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http://www.archive.org/details/oeuvrescomplt03augu
OEUVRES COMPLETES
DE

SAINT AUGUSTFNT

TOME TROISIÈME

S
Cet ouvrage, par les correclions el les additions considérables qui y ont été opérées, est devenu

la propriété de l'Editeur, qui se réserve tous ses droits. Toute contrefaçon ou imitation , quelle que

soif la forme sous laquelle elle se présente, sera poursuivie rigoureusement , conformément aux lois.
ŒUVRES COMPLÈTES
DE

SAIMT AUGUSTIN
TRADUITES POUR LA TREMIERE FOIS EN FRANÇAIS

sous la direction

DE M. POUJOULAT & DE M. L'ABBÉ RAULX


Aumônier de l'Agile de Faios.

TOME TROISIEME
y »« «

Les Lettres : Troisième et quatrième séries. — Traités philosophiques

Je voudrais joindre ensemble saint


Augustin et saint Chrysostome :
l'un élève l'esprit aux grandes
considérations; l'autre le ramène
à la capacité du peuple.
{Boss. Ed. de Bnr, xi, 441.)

BAR-LE-DUC, L. GUÉRIN & C*, ÉDITEURS

18G4
THE INSTITUTE OF KFPI/FV'H STUDitj
10 ELMôLCy F- AC£

DEC ~3 1931
H53

.'^^.

/"

7
ŒUVRES

DE SAINT AUGUSTIN.

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN.

TROISIÈME SÉRIE
SDITE .

ETTliES i^CRITES PAR SAINT AUGUSTIN DEPUIS SA PROMOTION A l'ÉPISCOPAT,


EN 396, jusqu'à la conférence de carthage, en 410.

l'apprendre. Il m'a beaucoup parlé de vous et

LETTRE ce. m'a comprendre combien vous êtes avancé


fait

dans l'amour du Christ ses entretiens avec


:

(Au commencement de l'année 419).


moi m'en ont plus appris sur votre personne
que la lettre apportée par le susdit évèque
L'ouvrage de saint Augustin, intitulé: du Mariage et de la
Concupiscence, est déclié au corale Valère ; voici la lettre que
et les deux autres apportées par Firmus lui-
lui écrivit l'évêque d'Hippone en lui envoyant son livre. même plus même que n'auraient pu m'en
;

dire toutes ces lettres que je me plaignais


AUGUSTIN A SON ILLUSTRE ET EMINENT SEIGNEUR de ne pas avoir reçues. Ce qu'il me disait sur
VALÈRE, SON TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST, vous m'était d'autant plus doux qu'il m'instrui-
SALUT DANS LE SEIGNEUR. sait de ce que vous n'auriez pas pu me révéler,
quand même je vous aurais interrogé à cet
1. Pendant que je me plaignais de m'être égard car vous n'auriez pu le faire sans deve-
;

adressé à vous plusieurs fois sans avoir reçu nir le prédicateur de vos propres louanges ce
,

aucune réponse de votre grandeur, trois lettres que la sainte Ecriture nous défend K Mais je
de votre bonté me sont arrivées en très-peu de crains aussi de vous écrire ces choses, de peur
temps Tune, qui n'est pas pour moi seul, m'a
: d'être soupçonné de flatterie, ô mon illustre et
été remise par Vindémial, mon collègue dans excellent seigneur, et mon très-cher fils dans
l'épiscopat les deux autres m'ont été remises
; l'amour du Christ !

peu de temi)s après par Firmus, mon collègue :2. Voyez quel plaisir et quelle joie j'ai dû
dans le sacerdoce. Firmus est un saint homme éprouver à entendre vos louanges dans le
qui m'est étroitement uni, comme il a pu vous ' Prov. xxvii, 2.

S. AuG. — Tome III.


2 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

Christ ou plutôt les louan^^cs du Christ dans


votre personne, et de les entendre de la bouche LETTRE CCI.
d'un homme trop vrai pour me tromper et (Année 419.)
trop votre ami pour ne pas vous connaître 1 Je
savais déjà sur vous, par d'autres témoignages, Celte lettre, adressée à Aurèle de Carlhage, et dont une copie
spéciale fut envoyée à saint Augustin est un témoignage de
bien des choses (jui n'étaient cependant ni l'intervention directe
,

des empereurs clirétiens dans les affaires


aussi complètes , ni aussi certaines ;
je n'igno- chrétiennes ; on y trouve à la fois la soumission au jugement
des évêques en matière ecclésiastique et le zèle pour le main-
rais pas combien votre pure et catho- foi est
tien de l'unité catholique. La cause de la rehgion était devenue
lique, comme vous attendez pieusement les celle de l'Etat.
biens futurs combien vous aimez Dieu et vos
,

frères, combien vous èles éloigné de tout or- LES EMPEREURS IIONORILS ET TUÉODOSE, AUGUSTES,
gueil dans les fonctions les plus hautes, ne A l'évêque aurèle, salut.
mettant point votre espérance dans les ri-
chesses incertaines, mais dans le Dieu vivant ; i. Depuis longtemps il a été ordonné que Pelage
combien vous êtes riche en bonnes œuvres, et Célcstius, inveu leurs d'une doctrine exécrable
combien votre maison est le repos, la consola- et corrupteurs de la vérité catholique, seraient ex-
tion des saints et la terreur des méchants; avec
pulsés de Rome, de peur que leurs funestes dis-
cours ne pervertissent l'esprit des ignorants. Notre
(|uels soins vous empêchez que les anciens ou
clémence a suivi en cela le jugement de votre
les nouveaux ennemis du Christ se couvrant ,
saintolé par lequel, après un sérieux examen, ils
du voile de son nom ne dressent des pièges à
, ont été condamnés. Leur criminelle opiniâtreté
ses membres, et comment, tout en détestant dans l'erreur nous oblige à renouveler notre pres-
cription, et nous venons de décider que ceux qui,
l'erreur vous chercbez le salut de ces mêmes
,

sacbant en quel endroit de l'empire se trouvent


ennemis. Voilà ce que habituellement j'entends Pelage et Céiestius, auront négligé de les chasser
dire de vous mais maintenant j'en suis bien
; ou de les signaler, seront punis de la même peine
plus sûr, et j'en sais davantage, grâce aux récits comme complices.
2. 11 importerait surtout, père très-cher et très-
de notre frère Firmus.
alTectionné, que votre sainteté pût opposer son au-
3. Et de qui donc, si ce n'est d'un intime
torité à l'attitude de certains évêques qui, persistant
ami connaissant à fond votre vie, aurais-je ap- dans l'erreur, viennent en aide aux deux novateurs
pris cette pudicité conjugaleque nous pouvons par un consentement tacite, ou refusent de les
louer et aimons en vous? m'est doux de Il
attaquer publiquement. 11 faudrait que le dévoue-
ment chrétien de tous ces évêques proscrivit cette
m'entretenir familièrement et longuement avec
hérésie funeste , jusqu'à ce qu'il n'en restât plus
vous de ce bien spirituel qui est l'ornement de aucune trace. Que votre religion s'adresse donc
votre vie et un don de Dieu. Je sais que je ne à eux tous par écrit et porte à leur connaisance le
vous fatigue pas quand je vous envoie quelque décret suivant Ceux d'entre eux qui négligeront,
:

œuvre de moi un peu étendue et quand une ,


par une obstination impie , de souscrire la con-
damnation de Pelage et de Céiestius, et de faire
lecture prolongée vous fait rester longtemps
ainsi connaître la pureté de leur foi , seront dé-
avec moi je n'ignore pas qu'au milieu de tant
; pouillés de la dignité épiscopale , chassés pour
de soins qui remplissent vos jours, vous lisez toujours de leurs cités et retranchés de la commu-
aisément et volontiers ,et que vous aimez nion de l'Eglise. Tandis que, fidèles au concile de
Nicée, nous adorons sincèrement Dieu créateur de
beaucoup mes ouvrages ceux même qui sont
,
toutes choses et fondateur de notre Empire, votre
adressés à d'autres , lorsqu'ils viennent à tom-
sainteté ne souffrira pas que les partisans d'une
ber entre vos mains. Combien dois-je espérer secte détestable , méditent contre la religion
que vous lirez avec plus d'attention et que des nouveautés injurieuses, défendent, par des
vous aimerez mieux encore un livre écrit écrits secrets, une doctrine sacrilège que l'autorité

pour vous, publique a une fois condamnée. On favorise au-


où je vous parle comme si vous
et
tant le mal par une complicité muette que par
étiez présent! Passezdonc de cette lettre à l'ou- l'impunité vous le savez, très-cher et très-affec-
:

vrage que je vous envoie, et qui, dès son con> tionné père.
mencement, apprendra plus convenablement Et d'une autre main Que Dieu vous conserve
:

à votre révérence pourquoi il a été écrit et durant longues années! Donné à Ravenue , le o
pourquoi c'est à vous principalement que je des ides de juin, sous le consulat de Mooaxius et
de I^linta. Une lettre semblable fut adressée au
l'adresse.
saint évèque Augustin.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CÂRTHÂGE JUSQU'A SA MORT.

rélique. Vos saints enfants, Albine, Pinien el Mé-


lanic vous saluent avec un grand respect. Je
LETTRE CCIL ,

donne au prêtre Innocent cette petite lettrç qu'il


(Année 419.) vous portera du saint lieu de Bethléem. Votre pe-
tite fille Paule vous demande tristement de vouloir

On a déjà vu dans la lettre qui fait la CXCVe de ce recueil bien vous souvenir d'elle et vous salue respec-
l'admiration de saint Jérùme pour les grands combats de saint tueusement. Que la bonté de Notre-Seigneur Jésus-
Augustin contre le pélagianisme; nous trouvons ici une expres- Christ vous garde sains et saufs et vous fasse sou-
sion nouvelle de ce sentiment. Saint Jérùme , chargé d'ans venir de moi ù mes seigneurs vraiment saints,
,

voudrait avoir les ailes de la colombe pour aller embrasser l'é-


mes chers et vénérables pères !

vèque dilippone.

JÉRÔME AUX ÉVÊQUES ALYPE ET AUGUSTIN, SES LETTRE CCII bis \


SEIGNEURS VÉRITABLEMENT DIGNES DE TOUTE (Au commencement de l'année 417.)
AFFECTION ET DE TOUT RESPECT, SALUT DANS
LE CHRIST. L'origine de l'âme est encore le sujetde celte lettre. Saint
Augustin parle de la lettre qu'il a adressée à saint Jérôme et à
laquelle il n'a encore reçu aucune réponse; il ne veut pas livrer
1. Le saint prêtre Innocent, porteur de celte
son travail sans l'accompagner de cette réponse qu'il attend du
lettre, n'a rien rerais de ma part à votre grandeur grand solitaire. 1,'évèque Optât ne pensait pas que les âmes
l'an dernier, parce qu'il ne savait pas qu'il dùl re- tirassent leur origine de l'àme du premier liomme ; l'évêque
tourner eu Afrique. Cependant je rends grâces à d'Hippone cherche à le tenir en garde contre une disposition à
Dieu de ce que , malgré mon silence , des lettres résoudre trop aisément une question remplie de tant de mys-
de vous me sont arrivées; rien ne m'est plus doux tères. Il conserve, quant à lui, tous ses doutes, et attend qu'on

qu'une occasion d'écrire à votre révérence ; Dieu l'éclairé.

m'est témoin que si je le pouvais, je prendrais les


ailes de la colombe pour aller vers vous et jouir AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET TRES-CHER SEI-
^^' désir que j'éprouve
de vos embrassements. '

GNEUR OPTAT, SON DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE


toujours quand 'y >s vertus ; mais au-

jou^-d'imi je l'éprou •- ^ment parce que, DANS l'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
,

l uvtjc 1 'S de votre œuvre,


vaincu ..c de Célestius. Elle a si i. J'ai reçu des mains du pieux prêtre Sa-
iniecté le cœur de plusieurs, que,
j;ri>âOi,.ji'!iit'ut
turnin^ la lettre où votre Révérence me de-
malgré leur défaite condamnation, ils con-
et leur
servent pourtant le venin au fond de leurs âmes
mande avec une grande vivacité ce que je n'ai

el qu'ils nous baissent (c'est tout ce qu'ils peuvent pas encore. Mais vous m'avez fait connaître le

faire) parce qu'ils nous regardent comme leur motif de ses instances : vous croyez que la ré-
ayant fait perdre la liberté d'enseigner leur er- ponse aux questions que j'ai adressées m'est
reur.
déjà parvenue. Plût à Dieu qu'il en fût ainsi !
2. Vous me demandez si j'ai répondu aux livres
d'Ânnien , ce faux diacre de Célède que l'on fait Je sais avec quel ardent désir vous attendez,
vivre dans l'abondance pour ne fournir que de et je ne tarderais pas à vous communiquer ce
maigres discours à l'usage des blaspbèmes d'autrui. présent. — Pourtant, croyez-le, mon très-cher
Mais sachez que ses livres ne m'ont été envoyés
frère, voilà près de cinq ans que
envoyé j'ai
que depuis peu en feuilles volantes par notre saint
frère Eusèbe, prêtre et j'ai été si accablé, soit par
mon en Orient, non comme un auteur
livre •'

des maladies , soit par le chagrin de la mort de qui décide, mais comme un homme qui con-
*
votre sainte et vénérable fille Eustochium, que ces sulte, et je n'ai encore reçu aucune réponse
ouvrages n'ont presque plus été pour moi qu'un pour éclaircir la question sur laquelle vous me
objet de mépris. Il va et vient dans la même boue,
et, sauf quelques mots affectés qu'il a pris je ne
demandez mon sentiment véritable. Je vous
sais où, il ne dit rien que de rebattu. J'ai beaucoup enverrais l'un et l'autre écrit, si je les avais.
fait cependant; en s'efïorçant de répondre à une 2. Il ne me
que je doive envoyer
paraît pas
lettre de moi, Annien s'est montré plus à décou- ou livrer à personne ce que j'ai sans ce que je
vert, el chacun a pu entendre ses blasphèmes. Il
n'ai pas encore; je ne veux pas donner à celui
avoue dans cet ouvrage tout ce que, auparavant ,
il niait avoir dit dans cette misérable assemblée qui peut-être me répondra, comme je le dé-
de Diospolis ce n'est pas une grande affaire que
;
sire, le droit de se plaindre de voir circuler
de répondre à des niaiseries aussi vaines. Si Dieu dans les mains des hommes mon interrogation
me prête vie et que je trouve des gens pour écrire
sous ma dictée, j'y répondrai brièvement; ce ne *
C'est ici la seconde lettre découverte en 1732 dans l'abbaye de
sera point pour confondre une hérésie déjà morte, Gottwe.
mais pour montrer l'ignorance et les blaspbèmes ' Saturnin était prêtre de réglise d'Hippone.
" Voir la lettre 166, tome 2.
d'Annien votre sainteté le ferait mieux vous
: ; *
Nous n'avons pas besoin de rappeler que celui dont saint Augus-
m'épargneriez de défendre mes écrits contre l'iié- tin attendait la réponse, c'est saint Jérôme lui-même.

seny
,

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

laborieusement méditée sans sa pro|n'e réponse excuse d'être obligé à suivre des travaux plus
que ne désespère pas d'obtenir; il ne faut
je pressants. Vous voyez aussi de quelle bienveil-
pas qu'il puisse m'accuser d'avoir agi par là lance il est animé à mon égard, et comme il

avec plus d'orgueil que d'utilité et d'avoir avertit de ne pas donner occasion aux envieux,
voulu me montrer plus babile à chercher des et surtout aux hérétiques, de nous soupçonner
difficultés que lui à les résoudre; et peut-être calomnieusement d'aigreur dans une discus-
les résoudra-l-il; il importe d'attendre qu'il le sion où, fidèles aux lois de la charité et de l'a-

fasse *. Je sais d'ailleurs qu'il est occupé d'au- mitié, nous ne cherchons qu'à nous instruire.
tres travaux qu'il ne doit pas interrompre, Les hommes liront donc en même temps l'ou-
3. Afm que vous sachiez mieux les choses, vrage où j'ai proposé les difficultés et celui où
voyez un peu ce qu'il m'écrivit par le porteur il y aura répondu s'il est parvenu à prouver
;

de la lettre que je lui avais adressée et qui re- suffisamment son opinion, il faudra que je lui
vint ici l'année suivante; je transcris ce pas- rende grâces de m'avoir éclairé, et quand on le
sage de sa lettre « Le temps devient trcs-dif-
: saura, on n'en retirera pas un petit avantage.
« ficile; vaut mieux me taire que de parler
il
;
Ceux qui sont au-dessous de nous connaîtront
« mes études ont été interrompues, de peur ainsi ce qu'ils doivent penser d'une question
« que mon
éloquence ne devînt une éloquence que nous aurons soigneusement traitée, et de
« de chien^ comme dit Appius. C'est pourquoi plus ils apprendront, à notre exemple, par la
«je n'ai pas pu répondre à temps aux deux miséricorde et la bonté de Dieu, comment on
« livres que vous m'avez dédiés, livres remplis peut discuter entre amis pour s'instruire, sans
« d'érudition et qui brillent de tout l'éclat de que l'affection reçoive la moindre atteinte.
« l'éloquence que j'y trouve quel-
; ce n'est pas 5. Mais si mon écrit, où je me contente de
« que chose à reprendre, mais le bienheureux rechercher une chose très-obscure, se répan-
« Apôtre a dit Chacun abonde en son sens;
: dait sans la réponse où apparaîtra peut-être la
a Viin dhine manière^ Vautre d'une
pense vérité ; si, allant au loin, il parvenait jusqu'à
« auù^e Certainement vous avez mis là tout
*. ceux qui « se comparant eux-mêmes à eux-
^^
« ce qui peut être dit, tout ce que les sources « mêmes ', » selon le mol de l'Apôtre, ne com-
« des saintes Ecritures peuvent fournir à un prennent pas avec quels sentiments nous agis-
« sublime esprit. Souffrez, j'en prie votre ré- sons, parce qu'ils ne sauraient agir comme
« vérence, que je loue un peu votre génie, car nous, ceux-ci alors me prêteraient, à l'égard
« nous discutons pour nous instruire, et si les d'un ami très-cher honoré
et très-digne d'être
« envieux et surtout les hérétiques voient entre pour ses grands mérites, non pas les intentions
« nous une différence de sentiments, ils ne qu J sont les miennes, et qu'ils ne voient pas,
« manqueront pas de dire calomnieusement mais les intentions qu'il leur plairait et qui
« que nos divergences partent d'un fond d'ai- seraient inspirées par leurs haines soupçon-
« greur. Mais moi je suis bien décidé à vous neuses c'est ce à quoi nous devons prendre
;

« aimer, à vous honorer, à vous estimer, à garde autant qu'il est en nous.
« vous admirer et à défendre vos paroles 6. Si pourtant malgré nous, malgré nos pré-
« comme les miennes. Dans le dialogue ^ que cautions, notre écrit venait à tomber entre les
« j'ai publié depuis peu, je me suis souvenu mains de ceux à qui nous ne voudrions pas le
« de votre béatitude comme je le devais. Tra- faire connaître, que nous resterait-il, sinon une
« vaillons plutôt à arracher du milieu des tranquille résignation à la volonté de Dieu ? Je
« Eglises cette pernicieuse hérésie qui prend ne devrais pas écrire à qui que ce soit ce que *

« toujours les dehors de la pénitence pour je voudrais toujours cacher. Car si, ce qu'à Dieu
« avoir le moyen d'enseigner elle craindrait : ne plaise, il arrive par accident ou par néces-
« son expulsion et sa perte si elle se montrait sité ne reçoive pas de réponse, sans au-
que je
« en plein jour. » cun doute l'écrit que nous avons envoyé sera
4. Vous voyez bien, mon vénérable frère un jour publié. On ne le lira pas inutilement,
que ces paroles d'un ami qui m'est cher ne parce que si on n'y trouve pas la vérité que
,

sont pas un refus de me répondre, mais une l'on cherche, on trouvera au moins comment
' Allusion à uoe plainte de saint Jérôme. Voir ci-dessus tome
2,
on doit la chercher, et l'on y apprendra à ne
ettre 72, n. 2.
* Rom. XIV, 5.
pas affirmer témérairement ce qu'on ne sait
• Ouvrage contre les pélagiens composé de •II Cor. X, 12,
trois livres.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT.

pas. Les lectoiirs de cet écrit apprendront aussi évè(iues morts et refusaient de suivre wn jeune
à consulter, (juand ils pourront, avec une ten- et novice docteur ? Je ne parle pas d'eux à pré-
dre cliarité et non avec une contention que- sent seulement je désire vivement conrtaître
;

relleuse, jusqu'à ce qu'ils découvrent ce qu'ils les assertions que vous appelez pleines de vé-
veulent, ou que l'inutilité des efforts de leur rité ; je ne dis rien de votre sentiment en lui-

esprit ne leur Casse reconnaître qu'ils ne sau- même, ce sont ses preuves que je demande.
raient aller plus loin. Maintenant votre amitié 8. Vous nous avez fait suffisanmient connaî-

est bien persuadée, je pense, que tant que je tre que vous êtes contraire à l'opinion de ceux

puis espérer la réponse de mon ami, je ne dois qui affirment que toutes les âmes des hommes
pas vous envoyer mon écrit. Mais ce n'est pas proviennent, par la succession des générations,
à cela que se borne votre désir ; vous voulez de l'àme donnée au premier homme. Mais nous
aussi la réponse de celui que j'ai consulté ; ah! ignorons, et votre lettre ne dit pas sur quels
je vous l'adresserais volontiers si je l'avais. témoignages des divines Ecritures vous mon-
Vous me demandez, ce sont les propres expres- trez la fausseté de cette opinion. Ensuite, votre
sions de votre lettre, « la claire démonstration propre opinion, celle que vous substituez à celle-

« que l'Auteur de la lumière m'a accordée pour ci, que vous désapprouvez, n'apparaît claire-
« prix de la vie que je mène » 'peut-être n'ap- ;
ment ni dans la lettre que vous m'avez écrite,
pelez-vous pas mon œuvre une consultation et ni dans celle que vous aviez adressée auparavant
une recherche mais croyez-vous que je suis
, à nos frères de Césarée et que vous m'avez fait
parvenu à la vérité s'il en était ainsi, je vous
; parvenir récemment. Tout ce que j'y vois, c'est
l'enverrais. Mais je l'avoue, je n'ai pas trouvé que, comme vous l'écrivez, « Dieu a créé les
encore comment l'àme tire son péché d'Adam « hommes, qu'il les crée et les créera, et qu'il
(ce qu'il n'est pas permis de mettre en doute), « n'y a rien dans le ciel et sur la terre dont il

\dam lui-même son origine : c'est « n'ait été et ne soit l'auteur. » Cela est si vrai
faut étudier sérieusement et non que le doute sur ce point n'est permis à per-
^ légèrement. sonne. Mais il faut nous apprendre encore com-

7 . D dpres votre lettre, « vous n'avez pu ame- ment Dieu forme les âmes, ([ue vous soutenez
« ner à votre sentiment, à vos assertions plei- ne pas venir par voie de propagation les forme- :

« nés de vérité, je ne sais combien de vieillards, t-il de quelque chose? de quoi les forme-t-il?

« je ne sais combien d'hommes instruits par ou bien les tire-t-il absolument du néant? A
« de savants évcques , et vous ne dites pas Dieu ne plaise que vous pensiez comme Ori-
« quelles sont ces assertions pleines de vérité gène et Priscillien, et d'autres s'il en est, qu'elles
« auxquelles vous n'avez pu amener les vieil- soient jetées en des corps terrestres et mortels,
ce lards, les hommes instruits par de savants en punition de péchés commis dans une vie
« évêques. Si ces vieillards tenaient et tien- antérieure Ce sentiment est condamné par
!

nent encore ce qu'ils ont reçu de prêtres sa- l'autorité de l'Apôtre qui dit qu'Esaû et Jacob,
vants, comment une troupe de clercs rustiques avant de naître, n'avaient fait ni bien ni mal'.
et moins éclairés a-t-elle pu vous donner de Ce n'est donc pas toute votre opinion qui nous
l'embarras et de l'ennui sur des choses où elle est connue, mais une partie seulement et en- :

avait été instruite par de savants évêques ? Si core nous ignorons absolument comment vous
ces vieillards et cette troupe de clercs abandon- démontrez la vérité de ce sentiment.
naient méchamment la doctrine qu'ils avaient 9. C'est pourquoi je vous avais demandé,
reçue de savants évcques. il fallait que l'auto- dans une précédente lettre-, de vouloir bien
rité de ceux-ci servît [)lutôt à corriger leurs m'en voyer le Petit livre de la Foi que vous dites
écarts et à réprimer l'opiniâtreté de leur rébel- avoir composé, en vous plaignant que je ne
lion. Maisvous me dites encore que «vous avez sais quel prêtre l'ait faussement signé; je vous
«craint, docteur jeune et novice, de changer le demande encore, ainsi que les témoignages
« lesenseignements de tant et de si grands évê- des divines Ecritures qui vous ont servi à trai-
« ques, et de faire injure à des morts en pous- ter cette question. Vous dites dans votre lettre
« saut les honnnes à un sentiment meilleur. » à nos frères de Césarée « que vous avez voulu
Que donnez-vous par là à entendre, sinon que « voir même des juges laïques peser la valeur
ceux que vous désiriez ramener, ne voulaient « des preuves de votre sentiment que réiinis ;

pas déserter la doctrine de grands et savants ' Rom. LX, 11. — ' Lettre 190, n. 20,
LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

« à voire prière, ils ont tout examiné ;i la lu- « faut plutôt s'attacher à l'opinion professée et
« niière de la loi, enlin que la Divinité, selon « défendue par tous vos frères et parles prêtres
« votre expression, leur a accordé dans sa mi- « de ce pays, savoir que Dieu a été, qu'il est et
« séricorde de soutenir avec de nouvelles rai- « ({u'il sera toujours l'auteur de toutes choses

« sons, et de i)rouver le sentiment (|ue votre « et de tous les hommes. » Vous voulez donc

« médiocrité tenait devant eux en réserve, en qu'on choisisse sur ces deux sentiments et qu'on
« même temps (lue les témoignages d'autorités vous réponde en faveur de l'un ou de l'autre ;

« considérables. » Ce sont précisément les té- avec du savoir, on devrait faire ainsi, si ces
moignages de ces autorités considérables que deux opinions étaient si contraires qu'en adop-
j'ai grand désir de connaître. tant Tune on rejetât nécessairement l'autre.
dO. Vous paraissez pourtant, en réfutant vos 12. Mais si quelqu'un vient vous dire qu'il
contradicteurs, vous occuper d'une seule chose, n'a pas à choisir, que les deux opinions sont
c'est qu'ils nient (lue nos Ames soient l'ouvrage vraies que toutes les âmes découlent du pre-
,

de Dieu. S'ils le nient, c'est avec raison qu'il mier honune, et que néanmoins Dieu a été ,

faut les condamner; car s'ils disaient cela, qu'il est et sera l'auteur de toute chose et de

même des corps, on devrait certainement les tous les hommes, qu'aurez-vous à lui répon-
ramener au vrai ou détester leur sentiment. dre Dirons-nous que si les âmes viennent par
?

Quel chrétien niera que les corps de tous ceux voie de propagation , Dieu n'est pas l'auteur

qui naissent soient l'ouvrage de Dieu ? Nous ne de tonte chose parce qu'il ne forme pas les
disons pas pour cela que l'œuvre des parents âmes ? On nous répondra que si, les corps ve-
n'y soit pour rien, mais nous reconnaissons nant par voie de propagation, il n'est pas per-
que la puissance de Dieu s'y môle. Et lorsqu'on mis de dire que c'est Dieu qui forme les corps,
dit que nos âmes sont ainsi formons de quel- il s'en suivra que Dieu n'est pas l'auteur de

ques germes incorporels et qu'elles viennent toute chose. Or ,


qui niera que Dieu soit l'au-

des parents, sans que ces âmes toutefois cessent teur de tous les corps humains ? qui soutien-
d'être l'ouvrage de Dieu c'est une opinion à
, dra qu'il n'est l'auteur que de ce seul corps
réfuter,non point par d'humaines conjectures, qu'il forma d'abord d'un peu de terre, et tout
mais parle témoignage des Ecritures. Les saints au plus du corps de la femme du premier
Livres d'autorité canonique nous fournissent homme faite d'une côte d'Adam, mais qu'il ne
des passages nombreux pour prouver (jue Dieu l'est pas des autres corps, parce que nous

crée les âmes; ces passages réfutent ceux qui sommes obligés de convenir qu'ils tirent de
nient que chaque àme d'un homme naissant ceux-là leur origine ?
soit l'ouvrage de Dieu, mais ne concluent rien 13. Si donc les adversaires avec qui vous

contre ceux qui soutiennent que les âmes, avez affaire soutiennent la transmission des
grâce à l'opération divine, sont formées comme âmes de façon à prétendre que ce n'est pas
les corps, par voie de propagation. Il vous faut Dieu qui les forme efforcez-vous de les réfu- ,

chercher des témoignages certains pour répon- ter , de les convaincre , de les ramener autant
dre à ces derniers et si vous les avez trouvés,
; que Dieu le permettra. S'ils affirment que nous
envoyez-les-nous charitablement, car nous en tirons du premier homme , et ensuite de nos
sommes encore à les chercher, malgré nos parents , certains germes spirituels , et que
longs et persistants efforts. c'est Dieu pourtant Dieu auteur de toute
,

H. A la fin de votre lettre à nos frères de chose , (pii crée et forme l'âme de chaiiue

Césarée, vous les consultez brièvement et en homme , cherchez de quoi leur répondre ;

ces termes : « Je vous supplie de m'instruire cherchez surtout dans les Ecritures saintes
a comme votre fils et votre disciple, comme un (pielque chose de non équivoque et qui ne
« homme que Dieu a daigné seulement depuis puisse pas se comprendre autrement. Et si
« peu introduire dans ses mystères j'implore ;
vous l'avez trouvé , comme je vous l'ai de-
« les lumières et cette sagesse qu'on doit et mandé plus haut, envoyez-le-nous. Si vous
« qu'on est sûr de trouver dans les prêtres n'êtes pas plus avancé que moi, travaillez de
;

a dites-moi si mieux vaut suivre le sentiment toutes vos forces à réfuter ceux dont vous me
« de la transmission, qui fait découler toutes parlez dans votre première lettre, qui murmu-
« les âmes du premier honnnc par une origine rent secrètement entre autres contes , ,
que les

« impénétrable et un ordre caché, ou bien s'il âmes ne sont pas d'œuvre divine , et qui , à
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTIIAGE JUSQU'A SA MORT.

cause de cette opinion insensée et impie se , « ger leurs enseignements. » C'est pourquoi je
sont sépares de vous et du ministère de l'E- voudrais connaître surtout les témoignages , ,

glise défendez contre eux de toutes les ma-


;
sur lesquels s'appuyaient ces grands et savants
nières et soutenez ce que vous avez établi dans écèques\sç>wv détendre la propagation des âmes.
cette même lettre, savoir que Dieu a créé, qu'il Toutefois, sans égard à de telles autorités, vous
crée et qu'il créera les cames, et qu'il n'y a rien avez appelé , dans votre lettre à nos frères de
dans le ciel et sur la terre dont il n'ait été et ne Césarée celte opinion une invention nouvelle
,

soit l'auteur. Cela est vrai de toute espèce de et un dogme inouï : pourtant si ce sentiment
créature: il faut le croire, le dire, le défendre, est une erreur, nous savons qu'il n'est pas nou-
le prouver. Car Dieu a été et sera l'auteur de veau, mais bien ancien '.
tonte chose et de tous les hommes , comiue 15. Lorsque, dans des questions il se pré- ,

vous l'avez établi de votre lettre, dans cà la lin sente des motifs légitimes pour douter nous ,

la consultation adressée à nos frères et collè- ne devons pas douter si nous devons douter ;

gnes de la province de Césarée en les exhor- , il faut sans aucun doute douter de tout ce qui

tant en quelque sorte à proclamer cette vérité est douteux. Voyez conmie l'Apôtre ne craint

à l'exemple de tous nos frères et collègues qui pas de douter de lui-même, si c'est avec son
habitent le pays où vous êtes. corps ou sans son corps qu'W a été ravi au troi-
14. Mais autre est la question de savoir si sième ciel M Je ne le sais pas, Dieu le sait, »
:

Dieu est l'auteur et le créateur de toutes les dit-il ^ Pourquoi donc tant que je l'ignore ,
,

âmes et de tous corps, ce qui est d'une in-


les ne me sera-t-il pas permis de douter si mon
contesla'i'' ^4rité, ou s'il y a dans la nature âme est venue en cette vie par voie de propa-
quel' qu'il n'ait pas fait, ce (jui serait gation ou autrement, puisque, de toute ma-
11 :l , . T-reur; et autre la question de nière, je ne doute pas que le Dieu suprême et
-ivoir si Dieu forme les âmes humaines par véritable l'ait créée ? Pourquoi ne me serait-
.^r I

.opagation ou sans propagation . et il pas permis de dire Je sais que mon âme :

ant de croire qu'elles


il n'est pas i)ermis est l'ouvrage de Dieu et ne subsiste que
uient faites sans lui. Je veux que dans cette par sa puissance qu'elle soit venue par pro- ;

matière vous soyez sobre et prudent et qu'en ,


pagation ou autrement comme celle qui a ,

renversant le système de la propagation des été donnée au premier homme c'est ce que ,

âmes vous ne tombiez pas par mégarde dans


,
je ne sais pas Dieu le sait ? Vous voulez
:

l'hérésie des pélagiens. Quoique la propagation que j'appuie l'un de ces deux sentiments ;

des corps connue de chacun


humains soit je pourrais le faire si je savais quel est le
nous disons cependant , et avec raison que , vrai. Si vous le savez , vous me voyez plus
Dieu n'est pas seulement le créateur du corps désireux d'apprendre ce que je ne sais pas que
du premier honuue et des deux premiers d'enseigner ce que je sais. Si vous l'ignorez
époux, mais qu'il l'est encore de toute leur comme moi , priez Dieu comme moi priez le
,

descendance ; ainsi, je le crois, on comprend Maître de nous instruire , soit par quelqu'un
facilement que nous ne voulons pas réfuter de ses serviteurs , soit par lui-même. C'est lui
en rappelant que Dieu est l'auteur des âmes, qui a dit à ses disciples : « Ne vous faites pas
ceux qui en soutiennent la propagation n'est- :
« appeler maîtres par hommes car le Christ
les ;

ce pas lui qui forme aussi les corps dont nous


« seul est votre Maître '. » Demandons-lui de
ne pouvons nier l'origine par la même voie de nous éclairer, pourvu toutefois qu'il puisse
propagation ? Mais il faut chercher d'autres
nous être utile de connaître ces choses il sait ;

preuves contre ceux qui soutiennent la propa-


non-seulement ce qu'il doit enseigner, mais ce
gation des âmes s'il est vrai qu'ils se trom-
,
qu'il nous convient d'apprendre.
pent. C'est là-dessus que vous auriez dû s'il ,
16. J'avoue à votre amitié la vivacité de mon
était possible interroger davantage ceux que
,
désir ;
je souhaite de savoir ce que vous cher-
vous craigniez de pousser à un sentiment meil-
chez, mais je souhaiterais bien plus de savoir,
leur , de peur de faire injure à des morts ,
si c'est possible, quand paraîtra le Désiré de
comme vous me l'écriviez dans votre dernière toutes les nations, et quand arrivera le règne
lettre. « Ces morts disiez-vous , ont été de si ,

« grands et de si savants évê(iues que vous au-


' TertuUien et peut-être aussi saint Irénée avaient soutenu cette
opinion.
« riez craint, docteur jeune et novice, de chan- ' U Cor. XU, 2, 3. — ' Matth. xxui, 8.
8 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

des saints, qutMl'apprcniire d'où j'ai commencé moment; elles sont de foi, et je me réjouis de
à venir sur cette terre. Et cependant les disci- les avoir apprises, et j'assure que je les connais
ples de Celui qui sait tout, nos Apôtres, ayant bien. Quant au secret de l'origine des âmes,
demandé cela, recurent cette réponse : « Ce quant à la question de savoir si Dieu les forme
« n'est point à vous de savoir les temps et les par voie de propagation ou autrement (et je les
« moments que Dieu a réservés à sa puis- tiens toutes créées par Dieu lui-même), j'aime-
« sance '. » Et s'il sait que ce n'est point à nous rais mieux connaître que d'ignorer; mais tant
non plus de savoir notre origine, lui qui sait que dure mon impuissance, mieux vaut douter
assurément ce qu'il est utile que nous sachions, que d'oser affirmer comme certain quelque
j'aiappris de lui qu'il ne nous appartient pas chose qui pourrait être contraire à des points
de connaître les temps que le Père a réservés à sur lesquels le doute ne m'est pas permis.
sa puissance. Mais cette origine des âmes, que 18. mon bon frère, vous me consultez
Vous,
je ne connais pas encore, est-ce à nous de la donc vous voulez que je me décide pour
et
savoir? nous appartient-il de la savoir? c'est ce l'une ou l'autre des deux opinions, savoir si
que j'ignore. Si au moins je savais que ce n'est toutes les âmes proviennent du premier homme
point à nous de pénétrer dans ce secret, non- comme les corps par la propagation, ou si,

seulement je continuerais à ne rien trancher sans propagation, l'âme de chaque homme est
tant que je doute, mais même je cesserais de créée par Dieu comme le fut celle d'Adam, car
chercher; en l'état où nous sommes, quoique dans toute hypothèse nous reconnaissons tou-
l'obscure profondeur de la question m'inspire jours que Dieu est l'unique créateur des âmes.
plus de crainte d'affirmer témérairement que Mais, souffrez qu'à mon tour je vous demande
le désir de connaître, je persiste à vouloir la comment l'àme peut contracter le péché origi-
savoir, si je le puis. Je le cherche, bien qu'il nel, là d'où elle ne tire pas elle-même son
soitmoins nécessaire de résoudre cette ques- origine car, ne voulant pas tomber dans la
;

tion que de coimaître sa fin ^ comme le Psal- détestable hérésie des pélagiens, nous ne nions
miste le demandait à Dieu; il ne disait pas : pas que toutes les âmes arrivent également au
faites-moi connaître mon commencement. monde avec la souillure d'Adam. Si vous ne
17. Mais je suis reconnaissant envers mon savez pas ce que je vous demande, permettez-
Docteur divin de ce qu'il a daigné m'apprendre moi d'ignorer et ce que vous cherchez, et ce
de mon commencement; je sais que l'àme hu- que je cherche. Si vous le savez, vos lumières
maine est esprit et non pas corps qu'elle est ;
feront cesser mes angoisses, et je vous répon-
douée de raison et d'intelligence que sa nature;
drai comme vous voulez que je vous réponde,
n'est pas divine, mais qu'elle est d'un côté une sans plus rien attendre de là ^ Ne vous fâchez
créature mortelle, en ce sens qu'elle peut dé- donc pas, je vous prie, si je n'ai pu vous aider
choir de son état et se retirer de la vie de Dieu dans vos recherches mais seulement vous ,

dont la participation la rend bienheureuse, et montrer ce qu'il faut chercher quand vous :

qu'elle est d'un autre côté immortelle, parce l'aurez trouvé, ne craignez pas de maintenir
qu'elle ne peut pas perdre ce sens intérieur votre opinion.
qui son bien ou son mal.
fera, après cette vie, 19. Voilà ce que cru devoir écrire à votre
j'ai

Je sais qu'elle n'a pas mérité d'être enfermée sainteté, qui pense pouvoir condamner avec
dans un corps pour des actions commises avant certitude le sentiment de la propagation des
son union avec la chair, mais aussi qu'elle âmes. D'ailleurs, si j'avais eu à écrire à ceux
n'est pas dans l'homme sans souillure de péché, qui soutiennent ce sentiment, je leur aurais
quiin seul jour sur la terre, comme
7ie fùt-elle montré peut-être qu'ils ignorent ce qu'ils
dit l'Ecriture^ Je sais (jue personne ne naît croient savoir et combien ils devraient crainci ' e

d'Adam sans péché par le cours continu de la d'affirmer avec tant d'audace.
génération, et c'est pourquoi il est nécessaire :20. Mon ami, dans sa lettre que je vous «i

que les enfants renaissent dans le Christ par la transcrite, parle de deux livres que je lui ai
grâce de la régénération. Voilà beaucoup de envoyés, et auxquels il n'a pas eu encore le
choses et de grandes choses sur le commence- loisir de répondre mais que ceci ne fasse pas
;

ment et l'origine dont plusieurs


de nos âmes, et pour vous une confusion il y a un livre et non ;

appartiennent à ce que nous cherchons en ce pas deux sur l'origine de l'âme; dans ce second
» Act. I, 17.— 'Ps. xxxviu, 5. — ' Job, XIV, 5, selon les Septante. ' De saint Jérôme.
DEPt^IS LA CONFÉRENCE DE CARTHAliE JUSQU'A SA MORT.

écrit 'je consulte mon ami sur une autre ques- j)arolcsde sagesse. Les choses réussissent-elles
Quand il nous avertit à leur gré ? ils repoussent du haut de leur bon-
tion, tout en la traitant.
etnous presse de travailler surtout à extirper heur superbe les avertissements salutaires^ et
traitent de vieille chanson ce qu'on leur dit.
du milieu des Eglises une pernicieuse hérésie,
Sont-ils dans l'adversité ? ils s'occupent bien
c'estde l'hérésie pélagienne qu'il veut parler ;

plus d'en sortir que de prendre le remède qui


je vous engage, mon frère, autant que je
le

l'éviter prudemment, lorsque vous peut les guérir et les conduire où les tourments
puis, à
méditez ou ([ue vous disputez sur l'origine des ne peuvent plus les atteindre. Parfois cepen-
âmes, Prenez garde de croire qu'il y ait une dant il en est qui ouvrent à la vérité les oreil-
du Médiateur, qui ne tire les du cœur, le plus souvent dans l'infortune,
came, excepté celle
point d'Adam le péché originel : la naissance rarement dans la prospérité. Mais ils sont en
à cette souillure, le baptême nous en petit nombre, comme il a été prédit je désire
nous lie
;

délivre. que vous soyez de ceux-là, parce que je vous


aime sincèrement, mon illustre, éminent sei-
LETTRE CCIII. gneur et désirable fils. Que cet avertissement
(Année 420.) soit une réponse à votre lettre. Je ne voudrais
pas que vous eussiez à endurer encore les dou-
Cette petite lettre adressée à un personnage que nous
, leurs par où vous avez déjti passé mais je ;

croyons avoir été proconsul en Afrique, est une leçon donnée à gémis davantage que votre vie ne devienne pas
fous ceux qui se jettent dans les choses humaines sans en avoir
meilleure après d'aussi tristes épreuves.
senti le néant.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, ÉMINENT SEIGNEUR LETTRE CCIV.


ET DÉSIRABLE FILS LARGUS, SALUT DANS LE (Année 420.)
SEIGNEUR.
Saint Augustin éclaire et rassure le tribun Dulcitius sur ses
propres devoirs à l'égard des donatistes il s'exphque sur les
J'ai reçu la lettre où votre excellence de-
;

furieux de ce parti qui poussaient le délire jusqu'à se donner la


mande que je vous écrive. Vous ne le souhai- mort-

teriez pas si vous n'aimiez pas d'avance ce que


je puis vous dire. Et qu'ai-je à vous répéter, si AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET HONO-
ce n'est qu'après avoir recherché peut-être les RABLE FILS DULCITIUS, SALUT DANS LE SEI-
vaines grandeurs de ce monde quand vous ne GNEUR.
les connaissiez pas , vous devez les mépriser
maintenant que vous les connaissez ? Elles ont 1. Je dois, selon votre désir, vous mettre à
une douceur qui trompe on s'y fatigue sans ; même de répondre aux hérétiques, dont votre
fruit on y craint toujours, et les positions les
; vigilante activité cherche aussi le salut^ avec
plus hautes y sont les plus dangereuses. On y l'aidede la miséricordedu Seigneur. Une mul-
fait les premiers pas sans prévoyance et les titude considérable d'entre eux apprécie la
derniers avec repentir. Telles sont toutes les grandeur du bienfait qu'on leur accorde, et
choses de cette triste et mortelle vie l'homme
: nous nous en réjouissons toutefois, il en est
;

les désire avec plus de cupidité que de pru- parmi eux qui, ingrats envers Dieu et envers
dence. Les âmes chrétiennes ont d'autres espé- les hommes dans un malheureux instinct de
rances, d'autres fruits de leurs peines, d'autres fureur, et ne pouvant nous atteindre de leur
récompenses des dangers dont elles triomphent, rage meurtrière, croient nous épouvanter par
st pas possible d'être ici-bas sans crainte, leur propre mort privés de la joie de nous
:

douleur, sans travail, sans péril ; mais il tuer, ils sont réduits à jouir de la tristesse que
beaucoup de savoir pour quel motif,
iorte nous éprouvons en les voyant se tuer eux-
dans quelle attente et dans quel but on souffre. mêmes. Maisl'erreur furieuse d'un petit nombre
Quand je considère ceux qui aiment ce monde, d'hommes ne doit pas empêcher le salut de
je ne sais jamais quel pourrait être le bon mo- tant de peuples. Quels sont nos desseins sur
ment pour essayer de les guérir avec des eux? Dieu le sait, les hommes sages aussi; nos
' Cet qui forme la CLXVrie lettre, est consacré à l'examen du
écrit,
ennemis eux-mêmes le savent, malgré la vio-
vrai sens de ces paroles de l'épitre de saint Jacques a Quiconque :
lence de leurs haines. Puis([uils pensent que
€ ayant gardé toute la loi , la viole en un seul point, est coupable
« comme s'il l'avait toute violée. • latrocité de leur mort volontaire est pour nous
10 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

un sujet d'effroi, ils ne mettent donc point en ordonnance. En écrivant à leur évêque avec *

doute que nous ne voudrions jias qu'ils péris- douceur, vous avez montré quel esprit de man-
sent. suétude anime, dans l'Eglise catholique, ceux
2. Mais que devons-nous faire en voyant même qui, au nom des empereurs chrétiens,
que. Dieu aidant, beaucoup de donatistes trou- sont chargés de ramener
les errants par la

vent, par votre moyen, le chemin de la paix ? crainte ou par châtiment; peut-être l'avez-
le

Est-ce que nous pouvons et nous devons vous vous traité avec plus de témoignages d'hon-
arrêter dans cette œuvre d'unité, parce que neur qu'il ne convenait d'en donnera un héré-
nous craindrons que des gens impitoyables, tique.
cruels envers eux-mêmes, ne périssent, non i. Vous demandez que je réponde à la lettre
point par notre volonté, mais par la leur pro- que évêque vous a adressée vous pensez
cet ;

pre ? Certainement nous souhaiterions que sans doute que ce serait un service à rendre
tous ceux (jui jjortent l'étendard du Christ aux gens de Thamugas et ([u'il faudrait soi- ,

contre le Christ et s'arment orgueilleusement gneusement réfuter la doctrine trompeuse de


contre l'Évangile avec l'Évangile même qu'ils celui qui les séduit; mais je suis chargé d'oc-
n'entendent pas, revinssent de leur sentiment cupations, et d'ailleurs, dans beaucoup de mes
impie et se réjouissent avec nous dans l'unité. ouvrages j'ai réfuté tous les vains discours de
,

Mais puisque Dieu, par des dispositions cachées ce genre. Déjà dans je ne sais combien d'en-
,

mais justes, a prédestiné quelques-uns d'entre tretiens et de lettres, j'ai montré que les dona-
eux aux dernières peines, et que le nombre tistes ne peuvent pas avoir la mort des martyrs,

des donatistes, ramenés à la vérité, est incom- parce qu'ils n'ont pas la vie des chrétiens ; ce
parablement plus grand mieux vaut, sans ; qui martyr ce n'est pas le supplice, c'est
fait le

aucun doute, qu'une poignée de furieux péris- la cause pour laquelle on est frappé. J'ai établi
sent dans les feux allumés de leurs propres aussi que le libre arbitre donné à l'homPi -

mains, que si tant de peuples, restés dans un n'empêche pas (ju'il n'y ait des i)eines très-j--
schisme sacrilège, tombaient dans les flammes tement portées par les lois divines et humaiit -

éternelles. L'Eglise s'afflige de la mort volon- contre les péchés graves, cl qu'il appartieul
taire de ce petit nombre comme s'affligeait le aux de réprimer par une
rois pieux de la terre
saint roi David en apprenant le trépas de ce fils sévérité convenable non-seulement les aduJ,

rebelle que son amour avait tant recommandé tères les homicides et d'autres crimes de cette
,

d'épargner. David éclata en sanglots, quoique espèce mais encore les sacrilèges * j'ai mon-
, ;

la mort d'Absalon eût été méritée par une hor- tré que c'est une grande erreur de croire que
rible impiété. Cependant, le fils superbe et les donatistes soient reçus parmi nous tels
méchant étant allé en son lieu, le peuple de qu'ils sont parce que nous ne les rebaptisons
,

Dieu, que sa révolte avait divisé, reconnut son pas. Comment resteraient-ils les mêmes ,
puis-
vrai roi, et l'unité rétablie consola le père de i'[u'ils sont hérétiques et qu'ils deviennent ca-
la perte de son fils '. tlioliqucsen passant dans nos rangs? Le sacre-
Nous ne vous blâmons donc pas, illustre
3. ment une fois donné ne se réitère pas, mais il

seigneur et honorable fils, pour avoir cru de- ne s'ensuit pas qu'il ne soit point permis de
voir avertir de tels hommes, à Thamugas, par corriger la dépravation des âmes.
une ordonnance. Mais parce que vous y dites : ri. Quant à ces furieux qui se donnent la
« Sachez que vous subirez une mort méritée, » mort et sont un objet de detestation et d'abo-

il ont cru, comme leurs écrits nous le mon- mination pour tous ceux de leur parti dont la
trent, que vcus les menaciez de les faire folie n'égale pas leur folie, nous avons répondu

mourir; ils n'ont pas compris que vous avez souvent d'après les Ecritures et d'après les idées

seulement parlé de cette mort qu'ils veulent chrétiennes : « A qui sera bon celui qui est
eux-mêmes se donner. Car vous n'avez reçu «mauvais à lui-même'? » Celui qui croit
d'aucune loi le droit de vie et de mort sur eux; pouvoir se tuer lui-même , se croira-t-il obligé
les décrets impériaux, dont l'exécution vous de tuer son prochain placé dans les mêmes
est ne prescrivent pas qu'ils soient
confiée, épreuves que lui, jtarce qu'il est écrit « Tu :

punis par le dernier supplice. Vous vous êtes


' L'évêque donatiste de Thamugas se nommait Gaudentius.
mieux expliqué à cet égard dans votre seconde ' Voir la lettre 153.
» Il Rois, ivin, XIX.
• Ecoles. S37, 5.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 11

« aimeras ton prochain comme toi-même *


? » à notre imitation; nous ne devons pas assuré-

Il n'est pas permis, sans le conmiamiement de ment la juger avec notre propre jugement ce ,

la loi ou (les puissances légitimes, de tuer que nous pourrions faire aussi en notre qualité
môme celui qui le veut et le demande, et d'hommes, mais avec la saine doctrine très-
qui ne peut plus vivre ;
l'Ecriture nous le fait claire sur ce point , même dans les anciennes

voir assez. Le roi David fit périr celui qui avait Ecritures. La conduite de Razias s'éloignait de

tué le roi Said, quoitiue celui-ci, blessé et à ces prescriptions des Livres saints : « Accepte
demi-mort, l'eût demandé et qu'il eût imploré « tout ce qui t'arrive, demeure en paix dans

comme une grâce un dernier coup pour déli- « tadouleur, et, au temps de ton humiliation,
vrer son âme des chaînes qui, malgré elle, la « garde la patience ' » En choisissant ainsi sa .

retenaient dans le corps -. Si donc ôter la vie mort, cet homme n'obéit donc point à des ins-
à un homme, sans être revêtu d'un droit légi- pirations de sagesse ; mais il se refusa à porter

time, c'est être homicide il faut n'être pas ;


l'humiliation.

homme pour n'être pas homicide quand on se 8. Il est écrit qu'il voulut mourir « noble-

tue soi-même. Nous avons dit tout cela, de dif- ce ment et courageusement -. » L'Ecriture ne

férentes manières, dans beaucoup de discours dit pas : sagement. 11 voulut mourir « noble-

et de lettres. « ment, » c'est-à-dire de peur de perdre dans


0. Cependant ,
je l'avoue, je ne me souviens l'esclavage la liberté dont jouissait sa race ;

pas d'avoir répondu à ce qu'ils disent du vieil- « courageusement, » c'est-à-dire qu'il eut assez
lard Razias ; après d'inutiles recherches dans de force d'àme pour se tuer lui-même. N'ayant
tousles auteurs ecclésiastiques, ils se vantenten- pu se donner tout à fait la mort d'un coup d'é-
fm d'avoir trouvé, dans le livre des Macchabées, pée Razias se précipita du haut d'un mur, et
,

cet exemple dont ils voudraient s'armer pour malgré cela vivant encore, courut vers une
justilier le crime de leur suicide ^ Pour les pierre brisée debout et ayant perdu tout son
;

réfuter, il suffira à votre charité et à tout sang, il s'arracha les entrailles, et, de ses deux
homme sage de leur dire qu'ils auront le droit mains , les jeta sur la foule et puis , dans son ,

de citer cet exemple s'ils sont disposés à appli- épuisement_, il mourut ^ Ces choses sont gran-
quer à la vie chrétienne tout ce qui est raconté des, et ne sont pas bonnes cependant ; car tout
des Juifs et rappelé dans leurs Ecritures. Parmi ce qui est grand n'est pas bon ,
puisqu'il y a
les actions des personnages loués dans l'Ancien même des crimes qui ont de la grandeur. Dieu
Testament , il en est qui ne conviendraient a dit : « Ne tue pas Finnocent et le juste *. »

pas à notre temps et qui, même en ce temps-là, Si donc Razias n'a été* ni innocent ni juste,
n'étaient pas conformes à l'idée du bien ; telle pourquoi veut-on qu'il soit imité? Mais s'il a
fut l'action de Razias. Son rang parmi les siens été innocent et juste ,
pourquoi le louer, puis-
et sa courageuse persévérance dans la loi l'a- , qu'il a été le meurtrier d'un innocent et d'un
vaient fait appeler le père des juifs, et nous sa- de Razias lui-même ?
juste, c'est-à-dire
vons, d'après les paroles de l'Apôtre, que le 9. cette lettre pour qu'elle ne
Je termine ici

judaïsme, comparé à la justice chrétienne, soit pas trop longue. Mais je dois un même
n'était que chose vile Quoi d'étonnant que ''.
service de charité aux gens de Thamugas. Ap-
Razias, saisi d'une pensée d'orgueil comme il puyés sur votre désir et sur la recommanda-
en vient au cœur d'un homme ait mieux , tion de mon honorable et cher fils Eleusius,
aimé périr de ses propres mains que de subir (jui a été tiibun chez eux, de répondre aux
une indigne servitude au milieu de ses enne- deux lettres de Gaudentius, évêque donatiste
i après avoir été si considérable aux yeux
, de leur ville , surtout à sa dernière, qu'il croit
i siens ! conforme aux saintes Ecritures, et d'y répondre
. . Les païens ne manquent pas de célébrer de façon à ne pas laisser dire qu'il y ait quelque
ces choses-là dans leurs écrits.Dans le livre des chose d'oublié "\

Macchabées, l'homme est loué, il est vrai, mais — —


* Ecclésias.
ir, 4. '
Macchab. ii, xiv, 42. * II Macchab. xiv,

son action ne l'est pas elle n'est que racontée; : 37-16. —


* Exode, xxin,
7.
L'évèque d'Hippone tint son engagement en publiant dans le cours
'

on la met sous nos yeux plutôt comme une de la même année ses deux livres contre Gaudentius.
chose soumise à notre jugement que proposée
'
Marc, XII, 31 ; Lévitiq. xix, 18. ' II Rois, — l, 1-16.
• II Macchab. xiv, 37-16. ' Phlip. ni, —
8.|
12 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

Si,au désert, les vêtements des Israélites ont


pu durer tant d'années sans s'user, si la peau
LETTRE CCV.
de leurs chaussures a pu être préservée si
(Octobre 420.)
longtemps. Dieu a certainement la puissance
de prolonger partout, et autant qu'il veut, l'in-
Saint Aiif;ustin répond à diverses questions, entre autres sur
corps de Jésus-Christ dans le ciel, depuis son ascension,
corruptibilité des corps, ([uels qu'ils soient. Je
le il

satisfait àune curiosité pieuse et répand sans effort les plus in- crois donc que le corps du Seigneur est dans
téressantes observations- Le début de la lettre est charmant;
l'évèqiie d'Hippone cherche toujours l'invisible beauté de
le ciel tel qu'il était sur la terre, au moment
rhomme intérieur. de son ascension. Comme ses disciples dou-
taient de sa résurrection et qu'ils croyaient
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ FRÈRE CONSENTIUS. que c'était un esprit et non pas un corps qu'ils
voyaient, le Sauveur leur dit « Voyez mes mains :

1. En ce qui touche les yeux du corps, il est « et mes pieds; touchez et voyez; l'esprit n'a
des hommes que nous voyons sans les con- « ni os ni chair, comme vous voyez que j'en
naître, car nous ignorons leurs goûts et leur « ai '. » Tel ses disciples l'avaient touché de leurs
vie il est d'autres hommes que nous connais-
; mains lorsqu'il était sur la terre, tel ils le
sons sans les avoir vus, parce que leur charité virent monter au ciel. On entendit des voix
et leurs sentiments se sont révélés h nous; d'anges qui disaient: «Il viendra ainsi, comme
nous vous mettons de ce nombre, et si nous « vous l'avez vu monter au ciel *. » Qu'on ait
souhaitons tant vous voir, c'est pour que vous la foi, et il n'y aura plus de difficulté.
soyez de ceux que nous voyons et que nous 3. « Et le sang? » demandera-t-on peut-être;

connaissons. Ces inconnus qui nous arrivent, car le Sauveur a dit « Touchez et voyez, un :

loin de les désirer, on les supporte à peine, à « esprit n'a ni chair ni os, » et il n'a pas minuté:
moins que la beauté de l'homme intérieur ne ni sang. N'ajoutons donc pas à nos qu' ions
se montre en eux par quelques marques. Quant ce que Sauveur n'a pas ajouté à ses [
le

à ceux, comme vous, dont l'âme s'est révélée et terminons là, si vous voulez bien,
à notre esprit avant que le corps se soit montré l'occasion de ce sang, nous pourrions bien être
h nos yeux, nous les connaissons sans doute ; pressés par quelque interrogateur incoii^mnde
mais nous désirons les voir, pour jouir plus qui nous dirait S'il y a du sang dans 1* <'»i s
: !

doucement et plus familièrement de l'ami in- de Jésus-Christ dans le ciel, pourqi; ii


y
térieur qui déjà nous était tipparu. Dieu peut- aurait-il pas de la pituite, de la bile jaune ou
être nous fera cette grâce et nous accordera de de la bile noire, puisque, d'après les enseigne-
vous voir quand il y aura, comme nous le ments de latempérament du
médecine, le

souhaitons, plus de repos dans le monde nous : corps humain se compose de ces quatre hu-
voudrions devoir cette joie à une honnête cha- meurs? Mais, quoi que puisse ajouter la curio-
rité plutôt qu'à une triste extrémité '. Je vais sité qui cherche, qu'on se garde bien de penser
répondre maintenant, autant que je le pourrai, que le corps du Seigneur puisse se corrompre,
avec l'aide de Dieu, aux questions que vous de peur qu'on ne corrompe sa propre foi.
m'avez adressées, en dehors de votre lettre, A. Ma faiblesse humaine mesure les œuvres

sur une feuille séparée. divines qu'elle ne connaît pas d'après les ,

2. Vous demandez si « à présent le corps du choses de ce monde dont elle a l'expérience, et

« Seigneur a des os et du sang et les autres s'applaudit de sa subtilité lorsqu'elle dit s'il:
y
« linéaments de la chair. » Pourquoi ne de- a de la chair, il y a du sang; s'il y a du sang,'
mandez-vous pas aussi s'il a des vêtements? les autres humeurs y sont ; si les autres hu-

Ne serait-ce pas autant d'ajouté à la question? meurs sont y a aussi la corruption. C'est
là, il

Pourquoi? Parce que nous pouvons à peine comme si on disait s'il y a de la flamme, elle
:

nous représenter dans un état d'incorruplibiUté est ardente; si elle est ardente, elle brûle; si

les formes corruptibles de notre vie et pour- : elle brûle, elle adonc brûlé les corps des trois
tant il y a eu déjà d'assez grands miracles de hommes dans la fournaise par un roi
jetés

Dieu pour imaginer ce qu'il peut faire encore. impie. Mais si tout homme qui pense sainement
« Consentius habitait apparemment des contrées qui souffraient de sur les œuvres divines, ne met pas en doute la
l'invasion des Barbares, et, dans ses lettres à sarat Augustin, il avait miraculeuse préservation des trois hommes
sans doute exprimé la crainte d'être obligé de fuir son pays pour se
dérober aux calamités.
Luc, ixiv, 39. — ' Act. I, 11.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CÂRTHAGE JUSQU'A SA MORT. 13

la fournaise qui refusera de croire que Comment celte chair du Sauveur sécherait-
dans ',

du feu puisse préser- elle et tomberait-elle, puisiju'il est écrit que


Celui qui a sauvé ces corps
Christ ressuscité d'entre les morts ne
ver corps du Sauveur de la flamme, de la
le
« le

faim, de la maladie, de la vieillesse et de tout


a meurt plus, et que la mort n'aura plusd'em*-
ce qui a coutume d'atteindre le corps
humain? pire sur lui ^? »

soit pas la chair de ces 6. Voyez donc ce ([ui précède ce passage de


Si on veut que ce ne
hommes devenue incorruptible,
qui soit l'Apôtre, et considérez-le dans tout son ensem-
trois
mais que ce soit le feu qui soit devenu impuis- ble. Comme il voulait prouver la résurrection

sant contre eux, craindrons-nous de penser que


des morts à ceux qui n'y croyaient pas , il cite

d'abord en exemple celle du Christ, puis, après


Celui qui aôté au feu le pouvoir de corrompre
une chair incorruptible? Car le d'autres choses, il se fait cette question «Mais :
n'ait pu faire
miracle est plus grand, si c'est le feu qui a été « quelqu'un dira : comment les morts ressus-
changé et non pas la chair en même temps :
« citeront-ils ? avec quel corps reviendront-
« ils ? » Ensuite il se sert de l'exemple des se-
que le feu brûlait sans nuire aux corps des
trois hommes, il brûlait en dévorant le bois de
mences : « Insensé, dit-il, ce que tu sèmes ne
la fournaise. Ceux qui ne croient pas cela, ne
« prend point vie s'il ne meurt auparavant et ;

font pas grand fonds sur la puissance divine,


« ce que tu sèmes ce n'est pas le corps même,

mais ce n'est pas avec eux ni contre eux que « qui doit être, mais seulement le grain , que
nous avons affaire en ce moment. Ceux qui le « ce soit du froment ou toute autre semence ;

croient doivent, de ces explications,à l'aide « Dieu donne à ce grain un corps comme il
« veut et à chaque semence le corps qui lui est
résoudre à peu près les difficultés dont ils
« propre -. » C'est donc dans ce dernier sens
cherchent pieusement la solution.

La puissance divine peut donc ôteràdes corps que l'Apôtre avait dit « Tu ne sèmes pas le :

« corps même qui doit être. » Cela ne signifie


visibles et sensibles les qualités qu'elle veut sans
elle peut établir dans une vi-
les ôter toutes; pas que le froment ne naisse pas du froment
gueur inaltérable des membres mortels qui mais que nul ne sème l'herbe ni la tige du ,

garderaient leur aspect extérieur sans garder blé et tout ce qui enveloppe les grains, quoique

leur corruption c'est la même image avec la


;
pourtant tout cela vienne des semences. Voilà
mortalité de moins; c'est toujours le mouve- pourquoi l'Apôtre a dit qu'on sème seulement
ment, ce n'est plus la fatigue ; c'est le pouvoir, le grain; voulant montrer que si Dieu peut
ce n'est plus le besoin de se nourrir. ajouter ce qui ne se trouve pas dans la seule
5. Quant à ce que dit l'Apôtre que « la chair semence, il peut à plus forte raison rétablir ce
a et lesang ne posséderont pas le royaume de qui était dans le corps de l'homme.
a Dieu % » c'est une difficulté qu'on peut ré- 7. Saint Paul, continuant son épître , nous
soudre, comme vous le faites vous-même, eu fait voir parmi les ressuscites les différentes
comprenant sous le nom de la chair et du sang gloires des fidèles et des saints. « Toute chair
les œuvres de la chair et du sang. iMais parce « n'est pas la même chair, dit-il : autre est la
qu'en cet endroit l'Apôtre ne parlait pas des « chair des hommes, autre la chair des bêtes ,

œuvres, mais du mode de résurrection, et qu'il « autre celle des oiseaux , autre celle des pois-
avait en vue cette question même, mieux vaut ce sons. Il y a des corps célestes et des corps
entendre ici par ces mots de chair et de sang « terrestres mais autre est la beauté des corps
;

la corruption de la chair et du sang. Si le mot « célestes , autre est celle des corps terrestres.
^
chair signifie l'œuvre, pourquoi ne signi- « Autre est l'éclat du soleil , autre l'éclat de la
"ait-il pas aussi la corruption, comme il est « lune, autre l'éclat des étoiles ; car une étoile
. l)ar le Toute chair n'est que
Prophète : « « diffère d'une étoile par la splendeur il en
;

« de l'herbe ^? » C'est bien notre corruptibilité « sera ainsi des morts ressuscites ^ » Le sens
dont il est ici question, car le Prophète ajoute : de tout ceci c'est que s'il y a de la différence
« Toute gloire de la chair est comme la fleur dans la chair, quoique tout animal soit mor-
« de l'herbe l'herbe se sèche, la fleur tombe '\ »
; tel de la différence dans les corps visibles se-
;

Cela convient-il au corps sacré dont il a été lon la manière dont ils sont placés ce qui fait ,

dit « Touchez et voyez , l'esprit n'a ni os


: que la beauté des corps célestes est autre que
a ni chair, comme vous voyez que j'en ai? » la beauté des corps terrestres; et si, même dans
• Dan. m. — » I Cor. xv, 50. — » Is. XL, 6. — »
Ibib. xL, 6, :. » Rom. VI, 9. — » I Cor. xv, 36-38. — ' Ibid. XV, 39-42.
, . ,

u LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

les cieux , les corps ne brillent pas d'un ('-clat turcs ce que c'est que le corps animal cite la ,

égal : quoi d'rtonnant ({u'à la résurrection des Cenèse : « De même qu'il y a un corps animal,
morts la diflérence des mérites fasse une diffé- « dit-il, y a un corps spirituel, selon qu'il est
il

rence de gloire ! « écrit Adam, le premier homme, a été créé


:

8. L'Apôtre arrive ensuite à ce qu'il y a de « avec une àme vivante '. » Vous vous rappelez
comnnin à toute chair qui ressuscite pour la assurément ce qui est écrit : « Et Dieu répan-
vie éternelle Le corps est semé dans la cor-
: « « dit sur sa face un souffle de vie, et l'homme
ce riiption il se lèvera dans l'incorruptibilité
,
;
« eut une àme vivante ^ » Il a été dit aussi des
« il est semé dans l'ignominie, il se lovera dans « animaux o Que la terre produise une àme
:

« la gloire il est semé dans la faiblesse, il se


; « vivante Notre corps est donc appelé « ani-
'\ »

« lèvera dans la force il est semé corps ani- ; « mal, » à cause de ce qu'il a de semblable au
« mal, il se lèvera corps spirituel . » Est-il per- corps des animaux, la nécessité de se soutenir
mis , d'après ces paroles , de penser que nos avec de la nourriture et ensuite la mort qui est
corps ressusciteront avec plus de gloire que la séparation du corps d'avec Tàme vivante.
n'en a eu La résurrection
le corps du Christ ? Mais appelé spirituel, parce qu'il devient
il est
du Sauveur n'est-elle pas le modèle de celle à immortel comme l'àme.
laquelle notre foi doit s'attacher et que nous 10. Quelques-uns ont pensé que le corps de-

devons espérer par sa grâce ? Le corps du viendra alors spirituel, en ce sens que le corps
Christ n'a donc pas pu ressusciter dans un état sera changé en esprit, et que l'homme , aupa-
corruptible, si l'incorruptibilité est promise à ravant composé d'un esprit et d'un corps ne ,

notre corps après la résurrection; il n'a pas pu sera plus qu'un esprit, comme si l'Apôtre avait
ressusciter sans gloire si c'est dans la gloire ,
dit : il est semé corps, il ressuscitera esprit. Il

que le nôtre doive ressusciter, ^t où serait la a dit au contraire


semé corps ar.v.. : « Il est

gloire y avait encore la corruption ? Il se-


s'il «il ressuscitera corps spirituel.» De .^ ^

rait trop absurde d'imaginer que le corps du donc qu'un corps animal n'est pas une
Christ ait été ressuscité dans les conditions de mais un corps, ainsi nous ne devons pas
faiblesse où il est mort, puisque notre corps qu'un corps spirituel soit un esprit mb; ,

semé dans la faiblesse, se lovera dans la force, corps. Qui osera croire que le corps du C.x. ~

et puisque saint Paul nous apprend que le ne soit pas ressuscité spirituel, ou s'il est res-
Christ crucifié selon la faiblesse de la chair est suscité spirituel, qu'il ne soit plus corps
mais ,

maintenant vivant par la puissance de Dieu *. esprit Seigneur


;
puisque
voulant détrom- le ,

Mais qui serait assez absurde pour croire que per ses disciples qui croyaient ne voir en lui
notre corps « semé corps animal » doive res- qu'un esprit, leur dit « Touchez et voyez, car :

susciter « corps spirituel , » et qu'il n'en ait « un esprit n'a ni os ni chair comme vous ,

point été ainsi du corps du Sauveur ressus- « voyez que j'en ai ? » La chair du Sauveur
cité ? était donc alors devenue un corps spirituel, et

donc constant et hors de doute que


9, Il est n'étaitcependant pas un esprit, mais un corps
le corps du Christ, quoique inaccessible à la que nulle mort ne pouvait plus séparer de
corruption dans le sépulcre d'après ces pro- ,
l'àme. Ainsi eût été le corps animal qui reçut
phétiques paroles: « Vous ne souffrirez pas que la vie du souftle de Dieu quand l'homme fut

« votre Saint voie la corruption *, » a pu être créé avec une àme vivante : il serait devenu
percé par les clous et la lance, mais que main- spirituel sans passer par la mort, si la trans-

tenant il demeure tout à fait dans l'incorrupti- gression du précepte n'avait attiré le châtiment

bilité ;
qu'après avoir passé par l'ignominie de avant que l'observation de la justice méritât de
la passion et de la mort, il est à présent dans la Dieu la couronne.
gloire de la vie éternelle ;
qu'il a pu otre cru- 1 1 C'est pourquoi le Fils de Dieu est venu
cifié , règne dans la force et qu'a-
mais qu'il ;
à nous par nous; juste, venu trouver des
il est

près avoir été un corps animal, parce qu'il a pécheurs ; il s'est couché, en quelque sorte
été pris dans la chair des enfants d'Adam il ,
dans le lit de notre misère, mais sans avoir la
est aujourd'hui un corps spirituel, parce qu'il maladie de notre iniquité. Il nous est apjiaru
est désormais inséparablement uni à l'esprit. avec un corps animal, c'est-à-dire moctel,
L'Apôtre, voulant nous apprendre par les Ecri- tandis que, s'il l'eût voulu, il eût pris dès le
' I Cor. XV, 42-44. — » H Cor. xiii, 4.
— ' P xv, 10. • I Cor. XV, 44.— ' Gea. il, 7 — ' Ibid. l, 24.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CAPxTHAGE JUSQU'A SA MORT. 45

principe un corps immortel. Mais, parce qu'il corruptibilité à l'incorruptibilité, du mépris à la


fallait nous guérir par l'humilité du Fils de gloire, de la faiblesse à la force, de l'animalité
Dieu, il est descendu jusqu'à notre infirmité, à la spiritualité, c'est-à-dire de la mortalité^à

et nous a montré, par la vertu de sa résurrec- l'immortalité ; il arriva alors au sujet que nous
récompense de notre foi.
tion, le mérite et la examinons, et il ajouta : « Je veux dire, mes
Aussi l'Apôtre continue et dit « Le nouvel : « frères, que sang ne peuvent pas
la chair et le
» « posséder le royaume de Dieu '. » De peur
« Adam a été rempli d'un esprit vivifiant.
premier Adam
Soit qu'il faille entendre ici le qu'on ne crût qu'il s'agissait ici de la substance
formé de la poussière, ou le second né d'une de la chair, saint Paul s'explique en ces termes :
vierge soit qu'il y ait dans chaque homme
;
« Et la corruption ne possédera point ce qui

comme un premier Adam d'un corps mortel, « est incorruptible. » C'est comme s'il eût dit :

et un second Adam d'un corps immortel : en annonçant que sang ne possé- la chair et le

toujours est -il que l'Apôtre a voulu nous deront pas le royaume de Dieu, j'ai voulu faire
apprendre que la dilTérence entre V âme vivante entendre que la corruption ne possédera pas
et Vesprit vivifiant, c'est qu'en ce monde nous ce qui est incorruptible. Les mots de chair et
avons un corps animal, et que nous aurons de sang signifient donc ici la corruption de la
dans l'autre un corps spirituel. L'àme vit en mortalité.
effet dans le corps animal, mais elle ne le vivifie d i. Voici un mystère que je vous dis. Nous
pas jusqu'il faire disparaître la corruption ;
« ressusciterons tous , » ou comme portent les
mais dans le corps spirituel où l'esprit uni à exemplaires grecs : « Nous dormirons tous,
Dieu ne fait qu'un avec lui ', l'àme vivifie le « mais nous ne serons pas tous changés -. »
corps au point de le rendre spirituel délivré : L'Apôtre suppose ensuite qu'on lui demande :

de toute corruptibilité, il ne craint plus que « Comment il y aura et il n'y aura pas de chair

l'àme ne l'abandonne. après la résurrection, car il y aura de la chair


12. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute «Ce n'est : puisque le Seigneur a dit « Touchez et voyez, :

« pas le corps spirituel qui a été formé le « l'esprit n'a ni os ni chair, comme vous voyez

«premier, c'est le corps animal, et ensuite le « que j'en ai » et il n'y aura pas de chair,
;

« spirituel. Le premier homme formé de la puisque « la chair et le sang ne posséderont


« terre est terrestre ; le second, venu du ciel, «pas le royaume de Dieu; » et il répond :

« est céleste. Tel qu'est le terrestre, tels sont «Voici un mystère. » La suite fait voir s'il

« les terrestres ; tel qu'est le céleste, tels sont faut entendre ce changement en mal ou en
De même que nous avons porté
« les célestes. mieux. Dans un atome de temps, » c'est-à-
«

« l'image de l'homme terrestre, portons l'image dire en un moment indivisible « en un clin ;

« de Celui qui est venu du ciel *. » Que veu- « d'œil » c'est-à-dire avec la plus grande
,

lent dire ces mots « Tel qu'est le terrestre, : promptitude « au son de la dernière trom-
;

«tels sont les terrestres,» si ce n'est qu'on « pette, » c'est-à-dire au dernier signe qui sera

naît mortel d'un père mortel ? et que veulent donné pour que ces choses s'accomplissent :

dire ces mots : « Tel qu'est le céleste, tels sont « car la trompette sonnera, ajoute l'Apôtre, et
« les célestes , » si ce n'est qu'on devient « les morts ressusciteront incorruptibles et ,

immortel par un père immortel? La première « nous serons changés ^ » Il faut donc croire
chose s'accomplit par Adam, la seconde par le sans aucun doute que ce sera un changement
Christ. Le Seigneur s'est fait terrestre, tout en mieux, puisque tous, bons et méchants res-
céleste qu'il fût, pour élever jusqu'au ciel ceux susciteront mais, comme parle le Seigneur
:

qui étaient de la terre; c'est-à-dire d'im- : dans l'Evangile. « Ceux qui auront fait le bien
mortel qu'il était, il s'est fait mortel, en pre- « ressusciteront pour la vie, ceux qui auront

nant la forme de serviteur sans rien changer a fait le mal, ressusciteront pour le jugement *;»

à sa nature de Maître mais c'était pour donner ; le jugement signifie ici la peine éternelle, de
aux mortels l'immortalité, en leur communi- môme qu'en ce passage « Celui qui ne croit :

quant sa glace de Maître sans conserver l'a- « pas est déjà jugé ^ » Ceux donc qui ressus-
baissement de serviteur. citeront pour le jugement ne participeront
13. L'Apôtre, parlant de la résurrection, a point à cet état d'incorruptibilité inaccessible
donc enseigné que nos corps passeront de la

' Ibid. XV, 50. — ' Ibid. xv, 51. — ' I Cor. xv, 52. ' Jean, v,
•Cor. VI, 17. — ' Ibid. XV, 47-49. 29. — ' Jean, ui, 18.
10 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

à la douleur : c'est Tétat des fidèles et des chair, comme corruption, ne possédera pas I

saints; quant aux autres, ils souffriront dans royaume de Dieu. L'Apôtre l'a montré lors-
une corruption perpétuelle, parce que leur qu'après avoir exclu du royaume de Dieu la
mourra
feu ne s'éteindra pas, et leur Ter ne chair et le sang, il ajoute que la corruption ne
pas '. possédera i)as ce qui est incorruptible. En voilà
i"). Que veut donc dire ceci : « Et les morts assez, je crois, là-dessus.
« ressusciteront incorruptibles, et nous serons 17. Vous demandez si chacun des traits de
changés, que tous les morts res-
» si ce n'est notre corps est formé par le Dieu créateur.
susciteront incorrui)tibles, mais que les bons Cela ne vous préoccupera point, si dans la ,

participeront seuls à cet état d'incorruptibilité mesure de ce que peut l'esprit humain vous ,

inaccessible à tonte mauvaise atteinte? Ainsi comprenez la puissance de l'action divine.


ceux qui n'y participeront pas, ressusciteront Comment nier (|ue tout ce qui se crée présen-
incorruptibles dans tous leurs membres, mais tement soit l'œuvre de Dieu, puisque le Sei-
pour être livrés aux peines éternelles quand gneur a dit « Mon Père agit sans cesse
: ? » '

ils entendront ces paroles « Allez, maudits, : Le repos du septième jour doit donc s'entendre
« dans le feu éternel qui a été préparé pour le en ce sens que Dieu a cessé de créer les na-
« démon et pour ses anges ^ » Le juste enten- tures elles-mêmes et non pas de les gouverner.
dra ces paroles sans épouvante ^ Après avoir Ainsi, quand le Créateur gouverne la nature
parlé du changement des justes, l'Apôtre veut des choses, et que tout naît selon l'ordre, en
nous apprendre comment se fera et quel sera des lieux et des temps marqués. Dieu agit sans
ce changement, et il nous dit « 11 faut que ce : cesse. Car si Dieu ne formait pas ces choses,
« corps corruptible soit revêtu d'incorruptibi- comment aurait -il pu dire au Prophète :

« lité ; et que ce corps mortel soit revêtu d'im- « Avant que je t'eusse formé dans le sein de ta

« mortalité dans ce sens, je crois,


*. » C'est « mère, jeté connaissais -? » Et qu*^ - -^'i-

qu'il a dit aussi La chair et le sang ne pos-


: « raient ces paroles de l'Evangile : c

« séderont pas le royaume de Dieu; » car dans « vêt ainsi l'herbe des champs, qi
ce royaume de Dieu, il n'y aura plus ni cor- « d'hui , et qui demain sera jetée uauj '

ruption, ni mortalité pour la chair et pour le « fournaise ? » Voudra-t-on croire par hasard
sang car la chair et le sang désignent ces
;
que Dieu revêt l'herbe et que Dieu ne forme
deux conditions de notre nature tombée. pas les corps? Lorsque l'Evangile dit que Dieu
16. Un exemple se présente à moi et je le « revêt » il ne i)arle pas d'un ordre établi dès
,

citerai ; il est écrit : «De peur que vous ne le commencement de


la création, mais il parle
« soyez tentés par celui qui tente, et que notre d'une opération présente. C'est le sens aussi
« travail ne soit vain '\ » C'est du diable que des paroles de l'Apôtre sur les semences que ,

parle ici Dieu ne tentait


l'Apôtre , comme si j'ai citées plus haut « Tu ne sèmes pas le :

pas du tout selon le mot de saint Jacques


, : « corps qui doit être, mais seulement le grain,
« mais lui-même ne tente personne ^ » Ceci « soit du de toute autre semence; mais
blé, soit
n'est pas en contradiction avec le passage du « Dieu lui donne le corps comme il veut K »
Deutéronome où il est dit « Le Seigneur votre : L'Apôtre ne dit pas Dieu a donné ou disposé, :

« Dieu vous tente » cette apparente difficulté ;


mais Dieu « donne » par là il nous fait com- ;

se résout aisément, parce que le mot de tenta- prendre que la sagesse du Créateur agit réel
tion a divers sens tantôt elle est une tromperie : lement pour créer chaque jour ce qui naît er
et tantôt une épreuve. Dans le premier sens , son temps. C'est cette sagesse dont il a été dit
c'est le diable qui tente dans le second c'est ,
qu'elle atteint fortement d'une extrémité à
Dieu. De même ,
quand il est dit que la chair l'autre et qu'elle dispose (non pas qu'elle a
possédera ou ne possédera pas le royaume de disposé) toute chose avec douceur \ Ce serait

Dieu, il faut prendre garde aux sens différents, beaucoup que de savoir, même un peu, com-
et toute difficulté cessera. La chair , comme ment des choses changeantes et temporelles
substance, possédera le royaume de Dieu se- ,
sont faites, non point par des mouvements
lon ces paroles : « L'esprit n'a ni os ni chair ,
changeants et temporels du Créateur, mais par
« comme vous voyez que j'en ai ; » mais la une force éternelle et toujours la même.
« Is. LXVi, 24. — » Matth. XXV, 41. — • Ps. CXI. . — ' 1 Cor. XV, ' Jean, v, 17. — ' Jérém. i, 5.

53. — 'I Thess. m, 51. — ' Jacq. l, 13.


• Mattli. VI, 50. — * I Cor. iv, 37, 38.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. «


18. Vous désirez savoir si les baptisés qui bonté compatissante envers ceux qui sont sans
meurent coupables de divers crimes et sans appui, soit vos sentinientsà mon égard. Je suis
en avoir l'ait pénitence, obtiendront leur par- donc toujours prêt à rendre ces bons office^
don après un certain temps. J'ai écrit sur ce surtout lorsqu'il s'agit de vous recommander
l)oint un livre assez étendu si vous vous en '
;
des ministres du Christ attachés au service de
procurez une copie vous n'aurez peut-être , l'Eglise dont vous êtes, à notre grande joie, le

plus rien à souhaiter là-dessus. cohéritier et le fils, ô mon illustre, éminent


19. Vous voulez aussi que je vous dise si le seigneur et très-cher fils en Jésus-Christ! Mon
souffle de Dieu sur Adam a été l'àmemème du saint frère et collègue Félix m'ayant prié de

premier homme. Je réponds en peu de mots :


lui remettre une lettre pour vous, je n'ai pas

Ou ce souffle a été l'âme d'Adam ou il Fa faite. dû la lui refuser. Je vous recommande donc
Mais s'il est l'àme du premier honnue, il est un évoque du Christ qui a besoin d'être soutenu
créé. Car c'est de Tàme que Dieu parle quand par un homme illustre faites ce que vous pou-
;

il dit par le prophète Isaïe : moi qui ai


« C'est vez, car vous pouvez beaucoup, par un bienfait
« fait le souffle. » La suite le montre suffisam- du Seigneur, dont nous savons que vous aimez
ment : « A cause du péché, est-il dit, je l'ai lui ardemment les intérêts.
V peu contristé -, » c'est-à-dire le souffle lui-
même, et le reste qui ne peut s'entendre que LETTRE CCVIL
de l'àme humaine. Dans cette question il faut (Année 420.)

éviter de croire que l'àme ne soit pas une


nature créée de Dieu, mais qu'elle soit la subs- Saint Augnslin envoie à Claude ,
que nous croyons être un
évêque d'Italie, ses six livres contre Julien alors "le chef de la
tance de Dieu même comme son Fils unique
,

secte pélagienne.
qui est le Verbe, ou qu'elle en soit une portion
quelconque cette nature, cette substance par
:
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX FRÈRE ET
laquelle Dieu est ce qui est. ne peut pas être COLLÈGUE CLAUDE, SALUT DANS LE SEIGNEUR,
sujette au changement et nous tous qui avons ;

une âme, nous savons combien elle est chan- vous qui, poussé par un sentiment fra-
C'est
geante. ternel, m'avez envoyé, avant que je vous les
Pendant que je dictais cette lettre, le porteur, eusse demandés, les quatre livres de Julien
(jui attendait le vent, me pressait beaucoup, contre le premier livre d'un de mes ouvrages';
parce qu'il voulait s'embarquer donc vous ; si je ne crois pas pouvoir mieux faire que devons

y trouvez du désordre ou de la négligence , ou envoyer, avant tout autre, ce que j'y réponds :

si vous y trouvez les deux, ne vous occupez vous jugerez si j'y réponds bien. Des extraits
seulement que de la doctrine, et pardonnez au des quatre livres de Julien avaient été envoyés,
langage. j'ignore par qui, à l'illustre et pieux comte
Et d'une autre main : Vivez pour Dieu, mon Valère, à qui on savait que ouvrage était mon
bien-aimé fils. dédié ces extraits m'étant parvenus, grâce aux
;

soins de l'illustre comte, je me hâtai d'ajouter

LETTRE CCVL à mon premier livre un second où je réfute


tout cela de mon mieux. Mais en comparant
(Année 420)
ces extraits aux (juatrc livres qui sont entre

Lellre de recommandation.
mes mains, je me suis aperçu que tout n'est
pas mis comme Julien l'a écrit. Julien ou quel-
AUGUSTIN A VALÈRE , SON ILLUSTRE ÉMINENT ,
qu'un de ses amis pourra dire que je n'ai
SEIGNEUR ET TRÈS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST ^, pas été vrai , parce (jue la publication des ex-
SALUT DANS LE SEIGNEUR. traits envoyés au comte difl'ère des quatre li-
vres. Quiconque donc lira mon second livre
Si chaque fois qu'on me demande des lettres adressé au comte Valère comme le premier,
de recommandation pour vous je n'en donnais saura qu'en quelques endroits je ne réponds
pas, je craindrais de méconnaître soit votre pas à Julien, mais à l'auteur même de ces ex-
' Le livre de la Foi et des Œuvres. traits infidèles, (|ui a cru devoir faire des
' Is.Lvii, 16, 17.
' C'est le même
Valére à qui est dédié l'ouvrage
changements, peut-être pour s'approprier ea
sur le mariage
et la concupiscence. * Le premier livre du mariage et de la concupiscence.

S. AuG. — Tome IH.


.

18 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

quelque manière roiivragc d'aiilrui. Mais au- « des scandales ! il faut qu'il en arrive ; mais
jourd'hui, persuadé que les exemplaires que « malheur à l'homme par leciuel arrive lescan-

m'a en\oycs votre sainteté sont plus exacts, « dale » Et quels sont ces hommes, sinon
'
!

je crois devoir répoudre à Fauteur lui-même, ceux dont l'Apôtre a dit qu'ils cherchent leurs
(jui se vante d'avoir réfuté mon premier livre propres intérêts et non pas les intérêts de Jésus-
avec ses quatre livres, et qui ne cesse de ré- Christ ^ 11 y a donc des pasteurs qui occupent
pandre partout ses poisons. J'ai donc entrepris les sièges des Eglises pour le bien des trou-

cet ouvrage avec l'aide du Sauveur des petits peaux du Christ et il y en a (jui ne songent ;

et des grands; et je sais (|ue vous avez prié qu'à jouir des honneurs et des avantages tem-
pour moi pour que je l'achève vous avez prié ;
porels. 11 est nécessaire que dans le mouve-
aussi pour ceux à (jui nous espérons et dési- ment des générations humaines ces deux sortes
rons que ces sortes de travaux soient profita- de pasteurs se succèdent, même dans l'Eglise
hlos. Examinez donc ma réponse ', dont le catholique ,
jusqu'à la fin des temps et jus-
commencement de cette lettre.
est à la suite qu'au jugement du Seigneur. Au temps des
Adieu; souvenez-vous de nous dans le Seigneur, apôtres, s'il y en eut de semblables, s'il y eut
bienheureux frère. alors de faux frères que l'Apôtre en gémissant
signalait comme dangereux* et qu'il supportait

LETTRE CCYIII. avec patience au lieu de sen séparer avec or-


(Octobre 423.)
gueil combien plus il faut qu'il y en ait au
;

temps où nous sommes, puisque le Seigneur a


11 y a des chrélicns qui se laissent troubler par les scandales dit clairement de ce siècle, qui app. che
qui arrivent dans l'Eglise cette lettre de saint Augustin est
;
de la fin du monde que : « Par'*'!' l'iniquité
faite pour dissiper les dangereuses inquiétudes de leur esprit.
« abondera _, la charité de yusieurs se refroi-
« dira. » Mais les paroles ^'
AUGUSTIN A l'iIONOUABLE DAME FÉLICIE , SA CHÈRE * "
>
la

FILLE EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEI- suite doivent être pour nous i.>n . /•

GNEUR. et un encouragement « Celui qui persévérera :

« jusqu'à la fin sera sauvé '\ » ,

1 Je ne doute pas qu'avec une foi comme la 3. De même qu'il y a de bons et de mauvais

vôtre et à la vue des faiblesses ou des iniquités pasteurs, de même, dans les troupeaux, il y
d'autrui, votre àme ne soit troublée puisque ,
a les bons et les mauvais. Les bons sont appe-
le Apôtre si rempli de charité
saint , nous , lés du nom de brebis les mauvais du nom de ,

avoue que nul n'est faible sans (ju'il s'affai- boucs ils paissent ensemble, jusqu'à ce que
;

blisse avec lui et que nul n'est scandalisé sans


, vienne le Prince des pasteurs, que l'Evangile
qu'il brûle '. J'en suis touché moi-même, et nomme «le seul Pasteur"; » et jusqu'à ce que,
dans ma sollicitude pour votre salut, qui est selon sa promesse, il sépare les brebis des
dans le Christ, je crois devoir écrire à votre boucs \ Il nous a ordonné de réunir il s'est :

sainteté de consolation ou d'exhor-


une lettre réservé de séparer : car celui-là seul doit sé-
tation. Car vous êtes maintenant ^ étroitement parer ,
qui ne peut se tromper. Les serviteurs
unie à nous dans le corps de Notre-Seigneur orgueilleux qui ont osé faire si aisément la sé-

Jésus-Christ, qui est son Eglise et l'unité de ]iaration Seigneur s'est réservée, se
que le

sesmembres vous ctesaimée comme un digne


;
sont séparés eux-mêmes de lunité catholique :

membre de son corps divin et vous vivez avec ,


im|>urs par le schisme, comment auraient-ils
nous de son saint Esprit. pu avoir un troupeau pur?
2. C'est pourquoi je vous exhorte à ne pas i. C'est notre Pasteur lui-même qui veut

trop vous laisser troubler par ces scandales ;


(]ue nous demeurions dans l'unité, et que,

ils ont été prédits, afin que, lors(]u'ils arri- blessés [)ar les scandales de ceux qui sont la
vent nous nous souvenions qu'ils ont été an-
,
paille, nous n'abandonnions point l'aire du
Seigneur il veut (jue nous
noncés, et que nous n'eu soyons pas très-émus. ;
y persévérions
Le Seigneur lui-même les a ainsi annoncés connue le froment jus(|u'à la venue du divin
dans rEvaniîile «Malheur au monde à cause
: Vanneur ", et que nous supportions, à force de

Celte réponse à Julien se compose de six livres. ' Matth. XVIII, T. — ' Phil. Il, 21.
H Cor. SI, 29. • Il Cor. XI, 26. — * Matlh. xxiv, 12, 13. — 'Jean, x, 16.
Félicie était revenue du parti de Dcnat à l'Eglise catholique. • Matth. XXV, 32. — '
Ibid. m, 12.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. i9

charité, la paille brisée. Notre Pasteur lui- leur répond : « Est-ce que Paul a été crucifié
même nous avertit dans l'Evangile de ne pas « pour vous ? ou êtes-vous baptisés au nom de
mettre notre espérance même dans les bons « Paul •
? »

pasteurs à cause de leurs bonnes œuvres, mais G. Nous comprenons ici que les bons pas-
de glorifier Celui qui les a faits tels, le Père teurs ne cherchent pas leurs propres intérêts,
qui est dans les cieux, et de le glorifier aussi mais les intérêts de Jésus-Christ, et que les
touchant les mauvais pasteurs, qu'il a voulu bonnes brebis tout en suivant les saints
,

désigner sous le nom de scribes et de phari- exemples des bons pasteurs qui les ont réu-
siens, enseignant le bien et faisant le mal. nies, ne mettent pas en eux leur espérance,

5. Jésus-Christ parle ainsi des bons pasteurs : mais plutôt dans le Seigneur qui les a rache-
« Vous lumière du monde. Une ville
êtes la tées de son sang, afin (jne, lorsqu'il leur arrive
« située sur une montagne ne peut pas être de tomber sous la houlette de mauvais pas-
« cachée on n'allume pas une lampe pour la
, teurs, prêchant la doctrine qui vient du Christ
« placer sous le boisseau, mais sur un chande- et faisant le mal qui vient d'eux-mêmes, elles
« lier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont fassent ce qu'ils disent et non pas ce qu'ils
« dans la maison. Que votre lumière luise font, et qu'elles n'abandonnent pas les pâtu-
« ainsi devant les hommes , afin qu'ils voient rages de l'unité à cause des enfants d'iniquité.
« vos bonnes œuvres , et qu'ils glorifient votre Les bons et les mauvais se mêlent dans l'Eglise
« Père qui est dans les cieux '. » Riais avertis- catholique ,
qui n'est pas seulement répandue
sant les brebis au sujet des mauvais pasteurs en Afrique comme le parti de Donat, mais
il disait « Ils sont assis sur la chair de Moïse.
: qui, selon les divines promesses, se propage
« Faites ce qu'ils vous disent ; ne faites pas ce et se répand au milieu de toutes les nations,
« qu'ils font ; car ils disent et ne font pas -, » « fructifiant et croissant dans le monde en-

Ainsi prévenues, les brebis du Christ enten- « lier ^ » Ceux qui en sont séparés, tant qu'ils

dent sa voix, même par les docteurs mauvais, demeurent ses ennemis, ne peuvent pas être
et n'abandonnent pas son unité. Ce qu'elles bons; lors même que quelques-uns d'entre
leur entendent dire de bon ne vient pas d'eux, eux sembleraient bons par de louables habi-
mais de lui et ces brebis paissent en sûreté
; tudes de leur vie, ils cesseraient de l'être par
parce que, même sous de mauvais pasteurs, la seule séparation « Celui qui n'est pas avec
:

elles se nourrissent dans les pâturages du Sei- « moi, dit Seigneur, est contre moi et celui
le ;

gneur. Mais elles n'imitent pas les mauvais « qui n'amasse pas avec moi, dissipe ^ »
pasteurs dans ce qu'ils font de mal, parce que vous exhorte donc, honorable dame et
7. Je

de tellesœuvres ne viennent que d'eux-mêmes chère en Jésus-Christ, à conserver fidèle-


fille

et non pas du Christ. Quant aux bons pasteurs, ment ce que vous tenez du Seigneur aimez-le ;

ellesécoutent leurs salutaires instructions et de tout cœur, lui et son Eglise c'est lui qui a ;

imitent leurs bons exemples. L'Apôtre était de permis que vous ne perdissiez pas avec les
ce nombre, lui qui disait : « Soyez mes imita- mauvais le fruit de votre virginité et que vous
« teurs comme je le suis du Christ ^. » Celui- ne périssiez pas. Si vous sortiez de ce monde,
là était un tlambeau allumé par la Lumière séparée de l'unité du corps du Christ, il ne vous
éternelle, par le Seigneur Jésus-Christ lui- servirait de rien d'être restée chaste comme
même , et il était placé sur le chandelier parce vous l'êtes. Dieu, qui est riche dans sa miséri-
qu'il se glorifiait dans la croix « A Dieu ne : corde, a fait en votre faveur ce qui est écrit
« plaise, disait-il, que je me glorifie en autre dans l'Evangile les invités au festin du Père
;

« chose qu'en la croix de Notre-SeigneurJésus- de famille, s'étant excusés de ne pouvoir


y
« Christ » ! » 11 cherchait, non point ses inté- venir, le maître dit h ses serviteurs : « Allez
rêts, mais ceux de son Maître, lorsqu'il exhor- « le long des chemins et des haies, et forcez
tait à l'imitation de sa propre vie ceux qu'il « d'entrer tous ceux que vous trouverez *. »

avait engendrés par l'Evangile ^ Toutefois il Vous donc, quoique vous deviez sincèrement
reprend sévèrement ceux qui faisaient des aimer ses bons serviteurs par le ministère des-
schismes avec les noms des apôtres, et blâme quels vous avez été forcée d'entrer, vous ne
ceux qui disaient « Moi, je suis à Paul. » 11 : devez cependant mettre votre espérance qu'en
Celui qui a préparé le festin : vous avez été.
*
Malth. V, 14-16.— » Ibid, sxill, 2, 3.— • Ib. xi, I.— * Gai. vi,
14. — ' I Cor. IV, 15.
• I Cor. I, 13.—' Coloss. l, 6.— • Matth. xii, 30 '
Ibid. xxu, 9.
20 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

sollicitée de vous y rendre pour la vie éter- seul catholique à Fussale même. Tous ces en-

nelle et bienlieureuse. En recommandant à ce droits, grâce à la miséricorde de Dieu, étaient


divin Père de l'ainille votre cœur, votre des- enfin rentrés dans l'unité de l'Eglise. Ce serait

sein, voire sainte virginité, votre loi, votre trop long de vous dire par quels travaux et
espérance et votre charité, vous ne serez point {jucls dangers. Les premiers prêtres que nous
troublée des scandales qui arriveront jusiiu'à avions mis là ont été dépouillés, battus, estro-
la lin; mais vous serez sauvée par la l'orée iné- piés, aveuglés, tués leurs souffrances n'ont
;

branlable de votre piété et vous serez cou- , pas été inutiles et stériles, puisque l'unité a
verte de gloire dans le Seigneur, en persévé- été conquise à ce prix. Mais comme Fussale est

rant jusqu'à la lin dans son unité. Apprenez- à quarante milles d'Hippone, et que cet éloi-
moi, par une réponse, comment vous aurez gnement ne me permettait pas de gouverner
reçu ma sollicitude pour vous, que ]\ai voulu ces |)opulalious et de ramener le petit nombre
vous témoigner de mon mieux dans celte de ceux qui résistaient encore (et ce n'étaient
lettre. Que la grâce et la miséricorde de Dieu j)lus des gens menaçants, mais des fugitifs) ;

vous protègent toujours ! comme je ne pouvais pas étendre sur ces nou-
veaux catholiques toute la vigilance active
dont ils avaient besoin, j'eus soin d'y faire or-
LETTRE CCIX. donner et établir un évêque.
3. Il me fallait quel(|u'un de convenable
(Année 123.;
pour ce pays et qui de plus sût la langue pu-
nique. J'avais un prêtre tout prêt ;
j'écrivis au
Il s'agit ici d'Anloine, évèquc de Fiissale, qui fui
de l'affaire saint vieillard qui était alors primat de Nu-
une grande douleur dans la vie de saint Augustin. Voyez ce midie, et j'obtins qu'il vînt de loin pour (inlnn-
Histoire
que nous en avons dit dans le XLVie chapitre de notre
ner ce prêtre. Lorsque déjà le primat é
(le saint Augustin.
et que tout le monde attendait le mom
allait s'accomplir une grande chose, toiii
AUGUST1>' AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU CUER, coup celui qui me paraissait disposé ,;

VÉNÉRABLE ET SAINT PAPE CÉLESTIN SALUT '


,
de se laisser ordonner. Moi qui, ainsi ; ;"o-
D.\NS LE SEIGNEUR. vénement l'a montré, aurais dû différer (iiiiiôt

que de précipiter une aussi grave affaire, et


1. Je dois à vos mérites de vous féliciter qui ne voulais pas que le saint vieillard se fût
tout d'abord de ce que le Seigneur notre fatigué à venir pour rien au milieu de nous,

Dieu vous a établi sur ce siège sans aucune je présentai aux catholiques de Fussale, sans

division de son peuple comme nous l'a- ,


qu'ils me le demandassent, un jeune homme

vons entendu dire puis, j'informerai votre


;
nommé Antoine, alors avec moi; je l'avais,
Sainteté de nos [)ropres alfaires, afin que vous dès son premier âge, élevé dans notre monas-
veniez à notre aide, non-seulement par vos tère, mais, sauf les fonctions de lecteur, rien
prières, mais encore par vos conseils et vos ne l'avait fait connaître dans aucun degré, ni
secours. J'écris à votre Réatilude au milieu dans aucune fonction de la cléricature. Ces
d'une grande tribulalion en voulant cire ;
malheureux, ne sachant pas ce qui devait ai"ri-
utile à quelques membres du Christ dans ,
ver, s'en rapportèrent à moi et au choix que
je leur proposais bref, Antoine devint leur
notre voisinage, je leur ai fait beaucoup de ;

mal, faute de prudence et de précaution. évêque.


i. Que ferai-je ? Je ne veux pas charger au-
2. Aux confins du territoire d'IIippone, il
est un bourg nommé Fussale jusqu'ici il n'y :
près de vous celui que j'ai recueilli pour le

avait pas eu d'évêque mais il appartenait, ,


nourrir, je ne veux pas abandonner ceux que

avec le pays (jui rcntouro, au diocèse d'Hip- j'ai enfantés à de craintes et dt


la foi {lar tant

pone. Ce pays avait peu de catlioli(iues les ;


douleurs, et je ne puis trouver comment con-
autres habitants, en très-grand nombre, étaient cilier les deux. La chose en est venue à un tel

misérablement retenus dans l'erreur des do- point de scandale que ceux qui, croyant bien
nalisles, au point qu'il ne se trouvait pas im faire, avaient accepté, de mes mains, Antoine
pour évè(iue plaident contre lui auprès de
,

Saint Céleslin, successeur de Boniface It, élu pape le 3 novem-
bre 422, mourut à Home le 6 avril 432. nous. Accusé de crimes contre la pudeur par
,,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHÂGE JUSQU'A SA MORT. 21

d'autres que ceux dont il était évoque, il avait dieux pour nous pardonner notre excès d'in-
semblé justifié, parce que la haine avait man- dulgence et pour pardonner à Antoine lui-
qué de preuves contre lui. Mais nous et d'au- même. Pour lui, se prévalant de notre bonté
tres, nous l'avons trouvé fort malheureux ;
ou de notre clémence, il entreprend d'établir
car, si tout ce (|ue les gens de Fussale et de ce la prescription sur nos mesures de bienveil-

pays nous ont dit de son intolérable domina- lance ou de faiblesse. Il répète « qu'il devait
tion, de ses rapines et de ses violences, si cet « rester sur son siège ou ne plus être évèque, »

ensemble de plaintes ne nous a point i)aru conune si à présent il n'occupait pas son siège.
suflisant pour le dé|)0ser, nous avons exigé la Car il est demeuré évoque aux mêmes lieux
restitution de ce qu'il aura véritablement dé- qu'auparavant de peur qu'on ne dît qu'il
,

robé. avait été transféré illicitement sur un autre


Nous avons tcm[)éré notre sentence de
T). siège, contre les règles de nos pères '. Mais,
manière que, tout en le maintenant dans l'é- que ce soit avec sévérité ou douceur qu'on
piscopat, nous n'avons pas, cependant, laissé agisse, qui donc prétendrait que du moment
tout à fait impunies des actions qu'il ne devait qu'on ne juge pas à propos de dépouiller un
pas recommencer et que d'autres auraient |)u évêque de sa dignité, il n'y a rien à faire contre
imiter. Nous lui avons donc conservé la dignité lui, ou que du moment qu'il y a lieu à une
épiscopale, parce que, étant jeune, il peut se peine, il faut le dégrader?

corriger; mais nous avons restreint son pou- 8. Des jugements rendus ou confirmés par
voir, afin que désormais il ne soit ]>lus à la le Siège apostolique, nous font voir des évèques

tètede ceux qui, dans leur irritation légitime punis pour certaines fautes sans perdre leur
contre sa conduite, ne le supporteraient plus, dignité. Je ne chercherai pas dans les temps
et que le mécontentement et la lassitude en- éloignés je citerai des exemples récents.
;

traîneraient, peut-être, dans (juelque malheur Pi iscus évêque de la province Césarienne


,

pour eux et pour lui. Ils ont clairement laissé dira : ou j'ai dû redevenir primat ou je n'ai
voir cette disposition, quand les évèques ont pas dû rester évêque. Victor, autre évêque de
voulu s'entendre avec eux et ; pourtant l'ho- la même province, frappé de la même peine
norable Celer, dont Antoine se plaint d'avoir que Priscus, ne pouvant communiquer avec
et
senti trop rudement l'autorité , ne remplit des évèques que dans son propre diocèse, dira
plus aucune fonction, ni en Afrique, ni ail- aussi ou je dois communiquer librement et
:

leurs. mes collègues, ou je ne dois j)as


partout avec
Mais pourquoi m'arrèter à tous ces dé-
G. communiquer avec eux dans les lieux de ma
tails? Travaillez avec nous, je vous en con- juridiction. Un troisième évêque de la même
jure, pieux et bienheureux seigneur, cher et province, Laurent, dira comme Antoine : ou
vénérable pape, et ordonnez (ju'on vous lise ce je dois rester sur le siège pour lequel j'ai été
(jui vous a été adressé. Voyez de quelle ma- ordonné, ou je ne dois plus rester évêque.
nière Antoine a rempli ses devoirs d'évèque, Mais qui peutblàmer des décisions semblables^
et comment il a accepté notre sentence; nous si ce n'est celui qui ne fait pas attention que
l'avions privé de la communion ecclésiastique tout ne doit pas rester inijjuni, et que tout ne
jusqu'à complète restitution aux gens de Fus- doit pas être puni de la même manière?
sale ; l'estimation une fois faite, il a déposé le 9. Le bienheureux
i)ape Boniface, avec une
montant, pour que la communion lui soit ren- vigilante précaution de pasteur, demandait,
due. Voyez par quels discours rusés il a trompé dans sa lettre sur Antoine, si celui-ci lui avait
la bonne foi du saint vieillard, notre primat,
exposé les faits avec vérité. Vous les avez
au point que celui-ci l'a reconnnandé au véné- maintenant sous les yeux avec une exactitude
rable pape Boniface connue étant pleinement qui manquait au récit d'Antoine, et j'ai ajouté
innocent. Qu'ai-je besoin de vous rappeler le ce qui s'est passé depuis que la lettre de ce
reste, puis(iue le vénérable vieillard a tout ra- pontife, de sainte mémoire, est arrivée en
conté à votre sainteté? Venez en aide à des gens qui imi)lo-
Afi i(|ue.
7. Quand vous parcourrez les pièces, en rent votre secours dans la miséricorde du
grand nombre, de notre jugement, vous trou-
Les translations d'un siège à un autre , maintenant permises
verez, je le crains, (pie nous avons manqué de
'

avaient été défendues par les conciles de Nicée , de Sardique et


sévérité mais je vous sais assez miséricor-
; d'Autioche.
oq LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

Christ, et qui riinplorent avec plus d'ardeur Dieu ne plaise !] si je la vois périr avec son dé-
que cet hoiuine dont ils souhaileut d'èlre déli- vastateur. Me souvenant de ces paroles de l'A-

menacés, soit de sa part, soit par pùlre « Si nous nous jugions nous-mêmes,
vrés. Ils sont
:

la rumeur publique, de poursuites judiciaires,


« nous ne serions pas jugés parle Seigneur \ »
des pouvoirs publics, du concours de la force je me jugerai pour que Celui qui doit juger les

armée pour l'exécution de la sentence répara- vivants et les morts me pardonne. Mais si vous

trice (lu'il attend du Siège apostolique ces '


;
tirezde leurs angoisses les membres du Christ
malheureuses populations, depuis peu catho- qui sont dans ce pays-là et que vous conso- ,

licjues, redoutent de la part d'un évêque ca-


liez ma vieillesse par une justice miséricor-

tholique plus de calamités qu'elles n'en ont dieuse , Celui qui par vous nous aura secourus

jamais redouté des empereurs lorsqu'elles dans cette tribulation et qui vous a établi sur
étaient hérétiques. Ne permettez pas que rien ce Siège, vous rendra le bien pour le bien dans

de tel arrive je vous en conjure par le sang la vie présente et dans la vie future.
;

du Christ, par la mémoire de l'apôtre Pierre


qui avertit les pasteurs des peuples chrétiens LETTRE CCX.
de ne pas dominer violemment sur leurs (Année 423.)

frères \ .le recommande à votre Sainteté, parce


Félicité était la supérieure et Rustique le supérieur d'un mo-
que je les aime les uns et les autres, les ca-
nastère de femmes où était entrée la division ; saint Augustin
tholiques de Fussale , mes enfants en Jésus- leur adresse d'utiles et de belles exhortations.

