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LA LA REVUE D E S R E N S E I G N E M E N T S G É N É R E U X

TRA
VERSE
PEUT-ON CHANGER UNE SOCIÉTÉ QU’ON HAIT ?
L’atelier “Amour, liberté et politique’’ de Saint Denis

POMPIERS PYROMANES
EN COTE D'IVOIRE
Entretien avec Rafik Houra
de l’association Survie

AUTODEFENSE
INTELLECTUELLE
L’effet Pangloss

CONVERGENCE
DES LUTTES
Rencontre avec Christel
et Hugo d’Antigone

FACE A LA CRISE
Vers une autonomie
paysanne ?
NUMÉRO 2 | HIVER / PRINTEMPS 2011
P A R U T I O N À L’ I M P R O V I S T E

PRIX LIBRE
sommaire
Analyse / P O M P I E R S PYR O M A N E S E N CÔT E D’I VO I R E / 4
Décryptage de la crise ivoirienne

Entretien / P E U T- O N C H A N G E R U N E S O C IÉTÉ Q U’O N H A I T ? / 10


Autour de l’atelier « Amour, liberté, politique » de Paris Saint Denis

Karaté mental / L’E F F ET PA N G LO S S O U


LE DA N G E R D E S R A I S O N N E M E N TS À R E B O U R S / 54
Outils d’autodéfense intellectuelle, chapitre 2

Rencontre / «  C RÉO N S D E S E S PAC E S


D E C O N V E R G E N C E D E S LU T T E S ! » / 66
Rencontre avec Christel et Hugo d’Antigone, à Grenoble

Le bonheur est dans le pré / FAC E À LA C R I S E / 78


Et si nous cultivions notre autonomie paysanne ?

C O U R R I E R D E S LE CT E U R S ET LE CT R I C E S / 82

FILMS EN LIBRE DIFFUSION


Le site de s Re nse ign e me nts Génére ux prop o se une tre ntaine de films,
de do cume ntaire s, de vidéo s de sp e ctacle s ou de confére nce s
e n libre - télécharge me nt dont :
E LF LA P O M P E A F R IQ U E d e Ni c ol a s La m b e rt
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R E GA R D E E LLE A LE S Y E UX G R A N D O UV E RTS d e Y a nn Le M a s s on
U N R AC I S M E À P E I N E VO I LÉ d e Jé rom e Hos t
Q U I C H E R C H E À C O N T RÔLE R I N T E R N ET ? d e Be nja m i n Ba y a rt
Pour Pourquoi
quoi
c e t t e re v u e   ?
Pourquo i édito

Voici le second numéro de LA TRAVERSE, la revue des Renseignements Généreux.


À travers des entretiens, des analyses, des exposés, nous nous efforçons de tendre
vers deux directions à nos yeux indispensables : forger des outils d’autodéfense
intellectuelle ; imaginer, construire et faire découvrir des actions politiques ou des
alternatives qui nous semblent pertinentes.

La périodicité de LA TRAVERSE est irrégulière, en fonction de la qualité des docu-


ments que nous avons à publier. Gratuite sous format électronique, cette revue peut
également être commandée en version papier recyclé, à prix coûtant ou à prix libre.

Comme pour tous nos travaux, nous comptons sur le bouche-à-oreille, c’est-à-dire
sur vous pour élargir la diffusion de LA TRAVERSE. N’hésitez pas à faire découvrir
cette revue ou les articles qui vous ont plu autour de vous. N’hésitez pas également
à nous faire part de vos réactions.

Vous trouverez sur notre site internet le précédent numéro ainsi que de nombreuses
autres ressources : brochures, textes, interviews, film-documentaires en libre téléchar-
gement, recueil de citations, etc.

Loin des autoroutes de l’information, prenons des chemins de Traverse !

LES RENSEIGNEMENTS GÉNÉREUX

chez CAP Berriat, 15 rue Georges Jacquet 38000 Grenoble

e-mail : rengen@no-log.org

www.les-renseignements-genereux.org
Pompiers
pyromanes
en
, COte
d Ivoire
Un peu de recul sur la crise ivoirienne

Que se passe-t-il en Côte d’Ivoire ? Qui a remporté les élections ?


Depuis début décembre, la quasi-totalité des médias français
nous le répètent en boucle : c’est Alassane Ouattara, tandis que
l’usurpateur Laurent Gbagbo, chef d’État sortant, refuse de partir.
Au fil des JT se dessine la figure du gentil démocrate combat-
tant, aux côtés de la France et de l’ONU, un méchant dictateur.
Aussi simple que ça ? Pas si sûr. Les Renseignements Généreux
vous proposent un peu de recul sur la crise ivoirienne avec Rafik
Houra, de l’association Survie.

page 4 | LA TRAVERSE #2
Les Renseignements Généreux : Quelles sont les responsabilités (FPI) qui, à coups de grèves et de
Rafik, tu es membre de Survie, françaises ? manifestations, réussit à obtenir le
l’association de lutte contre la RH : Pour comprendre le bras de multipartisme en 1990. Pour la plupart
Françafrique . 1
fer Gbagbo/Ouattara et le rôle de des Ivoiriens, Gbagbo, c’est l’opposant
Rafik Houra : J’écris régulièrement l’État français dans cette crise, il faut historique à Houphouët. Depuis la tue-
dans Billets d’Afrique, le mensuel édité remonter le temps. En 1960, le général rie de 20043, il apparaît aussi comme un
par Survie. Je me suis spécialisé sur la De Gaulle accorde l’indépendance à la résistant face à l’impérialisme français.
Côte d’Ivoire. Côte d’Ivoire. C’est une indépendance
de façade. Pendant plus de trente ans, Quel est le lien entre Gbagbo
Quelle est la position de Houphouët-Boigny règne sur un pays et le Parti Socialiste, à cette
l’association Survie face à la étroitement conseillé et contrôlé par époque ?
crise ? Soutenez-vous Gbagbo l’Élysée. L’armée et les entreprises fran- RH : De 1982 à 1988, Laurent Gbagbo
ou Ouattara ? çaises prospèrent. La Côte d’Ivoire, c’est s’exile en France. Il se rapproche de
RH : Ni l’un, ni l’autre ! Nous essayons alors la vitrine de la Françafrique2. Mais certains socialistes dont Guy Labertit,
de situer les responsabilités françaises au début des années 80, la contestation l’un des messieurs Afrique du PS.
dans cette crise. En tant que citoyen gronde. L’universitaire Laurent Gbagbo Mais François Mitterrand, ami politique
français, j’estime que j’ai un droit de est l’une des figures des manifestations d’Houphouët-Boigny depuis les années
regard sur ce que fait l’État en mon étudiantes. Il dénonce l’autocratie 50, ne voit pas Laurent Gbagbo d’un
nom. C’est le sens du combat de Survie. d’Houphouët. En 1982 il crée un parti bon œil... Gbagbo a néanmoins gardé
Et en Côte d’Ivoire, il y a beaucoup à clandestin, le Front Populaire Ivoirien des appuis au PS, on l’a vu dernière-
dire !

3
En novembre 2004, au cours d’une offensive de l’armée
neuf soldats français de l’opération Licorne trouvent ivoirienne sur les zones rebelles,
la mort. Craignant un putsch orchestré
par l’armée française après qu’elle a détruit l’aviatio
1
http://survie.org n militair
envahissent certains quartiers d’Abidjan. L’armée françai e ivoirienne, des manifestants
se tire sur des manifestants, faisant
chure plus de soixante morts. Pour plus de détails, lire Que
ons la bro Raphaël Granvaud, éditions Agone, 2010.
fait l’armée française en Afrique ?,
o u s re c ommand r le site des
, nous v nible su
2 Sur la Fra
nçafrique Afrique ?, dispo
n c e e n
la Fra x.
Que fait ements Généreu
Renseign LA TRAVERSE #2 | page 5
ment avec Henri Emmanuelli, Roland Ouattara est un ami de Sarko, mais Guéï manipule la constitution pour
Dumas ou Jean-Christophe Cambadélis. non ? disqualifier Bédié et Ouattara. Ce der-
Notons que le FPI est, depuis 1992, RH : Absolument. Pour la petite nier est évincé sur le critère nauséabond
membre de l’Internationale Socialiste, histoire, Sarkozy a marié Ouattara à de l’ivoirité.
comme le PS français. Neuilly sur Seine... Premier ministre,
Ouattara coupe dans les budgets Ouattara n’est pas ivoirien ?
Et Ouattara, c’est aussi sociaux et privatise à tour de bras. Un RH : Si, mais il est d’origine burkinabé.
un opposant politique à festin pour les entreprises françaises ! Le débat sur la nationalité de Ouattara
Houphouët ? date de l’époque Bédié. C’est l’entou-
RH : Alassane Ouattara, c’est un autre C’est de cette période que date rage de Bédié qui a fait la promotion
parcours ! Dans les années 80, la Côte l’opposition entre Gbagbo et de l’ivoirité. Cette idéologie xénophobe
d’Ivoire traverse une grave crise : le Ouattara ? et ethniciste décrivait une échelle allant
cours du cacao s’effondre, l’État est en RH : À l’époque, tout les sépare ! des Ivoiriens « multiséculaires » aux
banqueroute, la France ne peut éponger Gbagbo l’agitateur socialiste, Ouat- Ivoiriens « de circonstance ». Ce concept
les dettes. Houphouët se tourne vers la tara l’homme du FMI... Sous le fidèle a servi à écarter Ouattara. Mais plus
Banque Mondiale et le FMI. Les institu- premier ministre d’Houphouët, Gbagbo généralement, il a jeté un doute sur la
tions néolibérales acceptent de renflouer passe huit mois en prison. Le conten- nationalité des populations du Nord,
les caisses si Houphouët applique tieux personnel entre les deux hommes qui portent souvent des patronymes
leurs Plans d’Ajustement Structurel. n’est donc pas récent... guinéens, maliens ou burkinabés.
Lui qui n’avait jamais eu de premier
ministre, on finit par lui en imposer un : Comment Gbagbo est-il arrivé Qui gagne les élections ?
Alassane Ouattara. C’est un économiste au pouvoir ? RH : Gbagbo, et c’est une surprise. Le
libéral formé aux États-Unis, ancien RH : Quand Houphouët décède, son général Guéï empêche la proclamation
directeur adjoint du FMI. Il fréquente dauphin Henri Konan Bédié prend la des résultats, mais Gbagbo prend les
la haute société. Son épouse, française, suite. Sa politique est désastreuse. En devants et s’annonce vainqueur. Le bras
gérait les nombreux biens immobiliers 1999, des soldats le renversent. Le de fer s’engage dans la rue, Gbagbo
d’Houphouët. général Guéï, qui dirige la junte, promet finit par l’emporter. Entre-temps il y a
des élections. Elles ont lieu en 2000, des affrontements avec des partisans

page 6 | LA TRAVERSE #2
de Ouattara qui réclament une élection des accords militaires franco-ivoiriens de Marcoussis, l’Élysée a imposé l’entrée
pluraliste. Les similitudes avec 2010 signés sous Houphouët. Chirac refuse, des rebelles dans le gouvernement. En
sont frappantes. puis déclenche l’opération Licorne : 2007, le leader rebelle Guillaume Soro
5000 soldats français coupent le pays est devenu premier ministre, suite aux
Comment réagit l’Élysée ? en deux et gèlent le front. La rébellion accords de Ouagadougou.
RH : Chirac doit avaler son chapeau ! contrôle le Nord, Gbagbo le Sud.
Mais c’est la cohabitation. Chirac voulait Depuis 2002, la France joue
que Bédié soit remis en selle, Jospin L’armée française aurait pu donc un rôle d’arbitre...
aurait dit non. Pour les socialistes, repousser les rebelles, comme RH : C’est une stratégie de pompier py-
la victoire de Gbagbo était bonne à au Tchad en 2008... romane, avec une constante : maintenir
prendre. Mais dès 2002, une rébellion RH : Bien sûr ! Elle aurait aussi pu les intérêts français. Et c’est un succès.
pro-Ouattara éclate au Nord du pays. laisser les rebelles renverser Gbagbo, Depuis 2003, Gbagbo fait le bonheur de
Il faut dire que Gbagbo ne s’est pas mais en étaient-ils capables ? Tout se nos grands patrons.
démarqué du concept d’ivoirité instru- passe comme si la diplomatie française
mentalisé par ses deux prédécesseurs, avait décidé de maintenir Gbagbo en Quels sont les intérêts français
et il garde la constitution de 2000. place, mais sous une épée de Damoclès. sur place ?
Depuis l’opération Licorne elle s’est RH : Nombreux, dans les télécoms,
2002, c’est aussi l’année efforcée de dépouiller Gbagbo de ses l’eau, l’électricité, le pétrole, le gaz, la
où Chirac revient aux pouvoirs présidentiels en accroissant le logistique, les fruits tropicaux, le secteur
commandes... poids politique des rebelles, présentés bancaire et le BTP. Bolloré contrôle le
RH : Et oui. Face aux rebelles, Gbagbo dans nos médias comme des victimes port d’Abidjan, le chemin de fer, et de
demande l’aide de la France, en vertu de l’ivoirité. En 2003, lors des accords vastes plantations de palmiers à huile

LA TRAVERSE #2 | page 7
et d’hévéa, très rentables. Bouygues cent Bolloré au rang de Commandeur Dans ces conditions, pourquoi
contrôle les distributions d’eau, d’élec- de l’ordre national du mérite ivoirien... Gbagbo n’a-t-il pas refusé les
tricité et possède d’importants contrats élections ?
dans le gaz. Total possède 25% de la Venons-en aux élections de RH : Il jouait la montre depuis cinq ans,
raffinerie et détient 60% d’un permis décembre 2010. Étaient-elles mais en 2010 les pressions devenaient
d’exploration très prometteur. démocratiques ? sans doute trop fortes. Je pense que
RH : Survie n’a pas envoyé d’observa- les deux camps se sont préparés à la
Le conflit a dû perturber les teurs ! Ce n’est pas notre rôle. Ce que situation actuelle.
Français depuis 2002... je peux dire, c’est que les conditions
RH : C’est vrai pour les PME et PMI. n’étaient pas réunies pour éviter une Pourquoi les médias français
Mais pas pour les grandes entreprises. large fraude, particulièrement au Nord. donnent-ils une vision si
Bouygues a remporté le juteux marché En effet, une partie des accords de simpliste de la situation ?
du troisième pont d’Abidjan. Sagem paix n’a pas été respectée, celle qui RH : Les journalistes sont sous pres-
était l’opérateur technique préparant concerne le désarmement des rebelles sion, ils répètent sans vérifier. Je ne
les élection, un contrat de 200 millions et la réunification du pays. Voter dans crois pas qu’il s’agit d’un complot. C’est
d’euros ! Vinci travaille sur les chantiers ces conditions était absurde. Quant à la le fonctionnement actuel des médias.
pharaoniques de la capitale, Yamous- Commission Électorale Indépendante
soukro. La France reste le premier (CEI), les rebelles y étaient surrepré- Comment vois-tu la suite ?
partenaire commercial. sentés. Pendant les trois jours dont elle RH : Laurent Gbagbo et Alassane Ouat-
disposait pour proclamer les résultats, tara disposent chacun d’une forte assise
Gbagbo a-t-il mené une la CEI n’a pas trouvé de consensus. populaire. Les populations du Nord, très
politique sociale ? C’est finalement sous la protection et présentes à Abidjan, offensées par la
RH : Il a beaucoup promis : la gratuité les encouragements des ambassadeurs rhétorique de l’ivoirité, s’identifient en
de l’école, l’assurance maladie univer- français et américains que le président grande partie à Ouattara. Mais Gbagbo
selle... Dans les faits, ses réalisations de la CEI a pris l’initiative d’annoncer la est légèrement majoritaire à Abidjan. Il
sont rares. À sa décharge, il gouverne victoire de Ouattara. C’est un passage pourrait sans doute, comme en 2004,
depuis 2002 un pays divisé, difficilement en force, aussitôt validé par la France, mobiliser beaucoup d’Ivoiriens contre
gérable. Mais il maintient les intérêts les États-Unis et l’ONU. l’ingérence étrangère. Malheureusement,
français. En 2008, Gbagbo a élevé Vin- tous les ingrédients d’un affrontement

page 8 | LA TRAVERSE #2
dramatique sont en place. Il y aurait Un espoir ? représentants. Croire que l’élection sor-
déjà plus de 250 morts. Le battage RH : Oui, la population ivoirienne. Ni tirait la Côte d’Ivoire de la crise était un
médiatique en France et dans le monde l’ivoirité, ni le putsch de 1999, ni ces leurre. Elle est plus que jamais l’otage
me semble préparer les esprits à une huit années de crise n’ont entamé le de ses leaders politiques. Aucun d’eux
intervention militaire. courage et la tolérance des Ivoiriens. Il ne sera capable à lui seul de guérir la
faut par exemple écouter la société civile société ivoirienne de ses plaies.
Mais de qui ? Une intervention ivoirienne , qui appelle à un apaisement
5

de l’armée française ? entre les deux camps et refuse l’affir-


RH : Peu probable. Le risque d’une mation de la victoire de l’un sur l’autre.
réaction populaire est trop fort, surtout Et nous, en tant que citoyens français,
depuis la tuerie de 2004. dénonçons l’irresponsabilité de nos

L’ON U ?
RH : Je ne crois pas. L’ONU est perçue
comme l’outil des puissances occiden-
tales. Et puis les casques bleus présents
sur place ne sont pas formés et équipés

IN
POUR ALLER + LO
pour une véritable opération militaire
offensive. On parle beaucoup de l’Eco-
mog, l’armée nigériane sous mandat ise en Afrique ?,
• Que fait l’armée frança
s Agone, 2010
de la CEDEAO4. Elle avait commis de Raphaël Granvaud, édition
nombreuses crimes au Libéria et en • La Françafrique,
,
Sierra Leone. Dans tous les cas, une François-Xavier Verschave
nes , 199 8
éditions Les arè
intervention risque d’être un désastre
de la crise
pour la population. Il faut tout faire Pour suivre les évolutions
ent ret ien,
ivoirienne depuis cet
pour éviter une guerre civile. ndo ns la lecture
nous vous recomma
d’A friq ue,
du mensuel Billets
rvie.org
disponible sur http://su
été publié
Cet entretien a également
s le jou rnal CQFD
en version courte dan
de janvier 2011
ire.org
http://www.cequilfautdetru
4
Communauté Économique des États
d’Afrique de l’Ouest

-csci.org
ietecivile
5 www.soc
LA TRAVERSE #2 | page 9
am ENTRE
TIEN

lib
Peut-on
changer
société

polit
une
qu’on
hait ?
Rencontre avec Alexandre
autour de l’atelier “Amour, liberté et politique’’
de Paris Saint Denis

Propos recueillis par Les Renseignements Généreux

page 10 | LA TRAVERSE #2
mour
berté
tique
LA TRAVERSE #2 | page 11
Les Renseignements Généreux : Alexandre, nous t’avons Comment t’es-tu investi dans
interviewé il y a quelques temps sur ton parcours politique1. Tu cette aventure ?
as la trentaine, tu vis dans une cité de banlieue au Nord de Paris, J’ai participé au mouvement étudiant, puis
où tu travailles dans un collège. Tu te considères plutôt comme au lancement de l’UFR-Zéro. Cette idée
un militant politique, cependant très sceptique sur les pratiques était en germe depuis de nombreux mois
militantes actuelles, et tu te sens proche de la pensée de Cornélius chez quelques collectifs locaux auxquels je
Castoriadis. Nous te rencontrons une nouvelle fois pour parler 2
participais, suite au mouvement anti-CPE
d’un atelier « Amour, liberté, politique » que tu animes depuis deux de 2006. Mais je pensais suivre l’aventure
ans à l’université de Paris 8, au sein de « l’UFR-zéro ». De quoi d’assez loin. Ça faisait des années que je
s’agit-il exactement ? militais, ici ou ailleurs, pour l’existence
Alexandre : Commençons par l’UFR-zéro. Son point de départ, c’est un groupe d’une d’une chose de ce genre, des groupes de
trentaine de personnes, étudiants, professeurs et « extérieurs » (comme moi) qui s’est travail qui travaillent sur le fond et sur
créé suite au mouvement anti-LRU de novembre 2007. Très déçus par la dynamique, le moyen terme, mais à ce moment-là
l’échec et le reflux du mouvement social, ces gens ont souhaité poursuivre la lutte par je n’étais pas disponible personnelle-
des voies différentes. L’idée était de ne pas en rester là, d’instituer quelque chose de ment. Et puis un peu par hasard, le
durable, de s’inscrire dans la durée pour approfondir les alternatives, les questions et les pilier de l’initiative a insisté pour que je
relations qui s’étaient esquissées. Il s’est vite mis en place, à partir d’une boutade, une m’y implique. Naturellement j’aurais dû
« UFR-zéro », c’est-à-dire une Unité de Formation et de Recherche pour ceux qui ne se animer un atelier sur « mes » thèmes : la
retrouvent nulle part dans les discours de façade, dans les bureaucraties universitaires, pensée de Castoriadis, la dynamique des
dans l’usage qui est fait, ou pas, des savoirs, comme durant le mouvement. C’est donc luttes sociales, le projet d’autonomie dans
une sorte d’université parallèle qui a débutée ses cours en février 2008, et qui se réclame l’histoire, etc. Mais cette perspective me
de trois principes : l’expérimentation, la transdisciplinarité et l’autogestion. plaisait peu.

Dans les locaux de l’Université Paris 8 ? Pourquoi ?


Oui. On utilise des salles de cours disponibles, on se réunit volontairement dans les halls, J’allais approfondir des domaines cruciaux,
et récemment un local a été obtenu auprès de l’administration. On est dans l’ex-univer- certes, mais quand même déjà bien
sité de Vincennes, créée immédiatement après 68, qui s’est toujours revendiquée comme balisés. Ça risquait d’être un peu convenu,
un lieu de bouillonnement politique. Donc les pouvoirs locaux sont rodés face à ce genre dans ce cadre-là. Et puis, surtout, on allait
d’initiative, ils nous tolèrent. Et puis l’UFR-Zéro n’est pas dangereuse actuellement : son retrouver les clivages théologico-philo-
principe est très subversif s’il est mené à bien, et c’est justement tout le problème... En sophico-politiques habituels, avec leurs
tous cas je porte un regard très critique sur cette expérience. Le principe d’instituer des tribuns, moi y compris, sans ouvrir de
lieux de « contre-culture » n’est pas nouveau, et à défaut d’exigences claires, elle conduit réels espaces de création collective. Enfin,
généralement soit à la récupération, soit à la getthoïsation. à l’époque je n’avais pas la tête à ça : suite
à des aventures amoureuses, amicales,
familiales plus ou moins tumultueuses,
1
Cf. Interview d’Alexand
Castoriadis, disponib re, un parcours po
le sur le site des Renselitique à partir de
ignements Généreux

e en juin 2009, puis retravaillée


2
L’interview a été réalisé t 2010
page 12 | LA qu’ en aoû
TRAVERSE #2 et complétée jus
j’étais à un moment de ma vie où je me contre. De manière un peu mystérieuse, il solitaire comme disait David Riesman3, un
posais ce genre de questions obsédantes faut être disponible pour pouvoir recevoir désert surpeuplé, cette soif vitale de liens
et centrales que le terme d’amour, au sens ce qui se donne. En ce qui me concerne, humains fait souvent taire les conflits, les
très très large, pouvait résumer. Sur les mes histoires personnelles m’y invitaient, divergences, les questions, alors qu’elle
conseils d’un ami, je venais de lire L’art mais aussi depuis un certain temps di- ne l’a pas toujours été. Mon interrogation
d’aimer d’Erich Fromm, que j’ai trouvé verses interrogations m’avaient amené sur était donc : à quelles conditions cette
immédiatement extraordinaire. Alors que ce terrain-là. D’abord politiquement, les recherche de socialité peut-elle être liée
à un projet politique visant l’autono-
mie collective ? Autrement dit, quelles
modalités du lien social peuvent le rendre
Un sujet interdisciplinaire, parce que émancipateur ? 
la question de l’amour ne peut
Et tu as proposé ce thème de
strictement se revendiquer d’aucune
l’amour à l’U FR-zéro...
discipline - même si la psychanalyse aurait Voilà. J’étais en cohérence avec ce qui me

beaucoup de chose à en dire - étant à travaillait à l’époque, et il me semblait que

la fois psychologique, sociologique, c’était un sujet parfait pour l’UFR-zéro. Un


sujet expérimental, puisqu’un tel thème
historique, biologique, politique, etc. n’est pas commun et que j’étais moi-
même, l’initiateur, en pleine recherche-
action, donc sans idée préconçue sur le
les discours sur le sujet auxquels j’avais mouvements sociaux m’apparaissaient de contenu, la forme ou l’évolution de la
accès jusque-là étaient soit du mysticisme plus en plus comme motivés quasi-exclu- chose. Un sujet interdisciplinaire, parce
facile (à la Krishnamurti), soit de l’érudi- sivement par un besoin d’être ensemble, que la question de l’amour ne peut stricte-
tion gratuite, la vision qu’Erich Fromm de faire corps, d’exister collectivement, au
défend m’a interpellée. J’avais besoin d’en détriment du travail politique de critique,
discuter, de travailler ces idées, de parta- d’organisation, de revendications, etc. Ce
ger les interrogations qu’il soulève, de les phénomène paraît encore plus évident
relier, aussi, à d’autres. dans les groupes militants, où la politique
n’est souvent presque plus qu’un prétexte
C’est donc uniquement la inconséquent pour trouver un peu de
lecture de Fromm qui t’a lancée chaleur humaine - par exemple à l’UFR
dans ce travail ? Zéro... On retrouve des logiques de tribus,
Non. Ce livre a été comme un déclen- de bandes, de masse. Dans nos sociétés
cheur, un révélateur, comme une ren- où il n’y a plus de peuple mais une foule
Erich Fromm

derne,
atomie de la société mo
3
La Foule solitaire. An d, 199 2
David Riesman, édition
s Art hau LA TRAVERSE #2 | page 13
ment se revendiquer d’aucune discipline - Comment ont réagi les même. Dans tous les cas, au tout début,
même si la psychanalyse aurait beaucoup organisateurs de l’U FR-zéro à ma proposition suscitait un petit sourire
de chose à en dire - étant à la fois psy- cette proposition d’atelier ? gaulois, la perspective de discussions
chologique, sociologique, historique, bio- Les plus impliqués étaient enthousiastes, croustillantes, les filles commençaient à
logique, politique, etc. Un sujet qui invite forcément. L’intitulé que je proposais, flipper...
à l’autogestion, puisque c’est un de ces « Amour, liberté, politique », sortait de
thèmes qui invitent immédiatement à un l’ordinaire, tout comme les autres ateliers Comment a débuté cet atelier ?
mode de relation, donc à une forme orga- thématiques lancés alors par l’UFR-zéro : La première séance a rassemblé une
nisationnelle particulière mais indéfinie. Et « Entendre, s’entendre », « L’errance », bonne trentaine de personnes. Je voulais
puis, sur un tel sujet, nous sommes toutes « L’ascèse », etc. Il faut dire qu’immédia- faire un exposé pour faire partager mon
et tous à priori sur un pied d’égalité, il n’y tement les axes de travail n’ont rien eu à intention, mais j’étais alors incapable
a pas de spécialiste. D’ailleurs c’était le voir avec le mouvement anti-LRU, et c’est d’ordonner mes idées et mes lectures.
sens de ma première intervention, que je bien dommage. On est passé directement J’ai donc décidé de faire simplement
répétais à chaque fois, et je profite pour d’une lutte pragmatique, avec des obs- une présentation et un résumé de L’art
le dire ici : très clairement, je ne me crois tacles concrets, à des questions abyssales d’aimer. J’ai notamment insisté sur son
ni ne me proclame aucunement expert sans trouver d’accroche pour une praxis, introduction, où Fromm pose la probléma-
ou éclairé en ce domaine - cette idée une interrogation mutuelle et permanente tique en essayant de désamorcer les idées
reçues. Ça a très bien marché, les gens
ont compris ce qui m’animait et l’étendue
Le principal problème dans l’amour de la question. Ça a été une belle inaugu-

serait d’être aimé ration qui m’a même surpris : je n’avais


aucune idée de la réaction des gens, et j’ai
été émerveillé de voir que « ça » accro-
saugrenue ferait mourir de rire les gens entre théorie et pratique. J’ai tenté d’y chait. J’ai donc proposé que l’on tienne
qui me côtoient... Loin de quelconques pallier par la suite, sans succès, à travers une séance par semaine, le mercredi, en
prétentions, je ne fais que m’intéresser un séminaire de « Bilan du mouvement », soirée pour les salariés, pour commencer.
au sujet, je veux partager mes interroga- mais les chapelles, les grilles de lecture Et deux ans après, nous continuons sur le
tions, mes questions, mes lectures, mes toute faites, les automatismes caractériels même rythme. C’est même le seul atelier
expériences... C’est le seul fondement de ont repris le dessus… Alors ce bilan s’est qui a tenu une telle régularité. Ma ténacité
mon relatif leadership au sein de l’atelier, fait un peu dans l’atelier sur l’amour, par n’y est pas pour rien, ça n’a pas toujours
et c’est à ce titre que je m’exprime ici. Et la bande, ça faisait partie de mes ambi- été facile.
puis l’humanité a appris, je crois et avec tions qu’annonçait le triptyque du titre. Il
raison, à se méfier comme de la peste des s’agissait de se décaler, de faire un pas de Quelles sont les idées reçues
grands discours sur l’amour... côté, de prendre les choses par un autre désamorcées par L’art d’aimer ?
bout - et c’est un relatif succès, quand Schématiquement il en pose trois, et il

