquoi je n’ose
pas m’y lancer en attendant que le Seigneur nous fabrique
des chrétiens. » Dans l’optique du sacerdoce universel des
croyants, Luther estime que ce sont les laïcs qui devraient
assurer ce diaconat dans le cadre de la communauté
chrétienne. Mais, dit-il, « nous n’avons pas les personnes
pour cette tâche. » Dès lors, il envisage que cette fonction
soit prise en charge par les Conseils des villes, mais à titre
provisoire.

En outre, il faut se souvenir que Luther donna une impulsion



Martin Luther, Thèses 43-45, Œuvres, tome 1, p. 109 (éd. Labor & Fides, Genève, 1957).

Cité par G. Hammann, op. cit., p. 186.

107
Les pauvres avec nous

décisive à la scolarisation des enfants, contribution


considérable à l’élévation du niveau de vie des régions
touchées par la Réforme.

Ulrich Zwingli
Le Réformateur suisse Ulrich Zwingli, préconise lui aussi
de confier à l’Etat la charge du secours aux indigents. Mais
pour lui, ce n’est pas un pis-aller comme c’était le cas de
Luther. En effet, dans sa vision marquée à la fois par le
multitudinisme et le sacerdoce universel, il lui paraît normal
que les magistrats de Zürich, censés être de pieux chrétiens,
soient les serviteurs de Dieu pour cette tâche : à ses yeux,
l’Eglise et la patrie sont quasiment confondues. G. Hammann
écrit à ce propos : « Formé à l’humanisme, [Zwingli] est
dans ce sens l’un des pères de l’Etat social moderne, l’un des
initiateurs du système des « œuvres sociales », cet héritage
« républicain » et sécularisé de la diaconie « laïque » dont il
se veut le prophète. »

Plus que les autres Réformateurs, Zwingli développe une


« théologie de la pauvreté ». Il y voit, à la lumière de la Bible,
la condition normale de l’existence chrétienne, à l’exemple
du Christ lui-même qui vécut dans le dénuement : « Personne
ne saurait naître plus pauvre que le Christ, puisqu’il n’a
même pas eu droit à une place au moment de sa venue au
monde. Cette pauvreté nous enseigne tout d’abord que Dieu
ne comble pas ses préférés de biens éphémères, mais qu’il
met leur foi et leur espérance à l’épreuve de l’adversité en ce
monde. (…) En second lieu, nous devons méditer le fait que
Dieu a donné à son propre Fils la pauvreté par amour pour
nous, afin que nous apprenions dès notre enfance à l’accepter


Op. cit., p. 203. Hammann prend soin de mettre entre guillemets des termes
évidemment anachroniques !

108
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

à notre tour avec sérénité, du moment que notre Seigneur et


Sauveur, avec sa mère pleine de grâce, a porté sa pauvreté
de la naissance à la mort. » Les mesures pratiques qu’il
préconise sont la création d’une diaconie selon les données du
Nouveau Testament, ainsi que la confiscation des bâtiments
et domaines du clergé, notamment les couvents, pour en faire
des hôpitaux, asiles ou orphelinats gérés par les diacres sous
le contrôle des magistrats. A propos des riches prélats, il a
cette remarque cinglante : « Quelle conduite opposée à celle
que le Christ exige ! S’ils veulent continuer à troubler l’état
paisible de la république ou du royaume, qu’on leur tonde les
plumes, pour les empêcher de s’envoler davantage. »
Zwingli a mis en pratique sa théologie : alors qu’il était en
cure aux bains de Pfäffers (1519), il apprit qu’une épidémie
de peste ravageait Zürich. Il n’hésita pas un instant devant le
danger de la contagion, et revint à son poste pour accomplir sa
mission pastorale auprès des mourants et des endeuillés. Sur
une population de 7000 habitants, plus de 2000 moururent ;
à Winterthur, il y eut 500 sur 2000 habitants.

Martin Bucer
Bucer, le Réformateur de Strasbourg, a particulièrement
réfléchi sur la question de l’Eglise. Il est le premier à avoir
restauré une doctrine biblique de la diversité des ministères,
parmi lesquels le diaconat occupe une place importante. Se
référant au Nouveau Testament (Ac 6, 1 Ti 3), il rappelle que
l’Eglise primitive a institué deux ministères indispensables :
le pastorat et le diaconat : « Il conviendrait, selon la coutume
prise dès les temps apostoliques, d’instituer des hommes et
des femmes dans les Eglises pour le service des malades et
des miséreux. » Ce vœu, exprimé au début de son ministère
strasbourgeois (1523), se réalisera en partie. Il put écrire

Extrait d’une prédication de Zwingli sur Marie, cité par G. Hammann, op. cit., p. 197.

109
Les pauvres avec nous

quinze ans plus tard, en 1538 : « De nos jours, où le Seigneur


nous a donné de mieux comprendre sa sainte Parole, nos
Eglises ont pu rétablir la diaconie communautaire des
pauvres, même si sur ce plan comme sur beaucoup d’autres
points de la réformation chrétienne, nous n’en sommes qu’au
début de ce qu’exigent l’amour chrétien et le vrai royaume
du Christ. »

Contrairement à Zwingli, Bucer insiste pour que, consacrés


par imposition des mains, les diacres exercent leur fonction
dans le cadre de l’Eglise. De plus, leur rôle consiste non
seulement à secourir les pauvres, mais aussi à participer
activement à la vie cultuelle, notamment au moment de la
sainte Cène. En effet, c’est à ce moment que devaient être
recueillies les offrandes pour les pauvres, ce qui donne à cet
acte une portée spirituelle évidente. « Les premières Eglises
ont pratiqué ce rite [l’offrande, et Bucer pense à plusieurs
écrits des Pères de l’Eglise], pour qu’à chaque célébration
de la sainte communion, tout fidèle offre au Christ une
part des biens dont il jouissait dans la vie présente selon la
bénédiction du Seigneur, qu’il le fît selon l’amour-charité
dont il était capable en faveur du Christ et de ses membres
en la personne de ses plus petits, l’affamé, l’assoiffé, l’être
démuni, nu, malade ou prisonnier. Ces dons des fidèles, les
diacres et sous-diacres les rassemblaient puis les distribuaient
selon le besoin de chaque pauvre. (…) Et c’est bien à cause
de ce rituel d’offrande à la table du Seigneur qu’on s’est
mis à appeler cette pratique de la sainte Cène sacrifice
ou oblation10. » Il était préférable, selon Bucer, que les gens
aisés ne donnent pas directement aux indigents, pour éviter
une dépendance personnelle humiliante et une forme de
10
Cité par G. Hammann, op. cit., p. 233. Ainsi, selon Bucer, les Pères de l’Eglise
n’ont pas appelé la Cène « sacrifice » parce qu’ils en faisaient une répétition du
sacrifice du Christ (comme l’enseignait la doctrine traditionnelle), mais parce que
c’était le moment de l’offrande pour les pauvres.

110
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

« clientélisme », mais que l’argent soit donné à l’Eglise pour


qu’elle confie aux diacres le soin de le redistribuer. Si une
Eglise n’avait pas les moyens suffisants pour secourir les
pauvres de sa localité, elle ne devait pas les renvoyer ailleurs,
mais se tourner elle-même vers des Eglises mieux loties en
vue d’une entraide, ce qui manifestait l’unité du Corps de
Christ par delà les distances géographiques.

Jean Calvin
Calvin a une pensée économique et sociale très complète
qui s’enracine dans ce qu’il appelle la « grâce générale »
(à ne pas confondre avec la « grâce spéciale » qui concerne
le salut éternel), accordée à l’humanité par la Providence
divine en vertu de l’alliance en Noé. Les institutions sociales
de la Genève de Calvin étaient en avance sur leur temps.
D’ailleurs, avant même sa venue, le Conseil de la ville
avait adopté la Réforme le 21 mai 1536 – or, dans la même
séance mémorable, le Conseil décréta l’instruction publique
obligatoire, gratuite pour les enfants des familles pauvres, et
le contrôle du prix du pain pour que les indigents ne soient
pas réduits à la famine en temps de pénurie. Bientôt après
s’ouvrira l’Hospice Général, hôpital accueillant gratuitement
les nécessiteux, financé par la vente des propriétés de l’Eglise
catholique.