Christ, et l'évoque Antoine qui est aussi mon


fils en Jésus-Christ. Je n'en veux pas aux
gens ALGUSTIN ET CEUX QUI SONT AVEC LUI A LEUR ,

de Fussale de s'être justement plaints auprès CHÈRE ET TRÈS-SAINTE MÈRE FÉLICITÉ A LEUR ,

de vous que je leur aie infligé un homme non FRÈRE RUSTIQUE ET AUX SOEURS QUI SON \\rr !

encore éprouvé et pas même d'un âge à don- EUX SALUT DANS LE SEIGNEUR.
,

ner des garanties, un homme qui devait leur


causer de telles afflictions. Je ne veux pas non 1. Le Seigneur est bon et sa miséricorde est

plus nuire à celui-ci, pour lequel j'ai une cha- partout répandue nous console par votre : elle

que je résiste plus charité dans ses entrailles. II fait voir combien
rité d'autant plus sincère
Que les il aime ceux qui croient et espèrent en lui, qui
fortement à sa détestable cupidité.
obtiennent votre miséricorde l'aiment et s'aiment les uns les autres, et ce qu'il
uns et les autres :

leur réserve dans l'avenir, alors surtout qu'il


les gens de Fussale pour qu'ils n'aient pas à
soufl'rir l'évéque Antoine, pour qu'il ne fasse
accorde en ce monde de grands biens aux gens
;

sans foi et sans espérance aux pervers, qu'il


pas de mal ceux-là, pour qu'ils ne haïssent
,
:

pas notre Eglise, si des évêques catholiques et


menace du feu éternel avec le démon s'ils per-

surtout le Siège apostolique ne les défendent


sistent jusqu'à la fin dans une mauvaise vo-
violences d'un évêque catho- lonté. « Il fait luire son soleil sur les bons et
point contre les

lique celui-ci, pour qu'il n'ait pas à se repro- «les méchants, et pleuvoir sur les justes et
;

cher le crime de les avoir éloignés du Christ « les injustes "^


; » ces courtes paroles suffisent

en voulant les retenir malgré eux sous sa pour beaucoup penser. Qui peut compter
faire

main. tous les biens et les dons gratuits que les im-
10. Quant à moi , je l'avouerai à votre Béa- pies reçoivent en cette vie de ce Dieu qu'ils

titude, je suis torturé par la crainte et la dou- méprisent ? Parmi ces biens il en est un véri-
leur en présence de ce double péril ; tel est tablement grand , c'est l'avertissement qu'il
mon tourment qne je songe à renoncer à l'é- leur donne en mêlant, comme un bon mé-

piscopat pour passer le reste de mes jours à decin les tribulations aux douceurs de c«
,

pleurer ma faute , comme elle doit l'être ,


monde : par là il les invite à se dérober à 1

si celui que mon imprudence a fait évoque colère à venir, et, pendant qu'ils sont en che

vient à ravager l'Eglise de Dieu , et (ce qu'à min, c'est-à-dire dans cette vie, à se mettn
' Ce qui pouvait faire dire qu'on exécuterait au besoin par la force
bien avec la parole de Dieu dont ils se sont fait
une sentence de ce genre, c'est que les évéques d'Afrique voyaient une ennemie en vivant mal. Qu'ya-t-il donc
avec déplaisir toute appellation de leurs sièges à celui de Rome. Ils
écrivirent dans ce sens au pape Célestin Ils se fondaient sur le con-
dans ce qui vient de Dieu aux hommes, qui
cile de Nicée. Mais l'Eglise a maintenu aux prêtres un droit d'ap- ne soit un effet de sa miséricorde puisque la ,
pel à Rome.
' I Pierre, v, 3. • I Cor. XI, 31. — = Matt. v, 15,
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 23

tribiilation qu'il nous envoie devient elle- vase s'il y reste longtemps, ainsi la colère in-

même un bienfait? Car une chose heureuse est fecte le cœur


y demeure plus d'un jour.
si elle

un (Ion (le celui (jui console, une cliose malheu- Faites donc cela, et le Dieu de paix sera avec
reuse un (Ion (le celui ([ui avertit ;
et si, comme vous. Priez en même temps pour nous, afin
je Tai dit accorde cela aux méchants eux-
, il que nous mettions en pratique ce que nous
UKMnes, (|ne prépare-t-il donc à ceux (|ui se vous disons de bon.
soutiennent dans la grâce? Réjouissez-vous
d'(Hre mis de ce nombre par sa grâce vous ,
LETTRE CCXL
supportant les uns les autres avec charité,
(Année 423.)
vous appli(iuant à garder l'unité de l'esprit
dans le lien de la paix '. Il y aura toujours I/évèqiie d'Hippoiic , après des reproches paternels et des
(|uel(iue chose (jue vous devrez supporter entre
plaintes toiicliaiites, adresse à des religieuses un ensemble de
proscriptions restées célèbres dans le monde chrétien sous le
vous juscju'à ce que le Seigneur vous ait
, nom de Rèijle de saint Aiiirustin. On peut voir ce que nous en
purifiés au point <iue la mort, étant absorbée avons dit dans V Histoire de saint Augustin.

par Dieu soit tout en tous -.


la victoire,

i. On ne doit jamais aimer les dissensions ;


t. De même que la sévérité est toujours
mais parfois cependant elles naissent de la
, , prêle à punir les péchés qu'elle trouve, ainsi
charité ou lui servent d'épreuve. Trouve-t-on la charité ne veut rien trouver à punir. C'est
aisément (iuel(|u'un ([ui veuille être rej)ris ;
poiu-quoi je ne suis point allé vers vous quand
où est le sage dont il est dit « Reprends le : vous avez demandé à me voir, non pour la
« sage et il t'aimera ^ ? » Faut-il pour cela ne joie de votre paix, mais pour l'aggravation de
rien dire à notre frère et le laisser tomber ce qui vous divise. Moi n'étant pas là, il y a eu
dans la mort iors(iu'il croit marcher en sûreté? parmi vous un désordre que mes yeux n'ont
Souvent il arrive que celui qui est repris s'af- pas vu, mais qui, par vos voix, a frappé mes
tlige au moment même il résiste, il conteste; ;
oreilles : si, moi présent, quelque cliose de
mais ensuite il repasse en silence, avec lui- pareil avait éclaté , comment aurais-je pu le
même, ce qu'il vient d'entendre , il le repasse compter pour rien et le laisser impuni ? Peut-
quand il n'y a plus que Dieu et lui ; il ne craint être même le désordre eùt-il été plus grand
plus de déplaire aux hommes en se corrigeant, devant moi, par suite de mon refus d'accéder
mais il craint de déplaire à Dieu en ne se cor- à vos désirs ce que vous me demandiez aurait
:

rigeant pas ne retombera plus dans la faute


; il été un dangereux exemple contre la saine dis-
qu'on lui a reproch^ et autant il haïra son : cipline et ne vous eût pas convenu à vous-
péché autant il aimera le frère qu'il sentira
, mêmes. Je vous aurais donc trouvées telles que
avoir été l'ennemi de son péché. Si celui qui je n'aurais pas voulu, et vous m'auriez trouvé

est repris est du nombre de ceux dont il est tel que vous ne vouliez pas.

dit a Reprends l'insensé et il te haïra davan-


: 2. L'Apôtre écrivant aux Corinthiens, leur
tage % » ce n'est pas de son amour que naîtra disait : a témoin sur mon
Je prends Dieu à
la division , mais il exercera et il éiirouvera « àme que pour vous épargner que je ne
c'est
l'amour du frère qui l'aura repris celui-ci ne ; « suis point encore allé à Corinthe. Nous ne

lui rendra pas haine pour haine l'amour qui : « dominons point sur votre foi. mais nous dé-

oblige de reprendre continue à subsister sans « sirons contribuer à votre bonheur » je *


;

trouble, lors même qu'il ne rencontre que la vous dis la même chose que l'Apôtre, parce
haine. Si, au contraire , celui qui blâme veut que c'est pour vous épargner que je ne suis
rendre le mal pour le mal à l'honmie que la pas allé vers vous. Je me suis épargné aussi
correction irrite , il n'est pas digne de le re- moi-même, de peur que je n'eusse tristesse
l)rendre, mais plutôt il mérite lui-même la sur tristesse; j'ai mieux aimé, au lieu de vous
correction. Faites cela pour qu'il n'y ait pas d'ir- montrer mon visage répandre pour vous ,

ritation parmi vous, ou |)our qu'une prompte mon cœur devant Dieu, et m'occuper de la
paix les éteigne au moment où elles écla- cause de votre grand danger, non pas auprès
tent. Occupez-vous bien plus de vous mettre de vous par des paroles, mais auprès de Dieu
d'accord (jue de vous reprendre les uns les par des larmes. Je l'ai supplié de ne pas chan-
autres. De même ([ue le vinaigre infecte le ger en deuil la joie que vous me donnez depuis
» Eph. IV, 2, 3.— 'I Cor. iV, 28. — » Prov. ïx, 8.— * Ibid. » II Cor. I, 23.
24 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN, — TROISIÈME SÉRIE.

lontjtemps; c'est vous (lui me consolez au mi- elle vous avez été instruites, sous elle vous
lieu de tant de scandales cjui remplissent ce avez pris l'habit, sous elle votre conununauté
monde je pense à votre société nombreuse,
;
s'est accrue; et vous vous soulevez pour qu'on

au chaste amour (|ui vous unit, à votre sainte vous la change quand vous devriez pleurer si
vie, à l'abondante grâce de Dieu qui vous a nous voulions vous la changer C'est la même !

été donnée vous devez à cette grâce divine,


: que vous avez connue, la même qui vous a
non-seulement d'avoir renoncé au mariage, reçues, la même avec la(|uelle, depuis tant
mais encore d'avoir choisi la vie en commun, d'années, votre monastère est devenu si nom-
pour qu'il n'y ait plus parmi vous qu'une âme breux, 11 n'y a de nouveau chez vous que le
et qu'un cœur en Dieu. supérieur si c'est à cause de lui que vous
:

3. A la vue de ces biens, de ces dons de cherchez de la nouveauté, et si c'est en haine


Dieu qui sont votre partage, mon cœur a cou- de lui que vous vous révoltez ainsi contre
tume de se reposer des pénibles agitations que votre mère ,
pourquoi n'avez-vous pas de-
lui causent les maux du reste du monde au mandé que ce soit plutôt lui qu'on vous change?
milieu de beaucoup de tempêtes « Vous cou-
:
Si celavous fait horreur, parce queje sais avec
« riez si bien qui vous a arrêtées ? Ce qu'on
;
quel respect vous l'aimez dans le Christ, pour-
« vous a persuade ne vient pas de Dieu qui quoi n'aimez-vous i)as davantage votre mère?
« vous a appelées ^ Un peu de levain... » je Les premiers temps de la direction de votre
ne veux pas dire ce qui suit je désire, je prie
;
nouveau supérieur sont tellement troublés,
Dieu je demande plutôt que ce levain se qu'il aime mieux vous quitter que de se rési-
,

change en quelque chose de meilleur, de peur gner à entendre dire que, sans lui, vous n'au-
que toute la masse ne se change en pis, comme riez pas cherché une autre supérieure. Uue
c'était presque déjà fait. Si, vous ranimant, Dieu donc calme et apaise vos esprits! que
vous êtes revenues aux bonnes pensées, priez l'œuvre du démon ne l'emporte pas nn vmts,
de peur que vous n'entriez en tentation priez ;
mais que la paix du Christ triomphr ,s

pour que du milieu de vous disparaissent les cœurs, iVe courez pas à la mort par je
contestations, les jalousies, les animosités, les n'avoir pas obtenu ce que vous :: cz, ou
divisions, lesmédisances, les mutineries, les par la honte d'avoir voulu ce quv. m- n'.i.

dénonciations. Car, en prenant soin de vous, riez pas dû vouloir ; mais plutôt recouvrez
nous n'avons pas planté et arrosé le jardin du votre vertu par le repentir imitez les larmes
;

Seigneur pour ne recueillir que des épines. de Pierre le pasteur et non pas le désespoir de
Mais si, trop faibles, vous n'êtes pas encore Judas le traître.
rentrées dans le repos, priez pour que vous o. Voici les règles que nous établissons pour
soyez délivrées de la tentation. Celles qui vous être observées dans le monastère. D'abord ,

troublent, s'il en est encore et si elles ne se puisque vous êtes réunies en communauté pour
corrigent pas, porteront, quelles qu'elles soient, vivre d'un bon accord dans la maison, n'ayez

lapeine de leur rébellion. qu'un cœur et qu'une âme en Dieu, Qu'au-


4. Songez à ce qu'il y a de mal que nous cune de vous ne dise ceci est à moi, mais
:

ayons à déplorer des schismes intérieurs dans que tout soit commun entre vous. Que votre
un monastère, pendant que nous nous réjouis- supérieure distribue à chacune de vous la
sons de voir les donatistes rentrer dans l'unité. nourriture et le vêtement non i)as de la :

Demeurez constantes dans les bonnes résolu- même manière à toutes, parce que vos forces
tions, etvous ne désirerez plus changer votre ne sont pas égales, mais à chacune selon son
supérieure, avec laquelle, depuis si longtemps, besoin. Car vous avez lu dans les Actes des
vous avez vu croître votre nombre et vos an- Apôtres « Tout était en commun parmi eux
:

nées elle vous a portées, comme une mère,


;
« et on donnait à chacun selon son besoin K »

dans son âme, si ce n'est dans son sein. Vous Que celles d'entre vous qui avaient quelque
toutes qui êtes dans ce monastère, vous l'y chose dans le monde, à leur entrée dans le
avez trouvée quand elle obéissait à la sainte monastère, consentent volontiers que cela de-
supérieure ma sœur dont elle possédait rallèc- vienne un bien connnun. Mais que celles qui
tion, ou bien vous l'avez trouvée supérieure n'avaient rien ne cherchent pas dans le mo-
elle-même, et c'est elle qui vous a reçues. Sous nastère ce qu'elles ne pouvaient avoir dehors ;

» Gai. Y, 7, 8, 9.
' Act, IV, 32, 35,
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 9.%

lontefois ((u'il soil accordé à leur inlirniitc ce ne peut pas jeûner, elle ne doit ce|)endant
ilonl elles oui besoin, (iiiaïul même, pauvres prendre de la nourritui'eiiu'à l'heui-e du repas,
(laus le monde, elles n'auraient pas |)U y trou- à moins (ju'elle ne soit malade. Quand Vous
ver le nécessaire. l*ourtant (lu'elles ne se êtes à table, jusipTà ce (|ue vous vous leviez ,
croient pas heureuses parce ({u'elles ont trouvé écoutez sans bruit et sans dispute ce qui vous
une nourriture un vêtement comme et elles est lu selon la coutume (|ue ce ne soient pas
:

n'en avaient pas hors du monastère. seulement vos bouches qui prennent de la nour-
G. Qu'elles ne lèvent pas la tête parce qu'elles riture que vos oreilles reçoivent aussi la pa-
,

sont devenues les compagnes de celles dontelles role de Dieu.


n'auraient |)asosé s'ajjprocher dans le monde; Si on donne une autre nourriture à celles
'.).

mais (|u'ellcs tiennent leur cœur élevé, qu'elles qui sont faibles par suite d'anciennes habitu-
ne cherchent pas les biens terrestres, de peur des, celles que d'autres habitudes ont rendues
(jue les monastères ne commencent à n'être plus fortes ne doivent pas se plaindre de cette
utiles qu'aux riches et non pas aux pauvres, si difTérence de régime ni la croire injuste.
les riches s'y humilient et que les pauvres s'y Qu'elles ne regardent pas connue plus heureu-
enorgueillissent. De leur côté, que celles qui ses celles qui mangent ce qu'elles ne mangent
paraissaient être (juelque chose dans le monde, pas elles-mêmes mais qu'elles se félicitent
:

n'aient pas de dédain pour leurs sœurs venues plutôt de pouvoir ce (jue celles-là ne peuvent
tl'un état pauvre à ce saint état qu'elles s'ap- ;
point. Si les sœurs qui ont passé d'une vie dé-
liquent plutôt à se glorifier, non pas du rang licate au monastère reçoivent en fait de nour-
leurs parents riches, mais de la société de

riture, de vêtement, de lit et de couvertures,
sœurs pauvres. Qu'elles ne tirent pas quel(|ue chose (jue d'autres plus fortes, et par
! : de ce ([u'elles ont apporté à la vie com- conséquent plus heureuses ne reçoivent pas
luoe, de peur que leurs richesses, données à celles à qui ces choses ne sont pas données
Mil ne soient [)Our elles un plus
i!>i)nastère , doivent considérer de quelle grande vie du
j.
.1'' sujet d'orgueil que si elles en avaient monde sont descendues leurs compagnes déli-
joui dans le monde. Toute autre iniquité a pour cates en embrassant la profession religieuse,
hulliit de produire des œuvres mauvaises ;
quoiqu'elles n'aient pas pu arriver à la frugalité
tiais même pour nos
l'orgueil a des pièges, des plus robustes. Elles ne doivent pas se trou-
œuvres, afin (ju'elles périssent. Et que
'wiMii.. s bler de ce que d'autres reçoivent davantage,
seit «0 répandre en donnant aux pauvres et en non comme marque d'honneur , mais par
devenant pauvre soi-même, si l'âme, dans sa pure tolérance il serait détestable que dans
:

misère se laisse aller à plus d'orgueil en mé-


, le monastère, où les femmes riches deviennent

prisant les richesses qu'elle n'en avait en les aussi dures pour elles-mêmes qu'elles le peu-
possédant? Vivez donc toutes dans une par- vent, les pauvres devinssent délicates. Les ma-
faite union honorez, les unes dans les autres,
; lades pour ne pas être chargées , prennent
,

ce Dieu dont vous êtes devenues les temples. moins de nourriture après la maladie il faut
; ,

7. Applii|ucz-vous à la prière dans les heures les traiter de manière qu'elles soient prompte-

et les tein[)S maniués. Que personne ilans l'o- ment lors même que, dans le monde,
rétablies ,

ratoire ne s'occupe d'autre chose que de celle elles auraient appartenu à la condition la plus
pour laquelle l'oratoire est t'ait et d'où il tire pauvre le mal les a rendues délicates connue
:

son nom il ne faudrait pas (|uece qu'on vou-


: le sont les riches par leur vie d'autrefois.
drait y faire empêchât celles d'entre vous (|ui Mais aussitôt qu'elles ont retrouvé toutes leurs
voudraient y prier quand elles le peuvent hors forces, elles doivent revenir à leur heureuse
les heures marquées. Quand vous priez Dieu habitude, qui convient d'autant jilus à des ser-
avec les psavunes et les hynmes, ayez dans le vantes de Dieu, qu'elles ont moins de besoins :

CŒ'ur ce que la voix fait entendre ne chantez ; il ne faut pas que, redevenues bien portantes,
que ce qui doit être chanté quant à ce qui ;
elles veuillent vivre comme quand il était né-
n'est pas écrit pour être chanté, ne le chantez cessaire de soutenir leur faiblesse. Que celles-
pas. là se croient les plus riches (|ui pourront sup-
S. Donq)lez votre chair par le jeune et l'abs- porter le plus de privations. Car mieux vaut
tinence du manger et du boire, autant que a\oir besoin de moins que d'avoir plus.
votre santé le permet. Lorsiiue l'une de vous 10. Que votre habit n'ait rien qui le lasse re-
LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

nianiuer ; ne cherchez pas à plaire par vos VOUS cette hardiesse de regard dont je parle,
vèteinoiits, mais par vos mœurs. Que la légè- avertissez-la aussitôt, de peur que le mal com-
reté (le vos voiles iic laisse pas voir votre mencé ne fasse en elle des progrès , mais pour
coitrure. Que vos cheveux ne paraissent |)as ;
qu'elle s'en corrigeau plus tôt. Si, après un
ilsne doivent ni flotteravcc négligence, ni être premier avertissement, vous voyez ([u'elle re-
arrangés avecart. Quand vous sortez, allez en- commence, même un autre jour, il faut la dé-
semble quand vous êtes arrivées où vous
'
;
couvrir comme une blessée et s'occuper de sa
voulez aller, tenez-vous ensemble. Dans votre guérison toutefois on en préviendra aupara-
:

marche, votre attitude, votre air, dans tous vant une ou deux autres de ses compagnes, afin
vos mouvements que rien ne puisse inspirer ,
qu'elle puisse être convaincue par la bouche de
de mauvais désirs, mais que tout s'accorde deux ou trois témoins '
et punie avec une sévé-
avec la sainteté de votre état. Que vos yeux rité méritée. Ne croyez pas être malveillantes
même en tombant sur quchiu'un ne s'atta-
, , en donnant ces sortes d'avis. Vous seriez cou-
chent sur personne. Lorsque vous cheminez, pables, au contraire, en laissant périr par votre
il ne vous est pas défendu de voir des hommes, silence des sœurs que vous pouvez ramener en
mais seulement de les rechercher ou de dési- avertissant. Siune de vos sœurs avait sur le
rer qu'ils vous recherchent. Ce n'est pas uni- corps une plaie qu'elle voulût cacher, de peur
quement par le toucher, c'est aussi par le qu'on n'y portât le fer, ne serait-ce pas une
sentiment regards que s'échangent les
et les cruauté (pie vous n'en parlassiez pas, et n'y
mauvais désirs. Ne dites pas que vos cœurs aurait-il pas une bonté compatissante cà en pré-
sont pudiques si vos yeux ne le sont pas : l'œil venir ? A plus forte raison devez-vous faire con-
qui n'est pas chaste est messager d'une àme le naître une plaie qui peut ravager l'âme tout
qui ne l'est pas. Lorsque , même la langue se entière. Mais avant de révéler les commen-
taisant, deux cœurs vont l'un à l'autre par le cements du mal à d'autres par lesquelles la
regard et jouissent de leurs mutuelles et char- sœur puisse être convaincue si elle nie, on doit
nelles ardeurs, ils ont cessé d'être chastes i[uoi- en informer la supérieure dans le cas où le
que le pur de toute atteinte.
corps soit resté premier avis serait resté inutile il peut se faire :

Celle qui arrête sesyeux sur un homme et se qu'une correction secrète intligée par la supé-
plaît à en être regardée, ne doit pas croire rieure produise tout l'effet souhaitable, et qu'il
qu'on ne s'en aperçoit point; elle est vue, et ne soit pas nécessaire de la signaler à d'autres.

de ceux-là même dont elle ne se doute pas. Si la sœur persiste à nier, c'est alors qu'il faut

Mais admettons qu'elle soit cachée et que per- en mettre d'autres en mesure de lui opposer
sonne ne la voie , comment échappera-t-elle à leur témoignage, afln (}u'elle puisse être con-
ce témoin d'en-haut pour qui rien n'est caché? vaincue devant vous toutes, non plus seulement
Doit-on dire qu'il ne voit pas parce (ju'iL voit par un seul témoin, mais par deux ou trois.
avec d'autant plus de patience (jue sa sagesse Ainsi convaincue, elle subira la peine (jue la
est plus profonde? Qu'une femme consacrée à supérieure ou le supérieur jugeront à propos
Dieu craigne donc de lui déplaire, de peur d'appliquer pour sa guérison si elle refuse de :

qu'elle ne veuille criminellement plaire à un s'y soumettre et qu'elle ne prenne pas le parti

homme en songeant (jue Dieu voit tout, elle


;
de sortir du monastère, on l'en chassera. Il n'y
ne voudra pas regarder autrement qu'elle ne a pas cruauté à faire cela, mais commisération :

doit. C'est ici même que les Livres saints nous il ne faudrait pas que l'exemple contagieux de

recommandent la crainte de Dieu « Tout rc- : l'une de vous en perdît beaucoup d'autres. Ce
« gard qui se fixe est en abomination devant que je dis des regards qui ne sont pas chastes,
« le Seigneur -. » Lors donc que vous êtes en- (îoit s'appliquer avec soin à toutes les autres

semble dans une église, et partout ailleurs où fautes qu'on peut découvrir on s'y prendra de ;

se trouvent des hounues, conservez mutuel- la même manière pour avertir convaincre et ,

qui habite en vous,


lement votre pureté. Dieu ,
punir la haine des vices demeurera insépa-
:

vous défendra encore de celte façon contre rable de la charité pour les personnes. Si l'une
vous-mêmes. de vous en est venue au point de recevoir se-
11. Si vous remarquez dans quelqu'une de crètement des lettres ou des présents de quelque
homme, et qu'elle l'avoue d'elle-même, qu'on

Les religieuses des premiers siècles ne gardaient pas la clôture.

' Prov. sxvu, 20, selon les Septante.


» MatUi. xvra, 16.
,

DEPUIS LA COiNFÉRENCE DE CARTHÂGE JUSQU'A SA MORT. a?

lui pardonne et (ju'on prie i»our elle. Mais si pour le bien conmiun, afin qu'elle le donne à
convaineue, qu'elle soit sé- la première (jui en aura besoin. Si l'une de
elle est surprise et
vèrement punie, d'après la sentenee de la su- vous cache ce (ju'on lui a apporté, qu'elle soit
périeure ou du supérieur, ou même de l'é- condanmée comme pour un vol.
13. Que vos habits soient lavés comme l'aura
vèqiie.
1^2. Ayez vos habits dans un môme lieu, con- décidé la supérieure, soit par vous, soit par les

au soin d'une, de deux ou d'autant de per- foulons il ne faut pas qu'une propreté trop
:
fiés

sonnes qu'il en faudra pour en secouer la recherchée dans vos vêlements puisse causer
poussière et les préserver de la teigne comme :
des souillures à votre àme. Quant au bain

ce qui sert à votre nourriture se tire de la


pour laver le corps, l'usage ne doit pas en être
même dépense, ainsi tirez du même vestiaire fréquent on ne vous le permettra qu'au
:

ce qui sert à vous vêtir. Et si c'est possible, ne temps accoutumé , c'est-à-dire une fois par
vous occupez pas de savoir quel vêtement on mois. Si un bain est prescrit pour cause de
vous donne selon les saisons, ni si vous recevez maladie, qu'il ne soit pas différé; que cela se
fasse sans murmure par l'ordre du médecin
celui que vous avez déposé ou celui qui a été
:

malade ne le veut pas, la supérieure l'o-


porté par une autre pourvu toutefois qu'on ne ;
si la

refuse pas à chacune ce dont elle a besoin. Si bligera à faire ce ([u'il faut pour sa santé. Si la
des discussions et des murmures s'élèvent à malade le demande et que cela ne lui soit pas
cette occasion, et qu'on vienne à se plaindre bon, on ne se rendra pas à son désir parfois, :

d'avoir reçu quelque chose de moins bon que quoique cela nuise, on croit (jue ce qui plaît
fait du bien. Si la servante de Dieu éprouve
ce qu'on avait auparavant et qu'on ne trouve
pr>«: v"te de n'être pas mieux vêtue que ne une douleur cachée, on doit croire sans hési-
! telle autre sœur, vous éprouverez tout
, :
tation ce qu'elle en dit mais pourtant si on ;

\ai manque à votre sainteté intérieure, n'est pas sûr du bon effet d'un remède qu'elle

qui vous disputez pour l'habillement du


i
souhaite et qui est agréable, on doit consulter
cependant, par tolérance pour votre
ps. Si le médecin. Que les sœurs n'aillent pas aux

jiifirmité, on vous laisse reprendre les vête- bains ou partout ailleurs, moins de trois ;

rnentsque vous aviez déposés, mettez tout ce celle qui a besoin de sortir n'ira pas avec qui
que vous quittez dans le même lieu que vos elle voudra, mais avec celles (|uela supérieure

autres sœurs et sous la garde des mêmes per- aura désignées. Une sœur doit être chargée du
sonnes. Que nulle d'entre vous ne travaille à soin des convalescentes ou de celles
qui
son profit particulier, soit pour se vêtir ou se même sans fièvre dans un
, se trouveraient

coucher, soit pour les ceintures, les couver- état de faiblesse elle tirera elle-même de la
:

tures ou les voiles mais que tous ces ouvrages;


dépense ce dont chacune des malades aura be-
se fassent en commun, avec plus de soin et soin. Les sœurs chargées, soit de la dépense,
d'empressement que si vous travailliez uni- soit des vêtements, soit des livres, serviront
quement pour vous-mêmes. On a dit de la leurs compagnes sans murmure. Qu'il y ait
charité qu'elle ne cherche i)às ses propres in- tous les jours une heure marquée pour de-
térêts *
,
parce qu'elle fait passer les intérêts mander des livres qu'on n'en donne qu'à cette
;

de tous avant les siens propres et non pas les heure -là. Que des habits et des chaussures
siens propres avant ceux de tous. Vous recon- soient remis sans retard aux religieuses qui
laitrez avoir fait d'autant i)lus de progrès en ont besoin par celles qui en ont la garde.
tlans la charité que vous vous occuperez plus \ï. N'ayez pas de contestations ou terminez-
volontiers de la chose comnume que de ce qui les promptement de peur que la colère ne
,

ous est propre la charité qui ne passe pas


: devienne de la haine et d'un fétu ne fasse une
(ioit s'élever au-dessus de toutes les choses poutre et ne rende l'àme hoiuicide. Ce n'est
(lont on use par une nécessité passagère. Il pas seulement aux hommes que s'adresse cette
ouit de là ([ue les sœurs ne doivent pas rece- parole de l'Evangile a Celui qui hait son :

voir secrètement ce qui leur est envoyé par « frère est homicide » cette prescription re-
'
;

leurs parents ou par leurs amis, soit vêtements, garde la femme autant que l'homme que Dieu
soit toute autre chose nécessaire à la vie : il créa le premier. Quiconque parmi vous en
faut le mettre à la disposition de la supérieure aura offensé une autre par injure, médisance^
' 1 Cor. xiii, 5. ' I Jean, m, 5.
28 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

ou môme par un injuste reproche, n'oubliera qu'elle exerce, mais par la charité qui la met

pas (le lui donner salisfaclion au plus vile, et au service de vous toutes. Qu'elle soit placée
celle (jui a été blessée pardonnera sans dis- au-dessus de vous aux yeux des hommes par
cussion. Si deux sœurs se sont réciproquement sa dignité, mais sous vos pieds aux yeux de
olTensées, elles se pardonneront réei|»ro(|ue- Dieu par la crainte de lui déplaire. Qu'elle soit
nieut à cause de vos prières, car plus vos envers toutes un modèle de bonnes œuvres '
;

prières sont fréquentes, plus elles doivent être (pi'elle corrige celles (jui sont renuiantes,
saintes. Celle qui est enclin à la colère et qui qu'elle ranime celles (jui manquent de cou-
se hâte toujoursde demander pardon à la i)er- rage, (|u'elle su|)porte les faibles et soit patiente
sonne (ju'elle reconnaît avoir blessée, vaut envers toutes % (ju'elle acce})te volontiers la

mieux que celle qui s'emi)orte plus rarement règle et ne l'impose qu'en tremblant; qu'elle
et ne se presse pas de demander pardon. Celle désire être aimée de vous bien plus que redou-
qui ne veut pas pardonner à sa sœur ne doit tée, quoique les deux soient nécessaires (ju'elle ;

pas espérer recevoir l'eiret de l'oraison; mais |)ense toujours qu'elle aura un compte <à rendre

celle qui ne veut jamais demander pardon ou à Dieu pour vous. C'est pourquoi votre prompte
qui ne deiuande pas du fond du cœur, n'a
le obéissance ne doit pas être seulement de la
plus de raison de vivre dans un monastère, compassion pour vous-mêmes, mais pour elle
quoiqu'on ne l'en chasse pas. Abstenez-vous aussi; car parmi vous la place la plus haute
donc de paroles dures s'il s'en échappe de votre
; est la plus dangereuse.
bouche, ne craignez pas de tirer le remède de H). Que le Seigneur vous donne d'observer
la même bouche qui a fait la blessure. Quand toutes ces choses avec amour, comme des filles

la nécessité de la discipline vous force d'adres- éprises de la beauté spirituelle, exhalant la


ser des paroles dures à des inférieures qu'il bonne odeur du Christ par une sainte vie, non
vous faut reprendre, si vous sentez que vous point esclaves sous la mais libres sous la
loi ,

ayez passé la mesure à leur égard, on n'exige grâce Pour que vous puissiez vous regarder
!

pas de vous que vous leur demandiez pardon, dans ce petit écrit comme dans un miroir, et
de peur qu'un excès d'humilité ne compro- de peur qu'il n'y ait des négUgences par oubli,
mette l'autorité nécessaire au gouvernement qu'on vous le lise une fois par semaine là :

de la communauté mais cependant vous eu


: où vous vous trouverez observatrices exactes
demanderez pardon à Celui qui est le maître de ce qui est écrit, rendez grâces au Seigneur
de vous toutes, à ce Dieu qui connaît l'étendue dispensateur de tout bien mais là où l'une de ;

de voire amour pour celles que vous reprenez vous connaîtra qu'elle a manqué en quelque
avec peut-être trop de sévérité. C'est une affec- chose , qu'elle s'afflige du passé et se tienne sur
tion toute spirituelle et non point charnelle ses gardes pour l'avenir qu'elle prie |)Ourque;

qui doit régner entre vous : il y a des badi- Dieu lui pardonne et ne la laisse pas succom-
nages jeux de fenuue à femme que la
et des ber à la tentation,
pudeur ne permet point; les veuves et les
vierges du Christ établies dans une sainte pro- LETTRE CCXII.
fession doivent se les interdire; car les familia-
(Aunée 425.)
rités de ce genre doivent être évitées même
par lesfemmes mariées et les jeunes filles ap- Saint Aiigusliu recommande
à son collègue Quinlilien une

pelées au mariage. veuve deux consacrées à Dieu les lignes


et sa lllle, toutes les ;

qui terminent cotte courte lettre seront pour les protestants un


Qu'on obéisse à la supérieure connue à
15.
témoignage de l'antiquité du culte des reliques.
une mère, en l'honorant comme elle doit
l'être, pour ne pas offenser Dieu dans sa per- AIGLSTIN Al BIENHEUREUX SEIGNEUR QUINTILIEN ,

sonne. Qu'on obéisse plus encore au prêtre SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS l'É-
qui a soin de vous toutes. Il appartient surtout PISCOPAT, SALUT DANS LK SEIGNEUR.
à la supérieure de veiller h la pratique de toutes
ces choses, de ne rien laisser enfreindre, mais Je reconnnande à votre révérence , dans
de corriger et de redresser pour ce qui serait
: l'amour du Christ, Calla et sa fille Simj)liciola,
au-dessus de ses moyens et de ses forces, qu'elle honorables servantes de Dieu et précieux mem-
en réfère au prêtre ({ui s'occupe de vous. bres du Christ. Calla est une veuve d'une pieuse
Qu'elle ne se croie pas heureuse par le pouvoir '
Tite, u, 7. - » I Thess. v, 14.
, ,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 29

vio ; Simpliciola, une vierge au-dessous de sa dans l'âge naissant on espère l'enfance dans , ;

mère au-dessus par la sainteté


i)ar je
l'àiie , ;
l'enfance on espère l'adolescence
, dans l'ado- ;

lésai nourries de la parole du Seigneur, comme lescence, on espère la jeunesse; dans la jeu-
je l'ai pu je vous les remets, conune de mes
;
nesse, on espi're l'Age nu'ir; dans l'âge miu*
mains, par cette lettre, alin que vous les con- on espt-re la vieillesse ; on n'est pas sur que
soliez et les aidiez dans tous leurs besoins. cela arrive, toutefois on peut l'espérer. Mais la
Votre sainteté le ferait, sans aucun doute, vieillesse n'a pas devant elle un âge qu'elle
sans ma recommandation; car si , à cause de |)uisse espérer : sa durée même est incertaine;

cette JérusakMu céleste dont nous sommes tous ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne reste au-
citoyens, et où ces pieuses femmes désirent cun âge après la vieillesse. Dieu l'ayant voulu,
obtenir la place réservée aux saints, nous leur je suis arrivé en celte ville dans la vigueur de
devons une alTection à la fois civique et frater- l'âge; je fus jeune et me voilà vieux. Je sais
nelle, combien vous devez les aimer davan- qu'après la mort des évêijues , les ambitions
tage, vous (jui habitez le lieu oii elles sont et les contestations troublent souvent les Egli-

nées selon la chair et où elles ont méprisé , ses ;


je dois , autant qu'il est en moi , épar-
les grandeurs de ce monde pour s'attacher au gner à cette ville ce qui a fait plus d'une fois
Christ Daignez recevoir par elles mes respec-
! le sujet de mes afflictions.

tueux devoirs avec la même charité qui m'ins- Comme votre charité l'a su ,
je suis allé ré-
pire de vous les otïrir, et souvenez-vous de cemment à Milève ; mes frères, et surtout les
nous dans vos prières. Elles portent avec elles serviteurs de Dieu qui sont là m'avaient appelé.
des reli(iues du bienheureux et glorieux mar- La mort de mon frère et collègue Sévère, d'heu-
tyr Etienne votre sainteté sait combien elle
; reuse mémoire, faisait craindre du trouble. Je
doit les honorer comme nous les honorons suis donc allé à Milève, et, la miséricorde de
nous-mème. Dieu aidant, on a tranquillement accepté le
successeur que Sévère avait désigné de son
vivant; le peuple a volontiers accueilli la vo-
LETTRE CCXIII, lonté de révêque défunt, du moment qu'il en
(20 septembre 426.) a eu connaissance. Un certain nombre , tou-
tefois , quelque chose
se montrait contristé de
On est convenu
donner sous le tilre de lettre CCXIII
de
qui n'avait pas été fait; notre frère Sévère,
l'acte qui fut 2G septembre 426 dans l'église de la
dressé le

Paix à Ilippone, en présence du clergé et du peuple, et par le- croyant (ju'il suffisait de désigner son succes-
quel les fidèles d'IIippone acceptèrent comme successeur de seur à son clergé n'en avait rien dit au peuple; ,

leur évèque le prêtre Uéraclius, désigné par saint Augustin lui-


niènie. Celte pièce est d'un grand et touchant intérêt.
de là la tristesse de quelques-uns. Que dirai-je
de plus? grâce à Dieu, la tristesse s'en est
i . Le très-rjlorieux Théodose étant consul allée la joie est venue à sa place
, on a or- ;

pour la douzième fois et Valentinien auguste donné celui que le précédent évê<]ue avait
pour la seconde , le (> des calendes cV octobre choisi. Donc poiu' que personne ne se plai-
,

après que Vévéque Augustin a eu pins place ^


gne de moi je vous déclare à tous ma vo-
,

avec ses collègues Religien et Martinien dans ,


lonté, que je crois être celle de Dieu je veux ;

l'église de la Paix , à Ilippoiie , les prêtres Sa- pour successeur le prêtre Héraclius. Le peuple
turnin , Léporius
Barnabe, Fortunatien ,
s'est écrié : Rendons grâces à Dieu louanges !
,

Lazare et Iléraclius étant présents


devant le au Christ Cela a été dit vingt-trois fois. Christ,
!

'
:t im peuple nombreux , Augustin évê- exaucez-nous longue vie à Augustin Cela a! !

,st exprimé ainsi : été dit seize fois. Vous pour père vous pour !

évêque Cela a été dit huit fois.


!

«ous devons nous occuper sans relard de 2. Le


silence s'étant rétabli , Augustin évêque
e que je vous ai annoncé hier j'ai voulu pour ; a continué en ces termes: Il n'est pas besoin
cela que vous fussiez ici en grand nombre et . que je loue Héraclius, j'aime sa sagesse et j'é-
jevous y vois. Si je voulais vous parler d'autre pargne sa modestie. Il suffit que vous le con-
chose vous Técouteriez mal dans l'attente où
, naissiez ce ((ue je veux ici, je sais que vous le
;

vous êtes. voulez; et si je l'avais ignoré, vos acclamations


Nous sommes tous mortels en cette vie, et d aujourd'hui me l'auraient prouvé. Voilà donc
nul houjme ne sait son dernier jour. Pourtant, ce que je veux, voilà ce que je demande à Dieu
,

30 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

avec d'ardentes prières, malgré le froid de mes a f//7; Iléraclius restera prêtre comme il est;
vieux ans. Je vous avertis, et vous conjure de le il sera évèque quand Dieu voudra. Mais, la

demandera Dieu avec moi afin que, la paix , miséricorde de Dieu aidant, je vais faire ce (jue
du Christ unissant toutes nos pensées, Dieu je n'ai pu faire juscju'ici. Vous savez ce que je
confirme ce qu'il a opéré en nous '. Que voulais depuis ((uelques années vous ne , et

Celui (jui m'a envoyé Iléraclius le conserve ,


l'avez pas permis. Nous étions convenus, vous

qu'il le fiarde sain et sauf, qu'il le garde sans et moi, (|uc, pendant cinq jours de la semaine

crime, afin qu'après avoir fait la joie de ma vous me laisseriez tranquille, pour que je pusse
vie, il me remplace après ma mort. Vous le m'occuper des saintes Ecritures, comme mes
voyez, les greffiers de l'Eglise recueillent ce frères et mes pères les évêques avaient daigné
que nous disons ce que vous dites mes pa- , : m'en charger aux deux conciles de Numidie et
roles et vos acclamations ne tombent pas à de Cartilage. Il en a été dressé acte, vous y avez
terre. Pour parler plus clairement, ce sont des consenti par vos acclamations; on vous a lu cet
actes ecclésiastiques que nous faisons en ce acte, vos acclamations l'ont confirmé. Vous
moment : par là je veux confirmer ma volonté n'avez pas longtemps gardé votre promesse il ;

autant que cela est au jmuvoir des honYmes. y a eu de nouveau irruption violente sur moi,
Le peuple s'est écrié trente-six fois: Rendons et je ne suis pas libre de faire ce que je veux :

grâces à Dieu !louanges au Christ Il a dit ! avant et après midi je suis enveloppé par les

treize fois : Christ, exaucez-nous, longue vie cà affaires des hommes. Je vous conjure par le

Augustin // a dit huit fois : Vous i)Our père,


!
Christ et je vous de souffrir que je me somme
vous pour évêque. // a dit vingt fois : Il est décharge du poids de ces soins sur ce jeune
digne et juste. Il a dit cinq fois II a bien mé- : homme, sur le prêtre Héraclius, que je désigne
rité il est bien digne. // a dit six fois : H est
,
aujourd'hui au nom du Christ pour me succé-
digne et juste. der comme évêque. Le peuple a répété vingt-
3. Le silence s' étant rétabli, Augustin évèqne six fois : Nous vous rendons grâces de votre
a poursuivi ainsi Donc : , comme je le disais choix !

je veux que ma volonté et la vôtre soient con- 0. Le silence s'étant rétabli, Augustin évèque
firmées par des actes ecclésiastiques, autant a dit : Je vous rends grâces devant le Seigneur

que cela est au pouvoir des hommes quant à ;


notre Dieu , de votre charité et de votre bien-
la volonté cachée du Tout-Puissant,
prions veillance , ou plutôt j'en rends grâces à Dieu.

tous, comme je l'ai dit, pour que Dieu confirme Donc, mes frères, adressez-vous désormais à
ce qu'il a fait en nous. Le peuple s'est
écrié : Héraclius pour tout ce qui avait coutume de
Nous vous rendons grâces de votre choix! vous amener chez moi quand il aura besoin ;

cela a été dit seize fois. Le peuple a dit douze d'un conseil je ne lui refuserai pas mon se-
,

fois: Que cela se fasse, que cela se fasse! et six cours à Dieu ne plaise que je l'en prive
: !

fois : Vous pour père Héraclius


pour évèque ,
! Cependant adressez-vous à lui pour tout ce qui
4. Le silence rétabli, Augustin évèque
s' étant avait coutume de vous amener chez moi. Qu'il

a dit: Je sais ce que vous savez aussi mais je , me consulte lorsque par hasard il ne saura pas
ne veux pas qu'on fasse pour lui ce qu'on a ce qu'il doit faire ;
qu'il demande pour aide

fait pour moi. Beaucoup


d'entre vous le savent, celui pour père. Ainsi rien ne vous
qu'il a

cela n'est ignoré que de ceux qui


alors n'étaient manquera, et, si Dieu daigne prolonger encore
pas nés ou qui n'étaient pas encore en âge un peu ma vie ce n'est ni au repos ni à la pa-
,

de le savoir. Je fus ordonné évèque du vivant resse que je donnerai mes derniers jours, ce

de mon père le saint vieillard Valère,


,
d'heu- sera à l'étude des saintes Ecritures, autant que
mémoire, et j'ai occupé le siège avec Dieu le permettra et me l'accordera cette
reuse ;

lui: je ne savais pas, il ne savait


pas lui- étude profitera à Héraclius, et, par lui, vous
même que cela était défendu par le concile profitera à vous-mêmes. Que mon loisir ne
de Nicée. Ce qu'on a donc blâmé en moi , déplaise donc àpersonne, car mon loisir va être
je ne veux pas qu'on le blâme dans celui grandement occupé.
qui est Le peuple a répété treize fois:
mon fils. Je vois que j'ai fait avec vous tout ce que je

Rendons grâces à Dieu louanges au Christ !


! devais au sujet de l'affaire pour laquelle je vous

5. Le silence s étant rétabli,


Augustin évèque avais engagés à venir il ne me reste plus qu'à ;

prier ceux d'entre vous qui savent écrire de vou-


•Ps. LiVll, 29.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CAUTHAGE JUSQU'A SA MORT.
3i

nous pratiquions le bien; et que, quand le


bien signer ces actes. J'ai besoin ici de votre
et
loir
Seigneur viendra rendre à chacun selon ses
réponse faites-la moi connaître inarqnez-moi
;
;

œuvres, il trouve bonnes nos propres œuvrcç


votre consentement par quelque acclamation.
« (lue Dieu a préparées afin que nous y mar-
Le peuple a répété vim/t-cinq fois Que cela se :

vingt-huit chions'. » Ceux qui pensent ainsi pensent


fasse, que cela se fasse! Il a répété
a répété qua- bien.
fois: Cela se doit, cela c%i]w%iù.ll
que cela se fasse 2. « Je vous conjure donc, mes frères, comme
torze fois Que cela se fasse,
!
:

temps que « l'Apôtre conjurait les Corinthiens, au nom


// a répété vinqt-cinq fois 11 y a loiiii :

de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de parler


vous en êtes digne, il y a longtemps que vous
«

le méritez. Il a répété treize fois:


Nous vous « tous le même
langage et de ne |)oiiit souttrir

rendons grâces de votre choix // a répété dix- !


«de divisions parmi vous-. » Et d'abord le
huit fois) Ctirist, exaucez-nous conservez Hé- !
Seigneur Jésus, comme il est écrit dans l'Evan-
gile, « n'est pas venu pour juger le monde,
raclius î

Le Augustin évêque a
silence s'étant rétabli,
« mais pour que le monde soit sauvé par lui ^ »

dit: Il est bon que nous puissions remplir nos


Mais après, comme l'écrit l'apôtre Paul, « Dieu

devoirs envers Dieu on lui otTrant le sacrifice ;


«jugera le monde*, » lorsqu'il viendra, ainsi
que le déclare toute Symbole, l'Eglise dans le
durant cette heure de supplication, je vous
recommande de ne vous occuper d'aucune de « juger donc il n'y
les vivants et les morts. » Si

vos affaires particulières et de prier le Seigneur a pas de grâce de Dieu, comment le Seigneur
pour cette Eglise pour moi et pour le prêtre sauve-t-il le monde? Et s'il n'y a pas de libre
,

Iléraclius. arbitre, comment j ge-l-il le monde? Entendez


11

dans ce sens le livre ou la lettre de moi (jue


ces jeimes gens emportent avec eux, afin que
LETTRE CCXIV.
vous ne niiez pas la grâce de Dieu et que vous
(Année 426 ou 427.)
ne défendiez pas le libre arbitre de manière à
le séparer de la grâce de Dieu, comme si nous
mit i^uçuslin -ni au supérieur et aux religieux du monas-
l^.. s'étaitmontrée une certaine émotion à pouvions sans elle et de nous-mêmes penser
\\„ i de notre docteur au prèlre Sixte sur la ou faire quelque chose selon Dieu or, c'est ce :

qi,, -
Deux jeunes gens de ce couvent étaient
VI lie d'IIippone. On verra tout au long dans
que nous ne pouvons pas. C'est pourquoi- le
la L'ine et le récit des troubles d'Adruuiet. Seigneur, parlant du fruit de la justice, dit à
ses disciples « Vous ne pouvez rien faire sans
:

AIGISTIN A SON BIEN-AIME SEIGNEUR ET HONO- « moi ^ »

RABLE FRÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, 3. Vous saurez que cette lettre de moi, adres-

A VALENTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, sée au prêtre Sixte de l'Eglise romaine est
SALUT DANS LE SEIGNEUR. écrite contre les nouveaux hérétiques pélagiens,
qui disent que la grâce de Dieu nous est don-
1. Deux jeimes gens, Cresconius et Félix, née selon nos mérites, afin que celui qui se
qui se disent de votre communauté, sont arri- glorifie se glorifie non pas dans le Seigneur,

vés ici; ils nous ont rapporté qu'il est survenu mais en lui-même, c'est-à-dire dans l'homme
quelque trouble dans votre monastère, à cause et non dans le Seigneur. C'est ce que l'Apôtre

de certains d'entre vous qui enseignent la grâce détend lorsqu'il dit « Que personne ne se glo- :

de façon à nier le libre arbitre de i'honmie, et, « rifie dans l'homme ';» et ailleurs «Que :

ce qui est plus grave, de façon à prétendre qu'au « celui qui se glorifie se glorifie dans le Sei-
jour du jugement Dieu ne rendra pas à chacun « gneur^ » Mais ces hérétiques pensant pou-
selon ses œuvres -. Ces jeunes gens ne nous ont voir devenir justes par eux-mêmes, comme si
pas laissé ignorer non plus (lue beaucoup Dieu ne leur donnait pas cette justice, et
d'entre vous ne partagent pas ce sentiment et qu'ils se la donnassent eux-mêmes^ ne se glo-
reconnaissent (jue la grâce de Dieu vient en rifient pas dans le Seigneur, mais eu eux. C'est
aide au libre arbitre, pour que nous goiitions à leurs pareils que l'Apôtre dit « Qui te dis- :

ne faut pas conlondre Adrumet, situé sur la côte africaine dans


* Il • Ephés. II, 10. — ' I Cor. i, 10. — ' Jean, m, 17. — •
Rom.
ce qui forme aujourd Uui la régence de Tunis, avec Adramylte où m, 6. — ' Jean, iv, 3.
Festus fit embarquer saint Paul qui s'en allait invoquer à Rome la ' C'est la lettre qu'on a déjà lue et qui forme la CXCIVe du re-
justice de César. cueil.
• Matlh. svi, 27 ; Rom. u, 6. ' I Cor. III, 21. — • Ibid. l, 31.
32 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

«cerne?» Saint Paul i>arlc ainsi parce que hâtent, afin de passer avec vous les fêtes de
Dieu seul sépare l'homme de la masse fie cette Pâques '
, et que ce saint jour vous trouve
perdition (jui vient d'Adam, pour en faire un tous en paix avec l'aide de Dieu.
vase d'honneur et non pas un vase d'ignominie. 0. Le mieux serait de m'envoyer (et je vous
A cette questionde l'Apôtre, rhomme charnel le demande instamment) celui qui , d'après ce
et orgueilleux aurait pu répondre de la voix qu'ils disent, a jeté le trouble parmi eux. Car,

ou de la |)ensée que ce qui le discerne, c'est sa ou bien il n'entend |)as mon livre, ou bien peut-
foi, c'est sa prière, c'est sa justice; lApôtre va être ne l'entend-on pas lui-même, lorsqu'il

au-devant de sentiments semblables et dit : s'etforce de résoudre et d'expliquer une ques-

« Qu'as-tu que tu n'aies reçu? Mais, si tu l'as tion difficile et que peu d'hommes peuvent
,

« reçu, pourquoi t'en gloriiîes-tu conuue si tu pénétrer. C'est la question de la grâce de Dieu
« ne de
l'avais pas reçu '? » Ainsi se glorilient qui faisait croire à des gens qui ne la comjjre-
ce qu'ils ont, comme
ne l'ayant pas reçu, ceux naient pas que l'apôtre Paul nous recommande
qui pensent se justifier par eux-mêmes et :
de faire le mal pour
en arrive du bien *. qu'il

alors ils se glorifient en eux, et non pas dans De ces paroles de l'apôtre Pierre dans sa

le Seigneur. seconde épître « C'est pourquoi mes bien-


: ,

vous la lettre qui « aimés, dans l'attente de ces choses, faites en


4. C'est pour cela que, dans

prouvé, par témoignages « sorte que le Seigneur vous trouve purs, irré-
est parvenue, j'ai les
« préhensibles et dans la paix; et croyez que la
des saintes Ecritures, comme vous pourrez le
« longue patience de Notre-Seigneur est pour
voir, que nos bonnes œuvres, nos pieuses
« notre salut. C'est aussi ce que Paul, notre
oraisons, notre foi droite n'auraient pas pu être
« cher frère, vous a écrit, selon la sagesse qui
en nous d'aucune manière si nous ne les avions
reçues de celui dont l'apôtre Jacques a dit : « lui a été donnée comme aussi dans toutes ,

« ses lettres où il parle du même sujet, lettres


« Toute grâce excellente, tout don parfait vient
« dans lesquelles il y a quelques passages dif-
« d'en-hautet descend du Père des lumières
-. »

« ficiles à entendre et que des hommes


Ainsi personne ne peut prétendre que la grâce ,

mérites de « ignorants et légers détournent à de mauvais


de Dieu lui est accordée par les
» sens, aussi bien que les autres Ecritures,
ses œuvres, de ses prières ou de sa foi, ni
« pour leur propre ruine ^ »
croire ce que réi)ètent les hérétiques, savoir,
7. Prenez donc garde à ces terribles paroles
que la grâce de Dieu nous est 'donnée selon
d'un si grand apôtre là où vous sentez que
nos mérites ce qui est tout à fait faux. Ce n'est
;
:

vous ne comprenez pas, croyez, d'après les


pas que les bonnes ou les mauvaises œuvres ne
en était ainsi, comment Livres divins, que l'homme a un libre ar-
méritent rien, car, s'il
bitre et qu'il y a une grâce de Dieu sans le se-
Dieu jugerait-il le monde? Mais la miséricorde
cours de laquelle le libre arbitre ne peut ni se
et la grâce de Dieu convertissent l'homme :

tourner vers Dieu ni avancer en Dieu. Et priez


« Le Seigneur est mon Dieu, dit le Psalmiste,
« il me préviendra de sa miséricorde \ »
pour que vous compreniez avec sagesse ce que
par là que l'impie sera justifié, c'est-à-dire vous aurez commencé par croire avec piété. Le
C'est
libre arbitre nous sert à comprendre sagement
que d'impie il deviendra juste, et commencera
ces choses mêmes. Autrement la sainte Ecri-
à avoir des mérites que le Seigneur couronnera
ture ne nous dirait pas « Comprenez donc,
lorsiiue le monde sera jugé. :

« vous qui ne comprenez rien insensés, ap-


Je désirais vous envoyer bien des choses ;
;
ri.

après les avoir lues , vous auriez connu plus


« prenez à connaître \ qu'il nous » Du moment
est prescrit et ordonné de comprendre et de
exactement et plus à fond tout ce qui a été fait
savoir l'obéissance nous est demandée
dans les conciles des évêques contre les héréti- et
, ,

ne peut pas y avoir obéissance sans libre ar-


ques pélagiens mais ils sont pressés, vos frères
il
;

bitre. Maiss'il n'était pas besoin aussi de la


qui sont venus vers nous et par lesquels nous
grâce de Dieu pour comprendre et savoir, le
vous écrivons sans que ceci soit cependant une
Prophète ne dirait pas à Dieu « Donnez-moi
réponse, car ils ne nous ont apporté aucune
:

lettre de vous. Nous les avons reçus toutefois,


«l'intelligence, et j'ai)prendrai vos comman-
parce que leur candeur ne nous permettait j)as * On verra par la lettre suivante que
Augustin crut devoir saint
retenir ces deux jeunes moines pour es instruire de la question pél
de croire qu'ils pussent nous tromper. Ils se gienne.

I Cor. IV, 7. - • Jacq. I, 17. - » Ps. LVUI, 9. * Rom. m, 8. — "
Il Pierre, m, 14-16. — * Ps. iciii, 8.
,, ,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 33

« dcincnls '
;
» on ne lirait pas dans l'Evan- ils n'ont point été tirés de la puissance des té-
leur ouvrit l'esprit, afin qu'ils nèbres |)our passer dans le royaume du Christ,
gile : « Alors il

«comprissent les Ecritures -; » et l'apôtre ils seront condamnés et porteront non-seule-


Jac(iues ne dirait pas « Si quelqu'un de vous :
ment la peine du péché originel mais encore ,

« a besoin de sagesse, qu'il en demande à Dieu, des fautes de leur volonté propre. Les bons

« qui rcpaud ses dons sur tous libéralement et recevront la récompense des œuvres de leur
« sans reproche, et la sagesse lui sera don- bonne volonté, mais c'est par la grâce de Dieu
cenée \ » Le Seigneur est assez puissant pour qu'ilsonlobtenu cette bonne volonté elle-même.
vous faire la grâce de rétablir la paix au mi- Ainsi s'accomplit ce qui est écrit « Colère et :

lieu de vous et pour nous donner la joie de « indignation , tribulation et angoisse sur toute

l'apprendre bien vite. Je vous salue, non-seu- « âme d'homme qui fait le mal, du juif pre-

lement en mon nom mais encore au nom des ,


« mièrement, puis du grec mais gloire, hon- ;

frères qui sont avec moi, et je vous demande « neur et paix à tout homme qui fait le bien
de |)rier pour nous avec accord et avec instance. « au juif premièrement puis au grec*. » ,

2. Je n'ai pas besoin de m'arrêter longtemps

LETTRE CCXV. dans cette lettre sur cette question très-difficile


de la volonté et de la grâce j'en ai remis une ;

(Année 426 ou 427.)


autre à Cresconius et à Félix au moment oîi ,

laissé repartir pour Adrumet les je croyais qu'ils allaient partir. J'ai écrit aussi
Saint Augustin n'avait pas
moines Crc'sconius et Félix aRn de les , meltrc en mesure de pour vous un vous mettra
livre * qui ,
j'espère ,

bien comprendre la vérité dans la queslion pélat;ienne ; lors- d'accord sur cette question, Dieu aidant, si.
qu'ils furent près de quitter Ilippone avec toutes les pièces re-
latives au pélagianisme et avec un livre de notre docteur com-
vous le lisez avec attention et si vous le compre-
posé tout exprès pour les moines d'Adiumet le saint évoque , nez bien. Ces jeunes gens emportent d'autres
leur donna la lettre suivante adressée à leur abbé et à leurs
pièces que nous avons cru devoir vous adres-
frères.
ser, afin que vous sachiez comment l'Eglise

AlGl STIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR ET HONO-


catholique secourue par la miséricorde de
,

RABLE FRÈRE PARMI LES MEMBRES DU CHRIST, A Dieu a repoussé les poisons de l'hérésie péla-
,

VALENTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI gienne. Ils vous remettront ce qui a été écrit
,

SALUT DANS LE SEIGNEUR. au pape Innocent, évêque de Rome, par le


concile de la province de Carthage et par le
1. Votre charité saura que les serviteurs de concile de Numidie, ce qui lui a été écrit avec
Dieu Cresconius, Félix et un autre Félix, qui plus de soin par cinq évêques, ce qu'il a ré-
qui sont venus vers nous de votre monastère pondu lui-même à ces trois lettres ^ vous au- ;

ont passé avec nous les fêtes de Pâques. Nous les rez également ce qui a été écrit au pape Zo-
avons gardés un peu plus longtemps pour zime par le concile d'Afrique, sa réponse en-
qu'ilsretournent vers vous mieux instruits voyée à tous les évêques du monde *, la courte
contre les nouveaux hérétiques pélagiens. On sentence que nous avons portée contre cette
tombe dans leur erreur en pensant que ce soit même erreur dans le dernier concile plénier de
d'après des mérites humains que nous est ac- tonte l'Afrique et le livre que j'ai mentionné
cordée la de Dieu, qui seul délivre
grâce plus haut et que je viens d'écrire pour vous :

Ihomme par Notre-Seigneur Jésus-Christ. On nous lisons en ce moment toutes ces choses avec
est aussi dans l'erreur en croyant que, quand Cresconius et Félix, et nous vous les envoyons
le Seigneur viendra pour juger, il ne jugera par eux.
pas selon ses œuvres l'homme qui aura été 3. Nous leur avons lu aussi le livre du bien-
en âge d'user du libre arbitre. Les enfants qui heureux martyr Cyprien sur l'oraison domini-
n'ont pas encore d'eux - mêmes des œuvres
bonnes ou mauvaises, sont seuls damnés, à cause ' Rom. Il, 9, 10.

du péché originel lorsque la grâce du Sauveur Le livre de la Grâce et du Libre Arbitre.


'

Voy. tome ii, les lettres 175, 176, 177, 181, 182, 183.

ne les en délivre point par le baptême. Quant * Cette réponse de Zozime, envoyée à tous les évêques du monde,

c'est ce qu'on appelle la constitution de Zozime contre Pelage cette


aux autres hommes qui usant du libre arbitre, ,
;

pièce, malgré toutes les copies qui avaient dû en être faites et mal-
ont ajouté au péché originel des péchés qui gré tout le prix qu'y attachait l'Eglise catholique , a été perdue ; il

nous en reste seulement un petit fragment qu'on a vu dans la lettre"


leur soient propres si, par la grâce de Dieu ,
(CXCe) de saint Augustin à Optât et un autre très-petit fragment
' Ps. cxviu, 125. — ' Luc, XXIV, 45. — Jani.
• i, 5. rapporté par saint Prosper.

S. AUG. — - ÏOME m.
34 LETTRES DE SAINT AUGUSTIiN. - TROISlÈiME SÉRIE.

pouvait se faire sans la grâce de Dieu, on ne


nous leur avons montré comment il
cale, et
une dirait pas ensuite: « Dieu lui-même redres-
enseigne que tout ce (lui appartient à
à notre Père ({ui « sera ta course et dirigera ta route dans la
pieuse vie doit être demandé
« paix. »
est dans les cieux, de peur que, trop confiants
Ne vous détournez donc ni à droite, ni à
dans le libre arbitre, nous ne venions à déchoir
G.
gauche, y ait des louanges pour les
de la grâce divine. Nous leur avons fait voir
(luoiciu'il

voies qui sont a droite comme il y a une con-


comment le même glorieux martyr nous aver-
nos ennemis damnation contre les voies qui sont à gauche ;
tit (|ue nous devons prier pour
car l'Ecriture ajoute « Eloigne-toi de la voie
ne croient pas encore en Jésus-Christ, afin
:

([ui
« mauvaise c'est-à-dire de la voie qui est à
que Dieu leur donne la foi celle recomman- :
,

gauche; puis, complétant sa pensée « Le :

dation serait vaine, si l'Eglise ne croyait point


c( »

(jue même les volontés mauvaises et infidèles « Seigneur, dit-elle ensuite, connaît les voies

des hommes peuvent cire converties au bien « qui sont à droite ; mais les voies de gauche
sont des voies de perdition. » C'est dans les
par la grâce de Dieu. Mais comme vos frères «
devons
nous ont dit que ce livre de saint Cyprien est voies connues du Seigneur que nous
Psalmiste dit que « le Seigneur
chez vous, nous ne vous l'envoyons pas. Nous marcher. Le
« connaît la voie des justes et
que la voie des
avons lu avec eux ma lettre au prêtre Sixte, de
« impies périra K » Celle-ci n'est pas connue
TKglise romaine, qu'ils m'ont apportée; nous
du Seigneur, parce qu'elle est à gauche; et
leur avons expliqué qu'elle est écrite contre
dira à ceux qui seront placés
ceux qui prétendent que la grâce de Dieu nous au dernier jour, il

ne vous connais pas -. »


est donnée selon nos mérites, c'est-à-dire contre à sa gauche « Je :

c'est donc que le Seigneur


ne
les pélagiens.
Qu'est-ce que
les
Donc, autant que nous l'avons pu, nous
4.
connaît pas, lui qui connaît toutes choses,
les mauvaises actions comme
avons fait en sorte avec vos frères, qui sont bonnes actions
dire ces mots «Je
aussi les nôtres, de les maintenir dans la
vraie des hommes? Que veulent :

qu'il y ait un « ne vous connais pas, » sinon Je ne vous ai


foi calholiqnc. Elle ne nie pas
:

dit de
libre arbitre pour une mauvaise ou une
bonne pas faits tels? C'est en ce sens qu'il est
pouvoir de Notre-Seigneur Jésus-Christ «Il n'a pas connu
vie; mais elle ne lui accorde pas le :

« le péché ».» Que signifie


connu, » « il n'a pas
quelque chose sans la grâce de Dieu, soit
:
faire
sinon qu'il n'a pas ? Ainsi donc ces mots :

pour aller du mal au bien, soit pour persévé- fait

le Seigneur connaît les voies


qui sont à sa
rer dans le bien, soit pour arriver à ce bien «

droite, » comment doit-on les


entendre, si ce
éternel avec la certitude de ne jamais le per- «
qu'il a fait lui-même les voies
dre. Je vous demande à vous aussi, mes très- n'est en ce sens
justes, qui
chers frères, dans celte lettre, ce (jue l'Apôtre droites, c'est-à-dire les voies des
sont en effet les bonnes œuvres, « que Dieu a
nous demande à tous, « de ne pas vouloir con-
selon paroles de lApôtre, pour
« naître plus qu'il ne faut, mais de vouloir préparées,
« les

que nous y marchions


' ? » Quant aux voies
« connaître avec sobriété, selon la mesure de «
c'est-a-dire
« foique Dieu a donnée à chacun '. » de perdition qui sont à gauche,
apprend aux voies des impics, le Seigneur ne les
5. Voyez ce que l'Esprit-Saint nous quant
a pas faites
connaît point, parce qu'il ne
les
par Salomon « Redresse ta course par tes pas,
:

pour
que l'homme lésa laites
« et que tes voies soient droites; ne te
détourne pour l'homme et
de mais Seigneur dit-il «
« ni à droite, ni à gauche, mais éloigne-toi lui-même. Aussi le :

des méchants,
« la voie mauvaise. Dieu connaît les voies qui « moi je hais les voies perverses
« sont à droite; mais les voies de gauche sont « elles sont à gauche \ »
les voies qui sont a droite
des voies de perdition. Dieu lui-même re- On nous dira
7. : si
«
sont bonnes, pourquoi nous est-il
recommandé
« dressera ta course et dirigera ta route dans
nous détourner « ni à droite ni a gau-
« la paix *. » Remaniuez, mes frères, d'après de ne
« che ? » Ne scmble-t-il pas
qu'on aurait dû dire :

ces paroles de la sainte Ecriture, que


s'il n'y

pas Suivez la droite et ne vous détournez pas a


avait pas de libre arbitre, on ne dirait :

gauche ? Ce que nous avons à répondre c'est


(( Redresse course par tes pas, et que tes
tel
les voies qui
« voies soient droites ne te détourne ni à ;
que quelque bonnes que soient
,

droite, ni à gauche. » Et cependant, si cela - Luc, xui, 27. - ' H Cor. V, 21. -
« '
Ps. I. 6. •
Matth. XXV, 12 ;

« Hom. xu, 3. - ' Prov. iv, 26, 27.


• Eph. Il, 10. — ' Prov. IV, 27.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 35

sont ;i droite, il n'est pas bon cependant de se envers la grâce qui voudra vivre dans le péché
« détourner à droite. » On se détourne à droite à cause de cette même grâce par laquelle nous
en s'attribuantà soi-même et non point à Dieu mourons au péché. Que Dieu qui est riche cû
les bonnes œuvres (jui appartiennent aux voies miséricorde, vous donne de goûter le vrai, et

droites. C'est pourquoi après avoir dit « Le , : de persévérerjusqu'à la fin dans un pieux des-

a Seigneur connaît les voies qui sont à droite, sein. Demandez-le avec instance et avec soin
« et les voies de gauche sont des voies de per- dans une paix fraternelle, demandez-le pour
«dition; » l'Ecriture suppose qu'on lui de- vous, pour nous, pour tous ceux qui vous ai-
mande : l^ourquoi donc ne voulez-vous i)as ment et pour ceux qui vous haïssent. Vivez
que nous déclinions à droite ? et elle ajoute : avec Dieu. Si vous voulez me faire plaisir,
« Dieu lui-même redressera ta course et diri- envoyez-moi le frère Florus •.
« géra ta route dans la paix. » Comprends donc
que le but de ce précepte «Redresse ta course : LETTRE CCXVL
« par tes pieds et dirige tes voies » c'est de , (Année 427.)

te faire connaître que , lorsque tu accomplis


passé dans son monastère
ces choses, le Seigneur Dieu t'accorde la grâce Valentin raconte ce qui s'est , il

explique commeut il n'a pas écrit à l'évêque d'Hippone par ceux


de les et tu ne déclineras pas à
accomplir; avoue
de ses frères qui sont allés trouver le saint Docteur; il

droite quoique tu marches dans les voies


,
humblement sa honte et condamne ce qui a été fait. Sa recon-
pour le livre que saint Augustin a adressé
droites, en ne mettant jias ta confiance dans ta naissance est vive
aux moines d'Âdrumet. La lettre de Valentin , écrite dans des
force et lui-même sera ta force lui qui redres- ;
termes de vénération profonde et dans un langage animé, nous
sera ta course et dirigera la roule dans la paix. donne une idée de l'immense considération dont jouissait saiot
Augustin parmi ses contemporains.
8. pourquoi mes bien-aimés, quicon-
C'est ,

que prétend que sa volonté lui suffit pour faire


AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX
de bonnes œuvres, se détourne à droite. El
PAPE AUGUSTIN, DIGNE PAR-DESSUS TOUT DE
ceux-là se détournent à gauche qui pensent
de bien vivre, lorsqu'ils en- RESPECT ET d'aMOUR, VALENTIN, SERVITEUR DE
qu'il faut cesser
tentlent prêcher et prouver que la grâce de SA SAINTETÉ, ET TOUTE LA COMMUNAUTÉ QUI
Dieu elle-même rend bonnes les mauvaises MET AVEC LUI SA CONFIAKCE DANS LES PRIÈRES

volontés des hommes et les maintient telles d' AUGUSTIN , SALUT DANS LE SEIGNEUR.

(ju'elle les a faites, et qui disent pour ce motif :

1. En recevant les respectables écrits que vous


c( Faisons le mal afin qu'ilen arrive du bien ^ »
nous avez envoyés et le livrede votre sainteté,
Voilà pourquoi le Sage vous dit « Ne vous dé- :
tremblement de cœur
nous avons éprouvé un
« tournez ni à droite ni à gauche, » c'est-à- comme celui qu'éprouva le bienheureux Elle
dire ne défendez pas le libre arbitre jusqu'à
, lorsque, debout à l'enlrée de la caverne, il se cou-
lui attribuer les bonnes œuvres sans la grâce vrit le visaçe devant la gloire du Seigneur qui pas-
sait; la honte nous a fait ainsi mettre les mains sur
de Dieu, et ne défendez pas la grâce de façon à
nos yeux, car nous avons rougi de notre juge-
vouslenir pour assurés de son secours et à aimer ment à cause de la grossièreté de nos frères, dont
les œuvres mauvaises que la grâce de Dieu : le départ Inopiné nous a permis de saluer votre
vous en préserve, car ce sont ceux-là que béatitude. Mais il y a un temps de parler et un
l'Apotre fait parler ainsi dans son épître aux temps de se taire ce qui nous a empêchés de
;

vous écrire, c'étaient les opinions incertaines et


Romains « Que dirons-nous donc ? demeure-
:

flottantes de ceux qui vous auraient porté notre


« rons-nous dans le péché pour que la grâce lettre nous ne voulions pas paraître douter avec
:

M abonde ? » L'Apotre répond comme il doit


-
ceux qui doutent, lorsqu'il s'agit d'une sagesse
à ces paroles d'hommes qui se trompent et qui comme la vôtre et qui est celle d'un ange. Nous
ne comprennent pas la grâce de Dieu «à Dieu n'avions rien à apprendre sur votre sainteté, sur
:

votre sagesse qui nous est connue par la grâce de


« ne plaise s'écrie saint Paul
! car si nous ;
Dieu. Quelle vive joie nous a causée le livre si
« sommes morts au péché, comment vivrons- doux de voire sainteté Nous étions comme les !

« nous dans le péché * ? » Rien de plus court apôlres après la résurrection du Seigneur ils :

et de mieux. Dans ce monde en elîet où le mal mangeaient avec lui et n'osaient pas lui demander
qui il était; ils savaient bien que c'était Jésus*.
est si grand, quel plus grand bien pouvons-
De même nous n'avons pas voulu, nous n'avons
nous recevoir de la grâce de Dieu, que de
' Flonis avait été la cause de l'émotion produite dans le monastère
mourir au péché ? Celui-là donc sera ingrat
d'Adrumet. Voir notre Histoire de saint Augustin, chap. L.
* Rom. in, 8. — ' Ibid. iv, 1. — ' Ibid. vr, 2. ' Jean, xxi, 12.
30 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

pas osé demander si ce livre était de vous en : était née de l'ardente vivacité de cinq ou six
voyant la grâce des fidèles mise en accord avec le frères.
libre arbitre et avec celte vivacité de langage, nous Mais quelquefois, seigneur pape, la joie sort
•i.

reconnaissions que l'ouvrage était parti de vos de aujourd'hui nous sommes con-
la tristesse, et
mains, ù saint pape notre seigneur! solés, car l'ignorance et la curiosité de nos frères
2. Mais commençons, bienheureux pape notre nous ont valu d'être éclairés par les plus suaves
seigneur, par le récit même des troubles qui ont avertissements de voire sainteté. Le doute du
éclaté parmi nous. Notre très-cher frère Florus, bienheureux Thomas demandant à toucher la place
serviteur de votre paternité, s'était rendu à Uzale, des clous ', a servi à confirmer toute l'Eglise.
son lieu natal, par une inspiration de charité il ;
Nous avons donc reçu, seigneur pape, le remède
songea à nous apporter, comme un pain de béné- que vos soins pieux nous ont envoyé avec la
diction, un livre de voire sainteté qu'il se fit
' grâce de vos lettres, et nous avons frappé noire
dicter pendant les loisirs de son séjour à Uzale ; poitrine pour que notre conscience soit guérie :

celui qui le lui avait pieusement dicté était ce elle ne peut l'être que par la grâce vivifiante et
même frère Félix qui parait n'être arrivé près de au moyen du libre arbitre qui est aussi un don de
vous qu'assez longtemps après ses compagnons. la miséricorde de Dieu. Ce secours d'en-haut est
En quittant Uzale, Florus s'était acheminé vers approprié à la vie présente où nous chantons en-
Cartilage ; on vint au monastère avec ce livre ; core la miséricorde du Seigneur en attendant
sans me le montrer, on le til lire à des frères de d'autres manifestations. Quand nous commence-
peu de savoir qui ne le comprirent pas et s'en rons à chanter le jugement divin, nous serons
émurent. Lorsque le Seigneur disait à ses disci- récompensés de nos œuvres, parce que le Seigneur
ples « Celui qui ne mangera pas de la chair du
: est miséricordieux et juste, compatissant et droil"^;
« Fils de l'homme et ne boira pas son sang, n'aura parce que, comme votre sainteté nous l'enseigne,
« pas la vie en lui » il y en eui qui l'abandon-
'^, « il nous faudra comparaître devant le tribunal du
nèrent parce qu'ils donnaient un sens impie à ces « Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû

paroles ce n'était pas la faute du Seigneur, mais


;
« aux bonnes ou aux mauvaises actions qu'il aura

la faute d'un cœur impie. « faites pendant qu'il était revêtu de son corps *;

Ces frères, donnant un faux sens à toute


3. « parce que le Seigneur viendra et sa récompense

chose, troublèrent d'abord l'esprit dos simples, à « avec lui parce que l'homme sera debout avec
'•;

mon insu ; ce fut Florus qui, à son retour de « son œuvre devant lui; le Seigneur viendra
Carthage, ayant connaissance de leurs agitations « comme une fournaise ardente pour consumer

et de leurs réunions secrètes, m'en informa ils « les impies comme de la paille ^; parc ! le i*
;

se cachaient ainsi avec peu de dignité pour dis- « Seigneur se lèvera comme uu soleil d tice .

cuter sur des vérités qu'ils n'entendaient pas. Je « pour ceux qui craignent son nom, pendant que
« les impies seront punis par sa justice ^ » C'est
fus d'avis, afin de faire cesser des disputes impies, .

d'envoyer à notre saint père le seigneur Evode ce que redoutait avec tremblement le juste lonl
pour qu'il nous répondit lui-même, au sujet de vous êtes l'ami, lorsqu'il disait en gémissant :

ce livre si digne de respect, quelque chose de cer- « Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre
tain qui pût éclairer les ignorants ^. Les dissidents « serviteur ^ » Si la grâce était une récompense,

n'eurent pas la patience d'accepter ce moyen; ils le jusle ne craindrait pas le jugement caché dans

prirent un parti qui ne pouvait nous plaire en les secrets de la majesté divine. Telle est la foi de

de telles conditions, le parti d'aller vous trouver. votre serviteur Florus, ô père; elle n'est pas ce
Florus s'attristait de leur fureur contre lui ; ils lui qu'ont pu vous dire les autres frères. Ceux-ci ont
reprochaient le mal que ce livre leur avait fait ; entendu Florus dire lui-même que c'est par la
faibles qu'ils étaient, ils n'avaient pas pu y re- grâce du Rédempteur et non pas selon nos mérites
connaître le remède qui les eût guéris. Nous eû- que la piété nous est donnée car pour cet autre ;

mes encore recours au saint prêtre Sabin comme à jour du jugement, qui doute que la grâce eu soit bien
loin, puisque c'est alors que la justice commencera
une plus grande autorité ; sa sainteté lut le livre et
l'expliqua clairement ; mais cela ne suffisait pas à à s'irriter? C'est ce que nous crions, ô père! c'est
des esprits aussi malades. Je laissais donc partir ce que, d'après vos enseignements, nous chan-
nos frères et je pourvus par charité aux dépenses tons, non pas avec sécurité, mais avec tremble-

du voyage : je craignais que le mal ne s'aggravât, ment «Seigneur, ne nous reprenez pas dans votre
:

« fureur, et ne nous châtiez pasdans votre colère ^»


ce mal qui aurait pu être guéri par la grâce même
de votre livre où l'on croit sentir votre sainte pré- Nous disons encore « Corrigez-nous, Seigneur, :

« instruisez-nous de votre loi, afin que nous soyons


sence. Ces frères étant partis, toute la commu-
nauté rentra dans le repos et la paix. Cette dispute « préservés dans les jours mauvais '. » Nous
croyons, d'après vous, vénérable père, que Dieu
interrogera le juste et l'impie, que, les bons et les
' La lettre de saint Augustin au prêtre âixte. mauvais étant placés, les uns à sa droite, les autres
" Jean, vr, 54. à sa gauche, il récompensera les uns de leurs œu-
• La réponse d'Évode à Valentin, toute conforme à la doctrine
vres de piété et punira les autres de leur obstiua-
un mauuscrit de saint Maximin de
catholique, a été découverte dans
Trêves par le P. Jacques Sirmond, un des plus savants investigateurs
qui aient éclairé et honoré la science historique. Sirmond a cité uu ' Jean, xx, 25. — • Ps. cxi, 4.
fragment de cette lettre dans son Histoire des Prédestinatiens, • Il Cor. V, 10. — ' Isa. XL, 10. — ' Joël, n, 3-5. — ' Malach.
chapitre i. IV, 1-3. — '
Ps. CXLII, 2. — ' Ps. vr, 2, — ' Ps. XCIlI, 12, 13.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 37

tion dans le mal. Où sera la grâce, lorsque les par la grâce de Noire-Seigneur Jésus-Christ. Nous
œuvres bonnes ou mauvaises seront comptées et vous demandons de rendre nos respectueux de-
jugées? voirs à tous nos seigneurs les clercs qui sont les en-
o. Mais pourquoi ne craint-on pas de mentir fants de votre apostolat et à tous ceux qui serveût
contre nous? Nous ne nions pas que la grâce de Dieu dans votre monastère qu'ils daignent tous, :

Dieu guérisse le libre arbitre, mais nous nions avec votre béatitude, prier pour nous. Que l'indivi-
qu'il se fortifie chaque jour par la grâce du Christ, sible Trinité du Seigneur notre Dieu nous conserve
et nous avons la confiance qu'elle lui vient en dans son Eglise votre apostolat qu'elle a choisi par
aide. Et des hommes nous disent qu'il est en sa grâce, el qu'elle vous couronne dans la grande
leur faire le bien' Mais ce bien, le
pouvoir de Eglise du ciel en vous faisant souvenir de nous !

font-ils? prétention vaine de gens misérables! voilà ce que nous souhaitons, seigneur. Si notre
Chaque jour ils se reprochent des fautes, et en frère Florus, serviteur de votre sainteté, vous de-
même temps ils se vantent des forces de leur vo- mande quelque chose pour la règle de notre mo-
lonté propre! Ils ne se rendent pas compte de nastère, daignez l'écouler, ô père el daignez ins- !

leur conscience qui ne peut être guérie que par la truire sur tous les points notre ignorante fai-
grâce et ne disent pas « Ayez pitié de moi gué- : ! blesse.
« rissez mon âme , parce que j'ai péché contre

vous » Ceux qui se glorifient ainsi de leur libre


'
!
LETTRE CCXYIL
arbitre (et nous ne nions point le libre arbitre,
(Année 427)
mais nous ne le séparons pas du secours de Dieu),
que feraient-ils si déjà la mort avait été absorbée
Vital , de Carthage ne partageait pas toutes les erreurs de
dans sa victoire, [si déjà notre corps mortel avait
,

Pelage, mais il prétendait que le commencement de la foi était


été revêtu d'immortalité, et ce corps corruptible
l'œuvre même de la volonté de l'homme; saint Augustin lui
d'incorruptibilité-? La pourriture est dans leurs prouve le contraire par les saintes Ecritures et par les prières
plaies, et c'est d'un ton superbe qu'ils demandent de l'Eglise. Il établit douze points qui comprennent toute la
un remède! Ils ne disent pas comme le juste :
vérité catliolique sur la question de la grâce ; il éclaircil briè-
« Si le Seigneur n'était venu à mon secours, mon vement chacun de ces points.

« âme aurait habité les régions de la mort ^; » ils

ne disent pas comme ce saint Prophète « Si le :


AUGUSTIN ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST, ET PAR
« Seigneur ne garde la cité, inutilement veille
LUI, SERVITEUR DES SERVITEURS DU CHRIST, A
« celui qui la garde \ »
SON FRÈRE VITAL, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
G. Priez, ô père pieux, pour que nous n'ayons
plus d'autre soin que d'expier nos péchés par nos
larmes et de prêcher la grâce de Dieu. Priez, Sei- i. Depuis que j'ai appris de mauvaises nou-
gneur notre père, pour que l'abime ne referme pas velles sur vous, j'ai demandé au Seigneur, et
sa bouche sur nous '% pour que nous soyons re- jusqu'à ce que j'en reçoive de bonnes, je
tirés du milieu de ceux qui descendent dans le
demanderai que vous ne méprisiez point
gouffre *, pour que notre âme ne soit pas perdue
avec celle des impies " à cause de notre orgueil mes mais que vous les lisiez avec pro-
lettres,

mais pour qu'elle soit guérie par la grâce du Sei- fit. Si Dieu écoute ma prière pour vous, il
gneur. Ainsi que vous l'avez demandé, seigneur m'accordera aussi de lui offrir des actions de
pape, noire frère Florus, serviteur de votre sain»-
grâces à votre occasion. Si j'obtiens cela, vous
télé, s'en va joyeusement vers vous; il ne recule
pas devant la fatigue du voyage, mais il l'aime :
n'aurez sans doute rien à dire à ce commen-
les peines de la route le rapprocheront de plus en cement de ma la pu-
lettre. Car je prie pour
plus des enseignements lumineux qui l'attendent reté de votre foi. Si donc vous ne trouvez pas
auprès devons. Nous vous le recommandons irès- mauvais que nous priions ainsi pour ceux qui
humblement, et nous vous demandons en même
nous sont chers, si vous reconnaissez que cette
temps de recommander à Dieu dans vos prières
les ignorants, afin qu'ils se remettent en paix et prière est chrétienne, si vous vous souvenez
en bon accord. Priez, seigneur et doux père, pour d'avoir ainsi prié vous-même, ou si vous sentez
que le démon s'enfuie de notre communauté, pour que vous auriez dû ainsi prier, comment dites-
que, toute tempête de questions étrangères ces-
vous, d'après ce (ju'on me rapporte « La foi :

sant au milieu de nous, le navire où nous sommes


« en Dieu et la soumission à l'Evangile ne sont
montés, dans ce port tranquille, comme autant de
soldats enrôlés sous les saints drapeaux, pour- « pas un don de Dieu, mais cela vient de nous-
suive en paix sa course à travers celle grande et im- mêmes, c'est-à-dire de notre propre volonté
mense mer du monde, el reçoive le juste prix des « que Dieu ne forme pas dans notre cœur? »
richesses dont il est chargé, dans cet autre port
Et quand on vous demande ce que veut dire
abrité contre tout péril de naufrage. Nous espé-
rons l'obtenir, avec le secours de votre sainteté. l'xVpôtre lorsqu'il déclare que Dieu « opère en
« nous le vouloir et le faire \ » vous répondez :

' Ps. XL, 5.— *I Cor. XV, 53, 54.— ' Ps. 17.— •
«Dieu nous fait vouloir par sa loi; par ses
xciii, Ibid. cxsvi,
1. — ' Ibid. LXVIII, 16. — * Ps.
XXIX, 4. — '
Ps. XXV, 9. « Philip. II, 13.
38 I.ETTRES DE SAIM AUGUSTIN. — IROISIÈWE SÉRIE.

c< nous lisons ou ([ne nous en-


Kc'tiliiics (|iie « c'est alors (jue l'honime voudra la voie de
« tendons; mais il dépend de nous d'y con- « Dieu '. » Le Psaliniste ne dit pas : et l'homme
« sentir ou de ne i)as y consentir, de façon que apprendra la voie de Dieu, ou bien il lasnivra,
« cela se lait si nous le voulons, mais que, si il marchera, ou toute autre |)arole qui sup-
y
« nous ne le voulons pas, nous rendons inutile poserait que Dieu donne quelque chose à
« l'action de Dieu sur nous. Dieu, ajoutez-vous, l'honune qui veut déjà, de façon que sa bonne
« Dieu, autant qu'il est eu lui, fait que nous volonté précède et mérite la grâce d'être dirigé
« veuillions, en nous faisant connaître sa pa- dans ses pas, afin qu'il apprenne sa voie, qu'il
(( rôle; mais si nous refusons de nous y sou- s'y maintienne et qu'il aime la voie de Dieu.

« mettre, nous faisons ([ue l'action divine ne Mais le Psalmiste dit « Le Seigneur dirige les
:

« nous sert de rien. » Si vous dites cela, vous « pas de l'homme, et c'est alors qu'il voudra

n'êtes pas d'accord avec nos prières. « la voie de Dieu,» pour que nous sachions que
Dites-nous donc très-clairement que nous
2. la bonne volonté, par laquelle nous commen-
ne devons pas prier pour ceux à qui nous prê- çons à vouloir croire, est elle-même un don de
chons l'Evangile, alin qu'ils croient, mais que celui qui dirige nos pas, d'abord afin que nous
nous devons nous borner à leur prêclier l'E- le voulions; car la voie de Dieu n'est autre
vangile. Faites voir toutes vos objections contre chose qu'une foi pure. L'Ecriture ne dit pas en
les prièresde l'Eglise. Lorsque vous entendez eit'et :«le Seigneur guide les pas de l'homme,»

le prêtre à l'autelexhorter le peuple de Dieu à parce que l'homme a voulu la voie de Dieu,
prier pour les incrédules afin que Dieu les con- mais il les guide et lliomme voudra. Les pas
vertisse à la foi, pour les catéchumènes afin de l'homme ne sont pas dirigés parce qu'il a
que Dieu leur inspire le désir de la régénéra- voulu, mais parce qu'ils sont dirigés il voudra.
'

tion, pour les fidèles afin qu'avec le secours de \. Peut-être nous direz-vous encore (jue

Dieu ils persévèrent dans leur œuvre com- Seigneur fait cela par la lecture ou la prédic
mencée, moquez-vous de ces pieuses paroles, tion (le sa doctrine, si riiomnje soumet sa \*
et dites que vous ne vous conformerez pas à lonté à ce qu'il lit ou à ce qu'il entend. Car,
de pareilles exhortations, c'est-à-dire que vous ajoutez-vous « Si la doctrine de Dieu était
:

ne priez pas Dieu de donner la foi aux infi- «cachée à l'homme, ses pas ne seraient pii<
dèles, parce que ces choses-là ne sont pas des «conduits de manière à vouloir la voie d-
dons de la miséricorde divine, mais ne tien- « Dieu » et selon vous, le Seigneur ne devient
;

nent qu'à la volonté de l'homme. Vous qui notre guide pour choisir sa voie, que parce que,
avez étudié dans l'Eglise de Carthage, condam- sans la doctrine de Dieu, nous ne pouvons pas
nez le livre du bienheureux Cyprien sur l'orai- connaître la vérité, à laquelle nous soumettons
son dominicale; car ce docteur, dans ses com- nous-mêmes notre volonté. « Si l'homme se

mentaires, montre qu'il faut demander à Dieu « soumet à cette vérité, dites-vous, (et ceci ap-
notre père, ce qui, selon vous, dépend pure- « partient à son libre arbitre), il sera toujours
ment de l'homme. « vrai que le Seigneur guide les pas de l'homme
3. Si vous comptez pour peu ce que je viens « pour qu'il choisisse la voie de Dieu, puisqu'il
de vous dire des prières de l'Eglise et du mar- « ne suivra la doctrine qu'après que la parole
tyr Cyprien, osez davantage, blâmez l'Apôtre « sainte l'aura persuadé. Restant dans sa liberté
qui a dit « Nous prions Dieu que vous ne
: « naturelle, il fera cela s'il le veut; il ne le fera
« fassiez aucun mal '. » Vous ne prétendrez « pas s'il ne le veut pas, et il y aura au bout de
pas que ce n'est rien faire de mal que de ne « ses résolutions une récompense ou un clhàti-
pas croire en Jésus-Christ ou d'abandoner sa « ment. » Voilà bien la mauvaise doctrine des
foi ces choses sont donc comprises dans le mal
;
pélagiens, doctrine misérable et ju sterne nt ré-
que l'Apôtre désire qu'on ne fasse pas. Ce n'est prouvée Pelage lui-même la condamna, de
;

point assez pour lui de rappeler aux fidèles peur d'être condamné par le jugement des
qu'ils ne doivent rien faire de mal; il avoue évêques d'Orient. Ses partisans nous disent que
qu'il demande à Dieu qu'ils s'en abstiennent, la grâce de Dieu ne nous est pas donnée pour

sachant bien que Dieu lui-même corrige et di- chacun de nos actes, mais qu'elle consiste dans
rige la volonté humaine pour l'en préserver. le libre arbitre, dans la connaissance de la loi

« Le Seigneur dirige les pas de l'homme, et et les enseignements. mon frère aurons- !

' 11 Cor. xui, 7. '


Ps. XXXVI, 23.
.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 39

nous le cœur appesanti au point de suivre, sur ennemis de l'Eglise, selon ce conunandement
lagrâce de Dieu, ou plutôt contre la grâce de du Seigneur « Priez pour vos ennemis
: » il '
;

Dieu cette doctrine pélagienne que Pelage


,
vous enseignera à demander (pie la volonté de
condamna, avec le mensonge dansl'àme, il Dieu se fasse et dans ceux qui, déjà fidèle^,

est vrai mais enfin qu'il condamna pour


,
portent l'image de l'homme céleste et nnéritent
échapper à des juges catlioliques? d"ètre appelés du nom de ciel, etdansceuxqui,
ri. « Comment répondre? » me direz-vous.
— à cause de leur infidélité, portant encore l'image
Comment pensez-vous pouvoir le faire plus de l'homme terrestre S sont justement appelés
aisément et plus clairement qu'en nous atta- du nom de ter?-e. Ces ennemis pour luscjuelsle
chant à ce que nous avons dit plus haut sur la Seigneur nous ordonne de prier, et pour les-
nécessité de prier Dieu, de façon qu'aucun quels le glorieux martyr Cy[»rien veut que nous
oubli et aucune ruse de langage ne parviennent demandions la foi quand nous disons : « Que
à arracher de notre esprit cette vérité ? Car si « votre volonté soit faite dans la terre comme
ce qui est écrit : « Les pas de l'homme sont « au ciel, » ces ennemis de la i)iété chrétienne,
« dirigés par le voudra sa voie »
Seigneur, et il ; refusent d'entendre la loi de Dieu et la doc-
et « la volonté préparée par le Seigneur » et ; trine du Christ qui prêche cette foi, ou bien
« c'est Dieu qui opère en nous le vouloir » '
; n'y voient qu'un sujet de railleries, de mépris
si beaucoup d'autres passages de ce genre et d'attaques blasphématoires. C'est vainement
marquent la vraie grâce de Dieu c'est-à-dire , et par manière d'acquit, plutôt que véritable-
celle qui n'est pas donnée selon nos mérites, ment, que nous demandons à Dieu la foi pour
mais qui donne les mérites lorsqu'elle est ces ennemis de sa doctrine, s'il n'appartient pas
donnée elle-même, parce qu'elle prévient la à sa grâce de convertir à la foi la volonté des
bonne volonté de l'homme, et ne la trouve pis hommes qui lui sont opposés. C'est aussi vai-
dans le cœur de personne, mais elle la fait s'il ; nement et par manière d'acquit, plutôt que
fallait entendre tous ces passages de manière à véritablement, que nous rendons à Dieu de
croire que l'action de Dieu sur la volonté de grandes actions de grâces pour ceux d'entre
l'homme se borne à soumettre sa loi et sa doc- eux qui embrassent la foi si Dieu n'y est pour
trine à notre libre aibitre, sans que, par une rien.
vocation profonde et secrète, il ouvrît notre 7. Ne trompons pas les hommes, car nous

âme à l'amour de sa loi


l'intelligence et k ;
ne pouvons tromper Dieu. Assurément nous
assurément il suffit de la lire ou de l'entendre, ne prions pas Dieu, mais nous feignons de le
et l'on n'aurait pas besoin de prier que Dieu prier, si nous croyons que ce n'est pas lui,
touchât les infidèles, et accordât aux cœurs mais nous, qui faisons ce que nous lui deman-
convertis la grâce d'avancer et de persévérer. dons. De même nous ne rendons pas grâces à
Si donc vous ne refusez pas de croire qu'il faille Dieu, mais nous feignons de lui rendre grâces,
demander ces choses au Seigneur, que reste- si nous ne pensons pas qu'il fasse la chose

t-il, mon frère Vital, si ce n'est d'avouer que pour laquelle nous le remercions. S'il y a du
Dieu les donne. Dieu à qui vous reconnaissez mensonge dans tous les discours des hommes,
qu'on doit les demander? Et si vous niez que au moins qu'il n'y en ait pas dans les prières.
nous devions les lui demander, vous vous Gardons-nous de nier au fond du cœur que
mettez en contradiction avec sa doctrine, puis- Dieu fasse ce que notre bouche lui demande,
que nous y apprenons à demander ces choses. et, ce qui serait plus coupable de dire des ,

Vous savez l'oraison dominicale et je ne


G. choses pareilles pour tromper les autres. 11 ne
doute pas que vous ne disiez à Dieu « Notre : faut pas qu'en cherchant à défendre le libre
« Père ([ui êtes aux cieux, etc. » Lisez l'expli- arbitre devant les hommes, nous perdions de-
cation qu'en a faite le bienheureux Cyprien; vant Dieu le secours de la prière évitons de ;

voyez avec soin et comprenez avec un esprit ne pas rendre à Dieu de véritables actions de
de soumission la manière dont il commente ces grâces, en ne reconnaissant pas la grâce véri-
paroles « Que votre volonté soit faite dans la
:
table.
« terre comme au cieiK » Il vous enseignera vraiment nous voulons défendre le libre
8. Si
certainement à prier pour les infidèles et les arbitre, ne combattons pas ce qui fait notre
» Prov. VIII, 35, selon
liberté; car celui qui combat la grâce par la-
les Septante.
• Matth. IV, 9, 10. ' Ma'.t. V, 41. — » I Cor. xv, 17-19
,

40 LETTliES DE SAINT AUGL'STLN. — TROISIÈME SÉRIE.

notre volonté devient libre de s'éloigner


(|iielle leur libre arbitre, sont tombés et devenus té-

du mal et de faire le bien, veut que la volonté nèbres ne vous dis pas ceci pour vousTaj)-
? Je

demeure encore captive. Si ce n'est pas Dieu prendre, mais pour vous en l'aire souvenir. Le
qui délivre notre volonté et si elle se délivre genre humain se trouve soumis à cette puis-
elle-même, dites-moi, je vous prie, ce que si- sance des ténèbres par la chute du premier
};:nifient ces paroles de saint Paul « Rendons : homme à qui cette puissance persuada la pré-
« jrràces au Père qui nous a rendus dignes varication, et dans lequel nous sommes tous
« d'avoir part à l'héritage des saints dans la tombés pourquoi les enfants en sont dé-
; c'est
a lumière, qui nous a délivrés de la puissance livrés lorsqu'ils sont régénérés dans le Christ.
« des ténèbres et nous a transférés dans le Les elTets heureux de cette délivrance ne se
« royaume du Fils de son amour ? » Nous '
font sentir qu'à l'âge de raison, quand ils s'at-
mentons donc en rendant grâces au Père tachent à la doctrine salutaire dans laquelle
comme s'il faisait ce qu'il ne fait pas? 11 s'est ils ont été nourris et où ils achèvent la vie,

donc trompé celui qui a dit que Dieu « nous a « s'ils sont du nombre des élus dans le Christ

rendus dignes de participer à l'héritage des « avant la création du monde , afin qu'ils
etsaints dans la lumière, » parce que c'est lui « soient saints et irrépréhensibles en sa pré-
qui « nous a délivrés de la puissance des ténè- « sence dans la charité, et prédestinés poifr de-
« bres et nous a transférés dans le royaume du « venir ses enfants adoptifs '. »
a Fils de son amour? » Dites-moi comment 10. Cette puissance des ténèbres, c'est-à-dire
notre volonté avait la liberté de s'éloigner du le démon, qui est appelé aussi le prince de la
mal et de faire le bien, lorsqu'elle était sous la puissance de l'air % opère dans les enfants de
puissance des ténèbres? Si c'est Dieu qui nous la défiance ^
; il est le' prince même des ténè-
a « délivrés, » comme dit l'Apôtre, c'est lui bres *, c'est-à-dire de ces enfants de la dé-
assurément qui a rendu notre volonté libre. fiance ; il les mène à sa volonté, qui n'est plus
S'il opère un bien si grand par la seule prédi- libre pour le bien, mais qui, en punition de
cation de sa doctrine, que dirons-nous de ceux son crime, est endurcie et vouée à l'accom-
qu'il n'a pas encore délivrés de la puissance plissement du plus grand mal : aussi nul chré-
des ténèbres? Faut-il seulement que la doc- tien d'une foi sainene croit ou ne dit que ces
trine divine leur soit prêchée,ou faut-il aussi anges apostats puissent jamais avoir une vo-
prier pour que Dieu les tire de la puissance lonté meilleure et revenir à leur piété d'au-
des ténèbres? Si vous prétendez qu'on doive trefois. Qu'opère-t-elle. cette puissance, dans les
se borner à la prédication, vous êtes en con- enfants de la défiance, sinon leurs œuvres mau-
tradiction avec les ordres de Dieu et avec les vaises, et avant tout et par-dessus tout, la dé-
prières de l'Eglise; vous avouez qu'on doit si fiance et l'infidélité par lesquelles ils demeu-
prier pour eux, vous avouez par là qu'il faut rent ennemis de la de Dieu? cette puissance loi

demander que, leur volonté étant délivrée de des ténèbres sait bien qu'à l'aide de la foi ils
la puissance des ténèbres, ils embrassent la loi pourraient être purifiés, guéris et parfaite-
de Dieu. De la sorte, ils ne deviennent pas fi- ment libres (c'est ce qu'elle envie le plus), et
dèles sans le libre arbitre, et ils le deviennent qu'ils pourraient régner dans l'éternité. C'est
par la grâce de Celui qui a délivré ce libre ar- pourquoi permet que quelques-uns d'entre
elle
bitre de la puissance des ténèbres. Ainsi est eux, par lesquels elle cherche à mieux trom-
reconnue la grâce de Dieu, la vraie grâce que per , accomplissent de certaines œuvres qui
nul mérite ne précède et le libre arbitre est ; semblent bonnes et qui leur méritent des

défendu, de façon à s'affermir par Ihumilité louanges elle l'a permis chez quelques peu-
;

sans se ruiner f)ar l'orgueil ; ainsi celui qui se ples, et particulièrement chez les Romains, où
glorifie doit se glorifier dans le Seigneur et se sont rencontrés des hommes qui ont vécu
non pas dans l'homme ni dans tout autre, ni avec éclat et avec grande gloire. Mais, comme
dans lui-même -. d'après nos véridiques Ecritures, « tout ce qui
9. Car qu'est-ce (jue c'est que la puissance « ne vient jias de la foi est péché % » et que
des ténèbres, si ce n'est le i)ouvoir du démon « sans la impossible de plaire à Dieu",
foi il est
et de ses anges, qui, autrefois anges de lu- « mais non pas aux hommes, » le prince du
mière et n'étant pas restés dans la vérité ^ par

Eph. I, 4, 5. — ' Ibid. u, 2.— ' Ibid.— * Ibid. tti, 12.— » Rom.
' Coloss. I, 12, 13. — ' 1 Cor. i, 31. — '
Jean, vui, 44. XIV, 23. — ' Héb. XI, 6.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. il

que pour empêcher qu'on ne si l'Esprit ne la vivifie '


: par l'assistance de cet
mal n'agit ainsi
Esprit, nous ne nous contentons pas d'en-
croie en Dieu et qu'en croyant on ne vienne
au Médiateur par lequel périssent les œuvres tendre la parole divine, nous lui obéissons; nous,

de ténèbres. ne lisons pas seulement ce qu'elle prescrit,


Médiateur lui-même entre «dans
11. Mais le
nous l'aimons. Aussi, croire en Dieu et vivre
« la maison dufort',» c'est-à-dire dans
cemonde pieusement, cela ne vient pas « de celui qui
meurt qui est placé sous la puis- « veut ni de celui qui court, mais de Dieu
où l'on et
démon pu « qui fait miséricorde ^ » Ce n'est pas qu'il ne
sance du démon, autant que le l'a ;

lui qu'il est écrit qu'il a « l'empire de faille point vouloir ni courir, mais Dieu lui-même
c'est de
« lamort -. » Le Médiateur entre dans la mai- opère en nous « le vouloir et le courir. » C'est
son du fort, c'est-à-dire de celui qui tient le pourquoi le Seigneur Jésus, séparant ceux (jui
genre humain sous sa domination et d'abonl ;
croient de ceux qui ne croient pas, c'est-à-dire
réprime et arrête sa les vases de miséricorde des vases de colère,
il le lie, c'est-à-dire qu'il

|)uissance par les liens plus forts de la sienne ;


nous apprend que « personne ne vient à lui
démontes « s'il ne lui a été donné par son Père *; » ce qui
c'est ainsi qu'il tire de l'empire du
fît parler ainsi le Sauveur, c'est que quelques-
vases qu'il a prédestinés à être des vases d'hon-
uns de ses disciples, qui le quittèrent ensuite,
neur il le fait en délivrant leur volonté de sa
;

puissance afin que, dégagés des étreintes du s'étaient scandalisés de sa doctrine. Ne disons
diable, ils croient en leur Libérateur avec leur donc pas que la grâce est dans la doctrine,
pleine volonté devenue libre. C'est là l'ouvrage mais reconnaissons la grâce, qui fait que la
doctrine nous sert si cette grâce manque,
la grâce et non pas de la nature. C'est, dis-
:
de
je, l'ouvrage de la grâce que nous a apportée
nous voyons que la doctrine est elle-même nui-
le second Adam, et non pas de la nature que sible.

le premier Adam a perdue en se perdant. C'est 1 3. C'est pourquoi Dieu, pour établir d'avance
l'ouvrage de la grâce (jui ùte le péché et donne dans sa prédestination toutes ses œuvres futu-
la vie au pécheur qui est mort aux yeux de res, les a ainsi disposées qu'il convertit à sa foi

Dieu ce n'est pas l'ouvrage de la loi ([ui


;
quelques incroyants en écoulant des croyants
montre péché et ne délivre pas de la mort
le qui prient pour eux. Ceci sert à réfuter, et si
du péché. Car le grand prédicateur de la grâce la miséricorde de Dieu lèvent, à ramener ceux

a dit « Je n'ai connu le péché que ]>ar la loi ^


: ; qui croient que la grâce de Dieu est la force du
« si une loi nous avait été donnée qui pût nous libre arbitre avec lequel nous naissons, ou que
« rendre la vie, dit encore rA[)ôtre, c'est en- cette grâce est la doctrine qui se prêche par la
cetièrement de la loi que viendrait la justice \» parole ou par les livres, et dont au reste nous
C'est l'ouvrage de ceux qui la reçoi-
la grâce : ne contestons pas l'utilité. En priant pour les
vent, quoiqu'ils aient été auparavant les enne- infidèles, nous ne prions pas pour qu'ils soient
mis de la doctrine salutaire des saintes Ecri- des hommes ni pour que la doctrine leur soit
tures, en deviennent les amis. Ce n'est pas prêchée ils l'entendent pour leur malheur
:

l'ouvrage de la doctrine elle-même ceux qui : s'ils ne croient pas. La plupart de ceux pour

renteiident ou la lisent sans la grâce de Dieu, lesquels nous prions ne veulent pas croire, tout
deviennent pis. en lisant ou en entendant; mais nous deman-
12. La grâce de Dieu ne consiste donc pas dons à Dieu que leur volonté soit redressée,
dans la force du libre arbitre ni dans la loi et leur nature guérie, et qu'ils s'attachent à la loi
la doctrine, comme le prétendent les pélagiens de Dieu.
avec tant de perversité et d'extravagance; mais 14. Les fidèles prient aussi pour eux-mêmes,
elle est donnée pour chacune de nos actions au afin qu'ils persévèrent dans leurs pieux des-
gré de celui dont il a été écrit ; « Vous réser- seins. Car il est utile à tous ou à presque tous
« verez, ô mon Dieu, selon votre volonté, une de ne pas savoir ce qu'ils seront c'est par là :

« pluie |)Our votre héritage \ » En effet, l'énor- qu'on garde une humilité salutaire. Aussi
mité du i)éché du premier homme nous a fait l'Apotre dit « Que celui qui croit se t^nir
:

perdre le libre arbitre pour aimer Dieu, et la « ferme, prenne garde de tomber '*. « Pour que
loi de Dieu tue, quoique sainte, juste et bonne'' nous conservions cette cramte utile, et que,

Matth. xn, 29. — Héb. ii, 14.— • Rom. vu, 7. — * Gai. ni, »
II Cor. m, 6. — '
Rom. ix, 16. — * Jean, vi, 65. — * I Cor. s,
21. — ' Ps. L.\vii, 10. — * Rom. VII, 12.
,

42 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

régénérés et comiiienoaiit à bien vivre, nous condamnation, qu'en renaissant par la grâce en
nous défendions d'une dangereuse sécurité au Jésus-Christ ;

milieu de nos u'uvres |)ieuses, la Providence a II. Nous savons que ce n'est pas d'après les

permis que les fidèles qui ne persévèrent pas mérites que la grâce de Dieu est donnée aux
soient mêlés à ceux qui persévèrent; effrayés enfants ni aux personnes en âge de raison ;

de la chute de ces chrétiens ce n'est plus , III. Nous savons que cette grâce est donnée

qu'avec crainte et tremblement (juc nous sui- aux |tersoiines eu âge de raison pour chacune
vons la voie droite jusqu'à ce (jue nous passions de leurs actions ;

de cette vie qui est une tentation sur la


, IV. Nous savons qu'elle n'est pas donnée à
terre \ à une autre vie oij il n'y aura plus tous les hommes, et que ceux à qui elle est
d'orgueil à réprimer, ni de lutte à soutenir donnée ne la reçoivent ni en considération des
contre ses suggestions. mérites de leurs œuvres ni même, en considé-
Qu'on cherche, si l'on veut, d'autres
15. ration de leur bonne volonté : ce qui se voit
explications de ces exemples de fidèles qui ne surtout dans les enfants ;

doivent pas demeurer dans la foi et la sainteté V. Nous savons que c'est par une miséricorde
chrétiennes, qui reçoivent la grâce pour un gratuite de Dieu qu'elle est donnée à ceux à
temps et restent sur la terre jusqu'à ce qu'ils qui Dieu la donne ;

tombent au lieu d'être traités comme celui


,
VI. Nous savons que c'est par un juste juge-
dont parle le Livre de la Sagesse, cet élu qui ment de Dieu qu'elle n'est pas donnée à ceux à
mourut jeune «de peur que le mal nechangeàt qui Dieu ne la donne pas ;

« son cœur -. » Qu'on cherche autrement l'ex- Nous savons que nous paraîtrons tous
VII.
plication de ces chutes, et on en trouve une
si devant le tribunal du Christ, afin (jue chacun

autre que celle que j'ai donnée, une autre qui reçoive récompense ou châtiment, selon ce
ne s'éloigne point des règles de la vraie foi qu'il a fait de son vivant, et non selon ce qu'il
qu'on la suive je la suivrai moi-même dès
;
, eût fait, s'il eût plus longtemps vécu
;

que je viendrai à lacomiaître mais cependant : VIII. Nous savons que les enfants aussi re-
demeurons dans le sentiment où nous sommes cevront une récompense ou une punition selon
parvenus, juscju'à ce cjue Dieu nous éclaire, ce qu'ils auront
fait pendant leur vie. Ils n'ont

si nous avons d'autres pensées, d'après les pas par eux-mêmes, mais par ceux qui,
fait

avertissements de l'Apôtre \ Or nous sommes répondant pour eux, ont déclaré renoncer au
parvenus à des vérités que nous savons ferme- démon et croire en Dieu, ce qui les a mis au
ment appartenir à la foi véritable et catholi((ue ;
nombre des fidèles dont le Seigneur a dit :

nous devons y marcher ne pas nous en et « Celui qui croira et qui sera baptisé , sera
écarter, avec l'aide et la miséricorde de Celui « '. » Quant aux enfants qui ne reçoivent
sauvé
à qui nous disons «Conduisez-moi, Seigneur,
: pas sacrement du baptême, ils tombent sous
le

« dans votre voie, et je marcherai dans votre le coup de ces autres paroles « Mais celui qui :

vérité '\ » « ne croira pas, sera condamné -. » C'est pour-

quoi, les enfants mêmes, ainsi que je l'ai dit,


Douze articles contre les Pélagiens.
s'ils meurent dans ce premier âge, sont jugés,
16. Chrétiens catholiques par la miséricorde non pas d'après ce qu'ils auraient fait s'ils

du Christ nous savons


, : eussent vécu longtemps, mais d'après ce qu'ils
I. Que ceux qui ne sont pas nés n'ont rien ont fait pendant le temps (|u'ils ont vécu dans
fait de bien ni de mal dans une vie antérieure, leur corps, (juand ils ont cru ou n'ont pas cru
et qu'ilsne viennent pas au milieu des misères par cœur et la bouche de ceux qui les por-
le

de celle-ci d'après ce qu'ils ont mérité dans je taient, quand ils ont été ou n'ont pas été bap-
ne sais quelle première vie qu'aucun d'eux n'a tisés, quand ils ont mangé ou n'ont pas mangé

pu avoir en propre; mais que cependant, issus la chair du Christ, (juand ils ont bu ou n'ont

d'Adam selon la chair ils sont souillés par , pas bu son sang ;

leur naissance du péché qui donne la mort, Nous savons que ceux-là sont heureux
IX.
et qu'ils ne peuvent être délivrés de la mort qui meurent dans le Seigneur, et que le mal
éternelle passée d'un seul à tous par une juste qu'ils auraient pu faire, s'ils eussent vécu plus
longtemps, ne leur est pas imputable ;
' Job. vu, 1.
> Sag. IV, 11. — ' Pbilip. 111, 15, 16. — ' Ps. Lxxxv, 1. ' Marc, XVI, 16. — ' Ibid.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CAUTHAGE JUSQU'A SA MORT. 43

X. Nous savons que ceux ([ui croient dans le recevraient la grâce si ceux à qui elle n'est pas
Seigneur par leur propre cœur le font par leur donnée ne la repoussaient pas par leur volonté,
volonté et leur libre arbitre; et (|ue cela résulte de cette parole de l'Apôti;e :

Xi. Nous savons que nous agissons d'après les « Dieu veut honnnes soient sau-
(jue tous les

toi, lorsque nous qui croyons, « vés » puisque la grâce n'est pas donnée à
règles de la vraie ' ,

nous prions Dieu pour ceux qui ne veulent bien des enfants et que beaucoup d'entre eux
pas croire, afin (lu'illeur en donne la volonté; meurent sans elle? Ils n'ont pas une volonté
XII. Nous savons que nous remplissons un qui s'y oppose, et i)arfois, malgré le désir et la
devoir véritable lorsciue nous avons coutume hâte de leurs parents, et les ministres étant tout
de remercier Dieu, comme d'un bienfait, de la prêts et de bonne volonté, Dieu lui-même
c'est

conversion de ceux nous prions.