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y répond de manière très tranchée et des armatures affectives très répandues, nique, mais une question de positionne-
argumentée, ce qui permet de discuter sur enracinées profondément en nous, et qui ment dans l’existence, d’ouverture sur la
du solide, de sortir des pensées molles et débordent même du cadre de la relation vie. C’est une implication dans le monde,
ambiguës. La première, c’est l’idée reçue amoureuse pour devenir une manière une façon d’être, une maturité de l’âme,
selon laquelle l’amour c’est l’amour-pas- d’être, un mode de vie et même un régime un type de caractère. Celui qui décide
sion, l’amour-fou et fusionnel qui est à social. Le mérite du livre de Fromm est d’aimer a fait le choix de donner ce sens-
la racine de ce qu’on appelle simplement d’arriver à le faire sentir dès les premières là à sa vie, dans tous les domaines.
« l’état amoureux ». C’est pour lui une lignes, d’où des réactions marquées,
idéalisation de l’être aimé, une illusion qui d’adhésion ou de rejet. C’est un livre qui Comment Fromm en est-il
dure peu dans le temps. C’est un enthou- pousse à se positionner, à se questionner arrivé à cette approche de
siasme éphémère, un fantasme projeté sur à partir de thèses consistantes. l’existence ?
l’autre qui se dissipe peu à peu. Puis la En reprenant le dernier Sigmund Freud et
réalité devient insupportable, on change Qu’est-ce que l’amour, alors, en rejoignant Herbert Marcuse4, Fromm
de partenaire ou on se met à s’emmerder. dans la vision de Fromm ? adopte une approche radicale. Il part de
On pense ici au Songe d’une nuit d’été de Pas facile de résumer. On peut partir du la situation de séparation originelle qui
W. Shakespeare... Pour Fromm ce n’est titre. L’art d’aimer, qu’est-ce que ça veut caractérise la condition humaine, sym-
pas de l’amour, c’est une fuite du réel qui dire ? Ça veut dire que l’amour est un bolisée par les mythes et accréditée par
oblige à recommencer perpétuellement. art, au sens profond. L’amour n’est donc les expériences de l’enfance. Son point
La seconde idée reçue, c’est celle selon la- pas une question de support, d’occasion, de départ est cette situation de solitude
quelle le principal problème dans l’amour d’engouement passager ou de seule tech- fondamentale d’un individu jeté dans un
serait d’être aimé. Et comme chercher à
être aimé revient à tenter de séduire par
tous les moyens possibles, ça consiste à
On peut créer une vie viable par
mentir et à se mentir, pour ne pas rester l’investissement de ce monde-ci, tenter
seul sur le marché biaisé de la relation qui
de rencontrer des personnes dans cette
se forme par ce biais... La troisième fallace,
c’est l’idée selon laquelle l’amour serait même situation tragique, se reconnaître
une question d’objet : il y aurait des gens mutuellement comme des êtres humains
à aimer et d’autres non. Il n’y aurait alors
qu’à trouver la bonne personne. Fromm,
mortels et perdus mais aussi comme des
illustrant le titre de son ouvrage, prend sources jaillissantes et permanentes de
l’exemple d’un peintre qui refuserait de création de soi, d’œuvres, d’idées, de
peindre parce qu’il attendrait pour cela de
voir un beau paysage... Ces trois points,
langues, de situations, d’institutions, de
lorsqu’on se regarde un peu, constituent cultures, de sociétés.
4
Philosophe allemand, auteur notamment de L’Homme unidimensionnel : Essai sur
l’idéologie de la société industrielle avancée, éditions de Minuit, 1968
LA TRAVERSE #2 | page 15
monde qui n’a pas besoin de lui. Cette vie cultures, de sociétés. Il ne s’agit donc pas
précaire, dans tous les cas tragique car de trouver des subterfuges pour entretenir
condamnée à la mort, nous cherchons le fantasme de la toute-puissance, de l’im-
à la fuir dans des dérivatifs. La fête, la mortalité, de la fusion totale, de relations
routine, la drogue, etc. Pour Fromm, éternelles et géniales. L’amour est une
l’amour ne peut exister que sur ce constat solidarité fondamentale entre des êtres
assumé : il n’y a pas de Salut, la mort est mortels et créateurs. Face au tragique, il
un point final, tout ce que nous sommes consisterait à essayer ensemble de faire

Le sens des mots a toujours été un


combat, et aujourd’hui moins que
jamais il ne faut le déserter. Et par quoi
remplacer celui d’amour, qui parle
aussi de lui-même, c’est le moins qu’on
puisse dire, même si, ou parce que, il est
extraordinairement polysémique ?

et aimons est condamné à la disparition, de nous-mêmes des êtres capables de


et même à l’oubli. Dans un univers qui sollicitude, de compréhension, cherchant à
n’a pas de sens donné, pas de Dieu, pas se réaliser en nous donnant à notre tour
d’explication ultime, dans un monde qui à un monde, à une société, à travers un
vient du chaos et qui retourne à l’abîme, héritage historique que nous recevons et
la réponse, l’hypothèse, le pari de Fromm que nous reprenons et transformons à
est qu’on peut créer une vie viable par notre compte.
l’investissement de ce monde-ci, tenter
de rencontrer des personnes dans cette Vaste tâche !
même situation tragique, se reconnaître C’est bien entendu immensément difficile,
mutuellement comme des êtres humains et notre époque rend cette approche
mortels et perdus mais aussi comme presque complètement impossible…
des sources jaillissantes et permanentes Fromm nous invite cependant à essayer
de création de soi, d’œuvres, d’idées, de d’apprendre à aimer chez l’autre pas
langues, de situations, d’institutions, de seulement ses qualités apparentes, qui

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peuvent disparaître comme le souligne pas le premier. D’habitude, par exemple
Descartes, pas seulement le bon coté Compte-Sponville dans Petit traité des
de son caractère, mais surtout sa liberté grandes vertus, on distingue l’Éros, la
fondamentale, le fait qu’il s’est lui-même force érotique qu’on trouve par exemple
inventé comme tel, qu’il est une expres- dans Le Banquet de Platon ; la Philia,
sion de la vie humaine, une réponse l’amitié aristotélicienne qu’on trouve
singulièrement unique à la question de dans Éthique à Nicomaque ; et l’Agapè,
l’existence, une cathédrale gigantesque en l’amour universel christique qu’on peut
surgissement constante, une folie magni- voir dans La pesanteur et la grâce de la
fique. On ne peut pas aimer un autre grande Simone Weil. Mais l’approche de
être humain comme on aime le pastis, la Fromm remonte à la source de l’existence
cigarette, des objets figés. Ou alors on humaine, abolissant donc ce saucisson-
l’aime comme une chose, qu’on peut donc nage : ces distinctions existent mais elles
jeter. Aimer réellement, c’est aimer ce qui viennent après, en aval de ce qui est visé
en l’autre le rend libre, et ce qui nous rend là, et le mot « amour » a cette force mysté-
libre en retour. C’est donc considérer l’être rieuse qui correspond bien. Reprendre ce
humain comme un tout, avec son hubris, vieux terme se justifie aussi parce qu’il ne
ses colères, ses haines, ses violences, ses s’agit pas ici d’une nouvelle théorie mais
malveillances, ses peurs, ses angoisses, et d’un regard radical, qui part de l’expé-
s’y reconnaître, aussi. rience du mystique, du poète, de l’artiste,
de l’amant, de tous les siècles et de toutes
Y-a-t-il eu des réticences au les cultures, et qui veut offrir ce sens-là à
sein de l’atelier à utiliser ce ce qui s’est vécu et se vit comme tel. Donc
terme amour, qui n’a plus parler d’amour, c’est s’inscrire humble-
beaucoup de sens à force d’être ment dans cette continuité, reprendre la
galvaudé ? question nous aussi, en pénétrant dans
Un peu. Mais il me semble que les gens cette agora mondiale et intemporelle, et se
comprenaient vite que cette utilisation battre pour les valeurs et les visées qu’on
avait un sens. Sauf un participant qui a y attache. C’est exactement le même
refusé jusqu’au bout d’accepter le terme cas avec le terme « démocratie » : vieux,
« amour » et voulait qu’on lui substitue usé, galvaudé lui aussi, mais qui semble
au cas-par-cas celui d’« empathie », de étymologiquement le meilleur pour
« communication », de « complicité », etc. désigner une société autogérée et ouverte,
En fait il ne refusait pas le mot, mais la et qui permet d’entrer en confrontation
chose telle qu’on la définissait. Ce n’est assez facilement, sans jargonner, pour

LA TRAVERSE #2 | page 17
montrer que c’est un projet très subversif. son enfant doit le laisser partir, c’est un d’égalité. Il parle aussi de l’amour de
Renoncer à attribuer un nouveau terme à amour qui ne peut pas emprisonner. Par soi, et c’est très intéressant : il retourne
une chose connue mais conflictuelle, c’est nature elle doit aimer son enfant pour le l’impératif chrétien en posant qu’on aime
à la fois dire non à la prétention de tout perdre, pour qu’il devienne autonome, les autres comme soi-même, comme
réinventer pour en fin de compte ne rien donc aimer, dans cet enfant, sa liberté. on s’aime soi, de fait, et qu’à ce titre
dire de neuf, et accepter de se battre sur C’est un bon exemple qui fait entrevoir la un égoïste ne sait pas s’aimer, il se hait
un terrain, celui du langage, tant que c’est
encore possible et que le terme a un sens.
Par exemple, celui de « communisme »
dégouline de sang et n’a plus de sens à
il y a évidemment l’amour chrétien,
défendre, si tant est qu’il en eut un un omniprésent, auquel on opposerait
jour, comme le note Castoriadis. Le sens
l’état amoureux à la Don Juan, libertin,
des mots a toujours été un combat, et
aujourd’hui moins que jamais il ne faut
qui serait libre, athée et non-croyant,
le déserter. Et par quoi remplacer celui bref le « vrai » amour.
d’amour, qui parle aussi de lui-même,
c’est le moins qu’on puisse dire, même si,
ou parce que, il est extraordinairement proximité de la notion d’amour avec celle même. Enfin il évoque également l’amour
polysémique ? d’autonomie. La connotation contem- de dieu dans l’histoire, qui pourrait à mon
poraine du terme amour, le mot couple, sens déboucher sur l’amour de la société,
Est-ce que Fromm présente implique une autre conception, celle de de la collectivité. Je pense qu’il reprendrait
des modèles, des formes l’amour comme un plaisir et comme une volontiers la notion d’amour du monde
exemplaires de l’amour ? finalité qui se suffirait à lui-même et se d’Hannah Arendt. C’est une petite énumé-
Il n’a pas de modèle en ce sens-là. prolongerait indéfiniment... C’est dû au ration ouverte et discutable qui approfon-
Mais c’est intéressant de constater que christianisme centré sur la monogamie, dit et élargit considérablement la notion et
lorsqu’on prononce le mot « amour » et aussi au repli sur soi contemporain. les problématiques de l’amour, je trouve.
aujourd’hui, on pense immédiatement à Fromm évoque ces deux types d’amour Dans l’atelier c’était un facteur important
« couple », « sexualité », « désir ». Dans ou « objets » d’amour parmi cinq. de déblocage et de compréhension. Et ce
l’atelier c’était systématique. Certains insis- n’est pas un nouveau saucissonnage : ce
taient même souvent pour le fusionner Cinq formes d’amour ? sont les différentes branche d’un même
avec un atelier sur « les relations hommes- Il y a donc cet amour maternel et cet arbre dont le tronc constitue cette posture
femmes »… Mais pour les Grecs anciens amour érotique dont nous venons de existentielle dont je parlais, et qui permet
par exemple, le terme évoquait d’abord parler. Mais également l’amour fraternel, de comprendre l’importance de l’amour
l’amour de la mère pour son enfant… Ce dont il parle en premier d’ailleurs. C’est dans nos vies.
n’est pas anecdotique : la mère qui aime l’amitié, qui est multiple et exige la notion

page 18 | LA TRAVERSE #2
Quelle erreur ?
Celle qui consiste à croire que le donjua-
nisme serait une pratique de l’amour vrai,
lucide, adulte. Il faut lire le livre de Denis
de Rougemont, L’amour et l’occident, à
mon sens faramineux. Ce dernier montre
très bien les origines religieuses, pour lui
zoroastristes, manichéennes puis cathares
de la posture passionnelle qu’a repris le
romantisme. Le livre décrit le mythe de
l’amour impossible et éternel à la Tristan
et Iseult, sa mutation dans l’amour cour-
Fromm était-il chrétien ? tiques taoïstes, brahmaniques, islamiques, tois, puis sa dégénérescence aujourd’hui
De ce que je sais de lui, il aurait été chrétiennes... Mais bon il faut faire atten- dans le « coup de foudre », et enfin sa
mystique juif dans sa jeunesse. Puis il est tion à cet endroit-là : il y a évidemment désintégration dans le marché de dupes
devenu psychanalyste très tôt, militant, l’amour chrétien, omniprésent, auquel des corps et du sexe... Pour Denis de Rou-
proche de l’école de Francfort5, avec qui il on opposerait l’état amoureux à la Don gemont, le tiraillement que nous vivons
a relu radicalement le marxisme. Fromm Juan, libertin, qui serait libre, athée et tous intérieurement vient de là : l’occident
se déclare totalement athée. Mais dans non-croyant, bref le « vrai » amour. C’est serait le lieu d’un combat entre ces deux
le domaine de l’amour, les interlocuteurs le sens du livre, très 70’s mais beau au types de relations au divin, l’amour-ma-
sont souvent les religions, qui ont entrevu demeurant, de Alain Finkielkraut et Pascal riage et l’amour-passion, dont le dépas-
énormément de choses - qu’on pense Bruckner, Le nouveau désordre amou- sement n’a rien d’évident aujourd’hui.
au Tantrisme ou au Kama-Sutra. L’art reux. C’est une profonde erreur. L’amour et l’occident nous invite à traquer
d’aimer se nourrit beaucoup des mys- les héritages culturels et religieux dans
nos attitudes quotidiennes, en sachant
que les comportements apparemment les
Ça peut paraître surprenant, plus spontanés ou les plus intimes en sont

mais le pseudo-hédonisme porno- des expressions déformées.

publicitaire actuel n’est qu’une Chercher l’influence de la


posture blasphématoire, profanatrice, religion dans notre manière

transgressive, infantile, donc qui d’envisager l’amour ?


Dès qu’il est question d’amour il est ques-
sous-entend qu’il y aurait du Sacré, tion du sens de la vie et de la mort. C’est
du Divin, de l’Interdit, de la Loi. donc systématiquement religieux, bien

d’intellectuels allemands dont


ées 1960 à un groupe
5
Nom donné dans les ann Marcuse, Jürgen Habermas, etc.
rt | page 19
Theodor Adorno, Herbe LA TRAVERSE #2
entendu à notre insu, comme pour toutes
les questions existentielles ou politiques -
par exemple comme le marxisme, qui est
devenu le quatrième grand monothéisme...
La posture amoureuse est religieuse de
part en part. Ça peut paraître surprenant,
mais le pseudo-hédonisme porno-publici-
taire actuel n’est qu’une posture blas-
phématoire, profanatrice, transgressive,
infantile, donc qui sous-entend qu’il y
aurait du Sacré, du Divin, de l’Interdit, de
la Loi. Il postule implicitement qu’on ne
pourrait fondamentalement rien changer
à un Absolu toujours là, juste vouloir son
exact contraire... C’est la dynamique de la
barbarie dont parle George Steiner dans
Dans le château de Barbe-bleue. Face à
un absolu inaccessible mais reconnu, qu’il
soit religieux (comme le judéo-christia- plusieurs participants l’ont dit, est en religieux qui resurgit : la recherche d’un
nisme) ou politique (comme le marxisme lui-même un don extraordinaire. C’est Saint, d’un Prophète, d’un Messie, d’un
utopique), il y a en réaction déferlement une œuvre d’amour au sens où il est clair, Guide qui incarnerait la Voie Sacrée et
de l’horreur : c’est la guerre, le nazisme, critiquable. Il te laisse libre d’être et de qu’on destituerait dès qu’une défaillance
la haine commune. Bref, une conception faire ce que tu veux, ou plutôt c’est une serait décelée... C’est même le scénario ré-
de l’amour athée est toujours à faire et à invitation à chercher ce que tu souhaites pétitif que vivent tous les chefs, présidents
vivre. C’est la recherche de L’art d’aimer. profondément. Donc son livre me parle, de la république compris... et aussi les
nous parle, nous semble avoir du sens, amoureux ! Fromm est un humain qui est
Comment Fromm mettait-il en et nous en faisons quelque chose de réel passé sur terre, a cherché et a entrevu des
pratique ses idées sur l’amour ? pour nous. Nous ne cherchons pas du choses que nous n’avions, pour certains,
Je ne sais quasiment rien de sa vie prêt-à-penser, de l’idéologie, du “petit livre pas formulé. À nous d’assumer ce qu’on
personnelle, et ça me semble difficile de rouge’’ à apprendre par cœur, mais des en pense, d’en discuter, d’en faire quelque
le savoir, encore moins de juger. En fait regards qui peuvent nous aider à lire le chose si cela nous interpelle, à partir de
cela m’intéresse peu. Après tout Fromm monde de manière différente, l’interpréter notre vie, nos expériences, nos désirs, nos
était peut-être un usurpateur, un tyran et le changer en fonction de ce que nous envies. Pour certains il est devenu un ami,
domestique ou un mari monstrueux. Je sommes et de ce que nous voulons être. comme ceux que l’on écoute et que l’on
ne le pense pas, et d’ailleurs son livre, La recherche du prêt-à-penser, c’est du peut contredire, mais qui accompagnent.

page 20 | LA TRAVERSE #2
Face à toutes ces thèses sur c’était le seul espace sauvage de liberté, de et mystérieuses qui seraient bonnes en
l’amour, quelles ont été les spontanéité, de mystère qu’il nous restait soi, tant qu’on n’en parle pas. C’est du
réactions des participants à dans ce monde mécanisé et qu’on allait primitivisme le plus pur. Mais ces objec-
l’atelier ? par le débat le rationaliser, l’intellectua- tions ne tiennent pas longtemps dans les
L’esquisse de ces idées a beaucoup liser, le normer. Ça, c’est évidemment le discussions. Ensuite, justement, on a vu
stimulé durant les premières séances. Les discours ambiant, l’idéologie dominante une expression pratique de cette posture :
participants étaient interpellés par ces qui fait comme si l’amour n’était pas le le papillonnage, la présence clignotante de
idées iconoclastes et tranchantes. Mais thème balisé par excellence des chansons, beaucoup, la difficulté à s’impliquer dura-
très vite beaucoup de résistances sont des romans, des films fabriqués industriel- blement dans la tâche d’élucidation, dans
la recherche des idées reçues, dans l’éla-
boration collective d’une pensée, même

Nous ne cherchons pas du prêt-à-penser, contradictoire, et d’une pratique groupale.

de l’idéologie, du “petit livre rouge’’ C’est déjà moins surprenant puisque c’est
un phénomène général, y compris dans le
à apprendre par cœur, mais des regards cadre politique et particulièrement dans

qui peuvent nous aider à lire le monde tous les ateliers de l’UFR-Zéro. Mais là
c’était frappant de voir que ce papillon-
de manière différente, l’interpréter et nage recoupait pleinement les thèmes
le changer en fonction de ce que nous traités : le désir et la peur de l’engage-

sommes et de ce que nous voulons être. ment, de la fidélité, de la continuité pour


une transformation de soi et de la société.
D’une certaine manière, c’était une réfu-
apparues, et certaines demeurent. Bizar- lement. Sans parler des attitudes héritées tation en acte des thèses de Fromm, mais
rement, alors que je pensais que le sexe des siècles passés, on vit quand même non assumée. Cette situation a compromis
allait être au centre de tous les intérêts, ça un matraquage sans précédent qui nous l’existence même de l’atelier, d’ailleurs. Et
n’a pas été le cas. Peut-être qu’il est vite impose une certaine vision de l’amour. ça continue, d’une certaine manière.
apparu que l’obsession sexuelle est aussi
un produit de l’angoisse, de la difficulté Refuser de parler d’amour, Justement, comment l’atelier
à vivre dans ce monde, à sortir de son c’était comme vouloir mettre fin a-t-il évolué au fil du temps ?
isolement en cherchant à se fondre dans à l’atelier... Lors des premières séances je m’étais
une totalité. En fait les réticences étaient C’est effectivement une objection qui m’a aperçu que les discussions sans cadre
globalement de deux ordres. D’abord dans beaucoup surpris. C’est quand même tournaient vite aux bavardage inconsé-
le discours, on a entendu qu’il ne fallait inquiétant de voir que la réflexion, la quents, alors que dès que nous discutions
pas, ou qu’il ne servait à rien, ou qu’il était discussion, le langage sont tenus pour des thèses du livres, pour les confirmer
dangereux de parler d’amour parce que asservissants face à des choses sauvages ou les infirmer, les débats gagnaient en

LA TRAVERSE #2 | page 21
précision et en amplitude, voire en écoute comble dans une démarche alternative... projeté... Une trentaine de participants
et en humanité. Assez vite j’ai proposé de Et parallèlement, comme la participation revenait fréquemment, mais de manière
commencer par des petits exposés, afin était aléatoire, les gens se montraient tou- irrégulière. Du tourisme, quoi. Moi ce
de cadrer les débats qui partaient vite jours très intéressés et parlaient souvent, n’était pas ça qui m’intéressait. Je savais
dans tous les sens pour n’aboutir à rien. mais ils refusaient de s’engager. Au final qu’avec ou sans atelier je continuerais à
Comme personne ne se proposait, je com- l’écart s’est peu à peu creusé entre ma travailler, sans rancune ni regret. Alors à
mençais donc par un petit laïus de 15-20 démarche de recherche et l’ensemble des la rentrée suivante, j’ai fait un petit bilan
minutes sur une idée particulière du livre. participants. en posant le problème en ces termes. Et
Puis on discutait en essayant de maintenir là, une douzaine de personnes se sont
un climat serein, parce que c’était toujours Comment as-tu réagi à ce mises à lire L’art d’aimer. Il s’est alors créé
un sujet intime, avec des témoignages dilettantisme de la part des un petit groupe de travail qui s’est senti lié
parfois douloureux ou enthousiasmants, participants ? par une lecture, et on a inauguré de vraies
mais toujours personnels. On échangeait J’ai formulé le phénomène en disant que séances de travail. C’est là, je crois, qu’on
sur nos relations familiales, nos relations ce comportement était très lié à l’idée a commencé à échanger sérieusement.
amoureuses, les échecs, les rebondis- de relation superficielle, découlant d’une Ça a été un second départ, un second
sements. J’essayais de faire des allers- idéologie amoureuse consumériste. La moment fondateur, preuve, contrairement
à ce que dit Stendhal, qu’on peut rallumer
des cendres. Ça n’empêche pas les gens
on a entendu qu’il ne fallait pas, ou de continuer à passer, comme avant, mais
qu’il ne servait à rien, ou qu’il était ils ont conscience d’intervenir dans un

dangereux de parler d’amour parce que processus, une démarche à respecter. Ça


n’avait rien d’évident, visiblement...
c’était le seul espace sauvage de liberté,
de spontanéité, de mystère qu’il nous Revenons au contenu de

restait dans ce monde mécanisé et l’atelier. Le fait d’affirmer que


l’état amoureux passionnel et
qu’on allait par le débat le rationaliser, fusionnel n’est pas de l’amour,
l’intellectualiser, le normer. cela n’a-t-il pas choqué ?
Bien sûr ! C’est même la thèse principale
retours permanents entre les réflexions centaine de personnes passées en tout qui a été discutée lors de la première
théoriques de Fromm et le vécu qui était dans l’atelier consommait les débats de année, l’axe autour duquel s’accrochait
rapporté. Mais quasiment personne n’était séminaires en ateliers selon les rumeurs tout le reste. Cette thèse choquait surtout,
prêt à lire le bouquin qui pourtant est et le bon plaisir, sans engagement, sans je crois, les plus jeunes. Ils se rendaient
court, facile à lire - c’est un comble dans approfondissement, prenant ici et là un brutalement compte de l’impasse du
une université - ce qui me mettait un peu bon moment immédiat sans suite ni discours pseudo-subversif ambiant qui
dans une position de prof - ce qui est un responsabilité de ce qui avait été dit, vécu, met uniquement l’accent sur la « pas-

page 22 | LA TRAVERSE #2
sion ». Les gens avec plus d’expérience la sur une relation d’ennui, soit, justement, une démocratie mais dans une oligarchie
discutaient avec plus de profondeur, de sur une réinvention de la relation qui peut où ce sont des clans d’une caste privilégiée
recul. Ce qui a marqué quand même, c’est alors se poursuivre, mais sur un autre qui ont les commandes face à des popula-
que les témoignages rapportés encoura- mode. Qu’on soit d’accord ou non, le tions divisées et obsédées par l’ascension
geaient beaucoup un regard critique sur phénomène oblige à la réflexion. Je crois sociale. Les repères hérités s’écroulent, on
le phénomène amoureux. On retrouvait que pour l’approfondir il faut quand même a vite l’impression que la vie est horrible,
presque systématiquement le même cycle : en incorporer la critique, s’abîmer à ses et qu’il n’y a rien derrière ce désespoir.
un jaillissement de sentiments extraordi- limites, comprendre la dimension illusoire Alors que, comme dirait Sartre, de l’autre
naires entre deux personnes, une aventure que le « coup de foudre » comporte. Et ça, coté c’est la vie humaine... Pourtant, à
bouleversante mais qui s’essouffle au bout cela dépend du degré de maturité de la partir de ce constat sur le caractère oligar-
de quelques temps, puis une désillusion personne. C’est un peu comme lorsqu’on chique du régime actuel, on peut nuancer
qui débouche soit sur une séparation, soit démontre à quelqu’un qu’il ne vit pas dans et reconnaître les traits profondément
démocratiques des sociétés occidentales,
hérités de plusieurs siècles de luttes intel-
lectuelles, sociales, politiques, artistiques,
conjugales... De la même manière, tenir
l’état amoureux comme le summum voire
l’unique expression de l’amour est d’une
très grande et très cruelle naïveté. Comme
dit Simone Weil : « L’amour a besoin de
réalité. Aimer à travers une apparence
corporelle un être imaginaire, quoi de
plus atroce, le jour où on s’en aperçoit ?
Bien plus atroce que la mort, car la mort
n’empêche pas l’aimé d’avoir été. »...

D’où viendrait ce désir, ce


besoin de « tomber amoureux »
passionnément ?
Francesco Alberoni dit dans Le choc
amoureux que l’état amoureux est
toujours précédé d’une période de
« surcharge dépressive », d’une insatis-
faction profonde de la vie vécue et d’une
incapacité à la changer. La fixation sur
quelqu’un ou quelque chose : un auteur,

LA TRAVERSE #2 | page 23
une œuvre, un schéma de pensée, une Et la réalité finit par nous L’amour érotique débouche
période historique... apparaît alors comme rattraper... forcément sur une séparation
le passage vers une vie intense, une L’état amoureux est un extraordinaire ou une relation d’ennui ?
sortie définitive de la solitude, un monde quiproquo aux effets extrêmement contra- La seule sortie possible, je crois, c’est
ré-enchanté où enfin tout fait sens. Donc dictoires. Investir quelqu’un de la sorte, ou un passage étroit qui ramène sur terre
c’est une création de merveilleux, par être investi ainsi, c’est enfin pouvoir être tout en laissant ouvert l’infini des pos-
l’intermédiaire d’un autre qu’on érige en autre chose qu’un individu banal parmi sibles. C’est être fidèle à ce que l’extase
Dieu, en absolu, pour qu’il nous fasse d’autres. C’est avoir la possibilité magique relationnelle nous a fait entrevoir et qui
accéder à cette autre réalité par l’union d’être autre, différent de ce qu’on a tou- est rigoureusement vrai. C’est-à-dire
que l’autre et moi-même, nous sommes
autre chose que ce que nous avons été

L’état amoureux est un extraordinaire et croyons être, mais tout en diversifiant


nos fantasmes personnels pour que
quiproquo aux effets extrêmement les personnalités de chacun puissent
contradictoires. Investir quelqu’un de se construire, et la relation aussi, et les

la sorte, ou être investi ainsi, c’est enfin enfants éventuellement... C’est ce qu’on
retrouve dans les relations thérapeutiques
pouvoir être autre chose qu’un individu ou éducatives, ou politiques, lorsqu’elles
banal parmi d’autres. se donnent les moyens de l’autonomie. À
partir du moment où l’enchantement se
rompt, soit on ne supporte pas et on se
totale. C’est donc une mise en tension jours été, de sortir de ses déterminations sépare, soit il va falloir faire connaissance,
extraordinaire, portée à son paroxysme infernales, de son identité figée. Mais cela encore plus, ou vraiment avec l’autre, sur
par l’amour impossible. De Rougemont ne peut se faire qu’en se conformant au les ruines de cette déception muette. Il
en parle très bien, et Benjamin Péret, un modèle flatteur qui est tendrement imposé va falloir apprendre à aimer non pas un
surréaliste et ce n’est pas un hasard, a par l’autre, et que si réciproquement il être divin mais un être humain, avec ce
fait une très belle Anthologie de l’amour correspond à mon idéal, en bonne partie qu’il a de monstrueux et d’extraordinaire.
sublime... Mais en même temps on prend inconscient. C’est donc une liberté très Aimer c’est partir à la découverte de
l’autre pour ce qu’il n’est pas. On lui fait conditionnelle qui ne peut durer qu’un quelqu’un, réellement, donc de soi aussi.
porter notre peur de ce monde fini, on temps, soit qu’on prenne cette liberté Faute de pouvoir articuler ce passage, qui
projette sur lui un idéal très précis qui quitte à décevoir l’autre, soit qu’on joue le est finalement toujours à faire, soit on vit
nous est propre, souvent parental. Mais on rôle assigné sans s’en apercevoir, situation répétitivement des petites passions systé-
le rate, lui, tel qu’il existe, comme un être qui ne peut perdurer... « Tu me manques », matiquement déçues malgré la jouissance
indéterminé et en devenir. disent les amoureux : mais on ne peut pas de la profanation répétée, soit on s’engage
se rater longtemps... dans une relation conjugale morne qui

page 24 | LA TRAVERSE #2
Pourquoi l’état amoureux
ne pourrait-il pas durer toute
la vie ?
Ce n’est pas une question de durée, je
crois. Qu’est-ce qu’on veut maintenir dans
l’état amoureux ? Si c’est la force de l’illu-
sion, l’ivresse vertigineuse, l’oubli de soi,
c’est une fuite de la réalité qui ramène à la
toxicomanie. Ça se rencontre beaucoup en
politique, des individus qui s’oublient dans
des dogmes successifs depuis 50 ans. Si
c’est la joie puissante d’avoir prise sur le
monde, d’être en relations sincères, donc
conflictuelles, avec d’autres humains, ça
peut se vivre sur un mode réel, mais c’est
éminemment subversif. Cela demande
une porosité à nos désirs, à nos folies
et à ceux des autres, une interrogation
Il va falloir apprendre à aimer régulière sur nos vies, nos valeurs, une

non pas un être divin mais un être humain, capacité à vivre pleinement les crises
et les conflits comme des moments de
avec ce qu’il a de monstrueux ré-institution, où on repose les bases de
et d’extraordinaire. nos existences. On peut faire un parallèle
politique. Qu’est-ce qu’on veut vivre ? Des
se satisfait de ce qui est déjà-là. C’est la dans ce qui est. L’être humain, ou ses insurrections dans un monde que l’on ne
même chose concernant des idées, des créations, ce n’est pas un objet fini. Il est peut finalement pas changer – un absolu,
lieux, des façons d’être dont on s’éprend essentiellement à-être, comme disent les encore ? Ou instaurer une véritable démo-
à une époque de notre vie. À un moment philosophes, un être en devenir, inachevé, cratie où seraient possibles les remises en
il faut regarder la vérité des choses, qui en invention, un être imaginaire capable questions par le peuple, et les expérimen-
est certes décevante face à un désir de de commencements. Cette conscience de tations dans tous les aspects de la vie : la
Solution ultime et absolue aux problèmes soi serait la maturité. justice, l’égalité, le vrai, le passé, le sens de
de l’existence, mais qui est aussi d’une joie
infinie si l’on arrive à en voir toute la com-
plexité, la richesse, les potentialités, bref
à voir ce qui est toujours en puissance On peut faire un parallèle politique.