Il a clarifié la doctrine des ministères élaborée par Bucer


auquel il est redevable. Le Réformateur de Genève reconnaît
quatre ministères dont celui de diacre, qui est défini par deux
missions différenciées : « L’assistance des pauvres a été
confiée aux diacres, bien que saint Paul en mette deux espèces
en l’épître aux Romains : Celui qui distribue, dit-il, qu’il le
fasse en simplicité ; celui qui exerce la miséricorde, qu’il le
fasse joyeusement (Rm 12.8). (…) Dans la première phrase,

111
Les pauvres avec nous

il mentionne les diacres qui administraient les aumônes, dans


la seconde, ceux qui avaient la charge de panser les pauvres
et les servir, comme étaient les veuves, dont il fait mention
à Timothée11. »

Avec Bucer, Calvin est conscient de la dimension spirituelle


de l’activité sociale. Les diacres « ne sont point seulement
en office terrien [matériel, profane], mais ils ont une charge
spirituelle, qui sert à l’Eglise de Dieu. (…) Ils sont en état
public [au service de la cité], mais ils appartiennent au régime
spirituel de l’Eglise et ils sont là comme officiers de Dieu. » 

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de présenter la


doctrine économique de Calvin. Tous les sociologues et
économistes s’accordent à dire qu’elle a joué un rôle de
premier plan dans le développement de l’Europe occidentale
à l’aube des temps modernes12.

Les mouvements de Réveil dans le protestantisme


C’est bien à tort qu’on a souvent reproché aux Réveil qui se
sont succédé dans l’histoire du protestantisme de s’être bornés
à se soucier de l’âme des gens et de leur salut éternel !

George Fox (1624-1691)


et les Quakers
Le mouvement des Quakers (« trembleurs ») – ou Société
religieuse des Amis -, fondé en 1652 dans le sillage de
11
Institution Chrétienne, Livre IV, ch. III, 9.
12
Le volume considérable (560 pages !) du professeur André Biéler le démontre
clairement : La pensée économique et sociale de Calvin, éd. Georg, Genève, 1961.
Pour une approche plus accessible (110 p.) : L’humanisme social de Calvin, du
même auteur, Labor & Fides, Genève, 1961.

112
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

la Réforme par George Fox est sans doute quelque peu


marginal au sein du protestantisme en raison de son
caractère mystique (la Lumière intérieure), son absence de
préoccupation pour la doctrine13 et son refus de toute forme
d’institution ecclésiastique. Il faut néanmoins le mentionner
ici non seulement en raison de son orientation non-violente
et anti-esclavagiste, mais aussi de son engagement dans la
lutte contre la pauvreté. Dès 1648, George Fox s’adresse à
Cromwell et au Parlement pour leur demander de supprimer
la mendicité, disant que « c’est le besoin qui amène le peuple
à voler » et que ceux qui sont riches ont le devoir de faire
travailler les pauvres. Il exhortait les propriétaires d’esclaves
à les traiter avec douceur et bonté, « contrairement à ce qui
a été pratiqué et se pratique encore », et à leur rendre leur
liberté « après quelques années de servitude », car il faut
considérer leur situation « comme une grande captivité et
une grande cruauté. » Il écrivit en 1657 (dans Doctrinals
to Magistrates), avec un style rappelant celui de Basile de
Césarée : « Comment votre religion peut-elle être pure, alors
que les aveugles, les malades, les infirmes se traînent à terre
en criant leur misère dans tous les coins de la cité, et que
les hommes et les femmes sont couverts d’or et d’argent
jusqu’à n’en pas pouvoir marcher ? Sûrement n’ignorez-
vous pas que vous, qui vivez sur la surface de la terre, êtes
tous pétris de la même argile et du même sang. (…) Un
peu de votre abondance et de votre superflu ne devrait-il
pas aller nourrir ces pauvres enfants aveugles ou estropiés
ou procurer du travail à ceux qui peuvent travailler ? Ne
serait-ce pas pour vous un privilège ? » Dans son Journal,
Fox écrit en 1675 : « J’ai été poussé à encourager les Amis à
fonder cette assemblée, car un grand nombre des nôtres ont
souffert, qui appartiennent à toutes les classes de la nation.
13
Néanmoins, à l’imitation des anabaptistes, les Quakers ont manifesté le souci d’une
stricte application des enseignements de Jésus dans le Sermon sur la montagne.

113
Les pauvres avec nous

(…) Quelquefois, près de deux cents pauvres, ne faisant pas


partie de notre communauté, attendaient à la porte de nos
assemblées, car dans tout le pays, on savait que nous nous
réunissions pour nous occuper des pauvres. En sortant de
l’assemblée, les amis envoyaient chercher du pain chez les
boulangers et les distribuaient à tous ces malheureux. » Fox
dénonçait avec vigueur toute forme de spéculation qui faisait
monter les prix en cas de pénurie naturelle ou provoquée,
ce qui lui valut de solides inimitiés. William Penn (1644-
1718), disciple de Fox et fondateur de l’État américain de
Pennsylvanie, lutta contre l’esclavage et pour la protection
des Indiens, passant un accord avec les chefs indiens qui,
selon Voltaire, est le seul au monde à n’avoir jamais été
ni juré ni abrogé !. Jusqu’à aujourd’hui, les Quakers, peu
enclins à la prédication, sont restés très engagés dans le lutte
pour la justice sociale.

Le piétisme
Le mouvement piétiste, né en Allemagne durant la seconde
moitié du 17ème siècle, a eu une forte influence dans le
domaine social. Plus particulièrement grâce à l’influence
d’Auguste Hermann Franke (1663-1727), successeur de
Spener, l’initiateur du mouvement. Pasteur, pédagogue et
scientifique, il fut appelé à fonder, en 1691, l’Université de
Halle, au sud de Berlin, conçue selon une vision très moderne
pour l’époque. Ce fut une pépinière de prédicateurs et de
missionnaires qui marquèrent profondément la vie religieuse
et sociale de l’Allemagne du 18ème siècle. Franke créa les
fondations de Halle, destinées à soutenir des écoles pour
les pauvres. Il accueillit des enfants de tous milieux sociaux
pour leur assurer une formation professionnelle. Pasteur
du quartier de Glaucha où régnait la misère, il y ouvrit un
orphelinat, un asile pour vieillards, une maison de santé pour
les indigents et diverses autres œuvres sociales.

114
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

C’est parmi les piétistes qu’on trouve les premiers


missionnaires protestants. La Mission hallo-danoise eut une
activité considérable, tant spirituelle que sociale, dans le
sud-est des Indes. Le missionnaire Ch.-F. Schwartz (1726-
1798) exerça son ministère dans la région de Tanjore, où son
influence laissa une trace profonde dans une vaste région.
Grâce à ses initiatives et ses conseils au roi de Tanjore, il put, à
la manière d’un Joseph en Egypte, faire stocker des quantités
considérables de vivres en prévision d’une guerre inévitable,
afin qu’elles soient distribuées aux foules affamées durant le
long siège de la ville, ce qui permit de sauver des milliers de
vies. « Ainsi le ministère de Schwartz a-t-il démontré qu’un
missionnaire se contentant de prêcher l’Evangile en vue d’un
salut individuel, à la mode piétiste, peut avoir une incroyable
influence sociale, économique et politique sur tout un peuple.
Le chrétien est, vraiment, le sel de la terre14. »

Le mouvement morave
Le mouvement morave, fondé par le comte Nicolas de
Zinzendorf (1700-1760) est issu du piétisme. Le comte
accueillit sur ses terres des réfugiés de Bohême et Moravie,
descendants des Hussites du 15ème siècle persécutés pour leur
foi et vivant dans la misère et la clandestinité depuis des
siècles. Après avoir fondé pour eux le village de Herrnhut,
en Allemagne orientale, où se pratiquait le partage intégral
des biens, Zinzendorf fonda d’autres communautés. Sur une
colline de la Wetterau près de Francfort, les autorités avaient
rassemblé, dans un lieu plus ou moins protégé, marginaux
et persécutés de tout bord. C’était, selon un rapport d’un
collaborateur de Zinzendorf, « le siège de la misère, de
la saleté, fourmillant de voleurs, de tziganes, de juifs, de
14
J. Blocher, J. Blandenier, Précis d’Histoire des Mission volume 1, L’Evangélisation
du monde, éd Groupes Missionnaires et Institut Biblique de Nogent, Lavigny et
Nogent, 1998, p.326.

115
Les pauvres avec nous

sectaires entassés pêle-mêle. » Zinzendorf y implanta, au


prix de mille difficultés, une communauté formée de ses
disciples prêts à relever le défi pour soulager ces détresses
indicibles. Le comte éprouvait une sympathie toute spéciale
pour les « Juifs errants », qui le lui rendaient bien.
Les pays baltes étaient parmi les régions les plus pauvres
d’Europe, et les derniers à avoir adhéré au christianisme, au
milieu du 15ème siècle. La population pratiquait encore des
sacrifices païens en cachette au 18ème siècle ; elle était réduite
au servage par des seigneurs allemands qui avaient colonisé
les terres et imposé un luthéranisme de surface. Zinzendorf
et ses amis entreprirent des campagnes d’évangélisation,
et un réveil éclata parmi les nobles allemands. Il s’ensuivit
une profonde transformation de ces régions : les seigneurs
convertis libérèrent leurs esclaves et leur accordèrent
des terres. Il y eut de nombreuses conversions dans la
population15.

