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ÉRIC

Prélude en Do majeur, « Noël chromé »


Allegro con spirito

Mon père était un poète. Un vrai, de chair et de sang. Un enfant déchu de la race d’Orphée, assez fou
pour risquer son âme en partant à la recherche de son Eurydice personnelle au-delà de la mort, et vainement
échouer, victime de sa trop grande inclination pour la Beauté. Descendant direct des muses antiques, jouant
avec les mots pour prendre le monde à bras-le-corps. Il n’était pas de ceux que les castes universitaires et
lettrées ont tendance à nommer « poétaillon » ou « poétastre » ; encore moins de ces commis de bureau
quelconques qui griffonnent dans leurs temps libres, sur le coin d’une table, entre un rendez-vous d’affaires et
une troisième tasse de café, ni de ces faux dandy qui se proclament troubadours modernes pour savoir
habilement jongler avec les mots dans les soirées un peu arrosées où ils ont à épater la galerie. Au contraire, il
écrivait des vers comme d’autres labourent une terre ancestrale ou administrent un commerce légué par un
parent, avec cet amour des mots et de la langue comme source de vérité première. Pour mon père, la parole était
sacrée et essentielle pour qui voulait vivre, connaître et aimer : elle donnait sens et forme à sa vie, lui édictait
une ligne de conduite et l’amenait à cette rencontre qu’il qualifiait d’ontologique entre son être brut et le monde
dans sa concrétude première… ou quelque chose dans ces eaux-là.
Poète également dans son port, dans son attitude que les mortels les plus pragmatiques qualifiaient de
déconnectée. Un « pelleteux de nuages ». Le genre un peu étourdi, un peu excentrique, un peu exsangue, qui
s’est marié sans être prêt à tout ce qu’impliquait l’univers matrimonial, comme sans y réfléchir ni même s’y
attarder. Il a eu des enfants par conventions, comme par réflexe, sans se questionner, sans douter. Par
attendrissement peut-être, il nous a aimés, à sa façon, petits-fils d’Apollon indignes du Parnasse. Une affection
un peu gauche, un peu distraite, mais sans cesse émerveillée sur la vie et la nouveauté que notre enfance
évoquait chez lui, sur les jeux que nous lui inspirions auxquels il prenait toujours part avec un plaisir
authentique. Peut-être même plus enfantin que le nôtre.
Il était poète dans sa manière de voir la vie : une continuité de présents fragmentés, bariolés de couleurs
vives, à la fois vides et foisonnants de sens. Pour lui, tout était image, tout était rythme ; il se lançait dans la vie
comme la gravité attire le poids, sans réticence, sans résistance. Il pouvait voir et habiter la beauté de la
rencontre fortuite sur une table de dissection entre une machine à coudre et un parapluie ; il savait intuitivement
que la terre était bleue comme une orange et que la chair demeurait triste même après avoir lu tous les livres. Sa
vie était cadencée par les vers, soutenue par l’amour. Libre à en empoigner sa destinée et à la soumettre à sa
volonté, mais trop contemplatif pour le faire. Il lui suffisait de grande nature sauvage, d’une femme aimante ou
d’un peu de musique pour être tout à fait comblé. Peut-être pas au point de s’exclamer « de la musique avant
toute chose », mais assez pour être conquis viscéralement et devenir hors d’atteinte par la simple écoute d’une
pièce particulièrement belle. Comme le définissait Rimbaud, il cherchait lui-même toutes les formes d’amour,
de souffrance, de folie ; il épuisait en lui tous les poisons pour n’en garder que les quintessences : il était
vraiment poète car il était un voleur de feu, de grandeur, de vérité.
Mon père, donc, poète de caractère et de profession – il avait publié plusieurs recueils et enseignait la
création littéraire à l’université – nous a élevés comme seul un poète pouvait le faire. Avec lui, on apprenait
l’émerveillement, la sensibilité, le sensualisme parfois ; il nous a initié dès notre plus jeune âge à nous taire et à
tendre une oreille attentive au bruissement subtil du monde, à la beauté fragile d’une première fleur qui pousse
dans le jardin et qui nous éblouit par ses couleurs premières. Ses interventions dans notre éducation relevaient
de la pure poésie, à mi-chemin entre la méditation philosophique des Anciens et la contemplation recueillie des
Romantiques. Le reste, il s’en est déchargé volontiers en relayant les aspects pratiques, physiques et prosaïques
à ma mère, dont le pragmatisme l’avait quelque peu tiédi et, selon moi, déçu. Quand j’étais enfant, je voyais en
leur mariage la complétude absolue, le lieu même de l’équilibre auquel nous aspirions tous : mon père
s’envolait vers des cumulus littéraires et philosophiques tandis que maman tenait la ficelle qui l’amarrait sur
Terre et le rappelait à ses engagements de bon mari, de père de famille, de citoyen modèle et de payeur de taxes
exemplaire. Mais leur réalité était bien sûr moins définie, comme je devrais m’en rendre compte en gravissant
les échelons de la vie, en laissant les années se graver sur mon visage irrégulier.
Mon souvenir a beau être clair, je ne me souviens pas d’avoir eu conscience d’une complicité entre mes
parents. Des propos prosaïques échangés à table ou en voiture, des gestes affectueux accomplis machinalement,
mais aucune aura amoureuse, une absence de chimie indéniable, un long silence spirituel qui devait peser bien
lourd dans la chambre à coucher, une fois les enfants endormis. Je me suis souvent interrogé sur la pérennité de
cette situation, à savoir si les choses avaient toujours été ainsi pour eux, même aux tout débuts de leurs
fréquentations. Ils avaient tout de même donné naissance à cinq fils qui se sont crû, naïveté oblige, le fruit d’une
passion amoureuse et presque irrationnelle entre un jeune doctorant en littérature et une infirmière au physique
de suédoise en verre soufflé. Cinq fils devant la grandeur paternelle qui a toujours plané, pesé, oppressé. Cinq
fils perclus par une crainte stérilisante de décevoir le géniteur éminentissime. Cinq fils perdus, trébuchant dans
un sillage qu’il nous semblait ne jamais pouvoir suivre, émuler.
Car c’était un homme brillant, mon père. Détenteur d’une maîtrise en philosophie en plus de son doc en
lettres. Arraché par les colloques, par les écoles, par les étudiants. Déchiré constamment entre l’ambition
créatrice et professionnelle d’une part, et les devoirs familiaux de l’autre. Éminent prof mais papa maladroit. En
vieillissant, j’ai fini par comprendre que quelque chose n’allait pas chez lui, n’avait d’ailleurs jamais été ; un
malheur indicible émanait de son être svelte et voûté par les trop longues heures de travail dans son bureau au

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De Koninck où je n’ai jamais mis les pieds. Je n’ai eu accès qu’à un seul fragment de mon père, cette moitié que
de maigres fibres paternelles retenaient à notre maison du Vieux-Lévis. Je pense qu’il souffrait d’un schisme
intérieur, secret et douloureux, dont il ne pouvait panser la plaie. Il s’était marié, avait eu des enfants : le travail
devait s’assujettir devant les obligations patriarcales qu’il s’était imposées sans réfléchir, parce que la société le
lui recommandait chaudement, parce que la biologie et l’appel de la chair l’exigeaient ; et sa liberté artistique
n’eut d’autre choix que de ployer sous le joug de la procréation. Pour l’une des seules fois – du moins, à ma
connaissance – il avait suivi la masse et les conventions traditionnellement admises, et avait décidé de passer la
bague à l’annulaire gauche de sa jolie copine de l’époque. Pour le meilleur et pour le pire.
Quand j’y pense trop, je réalise que c’était peut-être une erreur de sa part. Il y a des gens à qui la famille
ne convient pas. Pour qui la famille ne devrait pas être possible. Dont les enfants sont possiblement des rejetons
plus ou moins voulus. Plus ou moins désirés. Triste, mais passablement vrai.
Plus je vieillis, plus il m’arrive de m’interroger sur la source potentielle de cette blessure qui semblait
l’accompagner de plus en plus fréquemment à mesure que nous vieillissions. J’ai toujours été proche de mon
père, partageant avec lui caractère, goûts artistiques et plusieurs tasses de thé mensuelles ; toutefois, malgré qu’il
m’arrivât parfois de sentir sa tristesse crier si fort en lui que je pouvais presque la toucher du doigt, je n’ai jamais
parlé. Ni à lui, ni à mes frères. Encore moins à ma mère qui, sans doute, n’en savait pas plus que moi, n’aurait
d’ailleurs rien dit si elle savait, discrète comme elle seule savait l’être. J’eus beau avoir épluché les vieux
albums-photos, revisité les images gravées au fond de ma mémoire, fouillé dans les histoires d’enfance qu’il
avait pu nous raconter, je n’ai jamais tiré de plus éloquentes conclusions que celles collectionnées avec les
années. La désillusion du mariage. L’incapacité qu’il ressentait à communiquer ses impressions et sa poésie à
ma mère. L’indifférence de cette dernière devant sa sensibilité. Son réalisme devant son surréalisme. Sa sécurité
devant son caractère fantasque. Mais cela ne pouvait être : il devait y avoir autre chose, une blessure ancrée,
lointaine et beaucoup plus emblématique du mystérieux passé quasi-abyssal de mon père. Je peux aussi penser à
la mort de mon frère Stéphane. Ses veines ouvertes dans le bain une nuit d’avril 1976. Le cri de ma mère, cri
déchirant d’animal blessé qui a lacéré le silence angoissant de la nuit. Deuil de l’enfant blond, du petit angelot
qui se muait en jeune Adonis doré. Yeux bleus, peau lisse : tellement beau que, petit, on le prenait pour une
fille. S’est ôté la vie sans avertissement. Silencieusement, discrètement, comme, me semblait-il, était sa vie
amoureuse.
Ou peut-être mon père souffrait-il tout simplement de l’insatisfaction perpétuelle du créateur qui ne
trouve jamais en son œuvre matière à être fier de soi. Cette auto-flagellation du perfectionnisme artistique, ce
spleen créatif que j’ai trop connus quand je griffonnais quelques chansons sur ma guitare. Mais peu importe la
raison qui me venait en tête, l’approfondir demeurait hors de mes compétences, de mes connaissances, et je
restais toujours taraudé par le fidèle démon de l’ignorance devant mon père et ses mystérieuses blessures.

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Je suis le benjamin des fils Richer. Le petit dernier, l’inespéré et l’inattendu, l’enfant conçu par hasard
ou par accident. Le plus distrait. Le plus lunatique. Toujours un peu perdu. Celui qui ressemble le plus à son
père, physiquement et psychologiquement. Sauf pour la carrière, les portes irisées de la littérature me semblant
plus un hobby qu’une profession. Rejeton d’une génération X que l’on a jeté dans un monde défiant et fermé,
engorgé de baby-boomers solidement casés et là pour y rester. Un monde qui nous a d’avance condamnés à la
passivité.
J’ai choisi la biochimie peut-être comme mon père a choisi d’épouser ma mère, pour une inclinaison
naturelle, par une conscience sage qu’il y avait un potentiel d’avenir dans cette branche, par une espérance vaine
que la poussière d’étoile échue sur Terre que j’étais y trouverait une cause à sa présence. Je suis devenu prof par
erreur, par hasard, par amour pour une femme qui en faisait une vocation et une passion. Je lui ai déchargé sur
les épaules mes ambitions artistiques pour aller me vautrer dans un bungalow et une famille réduite, reléguant
au placard, non sans un douloureux pincement au cœur, mes vieux rêves musicaux de chansonnier raté et mes
fantasmes d’esthète calqués sur une beauté triste, aperçue un jour dans une foule de printemps, je ne pourrais
même plus dire où. J’ai tracé le sillon de ma vie à l’improviste, comme on n’essaie même plus de dessiner un
cercle parfait sans compas, comme on suggère une hypothèse dans un rapport de laboratoire qui ne nous inspire
pas. Et j’ai senti posés sur moi les regards de ma famille, j’ai défriché une voie incertaine à la suite d’une filée
de quatre garçons plus ou moins dignes de leur père. Gilles, Denis, Stéphane et Philippe, qui me servaient
simultanément de frères, de bourreaux et de sauveurs.
Mon frère aîné, Gilles, a toujours été un jeune premier. Fils parfait, impeccable, malléable. Frère
détestable, lèche-bottes, servile, prêt à tous les coups bas ou simulations pour plaire. Il s’est jeté sur les livres dès
que mon père l’a encouragé à la littérature pour ne plus en décrocher. A étudié la littérature pour, une fois le
diplôme empoché, s’enrichir grassement dans le monde de l’édition. L’édition de manuels scolaires. Bonjour la
passion littéraire ! J’ai toujours cru qu’il n’ouvrait ses livres que pour sentir posé sur sa nuque le regard
approbateur de papa, et l’abandon soudain de Balzac, Tolstoï et Hemingway pour Bozo le clown et Zwiggy
l’extra-terrestre qui découvrent le merveilleux monde des mathématiques n’a fait que corroborer mes intuitions
de frère attentif et contemplatif. Jamais revu lire depuis qu’il s’est installé dans une maison cossue et coquette
dans Sillery, tailleurs Hugo Boss, Blackberry en poche.
Denis, de deux ans son cadet, avait hérité du pragmatisme simpliste de maman et avait toujours
secrètement considéré mon père comme un vieux fou, un illuminé pris dans sa bulle hermétique et
phosphorescente. Tandis que, l’été, nous parcourions notre cour arrière ou les plages des endroits que nous
visitions en suivant la chasse aux trésors qu’il nous avait élaborée, Denis s’éloignait, déambulait sans écouter les
histoires de papa, s’inventait des ennemis ninjas qu’il fallait éliminer avec de puissants coups de pied dans le
vide. Il accumulait les notes médiocres, les amis imbéciles, les petites amies insignifiantes et cultivait son non-

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intérêt pour les questions un tant soit plus abstraites. Il a fait de sa vie ce que mon père n’a fait qu’une seule fois,
suivre le grand nombre, et s’est jeté sans réfléchir dans le monde de la comptabilité éhontée et exténuante.
Je passe par-dessus Stéphane, dont le suicide nous est apparu comme un catalyseur de désordre.
Déstabilisation, confusion, consternation ; du noir, de l’oppressant, de la pluie. Goût amer d’un jawbreaker sur
ma langue rêche. Visages blêmes et traits tirés : le gouffre temporel de l’année de mes dix ans. La douleur nous
avait tous aspirés dans son vortex amnésique, vidés comme une sangsue géante. Tous, ma mère entre autres,
mais surtout mon frère Philippe, cadet de Stéphane d’à peine un an. Le gamin bronzé et tapageur, imaginatif et
hautement intelligent de ma petite enfance s’est mué en grande épave taciturne, renfrognée, en détresse et en
désintox. L’âme curieuse et touche-à-tout, il a effleuré la politique, la musique, l’informatique, décrocheur deux
fois plutôt qu’une, pour finalement embrasser l’humble profession de cinéaste. Documentaires percutants sur les
réalités montréalaises où flottent toujours des relents de poésie typiquement paternelle. A enfin réintégré le droit
chemin, habitant maintenant un joli cottage dans Montréal-Nord avec sa conjointe et ses trois fils. Plus une
goutte d’alcool, l’œil particulièrement aguerri pour déceler les états seconds prodigués par les substances
illicites chez ses proches, il avait conservé de ses longues années de deuil, d’errance une consommation
régulière de cigarettes, une prose glauque et irrégulière, et une tendance à la dépression qui, chaque avril, le
visitait fidèlement.
Les souvenirs que je conservais de la période où Stéphane vivait encore étaient beaucoup plus
incertains, limités que ceux de mes frères ; toutefois, je savais que la maison familiale n’avait cessé de nous
imposer le souvenir de la mort de mon frère toutes les années qui l’ensuivirent, que certains sujets étaient à
jamais radiés de nos propos devant ma mère à la larme hypersensible depuis ce fatidique avril 76, et que nos
séjours champêtres au chalet et nos Noëls n’avaient plus rien à voir avec les réjouissances d’autrefois. On y
trouvait bien sûr notre lot de plaisir, de souvenirs, mais la mort d’un enfant, désirée par ce dernier de surcroît,
bouleverse à jamais la vie de sa famille, peu importaient les efforts déployés par la suite pour rebâtir le cocon
familial. Nous avions beau feindre le bonheur, la complétude, la présence de Stéphane planait toujours au-
dessus de nous, nous frôlait en nous laissant un goût amer de vide contre le palais, semblable à celui du
jawbreaker vert. Comme s’il se riait de notre malaise à évoquer le passé, ces jours glorieux où la figure
angélique de Stéphane s’ajoutait à nos sombres silhouettes hésitantes.
Chaque Noël nous offrait les mêmes sourires parfois forcés, nous berçait des mêmes illusions, nous
poussait à feindre, à jouer, à faire croire et se croire. Et le grand œil de la vérité se moquait bien de notre
inconfort guindé. Stéphane aussi, d’ailleurs, s’il nous voyait d’un paradis en lequel un athéisme convaincu
m’avait toujours empêché de croire, bien que maman m’ait obligé à la première communion, à la confirmation
et aux cours de religion. Et il était tout à fait dans son droit car rien n’est plus faux qu’un naturel feint.

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Le Noël de l’année à laquelle je pense ne dérogea pas à la règle, et ce n’était certainement pas parce que
mes parents avaient troqué notre belle maison familiale pour un condo qui donnait sur le Parc des Braves que
Stéphane s’était sublimé de notre tête, de nos fêtes. Invisible mais non intangible, comme une pression trop forte
ou une chaleur trop élevée trouble les molécules et les pousse à réagir différemment dans les expériences que
j’imposais à mes élèves de secondaire cinq, rebutées par la chimie quantique que j’aurais voulu leur expliquer,
leur poétiser par le pouvoir unique des mots.
Mais je savais que les jeunes filles de cette école privée dans laquelle j’avais échoué n’avaient d’intérêt
pour la science que lorsqu’il était question du pont qui les mènerait à la médecine lucrative, et de l’attraction
amoureuse entre deux êtres au processus hormonal bien enclenché. Et la poésie sous-jacente à la chimie et à la
physique se voyait balayée par des regards ennuyés, des cellulaires cachés et des conversations chuchotées sur
la dernière descente qui avait eu lieu sur Grande-Allée. Eh !
Le réveillon de cette année-là, donc, se passait chez Gilles et son épouse Chantale, dans leur imposante
demeure de briques rouges. Sillery qui me souriait, narquois et conscient de sa supériorité monétaire sur mon
Sainte-Foy médiocre. Le faste du décorum, l’exubérance des décorations, les saveurs exquises et bourgeoises du
souper que j’entrevoyais, la largeur des pièces meublées avec un bon goût exagéré, une version jazzy des
classiques de Noël en sourdine. Tout pour me remémorer, aussitôt que nous fûmes entrés, pourquoi Marguerite
et moi nous entêtions à repousser le moment où le réveillon se déroulerait dans notre très humble chez-nous,
entre les murs mal insonorisés de notre plain-pied gris, juste assez grand pour deux adultes et leur petite fille.
« Ah, vous voilà enfin ! » s’exclama Chantale, les joues déjà rougies par le plaisir et le vin blanc. « Il ne
manquait plus que vous ! Toujours aussi ponctuels, à ce que je peux constater ! »
L’œillade furtive, fureteuse, qu’elle jeta à Marguerite, évaluant ainsi son élégance sobre et discrète, me
rappela son grand talent de femme née pour les soirées mondaines et le snobisme moderne. Cheveux noirs
roulés en un chignon expressément négligé, robe crème et écharpe de velours, elle nous accueillait comme
l’aurait fait une première dame : impeccablement, les cils qui battent, le nez relevé, le sourire figé. Grande et
encore mince, elle nous ouvrait la voie de chez elle sans se préoccuper de prendre l’entrée froide préparée par
Marguerite, la bouteille de vin et les nombreux cadeaux qui nous encombraient les bras au point de nous
empêcher presque tout mouvement gracieux, toute entrée admirée.
« Juliette, aide-nous dont un peu ! »
La voix tranchante de Marguerite stoppa net l’élan de notre fille qui, une fois débarrassée de manteau et
bottes, s’empressait d’aller rejoindre la famille au salon. J’admirais en cela l’autorité que sa mère détenait sur
elle, l’effet immédiat que pouvait avoir le ton naturellement rude de Marguerite : moi, j’avais depuis longtemps
« papa inoffensif » étiqueté au front pour la logique enfantine et intéressée de Juliette !
« J’prends les cadeaux ! »

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Elle s’embarrassa des paquets multicolores, se camoufla derrière les emballages et le papier de soie, et
se sauva, surexcitée et se délectant d’avance des nombreux présents qu’elle recevrait. Chère Juliette, à l’esprit
tourmenté par le plaisir, vicié par la satisfaction de la consommation.
« C’t’enfant-là va me tuer !
— Marguerite, c’est Noël…
— Peut-être. Sauf que, Noël ou pas, notre fille reste mal élevée. »
Je ne pus retenir un sourire.
« T’exagères, quand même. Elle est peut-être exubérante, mais ce sont les caractères forts qui vont loin
dans la vie. Tu filtres sa personnalité en négatif, Marguerite. Au lieu de t’attarder à sa volonté, sa liberté
foncière, tu vois en elle une petite peste ingrate, chialeuse et gâtée.
— Si je filtre le négatif, tu t’aveugles sur la réalité. Tu la défends toujours, que j’te dise n’importe quoi.
C’est peut-être normal, dans le fond, t’es son père, elle t’émerveille et tu la louanges… Sauf que c’est Noël,
Éric, et j’ai pas envie de parler de ça à soir. Va donc porter ça dans la cuisine, en attendant. »
Elle chargea mes bras ballants de son plat à salade de brocolis dont le contact froid me ramena à une
réalité plus prosaïque. Je n’avais pas vraiment écouté ce qu’elle m’avait servi comme arguments, comme
réplique de femme piquée dans sa maternité, occupé que j’étais à capter le reflet de ses boucles d’oreilles
artisanales dans le miroir, à suivre la courbe de son corps cambré qui dégrafait une dernière botte. Cette femme
me fascinait. Peau cuivrée à longueur d’année, yeux étoffés de noisette grisâtre qui brillaient de perspicacité,
sourire qui s’étalait sur un visage aux joues un peu creuses. Marguerite n’était pas, selon notre conception
traditionnelle de la beauté, une belle femme : petits yeux légèrement rapprochés, nez busqué, mâchoire forte et
carrée, le cheveu mince, un peu terne. Toutefois, dans l’austérité de ces traits maintes fois détaillés par mon œil
amoureux persistait quelque chose d’harmonieux, la ligne fugitive de la beauté baroque recherchée par les
peintes cubistes, l’éclat percutant du bien-être d’une femme comblée, le charme indéniable du rire et du bon
goût sur un visage plutôt quelconque. L’aura créatrice qui l’entourait, le halo de fougue, de force que l’on
palpait en sa présence, l’éclat de son regard frondeur qui illuminait son être total : je m’étais laissé enivrer du
vin sucré de sa conversation animée, de son imagination artistique. Et, quinze ans plus tard, je goûtais toujours
son amour avec une délectation toute nouvelle.
« Éric ? »
Elle était là, debout devant moi, fourreau noir et chaussures plates, à chercher mon attention de ses yeux
vifs et confus.
« Ça serait bien si tu mettrais ça au froid…
— Encore mieux si je le mettais, qu’est-ce que tu en penses ? »

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Elle se troubla un peu, renfrogna sa mine excédée ; j’éclatai d’un rire attendri qui effaça toute trace de
ce qui pouvait, à ses yeux, passer pour du mépris. Elle ne s’en formalisa point, me suivit dans la cuisine pour
savourer froidement sa vengeance avec ma chemise mal boutonnée, à demi-entrée dans mon pantalon par une
distraction fortuite mais chez moi indéfectible.
« Ça pile sur mes origines acadiennes avec ses leçons de français hautaines, pis ça sait même pas
s’habiller comme du monde ! »
Je capitulai d’une révérence exagérée et d’un sourire au coin de la bouche ; elle rangea aussitôt la salade
dans le réfrigérateur comme pour mieux cacher son visage. Elle riait, j’en étais convaincu, et son orgueil
mâchouillait ses lèvres pour me le masquer, pour ne pas me laisser gagner la joute, pour feindre une colère
blessée.
Lorsque je levai les yeux sur elle, après avoir reboutonné ma chemise comme le bon mari que j’étais,
elle me regardait.
« T’es beau en bleu, Éric. Je te le dirai jamais assez… »
Le tournoi venait de se clore. Nous étions quittes, réconciliés, et la joue qu’elle tendit pour que j’y pose
mes lèvres signifiait la signature du traité de paix. L’étreinte de nos regards eut peine à dessouder. Toujours cet
influx énergétique qui affluait, qui revenait sans cesse entre nos visages, entre nos corps, comme aux premiers
instants. Il fallait pourtant y aller, rejoindre les autres, affronter la famille, la pression des conversations, la
comparaison de nos rejetons, l’évaluation de nos maisons. Trois petits tours et puis s’en vont.
Il y avait un feu imposant dans la cheminée, un feu éclatant dans le sapin rouge et doré. Les enfants
s’étaient éclipsés, drainés au sous-sol par les multiples attraits du X-Box, et les adultes se scindaient en petits
clans de discussion selon les intérêts, les affinités, les envies de chacun. Flux de salutations, reflux en petits
groupes qui se forment à nouveau.
Pris entre Denis et Philippe qui discutaient farouchement politique, je cherchais mon père du regard.
Les yeux tristes et posés sur le feu. L’air funeste que mon adolescence lui a connu. Ses pires années
chevauchant ma crisette de quatorze ans. 1980, et l’échec référendaire ne justifiant même pas sa mine déconfite.
J’observais l’image de ce père présent mais absent, ne détachais pas mes yeux de lui ; et Chantale me servait du
vin en me partageant une remarque que je ne recueillis pas, Gilles rejoignit et coupa court au classique débat
droite-gauche de mes frères, à ma rêverie erratique et familiale. Il nous exposa en quoi ses nouveaux livres
scolaires favorisaient l’ouverture littéraire aux enfants de la petite école. En quoi un manuel de dictées à l’usage
de l’enseignant qui proposait des extraits de Balzac, Proust et Pagnol révolutionnerait l’appréciation littéraire de
la génération Z.
Je tentais de m’esquiver poliment. Acquiesçant aux questions envahissantes, je reculais de quelques pas
timides et inutiles.

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« Vous m’excuserez, je vais aller voir papa quelques minutes.
— Ah ! Eh bien, je viens avec toi ! » s’enthousiasma Gilles, abandonnant son épouse à son service et
nos frères à leur éternelle querelle.
Il me prit par l’épaule, comme si nous avions toujours été très proches l’un de l’autre. Comme si les dix
ans qui nous séparaient ne creusaient pas entre nous un large fossé intergénérationnel. Comme si mon caractère
introspectif et distrait avait toujours été en harmonie avec ses excès de fausse magnanimité et son désir
intemporel d’éclat, de brillance.
Papa nous accueillit d’un petit sourire triste, et écouta Gilles résumer le dernier article qu’il avait lu sur
la crise littéraire contemporaine. Je n’écoutais pas mon frère, le regardais seulement : visage flasque et sourire
de dentifrice, cheveux mi-longs aux tempes grises qui le rehaussaient d’un prestige du faux intellectuel bien
établi, pattes d’oie qui mettaient en valeur ses yeux rieurs derrière des lunettes griffées. Je le regardais, engraissé
par la richesse, vin rouge et cravate quadrillée de cette marque anglaise dont j’avais oublié le nom, et ne pouvais
m’empêcher de le comparer avec mon père, discret et silencieux, mince et criblé de ridules, élégance suranné
dans ce vieux tweed dont il ne s’était jamais départi. Son écoute posée, polie ; les grands yeux bruns dont la
tristesse m’était voilée par ses lunettes ; sourire en coin qui pleurait peut-être plus qu’un regard embué et des
sillons de larmes sur des joues creuses. Mon père n’écoutait pas plus Gilles que je ne le faisais, l’observait
seulement, qui s’ébattait avec des mots fallacieux, qui débattait un point épineux ; mais mon père se préoccupait
d’autre chose qui nous échappait, qui nous avait toujours échappé. Cette lueur sombre dans le visage empreint
de bonhomie. Ce soupir effacé, presque inaudible qui passait entre ses dents les moments où il se vautrait dans
ses réflexions de plus en plus fréquentes et hermétiques. Cette distraction triste qui nous l’arrachait sans crier
gare, sans avertissement. Un peu comme en ce soir de Noël où son regard absent errait sur sa descendance avec
une mélancolie que je ne lui avais pas vue depuis belle lurette.
« Vous êtes allés voir La Machine infernale ? »
Intervention brutale, inattendue, qui interrompit du même coup le monologue de Gilles et mes
méditations pseudo-théoriques. Silence gêné, embarrassé : je regardai mon frère blêmi qui s’accrocha à mon
regard, visiblement aussi décontenancé que moi sur le comportement étrange de papa. Il ouvrit la bouche, tenta
quelques bribes de réponse.
« Euh… Non, fort malheureusement. C’était bien ?
— Cocteau. Assurément, ça se devait d’être bien. Remarquable, même. Mise en scène de Serge
Dalessandro. Un ancien étudiant, je ne sais pas si tu t’en souviens, Gilles…
— Vaguement… Ah oui, je me rappelle ! C’était pas lui qui était… ?
— Brillant, Gilles. Il était brillant. »

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Le verdict de mon père tomba sec comme un coup de marteau, aléatoire comme un coup de dés, éclat
impitoyable qui passa dans son œil marron soudainement rajeuni, mots durement appuyés par un ton tranchant,
grave, irrévocable.
« J’imagine. Il en avait l’air, en tout cas. Je ne le connaissais pas beaucoup. J’ai déjà fait un travail avec
lui, du temps que j’étais raide dingue amoureux de la fille avec qui il était toujours. La jolie blonde dont j’ai
oublié le nom. Bref, il travaillait très bien mais avait toujours refusé d’aller boire une bière en ma compagnie –
je ne sais d’ailleurs pas pourquoi… De toute façon, ils étaient très fermés aux autres, à ce que je me rappelle…
Snobs, il me semble. Restaient dans leur coin à théoriser sur l’apport de la démocratisation de la musique sur
l’usage de la langue en littérature. Ce genre de questions qui avait tôt fait de me décourager de la petite
demoiselle ! »
Mon père sourit. Un peu dans le vague. Je supposais qu’il n’avait encore rien écouté.
« Savais-tu qu’il avait été nommé directeur artistique du Grand Théâtre, Gilles ?
— Ah ? Intéressant. Je crois qu’il avait fait une maîtrise sur le théâtre russe. Tchekhov sûrement, je ne
vois pas qui d’autre. Ou peut-être un autre, au fond. Allemand ? Brecht ? Le théâtre n’a jamais été mon genre de
prédilection… C’était peut-être même l’avant-garde française, quelque chose d’absurde comme Jarry, qu’en
sais-je ? »
Papa lui souriait toujours, confortable dans ces longs silences où Gilles et moi pataugions, nous
engluions. L’atmosphère continuait de se tendre, de s’écarteler, et le front de mon frère s’était mis à perler sous
l’éclairage cuivré du salon.
« La pièce joue-t-elle encore ? » tentai-je, essayant de sauver mon frère de la disgrâce paternelle.
« Non, je ne crois pas. Dommage. Elle vous aurait sûrement plu. À mi-chemin entre l’esthétique
moderne actuelle et celle de l’époque de Cocteau. L’hybridation du théâtre avec diverses formes d’arts mise en
lumière ; une atmosphère même un peu surréaliste par instants, et certainement lumineuse ; elle angoisse
tellement elle détonne avec le tragique œdipien. C’était grand ! Intelligemment ficelé, songé. C’est presque
fastueux.
— Le tragique qui devient fastueux, c’est intéressant. On a l’habitude de voir le tragique tragique, le
tragique banalisé, le tragique qui devient drôle, mais le tragique exploré avec faste, c’est plus rare. C’est touchy,
presque choquant… Qu’en penses-tu, papa ?
— En effet, Gilles. C’est plus délicat, je pense, puisque le tragique devient presque un artifice, un luxe
que la caste royale – et elle seule – peut se permettre. Il rejoint en ce sens la vision classique de la tragédie. Des
nobles, des rois, toujours. Alors que le théâtre moderne a intégré la tragédie à ses scénarios plus populaires,
populistes – je pense à Tremblay, nommément – Dalessandro est presque provocateur avec cette esthétique
d’opulence aristocratique. Je pense que tu aurais vraiment aimé la pièce.

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— Je sais vraiment pas pourquoi j’ai manqué ça… »
L’air véritablement confus sur le visage de Gilles m’apparût comme un sursaut inhumain pour garder
cette image intelligente aux yeux sévères de mon père. Qui, d’ailleurs, ne l’écoutait presque plus. Déploiement
d’une pression terrible pour susciter l’attention et l’admiration de ce père un peu transcendant. Perles de sueur
contre la tempe pour son approbation, sa conversation. Sourires étanches, manières régulières : fils
irréprochable à bien des égards, à l’affût d’un peu de reconnaissance. Jamais je n’avais autant ressenti la
détresse de Gilles qu’en ce moment où, après s’être rué sur tous les efforts, mensonges et politesses qui
pouvaient rehausser son prestige auprès de papa, il mendiait encore un peu d’amour.
« M. Richer, on aurait besoin de votre avis éclairé sur une grande question ! »
La voix gracile de Chantale, qui discutait avec Marguerite et Anne, la conjointe de Philippe, vint
arracher la présence paternelle à notre petit cercle.
« Excusez-moi, je reviens. Merci pour ton accueil, Gilles. Noël est une très belle réussite, cette année. »
Il avait posé sa main sur l’avant-bras de mon frère, ses yeux dans les siens pour lui témoigner de sa
reconnaissance à être reçu chez son aîné pour Noël. Ce n’était pas la bénédiction intellectuelle à laquelle s’était
toujours attendu Gilles, mais c’était tout de même ça, un peu de chaleur dans la voix basse, une lueur d’affection
dans son œil éclairci par l’âge.
« Il est comme ça depuis le début de la soirée ? » demandai-je à mon frère, en regardant la silhouette
voûtée lentement rejoindre nos femmes.
« Je sais pas, Éric… Il est allé s’asseoir devant le feu dès son arrivée. Il parle à peine, sourit tristement
sans raison. C’est comme après la mort de Stéphane, on dirait. Mais tu étais peut-être trop jeune pour t’en
apercevoir.
— Et qui c’est, Serge Machinchouette ? »
Gilles s’étouffa presque avec sa gorgée de vin.
« Oh, lui ! Un illuminé chiant du temps que j’étais à l’université. Un homosexuel fat qui s’habillait
criard, qui lissait et retournait ses moustaches quand il réfléchissait, et qui se bleachait les cheveux. Le fils d’un
immigrant italien qui avait fait sa fortune on sait pas où. La mafia, peut-être bien. En tout cas, le Serge, il se
prenait pour un mécène de l’ère baroque, pour un aristocrate de la Belle-époque. Il lisait des les russes en russe
et Goethe en allemand, mais je suis certain qu’il lisait les traductions en cachette. J’étais pas capable de le voir
en peinture !
— Papa avait pourtant l’air de bien l’aimer…
— Mais il était brillant, ce gars-là. Complètement cinglé, mais le flair littéraire, il l’avait ben plus que
n’importe qui de notre promotion. Et pis, tu connais papa : tu sais comme moi comment il pouvait se trouver de
drôles d’amis, dans le temps… Il devait cliquer avec Serge.

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— Ouais, je vois le genre. Et tu t’étais épris d’une de ses amies ?
— Seigneur, oui ! Si tu avais vu la fille, Éric ! »
Je riais. La vie universitaire de mon frère m’apparaissait presque irréelle, un songe de petit garçon qui
s’ennuyait au primaire et qui voyait son frère, de neuf ans son aîné, le nez plongé dans des bouquins jaunis qui
me fascinaient mais qui m’étaient interdits par mon inexpérience, mon insouciance, mon ignorance. J’avais
peine à me rappeler Gilles à vingt ans : le maigrichon un peu nerveux, un peu flagorneur, qui rêvait déjà de
bourgeoisie confortable et qui devait détonner en littérature comme une corde de guitare mal fixée dans une
pièce particulièrement difficile.
« Blanche. Une beauté blanche, je peux rien dire d’autre pour l’évoquer. Teint pâle, cheveux pâles,
lèvres pâles. Et des yeux foncés qui gobaient toute la lumière du monde. Toute la beauté du monde. »
Pause. Réflexion individuelle. La constatation inéluctable que mon frère avait toujours su parler des
femmes. Puis il reprit.
« Beauté froide, glaciale. Hautaine comme si elle avait eu du sang noble, ou je sais pas quoi. Pas très
grande, mais elle nous regardait un peu de haut. Avec tout le mépris de son intelligence dans l’éclat vert de son
œil. Elle et Dalessandro s’emmuraient dans leur tour d’ivoire élitiste. Ne voulaient rien savoir des autres. On
disait qu’ils couchaient ensemble, que l’homosexualité de Serge était de la frime, une feinte pour colorer le
personnage qu’il s’était créé. »
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Rumeurs pittoresques d’étudiants jaloux et imaginatifs :
introuvables en biochimie, chez ces jeunes pragmatiques qui refusaient de voir au-delà des œillères de la raison,
de la science. Pour qui la seule poésie existante était celle de la complexité des réactions chimiques dans le
corps humain. Pour ceux qui la voyaient, encore.
« Le pire est que je suis certain qu’aujourd’hui, elle ne me plairait même plus. Beauté trop peu
conventionnelle. Trop froide, trop stylisée, si tu veux. Comme calquée sur une toile de Marie Laurencin.
— “Être rare qui ne plaît qu’aux femmes et à quelques artistes” ? Je ne sais même pas qui je cite, en ce
moment ! »
Nous rîmes un peu. Par désœuvrement et manque d’inspiration pour poursuivre.
« Enfin. Le monde de l’université est un bien drôle de cocon illusionné.
— Oui. »
Nous nous fîmes interrompre par Christine, la femme de Denis, qui passait des petits fous aux crevettes
et au lait de coco. Les petits groupes se mélangèrent à nouveau, j’étais maintenant assis avec ma mère et deux
de mes neveux, Quentin, le digne fils de Gilles qui arborait le même visage carré, et Nicolas, celui de Denis.
Dix-sept et quatorze ans, politesses familiales et bières subtilement calculées au loin par Philippe qui ne s’en
mêlait pas. Après quelques propos échangés sur leurs études, leurs fréquentations, leurs ambitions, ils

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s’éclipsèrent dans la chambre de Quentin. Attirés par l’ordinateur comme les plus jeunes aux consoles de jeux
vidéos.
« Comment vas-tu, Éric ? »
Le visage fripé de ma mère s’illuminait, souriait de toutes ses rides et du bleu sombre de ses yeux.
« Ça va bien, maman. Et toi ?
— Oh, moi tu sais, ça va. Je charrie plus sur le bonheur, j’le prends quand y passe. C’est pas rose ces
temps-ci pour ton père. Je sais pas trop ce qu’il a. Il est plus irritable, plus introspectif.
— Ça fait longtemps ?
— Début décembre, peut-être. C’est pas ben grave, Éric, on s’adapte. Et pis, c’est pas comme si c’était
la première fois que ton père avait des chutes d’humeur. Ton sommeil va mieux, cher ?
— Oui. Ça fait presque deux mois que je fais plus d’insomnie.
— C’est bon signe, ça ! »
Nous fûmes dérangés par les enfants qui montaient en trombe réclamer de la nourriture, des cadeaux.
Ce qui ne fût pas tellement déchirant pour moi, n’ayant jamais eu beaucoup à dire à ma mère. Des nouvelles
superficielles, des anecdotes concernant Juliette et son rendement scolaire, des bribes de passé revues en un
ancien voisin croisé par hasard. Une accumulation de détails qui constituait l’essentiel de notre relation mère-
fils.
La récolte était bien sûr entreprise et commandée par ma fille ; Marguerite, exaspérée, m’avait lancé un
regard au loin. Mais je ne fis que sourire devant ce cortège d’enfants énervés, où les garçons étaient drôlement
en majorité : Samuel et Antoine, les deux autres fils de Denis et de Christine, Jacob, Vincent et Marc-Antoine,
les trois fils de Philippe et d’Anne, suivis par Jade et Rosalie, les deux filles cadettes de Gilles et de Chantale.
Quentin et Nicolas étaient revenus au salon, silencieusement un peu ivres.
« Alors alors, qui aura un premier cadeau ? » s’exclama notre hôtesse en revenant de la cuisine, plus
éméchée que la décence et le bon goût le permettaient.
Le chœur enfantin des « Moi ! Moi ! Moi ! » euphoriques provoqua un sourire sur le visage dépité de
mon père, un sourire sincère et véritablement amusé que j’attrapai au gré de mon observation et que je partageai
avec lui. Il saisit ce partage, mon regard, mon sourire ; ses yeux s’affublèrent de lueurs sibyllines que, sans en
connaître la cause, je comprenais. Et il savait ma compréhension aveugle, ce lien indéfinissable de l’entente sans
la nécessité des mots qui nous avait toujours reliés.
On avait beau se sentir un peu à l’étroit dans ce salon chromé, sous la balance de ses regards familiers,
dans ce monde qui nous recrachait formatés et conformes, la ressemblance de nos esprits y trouvait sa place, sa
source. Et seulement à partir de ce confort nouveau, nous nous ouvrîmes aux réjouissances de Noël.

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Mes rêves brisés de guitare et de néo-folk s’échouaient dans un néant inaccessible à ma conscience, tout
comme devant le faire ce lourd secret qui lui pesait depuis des années : ce fut ce que nos regards se
témoignèrent au-dessus de la mêlée effervescente d’enfants et d’adultes multicolores, peinturlurés qui
composaient notre famille.
Et simultanément, nous éclatâmes d’un rire discret mais complice, presque convenu.

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MARIANNE
Nocturne n° 1en La mineur, « Mains hivernales »
Moderato cantabile

Janvier s’enlisait dans sa grisaille tranchante et éternelle. Matins gris et or, soirées roses et argentés ;
janvier déployait ses charmes maladroits et s’annonçait cette année plutôt frisquet. Les flocons tombaient,
tomberaient encore, valseraient dans la brise glacée telle la silhouette évanescente des femmes en robe de soirée
des bals d’autrefois. Un charroi d’effluves de neige se fondait aux exhalaisons carboniques des voitures et aux
relents de bise fluviale provenant du Saint-Laurent un peu plus au sud, lorsque je marchais sur le terrain du
collège. Remugles hivernaux qui sentaient le Québec de la modernité, de mes jours enfantins mais lucides.
Curieux mélange olfactif qui avait imprégné tous mes souvenirs hivernaux depuis ma prime enfance qui me
réconfortait, qui me grisait. L’hiver s’étendait de tout son long, avec toute sa grâce, aux plus grandes joies de
mon ennui encouragé lors des cours de biologie, de mathématiques. J’aimais la neige, la sensation de morsure
sur mes joues, mes poumons chargés de flocons et d’air glacé. Exhaler un filet de givre par le rire, le soupir,
comme si mon souffle devenait une âme distincte de moi, à part de moi. Partager mon humanité à cette
atmosphère de détresse figée, frigide. Défier la matière et l’énergie à me dérober ce peu de chaleur avidement
absorbée. Combat et noblesse d’âme sur un fond bleu et blanc de glace. Beauté cruelle, inflexible. Élégance de
la neige qui tombe, goût salé des flocons sur ma langue. Bonheur de l’enfance qu’on ne pouvait me voler.
L’hiver étant toutefois la saison laissée pour compte dans la médiocrité répandue, j’étais incomprise
dans ce sentiment. Le peuple, amer et excédé, haineux du froid comme je pouvais l’être de l’humidité estivale
qui frisait mes cheveux et mouillait mes vêtements, se compactait, se contractait, se mouvait en agrégats serrés
en attendant le retour des jours plus tièdes et des premiers rayons d’avril. Avril tiède et à demi-illuminé : à
l’image de ces gens déroutés par l’hiver. Mais, écharpe de laine et musique aux oreilles, je me flattais de n’être
de ceux-là, moi qui avais toujours aimé l’hiver et son imprévisibilité ; c’est d’ailleurs – heureux hasard ! – à
cette période que les premiers émois amoureux s’éveillèrent chez moi pour ne plus jamais me quitter je crois. Je
n’avais pas tout à fait quinze ans, ma mère m’apparaissait un peu plus ennemie de jour en jour et je découvrais,
avec une délectation toute naïve et émerveillée, mes premiers poèmes de Nelligan qui s’appliquaient si bien à
mon état d’esprit adolescent, un peu mièvre et déjà mélancolique par nature.
Ce soir-là, maman n’avait pas attendu que je rentre pour aller se coucher. Ne s’était pas réveillée à mon
arrivée. J’eus beau avoir refermé la porte avec brutalité et laissé tomber mon sac, rempli de briques littéraires et
trop peu scolaires, en un lourd fracas contre le sol, la lampe du salon restait fermée et aucun cri ne perturba le
silence assoupi de la maison. Ma respiration saccadée, le ronron du réfrigérateur ; mes pas timides dans le noir,
l’attente de maman qui ne se présentait pas, qui ne m’attendait pas avec du feu dans le regard, des lueurs

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haineuses dans le pervenche de ses pupilles. Seul Schubert, le gros chat gris et léthargique de la famille, me fit
office d’accueil en traînant sa lourde carcasse jusqu’à moi. Caresse langoureuse du frôlement de son thorax
contre mon mollet, yeux scintillants d’un regard vert pastèque, poétique. Je me penchai pour lui caresser la tête,
à l’endroit même où commence la colonne vertébrale féline, exactement entre ses deux oreilles pointées vers le
ciel ; il émit alors un faible miaulement, seule salutation amicale qui me fut accordée ce soir-là. Je m’assis à son
côté, la tête pleine des accords de guitare de Thom Yorke et Radiohead, les joues, comme les mains, asséchées
et rougies par le froid mais le cœur encore chaud du regard de velours sombre d’Éric Richer.
Je soupirai, eus soudainement envie de me mettre à rire et redoublai d’ardeur dans mes caresses, au
grand plaisir de Schubert qui s’étirait, ronronnait et se roulait sur le tapis du hall d’entrée. Si on avait réussi à
extraire l’animal en moi, je présume que Schubert et moi aurions eu le même comportement bestialement béat ;
mais, réfrénant mon animalité, foncière d’après ce cher Rousseau, pas tout à fait d’après moi, je restai bien
droite contre le mur, écartant de moi toute anomalie ou déviance, comme ma chère maman me l’avait si bien
montré en m’élevant de la manière la plus conventionnelle qui fut. Je me demandai alors encore une fois en
quelle occasion n’avait-elle pas attendu que je rentre pour aller se coucher ; la veille encore, j’avais eu droit à
une interminable harangue concernant mon inconscience enfantine, mon irresponsabilité de gamine, mon
manque d’autonomie déplorable. Comme si j’étais fille à me diriger vers les drogues fortes, à me vautrer dans
un bar miteux et y boire illicitement de la bière un peu fade, ou à laisser se poser sur moi les pattes sales d’un
jeunot en pleine crise hormonale, ou peu importe ce qu’elle m’accusait de lui cacher. Peut-être aurait-elle au
fond préféré cela, un dévouement aux plaisirs charnels propre à certains adolescents puisqu’elle aurait pu
comprendre mes motifs ; car, vraiment, elle n’arrivait pas à me cerner, et pour elle, profondément influencée par
cette école moderne de psychologie qui dicte aux parents d’être aussi immatures et matérialistes que leurs ados,
c’était le comble de l’échec parental. Ma mère, friande de bavardages factices, des émissions de Fabienne
Larouche et des chansons de Céline Dion, pouvait-elle concevoir que sa fille aînée, autrefois sa princesse dont
l’avenir reluisait d’or et de diamants, lui ressemblât tant de l’extérieur et si peu intrinsèquement ? Qu’elle passât
ses soirées à dévorer des romans porteurs de messages universels et à griffonner quelques vers de moindre
qualité jusqu’à la fermeture de son petit café préféré au lieu d’analyser les faits et gestes des petits garçons de
son âge ? Et, sans l’ombre d’un doute, elle devait tenir cette bizarrerie, cet excentrisme, cette toquade, pourrait-
on même dire, de son père, l’homme taciturne, égoïste, distant, qui était narquoisement parti en laissant deux
enfants sur les bras de sa mère. Sa si pauvre mère ! Courageuse et forte, pas opportuniste le moins du monde,
débordant d’intentions pures (du moins, selon elle), sa ô-si-parfaite mère avait tant donné, tant sacrifié pour
élever ses filles dans un climat propice à l’épanouissement et au développement de la confiance en soi ! (Bien
sûr, les quelques trois milles dollars mensuels de pension alimentaire et le salaire d’avocat de son nouveau mari
sont ici passés sous silence, à l’instar de son mutisme prétentieux et suffisant.)

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Peut-être aurais-je voulu bien m’entendre avec elle : voir en ma mère un modèle, un guide, un mentor ;
entretenir cette relation symbiotique et fusionnelle, presque, avec elle ; lui être redevable pour tout ce que j’étais,
toutes les valeurs intelligentes et édifiantes qu’elle m’aurait transmises. Au lieu de cela, je molestais ma haine,
cultivais mes griefs en rêvant secrètement les lui brandir sous le nez un jour où elle ne s’y attendrait pas.
Vengeance de mon adolescence cauchemardesque et particulière.
Perdue dans mes réflexions, j’avais cessé mes cajoleries ; aussitôt, Schubert me le fit remarquer d’un
coup de tête irrité. Pendant que j’y pense, son vrai nom, ce n’est pas Schubert, c’est Pacheminou, horrible
croisement entre « pachemina » et « minou » que maman, se croyant bien spirituelle, avait si fièrement trouvé ;
prise de pitié pour ce pauvre amour qui avait semblé me supplier de ses grands yeux verts de ne le pas laisser
appeler ainsi, je l’avais renommé à mon goût. Je devais avoir dix ans, je jouais encore du piano à l’époque et
Schubert – je devais sûrement apprendre une petite pièce de lui, une adaptation de Rosamunde je crois – me
semblait lui aller à ravir, moustaches emmêlées et air candide ; je suis encore certaine aujourd’hui qu’il m’en est
infiniment reconnaissant.
Je laissai ma main doucement caresser le pelage soyeux de Schubert en me rejouant la scène du matin ;
les yeux fermés, le dos appuyé contre le mur et le sourire benoîtement figé, je n’aurais pu être moins évidente
pour ma mère qui, soudainement, dévala les escaliers. Mais qui, ne voulant rien voir, n’en saisit rien.
« Marianne ! Combien de fois va falloir que je te le répète ? J’veux que tu sois icitte à dix heures
maximum. M’as-tu compris ? »
Je la toisais, ne bronchais pas, la laissais gaspiller sa salive par lampées. Je la regardais dans le demi-
jour du hall d’entrée, en haut de pyjama et en culottes, les cheveux ébouriffés et sales, les traits tirés par la
fatigue et vieillis par l’absence de maquillage, et en ressentais presque un dégoût viscéral ; j’en déplorais le ton
de voix, le manque de manières, la façon rustique de prononcer le « itte » inexistant d’ici. Elle se vidait de ses
colères, de ses déceptions, elle crachait sur moi son vocable simple et vénéneux, me traitant de jeune sotte,
d’irresponsable, me comparaît avec ma petite sœur, avec sa propre jeunesse dans les ruelles malfamées de
Saint-Sauveur, comme si cela avait réellement quelque chose à voir avec notre quartier résidentiel de nouveaux-
riches, de bourgeois parvenus et engraissés, abrutis par une richesse factice, par une absence d’intelligence.
Déjà, je ne l’écoutais plus. J’en avais assez de ses bêtises, de ses injures. L’océan de ses paroles me
submergeait, et je me laissais couler. Comme couchée, en un cercueil, laissant le linceul et mes vêtements se
dérober sous moi, m’envelopper, pêle-mêle, puis s’élever au-dessus jusqu’à la surface de l’eau. Et moi, je
coulais, un boulet d’indifférence forcée au pied, me laissant peu à peu étouffer par l’eau bleue, si bleue et
brillante, trop bleue, en oubliant le hall aux fades murs beiges, me noyant, m’abîmant dans ce bleu trop riche,
trop profond, sombrant encore plus loin, plus creux, là où les reproches de ma mère étaient tellement brouillés et
déformés par les flots qu’ils ne m’atteindraient plus.

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Mais ses paroles ne me lâchaient jamais ; toujours, elles me poursuivaient, me martelaient le crâne de sa
voix nasillarde et injurieuse.
« Marianne ? »
Je m’amusais à faire durer le silence, à jauger la lourdeur de cet atmosphère surchargé d’une paix
forcée, à le peser avec une fausse allure de connaisseuse ; je catalysais la provocation de la colère maternelle,
testais sa patience avec une nonchalance un peu présomptueuse ; et ça fonctionnait, elle se pompait, elle
s’énervait, elle brandissait la main et menaçait de me frapper, le bras levé à mi-chemin, les lueurs haineuses de
ses yeux luisant dans la pénombre ocre du hall. Mais il y avait longtemps que cette menace de gifle ne me
terrorisait plus : j’étais désormais plus grande et plus forte qu’elle, son poing levé n’était plus que le symbole
désuet d’une autorité maternelle que j’aurais voulu éteinte, depuis longtemps déchirée à coups de dents et
piétinée rageusement. Car elle le conservait, ce pouvoir que j’imaginais toujours révolu dans mes fabulations où
je l’emportais enfin, où je lui jetais sans pitié ses quatre vérités en plein visage, où elle me suppliait de lui
pardonner ses quinze années de mesquinerie et d’indignité parentale.
Mais la réalité en était toute autre. Je me redressai, mes quatorze ans lourds et déplorables, dignité
blessée, et je rejoignis ma petite chambre. Le cœur gonflé de haine, des larmes de rage au coin des yeux,
j’entendais dernière moi ses paroles hargneuses à mon égard, scandées par le bruit de ses pas, assourdi par le
tapis des escaliers. Claquai la porte, pour l’énerver, la faire fâcher, pour réveiller ma famille (appelée ainsi par
convention) endormie, béate et bercée dans ses illusions d’amour simpliste et de bonheur démocratique.
Longtemps, je restai appuyée contre la porte que je venais de fermer, contre cette affiche d’Audrey
Hepburn en papier glacé qui collait contre ma nuque, contre mes bras. Moue surprise et porte-cigarettes comme
un modèle d’élégance. À défaut d’être inspirée par ma mère, je puisais la beauté chez les femmes mythiques
d’époques révolues. Coco Chanel, Misia Sert et Audrey Hepburn m’habillaient de noir, de soie et de perles dans
cette ère de shorts trop courts et de carnation calcinée par les néons toxiques des salons de bronzage. Je rêvais
de culture quand on me parlait de luxure, de la Belle-Époque et de salons artistiques devant des imbécillités télé-
réalistes dégradantes que la télévision familiale, toujours allumée, imposait à mes oreilles outrées, lettrées. Je
luttais contre la médiocrité que l’on m’imposait, et comptais sur l’évasion qui, éventuellement, finirait par se
présenter sous les traits plus ou moins définis d’un homme que j’imaginais beau et cultivé. Que j’imaginais le
plus possible différent de celui dont l’image ne cessait d’émerger en moi.
Et les larmes finirent par poindre au coin de mes yeux, entre mes cils un peu emmêlés par le mascara et
les flocons. Audrey et les rêves d’amour ne réussirent pas à empêcher les pleurs, les suscitèrent peut-être encore
plus que si je n’avais pas fait dévier ma pensée de mes problèmes familiaux. Je me détestais de pleurer encore
après toutes ces années conflictuelles, me haïssais d’être encore autant attachée à ma mère, affectée par sa

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méchanceté de femme en qui j’aurais voulu détruire toute trace de lien filial, atteinte par ses paroles
empoisonnées, infestées, comme on l’est d’une balle dans le cœur.
Je m’étendis sur mon lit, les yeux fixés sur la voûte de plâtre qui me servait de plafond, de toile vierge
pour les dessins imaginaires que j’y esquissais lors des nuits d’insomnie de plus en plus fréquentes. Toutes
lumières éteintes. Mes sanglots silencieux dans le lourd velours de la nuit, larmes superposées au lourd velours
des yeux dont, pour la première fois ce matin, j’avais remarqué la profondeur, la beauté. Éclair de grains de café
dans la blancheur des matins d’hiver ; odeur de caféine imprégnant le halo de cet homme que j’avais suivi dans
le corridor blanchâtre, en proie à une fascination que je n’osai pas essayer de m’expliquer.
Et pourtant, en posant le pied sur le terrain du collège ce matin, j’avais immédiatement compris que
quelque chose avait changé. Inéluctable conviction, immémoriale peut-être, causée par une raison que je
n’aurais pu déterminer. Peut-être était-ce ce filet sucré, inconnu, qui avait émané de la brise glaciale et fouetté
ma joue déjà raidie par le froid ; peut-être était-ce le frisson inexplicable qui avait secoué mon corps seulement à
la vue de la silhouette du collège se profilant entre les arbres dénudés et le brouillard de janvier ; peut-être était-
ce la morosité, le vide, l’abandon des lieux dont l’absence de vie semblait ployer sous le vent qui mugissait et le
froid qui mordait ; peut-être en était-ce tout autre. Je n’avais su dire. Toutefois, j’en fus effarée ; j’aurais voulu
pivoter sur mes talons, faire demi-tour, m’enfuir aussi loin que mes jambes et mon souffle m’auraient permis
d’aller. M’éloigner, partir ou mieux encore, disparaître.
Mais, évidemment, je n’en fis rien.
À cette époque de ma vie, il y avait encore en moi, coincé entre une rêverie dominante et une passion
exacerbée, un fragment de bon sens qui savait repousser, du revers de la main comme on l’aurait fait d’un
indésirable insecte, les failles de ma logique chancelante. Comme cette peur folle et insensée qui avait pris
possession du flot de mes pensées. Et le collège qui se dressait devant moi demeurait le même établissement
pour jeunes filles bien nanties que je fréquentais depuis que j’avais l’âge d’apprendre à lire : rien qui se dressait
ou prenait vie en son enceinte n’évoquait la crainte ou le tracas, et encore moins le trouble qui se serait
éventuellement développé davantage si je ne m’étais pas raisonnée plus tôt.
Bien plus tard, je me remémorerais ce moment comme étant la fourche où se sont croisés deux chemins
temporels, la jonction entre le passé et le futur, l’intersection de l’enfance et de la vie adulte. L’instant où cette
division, cette déchirure, ce schisme, pour ainsi dire, s’est opéré en moi. Le jour où la barrière charnière s’est
brutalement refermée pour ne plus jamais s’ouvrir sur l’innocence contemplative de mon enfance et moi, sous
un visage calme et impassible, en être violemment extorquée. Je me rappellerais ainsi de ce matin glacial et
imperturbable comme le point précis où je sus, comme l’invincible certitude que l’on a devant la mort d’un
proche parent sans l’avoir préalablement apprise, que mon existence allait prendre un tout autre tournant que
celui dans lequel elle s’était engagée. Une bifurcation imprévisible, fantasque, illogique.