LA TRAVERSE #2 | page 25
la vie collective, donc une société poreuse Vouloir aimer, c’est prendre ce risque
à son imaginaire, capable d’auto-transfor-
mation, où ces questions sont ouvertes ?
là, ce risque de la solitude... et essayer
Le succès pratique de la première thèse, de le vivre à plusieurs. C’est parier
adolescente et assez triste, est symétrique
qu’on préfère une vraie camaraderie, des
à la mise en exergue de l’état amoureux...
Mais pour revenir à ta question, de
relations tumultueuses mais vivantes
manière générale l’état amoureux dure à l’entretien nostalgique d’un « âge
rarement plus de quelques années. Quelle
d’or » passé ou présent, et qu’il faudrait
que soit la force de la passion qui nous
étreint dans les débuts d’une relation, on
préserver ou préparer...
a beau combler les brèches qui s’ouvrent
en renforçant nos illusions, on s’aperçoit liberté ». C’est précisément cela. Atten- le contraire. Vivre pleinement, avec cette
plus ou moins consciemment que l’autre tion, sur ce point les choses ont changé mort qu’on ne choisit pas, qui représente
ne correspond pas à notre idéal, qu’il est depuis Fromm. Il ne s’agit nullement tout ce qu’on ne maîtrise pas et qu’on ne
autre, étranger, à la fois pas pareil que d’un éloge de la précarité de la sphère contrôlera jamais. Vivre avec ce temps
nous et très semblable, mais hors schéma, relationnelle telle que nous la vivons, qui passe, qui revient toujours lorsqu’on
et réciproquement. cette extension du domaine de la lutte parle d’amour. C’est cela le risque d’aimer.
comme dit Houellebecq. Il y a cette phrase C’est renoncer à ce fantasme de contrôle,
La recherche de lucidité terriblement totalitaire du patronat qui y compris, surtout et d’abord le contrôle
peut être très douloureuse. alimente cette confusion : « La vie, la total de soi. C’est s’aventurer en soi. C’est
C’est prendre le risque de santé, l’amour sont précaires. Pourquoi le se réapproprier son passé, son enfance,
s’apercevoir qu’on n’aime pas travail échapperait-il à cette loi ? » . Cette
6
comprendre ses enracinements, se décou-
réellement la personne avec conception est exactement au cœur de vrir au fur et à mesure que l’on s’invente.
qui l’on vit. Ou que l’on a une notre problème. Que nous dit-on ? Qu’au C’est reconnaître cette part obscure de
capacité d’aimer très faible... fond, comme tout doit avoir une fin, il soi et poser des relations nouvelles avec
Oui, c’est exactement ça. Vouloir aimer, n’y a pas à s’attacher à la vie, à la santé, elle. Simone Weil a cette phrase extra-
ce serait effectivement prendre un risque, à ceux qu’on aime, à un savoir-faire ; à ordinaire : « Aimer un étranger comme
prendre ce risque, se risquer soi, avec les quoi bon, finalement ? La conséquence soi-même implique une contrepartie :
autres, dans ce monde. Ce n’est pas et courageuse, c’est le suicide pour échapper s’aimer soi-même comme un étranger »...
ce ne sera jamais la sécurité, le confort, à la mort. La plus lâche, c’est de ne pas Soit reconnaître cet étranger en soi, cette
la tranquillité. « Être libre ou se reposer, vivre pour ne pas mourir. Cette position étrangeté, cet enfant, ces lieux du rêve et
il faut choisir », disait Thucydide. Les revient en fait à se désengager de tout du fantasme, du désir aussi, cette source
mineurs anglais en lutte disaient que pour ne pas en être séparé trop doulou- de création, fascinante et terrifiante,
« la vigilance éternelle est le prix de la reusement. Aimer ce serait exactement que certains nomment inconscient ou

cipal syndicat patronal.


ente du ME DE F, prin
6
Laurence Parisot, présid , 30 août 2005.
Le Fig aro
page 26 | LA TRAVERSE #2 Propos cités par
e r sa cré
i pa r t r ouv s p r it »
« J’ai fin d e mon e
o r d r e Rimbaud

le dé s

imaginaire radical. On cite facilement interroger tout ce qui entoure, y compris


Rimbaud : « Je est un autre ». Il dit aussi les idéologies dominantes. Vouloir aimer,
« J’ai fini par trouver sacré le désordre de c’est prendre ce risque là, ce risque de la
mon esprit »... Ce serait ça l’amour. Non solitude... et essayer de le vivre à plusieurs.
pas une sacralisation mais une ouverture C’est parier qu’on préfère une vraie
à ce mystère fondamental : il ne s’agit pas camaraderie, des relations tumultueuses
de chercher à le maîtriser et pas plus à y mais vivantes à l’entretien nostalgique
céder, mais à établir un autre rapport avec d’un « âge d’or » passé ou présent, et qu’il
ça. Élargir ce qu’on conçoit par « Je » ou faudrait préserver ou préparer... C’est
« Nous », y impliquer l’ombre et l’inconnu un peu ça, l’état amoureux et sa suite,
comme le surgissement du monstrueux, souvent. Dans l’atelier, certains avançaient
comme celui du sublime. C’est ce qu’on cependant d’autres explications à cette
retrouve dans l’art ou la politique, ou limitation de la durée de l’état amoureux :
n’importe quelle activité à laquelle tu trois années représenteraient le temps
te consacres pleinement. Le sérieux de minimum qu’il faut à un couple pour faire
l’affaire se mesure à ta volonté de te un enfant et le rendre autonome...
mesurer à la tâche (l’expression est belle),
de partir de ton ignorance, de ta bêtise, Cette thèse rapporte l’état
de ta faiblesse pour exercer ton pouvoir amoureux à un fait biologique
véritable, ta capacité de création. C’est qui existe depuis les débuts de
le contraire du semblant, de l’apparence, l’humanité... Tu y crois ?
du rôle, du conformisme, de la séduction. Pas du tout. Je pense que c’est une petite
Et par effet quasi-mécanique, c’est aussi rationalisation scientiste de la décomposi-

LA TRAVERSE #2 | page 27
liaux ou des relations avec les divinités...
ou les rapports amoureux. Mais il y a une
histoire. Par exemple la première trace
écrite d’amour passionnel fondateur,
c’est Majnoun Layla, le fou de Layla, un
très long et magnifique poème arabe.
Ce poème décrit un homme qui devient
tion des rapports humains et de l’épuise- Polyandrie, polygynie, homosexualité littéralement fou d’amour pour une belle...
ment de la volonté d’en créer d’autres. On masculine ou féminine, inceste, pédophilie, Pour De Rougemont, cette conception est
se sert de la « Nature » pour se défausser zoophilie... entrée en occident par les troubadours et
de nos responsabilités d’animaux inache- les hérétiques cathares, au XI - XIIe siècle :
vés, créateurs de leurs propres cultures, on ...Consanguinité, célibat, c’est le début de l’amour courtois.
se rabat sur elle. La biologie est très idéo- mariages forcés...
logique, surtout aujourd’hui par l’entrée L’amour est avant tout une construction L’amour passionnel n’existait
en force des catégories écologiques dans sociale, un imaginaire collectif. Les façons pas avant la fin du moyen-âge ?
le discours politique ou personnel. Bien d’aimer sont aussi variées que le sont les Selon De Rougemont, non. D’ailleurs
entendu les déterminations biologiques cultures humaines. Je ne suis aucune- le terme français « amour » vient de
sont réelles, de l’Espèce de Schopenhauer ment spécialiste, c’est une question qu’il cette période, témoin d’un courant qui a
aux Gènes de Dawkins, il est impossible
de les ignorer. Mais elles entrent en
contradiction avec bien d’autres, cultu-
Ce recul historique est important, parce
relles ou psychologiques par exemple, sur qu’il permet de comprendre que ce que
lesquelles on ne peut pas plus s’aveugler.
nous visons, cette conception singulière
Et elles ne permettent pas de comprendre
le phénomène véritable de la Passion par
de l’amour, ne relève ni de la Nature ni
exemple. Dans tous les cas, celles dont on de l’essence même de l’homme. C’est un
ne peut s’échapper sont triviales. Comme
dit Castoriadis, il faut un minimum d’atti-
choix, existentiel, historique, et il y en a
rance hétérosexuelle dans une société, d’autres possibles.
sans quoi celle-ci s’éteint au bout d’une
génération… Bref, sous cette bannière, faudrait approfondir. Mais ça se rapporte survalorisée la femme – au jeu d’échec,
la biologie ne mène pas très loin. Il au fait qu’une société forme un type d’être d’origine perse, la Dame devient la pièce
suffit d’ouvrir un livre d’anthropologie ou humain particulier qui trouve « normal » la plus puissante... L’attirance forte entre
d’histoire pour voir la diversité incroyable un certain type de règles de vie régissant deux êtres a bien sûr toujours existé.
des modes de relations amoureuses… la formation des couples, les liens fami- Mais sans cette dimension essentielle de

page 28 | LA TRAVERSE #2
souffrance sacrée qu’elle a revêtue par Chaque culture construit sa cosmogonie, d’un Dieu, d’un Roi ou des Écritures. C’est
la suite et qu’on oublie souvent dans le sa conception du monde, sa personnalité très occidental... Il n’y avait justement
terme de Passion, chantée, reconnue de base. Fromm serait cependant en que des mystiques marginaux, éven-
socialement, valorisée, etc. Chez les chré- désaccord avec ces idées. tuellement fondateurs de sectes plus ou
tiens justement, on n’adore que Dieu : moins influentes, pour vivre cela, dans des
pas question de mourir d’amour pour Pourquoi ? Il ne s’intéresse pas sociétés très closes, hébraïques, musul-
un individu ! Chez les Grecs antiques, à l’histoire de l’amour ? manes, confucianistes, brahmaniques
pour qui Éros a pourtant une importance Si, au contraire, son livre en est une ou chrétiennes. Je crois que l’occident,
fondamentale même chez Platon, l’amou- fresque impressionnante. Mais il y voit une traversé autant par l’amour-passion que
reux transi est vu comme un malade, sorte d’amour intemporel, chanté par les par l’amour-mariage, est le lieu d’une
puisque même le plaisir n’éteint pas le poètes et les mystiques depuis la nuit des tension très grande, facteur d’une grande
tourment, dans Le Banquet par exemple. temps, et que la modernité détruirait. Il a liberté, un jeu permettant l’invention d’une
Au contraire de la fraternité, aujourd’hui entièrement raison sur l’évolution. Mais multitude de voies différentes qui ont été
désuète, la Philia, qu’Aristote juge être je pense que la conception de Fromm est explorées depuis deux ou trois siècles.
au fondement de la cité, de la justice, très occidentale. Il conçoit l’être humain, Ce recul historique est important, parce
et de la démocratie, même - le chapitre hommes et femmes, comme un sujet en qu’il permet de comprendre que ce que
consacré dans L’Éthique à Nicomaque devenir, qui possède en lui-même les nous visons, cette conception singulière
est magnifique. Il faudrait voir également ressources de sa propre transformation, de l’amour, ne relève ni de la Nature ni
pour l’Orient, la Chine ou l’Inde la manière capable d’établir des relations de justice et de l’essence même de l’homme. C’est un
dont l’amour ou les amours sont conçus. d’égalité sans qu’il y ait pour cela besoin choix, existentiel, historique, et il y en a
d’autres possibles. « Tout ce qui existe a
d’abord été imaginé » comme dit William
Blake. Aujourd’hui que le projet d’autono-
mie en occident se perd, que l’imaginaire
semble se tarir, que nos sociétés se refer-
ment à grande vitesse, il semble se former
une idéologie très construite de laquelle il
n’est pas évident de s’extirper. Et refuser
d’y voir clair, d’en discuter, c’est y être
livré pieds et poings liés.

Quelle est selon toi l’idéologie


dominante concernant
l’amour ?
C’est un thème de l’atelier que nous

LA TRAVERSE #2 | page 29
avons trop peu abordé, par manque de sés qui forment une posture existentielle, amoureux, c’est une « foule à deux ». C’est
recul je crois. Mais aussi parce que c’est et transposons-les sur le champ de la la principale tendance de notre société
une question très difficile. En tous cas ce consommation. Commençons par le actuelle et son pseudo-marché de mar-
que j’ai lu sur le sujet ne m’a pas paru discours publicitaire : vous aurez le coup chandises, de relations et de corps, que
aller au fond des choses, d’autant plus de foudre pour un produit, unique et ori- Fromm dénonçait déjà en 1956...
que les mœurs ont beaucoup évoluées ginal, qui vous comblera... Transposons-le
depuis un siècle, ici... Pour commencer, maintenant sur le terrain politique : un Et pourtant, la valorisation
on en a déjà parlé avec les trois «erreurs» jour quelqu’un d’extraordinaire viendra, du mariage est encore bien
courantes que pointait Fromm : l’amour nous aimera et avec lequel nous ne serons présente, non ?
c’est tomber amoureux ; l’amour c’est plus qu’un... C’est le chef providentiel, qui La posture consumériste, cette énième
être aimé ; l’amour c’est trouver la bonne doit entretenir la fascination et briser les dégradation de l’amour fou originel, ne
personne. Reprenons ces trois présuppo- relations égalitaires... Pour Freud l’état pourrait pas exister si elle n’avait pas son

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symétrique, mais moins valorisé : l’amour- en avant d’un état amoureux approxi- Alors qu’ils pourraient être redécouverts,
mariage. Ça, c’est le culte de la réalité, de matif et fade. Quant à l’amour-mariage, peut-être se nourrir mutuellement, l’un
la raison, de la quotidienneté, un culte qui si réellement il était choisi, on aurait des ouvrant sur un possible qui n’existe
a été ébranlé la dernière fois dans les an- gens d’une grande maturité affective, pas encore, l’autre s’enracinant dans la
nées 60. Mais ce qui constitue l’idéologie c’est-à-dire capable d’assumer leur folie réalité terrestre... Il ne faut pas s’étonner
dominante n’est pas cette tension entre et de vivre pleinement les crises qui les de l’aspect contradictoire de la chose.
l’amour-passion et l’amour-mariage, qui traversent, comme celles qui parcourent La situation est similaire dans nos vies
serait un facteur d’expérimentations libres, la collectivité, conscients des ressources politiques : un jour par an, le peuple est
sommé de participer à la vie publique en
votant, mais s’il s’intéresse vraiment à la
Car ces deux grands courants, marche de la société, on a la contestation,

l’amour-passion ou l’amour-mariage, les mouvements sociaux, les révolutions,


bref tout ce que le pouvoir exècre... On
sont très subversifs l’un comme l’autre, voit ça aussi très bien au travail : si tu
s’ils étaient vécus pleinement... prends ton travail au sérieux, tu vas
emmerder tout le monde...

c’est plutôt la dégradation de leurs formes extraordinaires de chacun, affrontant Pourquoi prendre au sérieux
respectives – ce qu’on appelle en politique les défis extraordinaires que représente ce qu’on vit serait-il forcément
la «récupération». Car ces deux grands l’éducation d’un enfant... Autant dire que dérangeant ?
courants, l’amour-passion ou l’amour- les structures actuelles ne tiendraient pas Si tu aimes ton travail, que tu prends ta
mariage, sont très subversifs l’un comme longtemps... À la place on a un appel à tâche telle qu’elle est, tu en fais un enjeu
l’autre, s’ils étaient vécus pleinement... se ranger après les folies de jeunesse, et personnel et tu vas emmerder toute ta
à s’investir dans le quotidien, sans faire hiérarchie qui est justement là pour te
En quoi ces deux formes de vague. Bref l’amour-passion, d’ori- dire ce qu’il faut faire et comment le faire,
d’amour seraient-elles gine orientale, comme l’amour-mariage, indépendamment des réalités de terrain
subversives ? occidentale, sont très dégradés et valorisés que tu vis toi. La preuve, c’est que les
Prenons le cas de l’amour-passion. en tant que tels, donc sans le substrat règlements sont inapplicables pris à la
Imagine-t-on un peuple d’amoureux en qui pourrait leur donner sens. Nos vies lettre. C’est même le principe de la grève
transe, n’ayant en tête que leur amour sont en conséquences ballottées de l’un du zèle : appliquer littéralement toutes
impossible, n’écoutant rien, n’admettant à l’autre, éternellement insatisfaites. Et les consignes de la direction. Tout s’arrête
aucune contrainte, ne faisant rien d’autres soumises au cycle compulsif déception / très vite ! Le délire de contrôle et d’orga-
que d’aimer, jusqu’à en mourir ? Car c’est répétition, manie / dépression / angoisse nisation des centres de commandements
cela, la véritable Passion : un défi lancé à / jouissance – et c’est là qu’on appelle la oblige chacun à se débrouiller comme il
la mort ! À la place on ne voit qu’une mise « Nature » pour s’expliquer notre malheur. peut : ça devient subversif lorsque cette

LA TRAVERSE #2 | page 31
contradiction éclate au grand jour. C’est duit à des techniques comportementales... sensibles à eux-mêmes, aux autres ou aux
la même chose sur le terrain politique, Que serait le monde si on suivait cette réalités. Bref, l’idéologie dominante ne fait
on vient de le voir, et aussi sur le terrain voie omniprésente sans la contrebalancer, que décourager de l’aventure amoureuse,
amoureux : tu ne peux pas faire ce qu’on même instinctivement, par la tendresse, la et nourrit, en retour, le ressentiment,
te pousse à faire. Notre société fonctionne fraternité, la patience, le courage, l’estime les regrets, les rancœurs... C’est alors la
comme un double-bind, un double-dis- de soi, etc. ? Le problème, c’est que les domination de la haine, haine de soi, des
cours perpétuel. C’est sa force, et ça peut structures anthropologiques semblent en autres, de la nature, de la société même.
être sa faiblesse. Un dernier point sur la train de changer, génération après généra-
question de l’idéologie actuelle de l’amour tion. Nous vivons un véritable épuisement Et la haine justement ? En
pour illustrer ce trait : l’amour dans sa de la volonté de vivre des relations qui ont avez-vous parlé dans l’atelier ?
vision dominante tourne presque unique- un sens. Et c’est ce qu’on retrouve dans Pas suffisamment je trouve. C’est pourtant
ment autour de la question du couple, du le militantisme : des implications sans l’autre versant de l’amour... Étrangement,
plaisir, et finalement du sexe, tout ça ré- lendemain, ou alors des moines-soldats in- c’est un thème que Fromm aborde peu

page 32 | LA TRAVERSE #2
dans L’art d’aimer. Il en parle dans La justification rationnelle, que les choix de Est-ce qu’on peut aimer
passion de détruire, livre ultérieur et vie qui sont les tiens ne valent, non pas quelqu’un qui ne t’aime pas ?
plus pessimiste, mais dans un style plus parce qu’ils sont opposés à d’autres, mais C’est déjà assez difficile d’aimer quelqu’un
intellectuel. Sur la haine, je trouve que parce que tu les veux, tu les désires tels. qui t’aime ! Je ne sais pas... Oui et non,
les formulations de Castoriadis sont plus Ce n’est possible d’aimer qu’à la condition peut-être. Oui parce que l’amour c’est
percutantes. Pour ce dernier, la haine c’est d’admettre que le sens de ton existence toujours un pari sur la capacité humaine à
lorsque l’existence de l’autre et de ses n’est pas universel – mais la question, en communiquer sa condition. Par exemple,
différences te remet trop radicalement en un certain sens, si. Ce n’est que là que tu un proche est en colère et t’engueule, ce
cause, lorsqu’elle te force, de par sa pré- peux considérer l’autre comme ton égal, n’est pas agréable, bon : tu peux rentrer
sence, à remettre en question ce en quoi et sa volonté comme ses choix strictement dans son jeu, te défendre, contre-attaquer,
tu crois, ce que tu penses être toi, ce qui équivalents aux tiens. Il y a cette belle faire la guerre, quitte à se réconcilier après
te semble naturellement beau, vrai, bien, citation de Hegel à propos des grands – ou pas. Tu peux aussi être dans une
ou laid, faux, mal, etc. C’est ce qui régule hommes : « L’homme libre n’est point posture de recul vis-à-vis de la situation,
habituellement les rapports entre peuples jaloux : il reconnaît volontiers ce qui est et surtout de toi-même, reconnaître tes
ou clans. C’est le racisme banal dans l’his- grand et se réjouit que cela puisse exis- torts, faire le tri dans ce qui est dit, entre
toire de l’humanité et sur la planète, on ter ». La haine, ce serait refuser ce qu’on ce qui est du ressentiment qui appartient
à l’autre et ce qui est vrai, ce qui te parle
d’aspects de toi-même qu’il te faudrait
affronter, et faire part à l’autre de cet

La haine, ce serait refuser ce qu’on état-là. Ça, c’est un pari sur la lucidité de
l’autre, alors même qu’il est transporté
pourrait être, et que l’autre représente. par ses émotions, la haine, et c’est très
beau à vivre. C’est de l’amour, non ? En
tous cas, c’est une démarche autonome.
l’oublie trop souvent. C’est aussi le natio- pourrait être, et que l’autre représente. Ça peut être généralisé, je crois, cette
nalisme, le machisme et toutes ces haines L’acceptation de l’altérité radicale et la ca- distance, dans toutes les relations, les
systématisées en modes de pensée, qui pacité à délibérer lucidement de ses choix discussions, les groupes, les assemblées
ont pour fonction de protéger contre la sont immanquablement liés. Ils exigent le générales, cette capacité à ne pas coller
peur que rien ne vaut, que tout soit relatif, courage impossible de regarder en face aux apparences et à s’adresser à cette
que rien ne s’impose d’emblée, la peur de le non-sens fondamental du monde, le région de l’être humain qui cherche le réel,
l’effondrement d’un sens transcendant, chaos qui te constitue, le sans-fond de le courage, le vrai. Bon. Maintenant, je te
absolu, préexistant où, parallèlement, tout tout ce qui existe, la disparition et la mort, répondrais non aussi, et après quelques
serait possible. L’amour part justement finalement l’immaîtrisable. L’amour aurait expériences personnelles. Je crois que ce
de cette position : la conscience profonde donc partie liée avec l’autonomie, et la terrain est très glissant et qu’on tombe
que ce que tu es ne repose sur aucune haine avec l’hétéronomie... facilement dans le paternalisme, le

LA TRAVERSE #2 | page 33
thérapeutisme ou la posture de martyr. l’investissement amoureux, lié à une réac- énergie pour rien, tu n’arrives pas à voir
Il faut rester en contact avec soi-même, tion archaïque quand on s’aperçoit que les gens, à vaquer à tes occupations. Il
savoir ce que l’on est en train de faire : l’autre a pénétré ta vie profondément et a y a un voile terne sur tout, tout semble
quand on n’y croit plus, quand il n’y a vu ton intimité sans sa carapace sociale, insurmontable. Au contraire il y a des
plus de répondant chez l’autre, quand il t’a découvert. Vu ainsi, c’est l’autre face jours où tout ce que tu avais à faire depuis
a un autre projet que celui d’aimer (par de l’amour, peut-être un de ses moments, une semaine tu le fais en une heure, faci-
exemple vouloir tirer son épingle du pas vraiment son contraire, puisqu’elle a lement. Pour moi l’amour c’est ça, c’est un
jeu – la perversion, cela existe), et que, un sens. D’où l’ambivalence fondamentale flux qui te porte, un élan, une énergie de
face à ça, on ne « tient » plus, on joue un des sentiments et le fait que l’amour de vie qui n’est pas aveugle, qui est claire, qui
rôle, alors il faut rompre, je crois. Quitte Fromm ne peut être exclusivement basé n’est pas de l’excitation bête, du frétille-
à se re-trouver éventuellement plus tard sur eux, mais également sur la volonté, ment, un accès maniaque, mais une force
- ou pas. C’est douloureux, mais moins pour ne pas basculer mécaniquement en sereine qui libère l’imagination et capable
violent, je crois, que de prêter à l’autre des son complément. de l’instituer dans la réalité, de faire être
desseins qui en fait sont les nôtres. Et ça ce qui n’existe pas encore. Au contraire
dépend, je crois, de ta force à toi, de la Qu’est-ce que le contraire la dépression est un effondrement où
connaissance et la foi que tu as en l’autre, de l’amour, si ce n’est pas la on ne voit plus le lien dans sa vie. Tout
et aussi de ta capacité à faire voir ce que haine ? se disloque, cela n’a plus de sens, tu ne
tu veux, pour que l’autre se positionne en Le contraire de l’amour, ce serait l’affaisse- crois plus en toi, à ce que tu fais, aux
fonction de ça. Je pense que c’est comme ment de la volonté, la dépression. Au sens autres, au monde. Fromm nomme cette
l’autonomie. On ne peut pas rendre les où l’amour est l’investissement fertile du force la foi rationnelle, au sens où elle se
gens autonomes, mais on peut montrer, monde, de toutes ses strates, et la haine nourrit de la réalité, des relations fortes
par l’exemplarité, ce qu’est une tentative
en ce sens : ça recentre, plus sainement, le
problème sur soi. Il y a je crois à réveiller Mais on touche à la notion même de
chez soi et chez les gens cette envie
l’engagement : être prêt à s’aventurer
d’amour, montrer ce que cela signifie
d’aimer, et donc commencer humblement
dans une direction incertaines aux
par soi-même, sans fard et sans plaintes. strates enchevêtrées, sans trop savoir ce
En tout cas, lorsqu’on ne sent pas ses dé-
qui nous attend, mais y aller quand même
sirs, à réaliser ou non, lorsqu’on s’ignore,
qu’on se manque, on est incapable de
répondre par autre chose que du mimé- une manière restreinte ou ratée de le faire. que tu entretiens, des œuvres que tu
tisme. Autrement dit, l’amour se retourne Le contraire de l’amour, ce serait le désin- réussis, des projets que tu réalises, même
d’autant plus facilement en haine qu’il vestissement, le retrait, l’apathie. Il y a très partiellement. La foi est un mot qui
a des fondements narcissiques, comme des jours où tu te lèves et tu n’as aucune choque, surtout dans les milieux militants.

