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Mallarmé, le sujet de la poésie[1]

Yves Delègue [*] du même auteur

LA POÉSIE ET SES FAUX SUJETS


3« Le vide Mallarmé » avait en effet vidé la poésie de tout sujet dont elle se nourrissait immémorialement : à
savoir les récits que racontaient l’épopée et le théâtre, le roman, ou bien les sentiments (amour, mort, nature,
patriotisme) que chantaient les stances lyriques, ou encore les pensées de l’esprit dont on faisait les poèmes
didactiques ou philosophiques. Il renonçait d’un coup aux sujets qui avaient réparti la poésie en « genres » reconnus et
la rendaient accessible au public. En vertu d’une décision radicale et sans appel, Mallarmé en finissait avec
« l’universel reportage », c’est-à-dire avec la pratique qui fixait à la poésie d’être une prose plus riche et de reporter
dans les vers tous les clichés du monde pour lui donner du sens Le journal quotidien lui paraissait illustrer
exemplairement cette perversion[8] , même s’il discernait dans sa mise en page faite pour l’œil, le travail d’une force
obscure qui poursuivait autre chose que l’imposition du sens pour tous.
4La poésie, privée de ses sujets habituels, s’enfonçait donc dans les ténèbres de l’hermétisme, qui, après des
siècles de clarté française, semblait revenir de l’Orient, réservant aux seuls initiés le secret de ses révélations.
Mallarmé se réclamait, non sans distance, des « kabbalistes » pour redonner un sens plus pur au mot Littérature[9] .
Les profanes semblaient n’avoir pas accès au Temple.
5Le plus étrange, c’est que le poète s’en excluait lui-même. C’est le point qui aujourd’hui encore surprend le plus,
et chacun a en mémoire la fameuse injonction : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède
l’initiative aux mots »[10] . Il fallait aussi purifier l’œuvre de ce sujet qui s’en croyait le premier principe, l’initiateur.
Aux mots, en effet, d’occuper la place abandonnée par le sujet-auteur, qui jusque là s’attribuait l’initiative, et se
prenait pour un démiurge, rival du Dieu créateur. Dans un autre de ses Cahiers, Valéry s’interrogeait : « Mais au
fait, qui parle dans un poème ? Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui-même »[11] , un langage sans énonciateur.
Au public belge, qui était venu en février 1890 écouter sa « Conférence » sur l’ami Villiers, il assénait d’entrée de jeu
cette vérité : « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? [...] Qui l’accomplit, intégralement, se retranche. Autant, par ouï-dire,
que rien existe et soi, spécialement, au reflet de la divinité éparse »[12] . Déjà au plus profond de « l’arrière-boutique
toute franche » où Montaigne se retranchait pour se découvrir dans l’écriture, la mutilation, la perte du sujet était
programmée, dès lors que celui-ci comprendrait qu’au regard de la Nature, cette « divinité éparse », il n’était qu’un
rien d’existence. Celui qui s’enorgueillissait de poser sa signature sur son œuvre pour l’authentifier, pour affirmer sur
elle ses droits (en tous sens) d’auteur, comme s’il en était le créateur, le détenteur-propriétaire, celui-là cédait au leurre
de sa conscience, ignorant la force qui travaille en lui. Il fallait « supprimer le Monsieur qui reste en l’écrivant »[13] ,
ce personnage biographique qui écrit pour satisfaire sa « faim » narcissique.
6« Anonyme », « impersonnelle », sont les deux termes dont use le plus fréquemment Mallarmé pour qualifier
« l’œuvre pure », laquelle, déjà privée de sa cause efficiente, l’est aussi, par une évidente symétrie, de sa cause finale :
une œuvre sans auteur-destinateur ne peut avoir de lecteurdestinataire. Mallarmé va jusqu’au bout de son paradoxe :
« Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre
les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant »[14] . L’œuvre idéale, telle le granit sur la tombe de Poe, serait
un
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calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
8météorite dû à l’explosion d’un astre inconnu, sans origine, sans fin, morceau d’objectalité, si je peux employer
ce terme pour signifier que le poème ne renvoie à nulle subjectivité humaine, et que, fermé sur lui-même,
autosatisfait, il jouit de son évidence accessible à nul autre regard que le sien.