Les missionnaires moraves, au 18ème siècle, se dirigèrent vers


tous les continents. Ils furent souvent héroïques, quittant
l’Allemagne sans un sou vaillant, louant leurs services comme
ouvriers agricoles puis comme marins pour traverser l’Océan
jusqu’à leur champ de mission. Certains d’entre eux furent
esclaves parmi les esclaves africains, vivant dans une misère
extrême dans les plantations de canne à sucre des Antilles.
Georg Schmid, un humble garçon boucher allemand partagea
la vie misérable des Hottentots d’Afrique du Sud. Malgré
l’opposition des colons blancs disant qu’« on ne baptise pas
les animaux », il fonda une Eglise, apprit à ces gens plus ou
moins troglodytes à construire des maisons, à cultiver et irriguer
le sol. En peu d’années, ces pauvres parmi les pauvres eurent

15
Un pasteur luthérien estonien me disait il y a quelques années : les moraves furent
les premiers à nous considérer, nous les Baltes, comme des être humains !

116
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

la vie complètement et durablement changée16. Il fut expulsé


après moins de cinq ans, mais des voyageurs, visitant la région
cinquante ans plus tard, purent mesurer les fruits tangibles de ce
bref ministère en constatant un niveau de vie sans pareil dans
toute cette zone connue pour sa désolation.

John Wesley
Un des premiers et sans doute le plus grand parmi les
revivalistes, John Wesley (1703-1791) était un prédicateur
de l’Évangile, et non un réformateur social. Mais sa
prédication a contribué à réformer profondément la société
dans l’Angleterre de la seconde moitié du 18ème siècle en
proie aux drames dus à l’urbanisation et l’industrialisation
naissantes. Sa sensibilité à la dimension sociale de l’Évangile
s’est manifestée dans sa manière de vivre pauvrement alors
que le nombre croissant de ses amis aisés lui aurait permis
de s’enrichir –il donnait aux pauvres tout ce qu’il recevait.
Certains hivers, la famine fut telle que vieillards et enfants
moururent en nombre effrayant. Dans un tel contexte, il ne
pouvait que se dépouiller et appeler, au nom de l’Évangile, les
possédants à faire de même : « Dans la main des enfants de
Dieu, l’argent est du pain pour celui qui a faim, un breuvage
pour celui qui a soif, des vêtements pour ceux qui sont nus...
(L’argent) nous permet en quelque sorte, de tenir lieu de mari
à la veuve, de père à l’orphelin. Il nous fournit le moyen
de défendre l’opprimé, de ramener à la santé le malade, de
donner du repos à celui qui souffre17... »
Cinq mois avant sa mort, Wesley écrivit Le Danger
d’accroître ses richesses — c’est son dernier sermon
rédigé : « Employons notre âme, notre corps, nos
biens, selon la volonté du Maître. Après avoir gagné
16
Pour les Missions moraves et leur influence parmi les esclaves et les populations
déshéritées, voyez : Jacques Blocher et Jacques Blandenier, op. cit., p. 336ss.
17
Sermon sur l’Emploi de l’argent (1760), cité par Mathieu Lelièvre, La Théologie
de Wesley, Publications évangéliques méthodistes, Nîmes, 2ème éd., 1990, p. 79.

117
Les pauvres avec nous

et économisé tout ce que vous pouvez, ne dépensez


pas une livre sterling, pas un penny, pour satisfaire
ce qui ne sert ni ne glorifie Dieu... Donnez tout ce
que vous pouvez. (...) Quand vous l’aurez fait, vous
pourrez dire : je puis maintenant mourir en paix18. »
Si chargé qu’ait été son programme de travail,
John Wesley allait visiter malades et prisonniers,
pour leur apporter l’Evangile, mais aussi la chaleur et
la consolation d’une affection humaine. Soucieux de
voir tant de malades dans l’incapacité d’obtenir des
soins, il écrivit un petit livre de Médecine primitive,
ou recueil de remèdes à l’usage des gens de la
campagne, des riches et des pauvres, qui connut de
nombreuses éditions.

John Wesley fut, dès 1780, parmi les premiers responsables
religieux à élever une protestation contre l’esclavage. Il
l’exprima publiquement avec l’autorité morale qui était la
sienne. Il termine un Traité sur l’esclavage par une prière
dont voici quelques mots : « O toi, Dieu d’amour, qui aimes
tout homme et dont les compassions sont sur toutes tes
œuvres : aie compassion de ces hommes bannis de l’humanité
et que l’on foule aux pieds comme de la boue ! Lève-toi,
aide ceux que personne n’aide et dont le sang est répandu
comme l’eau sur le sol ! Ne sont-ils pas aussi l’œuvre de
tes mains et le salaire du sang de ton Fils ? Pousse-les à
crier à toi dans le pays de leur captivité. Brise toutes leurs
chaînes, surtout celles de leurs péchés... Sauveur de tous
les hommes, affranchis-les, afin qu’ils soient véritablement
libres. » La dernière lettre qu’il eut la force d’écrire le 24
février 1791, une semaine avant sa mort, fut un message
d’encouragement pour le combat de son ami et fils spirituel
William Wilberforce, membre du Parlement britannique
18
Cité par Lelièvre, op. cit., p. 87-88.

118
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

vigoureusement engagé sur le plan politique pour l’abolition


de l’esclavage.
Ce n’est pas sans raison que le Mouvement du
Christianisme Social a vu en John Wesley un précurseur, ni
un hasard si l’Armée du Salut est née dans le contexte du
méthodisme.

Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826)


Précurseur du Réveil francophone, le pasteur piétiste J.-F.
Oberlin eut une profonde influence sur les conditions de vie
d’une population très pauvre dans sa paroisse du Ban-de-la-
Roche, au cœur des Vosges. Il rénova l’agriculture, fonda
des écoles, traça des routes et fit construire des ponts pour
briser l’isolement de la vallée de Waldesbach. Avec son
humble servante, une femme de foi remarquable, ils furent
avant-gardistes en ouvrant les premières écoles maternelles.
C’était à bien des égards un visionnaire, qui « eut le génie
d’associer le ciel et la terre, faisant pénétrer le règne de Dieu
dans tous les domaines de l’existence » (Michel Bouttier,
Encycl. du protestantisme). Un de ses paroissiens et proche
collaborateur, M. Legrand, fonda dans la région une fabrique
de soie de rubans. Mais pour éviter de « délocaliser » les
gens en usine, il introduisit les métiers dans les fermes.
Les habitants purent garder leur activité agricole et toute la
région bénéficia d’un réel développement économique sans
que le tissu social soit perturbé. Legrand fut un des premiers
à réclamer l’instruction gratuite et obligatoire. Sous son
impulsion, « un projet de loi fut déposé sur le bureau de
la Chambre (des Députés à Paris) qui interdisait le travail
des enfants avant l’âge de huit ans ; on le restreignait aussi,
pour les enfants de moins de douze ans, à huit heures par
jour avec interdiction formelle de les employer durant les
heures de nuit. Aussi incroyable qu’il paraisse, de violentes
protestations s’élevèrent, au nom de la liberté de l’industrie
119
Les pauvres avec nous

et de l’autorité paternelle. (…) La loi fut votée le 22 mars


1841 et l’on ajouta un texte demandant que le nom de
M. Legrand soit désigné à la reconnaissance publique19. »
Ses fils poursuivirent son entreprise dans le même esprit.

Le Réveil francophone du 19ème siècle


Ce mouvement débuta à Genève peu après 1810, marqué à
la fois par une influence morave et un enracinement dans
l’orthodoxie calviniste. De là, il se répandit très vite dans
toute la francophonie. Renouveau de la foi et de la théologie,
il eut aussi un impact dans le domaine social dont le fruit se
fit sentir en Europe et en terre de mission tout au cours du
19ème siècle. Sans prétendre épuiser le sujet, citons quelques
faits qui le démontrent clairement.

Le premier à retenir notre attention est Félix Neff (1797-
1829), un des convertis du Réveil de Genève. Il travailla
avec un zèle infatigable dans les vallées de Fressinières et
du Queyras, dans les Hautes Alpes françaises. Il parcourait à
pied 1600 à 1800 kilomètres par année, franchissant des cols
en plein hiver, parfois avec de la neige jusqu’aux hanches.
A son arrivée, même au milieu de la nuit, les habitants de ces
hameaux reculés et misérables (ils dormaient avec leur bétail
pour ne pas mourir de froid) se réunissaient pour écouter ses
messages. Avant tout évangéliste, il fut l’instrument d’un
réveil spirituel qui, comme pour son modèle J.-F. Oberlin,
toucha tous les domaines de l’existence. « Il transforme en
moins de quatre ans une région peu développée, de population
fruste et quasi abandonnée par les Eglises en un pays qui
s’éveille à une foi vivante et à une activité économique
entièrement renouvelée » (G. Mützenberg, Encycl. du
protestantisme). Il fonde à Dormillouse en 1825 une école
pilote pour former des instituteurs : c’est la première école
19
Jean-Paul Benoit, Jean-Frédéric Oberlin, éd. Oberlin, Strasbourg, 1967, p. 102.