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où on reste un tout en faisant deux. Ça
ne peut pas être la fuite de l’individualité,
l’évitement de la liberté, mais au contraire
le lieu par excellence où l’on éprouve soi
et l’autre dans leur indéfinité, où l’on fait
l’expérience du partage de l’existence et
de l’engagement. Le couple n’est donc
pas du tout ce que Fromm appelle un
« égoïsme à deux », un enfermement
qui serait un refuge contre le monde, ce
qui est la tendance contemporaine. Au
contraire, pour Fromm deux personnes
Personnellement c’est un mot qui n’avait formes d’amours, entre amis, en famille, et qui s’aiment vraiment ne peuvent qu’être
pas de place dans mon vocabulaire avant surtout dans un couple... d’une très grande ouverture sur le monde.
cette lecture. Et pourtant, radicalement, Plus même, c’est leur amour mutuel qui
qu’est-ce qui fait que tu paries sur des Est-ce que Fromm associe les fait s’ouvrir sur les autres.
choses qui n’existent pas encore, ce que forcément l’amour à la notion
tu fais tous les jours, et que seule la force de couple ? Pourquoi l’amour de deux
de ta conviction, ta capacité d’imagina- Il parle de l’amour érotique qui est pour amants devrait-il les faire
tion feront être, si ce n’est une forme de lui la plus puissante expérience d’union s’ouvrir au monde ?
foi ? Par exemple la foi révolutionnaire qu’on puisse faire. Il a des pages très Aimer, c’est vouloir comprendre fon-
a disparu, c’est une évidence, ce pari sur belles là-dessus. Le couple semble pour damentalement une personne, l’aider à
une société autre, que l’on commence à lui le cadre où l’on éprouve le plus devenir ce qu’elle veut, c’est acquérir un
faire exister ici et maintenant. À quoi se intensément la fin de l’isolement, l’union, regard par lequel on peut voir les autres
mesure la force d’une grève, sinon, en la fusion, mais est également une source comme tels. Je me souviens des premiers
dernière instance, à la foi que les gens de confusion. Il distingue l’amour érotique ateliers où je provoquais le débat en di-
ont dans leur combat et son issue ? En de la simple attirance sexuelle, qui existe sant qu’après tout, les mariages arrangés
ce sens, c’est une vision qui oriente ta évidemment la plupart du temps en traditionnels n’étaient pas si mal, puisque
vie et qui, si elle s’en va, laisse un désert dehors de tout amour, et peut constituer cela obligeait alors à pénétrer l’expérience
sans recours. D’où l’époque dépressive une fin en soi, la tendance orgiaque qui de quelqu’un qu’on n’avait pas choisi, à
dans laquelle nous vivons - et le surin- manque la vraie rencontre. Mais le couple l’aimer parce qu’il était vivant, comme
vestissement du rêve de l’amour unique, n’est pas la fin de la séparation originelle, soi, alors qu’aujourd’hui on croit choisir
total et providentiel qui sauvera tout, mais et elle ne doit pas la viser. Il faut faire son partenaire et on s’engage avec lui sur
qui est sans cesse déçu et empêche de le deuil du fantasme de symbiose, et la base de ce qu’on en voit. Mais est-ce
vivre intensément au fil des jours d’autres concevoir la relation comme un paradoxe qu’on le connaît vraiment ? Bien sûr que

LA TRAVERSE #2 | page 35
non. Est-ce que cette personne sera la qui. Si des relations régulières s’ensuivent, et pratique un peu d’introspection... Je
même avec le temps, les événements, c’est étroitement lié aux classes sociales, pense qu’une telle prise de conscience
etc. ? Bien sûr que non. C’est un argu- aux classes d’âge, aux groupes ethniques, peut participer à l’élaboration de relations
ment chrétien, et qu’on retourne contre à la position hiérarchique, etc. Les statis- adultes, et pas des petits contes pour
le mariage, mais surtout contre l’amour. tiques sont impitoyables là-dessus. Et les enfants. En fait, l’inconscience du fait
Car on peut se « tester » plusieurs années, amours impossibles, la racine mystique de amoureux fait partie du mythe que
mais finalement, quand on s’engage avec « l’état amoureux », ce sont des réac- dénonce Fromm, et c’est ce qui lui confère
quelqu’un, on s’engage surtout à essayer
de le connaître, de le découvrir. Voilà un
paradoxe aussi : on aime une personne ... on s’aliène pour ne pas nous voir
particulière, mais au final les raisons pour comme des êtres de création...
lesquelles on l’a choisie s’avéreront secon-
daires, et il faudra l’aimer, si on souhaite
continuer, pour d’autres raisons. C’est la tions, donc l’autre face de cet ordre très sa force : puisque cet amour est tellement
rose du Petit Prince de Saint-Exupéry : je figé. L’amour de Roméo et Juliette est puissant, donc il ne peut être de mon fait,
t’aime, finalement, parce que je t’ai choisi. d’autant plus fort qu’il leur est socialement ni du fait d’aucun humain, et puisqu’il
On peut évidemment le généraliser à tout interdit... Ensuite, il est aussi psychologi- est transcendant il va donc m’entraîner
engagement, dans un travail, pour une quement déterminé. C’est extrêmement au-delà de moi-même... Dans cette vision
cause, sur un lieu de vie, etc. Ce n’est pas difficile à admettre, mais lorsqu’on regarde Dieu n’est pas loin... En réalité on délègue
si simple, évidemment. Mais on touche ses partenaires, il y a des répétitions cette force vitale qui est en nous, mais
à la notion même de l’engagement : être incroyables, malgré les différences de dont la plupart du temps nous n’avons
prêt à s’aventurer dans une direction caractères qui les cachent, liées imman- aucune idée, et qui nous effraie autant
incertaine aux strates enchevêtrées, sans quablement à des figures parentales. Le que nous la cherchons toute notre vie. On
trop savoir ce qui nous attend, mais y aller conjoint est choisi aussi parce qu’il semble crée du divin pour ne pas avoir à assumer
quand même. Et ne pas passer à autre prêt à jouer à ce jeu là, il s’y prête. On nos actes. On se déresponsabilise pour
chose dès qu’un épisode critique, toujours l’observe assez facilement autour de nous, ne pas affronter notre liberté, on s’aliène
moment de vérité, survient. mais quant à l’appliquer à nous-mêmes... pour ne pas nous voir comme des êtres
Ça me semble aller de soi, mais dans de création, on s’imagine impuissant pour
Paradoxalement, le fait de l’atelier c’était d’une totale hérésie... masquer les contradictions et la profon-
« tomber amoureux » est vécu deur de nos désirs. Alors on croit tomber
comme quelque chose qu’on ne On peut le comprendre, ça ne amoureux, alors que l’enjeu ce serait plu-
choisit pas... va pas forcément de soi... tôt de marcher, de se maintenir en amour.
Oui mais c’est faux. D’abord, l’état Oui. C’est une idée dérangeante et dure On voudrait se perdre mais c’est souvent
amoureux est socialement très déterminé. à admettre, mais qui est évidente à pour s’oublier, alors que l’amour c’est se
On ne tombe pas amoureux de n’importe quiconque tire bilan de ses expériences chercher, se trouver, et chercher, et trou-

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ver l’autre, ce qui implique une volonté, à défaut de se supporter, de se connaître, la multiplication des rencontres comme
et justement pas une démission de soi. Là de s’aimer, on demande souvent aux autant de fausses promesses, à l’accumu-
on voit bien la mécanique religieuse, et au autres de le faire à notre place, de nous lation de conquêtes... Simone Weil le dit
contraire comment l’amour de soi-même délivrer, de combler ce manque qui est en très durement : « C’est une lâcheté que
est intimement lié à l’amour de l’autre, et nous – en vain, évidemment. C’est alors de chercher auprès des gens que l’on
qu’il implique volonté de connaissance, le règne ravageur de la seule séduction. aime (ou de désirer leur donner) un autre
désir de liberté et projet d’autonomie, de C’est la porte ouverte aux mondanités, à réconfort que celui que nous donnent les
façon réciproque. Bien sûr il n’y a pas de
chemin tracé pour ça, juste des balises
- incertaines - que des gens ont laissées
avant de disparaître.

Pour être capable d’aimer, il


faudrait donc être capable de
s’aimer davantage ?
Pas davantage, mais autrement. Il ne
s’agit pas de devenir mégalomane ou égo-
ïste, ou de s’aimer comme une idée toute
faite, comme un objet préfabriqué, mais de
se rendre capable de se surprendre, de dé-
couvrir son passé pour se comprendre et
s’accepter, se voir comme une source de
création, de changement et d’attachement.
Souvent on a une image assez figée de
soi, de son caractère, de son parcours, de
son statut dans la société, de ses fonctions
sociales et familiales. C’est une image qui
est généralement très normée, très déter-
minée par les valeurs contemporaines.
On va aimer, souvent, ce que «les autres»
aiment en nous ou ce que nous croyons
qu’ils aiment... C’est l’aliénation, la perte
du lien avec soi, et conséquemment
avec les autres, à l’opposé de l’impératif
socratique « Connais-toi toi-même ». Car

LA TRAVERSE #2 | page 37
œuvres d’art, qui nous aident du simple L’amour libre serait une deux individus au milieu de la famille et de
fait qu’elles existent. » Je trouve qu’elle méprise sur la notion même la société, à une consommation des corps
formule magnifiquement l’acceptation de d’amour... C’est aussi ton avis ? au final très narcissique et très triste. Mais,
cette solitude inexorable qui seule permet Personnellement, je trouve ces considéra- en bon marxo-freudien, il considérait que
de s’assembler en communauté libre. tions de Fromm très désagréables, mais la répression sexuelle était bien trop forte,
elles recoupent beaucoup ce que j’ai pu alors ça ne l’empêchait pas de prôner une
Est-ce que Fromm s’est exprimé vivre... Ça ne veut pas dire qu’on est bio- société bien plus libérée que la nôtre...
sur l’amour libre ? logiquement condamnés à la stricte mono-
Il n’en parle pas dans son livre. Sur cette gamie. Mais culturellement, tel que l’être Que penses-tu de la littérature
question des couples, j’ai cependant lu humain est éduqué aujourd’hui, c’est une militante sur l’amour libre,
une interview ultérieure dans laquelle il dit chose difficilement dépassable. Certaine- le “polyamour’’, la “non-
que les jeunes générations ont acquis la ment pas impossible mais... C’est vrai qu’il exclusivité’’7 ?
possibilité de dire à l’autre « Je ne t’aime faut quand même être un peu critique : Je n’ai pas d’opinion tranchée sur la
plus », alors qu’auparavant, les gens ne sous des vocables acceptables, souvent, question, mais certains arguments me
pouvaient pas se quitter, ça ne se faisait on observe des personnes qui passent parlent. À partir de ce que j’ai pu vivre, lire
pas, ou très peu. Mais pour Fromm, d’une relation à l’autre, successivement, et voir, je vois des obstacles de taille qui
ce progrès ne résout pas la question. Il ou simultanément, dans un processus ne sont jamais traités sérieusement dans
pense l’amour érotique dans le cadre de la frénétique finalement très frustrant. Il y a la littérature consacrée à ce sujet, ni par
monogamie. Pour lui, cet amour demande la réalité humaine, magistralement peinte les gens qui s’en réclament. Pour Fromm,
tellement d’investissement, exige une telle par Kundera, qu’il est impossible ignorer. l’amour érotique – il n’est donc pas ques-
pénétration dans l’intime de l’existence Qu’est-ce qu’on cherche, finalement, dans tion de relations sexuelles stricto sensu,
de l’autre qu’il lui semble inconcevable cet idéal-là ? Pour Fromm qui voyait ça mais bien d’une relation engageante
de le vivre en parallèle avec plusieurs déjà en 1956, on tombe d’un excès à un - ne peut être dirigé que vers une seule
personnes. autre, du mariage-prison qui enferme personne. Cet argument implique d’abord

7
Cf. Au-delà du personnel, C. Monnet et L. Vidal, Atelier de création libertaire,
1998 ;
Contre l’amour et Est-ce aimer à tout vent ?, brochures disponibles sur http://inf
okiosques.net ;
Vertus du polyamour, Y.A. Thalmann, éditions Jouvence, 2006 ;
page 38 | LA TRAVERSE #2 Guide des amours plurielles, F. Simpère, éditions Pocket, 2009
une hiérarchisation implicite des parte- chacun, avant tout, comme un partenaire Mais on en est loin... Sans cette dimension
naires, ce qui est souvent douloureux, et ou un rival potentiel, ou une menace. politique, on reste dans le repli sur soi
ensuite une mise en scène inconsciente La priorité sexuelle efface les rapports et le refoulement des émotions déran-
de schémas de type familial, où le conjoint d’égalité, de militantisme, de voisinage, de geantes. Il faudrait une transformation
principal tient le rôle du parent qui tolère travail - c’est l’effritement de la fraternité radicale de la société, qui mette en son
les amusements de son enfant – surtout si et de la possibilité de sortir de l’obsession centre des valeurs proprement humaines,
c’est dissymétrique, et c’est souvent le cas, du sexe et du genre. Et c’est un peu ça et pas la quête infinie d’argent, de signes
puisque c’est un fantasme essentiellement qu’on vit aujourd’hui, non ? Et ça n’a rien de réussites, de pouvoir, de domination
masculin. Pour Freud l’homme moderne de subversif. Ça accompagne très bien sur les autres et la nature à travers les
a d’énormes difficultés à aimer la femme la mise en concurrence généralisée dans artefacts techno-scientifiques, qui perver-
qu’il désire et à désirer la femme qu’il tous les domaines de la vie et l’énorme tissent jusqu’aux rapports les plus intimes
aime : c’est la maman ou la putain, classi- angoisse diffuse de notre civilisation, qui comme la sexualité.
quement. C’est le vaudeville bourgeois de s’alimentent l’une l’autre.
la femme et de la maîtresse. On reste donc Justement, reparlons de la
dans l’immaturité où chacun joue à mettre Le polyamour te semble donc sexualité. Que dit Fromm sur
les autres dans des rôles pré-définis, liés voué à l’échec... cette question ?
souvent à des fantasmes infantiles fixés Bien sûr on peut essayer de trouver des Il parle essentiellement de l’interaction
et répétitifs, ce qui finit fréquemment en alternatives. On peut tenter de mener des entre sexe et amour, qui est relativement
“eau de boudin’’, avec de la rancœur et expériences, pour autant qu’on en fasse rare. Il reprend là une évidence exprimée
de la résignation... Il y a derrière cela une l’analyse affective, qu’on en tire des bilans mille fois, par exemple par La Roche-
pulsion de toute-puissance : posséder à partir des différents points de vue. Mais foucaud : « L’amour prête son nom à
toute les femmes, s’approprier le chef, c’est une illusion de croire qu’on peut vivre un nombre infini de commerces qu’on
contrôler la situation, mettre en compé- entièrement comme on veut, à l’écart du lui attribue, où il n’a souvent guère plus
tition, vivre la transgression, etc. Là, la brouhaha contemporain, dans une enclave de part que le doge à ce qui se fait à
visée n’est pas l’amour... C’est le sens du hors du monde, tandis que notre société Venise »... En effet, les cas où la sexualité
mythe de Totem et Taboun de Freud : très hypocrite et obsessionnelle se délabre concerne l’amour et réciproquement ne
la démocratie et la fraternité ne peuvent à toute vitesse... La littérature récente sur sont pas systématiques, puisque d’un
exister que si il y a renoncement mutuel le « polyamour » me semble très légère coté l’amour érotique n’est qu’un cas
à la volonté de maîtrise. Aujourd’hui, cette face à toutes ces questions. On se heurte parmi d’autre d’amour sans sexe (l’amour
volonté de maîtrise est d’autant plus forte à des bornes historiques, incorporées par maternel ou l’amour de soi, par exemple).
que les relations sont décevantes, elle crée les individus que nous sommes. Toutes Et de l’autre, le désir sexuel a bien d’autre
une sorte de rat race du sexe, qui fait ces difficultés ne sont pas des apories. sources que l’amour proprement dit : la
apparaître l’être humain avant tout comme Elles sont relatives à notre culture actuelle, volonté de conquérir, ou d’être conquis ; le
un être sexué, disponible. Comme dit De elles pourraient donc être balayées par désir de plaire, d’être reconnu, de séduire ;
Rougemont, on a alors tendance à voir un changement politico-culturel radical. l’amour-propre, la jalousie, la vengeance

LA TRAVERSE #2 | page 39
ou encore l’angoisse, la solitude... Ce une quelconque volonté humaine... Bien paroles de femmes responsables dans les
n’est pas si simple bien sûr. En tant que sûr, il y a des sociétés qui fonctionnent groupes. Peut-être que là, exceptionnel-
matérialité physique de l’union, le sexe différemment, ou plutôt qui ont fonction- lement, l’érotisme et les mécaniques de
est sous-jacent à beaucoup de relations, né, mais c’était des repères culturels très séductions, diffus dans tous les groupes,
fraternelles par exemple. Et inversement, différents : le sexe y avait une importance étaient un peu décalés, puisque c’est de
une relation sexuelle, même orgiaque, autre, notamment par une véritable vie cela qu’on parlait. Ils ont été intégrés dans
mène à une complicité, une proximité sociale. Ça a pu être entrevu, à certaines les propos, explicités et donc relativisés.
troublante qui peut mener à l’amour. La périodes de l’histoire, comme les années Cette situation a peut-être permis aux
pornographie apparaît d’ailleurs comme folles en Europe centrale ou à la fin des femmes de sortir de leurs rôles assignés
pour offrir une parole pleine et enrichir en
retour, considérablement, cette ambiance
un tant soi peu adulte. Bref lorsque cette
« Vous parlez d’amour, atmosphère s’est instaurée, la baudruche
mais c’est quand la pratique ? » « sexe » s’est dégonflée au point qu’il y
avait même un ennui à en parler.

une sorte de barrière érigée contre cet années 60. Mais ces expériences ont Un ennui à parler de sexualité ?
amour-là, trop engageant... Fromm a un été perdues, et les mythes hérités qui Oui, un ennui, mais pas de gêne. Peut-être
regard intéressant sur la psychanalyse et en restent demandent à être interrogés parce que les idées qui étaient en jeu dans
est très critique vis-à-vis de Freud : bien fortement et sérieusement. l’atelier étaient vraiment existentielles,
sûr le sexe est au cœur du psychisme et que le sexe, dans ce cadre, était aussi
humain, mais c’est parce qu’il symbolise à La sexualité était certainement remis à sa place ? Ou parce que c’était
la fois l’union et la puissance. Ce qui est un sujet phare de l’atelier... toute la mythologie de chacun qui risquait
premier, pour lui, c’est bien l’angoisse de Pas tellement... Au début oui, c’était d’être mise à mal, les petites portes de sor-
la séparation, qui s’exprime à travers la quelque chose qui était en suspend. Je tie clandestines indispensables que chacun
sexualité, et certainement pas l’inverse : crois qu’il régnait dans l’atelier le fantasme met en place dans sa vie, et qui ne trou-
l’acte sexuel n’est pas qu’une « décharge de la partouze. Puis c’est rapidement pas- vaient pas la place pour se partager ici ?
pulsionnelle » ! Si on veut, justement, sé au second plan, dès qu’on a commencé Au final, même si on en parlait beaucoup
que la sexualité soit autre chose, il faut à en discuter en adultes, et pas comme dans le fil des discussions, la sexualité n’a
la désinvestir d’un tel enjeu et donc souvent entre mecs, dans une ambiance pas été un thème explicitement proposé.
pouvoir investir d’autres choses, d’autres grivoise de caserne. La présence de Au point qu’il y a quelques mois, j’ai in-
domaines ; l’art, la politique, le jeu, etc. femmes a beaucoup joué. C’est d’ailleurs sisté pour qu’on y consacre au moins une
C’est une chose très difficile, dans cette dans cet atelier, plus que par n’importe séance... On y a parlé principalement de la
société hyper-technicisée, bureaucratisée, quelle lecture ou discussion « féministes », phrase de Lacan, « Il n’y a pas de rapport
qui échappe semble-t-il de plus en plus à que j’ai compris l’importance de la sexuel », qui part du principe que le sexe

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est pour la psyché archaïquement assimilé de l’être-ensemble, le tourbillon mondain la vérité, de la découverte intellectuelle, de
au seul phallus, l’homme étant censé où l’on oublie... La discussion était alors l’extase de la compréhension - c’eût été
l’avoir par son pénis, et la femme le dési- vue comme un truc cérébral, chiant, qui me disqualifier sans détour. Et pourtant
rant puisqu’en étant privé... Pour moi, qui divise, répétitif, dont il ne sortait rien que personnellement ce sont des joies bien
ne suis pas nihiliste, c’est un constat, vrai, quelques fulgurances insaisissables à plus grandes que les fêtes étudiantes et
qui appelle à la découverte progressive de l’alchimie étrange... L’idée que l’échange parisiennes que j’ai pu écumer. Alors dans
l’autre sexe, celui de l’autre ou le sien, et humain autour d’une question vécue, l’atelier, oui, sans hésiter, je crois qu’on
en soi, celle de la bisexualité fondamen- simple, profonde, puisse être un plaisir fin a vécu des relations d’amour, qui ont
tale, nullement une rationalisation de l’état mais intense passait pour une aberration. trait à l’amitié, au plaisir de se retrouver
des choses. Marx dressait le constat de Je ne parlais même pas de la recherche de en confiance malgré les désaccords, les
l’exploitation par le capitalisme – il ne s’en
satisfaisait pas... Dans tous les cas, le sexe
est toujours le domaine de l’imagination :
là aussi, les déterminations biologiques
sont mises à mal. Finalement, peut-être
que l’érotisme, relativement rare, est à une
relation ce que le doute est à la réflexion :
vécu, il trouble la manière d’habiter nos
corps ; perdu, il interroge la relation... Une
brèche qui enraye les évidences qui ont
cours, qui ébranle ce qui est là, qui oblige
à se lever alors qu’on était assis, comme
dit Brel. Un taon qui dérange, comme
Socrate dans les rues d’Athènes.

Au sein de l’atelier, avez-vous


vécu des situations d’amour ?
Certaines personnes, surtout jeunes,
qui débarquaient dans l’atelier nous
interpellaient : « Vous parlez d’amour,
mais c’est quand la pratique ? », avec un
petit air lascif... Quand on demandait des
précisions, c’était immanquablement :
« Organisons une teuf ou un barbecue sur
les quais »... C’est ça l’image dominante

LA TRAVERSE #2 | page 41
tensions, les découragements. Mais ce alors c’est immédiatement politique. d’autonomie culturel et politique qui avait
n’est pas du copinage, c’est-à-dire qu’on Aimer l’autre parce qu’il est libre dans secoué le monde depuis au moins trois
est quand même là un peu plus pour son existence, c’est tout faire pour que les siècles. Ce qui me semblait s’évanouir
faire ensemble que pour être ensemble. hommes se rendent collectivement libres, ici est fondamentalement un type de
Et ce que l’on a à faire ensemble, c’est de manière générale, ce qui me semble le relation à la société, aux autres, à la vie,
de s’interroger, de partager une certaine seul but fondamental de la politique. Et à l’avenir, une chose commune à toutes
angoisse en face d’interrogations vivantes, ce n’est pas une question de droits, ou de les sociétés historiques vivantes. Quels
incarnées, de tenter de se connaître, soi et
les autres, derrières les rôles, les masques,
les grimaces. C’est une sorte d’amour
de la connaissance, de la discussion, un
« ... mais la politique là-dedans ? »
amour de la vérité. La civilisation, quoi.
C’est très politique, cette manière de se
rassembler autour d’un sens à déterminer. défense de la vie privée. C’est vouloir une mots mettre dessus ? Celui d’amour peut
Ça repose des choses fondamentales face société de décence, de respect, et bien venir à l’esprit. Ensuite, si nous visons un
à l’agression, à la mégalomanie, au conflit, plus une vie culturelle foisonnante, une être humain libre, délibérant lucidement
à l’avenir. Tout ça n’empêchait pas certains créativité libérée, des tâches émancipa- de ses choix, conscient et agissant sur
d’entre nous de conclure les trois heures trices, des institutions vivantes, bref une ses déterminations, autonome en un
d’atelier par un petit verre dans le bar collectivité où chacun participe pleinement mot, ne faut-il pas des contraintes pour
d’à-côté. Au contraire, cet aspect informel aux décisions, se reconnaît dans l’évolu- qu’il ne fasse pas n’importe quoi de ce
jouait un rôle distinct mais important. tion globale, s’implique dans les affaires pouvoir qu’il conquiert - c’est « l’injonc-
On était plus dans la conversation : les publiques. Ça s’appelle une société auto- tion catégorique » à faire le bien, de
thèmes s’y prolongeaient, se ramifiaient, se nome, démocratique, libre donc capable Kant ? Je parle là du Goulag, d’Auschwitz,
concrétisaient, avec souvent une approche de délibérer sur ses propres limites. du totalitarisme qui ont traumatisés le
plus politique et axée sur l’actualité. monde entier et dont l’ombre plane sur
Pour toi amour et autonomie notre sombre époque... La réponse est
Quelles sont les implications politique sont intimement liés ? évidemment non, et la common decency
politiques actuelles de L’art Absolument, et ça fait partie de mes d’Orwell ne peut en tenir lieu. Alors
d’aimer ? motivations plus philosophiques pour sur quoi fonder, en terme existentiel, le
Contrairement à la sexualité, la politique tenir cet atelier. D’abord en côtoyant des comportement autonome ? Puisque nous
a fait partie des manques exprimés par immigrés d’origines diverses et en voya- savons que nous allons mourir, pourquoi
les participants à l’atelier : « On voit bien geant un peu, j’étais stupéfait de constater ne pas courir après le pouvoir, le fric et
le lien entre l’amour et la liberté, mais la que ce qui disparaissait dans nos sociétés les femmes et jouir au maximum avant de
politique là-dedans ? »... Mais justement, occidentales était bien plus qu’un énorme crever ? L’autonomie peut-elle être voulue
si l’amour vrai c’est l’amour de la liberté, courant révolutionnaire, c’est un projet pour elle-même ? Comme dit Castoriadis,

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nous voulons l’autonomie, d’accord, mais Le choc amoureux, est intéressant. Il pari, c’est que notre approche de l’amour
au bout du compte, pour quoi faire ? En compare l’état amoureux et les mouve- permette d’apporter un regard nouveau
d’autres termes : vouloir être autonome, ments sociaux, l’effervescence de l’un là-dessus, une formulation qui ouvre des
vouloir une société autonome, oui. et de l’autre, les bouleversements qui perspectives, comme cette question de
Mais finalement, seul face à sa propre s’opèrent. Pour Alberoni, d’une certaine relation d’amour avec la société.
disparition, au chaos que nous sommes manière, Mai 68 a été un état amoureux,
et au néant qui nous attend, pourquoi ? un moment incroyable où une partie de Créer une relation d’amour
Questions absolument fondamentales, à la société est tombée amoureuse d’elle- avec la société... Qu’est-ce que
laquelle chacun de nous doit répondre, même. ça voudrait dire ?
pour lui-même, du fond de lui-même et C’est une hypothèse que je pose... D’abord
l’assumer devant ses semblables... La Mai 68 serait un moment d’une manière générale, toutes les sociétés
notion d’amour, que je n’avais jamais rete- d’amour collectif ? traditionnelles généraient un sentiment
nue auparavant, prend alors pour moi une Pour expliquer Mai 68, certains disent : d’appartenance, d’identité, de respect,
dimension nouvelle ; personnellement, « Imagine que tout le monde tombe de dévouement. On faisait corps avec
d’abord et avant tout, et puis politique- amoureux de tout le monde en même le société dans laquelle on vivait. Ça se
ment et théoriquement ensuite. temps »... Effectivement, c’est le goût pratiquait tous les jours par les petits
qui affleure lors de certains événements, gestes convenus de politesse, d’hospitalité,
Ce sont les conclusions comme au paroxysme de 1995 ou de d’honnêteté, de don, etc. C’est la décence
auxquelles aboutit Fromm ? 2006 par exemple. Mais on l’a vu, passé commune, ordinaire, populaire dont parle
Fromm parle de société saine, désaliénée, l’état amoureux, il faut s’affronter à un Orwell. Ce gisement de ressources cultu-
débarrassée d’un capitalisme qui constitue autre chose. Mai 68 n’a pas enclenché, relles, notre société l’épuise, ça saute aux
une perversion des rapports humains. après l’état de fête et de fusion, cet autre yeux partout. La relation entre l’individu
« Quand on aime, on ne compte pas » dit- chose. Une révolution, ce n’est pas une et la société était une certaine relation
on, et réciproquement... Une société qui a série d’émeutes. Nous, le peuple, devons d’amour, mais figée, fixiste, aliénée. Il n’y
pour objectif de tout compter, de tout chif- aboutir à une nouvelle institution de la a pas à appeler à son retour, d’autant plus
frer, de tout rationaliser par l’économique, société, à une société dans laquelle on se que ça ne sert à rien puisque le terreau
de consommer pour produire et inverse- reconnaisse, que nous puissions aimer. qui génère ce sentiment de profond
ment, de divertir face aux mystères de nos Castoriadis disait en 68 : « Nous ne vou- respect a disparu. Je crois qu’il ne faut
existences, donc de jouer avec l’angoisse, lons pas une nuit d’amour, nous voulons pas céder aux sirènes de la nostalgie, et
le manque et la solitude, cette société ne une vie d’amour ». D’ailleurs la culture prendre les choses par un autre bout.
peut que combattre le don, le courage, la du mouvement ouvrier liait systématique- Quand on analyse sa vie, on s’aperçoit
responsabilité, la gravité qu’implique la ment révolution et amour. Que l’on pense qu’on ne change réellement que lorsqu’on
position d’amour. Pour autant, ce n’est pas par exemple à la Commune de Paris et au est aimé, profondément. On grandit grâce
se satisfaire d’une position révolutionnaire Temps des cerises, les chansons ouvrières, à la compréhension, l’empathie et aussi
quelconque. Là-dessus, le livre d’Alberoni, ou à Camus dans Les Justes.... Alors le les exigences de nos parents, de nos

LA TRAVERSE #2 | page 43
amitiés, par nos frères et sœurs, et par les ce n’est pas d’avoir échoué à renverser le société ne naîtra pas d’un flou, mais de la
liens amoureux tissés avec les gens, les système : ils ont échoué à le remplacer confrontation de ce qui a été vécu, pensé,
rencontres, les expériences, les lieux, les par un système meilleur et viable. Donc à la lumière de la conscience qui se créera
lectures. L’amour est le principal facteur ce qui doit unir les révolutionnaires, alors et qui, à partir de là, inventera ses
d’épanouissement (et aussi d’avilisse- c’est une société à venir, une foi qui doit propres formes. Cela ne signifie pas être
ment...) chez l’individu. Qu’on regarde le s’enraciner dans une partie, au moins, de autoritaire, mais exprimer ses points de
lien du patient avec son psychanalyste, la réalité. Et c’est le drame aujourd’hui : vue et désirs de manière adulte - et le
de l’élève avec son prof ou d’un groupe ces signes d’une société en gestation collectif me semble souvent utilisé pour
avec son leader. De la même manière, semblent généralement rarissimes, il ne ne pas avoir à le faire... Enfin, c’est la
pour changer la société, il faut pouvoir
distinguer ses différents composants,
tendances, courants qui la traversent, et La simple pensée d’être prêt à mourir
accompagner les forces, instituées ou non,
pour quelque chose paraît exotique
qui visent l’autonomie individuelle et col-
lective. Il faut l’aimer au sens où l’amour
n’est pas une démagogie ou un laxisme reste que le ressentiment... Ensuite aimer, question de la démocratie. J’ai déjà parlé
mais une exigence de liberté, un espace c’est vouloir que la personne évolue d’Aristote pour qui la démocratie est le
de création qui comporte nécessairement dans la voie qui est la sienne et qu’elle régime même de la Philia, de la fraternité
une dimension critique. seule peut faire advenir. À l’échelle d’une donc de l’égalité, en opposition à la tyran-
société, ça voudrait dire vouloir non pas nie ou l’oligarchie. Il me semble que l’on
Aimer sa société, c’est savoir la une révolution portée par une avant-garde peut dire aussi que la démocratie réelle -
critiquer ? qui impose un carcan préconçu, mais une pas les régimes aujourd’hui auto-désignés
Pour Fromm, aimer quelqu’un ce n’est pas auto-transformation de la société. C’est au tels - c’est l’institution d’un lien particulier
dégouliner de bons sentiments, écrire des collectif anonyme que nous formons tous avec sa société, ses institutions, puisque le
mots gentils, être perpétuellement satisfait ensemble de déterminer nos institutions. peuple en est partie prenante. Le peuple
– ça se sont des rêveries tristes. Aimer les fait être, il en est l’origine, les remanie
c’est être exigeant, c’est exprimer ses Donc il ne faudrait pas se ou les conserve librement, sans s’y crisper,
désaccords, ses critiques, avec indulgence prononcer sur la société que et il participe de ce fait pleinement au
bien sûr, mais au-delà de la séduction et l’on souhaite ? monde qui l’entoure et qu’il transforme. Il
du sadisme. Comme le sous-entend Chris- Non, le parallèle avec l’individu a des me semble qu’il y a là un terrain commun
topher Lasch , on ne peut pas changer
8
limites importantes, et c’en est une ici : il avec l’amour.
une société qu’on hait, on ne peut que ne peut pas être un prétexte, comme ça
la détruire. Un individu que tu hais, tu l’est aujourd’hui, pour ne pas proposer un L’amour serait alors synonyme
ne veux pas le changer, tu veux le tuer. projet de société alternative aussi précis de démocratie...
L’échec des mouvements révolutionnaires, que possible. Au contraire, une nouvelle Ah non, pas du tout un synonyme !