])Our lesquels qui refuse la grâce ; l'enfant pour le salut du-
17. Vous reconnaissez, je pense, que dans les quel chacun se pressait, expire avant d'avoir reçu
vérités que je viens d'établir je n'ai pas voulu le baptême. donc manifeste que ceux qui
Il est

rappeler tout ce qui appartient à la foi catho- résistent à l'évidence de cette vérité ne com-
lique, mais seulement ce qui touche à la ques- prennent pas du tout dans quel sens il a été dit
tion de la grâce de Dieu, débattue entre nous : que Dieu veut que tous les hommes soient sau-
il s'agit de savoirs! la grâce précède ou suit la vés, car beaucoup ne sont pas sauvés, non point

volonté de Ihomme pour parler plus claire-


;
parce qu'ils ne l'ont point voulu, mais parce
ment, il s'agit de savoir si la grâce nous est que Dieu lui-même ne l'a pas voulu cela se :

donnée parce que nous le voulons, ou si cette voit sans l'ombre d'un doute dans les enfants.

volonté môme est l'œuvre de la grâce de Dieu. Tandis qu'un si grand nombre est puni de la
Si donc vous aussi, mon frère, vous tenez avec mort éternelle, il a été dit cependant que
nous ces douze articles que nous savons appar- « tous seront vivifiés dans le Christ '
: » cela
tenir à la vraie foi catholique j'en remercie ,
signifie imiquement que quiconque recevra
Dieu; je ne rendrais pas grâces à Dieu en toute la vie éternelle ne la recevra que dans
vérité, si la grâce de Dieu n'était pas cause que le de même, lorsque l'Apôtre dit:
Christ;
ces douze articles vous paraissent des'points de « Dieu veut que tous les hommes soient sau-
foi. Et du moment que vous les croyez vrais cevés, » tandis qu'il en est un si grand nombre
comme nous, il n'y a plus entre nous de débat dont Dieu ne veut pas le salut, cela signifie
sur cette question. uniquement quêtons ceux qui sont sauvés ne
18. Car, pour expliquer rapidement ces douze le sont que par la volonté de Dieu lui-même.

articles : Nous ne rejetons pas toute autre manière


Comment la grâce suivrait-elle le mérite d'entendre ces paroles de l'Apôtre pourvu ,

de la volonté humaine ,
puisqu'elle est donnée qu'on ne se mette pas en contradiction avec
aux enfants qui ne peuvent encore ni vouloir, cette vérité évidente, savoir, que plusieurs ne
ni ne pas vouloir ? sont pas sauvés, les hommes le voulant, mais
Comment dire que la grâce, chez les hommes Dieu ne le voulant pas.
en âge de raison, est précédée des mérites de la ao. Comment la grâce divine est-elle donnée
volonté, puisque la grâce, pour qu'elle le soit en vue des mérites de la volonté humaine,
véritablement, ne se donne pas en considéra- puisque, pour être véritablement une grâce,
tion de nos mérites? Pelage a craint si fort de elle est donnée par une miséricorde gratuite à
se mettre en contradiction avec ce point de la ceux à qui Dieu la donne?
atholique, qu'il a condamné sans hésitation, Comment tenir compte ici des mérites de la
ar ne pas être condamné pardes juges catho- volonté humaine, puisque ceux à qui la grâce
ques, ceux qui prétendent que la grâce nous n'est pas donnée ne diffèrent souvent ni en
estdonnée en considération de nos mérites. mérite, ni en volonté de ceux qui la reçoivent,
Comment dire que la grâce de Dieu consiste et que la cause des uns et des autres est absolu-
dans la force du libre arbitre ou dans la loi et ment la même ? et pourtant c'est par un juste ju-
la doctrine, puisque Pelage lui-même a con- gement de Dieu qu'elle ne leur est pas donnée,
damné ce sentiment, avouant (|ue la grâce de car il n'y a point d'injustice en Dieu *; par là,

Dieu donnée, pour chacune de leurs actions,


est ceux qui reçoivent la grâce doivent comprendre
à ceux qui ont l'usage de leur libre arbitre? qu'elle leur est donnée bien gratuitement , et
19. Comment dire que tous les hommes ' I Tim. u, 4. — ' I Cor. xv, 22. — ' Rom. is, 11.
44 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

qu'elle aurait |)u avec justice ne pas leur être livre étant de nous apprendre à nous réjouir
donnée, puisqu'elle a été refusée avec justice de la mort des chrétiens fidèles enlevés aux ,

à des hommes placés dans la même situation tentations de cette vie et placés ensuite dans
qu'eux. une bienheureuse Mais parce que sécurité.
21. Comment ne serait-ce pas un etfet de la cela est la vérité et que sans aucun doute, ,

grâce de Dieu, non-seulement de vouloir croire ceux - là sont heureux qui meurent dans le
dès le commencement, mais encore de vouloir Seigneur, il faut répondre par la moquerie et
persévérer jusqu'à la fin puis(|uc le terme , la détestationà l'erreur de ces gens qui pensent
même de cette vie n'est pas au pouvoir de que les hommes sont jugés d'après des volontés
l'homme, mais de Dieu, et que Dieu peut futures que la mort empêche de se produire.
accorder à quelqu'un (jui n'aurait pas persé- :23. Comment dire que nous nions le libre

véré, la faveur de l'enlever de ce monde avant arbitre, nous qui déclarons que tout homme
que la malice ait changé son cœur ? L'homme qui croit en Dieu par son propre cœ^ur ne croit
ne recevra récompense ou châtiment que que par sa libre volonté? Les ennemis de la

d'après ce qu'il aura fait « par son corps, » grâce de Dieu sont bien plutôt les ennemis du
non pas d'apri's ce (ju'il aurait fait s'il eût plus libre arbitre, puisque c'est par la grâce que
longtemps vécu. notre volonté acquiert la liberté de choisir et
22. Comment dire que, parmi les enfants de faire le bien.
qui meurent. Dieu donne aux uns la grâce et Comment dire que le « Seigneur prépare la
ne la donne jtas aux autres, en prévision de « volonté de l'homme '
» au moyen de la con-
leurs volontés futures s'ils eussent vécu ,
puis- naissance de la loi et de la doctrine des Ecri-
que selon les paroles de l'Apôtre S chacun
,
tures et non point par une secrète inspiration
reçoit récompense ou punition d'après ce qu'il de la grâce , puisque la religion nous autorise

a fait « par son corps, » et non pas d'après ce à demander à Dieu une bonne volonté pour
qu'il aurait fait s'il avait vécu plus longtemps? ceux qui, se déclarant contre la loi de Dieu, ne
Comment les hommes seraient-ils jugés d'a- veulent pas y croire ?

près les volontés qu'ils auraient pu avoir dans 24. Comment Dieu attend-il les volontés des

l'avenir s'ils avaient vécu plus longtemps, puis- hommes, afin qu'elles préviennent celui qui

que l'Ecriture dit « Heureux ceux (jui meurent


: leur donne la grâce, puisque c'est à bon droit
« dans le Seigneur'? » Il est hors de doute que que nous rendons grâces de prévenir par
lui

leur félicité ne sera pour vous ni certaine, ni sa miséricorde ceux qui ne croient pas en lui
assurée, si Dieu ne juge pas ce qu'ils ont fait, et persécutent sa doctrine par une volonté im-
mais ce qu'ils auraient fait avec une plus lon- pie, et de les convertir avec une toute-puis-
gue vie; il s'ensuivrait que ce n'est plus un sante facilité en substituant promptement en
bienfait que d'être enlevé de ce monde avant eux la bonne volonté à la résistance ? Pourquoi

que la malice change notre cœur puiscju'on ,


lui en rendrions-nous grâces, s'il ne le fait pas?
subirait la peine de cette malice à laquelle on Pounjuoi le glorifions-nous d'autant plus qu'il

aurait échappé.Nous ne pourrions plus aussi donne la foi à ceux dont le cœur s'y montrait
nous réjouir de ceux que nous savons être le moins disposé, si cet heureux changement
morts dans une foi pure et une pieuse vie; car de la volonté humaine n'est pas{ l'ouvrage de
craindre qu'ils ne fussent jugés la grâce divine? « J'étais, dit l'Apôtre Paul,
il faudrait
d'après les crimes qu'ils auraient commis peut- « inconnu de visage aux églises de Judée, qui
être s'ils eussent vécu davantage et nous ne ;
« sont dans le (Mirisl; seulement elles enten-

pourrions plus gémir ni laisser tomber notre « daienl dire Celui qui autrefois nous persé-
:

réprobation sur ceux qui achèvent leur vie « cutait, annonce maintenant la foi quil sef-

loin de la foi et dans de mauvaises mœurs], « forçait de détruire, et elles glorifiaient Dieu

parce que peut-être, s'ils eussent vécu ils au- , « à cause de Pourquoi auraient-elles
moi -. »

glorifié Dieu, la bonté de sa grâce,


Dieu, par
raient fait pénilence, auraient bien vécu et
si

n'avait pas tourné vers lui le ca^ur de cet


auraient été jugés d'après la piété de leurs
derniers jours. 11 faudrait alors condanmer et homme, qui reconnaît avoir obtenu miséri-
tout entier du très-glorieux corde pour devenir fidèle ^ et s'attacher à la foi
rejeter le livre
martyr Cyprien sur la Mortalité ; le but de ce '
Prov. vm, 35, selon les Septante.
22-21.— ' I Cor. vu, 25.
'
II Cor. V, 10. — ' Apoc. XIV, 13.
» Gai. I,
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 4r>

qu'il poursuivait auparavant? la parole même nous enseigne à prier pour la conversion même
dont il se sert ne déclare- t-elle pas que c'est des ennemis de la foi chrétienne?
Dieu qui a fait ce p:rand bien? Que voulait-il 27. Enfin blàmerez-vous l'apôtre Paul des
nous apprendre en disant (\uà cause de lui les vœux qu'il forme pour les juifs infidèles :

églises de Judée glorifiaient Dieu, siTion (jumelles « Mon cœur désire et je Dieu de les sup|)lie
louaient la miséricorde que Dieu avait fait écla- « sauver '? » L'Apôtre dit encore, en s'adres-

ter en faveur de Paul? Et comment les églises sant aux Thessaloniciens « Au reste, mes :

de Judée auraient-elles loué la miséricorde de « frères, priez pour nous, afin (|ue la parole

Dieu, si ce grand ouvrage de la conversion de « de Dieu se répande et soit glorifiée, comme


Paul n'avait pas été l'ouvrage de Dieu? Et de « elle l'est déjà au milieu de vous; et afin que
quelle manière Dieu l'eùt-il fait, si au fond de « nous soyons délivrés des hommes injustes et
ce cœur qu'entlammait la résistance il n'eût « mauvais, car la foi n'est pas à tous -. » (À)m-
mis une bonne volonté? ment la parole de Dieu se répand ra-t-el le et
25. De ces douze points que vous êtes obligés sinon par la conversion de
sera-t-elle glorifiée,
de reconnaître comme appartenant à la foi ca- ceux à qui elle est prêchée, puisque l'Apôtre
tholique, il résulte évidemment que la grâce dit aux fidèles « Comme elle l'est déjà au mi-
:

de Dieu prévient la volonté de tous et de cha- ce lieu de vous?


» Il sait assurément que cela

cun, et qu'elle prépare plutôt ces volontés ne peut se faire que par le Seigneur, à qui il
qu'elle n'est donnée à cause de leur mérite. Si veut qu'on demande cette grâce et qu'on de-
vous niez la vérité de l'un de ces points dont le mande aussi de le délivrer des hommes in-
nombre même, que je remanjuc à dessein, doit justes et mauvais ceux-ci devaient persister
:

vous aider à mieux vous souvenir et à mieux à ne pas croire, malgré les prières des fidèles.
comprendre, prenez la peine de me l'écrire, C'est pourquoi l'Apôtre ajoute « car la foi :

't je vous répondrai autant que le Seigneur « n'est pas à tous. » C'est comme s'il disait :

:ne le permettra. Car je ne crois pas que vous quelles que soient vos prières, la parole de
soyez un hérétique pélagien mais ; je veux que Dieu ne sera pas glorifiée par tous les hommes :

vous soyez tel que rien de l'erreur de Pelage ceux-là croiront qui ont été compris dans les
ne pénètre en vous ou qu'il n'en reste en vous desseins de Dieu pour la vie éternelle, qui ont
aucune trace. été prédestinés pour être ses enfants d'adop-
!2(). Mais dans ces douze points vous trouve- tion par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qui
rez peut-être quelque chose que vous croirez ont été élus en lui avant la création du monde 3;
pouvoir nier ou mettre en doute, et qui de- mais Dieu, par les prières des fidèles, donne la
viendrait pour nous le sujet de laborieuses foi àceux qui ne l'ont point, pour montrer
discussions. Défendrez-vous à l'Eglise de prier que c'est son œuvre. Car nul n'est assez igno-
pour les infidèles afin qu'ils soient des fidèles ;
rant, assez charnel, assez dépourvu d'esprit,
pour ceux qui ne veulent pas croire afin qu'ils pour ne pas voir que Dieu fait ce qu'il nous
veuillent croire; pour ceux qui se montrent commande de prier qu'il fasse.
opposés à sa loi et à sa doctrine afin qu'ils se 28. Ces témoignages divins et d'autres en-
soumettent à sa loi et à sa doctrine, afin que core qu'il serait trop long de citer, montrent
Dieu leur donne ce qu'il a promis par le pro- que Dieu, par sa grâce, ôte aux infidèles leur
phète, un cœur pour le connaître, des oreilles cœur de pierre et qu'il prévient dans les
pour l'entendre \, ces oreilles qu'avaient re- hommes les mérites des bonnes volontés; de
çues ceux dont le Sauveur disait « Que celui :
façon que la grâce prépare la volonté et n'est
« qui a des oreilles pour entendre, entende ?» donnée en considération d'aucun mérite anté-
Ne répondrez-vous pas: « Ainsi soit-il, » quand rieur. Cela se voit par les actions de grâces
vous entendrez le prêtre de Dieu à l'autel aussi bien que par les prières les prières :

exhorter le peuple à prier Dieu ou le prier lui- pour les infidèles, les actions de grâces pour
même à haute voix pour qu'il contraigne les les fidèles. Car
c'est à celui qu'on a prié de
nations incrédules à venir à sa foi?Soutien- rendre grâces après qu'il a fait;
faire qu'il faut
drez-vous des sentiments contraires aussi à «c'est pourquoi, dit le même Apôtre aux
cette foi ? Direz-vous tout haut ou tout bas que
« Ephésiens, ayant appris quelle est votre foi
le bienheureux Cyprien se trompe lorsqu'il « dans le Seigneur Jésus et quel est votre
* Baruch. ii, 31. — • Matlh. XIII, 9. Rom. X, 1. — " II Tbess. m, 1, 2. — »
Eph. i, 4, 5.
»

AC, LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

« amour pour tous les saints, je ne cesse de attachent si vous pensez et si vous êtes d'ac-
;

« rendre grâces pour vous '. cord avec nous que nous devons garder notre
Nous parlons maintenant du couunence-
20. coutume de rendre grâces à Dieu quand des
ment même d'une foi naissante ^ quand des cœurs rebelles se tournent vers sa foi et sa
liommes jus(jue-là éloignés et ennemis se
. , doctrine et que ceux qui ne le voulaient pas
tournent vers Dieu, commencent à vouloir ce veuillent croire, il faut sans hésitation recon-
qu'ils ne voulaient pas et à avoir la foi qu'ils naître que la grâce de Dieu ])révient les vo-
n'avaient pas. On prie pour eux, afin que cela lontés des hommes et que Dieu fait que les
se fasseen eux, quoique eux-mêmes ne prient liommes veulent le bien qu'ils ne voulaient
pas et comment pourraient-ils invoquer Celui
: pas, puisque c'est lui que nous prions de le
en qui ils ne croient pas ^ ? Mais des actions de faire, et, après qu'il l'a fait, c'est à lui que nous

grâces sont rendues pour eux et par eux après trouvons digne et juste d'en rendre grâces.
qu'on a obtenu ce qu'on demandait. Nous som- Que le Seigneur vous donne l'intelligence en

mes d'accord, en ce qui touche les


je crois, toutes choses, seigneur mon frère.
prières des fidèles, pour eux et pour d'autres
fidèles, afin d'avancer dans ce qu'ils ont com- LETTRE CCXVIII.
mencé d'être, et en ce qui touche les actions de
(Octobre 427.)
grâces des progrès déjà faits nous nous réu- :

nissons sur ce point vous et nous pour , , Saint Augustin encourage à la vie chrétienne un jeune homme

combattre les pélagiens. Ils attribuent tellement du monde dont le cœur s'était séparé des choses de la terre
;

et comme le pélagiaiiisme était alors le grand péril des âmes,


au libre arbitre tout ce qui tient à une pieuse révêque d'Hippone ne manque pas de prémunir son jeune ami.
vie, qu'ils pensent qu'il ne faut pas le deman-
der à Dieu et que nous le tenons de notre propre .\IGISTIN A SON BIEN - AIMÉ ET DÉSIRÉ SEIGNEUR
fond. Quant à vous, si ce que j'entends dire est ET FILS PAL.\TIN, SALIT DANS LE SEIGNEUR.
vrai, vous ne regardez pas comme un don de
Dieu le commencement de la foi où se trouve 1. Votre vie, devenue plus forte et plus

aussi le commencement d'une bonne c'est-à- , féconde devant le Seigneur notre Dieu a été ,

dire d'une pieuse volonté mais vous prétendez ; pour nous d'une grande joie. Vous avez,
le sujet
que c'est par nous-mêmes que nous commen- dès votre jeunesse, aimé à vous instruire, pour
çons à croire. Pour ce qui est des autres biens avoir la sagesse des vieillards '. Car la pru-

de la vie religieuse, vous êtes d'avis que Dieu dence de l'homme et une vie
est la vieillesse ,

les donne par sa grâce aux fidèles qui deman- sans tache est une longue vie -. Que le Seigneur
dent, qui cherchent, qui frappent à la porte. l'accorde à vos désirs, à vos recherches, à
Vous ne faites pas attention qu'on prie Dieu vos instances, lui qui sait donner à ses fils les
pour les infidèles afin qu'ils croient, parce que biens les meilleurs ^ Quoique autour de vous !

c'est Dieu qui donne d'abord la foi, et qu'on les bons conseils abondent pour vous diriger

rend grâces à Dieu pour ceux qui ont cru, parce dans la voie du salut et de l'éternelle gloire, et
que c'est par lui que la foi leur a été donnée. quoique surtout la grâce du Christ vous fasse
30. Et pour finir enfin ce discours, si vous entendre au fond du cœur un efficace langage,
niez qu'il faille prier afin que ceux qui ne , nous vous apportons quelques paroles d'exhor-
veulent pas croire le veuillent, si vous niez tation à cause des devoirs que nous impose
qu'il faille rendre grâces à Dieu de ce que ceux notre affection envers vous ce sera notre :

qui ne le voulaient pas l'ont voulu, il y aura réponse à votre lettre vous n'êtes pas de ceux ;

autre chose à faire avec vous, afin que vous dont on doive secouer l'indolence et le som-
n'erriez pas ainsi, ou que vous ne jetiez pas les meil, mais vous courez et nous venons exciter
autres dans l'erreur, au cas où vous y persis- vos pas.
teriez. Si au contraire, ce que j'aime mieux 2. Il faut, mon fils, que vous ayez la sagesse

croire, vous pensez vous êtes d'accord avec


et pour persévérer, parce (|ue vous l'avez eue pour
nous que nous devons garder notre coutume choisir. Qu'il soit de votre sagesse de savoir

de prier Dieu pour ceux qui ne veulent pas d'où vient ce don. Marchez sous les yeux de
croire afin qu'ils le veulent; pour ceux qui Dieu, espérez en lui il agira lui-même, il fera
:

combattent sa loi et sa doctrine afin qu'ils s'y éclater votre justice comme la lumière et votre

Eph. I, 15, 16. — • Rom. s, 14. ' Eccl. VI, 18. — ' Sag. IV, 9. — ' Matth. vu, 11.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 47

innocence comme le midi '. 11 redressera votre prenez garde de vous en glorifier comme si
course et dirigera \otre route dans la paix -. vous ne l'aviez pas reçu ', c'est-à-dire comme
Do même que vous avez mé|)risé ce que vous si vous aviez pu l'avoir de vous-même. Sa-

espériez dans le monde, de peur de vous glo- chant de qui vous l'avez reçu, demandez-luï
ritierdans l'abondance des richesses que vous qu'il achève ce qu'il a commencé en vous.

a\iez connnencé a désirer à la facondes enfants Travaillez donc à votre salut avec crainte et
(lu siècle; ainsi maintenant ne vous confiez tremblement c'est Dieu qui, selon sa vo-
;

point dans votre propre force pour porter le lonté, opère en vous le vouloir et le faire K
joug et le fardeau du Seigncîur et ce joug sera , C'est le Seigneur qui prépare la volonté ', c'est

doux, et ce Le Psalmiste
fardeau léger *. lui (|ui dirige les pas de l'homme, cl l'homme

réprouve de la même manière ceux qui se voudra la voie de Dieu *. Cette sainte pensée
confient dans leur propre force et ceux qui vous préservera, et votre sagesse deviendra de
mettent leur gloire dans l'abondance des riches- la piété c'est-à-dire que vous deviendrez bon
:

ses *. Vous n'aviez pas encore la gloire des par le secours de Dieu lui-même, et vous ne
richesses mais vous avez sagement méprisé
, serez point ingrat envers la grâce du Christ.
celle qui aurait pu devenir l'objet de vos désirs. Vos parents vous désirent
4. ; leur foi se
Prenez garde de vous laisser surprendre par la réjouit de vous voir mettre dans Seigneur
le

confiance en vous car vous êtes lionnne et ; , des espérances meilleures et plus hautes que
(juiconque met son espérance dans l'homme les espérances de la terre. Pour nous, que
est maudit '\ Couliez- vous à Dieu de tout votre vous soyez absent ou présent, nous souhai-
CdHir, il sera lui-même votre force et dans ; , tons vous avoir dans ce même Esprit par
votre |)ieusc reconnaissance, vous lui direz lequel la charité se répand en nos cœurs, afin
avec humilité et foi « Je vous aimerai Sei- : , qu'en quelque lieu que soient nos corps, nos
« gncur, qui êtes ma force » Cette charité de ''. âmes ne puissent jamais être séparées. Nous
Dieu (|ui chasse toute crainte ', ne se répand avons reçu avec reconnaissance les cilices que
point dans nos ctrurs par nos forces , c'est-à- vous nous avez envoyés ; vous nous avez ainsi
dire par les forces humaines, mais, comme dit averti, le premier, de la nécessité de pratiquer
l'Apotre , « par le Saint-Esprit qui nous est et de garder l'humilité de la prière.
« donné ^ »
LETTRE CCXIX.
3. Veillez donc et priez, de peur que vous
(Année 427.)
n'entriez en tentation vous ^ La prière même
avertit que vous avez besoin du secours de Celte lettre, rédigée par saint Augustin, de concert avec trois
évèiiues d'Afrique, est adressée à Procule, évèque de .Marseille,
Notre-Seigneur, de peur ijuc vous ne mettiez
et à un autre évèque du midi des Gaules, appelé Cjlinnin Elle
en vous l'espérance de bien vivre. Maintenant estun monument du respect des évêques les uns pour les autres.
vous ne priez plus pour recevoir les richesses Le moine Léporius, du diocèse de Marseille, ayant été chassé à
cause de ses persistantes erreurs sur l'Incarnation était venu
et les honneurs de la vie présente_, ou quelque
,

en Afrique et s'était mis entre les mains de saint Augustin.


chose des vains biens de ce monde mais , Notre saint Docteur eut le bonheur de le ramener à la vérité et
pour que vous n'entriez pas en tentation. Si de ramener aussi ceux que Léporius avait séduits , et qui
l'avaient suivi en Afrique.
Saint Augustin s'excuse d'avoir ac-
l'homme, par sa seule volonté, pouvait s'en cueilli un moine chassé par ses collègues des Gaules et les prie
défendre, il ne le demanderait point par la de vouloir bien les recevoir, lui et ses compagnons, maintenant
qu'ils sont revenus à la vraie doctrine. 11 joint à sa lettre la
prière si la volonté suffisait pour ne pas en-
;
profession de foi, signée de Léporius et de ses compagnons. On
trer en tentation, nous ne prierions pas et si ; croit que cette profession de foi Augus-
fut rédigée par saint
la volonté man(iuait, nous ne pourrions pas tin lui-même. Il y a, dans lalettre qu'on va hre, un tact admi-
rable et des précautions parfaites pour ne pas déplaire aux deux
prier. Que Dieu donc vienne à notre aide pour
évèques des (iaules. Gennade , dans son livre des Ecrivains
\ouloir, mais prions, afin que nous puissions Ecclésiasliques, Cassien, dans son Traité de V Incarnai ion, le
((' (|ue nous aurons voulu, pape Jean II dans une lettre, Facundus , dans ses douze livres
lorsque, avec la
sur les trois chapHres, ont mentionné le retour de Léporius à
Liràce de Dieu, nous aurons aimé le bien. Vous
la foi catholique par les soins de saint Augastin.
avez commencé à le goûter, et vous devez en
rendre grâces à Dieu. Qu'avez-vous en elfet AIRÈLE, AIGISTIN, FLORENT * ET SECONDIN *
A
(lue vous n'ayez reçu? Si vous l'avez reçu, ' 1 Cor. iv,7. — "
Philip, ii, 12, 13.
• Prov. VIII, 35, selon les Septante. — * Ps. xxxvi, 23.
' Il y avait en Afrique deux du nom
d'Hippone, celle de Nu-
villes
• Ps. XXXVI, 5, G. — ' Prov. iv, 27. — •
Maith. xv, 29, 30. midie, qui a dû sa gloire à saint Augustin, et celle de Zarrite dans la
' Ps. XLViii, 7. — ' Jérém. xvii, 5. — •
Ps. xvii, 2. province de Carthage; Florent était évèque d'Hippone de Zarrite.
• I Jean, iv, 18, — '
Kom. v, 5. — '
Marc, xiv, 38. * Secoadin était évèque de Nuuiidie.
-'t-H LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. - TROISIÈME SÉRIE.
LEIRS BlEN-AhIKS KT HONORABLES FUÈUES IMIO- iiistres ne sont que ses instruments. Adminis-
CILE ET CYLINMIS, LEIRS «lOLLÈGlES DANS LE trateur et économe de sa maison, par vous il a
SACERDOCE, SALIT DANS LE SEIGNEI R. jeté à bas ce qui était mal construit; par nous
Notre il a rétabli ce qui devait
I. Léporius, que vous aviez eu rai-
fils rentrer dans l'ordre.
son de reprendre de la témérité de son erreur, Cultivateur soigneux, il a arraché par vous
ce
et que vous aviez expulsé de vos diocèses, qui était inutile et nuisible; par nous il fait a
étant venu chez nous , nous l'avions reçu des plantations utiles et fécondes. Que la gloire
comme un homme inutilement troublé ,
en revienne non pas à nous, mais h. sa miséri-
comme un esprit dévoyé ((u'il fallait ramener, corde nous sommes entre ses mains, nous
:
et
comme un malade qu'il fallait guérir. De nos discours'. Notre humilité a loué ce que
même (|ue vous avez obéi à l'Apôtre en « re- Dieu a fait par votre ministère; votre sainteté
i)renant les inquiets se réjouira également de ce qu'il a fait
« ', » ainsi lui avons -nous parle
obéi « en consolant les pusillanimes et en sup- nôtre. Recevez donc d'un cœur paternel et fra-

« portant les faibles -. » La faute où avait été ternel celui que nous avons corrigé avec une
surpris Léporius, et elle n'était pas petite, c'é- sévérité miséricordieuse. Quoique nous ayons
tait d'avoir des sentiments erronés sur le fait, vous et nous, des choses différentes, "une
Fils
unique de Dieu. Au commencement ce Fils de même charité les a inspirées, et les unes et les
Dieu était le Verbe, et ce Verbe était en Dieu, autres étaient nécessaires au salut de notre
et ce Verbe était Dieu mais, dans la plénitude ;
frère. Le même Dieu a tout fait, puisque Dieu
des temps ce Verbe s'est fait chair, et il a ha- est charité ^
bité parmi nous \ Léporius niait donc que 3. C'est pourquoi, de même que nous avons

Dieu se fût fait homme, craignant d'avoir à reçu Léporius à cause de son repentir, de
reconnaître quelque changement ou quelque même vous le recevrez à cause de sa lettre * ;

corruption indigne de la substance divine par nous l'avons signée de notre main pour rendre
laquelle le Fils est égal au Père il ne prenait
témoignage de son authenticité. Nous ne dou-
;

pas garde qu'il introduisait dans la Trinité tons pas que votre charité n'n; .prenne avec
une quatrième personne, ce qui est tout à fait grand plaisir que Léporius s'est amendé, et
contraire à la pureté du symbole et de la vérité que vous ne le fassiez savoir à tous ceux pour
catholique. Dieu aidant, nous l'avons instruit, lesquels son erreur a été un scandale. Ceux qui

le mieux que nous Favons pu, dans un étaient venus ici avec lui se sont aussi amen-
esprit
de douceur surtout parce que, après cet avis dés et ont été guéris; vous le verrez par leurs
;
qne nous donne le Vase d'élection, il poursuit signatures qu'ils ont apposées devant nous. Au
:

« faisant attention à toi-même, de peur que milieu de que nous fait éprouver le sa-
la joie*

« toi aussi tu ne sois tenté * ; » il ne voulait pas lut de nos frères, il nous reste à former un

que quelques-uns se réjouissent de se croire désir c'est que vous daigniez y mêler bientôt
:

parvenus à un progrès spirituel qui ne per- la joie d'une réponse de votre béatitude. Por-
mette plus quMIs soient tentés tez-vous bien dans le Seigneur, et souvenez-
comme le sont
les hommes. Une autre raison, c'est la salutaire vous de nous, bien-aimés et honorables frères.
et paciûque maxime qu'il ajoute « Portez les :

« fardeaux les uns des autres, et vous rempli- LETTRE CCXX.


« rez ainsi la loi du Christ. Car celui qui pense (Année 427.)
« être quelque chose, tandis qu'il n'est rien,
« se trompe lui-même % » bien-aimés et hono- Boniface fut un des derniers hommes d'épée qui soutinrent la
grandeur romaine ; ou sait comment les machinations de son
rables frères. rival Aétius lui tirent perdre la confiance de l'impératrice Pla-
nous n'aurions peut-être jamais
i. Toutefois, cidie et le firent tomber au rang des rebelles. Boniface, obligé
de se défendre contre les forces de l'empire, ne recula point
pu ramener Léporius, si auparavant vous n'a-
devant une alliance avec les Vandales et leur ouvrit les portes
viez condamné ce qu'il y avait en lui de défec- de l'Afrique. Les barbares de l'intérieur avaient levé la tète ;

tueux. 11 est à la fois notre maître et notre les intérêts catholiques étaient menacés comme les intérêts ro-
mains. Saint Augustin, ami de Boniface, souffrait d'une situation
médecin. Celui qui a dit « Je frapperai et je :
aussi mauvaise ; il écrivit au gouverneur de l'Afrique la lettre
«guérirai^; » par vous il a frappé l'orgueil, suivante, où des faits curieux se mêlent à une grande sévérité
par nous il a guéri la souffrance, et ses mi- chrétienne. L'exhortation à ne pas rendre le mal pour le mal

' I Thess, V, 14. - ' Ibid. — • Jean, 1 , 1, 14. — • Gai. vi, 1. - ' Sag. VII, 16. — IJean,iv, 8, 16.
'
' Ibid. VI, 1-3. — ' Deut. xsxw, 39. ' C'est la pièce où Léporius se rétractait de ses erreurs.
.

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 49

est ici d'un grand effet. Cette lettre remua profondément Bo- gnais d'exposer le porteur'; j'avais peur que
niface et prépara sa riSconcilialion avec Voyez ce que
IMacidie.
nous en avons dit dans notre Histoire de saint Augustin, cha-
ma ici tue ne tombât
là où je n'aurais pas voulu.

pitre LI. Pardonnez-moi vous pensez que j'ai été plus


si

timide (pie je n'aurais dû je vous ai dit cepen-


;

AI Gl.STIN A SON SF.IGNKin ET FILS ROMFACE ,


dant ce que j'ai craint.
or'iL PLAISE A LA MISÉRICORDE DE DIEU DE 3. Ecoutez-moi donc, ou plutôt écoutez le

PROTÉGER ET DE CONDUIRE POUR SON SALUT Seigneur notre Dieu par le ministère de ma
DANS LA VIE PRÉSENTE ET DANS LA VIE ÉTER- faiblesse. Rappelez -vous ce que vous étiez
NELLE. quand votre première femme, de religieuse
mémoire, était encore de ce monde; rappelez-
1. Jamais je n'aurais pu trouver, pour porter vous l'horreur que vous avez montrée, après
ma un homme plus fidèle et qui eût
lettre, sa mort, pour les vanités du siècle, et votre
auprès de vous un accès plus facile que le ardent désir de vous consacrer au service de
diacre Paul, serviteur et ministre du Christ. Dieu. Nous sommes les témoins de vos senti-
En profitant de celui que le Seigneur me pré- ments et de vos volontés à cette époque; ce
sente en ce moment et qui nous est cher à fut à Tubunes que vous nous ouvrîtes votre
tous les deux, je n'ai pas l'intention de vous âme. Nous étions seuls avec vous, mon frère
parler de votre puissance, ni de vos dignités Alype et moi. Je ne pense pas que les affaires
dans ce siècle mauvais, ni de la santé de votre dont votre vie est remplie aient pu l'effacer
chair corruptible et mortelle, qui ne fait que tout à fait de votre mémoire vous désiriez :

passer et dont la durée est toujours incertaine; quitter toutes vos fonctions publiques pour
mais je veux vous parler de ce salut que le vous créer de saints loisirs et mener la vie que
Christ nous a promis. 11 a été livré à l'opprobre mènent les moines, serviteurs de Dieu. Ce qui
et à la croix, afin de nous apprendre à avoir vous détourna de ce dessein, ce fut, d'après les
plus de mépris que d'amour pour les biens de observations que nous fîmes valoir, la pensée
ce monde, et à aimer et à attendre de lui ce des services que vous rendriez aux églises du
qu'il nous a fait voir dans sa résurrection. Car Christ, si vos actions n'avaient d'autre but que
il est ressuscité d'entre les morts, et désormais de défendre le repos de la société chrétienne
ilne meurt plus, et la mort n'aura plus sur contre les Rarbares, afin que nous vécussions,
lui aucun empire'. selon les paroles de l'Apôtre, « en toute piété
:2. Vous ne manquez pas d'hommes, je le sais, « et chasteté si, ne demandant rien à ce
-, » et

qui vous aiment selon la vie de ce monde, et monde que choses nécessaires à votre sub-
les
qui, en vue des choses d'ici-has, vous donnent sistance et à celle de vos gens, vous ceigniez le
des conseils tantôt bons, tantôt mauvais; car baudrier de la continence et vous vous armiez
ils sont hommes, ils jugent du présent comme plus fortement que vous ne l'êtes d'une autre
ils peuvent, et ignorent ce qui arrivera le len- manière par le fer et l'acier.
demain. Mais on ne vous donne pas aisément A. Lorsque nous nous réjouissions de vous
des conseils selon Dieu, pour que vous sauviez savoir dans ces intentions, vous avez passé la
votre âme. Ceux qui seraient disposés à vous mer et vous vous êtes remarié; le voyage était
les donner ne manquent pas; seulement, il ne un acte de l'obéissance que vous deviez à de
leur est pas facile de trouver les moments où plus hautes puissances, d'après les prescriptions
ils puissent vous parler de ces choses. Quant de l'Apôtre^; quant à votre second mariage,
à moi, j'ai toujours désiré et n'ai jamais trouvé vous ne l'auriez pas fait si, vaincu par la con-
ni le lieu ni le temps favorables pour faire cupiscence, vous n'aviez abandonné vos chastes
avec vous ce qu'il faudrait faire avec un homme résolutions. Cette nouvelle, je l'avoue, m'é-
{jue j'aime tant dans le Christ. Vous savez dans tonna; j'eus une consolation dans ma douleur
quel état vous m'avez vu à Hippone, quand en apprenant que vous n'aviez pas voulu épou-
vous avez bien voulu venir vers moi : j'élais si ser cette seconde femme avant qu'elle se fût
faible que je pouvais à peine parler. Mainte- faite catholique*. Et cependant, l'hérésie de
nant donc, écoutez-moi, mon fils, écoutez-moi
' Les décrets de l'empire avaient déclaré Boniface ennemi public
au moins par lettres; je n'ai jamais pu vous après son refus de quitter l'Afrique. Voyez notre Histoire de saint
en envoyer au milieu de vos dangers je crai- :
Augustin, chap. u.
M Tim. II, 2. — » Rom.
xm, 1.
' Rom, VI, 9. * Cette seconde femme de Boniface s'appelait Pélagie ; elle resta

S. AuG. — Tome III.


50 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

ceux qui nient que le Christ soit véritablement que beaucoup de gens attachés à la défense de
le Fils de Dieu est en pied dans votre maison,
votre pouvoir ou de votre personne, quelles

au point que vous leur avez laissé baptiser que soient leur fidélité envers vous et la sûreté
votre fille. De plus, si ce qu'on nous a rapporté de leurs services, désirent, par vous, arriver à
est vrai (et plût àDieu (ju'on eût été mal in- ces biens (pi'ils n'aiment pas, eux, aussi, selon

formel), des vierges consacrées à Dieu ont


si Dieu, mais qu'ils aiment selon le monde? car
été rebaptisées par ces mômes hérétiques, (jue vous, qui devriez domjjler et modérer vos cu-
de larmes il faudra pour un si grand mail pidités, vous êtes obligé de rassasier celle

Enfin, on dit que voire femme ne vous suffit d'autrui. Cela ne peut se faire qu'avec beau

pas et que vous souillez votre vie avec des con- coup de choses qui déplaisent à Dieu, et l'ar-
cubines, et peut-être ceci n'est qu'un men- deur de tant de désirs n'est pourtant pas satis-
songe. faite; il est plus facile de les refréner dans ceux

5. Que de désordres commis par vous et (jui aiment Dieu que de les assouvir dans ceux

connus de tous, depuis que vous vous êtes re- .


qui aiment le monde. C'est pourquoi la divine
marié Que puis-je en dire? Vous êtes chré-
1
Ecriture nous dit « N'aimez pas le monde, ni
:

tien, vous avez de l'intelligence, vous craignez « ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime

Dieu considérez vous-même ce (\ue je ne veux


:
« le monde, il n'aime pas le Père, parce que

pas dire, et vous Irouverez de (piels maux « tout ce qui est dans le monde est concu-

vous devez faire pénitence! .l'espère que le « piscence de la chair, et concupiscence des
Seigneur vous épargne et vous délivre de tous « yeux, et orgueil de la vie, ce qui ne vient
les périls, alin (juc vous fassiez celte pénitence « point du Père, mais du monde. Or, le monde
comme vous le devez; mais il faut écouter ce « passe et sa conciii)iscence; mais celui qui fait

qui est écrit : « Ne tarde pas à te convertir au « la demeure éternellement,


volonté de Dieu
« Seigneur, ne diffère pas de jour en jour'. » « comme Dieu lui-même demeure éternelle-
Vous dites que vous avez de justes motils d'a- ce ment'.» Pourrez- vous, sans faire ce que
gir ainsi - je n'en suis pas le juge, puisipie je
: Dieu défend et menaces,
vous exposer a ses
ne puis pas entendre les deux parties; mais, pourrez-vous, je ne dis pas rassasier, ce (jui ne

quels que soient ces motifs, qu'il est inutile de se peut, mais contenter de quelque manière,

chercher ou de discuter en ce moment, pou- en vue d'épargner de moindres maux, la con-


vez-vous nier devant Dieu que vous n'auriez cupiscence de tant d'houunes armés, dont la
pas été amené à cette nécessité si vous n'aviez cruauté est redoutable? Que de débris amon-
aimé les biens de ce monde, ces biens ([ue celés par leur cupidité violente! Et que reste-
vous auriez dû mépriser et compter pour rien t-il à prendre là où ils ont passé?

en demeurant fidèle serviteur de Dieu , tel 7. Que dirai-je de rAfritjue dévastée par les

que nous vous avions connu auparavant? Ces Barbares même de l'Africjue sans que per- ,

biens, si on vous les eût ollerts,vous auriez pu sonne les arrête ? Sous le poids de vos propres
les prendre pour en user avec piété vous ne ; atfaires, vous ne faites rien pour détourner

deviez pas, puisqu'on vous les refusait, les ces malheurs. Quand Boniface n'était que tri-
chercher de manière à vous laisser réduire à bun , il domptait et contenait toutes ces nations
la nécessité où vous êtes. Vous êtes réduit à avec une poignée d'alliés qui aurait cru que ;

faire le mal en aimant le bien peu de mal, à : Boniface devenu comte, et établi en Afrique
la vérité, par vous, mais beaucoup à cause de avec une grande armée et un grand pouvoir,
vous. Et pendant (ju'on craint ce qui est nui- les Barbares se seraient avancés avec tant d'au-

sible pour un temps fort court, si toutefois cela dace, auraient tant ravagé, tant pillé et changé
peut nuire, on ne recule pas devant ce qui en solitudes tant de lieux naguère si peuplés?
perd véritablement pour l'éternité. N'avait-on pas dit que dès que vous seriez re-
6. Pour n'en dire qu'un mot, qui ne voit vêtu de l'autorité de comte, les Barbares de
l'Afrique ne seraient pas seulement domptés,

dans l'arianisme, contrairement à ce qu'on avait annoncé à saint Au-


mais tributaires de la puissance romaine? Vous
gustin. voyez maintenant combien ont été déçues les
• Ecclés. V, 8.
' Il n'est pas douteux que l'évêque d'Hippone ne fasse allusion aux
espérances des hommes je ne vous en parlerai ;

funestes querelles de Boniface et d'Aétius et à la position du gouver- pas plus longtemps vos pensées sur ce point
:

neur de l'Afrique , après sa résistance aux ordres de l'impératrice


Placidie.
*
I Jean, ii, 15-17.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. M
peuvent être plus abondantes et plus fortes que tainpour des choses incertaines. Mais si vous
nos paroles. me consultez selon Dieu
pour sauver votre
8. Mais peut-èlre me répondrez-vous qu'il âme, et si vous vous rappelez avec crainte ce's
faut plutôt imputer ces maux à ceux qui vous paroles de l'Evangile : « Que sert-il à l'homme
ont blessé \ et qui ont payé par d'ingrates du- « de gagner perd son
le monde entier s'il

retés vos couraj^eux services. Ce sont là des a àme ?» je puis vous répondre en parfaite
'

chosesquo je ne puis ni savoir ni juger voyez ; assurance, et j'ai un conseil à vous donner.
et examinez-vous vous-même, non pas pour Ou plutôt je n'en ai pas d'autre que de vous
savoir si vous avez raison avec les hommes, répéter ce que j'ai dit plus haut : « N'aimez
mais si vous avez raison avec Dieu
puisque ;
« pas le monde ni ce qui est dans le monde.
vous vivez fidèlement dans le Cliristvous devez «Si quelqu'un aime le monde, l'amour du
craindre de l'ollenser lui-même. Je cherche, « Père n'est point en lui car tout ce qui est ,

plus haut que les querelles et les ressentiments, « dans le monde est concupiscence de la chair,

la cause de nos malheurs: les hommes doivent « et concupiscence des yeux et orgueil de la ,

imputer à leurs péchés les grands maux que « vie ce qui ne vient point du Père mais du
: ,

soulfre l'Afrique. Toutefois, je ne voudrais pas « monde. Or le monde passe, et sa concupis-


que vous fussiez du nombre de ces mécbants « cence ; mais celui qui fait la volonté de Dieu
et de ces impies dont Dieu se sert pour frapper « demeure éternellement comme Dieu lui- ,

ceux qu'il veut de peines temporelles. Des sup- « même demeure éternellement -. » Voilà un
plices éternels sont réservés à ces méchants conseil ; saisissez-le et agissez. Faites voir si

lorsqu'ayant été les instruments de la justice vous êtes un homme fort; triomphez des cupi-
de Dieu en cette vie, ils ne se corrigent pas dités par lesquelles on aime ce monde, faites
de leur malice. Songez à Dieu regardez le , pénitence du mal passé , alors que, vaincu par

Christ qui a fait tant de bien et souffert tant de ses cupidités, vous vous laissiez entraîner aux
mal. Ceux qui désirent appartenir à son mauvais désirs. Si vous recevez ce conseil si ,

royaume et vivre avec lui et sous sa loi dans si vous vous y tenez et que vous le suiviez,

une éternelle félicité, doivent aimer leurs en- vous parviendrez à ces biens qu'on ne peut pas
nemis, faire du bien à ceux qui les haïssent et perdre, et vous serez sur du salut de votre
prier pour ceux qui les persécutent - et quand ;
àme au milieu des incertitudes de votre vie et
ils sont obligés d'employer la sévérité au profit de ce temps.
de Tordre, ils gardent toujours une sincère 10. Mais peut-être me demandez-vous encore
cliarité. Si donc vous avez reçu des biens de une fois comment vous pourriez pratiquer ces
l'empire romain, des biens terrestres et passa- conseils au milieu de tant de nécessités de ce
gers car l'empire romain lui-même est ter-
,
monde qui vous enveloppent. Priez fortement
restre et n'est pas du ciel, et ne peut donner et dites à Dieu, comme le Psalmiste : « Déli-
que ce qu'il a en sa puissance ne lui rendez , ce vrez-moi des maux qui m'accablent ^ » Ces
pas le mal pour le bien et si vous en avez ; maux finissent lorsque ces cupidités sont vain-
reçu du mal ne lui rendez pas le mal pour
, cues. Celui qui^ exauçant vos prières et les
le mal. Laquelle de ces deux situations est la nôtres, vous a sauvé de tant et de si grands

vôtre? c'est ce que je ne veux pas examiner, dangers dans ces guerres visibles où l'àme
c'est ce que je ne peux pas juger je parle à un ;
n'est pas exposée quand elle est affranchie de
chrétien ne rendez ni le mal pour le bien, ni
: mauvais désirs, mais la vie seulement et une
le mal pour le mal. vie qui doit finir; Celui-là, dis-je, vous exau-
9. Vous me direz peut-être que voulez- : cera pour que vous triomphiez des ennemis
vous que je fasse dans un si grand embar- intérieurs et invisibles c'est-à-dire pour que ,

ras? — Si vous me demandez un conseil selon vous domptiez invisiblement et spirituellement


le monde et comment vous pourriez sauvegar- vos passions et que vous usiez de ce monde
,

der votre existence passagère conserver et ,


comme n'en usant pas; il permettra que vous
même accroître la puissance et la richesse que changiez en biens véritables les biens de
vous avez maintenant, je ne sais ce que je dois ce monde et que leur possession ne vous
,

vous répondre, car il n'y a pas de conseil cer- rende pas mauvais. Et d'ailleurs ce sont aussi
des biens; les hommes ne les reçoivent pas-
'
n s'agit bien évidemment ici de la conduite de Timpératrice Pla-
cidie et d'Aétius contre Boniface. — ' Malth. v, 44. • Matih. XVI, 26. — • I Jean, n, 15-17. — • Psaum. xxiv, 17.
.

52 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

d'un autre que de Celui dont le pouvoir s'étend femme, ne les connaissant pas, s'est unie à
sur toutes les choses du ciel et de la terre. De vous en toute simplicité de cœur. Plût à Dieu
peur qu'on ne croie que ce soient des maux, (jue vous pussiez lui persuader de garder la
Dieu les donne aussi aux bons mais de peur ; continence, pour que rien ne vous empêche
qu'on ne croie que ce soient de grands et de d'accomplir envers Dieu les promesses que vous
souverains biens, Dieu les donne aux mé- reconnaissez lui avoir faites Mais si cela ne se
!

chants et quand il les ôte aux bons c'est une


; , peut, conservez au moins la chasteté conjugale,
épreuve; aux méchants, c'est un supplice. et demandez à ce Dieu qui vous tirera de vos

11. Qui donc ignore, qui donc est assez in- maux^ de pouvoir faire un jour ce que vous ne
sensé pour ne pas voir que la santé de ce corps pouvez pas présentement. Cependant le mariage
mortel, la vigueur de ces membres corrup- n'empêche pas ou ne doit pas empêcher (jue
tibles, la victoire sur les ennemis, les honneurs vous aimiez Dieu et que vous n'aimiez pas le
et la puissance temporelle et les autres biens monde que dans les entreprises de guerre où
;

d'ici-bas comme aux


sont donnés aux bons vous pouvez vous trouver encore , vous gar-
méchants et enlevés aux uns comme aux autres? diez la foi promise et ne perdiez jamais de vue
Mais le salut de l'àme avec la radieuse immor- la paix que vous vous serviez des biens de ce
;

talité du corps, la force de la justice, la victoire monde pour accomplir de bonnes œuvres, et
sur les passions ennemies, la gloire, l'honneur qu'à cause de ces biens vous ne fassiez jamais
et la paix dans l'éternité ne sont donnés qu'aux le mal. Voilà, mon fils bien-aimé, ce que mon
bons. Aussi ce sont les biens que vous devez amour pour vous m'a porté à vous écrire ;

aimer, désirer, chercher par tous les moyens. c'est un amour selon Dieu et non pas selon le
Pour les obtenir et les posséder faites des , monde. L'Ecriture a dit « Reprenez le sasfe,
:

aumônes, priez, jeûnez autant que vous le « et il vous aimera reprenez l'insensé, et
; .>

pouvez sans que votre santé en souffre. Mais « gagnerez qu'il vous haïsse '. » J'ai dû periM i

n'aimez pas les biens terrestres, quelque grande que vous n'étiez pas un insensé, mais un f
que soit la part que vous en ayiez usez-en de :

manière à en tirer un grand parli pour le bien LETTRE CCXXI.


et à ne faire aucun mal. Car tout cela périra ; (Année 427.)
mais les bonnes œuvres ne périssent point,
Quodvultdeus, de sainte mémoire, alors diacre, et qui occupa
même celles qui se font avec des biens péris-
plus lardle siège de Carthage , demande à saint Augustin un
sables. travail où soient brièvement marquées les erreurs de chaque
12. Si vous n'étiez pas marié, je vous dirais, hérésie et les réponses des catholiques.

comme à Tubunes , de vivre dans une sainte


continence vous demanderais ce que nous
je QUODVULTDEUS, DIACRE A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR
;

vous défendîmes alors, je vous demanderais, ET BIENHEUREUX PÈRE AUGUSTIN, ÉVÈQUE.

autant que vous le permettraient les choses


1 J'ai appréhendé longtemps, et j'ai bien souvent
humaines de renoncer aux armes et de vivre
,
remis ce que j'ose aujourd'hui mais j'y suis dé- :

dans la société des saints, comme vous le sou- cidé surloul par la bonté de votre béatitude, à
haitiez à cette époque c'est là que les soldats
: laquelle tous rendent hommage. En songeant à
du Christ combattent en silence non point celte bonté si connue, j'ai craint que, devant Dieu,
,

il n'y eût de l'orgueil à ne pas demander, de la


pour tuer des hommes, mais pour résister aux
négligence à ne pas chercher, de la paresse à ne
princes, aux puissants et aux esprits du mal S pas frapper à la porte. Je crois qu'ici ma bonne
c'est-à-dire au démon et à ses anges. Car les volonté pourrait suffire, lors même que ma dé-
saints triomphent de ces ennemis qu'ils ne marche serait sans fruit; mais je sais avec certitude
peuvent pas voir; ils triomphent de ces en- que votre pieuse intelligence , tout entière au
Christ, est non-seulement prête à ouvrir à tous
nemis invisibles en se domptant eux-mêmes.
ceux qui le veulent la porte des vérités divines
Mais votre mariage m'empêche de vous exhorter dont une grâce céleste vous donne les clefs, mais
à embrasser la vie monastique il ne vous serait ; encore qu'elle s'adresse aux hommes de mauvaise
pas permis de vivre dans la continence sans le volonté pour les déterminer à entrer. Je n'aurai
donc garde de retenir longtemps votre révérence
consentement de votre femme. Vous n'auriez
par des discours inutiles, et je vous dirai briève-
pas dû vous marier après les paroles de Tu- ment le but de ma prière.
bunes; mais celle qui est maintenant votre 2. J'ai reconnu par moi-même qu'il y a des
• Eph, VI, 12. ' Prov. IX, 8.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. o3

ignorants dans le clergé de cette grande ville ', et cette grâce aux ecclésiastiques ignorants, vous
voire sainteté jugera si ce que je désire ne serait qui vous reconnaissez « redevable aux savants et
pas profitable à tous les ecclésiiistiques. Malgré « aux simples ', » et qui aurez le droit de dire :

mon indignité, je désire l'obtenir par le privilège « Voyez que je n'ai pas travaillé pour moi seul,
de tous ceux qui cherchent à s'éclairer de vos « mais pour tous ceux qui aiment la vérité *. » Je

travaux, vénérable seigneur et bienheureux père. pourrais encore vous adresser les instantes prières
Je demande donc à votre béatitude de vouloir bien de beaucoup d'autres et me présenter à vous, en-
nous dire quelles ont été, depuis l'établissement touré d'ignorants comme moi; mais j'aime mieux
du christianisme, les hérésies, et en quoi ont écouter votre réponse que de vous obliger à me
consisté ou consistent encore leurs erreurs, ce lire plus longtemps.
qu'elles ont pensé ou pensent encore contre
l'Eglise catholique , sur la foi , sur la Trinité
le baptême , la pénitence , Jésus-Christ homme, LETTRE CCXXIL
Jésus-Christ Dieu, la résurrection, le Nouveau et
l'Ancien Testament, et tous les points sur lesquels {Année 427.)
chacune de ces hérésies se sépare de la vérité ;
quelles sont celles qui ont le baptême et celles qui L'évêque d'Hippone parle de la difficulté du travail qui lai

ne l'ont pas, quelles sont celles après lesquelles est demandé et rappelle ce qui a été fait par saiat Epiphane et

l'Eglise baptise, sans rebaptiser, et ce que l'Eglise par Philastre.

répond à chacune d'elles par la loi, l'autorité et la


raison. AUGUSTIN , ÉVÊQUE A SON BIEN - AIMÉ FILS ET ,

3. ne suis pas assez sot, croyez-le, pour ne


Je COLLÈGUE DANS LE DIACONAT QUODVULTDEUS.
pas voir qu'il faudrait beaucoup de gros volumes
pour un travail détaillé et complet. Ce n'est pas
ce que je demande d'ailleurs je ne doute pas que
;
1 . Au reçu de la lettre où votre charité ex-
cela n'ait été fait plus d'une fois mais j'ose vous
;
primait le très-vif désir que j'écrivisse quelque
prier de nous marquer brièvement et sommaire- chose de court sur toutes les hérésies qui ont
ment les opinions de chaque hérésie et de nous pullulé contre la doctrine de Notre-Seigneur
exposer, dans une mesure qui suffise à notre ins-
depuis son avènement, j'ai profité de l'occasion
truction, quelle est la doctrine de l'Eglise catholi-
que contre chacune de ces erreurs. Ce serait comme de mon fils Philocalus un des hommes les ,

un abrégé de tous nos auteurs sur ces matières si ;


plus considérables d'Hippone, pour vous dire
([uelqu'un voulait connaître plus au long les ob- combien cela serait difficile ; je profiterai au-
jections, ou s'il ne se trouvait pas assez convaincu,
jourd'hui d'une occasion nouvelle pour vous
on le renverrait aux grands et magnifiques travaux
montrer où serait la difficulté d'une œuvre de
qui ont approfondi ces questions et surtout à ceux
de votre révérence. Mais je pense qu'une indica- ce genre.
tion de ce genre suffirait aux savants et aux igno- îl. Philastre, évêque de Bresse ', que j'ai vu
rants, à ceux qui ont du loisir et à ceux qui n'en moi-même avec saint Ambroise à iMilan, aécrit
ont pas, à tous les clercs, quels que soient leurs un livre là-dessus; il a luentionné les hérésies
rangs dans l'Eglise ; car celui qui a beaucoup lu se
souvient à l'aide de peu de mots ; celui qui sait
mêmes qui se sont montrées au milieu du
peu s'instruit dans des abrégés et y apprend ce peuple juif avant l'avènement du Seigneur, et
qu'il faut penser ou éviter, ce qu'il faut faire ou ilen a compté vingt-huit quant aux hérésies ;

ne pas faire. Peut-être même, si je ne me trompe depuis l'établissement du christianisme, il en


pas, ce petit ouvrage ne serait-il pas déplacé au
compte cent vingt-huit. Epiphane, évêque de
milieu de vos autres travaux admirables pour
confondre la malignité et les mensonges des ca- Chypre % saintement célèbre dans la doctrine
lomniateurs. L'erreur, dans le vaste champ de ses de la foi catholique, a écrit en j:rec sur ce su-
agressions, rencontre de tous côtés d'infranchis- jet mais eu ramassant les hérésies des temps
;

sables barrières, et la vérité lui lance toutes sortes qui ont précédé et suivi Notre-Seigneur, il n'en
de traits ; mais un petit livre comme celui que je
a trouvé que quatre-vingts. Tous les deux ont
désire serait une espèce de javelot dont les enne-
mis de la vérité sentiraient les atteintes multi- voulu faire ce que vous me demandez, et vous
pliées ils n'oseraient plus exhaler leur souille de
: voyez comme ils diffèrent sur le nombre des
mort. sectes cela ne serait pas arrivé, si ce qui a
:

vois que je vous suis incommode ; vous


4. Je paru hérésie à l'un avait paru hérésie à l'autre.
avez mieux à penser et de plus grandes choses à
laire, sans compter le poids de votre sainte vieil-
Il n'est pas à croire ([u Epiphane ait ignoré des
lesse et (le vos infirmités. Mais, au nom de Notre- Rom. 14. — '
'
I, Ecclés. xxiv, 47 ; xxxiii, 18.
Seigneur Jésus-Christ, qui vous a si volontiers fait • Brixiensis, ville d'Italie.
pari de sa sagesse, je demande que vous accordiez * Saint Epiphane occupa le siège Salamine, en Chypre. U
de
était né en Palestine. Son mentionné avec éloge par saint Au-
livre,
gustin, est intitulé : Panarium ou le Livre des antidotes contre
> Canbage. toutes les hérésies.
54 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

hérésies i\\ie Pliilastre ail connues, car nous


trouvons Epipliane beaucoup plus savant que LETTRE CCXXIIL
IMiilaslre; et si celui-ci avait mentionné moins (Année 428.)

d'erreurs que celui-là, nous devrions dire que


Qiiodviilldeus s'afnige de ne pouvoir obtenir ce qu'il souhaite
c'est le savoir qui lui a manqué. Mais il n'est
saint Augustin. com-
et fait de grandes instances auprès de 1! se

pas douteux qu'en pareille matière les deux pare à l'importun dont parle l'Evangile et veut frapper à la

auteurs n'avaient pas le même sentiment sur porte jusqu'à ce qu'on lui ouvre.

ce qui était ou n'était pas hérétique; et en effet,


QLODVULTDELS , DIACRE A SON VÉNÉR.\.BLE ET
il de le déterminer pleinement; en
est difficile
,

des hérésies, nous


BIENHEUREUX SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN.
dressant la nomenclature
devons prendre garde d'en omettre qui le 1. Je n'ai reçu qu'une lettre de votre révérence,
soient véritablement, et d'en compter qui ne le celle que vous avez bien voulu m'envoyer par un
soient pas. Voyez donc si peut-être je ne de- ecclésiastique; quant à l'autre que votre béatitude
vrais pas vous envoyer le livre de saint Epi- assure avoir remise à l'honorable Pliilocalus, elle
là-dessus avec no m'est encore point parvenue. J'ai toujours eu
phane je crois qu'il a jtarlé
la conscience de mes propres péchés; mais je
;

plus de lumières que IMiilastre ' vous trouve-


;
vois aujourd'hui avec évidence que ma personne
riezaisément à le faire traduire en latin à Car- est pour loule Tliglise un empêchement à, la fa-
thage, et c'est vous alors qui nous donneriez veur que j'ai instamment demandée. J'en ai ce-
ce que vous nous demandez,
pendant l'enlière confiance; Celui qui, par la grâce
de sou Fils unique, a daigné effacer les iniquités
3. Je vous recommande beaucoup le porteur
du genre humain, ne permettra pas que les
de cette lettre. C'est un sous- diacre de notre miennes soient une cause de malheur pour tout le
diocèse d'une terre d'Oronce, homme
; il est monde mais plutôt il fera surabonder la grâce
;

Irès-honorable et (jui nous est bien cher. Je où a abondé le péché *, ô vénérable seigneur et
bienheureux Père Je n'ignorais pas et je
!
>

lui écris pour ce sous-diacre et pour celui qui


avais dit à l'avance les difficultés de fouvrage
adopté; que votre bonté chrétienne lise ma
'

l'a
je vous suppliais de faire pour notre inslructi
lettre à Oronce, et veuillez l'appuyer de votre mais je savais quelle est l'abondance de c
intercession auprès de lui. Je vous envoie avec source divine que le Seigneur a mise en vc
2. Quoique Philastre et Epiphane, deux vé
ce sous-diacre un homme de notre Eglise,
râbles évoques, aient l'ait quelque chose de se'
pour éviter qu'il ait trop de peine pour arriver
blable à ce que je demande (et je l'iguorais corn;
jusqu'à vous : car j'en suis très-occupé ;
et
tant d'autres choses, ou plutôt comme toute chose);
j'espère que le Seigneur, par l'entremise de je ne pense pas pourtant qu'ils aient eu le soin
votre charité, me délivrera de mes inquiétudes et la précaution de faire suivre chaque erreur des
vérités contraires et d'y joindre les pratiques; et
à cet égard. Je vous prie aussi de vouloir bien
puis, ni l'un ni l'autre de ces deux ouvrages n'ont
me dire quels sont, pour la foi catholique, les peut-être la brièveté que je désire. C'est inutile-
sentiments de ce Théodose par lequel des ma- ment qu'on renverra à l'éloquence des Grecs celui
nichéens ont été découverts quels sont aussi ; qui ne saura pas même ce qu'on aura écrit en
les sentiments de ces manichéens qui ont été latin et, quant à moi, ce n'est pas un conseil que
;

j'ai demandé, mais un secours. Que puis -je ap-


découverts par lui que nous croyons rame-
et
prendre à votre révérence, non-seulement sur la
nés à la vérité. Si par hasard vous savez quelque difficulté, mais encore sur l'obscurité des inter-
chose du voyage de nos saints évêques, faites- prètes, lorsque vous le savez bien mieux et parfai-
le-moi savoir -. Vivez pour Dieu. tement? Au reste, depuis les ouvrages de Phi-
lastre et d'Epipliane, il y a eu de nouvelles hérésies

' Si saint Augustin, comme on l'a quelquefois répété , n'avait pas


dont ces deux évoques ne parlent pas.
su le grec, pu lire et juger ainsi l'ouvrage de saint
il n'aurait pas 3. J'ai donc particulièrement recours à votre
Epiphane qui, à cette époque, n'avait pas encore été traduit en latin. piété; je fais appel de ma voix seule, mais au
Le P. Pétau a donné, en 1662, en grec et en latin , les Œuvres de nom du désir de tous, à ce cœur toujours prêt à
saint Epiphane, 2 volumes in-folio, et Migne les a réimprimées dans
sa Pairologie. la bonté. Ne parlons ))lus de ces festins étran-
• Nous avons dans VEisfoire de saint Augustin (chap. un),
dit gers que vous nous oITrez dans votre lettre ne ;

que par du grand docteur, une ambassade d'évéques, à


l'inspiration
refusez pas à nos besoins et à nos instances de
la tète desquels figurait Alype, prit le chemin de l'Italie ; cette am-
bassade avait mission de découvrir la vérité au milieu des trames
nuit le pain de l'Afrique que notre province a
ourdies par Aétius, et d'opérer un rapproclicment entre l'impératrice coutume de placer avant tout, et qui a le goût et
Placidie et le comte Bo.niface. le prix de la manne du ciel. Je ne cesserai de
frapper jusqu'à ce que vous m'accordiez ce pain
si désiré; je n'ai aucun droit à ce que je vous

» Rom. v, 20.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 55

demande, mais je l'obtiendrai par une importu- les Grecs appellent des homélies. J'avais relu
niléque rien ne lassera. beaucoup de mes lettres mais sans avoir rien ,

encore dicté à cet égard, quand les livres de


LETTRE CCXXIV. Julien ont commencé à m'occuper. Je suis en
train de répondre au quatrième; lorsque la
(Année 428.)
réfutation de celui-ci et du cinquième sera
Saint Augustin promet au diacre de Cartilage de faire ce qu'il terminée, si les trois autres n'arrivent pas, je
lui laissera quel-
désire, dès^que sa réponse aux livres de Julien commencerai, avec la volonté de Dieu, ce
que loisir donne de curieux détails sur la Revue de ses ou-
il
;

vrages qui a occupé les derniers temps de sa vie. que vous demandez je m'en occuperai en ;

même temps que de la revue de mes ou-


vrages •, donnant à ces travaux mes heures du
ALGISTIN, ÉVÈQIE, A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR
jour et de la nuit.
(^LODVLLTI)EIS, SON FRÈRE ET SON COLLÈGUE
3. Je dis tout cela à votre sainteté, afin que
D.\NS LE DIACONAT.
plus vos instances sont vives, plus vous de-

écrire s'oiîre à moi, mandiez ardemment au Seigneur qu'il vienne


1. Une occasion de vous
prêtre de Kussale que recommande à mon aide pour la satisfaction de vos louables
par un je

vous me désirs et l'utilité de ceux à qui vous croyez


à votre charité. J'ai revu la lettre 01:1

qu'une œuvre semblable puisse profiter, bien-


demandez d'écrire sur les hérésies qui ont pu
aimé seigneur et frère *.
s'élever depuis qu'on a coiumencé à prêcher
Je vous recommande encore une fois le por-
dans le monde linrarnalion du Seigneur. J'ai
teur de ma lettre et l'affaire pour laquelle il
môme songé d'abord à entreprendre l'ouvrage
,

chose vous se met en route. Si vous connaissez celui avec


et à vous en envoyer quelque
:

d'autant jdus ([ui il doit s'entendre, je vous prie de ne pas


auriez vu (lue cet ouvrage est
lui refuser votre appui; car nous ne pouvons
difficile que vous le voulez plus court. Mais
affaires qui sont pas abandonner , dans leurs besoins ces ,
j'en ai été empêché par des
et auxquelles m'était impossible hommes qui sont pour nous, non pas des fer-
survenues il

même été obligé d'interrompre miers, mais des frères, et dont nous devons
d'échapper; j'ai
prendre soin dans la charité du Christ. Vivez
ce que dans les mains.
j'a\ais
réponse aux huit livres que Ju- pour Dieu.
2. C'est ma
lien a publiés, après les quatre auxquels
j'a-
LETTRE CCXXV.
vais déjà répondu. C'est à Rome que mon
frère
(Année 429.)
Alype a trouvé ces livres il ne les avait pas :

encore fait tous copier, lorsqu'une occasion Saint Prosper (d'Aquitaine) , l'auteur du Poème contre les

s'est présentée de m'en envoyer


cinq il n'a pas ; ingrats, écrivain de talent et d'une foi profonde, a glorieuse-
ment mêlé son nom aux luttes coutre le serai-pélagianisme. Le
voulu la manquer il me promettait l'envoi ;
parti des semi-pélagiens, dans les Gaules, avait pour chef le

prochain des trois autres, et me demandait célèbre Jean Cassien, fondateur de l'abbaye de Saint-Victor, à

vivement de ne pas tarder à y répondre. Pressé Marseille ; Prosper était retiré dans cette ville pendant que de

même évèques du midi des Gaules


par ses instances, j'ai ùté une partie démon
pieux prêtres et d'illustres

refusaient d'accepter toute la doctrine de saint Augustin, sur la

temps à ce que je faisais; voulant mener de grice. Il écrivit à l'évèque d'Hippone la lettre suivante pour le

front la réponse à Julien et mon œuvre com- mettre au courant de tout ce qui se passait autour de lui et

pour le supplier de venir en aide à la vérité méconnue. On lira

mencée je donne à l'un mes jours, à l'autre


,
tout à l'iieure une lettre écrite dans le même sens par Hilaire,

mes nuits, autant que me le permettent d'au- qui était laïque comme Prosper. Les livres de la Prédestination

qui se renouvellent sans cesse. des saints et du Don de la persévérance furent la réponse de
tres occupations
saint Augustin aux deux laïques des Gaules.
Je faisais une chose très-nécessaire car c'était ,

la revue de mes ouvrages j'y cherchais


ce qui ;
PROSPER A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR LE PAPE
pourrait me choquer ou choquer les autres ;
AUGUSTIN, SON ADMIRABLE, ÉMINENT, ET IN-
tantôt je me condamnais, tantôt je me défen- COMPARABLE MAÎTRE.
dais enexpliquantcommcnt on doit entendre tel
ou tel passage. J'avais déjà fait deux volumes, 1. Je vous suis inconnu de visage , mais je ne
revu tous mes livres dont j'ignorais le
j'avais vous suis pas inconnu de cœur et de parole, si
nombre j'ai su par là que ce nombre est
: , ,

Le catalogue de Possidius, qui comprend les livres, les lettres et
sermons de saint Augustin, nous donne un total de mille trente
de deux cent trente-deux. Il me restait à revoir
les
écrits.

les lettres , ensuite les discours au peuple, que


'
Saint Augustin , dans son livre des Bérésies, ne nous a donne
56 LKTTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

vous voulez bien vous en souvenir; car je vous ai prescience, avant la création du monde, ceux qui
écrit et j'ai reçu de vos par mon saint frère
lettres croiraient et qui, avec le secours de sa grâce, de-
Lcontius, diacre. J'ose aujourd'hui écrire encore meureraient dans la foi; il a prédestiné pour son
à votre Béatitude, non pas seulement, comme royaume éternel ceux qu'il a gratuitement ap-
alors, par un sentiment de respect, mais j'y suis pelés, et qu'il a prévus devoir ètic dignes de
poussé par mon attachement à la foi, qui est la l'élection et saintement de cette vie. Us
sortir
vie de l'Eglise. Je connais votre zèle vigilant pour disent que enseignements divins exhortent tout
les
tous les membres du corps du Christ, vos vigou- homme à croire et à bien faire, alin que personne
reux combats contre les pièges des doctrines hé- ne désespère d'obtenir la vie éternelle, puisqu'une
rétiques, et je n'ai pas craint de vous paraître in- récompense est préparée à la piété volontaire. En
commode ni importun, puisqu'il s'agit du salut de ce qui touche le décret de Dieu sur la vocation des
plusieurs, ce qui dès lors regarde votre piété : hommes, par suite duquel a été faite la séparation
bien au contraire, je me croirais coupable si, en des élus et des réprouvés, soit avant le commen-
présence d'opinions que je reconnais pour être cement du monde, soit au moment de la création
très-dangereuses, je ne m'adressais pas au défen- du genre humain, de sorte que, selon qu'il a plu
seur particulier de la foi. au Créateur, les uns naissent des vases d'honneur,
2. Beaucoup de serviteurs du Christ, dans la les autres des vases d'ignominie, les hommes
ville de Marseille, après avoir lu vos écrits contre dont je vous parle croient que cette doctrine ren-
les hérétiques pélagiens, trouvent votre doctrine drait incapables d'efl'orl ceux qui tombent et ôte-
contraire à l'opinion des Pères et au sentiment de rait aux saints leur active et vigilante énergie. Ils
l'Eglise dans tout ce que vous avez dit de la voca- jugent que des deux côtés il n'y a rien à faire,
tion des élus selon le décret de Dieu. Pendant puisque les réprouvés ne peuvent en aucune ma-
quelque temps ils ont mieux aimé accuser leur nière entrer dans le royaume de Dieu et qu'il n'y
défaut d'intelligence que de blâmer ce qu'ils a pas de négligence qui puisse en exclure les
ne comprenaient pas, et quelques-uns d'entre élus; de quelque façon (lu'ils agissent, il ne peut
eux voulaient vous demander sur cela de plus pas leur arriver autre chose que ce que Dieu a
"~
claires explications; mais il est arrivé, par une résolu; il n'y a pas de course ferme avec n"'^
disposition de la miséricorde de Dieu, que les pérance incertaine, car tout efTort est vai.
mêmes choses ayant ému en Afrique quelques décret de Dieu le veut autrement. Ces h
chrétiens ', vous avez composé le livre de la Cor- prétendent qu'il n'y a plus ni activité ni vi
rection et de la Grâce, tout rempli de l'autorité di- les desseins de Dieu préviennent les volontés
vine. Ce livre étant venu à notre connaissance avec maines; que, sous le nom de prédestination, c'l
une opportunité inespérée, nous crûmes que toute une nécessité fatale qu'on établit; et que le Sei
querelle allait s'éteindre ; vous y répondez si pleine- gneur a créé des natures différentes, si nul ne
ment etsi parfaitement à toutes les difficultés sur les- peut être autrement qu'il n'a été fait. Pour achever
quelles on voulait vous consulter, que vous semblez de vous exposer en peu de mots les opinions de
n'être occupé que d'apaiser les esprits au milieu de ces saints hommes, elles sont la reproduction ar-
nous. Mais de même que ce livre a donné beau- dente de toutes les difficultés que votre sainteté
coup plus de lumière et de savoir à ceux qui déjà s'est proposées dans le livre De ta Correction et de
suivaient l'autorité apostolique de votre doctrine; la Grâce, et de toutes les objections soulevées par
ainsi il n'a fait qu'accroître l'éloignement de ceux Julien et si puissamment réfutées par vous. Quand
qui s'embarrassaient auparavant dans les ténèbres nous leur opposons les écrits de votre béatitude,
de leurs propres pensées. Un dissentiment si si (orlemcnt appuyés par tant de passages des di-
marqué est d'abord dangereux pour eux, car il vines Ecritures, ou que nous ajoutons quelque
est à craindre que le souffle de l'impiélé péla- chose de nous en vous prenant pour modèle, ils
gienne ne gagne des hommes considérables et cherchent à autoriser leur obstination par l'anti-
connus par la pratique de toutes les vertus; en- quité; ils affirment que jamais aucun auteur ec-
suite il est à craindre que des esprits simples, clésiastique n'a entendu comme à présent les
dont le respect est grand pour la vertu de ces passages de rapO)tre Paul aux Romains, au sujet
hommes-là, et qui les suivent les yeux fermés, de la manifestation de la grâce divine qui prévient
n'acceptent leur sentiment sur ce point en se les mérites des élus, Lorsque nous les prions de
croyant en sûreté. nous dire comment ils comprennent eux-mêmes
Voici donc ce qu'ils pensent sur ces matières ;
3. ces passages, ils répondent qu'ils n'ont encore
ils reconnaissent que tout homme a péché en rien trouvé qui leur plaise, et demandent qu'on
Adam, et que personne n'est sauvé par ses œu- garde le silence sur des choses dont personne n'a
vres, mais par la grâce de Dieu au moyen de la pu encore pénétrer la profondeur. Enfin leur opi-
régénération ils disent que la propitiation qui
; niâtreté va jusqu'à déclarer notre foi sur ce point
est dans le sacrement du sang du Christ, est offerte nuisible à l'édification de ceux qui en entendent
à tous les sans exception, de manière
hommes parler; ils pensent que la vérité fût -elle avec
,

que quiconque veut arriver à la foi et au baptême nous, nous ne devrions pas la donner à con-
peut être sauvé. Selon eux. Dieu a connu iiar sa naître il leur parait dangereux de prêcher ce qui
:

ne saurait être bien reçu, et ils ne trouvent aucun


que l'exécution de la première partie de son plan ; la mort l'empê-
péril à ce qu'on ne dise rien de ce qui ne saurait
cha d'achever cet ouvrage
'
Les moines d'Adrumet. se comprendre.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 57

4. Quelques-uns d'entre eux sont si près du l'élection à défaut de mérites qui aient
divine,
péliii^ianisuie, que, lorsqu'ils sont poussés ù le- existé, ils en imaginent dans un avenir (jui ne
connailre la grâce du Christ qui prévient tous les doit pas être; par un nouveau genre d'absurdité

mérite.-, liuuiains parce qw. si elle était donnée en


qui leur appartient, ils veulent que Dieu prévoie
considération des mérites, elle ne devrait plus ce qui ne doit pas se faire et que ce qu'il a prévu
s'appeler grâce, ils nous disent ceci Chaque :
ne se fasse pas. Us croient beaucoup plus raison-
homme est créé par la grâce de Dieu avec le libre nablement établir celte prescience de Dieu pour
arbitre et la raison ; il n'avait rien fait pour nu^- les mérites humains, prescience qui, selon eux,

riter cela, puisqu'il a été créé


n'existait pas ;
et il détermine la grâce de la vocation, lorsqu'on en
dans cette condition afin que, discernant le bien vient à considérer les nations du temps passé que
et le mal, il puisse diriger sa volonté vers la con- Dieu a laissées cheminer dans leurs voies, ou
naissance de Dieu, la pratique de ses commande- celles d'à-présent qui périssent dans l'impiété
ments et parvenir ainsi, c'est-à-dire par ses la- d'une vieille ignorance, sans qu'aucun rayon de
cultés naturelles, en demandant, en cherchant, la Loi ou de l'Evangile ail brillé au milieu de

en frappant à cette grâce qui nous fait renaître l'épaisseur de leurs ténèbres. Néanmoins, partout
dans le Christ : s'il reçoit, s'il trouve, s'il entre, où la porte s'est ouverte aux prédicateurs de la
c'est qu'il a fait un bon usage d'un bien de na- la vérité, le peuple, qui était assis dans les ténèbres

ture, et qu'à l'aide grâce initiale, il parvient


de la et l'ombre de la mort, a vu une grande lumière *;

à la grâce qui sauve. —


Us entendent le décret de le peuple qui n'était pas le peuple de Dieu l'est

la vocation, en ce sens que Dieu a résolu de n'ad- devenu; et ceux dont Dieu n'avait pas eu pitié
mettre personne dans son royaume autrement que sont maintenanl l'objet de sa miséricorde -. Nos
par le sacrement de la régénération, et qu'il ap- contradicteurs nous disent ici que le Seigneur a
pelle au salut tous les hommes, soit par la loi na- connu d'avance ceux qui croiraient, et que pour
turelle, soit par la loi écrite, soit par la prédica- chaque nation il a disposé le ministère des pas-
tion de l'Evangile ainsi ceux qui le veulent
: teurs et des maîtres de façon à le faire arriver en
'eviennent enfants deDieu, ceuxqui ne le veulent des temps où se rencontreraient les bonnes vo-
pas sont inexcusables; la justice de Dieu veut que lontés pour croire; ils répèlent qu'il demeure
eux qui ne croient point périssent, sa bonté toujours certain « que Dieu veut que tous les
".late en ce que nul n'est retranché de la vie « hommes soient sauvés et qu'ils arrivent à la

ernelle,mais Dieu veut que tous indiO'éremment « connaissance de la vérit^ ^; » parce que ceux-là

ient sauvés, et qu'ils arrivent à la connaissance sont inexcusables qui, par leurs forces naturelles,
'
la vérité. —Là-dessus ils citent des passages ont pu parvenir au culte du Dieu unique et véri-
des divines Ecritures qui invitent les volontés des table, et s'ils n'ont pas entendu la prédication de
hommes à l'obéissance les hommes font ou ne : l'évangile, c'est qu'ils devaient ne pas lui ouvrir
font pas ce qui leur est prescrit, cela dépend de leur cœur.
leur libre arbitre. Et de ce qu'il est dit du préva- 6. Nos contradicteurs disent que Notre-Seigneur
l'icatour, qu'il n'obéit pas parce qu'il ne l'a point Jésus-Christ est mort pour tout le genre huniain,
voulu, on conclut que le fidèle observe les com- que nul n'est excepté de la Rédemption qui est le
mandements parce qu'il le veut, que chacun a prix de son sang, pas même celui qui passe sa
autant de penchant pour le mal que pour le bien , vie éloigné de lui, parce que le sacrement de la
que le cœur va de la même manière au vice ou à miséricorde divine appartient à tous les hommes;
la vertu; que la giàce de Dieu soutient celui qui que si beaucoup ne sont pas régénérés, c'est qu'ils
désire le bien, et qu'une jusle condamnation at- auraient refusé de l'être; qu'en ce qui touche la
tend celui qui fait le mal. volonté de Dieu, la vie éternelle est préparée pour
.S. Quand on leur objecte cette multitude in- tout le monde, mais qu'en ce qui louche le libre
nombrable d'enfants qui, n'ayant aucune volonté, arbitre, la vie éternelle n'est obtenue que par ceux
aucune action qui leur soit propre, et n'étant cou- qui d'eux-mêmes croient en Dieu, et, en considé-
pables que du péché originel par lequel tous les ration du mérite de leur foi, reçoivent le secours
iiommes sont enveloppés dans la condamnation de la grâce. Ces hommes dont l'opposition nous
du piemier homme, sont discernés non sans un blesse et dont les sentiments étaient autrefois
jugement de Dieu; quand on leur rappelle que ces meilleurs, en sont arrivés à parler ainsi de la
enfants, sortis de cette vie avant de connaître la grâce , parce que s'ils reconnaissaient que la
différence du bien et du mal, deviennent héritiers grâce prévient tous les mérites et que sans elle il
du royaume du ciel ou tombent dans la mort éter- n'y en a pas, ils seraient nécessairement amenés
nelle, selon qu'ils ont reçu ou qu'ils n'ont pas reçu à nous accorder que Dieu, selon le décret et le
le baptême, ils répondent que Dieu les damne ou les conseil'de sa volonté, par un jugement secret et
sauve selon ce qu'il prévoit de leur vie s'ils une action manifeste, crée des vases d'honneur
avaient vécu. Us ne font pas attention que celte et des vases d'ignominie, puisque personne n'est
grâce de Dieu , dont ils font la compagne des justifié que par la grâce et que nous naissons
mérites humains, au lieu de vouloir qu'elle les tous dans la prévarication. Mais ils refusent
précède, ils la soumettent aux volontés mêmes d'avouer cela; ils craignent d'attribuer à l'œuvre
([u'ils avouent être prévenues par elle, dans leur divine les mérites des saints; ils nient que le
hypothèse de fantaisie. Mais, dans leur parti pris IX, 2; Matth. iv, 16. —
' Is. ' Osée, II, 23, 24 ; Rom. ix, 23.
de découvrir des mérites d'où puisse dépendre ' I Tim. Il, 4.
58 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.
nombre des élus prédestinés ne puisse ni s'ac- ou .si la prescience et le décret sont différents
croître ni diminuer, de peur qu'il n'y ait plus d'après les états et les personnes : ainsi, par
moyen de parler à l'infidélité ou à la négligence, exemple, il y aurait une sorte de vocation dans
et que toute activité et tout travail cessent, car à ceux qui sont sauvés sans rien faire, comme si
quoi bon des cOorts s'il n'y a pas d'élection? Ils le décret seul de Dieu subsistait ici, et il
y au-
disent que chacun peut s'exciter à corriger ses rait une autre sorte de vocation dans ceux
qui
l'aulcs et à faire des progrés dans la piété, si on sont sauvés, après avoir fait quelque chose de
croit que cela puisse être bon pour le salut, et bien, et ici le décret pourrait subsister avec la
que le secours de Dieu vient en aide à notre li- prescience. Quoiqu'il soit impossible de séparer,
berté, qui se sera attachée à ce que Dieu com- par une diftérence de temps, la prescience du dé-
mande. A l'âge où l'on peut faire un libre usage cret, dites-nous si la prescience n'est pas toujours
de sa volonté, il faut deux choses pour le salut : la appuyée en quelque manière sur le décret, et s'il
grâce de Dieu de l'homme. Ils veu-
et l'obéissance n'y a rien de bon en nous qui ne découle de Dieu,
lent que l'obéissance précède la grâce, de façon à de môme qu'il n'y a aucune chose au monde que
faire croire que le commencement du salut vienne Dieu n'ait connue; dans sa prescience. Enhn,
de celui qui est sauvé et non pas do celui qui montrez-nous comment la doctrine du décret de
sauve, et que la volonté de l'homme se procure le Dieu, par lequel deviennent fidèles ceux qui sont
secours de la grâce divine, au lieu que ce soit la prédestinés pour la vie éternelle, n'empêche pas
grâce qui s'assujétisse à la volonté humaine. de les exhorter à la piété, et ne saurait être un
7, La perversité d'opinions pareilles nous est motif de négligence pour ceux qui n'espéreraient
connue par miséricorde de Dieu et par les en-
la pas être du nombre des élus. En vous priant de
seignements de votre béatitude. Nous pouvons supporter patiemment notre ignorance, nous vous
continuer à les repousser avec fermeté, mais notre demanderons encore ce qu'il faut répondi'c lors-
autorité n'est pas égale à l'autorité de ceux qui qu'on nous objecte que, parmi les anciens, il n'en
soutiennent ces doctrines; ils l'emportent beau- est presque pas qui aient entendu le décret et la
coup sur nous par les mérites de leur vie, et prédestination de Dieu selon la prescience; ils
quelques-uns d'entre eux s'élèvent plus encore nous disent que Dieu a créé les uns des vases
par la dignité épiscopale dont ils ont été récem- d'honneur, les autres des vases d'ignominie, parce
ment revêtus sauf un petit nombre de partisans
: ([u'il prévoyait la fin de chacun d'eux et l'usage

intrépides de la grâce parfaite, personne n'ose qu'il ferait de sa volonté avec l'assistance même
tenir tète à des hommes si supérieurs. Les dignités de la grâce.
nouvelles de ces redoutables contradicteurs ont 9. Après que vous aurez éclairci ces choses et
ajouté au péril, soit pour ceux qui les écoutent, beaucoup d'autres qui pourront se présenter à
soit pour eux-mêmes; le respect dont on les en- votre esprit, quand vous reviendrez sur ces ques-
toure fait faire silence et laisse tout passer sans la tions avec la profondeur de votre regard, nous
moindre observation bien des gens croient irré-
: croyons et nous espérons que non-seulement vous
préhensible ce qui ne rencontre de cette manière aurez fortifié notre faiblesse par le secours de vos
aucune contradiction. 11 y a encore bien du poison raisonnements, mais encore que les hommes
dans ces restes de l'impiété pélagienne si le prin- : pieux, élevés en dignités, et retenus sur ce point
cipe du salut est placé dans l'homme; si la vo- dans les ténèbres de l'erreur, ouvriront leurs yeux
lonté humaine passe avant la volonté divine, de à la pure lumière de la grâce. L'un d'eux, homme
façon qu'on obtienne le secours de Dieu de grande autorité et fort appliqué aux études
parce qu'on le veut et que ce ne soit pas le se- chrétiennes, le saint évêque d'Arles, Hilaire, ad-
cours de Dieu qui nous fasse vouloir; si on croit mire la doctrine de votre béatitude et s'y attache
que l'homme, originellement mauvais, commence sur tous les autres points; quant à cette question,
à être bon par lui-même et non point par Celui il y a longtemps qu'il veut écrire son sentiment à

qui est le souverain bien; si on soutient qu'on votre sainteté. Mais nous ne savons pas s'il le
puisse plaire à Dieu autrement que par un don fera ni de quelle manière il le fera; et comme par
de sa miséricorde, accordez-nous, bienheureux une grâce que Dieu a fait au siècle présent, la
pape, excellent père, autant que l'aide de Dieu force de votre charité et de votre science est notre
vous le permettra, accordez-nous l'appui de vos espérance au milieu de toutes nos inquiétudes et
pieuses pensées, et daignez éclaircir par les ex- de nos tristesses, nous vous conjurons d'instruire
plications les plus lumineuses ce qui, dans ces les humbles et de réprimander les superbes. Il est
questions, resterait encore obscur et difficile à utile et nécessaire d'écrire de nouveau ce qui a
comprendre. été écrit, de peur qu'on ne regarde comme peu
8. Et d'abord, comme beaucoup de gens ne important ce qui n'est pas fréquemment relevé.
pensent pas que la foi chrétienne reçoive la Ils croient sain ce qui ne les fait pas souffrir, et

moindre montrez com-


atteinte de ces divisions, ne sentent pas la plaie sous la peau mais qu'ils :

bien cette persuasion est dangereuse. Faites voir sachent que la persistance du gonflement exige
ensuite comment le libre arbitre demeure entier l'emploi du fer.
avec la grâce qui le précède et opère avec lui. Que grâce de Dieu et la paix de Notre-Sei-
la
Dites-nous si la prescience de Dieu et le décret gneur Jésus -Christ vous couronnent en tout
de sa volonté vont ensemble, de manière qu'il temps, et vous conduisent de vertu en vertu jus-
faille regarder comme prévu ce qui est résolu; qu'à l'éternelle gloire, ô bienheureux seigneur
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 59

et pape, ô admirable, émincnt cl incomparable expliquent de cette manière les paroles de l'Ecri-
mailre ! ture « Crois, et lu seras sauvé ' ; « ils disent que
:

Dieu exige l'un et olfre l'autre, et que si on (ait


LETTRE CCXXVL ce que Dieu exige, il fera ce qu'il promet. C'est
donc la foi qu'ils demandent d'abord à l'homme,
(Année 429.) parce que cela a été accordé à sa nature par la
volonté du Créateur; ils n'imaginent point que la
Voici la leltrc d'Hilaire sur les semi-pélagiens des Gaules ;
nature soit jamais assez dépravée, assez perdue, pour
elle n'est pas d'une aussi bonne latinité que la lettre de saint qu'elle ne doive ou ne puisse pas aspirer à la gué-
Prosper, mais on sent un esjjril pieux et vif, très-appliqué aux rison on est guéri si on le veut, on est châtié si
:

études religieuses, et auquel les matièros de la grâce étaient fa- on ne le veut pas. Ils disent que ce n'est pas nier
milières FIdaire ramasse, autant qu"d le peut , les objeclions et
la grâce que d'admettre tout d'abord une volonté
les raisonnements des semi-pélagiens et s'adachc à ne rien lais-
qui cherche un si grand .Médecin, ne pouvant rien
ser ignorer au grand évéquo dont il invoque les lumières. On
comprendra, par sa lettre, qu'd avait vu saint Augustin à Hip- par elle-même. Ces paroles de l'Ecriture « Selon :

pone ;
engagé Prosper à écrire de son côlé
c'est lui qui avait « la mesure de foi accordée à chacun -, » et d'au-
au grand docteur. Quinze ans auparavant , un laïque du nom tres paroles de ce genre, ils les entendent en
,
ce
d'IIilaire, écrivait de Syracuse à saint Augustin, précisément sur sens que celui qui commence par vouloir est aidé
la question pélagienne , et le saint évèque lui répondait ; cet de la grâce, et non pas en ce sens que ce vouloir
Hilairede Syracuse, qui écrivait en 414, est-il le même que le
même soit un don de Dieu et que ce don soit re-
laïque de ce nom écrivant de Marseille en 429? c'est possible
fusé à des hommes qui ne sont pas plus coupa-
mais nous ne l'aflirmons pas Ce qui est indubitable, c'est que
que nous allons
bles que d'autres, et qui auraient pu également
l'auteur de la lettre traduire est différent de
saint Ililaire, évèque d'Arles. être délivrés, si la volonté de croire leur eùl été
donnée comme ci ces autres, aussi indignes qu'eux.
Nos contradicteurs prétendent qu'on rend facile-
HIL.\IRE A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR, A SON
ment raison de l'élection ou de la réprobation
PÈRE AUGUSTIN, TRÈS-AIMABLE ET TRÈS-ADMI- en supposant l'homme capable de mépriser ou
RABLE D.\NS LE CHRIST. d'obéir, et en faisant du mérite de la volonté
humaine le fondement même des décrets de Dieu.
on aime à n'-pondrc aux questions propo-
*. Si 3. Quand on leur demande pourquoi la vérité

par des gens studieux, en debors de toute
. est annoncée aux uns et pas aux autres, eu
Iroverse et sur des choses qu'on puisse ignorer telpays et non pas ailleurs, et pourquoi elle ne
s danger, vous ferez bon accueil, je pense, au l'apas été à tant de nations du temps passé, et
Il que je vais vous faire d'après les instances pourquoi aujourd'hui encore elle ne l'est pas à
quelques-uns. Il s'agit de certaines opinions quelques-unes; ils répondent que la vérité a été
.^.itraires à la vérité, et ce n'est pas tant pour ou est prèchée selon que Dieu, dans sa prescience
nous que nous implorons votre zèle que pour ceux éternelle, sait que tels hommes, à tels temps et en
qui sont troublés et pour ceux qui troubleni, ô telles contrées, la
recevront avec foi. Ils déclarent
bienbeureux seigneur, et père très-aimable et très- prouver cela, non-seulement d'après les témoi-
admirable dans le Christ. gnages de beaucoup de docteurs catholiques,
Voici donc ce qui se répand à Marseille et en
2. mais même d'après d'anciens écrits de votre sain-
d'autres lieux de la Gaule. On regarde comme teté, où, du reste, la grâce se trouve enseignée
nouveau et comme nuisible de prêcher que quel- aussi clairement qu'en d'autres de vos ouvrages.
ques hommes doivent être élus selon le décret Ils citent votre réponse à Porphyre sur l'époque

de Dieu, et qu'ils ne peuvent ni entrer ni per- de l'avènement de la religion chrétienne, quand


sévérer dans la voie du bien, si Dieu ne leur vous dites « que le Christ a voulu apparaître au
donne la volonté de croire. On dit que la pré- « milieu des hommes et leur prêcher sa doctrine,
dication perd toute sa force, s'il n'y a plus rien « dans temps et les lieux où il savait qu'ori
les
dans les hommes qu'elle puisse remuer. On est « croirait en lui '. » Ils citent ce passage de votre
d'accord que tout homme a été perdu par la commentaire sur l'épitre aux Romains « Tu me :

faute d'Adam, et que nul, par sa propre volonté, « dis Pourquoi se plaindre encore? Quelqu'un
:

ne peut être délivré de cette mort; mais, en même « résisle-t-il à la volonté de Dieu *?
temps, voici ce qu'on estime vrai et favorable à « L'Apôtre, observez-vous, répond ici de ma-
la prédication quand les moyens de salut sont
: « nièreà faire comprendre aux hommes spirituels
annoncés à des hommes tombés et qui ne peuvent « et ne vivant pas selon l'homme terrestre, à qui
se relever par leurs propres forces, s'ils veulent « sont imputables les premiers actes de foi ou
et croient pouvoir être guéris de leur maladie, ils « d'impiété, et comment Dieu, par sa prescience,
méritent une augmentation de foi et l'entier réta- « sauve ceux qui doivent croire et damne les au-
blissement de la santé de leur âme. On convient, « très il ne fait pas choix
: de ceux-là et ne re-
du reste, que personne ne peut se suffire à soi- « jette pas ceux-ci d'après leurs œuvres; mais il
même pour commencer une bonne œuvre, encore « accorde à la foi des uns de faire le bien et en-
moins pour l'achever on ne compte pas comme : « durcit l'impiété des autres, en les abandonnant,
moyen de guérison l'effroi du mal qui inspire vi- «afin qu'ils fassent le mal. Et plus haut, aii
vement à chaque malade le désir de retrouver la * Act. XVI, 31. — Rom,
« xii, 3.
santé. Les hommes dont j'expose les sentiments ' Lett. en, — Rom. ix, 19.
n. 14. *
60 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

même endroit « Avant que les hommes aient


: inutile,s'il ne reste plus rien dans l'homme que

« mérité, ils sont tous égaux; il ne peut y avoir la correction puisse exciter; la disposition à se
« choix en des choses égales de toute manière. corriger leur parait tellement tenir à la nature
« Or, le Saint-Esprit n'étant donné qu'à ceux qui elle-même, que du moment que la vérité est an-
« croient, Dieu n'a pas k choisir parmi des œuvres noncée à celui qui l'ignore, on le regarde comme
« qui sont de purs dons de sa miséricorde, puis- ayant part au bienfait de la grâce présente. Car,
« qu'il donne le Saint-Esprit afin que nous oi)é- ajoulent-ils, si les prédestinés le sont de manière

« rions les bonnes œuvres par la charité mais il : que nul d'entre eux ne puisse passer d'un côté à
« choisit d'après la loi, car, pour recevoir le don l'autre, à quoi bon tant de discours pour que nous
« de Dieu, c'est-à-dire le Saint-Esprit^ à l'aide du- devenions meilleurs? Si l'homme ne produit pas la
« quel on peut opérer le bien par l'effusion de foi parfaite, il ressent au moins quelque douleur
« la charité, il faut croire et demeurer dans la à la vue de sa misère, ou quelque horreur en pré-
« volonté de le recevoir. Dieu donc, dans sa pres- sence du danger de la mort qu'on lui fait voir. Du
te cience, ne choisit pas d'après les œuvres, puis- m.oment qu'il ne peut éprouver un eflroi salutaire
« qu'elles viennent de lui, mais il choisit dans sa que par une volonté qui ne vient point de lui, ce
« prescience d'après la foi; sachant celui qui de- n'est pas sa faute s'il ne veut pas; la faute en est
« vait croire, il le choisit pour lui donner le Saint- à celui qui a mérité la condamnation avec toute
« Esprit, afin que, par de bonnes œuvres, il ob- sa postérité, et se trouve réduit à ne chercher
« tienne la vie éternelle; car l'Apùtre dit que Dieu jamais le bien, mais toujours le mal. Et s'il y a
« opère tout en tous \ et jamais il n'a été dit que une douleur quelconque qui s'éveille sous le coup
« Dieu croit tout en tous notre foi est à nous,: du blâme, on reconnaît la raison pour laquelle
« mais nos œuvres viennent de Dieu -. » Ces en- l'un est rejeté, l'autre reçu; et il n'est plus besoin
droits et d'autres du même ouvrage leur parais- d'établir deux parts auxquelles on ne saurait rien
sent conformes à la vérité évangélique ils font : ajouter, ni rien ôter.
profession d'en suivre la doctrine. 6. Us ne supportent pas la différence qu'on fait

4. Au reste, ils soutiennent que la prescience, entre la grâce donnée au premier homme et la
la prédestination et le décret, tout cela signifie que
grâce donnée maintenant à tous « Adam, avez- :

« vous dit, ne reçut pas le don de la persévérance


Dieu a connu, a prédestiné, a choisi ceux qui de-
« avec lequel il pouvait persévérer, mais le don
vaient croire, et qu'on ne peut pas dire de cette
« Qu'as-tu que tu n'aies reçu ^7 » Selon eux, « sans lequel il n'aurait pas pu persévérer avec les
foi :

la nature humaine, quoique corrompue, a gardé


«seules forces du libre arbitre; maintenant ce
celte puissance de croire comme un reste de l'état « n'est pas un secours semblable que Dieu donne
parfait où elle a été créée. Ils se rangent au senti-
« aux saints prédestinés à la gloire de son royaume
« par la grâce, mais un secours tel que réellement
ment de votre sainteté, lorsque vous dites que
« ils persévèrent. Ce n'est pas seulement un don
personne ne persévère, si Dieu ne lui donne la
« sans lequel ils ne pourraient pas persévérer,
force de persévérer; mais néanmoins, ils veulent
« mais un don par lequel ils ne peuvent que per-
que la bonne volonté, quoique inerte, précède ce
elle leur parait libre en ce sens « sévérer ^ »
don de Dieu :

seulement qu'elle peut vouloir ou ne pas vouloir Dans l'émotion où les jettent ces paroles de
remède qui lui est offert. Ils tiennent votre sainteté, ils disent qu'elles sont de nature à
accepter le
inspirer aux hommes une sorte de désespoir. Si,
en abomination et condamnent ceux qui croient
disent-ils, plus favorisés qu'Adam, qui était aidé
que l'homme garde le pouvoir d'avancer par lui-
de la grâce de manière à pouvoir rester dans la
même vers la guérison. Us ne veulent pas qu'on
justice ou s'en écarter, les saints sont maintenant
entende la persévérance de façon qu'on ne puisse
aidés de telle manière, qu'ayant reçu la volonté
ni la mériter par des prières, ni la perdre par la
de persévérer, ils ne puissent pas vouloir autre
résistance. Us ne veulent pas qu'on les renvoie à
où nous sommes des desseins de chose; et s'il est des hommes ainsi abandonnés,
l'incertitude
qu'ils ne se rapprochent pas du bien, ou s'ils s'en
Dieu, quand le commencement de la volonté
rapprochent, ne tardent pas à s'en éloigner où
marque avec évidence si on obtient ou si on perd
:

silence ce que est désormais l'utilité des exhortations ou des


le secours divin. Us passent sous
au sujet de ces paroles du Livre de la menaces? On n'aurait pu les adresser qu'à cette
vous dites
volonté du premier homme qui avait le libre pou-
Sagesse « 11 a été enlevé, de peur que la malice
:

voir de persister dans la voie du bien ou d'en


«ne changeât son cœur*; » parce que le livre
sortir; on ne peut les faire entendre à ceux qu'une
d'où ce passage est tiré n'est pas canonique. Us
nécessité inévitable contraint à ne plus vouloir la
entendent donc la prescience en ce .sens que les
justice. Il n'y a d'excepté ici que ceux que la
élus sont élus en prévision de leur foi future, et
grâce délivre de la masse de perdition dans la-
n'admettent pas que la persévérance soit accordée
puisse prévariquer, quelle les avait enveloppés la tache originelle.
à quelqu'un, de manière qu'il ne
Selon nos contradicteurs, toute la différence
mais de manière qu'il soit toujours en son pou-
entre l'état du premier homme avant sa chute et
voir de défaillir.
coutume d'exhorter devient notre état préseul, c'est que la grâce, sans la-
5. Us disent que la
quelle Adam ne pouvait pas persévérer, aidait sa
'
I Cor. xu, 6.
volonté, dont les forces étaient alors entières, et
'
Exposition de quelques propositions tirées de l'Epitre aux Rom.