MALLARMÉ ET LA TRADITION POÉTIQUE : LES TROIS RUPTURES
9L’œuvre rêvée était, on le voit, impossible, à peine concevable, et l’on eut peut-être le tort de prendre au pied de
la lettre ce programme provocateur, sans voir qu’avant de fixer une autre tâche à la littérature, il prenait sens par
rapport à l’état de la poésie en cette fin du XIXe siècle. La mort de Hugo en 1885 avait marqué la cassure : alors avait
sombré, plus qu’un siècle de poésie, la triple tradition qui, centrée autour du sujet-écrivain, avait été instaurée par la

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Renaissance après les ténèbres « gothiques », et que le romantisme n’avait fait qu’exténuer. Il fallait pour repartir vers
une nouvelle renaissance faire l’autopsie du cadavre.
10En premier lieu, cette tradition avait réinventé la figure de l’auteur. Écrasé par celle, grandiose, du Dieu sujet
universel, « auteur du monde », le Moyen Âge ne laissait guère de place au sujet individuel. Au poète, qu’il chantât la
gloire de Dieu, ou celle des Grands dont il était le tâcheron salarié, était réservé l’humble rôle du scribe, auquel on
demandait seulement l’exactitude des paroles et des actes qu’il transcrivait[15] . Les poètes de la Pléiade avaient
imposé de leur mission une autre image : reprenant à Platon sa théorie de l’inspiration, ils interprétaient, disaient-ils,
les desseins secrets de l’univers. Égaux des rois et des puissants, ils en réclamaient honneurs et considération. Avec le
temps, l’auteur avait occupé la place du sujet-Dieu qui s’absentait de plus en plus de sa création, et le poète, se
prenant pour le sujet-créateur, s’était identifié à la vérité en chair et en os. Poussant à son terme cette logique, le
romantisme avait mythifié le poète, « l’artiste », en déplaçant souvent sur les tourments de sa personne l’intérêt qu’on
devait porter à l’œuvre seule. Ils l’avaient réduite à leur petite dimension qu’ils prenaient pour celle de l’univers.
11En second lieu, la théorie de l’imitation, la fameuse mimêsis, héritée de Platon et d’Aristote, avait été restaurée,
que la littérature médiévale, entièrement prise dans le réseau sans fin de ses allégories, avait oubliée. Son retour
n’était certes pas allé sans modification. On en retint l’idée que toute poésie était le réservoir-déversoir des vérités et
des beautés de l’univers, par sujet-poète, par « reporter » interposé. Ce qu’on appelait « la nature » était le double
extérieur de ce sujet, ou sa face visible au miroir du monde ; « suivre nature » — ce précepte inlassablement repris
sous différentes formes — signifiait qu’il fallait la reproduire pour en arracher le secret, lequel se confondait avec
celui du sujet humain. Le « réalisme » est l’un des maîtres-mots que la littérature durant quatre siècles mit à
différentes sauces pour dire que sa fonction est d’imiter « les choses ». On sait quel sort le XIXe siècle lui fit, et
Mallarmé, avec une gouaille de pamphlétaire ironise sur « ces ressasseurs, [qui] imitent, sur une route migraineuse, la
résurrection en plâtras »[16] et font du livre un décor imaginaire pour leurs pseudo théâtres de papier.