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Et j’avais peur, même si, pour le temps que cela dura, je ne me doutais pas du tout du sacré que ce
souvenir évoquerait un jour pour moi et ma nostalgie qui serait alors des plus sensible, des plus démesurée.
J’avais senti la précarité du moment dans chaque cellule de mon corps, comme si chacune d’elle avait
voulu en saisir la fatalité ; j’avais l’impression que bouger, même du moindre petit centimètre, briserait le
charme qui entourait ces minutes, que faire quelque mouvement que ce fut me condamnerait au changement et
à ses impénétrables désirs. L’angoisse revint, la peur me gagna peu à peu et je dus fermer les yeux pour essayer
le plus possible de la réfréner, de m’y soustraire. Mon esprit s’enfuit alors dans mes souvenirs comme s’ils
étaient le bouclier le plus solide, le plus certain contre eux ; et moi, arborant à nouveau mes cinq ans, je rejoignis
les dalles brûlantes et l’herbe grasse de la maison de mon enfance, celle lorsque mes parents n’étaient pas
encore divorcés. J’oubliai le froid et les obligations, réussis à retrouver une certaine paix intérieure, et le petit
sourire qui se forma au coin de mes lèvres et la tension qui s’évanouit dans ma nuque finirent par me convaincre
de mon apaisement soudain, de la vanité de cette angoisse subite.
Je m’étais décidée à avancer d’un pas. Scruter et analyser la buée qui s’échappait de mes lèvres, qui
grandissait, qui devenait de dansantes silhouettes aux contours disparates, et qui se fondait avec l’air ambiant.
Sourire devant la beauté purement éphémère de la vapeur d’eau dans l’air hivernal. Vouloir presque la toucher,
doucement, du bout des doigts. Tous ces vains efforts pour lutter contre l'évanouissement, contre la
condensation dans le froid qu'elle sait pourtant inévitable. Et je vis dans ce phénomène naturel un courage si
admirable et une vaillance si touchante que j’eus honte de ma lâcheté, de mon imagination prompte à
s’enflammer d’un rien et ma peur fabriquée à la simple idée de parcourir les quelques pas qui me séparaient de
l’école. Je me ressaisis, et regardai, confiante, droit devant moi pour sonder l’incandescent regard de la destinée
qui, durement, m’attendait. Pour l’affronter, en quelque sorte. Et soudainement, le terrain du collège ne
m’apparaissait plus aussi mort et digne d’un roman gothique que lorsque j’y avais posé les pieds, à peine cinq
minutes plus tôt ; peut-être était-ce grâce aux doux souvenirs dans lesquels je m’étais permis de m’éclipser, le
temps d'un bref instant, ou à la relativisation que ma raison avait fini par m’imposer, mais je me sentais plus
sereine, habitée d'un calme notoire et peu propre à ma nature passionnée, sensitive. Il faisait certes toujours très
froid, mais il me semblait que le vent s’était adouci, le ciel éclairci, comme pour laisser quelques pâles rayons
de soleil percer la masse nébuleuse qui stagnait au-dessus de ma tête.
« Salut Marianne ! »
Je me retournai, posai mes yeux sur la silhouette qui s’était immobilisée à côté de moi. Boucles rousses
tressées sous la laine d’un bonnet, boucles qui se balançaient dans le vent et qui me rappelaient de longs bras
maladroits qui auraient voulu capturer des parcelles de temps et qui n’y arrivaient pas. L’arrivée de mon amie
Cassandre qui me souriait, qui me présentait un visage aimant et voulant s’informer de mes vacances me fit
oublier cet incident d’anxiété qui m’avait pris au cœur quelques instants plus tôt.

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« Bonjour Cassandre ! Tu vas bien ?
— Ouais, et toi ?
— Oui…
— Tu es certaine ? »
Elle plongeait ses grands yeux sombres dans les miens, comme pour s’assurer de l’authenticité de mes
paroles. Je ricanai.
« Oui. Sauf que... Je me demandais s’il y avait quelque chose de plus incertain que le début d’une
nouvelle année ? Tout est possible, tout peut arriver, mais c’est comme presque impossible pour nous de
concevoir que tout pourrait changer du jour au lendemain. Que, tsé, notre vie pourrait basculer d’une minute à
l’autre, seulement en faisant un pas vers l’avant. Pas que je refuse d’ailleurs de faire en ce moment… »
Cassandre, interloquée par le mélancolique, par la lourdeur de mes propos, ne dit rien, ne fit que
m’observer en réfléchissant quelques secondes. Puis, elle haussa les épaules.
« Oui : c’est une manière plutôt dramatique de voir les choses, mais c’est pas faux…
— Tu sais, d’ici la fin du mois, on va avoir terminé la première moitié de tout notre secondaire… J’sais
pas pourquoi je pense à ça ; ça me terrorise, genre. J’ai peur de ce qui va m’arriver, nous arriver, à nous toutes.
Et pourtant, tu me connais, ça devrait plutôt me rendre toute excitée, parce que je vais vieillir et me rapprocher
de l’âge adulte, et tout ça, mais au contraire, j’ai terriblement peur ! Je sais pas… C’est comme si l’idée de tout
laisser derrière moi, d’entrer dans cette dernière phase avant l’âge adulte, d’avoir à abandonner mes rêves pour
ne plus jamais y penser, ça m’effraie et me fige sur place. C’est comme si j’étais pas prête. J’ai peur de ce qui
m’attend parce que... En fait, je saurais même pas te dire pourquoi... j’ai comme pas l’impression que c’est
quelque chose de bien… Je comprends pas ce qui m’arrive… Ah, et pis non ! Désolée, Cassandre, pour cet
intermède dépressif !
— Mais non, ça va. Je te connais assez bien pour comprendre que ce genre de préoccupations un peu
mélancoliques, ça augure rien de bien grave chez toi ! »
Je lui souris, le visage un peu rougi par les plaques de vent glacé, les plaques de gêne inavouée.
« Trouves-tu aussi que le collège a quelque chose de magnifique, d’irréel, enneigé comme ça ? On
dirait presque qu’il est hanté…
— J’irais pas jusque-là, mais il donne froid dans le dos… Et il fait déjà très, très froid… Dis, Marianne,
est-ce que, par hasard, tu serais tombée amoureuse ? »
Le rire franc, soudain, dont j’éclatai finit par réconforter Cassandre et prodiguer le sourire soulagé qui
se dessina sur ses lèvres. Comme elle me raconterait plus tard en reparlant de cette journée pour ainsi dire
décisive, pour un instant, l’idée que j’eusse pu frôler la dépression, comme tant d’autres adolescents de notre
âge, l’avait effleurée, l’avait effrayée : mais ce regain d’énergie, ces étincelles s’enflammant dans mes yeux que

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le rire avait plissés, mes pommettes prenant des teintes d’un rouge beaucoup plus chaud que la marque qu’avait
laissée le froid, ce flamboiement de plaisir qui dissipa toute la langueur de ma nostalgie, de mon humeur
chagrine, apportèrent réconfort à Cassandre.
« Non, Cassandre ! Non, je suis pas tombée amoureuse ! Et, après tout, qui pourrait bien être l’heureux
élu, si heureux il y a raison d’être ? Je n’ai fait la connaissance de personne, je n’ai rencontré aucun nouveau
visage ; c’est à peine si je suis sortie de chez moi pendant les vacances de Noël !
— Ah, O.K. Je pensais que… J’avais crû voir… Je croyais que ta nostalgie, tes réflexions
mélancoliques et ton égarement pouvaient être expliqués par la venue de quelqu’un dans ta vie, la présence
peut-être indésirable d’un jeune homme quelconque dans ton cœur… Il me semble qu’il est improbable qu’un
gars de ton âge ait pu, pendant le congé de Noël, voler ton petit cœur fragile, mais on sait jamais… Les doux
regards et les belles gueules des acteurs d’Hollywood d’âge mûr sont peut-être quelque chose du passé ! Mais,
je sais pas, ton comportement reflétait exactement ce que je m’imaginais être ta réaction si tu étais tombée
amoureuse. Je te connais, tu te serais sentie déchirée, genre cruellement, et tu aurais voulu à la fois rester fidèle à
ce que tu étais, à ce qui t’avait toujours caractérisée, aux rêves que tu avais construits avec le temps. Mais tu te
serais aussi sentie attirée par le futur qui, malgré tout, évoquerait toutes ces douceurs, par cet avenir qu’on
t’aurait réservé, par cet être qui t’aurait fascinée. Mais bon. Je suis désolée pour mon erreur, je ne voulais pas
t’offusquer ! »
Le teint de rousse de Cassandre se macula alors de taches cramoisies, témoignant du malaise et de la
gêne produits par ses conclusions hâtives ; pour la rassurer, je me mis à nouveau à rire, plus doucement cette
fois, puis lui offris un grand sourire.
« Tu ne m'offusques pas du tout ! C'est peut-être moi, après tout, qui fait preuve d'un comportement
trompeur, aux évocations mensongères. Mais non, Cassandre ; mon cœur est toujours chaste, pur et
dangereusement vierge, à l'image de cette neige qui, ô, comme a neigé !
— Mademoiselle Marianne s'improvise poète, ce matin !
— D'une poésie assez sommaire et, surtout, très plagiée, mais je ne refuse pas ce titre, si tu y tiens, titre
qui me plait beaucoup plus qu'il ne me sied !
— Tu t'éloignes de « Soir d'hiver », Marianne !
— À quoi bon, après tout ? Qu'est-ce que le spasme de vivre ? »
Cassandre eut un petit rire amusé puis abdiqua :
« Bon, je te l'accorde, tu es une pro de l'intertextualité spontanée ! Mme Cotillard devrait être très fière
de toi ! »
Je lui souris puis nous nous retournâmes vers le collège qui plaquait ombre glacée sur le sol.

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Si, à ce moment même, au tout début de cette année-là, l'on m’avait informée sur l’identité de celui
dont, précisément une semaine avant la journée de mes quinze ans, j’allais tomber follement, passionnément
amoureuse, j’aurais manifesté mon incrédulité par un petit rire limpide et musical, et par un regard rieur qui se
serait saupoudré de lueurs dorées. J’aurais ensuite exprimé mon opinion avec une légère suffisance sur le sujet,
affirmant qu’il était absurde, voire impossible, qu’il m’arrivât une telle mésaventure, alors que je n’étais encore
qu’une petite étudiante de quatorze ans à l’esprit naïf, et détesté ce cupidon de mauvais augure. J’aurais aussi
fait preuve d’une extrême prudence à l’égard de celui que l’on aurait désigné comme mon futur amour, et me
serais fermée à toute manifestation de mon pauvre cœur aveugle. Si l’on m’avait avertie avant, je n’aurais
probablement jamais fini par dégringoler sur cette pente quasi-mortelle, je ne me serais jamais laissée gagner
par les sentiments latents qui palpitaient et virevoltaient sous ce visage médiocre qu’était le mien, que je
n’aimais pas ; et cette personne serait tombée, comme plusieurs autres, dans le néant de l’oubli.
Mais qui, dans mon entourage immédiat, aurait pu me faire parvenir une telle information, accessible
seulement par le temps qui passe, et ainsi me protéger des souffrances qui m’attendaient avidement pour les
prochaines années ?
« Allez ! Trêve de plaisanterie ! » s'exclama Cassandre ; je la repris aussitôt.
« Ou, plutôt, trêve de poésie !
— Oui, oui, si tu veux... On entre ? »
La proposition de la rouquine me glaça sur place : je me rappelai de l’étrange sensation qui m’avait
initialement envahie, et eus l’irréfutable intuition que bouger encore, pénétrer l’antre de verre fumé des portes
du collège en toute innocence, recommencer ce semblant de routine qui masquait peut-être le glissement de ma
vie vers des landes houleuses et chaotiques, allait me mener directement à ce changement que je craignais avec
une horreur presque maladive. Je baissai les yeux, observai la pointe luisante de mes bottines contre le résidu de
neige qui brillait et m’aveuglait peut-être encore plus que ce soleil pâlot : j’eus peur, refrénai les larmes de
supplication qui affluaient déjà, ne voulais pas changer, ne voulais pas que les choses changent… Si Cassandre
avait pu comprendre, peut-être m’aurait-elle dicté de m’enfuir ainsi que mes pensées me l’avaient commandé,
ce matin ?
Je levai mon regard, à nouveau sec, vers elle qui trépignait d'impatience et de froid, attitude que, dans
mon introspection égocentrique, je n’avais pas remarqué. Non, Cassandre était beaucoup trop raisonnable pour
cela ; elle m’aurait dit quelque chose à propos de la volonté individuelle et de la confiance qu’elle avait en la
vie. Mais, justement, cette vie qui était censée être fructueuse et clémente ne m’avait pas encore appris à m’y
jeter corps et âme, aveuglée, confiante. Je regardai à nouveau le collège, distraite et préoccupée par mes
frayeurs, puis sursautai lorsque je sentis un corps frêle se plaquer soudainement contre moi, des mains se poser
sur mes épaules. Je vacillai vers l’avant. Deux ou trois pas de parcourus pour retrouver mon équilibre initial.

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« Salut Marianne ; salue ton introspection de ma part ! » fusa la voix légèrement enrouée de Corinna,
seul élément pimpant en cette matinée placide de janvier, d’un ton qui s’avéra très fort près de mon oreille. Me
retournai, oubliant soucis, délires et défaillances de ma raison, et jetai un regard légèrement courroucé à la jeune
fille, dont les boucles auburn retombaient sur le nylon blanc du manteau North Face, qui se tenait devant moi.
Souriante et surexcitée.
« Coco, mon Dieu ! Quelle idée ! Tu veux me faire faire un infarctus, ou quoi ? »
À la vue de mes traits effarés, mon teint à la fois rouge et blanc, Cassandre et Corinna éclatèrent de rire
simultanément. Je les imitai aussitôt, laissant choir ma colère contre la neige, pas assez orgueilleuse pour leur en
vouloir.
« Je viens en aide à Cassandre pour le soutien de ta mélancolie contemplative !
— Tu nous entendais ?
— Non, mais en marchant l'allée d'entrée du collège, je vous observais de loin et pouvais m'imaginer un
peu ce qui se tramait entre vous. J'ai visé juste, je crois bien !
— Tu m'as l'air d'une humeur particulièrement bonne, ce matin ! » notifiai-je, une pointe de raillerie
dans la voix.
« Rien de mieux qu'une petite promenade dans l'air glacé pour chasser les mauvaises pensées et le
pessimisme ! Tu devrais faire ça, Marianne.
— Je le ferais bien, si j'habitais pas aussi loin...
— Ah ouais ! Le fameux manoir prépayé par le docteur Pontbriand à l'autre bout du monde ! » fit
Cassandre, rieuse.
« Manoir, il faudrait pas exagérer !
— Ouais, enfin... D'ailleurs, qu’est-ce que vous faites là, à rester ainsi dehors alors qu’on s'y gèle
jusqu'à la moelle des os ?
— Je proposais justement à Marianne d’entrer, mais ça n'a pas trop l'air de lui tenter.
— Allez, Marie ! Allons nous réchauffer dans l’école ! »
Des voitures faisaient la queue pour rejoindre la voie de sortie dans le stationnement. Une bonne
vingtaine de filles, couvertes de vêtements chauds et dont le visage était, pour la plupart, masqué d'écharpes
multicolores, avançaient dans l’allée, tels des touaregs agglutinés dans une tempête de sable, m’indiquant ainsi
que l’autobus de huit heures et quart venait de déposer ses passagères au bout de l’allée. À une dizaine de
mètres devant nous, une haute silhouette sombre se découpait entre les flocons, suivie d’une plus petite qui
avançait cahin-caha et qui semblait déployer d’inhumains efforts pour atteindre la vitesse de marche de la plus
grande. Sans raison apparente, je souris : peut-être était-ce la vision de ce père et de sa fille qui progressaient
lentement à travers l’étoffe voilée des flocons en bavardant, ou la neige peignant cette blanche magie sur le

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terrain du collège, ou revoir mes amies, authentiques et telles que je les connaissais si bien, avec leurs
nombreuses qualités et les travers dont j’aimais me moquer. Ou peut-être était-ce seulement cette volatilisation
de mes idées sombres et apeurées dans l’air argenté et un peu mauve.
« Oui. Allons-y. »
Et nous nous mîmes en marche, perpétuant quelque discussion dont je ne pouvais me rappeler. Oubliant
alors pour de bon mes sensations étourdissantes d’il y avait quelques minutes, je participais à cette conversation
animée, peut-être sur le déroulement de nos vacances de Noël, sans regarder devant moi, sans m’occuper d’où
je posais les pieds… jusqu’à ce que je vins me cogner et enfouir mon nez dans le manteau tiède et sombre d’un
haut profil qui marchait dans le sens contraire au mien.
Étendue dans mon lit, je me rejouais la scène, et elle me tordait l’estomac, le perçait impitoyablement
comme de la nourriture trop vinaigrée, trop acide. L’odeur rapide, éphémère de détergeant à lessive et de
parfum épicé qui avait pénétré mon nez au contact du manteau. Le « Je suis désolée ! » que je m’étais
empressée de débiter en reculant de quelques pas et en levant des yeux craintifs vers l’homme contre lequel je
venais d’entrer en collision. Éric Richer, qui m’avait enseigné les sciences en secondaire deux, s'éveillant pour
ainsi dire d'un songe. Abaissa son regard sur moi, jeune étudiante insignifiante et insipide, considéra pour un
instant les deux billes noisette brillantes rivées sur lui ; il plissa les yeux, ses traits se contractèrent, une angoisse
palpable forma un halo autour de sa personne ; enfin, il sourit, eut un léger ricanement qui ressemblait plutôt à
un soupir ou à un sifflement rauque, puis secoua la tête.
« Ça va ; j'avais seulement à regarder où est-ce que j'allais... » marmonna-t-il. Léger signe de main qui
se voulait réconfortant mais qui ne manifestait qu'un désintérêt flagrant. Se dirigea vers la porte d'entrée du
collège, le visage à demi-tourné vers moi mais le corps, à l'opposé. S'éloigna avec une sorte d'empressement vif.
Je restai un moment immobile à contempler le chemin blanc qu’il avait parcouru de foulées rapides et
les portes de verre derrière lesquelles sa silhouette sombre s’était estompée. J’y demeurais songeuse,
silencieuse ; mes yeux, comme toute ma personne, immobiles, toisant les traces de pas qu’il avait laissées sur la
neige comme seule preuve tangible de son passage. Je les regardais, leur régularité, leur direction, leur précarité,
et, sans raison, j’eus envie de me mettre à pleurer.
Il y avait eu une telle expression, l'espace d'un instant, sur les traits d'Éric Richer que je n'avais pu faire
autrement que de m'inquiéter. C'était un effroi livide, une peur haineuse, une crainte effarée, comme s'il avait
perçu en mon visage celui d'une affreuse créature de la nuit, l'image spectrale d'un revenant indésirable
émergeant de son lugubre passé ou du plus monstrueux de ses cauchemars. Instinctivement, j’avais porté la
main à ma figure, tâté doucement ma joue et mon front, caressé le dessous de mes paupières, cherchant la trace
d'une anomalie quelconque, d'une transformation soudaine de mes jeunes traits que je soignais sans
particulièrement les aimer.

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Il y a une tristesse profonde et perpétuelle chez l'adolescente dont l'apparence physique n'arrive pas à lui
plaire ; une peine indicible, inavouée, qui lui dérobe son estime d'elle-même et qui la rend vulnérable, victime
du regard des autres ; un chagrin bien ancré en elle, qui se lit dans ses yeux, sillonne ses veines et ses artères,
imprègne sa peau par toutes les pores et s'exhale dans son souffle, et la rend propice aux incertitudes, au doute, à
l'introspection et au malheur.
Peut-être que si j’avais été satisfaite de l'image que je projetais, j’aurais remarqué le rire d'Éric Richer
qui se tournait lui-même à la dérision, son léger soupir de soulagement ainsi que le regard amusé dont il
m'effleura ; j’aurais alors compris que, dans la soudaine extirpation de sa rêverie qu'avait provoqué notre
collision, il m'avait prise pour quelqu'un d'autre ; j’en aurais ri et, peut-être même, si j’avais été inspirée, lui
aurais lancé un commentaire amusé, une petite pointe de raillerie polie. Nous aurions pu nous tourner en
dérision légère et badine, et, ainsi, se séparer sur une note agréable ; Éric serait demeuré, pour moi, M. Richer,
ancien professeur de sciences estimé de moi pour son humour poétique si particulier, et ma personne, l'étudiante
plus ou moins intéressée aux grands yeux et au sourire communicatif. Mais, dès que j’aperçus sa première
expression faciale, mes pensées se voilèrent d'une préoccupation peinée, mon cœur s'arrêta de battre pour ne
repartir qu'à un rythme supérieur et mon corps se crispa. Je ne vis ensuite ni l'amusement, ni la désolation, ni
l'anodin de la situation ; j’en retins toutefois le sourire.
Maintes fois j’avais vu Éric Richer rire par le passé ; jamais je ne m’y étais attardée. Le visage pâle et
foncé par les repousses de barbe, les traits tirés et mûris qui décelaient une jeunesse palpitant encore si fort, la
figure observée au moins deux fois semaine pendant dix mois et pourtant toujours inconnue, toujours
mystérieuse. Son être se mua en éclats lumineux, en vestiges d’une jeunesse qui était au fond si évidente, en des
jours d'adolescence qui, m’avait-il semblé parfois, ne s'étaient pas tout à fait éteints. C'était à la fois hypnotisant
et triste, une lueur de beauté sublime en seulement quelques secondes, l'avènement d'un incoercible charme
l'instant d'un sourire unique, éphémère. Puis, sa disparition, sa chute, sa fuite ; le jeune homme se rendormant
sous les traits d'Éric Richer, un éclair précaire jadis inconnu, maintenant foudroyant ; un faisceau chaleureux
dans la grisaille hivernale.
J’en conservai le sourire, mais également la distance dont il fit preuve à mon égard. J’aurais aimé qu'il
soit chaleureux et cordial, qu'un éclair de joie traverse le marron de ses yeux lorsqu'ils croisèrent les miens, qu'il
manifeste son contentement à s'apercevoir que j’étais la première élève aperçue de la nouvelle année ; mais je
constatais d’avance la vanité de ce désir, son improbabilité, sa futilité.
Sa réaction n’avait pourtant rien eu de surprenant, si l'on se fiait à ce que j’avais été pour Éric Richer
jusqu'à maintenant. J’avais passé toute l’année précédente, dans chacun de mes cours de sciences, à être
l’étudiante neutre, désintéressée et distraite, qui avait préféré vaquer à d’autres occupations au lieu d’écouter les
explications prodiguées, se divertir au lieu d’étudier et trouver le moyen de se plaindre contre la difficulté et les

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exigences élevées des examens. Sa réaction était donc compréhensible, parfaitement normale et logique : encore
une fois, c'était moi la fautive, l'exécrable bourreau qui s'apitoyait sur son petit sort ridicule, absurde et stérile.
Ou, étais-je en train de le défendre ? Mon esprit vivifié par la caféine bue en soirée jonglait avec les
supputations, les hypothèses, les justifications, et le sommeil fuyait à mesure que je repensais à ma journée, à
cette redécouverte du visage d’Éric Richer. Comme ce matin, mes joues s’enflammaient, devenaient brûlantes
et cramoisies ; mon cœur battait si fort qu'il semblait s'être logé dans chaque membre de mon corps transit et je
perçus que mes doigts étaient, de temps à autres, parcourus de convulsions saccadées, comme ceux d'un drogué
en sevrage. Encore une fois, je ne pensai pas à me poser de questions concernant la raison de cet état ; je
demeurais perplexe, immobile et blessée, happée par cette froideur que j’interprétai comme une vieille haine
latente. J’oubliai Corinna et Cassandre derrière moi, oubliai qu'il faisait frais, que la neige tombait et que l'heure
avançait ; il n'y avait plus qu'un profond néant autour, une mare brouille et inexistante où flottaient l'absence de
raison et le regard dédaigneux d'Éric Richer, un vortex sombre et suffocant où tout était informe et léthargique,
et où seule mon angoisse perçait douloureusement la bulle rigide de mon inertie.
« Marianne ? »
La voix de Corinna me parvint faiblement, comme s'il ne s'agissait que d'un lointain écho, semblait me
parvenir encore de mon lit ; peut-être l'était-ce vraiment pour moi qui m'étais exilée puis terrée dans cette
torpeur inerte et éveillée. Cela prit quelques secondes avant que je ne me sente interpellée, puis que je me
résolve à retrouver mes esprits, à chasser le brouillard qui avait pris possession de mes pensées. Je soupirai,
hochai très légèrement de la tête, mouvement presque totalement imperceptible, et me sommai de coller un
sourire, que je savais n'avoir d'ailleurs aucune crédibilité, à mes lèvres asséchées par le vent. Je jetai un dernier
coup d'œil au collège qui me couvrait de son ombre, qui se constellait de flocons épais et blancs, et qui, une
impression au fond de moi-même l'attestait, me narguait, me répétait que je ne pouvais fuir le temps et le
changement, qu'il finirait toujours par me rattraper. J’avalai avec peine, pivotai vers mes amies en leur offrant
un grand sourire.
« Quoi ?
— Ben, qu'est-ce que tu fais ? » demanda Cassandre, perplexe. « Ça fait quarante fois qu'on
t'appelle ! »
J’émis un ricanement très faux, en cachant mon visage derrière mes mains gantées. Mme Verdurin à
l’œuvre, version 2005, arborant les traits grossiers de l’adolescence.
« Tu viens, maintenant ? »
Je soupirai, jetai un dernier regard au collège arrogant, puis abdiquai. Le changement, aussi lointain
qu'il pouvait parfois me paraître, m'attaquerait, vaincrait mon manque d'obséquiosité ; je n’avais aucune chance.
Je suivis donc mes amies à l'intérieur, à contrecœur mais sachant qu'il fallait entrer, qu'il fallait réintégrer la

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routine habituelle en ignorant mes intuitions imminentes, mes prévisions dérisoires, mes impressions peut-être
erronées. Il fallait se plier, ployer, subir, se subordonner au changement comme ma mère le faisait à la mode et à
la pensée populaire. Rentrer dans les rangs, dans le temps ; se détacher de l’indicible, et lâcher prise sur le passé.
J’avais fini par entrer, par laisser tomber mes idées graves du matin avec mon manteau dans mon casier,
par escalader les escaliers jusqu’à mon cours de géographie tout en grimpant les échelons de l’humeur. Je ciblai
un pupitre libre près de Cassandre et allai m’y installer, cahiers, crayons et roman pour combattre l’ennui ;
aussitôt, Claudie, une amie de classe, superficielle et un peu nunuche, quitta ses copines populaires et volubiles,
me rejoignit et s’empressa de me raconter ce qu’elle avait fait pendant les vacances. Enfer et damnations, du
non-intérêt par bouchées, par bouffées. Elle débitait son discours à un rythme fulgurant, entrecoupé de toutes
ces expressions adolescentes à la mode cette année-là, comme si elle craignait de manquer de temps pour relater
toutes les manières dont elle et son copain du moment avaient occupé leur congé des fêtes, leur faiblesse de tête.
Cela ne m'intéressait pas beaucoup, même pas du tout. Mais je l’écoutais par politesse, posais des questions par
habitude, souriais par manque d'inspiration pour lui répondre.
Ce que Claudie me racontait avec tant de ferveur me laissait pour ainsi dire de marbre, ne rejoignait ni
mes expériences, courantes ou passées, ni mes préoccupations actuelles, ni les projections que je faisais quant à
ma vie dans les années à venir ; il me semblait que mon propre monde, celui de mes valeurs et de mes rêves,
résidait aux antipodes de celui de mon amie, participait à m’exclure davantage de la norme. Constatation
douloureuse au cœur de l’adolescence que, sans être en tout point différente, je détonnais de la masse par mes
pensées, par ma philosophie ; je me sentais beaucoup plus concernée par les romans que je dévorais ou par les
essais constants que je tentais pour cerner l'essence même de l'art, de l'homme, que par vivre mes années de
jeunesse comme il était répandu de le faire : fréquenter et embrasser des garçons, boire de la bière jusqu'à perdre
conscience de ses actes, inhaler l’interdit et approcher toute sorte de nouveautés pour avoir l'impression de
vivre.
Claudie parlait et gesticulait toujours, son visage se modelant tantôt sur l'allégresse, tantôt sur le
désarroi, sa voix modulant une gamme complète d'émotions ; tombant dans une subtile rêverie, je pris tout à
coup conscience que, par mon constant désir d'être considérée comme une jeune adulte intelligente et
intéressante, j’avais laissé se creuser un abîme entre moi et les pimpantes jeunes filles de ma génération, abîme
qui, sans être alors encore obscur, profond et infini, était assez entamé pour être irrévocable, à jamais ouvert et
béant devant moi. Les autres ne semblaient – ou ne voulaient ! – pas s'en apercevoir ; aurais-je moi-même été
assez clairvoyante et fine observatrice pour le constater, si l'une de mes amies avait été à ma place, l'autre côté
du gouffre ?

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Mon regard se mit à errer sur la pièce autour sans vraiment noter quelque détail en particulier ; il balaya
l'espace occupé par les étudiantes, vagabonda sur le noir de l'ardoise et s'arrêta sans raison sur la porte qui
donnait sur le corridor plongé dans un demi-jour incertain, presque doré.
La porte du salon des professeurs, qui se trouvait directement devant le local de géographie, s’ouvrit
pour y laisser passer l’un de ses membres ; je m’attardai un moment sur la silhouette trapue qui en sortait : M.
Simard, mon prof de géo, chemise jaune moutarde et pantalons de velours cordé, cheveux clairsemés hérissés
sur sa tête. Ses cahiers appuyés contre son flanc, contre sa joie de vivre ventripotente ; il s’avançait dans la
pénombre en papotant gaiement à l’endroit d’un collègue qui le suivait mais qui m’était masqué par la porte
entrouverte. Il riait par instants et ne laissait, me semblait-il, aucune chance à son interlocuteur de placer un seul
mot. Cet interlocuteur n’eut pas à s’avancer davantage pour que je l’identifiasse ; les pantalons noirs et la
chemise sombre lignée de beige, la silhouette grande et mince, les cheveux foncés, épais et indisciplinés, je
reconnus Éric Richer bien avant que son visage ne se détaille dans ma prunelle sollicitée. Un gobelet de café
fumait dans sa main droite ; je pouvais presque en discerner l’alléchante odeur tandis qu’il le soulevait et venait
le porter contre ses lèvres minces pour les y tremper. Délicatement, avec une trivialité presque sensuelle
tellement j’admirais et vénérais la bouche qui se modelait, qui se tordait pour aspirer quelques gorgées du
breuvage colombien. Nectar divin et corsé qui apaisait mes insomnies, et qui m’apparaissait d’autant plus
précieux que j’en partageais le goût avec Éric Richer. Et je regrettai de ne pas avoir en ma possession également
un petit gobelet de café qui aurait exercé mon maintien, aiguisé ma maturité aux yeux de mon ancien
professeur.
Les deux amis s’étaient arrêtés devant le mur étroit qui jouxtait leurs deux locaux pour discuter un peu ;
il arrivait à M. Richer de hocher la tête, de sourire ou d’émettre un bref commentaire, et cela m’apparaissait
chaque fois, étrangement et même si je n’entendais rien, comme la grâce et la sagesse à leur zénith. La voix
nasillarde, fluette de M. Simard me parvenait en bribes décousues, incompréhensibles, insaisissables, noyées
par la distance et le piaillement des filles autour ; j’avais beau me concentrer bien fort, déployer de puissants
efforts pour capter l’essentiel de leur discussion, je n’attrapais au vol que la vanité de mon projet, par lambeaux.
Je mourais d’envie d’ordonner à toutes de se taire, en particulier à Claudie et à son monologue pitoyablement
adolescent, truffé de propos puérils et de déductions insignifiantes ; je désirais avec une ardeur qui me surprenait
moi-même assimiler chacune de leurs paroles lentement, les savourer comme l’on se délecte d’un bon vin
dispendieux, et les immortaliser dans un racoin de mes souvenirs étanche à l’usure du temps.
Mon incapacité à tout capter m’irritait. J’avais beau me concentrer, fixer avec ferveur les deux hommes,
leurs mains qui gesticulaient, leurs lèvres qui bougeaient, rien ne m’arrivait distinctement, même lorsque je me
cambrais au-devant et plissais les yeux ; M. Richer et M. Simard demeuraient inatteignables dans leur bulle

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perlée et impénétrable ; ils continuaient à m’interdire l’accès au monde adulte auquel je souhaitais tant
appartenir.
J’appuyai mon menton contre mes paumes et observai à nouveau Éric Richer poser son gobelet de café
sur sa lèvre inférieure. Je ne savais même plus si Claudie parlait encore ou si elle s’était finalement tue, intriguée
par mon mutisme suspect et l’immobilité de mon regard habituellement avide de tout contempler et de ne rien
manquer. Il n’y avait plus que la bouche d’Éric Richer s’apprêtant à laper doucement le café, souriant
légèrement à son collègue en découvrant la pointe de ses dents luisantes, façonnant un cercle qui aspirait le
liquide brûlant que j’imaginai se glisser contre sa langue, effleurer l’intérieur de ses joues et pénétrer sa gorge.
Je posai les yeux sur Claudie et souris, plus pour le lascif qu’évoquaient mes dernières pensées que pour
ce qu’elle venait de me dire et que je ne recueillis même pas. Mais mon regard, comme hypnotisé, revint
aussitôt sur celui d’Éric Richer qui, momentanément, s’était détourné de Daniel Simard et croisa le mien. Ce
contact direct, cette collision entre l'ébène profond et le noisette verdâtre de nos yeux me fit tressaillir et suscita
chez moi un léger malaise que je ne sus comment interpréter ; était-ce les réminiscences inconscientes de notre
rencontre incongrue de ce matin ou encore quelque émotion plus grande, plus profonde, que je ne pouvais
identifier ou toucher du doigt ? Je savais que je devais détourner les yeux, que mon regard était beaucoup trop
persistant pour ce qui était approprié à l'égard d'un professeur, mais quelque force en moi, une manière de
pulsion de gravité insoupçonnée, un côté femme fatale que j’ignorais posséder, dominait ma timidité et ma
déférence habituelles, et m'incitait à le regarder encore, à ne jamais baisser les yeux, à souder mes pupilles au
reflet absent des siennes.
Ce fut lui qui, après quelques instants dont je ne sus déterminer la durée dans ma transe presque éthérée,
me sourit. Sourire un peu flasque, un peu vague, et il détourna son impassible regard pour rire aux dernières
paroles que venait d'émettre Daniel Simard. Paroles inconnues, incongrues peut-être. Plus que jamais, je
mourais d'envie de savoir ce qui avait été dit, comment mon prof de géographie s'y était pris pour illuminer le
visage sérieux et rêveur en un feu de jeunesse éternelle ; j’émis un long mais subtil soupir comme seule
manifestation de ma détresse. Non, moi et mes stupides quinze ans, même pas entamés en plus, nous n’avions
droit qu'aux insignifiants babillages de Claudie et à la rumeur bigarrée des conversations tout autour.
Il s'était remis à sa conversation naturellement, comme si jamais elle n'avait cessé, comme si jamais elle
n'avait eu ce regard comme interlude ; l'évidence que, pour Éric Richer, cela n'avait été qu'une banalité parmi
d'autres, fut le plus douloureux pour moi ; la dure confrontation entre ma naïveté imaginative et la réalité
impitoyable et rationnelle d'un homme marié. Mon estomac se tordit de mépris envers moi-même : quelle idiote
étais-je pour avoir pu penser que ce regard, prolongé par ma faute, voulait dire quelque chose ? Où donc avaient
fui mon bon sens, ma raison ?

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J’avais dû les oublier à l'extérieur et la neige qui tombait les ensevelissait peu à peu. Et encore dans mon
lit, dans ma petite chambre aux murs tapissés du souvenir d’Éric Richer, je ne les avais pas encore repris.
La cloche avait sonné. En lambinant un peu, les étudiantes avaient rejoint leur place tandis que les deux
professeurs se quittaient. Disparition déchirante de l’homme dont la sombreur me fascinait, me grisait.
M. Simard déposa sa charge de cahiers sur son bureau et se mit à inscrire au tableau de son écriture
majuscule et enfantine : « Bonne année 2005 à toutes !!! »
Il se retourna vers son auditoire, lui adressa un grand sourire et déclara :
« Bon matin, bonne rentrée et bonne année mesdames ! Je vous souhaite du bonheur, de la santé, tout
ce que vous désirez. Également, un petit vœu plus personnalisé, qui me dissocie des autres profs : que vous
puissiez trouver un petit bonheur quotidien bien propre à chacune, afin d’apprécier chaque jour que vous vivez.
Je crois bien que c’est cela, le secret du bien-être ! »
J’eus envie de rouler les yeux, de manifester mon indifférence par un long soupir exaspéré. Au lieu de
quoi, je me tus. Polie et souriante. Je trouvais cette « philosophie », particulièrement répandue, petite et lâche,
d’une facilité écœurante, d’un minimalisme imbécile ; ces paroles, énoncées fièrement par Daniel Simard,
j’entendais ma mère me les dire, je les superposais à sa bouche maquillée, à ses yeux hypocritement fardés.
Cette morale suintait le vingt-et-unième siècle, me donnait des haut-le-cœur dans ma tour d’ivoire
nietzschéenne et élitiste. Pour moi, le bonheur ne pouvait se réduire à une journée ensoleillée, à un morceau de
chocolat ou au sourire d'un être cher ; il y avait nécessairement une idée de grandeur, d'accomplissement, de
grands sentiments ardents essentielle pour atteindre cette félicité tant recherchée depuis des siècles, l'art, l'amour
ou la famille, par exemple. Et même si le sourire d’Éric Richer avait éveillé chez moi plus de bonheur que j’en
avais, je crois, jamais jusqu’alors possédé, je persistais à croire qu’atteindre le bonheur était une odyssée longue,
pénible, qui nécessitait l’abandon du confort et l’acceptation d’une certaine forme de souffrance.
« Ne pensez pas que je fais ça juste pour me démarquer de vos autres enseignants, au contraire ! Mais
n'est-ce pas plus stimulant lorsque le message de bonne année est unique et personnalisé ? Vous en ferez ce que
vous voulez, mais j’espère que vous l’utiliserez un jour. J’espère aussi que vous avez passé un congé de Noël
plaisant et reposant, et que vous êtes maintenant en forme pour commencer 2005 avec enthousiasme et ferveur.
Les deux semaines qui viennent de passer nous ont été bénéfiques à tous, même à moi : eh oui, j’ai beau adorer
ma job, quelques jours de congé sont toujours appréciés ! »
Il sourit, étirant grandement ses lèvres charnues et gercées.
« Vous savez mesdames, j’adore mon emploi, mais comme dans toute chose sur cette planète, il y a des
côtés que j’aime moins. Et, cette partie, c’est corriger. Non pas que j’aime pas voir vos travaux, vos
apprentissages et les progrès que vous faîtes. Au contraire. Ce que j’aime moins, c’est attribuer une cote pour
chacune de vous sur des notions abstraites, comme s’il fallait absolument qu’on soit récompensés – ou punis ! –

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pour le bagage qu’on accumule avec les années. C’est cause de conflit. Si vous avez un, par exemple, soixante-
cinq pour cent, je ne considère pas que vous ne savez rien ! Peut-être est-ce ma manière d’enseignement qui ne
vous fait pas ou ce que je demandais pour un projet X, vous l’avez perçu autrement et c’était malheureusement
pas ce que j’attendais. De plus, ne vous laissez pas décourager par une mauvaise note. On peut facilement se
reprendre par la suite et remonter la pente : ne vous mettez pas à perdre tout intérêt pour la géo ou m’en vouloir
pour une question de chiffre. Mais, sauf ce petit désagrément, je ne souhaiterais en aucun cas faire autre chose
dans la vie que de vous enseigner. »
Bla bla bla.
« Le cours de ce matin ne devrait pas être très demandant, j’ai réservé le laboratoire d’informatique
pour neuf heures, vous pourrez y aller pour faire quelques recherches sur votre projet. N’oubliez pas que c’est à
remettre le trois février, je devrais vous dire l’ordre des présentations quand je l’aurai faite. Mais pour l’instant,
parlons un peu d’actualité ! »
Déjà, je m’étais retournée vers la fenêtre et contemplais les flocons qui tombaient avec plus de violence
qu'auparavant ; les informations de Daniel Simard sur le tsunami et les autres nouvelles concernant l'actualité
effleurèrent à peine ma conscience et sombrèrent aussitôt dans un vague « néant d’oubli » nelliganesque. Je
m’imaginais valser à l'extérieur en cadence avec le rythme de chute de la neige, emportée par la musique et
l’amour d’un cavalier qui me guidait à la perfection. Un grand brun aux yeux foncés et au charme intelligent ;
un féru de grande culture et de grandes pensées qui s’y connaissait réellement en la matière ; un joueur de piano
ou de guitare acoustique aux longs doigts agiles qui sauraient comment m’envoûter, m’exalter, me faire
chavirer.
Existait-il au moins, cet homme qui épousait à perfection le modèle de mon idéal ? Je savais déjà que je
bloquais volontairement le visage d’Éric Richer sur les traits de ce prince charmant que j’attendais, docile et
patiente dans mon donjon de préciosité, de sélectivité.
La neige tombait abruptement, rudement. Je me remémorais la légère couche qui couvrait les cheveux
sombres d’Éric Richer lorsque nous étions entrés en collision, ce matin, les points blancs qui s’entremêlaient
avec ses cils minces, son visage effrayé et détendu ensuite derrière le rideau de flocons qui nous séparait. Peut-
être avais-je exagéré l’expression de dégoût qu’avaient revêtu ses traits à l’instant où il avait posé ses grands
yeux rêveurs sur moi ? Peut-être n’était-ce qu’une infime torsion provoquée par son sursaut, l’inconfortable
retour de la rêverie à la froide et venteuse réalité ? Peut-être que l’expression faciale qu’il avait arborée ne
dépendait pas de moi et de mon insignifiant visage, mais d’une cause intrinsèque et indécelable. Sa réaction
aurait, après tout, probablement été la même si j’avais été l’une de ces jeunes filles charmantes et intelligentes
comme Rose Cloutier ou Amandine Lefebvre. Je n’avais rien à voir avec tout cela, je n’avais rien fait de mal.

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Mon estomac était tordu par l’inquiétude. Il m’avait semblé tellement beau, beaucoup plus qu’à
l’habitude ou que dans mes souvenirs de l’an dernier. À moins qu’il ne l’ait toujours été mais que je n’avais su
découvrir cette beauté derrière l'épais voile de ma jeunesse inconsciente... Je pensais à lui et, comme si cette
image était celle qui s'était gravée en ma mémoire, le revoyais l’an dernier quitter la salle des professeurs,
parcourir les quelques pas qui le séparaient de notre local, cartables et cahiers appuyés contre lui, un gobelet
blanc de polystyrène contenant du café chaud dans sa main libre. Je fermai les yeux, me revis l’an dernier
entourée d’amies, voulant être ailleurs, tentant de repousser cet instant où le cours allait commencer le plus loin
possible ; mais l’homme revenait toujours, avec ses cahiers et ses yeux rêveurs, il repoussait la porte en la
faisant claquer pour que les bavardes se taisent et lui lèguent l’attention. Seulement, aujourd'hui, ce n'était pas à
moi et à ma cohorte qu'il donnait son cours, mais bien à d’autres jeunes filles qui devaient s'extasier à leur tour
devant son humour absurde et ses jeux de mots cocasses, qui bénéficiaient des explications sur la masse
volumique, l'échange de la chaleur et les phénomènes météorologiques ; c'était à ces jeunes idiotes qu'il
s'adressait lorsque, rieur, il leur partageait une parole la tête plongée dans l'évier pour provoquer l’écho, pour en
amplifier la puissance. Pour la première fois, je regrettai amèrement ne conserver qu'un vague souvenir de ce
cours, au fond sûrement très intéressant, jalousai avec un pincement au cœur ces heures désormais révolues qui
me tourmentaient aujourd'hui de leur tiédeur sucrée, ces heures perdues à jamais que j’avais gaspillées avec une
désinvolture arrogante sans jamais douter que je les invoquerais un jour avec langueur et désespoir.
Je soupirai, me massai les tempes avec mes doigts légèrement engourdis ; vraiment, je ne pouvais pas le
nier, ne l’avais je crois jamais fait, il y avait quelque chose de sublime dans les traits irréguliers d'Éric Richer, la
cachette d'un charme subtil mais indéniable et, quand remarqué, presque troublant : une masse de cheveux
foncés, fous ; deux grands yeux, profonds comme deux lagons couleur espresso ; une alternance de mimiques
élégantes et ténébreuses sur une trame de peau pâle et de surpiqûres foncées de rasage ; une haute silhouette
svelte qui devait savoir valser avec grâce et faire l'amour avec la douce ardeur des amants expérimentés.
Je rougis aussitôt, me mordis la joue et fixai mon attention sur les flocons avec le plus grand désir de
m'y concentrer le plus fortement possible. Je ne pouvais croire que je m'adonnais à de tels raisonnements !
Quelle emprise Éric Richer détenait-il sur ma logique, sur ma raison ? Pourquoi, ce matin précisément,
s'insinuait-il partout où mes pensées se dirigeaient, pourquoi me troublait-il autant ? Comme la fois où, un an et
demi plus tôt lors de notre premier cours de sciences, il était entré dans la classe et, l'apercevant ainsi pour la
première fois, chemise bleue et démarche désinvolte, j’avais constaté à quel point cet homme avait un charme
qui ne me laissait pas de glace ; j’avais tout de suite refréné ces pensées qui me semblaient presque
blasphématoires et les avais niées au moment-même où elles atteignirent ma conscience effarouchée.
Aujourd'hui, elles semblaient en bondir à nouveau, fraîches et percutantes comme si jamais elles n'avaient
appartenu au passé, comme si elles étaient toujours demeurées intactes et bien vivantes dans un coin étanche de

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mon être. Cela me semblait à la fois si loin et si près à la fois, révolu mais encore si présent : affluant le long de
mes veines et artères, chatouillant les parois internes de mon épiderme, tambourinant contre mes tempes et mon
péricarde. Tout autour manifestait trop clairement que c’était une nouvelle année, que l’enfance était bel et bien
terminée, mais mon être entier la criait vivante, la réclamait, la suppliait de se manifester, seulement montrer un
tout petit bout de son nez pour que je puisse à nouveau en goûter les joies et les peines, me sentir à nouveau
importante, ardente, vivante.
Je fermai les yeux, enfonçai mon visage entre les manches de laine de mon pull contre mon pupitre aux
effluves de produits ménagers, sous les draps de coton de mon lit maintenant tout défait et qui odorait le produit
à lessive ; je soupirai, silencieux râle dans la nuit opaque, interminable. La fatigue me tenait nostalgique entre
ses deux larges paumes enivrantes pour qui j’aurais tant voulu succomber, m’échapper dans les limbes du
sommeil, mais j’en étais incapable. C'était toujours la même litanie douloureuse, cuisante, vaine : malgré moi, le
temps fuyait et ne pouvait être ni arrêté ni ralenti, et je souffrais toujours plus fort, toujours plus intensément de
cette implacable course dans laquelle je perdais lamentablement.
Et Éric Richer qui me souriait entre deux paroles de M. Simard, qui sentait le piquant de son parfum et
de la lessive, odeur de lessive comme mes draps confortables, aussi réconfortants que ne l’était pas Éric Richer,
Éric Richer avec de la neige dans les cheveux et dans le cœur, avec un cœur de pierre d’homme marié et de
scientifique de plomb, le plomb est un élément chimique, métal qui fond bien ou je ne sais trop, et je ne sais trop
qu’est-ce qu’Éric Richer a de si formidable pour que j’en tombe ainsi amoureuse…
J’ouvris mes yeux en sursaut, réveillée de ce demi-sommeil à demi-lucide.
Non, je ne tomberais pas amoureuse d’Éric Richer.