I Cor. IV, 7. -
' Sag. iv, U.
'
Livre de la Correction et de la Grâce, chap. xi, xu.
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 64'

qu'aujourd'hui, après la perle de nos forces, la contre les hérétiques, et surtout contre les péla-
grâce, trouvant en nous la foi, non-seulement giens.
nous relève quand nous tombons, mais soutient 0. Voilà, mon père,
des choses, sans en compter
même notre marche. Ils prétendent que les prédes- beaucoup que j'aurais mieux aimé vous
d'autres,
tinés,quelquegràce que Dieu leur donne, peuvent la porter moi-même je ne vous cache pas que
:

perdre ou la guider par le libre usage de leur vo- c'était mon voni le plus cher. Puisque ce bon-
lonté propre; ce qui serait faux, si quelques-uns heur m'est refusé, j'aurais voulu avoir plus de
avaient reçu le don de la persévérance, de façon temps pour mettre sous vos yeux tout ce qui
à ne pouvoir faire autrement que de persévérer. déplaît à nos contradicteurs , afin d'apprendre
7. C'est pourquoi ils n'admettent pas non plus par vous ce qu'il faut repousser ou ce qu'il se-
que nombre des élus et des réprouvés soit fixé,
le rait possible detolérer. Mais, ne pouvant ni
et ils n'acceptent pas votre explication du passage aller vous voir, ni vous tout rapporter, j'aime

où l'Apôtre dit que Dieu veut que tous les mieux vous adresser ceci comme je le puis, (jue
hommes soient sauvés; ils n'appliquent pas seu- de garder un complet silence sur une si grande
lement au nombre des saints ces paroles de saint opposition de quelques-uns. Il y a, de ce côté, des
l'aul, mais ils les appliquent à tous les hommes personnages auxquels les laïques, d'après la cou-
sans exception. Us ne s'inquiètent pas de ce qu'on tume de l'Eglise, doivent un grand respect. Dieu
pourrait dire que quelques-uns se perdent malgré aidant, nous n'y avons pas manqué lorsqu'il nous
la volonté de Dieu; mais, disent-ils, de même que a fallu, dans l'humble mesure de nos forces, ex-
Dieu ne veut pas que personne pèche et aban- primer et soutenir notre sentiment sur ces ques-
donne la justice, et cependant chaque jour la jus- tions. Je viens de vous exposer sommairement les
lice est abandonnée contre sa volonté, et des pé- choses, autant que me l'a permis la grande hâte
chés se commellent; ainsi Dieu veut que tous les du porteur de cette lettre. C'est à votre sagesse
hommes soient sauvés, et pourtant tous les qu'il appartient de décider ce qu'il y a à faire pour
'
'mmes ne le sont pas. Ils pensent que ce que venir à bout de la résistance de tant de personnes
us avez cité de Saûl et de David n'a aucun ' considérables ou pour modérer la vivacité de leur
iport avec la question des exhortations; les opposition. Je crois^ quant à moi, qu'il servira de
1res témoignages de l'Ecriture ne leur parais- peu que vous leur rendiez raison de votre doc-
at se rapporter qu'à la grâce qui vient en aide à tiine, si vous n'y ajoutez le poids d'une autorité à

acun après le premier mouvement d'une bonne laquelle ne puissent échapper des gens opiniâtres
onté, ou même à la vocation qui est offerte à et querelleurs. Mais je ne dois pas oublier de vous

indignes; ils assurent qu'ils peuvent prouver dire qu'ils professent pour les actes et les paroles
.^ci cela par ces passages de vos ouvrages et de votre sainteté une grande admiration, à l'ex-
d'autres qu'il serait trop long d'exposer ici. ception de où se rencontre leur
celte question

Us ne soufirent pas qu'on allègue ce qui re-


8. résistance : vous à voir jusqu'à quel point
c'est à

garde les enfants à l'appui de ce qui doit être pour on peut la tolérer. Ne soyez pas étonné de trouver
les hommes en âge de raison ils disent que votre
;
dans celte lettre autre chose que ce que je vous ai
sainteté touche à cette question des enfants de dit dans la précédente; tels sont aujourd'hui les

façon à laisser voir vos incertitudes sur les peines sentiments de nos contradicteurs, saut ce que j'ai
et à montrer que le doute vous paraîtrait préfé- omis peut-être, par trop grande hâte ou par oubli.
rable. Ce qui peut leur donner lieu de penser 10. Faites, je vous en prie, que nous ayons, après
ainsi, c'est ce que vous vous souvenez d'avoir leur publication, les livres où vous passez en revue
écrit dans le troisième livre du Libre arbitre -. Ils tout ce que vous avez écrit s'il se trouvait dans vos
:

invoquent de même en leur faveur d'autres ou- ouvrages quelque chose que vousj ugeassiez à propos
vrages écrits pfir des hommes qui ont de l'auto- de corriger, nous pourrions alors nous en écarter,
rité dans l'Eglise. Votre sainteté voit quel avan- sans être retenus par le respect profond que nous
tage nos contradicteurs peuvent en tirer, à moins inspire l'autorité de votre nom. Nous n'avons pas
que nous ne citions, à l'appui de notre doctrine, des non plus le livre de la Grâce et du Libre arbitre, il
témoignages plus grands ou au moins aussi con- nous serait utile aujourd'hui, et nous désirons bien
cluants Votre piété si éclairée n'ignore pas com-
:
le recevoir. Je ne veux pas que votre sainteté croie
bien sont plus nombreux dans l'Eglise ceux qui sui- que j'écris ceci, parce que j'aurais des doutes sur
vent ou quittent une opinion d'après l'autorité des la manière dont vous traitez à présent ces ques-
noms. Enfin , quand nous sommes tous las de tions. C'est bien assez pour moi d'être privé des
discuter, il est une plainte qu'on entend et à la- délices de votre présence et de ne plus me nourrir
quelle s'associent ceux-là même qui n'osent con- de la salutaire fécondité de vos entretiens; je ne
damner la doctrine de la prédestination ; cette souffre pas seulement de votre absence, je souffre
plainte, la voici besoin de troubler
: Qu'était-il
aussi de l'opiniâtreté de ceux qui rejettent des
tant de chrétiens d'une foi simple par toutes ces
vérités évidentes et critiquent ce qu'ils ne com-
questions incertaines? Us disent que, quoique ces
prennent pas. Epargnez-moi des soupçons que je
questions ne fussent pas résolues, beaucoup d'au- ne mérite pas; telle est mon absolue déférence
teurs depuis longtemps et vous-même, vous n'aviez
pour vos sentiments, que je supporte fort mal les
pas moins utilement défendu la foi catholique
contradicteurs, et que j'aurais à cet égard des
' Livre de la Corr. et de la Grâce, chap. xm et jay. reproches à me faire. Je laisse à votre sagesse
* Chapitre xzm. comme je l'ai déjà dit, le soin de pourvoir à cette
LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

situation ce que j'ai regardé comme un devoir


; grâce du baptême en même temps que Gabi-
imposé par ma cliarité envers vous et mon amour nien. Vous allez voir comment Dioscore s'est
pour le Christ, c'est de ne pas vous laisser ignorer converti : il fallait des miracles pour courber
les points remis en discussion. Nous recevrons
celte tète et brider cette langue. Sa fille, son
comme une décision de l'autorité la plus clière et
la plus vénérable tout ce que vous voudrezet vous seul bonheur, était malade; il n'y avait plus
pourrez, pour celte grâce que les petits ainsi que d'espoir pour sa guérison; son père Ini-même
les grands admirent en vous. Pressé par le porteur, n'espérait plus. On le retour
dit (et avant même
el connaissant le peu dont je suis capable, j'ai craint
de notre frère Paul, cela m'a été affirmé par
de ne pas tout dire ou de mal dire; aussi j'ai en-
gagé un homme, bien connu par sa piété, son
le comte Pérégrin homme digne de louanges
,

éloquence et son zèle ', à vous écrire de son côté et bon chrétien, baptisé en même temps que
tout ce qu'il pourrait recueillir; j'aurai soin de les deux autres), on dit que ce vieillard, son-
joindre sa lettre à la mienne sans même celle :
geant enfin à implorer la bonté du Christ, fit
occasion, il eût été digne d'être connu de votre
vœu de se faire chrétien si sa fille était guérie
sainteté. Le saint diacre Léonce, qui a pour vous
;

tant de respect, vous salue beaucoup ainsi que mes


elle le fut. Dioscore n'acquittait pas son vœu ;

parents. Que le Seigneur Jésus -Christ daigne mais la main de Dieu


encore levée Dios- est :

vous conserver longtemps à son Eglise, el vous core est soudain frappé de cécité il reconnaît ;

fasse souvenir de moi, seigneur mon père


^!
d'où part le coup, avoue sa faute en gémissant,
Et plus bas : Votre sainteté saura que mon frère,
et, de nouveau, fait vœu de se faire chrétien
qui avait été surtout la cause de notre éloignement
d'ici, a fait vœu de continence d'un commun ac-
s'il vient à recouvrer la vue. recouvre et Il la

cord avec sa femme. C'est pourquoi nous deman- accomplit son vœu. La main de Dieu est encore
dons à votre sainteté do vouloir bien prier pour levée. Dioscore n'avait pas retenu pir cœur le
que le Seigneur daigne les alTermir et les main- symbole comme font les catéchumènes, ou
tenir dans cette résolution.
peut être avait-il refusé de l'apprendre et s'était
excusé de ne l'avoir pas pu Dieu l'avait vu. :

LETTRE CCXXMI. Après les cérémonies de son baptême, Dioscore


(Année 428.) eut presque tous les membres paralysés et ,

môme la langue. Averti par un songe, il dé-


Saint Augustin annonce à son vieil et saint ami Âlype la
con-
clare, par écrit, qu'il a été frappé de paralysie,
version de "deux païens de leur connaissance ; la conversion
de
parce qu'il n'a [las récité le symbole. Après cet
l'un d'eux avait été précédée de miracles frappants.
aveu, il reprit l'usage de tous ses membres,
moins langue il déclara, par écrit, qu'il
la
AUGUSTIN AU VIEILLARD ALYPE. ;

avait cependant appris le symbole et qu'il


l'avait dans la mémoire. Ainsi est tombée cette
Notre frère Paul est ici en bonne santé, tou-
disposition à un continuel badinage qui, vous
jours occupé de ses affaires plaise à Dieu qu'il :

le savez, gâtait en lui une certaine bonté natu-


les achève il vous salue beaucoup. Il nous a
!

relle, et le portait à des railleries sacrilèges


raconté tout ce qui est arrivé d'heureux à Ga-
contre les chrétiens. Que dirai-je, sinon que
binien. La bonté de Dieu l'ayant délivré de ce
nous devons chanter un hymne au Seigneur et
qui le tourmentait, Gabinien s'est fait chrétien
le glorifier dans les siècles? Ainsi soit-il.
et chrétien des plus fidèles; il a été baptisé à
Pâques, grâce qu'il a reçue est autant dans
et la
LETTRE CCXXVIII.
son cœur que dans sa bouche. Comment vous (Année 429.)
exprimer mon désir de le voir ? vous savez
Honoré, évéque de Thiave avait consulté saint Augustin sur
combien je l'aime. Le médecin Dioscore ^ est
,

la conduite que devaient tenir les pasteurs au milieu des dan-


devenu aussi un chrétien fidèle et a reçu la gers qui menaçaient les villes de l'Afrique il parait que ses sen-
;

timents n'étaient pas tout k fait conformes aux vrais devoirs


des ministres de Dieu. Saint Augustin lui répondit on va voir

On voit qu'il s'ag't de saint Prosper dont on a déjà la la lettre. ;

on n'a pas sous la belle fermeté de son langage. Cette lettre, qui doit être re-
'
Après les lettres de saint Prosper et d'Hilaire, si
la main les livres de la
Prédestination des saints et du Don de la lue par les ecclésiastiques dans les temps de calamités publiques,
avons dit dans
persévérance , on fera bien de lire ce que nous en touche aux mœurs et à l'tiistoire de l'Afrique chrétienne.
trouvera l'abrégé et la
VHistoire de saint Augustin, chap. Lii on y :

fleur des pensées du grand


évéque.
Dioscore éuit le même que le
AUGUSTIN A SON SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE HONORÉ,

C'est à tort qu'on a cru que ce
jeune grec de ce nom en 410 , adressait à saint Augustin des
qui, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
ainsi qu'on le verra tout à
questions tirées des dialogues de Cicéron ;
l'heure , l'évéque d'Hippone appelle
un vieillardce Dioscore dont la 1 . Après vous avoir envoyé une copie de la
conversion réjouit sa piété. Or, celai qui éUit un jeune homme
en
410 ne pouvait pas eue un vieillard en 429.
lettre que j'ai écrite à notre frère et collègue
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 63

Qiiodvultdeiis ', je pensais être alVranclii de la aux évoques, aux clercs, aux laïques, que ceux
tâche que \ous m'imposiez, (juand vous me qui ont besoin des autres n'en soient pas dé-
demandiez ce que vous devez faire au milieu laissés, que tous alors se retirent en des lieux

dos dangers du temps où nous sommes. Cette sûrs ou que ceux qui sont forcés de rester ne
;

lettre est courte, il est vrai, mais je ne crois soient pas abandonnés de ceux (jui leur doivent

pas avoir rien omis de ce qu'on doit répondre. les consolations de leur ministère (|u'ils vivent ;

J'ai dit qu'il fallait laisser leur liberté à ceux ensemble ou subissent ensemble ce qu'il plaira
(lui désirent gagner, s'ils le peuvent, des lieux au Père de famille de leur envoyer.
sûrs, et que, lidèles à notre ministère, auquel 3, Que les uns souffrent moins, les autres

la charité du Christ nous lie, nous ne devions davantage, ou tous également, on voit toujours
pas abandonner les églises dont nous sommes alors (luels sont ceux qui souffrent pour les

chargés. Voici ce que j'écrivais dans cette lettre autres ce sont ceux qui, pouvant, par la fuite,
:

à Quodvultdeus « Quelque peu qu'il reste du


: se dérober à de tels maux, aiment mieux de-
peuple de Dieu, nous dont le ministère lui
(( meurer que d'abandoimer leurs frères dans le
«est si nécessaire, qu'il ne faut pas qu'il en besoin. C'est là le grand témoignage de cette
« demeure privé, nous n'avons plus qu'à dire charité recommandée par l'apôtre Jean, lors-
« au Seigneur Soyez notre protecteur et notre
:
qu'il dit De même que le Christ a donné sa
: «

« rempart -, » «vie pour nous, ainsi nous devons donner


:2. Mais vous me répondez que ce conseil ne « notre vie pour nos frères K » Car ceux qui

vous suffit pas; vous craindriez d'aller contre prennent la fuite ou qui ne restent que dans
le commanden)ent et rexemi)le du Seigneur, leurs propres intérêts, s'ils viennent à être
qui nous dit de nous enfuir de ville en ville. pris, souffrentpour eux-mêmes et non pas pour
Nous nous rappelons en etVet, ses paroles , : leurs frères; mais ceux qui souffrent pour
« Quand on vous persécutera dans une ville, n'avoir pas voulu délaisser les fidèles, qui
« fuyez dans une autre \ » Mais qui peut com- avaient besoin d'eux pour le salut de leur àme,
prendre que par voulu qu'on
là le Seigneur ait ceux-là, sans aucun doute, donnent leur vie
privât du ministère, sans lequelne peu- elles pour leurs frères,
vent vivre, les brebis qu'il a achetées au prix 4, D'après ce qu'on nous a rapporté, un
de son sang ? Lorsque, enfant, il a fui en évêque a dit « Si le Seigneur nous ordonne
:

Egypte, porté par ses parents % peut-on dire (fd'échapper aux persécutions par la fuite, lors-
qu'il ait abandonné des Eglises puisqu'il n'en « qu'on peut cueillir la palme du martyre, à

avait pas encore formées ? Quand l'apôtre Paul, « plus forte raison, devons-nous, par la fuite,
pour échapper aux mains de ses ennemis, fut « nous dérober à des souffrances inutiles, lors-
descendu dans une corbeille, par une fenêtre, « que ce sont les Barbares qui nous menacent, »

le long d'une muraille % l'Eglise de Damas fut- Cela est vrai et bon à suivre, mais ne s'adresse
elle privée d'un ministère nécessaire et les , point à ceux que les liens du devoir attachent
autres frères qui étaient là ne firent-ils pas ce aux Eglises, Car le serviteur du Christ qui,
qu'il fallait? L'Apôtre, en agissant ainsi, s'était pouvant fuir, reste en face des ravages de l'en-
rendu à leurs instances, afin qu'il se conservât nemi pour exercer un ministère sans lequel
pour l'Eglise car c'est lui particulièrement
; les hommes ne peuvent ni devenir chrétiens,
(jue cherchait le persécuteur. Que les serviteurs ni vivre chrétiens, reçoitune plus grande ré-
du Christ, les dispensateurs de sa parole et de compense de sa charité, que celui qui, fuyant
ses sacrements fassent donc ce qu'il a prescrit non pour ses frères, mais pour lui-même, vient
ou permis; qu'ils fuient de ville en ville, lors- à tomber en des mains cruelles et meurt martyr
(lue quelqu'un d'eux est particulièrement pour- de sa fidélité au Christ.
suivi, si d'autres serviteurs de Dieu, non me- 5, Qu'avez-vous donc voulu dire dans votre
nacés de la même
manière , n'abandonnent première lettre? « Je ne vois pas, ce sont vos
pas l'Eglise, et demeurent pour distribuer la « paroles, quel avantage il y aurait, soit pour
nourriture s|)irituelle dont les fidèles ne peu- , « nous, soit pour le peuple, à ce que nous
vent se passer. Mais (^uand le péril est commun « demeurassions dans les Eglises, sinon de nous
« faire assister au spectacle des hommes tués,
' Cette lettre nous manque.
• Ps. .\xx, 3. — • Mattb. s, 23. — • Ibid. n, 14. — '
II Cor.
« des femmes outragées, des églises brûlées,'
33. ' I Jean, ui, 16.
,

()4 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

« et de nous exposera périr dans les supplices, Damas et


l'Eglise n'était i)as abandonnée.
,

« quand on voudrait avoir do nous ce (|ue C'est ain«ique s'enlùit saint Alhanase, évèque
« nous n'avons pas. » Dieu est assez puissant d'Alexandrie, quand l'empereur Constance vou-
pour exaucer les prières de sa famille et pour laitmettre particulièrement la main sur lui ;

détourner des périls^ mais la crainte de maux d'autres ministres restaient avec le i)euple
incertains ne doit pas nous faire abandonner catholique d'Alexandrie. Si le peuple demeure
notre ministère, sans lequel un malheur certain et (jue les ministres s'en aillent, et que tout

frapperait le peuple, non point dans les choses secoursspirituel soit enlevé aux fidèles, qu'est-ce
de cette vie, mais pour d'autres intérèls incom- que c'est que cette fuite, sinon celle du mer-
parablement plus importants et plus cliers. Eu cenaire (jui n'a pas soin des brebis? Car le loup
elfet, si ces maux, qu'on redoute de voir arriver viendra; ce ne sera pas un homme, mais le

aux lieux où nous sommes, étaient certains, démon, dont changent souvent
les inspirations

tous ceux pour lesquels il faut demeurer là en apostats les chrétiens à qui manque le mi-
s'enfuiraient, et nous ne serions plus obligés de nistère quotidien du corps du Seigneur et ce '
;

rester à notre poste qui oserait dire que les


: frère encore faible périra, non point par votre
ministres doivent demeurer dans des lieux où science, mais par votre ignorance, ce frère
il n'y aurait personne à qui leurs secours fussent pour lequel le Christ est mort - !

nécessaires ? C'est ainsi que de saints évoques 7. Quant à ceux que l'erreur n'égare point

sont sortis de l'Espagne, après avoir vu dispa- ici, mais que la crainte domine, pourquoi,

raître leurs peuples par la fuite ou le glaive, avec la miséricorde et le secours du Seigneur,
par horreurs d'un siège ou par la captivité;
les ne luttent-ils pas courageusement contre cette
mais un bien plus grand nombre d'évêques est peur qui pourrait les faire tomber en des maux
resté avec les peuples qui restaient, partageant bien autrement terribles, bien autrement re-
les mômes périls. S'il en est qui aient délaissé doutables? Ce courage se rencontre dans les
les populations, ils ont fait ce que nous disons cœurs où s'élèvent les flammes de la charité
qu'on ne doit pas faire ; ce n'est pas de l'auto- et non la fumée de la cupidité. Car la charité

rité divine qu'ils ont appris à tenir cette con- dit « Qui est faible sans que je m'affaiblisse
:

duite ils ont été séduits par une erreur « aussi? Qui est scandalisé sans que je brùle^ ?»
;

humaine ou vaincus par la crainte. Mais la charité vient de Dieu prions donc pour ;

Pouniuoi pensent-ils qu'il faille toujours


G. que celui qui nous la commande nous la donne.
obéir au précepte de fuir de ville en ville et ,
Soutenus par cette charité, craignons bien plus
n'ont-ils pas horreur de la conduite du mer- pour les brebis du Christ,*le glaive de l'ini(juité
cenaire qui voit venir le loup et s'enfuit, parce spirituelle, que le fer qui peut faire périr leur
qu'il n'a aucun soin des brebis ? Pourquoi ne ' corps; car, d'une manière ou d'une autre, il

s'appliquent-ils pas à comprendre ces deux leur faudra toujours mourir. Craignons bien

paroles du Seigneur, dont l'une permet ou plus la perle de la foi par la corruption du sen-
ordonne la fuite, et l'autre la blâme et la con- timent intérieur, que les violences exercées sur
damne, de manière à les concilier entre elles, des femmes la violence ne peut rien contre la
;

chasteté si l'âme reste pure; toutes les bru-


car elles sont vraies toutes les deux ? La conci- ,

talités sont impuissantes contre une chaste


liation n'est pas difficile, d'après ce que j'ai dit
précédemment; les ministres du Christ peuvent volonté qui souffre et ne consent à rien. Crai-

fuir la persécution lorsqu'ils sont dans des lieux gnons plus la chute des pierres vivantes par
ne demeure personne qui puisse avoir notre désertion que l'incendie des pierres et
où il ,

des bois d'édifices terrestres en notre présence.


besoin de leur secours spirituel, ou lorsqu'il
Craignons bien plus, pour les membres du
y a dans ces mêmes lieux d'autres ministres
corps du Christ, la mort par le défaut de nour-
qui n'ont pas les mêmes raisons de fuir et qui
peuvent remplir les fonctions nécessaires. C'est riture spirituelle, que pour nos propres mem-
que saint Paul, comme je l'ai déjà rappelé, bres toutes les tortures des ennemis. Ce n'est
ainsi
descendre dans une corbeille, lorsqu'il pas qu'il ne faille éviter ces supplices, lorsqu'on
se laissa
était particulièrement en butte à la persécution ;
le peut ; mais on doit s'y résigner préférable-

d'autres serviteurs du Christ qui n'étaient ,


' Quibus quotidianum ministerium dominici corporis défait. Ces
paroles nous semblent marquer assez clairement la messe ou la com-
pas, comme lui, obligés de fuir , restaient à
munion de chaque jour.
* Jean, x, 12, 13.
" I Cor. vni, U. — • II Cor. xi, 29.
,

DEPUIS LA COiNFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. 65

désir d'être dégagé des liens du corps et


ment, quand on ne saurait y échapper sans «

impiété. Quelqu'un s'aviserait- il de ne pas « d'être avec le Christ, ce qui serait bien meil-

appeler impie le ministre qui priverait des « leur mais il est nécessaire pour vous queje
:

secours spirituels la piété des fidèles au moment « demeure en cette vie '. »

où elle en a le plus grand besoin ? 10. Ici quelqu'un dira peut-être que les mi-

Quand de toutes parts se montrent les


8. nistres de Dieu doivent se dérober aux maux

périls et que la fuite est impossible, oublierons- dont on est menacé, afin de se conserver pour
nous l'empressement universel dans l'Eglise ? lebien de l'Eglise en des temps plus paisibles.
Les uns demandent le baptême, les autres la Quelques-uns ont raison de faire ainsi, lorsque
réconciliation, d'autres des pénitences à faire ;
d'autres sont là pour remplir les devoirs du

tous veulent qu'on les console et qu'on affer- ministère ecclésiastique. Nous avons dit qu'A-
thanase avait fait cela les catholiques savent
misse leur âme par les sacrements. Si les ;

ministres manquent, quel malheur pour ceux combien ce grand homme était nécessaire à

qui sortent de cette vie sans être régénérés ou l'Eglise, et quels services il lui a rendus en
déliés quelle affliction pour la piété de leurs
!
défendant de bouche et de cœur la vérité contre
parents qui ne les retrouveront pas avec eux les ariens. Mais quand le péril est commun ;

dans le repos de la vie éternelle enfin quel ! quand il est à de qui que
craindre que la fuite

gémissement de tous, et quels blasphèmes de ce soit n'ait l'air d'avoir été déterminée par la
la part de quelques-uns sur l'absence des peur de la mort au lieu des intérêts de l'Eglise,
ministres et l'impossibilité de recevoir les et qu'on ne fasse plus de mal en s'éloignant

sacrements ! Voyez ce que fait la crainte des qu'on ne pourrait être utile en sauvant sa vie
maux temporels, et à quels maux éternels elle il ne faut fuir sous aucun prétexte. Enfin, ce ne

mène ! fut pas de lui-même, mais ce fut à la prière de


Mais si les ministres sont là, ils subviennent ses serviteurs que le roi David consentit à ne
•'"^'
besoins de tous, selon les forces que Dieu plus s'exposer aux périls des batailles, de peur
; donne les uns sont baptisés , les autres
: que « le flambeau d'Israël ne s'éteignît % »
nul n'est privé de la communion
)nciliés, comme il est dit dans l'Ecriture autrement ;

, Christ, tous sont consolés et soute-


.'.orps du son exemple aurait fait bien des lâches ils :

nus; on les exhorte à prier Dieu, qui peut auraient cru que David avait pris cette résolu-
détourner tous les dangers à être prêts pour , tion , non pour l'avantage des autres , mais
la vie ou pour la mort, et s'il n'est pas possible dans le trouble de la peur.
que ce calice passe loin d'eux *, à accomplir la Id. Voiciune autre question que nous ne
volonté de celui qui ne peut rien vouloir de devons pas négliger. S'il est bon que quelques
mal. ministres, aux approches d'un grand désastre,
9. Vous voyez maintenant ce que vous s'éloignent afin de se conserver pour ceux qui
n'aviez pas vu en m'écrivant, tout le bien que survivront à ces malheurs, que faire quand tous
trouvent les peuples chrétiens, lorsqu'au milieu paraissent devoir périr, excepté ceux qui pren-
de leurs malheurs les ministres du Christ ne dront la fuite ? Que faire encore si la rage
leur manquent pas vous voyez aussi tout
;
le ennemie n'en veut qu'aux ministres de l'Eglise?
mal que fait l'absence de ceux-ci quand ils Que dirons-nous ? L'Eglise doit-elle être délais-
cherchent leurs intérêts et non point les inté- sée par la fuite des ministres, de peur de l'être
rêts de Jésus-Christ * quand ils n'ont pas la ; plus misérablement par leur mort? Mais si les
charité dont il a été dit qu'elle ne cherche point laïques ne sont pas menacés, peuvent cacher ils
son bien propre ^; ils n'imitent pas celui qui a de quelque manière leurs évoques et leurs
dit « Je ne cherche pas ce qui m'est utile, mais
:
clercs ils le peuvent par le secours de Celui
;

« ce qui est utile à plusieurs, pour qu'ils soient qui est le maître de toutes choses, et qui peut
« sauvés ^ » Cet Apôtre ne se serait pas dérobé conserver, par une miraculeuse puissance, celui-
aux menaces de sou persécuteur, s'il n'avait là même qui ne fuit pas. Toutefois nous cher-
pas voulu se conserver pour d'autres à qui il chons ce (ju'il faut faire, pour n'être pas accusés
était nécessaire c'est pourquoi il dit ;« Je me :
de tenter Dieu en lui demandant toujours des
« sens pressé des deux côtés j'ai un ardent ; miracles. Il n'en est pas de ce péril, qui menace
' Matth. XXVI, 42. — ' Philip, ii, 21.— ' I Cor. sut, 5. — • I Cor.
à la fois les !aï(iues et les clercs, comme du péril
X, 33. ' Philip. 1, 23. — ' II livre des Rois, si, 17,

S. AuG. — Tome III.


66 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

qui menace en mer les marchands et les mate- Celle voie du sort aurait bien quelque chose
lots montés sur le même navire ; à Dieu ne d'extraordinaire , mais
chose se faisait
si la
plaise cependant que nous estimions assez peu ainsi, qui oserait contester? qui, à moins
notre vaisseau pour (jue les matelots et surtout d'ignorance ou d'envie, ne le trouverait bon ?
le pilote doivent l'abandonner au moment Si ce moyen ne plaît pas, parce (ju'on n'en ren-
du (lanj^er lors même (ju'ils pourraient se
, contre aucun exemple dans l'Eglise, que la
sauver en sautant dans un esquif ou en se je- fuite des ministres de Dieu ne prive point les
tant à la nage! Ce que nous craignons pour les fidèles des secoursdont ils auraient un si grand
fidèles ainsi abandonnés, ce n'est i)as cette besoin au milieu de situations terribles. Si
mort temporelle, qui doit tôt ou tard venir; quelqu'un paraît l'emporter sur d'autres par
c'est la mort éternelle ,
qui peut venir , si on quelque grâce, qu'il ne s'estime pas assez pour
n'y prend garde, et qui peut aussi être évitée se juger plus digne de vivre, et à cause de cela
un danger
par une pieuse vigilance. Mais, dans plus digne de fuir. Quiconque le penserait
commun de cette vie pourquoi croire que, ,
serait trop content de lui-même ; et quiconque
partout où éclatera l'ennemi, tous les clercs le dirait, déplairait à tous.
mourront et non pas tous les laïques , et que 13. Il y en a qui croient que les évêques et
ceux à qui nous sommes nécessaires ne péri- les clercs, quand demeurent au milieu de
ils

ront pas comme nous? pourquoi ne pas tels périls, trompent les peuples, parce que les
espérer que si des laïques survivent, des clercs peuples ne songent pas à fuir tant qu'ils voient
survivront aussi pour leur donner les secours leurs chefs parmi eux. Mais la réponse à cette
du sacré ministère? objection ou à ce reproche est facile; on n'a
12. Qu'il serait beau que, parmi les minis- qu'à dire aux peuples Ne vous abusez pas sur
:

tres de Dieu, il y eût une sainte et héroïque le péril parce que nous restons ici; ce n'est pas
dispute pour savoir qui devrait rester, afin que pour nous, mais pour vous que nous demeu-
l'Eglise ne fût point délaissée par la fuite de rons, de peur que rien ne vous manque de ce
tous et qui devrait s'enfuir afin que l'Eglise
, qui est nécessaire à votre salut dans le Christ.
ne fût point délaissée par la mort de tous ! Si vous voulez fuir, vous nous affranchirez des
Voilà le combat qui se verra au milieu de ceux hens qui nous retiennent. Ceci, je crois, doit
dont le cœur brûle du feu de la charité, et dont se dire quand on croit véritablement utile de
la sainte ambition est de plaire à la charité. Si se retirer en des lieux sûrs. Cela entendu, si
la dispute ne pouvait pas se terminer autre- tous ou quelques-uns répondent Nous sommes :

ment, il faudrait tirer au sort pour voir qui sous la main de Celui dont personne ne peut
resterait ou qui partirait; car ceux qui diraient éviter la colère, en quelque endroit qu'on
que c'est à eux à s'en aller paraîtraient des ,
aille; de Celui dont on peut éprouver la misé-
lâches devant le danger ou des arrogants qui , ricorde en tous lieux, lors même qu'on veut
croiraient devoir être conservés comme plus rester là oii l'on se trouve, soit que des empê-
nécessaires à l'Eglise. Les meilleurs peut-être chements nous y retiennent, soit qu'on ne se
préféreront donner leur vie pour leurs frères ;
soucie pas d'aller péniblement à des asiles in-
et ceux qui se préserveront par la fuite seront certains pour ne faire que changer de périls;
les moins comme moins habiles dans le
utiles, alors, sans aucun doute, des ministres de Dieu
ministère et gouvernement des âmes mais si
le : doivent demeurer avec eux. Mais si, après
la piété les anime, ils s'opposeront aux desseins avoir entendu l'avertissement de leurs pas-
de leurs collègues plus disposés à la mort qu'à teurs, les peuples aimaient mieux s'en aller,
la fuite, et dont la vie est plus nécessaire aux les pasteurs qui demeuraient à cause d'eux
intérêts chrétiens. 11 est écrit « Le sort apaise ; n'auraient plus à rester avec eux, puisqu'il n'y
« les querelles ; il juge entre les puissants '
; » aurait plus personne pour qui ils dussent
car dans les perplexités de ce genre, Dieu juge rester encore,
mieux que les hommes, soit qu'il daigne appe- 1 i. Ainsi donc, quiconque se retire sans que,
ler les meilleurs au martyr et épargner les par sa fuite, les fidèles soient privés du sacre
faibles, soit qu'il donne à ceux-ci , dont la vie ministère, fait ce que le Seigneur prescrit ou
est moins précieuse à l'Eglise que la vie des permet; mais celui qui fuit de manière à dé-
autres, la force de tout souffrir jusqu'à la mort. rober au troupeau du Christ la nourriture spi-
' Prov. XVIII, 18. rituelle dont il a besoin, est un mercenaire :
DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE JUSQU'A SA MORT. «7

il voit venir le loup et s'enfuit, parce qu'il n'a de Dieu, ils domptent l'ennemi par leurs tra-
pas soin des brebis. vaux et leur courage, et leurs efforts vain-
Voilà, mon cher frère, la réponse à votre queurs donnent la paix à la république et aux
lettre; je que je crois être la vé-
vous ai dit ce provinces. Mais il est plus glorieux de tuer la
rité et la vraie charité. Sivous trouvez un avis guerre par la parole que de tuer les hommes
qui vous semble meilleur, je ne vous empêche par le fer, et de gagner ou d'obtenir la paix par
pas de le suivre. Toutefois, en ces tristes temps la paix que par la guerre. Ceux (jui combattent,
où nous sommes, nous n'avons rien de mieux s'ils sont bons, cherchent sans aucun doute la
à faire que de prier le Seigneur notre Dieu paix, mais cherchent en répandant le
ils la

qu'il ait pitié de nous. Des hommes sages et sang; vous, au contraire, vous êtes envoyé
saints, par la grâce de Dieu, ont ainsi mérité pour empêcher que le sang de personne ne
de vouloir et de pouvoir rester fidèlement avec coule : une nécessité terrible est imposée aux
leurs églises, et les contradictions de personne autres; à vous est échue une félicité. C'est
ne les ont détournés de leur dessein. pourquoi, mon
magnifique seigneur,
illustre et
mon en Jésus-Christ, réjouissez-
très-cher fils

LETTRE CCXXIX. vous de ce bien si grand et si véritable, et


(Année 429.)
jouissez-en en Dieu, qui vous a fait ce que vous
êtes et vous a confié de tels intérêts. Que le
Darius, personnage important de la conr impériale , fut le Seigneur confirme ce qu'il nous a fait par
négociateur qui réconcilia le comte Booiface avec l'impératrice
Placidie il obliut des Vandales une trêve qui , malheureuse-
vous '! Agréez ce salut et daignez y répondre.
;

ment, ne fut pas longue. C'est à l'occasion de cette paix, ac- Mon frère Novat, d'après ce qu'il m'écrit, a
cueillie en Afrique avec tant de joie, que saint Augustin écrivit
voulu que votre excellence et votre sagesse me
à Darius la lettre suivante.
connût par quelques-uns de mes ouvrages. Si
riN SON" ILLUSTRE ET MAGNIFIQUE SEI-
A
donc vous avez lu les livres de moi qu'il vous
a donnés, moi aussi j'apparais à votre œil inté-
..M.UR, A DARIUS, SON TRÉS-CIIER FILS EN
rieur. Ils ne vous auront pas beaucoup déplu
JESUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
si vous les avez lus avec plus de charité que

1. Je sais par mes saints frères et collègues de sévérité. Ce ne sera pas trop, mais ce sera
Urbain et Novat quel homme vous êtes l'un :
un présent que je recevrai avec bien du plai-
vous a vu à Hilari, du côté de Carthage, et ré- sir, si vous m'écrivez une lettre en échange de
cemment encore à Sicca; l'autre, à Sétif. Grâce celle-ci et des différentsouvrages de moi qui
à eux, je ne puis plus dire que je ne vous con- sont entre vos mains. Je salue avec l'amour
nais pas. Quoique mes infirmités et le froid que je lui dois ce gage de paix *, que vous avez
des ans ne m'aient pas permis de m'entretenir heureusement reçu de la bonté du Seigneur
avec vous, je ne puis pas dire que je ne vous notre Dieu.
ai jamais vu. Les paroles de l'un, quand il a

daigné venir vers moi, et une lettre de l'autre LETTRE CCXXX.


m'ont bien montré, non point votre visage, (Année 429.)
mais la face de votre àme je vous ai vu d'une :

façon d'autant plus douce qu'elle a été plus Darius répondit à saint Augustin ; une lettre d'enthou-
c'est
siasme pour l'évêque d"Hippone. Il heureux que le grand
est
intérieure. Vous avez la joie de retrouver, et
évèque lui ait écrit ; il serait plus heureux encore s'il pouvait
nous retrouvons avec vous, comme dans un le voir. Darius souhaite que la trêve conclue avec les Vandales
miroir, cette face intérieure de vous-même puisse devenir une paix durable. Il a lu quelques ouvrages de
saint Augustin et voudrait bien lire les Confessions. En deman-
dans ce passage de l'Evangile où Celui qui est dant à l'évêque d'Hippone son intercession auprès de Jésus-
la Vérité a dit « Bienheureux les pacifiques,
: Christ, il rappelle la prétendue correspondance entre Abgare et

« parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu '.» le Sauveur.

:2. Les hommes de guerre ont leur grandeur


DARIUS A SON SEIGNEUR AUGUSTIN, SALUT.
et leur gloire, non-seulement ceux qui sont les
plus intrépides, mais encore, ce qui est plus
Plùt à Dieu, mon saint père et seigneur, que de
\ .

vraiment digne de louange, ceux qui dans les


même que mon nom a été porté à vos oreilles par la
combats se montrent les plus fidèles à leurs glace bienveillante devos collègues Urbain et Novat,
devoirs : sous la protection et avec le secours ' Ps. LXvir, 29.
'
Matth. v, 9. ' Vérimodus, fils de Darius.
68 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

ainsi le Dieu de tous, votre Dieu, m'eût présente ses pensées, a reconnu la vérité de la louange qui
moi-même à vos mains et à vos yeux Ce n'est ! m'était donnée. Pour tout dire brièvement et sim-
pas que votre jugement plus sûr m'eût trouvé plus plement à votre béatitude, si nous n'avons pas
grand que je ne vous ai apparu à travers les dis- éteint la guerre, nous l'avons certainement sus-
cours obligeants et les lettres de tels hommes, et pendue; et avec le secours du souverain Maître de
peut-être je ne vous eusse pas semblé tel qu'ils toutes choses, les maux, qui étaient montés jus-
m'ont peint auprès de vous, mais j'aurais voulu qu'au comble, se sont ralentis. Mais j'espère du
recueillir de votre bouche même les fruits immor- dispensateur de tout bien, l'abondante bénédic-
et
tels de votre sagesse qui vient du ciel, et recevoir tion de votre lettre un bon présage, que
m'en est
à leur source intarissable les flots si purs et si cette trêve aura la solidité durable de la paix. Ap-
doux de votre génie. Je n'aurais pas dit de moi puyé sur la loi de Dieu, vous me dites de me ré-
alors comme dans je ne sais quel auteur trois : jouir de ce que vous appelez un grand et véritable
et quatre fois heureux mais ù mille et mille fois
! : bien, et d'en jouir en Dieu, qui m'a fait « ce que
heureux, s'il m'avait été donné de voir la céleste « je suis, et m'a confié de tels intérêts. » Et vous
lumière de votre visage, d'entendre votre divine ajoutez « Que Dieu confirme ce qu'il nous a fait
:

voix qui chante ce qui est divin, et de recevoir « par vous. » Voilà des vœux qui ne sont pas seu-
directement de vous-même, avec tous les ravisse- lement pour moi, mais pour le salut de tous. Ma
ments de l'oreille et du cœur, vos admirables en- gloire ici ne saurait se séparer du bien commun,
seignements J'aurais cru recevoir, non pas du
! et pour que je puisse être heureux par vos prières,
haut du ciel, mais dans le ciel môme, les lois de il faut que tous soient heureux avec moi. Puissiez-

rimmortalité, et entendre comme des voix de Dieu, vous, ô mon père, former longtemps des vœux
non pas loin du temple, mais au pied même du pareils pour l'empire romain, pour la république
trône de sa gloire. romaine, pour tous ceux qui vous paraîtront di-
2. Je méritais peut-être ce bonheur à cause de gnes de vos pricres,et quand vous monterez au ciel,
mon ardent désir de vous voir; je ne le méritais les laisser à la postérité, les recommander à ceux
pas, je l'avoue, à cause des péchés qui chargent qui vous suivront !

ma conscience. Pourtant, j'ai recueilli malgré l'ab- 4.Peut-être me suis-je étendu plus que je n'au-
sence de grandsfruils de ce bon désir, et de nou- rais dû, mais j'ai conversé avec vous bien moins
veaux biens sont venus mettre le comble à mon que je n'aurais voulu. Je vous l'avoue, en vous
bonheur j'ai été recommandé à celui que je dési-
:
écrivant, je me crois en votre présence; quoique
rais tant connaître, et je l'ai été par deux saints mon langage soit inculte, et que de temps en temps
évoques qui habitent des lieux différents. L'un les expressions me manquent, je ne me lasse pas
vous a parlé de moi avec bienveillance, comme de vous parler, comme si je conversais avec vous.
j'ai déjà dit c'est en votre présence qu'il a rendu
:
Jugez par là de mon désir de vous voir. J'aurais
témoignage de moi l'autre, animé des mêmes
;
dû déjà finir celle lettre, dont la longueur verbeuse
sentiments, en a laissé voler vers vous fexpression
vous déplaît peut-être ; mais j'écarte la crainte
dans une lettre. Leur témoignage glorieux m'a fait
pour céder au plaisir, et il me semble que cesser de
auprès de vous une couronne, non pas avec des
vous parler, ce serait vous quitter. Je veux termi-
fleurs dont l'éclat passe vile, mais avec des pierres
ner, mais je ne le puis; vous m'en croirez, ù mon
précieuses qui durent toujours. Priez donc Dieu
père vous étiez au plus profond de mon àme de-
!

pour moi, mon saint père, intercédez pour moi, je


puis que, non content de vous connaître par votre
vous en conjure, afin que je puisse devenir un jour
grande et glorieuse renommée, j'avais voulu vous
tel qu'on m'a représenté devant vous , car à pré-
connaître par vos ouvrages; mais cette courte
sent je sens combien je suis peu digne d'un si
lettre que vous m'avez adressée a allumé dans mon
grand témoignage. Les deux saints évèques m'ont
cœur les flammes du plus vif amour pour vous. Je
déjà dédommagé de tout ce que me fait perdre
suis chrétien, né de parents et d'aïeux chrétiens ;
mon éloignement de vous, puisque vous avez dai-
cependant, quelque chose du paganisme m'était
gné me parler, m'écrire, me saluer, et dans l'ab-
resté, et c'est en vous lisant que j'ai appris à me
sence vous rapprocher de moi. C'est vous, après
séparer tout à fait de ces vaines superstitions du
Dieu, que je m'allligeaisde ne pas voir, et c'est de
passé. Je demande que vous daigniez nous envoyer
vous que jevoulais être connu. Vous n'avez pas vu
les livres des Confessions que vous avez écrits, car
mon visage, comme vous le dites; mais, ce qui vaut si d'autres aussi nous ont donné vos écrits avec un
mieux, vous avez vu la face de mon âme, et vous empressement aimable et un cœur bienveillant,
aimiez d'autant plus à me voir que c'était plus
combien plus encore ne devez-vous pas nous les
avant dans moi-même. Que Dieu fasse, ô mou
refuser vous-même !

père, que je réponde à la bonne opinion que vous


3. On dit que, pendant que le Christ, Notre-Sei-
avez de moi, et que ma conscience ne me montre
gneur et notre Dieu, demeurait dans le pays de
pas trop différent de l'image que vous vous êtes
Judée, et avant qu'il fût retourné à son royaume
faite !
du ciel, un satrape, ou plutôt un roi lui écrivit une
3. Dans votre divine et céleste lettre, vous dites lettre. Il était malade, et hors d'état de se rendre
avec cette éloquence qui ne vous manque jamais lui-même auprès du Sauveur, et suppliait Celui qui
quand vous voulez louer, vous dites que j'ai tué est le salutet le remède dumonded'aller le trouver,
la guerre par la parole. Ici, mon saint père, mon
car il ne pensait pas pouvoir guérir autrement. Mais
esprit, sortant en quelque sorte des ténèbres de
de peur de manquer de respect à la grande majesté
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CÂRTHAGE JUSQU'A SA MORT. 69

du Christ, qu'il pressentait sans la connaître tout môme beaucoup d'autres, longues ou courtes,
à l'ait, il loua la ville où il résidait, afin que, séduit ne suffiraient pas à exprimer ce plaisir peu :

par la l)eauté de la ville et la réccpiion royale qui ou beaucoup de paroles demeurent toujours
l'attendait, le Christ ne repoussât point sa prière.
dans impuissantes à exprimer ce qui ne peut l'être.
Dieu vint au secours du roi ; il le guérit, et,

une lettre où il mettait le comble à ses divines Et moi je suis peu éloquent, même en parlant
faveurs, il ne lui envoya pas seulement la santé beaucoup mais nul homme éloquent, quels
;

qu'il demandait comme homme, il lui envoya que fussent le lanjiage et l'étendue de sa lettre,
même la sécurité dont il avait besoin comme roi :

ne pourrait, ce que je ne puis moi-même, assez


il ordonna que la ville où il taisait sa demeure ne
ennemis Que peut-on dire tout ce que votre lettre m'a fait éprouver,
serait jamais prise par les *.

ajouter à de tels bienfaits? Pour moi, pauvre que lorsqu'il verrait dans mon cœur comme j'y
je suis, et serviteur des rois, je vous demande, à vois. C'est dans ce que mes paroles n'expri-
vous, mon seigneur, de prier chaque jour pour ment point que vous êtes donc réduit à cher-
moi le Christ, notre roi et notre Dieu ; priez-le, cher ce que vous désirez connaître. Que
sans vous lasser jamais, afin qu'il me pardonne
mes péchés, et demandez-lui pour moi ce que vous vous dirai-je, si ce n'est que votre lettre m'a
voudrez vous-même. fait plaisir, et un grand plaisir? La répétition
6. Si la longueur de ma leltre vous ennuie, ar- de ce mot n'en est pas une c'est une façon de
:

mez-vous de votre patiente magnanimité, ne Tim- montrer qu'on voudrait le dire sans cesse;
putez qu'à vous, puisque c'est vous qui m'avez or-
mais ne pouvant toujours le redire, on le ré-
donné de vous écrire. Je vous prie cependant et
vous supplie de m'écrire de nouveau ; je pourrai pète au moins une fois.
conjecturer ainsi que ma lettre ne vous aura pas 2. Si on me demande ce qui m'a tant charmé
déplu. Plaise à Dieu que vous puissiez encore prier dans votre lettre, et si c'est votre éloquence, je
pour nous durant de longues années, ô mon sei-
répondrai que non. On ajoutera que ce sont
gneur cl mon père véritablement saint Notre fils !

Yirimodus salue votre béatitude ; il se réjouit peut-être les louanges que j'y reçois je répon- ;

beaucoup que vous ayez bien voulu parler de lui drai encore que non. Pourtant vous me louez
dans votre lettre. Nous avons remis pour vous au beaucoup, et avec grande éloquence, et on
prêtre Lazape je ne sais quels remèdes donnés par voit bien que né avec le meilleur naturel
,

notre médecin celui-ci assure que ces remèdes


:

vous vous êtes fort appliqué à la culture des


ne contribueront pas peu au soulagement de vos
douleurs et à la guérison de votre maladie. lettres. « Vous n'êtes donc pas sensible à ces
« choses-là ? » me dira quelqu'un. Bien au —
LETTRE CCXXXL contraire , je réponds avec le poète que « je ^

« ne suis pas assez stupide » pour ne pas sen-


(Année 429.)
tir ces choses, ou pour les sentir sans plaisir.

Saint .\ug;ustin témoigne à Darius le plaisir que lui a fait sa Elles me plaisent donc mais que sont-elles à
;

lellre parle de l'amour de la louange et nous apprend dans


; il
côté de ce qui m'a le plus ravi dans votre
quel sens on peut aimer à être loué. 11 espère que le goût de
Darius, pour ses écrits contre le paganisme contribuera à les ré- lettre? J'aime votre langage parce qu'il est
pandre afin d'effacer, dans la société romaine les derniers ves- gravement doux ou doucement grave je ne ;
tiges du polythéisme. L'évèque d'Hippone parle admirablement
puis pas nier, non plus, que j'aime les louanges
de ses Confessions qu'il envoie à Darius; il lui adresse en même
temps quelques-uns de ses autres ouvrages. Cette leltre est la que vous me donnez. Tous les éloges ne me
dernière de saint Augustin dont nous connaissions la date et as- font pas plaisir, ni tout homme qui me les
surément une des dernières qu'il ait écrites. Il mourut le 28
août 430.
donne mais il m'est doux de recevoir les
;

louanges dont vous m'avez jugé digne, delà


.\LGLSTIN SERVITEIR DU CHRIST ET DES MEM-
,
bouche de ceux qui, comme vous, aiment les
BRES DU CHRIST, \ SON FILS D.4RIUS, ME.MBRE serviteurs du Christ pour le Christ lui-même.
DU CHRIST, S.\LUT DANS LE SEIGNEUR. 3. Je soumets ici aux sages et aux habiles un

exemple de Thémistocle, si toutefois je me


1. Vous \oulez qu'une lettre de moi soit la souviens bien du nom véritable de l'homme.
preuve que j'ai eu du plaisir à recevoir la Dans un festin, ayant refusé de jouer delà lyre
vôtre. Voici cette lettre ; mais ni celle-ci ni comme avaient coutume de le faire les hommes
La critique historique a depuis longtemps fait justice de la fabu-
'
sa réponse à Darius qu'on lira tout à l'heure , ne parle pas de ces
,
leuse correspondance entre Jésus-Christ et Abgare, qui n'était pas un deux ce qui prouve qu'il n'y croyait pas. Soixante-cinq ans
lettres,
satrape, comme dit Darius, mais un roi dont Tautorité s'étendait sur plus tard un concile tenu à Rome , sous le pape Gélase , rejetait
,

le paysd'Edesse, en Mésopotamie. Eusèbe,il est vrai, cite, dans son


comme apocryphe la prétendue réponse de Jésus-Christ au roi Ab-
Histoire ecclésiastique, les deux lettres
originairement écrites en gare.
langue syriaque ; mais le silence de l'antiquité chrétienne prouve ' Perse, Satire l.
sufËsamment que ces deux pièces sont fausses. Saint Augustin , dans
70 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

les plus illustres et les plus savants de la Grèce, « ses à tous. » Et il en donne la raison : « non
il de cela pour un homme qui
fut pris à cause « point en cherchant ce qui m'est avantageux,
ne savait rien et lui-même ne se gêna point
; « mais ce qui l'est à plusieurs, afin qu'ils
pour témoigner tout son dédain à Tégard de ce « soient sauvés '. » Voilà ce qu'il cherchait
genre d'amusement. « Qu'aimez-vous donc à dans la louange des hommes et ce qui lui fai-
«entendre?» lui dit-on. « xMes louanges, » sait dire encore « Enfin mes frères tout ce
: , ,

répondit-il. C'est aux sages et aux habiles à « qui est vrai, tout ce qui est honnête, tout ce
nous dire quel dessein ils prêtent à cette ré- « qui est juste tout ce qui est saint, tout ce
,

ponse de Thémistocle ou dans quel but il la fit « qui est aimable, tout ce qui a une bonne ré-
réellement; car c'était un grand homme selon « putation, tout ce qui est vertueux, tout ce
le monde. Et comme on lui demanda ce qu'il « que ce soit là ce qui occupe
qui est louable ,

savait donc « je sais, répondit-il, je sais faire


: « vos ])ensées que vous avez appris
; faites ce
« d'une petite république une grande. » Pour a et reçu de moi , ce que vous m'avez entendu

moi^ je pense qu'il ne faut approuver que la « dire et ce que vous avez vu en moi, et le

moitié de ce mot d'Ennius « Tous les hommes : « Dieu de paix sera avec vous ^ » En disant :

« veulent être loués. » De môme qu'il faut re- « Tout ce qui est vertueux, » l'Apôtre a com-

chercher la vérité qui, sans aucun doute^ ne fùt- pris sous le nom de vertu les autres choses que
elle pas louée, mériterait seule de l'être ainsi il
; j'ai rappelées plus haut. Ce qu'il a ajouté par
faut éviter la vanité qui se glisse si aisément ces paroles : « Tout ce qui a une bonne répu-
dans les louanges humaines. On tombe dans « talion, » il l'exprime convenablement de cette
cette vanité, lorsqu'on ne recherche ce qui est autre manière Tout ce qui est louable. »
: «

bien qu'en vue de la louange des hommes, ou Comment donc entendre ce passage faut-il :

bien lorsqu'on veut être beaucoup loué pour ce « Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas le

qui ne le mérite pas beaucoup ou même pas du « serviteur du Christ? » Dans ce sens que s'il

tout. Aussi Horace, qui avait l'œil plus perçant faisait, en vue des louanges humaines, le bien
qu'Ennius a dit : qu'il fait, il serait enflé de l'amour des louan-
« Etes-vous gonflé de l'amour de la louange? ges. L'Apôtre voulait ainsi plaire à tous , et se
« certaines expiations pourront vous en guérir réjouissait de leur plaire , non pour s'enor-
« après une lecture de choix trois fois ré- gueillir de leurs louanges, mais pour les édi-
« pétée K » Horace a donc pensé que l'amour fier dans Pourquoi donc n'aurais-je
le Christ.
des louanges humaines était comme une mor- pas du plaisir à recevoir de vous des louanges,
sure dont il fallait se guérir par le remède de puisque vous êtes trop sincère pour me trom-
la parole. per puisque vous louez ce que vous aimez, ce
;

4. Aussi notre bon Maître nous a enseigné qu'il est utile et salutaire d'aimer, lors même
par son Apôtre que nous ne devons pas faire que tout cela ne serait pas en moi? Vous n'êtes
le bien en vue d'obtenir les louanges humaines, pas seul à en profiter, j'en profite aussi. Si je
c'est-à-dire qu'elles ne doivent pas être le but n'ai pas ce que vous louez en moi, j'en ressens
de nos bonnes actions mais que cependant ; une confusion salutaire, et je souhaite ardem-
nous devons rechercher les louanges des ment ce qui me manque. Si je reconnais en
hommes pour les hommes eux-mêmes. Car les moi quelque chose de ce que vous louez, je
louanges adressées aux gens de bien ne profi- me réjouis de l'avoir et me réjouis que vous
tent pas à ceux qui les reçoivent, mais à ceux l'aimiez et que vous m'aimiez à cause de cela ;

qui les donnent. Pour ce qui est des gens de ce qui me manque, je désire l'obtenir, non-
bien, il leur suffit d'être ce qu'ils sont: mais il seulement pour moi-même, mais afin que
faut féliciter ceux qui ont besoin de les imi- mes amis ne soient pas toujours trompés dans
ter ; lorsqu'ils leur donnent des louanges, ils les louanges qu'ils me donnent.
montrent ainsi leur goût pour ceux qu'ils 5. Ma lettre est déjà longue, et je ne vous ai «
louent sincèrement. L'Apôtre a dit : « Si je point encore dit ce qui me plaît dans la vôtre M
« plaisais aux hommes, je ne serais pas le ser- bien plus que votre éloquence et vos louanges.
« viteur du
Christ ^ » Mais il a dit aussi : Que croyez-vous que ce soit, ô homme de bien,
« Plaisez à tous en toutes choses, comme je si ce n'est d'avoir pour ami un homme tel (jue

« m'efforce moi-même de plaire en toutes cho- vous et que je n'ai jamais vu , si toutefois je
' Epilre I. — ' Galat. i, 10. ' I Cor. X, 32, 33. — ' Philip, iv, 8, 9.
,

DEPUIS LA CONFÉRENCE DE CÂRTHAGE JUSQU'A SA MORT. 71

dois dire que je n'ai jamais vu celui dont l'âme que je veux qu'on loue , et non pas à moi-
s'estmontrée à moi dans une lettre où ce n'est même. Car c'est lui qui nous a faits, et nous ne
plus à mes frères comme auparavant, mais à nous sommes pas faits nous-mêmes nous *
;

moi-même que je puis m'en rapporter sur n'étions parvenus qu'à nous perdre, mais ce-
vous ? Je savais déjà qui vous étiez, mais je ne luiqui nous a faits nous a refaits. Quand vous
savais pas encore ce que vous étiez à mon m'aurez connu dans cet ouvrage priez pour ,

égard. Je ne doute pas que les louanges de moi afin que je ne tombe pas, mais afin que
votre amitié (et je vous ai marqué pouniuoi j'avance; priez, mon
fils, priez. Je sens ce que

elles me plaisent) ne deviennent plus abon- je dis ,


que je demande n'allez pas
je sens ce ;

damment profitables à l'Eglise du Christ. Je croire que vous en soyez indigne et que ce soit
l'espère d'autant plus, que vous lisez, que vous comme au-dessus de vos mérites
si vous ne le ;

aimez, que vous louez mes ouvrages consacrés faisiez vous me priveriez d'un grand se-
pas ,

à la défense de l'Evangile contre les derniers cours. Priez pour moi je le demande aussi à ;

restes de l'idolâtrie. Ils seront d'autant plus tous ceux qui m'aimeront d'après vous-même ;

connus qu'ils seront recommandés par un dites-le leur; et si l'idée que vous avez de mes
homme d'un rang comme le \ôtre vous leur : mérites vous retient, prenez ceci comme un
donnerez insensiblement votre propre célé- ordre de ma part donnez à ceux qui deman- :

brité votre propre gloire et vous ne permet-


, , dent ou obéissez à ceux qui ordonnent. Priez
trez pas qu'ils soient ignorés là où vous verrez pour nous. Lisez les divines Ecritures, et vous
qu'ils puissent être utiles. Si vous me deman- verrez que les apôtres, nos chefs, ont de-
dez d'où je sais cela je vous répondrai que
,
mandé cela à leurs enfants ou l'ont prescrit à
vous m'êtes apparu tel dans votre lettre. Jugez leurs disciples. Vous me l'avez demandé pour
par là du plaisir qu'elle m'a fait si vous avez ;
vous, et Dieu voit combien je le fais : qu'il
bonne opinion de moi songez au plaisir que
, m'exauce, lui qui sait que je le faisais avant
doit me causer tout ce qui peut contribuer à même que vous me l'eussiez demandé payez- !

étendre la foi du Christ. Vous m'écrivez que, moi donc de retour. Nous sommes vos pas-
né de parents et d'aïeux cbrétiens et chrétien teurs vous êtes le troupeau de Dieu consi-
, ;

vous-même, vous avez trouvé dans mes livres, dérez et voyez combien nos périls sont plus
plus qu'ailleurs , de quoi achever de vous dé- grands que les vôtres, et priez pour nous. 11 le
fendre victorieusement contre les superstitions faut pour vous et pour nous, afin que nous ren-
païennes ; recommandés et propagés par vous, dions bon compte de vous au Prince des pas-
quel bien ne pourraient-ils pas faire, et très- teurs et au chef de nous tous, et que nous échap-
facilement, à beaucoup d'autres, et même à pions ensemble aux caresses de ce monde,
d'illustres amis du paganisme? cette espé- plus dangereuses que les tribulations : la paix
rance peut-elle ne pas être une grande joie du monde bonne que quand elle sert,
n'est
pour moi ? comme l'Apôtre nous avertit de le demander
G. Ne pouvant vous témoigner tout le plaisir à nous « faire passer une tranquille vie en
que m'a causé votre lettre , je vous ai dit « toute piété et charité ^ » Si la piété et la
par où elle m'a fait plaisir je vous laisse à ;
charité manquent, tout ce qui met à l'abri de
penser le reste c'est-à-dire combien je me suis
, ces maux et des autres maiix du monde n'est
réjoui. Recevez donc mon fils, recevez, vous qu'un sujet de dérèglement et de perdition
qui êtes homme de bien non pointa la surface, une invitation au désordre ou une facilité pour
mais qui êtes chrétien dans la profondeur de y tomber. Demandez donc pour nous, comme
la charité chrétienne, recevez les livres que nous pour vous, que nous passions une vie
vous avez désirés, les livres de mes Confes- paisible et tranquille en toute piété et charité.
sions. Regardez-moi là-dedans, de peur que Priez pour nous en quelque lieu que vous
vous ne me jugiez meilleur que je ne suis là ; soyez et en quelque lieu que nous soyons :

c'est moi et non pas d'autres que vous écou- car il n'est point de lieu où ne soit Celui à qui
terez sur mon compte considérez-moi dans
; nous appartenons.
la vérité de ces récits, et voyez ce que j'ai été 7. Je vous envoie d'autres livres, que vous
lorsque j'ai marché avec mes seules forces ; si n'avez pas demandés, pour ne pas faire seule-
vous y trouvez quelque chose qui vous plaise ment ce que vous avez désiré ce sont les livres :

en moi, faites-en remonter la gloire à Celui > Ps. xcijc, 3. — ' I Timoth. ll, 2.
72 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — TROISIÈME SÉRIE.

do la Fui des choses invisibles^ de la Patience, de voyé, soit pour ma santé que vous voudriez
la Continence, de la Providence, et un grand li- meilleure afin que je pusse plus librement va-
et la charité. Si vous
vre sur la foi, l'espérance (juer à Dieu, soit pour venir en aide à notre
ouvrages pendant que vous êtes
lisez tous ces bibliothcciueen nousdonnant les moyens d'ac-
en Afrique, écrivez-moi ce que vous aurez quérir ou de remplacer des hvres. Que Dieu
pensé; envoyez-moi votre sentiment, ou lais- vous donne, en récompense, dans ce monde
sez-le à mon saint frère et seigneur Aurèle qui et dans l'autre, les biens qu'il prépare à ceux
mêle fera parvenir, ce qui ne m'empêchera qui sont tels qu'il a voulu que vous fussiez.
pas d'espérer des lettres de vous , en quelque Saluez de ma part, comme je vous l'ai déjà une
lieu que vous soyez ; et, de mon côté, autant fois demandé, ce gage de paix qui est auprès
que je le pourrai mes lettres iront vous cher-
, de vous, et qui nous est si cher à l'un et à
cher partout où vous pourrez être. J'ai reçu l'autre.
avec reconnaissance ce que vous m'avez en-
LETTRES DE SAINT AUGUSTIN.

QUATRIÈME SERIE.

LETTRES SANS DATE.

bien plus dans vos cœurs que dans vos temples.


LETTRE CCXXXll '.
Songeriez-vous enfin par une considération
.

prudente à ce salut dans le Seigneur par


,

Dans celte belle et éloquente lettre adressée aux païens de lequel vous avez voulu me saluer? S'il n'en
Madaure, saint Augustin ramasse ce qu'il y avait de plus capa-
ble de frapper leur esprit on n'a jamais mieux parlé de l'éta-
:
est pas ainsi , comment ai-je blessé , comment
blissement du christianisme. Il nous semble impossible qu'au ai-je offensé votre bienveillance ,
pour mé-
temps où nous sommes un homme du moude qui n'est pas
que vous m'ayiez donné, en commen-
,
riter
chrétien, lise sans profit ces pages écrites il y a tant de siècles.
çant votre lettre , un titre qui serait plutôt

AUGUSTIN A SES HONORABLES SEIGNEURS ET BIEN- une qu'une marque de respect, ô mes
raillerie

AIMÉS FRÈRES LES CITOYENS DE MADAURE , DONT honorables seigneurs et bien-aimés frères ?
2. En lisant ces mots « A notre père Au-
IL A REÇU UNE LETTRE PAR SON FRÈRE FLO- :

RENTIN '. « gustin salut éternel dans le Seigneur, » j'ai


,

tout à coup senti dans mon cœur une grande


1. Si la lettre que j'ai reçue m'est adressée espérance je vous croyais convertis au Sei-
;

par les chrétiens catholiques qui se trouvent gneur et au salut éternel, ou désireux de l'être
dans votre ville, je m'étonne qu'elle ne le soit par mon ministère. Mais en lisant le reste de
point en leur nom, mais qu'elle le soit au la lettre j'ai senti d'autres pensées entrer
,

nom de vous tous. Si au contraire c'est vous dans mon cœur. J'ai pourtant demandé au
tous, hommes de la cité, ou presque tous^ qui porteur si vous étiez chrétiens ou si vous sou-
avez bien voulu m'écrire, je suis surpris que haitiez de l'être. Ayant appris par sa réponse
vous m'appeliez « votre père , » et qu'en tète que vous n'étiez pas changés je me suis af- ,

de votre lettre vous ayez tracé ces mots : fligé de votre persistance à repousser le nom
« Salut dans le Seigneur. » Car votre attache- du Christ, à l'empire duquel le monde entier
ment au culte des idoles m'est connu et c'est , est soumis, vous le voyez; et je me suis af-
pour moi une grande douleur il est plus aisé : fligé aussi que vous l'ayez raillé dans ma per-
de fermer vos temples que de fermer vos sonne. Car je ne connais pas d'autre Seigneur
cœurs aux idoles, ou plutôt vos idoles sont que le Christ, en qui vous puissiez appeler un
évêque votre « père » et si un doute était ;

' Malgré de savantes iaTestigations, on n'a pas pu marquer la date possible à cet égard, il disparaîtrait par ces
des trente-huit lettres qui forment la dernière partie de ce recueil ;
mais l'incertitude du temps où saint Augustin les a écrites ne leur mots de la fin de votre lettre « Nous souhai- :

6te rien de leur valeur et de leur intérêt.


« tons que vous jouissiez en Dieu et en son ,
Cette lettre, écrite à saint Augustin au nom de la cité de Ma-
daure, ne nous est point parvenue. « Christ d'une longue vie au milieu de votre
,
,,

74 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QÎJATRIÈME SÉRIE.

« clergé. » Après avoir tout lu et tout examiné, sont vaincues et domptées, non point parla
j'aidû voir là, et tout homme y verra, un lan- résistance mais par la mort des chrétiens
, ;

gage sincère ou un mensonge. Si vous pensez ces puissances tournent leurs lois et les coups

ce que vous écrivez qui donc vous empêche


,
de leur autorité contre ces mêmes idoles ,

d'arriver à la vérité ? Quel ennemi oppose à pour lesquelles auparavant elles égorgeaient
vos efforts des ronces et des précipices? Enfin, les chrétiens vous voyez les chefs du plus
:

empire, après s'être dépouillés du dia-


qui ferme à vos désirs l'entrée de l'Eglise, pour illustre
dème s'agenouiller et prier au tombeau du
que vous n'ayez pas avec nous le salut dans le ,

même Seigneur, par lequel vous me saluez? pêcheur Pierre.


Les Ecritures divines, qui sont déjcà entre
Mais si vous m'avez écrit de cette manière par A.

un mensonge et une moquerie pourquoi ,


les mains de tout le monde ont depuis très- ,

venir me
charger du poids de vos affaires et longtemps i)rédit toutes ces choses. Leur accom-
nom de Celui par qui je puis
oser refuser, au plissement nous donne d'autant plus de joie et
fortifie d'autant plus notre loi que nous les
quelque chose, le respect qu'il mérite et lui ,

adresser même d'insultantes flatteries? voyons prédites dans nos saints livres avec une
3. Sachez, mes que je
frères bien-aimés, autorité plus grande. Lorsque toutes les pro-
phéties s'accomplissent devons-nous penser,
vous dis ceci avec un ineffable tremblement
,

je vous le demande, devons-nous penser que


de cœur pour vous; car je sais combien votre
mau- le jugement de Dieu, qui d'après ces mêmes
situation deviendra plus grave et plus
vous le dis en vain. livres doit séparer les fidèles des infidèles, soit
vaise auprès de Dieu, si je
seule chose qui n'arrivera pas viendra
Tout ce qui s'est passé dans le monde, et que la ,

nos pères nous ont transmis tout ce que nous ;


sûrementcomme tout le reste est venu? Pas
voyons et nous transmettons à la postérité, en
un homme de notre temps ne pourra, au jour
de de ce jugement, se justifier de n'avoir pas cru
ce qui concerne la recherche et la pratique
;

la vraie religion; tout cela est renfermé dans car lenom du Christ remplit le monde entier :

tout se passe pour le l'honnête homme l'invoque comme garantie


les divines Ecritures :

de l'équité de ses œuvres, le parjure pour


genre humain comme les Livres saints l'ont

le peuple juif chassé de son


couvrir son mensonge ; le roi pour gouverner,
prédit. Vous voyez
le soldat pour combattre le mari pour pro-
pays dans presque toutes les con-
et dispersé
;

mettre de se bien conduire, et l'épouse pour


trées de l'univers l'origine de ce peuple, son
:

promettre la soumission; le père pour ordonner,


accroissement la perte de sa souveraineté , sa
,

et le fils pour obéir le maître pour commander


dispersion sur la terre se sont accomplis
;

ont annoncés. Vous doucement, et le serviteur pour bien servir ;

comme les Ecritures les


l'humble pour s'exciter cà la piété, et l'orgueil-
voyez que la parole et la loi de Dieu sorties ,

leux pour s'excitera faire, lui aussi, de grandes


du milieu des Juifs par le Christ né miracu- ,

choses le riche pour donner, et le pauvre pour


leusement parmi eux sont devenues la foi de
,
;

la prédiction recevoir; l'intempérant, autour de la coupe qui


toutes les nations; nous lisons
en voyons lui verse l'ivresse, et le mendiant à la porte; le
de toutes ces choses comme nous
portions bon pour garder sa parole, et le méchant i)our
l'accomplissement. Vous voyez des
tromper; le chrétien dans la piété de son culte,
retranchées du tronc de la société chrétienne
le païen dans ses flatteries; tous
célèbrent le
qui se répand dans le monde par les sièges
Christ, et ils rendront compte un jour de la
apostoliques et la succession des évêques nous ;

schismes elles manière dont ils auront invoqué son nom.


les appelons des hérésies et des ;

est un Etre invisible, principe, créateur


se couvrent du nom chrétien,
parce que leur T). 11

toute leur gloire elles se vantent de toutes choses, souverain, éternel, immuable,
origine fait ;

du bois connu de nul autre que de lui-même. U y a un


d'être du bois de la vigne, mais c'est
prédit. Verbe par lequel cette suprême majesté se
coupé. Tout cela a été prévu, écrit et

païens tomber en ruines raconte et s'annonce; il est égal à Celui qui


Vous voyez les temples
renversés, ou l'engendre et qui se révèle par lui. Il y a une
sans qu'on les répare, ou bien
Sainteté qui sanctifie tout ce qui devient
saint;
usages; les ido-
fermés, ou servant à d'autres
cachées ou détruites. Les elle forme l'union indestructible et indivisible
les brisées, brûlées,
puissances de ce monde qui jadis persécu-
,
du Verbe immuable par lequel le Principe se
révèle, et du Principe lui-même qui se
raconte
taient le peuple chrétien à cause
de ces idoles
LETTRES SANS DATE. 75

au Verbe son Qui pourrait atteindre, avec


égal. la volonté de Dieu pu pour j'ai fait ce que j'ai

le regard de à ce que je viens de ni'ef-


l'esprit, l'alfaire de mon m'a remis
frère Florentin qui

forcer inutilement de dire? Qui pourrait péné- votre lettre; mais l'affaire aurait pu aisément
trer dansces profondeurs infinies, arriverainsi s'arranger sans moi. Presque tous les habitants
à la béatitude, s'y oublier soi-même dans une d'Hippone sont de la famille de Florentin ; ils le

sorte de défaillance à force de ravissement, et se connaissent et le plaignent beaucoup de son


plonger de plusen plus dans ce qui est invisible? veuvage. Mais la lettre que vous m'avez écrite

Ce serait se revêtir de l'immortalité et obtenir le fait que la mienne ne paraît pas trop osée lors-
salut éternel par lequel vous avez bien voulu que ,
profitant de l'occasion que vous me
me saluer. Qui pourrait cela, si ce n'est celui donnez, elle parle du Christ à des idolâtres. Je
qui, par l'aveu de ses péchés, aurait abattu son vous en conjure, si ce n'est pas pour rien que
orgueil et se serait fait doux et humble pour vous avez prononcé son nom dans votre lettre,
mériter que Dieu l'instruise ? que ce ne soit pas pour rien que la mienne
0. Donc, comme il faut d'abord descendre de vous arrive. Si vous avez voulu vous moquer
l'orgueil à l'humilité afln de monter ensuite à de moi, craignez Celui dont le monde superbe
une grandeur solide, il n'y avait pas de manière s'est d'abord moqué. Il l'a jugé à sa manière,

plus magnifique et plus douce de nous y con- et, aujourd'hui soumis à son empire, il l'attend

vier,pour réprimer notre arrogance non point pour juge. L'affection de mon cœur pour
par la force, mais par la persuasion ,
que vous, que j'exprime comme je le puis dans
l'exemple de ce Verbe par lequel Dieu le Père cette p.ige, vous servira de témoin devant le
se montre aux anges qui est la vertu et la ,
tribunal de Celui qui confirmera ceux qui
du
sagesse de Dieu, qui ne pouvait pas être vu auront cru en lui, et confondra les incrédules.
cœur humain aveuglé par l'amour des choses Que le Dieu unique et véritable vous délivre
visibles ce Verbe a daigné se faire homme et
: de toute vanité du siècle et vous convertisse à
se montrer sons une forme semblable à la nôtre, lui , ô mes bien-aimés frères et honorables
atin que l'homme craigne bien plus de s'élever seigneurs !

par l'orgueil de l'homme que de s'abaisser par


l'exemple d'un Dieu. Aussi le Christ prêché LETTRE CCXXXIIL
dans le monde entier n'est pas le Christ revêtu
de la splendeur royale, ni le Christ riche des Charmante et curieuse lettre de saint Augustin adressée à un
biens humains ni le Christ tout éclatant des
, philosophe païen. Rien n'est plus attachant que cette façon pa-
cifique et bienveillante de questionner un homme éclairé , en-
félicités de ce monde, c'est le Christ crucifié.
core retenu dans les ombres du polythéisme.
C'est ce qui a été d'abord le sujet des railleries
des superbes et l'est encore des restes de ces AUGUSTIN A LONGINIEN.
orgueilleux du monde il n'y a eu d'abord;

qu'un petit nombre de croyants, ce sont les On dit qu'un ancien répétait souvent qu'il
peuples en masse qui maintenant embrassent est aiséde tout apprendre à ceux qui déjà ne
la foi. Pendant (ju'aux premiers jours on prê- trouvent rien de meilleur que d'être hommes
chait le Christ crucifié, les boiteux marchaient, de bien. Longtemps avant ce mot, qui est de
les muets parlaient, les sourds entendaient, les Socrate , autant que je puisse m'en souvenir,
aveugles voyaient, morts ressuscitaientles : un prophète avait brièvement et tout ensemble
c'était une réponse aux moqueries des peuples, enseigné à l'homme à n'aimer rien tant que
et la foi s'établissait. L'orgueil de la terre s'est d'être bon et par où il pouvait le devenir. « Tu
enfin aperçu qu'il n'y a rien de plus puissant « aimeras, dit-il , le Seigneur ton Dieu de tout
ici-bas que l'humilité d'un Dieu \ et dès lors « ton cœur etde toute ton âme et de tout ton ,

les hommes, soutenus par un exemple divin, « esprit ', et tu aimeras ton prochain comme
ont pu livrer d'utiles combats contre leur « toi-même ^ » On ne peut pas dire que celui
orgueil. qui comprendrait ceci apprendrait facilement
7. Réveillez-vous donc, mes frèresdeMadaure, le reste parce que ces commandements ren-
,

vous qui avez été aussi mes pères -; c'est Dieu ferment tout ce qu'il est utile et salutaire de
qui m'offre cette occasion de vous écrire. Avec
que c'est parmi eux, on le sait, qu'il avait été nourri dans l'étude
' I Cor. 1, 23-25. des lettres.
* Saint Augustin appelle les citoyens de Madaure ses pères, parce ' Deut. VI. — ' Lévitiq. xix, 18.
,

76 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. - QUATRIÈME SÉRIE.

savoir il y a beaucoup de doctrines, si


: car trouve dans Socrate , dans vos prophètes et dan
quelques-uns de vos Hébreux, ô véritablement le
loulefoison peut leur donner ce nom, qui sont mais je parle aussi d'Or-
meilleur des Romains '
!

ou inutiles ou dangereuses. Le Christ rend phée , d'Agés et de Trismégiste , beaucoup plus


témoignage à ces livres anciens « Ces deux :
anciens que tous ceux-là ils naquirent des dieux
:

« commandements, dit-il, comprennent toute aux premiers temps, et les dieux se servirent
prophètes '. » d'eux pour révéler la vérité aux trois parties du
« la loi et les
monde, avant que l'Europe eût un nom, que l'Asie
Je vu dans vos entretiens avec
crois avoir
en reçût un , et que la Libye possédât un homme
moi, comme dans un miroir, que par-dessus de bien comme vous l'avez été et le serez toujours.
tout vous désirez être homme de bien ;
j'ose Car, de mémoire d'homme, à moins que la fiction
de Xénophon ne vous paraisse une réalité, je n'ai
donc vous demander conuuent vous croyez
trouvé dans ce que j'ai entendu, lu ou vu, (j'en
qu'on doive adorer le Dieu qui est meilleur
prends Dieu à témoin et sans danger pour moi),
que tout et d'où découle ce qui rend bonne
,
je n'ai trouvé, je le jure, personne, ou s'il en est
l'âme humaine quant à l'obligation d'adorer
: un, personne après lui, qui, autant que vous,
Dieu, je sais que vous n'en doutez pas. Je vous Dieu et puisse aussi
s'efforce de connaître facile-
ment y atteindre, par la pureté de l'âme et le re-
demande aussi ce que vous pensez du Christ. par
peu noncement aux choses du corps ,
l'espoir
Je me suis aperçu que vous n'en faisiez pas d'une belle conscience par une ferme croyance.
et
de cas mais croyez-vous qu'on puisse arriver
; 2. Quant à la voie qui peut y conduire, ce n'est

à la vie heureuse par la voie qu'il a tracée et point à moi à répondre, ô mon honorable seigneur !

que cette voie soit la seule ? Refusez-vous ou C'est bien plus à vous à le savoir et à me l'apprendre
à moi-même, sans aucune assistance du dehors.
différez-vous pour quelque motif d'entrer dans
Je n'ai pas encore , je l'avoue , et pourrai-je avoir
cette voie? Y a-t-il, selon vous, un autre
jamais tout ce qu'il faut pour aller jusqu'au siège
chemin ou d'autres chemins pour arriver à de ce bien, comme le voudrait mon sacerdoce
^?

cette vie excellente qui doit être le principal Je fais toutefois mes provisions pour le voyage.

objet de nos vœux? Voilà ce que je désire Cependant, je vous dirai en peu de mots quelle
est la sainte et antique tradition que je garde. La
savoir, sans mériter, j'espère,un reproche d'in-
meilleure voie vers Dieu est celle par laquelle un
discrétion. Car je vous aime à cause du pré-
homme de bien, pieux, pur, équitable, chaste,
cepte que j'ai rappelé plus haut, et j'ai sujet de véridique dans ses paroles et ses actions, reste
croire que vous m'aimez entre gens qui se : ferme et inébranlable à travers les changements
des temps, escorté par les dieux, soutenu par les
témoignent d'affectueux sentiments, quoi de
puissances de Dieu, c'est-à-dire rempli des vertus
plus profitable que de se demander et de cher-
de l'unique, de l'universel, de l'incompréhensible,
cher ensemble par où on peut devenir bon et de l'ineffable, de l'infatigable Créateur, se dirige
heureux 1 vers Dieu par les efforts du cœur et de Tespril :

ces vertus de Dieu sont, comme vous les appelez,


des anges ou toute autre nature qui vient après
LETTRE CCXXXIV. Dieu, ou qui est avec Dieu, ou qui vient de Dieu.
Telle est, dis-je , la voie par laquelle les hommes,
et une crainte
Longinien répond avec une tendre vénération purifiés d'après les prescriptions pieuses et les
est un néo-plato-
re'^pectueuse ; sa doctrine , un peu vague ,
expiationsdes anciens mystères, hâtentleur course,
invoquant les noms
nisme qui pense se donner de l'autorité en sans iamais s'arrêter.
d'Orphée, d'Agèse et de Trismégiste. chair et
3. Quant au Christ, ce Dieu formé de
d'esprit, et qui est le Dieu de votre cro^,auce, par
LOXGIMEN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR, A SON lequel vous vous croyez sur, mon honorable sei-
HONORABLE ET TRÈS-SAINT PÈRE AUGUSTIN. gneur et père, d'arriver au Créateur suprême
bienheureux, véritable, et père de tous, je n'ose ni
Vous ne m'avez pas trouvé indigne de Thon- ne puis vous dire ce que j'en pense je trouve fort :

1.
j'en suis difficile de définir ce que je ne sais pas. Mais
vous
neur d'un de vos divins entretiens;
m'aimez, moi si plein de respect pour vos vertus;
heureux, et je me sens comme illuminé
par la
me deman- je le savais depuis longtemps et vous
avez daigné
pure lumière de votre vertu. Mais, en
dant de répondre à vos questions, en ce temps-ci me le dire; le soin que j'ai de ne pas vous dé-
vous imposez un pesant plaire, à vous toujours si près de Dieu, suffit pour
et sur de telles matières ,
un homme de le bon témoignage de ma vie vous comprenez
fardeau et une charge difficile à
;

un païen comme moi. Depuis


mon opinion, à '
Dans la bouche d'un paien du temps de saint Augustin, le nom
entre nous
longtemps, il est en partie convenu de romain désignait un chrétien. Dans la bouche des
arabes de l'A-

(et il le serait chaque


jour davantage dans nos frique, roumi veut encore dire chrétien. Un vague
et lointain sou-
dans la mémoire
lettres), qu'il y a beaucoup
de questions a exa- venir d'un roumi A'eiir (un grand chrétien) est resté

ce qu on des arabes du pays d'Hippone.


miner je ne parle pas seulement de
: '
Ce mot nous porte à croire que Longinien éuit préttç du paga-
nisme.
> Mallh. XXII, 40.
LETTRES SANS DATE. 77

sans doute que moi aussi je vous aime, puisque je «anciens mystères, hâtent leur course, sans
tiens à régler ma conduite d'après voire jugement « jamais s'arrêter, »
*^

sur moi. Avant tout, je vous en prie, pardonnez à :2. D'après ces paroles, je vois, si je ne me
mon opinion de si peu d'importance , à mon
trompe, (ju'il ne vous semble pas suffisant,
discours peu convenable peut-être c'est vous ([ui ;

m'avez forcé de parler. Daignez me faire part, si pour aller à Dieu qu'un homme de bien se
,

je le mérite, de ce que vous pensez vous-m.ème sur rende les dieux favorables par des paroles et
ces choses; instruisez- moi par vos saints écrits, des actions pieuses, équitables, pures, chastes,
« plus doux que le miel et le nectar, » comme dit
véridiques, et que, sous la protection d'un tel
le poète '. Jouissez de l'amour de Dieu , seigneur
mon père, et ne cessez jamais de lui plaire par la cortège, il marche vers le Créateur de toutes
sainteté ; ce qui est nécessaire. choses, s'il ne se purifie aussi d'après les pres-
criptions pieuses et les expiations des saints
mystères. C'est pourquoi je voudrais savoir ce
LETTRE CCXXXV.
qui vous paraît devoir être purifié par les cé-
rémonies expiatoires en celui qui, pieux, équi-
Saint Augustin se félicite de voir le débat engagé ; il pose des

questions précises; Longinien y répond sans doute, mais nous table, pur, véridique dans sa vie se rend les ,

n'avons pas la suite de celte correspondance d'un intérêt si dieux favorables, et par eux le Dieu unique, le
attactiant.
Dieu des dieux car, s'il a besoin encore de ces
;

expiations, il n'est pas pur; et s'il n'est pas


AUGUSTIN A LONGIMEN.
pur, il n'est pas pieux, équitable, pur et chaste
I. J'ai recueilli le fruit de ma lettre une :
dans sa vie. Et s'il vit ainsi, il est déjà pur :

réponse de votre bienveillance. J'y vois com- or, quel besoin peut avoir de cérémonies expia-

mencer entre nous une grande discussion sur toires ce qui est sans souillure? C'est là le
une grande chose c'est ce que je voulais
:
nœud de la question entre nous; une fois cela
d'abord Dieu m'aidera à obtenir ce qui me
;
résolu , nous verrons ces conséquences :

reste à vouloir, Tissue salutaire d'un tel débat. L'homme bien vivre pour mériter d'être
doit-il

Quant au sentiment qui vous porte à ne rien purifié par les cérémonies expiatoires, ou bien

nier, à ne rien affirmer témérairement sur le a-t-il besoin de ces expiations pour bien vivre ?

Christ, c'est là un tempérament que j'accepte Quelque vertueux que soit un homme", lui
volontiers dans un païen. Je ne refuse pas de faut-il le secours des cérémonies pour arriver

satisfaire au désir que vous me térrioignez de à la vie éternelle qui a sa source en Dieu? La
,

vous instruire auprès de moi sur ces matières; pratique des cérémonies est-elle comme une
c'est un désir louable et qui plaît à mon cœur. partie du bien vivre, de sorte que les deux
Mais il importe auparavant d'éclaircir ce que choses n'en fassent qu'une et que l'une soit
,

vous entendez par les anciens mystères et de comprise dans l'autre. Prenez la peine, je vous
dire avec netteté votre pensée à cet égard. « La en prie, de me marquer dans une lettre quel
« meilleure voie vers Dieu (ce sont les expres- est votre sentiment sur chacune de ces quatre

« siens de votre lettre) est celle par laquelle questions. Il est important de s'entendre d'a-

« un homme de bien, pieux, équitable, chaste, bord là-dessus, avant d'aller plus loin il ne :

« véridiquc dans ses paroles et ses actions, resté faut pas que je travaille à réfuter beaucoup de
« ferme et inébranlable à travers les chan- choses que vous ne pensez pas peut-être, et que
« gemenls des temps, escorté par les dieux, je perde inutilement un temps précieux. Je ne
« soutenu par les puissances de Dieu, c'est-à- prolongerai pas davantage cette lettre, afin
« dire rempli des vertus de Tunique, de l'uni- qu'une prompte réponse de vous me permette
« versel, de l'incompréhensible, de TinefTable, de passer à une autre chose.
« de l'infatigable Créateur, se dirige vers Dieu
« par les efTorts du cœur et de l'esprit : ces
« vertus de Dieu sont, comme vous les appelez,
des anges, ou toute autre nature qui vient
« après Dieu, ou qui est avec Dieu , ou qui
« vient de Dieu. » Et vous ajoutez : « C'est la

« voie par laquelle les hommes, purifiés d'après


« les prescriptions pieuses et les expiations des
' Ovid. Trist., 5, Eleg., 5.
78 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. - QUATRIÈME SÉRIE.

Dieu et qu'elles sont véritablement des portions


de Dieu. Ils disent que le Dieu bon et véritable
LETTRE CCXXXVI.
a eu à combattre avec la nation des ténèbres,
qu'il a mêlé une partie de lui-même avec le
Deutérius élait cvêque de Césarée ; saint Augustin lui dénonce
et lui renvoie un sous-diacre convaincu de manichéisme. 11 ex- prince des ténèbres ,
que ses élus dans leur
pose en peu de mots la doctrine des manichéens, en expliquant nourriture, ainsi que le soleil et la lune, puri-
ce qu'on appelait parmi eux les auditeurs et les élus.
fient et dégagent, en l'absorbant, cette partie
souillée et captive ils ajoutent que ce qui ne
AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR DEUTÉ-
;

sera pas purifié, lorsque viendra la fin du


RIUS SON VÉNÉRABLE, TRÈS-CHER FRÈRE ET
,

monde, sera enchaîné et soumis à une peine


COLLÈGUE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
éternelle. Ainsi donc, selon la doctrine des
manichéens, non-seulement Dieu est suscep-
1, J'ai pensé que je ne pouvais rien faire de
tible d'altération, de corruption et de souillure,
mieux que d'écrire à votre sainteté de peur
,

jmisqu'une portion de lui-même a pu être ré-


que, par la négligence des pasteurs, l'ennemi
duite à une situation pareille, mais Dieu est
ne ravage le troupeau de Notre-Seigneur Jésus-
impuissant, d'ici à la fin des siècles, à s'arra-
Christ dans votre province; car l'ennemi ne
cher à ce poids d'impureté et de misère.
cesse de tendre des pièges pour perdre les âmes
3. Voilà les blasphèmes intolérables que cet
rachetées à un si grand prix. 11 a été prouvé
homme, déguisé en sous-diacre catholique,
auprès de nous qu'un sous-diacre de Malliana,
croyait et même enseignait autant qu'il le pou-
appelé Yictorin, est manichéen, et que, depuis
vait, car c'est en enseignant qu'il s'est décou-
longtemps, il cache sous le voile de l'état ecclé-
il s'est confié à des gens qu'il croyait
siastique de sacrilèges erreurs; car c'est un
vert :

disposés à se laisser instruire. Après être con-


homme qui touche déjà à la vieillesse. Il est si
venu qu'il était auditeur manichéen, il m'a
bien découvert que, interrogé par moi-même,
des témoins prié de le ramener dans la voie de la vérité
il a tout avoué sans qu'il ait fallu
catholique mais, je l'avoue, sa dissimulation
pour le convaincre. Ceux à qui il avait fait ;

sous le voile de la cléricature m'a fait horreur,


d'imprudentes confidences étaient du reste si
cru devoir le chasser de la ville après
nombreux, qu'il y aurait eu de sa part, je ne et j'ai
l'avoir puni. Je n'aurais pas assez fait je ne si
dis pas impudence, mais folie, à essayer des
dénégations. Il a avoué qu'il était auditeur vous avais averti moi-même il faut qu'on ;

parmi les Manichéens, et non point élu. sache que cet homme a été dégradé comme il
le méritait et que tous doivent se défier de lui.
2. Ceux qu'on appelle auditeurs parmi eux
champs, Qu'on ne le croie, quand il demande la péni-
se nourrissent de viande, cultivent les
les élus ne font tence que s'il vous fait connaître les mani-
et, s'ils le veulent, se marient ;
,

chéens qui seraient cachés soit à Malliana, soit


rien de tout cela. Les auditeurs s'agenouillent
dans toute la province.
devant les élus en les suppliant de leur imposer
les mains; ce n'est pas seulement aux
prêtres,
demandent, LETTRE CCXXXVII.
aux évêques, aux diacres qu'ils le

c'està tous les élus quels qu'ils soient. Ils


,
trouvera dans cette lettre des détails sur les manichéens
On
adorent et prient avec eux le soleil et la lune, et surtout sur les priscillianisles ; ceux-ci avaient érigé le
en précepte pour mieux cacher leur véritable doc-
jeûnent avec eux le dimanche, et croient avec mensonge
trine saint Augustin parle d'un hymne faussement attribué à
eux tous les blasphèmes qui rendent si détes-
;

Jésus-Christ, et que l'Eglise a rejeté. Nous croyons que Céré-


table la secte des manichéens. Us nient que le tius était un évêque des Gaules.

Christ soit né d'une vierge ils disent que la


;

chair dont il était revêtu n'était pas véritable, AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX SEIGNEUR CÉRÉTIUS,
que la Passion n'a donc pas été véritable et que SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE, SALUT DANS
par conséquent il n'y a pas eu de résurrection. LE SEIGNEUR.
Ils blasphèment les patriarches et les pro-
prétendent que la loi donnée par Après avoir lu ce que votre sainteté m'a
1.
phètes ; ils

serviteur de Dieu, ne vient pas du vrai envoyé, il me paraît qu'Argirius s'est jeté dans
Moïse le
le priscillianisme sans le savoir, et comnie s'il
Dieu, mais du prince des ténèbres. Ils croient
eût ignoré que le priscillianisme existât, ou
que non-seulement les âmes des hommes, mais
bien qu'il est tout à fait engagé dans les liens
encore les âmes des bêtes sont la substance de
.

LETTRES SANS DATE. 79

de cette hérésie. Car je ne doute pas que ces menteuses sont tantôt d'une habileté rusée, et
écrits ne viennent des priscillianistes. Mais au tantôt ridicules et niaises. Lorsqu'ils se trou-
milieu de tant d'occupations diverses qui m'ac- vent en présence de gens qui ne sont point de
cablent sans relâche, je n'ai pu qu'avec peine leur secte, ils donnent des interprétations aux-
me faire lire tout entier un seul de ces deux quelles ils ne croient pas du tout; autrement
écrits. Je ne sais comment l'autre s'est égaré ils seraient catholiques ou du moins peu éloi-
et n'a pu être retrouvé malgré de soigneuses gnés de la vérité, parce qu'en pareil cas c'est
recherches parmi nos frères, ô mon bienheu- le sens catholique qu'ils cherchent ou qu'ils
reux seigneur et vénérable père ! paraissent vouloir chercher, même dans les
2. L'hymne qu'on dit être de Notre-Seigneur écritures apocryphes. Mais, entre eux, les pris-
Jésus-Christ, et dont votre Uévérence s'est fort cillianistes ont d'autres sentiments; ils n'osent
émue, se trouve ordinairement dans les écri- les produire en public parce qu'ils sont réelle-
tures apocryphes. Ces écritures n'appartiennent ment criminels et détestables : c'est sous le
point particulièrement aux priscillianistes ;
voile de la foi catholique qu'ils se cachent, et
d'autres hérétiques en font usage pour autori- c'est la foicatholique qu'ils ont l'air de pro-
ser leurs erreurs. Dans
de leurs là diversité fesser devant ceux qu'ils redoutent. Il pourrait
doctrines, représentée par la diversité des hé- se rencontrer des hérétiques plus immondes
résies les sectes puisent ensemble dans ces
, peut-être, mais il n'en est pas de comparables
écritures, surtout les sectes qui ne reçoivent ni pour la tromperie. D'autres mentent par un
l'ancienne loi ni les prophètes canoniques, car fonds de vice humain, par habitude ou infirmité
elles nient que ces livres concernent le Dieu morale mais ceux-là mentent dit-on , par
; ,

bon et le Christ son Fils : tels sont les mani- précepte il est commandé de mentir avec
;

chéens, les marcionites et d'autres, à qui ce serment pour cacher leur vraie et abominable
damnable blasphème a convenu. Et même doctrine. Ceux qui ont appartenu à leur secte
dans les Ecritures canoniques du Nouveau et que la miséricorde de Dieu en a délivrés,
Testament, c'est-à-dire dans les véritables écrits citent les termes mêmes de ce précepte des
Evangéliques et Apostoliques, ils ne reçoivent priscillianistes.
pas tout, mais ils prennent ce qu'ils veu-
Jii?'e, parjure-toi, ne révèle pas le secret ^
lent : ils choisissent et rejettent les livres à
leur gré. Ils marquent même dans ces livres
4. Pour mieux reconnaître que leurs inter-

ce qui leur paraît favorable à leurs erreurs, et prétations des écritures apocryphes sont fort
différentes de celles dont ils font parade devant
tiennent pour faux tout le reste. Certains ma-
nichéens rejettent le livre canonique intitulé :
les catholiques, on n'a qu'à voir par quelle
les Actes des Apôtres. Ils craignent d'y rencon- raison ils leur attribuent une autorité divine,
trer la vérité avec trop d'évidence, lorsqu'il et, ce qui est plus coupable encore, les mettent
y
de l'envoi du Saint-Esprit promis par
est parlé même au-dessus des livres canoniques. Yoici
Notre-Seigneur Jésus-Christ dans les évangiles leurs propres paroles dans l'écrit que j'ai sous
véritables *. Ils trompent les hommes igno- les yeux : Hymne du
Seigneur, qu'il dit en
«

rants avec le nom « secret aux saints apôtres ses disciples, parce
de ce divin Esprit dont ils
sont complètement éloignés dans leur aveu- ;
« qu'il est écrit dans l'Evangile : Après avoir
glement prodigieux, ils prétendent que cette « dit un hymne., il s'en alla sur la montagne *.

promesse du Seigneur s'est accomplie dans « Cet hymne n'a pas trouvé place dans le Ca-

Manichée leur hérésiarque. C'est ce que font « non à cause de ceux qui jugent selon eux-
aussi les hérétiques appelés cathaphryges ils ;
« mêmesnon point selon l'esprit et la vérité
et

disent que le Saint-Esprit que le Seigneur a « de Dieu c'est pourquoi il est écrit
; Il est :

promis est venu par je ne sais quels insensés, « bon de cacher le secret du roi, mais il est

Montan et Priscille, dont ils font leurs pro- « glorieux de révéler les œuvres de Dieu '. »

phètes. Leur grande raison pour expliquer que cet


3. Quant aux priscillianistes, ils acceptent
hymne ne soit pas dans le canon, c'est qu'il
faut cacher le secret du roi à ceux qui jugent
tous les livres, les canoniques comme les apo-
cryphes mais ils détournent le sens de tout selon la chair et non selon l'Esprit et la vérité
;

ce qui les condamne, et leurs explications


' Jura, perjura, secretam prodere noli.
Act. i;, 2-4. • Malth. XXVI, 30. — • Tob. xii, 7.
LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. - QUATRIÈME SÉRIE.

ne se rap- ils disent, n'est pas dans le Canon, de peur


(leDieu. Les Ecritures canoni(iues Au
du roi qui doit être que le sens n'en soit caché aux charnels?
portent donc pas au secret
sont donc réservées pour contraire, ce qui est voilé dans cet h>fmne,
caché à ceux-ci elles ;

jugent selon la chair et non point comme ils le reconnaissent eux-mêmes, est
ceux qui
de Dieu. Cela veut-il tout à mis à découvert dans le Canon. Il
fait
selon l'Esprit et la vérité pas ce sens-
que les saintes Ecri- est bien plus à croire que ce n'est
dire autre chose, sinon sentiment véritable, mais
là qui exprime leur
sont pas conformes a l'Es-
tures canoniques ne que j'ignore et qu'ils
n'appartiennent pas à la vente qu'il en est un autre
prit de Dieu et
de tels blasphèmes? craindraient bien plus de révéler devant nous.
de Dieu? Qui peut entendre
G. Si ces paroles signifiaient que le
Seigneur
d'une si grande
qui peut supporter l'horreur liens du monde pour que
canoniques sont nous a dégagés des
impiété Et si les Ecritures
*>

retombions plus sous leur poids, il ne


par les spirituels, nous ne
comprises spirituellement veux délier et veux être délié, »
pourquoi cet dirait pas : « Je
charnellement par les charnels,
mais je veux délier et je ne veux pas que ceux
hymne pas dans le Canon? Les spiri-
n'est-il
l'entendent aussi chacun que j'aurai déliés soient de nouveaux captifs.
tuels et les charnels
Ou bien, si le Seigneur représentait ici dans sa
à leur manière.
priscillianistes s ef- personne ses membres, c'est-à-dire ses fidèles
n Ensuite pourquoi les
le même hymne selon- comme dans ces paroles «J'ai eu faim et vous :

forcent-ils d'interpréter
m'avez donné à manger ', » il dirait plutôt
:

n'est pas dans «


les Ecritures
canoniques? S'il
plus être lié.
que ces Ecri- je veux être délié et ne veux
Ecritures canoniques, parce Seigneur délie et qu'il
le';
cet hymne pour Prétend ra-t-on que le
tures sont pour les
charnels, et
parce que le chef délie et que les
les spirituels; alors
comment un hymne qui est délié,
membres comme quand il criait à
sont déliés,
regarde pas les charnels est -il explique
ne Saul du haut du ciel « Saul, Saul, pour-
qui ne regardent que les
:

d'après des Ecritures ^ ? » D'abord cela n'a


« quoi me persécutes-tu
charnels? Ainsi, par
exemple, on chante et on senti-
veux délier et veux pas été dit par celui dont j'examine le
dit dans cet hymne « Je :

mais l'eût-il dit, nous lui répondrions


le sens des priscillia- ment;
«être délié; » d'après comme nous lisons, nous com-
tout à l'heure :

Jésus-Christ nous a dc-


nistes, Notre-Scigneur prenons ces mêmes choses dans les Ecritures
du monde pour que nous ne
cra^xés des liens
canoniques; c'est par là que nous les
appuyons,
poids mais nous
retombions plus sous leur
:

dans es Ecri- c'estpar là que chaque jour nous les prêchons.


chose
n'avons pas appris autre Pourquoi donc prétendre que cet hymne n'a
C'est ce que nous
trouvons
tures canoniques. dérober aux
pas été mis dans le Canon pour le
Psalmiste « Aous ayez
dans ces mots du obscu-
:

charnels, puisque ce qui s'y rencontre


« et dans ces autres mots :

rompu mes liens ',


rément, se trouve dans le Canon avec toute la
captifs-. » L Apôtre
«Le Seigneur délie les chaînes clarté possible? Leur démence
ira-t-elle jus-
sont délivrés de leurs
:

dit à ceSx qui secret du roi


retombez pas sous qu'à dire que dans cet hymne le
et ne
« Soyez donc fermes, est caché aux spirituels
mais que dans le ,

^ « Et l'apôtre Pierre :
servitude
le ioug de la Canon il se révèle aux charnels?
été retirés de la corruption
«Si après avoir 7. La même chose peut se
dire de ces autres
Jesus-
la connaissance de
« du monde par paroles du même hymne « Je
veux sauver et :

et notre Sauveur, s i

« Christ Notre-Seigneur veux être sauvé. » Si, d'après l'interprétation


en s'y engageant de nou-
vaincre signifient que
« se laissent des priscillianistes, ces paroles
état devient pire que
le
veau, leur dernier nous sauve par le baptême, et que
mon- le Seigneur
« par là saint
Pierre nous gardons
nous sauvons, c'est-à-dire que nous
^
premier ;

des liens du monde,


<

affranchis
en nous l'Esprit qui nous a été donné
re qTàne fois par le
nous y laisser reprendre. même
nous ne devons plus baptême, ne trouvons-nous pas le sens
ZmedonctoutcelasetrouvedansleCa^^^^^^
dans ce passage de l'Ecriture canoni(iue «
Il :

lue
passages qu'on vient de de régénération ^ »
soit d'après les « nous a sauvés par l'eau la
beaucoup d'autres, et quon ne point l'Esprit ' ? »
so d'après
pourquoi et dans cet autre « N'éteignez :

et de le prêcher,
ce se de le lire hymne, Comment donc peut-on dire que cet hymne
LsprisciUianistesprétendent-ilsquecet
sont très -obscures,
comme •
Matth. XXV, 35. - ' Act. IX, 4. - ' Tit. ni, 5. - ' I Thess.

dont les paroles 20. V, 19.