12Pour rendre l’illusion crédible, les imitateurs avaient dû supposer qu’entre les mots et les choses existait une
harmonie préétablie, quand bien même « l’arbitraire du signe » était l’opinion communément admise par tous. Cette
harmonie (troisième point de rupture) reposait sur la confiance qu’on accordait à la rhétorique, dont la splendide
restauration à la Renaissance s’expliquait parce qu’on lui attribuait des pouvoirs de vérité. On avait voulu croire que
les figures du discours moulaient les formes du monde et de la pensée. C’était grâce à ses tours, que les poètes
prouvaient leur pouvoir créateur, à condition d’y imposer leur marque personnelle, à savoir le « style », qui, comme
chacun croit le savoir depuis Buffon, « est l’homme même ». Les romantiques avaient porté à l’incandescence les
facultés expressives du langage façonné au tour de l’elocutioantique, moyennant quoi, ils avaient produit de superbes
monuments d’artifice, alors qu’ils croyaient dire la vérité de l’univers. Jusqu’au jour où Mallarmé, dans une de ces
incidentes où il faisait entrer comme par inadvertance la totalité, notera : « la nature (on s’y bute avec un
sourire) »[17] . Entre les mots et le choses, il n’y avait jamais eu d’harmonie, pas la moindre complicité. C’est
pourquoi il fallait exiger « la disparition élocutoire du poète » et la poésie devait inventer ce « langage nouveau » dont
Montaigne déplorait déjà qu’il fût impossible[18] . L’hermétisme mallarméen obéit au rêve fou d’une écriture qui
échapperait aux vieilles typologies de la rhétorique et du style[19] .
LE « RYTHME », NOUVEAU SUJET DE LA POÉSIE
13Tout était donc à redéfinir, puis à réinventer. Il fallait remettre la poésie sur ses pieds, sur son sol, lui rendre son
vrai sujet, son sub-jectum, substrat, substance, support, sans quoi se justifiait l’ancestrale accusation lancée contre les
poètes menteurs, diseurs de riens, faiseurs de fictions. Heureusement, sur le Hugo mourant le vers nouveau avait déjà
pullulé, grâce à Verlaine notamment. Hugo avait poussé à sa limite la poésie moribonde, il en avait achevé (aux deux
sens du terme : fin et perfection) toutes les virtualités ; il l’avait épuisée :
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Hugo dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et comme il
était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s’énoncer[20] .
15Ayant reporté dans ses vers tous les sujets qui ressortissent à la prose, du fait qu’ils visent à exprimer joliment
du sens, Hugo les avait banalisés, détruits, consumés. Il ne restait plus rien à dire et la poésie avait éclaté[21] .
16Cette « crise » était en réalité un « orage lustral ». Mieux que la musique (celle de Wagner notamment) qui « se
retrempe au ruisseau primitif » sans remonter jusqu’à la source, « l’acte d’écrire se scruta jusqu’en l’origine »[22] .
Ce que Hugo racontait était sans intérêt, mais il était « le vers personnellement », Monsieur-Vers en personne, le vers
incarné. Il restait donc à percevoir dans ses poèmes autre chose que ce qu’ils disaient. Quoi au juste, sinon la présence

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de la matière poétique qui s’effaçait ordinairement derrière le sens. Dans la « crypte »-tombeau, où les reliques du
géant reposaient, battait toujours l’essence de la poésie, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même
la littérature et que le « rythme » en est la marque pourvu que
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recouvrant ses coupes vitales, [il] s’évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples[23] .
18Le poète est celui qui cède à « l’instinct de rythme qui l’élit », écrit Mallarmé ; le sujet de la poésie n’est donc
rien d’autre que le « rythme », lequel se reconnaît aussi dans ce « quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché,
qui habite le commun », la foule[24] .
19Le projet poétique de Mallarmé, à la fois proche et distant du projet analytique de Freud vers le même moment,
consiste à rappeler que le sujet est par nature sous-jacent, obscur, caché. Le sujet de la poésie retrouvée ne sera plus le
« Monsieur, raille Mallarmé, [...] que certains observent la coutume d’accueillir par mon nom, à moi esprit, là-haut
aux espaces miroitant »[25] . Certains croient même l’honorer par « l’appellation de Maître [...] : élargissez le rire à
crever cette farce »[26] , s’esclaffe le poète, lointain disciple de Montaigne, lequel savait déjà que « la plus part de nos
vacations sont farcesques »[27] . Depuis lors, tous les moralistes français avaient buté sur la question reformulée par
Pascal : « Qu’est-ce que le moi ? », n’hésitant pas à répondre avec lui que ce « moi », objet visible du sujet (du « je »)
qui se cherche, n’est rien qu’une croûte flottant sans support sur un néant d’être. La réponse de Mallarmé est autre.