120
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

normale de France, à 1800 m d’altitude ! Il initie la population


à de nouvelles cultures, notamment la pomme de terre, leur
fait construire des maisons plus salubres, leur apprend à faire
des bisses pour diriger l’eau des torrents vers les pâturages
et les jardins potagers. L’« Apôtre des Hautes-Alpes » meurt,
épuisé par sa tâche, à l’âge de 32 ans, figure exemplaire du
Réveil alliant le zèle pour l’évangélisation à l’engagement
pour améliorer l’existence d’une population vivant dans une
grande pauvreté.

Henri Dunant (1828-1910), premier Prix Nobel de la
Paix (1901), connu comme le fondateur de la Croix-Rouge
internationale, a été profondément marqué par l’esprit du
Réveil de Genève. Dans sa jeunesse, avec sa mère, il porte
secours aux pauvres, puis consacre ses dimanches à visiter
et évangéliser les prisonniers. Il fonde en 1852 une Union
Chrétienne de Jeunes Gens et écrit peu après : « Nous
voulons, avec le secours de Dieu, proclamer toujours plus
haut et plus ferme les grandes vérités évangéliques, à savoir
la divine autorité de toute la Parole de Dieu20. » Se trouvant
en Italie du Nord en 1859, il est témoin de la terrible bataille
de Solférino, qui laisse d’innombrables blessés et agonisants
sur le terrain. Il prend l’initiative avec plusieurs membres
de la Société Evangélique de Genève, de créer un « Comité
pour les Blessés » qui envoie des infirmiers sur les champs
de batailles (1859). La publication du Souvenir de Solferino
en 1862 émeut toute l’Europe, ce qui donne une impulsion
décisive à la signature, en 1864, de la Convention de Genève
qui « ordonne » que les blessés de guerre soient soignés sans
distinction de nationalité et qu’un personnel neutralisé et
identifié par une croix rouge ait un accès protégé dans toutes
les zones de conflit armé. Dunant dira avoir été fortement
20
Cité par Maurice Lador, L’enracinement spirituel de la Croix-Rouge, éd. Société
Evangélique de Genève, 1963.

121
Les pauvres avec nous

impressionné par l’engagement de trois chrétiennes


d’élites : Elisabeth Fry (apôtre des prisons en Angleterre),
Mme Beecher-Stowe, auteur de la Case de l’Oncle Tom (il la
rencontra à Genève en 1853), et surtout Florence Nightingale,
dont l’engagement impressionnant durant la guerre de
Crimée (1854-1856) auprès des blessés lui valut une grande
notoriété. Elle fut à l’origine des écoles d’infirmières et de
personnel médico-social dans les Iles britanniques.

C’est également dans l’élan spirituel du Réveil que les


communautés de diaconesses furent fondées : Strasbourg
(1842) ; Saint-Loup (1842), à l’impulsion du pasteur Louis
Germond (1796-1868). Ces communautés ont répondu aux
détresses criantes du début de l’industrialisation et ont fondé
dans un esprit profondément évangélique des hôpitaux et des
lieux d’accueil pour indigents.

L’œuvre des diaconesses de Reuilly, près de Paris, fondée en


1841 par Antoine Vermeil et Caroline Malvesin a bénéficié
du soutien des « Dames » du Réveil parisien. Ces « Dames »,
dont plusieurs appartenaient à la haute aristocratie française,
eurent des initiatives novatrices qui ont touché divers
domaines : relèvement des délinquantes (« œuvre protestante
des prisons de femmes », créée par Caroline Dumas en
1839) , aide aux prostituées pour sortir de leur condition,
maisons de santé, crèches, écoles : c’est à Emilie Mallet
qu’on doit la création de la première école maternelle en
France et à Elise de Pressensé celle des premières colonies de
vacances pour les enfants de familles indigentes. La baronne
de Staël organisa les « dames visiteuses des hôpitaux de
Paris » et une maison de convalescence pour femmes. Ces
activités, qui en ont inspiré beaucoup d’autres en France et
en Suisse témoignent de l’importance croissante de la prise
de responsabilité des femmes dans l’œuvre de Dieu, dans
l’élan du Réveil spirituel.

122
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

John Bost21 (1817-1881) était un artiste, élève de Franz Liszt


et professeur de piano. Il devint pasteur en 1844 de l’Eglise
Libre de La Force, en Dordogne. C’est là qu’il va fonder,
entre 1848 et 1881 neuf asiles pour accueillir les êtres les
plus déshérités. Sa devise était : « Ceux que tous repoussent,
au nom de mon Maître je les accueillerai », notamment les
épileptiques pour lesquels n’existait alors aucun médicament
et les malades mentaux profonds qu’il refusait d’enfermer
comme l’exigeait la loi, ayant recours à des procédés curatifs
inconnus alors, comme l’ergothérapie ou la musicothérapie.
La lecture de sa biographie, décrivant les épaves humaines
qu’il recueillait à La Force, est bouleversante22.

Le pasteur Friedrich von Bodelschwingh a accompli, dans


l’Allemagne du 20ème siècle, une œuvre analogue et tout aussi
frappante. Au point qu’il a victorieusement résisté au régime
hitlérien en refusant, en 1940, de livrer les huit cents malades
et handicapés incurables accueillis dans son centre Bethel,
à Bielefeld, menacés d’extermination au nom de la théorie
nazie de l’eugénisme23.

La Croix- Bleue est née en Suisse en 1877 sous l’impulsion


du pasteur Louis-Lucien Rochat (1849-1917), conscient du
fléau que représentait l’alcoolisme particulièrement dans les
couches les plus humbles de la population. Elle a pris une
extension mondiale (Europe, Afrique, Madagascar, Océanie).
Le cas de la Nouvelle Calédonie est particulièrement
Il était l’un des treize enfants du pasteur Ami Bost qui fut l’un des acteurs les plus
21

éminents du Réveil de Genève.


22
Une récente biographie a été publiée aux éditions de La Cause (Carrières-sous-
Poissy, 1998) : Michel Baron, La Cité Utopique, John-Bost La Force.
23
De même « Mgr von Galen, évêque de Münster, dénonça en 1941 du haut de la chaire
avec précision l’élimination des malades mentaux et incurable. Son discours connut un
tel retentissement qu’il obligea Goebbels à mettre fin à ce programme. » ( M. Favez,
op. cit., p. 72)

123
Les pauvres avec nous

frappant. Arrivée avec les premiers missionnaires protestants


au début du 20ème siècle, la Croix-Bleue a, de façon évidente,
sauvé de l’extinction la population canaque décimée par
la consommation de l’alcool apporté par les trafiquants
européens et australiens, et par les libérés du bagne de
Nouméa. Parmi ces premiers missionnaires en Nouvelle
Calédonie, le pasteur libriste Philadelphe Delord (1869-
1947) fut sensible non seulement au drame des alcooliques
mais aussi à celui des lépreux. Après son retour en France, il
put acquérir la chartreuse de Valbonne, dans le département
du Gard, pour y accueillir des lépreux (1929) – un sanatorium
qui restera la dernière léproserie de France24.

Pour circonscrire notre recherche, nous avons limité notre


tour d’horizon pour le 19ème siècle aux milieux influencés par
le réveil francophone, ce qui, évidemment, est très partiel !
Il aurait fallu mentionner, entre beaucoup d’autres, un des
fondateurs des Assemblées des Frères (et par là-même connu
en Suisse romande et en France), George Müller (1805-
1898), philanthrope allemand établi en Grande-Bretagne. Au
cours de sa vie, il accueillit dans ses orphelinats de Bristol
plus de 10 000 enfants. Ce fut une œuvre inspirée par une foi
remarquable, subsistant au jour le jour dans la dépendance
de Dieu et sans jamais faire d’appel financier. Son exemple
fut un stimulant pour Hudson Taylor, fondateur d’une œuvre
qui prit une extension étonnante : la Mission à l’Intérieur
de la Chine, caractérisée par le même principe de vie par la
foi. Dans la foulée, d’autres « Faith Missions » apparurent
à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Dans la même
« veine » spirituelle, le ministère de l’Américaine Lilian
Trasher (1887-1961) est particulièrement remarquable. Elle
s’établit à Assiout, en Haute-Egypte en 1910. Touchée par
24
Voir Ernest Christen, Phil Delord, Au secours des lépreux, Labor & Fides,
Genève (s.d.)