- • aaiat V 1.— * II Pierre, ii,
16.— rs. CXJ-v,
Ps. CXV,

I
LETTRES SANS DATE. 81

n'est pas dans le Canon, de peur que les char- « œuvres, » ont le même sens que ce passage
nels ne le connaissent. i)uis(iue ce qui se trouve du livre de Tobic bon de cacher le
: « Il est

obscurément dans l'hymne brille d'une vive « secret du


pourquoi dit- on que cet
roi '
, »

clarté dans le Canon? Mais en voici la raison : hymne n'est pas dans le Canon, afin que le se-
c'est que les priscillianistes cachent leur propre cret du roi demeure caché aux charnels, puis-
sentiment à l'aide de l'interprétation qu'ils que ce qui est marqué obscurément dans
produisent devant ceux qui ne sont pas de leur l'hymne l'est si clairement dans le Canon et que
secte. Tel est leur aveuglement, qu'en expli- le Canon sert à interpréter l'hymne même ? Je
quant cet hymne qui, selon eux^ n'est pas dans réponds encore que ces interprétations publi-
le Canon de peur que le secret du roi ne soit ques ne sont pour les priscillianistes qu'une
révélé aux charnels, ils se servent de paroles manière de cacher leur véritable sentiment; et
tirées du Canon lui-même. Pourquoi donc le les paroles de cet hymne , qu'ils feignent d'en-

canon renferme-t-il clairement exprimé ce qui tendre dans un sens catholique, renferment ce
sert à expliquer les obscurités de cet hymne ? qu'ils craindraient de montrer à d'autres que
8. Si, comme ils le disent, ces paroles de leurs partisans.
l'hymne : « Je veux être engendré, » ont le Ce serait trop long de tout suivre ainsi
9.

même sens que ce passage de l'épître canoni- jusqu'à la fin. D'après ce que je viens de dire,

que de l'apôtre Paul : « Vous que j'enfante une il est très-aisé d'examiner le reste, et de voir

« seconde fois, jusqu'à ce que le Christ soit que ce qu'il y a de bon dans l'explication de
« formé en vous » si ces paroles de l'hymne '
; : cet hymne se trouve aussi dans le Canon. En
« Je veux chanter, » ont le même sens que ce soutenant que l'hymne est séparé du Canon,
passage d'un psaume canonique « Chantez au : pour dérober aux charnels le secret du roi, ces
« Seigneur un cantique nouveau * » si ces ; hérétiques n'ont pas donné une raison, mais
paroles de l'hymne « Dansez tous, » ont le : ils ont usé de subterfuges. Ce n'est donc
pas à
même sens que ce passage d'un cantique évan- tort que nous croyons que
le but de leurs in-
gélique : « Nous avons chanté pour vous et terprétations pas d'expliquer ce qu'ils
n'est
« vous n'avez pas dansé ^ » si ces paroles de ; lisent, mais plutôt de couvrir ce qu'ils pensent.
l'hymne « Je veux gémir, frappez tous votre
: Cela n'a rien d'étonnant, puisqu'ils disent que
« poitrine, » ont le même sens que ce passage le Seigneur Jésus lui-même parlant, non-seu-

d'un cantique évangélique « Nous avons gémi : lement par la bouche des prophètes, des apôtres
« devant vous et vous n'avez point pleuré * » ;
et des anges, mais encore par la sienne propre,
si ces paroles de l'hymne « Je veux payer et : a plutôt trompé les hommes qu'il ne leur a
« être payé, » ont le même sens que ces pas- enseigné Ils attribuent une autorité
la vérité.
sages des épîtres canoniques « Que le Christ : divine à cet hymne, dont l'auteur fait dire à
« habite dans vos cœurs par la foi ^ Vous êtes Jésus-Christ « J'ai trompé en toutes choses
:

« le temple de Dieu, et l'Esprit de Dieu habite « par la parole, et ne me suis trompé en rien. »
« en vous ''; » si ces paroles de l'hymne « Je : Mais répondez-moi, si vous le pouvez, éminents

« suis une lampe pour vous qui me voyez, » spirituels, répondez-moi où irons-nous, qui
:

ont le même sens que ce passage d'un psaume écouterons-nous, qui croirons-nous, dans les
canonique « Nous verrons la lumière dans
: promesses de qui mettrons-nous notre espé-
« votre lumière ' » si ces paroles de l'hymne ; : rance, si le Christ, le maître tout-puissant, le
« Je suis la porte pour quiconque veut y frap- Fils unique et le Verbe de Dieu le Père, a
« per, » ont le môme sens que ce passage d'un trompé en toutes choses par la parole? Qu'ai- —
autre psaume canonique « Ouvrez-moi les : je à parler plus longtemps de ces misérables
« portes de la justice ;
quand je serai entré, je dont les discours ne sont que vanité et men-
« louerai le Seigneur ^; » et ce passage d'un songe? Ils se sont d'abord séduits eux-mêmes;
autre encore : « Portes, ouvrez-vous ouvrez-
;
puis ils ont cherché à en séduire d'autres,
« vous, portes éternelles, et le Roi de gloire prédestinés comme eux à la mort éternelle, et
« entrera ^
; » si ces paroles de l'hymne : «Vous ils les ont associés à leur œuvre de perdition.
« qui voyez ce que je f;iis, ne parlez pas de mes J'ai répondu à votre sainteté beaucoup plus
tard que je n'aurais voulu, et plus longuement
' Galat. lY, 19. — » Ps. xcv, 1. « —
Matth. xi, 17. — *
Ibid.
que je ne croyais. Vous faites très-bien de
— ' Ephés. m, 17. — • I Cor. in, 16. —
Ps. xxxv, 10. — *
Ps.
CXVII, 19. — ' Ps. XXIII, 7. ' Tob. XII, 7.

S. AuG. — Tome III. 6


82 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

prendre garde aux loups ; mais, avec le secours vous avez varié dans votre croyance chaque
du Seigneur des pasteurs, mettez Votre soin et fois que vous l'avez énoncée vous ne l'avez
:

votre vigilance pastorale à guérir les brebis pas fait assurément par tromperie, mais par
qui déjà auraient pu recevoir les atteintes de pur oubli.
l'ennemi. 3. Vous avez commencé par dire que vous

croyez « en Dieu le Père, tout-puissant, invi-


LETTRE CCXXXVIII. « sible, non engendré, que rien ne peut conte-
« nir, et en Jésus-Christ son fils. Dieu comme
Un arien, d'un rang; élevé, appelé Pascence, avait demandé à
«lui, né avant les siècles, par lequel tout a
saint Augustin de conférer avec lui sur la sainte Trinité ; il y eut
ce personnage et l'évoque d'Ilippone une « été fait, et au Saint-Esprit. » Je vous répondis
à Carlhage , entre
discussion qui n'eut pas de suite, parce (pie, contrairement à que rien de tout cela n'était contraire à ma foi,
ce qui était convenu Pascence ne voulut point consentir que
,
et que si vous l'écriviez, je pouvais y souscrire ;
la conférence. Pascence,
des greffiers recueillissent les paroles de
malgré sa haute dignité, n'était probablement pas un homme fort il arriva alors, je ne sais comment, que vous

sérieux, et, de plus, n'était pas très-sincère il ne craignit pas ; prîtes du papier pour consigner de votre pro-
de dire qu'il avait vaincu Augustin, et que l'évèque d'Ilippone
pre main ce (fue vous veniez de dire. Vous me
n'avait point osé exposer sa foi devant lui. Saint Augustin lui
écrivit la lettre qu'on va lire ; on admirera la douce habileté de le donnâtes à lire mais je m'aperçus que
,

ses formes envers un homme qui méritait peu de ménagement» ; vous aviez supprimé le mot « Père » dans cette
et d'ailleurs il ne lui fait grâce de rien. Il expose sa foi, qui est
celle de l'Eglise, sur le mystère de Dieu en trois personnes.
phrase « le Dieu tout-puissant, invisible, non
:

« engendré, et qui n'est pas né. » Je vous le fis

1. D'après votre demande et vos instances, remarquer, et vous remîtes le mot « Père »
comme vous voulez bien vous en souvenir, et assez promptement. Ces mots « que rien ne
aussi par considération pour votre âge et votre « peut contenir » avaient été aussi omis sur le

rang, j'avais voulu conférer de vive voix avec papier, mais je ne m'arrêtai pas là-dessus.
vous. Dieu aidant , sur la foi chrétienne. Mais, 4. Je vous dis que j'étais prêt à souscrire

après dîner, revenant sur ce qui avait été encore à ces mots, comme faisant partie de
convenu entre nous le matin, vous refusâtes de l'expression même de ma foi mais auparavant,
;

permettre que des greffiers recueillissent nos pour ne pas oublier ce qui m'était venu à l'es-
paroles. J'apprends que vous dites que je n'ai prit, je vous demandai si on lisait quelque

pas osé vous exposer ma foi il ne faut pas que ;


part ,dans les divines Ecritures , ces mots :

je vous laisse continuer à parler de la sorte. « Le Père non engendré. » Je fis cela, parce

Voici une lettre que vous lirez et que vous ferez que, au commencement de notre conférence,
lire à qui vous voudrez vous y répondrez
: mon frère Alype, et non pas moi, ayant pro-
comme vous l'entendrez car il n'est pas juste ;
noncé noms d'Arius
les et d'Eunome, et vous

de vouloir juger d'un autre et de ne pas vou- ayant demandé auquel des deux s'attachait
loir soi-même être jugé. x\uxentius, qui avait reçu de vous de grandes
2. Il suffit de se rappeler les conventions que louanges, vous vous écriâtes que vous anatlié-
vous n'avez pas voulu exécuter après midi, matisiez Arius et Eunome et aussitôt vous
;

pour savoir qui de nous deux manquait de nous demandâtes d'anathématiser de notre côté
confiance dans la vérité de sa foi si c'est celui ; ôaoûffiov, comme s'il y avait eu un homme de ce

qui voulait parler, mais craignait que sa pa- nom, de la même manière qu'on s'est appelé
role ne restât; ou celui qui voulait que la con- Arius et Eunome. Vous nous pressiez vivement
férence fût recueillie par écrit, afin de mettre de nous montrer ce mot dans les Ecritures; et,
les lecteurs en mesure de porter leur jugement, ce mot une fois trouvé, vous communiqueriez
et d'empêcher que, par oubli ou irritation, on aussitôt avec nous. Nous vous répondions que
contestât rien de ce qui aurait été dit. C'est par nous parlions latin, que ce mot était grec, et
là, en elfet. que les disputeurs, plus épris de qu'avant de vouloir qu'on le montrât dans les
la contradiction que de la vérité, ont coutume Livres saints il fallait d'abord
, en chercher
de couvrir leur mauvaise défense. C'est ce qui l'exacte signification. Vous, au contraire, ré-
n'aurait pu être dit ni par vous ni par moi, ni pétant toujours le même mot, comme si vous
de vous ni de riioi, si, fidèle à nos précédentes eussiez agité une arme contre nous, vous nous
conventions, vous aviez permis que nos pa- disiez que nos pères s'en étaient servis dans
roles fussent recueillies et consignées : cette leurs conciles, et vous nous pressiez de plus
précaution était d'autant plus nécessaire que en plus de vous montrer ô^oûaiw dans les Livres
LETTRES SANS DATE. 83

saints, quoique nous vous rcpclassions que vâtes alors le papier que vous m'aviez donné
notre lanj^ue n'étant pas la lanj^ue precque, il etvous le déchirâtes. Nous convînmes qu'aio'ès
importait d'abord de se fixer sur le sens de ce midi, il y aurait des greffiers pour recueillir
mot car la chose, et non pas le mot même,
;
nos paroles, et que nous traiterions ensemble
pouvait peut-être se trouver dans les divines ces questions, le mieux que nous pourrions.
Ecritures. 11 faudrait avoir un bien grand pen- Nous vînmes, comme vous savez, h l'heure
T.

chant à la contradiction, pour disputer sur le dite, et nous amenâmes des greffiers nous ;

mot quand on convient de la chose. attendîmes que les vôtres fussent présents.
T). Nous avions donc discuté ces choses entre Vous nous exposâtes de nouveau votre foi, et
nous, et puis il arriva que vous mîtes par écrit dans vos paroles je n'entendis pas les mots de
votre profession de foi, et je me montrai tout « Père non engendré. » Je crois que vous pen-

prêt à souscrire, car je n'y trouvais rien de siez à ce qui avait été dit le matin, et que vous

contraire à la vous demandai si,


mienne ;
je vouliez vous mettre sur vos gardes. Vous me
dans les il était dit que « le
divines Ecritures, demandâtes ensuite que, de mon côté, je vous
l*ère ne fût pas engendré » vous me répon- ; exposasse ma foi. Rappelant alors ce qui avait
dîtes que cela se trouvait dans les Livres saints, été convenu le matin, je vous priai de laisser
et je vous priai instamment de me le faire écrire ce que vous aviez dit vous vous écriâtes
;

voir. Alors, un de ceux qui étaient présents, et que je cherchais à vous surprendre, et que
qu', autant que je peux le comprendre, parta- c'était pour cela que je voulais garder vos pa-

geait vos sentiments, me dit « Quoi donc? : roles par écrit. Je n'aimerais pas à me souve-
« vous prétendez que le Père a été engendré ? » nir de ce que je vous répondis, et plût à Dieu
— « Non, » lui répondis-je. « Si donc, re- — que vous ne vous en souvinssiez pas vous-
« prit-il, le Père n'a pas été engendré il est , même Je n'ai pas manqué toutefois au respect
!

« sûrement non engendré. » « Vous voyez — que je dois à votre rang, et je n'ai pas pris
« donc, lui répondis-je, qu'il peut se faire pour une injure une chose que vous m'avez
« (|u'on rende parfaitement raison d'une chose dite, non pas qu'elle fût vraie, mais parce que

« dont le mot même ne se rencontrerait pas vous aviez le pouvoir de me parler ainsi. Ce-
« dans Lors donc que
les divines Ecritures. pendant, quoique je me sois borné à dire-tout
« nous ne trouverions pas dans les divins Li- bas « Est-ce ainsi que nous cherchons à vous
:

ce vres le mot cacya.cv, qu'on veut nous obliger « surprendre ? » je vous prie de me le par-
« d'y trouver, il pourrait se faire qu'on y dé- donner.
« couvrît la chose qu'on aurait eu raison d'ex- 8. Vous répétâtes de nouveau votre profes-
« primer par ce mot. » sion de foi d'une voix plus haute, et, dans vos
G. Je demeurai attentif à ce que vous alliez paroles, je n'entendis pas lesmots de « Dieu le
juger à propos de me répondre, et vous dites «Fils,» ce que vous n'aviez jamais omis précé-
que c'était bien que le Père ne fût point appelé demment. Je redemandai encore, mais modes-
« non engendré » dans les saintes Ecritures, et tement, oue nos paroles fussent recueillies
qu'on avait voulu lui épargner l'injure de ce selon nos premières conventions, et je m'ap-
mot. —
« Donc, repris-je, il vient d'être fait puyai sur ce qui se passait en ce moment
« injure à Dieu, et cela de votre propre main. » même je vous fis observer que vous ne pou-
:

Et vous convîntes que vous n'auriez pas dû dire viez pas retenir dans votre mémoire les mots
cela. Je vous prévins que si ce mot vous parais- auxquels vous étiez le plus accoutumé, ni les
sait une injure à Dieu, vous deviez l'effacer répéter sans omettre quelque chose de néces-
sur le papier où vous l'aviez écrit vous fîtes ; saire, et qu'à plus forte raison, ceux qui nous
réflexion que cela pouvait se dire et se défen- entendaient ne pourraient pas se souvenir de
dre, et vous voulûtes maintenir ce qui était nos paroles, de façon à les rappeler quand vous
écrit. Je répétai queciuand même le mot cacjd'.cv ou moi nous voudrions revenir sur ce que
ne se trouverait pas dans les Livres saints, il nous aurions dit en pareil cas, les greffiers
:

pourrait se faire qu'il eût été justement em- n'auraient qu'à lire pour trancher la question.
ployé dans l'affirmation d'un point de doctrine ;
Ce fut alors que vous dîtes avec dépit « qu'il
de même qu'il faut soutenir que le Père est «eût mieux valu que vous ne m'eussiez jamais
« non engendré, » quoique le mot ne se ren- «connu que de réputation, parce que vous
contre point dans nos Ecritures. Vous m'enle- « me trouviez bien inférieur à ce que la renom-
, ,

84 LETTRES DE SAINT AUGIJSTLN. — QUATRIÈME SÉRIE.

« mée vous vous fis sou-


avait dit de moi. » Je de l'après-midi ont rompu les conventions du
venir qu'étant vous saluer avant le dîner,
allé matin.
je vous avais répondu au sujet de cette renom- 10. Ecoutez maintenant ce qui fait ma foi :

mée dont \ous me ))arliez tant, (ju'elle mentait plaise à la puissante miséricorde de Dieu que
sur mon compte, et vous me dites que là-d(>ssiis je dise ce quede façon à ne blesser ni
je crois,
je disais vrai. Ainsi donc, comme il vous a été la vérité ni vous-même
Je déclare tout haut
!

parlé diversement de moi de deux côtés diffé- que je crois en Dieu le Père tout-puissant, et
rents, et que ma renommée vous a tenu un je dis qu'il est éternel de cette éternité, de cette
langage, et moi un autre langage, je dois me inmiortalité qui appartient à Dieu seul je ;

réjouir (lue ce ne soit pas elle, mais moi que crois cela de son Fils unique dans la forme de
vous ayez trouvé véridique. Toutefois, il est Dieu et du Saint-Esprit, qui est l'Esprit de
,

écrit « que Dieu seul est véritable, et que tout Dieu le Père et de son Fils unique. Mais parce
« homme est menteur ', » et je crains ici d'a- (|ue, dans la plénitude des temps, le Fils unique
voir parlé témérairement de moi-même, car de Dieu le Père, Jésus-Christ Notre-Seigneur et
lorsque nous sommes véridiques, nous ne le notre Dieu, a pris heureusement la forme de
sommes point en nous et par nous-mêmes : serviteur pour notre salut, il est parlé de lui
la vérité est sur nos lèvres ,
quand le Dieu dans les Ecritures, tantôt selon la forme de ser-
qui seul est véritable parle dans ses servi- viteur, tantôt selon la forme de Dieu. Ainsi,
teurs. par exemple, chacun des deux passages sui-
vous reconnaissez que les choses se sont
0. Si vants offre un sens particulier en parlant de :

passées comme je viens de les raconter vous , lui selon la forme de Dieu, Jésus-Christ a dit :

voyez que vous ne devriez pas publier partout « Mon Père et moi nous ne sommes qu'un » •
;

que je n'ai pas osé vous exposer ma foi c'est ;


en parlant de lui selon la forme de serviteur,
vous qui n'avez pas voulu exécuter nos con- il a dit « Mon Père est plus grand que moi -. »
:

ventions et comment vous, un si grand per-


; 11. Ce n'est pas seulement au Père, c'est
sonnage, vous qui, par fidélité à la république, aussi au Fils, comme participant à la nature
ne craignez pas les outrages des intendants divine, et au Saint-Esprit, que nous appliquons
craignez-vous, pour la foi que vous devez au ces paroles de l'Apôtre sur Dieu « Il a seul :

Christ, les surprises des évoques? Vous avez « l'immortalité % » —


« à l'invisible, à Dieu
désiré que des hommes en dignité assistassent « seul honneur et gloire *, » et d'autres passa-

à notre conférence je m'étonne que vous


;
ges dans ce sens. Car le Père }e Fils et le ,

ayez refusé de laisser écrire par des greffiers ce Saint-Esprit ne sont qu'un seul Dieu, un seul
que vous n'avez pas craint de dire devant d'il- et véritable Dieu, le seul immortel par sa sub-
lustres témoins. Ne pensez-vous pas que les stance tout à fait immuable. S'il est écrit des
hommes se persuaderont difficilement que ce deux sexes que leur union ne fait qu'un même
soit par l'appréhension de nos surprises que corps, et s'il de l'homme
est écrit de l'esprit
vous n'ayez pas consenti à laisser recueil- qui n'est pas comme
du Seigneur, que
celui
lir vos paroles? Ne dira-t-on pas que vous vous celui qui s'unit au Seigneur est un môme esprit
êtes souvenu du mot écrit de votre main avant avec lui ^; combien plus encore dirons-nous (jue
le dîner, et par lequel vous avez été arrêté, et Dieu le Père étant dans le Fils, Dieu le Fils étant
que vous avez réfléchi qu'il est plus aisé de dans le Père, et Dieu l'Esprit-Saint étant l'Es-
déchirer un papier que d'effacer ce que des prit du Père et du Fils, ils ne sont qu'un même
greffiers ont vous prétendiez que
écrit? Si Dieu. Il n'y a aucune diversité dans leur na-
les choses se fussent passées autrement que je ture; au lieu qu'il y a nature différente dans
les ai racontées, ou bien vous seriez trompépar les êtres dont il est dit qu'ils sont un même
votre mémoire, car je n'ose pas dire que vous espritou un même corps, parce qu'ils sont unis
mentiriez, ou bien ce serait moi qui me trom- d'une manière quelconque.
perais ou qui mentirais. Vous voyez combien 12. L'union d'une âme et d'un corps ne fait
j'avais raisonde dire qu'il fallait recueillir et qu'un seul homme ;
pourquoi l'union du
consigner ce qui touche surtout à d'aussi impor- Père et du Fils ne ferait-elle pas un seul Dieu,
tantes choses, et combien vous aviez eu raison puisqu'ils sont inséparables, et que l'àme et le
vous-même d'accepter cela : mais les terreurs
Bom. m,
' Jean, x, 30, —
' Ibld.
siv, 28. — ' I Tim. vi, 16. — • Ibid. i,
4.
17. — » I Cor. VI,
16, 17.
LETTRES SANS DATE. 85

corps ne le sont pas? Le corps et l'àme ne sont relation des termes, veulent avoir, pour chaque
qu'un seul homme, quoiciue le corps et l'àme mot, des témoignages évidents faute de scruter ;

soient bien distincts; pourquoi le Père et le assez soigneusement les Ecritures, lorsqu'ils
Fils ne feraient-ils pas qu'un seul Dieu, puiscjue s'attachent à la défense d'une opinion, ils ne
le Père et le Fils ne sont qu'un, d'après le mot l'abandonnent jamais ou difficilement; ils dé-
de celui qui est la Vérité elle-même « Mon : sirent bien moins être savants et sages que de
M Père et moi nous ne sommes qu'un ? » passer pour tels, et ce qui, dans le Christ, se

L'honune intérieur et Ihomme extérieur ne rapporte à la forme de serviteur, ils l'appli-


sont pas une même chose; l'extérieur n'est pas quent à sa nature divine ; ce qui est dit de la
de la même nature que l'intérieur , parce que distinction des personnes, ils l'entendent de la
l'honnue extérieur c'est le corps, et l'intérieur nature et de substance. Notre foi, c'est de la

s'entend uniquement de l'àme raisonnable les ;


croire et de confesser que le Père, le Fils et le
deux cependant ne font pas deux hommes mais Saint-Esprit ne sont qu'un seul Dieu mais aussi ;

un seul combien plus encore le Père et le


: de ne pas appeler Père celui qui est le Fils, ni
Fils ne sont qu'un seul Dieu, puisque le Père Fils celui qui est le Père; ni Père ou Fils celui
et le Fils ne sont qu'un, parce qu'ils sont de qui est l'Esprit du Père et du Fils. Ces désigna-
même nature ou substance, s'il n'est pas de tions marquent les rapports entre les person-
termes plus convenables pour désigner ce nes, et non pas la substance par laquelle les
qu'est Dieu c'est pour(|uoi il est dit
; « Mon : trois personnes ne font qu'un seul Dieu. Car
« Père et moi nous ne sommes qu'un? » L'Es- l'idée de père comprend l'idée de fils, et l'idée
prit du Seigneur est un l'esprit de l'homme , de fils celle de père, et quand nous disons
est un; mais ils ne sont pas un; néanuioins, esprit, nous avons l'idée de celui qui souffle, et
quand l'un s'unit à l'autre, ils sont un. L'homme celui qui souffle souffle l'esprit.
intérieur est un
Fliomme extérieur est un,
, lo. Mais ces choses ne doivent pas se com-
mais ils ne sont pas un néanmoins leur union
;
prendre dans le sens corporel; il faut nous dé-
naturelle ne fait qu'un seul et même homme. pouiller de nos impressions accoutumées pour
A plus forte raison, lorsque le Fils de Dieu a les considérer en Dieu « qui a le pouvoir,
dit : « Mon Père et moi nous ne sommes qu'un, » « comme dit l'Apôtre, de faire au delà de ce

que Dieu le Père est un, que Dieu


faut-il croire « que nous demandons et de ce que nous pen-

le Fils estun; et néanmoins que considérés sons


ce » or, si les œuvres de Dieu dépassent
'
;

ensemble ils ne sont pas deux dieux, mais uu notre intelligence, à plus forte raison sa nature
seul et même Dieu. elle-même. Le mot esprit ne s'emploie pas
13. L'unité de la foi, de l'espérance et de la seulement pour marquer son rapport avec
charité dans les saints appelés à l'adoption et à quelque chose, mais il marque aussi une na-
l'héritage du Christ, leur donne une même ture, et tout ce qui est incorporel est appelé
âme etun même cœur en Dieu ainsi et sur- ;
esprit dans les Livres saints. Aussi ce mot ne
tout une même nature de divinité, pour ainsi convient pas seulement au Père, au Fils et au
dire, entre le Père et le Fils, nous oblige à re- Saint-Esprit, mais à toute créature capable de
connaître que le Père et le Fils, qui sont un, raison. C'est pourquoi le Seigneur a dit : « Dieu
inséparablement un, éternellement un, ne sont « est esprit, et il faut que ceux qui l'adorent,
pas deux dieux mais un seul Dieu. Car tous ces « l'adorent en esprit et en vérité -
; » il est écrit

hommes étaient un par une


la participation à aussi que « les esprits sont ses messagers ^
;
»

seule et même nature humaine, quoiqu'ils ne et il est dit des hommes « qu'ils sont de chair ;

fussent pas un par la diversité des volontés, des « un ne revient point \ »


esprit qui passe et
sentiments, des opinions et des mœurs, leur L'Apôtre a dit également « Nul ne sait ce qui :

unité sera pleine et parfaite alors seulement « se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de

qu'ils parviendront à cette tin suprême où Dieu « l'homme qui est en lui-même ^ » Il est en-
sera tout en tous. :Mais Dieu le Père et son Fils core écrit : « Qui sait si l'esprit des enfants des
qui est son Verbe, et qui est Dieu en lui, de- « hommes monte en
haut et si l'esprit de la
meurent toujours dans une ineffable unité : « bête descend en bas dans la terre * ? » L'es-
d'oîi il résulte bien mieux que ce ne sont pas prit se prend aussi dans les Ecritures pour une
deux dieux, mais un seul et même Dieu.
— — Ps. cm, — • Ps. lxxvu,
'
Ephés. m, 20. ' Jean, iv, 24. ' 4.
14. II est des hommes qui, comprenant peu la 44. — ' I Cor. n, U. — ' Ecclés. m, 21.
80 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

portion de ràmc humaine : « Que tout votre il est égal à Dieu le Père, mais à cause de la

« esprit, dit TApôtre, l'àme et le corps, se forme de serviteur, par laquelle son Père est
« conserve pour jour de Notre-Seigneur Jé-
le plus grand que lui. C'est pour cela que nous
« sus-Glirist dans un autre endroit « Si
'
;
» et : disons que le Fils de Dieu a été crucifié, non
«je prie en une lanj^ue inconnue, mon esprit point comme Dieu, mais comme homme non ;

« prie, mais mon âme demeure sans fruit. Que point en restant dans la puissance de sa nature
« ferai-je donc ? je prierai en esprit, je prierai divine, mais en s'abaissant à la faiblesse de
« aussi avec l'intelligence ^ » Mais dans le sens notre nature humaine.
propre on dit le Saint-Esprit quand il s'agit du IK. Maintenant voyez un peu les passages des

divin Esprit qui est celui du Père et du Fils. Ecritures qui nous obligent de ne croire qu'à
Car dans le sens de la substance, comme il a un seul Dieu, soit qu'on nous interroge sépa-
été dit : « Dieu est esprit, » le Père est esprit, rément sur le Père, le Fils ou le Saint-Esprit,
le Fils est esprit, le Saint-Esprit l'est aussi; ils ou bien en même temps sur les trois personnes
ne sont pas cependant trois esprits, mais un divines. Il est écrit certainement « Ecoute :

seul ; comme ils ne sont pas trois dieux, mais « Israël le Seigneur ton Dieu est le seul Sei-
:

un seul Dieu. (Igneur '. » De qui croyez-vous que cela ait été
16. Pourquoi s'étonner ? Voilà ce que fait la dit ? Si c'est seulement du Père, Jésus-Christ
paix, non la paix ordinaire, ni celle qui est si n'est pas le Seigneur notre Dieu or ([ue de- ;

louable en cette vie et provient de Tunion et viendra alors la parole de celui qui après ,

de la charité des fidèles mais la paix de Dieu ; avoir touché de la main, s'écriait « Vous êtes :

qui, selon lemot de l'Apôtre, « surpasse tout « mon Seigneur et mon Dieu ? » Le Christ ne

«entendement^ » cet entendement, c'est le ; l'en a point blâmé il l'a approuvé au contraire
,

nôtre, c'est celui de toute créature capable de puisqu'il lui a dit « Tu as cru en moi, parce
:

raison. C'est pourquoi, en considérant notre « que tu m'as vu K » Or , si le Fils est Dieu et

faiblesse et en entendant cet aveu de l'Apôtre : Seigneur, et si le Père est Dieu et Seigneur, et
« Mes frères, je ne pense pas avoir atteint où qu'on dise que ce soient deux Seigneurs et deux
« j'aspire *; celui qui croit savoir quelque chose Dieux, comment sera-t-il vrai de dire « Le :

« ne sait pas encore comment il faut savoir ^ » ;


« Seigneur ton Dieu est le seul Seigneur ? »

conférons autant qu'il nous est possible sur les Prétendra-t-on que le Père est le seul Seigneur
divines Ecritures sans esprit de contention, et que le Fils n'est pas le seul Seigneur, mais

sans chercher, par un sentiment de vanité pué- seulement le Seigneur, comme il y a plusieurs
rile, à nous vaincre les uns les autres, afin que dieux et plusieurs seigneurs, et non comme ce
ce soit plutôt la paix du Christ qui triomphe Seigneur unique dont il a été dit « 11 est le :

dans nos cœurs «, autant qu'il nous est donné « seul Seigneur ? » Que répondrons-nous à ces

de pouvoir la goûter en ce monde songeant ;


paroles de l'Apôtre « Quoiqu'il y en ait qui :

à cette paix fraternelle qui de tant d'àmes et de « soient appelés dieux, soit dans le ciel, soil
tant de cœurs différents ne fait qu'une àme et « sur la terre, et qu'ainsi il y ait plusieurs dieux
qu'un cœur en Dieu croyons bien mieux en- ; « et plusieurs seigneurs, il n'y a pour nous
core, comme c'est le devoir de la piété, que, « qu'un seul Dieu, qui est le Père, duquel pro-
dans cette paix de Dieu qui surpasse tout en- « cèdent toutes choses, et qui nous a faits pour
tendement, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne « lui ; et il n'y a qu'un Seigneur, qui est Jé-
sont pas trois dieux, mais un seul Dieu. Celte « sus-Christ, par qui toutes choses ont été faites,
union des personnes divines est autant au-des- « comme c'est par lui que nous sommes ^ ? »
sus de l'union des fidèles ne faisant qu'un Si dans ce passage, il ne faut pas comprendre
cœur et qu'une àme, que la paix de Dieu « qui le Fils dans ce qui est dit du Père, il faudra, si
« surpasse tout entendement, » est au-dessus
on l'ose, ne plus croire que le Père est Sei-
de la paix évangélique et fraternelle des chré- gneur, puisqu'il est dit que « Notre-Seigneur
tiens. « Jésus-Christ est l'unique Seigneur. » Car si
Nous appelons le Fils de l'homme le
17. Jésus-Christ est l'unique Seigneur, il est le seul,
même que nous appelons Fils de Dieu ce n'est ;
et s'il est le seul, comment le Père sera-t-il lui
point à cause de la forme de Dieu dans laquelle aussi Seigneur, sinon parce que le Fils et le
Père ne font qu'un seul Dieu, sans se séparer
'
I Thcss. V, 23.— » I Cor. Xiv, 14, 15.— • Philip, rv, 7.— • Ibid.
m, 13.— M Cor. viii, 2. —
' Coloss. m, 15. ' Deul. VI, 4. — ' Jean, xx, 28. — • I Cor. viii, 5,6.
LETTRES SANS DATE. 87

du Saint-Esprit ? Le Père est donc un Dieu prenons à connaître l'unité du Père, du Fils et
unique, et le Fils est un Dieu luiique avec lui, du Saint-Esprit, et ce qui est dit d'un seul Dieu,
quoiqu'il ne soit pas Père comme lui. De même ne craignons pas de l'entendre également du Fils
Jésus-Christ est Tunique Seijineur, et le Père et du Saint-Esprit. Il est vrai, le Père n'est pas
est runi{|ue Seigneur avec lui, (juoique le Père de l'un
le Fils, le Fils n'est pas le Père, l'Esprit

ne soit pas Jésus-Clirist comme le Fils car : et de l'autre n'est ni le Père ni le Fils; mais
Jésus-Christ n'a pris ce nom qu'en se revêtant cependant le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne
de notre humanité par un miracle de miséri- sont qu'un seul et véritable Dieu.
corde. 21. Car si le Saint-Esprit n'était pas Dieu et
19. Peut-être que, dans ces paroles de l'Apô- le véritable Dieu, nos corps ne seraient point
tre : « Jésus-Christ est le seul Seigneur par qui son temple. « Ne savez- vous pas, dit l'Apôtre,

« tout a été vous ne voulez pas que le


fait, » « que vos corps sont le temple de l'Esprit-Saint,
mot « seul » se rapi)orte à « Seigneur, » mais « qui réside en vous que vous avez reçu de
,

à celui « par qui tout a été fait, » de façon que « Dieu? » Et de peur qu'on ne vienne à nier

Jésus-Christ ne soit pas le seul Seigneur, mais que ce même Esprit soit Dieu, il ajoute « Et :

le seul par qui tout a été fait, et que ce soit du « vous n'êtes plus à vous-mêmes car vous :

Père seul que toutes choses procèdent et par le « avez été achetés à haut prix. Glorifiez donc

Fils seul qu'elles ont été faites ? S'il en est ainsi, « et portez Dieu dans votre corps, » Celui, sans
vous avouez enfin que le Père et le Fils ne sont doute, dont il vient de dire que nos corps sont
qu'un même Seigneur et un même Dieu. le temple. Cela est déjà surprenant, s'il est
« Qui a connu les desseins de Dieu ? Qui a été vrai, comme j'apprends que vous le dites, que
« son conseiller ? Qui lui a donné le premier l'Esprit-Saint est moins grand que le Fils, de
« pour en être récompensé ? Tout est de lui, même que, selon vous, le Fils est moins grand

« tout est par lui, tout est en lui. A lui la que le Père. Car, puisque d'après les paroles

« gloire '. » Saint Paul ne dit pas que tout vient de l'Apôtre, nos corps sont les membres du
du Père et que tout se fait par le Fils, mais que Christ, et que, d'après le même Apôtre, nos
tout est de lui, par lui et en lui et quel est ; corps sont le temple de l'Esprit-Saint, j'admire
celui-là si ce n'est le Seigneur dont l'Apôtre comment ils sont les membres du plus grand
dit M Qui a connu les desseins du Seigneur? »
: et le temple de celui qui l'est moins. Peut-être
Tout est donc du Seigneur, par le Seigneur et allez-vous mieux aimer dire que le Saint-Esprit
dans le Seigneur l'un ne fait pas une chose ; est plus grand que Jésus-Christ? C'est un sen-
et l'autre une autre chose mais tout vient du ; timent qui a l'air d'être appuyé, même par
même Seigneur et saint Paul n'a pas dit ; : ces paroles de l'Evangile « 11 sera pardonné à
:

« Gloire à eux, » mais « gloire à lui. » « celui qui aura parlé contre le Fils de l'homme ;

•20. Si que dans ces paroles de


queUju'un dit « mais celui qui aura parlé contre le Saint-
l'Apôtre « Jésus-Christ est le seul Seigneur
: ceEsprit n'obtiendra son pardon ni en ce monde
« par (jui tout a été fait, » il ne faut pas enten- « ni dans l'autre *. » Il est plus dangereux, en

dre que Jésus-Christ est le seul Seigneur ou le eifet, de pécher contre celui qui est le plus

seul par qui tout a été fait, mais ({u'il y a un grand que contre celui qui l'est moins, et il
seul Jésus-Christ, appelé aussi Seigneur, et non n'est pas permis de séparer le Fils de l'homme
pas seul Seigneur, comme il est seul Jésus- du Fils de Dieu, parce que le Fils de Dieu lui-
Christ ; on aura à répondre à cet autre passage même s'est fait le Fils de l'homme, non pas en
du même Apôtre « 11 y a un seul Seigneur, : cessant d'être ce qu'il était, mais en s'abaissant
« une seule foi, un seul baptême, et un Dieu à être ce qu'il n'était pas. Mais à Dieu ne plaise
« père de tous ^ » Comme il parle du Père que nous tombions dans une impiété comme
quand il dit qu'il n'y a qu'un seul Dieu père cellede croire que le Saint-Esprit est plus
de tous, de qui parle-t-il quand il dit qu'il n'y grand que le Fils tenons-nous en garde contre
!

a (ju'un seul Seigneur, si ce n'est de Jésus- les passages des Livres divins qui sembleraient
Christ ? Si cela plaît à nos contradicteurs, que montrer l'un plus grand que l'autre.
le Père cesse d'être le Seigneur, parce qu'il est 22. Il est des endroits où, pour des hommes
dit que Jésus-Christ est le seul Seigneur. Et si peu clairvoyants, le Fils lui-même paraît plu^
un tel sentiment serait absurde et impie, ap- grand que le Père. Si on demande lequel est
' Rom. XI, 31-36. — ' Ephés. iv, 5, 6. » Matth. xu, 32.
88 LETTKES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

leplus grand, do ce qui est vrai ou de la vérité, «muable, elle renouvelle toutes choses; »

qui ne répondra que la vérité est plus grande? d'autres témoignages et des témoignages sans
Car tout ce qui est vrai ne l'est que par elle. Il nombre de son éternelle pureté se rencontrent
n'en est pas de même en Dieu, Nous ne disons dans les Ecritures; et si on ré|)ète que cette
pas que le Fils soit plus grand que le Père, et Sagesse de Dieu est corruptible, je ne sais quoi
pourtant le Fils est appelé la vérité : « Je suis, dire, et je ne puis (jue gémir sur la présomp-
« dit-il, la voie, la vérité et la vie \ » Vous tion humaine
et admirer la patience divine.

voulez n'entendre que du Père ce qu'il dit dans 24. 11 est dit de cette sagesse de Dieu qu'elle
ce passage «Afin qu'ils vous connaissent pour
: est « la Splendeur de la Lumière éternelle » '
;

« le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous je ne pense pas que les gens de votre senti-
avez envoyé -
; » pour nous, nous sous-enten- ment eux-mêmes prétendent que la Lumière
dons ici Jésus-Christ vrai Dieu, comme si nous du Père (qui ne saurait être que sa substance)
lisions : afin qu'ils vous connaissent pour le puisse avoir jamais été sans la Splendeur
vrai Dieu, vous et Jésus-Christ que vous avez engendrée par elle, autant que la foi et l'intel-
envoyé. Si Jésus-Christ n'est pas le vrai Dieu, ligence nous permettent de pénétrer dans les
parce qu'il dit au Père qu'il est le seul vrai divines merveilles d'une nature spirituelle et
Dieu, il faudra conclure que le Père n'est pas le immuable car j'entends dire qu'ils se sont
:

Seigneur, parce qu'il a été dit du Christ qu'il amendés sur ce point. Et peut-être est-il faux
est « le seul Seigneur. » Ce serait, toutefois, qu'ils aient jamais dit que le Père soit sans le

suivre un mauvais
ou plutôt ce serait sens, Fils, comme
Lumière éternelle sans la Splen-
la

tomber dans une erreur, que de dire le Dieu deur qu'elle engendre. Que dirons-nous donc?
qui est la Vérité plus grand que le Dieu véri- Si le Fils de Dieu est né du Père, le Père a
table, par la raison que le vrai vient de la vé- cessé d'engendrer; s'il a cessé, il a donc com-
rité et de conclure ainsi que le Fils est plus
;
mencé ; et s'il a commencé à engendrer, ily a
grand que le Père, puisque le Fils est la « Vé- donc eu un temps oii il était sans le Fils. Mais
« rite » et le Père « le Véritable. » On ne garde lePère n'a jamais été sans le Fils, parce que
pas longtemps cette erreur, quand on sait que son Fils est sa Sagesse et qu'il est la Splendeur
le Père est le Dieu véritable en engendrant la de l'éternelle Lumière. Le Père engendre donc
vérité, etnon point en y participant or, le : toujours, et la naissance du Fils est éternelle.
vrai qui engendre et la vérité qui est en- Il est encore à craindre qu'on ne croie impar-
gendrée ne peuvent être que de la même subs- faite cette génération divine, si nous ne disons
tance. pas que le Fils est né mais qu'il naît. Compa-
23. Mais l'œil du cœur de l'homme, si faible tissons ensemble, je vous en prie, à ces diffi-
pour contempler ces choses, se trouble encore cultés de la pensée et de la langue humaine,
par l'opiniâtreté de la dispute. Et quand les et recourons tous deux à l'Esprit de Dieu qui
découvrira-t-il ? L'Ecriture dit que le Fils de a dit dans le Prophète « Qui racontera sa gé- :

Dieu, Jésus- Christ notre Seigneur et notre « nération -?»

Sauveur, est le Verbe de Dieu, la Vérité et la 25. Je vous demande seulement de chercher
Sagesse; et des hommes disent qu'avant de soigneusement dans les saintes Ecritures s'il
s'incarner dans le sein de la Vierge Marie et est dit de substances différentes qu'elles ne
de s'unir à rien de corporel, Jésus -Christ forment qu'une même chose. Si vous trouvez
était visible et corruptible par cette nature que cela ne soit dit que de ce qui est d'une
même et cette substance qui fait qu'il est le seule et même substance, qu'est-il besoin de se
Verbe et la Sagesse de Dieu ; ils le disent révolter contre la foi véritable et catholique ?
quand ils veulent n'entendre que du Père ce Si vous trouvez quelque part que cela soit
qui est dit dans ce passage de l'Apôtre : « Au écrit de substances dilférentes il me faudra ,

« seul Dieu invisible et incorruptible \ » Mais alors chercher d'autres témoignages qui justi-
si verbe de l'homme n'est pas
le visible, le fient l'cacûotov à l'égard du Père et du Fils. Si
Verbe de Dieu le sera bien moins. 11 est cette ceux qui ne connaissent pas nos Ecritures ou
Sagesse dont il a été dit qu'elle « atteint par- ne les examinent pas avec assez de soin, sans
« tout à cause de sa pureté, » que « rien de cependant cesser de croire que le Fils est égal
« souillé n'est en elle, » et que « toujours im- au Père et de la même substance que lui , di-
'
Jean, xiv, 16. — • Ibid. xvu, 3.—.* 1 Tim. i, 17. '
Sag. vu, 24-27. — ' Is. uu, 8.
LETTRES SANS DATE. 89

saicnl à ceux d'un sentinicnl contraire, mais la plupart des hommes sont comme cela.
(jui croient pourtant à unique de Dieu un Fils "2<S. Ne vous préoccupez donc pas des moyens
le Père Dieu n'a-t-il pas voulu ou n'a-t-il i)as
: de vaincre Augustin, (lui n'est qu'un homme ;
pu avoir un Fils éj^^al à lui? S'il ne l'a pas mais voyez plutôt si ou peut vaincre rdu.oOdiov.
voulu c'est par envie s'il ne l'a pas pu, c'est
, ; Il ne s'agit point ici du terme grec, dont il est
par faiblesse or les deux assertions ne peu-
; aisé de se moquer quand on ne le comprend
vent se faire sans sacriléj,^e; je ne sais pas — pas ; il s'agit du sens même de ce mot que

ce que les contradicteurs pourraient répondre nous retrouvons dans ces passages « Mon :

à ceci sans tomber dans les absurdités et les


, « Père et moi nous ne sommes (ju'un » '
;

folies. « Père saint, conservez en votre nom ceux

2(). Voilà l'exposition de ma foi , autant que « que vous nous avez donnés , pour qu'ils

je l'ai pu. On pourrait y ajouter beaucoup de « soient un comme nous sommes un. » Et en-

cboses et aller plus à fond ; mais je crains d'en suite « Je ne prie pas pour eux seulement,
:

avoir déjà trop dit pour le peu de loisir que « mais encore pour ceux qui doivent croire en

vous laisse votre charge. Je ne me suis pas « moi par leur parole afin que tous ils soient ,

borné à le dicter, j'ai voulu encore le signer « un, comme vous, mon Père, en moi et moi ,

de ma main je l'aurais fait pour notre confé-


: « en vous qu'ils soient de même un en nous,
;

rence si nos conventions eussent été mainte-


, « afin que le monde croie que vous m'avez en-

nues. Maintenant au moins vous ne direz plus cevoyé. Et je leur ai donné la gloire que vous
que j'ai craint de vous faire connaître ma foi ; « m'avez donnée, afin qu'ils soient un comme

la voilà, non-seulement énoncée de ma bouche, « nous sommes un. Je suis en eux et vous en

mais encore signée de ma main cette précau- : « moi afin qu'ils soient consommés dans
,

tion empêchera «{u'on ne me prête autre chose « l'unité *. » Vous voyez combien de fois le

que ce que j'aurai dit. Faites de même, si vous Seigneur dit « Afin qu'ils soient un, comme :

voulez pour juges entre nous non pas des , « nous sommes un » il ne dit jamais « Pour ; :

honmies qu'une crainte respectueuse retienne « qu'eux et nous nous soyons un » mais , , :

devant votre personne mais des hommes qui , « de même que vous et moi nous sommes un
,

puissent prononcer avec liberté. Si vous re- « qu'ainsi ils soient un en nous. » Car., de

doutez de la supercherie (ce que je n'aurais même que ceux qu'il veut faire participer à la
jamais osé dire si vous ne l'aviez dit le pre- vie éternelle sont d'une même substance, de
mier) vous pouvez ne pas signer c'est jjour
, : même il est dit du Père et du Fils qu'ils sont
cela que moi-même je me suis abstenu d'écrire un, parce qu'ils sont d'une seule et même
votre nom dans ma lettre, de peur que cela ne substance ; mais ils ne participent point à la
vous déplût. vie éternelle , ils sont la vie éternelle elle-
ï>7. Il chacun de triompher d'Au-
est aisé à même. en tant que
Jésus-Christ pouvait dire ,

gustin vous à voir si on en triomphe


; c'est à revêtu de forme de serviteur eux et moi,
la :

par la vérité ou à force de crier. La seule chose nous sommes un ou soyons un il n'a pas dit , ;

qu'il m'appartienne de dire c'est qu'il est fa- , cela, parce qu'il voulait montrer l'unité de
cile de vaincre Augustin et beaucoup plus de , substance entre son Père et lui, connue l'unité
paraître l'avoir vaincu, et de le dire. C'est très- de substance de ceux qu'il désirait sauver. Mais
aisé mais je ne veux pas que vous preniez
;
sil avait dit pour que vous et eux vous soyez
:

cela pour une grande chose, non, je ne le veux un , comme vous et moi nous sommes un ou ,

pas; je ne veux pas que vous le recherchiez bien pour que vous , eux et moi nous soyons
:

comme quelque chose de grand. Quand les un, comme vous et moi nous sommes un nul ;

hommes s'apercevront que vous mettez là d'entre nous ne pourrait nier que l'unité se
toute l'ambition de votre cœur, ils se félicite- fasse malgré la différence des substances.
,

ront d'une occasion de se faire un ami d'un Vous voyez qu'il n'en est pas ainsi parce que ,

homme aussi puissant (|ue vous, moyennant tel n'a pas été le langage du Sauveur, et c'est
(|uclques mots d'admiration qui leur coûte- en répétant la même chose qu'il nous fait for-
ront peu. Je ne dis pas qu'en se taisant ou en tement entendre ce qu'il veut nous dire.
exprimant un sentiment contraire, ils pour- 29. Vous trouvez donc dans les Ecritures
raient craindre de vous avoir pour ennemi ; quelque chose qui est un, malgré la différence
ce serait niais et fou mais que voulez-vous? , » Jean, x, 30. — » Ibid. xvii, 11, 20-23.
90 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

des natures comme nous l'avons montré plus


, « au Saint-Esprit, créé par le Fils depuis le
haut mais on ajoute ou on sous-entend de
; «Fils; » car c'est là, assure-t-on, votre pro-
quelle espèce d'unité il s'agit. C'est ainsi que fession de foi. S'il n'est pas vrai que vous disiez
nous disons d'une âme et d'un corps, qu'ils ne cela, je voudrais bien le savoir par vous; si

sont (ju'un seul animal, une seule personne, veux savoir comment vous l'ap-
c'est vrai, je

un seul homme. Si, dans les Ecritures, vous puyez du témoignage des saintes Ecritures.
découvrez que ces paroles : 7/5 sont un , se di- Mais maintenant vous dites que vous croyez
sent sans aucune addition d'unités
(|ui ne «en Dieu le Père, tout- puissant, invisible,

soient pas des unités de substance vous aurez , « immortel, non engendré, et d'où procèdent
raison de nous demander de vous prouver « toutes choses et en Jésus-Christ, son Fils,
;

d'une autre manière l'exacte vérité de rdacûaiov. « qui est Dieu et né avant les siècles, par qui
11 resterait beaucoup d'autres choses à dire ;
« tout a été fait, et au Saint-Esprit. » Ce n'est
mais bornez-vous à méditer ceci, sans esprit pas là votre foi, c'est celle de nous deux; comme
de contention, afm que Dieu vous soit favo- elle le serait encore si vous ajoutiez que la
rable. Car le bien de l'homme n'est pas de Vierge Marie a enfanté ce même Jésus-Christ,
vaincre un homme, mais d'être vaincu volon- Fils de Dieu, et les autres choses qui appar-
tiers par la vérité c'est un malheur pour
: tiennent à notre commune foi. Si donc vous

l'homme d'être vaincu par la vérité malgré lui. aviez voulu dire la vôtre, nous n'auriez pas dit
Il faut que la vérité triomphe, qu'on le veuille celle qui nous est commune, mais plutôt celle
ou non. Pardonnez-moi si j'ai dit quelque par laquelle nous différons.
chose avec trop de liberté je ne l'ai pas fait : 2. Vous entendriez encore cela de ma bou-
pour vous outrager, mais pour me défendre. che, si, conformément à nos conventions, nos
Je vous ai cru trop sérieux et trop équitable paroles étaient recueillies. Mais vous vous y
pour ne pas reconnaître que c'est vous qui êtes refusé, sous prétexte que vous craigniez
m'avez imposé l'obligation de vous répondre ;
de notre part de la supercherie, et, après le
mais, si en cela même j'ai mal fait^ pardonnez- dîner, vous repoussâtes les conventions du ma-
le-moi. tin : pourquoi donc me serais-je résigné à ce
Moi , Augustin , après avoir dicté et relu cet qu'il vous aurait plu de me faire dire, et pour-
écrit, je l'ai signé. quoi me du moyen de prouver
serais-je privé
ce que j'aurais dit? Cessez donc de répéter que
vous avez exposé votre foi et que je ne vous ai
LETTRE CCXXXIX.
pas exposé la mienne : il y a des gens qui pen-
Saint Augustin, apprenant que Pascence répétait toujours les seront que je me déliais ma croyance
moins de
mêmes faussetés, lui écrit une seconde fois. 11 lui demande de que vous de la vôtre, puisque je voulais que
s'expliquer et l'engage à lire sa lettre à laquelle cet orgueilleux
personnage avait fait un dédaigneux accueil.
l'expression en fût mise par écrit, et que vous
redoutez cela comme une supercherie. Vous
AUGUSTIN A PASCENCE. vous teniez donc prêt à nier ce que je vous
aurais reproché d'avoir dit contre ma foi. Voyez
1. Si, comme je l'entends dire, vous préten- ce que vous donnez à penser de vous. Si les
dez que vous m'avez exposé votre foi et que dénégations n'entraient pas dans votre dessein,
je n'ai pas voulu vous exposer la mienne, rap- pourquoi n'avez-vous pas voulu qu'on écrivît?
pelez-vous, je vous en prie, combien l'un et Il est d'autant plus permis de s'étonner de ce

l'autre est faux. Car vous n'avez pas voulu me refus, que vous aviez invité des hommes en
dire votre moi je n'ai pas refusé de vous
foi, et dignité à assister à notre entretien. Pourquoi
dire la mienne; mais j'entendais le faire de donc, dans votre préoccupation d'éviter des
manière que nul ne pût rien ajouter ni rien supercheries, craigniez -vous l'écriture des
ôter à mes paroles. Vous m'auriez fait connaî- greffiers, et ne craigniez-vous pas le témoi-
tre votre foi, vous m'aviez dit en quoi elle
si gnage d'hommes illustres?
diffère de la mienne, si vous aviez dit « Je : 3. Si vous voulez que je vous dise ma foi,
« crois en Dieu le Père, dont le Fils est une comme vous prétendez m'avoir dit la vôtre, la
« créature qui a précédé toutes les autres, et je voici en peu de mots Je crois au Père, au
:

« crois au Fils lui-même qui n'est ni égal, ni Fils et au Saint-Esprit. Mais si vous voulez que
« semblable au Père, ni un. Dieu véritable, et je marque ce en quoi vous différez de moi, je
LETTRES SANS DATE. 91

dirai : Je crois au Pcre, au Fils et au Saint-


Esprit, sans croire que le Fils soit le Père, ni LETTRE CCXLI.
le Père le Fils, ni que le Saint-Esprit de l'un et
de l'autre soit le Père ni le Fils; cependant, le Saint Augustin répond à la précédente lettre, sans rien perdre,

de son calme et de sa dignité. 11 se permet quelques traits pour


Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit remettre k sa place le personnage qui s'oublie, et puis il en
est Dieu ces trois personnes forment un seul
; vient à la question elle-même, parce que l'intérêt de la vérité

Dieu éternel et immortel par leur propre subs- demeure toujours présent à sa pensée.

tance, comme Dieu seul est éternel et immortel


par cette divinité qui est avant les siècles. Si AUGUSTIN A PASCENCE.
cela vous déplait etque vous demandiez que je
Tappuie du témoignage des saintes Ecritures, 1. Votre lettre ne pourra ni m'entraînera

lisez la lettre étendue que j'ai adressée à votre rendre injure pour injure, ni m'empccber de
bénignité. Si vous n'en avez pas le temps, je vous répondre. Je me préoccuperais de ce que
n'ai pas le temps, moi non plus, de parler pour vous m'avez écrit, si cela partait de la vérité

rien. Je puis cependant, avec le secours de de Dieu et non de la puissance d'un homme.
Dieu, soit en dictant, soit en écrivant, répondre Vous comparez mon conseil à un arbre courbé
à ce que vous aurez dicté ou écrit pour me et noueux qui n'a rien de droit en lui et trompe

questionner. l'œil le plus pénétrant. Q'auriez-vous dit de


Moi Augustin, après avoir dicté et relu cette moi si j'avais manqué à ce qui a été convenu
lettre, je l'ai signée. entre nous, et si, dans une chose très-aisée et
qu'on avait bien fait d'accepter, j'avais laissé
LETTRE CCXL. voir une tortueuse résistance et créé des nœuds
de Vous jugeriez que je ne m'étais
difficultés.

Pascence se décide k répondre, et le malheureux n'a que des point abreuvé dans une eau bourbeuse, mais
l'homme admirable qui lui avait dit la vérité et
injures pour
que l'ivresse m'avait fait manquer de foi, ce
aurait voulu le ramener à la vraie foi.
qui est pis, si, après dîner, je ne m'étais pas

J'avais souhaité, mon cher frère, que vous vous


montré le même
qu'auparavant. Ne venez-
dépouillassiez d'une vieille erreur; j'admire que vous point de m'écrire ce que vous avez voulu,
vous y persistiez encore, comme on ne le voit que sans craindre aucune supercherie? Vous pour-
trop par la leUre que vous m'avez adressée. Votre riez donc ainsi écrire tout le reste, afin que
grandeur est semblable à un homme qui, ayant
très-chaud et tourmenté par une soif ardente, n'au-
nous-mêmes et les autres, nous fussions en
rait trouvé à s'abreuver que dans une eau bour- mesure d'examiner et de juger. Vous me dites
beuse; il a beau ensuite boire une eau limpide que le Dieu en qui je crois a trois figures;
et fraîche qu'il a rencontrée la pureté de ce breu-
:
peut-être parleriez -vous autrement, si vous
vage ne lui profite point, parce que la boue qu'il
aviez pris la peine de lire la lettre plus étendue
a une fois avalée lui envahit le cœur et l'àme.
Enfin, permettez-moi de vous le dire, le conseil que je vous ai adressée auparavant et si vous '

de votre excellence est comme un arbre courbé vous étiez occupé d'y répondre. Mais enfin
cl noueux, qui n'a rien de droit en lui, et trompe vous vous êtes décidé à déclarer que mon Dieu
l'œii le plus pénétrant. Votre sainteté m'écrit que
est un Dieu à trois figures, vous avez écrit cela,
le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit
est Dieu, mais qu'ils sont un seul Dieu. Mais lequel
vous me l'avez envoyé, et vous n'avez redouté
de ces trois est-il le seul Dieu? Est-ce par hasard aucun piège vous montrez combien j'ai raison
:

une personne à trois figures que vous appelez de de dire que si vous n'avez pas voulu laisser
ce nom? Si vous l'aviez voulu et si vous aviez con- recueillir vos paroles pendant que nous étions
fiance dans vos croyances, vous viendriez auprès
ensemble, ce n'est pas que vous craignissiez
de moi avec quelques-uns de vos collègues, ani-
més d'un esprit de paix et guidés par la bonne la supercherie, mais c'est que vous n'aviez pas
foi nous aurions conféré ensemble sur les choses
;
confiance dans la vérité de vos opinions. A
de Dieu, sur ce qui regarde sa gloire et sa grâce. présent vous plaît de me demander si je
il
Maintenant, qu'est-il besoin d'écrire et de répon-
crois en un Dieu à trois figures; je réponds
dre, lorsqu'il n'est plus possible de nous édifier?
que telle n'est pas ma foi la forme de mon ;

Dieu est une parce que la divinité est une, et


c'est pourquoi le Père, le Fils et le Saint-*
Esprit, ne font qu'un seul Dieu.
' Ci-dessus, lelt. 238.
92 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.
"2. Mais vous, je vous en prie, dites-moi en
peu de mots comment vous entendez ces pa- LETTRE CCXLll.
roles de l'Apôtre « Celui qui se joint à une
:

« prostituée, devient un même corps avec elle; Elpide élait un laïque qui partageait les erreurs de l'aria-
nisme lui passa par l'esprit de vouloir éclairer saint Augus-
« mais celui (|ui s'unit au Seigneur, devient ; il

tin sur la sainte Trinité il adressa à l'évèquc d'Hippone une


« un môme esprit avec lui '. » L'Apôtre dit lettre qui ne nous
;

, en même temps
est point parvenuequ'un
que, par le rapprochement des deux sexes, les livrecomposé par un évèque arien. Elpide invitait aussi saint
Augustin à consulter deux ariens qu'il disait fort savants. Notre
deux corps n'en font ({u'un. L'esprit de l'honmie
Saint lui éciivit la lettre suivante.
ne peut pas dire : le Seigneur et moi nous
sommes un, et cependant quand il s'unit au AUGUSTIN A SON ILLUSTRE , HONORABLE ET DÉSI-
Seigneur, il devient un même esprit avec lui :
RABLE SEIGNEUR ELPIDE.
à plus forte raison celui qui, en toute vérité a
pu dire : a Mon Père et moi nous sommes un ^ » 1. Qui de nous deux se trompe sur la foi ou
parce qu'il est inséparablement uni au Père, la connaissance de la Trinité ? c'est une autre
Celui-là ne fait avec son Père qu'un seul et question. Pourtant je vous remercie de vos ef-
même Dieu. C'est à peine si nous osons em- forts pour me tirer de l'erreur où vous me
ployer le mot d'union quand il s'agit du Fils supposez, quoique je vous sois inconnu de vi-
de Dieu avec son Père, car entre ces deux per- sage. Que
Seigneur vous récompense de
le
sonnes divines, la séparation demeure éternel- cette bienveillance, en vous faisant connaître
lement impossible. Dites-moi, maintenant, si ce que vous croyez savoir car la chose est dif- ;

vous appelez un esprit à deux figures celui qui, ficile selon moi. Ne prenez pas en mauvaise

s'unissant au Seigneur, deviendra un même part, je vous en supplie, le vœu que je forme
esprit avec lui. Si vous me répondez que non, ici pour vous. Je crains en effet que, pensant

je vous répéterai que moi non plus je ne dis tout savoir déjà, vous me prêtiez mal l'oreille,
pas que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, soient je ne dis pas à des instructions que je ne me
un Dieu à trois figures, mais un seul et même flatte pas d'être en mesure de vous donner,

Dieu. Si vous voulez que nous conférions en- mais à des vœux sincères qui n'ont pas besoin
semble et de vive voix, j'en rends grâce à votre d'être accompagnés d'une grande science (ce
bonté et à votre bienveillance mais comme ;
n'est pas l'habileté, c'est l'amitié qui fait les
vous avez déjà commencé à m'écrire ce que vœux) que vous ne vous fâchiez
;
je crains
vous avez voulu, consentez à laisser écrire ce peut-être, ne vous félicite pas sur votre
si je
que nous dirons vous et moi, et. Dieu aidant, sagesse, au lieu de me remercier quand je la
je ne manquerai pas à vos désirs. Si en écri- demande pour nous: je souhaite que vous l'ob-
vant chacun de notre côté, nous ne pouvons teniez. Cependant si, tout chargé que je sois du
pas nous édifier, comment le pourrions-nous fardeau épiscopal je vous rends grâces de ,

avec des paroles dont il ne restera que du bruit m'indiquer, au delà des mers, Ronose et Jason,
et rien de saisissable pour la lecture? savants hommes selon vous, et dont les entre-
Moi Augustin, j'ai dicté ceci, et, après l'avoir tiens me seraient grandement profitables ; si

relu, je l'ai signé. Laissons-là les injures, et ne je vous remercie de m'avoir adressé, avec une
perdons pas notre temps; appliquons-nous plu- bonté pleine de sollicitude, le livre d'un de
tôt à ce qui est en discussion entre nous. vos évêques que vous jugez très-propre à dis-
' I Cor. VI, 16, 17. — » Jean, x, 30.
sipermes ténèbres combien n'est-il pas plus :

justeque vous me permettiez de vous souhaiter


ce que nul effort de génie humain ne peut
donner, et que Dieu seul peut accorder! « Nous
« n'avons pas reçu, dit l'Apôtre, l'esprit de ce
« monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin
« que nous sachions quels dons Dieu nous a
« faits nous les annonçons, non point dans
:

« les savantes paroles de la sagesse humaine,


« mais selon la doctrine de l'Esprit, et traitons
« spirituellement les choses spirituelles avec
» I Cor. u, 12-U.
,

LETTRES SANS DATE. 93

« les spirituels. Mais l'homme animal n'entend avouer qu'il n'a pas été fait sans lui ou bien
« point ce qui est de l'Esprit de Dieu : c'est qu'il n'a pas été fait. Or, nous ne pouvons p^as
« folie pour lui '. » dire qu'il ait été fait sans lui. Car s'il s'est fait
donc mieux, si c'était possible,
2. .l'aimerais lui-même, il était donc avant d'être et s'il a ;

chercher avec vous jusqu'où va le sens de ces aidé un autre à le faire, il fallait exister déjà
mots « l'homme animal, » afin que, si nous pour prêter son aide à celui-ci. Reste donc à
nous sommes élevés au-dessus, nous puissions dire qu'il a été fait sans lui. Mais tout ce qui a
nous réjouir d'atteindre, par quelque cùlé^ à été f lit sans lui n'est rien ; donc ou le Fils n'est

ces vérités immuables qui dépassent l'intelli- rien ou il n'a pas été fait. Mais on ne peut pas
gence humaine. Il faut prendre garde que ce dire qu'il ne soit rien ; il n'a donc pas été fait.
ne soient les jugements de rhornme animal Et s'il n'a pas été fait, et qu'il soit le Fils ce-

qui nous fassent paraître une folie Tégalité du pendant, il est donc né sans aucun doute.
Fils et du Père car c'est de l'homme animal
; 4. « Comment , dites-vous , le Fils a-t-il pu
qu'il est dit que les choses de l'Esprit de Dieu « naître égal au Père de qui il est né ? » C'est

lui semblent une folie. Quoique cette majesté, ce que je ne puis expliquer, et je laisse le pro-
plus haute que toute chose, accessible k la phète s'écrier « Qui racontera sa généra-
:

pensée des spirituels échappe aux langues , « tion vous pensez qu'il faut entendre ici

? » Si

d'ici-bas, il me semble pourtant aisé de voir la génération humaine par laquelle le Fils de

que celui-là n'a pas été fait par lequel tout a Dieu est né d'une Vierge, examinez-vous vous-
été fait et sans lequel rien n'a été fait, Cars'ila même, âme lorsque la géné-
interrogez votre ;

été fait par lui-même, il était avant d'être fait, ration humaine
elle-même un mystère est
autrement il n'aurait pu se faire ; ce qui est oserez-vous essayer de vous rendre compte de
aussi faux à penser qu'absurde à dire. S'il n'a la génération divine ? Vous ne voulez pas (|ue

pas été fait par lui-même, il ne l'a pas été du je dise que le Fils est égal au Père pourquoi ;

tout, puis(iue « tout ce qui a été fait l'a été par ne dirais-je pas comme l'Apôtre ? 11 nous déclare
« lui : car toutes choses ont été faites par lui, et que Jésus-Christ o n'a point cru que ce fût
« sans lui rien n'a été fait '. » « pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu ^ »

3. Je m'étonne qu'on si peu attention fasse Quoique l'Apôtre n'ait point expliqué cette éga-
au soin particulier qu'a pris l'Evangéliste de Uté divine à des hommes dont le cœur n'était
s'exprimer de manière à couper court à tout point encore assez pur, ila marqué néanmoins
subterfuge il ne s'est pas contenté de dire
; : dans le Verbe ce que la pureté de l'àme serait

« Toutes choses ont été faites par lui, s mais il capable de découvrir. Travaillons donc à effa-
a voulu ajouter « et sans lui rien n'a été
: cer de notre cœur toute souillure atin qu'à ,

« fait. » Quant à moi, malgré l'épaisseur de force de pureté notre œil intérieur devienne
mon esprit et de mes ténèbres, et quoique assez pénétrant pour voir ces merveilles :
mon âme ne puisse contempler qu'avec un œil « Heureux ceux qui ont le cœur pur a dit le ,

malade l'incomparable et ineffable excellence « Seigneur, parce qu'ils verront Dieu *. » C'est
du Père et du Fils, j'entends sans difficulté ce ainsi qu'échappant aux images grossières de
que l'Evangile nous a ainsi marqué d'avance : l'homme animal, nous monterons à cette séré-
ce n'est pas pour que nous comprenions cette nité lumineuse (lui nous permettra de décou-
divinité, c'est pour nous avertir de ne pas nous vrir ce que nulle parole ne peut dire.
vanter témérairement de comprendre ce qui 5. Si j'ai le loisir et le pouvoir de répondre
dépasse notre pensée. Car si toutes choses ont au livre que vous avez bien voulu m'envoyer,
été faites par le Verbe, tout ce qui n'a pas été vous reconnaîtrez je crois, qu'on est d'autant,

fait par lui n'a pas été fait ; or le Fils n'a pas moins revêtu de la lumière de la vérité, qu'on
été fait par lui-même, il n'a donc pas été fait. se flatte davantage de la contempler et de la
Nous sommes forcés par l'Evangéliste de croire montrer sans voile. Pour ne citer que ce seul
que tout a été fait par le Fils de Dieu il nous : endroit du livre que vous m'avez adressé, et
force donc aussi de croire que le Fils n'a pas qui m'a paru déplorable^ comment laisser dire
été fait. Si sans lui rien n'a été fait, lui-même à votre auteur qu'il a dépouillé la vérité de
n'est donc rien, puisqu'il a été fait sans lui. tout ce qui la couvrait et qu'il la montre à qui
Si c'est un sacrilège de le penser, il nous faut veut la voir, lorsque saint Paul nous dit:
• J«an, I, 3. — ' Is. L1U, 8. * Philip, n. 6. — > Matth. v. 7.— • I Cor, sm, 12
94 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

« Maintenant nous voyons comme dans un on repousse les agressions de quelque côté
« miroir et en énigme, mais alors nous verrons qu'elles partent. De cette hauteur, les traits

« face à face ? » Si votre auteur avait dit


'^
: lancés contre l'ennemi l'atteignent avec plus
Nous voyons la vérité à découvert, il n'y au- de force, et l'on se préserve mieux des traits
rait rien de plus aveugle qu'une aussi orgueil- qu'on voit venir. Considérez que Notre-Sei-
leuse prétention il ne se borne pas à dire
;
: gncur Jésus-Christ, quoiqu'il soit notre roi,
nous voyons, mais nous montrons de sorte
: ;
appelle aussi ses soldats des rois, par suite de
(jue ce n'est pas assez de i)rétendre que la vé- cette miséricorde qui fait qu'il daigne voir en
rité se découvre à l'esprit, on veut encore nous des frères il nous avertit que, pour sou-
;

qu'elle demeure pleinement soumise à la puis- tenir le combat contre un roi qui a vingt mille
sance de la parole humaine. Beaucoup de hommes, il faut au moins en avoir dix mille.
choses se disent sur l'inetfabililé de la Trinité; 2. Mais avant de se servir des comparaisons

ce n'est pas pour l'expliquer, car alors elle ces- de la tour et du roi pour nous instruire, le
serait d'être ineffable, mais c'est afin (ju'aprcs Seigneur nous dit- «Si quelqu'un vient à moi,
I
ces inutiles efforts de la parolehumaine on «et ne hait point son père et sa mère, sa
comprenne que la Trinité demeure au-dessus « femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et

de toute explication. « même sa propre vie, il ne peut pas être mon

Voilà une lettre déjà trop longue, d'autant « disciple; et s'il ne porte pas sa croix et ne

jdus que la vôtre m'a averti qu'il fallait être « me suit pas, il ne peut pas être mon disciple.

court. Vous avez voulu autoriser votre brièveté « Qui d'entre vous, voulant bâtir une tour, ne

par la coutume des anciens vous pourrez tou- ;


« s'assied pas auparavant pour calculer s'il

tefoisne pas trouver étrange que j'aie été moins « aura de quoi l'achever; de peur qu'après en

court que vous, si vous vous rappelez l'étendue « avoir posé les fondements, il ne puisse l'édi-

de quelques-unes des lettres de Cicéron je : « fier, et que tous ceux qui passent et regardent,
cite cet ancien parce que vous avez invoqué « ne commencent à dire : homme a com-
Cet
son exemple. « mencé à bâtir , et n'a pas pu achever ? Ou
« quel est le roi qui , avant de combattre un
LETTRE CCXLIII. « autre roi, ne s'assied pas d'abord pour s'as-
« surer s'il peut marcher avec dix mille
Un personnage, appelé Létus avait formé le dessein d'embras- « hommes contre un ennemi qui vient à lui
ser une sainte vie ; il était parti d'Hippone avec les intentions «avec vingt mille ? Autrement, il envoie des
les plus sérieuses et les plus chrétiennes ; mais sa pieuse
en-
treprise se trouva bientôt traversée par tons ses proches et sur-
« ambassadeurs, tandis que l'ennemi est encore
tout par sa mère. Saint Augustin lui écrivit pour soutenir son « loin, et lui demande la paix.» Le sens de ces
courage marquer quels sont les devoirs d'un chrétien en
et lui
comparaisons se découvre pleinement dans les
face d'une mère qui s'efforce de l'arrêter dans la voie évangé-
paroles su'vantes « Ainsi donc, quiconque
:
lique.
« d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET TRÈS- « possède, ne peut pas être mon disciple ^ »

DÉSIRÉ FRÈRE LÉTUS SALUT DANS LE SEIGNEUR.


, 3. C'est pourquoi la précaution d'avoir de

quoi édifier la tour et d'avoir dix mille hommes


1. J'ai lu la lettre que vous avez adressée à de guerre contre le roi qui s'avance avec vingt
nos frères, poussé par le besoin d'être soutenu mille, ne signifie rien autre chose que l'obli-
au milieu des épreuves qui agitent votre ap- gation de renoncer à tout ce qu'on possède. Le
prentissage religieux; vous y laissez voir le commencement du discours s'accorde avec la
désir d'avoir une lettre de moi. Je compatis à fin. Le précepte â-e renoncer à tout comprend
votre aftliction, mon frère et ne puis refuser , celui de « haïr son père, sa mère, sa femme,
de vous écrire je le fais non-seulement pour
;
« ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa

vous, mais pour moi-môme, car je ne veux « vie. Toutes ces choses appartiennent en
»

pas manquer à un devoir de charité. Si donc propre à l'homme; elles sont le plus souvent
vous vous êtes déclaré nouveau soldat du des embarras et des obstacles pour obtenir, non
Christ, ne désertez pas son camp vous avez à : pas ce qui appartient séparément à chacun, et
y bâtir cette tour dont le Seigneur parle dans dont la durée est fugitive, mais pour obtenir
l'Evangile. Debout devant cette tour, et com- un bien commun, qui demeure éternellement.
battant sous les armes de la parole de Dieu , » Luc, XIX, 26-33.
,

LETTRES SANS DATE. 95

Par cela même qu'une femme est votre mère ,


le Seigneur nous prescrive de les haïr, puisque
elle n'est pas la mienne ; c'est qu'il s'agit ici lamême prescription s'appli(iue à notre àçac.
d'une chose temporelle et passagère, comme De même qu'il nous est commandé de haïr
votre naissance et votre allaitement. Mais pour le Christ notre àme et nos parents, ainsi,
comme sœur dans le Christ,
elle est aussi votre dans un autre endroit, ce que le Seigneur dit
elle est également la mienne elle est la sœur ;
de l'àme peut se rapporter aux parents «Celui :

« (|ui aime, dit-il, sou àme, la jjordra » Je


de tous ceux à qui l'héritage du ciel est pro-
'
.

mis, et qui auront Dion pour père, et le Christ dirai aussi résolument celui ([ui aime ses pa-
:

pour frère dans une même société de charité. rents, les perdra. Le mot de haïr se trouve là

Ce sont là des choses éternelles , inaccessibles appli(iué à l'àme dans le même sens qu'ici le
aux atteintes du temps des choses dont nous;
mot de perdre. Ce commandement ne signifie
devons d'autant plus espérer la possession, que pas qu'il faille qui est un crime
se tuer, ce

ce n'est point en vertu d'un droit particulier inexpiable cela signifie qu'on doit éteindre
;

mais plutôt d'un droit commun qu'elles nous en soi le sentiment charnel de l'âme, qui fait
sont annoncées. aimer la vie présente aux dépens de la vie à

Vous pouvez très-aisément reconnaître


-4. venir ; c'est le sens de ces mots « Haïr son :

cela dans votre mère elle-même. Les embarras « àme, perdre son àme. » Cela se fait cependant
([u'elle vous suscite, et ses efforts pour vous en aimant; car l'Evangile a clairement mar-
détourner de la voie où vous êtes entré, d'où qué, dans le même précepte, comment on
viennent-ils, sinon de ce qu'elle est votre pro- sauve son àme « Celui qui perdra son àme en
:

pre mère? Les obstacles ne vous viennent pas « ce monde, dit-il, la trouvera pour la vie éter-

de ce qu'elle est la sœur de tous ceux qui ont « nelle. » Ainsi faut-il dire des parents que

Dieu pour père et l'Eglise i)onr mcre en cette ;


celui qui les aime, doit les perdre, non point
qualité, elle ne vous empêche pas plus qu'elle avec le fer des parricides, mais avec le glaive
ne m'empêche moi-même, ni tous nos frères; spirituel de la parole de Dieu. Ce glaive spiri-

et nous ne l'aimons pas séparément comme tuel atteindra pieusement et fidèlement en eux
vous dans votre maison, mais nous l'aimons l'affection charnelle par laquelle ils s'etforcen t

d'une charité commune dans la maison de de s'embarrasser eux-mêmes dans les choses
Dieu. Ces liens particuliers du sang qui vous humaines, eux et ceux qu'ils ont engendrés; il
unissent à elle, vous donnent le droit de l'en- fera revivre en eux le sentiment chrétien par
tretenir avec plus de liberté, et de lui deman- lequel ils reconnaîtront qu'ils sont les frères
der plus facilement de faire mourir en elle son de leurs enfants selon le monde, et qu'ils ont
amour particulier pour vous ne faut pas que : il avec eux, pour parents étern els , Dieu et l'E-

ce soit une plus grande chose pour elle de vous glise.

avoir enfanté, que d'avoir été enfantée avec vous G. Voilà que l'amour de la vérité vous saisit;
parl'Eglise. Ce que je mère doits'en-
dis de votre vous brûlez de connaître et de comprendre la
tendre de tous vos proches. Que chacun s'appli- volonté de Dieu dans les saintes Ecritures ; le

que à haïr en soi ce qui est un pur sentiment par- devoir de la prédication évangélique vous en-
ticulier, et qui n'est que temporel qu'il s'atta- ;
traîne. Le Seigneur donne le signal pour que
che à aimer dans son àme cette société, cette nous veillions dans le camp pour que nous ,

conuîiunion dont il a été dit « Il n'y avait : bâtissions la tour du haut de laquelle nous
« entre eux et pour Dieu qu'un seul cœur et puissions voir et repousser l'ennemi de la vie
« une seule àme '. » C'est ainsi que votre àme éternelle. La trompette céleste pousse au com-
cesse d'être la vôtre propre, pour devenir l'âme bat un soldat du et sa mère l'arrête!
Christ,
de tous vos frères âmes sont aussi les
; leurs Elle ne ressemble pas à la mère des Macchabées,
vôtres, ou plutôt, leurs âmes et la vôtre n'en ni môme aux mères de Lacédémone qui, dit-
font plus qu'une c'est l'àme unique du Christ
: on, excitaient leurs fils aux combats bien plus
qui, dans le psaume -, demande d'être délivrée que tous les bruits belliqueux, afin qu'ils répan-
de la rage des chiens. Il n'y a pas loin de là au dissent leur sang pour la patrie terrestre. La
mépris de la mort. mère qui ne permet pas que vous vous éloi-
5. Nos parents ne doivent pas se plaindre que gniez des choses d'ici-bas pour apprendre la
véritable vie, montre assez qu'elle ne vous lais-
* Act. IV, 32.
•Ps. XXI, 21. ' Jean, xir, 25,
96 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

serait point soiitlrir la mort pour soutenir votre tout ce que votre mère vous reproche d'avoir
foi. souffert pour vous, a été accepté et subi à votre
7. Mais que dit-elle? Que prétend-elle? Peut- profit par le Verbe éternel ajoutez les outra- :

être vous parle-t-ellc des dix mois pendant les- ges, les flagellations, la mort, et la mort de la
quels elle vous a porté dans son sein, des dou- croix.
leurs de son enfantement, de tout ce qu'elle a 9. Quoi après une telle naissance, pour
!

eu de peine à vous élever. Tuez, tuez cela j)ar marcher dans une vie nouvelle vous lan- ,

le glaive de la parole spirituelle; voilà en quoi guissez et vous séchez dans la décrépitude du
vous devez perdre votre mère, pour la trouver vieil homme! Est-ce que votre Chef n'avait pas,
dans la vie éternelle. Souvenez-vous de haïr lui aussi, une mère de la terre? Et pourtant,
cela en elle, si vous l'aimez, si vous êtes soldat quand on vint lui dire qu'elle le cherchait,
du Christ, si vous avez posé les fondements de pendant qu'il s'occupait des choses du ciel il ,

la tour, de peur que les passants ne disent : répondit : « Qui est ma mère, et qui sont mes
« Cet hommecommencé à édifier, et n'a pas
a « frères? » Puis étendant la main sur ses dis-
« pu achever. un sentiment tout char-
» C'est là ciples, il dit que ceux-là seuls étaient ses proches
nel et qui sent encore le vieil homme. Nous qui faisaient la volonté de son Père '. Assu-
tous qui sommes enrôlés sous le drapeau de rément comprit, dans sa bonté, Marie elle-
il i

Jésus-Christ, nous devons travailler à abolir ce même dans ce nombre, car celle-ci faisait la ^
sentiment en nous et dans les nôtres. Que cette volonté du Père. La qualité de mère sous ,

application constante ne nous rende pas ingrats laquelle on vint lui annoncer Marie, avait quel-
envers nos parents reconnaissons tout ce que
: que chose de particulier et de personnel; le
nous devons à ceux qui nous ont donné le jour bon et divin Maître rejeta cette parenté ter-
et qui ont pris soin de nous que chacun garde
: restre, qui n'était rien en comparaison de la
en toute chose cette piété qu'on demeure fi-
: parenté du ciel et il fit voir dans ses disciples,
:

dèle à ce devoir tant que de plus grands inté- cette parenté d'un ordre plus élevé, montrant
rêts ne nous appellent pas. par là quelle sorte de lien l'unissait à la Vierge,
8. L'Eglise est une mère elle a aussi pour
;
comme aux autres saints. De peur qu'en nous
fille votre mère. Elle vous a conçus du Christ, apprenant, avec une autorité si salutaire, à
vous a enfantés avec le sang des martyrs, et mépriser ainsi les sentiments purement char-
vous a formés pour la lumière éternelle elle ;
nels dans nos parents , il ne parût autoriser
vous a nourris et vous nourrit encore du lait l'erreur de ceux ait eu une
qui nient qu'il
de la foi elle vous prépare une plus solide
;
mère. Jésus-Christ, dans un autre endroit,
nourriture, et voit avec horreur que vous veuil- avertit ses disciples de ne pas dire qu'ils aient

liez en rester au vagissement des enfants. Cette un père sur la terre ^ comme il est évident ;

mère, répandue sur toute la terre, est attaquée que ses disciples ont eu des pères, il est évident
par tant d'erreurs que, parmi ses enfants, ceux que lui-même a eu une mère, et en méprisant
qui ne sont que des avortons ne craignent pas sa parenté terrestre, il a montré à ses discii)Ies
de combattre contre elle avec des armes rebel- par son exemple à mépriser ces sortes de liens.
les. Elle s'afflige que, par la lâcheté et la lan- 10. Ces leçons et ces exemples divins ren-
gueur de quelques-uns de ceux qu'elle renferme contrent dans votre cœur les plaintes de voire

dans son sein, ses membres se refroidissent en mère elle trouve à y placer le souvenir des
;

plusieurs endroits, et qu'elle ne puisse réchauf- douleurs et des peines que lui ont coûtées votre
fer les petits. D'où lui peut venir le secours au- naissance et les premiers temps de votre vie ;

(juel elle a droit, si ce n'est d'autres enfants et elleveut que né d'Adam et d'Eve vous deveniez
d'autres membres, au nombre desquels vous un autre Adam. Mais regardez, regardez plutôt
êtes? Délaisserez-vous cette mère dans ses be- le second Adam descendu du ciel portez ;

soins pour n'obéir qu'aux paroles de la chair l'image de l'homme céleste vous avez , comme
et du sang? N'entendez-vous pas ses plaintes, et porté l'image de Ihomme terrestre '. Souvenez-
des plaintes plus vives? Ne vous montre-t-elle vous ici de ce que votre mère a fait pour vous,
pas aussi un sein qui devrait vous être plus cher et dont elle s'arme elle-même pour amollir

et des mamelles qui vous ont nourri pour le voire cœur souvenez-vous-en ne soyez point
; :

ciel? Ajoutez l'incarnation de son divin époux, ingrat, payez votre dette à votre mère, donncz-
afin de vous détacher des liens de la chair ;
'
Matih. xii, 48-50. — • Matth. xi-iii, 9. — ' I Cor. xv, 47-49.
LETTRES SANS DATE. 97

lui les biens spirituels en échange des biens Si vous êtes i)arti d'ici uniquement pour régler
charnels, les biens éternels en échange de ce ces choses et pour être plus libre de porter* le
qui passe. Refuse-t-elle de vous suivre? qu'elle joug de la sagesse, que peuvent vous faire les
ne vous empêche pas au moins de marcher. larmes d'une mère , larmes que la chair seule
Refuse-t-elle de se changer en mieux ? prenez fait couler, la fuite d'un serviteur, la mort des

garde qu'elle ne vous change en pis, et qu'elle servantes, la mauvaise santé de vos frères? S'il
ne vous renverse. Qu'il s'agisse d'une épouse y a en vous une charité bien ordonnée, sachez
ou d'une mère, Eve est toujours redoutable préférer les grandes choses aux petites; réservez
dans quelque femme que ce soit. Car cette votre compassion pour les pauvres qui ne sont
ombre de piété provient des feuilles môme dont pas évangélisés; empêchez que, faute d'ou-
nos premiers parents voulurent tout à coup vriers, l'abondante moisson du Seigneur ne
couvrir leur nudité coupable et tout ce que ; demeure la proie des oiseaux; tenez votre
les paroles et les instances de votre mère cœur prêt à suivre la volonté du Seigneur,
réclament de vous, comme un devoir de charité, dans ses desseins de châtiment ou de miséri-
pour vous éloigner de la véritable et fraternelle corde sur ses serviteurs méditez ces choses, :

charité de l'Evangile , appartient aux ruses de soyez-en toujours occupé, afin que votre avan-
l'antique serpent et à la duplicité de ce roi qui cement soit connu de tous '. Prenez garde, je
vient nous attaquer avec vingt mille hommes, vous en supplie, de donner à nos saints frères
tandis qu'on nous enseigne à le vaincre avec plus de tristesse par votre engourdissement
dix mille c'est-cà-dire dans cette simplicité de
; que vous ne leur avez donné de joie par votre
cœur avec laquelle nous devons chercher Dieu. ferveur.
il. Considérez plutôt tout ceci, mon cher Je trouve aussi inutile devons recommander
frère, et portez votre croix, et suivez le Seigneur. par une comme
vous le voudriez, que
lettre,
Quand vous étiez auprès de nous je m'aper- ,
si quelqu'un voulait vous recommander à moi-
cevais que les soins domestiques ralentissaient même.
votre zèle pour Dieu; je voyais que c'était plutôt
votre croix qui vous portait et vous conduisait, LETTRE CCXLIV.
que vous ne la portiez et ne la conduisiez vous-
Saint Augustin écrit pour empêcher un chrétien de se déso-
même. Cette croix, que le Seigneur veut que ler outre mesure de la perte de choses temporelles.
nous portions, afin de le suivre plus facilement,
qu'est-ce autre choseque la mortalité de notre AUGUSTIN A SON SEIGNEUR JUSTEMENT ET VÉRITA-
chair? Elle nous tourmente jusqu'à ce que la BLEMENT TRÈS-CHER, A SON HONORABLE FRÈRE
mort soit absorbée dans sa victoire K II faut CHRISIME, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
donc crucifier cette croix elle-même, et la
percer par les clous de la crainte de Dieu , de l On me dit (et Dieu fasse que ce ne soit
.

peur que, devenue rebelle par une mauvaise qu'un bruit), que votre esprit est bouleversé ;

liberté , il ne soit plus possible de la porter. je m'étonne qu'un sage et un chrétien comme
Vous ne pouvez pas suivre le Seigneur si vous vous pense si peu que les choses de la terre ne
ne portez cette croix comment le suivre, en ; sont pas à comparer avec celles du ciel, où
effet, si vous n'êtes pas à lui? Or « ceux qui nous devons placer notre cœur et notre espé-
« sont à Jésus-Christ , dit l'Apôtre, ont crucifié rance. Honmie de bon sens que vous êtes, vous
« leur chair avec leurs passions et leurs désirs-.» aviez donc mis tout votre bonheur dans ce
vous avez de l'argent, il ne faut pas,
12. Si que vous paraissez perdre? ou bien était-ce
il ne convient pas que vous vous en embar- pour vous quelque chose de si grand que,
rassiez; donnez-le à votre mère et aux gens de cela de moins, votre esprit s'obscurcît par un
votre maison. Si, voulant être parfait, vous excès de tristesse, comme si ce n'était pas Dieu
avez l'intention de distribuer cet argent aux mais lumière? J'entends
la terre qui fût sa
pauvres, vous devez d'abord songer à ceux de dire {et , Dieu que ce ne
je le répète, plaise à
vos proches (|ui sont dans le besoin. « Si quel- soit pas vrai !), que vous auriez voulu attenter
« qu'un, dit l'Apôtre, n'a pas soin des siens et à vos jours; je ne crois pas qu'une telle pensée
particulièrement de ceux de sa maison, il a soit jamais entrée dans votre cœur ni sortie
« renié la foi , et il est pire qu'un infidèle ^ » de votre bouche. Mais cependant votre trouble
«I Cor. XV, M. — ' Gai. v, 24. — ' I Tim. v, 8. '
I Tim. IV, 15.

S. AuG. — Tome III.


96 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

a été assez profond pour qu'on ait i)U vous comme il faudrait. Je ne veux pas pourtant

prêter un pareil dessein; j'en suis aflligé et (jue vous vous hâtiez d'interdire les parures
j'ai voulu vous adresser ces mots de consola- d'or et les riches vêtements, sauf à l'égard de
tion. Je ne doute pas cependant que le Sei- ceux (jui, n'étant pas mariés et ne désirant pas
gneur notre Dieu n'ait déjà fait entendre de se marier, ne doivent songer qu'à plaire à
meilleures choses à l'oreille de votre cœur, Dieu. Quant aux autres, ils pensent à ce qui
car je sais avec quel zèle pieux vous avez tou- est de ce monde; les maris cherchent à plaire
jours écouté sa parole. à leurs femmes et les femmes à leurs maris '.
2. Relevez-vous donc, mon cher frère dans 11 ne convient pas pourtant que les fenmies,

le Christ; notre Dieu n'est jamais perdu pour même celles qui sont mariées laissent voir ,

ceux qui lui appartiennent et Dieu ne perdra pas leurs cheveux l'Apôtre veut qu'elles soient
:

les siens; mais il veut nous avertir de la fra- voilées -. Pour ce qui est de l'emploi du fard
gilité et de l'incertitude des biens humains afin de se donner plus d'éclat ou de blancheur,
dont on est trop épris, atin que nous brisions c'est une misérable falsification : je suis bien
les chaînes de la cupidité par lesquelles ces sûr que les maris eux-mêmes ne voudraient
biens nous entraînent^ et que nous accoutu- pas être ainsi trompés; or, c'est seulement
mions notre amour à courir tout entier vers pour leurs maris qu'il est permis aux femmes
Celui que rien ne pourra nous ravir. 11 vous parle de se parer c'est une simple tolérance et non
:

lui-même par ma bouche songez avec toute l'é- ;


point un ordre. Car la vraie parure, surtout
nergie de votre àme que vous êtes un chrétien des chrétiens et des chrétiennes, ce n'est point
fidèle, et racheté au prix du sang d'un Dieu. le charme menteur du fard, ni Téclat de l'or,
Ce n'est pas seulement par sa sagesse éternelle, ni la richesse des étoffes, ce sont les bonnes
c'est encore par la présence de son humanité mœurs.
sur la terre, qu'il nous a appris à mépriser 2.il faut avoir en exécration la supers-
Mais
par la tempérance les pros|)érités de ce monde, tition de ces nœuds ^ au nombre desquels on J
et à en supporter avec force les adversités, doit compter les pendants d'oreilles que les i

nous promettant pour récompense une félicité hommes portent d'un seul côté cela ne se :

que personne ne peut nous enlever. fait point pour plaire aux hommes, mais pour

J'écris aussi à l'honorable comte vous ferez ;


honorer les démons. 11 n'y a pas à chercher
de celte lettre l'usage que vous voudrez. Dieu dans les Ecritures des prescriptions particu- J
aidant, je ne doute pas que vous ne trouviez lières contre de criminelles superstitions,
queUju'un i)0ur la lui remettre, évêque, prêtre, après que l'Apôtre a dit en général : « Je veux
ou tout autre quel qu'il soit. « que vous n'ayez aucune société avec les dé-
« mons *, et encore « Qu'y a-t-il de commun :

LETTRE CCXLV. «entre le Christ et RéliaP?» J'espère qu'on


ne prétendra point que l'Apôtre, ayant nommé
Saint Augustin répond à son saint ami Possidius, qui l'avait
Déliai et interdit la société des démons en gé-
consulté pour savoir s'il devait interdire certaines parures parmi
les cliréliens. On trouvera ici des détails qui sont d'intéressants
néral, mais n'ayant rien marqué de particulier
traits de mœurs de cette époque, et l'on s'étounera de la per- sur Neptune, les sacrifices à Neptune sont
sistance de certaines pratiques païennes au milieu d'un peuple
permis aux chrétiens. Il faut avertir ces mal-
converti à la foi de l'Evangile.
heureux que s'ils refusent d'obéir à des pré-
ceptes salutaires, ils doivent au moins se
AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SO>T AVEC LUI, AU
garder de soutenir leurs sacrilèges, de peur de
BIEN-AIMÉ SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE FRÈRE ET
tomber dans un crime plus grand. Mais quel
COLLÈGUE POSSIDIUS ET AUX FRÈRES QUI SONT
parti prendre avec eux s'ils craignent de déta-
AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
cher leurs pendants d'oreilles et ne craignent
4. 11 faut penser bien plus au parti que vous pas de recevoir le corps du Christ avec celte

prendrez avec ceux qui refusent d'obéir, qu'aux marque du démon !

moyens de leur montrer que ce qu'ils font Pour ce qui de Tordination de celui qui
est

n'est pas permis. La lettre de votre sainteté a été baptisé dans le parti de Donat, je ne puis

m'a trouvé très-occupé le porteur est fort ;

pressé de s'en retourner; je ne puis ni le


I
I Cor. VII, 32-34. — ' Ibid. xi, 5, 13.
'
Ligaturaruni.
laisser partir sans réponse ni vous répondre 1 Cor. x,i!0. — ' II Cor. VI, 15.
LETTRES SANS DATE. «.)«)

rien prendre sur moi à cet égard car autre : mettrait en peine que de la justice de ses
chose est de le faire si on vous y oblige, sévérités.
autre chose est de demander si vous pouvez 3. Lors donc que quehju'un, repris pour
le faire. une faute, la rejette sur le destin et prétend
qu'on ne doit pas la lui reprocher, parce que le
destin l'a contraint à faire ce qu'il a fait, qu'il
LETTRE CCXLVL revienne à lui-même et qu'il pratique cela
avec les siens qu'il ne châtie pas le serviteur
:

Saint Augustin fait voir en peu de mots ce qu'il y a de faux


qui l'aura volé, qu'il ne se plaigne pas du fils
et d'absurdc daus la doctrine qui mettrait les péchés des hommes
sur le compte du destin. qui l'outrage, qu'il ne menace point un mau-
vais voisin. Où ou de
sera son droit de châtier
AUGUSTIN A LAMPADIUS. se plaindre, si tous ceux qui lui font du tort
n'ont point agi par leur propre faute , mais
t. Je me suis aperçu lorsque vous étiez sous la contrainte du destin? Si au con-
l)rès de moi, et je viens de voir par votre lettre traire, dans son pouvoir et son devoir de père
avec plus de satisfaction et de certitude, com- de famille, il étend sa vigilance sur tous ceux
bien votre esprit s'émeut de ce qu'on dit du tiui lui sont soumis s'il les exhorte au bien, les
;

destin et de la fortune. Je vous dois une grande détourne du mal et leur prescrit l'obéissance ;

réponse Seigneur me fera la grâce de la


; le récompense ceux qui obéissent et s'il punit
s'il

faire de la façon qu'il jugera la meilleure ]iour ceux qui méprisent ses ordres, s'il rend le bien
le salut de votre foi. Car ce n'est pas un petit pour le bien et s'il déteste les ingrats, qu'ai-je
mal, non-seulement d'être entraîné par de besoin de disputer avec lui sur le destin? cha-
fausses opinions à commettre le péché en cé- cune de chacune de ses actions
ses paroles et
dant aux attraits de la volupté mais encore , sont des démentis donnés à tous les astrolo-
excuser en refusant le remède de la confession. gues.
^2. Pour le moment sachez en peu de mots Si cette courte lettre ne vous suffit point et
(lue si la volonté n'est pas elle-même la cause que vous désiriez un livre là-dessus, attendez
du péché, toutes les lois et toutes les règles de que j'aie quelque loisir, et priez Dieu qu'il
la morale, les louanges, les reproches, les m'accorde du temps et tout ce qu'il faut pour
exhortations, les terreurs, les récompenses, les satisfaire votre esprit à cet égard. J'y serai plus
sup[)lices, et tout ce qui sert à conduire et à disposé cependant si votre charité veut bien

gouverner le genre humain s'ébranle, tombe me rappeler plus d'une fois par lettre la pro-
en ruine, et qu'il n'y reste plus aucune trace messe que je vous fais, et si vous m'apprenez
de justice. Combien donc est-il meilleur et par une réponse ce que vous pensez de ce que
plus juste de blâmer les erreurs des astrologues je vous écris aujourd'hui.
(jue d'être forcés de condamner et de rejeter
les lois divines et même le soin de nos mai-
sons ! et d'ailleurs les astrologues eux-mêmes LETTRE CCXLVIL
n'en sont pas Après que quelqu'un d'entre
là.
Saint Augustin intervient auprès d'un maître impitoyable pour
eux a vendu de gens
sottes prédictions à des empêcher qu'il exige que des paysans le payent deux fois.

(jui ont de l'argent, et que, détachant ses yeux

des tablettes d'ivoire, il s'occupe du gouverne- AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET FILS
ment de sa maison, le voilà qui commence à ROMULUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
îidresser des reproches à sa femme il ne se ;

borne pas aux mots, il en vient aux coups je ; 1 . La vérité est douce et amère douce quand
:

ne dis pas pour l'avoir \u folâtrer plus qu'il elle épargne , amère quand elle veut guérir.
ne faut, mais pour l'avoir vu rester trop long- Vous l'éprouverez, si vous ne refusez pas de
temps à sa fenêtre. Si pourtant elle lui disait : boire ce que je vous présente en ce moment.
I^ourquoi me battez-vous? battez plutôt Vénus, Plût à Dieu que les injures que vous m'adres-
si vous le pouvez, car c'est elle c^ui me force sez ne vous fissent pas plus de mal qu'à moi 1

de faire cela l'astrologue assurément ne se


; Et plût à Dieu que l'iniquité dont vous usez
soucierait pas des vaines paroles (ju'il débite envers des malheureux et des pauvres vous
aux étrangers poui les tromper, et ne se fût aussi nuisible qu'elle l'est à eux-mêmes 1
100 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

Car, pour eux, ils souffrent pendant un temps; dirai-je de plus, si ce n'est que Dieu sait com-
mais voyez. i)Our vous, quels trésors vous vous bien je le désire ? vousMais je sais aussi que si

préi)arez au jour de la colère et de la manifes- ne changez pas, sa justice vous attend. En vous
tation du juste jugement de Dieu, qui rendra épargnant vous m'épargnerez moi-même
, ;

à chacun selon ses œuvres Je prie sa misé- *


! car je ne suis pas assez misérable ni assez ,

ricorde de vous corriger ici comme il l'entend, éloigné de la charité du Christ, pour ne point
plutôt que d'attendre ce jour, où il n'y aura sentir dans le cœur une blessure profonde, en
plus déplace pour le repentir je supplie Celui ;
voyant se conduire de la sorte ceux que j'ai en-
qui vous a donné cette crainte de lui-même, fantés dans l'Evangile.
cette crainte (jui m'empêche de désespérer de 3. Vous direz encore Je ne leur avais pas :

vous, je le supplie de vous ouvrir l'esprit, afin ordonné de remettre l'argent à Ponticant '. On
que vous puissiez voir ce que vous faites, vous répondra Mais vous leur avez ordonné
:

que vous en ayez horreur, et que vous reve- d'obéir à Ponticant; ils ne pouvaient pas mar-
niez à de meilleurs sentiments. Cela vous paraît quer dans quelle mesure ils avaient à lui obéir,
|)eu de chose, presque rien, et c'est pourtant surtout lorsqu'il réclamait ce que ces pauvres
un très-grand mal quand, votre cupidité une ;
gens reconnaissaient devoir. Si votre intendant
fois domptée, il vous sera permis de le voir, le leur demandait sans votre consentement,
vous arroserez la terre de vos larmes, deman- vous auriez dû leur adresser une lettre qu'ils
dant à Dieu d'avoir pitié de vous. Si c'est moi auraient mise sous ses yeux ils lui auraient ;

qui suis injuste, en demandant que de malheu- alors déclaré qu'ils ne le paieraient pas avant
reux et de pauvres gens ne payent pas deux d'être informés de vos intentions à cet égard.
fois ce qu'ils doivent, puisqu'ils ont remis à Si vous leur avez ordonné un jour, de vive
votre intendant ce qu'il exigeait d'eux en votre voix, de ne rien donner à l'intendant, ils ont
nom (et l'intendant ne pourrait nier l'avoir pu ne pas s'en souvenir et vous-même vous ;

reçu) donc, dis-je, c'est moi qui suis in-


; si pouvez ne pas vous souvenir de l'avoir véri-
I
juste, parce que je trouve mauvais qu'on fasse tablement ordonné, et ne pas savoir si c'est à
payer deux fois ce que ces malheureux ne peu- eux, ou à d'autres, ou à tous vos paysans; il
vent que difficilement payer une seule fois, peut d'autant plus en être ainsi que vous n'a-
faites ce que vous voudrez. Si au contraire, , vez pas désapprouvé qu'un autre intendant ait
vous reconnaissez que une injustice c'est ,
reçu, et sans préjudice pour vous, l'argent
faites ce qui convient, faites ce que Dieu or- qui était dû. Je vous dis alors Mais si celui- :

donne, et ce que je vous demande. ci avait détourné l'argent comme l'autre ,

2. C'est moins pour ces malheureux (celui que aurait-il fallu que ceux qui l'ont payé payassent
je crains le sait) c'est pour vous-même que
, une seconde fois ? Et alors vous parûtes re-
je vous prie «d'avoir pitié de votre âme, selon gretter qu'ils eussent acquitté leur dette avec
« les paroles de l'Ecriture, en cherchant à cet intendant et vous me répétiez que vous
;

« plaire à Dieu ^ » Et ce ne sont pas des priè- n'aviez jamais chargé ni Valère ni Aginèse de ,

res, mais des reproches qu'il faudrait vous vos intérêts. On en vint tout à coup à parler
adresser, car il est écrit : « Je reprends et je du vin le devoir des paysans était d'avertir
;

« que j'aime \ » Si c'était pour


châtie celui qu'il commençait à s'aigrir, et l'on vous dit
moi cependant que je dusse vous prier, peut- que Valère était absent vous oubliâtes alors :
,

être ne le ferais-je pas mais parce que c'est ; je crois ce que tant de fois vous m'aviez fait
,

pour vous, je vous demande de vous épargner entendre, et vous dites qu'ils auraient dû
vous-même dans votre colère, de vous fléchir montrer le vin à Aginèse , et agir d'après ses

vous-même , afin que celui que vous priez se ordres. Je vous observer que vous n'aviez
fis

laisse fléchir. J'ai envoyé vers vous samedi ,


pas coutume de charger de vos intérêts ni Va-
pendant que vous dîniez encore je vous de- ;
lère ni Aginèse
, et vous me répondîtes , :

mandais de ne pas partir sans m'avoir vu vous ; «Mais Aginèse avait une lettre de moi » :

en avez fait la promesse. Vous êtes venu à l'é- comme si votre habitude eût été d'écrire ,

glise dimanche, d'après ce qu'on m'a dit vous ; pour que vos paysans fussent certains de la
avez prié, vous êtes parti et n'avez pas voulu vérité des ordres transmis en votre non. Quand
me voir. Que Dieu vous le pardonne. Que vous ils voient des personnes ainsi occupées de vos

« Rom. 11, 5, 6. — ' Ecclés x.xx, 21.— '•'


Apoc. m, 19. '
C'était probablement le nom d: "^^ • - ' maître injuste.
LETTRES SANS DATE. 101

affaires, ne peuvent pas imaginer qu'elles


ils Dieu; car vous vivez de cet esprit qui a fait

oseraient prescrire quoi que ce soit, si vous dire : « J'ai vu les insensés, et j'ai séché» «le

ne leur en aviez donné le pouvoir. Au milieu « douleur '. » C'est une pieuse tristesse et, si ,

de ces incertitudes on ne voit donc pas ce que on peut parler ainsi, c'est une heureuse misère
vous ordonnez, ils ne peuvent rien savoir de de s'affliger des désordres d'autrui sans y pren-
certain s'il n'ont pas vos lettres à montrer à dre aucune part de s'en attrister, sans s'y mê-
;

tous, et s'ils n'obéissent pas à des lettres de ler d'en éprouver de la douleur et de ne
;

vous qui leur seront présentées lorsqu'il s'a- sentir pour ces péchés aucun amour. Voilà la
gira de leur faire payer quelque chose. persécution (|ue souffrent tous ceux qui veu-
4. Mais à quoi bon de longs discours pour- , lent vivre pieusement dans le Christ, selon le

quoi vous importuner dans vos affaires et ex- mot si pénétrant et si vrai de l'Apôtre -. Quoi
citer en vous, par trop de paroles, une irrita- de plus capable de persécuter la vie des gens
tion qui peut retomber sur de pauvres gens? de bien que la vie des méchants Ce n'est pas !

Ce qu'ils souffrent de votre colère en vue de (lu'on soit par là forcé de faire ce qui déplaît,
votre salut, pour lequel je vous dis tant de mais ou ne peut pas le voir sans douleur, car
choses, leur sera compté comme un mérite de- celui qui vit mal en présence de celui qui vit
vant Dieu. Je neveux rien ajouter, de peur bien, le tourmente dans son àme quoiqu'il ne
qu'au lieu de voir dans mon langage l'expres- l'entraîne dans aucune complicité. 11 arrive
sion des inquiétudes que m'inspire pour vous souvent que méchants, quant à leur corps,
les
votre injustice, vous n'y croyiez reconnaître demeurent longtemps sans avoir rien à souf-
une imprécation. Craignez Dieu, si vous ne frir des puissances de la terre et rien à souf-
voulez pas qu'une surprise terrible ne vous frir de personne ; mais la piété souffrira tou-
soit réservée témoin sur mon
;
je le prends à jours du spectacle de l'iniquité des hommes
àme ,
qu'en vous écrivant ceci
je tremble ,
jusqu'à la fin des temps. Ainsi donc s'accom-
bien plus pour vous-même que pour ceux en plit plutôt la parole de l'Apôtre que j'ai citée
faveur de qui j'ai l'air d'intercéder auprès de plus haut : «Tous ceux qui veulent vivre pieu-
vous. Si vous me croyez ,
grâces en soient ren- « sèment dans le Christ soutTriront persécu-
dues à Dieu ; si vous ne me croyez pas ,
je me « tion ;
» elle sera d'autant plus amère qu'elle
consolerai avec ces paroles du Seigneur :
sera plus intime corbeau et la colombe ; le
« Dites : Paix à cette maison ; et si vous y den.eurent ensemble dans l'arche jusqu'à ce
« trouvez quelque enfant de la paix , votre que le déluge ait passé.
« paix reposera sur lui ; sinon, elle reviendra 2. Mais unissez-vous, mon frère, à celui qui
«sur vous '. » Que la miséricorde de Dieu vous a dit « Celui qui persévérera jusqu'à la
:

vous garde, mon cher seigneur et fils. « fin sera sauvé ^


; » unissez-vous au Seigneur,
afin que votre vie spirituelle croisse de plus en
LETTRE CCXLVIII. plus jusqu'aux derniers jours. Je sais que les
consolations qui viennent de bons frères ne
Les souffrances des gens de bien en présence des prospérités
manquent pas à votre cœur. Ajoutez à ces
des méchants.
joies les fidèles promesses de Dieu, promesses
AUGUSTIN A SON CHER ET SAINT SEIGNEUR, A SON grandes, certaines, éternelles, et l'immuable
et ineffable récompense de nos souffrances
DOUX FRÈRE EN JÉSUS-CHRIST SÉBASTIEN SA- , ,

LUT D.4NS LE SEIGNEUR. d'ici-bas. Voyez avec quelle vérité vous chan-
tez au Seigneur « Vos consolations ont réjoui
:

Quoique le doux lien de la charité ne per-


1. « mon àme, en proportion de mes douleurs *. »

mette pas que vous soyez jamais loin de notre Envoyez notre lettre à notre frère Firmus. Les
cœur et quoique nous nous rappelions sans
, frères et les sœurs qui sont auprès de nous
cesse vos saintes mœurs et vos bons entre- rendent le salut à votre sainteté et à la famille
tiens vous avez bien fait pourtant et nous
, de Dieu que vous gouvernez. Et d'une autre
vous remercions de nous avoir comblé de joie main. Portez-vous bien et priez pour nous,
en nous donnant des nouvelles de votre santé. chers et saints frères.
Je vois par votre lettre la peine que vous cau- Moi, Alype, je salue avec empressement votre
sent les pécheurs qui abandonnent la loi de — ' Tim. m, 12. — ' Matlh. xxr», 13.—
' Ps. CXVlil, 53, 158. II

» MaiiU. X, 12, 13. Ps. xcoi, 19.