« Toute âme est un nœud rythmique »[28] , dit-il, l’âme, c’est-à-dire ce qui, au sens propre, anime le vivant, ou encore
le « creux néant musicien » dans lequel se rencontrent et se nouent les pulsations, les pulsions de l’être.
Mystérieusement « élu », le poète a le privilège ou la fatalité de les faire sonner dans le langage. En quoi il est un
montreur de vérité.
20La conséquence s’imposait : le poème rendu à lui-même et privé de tout autre sujet, ne pouvait que se donner
lui-même comme sujet : sous les déguisements de la surface, sous « la vaine couche suffisante d’intelligibilité »
« concédée à la rétine »[29] , il ne fait que montrer sa propre genèse sous l’impulsion du rythme qui le fait être.
Mallarmé a inauguré l’ère moderne de la littérature spéculaire, celle qui, ayant décisivement brisé avec les
stéréotypes, se présente, s’expose en train de se faire et se nourrit de son propre devenir. D’Hérodiade à la Prose pour
des Esseintes, sans parler des proses si généreuses, la poésie de Mallarmé, sous les figures du mot, du mythe, de
l’allégorie, expose le mystère de sa nécessité et en chante l’émerveillement[30] .
QU’EST-CE QUE LE RYTHME ?[31]
21Mais qu’est au juste cet « instinct » qui fait le rythme ? Instinct : Mallarmé choisit souvent ce terme[32] ,
lorsqu’il veut désigner le courant animal autant que spirituel, charnel autant que divin, qui travaille la pâte humaine,
un courant violent, torrentueux, volcanique même. Le rythme, c’est le magma originel en mouvement, c’est une force
éruptive, disruptive qui disperse les croûtes superficielles, les poncifs où le sujet croit se reconnaître parce qu’ils lui
donnent contenance et contenu. C’est lui qui provoque la « libre disjonction aux mille éléments simples »[33] ,
obligeant le poète à réinventer les combinaisons syntaxiques. Les bombes des anarchistes secouaient la société en ces
années, et Mallarmé « s’intéressait », victimes mises à part, aux « engins dont le bris illumine les parlements d’une
lueur sommaire »[34] : il y voyait l’image de la pyrotechnie poétique, elle-même image des constellations célestes.
22Cet « instinct de rythme » agit donc partout, mais en chacun, en la Foule « gardienne du mystère », il agit en
« latence », pour user encore d’un terme cher à Mallarmé, qui en guettait dans la réalité tous les signes. Au poète il
revient de sortir cette latence de sa réserve et de rendre ainsi l’univers conscient de lui-même, c’est-à-dire de la force
qui le pousse vers l’avenir et module la diversité de ses formes. C’est pourquoi le sujet individuel, dès qu’il se prend
pour le centre élocutoire du monde, doit disparaître. On n’a pas oublié : « Rien existe et soi, spécialement au regard de
la divinité éparse », celle-là qui use du rythme pour tirer la totalité vers « la gestation en train » et ordonner « l’édifice
de haut verre essuyé d’un vol de la Justice », qui couronnera l’avenir triomphant[35] . Comme tout son siècle,
Mallarmé a voulu croire à l’avènement d’un Futur neuf, mais il n’adhérait pas aux schémas alors à la mode. La poésie
avait la tâche, écri-vait-il à Verlaine[36] , d’exposer « l’explication orphique de la Terre ». L’Orphée moderne n’était
ni évolutionniste, ni dialecticien, mais, comme son archétype, dont le chant mouvait les choses animées et inanimées
par la vertu de son rythme, Mallarmé, revenant à cette inspiration que le Moyen Âge (« incubatoire », disait-il) avait
encore fait vivre, pensait que Dieu était musicien, et que les sphères parlaient le langage d’une harmonie dont le poète
avait le devoir de retrouver le rythme réglé par une mathématique du mouvement.