124
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

la misère des enfants mal nourris, en haillons et souvent


abandonnés à la rue par des familles trop pauvres, elle se
mit à les recueillir dès 1911. Des veuves démunies vinrent
travailler pour elle, ce qui leur permit de survivre. Bien que
prise en charge par une Mission des Assemblées de Dieu dès
1919, Lilian Trasher poursuivit sa tâche sans revenu assuré,
et connut des délivrances extraordinaires quand la caisse
était aussi vide que le garde-manger, puissant témoignage de
la fidélité de Dieu et de sa miséricorde. En 1961, année de sa
mort, Lilian Trasher s’occupait de 1400 orphelins. En 51 ans,
elle avait recueilli plus de 8000 enfants, dans des conditions
d’extrême précarité et souvent en butte à l’hostilité de la
population musulmane.

L’Armée du Salut
Parmi les œuvres consacrées à l’aide aux démunis, l’Armée
du Salut occupe une place à part, et cette place est éminente !
Numériquement très minoritaire au sein du protestantisme,
elle en est pourtant une des manifestations les plus
universellement connues et respectées. Depuis plus d’un
siècle, l’Armée du Salut a conservé un remarquable équilibre
entre la dimension spirituelle (surtout l’évangélisation) et
la dimension sociale, selon le slogan bien connu : Soupe,
Savon, Salut. William Booth (1829-1912) était un pasteur
méthodiste anglais zélé pour l’évangélisation qui constata
que les Eglises traditionnelles étaient inaptes à accueillir
les gens de la classe ouvrière répondant à son appel à la
conversion. Il fut amené à fonder une Association chrétienne
pour le Réveil à laquelle il donnera bientôt, dans un souci
d’efficacité dans la guerre contre la misère, la structure d’une
armée (1878). L’action en faveur des sans logis se développa
rapidement en Angleterre et bientôt sur le continent. Sa
femme Catherine, « la Maréchale » qui prêchait en public
au grand dam des milieux ecclésiastiques, fit en travail

125
Les pauvres avec nous

considérable pour la promotion de la condition féminine. La


fille aînée du fondateur, qui s’appelait également Catherine,
vint en France puis en Suisse dès 1881. William Booth, lors
de sa dernière apparition en public au Royal Albert Hall, en
1912, exprima ce que fut le combat de sa vie :
« Tant que des femmes pleureront, je me battrai,
tant que des enfants auront faim et froid, je me battrai,
tant qu’il y aura un alcoolique, je me battrai,
tant qu’il y aura dans la rue une fille qui se vend, je me
battrai,
tant qu’il y aura des hommes en prison et qui n’en sortent
que pour y retourner, je me battrai,
tant qu’il y aura un être humain privé de la lumière de Dieu,
je me battrai,
je me battrai, je me battrai, je me battrai25. »

Booth mourut le 20 août 1912, âgé de 83 ans. 40 000


personnes assistèrent à ses obsèques. Parmi elles, beaucoup
de grands de ce monde, dont la reine Mary, mais aussi un
grand nombre d’anciens clochards et prostituées. 150 000
personnes avaient défilé devant son cercueil. C’est dire
qu’après des années de mépris et d’hostilité, William Booth
était devenu une personnalité d’une stature exceptionnelle,
par sa foi, son amour et l’énergie de son engagement. C’est
son fils aîné Bramwell Booth, qui poursuivit son œuvre à la
tête de l’organisation.

Par la suite d’autres régions du monde bénéficièrent du
travail de l’Armée du Salut, notamment en Afrique et en
Asie. L’action énergique du Commissaire Péan, dès 1928, fut
pour une grande part dans l’abolition du bagne en Guyane
française où végétaient 12 000 bagnards et libérés. Au point
Cité par Raymond Delcourt, L’Armée du Salut, Collection Que Sais-je ? no 2438,
25

PUF, 1989, p. 10-11.

126
L’Église et les pauvres de l’époque mediévale aux Réveils protestants

que le gouvernement français chargea Péan et l’Armée du


Salut d’une mission pour le rapatriement des libérés en
195026. Au moment de son centenaire, en 1978, l’Armée
du Salut était à l’œuvre dans 83 pays et dans 99 pays en
1993, plus de 110 pays en 2006. Le pasteur et théologien
français Wilfred Monod, pionnier avec Tommy Fallot du
Christianisme Social, écrivit : « Au déclin du 19ème siècle
agonisant, dans une Europe fatiguée, blasée, religieusement
exsangue, William Booth crée l’Armée du Salut, qui fut une
révolte démocratique et spirituelle, une explosion de vie,
de joie, de certitude et d’enthousiasme. » Une explosion
qui, il faut le reconnaître, suscita une forte opposition dans
le protestantisme de la fin du 19ème siècle, en raison de
ses méthodes d’évangélisation jugées trop directes, de sa
spiritualité expansive, et de la place éminente accordée aux
femmes tant dans la prédication que dans l’action sociale.
La jeune Catherine Booth passa plusieurs nuits dans des
prisons suisses, accusée de provoquer des désordres publics
en raison de l’enthousiasme que suscitaient ces rencontres
dirigées par une jeune femme !

26
C’est surtout suite aux interventions réitérées des officiers de l’Armée du Salut,
tant en Guyane qu’en métropole, que la décision de supprimer le bagne colonial fut
prise par le gouvernement français en 1938. Elle ne devint effective qu’entre 1950
et 1953.

127
PISTES DE
RÉFLEXION
POUR
L’ÉGLISE
Chapitre 6

C
oncernant le 20ème siècle et le début du 21ème, il est
impossible de poursuivre, comme nous l’avons fait
pour les périodes précédentes, une énumération même
fragmentaire des personnalités et des œuvres témoignant de la
sensibilité du peuple de Dieu envers les pauvres. En effet, pour
éviter que ce dernier chapitre prenne la forme d’un annuaire
des œuvres caritatives chrétiennes, il faudrait donner à notre
ouvrage une ampleur dépassant notre projet, ou alors encourir
le reproche d’une sélection inévitablement subjective ! C’est
l’heureux signe d’une multiplication des initiatives, qu’il
s’agisse de l’engagement auprès des personnes fragilisées
dans nos pays ou du travail en contexte missionnaire.
Il saute aux yeux qu’en mission, l’évangélisation est allée
constamment de pair avec le travail médical et la santé
communautaire, la scolarisation, la formation professionnelle,
l’amélioration des cultures pour une alimentation plus
équilibrée, etc. Pour s’en faire une idée, nous renvoyons

129
Les pauvres avec nous

nos lecteurs au second volume du Précis d’Histoire des


Missions. Soit dit en passant, il est curieux que les Missions
soient en butte à deux critiques contradictoires : tantôt
on leur reproche de ne s’être intéressées qu’aux âmes et
à leur salut éternel sans se préoccuper de leur condition
d’existence ici-bas, tantôt on les accuse d’avoir ébranlé la
culture ancestrale en introduisant des techniques médicales
ou agricoles occidentales… Il est vrai que l’alphabétisation
et la scolarisation, dont les Missions ont été les principaux
vecteurs, apportent de profondes modifications dans la vision
du monde d’une population. En outre, soigner les malades
par la médecine scientifique et prévenir les famines par des
techniques agricoles appropriées sont des interventions qui
ne sont pas neutres culturellement ! Eût-il fallu s’en abstenir
pour ne pas fâcher les « ethnologues de musées » ?

A la manière d’Hébreux 11.32, au terme d’un long chapitre


faisant défiler les témoins de la foi de l’Ancienne Alliance,
nous écrivons donc : « Que dirais-je encore ? Le temps me
manquerait, en effet, pour passer en revue… » Innombrables,
il est vrai, sont ceux qui ont accepté de tout perdre pour
mettre en pratique l’amour du prochain et du plus pauvre, au
nom de l’Evangile.
Cependant, il n’y a pas motif à triomphalisme ! D’abord
parce que la pauvreté reste immense sous toutes les latitudes.
Ensuite parce que les chrétiens ne sont ni les seuls, ni, dans
bien des cas, les premiers et les plus dévoués à apporter
un secours efficace. Enfin parce que nos Eglises sont en
général beaucoup plus soucieuses de leur bien-être que de la
pauvreté d’autrui, au près ou plus loin : la part de leur budget
consacrée au partage avec les plus démunis a de quoi nous
mettre mal à l’aise…

Jacques Blandenier, L’Essor des Missions protestantes, éd. Emmaüs, St-Légier et
Institut Biblique de Nogent, 2003.