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F L O R E NC E
Valse n° 1 en Mi mineur, «Solitude muséale »
Lento sostenuto

Le silence du musée m’apaisait. Un silence blanc de froideur et d’hésitation, envahisseur des âmes
indécises, chasseur des litanies quotidiennes. Silence à demi-mort qui ne permet qu’à un seul et dernier
souffle de palpiter, celui de l’Art et de sa troublante universalité. Silence que j’embrassais toujours avec une
rage et une impatience qui m’étonnaient moi-même chaque fois que j’y remettais les pieds. Silence qui
lacère, qui cicatrise sans compter, sans considérer. Les murs dénudés, l’écho contre lequel tinte le
martèlement sec du pas des femmes, l’odeur de vernis et d’humidité tièdes : au contact de ces salles, mes
reliefs de doutes et de regrets étaient balayés ; mes souvenirs broyés et crachés ; ma mémoire spoliée. Mon
salut résidait dans cette atmosphère quasi-hermétique où se disséminaient les vestiges des émerveillements
passés. Mieux qu’en une église, faste et lourde de dorures, le tumulte qui surgissait épisodiquement en moi se
taisait. Et là, seulement, il me semblait pouvoir respirer à nouveau.
Pourtant, lorsque l’implacable sept janvier revenait, le musée me dérobait le réconfort et me devenait
hostile ; son sourire s’évanouissait ; ne me restait que sa froideur, qu’un billet d’entrée froissé entre mes
paumes. Et malgré ma raison, mes bonnes intentions, quelque chose, une impulsion peut-être, me poussait à
m’y rendre chaque année, à cette même date. Comme pour y éveiller un chagrin latent, rouvrir une plaie
vieille de vingt ans et pourtant encore vive. Souvent, je résistais, les sourcils froncés, bien concentrée sur une
peccadille ; mais parfois, je cédais sous la pression du temps et me présentais au musée. Un peu incertaine,
comme au premier jour ; parée de cette écharpe de soie que j’avais portée vingt ans plus tôt. Un sept janvier,
clément et ensoleillé, qui éclaboussait de lumière la soie rose autour de mon cou. Date fatidique où tout a
commencé ou, plus exactement, où tout s’est terminé. Où la vie m’a semblé se terminer brutalement malgré
ma jeunesse empêtrée dans toute cette soie rose et légère. Où la lumière m’a abandonnée dans un rai fugitif
d’hiver teinté de rose, de gris par intermittence.
Des années plus tard, me voilà au musée un sept janvier. À nouveau là, les bras ballants, la honte et
son goût ferreux sur la pointe de ma langue. Comme si j’espérais, cette fois, qu’il y fut vraiment. Au pied de
l’escalier principal, veste de tweed usée et mains nouées derrière le dos. Pareil à cette image qui s’est gravée
dans ma mémoire sans pouvoir en être effacée, sans pouvoir s’y faner. Jacques.
Cette année-là, pour une des uniques fois, j’avais ployé sous la pression d’une superstition absurde, et
franchi les portes du musée un sept janvier. Les toiles s’offraient à mon œil morne, pavoisaient de fierté sous
les néons et le blanc des murs ; mais je déambulais, spectre errant, trop pâle, comme sans vie dans ces salles
désertes. L’estomac douloureux et serré, le cœur prompt et fébrile ; mais la soie rose autour de mon cou, à

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peine fanée par les années, me protégeait. Avec elle, j’étais invincible. Belle, et divinement invincible. Le
cortège des toiles avait défilé devant moi avec la constance froide qui leur appartenait ; les rares silhouettes
entrevues avaient baissé les yeux dès qu’elles avaient croisé mon regard, comme si elles y avaient lu toute la
profondeur d’une détresse vieille de vingt ans devant laquelle elles demeuraient placides. Et pendant toute la
visite, je n’avais pu m’empêcher de l’attendre et d’espérer le croiser à chaque tournant, le rencontrer à chaque
nouvelle salle, lui qui n’était jamais venu au pied de l’escalier faire glisser la soie rose autour de mon cou
blanc.
Et comme chaque année, les seules à m’y accueillir furent la préposée un peu blasée à l’entrée et
l’éternelle solitude des lieux. Triste et blafard après-midi de janvier.
Je ne me souviens pas de l’exposition que j’ai vue ce jour-là. C’était peut-être celle sur Riopelle,
permanente et fidèle qui demeure quand toutes les autres retournent chez leurs riches propriétaires ; Riopelle
qui me connaissait si bien pour avoir été longtemps l’objet de mes méditations, lui et son triptyque en
hommage à Rosa Luxembourg ; Riopelle dont l’art me ressemblait un peu, au fond… Les oiseaux, le sang, le
chaos ; c’est grisant, c’est déchirant ; c’est comme la vie qui s’étale en vingt-six toiles pour mieux nous
percuter à la sortie. J’eus beau l’avoir admirée des dizaines de fois, je me trouvais chaque fois davantage
happée par la charge émotive qu’elle contenait, qu’elle suscitait, qu’elle me lançait en jets forts, saccadés. Les
larmes naissaient au coin de mes yeux, s’incrustaient dans mes cils et je ne les contenais pas ; j’étais comme
nue, friable et faible devant l’expression même de la souffrance humaine, et même cette petite écharpe de
soie rose ne pouvait empêcher mon chagrin ni ces images que j’avais voulu expiées dans l’antichambre de
ma conscience. Jacques, son rire dans le bureau zébré des marques précaires du soleil, ses livres en cuir bruni,
sa veste de tweed usée et son absence à jamais établie. Les larmes avaient redoublé, mes poings s’étaient
crispés, des sanglots enfantins s’étranglaient dans ma gorge, s’ébruitaient dans la salle déserte où le gardien
de sécurité sommeillait mollement. Je laissais les larmes couler, roulement caressant de perles humides, qui
cédaient ensuite place à une drôle de paix intérieure. Vagues lancinantes et salvatrices qui œuvraient comme
véritable catharsis. C’était d’ailleurs un peu paradoxal, et j’en sortais toujours plus sereine, comme lavée de
cette douleur qui me suivait encore après plus de vingt ans.
Plus j’y pense, plus ce devait être l’exposition sur Riopelle.
Il neigeait, cette journée-là. Les Plaines d’Abraham s’étaient tapies sous un voile blanc de nostalgie
traîtresse, et je me souviens que je les enviais de pouvoir ainsi s’extraire du monde l’espace de quelques mois,
se retirer de l’exhibition, se sortir de l’absurdité. Il neigeait, et je me glaçais. La veille, Alain m’avait
téléphoné ; il allait bien, sa fille aussi ; bientôt, il pensait pouvoir revenir, mais il fallait être patient ; il fallait
attendre que Sarah soit plus stable, que son angoisse diminue, qu’elle ne montre plus de signes
d’automutilation ou d’anorexie, qu’elle assimile et accepte totalement la situation du divorce, mais il fallait

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être positif, son état s’améliorait ; il fallait attendre, Florence, on n’en avait plus pour bien longtemps à tenir
comme ça ; il fallait être patients. Il fallait toujours être patients… Mais j’en avais assez d’être patiente, ce
soir-là ! Alain m’avait téléphoné, et j’avais bu du vin. Toute la bouteille y avait passé, comme si j’avais
encore vingt ans. Un Bordeaux exquis que j’aurais dû réserver pour une grande occasion mais qui n’avait
servi qu’à étancher la soif factice d’une femme seule et déplorable dans son salon. À vingt ans, c’est vivre
passionnément, c’est plonger en soi et embrasser sa douleur, comme disait Camus ; à mon âge, c’en est
profondément ridicule et même problématique.
Mais j’en avais eu assez de ma solitude, assez de ma vie pour ainsi dire morte, assez d’être caressée
pour aussitôt me vider, d’être aimée puis relayée, admirée puis rejetée sans remords, sans scrupules, sans
considération pour ce que j’avais décidé de ne pas avoir, en quoi j’avais fini par ne plus croire. Assez des
livres en lesquels j’arrivais habituellement à trouver ma consolation, assez de la musique qui m’habitait et
m’emportait de manière viscérale, assez de mes relations épisodiques avec des hommes amoureux qui
finissaient tous par partir, tiraillés par leurs fibres devenues mièvres et paternelles. Seul le vin avait provoqué
l’oubli, et j’en avais abusé. Mais au moins, Alain et sa bonté touchante s’embrouillaient, Edward et son
sourire s’estompaient, et Jacques avec ses yeux trop grands, ses airs émouvants de philosophe juif et son
éternelle veste de tweed finissaient par se perdre dans le brouillard sucré et opaque par les effets du tanin.
Je pressai mon écharpe contre moi ; la froideur m’avait gagnée, et la tendre indifférence du musée me
faisait frissonner malgré le lourd manteau qui était demeuré sur mes épaules. Jacques n’y était pas, n’y serait
probablement jamais, peu importait que l’on soit le sept janvier ou non. Ne me restait plus qu’à retourner
chez moi me vautrer dans l’habituelle solitude de mon logis. M’emmurer dans ce havre de moiteur et de
confort livresque. M’absoudre du monde sanguin et coloré. Et oublier. Du moins, m’y astreindre.
Peu à peu, je devenais de glace, vieille toupie de porcelaine qui risquait à tout moment de tomber
contre le sol, se fracasser en mille miettes. J’étais là, adossée contre une fenêtre du Musée des Beaux-arts, et
j’aurais voulu m’éteindre. De honte et de désespoir. La lumière et la jouissance devenaient des images
intermittentes ; elles se présentaient puis se dérobaient, incessamment. Il m’arrivait presque de les sentir tout
près, s’approcher dangereusement de mon œil ; me venait alors un sursaut dans le bras ; j’arrivais pour tendre
la main mais tout se brouillait, tout se dissipait. J’étais seule, encore, avec la pince dans mes cheveux qui
s’agrippait à mon cuir chevelu et cette écharpe pressée contre moi. La soie rose devenait chiffon dans ma
main, contre mon cou de cire, et j’aurais souhaité devenir marbre, Galatée qui retrouve sa forme première
dans tout cet écho vide et froid du musée qui ne m’apaisait plus.
Mais toujours, ce souffle de vie perdurait en moi ; je ne mourrais pas seulement en le souhaitant, je le
savais. Désir imbécile, d’ailleurs, quand tant d’âmes perdues se cramponnent à la vie. À quoi bon rester au
musée ? Jacques ne viendrait pas, ne serait jamais revenu, m’avait oubliée, peut-être, reléguée dans un coin

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gris de sa mémoire débordante de lumière. Je rejoignis donc le hall, évitant par le fait-même la rencontre
fortuite avec deux anciennes élèves qui venaient d’entrer dans la salle. En temps normal, il m’aurait fait
plaisir de m’arrêter et discuter un peu avec elles ; aujourd’hui, embourbée par l’émotion et brouillée par les
relents d’alcool de la veille, je n’aurais su quoi leur dire. Je ne voulais pas en outre qu’elles devinassent mon
trouble, ma solitude creuse que je camouflais sous d’épaisses couches de paroles affectées et de sourires
mécaniques, un peu forcés.
L’air vif, piquant de janvier m’attendait à la sortie du musée. Il m’enveloppa et m’extirpa
brusquement de mon délire puéril et pathétique. C’est tête baissée que je me dirigeai vers ma voiture. Les clés
dans le contact, les essuies-glaces en marche, la rue Bougainville qui frémissait à peine dans cette journée
blanche et venteuse ; et moi qui ne démarrais pas, qui fixais un point indéfini au loin, qui revisitais ma vie à
coup de visions intempestives. Un nocturne en mineur de Fauré, un poème d’Éluard au bout des lèvres, les
longues mains de Jacques contre ma joue, contre ma nuque, contre ma vie, ses yeux sombres qu’il posait sur
moi pour ne plus regarder ses responsabilités, pour les détourner de son existence encombrée de littérature,
d’aventures : cet éprouvant passage au musée m’avait grisée de Jacques, parfumée d’images passées, et j’y
pensais comme si j’avais rejoint ma voiture pour aller lui rendre visite, une dernière fois. Certes, je savais
que, les vacances de Noël terminées, je penserais de moins en moins à lui ; sa longue silhouette et ses yeux
rêveurs s’estomperaient, me quitteraient, se tapiraient à quelque part dans un coin sombre du musée, et ne
s’éveilleraient qu’à l’approche annuel du sept janvier. Les nouveaux remuements trop connus dans la moiteur
grise et un peu fraîche de décembre. Les images qui percutent, qui persécutent avec le froid mordant qui
martyrise les joues et glace les vies. Ces images me déchiraient chaque fois que Noël m’immergeait,
écrabouillait mes solitudes par un faste commercial et suranné, inapte à me faire démordre de mon passé.
N’avoir qu’à subir le retour lancinant de mes souvenirs, constater leur influence sur mon caractère, leur prise
d’expansion, leur hégémonie. Réveil dolent, inévitable ; exil obligé au plus creux, au plus moite de mon âme.
Je démarrai la voiture, m’éloignant du Musée, fuyant le sept janvier par la Grande-Allée, le passé par
le chemin Saint-Louis. La petite bourgeoisie tranquille, les maisons qui m’épiaient sous leur couche de neige,
une femme surmenée qui courait derrière un labrador cuivré, la fade empreinte des roues et des pattes de chat,
des enfants qui immobilisaient leurs jeux, qui me toisaient, ma voiture qui tournait l’entrée de ma maison, les
portes qui claquèrent, la tiédeur consolante de mon salon, les larmes qui revenaient, qui résistaient, qui
rampaient le long de mes joues. Je pleurais sur le ridicule et l’amer de ces larmes, de cette histoire dont il
m’apparaissait n’être pas encore sortie ; de ces années gâchées à me pendre à des lambeaux de promesses des
hommes mariés et à fuir les serments de ceux pour qui je comptais réellement. Les larmes traçaient leurs
sillons sur mon visage, gouttes salées et chaudes contre le marbre de mes joues sans âge ; elles redoublaient,
et je les redoutais.

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Jamais un sept janvier ne m’avait paru aussi pénible depuis que Jacques m’avait abandonnée au pied
de cet escalier marmoréen et glacial. Seule, ravagée. Naïveté gênante et amour embarrassant de jeune fille
perdue. Soie rose et cœur qui bat trop près. Les portes fermées du musée. Cinq heures ; la nuit noire de
l’hiver. Le trajet en autobus jusqu’au boulevard St-Joseph où l’espoir palpitait, se hachurait comme les
réverbères qui traçaient les ombres de mon pas pressé sur l’asphalte. Peut-être m’étais-je trompée d’endroit,
de jour, de musée ? Il était peut-être chez moi, endormi sur mon vieux canapé graisseux à tenir encore la page
d’un roman entre ses longs doigts un peu croches. Je me croyais lorsque j’entrai en trombe dans mon
appartement pour me heurter au vide, au silence, encore au noir. Vingt-cinq ans plus tard, ma maison
coquette tout près du chemin Saint-Louis me ramenait en mémoire cette jeune âme brisée de fatigue et de
tristesse qui, dans son lit, s’était blottie contre son mur sali par l’âge et la fumée des cigarettes. Confrontée,
pour la première fois peut-être, à l’implacable solitude ; éventrée par la fin d’une relation, d’une première
grande passion. Le souffle qui manque ; le cœur en excès.
C’était gris chez moi, mais je n’allumais pas les lampes ; j’aimais la pénombre de l’hiver, le
sifflement du vent qui écrasait les flocons de neige contre les fenêtres. Le jour s’esquiver subtilement ;
contempler sa fuite, son abdication inévitable devant la nuit grandissante. Vain combat qui se répète dans le
vide ; le jour timide contre la nuit exubérante ; Florence contre un Jacques fantomatique et disparu.
Les derniers rayons s’étaient enfouis sous le tapis, et je partis une flambée ; le feu caressait mon front,
mes paupières closes, attirait ma vieille chatte Evelyn à présenter son museau encore curieux au salon. Pattes
incertaines de velours, yeux vert-de-gris étincelants devant les flammes : elle s’affala contre le sol, me
regardait de l’air tyrannique de celle qui s’impose maîtresse de maison. Jeu de qui toise l’autre le plus
longtemps. De qui résiste le plus fortement. Sans remuer. Sans ciller. Sans respirer.
Mais je suis trop vieille pour jouer.
Victorieuse, Evelyn posa son menton sur ses pattes et fit reluire le reflet du feu dans ses yeux
vainqueurs. Je me retournai contre le dossier du canapé, le nez qui recherchait la chaleur, l’obscurité, le
sommeil lourd et sans rêve.

Valse n° 2 en Ré mineur, « Ivresse de soie »


Tempo di Valse (quasi accelerando)

Le téléphone me tira d’un sommeil lourd pour lequel j’avais fini par succomber ; demi-sommeil
stérilisant où le temps ne passait plus, où toute la lumière et la réflexion du monde étaient abolies et réduites à

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cette torpeur mnémonique. Le téléphone sonnait, réclamait ma main, ma bouche avant même que mes yeux
ne s’habituassent à cette luminosité glauque, feu à demi-éteint et réverbères intermittents dont l’éclat me
parvenait de la rue. Éclat décoloré qui mettait du désordre dans mes rideaux, dans mes cils, et ma main qui se
tendait à tâtons vers le combiné du téléphone. Grésillement contre ma paume jusqu’à mon cœur sclérosé.
Sclérosé comme mon sommeil, comme ma personne.
« Oui, bonjour. »
Était-ce vraiment ma voix ? Ce râle presque inaudible, incolore, qui avait l’air de provenir du cœur de
la terre, venait-il de ma gorge ou du plus profond d’une matrice d’humus et de limon ? Le miroir au-dessus
du foyer me renvoyait l’image d’une épave : vêtements et yeux noirs, peau et cheveux trop pâles dans ce
brasier où jaillissaient des ombres sur les murs, dans cette glace où se détachaient des pans de ma vie fugitive,
erratique.
« Te voilà encore vivante certes, mais pas très forte ce me semble ! Ce sept janvier infernal a-t-il eu
raison de toi cette année, ma Florence ? »
Cette femme à demi-morte que me projetait le miroir esquissa un sourire douloureux. Le visage hâve
se tirait, s’étirait, s’étiolait ; expression malade et rance, fripée comme un vieux linceul. Je traînais mes jours
comme un lourd boulet qui déchirait la peau de ma cheville, déchiquetait la totalité de mon âme : seule,
dénudée, un peu désaffectée. Mais Serge et sa voix chaude de Toscane me communiquait un peu de cet
amour qui m’avait fait défaut toute la journée, dont l’absence avait contribué à dérober toute la chaleur du
grain de ma peau. Cette tendresse nouvellement gagnée, je la portais à mon sein ; je la soupesais un peu,
comme si je tenais la terre entre mes mains ; puis, je serrais très fort, comme pour la laisser pénétrer mon
épiderme brûlant.
« J’ai pensé à toi toute la journée, ma belle amie. Dès le constat de la date fatidique, j’ai échappé ton
nom à haute voix. Si bien que les quelques clients qui m’entouraient chez Picardie se sont retournés vers moi
en se demandant quel genre d’hurluberlu parlait tout seul devant son Devoir et son espresso triple ! À toute
heure de la journée, ta silhouette de perle courait d’un bout à l’autre de mon attention, et j’espérais
ardemment que tu ailles mieux, que cette année, le souvenir oppressant de Jacques n’ait pas perforé
mortellement ton âme.
— C’est très gentil à toi, Serge. Vraiment.
— Comment vas-tu ?
— Je… j’y suis allée aujourd’hui. Au musée.
— Oh, Florence !
— Mais je vais bien, ne t’in…

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— Si je ne m’inquiète pas de toi, chérie, qui d’autre le fera ? Et, surtout, qui d’autre que moi
laisseras-tu s’inquiéter à ton sujet ? »
Je ne pouvais contester ; depuis l’université, mes lèvres étaient soudées et mes mots s’étranglaient au
plus creux de ma gorge aussitôt que j’objectais cette fragilité de verre, ce besoin de tutélaire que Serge
m’assimilait. Son doigt sur mes lèvres, le froncement de ses sourcils sombres ; relents machistes de ses
origines conservées malgré son homosexualité ouverte et libertaire. Une femme célibataire avait, selon lui,
nécessairement besoin d’un protecteur, d’une épaule comme récipient à ses larmes imaginaires, à peine taries
par le temps qui passe.
« Sérieusement, Florence, tu vas bien ?
— Aussi bien que je puis aller en de telles circonstances, en un autre interminable sept janvier qui
s’avère à être celui de cet âge vénérable qui sera le mien cette année. Près de vingt-cinq ans ont passé depuis,
je peux bien en passer vingt-cinq autres comme ça ! »
Ma bonne humeur feinte et mon ricanement grêle étaient comme la dissonance même à mon oreille.
Serge passa outre, et je lui en sus infiniment gré.
« Tu vois l’un de tes nombreux amants ce soir, ou tu peux me recevoir ?
— J’avais plutôt planifié une soirée en tête-à-tête avec Evelyn et un vieux film de Prévert ; les amants
ne sont jamais fidèles quand il y a de la neige dehors et de la neige dans nos cœurs, sur nos cheveux. Tu peux
te joindre à nous, donc ; tu ne dérangeras pas, et Evelyn pardonnera bien une tierce personne s’il s’agit de toi.
— Je te propose sushis, vin blanc, mousse au chocolat et confidences éthyliques. Question de chasser
cette neige qui s’enlise dans ton cœur et qui risque de ternir ton éclat. »
Seulement avec ses mots, son langage imagé et hautement coloré, Serge me faisait sourire. Sourire de
grisaille et d’hiver, qui m’avait l’air douloureux dans le miroir à voir comment il tirait les traits et plissait les
yeux. Mais je me sentais un peu mieux.
« C’est une idée qui m’enchante. Je mets des couverts pour deux, je peux même nous trouver des
chandelles, si tu veux jouer à l’amant attentif. À l’amant alternatif. »
Serge ricana.
« Tu préfères du jazz ou du classique ? McLaughlin ou Mendelssohn ? À moins que tu n’optes pour
Tchaïkovski. Ou peut-être un peu d’opéra : Bizet ?
— L’opéra c’est une bonne idée, mais pas Bizet, je t’en prie ! Tu as La Traviata ?
— Va pour Verdi alors.
— Bien. J’arrive dans une demi-heure. »
Le déclic de la ligne qui coupe me força à remuer un peu, à reprendre conscience de ma matérialité.
Habiter à nouveau cette chair laiteuse, lactescente de mon esprit ; laisser ce moi fugace pénétrer les pores de

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ma peau et en prendre possession, en faire profanation. Il fallait se lever, s’activer, ramasser ces restes de ma
personne ainsi que le manteau que j’avais lancé sur un fauteuil auquel il n’avait pas adhéré, tisonner le feu qui
palpitait à peine, faire un peu de lumière chez moi avec deux ou trois lampes. Je passai une main dans les
cheveux que ma sieste improvisée avait emmêlés, le regard vitreux du miroir aidant la reconstruction de mon
chignon. Je ramenais dans la torsade les mèches folles, un peu à tâtons, comme je le faisais des miettes de
mon chagrin ; je posai une nappe sur la table pour couvrir la poussière et les souvenirs ressassés glissés en
dessous. Les disques-compact glissaient sous mes doigts qui cherchaient Verdi dans ce désordre sans logique
de ma collection de musique, vestige d’un classement méticuleux qui n’a pas survécu à la paresse, à la
facilité. Je finis par le trouver, perclus entre Supertramp et Jacques Brel, mais Fauré avait déjà retenu toute
mon attention. Pelléas et Mélisande, que j’adorais à l’université, m’appelait de ses irrésistibles trémolos, de
ses irréversibles souvenirs. Je le mis de côté et m’affairai à moitié en attendant le retentissement de la
sonnette.
Il finit par arriver. En retard évidemment.
« Je suis infiniment désolé, ma belle amie, il y avait une filée monstre au restaurant ! Je n’ai pas pu
faire plus rapidement.
— Ce n’est pas grave.
— Comme tu es belle, ma Florence ! »
Je ricanai, repoussant le compliment du revers de la main tandis qu’il posait ses lèvres douces sur
mes joues. Giorgio Armani, l’odeur piquante des cigares cubains et de la neige de janvier à mes narines :
Serge était là, les jours m’étaient soudainement moins lourds et l’air moins aigre, moins opaque.
« Oh, je t’en prie !
— Si, je t’assure !
— Belle comme ce qui reste de l’archaïque Athènes ? Ou des ruines romaines, ces nymphes de
marbre effritées et cassées par le temps ? Tu as maigri, toi ! »
Je le débarrassai de son chapeau et son manteau, et nous passâmes à la cuisine. Evelyn, qui avait
momentanément succombé à la curiosité, était retournée s’étendre devant le feu. L’ombre esquissée sur le
tapis lui convenait. Menton contre ses pattes de velours, yeux à demi-clos. Mais toujours, elle tendait l’oreille.
Je versai le Sauvignon blanc que Serge avait apporté dans deux coupes et lui en tendis une.
« Oui, j’ai dû maigrir à bout de nuits d’angoisse et de larmes étouffées. Je te raconterai plus tard. »
Il leva son verre en ma direction.
« On trinque à quoi ? À l’année de nos cinquante ans ?
— Oh, j’aime mieux ne pas y penser : pourquoi pas à ta toute récente nomination de directeur
artistique au Grand Théâtre ?

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— Ça va pour moi, mais pour toi ? L’oubli définitif de Jacques Richer ?
— Bon, d’accord. Il commence d’ailleurs à être un peu temps ! »
Sourires et éclat de cristal dans le réconfort moite de ma maison où chantaient les interprètes du
Metropolitan Opera ; sourires et éclat de cristal qui tintèrent aussi purement que la voix de soprano de la
Callas, vocalisant et nous habitant de sa tessiture claire. C’était enfin ce moment de délectation que l’on
m’avait interdit tandis que j’errais dans le musée à demi vide, à demi mort. Nous écoutions Verdi avec une
attention béate d’esthète ravi ; nous goûtions le Sauvignon dans ce mutisme recueilli qui semblait donner plus
de goût au vin que n’importe quel aliment fin. J’aimais savourer le vin, le garder quelques secondes dans ma
bouche pour en imprégner mes papilles, le goût frais et un peu piquant de l’alcool contre mes joues, contre
ma langue, sa caresse brûlante qui chauffait ma gorge et mes sens. Plaisir presque douloureux de la
déglutition, de l’alcoolisation. Le vin, vieil amant qui ne désertait jamais, m’égayait autant que Serge et sa
fidélité d’ami de longue date, fidélité plus certaine que celle du plus épris des amoureux.
« Ces angoisses et ces larmes étouffées, qu’est-ce que c’était, donc ?
— Oh ! Longue histoire ! Paperasses gouvernementales qui se sont mêlées à mes sentiments latents
pour ce cher Jasmin, seul et éploré en Thaïlande.
— Jasmin ? Le jeune avec qui tu étais il y a deux ans ?
— Si. Encore plus beau que mon souvenir me le projetait, un peu hâlé par le soleil et bouclé par
l’humidité.
— Serge, tu sais qu’il va avoir un enfant… Lui et toi, ça fait plus de deux ans, il faudrait que tu cesses
d’angoisser et de pleurer pour lui.
— C’est toi qui me dis cela ? »
Je marquai une pause, mes yeux plongés dans son regard vif et presque noir.
« Moi, je ne suis pas une référence. Si je te dis l’opposé à ce que je fais, Serge, c’est que je sais
comment c’est, c’est que je comprends ; tu ne mérites pas d’être comme moi, de t’accrocher à quelqu’un qui
appartient au passé, à quelqu’un qui s’est engagé ailleurs et avec qui tu partages seulement quelques bribes
d’ancienne passion.
— Si tu t’écoutais, aussi !
— Oui. Si je m’écoutais, en effet… Mais c’est une lutte molle dans laquelle je suis toujours un peu
perdante. Enfin, continue.
— Le fait est que Jasmin devait aller en Asie pour représenter les nouvelles collections de la
boutique. Il devait rester environ trois semaines là-bas ; sa blonde, ne pouvant venir, enceinte jusqu’aux
dents, il m’avait appelé pour que je lui rende visite. Surtout qu’il connaissait mon grand intérêt pour la
Thaïlande et l’Asie du Sud-Est en général. Une toute petite semaine. Fêter Noël avant le temps, champagne et

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amours comme seuls invités à cette petite réception privée. Presque comme une chanson de Roch Voisine, tu
sais… La plage désertée et les corps brûlés enlacés. Enfin, tu sais tout ça.
— Je savais peut-être pour la Thaïlande, sauf que je ne savais pas que c’était avec Jasmin !
— Ah, je ne te l’avais pas dit ? J’ai dû omettre ce détail…
— Détail assez important, qui plus est !
— De toute façon, Florence, qu’est-ce que ça peut bien faire que j’y sois allé avec Jasmin ou seul ?
L’essentiel de la discussion n’est pas là ; je suis revenu le vingt-trois au soir, et j’ai dû ne pas t’en parler parce
que je savais que tu désapprouverais. Et puis, à quoi bon, c’était pour me faire plaisir ; sans attache, sans
émotion. Comme on fume un gros cigare en vacances, en sachant qu’une fois ne fera pas de mal. Un tout
petit plongeon dans le passé, juste le gros orteil trempé dans la piscine pour me rafraîchir. Et puis je suis
revenu à Québec, le cœur léger, le teint bronzé, pour apprendre quelques jours plus tard qu’un tsunami avait
sinistré les pays du Sud-est. Jasmin, prisonnier de la Thaïlande, loin de sa femme qui allait bientôt accoucher,
loin de moi qui m’étranglais d’inquiétude à mesure que les jours passaient. Aucune nouvelle : bonne
nouvelle, dit-on ? C’est des foutaises quand on vit dans l’attente d’un signe de vie, quand on craint la mort
d’un être cher ! »
Il avala le reste de son verre. D’un trait ; le filet doré qui glisse contre la paroi, qui disparaît derrière la
lippe gourmande. Signal désespéré d’un être qui faisait de l’élégance sa philosophie, les yeux secs et plus vifs
qu’à l’habitude, comme avides de trouver à quoi s’accrocher, sur quoi compter pour masquer la détresse. Cou
raide, main figée et moite que je pris dans la mienne.
« Je n’avais pas de nouvelles, comment pouvais-je m’assurer que Jasmin n’était pas parmi toutes les
victimes ? J’avais beau téléphoner à l’ambassade, à l’hôtel à laquelle il logeait, au bureau de la Croix-Rouge,
personne ne me répondait clairement, personne ne pouvait me dire si Jasmin était encore vivant. Je ne
mangeais presque plus, étais on ne peut plus évasif dans mon travail ; j'harcelais le ministère des affaires
étrangères, lui demandais chaque jour de me rappeler si les nouvelles arrivaient, se rafraîchissaient. Je
n'arrivais plus à chasser Jasmin de mes pensées. Ironique, n’est-ce pas ? On rompt avec quelqu’un, et son
visage, son rire demeurent dans notre esprit, nous obsèdent et nous brisent ; deux ans plus tard, c’est le même
phénomène, pour une toute autre raison !
« Il a fallu attendre que la poussière retombe. Que les médias cessent d’en parler autant. Que le
ministère oublie mon appel, que l’ambassade désengorge ses voies de rapatriement. J’étais chez moi, mardi
soir dernier, et puis on a sonné. C’était lui. Sain et sauf, visage émacié et traits tirés, mais bien vivant.
Survivant du séisme, des inondations, de la panique et du fouillis total… »

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Je serrais la main de Serge. Muette, un peu troublée. Il leva les yeux vers cette ombre de moi-même
qui se fondait à chaque respiration, chaque inflexion de son discours ; il me sourit, stoïcisme étonnant malgré
les yeux plissés par une expression ravagée, par des larmes un peu gâtées.
« On est beaux à voir, ma chérie… Les éternels infidèles, les éternels délaissés. Victimes du charme
ravageur de ces hommes engagés qui n’auront pour nous que des lubies passagères ou des envies
irrépressibles mais soudaines. S’amouracher de ces pères de famille passionnés, de ces maris un peu à l’étroit
dans leur rôle parfois sclérosant, relations évasives et précaires d’intellectuels ennuyés. Perpétuelle
souffrance, perpétuel abandon.
— Tu finiras par trouver le tien, Serge. Je n’ai aucune inquiétude à ton sujet.
— Et toi, Florence ? Le feras-tu ? Trouveras-tu enfin quelqu’un qui est tout à fait libre, tout à fait bien
pour toi ? Tu es toujours là à te soucier de mes relations, de mes fréquentations, de mes émotions en semblant
oublier que toi aussi tu souffres, que toi aussi tu es seule. Les beaux ténébreux mariés comme Jacques ou
Edward, les gentils garçons encore enchaînés à leur ex comme Alain, et tous ceux qui t’ont follement aimée
sans détenir le secret qu’il fallait pour décrocher ton attention et ton amour, comme mon frère et tous les
autres, ils finissent tous par te dévorer, par te briser. »
Il reprit la main que j’avais laissé tomber et la porta près de son visage.
« Et tu es tellement belle, Florence… C’est un affront à l’esthétisme que des femmes comme toi
soient encore seules et malheureuses…
— Oh, franchement ! » Je retirai ma main. « Si je suis seule, c’est que je le veux bien ! Je préfère, et
de loin, attendre après un homme qui le mérite, attentif envers sa fille en dépression qui le nécessite plus que
mon pauvre corps fripé et frileux, que me forcer à vivre avec un autre que je n’aimerai pas ! Tu veux d’autre
vin ?
— Dieu sait pourtant que mon frère serait prêt à tout abandonner si tu lui refaisais signe…
— À moins que tu ne veules manger maintenant ? J’ai un joli ensemble de vaisselle pour les sushis
que je n’ai encore jamais utilisé ; il est vraiment très beau, on pourrait l’étrenner ?
— Florence, n’essaie pas de changer de sujet…
— Quoi ? Que veux-tu discuter dans la relation que j’ai eue avec ton frère ? Et puis je te demanderais
de ne pas revenir sur Bernard. On en a déjà de toute manière amplement discuté. Si je pouvais effacer ces
quinze ans de vie commune de ses souvenirs, je le ferais avec un empressement qui dépasse tout ce que tu
peux t’imaginer. Pas que c’était moche ; au contraire, j’appréciais beaucoup ton frère et il ne méritait pas tout
ce que j’ai pu lui faire subir dans ma détresse – mon deuil, en fait – post-Jacques. Mais tu sais tout ça, de
toute manière ; à quoi bon en parler encore ?

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— Il comprenait, tu sais. Il savait que ta relation avec Jacques t’avait abîmée au point où tu ne te
reconnaissais plus lorsque tu te regardais dans le miroir, que tu avais l’impression que quelqu’un d’autre
faisait tes gestes, vivait ta vie alors que toi, extérieure à la réalité, tu mourais à petit feu dans un néant à part
du monde. Il savait, il était là pour t’épauler, pour attendre que tu te remettes sur pied.
— Mais moi, je ne comprenais pas pourquoi il était si compréhensif, si indulgent, si aimant malgré
tout. Et je ne comprenais pas pourquoi, moi, j’étais incapable de l’aimer.
— Tu étais terrorisée, Florence… Et selon moi, tu l’es toujours.
— Tu crois ? »
Serge passa ses bras autour de ma taille, et je me laissai étreindre ; mon nez dans son cou, mes yeux
clos, mon souffle qui passait sous le col de cette chemise noire griffée d’un nom qui m’échappait ; comme
d’ailleurs ma conscience, ce sanglot que j’échappai malgré moi contre mon ami.
« Oh, Florence ! »
Serge redoubla la force de son embrassade. Inaccoutumé à recevoir ces larmes que j’offrais
exclusivement à ma solitude. Rassuré dans ses prévisions, dans ses hypothèses à mon égard, mais surpris de
mon empressement à les lui confirmer. Envahi à son tour par des bouffées de compassion, de tristesse, de
douleur partagée par les liens presque stellaires qui nous unissaient, Serge et moi. Enchaînés par la vie, pour
la vie ; voués à se comprendre, à s’aimer, à s’isoler dans une amitié où plus rien d’autre n’avait de sens que
cette symbiose intime, que cet amour étrangement charnel, éminemment platonique. Et c’est pourquoi, je le
compris alors, j’avais bafoué cette règle que je m’imposais de ne jamais publiquement me fendre, m’exhiber
sous des larmes salées et dévastatrices. Surtout pour Jacques, ou un autre. Mais devant Serge, mes paupières
qui s’enorgueillissaient de ne pas s’humidifier par l’absence de Jacques perdaient leur sens, leur contenance.
Et je dévoilais mes stigmates.
« Qu’est-ce qui se passe, ma belle ? Pourquoi ces larmes soudaines ? »
Je haussais les épaules, la confusion et les sanglots aidant. Mes paroles assourdies et chaudes dans
son cou parfumé.
« Je n’en peux plus. Vraiment, je suis à bout de tout, de souffle, d’intelligence, de moi. Je suis comme
vidée, exténuée par toutes ces années à traîner mon amour suranné et atrophié pour Jacques, pour tous les
autres. Je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à l’oublier, pourquoi je suis encore là, à aller l’attendre
au musée comme une grosse potiche, une espèce de potache qui n’a jamais rien compris au fait que le temps
passe, que le temps apaise et panse les plaies ! C’est comme si j’avais encore mes vingt ans sentimentaux,
leurs mauvais côtés… Je pensais que j’allais finir par comprendre, par oublier, par passer à autre chose,
atteindre l’équilibre et la sagesse adulte ; mais regarde-moi, Serge, regarde comme je suis ridicule et risible.

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Je suis une jeune imbécile qui a vieilli sans grandir, sans apprendre. Une enfant gâtée, un bébé pleurnichard,
voilà ce que je suis ! »
La main puissante contre mon dos tintait à cause de la montre, la main puissante qui se voulait
apaisante mais qui me poussait à sangloter de plus bel. Le parfum me piquait les narines et je me piquais
contre la rudesse de son cou, de sa mâchoire.
« Satie a apparemment dit : “Quand j’étais jeune, on me disait : Vous verrez quand vous aurez
cinquante ans. J’ai cinquante ans, et je n’ai rien vu. ” Tu vois, tu n’es pas la seule à trouver qu’on n’apprend
pas tout sur la vie et sur la gestion des émotions à notre âge… Regarde-moi Florence. »
Je fis non de la tête. Mon front frottait contre son col, son cou. Serge se recula, leva mon menton à
l’aide de son index. Condamnée à m’exhiber ; traits ravagés, maquillage abîmé, les larmes qui trébuchaient
sur ma peau rougie. Je n’osais poster mes yeux sur les siens, mais je savais qu’il me regardait. Sourire sur sa
bouche un peu molle, gonflée par la chaleur, ailes du nez qui tressaillent et ses yeux, comme tristes et
contemplatifs, qui réverbèrent les luminaires suspendus au-dessus de l’îlot de ma cuisine. Un peu au ralenti,
comme si même la lumière de ses yeux était embourbée par le vin.
« Tu te rappelles, Florence, ce que je t’ai déjà dit quand on était à la maîtrise ? »
Je baissai les yeux, mes cils rafraîchis par les larmes tintèrent contre mes joues. Je me rappelais certes
avec une limpidité déroutante ce que Serge m’avait un jour dit ; je ne voulais pas l’entendre, pas maintenant,
plus maintenant.
Verdi détonnait par son silence ; me tendait le bras pour m’extorquer de cette mare d’aveux dans
laquelle je suffoquais. Dans laquelle je risquais de me noyer.
« J’ai trouvé Pelléas et Mélisande de Fauré. J’adore cette suite ; tu veux qu’on l’écoute ? »
Les yeux de Serge demeuraient affligés, et je lui souriais derrière ce qui restait de mes larmes,
derrière ce qui restait du vin dans le verre que je portais à mes lèvres. Sourire un peu triste, un peu vain.
« Tu te rappelles comme je l’écoutais quand nous habitions ensemble, près de l’Impérial ? Comme
j’aimais cette musique…
— Je me rappelle surtout que tu l’aimais, et que Jacques l’aimait aussi… »
Ignorant le ton de voix de Serge dont la saveur était à mi-chemin entre l’affliction et l’amertume,
j’insérai le disque dans le lecteur.
« Tu sais que je l’ai croisé, le mois dernier, au théâtre ? »
Ce fut comme une décharge, un sursaut qui m’immobilisa, un charroi d’ondes glaciales expédié dans
mes veines. Je ne respirais presque plus, chaque mot qui me parvenait résonnait dans ma tête avec une
intensité qui frôlait l’écho, la schizophrénie. Je n’osais ni me retourner, ni échafauder une quelconque piste de

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réponse. Aucun masque sur mon trouble ; bouche empâtée, langue appesantie, engourdie par le vin. Ma
surprise mise à nue, vierge de toute inhibition.
« Ah ?
— Avec son épouse.
— Ah bon ?
— Il a vraiment tenu à me parler, à me rencontrer après Cocteau. Il m’implorait du regard en me
demandant des nouvelles, et je savais pertinemment que ce n’était pas les miennes qui l’intéressaient. Ses
yeux étaient comme deux flammes ardentes qui réclamaient ton nom, ta présence ; on pouvait lire les lettres
qui composent ton prénom, voir le reflet incertain de ton visage dans les pupilles qu’il braquait sur moi. Mais
sa femme qui demeurait souriante et faussement intéressée à sa gauche m’empêchait de lui parler de toi, de
lui léguer quelques bribes d’informations à ton sujet, de lui apprendre que tu allais bien. »
Je décidai à me retourner. Feindre le détachement, le désintérêt en allant remplir de nouveau ma
coupe. Fausse indifférence qui saillait sur l’entrelacs de petites veinules que j’avais aux tempes, et qui
conservait quelques caresses de ceux qui en avaient tracé les arabesques avec leurs doigts un peu gourds, un
peu lourds.
« Oh… Et il a beaucoup vieilli ?
— Oui et non. Ses cheveux ont beaucoup blanchi, et ses traits sont plus fripés, plus tirés et fatigués.
Mais il a gardé ses grands yeux curieux, un peu rêveurs et émerveillés ; ses yeux étrangement tristes. Encore
beau ; d’une beauté maintenant attendrissante, comme poétique et tragique. Mais c’est le même visage, le
même sourire de gamin, la même voix comme inégale et nimbée de souffle. »
Ma main tremblait lorsque je soulevais ma coupe pour en boire une gorgée, pour la vider de tout son
contenu. Comme si le vin pouvait étancher cette soif d’oubli qui m’habitait. Purifier ce sentiment lourd
d’échec qui me grugeait lorsque je constatais que Serge, sans le désirer viscéralement comme il m’arrivait de
le faire, avait croisé celui qui occupait les méandres de mes souvenirs, qui désertait cruellement les allers-
retours de ma vie. Vie grise et floue ; vin grisant et flottant dont je me servais, que je me resservais.
« Ce qui est dommage et triste dans tout ça, Serge, c’est que tu me dis cela au moment où le souvenir
de Jacques se fait plus douloureux que jamais. L’un des pires sept janvier en vingt ans… Tu vois, il y a
quelques années, ta nouvelle ne m’aurait presque pas affectée. J’aurais souri, tristement peut-être, et aurais
regretté de ne pas avoir été avec toi ce soir-là. Mais j’aurais passé à autre chose. J’aurais pensé à Alain, par
exemple, à sa fidélité touchante, à son amour tendre. Que veux-tu, Serge, le pattern demeure ; Alain est
retourné avec son ex. Le cri de la famille. Le rejet du désir. L’appel de la pitié. On se fout bien de tout le reste
quand un enfant décide de ne pas accepter que ses parents divorcent en abusant des pilules comme
échappatoires ? »

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Serge ouvrit la bouche ; je le fis taire en haussant le ton.
« Et ne me dis pas que Bernard ne m’aurait pas laissée ! Il n’avait pas d’enfant, il n’aurait pas pu
vivre le dilemme dans lequel Alain a été pendant plusieurs mois, ce dilemme que j’ai partagé, que j’ai
accepté, que je supporte encore patiemment en revivant toutes mes déceptions passées décuplées
exponentiellement par un nouvel échec à encaisser.
— Mais il t’aime encore ; il t’aime encore tellement !
— Qu’il passe à autre chose, merde !
— On n’oublie pas l’amour de sa vie, tu devrais le savoir. Il me demande toujours de tes nouvelles,
chaque fois que je le vois.
— Et tu es assez imbécile pour embarquer dans le jeu du messager ? Bravo, Serge, quel frère
fantastique fais-tu ! Tu entretiens cette passion ridicule, cette lâche bassesse ; tu l’empêches de passer à autre
chose en lui faisant croire qu’il a encore une chance de revenir !
— Florence, voyons, tu fais pareil !
— Et puis, il n’a qu’à appeler, s’il veut de mes nouvelles ! Je ne le mangerai pas, je ne l’injurierai pas
d’un flux de bêtises, je ne lui raccrocherai même pas au nez !
— Appellerais-tu Jacques, toi ? »
Le silence s’ébruita soudainement au travers Fauré, nageait entre les accords et les phrases
mélodiques. Pesait lourd sur nos épaules tendues. S’égrainait dans les moues insultées, les traits renfrognés.
« Florence ?
— Humm ?
— Je peux te demander quelque chose qui va peut-être te sembler bizarre ?
— Vas-y.
— Pourquoi Jacques ? »
En effet, pourquoi Jacques ? Pourquoi cet homme de vingt ans mon aîné, pattes d’oie aux yeux et fils
argentés alanguis dans le brun presque noir de ses cheveux ? Qu’avait-il de si unique, de mémorable et
d’inoubliable, cet homme aux traits tirés par la fatigue et au dos voûté par les corrections ? Charme volatile,
beauté fugitive. Pourquoi lui et son langage d’érudit de la vieille école, et non un collègue de classe lettré et
fringuant de jeunesse lumineuse et dorée ? Pourquoi la douleur profonde, lancinante, permanente, et non une
peine d’amour de deux ou trois mois à l’âge où l’on sort seulement de cette ère de formation, d’instruction
qu’est l’adolescence ?
C’était peut-être cela, au fond. La grandeur exceptionnelle dans ces temps où je ne trouvais que
minimalisme et médiocrité. La passion amoindrie ou inexistante chez les étudiants qui ne m’offraient que des
déclarations trop usées et un amour maladroit, pressé et égoïste. Le grand amour auquel la lectrice d’œuvres

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romantiques du XIXe siècle qui demeurait tapie en moi m’avait laissé espérer, m’avait fait croire. L’oasis de
stabilité d’une passion profonde, édifiante mais pour ainsi dire reposante dans cette décennie soixante-dix en
effervescence, en mouvement perpétuel.
« Parce que l’amour libre des années soixante-dix m’avait laissée en carence de grande passion, peut-
être ? Parce qu’il y avait de la grandeur dans l’amour, dans la discussion, dans les émotions que Jacques me
faisait vivre. Parce qu’il se tramait quelque chose de presque divin entre lui et moi, quelque chose dont je
discernais à peine l’essence. C’était comme une bulle, tu vois. Une bulle étanche au monde et à ses réalités
prosaïques. Il y avait lui et moi, et j’étais tout pour lui, et il était tout pour moi. Parce qu’il y avait une entente
entre nos regards, nos sourires, nos âmes, nos paroles les plus banales et insignifiantes ; parce que je me
sentais toujours à la fois plus faible et plus forte avec lui. Parce que, je ne sais pas, je ne sais rien, mais je
savais que c’était lui. Rien de plus ; rien de moins. C’était ça. Le grand amour, qu’ils disent. Comme Victor
Hugo et Juliette Drouet. Colin et Chloé dans L’écume des jours. Gabrielle Roy et son Stephen. Coco Chanel
et Stravinsky. George Sand et Alfred de Musset. »
Serge m’écoutait, ne s’étonnait pas ; il semblait comprendre, fidèle à cette foi éternelle, intemporelle
qu’il entretenait à mon égard.
« Enfin, je crois… Tu demanderas à Bernard s’il n’a jamais ressenti ce dont je viens de te parler pour
moi, et tu verras qu’il ne pouvait rien faire contre le souvenir de Jacques. J’aurais peut-être pu l’aimer… Oui,
je l’aurais sûrement aimé si je l’avais rencontré avant Jacques ; mais les circonstances sont parfois ennemies
de l’amour le plus fort, tu le sais autant que moi.
— Pourquoi être restée quinze ans avec lui, alors ?
— On en a déjà discuté, Serge. Parce que je croyais que j’allais finir par développer des sentiments
aussi forts que lui avait pour moi ; parce qu’il fallait que je fasse plaisir à ma mère et mes sœurs qui
s’inquiétaient, à mes frères qui m’inventaient des passions homosexuelles, et que j’invite un homme à souper,
à Noël ; parce que je n’en pouvais plus d’être seule, de m’endormir dans un lit vide, de collectionner les
amants et les déceptions.
— À cet égard, rien n’a changé, pourtant.
— Serge !
— Désolé ! La tentation était trop forte.
— Je l’appellerai.
— Tu es sérieuse ?
— Si. Ayant été ce monstre, cruelle et sans-cœur, qui a pris son amour pour le croquer, le dévorer
pour le déchirer et le piétiner, il faut bien que je me rachète… Je ne suis pas une mante religieuse, quand
même. »

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Il me sourit, fit tourner le vin dans son verre et en but le reste.
« Tu sais quoi, Serge ? La prochaine fois que tu me diras que tu as croisé Jacques au Théâtre ou je-
ne-sais où, je ne ressentirai rien. Comme une caresse sur la jambe engourdie. L’eau sur le dos humide d’un
canard col-vert. »
Je n’eus droit qu’à un sourire incrédule.
« On devrait souper, il se fait tard et le vin tape un peu. »
En effet, la bouteille était déjà presque vide et j’étais un peu saoule. Encore. Je dilapidais mes secrets,
mes émotions inondées de larmes, mes colères imbibées de tanin, et Serge les recueillait, patiemment, avec
ces lueurs presque amoureuses dans les yeux. Cela lui arrivait, parfois, lorsque nous buvions ; il posait une
main douce mais forte contre ma joue, comme s’il voulait m’embrasser ; il s’approchait, mais se retenait à la
dernière minute. Comme découragé d’avance par le goût un peu aigre qu’allait avoir le baiser pour ses lèvres
habituées à la rudesse de la bouche masculine. Il ne résistait toutefois pas toujours, et il lui arrivait de
m’embrasser. Un vrai baiser ; comme un homme embrasse la femme qu’il aime. Frivole et un peu étourdi,
succombant à son attrait purement esthétique de la beauté féminine : charmes sensuels de femme alanguie, un
peu triste. Ma beauté, celle qu’il célébrait avec effusions de paroles et de gestes, et en laquelle je ne croyais
plus. Cet Éros dont je proclamais la quasi-mort, il le réveillait par la chaleur de sa langue, la douceur de sa
paume contre mon visage.
L’ivresse me rendait molle, me dépouillait de ma volonté et de mes inhibitions ; je laissais faire Serge
et ses lèvres hydratées qui goûtaient le menthol à travers les relents de Sauvignon. Le baiser répondait au
manque d’affection qui était mien, mes lèvres reprenaient vie à travers la bouche qui s’abreuvait à même ma
salive et ma langue dociles ; un peu pour délasser nos esprits léthargiques, surtout pour soulager notre chair
délaissée et nos sens avachis par la solitude. Juste le temps de le laisser poser sa bouche sur la mienne, de
permettre à l’alcool de nous griser l’un de l’autre, et nous étions tous deux assouvis. Maintenant trop vieux
pour aller plus loin ; évidemment, pas encore assez saouls, l’appel de la chair palpitant, après tout, toujours
par intermittence en nos corps désabusés, désengagés.
« Allons manger… »
Les mots soufflés contre mes lèvres, et mes yeux qui demeuraient clos. Ses doigts effleurèrent ma
joue, ma bouche ; j’eus envie de lui demander de m’embrasser encore, désormais avide de sentir les lèvres de
Serge contre les miennes. Désir irraisonnable ; plaisir illégitime dont je devais d’ailleurs me débarrasser
rapidement. Je consentis donc à me mettre à table.
Les sushis étaient délicieux, et nous ouvrîmes une autre bouteille de vin. Soirée écoulée à ressasser
les souvenirs, les soupirs ; rire des anciennes blagues, décortiquer le passé et s’en moquer de plus bel. Délire
éthylique responsable des larmes et de l’amusement, du charme et de l’étonnement. Toujours un peu plus

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soûls, un peu plus fous. Evelyn nous écoutait d’une oreille, un peu blasée par tous ces rires qui résonnaient
dans la maison ; rires auxquels ma solitude ne l’avait pas accoutumée depuis le départ d’Alain.
La griserie de Serge l’avait poussé à s’approcher à nouveau de moi ; le carmin de mes lèvres teintées
par le vin l’appelait, l’attirait, l’incitait à m’embrasser encore ; la sonnette de la porte qui retentit l’en
dissuada. Regards inquiets, intrigués. Qui pouvais-je attendre à une heure pareille ?
« Écoute, je n’ai aucune idée de qui ça peut bien être… »
J’allai répondre, le cœur léger, les joues rougies par l’alcool et le plaisir ; le visage blême, un peu
maigre qui m’accueillit arrêta aussitôt l’élan d’insouciance que je portais en moi comme une jeunesse
soudainement retrouvée.
« Edward… »
Il leva ses yeux vers Serge. Étira ses lèvres minces en un sourire forcé.
« Je vous dérange ?
— Oh, pas du tout, cher monsieur. Je m’en allais, il est tard et je dois être au Théâtre tôt demain.
Florence… » Il posa ses mains sur mes épaules, ses yeux sur mon regard un peu excédé, ses lèvres sur mon
front moite. Baiser bruyant et froid, presque douloureux. « Merci pour la soirée, et je vous en souhaite à tous
les deux une belle conclusion. On se rappelle, mon bel amour ; monsieur… Ce fut un plaisir ! Bref, mais
éminemment agréable ! À la revoyure ; amusez-vous bien. »
Manteau arraché de son cintre, bottes délacées et chapeau posé de biais, Serge s’engouffra dans
l’obscurité et les flocons, disparut dans l’air frais d’un pas pressé, un peu penaud. Mon ivresse, sournoise et
malintentionnée, échappa l’amitié dans le vent glacial et permit à Edward de pénétrer la tiédeur de mon chez-
moi. Se glisser dans mon intimité. Envahir mon air, saboter mon bonheur. Succinct et rare, en janvier.
« Ma fille fait une soirée avec des amis chez moi ; mon épouse est partie avec mon fils à l’extérieur
pour la bourse qu’il a gagnée, et mon plus vieux passe la nuit chez sa copine. J’ai vu de la lumière chez toi, et
j’ai donc pensé qu’on pourrait boire un verre de vin ensemble et discuter un peu, qu’en dis-tu ? »
Edward parlait, mais c’était l’Essex que j’entendais à travers le bourdonnement du silence à demi-
ivre, ce fut l’Essex qui reçut mon clignement d’yeux un peu bête comme seule réponse. Je n’avais plus de
volonté propre, et m’offrais, dans toute ma langueur, à l’Essex esseulée et temporairement aimante.
Ne me restait qu’à capituler. Mon front qui s’appuie machinalement contre l’épaule d’Edward,
ruisselante de flocons liquéfiés.
« Tu me sembles un peu soûle, Florence…
— Sois reconnaissant ; sans mon ivresse, tu serais encore dehors à l’heure qu’il est. »
Il osa, timidement certes, porter sa main froide à mes cheveux, en retirer la pince de ses longs doigts
souples d’ancien pianiste. Exhalaisons des boucles qui vinrent frôler mes joues, Eau d’Issey délétère pour la

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fidélité d’Edward envers cette dame très brune qui lui servait d’épouse. La modulation des respirations qu’il
faisait de l’odeur de mes cheveux siffla comme une menace à mon oreille ; de languide, mon corps se crispa
avec toutes les forces que l’alcool ne m’avait pas encore dérobées.
« God ! That smell… Avec l’odeur, tout me revient.
— C’est seulement l’odeur qui te revient ; pas la femme et encore moins l’histoire.
— Mais pourquoi es-tu aussi brutale ? »
Je m’éloignai de ce grand corps mince, drôlement proportionné ; farfouillai dans ce qui restait de ma
lucidité pour ramasser les miettes de mon jugement afin de les lui jeter au visage. Colère éparse contre ses
joues un peu molles ; éclats d’obus, un peu tristes, atterris dans ses yeux fatigués, derrière les lunettes. Les
mêmes depuis toujours, rectangles désolants de fer forgé argent, les vitres toujours embuées ; l’air perdu
lorsque je les lui enlevais, les laissant glisser sur son nez à mesure qu’il se glissait contre moi, en moi.
« Edward, à quoi t’attends-tu ? Tu penses que tu peux débarquer chez moi, comme ça, sous prétexte
que ta femme est en voyage et que tu as envie de vider ton trop-plein soudain de testostérone ? Florence,
pauvre femme seule, ancienne maîtresse bien conciliante d’un temps où ça allait mal à la maison, elle va
accepter d’ouvrir sa porte et ses jambes pour soulager son ex-amant, n’est-ce pas ? Tu y crois vraiment ? »
Le contrôle de soi s’était noyé dans mon sang alcoolisé, comme le soleil de Baudelaire qui se figeait ;
ma colère, mon arrogance, ma grossièreté se libéraient, s’émancipaient, dépouillées de ce maintien
impeccable dont je faisais habituellement preuve. J’avais envie de griffer la mine de chien battu, mordre les
doigts longs qui m’avaient donné trop de plaisir, taper ce torse maigre dont je connaissais chaque poil, chaque
grain de beauté. Haine éphémère d’un mot déplacé, d’une parole impertinente.
« Ce n’est pas ça que je veux dire, voyons, qu’est-ce qui t’arrive ? J’avais seulement envie de
partager une bouteille de rouge avec toi parce que j’ai entendu une valse de Strauss ce matin à la radio et je
me suis rappelé les anciens bals viennois du comité de sélection, du temps où nous en faisions partie tous les
deux… »
La colère retomba. Boulet contre mon cœur chétif, éthyliquement hypersensible. Lèvres sevrées de
mots et de sang, vissées par mon silence. Ébranlée, un peu tanguante. Edward cerna ma reddition et se permit
quelques pas ; son menton effleurait maintenant la statique de mes cheveux, son souffle haletant, brisé y
mettait du désordre.
« Tu ne me refuseras pas une valse…
— Juste une, Edward. Après, tu sors.
— Et la bouteille de vin ?
— Nous verrons, d’accord. Pour l’instant, je préfère ne pas ébaucher de plans. Ne penser qu’à la
danse. Me laisser guider par tes pas sur une jolie musique. Le vide dans ma tête, l’inexistence et l’abandon. »

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Le sourire d’Edward me rappela pourquoi j’avais accepté de lui ouvrir mes bras, mes draps un soir de
novembre. Pluie battante et vent cinglant ; douceur de ses mains, agilité de ses doigts contre mon corps
soudainement assoiffé de lui. Vêtements et promesses abandonnées sur la moquette, sur les meubles. Draps
navrants et hostiles d’un hôtel minable, misérable. Nid d’amour instable, fade et friable, nos ébats maladroits
et superflus. Luxe de trentenaires blasés, englués dans leur ménage fissuré de profondes crevasses. C’était
désolant. Stérile et vain. Mais c’était vite devenu une valse insolente dont je ne pouvais plus me passer.
De nombreuses années s’étaient écoulées depuis la fin de notre liaison, et je redécouvrais avec un
trouble puéril le charme de ce collègue de travail un peu ignoré, oublié. Sourire dont les lèvres dégageaient
les dents humectées, en effleuraient la pointe, les cachaient de nouveau ; mise en valeur de l’ivoire un peu
terni et des yeux brillants, caressants. Manière d’étirer son visage qui me rappelait légèrement Jacques et ses
sourires de gamin. Cruelle réalité subjective de la ressemblance fortuite. Je pouvais passer de longues minutes
à l’observer, penchée sur son visage impassible, et sonder les traits de l’absent dans ceux qui dormaient
contre l’oreiller avoisinant. Tenter de capter des traces de Jacques dans l’haleine qui soufflait régulièrement
contre mon épaule ; solliciter Jacques dans les baisers qu’Edward posait sur moi d’une manière pourtant
unique, inconnue des autres.
Le raclement de gorge d’Edward, gêné à outrance en me suivant au salon, me rappela tous les efforts
autrefois déployés pour dissiper toute trace de malaise demeurés entre lui et moi, au boulot : des
mois de travail sur soi, d’ouverture, de patience. J’eus toutefois envie de tout gâcher, comme l’enfant ressent
parfois le besoin irrépressible, irréductible de briser ses jouets, de mordre sa sœur, de peindre sur les murs
d’horribles croquis aux couleurs hostiles au bon sens et à la rétine.
« J’ai rencontré le nouveau prof de musique, aujourd’hui. »
Conversation ridicule, d’une banalité affectée. Je m’y pliai tout de même. Plaisir mi figue, mi raisin.
Raison figée, plissée dans un coin inaccessible de ma tête en kaléidoscope.
« Ah oui, c’est vrai. Il est bien ? Mieux que Jean-Paul Chose, j’espère !
— Il m’a semblé très bien, oui. Très cultivé, et pas seulement en musique. Il connaît l’histoire de l’art
sur le bout de ses doigts et a énormément lu. Intéressé d’ailleurs par toute sorte de disciplines. Dynamique
sans être hyperactif, enthousiaste et très sympathique. Peut-être un peu trop gêné, mais c’est encore une
jeunesse. Il a le temps de voir neiger, tu peux bien imaginer.
— Il sort à peine de l’université, je suppose ?
— Eh bien, c’est ce que j’ai crû en le voyant. Mais il est chargé de cours depuis deux ans, paraît-il.
J’ai été un peu décontenancé : il a l’air d’un gamin, plus jeune que la plupart de nos étudiants ! »
J’ai ri. Sans raison.