, ,

102 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. - QUATRIÈME SÉRIE.

sincérilc et tous ceux qui vous sont unis dans lo général : (juoiqu'ils s'aiment entre eux en cette
Seigneur; je vous demande de regarder celle lellre demeurent liés par les nœuds d'une
vie et qu'ils
comme venant de moi j'aurais pu vous en en-
;
amitié fidèle, les séparations ou la diversité
voyer une autre, mais j'ai mieux aimé signer celle-
des pensées empêchent toujours que leur
ci ,
pour que la même page atteste mieux l'étroite
intimité de notre union. union ne soit pleine et parfaite. Que votre
cœur s'affermisse dans le Seigneur, et souve-
nez-vous de nous.
LETTRE CCXLIX.
LETTRE COL.
Nécessité de supporter les maux dans le monde et dans
l'Eglise.
Un jeune évêque avait frappé d'excommunication un person-
nage appelé Classicien et avait cru devoir envelopper dans
l'anathème toute sa famille; saint Augustin, alors d'un âge
AUGUSTIN A RESTITUT , SON CHER SEIGNEUR , SON
avancé, demande à son jeune collègue comment il entend jus-
DIEN-AIMÉ, HONORABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS tifier un acte semblable.
LE DIACONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET VÉNÉ-
Notre frère Déogratias, ce frère si fidèle, m'a RABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE,
fait connaître vos pénibles inquiétudes qui AUXILIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
naissent de l'ardeur de votre zèle vous savez ;

combien il s'y associe lui-môme. Lisez donc 1. Un homme considérable , notre fils Clas-
Tychonius que vous connaissez bien, sans ce-
'
sicien, m'écrit pour se plaindre auprès de moi
pendant tout approuver vous n'ignorez pas à ; que votre sainteté l'ait injustement frappé d'a-

quoi il faut prendre garde en le lisant. Mais il nathème. 11 me raconte que s' étant rendu à
me paraît avoir habilement traité et résolu la l'église avec une suite peu nombreuse et

question du maintien de l'unité au milieu des comme convient à sa dignité, il vous a en-
il

désordres et même des crimes qu'il n'est pas pos- gagé à ne pas favoriser contre lui des gens
sible de faire disparaître dans l'Eglise de Dieu. qui, après s'être parjurés sur l'Evangile, ont
Quoique, dans ses lettres, l'intention seule soit cherché , dans la maison même de la foi
à rectifier, il faut recourir aux sources mêmes des protecteurs de la violation de la foi.
des divines Ecritures, afin d'y voir combien D'après ce que Classicien ajoute ces gens-là ,

sont en petit nombre les témoignages et les à la pensée du mal qu'ils avaient fait, sont
faits que Tychonius a cités : d'ailleurs on ne d'eux-mêmes sortis de l'église, sans qu'on ait
pourrait les citer tous, à moins de transcrire eu besoin d'user de violence à leur égard ;

presque en entier nos Livres saints car à peu ; mais telle est la colère oi!i vous a jeté sa dé-
près à chaque page nous sommes avertis de marche que votre grandeur a lancé par sen-
,

rester pacifiques avec ceux qui haïssent la paix tence écrite l'excommunication contre lui et
et de garder avec eux la communion des sa- contre toute sa maison. La lettre où il m'a-
crements qui nous préparent à l'éternelle vie dresse sa plainte m'a fort ému ;
j'en ai le cœur
jusqu'à ce que s'achève notre triste pèlerinage profondément agité, et ne puis garder le si-

d'ici-bas ' jusqu'à ce que nous jouissions


,
lence auprès de votre charité. Veuillez ine
d'une paix inaltérable dans la force de Jérusa- dire comment vous justifiez ce que vous avez
lem notre mère éternelle , et que nous trou-
, fait , soit par des raisons certaines , soit par les
vions dans ses tours la multitude des véritables témoignages des divines Ecritures apprenez- ;

frères dont le petitnombre excite maintenant moi comment le fils peut, en toute justice, être
nos au milieu de beaucoup de faux
tristesses excommunié pour le péché du père, la femme
frères. Quelle est la force de cette cité, sinon pour le péché du mari, le serviteur pour le
son Dieu qui est notre Dieu ? Vous voyez donc péché de son maître, et même celui qui n'est
de qui seul procède la paix soit pour chaque , pas né s'il vient au monde dans cette maison
,

homme en particulier, en guerre avec lui- pendant qu'elle se trouvera encore sous le
même si Dieu n'est pas avec lui, même sans coup de l'anathème, car l'excommunication
aucun scandale au dehors ;
soit pour tous en ne permettrait pas qu'on donnât le baptême à
Nous avons eu occasion de parier de Tychonius et des coups qu'il

cet enfant, même en danger de mort. Ce n'est
porta au donatisme , quoiqu'il fût resté lui-même dans le parti de point là une peine corporelle comme la peine de
Donat.
' Vs. CXLX, 5-7.
mort, dont nous lisons que furent frappés jadis
,

LETTRES SANS DATE. 103

lescontempteurs de Dieu, et tous ceux de leur au point de faire quelque chose d'injustifia-
maison, quoiqu'ils ne fussent pas coupables de ble ?
la même impiété. Des corps, qui devaient 3. J'aurais dit ce que je viens de dire, quand
mourir un jour, étaient frappés alors pour ef- même votre fils Classicien aurait commis une
frayer utilement les vivants mais il s'agit ici ; faute qui vous eût paru mériter l'anathème.
d'une peine spirituelle par laquelle s'accoiiq)Iit Or, s'il m'a
dans sa lettre, il n'y avait
dit vrai
celte parole de l'Evangile Ce que vous au- : « pas lieu de
prononcer l'excommunication
« rez lié sur la terre sera lié dans le ciel '. »
, même contre lui. Mais je ne m'occupe pas de
Elle tombe sur les âmes dont il a été dit : cela avec vous je vous demande seulement de ;

« L'àme du père est à moi, et l'âme du fils pardonner à Classicien, s'il vient à reconnaître
« est à moi c'est l'âme qui aura péché (|ui
: sa faute; si vous même vous reconnaissez
« mourra *. » sagement qu'il n'a rien fait de mal, et qu'il a
Vous avez peut-être entendu parler de
:2. eu raison de demander le maintien de la foi
qiiel(|ues pontifes degrand nom qui ont ana- ,
jurée dans le lieu môme oîi l'on enseigne à la
lliématisé un pécheur avec toute sa maison il ; garder^ oh ! alors, faites ce que doit faire un
est à croire que si on leur eût demandé raison saint homme, et si, étant homme, il vous est
de leur conduite, ils auraient eu de quoi ré- arrivé comme à l'homme de Dieu, qui disait :

pondre. Quant à moi, interrogé si on a bien « la colère a troublé mon œil ', » écriez- vous

fait, je ne trouverais pas de réponse, et c'est comme lui : «Seigneur^ ayez pitié de moi, parce
pourquoi je n'ai jamais osé faire cela, lors « que je suis faible ^ » afin qu'il vous tende la
même (jue je me suis vu en face des plus grands main, qu'il réprime les violences de votre âme,
crimes commis contre l'Eglise. Mais si par ha- et que devenu calme
, vous voyiez et vous fas- ,

sard le Seigneur vous a révélé la justice d'une siez ce qui est juste. Il est écrit « La colère de :

conduite de ce genre, votre jeunesse et la date « l'homme n'opère pas la justice de Dieu ».» Ne

récente de votre élévation à ré|)iscopat ne me croyez pas que, parce que nous sommes évoques,
feront pas dédaigner vos lumières me voici, ; nous soyons inaccessibles à tout mouvement
tout vieux que je suis, prêt à m'instruire au- d'injustice songez plutôt que nous vivons au
;

près d'un jeune homme ; évoque depuis de milieu des dangers de toutes les tentations,
longues années, me voici prêt à m'éclairer parce que nous sommes hommes. Levez donc
auprès d'un collègue qui n'a pas encore un an une sentence qui est peut-être l'œuvre d'une
d'épiscopat apprenez-moi comment on peut
: émotion trop vive, et soyez de nouveau affec-
justifier devant Dieu et devant les hommes une tueusement unis tous les deux, comme au temps
peine spirituelle prononcée contre des âmes oîi vous étiez tous les deux catéchumènes faites ;

innocentes pour le crime d'autrui, pour un disparaître la querelle et ramenez la paix, de


crime dont on ne naît pas coupable, comme peur que vous ne perdiez un ami et que vous
celui d'Adam en qui tous ont péché '. Quoique ne donniez un sujet de joie au démon notre
le fils de Classicien ait hérité de son père la ennemi. La miséricorde de notre Dieu est puis-
souillure originelle pour laquelle il a fallu la sante qu'elle daigne exaucer ma prière, et, au
;

régénération baptismale il demeure étranger , lieu que ma tristesse augmente, il n'en restera
à tous les péchés que son père a pu commettre plus rien. Que Dieu vous relève par sa grâce,
depuis. Nul ne peut mettre cela en doute. Que jeunesse qui n'aura pas
et qu'il réjouisse votre
dirai-je de la femme de Classicien ? que dirai- dédaigné mes vieux ans. Adieu.
je de tant d'âmes dans la famille ? La perte
d'une seule âme d'enfant mort sans baptême, FRAGMENT D'UNE LETTRE
par suite de votre excommunication contre une
maison tout entière serait un plus grand mal, DE SAINT AUGUSTIN A CLASSICIEN SUR LE MÊME SUJET *.
que l'expulsion mort d'hommes innocents
et la
qui auraient cherché asile dans une église. Si Dieu aidant, je désire soumettre à notre
donc vous pouvez rendre raison de cet acte, concile, et, s'il en est besoin, au jugement du
[ilaise à Dieu (jue votre réponse nous mette Siège apostolique, la conduite de ceux qui, pour
aussi en mesure de vous ne le le justifier ! Si
'
l's. VI, 8. — • VI, 3. — ^ Jacq. I, 20.
pouvez pas, pourquoi vous laisser emporter
l's.
* Ce Iragmcnt est lire d'un vieux manuscrit de Troyes renfermant
'
Maiih. XVI, la. — ' Kzcch, xviii, 1. — ' Rom. v, 1:;. les collections de Cresconius et de Ferrand.
,

104 LETTRES DE SAhNT AUGUSTIN. - QUATRIÈME SÉRIE.

le péché d'un seul homme, frappent d'anathcmc demande, puisque vous le permettez, de vou-
toute sa maison, c'est-à-dire plusieurs âmes : loir bien produire résolument ce que vous
mon dessein serait surtout d'empêcher que par avez obtenu des glorieux empereurs et ce que
là des enfants ne meurent sans baptême je ;
vous avez obtenu des juges naturels ainsi :

désire aussi qu'on décide s'il ne convient pas vous ferez voir à tous que vous n'agissez en
d'expulser de l'Eglise celui qui vient y deman- rien d'une façon irrégulière, et des disputes
der asile pour manquer de foi envers sa cau- sur la possession de ce que vous réclamez ne
tion il importe
: que d'un commun accord deviendront pas pour les gens de Germanicie
nous établissions sur ces points la règle qu'il une cause de misère et même de ruine. Je
faudra suIatc. Je crois dès à présent pouvoir vous recommande aussi de ne pas laisser piller
dire sans témérité que si un fidèle est excom- ni dévaster la maison de ce prêtre; on nous a
munié injustement il en revient plus de mal , annoncé je ne sais quel dessein de jeter à bas
à celui qui a prononcé l'anathème qu'à celui son église; mais je ne pense pas que votre re-
qui en a été frappé. Car l'Esprit-Saint qui ha- ligion puisse souffrir rien de pareil.
bite dans les saints et par lequel chacun est lié
ou délié, n'infligea personne une peine immé- LETTRE CCLII.
ritée; c'est par lui que la charité se répand
dans nos cœurs \ et la charité * n'agit pas Celte courte lettre est un témoignage de l'ancienne coutume
de l'Eglise de recevoir les orphelins sous sa tutelle.
autrement qu'il ne faut '.
AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET HONORABLE
LETTRE CCLI. FRÈRE FÉLIX, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Réclamations élevées contre un prêtre du diocèse d'Hippone ;


Votre religion sait parfaitement que l'Eglise
saint Augustin écrit pour que les droits qu'on veut faire valoir et les évêques, obligés et dévoués à la défense
ne portent pas un trop grand dommage aux fidèles qui lui sont

cliers il refuse d'admettre contre ses prêtres des accusations


de tous, le sont particulièrement à la défense
;

portées par des hérétiques. des orphelins. C'est pourquoi, après avoir reçu
votre lettre et une copie de celle d'un homme
AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET HONORABLE FILS considérable notre frère, je n'ai pas dû confier
PANCARIUS, S.\LUT DANS LE SEIGNEUR. à qui que ce jeune fllle, surtout parce
soit la
que ce frère l'a mise sous la protection de
Comme avant votre arrivée à Germanicie l'Eglise, cher seigneur et honorable frère.
le prêtre Sécondinus plaisait aux gens du J'attends donc son arrivée; lorsqu'il sera là,
pays, je ne m'explique pas qu'ils se montrent je déciderai ce qu'il faudra, et je ferai ce que
tout à coup prêts à l'accuser de je ne sais quels m'aura inspiré le Seigneur.
crimes, ainsi que vous me l'écrivez, mon cher
seigneur et honorable fils. Nous ne pouvons LETTRE CCLIII.
d'ailleurs avoir égard à des plaintes contre un
Saint Augustin semble reprocher à un de ses collègues de
prêtre, que si elles sont portées par un catho-
proposer avec trop de hâte et trop peu de discernement un mari
lique ; nous ne pouvons ni ne devons admettre pour la jeune fille placée sous la tutelle de l'Eglise.
contre un prêtre catholique les accusations des
hérétiques. Que votre sagesse fasse donc d'abord AUGUSTIN A MON BIENHEUREUX SEIGNEUR, A MON
en sorte qu'il n'y ait pas d'hérétiques là où il VÉNÉRABLE ET BIEN-AIMÉ FRÈRE BÉNÉNATUS ET
ne s'en trouvait point avant votre arrivée, et AUX FRÈRES QUI SONT AVEC VOUS, SALUT DANS LE
après cela nous écouterons, comme il con- SEIGNEUR.
vient d'écouter, ce qu'on dit de ce prêtre.
Comme votre salut et votre réputation me sont Nous n'avons qu'à nous féliciter de la foi et
chers, et que d'un autre côté les gens de Ger- du zèle religieux de celui par lequel je salue
manicie appartiennent à mes soins, je vous votre sainteté. Il a voulu se rendre auprès de
une lettre de moi, ô mon
votre bénignité avec
* Rom. V, 5. — ' I Cor. xill, 4. bien-aimé Seigneur et vénérable frère J'en- !

'
D'après ce fragment de lettre qu'on vient de lire , il semblerait
que la démarche àe saint Augustin auprès du jeune évéque Auxi-
tends dire que vous songez à terminer cette
lius aurait été sans succès en présence de la résistance de son col-
;
affjiire; si cela est vrai (et j'en serais surpris),
lègue, le grand évéque aurait songé à porter la question à son concile,
et à Rome même s'il l'eût fallu. rappelez-vous tout ce que la paternité épisco-
LETTRES SANS DATE. 105

pale vous impose de devoirs envers l'Eglise core; quand il s'agit de marier une jeune fille,
catholique; s'il est vrai que vous vous occu- la nature demande, ce me semble, que la vo-
piez de cela, ne convient pas de conclure
il lonté de la mère soit suivie préférablement à
avec une famille quelle qu'elle soit, mais plutôt toute autre, à moins que la jeune fille ne soit
avec une maison catholique il ne doit pas : en âge d'avoir le droit de choisir ce qu'elle
suffire que l'Eglise n'ait rien à en redouter, il veut. Que votre sincérité le croie aussi : si

faut encore qu'elle puisse y trouver un tidèle j'avais tout pouvoir de marier notre orphe-
appui. line, si elle avait l'âge et la volonté de prendre
un époux et qu'elle s'en rapportât à moi pour
LETTRE CCLIV. le lui choisir devant Dieu, je vous dis, et c'est
la vérité, je vous dis que ce parti me plairait,
L'évèque Bénénatus, renonçant apparemment à ses premières sans toutefois que je m'obligeasse devant Dieu
vues, avait proposé pour la jeune orpheline un parti que saint
Au^nslin aurait pu accepter mais l'évèque d'Hippone ne veut
;
à en refuser un meilleur un parti meilleur se :

rien précipiter, d'autant plus que la jeune fille semble témoi- présenterait-il? c'est ce qui est incertain. Votre
gner l'intention de se consacrer à la vie religieuse.
charité voit toutes les considérations cjui
m'empêchent, quant à présent, de promettre
AUGUSTIN ET LES FRERES QUI SONT AVEC MOI , A
à personne la jeune orpheline.
MON BIENHEUREUX SEIGNEUR A MON VÉNÉRABLE ,

ET BIEN-AIMÉ FRÈRE BÉNÉNATUS ET AUX FRÈRES


LETTRE CCLV.
QUI SONT AVEC VOUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
Rusticus désirait que son
fils épousât la jeune orpheline
; saint

La jeune dont votre sainteté me parle,


fille
Augustin répond qu'il ne saurait consentir à ce projet
lui

d'union, parce que son fils est encore païen.


si elle était en âge de se marier, ne le voudrait

pas telles sont présentement ses intentions.


:
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR, A SON HONO-
Mais elle est d'un âge où, quand même elle
RABLE ET ILLUSTRE FILS RUSTICUS, SALUT DANS
aurait le dessein de se marier, on ne pour-
LE SEIGNEUR.
raitencore la donner ni la promettre à
personne. Dieu, en la plaçant sous la garde Je vous souhaite à vous et à votre
maison
de l'Eglise a voulu la mettre à l'abri des
,
tous les biens,
non-seulement ceux de la
entreprises des méchants; elle n'est pas là vie présente, mais encore ceux de la vie fu-
afin que je la donne à qui
mais je voudrai, ture et éternelle, à laquelle vous ne croyez
afin qu'elle ne puisse être enlevée par qui il point encore. Quant à la jeune fille que vous
ne faut pas, ô mon bien-aimé seigneur et vé- me demandez, je n'ose rien promettre pour ce
nérable frère. Si elle doit se marier, le parti qui la regarde les raisons qui m'y détermi-
;

que vous me proposez ne me déplaît pas '


; nent se trouvent dans ma réponse à mon saint
quant à présent, j'ignore si elle prendra jamais frère et collègue Bénénatus, ô mon bien-aimé
un époux. Il y a autre chose qu'elle fait en- seigneur et honorable fils! Quoique j'aie tout
tendre et que je souhaiterais davantage mais ;
pouvoir de marier cette orpheline, je ne la
lorsque, si jeune, elle dit qu'elle veut être re- marierai jamais qu'à un chrétien vous savez ;

ligieuse, sa parole ressemble bien plus à un bien cela, et pourtant vous n'avez voulu
me
badinage qu'à une promesse sur laquelle on rien promettre sur votre fils, qui est demeuré
puisse compter. Ensuite elle a une tante ma- païen à plus forte raison
; , ne dois-je prendre
ternelle, et j'en ai averti notre frère Félix; il
aucun engagement pour le mariage de la
ne l'a point appris avec déplaisir, il s'en est féli- jeune fille vous pouvez voir tous mes motifs
;

cité au contraire ; seulement, par un droit que dans ma lettre à Bénénatus, et je resterais dans
donne a regretté qu'on ne lui en
l'amitié, il
même
la réserve, lors même que j'aurais à
ait Peut-être y aura- 1- il aussi
rien écrit. me réjouir, non-seulement de la promesse,
une mère, quoiqu'il n'en paraisse point en- mais même de la conversion de votre fils.

Les anciens éditeurs des lettres de saint Augustin ont cru qu'il
'

s'agit ici du fils de ce Husticus à qui est adressée la lettre CCLV ;


mais c'est une erreur, puisque ce jeune homme ainsi que son père
étaient encore païens Or, l'évèque d'Hippone déclare ne vouloir ma-
rier la jeune orpheline qu'à un chrétien ; et d'ailleurs un évêque ca-
tholique, comme Bénénatus, n'aurait pas présenté un pa'ien pour être
le mari d'une cbrétieDae.
,

i06 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

de votre bonne santé, dont je souhaite une lon-


LETTRE CCLVI. gue conservation. Poussé par la bienveillance
qui vous fait venir au-devant de ma faiblesse
marcher dans voie du Christ.
Courte exhortation h la
vous médites, en me demandant une réponse :

« Si toutefois je puis mériter cette faveur d'une


AIGISTIN A SON HONORABLE SEIGNEUR, A SON CHER
« aussi grande sainteté » ces mots me lais- ;
ET niEN-AlMÉ FRÈRE CHRISTIN , SALUT DANS LE
sent l'espoir que non -seulement vous louerez
SEIGNEUR.
un jour Celui qui est la source même de la
sainteté et à qui nous devons le peu que nous
Dans \otre lettre vous m'exprimez le désir

d'en recevoir une de moi. Noire frère .lacqiies


sommes, mais encore que vous y participerez
comme un irrécusable témoin de avec nous et à la satisfaction de votre sagesse
m'est arrivé ;

plaise à ce Dieu incomparablement et immua-


ce désir ; il m'a dit sur vous plus de douces ,

blement bon, et de la puissance de (jui vous


choses éprouvées par lui-même que votre petit
tenez un aussi bon esprit, de le rétablir par
papier n'aurait pu en contenir. Je vous en fé-
rends grâces au Seigneur notre Dieu
sa grâce dans sa dignité première Que le !
licite; je
Seigneur tout-puissant vous donne santé et
de vous avoir donné un cœur si chrétien ,
car
miséricorde bonheur, mon éminent, honorable seigneur
cette piété est l'ouvrage de sa ,
et illustre fils.
honorable seigneur, cher et bien-aimé frère.
Vous demandez que je vous gagne par mes
lettres; mais je le fais par mon amour, qui est
LETTRE CCLVIII.

au-dessus de toutes les lettres ; et je sais que


Martien était un ami des premières années de saint Augustin;
vous comprenez bien <à quoi je voudrais vous mais il était resté païen malgré l'exemple et les exhortations
,

gagner. Quant à vouloir me lire, je craindrais de notre Saint. Entin, vint le jour où Martien entra dans la voie
heureux;
que vous ne trouvassiez chez moi plus de jja- chrétiinne ; à cette nouvelle , l'évèque d'Hippone fut
il écrivit k son ami la lettre suivante on verra ce qu'il dit de
roles que d'éloquence. Voici une courte ré-
;

l'amitié et des grandes conditions sans lesquelles toute amilié


flexion dont vous sentirez toute la vérité, si demeure incomplète.

vous y appliquez chaque jour votre pensée :

lorsque, dans le chemin qui mène à Dieu, on AUGUSTIN A SON HONORABLE SEIGNEUR, A SON CHER
fuit, par de lâches appréhensions, les clioses ET BIEN-AIMÉ FRÈRE DANS LE CHRIST, A MAR-

les plus aisées et les plus fructueuses on souf- , TIEN , SALUT DANS LE SEIGNEUR.
fre dans le
,
laborieux chemin du monde
, ce

qu'il y ade plus pénible et de plus stérile. Con- t. Je m'arrache ou plutôt je me dérobe

servez-vous et avancez dans le Christ ô mon ,


à mes occupations pour vous écrire, à vous
honorable seigneur, cher et bien-aimé frère. mon ancien ami que je n'avais pas cependant, ,

tant que je ne vous avais pas dans le Christ.


Vous savez comment a défini l'amitié celui
LETTRE CCLVII.
qu'on a appelé '
le plus éloquent des Romains :

Saint Augustin répond à une lettre obligeante d'un person- « L'amitié, a raison, l'amitié est
dit-il, et il

nage qu'il ne connaissait pas et dont l'arrivée à Uipponc était « une douce et afTectueuse conformité de sen-
prochaine.
« timents sur les choses divines et humai-
« nés ^ » Mais vous, mon bien cher, vous
AUGUSTIN A SON ÉMINENT HONORABLE SEIGNEUR ,

vous entendiez autrefois avec moi sur les


ET ILLUSTRE FILS ORONGE.
choses humaines à en ,
quand je cherchais

Je rends grâces à votre excellence d'avoir jouir comme dans cette pour-
le vulgaire ;

suite des biens humains, dont je me repens,


bien voulu qu'une lettre de vous devançât
votre arrivée et (jue votre entretien précédât
,
je vous trouvais au premier rang de ceux qui

ainsi nous jouissons plutôt favorisaient mes desseins; vous et mes autres
votre présence ;

de la douceur de vous entendre que du plaisir amis, vous enfliez avec lèvent de vos louanges
les voiles de mes passions. Nul rayon des
de vous voir, et ce que nous goûtons à l'avance
redouble notre impatient désir de vous con- choses divines ne m'éclairait alors, et notre

naître, eminent, honorable seigneur et illustre amitié demeurait défectueuse dans ses côtés
réponds à votre lettre |)révenante, en les plus importants : c'était une douce et af-
fils. Je

vous juéseulaulnies devoirs, en meréjouissant


» Cicér. Loi. 20. — ' Lucaiu, livre v.
,

LETTIitS SANS DATE. 407

fectneiiso conformité de sentiments, mais uni- ment aurais-je pu avoir un véritable ami, puis-
quement sur les clioses liumaines. ([u'il me souhaitait les choses sous l'empire dt3s-
2. Et depuis que je cessai de désirer les biens (juelles je restais mon propre ennemi? Mais
humains , votre persistante amitié me sou- après que bonté et la grâce de notre Sauveur
la

liaitait la santé et les félicités tem|)orelles ont brillé devant moi, non selon mes mérites,
comme le monde a coutume de le faire. C'est mais selon sa miséricorde, vous en êtes de-
ainsi que notre union se continuait pour les meuré éloigné; et comment alors auriez-vous
choses de ce monde. Quelle est ma joie main- pu être mon ami, puisque vous ignoriez entiè-
tenant, et comment l'exprimer? J'ai à. présent rement par où je pouvais être heureux, et que
pour ami véritable celui que j'ai eu longtemps vous ne m'aimiez pas dans celui en qui je com-
pour ami d'une certaine manière. Il se joint mençais à m'aimer moi-même?
à nos sentiments l'accord sur les choses divines ;
A. Grâces soient donc rendues à Dieu (|ui

ce n'est pas uni(iuement dans la vie présente daigne enfin faire de vous mon ami. C'est main-
que voire douce bienveillance est désormais tenant qu'il y a entre vous et moi une douce
avec moi, c'est par l'espérance de la vie éter- et affectueuse conformité de sentiments sur les
nelle. Vues de la hauteur des pensées de Dieu, choses divines et humaines, en Notre-Seigneur
les choses humaines ne sauraient plus être Jésus-Christ, qui devient le fondement de notre
entre nous le sujet d'opinions différentes nous ;
véritable paix, et qui a renfermé en deux
ne les prendrons que pour ce qu'elles valent ;
préceptes tous les divins enseignements, lors-
nous ne les condamnerons pas toutefois avec qu'il a dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
ce certain mé|)ris qui serait injurieux pour le c( de tout ton cœur, et de toute ton âme et de
Créateur du ciel et de la terre. Ainsi il arrive « tout ton esprit; et tu aimeras ton prochain
i|ue des amis, en désaccord sur les choses di- « comme
toi-même. Dans ces deux commande-
vines , ne peuvent plus être pleinement et «ments sont compris toute la loi et tous les
xéritablement d'accord sur les choses humai- « prophètes ^ » Le premier commandement

nes. Ilest impossible (|u'on juge bien de celles- forme le doux et affectueux accord sur les
ci quand on méprise celles-là, et qu'on aime choses divines; le second établit le parfait ac-
riiomme comme il faut l'aimer, lorscju'on est cord sur les choses humaines. Si nous "nous

Siins amour pour celui qui a fait l'homme. Je ne attachons fortement à ces deux commande-
A DUS dirai donc pas que vous n'étiez mon ami ments, notre amitié sera véritable et éternelle;
qu'à moitié, que maintenant vous l'êtes
et ellene nous unira pas seulement l'un à l'autre,
tout à fait; mais, autant que la raison me le mais encore elle nous unira à Dieu.
montre, vous n'étiez pas même mon ami à 5. Pour arriver à cette fin, j'exhorte votre

moitié, quand vous ne m'aimiez pas vérita- sagesse à recevoir sans retard les sacrements
blement, même en ce qui touche les choses des fidèles cela convient à votre âge, et, je le
;

humaines. Car vous n'étiez pas encore avec crois aussi, à la gravité de vos mœurs. Je me
moi dans les choses divines par lesquelles on ,
souviens qu'au moment où nous
nous allions
juge bien des choses humaines vous n'y étiez ;
quitter, vous me cit^ites ce vers de Térence, où
point à l'époque où je n'y étais pas moi-même je trouvais un enseignement utile et opportun,
ni depuis que j'ai commencé à goûter ces vé- (luoiqAi'il fût tiré d'une comédie :

rités pour lesquelles vous ne témoigniez que


« A partir de ce jour, il faut une autre vie faut d'autres
de l'éloignement. , il

« mœurs 2. »
3. Ne vous fâchez pas, et ne trouvez pas
absurde si je vous dis qu'au temps où je m'at- vous me disiez cela sincèrement,
Si alors
tachais avec tant d'ardeur aux vanités de ce comme ne dois pas en douter, vous vivez
je
monde, vous n'étiez pas encore mon ami, quoi- sûrement aujourd'hui de manière à vous ren-
(jue vous parussiez beaucoup m'aimer; alors dre digne de recevoir par le baptême le pardon
je ne m'aimais pas -moi-même, j'étais plutôt
mon ennemi; car j'aimais l'iniquité, et c'est ' Alatth. XXII, 37-40.
avec vérité ([u'il est écrit dans les Livres saints :

' Xunc hic (lies vitam aliam affert, alios mores postulat.
«Celui qui aime l'iniquité, n'aime pas son
(Adrieniie, acte i, scène 2).
« âme '. » Quand je haïssais mon âme, coni-
On sait que le système de versification de Térence se confondrait
'
Ps. X, 6. aisément avec de la prose.
408 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN, — QUATRIÈME SÉRIE.

de vos fautes passées. Car il n'y a personne que des âmes fidèles et chastes, n'a que faire des
le Christ à qui le genre humain puisse dire : louanges humaines ne les cherche pas; c'estet
à cause des vivants qu'on donne aux morts les
« Sons un chef tel que vons, s'il subsiste des traces de notre
louanges dont ils sont dignes; puisque vous
« crime, elles seront etTacées, et la terre ne connaîtra plus l'ef-
M froi '. » souhaitez qu'on vous console par l'éloge de
celleque vous avez perdue, commencez donc
Virgile avoueavoirempruntéceci aux chants de par vivre de manière à mériter d'être un jour
Cumes, c'est-à-dire aux chants sibyllins; peut- où elle est. Car vous ne croyez pas sans aucun
être cette pro[)hétesse avait-elle appris en esprit doute qu'elle soit où sont celles qui ont violé

quelque chose de l'unique Sauveur du monde, la foiconjugale, ou qui, n'étant pas mariées, se
et elle avait été forcée de l'avouer *. sont traînées dans le désordre. L'éloge d'une
Voilà, mon honorable seigneur, mon cher femme comme la vôtre, écrit dans le but appa-

bien-aimé frère en Jésus-Christ, le peu que j'ai rent de dissiper la tristesse d'un mari qui lui
trouvé à vous écrire en échappant un moment ressemble si peu, ne serait pas une consolation,
au poids de mes travaux, et peut-être ce peu mais une adulation. Si vous l'aimiez comme
vous semblera-t-il quelque chose je désire :
elle vous a aimé, vous lui garderiez ce qu'elle

que vous me répondiez, et que vous m'appre- vous avait gardé. Si vous étiez mort le |)re-
niez si vous avez donné ou si vous allez don- mier, il n'est pas à croire qu'elle se fût jamais
ner votre nom pour être inscrit au nombre de remariée; n'est-il donc pas vrai que si vous
ceux qui demandent le baptême. Que le Sei- aviez eu besoin de consoler votre douleur par
gneur notre Dieu, en qui vous croyez, vous leslouanges de votre femme, vous n'auriez
conserve en ce monde et dans l'autre, mon pas même songé à en épouser légitimement
honorable seigneur, mon cher et bien-aimé une autre?
frère dans le Christ. 2. Vous me direz Pourquoi ce rude lan- :

gage? pourquoi ces reproches si durs? N'ai-je


LETTRE CCLIX. pas vieilli au milieu de discours de ce genre,
et ne sait-on pas que je mourrai avant de me
Un veuf, ancien ami de saint Augustin et qui vivait dans la
corriger? Vous voulez que j'épargne votre fu-
débauche , n'avait pas craint de demander au saint évèque un
écrit à la louange de sa femme morte, comme pour le consoler neste sécurité, vous qui devriez m'épargner,
de sa douleur; l'évèque d'Oippone lui répond avec une très- sinon dans mon amitié, au moins dans tout ce
belle sévérité et lui dit qu'il n'obtiendra rien de lui à moins
que vos désordres me font souffrir? Cicéron,
,

qu'il ne change de vie.


animé de sentiments bien différents des miens
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET HONO- et occupé des intérêts d'une république de la

RABLE FRÈRE CORNEILLE. terre, disait : « Je désire ,


pères conscrits , être
« modéré; mais, au milieu des grands dangers
1. écrit pour me demander une
Vous m'avez « de la république, je désire ne pas paraître
grande de consolation au sujet du vif
lettre « indifférent '. » Moi qui suis votre ami vous ,

chagrin que vous cause la mort d'une excel- le savez , et qui , attaché au service de la Cité
lente épouse, comme vous vous rappelez que éternelle, suis établi ministre de la parole et
saint Paulin en adressa une à Macaire. L'àme des sacrements divins combien puis-je dire ,

de votre femme, reçue au ciel dans la société avec plus de justice mon frère Corneille, je:

désire être modéré mais, au milieu des grands


;

'
Te duce qua manent sceleris vestigia nostri,
si périls qui sont les vôtres et les miens, je désire
Irrita perpétua solvent formidine terras.
ne pas paraître indifférent !
Virgile, Eclog. 4.
3.Une populace de femmes vous environne,
Saint Augustin a cité ces deux vers de Virgile et avec les mêmes
pensées dans deux autres lettres, l'une la CIV, adressée à Nectarius, le nombre de vos concubines croît de jour en
l'autre, la CXXXVII, adressée à Volusien.
jour et vous voulez qii'évêque, je vous écoute
;

' Les dont il ne reste rien ou presque rien, ont


livres Sibyllins, de sang-froid vous le maître ou plutôt l'es-
, ,

bien réellement existé ; mais c'est dans les livres Sibyllins, faits après
clave de celte bande immonde, (juand vous
coup, qu'on a trouvé quelque chose comme des révélations chré-
tiennes. Saint Augustin prête à Virgile des intentions prophétiques venez au nom de l'amitié me demander l'é-
, ,

qu'il n'avait pas et Virgile ne nous semble pas avoir avoué nulle part
qu'il ait emprunté des chants Sibyllins les deux vers où l'évèque
loge funèbre d'une chaste épouse comme pour
d'Hippone croit voir une aspiration vers le Rédempteur de l'univers. adoucir votre douleur ! A l'époque où, sans
Cela n'empêche pas que le monde romain au temps d'Auguste ait
vaguement attendu un libérateur. ' Cicér. pro Sext. Rose.
,,

LETTRES SANS DATE. 109

(*treencore caléclmmène jeune encore, un ,


leslouanges de ses vertus. Je vous disais plus
peu moins jeune que moi, vous partagiez mes haut qu'elle ne désirait pas les louanges hu-
erreurs, vous vous étiez tiré des habitudes im- maines mais, dans la mort, elle désire (jue
;

pures par de votre volonté peu de


la force ;
vous imitiez ses vertus, autant que, dans la
temps après vous retombâtes dans les mêmes
,
vie, ellevous a aimé, quoique vous lui ressem-
souillures; plus tard, vous trouvant en danger blassiez peu. Je ferai ce que vous voudrez
si

de mort, vous reçûtes le baptême; maintenant pour Cyprienne, quand vous ferez ce qu'elle et
je ne dirai pas que vous (Mes vieux , mais moi moi nous voulons.
je suis vieux et, de plus, évoque, et je n'ai rien 5. Le Seigneur nous parle dans l'Evangile

pu encore pour vous faire changer de vie ! de ce riche superbe et impie qui était vêtu de
Vous voulez que je vous console de la mort pourpre et de lin et qui s'asseyait chaque jour
d'une vertueuse épouse mais qui me conso- ;
à des festins splendides; tombé dans les enfers
lera de votre que la sienne ?
mort plus réelle en punition de ses crimes, il implorait en vain
Et parce que je ne saurais oublier tant de ser- une goutte d'eau tombée du doigt de ce pauvre
vices que vous m'avez rendus, dois-je être en- qu'il avait méprisé devant sa porte il se sou- ;

core torturé par vos mœurs corrompues, dois- vint de ses cinq frères et pria Dieu de leur en-
je être méprisé compté pour rien quand je
, ,
voyer ce même pauvre qu'il apercevait en re-
vous adresse mes gémissements sur vous- pos dans le sein d'Abraham, de peur qu'eux
même ? Mais je ne suis rien je l'avoue , pour ,
aussi ne fussent précipités dans le lieu des
vous corriger et vous guérir tournez-vous ; tourments' combien plus encore votre femme
:

vers Dieu, songez ^lu Christ, écoutez ces pa- doit se souvenir de vous Si le riche orgueil-!

roles de l'Apôtre « Arracherai-je au Christ


: leux ne voulait pas que ses frères tombassent
« ses membres pour en faire les membres dans les supplices réservés aux superbes, com-
« d'une prostituée ? » Si vous méprisez dans
'
bien plus encore votre chaste femme ne veut
votre cœur les paroles d'un évèque, votre ami, pas que vous tombiez dans les supplices réser-
pensez que le corps de votre Seigneur fait par- vés aux adultères Si ce frère ne voulait pas
!

tie du vôtre comment enfin, pouvez-vous


: , que ceux qui lui étaient chers partageassent
continuer à pécher en différant votre conver- ses maux combien moins une femme, établie
,

sion de jour en jour, puisque vous ne savez dans les biens éternels, veut-elle que l'enfer la
pas quand ce dernier jour viendra? sépare éternellement de son mari 1 Lisez cet
i. Je vais savoir maintenant quelles sont les endroit dans l'Evangile c'est la pieuse voix
;

louanges que vous attendez de moi pour Cy- du Christ qui parle croyez à la parole de
;

pricnne -. Si j'étais encore au temps où je ven- Dieu. Vous vous dites affligé de la mort de
dais des paroles à des écoliers dans l'école des votre femme et vous pensez que si je la loue
,

rhéteurs, je les ferais payer à l'avance. Je veux mes discours seront pour vous une consola-
vous vendre l'éloge de votre chaste femme ; tion mais apprenez quelle douleur vous at-
;

payez-moi d'abord; le prix que j'exige, c'est tend, si un jour vous n'êtes point avec elle.
votre chasteté; payez-moi, dis-je, et vous aurez Est-il plus triste pour vous que je ne loue pas
ce que vous souhaitez. Je vous parle un lan- Cyprienne, qu'il ne l'est pour moi que vous ne
gage tout humain à cause de votre faiblesse ; l'aimiez point? Ah si vous l'aimiez, vous dé-
!

je crois qu'à vos yeux Cyprienne ne mérite pas sireriez la rejoindre après votremort; ce qui
(\ue vous préfériez à ses louanges l'amour de ne sera pas, si vous restez ce que vous êtes.
vos concubines ce sera certain si vous aimez
:
Aimez donc celle dont vous me demandez les
mieux garder vos habitudes immondes que louanges, afin que je ne sois pas forcé de re-
(ientendre l'éloge de Cyprienne. Pourquoi pousser un désir qui ne serait qu'un men-
m'arracher de force ce qui vous plaît lorsque ,
songe.
vous voyez que ce que je vous demande est El d'une autre main. Fasse le Seigneur que
pour vous-même? Pourquoi demander d'un nous puissions nous réjouir de votre salut
air si soumis ce que vous pouvez commander bien-aimé seigneur et honorable frère.
si vous êtes corrigé ? Envoyons à votre femme • Luc, XVI, 19-28.
des présents spirituels vous l'imitation moi :
,

« I Cor. VI, 15.


C'était le nom de la femme que Corneille avait perdue.
iiO LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

le domanfliez pas à qui il faudrait, ce que vous


LETTRE CCLX. demandez est bon. Le temps me luanque plus
que tout le reste pour écrire une longue lettre;
d'avoir trop peu reçu de saint Augustin et
Audax se plaint
donne sont
les soins ecclésiastiques ne me laissent que de
voudrait recevoir davanlaoïe ; les louanges qu'il lui

pour nous le témoignage du sentiment des contemporains.


rares instants de loisir, et Je consacre ces loi-
sirs rapides soit à quelques méditations soit ,

Al DAX A SON SEIGNEUR ET VIÎNÉRABLE PÈRE Al- aux travaux les plus urgents, ou à ce qui me
GLSTIN, SI DIGNE DE TOLTE LOUANGE, SALUT paraît pouvoir être profitable à beaucoup de

DANS LE SEIGNEUR. monde il faut donner


: aussi à mon corps
le repos dont il a besoin, pour entretenir les

Je vous rends grâces d'avoir si bien accueilli ce forces nécessaires à l'accomplissement de mes
que j'ai essayé de vous écrire les encourage- :
devoirs. Ce ne sont pas les paroles qui me
ments du père donnent du cœur aux enfants qui
manqueraient pour une lettre étendue; mais
ont de la à vous,
bonne volonté. En m'adressant
ce n'était pas pour recevoir une nulle réponse de moi ne pourrait remplir tous
doux pontife,
petite goutte de ce qui s'échappe d'une àme vos désirs. Vous me dites que vous soupirez
comme" la votre; c'était pour puiser abondamment après les trésors de sagesse et que vous avez
dans les eaux du grand lleuve. Je soupirais après reçu bien moins que vous n'auriez voulu ;

les trésors de voire sagesse, mais j'ai obtenu bien


voulu, si toutefois on peut
mais moi, dans mes prières de tous les jours,
moins que je n'aurais
jamais appeler petit ce qui vient d'Augustin, je suis comme un mendiant qui implore quel-
l'oracle de la loi, le consécrateur de la justice *, le que obole de ces divins trésors de sagesse, et
restaurateur de la gloire spirituelle, le dispensa- c'est à peine si je l'obtiens.
teur du salut éternel. Le monde entier vous est
2. Comment suis-je « l'oracle de la loi, »
connu comme il vous connaît; vous y êtes autant
conim qu'estimé. Je désire donc être nourri des
moi qui ignore, sur ses vastes et profonds
(leurs de votre sagesse et m'abreuver à vos eaux mystères, beaucoup plus de choses que je n'en
vives; remplissez mes souhaits; j'y trouverai grand sais, moi qui ne puis, comme je le voudrais,
profit. L'arbre dépouillé pourra reverdir, si vous pénétrer l'obscurité de tant de replis et de se-
daignez l'arroser vous-même. Je n'attends qu'un
crets détours? Je sais seulement que je ne suis
mot de votre vénérable personne pour me rendre
auprès d'elle. Que la bonté de Dieu vous garde pas digne d'aller plus avant dans cette lu-
bien longtemps, vénérable seigneur. mière! Comment suis-je « le consécrateur de
« la justice, » moi pour qui c'est déjà beau-
« Pourquoi celui qui est une source pour le monde entier ne

vers moi que peu de paroles? Me croil-il


coup de lui être consacré? Vous m'appelez
« laisse-t-il arriver
« moins disposé que le reste des hommes à recevoir ces
flots « le restaurateur de la gloire spirituelle; » per-
si purs ? Pendant que tout esprit
s'ouvre pour vous entendre
« mettez-moi de vous le dire, vous connaissez
vos
« vous qui êtes l'appui de la Religion, répandez au loin
« douces paroles : les fidèles amis du Christ les attendent
K» mal celui à qui vous parlez je me restaure si :

peu moi-même dans cette gloire, que j'ignore,


je vous l'avoue, non-seulement combien je
LETTRE CCLXL m'en approche de jour en jour, mais encore
adresse ; il pro- si je m'en approche quelque peu. Oui, je suis
Saint Augustin repousse les éloges qu'on lui
pose à Audax de lire ses ouvrages ou de
venir le voir : c'est le « dispensateur du salut éternel, » mais je le
témoigne de
que
suis comme d'autres en très-grand nombre.
moyen de répondre au désir celui-ci
seul
s'instruire.
Si je le fais volontiers, j'en aurai la récom-
pense; si je le fais à regret, je ne serai que le
AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ ET ILLUSTRE SEIGNEUR
dispensateur de ce salut, car il ne sufflt pas
DANS LE CHRIST, A SON TRÈS-DÉSIRABLE FRÈRE
de l'être par la parole et les sacrements pour y
AUDAX, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
avoir part. S'il n'y avait pas de bons disjiensa-

avec regret, c'est avec teurs, l'Apôlre ne dirait pas : « Soyez mes imita-
4. Ce n'est point
que j'ai reçu votre courte lettre, si « leurs comme je le suis du Christ '
; » et s'il n'y
plaisir
avait pas de mauvais dispensateurs,
Seigneur le
pleine d'un ardent désir de recevoir une
lon-
ne dirait pas « Faites ce qu'ils disent; ne
nioi. Il me serait bien difficile
:

gue réponse de
mais pour- « faites pas ce qu'ils font; car ils disent et ne
de satisfaire à votre \neuse avidité,
quoique vous ne « font pas -. » Il y a donc beaucoup de dispen-
tant je félicite votre charité ;

sateurs par le ministère des(juels on arrive au


*

"
Sacrator jiistitix.
de lettre est en vers latins.
' 1 Cor. IV, 16. — • Matth. xjlIU, 3.
Celte fin
LETTRES SANS DATE. lli

?aliit éternel; mais il s'agit de savoir lo(|i]el


parmi eux sera trouvé lidèle même parmi '
;
LETTRE CCLXII.
les fidèles, et puissé-je être compté au nombre

de ceux-ci par ce Dieu (ju'on ne trompe pas -! Saint Aiigiisliii adresse des reproches et des conseils k uiio
l'un l'est d'une manière, l'autre dune autre, femme mariée.

selon la mesure de foi que Dieu a accordée à


chacun '. AUGUSTIN A SA PIEUSE FILLE, LA DAME ECDICL^,
3. Mon cherdoux frère, que ce soit donc
et SALUT DANS LE SEIGNEUR.
plutôt le Sei-rneur lui-même qui vous nour-
risse des fleurs de la sagesse et vous abreuve à 1. Après avoir lu la lettrede votre Révé-
la source d'eau vive. Si vous croyez que, par rence et interrogé le porteur sur ce qu'il me
mon humble et faible moyen, votre piété stu- restait <à savoir, j'ai été très-affligé que vous
dieuse puisse recevoir (juelque chose, car je ayez voulu agir avec votre mari de manière à
connais votre intelligence et votre désir de le faire tomber des hauteurs de la continence

vous instruire, mieux vaudrait lire mes ou- qu'il commençait à pratiquer, dans les misères
vrages, déjà bien nombreux, que d'espérer de l'adultère. C'eût été déjà déplorable, qu'après
pouvoir, par mes lettres, satisfaire ce désir. la promesse faite à Dieu
et accomplie pendant
Ou vous prendrez
bien, venez auprès de moi; un certain temps, il revenu à vous comme
fût
dans nos entretiens tout ce que je pourrai vous auparavant; c'est bien autrement malheureux
donner; je pense que si vous n'êtes pas ici, et criminel (ju'il se soit tout à coup jeté dans
c'est que vous ne le voulez pas. Dieu aidant, de pareils désordres, et qu'il se soit ainsi armé
est-il très-difficile à un homme libre de toute contre lui-même de toute sa colère contre
fonction locale de venir ici, soit pour rester vous. 11 semble vouloir vous punir plus cruel-
longtemps avec nous, soit pour y passer au lement en se perdant lui-même. Tout ce grand
moins un peu de temps? mal que parce que vous n'avez pas
n'est arrivé
i. Mais j)eu s'en faut que ce que vous dites été avec lui aussi modérée que vous deviez l'être.
dans le troisième de vos vers ne se trouve ac- Quoique d'un consentement mutuel, les rela-
compli, et que vous n'ayez de moi une lettre tions conjugales eussent cessé entre vous deux,
|)lus remplie de paroles que d'éloquence. Votre il y avait pourtant d'autres choses où vous deviez

cinquième et dernier vers a sept pieds; je ne obéir à votre mari, d'autant plus que vous êtes
sais si votre oreille a été trompée, ou si vous tous deux membres du corps du Christ. Lors
avez vouhi mettre à l'épreuve mes anciens même que, épouse fidèle, vous auriez eu un
souvenirs d'études; et d'ailleurs, ceux qui mari qui ne l'eût pas été, vous auriez dû lui
s'i'laicnt le plus appliqués à ces choses, les ou- rester soumise pour le gagner au Seigneur,
blient aisément lorsqu'ils ont beaucoup avancé connue le prescrivent les apôtres.
dans les saintes lettres. •2. J'omets de vous dire que, d'après ce que
.^. Je n'ai pas la traduction des psaumes j'ai su, vous vous étiez décidée à tort de prati-
faite par saint Jérôme sur l'hébreu. Quant à quer la continence, sans que votre mari y eût
moi je ne les ai pas traduits;seulement j'ai encore consenti. C'est ce que vous n'auriez
corrigé sur les exemplaires grecs beaucoup de pas dû faire avant que sa volonté se fût ac-
fautes des exemplaires latins. C'est peut-être cordée avec la vôtre pour vous élever en-
mieux que mais ce n'est pas tout
cela n'était, semble à ce bien (|ui surpassée la pudeur con-
ce qu'il faudrait. Maintenant encore, il m'ar- jugale vous n'aviez donc jamais ni lu ni en-
:

rive de corriger des fautes qui m'avaient pré- tendu ni remarqué ces paroles de l'Apôtre :

cédemment échappé. Je cherche donc aussi « Il est bon à l'homme de ne pas toucher

avec vous quelque chose de parfait à cet «de femme; mais, pour éviter la fornicii-
égard. « tion, que chaque homme ait une femme
* I Cor. rv, 1. — • Ibid. vu, 7. — ' Rom. xii, 3. « et chaque femme un mari que le mari ;

« rende à la femme ce qu'il lui doit et la

« femme ce qu'elle doit au mari. La femme

« n'a pas son corps en sa puissance, son corps

« est en la puissance du mari de même le ;

« mari n'a pas son corps en sa puissance, son


112 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.
« corps est en la puissance de la femme. Ne VOUS imitant. Malgré l'interruption des rela-
« vous refusez point l'un à l'autre, à moins tions conjugales, il n'en était pas moins votre

« (jue vous n'en soyez convenus pour un temps, mari ; bien plus, vous étiez devenus des époux
« afin de vaquer à la prière; et ensuite vivez d'autant plus saints que vous gardiez d'un
« ensemble comme auparavant, de peur que commun accord de plus saints engagements.
« le démon ne vous tente à cause de votre in- Vous ne deviez donc, sans l'agrément de votre
« continence \ » D'après ces paroles de l'Apô- mari, disposer ni de vos vêtements ni de votre
tre, si votre mari avait voulu garder de son or et de votre argent, ni d'aucun de vos biens,
côté la continence et que vous n'y eussiez pas de peur de scandaliser un homme qui avait
consenti, il aurait été obligé de vous rendre le fait à Dieu avec vous le sacrifice de plus grandes
devoir; et si, en vous rendant ce devoir, votre choses et avait religieusement renoncé à ce
mari n'eût cédé qu'à votre faiblesse et non pas qu'il aurait eu le droit d'exiger de vous.
à la sienne, de peur que vous ne tombassiez o. Enfin il est arrivé que, méprisé par vous,
dans le crime damnable de l'adultère. Dieu il a rompu le lien de la continence auquel il
lui eût compté sa bonne intention à l'égal de s'était soumis lorsqu'il pensait que vous l'ai-
la continence qu'il aurait mieux aimé garder : miez; irrité contre vous, il ne s'est pas épargné
à plus forte raison fallait-il que vous, qui devez lui-même. D'après ce que m'a raconté le por-
être plus soumise, ne refusassiez pas le devoir teur de votre lettre, votre mari ayant appris
à votre mari, de peur que la tentation du dé- que vous aviez donné tout ou presque tout ce
mon ne l'entraînât dans l'adultère; Dieu vous que vous possédiez à deux moines, je ne sais
eût tenu compte de votre bonne volonté que lesquels, qui passaient, et que vous chargiez
vous n'auriez pas suivie pour empêcher la de le distribuer aux pauvres, il s'est mis à les
perte de votre mari. détester en vous détestant avec eux; il n'a plus
3. Mais, encore une fois, je ne dis rien de vu en eux des serviteurs de Dieu, mais des
cela,puisque votre mari avait été amené à vos gens qui s'insinuaient dans les maisons des
pieux desseins de continence, puisqu'il a ainsi autres, et qui vous avaient trompée et pillée;
vécu longtemps avec vous, et fait cesser le furieux, il a rejeté bien loin le fardeau sacré
péché que vous commettiez en lui refusant le qu'il avait consenti à porter avec vous. 11 était

devoir. Il n'est donc plus question pour vous qui paraissiez la plus forte dans
faible, et vous,

de savoir si vous devez reprendre avec votre cet engagement entre vous deux, vous auriez

mari les relations conjugales. Ce que vous dû lui venir en aide par votre amour, au lieu
avez tous deux promis à Dieu, vous devez le de bouleverser l'esprit par vos procédés
lui

garder avec persévérance jusqu'à la tin; si blessants. Lors même que peut-être il eût

votre mari a manqué à cet engagement, n'y montré peu d'empressement pour l'aumône,
manquez pas au moins vous-même. Je ne ilaurait pu en prendre le goût si, au lieu de
vous parlerais pas de la sorte, si lui-même le mécontenter par des dépenses inopinées,

n'avait consenti à vivre dans la continence; vous l'aviez doucement amené à vos vues par de
sans cela, il n'y a pas d'âge qui aurait pu vous respectueux égards; vous auriez ainsi pu faire
dispenser de lui rendre ce que vous lui devez; affectueusement ensemble ce que vous avez
les années n'y eussent rien fait, et, consulté fait toute seule avec tant de témérité, et c'eût

par vous, je vous aurais toujours répondu avec été mieux dans l'ordre et plus convenable. On

ces mots de l'Apôtre « La femme n'a pas son


:
n'eût pas injurié des serviteurs de Dieu, si

« corps en sa puissance, son corps est en la toutefois ce sont des serviteurs de Dieu qui, en

«puissance du mari. » C'est par cette puis- l'absence et à l'insu du mari, ont reçu tant de

sance même qu'il vous avait permis la conti- choses d'une femme inconnue; et Dieu eût été

nence, de façon à lapratiquer avec vous d'un loué dans vos œuvres, car votre union fidèle

commun accord. aurait été sanctifiée à la fois par une chasteté


surtout que je m'aftlige de l'oubli
A. C'est ici
parfaite et une glorieuse pauvreté.
de vos devoirs; vous auriez dû d'autant plus 6. Voyez maintenant ce que vous avez fait
témoigner à votre mari une humble soumis- par votre précipitation inconsidérée. Je ne

sion dans les intérêts domestiques, qu'il vous veux penser aucun mal de ces moines par les-
avait pieusement accordé une grande chose en quels votre mari se plaint que vous ayez été,

'
I Cor. VU, 1-5.
non point édifiée, mais spoliée je ne m'en ;
,

LETTRES SANS DATE. 113

rapporterai pas aisément au jugement d'un cun pourtant reçoit de Dieu le don qui lui est
homme alœil trouhlc par la colère; mais
(jui propre ;
l'un d'une manière , l'autre d'une
le bien corporel que ces lar{j;esses ont fait aux autre Qui blâmerait un père de se préoccuper
'.

pauvres, qu est-il à côté du mai s[)irituel dont ainsi des intérêtsde son fils, quand le bienheu-
vous avez été cause ? Y a-t-il ((uel(|u'un dont reux A|)ôtre nous dit « Celui (jui ne pourvoit :

le salut temporel dût vous ètie plus cher (pic « |)as aux besoins des siens, et surtout de ceux

le salut éternel de votre mari ? Si vous aviez « de sa maison, renie sa foi, et il est pire qu'un
différé de distribuer vos biens aux pauvres « infidèle - ? » Au sujet de l'aumône, le même
dans le but de ne pas perdre l'âme de votre Apôtre disait Non
vous mettre à
: « qu'il faille
mari en le scandalisant, n'en auriez-vous pas « la gêne pour le soulagement des autres ^ »

eu un plus grand mérite devant Dieu? Si vous Vous auriez donc dû vous entendre ensemble
songez à ce que vous aviez conquis quand vous sur toutes ces choses, voir dans quelle mesure
l'avez amené à vivre avec vous dans une sainte vous i)Ouviez thésauriser dans le ciel, voir ce
chasteté, comprenez que, par ces aumônes qui qu'il fallait pour soutenir votre vie et celle de
ont renversé l'esprit de votre mari, vous avez votre mari, la vie de votre fils et de tous les
beaucoup plus perdu que gagné dans les biens vôtres, de peur de vous mettre à la gène pour
du ciel. Si là-haut le morceau de pain donné le soulagement d'autrui. Si, dans ces arrange-
au i)auvre qui a faim obtient une grande place, ments, quelque chose vous avait paru meil-
quelle place sera réservée à la charité qui aura leur, vous l'auriez respectueusement suggéré à
arraché un homme au démon comme à un votre mari, et vous auriez obéi à son autorité
lion rugissant et qui cherche une proie à dé- comme à celle de votre chef; les gens de bien
vorer ! qui en auraient entendu parler se seraient ré-
7. Ce que nous devions interrompre
n'est pas jouis de l'heureuse paix de votre maison, et
nos bonnes œuvres, si quelqu'un en est scan- l'ennemi eût eu pour vous une crainte res-
dalisé;il y a des devoirs dilîérents selon les pectueuse, n'ayant rien de mal à dire de vous.
personnes, à l'égard d'étrangers oudeparenls; 9. Si le devoir vous obligeait à suivre la vo-
il y a des devoirs diflerents pour le fidèle et lonté d'un mari fidèle et vivant chastement
l'infidèle, pour les parents envers les enfants, avec vous, pour les aumônes et la distribution
et pour les enfants envers les parents ; enfin, de vos biens aux pauvres, pour ces œuvres
et c'est surtout ce qu'il faut considérer ici, des bonnes et grandes, si clairement prescrites par
devoirs particuliers sont imposés à l'homme et à le Seigneur à plus forte raison fallait-il ne
;

la femme; permis ci une femme mariée


il n'est pas rien changer, sans son agrément, dans la ma-
de dire «Je fais de ce qui m'appartient ce que
: "^Tiièrc de vous vêtir car il n'y a rien ici qui soit
;

« je veux, » puisqu'elle ne s'appartient pas à elle- de prescription divine. Il est écrit que les
même, maisà son chef, qui est son mari\ «C'est femmes doivent convenablement l'A-
se vêtir ;

« ainsi, dit l'apôtre Pierre, que se paraient au- pôtre * blâme justement les parures d'or, la
« trefois les saintes femmes qui espéraient en frisure des cheveux et les autres choses de ce
Dieu, et qui étaient soumises à leur mari : genre qui ne sont employées que dans un but
«telle était Sara, qui obéissait à Abraham, de vanité et de séduction. Mais il y a, selon le
« qu'elle appelait son seigneur, et dont vous rang des personnes, un vêtement de dame dif-
« êtes les filles -
; » et ce n'est pas à des femmes férent du vêtement des veuves, et qui peut
chrétiennes, c'est à des juives que Pierre par- très-religieusement se porter. Si votre mari ne
laitainsi. voulait pas que vous quittassiez vos costumes
8. Quoi d'étonnant que votre mari ne voulût ordinaires pour vous faire passer, de son vi-
pas que vous privassiez des choses nécessaires vant, comme une veuve, vous n'auriez pas dû
à la vie celui qui est son conmie le vôtre
fils ! en cela persister jusqu'au scandale d'une mé-
Il ignore ce que fera cet enfant quand il com- sintelligence il y avait plus de mal dans votre
:

mencera à grandir se consacrera-t-il à la vie : désobéissance que de bien dans votre change-
monaslicpie, au ministère sacerdotal, ou bien ment de costume. Quoi de plus absurde pour
se mariera-t-il? C'est ce qu'on ne peut savoir une fenune que de braver orgueilleusement
encore. Quoiqu'il faille exciter et instruire les son mari sous d'humbles vêtements Mieux !

enfants des saints pour l'état le meilleur, cha-


' I Cor. vu, 7. — » 1 Tim. v, 8. — • II Cor. viii, 13. — »
J Tim
' Ephés. V, 23. ^ ' I Pierre, m, 5, 6. U, 9.

S. AuG. — Tome III,


114 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

vaudrait lui plaire par la blanche simplicité au fond de votre âme, et pour que Dieu vous
des nifrurs ([lie de sombre
lui déplaire par la accorde la grâce de la persévérance, ne restez
couleur des habits. Puisque le costume monas- pas indifférente aux périls de votre mari (jui se
tique était de votre goût, il eût mieux valu perd. Répandez pour lui de pieuses et conti-
amener doucement votre mari h. vous le per- nuelles prières, offrez en sacrifice vos larmes
mettre, que de le prendre de vous-même et comme un sang i\\\\ coule des blessures du
malgré lui. Et s'il vous eût refusé pour cela cœur. Ecrivez à votre mari pour vous excuser ;

sonagrément, en quoi donc vos pieux desseins demandez-lui pardon de l'avoir offensé, en dis-
eussent-ils été compromis ? (îardez-\ous de posant de vos biens sans son avis et sa volonté :

croire que vous eussiez déplu à Dieu de ce que, vous n'avez pas à vous repentir de les avoir
votre mari vivant, vous n'auriez pas été vêtue donnés aux pauvres, mais de l'avoir fait sans
comme Anne, mais comme Suzanne. j)rendre conseil de votre mari et sans avoir
commencé à garder
10. Celui qui déjà avait voulu l'associer à votre œuvre. Promettez-lui
avec vous grand bien de la continence, ne
le que s'il change de conduite pour recommencer
vous aurait pas assurément obligée à blesser la vie de continence qu'il a cessée, vous lui se-

la modestie dans vos vêtements, lors même rez soumise. Dieu aidant, en toutes choses,
qu'il ne vous eût pas laissé prendre les vête- comme il convient peut-être, selon les paroles:

ments de veuve et si [)ar hasard vous y aviez


: de l'ApcMre, Dieu lui donnera-t-il le re])entir,
été contrainte, vous auriez pu garder un cœur et le retirera-t-il des filets du démon qui le re-
humble sous la splendeur des parures. Chez tient captif à son gré Quant à votre fils, né
'.

nos pères, la reine Esther, craignant Dieu, d'une légitime et honnête union, qui donc
adorant Dieu, soumise à Dieu, gardait une ignore qu'il est bien plus en la puissance de
parfaite obéissance à son mari, qui n'était ni son père qu'en la vôtre ? On ne saurait le lui
du même peuple ni de la même religion
, refuser, toutes les fois qu'il le demandera, en
qu'elle-même; à un moment de grand dan- quelque lieu qu'il soit et précisément, puisque ;

ger, qui n'était pas seulement le sien, mais vous voulez que ce fils soit élevé et instruit
celui de sa nation, alors le peuple de Dieu, dans la sagesse de Dieu, il est nécessaire qu'un
Esther se prosterna devant le Seigneur, et, bon et véritable accord se rétablisse entre votre
dans sa prière, elle disait que le vêtement mari et vous.
royal n'avait pas plus de prix à ses yeux que
l'objet le plus souillé ^
elle fut exaucée, car
;
LETTRE CCLXIII.
Dieu qui connaît les cœurs savait combien ce
langage était sincère. Et le mari d'Eslher avait Une vierge , nommée Sapida , avait un frère diacre à Car-

plusieurs autres femmes, et il adorait de faux tilage ; elle lui avait fait une tunique , mais le diacre mourut
avant de pouvoir s'en servir. Sapida écrivit à saint Augustin
dieux Vous, au contraire, si votre mari avait
!
pour le supplier d'accepter cette tunique et de la porter lui-
persisté dans le bon dessein d'où ses rancunes même ; demandait celte faveur comme une grande con-
elle lui

solation. L'évèque d'Hippone reçut le vêtement, consentit à s'en


contre vous l'ont détourné pour le jeter dans
servir, et adressa à Sapida la lettre suivante, si pleine de choses
le crime , vous n'auriez pas eu seulement en touchantes et de belles pensées.
lui un mari fidèle soumis comme vous au
,

culte du vrai Dieu, mais encore vous auriez eu AUGUSTIN A SA SAINTE FILLE, LA PIEUSE DAME SAPIDA,
un mari continent fidèle à de pieux engage-
; SALLT DANS LE SEIGNEUR.
ments, il ne vous aurait pas forcée à des vête-
ments superbes, en vous forçant à garder vos 1. J'ai reçu le pieux ouvrage de vos mains,

vêtements d'épouse. que vous voulez que je garde je l'accepte pour ;

11. Voilà ma réponse à la lettre où vous me ne pas vous affliger en ce moment où je voudrais
consultez ;
je n'entends pas rompre par mes vous voir pour vous consoler d'autant plus ;

paroles votre saint engagement, mais je déplore que vous me dites que ce sera un grand soula-
que votre mari ait rompu le sien par suite de gement à votre douleur, si je me sers de cette
votre manière d'agir, si imprudente
et si con- tunique que vous aviez faite pour votre frère,
traire à l'ordre. Il de votre devoir de songer
est ce saint ministre de Dieu : depuis qu'il a quitté
à réparer un tel mal, si vous voulez véritable- cette terre des morts, il n'a plus besoin de rien
ment appartenir au Christ. Soyez donc humble de corruptible. J'ai donc fait ce que vous dési-
' Esther, xjv, 16. ' II Tim. n, 25,;26.
LETTRES SANS DATE. 113

riez, et n'ai pas voulu refuser à votre cœur la devant lesquelles la tristesse humaine 4oit
consolation qu'il en attend. J'ai reçu cette tu- avoir honte et s'effacer.
ni(jiie envoyée par vous et j'ai conuuencé à la 3. Il ne faut pas reprocher aux hommes leur

porter avant niciue de vous écrire. Ayez bon douleur au sujet des morts (jui leur sont chers ;
courage; mais cliercliez de meilleures et de mais la douleur des fidèles ne doit pas durer
plus grandes consolations que la lecture des : longtemps. Si donc vous avez été affligée, c'est
Ecritures divines dissipe les nuages que la fai- assez maintenant ne vous affligez pas comme ;

blesse humaine a laissé s'étendre sur votre âme; les païens, (|ui n'ont pas
d'espérance '. L'apôtre
continuez à vivre de façon à vivre avec votre Paul, en parlant ainsi, ne défend pas la dou-
frère; car votre frère est mort de telle manière leur, mais seulement la douleur à la manière
qu'il est vivant. des païens. Marthe et Marie, sœurs pieuses et
2. Assurément, c'est un sujet de larmes de fidèles, pleuraient leur frère Lazare, qu'elles

ne plus voir ce frère qui vous aimait tant, et savaientdevoir ressusciter un jour, mais qu'elles
qui vous témoignait tant de respect à cause de ne savaient pas devoir revenir à cette vie et le ;

votre vie et de votre sainte profession de vierge ;


Seigneur lui-même a pleuré Lazare qu'il devait
il est triste pour vous de ne plus voir, comme ressusciter '\ H ne nous a point ordonné, mais
de coutume, ce diacre de l'Eglise de Cartilage il nous a permis par son exemple de pleurer

entrer et sortir et remplir ses fonctions avec nos morts, dont notre foi espère la résurrec-
zèle, de ne plus entendre ces pieux et édifiants tion pour la véritable vie. Ce n'est pas en vain
discours qu'il adressait à votre sainteté frater- qu'il est dit dans l'Ecclésiastique « Mon fils, :

nelle avec un amour complaisant, pieux et dé- « verse des larmes sur un mort, et commence

voué. Lorsqu'on pense à ces choses, et que, par « ton gémissement comme un homme frappé
la force de la coutume, on les redemande, « d'une grande plaie; » mais un peu plus loin,
hélas ! vainement, le cœur est percé, et les l'Ecriture ajoute : « Console-toi dans ta tris-
larmes coulent comme
sang du cœur. Mais le « tesse, car la tristesse hâte la mort, et la tris-
que le cœur se tienne en haut, et il n'y aura ce tes.se du cœur courbe les plus forts \ »

plus de pleurs dans les yeux. Quoique vous A. Votre frère, ma fille, est vivant par l'es-
ayez perdu, dans le cours du temps, ce qui est prit , il dort par la chair ; est-ce que celui qui
maintenant l'objet de vos regrets, il n'a pas péri dort ne sortira pas de son sommeil*? Dieu,
cet amour avec lequel Timothée •
aimait et qui a reçu son esprit, lui rendra son corps:
aime encore Sapida ; cet amour demeure dans ilne le lui a pas enlevé pour le perdre, mais
son trésor, et il est caché avec le Christ dans le pour le lui rendre un peu plus tard. Il n'y a
Seigneur. Ceux qui aiment l'or le perdent-ils donc pas lieu à une longue tristesse, puisqu'il
lorsqu'ils le cachent ? Ne au
pensent-ils pas, y a plutôt lieu à une éternelle joie. Vous ne
contraire, le posséder avec plus de sécurité, en perdrez pas même la portion mortelle de votre
le gardant ainsi, loin de leurs propres yeux ? frère qui est ensevelie cette por- dans la terre ,

La cupidité terrestre se croit plus sûre de son tion par où vous, par où il
il se présentait à
trésor, si elle ne voit pas ce qu'elle aime et ;
vous parlait et vous entendait parler cette ;

le céleste amour s'aftlige, comme s'il avait portion visible par où il montrait son visage à
perdu ce qu'il a placé d'avance dans le dépôt vos yeux et par où il vous faisait entendre sa
éternel ! Sapida, faites attention à ce que veut voix, si connue de vos oreilles que partout où ;

dire votre nom ;


goûtez ^ les choses d'en-haut, vous l'entendiez, vous n'aviez pas besoin de voir
où le Christ est assis à la droite de Dieu ^. Il a votre frère pour savoir que c'était lui. Voilà ce
daigné mourir pour nous, afin que nous vi- que la mort enlève aux vivants, voilà pourquoi
vions, môme après que nous sonunes morts ;
l'absence des morts est douloureuse. Mais ces
afin que l'homme ne redoute plus la mort corps mêmes ne périront point dans l'éter-
comme l'anéantissement de l'Iiomme, et que nité, un cheveu de notre tête ne périra ^,
pas
nous ne pleurions pas, comme ayant perdu la et les âmes reprendront leurs coips déposés
vie, les morts jiour lesquels celui qui est la Vie pour un temps elles ne s'en sépareront plus ;
,

a voulu mourir. Voilà les consolations divines et la condition de ces corps deviendra meil-
nom du frère de Sapida leure il faut donc bien plus se féliciter dans
:
' Timothée était le ; c'est probablement le
même dont il a été question dans la lettre CX.
' Sape. » I Thess. IV, 12. — ' Jean, xi, 19-35. — > Ecclés. xxxvm, 16-19.
* Coloss. III, 1-3. — * Ps. XL, 9. — • Luc, XXI, 18.
,

116 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

l'espérance d'une éternité d'un prix infini en cette vie. Toutefois, de même qu'ils font un
qu'il ne faut s'aftlif^er d'une chose d'un temps mauvais usage des biens de Dieu qui fait ,

si court. C'est là l'esjiérance que n'ont point lever son soleil sur les bons et sur les mé-
les païens, qui ne connaissent pas les Ecritures chants et pleuvoir sur les justes et les in-
ni la puissance de Dieu car Dieu peut réta-
'
; justes ', et qui, par sa patience les appelle
blir ce qui a péri , vivifier ce ([ui est mort, au repentir quand ils amassent un trésor
,

renouveler ce qui est corrompu, rapproclier ce de colère pour le jour de la colère et de


(jui est séparé et conserver sans lin ce (jui est la manifestation du juste jugement de Dieu *;
périssable et fini. promesses
Telles sont les de même,dis-je, qu'en ne se corrigeant pas
qu'ilnous a faites la fidélité avec laquelle il
: ils font un mauvais usage de la bonté et de la

a accompli les autres soutient notre croyance patience, c'est-à-dire des biens de Dieu ; ainsi
à l'accomplissement de celles-ci. Que votre foi Dieu lui-même fait un bon usage du mal qu'ils
s'entretienne ainsi avec vous-même , parce font : ce n'est pas seulement en punissant les
que votre espérance ne sera pas trompée, quoi- coupables, conformément aux lois éternelles
que votre amour doive attendre un peu de de sa justice, c'est aussi en se servant de l'ini-
temps méditez ceci
; cherchez des consola- : quité pour exercer et faire avancer les saints
tions plus abondantes et plus vraies. Si c'est un afin que les bons profitent de la perversité
adoucissement à votre douleur que je i)orte même des méchants et (ju'ils soient éprouvés
une tunique tissée de vos mains et que votre , et qu'ils soient mis en lumière. « Il faut, dit

frère n'a pu porter, combien vous devez être « l'Apôtre, qu'il y ait des hérésies, afin (]u'on
mieux consolée en songeant que celui pour « reconnaisse ceux d'entre vous qui auront

qui celte tunique était faite, n'ayant plus be- « été éprouvés '. »

soin désormais de vêtement corruj)tible, sera 2. Car si Dieu , dans ses desseins , n'avait
revêtu d'incorruptibilité et d'immortalité ! pas à faire un bon usage des méchants pour
l'utilité de ses élus , lui qui a tiré , de la tra-
LETTRE CCLXIV. hison de Judas, notre rédemption par le sang
du Christ, il pourrait ou ne pas permettre
Une pieuse femme qui probablement habitait l'Espagne, avait
qu'ils naquissent, sachant d'avance qu'ils se-
écrit à saint Augustin pour lui exprimer sa tristesse en voyant
son pays livré au travail de l'erreur l'évèque dTIippone, dans
;
ront méchants , ou bien les faire mourir dès
sa réponse , lui dit ce qu'il a souvent répété , c'est que les leurs premiers pas dans la voie de l'iniquité ;
œuvres du mal eu ce moude profitent à l'avancement religieux
des amis de Dieu.
mais il les laisse venir au monde dans la me-
sure qu'il croit utile à l'avertissement et à
AUGUSTIN A MAXIMA, HONORABLE, ILLUSTRE SER- l'épreuve de sa sainte maison. C'est pourquoi
VANTE DE DIEU ET DIGNE DE LOUANGES PARMI il console notre tristesse car la tristesse que ,

LES MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEI- nous causent les méchants devient pour nous
GNEUR. une force, mais elle accable ceux qui persé-
vèrent dans leur perversité. Mais la joie que
i. Autant votre zèle religieux me fait |tlai- nous éprouvons lorsque l'un d'eux, sortant de
sir,autant je m'afflige en apprenant quelles Savoie, entre dans la société des saints, n'est
dangereuses erreurs envahissent votre pro- comparable à aucune autre joie en cette vie.
vince et l'exposent aux plus grands dangers. Il est écrit : « Mon fils , si tu es sage, tu le se-
Mais, ces choses ayant été prédites, il ne faut « ras pour toi-même et pour tes proches si au ;

pas s'étonner qu'elles arrivent il faut être : « contraire tu tombes dans le mal
, tu en ,

sur nos gardes pour que le mal ne nous at- « porteras seul la peine *. » Quand nous nous
teigne point. Dieu notre libérateur ne per-
, , réjouissons sur les fidèles et les justes , ce
mettrait pas ces épreuves, ne de- si les saints qu'ils ont de bien nous profite comme à eux ;
vaient pas en tirer d'utiles instructions. Ceux mais quand nous gémissons sur les infidèles
qui font et propagent ainsi le mal par la per- et les injustes, leur malice et notre affliction ne
versité de leur volonté méritent l'aveuglement nuisent qu'à eux seuls : un grand secours au-
en ce monde, les supplices éternels, s'ils per- près de Dieu nous vient aussi des tristesses mi-
sistent opiniâtrement dans leur voie et s'ils séricordieuses que nous ressentons pour eux,
négligent de se corriger lorsqu'ils sont encore ' Matth. V, 45.
* Matth. XXII, 29.
• Rom. u, 4, 5. — » I Cor. xi, 19. ' Prov. IX, 12.
,

LETTRES SANS DATE. 117

des gémissements et des prières que nous ins-


pirent ces mêmes tristesses. C'est pourquoi, LETTRE CCLXV. V
honorable servante de Dieu et digne de louan- ,

Saint Augustin répond à une


dame chrétienne qui lui avait si-
ges dans le Christ , j'approuve et je bénis tout
gnalé les opinions d'un novalion qu'elle connaissait la secte
ce que votre lettre renferme de tristesse , de
;

farouche des novatiens n'admettait pas à la pénitence après le


vigilance et de i)rudence contre ces hommes; baptême. Ou sait que le chef de cette secte fut un prêtre am-
bitieux et fanatitiue qui déclara
et, puiscjue vous me
vous ex-
le demandez, je
Corneille
se
l'antipape Novaticn u'avait pas
contre l'élecliou de saint
; de génie et a laissé
horte, selon mes forces à persévérer dans , peu de traces.

celte voie gémissez sur ces méchants avec la


;

simplicité de la colombe , mais te nez- vous en AUGUSTIN ÉVÊQUE A SÉLEUCIENNE, PIEUSE ET HO-
garde contre eux avec la prudence du ser- NORABLE SERVANTE I)K DM-U DANS l' AMOUR DU
pent travaillez autant (]ue vous le pourrez,
'
; , CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.
à retenir dans la vraie foi ceux (jui vous sont
unis, et à ramener ceux qui seraient tombés i. Jeme réjouis des bonnes nouvelles que
dans quelque erreur. VOUS me donnez de votre santé, et je réponds
3. Je rectifierais votre doctrine sur l'huma-
sans retard à ce qui fait le sujet de votre lettre.

nité qu'a prise le Verbe de Dieu lorsqu'il s'est Et d'abord j'admire que ce novatien puisse pré-
fait chair et qu'il a habité parmi nous ^ , si
tendre que saint Pierre n'a pas été baptisé, puis-
j'y trouvais quelque chose de contraire à la que, d'après ce que vous m'aviez écrit aupa-
ravant, il disait que les apôtres avaient été
vérité. Maisvous n'avez qu'à continuer à croire bap-
que le Fils de Dieu, en se faisant honmie a tisés. Je ne sais pas comment il compte établir
,

pris toute notre nature c'est-à-dire une àme ,


que saint Pierre seul ne l'aurait pas été c'est ;

raisonnable et une chair mortelle sans péché. pouniuoi je vous envoie une copie de votre
Il a participé à notre infirmité, et non pas à lettre, dans la crainte que vous n'en ayez

notre iniiiuité, afin que, par cette inlirmilé point : faites attention (jue je réponds à ce que
conunune à tous les hommes, il nous délivrât vous m'avez envoyé ; si celui qui a écrit sous
de notre iniquité et nous amenât à sa justice, votre dictée n'a pas mal compris ou s'il n'a pas
buvant la mort qui de nous et nous
lui venait inexactement écrit, j'ignore comment le même
offrant à boire la vie qui venait de lui. Si vous homme peut dire que les apôtres ont été "bap-
avez quekiue écrit de ces gens-là où ils sou- ,
tisés et que saint Pierre ne l'a pas été.
tiennent quelque chose de contraire à cette foi, 2. En ce qui touche la pénitence de saint
veuillez me l'envoyer, afin que, non-seule- Pierre, il faut prendre garde de croire que l'A-

ment nous exposions notre mais encore foi ,


pôtre lait faite à la manière de ceux qu'on ap-
que nous réfutions leur erreur. Sans doute pelle proprement des pénitents dans l'Eglise.
ils s'efforcent d'appuyer leur sentiment pervers Qui souffrira qu'on mette sur la même ligne
et impie sur des passages des divines Ecri- le prince des apôtres ? Il se repentit d'avoir
tures; il faut leur prouver qu'ils ne compren- renié le Christ , comme le témoignent ses
nent pas bien le sens de ces lettres sacrées larmes ; il est écrit qu'il pleura amèrement'.
écrites pour le salut des fidèles semblables à :
Mais alors les apôtres n'avaient pas encore été
des hommes
qui se feraient des plaies graves affermis par la résurrection du Seigneur et par
avec des instruments de chirurgie destinés à la descente du Saint-Esprit qui vint le jour de
.guérir et non pas beaucoup tra-
à blesser. J'ai la Pentecôte Jésus-Christ n'avait pas encore
;

beaucoup encore, autant


vaillé et je travaille soufllé sur leur face comme il le fit après sa
que Dieu m'en donne la force, pour combattre résurrection, quand il leur dit : « Recevez le
diverses erreurs. Si vous désirez avoir mes « Saint-Esprit -. »

ouvrages, envoyez quelqu'un pour les copier :


3. Il pourrait donc être dit avec vérité que
Dieu a voulu que vous puissiez le faire aisé- les apôtres, lorsque Pierre renia le Christ,
ment, en vous donnant tout ce qu'il vous faut n'étaient pas baptisés ; car ils avaient reçu le
pour cela. baptême de mais non le baptême de FEs-
l'eau

'Matth. X, 16. — » Jean, 1,11.


prit-Saint. C'est ce que leur disait Notre-Sei-
gneur conversant avec eux après sa résur-
,

rection Jean a baptisé dans l'eau , mais


: c(

• Matth. XXVI, 75, — ' Jean, xv, 22,


,

118 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SERIE.

«quant vous serez baptisés dans le


à vous, marie *, et ne disent rien du baptême des
« Saint-Esprit vous ne tarderez pas à le re-
: gentils aiixcjuels les apôtres ont adressé leurs
« cevoir K » On lit dans quelques exemplai- épîlres. Néanmoins, qui oserait nier que ces
res « Quant à vous, vous commencerez d'être
: gentils aient été baptisés, à cause de cette pa-
« baptisés dans le Saint-Esprit » mais qu'on ; role du Seigneur : « Celui (pii n'aura pas été
dise « vous serez
: bajjtisés, » ou bien « vous : « régénéré par l'eau et par l'Esprit-Saint, n'en-
« commencerez d'être baptisés, » cela ne fait « trera pas dans le royaume des cieux ? »

rien a la cbose. D'après le texte grec, il est facile 5. 11 est écrit de Notre-Seigneur qu'il « bap-
de reconnaître que c'est en des manuscrits dé- « lisait plus de disciples que Jean,» et il est

fectueux qu'on trouve ces mots « vous bapti- : écrit aussi « que ce n'était pas lui qui bapti-
« serez, » ou bien « vous commencerez de : « sait, mais ses disciples » par là nous com- :

baptiser. Mais si nous disons que les apô-


» prenons (jne le baptême était donné par l'ac-
tres n'ont pas reçu le ba[)tême de l'eau, il tion de sa majesté divine, mais non pas de ses
est à craindre que nous ne nous trom[)ions propres mains. Le sacrement était de lui, et ses
gravement à leur égard nous courons ris- : disciples en étaient les ministres. Saint Jean dit
que d'autoriser les hommes à mépriser le dans son Evangile « Après cela Jésus vint
:

baptême, ce qui serait tout à fait contraire « avec ses disci|iles dans la terre de Judée, et

aux sentiments et à la pratique des apô- « demeurait avec eux, et il baptisait; » le


il y
tres ;
centurion Corneille
car le et ceux (jui même Apôtre dit un peu plus bas « Lors donc :

étaient avec lui furent baptisés, même après « que Jésus eut appris que les pharisiens
avoir reçu le Saint-Esprit ^. « savaient ([u'il baptisait beaucoup de dis-
i. De même premiers que les justes des «ciples, et qu'il en baptisait plus que Jean
temps, qui pouvaient ne pas se faire circon- « (quoique ce ne fût pas Jésus lui-même (jui

cire ne le pouvaient plus sans un ])éché grave


,
« baptisât, mais ses disciples), il quitta la Judée

après que la circoncision fut prescrite à Abra- « et s'en alla de nouveau en Galilée -. » Donc

ham et à sa postérité; de môme, après que Jésus en Judée ne baptisait point par lui-
Notre-Seigneur Jésus-Christ a substitué dans même, mais par ses disciples. Or ceux-ci avaient
son Eglise le baptême à la circoncision et qu'il déjà reçu le baptême de Jean comme quel- ,

a déclaré que nul n'entrera dans le royaume des ques-uns le pensent, ou, ce qui est plus pro-
cieuxs'il n'a été régénéré par l'eau et le Saint- bable, le baptême du Christ car il ne faut pas ;

Esprit nous ne devons pas demander quand


*, croire que Notre-Seigneur ait dédaigné de bap-
tel ou tel élu a été baptisé toutes les fois que ; tiser lui-même ses serviteurs qui devaient bap-
l'Ecriture nous parle de quelque membre du tiser les autres, lui qui donna une si grande
corps du Christ c'est-à-dire de l'Eglise , ,
mari|ue d'humilité en lavant les pieds à ses

comme appartenant au royaume des cieux, apôtres, et qui répondit à Pierre lui deman-
nous devons croire (ju'il a reçu le baptême il : dant de lui laver non-seulement les pieds
n'y a d'exception que [)Our ceux qui, sans avoir mais encore les mains et la tête : « Celui qui
reçu l'eau régénératrice donneraient leur vie , « sort du bain n'a plus besoin que de laver ses

pour Jésus-Christ, et dans ce cas le martyre leur « pieds, il est pur dans tout le reste du corps ^ » :

tiendrait lieu de baptême. Pouvons-nous dire ce qui fait entendre que saint Pierre était déjà
cela des apôtres qui , ayant donné tant de fois baptisé.
le baptême ont eu bien le temps de le rece-
, G. D'après ce que je trouve dans votre lettre,
voir eux-mêmes? Mais tout ce qui a été fait ne ce novatien prétendrait que les apôtres ont
se trouve pas écrit; ce qui n'empêche pas donné la pénitence au lieu du baptême; cela
qu'on n'en reconnaisse la vérité d'après d'au- ne me
semble pas clair. S'il entend par là que
trestémoignages. Les Livres saints parlent du les péchés sont remis par la pénitence, il y a
baptême de saint Paul * et ne parlent pas du quelque raison dans ce qu'il dit une sembla- :

baptême des autres apôtres ceux-ci furent ; ble pénitence peut être utile après le baptême,
baptisés pourtant, et nous ne saurions en dou- si on a péché. Mais, selon ce que vous m'avez

ter. Les Livres saints nous marquent le bap- écrit, il n'admet la pénitence qu'avant le bap-
tême des peuples de Jérusalem et de la Sa- tême et, d'après son sentiment, les apôtres au-

• Act. I,5.— ' Act. X, 48. 'Act. u, 41; VIII, 12.


• Jean, m, 5. — * Act. ix, 18. »Jean, m, 22 et iv, 1, 3. — • Ibid, xm, 10,
, ,,

LETTRES SANS DATE. 119

raient substilué la pénitence à la réj^énération écraseraient comme


quelque grand péché.
baptismale, de sorte (jue, les pécliés une fois Qu"im|)orte, pour le naufrage, que ce soit
efl'acés par la pénitence, il n'y avait plus de une grande vague ([ui vous enveloppe et vous
baptême à conférer il devenait inutile. Mais ; engloutisse, ou (jue ce soit une eau peu à peu
je n'ai jamais ouï dire que telle fût la doctrine amassée dans la sentine, et, à la suite d'une
des novatiens. Informez-vous soigneusement longue négligence grossissant jusqu'à sub-
,

si, tout en disant ou en croyant qu'il est nova- merger vaisseau? Notre vigilance contre ces
le

tien, votre honnne n'appartiendrait pas à quel- sortes de péchés doit s'exercer par le jeûne
que autre erreur. J'ignore donc si les nova- l'aumône et la prière, et (juand nous deman-
liens en sont là; mais ce que je sais bien, c'est dons à Dieu de nous pardonner nos offenses
que quiconque soutient une telle opinion s'é- comme nous pardonnons à ceux i\m nous ont
carte tout à fait de la règle de la foi catholi- offensés nous faisons voir qu'il y a en nous
,

que, de la doctrine du Christ et des apôtres. quelque chose à efPficer; l'humiliation infligée
7. Les hommes, avant leur baptême font , à nos âmes dans ces paroles est pour nous une
pénitence de leurs pécliés mais cette péni- ;
sorte de pénitence de tous les jours. Je crois

tence prépare au baptême et ne le remplace avoir, malgré ma brièveté répondu suffisam- ,

pas. Saint Pierre dit aux juifs dans les Actes des ment à voire lettre il me reste à désirer que
;

Apôtres : « Faites pénitence , et (jue chacun de celui au profit duquel vous m'avez demandé
« vous soit baptisé au nom de Notre-Seigneur de vous écrire ne prolonge pas son erreur
« Jésus-Christ ; et vos péchés vous seront re- par l'esprit de contention.
« mis \ » Les hommes font aussi pénitence,
si, après leur baptême , ils ont péché de façon LETTRE CCLXVL
à être retranchés de la communion et à avoir
Florentine était une jeune fille très-appliquée à l'étude des choses
besoin d'être réconciliés ce sont ceux-là qu'on •

religieuses ; elle attendait une lettre de saint Ausiustin pour oser


appelle proprement des pénitents dans toutes lui adresser des questions sur les vérités chrétiennes ; l'évèque
d'Hippone lui écrit avec une bonté admirable et une étonnante
les Eglises. L'apôtre Paul a parlé de cette sorte
modestie. Ceux qui enseignent recevront ici d'utiles leçons.
de pénitence lorsqu'il a dit « Je crains que :

a Dieu ne m'humilie de nouveau lorsque j'ar- AUGUSTIN ÉVÈQUE A SA CDÈRE FILLE FLORENTINE,
« riverai au milieu de vous, et que je n'aie DAME ILLUSTRE ET HONORABLE DANS LE CURIST,
« à en pleurer plusieurs qui , après avoir pé- SALUT DANS LE SEIGNEUR.
« ché, n'ont pas fait pénitence des impuretés,
« des impudicités et des fornications qu'ils ont i. Lorsque je pense à la sainte vie que vous
« commises -. » Saint Paul n'écrivait ces choses avez choisie , à la chaste crainte du Seigneur
qu'à ceux qui étaient déjà ba[)tisés. Simon, qui est au fond de vos entrailles et qui de-
dont nous parlent aussi les Actes des Apôtres meure éternellement ^, je me sens vivement
était déjà baptisé, lorsque, coupable d'avoir porté à vous être utile non point seulement ,

voulu avec de l'argent acheter le don de


, , par des prière^ devant Dieu mais encore par ,

faire descendre rEs()rit-Saint par l'imposition des instructions adressées à vous-même. Je


des mains, il entendit l'apôtre Pierre lui dire : l'ai fait plus d'une fois dans mes lettres à votre

« Fais pénitence d'un si grand péché \ » mère, dont je ne saurais prononcer le nom
8. Il y a encore la pénitence quotidienne des qu'avec respect. Mais elle m'écrit que vous
bons et humbles fidèles; nous y disons en frap- voulez d'abord recevoir une lettre de moi
pant notre poitrine « Pardonnez-nous nos : et (ju'ensuite vous ne craindrez pas de deman-
« offenses comme nous pardonnons à ceux
, der à mon
ministère les choses dont vous pour-
« qui nous ont offensés *. » Les offenses dont riez avoir besoin ; je sais qu'une libre servi-
nous demandons ici le pardon ne sont pas tude m'en rend redevable, dans la mesure de
celles qui, nous n'en doutons pas, ont été ef- mes forces , tant envers vous qu'envers ceux
facées par le baptême; ce sont des fautes, qui , comme
vous ont le goût des vérités di-
,

petites il est vrai mais fréquentes qui tien- ,


,
vines. donc ce que vous voulez quoi-
Je fais ,

nent à la fragilité humaine. Si ces fautes, que ce soit une autre que vous qui m'ait ex-
n'étant pas remises s'amassaient contre nous , primé ce désir je ne veux pas avoir l'air de vous
:

devant Dieu elles nous chargeraient et nous


, fermer cruellement la porte, quand votre con-
» Act. Il, 38.— • U Cor. x'.i, 21.— '
Act. viii, 22.— *Matth. vi, 12. • Ps. xviu, 10.
,

120 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

fiance vient y frapper c'est maintenant avons ; rons,nousdequi on attend, non-seulement que
à parler, vous croyez avoir (jnclciue chose à
si nous soyons des docteurs, mais encore que nous
me demander. Ou je sais ce (jue vous sou- enseignions leschoscs divines, et (jui ne sommes
haitez, et je ne vous le refuserai pas ou je ; (jue des hommes. Toutefois, dans ces travaux
ne le sais point mais c'est sans dommage, et ces périls, il est une grande consolation,

pour la foi et le salut, et là-dessus je vous ras- c'est de voir ceux qu'on instruit parvenir au
surerai pleinement, autant que je le pourrai. point de ne plus avoir besoin d'être enseignés
Si les choses que je ne saurais pas étaient de par des hommes. Ce n'est pas nous seulement
de celles qu'il fallût connaître je prierais le qui avons été menacés de ce danger de l'or-
Seigneur de me rendre ca|)able de vous ré-
,

gueil un autre le connut et qui sommes-


; :
I
pondre, car souvent l'obligation de donner est nous en comparaison de lui? le Docteur des
un mérite pour recevoir ou bien je vous ré- , nations a passé par cette épreuve: « De peur,
pondrais de manière à vous apprendre à qui « dit-il, que je ne vinsse à m'enorgueillir par

nous devrions nous adresser sur les points que « la grandeur de mes révélations, l'aiguillon

nous ignorerions tous les deux. « de la chair m'a été donné '. » Notre-Seigneur,

2. Je vous dis cela tout d'abord afin que , admirable médecin de cette enflure de l'àme
vous ne pensiez pas être certaine de trouver dit encore : « Ne cherchez pas à être appelés
auprès de moi la réponse à tout ce (lue vous « maître par les hommes parce que vous n'a-
,

voudriez et que si votre attente était trom-


, , « vez qu'un seul Maître, le Christ *. » Et le
pée, vous ne me jugiez pas plus hardi que Docteur des gentils ,
n'oubliant pas cela
sage pour avoir offert de vous intruire sur ce ajoute : « Celui qui plante n'est rien, ni celui
qu'il vous plaira. Je ne me suis pas proposé « qui arrose, mais tout vient de Dieu qui donne
comme un docteur accompli mais comme un , « l'accroissement ^ » C'est ce que n'oubliait
homme qui s'éclaire avec ceux qu'il est obligé pas le précurseur, qui s'humiliait d'autant plus
d'éclairer, ma chère fille, illustre et honorable en toutes choses qu'il était le plus grand parmi
dame en Jésus-Christ. Dans les choses même ceux qui sont nés de la femme * et qui se ,

que je sais tant bien que mal, j'aimerais mieux trouvait indigne de délier la chaussure du
vous trouver instruite que si vous aviez be- Christ \ A-t-il voulu montrer autre chose
soin de moi. Car nous ne devons pas souhaiter quand il a dit « Celui qui a l'épouse est l'é-
:

que d'autres soient ignorants pour avoir à en- « poux l'ami de l'époux est debout et l'écoute,
;

seigner ce que nous savons mieux vaut que ; « et sa joie est d'entendre la voix de l'époux *?»

Dieu nous instruise tous c'est ce qui se verra ; C'est cettemanière d'entendre qui faisait dire
dans la patrie céleste lorsque les promesses , au Psalmiste, comme je l'ai rappelé plus haut:
s'accomplissant, l'homme ne dira pas à son « Vous me donnerez lajoie et l'allégresse parce

prochain « Apprenez à connaître le Seigneur,


: « que j'aurai écouté, et mes os humihés tres-
« cartons alors le connaîtront, dit le Prophète', « sailliront. »

« depuis le plus petit jusqu'au plus grand. » i. Sachez donc que ma joie sur votre foi,

Lorsqu'on enseigne il faut se tenir en garde votre espérance et votre charité sera d'autant ,

contre l'orgueil ceux i\m apprennent ne sont


: plus véritable d'autant plus solide et d'autant
,

pas exposés à ce danger. C'est pourquoi la plus pure, que vous aurez moins besoin, non-
sainte Ecriture nous dit « Que tout homme : seulement de moi pour vous instruire, mais
« soit prompt à écouter, mais lent à parler ^; » d'aucun homme. Toutefois pendant (jue j'é- ,

et le Psalniiste « Vous me donnerez la joie


: tais au lieu où vous êtes, et que la retenue de
« et l'allégresse parce que j'aurai beaucoup
, votre Age ne me permettait |)as de rien savoir
« écouté; » et il ajoute « Et mes os humiliés : de vous, votre père et votre mère, si amis du
« tressailliront ^ » David avait vu que l'humi- bien et des saintes études, daignèrent me faire
garder lorsqu'on enseigne, l'est
lité, difficile à connaître votre vive ardeur pour la piété et la

beaucoup moins quand on apprend, car il faut vraie sagesse ils me demandèrent de ne pas
;

que le maître occupe un lieu élevé, et, à cette vous refuser mon humble concours dans les
hauteur il est malaisé de se défendre contre
, choses où vous pourriez avoir besoin d'être
l'orgueil. instruite par moi. C'est pourquoi j'ai cru devoir
3. Reconnaissez donc quels dangers nous cou- — — Cor. m, 7.
' II Cor. su, 7. ' Matth. xxiii, 8. ' I Mattli.
« Jérém. xxxi, 3». — ' Jacq. i, 19, — •-
Ps. l, 10. XI, 11 ; Ecclés. m, 20. — ' Luc, ui, 16. — ' Jeau, m, 29.
,

LETTHES SANS DATE. 121

vous prévenir parcelle lettre, afin que vous plus entre nous cet échange de sentiments et
m'adressiez les (|uestions ([u'il vous plaira, d'idées qui s'appelle un entretien? Je crois

mais aux conditions maniuées plus haut. J'at- que, malgré de lointaines séparations, si nous
tends ces <|uestions car je ne voudrais pas ,
pouvions connaître mutuellement nos pensées,
m'exposer à. un discours inutile en m'elforvant nous serions bien plus les uns avec les autres,
de vous ensei--ner ce que vous sauriez déjà. que si, silencieusement assis dans un même
Mais tenez j)Our certain que, lors même que lieu , nous nous regardions sans nous rien dire
vous pourriez apprendre de moi quelque chose et sans aucune expression extérieure de ce qui
de bon, votre maître véritable sera toujours se passerait dans nos âmes. C'est pourquoi vous

ce Maître intérieur que vous écouterez dans com[>renez que chacun est bien i)lus présent à
voire àme c'est lui qui vous fera reconnaître
;
lui-même que nul ne l'est à un autre, parce
de ce que je vous aurais dit; car celui
la vérité que chacun se connaît mieux qu'il n'est connu
qui plante n'est rien, ni celui qui arrose, mais de personne ce n'est pas en regardant notre
:

tout vient de Dieu qui donne l'accroissement. visage, car, sans un miroir, on ne se voit pas ;

mais c'est en regardant le fond de notre àme,


LETTRE CCLXVIL et nous pouvons le voir , même avec les yeux
fermés. Quelle vie que la nôtre même en la ,

La petite lettre qu'on va lire est tout ce qui nous reste de la


regardant par le côté où elle semble avoir du
correspondance de saint Augustin avec Fabiola. On connaît
de cette descendante des Fabius. Mariée d'abord à un
riiisloire prix !

débauché, elle se sépara de lui pour en épouser un autre du


vivant de son premier mari; elle avait usé du béuélice des
lois romaines mais le christianisme condamnait ce second ma-
LETTRE CCLXVin.
;

riage. Fabiola jeune encore était veuve de son second mari


, ,

lorsqu'elle apprit que ses secondes noces avaient été contraires à Saint Augustin avait emprunté ,
pour libérer un catholique

la loi chrétienne. La veille de Pâques , on vit cette Romaine, d'IIippone qui, poursuivi par ses créanciers et voulant échapper

d'un si grand nom et d'une si éclatante vie , couverte d'un sac, à la contrainte par corps, s'était réfugié dans l'Eglise. Le catho-
pile et les cheveux épars.se mettre au rang des pénitents pu- lique ayant fait d'inutiles pour trouver la somme que
efforts

blics dans la basilique de faint-Jcan-de-Lalran. Depuis ce temps,


l'évèque s'était engagé à rendre au prêteur, saint Augustin,
Elle servit malades avec tout alors absent, s'adresse à la charité des fidèles d'IIippone.
sa vie fut celle d'une sainte. les

l'héroïsme de la charité ; c'est à elle qu'on doit les premiers


hôpitaux que ait connus. Fabiola avait distribué aux AUGUSTIN AUX BIEN-AIMÉS SEIGNEURS
l'Italie
, AU SAINT
pauvres tous ses biens. Dans un voyage aux lieux saints , elle

vit saint Jérùrae qu'elle eut pour guide et pour maître dans
PEUPLE qu'il sert, AUX MEMBRES DU CHRIST,
l'étude des divines Ecritures. Chassée de la Judée par l'invasion SALUT DANS LE SEIGNEUR.
des Huns, elle revint à Rome où elle mourut. Saint Jérùme, dans
une lettre à Océanus , a fait le panégyrique de Fabiola avec
1. Je connais et j'ai éprouvé votre attache-
beaucoup d'animation et de verve.
ment pieux à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans ;

AUGUSTIN A SA CHÈRE FILLE EN JÉSUS - CHRIST ,


la confiance que m'inspire cette pensée, j'ose
LA PIEUSE ET ILLUSTRE D.OIE FABIOLA, SALUT vous demander, quoique absent, ce que sou-
D.\NS LE SEIGNEUR. vent vous faites pour moi quand je suis au- ,

près de vous. Et du reste je ne vous quitte ,

Quoique de votre Sainteté ne soit


la lettre jamais en esprit; ce n'est pas seulement parce
qu'iuie ré[)onse , je crois pourtant devoir vous que je sens le parfum qu'exhalent vos bonnes
écrire encore. Car vous déplorez ce voyage de la œuvres par la grâce de Noire-Seigneur Jésus-
terre qui mène à l'éternelle joie des saints ;
Christ, mais c'est encore parce que vous ne
vous préférez, vous avez raison, le désir de
et permettez pas (jue moi, qui vous sers dans
la céleste patrie où les distances ne noussé[)are- l'Evangile, je demeure dans la détresse.
ront plus, mais où nous serons réunis dans Notre frère Fascius, débiteur de dix-sept sous
l'heureuse contemplation d'im même Dieu. d'or, s'est trouvé fort pressé par ses préteurs ;

Vous êtes heureuse de vous entretenir pieuse- ilne pouvait pour le moment les satisfaire;
ment de la pensée de ces divines choses, j)lus craignant qu'on ne mît la main sur lui, il a
heureuse de les aimer et vous serez plus heu- , cherché asile dans la sainte église. Les gens
reuse encore (juand vous aurez le bonhenr de chargés de le poursuivre, obligés de partir et
les oblcnii'. .>hiis considérez attentivement par ne voulant accorder aucim délai sont venus ,

où il est vrai de dire que nous sommes séparés m'accabler de leurs plaintes; ils demandaient
les uns des autres : est-ce parce que nous ces- que je leur livrasse Fascius ou que je me ,

sons de voir nos corps , ou parce (pi'i! n'y a misse en mesure de payer sa dette. J'ai pro-
422 LETTRES DE SAINT AUGUSTIN. — QUATRIÈME SÉRIE.

posé à Fasciiis de faire part cà votre sainteté de devez comprendre que pendant que nous
,

la nécessité où il se trouvait; saisi de honte, il SDinmes en cette vie, nous devons nous hâter
m'a supplié de n'en rien taire. Me voyant ainsi d'amasser des trésors pour l'éternité. En ettét,
contraint plus fortement, j'ai emprunté à notre quand la fin des temps viendra, il ne sera
frère Macédonius dix-sept sous d'or; Fascius, donné qu'à ceux qui, avant de voir les biens
pour (jui jai payé, nie promettait de me re- éternels les auront achetés par 4es saintes
,

mettre la somme à un jour marqué ;


|)assé ce œuvres de leur foi.
jour, s'il se trouvait dans l'impossibilité de 3. J'écris aussi aux prêtres que si la collecte

rembourser , il consentait à ce (jue je fisse a[)pel faite par votre sainteté n'est pas suffisante, ils

miséricorde fraternelle (jue vous avez


à cette aient à compléter la somme avec le bien de
coutume de montrer envers vos frères. l'Eglise ;
jiourvu cependant que vous donniez
Maintenant donc que Fascius est absent,
2. avec joie ce (ju'il vous plaît. Que ce soit |)ar

il faut (jue vous veniez en aide non pas à lui, , vous ou par l'Eglise que cela se fasse, tout est
que personne n'inquiète, mais à moi (jui ai , de Dieu, et votre empressement nous sera plus
pris un engagement, et dont la réputation est doux (jue les trésors de l'Eglise. Je vous di-
comme un bien dont vous avez toujours la rai avec l'Apôtre « Ce ne sont pas vos dons
:

garde. Le jour marqué |)Our la remise de la « que je désire, mais le profit qui vous en re-

sonmie est passé je ne trouve rien à répondre


;
« viendra '. » Réjouissez donc mon cœur;
à celui qui m'a prêté les dix-sept sous d'or sur c'est dans vos prolits ([u'il veut mettre sa joie ;

ma parole, si ce n'est que je tiendrai la pro- car vous êtes les arbres de Dieu qu'il daigne
messe que j'ai faite. Mais on ne m'a pas fait arroser par notre ministère d'une pluie conti-
souvenir de vous entretenir de cette affaire, le nuelle. Que Dieu vous défende de tout mal en
saint jour de la Pentecôte, où vous étiez en plus ce monde et dans l'autre, mes bien-aimés sei-
grand nombre à l'église ;
je demande donc que gneurs et chers frères.
cette lettre me
tienne lieu de discours le Sei- ;

gneur notre Dieu, en qui vous croyez, achè- LETTRE CCLXIX.


vera de vous parler au cœur il ne vous a ja- ;

Saint Augustin, infirme et vieux s'excuse de ne pouvoir se


mais abandonnés, vous tous qui craignez et ,

mettre en route pendant l'hiver pour aller assister à la dédicace


honorez son nom. C'est en lui que nous vous d'une église.
sommes unis, quoique, par notre absence cor-
porelle, nous paraissions éloignés de vous, et AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE
il vous promet la moisson de la vie éternelle FRÈRE ET COLLÈGUE NOBILIUS.
en échange des bonnes œuvres comme celle
que je recommande à vos soins. « Ne nous C'est une grande fête que celle à laquelle

« lassons donc pas de faire le bien, dit l'Apô- votre affection fraternelle me convie ;
j'y vou-
« tre; si nous ne perdons pas courage nous ,
drais traîner mon pauvre corps, sans les infir-

« en recueillerons le fruit en son temps. C'est mités qui me retiennent. J'aurais pu m'y ren-
« pourquoi pendant que nous en avons le
,
dre nous n'étions pas en hiver; je pourrais
si

«temps, faisons du bien à tous, principale- braver l'hiver si j'étais jeune la chaleur de :

« ment à ceux qui sont de la même foi que l'càge me ferait aisément triompher de la saison

« nous '. » Or, celui pour lequel je vous de- rigoureuse comme le froid de mes vieux ans
,

mande de faire ce que le Seigneur ordonne, est se trouverait bien des feux de l'été. Maintenant,

de la même foi (juc nous il est chrétien fidèle, ;


ma vieillesse glacée ne supporterait pas un si
il est catholique; faites-le sans déplaisir, sans long voyage en hiver, bienheureux seigneur,
murmure ,avec joie et de bon cœur. Ce n'est saint, et vénérable frère et collègue. Je vous

pas dans un homme que vous avez confiance, salue donc à mon tour comme vous le méri-

en Dieu il vous a promis que rien de ce


c'est ;
tez me recommandant à vos prières, et de-
,

que vous aurez fait miséricordieusement ne mandant à Dieu qu'une heureuse paix suive la
sera perdu, mais qu'au dernier jour vous re- dédicace d'une aussi grande église.
trouverez tout avec une immortelle usure *. ' Philip. IV, 17.