130
Pistes de réflexion pour l’Église

Que l’exemple au moins de ceux que nous avons mentionnés


nous stimule, voire nous humilie, plutôt qu’il nous serve
d’alibi ! L’auteur de l’épître aux Hébreux, après sa longue
énumération, poursuit (12.1) : « Nous donc aussi, puisque
nous sommes entourés d’une si grande nuée de témoins…
courons avec persévérance l’épreuve qui nous est proposée,
les yeux fixés sur Jésus. »

Nous terminerons notre parcours en tentant de rendre compte


dans quels termes se pose, pour les chrétiens évangéliques
de cette génération, le thème du combat contre la pauvreté…
Après avoir été très effective au 19ème siècle, la conscience
sociale semble s’être rétractée dans la première moitié du
20ème siècle. Parmi les raisons qui peuvent être invoquées,
on peut mentionner l’affaissement de l’esprit du Réveil, la
réaction contre un « christianisme social » souvent prôné
par des théologiens libéraux peu soucieux de questions
doctrinales et d’évangélisation, ainsi que, semble-t-il, la peur
d’une alliance avec un socialisme révolutionnaire inspiré du
marxisme et hostile à la foi chrétienne. Cette réaction semble
aujourd’hui dépassée, et le Congrès pour l’évangélisation du
monde « Lausanne 1974 » est un point de repère important,
voire un tournant dans cette évolution.

Deux aspects nous paraissent faire l’objet des débats actuels :


la relation entre l’évangélisation et l’action sociale d’une
part, et le rapport entre l’action sociale et l’engagement
politique d’autre part.


L’attitude très réservée des évangéliques à l’égard de la lutte contre l’apartheid en
Afrique du Sud illustre, je crois, ce « réflexe » de crainte plutôt qu’une mentalité raciste.

131
Les pauvres avec nous

Nourrir des corps et / ou sauver des âmes?


Evangélisation, action sociale ? L’un ou l’autre, l’un au
service de l’autre, l’un et l’autre ?

Lorsqu’on se laisse imprégner par la pensée biblique, la


question est remise à sa juste place. En effet : La vision de
l’action de Dieu pour sa création et la notion d’incarnation
qui la couronne montre que certaines de nos alternatives sont
théoriques et artificielles. L’anthropologie biblique n’est
pas dualiste, les Ecritures refusent une vision d’un monde
partagé entre le sacré et le profane ; nous avons remarqué
dans un précédent chapitre que le sens des mots désignant
tant la pauvreté que la paix-justice-prospérité (shalom), est
très « englobant ». Il faut nous garder de chercher à plaquer
sur la Bible nos questions, nos schémas et nos réactions, et
lui laisser nous imposer elle-même sa vision de la réalité.
« Spirituel » ne veut pas dire céleste, immatériel, ni même
religieux, mais désigne un comportement sous l’emprise du
Saint-Esprit qui revendique toutes les dimensions de notre
existence. Un dualisme inconscient nous incite parfois à
séparer l’âme du corps, l’ici-bas de l’Au-delà, le spirituel
du matériel. La plénitude du Saint-Esprit, c’est la présence
de l’Esprit dans notre être tel qu’il est, intégralement,
et non pas une évasion un peu euphorique hors de notre
condition humaine pourtant marquée par le provisoire, le
« pas encore » : la Bonne Nouvelle, c’est que c’est là et pas
ailleurs qu’il vient nous visiter, pour nous façonner à l’image
de Celui qui s’est incarné et s’est immergé sans réserve dans
notre condition humaine. Nous sommes dans le monde mais

Soyons clairs : l’apôtre Paul sépare sans équivoque le spirituel du charnel (cf.
Romains 8 ou Galates 5.19-24). Cependant charnel ne désigne pas ce qui est
physique ou matériel, mais ce qui est de l’ordre de notre nature déchue en Adam.
Par contre, il parle de « l’homme extérieur » (comparé à une tente) qui se détruit
progressivement, et de l’ « homme intérieur » qui se renouvelle de jour en jour dans
la perspective de la « demeure éternelle » (2 Co 4.16 à 5.1).

132
Pistes de réflexion pour l’Église

nous ne sommes pas du monde, (Jn17.15-16) ; hélas on a


parfois inversé l’expression : nous ne sommes pas dans le
monde, mais nous sommes du monde… conformant nos
comportements et nos échelles de valeurs à ceux d’un monde
voué à Mammon.

Attention cependant ! La Bible ne confond pas tout. La


Déclaration de Lausanne l’a perçu avec pertinence, selon
son article 5 :
« Nous reconnaissons que nous avons été négligents et que
nous avons parfois considéré l’évangélisation et l’action
sociale comme s’excluant l’une l’autre. La réconciliation de
l’homme avec l’homme n’est pas la réconciliation de l’homme
avec Dieu, l’action sociale n’est pas l’évangélisation, et le
salut n’est pas une libération politique. Néanmoins nous
affirmons que l’évangélisation et l’engagement socio-
politique font tous deux partie de notre devoir de chrétiens.
Tous deux sont l’expression nécessaire de notre doctrine
de Dieu et de l’homme, de l’amour du prochain et de
l’obéissance à Jésus-Christ. »

Dès lors, il ne faut ni confondre, ni choisir une dimension


à l’exclusion de l’autre. Les Pères théologiens des premiers
conciles disaient à propos de la divinité et de l’humanité
de Jésus-Christ : deux natures unies mais non confondues,
distinctes mais non séparées. On pourrait proposer la même
formulation à propos de l’évangélisation et de l’action sociale
– même si par ailleurs il faut se garder d’un rapprochement
abusif entre christologie et éthique sociale !
Celui qui sert de modèle à tout missionnaire, l’apôtre Paul,

La Déclaration de Lausanne figure notamment à la fin de l’ouvrage de John Stott
Mission chrétienne dans le monde moderne, éd. Groupes Missionnaires, Lavigny
1977. Ce livre consacre un chapitre très pertinent à la question de la relation entre
l’évangélisation et l’action sociale. Dans Dynamique de la mission chrétienne, David
J. Bosch mène une discussion en profondeur sur cette problématique (p. 530 à 565).

133
Les pauvres avec nous

est profondément convaincu qu’une grâce générale de Dieu


s’étend à tous les humains. Lorsqu’il s’est trouvé contraint
d’improviser un discours dans une situation stressante face
à un public païen, à Lystre (Ac 14.8-18), il s’est appuyé sur
la certitude que alliance en Noé était une réalité pour tous
les temps et tous les peuples – sans la nommer bien sûr, ses
auditeurs n’en ayant jamais entendu parler. En les pressant
d’abandonner leurs folles superstitions, il leur dépeint la
sollicitude de ce Dieu qu’ils ne connaissent pas, mais qui
pourtant s’est préoccupé d’eux (v. 16), leur « donnant du ciel
les pluies et les saisons fertiles, en les comblant de nourriture
et de bonheur dans le cœur » (v.17, version Colombe).
Le contexte met en évidence l’ignorance spirituelle des
habitants de Lystre et leur éloignement de la vraie foi. Il
n’empêche que Paul, pris à l’improviste, n’a pas hésité un
instant à s’appuyer sur la certitude qu’au travers des âges,
Dieu a usé de compassion pour ces « âmes perdues », alors
même qu’elles n’avaient pas encore entendu l’Evangile et y
paraissaient même imperméables.

Dans un tout autre contexte (l’épître aux Romains), Paul


conteste la tentation de certains chrétiens de nier toute
légitimité à l’Etat. Il va jusqu’à qualifier autorités, magistrats
et fonctionnaires de « serviteurs de Dieu » (ses termes sont
diacres, puis liturges, Rm 13.4-6) – et cela dans l’Empire
romain païen ! C’est à tort qu’on utiliserait ce texte pour
justifier la passivité (« soyez soumis... ») à l’égard du pouvoir
politique. Etablissant la légitimité des autorités civiles,
Paul dit sa conviction que Dieu n’a pas complètement livré
l’humanité à elle-même et à ses démons. Se croire dispensé
au nom de l’Evangile de toute responsabilité à l’égard de
la vie de la société, c’est trahir l’intention de Dieu au
nom d’un pseudo-purisme. Pierre ne pense pas autrement
lorsqu’il écrit : « A cause du Seigneur, soyez soumis à toute

134
Pistes de réflexion pour l’Église

institution humaine (roi, gouverneurs…) envoyée par lui pour


punir ceux qui font le mal et louer ceux qui font le bien. »
(1 P 2.13) La prière pour les autorités (selon 1 Ti 2.1-3),
va dans le même sens. Celui qui invoquerait l’attente du
Royaume de Dieu pour se détourner de ce monde, serait plus
royaliste que le Roi de ce Royaume ! D’ailleurs Jésus lui-
même, comme Paul en Rm 13.6, légitime l’impôt rendu à
l’Etat. A la question : Devons-nous payer le tribut ou non, il
répond : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui
est à Dieu » (Mc 12.14-17) – les deux ne sont évidemment
pas renvoyés dos à dos : Dieu, étant Dieu, tout, y compris
César, ne peut que lui être subordonné !