de
in, auteur notamment
8
Sociologue nord-américa éditions Climats, 2000.
e du narciss ism e,
page 44 | LA TRAVERSE #2
La cultur
La relation serait la même qu’entre la
philosophie et la politique : ils peuvent se
nourrir, s’engendrer mutuellement, mais
ils ne seront jamais superposables, ni
équivalents, ni logiquement déduits. Un
des points communs les plus radical entre
amour et démocratie me semble que les
deux reposent sur une même conception
de l’humain dont on a déjà parlé : affirmer
qu’il n’y a pas de fondements rationnels,
ni derniers, ni aucune garantie de sens
quant à ce qu’on est, ce qu’on fait, ce
qu’on vit. Un peuple démocratique pose
ses lois, ses règles, ses dispositifs, sans cause, colonialistes, certes, mais toutes les encore berner par le système. C’est ne
les sacraliser par une origine extérieure, grandes cultures l’ont été. Mais à l’inverse, pas avoir compris ce que les mécanismes
Dieu, la Raison, la Nature, le Parti, l’État, ce qu’on constate aujourd’hui est un capitalistes couplés aux luttes pour
les Marchés, etc. Comme une personnalité désamour croissant. Les gens semblent l’égalité économiques ont partiellement
autonome pose ses valeurs, son parcours, se moquer éperdument de comment la réalisé : l’abondance sur terre, qui est une
ses choix comme reposant, en dernière société fonctionne, du moment que eux figure répandue des paradis des grandes
instance, sur ses désirs, sa volonté, son sont à l’abri et s’en sortent. Et quand ils civilisations, c’est-à-dire un infini matéria-
projet. La démocratie, c’est donc un ne s’en sortent pas, ce qui les intéresse, lisé, qui aboutit aujourd’hui aux mondes
rapport sans détour avec l’indéterminé, bien évidemment, c’est leur propre sort. virtuels – en voilà un autre monde. Mais
l’incertitude, le faillible, la fragilité de La xénophobie se répand parallèlement à cette adhésion verrouillée, cette servitude
ce pour quoi nous vivons, bref avec la la normopathie, chez tout le monde. Ce volontaire inquestionnable, est-ce vrai-
mortalité. Et c’est ce qui donne, paradoxa- n’est pas un hasard ! ment de l’amour ? Ne serait-ce pas plutôt
lement, un regain de vigueur. L’ouverture comme la dépendance infantile vis-à-vis
à d’autres cultures est également à ce Et pourtant, n’y a-t-il pas des parents vus comme tout-puissants, et
prix. Accepter comme rigoureusement un amour de la société de qui est un mélange détonant d’adoration
égales d’autres coutumes, d’autres rites, consommation ? Un amour du et d’exécration presque indicibles ? On
d’autres manières de vivre, c’est dans le mode de vie capitaliste ? pourrait vivre dans une société, comme
même mouvement porter l’interrogation Il y a un attachement très fort aux sociétés au XIXe siècle, où les ouvriers haïssaient
au sein de ses propres évidences. La de types occidentales, c’est clair. Cet l’État mais vivaient entre eux une frater-
curiosité systématique pour les autres attachement est d’ailleurs sous-estimé nité, certes un peu mythifiée mais aussi
peuples, l’anthropologie, est née au sein par l’idéologie gauchiste, qui se demande bien réelle. On peut la retrouver cette
de sociétés déchirées par ces remises en toujours pourquoi les populations se font fraternité, sous une forme éphémère, à

LA TRAVERSE #2 | page 45
sont les réactions, à part dans quelques
marges de la société ? C’est dans la
nature même de la marchandise et du
divertissement que de masquer, voire de
détruire la réalité sociale, les liens sociaux,
le tragique existentiel, sans lequel il n’y a
pas de véritables joies possibles. C’est la
dissolution du sentiment collectif, parallè-
lement au besoin de le retrouver autour
de grandes manifestations sportives, par
exemple, mais éphémères. Peut-être une
improbable mobilisation générale comme
quelques occasions, ou en quelques rares Je ne crois pas. A quoi sont-ils fidèles ? en 1914, par exemple, quelle que soit la
lieux ; mais ce n’est pas ça. Ce que je vois La simple pensée d’être prêt à mourir cause, trouverait le canal pour activer les
aujourd’hui, moi, c’est un peuple qui a pour quelque chose paraît exotique, d’où passions. Mais pas un mouvement comme
les mêmes rapports de rancœur avec les la fascination pour les kamikazes et les la Résistance face au nazisme, ni le
autorités qu’avec lui-même – sauf en de terroristes. C’est peut-être en train de nazisme – sauf si l’addiction consumériste
rares occasions... C’est la disparition qua- changer. On vit un retour – ambigu - des rencontrait un vrai manque. Bref, dans
si-totale de la solidarité populaire. Je ne luttes radicales - mais pas encore une tous les cas, il ne s’agirait nulle part d’une
parle pas de la charité spectaculaire, qui baisse des suicides au travail... défense d’un système de valeur, mais
est autre chose, mais des comportements d’un exutoire à une haine enfouie, une
sociaux de base sans lesquels il ne peut Ne crois-tu pas qu’une angoisse dramatisée, c’est-à-dire aux anti-
y avoir de vie sociale. Ce serait trop long majorité des gens prendrait podes d’une lutte menée pour une vie et
d’en faire la genèse ici, mais c’est quand les armes pour défendre leurs une société qui seraient nôtres, c’est-à-dire
même un fait massif : nous traversons voitures, leurs maisons, leurs collectivement choisies. Et que le terme de
une crise de la socialisation elle-même. ordinateurs ? lutte n’effraie pas : la pratique de l’amour
Le formuler en termes très usités, comme Oui, ça se fait tous les jours, mais est une lutte permanente, contre ses pen-
celui d’amour et de haine, est sans doute chacun dans son coin. Chacun défend chants morbides, contre la sclérose des
problématique. Mais ça apporte un regard sa petite propriété, ce qu’on appelle sa relations, contre ceux qui veulent détruire
qui permet d’exprimer des choses qu’on « vie privée », mais pas la société globale ce qui ne fait pas sens pour eux. Comme
vit de manière viscérale, et sur un autre qui les produit. On atteint un tel degré dit Adorno : « La fidélité ordonnée par
plan que la simple description sociologico- de régression que le lien entre les uns la société est le moyen même de n’être
politique. Une autre manière d’aborder la et les autres n’est plus vu. C’est la crise pas libre, mais seule la fidélité permet à
question, c’est de se demander si les gens pétrolière annoncée, la fin programmée la liberté de se rebeller contre les ordres
sont prêts à mourir pour ce train de vie ? de la société de consommation, et quelles de la société »... Les modes de luttes col-

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lectives restent à chercher. Mais la grève, palpable de la décence chez ceux qui ont de puissance. En ce sens, l’amour est
celle du mouvement ouvrier, pas celle de la parole facile. C’est le phénomène BHL, incompatible avec les mécanismes capi-
la CFDT, c’est cela : non pas un moyen symétrique à celle de l’exigence critique talistes ou le phénomène hiérarchique. Et
de pression économique, mais la mise en chez ceux qui écoutent ou lisent. C’est encore moins avec l’inflation techno-scien-
pratique de la force instituante du peuple très visible dans les petits groupes, cette tifique. Anders9 parle très bien de la honte
conscient, où le moyen contient, au moins pratique qui se perd. prométhéenne, du complexe de l’humain
en germe, sa finalité - une démocratie en face de la machine qui incarnerait la
radicale, l’expression populaire en acte. Des institutions qui seraient perfection. Ici, le lien avec l’amour de soi
inspirées par l’amour... Un est évident. Le livre de Fromm est aussi
Quelles sont plus précisément autre exemple ? explicite. Pour lui la société actuelle et son
les implications politiques de Prenons la sécurité sociale. Voilà une évolution créent une situation où l’amour
cette vision de l’amour ? institution qui, dans son esprit héritée n’est pas impossible - là il s’oppose vio-
Pratiquement, cette conception de l’amour des pratiques mutualistes du mouvement lemment à Marcuse - mais extrêmement
implique une société décente, compréhen- ouvrier, incarne ce que pourrait être une rare, très difficile. Et je pense que ça ne
sible et autonome, qui s’inspire des réalisa- société fraternelle. Bien entendu, elle est à s’est pas arrangé depuis les années 50.
tions concrètes déjà existantes. La liberté reprendre radicalement. Il faudrait non pas
d’expression, me semble un bon exemple. une administration opaque et infantilisante Pourquoi serait-il de plus en
Celle-ci semble une évidence dans notre mais une organisation gérée par le peuple plus difficile d’aimer dans nos
société. Mais il s’agit en fait d’une excep- lui-même, selon des principes exactement sociétés actuelles ?
tion dans l’histoire de l’humanité, résultant contraires aux tendances actuelles, c’est-à- Fondamentalement parce que le propre
de luttes historiques. La liberté d’expres- dire des moyens globaux et des décisions de la volonté de puissance, et donc de la
sion est un pari fou sur la capacité de locales. Sans parler de la conception de dynamique capitaliste, est le phénomène
chaque individu à distinguer le vrai du la santé, de la normalité, qui servent des qu’on a appelé la réification, la transfor-
faux, l’honnêteté du mensonge, etc. Et lobbys, etc. Ce ne sont que des exemples mation de ce qui est vivant ou humain en
simultanément, c’est une volonté de bâtir personnels. J’aurais aussi pu évoquer les choses, en objets manipulables à merci.
une société qui éduque chacun, et non combats pluriséculaires pour l’égalité des C’est un projet fondamentalement impos-
pas une « élite », à la pudeur, la droiture, revenus ou la démocratie directe qui me sible, d’où les contradictions profondes
le courage, la franchise, etc. C’est donc semblent par exemple de cette veine, et déjà évoquées. C’est un projet foncière-
une relation qu’on peut nommer d’amour cruciaux. Mais il ne peut évidemment ment opposé à celui de l’amour frommien,
avec la collectivité. Et il ne faudrait pas pas y avoir de politique qu’on déduirait qui est un devenir-humain. Il en est
croire que c’est un combat déjà gagné. logiquement d’une certaine conception l’antinomie parce qu’il est très difficile de
Au contraire, le liberté d’expression se de l’amour, ni réciproquement. Ce qui s’épanouir dans un travail où tout nous
restreint de manière accélérée autant par est certain, c’est que l’amour est contra- échappe, les moyens comme les finalités,
l’exercice des lobbys médiatico-politiques dictoire avec toute obsession de l’accu- parce que l’éducation globale fait de nous
ou communautaires, que par l’érosion mulation, de la contrainte, toute volonté des êtres calculateurs, maximisant sans

9
Günther Anders, philosophe allemand, auteur notamm
ent de
L’Obsolescence de l’homme, Éditions Ivrea/Encyclopédie
des Nuisances, 2002
LA TRAVERSE #2 | page 47
arrêt et inconsciemment les avantages à pour ne pas vivre cela. Nous préférons la s’exprimer. C’est ce que nous évoquions à
escompter de toute relation, de tout acte, position régressive, religieuse ou nihiliste. propos de l’idéologie actuelle de l’amour.
ce qui nous condamne à une interminable Collectivement, je crois que les ten- La formation des couples fonctionne
course de rat solitaire et dégradante. On dances historiques dont j’ai parlé, et qui quasiment comme un pseudo-marché
pourrait se demander finalement pourquoi s’imposent massivement à nos sociétés, d’objets. Les alliances se créent entre per-
de telles tendances ? Dans le cadre qui sont ces paravents. Notre société devient sonnes de valeurs marchandes estimées
nous occupe ici, je crois que la réponse de plus en plus une machine qui cherche proches. Les relations dites d’amitiés sont
réside dans ce qu’on pourrait appeler la à éviter par tous les moyens des relations presque systématiquement des relations
peur de l’amour. L’amour effraie voire humaines. d’instrumentalisation, où les gens doivent
terrorise, parce qu’il nous force à renoncer « servir » à quelque chose. Idem pour les
à cette nostalgie qui s’enracine dans Pourtant la question de l’amour enfants, conçus généralement comme un
l’expérience de la petite enfance. L’amour est aujourd’hui omniprésente élément parmi d’autres d’une panoplie qui
nous oblige à nous regarder tels que dans les médias, la publicité, les rassemble les signes extérieurs de bon-
nous sommes, libres mais sans certitudes, chansons... heur et de réussite... Le principe de ces
seuls mais capables de vivre des relations Justement, j’ai l’impression que c’est une relations est qu’elles doivent n’engager
extraordinaires, créateurs mais inélucta- sorte de compensation. Les discours sur à rien, sur le mode de la consommation,
blement mortels. Vivre d’amour, c’est ipso l’amour créent des illusions très com- où les objets se succèdent suivant les
facto se savoir condamné à la disparition. plémentaires avec le monde dans lequel pseudo-besoins qu’ils sont censés remplir
Nous érigeons donc des pyramides, des nous vivons. Elles servent de dérivatifs à et les modes qui changent en perma-
paravents, des stratégies d’évitement un besoin de vivre qui ne peut trouver à nence. Autant cette pullulation d’objets est
utilisée en fait pour s’isoler de la société
vue comme une contrainte, autant ce
mode relationnel superficiel existe pour
ne pas avoir à vivre l’autre en tant qu’être
humain, avec ses problèmes, ses enthou-
siasmes, son humanité qui nous renverrait
à la nôtre, ou plutôt à son ensevelisse-
ment sous nos renoncements. Au centre
de l’amour tel que nous en parle Fromm,
il y a la notion d’engagement : dans le
monde, dans des relations, dans un sens
de la vie vécue avec nos semblables. Il y a
un idéogramme japonais utilisé en Aïkido
qui signifie « entrer dans une maison ».
Cet idéogramme évoque la pénétration

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dans la situation du combat, le fait de ne par d’autres. Il y a donc attachement à des la politique ? Non. Au nom même de son
pas la fuir, mais au contraire de s’y lancer, choses mortelles. La réduction du temps engagement, il l’a travaillée de l’intérieur
de décider de la vivre pour y trouver sa d’élaboration d’une thèse universitaire en créant notamment le principe du
place, et pas celle dictée par l’autre. On de dix à trois ans montre l’impossibi- projet d’autonomie. C’est une manière très
pourrait parler d’implication, avec tout ce lité de mener à bien un vrai travail de exigeante de vivre la fidélité, et non de la
que ça entraîne, justement, le fait de s’y
découvrir. Et dans le même mouvement,
y trouver, enfin, un point d’ancrage en soi « Soutenir qu’il ne faut pas hésiter
et dans des relations qui permettent de
à dissoudre une relation si elle n’est pas
lutter.
satisfaisante est aussi erroné que
Peux-tu approfondir davantage de prétendre qu’il faut la maintenir
le lien entre l’engagement
à tout prix. »
amoureux et l’engagement
politique ?
D’une manière générale, on a l’habitude recherche. C’est aussi le cas de l’engage- subir. Aimer l’action politique, c’est l’aimer
d’opposer engagement et liberté, et donc, ment politique. La plupart du temps, à non comme une panoplie d’actions, de
en amour, d’opposer fidélité et aventure. l’engagement de jeunesse qui s’affronte types de réunions, d’outils sclérosés au
Cette vision forme une alternative souvent à la vie réelle succède soit la crispation service de tout et de n’importe quoi,
infernale, et, poussée jusqu’au bout, dogmatique (Alain Badiou, par exemple), mais comme une démarche sans cesse
impossible. Une manière de reformuler soit un opportunisme arriviste (Daniel en renouvellement, en réflexion, où l’on
la question pour en sortir serait : à quoi Cohen-Bendit, par exemple). Quelques- vise l’efficacité et la vérité, fussent-elles
s’engage-t-on ? On peut faire un détour uns, exemplaires, sont arrivés à revenir provisoires. Alors l’engagement amoureux
par le travail intellectuel ou scientifique. Si sur leur implication à la lumière du réel, dans tout ça ? Fromm a cette phrase que
on n’aime qu’un résultat précis, on n’est et à en dégager ce qui leur était propre, je trouve magnifique et qui sonne comme
plus dans la recherche, on se dogmatise. qu’il s’agisse des désillusions marxistes ou un koan : « Soutenir qu’il ne faut pas
À l’inverse, si on investit uniquement le gauchistes. hésiter à dissoudre une relation si elle
processus de recherche, c’est complè- n’est pas satisfaisante est aussi erroné que
tement vide et vain, on n’arrive à rien. Un engagement politique qui de prétendre qu’il faut la maintenir à tout
Chercher réellement, c’est tenir les deux, allie fidélité et découverte... prix. » Je l’entends comme une interroga-
ou plutôt s’engager dans une visée de À qui penses-tu ? tion émancipatrice : que cherchait-on dans
vérité et de création, et lui rester fidèle, Entre autres à Castoriadis. Très marxiste, cette relation ? Une fuite de la solitude ?
où le processus de recherche n’est validé il a à un moment réalisé que le marxisme Une apparence de bonheur conforme ?
que par le résultat et celui-ci est provisoi- ne collait plus ni à la réalité, ni à un Une sécurité pour l’avenir ? Et quelle
rement valide tant qu’il n’est pas réfuté projet révolutionnaire. A-t-il abandonné partie de soi a choisi ? À quoi est-on

LA TRAVERSE #2 | page 49
fidèle, finalement ? Qu’est-ce qui, dans le d’agir tels que nous sommes. Ce serait nelles rapproche mon existence isolée de
moment fondateur, inaugural, doit être donc un moment où nous vivons d’autres celles de mes semblables. Et, autre face
valorisé ? A travers l’état amoureux, on a points de vue que le nôtre seul, qui nous du même, la reconnaissance de l’existence
vu, déformée, la volonté d’entrer dans ce révèle à nous-même notre force intrin- de personnalité autres m’oblige à me
monde, d’y participer jusqu’à en mourir : sèque et nous permet une prise de recul regarder comme un individu singulier,
être fidèle à cette sincérité initiale, même qui nous relativise donc nous rapproche. unique, mais quelconque, dont les choix
si elle était masquée, et tenter de s’y tenir. C’est par exemple lorsqu’un malentendu, fondamentaux peuvent êtres infléchis. Sur
On peut aussi vouloir se maintenir dans ou une méfiance, une incompréhension – le plan personnel, amour et autonomie,
l’illusion. C’est comme une admiration
devant un tableau : on va essayer de
le reproduire à l’infini, ou en faire une Tout exercice artistique nécessite
conversion pour devenir peintre – ou un travail, au sens noble, ce qui n’excluT
musicien, ou guide haute montagne ?
pas le plaisir mais le faux-semblant.
Tu rapproches beaucoup
la notion d’amour à celle nous en sommes entourés - se dissipe : la sans se confondre, seraient vécues simul-
d’autonomie : est-ce que tu solitude dans laquelle chacun s’enfermait tanément, comme sur le plan politique,
pourrais en dire un peu plus ? disparaît et on reconnaît, enfin, l’autre l’égalité et la liberté sont rigoureusement
Parce que tu en as parlé mais comme son égal. Certes, je ne suis plus indissociables.
ce n’est pas une chose aussi qu’un parmi tous les autres, je renonce
évidente que ça... à avoir raison tout seul, mais je me Est-ce que Fromm propose des
Je peux essayer de préciser à travers ce retrouve entouré de gens pareils à moi et étapes pour s’améliorer, pour
que je crois avoir compris de Spinoza. Sa je récupère ma capacité d’agir librement. améliorer sa capacité d’aimer ?
définition de l’amour dans L’Éthique est C’est ce que dit Simone Weil lorsqu’elle Une précision tout d’abord. On retrouve
jolie : « L’Amour est une Joie qu’accom- écrit cette phrase merveilleuse : « Parmi dans cette question le piège tendu dans
pagne l’idée d’une cause extérieure ». En les êtres humains, on ne reconnaît plei- toute discussion par l’idéologie dominante
première approximation c’est assez clair. nement l’existence que de ceux que l’on et qui permet de tout désamorcer, de tout
C’est le plaisir qu’on prend en l’attribuant aime. La croyance à l’existence d’autres rendre équivalent, insignifiant, de fermer
à la présence de quelqu’un ou de quelque êtres humains comme tels est amour. » Je toutes perspectives : quel que soit le
chose. Mais le terme de Joie a un sens crois que c’est cela, le sentiment de Joie domaine, dès qu’on pointe l’état catastro-
particulier chez Spinoza. C’est le passage chez Spinoza : l’apparition de soi parmi phique des choses, les gens demandent :
d’un état de moindre perfection à un état les siens. Il y aurait beaucoup de choses « Alors, qu’est-ce que tu proposes ? ».
de plus grande perfection. Cela revient, à en dire, mais on voit bien, ici, comment Si tu n’as rien de précis à répondre, ton
approximativement, à augmenter notre l’amour et l’autonomie s’entre-appellent. propos est immédiatement discrédité. Si
perception du monde et notre puissance L’éclaircissement de situations relation- tu avances des pistes, on va te dire que

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productive » de la vie, la volonté d’être soi,
de se construire un rapport au monde, le
désir de se trouver, de se transformer en
se heurtant à la réalité. C’est étrange car
pour illustrer cette idée, il prend l’exemple
d’un méditant à l’écoute du monde !
Il rejoint par là certaines philosophies
orientales, sur lequel il a également écrit,
mais sans abandonner, comme c’est
souvent le cas actuellement dans le « new
age » ou les arts martiaux, tout l’héritage
occidental. Par exemple, je crois que sa
pratique de la psychanalyse l’a vacciné
contre la vision unifiée et pacificatrice de
l’être humain : nous serons toujours divi-
tu prétends posséder la vérité, donc que critiques, mais seulement en partie : nous sés, mais cette crise interne permanente
tu veux l’imposer, que tu es un Robes- sommes aussi imbriqués dans une société peut être vécue autrement – comme en
pierre en puissance, etc. Ce qui au final de la complaisance, du douillet, de la faci- démocratie d’ailleurs. Ainsi Fromm recom-
a le même effet !... Ceci étant dit, pour lité, des plaisirs pré-digérés. Et finalement mande de commencer sa journée par un
répondre à ta question : oui et non, le livre une société stérile ! Quiconque se met quart d’heure de silence et d’immobilité,
de Fromm est à la fois théorique et très sérieusement à la musique, par exemple, où on se consacre à son état personnel,
concret, mais ce n’est ni une glose spécu- ne peut que reconnaître la validité des pour ensuite se rendre sensible aux autres
lative, ni un manuel de « développement recommandations de Fromm, qui relèvent tout le reste de la journée... Ce n’est pas
personnel » - terme terrifiant ! Ce qui est aussi du bon sens. s’isoler, au contraire, c’est chercher à
très pertinent, c’est son recours à la notion être et à agir en accord profond avec
d’art. Tout exercice artistique nécessite Fromm ne donne aucune piste ce qui nous anime et les choix toujours
un travail, au sens noble, ce qui n’exclut plus concrète ? difficiles que nous avons à prendre, donc
pas le plaisir mais le faux-semblant. Pour Il propose quelques pistes de recherches se rendre infiniment disponible à tout ce
Fromm, n’importe quel art nécessite des pratiques : renforcer la capacité de s’objec- qui entoure.
qualités, qui doivent être cultivées : la tiver, de se décentrer de ses seuls intérêts
patience, la concentration, la discipline, la apparents pour saisir une situation dans Est-ce que cet atelier t’a
sensibilisation à soi-même... Ce qu’il en dit son ensemble. Cultiver la force de la transformé ?
décrit une vie assez sobre, frugale, voire croyance en l’avenir, ce qu’il appelle la foi C’est difficile de te répondre, parce qu’il y
austère, ce qui a été la cible de pas mal de rationnelle, dont on a déjà parlé. Fromm a beaucoup de choses dans ma vie qui,
critiques au sein de l’atelier. Je partage ces parle aussi d’une « orientation active et par ailleurs, participent à m’influencer, et

LA TRAVERSE #2 | page 51
l’âge en premier lieu... Une chose en tous sonnes qui aspirent à ce genre de vie. Au vie. Des révolutionnaires ou des croyants
cas m’est certaine : j’ai dans ce groupe un contraire, il y a un nombre impressionnant qui ont rompu avec les tartuferies. C’est
peu réinventé ma place. Jusqu’ici, lorsque de gens qui militent - évidemment avec une denrée rare et qui ne fait pas de bruit.
j’avais une position de leader, ça se scléro- le sourire - pour l’hypocrisie, la trahison, Les gens qui vivent un amour profond,
sait très vite dans une distribution parfaite la méchanceté. J’ai l’impression de sentir même partiel, ne le chantent pas sur tous
des rôles, père fouettard versus bande de bien mieux ces gens autour de moi et les toits. L’époque est difficile, c’est un
mous ! Là, et c’est sensible dans tous les ces tendances en moi, et d’apprendre à rouleau-compresseur. Malgré le confort
groupes auxquels je participe depuis, je ne rompre radicalement avec ce genre de moderne, l’aridité relationnelle est une
prend plus en charge l’angoisse du collec- relation, comme de comprendre pourquoi véritable chape de plomb. Une relation
tif et j’assume mieux la mienne. Je laisse certaines personnes rompent avec moi... vraie, d’érotisme, d’amitié, de travail ou de
davantage les participants assumer leurs n’importe quoi, apparaîtra pour beaucoup
responsabilités et je garde en échange, Est-ce que justement tu de gens comme une chose à détruire, tant
farouchement, mon espace de liberté. Plus rencontres des personnes la jalousie et le nihilisme sont dominants
généralement, je crois que cet atelier m’a qui vivent leur amour d’une aujourd’hui. Le contraste, la preuve
aidé à confirmer ce que j’avais pressenti à manière proche de L’art vivante qu’une telle chose est possible,
la lecture du livre : ce que j’aime dans une d’aimer ? aussi timide soit-elle, renvoie chacun à ses
relation, c’est la liberté, c’est-à-dire quand Oui, en un sens. Je pourrais évoquer reniements silencieux et c’est insuppor-
l’autre est libre de ses mouvements, de certaines personnes qui m’entourent table pour le plus grand nombre, sans
ses pensées, de ses choix, de ses actes, depuis de nombreuses années, avec qui même qu’ils en aient conscience.
au point qu’il puisse m’offrir ma liberté en j’ai traversé des crises très profondes, et
retour. Et c’est ce que j’ai voulu vivre dans en premier lieu ma compagne : elles in- Et les participants, ont-ils
cet atelier, quitte à m’en défaire provisoi- carnent en tous cas cette recherche, sans exprimé des changements
rement, ce qui est déjà arrivé. Bien sûr, même le formuler. Mais pour répondre à personnels suite à l’atelier ?
je ne suis pas en permanence dans cette ta question, précisément, je parlerais de Je ne peux pas parler en leur nom...
attitude, loin de là. Une limite à ce projet personnes bien plus âgées, certaines sont Cependant, lors du bilan de la fin de
d’amour, et que pointe L’art d’aimer, c’est mortes, et qui ont une foi profonde en l’année dernière, plusieurs ont exprimé le
qu’il y a de moins en moins de per- quelque chose qui s’enracine dans leur sentiment de mieux voir leurs condition-

[Post scriptum : L’atelier s’est dissout courant mai 2010, sans que la décision ne soit vraiment prise, comme par fatigue. Les forces
d’éclatement habituelles semblent avoir progressivement repris le dessus sur la perspective d’un travail collectif. Un réel travail de
préparation individuel, un suivi serré des débats réguliers et une capacité à s’ouvrir à d’autres conceptions exigent de rompre effecti-
vement avec les attitudes courantes dans la sphère sociale, privée, professionnelle, universitaire ou militante dans lesquelles nos exis-
tences sont encastrées. Sans parler du nécessaire renouvellement de la réflexion au sein de l’atelier, qui exigeait une énergie qui n’était
apparemment plus disponible. Au moins aurons-nous pu peut-être, deux ans et demi durant, revitaliser un tant soit peu quelques
pistes, à contre-courant du reflux gigantesque qui ne cesse de stériliser l’époque, les laissant disponibles pour ceux qui, venant après
nous, retrouveraient cet élan. Au moins cet arrêt ne semble-t-il aujourd’hui (août 2010) n’avoir en rien entamé les relations tissées ou
renforcées au sein de l’atelier.]

page 52 | LA TRAVERSE #2
nements. Une femme a dit qu’elle a littéra- thérapeutique, qui est une porte ouverte à notre esprit de départ, sans tomber dans
lement « appris » à parler en public, tandis au pire, même si cette dimension de l’ate- la répétition il nous faudrait un nouveau
qu’elle était jusqu’ici complètement blo- lier était évidente pour tous. En ce sens, départ, comme l’atelier en a déjà vécu un
quée, alors qu’elle évolue dans un milieu notre activité de recherche autour d’objets lors de la lecture commune du livre de
radical. Avec un militant de ce milieu, on précis était salutaire, je crois. Fromm. La nullité constatée collective-
a pu renouer des relations, tous les deux, ment du récent opuscule d’Alain Badiou,
aborder nos énormes différends sous un Vous allez continuer ? proposé par quelques-uns, a plutôt miné
autre angle. Ce n’est que sur ce terrain-là Sans doute, mais on ne sait pas encore le moral de tout le monde je crois. Pour
qu’on peut discuter. Dès que les échanges sous quelle forme. On a bénéficié depuis l’instant quelques exposés se succèdent,
prennent un tour plus « classique », on deux ans de la « queue de comète » du mais sans trop de conviction. Mais ce n’est
n’avance plus. Une autre femme, italienne, mouvement anti-LRU, de cette éner- pas grave si l’atelier s’auto-dissout : ça
a précisé qu’elle était stupéfaite de l’am- gie résiduelle inemployée que laisse le montrerait qu’il a été vivant, jusqu’à sa fin.
biance sereine qui régnait dans l’atelier sillage de tous les mouvements collectifs. ■

entre hommes et femmes, qu’elle ne s’était Aujourd’hui [juin 2009], ce mouvement


jamais sentie aussi bien dans un groupe. est loin, et tout le monde retombe dans
Mais ça, ce sont des effets qu’on retrouve l’apathie du quotidien. Pour continuer à
dans n’importe quel collectif où subsiste travailler sans se trahir, sans être infidèles
un peu de Philia, un groupe conscient de
sa force et de ses limites. C’est-à-dire que
je crois que chacun a pris garde à ne pas
transformer cet espace en lieu de parole

IN
POUR ALLER + LO
mm,
• L’art d’aimer, Erich Fro
Bro uw er, 1986
éditions Desclée de

• L’amour et l’occident,
Denis de Rougemont,
éditions 10/18, 2001

• Le choc amoureux,
Francesco Alberoni,
Presses Pocket, 1993
e,
• La culture du narcissism
Christopher Lasch,
éditions Climats, 2000

LA TRAVERSE #2 | page 53
KARATE MENTAL

Effet Pan
les dangers
des raisonnements
à rebours

page 54 | LA TRAVERSE #2
Outi ls d’autodéfe n se i nte llectu e lle
Chapitre 2

Aujourd’hui, je vous propose de regarder de près un raisonnement qui a l’air tout-


à-fait anodin mais qui peut se révéler terrifiant. Ce raisonnement consiste à penser
à rebours. À la manière de ces poils qui poussent à l’envers et s’enkystent dans
la peau, il est agaçant et difficile à éliminer, quelle que soit la dose de crème dont
on l’enduit. Il est bien plus répandu qu’on ne le pense, et nous allons essayer de le
débusquer au travers de quelques exemples.

ngloss
pa r Richard Monvoisi n
Richard Monvoisin anime depuis plusieurs années des cours de didactique des sciences,
de zététique1 et d’analyse critique à l’Université de Grenoble. Intrigués, Les Renseigne-
ments Généreux lui ont commandé une série de textes ludiques et pédagogiques sur les
“outils d’autodéfense intellectuelle”. Dans ce second chapitre, Richard nous présente les
dangers des raisonnements à rebours.