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« Et puis, cette danse, tu me l’accordes ou tu préfères discuter du jeune Mozart nouvellement engagé
sous ton aile protectrice ? »
Nous nous concertâmes donc pour des valses de Waldteufel, et finîmes par jouer au passé beaucoup
plus longtemps que je ne l’avais d’abord permis. Le vin débouché, désinvolte, qui coulait dans des coupes en
gargouillant, en tourbillonnant pour épouser les parois de verre, comme les larges mains d’Edward venaient
épouser la courbe au bas de mon dos. Nos valses scandées par mon pas brinquebalant, par ma décence
inexistante et ma posture trop molle pour m’accorder un mince lambeau de grâce. J’étais ivre, complètement
dépouillée de beauté et d’élégance. Je riais, m’alanguissais contre Edward que je rebaptisais, que j’émasculais
avec mes manières et mes mots ; et je riais de plus bel devant sa mine un peu déconfite, un peu confuse. Le
brouillard m’envahissait, m’exaltait, et la belle bouche de philosophe silencieux, d’anglais francophile et
francisé, devenait mon point de mire, mon angle de tir.
Je renonçai alors à la valse et à l’équilibre : échue sur mon fauteuil, les jambes enchevêtrées à celles
d’Edward qui se renversa presque sur moi. Bouches colmatées par des baisers ennuyés. J’envoyai valser ma
conscience, mes émotions, Jacques et Alain, Serge et Edward lui-même, mes quarante-neuf ans et ma
solitude avec les vêtements qui glissaient, qui m’effeuillaient. Silhouettes à demi-nues qui titubent à la
chambre. Sacrifier tout à l’ivresse de l’âme, du corps, et laisser émerger cet Éros souverain en manque de
caresses, frustré dans ses désirs. Explosion charnelle et torride qui me fait oublier le sept janvier polaire,
bourreau de mes hivers. Abandonner la réalité pour la volupté, vengeance délicieuse du plaisir sur toute cette
solitude et ce noir qui m’ont déshabituée à la jouissance.
Edward, l’amant parfait de mes trente ans, connaissait encore mon corps comme si nous avions fait
l’amour la veille. Et l’avant-veille. La semaine dernière aussi. Et je ne savais plus si c’était dû à l’alcool ou à
la douceur un peu sèche du bout de ses doigts ; je ne savais d’ailleurs plus rien, sauf cette chair qui se
réveillait et que j’habitais avec une fougue que je ne croyais plus posséder.
Je sombrais dans l’extase. Dans l’oubli. Condition d’ailleurs désirée depuis le matin, depuis le musée,
depuis des lustres, me semblait-il.
Et Jacques, comme tout le reste, bascula dans l’obscurité d’un néant sucré, tactile, dilaté à l’infini.

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THOMAS
Interlude n° 1 en La majeur, « Parfums d’enfance »
Moderato rubato

Je ne devais pas avoir cinq ans quand, pour la première fois, il me sembla toucher du doigt un
fragment minuscule de beauté brute. Une beauté pure, triste, impressionniste et cristalline qui éveilla en ma
toute jeune personne d’alors ce sentiment de douce dissolution dans l’art, cette possibilité de communion,
sensorielle et sensuelle, par lui. Une beauté diaphane, volatile, qui tinta dans l’air poussiéreux du salon et que
je captai par ma sensibilité d’enfant grave et timide, perclus que j’étais entre le tapage ennuyé de deux de mes
cousines et le silence apathique des adultes autour de moi. Une beauté teintée de mélancolie, parfumée de
jeunesse et d’été, qu’exhalait le gros piano lustré, frotté exprès pour l’occasion. Une beauté on-ne-peut-plus
précaire qui résonna en mon oreille, se greffa en mon être et qui s’imprégna à même mes goûts secrets et mes
désirs encore inconnus de moi.
Quelques accords, de longs doigts blancs contre l’ivoire d’un piano à queue, la nuque ivoirine et un
chignon lustré, le mutisme de mes parents et l’éloquence de la pièce jouée. Le salon bleu poudre capitonné de
ma grand-mère s’était immobilisé, retenait son souffle comme si la basse continue des respirations, aussi
ténue était-elle, pouvait entraver la suave et céleste musique de cette jeune pianiste étrangère.
J’entrai alors dans une transe quasi-extatique, taisant mes menues pensées et crispant mes membres
candides pour mieux m’imprégner de cette mélodie que l’on me désigna comme celle de Ravel. Je gardais les
yeux grands ouverts, comme pour mieux capter chaque infime parcelle de son. Je me taisais gravement,
solennellement, tel que je le faisais le dimanche à l’église ou lorsque, plus tard, j’allais chercher l’hostie. Je
respirais à peine. La fascination m’avait touché de sa baguette musicale, et j’inhalais la beauté par bouquets
de notes limpides. Cet envoûtement, mythique il va sans dire, ne devait jamais me quitter : j’allais y consacrer
ma vie, mes réflexions, mes impulsions les plus spontanées et arbitraires.
Ce jour-là – nous devions être en mai ; je me rappelle encore de l’odeur des lilas qui me parvenait par
bouffées, de leur vase massif qui trônait sur la table à café – ma grand-mère avait reçu cette jeune pianiste
polonaise, nièce d’une dame avec qui elle avait étudié à Paris à la fin des années quarante. Irena Godebska.
Chignon châtain sur nuque blanche, cils et doigts interminables contre l’ivoire des joues et du piano. Destin
tragique, elle dont le talent incomparable la promettait à une florissante carrière paneuropéenne mais qui est
bêtement morte dans un accident routier. Je ne sais trop pourquoi elle avait abouti chez ma grand-mère, en
banlieue de Victoriaville alors que New York et Montréal auraient aisément pu lui offrir ses grandes et
prestigieuses salles de spectacle, mais elle était là, un dimanche matin printanier dans le salon pastel poudré, à
jouer Chopin, Fauré, Satie et Ravel pour un public qui n’y comprenait à peu près rien. Le dos droit, une robe

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sombre, elle semblait nous ouvrir son âme par la seule langue que nous avions en commun, la musique, et
c’était le grand, le précieux piano à queue de grand-mère qui en était l’interprète. Et c’est sur ce même piano,
quelques mois plus tard, que j’apprivoisai mes premières notes, tâtai mes premiers accords et tentai mes
premières gammes, me jetant ainsi dans cette musique qui, depuis, ne m’a plus quitté.
La beauté me pétrifie et m’envoûte depuis mes premiers contacts avec elle, dans cette enfance
lumineuse et à demi-silencieuse qui fut la mienne. Les autres enfants, eux, y accouraient, allégrement et
promptement, ils tendaient instinctivement leurs bras grassouillets et blancs vers cet objet esthétique qui les
attirait de ses charmes canoniques et joliment symétriques ; mais moi, apeuré, je ne faisais que l’observer,
fasciné certes, mais surtout en proie à une inquiétude vague, à une subtile frayeur qui s’immisçait contre mon
échine. Paradoxalement, je voulais posséder cette beauté, me l’approprier, la dompter et en être maître, mais
je demeurais passif, immobile, à la contempler mollement, figé que j’étais dans ma timidité maladive et dans
la conscience de mon impuissance. Ce pouvait être une représentation des Jardins de Giverny, ma jeune et
jolie institutrice de maternelle ou les morceaux d’arcs-en-ciel qui naissaient sans cesse des gouttelettes d’eau
quand le soleil venait les frapper de ses cléments rayons : toujours, j’étais crispé dans cet engouement, par
cette fascination.
C’est par le piano que je trouvai une solution à cette ambivalence innée chez moi. Voyant l’état dans
lequel me plongea ce récital improvisé chez ma grand-mère, mes parents m’envoyèrent par la suite deux fois
par semaine chez cette dernière pour qu’elle renoue avec son ancien métier de professeur de piano. Ce fut
peut-être l’odeur de lilas et d’eau-de-toilette si forte chez elle, les sucreries dont elle me gavait entre deux
pratiques ou la puissance que j’éprouvai à faire jaillir de ce gros instrument souriant des parcelles de beauté,
mais le piano me grisa, m’ensorcela. Et c’est par lui que je pus enfin m’approprier quelques fragments de
beau et, peu à peu, dompter ma peur chétive.
C’est le piano qui m’apprit à taire mes peurs irrationnelles ; c’est également lui qui m’extirpa de la
solitude amoureuse dont ma gêne était responsable.
« Tu te sens un peu mélancolique ce soir ? »
Je détournai mes yeux de la fenêtre par laquelle on pouvait voir un cortège de flocons se détacher
contre l’obscurité. Mélanie venait d’entrer dans notre chambre, ou plutôt dans cette ébauche de chambre où
gisaient sur le sol jonché un matelas et quelques boîtes de carton encore à demi pleines. Elle vint se blottir
contre moi, m’envahir de son odeur froide de neige et de vanille.
« Tu penses à quoi ?
— À ma grand-mère Rose. Qui sentait les lilas. Ironique, quand même, être autant condamnée à être
une fleur ! »

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J’ai senti le visage de Mélanie esquisser un sourire contre mon épaule, sourire dont je décelai la
lassitude, la tristesse.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Elle haussa les épaules, le nez toujours planté dans la laine de mon vieux chandail gris acier.
« J’sais pas… Je trouve ça grand, ici.
— C’est ce qu’on voulait, non ? Une grande maison pour une grande famille ?
— Justement. Quartier résidentiel sécuritaire, des écoles à proximité et tout, mais c’est cher, c’est
grand et il y a des grands escaliers, des portes partout…
— Et plusieurs chambres pour agrandir notre famille, de la place pour un piano, un bureau, une
chambre d’amis même !
— Mais avec Hubert qui sait à peine marcher et Béatrice qui est encore à l’âge de mettre ses doigts
partout, tu comprends… Penses-tu qu’on a vu trop grand ?
— Ou peut-être est-ce que tu t’en fais pour rien ? »
Elle ne dit rien, immobile, mais je sentais toute sa détresse, sa fragilité, comme si elle avait pu se
fêler, se briser à même mon assurance maladroite. Elle qui était à l’habitude d’une force et d’une confiance
exemplaires, absolues, s’étiolait par l’appréhension, par les suppositions de son imagination qui s’affolait.
Elle qui m’avait guidé maintes fois, soutenu de ses propos vaillants, de son sourire nitescent, de son amour
éblouissant, qui avait franchi les étapes cruciales d’une vie la tête haute et tranquille, le cœur confiant et
apaisé, sans hésiter, sans tergiverser, sans trébucher, sans regretter ni même se retourner, défaillait et mettait à
nu cette vulnérabilité qui lui était rare au point d’en être presque inconnue de moi. Désormais ébranlée par ce
déménagement, par cette promesse d’une autre vie, définitivement adulte, familiale, au cœur d’une banlieue
boisée et bourgeoise, Mélanie se tourmentait, se chiffonnait, se montrait sous un jour fragilisé que nos huit
ans de fréquentation et de vie commune ne m’avaient jamais à ce point révélé. Elle avait toujours été celle qui
plongeait tête première dans les événements, auréolée d’une lumière douce et dorée, d’un bonheur serein et
velouté, en m’entraînant par la main dans cette chute rythmée qu’est la vie ; celle qui, glissant sa main dans la
mienne, m’avait un jour extrait de ma léthargie d’intellectuel de province, arraché à mes liturgies musicales
pour ne plus jamais m’y abandonner complètement ; celle qui m’avait projeté, le temps d’un regard soutenu
et de l’effleurement d’un baiser, dans un monde grouillant de vitalité, dans des bras – les siens – brûlants
d’amour ; elle, dont la constance avait toujours été pour moi l’inspiration, la rédemption, se dérobait et
s’affalait sous l’inquiétude et les tracas. Brisée de fatigue et de tension contre moi, elle m’apparaissait
dépossédée d’elle-même, de cette essence substantifique qui la définissait.
J’entourai ses épaules de mon bras et posai un baiser sur le dessus de sa tête. Elle se croulait contre la
laine de mon chandail, et s’écroulait contre mon impuissance à laquelle elle s’accrochait comme une

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rédemption, une consolation. Pouvais-je toutefois lui confier que j’étais aussi taraudé par une inquiétude
vague, une tristesse un peu appréhensive alors que, pour l’une des seules fois, elle nécessitait mon réconfort,
mon soutien ? Mélanie, petit bout de femme frêle et fabuleusement forte que m’avaient offert des études en
musique et une persévérance secrète dans ma timidité à fleur de peau, s’était échouée en toute confiance
contre moi, entre mes bras, et c’était ma propre force, celle qu’elle avait semée chez moi, partagée pour moi,
qu’elle recherchait, qu’elle réclamait. Et cet abandon total, complet fut justement ce qui extorqua mon
assurance de sa lâche torpeur : cette certitude qui, de chevrotante qu’elle était, tanguant comme l’auraient fait
des bateaux sur La mer de Debussy, devint enfin ferme et musclée.
« Je te garantis que tout sera pour le mieux… »
Elle sembla vouloir se lover encore plus creux en moi, en cette voix qui m’avait surpris de sa gravité,
de sa crédibilité, de ses promesses. Expulsées, ces craintes qui m’avaient également pris à la gorge, crispé
l’esprit, engourdi la langue : j’endossais enfin l’habit stable, et protecteur du père que j’étais et que je laissais
souvent s’amollir, s’attendrir, s’évanouir dans un coin tiède de mon esprit.
Longuement, nous restâmes ainsi en silence, devant la fenêtre qui nous offrait le spectacle d’un hiver
résidentiel et tranquille. Le corps tiède de Mélanie contre le mien m’apaisait, me laissait oublier que j’allais
commencer un nouvel emploi dans quelques jours. J’aurais eu parfaitement conscience de mentir si j’avais
affirmé que cette proximité temporelle ne m’était pas éprouvante, déclencheuse d’épouvante, mais la
pénombre argentée, la fine neige qui tombait, les terrains boisés et encore décorés d’un Noël encore récent, et
les cheveux blonds de Mélanie contre mon menton chassaient mes peurs, m’isolaient dans cette bulle
d’intimité heureuse qui était désormais, et pour toujours, nôtre.
Je me permis un soupir satisfait, un soupir de pacha gourmand et contenté. La beauté, j’avais fini par
en posséder ma part, par en subtiliser un minuscule fragment à l’art et à la musique qui avaient teinté ma
jeunesse d’un bon-goût et d’une subtile préciosité, rendus un peu amers par la solitude obligée d’une
adolescence musicalement classique. Ce n’était certes pas celle que j’avais découverte avec Mlle Godebska
chez ma grand-mère. Ni celle que mes pérégrinations culturelles m’avaient parfois présentée, vague,
impalpable, viscérale, poignante de grandeur et de poésie. Mais cette beauté, c’était la mienne, c’était ma
famille en expansion, mon foyer en construction : l’expression d’une réalité plus que confortable – car il y a,
dans ce milieu auquel j’avais fini par appartenir, cette idée péjorative associée au « bonheur confortable » –
mais édifiante, enrichissante, stimulante. Et cette conscience de posséder un peu de la beauté sur laquelle
j’avais basé presque toutes mes aspirations était, au fond, ce que signifiait pour moi le bonheur ultime, la
félicité terrestre.
J’avais fermé les yeux et presque atteint une bulle d’inconscience endormie lorsque la voix de
Mélanie me ramena dans notre chambre.

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« Thomas ?
— Hmm ?
— Tu penses pas que les enfants vont s’ennuyer chez Catherine et Benoît ? »
Les enfants ! C’était donc leur absence à nos côtés qui lui dérobait sa force et sa vitalité habituelles,
c’était les enfants qui l’avaient inquiétée depuis le début, qui avaient causé l’effondrement de son corps brisé
contre le mien. Béatrice et Hubert ne l’avaient jamais quittée, même lorsqu’elle les avait déposés chez mon
meilleur ami et sa copine avant de venir me rejoindre dans notre nouvelle. C’était son cœur de mère, son
cœur aimant, tissé à même la certitude de la maternité et de la famille comme vocation, qui s’affligeait, qui
bondissait, qui réclamait son dû, des nouvelles, la chaleur pouponne et vivante de nos bébés joufflus. C’était
cette première nuit passée sans eux, sans la conscience et la certitude de les savoir endormis dans une
chambre contiguë à la nôtre, dans une innocence voisine de notre bienveillance, dans les rêveries de
l’enfance, qui suscitait cet anéantissement soudain, subit, surprenant contre mes rêveries pour le moins
esthétiques.
« Je pense qu’ils sont très bien avec eux. Faut pas t’en faire…
— Oh, je sais, Thomas ! Mais c’est la première nuit qu’ils passent sans nous… Et ils sont si petits !
Hubert n’a même pas un an…
— Et Béatrice en aura bientôt trois. Ils sont bien chez Catherine et Benoît, je suis certain de ça. Avec
Catherine qui attend un enfant et Benoît qui est complètement fou d’eux, je peux t’assurer qu’ils seront traités
comme deux petits rois. »
Mélanie ne dit d’abord rien, mordillait sa lèvre inférieure.
« Tu as sans doute raison…
— Mais ta conscience de mère demeure aveugle ? »
Elle leva la tête vers moi et me sourit. Tristement, certes, mais c’était tout de même un sourire, une
infirme torsion au coin de ses lèvres sur lesquelles je posai un baiser bref.
« Allons nous coucher. »
Elle me suivit vers le matelas aux couvertures sommaires, au confort incertain, à l’installation
précaire mais arborant un je-ne-sais-quoi d’exaltant, d’excitant. Une allure estudiantine, bohême, débauchée.
Le rappel des communes hippies qu’avaient connues nos parents, quelques années avant notre conception.
L’évocation subversive d’une réalité parallèle qui aurait pu être la nôtre si nous avions pris des voies
différentes, fait d’autres choix, eu des décisions improbables.
J’allais sombrer dans un sommeil lourd et brumeux en repensant à ces images musicales de ma
jeunesse qui m’habitaient particulièrement ce soir-là lorsque le bras de Mélanie vint m’en extirper, m’attirer
contre elle. Ses pupilles étincelantes dans le demi-jour de notre chambre encore sans rideau. Son sourire

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consentant. Ses baisers langoureux, caressants. Le doré de sa peau se découvrir entre les étoffes, se dérober,
se tendre, s’irradier. Ses mains chercher, fouiller, effleurer, se crisper entre les draps, contre ma peau, dans
mes cheveux. Mes doigts jouer de son corps comme je jouais du piano, avec agilité, avec fougue, avec
aisance. Toute timidité disparue. Toute intimité détendue. Sa blondeur, le brun presque noir de mes cheveux,
l’argenté de la lumière qui crachait ses reflets. L’or des alliances qui étincelait comme les yeux de Mélanie.
La musique des soupirs, des corps, des sens. Mon amour. Les mains qui se cherchent, les ventres qui se
renflent, les bouches qui se tendent, les souffles qui se mêlent. Devenir une seule entité, créature hybride et
androgyne, parfaite, comblée, sibylline, stellaire... Oh ! mon amour ! Le temps qui se dilate, les paupières qui
se renversent, les ongles dans mon dos, les jambes enlacées, les parfums qui voltigent, les ombres sur le mur,
le silence déchiré, la nuit illuminée, les aveux hachurés, les yeux fermés, le plaisir qui tord, le bonheur entre
mes doigts, oh oui, mon amour !
Mon amour…
La neige avait arrêté de tomber lorsque le dernier « je t’aime » fut soufflé, exténué et voilé, un « je
t’aime » rubato et pianissimo. Et, contre ma nuque humide, le soupir amoureux de Mélanie qui s’endormait
dans mon dos, apaisée, rassasiée, me rappela que la beauté de la pièce de Ravel jouée par Mlle Godebska
n’avait rien à envier à celle que je cueillais, tous les jours, à même l’essentiel de ma vie amoureuse et
familiale.

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F L O R E NC E
Nocturne n° 2 en Fa mineur, « Lune de papier »
Largo con dolore

Le froid et la nausée m’avaient tirée d’une anesthésie lourde et douloureuse, d’un sommeil
léthargique ivre et ankylosant. Nue entre les draps défaits, seule dans ce rayon de lune bleu et surnaturel.
Edward s’effaçant dans la nuit, ingrat et silencieux. Ma langue lourde et condamnée au silence ; silence
d’ailleurs choisi par Edward pour s’éclipser et échapper aux aveux, pour s’absoudre au malaise. Le silence de
Jacques dans le musée vide, le silence d’Alain devant un thé à la menthe marocaine jaillissaient et se
dédoublaient dans celui d’Edward qui avait fui. Le vin facilite l’accès à l’amour, abat la vertu et amollit la
résistance ; pourquoi forcer la parole quand l’entente des corps dicte à sa place, quand les yeux et les doigts
ont leur volonté propre ?
La parole, pourtant, j’en faisais une loi, une ligne de conduite, et l’on me bafouait parce que ma
solitude, éternelle amie un peu excédée, trépignait, rageait parfois. Rage blanche comme les draps et la lune,
comme cette soif de vin et d’amour qui m’avait prise violemment. Je courus à la salle de bain pour vomir. Le
vin, les baisers de Serge et d’Edward, mes restes de repas et d’amour noyés dans la cuvette. J’avais soif, mais
je continuais de vomir, de pleurer ; j’avais soif, et je continuais à me déshydrater. Ironique et sottement
paradoxal. Grelottement épuisé contre la céramique trop froide, un verre d’eau bu dès que les spasmes de ma
gorge cessèrent. J’avalai trois aspirines, brossai mes dents, retournai à ma chambre pour jeter une robe de
chambre sur mon corps transi.
Je retrouvais ma raison par lambeaux. Lentement, je me réappropriais mes esprits, mes idées, mes
principes ; ils se remettaient en place, difficilement, et non sans me causer une profonde migraine, des haut-
le-cœur prompts, saisissants, fugaces. Je m’appuyais contre mes oreillers amassés en une pile sommaire, les
yeux fixés sur mes pensées et sur les draps stratifiés de lumière ; la bouche pâteuse, et le cœur un peu mort. Je
me répugnais moi-même, m’avais en horreur, aurais arraché cette chair souillée qu’était la mienne si j’avais
pu me départir de l’odeur d’Edward mêlée à celle de l’amour sur ma peau. Lâche, informe ; une glaise grise
et terne, idéale à pétrir, à modeler selon les désirs d’autrui. Quelques gouttes de vin contre ma langue sevrée,
et je courbais l’échine. Affamée de cette satisfaction d’être désirée, de cette illusion d’être aimée.
J’abhorrais mon étonnante docilité lors de l’ivresse, moi qui étais en d’autres heures plutôt têtue, très
opiniâtre. Une femme de principes, morale et droite, respectant les souverains et imposant mes convictions
rigides, un peu vieillottes, aux plus amorphes de mes connaissances, aux jeunes incertains à qui j’enseignais.
Je tenais à mes idées, n’en démordais pas ; et pourtant, l’alcool me poussait à profaner la fidélité et la vertu, à
galvauder le statut de dame respectable auquel je me pliais volontiers, sans trop me briser. Un peu, juste

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assez ; et j’envoyais tout balader, costume raide de ma dignité flétrie, pour quelques gorgées de trop entre
mes lèvres. Liberté charnelle de mes vingt ans. Toute cette honte !
Je n’aurais jamais dû accepter l’amour d’emprunt que me proposait Edward. Je le savais, je l’ai su
dès que je l’avais entrevu dans l’embrasure de la porte avec la buée dans ses lunettes et le sourire comme
paralysé par le vent. Et lorsque j’essayais de remonter plus loin, à Serge et ses baisers dilapidés contre ma
bouche consentante, je ne trouvais que la tristesse et les remords de l’avoir laissé partir. Embrasser Serge était
inoffensif ; sans malice, sans désir, sans promesse ni possibilité de nous rendre à l’interdit, là où nous étions
allés une ou deux fois. Soubresauts de jeunesse, curiosité ou affection mutuelle ; parce que Serge m’avait un
jour confié que j’étais la seule femme qui aurait pu le rendre hétérosexuel ; pour qui il aurait refoulé sans
chagrin ses pulsions homophiles ; parce que l’amour pour ainsi dire sidéral qui nous liait l’un à l’autre était
plus fort que toute passion sentimentale, que toute amitié véritable qu’il avait jusqu’alors connue, embrassée
avec cette fougue exaltée qui était sienne.
Non, les baisers alcoolisés de Serge n’étaient rien de sérieux, les louanges bienveillantes de cette
beauté qu’il me convainquait parfois d’encore posséder ; un peu de fard sur mes joues fripées ; du rouge sur
ma bouche, de la chaleur sur mon reflet fané. Les baisers étaient innocents, n’avaient rien à se reprocher. Les
baisers se lavaient les mains de ma capitulation imbécile devant Edward et ses longs doigts garants de mon
plaisir égoïstement volatile.
Mais je savais que tous ces mois, voire ces années passées à essayer de recoller les pièces éparses des
vases brisés de notre amitié professionnelle, je venais de les souffler. Je les spoliais et les déchirais
violemment pour une jouissance éphémère dont l’arrière-goût amer brûlait ma langue et ma gorge.
Et Evelyn était tout à fait dans son droit de me toiser avec un regard narquois et tyrannique dans
l’entrebâillement de la porte de ma chambre.

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É R IC
Duo en Mi majeur, « Neiges hypnagogiques »
Senza tempo

Avec la rentrée scolaire étaient revenus les nuits âpres d’insomnie, le sommeil troublé ainsi que les
rêves énigmatiques ; et, simultanément, comme si elle était de leurs bagages immatériels, la femme en noir
aux yeux mordorés et incandescents. Inentamée par les années qui s’étaient écoulées depuis que j’avais
commencé à rêver d’elle : toujours aussi fugitive, floue et vaporeuse, elle m’imprégnait de sa présence
impérieuse, éther chlorhydrique un peu rosé des expériences organiques de mon subconscient. Effet troublant
et poignant, le même que lors de sa première apparition dans mes paraphrénies oniriques ; et, comme la
première fois, je ne pouvais jamais mettre le doigt sur le moment exact où je l’avais aperçue dans ma réalité,
foisonnante de nouveaux visages par intermittences, au gré du calendrier scolaire.
Les yeux de cette femme n’étaient ni bruns ni verts, mais d’un noisette profond, tirant légèrement sur
l’olive, avec ces lueurs ambre et dorées qui rappelaient les flammes vacillantes au bout des bougies. Des yeux
assez grands, qui devenaient soudainement tout petits lorsqu’un sourire décrispait le visage de cire, dont la
couleur de l’iris attirait automatiquement le regard tant elle était vive, tant elle était riche. Deux yeux
magnifiques qui, dans ce visage pâle et sans âge, irradiaient, flamboyaient et m’appelaient irrésistiblement.
Je m’avançais vers elle dont, hormis les yeux, je ne distinguais pas les traits. Je m’en approchais et,
sans voir ses lèvres que je devinais goûteuses et vermeil, savais qu’elle me souriait, qu’elle m’invitait à
continuer d’avancer, m’incitait à venir la rejoindre. Un châle noir, d’où s’échappaient quelques boucles
blondes rebelles, couvrait sa tête, un drapé sombre dissimulait son corps et, par le fait-même, son âge ; seul
son visage restait à la portée de ma vue mais, inextricablement, mon regard était troublé par un voile flou,
comme si j’avais omis lunettes ou lentilles cornéennes, et subissais le brouillard inévitable de ma très forte
myopie. Seuls les yeux demeuraient clairs et bien définis. Ses yeux si beaux, si brillants.
« Mais pourquoi es-tu si lent et silencieux ? Allez ! »
Sa voix était à la fois grave et d’une délicatesse inouïe, suave et mélodique, bigarrée d’accents
hétéroclites et étrangement universelle ; elle résonnait dans cette obscurité brumeuse, se répercutait contre
l’écho omniprésent, s’enchevêtrait avec la douce musique qui berçait notre poursuite immobilisée. Je
connaissais cette pièce pour l’avoir maintes fois entendue dans mon enfance, jouée par les puissants haut-
parleurs du bureau de mon père, entre les autres chefs-d’œuvre dont il était tout aussi friand. Mais le titre et le
nom du compositeur m’échappaient, bêtement, comme l’essentiel de mes connaissances d’ailleurs. Ne
subsistaient que cette femme à la beauté éthérée et le vague engourdissement de son parfum raffiné, frais,
étrangement fort et féminin à la fois. Et, bien sûr, ses yeux qui ravissaient, ses yeux qui ravageaient.

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« Éric ? C’est à ton tour… »
Elle continuait de poser sur moi un regard empli de douceur, de me sourire, de m’inciter à avancer. Je
voulus faire un pas. C’est alors que je compris que nous étions sur les planches d’un théâtre bondé,
silhouettes évanescentes et sombres pendues à mes lèvres comme je l’étais à la main de cette femme, public
hétérogène que je ne pouvais distinguer et qui provoquait l’étouffement de cette réplique que je savais avoir à
déclamer mais qui obstruait les parois asséchées de ma gorge.
Je me tournai vers les coulisses. Confus. À la recherche d’un appui, d’une issue à ma présence
illogique sur scène. Mon frère me faisait signe de m’approcher de lui, de laisser tomber ces mots et ces
déplacements que j’ignorais, et de venir le rejoindre.
« Éric ? »
Toujours mon nom en écho qui se brisait en ondes disparates, qui se diffractait entre la lumière
feutrée et poussiéreuse de cette salle de spectacle. Mon nom, et ces regards oppressants qui se posaient, côté
cour comme côté jardin, sur mon impuissance, mon ignorance des répliques. Mon nom disputé, arraché par
mon frère et cette Jocaste de marbre et de lin fade, et moi vrillé par leur insistance au milieu de leur combat
quant à celui dont la seule interpellation entraînerait ma décision de faire quelques pas en sa direction.
C’étaient les liens familiaux contre le charme d’une inconnue, ce frère dont je n’avais jamais été
particulièrement proche contre cette femme qui exerçait sur moi une fascination presque maternelle. Rôle qui,
dans La Machine infernale dont nous étions pour le public l’avatar, lui seyait particulièrement. Faisant fi de la
symbolique destructrice de la conception freudienne des rêves, j’optai pour mon frère qui me convainquit de
le suivre.
« Papa souhaite te voir dans son bureau. »
Les coulisses, où déambulaient des danseurs de ballets russes en costume de faunes et de cygnes,
sentaient la cigarette et la boule à mites. Elles me semblaient infinies, un peu enivrantes à travers l’obscurité
et les paroles de Gilles que je ne recueillais pas, et menaient, par l’illogisme propre aux rêves, au bureau de
mon père. Ce n’était toutefois pas celui que je m’attendais à voir, le cabinet de bois d’acajou dans la maison
familiale où il corrigeait ses copies et griffonnait des vers, mais la représentation imaginaire de son bureau à
l’université, celui que j’avais construit avec les idées vagues et brouillonnes de mon idéalisme distrait.
J’avais poussé la porte pour y pénétrer, et me retournai vers Gilles ; ce n’était plus mon frère mais
bien ma mère, la vraie cette fois, avec la robe rose des photos de ses vingt ans, et des larmes sur ses joues. Je
m’approchai d’elle.
« Maman ? »
Elle tendit la main, désespérée, mais se reculait quand même.
« Ton père veut te voir, Éric.

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— Mais pourquoi pleures-tu, maman ?
— Les pêches sont trop mûres, elles ne goûtent plus le soleil et la beauté. Ton père est fâché et ne
veut plus me voir. Mais il veut te parler. »
J’entrai donc dans le bureau, où mon père tisonnait un feu. Je voulus lui demander quelle pièce
musicale avait joué tandis que j’étais sur scène, quel compositeur de ses favoris était-ce ; ma voix était
assourdie par une boule d’anxiété qui avait pris racine au creux de ma gorge.
« C’est indécent, Éric ! La machine infernale est jouée par une troupe de ballet qui y incorpore
Debussy et Tchaïkovski : tu m’entends ? L’après-midi d’un faune et Le lac des cygnes, c’est inconcevable !
Ta mère se retournerait dans sa tombe ! »
Je ne cillais pas, ne réalisant ni ne considérant qu’il était tout à fait anormal que j’aie vu ma mère il y
avait à peine quelques minutes. Des photos tapissaient les murs du bureau : je les étudiais tandis que mon
père s’indignait encore contre les ballets dans mon dos, remuant ses idées et les cendres du foyer. C’était pour
la plupart des paysages, la tour Eiffel baignée de soleil, des jardins anglais où les lierres grimpaient aux bancs
de pierre. Et puis, entre tous ces clichés, une suite de portraits de cette même femme qui était sur les planches
du théâtre, chapeau noir, colliers de perles et cigarette aux doigts. Un peu de biais, les yeux levés vers
l’objectif de la caméra ; le sourire au coin des lèvres dont je ne pouvais clairement distinguer l’existence. La
torsion me narguait, ses yeux m’intriguaient, et j’étais inapte à clairement mettre un qualificatif sur
l’expression de son visage.
« C’est ce qui explique l’odeur des cigarettes, papa ? »
Il ne me répondait pas. Je me retournai, et c’est la femme qui était sur le seuil de la porte.
« Éric ? »
Je pivotai vers mon père : rien ne se trouvait derrière moi, seulement un noir opaque et du brouillard
grisâtre, épais, presque visqueux. Je me tournai alors de nouveau vers la femme qui m’attendait toujours, les
yeux maintenant constellés de lueurs d’inquiétude, d’imploration. J’avais voulu m’élancer vers elle, mais une
douleur ferme et cuisante au niveau de ma nuque me cloua sur place, me força à me retourner, à jeter un
regard courroucé à mon assaillant invisible. Je sursautai lorsque mes yeux percutèrent, avec un effroi que je
dus ressentir physiquement dans la réalité, directement ceux de mon père furieux. J’avais maintenant neuf ans
et faire face sa colère qui s’abattait sur moi était ce qui pouvait m’arriver de pire. Je voulus répliquer, me
justifier, lui exposer que me retourner était une nécessité, mais aucun son n’émana de ma gorge sèche et
empâtée. La femme m’interpellait toujours, d’une voix plus affolée, plus éplorée, mais la poigne de mon père
m’immobilisait toujours. Les diverses manœuvres que je tentais pour me dégager avortèrent lamentablement,
débris d’essais échoués tristement à mes pieds.
« Éric ? »

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Son timbre était maintenant plus grave et plus calme, irrémédiablement plus familier qu’il ne l’avait
été plus tôt, sur scène et ailleurs. J’en fus décontenancé ; je tournai péniblement la tête, échappant à la dure
étreinte de mon père. La femme avait disparu, mais la voix résonnait toujours, plus différente, plus connue à
chaque reprise.
« Éric ? »
Le chuintement métallique d’un store que l’on tirait fut la première chose qui parvint à ma
conscience, vautré que j’étais dans les tréfonds d’un sommeil lourd et, encore cette nuit, trop court. Peu à peu,
les alentours obscurs et brumeux qui m’enveloppaient s’estompèrent, se dissipèrent pour faire place à
quelques rayons de lumière blafarde et à des draps de coton défaits. La femme et mon père s’évanouirent, et il
ne resta plus que la voix si familière de Marguerite. Écho d’amour qui résonnait dans ma tête douloureuse.
« Paraît qu’il va faire très froid aujourd’hui… »
Je venais à peine de m’endormir, me semblait-il, que déjà, il fallait me lever. J’ouvris les yeux avec
peine sur le décor si coutumier de ma chambre à coucher, du petit havre de paix qui masquait l’intimité de ma
vie de couple au reste du monde, et tout se voila d’un épais brouillard, celui de ma très forte et très habituelle
myopie. Je posai les yeux sur la silhouette de Marguerite, immobile devant notre lit défait, qui essorait sa
chevelure avec une serviette de bain tout en portant sur moi un regard que j’imaginais indulgent, amoureux.
Ces regards attendris dont elle possédait le secret et qu’elle me décochait, de temps à autres, lorsqu’elle
croyait que je ne la voyais pas. Je fus toutefois reconnaissant de ne la discerner que faiblement puisque je
savais que j’aurais encore compris que les yeux que j’avais vus, étudiés et aimés en rêve n’étaient pas les
siens, mais ceux d’une autre, d’une femme dont j’ignorais l’existence. Encore ces yeux qui ne me lâchaient
pas : rieurs, ardents, vifs, étoffés en teintes et en reflets, pourtant si semblables à ceux de Marguerite mais
décidément, ce n’était pas les mêmes. Je revis alors à nouveau cette femme qui me souriait, qui riait, qui me
tendait la main en braquant sur moi son regard magnifique d’égérie impressionniste.
« Éric ? »
Je sursautai, ouvris à nouveau les yeux. J’avais fini par me retomber dans les brumes de la
somnolence, incapable de tenir tête à l’oppressante torpeur sur mon esprit. Cette même torpeur, je l’avais
vainement cherchée toute la nuit, pour ne la trouver enfin qu’au moment où les premières lueurs de l’aube
perçaient la fente entre les stores de ma chambre. Il devait être passé quatre heures, à en juger par la
luminosité argentée qui dominait l’obscurité des nuits hivernales, lorsque j’avais finalement trouvé sommeil.
Puis, ce fut ce songe, ce regard amusé, dévoué et presque amoureux, celui-là même qui me poursuivait, qui
s’amusait à se transposer sur chaque visage connu, à torturer ma bonne conscience. Peu après, la voix rauque
mais étrangement musicale, celle de Marguerite, le doux écho libérateur du timbre inconnu, qui avait résonné
à mes oreilles et m’avait obligé à revenir à ma douce et apaisante réalité.

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Je tendis la main vers la table de chevet, cherchai à tâtons mes lunettes et, une fois localisées, les
glissai sur mon nez. Le petit réveille-matin exhibait fièrement ses six heures trente entre un verre d’eau à
demi entamé et un livre d’Orwell : au mieux, j’avais deux heures et demie de sommeil comme seul soutien,
comme seule aide pour passer à travers cette journée de travail qui m’attendait, deux pauvres petites heures et
une modique demie heure décharnée pour supporter l’excitation et la distraction de ces jeunes élèves qui
voudraient être partout à la fois. Partout, mais loin de mon cours.
« Éric, tu m’écoutes ?
— Oui, pardon… » Je me hissai sur les coudes, m’exhortai à la regarder, à l’écouter avec toute
l’attention que mon esprit exténué pouvait fournir. « Que disais-tu ? » J’aurais voulu ajouter « ma chérie » à
la fin de mon interrogation, mais j’en fus incapable, bloquant à l’instant même où le souvenir de ces yeux
mystérieux revint à ma mémoire.
« Je disais seulement que tu pouvais aller prendre ta douche, il me reste juste à sécher mes cheveux.
— Oui, d’accord. »
Je présumais qu’elle m’offrit un petit sourire, mais je ne la voyais plus ; je m’étais laissé tomber à
nouveau sur mon oreiller, les yeux fermés, les tempes martelées par une atroce migraine qui brouillait mon
regard et mes idées. Si seulement j’avais pu retrouver l’identité de cette mirifique paire d’yeux, seulement
savoir qui elle était et, surtout, si elle vivait, si elle était réelle… C’était chaque fois la même rengaine, cette
même situation incertaine, angoissante, qui devenait presque une quête, que je revivais depuis toujours, me
semblait-il, depuis plus longtemps que je ne pouvais le dire, comme si ce regard avait tissé à même la trame
de ma vie, façonné à même la glaise de ma destinée.
Surtout, il ne fallait pas me rendormir. Me lever, prendre une douche, commencer la journée sur le
meilleur pied possible. Je me redressai, observai Marguerite qui sortait de la chambre, qui s’enfonçait dans la
pénombre du corridor, qui disparaissait en laissant pour seule trace de son passage l’état de demi-conscience
dans lequel elle m’avait plongé et les effluves parfumées de son shampoing. Je portai à nouveau mes yeux
vers le plafonnier. L’habituelle blancheur avait laissé place à un gris pâlot et insipide, peut-être pour
m’avertir, par un quelconque signal précurseur, de la lassitude dont serait teintée ma journée ainsi que toutes
les autres à venir. Ou peut-être pas : peut-être n’étais-je seulement qu’en train de rechercher des signes là où
il n’y en avait point afin de chasser les images bouleversantes de mon esprit déjà tout contorsionné, afin de
m’accrocher à quelque chose de plus tangible appartenant, et ce de façon certaine, à mon présent, celui du
moment.
Je m’étirai, m’assis sur le rebord du matelas, posai mes yeux sur une partition de guitare jaunie et
déchirée, laissée par terre hier par inadvertance. Mes pensées semblaient s’être arrêtées, il n’y avait plus que

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l’apathie et l’impassibilité qui se disputaient la place avec l’accablante sensation d’être sur le point de devenir
cette vieille pièce musicale en lambeaux : oubliée, inutile, gênante.
« La journée va être longue… »
Je secouai la tête et me levai péniblement. La fatigue était insupportable : elle s’était infiltrée dans
chacun de mes muscles, avait pris racine dans chaque recoin de mon organisme, faisait constamment souffrir
chaque parcelle de ma peau comme si elle était écorchée vive, tiraillait la totalité de mon corps en lui
ordonnant d’être alerte alors qu’il n’avait visiblement pas l’énergie nécessaire pour cela. Je me frottai les
yeux, de nombreuses reprises, m’étirai encore et titubai jusqu’à la salle de bain ; j’entrai sous la douche sans
porter attention à Marguerite qui s’appliquait à coiffer ses courts cheveux bruns, ouvris le robinet en espérant
chasser les inavouables désirs qui s’étaient logés en moi depuis ce rêve aux allures de prophétie perlée.
Marguerite avait pourtant levé ses yeux vers moi en espérant que mon regard croise le sien, qu’un sourire
vienne décrisper mon visage aux traits qu’elle savait tirés par l’insomnie, mais je l’avais complètement
ignorée et étais allé me réfugier sous les jets chauds et stimulants de la douche. Avec l’eau brûlante coulèrent
et fondirent les images opalines et poétiques qui avaient troublé mon sommeil et perturbé mon état d’esprit au
réveil ; les gouttelettes ruisselantes sur ma peau aidèrent à me dépouiller des mauvaises et indésirables
pulsions que ces images avaient provoquées ; les effluves du savon et la vapeur d’eau finirent de déloger les
derniers vestiges du joli visage afin de laisser peu à peu place à la sécurisante réalité, à l’habituelle logique du
scientifique.
Ce fut un homme considérablement revenu à lui-même qui sortit de la douche, entoura sa taille d’une
serviette tiède et vint poser un baiser sur la nuque de Marguerite.
« T’es mouillé ! » fit-elle, alors qu’elle éclatait de rire et tentait d’échapper à mes joues encore
ruisselantes, les yeux brillants et les pommettes rosies.
« Bon matin quand même !
— Bien dormi ?
— Atrocement mal. Et toi ? »
Elle sourit, passa un dernier coup de brosse dans ses cheveux et dit :
« Pas pire. Mieux que je l’aurais crû, en tout cas. J’m’en vas réveiller Juliette. »
Je terminai de me préparer, avalai deux aspirines et sursautai lorsque je jetai une œillade furtive à
l’image que me renvoyait la glace : décidément, je ne pourrais cacher à mes collègues, et encore moins à mes
élèves qui m’observeraient continuellement avec une minutie narquoise, que j’avais souffert d’insomnie la
nuit dernière ! L’homme que j’y aperçus avait au moins dix ans de plus que moi, à en voir ses traits tirés, ses
yeux creusés de cernes violacées et mon teint livide. L’homme qui essayait tristement de sourire dans le
miroir ressemblait à s’y méprendre à mon propre père, les cheveux blancs en moins, le visage plus maigre et

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les yeux plus grands. L’homme qui me toisait avec un regard vide, vitreux m’évoquait ce que je craignais de
devenir si je n’apprenais pas d’ici là à commander l’absence de sommeil ou, plutôt, l’ambition désenchantée
qui me visitaient sur une base de plus en plus régulière. J’éteignis la lumière et me dirigeai à la cuisine, où ma
fille de sept ans était déjà attablée, s’endormant presque dans son bol de Corn Flakes, et où ma conjointe me
tournait le dos en versant du café fumant dans deux tasses.
« Alors, Juliette, prête pour ta première journée d’école ? »
Mon ton était faussement énergique, et je tendais une main zombie vers la tasse que Marguerite me
proposait. J’attendis une réponse qui ne vint pas ; elle n’était pas bavarde, ma fille, lorsque la fatigue
l’accablait. Je ne sais d’ailleurs pas de qui elle retenait ! Je passai toutefois une main affectueuse dans ses
cheveux blonds, posai un baiser sur sa joue tiède et m’attablai. Je l’observais distraitement tandis qu’elle
provoquait un tourbillon beige dans son bol de céréales avec sa cuillère, portais ma tasse de café à mes lèvres
à un rythme régulier, un peu rapide. Le goût amer et réconfortant de la caféine, noire et bien corsée, était
exactement ce qu’il me fallait. Laisser le breuvage chaud imprégner les papilles gustatives, déglutir avec
délectation et profiter de l’agréable sensation de chaleur qui descendait le long de mon œsophage pendant
qu’elle perdurait. Marguerite rompit le silence.
« T’as vu comme il a l’air de faire froid, dehors ?
— Pas remarqué… » dis-je en commençant à feuilleter sans le lire le journal que je venais d’ouvrir.
« C’est pâle, et pis c’est venteux, et pis c’est quasiment effrayant. Quoique, tu sais quoi ? Ça ferait
une belle toile ! Si j’avais le temps, je crois ben que je peindrais ça tout de suite. »
Je ne recueillis plus ce qu’elle disait, me levais déjà pour me verser une seconde tasse de café. Cette
fois, je ne retournai pas m’asseoir, me postai devant le givre fenêtré en sirotant mon café avec l’espoir qu’il
me léguât un peu de sa vitalité corsée, de son énergie noire et brûlante. Les arbres décharnés ployaient sous le
vent et des nuages de flocons se soulevaient du sol en sphères limpides ; je soupirai devant le frimas qui
s’était formé contre la vitre, contre ce moment fortement appréhendé où je devrais m’extraire de la chaleur
pour aller déblayer la voiture qu’une neige folle avait recouverte pendant la nuit. Vision de ma silhouette
voûtée armée du petit balai aux poils drus et rouges, le foulard, sujet aux caprices sardoniques du vent,
fouetter le bas rugueux de mon visage. Besogne effectuée avec des gestes saccadés, rapides, et
contemplation, malgré le froid et la hâte, de la poudre blanche qui volerait dans tous les sens, qui deviendrait
une nuée fine et qui retomberait aussitôt. Espoirs naïfs de petit garçon qui, nonobstant le manque
d’application mise à la tâche, s’attend à recevoir un sourire content, conquis de la femme qui lui a demandé le
service. Mais Marguerite pouvait être si difficile à satisfaire…
Je pris une autre gorgée de café : malgré tout, je devais l’admettre, le paysage était magnifique, d’une
beauté glaciale et impitoyable qui vint effleurer mon inspiration lyrique, ma sensibilité artistique. Lueurs

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bleutées et argentées qui, éveillées par un rayon de soleil pâle mais plus persistant que les autres, miroitaient
contre la neige et me renvoyaient à mes impressions oniriques de la nuit dernière : cette douceur parfumée, ce
suave engourdissement, cette poésie, cette harmonie dans les traits et dans le sentiment affectueux. Le moi
sans âge, à demi-conscient, se laissait aspirer par le paysage, vautrer dans une molle rêverie, apathique et
inconscient du visage rêvé qui émergeait à nouveau. Je m’étais mis à y penser sans m’en apercevoir, elle
m’habitait à mon insu, forgeait mon être avec ces imperceptibles répercussions, causant ainsi chez moi cette
inexplicable mélancolie qui revint poindre à la surface de mes pensées.
« J’appellerais ça Neige grise et bleue, qu’est-ce t’en penses ? »
De quoi parlait-elle, déjà ?
« Une aquarelle, dans des teintes froides de bleu et de gris pâle… »
Ah oui, sa toile…
« C’est un titre abstrait…
— Ouais, ben si je pourrais faire ça moins académique…
— Si je pouvais Marguerite, franchement ! »
Elle avait beau arborer un langage coloré et fortement imprégné par ses origines acadiennes,
régulièrement s’enfourcher la langue dans des règles grammaticales que l’oral ne conserve pas toujours, je
fus particulièrement irrité ce matin par cette faute qu’elle commettait pourtant fréquemment et avec laquelle
je m’amusais à titiller sa dignité orgueilleuse. Étrangement, j’avais honte et lui en voulus pour mon
ingratitude. La tasse à mes lèvres, le regard impitoyable qui se détourne contre la fenêtre pour limiter le
mépris, pour ne pas voir Marguerite se troubler sous ma dureté de gamin élevé dans le culte des Belles-
lettres, des Beaux-arts et du bel canto.
Je crois qu’elle m’ignora, blessée par la brutalité de mon ton, et assumai qu’elle désigna mon manque
de sommeil pour principal coupable.
« Bois ton lait, Juliette !
— Mais c’est pas bon, maman, le lait de céréales !
— Sauf que c’est bon pour toi. Allez ! T’es pas encore prête, faut que t’accélères, il est sept heures et
demi et t’es pas encore habillée ! »
La soudaine impatience de Marguerite effleura légèrement mes remords, mon affection. D'un regard
où se lisait tout le regret que pouvait traduire mes yeux en cette dure matinée, qui l'aurait d’ailleurs
probablement un peu attendrie si elle avait daigné se retourner, je l'observai s'affairer à la cuisine avec des
gestes plus saccadés, moins délicats. J’étais maintenant désolé, et infiniment. J’aurais voulu m'excuser, lui
partager mon désarroi et mon trouble intérieur, mais les mots bloquaient, j’étais incapable de formuler avec
exactitude l'ampleur et la raison de mes regrets, communication avortée de mari insomniaque et introspectif.

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Et puis, à quoi bon ? J’aurais alors dû lui expliquer la nuit semi-blanche, le rêve, les yeux, la déception ; me
justifier, extrapoler, invoquer un prétexte, inventer des raisons, des peurs inconscientes, et la volonté me
manquait. Je préférais supporter une journée l'humeur maussade et l'orgueil blessé de Marguerite plutôt
qu'une suspicion, non-fondée en plus, pour le reste de notre vie commune. D'ailleurs, je ne voyais pas
comment j’aurais pu lui expliquer ce que je ne comprenais pas moi-même sans semer dans son esprit vif des
doutes et de la jalousie injustifiés. Comment lui exposer la présence intérieure d'une femme inconnue qui
habitait mon subconscient et qui hantait mes nuits aux moments où je m’y attendais le moins, où mon
sommeil et ma vie allaient le mieux ?
« Je vais déblayer la voiture... »
J’avais fini par piler par-dessus le résidu de gêne qui traînait toujours à quelque part chez moi,
impuissance d’enfant soumis devant cette petite femme si brune, si vivante ; mais le dos demeurait inflexible.
Sans me fournir de réponse, sans manifester un quelconque mouvement, le dos m’abandonnait mes remords
et mes griefs.
J’enfilai mon manteau, lançai un dernier regard derrière moi : dans la cuisine, Marguerite s'était
assise et fixait, distraite, le sol devant elle. Elle devait remuer ses pensées, calmer ses inquiétudes, ses
incertitudes, essayer de cesser de s'en faire avec mon humeur maussade et versatile, se convaincre que j'avais
probablement seulement mal dormi et que la faute n'était pas la sienne. Juliette, pendant ce temps, faisait
grandir le tourbillon du lait devenu rosé de son bol de céréales, engourdie par un sommeil tentateur. Pour
l'instant, il m’apparaissait qu’elle ne souffrant d’aucune agrypnie, d’aucun trouble de sommeil ; en serait-il
ainsi encore longtemps ? Après tout, ma propre difficulté à m'endormir avait commencé peu avant
l'adolescence, vers dix ou onze ans. Mais il est vrai que, pour moi, les circonstances en furent toutes autres...
Je haussai les épaules, ouvris la porte et m'engouffrai dans le froid mordant, impitoyable.
Il y avait longtemps que je n'avais pas porté attention aux nombreuses morsures du froid sur mes
joues, ces petits pincements qui finissent toujours par être si douloureux lorsque l'on s'y expose trop
longuement. En cet instant toutefois, je n'avais d'autre choix que de m’y plier, de m’y concentrer pour
demeurer conscient et alerte dans mes mouvements. Balayer la neige durcie sur ma voiture en imaginant une
multitude de mains miniatures s'emparer de la peau flasque et pâle de mes joues, la pétrir, la tordre, la lacérer.
Mais les considérations prosaïques reviennent toujours, et je réalisai à ce moment que j’avais oublié de me
raser, que ma mâchoire devait être couverte d’une grossière zone sombre du milieu de mes joues à ma gorge.
Bah ! tant pis ; lequel de mes élèves, de mes collègues y porteraient une attention toute particulière, de toute
manière ?
Ma besogne terminée, je m'installai sur le siège du conducteur et tournai la clé dans le contact. Mettre
en marche le chauffage, frotter mes mains l'une contre l'autre devant la bouche d'aération, constater ensuite

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que j’avais oublié mes gants à l'intérieur ; j’observai sans les voir les essuie-glaces qui balayaient les
dernières traces de neige qui étaient demeurées, levai vers la porte un œil terne, placide, morne. Encore une
fois, le vide léthargique de l’éveil difficile avait pris possession de mon esprit ; au moins, il n’y avait aucun
lien avec cette femme inconnue à la beauté éthérée et aux allures d'apparition divine, prophétique de mon
rêve.
Je me ressaisis, estimant que les minutes perdues à somnoler les yeux ouverts étaient des instants de
réflexions perdus, et ce furent les paroles de ma nouvelle composition qui poignèrent dans mon esprit gourd.
Je provoquai, avec l’enthousiasme d’un chimiste blasé des réactions enzymatiques, leur création virtuelle,
leur formation, leur enchaînement, et les laissai s’échapper du bout de mes lèvres demeurées entrouvertes.
« Un autre nœud dans l'fil du temps... C'est long. Mais qu'est-ce qu'elles font ? »
Je soupirais, regardais l'heure, tapotais le volant glacé du bout de mes doigts engourdis et peinturlurés
de sillons mauves et blanchâtres. Loque blême aux yeux soulignés de cernes, au cerveau mal oxygéné et aux
idées entortillées.
La porte finit par s’ouvrir. Marguerite, suivie de Juliette, s’avança sur le seuil. Frêle silhouette drapée
d’un manteau noir et élégant de fines broderies qui s’affairait à verrouiller la porte d’entrée. La fille qui
parcourt les quelques pas qui séparent la maison de la voiture, étourdie et presque chancelante de sommeil, le
père qui s’assure qu’elle attache sa ceinture de sécurité une fois installée sur la banquette arrière.
« T'as pas de gants ? » me demanda Marguerite, en s'asseyant à ma droite. Je sentais son regard
inquisiteur et découragé dardé sur moi, mais je n'osais lever les yeux à mon tour. Soudainement trop faible et
vulnérable pour affronter le kaki riche et parsemé d'une myriade de lueurs doré de ses prunelles, le
haussement de ses sourcils minces et la torsion infime au coin de ses lèvres, maintes fois baisées, qui donnait
à la femme de ma vie un air à la fois ingénu et austère. Je finis par affronter son regard : quelque chose
d'indescriptible brillait dans son œil, une flammèche qui reluisait à la fois le dépit et le pardon, le chagrin et
l'indulgence ; comme si, dans tout son découragement, dans cette ultime déception, elle pardonnait mon
humeur revêche. Je le compris parfaitement alors que grimpait en moi une sensation de brûlure au fer rouge
le long de mon œsophage, un tenaillement, une honte cuisante et oppressante. Je regrettais, courbais l’échine
sous le joug des remords, mais comment pouvais-je lui expliquer ? Chérie, j’agis ainsi parce que je rêve à une
autre. C’était absurde, je ne pouvais répondre une telle chose !
« Non, ce n’est pas grave… »
La voiture recula au rythme d’un soupir profond de Marguerite.
« Juliette, ôte tes doigts de la vitre ! » ordonna-t-elle à notre fille qui traçait sur la fenêtre embuée des
dessins, ses doigts comme seul instrument à son art sommaire. Prise par surprise, elle s’exécuta rapidement,

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se blottit dans un coin et ferma les yeux. Angelot blond dans ce manteau bleu qui rappelait ses beaux grands
yeux.
« Sérieusement Éric, on annonce de la neige plus tard aujourd'hui, pis on gèle dehors ; tu devrais
vraiment prendre des gants.
— Écoute, Marguerite, ce n'est pas grave. Nous sommes déjà partis, de toute façon, et je ne vais pas
passer la journée dehors. Laisse-moi, tu veux. »
Elle haussa les épaules, froissée, puis regarda le paysage de maisons enneigées et d'arbres aux
branches qui fléchissaient sous la neige. Le ciel était d'un gris lourd et opaque qui ne présageait rien de bon.
Marguerite s'y attardait, le détaillait, essayait d'en désigner la couleur exacte dans sa palette afin de chasser la
dureté et l'aigreur de mes paroles. Protection de son esprit qui s'en trouverait blessé autrement. Après quinze
ans de vie commune, elle avait appris à se protéger contre l’humeur, instable et détestable, de mes matins
suivant l'insomnie : elle me connaissait si bien, elle savait mon humour plus ou moins de mauvais goût,
l’intelligence dont elle me désignait possesseur, ma présence constante à ses côtés, mon amour profond qui se
renouvelait chaque jour ; elle me connaissait trop bien pour laisser tout tomber parce que je devenais
susceptible, taciturne et quasi-insupportable lors de ces matinées. Et, comme je l’apprendrais plus tard par
une personne complètement extérieure à notre intimité, elle m’aimait profondément, de cet amour sans
bornes, inconditionnel et éternel, propre à ces femmes qui se réservent et se gardent dans une froideur
affectée pour peut-être mieux s’offrir à celui qu’elles élisent, leurs sentiments profondément intuitifs pour
seuls guides. Amour dont l’étendue était beaucoup plus vaste que ce que je présumais dans mon ignorance
bête de rêveur confortablement installé.
Nous nous saluâmes froidement lorsque j’arrêtai la voiture devant l’école où enseignait Marguerite, à
deux kilomètres de la mienne, mais nous échangeâmes un long regard qui contenait dans l’un toutes les
excuses, tous les remords qui compressaient mon cœur, dans l’autre l’absolution de la femme aimante et
dévouée qui comprenait sans savoir ce qui se tramait derrière les grands yeux marron de l’être choyé.
Marguerite et sa perspicacité de douce sorcière !
Quelques flocons avaient fini par retomber, sortant ainsi Petite Juliette de sa torpeur et égayant,
comme si l'on avait saupoudré quelques parcelles de bonheur dans mes rêveries gigognes, mon humeur
morose. Au moins, toute trace de la femme inconnue de ce matin s’était effacée des limbes capricieux de
mon inconscient. En bifurquant sur une place de stationnement libre, je me surpris à sourire, admiratif du
gracieux ballet de flocons qui chutaient et qui offraient au spectateur contemplatif de la nature sa plus belle
performance. Il me semblait qu'une symphonie berçait leurs mouvements, leurs cabrioles, un chœur de
violons et de piano audible seulement pour les principaux figurants. Pour un instant, je devins presque
convaincu que, si je tendais l'oreille avec une attention particulière, si je fermais les yeux et ne me concentrais

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que sur cette prestation quasi-spirituelle, cette magnifique musique qui conduisait et gouvernait le
déploiement de l'univers pourrait peut-être m'atteindre et me bercer. Peut-être était-ce parce que je caressais
autrefois, et peut-être encore aujourd’hui, des rêves de composition musicale, mais je m’étais toujours figuré
l’évolution du monde, de la fulgurante explosion du Big Bang déployant son cri énergique et viscéral
jusqu'aux derniers soupirs des brins d'herbe presque sans vie sous les lourdes couches de neige, s'exécutant
aux rythmes d'une pièce musicale riche en crescendos et en variations, quelque chose comme Beethoven ou
Mahler. Néanmoins, ce matin, la valse des flocons devait plus s'apparenter aux morceaux aériens, flottants,
délicatement éclatés, les gymnopédies de Satie, par exemple, ou bien du Fauré… Le premier nocturne de
Fauré, que j’identifiai aussitôt comme étant la pièce étouffée de son rêve.
Oui, les déploiements de la nature ce matin étaient ce nocturne en mi mineur tantôt mélancolique,
tantôt violent, de Fauré !
J’eus envie de rire. Mes pensées redevenaient cette rivière impétueuse qui dérivait, devenant hors
contrôle, et qui s'engageait dans les dédales les plus tortueuses et lointaines de la réflexion humaine. Sans but
tangible ni fil conducteur, mon imagination digressait, s'emballait, s'exaltait ; d'innombrables fois il m’était
arrivé d'entrer dans un état second, de me plonger dans mon imaginaire et de m’y oublier complètement ;
d'être en transe, gouverné et préoccupé par mon inconscient devenant, l'espace de quelques instants, ma
réalité première. À trente-huit ans, les fabulations et les conjectures étaient toujours – et peut-être encore plus
que dans ma prime enfance – un refuge que je souhaitais conserver, un halo protecteur pour fuir les tracas du
quotidien et la déprime des mauvais jours, une distraction accessible et inaltérable que moi seul, ou à peu
près, savait être de ma vie.
Je me tournai vers Juliette, presque assoupie, appuyée contre son foulard qu’elle avait roulé en boule
et posé contre la fenêtre.
« Alors Juliette, prête pour affronter avec moi la symphonie glaciale de l'hiver ? »
Ma fille n'eut pas même la force d'esquisser l'ombre d'un sourire ni même de rouler les yeux ; elle gardait son
petit visage, encore empreint des stigmates de la torpeur, neutre, presque terne. Une seule lueur s'attardait sur
les traits fins et enfantins, celle des brillants yeux bleu ciel qui, constamment, irisaient de fragments de soleil,
scintillaient de flambeaux d'argent, et qui redonnaient toute l'innocence de la jeunesse sur la mine grave
qu'elle arborait ce matin.
« Pourquoi la symphonie glaciale ? » finit-elle par demander, en s'agitant indolemment pour se
départir de sa ceinture de sécurité.
« Parce que l'hiver, toute la nature d'ailleurs, est pour moi une symphonie. Dans chacun de ses
mouvements, dans chaque manifestation de sa vie, il y a une harmonie et un message musical perceptible
seulement pour celui qui écoute et s'y attarde.