Puisque l'Apôtre nous dit « Or, je le déclare, :

« celui qui sème peu recueillera peu % » vous


» Gai. VI, 9, 10, — « Matlh. xxv, 31-40. — • U Cor. ix, 6.
,

LETTRES SANS DATE. 423

dans le Seigneur, j'espère qu'il m'accordera la


grâce de vous voir.
LETTRE CCLXX.
si l'amour pouvait se voir avec les yeux! c'est
alors que vous sauriez combien je vous aime, et
Celui qui a écrit celte letlrc nous fist inconnu ;
il exprime
aiïeclueuseinent à saint Augustin le regret de ne pas l'avoir ren-
comparant mon affection à la vôtre, vous seriez
contré dans une ville d'Afrique où il espérait le juin Ire , et où porté à me rendre ce que je vous donne. Puisque
il avait seulement trouvé un doux ami de l'évèque d'Hippone, je vous aime dans le Seigneur, aimez-moi, et
Sévère, évèque de Milève, dont nos lecteurs savent le nom '. engagez ceux qui vous écoulent el vous obéissent
On a quelquefois attribué cette lettre à saint Jérôme. On ou- à m'aimer aussi. Vous me demandez de prier
bliait (pie ce grand commentateur des divines Ecritures n'est
pour VOUS; je le ferais, si, délivré moi-même de
jamais allé en Afrique. mes péchés, il m'était permis de prier pour les
autres. C'est pourquoi, de mon côté, je vous de-
A mon récent passage dans la ville de Lois mande d'adresser assidûment pour moi vos prières
j'ai pu vous y rencontrer
été centriste de n'avoir au Seigneur; et, vous souvenant des devoirs de
tout entier; je n'ai trouvé que la moitié de vous- ma profession, ayez présent à vos yeux ce jour où
même, et, pour ainsi parler, une portion de votre le juste n'aura rien de mauvais à redouter *; il ne
âme, c'est-à-dire, votre cher Sévère. Je ne me craindra point, parce que ce n'est pas à lui qu'on
suis donc réjoui qu'à moitié; ma joie eût été com- dira « Vas au feu éternel, « mais c'est à lui que
:

plète si je vous avais trouvé tout entier. Heureux s'adresseront ces paroles « Viens, le béni de
:

de ce que je rencontrais, je m'affligeais de ce que « mon Père, possède le royaume 2. » Puissions-

je j'ai dit à mon àine


n'avais pas, et « Pourquoi : nous y arriver par la grâce de Celui qui vit et
pourquoi me troubles-tu ? Espère
« es-tu triste, et règne dans les siècles des siècles! Ainsi soit-il ^.
« en Dieu S » et Dieu te fera jouir de la présence

de l'ami que tu aimes. Je mets donc ma contiance ' Ps.III, 7.— » Matth. XXV, 41, 34.
' La traduction des Lettres de saint Augustin est l'œuvre "e
• Voir la lettre CX, n. 4.— « Ps. xu, 6. M. POUJOULAT.
——

TRAITÉS PHILOSOPHIQUES.

LES SOLILOQUES
ou Connaissance de Dieu, et de Tâme tiumaine.

LIVRE PREMIER.

Augustin se propose d'acquérir la connaissance de Dieu et de soi-même. Il sollicite d'abord le secours du ciel. —
Après avoir re-
connu l'excellence de la doctrine qu'il veut acquérir, il s'entretient avec lui-même des moyens d'augmenter la pureté de son
âme, afin de pouvoir s'élever avec assurance jusqu'à la contemplation de Dieu. —
A la fin de ce livre, il établit que tout ce qui
est vrai est immortel.

dis vrai , aussi je ne


que faire.
sais L. R. —
CHAPITRE PREMIER. Demande pour parvenir à ce que
vie et santé
tu désires écris tes idées , afin que cette créa-
;

PRIERE A DIEU. tion de ton esprit t'inspire plus d'ardeur pour


le bien. Résume ensuite brièvement ce que tu
1. Je chercliais depuis plusieurs jours à me auras aperçu, sans travailler à attirer une foule
connaître, ce qui pouvait faire mon bien, le
de lecteurs pour le moment tes idées seront
:

mal que je devais éviter j'avais agité long-


:
suffisamment développées pour le petit nombre
temps dans mon esprit et avec moi-même de tes concitoyens. —
A. C'est ce que je ferai.
un grand nombre de pensées diverses; tout à 2. Dieu créateur de l'univers accordez-
, !

coup une voix me ilit: cette voix, était-ce moi moi d'abord de vous bien prier, ensuite de me
était-ce quelque chose d'étranger quelque , rendre digne d'être exaucé par vous, enfin
chose d'intérieur? je ne sais et c'est surtout ce
,
d'être délivré * ô Dieu par qui toutes les
!
;

que je cherche à savoir cette voix me dit donc


; :
choses qui n'auraient pas d'existence par elles-
Allons, tâche de trouver quehjue chose mais mêmes tendent à exister; ô Dieu
;
! qui ne lais-
à qui confieras -tu tes découvertes, afin de sez pas périr les créatures mômes qui se dé-
pouvoir en faire d'autres? —
Augustin. Sans truisent l'une l'autre ô Dieu qui avez créé de
doute à la mémoire. —
La Raison. Est -elle rien ce monde, que
;

les
!

yeux de tous les hom-


assez vaste pour conserver fidèlement toutes tes
mes regardent comme votre plus bel ouvrage ;
pensées? A. Cela est difficile ou plutôt impos-
sible. L. R. 11 faut donc écrire; mais comment ' Quoique converti depuis peu de temps, saint Augustin exprime

puis(jue ta santé se refuse à cette fatigue ? dans ce passaige la nécessité et la puissance de la grâce avec beau-
coup de force, et cela dans un ouvrage purement pbilosophique'et à
d'ailleurs , ces idées ne peuvent être dictées,
une époque où il ne pouvait pas être encore familiarisé avec le lan-
elles exigent une profonde solitude. — -4. Tu gage de la théologie.
426 LES SOLILOQUES. — LIVRE PREMIER.

ô Dieu qui n'êtes pas l'auteur du mal et qui


! à vous que l'espérance nous élève, à vous que la
le permettez pour prévenir un plus grand mal; charité nous unit; ôDieu par qui nous triom- !

ô Dieu qui faites voir au petit nombre de ceux


! phons de l'ennemi je vous im|)lore ô Dieu , ; !

qui se tournent vers la vérité que le mal lui- c'est à vous que nous devons de ne pas périr
même n'est rien; ô Dieu ! (jui donnez la per- entièrement; c'est vous qui nous exhortez à
fection à l'univers même avec des défauts ; ô veiller c'est vous (jui nous faites distinguer le
;

Dieu dont les ouvrages n'offrent aucune dis-


!
bien du mal; c'est vous qui nous faites em-
sonance, puis(iue ce qu'il y a de plus impar- brasser le bien et fuir le mal c'est par votre ,

fait répond à ce qu'il y a de meilleur; ô Dieu ! secours que nous résistons à l'adversité c'est ;

qu'aime toute créature qui peut aimer, le sa- par vous que nous savons bien commander et
chant ou à son insu ô Dieu en qui sont tou- ; ! bien obiir c'est vous (jui nous apprenez à
;

tes choses et (jui ne souffrez rien, ni de la honte, regarder comme étrangères les choses que
ni de la méchanceté, ni des erreurs de ([uel- nous croyions autrefois nous appartenir, et
que créature que ce soit ô Dieu qui avez ; ! comme nous appartenant celles que nous re-
voulu que les cœurs purs connussent seuls la gardions autrefois comme étrangères c'est ;

vérité '
; ô Dieu ! père de la vérité, père de la vous qui empêchez en nous l'attachement aux
sagesse ,
père de la véritable et souveraine vie, plaisirs et aux attraits des méchants; c'est vous
père de la béatitude ,
père du bon et du beau? qui ne permettez pas que les vanités du monde
père de la lumière intelligible, père des aver- nous rapetissent; c'est par vous que ce qu'il y
tissements et des inspirations qui dissipent a de plus grand en nous n'est pas soumis à ce
notre assoupissement, père de Celui qui nous qu'il y a d'inférieur c'est par vous que la mort ;

a enseigné à retourner vers vous 1 sera absorbée dans sa victoire c'est vous qui '
;

3. Je vous invoque, ô Dieu de vérité ! dans nous convertissez, c'est vous qui nous dépouil-
qui, de q ui et par qui sont vraies toutes les choses lez de ce qui n'est pas et qui nous revêtez de ce
|
qui sont vraies ô Dieu de sagesse dans qui, de
; ! qui est; c'est vous qui nous rendez dignes
qui et par qui sont sages tous les êtres doués d'être exaucés c'est vous qui nous fortifiez
; ;

de sagesse ; ô Dieu véritable et souveraine vie 1 c'est vous qui nous persuadez toute vérité ;

dans qui, de qui et par qui vivent tous les êtres c'est vous qui nous suggérez toute bonne pen-

qui possèdent la véritable et souveraine vie ô ; sée, qui ne nous ôtez pas le sens et qui ne per-
Dieu de béatitude en qui, de qui et par qui I mettez à personne de nous l'ôter c'est vous ;

sont heureuses toutes les créatures qui jouissent qui nous rappelez dans la voie; c'est vous qui
de la félicité; ô Dieu, bonté et beauté! par qui, nous conduisez jusqu'à la porte; c'est vous (jui
de qui et dans qui sont bonnes et belles toutes faites ouvrira ceux qui frappent ^; c'est vous
les choses qui possèdent la bonté et la beauté ; qui nous donnez le pain de vie c'est par vous ;

6 Dieu, lumière intelligible! dans qui, de qui que nous désirons de boire à cette fontaine qui
et par qui sont rendues intelligibles toutes les doit nous désaltérer à jamais ^; c'est vous qui
choses qui brillent à notre esprit ô Dieu qui ; ! êtes venu convaincre le monde sur le péché,
avez pour royaume ce que monde intellectuel, sur la justice et sur le jugement ^; c'est par
les sens ne peuvent apercevoir ô Dieu qui ; ! vous que ceux qui ne croient point n'ébranlent
gouvernez votre royaume par des lois dont nos point notre foi c'est par vous que nous im- ;

empires terrestres portent l'empreinte; ô Dieu ! prouvons l'erreur de ceux qui pensent que les
se détourner de vous c'est tomber se conver- ; âmes ne méritent rien auprès de vous c'est ;

tir à vous c'est se relever demeurer en vous ; par vous que nous ne sommes point assujétis
c'est se conserver ô Dieu! se retirer de vous ; aux éléments faibles et pauvres ^ ô Dieu ; !

c'est mourir; retourner vers vous c'est revivre; qui nous [mrifiez et nous préparez aux récom-
habiter en vous c'est vivre; ô Dieu! personne penses éternelles soyez-moi propice , !

ne vous quitte s'il n'est trompé personne ne


, ; Dieu qui êtes seul tout ce que je viens
A. !

vous cherche, s'il n'est averti; personne ne de dire venez à mon secours vous êtes la
, ;

vous trouve s'il n'est purifié; ô Dieu! vous seule substance éternelle et véritable, où il n'y
abandonner c'est périr, vous être attentif c'est a ni discordance, ni confusion, ni changement,
vous aimer vous voir c'est vous posséder ô
, ; ni indigence, ni mort, mais souveraine con-
Dieu c'est vers vous que la foi nous éveille,
!
— — Jean, vi, 35 * xn,
' I Cor. XV. 54. ' Matth. vil, » Ib.
' Rét. liv. 1, ch. IV, n. 2. 8. — » Gai. IV, 9.
PRÉPARATION A I.A CONNAISSANCE DE DIEU. 427

corde , évidence souveraine, souveraine immu- voix; guérissez et ouvrez mes yeux, pour (juc
tabilité, souveraine plénitude, souveraine vie. je puisse apercevoir les signes de votre volonté.
Rien ne manque en voris,fién n'y est superflu. Eloignez de moi que je vous con-
la folie, afin

En vous celui qui entendre et celui qui est naisse. Dites-moi où je dois regarder pour vous
engendré n'est qu'un ô Dieu c'est à vous '
; ! voir, et j'ai la confiance d'accomplir fidèle-
que sont sorfnirsesloiïïes les créatures capables ment tout ce (\ue vous m'ordonnerez. Recevez,
de soumission; c'est à vous qu'obéit toute àme je vous en supplie, ô Dieu et père très-clément,
bonne; d'après vos lois les pôles tournent, les ce fugitif dans votre empire. Ah j'ai soufîert as- !

astres poursuivent leur course, le soleil active sez longtemps; assez longtemps j'ai été l'esclave
le jour, la lune repose la nuit, et pendant les des ennemis que vous foulez aux pieds; assez
jours que forment lumière les vicissitudes de la longtemps j'ai été le jouet des tromperies ; je
et de l'obscurité; pendant les mois dus aux ac- suis votre serviteur, j'échappe à l'esclavage de
croissemenls et aux décroissementsde la lune; ces maîtres odieux : recevez-moi; pour eux je
pendant années que composent ces succes-
les n'étais (ju'un étranger, et quand je fuyais loin
sions de l'été, de l'automne, du printemps et de de vous, m'ont bien reçu. Je sens que j'ai
ils

l'hiver; pendant ces lustres où le soleil achève besoin de retourner vers vous je frappe à votre ;

sa course au milieu de ces orbes immenses


;
porte, qu'elle me soit ouverte enseignez-moi ;

que décrivent les astres pour revenir sur eux- comment on parvient jusqu'à vous. Je ne pos-
mêmes, le monde entier observe, autant que la sède rien que ma volonté je ne sais rien, sinon ;

matière insensible en est capable, une cons- qu'il faut mépriser ce qui est changeant et pas-
tance invariable dans la marche et les révo- sager, pour rechercher ce qui est immuable et
lutions du temps; ô Dieu! c'est vous qui, éternel. C'est ce que je fais, ô mou Père! parce
par les lois constantes que vous avez établies, que c'est la seule chose que je connaisse; mais
éloignez le trouble du mouvement perpétuel j'ignore commenton peut arriver jusqu'à vous.
des choses muables, et qui par le frein des ,
Inspirez-moi, éclairez-moi, fortifiez-moi. Si
siècles qui s'écoulent, rappelez ce mouvement c'estparla que vous trouvent ceux qui vous
foi

à l'image de la stabilité ; vos lois donnent à cherchent donnez-moi la foi si c'est par la
, ;

l'âme le libre arbitre, et selon les règles invio- vertu, donnez-moi la vertu; si c'est par la
lables que rien ne peut détruire , assignent des science, donnez-moi la science. Augmentez en
récompenses aux bons, des châtiments aux moi la foi augmentez l'espérance augmentez
, ,

méchants ô Dieu c'est de vous que nous


; ! la charité.
viennent tous les biens, c'est vous qui empê- Oh que
! votre bonté est admirable et sin-
chez tous les maux de nous atteindre ô Dieu ; ! gulière !

rien n'est au-dessus de vous, rien n'est hors de 6. Je vous désire et c'est à vous que
, je de-
vous rien n'est sans vous ô Dieu tout vous
, ; ! mande encore les moyens de suivre ce désir.
est assujéti, tout est en vous, tout est avec Si vous nous abandonnez nous périssons ,
;

vous; vous avez fait l'homme à votre image et mais vous ne nous abandonnez point, parce
à votre ressemblance ce que connaît celui qui , que vous êtes le souverain bien, et personne
se connaît : exaucez, exaucez, exaucez-moi , ô ne vous a jamais cherché avec droiture sans
mon Dieu , ô mon Seigneur, mon roi, mon vous trouver. Ceux-là vous ont cherché avec
père , mon Créateur, mon espérance , mon droiture à qui vous avez accordé la grâce de
bien, ma gloire, ma demeure, ma patrie, mon vous chercher avec droiture. Faites, ô Pèrel
salut ,ma lumière, ma vie exaucez, exaucez, ; que je vous cherche préservez-moi de l'er- ;

exaucez-moi , à la manière que si peu con- reur, et qu'en vous cherchant, je ne rencontre
naissent. que vous. Si jene désire plus que vous,
5. Enfin
n'aime que vous je ne veux
, je ,
faites , ô Père ! que je vous trouve enfin. S'il
suivre que vous, je ne cherche que vous je ,
reste en moi quelques désirs d'un bien passa-
suis disposé à ne servir que vous; vous seul ger, purifiez-moi et rendez-moi capable de
avez droit de me commander, je désire être à vous voir. Quant à la santéde ce corps mortel,
vous. Commandez,
vous conjure, prescri- je comme je ne sais de quelle utilité elle peut être '

vez tout ce que vous voudrez mais guérissez ; pour moi ou pour ceux que j'aime, je vous .la 1

et ouvrez mon oreille pour que j'entende votre confie entièrement, ô Père souverainement
' Bét. livr. 1, ch. iv, n. 3. sage et souverainement bon et je vous deman- !
128 LES SOLlLOQrES. — LIVRE PREMIER.

dcrai pour lui ce que vous m'inspirerez au be- — A. J'ai dit (|ue j'aimais l'àme et non pas les
soin ; seulement, ce que je sollicite de votre sou- animaux. — Ou
amis ne sont pas
L. R. tes
veraine clémence, c'est de me convertir entiè- des hommes, ou tu ne les aimes pas; car tout
rement à vous, c'est de m'empèchcrde résister homme est un animal, et tu viens de dire que
là la jïràce qui me porte vers vous: et tandis lu n'aimes pas les animaux. A. Mes amis —
que j'habite dans ce corps mortel, faites (jue sont des hommes et je les aime, non en tant
je sois pur, maj^manime, juste, prudent; que (lu'animaux, mais en tant qu'hommes, c'est-à-
j'aime parfaitement et que je reçoive votre sa- dire parce qu'ils possèdent une àme raisonna-
gesse que je sois digne d'habiter et (juc j'ha-
;
ble, àme que j'aime même chez les voleurs. II
bite, en efîet, dans le royaume éternel, séjour m'est permis, en elïet, d'aimer la raison dans
de la suprême félicité. Ainsi soit-il *. quekiue être que ce soit ,
puisque je hais avec
justice celui qui use mal de ce que j'aime.
CHAPITRE IL Aussi j'aime d'autant plus mes amis qu'ils font
ou qu'ils désirent du moins faire meilleur usage
CE qu'il faut aimer. de cette àme raisonnable.

7. Augustin. Je viens de prier Dieu. La — CHAPITRE IIL


Raison. Que veux-tu donc savoir? A. Tout —
ce que j'ai demandé. — L. R. Résume-le en CONNAISSANCE DE DIEU.
peu de mots. — A. Je désire connaître Dieu et
l'âme. —
L. R. Ne désires-tu rien de plus? 8. La Raison. J'admets cela ; cependant si
— A. Rien absolument. L. R. Eh bien! — quelqu'un te disait : Je te ferai connaître Dieu
commence à chercher. Mais, auparavant, ex- comme lu connais Alype, ne le remercierais-tu
plique à quel point doit être portée cette con- pas et ne répondrais-tu pas : Cela me suffit? —
naissance de Dieu que lu désires ,
pour que tu Augustin. Je le remercierais, mais je ne dirais
puisses dire : cela me suffit.—/!. J'ignore pas que cela — L. R.
Pourquoi , je te
suffit.

jusqu'à quel degré doit être portée cette con- prie? — A. Quoique
ne connaisse pas Dieu
je
naissance pour que je puisse dire :cela me comme je connais Alype, cependant je ne con-
suffit et je crois ne connaître rien
, comme je nais pas parfaitement Alype. L. R. Crains —
désire connaître Dieu. — L. R. Que faisons- donc ne soit peu séant de vouloir con-
qu'il
nous donc ? Ne crois-tu pas qu'il faut d'abord naître Dieu complètement tandis que tu , .

savoir quelle connaissance de Dieu te suffira ne connais pas parfaitement Alype. A. — I


pour que tu t'arrêtes dans tes recherches lors- L'objection n'est pas fondée. En comparaison
que tu y seras parvenu? A. Je le crois, — des astres, qu'y a-t-il de plus vil que mon sou-
mais je ne sais (jucl moyen em|)loycr. Qu'ai-jc per? Cependant j'ignore ce que je souperai de-
vu jamais de semblable à Dieu, et connuent main et je [)uis prétendre sans orgueil savoir
puis-je dire je veux comprendre Dieu comme
:
quelle phase la lune nous offrira demain. — L.
j'ai compris cet être? L. R. Tu ne connais — R. Ainsi donc il te suffirait de connaître Dieu
pas encore Dieu et comment sais-tu que lu;
comme tu sais quelle phase la lune nous
ne connais rien de semblable à Dieu? A. — offrira demain? — A. Cela ne me suffit pas, car
Si je connaissais quelque être semblable à je ne dois cette connaissance qu'à mes sens,
Dieu, sans doute je l'aimerais; mais je n'aime et j'ignore si Dieu ou quelque cause cachée
maintenant que Dieu et l'àme, et je ne connais de la nature ne changera pas subitement l'or-
ni l'un ni l'autre. L. R. Tu n'aimes donc — dre et le cours de la lune. Si cela arrivait, tout
pas tes amis? —
A. En aimant l'àme com- ce que prévu se trouverait faux.
j'aurais L. —
ment puis-je ne pas les aimer? L. R. Tu — R. Crois-tu que cela puisse arriver? A. Je —
aimes donc aussi jusqu'aux plus vils insectes ? ne le crois pas; mais je cherche à savoir, non
à croire. Tout ce (jue nous savons nous pou- ,
• Onpeut rapprocher cette admirable prière, où se montrent avec
tant de magnificence l'imagination et la tendresse de saint Augustin,
vons dire avec raison que nous le croyons mais ;

de celle de Fénelon qui termine la première partie de la démonstra- tout ce que nous croyons, nous ne le savons
tion de l'existence de Dieu. On trouve dans toutes les deux le même
enthousiasme, le même amour. 11 y a plus d'abondance dans saint pas. —
L. R. Tu rejettes donc ici le témoi-
Augustin ; il y a plus de précision et peut-être un tour plus poétique
dans Fénelon qui, du reste, ne fait souvent lui-même que reproduire
gnage des sens? —
A. Je le rejette entière-
quelques idées de ce grand Docteur. ment. —
L. R. Et cet ami que tu as dit ne pas
— — — , —
PRÉPARATION A LA CONNAISSANCE DE DIEU. 129

connaîti"o parfaitement, vcux-lii le connaître tainement. —


L. R. Et en faisant celte propo-
par rintellij^^ence ou par les sens? ^4. Ce (jne — sition tune crains pas les académiciens ? A. —
les sens m'ont fait connaître de lui, si Ton peut Nullement. Ils ont voulu que le sage ne s'ex-
connaître quelque chose par les sens, n'a rien posât jamais à l'erreur, mais je ne suis pas un
(|ue (le \il, et je ne leur en tiemau :e pas da- sage; ainsi je ne crains pas d'aftirmer (|ue je
vantage mais cette partie ([ui m'aime chez
;
sais les choses que j'ai apprises. Si, comme je
lui ou (|ui plutôt constitue mon ami lui-
, le désire, je parviens à la sagesse, je ferai ce
même ,
je désire la connaître |)ar mon iiitelli- (pi'elle me conseillera. — L.
R. Je ne rejette
{^ence. — L. H. Peut-on connaître autre- la rien de ce ([ue tu viens de dire mais pour ;

ment? — A. D'aucune autre manière. — L. II. continuer ma


recherche, connais-tu ce qu'on
Cet anu' si intime et auquel tu es si attaché, tu a[q)elle une sphère, comme tu connais ce (pie
ne crains donc pas de dire que tu ne le con- c'est(|u'une ligne? —
A. Je le connais.— A. ^.
nais pas? A. Pourquoi ne le dirais-je |)as? je Connais-tu deux choses également, ou
ces
rejj:arde comme très-juste celte loi de l'amitié, connais-tu mieux l'une que l'autre? A. Je —
qui nous prescrit de n'aimer notre ami ni plus les connais également car je ne me trompe
,

ni moins que nous-mêmes. Ainsi, connue je pas dans l'idée ni de l'une ni de l'autre. L. R.
niMgnorc moi-même, quelle injure puis-je faire Et ces idées te Aiennent elles des sens ou
à mon ami en lui disant qu'il m'est encore de rinlelligcnce? — A.
Les sens ont été pour
inconnu lorsque surtout, comme je le crois,
,
moi dans cette recherche comme un navire.
il ne se connaît pas bien lui-même? L. R. Lorsqu'ils m'ont eu conduit au lieu que je
Si ce que tu désires connaître est de nature à voulais atteindre, je les ai quittés. Placé alors

n'être aperçu que par l'esprit, lu n'aurais pas comme sur la terre, j'ai commencé à méditer,
dû, lorsque je t'ai reproché ta présomption de mais longtemps mes pieds ont chancelé. Aussi
vouloir connaître Dieu tandis (jue tu ne con- me paraît-il possible de naviguer plut(jt sur la
naissais pasAlype, me donner pour exemple terre, que de comprendre la géométrie par les
ton repas du soir et la lune , si ces choses sens, quoiqu'ils puissent aider lorsqu'on com-
comme tu viens de le dire-, rentrent dans le mence létude de cette science. — L, II. Tu ne
domaine des sens. crains donc pas d'appeler science connais- la
sance que tu peux avoir de ces choses? A. —
Non, si les stoïciens me le permettent. Au sao^e
CHAPITRE lY.
seul ils attribuent la science; et, je l'avoue

qi'esï-ce ql'ine connaissance certaine? j'ai -de cela les idées qu'ils ne refusent pas
même à la folie. Cependant je ne les redoute
9. L. R. Mais laissons cela et maintenant en rien, et j'ai la science véritable des objets
réponds-moi. Si ce que Platon et Plotiu ont dit de surles(iuels tu m'as interrogé. Mais continue :

Dieu est vrai, ne te suffit-il pas de connaître Dieu je veux voirie but de tes questions. L. Ji. —
comme ils le A. En admet-
connaissaient? — Ne te presse pas, nous avons du loisir écoute ;

tant que ce de Dieu soit vrai,


qu'ils ont dit attentivement, pour ne rien accorder mal à
ce n'est pas une nécessité de conclure qu'ils le jiropos. Je cherche à te faire trouver le bon-
connaissaient. Beaucoup parlent souvent et heur dans la jouissance des choses qui sont à
longuement de ce qu'ils ignorent et moi- , l'abri du sort, et, connue si c'était là une
pe-
même, tout ce que j'ai demandé dans ma tite atîaire, tu m'ordonnes de précipiter
ma
prière, j'ai dit que je désirais le connaître ; et marche ? —
A. Que Dieu fasse comme tu
je ne serais point réduit à le désirer si je le dis.Interroge-moi à ta volonté et reprends-
connaissais déjà; s'ensuit-il (jue je n'aie pas
pu moi sévèrement, si je me permets rien de pa-
même parler de ces choses? J'en ai parlé, non reil à l'avenir.
connue comprises par mon intelligence, mais 10. L. M. N'esl-il pas évident (pje tu ne peux
comme recueillies de tous cotés i)ar ma mé- pas partager une ligne en deux dans sa lar-
nioire et comme embrassées autant (jue je l'ai geur? —
/t. Cela est évident. L. R. Mnis —
pu par la foi ; mais la science est bien ditlé- dans sa longueur? —
^. 11 est clair qu'elle jteut
rente. — L. R. Réponds-moi, je te prie. Ne être coupée à l'infini. —
L. R. N'est-il pas
sais-tu dujnoins, ce (jue c'est qu'une
pas, aussi évident (]ue painii tous les cerch s d'une
ligne en géométrie? A. Je lésais Irès-cer- sphère qui i)asseront dans une partie plus ou
S. AuG. — Tome 111. 9
130 LES SOLILOQUES. — LIVRE PREMIER.

moins éloignée du centre, il n'y en aura pas si je le comprends et le vois comme il peut
deux qui soient égaux entre eux? .l. Cela est — lêtre, toutes les autres connaissances s'etl'ace-

également évident. —
L. li. Qu'est-ce (ju'une ront de ma mémoire. Déjà son amour permet
ligne et (ju'est-ce qu'une si)hère ? Te paraissent- à peine à ces idées de se présenter à mon
elles une même chose ou dillèrent-elies entre esprit. — que tu éprouves
L. R. Je conçois
elles? —
A. Qui ne voit (ju'elles diil'èrent beau- beaucoup beaucoup plus de plaisir dans la
,

coup? —
L. R. Mais si tu connais également seule connaissance de Dieu que dans celle de
ces deux choses, et si cependant, comme tu ces autres vérités. (]ette différence lient à la na-
l'avoues, elles ditfèrent de l)eaucoup entre ture des choses conçues, non à l'intelligence
elles, il y a donc une science égale de choses qui conçoit autrement tu n'aurais pas la même
— L.
;

diflérentes?— A. Qui l'a jamais nié? li. œil pour voir la terre et l'étendue des cieux,
Toi-même, il n'y acju'un instant, lors(|ue je te puis(jue l'un de ces aspects te charme beaucoup
demandais conunent tu voulais connaître Dieu plus (|ue l'autre. Supposons (jue tes yeux ne
pour pouvoir dire cette connaissance me
: te trompent pas; si on te demandait Es-tu :

suffit tu m'as répondu que tu ne pouvais pas


;
aussi certain de voir la terre que le ciel? tu
l'expliquer, parce que tu ne connaissais rien devrais répondre, je crois, que la certitude est
à manière dont tu désires connaître Dieu ne
la ; égale, quoi(|ue tu n'éprouves |)as la même
connaissant rien de semblable à lui, que diras- joie contempler la beauté de la terre que
à

tu donc maintenant? Une ligne et une sphère la grandeur et l'éclat du ciel. A. Cette com- —
sont-elles semblables? —
.1. Qui oserait le dire? paraison m'ébranle, je l'avoue, et me déter-
— L. R. Je t'avais demandé, non ce (jue tu mine à convenir, qu'autant la terre diffère du
pouvais connaître de semblable à Dieu mais , cieldans son genre autant les vérités certai- ,

ce que tu pouvais connaître de la même ma- nes des mathématiques dilfèrent de l'intelli-
nière que tu désires le connaître. Or, lu connais gible majesté de Dieu.
une ligne comme tu connais une sphère, quoi-
qu'une ligne ne soit pas la même chose qu'une CHAPITRE VI.
sphère. Réponds-moi donc s'il te suffit de con-
naître Dieu comme tu connais cette figure PAR QUELS SENS INTÉRIEURS l'aME APERÇOIT
géométrique c'est-.à-dire de ne ])as plus dou-
, DIEU.
ter de Dieu que tu ne doutes de cette sphère ?
12. L. R. Tu fais bien d'être ébranlé , et la
CHAPITRE V. raison qui s'entretient avec promet de toi te
montrer aussi bien Dieu h ton esprit que le
LNE MÊME SCIENCE PEIT EMDRASSER DES CHOSES soleil se montre à tes yeux. L'esprit en effet a
DIFFÉRENTES. comme des yeux; ce sont les sens de l'âme; et
les vérités certaines des sciences sont comme
11. ^. quoique tu me presses
Permets : les objets qui ont besoin d'être éclairés par le

vivement et même que tu m'aies convaincu ,


que la terre et les au-
soleil i)Our être vus, tels

je n'ose cependant dire que je voudrais tres choses terrestres mais c'est Dieu lui- ;

connaître Dieu comme je connais ces figures même qui éclaire l'esprit. Pour moi, qui suis
géométriques. Car je vois ici des différences, la raison, je suis dans les intelligences ce qu'est

non-seulement dans les choses, mais dans la la faculté de voir dans les yeux; car avoir des
science même. D'abord une ligne et une yeux ce n'est pas regarder ; et regarder ce n'est
sphère ne dilVerent pas tellement entre elles, pas voir. Ainsi l'àme a besoin de trois choses :

qu'elles ne soient du ressort d'une même d'avoir de bons yeux pour pouvoir s'en servir, de
science. Mais aucun géomètre ne s'est vanté regarder et de voir. Or, de bons yeux, c'est l'es-

de faire connaître Dieu. Ensuite, si la science prit pur de la contagion des sens, c'est-à-dire
de Dieu et de ces vérités géométri([ues était la guéri et affranchi de la cupidité des choses ter-
même, j'éprouverais autant de plaisir, eu les restres. Cet affianchissement, il ne peut se
connaissant, que j'espère en trouver quand je faire d'abord que par la foi. L'àme en effet ne
connaîtrai Dieu et cependant je méprise telle-
;
peut voir qu'autant qu'elle est saine. Si donc elle

ment première science en comparaison


cette , ne croit pas qu'elle puisse voir jamais ce qu'on
de celle de Dieu, qu'il me semble parfois que ne peut lui montrer pendant qu'elle est encore
PRÉPARATION A LA CONNAISSANCE DE DIEU. 131

souillée de vices et malade, elle ne s'applique


point à recouvrer la santé. Mais qu'elle croie CHAPITRE Vil.
sur parole qu'il en est ainsi, et qu'elle pour-
rait connaître Dieu si elle était guérie qu'ar- ;
JISQIES A OIAM) LA FOI, i/eSPÉRANCE ET LA
rivera-t-il si elle désespère de sa guérison? Ne CIIAUITÉ SERONT NÉCESSAUIES.
s'abat-elle point, ne se néglige-t-elle point com-
plètement, et ne refuse-t-elle pas d'obéir aux 14. J^t lors(jue Tàme sera parvenue à voir

prescriptions du médecin? A. C'est bien cela, — Dieu, c'est-à-dire à le contempler, examinons


car ces préceptes ne peuvent (jue paraître durs si ces trois vertus lui seront encore nécessaires.
à l'àme malade. —
L. Jl. 11 faut donc ajouter Conmient la foi le serait-elle, puisque l'àme
l'espérance à la foi. —
A. C'est mon avis. — verra? ou l'espérance, puisqu'elle possédera ?
L. li. Et si l'àme croit que cette connaissance Quant à la charité, loin de perdre alors elle ,

de Dieu est possible, une fois guérie, si elle acquerra beaucoup. Car lorscjue l'àme verra
espère sa guérisou sans cependant aimer, sans cette vraie et incomparable beauté, elle l'ai-
désirer la lumière qui lui est promise, et pen- mera davantage; et si un violent amour ne
sant devoir se contenter des ténèbres qui lui sont fixeson regard sur cette beauté et ne l'empê-
devenues agréables par l'habitude, ne mépri- che de s'en détourner, pour quelque objet que
sera-t-elle pas aussi le médecin? A. Cela est — ce soit, elle ne pourra persévérer dans cette
incontestable. —
L. R. La charité est donc vision qui fait son suprême bonheur. Mais
aussi nécessaire? —
.1. Rien absolument n'est tant qu'elle est dans le corps, quehiue parfai-
si nécessaire. —
L. R. Donc, sans ces trois tement qu'elle voie, c'est-à-dire qu'elle conçoive
vertus, aucune àme ne guérit et ne devient Dieu; parce que les sens remplissent encore
capable de voir, c'est-à-dire de connaître Dieu. leurs propres fonctions, et que, s'ils ne sont

•13. Et lorsqu'elle aura les yeux guéris, que pas capables de nous tromper, ils peuvent nous
— Elle devra regarder.
lui restera-t-il à faire? ,4. faire hésiter, on peut appeler
foi la convic-
— L. R. Le regard de l'àme, raison mais c'est la ;
tion qui leur résiste qui croit l'éternelle
et
comme il ne suffit pas toujours de regarder vérité. Ainsi encore, bien que dans cette vie
pour voir, le regard droit et vrai , c'est-à-dire l'àme soit déjà heureuse quand elle a compris
celui qui fait voir, est appelé une vertu; car Dieu, comme elle reste assujétie à toutes les
c'est une vertu que la raison droite et vraie. peines du corps, elle doit espérer qu'après la
Or ce regard ne peut appliquer à la lumière mort toutes ces souffrances disparaîtront. Ainsi
les yeux, même guéris, sans ces trois vertus : l'espérance n'abandonne pas non plus l'àme
la foi, pour croire, comme on l'enseigne, tant qu'elle est sur la terre;
mais lorsqu'après
qu'on sera heureux en contemplant l'objet sur cette vie elle sera complètement recueillie en
lequel doit se porter l'esprit ; l'espérance ,
Dieu, la charité seule demeurera pour l'y fixer.
pour compter voir Dieu lorsqu'on se sera , On ne pourra pas dire qu'elle ait la foi, qu'elle
tourné convenablement vers lui la charité, ; croie ces vérités, puisqu'aucun témoignage
pour désirer de le voir et de le posséder. trompeur ne cherchera à l'en éloigner. Elle
C'est alors que ce regard parvient à voir Dieu, n'aura non plus rien à espérer, puisqu'elle pos-
ce qui est sa fin non qu'il ne subsiste plus
; sédera tous les biens avec sécurité, L'àme a
alors, mais parce qu'il n'a plus rien à recher- donc besoin de trois choses d'être purifiée,
:

cher et c'est en cela que consiste la véri-


; de regarder, de voir. Quant à ces trois vertus :

table perfection ou la raison atteignant à sa


, la foi, l'espérance, la charité, elles sont tou-
fin, et méritant la vie heureuse. Or, cette vue jours nécessaires pour que l'àme se purifie et
de Dieu est un acte de l'intelligence qui est regarde Dieu; elles le sont également pour
dans l'àme et suppose deux termes ce qui : qu'elle voie Dieu pendant cette vie ; mais la
conçoit et ce qui est conçu. Ainsi, dans la vue charité suffira dans la vie future.
corporelle , il faut également deux termes :

l'œil (jui voit, et l'objet visible; supprimez


l'un ou l'autre, on ne peut rien voir.
132 LES SOLILOQUES. — LIVRE PREMIER.

davantage; mais je crois plus sûr de répondre


CHAPITRE VIII. que je l'ignore; car après m'être persuadé
qu'aucune autre chose ne pourrait m'émou-
CE Qll EST NÉCESSAIRE POUR CONNAÎTRE DIEU. voir,il m'est souvent arrivé, néanmoins, qu'une
pensée entrait dans mon àme, et l'agitait beau-
L"). Maintenant, apprends de moi, autant que coup plus que je ne l'avais cru. Souvent aussi,
le temps actuel le permet, par cette comparai- quoi(|ue l'idée d'un événement n'ait excité au-
son tirée des choses sensibles conmient tu , cun trouble dans mon esprit, cependant, lors-
peux t'élever jusqu'à la connaissance de Dieu. (ju'il s'est accompli il l'a troublé plus que je
,

Dieu est intelligible; les axiomes des sciences ne le croyais. Mais il me semble en ce moment
dont nous venons de parler le sont aussi, et (lu'il n'y a que trois choses (jui puissent m'é-

cependant ces deux connaissances ditfèrent mouvoir la crainte de perdre ceux que je
:

beaucoup. La terre est visible, ainsi que la lu- chéris , la crainte de la douleur et celle de la
mière; mais la terre ne peut être vue, si elle mort. — L. R. Tu aimes donc la vie que mè-
n'est éclairée par la lumière ainsi ces axiomes
:
nent avec toi ceux qui te sont chers, ta santé
sur lesquels sont fondées les sciences, que cha- propre et ta propre vie dans ce corps; autre-
cun, dès qu'il les comprend, admet sans au- ment tu ne craindrais pas de les perdre? A. —
cune espèce de doute, nous devons croire que La chose est ainsi , je l'avoue. L. R. De ce —
nous ne pouvons les comprendre, si nous ne que tes amis ne sont pas tous avec toi de ce ,

sommes par les rayons d'une autre


éclairés que ta santé n'est pas assez bonne, ne s'ensuit-
lumière. De même donc que dans le soleil on il pas que ton àme éprouve quelque chagrin?

peut distinguer trois choses qu'il existe, qu'il


:
]\'est-ce pas une conséquence de ce que tu

est visible, qu'il éclaire ainsi dans ce Dieu ca-


;
viens d'avancer? — A. C'est vrai ,
je ne le puis
ché que tu veux comprendre, on peut discerner nier. — L.
R. Et si tout à coup tu te sentais
également trois choses qu'il existe, qu'il est
: réellement guéri ; si tu voyais tous tes amis
intelligible, et qu'il fait connaître les autres intimes jouir avec toi d'un noble loisir, ne te
choses. Je ne crains pas de t'enseigner à con- laisserais-tu pas aller à quel(|ues mouvements
cevoir Dieu et toi-même. Mais réponds-moi ; de joie? — A. Oui, à quelques mouvements;
comment as-tu admis ce que je t'ai dit est ce ;
comment même pourrais-je me contenir?com-
comme probable ou comme vrai? — A. Seule- ment pourrais-je dissimuler une telle joie, si,
ment comme probable, et je dois avouer que comme tu le dis , ces heureux événements se
j'ai conçu de plus hautes espérances; car, produisaient tout à coup ? —
L. R. Tu es donc
excepté ce qui regarde la ligne et la sphère, tu encore agité par toutes les maladies et les pas-
ne m'as rien dit que j'ose prétendre connaître sions de l'àme. Et quelle n'est pas la témérité
avec certitude. — Il ne faut pas t'en
L. M. de ton esprit, de vouloir contempler le soleil

étonner; rien ne encore été présenté de


t'a des intelligences? — A. Tu raisonnes contre
manière que tu puisses te flatter de l'avoir vé- moi, comme ne sentais pas combien ma
si je

ritablement compris. santé a fait de progrès combien de vices se ,

sont éloignés, combien il m'en reste encore à


CHAPITRE IX. détruire. Fais que j'obtienne une complète
victoire.

l'amour de nous-mêmes.
CHAPITRE X.
nous arrête? Mettons-
46. Mais qu'est-ce qui
nous en marche. Examinons cependant ce qui l'amour du corps et des choses extérieures.
doit précéder toutes nos recherches, si nous
sommes purs. — A. A toi de t'en assurer, si tu 17. L. R. Ne vois-tu pas (juelquefois les
peux porter quelque temps tes regards ou sur yeux du corps, même
en bonne santé, se
toi ou sur moi. Pour moi je répondrai à tes ques- blesser et s'éloigner de la lumière du soleil
tions, si je vois quelque chose. L. R. Aimes- — afin de se tourner vers l'obscurité? Et toi,

tu autre chose que la connaissance de Dieu et tu songes aux progrès que tu as faits, tu ne

de toi-même? — /l. Je pourrais répondre, d'a- songes pas à ce que tu veux voir cependant je ;

près le sentiment intérieur, que je n'aime rien discuterai avec toi ces progrès. Ne désires-tu
PRÉPARATION A LA CONiNAlSSANCE DE DIEU. 133

aucunes richesses? — A. Non, et ce n'est quehiue i)laisir; mais il est de telle nature
pas d'aujourd'hui. J'ai trente-trois ans, et il qu'a|)rès les avoir vus et goûtés, je puis m'en
y en a de quatorze que j'ai
i)rès cessé de ks priver sans aucune peine. Lorsqu'ils ne sont
désirer; et si (juehiue hasard me les offrait, pas sous mes yeux, aucun désir ne vient met-
je n'y verrais {ju'un moyen de fournir à mes tre obstacle à mes pensées. Mais ne m'interroge
besoins et aux besoins d'autrui. Un ouvrage de pas davantage, soit sur le manger et le boire,
Cicéron a sufli me |)ersuader qu'on ne
pour soit sur le plaisir du bain, et sur les autres vo-

doit pas les désirer, etque si elles viennent, on luptés du corps; je n'en désire que ce qui peut
doit en user avec beaucoup de sagesse et de pru- être utile à ma santé.

dence. — L. R. Et les honneurs? —A. J'avoue


que je n'ai cessé de les désirer que depuis peu CHAPITRE XL
et presque dans ces derniers jours. L. R. Ne —
désires-tu pas une fenuue ? Parfois ne voudrais- LES BIENS EXTÉRIEURS DOIVEM PLUTÔT ÊTRE AC-
tu pas la voir belle , chaste, réglée ,
lettrée ou CEPTÉS QUE RECHERCHÉS, EN VUE DES BIENS
capable d'être facilement instruite par toi- VÉRITABLES.
même; et puisque tu méprises les richesses,
apportant une dot simplement suffisante pour 18. L. R. Tu as déjcà fait des progrès
ne pas troubler ton repos surtout si tu espères
, considérables cependant les défauts que tu
;

et si tu es certain qu'elle ne te fera jamais conserves sont un grand obstacle pour voir
éprouver aucune peine? — ^. Sous quelques cette lumière éternelle. Mais je vais employer

traits que tu me la représentes, fût-elle com- un moyen qui me semble facile pour bien
blée de tous les dons il n'est rien que je sois
,
m'assurer s'il ne nous reste plus de cupidité à
aussi résolu d'éviter ijue le commerce d'une dompter, ou si nous n'avons fait aucun véri-
femme. Car il n'est rien, je le sens ,
qui abatte table progrès, et si la racine des vices que
davantage l'essor de l'esprit que les caresses nous croyons détruits ne subsiste pas encore.
d'une femme et cette union des corps qui est Réponds à cette question Si tu étais persuadé :

de l'essence du mariage. C'est pourquoi, si c'est de ne pouvoir vivre dans l'étude de la sagesse
un des devoirs du sage, ce que je n'ai point avec tes amis les plus chers, sans une fortune
encore examiné, de chercher à avoir des en- considérable pour fournir à tous vos besoins,
fants, celui qui s'unit à une femme dans ce ne désirerais - tu pas, ne souhaiterais -tu
seul but me paraît plus digne d'être admiré pas les richesses? — A. J'en conviens. —
que d'être imité ; car il y a plus de danger dans L. /?. Et si tu étais persuadé que lu amè-
celte tentativeque de bonheiu' à y réussir. neras à la sagesse un grand nombre de per-
Aussi je me suisobligé assez justement et assez sonnes, mais à la condition de recevoir des
utilement, je crois, pour la liberté de mon honneurs, une autorité plus considérable si ;

âme, k ne désirer, à ne rechercher, à ne tu voyais aussi que tes amis ne sont capables
prendre aucune femme. —
L. R. Je ne te de- de mettre un frein à leur cupidité ni de se
mande pas en ce moment à quoi tu t'es obligé ;
convertir entièrement à la recherche de Dieu ,

mais si tu luttes encore ou si tu as vaincu la qu'autant qu'ils recevraient eux-mêmes des


cupidité; il est question en effet, de la santé
, honneurs et qu'ils ne pourraient y parvenir
de tes yeux. —
^l. Je ne recherche plus, je ne que dans le cas où tu serais élevé en gloire et
désire plus rien de ce genre, je ne m'en sou- en dignité ne devrais-tu pas aspirer et tra-
:

viens môme qu'avec horreur et mépris que ;


vaillerénergiquement à les obtenir ? A. —
veux-tu davantage ? Et cette heureuse disposi- La chose serait ainsi que tii le dis. L. R. —
tion d'esprit s'accrotrTTiaque jour ; car plus Je ne te parle [)lus de femme car il est pos- ;

s'augmente l'espérance de ^oir cette beauté sible que peut-être il n'y ait jamais une telle
su]îi^êifië'pbïïrTâquèTle je soupire si vivement, nécessité d'en prendre une. Cependant, si elle

plus toutes mes alfeclions, tous mes plaisirs se devait avoir assez de patrimoine |iour fournir,
concentrent en elle. —
L. R. Et la délicatesse et fournir de grand cœur aux besoins de tous
des mets? t"occupe-t-elle beaucoup? /l.Ceux — ceux ijue tu désireraisréunir auprès de toi dans
dont j'ai résolu de m'abstenir ne me tentent un doux loisir;
si de plus elle joignait à cette-for-

nullement. Quant à ceux que je ne me suis pas tune une naissance a?sez illustre pour te faire
retranchés, j'avoue que je ne |)uis en user sans obtenir facilement ces honneurs que tu as ,
,

134 LES SOLILOQUES. — LIVHE PF^EiMlER.

reconnu pouvoir ôlie nécessaires, te serail-il


permis de tléJaigner tous ces avantages? — CHAPITKE Xli.
A. Quand oserais-je former une toile espé-
rance ? IL .NE FAIT RIEN DÉSIREIl QUE CE QUI CONDUIT
19. L. R. Tu me réponds comme si je AU SOUVERAIN BIEN, RIEN CRAINDRE QUE CE
cherchais en ce moment ce que tu espères. Je QUI EN ÉLOIGNE.
ne cherche pas à connaître ne te
(juel bien
charme pas quand il t'est refusé, mais quel demande pourquoi
20. L. R. Mais, je te le :

bien pourrait te Autre


séduire si on te l'offrait. désires-tu que ceux que tu aimes vivent et
chose est la cupidité détruite, autre chose est vivent avec toi? —
A. Afin que nous puissions
la cupidité endormie. C'est dans ce sens que chercher unanimement à connaître Dieu et
certains philosophes ont dit que les vicieux nos âmes car celui qui est parvenu d'abord à
:

étaient tous des insensés, à la manière d'un la découverte de la vérité, y conduit les autres
bourbier dont on ne sent les exhalaisons fétides sans fatigue. — L. R. Et si tes amis ne
que lorscju'on le remue. 11 est fort différent voulaient pas s'occuper de celle recherche? —
que la cupidité cède à l'absence de tout espoir A. Je les déterminerais à le vouloir. — L. R.
ou soit détruite par la pureté du cœur. .1. — Mais qu'arriverait-il si tu ne pouvais par enir
Je ne puis te répondre. Jamais, néanmoins, à les persuader, ou parce qu'ils croiraient con-
tu ne me persuaderas que par la disposition naître déjà la vérité, ou parce ({u'ils penseraient
d'esprit dans laquelle je suis maintenant je ne qu'elle est impossible à découvrir, ou parce
doive juger que j'ai fait quelque progrès. — qu'ils seraient détournés de celte recherche
L. R. Je crois que la chose te paraît ainsi l)ar la cupidité et les soins des choses terres-
parce que tout en croyant pouvoir désirer les tres? — ,1. Je les supporterais le mieux que je
biens dont nous venons de parler, tu ne les pourrais, et ils feraient de même de leur côté.
désirerais pas pour eux-mêmes mais pour , — L. R. Mais si leur présence était pour toi
autre chose. —
^l. C'est précisément ce que un obstacle et que lu ne pusses
le? changer;

je voulais dire ; car lorsqu'autrefois j'ai désiré ne travaillerais-tu pas, n'aspirerais-tu pas à
les richesses ,
je les ai désirées précisément t'en séparer, plutôt (jue de vivre ainsi avec
pour être riche et les honneurs, dont je t'ai
; eux? —
.4. J'en conviens, la chose est ainsi que

avoué que le désir a régné jusqu'à présent lu le dis. — L. R. Tu ne désires donc j>our
dans mon âme, je les ai recherchés pour je ne elles-mêmes, ni la vie ni la présence de les

sais quel éclat qui charmait mon imagination, et amis, mais afin de parvenir à la sagesse? —
je n'ai jamais souhaité dans une femme, lors- .1. Je l'avoue. — L. R. Mais quoi! et ta pro|)re
que je me suis occupé du mariage que de ,
Aie, si tu étais sûr (lu'elle est un obstacle à
pouvoir réunir la volupté à la bonne réputa- l'acquisition de la sagesse, désirerais-tu la con-
tion. J'avais alors pour tous ces biens une vé- server? — A. ie \a. sacrifierais volontiers. —
ritable passion maintenant je les méprise
: L. R. Mais que tu peux parvenir
si tu savais
tous; et si, pour parvenir à ceux que je désire, à la sagesse, soit m
abandonnant ce corps
il faut passer par ces biens inférieurs, je ne les mortel, soit en y restant uni, est-ce ici ou dans
recherche point pour en jouir, mais je lessup- une autre vie que tu chercherais plutôt à jouir
poite'. —
L. R. Tu as parfaitement raison, du bien que tu aimes? —
/l. Si je savais qu'il ne

car je ne crois pas que l'on puisse appeler m'arrivera rien de pire que mon état actuel,
cu[)idité la recherche d'un bien qu'on ne sou- rien (lui me fit descendre du point au(|uelje
haite qu'en vue d'un autre bien. suis parvenu, je ne m'en inquiéterais pas. —
• Il
y a, dans la manière ingéaue avec laquelle saint Augustin " vous pouvez bien quitter ces plaisirs et éprouver si ce que je vous
avoue ses dispositions présentes par rapport aux différents objets des « dis est vrai. » On peut ajouter que dans l'ordre même naturel

affections humaines, quelque chose du charme que l'on éprouve à la toute personne vouée aux études philosophiques a pu en faire l'ex-
lecture de ses Confessions. On sent qu'il ne dissimule rien et que périence. Que sont pour la plupart des gens du monde ces vérités
sa franchise est égale à sa sagacité. Ce qu'il ajoute sur les disposi- sublimes qui transportent le véritable philosophe? ou des absurdités,
tions nécessaires pour connaître la vérité, est incontestable, et c'est ou des connaissances sans aucune valeur, de pures chimères. Mais
ce que Pascal a indiqué dans ses Pensées avec cette éloquence mâle guérissez ce mondain de l'amour effréné des plaisirs, apprenez-lui à
et impérieuse qui le caractérise « J'aurais:bientôt (piilté ces plai- rentrer en lui-même, à vivre de la véritable vie, c'est-à-dire de la
• sirs, dites-vous, si j'avais la foi ; et moi je vous dis que vous au- vie intellectuelle et morale, et tout à coup ces vérités qu'il mécon-
n riez bienlùt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs ; or, c'est à vous naissait, qu'il osait traiter d'absurdes, reprendront à ses yeux l'évi-

• à commencer. Si je pouvais, je vous donnerais la foi ; je ne le puis, dence qui les accompagne, et sur son cœur l'empire qui leur est na-
a ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites; mais tarel.
,

PRÉRVUATION A LA CONNAISSANCE DE DIEU. 135

L.R. Ainsi iu ne redoutes maintenant la mort, douleur, ce (|u'il y a de pire d ns le corps. On

que dans la crainte de tomber dans une pire peut en conclure, je pense, sans crainte d>e se
situation, qui te prive de la connaissance de troin|>er, que le souverain bien de l'homme,

Dieu? — ^. Je crains non -seulement d'être c'est la sagesse; le souverain mal, la douleur.

privé de cette connaissance, parvenu si je suis — L. li. que nous examinerons plus
C'est ce

à en olUenir ([uelqu'une, mais aussi que toute tard; car la sagesse à la(|uelle nous nous effor-

voie me soit fermée pour arriver à ce que çons de parvenir nous donnera peut-être d'au-
j'ambitionne encore; j'espère, toutefois, con- tres enseignements. Si, au contraire, elle nous

server ce que j possède déjà.• L. R. Si donc — montre la vérité de ce que tu viens de dire,
tu désires cette vie, ce n'est pas non plus pour nous adopterons sans hésitation cette propo-
elle-même, mais en vue de la sagesse? — sition sur le souverain bien et le souverain
A. Cela est vrai. mal.
21. L. R. Il reste la douleur du corps qui
te trouble peut-être par sa violence. — A. i& CHAPITRE XllI.

ne la redoute si fort, non plus, que parce quelle


m'empêche de rechercher la vérité. J'étais COMMENT ET PAR QIELS DEGRÉS ON PARVIENT
tourmenté ces jours derniers par un violent A LA SAGESSE.
mal de dents, et je ne pouvais trouver dans
mon esprit que les choses que je savais déjà; 22. Ce que nous cherchons maintenant, c'est
j'étais incapable de rien apprendre, ce qui au- de connaître de quelle manière tu dois aimer
rait demandé toute mon attention cependant
; la sagesse, que tu désires voir et posséder sans

il me semblait que si la lumière de la vé- aucun voile et par un chaste embrassement


rité se moi je ne sentirais pins
révélait à ,
faveur qu'elle n'accorde qu'à un petit nombre
la douleur, ou que sûrement je la supporterais de ses amants les plus dévoués. N'est-il pas vrai
connue rien. Mais quoique je n'aie jamais que si tu aimais une belle fenmie, c'est avec
éprouvé de souffrances plus aiguës; en rétléchis- amour, si elle s'a-
justice qu'elle rejetterait ton
sant toutefois combien elles pourraient être percevait que tu en aimes une autre qu'elle?
plus vives, je suis forcé d'embrasser l'opinion Peux-tu donc te flatter que la chaste beauté de
de Cornélius Celsus i\w\ dit que le souverain
'
la sagesse se montre à ton regard, si elle n'est

bien est la sagesse, et le souverain mal la dou- le seul objet de ton amour? A. Malheu- —
leur du corps. La raison qu'il en donne ne me reux que je suis Pourquoi faut-il être encore
!

paraît pas mauvaise. Puisque nous sommes privé de l'objet de mes recherches et éprouver
composés, dit-il, de deux parties, c'est-à-dire le cruel tourment de désirer sans jouir? Déjà

d'une àme et d'un corps, et que la première je l'ai montré, je n'aime (jue la sagesse, puis-
partie, lame, est la plus parfaite, le souverain qu'on n'aime point toutes les choses qu'on
bien doit être la perfection de la première n'aime pas pour elles-mêmes. C'est la seule
partie; le souverain mal, ce qu'il y a de plus sagesse ([ue j'aime pour elle tous les autres :

mauvais dans la seconde. Or, la sagesse eet ce biens, la vie, le repos, les amis, je ne les désire
qu'il y a de plus pariait dans l'àme, connue la ou je ne crains de les perdre qu'à cause d'elle '.

' AuUis Cornélius Celsus avait embrassé dans ses études le ccrole seconde est fondée sur une raison qui n'est que spécieuse. L'âme
entier des connaissances de son temps. Quintilien, liv. xii, cliap. 11, étant plus excellente (pie le corps, si la sagesse qui fait ïa perfection

après avoir parlé de Caton Censeur, de Varron et de Cicéron, qui,


le est pour l'homme le souverain bien, l'état de désordre de cette même
à l'exemple de Platon et d'Aristoie, écrivirent sur presque toutes les àme sera aussi pour l'homme le plus grand mal qu'il puisse éprou-
sciences, ajoute que Cornélius Celsus y avait juint l'art militaire, ver. Sans doute les maux du corps dans cette vie peuvent troubler
l'agriculture et la médecine. Dans le livre X
chap. Icr^ jl le dé- la félicilé de l'homme, parce que l'âme humaine dépend du corps,

signe comme ayant suivi les principes des sceptiques et comme un depuis le péché originel, de manière à ne pas pouvoir en arrêter les
écrivain au style élégant et soigné. Il est vrai que dans l'en- impressions mais, indépendamment de ce que, même dès cette vie,
;

droit où il parle de tous les objets qu'il avait embrassés, il le con- cette loi souffre des exceptions, ce mal, quoique très-réel, ne peut se
sidère comme un homme d'un génie médiocre, s'il faut réellement com|)arer à celui qui résulte de l'état de désordre de l'âme ; il n'est
lire mediocri vir ingetiio et non medicus ncri vir iiigenio, comme un pour l'homme qu'un état d'épreuve et peut contribuer à assurer son
savant l'a conjecturé avec q\ielque probabilité. Quoi qu'il en soit, tous éternelle félicité.
les ouvrages de Cornélius Celsus sont perdus, à l'exception de ses huit '
C'est ici un des principes les plus importants de la morale, un de
livres sur la médecine. Quant à la maxime que saint Augustin cite ceux sur lesquels saint Augustin a le plus insisté dans ses différents
de lui et qui se trouvait probablement dans quelques-uns de ses ouvrages. Dieu, la vérité et la vertu qu'il n'en faut pas séparer, doi-
traités philosophiques, le saint docteur promet de l'examiner plus vent seuls être recherchés pour eux-mêmes; tous les autres biens ne
bas, et cependant il n'eu est plus question, ni dans les deux livres peuvent être désiios que comme des moyens d'arriver au bien par
des Soliloques, ni morne dans le livre de l'Immortalité de làine. excellence. Il en est de même du mal : on ne doit en craindre (lu'un
Nous croyons qu'un plus mur examen la lui eût fait modifier. La pre- seul, le péché, la séparation de Dieu. Tous les autres maux naturels
mière partie de cette ma.\ime est sans doute incontestable, mais la ne doivent être évités que comme portant obstacle à notre union
136 LES SOLILOQUES. - LIVRE PREMIER.

Uiit'He mesure peiil ii>uir i-ii moi cet amour <lc la clarté du jour naissant. Par
de l'aurore et
rélcinellebeaulé? Noii-sculcment je ne reuvic ce moyen, chacun, suivant sa santé, pourra,
j)as aux autres, mais je ilésire (ju'un grand plus tôt ou plus tard en suivant tous ces ,

uoml)re le rccherclieiii avecmoi y as|»ii-ent , degrés ou en en négligeant (luehpies-uns ,


,

avec moi , le possèdent avec moi en jouissent , parvenir à voir le soleil sans hésitation et
avec moi : amis d'autant plus intimes (|ue cette avec un grand jjlaisir. C'est un semblable pro-
sagesse se donnera davantage à chacun de cédé que suivent les maîtres habiles à l'égard
nous. de ceux (jui chérissent la sagesse et dont les
:23. L. R. Tels doivent être les amants de yeux, déjà ouverts , n'ont pas encore assez de
la sagesse tels sont ceux que recherche cette
; force pour la contempler.
amie vraiment pure dont l'union est sans tache. L'emjjloi d'une bonne méthode , c'est de
Mais il n'est |>as ([u'une seule voie [)onr con- nous y faire parvenir avec ordre
y arriver ;

duire à elle ', Chacun, suivant sa j)ureté et sa sans ordre serait le fruit d'un bonheur à peine
force , embrasse plus ou moins complètement croyable. Mais nous avons assez écrit aujour-
ce bien souverain et parfait. Elle est comme d'hui, je pense. H faut ménager la santé.
une lumière ineffable et incomprèhensil)le qui
éclaire notre intelligence; ap[)renons de la lu-
CHAPITRE XIV.
mière sensible comment cette union s'opère.
Il y a des yeux si sains et si forts que, tout en c'est la S.\r.ESSE KLLE-MÈME QUI Gl ÉRIT LES YEUX
s'ouvrant ils se tournent sans aucime hésita-
,
POUR LES RENDRE C.\P.\BLES DE VOIR.
lion vers le soleil; la lumière fait, pour ainsi
dire leur santé ils n'ont pas besoin de maître,
, ; i'i. A. Et un autre jour : Je t'en prie ,

im sim[)le avertissement peut leur suftire. A fais-moi connaître cet ordre si tu le peux,
ceux-là il sufht de croire, d'espérer et d'aimer. mène, conduis-moi oi^i tu veux, par le che-
Mais d'autres sont éblouis de l'éclat de celle min que tu voudras, de la manière <|ue tu vou-
beauté qu'ils désirent si vivement de voir, et dras; commande-moi les choses les plus dures,
n^ayant pu le soutenir, ils retombent souvent les plus ardues, pourvu ({u'elles soient en ma
avec [)laisir dans les ténèbres. Quoiiju'on puisse puissance et (jue je ne |)uisse douter (ju'elles
regarder comme sains les yeux de ces derniers, ne me conduisent où je désire d'arriver. — L.
il dangereux de vouloir leur montrer ce
est I{. Je n'ai qu'une seule chose à. te com- I
dont ils ne i)euvent soutenir encore la vue il ; mander, je n'en connais point daulre : c'est de
faut donc les exercer au|)aravant et nourrir sans fuir entièrement toutes les choses sensibles'
le satisfaire leur amour |)our la lumière. Il faut grand soin, tant que nous sommes
et d'avoir
d'abord leur montrer les choses qui ne brillent dans ce corps mortel, que les ailes de ton es-
point par elles-mêmes et qui ne peuvent être prit ne soient point aVrêtées par la glu de ce
vues que par une lumière étrangère tels que , monde, car nous avons besoin de toute leur
des vêtements, un mur, ou d'autres objets force et de toute leur activité pour nous envo-
semblables; ensuite ce qui réfléchit avec plus ler des ténèbres jusques à la pure lumière ;

de vivacité cette lumière élrangère, conune cette lumière ne daigne se montrer à ceux (jui
l'or, ou d'autres objets pareils dont
l'argent sont encore enlèrniés dans la prison du corps,
l'éclatcependant ne peut blesser les yeux; alors qu'autant qu'ils sont capables de voler dans hîs
peut-être on leur fera doucement apercevoir airs, quand cette prison se brise ou se dissout.
les feux terrestres et les astres la lune , l'éclat ,
Ainsi, lorsque tu seras dans une telle disposi-
tion, que rien de terrestre ne te plaise, crois-
avec Dieu, à la contemplation de la vérité et de la beauté souve-
moi, au même moment, au même instant, tu
raine : ces principes
ditfère essentiellement
constituent le véritable
de celui du paganisme; en ce que la force que
stoïcisme chrétien, ipii
verras ce que tu désires. A. Quand cela —
celui-ci voulait trouver dansThoranie, le stoïcisme chrétien ne la cherche
qu'en Dieu. Sénèque, dans quelques endroits de ses ouvrages, veut
arrivera-t-il? Je te le demande, car je ne
faire son Sage si excellent, quïl devient un véritable rival de la pense pas pouvoir mépriser souverainement
divinité ; c'est là le délire de l'orgueil. Le sage chrétien, au contraire,
sait que la vertu vient de Dieu, et qu'il ne peut se perfecùonner «pie
toutes les choses terrestres, ayajit d'avoir vu
par 1 union la |lus intime avec la divinité. C'est ce que saint Au- cette beauté éternelle devant laquelle tout
gustin lui-niénie a exprimé avec tant d'énergie dans le sermon 121,
sur ces paroles de saint Jean l'Evangoliste Le monde a élé fait : s'avilit.
par lui, en disant Amando Ùeum dii efficimur ; en aimani Dieu,
Dons devenons des dien.x.
:

L. II. L'œil du corps pourrait dire égale-


'
Hét. livr. I, cLap, iv, u. J. ment : Je naimerai plus les ténèbres lorsque
PRÉPARÂT lOiN A f.A CONNAISSANCE DE DIEU. 137

j'aurai vu le soleil.Ceci semble d'abord être de |)oilrine n'a fait (jue s'aggraver. — A. Tu
dans l'ordre, et néanmoins, il en est bien au- veux que je mette un terme à mes larmes, tan-
trement. Si Tceil aime les ténèbres, c'est ([u'il ne vois point de terme à ma misèVe ?
dis (jue je

n'est pas sain, il ne |)eut voir le soleil avant Tu m'ordonnes d'avoir égard a la santé de mon
d'être guéri. Ainsi l'àme se trompe souvent en corps, tandis que je suis infecté de la contagion
se flattant eten se vantant d'avoir la santé et ;
du vice? Mais, je l'en prie, si tu as (juelque
parce qu'elle ne voit pas encore elle croit , jtouvoir sur moi, essaye de conduire [)ar me
avoir le droit de se plaindre. Mais la suprême quelque sentier plus court, afin (|ue dans le
beauté sait quand elle doit se montrer; elle voisinage de cette lumière, dont je puis, si j'ai
remplit l'office de médecin ,
et connaît ceux fait quelque progrès su[)porfer l'éclat au
,

qui sont sains, pins qu'ils ne se connaissent moins à une certaine distance, mes yeux n'aient
eux-mêmes. Pour nous, nous croyons savoir à l)lus (jue de la répugnance |)our les ténèbres

quelle bauteur nous nous élevés du sommes que j'ai quittées; et toutefois, puis-je dire
fond de l'abîme mais nous ne ;
pouvons ni avoir quitté des ténèbres qui osent encore flat-

penser, ni sentir où nous étions plongés, com- ter mon aveuglement?


bien nous étions descendus, et nous nous re-
gardons comme sains parce que nous sommes CHAPITRE XV.
un peu moins malades. Ne vois-tu pas avec
(|uelle sorte de sécurité nous affirmions hier COMMENT ON CONNAIT l'amE. CONFIANCE EN DIEl .

que nous n'étions plus esclaves d'aucune [)as-


sion, que nous n'aimions que la sagesse et que 27. Terminons
L. M. s'il te plaît ce , ,

nous ne cbercbions ni ne voulions d'autres premier et nous essayerons dans le


livre,
biens que pour elle? Combien te paraissaient second de suivre le chemin (jui nous paraîtra
honteux, méprisables, horribles et exécrables convenable. Ton indisposition exige un exer-
de l'amour quand nous parlions du
les plaisirs cice modéré. —
^. Je ne te permettrai [)as de
désir d'une épouse ? Mais cette nuit, lorsque terminer ce livre si tu ne me fais connaître
nous veillions ensemble , lorsque nous nous quelque chose de ce voisinage de la lumière,
entretenions des mêmes idées, tu as senti bien afin que je m'en occu|)e avec attention. ,L. R. —
autrement que tu ne l'avais présumé, combien Le médecin intérieur t'en fournit le moyen,
l'image de ces jjlaisirs, de ces cruelles voluptés car je ne sais quel éclat m'invite et m'entraîne.
a agi sur loi. L'impression a été beaucoup, — A. Conduis-moi,
Ainsi écoute avec attention.
beaucoup moins vive qu'elle n'a coutume de — L. R.
jeté prie, entraîne-moi où tu voudras
l'être elle était cependant bien différente de
; Ne dis-tu pas que tu veux connaître avec
ce que tu avais cru ainsi le médecin in-
: certitude l'àme Dieu? — A. C'est
et toute là
térieur t'a fait voir et de quel mal tu étais mon — L. R. Ne cherches -tu rien
affaire.
guéri par ses soins et combien il te restait en- autre — A. Rien autre. — L. R. Quoi
? !

core à guérir. ne veux-tu pas comprendre vérité — la ? ,-1.

"IC). A. Tais-toi, je te prie, tais-toi; pourquoi Comme si je pouvais connaître Dieu et l'àme
me tournu'jiter? Pourcjuoi descendre et péné- sinon par la vérité? — L. R. Tu dois donc con-
trer si avant dans mon âme ? Je ne cesse de naître d'abord ce(|ui te sert à connaître tout le
pleurer, je ne |)uis plus rien [iromettre, je n'ose reste. —
.4. Je n'en disconviens pas. L.R.Xinsi —
plus me de rien; ne m'interroge point
flatter examinons premièremenlsi les mots ^"6W/eetv^ai
là-dessus. Tu dis avec raison que celui que te semblent exprimer deux choses ou seulement

je désire voir connaît seul si je suis pur. une seule. —


A. Il me semble que ce sont deux
Qu'il fasse ce qu'il lui plaît; qu'il se montre choses. Autre est la chasteté ,et autre est d'être
à moi quand il le voudra, je me confie tout chaste: ainsi du reste. Je crois de même (]u'au-
entier à ses soins et à sa ch'îmence. J'ai fini pai- tre chose est la vérité , autre chose est ce (|ui
croire qu'il ne cesse de secourir ceux qui sont est appelé vrai. — I.
Laquelle de ces deux
iî.

ainsi disposés envers lui. Je ne dirai rien sur choses regardes-tu connue supérieure? .1. —
la santé de mon âme (lue je n'aie aperçu cette Je pense (jne c'est la vérité ce n'est pas ce
:

éternelle beauté. — L. li. C'est ainsi que lu qui est chaste (|ui fait la chasteté c'est par ja ;

dois agir; mais sèche tes larmes et fortifie ton chasteté qu'on est chaste : de même ce (jui est
cœur. Tu as beaucoup pleuré, et cette maladie vrai l'est par la vérité.
——
138 LES SOLILOQUES. — LIVRE PREMIER.

28. L. I{. Et lorsqu'un lionmic chaste vient à savais où elle est, je ne chercherais peut-être
mourir, |)ensos-tu ([ue la chasteté nieiu-e avec plus rien. — L. R. Peux-tu au moins connaître
lui? —
A. Nullement. —
L. R. La vérité ne pé- où elle n'est pas? — .1. Si tu me le rappelles,
ritdonc pas non plus lorscjue périt ce (jui est peut-être le pourrai-je. — L. R. La vérité n'est
Yrai? —
-1. (Comment peut périr quelque chose pas certainement dans les choses mortelles;
de vrai ? je ne le conçois pas. — L. li. Je m'é- en ell'et , ce (|ui est dans (|uelque sujet ne peut
tonne que tu nie lasses cette (jueslion. Ne voyons- subsister si le sujet ne subsiste. Or la vérité
nous pas une foule de choses périr devant nos subsiste lors même que périssent les choses
yeux? (lar tune penses pas, sans doute, (|ue cet vraies; nous l'avons admis. Donc la vérité n'est
arbre est im arbre sans (ju'il soit véritablement pas dans les choses mortelles. Cependant la vé-
un arbre, ouquMl ne peut périr. Quand même rité existe et elle n'est pas nulle part. Il y a
tu ne croirais pas au témoignage des sens et donc des choses immortelles. Mais il n'y a rien
quand répondre que tu igno-
tu pourrais de vrai si la vérité ne s'y trouve. Il s'ensuit
res entièrement un arbre; cependant tu
si c'est donc qu'il n'y a de vrai que ce qui est immor-
ne nieras pas, je présume, que, si cet arbre tel. Et tout faux arbre n'est pas un arbre ; un faux
existe, c'est un arbre véritable. Car ce juge- bois n'est pas du bois ; l'argent faux n'est pas m
'
ment vient de l'intelligence et non des sens. de l'argent ; enfin tout ce qui est faux n'est pas.
En elfet, si c'est un faux arbre, il n'est pas un Or tout ce qui n'est i)as vrai est faux. Rien n'est
arbre ; et s'il est un arbre il est nécessairement
, donc véritablement que ce qui est immortel.
un arbre véritable. — .4. Je t'accorde cela. Réfléchis en toi-même et avec soin sur ce petit
— L. R. Ne m'accorderas-tu pas aussi qu'il est argument afin de voir s'il ne renferme pas
,

de nature de
la arbre de naître cetde mou- et queUjue principe que tu puisses contester. Car
rir? — Je ne
.1.puis uier. — L. R. Tu dois
le si ce raisonnement te paraît juste, nous avons

en conclure que quelque chose de vrai peut presque achevé notre travail; ce qui paraîtra
périr. A. Je n'en disconviens — L. R. pas. peut-être nùeux dans le livre siùvant.
Âlais réponds-moi de nouveau. Ne te parait-il 30. A. Je te remercie, et puisque nous som-
pas que la vérité ne péril point quand périssent mes dans le silence, j'examinerai attentive- J
"
des choses vraies comme la chasteté ne meurt
, ment avec moi, et par conséquent avec toi,
point par la mort d'un homme chaste? .1. — ce nouveau raisonnement; pourvu qu'aucun
Je te l'accorde aussi et j'attends avec impatience nuage ténébreux ne s'y oppose et ne vienne
ce que tu cherches à établir. — L. R. Sois donc encore me charmer, ce que je redoute extrê-
attentif. — A. Je le suis. mement. —
L. R. Ne cesse pas d'avoir confiance
29. L. R. Ne crois-tu pas vraie cette pro- en Dieu et abandonne-toi à lui aussi entière-
position : tout ce (jui existe doit être quelque ment que tu le pourras. Ne désire point d'être
part? — .4. Rien ne me paraît aussi nécessaire à à toi ni indépendant; mais reconnais-toi plutôt
admettre. — L. R. Et tu avoues que la vérité l'esclave du Maître le plus clément et le plus
existe? —
.4. Je l'avoue. L. R. Nous devons — généreux. Il ne cessera pas alors de t'attirer
donc chercher où elle est. Elle n'est point dans vers lui et ne permettra pas qu'il t'arrive rien
l'espace, à moins d'estimer qu'il y ait dans (jui ne te soit utile, mêmeàtnn insu. A. J'é- —
l'espace autre chose que des corps ou que la coute, je crois,et, autant que je le puis, j'obéis,

\érité soit un corps. —


.4. Je ne crois ni l'un ni je prie beaucoup |)our obtenir beaucoup de
l'cfutre. —
L. R. Où donc crois-tu la vérité? En forces. Désires-tu davantage? — L. R. C'est bien
admettant son existence nous ne pouvons ad- pour le moment, tu feras ensuite tout ce que
mettre qu'elle ne soit nulle part. A. Si je — la vue de Dieu te prescrira.
— — — —

LIVRE DEUXIÈME.

Saint Augustin , dans ce second livre, traite longtemps avec lui-même de la vérité et de la fausseté. Après avoir établi rétcrnellc

durée de la vérité, il conclut que l'Ame de l'homme^ qui en est le siège, est immortelle.

tout. —
L. R. Mais quoi! S'il est prouvé que
CHAPITRE PREMIER. dans cette vie immortelle tu ne pourras con-
naître que ce que tu connais maintenant,
DE l'immortalité DE l'iIOMME. pourrais-tu comprimer tes pleurs? .1. Au —
contraire je pleurerai alors pour obtenir de
,

A. Notre ouvrage a été interroiiipii assez


i. ne plus exister '. —
L. R. Tu ne chéris donc
longtemps; rainour est impatient et ne cesse pas l'existence pour l'existence même, mais pour
de répandre des larmes jusqu'à ce qu'il pos- la science?—.!. J'accorde cette conséciuence.
sède ce qu'il aime : ainsicommençons le I. R. Et si cette connaissance devait le
rendre
livre second. — L. li. Commençons. — .4. malheureux? — ne pense pas que la
,1. Je
Croyons (jue Dieu nous soutiendra. — L. B. chose soit possible d'aucune manière. Mais si
Croyons-le sans aucun doute, si cette croyance la connaissance rend malheureux, personne
est en notre pouvoir. — .1. C'est Dieu lui-même ne peut être heureux car je ne suis mal- ;

qui est notre pouvoir. — L. R. donc Prie-le heureux aujourd'hui que par l'ignorance; et si
aussi brièvement et aussi parfaitement que tu la science rend aussi malheureux, c'est une éter-
le pourras. — .1. Dieu qui êtes toujours le nelle misère. L. R. Je vois maintenant tout
même ! faites que je me connaisse, faites que je ce que tu désires; si tu penses que personne
vous connaisse. Telle est ma prière. — L. II. ne peut être malheureux par la science tu en ,

Toi qui veux te connaître, sais-tu que tu exis- conclus qu'il est probable que le savoir doit
tes? — ,1. — L. R. D'où sais-tu? —
Je le sais. le rendre heiueux. Or personne ne peut être heu-
.4. — L. R. Sens-tu que tu es un
Je l'ignore. reux s'il n'est vivant personne n'est vivant s'il
;

être simple ou composé? — Je l'ignore. .1. n'est. Tu désires donc exister, vivre et savoir :

L. R. Sais-tu que tu es en mouvement?— Je .4. exister povu* vivre, vivre pour savoir. Tu sais
l'ignore. — L. R. Sais-tu (|ue tu i)enses? — .4. donc aussi que lu existes tu sais que tu vis, ,

Je — L. R. est donc vrai que tu pen-


le sais. Il tu sais (pie tu com|)rends. Mais tout cela du-
ses? — Cela est vrai. — L. R. Sais-tu que tu
,4. rera-t-il toujours ou rien ne survivra-t-il? Une
es inuuortel? — Je l'ignore. — L. R. De
.4. partie subsistera-t-elle à jamais, tandis cjue
toutes choses que tu avoues ignorer,
les (|uelle l'autre |)érira? Et si tout doit exister éternelle-
est celle que tu désires savoir première? — la ment, tout diminuer ou s'accroître?
})ourra-t-il
.4. Ce serait d'ap|)rendresi je suis inuuortel. Voilà ce ([ue tu veux savoir. A. Cela est vrai. —
L.R. Tu aimes donc à vivre? — .4. Je l'avoue. — L. R. Si donc nous prouvons (jue nous vi-
— L. R. Et ([uand lu auras a|)pris que tu es vrons toujours, il s'ensiu't que nous existerons
immortel, cela te sulfira-t-il? A. Ce sera — toujours. —
^1. C'est évident. L. RAI ne res-
beaucoup en soi mais ce sera peu pour moi.
, tera plus qu'à connaître si rintclligence doit
— L. R. Ce peu, néanmoins, ne te fera-l-il pas toujours subsister.
grand plaisir? —
A. Très-grand plaisir. L. R. —
Ne verseras-tu plus de larmes? .4. Plus du — «
' Rousseau a dit dans Emile : « Si
sur la terre, qui est-ce qui voudrait de ce triste présent?
ron nous offrait Timmortalité
u

liO LES SOLILOQUES. — LIVRE DEIMÈME.

ou bien (ju'il appelle arbre ce que j'a|»pelle


CHAPITUE IL un mur. — L. R. Et si ce mur lui apparaît sous
l'image d'un arbre et à toi sous l'image d'un
LA VÉRITÉ EST ÉTERNELLE. mur, deux apparences ne pourront-elles
ces
pas être vraies? —
.1. Nullement, car une seule

2. ,1. J'aperçois cette marche aussi niani- et même chose ne saurait être à la fois un
fesle que rapide. —
L. IL Sois donc alteutif, arbre et un mur et quoique la même chose
;

afin de pouvoir ré|)ondre à mes interroga- paraisse dilïerente à tous les deux, il est néces-
tions avec exactitude et fermeté. .t. Me — saire {|u'nn de nous soit trompé par une fausse
voici.— L. R. Si ce monde doit toujours du- ai)parence. — L. R. Mais si ce n'était ni un
rer, n'est-il pas vrai que le monde durera tou- mur, ni un que vous fussiez tous les
arbre, et
jours? — .1. Qui peut en douter? L. R. Et — deux dans l'erreur? .1. La chose est pos- —
ne doit pas toujours durer, n'est-il pas éga-
s'il sible. —
L. R. C'est un cas que tu avais oublié
lement vrai qu'il ne durera pas toujours ? — plus haut. — ,4. Je l'avoue. — L. R. Mais si
.1. Je l'accorde. — L. R. Et s'il doit périr, ne vous reconnaissez l'un et l'autre que la chose
sera-t-il pas vrai, après sa ruine, que le monde est dilîérente de ce qu'elle vous paraît, serez-
a péri? Car il continue à exister tant qu'il vous encore dans l'erreur? A. Non. — —
n'est pas vrai qu'il ait cessé d'exister. Il répu- L. R. Une apparence peut donc être fausse et ,

gne donc qu'il ait fini, et qu'il ne soit pas vrai celui qui voit cette apparence, ne pas se trom-
qu'il ait fini? — .1. Je l'accorde aussi. — L. R. per? —
.4. C'est possible. I. R. 11 faut donc —
Ensuite, te semble-t-il possible qu'il existe reconnaître (jue se tromper ce n'est pas voir de
queUiue chose de vrai si la vérité n'existe pas? fausses apparences, mais y donner son assenti-
— J. Je ne le crois pas possible. Z. 7?. Ainsi — ment? —
.4. C'est une chose évidente. —
la vérité subsistera lors même que le monde L. R. Mais le faux, pourquoi est-il faux? —
viendrait à périr? —
.4. Je ne puis le nier. — ,4. Parce qu'il est différent de ce ([u'il paraît.

L. R. Et si la vérité même venait à cesser — L. R. Si donc il n'est pas d'être à qui le


d'être, ne serait-il pas vrai que la vérité a cessé faux se montre il n'existera rien de faux?
,

d'être? — .1. Qui peut le nier? — L. R. Mais .4. C'est une conséquence rigoureuse. L. R. —
rien ne saurait être vrai si la vérité n'existe. Il n'y a donc pas de fausseté dans les choses,

.1. Je viens de l'accorder. — L. R. La vérité mais dans les sens or celui-là ne se trompe
;

ne pourra donc jamais cesser d'être? A. — pas qui ne donne pas son assentiment à de
Continue connue tu as commencé car il n'y a , fausses aiiparences ce qui prouve qu'autre
:

rien de plus vrai (jue cette conséquence. chose sont les sens et qu'autre chose nous
sommes nous-mêmes; car lorsque les premiers
se trompent nous pouvons résister à l'erreur.
CHAPITRE ,
III.
— .4. Je n'ai rien à opposer à ce que tu dis.

SI LA FAUSSETÉ DOIT TOUJOURS DURER, ET SI ELLE L. R. Mais lorsque l'àme se trompe, oseras-tu
>E PEUT EXISTER SANS ÊTRE PERÇUE, IL s'eN- avancer que tu n'es pas trompé? — .1. Com-
SUIT qu'il existera toujours une AME QUEL- ment l'oserai-je? L. R. Or sans — l'àmc! il

CONQUE POUR LA PERCEVOIR. n'y a point de sens, et sans les sens point de
fauisseté. L'àme est donc cause ou complice de
3. L. R. Je maintenant de ré-
te prie l'erreur? — .1. Ce qui précède me force d'ad-
pondre à cette question Crois-tu que c'est : mettre cette conséquence-là.
l'àmc qui sent ou le corps? .1. Je crois (jue — i. — L. R. Réponds-moi maintenant à ceci :

c'est l'àme. — L. R. Est-ce (jue l'intelligence Te paraît-il possible (ju'il n'existe j)oint de
te semble appartenirl'àme — Cela me
à ? .1. fausseté? — .1. Comment la chose me paraî-
paraît ainsi.— L. R. X l'àme seule ou à quel- trait-elle possible, lorsque nous éprouvons une
qu'autre substance? — Dieu excepté, l'àme
.1. si grande difficulté à trouver la vérité? Il se-
seule me paraît intelligente. — L. R. Exami- rait plus absurde de dire qu'il n'existe point
nons maintenant la question suivante Si quel- : de fausseté que de nier toute vérité. L. R. —
qu'un te disait que ce nnu* n'est pas un mur, Crois-tu que celui qui ne vit pas puisse sentir?
mais un arbre, (ju'en penserais-tu? ,1. Je — — .1. La chose est impossible. L. R. 11 en —
croirais que ses sons ou les miens se trompent, ressort que l'àme vivra toujours. — A. Tu me
IMMORTALITE DE L'AME. m
conduis trop rapidement vers ces grands hori- et vraie parce qu'elle est comme elle paraît ; en
zons allons pas à pas. je te prie.
;
I. 7?. Si — faisant abstraction de celui qui la voit, il n'yawa
tout ce que tu m'as accordé est exact je crois ,
plus ni vérité ni fausseté. Mais s'il n'y a point de
(jue tu ne dois pas douter de cette conséquence. fausseté dans la nature, tout est vrai. Et comme
— A. Elle est trop précipitée, te dis-je, et je rien ne peut paraître vrai ou faux qu'aux yeux
suis plus porté à croire (jue je accordé trop t'ai d'une àme vivante ; (pie le faux |)uisse ou ne
légèrement (piehiue chose, de me regarder (|ue puisse pas dis|)araitre, l'àme subsiste également
comme certain de-l'innuortalité de l'àme. (ce- au milieu de la nature. —
,1. Je voisque tu^iens

pendant développe cette conclusion et montre- de donner une nouvelle force à la conséquence
moi comment elle résulte de ce ([ue je t'ai ac- déjà tirée; mais nous n'y avons rien gagné.
cordé. — L. lî. Tu as reconnu qu'il ne pouvait Car mon
esprit n'est pas moins frap|)é de ce
point y avoir de fausseté sans les sens, et que que les âmes naissent et meurent, et que
fait,

la fausseté ne pouvait point ne ])as exister ; les pour ne pas disparaître du monde, il n'est pas
sens existent donc toujours. Mais il n'y a point nécessaire qu'elles soient immortelles j il suffit
de sens sans l'àme; l'àme est donc immortelle. qu'elles se succèdent.
Elle ne peut sentir sans vivre elle vivra donc ; G. L. R. Crois-tu que les choses corporelles,
toujours. c'est-à-dire sensibles, puissent être comprises
par l'intelligence? — A. Je ne le crois pas. —
CHAPITRE IV.
L. R. Que répondras-tu à cette question :

Dieu se sert-il des sens pour connaître quel-


PEUT-ON CONCLURE l'iMMORTALITÉ DE l'aME DE que chose? —
.1. Je n'ose rien affirmer témé-

LA DURÉE DU VRAI ET DU FAUX? rairement sur ce sujet mais autant qu'il m'est
;

permis de le conjecturer Dieu ne se sert ,

5. À. épée de plomb! Tu pourrais con- aucunement des sens. — L. R. Nous pouvons


clure que immortel, si je t'a-
l'homme est donc conclure que l'àme seule peut sentir. —
vais accordé que le monde ne peut pas exister .1. Tire provisoirement cette conclusion, autant
sans homme et que le monde est éternel. — que la probabilité le permet. — L. R. Réponds
L. R. Tu es bien sur tes gardes : ce n'est encore. Accordes-tu que ce mur, s'il n'est pas
pas toutefois peu de chose d'avoir établi que la pas un vrai mur, ne soit pas un mur? — A. Il

nature ne peut pa^» exister sans une âme, à n'y a point de proposition que je sois plus porté
moins de supposer qu'il n'y aura point de faus- à reconnaître que celle-là. — L. R. Et que s'il

seté dans la nature. —


A. Je reconnais la jus- n'existe point un vrai corps, il n'existe point
tesse de cette conséquence, mais je crois qu'il de corps du tout? — A. Cela encore évi- est
faut examiner plus attentivement si Its prin- dent. — L. R. Ainsi donc, n'y a de vrai que il

cipes que je t'ai accordés plus haut ne sont pas ce qui est tel qu'il paraît; rien de corporel ne
incertains ; car je vois que nous avons fait un peut être aperçu que par les sens; l'àme seule
grand pas vers l'immortalité de l'àme. — L.R. peut sentir; il n'y a point de corps s'il n'existe
As-tu suffisamment considéré si lu n'as rien un vrai corps; il ne peut y avoir
s'ensuit qu'il
accordé légèrement? —
-1. Je le crois, mais je de corps s'il n'existe une àme. A. Tu me —
ne vois pas comment m'accuser de témérité. presses trop vivement et je n'ai rien à t'op-
— L. R. Il est donc démontré (jue la nature poser.
ne peut exister sans une àme vivante? A. —
Oui, mais dans ce sens seulement que des âmes CHAPITRE V.
peuvent naître et d'autres mourir. L. R. —
Mais si la fausseté n'existe plus dans la nature, qu'est-ce QUE LE VRAI?
ne s'ensuivra-t-il pas que tout sera vrai? —
A. Je reconnais cette conséquence. L. R. — T. L. R. Examine cela avec plus d'atten-
Dis-moi comment tu sais que ce mur est un tion. — A. Je suis prêt. — L. R. Voici cer-
mur véritable? —
.1. Parce que l'image qu'il tainement une pierre; c'est une pierre véri-
produit en moi ne me trompe pas. L. R. — table si elle est telle qu'elle paraît ; ce n'est
C'est-à-dire parce qu'il est tel qu'il te paraît. pas une pierre si elle n'est pas véritable, et elle-
— ^l.Oui. — L. R. Si donc une chose est fausse ne peut être aperçue que par les sens. — A.
parce qu'elle est différente de ce qu'elle paraît, J'en conviens. — È. R. \l n'y a donc pas de
1 '.2 LES SOLILOQUES. LIVRE DEUXIÈME.

pierre dans les profondeurs de la terre, ni en crains |)as (pie ma définition soit blâmée
«général là où personne ne |)eut les apercevoir. comme trop courte : Le vrai, à ce qu'il me
Cette pierre n'existerait pas si nous ne l'aper- semble, c'est ce qui est. — L. R. Il n'y aura i/^
cevions pas; elle n'existera plus lorscpie nous donc rien de faux, car tout ce (pii est est vrai *.
aurons quitté ces lieux et (juc nul autre ne — .1. Tu me jettes dans un grand embarras, et

l'apercevra; et, ferme exactement une


si l'on je ne vois pas ce que je puis te répondre. Ce
bourse, quoiqu'elle contienne beaucoup, il n'y qui fait(|ue tout en voulant n'être instruit que
restera rien. Ce bois même n'est pas intérieu- par tes interrogations, déjà, cependant, je
rement du bois. En ell'et, tout ce qui est con- crains d'être interrogé.
tenu dans l'intérieur de ce corps o[)a(pie
échappe aux sens et par cela même n'existe CHAPITRE VI.
pas; car s'il existait, il serait vrai; or, il ne
peut rien y avoir de vrai que ce qui est tel d'ou vient la 1 Al sseté et ou réside-t-elle ?
(prit le paraît; mais cet objet n'est pas aperçu,
il n'est donc pas vrai. As-tu (jnelque chose à 9. L.R. Dieu, à qui nous nous sommes
répondre? —
A. Je vois (jue tes conséquences confiés, nous prête, sans aucun doute, son se-
naissent des principes que je t'ai accordés; cours, et nous délivre de tous ces embarras,
mais elles sont tellement absurdes que je rejet- pourvu (jue nous croyons et que nous le
terais plutôt un de ces principes à ton choix, priions avec ardeur. —
A. Je ne le ferai jamais
que d'admettre qu'elles soient vraies. L. — plus volontiers que maintenant; car je ne me
R. Je ne m'y oppose pas. Examine donc ce suis jamais trouvé dans une nuit si profonde.
que tu veux dire. Veux-tu t'cmpècher de recon- Dieu notre Père, qui nous exhortez à vous
!

naître que les cor|)S ne sont aperçus que par prier et qui nous en faites la grâce lorsque
les sens que l'àme seule sent , et qu'une
,
nous vous prions, car nous vivons mieux alors
pierre ou toute autre chose ne peut exister et nous devenons meilleurs exaucez-moi. Je ;

si elle n'est vraie ou bien veux - tu chan-


; respire à peine au milieu de ces ténèbres, ten-
ger la définition du vrai? A. Examinons — dez-moi une main secourable, montrez-moi
d'abord cette dernière question, je te prie. votre lumière, rappelez-moi de mes erreurs,
8. L. R. Définis donc le vrai. — A. Le vrai afin que, sous votre conduite, je rentre en moi-
est ce qui paraît tel qu'il est, à qui veut et peut même et en vous. Ainsi soit-il L. R. Re- ! —
le connaître. — L. R. Ce que personne ne peut cueille toute ton attention et suis-moi autant
connaître ne sera donc pas vrai? Ensuite, si le que tu en es capable. —
.4. Dis-moi, je te prie,

faux est différent de ce qu'il paraît, et si cette s'il t'est survenu quelque pensée qui nous em-

pierre paraît une pierre à l'un et à l'autre du pêche de périr au milieu de ces ténèbres? —
bois, la même chose sera donc à la fois vraie L. R. Recueille-toi. —
A. Je t'écoute et ne
et fausse? — A. Ce qui m'embarrasse le plus m'occupe de rien autre.
dans tes objections, c'est d'expliquer comment, 10. L. R. D'abord, qu'est-ce que le faux?

si une chose ne peut connue, il s'ensuit


être Examinons de plus en plus. A. Je serais —
qu'elle ne soit pas vraie. Car, qu'une même étonné qu'il fût autre chose que ce qui n'est
chose soit à la fois vraie et fausse, c'est ce qui ne pas tel qu'il paraît. — L. R. Attention ! com-
m'inquiète pas beaucoup. En effet, je vois que, mençons par interroger les sens : Ce que les

comparée à la fois à différents objets, elle est yeux aperçoivent ne peut sûrement être appelé
en même temps plus grande et plus petite. faux, s'il n'y a quelque apparence de vrai. Par

Mais cela provient de ce que, en soi, rien n'est exemple, un homme que nous voyons en songe
grand ou petit. Ces mots sont des termes de Cette définition a été adoptée par Bossuet dans son Traité de la
comparaison, — L. R. Et si tu accordes que
'

Connaissance de Dieu et de soi-même, a Le vrai, c'est ce qui est, le


u faux c'est ce qui n'est pas. On peut bien ne pas entendre ce qui
rien n'est vrai en soi, ne crains-tu pas qu'on t est, mais jamais on ne peut entendre ce qui n'est pas on croit ;

ne puisse conclure que rien n'existe en soi? a fait l'erreur. Mais en effet,
quelquefois l'entendre, et c'est ce qui
on ne l'entend pas puisqu'il n'est pas. • (Boss. édit. de Bar, tom.
Ce qui fait que ce bois est bois, le constitue en IV, pag. 18.) On pourra ajouter qu'il y a deux sortes d'existence :

purement intellectuelle
même temps bois véritable et il est impossible
;
l'existence réelle et objective, et l'existence
ou subjective. Ce n'est qu'en embrassant ces deux manières d'exister
qu'il existe en lui-même, c'est-à-dire sans que que la vérité peut être déûnie ce qui est. Si l'on restreignait cette
définition aux êtres réels et objectifs, elle deviendrait fausse car il
personne le connaisse et qu'il ne soit pas bois
;

,
y a une infinité de vérités qui n'existent que dans la pensée et qui
véritable. —
A. Ainsi je dis, je définis et je ne n'ont point de réalité extérieure.
immortalitp: dk i;ame. 143

sance, soit par la réllexion i)ar la naissance,


n'est pas un homiiio vrrilable, mais il csl faux ;

lorscpie des enfants naissent semblables à loJirs


parce qu'il a une apparence de venté. Qui
pourrait, en etîet, après avoir vu un ciiieii en parents; par la réllexion, connue dans les nn-
sonjre, dire qu'il a vu un lionnne? Le chien roirs; car, (juoique ces miroirs soient prescjne

est donc faux aussi, et précisément parce (|u'il tous l'ouvrage des hommes , ce ne sont pas

a queUpie apparence de vérité. —


.1. Lii chose eux (pii tracent les images cpii s'y re|)rodni-

est ainsi que tu le dis. — L. R. VA si un lionnne sent. Les ouvrages des êtres animés consis-
éveillé voit un cheval et croit que c'est un tent dans des [)eintures, ou dans des imita-

homme, ne se trompe-t-il pas précisément tions send)lables et l'on peut comprendre dans
;

parce qu'il y voit (juehjue ressemblance avec C(! genre ce (pie font les démons, si toutefois
un houune? Car s'il n'aperçoit que l'imaj^e ils font quehjue chose. Les ombres mêmes des

d'un cheval, il ne peut croire (pi'il voit un corps, parce (lu'elles ne sont pas fort éloignées
honuue? — .1. .le suis forcé d'en convenir. — de ressembler aux corps, et de ne pouvoir être
L. It. Nous a|)pelons éfialement faux l'arbre (|ue appelées de faux corps, doivent être consi-
nous voyons peint, fausse ligure celle cjui est dérées comme ajjparleuant au jugement des
reproduite dans un miroir, faux le mouvement yeux, et placées au nombre des choses que la

des tours (piand elles semblent marcher aux nature produit par réflexion; car tout corps
yeux du navij,Mteur; ainsi, encore, la rame exposé à la lumière la rétléchit et produit
paraît faussement brisée dans l'eau pourquoi?
: une ombre en sens opposé. Trouves- tu à con-
parce (ju'il y a dans tout cela ressemblance tredire? — Non, mais je suis impatient de
-4.

avec là vérité. — .1. J'en conviens. — L. B. savoir où tu veux en venir.