1
La zététi
q
théories ue, du grec zete
é in
afin de co tranges et des p signifiant « ch
nstruire hé erc
l’esprit cr nomènes dits « her », désigne l’é
itique. P p tude scie
our en sa aranormaux », ntifique
voir plu et d
s, http:/ l’utilisation de es
/www.ze ce
tetique.f s études
r/

LA TRAVERSE #2 | page 55
« Le loto, c’est facile, c’est pas cher,
et ça peut rapporter gros »
Slogan de 1984

Lorsque j’achète un billet de loto j’ai


autant de “chances’’ de mourir dans les
24 minutes qui suivent que de gagner
le gros lot. Si j’avais 90 ans, j’aurais
LE LOTO Sachant qu’il y a trois tirages par autant de chance de gagner le gros lot
Je vais partir de la loterie nationale fran- semaine (le lundi, le mercredi et le que de ne pas survivre 9 secondes à
çaise, ledit Loto. Ayant pour objectif de samedi), une personne dotée d’une l’achat du billet2.
nous soutirer jusqu’à nos derniers sous espérance de vie à la naissance de
en nous faisant miroiter une lointaine et 2010 en France (moyenne Femmes- En clair, un individu guidé par sa seule
peu probable carotte, ce jeu, nous allons Hommes : environ 82 ans) et qui, chose raison refuserait de claquer ses étrennes
le voir, ressemble à une forme élaborée invraisemblable, jouerait dès le berceau comme ça. Mais l’humain n’est pas
de soumission librement consentie. à tous les tirages, bref cette personne toujours rationnel, loin de là. Et à l’orée
Si nous avons un élève de terminale aura rempli le jour de sa mort 82 (ans) du bois, les tire-laine guettent.
scientifique à portée de main, deman- x 52 (semaines) x 3 (tirages), soit
Monique Pinçon-Charlot et Michel
dons-lui d’évaluer nos chances de nous quelque chose comme 13000 grilles,
Pinçon, deux sociologues ont
faire détrousser, c’est à son programme en voyant large. Ça lui donne un peu décrypté le comportement des
de maths. Sinon, nous allons le faire moins d’une chance sur mille de gagner vainqueurs du Loto dans Les
millionnaires de la chance (Payot,
ensemble, ce n’est pas très compliqué. une fois la cagnotte. C’est peu. Paris, 2010). Ils expliquent que
certains individus jouent au Loto
en sachant bien que les chances de
Depuis 2008, le nouveau Loto (qui est Pour avoir un autre ordre d’idée, nous
gagner sont minces, mais... moins
plus difficile à remporter que l’ancien pouvons prendre le taux annuel moyen minces que celles de changer de
si l’on compare) demande d’obtenir 5 de mortalité d’un individu garçon de classe sociale. En d’autre terme, il
serait plus probable pour les classes
numéros parmi 49, ainsi que le numéro 33 ans vivant en France comme moi, pauvres de devenir riche en cochant
« chance » tiré parmi 10. Le nombre de qui est de 119 sur 100 000 (soit 1 sur les cases qu’en travaillant d’arrache-
pied – ce qui fait réflechir sur le
tirages possibles se calcule ainsi : 840) – ce qui signifie qu’un type en
“mérite’’ et les encouragements à
49 x 48 x 47 x 46 x 45 10 France a une chance sur 840 de mourir travailler plus.
x = 19068840
1x2x3x4x5 1
dans l’année de ses 34 ans. Partons du
principe que la probabilité de mourir Où est le raisonnement à rebours ? Il
est uniforme tout le long de l’année. arrive.

pp/bases-de-donnees/irweb/
2
Statistiques disponibles ici : http://www.insee.fr/fr/p
page 56 | LA TRAVERSE #2 sd19992006/dd /excel/ sd19992 006_t68 _fm.xls
ET LES 100% CHERCHER
DE PERDANTS ? DES RAISONS

Examinons maintenant ce qui se passe


dans la tête d’un joueur lambda.

Quand il perd, il a une forte tendance


à se dire quelque chose comme « la
chance n’était pas là », puis à shooter
dans une boîte de conserve qui traîne.
C’était la normalité, qu’il ne gagne pas, il
n’était pas dupe, il conclue parfois d’un
l’air las « je ne gagne jamais, de toute
façon » ou « de toutes les manières je
L’argument massue qui a été employé gagner, on se dit tiens, comment ont-ils n’ai jamais eu de chance au jeu ». Mais
pour nous faire jouer pendant des an- fait ? Ont-il trituré un trèfle, un fer à là où le perdant a somme toute un côté
nées était, rappelons-nous : « 100% des cheval ? Eh bien non, ils se sont conten- assez pragmatique, le gagnant lui, pas
gagnants auront tenté leur chance ». té de jouer. Ils ont tenté leur chance. du tout ! Il en est même agaçant : il
Voilà. Mais si on y pense, la même commence déjà par être content de lui,
Ce slogan, à bien y regarder, ne veut chose est valable pour les perdants. Car, ce qui est une réelle faute de goût. Puis
pas dire autre chose que ceci : « tous c’est ce que la Française des jeux ne il se trouve plein de bonnes « raisons »,
ceux qui ont gagné ont joué », ce qui nous dit pas : « 100% des perdants ont comme « je le méritais », ou alors « j’ai
ne nous apprend rien : on ne gagne eu aussi tenté leur chance ! ». Et comble joué les bons numéros », « je le sentais »,
pas au loto, au football ou au poker des choses, le 100% des perdants est etc.
à l’insu de son plein gré – quoi que, vachement plus nombreux que le 100%
lors des matchs nationaux de football, des gagnants. Il n’y a pas beaucoup de C’est là que commence le raisonnement
on en voie certains hurler en ville « on gagnants, alors qu’il y a plein de per- à rebours.
a ga-gné » alors qu’ils n’ont pas joué, dants. Mathématiquement, ça se calcule,
Les psychologues sociaux mettent
mais que voulez-vous, c’est le charme on a une chance de gagner le gros lot
des mots à cela, et c’est bien
chauvin du sport. sur 19 millions et quelques (voir le tout pratique : le perdant aura un
premier calcul). « locus de contrôle » externe (la
cause de son échec est le manque
Le séduisant de l’affaire est qu’on nous de chance, extérieur à lui), tandis
édicte une règle sur les gagnants. Et que le gagnant aura un « locus de
contrôle » interne (il attribue sa
comme vous et moi voudrions tous
réussite à ses qualités propres, ce qui
est horripilant). Depuis les travaux
de Miller & Ross en 1975, on parle
de biais d’autocomplaisance.

LA TRAVERSE #2 | page 57
Raisonnement à rebours sur la bière, selon frère Joseph (Extrait de Jean Van Hamme, Francis Vallès, Les maîtres de l’orge, vol. 1 1854, Charles).

REBOURS, REBOURS ET RATATAM

À chercher une raison pour avoir gagné, la tendance est forte à aller la trouver On se dit que quelque part (où ?)
dans son mérite personnel, comme si le Hasard personnalisé se souciait d’éva- quelque chose (immatériel ?) comme
luer nos mérites respectifs. Ou dans un coup du sort, comme une espèce d’ange la Chance lui a souri (avec quelles
gardien qui veille sur nous. Cela rejoint, vous vous rappelez peut être, le biais du dents ?).
monde juste (cf. La Traverse N°1).
C’est effectivement le hasard (sans H majuscule) qui fait la différence entre le Mais le hasard n’est pas gentil. Ni mé-
gagnant et le perdant. Si les 19 millions et quelques combinaisons possibles sont chant. En tant que volonté, il n’ « est »
jouées, la probabilité que quelqu’un gagne est de 1 (on dit 1, mais ça veut dire pas. Il n’obéit à rien, il se contrefout
100%, tout comme une proba de 0,5 veut dire 50%). royalement de vous et de moi. Il ne se
Qu’il y ait un gagnant dans ces cas-là n’est pas une surprise. C’était même « contrefout » même pas.
quasi-certain. L’incertain, c’est sur qui ça va tomber. Que ça tombe sur moi ou un Le sentiment d’avoir déjoué la volonté
inconnu, au fond, ce n’est qu’un aléa : il n’y a logiquement aucune conclusion à du Destin est d’ailleurs telle que bien
tirer, ni sur la beauté du monde, ni sur les numéros joués. peu veulent rejouer la semaine suivante
Pourtant, c’est trop dur : devant la rareté statistique, on cherche une raison à la combinaison qui a déjà gagné,
rebours. Alors on se dit au choix : comme si elle était usée – ce qui n’a
- qu’on a de la veine, pas de sens, les tirages étant indépen-
- qu’on s’est levé du pied droit, dants les uns des autres (on appelle ça
- qu’on avait touché sa patte de lapin, le sophisme du joueur, je le dis pour
- que Dieu est bon, l’anecdote).
- que malheureux en amour, heureux au jeu,
- que le hasard est gentil,

page 58 | LA TRAVERSE #2
UN BALCON LE TSD
SUR LA TETE (TRI SELECTIF DES DONNEES)
DE TANTE OLGA
Allons plus loin. Imaginons qu’à la terrasse d’une taverne, seul-e comme un menhir,
Ce raisonnement à rebours nous arrive vous jouez à pile ou face. Quelle est la probabilité d’obtenir cinq fois pile d’affilée ?
aussi en cas de coup dur. On a tous une Facile. 1 chance sur 2 au premier lancer (soit 0,5), pareil pour le deuxième, etc. Ça
histoire tragique en stock, comme un donne : 0,5 x 0,5 x 0,5 x 0,5 x 0,5 = 0,0312 environ, ça veut dire environ 3 chances
balcon qui se décroche juste au dessus sur 100.
de la tête d’une Tante Olga. Alors que la
« normalité » est de ne pas se prendre le Imaginons maintenant que dans 64 autres tavernes, 64 autres comme vous
balcon sur la face (tout comme perdre s’emmerdent à mourir et fassent la même chose. Là, la probabilité que vous fassiez
au Loto), là, on se dit qu’il a « manqué » 5 fois pile est toujours la même, mais la probabilité que l’un d’entre vous fasse 5 fois
quelque chose à Tante Olga, du pot, pile est, quant à elle, immense : il est quasiment certain que l’un des joueurs fera
de la veine, de la baraka, du cul bordé ce résultat. Et s’il est tout seul et ne regarde que sa lorgnette, il va conclure qu’il est
de nouilles. On se hasarde même à quand même sacrément doué.
penser que les desseins du Seigneur
sont impénétrables, ou que rien n’arrive On a envie de sourire, tellement c’est simple, et pourtant, cette erreur qui consiste à
par hasard, ou que c’était son karma, et extraire le résultat extraordinaire de sa souche statistique et de le brandir comme un
qu’elle paye des vies antérieures plutôt étendard est à la base de tout un tas de « miracles ». En voici quelques-uns.
fautives. Il se trouvera bien un vieux
voisin un peu aigri, une vieille voisine
grincheuse pour dire qu’au fond, entre
nous, elle ne l’a pas volé3. Mais l’erreur
est toujours la même : on se retrouve à
raisonner à rebours sur ce cas seule-
ment, et on oublie de replacer le cas
dans la statistique de toutes les tantes
(ou oncles) du monde qui se sont
promenées un jour en passant sous
un balcon et à qui il n’est rien arrivé, Illustration sur 16 joueurs : avoir 5 piles semble extraordinaire quand c’est extrait du total
des données. Ramené à tous les joueurs, ce n’est pas du tout extraordinaire d’avoir un joueur
surtout pas un balcon. faisant 5 fois pile.

juste ! cf. La Traverse N°1.


3
Eh oui, vous l’aviez reconnu, c’est encore le biais du monde
LA TRAVERSE #2 | page 59
OTZI LA MOMIE

Prenons la malédiction de la momie Ötzi : ce chasseur vieux de


cinq milles ans retrouvé congelé en 1991 dans les alpes italo-au-
trichiennes aurait causé la mort de six personnages l’ayant appro-
ché de près, trois scientifiques, un journaliste, un guide de haute
montagne, etc. Sachant le nombre conséquent de gens qui ont
gravité autour du corps, depuis les expertises lors de sa découverte
jusqu’aux visiteurs du musée italien de Bozen-Bolzano où il réside
désormais, est-il si extraordinaire que six d’entre elles meurent,
surtout lorsqu’elles sont soit pas spécialement jeunes (cinq sur six
Ötzi, perplexe sur sa malédiction
avaient plus de 50 ans) soit une profession à risque (guide de haute
montagne, tué par une avalanche) ? Si l’on compare le nombre
de morts rapporté au nombre de personnes qui ont approché Ötzi et sont restées
vivantes, l’hypothèse de la malédiction, tout comme les dents de la momie, se
déchausse

PAUL LE POULPE

Il était une fois une pieuvre qui, durant la coupe d’Europe 2008 et la coupe du matchs nuls, la probabilité de réussite
Monde 2010 de football masculin, a su déterminer douze des quatorze résultats du poulpe par hasard était de 0,56 %,
d’épreuve qui lui ont été demandés. Certaines mauvaises langues disent que la en gros une chance sur 200. A priori
pieuvre aurait actuellement moins d’un an (fin 2010), ce qui implique soit que le balèze, donc, l’octopode ! Mais bien
poulpe remonte le temps, soit qu’il y a eu deux poulpes, mais enfin peu importe. peu ont enquêté sur le nombre de
Ce poulpe mâle, appelé Paul, a mérité son surnom d’oracle d’Oberhausen en céphalopodes, de poissons, oiseaux ou
choisissant, soit disant avec une chance sur deux l’une des deux boîtes affublées autres bestioles de part le monde à qui
des couleurs de chaque équipe (voir l’illustration) En évaluant ce que représentent on s’amuse à poser la question. Si un
12 bonnes réponses sur 14, et en partant du principe qu’il ne pronostique pas les allemand sur 400 000 fait le coup avec
un animal quelconque, on est assuré
d’avoir au moins un labrador, un iguane
ou un canard cendré qui aura un tel
résultat par pur hasard. Suffit de placer
ensuite le projecteur des médias sur
l’œil humide du vainqueur, en évinçant
tous ceux qui ont échoué, et le scénario
de l’animal extraordinaire au tentacule
malicieux peut se dérouler dans notre
vitreux petit écran.
Paul pronostiquant la finale.

page 60 | LA TRAVERSE #1
EST-CE RISQUE
D'ALLER A LOURDES ?

C’est sensiblement le même proces- Puisqu’une bonne partie des miracles des hôpitaux étant une moyenne, on
sus pour les miracles de guérison de eut lieu avant de véritables expertises comprend bien qu’il y en a affichant des
Lourdes. On ne peut que s’extasier des scientifiques, et sont peu fiables même scores meilleurs, d’autres des scores
67 miracles revendiqués par l’Église de l’avis de médecins de la Commission moins bons, et que cela forme une
catholique sur le lieu saint depuis les d’expertise, nous allons raisonner sur sorte de résultat en cloche autour de la
visions de Bernadette Soubirous en les cinquante dernières années, lors des- moyenne. Le résultat de Lourdes tombe
1858, mais posons-nous la question : quelles 5 miracles eurent lieu. Pour se dans les résultats de cette cloche, et
y-a-t-il réellement plus de guérisons donner une idée, pensons que le dernier les matheux avec leur langage diraient
extraordinaires là-bas qu’ailleurs ? en date, reconnu en 2005, porte sur que son résultat n’est pas significatif. Il
Comme les chiffres sont assez imprécis, une dame appelée Anna Santaniello, semble donc que Lourdes ne soit pas
nous allons faire une simple estimation. miraculeusement guérie en … 1952. un endroit plus propice aux miracles
Gardons tout de même ces 5 derniers que l’hôpital près de chez nous, et que
La principale étude de guérisons cas. si nous en avons l’impression, c’est
considérées comme miraculeuses en parce que chaque cas Lourdais est
milieu hospitalier, là où on trouve un Le secrétariat général des sanctuaires fortement médiatisé.
grand nombre de malades, a été réalisée estime à plus de 6 millions le nombre
dans le titanesque travail d’archives de de visiteurs de Lourdes par an – dont Certaines mauvaises langues ajoutent
O’Regan et Hirshberg4. Leurs résultats 1% sont malades. Sur les 50 der- que si l’on compte le nombre de gens
sur 128 ans indiquent que, le « taux de nières années, cela donne 300 000 qui se sont tués sur la route pour aller
miracle » en hôpital est d’environ un cas 000 visiteurs. Parmi eux, 1%, donc à Lourdes, alors il semble en fin de
sur 100 000. Comme la Commission 3 millions de malades plein d’espoir. compte plutôt risqué d’y faire pèleri-
médicale internationale de Lourdes ne Retirons comme le fait la Commission nage.
prend pas en compte les 70 % de rémis- de Lourdes les non-atteints de cancer,
sions liées au cancer (car elles sont cela fait 30% des 3 millions, soit environ
généralement précédées d’une thérapie, un million de personnes malades sans
ce qui dilue la part du miracle), il nous cancer, donc susceptibles de vivre un
reste quelque chose comme un cas de miracle pouvant être homologué.
rémission pour 333 000 personnes
dans les hôpitaux. Autrement dit, il y Cinq miracles sur un million, c’est
a dans les hôpitaux un cas « comme à à peine supérieur à la moyenne des
Lourdes » sur 333 000. miracles en hôpitaux. La moyenne

4
Ils ont recensé 1574 cas dans le laps 1864 – 1992.
ed Bibliography (1993).
O’Regan, Hirshberg, Spontaneous Remission: An Annotat
LA TRAVERSE #2 | page 61
UNE PENTE
PANGLOSSIENNE

Quel est le lien entre le « chanceux » au Loto et les frères Bogdanoff5 ?


Quel est le trait commun entre Paul le poulpe et les créationnistes « scientifiques » ?
Quel est le fil conducteur entre le « miraculé » de Lourdes et la fameuse main invi-
sible du marché ?
Il s’appelle Pangloss. C’est, peut être vous rappelez-vous, le précepteur de Candide,
dans le conte de Voltaire. Il enseigne la métaphysico-théologo-cosmolonigologie, et
répète à qui mieux-mieux qu’admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que,
dans ce monde qui est le meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le
baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.

Pangloss dit surtout :


« Il est démontré (...) que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait
pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que
les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les
jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses.
Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi
monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être
le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du
porc toute l’année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit
une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »…6

Il s’agit d’une resucée de ce que le XIXe siècle a appelé la métaphore de l’horloger,


que l’on doit au philosophe William Paley, et qui dit ceci :
1) Si l’on regarde une montre, on comprend très vite que la finesse de cette fabrica-
tion a nécessité quelqu’un pour la penser - en l’occurrence un horloger.
2) Si l’on regarde un phénomène naturel incroyablement fin / complexe / beau /
rare / étrange / miraculeux, on est contraint (au nom de l’horloger) de penser que
la finesse / complexité / beauté / rareté / étrangeté de ce phénomène a nécessité
quelque-chose pour la penser, pour la vouloir, c’est-à-dire un créateur intelligent ou
un dessein cosmique.
3) Donc un créateur ou un dessein existe.

nce
incarnant depuis les années 80 le summum de l’intellige
5
Les frères Bogdanoff sont des créatures du petit écran, prétend aient avoir et des doctorats douteux,
euseme nt, entre des titres qu’ils
et l’exploration de la physique. Malheur
outre, en voulant jouer sur les origines de l’univers, ils
leur contribution à la connaissance est très pauvre. En là
visant à réintrod uire une finalité, un dieu, dans la construction du monde,
alimentent le courant Intelligent Design, ouvrage s’appelle Le visage de dieu.
luttes pour l’évincer. Leur dernier
où justement il a fallu 2000 ans de

6
Voltaire, Candide et autres contes V (1758).
page 62 | LA TRAVERSE #2
LE MELON, LE SCHTROUMPF,
LES BOGDANOFF

Les exemples de cette dérive panglossienne se comptent par centaines. Cela


démarre par des trucs rigolos, comme le melon, qui, selon Jacques-Henri Bernardin
de Saint Pierre « a été divisé en tranches par la nature afin d’être mangé en famille.
La citrouille étant plus grosse peut-être mangée avec les voisins. » 7

Cela fait tout de suite moins rire quand des créationnistes chrétiens, juifs, ou plus
récemment musulmans comme Harun Yayah viennent expliquer dans certaines
écoles que l’œil humain, la synthèse des protéines, ou l’apparition de la conscience
ne sont pas le produit d’une évolution mais d’un créateur et que l’Humanité a été
créée par la volonté de Dieu. Cela fait vite frémir quand, de la même manière que
le gagnant du Loto croit qu’il est élu par la Chance, Igor et Grishka Bogdanoff, ou
Le livre de Harun Yayah, envoyé gratuitement Trinh Xuan Thuan le physicien bouddhiste croient l’univers trop finement réglé pour
à toutes les écoles de France en 2006
être le fruit du hasard physique (ce qu’ils appellent le fine-tuning, ce que d’autres
appellent l’irréductible complexité).

On vient par cette occasion implanter une lecture finaliste des choses, l’idée qu’avant
que toute chose démarre il y a comme un plan, une idée préconçue, une main invi-
sible qui guide le processus et qui, implacablement, place chaque élément à sa juste
place. C’est beau, c’est frais, c’est rassurant... mais c’est la fin de la connaissance, et
c’est l’entrée des explications simples. Car finalement, dans quelque univers que l’on
vive, même différent, on pourrait conclure la même chose : que tout est bien dans
le meilleur des mondes, et que madame la baronne est la meilleure des baronnes
possibles. Tout être vivant, qu’il soit Paul le poulpe, une bactérie ou un martien,
pourrait conclure lui-aussi qu’il est le but ultime du Dessein Intelligent, d’une volonté
cosmique. C’est irréfutable.
Le cosmos selon les frères Bogdanoff

Dans un épisode des Schtroumpfs, on voit un des personnages décocher une flèche
avec son arc les yeux fermés, puis chercher sa flèche. Une fois trouvée, il s’applique
à peindre une cible autour du lieu de l’impact et... repart tout fier.

XI (1784).
de la nature
ierre, Etude
n de Saint-P
7 J-H. Bernardi

LA TRAVERSE #2 | page 63
PANGLOSS ET LA FIN DES "POSSIBLES"

On trouve également Pangloss caché derrière l’idée que si le capitalisme s’est imposé, c’est qu’il
le fallait, inexorablement, et que la main invisible du marché veille au grain. Pangloss passe
par la porte quand les anciens rapports coloniaux affirmaient que puisque les Noirs étaient
corvéables un peu partout, c’est qu’il devait y avoir un ordre naturel des choses. Pangloss se
glisse dans la cuisine en instillant que si les femmes s’occupent des enfants et font le
ménage, c’est qu’elles sont « faites » pour ça. Pangloss revient par la fenêtre
quand il nous murmure à l’oreille que c’est dans l’ordre des choses que
nous torturions d’autres animaux. Pangloss se tortille dans nos
postes de télévision quand, on conclut parmi tous les possibles,
que tout est de la faute de la CIA, de la maffia russe, du lobby
gay et lesbien, de la Mondialisation, des Francs-Maçons, des
Sages de Sion… Éloge du scénario simple pré-écrit par des
groupes supérieurs inaccessibles.

Le raisonnement des Bogdanoff, des défenseurs du fine-tu-


ning, des créationnistes, d’une bonne part des scénarios capita-
listes, des théories racistes, sexistes et spécistes8 est le même : il vient
essentialiser l’état actuel du monde comme une nécessité, comme une
sorte de destin. Pangloss, que ce soit en jouant sur un tri des données
ou sur un tri des « possibles », vient troquer la connaissance contre une
croyance. C’est en cela qu’il est trompeur et séduisant : en faisant miroiter
un finalisme facile, il évince notre capacité à repenser notre vie, nos actes et
nos préjugés. Il nous gèle intellectuellement et nous nourrit de scénarios
implacables, de karma, de mektoub, autant de chapes de plomb
contre lesquelles on nous fait croire qu’on ne peut pas se
révolter. ■

umain
r que l’h
i v is e n t à pose de l’animal.
s : qu t
8 Spéciste différen
lement
amenta
est fond

✝ [Nécro] Nous apprenons alors que nous sommes sous presse la mort de Paul le Poulpe, le 26 octobre 2010.
Paix à son âme. Réjouissons-nous : Paul 2 vient de naître, en France qui plus est. Il vient d’être transféré à
l’aquarium d’Oberhausen. Toute l’équipe de La Traverse lui souhaite une grande carrière médiatique.

page 64 | LA TRAVERSE #2
MERCI
Privatisation des
services publics,
limitation
du droit de grève,
chasse aux personnes
sans-papiers,
allongement
des cotisations
de retraite,
augmentation du temps
de travail,
suppression de l'impôt
sur la fortune,
franchise médicale,
fichage génétique,

À CELLES
fichage politique (Edvige),
destruction du code du travail,
durcissement du dispositif d'aide
aux chômeurs, dégradation de
l'indépendance de la Justice,
promulgation
de nouvelles lois sécuritaires,
construction de prisons
pour les mineurs,
guerre en Afghanistan,
soutien aux pires dictatures de
la planète (Gabon, Tchad...),

ET CEUX
relance du nucléaire et des OGM,
police omniprésente,
double-discours permanent
...
Les mesures liberticides et
inégalitaires se succèdent à un
rythme effréné, sur tous les
fronts de la vie sociale.

QUI
En ces temps de marasme et de résignation politique, où la
richesse s'étale avec arrogance tandis que la majorité de la
population se replie sur sa sphère privée, merci à celles et ceux
qui résistent pour tenter de faire front, de propager des valeurs
de solidarité, de bien public, d'anticapitalisme et d'écologie.
Merci aux médias alternatifs, aux employé-e-s en lutte, aux
syndicalistes non compromis, à celles et ceux qui soutiennent les
personnes sans-papiers, qui tentent, à leur niveau et avec leurs
moyens, des alternatives et s'organisent pour résister.
Franchement, merci.

RÉSISTENT
Vous nous donnez
le courage
de continuer
la lutte,
de ne pas
sombrer dans
la résignation.
Courage à nous !

Des Grenoblois-e-s non résigné-e-s

>> UNE AFFICHE COLLEE DANS LES RUES DE GRENOBLE...


SI VOUS SOUHAITEZ LA RECEVOIR EN FORMAT PAPIER OU ELECTRONIQUE EN A3,
CONTACTEZ-NOUS.