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— Mais il y en a pas, de musique ! C'est le silence ou les gens qui crient et les autos qui passent...
— Pas seulement, Juliette ! Il y a le sifflement du vent, le chant des oiseaux et des cigales, la valse de
la brise avec les feuilles des arbres, ainsi que la trame sonore qui dirige la nature et qui est inaudible : c'est
une symphonie muette mais terriblement éloquente, aussi.
— Tu es fou, papa ! »
Un sourire, infime et traînard, vint jouer avec le coin de mes lèvres et je reconnus à quel point la
tâche que s’était donnée mon père de nous élever dans une sensibilité contemplative aux beautés du monde
était ardue, et sa patience d’or dans ce monde qui nous condamnait à la rapidité, à la facilité, à la
communication effrénée. J’ouvris la portière en murmurant :
« Peut-être, oui... »
La bise, qui était âpre et cruelle lorsque je sortis de chez moi une dizaine de minutes plus tôt, s'était
considérablement calmée, ne laissant place qu'à un souffle infime qui se levait, de temps à autres, pour
effleurer les monticules de neige et ses résidus qui recouvraient le pavé depuis que l'hiver avait frappé aux
portes de la vieille capitale et délogé, comme d'un coup de hanche, cet automne gris et morne qui se prélassait
et s'éternisait. Les flocons poursuivaient leur valse éthérée, mais je ne m'attardais plus à elle. Mon esprit
lambinait dans les souvenirs, la naissance de Juliette, la grossesse de Marguerite. Une neige telle celle qui
tombait en cet instant me rappelait toujours cette journée glorifiée de janvier 1997 où nous avions appris
l’arrivée prochaine d’une toute petite fille qui serait notre fierté et notre lignée. Paquet d’amour et de cellules
pour porter le flambeau de parents confiants, aimants.
Juliette descendit du véhicule et me suivit jusqu’au coffre pour prendre son sac, un peu trop gros pour
elle, mais vide en ce retour des vacances. Je pris aussi le mien, plus grand, plus proportionnel, et je captai son
regard gêné vers le sol. Parfois, elle le regardait, ce grand homme un peu trop svelte qui lui servait de père
avec son sac à dos d'étudiant et sa chemise qui pochait au niveau de la ceinture, et elle en avait honte. Elle
aurait sûrement souhaité que, comme le papa moyen de la plupart de ses amies, je trimballe un cartable en
cuir, porte des complets et une cravate, et me déplace en voiture de luxe. À sept ans, elle en était encore
inconsciente, mais plus tard, elle regretterait que je n’aie pas un métier important et prestigieux, médecin ou
avocat par exemple, et que je ne soie qu’un petit professeur de sciences dans une école secondaire : rien de
plus banal, rien de plus médiocre pour son esprit déjà perverti par la réussite financière, par le prestige
monétaire.
Je vis qu’elle avait levé la tête, honteuse, jeune et encore ignorante des classes sociales, du lustre
rattaché à elles, mais décelant toutefois l’immoral de ses pensées. Elle scruta le ciel terne et barbouillé de
petits points blancs. Un avion avait traversé le ciel, elle l’avait suivi des yeux, maintenant tout petit
comparativement à ceux qui étaient sur la terre ferme et qu’elle avait admirés lorsqu’elle m’avait

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accompagné pour accueillir Marguerite à l’aéroport. Ébahissement devant les variations de taille, fascination
pour les machines et les voyages qu’elles nous permettent.
« Papa ? »
La laine de son foulard, avec lequel elle avait recouvert le bas de son visage, insonorisa son appel, si
bien que je n’entendis qu’un gémissement incompréhensible.
« Quoi ?
— Pourquoi les avions volent s’ils ont pas des ailes comme les oiseaux ? Et pourquoi ils tombent
pas ? »
Pensée fragile de Juliette qui commençait lentement à se développer, curiosité espiègle qui déployait
déjà une énergie timide et affamée. La fierté paternelle m’enserra le cœur d’un bonheur ultime dont je ne
voudrais jamais me défaire : la question était pertinente, précoce chez une petite de cet âge, et révélait cette
soif avide de savoir et de compréhension qui était sienne, qui m’évoquait ma propre enfance, celle de la
candeur curieuse et de la contemplation lumineuse. Juliette ferait une scientifique hors pair, lorsqu’elle serait
en âge de faire de la science ! C’était d’une douceur exquise pour mon ego de père qui, comme tous les autres
je crois, souhaitait ardemment que mon enfant me fasse le plus grand des honneurs en suivant les traces que
j’avais préalablement parcourues, préparées pour ma relève, l’espérant douée et passionnée.
« Parce que ce sont des oiseaux en fer !
— Papa, c’est pas drôle. Pour vrai, là, pourquoi ?
— Eh bien ma chère enfant, cela s’explique par la loi de l’aérodynamisme, comme le vol des
oiseaux. T’ai-je déjà appris ce qu’était l’aérodynamisme ? »
Sa tête me répondit non en hochant de gauche à droite. Je repris :
« Grosso modo, c’est une réaction avec les gaz de l’air pour que certains corps puissent flotter, par
exemple les oiseaux qui, en plus d’être aérodynamiques, ont une ossature vide. Cela permet leur vol d’être
plus facile… »
La petite, captivée, lécha sa bouche humide de flocons et poussa une dent de lait chancelante avec sa
langue.
« Mais peu importe, revenons-en aux avions. L’appareil endure, si tu veux, trois forces : la poussée
du moteur contre le sol, la gravité et ça c’est ce qui nous garde les pieds bien sur Terre – enfin, pour la
plupart ! – et l’aérodynamisme, ce que je viens de t’expliquer. Tout ça, avec la force de la poussée, là, est créé
par la forme des ailes et de l’avion-même. L’appareil est donc pourvu d’un équilibre parfait ; le poids est
parfaitement égal partout, donc le système de force est nul… Il n’y a pas une qui tire plus qu’une autre. Avec
les moteurs et les hélices, qui poussent vers le haut, l’avion peut avancer et s’envoler. Si on veut qu’il monte,
on allège sa masse en consommant plus de carburant ; si on veut qu’il descende, on a qu’à réduire les gaz…

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— Je comprends pas, papa, tu expliques trop mal ! »
Elle n’avait même pas souri à ma blague des pieds sur terre. Blague un peu ratée, j’en conviens. Je
me mis doucement à rire.
« C’est pas exactement de ton niveau, aussi, Juliette.
— Mais maman m’a dit l’autre jour que j’étais très intelligente pour mon âge !
— Maman a dit ça ? »
Je jouais l’incrédule pour la faire réagir, pour sortir son esprit du sommeil qui la guettait encore. Je
piquais son orgueil malgré ma lucidité sur l’intelligence supérieure à la moyenne des filles de l’âge de ma
fille pour tenter de favoriser, en plus de sa curiosité scientifique, l’épanouissement de son raisonnement
argumentatif. Car, pour moi, la science et la philosophie étaient indissociables l’une de l’autre. Fragments de
l’enseignement paternel.
« Même Mme Michelle lui a dit, à la réunion de parents, que j’étais une des filles les plus brillantes
de ma classe !
— Eh bien… Je présume que tu n’étais pas à la réunion, Juliette ?
— Non…
— Comment peux-tu alors être certaine de ce que Mme Michelle a dit à ton sujet ?
— Ben, maman me l’a dit !
— Tu crois donc tout ce qu’on te dit sans douter de leur véracité ? Peut-être maman était-elle dans
l’erreur ? Peut-être a-t-elle déduit ces paroles à travers le voile de sa subjectivité maternelle ?
— Maman mentirait pas…
— Ah non ?
— Pourquoi est-ce que tu fais ça, papa ? »
La voix de mon enfant avait perdu tout émerveillement et inflexion interrogative, elle ne se défendait
plus avec ardeur. L’agacement dominait maintenant le ton légèrement enroué de Juliette, et je compris qu’elle
était blessée par mon insistance dans l’argumentation. Entraînement philosophique que je ratai par ma
maladresse, par la coupe remplie de bonnes intentions que je lui tendais sans qu’elle veuille la prendre.
« Je t’inculque le doute méthodique, ma chère ! Ne jamais rien prendre pour acquis. En science, cette
règle est bien importante. Comme dirait ton grand-père, garde-la bien dans ta mire ! »
Le silence de ma fille fut plus éloquent que toute manifestation d’ennui. Je soupirai.
« Eh bien ! On ne peut même plus conserver le secret professionnel, des bribes de sa valeur se
disséminent aléatoirement dans l’atmosphère ! Maman révèle tout. J’étais présent, à la réunion, et j’étais le
premier à appuyer ton enseignante dans ses dires à propos de ton intelligence. Oui, maman a amplement
raison quand elle dit que tu es brillante et nous sommes très, très fiers de toi ma Juliette !

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— Dans ce cas-là, pourquoi je comprends pas le fonctionnement des avions ? » tempêta-t-elle,
perplexe et attristée de son incapacité à savoir.
« Parce que, si tu savais tout à ton âge, tu ne pourrais plus connaître le plaisir quasi-jouissif de
découvrir par toi-même une vérité complexe ! Et, de toute façon, chaque chose arrive dans son temps ma
chouette : je ne demande pas à avoir une canne et des cheveux blancs seulement pour profiter des mêmes
avantages que les gens du troisième âge, non ?
— Non, mais…
— Alors, profite de tes jeunes années et amuse-toi parce que, quand tu vas être en âge de tout
comprendre ça, tu vas fort probablement t’ennuyer de tes sept ans. Et, qui sait comment la vie sera pour nous
dans quelques années ? Peut-être que Dieu Destin aura succombé aux caprices de sa voisine Madame
Malchance pour notre avenir… mais ça, les démons de l’ignorance nous empêchent de voir ce que le futur
nous réserve, en nous aveuglant de leur noir cape…
— Papa, t’es pas drôle !
— Je sais, je sais… Mais sérieusement, l’important est que tu retiennes qu’on doit profiter de chaque
instant de notre vie, parce qu’elle est en constante évolution et qu’on sait jamais sur quoi on va tomber. Tu
poses le plus modique et inoffensif des gestes, tu regardes à quelque part ou tu salues quelqu’un, et ta vie s’en
trouve chamboulée à jamais…
— Ça veut dire quoi, papa, modique ? »
Je ne pus refréner un rire attendri : j’oubliais qu’elle avait seulement sept ans !
« Dans ce contexte-là, minime choupette… »
Nous étions arrivés devant l’école. Baiser furtif contre la joue douce de ma fille qui s’échappa
aussitôt, ingrate de l’embrassade et fuyant l’affection du père un peu exaspérant que j’étais.
« Passe une belle journée ! »
L’important était qu’elle s’en souvienne, et pourtant, j’avais l’implacable certitude qu’elle avait déjà
tout oublié de ce que je venais de lui conseiller. C’était bien, au fond : pourquoi s’en faire, briser son enfance
et son innocence avec de la métaphysique futuriste et vaine ? J’espérais seulement, dans mes souhaits caducs
de père, qu’un jour au moins, elle comprenne qu’il ne fallait jamais se fier au seul destin, car c’était le
caractère le plus versatile, le plus fantasque qu’il m’était arrivé de rencontrer. Je souhaitais ardemment qu’elle
ne basât pas sa vie sur d’éventuelles possibilités qu’il pourrait lui amener, qu’elle ne fasse pas la même erreur
que j’avais faite plus jeune et qu’elle planifiât sa vie sur des fondements solides et concrets ; qu’elle soit
vigilante, mais sans regrets. Comme cela, j’assumais qu’elle encourait moins la chance de terminer
désillusionnée et amère, le cœur brisé et glacé par la déception.

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J’aurais atteint plus tôt la porte principale, celle qui donnait sur le rez-de-chaussée, si un coup de vent
capricieux ne s’était pas levé et n'avait demandé à mon grand corps trop mince de redoubler d’efforts. L’état
rêveur, philosophe, dans lequel la conversation avec ma fille m’avait plongé m’empêchait toutefois de me
concentrer sur les facteurs extérieurs, dont le manque de visibilité croissant et la brise narquoise qui fouettait
mon visage et mugissait tout autour de moi, si bien que je ne m’aperçus ni de la lenteur de mon pas, ni des
multiples frissons qui me parcouraient depuis de nombreuses minutes, maintenant. J’étais dans la lune,
encore une fois ; je voyais ce qui se passait autour, entendais et ressentais, mais mon esprit était parti dans un
monde secret de pensées et de souvenirs, à des milliers de kilomètres du collège et de sa neige à la fois
magnifique et du plus en plus destructrice.
Je jetai un regard distrait autour de moi : une petite blonde vêtue d’un manteau rose sortait d’une
Jaguar marine à ma gauche, et devant, trois étudiantes bavardaient, riaient et ne semblaient porter aucune
attention aux conséquences que les flocons et le vent pouvaient avoir sur leur coiffure. Je les voyais, certes,
mais ne les remarquais pas, comme si mon cerveau était déconnecté de mes sens, comme si je n’y réagissais
plus. Les supputations de mon esprit, confronté à la crainte et à l'espoir que ma fille fasse une bonne vie et
soit heureuse, dérobaient toute mon attention ; mon âme, se réfugiant dans le métaphysique, dans l'abstrait,
oubliait la réalité, omettait les nécessités ; mon corps n'agissait que machinalement, mes jambes me portaient
là où j’étais accoutumé d'aller, mes yeux me montraient un paysage si souvent regardé que je ne le voyais
plus. Je n’étais désormais que rêverie, esprit et idées, qu'une pensée limpide et ambulante se mouvant sous
une fine pluie de flocons.
Mes sens retrouvèrent toutefois toute leur acuité lorsque j’entrai par inadvertance en collision avec
l’une de ces étudiantes vue plus tôt mais alors complètement ignorée. Erreur de parcours qui me ramena
étrangement à mon rêve par la couleur un peu verte des yeux, et des grandes enjambées fuyantes pour
échapper à mon inconscience, au regard de l’autre qui se superposait à celui de la fillette aussi déroutée que
moi.
Balbutier des excuses bidons et fuir la ressemblance éphémère et imaginaire qui s’éveillaient
maintenant dans la réalité. Sourire à la petite pour laver ma maladresse, me réfugier dans l’école grouillante,
derrière le masque du professeur un peu ringard. Reprendre le rôle obsolète et familier d’Éric Richer, à la
réplique même où je l’avais laissé.

Quintette n° 1 en Fa majeur, « Après un rêve »


Tranquillamente

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Décidément, c’était une dure journée !
Mon cours du matin avait été un vrai fiasco : les élèves affichaient leur humeur la plus agitée, la plus
exécrable, et il me semblait que je subissais leur manque de respect et les effets de mon insomnie de manière
plus exacerbée qu’à l’habitude. Je ressentais l’ennui de mes propres paroles, l’incohérence de mes
explications, mon intolérance tranchante à l’égard des plus bavardes, mais les efforts que je déployais pour
les égayer et les intéresser étaient vains, si bien qu’à la fin de mon cours, l’attention des jeunes filles était
carrément nulle. Même les plus disciplinées d’entre elles, celles sur lesquelles je comptais habituellement
pour répondre aux questions et rendre à mon cours la confirmation de sa pertinence, jetaient un regard de
pitié attendrie sur le pauvre hurluberlu aux traits tirés que j’étais. S’évertuer à donner un cours captivant sans
détenir, visiblement, pas les capacités requises. Plus embarrassant que trébucher dans les fleurs figuratives
d’un tapis de grand-mère qui sent la boule à mites.
Puisque je n’avais pas de cours avant quatorze heures, je passai le reste de l’avant-midi installé à mon
bureau dans le salon des professeurs à préparer mes cours des prochaines semaines et à boire un cinquième,
un sixième puis un septième café. Encore là, toutefois, je ne pus demeurer concentré bien longtemps.
Christine Jolicoeur, professeure de théâtre loquace et extravertie, était entrée, s’était assise pour aussitôt se
tourner vers Stella Grant, professeure d’anglais plus introvertie mais tout aussi volubile. Elles entamèrent une
conversation animée et sonore qui provoqua l’effondrement de toutes mes bonnes intentions car, bien que
mes collègues présents semblassent aptes à travailler et se concentrer malgré les rires des deux femmes, je ne
pouvais m’empêcher de suivre ce qui était dit, analysé et rigolé, comme si j’avais été directement concerné
par les propos de mes collègues.
Après qu’elles fussent parties à leur cours d’onze heures quart, je n’avais déjà plus envie de travailler,
je demeurais pensif et amorphe, le menton appuyé contre mon poignet, le regard tourné vers la fenêtre. Je pris
machinalement un morceau de papier pour gribouiller quelques notes sur ma nouvelle chanson, celle dont
l’air me trottait en tête ces derniers temps mais qui semblait hostile à toute parole décente, sauf pour cette
unique phrase, « un autre nœud dans le fil du temps ». Je finis malgré tout par accorder plus de temps à me
perdre dans des méditations illogiques dont l’ébauche d’une philosophie avortait aussitôt en contradictions
évidentes, et à admirer la tempête qui s’ébattait violemment qu’à la composition des paroles et qu’à
l’amélioration de la mélodie.
Quand Daniel revint de son cours et me demanda si j’avais dîné, je lui suivis à la cafétéria sans
réfléchir à l’état actuel de ma faim. Je l’entendais bavarder sans l’écouter vraiment. Je savais que, comme
toujours, il parlait de ses enfants, tous deux en bas âge, et des perles qu’ils avaient récemment dites, ou bien
qu’il analysait à la lumière d’une objectivité peu fiable les derniers événements de l’actualité, sociaux et

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politiques surtout ; habituellement, son opinion m’intéressait et je participais même activement à la
discussion, y apportant, tout dépendant, mon propre avis, des questions ou des rectifications. Mais
aujourd’hui, je n’y trouvais aucun plaisir et les babillages incessants de mon collègue m’agaçaient au plus
haut point ; je n’arrivais pas à croire que l’on puisse être égocentrique au point de ne pas s’apercevoir à quel
point j’étais d’une humeur maussade !
Le choix que la cuisine offrait ce midi acheva de me dégoûter : un pâté au saumon dont la pâte sèche
et la purée visqueuse coupaient aussitôt toute trace de faim en moi ou du bœuf bourguignon caoutchouteux et
amer. J’optai néanmoins pour le bœuf, me disant que je mangerais ma soupe et grignoterais les pommes de
terre en purée par petites bouchées.
« Tu vois, c’est pour ça que j’amène toujours mon lunch ! » s’exclama fièrement Daniel en
brandissant son petit sac réutilisable.
« Oui. Mais ta femme le prépare pour toi !
— Avec amour, en plus ! »
Nous nous attablâmes aux côtés de Nadine et de Sylvain, qui interrompirent leurs conversations,
peut-être intimes, qu’en savais-je, pour nous saluer.
« Putain, Éric ! Tu as une sale tête, ce matin ! » fit Nadine, exclamation qui accentua son accent
parisien à travers le brouhaha étudiant.
« En effet, on dirait que ta nuit a été courte ! » ajouta Sylvain, en hochant la tête avec un air désolé.
« Ou agitée !
— J’ai souffert d’insomnie et eu un sommeil plutôt difficile.
— Quelque chose te tracassait ?
— Pas particulièrement, non…
— Tu avais bu du café, alors ? Du thé ?
— Marguerite et moi en buvons souvent après souper, mais ça n’a rien à voir…
— Peut-être devrais-tu prendre des somnifères, dans les cas extrêmes où tu ne t’endors vraiment,
mais vraiment pas… » suggéra Sylvain, fin psychologue malgré ce que l’on pouvait appeler ses inaptitudes
relationnelles. « J’y ai parfois recours ; je te filerai le nom de la marque dont je me sers, si tu veux… »
Je haussai les épaules, avalai une cuillérée de soupe et dis :
« Merci, mais je peux me débrouiller sans. Marguerite n’approuverait pas, de toute manière.
— Oh, Éric ! Mais qu’a-t-elle à voir dans tout ça ? » s’enquit Nadine, exaspérée par ma mollesse et
ma soumission, par moi en général, au fond, car, elle le présumait depuis qu’elle me connaissait, certaines
opinions étaient gravement influencées par celles de ma conjointe.

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« Ayoye, Éric, assume-toi ! Marguerite, c’est pas ta mère ! » s’exclama Daniel, avec son exubérance
habituelle.
« Non, mais il y a pas seulement ça ! » Mes trois amis levèrent à la fois un sourcil incrédule et
échangèrent un regard complice. « Les grands de l’Histoire ont toujours su tirer partie de leurs insomnies et
n’ont jamais utilisé de somnifères ! Napoléon, il devait penser aux stratégies pour les batailles de Waterloo ou
celles de 1812, je sais plus trop c’était où…
— La campagne de Russie ! » précisa Daniel ; je continuai quand même.
« Proust travaillait sans relâche sur sa saga À la recherche du temps perdu ; Hitler échafaudait sa
théorie de la race aryenne et ses plans pour la Solution finale, et Éric Richer, lui, il écrit ses tounes inspirées
d’un salmigondis entre la poésie de Jacques Prévert et le premier Nocturne de Fauré !
— Un salmigondis ? » s’étonna Sylvain, incertain de la signification de ce mot mais, et il s’en réjouit,
y retrouvant toute l’essence de ma personnalité, de mon humour un peu poétique en ce seul terme.
« Qui c’est, Fauré ? » demanda Daniel, tiquant, et je présumai qu’il se demandait pourquoi je devais
toujours arborer fièrement un pédantisme échu de mon éducation lettrée et complète.
« Wow ! Discussions intéressantes qui m’attirent et culture grandissante qui m’impressionne ! » fit
Marc Bélanger, le professeur de musique dont le visage aux allures adolescentes charmait plusieurs
étudiantes en dépit de sa trentaine avancée, en s’asseyant à la table. « Ça vous dérange si je me joins à vous ?
— Mon père l’aimait beaucoup. Une partie de mon enfance en fut bercée.
— Ouain. Mais Faubré ou pas, je la gobe pas, ton histoire de Napoléon, et je continue à croire de
Margot te mène par le bout du nez !
— Fauré, s’il te plaît, Daniel ! » rectifia Marc, détournant momentanément son regard du groupe de
filles de secondaire cinq qui venait de déambuler devant eux, jupes courtes et cuisses bronzées.
« Peu importe ! J’aime bien les Beatles, Haendel et U2, et ça me suffit comme ça ; j’ai pas envie de
connaître les compositeurs qui sont demeurés dans l’ombre, ravagés par leur spleen et leur déchéance due à
un amour avorté ! »
Marc et Sylvain rigolèrent, Daniel gratta le fond de son pudding au riz en maugréant, je me vautrai
dans un mutisme réconfortant et presque étanche à tout commentaire, et Nadine, découragée par la direction
qu’avait prise la conversation, chercha à changer de sujet.
« Quel temps ignoble ! Je n’aurais pas refusé un petit congé improvisé, en tout cas ! »
Et je pensai que j’aurais dû rester chez moi.
« En effet, ça aurait été très bénéfique pour nous ; je pense déjà à la fin des cours où il faudra se taper
les bouchons de circulation. Misère ! » fit Sylvain.

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« Dîtes-vous au moins que vous avez un chez-vous décent et toujours debout, des êtres qui vous y
attendent et vous aiment. Combien de gens présentement en Asie du sud-est sont encore dans le besoin le
plus urgent et n’auront pas la possibilité de s’en sortir avant que l’on se décide à leur envoyer un peu
d’argent ?
— C’est pas vraiment comparable, Daniel… » répondit Sylvain. « Mais tu as raison, ce tsunami a été
une vraie tragédie. J’ai d’ailleurs trouvé des images époustouflantes sur Internet pendant mes vacances, et je
ne parle pas des vidéos ! Je vous les enverrai par courriel, si ça vous intéresse.
— Oui, tu serais gentil ! »
Marc entreprit de raconter une anecdote quelconque que je n’écoutai pas, absorbé encore une fois
dans de molles rêveries.
« Enfin, je dois y aller, j’ai une récupération à donner dans cinq minutes, et si je veux que mes élèves
connaissent enfin les bonnes terminaisons des participes passés, je me dois d’y être ! » dit Nadine, en se
levant et en nous souriant. « À tout à l’heure, les gars ! »
Nous la regardâmes tous les quatre se frayer un chemin dans la cohue tonitruante, silhouette rose
toute en courbes et en déhanchement parmi l’austérité quasi aguichante des uniformes scolaires. Daniel se
tourna alors vers moi.
« Dis, est-ce seulement l’insomnie qui te rend aussi taciturne ou il s’est passé autre chose ? »
Je jetai un regard furtif à Marc, dont la présence inhabituelle me gênait dans mes confidences, puis
haussai finalement les épaules.
« Bah… J’ai encore une fois rêvé à cette femme que je ne connais pas…
— Oh, l’histoire se corse ! » s’exclama Marc, en se frottant les mains. Sa réaction m’exaspéra,
m’irrita même ; déjà qu’il n’était jamais celui à qui je me confiais et que je n’appréciais pas tellement cette
curiosité fouineuse qui était sienne.
« Franchement ! Il n’y a absolument rien de sulfureux dans tout ça ! C’est seulement que, depuis…
En fait, je sais même plus quand tout ça a commencé ! Il me semble que ça dure depuis que je suis tout
enfant, mais en même temps, ça ne doit pas… Enfin. Depuis un bon bout de temps, je rêve, disons à quelques
reprises par année, à une femme qui me regarde, qui m’appelle, qui me sourit… C’est presque Verlaine et son
Rêve familier, vous savez… Elle est magnifique, vraiment très jolie ! Mais, voilà, je ne vois que son visage
et, encore là, si je la croisais dans la rue, cette femme-là, je ne sais même pas si je la reconnaîtrais tellement
elle m’apparaît irréelle. Je sais même pas si elle existe ! Je sais pas c’est qui, je sais pas ce qu’elle fiche dans
mes rêves, je sais pas pour quelle raison cette image est autant récurrente ; je ne sais rien du tout sur elle et ça
réussit toujours à me bouleverser… Ah, mais si vous saviez comme elle est jolie ! Elle a une de ses paires
d’yeux !

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— Je pensais que t’allais dire autre chose !
— Mais c’que t’es idiot, Marc, quand tu veux ! Enfin, des yeux qui m’ont fasciné, m’ont hanté
pendant, je crois, une bonne partie de ma vie… Ces yeux, si vous saviez à quel point je les ai cherchés dans
ceux de Marguerite ! Ils sont semblables, après tout : même couleur, mêmes variations dans les teintes et
dans les expressions… mais ce ne sont pas eux ! Il leur manque un je-ne-sais-quoi d’espiègle et de virginal à
la fois, une lueur d’intelligence qui perce à jour n’importe quel secret, un calme pénétrant et aussi quelque
chose sur lequel je ne peux mettre le doigt tellement c’est vague et impalpable… Si vous saviez à quel point
je voudrais que ces yeux soient ceux de Marguerite ! Chaque fois que je rêve à cette femme, je suis transi par
la peur de la retrouver, elle ou bien ses yeux chez une autre, car je sais pertinemment que, si c’était le cas,
mon union avec Marguerite serait à l’eau…
— Tu serais prêt à tout abandonner, Juliette, Marguerite et tout ce que vous avez bâti ensemble
seulement pour les beaux yeux de cette femme que tu ne connais même pas ! » s’exclama Daniel, presque
hors de lui-même.
« Je ne sais pas, Daniel… Je pourrais, c’est tout, idiot comme je peux l’être parfois…
— Et, tu sais, il y a des fois où, ce genre de coups de foudre, c’est plus fort que tout, plus fort que nos
valeurs, que nos bases, que ce qu’on considérait comme vrai et grand.
— Ouais, Marc, parle pour toi ! Moi, jamais je laisserais ma femme et mes enfants pour une petite
étudiante !
— Avec Laura, c’était différent ! C’était pas une petite étudiante comme toutes celles qui nous
entourent en ce moment… Il y avait une profondeur, une maturité dans ses yeux, dans son comportement que
j’ai jamais pu retrouver chez d’autres…
— Dan, Marc : laissez donc Éric terminer…
— Sylvain a raison. » fit Marc. « Tu peux continuer…
— Enfin, ce matin, après avoir laissé Juliette à la porte, je marchais vers l’entrée principale, plongé
bien profondément dans mes réflexions, et j’ai foncé dans une étudiante… Je me rappelle à peine son nom, à
cette fille… Anne-Marie, un truc dans le genre… Sur le coup, j’ai sursauté et j’ai croisé son regard ; j’étais
certain d’avoir affaire à celui de mon rêve. La même couleur vert foncé presque brune, les mêmes lueurs
intelligentes et dorées, la même expression surprise et heureuse… J’ai flippé ; cette fille, elle est en
secondaire trois probablement, elle a quinze ans tout au plus, j’avais pas envie de me sentir sorti tout droit du
roman Lolita ! Au début, j’ai eu peur ; en regardant mieux, je me suis aperçu que ce n’était que mon
inconscient qui me jouait des tours, que cette jeune fille n’était pas celle de mon rêve ni ne s’en approchait,
peu importe qu’elle ait la même teinte de pupilles que la femme blonde au teint pâle. De toute manière, la
fille est brune au teint plus mat, et elle est beaucoup trop différente pour ce qui est du visage, du moins !

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— Oui, on te croit que ce n’est pas la jeune fille… » fit Sylvain, de sa voix basse et sereine.
« Et bon, c’est tout… J’ai eu vraiment peur, j’ai ardemment souhaité pendant toute la matinée de ne
plus jamais rêver à cette femme parce que son regard me poursuit partout ou, du moins, je le plaque sur le
visage de certaines personnes n’ayant aucun lien entre elles, et je ne veux plus courir le risque de perdre
Marguerite. Voilà pourquoi mon humeur est à ce point exécrable, ce matin, beaucoup plus qu’à l’habitude ou
aux matins suivant mes nuits d’insomnie.
— Tu sais vraiment rien sur cette femme ? » demanda Marc, comme d’habitude piqué de curiosité
lorsque le sujet de la gente féminine s’immisçait dans nos conversations.
« Non. Enfin, j’ai dû la rencontrer quelque part, je n’aurais pas inventé des traits aussi définis et peu
communs en rêvant… Mais où, je ne sais pas. Je sais pas son nom, quel âge elle a, quel lien peut-elle avoir
avec moi : peut-être n’existe-t-elle même pas !
— Et tu ne peux quand même pas faire son portrait robot, quand même ! » pesa Sylvain, rationnel
comme à son habitude. « Voudrais-tu la trouver ?
— Je ne sais pas… Un côté de moi le souhaite : il y a tellement longtemps qu’elle visite mes rêves !
Elle m’intrigue, me fascine… Mais d’un autre côté…
— Tu as une femme, une fille, une vie solide que tu devrais protéger ! » s’indigna Daniel. « C’est
idiot de vouloir la rencontrer, tu l’as dit toi-même, tu risques de tout détruire par tes idées fantasques et
romantiques qui ne te mèneront nulle part ! Si j’étais toi, je ne voudrais rien savoir sur cette femme et m’en
tiendrais le plus loin possible ! Si ça se trouve, elle ne t’a jamais vu de sa vie ! Ou elle n’existe tout
simplement pas : c’est une réincarnation de tes fantasmes qui n’est là que pour mettre à l’épreuve ta solidité
de père de famille !
— Mais je la sens tellement réelle…
— C’est pas une raison pour la chercher partout !
— Je ne la cherche pas ! Jamais je ne m’enfuirais avec elle pour la simple raison, beaucoup trop
frivole d’ailleurs, que je rêve à elle de temps à autres. Qui est-elle, comment agit-elle, je n’en ai aucune idée.
Alors pour ce qui est de tout abandonner pour elle…
— Donc arrête de t’en faire avec ça !
— Ce n’est qu’un rêve, Éric… » ajouta Sylvain. « Un rêve qui revient, d’accord, mais ça reste un
rêve, avec ses illogismes et ses incohérences. Tu peux en être troublé, mais ce n’est pas une raison d’être
incapable de fonctionner normalement…
— Ouain…
— Et, de toute manière, on ne peut pas savoir qui c’est, cette femme. N’y pense plus, même si tu as
eu peur à cause de sa ressemblance avec ton étudiante. C’est fort probablement qu’un hasard. »

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Je soupirai, légèrement soulagé mais ressentant encore ce lourd poids de l’incertitude dans ma
poitrine. J’aurais voulu continuer de leur en parler, de leur exposer, avec ce lyrisme qu’il m’arrivait de
maîtriser si bien, hérité de la verve paternelle, les beautés mirobolantes de cette créature mais, déjà, ils
parlaient d’autre chose ; et qu’y avait-il à ajouter ? Je leur avais déjà cassé les oreilles ; maintenant, je devais
me taire. J’aperçus la grosse Cécile Bédard, avec ses petits yeux vides et son menton proéminent, qui se
dirigeait vers nous avec un sourire un peu niais qui me rappela à quel point je ne pouvais supporter cette
femme : ce fut ainsi la raison ultime qui scella mes lèvres et paralysa ma langue. La jeune Catherine Pelletier,
qui enseignait la chimie, la suivait, les pommettes roses et les yeux scintillants. Sa seule vue amena un flot de
sang aux joues de Sylvain, dont le teint halé demeurait habituellement inchangé ; il se leva en balbutiant
quelque excuse, puis se sauva avant d’avoir eu à échanger des quelconques propos qu’il aurait, de toute
manière, regretté plus tard. Béguin adolescent chez un homme de quarante ans qui me faisait toujours
sourire.
« Y fait-y pas ben beau à votre goût ? » fit Cécile, en s’asseyant à ma gauche, et je ne pus
m’empêcher de dévisager, non sans un certain dégoût immature, le cuir abîmé de la chaise qui s’affaissait
sous l’imposant derrière de ma collègue. « Remarquez que je préfère voir ça que de la sloche : ça me rassure
sur les changements climatiques ! Pas vrai, Éric ?
— Mmmhh…
— Vous parliez de quoi avant qu’on vous dérange ? Cath et moi, on trouvait que ç’avait l’air d’une
conversation assez palpitante merci !
— Oh, rien de bien important… » s’empressa de répondre Daniel, devinant mes réticences zyeutées à
ce que tous les collègues sachent mes petites histoires nocturnes. « On discutait des impacts du tsunami.
— Non, mais c’est-y pas assez terrible ? »
Je soupirai d’ennui, peut-être un peu trop fort. La truculence familière de Cécile, sa voix fluette et
d’un volume beaucoup trop élevé, cette manie qu’elle avait de toucher les gens quand elle leur parlait, son
rire gras, son intarissable manque de classe et sa philosophie simpliste, tout chez elle m’indignait, se heurtait
avec un effroyable vacarme contre mes valeurs et mon éducation. J’avais essayé de lui donner une chance, de
l’endurer, comme qui dirait ; mais c’était perdu d’avance, je n’arrivais pas à faire abstraction de toutes ces
caractéristiques dont je n’avais jamais compris la pertinence. Et si au moins elle avait compris le message !
Non, elle était certaine que nous étions de bons amis sous prétexte que nous enseignions la même matière et
que nous devions souvent nous échanger des notes ou des informations, et moi, dans ma lâcheté polie, j’étais
incapable de lui faire comprendre que ses avances amicales me répugnaient encore davantage chaque fois
qu’elle redoublait d’ardeur en ce sens.
Je regardais par la fenêtre lorsque la douce voix de Catherine m’interpella.

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« Encore dans tes lointains nuages, Éric ? »
Je lui souris.
« Mon lieu de prédilection. Pardonnez mon mutisme, éminentissimes collègues, mais je crois que je
vais faire un p’tit bout…
— Enrique !! »
La voix de Jean-Claude Laflamme, animateur de pastorale ainsi qu’exubérant et pittoresque
personnage, me vissa à mon siège.
« Juan-Claudio ! Que nous vaut l’honneur de ta visite ?
— J’ai eu une idée du tonnerre, mes amis-collègues, et je compte ardemment sur votre collaboration !
Surtout la tienne, Enrique ! »
Jean-Claude prit une chaise, la tira à l’extrémité de la table, regarda chaque personne présente dans
les yeux comme s’il s’apprêtait à nous faire part de la plus solennelle des nouvelles.
« Sylvain n’est pas là ?
— Tu viens de le manquer.
— Ah, dommage, j’aurais voulu lui en parler aussi… Peu importe, je l’attraperai bien au vol plus tard
cet après-midi ! J’en parlais avec Richard ce matin, et on pourrait organiser un concert bénéfice pour les
victimes du tsunami ! Avec vos talents, on attirerait les étudiantes et les fonds ainsi amassés iraient
directement au Sri-Lanka !
— Ouf ! Oublie-moi mon Jean-Claude ! » s’exclama Daniel. « Tu me connais, je suis zéro en
théâtre ! Et on parle pas de musique !
— Tu pourrais danser ! » proposa Marc, à la blague. « En tutu et en léotard !
— Et tu serais mon prince des cygnes ?
— Les élèves adoreraient !
— Euh, oui, on en reparlera les gars… » fit Jean-Claude, trouvant que leur idée grotesque, dont le
ridicule était vecteur de rire, s’éloignait un peu de l’essence charitable de son projet. « Richard est d’accord
pour monter une pièce de théâtre, Michel Tremblay ou dans ces eaux là avec cinq filles qui voudront bien
nous prêter leur talent. Vous pouvez être sûrs que Christine est partante pour mettre tout cela en scène. Éric,
c’est surtout sur toi que je compte : voudrais-tu interpréter l’une de tes fameuses tounes ? »
J’hésitais. Oui, l’amour de la musique, de l’art, de la scène était fort et me tentait ; mais une chanson
valait-elle les jours de déprime qui allaient l’ensuivre, l’évident constat que je ne ferais jamais de ma vie une
perpétuelle suite de mélodies, d’accords et de paroles dont le poétique était décuplé par les notes choisies ?
Que je n’étais, jusqu’à la fin de mes jours, qu’un professeur de sciences dont les espoirs musicaux avaient
lamentablement dû s’éteindre, s’échoir ?

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Je soupirai. Jean-Claude rayonnait de fierté, certain de la réussite de son événement ; pourquoi lui
refuserais-je une chanson que, de toute manière, je lui accordais toujours quand il sollicitait ma participation à
ses compositions liturgiques ? Ce qui me faisait habituellement grand plaisir m’apparaissait funeste, éveillait
cette hésitation drôlement convaincue des risques que j’encourais à prêter ma voix au projet humanitaire de
Jean-Claude. Mais par amitié, par solidarité pour nos deux rêves musicaux équitablement avortés, j’optai
pour faire fi de mes intuitions imbéciles et j’acceptai.
« Ouais, d’accord…
— Super ! En tout cas, moi j’ai une rencontre de pasto dans dix minutes, mais je vais écrire sur une
feuille à la volée toutes vos idées – même celles des deux bozos en cygnes – et vous l’enverrai par courriel.
Quand tout sera confirmé, je vous dirai quand sera notre première rencontre de pratique. Merci beaucoup,
vraiment ! »
Il s’éloigna, foulées rapides et sifflotements satisfaits, et les conversations de notre tablée reprirent de
bon train ; mais je demeurais muet, ne sachant quelle chanson jouer, ne sachant quelle décision prendre par
rapport à l’abandon de la musique que je m’étais d’ailleurs promis, ne sachant si, oui ou non, j’avais fait le
bon choix en acceptant la proposition de Jean-Claude. Mes certitudes étaient maintenant complètement
brouillées et, tout de suite, je désignai cette femme du rêve comme principale coupable. Pointer du doigt un
fantôme fugitif et se décharger les épaules en l’accusant gratuitement, sans raison, parce que les neurones
sont sclérosées par la fatigue et n’ont pas la force (ou l’envie) de chercher la raison exacte de notre
comportement. Lâcheté et passivité que l’on m’avait toujours reprochées.
Et je constatai à quel point j’élargissais ce dos drapé de soie noire, dos d’ailleurs plus ou moins réel,
en blâmant cette belle inconnue pour tous mes malheurs de pacotille !

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THOMAS
Toccate en Si majeur, « Kaléidoscope de janvier »
Allegro ma non troppo

Je m’étais levé un peu en retard, avec un drôle de mal de gorge et la Marche des Walkyrie dans la
tête. Réveil vague et wagnérien, un peu ironique en cette première journée de travail où je n’allais pas – du
moins, l’espérais-je – entrer de manière héroïque, pathétique dans cette salle de réunion que j’imaginais déjà
froide et austère. Meublée de vieilles chaises au tissu fade et usé, peuplée de visages un peu rances et blasés
tandis que mes pensées vogueraient inlassablement vers la maison où Mélanie et les enfants déjeuneraient
joyeusement. En échappant leurs rires clairs comme leurs bouchées de croissant dans leur tasse de chocolat,
en égayant les murs trop sages avec leurs éclats de gaieté contagieuse. J’y pensais déjà en posant un baiser sur
la joue un peu sucrée de Mélanie ; s’agitant un peu dans son sommeil, elle m’avait grommelé une bonne
journée presque inaudible, puis avait tourné le dos à la fenêtre, à la lumière glaciale et grise filtrée par les
rideaux neufs, encore un peu raides. Les cheveux blonds épars sur l’oreiller me semblaient avoir dérobé au
soleil tout son or, toute sa chaleur, et c’est principalement cette énergie dont j’avais besoin pour retrouver mes
certitudes, mes compétences en cette première rencontre imminente avec mes futurs collègues. Déjà, j’étais
aussi glacé par la peur que je le serais par le froid en marchant jusqu’à l’arrêt d’autobus.
Je me glissai sous une douche brûlante, où j’amassai les dernières réserves pour le pécule chaud qui
me servirait de bouillotte lorsque j’affronterais les moins trente-cinq degrés Celsius du dehors. Le café et la
présence de Béatrice, curieuse et comme intuitive du peu de temps que je passerais désormais en leur
compagnie, avaient égayé mon petit déjeuner avec leur force, leur vitalité. Et c’est également en possession
de la beauté brillante des grands yeux gris de ma fille, de l’ardeur de son baiser sur ma joue que je sortis
attraper l’express de sept heures vingt au bout de la rue déserte. Morte, sibérienne, comme désaffectée par le
sommeil et le froid : un chemin de croix jusqu’au Cégep où je pouvais presque entendre de puissants
Requiem glorifier ma chute, ma tribulation qui me semblait alors irrévocable.
La dernière semaine avait tout bonnement glissé entre mes doigts, narquoise et fugitive, alors que
j’aurais accompli l’impossible pour la retenir, pour l’étirer, pour convaincre le temps de nous permettre
davantage d’abandon dans le confort de notre nouvelle maison. En étrenner chaque pièce, chaque recoin par
un jeu de cache-cache avec les enfants ou, les ayant couchés, par nos ébats amoureux ; user par notre
présence un peu accaparante chaque meuble qui avait fait une entrée remarquée derrière les hauts murs de
briques beiges. Le piano, surtout, dont le noir rutilait au salon, me fascinait par sa seule présence. Je pouvais
passer des heures à le contempler, à caresser son couvert sans poussière et sans égratignure. Douce sensation
de l’ébène poli contre mes paumes, fantasme de mélomane déférent devant le catalyseur de sa passion.

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J’admirais les sons cristallins qui tintaient dans la pièce et, aux prises avec mes vieux réflexes enfantins,
m’attendais presque à les voir jaillir, bouquets ignescents et colorés selon les notes, dans l’aire aérienne qui
m’entourait. Je laissais libre court à la mémoire de mes doigts, festifs contre les touches ivoirines, et riais de
bonheur entre les accords d’une fugue de Bach, dont je me rappelais sans le savoir l’exacte partition. Après
toutes ces années à pratiquer sur un humble clavier électrique dans un appartement qui ne permettait rien
d’autre, je renouais avec la sensation unique d’omnipotence qui m’était offerte par le piano et seulement lui.
La grande maison beige devenait notre forteresse carougeoise aux parois divinisées de bonheur, où je
fêtai sobrement – et quelques mois en retard – mes vingt-huit ans avec quelques amis, un filet mignon et du
vin rouge, où je feuilletai à de trop nombreuses reprises ce syllabus scolaire rapiécé, un peu rafistolé. Je
devais le connaître par cœur, certes, mais il ne me convainquait toujours pas de sa pertinence, de sa
puissance. Encore, j’imaginais ces regards désolés, un peu las se poser sur mon inexpérience d’enseignement
collégial, sur ma maladresse maladive. Timidité ingrate ; dédain, regards moqueurs : mon cœur battait une
mesure allegro et gravement mineure tandis que mon estomac se recroquevillait au rythme de mon pas
incertain sur le pavé glacé, dans les couloirs du collège encore vide.
Je voulais arriver quelques minutes seulement avant le début de la réunion, question d’éviter les
présentations un peu lourdes, les regards scrutateurs et inquisiteurs des autres professeurs. Or, il y eut du
retard. Edward Bickley, le coordonateur du programme, celui qui devait présider la réunion et que j’avais
déjà rencontré, n’arrivait pas. C’était pourtant sur lui que je comptais, seul visage familier qu’il m’était donné
d’espérer dans ce bagne un peu snob qui me regardait, étonné comme si j’avais échoué parmi eux en costume
d’Adam le plus brut. Inévitablement, je me heurtais contre ce que j’avais précisément tenté d’esquiver.
Froncements de sourcils devant mon sourire timide et déférent. Je repérai une chaise, la plus éloignée
possible, mais il est forcément difficile d’échapper aux regards lorsque l’on détonne par notre nouveauté et
ce, surtout autour d’une table circulaire.
Ainsi, on m’interpella tout de même :
« Est-ce que tu es perdu, mon garçon ? »
L’homme s’était approché de moi, quittant par le fait même le brouillard bruyant des conversations.
Le cheveu grisonnant et le teint halé, regard perçant et haleine caféinée : sa main à la fois mince et musclée
contre mon épaule, comme si son intérêt premier était ma protection, mon orientation géographique dans ce
lieu encore inconnu de moi. Une esquisse de Chopin à cinquante-cinq ans, avec de drôles de dents entassées,
un peu proéminentes, et une lueur de jeunesse éternelle dans l’œil. Bel homme malgré tout, qui aurait pu être
mon père selon des approximations empêtrées dans ma gêne et mon inconfort, calculs rapides d’un ancien
cancre des mathématiques dont l’intérêt avait toujours été ailleurs.