23Celui-ci n’était donc pas la répétition obsédante du même, « valse à trois temps », mais « à mille temps » peut-
être; il n’obéissait pas aux règles codifiées de la métrique (même si elles en sont la trace lointaine), il en finissait avec

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le duel factice de la poésie et de la prose. Le rythme, essence, « forme du mouvement », selon la célèbre formule de
Benveniste[37] , était une invention perpétuelle, pour qui entend ce qui fait battre les mots de la langue et redistribue
la syntaxe usuelle, pour qui surtout voit le spectacle, concert muet, « chiffrations mélodiques tues », que les mots
laissés à leur initiative offrent à l’esprit « centre de suspens vibratoire », telle l’araignée dans sa toile[38] :
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Les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à mainte facette reconnue la plus rare ou valant pour l’esprit, centre de
suspens vibratoire; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que
dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours : prompts tous, avant extinction, à une
réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence[39] .
25C’est ce que le vers libre des poètes post-hugoliens, après la licence du vers faux, était en train d’essayer, et que
Mallarmé ne manque pas de remarquer. S’il est lui-même resté fidèle au « nombre officiel », comme il disait[40] ,
c’était pour mieux le défaire, et plus radicalement que Hugo, tout en reconnaissant sa contrainte : il installait le rythme
dans sa contrefaçon.
26Cette « haute liberté d’acquise, la plus neuve »[41] n’était pas la licence de faire n’importe quoi. Pour n’être
pas codifiée d’avance, l’exigence rythmique n’en était pas moins stricte, mais elle obéissait à une « logique »
différente de la mathématique cartésienne, qui découpe la matière à ses fins, ou de la dialectique rhétoricienne. « Moi,
l’humble, qu’une logique éternelle asservit »[42] , dit-il, une logique « avec nos fibres »[43] , dont les « primitives
foudres »[44] disjoignent inlassablement les éléments de la totalité pour leur permettre de se recomposer en raison des
« coupes vitales » qui scandent la marche de l’être. A ce moment précis, le sujet-poète, qui avait été chassé comme
individu, fait un retour triomphal, car il est celui que « la divinité éparse » a bien « élu » pour inscrire dans la langue
le logos originel. Mallarmé, ai-je dit, avait rompu avec la théorie de l’inspiration, mais c’était pour lui redonner son
vrai sens : le dieu qui fait l’enthousiasme ne dépossède le sujet de ses marques subjectives que pour mieux lui
permettre de se trouver quand il se fond pour l’exprimer dans l’ordre qui régit les choses. Comme Igitur, le faux
suicidé, il devient « la goutte de néant qui manquait à la mer » pour qu’elle soit enfin elle-même.
LE DÉSIR ET LE DÉSASTRE
27Mallarmé jugeait que la « crise » dans laquelle il voyait la poésie s’abîmer était « exquise », « merveilleuse »
même : c’est que, disait-il, « une crise est la santé, autant que le mal […]. Aux générations, sans fin, s’ouvre une
blessure, une autre se referme »[45] . L’histoire n’est peut-être qu’un long désastre, mais celui-ci est la face visible du
Désir mystérieux qui meut l’univers. Le dés-astre survient quand l’astre fait défaut là où on l’attendait, mais il a ceci
de bon que le manque fait naître le Dé-sir.Desiderium, de-sidus : en latin, le mot dit lui aussi l’absence d’astre, mais il
implique en outre la faim de le retrouver. Le Rythme est ce mouvement par lequel le Désastre tend vers la
réappropriation toujours différée de l’obscur objet qui suscite le Désir et qui fait espérer sa satisfaction. Si le sujet est
réellement Rythme, cela revient à dire qu’il est la forme sensible, particulière, de ce mystérieux Désir qui, traversant
et soutenant l’univers, fait la vérité et le mouvement de l’être. La poésie nouvelle, dont Poe avait été le précurseur,
était un « calme bloc chu du Désir obscur », morceau d’absolu détaché de « l’alphabet des astres » dont l’ironique
clarté nous échappe et nous leurre. Dès l’origine, le luth constellé des poètes avait cherché à capter les rayons
rythmiques de ce soleil noir qui de tout temps avait désespéré Nerval-Orphée de ne pouvoir le regarder en face et de
devoir s’y perdre pour s’y trouver.

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