Un regard pessimiste et entièrement négatif posé sur une


humanité rebelle et sur des civilisations perverties ne
rend pas compte de la pensée de Dieu à leur sujet et peut
détourner de l’action en faveur des pauvres. Le récit de la
guérison des neuf lépreux non convertis dont nous parlions
au chapitre précédent montre que Jésus était pleinement
conscient de la « grâce générale » de son Père. Les paroles
du Sermon sur la montagne, où il est question des bons et des
méchants bénéficiant du soleil que Dieu fait lever, illustrent
son attachement à l’alliance en Noé. Au risque de recourir à
une comparaison qu’on jugera par trop anthropomorphique,
nous dirons que Dieu agit avec ses deux mains : De sa droite,
il nous sauve de la perdition, nous rachète de la mort et du
péché. De la gauche, il soutient le monde, veille sur l’histoire,
freine le chaos.

Le schéma théologique classique « Création – Chute


– Rédemption » a l’avantage d’être limpide et d’aller à
l’essentiel. A cause de cela, il ne mentionne pas le terme
« Conservation » qui est pourtant, entre la chute et la
rédemption, un signe très fort que Dieu n’a jamais abandonné

135
Les pauvres avec nous

sa création au diable. D’ailleurs, il ne pourrait y avoir


rédemption pour ce monde déchu sans qu’il soit conservé
par la « grâce générale » de Dieu – sa Providence comme
disait Calvin. C’est le sens de l’alliance de Dieu avec Noé,
selon les chapitres 8.16 à 9.17 de la Genèse, une alliance
qui concerne toute chair, tout être vivant, et qui touche aussi
bien les animaux que les conditions atmosphériques et les
cultures. Sans l’alliance en Noé, le monde livré sans frein
aux puissances du mal, serait devenu si chaotique qu’il n’y
aurait plus personne à racheter ! Nous oublions trop cette
alliance à laquelle nous appartenons avant d’appartenir à
celle de la « grâce spéciale » en Jésus-Christ. Nous sommes
engagés dans cette première alliance, le sachant ou non, avec
tous nos frères humains, quelle que soit leur religion leur
civilisation et leur conduite.

C’est pourquoi le souci des pauvres, sous une forme ou


une autre, fait partie de ce que nous appelons « l’œuvre de
Dieu » à laquelle les chrétiens sont associés. Il ne s’agit pas
d’un aspect spirituellement mineur, dévolu à des serviteurs
de second choix, comme nous l’avons noté à propos des
critères donnés par les apôtres lors de l’élection des premiers
diacres (Actes 6.1-6). Les qualifications des diacres, selon
1 Timothée, ne disent pas autre chose. Il est significatif que
dès le 2ème siècle, le ministère de diacre repose sur deux
piliers : le secours aux pauvres et la liturgie du culte.

Il n’y a pas à choisir entre le premier et le second


commandement du sommaire de la loi. Jésus dit : L’amour
de Dieu est premier, l’amour du prochain est second – ce qui
ne veut pas dire secondaire : nous l’avons dit plus haut, il est
second comme le ruisseau est second par rapport à sa source.
Et, dit le Seigneur, le second est semblable au premier – ce

Voir p. 81ss

136
Pistes de réflexion pour l’Église

qui n’implique pas qu’il est confondu avec lui, ni qu’il le


remplace !
Dieu a deux mains, osais-je dire tout à l’heure ! Le Corps
de Christ aussi. La droite ne peut dire à la gauche : je n’ai
pas besoin de toi ; la gauche ne peut dire : parce que je ne
suis pas la droite, je ne suis pas du corps (cf. 1 Co 12.21).
Et il faut trouver des temps où les deux mains se rejoignent
et se joignent, dans la prière et l’accueil de ce que Dieu veut
nous donner pour les pauvres de ce monde, quelle que soit la
forme de cette pauvreté.

Secourir les pauvres ou réformer une société


qui engendre la pauvreté ?
En terre de mission, la prédication de l’Evangile a certes
d’abord régénéré des individus, puis, dans bien des cas, s’est
révélée être une puissance transformatrice pour la société
tout entière. Nous avons mentionné, à propos du piétisme,
le cas de C.-F. Schwartz. Le missionnaire baptiste William
Carey, « père des Missions protestantes modernes », est
arrivé aux Indes l’année de la mort de Schwartz. Dès les
premières années du 19ème siècle, et malgré le nombre infime
des convertis du Bengale, il eut l’inébranlable conviction de
devoir faire tout ce qui était en son pouvoir pour remodeler
une société marquée par de nombreuses injustices et cruautés.
Le refus des castes, l’alphabétisation, la création d’écoles
pour garçons et filles et même d’une université à Serampore,
la mise sur pied de coopératives et de caisses d’épargne
pour les paysans pauvres, la lutte contre la déforestation,
l’élimination des sacrifices d’enfants et, obtenue tout à la
fin de sa vie, l’interdiction de l’incinération des veuves avec
leurs maris défunts, mobilisèrent son infatigable énergie à
côté de ses tâches d’évangéliste, de traducteur biblique,
d’imprimeur et de pasteur. L’Inde moderne, toutes religions

137
Les pauvres avec nous

confondues, honore son souvenir pour cette raison. A l’aube


des Missions modernes, son exemple a été un puissant
stimulant pour tous les missionnaires protestants. Nombreux
sont les cas, en situation missionnaire, où on peut repérer
l’influence décisive de l’Evangile dans les conditions
d’existence de toute une population.

Néanmoins, parmi les évangéliques, la question de la


lutte contre la pauvreté s’est posée le plus souvent en
termes caritatifs plutôt que préventifs. Ce qui signifie que
l’objectif le plus fréquent – et produisant les effets les plus
immédiatement repérables – a été de soulager les misères
générées par une société injuste, plutôt que de réformer cette
société afin d’en bannir les dysfonctionnements, sources de
ces misères. En cela, on a privilégié le court terme plutôt que
le long terme, l’individu plutôt que la collectivité. C’est une
question qu’il n’est pas possible d’éluder, même si nous ne
pouvons qu’ouvrir quelques pistes dans le cadre limité de
cet ouvrage.

Notre réflexion consacrée à l’Ancien Testament (chapitre


2) a fait apparaître qu’à côté de prescriptions destinées
à susciter la générosité des Israélites, les écrits bibliques
présentent des dispositions concernant le fonctionnement
même de la société et visant à prévenir la paupérisation
de la fraction la plus fragile de la population. Le contexte
social que connaît l’Eglise du Nouveau Testament est bien
sûr tout différent. Elle n’est plus en régime théocratique
comme on pourrait qualifier celui d’Israël, mais en diaspora,
minoritaire, marginalisée sinon persécutée dans des Etats
païens. On imagine mal les premiers chrétiens se profilant
pour changer les structures sociales de l’Empire romain,
militant politiquement pour l’abolition de l’esclavage ou

Voir J. Blandenier, L’essor des Missions protestantes, p. 49-79.

138
Pistes de réflexion pour l’Église

pour l’égalité entre l’homme et la femme. Il y a pourtant


dans le message de l’Evangile, un levain ou une semence
qui, à long terme, sape toute justification de l’esclavage ou
d’un statut d’infériorité pour la femme. L’épître de Paul à
Philémon en est un exemple éloquent : Paul ne légifère pas
sur la question de l’esclavage, mais dans la mesure où son
ami Philémon adopte la vision de l’Apôtre pour les relations
au sein de la communauté, Onésime sera accueilli comme
un frère bien plus que comme un esclave forcé de réintégrer
son joug.

Le rôle de l’Eglise dans la société changea profondément dans


le premier tiers du 4ème siècle, lorsque l’empereur Constantin
puis ses fils se rangèrent dans le camp du christianisme.
Les effets ne sont pourtant guère repérables – d’ailleurs la
déliquescence due aux invasions barbares survint à peine un
siècle plus tard. En réalité, l’éthique chrétienne s’est trouvée
dissoute dans la société ambiante, au moins autant qu’elle
a été capable de la transformer efficacement. Mais saint
Augustin (354-430) était conscient qu’il était plus efficace de
changer les rapports sociaux plutôt que de secourir des gens
qu’on avait au préalable laissé s’appauvrir : « Tu donnes,
écrit-il, du pain à qui a faim. Mais mieux vaudrait que nul
n’ait faim et que tu n’aies à donner à personne. ». Néanmoins,
la sensibilité au drame de la pauvreté s’est retrouvée le plus
fréquemment chez ceux qui quittaient une Eglise mondanisée
pour vivre en communautés monastiques, comme nous
l’avons signalé plus haut. Durant le Moyen Âge, le diaconat
a été avant tout le fait des moines. En outre à ce moment-
là, on ne pouvait plus parler de « pauvres du dedans » et de
« pauvres du dehors », puisque toute la population des Etats
européens était censée faire partie de l’Eglise.