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« Tu cherches la coopérative étudiante, peut-être ? Elle est exactement à ce même endroit où nous
sommes, mais un étage plus bas, au rez-de-chaussée. »
Je voulus contester, me justifier, me présenter ; mes objections furent toutefois enterrées par la voix
ondoyante, pourrait-on dire, d’une femme brune et fleurie dans une robe ample qui m’évoquait Monet. Au
moins trente-cinq ans, rides au coin des yeux mais le ventre rond de la jeune maternité : belle parce qu’elle
respirait le bonheur, la plénitude.
« Pour une fois, Pierre, c’est pas toi qui es en retard ! »
Le visage de mon interlocuteur (que je qualifierais de raté) s’éclaira d’amusement, du rire modeste de
celui qui sait se tourner en dérision.
« Ma chère Nathalie, il faut bien qu’un vieux suffisant comme moi change ses habitudes de temps à
autres ! Où serait alors le plaisir de se renouveler ? »
La dénommée Nathalie sourit à Pierre, m’en réserva les dernière miettes. Yeux d’un bleu percutant,
peau foncée, presque olivâtre : elle était finalement plutôt du type Warhol, fleurs figuratives bien définies et
manières colorées, empreintes d’une authenticité définitivement moderne. Jardin de tissu qui couvrait sa
maternité prochaine que je regardai se frayer un chemin jusqu’à une chaise libre ; effusions de salutation qui
scandaient et ralentissaient son parcours.
« Non, je ne suis pas perdu. Enfin, peut-être un peu… » repris-je, me trouvant à nouveau en
possession de l’attention de Pierre ; « Je viens pour la réunion ; je suis Thomas Renaud, chargé d’enseigner le
cours d’Histoire musicale… »
Il sembla d’abord surpris, scruta mon visage d’un autre froncement de sourcils ; jaugeur impitoyable,
vieux sage un peu visionnaire, un peu excentrique, comme j’allais le découvrir plus tard. Il ouvrit la bouche,
l’immobilisa à mi-chemin, interrompu par Edward Bickley qui entrait en trombe dans la salle, qui s’enterrait
sous les mots d’excuses, sous des prétextes transportés et fervents. Un peu essoufflé, encore ceint d’un halo
d’air froid ; presque attendrissant d’intellectualité avec la buée dans ses lunettes et ses joues tachetées du
rouge venteux : visiblement gêné de son retard inhabituel. Il prit toutefois le temps de s’approcher de nous,
sans empressement, avec la politesse héritée et échue des Anglo-saxons.
« Bonjour Pierre. J’ai vu que tu avais fait la connaissance de Thomas.
— À vrai dire, j’étais surtout en train de le confondre avec un étudiant égaré ! »
Je me sentis obligé de sourire, de feindre une tournure délurée, désinvolte, et simulai par le fait-même
un petit rire. Dissonant comme la musique contemporaine, un peu grossier même, mais ni Pierre ni Edward
ne semblèrent remarquer sa facticité derrière le masque rosé de ma réserve. J’aurais voulu ajouter quelque
chose, rendre cette méprise comique et me moquer de ce visage enfantin, de cette allure un peu adolescente
que j’avais conservés ; mais, comme toujours, ma gorge s’embarrassait et s’embourbait, ma langue

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s’enfourchait dans les mots auxquels je n’arrivais pas à penser, et je me confinais dans un silence gêné qui
reluisait du mépris des réservés et qui n’était pas le mien. Erreur fatale de celui qui ne sait pas parler. Et peut-
être cet embarras constant que je retrouvais, fidèle au poste, devant les étrangers contribuait à adoucir mes
traits, à rajeunir mon maintien, à provoquer la confusion quant à mon âge réel.
Car j’avais encore l’air tranquille et inoffensif des garçons de la petite bourgeoisie, d’un gamin que
l’on aurait dénaturé en l’affublant de chemises d’hommes et de responsabilités de grandes personnes. À
vingt-huit ans, il était presque inévitable que l’on me demanda à voir mes pièces d’identités lorsque j’achetais
de la bière et du vin ; l’on me tutoyait allégrement, sans s’interroger sur la pertinence de cette instance
locutoire ; il arrivait même parfois, plus rarement cela va sans dire, que l’on me prêtât le rôle du frère aîné,
voire du babysitteur de mes enfants lorsque j’allais les chercher à la garderie, par exemple. De fréquentes
aberrations dans lesquelles se seraient complu plusieurs personnes d’âge mûr obsédées par le vieillissement
de leur air, me complexaient un peu, m’inquiétaient. J’approchais la trentaine, j’enseignais à l’université et,
maintenant, le Cégep m’offrait une charge complète de cours, et l’on me donnait encore à peine dix-huit ans :
où pouvais-je récupérer cette crédibilité qui m’échappait parfois lorsque ma timidité maladive me poussait à
perdre mes moyens devant un groupe, à oublier les bribes de théorie que je maîtrisais pourtant en temps
normal ?
« Oui. J’ai aussi été surpris par ses airs adolescents lorsque je l’ai rencontré la semaine dernière.
— Veinard, va ! »
Conserver cet air amusé. Serrer doucement la main qu’il me tend. Hocher la tête pour témoigner que
je suis toujours la conversation avec intérêt. Déplacer mes yeux vers Edward, les reposer sur Pierre.
Naturellement. Surtout ne pas laisser place à l’embarras qui me taraude, qui me vrille l’estomac et m’amortit
l’esprit.
« Tu vas voir, dans quelques années, tu seras heureux de faire dix ans de moins !
— C’est ce que les gens me disent habituellement, oui.
— Je vais vouloir te rencontrer, Thomas, après la réunion. » me dit Edward, de cette voix basse, un
peu feutrée qui était la sienne.
« Enchanté de faire ta connaissance, Thomas ! Tu verras par toi-même, c’est bien ici : ce sont nos
allures dépareillées d’intellos hétéroclites qui sautent d’abord aux yeux, mais nos collègues sont des gens
extraordinaires. Impliqués – certains plus que d’autres, tu les repéreras rapidement – et intéressés : enfin,
c’est ce qu’il faut pour enseigner dans ce programme où les étudiants le sont, d’abord et avant tout. Les
élèves sont curieux, ont l’esprit vif et la question facile : leur enseigner est un privilège ! Et tu t’adresses à un
vieux prof qui en a vu passer, des cohortes et des générations ! Presque trente-cinq ans d’enseignement à mon

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actif, et je peux te dire que c’est aux élèves du programme que je préfère encore avoir comme public à mes
soliloques socratiques ! »
Edward Bickley, qui s’était entre temps éloigné, nous fit signe qu’il était prêt à commencer la
réunion. Les bruissements de conversations s’amortirent en un decrescendo admirable, et Pierre m’entraîna à
prendre place près de lui. Garant de mon apprentissage, de cette découverte des jeux de coulisse plus ou
moins officiels qui serait mienne.
Un peu à l’étroit entre ces épaules habituées à se côtoyer, au travers ces sourires convenus sur des
questions dont je ne cernais pas toujours le comique, j’observais. Avais-je le choix, figure inconnue et
échouée comme par erreur dans ce foisonnement multicolore ? Amétrope et kaléidoscope. J’étais un piètre
observateur, d’ailleurs pris à son propre jeu d’étude, étant moi-même la cible offerte, brûlée par tous les
regards curieux qui se portaient, de manière de moins en moins délicate, sur moi et mon désarroi.
« Nous allons donc commencer la réunion, si vous le permettez, à… huit heures quart. Je propose de
présider cette assemblée, à moins que l’on ne s’y oppose…
— J’appuie ! » s’exclama Pierre à ma gauche, aussitôt imité par un homme fluet et gris, autant par
ses cheveux foncés s’éclaircissant que sa chemise argentée un peu défraîchie.
« Avant de vous partager l’ordre du jour, permettez-moi de vous présenter M. Thomas Renaud qui
remplacera Jean-Paul Martel dans ses fonctions de professeur d’Histoire musicale. Si vous avez des questions
concernant son cheminement ou des suggestions quant à son cours – ce qui avait soulevé plusieurs débats
assez épineux lors des dernières années, Thierry doit s’en rappeler mieux que quiconque… »
L’assemblée se tourna vers un homme petit, sombre et velu ; blessé dans cette dignité à laquelle il
semblait tenir plus que tout, il sourit légèrement, torsion feinte à travers la barbe, et croisa les bras.
« Thomas se fera un plaisir de vous répondre, ou de discuter avec vous. J’ai d’ailleurs eu la chance
de découvrir sa conversation riche, variée et agréable ; j’espère y trouverez-vous les mêmes agréments ! »
Le teint enflammé, cramoisi et bancal : je voulais m’ensevelir et échapper à tous ces yeux intrigués,
peut-être un peu jaloux des éloges d’Edward qui m’avait l’air d’un grand homme admiré de ses collègues,
peut-être aussi soulagés de constater la jeunesse et l’intérêt chez le jeune successeur de M. Martel. Il était trop
tard, l’attention était rivée à moi, à mon embarras indéfectible, à mon sourire crispé entre mes pommettes de
polichinelle.
« Maintenant, enchaînons avec l’ordre du jour ! »
Je fus un peu décontenancé par ce protocole que je ne m’attendais pas à rencontrer dans cet
établissement collégien où le costard était déconseillé, l’affabilité encouragée et la distanciation de plus en
plus absente entre le corps professoral et les jeunes étudiants. Je regardais mes collègues s’affairer, gribouiller
des mots au passage, s’étonner, et je les étudiais, leur maintien, leur visage criblé de vie, leurs propositions et

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leurs imprécations à l’égard de telle ou telle question qui m’échappait. Je contraignais mon esprit à demeurer
sur l’essence des propos échangés, mais il divaguait, il s’attardait sur des points impertinents, des détails
physiques sans intérêt, des considérations purement esthétiques qui ne feraient jamais de moi un collègue
intelligent, aux interventions appropriées, édifiantes à la discussion.
L’être humain moyen est un animal définitivement médiocre. Avant d’être rationnel, social ou porté
vers l’humour, il se complaît dans l’ordinaire, dans le mitoyen qu’il s’imagine grandiose et unique. Ce constat
percute toujours davantage lorsque nous entrons pour la première fois dans un endroit inconnu, peuplé de
nouveaux visages. Les traits sont flasques, grossiers, éminemment communs ; les voix ternes, les esprits
fades, la culture limitée. Lorsque nous intégrons un nouveau milieu, c’est la médiocrité foncière qui nous
saute d’abord aux yeux, qui nous aide à réaliser que nous ne sommes pas aussi lamentables que nos
incertitudes nous poussent à le croire dans nos pires moments. C’est aussi cette insignifiance répandue qui,
par contraste, met en lumière la grandeur des quelques êtres exceptionnels qu’il nous est donné de rencontrer,
aléatoirement peut-être, au gré de nos pérégrinations existentielles.
Cette femme était l’une de ces personnes qui captent notre regard et notre attention dès que l’on pose
les yeux sur elle. Sans même ouvrir la bouche, son visage parlait de lui-même et disait la Beauté vraie,
irréductible, immémoriale. Lumière et éther dans cette tiédeur grisâtre d’une salle tristement épurée, joues
légèrement rosies et diamants bruns en guise d’yeux sur un teint pâle, froid. Pas seulement belle (quoiqu’elle
le fût vraiment), même un peu fanée par les années, mais sans contredit fascinante. Regard intelligent et
bouche rose qui s’abreuvait de rires, de soupirs à peine perceptibles, de fines conversations ; yeux
étrangement affligés derrière tout cet éclat et cette brillance qui avaient dû faire de sa jeunesse un
foisonnement d’esthétisme et d’amour. Les cheveux blond cendré très pâles dans ce rai de soleil
particulièrement fade, mais le visage qui irradiait de lumière, de caractère. Les traits fins changeaient
d’expression à mesure que nos collègues s’échangeaient le flambeau de parole qu’elle n’avait d’ailleurs pas
encore pris – ce qui ne saurait d’ailleurs tarder – ; le faciès passait d’un accord tacite et souriant à une
indignation muette, polie. Plus je l’observais, et plus elle me captivait, me fascinait : ses cils noirs, son nez
droit et son teint de porcelaine qui reflétaient l’image que j’avais conservée de cette Mlle Godebska au piano
chez ma grand-mère. Les réflexes de ma prime jeunesse s’imposaient, mais je les refrénais. J’avais envie de
tendre le bras vers cette femme, de tâter d’une main respectueuse l’auguste figure pour sentir tout contre ma
paume la douceur et la chaleur de la Beauté brute, en posséder quelques émanations au creux de mon bras et
les conserver précieusement.
Et dans l’entrelacs de mes réflexions, sa voix avait sailli : elle s’était mise à parler. Des paroles que je
ne recueillis pas, un avis personnel, une objection peut-être. Un timbre grave et délicat, guindé par un français
international et une préciosité un peu affectée. Mais ce fut surtout la ligne mélodique de ses propos qui me

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frappa, cette musicalité indéniable, chevillée à même ses mots, qui l’affublait d’un charme unique et qui
m’évoquait le Beau, le Vrai ; douceur et suavité qui, dans tout ce maniérisme d’organdi et de soie rose, se
détachaient par fragments et effaçaient les derniers relents cérémonieux de sa voix.
Paradoxe des femmes qui fascinent, impérieuses, raffinées, extrêmement intelligentes : la panthère
sanguinaire de Paul Morand qui trépigne et qui offre sans calculer, qui boude et qui aiguillonne le génie. Elle
me semblait être l’avatar humain de La Valse de Ravel, somptueuse, grande, décadente, fatale ; et, derrière
l’impassible apparence de mon regard déférent, j’exultais d’admiration et m’étonnais de voir l’indifférence
partagée par tous ces gens qui l’entouraient et qui m’apparaissaient comme insensibles à l’esthétisme et à l’art
le plus pur.
La médiocrité du commun s’échelonnant sur les sphères physique, psychologique et intellectuelle de
l’humain, j’attribuai cette ataraxie à l’incapacité dont fait preuve la plupart, inaptitude d’ailleurs entretenue
par notre éducation largement lacunaire, à vraiment apprécier une œuvre d’art comme il se doit. La réunion
s’écoulait, je n’écoutais plus, j’épiais le visage où des particules de beauté naissaient et se renouvelaient sans
cesse, me percutant toujours davantage, saisissant violemment mes cordes les plus sensibles.
Elle finit par poser les yeux sur moi, doux yeux de renarde futée, un peu farouche. Intriguée, peut-être
même outrée par l’insistance de mon regard. L’anastomose de mes prunelles et des siennes dans ce
fourmillement de paroles et de cogitations professionnelles. Elle me regardait avec cette même curiosité,
probablement surprise d’être la mire d’un regard aussi attentif que le mien l’était en cet instant, et je ne pus
faire autrement que lui sourire pour simuler le naturel. Sourire poli, qu’elle imita par obligation.
Elle devait me trouver bien étrange, elle était d’ailleurs dans son droit. Je m’imaginais suivre le filon
de ses pensées, funambule de son esprit auquel je ne connaissais strictement rien. Je m’accrochais aux vagues
idées que je tissais distraitement, me délassais en lui prêtant les craintes que j’entretenais à mon égard :
« mais qu’est-ce qu’il me veut, celui-là, à me regarder avec ses yeux d’enfant perdu ? »
Je détournai donc le regard et feignis de suivre les propos d’Edward, qui avait repris la parole et qui
s’interrogeait sur la pertinence de la structure de quatrième cours de français.
J’accostai Pierre, tout bas.
« Qui c’est, cette femme là-bas ?
— La jolie brune avec les lunettes et les sourcils foncés ? C’est Léonna Törsten, prof d’Histoire de
l’art. Intéressante et allumée, mais snob jusqu’au bout des ongles, si tu vois ce que je veux dire…
— Je parlais plutôt de sa voisine, la femme blonde.
— Ah, elle. Florence Roy. Prof de littérature, aussi impliquée dans la vie collégiale qu’elle est
brillante mais protocolaire. Ce qui lui nuit, parfois, si tu veux mon avis. Pourquoi ?

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— Oh, pour rien… Elle me rappelait quelqu’un. Vous savez, les ressemblances un peu aléatoires que
nous offrent les rencontres que nous faisons… »
Il acquiesça, et je me demandai alors pourquoi j’avais ressenti ce besoin de justifier l’intérêt soudain,
arbitraire que j’avais eu à connaître l’identité de cette jolie dame. Après tout, elle ne faisait qu’être belle
parmi l’insignifiance, d’une beauté un peu défraîchie par le temps mais qui n’en était que plus touchante pour
mon regard perverti par ma conception impressionniste des choses. Beauté gigogne et sibylline des artistes
ratés et petit-bourgeois.
La réunion finit par s’écouler, victime d’un temps capricieux et irrégulier quant à son déroulement.
Remuements de papier, de mots soufflés à son voisin ; on se levait, se regroupait et les conversations,
guillotinées par le silence imposé du début de la réunion, purent reprendre là où elles étaient tombées. Mais je
restais immobile à travers ce flux de mouvements, ce bourdonnement constant ; empêtré dans une timidité
malhabile, dans des compétences personnelles mal appropriées par ma personne. Je regardais ces collègues
avec lesquels il me faudrait travailler, qu’il me faudrait apprivoiser, pour lesquels je devais percer cette bulle
de silence qui m’entourait ; je les voyais s’esclaffer, s’informer, se flagorner peut-être, et comprenais que je
ferais un jour partie intégrante de ce monde que j’analysais d’un œil de musicien atavique, avec des
références rigides d’historien de l’art attentif.
Je me rappelai qu’Edward m’avait demandé plus tôt, et j’allai jusqu’à lui en évitant maintenant de
trébucher dans tous ces regards dont je sentais le poids contre mon dos.
« Vous vouliez me parler ? »
Il leva des yeux distraits vers moi et je remarquai alors que, derrière les lunettes, une grande fatigue
criblait le brun de veinules écarlates, tachetait de gris-violet le bas des paupières. Une fatigue, certes, je ne
pouvais le nier, mais surtout une molle tristesse, une mélancolie alanguie, comme des relents de remords
secrets au creux de ses prunelles que je n’avais pas remarqués à son arrivée. Comme s’il s’était aperçu de mes
récentes observations, il retira ses lunettes d’un geste machinal et frotta ses yeux. Longs doigts qu’il m’avait
dit être d’ancien pianiste, et l’alliance qui capta un rayon de lumière et le réverbéra. Visage à demi-caché
pour dissiper toute trace de chagrin sibyllin, de tourment indicible mais présent. J’étais là devant lui, devant
son visage un peu étique et blafard, son maintien éthique et peu bavard, et j’eus alors l’impression de
discerner toute la faiblesse de cet homme qui m’apparaissait comme le pilier même de ce beau programme
tant vanté par Pierre. Pilier, certes, mais un pilier qui tremblait, qui vacillait presque dans ses derniers efforts
pour soutenir la muraille fissurée de sa contenance qui risquait de s’écrouler d’une minute à l’autre. Mais il
tenait bon et, entre les pans de sa dignité et de son courage, il me sourit.

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« Oui. Sauf que je dois d’abord passer au bureau pour y régler quelques urgences. Ça te dérangerait
beaucoup de m’y rejoindre dans une dizaine de minutes ? Je vais dîner avec des collègues, tu peux te joindre
à nous si tu veux… »
J’acquiesçai un peu machinalement, pourtant sans grande conviction ; et puis, c’était l’occasion
idéale de m’intégrer, de faire un pas hors de cette bulle à laquelle ma timidité, possessive et jalouse, me
condamnait.
« Bien ! On se rejoint à mon bureau vers onze heures trente, d’accord ? »
Il me quitta alors un peu rapidement, me laissant seul au milieu de ces lambeaux de groupe qui
s’attardaient encore entre les flaques de lumières sur le sol. Il m’était évident que je n’avais plus rien à faire
ici, et je ne me sentais ni tenté, ni d’attaque pour intégrer l’un de ces petits trios complices, chuchotant leurs
confidences et leurs dolences.
J’optai donc pour la bibliothèque où je feuilletterais distraitement un magasine culturel ou un court
roman. Le corridor par lequel j’allais rejoindre le lieu prévu m’offrit le sillage parfumé de cette Florence qui
m’avait fasciné pendant la réunion, effluves que je suivis comme un fil d’Ariane et qui m’évoqua les fleurs
musquées, les odeurs légères et élégantes des belles femmes d’une époque révolue. Ses pas résonnaient,
martelaient le parquet de linoléum et je m’amusais à les étoffer mentalement de fragments mélodiques, de
l’harmonie fugitive et inexistante de la musique de ma fascination.
Et seulement avec cette odeur, cette présence presque irréelle au-devant de moi, j’attrapai au vol une
inspiration assez grande pour l’écriture d’une symphonie, d’un ballet, d’une valse grandiloquente même,
œuvre qui m’aurait valu plusieurs honneurs si mon talent était allé au-delà de l’interprétation et de l’analyse
musicale. Mais la fibre mince du compositeur, enfouie à quelque part en moi, était probablement beaucoup
trop loin, beaucoup trop fragile pour que je me risque à la titiller un peu. Et même la nouvelle égérie de mes
sursauts créatifs ne pouvait en rien fortifier cette substance inventive qui fuyait ma tête, mes doigts lorsque,
parfois, je m’assoyais au piano et quêtais l’innovation.
Et puis, probablement qu’en côtoyant Florence Roy, les blandices inconscientes de son visage de
porcelaine me laisseraient peu à peu de marbre, indifférent devant l’exaltation qu’elle suscitait chez moi ; et,
éventuellement, je ne verrais plus en elle la réincarnation d’une Vénus blanche de chypre lettrée et précieuse.
Sur ces dernières pensées, je me mis à siffloter La Valse de Ravel, imprégnée à même mes réflexions
depuis cette rencontre pour le moins saisissante et inoubliable avec l’idéal pâli de mes conceptions les plus
esthétiques.

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MARIANNE
Caprice en Do mineur, « Cachemire noir »
Moderato expressivo (ad libitum)

Le cachemire de ma nouvelle veste était presque aussi doux que la caresse de son beau regard velouté
alors qu’il traversait la cafétéria et que, de ma chaise un peu en biais, je captais l’éclat de ses yeux rêveurs.
Longue silhouette sombre et svelte entre les uniformes d’inspiration écossaise et les rires fluets et sonores ;
ses yeux qui traînaient, qui feignaient l’errance et que j’aimais rencontrer de mon regard scintillant et
chamarré. Je me faisais croire qu’il me cherchait à travers toute cette foule de jeunes filles plus ou moins en
fleur ; qu’il portait cette jolie chemise bleu ciel pour rayonner à mes yeux, car il savait que, l’heure du midi
sonnée, c’était mon regard qui allait l’attendre à la débouchée de la file au comptoir et qui allait saisir chacun
des mouvements de son passage jusqu’à la table des professeurs. Je rêvais au jour où mon regard allait être
l’objet de son attardement entre tous les autres. Le cachemire de ma veste me réchauffait le cœur et la fierté,
mais je l’aurais volontiers brûlée si j’avais pu, en échange, jouir de la possibilité de passer une unique soirée,
seule à seul, avec Éric Richer.
Mon amie Alexandra, tout comme ma mère d’ailleurs, avait ri ce matin où, pour la première fois,
j’avais porté ma veste de cachemire à l’école. Dépense ingrate et prompte de tout l’argent que j’avais reçu
pour Noël, cardigan noir pour snober ma mère et ses nombreuses chaînes en simili-or, dix dollars chez Aldo
Accessoires. Veste de cachemire et collier de perles, et ma mère qui portait son jugement tranchant et
méprisant sur la classe intemporelle que j’arborais, qu’elle abhorrait. À peine quinze ans, et mes airs de
vieille précieuse sclérosée par un classicisme suranné ; puis, elle se tournait vers ma sœur Émilie,
outrageusement fardée, et lui empruntait quelque veste colorée qui seyait à son corps encore menu malgré ses
quarante-cinq ans.
« Voyons, Marianne, du cachemire à ton âge : tu te prends pour qui ? »
Ma mère avait beau tourner en ridicule ma petite veste de cachemire, ses paroles me laissaient de
marbre et suscitaient chez moi, même, l’envie de la porter davantage, de l’exposer à tous les regards
insignifiants qui pourraient me juger d’après elle. Je me fichais royalement de ses conseils pétris dans la
médiocrité, de ses pointes de raillerie serties de philosophie simpliste : cette jeune fille aux longues boucles
brunes, serre-tête blanc et perles ivoirines, que me renvoyait le miroir me plaisait beaucoup dans cette
nouvelle acquisition. Et je pensais peut-être pouvoir enfin attraper au vol, infime quantité il va sans dire,
l’estime de soi douce et chaleureuse dont il me manquait alors énormément.
Toutefois, les remarques moqueuses d’Alexandra m’avaient atteinte là où celles de ma mère avaient
échoué. Si bien que, mon premier cours à peine commencé, j’avais roulé en boule ma veste et l’avais enfouie,

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tristement froissée, dans le fond de mon sac, pour supputer les raisons qui m’avaient poussée à me procurer
cette pièce. Achat insouciant, incongru pour une jeune fille qui glorifiait l’intelligence, profanateur du bon
sens par un attrait trop grand pour l’élégance des siècles derniers. J’avais eu envie de blâmer ma mère devant
Alexandra ; construire une histoire comme je savais si bien le faire, me moquer de son mauvais goût et de son
incompréhension de l’esthétique contemporaine, puis me promettre secrètement de ne plus jamais porter le
cardigan devant Alex. Les soliloques biologiques ou les règles sur les participes passés explicités pour la
dixième fois cette année servaient de trame de fond à mes délibérations. J’adorais le cachemire, et celui de
ma veste me ravissait ; toutefois, le regard cruel et implacable d’Alexandra était tout autant robuste que mon
amour éclectique pour les étoffes fines, et j’en vins presque à regretter de ne pas avoir utilisé l’argent de Noël
pour garnir ma garde-robe beaucoup trop sobre de morceaux Volcom ou American Eagle. Me fondre enfin à
la masse médiocre, au massacre médiatique que je fuyais, et rendre ma mère fière en réintégrant les rangs
désertés depuis peu. M’approprier mon adolescence jusqu’aux tréfonds de mes goûts et de mes valeurs, et
laisser tomber les fards et les fantasmes de l’âge adulte ; déterrer ma jeunesse du placard consacré où je
l’avais enfouie, ne plus exploiter mes traits sérieux qui faisaient quelques années de plus, et retrouver le
parfum vivifiant de l’adolescence lisse et bronzée. Ôter les perles de mon cou et le cachemire de ma peau
pour enfiler des espadrilles un peu salis et un short très court, puis courir les fêtes éthyliques et les garçons
boutonneux aux quatre coins de mon quartier bourgeoisement pourri.
La neige qui s’était mise à tomber m’émouvait, elle ressemblait à Noël et au bonheur presque
indécent d’un feu de foyer, d’un café au lait et d’un roman aux pages fines et odorantes. Et Éric Richer qui
avait passé sa tête dans l’entrebâillement de la porte du local de géo, la mine espiègle et un peu usée, qui se
penchait pour adresser quelques mots à Daniel Simard tandis que nous travaillions sur nos projets en équipes,
m’avait redonné confiance en la beauté de ma veste de cachemire. Noir qui me rappelait la couleur et la
douceur de ses yeux. Je l’enfilai donc, à nouveau convaincue de son élégance et la beauté classique dont elle
me pourvoyait, blasphémant les jugements maternels et amicaux pour l’œil aguerri et insaisissable d’Éric
Richer. Immoler les mots doux et la connaissance facile, et jouer mon âme pour le regard d’un homme marié,
presque un inconnu : le début de la liberté et de l’indépendance commençait pour moi par leur ajournement
en m’agrippant, pour ainsi dire, aux effluves aromatiques et épicés de son sillage ; comme si, pour m’extirper
des griffes acérées et manucurées de ma mère, je devais absolument me jeter dans un autre piège, un guet-
apens à la gueule béante et au souffle chaud, aromatique et doré, comme l’alliance qu’il ne portait même pas.
« Marianne ? »
La voix un peu rêche de Cassandre m’avait extraite, lentement, des sphères méditatives de mes
préoccupations, et je quittai avec peine ce brouillard grisant de la théorisation amoureuse à ses débuts.
« Dans quels nuages étais-tu donc pour être aussi distraite?

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— Dans des cumulo-nimbus, imposants nuages gris, un peu rosés, précurseurs d’orages et de grêle.
Tu vois, je me souviens encore de mes cours de physique avec M. Richer !
— Ouain, mais je comprends pas pourquoi : tu n’écoutais jamais !
— Mais elle a lu par exemple ! » ajouta Alexandra, un peu cynique à l’égard de mon amour des
belles-lettres et du lustre dont elles me couvraient, dont je m’enorgueillissais.
« Je me suis bâti une tour d’ivoire culturelle tout en captant ça et là quelques bribes d’informations
sur les phénomènes naturels : quoi demander de mieux ?
— Une moyenne acceptable en sciences physiques ? » suggéra Clara, silhouette grêle et enfantine,
brune et blanche de délicatesse et de naïveté assise à ma gauche.
Je ne fis que rire au raisonnement logique, drôlement cartésien de Clara ; mais dans toute cette
rationalisation, dans cet utilitarisme pratico-pratique et bien moderne, je cernais toute la pensée de mon amie
attentive, depuis son plus jeune âge, aux manifestations scientifiques du monde qui l’entoure. Plaisir de viser
juste, de saisir l’essence de mes amies dans leur tempérament le plus subtil, le plus épuré que tout ce qui me
restait d’écoute et d’attention à celles de ma caste, pour ainsi dire, suscitait ; plaisir que je savourais d’ailleurs
pour l’une des dernières fois, dérobée comme je l’étais par mon égocentrisme grandissant, désintéressé par ce
qui ne concernait ni mes préoccupations, ni ma personne.
« C’était pourtant bien parti, avant que je décide de n’avoir plus envie d’écouter les explications un
peu floues de M. Richer ! »
Ils se présentaient toujours ainsi, les dîners avec mes amies. Six ou sept jeunes filles qui se moquaient
gentiment les unes des autres, qui mettaient en lumière les petits travers dont, après presque trois ans passés
ensemble, elles connaissaient les manifestations, la fréquence ; petite bande presque proustienne, la sensualité
poétique en moins ou, peut-être, simplement passée inaperçue par mon œil de qui en faisait partie intégrante.
Alexandra, Cassandre, Corinna, Méganne, Clara et moi, microcosme amical et verdoyant de rires, sur ses
derniers mois de solidité ; petit clan quand même ouvert sur le monde, sur le point de s’effriter, de se
désagréger par les ravages temporels et évolutifs de l’adolescence ; six ou sept âmes encore unies par les
personnalités informes, flasques, émergeant tout juste de l’enfance et encore marquées par la capacité de
celle-ci à tisser des liens avec tous, faisant fi des tempéraments et des convictions profondes de chacune.
Corinna revint sur le sujet initial, celui pour lequel on nécessitait ma présence spirituelle.
« Méganne a reçu un courriel au conseil des élèves qui leur annonçait qu’il allait y avoir un spectacle
pour venir en aide aux victimes du tsunami, et que les profs allaient y participer. »
La nouvelle s’était logée en mon cœur pour y rugir, remuer puis ébranler toute ma contenance,
déloger ma préciosité. J’eus peine à empêcher mon rire, me crispai pour en retenir les éclats au fond de ma
gorge. Joues qui deviennent soudainement toutes chaudes et l’estomac qui se tord d’effervescence,

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d’énervement : toute cette joie contre une poitrine à peine formée, derrière ce cachemire doux et cette jupe
écossaise laineuse. Éric Richer allait assurément nous offrir une performance musicale pour une cause si
louable, je ne pouvais en douter.
Les rumeurs m’étaient parvenues bien avant, comme à la plupart d’entre nous, que M. Richer
entretenait encore quelques lubies chansonnières : qu’il était, en somme, un chanteur raté travesti en
professeur de sciences distribuant à ses collègues excédés des albums concoctés chez lui, dans un home-
studio perclus entre des boîtes de vieux livres et un sac de couchage comme mur insonorisant. Rumeurs
pittoresques qui suscitaient une sympathie secrète pour ce grand gamin vieilli aux grands yeux d’épagneul
triste, qui provoquèrent, pour la première fois chez moi, un pincement au cœur attendri, presque amoureux.
« En as-tu entendu parler, Marianne, par Mme Jolicoeur ou Mme Cotillard ? » demanda Méganne,
faisant allusion à la proximité dialogique que j’avais récemment revendiquée par mes questions après les
cours, par mon intérêt accru pour l’art dramatique et la littérature auprès de ces deux professeures.
Interrogation dans laquelle je crus percevoir, peut-être par méprise, une pointe acérée de jalousie.
« Non. Qu’est-ce que c’est que ce spectacle ?
— Ben c’est la pasto qui organise ça. Et, paraît-il, nos professeurs vont tous monter un numéro. Alors
je me suis dit que ça t’intéresserait probablement, vu cette passion grandissante que tu sembles avoir à leur
égard… »
Un éclat verdâtre passa dans le bleu pervenche des yeux de Méganne, comme si cette lueur
m’accusait de vilenie, d’une excentricité douteuse et dédaignable. Son visage doré, parfaitement ciselé s’était
tourné vers moi ; il me narguait de sa beauté, de son maintien on ne peut plus conforme à celui d’une jeune
fille de bonne famille du vingt-et-unième siècle. L’archétype de l’adolescente modèle, la fille dont ma mère
aurait probablement souhaité que j’endosse les traits. La plupart de mes amies n’avaient d’yeux que pour
Méganne, les professeurs appréciaient hautement sa conversation polie et son sourire constant, mais moi, je
ne l’aimais pas.
J’avais beau m’emmurer dans un mutisme intraitable sur ma récente fascination à l’égard d’Éric
Richer et de ses intimes, il me semblait que Méganne, par sa vive intelligence, savait déjà tout. La torsion de
ses lèvres minces, la manière dont elle posait les yeux sur mes épaules avec une désolation hautaine, le
sourire entendu qu’elle m’apparut ensuite offrir à Alex : elle comprenait mon trouble, s’en délectait, et raillait
méchamment l’absurde de la chose.
Même si tout le monde n’en avait que pour Méganne, son hypocrisie et son rayonnement perpétuel
de grande blonde aux jambes bronzées m’exaspéraient ; je n’y croyais plus, feignais un sourire, une amabilité
à son égard pour le bon fonctionnement de notre petit groupe. Et derrière mon visage pâle et mes grands cils

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fardés, je molestais ma haine jalouse, la rouais de coups imaginaires pour qu’elle demeure tapie dans un coin
de mes pensées où personne, hormis moi, ne la saurait vivante.
Toujours le sourire, la fausse amitié comme celle des salons mondains de la Belle-époque dont
j’avais une nostalgie inexplicable et un désir croissant.
« Oh, ça m’a tout l’air génial ! Mais j’en ai pas entendu parler ; as-tu plus de détails ? Qui est-ce qui
participe, et qui fait quoi ?
— Non, ils m’ont dit qu’on recevrait plus de détails au courant de la semaine. »
Mouvement évasif de ses longs doigts graciles, et elle se tournait avec empressement vers Alexandra
pour amorcer une autre discussion dont je ne pris même pas la peine de porter attention au sujet tant j’avais
envie de discuter de ce spectacle. J’imaginais déjà l’orchestre, M. Richer et sa guitare aux mille éclats, et une
pièce aux accents qui rappelleraient ceux d’un Paul Piché, d’un Aznavour moderne. Je m’impatientais déjà
d’avoir, non seulement de plus amples informations concernant l’événement, mais surtout d’y assister, d’y
finalement entendre la fameuse voix de mon ancien professeur escalader les arabesques tortueuses de ses
compositions.
Je jetai à nouveau un regard sur son dos voûté à la table où il mangeait, ses cheveux sombres qu’il
n’avait probablement pas peignés. Regard que je faisais glisser contre son col, avec lequel je caressais son
oreille, l’os saillant de sa mâchoire, la courbe drôlement accentuée de sa lèvre supérieure. Il discutait avec ses
collègues, les graciait d’éclats de rire guillerets, les saupoudrait de son estime qu’il me semblait impossible de
capter. Moi qui n’avais même pas droit à un vrai regard quand l’on se croisait par hasard dans le couloir,
seulement l’effleurement inconscient de ses pupilles erratiques, un obstacle parmi d’autres dans le balayage
du paysage fade et beige des corridors, que n’aurais-je pas donné pour pulvériser mes quinze ans, pour
déguster un café en sa compagnie, ses yeux ne dessoudant pas des miens, et les rires, geysers musicaux de
gaîté, jaillissant dans l’air à tout propos, comme les amoureux qui rient du bonheur seul d’être ensemble ?
J’aurais voulu m’étouffer avec la gorgée de jus que je venais d’avaler pour les dernières pensées qui
venaient de se former. Vouloir agir avec Éric Richer comme le ferait sa maîtresse était à des kilomètres de
mes intentions, de mes ambitions ! La trentaine avancée de son âge me rebutait un peu, surtout qu’il était
mari, père, professeur de toutes mes amies : jamais je n’aurais consenti à m’exhiber main dans la main avec
sa compagnie obsolète et indigner les étudiantes ébahies, dédaigneuses de nos amours et des quelques vingt-
trois ans qui nous séparaient, qui nous rendaient inaccessibles l’un pour l’autre.
Mon visage s’était troublé, ce que ne manqua pas de noter Cassandre de son œil perspicace.
« À quoi penses-tu ? »
Je lui souris : je désertais les rangs amicaux pour voguer, librement, sur les vagues houleuses de
l’océan Éric Richer.

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« Pas grand-chose. J’ai hâte au spectacle du tsunami, et m’imagine déjà les numéros. »
Les pupilles de Cassandre irradièrent momentanément, et je vis dans cette lumière fugitive toute la
conscience qu’elle avait de ma nouvelle fascination. Toute la perspicacité que lui conférait son esprit
sémillant semblait venir percer à jour le secret qu’il m’était le plus important de masquer, et je craignais la
trop grande connaissance qu’elle avait de moi. Mon intérêt grandissant comme un livre ouvert, et la silhouette
reconnaissable entre toutes d’Éric Richer qui flânait lascivement dans ma tête. Le voile de ma peur jeté au
hasard sur l’écran tacite de mes pensées intermittentes.
« Tu penses à qui, en particulier ?
— Personne. Peut-être un poème lu par Nadine Cotillard. Une chanson d’Éric Richer. Une pièce de
théâtre avec Christine Jolicoeur et Richard Blouin. »
Quelques années plus tard, dans un cours de philosophie socratique au collégial, on m’apprit une
règle pour déchiffrer les textes de Platon avec une meilleure acuité, une plus grande compréhension : lors
d’une énumération de trois éléments, celui du milieu est toujours le plus important, celui auquel on doit porter
une attention toute particulière. Sans le savoir – car mes lectures, bien que précoces, n’avaient pas la
prétention d’aller au-delà de la modernité – j’appliquais cette constante dans mes propos à l’égard d’une
Cassandre qui devenait à la fois suspicieuse de mon innocence et l’oreille tant voulue de mes préoccupations
professorales.
« Oh, tellement, une chanson d’Éric Richer !
— Tu l’as déjà entendu chanter, dis ?
— Une fois, en cours d’art, Mme Picard avait mis son cd. C’est bien, je trouve.
— Oh, ça a l’air de quoi ? J’aimerais tellement l’entendre !
— Je ne m’en rappelle plus très bien. Pop acoustique, dans ce qu’il y a de plus québécois. Ça me
rappelait Harmonium, un peu.
— Oh ! J’adore Harmonium ! » Ce n’était qu’en partie vrai, je ne connaissais qu’une ou deux pièces
de ce groupe des années soixante-dix et me jurai de le découvrir en plus grande profondeur dès mon retour à
la maison. « J’aimerais tellement entendre Éric Richer : ce serait si drôle ! »
Les joues crème de mon amie s’affublèrent de fossettes et de teintes rosées, texture de son visage que
je pris comme un affront au mystère nouveau dont je m’entourais. J’imaginais son intelligence tisser
précisément les bons liens entre mes dernières paroles et le regard insistant que je posais sur Éric Richer, et
m’en voulais d’être autant à la merci de mes sensations. Cassandre avait beau être plus dupe que je la croyais
derrière le filtre de ma paranoïa, j’entretenais ma peur avec une minutie presque maniaque, comme si son
regard était apte à déceler toute manifestation de mon pauvre amour déjà muselé. Comme si j’allais être
capable, de toute manière, d’éternellement le lui cacher.

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Je voulais que l’on parle d’Éric Richer, que l’on disserte, distille l’essence même de son être, de ce
rôle temporaire qu’il avait eu dans notre parcours scolaire, dans nos vies, pourrait-on dire ; que pouvais-je
ajouter sans éveiller les soupçons que j’imaginais déjà grandissants chez Cassandre ?
Égarée dans mes peurs et mes pensées, je n’entendis pas Alexandra qui m’interpellait :
« Marianne, ça t’intéresse vraiment pas, hein, ce qu’on dit ?
— Quoi ?
— Mais voyons, à qui est-ce que tu penses donc autant pour être toujours sourde à nos appels ?
— Elle pense à Éric Richer et à sa musique ! » répondit Cassandre, riant, et mes joues cramoisies et
moi voulûmes l’étrangler.
« N’importe quoi ! » réussis-je à articuler, inapte à cerner l’ironie et le hasard des dernières paroles de
mon amie. « C’est pas parce qu’on vient d’en parler que je vogue avec son image dans mes nuées
spirituelles !
— Ouain, ben viens dont voguer avec nous dehors, on va faire une bataille de boules de neige ! »
L’immaturité de mes amies m’excédait, mais je me préparai toutefois à les suivre lorsque le carillon
usé et grinçant du haut-parleur nous força à rester assises.
« Pardonnez-moi de vous déranger, les filles, c’est Jean-Claude Laflamme à l’appareil pour vous
annoncer un grand événement ! »
Méganne se pencha vers nous, des pans dorés de sa chevelure tombant négligemment sur les côtés de
son visage.
« C’est probablement le spectacle dont je vous ai parlé ! »
M. Laflamme enterra toutefois le reste de son chuchotement, que je ne discernai pas. Une
insignifiance ou une pointe hypocrite à mon égard, qu’en savais-je ? Cela ne m’importait d’ailleurs pas du
tout, exacerbait seulement mon désintérêt croissant à son égard et à celui de certaines de mes amies.
« Ce grand événement, en fait, peut se subdiviser en plusieurs parties. Premièrement, c’est votre
chance actuelle de jouir de la santé, de l’éducation, de la vie qui est un événement grandiose en soi. La vie,
chères étudiantes, n’est pas assez exaltée dans notre capitalisme confortable où on a un bouton pour tout, pour
nos machines et nos messages de tendresse. »
Les discours de Jean-Claude Laflamme, mièvrement eucharistiques, m’avaient toujours exaspérée.
Mais mon enthousiasme refréna aisément ma langue qui s’apprêtait à claquer d’indignation.
« Deuxièmement, je vous fais part avec une grande fierté que le collège s’impliquera dans l’aide
humanitaire pour les victimes du tsunami en vous proposant un spectacle qui mettra en vedette quelques-uns
des plus beaux talents de notre école. Vous aurez donc la chance d’assister, peut-être, aux débuts artistiques
de l’une de vos consœurs ou admirer les talents secrets de vos professeurs préférés ! Ce spectacle unique,

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jamais vu précédemment, aura lieu le jeudi trois février à treize heures à l’auditorium, et l’entrée vous coûtera
un modique deux dollars. Entre des bonbons ou un verre de slush aux fruits, et la solidarité envers les plus
démunis, je laisse votre conscience chrétienne décider du choix le plus judicieux ! Avant de vous laisser à vos
dîners et vos conversations, je vous donne un petit aperçu des talents qu’il vous sera possible d’apprécier, le
trois février prochain : l’équipe de cheerleading du collège, Christine Jolicoeur, Richard Blouin et leurs
comédiennes, Sylvain Corriveau, Éric Richer… »
M. Laflamme pouvait continuer d’énumérer les noms éternellement s’il le voulait, je ne l’écouterais
plus, j’avais enfin la certitude d’entendre les chansons d’Éric Richer auxquelles j’accordais une valeur
presque divine, me semblait-il, depuis des siècles, mais en réalité quelques jours. Je fermais les yeux, et
l’imaginais seul sur scène, sa jolie petite chemise bleue et sa guitare rutilante, son regard à demi-clos et une
voix incertaine mais douce. Silhouette stellaire sur une scène dénudée, et mon exaltation dans la salle entre
les autres filles trop idiotes pour comprendre la qualité de cet art encore inconnu de moi.
« Sur cet avant-goût, je vous souhaite une bonne fin de journée et, n’oubliez pas, un petit geste de
solidarité pèse parfois beaucoup plus qu’on peut le penser ! »
Mes amies se levèrent et je les suivis machinalement, rêveuse et déconnectée. Je traînais derrière car
mes yeux ne décollaient pas de la tablée des enseignants, car mon cou restait tendu par les nouvelles
récemment assimilées, et j’eus soudainement envie de tout laisser tomber pour une dernière œillade de la part
d’Éric Richer sur mon humble personne un peu bouffie d’adolescence.
« Les filles, au pire allez jouer dehors, je pense que je vais aller m’acheter un café et lire dans une
classe en attendant…
— Bon, nos jeux sont trop bébés pour Marianne et sa grande cultûûûre maintenant ? »
Je percevais dans le bleu percutant des yeux d’Alex toute la menace dont ses dernières paroles étaient
empreintes, enrouées par une étrange rage possessive qui m’avertissait déjà de rester sur le qui-vive, de
mordre ma langue et de taire l’indignation qui se formait lentement dans ma gorge. Miettes de dignité que je
ne pouvais toutefois laisser passer sans m’étouffer ou les cracher, mécanismes de défense activés. Je
regardais Alex qui s’était immobilisée devant moi. Grande fille au teint très pâle qui imposait par sa carrure
athlétique et ses courts cheveux noir corbeau. Elle n’était pas jolie, peut-être un peu mais à peine ; néanmoins,
ses traits évoquaient la puissance même de ces personnes-aimants qui drainent les masses sans lever le petit
doigt et qui se grisent eux-mêmes du pouvoir qui leur est ainsi dû. Charisme ravageur des géants de papier,
pourtant si faibles lorsque l’on cerne leur blessure ; leur puissance est le catalyseur de leur bien-être, le seul
moyen qu’ils ont trouvé pour chasser les heures d’insécurité trop longues qu’ils cachent chichement.
« C’est pas ça, Alex. J’ai envie d’être tranquille et un peu seulette, c’est tout… »

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Ses yeux s’écarquillèrent légèrement, et j’entendis presque les pupilles craquer de révolte
déconcertée. Elle qui était accoutumée au pouvoir, aux regards baissés et aux échines courbées se butait
contre mon indépendance émergeante, inhabituelle ; et, lui glissant entre les doigts qu’elle avait longs et
gercés, j’incarnais cette perte de contrôle dangereuse dont elle s’était crû immunisée. C’était peut-être trop en
ces semaines où elle traînait des relents de deuil de son grand-père, et elle s’emballa dans la méchanceté qui
m’avait pourtant maintes fois fait rire lorsqu’elle désignait d’autres filles pour cible.
« Et puis, je trouve ça un peu immature comme activité du midi, aller jouer dans la neige.
— Ah, le beau genre que tu te donnes là ! »
Toutes ricanèrent. Le rire grêle du malaise qui m’a toujours déplu.
« Des fois, j’me demande pour qui tu te prends, Marianne. Ton orgueil d’être différente, de rien faire
comme les autres te rend chiante et presque insupportable. Ton sérieux est, j’vais être claire, inapproprié, et
ça finit par nous tomber sur les nerfs, j’suis pas la seule à la penser. Tsé, t’as quatorze ans, t’en as pas
quarante !
— Mais, voyons, j’ai juste pas envie d’aller jouer dehors, je ne revendique pas une différence ou une
supériorité quelconque !
— Je parle aujourd’hui, mais ça fait un petit bout que je veux te dire ce que j’en pense de tes petits
caprices de grande dame et de ton attitude tellement fake ! Au début, c’était ben drôle, on embarquait, t’étais
différente d’une manière peu commune et divertissante. On se moquait un peu de toi, et tu riais avec nous ;
on aimait ça ! Mais vient un temps où le jeu finit. C’est comme ça, un jour on est des enfants, on joue à la
princesse et aux cow-boys, on est heureux ; et pis, un jour, l’adolescence nous rattrape et nous oblige à mettre
fin aux rêveries et aux grands jeux. Tu nous traites d’immatures, mais c’est toi qui devrais grandir un peu,
Marianne ! »
J’avalai de travers pour mieux retenir les larmes. Je n’avais même pas envie d’argumenter avec elle
tant j’étais blessée par son manque de compréhension, par la manière dont elle voyait ma différence. Comme
un choix, un caprice d’enfant gâtée. Je me sentis tout à coup faite de verre sur le point de se fracasser contre
une muraille en béton. Impuissante et comme nue, avec seulement la petite veste de cachemire pour cacher
ma honte et me couvrir du froid, veste inefficace et gênante dans une cafétéria où la bise glaciale venait plutôt
des yeux d’Alex que d’un nordet extérieur qui aurait infiltré les murs du collège.
Corinna, diplomate, risqua ses belles joues en intervenant pour prendre ma défense :
« Alex, c’est pas si grave, on a juste à aller jouer dehors sans Marianne. Elle nous en voudra pas,
c’est elle qui ne veut pas venir. Je vois pas de problème dans son refus… »
Alexandra la fit taire d’un de ces regards impitoyables dont elle seule avait le secret.
« Quand ça nous regarde pas, Corinna, on s’en mêle pas ! »

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Les autres s’éloignèrent. Mines déconfites, lâches, yeux qui reluisaient la pitié pour mon pauvre cas.
Elles me laissaient seule avec Alexandra. Pusillanimes créatures dont j’aurais probablement fait partie si
l’ennui d’Alex était tombé sur une autre que moi. Si j’avais eu, au fond, un peu de chance, dans toute cette
drôle d’adolescence où l’échec parental de ma mère et le départ incompris de mon père qu’il m’arrivait de
percevoir comme un abandon me suivaient jusque dans mes déboires sentimentaux et amicaux.
« Je pense que ça serait mieux qu’on arrête de se parler pour un petit bout.
— Pourquoi !? »
Je m’étais environ attendu à tout sauf à cela. Certes, je savais bien que, depuis un certain temps, Alex
était beaucoup plus aride à mon égard, beaucoup moins indulgente. Une sorte d’ennui, voire de désolation
pour ce que j’amenais aux conversations ; œillades navrées, dégoûtées entre les cils quasi-inexistants de ses
yeux bleus saisissants ; lèvres pincées de mépris qui tressaillaient à peine quand la tablée riait d’une de mes
excentricités, de mes idées singulières. Je sentais Alex plus réticente à ma présence, à mon humour et mes
désirs, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle décide, volontairement qui plus est, de se brouiller avec moi.
Pour toujours, peut-être ; cette chaise au bout d’une table, légèrement tournée vers celle des professeurs,
entourée de mes amies, me devenait-elle désormais interdite ? Allais-je devoir m’accoquiner avec d’autres
jeunes filles, les amies stupides et superficielles de Claudie ou, la honte ultime, m’insinuer chez les amies de
ma jeune sœur ? Peut-être réservait-on ma chaise et mon rôle à une autre, à une jolie blonde toute rayonnante
qui vivifierait la bande par son rire guilleret et ses propos bien conventionnels, infiniment adolescents, et qui
lâcherait Éric Richer pour des préoccupations bien de son âge ?
« Je pense que tu le sais très bien. Réfléchis un peu, au lieu de rêver à des imbécillités, et peut-être
trouveras-tu la raison par toi-même. Faut pas que tu cherches bien loin : reste sur terre, Marianne, ça peut pas
t’être nocif, je pense que tu deviendrais même une meilleure personne.
— Mais pourquoi tu veux pas me donner la raison, Alexandra ? C’est quoi, tu décides du jour au
lendemain, décision qui me semble tout à fait aléatoire, de ne plus me parler sans me donner la raison, et tu
oses m’ordonner de grandir ? Je trouve que c’est plutôt toi qui es puérile, et profondément lâche ! Tu veux
que l’on arrête de se parler, bien ; mais dis-moi au moins la cause de ce soudain arrêt amical ! Parce que, pour
l’instant, je pense tout bonnement que tu n’en as pas, de raison.
— Je t’ai dit qu’il y en avait une, et je t’ai dit d’y réfléchir, que c’est pas à moi à te le dire. Un
moment donné, il faut apprendre à réfléchir par soi-même, à cesser de chercher la lumière chez les autres. Les
gens nous quittent, Marianne, les guides encore plus.
— Franchement, ça n’a rien à voir ! Mon ignorance est causée par ton silence, non par ma paresse à
chercher les raisons potentielles qui t’auraient poussée à me rejeter !

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— Ton ignorance, ton ignorance, arrête de parler comme M. Richer, ça ne te va pas, ça ne va à
personne de notre âge ! À personne d’autre qu’Éric Richer, si ça se trouve. »
Un charroi d’ondes glacées me parcourut à ces seules syllabes maintenant trop connues, trop
formulées, deux noms ricochets mis côte-à-côte qui me happaient par tout ce qu’ils évoquaient par leur
assonance curieuse, approximative. Peut-être mon visage changea, peut-être rougit ou blêmit-il ; je gardai un
silence de mort pour empêcher mon timbre d’être chevrotant comme l’étaient mes mains croisées, mes
jambes crispées l’une contre l’autre. Avait-elle dépisté en moi ce cancer presque officiel, maintenant, qui me
grugeait l’âme et la raison ? Avait-elle flairé que mon cœur était désormais plus malléable et prompt,
s’attendrissait davantage devant l’homme à la silhouette svelte et aux doux yeux d’ébène ? Peut-être décidait-
elle de m’évincer de son cercle d’amies par dépit pour cette nouvelle passion qui était mienne, et elle n’osait
me la pointer du doigt de peur que son intuition soit erronée et que, m’accusant d’un amour que je
n’entretenais pas, elle ait l’impression de s’humilier.
Je ne pus trouver quoi répondre. Sans un dernier regard, elle partit rejoindre les autres. Fuyant mon
désespoir et sa responsabilité par la voie facile des portes teintées de la cafétéria. Aucune œillade désolée de
la part de mes autres amies à laquelle me cramponner pour éviter ce bagne d’opprobres et de viduité dans
lequel j’échouais.
Je ne me rappelle pas exactement combien de temps je suis restée ainsi debout dans la cafétéria au
travers du mouvement estudiantin, et si j’avais conscience de mon étrange immobilité, bloc de glace qui ne
fondait pas, qui exhalait un filet ténu de souffle comme seule marque de vie restante. Je ne sais pas si je
désirais qu’Éric Richer me remarque et me vienne en aide, s’il continuait ou non, dans cette détresse de
l’abandon, d’accaparer mes pensées. Je ne me souviens à peu près de rien de ce moment, sauf du
bourdonnement constant à mes oreilles et du poids du vide contre mon estomac. Le réconfort machinal de se
dire que c’est peut-être une mauvaise blague, qu’Alex allait revenir sur sa décision dès l’heure du dîner
terminée, et la conscience de la vanité de ces réflexions. Creux douloureux au ventre, dignité crispée des
larmes que l’on retient.
Je ne sais comment j’en vins à aller m’acheter un café, à jeter un dernier regard désespéré sur le dos
de coton bleu d’Éric Richer et comment je me réfugiai dans une classe au troisième étage pour me consacrer
entièrement à ma détresse. Pièce vide et grisâtre du reflet de la neige des fenêtres, sanctuaire de mon
impuissance. Je m’étais accroupie contre le bureau du professeur, cachée derrière le pan droit de simili-bois,
invisible pour celle qui daignerait entrer par la porte que j’avais pourtant fermée et perturber mes sanglots
enfin libérés, hachurés, haletants. J’avais beau me proclamer indépendante et libre dans mes pensées, mes
quatorze ans me rattrapaient et je craignais le rejet comme la peste. J’avais beau rêver aux amitiés édifiantes
avec des plus vieux que moi, aux discussions longues et intellectuelles avec mes professeurs, à l’amour plus

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ou moins avoué avec Éric Richer, tous mes buts tombaient en poussière infinitésimale lorsque j’entrevoyais
ma vie dénuée de mes amies, de cette petite bande que je n’avais jamais considéré aussi précieuse qu’elle
risquait maintenant de m’être interdite.
On ne connaît réellement la valeur d’une chose qu’une fois que nous l’avons perdue, qu’elle nous
échappe sans que l’on puisse la retenir près de notre sein. C’est ainsi que mes larmes redoublèrent au
souvenir encore frais mais un peu déconstruit de l’année précédente où mes amies m’étaient fidèles et M.
Richer encore mon professeur de sciences. Les choses avaient changé, et en prendre conscience était peut-
être un peu trop pour ma fragilité exacerbée par les révélations récentes d’Alexandra. Les choses avaient
changé, les gens aussi ; et moi, même si je fermais les yeux de toutes mes forces, même si je le niais, résistais,
me comprimais en entier pour ne pas évoluer, je subissais le passage fatal du temps.
J’aurais tout donné, ma veste de cachemire et tout le reste, pour en arrêter le cours, pour revenir dans
le passé et me complaire dans une jeunesse éternelle, dans une frivolité feinte et dissonante ; mais c’était
l’année dernière vécue avec ma conscience actuelle que je voulais, non celle de mes quatorze ans réels où
j’élucubrais des théories vaines et adolescentes sur ma propension au rêve, sur les romans que je lisais et dont
les héros m’apparaissaient endosser les traits des acteurs d’âge mûr de Hollywood. C’était ma sensibilité
nouvelle, renouvelée à l’égard d’Éric Richer que j’aurais contemplé pendant les heures des cours de sciences,
et non le dédain ennuyé que je manifestais alors devant cet homme aux traits tirés qui se trouvait drôle devant
les jeunes filles comblées, ricaneuses. Je me demandai alors si ce faible pour M. Richer était réellement
nouveau, ou si j’en possédais déjà le germe l’an dernier ; si mon désintéressement n’était qu’une protection
acharnée et efficace afin de m’empêcher de tomber entre les griffes de mon amour pour lui, et de me
déchirer, me détruire à un âge où j’étais encore trop jeune pour supporter les dégâts. Je cherchais le fil dans
mes souvenirs qui m’expliquerait Éric Richer, fil sur lequel je voulais tirer le plus fortement possible quitte à
m’imaginer déjà amoureuse alors et réfrénant une passion inassouvie que je savais d’ailleurs complètement
fictive. Fil qui titillait mes idéaux de coups de foudre et d’amours impossibles. Fil qui me fit oublier
Alexandra, les larmes tangibles sur mes jours rougies, l’irrévocable certitude que je tombais gravement
amoureuse de M. Richer.
Car je croyais encore alors à la pureté, pour ainsi dire, de mon sentiment pour lui. Un délassement, un
désir d’évasion, des envies de liberté. Un jet de lumière dans le gris fade de la fin-janvier. Une fiction
sentimentale qui m’éclairerait sur la limite de l’esprit humain qui se raconte des histoires et qui finit par y
croire.
J’avais presque totalement séché mes larmes lorsque le déclic de la porte me fit sursauter, me poussa
à me retourner. Silhouette menue, pas très grande qui passait comme un fantôme derrière ma cachette, qui
vint s’asseoir à un pupitre pour continuer un devoir de maths. Je l’observais, cette jeune fille à demi-asiatique

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à qui je n’avais jamais parlé, sa frange de cheveux noir jais qui lui cachait les yeux, cravate marine, qu’elle
était la seule à porter, autour de son cou frêle. Collègue solitaire par principe, par marginalité, par désillusion
peut-être, à qui je n’avais jamais vraiment porté attention. Yeux soulignés d’eye-liner épais et coiffure
androgyne des plus osées que j’avais vu dans toute cette similitude écolière. Je l’observais, et elle me
fascinait par sa différence, par sa capacité de briser les moules, de refuser les diktats conventionnels ; je
l’observais, et eus soudainement envie de lui adresser la parole, comme si en sa discordance avec la masse,
j’allais trouver réponse à mes questions.
« Salut Julia ! »
Elle avait levé la tête, comme étonnée de ma présence.
« Allô. Je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un… » Je lui souris maladroitement. « Qu’est-ce que tu
fais par terre ?
— Je sais pas. Je réfléchissais, j’avais besoin de calme, d’obscurité, de solitude. Tu sais, des instants
recroquevillée où l’on retrouve le confort immémorial du fœtus, sa sécurité, son bien-être… »
Elle se mit à rire, et je me levai pour m’asseoir près d’elle.
« Tu t’exprimes de manière imagée, c’est cool ! Ça paraît que tu lis beaucoup.
— Comment sais-tu que je lis beaucoup ?
— Je sais pas, j’observe. Les gens, la vie en général. C’est un des avantages d’entretenir sa solitude.
On se met en retrait, mental et physique, et on regarde ; on étudie ce qui se passe autour de nous. On capte les
regards furtifs, les rires malaisés, les joues qui rougissent ; on comprend les gens quand on les observe un
peu. Et on peut tirer de très éloquentes conclusions sur eux quand on lève les yeux de sa petite individualité
personnelle et tellement minable. Juste la physionomie des gens, parfois, c’est parlant.
— La physionomie ?
— Oui. Tu vois, toi, tu as de grands yeux ; c’est ce qu’on remarque en premier chez toi. Ainsi, il est
aisé de déduire ou de comprendre, comme tu veux, pourquoi tu lis toujours : tu es très curieuse
intellectuellement, on dirait que tu veux tout connaître, tout comprendre, tout saisir ; tu sembles être une
personne qui s’émerveille beaucoup, très sensible au beau, aux gens. Des grands yeux naïfs qui s’emplissent
parfois d’une envie impuissante, comme viscérale, presque, et en même temps, tu es ouverte sur le monde,
ouverte aux autres. Sinon, tu ne m’aurais jamais parlé !
— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
— Je ne suis pas idiote, Marianne, je sais ce que les gens disent de moi en général. Que je suis
bizarre. Que je suis louche. Que mon orientation sexuelle est ambiguë. Comme si on se connaissait toutes
réellement à quatorze ans, tss !