LA TRAVERSE #2 | page 65
re nc ontre

Créons
« 
des espaces
de convergence des luttes ! »

Rencontre av e c Ch riste l et Hugo d’Antigone,

un e bibliothèque, un e librairie,

u n li e u d’évén e m e nts pu b lics et d’activités contre la pe n sée u n iqu e, à Grenoble

page 66 | LA TRAVERSE #2
Comment encourager dans une ville la convergence
entre les luttes sociales ? Comment participer à la construction
d’une culture de résistance et d’esprit critique dans un quartier ?
Peut-on ouvrir des espaces d’éducation et d’expérimentation
politiques tournés vers la population, autogérés et inscrits dans la
durée ? Avec ces questions en tête, Les Renseignements Généreux
ont rencontré Christel et Hugo d’Antigone, à Grenoble.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? meilleure amie, Aurélie, nous sommes
Je m’appelle Christel, je suis cofondatrice d’Antigone, qui est à la fois une biblio- arrivées à la conclusion que le plus
thèque, une librairie, un lieu d’évènements publics et d’activités contre la pensée important, pour qu’une opposition
unique, à Grenoble. Nous existons depuis 2002. puisse se construire, c’est de donner
Je m’appelle Hugo, je suis également membre fondateur d’Antigone. Je fais actuelle- aux gens des outils de réflexion. A la fin
ment partie du Conseil d’Administration, comme Christel d’ailleurs. des années 90, nous avions l’impression
d’un recul social dans plein de do-
Comment est née Antigone ? maines. Nous avions le sentiment que la
Christel : Après plusieurs années d’expériences militantes ! J’ai milité d’abord dans conscience politique et la capacité de ré-
le mouvement punk et la lutte antifasciste. La première structure politique à laquelle sister de la population étaient en recul,
j’ai participé était le SCALP , en 1989. Depuis vingt ans je participe à la création et
1
qu’il fallait reconstruire une culture de
à la vie d’associations d’expressions, de résistances : des fanzines, des émissions de lutte et de résistance. D’où la nécessité
radio libre, des actions politiques, l’organisation de fêtes... Cet esprit de résistance, je de créer un lieu et une bibliothèque
le dois en grande partie à mon père, militant socialiste proche des idées de Jaurès. autogérés, pour que les gens puissent
Je l’ai toujours vu manifester et protester. Il m’a élevée avec un sentiment de révolte, s’y retrouver, s’y mélanger, expéri-
l’idée que les classes populaires n’auront que ce qu’elles auront réussi à défendre menter et partager des expériences poli-
et à conquérir, que la vie est faite de rapports de force entre dominants et dominés, tiques, quel que soit leur milieu social.
entre pauvres et riches... C’est ainsi que l’idée d’Antigone est née.
On voulait créer un espace politique qui
Une éducation à la lutte des classes ! ne soit pas un nid pour une certaine
Christel : Exactement ! Ça peut paraître manichéen de parler de luttes des classes, catégorie de gens, mais que ce soit un
et pourtant c’est une réalité très concrète et très actuelle. Mais je reviens à l’histoire lieu très ouvert, pour tous les âges, tous
d’Antigone : après pas mal d’années à expérimenter de nombreuses luttes, avec ma les milieux, tous les genres, du moment

i Le Pen (SCALP) est un réseau antifasciste


1
La Section Carrément Ant
et libe rtai re des ann ées 80- 90. LA TRAVERSE #2 | page 67
qu’il s’agit de personnes en résistance, sectorisée. J’avais besoin de faire le lien Comment s’est passée cette
un minimum critique vis-à-vis de la entre toutes les luttes que je voyais. ouverture ?
société actuelle. Nous voulions aussi Christel et Aurélie avaient une certaine Hugo : C’est parti sur les chapeaux de
redonner le goût des livres, le goût de expérience de ces luttes. Elles m’ont roue ! Au début nous ne faisions que
la pensée engagée. Pendant plusieurs fait découvrir la pensée libertaire, avec café-bibliothèque, avec en plus une
années, avec Aurélie, nous avons laquelle j’ai beaucoup accroché. J’avais programmation artistique et politique.
étudié ce projet, tout en commençant à envie de lire, de comprendre, d’aller Nous faisions pas mal de concerts, avec
constituer un fond de livres, à rassem- à l’essentiel. Cette rencontre, c’était un public nombreux. Il y avait souvent
bler du matériel et du financement. Le comme découvrir une mine d’or. une ambiance de fête.
processus s’est accéléré fin 2001, quand Christel : On avait la soif de s’ouvrir sur
nous avons rencontré des jeunes, très Comment vous êtes-vous plein de mondes différents. On essayait
motivés, impatients de commencer tout rencontrés ? d’être présents dans la rue, dans les
de suite, avec encore moins de doutes Hugo : C’était sur le campus, à l’occa- écoles, dans les associations, d’où
que nous sur la pertinence d’un tel lieu. sion d’un colloque sur les multinatio- notamment nos liens avec Greenpeace,
Hugo : Je fais partie de ces jeunes ! nales nord-américaines, avec Michael la Confédération Paysanne, Attac Isère.
Quand j’ai rencontré Christel et Aurélie, Albert . Christel tenait le stand d’Attac
2
A ce propos, tout à l’heure, Hugo parlait
je n’avais pas encore vingt ans, j’étais Isère, en tant que vice-présidente. Et du réformisme mou d’Attac. Il faut
tout jeune étudiant avec un ami, Simon. nous, en tant qu’agitateurs, nous étions savoir qu’Attac Isère a été créé en 1997,
Tous les deux on se cherchait politique- venus la taquiner sur l’altermondialisme suite à une rencontre politique autour
ment. Nous étions engagés depuis le mou et le réformisme d’Attac, la néces- de la précarité sur le campus, avec la
Lycée, mais nous ne savions pas trop sité d’une pensée plus révolutionnaire. venue de Pierre Bourdieu. Initialement,
où nous situer, nous nous reconnais- Nous ne pensions pas tomber sur une celles et ceux qui ont créés Attac Isère
sions plutôt dans les luttes altermon- personne avec autant de répondant... pensaient construire une réelle associa-
dialistes. Le projet de Christel et Aurélie Nous avons beaucoup discuté, le cou- tion de contre-pouvoir, un mouvement
nous a énormément plu, du coup nous rant est très bien passé. de résistance, pas du tout réformiste.
avons fait pression pour qu’il se réalise C’était un groupe très radical, qui a
vite. En avril 2002, Antigone a ouvert. Et vous avez ouvert Antigone d’ailleurs mené de nombreuses batailles
ensemble... au sein d’Attac France pour pointer du
Hugo : Oui, en avril 2002, à Fontaine , 3
doigt ses contradictions et ses dysfonc-
près de l’arrêt Louis-Maisonnat. Nous tionnements4.
avons trouvé un local pas trop cher.
Nous souhaitions ouvrir un local en Comment fonctionnait
banlieue, dans un quartier populaire. Antigone, à ses débuts, au
niveau de son organisation
Combien étiez-vous au début ? interne ?
Comment expliques-tu que ce Christel : Au moment de l’ouverture, Christel : Avec Aurélie, depuis plusieurs
projet t’aie interpellé ? le conseil d’administration d’Antigone années, on bossait à plein-temps. Per-
Hugo : A l’époque j’étais à Greenpeace, regroupait une dizaine de personnes, sonnellement je suis institutrice, pour
et je ressentais le besoin d’une réflexion dont des ami-e-s et nos conjoints une raison politique, parce que je sou-
plus globale sur la société, moins respectifs. haite transmettre le goût de la révolte et

ès le capitalisme,
auteur notamment de Apr
2
Libertaire nord-américain, ions Ago ne, 200 3.
ticipaliste, édit
Éléments d’économie par
de Grenoble.
page 68 | LA TRAVERSE #2
3
Fontaine est une commune de la banlieue Ouest
4
Sur ce sujet lire notamment Attac, encore un effort pour réguler la
mondialisation ?!, Michel Barrillon, éditions Climats, 2001.
de la critique. Quand Antigone a ouvert, Antigone servait de lieu de relais pour grenoblois. Les gens étaient accueillis
on s’est mises à travailler à mi-temps, les mouvements sociaux, on était force dans des squats politiques, ou dans
pour être un maximum disponibles. de proposition. Pendant le mouvement des appartements de militants plus
On était épaulées par toute une équipe social autour des retraites, on a créé classiques, et étaient invités à naviguer
de bénévoles. Avec Aurélie, on était à une vraie-fausse organisation politique, entre les différents lieux alternatifs en
fond. En plus d’assurer une présence à baptisée « Mais encore ». On débarquait ville. Il y a eu à ce moment-là une sorte
Antigone, j’animais des ateliers-théâtre en manif avec des autocollants, des d’alliance entre les milieux radicaux et
auprès d’écoles, notamment sur les banderolles, à 25 ou 30, ça bougeait. les militants plus classiques de Gre-
rapports filles-garçons. Christel : Et puis il y a eu le grand noble, ce qui est aussi le but d’Antigone.
Hugo : Tu animais d’ailleurs ces ateliers rassemblement du Larzac, l’été 2003. C’étaient des moments forts.
au nom d’Antigone, ce qui permettait Nous avons constitué une équipe pour Christel : Et puis il y a eu le vote Le
de payer le loyer. tenir un grand stand de livres. C’est à Pen, en 2002. Nous avons officielle-
ment appelé à ne pas voter, ce qui a
déclenché de grosses polémiques dans
le groupe, entraîné même des départs.
Cette position politique nous a aussi
définitivement grillé auprès du Parti
Communiste de Fontaine. Quand nous
avons ouvert Antigone, les élus PC de
Fontaine sont venus, alors qu’on ne les
avait pas invités. Ils sont venus nous
encourager, en nous incitant à déposer
un dossier de subvention. Après de
longs débats au sein du CA, on a fini
par décider que nous avions la légitimité
Christel : Oui, et je me demande com- ce moment-là que nous avons com- de demander des subventions à la
ment physiquement on a fait pour tenir mencé à devenir une librairie, suite à mairie de Fontaine, que l’argent public,
ce rythme effréné. On s’est vraiment la demande d’éditeurs indépendants, l’argent du peuple, pouvait servir à faire
mises en danger... Il y a d’ailleurs eu en particulier les éditions Agone, qui vivre des projets de résistance. C’est moi
des moments de crise ! Bref, c’était du avaient besoin de librairies indépen- qui suis allée à la mairie demander la
grand n’importe quoi, c’était épique, et dantes pour être diffusées. Du coup on subvention, mais ça s’est très mal passé,
ça a duré deux ans. a créé une librairie alternative itinérante, justement à propos de notre positionne-
c’était passionnant. On a également ment par rapport au vote.
Quels ont été les moments les beaucoup aidé pour le procès des Dix
plus marquants ? de Valence5, l’automne 2003, au tribu- Comment s’est passée
Hugo : J’ai adoré l’énergie politique du nal de Grenoble. l’interaction avec les personnes
collectif de l’époque. On brassait des Hugo : A cette occasion, pour accueillir du quartier de Fontaine ?
luttes dans tous les sens, on montait les personnes qui venaient soutenir Christel : Les échanges ont été intéres-
des collectifs, on produisait des textes, pour le procès, nous avons proposé des sants mais difficiles... Des associations
des tracts, on intervenait dans la rue. passerelles entre les milieux politiques de quartier et des habitants venaient

2001.
chage d’O GM en
sées d’avoir participé à un fau
5 Dix pe rsonnes accu

LA TRAVERSE #2 | page 69
de temps en temps. A l’époque nous permettait d’emprunter des livres sans nos enceintes, nos platines, nos tables
faisions de la petite restauration sur chèque de caution : en deux ans on a de mixage, de la décoration, bref tout
place, des gens du coin venaient pour perdu environ 200 livres, que des gens notre patrimoine des années passées.
manger un bout entre ami-e-s, faire n’ont jamais rendu, pas seulement par Nous avons été cambriolés, presque
un petit repas de quartier. Certains vol, mais aussi par négligence, par oubli. tout a été volé...
ont adhéré à Antigone. Mais au final,
il y a eu peu d’emprunts de livres, et Avant Antigone vous organisiez
la plupart de ceux qui ont empruntés des fêtes technos ?
n’ont jamais rendu les livres. La plus Christel : Mon père, comme celui
grande difficulté au quotidien, c’étaient d’Aurélie, étaient des fans de la fête, ils
les lascars du quartier. Ils venaient tout adoraient les moments de rassemble-
le temps, ils avaient compris qu’Anti- ment. Quand on s’est rencontrées, on
gone était un lieu chaud et accueillant, est parties à fond sur des projets de
avec du thé à la menthe, des filles, et Comment avez-vous initialement fêtes subversives. On voulait créer des
ils venaient perturber le projet. Ils nous constitué ce stock de livres ? alternatives aux lieux où il faut payer
demandaient une attention de fou, ils Christel : D’abord en mettant en com- des entrées très chères, où si tu n’as
nous provoquaient, cherchaient des mun nos bibliothèques. Quel est le sens pas la tête qu’il faut on ne te laisse pas
embrouilles. Physiquement, il y a eu des d’avoir dans sa maison des centaines entrer. On est parties dans cette idée
affrontements forts. En face d’Antigone d’ouvrages, que le plus souvent on ne avec plein de bonne volonté, comme
vivait un facho, un ancien boxeur qui relit jamais, alors que d’autres n’ont pas deux prunes, avec de fortes envies
nous a menacé physiquement dès le accès aux livres ? Et puis nous avons politiques, dans un milieu de drogues,
premier jour avec une batte de baseball. acheté des livres, avec nos salaires, de défonce et d’abus... On a pris une
Les lascars cherchaient aussi la bagarre, Aurélie et moi. Puisque nous sommes grande gifle, une grosse désillusion.
surtout en fin de soirée. Or nous avions issues de milieux prolétaires, nous avons Nous faisions des fêtes magnifiques,
décidé que la sécurité d’Antigone serait besoin du salariat pour vivre, mais nous mais il y avait des jours où il était plus
assurée par des filles, et qu’il n’y aurait pensons que le salariat a du sens quand intéressant de discuter avec les gen-
pas de garçons pour s’interposer au nous utilisons une part importante de darmes au petit jour lorsqu’ils venaient
moment des affrontements. Ce choix notre salaire à soutenir des projets de pour nous empêcher de faire la fête,
a eu évidemment des conséquences : transformation sociale. Avec Aurélie qu’avec les gens venus faire la fête dans
plein de filles sont parties, avaient peur, nous avons mis en commun une partie la nuit. Avec Aurélie, on s’est dit qu’on
ne voulaient plus faire les permanences. de nos salaires pour acheter des livres, ne pouvait plus continuer comme ça. Le
Cela a créé de grosses tensions. aux puces, dans les brocantes, dans les décalage entre nos envies et celles de la
Hugo : Au final, sur le lien avec le quar- bouquineries. majorité des gens qui participaient aux
tier, c’est un bilan un peu négatif. Les Hugo : Il faut savoir qu’Aurélie et Chris- fêtes était insupportable.
habitants ne se sont pas retrouvés dans tel, par le passé, organisaient des fêtes
ce lieu, la radicalité portée par Antigone technos, donc elles avaient l’expérience Pourquoi la techno ?
ne leur convenait pas. Un autre bilan de la débrouille, de la logistique, de la Christel : Avec Aurélie on vient du punk
négatif de cette expérience à Fontaine, gestion de matériel. rock. Quand la techno est arrivée, on
c’est la perte de livres. Pendant toute Christel : Oui, d’ailleurs en arrivant à était assez curieuses, mitigées, mais on
cette période, l’adhésion à Antigone Antigone à Fontaine, nous avons posé a trouvé ça assez drôle. On y voyait une

page 70 | LA TRAVERSE #2
résurgence des mouvements hippies, la Christel : Nous avions un constat le monde a applaudi, c’était un grand
libération par la fête, tout ça. Du coup d’échec par rapport à notre objectif de moment, qui rappelait l’époque de cer-
on s’est engouffrées dans la techno. toucher des classes populaires. Depuis tains anars aristocrates et généreux.
Mais au final on a pris peur, certains deux ans nous étions au bord d’un
jours on se demandait même si la quartier, on avait de grandes idées Que s’est-il passé ensuite ?
techno n’était pas un délire organisé sur le peuple, et quand le peuple était Christel : On s’est mis à chercher un
par l’État pour lobotomiser les jeunes devant notre porte, nous crachant lieu. On a mis un an et demi à trouver
générations. On t’encourage à faire des dessus, nous insultant, ça nous a ce qui nous convenait.
rave party pour t’éclater, sans aucune montré nos limites. Nous étions épuisé- Hugo : Pendant cette période on était
réflexion humaine, sociale ou politique. e-s moralement et physiquement. Il y itinérants, c’était « Antigone hors les
Bref, on a fait la fête un moment, parce avait plein de gens qui participaient à murs ». Nous étions accueillis à droite
qu’on aime ça, mais on est finalement Antigone, mais cela représentait une et à gauche, à la maison du Bénin6, un
parties de ce milieu. Nous, on voulait grosse charge de travail pour le noyau peu aux 400 Couverts7, ou avec les
créer un autre rapport à la musique, à dur. Nous étions au bord de la rupture Comédiennes du possible8. On voulait
la fête, même à la drogue. Mais on ne nerveuse. Et nous avions plein de ques- assurer une permanence par semaine,
voulait plus participer à un processus tionnements sur le fond. Étions-nous pour ne pas perdre tout contact avec
de « décérébration ». On a plutôt eu vraiment utiles ? Parce que si c’est pour nos adhérent-e-s.
envie de donner de la place au goût créer un lieu qui ne rassemble que les Christel : Finalement on a appris que
de la réflexion, de la politique, tout en potes, ça n’a pas de sens. la mairie vendait un lieu, une ancienne
faisant la fête, parce que la fête permet usine de 300 mètres carrés, au 22 rue
de recréer du lien, des espaces où se Quel a été le résultat de cette des Violettes, pour un projet culturel
retrouver. Assemblée Générale ? et associatif. En tant que fille d’ouvrier,
Christel : Tout le monde voulait qu’Anti- petite-fille d’un maçon et d’un mineur,
Quand avez-vous finalement gone continue. Certains ont proposé de c’était un rêve de ma vie de transformer
quitté Fontaine, avec Antigone ? squatter un lieu, ce qui nous semblait un lieu d’oppression en lieu d’expres-
Hugo : En 2004. On était épuisé-e-s. moyennement possible, en particulier sion. Le local, par contre, était dans un
Comme il fallait de l’argent pour faire avec le stock de bouquins. sale état, on était découragé-e-s. C’était
fonctionner le lieu, environ 1000 euros Hugo : Et c’est là qu’un adhérent s’est décomposé, sans chauffage, crasseux.
par mois, on ne pouvait jamais s’arrêter levé et a dit « Je trouve super ce que
de faire des évènements, sinon le lieu vous faites. Je suis anarchiste, je viens Pourquoi la mairie vendait-elle
coulait financièrement. On trouvait que de faire un héritage de ma grand-mère, ce lieu ? Un local près du tram,
nos forces ne se renouvelaient pas, mais je ne veux pas de cet argent, j’en c’est un jackpot financier !
on était un peu dans une impasse. On ai pas besoin. Je le mets à la disposi- Hugo : On ne sait pas vraiment pour-
a convoqué une assemblée générale tion de ce projet. Nous allons chercher quoi. On pense que ce lieu n’était pas si
extraordinaire, pour expliquer la un local ensemble, je vais l’acheter, et simple à transformer en logements.
situation, dire combien on était sur les vous n’aurez plus de loyer, ce sera plus Christel : La ville voulait développer des
rotules. On n’avait pas de perspectives, simple. » lieux de culture de proximité, pour dy-
on s’est demandé que faire, collective- namiser des quartiers. En fait, c’est un
ment. On était une quarantaine, des Quel coup de théâtre ! cadeau empoisonné, parce qu’ici c’est
gens très divers. Christel : Oui, c’était le délire ! Tout un quartier résidentiel, où la grande

if, à Grenoble.
6
Espace culturel et associat
élo, zone de
7
Squat grenoblois avec four à pain, salle de spectacle, atelier-v
gratuité, occupé en 2001 et expulsé en 2005. LA TRAVERSE #2 | page 71
8
Association artistique engagée.
majorité des gens sont propriétaires. Au de nous n’avait d’expérience dans les toutes les normes dans le détail. De ce
début les gens étaient assez hostiles au travaux. point de vue, on est dans le “trancher-
projet d’Antigone. Dans la rue, certains Christel : Finalement nous avons souple’’ : on bétonne au niveau de la
habitants voulaient racheter collective- décidé de faire appel à des artisans du sécurité, pour qu’Antigone ne soit pas
ment l’usine, pour en faire des garages. bâtiment, on voulait des gens compé- en danger, tout en sachant que si l’État
ou la mairie veulent nous faire dispa-
raître, de toute façon ce sera facile pour
eux, il suffira de nous demander de res-
pecter les normes dans le détail. On sait
très bien qu’actuellement nous sommes
tolérés. Ceci dit, notre fonctionnement
est bien cadré : c’est une association,
avec des membres, toute personne qui
rentre est membre temporaire, et nos
travaux sont annoncés.

Avec les voisins, ça va ?


Christel : Au début oui. Et puis de
Comment votre dossier est-il tents. La première chose à faire, c’était nouveaux voisins sont arrivés juste au
passé à la mairie ? la création d’un mur de séparation, dessus du local, ils nous ont reproché
Christel : Certainement parce que nous pour diviser l’espace en deux zones de de faire trop de bruit, ce qui a enclen-
étions les seuls à avoir l’argent tout 150 mètres carrés. Ça s’est très mal ché une longue guerre psychologique
de suite. La mairie a lancé un appel passé. L’entreprise n’a pas fini le mur, et juridique. Finalement on a gagné le
d’offres, il y avait une soixantaine de les artisans nous ont piqué des outils, procès. Mais on a décidé malgré tout de
dossiers, et nous étions, je crois, les bref c’étaient des truands. Après ça, on faire de gros travaux d’isolation.
seuls à ne pas avoir besoin de faire s’est dit que désormais on ne ferait plus
d’emprunt, à pouvoir poser 130 000 jamais appel à des entreprises, que ce Et les gens du quartier ?
euros sur la table. En tout cas, c’est ce serait l’autogestion, sauf pour la sortie Hugo : Ça marche mieux qu’à Fontaine,
que je pense. de secours. mais ça reste difficile. Nous avons beau-
coup de mal à intéresser les personnes
Il y avait beaucoup de travaux Pourquoi avoir divisé le lieu en qui sont apparemment indifférentes aux
pour transformer ce local ? deux espaces de 150 mètres questions de transformation sociale. On
Hugo : Oui, beaucoup. Au début, nous carrés ? essaie pourtant régulièrement d’inter-
avons campé dans Antigone, tout Hugo : Pour des espaces de 150 mètres peller les gens du quartier. Parfois ça
était sale. Le collectif du trou dans le carrés, les normes de sécurité sont marche, sur des ateliers très ponctuels,
mur nous a prêté leur structure, une moins sévères. Les normes, c’est un par exemple l’atelier mosaïque.
tente métallique avec des bâches et un sacré problème. On a dû prendre un Christel : Notre rêve, c’est de devenir un
poêle, c’était rock’n roll. Pendant plus architecte, nous avons mis en place centre social populaire, où peuvent ve-
d’un an nous étions paralysé-e-s face à plein de systèmes de sécurité, mais nous nir les gens du quartier pour apprendre
l’ampleur des travaux à mener. Aucun n’avions pas les moyens de respecter à réparer son vélo ou faire du théâtre,

page 72 | LA TRAVERSE #2
ou des gens de tout bord pour discuter Il y a des rencontres extraordinaires. Est-ce que la bibliothèque
de l’écologie, de la transformation de la Hugo : Nous avons un noyau dur d’étu- tourne bien ?
société. Et surtout, que ce ne soit pas diants, de professeurs, d’instituteurs. Christel : Plutôt bien, même s’il y a
un lieu anonyme, que ce soit un lieu Mais il y aussi des ouvriers, des ingé- plus d’emprunts que d’emprunteurs.
humain, avec des échanges, des paroles, nieurs, des chômeurs, des squatteurs, Certaines personnes viennent beaucoup
un lieu accueillant et chaleureux. un peu de tout quoi. à Antigone, et empruntent beaucoup et
Hugo : Ce qui manque ici, et qu’on avait régulièrement. Ceux qui empruntent le
à Fontaine, c’est de pouvoir prendre des Comment se fait le choix de la moins, ce sont les milieux radicaux.
pots entre ami-e-s, boire un coup. Ici, programmation publique ? Hugo : Dans l’époque actuelle, les
on doit faire attention au bruit, du coup Hugo : Nous recevons de nombreuses bibliothèques ne rencontrent pas de
c’est moins convivial. propositions. On en discute et on décide succès fulgurant... Le livre n’a pas le
en CA. Le CA est actuellement com- vent en poupe.
Combien avez-vous d’adhérent- posé de six personnes. Christel : Les films en revanche sont
e-s actuellement ? Christel : C’est une programmation très très demandés, notre médiathèque est
Hugo : Environ 150. diversifiée. Depuis le début, Antigone bien utilisée. La librairie fonctionne bien
est dans une démarche de “service’’ également, c’est la source principale de
Et combien de personnes pour le milieu militant : nous essayons financement d’Antigone, notamment
fréquentent Antigone ? d’accueillir et d’accompagner des ini- grâce à la participation au Marché
Christel : Environ 1500 par an. C’est tiatives plurielles, de la manière la plus équitable à Noël, ou au stand dans la
grosso modo le nombre de nos cartes ouverte qui soit. Mais nous souhaitons rue le 1er mai. Mais encore trop peu
d’adhérents temporaires. également porter ce qui nous plaît, de monde réalise qu’Antigone est une
donc il y a un équilibre à trouver. De librairie. Quand on entend que des
Quel est le profil du public qui temps en temps, il y a des ratés, il arrive camarades militants achètent leurs
vient ? que certaines soirées ne nous plaisent livres à la FNAC, on désespère un peu...
Christel : C’est un public plutôt blanc, ce pas du tout. Il y a aussi des thèmes que On aimerait qu’à Grenoble les mili-
qui est l’une de nos grandes tristesses. nous souhaitons porter à long terme, tants aient l’envie et le réflexe d’utiliser
Par contre, au niveau des âges, des comme le féminisme, la réflexion sur la davantage les lieux alternatifs. Si j’ai
modes de vie, des opinions politiques consommation et la production. envie de manger entre amis, je vais aux
et des classes sociales, c’est diversifié.
A Antigone, nous recevons beaucoup
de « rien-du-tout-istes », des gens mal
à l’aise avec toutes les formes d’organi-
sation politique actuelles, de la réforme
à la révolution, mais qui sont intéressés
par la pensée libertaire, tout en ne se
retrouvant pas dans des lieux trop radi-
caux, des squats ou des groupes liber-
taires existants. C’est un public qui nous
soutient souvent, qui nous donne du
matériel, des livres, des coups de main.

LA TRAVERSE #2 | page 73
Bas-Côtés9 ; si je veux voir un film, je pour appeler à manifester, ce sont des ressemble à rien, et puis tu pousses la
vais au 102 ; si j’ai envie de lire ou
10
hommes, ce qui nous gêne beau- porte et paf, il y a des petits coussins,
d’acheter un livre, je vais à Antigone ! coup. Nous voulons que la dimension des petites loupiotes, plein de couleurs.
féminine pose la base d’Antigone, tout On a envie que les gens se sentent bien
Au fait, pourquoi le nom en remettant en question le concept de à Antigone, comme chez eux, comme
Antigone ? genre. Nous sommes parties du postulat chez leur grand-mère.
Christel : Parce que le projet est parti, que nous vivons dans un monde avec
à l’origine, de deux filles qui voulaient une certaine construction du genre et Est-ce que vous pensez que
se battre, résister et opposer la raison des personnalités, et dans ce cadre, les évènements que vous
du cœur à la raison d’Etat. On veut les femmes ne proposent pas le même organisez changent les gens,
montrer que les petits individus peuvent genre d’inventions, de résistances et participent à la transformation
être aussi forts que les institutions. Pour d’oppositions que les hommes, et il est de la société ?
nous, la symbolique de cette bataille, important qu’Antigone soit pensé et Christel : Pour ma part je dirais oui.
perdue au sens strict, cette guerre mis en place par des femmes. C’est ce Par exemple, j’ai rencontré dans ma vie
entre le pot de fer et le pot de terre, le qui explique le côté “mère à Titi’’, au des gens comme Aurélie, comme Hugo
personnage d’Antigone le symbolise niveau esthétique, à Antigone. On n’a ou d’autres, qui avec le temps m’ont
complètement. Il nous a beaucoup jamais voulu être dans l’imaginaire ou dit : « si on ne s’était pas rencontrés,
marquées, Aurélie et moi. C’est un l’esthétisme “crapouillou’’, on veut que si on n’avait pas rencontré la pensée
personnage féminin, et nous trouvons ce soit un lieu chaleureux, joli, coquet. libertaire, s’il n’y avait pas eu Antigone,
qu’il manque cruellement de représen- On veut que, lorsque tu rentres dans je n’aurais pas fait ça, je n’aurais pas été
tation féminine dans la lutte, dans le Antigone, tu ressentes quelque chose dans cette direction de vie ». Notre seule
militantisme. Souvent, les présidents de l’ordre du ventre de la Baleine dans prétention à Antigone, c’est de nourrir
d’associations, ceux qui parlent, ceux Pinocchio, ou la caverne d’Ali Baba. les pratiques et les imaginaires de la
qui mettent officiellement leur nom Extérieurement Antigone est moche, ne population, nous permettre de grandir

noble. L’interview du
irie et décroissance, à Gre
9
Café-cantine-épicerie-libra site des Renseignements Généreux.
le
fondateur est disponible sur
page 74 | LA TRAVERSE #2 10
Squat culturel conventionné, à Grenoble, www.le102.net
et de nous développer. Le fait de ren- Antigone, c’est un lieu accessible cette pensée pour les per-
contrer des lieux alternatifs, des gens anarchiste ? sonnes qui, dans leur milieu social, ne la
qui font des expériences radicales, ça Christel : Attention, non non, je précise rencontrent jamais.
oriente le sens de ta vie. Le fait qu’Anti- qu’Antigone n’est pas et ne revendique
gone existe, comme les 400 Couverts, le pas l’anarchie. Ça me fait mal aux dents Et toi, es-tu anarchiste ?
102 ou d’autres lieux, change le rapport de le dire, mais par respect pour mes Christel : Personnellement, je prétends à
au monde et à la vie. Mais au niveau camarades d’Antigone, je suis obligée être anarchiste, même si c’est extrê-
individuel plus qu’au niveau global. de le souligner fortement : Antigone mement compliqué dans cette société,
Hugo : Je dirais oui aussi, parce que les dans le système dans lequel on nous fait
soirées que nous proposons à Anti- vivre. Mais j’ai envie qu’on remette cette
gone sont des outils qui doivent aller idée-là au centre de la rue, montrer
vers un processus de transformation qu’il y a d’autres manières de vivre, de
sociale. Mais on ne se raconte pas trop penser, d’agir.
d’histoires. On sait qu’Antigone n’est
pas le fin du fin, et que faire des soirées Puisqu’on parle d’anarchie :
ne suffira pas à changer le monde... en 2007, Antigone a soutenu
C’est un outil parmi d’autres ! C’est n’est pas anarchiste. Elle fonctionne José Bové, non ?
fondamental de créer des espaces de de manière autogérée, ou en tout Christel : Pas Antigone ! Antigone a
discussion, qu’il y aie au moins cette cas elle essaie, elle défend la pensée accueilli les collectifs anti-libéraux pour
possibilité-là, ce refuge d’idées, ce petit libertaire, mais elle est composée de qu’ils puissent s’exprimer et s’organiser,
lieu libéré pour des idées subversives. personnes très diverses. Certaines ce qui est l’un des objectifs de ce lieu.
Christel : On ne transforme pas les viennent du mouvement communiste, Après, certains d’entre nous, en tant
gens, on transforme des gens, c’est d’autres du mouvement radical, d’autres qu’individus, ont soutenu la candidature
une nuance importante. Quand j’étais à républicains, d’autres de rien du tout. de Bové, et l’ont aidé logistiquement.
Attac Isère, j’ai rencontré une femme de Mais par contre on se retrouve toutes Mais Antigone n’a pas soutenu officielle-
50 ans qui était professeure, qui n’avait et tous sur la démarche d’Antigone. ment José Bové.
jamais entendu parler d’anarchie dans Evidemment, notre bibliothèque a un
sa vie. On s’est rencontré, on a parlé, fond important d’ouvrages anarchistes, Quel regard portez-vous sur
je lui ai prêté des livres, et quelques et nous accueillons régulièrement des le milieu libertaire grenoblois,
temps plus tard elle a quitté Attac avec soirées sur des thèmes anarchistes, ce les 300 personnes qui gravitent
pertes et fracas en faisant une lettre où qui est pour nous fondamental, tant autour de ces idées ?
elle remerciait Attac de lui avoir permis, ce courant de pensées a peu de place Hugo : J’y vois beaucoup de choses
chemin faisant, de découvrir la pensée pour s’exprimer, tant il est stigmatisé, positives, je suis très content qu’Anti-
libertaire, et en expliquant qu’elle assimilé au terrorisme. L’anarchie, ce gone y participe. Je suis notamment
rejoignait désormais la CNT. Du coup, n’est pas ce qu’en disent les journaux, très enthousiasmé par les réflexions
cette femme s’est engagée à la CNT, à les dominants. L’anarchie est bien diffé- stratégiques qui s’y développent, la
la Fédération Anarchiste, j’ai trouvé ça rente de l’imaginaire social majoritaire, volonté de prendre du recul, ne pas être
magique. et nous avons envie de le faire savoir, tout le temps dans l’activisme forcené,
de faire connaître les anarchistes et questionner les limites et les espoirs
leurs expériences. Nous voulons rendre du militantisme. J’aime bien l’autocri-