Nous connaissons aujourd’hui dans les pays occidentaux

139
Les pauvres avec nous

sécularisés une situation plus proche du préconstantinisme


que de la chrétienté. Nous avons néanmoins des possibilités
d’agir qui étaient hors de portée pour les premiers chrétiens.
En effet, l’héritage de 1500 ans d’histoire marquée par
l’influence du christianisme caractérise aussi les Etats
qui s’affirment laïcs. Même si les médias nous paraissent
parfois hostiles, nous avons une liberté de parler et d’agir
que n’avaient pas les chrétiens persécutés, des canaux
d’intervention qu’offrent les systèmes démocratiques très
différents des régimes en vigueur dans l’Antiquité. En fait,
nous ne sommes ni dans la situation d’Israël (malgré les
efforts, il y a quelques siècles, des puritains anglo-saxons),
ni dans celle de l’Eglise primitive (à laquelle les anabaptistes
du 16ème siècle et toutes les Eglises de professants après eux
tendent à s’identifier). Nous sommes en post-chrétienté (je
parle ici, bien entendu, de nos pays d’Europe occidentale).
Peut-être est-ce à la situation des Juifs en exil à Babylone
qu’on pourrait se référer pour trouver des analogies avec la
nôtre – ces croyants à qui Jérémie écrivait : « Recherchez la
paix de la ville où je vous ai exilés et intercédez pour elle
auprès du Seigneur, car votre paix dépendra de la sienne. »
(Jr 29.7) Et comme l’exemple de Joseph en Egypte bien
des siècles plus tôt, celui de Daniel à Babylone, ou de
Mardochée (Est 10.3), peuvent être source d’inspiration pour
les chrétiens du 21ème siècle.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait citer de verset biblique


faisant office de réponse toute faite à la question soulevée :
notre mission est-elle avant tout d’ordre caritatif (du mot
charité : secourir les victimes de la pauvreté), ou avons-nous
également la responsabilité d’une action sociale au sens
premier du terme, c’est-à-dire touchant au fonctionnement
de la société – donc, en fait, politique. Sans doute est-ce une
question de vocation (et de responsabilité) personnelle, mais
aussi de contexte historique.
140
Pistes de réflexion pour l’Église

John Stott pose la question en ces termes : « Certaines


situations de détresse ne peuvent se résoudre sans une
véritable action politique. En cherchant uniquement à venir
en aide aux personnes en difficulté, ce qui est certes louable,
on risque de justifier et d’excuser la situation qui cause leurs
souffrances. Donner de la nourriture à ceux qui souffrent de
la faim est toujours une excellente chose, mais il est encore
préférable de supprimer les causes de la famine. Ainsi si nous
aimons notre prochain et désirons véritablement le servir,
notre service devra peut-être passer par l’action politique. »
« Devra peut-être passer », dit prudemment l’auteur...

Pourquoi cette prudence ? Les chrétiens évangéliques, en


raison du regard pessimiste qu’ils portent sur le monde voué
au jugement, et aussi de leur statut minoritaire et généralement
dépourvu de reconnaissance officielle par l’Etat, ont
manifesté, du moins jusqu’à récemment, peu d’attirance pour
l’engagement politique. Ou, quand ils s’y sont risqués, ils
se sont plutôt concentrés sur des problèmes liés à l’éthique
individuelle (mœurs sexuelles et familiales). Inexpérimentés
et démunis face à la complexité des problèmes économiques,
ou marqués par une volonté d’absolu qui n’a pas de prise
sur le concret, ils tendent à confondre « compromis » et
« compromission ». Or, selon le Petit Robert, le premier de
ces termes signifie « arrangement dans lequel on se fait des
concessions mutuelles » – ce qui est moralement légitime
voire nécessaire – et le second « acte par lequel on transige
avec sa conscience » – ce qui est à proscrire ! – . Il n’y a
pas de politique sans compromis (sauf pour les dictatures…
et ceux qui prétendraient instaurer le Royaume de Dieu sur
la terre !). Mais il y a des politiciens, chrétiens ou non, qui
refusent les compromissions, même si le combat est difficile.
Il en faudrait un plus grand nombre !

John Stott, Le chrétien et les défis de la vie moderne, vol. 1, Sator 1986, p. 21-22.

141
Les pauvres avec nous

Malgré ce constat, il n’y a pas de raison de demeurer


pessimistes. Les signes d’une évolution existent. Mieux
vaut ne pas avancer trop vite pour échapper au risque d’une
naïveté politique que la méconnaissance des véritables forces
et enjeux en présence rendrait stérile. Mieux vaut faire ses
classes au niveau local ou régional avant de rêver de sièges
dans un Parlement national, même s’il faut souhaiter trouver,
aux plus hauts niveaux d’influence, des politiciens imprégnés
de l’éthique biblique à l’égard des pauvres dans le combat
économique régi par la loi du plus fort.

Le fait que, dans les régions francophones, plusieurs Congrès


ou conférences récentes consacrés à l’éthique aient comporté
un volet orienté vers les problèmes de société, est un signe
que les choses changent. Derrière l’Alliance Evangélique et
de nombreuses œuvres, le Défi Michée s’engage à mettre en
œuvre la décision des Nations Unies pour engager la guerre
contre la pauvreté. C’est plus qu’un signe encourageant : le
peuple de Dieu est en route !

A ceci nous connaissons l’amour : c’est que lui [Christ] a


donné sa vie pour nous. Nous aussi nous devons donner notre
vie pour les frères. Mais si quelqu’un possède les ressources
du monde, qu’il voie son frère dans le besoin et qu’il lui
ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeure-t-il en
lui ? Mes enfants, n’aimons pas en paroles, avec la langue,
mais en œuvre et en vérité. (1 Jean 3.16-18)

Il convient de mentionner deux récentes publications : Le Dossier Vivre no 22 : Pour
une éthique biblique, éd. Je Sème, Genève, 2004, avec les exposés présentés lors du
Congrès le l’Association d’Eglises de Professants des Pays francophones, coédité
par l’AEPF ainsi que par les Cahiers de Christ Seul, et Les enjeux de l’éthique,
éd. Emmaüs, St-Légier, 2004, avec les exposés présentés lors d’un séminaire sur
l’éthique à l’Institut Emmaüs (coédité par la revue théologique Hokhma).

142
PRESENTATION SUCCINCTE
DU DEFI MICHÉE

L e Défi Michée est une campagne internationale


pour mobiliser les chrétiens contre la pauvreté et
les injustices. Il tire son nom du verset du prophète
Michée : « On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bien ;
et ce que l’Eternel demande de toi, c’est que tu pratiques
la justice, que tu aimes la miséricorde, et que tu marches
humblement avec ton Dieu » (6.8).

Cette campagne est née de la volonté de l’Alliance


Evangélique Mondiale et du Réseau Michée (un réseau
d’œuvres humanitaires protestantes évangéliques du monde
entier) de faire davantage prendre conscience aux chrétiens
de l’importance de l’action avec et en faveur des plus
démunis, ainsi que du désir de faire entendre la voix des
chrétiens auprès des autorités.

L’accord général de l’ensemble des pays membres de l’ONU


en l’an 2000 autour des Objectifs du Millénaire pour le
Développement (OMD) constitue une occasion favorable
pour demander à ceux qui nous gouvernent de tenir leurs
promesses en prenant des mesures significatives pour réduire
la pauvreté.

Le sens de ces OMD a été résumé en disant qu’il s’agit de réduire


la pauvreté dans le monde de moitié entre 1990 et 2015.

La démarche du Défi Michée se définit comme une démarche


de sensibilisation et de plaidoyer. Le plaidoyer consiste à
parler en faveur de ceux qui ne sont pas entendus, à saisir les

143
occasions qui se présentent à nous pour affirmer clairement
le message biblique de la création de l’homme en image de
Dieu et de l’amour du prochain.

Cette campagne internationale s’organise en campagnes


nationales. Les chrétiens sont invités à mettre en œuvre le
Défi Michée dans leur pays. C’est ainsi qu’en France, le Défi
Michée a été lancé par l’Alliance Evangélique Française et
par le S.E.L. (Service d’Entraide et de Liaison).

Tout en insistant sur l’action concrète, la campagne française


attache une importance particulière à la réflexion biblique et
théologique sur le problème de la pauvreté. Une bibliographie,
disponible sur le site Internet, permet à chacun d’approfondir
différents aspects de la question.

Retrouvez toutes les informations sur


www.defimichee.org

Adresse en France : Défi Michée, 9 rue de la gare,


94230 Cachan. contact@defimichee.org

Adresse en Suisse : Défi Michée, c/o A.E.R., Route


du Vélodrome 52, 1228 Plan-les Ouates.

Pour les autres pays :


voir sur www.micahchallenge.org, ou contactez la
coordination internationale :
Micah Challenge International,
100 Church Road, Teddington,
Middlesex, TW18 8QE,
Grande Bretagne.

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