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— Mais on s’en fiche de ce que les filles peuvent dire. Elles sont pour la plupart toutes insignifiantes
et imbéciles, de toute façon. Et puis, je trouve que ton histoire de physionomie vraiment intéressante !
J’aimerais avoir ce talent : c’est comme mieux que le langage du corps, c’est ne rien dire, ne rien faire et être
cernée quand même !
— J’ai beaucoup appris sur la physionomie en lisant Balzac, vois-tu.
— Tu as lu Balzac !
— Oui. Mes parents m’ont offert quelques romans de lui pour Noël parce qu’ils étaient ennuyés de
me voir traîner comme une épave dans la maison qu’on a à Mont-Joli, et où je n’y trouve aucune autre
occupation que de me cultiver un peu. »
J’étais bouche-bée : je n’avais jamais osé approcher Balzac.
« Je t’ai vue tout à l’heure, à la cafétéria. J’ai pas entendu ce qu’Alexandra t’a dit, mais je présume un
peu l’essentiel, comment ça a terminé. Je pense qu’il ne faut pas que tu t’en fasses trop avec ça. Cette fille-là
est profondément malheureuse, et son mal-être la rend méchante. Elle évince les autres comme pour mieux se
convaincre de sa propre valeur. Elle les cale pour s’empêcher de sombrer.
— Oui, j’imagine… Mais je veux pas perdre toutes mes amies parce que le pouvoir exaltant qui la
domine l’a poussée à se débarrasser de moi ! »
J’eus de la difficulté à retenir mes larmes, et ces larmes émergeantes me faisaient trépigner, tempêter
contre mon adolescence encore tellement présente.
« Tes amies n’ont pas parlé et ne prendront pas ta défense car elles ont peur d’elle. Beaucoup de
filles, même de profs craignent Alexandra. Mais elles ne m’ont pas l’air stupide et doivent t’aimer assez pour
demeurer tes amies même sans son accord ; elles ne vont pas arrêter de te parler ni t’ignorer pour ça. Je pense
qu’elles sont assez brillantes pour comprendre qu’il s’agit d’une rupture, si tu veux, entre Alex et toi, et
qu’elles n’ont rien à voir dans tout ça. Si je me trompe, le genre humain me dégoûte plus que je le croyais ! »
Je lui souris. Mon cœur allégé par les paroles raisonnables de Julia, réflexions extérieures à la
situation et teintées d’une lucidité qui me les rendait véridiques. Soulagement précaire et fugace, un peu vain
car j’étais persuadée que, bientôt, les choses rentreraient dans l’ordre par elles-mêmes. Ce qui allait en effet se
réaliser, comme j’allais le comprendre et le vivre quelques semaines plus tard ; toutefois, pour l’instant, les
mots perspicaces de Julia m’éclairaient et faisaient office de baume pour ma dignité déchiquetée. Les
hypothèses que j’avais précédemment eues et collectionnées sur la conduite et le tempérament d’Alexandra
étaient renforcées par les propos de ma nouvelle amie, et bientôt, j’espérais devenir apte à considérer avec
stoïcisme cette situation inhabituelle qui devenait désormais mienne. Alexandra avait brisé les liens qui
retenaient nos vies, nos rires en une amitié de moins en moins soudée, et repoussait d’un regard intraitable
mes mots et mon affection. J’étais l’écume indésirable de cette petite bande de six têtes dont elle s’était

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approprié l’amour, et je ne pourrais plus jamais me fondre avec elles aussi parfaitement que je l’avais jusqu’à
maintenant fait. Les autres filles avaient beau conserver l’amitié que je leur offrirais encore, mon âme brisée
détonnerait toujours, n’épouserait plus jamais aussi bien la courbe de leurs sourires, de leurs idées car en me
laissant partir, elles avaient coupé le cordon ombilical. Et on aurait beau tenter de le recoudre, la cicatrice
demeurerait. À jamais.
Pour l’instant toutefois, je continuais de souffrir énormément, et savais que j’en aurais encore pour
quelque temps : mais j’avais déjà fortement conscience que, bien vite, je m’habituerais à cet abandon comme
je m’étais doucement faite à l’absence de papa, à la honte méprisante de maman ; que le refus soudain
d’Alexandra de m’avoir comme bonne amie, de m’aimer autant qu’elle aimait toutes les autres n’était qu’une
étape aride de mon cheminement adolescent, qu’une expérience abominable qui solidifierait mes ambitions,
mes particularités, ma singularité romantique. Et ainsi, dans cette solitude nouvelle qui m’imposait une
profonde remise en question, je reconstruisais des bribes de qui j’étais, les assimilais à nouveau. Je me
réappropriais peu à peu mon être en exagérant les caractéristiques fortes et insolites qui me constituaient
principalement et qu’Alexandra avait souvent bafouées de son rire tranchant. Dure épreuve de l’adolescence
qu’est le rejet de ceux que nous aimons le plus, mais qui provoque souvent l’apparition du meilleur de nous-
mêmes comme il arrive que certaines fleurs poussent dans le fumier ou dans des conditions météorologiques
désertiques.
« Marianne, te voilà enfin ! »
Cassandre accourut vers moi, les joues encore rouges et l’odeur de la neige se faisant plus forte que
celle de mon café bu de moitié. Mes yeux se posèrent placidement sur elle, comme si même mon regard était
blasé de sa faiblesse et lui en voulait d’avoir lâchement fui la méchanceté d’Alex pour sauver sa précieuse
place dans notre groupe.
« J’aurais dû y penser que tu serais au 308 ! Juste devant le salon des profs, avec des fenêtres qui
donnent sur le fleuve givré. Est-ce que ça va ? »
L’expression de Cassandre était réellement concernée mais j’avais de la difficulté à piler sur mon
orgueil blessé. Je remuais ce qui me restait d’intelligence pour en extraire des lambeaux d’insultes, de
reproches et les lui cracher au visage. Blâmer celle qui s’inquiétait de moi par vengeance, par amertume,
parce que j’avais été incapable au fond de m’indigner devant Alexandra et me battre pour son amitié.
Je levai des yeux brillants de haine sur la figure de Cassandre, mais je saisis au passage, furtive
apparition dans la pénombre dorée du corridor, le regard d’Éric Richer qui revenait de la cafétéria en
mordillant distraitement la paille de son jus de raisin. Cette vision en elle-même n’avait rien d’extraordinaire,
je l’avais rencontré moult fois depuis l’an dernier ; mais cette brève œillade, échouée sur mon visage assoiffé

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de sa présence, suffit à faire taire toute trace de l’hostilité qui demeurait en moi et que je n’avais pas réussi à
expulser.
« Étrangement, oui, ça va soudainement très bien. »
Le sourire de soulagement qui décrispa le visage de Cassandre me laissa de marbre ; mes traits
amollis d’un sourire béat ne cillèrent guère. Et je compris alors que, quand toutes mes amies m’auraient
tourné le dos, quand le monde se serait écroulé autour de moi pour une deuxième ou une troisième fois,
quand le soleil se serait éteint dans les sphères amicales ou familiales de ma vie insipide, Éric Richer serait
encore la douce ombre qui passe dans le corridor pour attraper au vol des éclats de mes regards insistants, et
cette seule certitude anéantit les derniers relents d’impuissance qui s’étaient logé chez moi depuis qu’Alex
avait décidé que je ne valais plus la peine d’être l’une de ses amies.
« Et, pour Alex ?
— Bah, je m’en fiche ! Je finirai bien par lui manquer. On va se promener un peu dans l’école ?
Question de partir à la recherche d’indices au sujet du spectacle du trois février ?
— Oui, comme tu veux…
— Ah, Cassandre, cette journée sera formidable ! Spectacle pour le tsunami, Éric Richer qui chante
et le soir, mon père qui vient me chercher pour aller passer la fin de semaine chez lui ! N’est-ce pas génial ?
Dîner au restaurant et belles discussions autour d’une tasse de thé vert ! Pas de mère pour se plaindre de mon
insolence, de mon étrangeté : juste mon petit papa qui s’informe de mes études, de mes amies, de mon
humeur, de mes lectures… C’est comme une vague de chaleur après une profonde dépression
météorologique ! Un front chaud après un front froid. »
Cassandre éclata de rire.
« Marianne, ça ne t’a pas fait, à mon avis, que l’on parle de nuages et d’Éric Richer aujourd’hui !
— Au contraire, je pense que ça m’a remis les pendules à l’heure ! »
Le silence de mon amie et l’étrange lueur de ses yeux turquoise me firent regretter ces derniers mots,
mais je crus préférable de ne rien ajouter. J’acceptais de vivre avec les soupçons que j’attribuais à Cassandre,
et me laissais perdre davantage de terrain dans cette lutte molle que je livrais encore contre l’envahissement
d’Éric Richer sur mon cœur. Cœur affaibli par le manque de reconnaissance de la part de l’une de celles qui
m’était des plus importantes ; cœur déshydraté et avide de combler le vide nouveau.
Je remerciai Julia avec les effusions d’une jeune amoureuse sur le point d’aller à la rencontre de son
fiancé, et entraînai Cassandre dans ce corridor où je n’avais surtout pas terminé d’arpenter les murs et l’air à
la recherche des particules immatérielles de M. Richer.
J’avais beau me convaincre de l’innocence de mes actions, de mes pensées, j’étais piégée dans
l’engrenage fatal des amours sans issus et destructeurs. Le moucheron englué dans une toile longuement

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désirée qui s’aveugle sur sa propre situation, qui refuse de se voir touché par la chaîne alimentaire est comme
cette jeune fille que j’étais alors qui sacrifiait peu à peu son individualité propre en s’amourachant,
graduellement et l’air de n’y pas toucher, de son ancien professeur qui n’aurait jamais pour elle que des
regards distraits au fond d’un corridor.
Mais, une fois la machine infernale en marche, impossible de l’arrêter, et je courais allégrement vers
ma perdition.

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F L O R E NC E
Rhapsodie en Do # mineur, « Un coup de dés »
Poco Agitato

Pas une fois, il n’avait voulu me laisser la parole. De ses gestes évasifs, plus ou moins assumés, il
muselait mes idées, les embryons de phrases que je formulais dans l’attente. Son œil fuyait le mien, ses
considérations mon égard ; il fuyait comme il a toujours fui mes confrontations, mes draps tièdes et froissés,
sans réconfort. Il déballait une quantité phénoménale de mots, de flots verbaux et substantiels, il pouvait
même citer spontanément les philosophes de l’Antiquité ou du monde moderne : tant qu’il demeurait dans la
théorie et l’abstraction, il parlait. Mais la parole, la vraie, qui dit et qui débusque, le tétanisait. Statue de sel
inaliénable devant mes instances d’explications. J’avais beau revendiquer la parole brute, arrachée à même sa
langue fugitive, je n’obtenais qu’un silence fabriqué dans la froideur et le malaise. Comme chaque fois que
nous avions à travailler ensemble après nos nuits colmatées d’amour.
J’essayais de capter la lueur derrière le verre de ses lunettes ; j’ancrais mes yeux dans les siens. Il le
savait, et feignait de ne pas me voir, d’être emballé par ses projets de renouvellement, d’être réellement
intéressé par les interventions des collègues qui, pour la plupart, jubilaient d’enfin jouir de toute l’attention
d’Edward. C’était drôle, un peu triste aussi, cette lutte secrète, muette à travers tous ces gens – collègues,
amis pour certains – qui ne voyaient rien de nos tribulations partagées. Ou qui avaient toujours feint de ne
rien voir.
J’avais envie de réagir, de contredire chacun de ses propos. De trouver la brèche logique dans
laquelle je pourrais enfouir mes mots pour l’élargir, la mettre au jour, la déchirer. De le descendre jusqu’à la
destruction. Encore cette enclume, ce poids sur l’estomac, cette rage latente qui s’éveillait et qui me prenait à
la gorge. Goût ferrique de l’amertume, et cette envie irraisonnée de la lui cracher au visage.
Léonna, à ma gauche, m’avait glissé quelque chose à l’oreille. Je m’agrippai à l’écho de ses derniers
phonèmes pour m’extirper de la colère stérilisante dans laquelle je m’engluais. Reprendre mon souffle et mes
idées, et porter une attention toute particulière au soliloque indigné de Thierry. Boire une gorgée de café pour
faire passer le sentiment de déchéance. Figer mes traits en quelque chose de serein, d’habituel, et chasser
l’impuissance qui me rattrapait au détour de janvier.
« C’est tout à fait aberrant, Edward, il faut faire quelque chose pour rallumer les idéologies politiques
chez les étudiants ! D’où mon idée – ma marotte, me direz-vous – de rendre le cours de sciences politiques
obligatoire. Quitte à supprimer un autre cours. »
Toujours les mêmes histoires. J’aurais pu ne jamais écouter et savoir quand même quels étaient les
enjeux discutés. Ce besoin d’en revenir toujours au même, observer et jauger les mêmes sujets à la lumière

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d’idées nouvelles ou de conceptions renouvelées ; comme si on avait peur, au fond, d’aborder d’autres
thèmes sans avoir pour de bon réglé certaines questions. Le danger pressenti des choses laissées en suspens,
relayées sans cesse dans un arrière-plan de nos pensées. Se sommer d’y revenir un jour, et ne le faire jamais.
Edward le coordonateur de programme, Edward le professeur de philo avait en horreur les histoires laissées à
elles-mêmes, autonomes et intouchées dans leur caractère profondément problématique ; Edward l’homme
fuyait leur résolution, et elles restaient là, suspendues, discrètes dans leur désir tacite d’être contemplées. Les
nombreuses contradictions de la nature humaine, celles des différentes facettes de nous, m’étonnaient
encore ; comme quoi on ne connaît jamais l’autre que dans une présence donnée, un rôle qui nous est
incombé selon notre situation, notre passage existentiel.
Toujours les mêmes histoires, les mêmes idées qui me venaient, les mêmes points que je suggérais. Je
levais le bras pour prendre la parole, et Edward feignait de ne pas me voir, encourageait le monologue de
Thierry comme il ne l’avait jamais fait. Je levais le bras, plus haut, redressée sur mon séant. Toujours, il
fuyait. Je laissais ma rage abdiquer ; désespérée de lutter, d’attendre en tisserande oubliée. Peut-être Pierre
crût-il saisir quelques émanations de ma rage, impuissante et fatiguée, car il signala à Edward la présence de
mon bras tendu.
Qu’avais-je pu amener, cette journée-là, comme idée ? Qu’avais-je pu répéter pour la énième fois
sans détenir, apparemment, l’ombre d’un poids car l’on reviendrait inlassablement sur cette même question.
Délibérée maintes fois, dans le vide.
Les réunions se déroulaient, se ressemblaient ; enfin, c’était selon mon habituelle vision des jours
grisâtres de janvier où tout me semblait vain et immuable. La nouveauté était aussi vieille que le monde, et
rien ne changerait ; je serais toujours là à soupeser mon cœur comme pour en juger la lourdeur surannée, à
ressasser mes souvenirs fanés et à seriner ces proverbes que je récitais déjà à la petite école. Mais j’étais
impuissante, toujours, seule avec mon immobilité sentimentale et mes sourires de convenances. Cette
faiblesse qui m’avait toujours suivie, depuis Jacques et les autres, me rattrapait au détour d’une pensée. Les
mêmes histoires, intrinsèquement comme ailleurs, les mêmes rengaines aliénantes qui nous étouffaient dans
le quotidien, dans le routinier ; les mêmes refrains auxquels il me semblait impossible d’échapper.
Et l’arrivée attendue de ce professeur de musique de la relève n’allait pas changer cela. Si son
prédécesseur exaspérait par sa sénilité presque diagnostiquée, ce jeune homme, coincé dans une chemise
comme trop raide, brillait par son silence. Il était tellement jeune, vingt-cinq, trente ans tout au plus, et on lui
déchargeait sur les épaules un cours à peine construit qui présentait de fortes lacunes. Il était jeune, intelligent
– aux dires d’Edward – et il détenait un certain charme, celui des soirées d’avril et des sonates à la lune, qui
lui aurait probablement valu plusieurs regards éperdus des étudiantes s’il avait fait preuve d’un peu plus
d’assurance.

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Je tournai les yeux vers lui pour me confronter aussitôt à son regard. Un brun profond qui
m’observait déjà, comme alerte au mouvement de mes pensées qui convergeaient vers lui. Comment pouvait-
il avoir l’air si jeune, un petit garçon crispé dans une première chemise de communiant, mal à l’aise parmi
cette horde de fidèles qui ignoraient l’étendue de sa détresse ? Et le sourire qu’il m’offrit, excuse désolée
d’une œillade intriguée, évaluatrice de ses nouveaux collègues, me rappela celui d’un étudiant que l’on aurait
surpris à rêvasser par la fenêtre dans son cours préféré.
Non, il avait l’air beaucoup trop jeune pour échapper aux fantasmes des collégiennes. J’étais pour
ainsi dire prête à parier ma prochaine paie qu’une élève, précoce ou trop naïve, s’éprendrait un jour de ses
yeux d’artiste cultivé, un peu gêné. Je souris alors, en réponse au sien certes, mais surtout parce que la
candeur des sentiments que je l’imaginais éveiller chez une petite me rappelaient les miens propres lorsque,
les premiers cours de mes dix-huit ans, je m’abreuvais à même les mots d’un Jacques Richer, encore pour
moi un inconnu.
La réunion se termina, et j’avais l’impression de n’avoir rien retenu, rien écouté. Les voix montaient,
on voulait probablement me parler ; j’évitais le murmure du papier et l’effleurement des mains sur ma
chemise. Rien ne me retint. Sans trop réfléchir, je pris mes pénates et mes papiers en froissant la plupart, et
allais rejoindre Edward, qui rangeait méticuleusement les siens. Le geste délicat et l’auguste figure pâle dans
toute cette grisaille de l’hiver ; j’eus un peu honte de ma promptitude et me retrouvai, devant la sagesse qui
narguait mon immaturité, les mains vides à tout vouloir prendre à la fois.
« J’aimerais qu’on se parle, Edward. »
C’est tout ce qui avait pu s’extraire de ma gorge. Timbre grave, friable, dont la réalité m’échappait,
dont la surconscience me surprenait.
Il leva les yeux vers moi. Ses mains frémirent contre les papiers qu’il reposa lentement sur la table. Il
m’avait entendue ; seulement, il aurait préféré être sourd. Ma voix l’importunait en l’extirpant de sa
blancheur morale, de sa concentration à peine feinte. Je le dérangeais, le soupir qu’il ne tenta même pas de
réfréner confirmait, d’un souffle contre ma paume, son embarras ; mais je ne flanchais pas, restais impassible
et altière dans ce regard qui en aurait fait fuir bien d’autres.
« J’imagine. Tu peux m’attendre à mon bureau, Florence, je termine de ranger mes affaires et je te
rejoins. »
Comme malgré moi, mes lèvres vengèrent mon orgueil d’une torsion instinctive, impulsive. Sourire
de satisfaction gourmande que je n’eus d’ailleurs même pas envie de retenir ; le marron grisâtre des yeux
d’Edward capitula sous l’insistance des miens qui devaient, sous la lumière de la fenêtre, paraître aujourd’hui
presque verts. Grande âme qui cède, parfois, à l’appel quasi-dégradant de la chair hors mariage ; dépité et aux

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prises avec des explications suffisantes à réunir, à m’offrir en l’échange de mon pardon que, malgré tout,
j’accordais trop souvent.
Je le laissai à ses occupations et aux collègues qui réclamaient son avis sur divers propos. Je voulais
partir, ressasser mes pensées dans l’air frais de janvier, y trouver l’inspiration dans la buée que mes lèvres
partageraient avec le vent. Emprunter une cigarette à Pierre, peut-être, et espérer que le renouement avec le
tabac rendît à mes sens leur logique habituelle, comme toutes ces fois où, jeune femme, je léguais ma
perdition en expirant la fumée des Du Maurier qui se consumaient trop rapidement entre mes doigts.
Novembre 1989, un cinq à sept qui s’était éternisé dans un petit bar rue Saint-Jean parce qu’il y était
tombé la première neige, parce qu’on fêtait d’avance la retraite de l’un de nos plus éminents collègues du
département. Le vin et ensuite le scotch, les cigarettes éteintes que nous rallumions aussitôt, mes jambes dont
les bas de nylon avaient fini par entraver la liberté, la volonté la plus instinctive quand la longue discussion
d’Edward et moi tirait à sa fin. Ce n’était plus le novembre gris et sale auquel nous avions eu droit, cette
année-là, mais un aperçu fugace de décembre, une euphorie à demi-saoule qui justifiait les contacts furtifs du
bout de nos doigts contre la peau de l’autre et les flammes qui tremblaient dans nos regards soutenus. On
avait tenté de nous parler, de pénétrer la bulle hermétique de notre conversation qui, du dehors, semblait
captivante ; personne n’y était parvenu, si bien que tous les collègues avaient déjà quitté le bar lorsque,
étonnés, nous avions levé les yeux de notre désastre partagé. Le rire d’Edward, avec ses yeux mi-clos qui
luisaient encore dans la nuit, et la main qui s’était posée délicatement sur ma cuisse. Il fallait probablement
qu’il fût bien ivre pour ne pas censurer ce geste consentant, mais je n’y avais pas porté attention. Trop
contente de capter à nouveau cette douleur heureuse au creux de mon ventre qui ne m’avait plus habitée
depuis que Jacques ne me touchait plus.
Je ne pouvais m’empêcher de repenser à cela, à lui, à moi, à nos trente quelque années perdues dans
une péroraison inévitable. Je le revoyais encore tel qu’il m’était apparu alors, veste de cuir criblée de flocons
et cheveux déjà clairsemés dans la luminosité glauque de ce petit bar dont j’avais oublié le nom. Cigarette au
bec et le regard triste, un peu vague qu’il embuait de whisky pour oublier la fausse-couche de sa femme, les
menaces de divorce, la dépression dans laquelle son épouse et lui sombraient simultanément mais séparés :
tout ce que, alors, j’ignorais et que j’appris des années plus tard. Quand le mal était fait, bien gravé contre ma
chair usée.
Le bruit de mes pas dans le collège encore vide qui martèle ma conscience : que dire, sinon
l’insolence et l’inutilité ? Que discuter sinon ce qui demeure tacite depuis quinze ans sans oser s’affirmer ?
Je m’étais appuyée contre le mur froid en l’attendant. Les mains derrière le dos, glacées et sèches,
comme si le sang n’y circulait plus. Elles craquaient presque contre mes reins. Fatiguées de feindre la vie
mais incapables de s’en détacher pour rejoindre la mort.

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Edward m’ouvrit la porte en silence ; me fit signe de m’asseoir sur la petite chaise de bois vert qu’il
avait probablement depuis trente ans ; me regarda à peine, croisa les bras sur sa poitrine.
« Florence. »
Mon nom refroidi par l’âpreté de sa langue. Mon nom, bref et arrogant, s’empêtrant dans la fluidité
que l’accent anglais d’Edward exacerbait jusqu’à nous rouler dans la gorge. Mon nom, et l’imperturbable
ennui des lèvres pâles par lesquelles il prenait vie pour mourir dans cette stérilité qui nous encerclait.
Je ne savais plus quoi lui dire ; je regardais mes mains, toujours inanimées sur mon giron. Les mots
mouraient dans l’air frigide, n’animaient même plus ma langue. Ma colère se muait en soupirs blancs, en
silences complaisants ; Edward ne bronchait pas, semblait boire à même le silence. Immobile comme les
grains de poussière sur les étagères de sa bibliothèque.
« Quand avons-nous décidé d’arrêter de se voir, Edward ? »
Seul un froncement de ses sourcils minces comme réaction.
« En quelle année, Edward ? 1992 ? Ou après ?
— Non, je crois que tu as raison. Ça devait être en 1992. Si ce n’est pas avant.
— Et qu’avions-nous conclu, tu te souviens ?
— Je ne sais plus. De ne pas nous revoir, je suppose, puisque c’est ça que tu me demandes. »
Je me tus. Interloquée, gardant au bout de mes lèvres l’amertume de ses paroles sifflées.
« Pourquoi tu persistes à vouloir en parler ? Toi et moi sommes deux personnes très réflexives, nous
savons d’avance ce que ces nuits épisodiques signifient. Rien. C’est l’ennui de deux corps quinquagénaires
qui se réconfortent l’un contre l’autre. Sans attache, sans envie de poursuivre vers des voies houleuses,
amoureuses.
— Alors pourquoi es-tu passé chez moi si tu n’avais pas l’intention de reprendre… ça où nous
l’avions laissé ? Pourquoi revenir, avec ton sourire désolé et ta bouteille de rouge ?
— J’avais lu de vieilles missives… J’avais les blues, peut-être un ou deux verres de scotch derrière la
cravate et envie de te voir. Ton sourire de petite fille, avec tes yeux qui plissent et dont on ne conserve qu’une
lueur de plaisir. Je n’avais pas prévu que ça se rende… où ça s’est rendu.
— Oui, j’étais complètement ivre aussi.
— Comment voulais-tu que je sache ? »
Mes bonnes intentions devenaient cendre entre mes doigts, ceux que les explications d’Edward
avaient soudainement réchauffés. Je fermai les yeux : je ne pouvais d’avance supporter les traits rigides de
mon ancien amant réagir à ce que je m’apprêtais à avouer.
« J’aimerais te dire que je t’emmerde profondément ; te dire et te prouver que je te hais. Pour tromper
ton épouse, tes enfants. Pour revenir sans cesse vers moi et mes draps glacés quand tu te sens un peu seulet.

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Pour remuer des souvenirs de jeunesse éteinte. Mais ce serait faux, je suppose, car après toutes ces années,
toutes ces vicissitudes dans nos rapports, j’ai encore du respect pour l’homme que tu es. L’homme qui vit et
qui supporte sans fléchir, sans trébucher. L’homme qui réfléchit, qui théorise, qui touche presque la Vérité du
bout des doigts, et qui en perd le sens réducteur des convenances, des normes socialement acceptées. Le
respect que j’ai pour toi est faible, il vacille et passe tout près de s’éteindre, mais il est encore vivant. À
quelque part en moi, entre deux vieilles images à demi-effacées de nous. Voilà. C’est à des lunes de ce que
j’avais prévu te dire, de ce que j’aurais aimé te dire ; c’est la vérité, toutefois, et je pense qu’elle demeure
encore digne d’être avouée. »
Je n’osais pas ouvrir les yeux et constater plus que la longueur anormale du silence qui avait suivi
mes mots.
« Écoute, Florence, je…
— Ne dis rien ! » J’ouvris subitement les yeux. « Edward, je t’en prie, ne dis rien. Pour une fois que
ton silence servirait à quelque chose… »
Je n’aimais pas la manière dont il posait ses yeux dans les miens sans pouvoir en détacher la moindre
lueur ; encore moins la durée anormalement longue de ce regard. Parce que je ne pouvais déceler quelle était
l’émotion que mon visage tordu lui inspirait ; parce que je ne voulais probablement pas que ma déclaration
stupide d’honnêteté m’étiquette à jamais dans ses jugements habituellement songés.
Cette idée, aussi, de devenir soudainement une justicière de vérité et de franchise !
« Je… voilà… c’est… »
Toujours ses yeux désolés dans les miens, mes phalanges qui se glaçaient à nouveau et ma langue
vidée de son sens. Et les trois coups timides contre la porte furent, je crois, la meilleure chose qui pouvait
m’arriver cette journée-là.
La patience un peu agacée d’Edward ouvrit la porte d’un « Oui ? » acerbe, et le regard étonné du
jeune professeur de musique teinta ses joues de rouge.
« Je… vous m’avez demandé de passer à votre bureau.
— Oui, c’est vrai. Je t’avais oublié. Mais bon, ce n’est pas très important, Thomas, nous aurons
l’occasion de reparler de ce dont je voulais t’entretenir. »
Le pauvre Thomas eut un air un peu dépité mais ne pipa mot. Edward jeta un regard rapide sur les
mains que je tenais croisées, crispée contre mon bas-ventre.
« Quelle heure peut-il bien être ?
— Midi moins quart.
— Midi moins quart. Que dîtes-vous d’aller diner maintenant ? Tu veux venir avec nous, Florence ?

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— Oh ! » J’hésitai un instant ; la perspective de dîner seule au bureau ne m’enchantait guère, mais les
yeux d’Edward pesait lourd sur ma nuque. « Je ne voudrais pas déranger…
— Puisque je t’invite. Tu ne dérangeras pas : c’est Pierre, Christian, Nathalie, Pascal, Thomas et moi
qui allons dîner sur Myrand, tout près.
— C’est certain qu’il n’a plus l’air de faire aussi froid que ce matin…
— Enfin, tu es la bienvenue si tu veux te joindre à nous. »
Je finis par abdiquer. L’air froid de janvier et quelques discussions animées comme déblayeurs de
l’ennui le plus ancré, le plus sacré, le plus consacré. Marcher en compagnie des autres et joindre ma détresse
à la leur. Comme moi, ils se taisent, ils l’enfouissent à quelque part sous une pléthore de souvenirs inutiles et
de préoccupations immédiates ; comme moi, ils la roulent dans leur tête, litanie indésirable, quand ils n’ont
plus rien à réfléchir, plus rien à faire, et y échappent avec plaisir quand une voix extérieure vient les tirer de
leurs élucubrations.
« Tu as passé un beau temps des fêtes, Florence ? »
J’accompagnais le pas ralenti de Nathalie un peu en retrait derrière les hommes, marchant à côté
d’une joie qui n’était pas la mienne, qui ne l’avait jamais été et qui ne le serait d’ailleurs jamais. Qu’elle était
belle, elle et son bonheur en gestation ! Les moufles de laine rouge contre le ventre rond, les yeux pétillants et
le sourire fendu derrière tout la neige folle dont elle ne se protégeait même pas. Elle n’était que plénitude,
douceur et sensualité dans ce paysage urbain que les flocons parvenaient à peine à ennoblir.
« Assez tranquille. J’ai passé plusieurs jours chez ma sœur à Tremblant, ce qui m’a fait un bien
énorme. »
Ce n’était qu’en partie vrai ; vacances tranquilles et apaisantes, mais aussi désolantes quand je voyais
ma sœur Constance épanouie en servant une tablée toujours pleine, magnifique malgré les quelques kilos en
trop dont elle me confiait la lassitude. Cinquante-trois ans, et heureuse entourée de son notaire de mari, de
leurs trois grandes filles.
« Tu sais si tu attends un garçon ou une fille ? »
Changer de sujet pour voir le bleu des yeux de Nathalie briller à ma droite. Les femmes enceintes et
leur bonheur hermétique, dans lequel les hommes essaient irrémédiablement d’entrer sans toutefois jamais
parvenir à le ressentir autant qu’elles. Je souris à cette pensée : j’étais comme un homme, dérobée aux joies
immenses de la maternité, de porter la vie en soi comme une armure à toute ambition, à toute déraison.
« Ça sera un garçon, un petit Émile qui portera fièrement le prénom du grand poète national ! »
La fierté de sa voix ! Cet orgueil de mère qui voit en leur future progéniture toute la beauté d’un
monde meilleur ; c’est si beau qu’elle me donnait envie d’y croire, moi aussi, à la supériorité de ce petit
Émile qui aurait les yeux aussi bleus que ceux de ses parents.

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« Mon chum voulait une petite fille. Mais, si tu veux mon avis, le sexe m’importe si peu ;
l’important, c’est que notre enfant soit en parfaite santé. Et je dois t’avouer que j’ai hâte de voir Charles
endosser le rôle de père : je suis bien contente d’attendre un garçon, car c’est tellement touchant, un père et
son fils. On était trois filles chez moi, et ma sœur a deux filles, deux petites jumelles. Un petit garçon, c’est du
nouveau, c’est de la fraîcheur. Excuse-moi, Florence, je suis tellement volubile ! Quand il s’agit de ma petite
famille, je m’emporte, je m’exalte ! Après toutes ces années à essayer, à rêver au jour où un enfant
s’ajouterait à nos portraits de famille, je ne peux m’empêcher de casser les oreilles à tout le monde avec ma
joie, avec mon petit Émile ! Les joies de la maternité sont une béatitude dont on ne soupçonne à peine
l’intensité avant de porter la vie en soi ! »
Elle s’arrêta soudainement, posa une main sur mon avant-bras.
« Non, mais il y a d’autres bonheurs probablement aussi satisfaisants, Florence ! »
Il y avait quelque chose de profondément aberrant dans le malaise que les gens éprouvaient devant
mon absence de maternité, encore plus devant mon refus, celui auquel, jeune femme, je me cramponnais ;
comme s’il s’agissait d’une maladie, d’un deuil tout récent à travers duquel il me fallait passer lentement, à
mon propre rythme ; comme si le choix ou l’incapacité circonstancielle de donner la vie était un sujet tabou,
délicat dans ce monde où les femmes se proclamaient libres de leur destinée et égales aux hommes. Un refus
soudain d’approfondir le sujet, le besoin irrépressible qu’on avait de parler du temps qu’il faisait ou des
dernières nouvelles de l’actualité ; tout ce qui n’avait aucun lien avec l’inutilité de mon bas-ventre.
Le féminisme nous avait supposément extraites du triptyque mère-vierge-putain. Une femme était
libre de travailler, de ne pas se marier, de vivre sa sexualité comme elle l’entendait ; on la jugeait mesquine,
inhumaine ou profondément malheureuse si elle ne donnait pas au moins une fois la vie à un enfant, fruit
salvateur de l’amour entre un homme et elle. On s’étonnait, on s’indignait ; pouvait-elle être pleinement
heureuse et comblée, cette femme sans enfant, cette femme au corps froid de solitude et de stérilité ? Fertilité
gâchée et sexualité vaine. N’avait-elle pas échoué au but, à la finalité ultime de son statut de femme ? Devait-
on lui vouer un respect attendri même si son sein n’avait jamais abreuvé le nouveau-né, si ses mots n’avaient
jamais épongé des larmes enfantines ?
On avait beau s’être affranchi de cette destinée imposée de mère quasi-porteuse, on doutait
spontanément de notre cœur, de notre bonheur lorsqu’on affirmait n’avoir pas d’enfants, n’en avoir d’ailleurs
jamais voulu. Les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes de stupeur : n’avais-tu jamais ressenti l’appel de la
maternité hurler si fort en toi lorsque tu soulevais un bambin et le portais contre ton cœur ? Un foyer rempli
de petits qui t’accueillent en sautillant de joie lorsque, éreintée, tu arrives du travail ne te manquait pas
cruellement ? Un Noël criblé de rires enfantins, des bonshommes de neige qui sourdent sur ton terrain, des

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croquis au goût douteux mais colorié par l’amour sur les murs de ton bureau : tout cela ne te disait rien, ne
faisait pas pousser une larme au coin de tes paupières ?
Peut-être. Mais la certitude de ne pas avoir l’âme tricotée d’amour et de maternité me bloquait. J’étais
une femme froide, incapable de m’adresser à un enfant sans maladresse, sans inconfort, étanche à tout amour
qui émanait du corps des petits quand je les prenais dans mes bras. Trop de poids pour un corps aussi
miniature, trop de responsabilités à risquer d’échapper. Il m’était impossible, impensable d’apprendre à
quelqu’un d’autre à vivre quand je me demandais encore comme y parvenir !
Je n’arrive pas à me rappeler si, petite, je voulais être mère. Peut-être ou, plutôt, je ne devais pas me
poser la question ; les années 50 et 60 étaient encore si peu flexibles pour les femmes. Les cinq enfants que
nous étions devaient refléter l’avenir dont je me figurais un jour être maîtresse. L’enfant a à la fois tellement
et si peu d’imagination ! Il a beau rêver à d’autres lieux, inventer d’autres conventions que celles admises par
les adultes, il n’outrepasse jamais les limites du connu, des situations desquelles il est originaire. L’enfant se
complaît dans ce qu’il sait, dans ce qu’il vit, et en imprègne profondément ses rêveries.
Où s’arrête le désir véritable et où commence la décision rationnelle ? Peut-être ma relation avec
Jacques avait-elle influencé ce refus que je me connaissais et que j’assumais ? Cette conscience qu’il était
absolument impossible d’un jour porter l’enfant de cet homme que j’avais follement aimé, avait-elle pu
repousser cette image du père qu’il aurait pu m’arriver de voir en chaque homme qui passait dans ma vie ?
Je ne le savais pas, ne voulais d’ailleurs pas y penser tandis que Nathalie sondait sa tête pleine de rires
d’enfants à la recherche d’un sujet dialogique qui pourrait me convenir. Le bleu de ses yeux balayant la neige
qui nous renvoyait la blancheur du ciel. Son malaise aussi profond que l’opacité des nuages. Je lui saisis la
main, doucement.
« Tu vas faire une excellente mère, Nathalie. Et c’est quelque chose sur lequel j’ai n’ai aucun
doute. »
Elle s’était immobilisée, m’avait regardée avec des sourires plein les yeux. Elle porta ma main près
de son cœur, gant noir en cuir de daim entre la laine rouge de ses mitaines. J’avais envie de la serrer dans mes
bras, de lui témoigner je-ne-sais-trop quoi, mon support, mon bonheur de la voir heureuse et épanouie,
l’amour que j’aurais donné à l’enfant que je n’avais pas conçu ; Pierre qui nous hélait, à bonne distance, m’en
empêcha.
« Florence, Nathalie ? Venez-vous ?
— On arrive ! » Nathalie se retourna vers moi une dernière fois et courus rejoindre les autres, un
dernier merci exhalé avec la buée de sa bouche.
Je marchai lentement, parcourant les foulées joyeuses de mes collègues quelques minutes après eux.
Mes pensées devenaient les flocons qui chutaient sur mes cils, je les laissais tomber, ne les chassais pas.

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L’odeur grisante de janvier me mordait les joues, jouait avec mon écharpe mauve pâle, celle dont le
cachemire me consolait le cou et l’âme. Une écharpe divine, qui tombait en délicats rubans sur le noir de mon
manteau et qui effaçait l’angoisse provoquée par la silhouette d’Edward au-devant moi. Qui adoucissait
l’hiver et l’âge en éclairant mon visage d’une douce lumière lilas.
Pierre avait ralenti puis repris le pas lorsque mon épaule accosta la sienne. Absorbée comme je l’étais
par mes pensées un peu molles, je sursautai à son contact.
« Si personne ne veut t’attendre, Florence, moi je m’offre pour accompagner ton pas
contemplateur. »
Il me tendit son bras et son paquet de cigarettes. J’en cueillis une, succombant au peu de chaleur et au
bruissement du papier d’aluminium que janvier ne m’offrait jamais. Je ne fumais plus depuis six ou sept ans,
à l’occasion ou lorsque l’envie me tenaillait l’esprit et les doigts ; seulement, il m’était impossible de refuser
le peu que Pierre m’offrait pour pallier au froid, une simple étincelle de lumière dans la grisaille de l’hiver.
Un poison entre mes lèvres pour tuer mes fantômes, mes griefs expirés avec la fumée opaque.
Nous fumâmes en silence, le crissement de nos pas sur la neige et l’écho des conversations d’Edward
et des autres comme musique de fond à nos réflexions. J’aimais beaucoup Pierre, sa simplicité, sa générosité,
le timbre grave et rugueux de sa voix qui me mettait d’emblée en confiance. Au fil des années, il m’était
devenu un allié, un ami dont les quelques années qu’il avait de plus que moi m’en faisaient un grand frère.
« Tu sais à quoi je pensais, ce matin, pendant la réunion ? À cette soirée où Edward, toi et moi étions
allés à l’Opéra de Québec voir La Flûte enchantée de Mozart. Quelle soirée ç’avait été ! Tu te rappelles ? »
Je souris en tirant une autre bouffée de ma cigarette, comme pour masquer les lueurs amusées de mon
visage. La joie de Pierre de me partager ce souvenir commun, et ma culpabilité à peine éprouvée, le plaisir un
peu vicieux qui enserrait ma gorge. Pouvais-je lui révéler qu’Edward lui avait proposé une soirée à l’opéra en
ma compagnie dans le but de nous servir de chaperon, de prétexte, de légitimation à notre proximité dans
l’obscurité dilatée, cuisses fébriles sous les souffles mélodiques ?
Je pense que nous étions en octobre, si je me fie à la programmation habituelle de l’Opéra de Québec
et au manteau rouge que je me souviens d’avoir porté ce soir-là. 1990 peut-être, 1991 tout au plus. Un vent
qui nous glaçait l’âme et figeait les bouches. L’air cinglant qui giflait les joues, transissait nos os. Nos têtes
baissées, nos doigts gourds et l’envie soudaine de serrer ceux d’Edward dans les miens. Silence insolent sur
le boulevard, l’odeur des feuilles mortes qui nous prenait à la gorge et aux cheveux. Nous avions bien mangé,
des steaks je crois, avec du vin rouge et des digestifs ; nous avions discuté tandis que les genoux d’Edward
cognaient aux miens, ses doigts frôlaient mes cuisses à la dérobée, sous la table, sous l’imprudence. Personne
ne savait, ne doutait, et la bonhomie de Pierre, à qui l’alcool avait monté à la tête, y échappait d’autant plus.
Caresses volées au brouhaha continu du restaurant, furtives sous la nappe et dans l’indécence ; ce fut

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probablement dans nos derniers touchers, quand la liaison nous montait à la tête. Nous devions être en 1991,
finalement, à la toute fin de l’année.
Je me rappelais de cette soirée, des arias qui demeuraient en tête après leur exécution, mais surtout de
la main d’Edward qui jouait sur mon genou des airs suaves et passionnels. Jeu des doigts qui traçaient des
arabesques entre les pans de ma robe et qui aiguillonnait mon désir sous la peau de ma cuisse. L’obscurité et
la musique comme seul masque aux ombres de nos ébats. Son souffle consentant qui effleurait parfois les
pendentifs que je portais aux oreilles ; elles balançaient alors entre les mèches de cheveux qui tombaient sur
mes épaules et brillaient sur le visage d’Edward.
« Oui, Pierre, je me souviens… »
J’aimais la texture du bout des doigts d’Edward, leur douce sécheresse, leur chaleur infime sur mon
épiderme transi ; sensation furtive qui me rappelait le glissement de la soie contre mon cou et que
j’affectionnais particulièrement depuis mes tous premiers contacts avec elle.
« C’est drôle, mais je me souviens particulièrement de cette impression de fragilité qu’il y avait entre
nous ce soir-là.
— De fragilité ?
— Oui. Fragilité, je crois que c’est le mot. Une complicité fugace entre nous. Une aura qui n’existe
qu’entre les gens qui ne se connaissent pas tellement mais qui connectent malgré tout. Comme si nous étions
amis de collège et que nous avions fait les cent coups ensemble. Quand j’y pense, c’était un peu incongru ;
mais il ne fallait pas y penser, il ne fallait pas s’y attarder. Trois collègues anonymes dans une marrée de
monde, réunis par leur appréciation de la bonne nourriture, de la belle musique, et qui devenaient
soudainement très près l’un de l’autre. L’amitié qui me liait alors à Edward, presque digne de Montaigne et
de la Boétie ; et toi entre nous. Toi, ta peau pâle, ta robe noire à manche longues, ta détermination butée qui
avait fini par séduire Edward… »
Je sursautai, jetai un regard perplexe à Pierre. Il continuait de marcher en étudiant le moignon de
cigarette qui se consumait entre ses doigts.
« Fragilité, mais fébrilité aussi. Comme si vous hésitiez à vous parler, à vous découvrir devant mon
regard amusé. Car moi, je m’amusais à contempler votre malaise partagée, l’air de n’y pas toucher. Vous
vous dépêtriez avec le naturel feint de ceux qui veulent cacher leur jeu. Mais Edward ne pouvait me masquer
sa faiblesse, même s’il l’espérait ardemment. Il y avait cette énergie qui passait entre vous deux, quelque
chose de purement animal, de sauvage, et Edward demeurait victime de tes beaux yeux. Comme immobile et
incapable de résister ; comme il l’avait été des années plus tôt des yeux de ma sœur. Et c’est ce qui rendait la
chose plus délicate, tu comprends. »

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J’aurais voulu le soudoyer, lui soutirer toutes les informations de nous qu’il avait conservées et que je
croyais connues de seuls Edward et moi. Des fragments de nous, des clichés indiscrets, des bribes d’intimité
violée, volés par l’œil vif de Pierre. Je me sentais nue et démunie, mais il continuait de fumer sa cigarette
régulièrement, sans hiatus. Ses lèvres ourlées sur le filtre blanchâtre ne tremblaient pas ; il conservait la même
idée de moi, cette même image de femme peut-être un peu trop prétentieuse mais digne d’entendre la vérité,
d’ailleurs assez judicieuse pour la comprendre.
Je resserrai contre moi le bras que Pierre m’avait tout à l’heure tendu.
« Merci. Pour la cigarette, la promenade… et ton ouverture d’esprit. Car je suppose que c’est ce dont
il s’agit. »
C’est tout ce que j’avais trouvé à lui dire. Il me sourit ; j’osai croire qu’il avait saisi sans que je n’aie à
en dire davantage.
Je me souvins alors de la fin de cette soirée. Nos adieux malaisés dans le hall du Grand Théâtre. Les
bises furtives, les poignées de main. La main d’Edward qui s’était posée sur ma hanche qu’il avait
rapidement retirée, les lèvres que j’avais soigneusement évitées en posant les miennes sur ses joues pâles. Les
deux silhouettes qui s’éloignaient dans la brume d’octobre, celle d’Edward grande et svelte, celle de Pierre
plus petite, plus musclée. Un pincement au cœur, ma répugnance à rejoindre l’habitacle glacé de ma voiture
et l’amour sirupeux de Bernard.
Le contact furtif des joues d’Edward avait laissé une brûlure sur les miennes, et je ne voulais pas
m’en départir. Deux ans, et cette présence de plus en plus prégnante dans mon quotidien, dans mon souffle.
Deux ans, et cet homme me collait à la peau, inondait mes cheveux, imprimait son visage sur mes paupières.
Le premier homme après Jacques, celui dont l’odeur me grisait assez pour le déloger de mes veines. Le
premier homme, et celui qui allait me faire subir le même sort quelques mois plus tard, jugeant que nous
avions assez risqué et qu’il était temps de réintégrer nos vies, là où nous les avions laissées. Les remords de
l’homme droit et moral, la nostalgie du parfum fleuri et de l’épaisse chevelure brune de son épouse. Le
premier homme, et le couteau bien ancré dans la plaie, prêt à être remué à nouveau.
Pourquoi, dernièrement, n’avais-je qu’une envie, me tracasser avec les cendres d’un passé flétri ?
Étais-je désormais au bout de ma vie, à m’immobiliser pour mieux contempler le chemin parcouru ? Le
grimpeur qui, au sommet de la montagne, s’émerveille de son altitude et du vertige qui le surprend ? Presque
cinquante ans, pas de mari, pas d’enfants ; une carrière florissante et valorisante dans laquelle j’avais noyé
bien des déceptions, une vie amoureuse déviante qui ne m’avait que quelques fois apporté le peu de chaleur
que je demandais… Je me sentais si vieille !
« Nous voilà ! » s’exclama Pierre, en s’engageant dans l’entrée qui menait à la porte du restaurant.

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Si vieille, et pourtant, je n’avais rien accompli. Cette grandeur dont j’avais toujours eu envie me filait
entre les doigts, se dérobait sous mon étreinte. La petitesse, la médiocrité comme seuls résultats à ma
sélectivité carriériste. Des livres capiteux pour essuyer mes jours gris de vieillesse, et quelques clichés
mnémoniques comme compagnons de voyage.
C’était insoutenable, pourquoi de telles pensées entre mes collègues qui riaient et qui se délectaient
d’un vin blanc qu’ils avaient commandé pour toute la tablée ? Pourquoi ces questions maintenant, ces rides
qui s’approfondissaient aux coins de ma bouche, ce nuage sombre qui voilait mon regard ?
Seul le jeune Thomas semblait prendre part à l’humeur maussade que j’affichais sans le vouloir. Ses
yeux noirs, un peu tristes qui cherchaient où se poser. Son silence d’adolescent en détresse. Ses mains
puissantes sur la table, et une alliance qui brillait sous la lumière blanchâtre. Si jeune, et déjà marié ! Il me fit
sourire malgré lui ; malgré lui, m’extirpa de cette boue philosophique et mélancolique dans laquelle je
m’engluais.
« Tu enseignes depuis longtemps ? »
Ma voix le surprit, le rouge bariola ses joues et il but une gorgée d’eau.
« Presque trois ans.
— Oh, quand même !
— Oui. J’ai commencé dès ma sortie de l’école.
— Je te croyais plus jeune. »
Il sourit : « Oui, j’ai l’habitude…
— On a dû te le dire, mais ta présence parmi nous est hautement appréciée. On commençait vraiment
à avoir hâte que Jean-Paul – ton prédécesseur – parte à la retraite. C’est triste à dire, mais c’est la vérité.
— Je vais faire de mon mieux pour combler les attentes. »
La serveuse nous interrompit pour prendre nos commandes, nous débarrasser de nos menus, nous
imposer le silence et les efforts malaisés pour reprendre la conversation. Conversation d’autant plus ardue
que Thomas me semblait être du type qui fuyait les tête-à-tête, les discussions intimes et individuelles dans
lesquelles la gêne l’emportait sur la verve.
« Dîtes, vous avez du sang polonais ? »
Sa question me prit au dépourvu, comme s’il m’avait brusquement poussée ou frôlée d’une aiguille
incandescente. Mes yeux sur son visage de gamin. Sa bouche qui tremblotait un peu, qui souriait à demi, qui
hésitait à se mordiller dans cette luminosité quasi-glauque du restaurant.
Je lui souris ; curieusement, ce jeune homme piquait mon intérêt.
« Non. Un peu de finnois, mais c’est très éloigné, possiblement dissipé. Pourquoi ?

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— Vous me faîtes penser à une femme que j’ai connue – quoique connaître est ici un bien grand
mot ! – ; une polonaise. Vous avez la même expression dans les yeux, ça m’a percuté quand je vous ai
remarquée dans la réunion ce matin. Irena Godebska, son nom.
— Oh, vraiment ? Une descendante de Misia Sert, fort probablement !
— De qui ?
— Misia Sert. Une pianiste de formation. Égérie et mécène du début du vingtième siècle, représentée
par nombre de peintres et d’écrivains ; la femme derrière les Ballets Russes de Diaghilev.
— Ah, oui, ça me dit vaguement quelque chose…
— En fait, elle était la fille d’un sculpteur polonais, un certain Cyprien Godebski. Je me suis
beaucoup intéressée à elle pendant une période de ma vie. Misia comme femme surtout, mais comme figure
également. Misia comme modèle, comme guide dans une vie que je bâtissais sans trop m’en apercevoir.
J’imagine que j’ai voulu être elle, à un certain moment. D’où la fascination. Qui pouvait être cette femme
pleine de charme, déterminée, irradiant le génie et la volupté ? Que pouvaient receler ces yeux fauves qui
pétillent et qui intriguent sur les quelques toiles que Renoir a peint d’elles ? Enfin, moi, ça me captivait !
— Il y a de quoi ! J’ai toujours trouvé délectables ces anecdotes et ces visages qui agissent de
véritable catalyseur d’art, de mouvement et de scandales dans le monde de la culture ! »
Jeune professeur enflammé de passion culturelle, bouillonnant de savoirs qu’il maîtrisait drôlement
bien une fois le masque de sa gêne échoué. Une petite fibre à tirer, à éveiller avec un sujet qui l’intéressait, et
il s’animait, il brillait ; il devenait l’érudit dont il avait été jusqu’à maintenant l’ombre incertaine, le pâle
reflet. Je me doutais fort bien qu’il lui faudrait encore quelques années pour développer davantage les
connaissances, les compétences que je lui savais ; mais je lui fis d’emblée confiance.
« Tu dois donc te régaler en histoire musicale ; d’après ce que j’en sais, c’est bourré d’anecdotes
croustillantes !
— En effet. Ce qui est bien avec tout ça, c’est que chaque époque contient ses perles anecdotiques
alors qu’on aurait peut-être tendance à penser que c’est surtout au tournant du XXe siècle, avec tout le faste et
le foisonnement qui lui est propre, que les événements les plus cocasses sont advenus.
— Quoique, à ce niveau, le début du XXe siècle en recèle beaucoup ! Le Sacre du printemps est
quand même à considérer ! »
La conversation de ce jeune homme m’enchantait, mais une brèche s’était ouverte et une molle
tristesse m’avait gagnée à nouveau. Ces jours de lumière où mes recherches sur Misia Sert occupaient mon
quotidien étaient ceux qui appartenaient à Jacques, à son sourire qu’il portait à ma bouche quand je tombais
dans de lourdes théories dont il n’avait, à son âge, plus besoin. Jours tricotés dans le soleil, dans le papier où
nous écrivions des vers en commun, nos jours tissés à même la soie jaune qu’il m’avait offerte, un Noël. Ses

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mains qui guidaient la mienne dans mes travaux, ses mains puissantes qui goûtaient décembre et sa neige
friable. Longuement, nous avions discuté de tout cet univers foisonnant dans lequel évoluait Misia, une Misia
de papier que nous affublions de toutes sortes de qualificatifs selon le temps qu’il faisait, l’heure qu’il était, le
vin, la bière ou le café que nous avions bu. Je pensais à Misia, et c’était un après-midi pluvieux au lit, un
matin frais de janvier qui goûtait les croissants et le café, un soir d’automne qui sentait les feuilles rancies qui
me revenaient en tête ; je parlais de Misia, et j’avais encore le goût des cigarettes et des baisers de Jacques au
bout des lèvres. Misia, c’était ma jeunesse, mes nuits brûlées et mes jours dilapidés, l’odeur du cou de
Jacques dans lequel j’enfouissais mon nez pour voler un peu de son essence au temps qui jouait contre nous.
Et quand des éclairs de bonne conscience déchiraient mon repos, je portais de la soie, quelques
gouttes de parfum doré qui me convainquaient que Misia savait juger avec son cœur, de toute son âme, au-
delà des conventions admises dans la petite bourgeoisie ; et puis, dans cette angoisse momentanée et
nocturne, j’osais croire que Misia aurait compris.
Mais Thomas, qui avait l’air tellement intéressé à en savoir plus au sujet de cette reine du « Tout-
Paris », ajoutait une touche foncée sur ce janvier qui s’enlisait dans une grisaille morne, insupportable.
Je forçai un sourire.
« Je te passerai des ouvrages sur le sujet, si tout ça t’intéresse.
— Merci, j’aimerais beaucoup ! »

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MARIANNE
Aria en Ré majeur, « Flamboiement temporel »
Allegro con Fuoco

L’auditorium était plein à craquer. Lorsque je m’étirais le cou pour me retourner sur mon siège, je ne
voyais qu’un océan de coiffures blondes, brunes, rousses qui moutonnait d’effervescence, quelques
professeurs désabusés qui tentaient tant bien que mal de calmer les troupes. Les rires, les cris, le grondement
perpétuel de la faune estudiantine qui menaçait de faire craquer les murs, une odeur froide et poussiéreuse
d’auditorium, mes doigts qui tremblotaient sur mes cuisses victimes de l’attente. Le retard ne serait pas toléré,
on bouillonnait d’impatience. Il y avait peut-être quatre cents étudiantes et une dizaine de professeurs, une
atmosphère d’excitation partagée que ma courte vie ne m’avait jamais permis de rencontrer ; quiconque
extérieur à la situation qui serait entré dans la salle n’aurait jamais crû que cette frénésie se justifiait par un
spectacle monté par nos enseignants !
Alexandra avait escamoté le dîner pour nous réserver six bonnes places, troisième rangée centrale et
bonbons soigneusement cachés dans les poches de sa jupe. Car, bien que nos relations se bornaient au strict
très minimum, elle n’avait jamais poussé la méchanceté jusqu’à m’exclure complètement de notre petite
bande, et j’y conservais tout de même ma place. Une place qui était plus éloignée, qui me semblait infiniment
précaire, mais une place qui demeurait mienne. Lèvres scellées et yeux fuyants pour ne pas basculer en
disgrâce à jamais. Mes gestes calculés, incertains, et ma voix hésitante lorsque j’avais envie de partager une
impression à la tablée. Ma confiance en moi à jamais affectée par ces yeux trop bleus qui méprisaient mes
idées dès qu’elles passaient le seuil de mes lèvres.
L’auditorium était rempli, l’heure approchait. J’attendais la fermeture des lumières dans un mutisme
recueilli, faisant fi des bavardages de mes amies, du tumulte ambiant, des percées aiguës des plus jeunes qui
criaient leur impatience. Je cherchais à construire en moi une image d’Éric Richer étanche au temps, au
mouvement ; une image qui m’avait accompagnée, qui m’avait consolée ces dernières semaines ; cette image
à laquelle je m’étais cramponnée pour oublier le bleu glacial des yeux d’Alex et son indifférence croissante.
Corinna me glissa quelque chose à l’oreille, et je ne pris pas la peine de recueillir ses propos. Tout ce qui
comptait, c’était ce visage ravagé par la passion musicale, ces doigts agiles sur la guitare, et cette voix qui me
grisait déjà par la chaleur que je lui imaginais.
Et enfin, l’obscurité, le silence approximatif, le souffle que je retins et ma main qui attrapa celle de
Cassandre comme à mon insu. Mon amie riait de la force avec laquelle je tenais ses doigts, crispais les miens
et elle me conseilla gentiment de relaxer, d’apprécier le spectacle comme elle et toutes les autres s’apprêtaient
à le faire. Sans excès, sans ennui.