LA TRAVERSE #2 | page 75
tique, je trouve que ça manque très rer globalement à un certain nombre plus grande fragilité d’Antigone est
souvent dans nos milieux militants, où de postulats et d’idées. J’ai toujours humaine : pour fonctionner, ce lieu
les gens sont souvent bornés. Parmi constaté un manque d’ouverture de la nécessite quasiment deux permanent-
les limites que je perçois dans le milieu part de ces milieux, un mépris plus ou e-s à plein temps, et une dizaine de
libertaire, c’est le fait qu’extérieurement moins affiché pour le reste du monde de bénévoles, sinon ça ne tourne pas.
ce milieu n’est pas considéré comme la part de certain-e-s. Trop de libertaires Christel : C’est pour cette raison qu’on
un mouvement ouvert, où chacun peut veulent bien changer le monde, mais aimerait davantage d’aide. C’est dur
y entrer, c’est plutôt vécu comme un ils aimeraient surtout enlever les autres quand on constate que des militant-e-s
milieu affinitaire, assez fermé. En ce gens du reste du monde, parce qu’au utilisent Antigone de manière consumé-
sens Antigone me permet de garder les fond ils n’ont pas envie d’être avec riste, sans vraiment de contrepartie. On
pieds sur terre, d’avoir à la fois un pied eux, ils n’ont pas envie de leur parler. a envie que les gens puissent utiliser
dans le milieu radical et un pied dans Et puis, le machisme est aussi très fort Antigone pour leurs besoins, mais
un milieu plus ouvert, plus proche de dans les milieux anars officiels, c’est dans une logique commune. Certaines
la population “normale’’. Il faut préciser insupportable. J’ai, de manière géné- personnes ne se souviennent qu’on
qu’il y a quelques années, le milieu rale, une grande angoisse des milieux, existe que quand elles ont besoin de
ces ambiances nous. Certains jours on en a marre de
sclérosantes où tout laver les toilettes, de faire les courses,
le monde parle de de faire le ménage pour des gens qui ne
tout le monde, où il nous disent même pas bonjour, ou qui
y a des embrouilles se foutent de nous.
affectives en Hugo : Ceci étant dit, on a reçu plein
permanence. Ceci d’aide pour notre dernier gros chantier,
étant dit, je trouve des dizaines de personnes ont mis la
le milieu libertaire main à la patte, c’était génial.
grenoblois bien
libertaire boudait Antigone. Nous avions meilleur et bien plus chouette que dans Et toi Christel, combien
une étiquette de réformistes. Il a fallu les autres villes que je connais. Si je vais d’années te projettes-tu dans
du temps pour que nous apprenions à dans une manifestation, je rejoins le Antigone ?
nous connaître. Maintenant ça va plutôt cortège noir, parce que symboliquement Christel : Toute ma vie j’espère ! Anti-
bien. je le reconnais comme ma famille. gone changera sans doute de forme, de
Christel : Les dynamiques stratégiques lieux, de pays, mais toute ma vie j’espère
dont parle Hugo ne sont portées que Combien d’années vous être dans cette aventure. C’est ce qui me
par quelques personnes, et c’est pour projetez-vous dans Antigone ? donne le plus de bonheur dans la vie.
cela qu’à mes yeux c’est très fragile. Hugo : Pour ma part, je me vois bien Je ne peux pas vivre dans un monde
Personnellement j’ai du mal avec le dans Antigone longtemps, à condition capitaliste si je ne suis pas concrètement
milieu libertaire. Voilà vingt ans que je de ne pas être un élément indispensable dans des processus d’opposition et
brasse dans les milieux anarchistes, et au fonctionnement de la structure. Je ne résistance. Je ne peux pas m’imaginer
je n’ai jamais été compatible avec des veux pas être un pilier, je veux pou- travailler, rentrer le soir chez moi dans
groupes officiels, la FA, les syndicats, voir partir plusieurs mois sans mettre ma maison, avoir une voiture, des
parce qu’à chaque fois il fallait adhé- en danger le projet. Actuellement, la loisirs... Tout cela ne m’intéresse pas.

page 76 | LA TRAVERSE #2
J’aimerais un jour ne plus travailler Quels sont vos espoirs pour la mieux organisées, mieux menées. Je
et ne faire qu’Antigone, pour avoir le suite, au niveau politique ? rencontre de plus en plus de militant-e-s
temps et les moyens de faire tout ce que Christel : La Révolution... J’aimerais qui parlent d’auto-organisation, d’auto-
j’aimerais, notamment faire davantage voir le monde se transformer vraiment, nomie, qui veulent sortir des luttes
le lien avec des lycées, des associa- que le rapport de force s’inverse, que de chapelle, des stratégies électorales.
tions d’habitants, se rapprocher de la nous soyons en capacité de s’opposer Je sens une force qui monte. Il va se
population, lancer des AMAP11 dans vraiment à ce qui est en train de se passer des choses.
les milieux populaires, plein de petites mettre en place. Je trouve que ce monde Christel : Mais il faut qu’on s’organise
choses, des alternatives concrètes. En devient complètement désespérant et davantage ! On manque de réseaux
ce moment je passe l’essentiel de mon désespéré. J’aimerais bien ne pas être politiques bien structurés à Grenoble !
énergie à faire en sorte que le lieu vive, seulement dans des petites luttes ou Quand je vois la taille de ce qui se met
je manque terriblement de temps. Et je des petites résistances, mais qu’à un en place dans le monde en terme de
m’inquiète pour l’avenir de ce pays. Je moment il y aie une vraie opposition, domination, à quel point les dominants
crains que si la France ne change pas relayée par un maximum de gens, qui sont forts, ont les moyens et sont prêts
de direction, il va falloir qu’on s’expa- disent que nous ne voulons plus de ce à tout pour plus de pouvoir et de fric ;
trie. Je pense qu’il y a un vrai danger à monde-là. J’ai encore l’espérance de la et quand je vois, en face, les gens qui
venir sur les projets et les gens proches Révolution et j’aimerais qu’Antigone essaient de résister, je trouve que nous
d’Antigone. Je pense que nous allons devienne un vrai centre social autogéré, sommes des rigolos. Je vois bien nos
vers un État de type dictatorial, et que où il y aurait toutes sortes de gens pour limites, nos difficultés pour s’organiser
les petites latitudes accordées jusqu’ici plein de raisons diverses, avec plein ensemble, le fait que je n’ai pas envie
vont être de moins en moins possibles. d’échanges, de mélanges, de partage de de bosser avec telle ou telle personne,
Le chef des renseignements généraux savoirs par exemple entre un ouvrier ou pas envie de rejoindre tel ou tel parti
de Grenoble me l’a déjà dit en face dans qui, par “culture’’ ou pression sociale, alternatif de gauche. Mais l’heure est
une manif : si je n’ai jamais pris de fait de la mécanique, et une féministe à la convergence des luttes. Si nous
coup, si on m’a laissé faire ma vie, c’est radicale qui aimerait en faire par goût ne sommes pas capables de créer de
parce que je suis considérée comme ou nécessité d’autonomie. J’aimerais vrais réseaux de résistance, des unions
une douce rêveuse et que je ne suis pas que nous retrouvions le goût des pour des actions fortes, on va se faire
dangereuse. Tant que le pouvoir nous autres, l’envie de respecter les limites écrabouiller les un-e-s après les autres,
considère ainsi, on peut se développer. de chacun-e tout en les repoussant, comme l’histoire l’a toujours montré. ■

Mais je ne suis pas sûre que le pouvoir pour essayer de construire un monde
nous considère ainsi longtemps. Si rien avec nous toutes et tous. Arrêtons de
ne change au niveau politique, nos vivre dans nos espaces confinés, avec
espaces de liberté politique vont être nos bandes de potes, nos petits milieux
de plus en plus restreints. Si demain politiques !
le Pouvoir veut fermer Antigone, c’est Hugo : J’ai l’espoir que la société Antigone
très rapide, il suffit par exemple de nous change. J’ai l’impression que les idées 22, rue des Violettes, 38000 Grenoble
bloquer sur les normes. défendues par Antigone montent en www.bibliothequeantigone.org
puissance. J’ai l’impression que nous
sommes de moins en moins minori-
taires. Les luttes sur la Fac me semblent

ne. Les AMAP ont pour but


n d’une Agriculture Paysan irement et directement leur
11Association pour le Maintie t prio rita
locaux en leur achetan
de maintenir des paysans ser par les supermarchés.
pro duc tion plut ôt que de pas LA TRAVERSE #2 | page 77
Le bonheur est dans le pré

Et si nous
cultivi ns
notre autonomie
pays a n n e ?
L’image du paysan est généralement associée aux difficultés
économiques et sociales, à l’isolement, à un mode de vie
harassant. Bien au contraire, face aux crises écono-
miques, écologiques et politiques que nous
connaissons actuellement, la multiplication
des petites exploitations agricoles est
une solution de premier plan. Pour-
quoi ? Comment ? Jacques Ady,
paysan bio en Rhône-Alpes,
nous présente son point
de vue.
Ady
ues
Jacq
Par

page 78 | LA TRAVERSE #2
Les deux tiers des actifs de la planète, À mes yeux, être paysan revêt une toute Dans notre
plus d’un milliard et demi de terriens, autre signification. Non pas une profes- pays capitaliste
sont des paysans. Nous qui habitons un sion spécifique, mais plutôt un mode de industrialisé, nous
pays où les paysans et les paysannes vie dans sa globalité. Non pas l’apparte- connaissons de moins en
ont quasiment tous disparus, passant de nance à une classe sociale, mais le fait moins les principes de l’auto-
7 millions en 1945 à moins de 400 000 de se relier à un peuple avec sa culture nomie paysanne, et lorsque
aujourd’hui, nous ne savons pas grand- propre. Une culture intimement liée à nous en entendons parler,
chose de ces peuples dont, à travers une nature proche de l’habitat d’où une il ne nous semble pas que
l’histoire de l’humanité, nous sommes population locale tire ses ressources. nous en ayons besoin. À quoi
pourtant tous issus. Une culture dépositaire d’un ensemble bon savoir produire sa nourriture,
de connaissances, facilement trans- construire ses outils, s’entraider entre
En France, la révolution industrielle a missibles, parfois très sommaires mais voisins ? La division et la spécialisation
éradiqué par une longue acculturation toujours vitales, permettant de savoir à outrance du travail dans une écono-
progressive le mode de vie paysan. vivre sur un territoire donné. mie où presque tous les échanges sont
En lieu et en place des paysans nous monétarisés ont fait de l’autosuffisance
connaissons désormais les “agricul- Au cœur de cette culture paysanne, un principe décalé, éculé et sans intérêt.
teurs’’ ou “exploitants agricoles’’. il y a l’autonomie. Bien qu’ils soient Les entreprises nous fournissent notre
S’ils se réclament parfois des valeurs rarement laissés tranquilles par les nourriture, nos moyens de déplacement,
paysannes, ils en sont généralement pouvoirs en place — l’histoire du XXe nos divertissements. La sécurité sociale
très éloignés. L’immense majorité siècle illustrant l’acharnement des gou- veille sur notre santé. Les assurances
d’entre eux sont devenus les petits vernements à enrôler des paysans dans nous protègent des aléas de l’existence.
rouages d’une gigantesque industrie les guerres et les usines —, ces derniers Dans un tel système, l’auto-organisa-
agro-alimentaire dont la cupidité, le savent généralement se débrouiller sans tion sociale locale n’est plus ressentie
productivisme effréné, la dépendance au être reliés et structurés par une autorité comme nécessaire, l’administration
pétrole, aux banques, aux subventions centrale. Cette autonomie paysanne, publique centralisée et des sociétés
étatiques, aux firmes chimiques et bio- on peut la définir comme la forme privées se chargeant d’assurer notre
technologiques insèrent chaque ferme d’indépendance développée et maîtrisée intégrité individuelle et notre cohésion
conventionnelle dans un vaste réseau à l’échelle locale par les paysans grâce à sociale, le plus souvent malgré nous.
de dépendances internationales. leur capacité d’autosuffisance matérielle
(se nourrir, se loger, s’habiller, s’outil-
ler...) et grâce à leur capacité d’auto-
organisation sociale locale (se solida-
riser, s’entraider, mutualiser les forces,
décider ensemble...).

LA TRAVERSE #2 | page 79
Si nous faisons confiance à ces superstructures qui nous font vivre et qui nous orga-
nisent, l’autonomie peut en effet paraître une préoccupation inutile, et les savoirs
de la paysannerie bien archaïques. Mais si un jour nous avons l’impression d’être
pris en otage par un système qui n’hésite pas à spéculer sur nos besoins les plus
fondamentaux, la nourriture, le logement, la santé ou l’éducation ; si nous avons ☀ Savez-vous qu’il est possible d’être
l’intime conviction que ce système nous isole, dégrade les relations humaines et reconnu par l’administration comme
nous domine en nous poussant dans les limbes du chacun pour soi ; alors intéres- agriculteur même si l’on n’a aucun
sons-nous de près aux méthodes de l’autonomie paysanne, en tant qu’alternative diplôme ? Il suffit d’avoir à sa disposition,
pour reprendre nos vies en main. en achat ou en location, une surface
de terre minimale. En fonction du type
Il ne s’agit pas forcément de s’enfuir dans les campagnes profondes ou au som- de culture, la moitié d’un hectare peut
met des montagnes, comme un retour à la terre aussi radical que caricatural, à la suffire pour obtenir le statut d’agricul-
recherche d’une hypothétique pureté - même si, étant donnée la situation actuelle, teur. Sans cette surface minimum, il est
on peut comprendre cette démarche. Il s’agit plutôt de chercher, comme les paysans, cependant possible de cultiver des terres
là où l’ont vit, là où l’on peut, une autonomie matérielle, sociale et même politique, et de vendre sa production avec le statut
afin de s’émanciper du style de vie que l’on nous impose actuellement et avec lequel de «cotisant solidaire». Environ 100 000
nous ne sommes plus d’accord. personnes sont concernées en France.

Nous pouvons commencer par cultiver des petits jardins, en créant autour des col- ☀ Un hectare représente 10 000 m , 2

lectifs d’échange et d’entraide. C’est là une bien belle façon de commencer à réveiller soit un carré de 100 mètres de coté. Une
son coté paysan. personne peut produire, dans de bonnes
conditions, tous ses légumes pour
Mais rien ne nous empêche, même si cela paraît toute une aventure, de tenter de l’année sur 200 m2 ou 500 m2.
réveiller plus franchement notre conscience paysanne. Ré-accéder à des parcelles
de terre, les mettre en culture, créer son habitat, produire sa nourriture, construire ☀ Il est possible de cumuler un emploi
patiemment un réseau social élaboré, tout cela est heureusement encore possible, ici salarié avec un statut agricole, voire dans
et maintenant. Adopter le mode de vie paysan par l’agriculture, ce n’est pas rejeter certains cas le chômage ou le RSA.
notre société actuelle. C’est juste se mettre en position de la faire évoluer en chan-
geant déjà nous-mêmes notre rapport au monde et aux autres. ☀ Au moment de l’installation, dans la
majorité des cas les terres agricoles ne
Pour entamer un tout début de réflexion dans cette direction, mais sans entrer direc- sont pas vendues mais sont louées à
tement dans les détails techniques des cultures agricoles, de l’auto-construction ou l’agriculteur par le ou les propriétaires.
de la création de véritable réseaux sociaux, je me limiterai ici à présenter quelques Le prix de la location excède rarement
informations importantes et souvent méconnues : les 150 euros à l’hectare par an pour un
terrain nu. La location agricole donne
lieu à un bail qui, depuis la révolution
Française, est chargé de protéger le
paysan « fermier » contre les éventuels
abus des propriétaires.

page 80 | LA TRAVERSE #2
Toutes ces pistes constituent autant de points d’appuis vers la voie agricole. Avec de
l’entraide amicale et paysanne, de la débrouillardise et de la ténacité, une menta-
lité décroissante économe, un soutien de citoyens “consommateurs’’ locaux (voir
Traverse 1), il est tout à fait possible d’imaginer une installation paysanne très
☀ Le prix d’achat d’un hectare de terre progressive, sans aucun endettement. Cela signifie qu’en quelques années, vous
agricole hors zone spéculative est com- pouvez réussir le tour de force d’avoir créé et financé votre modeste logement, d’être
pris entre 1000 et 8000 euros l’hectare. capable de générer 50% de votre nourriture, tout cela en ayant tissé des liens étroits
avec les voisins intéressés par vos pratiques, mais aussi avec des amis en quêtes
☀ Si vous êtes agriculteur, les mairies d’alternatives communes.
peuvent vous autoriser à construire
des bâtiments agricoles, voire votre Une ferme peut devenir le point d’appui de coopératives alimentaires, de systèmes
logement personnel sur des terrains de trocs à l’échelle locale, de caisses de solidarité, de réseaux d’échanges de savoir,
agricoles non constructibles mais consti- de potagers collectifs, de lieux de formation, de collectifs de soutien aux mou-
tutifs de votre « exploitation ». vements sociaux, de centre d’accueil de personnes en difficultés... L’éventail des
possibles ne dépend que de notre imagination et de notre capacité à construire
☀ Il existe certainement autour de votre patiemment des organisations collectives solidaires et efficaces. Cela signifie qu’en
lieu de vie des agriculteurs proches de quelques années, il est possible de moins dépendre de l’État, du salariat, de la mon-
la retraite prêt à aider de futurs paysans naie, des entreprises et de toutes les superstructures qui, sous couvert d’exister pour
en qui ils auraient confiance. Chaque nous, agissent la plupart du temps contre nous. Face aux crises économiques, écolo-
année, des dizaines de milliers d’agricul- giques et politiques que nous connaissons actuellement, renforcer notre autonomie
teurs sont concernés. paysanne me semble l’une des principales urgences des années à venir, une urgence
raisonnable et possible. ■
☀ Il existe un syndicat d’agriculteurs, la
Confédération Paysanne, qui milite pour
un territoire avec de nombreux paysans,
et soutient les initiatives en ce sens. Elle
espère en France un contexte politique
qui favoriserait l’installation de quelques
centaines de milliers de paysans
supplémentaires. Ce syndicat a créé
une association départementale pour le
développement de l’emploi agricole et
rural, l’ADDEAR, qui aide les personnes
souhaitant cultiver la terre. La Confé-
dération Paysanne est membre de Via
campesina1, un mouvement internatio-
nal dont l’objectif est de relier entre eux
les très nombreux petits paysans du
monde entier.

mpesina.org/fr/
1
Plus d’infos sur www.viaca

LA TRAVERSE #2 | page 81
L’article sur Saul Alinsky m’a beaucoup touché, beaucoup Un petit retour rapide sur La Traverse que je viens de lire. J’ai
ému. Il m’aide à mettre des mots sur ce que je peux ressentir bien aimé les différents articles et points de vue. Enrichissants,
dans les milieux dits radicaux ou dits anarchistes, sur le pro- pertinents... Juste peut-être un article dont je n’ai pas aimé le
blème du mépris, de l’arrogance, de la domination interper- ton et où j’ai trouvé quelques gros dérapages. Celui de Nestor
sonnelle dans ces milieux. Ça m’aide à prendre du recul, sans Potkine. Les exemples qu’il donne sur la dissonance cognitive
pour autant cesser de lutter. Alors, tout simplement, merci. sont loin d’être toujours pertinents, et ses allusions notamment
Natacha à la religion sont assez choquants, que l’on soit croyant ou
non. J’ai trouvé donc cet article plutôt très maladroit sur ce
J’ai lu La Traverse de la première à la dernière ligne. J’ai plan, voire vulgaire et insultant sur certains passages.
beaucoup aimé. Qualité et goût de la présentation et de la Par exemple : « L’islam exige que pendant tout un mois, du
mise en page, humour, clarté et accessibilité du style, aéra- lever au coucher, on s’abstienne de copuler, de manger, et
tion... J’en redemande ! même de fumer et de boire, fût-ce la plus petite goutte d’eau. »
Guillaume Imaginez comment cela peut être reçu par des musulmans,
même pour ceux qui ne feraient pas le ramadan. Ou encore
Sur le site de votre revue vous utilisez l’expression péda- en conclusion : « Dieu a toujours raison... qu’il affirme que
gogie. Or «pédagogie» n’est pas le bon mot. Il concerne le peuple juif est son peuple élu ou qu’il le laisse gazer par
l’apprentissage des enfants. Il existe pour le public que millions ». Pour une dernière illustration de la dissonance
vous ciblez le mot «andragogie» que je vous recommande si cognitive, ça laisse pantois... Nestor Potkine aurait peut-être
vous avez le souci de l’exactitude et pour qu’ensemble nous souhaité un « Dieu dictacteur », dictature bienveillante certes,
progressions. Et par ailleurs bravo pour votre initiative. Il et auquel cas on aurait eu en effet moins de turpitudes sur la
n’y a jamais trop de sources chargées de bonnes intentions. planète ? On est bien loin du ton habituel mesuré et pédago-
kenavo et banzaï ! gique des Renseignements Généreux. Mais bon, mis à part
cet article avec lequel je suis d’accord sur le fond de l’analyse
Airvelo
concernant la dissonance cognitive, bravo encore pour cette
revue et le travail considérable que cela représente.
J’ai découvert avec intérêt votre premier numéro de La
Traverse, notamment l’article sur Saul Alinsky. Dans le même Jean
registre, il serait intéressant de réaliser un travail similaire
à celui que vous avec réalisé avec l’ouvrage Pédagogie des J’adore la mise en page de votre revue, aérée, vivante,
opprimés, de Paulo Freire. Ses thèses sont très complémen- ludique. C’est agréable à lire, ça donne envie de se plon-
taires avec celles d’Alinsky. En tout cas merci pour votre ger dans les articles, ça fait du bien. Enfin une belle revue
initiative, c’est pédagogique, simple et profond à la fois. militante !
Daniel Brigitte

Courrier des lecteurs


Je viens de finir de lire votre revue. Les articles sont de ma-
nière générale bien conçus. Ils donnent soif sans te rassasier.
Voici une sélection non exhaustive mais représen-
À la manière des magazines de science vulgarisés, ils te font tative des messages reçus suite à la publication du
découvrir des choses et après à toi d’approfondir si ça t’attire. premier numéro de La Traverse. Merci pour tous
Le cours d’autodéfense intellectuelle n’est pas le plus facile à ces retours ! Toutes les remarques constructives,
expliquer ou à faire passer, mais il passe très bien car il y a critiques ou enthousiastes sont les bienvenues.
une bonne aisance dans la rédaction, du coup c’est agréable
à lire. J’espère que les prochains numéros ne dériveront pas
en articles de revendication pure sans argumentation et sans Je suis votre initiative depuis plusieurs années, et je tenais
transmission de connaissances. encore à vous féliciter et à vous encourager. C’est vraiment
S. formidable, cela fait chaud au coeur. La lutte continue, plus
que jamais ! Fraternellement,
Je n’arrive pas à comprendre la ligne politique de votre Sabine
journal. Certains articles semblent libertaires, d’autres
staliniens, d’autres sociaux-démocrates. C’est un fourre-tout Je déteste la forme de La Traverse. Trop de marges, trop de
qui contribue à alimenter la confusion idéologique ambiante. place inutilisée, trop de gaspillage de papier, trop d’illustra-
Dans quel camp êtes-vous, messieurs Les Renseignements tions qui n’ont rien à voir avec le contenu. Ça donne une
Généreux ? impression de magazine bobo, bourgeois, oisif. Pas besoin
Christophe de tant de fioritures pour présenter des textes politiques
sérieux. Prenez exemple sur L’encyclopédie des nuisances.
page 82 | LA TRAVERSE #2 Yvan
J’espère que vous ne verrez pas dans ce courriel un frein mais une demande d’un « Nous avons besoin de visions
« ami » à ce qu’il y ait de la cohérence dans les écrits des R.G. Il s’agit de l’interview positives »... Je trouve cet article remar-
de Xavier Renou. Pour un journal d’autodéfense intellectuelle, je ne comprends pas quable. Je suis profondément d’accord
très bien l’intérêt de cet article. Il m’est apparu vraiment bizarre de la part des R.G avec chaque mot (et c’est agréable de
de faire une interview de X.R, car il s’agit d’une personne apparue dans plusieurs sentir qu’il y a des gens qui pensent
médias dominants. Les médias alternatifs ont-ils vraiment besoin d’en rajouter ? Ne comme soi !) mais je ne m’étais pas
serait-il pas meilleur de donner la parole à des militants moins « people », mais qui toujours tout aussi clairement formulé.
ont quand même « plus » de fond à apporter aux luttes politiques ? Mais passons Je suis professeur. L’histoire des luttes
sur la personne, ce n’est pas tellement grave. Il s’agit quand même d’une « person- sociales, d’où viennent les acquis, les
nalité » de la résistance qui n’a pas un mauvais fond en soi, enfin je le pense. Ce que droits, on ne l’enseigne jamais. Ou en
je trouve discutable, c’est le fond de l’entretien qui y est mené. Il s’agit d’un « article éducation civique, on apprend quand
portrait » pour une bonne partie, contrairement à celui d’Alain Accardo. Les articles ont été votées telles ou telles mesures,
portraits sont le symbole d’une résultante claire de la marchandisation des mouve- mais jamais comment on en est arrivé
ments sociaux et leur dépolitisation pour passer dans les médias dominants. Je suis là. C’est une grosse faille qui contri-
du coup vraiment étonné qu’un collectif lucide tels que les R.G fassent ce genre de bue à ce sentiment d’impuissance. On
chose, surtout après avoir écrit cette magnifique brochure Réinventer les médias doit au contraire montrer aux jeunes
qui m’a beaucoup appris et que j’ai diffusé partout en disant aux militants de faire ces luttes et la joie, la puissance, la
attention aux médias et d’apprendre à leur parler collectivement. Je cite à la page 21 fraternité de ces luttes. J’y repensais hier
de cette brochure : « La personnification. Les médias dominants se focalisent systé- en retrouvant dans de vieilles cassettes
matiquement sur les leaders et les représentant-e-s de la contestation. Pour peu que un documentaire de 2003, Quand les
ces dernier-e-s soient télégéniques, ils/elles sont invité-e-s dans des émissions où femmes s’en mêlent, qui retrace les
leur vie personnelle (parcours, goûts...) sera davantage questionnée que les objectifs luttes féministes depuis la libération, et
et la pensée des mouvements collectifs qu’ils/elles sont censé-e-s représenter. Cette qui mêle la voix de trois générations de
tendance à occulter la dimension collective des mouvements ne fait que renforcer la femmes en luttes, en rires, en éner-
dépolitisation de la population, la politique étant réduite à un affrontement entre des gies... Mais aujourd’hui, quelles visions
personnalités contrastées. » Peut être est-ce une maladresse ou non de votre part ? positives et constructives offre-t-on aux
Je ne peux qu’inviter la personne ayant lu votre interview et toutes les personnes jeunes ? Quelles perspectives joyeuses
de votre journal d’autodéfense intellectuelle à relire cette brochure histoire d’être et confiantes ? Et on s’étonne après
cohérentes et de ne pas retomber dans ce même piège des médias dominants. C’est qu’ils échappent à l’impuissance et à
justement en faisant des journaux alternatifs qu’on peut arriver à communiquer l’angoisse en se tournant vers un consu-
différemment et sortir de nos petits ghettos militants. J’espère en tout cas que votre mérisme effréné, un repli sur l’identique,
journal se portera bien. Encore bravo pour votre initiative. Solidairement. le connu, le proche.
Khaled Françoise

et des lectrices
À vous lire, on a l’impression qu’il Un article m’a beaucoup choqué. Je trouve inepte la ronflante « théorie de la
suffirait que la population soit moins tendance à la réduction de la dissonance cognitive », qui camoufle beaucoup de
bête, plus outillée intellectuellement par violence et de mépris pour l’altérité. Pourquoi assimiler la complexité de la situation
Richard Monvoisin, plus outillée socio- politique des militants PCF à l’arnaque Madoff ? Réduire l’Islam, le rapport de la pay-
logiquement par Alain Accardo, plus sannerie française à Napoléon à de simples erreurs, inconsciemment voulues pour
outillée psychologiquement par Nestor se protéger ? C’est concevoir l’homme comme une essence précédent sa situation
Potkine, plus formée à la non-violence historique, sociologique, et imaginant sa culture pour se consoler. C’est à la fois un
par Xavier Renou, plus organisée par essentialisme et un universalisme, comme l’innéisme, l’utilitarisme, le racisme, etc.
Saul Alinsky pour renverser le système C’est ce qui fait que la gauche française a tant soutenu la colonisation et l’évolution-
capitaliste. Cessez de prendre les gens nisme !
pour des cons à éduquer. Le peuple Guillaume
n’a pas besoin de spécialistes, il n’a pas
besoin d’être éduqué, il sait très bien
s’organiser tout seul. Voici encore une Le titre de votre revue m’inspire plein de choses. Le regard qui traverse, qui va droit
revue de petits-bourgeois intellectuels au coeur. Les idées qui se mettent en travers, qui s’opposent aux discours domi-
qui veulent changer le peuple malgré nants, au découragement, à l’indifférence. Mais aussi les chemins de traverse, ceux
lui. Arrêtez de mépriser les gens ! qui vont droit au but et sont les plus beaux, les plus sauvages, qui apportent des
surprises, des rencontres, des beautés. Et même les traverses des chemins de fer,
K.
qui maintiennent ensemble deux trajectoires individuelles qui ne seraient rien l’une
sans l’autre. Je ne sais pas comment vous avez trouvé ce nom de revue, mais c’est
L’entretien d’Alain Accardo, quelle
vraiment un beau titre !
claque ! Ça déprime, ça met en colère,
ça réveille. Dominique LA TRAVERSE #2 | page 83
Patricia
AL
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Graphisme et mise en page : Clara Clara

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