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Mais elle ne connaissait rien à l’attente, au risque vertigineux de crouler avec les illusions que je
m’étais construites, que j’avais cultivées. Seul éclat dans les décombres de mes jours heureux.
Jean-Claude Laflamme était monté sur scène. Sous l’intensité aveuglante des projecteurs, il paraissait
tout ému du succès de son événement et j’eus presque envie de porter une attention polie au discours
d’introduction qu’il nous servait. L’impatience vainquit ; je me concentrai entièrement sur ma rage, à
fulminer intérieurement sur la longueur exagérée de ses quelques mots. Comme d’habitude, il voulait le
triomphe, il voulait les applaudissements, la gloire parmi ces jeunes filles en fleur auxquelles il enseignait et
semait la Bonne Nouvelle. Effusions de remerciements, de sourires vaniteux, et je crus même le voir essuyer
une larme sur le bord de sa paupière.
« Ne soupire pas si fort, Marianne ! » me conseilla Corinna, agacée par mon fanatisme déplacé. « Il
l’achève, son discours. »
Dans le flux continuel de mes réflexions, dans ma haine inavouable, je ne m’étais même pas aperçu
que mon énervement pouvait avoir des manifestations extérieures tangibles !
Il finit par déguerpir, non sans nous promettre de revenir pour nous interpréter l’une de ses dernières
compositions. De la pop chrétienne acoustique, écrite spécialement pour les victimes du tsunami. Une poésie
aux rimes bâclées, au rythme hachuré, au timbre larmoyant. J’en mourais déjà d’envie…
Le rideau de velours rouge frémissait dans le mouvement, comme si ma propre excitation était à ce
point contagieuse qu’elle affectait jusqu’aux objets environnants. J’attendais son profil, ses longs doigts
glissant sur les cordes de sa guitare, sa voix se faire de plus en plus certaine dans l’obscurité un peu humide.
La pâleur de son teint quasi-phosphorescente dans le noir de la salle comble. Le temps pendu à ses lèvres, un
tressaillement léger sous le poids des minutes.
Le silence haletant était insupportable, et j’aurais pu mourir trois fois avant que le rideau ne se décide
enfin à remonter. Éveil de ces deux longs pans cramoisi qui s’écartèlent pour permettre enfin à mon destin de
se sceller. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire.
On avait opté pour un éclairage chaud, du rouge, de l’orangé projetés sur une toile au fond de la
scène. Toile vacillante contre laquelle se profilait une silhouette noire, svelte, sanglée d’une lanière de cuir.
Les épaules dont je connaissais maintenant presque l’exacte envergure, le cheveu sombre qui s’excitait en
ondulant contre la lumière, les jambes longues, cambrées dans le jean noir trop ample ; déjà, le tumulte
grondait en moi à l’instant même où une bribe de son être adhérait à ma prunelle et, tournant ainsi dos à la
salle, il m’apparaissait comme irréel. Une illumination, le souffle d’une passion. Mes ongles s’agrippèrent à
ma cuisse.
Il pivota sur lui-même et fit glisser ses doigts sur les cordes de sa guitare une première fois. À la
deuxième, un enregistrement de basse et de batterie décida de l’accompagner, affublant ainsi la musique d’un

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rythme savant, un peu rock, qui m’étonna d’abord ; puis, la voix qui s’introduit entre ses lèvres, qui s’imposa
à notre silence fébrile couronna l’enchantement : Éric Richer, par son timbre fervent, par ses accords
judicieux, avait réussi à me séduire complètement. La corde déposée autour de mon cou, je jubilais
d’insouciance et d’impatience venimeuses.
Sa voix, surtout, m’avait conquise. Une voix qui souffle en découvrant l’étendue de sa passion la plus
brute, et que je n’imaginais pas si grande. Une voix qui effleure l’auditeur jusqu’à pénétrer ses zones les plus
secrètes, les plus reculées ; qui imprègne les cheveux, la peau, les sens sans que l’on puisse s’y abandonner
ou s’y perdre totalement. Une voix qui grimpe, qui chute, qui se redresse, qui creuse le plus grave de sa
gorge et qui se casse légèrement sur les notes les plus hautes. Une voix qui s’impose dans les premières
syllabes jusqu’à la déstabilisation, qui s’esquive dans un soupir, qui revient en force pour mieux nous
surprendre d’une virtuosité cachée. Une voix de rêves et de douleurs, de désirs et de peurs ; une voix qui me
dévoilait Éric Richer dans sa nudité la plus pure. Et qui, dans l’obscurité un peu voilée qui était nôtre, fit
sourdre un sourire sur mes lèvres sèches.
Je l’observais tandis qu’il nous offrait humblement le fruit de ses rêves brisés. Plongeon instinctif
dans son art, tête première et dénué de toute barrière. Obnubilé par une musique qui s’enfuit en jets de notes
dès que ses doigts touchent les cordes fébriles. Enivré par l’adrénaline du stage, d’une foule transportée qui
balbutie les paroles qu’elle connaît à peine. Je l’observais, sa chemise noire lignée, la tignasse sombre et
probablement trop longue, avec ses boucles qui effleuraient le bas de la nuque et y frisaient faiblement, et il
me sembla soudainement qu’il me regardait. Dans toute l’assemblée, ses yeux demeuraient immobiles sur les
miens, ils s’embrasaient pour moi et mon visage exalté, hagard. Le regard persistait, chargé de tension,
pression dithyrambique dans tout le mouvement des souffles et des lèvres, et je me troublais. Je n’étais plus
que tremblements et amour offert, je lui souriais du regard. Mais les yeux fugitifs de M. Richer se
détournèrent et se posèrent sur une autre jeune fille ; et je compris alors que, dans cette obscurité brumeuse
qui voilait et uniformisait la salle, mon visage était indiscernable au travers celui de mes consœurs.
La mélodie s’échappait toujours de la guitare et de la gorge d’Éric Richer tandis que le mouvement
régulier de son poignet subsistait et que son corps ondulait. Habité par le rythme qu’il nous prouvait avoir
dans le sang. L’homme que j’avais jadis connu demeurait tapi dans son gouffre, impassible, inerte ; il
patientait sagement que l’artiste émerge de sa transe pour reprendre ses droits. La musique lui offrait un tout
autre visage, un visage de fougue, de ferveur, d’une jeunesse dont les relents sur son visage m’étaient apparus
une ou deux fois. Sa beauté prenait ancrage dans les traits que je connaissais si bien et qui restèrent gravés en
mon sein lorsque le rideau retomba et que la musique se tut.
Je n’avais jamais crû mon cœur capable de s’emballer autant. J’applaudissais et criais tellement fort
que ma voix fléchissait, défaillait, me surprenait de son indécence ; je voulais un rappel, une autre chanson, la

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fixation de ce visage dans le temps ; revoir cet homme s’immerger de musique et extraire de lui le meilleur de
son art, de son âme.
Un visage nous séduit, nous étreint dans le flot irréparable des jours ; on tend le bras pour ralentir son
passage, mais c’est impossible, et l’on demeure avide de sa prégnance. Seul, les mains vides, l’espoir comme
dernier recours.
Il était beau, très beau. Ce n’était pas tant ses traits, ce n’était pas sa voix, c’était encore moins la
manière dont il s’était penché en une révérence désuète : c’était l’ensemble de son œuvre, ce nouveau lui dont
je venais de faire la connaissance. Cette facette inconnue malgré l’air similaire, l’ombre de cet homme dont
j’ignorais l’ampleur du charme et qui se présentait à moi d’une gifle de beauté et de passion ; cette image que
je conservais, j’allais pour toujours la superposer à celle du professeur un peu ringard qui marchait
distraitement dans les couloirs de l’école et elle flotterait, indistincte, dans les mots que j’aurais à lui offrir un
jour comme un bouquet d’illusions.
Cette image, Éric Richer en noir contre le flamboiement incandescent, venait de nouer la corde que je
m’étais laissé enfiler autour de la nuque. Avec le sourire comblé des premières amours et le visage tendu de
la jeunesse piquante. Ravagée par l’espoir, par mes lubies d’enfant ; l’âme déjà perdue par quelques accords
de guitare trop bien joués et un regard que je m’imaginais partagé, existant malgré tout dans le mouvement.

Fantaisie en La majeur, « Ses ailes de papier froissé »


Vivace Diminuendo

Je ne me rappelle à peine des autres numéros, ne les avais probablement même pas écoutés.
Enchaînements de silhouettes contre une toile aux couleurs variantes, bribes de musique qui ne devaient plus
m’atteindre. Je sombrais dans ma rêverie, dans ce souvenir qui m’avait percutée quelques minutes plus tôt.
Quatre minutes de musique, et j’étais désormais transfigurée, des vestiges de beauté dont j’avais été l’humble
spectatrice entre mes doigts. Quatre minutes de musique, et mon enfance n’existait plus. Je restais là, trop
étourdie pour m’agiter. Enivrée des premiers instants où l’on se sait, pour la première fois, en amour.
Les prestations s’étaient succédées, un récital de Mme Cotillard il me semble, M. Laflamme et ses
horribles pièces liturgiques, un extrait des Belles-sœurs un peu raté ; rien ne faisait ombrage à la voix
frémissante de M. Richer qui résonnait encore dans ma tête. Des fragments de ses paroles que je conservais
entre mes doigts, que je récitais pour ne pas les oublier : un nœud dans le fil du temps et une vie froissée en

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papier de riz. Sa poésie m’enchantait, m’exaltait, et je la caressais avidement. La lèvre pincée, l’ombre d’une
lueur possessive dans l’œil.
Le spectacle se concluait, Jean-Claude Laflamme invitait les participants à monter une dernière fois
sur scène pour entonner la chanson thème de Star Académie : « Car, chères élèves, chers collègues, un
nouveau jour est à l’aube de se lever ! Un monde solidaire, sans individualisme, sans égoïsme ! Un monde où
chaque humain est concerné par le sort de celui de ses frères, qu’ils soient blancs, jaunes, noirs, rouges… »
La musique commençait, et M. Laflamme tentait encore de terminer son discours ; finalement, il
abdiqua et entonna avec véhémence les paroles de la chanson.
D’abord absent de la scène, Éric Richer finit par rejoindre les autres ; il ne chantait pas, ne dansait
pas, mais restait là, immobile et comme déjà amer du succès auquel il n’avait jamais réellement eu droit. Son
œil triste, son sourire feint, ses mains nouées derrière le dos ; et Sylvain Corriveau, qui lui glisse quelque
chose à l’oreille sans réussir à déloger l’affliction du visage d’un éclat de rire. Il m’émouvait, étrangement ;
son port altier, son air absent, la vie en ruine sur ses joues. Il me touchait, mais je n’aurais su mettre le doigt
sur la raison de cet effet.
La salle se vidait peu à peu, il fallait retourner en classe et réintégrer la routine, les jours gris et
immuables. Je suivais mes amies, perdue dans les dédales de mes pensées. Je ne voyais presque plus les
alentours, ils se camouflaient derrière un voile bleuté d’absence. Même si la neige qui tombait n’arrivait pas à
ensevelir le visage de mon ancien professeur, crispé par la passion musicale, je demeurais sous l’emprise de
son souvenir, prisonnière de cette odeur humide d’auditorium qui me collait à la peau.
Je n’avais pas prévu le revoir d’ici le lundi ; toutefois, en longeant le mur du deuxième étage pour
atteindre ma classe, je l’aperçus qui discutait avec une de ses élèves. Une jolie brune de secondaire cinq qui
lui souriait comme jamais je n’oserais le faire. Le cœur fripé, j’abandonnai Cassandre, Corinna et Clara, et
j’abordai le grand dos de coton noir.
« Monsieur ? »
J’avais une voix grinçante de jeune peste trop gênée pour s’assumer, une peau de glace et la langue
rêche qui me collait au palais. Il se retourna, posa les yeux sur mon visage, et tout ce que j’avais prévu lui
partager m’échappa aussitôt. Un sourire pour combler le silence, pour me pourvoir d’une contenance.
« Je voulais savoir… enfin, tout d’abord, toutes mes félicitations, votre numéro, c’était très bien ! »
Je ne lui laissai pas le temps de recommencer, j’enchaînai aussitôt avec une requête qui vint naître au
bout de ma langue avant que je puisse la retenir ou en conserver les dernières bribes.
« Aussi, je me demandais si vous pouviez me donner le titre de votre chanson… »
J’imagine qu’il m’avait souri, que le coin de ses lèvres avait frémi un peu dans ce rai blafard de soleil
mort. Je ne sais plus très bien ; mais encore aujourd’hui, je me rappelle le visage, les grands yeux qui m’ont

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considérée quelques secondes, l’espace assez grand entre les ailes du nez et les lèvres pincées, la cicatrice
pâlotte et minuscule près de la narine gauche. La bouche incertaine, le regard intrigué ; comme s’il analysait
attentivement mon visage pour mieux m’identifier, me replacer dans ses souvenirs gigognes.
« Les ailes de papier. » me répondit-il, non sans une brève hésitation qui passa, fugitive, dans le fond
de sa prunelle.
Je ne pus refréner mon sourire, un sourire que je savais resplendissant de douceur et d’admiration.
« Merci beaucoup M. Richer !
— C’est beau.
— Bonne fin d’après-midi ! »
Mais déjà, il ne m’écoutait plus, il s’éloignait et s’engouffrait dans sa classe où ses élèves
l’attendaient, l’accueillirent d’une chaude main d’applaudissement. Leur gaieté m’angoissait, mais le nom de
la chanson d’Éric Richer, échu entre mes paumes, murmuré au bout de mes lèvres, me consolait. Je trottai
gentiment vers ma classe d’anglais, déjà en retard mais sans remords.
J’avais espéré que notre professeur nous permette de discuter du spectacle, que nous puissions
échanger et partager nos impressions encore fraîches ; mais comme je le compris aussitôt en entrant dans la
salle, ce désir relevait du domaine fantasmagorique et le demeurerait. Mr. Peterson avait plutôt opté pour un
documentaire sur les dangers encourus par les jeunes lors de leurs navigations sur Internet, et un petit somme
piqué au fond de la classe. Je m’assis, posai les mains sur mes genoux. Bien droite. Derrière la mine paisible
et légèrement rosée que j’arborais, je ne tenais pas en place. Oreilles qui cillaient et pommettes brûlantes. Le
sourire jouant constamment avec la commissure de mes lèvres, comme si le rire s’y était posé et menaçait
d’éclater. L’obscurité bleutée me ramenait à Éric Richer, son souffle qui effleurait le micro, ses doigts qui
caressaient la guitare comme jamais il ne me toucherait. Le passage de ces pensées empourpra mon visage et
j’y passai ma paume moite pour en chasser l’émoi. L’homme qui me hantait n’était pourtant plus celui qui
m’avait enseigné les sciences physiques pendant une année complète ; l’homme au timbre de velours se
rapprochait à peine de celui qui ne me saluait que d’un signe de tête lorsque j’agrippais son regard avec
d’exubérantes salutations ; l’homme qui jouait de son instrument comme on fait l’amour à une femme aimée
était un étranger nouvellement rencontré, un mystère qui avait révélé une facette de ses côtés obscurs, et non
cet homme ridicule mais cultivé qui personnifiait les particules de matière et plongeait la tête dans un lavabo
pour obtenir une voix plus portante, plus résonnante.
Une boule de papier qui tomba entre mes mains me sortit de ma rêverie. Je la dépliai ; l’écriture
ronde et grossière de Claudie. Génial…
Pis, ce show de profs ? J’espère que « sa » valait la peine de me « laissée » aller « tous » seule voir
Yoann dans son école !

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Les fautes de ma collègue de classe m’exaspéraient, et je me fichais royalement des développements
récents avec son énième nouveau copain ; je griffonnai quelques mots, lui repassai le papier et enfouit mon
visage entre mes coudes. J’aurais voulu m’extraire du monde. N’exister seulement que pour réentendre Les
ailes de papier et mourir ; douceur exquise quasi-baudelairienne qui suffisait à tous les manques que j’avais
connus jusqu’alors, qui les comblait enfin et qui m’apparaissait, paradoxalement, comme le noyau stable
autour duquel je bâtirais désormais mon avenir. Instant fugitif où ma vie puisait maintenant son sens ultime.
Que pouvais-je bien penser de tout cela, moi qui ne connaissais de l’amour que ce que m’avaient
appris les romans dont je me délectais ? Comment pouvais-je lutter sans ancrages, sans refuge, sans exutoire
à mes débordements hormonaux ? La figure d’Éric Richer était à mes yeux ce que Yoann était pour Claudie :
le sexe opposé qui aiguise l’imagination et favorise le sourire, le rouge aux joues et la lumière sous une
paupière fardée. Comment pouvais-je être certaine que cette passion soudaine, injustifiée était, profondément
et pour toujours, vaine ?
Une autre jeune fille, fruit d’un ménage stable, issue d’un foyer sain et aimant, certaine de l’affection
que lui portaient ses amies, aurait ri, aurait fui, et surtout décelé l’impossibilité de cette histoire. L’instinct de
protection, de survie qui émerge quand le cœur se risque au large et prend la dérive. Une autre jeune fille –
ma petite sœur, une de mes amies – aurait enfoui cette nouvelle lubie dans un coin poussiéreux de son esprit
pour ne plus jamais le revisiter ; et cette jeune fille aurait, de toute façon, accepté d’entrer dans le collège sans
prendre part à l’atmosphère lugubre des débuts de semestre en janvier, sans accorder une trop grande
crédibilité aux impressions de changement irrévocable telle celle qui m’avait visitée à la toute première
journée d’école, il y avait près d’un mois.
Maintenant, je comprenais. La figure cachée par mes bras, je me sentis blêmir. Les pièces du casse-
tête se remettaient en ordre, et je saisissais, tardivement certes, le sens que mon intuition avait tenté de mettre
au jour au premier matin d’école. Il m’était impossible de revenir en arrière ; mes jours étaient imprégnés de
poison, d’amertume. L’âge de l’innocence était terminée, tout accès aux jours sucrés et lumineux de l’enfance
m’était désormais interdit ; et je demeurais à sa porte, mendiante, avec la seule image d’Éric Richer entre les
doigts. Mais cette image n’était qu’un cruel miroitement, et je ne sais plus exactement si j’avais conscience
de toute la vanité de mon obsession quand, la cloche à peine sonnée, je me ruai dans le corridor pour capter
une dernière fois une parcelle de lui, le reflet de son épaule et de son profil dans la fenêtre de la porte de son
local. Je m’arrêtai devant la fenêtre, m’assurai d’avoir bien gravé chacun des traits fuyants, chaque ligne
fugace de son visage dans ma mémoire ; puis, satisfaite de mon souvenir, je descendis les escaliers jusqu’aux
vestiaires.
Quand je repense à cette époque de ma vie à la lumière de mon savoir et de mon expérience actuels,
il me semble que j’aurais dû mieux comprendre la portée de ce qui m’arrivait, mieux en prévoir les

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dénouements et conséquences ; que ce n’était pas un peu de bonheur auquel j’aurais droit, mais bien un
plongeon lent dans une mélancolie sans issue. Mais j’oublie que j’étais une fillette hypersensible et trop
idéaliste qui voyait en les iris marron – qui ne reflétaient qu’en réalité la viduité d’une vie à ses côtés – les
seules lueurs d’espoir qui me restaient.
Car, bien que je ne voulus pas céder aux pressions de ma fascination, les écluses s’étaient rompues et
je me croyais alors trop faible pour résister au trop fort débit d’une telle fuite.
Mon père nous attendait dans son 4x4 de luxe à la sortie de l’école, comme quand j’avais six ou sept
ans et qu’il était la personne que je préférais au monde. À cette époque, tous les vendredis à la tombée des
cours, j’accourais vers cet homme aux cheveux foncés et aux mains puissantes qui me soulevaient puis, au
prix de deux baisers sur mes joues, me reposaient doucement sur le sol. Les prises de becs insignifiantes que
j’avais pu avoir avec mes copines dans la journée, les réprimandes de ma professeure aux plis sévères au coin
de la bouche, les écorchures sur mes genoux, tout s’effaçait quand papa me prenait dans ses bras et
m’embrassait. Nous marchions alors vers la voiture tandis que je lui racontais ce que j’avais appris, ce à quoi
j’avais réfléchi (et qui devait lui sembler bien futile, au fond), ce à quoi nous avions joué à la recréation. Mon
pas dansait à droite du sien, ma main s’agrippait à la sienne avec la confiance béate des petites filles ; j’avais
pour mon père une admiration sans bornes, un amour sans réserve, et j’étais heureuse. Le trajet du retour était
long, il y avait de nombreux bouchons de circulation de la ville à la banlieue où nous habitions ; mais, assise
à sa droite, babillant ou écoutant religieusement les symphonies de Beethoven, je ne voyais pas les minutes
passer.
Émilie était déjà assise dans la voiture à jouer sur son téléphone portatif lorsque j’ouvris la portière.
« Allô papa ! »
Je posai un baiser sur la joue rugueuse et odorante de mon père. J’aimais son parfum, qu’il n’avait
jamais changé depuis ma naissance, la manière dont son odeur masculine m’envahissait les narines quand il
me serrait fort contre lui ; j’aimais sa voix basse et posée, celle-là même qui m’endormait avec des contes de
fée et des histoires comiques quand j’étais enfant et que je ne voulais pas aller au lit en même temps
qu’Émilie.
« Bonjour Marie ! Comment tu vas ? »
Dans cette façon affectueuse dont il prononçait les deux premières syllabes de mon prénom en un
diminutif peu original, je redevenais l’enfant comblée que j’avais un jour dû être. Le claquement de langue
acerbe de ma mère lorsqu’elle me crachait un « Marianne » excédé était loin de moi pour une fin de semaine
complète ; je pouvais sans crainte me nicher dans le coin de la banquette et profiter du trajet, des concerti
Brandebourgeois qui jouaient à la radio et du parfum réconfortant de mon père.

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Des questions qu’il nous posait maladroitement, je ne me rappelle de rien hormis cette irrépressible
envie de mentionner le nom d’Éric Richer quel qu’était le sujet sur lequel il nous interrogeait. Éric Richer, et
les souvenirs de lui l’année dernière qui m’étaient désormais doux, que je regrettais amèrement jusqu’à en
avoir mal au bas du ventre. Et même le rire calme de papa et l’odeur piquante de ses vêtements ne pouvaient
guérir cette nouvelle conscience d’avoir vu le bonheur se profiler et s’animer devant moi pendant toute une
année scolaire, et l’avoir laissé filer par ignorance enfantine, égoïstement intéressée.
Et soudainement, la perspective enchanteresse de passer le week-end à boire du thé vert et à exercer
ma pensée philosophique chez mon père se mua en cendres fumantes, âcres, qui suintaient en lampées entre
mes doigts. Le Bolero de Ravel qui jouait en sourdine rendait ardue, quasi impossible, ma tentative de capter
les dernières paroles des Ailes de papier qui m’étaient restées en tête, et contribua à ruiner tout ce qui me
restait de plaisir. Je ne pensais qu’à Éric Richer, son image gravée contre ma paupière close et ses doigts qui
m’apparaissaient si longs, si doux.
« Et pis, Marie, t’as trouvé ça comment le show des profs ? » me demanda alors Émilie, entre la
réception et l’envoi de deux messages textes.
« Oh, c’était formidable ! » m’exclamai-je, me fiant sur la prestation d’Éric Richer pour seul critère.
« Euh, t’as-tu vu le même show que moi ? Olivia, Laurie pis moi, on a failli s’endormir trois fois !
— Mais Éric Richer était très bon, ne viens pas me dire le contraire ! C’est une des meilleures
chansons que j’ai entendues dans toute ma vie !
— Me niaises-tu ? C’tait plate en crisse !
— Émilie, ton langage ! » intervint mon père, et je me rappelai alors qu’il pouvait tout capter nos
propos. « Quelle était cette chanson de cet Éric Richer pour que vous ayez une opinion si divisée sur le
sujet ? »
Je me calai dans mon banc et regardai le paysage défiler. Muette, et bien décidée à ne pas laisser le
mauvais jugement de ma cadette ternir ce prisme mnémonique que je conservais précieusement en mon sein.
J’entendis Émilie baragouiner quelques mots avant de se concentrer à nouveau sur le clavier de son téléphone
portatif, mon père proposer de changer la musique si nous préférions autre chose. Et la dernière image que je
garde de cette journée est probablement celle d’une fenêtre froide sous mon front, d’une main gantée qui bat
la mesure d’une chanson que je pouvais entendre seulement dans ma tête, et l’envie de m’effacer de cette
réalité d’opérette pour me réfugier dans un souvenir qui, d’heure en heure, se faisait davantage inatteignable.

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THOMAS
Fugue en Fa # mineur, « Pour la main gauche »
Adagissimo

Parfois, quand Mélanie et les enfants étaient endormis et que j’arpentais la grande maison silencieuse,
il m’arrivait de douter. Je passais une main sur le couvercle du piano, puis allais me poster devant la fenêtre
pour y contempler la rue déserte, les pas encore frais sur le pavé enneigé, le golf morne et esseulé par février,
les arbres qui frissonnaient dans leur nudité. J’écoutais la respiration régulière d’un foyer nocturne où dormait
une famille presque entière. La cadence lente et insaisissable d’un bonheur acquis dont j’étais l’unique
possesseur. Cette musique du silence que John Cage avait tenté de capter, d’immortaliser, et qui m’était
presque rendue accessible par mes angoisses hivernales et l’avènement prochain de mars. Je doutais et,
comme chaque fois que cela m’arrivait, je tendais instinctivement ma main droite vers mon annulaire gauche.
Toucher mon alliance du bout des doigts me réconfortait, en quelque sorte. Le reflet de la lune sur la neige et
sur l’or de ma main gauche créait en moi cette bulle d’air frais qui me poussait à chasser l’incertitude d’un
coup de coude agacé. La main gauche, avec cette preuve de la grandeur sentimentale accrochée à mon doigt.
Mélanie et moi nous sommes mariés dès l’obtention de mon baccalauréat ; ma maîtrise terminée,
nous concevions Béatrice dans un appartement déglingué tout près de la rue Saint-Jean en se promettant déjà
une famille nombreuse et heureuse. Une ribambelle d’enfants pour combler nos jours, des rires de lumière
dans un jardin d’été. Des aveux qui ruisselaient dans les lueurs amoureuses de nos regards scellés. L’odeur
des lilas et du vent frais de mai, cette phrase pour la première fois nichée dans le creux de mon oreille :
« Thomas, fais-moi un enfant. » Cette nuit-là, nous avions dû faire l’amour cinq ou six fois, convaincus de
l’apothéose éternelle de notre union, de sa longévité assurée par la force de nos étreintes, la douceur de nos
caresses.
À vingt-cinq ans, tandis que plusieurs de mes amis d’enfance – que je ne voyais, pour la plupart,
presque plus – couraient encore les conquêtes et les emplois d’étudiants, je devenais père. Le crâne fragile et
chaud de ma fille contre mon coude, les petits poings crispés à la conquête de mon visage fasciné. Étais-je
trop jeune ?... je n’avais même pas pensé à me poser la question tellement j’étais, ce matin-là, ravi. Les traits
minuscules de Béatrice – baptisée ainsi par notre commun amour pour les prénoms légèrement vieillots –
étaient mutins, déjà alertes au moindre mouvement du monde, et m’apparaissaient désireux de tout
apprendre, de tout capter ; il me semblait alors tenir le bonheur entre mes bras, en sentir la chaleur vivante, et
le porter doucement contre mon torse. Mon bonheur. Son odeur de bébé et ses dix doigts aux petits ongles
rosés ; la fierté fut si forte, l’émotion si intense, que je me mis à sangloter contre ma petite fille nouvellement
née.

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Je n’avais plus jamais osé me demander si j’avais alors été prêt à fonder une famille, sitôt les bancs
de l’école et les hautes sphères de la recherche musicale quittés. Comme si cette interrogation demeurait dans
l’antichambre de mon inconscient et se butait à sa porte dès qu’elle tentait de se manifester dans un coin de
mes réflexions ; comme si je ne voulais pas faire face à la possibilité qu’en effet, j’aurais peut-être préféré
attendre encore quelques années de plus, m’assurer une meilleure stabilité financière, une certitude
vocationnelle plus grande. Au lieu de cela, j’étais papa à vingt-cinq ans et repoussais toute réflexion qui
concernait la vie que j’aurais pu mener, autrement ; n’était-il pas trop tard, maintenant ? Après tout, j’étais
heureux…
Ma main droite tâta machinalement l’alliance dorée à mon annulaire, la tourna autour de mon doigt.
Je soupirai, me servis un verre de porto. Je le bus à petites gorgées en me calant dans un fauteuil pour
y écouter, en sourdine, un concerto de Mendelssohn. La lune striait le parquet du salon de gris argenté,
l’Allegro molto appassionato mordorait ma certitude tantôt meurtrie, maintenant ragaillardie. Les doutes se
dissipèrent sous l’effet de la musique – ou peut-être celui du porto, bien sucré, bien serré, qui enveloppait
mon âme et brouillait légèrement mes sens.
Nous étions le trois février 2005. Dans un an et quelques mois, j’allais avoir trente ans. Deux enfants,
un emploi stable, des projets d’avenir. Je frissonnai sous la musique qui se faisait maintenant tragique, sous
l’éclairage brusque d’une voiture qui passa dans la rue déserte et qui baigna le salon d’une lumière crue et
blanche. Nous étions le trois février 2005 et, pour la toute première fois depuis mon mariage avec Mélanie, je
me posais véritablement des questions.
Mais au lieu de les approfondir, je blâmai la ferveur du solo pour violon, rinçai mon verre et montai
me coucher.

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F L O R E NC E
Interlude n° 2 en Mi majeur, « Les Colchiques »
Moderato (mezza voce)

Un recueil d’Apollinaire jauni m’avait replongée dans un rêve à-demi conscient. Une odeur urbaine
et un ciel mordoré par octobre. De l’or qui embrasait mon regard, un sourire prompt à éclater de rire. 1975,
ou quelque part dans ces années-là, et une vie qui me promettait encore l’infini.
« Le colchique couleur de cerne et de lilas / Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la / Violâtres
comme leur cerne et comme cet automne / Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne. »
L’automne était sec et frais, et les feuilles s’étalaient en un tapis ocre de papier froissé. J’aimais leur
bruit de craquement discret, l’odeur de la terre froide sous mes bottes, le vent qui caressait mes tempes et
tirait parfois quelques larmes de mes yeux. J’aimais la manière dont mon foulard de laine dansait devant moi
en une chorégraphie frénétique, les mèches folles s’échappant de mon chignon et mes pommettes rougies par
le froid. Ma peau s’abreuvait à même octobre, et j’exhalais la jeunesse jusqu’à m’en enivrer moi-même.
Grise de bonheur et de vie, de toute l’allégresse de mes vingt ans.
C’était quelques mois avant Jacques. Fraîchement débarquée à Québec et la liberté à fleur de peau.
Un appartement aux murs moisis et aux voisins tapageurs que je partageais dans la Basse-Ville avec un
ancien ami de mon frère qui y roulait de gros joints et lisait Goethe en allemand. Je me rappelle encore de ses
mains puissantes sur une table un peu grasse, sa moustache fine qui frémissait au-dessus de ses lèvres
humides, ses anciens textes de création littéraire qu’il utilisait comme papier à cigarettes. Puis, bien apaisé par
les bouffées de marijuana, il griffonnait des pièces de théâtre postmodernes où l’esprit libertin des Lumières
côtoyait savamment les réalités urbaines de jeunes homosexuels en quête d’eux-mêmes. Drames qui
succomberaient à leur tour sous la flamme d’un briquet et dans un nuage de fumée. Serge, éternel insatisfait
de lui-même.
Née dans une famille catholique aux mœurs très strictes, je fus d’emblée fascinée par ce curieux
personnage. Il se moquait de la candeur de mes traits, de mon tempérament qui s’indignait d’un rien ; du
léger « oh ! » entre mes lèvres quand ses actes trop libertaires froissaient ma pudeur. Mais il tenait en haute
estime mes opinions dans une déférence toute européenne que je ne trouvais pas chez mes contemporains, et
je l’adoptai donc aussitôt, sans chichis. Il jouait avec mes cheveux, me gavait de vin rouge – que je bus, la
première fois, pour me prouver à ses yeux – et m’embrassait le cou dans une tendre torpeur mnémonique. Ses
grandes mains sur mes épaules pour chasser mes tensions musculaires et existentielles. Son souffle contre
mes tempes diaphanes. Le désir secret que j’avais de lui et qui me tenaillait le bas-ventre lorsqu’il posait un
regard concupiscent sur ma bouche, sur mes seins. Serge, ce sang italien qui bouillonnait dans ses veines,

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cette aimantation chaude qui me drainait à lui. Je crois que, s’il n’avait pas eu coutume de ramener dans sa
chambre des garçons blonds aux allures d’éphèbes grecs, j’en serais tombée amoureuse. Je l’étais, je crois,
déjà un peu. Mais il y eut quelques collègues de classe, le grand frère d’une amie, une ébauche de copain aux
épais cheveux noirs, tous ces jeunots sans grand intérêt chez qui je suscitais une passion fade et peu glorieuse,
avec qui je pus néanmoins avoir quelques discussions et quelques frissons ; puis, ultimement, Jacques. Ses
poètes fétiches, sa voix de violoncelle et son sourire des jours d’été. Son univers de mots et de musique
savante. Les yeux plissés dans un regard qui flamboie. L’entente spontanée et le désir au bout des doigts. La
déchirure ultime de l’amour sans issu, mais le gage d’un bonheur désincarné, offert dans un sursaut
désespéré.
Car malgré tout, ces jours gris et blancs, rutilants par intermittence, que Jacques et moi avions
partagés m’avaient apporté une part de joie indéniable que je ne pus jamais retrouver dans les bras d’un autre
homme. Toutes les heures d’une vie égrainées avec une seule certitude : ce bonheur qui avait pris vie entre
deux corps transis de plénitude, bancal, précaire par définition, avait réellement été mien ; et Jacques, malgré
tout ce qu’on pouvait en dire, m’avait comblée.
Ma vie pour ses yeux s’était empoisonnée, certes, mais le temps portait en lui l’antidote à cette
intoxication. Et ce remède un peu amer était peut-être, au fond, ces rides au coin de mon regard et la maturité
d’un visage fané.
Je fermai mon recueil d’Apollinaire ce soir-là en souriant et attrapai le téléphone. Quelques coups de
sonneries, la voix chaude de Serge à l’autre bout du fil.
« Si j’amène une bouteille de blanc froid et bien sec, tu me permets de dormir chez toi ?
— Florence ? Nom de Dieu, as-tu bu ? Il est presque minuit… »
J’éclatai de rire, de bon cœur, comme il y a longtemps que j’avais ri.
« Non, non ! Je suis de bonne humeur ce soir et j’avais envie de partager ce bonheur. Quitte à écouter
un film en ta compagnie et m’endormir sur ton épaule au bout de quinze minutes.
— Tu n’as pas de cours demain ?
— Une réunion à quatorze heures.
— Et que fais-tu de ma réunion de demain, huit heures tapant ?
— Bah, tu iras et tu me laisseras dormir dans ton grand lit blanc ou me délecter de petits espressos
bien serrés de ta machine d’importation privée ? »
Il ricana ; j’avais gagné.
« Eh misère… Je t’attends, et tu excuseras ma robe de chambre, très chère ! »

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É R IC
Finale en Mi mineur, « Fictions fanées »
Allegro di Molto

Il faisait chaud dans la chambre, et je n’arrivais pas à trouver sommeil. Le silence et la respiration
constante de Marguerite, assoupie et satisfaite à ma droite, titillaient mon angoisse, meublaient la nuit qui
s’allongeait et exacerbaient mon insomnie comme une grande tasse de café corsé. Mes yeux demeuraient
ouverts dans l’obscurité floue, argentée, et les fermer ne menait à rien, qu’au battement de mon propre cœur
qui résonnait dans le fond de ma tête. Une autre nuit d’insomnie à regarder les minutes s’écouler, à attendre
que l’aube blanchisse le ciel et apaise ma migraine. Et pourtant, je dormais plutôt bien depuis quelques
semaines, depuis cette fameuse nuit où j’avais rêvé – encore – à cette belle idole inconnue.
Cette fois, ce devait être la musique, dont je sentais encore le passage dans mes veines, qui
m’empêchait de dormir, ces Ailes de papier dont je plaquais les accords sur une guitare imaginaire contre
mon flanc. La texture métallique et froide des cordes sous mes doigts. Le poids du bois léger contre mon bas-
ventre. La pression de la cordelette de cuir contre mon épaule, qui descend contre mon dos, qui exerce un tout
petit serrement à la base de ma nuque. Et mes lèvres qui forment paresseusement ces mots qui étaient
devenus pour moi comme une seconde peau. Ciselés avec une minutie qui m’était peu naturelle, des paroles
en trop, recyclées en une chansonnette d’occasion que j’offrais, comme mon âme, lors d’événements
socioculturels au collège.
Mes ailes de papier froissées par une vie qui compte les jours, et j’frissonne, le cœur sur la corde à
linge. Un autre nœud dans le fil du temps pour calmer l’angoisse, pour boucler l’automne qui passe…
Selon Marc et Jean-Claude, c’était l’une de mes meilleures compositions ; selon mes constatations, la
préférée des étudiantes depuis que j’avais osé, un jour, la voix chevrotante et le regard baissé, leur gratter
quelques pièces de mon répertoire le plus travaillé.
Je me retournai sur le ventre, réveillant du même coup Marguerite. Elle me marmonna
d’incompréhensibles conseils, me suggéra de modérer mes réflexions et de dormir un peu. Comme si
l’insomnie n’était qu’au fond un caprice d’artiste, et qu’il me suffisait d’espérer le sommeil pour qu’il vienne
subitement me prendre. Je la considérai sans bruit, dans ma myopie brumeuse : la courbe de sa mâchoire
contre le drap blanc de coton, le nez busqué enfoui dans l’oreiller. Une aquarelle de mon idéal reproduit à
mes côtés, peinture en terre cuite à la manière égyptienne contre une taie de coton blanc. Je posai un baiser
rapide sur sa joue, attrapai mes lunettes et émergeai du lit ; je ne dormirais pas, de toute façon.
Je me glissai silencieusement dans la chambre de Juliette pour la contempler, vautrée dans le
sommeil réparateur de l’enfance tranquille. Ma main se posa sur ses cheveux blonds, mon doigt glissa le long

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de sa joue d’une douceur exquise. Elle chassa d’un coup d’épaule mes pattes maladroites de son visage, se
frotta le nez contre son oreiller. Le drap lilas contre la pointe de son menton, son tout petit nez planté dans
une peluche. Ma fille ressemblait à s’y méprendre aux clichés d’enfance que j’avais vus de Marguerite
lorsqu’elle s’abandonnait au sommeil et échappait ainsi à la laideur du monde.
Je m’assieds sur son lit, les coudes appuyés sur les genoux, la tête baissée entre mes épaules voûtées.
Gardien du sommeil de mon enfant, une mélancolie inexplicable m’étreignait le cœur comme seule
distraction à considérer dans tout ce rose et ce blanc noircis par la nuit. Je cueillis Moussaillon, l’ours en
peluche préféré de Juliette qui était tombé à mes pieds, le contemplai quelques instants ; les billes de verre
qu’il avait en guise d’yeux me renvoyaient mon regard vide, presque autant que le sien, et cette mise en
abyme de l’inanition me fit étrangement sourire.
« Allons Éric ! Ne m’dis pas que tu regrettes d’avoir joué la vedette rock devant tes élèves pour une
fois en pâmoison ? » me dit ma propre voix tandis que je faisais bouger la tête de l’ourson d’une main.
Les images de ma journée repassaient comme un film muet en sépia sur l’écran brouillé de mes
paupières. Ma prestation satisfaisante, l’habituelle tristesse qui avait ensuivi l’adrénaline du stage, les
félicitations polies des élèves, des collègues. De chaudes poignées de main, des claques dans le dos, des
sourires conquis. Mon cours craché avec un désintérêt notable, et un désir croissant de chanter encore, de
sortir ma guitare d’en dessous de mon bureau, d’épater mon auditoire et de renouer avec mes anciens rêves
musicaux. Mais ce que voulaient ultimement les filles, c’était enfin quitter le collège et retrouver la carrure
athlétique, les joues imberbes de leur pubescent copain, et fuir ces notions vagues de physique mécanique que
je leur bâclais pour en finir avec ma journée. Marguerite était venue me prendre devant l’école, avec son
sourire, ses fossettes et toute la fierté d’une femme aimante dans son regard ; et devant cette pure
manifestation d’admiration, je n’ai pu que m’affaler sur mon siège, les yeux au ciel et une main molle sur sa
cuisse. Un mutisme bousculé avait muselé ma langue et mon humour au souper, une tristesse vague coupé
mon appétit ; seules quelques tasses de café bues dans un silence recueilli avaient outrepassé le seuil de ma
gorge serrée. Le regard désolé de Marguerite par-dessus la coupe de vin qu’elle portait à ses lèvres.
« Je vais aller à Place Sainte-Foy ce soir, chéri. Tu as besoin de quelque chose ? »
J’avais haussé les épaules ; elle s’était appuyée contre le dossier de sa chaise, m’avait observé en
soupirant.
« Éric, qu’est-ce qu’il y a ? »
Juliette venait de lever le nez de son assiette, trop contente que l’on se désintéresse de sa vitesse à
engloutir les brocolis sautés qui accompagnaient le filet mignon que l’on mangeait. Mon esprit détourné de
mon amertume pour une fraction de seconde, et un pâle sourire sur mes lèvres.

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« Juliette, termine ton assiette ! » siffla-t-elle, au grand dam de ma fille qui se rabattit sur ses légumes
en se pinçant le nez.
« Non… je n’ai besoin de rien. »
Elle avait soutenu mon regard, et je sus qu’elle allait vouloir me parler plus tard en soirée, lorsque
Juliette serait couchée et que je ne pourrais plus éviter ses yeux concernés et son inquiétude à fleur de peau.
Elle était sortie et j’avais essayé de lire, un roman de Houellebecq que m’avait conseillé la critique du
journal Le Soleil. Sans succès. Les mots défilaient, suintaient contre le papier grisâtre, et mes yeux secs ne
parvenaient pas à les assimiler ni même à les déchiffrer. Les petits caractères dansaient et se permutaient
entre eux, tout n’était plus qu’une masse informe de lettres en un certain ordre assemblées. Les calligrammes
d’Apollinaire que l’on aurait dépouillé de leur sens et qui s’animeraient en une farandole frénétique. Valse
littéraire sous les feux d’une lampe et d’un regard immuables aux variations et aux figures sémillantes de leur
chorégraphie.
Le téléphone perturba le silence du salon, et je fus presque content de fermer mon livre d’un coup
sec.
« Oui ?
— J’ai enfin l’honneur de m’adresser à la star de la journée ! »
Chantale. Ma prof d’histoire de belle-sœur. Une voix haut-perchée et des inflexions familières dans le
timbre de sa voix.
« Je dois te dire, cher Éric, que ta prestation était é-pous-touf-flante, cet après-midi !
— Merci à toi…
— Comment vas-tu ?
— Pas pire. Il fait son p’tit bonhomme de chemin, le monsieur, comme on dit. »
Un rire faux, forcé. Son visage que j’imaginai crispé par un masque démaquillant et fardé
d’hypocrisie sociale.
« Et toi ? Comment vont Gilles et vos dignes héritiers ? »
Elle me raconta alors les aléas de son existence bourgeoisement comblée. Son fils Quentin qui ne
réussissait jamais à décrocher son permis de conduire. Gilles et ses projets éditoriaux avec lesquels il lui
rabattait sans cesse les oreilles. Les projets de rénovation de la salle de bain. Jade qui voulait se teindre les
cheveux en blond malgré ses protestations outrées. « Elle a onze ans, nom de Dieu, et la plus belle chevelure
brune de toute sa classe ! » Et d’autres insignifiances de tous les jours que je ne cueillis pas, absorbé comme
je le devins dans d’apathiques rêveries.
Avec le soliloque de Chantale comme trame de fond, je revivais mentalement mon numéro, la toile
rouge lumineuse contre laquelle je devais détonner par le noir de mon accoutrement, la chanson qui naissait

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entre mes lèvres et sous mes doigts ; je ressentais le passage de la musique comme si j’avais encore vingt ans
et tout l’espoir de la jeunesse. Une âme sans corps qui n’est que notes et voix erratiques, un tempo à trois
temps, une valse fugitive. Mes ailes de papier et mes rêves d’acier fondus par l’été.
J’en étais à reconstituer un plan de carrière musicale quand le silence au bout du fil m’interrompit.
« Éric ?
— Oh, pardon. Tu disais ?
— … Ça va pas, toi, hein ?
— Je vais bien. Un peu fatigué seulement.
— Je ne te crois pas, mais je passe outre. Ta douce moitié est à la maison ?
— Partie trotter au centre d’achat. Je lui demande de te rappeler ?
— Si elle n’arrive pas trop tard. Rosalie est couchée, et Jade ne tardera pas à imiter sa petite sœur.
— Je lui ferai le message.
— Merci.
— Je peux faire autre chose pour toi ?
— Non, ça va. »
Je raccrochai, éteignis la lampe, puis marchai jusqu’à la grande fenêtre du salon. J’y contemplai une
rue noire et déserte, comme étaient, me semblait-il, mes rêves et l’avenir que j’avais dans l’industrie
musicale. Il y avait du frimas aux quatre coins de la vitre, une faible neige qui recommençait lentement à
tomber, à se disperser sur le sol en une dégringolade allègre et narquoise. Mes yeux suivaient les flocons
blancs ; mes pulsions les plus colériques se mirent à détester le ciel pour cette liberté artistique qui ne serait
plus jamais la mienne.
Ma chance était passée, elle m’avait bêtement filé entre les doigts et je n’avais rien fait de plus qu’un
mouvement spasmodique et vain pour la retenir. Quelques festivals m’avaient accordé une scène pour une
dizaine de minutes, mais je n’ai jamais su convaincre les jurés ; Internet m’avait hébergé, et personne n’avait
remarqué ce timide site web à l’interface sobre et épuré, pour ne pas dire carrément ennuyeux ; les stations
radiophoniques avaient reçu mes démos, les avaient-ils seulement écoutés ? Je savais pourtant que j’aurais dû
mettre au rancard mes lubies chansonnières pour ne plus jamais m’y replonger, verrouiller sous clé mes
ambitions déchues et passer enfin à autre chose ; c’était d’ailleurs ce que je proclamais à qui voulait
l’entendre. Mais un fragment d’espérance gisait encore, prompt à s’enflammer dès que je sentais la froideur
métallique des cordes d’une guitare contre ma paume et la chaleur d’un jet lumineux braqué sur mes traits ; et
je sortais de scène déconfit, avec des paroles brûlées et une odeur de fer entre mes doigts comme seuls
vestiges de ma passion envolée avec les années.

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J’avais beau me convaincre chaque jour que l’occasion de percer dans le domaine musical ne
reviendrait plus, que mes accords simples, ma musique facile et ma poésie minable de fond de bouteille ne
plairaient jamais aux éventuelles maisons de disques, l’étincelle ne voulait pas mourir. Je rêvais encore aux
scènes du Grand Théâtre et du Petit Champlain, aux acclamations de centaines de spectateurs, aux éloges
dithyrambiques de la critique et aux trophées de l’ADISQ. Rêves idiots qui tombaient en poussière et que je
soufflais aux quatre vents.
Je vieillissais en sachant qu’il fallait me dépouiller de mes idées d’antan et de l’essence même de
mon esprit ludique ; il me fallait sortir côté jardin et laisser la chance aux autres, aux jeunes visages de la
relève qui réussiraient là où j’avais lamentablement échoué.
Le déclic de la clé dans la serrure et le craquement que fit la porte en s’ouvrant me tirèrent subitement
de mes méditations. Des sacs nombreux aux effigies variées – Simons, Jacob, Zara, toutes ces boutiques qui
vendaient des vêtements de femmes et qui n’étaient pour moi qu’une seule – furent projetés contre le mur, et
Marguerite entra dans un bruit de papier de soie froissée. Dans une main ses clés qui carillonnaient, l’autre
dans ses cheveux courts et enneigés.
« Salut ! » lança-t-elle à la maisonnée.
Je lui souris en m’appuyant contre la porte de la minuscule pièce qui nous servait de hall d’entrée et
de placard à la fois.
« C’est quoi c’te température là ?
— C’est février, mon amour… »
Elle jeta son manteau sur une chaise en osier, délaça ses bottes en s’appuyant d’une main sur le mur.
« Excuse, ça a été long. J’arrivais pas à me décider entre le chemisier gris et le pull rouge vin. Ils était
si beaux tous les deux, et quand je suis tombée sur une jupe en lainage gris, en solde en plus, j’ai pas réussi à
choisir… »
Elle continuait d’animer la maison de son babillage sémillant et frais, et ses mots éclairaient les murs
d’un lustre nouveau. Mon visage aussi, et je sentis fondre en moi – momentanément, certes – ces tourments
sournois qui m’avaient martelé le crâne et molesté le cœur tout l’après-midi durant.
« … alors c’est pour ça que j’ai pris le chandail noir avec le p’tit col de chemise. Tu veux que je te
montre mes achats ? »
Je m’étais assis sur une chaise à la cuisine, et lui fis signe de s’approcher de moi. Son corps menu
dont j’entourai la taille de mon bras. Son sourire et les lueurs dorées de ses yeux noisette. Elle sentait bon
l’hiver et la neige, un peu de mascara avait coulé au bord de son œil gauche et quelques mèches brunes,
humidifiées, ondulaient légèrement entre la raideur des autres. J’enfouis mon nez dans son épaule et me grisai
de son parfum léger, suave qui m’avait toujours beaucoup plu. Une eau subtile de Anna Sui.

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« Ça va pas Éric, j’le vois bien. Qu’est-ce qu’il y a ?
— La fatigue… J’ai eu une grosse journée. »
Mon regard fuyait le sien en auscultant les arabesques du plancher de céramique.
« C’est encore ces maudits démons musicaux ? »
Je gardai le silence, ma langue lourde et empâtée contre mon palais. Elle s’était mise à caresser mes
cheveux avec une douceur régulière, sans hiatus, sans colère. La modulation de son accent acadien me
donnait envie de tout lui raconter, mais un restant d’orgueil grugeait les mots que je m’apprêtais à lui
dévoiler.
« Oh, chéri, c’est ça, hein ? La musique qui te manque… et puis, quand tu en fais, regarde comment
ça te rend ! Maussade et tout dépité, comme un chien abandonné par son maître en vacances. Ton show se
passe super bien, t’as du talent, une job stable, une famille qui t’aime pis qui te supporte… T’as du talent,
Éric, c’est indéniable ; cette certitude n’est donc pas assez pour te faire plaisir et pas te rendre triste de
même ? T’es pas arrivé au bon moment, dans la bonne période, ‘faut croire… Éric, regarde-moi. T’en as, du
talent, t’as un flair artistique, tu fais des chansons admirables… mais tu n’étais pas fait pour la célébrité… »
Elle continuait de me sermonner, de passer sa main dans mes cheveux en désordre, et son parfum
m’enivrait, sa poitrine à proximité de mon visage hachurait légèrement ma respiration. Je lui embrassai le
cou, l’extrémité saillante de sa clavicule, là où les effluves de son eau de parfum étaient encore si vifs. Un
petit rire nerveux s’échappa de ses lèvres entrouvertes, le gage d’une sensualité soudainement éveillée par
l’ardeur de mes baisers.
« On va se coucher ? » proposai-je doucement, les lèvres contre sa peau maintenant brûlante et
rougie. Elle m’embrassa longuement. Mes envies quadruplées par la musique et le besoin de la faire taire
pour la sentir mienne, pour toujours. Elle m’entraîna par la main jusqu’à notre chambre comme seule
réponse. Les rides de mon visage s’étaient évanouies, je portais mon corps comme un jeune premier
surexcité ; et Marguerite, aussi voluptueuse que la reine du même nom, croula sous mes caresses exaltées.
Je lui fis l’amour comme je n’avais plus l’occasion de le lui faire, avec lenteur, avec langueur, si bien
qu’elle s’était mise soudainement à sangloter. De bonheur, de soulagement ou de jouissance, je ne sais trop –
mais dans le regard baigné de larmes qu’elle braquait sur moi, je compris que cette femme m’aimait au-delà
de toute la force dont elle était détentrice ; et que cet amour, fragile comme du cristal, risquait à tout moment
de se fracasser entre mon empressement égoïste à le lui rendre et les rêves perdus que je poursuivais encore.
Et je compris alors que j’allais un jour la briser ; je la serrai contre moi en lui murmurant les mots
d’amour les plus fous, comme pour pardonner d’avance la lâcheté que je me connaissais trop bien.
Février soufflait son haleine glaciale contre la fenêtre, Marguerite et Juliette dormaient profondément
tandis que moi, insomniaque et fiévreux, je pris enfin la décision de changer. Je me rappelais mon père et sa

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dépression latente, silencieuse, ses fréquents moments d’égarement, le vide dans son regard quand il nous
échappait vers ce jardin secret auquel il ne nous avait jamais initiés, ni ma mère, ni mes frères, ni moi. Le
père distrait, absent par intermittence, de mon adolescence perdue. Mon père qui, sans le vouloir, avait
sacrifié un bonheur familial pour quelques poèmes griffonnés dont le sens et la portée nous échappaient. Mon
père qui se réfugiait dans la littérature pour s’évader d’un monde hostile à la beauté, et qui nous laissait seuls
sous les yeux vitreux d’une mère en dépossession d’elle-même. Mon père qui n’était qu’une ombre fade et
tremblotante lorsque, après des heures de dur labeur, il s’extirpait du petit salon qui lui servait également de
bureau. Vidé et pâli ; une épave de poussières et de larmes séchées, comme si chaque poème lui arrachait
brutalement un fragment de son être et le dérobait à nos jours. Mon père était là sans y être vraiment, présent
une fois sur deux, quand rien ne le tourmentait ou n’altérait son sourire d’un grand pli au front. Mon père
n’avait qu’une moitié de son être à nous offrir, alors que nous aurions définitivement eu besoin de ses mots
plus que n’importe lequel de ses fidèles lecteurs.
Je ne voulais pas être ce père pour Juliette.
Le goût amer du sang que j’eus alors au fond de ma gorge me remémora étrangement celui du
jawbreaker de mes dix ans, une nuit à l’Hôtel-Dieu où Stéphane avait rendu l’âme ; tout comme papa,
d’ailleurs, qui y laissa son rire des matins à la campagne et ses idées jaunes comme les cerfs-volants qu’on a
oubliés quelque part au chalet, cet été là.
« La musique pour moi, Moussaillon, ne sera maintenant que pur divertissement. Plus de projets
d’envergure, plus de tentatives de m’incruster dans la vie artistique québécoise, plus d’angoisses de l’échec
imminent. Sur la tête de Juliette. »
Je posai l’ourson près de ma fille et un baiser sur son front, puis essayai de retourner dormir en
espérant, cette fois, qu’une paix renouvelée et un destin pavé de bonnes intentions m’amèneraient un
sommeil profond et salutaire.

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