Pour le même motif, nous nous trompons en h2. L. R. Attendons encore avec patience,

voyant des jumeaux, des œufs, idusieurs jus(pi'à ce que les autres sens nous aient éga-
impressions d'un même sceau , et d'autres lement enseigné que la fausseté consiste dans
choses pareilles. — .1. Je conçois cela et je l'ac- la ressemblance avec le vrai. Le sens de l'ouïe
corde. —
L. R. La ressemblance aperçue par ne nous fournit guère moins d'espèces de res-
les yeux est donc la mère de la fausseté. — semblances. C'est ainsi qu'entendant la voix
A. Je ne puis le nier. d'un homme nous ne voyons pas, nous le
(jue
11. L. R. Tous ces objets si je ne nie , prenons pour un autre qui a une voix sembla-
trompe, peuvent être divisés en deux genres: ble; et parmi les similitudes inégales nous
à l'un se rattachent les choses égales; à l'autre pouvons citer connue exemples l'écho, le tin-
les choses inégales. Les choses sont égales tement des oreilles l'imitation du cri du
,

quand nous disons qu'elles se ressemblent éga- merle et du corbeau que reproduisent certai-
lement, comme il a été dit des jumeaux et des nes horloges enfin les sons que croient en-
,

marques imprimées par le sceau. La ressem- tendre des hommes qui rêvent, ou qui sont en
blance est entre les choses inégales, lorsqu'un déhre. Ces intlexions de voix que les musiciens
objet moins bon est semblable à un meilleur désignent comme fausses prouvent avec une
objet. En effet, qui pourrait dire, en se regar- grande force cette même vérité ce qui pa-
;

dant dans un miroir, qu'il est semblable à raîtra mieux dans la suite. Il suffit mainte-
l'image qui s'y montre, et ne dirait pas plutôt nant de remarquer que ces mêmes inflexions
qu'elle est semblable à lui? Ce dernier genre se rapprochent beaucoup de celles qu'on
comprend en partie ce que l'àme éprouve, en appelle vraies. Suis-tu bien ces idées? — ,4.

partie ce qui se voit. Or, ce que l'âme éprouve, D'autant plus volontiers que je n'ai point de
elle l'éprouve dans ses sens, comme mouve-
le fatigue à les comprendre. — L. R. Ainsi, pour
ment de la tour, qui n'a rien de réel; ou en ne nous arrêter pas, crois-tu que l'on puisse
elle-même, par ce qu'elle a reçu des sens, distinguer par l'odeur un lys d'un autre lys;
comme les imaginations de ceux qui rêvent, ou par la saveur, un miel qui a la saveur du
peut-être aussi de ceux dont la raison est en thym, d'un autre miel qui a la môme saveur,
délire. Quant aux apparences que nous perce- et(pii est d'une autre ruche; ou par le toucher,
vons dans les choses qui sont sous nos yeux, les la douceur des plumes d'un cygne de la dou-
unes sont exprimées et formées par la nature, ceur des plumes d'une oie ? —
A. Je ne le crors
les autres par les êtres animés. La nature forme pjxs. —
L. R. Et lorsque dans nos rêves nous
des ressemblances inégales, soit par la nais- croyons sentir, goûter ou toucher de tels ob-
144 LES SOLILOQUES. — LIVRE DEIWIÈME.

jots, ne soniincs-nnus pas trompés par la rcs- — A. Je n'ai rien à te répondre, et je suis
seml)IaiK:e dos images, ressemblance d'aulant confus du consentement téméraire que j'ai
plus impariaite qu'elle est plus vaine? A. Tu — accordé plus haut.
dis vrai. — L.
Ainsi nous le voyons, que les
Jl. 11. Tu as tort d'en être confus, comme si ce
choses soient égales, ouinéf^alcs c'est la res- :
n'était pas pour ce motif-là même que nous
semblance séduit et trompe tons nos sens;
(jui avons choisi cette sorte d'entretien. Puis(jue
et lors même
que retenant notre consentement nous ne parlons (ju'entre nous, je veux (ju'ils
ou discernant les dilîérences nous ne sommes portent le nom de Soliloques ce nom est nou- ;

pas trompés, nous appelons cependant fausses veau peut-être dur, mais assez prcjn-e à indi-
,

les choses que jions trouvons ressembler aux En


(pier la chose. elfet, la vérité ne peut guère
vraies. — .1. Je n'en puis douter. être recherchée avec plus de succès qu'en in-
terrogeant et qu'en répondant; de plus il est
CHAPITRE VII. de trouver quelqu'un qui n'ait pas
difficile

honte d'être convaincu dans la dispute; et il


DU VRAI KT DE CE Ql 1 LUI RESSEMBLE. arrive presque toujours que les cris désordon-
nés de roi)iniàlreté font perdre la trace de la
13. L. R. Sois de nouveau attentif et ,
vérité et il en résulte pour les esprits une
,

revenons sur les mêmes idées afin de mieux ,


I)eine tantôt dissimulée, et tantôt manifestée.
manjuer le but aut|uol nous nous efforçons Je crois donc que pour découvrir la vérité, avec
d'atteindre. —
A. Me voici dis-moi ce que ,
l'aide de Dieu, il prudent
est très-sage et fort
tu voudras j'ai résolu de supporter ces
,
que je t'interroge et que tu me répondes ;

longs circuits et je ne crains point cette fati- et si tu t'es engagé témérairement, tu n'as
gue, dans l'espoir de parvenir enfin au but vers pas à craindre de te rétracter ni de te dé-
lequel je sais que nous tendons. L. R. Tu — gager tu ne pourrais autrement et tirer de ce
:

fais bien, mais réponds à cette question Lors- :


défilé.
que tu vois deux œufs tout à fait semblables,
crois-tu que Ton puisse dire que l'un des deux CHAPITRE VIII.
est faux ? — A. Je ne crois pas du tout car
le ;

sitous les deux sont des œufs, ce sont des œufs CE QUI CONSTITUE LE VRAI OU LE FAUX.
véritables. — L. R. Et lorsque nous aperce-
vons une image réfléchie par un miroir, à 15. ^l. Tu as raison , mais je ne vois pas
quel signe jugeons-nous que c'est une fausse bien ce que j'ai eu tort d'accorder. C'est peut-
image? —
.1. C'est qu'on ne peut la toucher,
être d'avoir dit qu'on appelle faux ce qui a
qu'elle ne fait point de bruit, qu'elle ne se
(juelque ressemblance avec le vrai ; et cepen-
meut pas, qu'elle ne vit pas il y a aussi un ;
dant je ne vois rien autre chose qui mérite le
grand nombre d'autres signes qu'il serait trop nom de faux , et je suis de nouveau forcé de
long d'indiquer. —
L. R. Je vois que tu ne reconnaître que les choses que l'on appelle faus-
veux pas être retardé et il faut se conformer
,
ses ne sont ainsi appelées que parce qu'elles
à ton impatience. Ainsi, pour ne pas tout rap- diffèrent du vrai d'où l'on doit conclure que
;

peler, si ces hommes que nous apercevons en c'est la dissimililude qui est la cause de la
songe pouvaient vivre, parler, être touchés par fausseté. Ainsi je suis dans le plus grand em-
ceux qui sont éveillés s'il n'y avait aucune ;
barras, et mon esprit ne me présente rien qui
différence entre eux et ceux que, bien sains et vienne de causes opposées. L. R. Et si —
bien éveillés, nous voyons et nous entrete- c'était la seule chose dans la nature qui existât
nons, pourrions-nous dire que ce sont de faux ainsi? Ignores -tu qu'après avoir étudié un

hommes? ,1. Comment aurait-on raison de grand nombre d'espèces d'animaux on ne
le dire? —
L. R. Donc, s'ils étaient aussi vrais trouve que le seul crocodile qui remue la mâ-
,

qu'ils paraissent semblables aux hommes véri- choire supérieure en mangeant' ? et ne sais-tu
tables, s'il n'y avait aucune ditïerence entre
eux, et s'ilssont faux à cause des différences '
U pardonner à saint Augustin d'avoir adopté cette erreur
faut
puisqu'elle a été celle d'Aristote, de Pline et même de beaucoup
qui les rendent dissemblables, ne doit- on do voyageurs modernes. Mais des observations plus exactes ont
mère de la appris que dans le crocodile, la mâchoire supérieure, comme dans
pas avouer que la similitude est la
tous les animaux, est jointe aux autres os de la tète, et qu'aucune
vérité , et la dissimilitude celle de la fausseté? articulation ne la rend mobile
IMMORTALITÉ DE L'AME. 145

pas que l'on ne peut presque rien trouver de


tellement semblable à une chose qui n'en dif- CHAPITRE IX.
fère sous quelques rapports ? .1. Je con- —
çois cela; mais lorsque je considère que ce que QUE SONT LE FAUX, LE TROMPEUR
nous appelons faux possède quelque ressem- ET LE MENTEUR?
blance et quelque dilîérence avec le vrai, je ne
puis apercevoir si c'est plutôt cette ressem- IG. L. R. Sois de nouveau attentif, car je
blance ou cette différence qui lui mérite le ne puis me persuader que nous ayons inu-
nom de faux. Si je suppose que c'est la diffé- tilement imploré le secours divin. Je vois
rence, il n'y aura rien qui ne puisse être ap- qu'après avoir étendu nos recherches autant
pelé faux car il n'y a point de chose qui ne
;
que nous l'avons pu, leur résultat a été de
diffère, sous quelques rapports, d'une autre conclure qu'on doit appeler faux ce qui veut
(|ue cependant nous disons vraie. Et, si je sup- paraître ce qu'il n'est pas, ou même qui veut
pose ((ue c'est la ressemblance qui fait qu'on paraître exister tandis qu'il n'existe pas. La
appelle une chose fausse ; comment répondre première espèce de faux se divise en tromperie
à l'exemple de ces œufs, qui sont vrais parce ou en mensonge. On appelle trompeur celui
qu'ils sont exactement semblables , et de plus, qui a le désir de tromper ce qui ne peut se,

comment réfuter celui qui me forcerait de concevoir sans une âme


cette tromperie est
;

convenir que toutes choses sont fausses, car je quelquefois l'ouvrage de la raison, quelquefois
ne puis nier que toutes ne soient semblables de la nature; de la raison, comme dans les
sous quelque rapport? Et quand tu m'inspire- animaux raisonnables, que l'homme de la
tel ;

rais le courage de lui répondre que c'est la nature, comme dans que le re-
les bêtes, tel
similitude et la dissimilitude qui contribuent nard. J'appelle mensonge l'espèce de trom-
à la fois à ce que l'on appelle une chose fausse, perie de ceux qui feignent. Ils diffèrent du
quel moyen me fourniras-tu de me tirer d'em- trompeur, en ce que tout trompeur cherche à
barras? Il me pressera de nouveau d'avouer tromper, tandis que tout menteur ne cherche
que toutes choses sont fausses, puisque toutes, pas à tromper. En effet, les mimes, les comé-
ainsi qu'il a été dit plus haut, se ressemblent dies, et un grand nombre de poèmes "sont ,

sous quelques rapports et diffèrent sous quel- pleins de mensonges, qui ont moins pour but
ques autres. 11 ne me resterait plus qu'à de tromper que de plaire, et presque tous ceux
avancer qu'il n'y a de faux que ce qui est dif- qui plaisantent ont recours au mensonge. Mais
férent de ce qu'il paraît mais je craindrais de
;
on appelle trompeur un homme faux, celui
,

rencontrer encore ces formidables écueils aux- dont l'intention de tromper. Quant à ceux
est
quels je me croyais échapjié car emporté par ;
qui n'ont pas pour but de tromper, mais qui
queliiue tourbillon soudain je serais de nou- ,
emploient cependant la feinte, personne n'hé-
veau obligé de reconnaître que le vrai est ce site à les désigner sous le nom de menteurs,

(jui est tel qu'il paraît, d'où il suit qu'il ne peut ou du moins de gens qui feignent. As-tu quel-
y avoir rien de vrai sans quelqu'un qui le
, que chose à objecter ?
connaisse. Mais c'est ici que je dois craindre de 17. .4. Continue, je te prie, car maintenant
heurter aux écueils cachés ils sont véritables,
: peut-être as-tu commencé à m'enseigner, sur
(juoique je ne les voie pas. D'un autre côté, si la fausseté, des choses qui ne sont pas fausses;
je dis que le vrai est ce qui est, il s'ensuivra mais j'attends que tu m'expliques quelle est
(|ue le faux n'existe pas, ce qui répugne. cette espèce de faux qui consiste à se donner
Fies incertitudes reviennent ainsi et je m'a- , l'apparence de l'existence, tandis qu'on n'existe
perçois que je n'ai pas fait un pas en te suivant pas réellement. — Que n'attends-tu un
L. R.
dans tes longues recherches. moment? Ce genre de faux est le même dont
nous avons déjà indiqué plusieurs exemples.
Est-ce que ton image peinte dans un miroir ne
paraît pas vouloir se présenter comme toi-
même, et n'est-elle pas fausse précisément parce
qu'elle n'est pas toi? — A. La chose me semble
ainsi. — L. B. Est-ce que toute i)einturc, toute
représentation, toute imitation de ce genre, n'a

S. Al'g. — Tome 111, 10


U6 LES SOLILOQUES. — LIVRE DEUXIÈME.

pas pour objet de paraître la chose même à la naître. — .4. Quelle est-elle? —L. R. N'est-ce pas

ressemblance de laquelle elle est faite? .1. — que toutes ces choses ne sont vraies en partie
Je suis forcé d'enconvenir. L. R. Tu n'auras — qu'autant qu'elles sont en partie fausses, que le
pas de peine à avouer que les images qui trom- faux ne sert en elles qu'à mieux établir le vrai,
pent les hommes endormis ou en délire sont et que si elles refusent d'être fausses elles ne

du même genre? —
^1. Il est sûr qu'aucun objet peuvent devenir ce qu'elles veulent ou doivent
ne cherche autant à se confondre avec la réa- être? En effet, comment ce Roscius, dont je
lité telle qu'elle frappe les hommes raisonna- viens de parler, serait-il un vrai tragédien, s'il
bles et éveillés; mais ces images sont précisé- ne consentail à être un faux Hector, une fausse
ment fausses, parce qu'elles cherchent à être Andromaque, un faux Hercule et ainsi des ,

ce qu'elles ne peuvent être. R. Qu'ai-je — L. rôles sans nombre qu'il a remplis? Com-
besoin de parler encore du vacillement des ment une peinture pourrait-elle être véritable,
tours, de la rame plongée dans l'eau ou des si le cheval qu'elle représente n'était pas faux?
ombres des corps? Ces phénomènes, je pense, Comment l'image véritable de l'homme pour-
doivent être jugés d'après la même règle, sans dans un miroir, si elle n'était
rait-elle paraître

difficulté. — A. Sans difficulté. — L. R. Je ne pas un faux homme? Mais pourquoi, si certains


parle pas des autres sens ;car personne, en y hommes, pour exprimer le vrai ont besoin ,

réfléchissant, ne peut manquer d'apercevoir d'employer le faux craignons-nous tant la


,

que nous appelons faux, dans les choses qui fausseté et désirons-nous la vérité comme le

frappent nos sens , ce qui veut paraître exister plus grand bien? — A. Je l'ignore, et je m'en
tandis qu'il n'est pas. étonne beaucoup; mais c'est peut-être parce
que, dans ces exemples, il n'y a rien qui soit
CHAPITRE X. digne de notre imitation. En effet, pour rem-

plir véritablement le rôle de noire vie, quel


il y a des choses vraies, précisément parce qu'il soit, nous ne devons point, comme les
qu'elles sont fausses. histrions, comme les images reproduites
ni
dans un miroir, ni comme les vaches d'airain
18. A. Tu as raison; mais je m'étonne de Myron, recourir et nous prêter à un rôle
I
que tu veuilles distinguer du faux les poè- étranger, ni par conséquent chercher à être
mes , les plaisanteries et les autres fictions. faux mais nous devons poursuivre celte vé-

;

L. R. Parce que autre chose est devou- rité, qui n'a point deux faces différentes, qui
loir paraître faux, autre chose est de ne pou- ne se contredit jamais elle-même, et où le vrai
voir être vrai. Ainsi nous pouvons placer sur ne se mêle point au faux. L. R. Les choses—
la même ligne que
ouvrages des peintres
les que tu recherches ont un caractère grand
et des autres imitateurs de la nature, les et divin; si néanmoins nous parvenons aies
œuvres de l'esprit telles que les comédies, les trouver, ne seras-tu pas obligé d'avouer que
tragédies, les mimes et d'autres de ce genre. c'est d'elles qu'est formée et constituée cette
Un homme peint, quoiqu'il soit fait pour res- vérité dont le nom sert à désigner tout ce qu'on
sembler à un homme, ne peut pas plus être un appelle vrai, de quelque manière que ce soit?
homme véritable que les peintures de la vie — A. J'en conviens sans peine.
humaine renfermées dans les livres des comi-
ques n'ont de réalité. Ces choses ne veulent pas CHAPITRE XI.
être fausses, et ne le désirent aucunement ;

mais elles ont été forcées par une sorte de né- VÉRITÉ DANS LES SCIENCES. —
QU'eST-CE QUE LA
cessité de suivre la volonté de l'artiste. A la FABLE? qu'est-ce QUE LA GRAMMAIRE?
vérité Roscius sur la scène représentait volon-
tairement une fausse Hécube, tandis qu'il devait t9. L. R. Maintenant réponds-moi, la science
à la nature d'être un homme ; mais volontai- de la discussion est-elle vraie ou fausse ?
rement aussi il était un vrai tragédien, puis- — ,1. Qui doute qu'elle soit vraie ? mais la
qu'il remplissait le rôle qu'il avait choisi ; il grammaire aussi est vraie. — L. R. L'est-elle
était aussi un faux Priam ,
quand il imitait autant que la science de la discussion ? — ,4.

Priani qu'il n'était pas. De là naît une merveille Je ne vois pas ce qui peut être plus vrai (jue ce
que personne ne peut s'empêcher de recon- qui est vrai. — L. R. Sans doute ce qui n'a
IMMORTALITÉ DE L'AME. U7
aucun mélange de faux, mélange qui te cho- Dédale eût volé dans les airs et si la chose était
quait, lorsque tu examinais comment certaines enseignée auxenfants, admise par eux comme
et
choses ne pouvaient être vraies, sans être en une fable, par cela môme on leur enseigne-
même temps fausses, ignores-tu que toutes ces rait une fausseté puisqu'on leur donnerait
,

fictions et ces mensonges appartiennent à la connue fable ce qui serait vrai. Il arrive ainsi,
grammaire? — .1. Je ne l'ignore pas; mais, ce que nous regardions tout à l'heure comme
comme je le pense, ce n'est pas la grammaire extraordinaire, que la fable du vol de Dédale
qui les rend fausses; elle se borne à faire con- ne peut être vraie s'il n'est faux que Dédale ait
En effet, la fable est un
naître ce qu'elles sont. volé. —
^4. Je comprends cela, mais j'attends

mensonge composé pour l'utilité ou pour l'a- quelle conséquence nous en pourrons tirer. —
grément. La grammaire est, au contraire, l'art L. R. N'est-ce pas celle-ci, que nous avons rai-
de gouverner et de régler la voix articulée. son d'établir, que la science ne peut être science
Par une nécessité de sa nature, elle est forcée si elle n'enseigne le vrai? — ^1. Comment cela
de recueiUir toutes les fictions composées dans s'applique-t-il au sujet que nous traitons? —
les langues humaines, et conservées par la L. R. Le voici je veux savoir de toi ce qui fait
:

mémoire et par l'écriture; ce n'est pas elle qui que la grammaire est une science? Car ce qui
en est l'auteur, mais elle établit d'après elles fait qu'elle est une science fait en même temps

des règles véritables. — L. R. C'est très-bien ;


qu'elle est vraie. —
.4. Je ne sais que te répon-

je n'examine pas maintenant si les distinctions dre. —


L. R. Ne te paraît-il pas que si dans la
et les définitions dont tu viens de te servir grammaire il n'y avait aucune définition, au-
sont exactes; mais, je te demande si c'est la cune distinction et distribution des genres et
grammaire elle-même ou plutôt la science de des parties, ce ne pourrait être une science? —
l'argumentation qui prouve qu'elles le sont. .4. Jecomprends maintenant ce que tu me dis,
— .4. Je ne nie pas que le pouvoir et la facilité et mon esprit ne pe»t songer à aucune science
de définir dont je me suis servi pour ces dis- sans y admettre des définitions, des divisions
tinctions, n'appartiennent à l'art de la discus- et des raisonnements, qui servent à déterminer

sion. la nature de chaque chose, à rendre à chacune


20. L. R.La grammaire elle-même, si elle ce qui lui appartient sans rien confondre, suns
est vraie, n'est elle pas vraie en tant que science? rien lui enlever de ce qui la constitue, sans
Ce qu'ici nous appelons science, en latin disci- rien ajouter de ce qui lui est étranger, enfin
plina^ vient du verbe discere, apprendre, et tout ce qui forme ce que l'on appelle une
signifie des règles qu'on a apprises. Or on ne science. — L. R. N'est-ce pas aussi tout cela
peut dire de personne qu'il ignore ce qu'il a qui la rend vraie science? —A. Je vois que
appris et retenu; de plus, personne ne sait le c'est une conséquence de ce que je viens de
faux; donc toute science est vraie. — A. Je ne dire.
vois pas ce qu'il y a de mal fondé dans ce court 21. L. R. Dis-moi maintenant quelle est la
raisonnement; ce qui m'embarrasse cependant, science qui enseigne à bien définir, à bien di-
c'est la craintede voir quelqu'un en conclure viser, à bien distinguer? ^. Il a été re- —
que les fables mômes sont vraies; car nous les connu plus haut que c'est la science de l'argu-
apprenons et nous les retenons. L. R. Le — mentation. — L. R. La grammaire a donc été
grammairien qui nous les enseignait ne nous constituée comme science et comme
chose
commandait-il pas de les apprendre sans y vraie par cette même science de l'argumenta-
croire? —
A. Oui, il nous pressait fort de les tion, puisque tu l'as défendue plus haut de
apprendre. —
L. R. A-t-il jamais insisté pour tout reproche de fausseté. Or, ce que je dis de
nous faire ajouter foi au vol de Dédale? A. — la grammaire, je pourrais le conclure égale-

Non, jamais; mais si nous n'apprenions pas ment de toutes les sciences, car tu as avoué, et
bien la fable, à peine nous permettait-il de avec raison, que tu ne connaissais aucune
nous occuper d'autres choses. —
L. R. Tu nies science qui pût se passer de définition et de di-
donc qu'il soit vrai que ce soit là une fable, et vision mais si ces sciences sont vraies, par là
;

que l'on parle ainsi de Dédale? —


A. Je ne nie même qu'elles sont des sciences, qui pourrait
aucunement celte vérité. —
L. R. Tu ne peux nier que c'est par la vérité même que toutes
donc nier que tu as appris le vrai lorsque tu as sont -s raie s? — .4. Je suis près de l'avouer,
appris cette fable. En effet, s'il était vrai que mais une chose m'embarrasse : c'est que nous

148 LES SOLILOQUES. — LIVRE DEUXIÈME.

comptons au nombre de ces sciences l'art même connaîtra qu'il est possible que le sujet subsis-
de discuter. Je pense que c'est plutôt ce der- tant, tout ce qui est dans le sujet ne subsiste
nier art qui est vrai par ta vérité. L. R. Cette — pas. La couleur de notre corps peut s'altérer
remarque est fort juste et prouve l'activité de par la maladie et par l'âge, quoique le corps
ton attention; mais tu ne nieras pas, je pré- ne périsse pas encore. Cependant il n'en est pas
sume, que cette science de disput r est vraie, ainsi de toutes les propriétés du sujet, mais
par cela même qu'elle est une science. — A. seulement de celles qui ne sont pas absolu-
C'est là précisément ce qui m'embarrasse, car ment du sujet auquel
nécessaires à l'existence
j'ai observé qu'elle était aussi une science, et elles appartiennent. Pour que ce mur existe,
que pour ce motif on devait la considérer il n'est pas nécessaire que nous le voyions de

comme vraie. — L. R. Mais, cnfm, penses-tu telle couleur; qu'il vienne à blanchir ou à

qu'elle pourrait être une science si elle n'em- noircir par quelque accident, qu'il prenne
ployait les divisions et les définitions? — ^. Je d'autres couleurs encore , il ne cessera pas
n'ai rien à t'opposer. — L. R. Mais si c'est là néanmoins d'être appelé et d'être réellement
son office, par elle-même une vraie
elle est un mur. Mais si le feu manque de chaleur, il
science. Qui donc s'étonnera que la science n'est plus feu, et nous ne pouvons appeler neige
par laquelle tout est vrai soit en elle-même ou ce qui est privé de blancheur.
par elle-même véritablement une vérité? —
A. Je ne vois plus rien qui s'oppose à ce que
CHAPITRE XIIT.
j'embrasse ce sentiment.
CONCLUSION EN FAVEUR DE l'iMMORTALITÉ
CHAPITRE XII. DE l'AME.

DE COMBIEN DE MANIÈRES CERTAINES CHOSES Quant à ce que tu m'as demandé s'il


23. ,

EXISTENT DANS UNE AUTRE. que le sujet cessant d'exister, ce


était possible
qui est dans le sujet continue à demeurer,
22. L, R. Sois donc attentif à ce qu'il me quel est celui qui pourrait accorder ou admet-
reste à te dire. — A. Parle, si tu as quel- tre une telle proposition ? Il est tout à fait con-
que chose à m'enseigner, que je puisse com- traire à la vérité, il est même absurde que ce

prendre et que je sois porté à admettre. — qui ne peut être que dans un sujet puisse
L. R. Nous savons qu'une cbo?e est dans une exister, quand même ce sujet n'existerait pas.

autre de deux manières diiîérentes. D'une —L. R. Nous avons enfin trouvé ce que
première manière, quand elle peut en être sé- nous cherchions. —
A. Que dis-tu? L. R. —
parée et transportée ailleurs morceau
; ainsi, ce Ce que tu entends. A. Quoi —
est-il déjà !

de bois est dans ce lieu, le soleil est au levant. évident que l'àme est immortelle? L. R. Si —
D'une seconde manière, quand une chose est ce que tu m'as accordé est vrai, la chose est
tellement unie au sujet qu'elle ne peut en être évidente à moins que tu ne prétendes que
,

séparée ainsi, dans ce môme morceau de bois


;
l'àme, même en mourant, existerait encore.
la nature et la forme que nous voyons, la lu- A. Je n'avouerai jamais une pareille proposi-
mière dans le soleil, dans le feu, la chaleur, la tion, et je dis que si l'àme meurt , elle n'existe
science dans l'àme, et ainsi des autres choses plus; et ce qu'ont avancé quelques grands phi-
semblables. Crois-tu autrement? losophes ,
que la substance qui donne la vie

A. Ce sont d'anciennes propositions qui nous partout où elle se montre ne peut être sujette
ont été enseignées et que nous avons étudiées à la mort ne m'éloigne pas de ce sentiment.
,

avec le plus grand soin dès les premières an- Quoique la lumière éclaire tous les lieux oîi
nées de notre adolescence; ainsi, puisque tu elle peut pénétrer et ne puisse admettre en elle

m'interroges à ce sujet, je ne puis m'empêcher les ténèbres, à raison de cette force puissante
d'en admettre la vérité sans aucune hésitation. qui tient au principe des contraires, elle est su-
— L. R. Allons plus loin Ne roconnais-tu
: jette à s'éteindre , et le lieu qu'elle a éclairé de-

pas que ce qui est inséparable du sujet ne peut vient obscur; ainsi cette lumière qui résistait
subsister, si le sujet ne subsiste? A. J'avoue — aux ténèbres et qui ne s'y mêlait d'aucune
,

également que cela est nécessaire mais qui- ; manière, leur a cédé l'empire en n'existant plus,
conque examinera la chose avec attention re- comme elle le pouvait en s'éloignant. Ne puis-je
IMMORTALITÉ DE L'AME. 149

donc pas craindre que la mort ne soit au corps


ce que les ténèbres sont au lieu, lorscjue l'àme
CHAPITRE XIV.
s'en éloigne ou s'y éteint comme la lumière ?

Alors, loin d'être en sûreté contre la mort du EXAMEN DE LA CONCLUSION PRÉCÉDENTE.


corps, il faudrait désirer une espèce de mort qui
en séparât lame toute \ivante et la conduisît 2.S. A. Je suis tenté de me livrer à la joie,
dans un lieu où elle ne put s'éteindre, si toute- mais deux motifs me
retiennent encore. Ce
fois il existe un tel lieu. Ou bien, si la chose qui me frappe d'abord, c'est que nous avons
est impossible, si l'àme est connue une lumière employé un si long circuit, et suivi je ne sais
qui s'allume dans le corps et ne peut exister quelle chaîne de raisonnements, tandis que
ailleurs, si toute mort est l'extinction de cette l'on pouvait démontrer si brièvement, comme
âme ou de la vie dans ce corps ; il faut choisir, on vient de le faire, toute la proposition qu'il
autant que la condition humaine le permet, s'agissait d'établir. Ainsi, ce qui m'inquiète,
un genre de vie oîi cette existence si courte c'est que la dialectique nous ait conduits par
puisse passer avec sécurité et tranquillité ;
tant de détours, comme pour nous tendre des
j'ignore au reste comment la chose serait possi- pièges. Ensuite ,
je ne vois pas comment on
ble, si rame Heureux ceux qui
devait mourir. peut dire que la science est toujours dans
sont persuadés, soit par eux-mêmes, soit par l'àme, surtout la science de l'argumentation,
une autorité quelconque que la mort n'est ,
lorsqu'un si petit nombre en sont instruits, et
pas à craindre lors même que l'âme mour-
, que ceux même qui la connaissent ne l'ont
rait Quant à moi, malheureux! aucune rai-
! apprise que longtemps après leur naissance;
son, aucun livre n'ont pu me le persuader car nous ne pouvons pas dire que les âmes des
encore. ignorants ne soient pas des âmes, ou qu'une
24. L. R. Cesse de gémir, l'àme humaine science qu'ils ignorent soit dans leur âme ; et
est immortelle. — A. Comment le prouves-tu? si deux propositions sont tout à fait absur-
ces
— L. R. Par principes que tu m'as accordés
les des il s'ensuit que la vérité n'est pas toujours
,

plus haut, je pense, après un mûr examen.


et, le dans l'àme, ou que la science de l'argumen-
— A. le ne me rappelle point avoir répondu tation n'est pas celte vérité.
légèrement à aucune de tes questions mais ;
26. L. R.Txx vois que le raisonnement ne
résume je t'en prie voyons où nous sommes
, ; nous a pas conduits inutilement à travers tant
parvenus après tant de circuits et ne m'inter- , de détours. En effet, nous cherchions ce que
roge plus. Si tu te bornes en effet à rappeler ce c'est que la vérité, et maintenant même, après
que je t'ai accordé, pourquoi attendrais-tu de avoir parcouru tant de sentiers pour nous con-
moi une nouvelle réponse ? Serait-ce pour duire au milieu du dédale des choses, nous ne
retarder inutilement mon bonheur, si nous pouvons nous flatter d'être parvenus à la dé-
avons fait quelque heureuse découverte? — couvrir. Mais que ferons -nous? Abandon-
L. R. Je ferai ce que tu désires; mais sois bien nerons-nous ce que nous avons entrepris et
attentif. A. Parle— je suis attentif: pour- ,
attendrons-nous que quelques livres étrangers
quoi me
tourmenter de cette manière? Z. R. — nous tombent dans les mains et satisfassent à
Si cequi existe dansunsujetne peut cesser d'exis- cette question ? Car il en est, je pense, un grand
ter, le sujet lui-même par une conséquence , nombre qui ont été composés avant nous, et
nécessaire, ne ])eut cesser d'exister. Or, toute que nous n'avons pas lus et de nos jours, pour
;

science est dans l'àme comme dans un sujet. ne pas nous borner à de simples suppositions,
11 est donc nécessaire que l'àme existe toujours nous savons que l'on a écrit sur ce sujet et en
si la science doit toujours exister. Mais la science prose et en vers; qu'il a été traité par des
n'est autre chose que la vérité, et la vérité, hommes dont nous ne pouvons ignorer les
comme la raison nous l'a prouvé au commen- écrits, et dont le génie nous est tellement
cement de L'àme
ce livre, doit toujours exister. connu que nous ne saurions désespérer de
,

doitdonc toujours exister elle ne peut donc , trouver, dans leurs ouvrages, ce que nous
mourir et pour nier avec quelque raison
; cherchons. Et ne voyons-nous pas ici même,
l'immortalité de l'àme , il faudrait prouver ce grand homme, qui a fait revivre, dans toute
que parmi principes posés \)lus haut tout
les sa perfection, l'éloquence que nous regardions
n'est pas solidement étabh. comme morte avant qu'il parût? Après nous
,

150 LES SOLILOQUES. — LIVRE DEUXIÈME.

avoir enseigné par ses écrits la manière de toujours exister, et que la science de l'argu-

vivre,nous laisscra-t-il ignorer la nature de mentation est la vérité. Tu as dit, en effet, que
la vie ? ' —
A. Je ne le pense pas, et je compte ces deux conséquences te faisaient hésiter, et
beaucoup sur son secours; tout ce qui m'af- nous empêchaient d'être parfaitement sûrs de
flige, c'est que je ne puisse lui faire connaître, la thèse elle-même. Veux-tu que nous cher-
comme je le voudrais, notre ardeur soit pour chions d'al)ord comment la science peut exister
lui, soit pour la vérité; sans doute il aurait dans l'âme d'un ignorant, d'un ignorant que
compassion de notre soif du vrai, et l'étanche- pourtant nous ne pouvons cesser d'appeler une
rait plus tôt qu'elle ne l'est. Il est en paix, car âme ?(^ette considération paraissait t'ébranler,
il est complètement persuadé de l'immortalité et te forcer àdouter de nouveau de tout ce
de l'âme il ne sait pas qu'il est peut-être des
; que tu avais accordé. —
A. Au contraire ,

hommes qui ont assez connu le malheur d'i- examinons d'abord ce (juej'ai accordé; nous
gnorer cette vérité et qu'il serait cruel de ne verrons ensuite ce qu'il faut penser de cette
pas secourir, surtout quand ils le demandent. dernière difficulté; après cela, il ne restera
Cet autre * a connu dans l'intimité notre amour plus, je pense, de controverse à terminer. —
pour la vérité; mais il est si éloigné de nous, L. li. Soit, mais écoute avec la plus grande
et nous sommes dans une telle situation, que prudence. Je sais ce qu'il t'arrive lorsque tu es
nous pourrions à peine communiquer par let- attentif. Occupé trop exclusivement de la con-
tres. Je pense que, durant le loisir dont il jouit clusion et désireux de la voir au plus tôt, tu
au delà des Alpes, il a terminé le poëme des- n'examines pas avec assez de soin, et tu accor-
tiné à dissiper les craintes de la mort, l'engour- des trop légèrement ce qu'on te demande. —
dissement et le froid mortel dont l'àme avait A. Tu dis peut-être vrai, mais je m'efforcerai
été si longtemps frappée. Mais avant l'arrivée de lutter de tout mon pouvoir contre ce genre
de ces secours qui ne sont point en notre pou- de maladie. Or commence à m'interroger
voir, n'est-il pas honteux de perdre ainsi notre et ne perdons pas le temps.
temps et de laisser notre âme elle-même atta- 28. L. R. Voici, autant que je m'en souviens,
chée et comme enchaînée à l'incertitude de comment nous avons conclu que la vérité ne
volontés étrangères ? pouvait périr. Si le monde entier, disions-nous,
et la vérité même périssaient, il serait vrai que
CHAPITRE XV. le monde et la vérité ont péri. Or, il n'est rien
de vrai sans la vérité. La vérité ne peut donc
NATURE DU VRAI ET DU FAUX. périr.— A. J'avoue cette proposition je se- et
rais fortsurpris si fausse. — L. R.
elle était
OÙ sont les prières que nous avons adres-
27. Passons maintenant à une autre. — A. Per-
sées, que nous adressons encore à Dieu, non mets-moi d'examiner encore pendant un ins-
pour qu'il nous accorde les richesses, les vo- tant la première, afin de n'être pas réduit
luptés du corps, les suffrages et les honneurs encore à revenir honteusement sur mes pas.
populaires, mais pour qu'il nous ouvre le che- — L. R. Ne sera-t-il donc pas vrai que la vé-
min et nous aide à connaître notre nature et rité a péri? Si cela n'est pas vrai, elle n'a donc
la nature divine? Nous abandonnerait-il ainsi, pas péri; si cela est vrai, comment, après l'a-

ou serait-ce nous qui l'abandonnerions? — néantissement de la vérité, pourra-t-il y avoir


L. R. 11 est bien éloigné de délaisser ceux rien de vrai, puisqu'il n'y aura plus de vérité?
qui soupirent après de telles connaissances. — A. Je penser ni d'y ré-
n'ai pas besoin d'y
Aussi devons-nous repousser l'idée d'abandon- fléchir plus longtemps; passe à autre chose.
ner un tel guide. Rappelons donc, en peu de Nous ferons certainement, si nous le pouvons,
mots, si cela te convient, ce qui a servi à éta- que des hommes doctes et habiles lisent ce que
blir ces deux propositions : Que la vérité doit nous venons de dire et corrigent notre témé-
rité, s'il y en a. Car je ne vois pas que, ni en
' On ne peut guère douterqu'il ne soit question ici de saint Am-
broise et de son livre des Offices. ce moment ni jamais, on puisse découvrir rien
' Zénobe ou Zénobius,à qui sont adressés les livres
de l'Ordre, et 11 de contraire à ce que nous venons d'avancer.
deuxième des lettres de saint Augustin , était digne de cet hommage
par son savoir et par son talent pour la poésie. Il ne nous reste rien 'VrtlO. L. R. Ne nomme-t-on pas vérité ce qui
de lui mais il parait qu'il avait composé plusieurs ouvrages, entre
;

autres un sur l'Ordre même


rend vrai tout ce qui est vrai ? A. Sans —
Bujet, sert de réponse
, auquel celui de saint Augustin, sur
et de supplément.
le
doute. — L. R. N'a-t-on pas raison d'appeler
IMMOUTAIJTÉ DE L'AME. loi

vrai ce qui n'est pas faux? — ^1. Ce serait une nous appelons de faux argent; car ils
les
folie cKen douter. — L. R. Le faux n'csl-il pas oITrent quehiue ressemblance avec ce métal;
ce qui offre la ressemblance d'une autre chose, ce qui est faux alors, ce n'est pas notre propo-
sans être cependant la chose même à laquelle sition, mais son objet.
il ressemble? — A. Je ne vois rien qui mérite
mieux le nom de faux. Cependant l'on appelle
CHAPITRE XVL
également faux ce qui est fort éloigné de res-
sembler au vrai. —
L. R. Qui le nie? mais PEIT-ON DONNER Al X CHOSES EXCELLENTES LES
ajoute que ce faux porte en lui quelque imita- NOMS DES CHOSES MOINDRES?
tion du vrai. —
.1. Comment? quand on dit

que Médée a volé dans les airs, soutenue par 30. fi. Tu as bien saisi
L. mais crois-tu ;

des serpents ailés, cette fiction n'imite nulle- qu'il soit convenable de désigner l'argent sous
ment le vr.ii, car elle n'a aucime existence. Ce le ;nom de faux plomb? —
A. Je ne le crois
qui n'existe aucunement ne peut rien imiter. pas. — Pourquoi?
L. fi. — i4. Je n'en sais
— L. fi. (]e que tu dis est exact, mais tu ne fais rien; tout ce que je puis dire, que ma vo- c'est
pas attention que l'on ne peut même appeler lonté serait tout à fait opposée à cette expres-
fausse une chose qui n'existerait pas du tout ;
sion. —
L. fi. Ne serait-ce pas parce que l'ar-
si une chose est fausse, elle existe; si elle gent est plus parfait que le plomb et que l'on
n'existe pas, elle n'est pas fausse. A. Nous — aurait l'air de le rabaisser, tandis que l'on fait
ne dirons donc pas que cet étrange prodige une espèce d'honneur au plomb en l'appelant
atlribué à Médée soit faux? L. fi. Non, sans — un faux argent? —
A. Tu as expliqué ce que je
doute, car s'il est faux, comment peut-il cire voulais dire. C'est pour cela, je pense, que le
un prodige? — A. Ceci m'étonne; ainsi, lors- droit considère comme infâmes, et incapables
que j'entends Médée dire : J'attelle à mon char de tester, les hommes qui s'habillent en fem-
d'immenses serpents ailés \ ce n'est pas une mes. Je ne mieux de les ap-
sais si l'on ferait
fausseté que j'enlends? —
L. fi. C'en est une, femmes ou de faux hommes,
peler de fausses
sans doute car il y a quelque chose que tu
;
mais nous pouvons sans aucun doute les dési-
peux traiter de faux. —
A. Quoi? je te le de- gner comme de véritables histrions, comme
mande 1 —
L. fi. La proposition même expri- des hommes vraiment infâmes s'ils ne sont ;

mée dans ce vers. —


A. Mais quelle ressem- point reconnus et que l'on ne puisse appeler
blance oBre-t-elle avec le vrai ? L. fi. Parce — infâmes que ceux qui ont obtenu une honteuse
qu'on ne s'exprimerait pas différemment si renommée, nous restons, je pense, dans la
Médée avait réellement fait ce qu'elle dit. Ainsi vérité, en les appelant de vrais débauchés. —
une proposition fausse imite par l'expression L. fi. Un autre moment se présentera de trai-
les propositions véritables. Si on n'y croit pas, ter cette question. Beaucoup d'actions ont un
elle imite seulement les propositions véritables côté honteux, en les envisageant sous le rap-
par la similitude de l'expression elle est fausse ;
port extérieur, qui peuvent être honnêtes par
et non tromi)euse. Si au contraire on y croit, la fin louable vers laquelle elles sont dirigées.

elle imite aussi celles que l'on croit vraies. — C'estun grand problème de savoir si un
A. Je comprends maintenant qu'il y a une homme, pour sauver sa patrie, peut revêtir
grande différence entre ce que nous disons et une tunique de femme, tromper son ennemi
les choses dont nous parlons; aussi je donne et se montrer d'autant plus un homme qu'il

mon assentiment à ce que tu viens d'avancer; aura feint d'être une femme; et si un sage,
car la seule considération qui me retenait, c'est qui serait certain, de quelque manière, que sa
que nous ne pouvons appeler faux que ce qui vie est nécessaire au bien de l'humanité, de-
offre quelque imitation du vrai. Ne rirait-on vrait préférer mourir de froid plutôt que de se
pas avec raison de qui s'aviserait de dire que revêtir d'habits de femmes s'il n'en avait
,

la pierre est un faux argent ? Si toutefois quel- pas d'autres.


qu'un avance que la pierre est de l'argent, Mais, comme je viens de le dire, nous traite-
nous répondons qu'il dit faux, c'est-à-dire qu'il rons ailleurs cette question. Tu aperçois sans
exprime une proposition fausse. Pour l'étain peine combien elle a besoin d'être approfondie
et le plomb, c'est avec raison, je crois, que et jusqu'où doivent s'étendre ces sortes de cho-
' Cic. de rinv. i, 19. ses, afin de ne pas favoriser légèrement d'inex-
, ,,

1S2 LES SOLILOQUES. — LIVRE DEUXIÈME.

cusables turpitudes. Quant à la question qui dans un corps? — .4. Je l'ignore, et cela ne fait

nous occupe en ce moment , il me


semble rien à la question car, je le crois, tu sais au
;

qu'elle est suffisamment éclaircie, et l'on ne moins que si le vide existe, il est plus grand là
peut douter que rien n'est faux sans quelque où il n'y a point de corps. L. R. Cela est —
imitation du vrai. évident. —
.1. Pourquoi donc nous y arrêter?

— L. R. Crois-tu (pie la vérité ait créé le

CHAPITRE XVll. vide, ou qu'il puisse y avoir quelque chose de


vrai là où la vérité n'est pas? —
A. Non, je ne
Y A-T-IL QUELQUE CHOSE d'eMIÈREMENT FAUX le crois pas. — L. R. Le vide n'est donc pas
ou d'entièrement vrai? vrai, car un être qui n'est pas lui-même le

vide ne peut pas créer le vide ;


d'un autre côté
autre chose; car je suis
31. A. Passe à évident que ce qui manque de vérité
est
parfaitement convaincu de cette vérité. — il

n'est pas véritable, et ce qui est désigné sous


L. R. Je te si indépendam-
demande donc ,
le nom de vide est api)elé ainsi parce qu'il n'est
ment des sciences que nous apprenons dans rien. Comment donc peut être vrai ce qui n'est
le jeune âge , et au nombre desquelles on pas, ou comment peut exister ce qui n'a nulle
doit compter l'étude de la sagesse, nous pou- réalité? —
.4. Laissons donc là le vide connue

vons trouver quelque chose de vrai et qui ne quelque chose de vide.


soit pas tel que l'Achille du théâtre, en partie
faux, atin de pouvoir être en partie vrai?

CHAPITRE XVI IL
i4. Je crois qu'on peut trouver
en grand nom-
bre de ces sortes de choses ce ne sont pas en ;
LES CORPS SONT-ILS VÉRITABLEMENT?
effet les sciences élémentaires qui nous font
connaître cette pierre, et cependant pour être 32. L.R. Que penses-tu des autres êtres?
une véritable pierre, elle n'imite aucun autre — A. Que demandes-tu? L. R. Ce que —
objet, ce qui permettrait de l'appeler fausse. tu sais très-favorable à ma cause, car il reste
Tu le vois, ce seul exemple dispense d'en citer à parler de l'âme et de Dieu et si ces ;

une infinie multitude d'autres qui se présen- deux êtres sont vrais parce que la vérité
tent d'eux-mêmes à la pensée. — L. R. Je le existe en eux, personne ne doute de l'éternité
vois ; mais ne crois-tu pas qu'on peut dire que de Dieu et l'âme doit être également regardée
~
;

tous ces objets sont des corps? ^. La chose comme immortelle, si l'on prouve que la vé-
me paraîtrait telle, si je considérais le vide rité qui ne peut périr existe aussi en elle. C'est
comme n'étant rien, ou si je pensais que l'âme pourquoi examinons cette question dernière :

peut être comptée au nombre des corps, ou si Le corps n'est-il pas véritablement vrai, c'est-
je croyais que Dieu lui-même est un corps. à-dire la vérité n'est-elle pas en lui, mais seu-
:

Mais si tous ces êtres existent, je vois qu'ils ne lement quelque image de la vérité? Car si le
sont ni vrais ni faux par l'imitation. L. R. — corps même, qui sans aucun doute est sujet à
Tu me rejettes fort loin, mais je prendrai, si je la mort, est vrai comme sont vraies les sciences,
le puis, un chemin plus court. Ce que tu ap- la science de l'argumentation ne sera plus cette
pelles le vide diffère sûrement de ce que tu vérité qui les rend toutes vraies, puisqu'elle ne
nommes la vérité. —
A. La différence est parait pas avoir formé ce corps qui est vrai.
grande et qu'y aurait-il de plus vide que moi
; Mais s'il n'est vrai que par imitation, et qu'en
si je regardais la vérité comme quelque chose conséquence il ne soit pas entièrement vrai
de vide, ou si je désirais si vivement une chose rien peut-être n'empêche plus d'admettre que
sans réalité? Que désiré-je découvrir en effet, la science de l'argumentation soit la vérité. —
sinon la vérité? — L. R. Tu m'accorderas sans A. Examinons cependant ce que c'est que le
doute aussi qu'il ne peut rien y avoir de vrai corps; et lorsque la question sera bien éclair-
(jue la vérité ne rende vrai? A. Cela déjà — cie. cette controverse, peut-être, ne sera point
nous a paru évident. L. R. Maintenant— encore terminée. — L. R. Comment peux-tu
doutes-tu qu'il n'y ait que le vide et les corps? savoir la volonté de Dieu? Sois donc attentif.
— A. Je n'en doute pas. L. R. Je le pense — Je pense que tout corps est composé de forme,
donc, tu regardes la vérité comme étant d'une figure; s'il ne l'avait pas, il ne se-
un corps. —
A. Nullement. L. R. Qu'y a-t-il — rait pas corps ; et si elle était véritable
IMiMORTALITÉ DE L'AME. 153

il serait esprit. Faut-il penser différemment? pas? — A. Que Dieu m'éloigne de croire une
— A. J'accorde en partie ce que tu avances; je pareille folie. — L. R. La science n'est-elle pas
doute du reste. J'en conviens, un corps ne peut dans lame? — A. Qui oserait le nier? — t. R.
exister s'il n'a quelque figure ;mais je ne com- Mais, le sujet périssant, ce qui est dans le sujet
prends i)as comment il serait esprit s'il avait — Qui pourrait me per-
peut-il exister? .1. le

une figure véritable. — L. R. As-tu donc oublié suader? — L. R. reste à supposer que vérité
Il la

le commencement du premier livre et les fi- peut périr? — A. Comment cela possi- serait-il

gures de géométrie? —
.1. Tu as raison de me ble? — L. R. L'àme donc immortelle est :

les rappeler; je m'en souviens fort bien et avec crois-en , enfin , tes propres arguments, crois-
plaisir. — L. R. Est-ce que l'on trouve dans les en la vérité. Elle crie qu'elle est en toi et
cor|)S les mêmes figures que cette science con- qu'elle est immortelle, et que la mort du corps
sidère? — A. On ne saurait croire, au con- ne peut la chasser de son siège. Ne te laisse
traire, combien elles sont moins parfaites. — plus séduire par ton ombre , rentre en toi-
L. li. Lesquelles donc crois-tu vraies ? — A.^e même, tu n'as plus d'autre mort à redouter
pense pas, je te prie qu'il était nécessaire de
,
que d'oublier que tu ne peux mourir. — A. ie
me faire encore celte ([uestion. Qui aurait l'es- t'entends, je rentre en moi-même, je com-
prit assez aveugle pour ne pas voir c|ue les fi- mence à me recueillir mais je te ; prie de
gures géométriques sont dans la vérité même, m'expliquer ce qui reste encore à éclaircir,
ou que la vérité est en elles ; au lieu que les comment la science et la vérité peuvent
figures des corps, précisément parce qu'elles exister dans l'àme d'un ignorant, que nous ne
paraissent se rapprocher de ces figures géomé- l)ouvons considérer comme mortelle? — L. R.
triques, présentent je ne sais quelle imitation Cette question fournirait la matière d'un autre
du vrai, et sont par conséquent fausses? Je traité si tu voulais l'examiner avec exactitude.
comprends maintenant tout ce que tu voulais Je pense qu'il vaut mieux pour toi repasser sur
me faire saisir. que nous venons d'éclaircir le mieux
les points
que nous avons pu. S'il ne reste plus aucun
doute sur toutes les propositions accordées, je
CHAPITRE XIX.
croisque notre travail a été fort utile et que
1,'lMMORTALITÉ DE LA VÉRITÉ PROUVE l' IMMORTA- nous pouvons nous livrer avec une grande sé-
LITÉ DE l'aME. curité à des recherches ultérieures.

33. L. R. Qu'est- il donc besoin de parler


CHAPITRE XX.
encore de la science de l'argumentation? En
effet,que les figures géométriques soient dans LA VÉRITÉ EST DANS TOLTES LES AMES, MÊME A
la véritéou que la vérité soit en elles, personne LEUR INSU.
ne doute que notre âme, c'est-à-dire notre
intelligence, ne le conçoive la vérité est donc
: 34. A. La chose est comme tu le dis ,

aussi dans notre intelligence. Or, si chaque et j'obéis volontiers à tes conseils. Mais, au
science est dans notre âme comme dans un moins, je te demande, avant de terminer ce
sujet dont elle est inséparable, et d'un autre si, livre, de m'expliquer en peu de mots la diffé-
côté, la vérité ne peut périr, comment pouvons- rence qu'il y a entre cette figure véritable que
nous, je te le demande, douter de la vie im- l'intelligence conçoit, et celle que se forme
mortelle de l'àme, quoique trompés par je ne l'imagination, désignée par les Grecs sous le
sai-j avec l'idée de la mort?
(jnelle familiarité nom de Pliantasia ou Phantasma? L. R. —
Est-ce que ou ce carré, ou ce cercle
cette ligne, Tu cherches ce qui ne peut être aperçu que
ont besoin d'imiter quehjue autre chose pour par l'esprit le plus pur, et dont tu es encore
être vrais? —
A. Je ne puis le penser, car il peu capable de soutenir la vue. Aussi le but de
faudrait supposer (jue la ligne soit autre chose nos longs circuits a été d'exercer ton esprit
qu'une longueur sans largeur et le cercle , pour le disposer à contempler cette vérité. 11
autre chose qu'une ligne courbe dont tous les est possible , néanmoins, que je parvienne à
points sont également éloignés du centre. — l'enseigner brièvement et d'une manière facile
L. R. Pourquoi donc hésiter? Là, où ces con- la grande différence de ces deux manières'de
naissances existent, la vérité n'existe- 1- elle concevoir. Suppose que tu as oublié (|uelque •

>
,

15i LES SOLILOQI'ES. — LIVRE DEUXIÈME.

chose et que tu désires que les autres le rap- que l'on sait ou tout ce que l'on recherche.
pellent à la mémoire. Ils te disent Est-ce ceci? : Mais ce sont des illusions qu'on doit éviter avec
est- ce cela? et désignent comme semblables des grand soin; ce qui en prouve la fausseté, c'est
objets divers. Pour toi, tu ne vois pas ce que qu'elles varient avec le miroir de la pensée,
tu désires te rappeler, et tu vois cependant tandis que l'image de la vérité reste une et
que ce n'est pas ce (jue l'on te désigne. Quand immuable. Ainsi Timagination se représente,
ce phénomène se présente, peut on dire qu'il se met eu quehjue sorte devant les yeux un
y a oubli complet? Ce discernement, qui te carré de telle et telle grandeur. Mais que l'es-
fait rejeter comme faux ce qu'on te propose, prit intérieur, qui veut voir le vrai, tourne
n'est-il pas une espèce de souvenir? A. La — plutôt son attention, s'il le peut, vers le prin-
chose me paraît telle. —
L. li. Alors donc on cipe qui lui fait juger que toutes ces figures
ne voit pas encore le vrai toutefois on ne peut : sont des carrés. — .4. Et si on nous disait que

être ni trompé, ni abusé, et on sait distincte- l'esprit n'en juge que d'après
le rapport de

ment ce qu'on cherche. Mais, si quelqu'un te l'œil? — Pourquoi donc juge-t-il, du


L. R.
disait que tu as ri peu de jours après ta nais- moins, s'il est instruit, qu'une sphère véritable,
sance, tu n'oserais pas soutenir que c'est faux ;
quelque grande qu'elle soit n'est touchée ,

et, si cet homme était digne de foi, tu ne te qu'en un seul point par une surface véritable-
souviendrais pas, tu croirais; car ce premier ment plane? L'œil a-t-il jamais vu, peut-il voir
âge est enseveli pour toi dans le plus profond jamais rien de pareil, puisque l'imagination
oubli. Ne conviens-tu pas de ce que j'avance. même ne saurait se le représenter? Ne prou-
— A. ie suis complètement d'accord. L. R. — vons-nous pas cette impuissance, lorsque nous
Ce dernier oubli est donc bien différent du nous figurons un cercle infiniment petit, et
premier, qui tient le milieu. Il est, en effet, que nous imaginons des lignes conduites de la
une autre espèce d'oubli, qui se rapproche circonférence au centre? Nous en tirons deux;
beaucoup plus du souvenir et de la reconnais- elles sont assez ra|»prochées, pour permettre à
sance de la vérité. En voici un exemple nous : peine de placer entre elles la pointe d'une ai-
voyons une chose, et nous nous souvenons avec guille. N'est-il pas vrai que l'imagination même
certitude de l'avoir déjà vue et connue, mais ne peut alors se représenter d'autres lignes
où, comment, quand et auprès de qui en intermédiaires qui puissent parvenir jusqu'au
avons-nous eu connaissance? C'est ce que nous centre sans se mêler? Et pourtant, la raison
essayons de nous rappeler. S'agit-il d'un nous que l'on peut en conduire d'innom-
dit
homme? nous cherchons où nous l'avons brables, que dans cet espace incroyablement
connu. Vient-il à nous le rappeler? tout à coup étroit, elles ne se toucheront qu'au centre, et
la chose se répand comme une lumière dans que l'on pourrait encore placer un cercle dans
notre mémoire, nous n'avons plus d'efTorls a l'intervalle qui sépare chacune d'elles. L'ima-
faire pour nous en souvenir. Es-tu, pour cette gination étant incapable de se figurer rien de
espèce de souvenir, dans l'ignorance ou dans le semblable, et se montrant plus impuissante
doute? —
A. Il n'est rien de plus clair, rien que les yeux mêmes, car ce sont eux qui lui
dont je fasse une expérience plus fréquente. donnent naissance, il est évident qu'elle diffère
35. L. R. Tels sont les esprits bien formés beaucoup de la vérité et que l'on ne voit pas
aux sciences libérales ils les tirent certaine-
: l'une en voyant l'autre '.

ment d'eux-mêmes par l'étude, comme si elles 36. Nous expliquerons


avec plus de cela
y étaient ensevelies dans l'oubli, et ils les déter- soin et de nous traiterons
détail, lorsque
rent en quelque sorte '. Cependant, ils ne sont de l'intelligence; et nous avons le projet
point satisfaits et ne s'arrêtent pas qu'ils ne de le faire quand nous aurons éclairci et
voient clairement et complètement la vérité démontré ce qui nous préoccupe encore tou-
elle-même, dont la splendeur voilée se laisse chant la survivance de l'àme. En effet, tu
déjà entrevoir dans ces sciences. Mais, de ces crains beaucoup, je crois, que la mort de
sciences mêmes se détachent comme des cou- l'homme , tout en ne détruisant pas l'àme
leurs et des formes qui se confondent sur le n'anéantisse toutes ses connaissances et ne le
miroir de la pensée elles trompent et égarent
; '
C'est, en effet, une distinction très-importante à établir que celle

indiquée par saint Augustin, entre l'imagination et la contempla-


dans les méditations; on croit y voir tout ce ici

tion intellectuelle ; et ce qui fait que Unt d'hommes s'égarent en


'
RéU liv. 1, ch. IV, n. 4. philosophie, c'est que trop habitués à imager, ils ne conçoivent pas.
IMMORTALITÉ DE L'AME. do5

plonge dans l'oubli de toute vérité qu'il serait — L. R. Sois plein de confiance. Dieu viendra
parvenu à découvrir. —
,1. On ne peut assez à notre secours nous l'expérimentons, il nbus
;

exprimer combien un tel malheur est à redou- a déjà aidés dans nos recherches, et c'est lui
ter. Que cette immortalité serait triste, et qui nous promet, après cette vie terrestre, une
quelle mort ne devrait-on pas préférer, si Fàme vie bienheureuse, où la vérité se montrera à
était condamnée à vivre comme nous
voyons
la nous sans aucun voile et sans aucun mélange
vivre dans l'enfant qui vient de naître, pour d'erreur. — A. Que notre espérance ne soit
ne point parler de celle qu'il a dans le sein de pas déçue.
sa mère; car je pense qu'elle n'est point nulle.

Cette traduction anonyme a été revue et corrigée par M. l'abbé RAULX.


DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.

Ce traité fait suite aux Soliloques. Saint Augustin y prouve l'immortalité de l'âme par une suite de raisonnements que lui-même
appelle concis et compliqués. Nous avons essayé d'y répandre autant de clarté que le permet une traduction fidèle et rigou-
reuse.

par le centre du cercle ne soit pas plus grande


que toutes les autres qui ne passent point par
CHAPITRE PREMIER.
ce centre, et que cela fait partie de quelque
l'.\me est le sujet en qui réside la science.
— science , celui-là ne nie pas que la science ou
OR LA SCIENCE EXISTE TOUJOURS. — DONC l'.UIE l'instruction soit immuable.
EST I.MMORTF.LLE.
•4" // est impossible à tout sujet oit une chose
est toujours de ne pas toujours exister. Car rien
Si l'instruetion existe quelque part; si
1. de ce qui dure toujours ne peut être privé de
ellene peut exister que dans un être vivant; la chose sans laquelle il ne durerait pas tou-

si de plus elle existe toujours et qu'il soit jours.


impossible au sujet où une chose est toujours o» De plus, quand nous raisoniions, c'est no-
de ne pas toujours exister l'être en qui se ; tre àme qui En
effet, rien ne rai-
raisonne.
trouve l'instruction est un être toujours vi- sonne en nous que ce qui comprend. Or le
vant. Et si c'est nous qui raisonnons c'est-à- , corps ne comprend ni n'aide l'âme à compren-
dire si c'est notre âme et que sans instruction dre, car lorsqu'elle veut comprendre elle se
elle ne puisse raisonner avec justesse; si de sépare en quelque façon du corps. D'ailleurs
plus l'àme instruite ne peut être sans son ins- ce que l'on comprend est toujours le même^
truction l'instruction est dans l'àme hu-
; Or rien de ce qui est corporel n'est toujours le
maine. même. Le corps ne peut donc aider l'àme dans
Or 1° L'instruction est quelque part. Car elle ses efforts pour comprendre; c'est assez qu'il
existe, et il est impossible que ce qui existe ne ne l'arrête pas dans son essor.
soit pas quelque part. 6° Personne ne peut , sans instruction rai- ,

ne peut exister que dans un


2° L'instruction sonner avec justesse. En effet, le raisonnement
être vivant. Car nul ne s'instruit s'il ne vit et , consiste à conduire la pensée du certain à la
l'instruction ne peut être dans qui ne s'instruit découverte de l'incertain. Or rien n'est cer-
pas '.
tain dans l'àme que ce qu'elle n'ignore pas et ,

3° L'instruction existe toujours. En effet, il l'àme possède en elle tout ce qu'elle sait, et la
est nécessaireque ce qui est et ce qui est im- science n'embrasse rien qui ne se rapporte à
muable existe toujours. Or personne ne nie quelque genre d'instruction, puisque l'instruc-
que l'instruction existe et quiconque avoue ; tion s'étend à tout.
qu'il n'est pas possible qu'une ligne conduite L'âme de l'homme vit donc toujours.
• Ibid.
'
Rét. liv. I, ch. V, n. 2.
458 DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.

vement, il en résulte qu'u;. ne peut appeler


CHAPITRE II.
muable tout ce qui suit co mouvement ou du
moins tout ce qu ae. Mais tout ce qui
; i

— OR ELLE n'esT PAS


LA RAISON EST QUELQUE CHOSE. suit le mouvem' '
imprimer étant quel-
. !

l'hARMOME du CORPS qui EST MUABLE TANDIS ,


que chose de mortel >ii de plus, rien de ce
;

qu'elle-même est immuable — DONC ELLE EST qui est mortel n'étant immuable, nous pou-
LMMORTELLE. vons conclure avec certitude et sans distinc-
tion, qu'il n'y a pas changement dans tout ce
2. La raison sûrement est l'ànie ou elle est qui meut.
dans l'àme. Or la raison est quelque chose de Or il n'y a pas de mouvement sans subs-
meilleur que notre corps et notre corps est
, tance, et toute substance est vivante ou sans
une substance, et il est meilleur d'être une vie; de plus, tout ce qui est sans vie est ina-
substance que de ne rien être. La raison n'est nimé; et aucune action ne peut venir d'un être
donc pas rien. De plus quelle que soit l'har-
,
inanimé. Donc ce qui meut sans changer ne
monie du corps, elle est nécessairement et in- peut être qu'une substance vivante et celte ;

séparablement dans le corps comme dans son substance qui meut en nous le corps à tous les
sujet, et l'on ne peut rien admettre dans cette degrés n'est pas nécessairement muable. Ce
harmonie qui ne soit aussi nécessairement et corps ne se meut que dans le temps; c'est
aussi inséparablement dans le corps. Or le pourquoi ses mouvements sont plus ou moins
corps humain est muable et la raison immua- rapides. 11 y a donc en lui quelque chose qui
ble. En efl'et, ce qui n'existe pas toujours de la imprime ce mouvement temporel, sans toute-
même manière est muable. Mais il est toujours fois changer.

également vrai que deux et quatre font six ; Or, ce qui meut le corps dans le temps, tout
également vrai aussi que deux et deux donnent en ne tendant qu'à une fin, est néanmoins
quatre que deux ne donnent pas quatre et
;
dans l'impossibilité de faire toutes choses à la
conséquemment que deux ne font pas quatre j fois et ne peut se dispenser d'en faire plusieurs.
ce rapport est immuable, c'est la raison même. En effet, quel que soit alors le moteur, le corps
Or il n'est pas possible, quand le sujet change, ne peut être entièrement un, puisqu'il peut
que ce qui en est inséparable ne change pas être divisé en parties, et qu'il n'est point de
aussi. L'àme n'est donc pas l'harmonie du corps qui ne soit composé de partiesle temps ;

corps. aussi estcomposé d'instants, et la syllabe la


Mais la mort ne peut atteindre les choses im- plus brève ne saurait être prononcée sans
muables. Ainsi, qu'on la regarde comme la rai- qu'on ait cessé d'en entendre le commence-

son, ou comme en étant inséparable, l'àme doit ment, lorsqu'on en entend la fin. Ainsi, pour
vivre toujours. la prononcer, on a besoin de recourir à l'at-
tente pour achever, et à la mémoire pour tout
embrasser autant qu'il est possible; à l'attente,
CHAPITRE III.
pour le futur, à la mémoire, pour le passé ;

RÉFUTATION d'uNE DIFFICULTÉ TIRÉE DU MOUVE- car l'attention est pour le présent, et ce pré-
MENT ET DE l'action DE l'AME. sent change le futur en passé et ne permet
pas d'attendre sans mémoire la fin de l'acte com-
3. On doit reconnaître que tout ce qui im- mencé.
prime le mouvement ne change pas en l'im- Et comment attendre la fin d'un mouvement
primant. Or l'àme est une substance vivante lorsque l'on ne se souvient ni s'il a commencé
qui imprime au corps les mouvements les plus ni même s'il existe ? D'un autre côté, l'intention
divers , et souvent en vue d'une même fin. d'achever, qui est une chose présente, ne peut
Donc il n'est pas nécessaire d'en conclure exister sans l'attente de la fin, qui est une
qu'elle change, moins encore qu'elle meurt. chose future, et cette intention est distincte
Ily a une vertu de constance, et toute cons- de ce qui n'est pas encore et de ce qui n'est
tance est immuable. Or toute vertu peut pro- plus.
duire des actes lorsqu'elle en produit, elle ne
; Ainsi donc peut y avoir dans une action
il

cesse pas d'être une vertu; et comme tout quelque chose qui regarde ce qui n'est pas en-
acte consiste à suivre ou à imprimer le mou- core, et dans un même agent plusieurs choses
DE L'IMMOKTALITÉ DE L'AME. 459

quoiqu'il n'en fasse pas plusieurs à la fois. On ou que tout art n'est pas fondé sur ce rapport,
peut donc voir aussi plusieurs choses clans un ou que l'art n'existe pas dans l'artiste, lorsc^ue
même moteur quoiqu'elles ne puissent être
,
celui-ci ne l'exerce pas, ou qu'il existe ailleurs
dans le mobile. Mais ce qui ne peut exister que dans son âme, ou qu'il puisse se trouver
dans le même temps est nécessairement nma- dans un être privé de vie, ou (|uc ce qui est
ble quand de futur il devient passé. immuable puisse cesser d'être, ou que l'art

4. De Ici nous concluons encore qu'il peut soit dillérent de


raison? Quoiqu'on définisse
la

exister quelque moteur qui meuve ce qui est un art l'assemblage d'un grand nombre de

muable sans changer soi-mèine. Qui pourrait raisons, cependant il est facile de comprendre,

en douter quand ne change pas rintention qu'a et l'on peut dire très-justement qu'un art est
le moteur de conduire à la fin qu'il a en vue aussi une seule raison. Mais que l'une ou
le corps qu'il met en mouvement; quand ce l'autre de ces propositions soit vraie, il ne s'en-
corps sur lequel agit le mouvement change au suit pas moins que l'art ou la science est im-
contraire à chaque moment; quand enfin l'in- muable. D'un autre côté il est évident que non-
tention d'achever, qui est manifestement im- seulement l'art existe dans l'àme de l'artiste,
nuiable, donne en même temps le branle et mais qu'il ne peut exister que dans l'âme de
aux membres de l'ouvrier et au bois ou à la l'artiste, et que l'on ne peut l'en séparer. En

pierre qu'il travaille? Par conséquent, si un effet, si l'art pouvait être séparé de l'àme, ou
changement quelconque se produit dans le il que dans l'âme, ou il n'exis-
serait ailleurs

corps sous l'action de l'àme, lors même que terait nulle part, ou il passerait aussitôt d'une
l'àme se proposerait ce changement, il n'en âme dans une autre âme. Mais 1° de même que :

faut concliu'e ni (juc l'àme change nécessaire- l'art ne peut exister que dans un être animé, de

ment ni qu'elle meure; car elle peut unir à même la vie unie à la raison ne se trouve que
cette intention et le souvenir du passé et l'at- dans l'âme; 2° Ce qui existe doit être quelque
tente de l'avenir, ce qui suppose qu'elle vit, part, et ce qui est immuable ne peut pas ces-
sans aucun doute. 11 est vrai, il ne peut y avoir ser d'être ;
3° Si âme dans
l'art passait d'une
de mort sans changement ni de changement une autre, abandonnant
pour habiter celle-ci
sans mouvement mais il ne s'ensuit pas que
; dans celle-là, il s'ensuivrait que personne ne
toutchangement cause la mort, ni que tout peut enseigner un art sans en perdre la con-
mouvement opère un changement. naissance, ou que du moins personne ne peut
Ne dit-on pas de notre cori)S même, qu'il se s'en instruire sans que celui qui enseigne n'ou-
meut presque toujours à chaque action et qu'il blie ou ne meure. Si ces conséquences sont
change au moins avec l'âge, sans que cepen- aussi absurdes que fausses conmie il est cer- ,

dant il encore mort, c'est-à-dire sans vie?


soit tain,l'àme humaine est immortelle.
Pourquoi ne pou ri ait-on dire aussi que l'àme G. Et quand même l'art serait tantôt dans
ne meurt point, pour quelque changement que l'âme, et tantôt n'y serait pas, ce qui arrive,
lui fait peut-être éprouver le mouvement? comme chacun ne le sait que trop, par oubli
ou par ignorance, cet argument ne ferait rien
CHAPITRE IV. à l'immortalité on peut le renverser de la
;

manière suivante ou il n'y a rien dans l'âme


:

i l'art étam immortel, la raison, qui se confond qui ne soit actuellement présent à la pensée,
AVEC LUI, DOIT l'ÈTRE AUSSI; PEU IMPORTE l'i- ou l'art de la musique n'est point dans l'artiste
gnorance OU l'oubli , l'art n'est pas moins musicien, lorsqu'il s'occupe seulement de géo-
DANS l'aME a l'état LATENT. métrie cette dernière proposition est fausse,
;

donc l'autre est vraie.


5. S'il subsiste dans l'àme quelque chose L'àme ne sent qu'elle possède telle connais-
d'immuable et qui suppose la vie, c'est aussi sance qu'autant que cette connaissance est
,

une nécessité que l'âme soit immortelle. Ces l'objet de la pensée actuelle il peut donc
y ;

propositions sont tellement enchaînées que la avoir quelque chose dans l'âme, quoique l'âme
première ne peut être vraie sans la seconde. n'en ait pas le sentiment intime', et peu im-
Or, la première est vraie; car, pour ne pas porte de savoir combien la chose dure.
jiarler d'autre chose, <iui oserait soutenir que
' Oq retrouve ici la théorie de Vaperception développée par Leib-
le rapport des nombres n'est pas immuable, Qitz dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain, 11 est
160 DE L'LMMORTALITE DE L'AME.

occupé trop longtemps à d'au-


Si Tesprit est Si l'àme est le sujet de l'art, et si le sujet ne
ne peut plus rappeler facilement
tres idées, et peut éprouver de cbangement sans que ce qui
son attention sur ses connaissances antérieu- est en lui ne soit exposé à la même mutabilité;
res, c'est ce que Ton appelle l'oubli ou l'igno- comment pourrons - nous concilier cette im-
rance. Mais lorsque, en raisonnant avec nous- mutabilité de l'art et de la science, avec la mu-
mêmes, ou lorsque, bien interrogés par un tabilitéde l'àme où ces cboses existent?
autre sur quelques beaux -arts, nous décou- Mais quel plus grand cbangement peut-
vrons quelques vérités, nous ne les trouvons il y avoir que de passer d'un contraire à
que dans notre àme. Or, trouver n'est pas faire l'autre? Et qui pourrait nier, sans parler d'au-
ou engendrer autrement i'ànie créerait et en-
; trescbangements, que l'àme est tantôt sage,
gendrerait des vérités éternelles en les décou- ? Voyons donc d'abord de quelle
tantôt folle
vrant dans le temps. Souvent en effet, elle manière il faut admettre ce qu'on appelle le
découvre des vérités éternelles qu'y a-t-il de : cbangement dans l'àme.
plus éternel que les rapports du cercle, ou Or, je le crois, les ebangements les plus frap-
d'autres vérités du même genre, et peut-on pants et les plus connus de nous se rapportent
comprendre qu'elles naient pas toujours été, à deux genres où l'on peut découvrir plusieurs
et ne doivent pas être toujours? Il est donc évi- espèces. En on dit que l'àme éprouve
effet,
dent que l'àme bumaine est immortelle, et quelque cbangement, soit selon les impres-
qu'elle conserve dans son sein profond les vrais sions du corps, soit selon les siennes propres;
rapports des cboses ;
quoiqu'elle paraisse, soit selon les impressions du corps, par Tàge, par
par ignorance, soit par oubli, ou ne pas les les maladies, par les douleurs, par les bles-
posséder, ou les avoir perdus'. sures, par les travaux ou par les voluptés;
selon les siennes mêmes ,
par le désir , la

joie la crainte et la tristesse l'application et


CHAPITRE V. , ,

l'étude.
LES CHANGEMENTS QUI SE PRODUISENT DANS l'aME 8. Si tous ces ebangements ne sont pas une

POURRAIENT ÊTRE INVOQUÉS CONTRE l'iMMOR- preuve nécessaire que l'àme soit sujette à la
TALITÉs'ils AFFECTAIENT LA NATURE MÊME DE mort, ils ne sont pas à redouter par eux-mêmes;
l'aME. mais ils ne SONT Ql^E DES CHANGE- mais il faut voir s'ils ne contrarient pas le
MENTS ACCIDENTELS. DONC ILS n'eMPÉCHENT PAS principe que nous avons posé, savoir que le
l'ame d'Être immortelle. sujet cbangeant, tout ce qui est dans le sujet
doit cbanger nécessairement.
7. Examinons maintenant jusqu'à quel point Or, il n'y a pas ici contradiction; car il est
l'on peut admettre un cbangement dans l'àme. ici question du cbangement qui affecte l'es-

sence même du sujet, et lui ferait perdre son


certain que l'àme ne se connaît pas selon toutes ses modifications,
c'est-à-dire qu'elle n'a pas conscience actuelle de tout ce qui la mo-
nom. En effet, si la cire passe de la couleur
difie. Dira-t-OD que l'àme d'un savant, dans le moment où il ne blancbe à la couleur noire, elle n'en reste pas
s'occupe pas de science, n'est pas autrement modifiée que celle d'un
ignorant? Si un œil intellectuel pouvait lire dans l'àme de ce savant, moins pour elle la forme ronde suc-
cire; si

n'y verrait-il rien de plus que dans l'àme d'un ignorant? Le principe cède à la forme carrée; si de molle elle de-
de saint Augustin,' adopté par Leibnitz, paraîtra encore plus évident
si nous l'appliquons aux choses morales. Combien de sentiments vient dure; si de cbaude elle devient froide,
intérieurs nous modifient, auxquels nous ne faisons pas une ré-
tous ces accidents qui se passent dans le sujet
flexion expresse Tel homme se croit juge impartial et jurerait, s'il
'.

était nécessaire, qu'aucune passion ne l'aveugle. Il ne serait point n'empêcbent pas qu'il ne reste ni plus ni
parjure, car il ne sait pas qu'un sentiment secret, auque. il n'a ja-
moins de la cire. Il peut donc exister (juelque
mais fait aîsez attention, influence son jugement nous ne dirons point
;

cependant qu'il est sans reproche. Pour cela il faudrait qu'il lui eût cbangement dans les accidents du sujet, quoi-
été impossible de s'apercevoir de ce sentiment secret et de le com-
battre, ce qui n'est pas toujours vrai; c'est ce qui fait que l'homme
que celui-ci n'éprouve aucun cbangement
vertueux ne peut pas se reposer entièrement sur un sentiment inté- dans son essence et dans son nom. Mais il peut
rieur et ne sait jamais d'une manière absolue, à moins d'une grâce
spéciale, s'il est vraiment ami de Dieu, et s'il obéit fidèlement à sa
arriver que les propriétés du sujet éprouvent
grâce, quelque juste confiance qu'il puisse avoir d'ailleurs dans le un plus grand cbangement, et que le sujet lui-
secours du ciel ou dans le témoignage de sa conscience.
Cette théorie des idées auxquelles on ne fait pas une attention ex- même ne puisse désormais être désigné par le
presse, et des sentiments cachés, est d'une grande importance en
métaphysique et en morale.
même nom ainsi la cire s'évapore dans les airs
;

'
retrouve ici quelque chose de la réminiscence platonicienne.
On
aicsi la science est ou développement, ou passage
Nous ne dirons pas qu'apprendre c'est se ressouvenir, mais ap- d'aperception ;

prendre c'est, ou tirer ce que l'on ne sait pas de ce que l'on savait d'une idée de l'état latent à l'état manifeste, passage qui s'opère par
l'attention expresse.
déjà, ou faire passer une idée de l'état de perception à l'état
DE L'IMMORTALITÉ DE LAME. 101

du feu, elle souffre alors


sous l'ardente action exister sans l'àme.Maisquoi qu'il en soit, il est
un changement que le sujet lui-même a
tel certain que l'âme ne pourrait par elle-mOme
éprouvé une modification essentielle et (|ue la contempler la vérité, si elle n'avait pas quehiuc
cire n'est plus de la cire; dans ce cas l'on ne union avec elle. Car tout ce que nous contem-
peut supposer que ce qui faisait la nature du plons ou considérons par la pensée, nous le
sujet puisse encore subsister. percevons par les sens ou [tar l'mtelligence.
9. Si donc l'àme est, comme nous l'avons dit Or les olijets que nous percevons par les sens
plus haut, !e sujet dans leciucl réside insépara- nous sentons qu'ils sont hors de nous; ils
blement parce que la raison
la raison, et cela sont contenus dans des lieux , et souvent
estnécessairement dans un sujet si l'àme ne même on ne peut les toucher. Au contraire,
peut être que vivante, et si la raison, inmior- les choses que nous comprenons, l'àme qui
tellede sa nature, ne peut non plus être dans les conçoit ne les conçoit pas comme placées

l'àme que vivante l'àme est immortelle. En ef-


;
ailleursque dans sa propre intelligence ; car
fet, immortelle ne pourrait plus
cette raison nous voyons aussi qu'elles ne sont pas conte-

absolument subsister si le sujet dans lequel elle nues dans un lieu.

réside cessait d'exister ; ce qui arriverait si ce union de l'esprit qui aperçoit


II. Ainsi cette

sujet éprouvaitun tel changement (ju'il cessât et du aperçu existe nécessairement


vrai qui est

d'êtreune âme, c'est-à-dire qu'il fût anéanti. de l'une des trois manières suivantes. Ou bien
Maisaucundeschangemenisqui s'o|'èrent,soit l'àme est le sujet, et la vérité réside dans le
par le corps, soit par lame, quoiqu'on agile sujet ou au contraire, la vérité est le sujet et
;

fortement la question de savoir s'il eu est quel- c'est l'àme quiestdans ce sujet; ou enfin l'àme

ques-uns dont vraiment la cause, ne


elle soit et la vérité sont l'une et l'autre substances. Si

fait que l'àme ne soit [)lus une àme. xVinsi, ces Ion admet première de ces alternatives,
la

changements ne sont redoutables ni en eux- l'àme est immortelle comme la raison, puisque
mêmes, ni pour noire raison. nous avons élabli plus haut que celte dernière
ne peut résider que dans un sujet vivant. Dans
CHAPITRE VI. la seconde, même nécessité ; car si cette vérité
que l'on appelle raison n'a rien de muable,
NOUVELLE PREUVE DE l'iMMORTALITÉ l'aME NE : comme il est évident, ce qui existe en elle
SAUUArr ÊTRE ANÉANTIE, A MOINS d'ÈTRE SÉ- comme dans un sujet ne peut être expose à
PARÉE DE LA RAISON OR CETTE SÉPARATION ;
aucun changement. Toute la controverse se
EST IMPOSSIBLE : DONC l'aME EST IMMORTELLE. borne donc à la troisième alternative.
En ellét, si l'àme est une substance et si la
10. Il faut donc, Je le vois, employer toutes raison à laquelle elle s'unit est elle-même une
les forces du raisonnement à bien établir ce substance , on pourra penser sans absurdité
que c'est que la raison, à faire connaître les que la raison subsistant, l'àme cesse d'exister.
dilTérentesdéfmilionsquel'onen peut donner: Mais il est évident que l'àme ne peut cesser
cela nous aidera à démontrer l'immortalité de d'exister ni de vivre tant qu'elle ne sera point
l'àme par toutes les preuves dont elle peut être séparée de la raison, et qu'elle lui restera unie.
appuyée. La raison est ce regard de l'àme, qui Or, (luelle force pourrait la séparer de la rai-
par elle-même, et non par le corps, considère sou? Sera-ce h force corporelle, dont la puis-
la vérité; ou bien elle est la contemplation sance est intérieure à la sienne, dont l'origine
même de la vérité, mais non par le corps ; ou est moins élevée, et la nature bien difiérente ?
bien encore elle est la vérité même qu'elle Nullement. Sera-cela force d'une autre âme?
contemple. Personne ne doute qu'entendue de Comment pourrait-elle y parvenir ? Est-ce
la prem
ère manière, la raison ne soit dans qu'une àme plus puissante est incapable de
l'àme quant à la seconde et à la troisième dé-
; contempler la raison si elle n'arrache une
finitions, on peut examiner mais évidemment ; autre âme
à cette contemplation? Mais lors
la seconde ne peut pas non plus exister sans même que tous les hommes voudraient con-
l'àme, et pour la troisième, c'est une grande templer la raison, la raison peut se livrer à
question de savoir si cette vérité (jue l'àtne chacun d'eux; et puisqu'il n'y a rien de plus
aperçoit sans l'aide du corps, existe par elle- puissant que la raison, par là même qu'il n'y
même et n'est pas dans l'àme, ou si elle peut a rien de plus immuable, une âme qui ne lui
S. Alg. — Tome III. 11
162 DE i;iMMORTALTTE T)E L'AME.

est pas encore unie ne peut d'aucune manière (jue l'âme n'y est point sujette, puisqu'elle est
être plus j)iiissan!eque celle (pii lui est unie. sujette à la défaillance?

Il ne reste plus qu'à examiner si c'est la rai- On accorde ici presque tout, mais on nie
son elle-même qui repousse l'àme, ou si c'est que ce qui tend au néant doive nécessairement
l'âme qui se sépare volontairement de la raison. y parvenir, c'est-à-dire être anéanti. On peut
Mais il n'y a rien dans la nature de la raison (jui faire celte observation sur le corps même en ;

ressemble à la jalousie et qui puisse la porter à effet, chaque corps est une partie du monde
priver l'âme de sa jouissance. Ensuite plus elle sensible ;
plus le corps est grand, plus il oc-
a d'être, plus elle en communique à qui lui cupe de place plus aussi il a[)proche de la
,

est uni ; ce qui est le contraire de la mort. Il grandeur du tout et plus il approche de cette
;

ne absurde de dire que l'àme se


serait pas Irop grandeur, plus il a dêtre; car le tout a plus
sépare volontairement de la raison, s'il pou- d'êtreque sa partie. Par la raison contraire, il
vait y avoir séparation pour les êtres qui ne doit êtremoindre quand il diminue, et quand
sont pas contenus dans un lieu '. On peut ap- il diminue, il soulTie une défaillance. Or, il

pl quer cette réponse aux objections précé- diminue lorsqu'on lui retranche quelque chose,
dentes, auxquelles nous avons opposé d'autres alors donc il tend au néant. Mais nul retran-

arguments. chement ne l'y conduit, car ce qui reste est


Que conclure de tout ceci ? Pouvons-nous encore un corps et quelque petit qu'il soit, il
;

établir déjà que l'àme est immorlt lie, ou bien occupe un lieu dans l'espace, ce qui ne pour-
peut-elle être anéantie, quoi(iu'elle ne puisse rait arriver s'il n'avait encore des pariies sus-
être séparée de la raison ? Mais si celte force ceptibles de nouvelles divisions. En le divisant

de la raison agit sur l'àme qui lui est unie, et à 1 infini, peut donc être infiniment dimi-
il

il est impossible qu'elle n'agisse pas sur elle, nué , éprouver ainsi des retranchements et
ilen résulte certainement qu'elle lui commu- tendre au néant, quoiqu'il soit dans l'impossi-
nique l'être. Car l'être appartient surtuut à la bilité de jamais y parvenir. On peut en dire

raison où se révèle en même temps la plus autant de l'espace et de quelque grandeur que
grande immutabilité. Aussi, elle force en quel- ce soit. En effet, en prenant, par exemple, la
que sorte à l'existence l'âme sur laquelle elle moitié d'une grandeur déterminée, et toujours
agit par elle-même. L'âme ne peut donc être la moitié de ce qui reste, la quantité va tou-

anéantie à moins d'être séparée de la raison


, ,
jours en diminuant, et tend pour ainsi dire à
mais elle ne peut en être séparée, comme nous une fin à laquelle elle ne peut parvenir d'au-
venons de le prouver elle ne peut donc périr.: cune manière. L'anéantissement est encore
moins à redouter pour l'âme; car elle est plus
CHAPITRE VII.
excellente et plus vivante que le corps, puisque
c'est elle qui lui donne la vie.

SI ON PEUT DIVISER INDÉFINIMENT LA MATIÈRE


SANS l'anéantir l'aME PEUT , SANS PÉRIR
; , CHAPITRE VIII.
PERDRE INDÉFINIMENT DE SES QUALITÉS.
SI LE CORPS NE PERD JAJMAIS SA NATURE, BIEN
l'âme ne peut s'éloigner
12. Mais, dira-t-on, MOINS ENCORE l'AME PERD LA SIENNE, PUIS-
de la raison, ce qui conduit à la folie, sans QU'ELLE EST BEAUCOUP PLUS EXCELLENTE.
perdre de son être. En effet, si l'âme a plus
d'être quand elle est attachée à la raison, puis- Ce n'est pas la masse qui constitue le
13.
qu'alors elle est unie à l'immuable Vérité, la- corps, mais la forme. Cette opinion est ap-
quelle est aussi l'Etre souverain et primordial; puyée sur des raisons invincibles , car un
elle perd proportionnellement de son être corps est d'autant plus cor[)S, qu'il en a plus la
lorsqu'elle s'éloigne de la raison, ce qui est forme et la beauté, et d'autant moins corps
défaillir. Or, toute défaillance tend au néant, qu'il est plus laid et plus ditrorme; et ce dé-
et l'on ne peut mieux définir la mort qu'en faut est produit, non par la division de la ma-
disant qu'elle arrive, quand ce qui était quel- tière, dont nous avons suffisamment parlé,
que cbose devient néant. Ainsi , tendre au mais par la perte de la forme, qui constitue la
néant, c'est tendre à la mort. Et comment dire nature. Il faut rechercher, discuter avec soin
' Rét. liv. I, ch. V, n. 2. cette dernière proposition, et écarter l'idée
DE L'IMMORTALITË DE L'A.AIE. 103

que l'âme puisse ainsi s'anéantir. Puisque pas corps, ne se meut pas localement, si je
rame est privée conmie d'une partie de sa puis m'exprimer ainsi, et ne peut être séjSaréc
forme, lorsqu'elle est tombée dans la folie, des natures qui occupent l'espace; cette force
on pourrait croire que ce dépouillement peut essentiellement aciive ne peut manquer do
aller jusqu'à priver l'àme absolument de toute conserver ce qu'elle a créé , ni permettre
forme, et la conduire par là au néant et à la qu'aucun être soit privé de la forme (|ui le
mort. Or, si nous pouvons parvenir à faire constitue ce qu'il est. Car ce qui n'existe point
voir que cela ne pfut arriver, même au corps, par soi-même perdra certainement l'existence,
et que le corps ne peut être [)rivé de la forme s'il est abandonné de l'être qui l'a créé et ;

qui le constitue corps, on sera peut-être obligé nous ne pouvons pas dire que le corps a reçu
de nous accurderquà plus forte raison lame avec l'existence le pouvoir de se suffire, lors '.

ne saurait être privée de la forme qui la fait même qu'il serait abandonné du Créateur.
àme car ce ne serait pas se connaître que de
; 15. Toutefois, si le corps avait ce pouvoir,
ne pas préférer une àme quelconque à un l'àme le posséderait, à plus forte raison , puis-
corps quel qu'il soit. qu'évidemment elle est préférable aux corps;
14. Commençons par rappeler ce principe, et s'il est possible qu'elle existe par elle-même,
qu'aucun être ne se produit et ne s'engendre on peut établir immédiatement son immor-
lui-même; car il serait avant d'être, ce qui est tilité, car tout ce qui existe par soi est néces-
absurde et montre la vérité du principe. Ajou- sairement incorruptible et par consétiuent ,

tons : ce qui existe sans avoir été fait ni créé, exemjjt de la mort attendu que rien ne se
,

est nécessairement éternel. Accorder à un délaisse soi-même. Mais rien n'est plus évi-
corps quel qu'il soit une telle nature et une dent ({ue la mutabilité du corps ce (pi'iu- ;

telle excellence, c'est tomber dans une erreur dique assez le mouvement universel qui règne
grossière. Mais pourquoi combattre cette er- dans le monde corporel. Aussi en examuiant
reur? Si on attribue au corps une semblable la nature pbysique avec tout le soin possible et
nature, à plus forte raison sera-t-on obligé de auiant(|u'on peut étudier une telle nature, on
l'attribuera l'àme; quelque corps est éter-
si reconnaît quelle est soumise à des mouvements
nel, il n'est point d'àme qui ne soit éternelle; réglés qui imitent en quelque sorte l'iuîmuta-
car toute âme est préférable à quelque corps bilité. Au contraire , ce qui existe par soi n'a
que ce soit, et les êtres éternels à ceux qui ne aucun besoin de mouvement, puisffu'il trouve
le sont pas. en lui-même tout ce qu'il désire et que tout ,

Mais si le corps a été créé, comme c'est cer- mouvement recherche d'un objet étran-
est la
'

tain, il a été créé par un être préexistant, et ger dont on a besoin. Il existe donc pour tout
qui ne lui était pas inférieur ; sans cela il n'au- corps une forme que lui a donnée et que lui
rait eu la puissance de le faire ce qu'il est ; et conserve cette nature plus excellente qui l'a
c'est pourtant ce qu'il a fait. Il ne suturait créé. Ainsi le changement n'empêche pas le
même pas que l'auteur du corps lui fût égal ; corps de rester corps ; il le fait passer d'une
car l'ouvrier doit toujours être au-dessus de forme à une autre forme ,
par un mouvement
ce qu'il fait ,
quoique le père ne soit pas très-régulier. Car rien n'est réduit au néant;
nécessairement au-dessus du fils qu'il engen- cette force créatrice contient tout avec une puis-
dre; et ainsi le monde des corps a été produit sance qui ne se fatigue ni ne se lasse , et con- 4
par une nature incorporelle plus puissante et serve en tant (ju'être tout l'être qu'elle a donné. ^
meilleure que lui. De fait si le corps avait , Par conséciueut nul ne doit être assez dé-
été créé par le corps , l'universalité des corps raisonnable pour ne pas regarder comme cer-
n'aurait pu être produite ,
puisque rien ne tainque l'àme est plus excellente que le corps,
peut se produire soi-même, couune nous l'a- et pour ne pas reconnaître que ce principe
vons dit avec la plus incontestable vérité, en une fois admis l'àme ne peutcesser d'être àme,
posant les prémisses de ce raisonnement. puisque le corps ne peut cesser d'être corps.
Or, cette force, cette nature incorporel le, qui a Mais si l'àme ne cesse pas d'être àme et ne peut
créé l'universalité des corps, la gouverne par exister sans être viva.ite , il est clair qu'elle
sa puissance, et se fait sentir en tous lieux. est immortelle.
pour se retirer et pour aban-
Elle n'a pas créé
donner son œuvre. Cette substance qui n'est
164 DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.

besoin de se détourner de ce même corps pour


percevoir les vérités intelligibles; elle ne se-
CHAPITRE IX.
rait pas d'autant plus ca[)able d'apercevoir ces

DONC ELLE WE PEUT ÊTRE PRI- vérités et de se perfectionner par celte connais-
I'AME est la vie ;

> VÉE DE LA YIE. Bance, qu'elle pourrait davantage se déga-


ger de ce même corps. Jamais ni la forme ni
46. On objectera que si 1 ame n'a point à re- la couleur, ni l'harmonie même du corps, qui
douter la terme de l'existence,
mort, qui est le consiste dans un certain mélange des quatre
elle doit craindre la mort qui est la privation éléments qui le constituent, ne peuvent se
de la vie. Mais qu'on fasse attention que rien séparer du sujet auquel elles sont insépara-
n'est privé de ce qui le constitue. Or l'âme est blement unies.
^ une espèce de vie : aussi tout ce qui est animé De plus les vérités que l'âme conçoit, lors-
est vivant et tout cire inanimé quand il est qu'elle s'élève au-dessus du corps, ne sont pas
capable d'être animé est considéré comme corporelles ; ce|>endant elles existent , elles

mort, c'est à-diie privé de vie. L'àme ne peut existent au suprême degré puisqu'elles exis-
donc mourir; car si elle pouvait être privée tent toujours de la même manière. Ne serait-
de \ie, elle ne serait plus une âme mais quel- il pas fort absurdede prétendre que ce que nous
que chose d'animé. Ct(te sii|iposiUon est ab- voyons des yeux existe, et (|ue ce que notre
surde; l'on duil donc d'autant moins craindre intelligence a|)erçoit n'existe pas ,
puisqu'il
ce genre de mort pour l'âme, qu'il est moins à faut être insensé [)Our douter que lintelli-
craindre pour la vie. Car si l'àme meurt alors gence soit inlinmient préférable aux yeux? Or

que la vie l'abandonne il est beaucoup mieux


,
quand l'âme contem|)le ces êtres qui sont tou-
de considérer l'âme comme celte vie même jours les mêmes, elle montre assez qu'elle leur
qui la quittel'âme alors n'est point ce qu'a-
;
est unie non pas localement mais par un lien ,

bandonne la vie, mais la vie qui abandonne. merveilleux et incorporel lui-même. En effet
En effet, quand on dit d'un être qu'il est privé ils sont en elle ou elle est en eux. Dans l'un

de la vie ou mort, on entend qu'il est privé ou dans l'autre cas, l'un existe dans l'autre
de l'âme. Or, cette vie qui abandonne ce qui comme dans son sujet, ou chacun est une
meurt étant l'âme et ne se délaissant pas elle- substance. Si l'on admet la première supposi-
même, il s'ensuit que l'àme ne meurt pas. tion l'âme n'est pas dans le corps ainsi que
,

dans un sujet, comme la couleur et la forme,


CHAPITRE X. car ou elle est elle-même une substance, ou
elle existe dans une autre substance différente

l'ahe n'est pas l'oarmonie du corps puis- ,


du corps, comme dans un suj( t. Si c'est la
qu'elle n'en est pas un accident, uaisla vie; seconde supposition qui est viaie, l'âme n'est
DONC elle est immortelle. pas dans le corps ainsi que la couleur, comme
dans un sujet ,
puisqu'elle est une substance.
47. Faudra-t-il admettre , comme quelques- Au contraire l'harmonie du corps est dans le
uns pensé que la vie n'est qu'une cer-
l'ont , corps ainsi que dans un sujet, comme la cou-
taine harmonie du corps? Celte opinion ne se leur ; l'àme n'est donc pas l'harmonie du
serait jamais présentée à eux s'ils avaient , corps, mais la vie. Donc puisque rien ne s'a-
considéré les vérités souveraines et immuables bandonne et que mourir c'est être abandonné
avec un esprit purifié et dégagé des impres- de la vie, l'âme ne peut mourir.
sions sensibles, Qui n'a expérimenté, en étu-
diant avec soin comprenait d'autant
,
qu'il CHAPITRE XI.
mieux une parvenu à séparer
vérité, qu'il était
et à éloigner davantage l'attention de l'esprit LA FAUSSETÉ NE FAIT POINT PÉRIR l'aME ; CAR
des impressions du corps? Ce qui n'arriverait LA FAUSSETÉ NE PEUT QUE TROMPER, ET POUR
point si l'âme n'était que l'harmonie du corps. ÊTRE TROMPÉ, IL FAUT EXISTER.
Car une chose qui n'aurait pas une nature
propre et ne serait pas une substance mais , 48. Répétons : s'il y a quelque chose à crain-

existerait inséparablement dans le corps ,


dre , c'est que l'âme périsse par defaill ince,

comme la couleur et la forme , n'aurait pas c'est-à-dire par la privation de sa forme essen-
DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME. 46S

tielle.Nous avons déjà, je pense, traité suffl- En effet, si aucune essence, en tant^qu'elle
sainment celte question, et montré par des est essence, n'a rien qui lui soit contraire, com-
preuves certaines combien la cho>e est impos- bien plus cette première essence que nousai)pe-
sible. Ce[)enflant il est bon d'observer encore lons la Vérité, ne doit-elle rien avoirqui lui soit
que cette crainte n'est fondée que sur la néces- contraire, en tant qu'elle est essence. Or, l'être
sité d'avouer que Pâme des insensés éprouve est la première vérité; car toute essence n'est
une sorte de défaillance, et que celle du sage une essence que parce qu'elle a l'être. Mais l'être
est d'ime nature plus ferme et plus complète. n'a de contraire que le non-être. Il n'y a donc
Mais si, comme personne n'en doute, l'àme rien de contraire à l'essence, conséquemment
est d'autant plus sage, qu'elle contemple la Vé- rien d'opposé sous aucun rnpport à cette Sub-
rité immuable et lui demeure invariablement stance, qui est à la fois l'être souverain et pri-
unie par le lien de l'amour divin si de plus ;
mordial ; et si l'àme a reçu d'elle ce qui la
tout c qui existe, à quelque degré que ce soit, constitue (or, n'existant point par elle-même,
vient de cette nature suprême, qui est l'Etre elle ne peut l'avoir reçu que de celte substance
souverain : eu bien l'àme lui doit lout ce (|u'elle plus excellente qu'elle-même) rien ne peut ,

est, ou elle existe par elle-même. Si elle existe lui perdre ce qu'elle a reçu, parce que
faire
par el'e-mème, comme elle est la cause de son rien n'est contraire à l'Etre de qui elle l'a reçu.
existence et qu'elle ne s'abandonne pas, elle C'est pourquoi elle ne peut cesser d'exister.
ne peut périr, ainsi que nous lavons démon- Sans doute, elle peut perdre, en s'éloignant de
tré plus haut. Si elle vient de cette nature, il son principe, la sagesse qu'elle possède en lui
faut examiner avec soin ce qui peut lui être demeurant unie, car l'éloignement est con-
contraire, au point de lui ôler l'être que lui traire à l'union. Mais ce qu'elle a reçu de l'Etre
donne cttle même nature supérieure. même à qui rien n'est contraire, rien ne peut
Qu'est-ce donc qui peut lui être contraire ? le lui faire perdre. L'âme ne peut donc périr.
Est-ce la fausseté, [larce que son principe est la
vérité? Mais ne savons-nous pas clairement CHAPITRE XIII.
jusqu'à quel point la fausseté peut nuire à
l'âme? Peut-elle faire autre chose que la trom- l'aME ne saluait DEVENIR UN CORPS IL FAUDRAIT ;

per ? Or personne ne peut trompé s'il


être EN EFFET QUELLE LE VOULUT OU QU'eLLE Y FUT
n'existe; la fausseté iie peut donc anéantir CONTRAINTE PAR UN ÊTRE SUPÉRIEUR: NI l'uN NI
rame. Et si ce qui est opposé à la vérité ne l'autre n'est POSSIHLE.
peut enlever à l'àme l'existence que la vérité
lui a donnée, tant la vérité est invincible; que 20. Peut-être élèvera-t-on ici la question de
découvrira-t-on qui soit capable de l'en dé- savoir s'il est aussi impossible à l'âme de se
pouiller? Rien sans doute, car rien n'est plus détériorer dans sa nature que de périr. Car on
capable qu'un contraire de détruire pourrait être conduit à penser, non sans quel-
l'effet pro-
duit par sou contraire. que raison, que nos ar;iumeiits établissent l'im-
possibilité pour l'àme d'arriver au néant; mais
non pas peut-être l'impossibilité de devenir un
CHAPITRE XII.
corps. Si en effet ce qui était une âme aupara-

RIEN n'Étant opposé a l'être sou\te:rain de qui vant devenait un corps l'âme ne serait pas
,

LAME tire son ORIGINE, LAME NE PEUT PÉRIR. pour cela anéantie.
Or, ceci ne peut arriver sans que l'âme le
19. Chercherons-nous ce qui est contraire à veuille elle-même ou qu'elle y soit forcée par
la vérité, non-seulement en tant qu'elle est la un autre. Il ne faut pourtant pas conclure que
'

vérité, mais en tant qu'elle est l'Etre souve- pour devenir un cor[is. il suffit que l'âme le
rain et imm lable? H est vrai, c'est au fond désire ou qu'elle y soit forcée. La seule con-
,

une même chose car ; nous appelons vérité ce séquence à tirer, c'est que si l'âme devient
qui fait que toutes les choses, quelles qu'elles corps, il faut qu'elle le veuille, ou qu'elle y soit
soient, sont vraies, et les choses ne sont qu'au- forcée; mais non qu'elle le devienne si elle
tant qu'elles sont vraies. Cependant je ne refuse le veut, ou qu'elle y soit forcée.
^
point d'examiner ce nouveau point de vue, Au reste elle ne le voudra jamais. En effet
qui m'est encore plus favorable. toute son inclination pour le corps n'a d'autre
166 DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.

objet que de lui être unie, ou de le faire vivre, pas uni à un corps, un autre
l'est pas. S'il n'est

ou de le dresser de quelque manière, ou de ne peut le contraindre à rien; car celui qui est
pourvoir à ses besoins. Or elle ne peut faire au plus haut rang des êtres n'a personne au-
aucune de ces choses, si elle n'est plus excel- dessus de lui. Mais si elle est unie à un corps,
lente que le corps; et si elle devient corps, dès c'est donc par le moyen du corps qu'elle sera

lors elle ne sera pas meilleure que lui; elle ne contrainte par un être également uni à un
peut donc vouloir devenir corps. Rien ne corps. Et qui pourrait douter que le corps ne
prouve mieux la vérité de cette proposition peut d'aucune manière produire dans l'âme
que ce qui se passe lorsque l'âme s'interroge un si grand changement? Il serait alors plus
elle-même. Alors elle s'aperçoit facilement puissant que l'âme. D'ailleurs, comme nous
qu'elle n'a d'autre désir d'agir, de savoir, que l'avons déjà assez dit, quand un être est con-
de sentir, au moins de vivre autant que cela traint par le corps, ce n'est point par le corps,
est en sa puissance. c'est par ses propres passions qu'il est entraîné.
21. Si l'âme était forcée à devenir corps, Or, de l'aveu de tous, Dieu seul est au-dessus {
par qui y serait-elle forcée? Peu importe le de l'âme raisonnable. Mais Dieu prend soin
nom ; mais il faudrait un être plus puissant des intérêts de l'âme, et il ne peut vouloir la
qu'elle. Elle ne peut donc y être forcée par le forcer à devenir corps.
corps; car un corps n'est jamais plus puissant
qu'une âme. Quant à une âme plus puissante, CHAPITRE XIV.
elle ne peut contraindre que ce qui est soumis
à sa puissance; et une âme n'est soumise à la IL n'est pas a craindre que l'ame devienne
puissance d'une autre âme que par les pas- CORPS D.\NS UNE DÉFAILLANCE CO.MPARABLE AU
sions. Cette âme plus puissante n"a donc de SOMMEIL ; LE SOMMEIL SUSPEND LES FONCTIONS
pouvoir, qu'autant que le permettent les pas- DU CORPS, IL N'ÔTE rien A LA VIE PROPRE DE
sions de l'âme sur qui elle exerce son pouvoir. l'ame.
Nous avons déjà que l'âme ne pouvait dé-
dit
sirer de devenir corps nous pouvons ajouter ;
donc l'âme n'est exposée à ce change-
23. Si

qu'évidemment elle ne peut parvenir à l'ac- ment du côté de sa propre volonté, ni du


ni

complissement de ses désirs, en perdant tous côté d'aucune puissance étrangère, comment

ces désirs; or elle les perdrait en devenant pourrait-elle le subir? Parce que le sommeil

corps. Elle ne peut donc être contrainte à ce s'empare souvent de nous malgré nous, peut-
changement par l'être qui n'a de puissance on craindre que dans une semblable défaillance
qu'autant que lui en donnent les passions de l'âme ne soit changée en corps? Mais si nos mem-
l'être subordonné. D'ailleurs toute âme qui a bres perdent leur vigueur dans le sommeil,
autorité sur une autre âme, doit nécessaire- lâiTte en de^ient-elle plus faible sous aucun

ment désirer de lui commander plutôt qu'à un rapport? Elle n'éprouve plus dans cet état l'ac-
corps, soit qu'elle veuille la protéger par sa tion des objets sensibles, parce que la cause du

bonté, ou la tyranniser par sa malice; elle ne sommeil, quelle qu'elle soit, vient du corps et

peut donc vouloir que cette âme devienne corps. opère sur le corps. Elle assoupit et ferme en
quelque sorte les sens corporels, et l'âme cède
22. Enfin l'âme qui exerce cette puissance <
est unie à un corps ou elle est privée de corps. avec plaisir à ce changement dans l'état du
Si elle est privée de corps, elle n'est pas dans
corps car ce changement est conforme à la
:

ce monde c'est un pur esprit souveraine-


'
;
nature et repose le corps de ses fatigues mais ;

n'enlève à l'âme ni la capacité de sentir, nij


ment bon, et il ne peut vouloir, pour un au- il

tre,un changement si honteux. Si elle est unie le pouvoir de comprendre. En effet, elle a à sa

à un corps, l'être sur qui elle exerce sa puis- disposition les images des choses sensibles, et
sance est lui-même uni à un corps, ou il ne ces images sont si ressemblantes, qu'on ne peut
dans cet état les distinguer des objets mêmes
dentelles sontlesimages; et si l'âme comprend

C'est ici une idée platonicienne. Saint Augustin l'indique sans
s'y arrêter; et il ne faut pas s'étonner de la rencontrer sous la
plume alors, ce qu'elle comprend est aussi vrai pour
d'un jeune néophyte qui venait de se convertir, mais qui éuit en-
la veille que pour le sommeil.
core plus familiarisé avec les écriu des philosophes, surtout des
platoniciens, qu'avec l'étude de l'Ecriture et des premiers docteurs Supposons, par exemple, qu'elle ait cru argu-
du christianisme. Du reste, il se la reprocha plus tard. Voir. Rét.
liv. 1, chap. V, n 3.
menter dans son sommeil, et qu'en poursui-
DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME. lo-

vant des arguments solides dans celte discus- i( çoitsa forme aussi immédiatement que l'àme.
sion elle ait appris quelque chose, ces mê-
,
Mais le corps existe et s'il recevait sa forirte aussi
mes vérités restent immuables, à son réveil, immédiatement que l'âme , il serait autant
quoique le reste soit faux, comme le lieu oîi se qu'elle. La différence, en effet, et lasuprématie
passait la discussion, la personne avec laquelle de l'âme viennent de ce qu'elle reçoit plus im-
on discutait, le son des paroles mêmes dont on médiatement de Dieu, et le corps recevrait aussi
se servait pour exprimer ses pensées et toutes im médiatement s'il ne recevait par le moyen de
les autres choses de ce genre qui sont perçues l'âme , puisqu'il recevrait sans intermédiaire et
par les sens et employées par les hommes éveil- qu'entre la souveraine vie, c'est-à-dire la sagesse,
lés, mais qui n'ont qu'une existence transitoire 1 immuable Vérité, et le dernier des êtres vi-
et ne sont pas toujours présentes comme les vants, c'est-à-dire le corps, on ne trouve que
vérités éternelles. Il faut donc conclure que l'âme qui lui donne la vie. Mais si l'àme donne
le changement produit dans le corps par le au corps la forme qui le rend tel ou tel corps,
sommeil, suspend les fonctions du corps, mais en lui donnant cette forme elle ne perd point
ne peut diminuer la vie propre de Tàme. la sienne. Or elle la perdrait si elle se trans-
formait en corps ; l'âme ne devient donc pas
CHAPITRE XV. corps.
Elle ne le devient pas par elle-même, puisque
s'il FORMÉ PAR l'iN-
est vrai que le corps SOIT si elle ne subsiste elle ne peut elle-même se
TERMÉDIAIRE DE LAME QUI l'aMME l'aME NE , changer en corps. Elle ne le devient pas par une
PEUT DEVENIR UN CORPS, CAR ELLE DEVRAIT EN autre âme, puisque ce n'est (ju'en lui donnant
MÊME TEMPS RESTER AME POUR ANIMER ET FOR- la forme que l'âme constitue le corps, et ce serait

MER CE CORPS AUQUEL ELLE SERAIT CUANGÉE. en perdant sa forme que l'âme serait changée
en corps, si ce changement était possible.
24. Enfin si l'âme n'est pas unie localement
au corps qui occupe un lieu quelconque elle ,
CHAPITRE XVI.
reçoit avant le corps et plus que le corps l'im-
pression de ces vérités souveraines et éter- LA PREUVE PAR LAQUELLE ON VIENT DE DÉMONTRER
nelles qui subsistent d'une manière immuable QUE l'aME HIMAINE NE PEUT SE CHANGER EN
et qui ne sont contenues dans aucun lieu. En CORPS , ÉTABLIT AUSSI QU'eLLE NE PEUT DEVENIR
effet, elle est frappée de ces vérités d'autant [)lus UNE .4JIE SANS RAISON.
tôt qu'elle en est plus rapprochée, et, pour la

même raison, d'autant plus vivement qu'tlle 25. On peut dire aussi que l'âme raisonnable
est d'une nature supérieure au corps. Enten- ne peut être changée en âme ou en vie privée
dons que ce rapprochement n'est pas un rap- de raison. En effet, si cette dernière n'était
prochement de lieu, mais l'ordre de la nature. soumise comme inférieure à l'âme raison-
Par cet ordre on doit entendre que l'essence nable elle recevrait comme elle sa forme
,

suprême a accordé par le moyen de l'âme, la immédiatement de Dieu et lui serait sem-
forme dont chaque corps est doué. Donc le blable. Mais, suivant l'ordre naturel, les êtres
corps subsiste par l'âme et relient son être de plus excellents donnent la forme qu'ils ont
cela même qui l'anime, soit universellement reçue de la souveraine beauté aux natures in-
comme le monde , soit particulièrement, férieures, et, en la donnant, ils ne la perdent
comme tout animal dans le monde. Il s'ensui- pas. Et, si les natures inférieures ont un être
vraitdonc que l'âme ne pourrait devenir corps quelconque, c'est uniquement parce que cet
que par l'action de l'âme. être vient des natures plus puissantes; et ces
Mais celte action n'a pas lieu , et l'âme con- natures plus puissantes sont aussi les plus
servant ce qui la une âme, le corps
constiiue excellentes.
subsiste par elle elle lui donne la forme et ne
; Celte excellence n'est pas du même genre
l'enlève pas elle ne peut donc être changée
; que la supériorité d'une grande masse sur une
en corps. En effet, si elle ne donne au corps la moindre masse; mais, sans l'étendue d'aucune
forme qu'elle a reçue du souverain Bien, elle ne grandeur locale et sous une même apparence,
sert pas à former le corps et si elle ne le forme ces natures plus puissantes sont les plus excel-
pas, ou bien le corps n'existe pas, ou bien il lentes.
168 1)K L'IMMOUTALlIi: J)K L'A.MK.

masse du corps, mais encore à chacune de ses


CHAPITRE XVII. parties; elle est tout entière au sentiment de
la douleur que le corps éprouve dans un seul]

SI l'ame était matérielle, elle pourrait être même de ses organes. Le pied souffre-t-il? l'œil
CHANGÉE EN CORPS SOUS l' ACTION PLUS PUIS- regarde, la langue parle, la main s'avance; ce
SANTE d'une PLUS GRANDE MASSE DE MATIÈRE, qui n'arriverait point si la même âme qui est
MAIS l'aME n'est POINT MATÉRIELLE, PUISQU'ELLE dans ces autres parties ne sentait aussi dans le
EST TOUT ENTIÈRE DANS CHAQUE PARTIE DU pied, et elle ne pourrait sentir ce qui s'y passe

CORPS. si elle n'y était présente. 11 n'est pas croyable


qu'elle en soit informée par un envoyé qui
Ainsi, l'âme est plus excellente et plus puis- ferait connaître ce qu'il ne sent pas; la douleur
sante que le corps; et puisque, nous l'avons que l'on éprouve ne s'étend point dans tout le
dit, le elle, elle ne peut d'au-
corps existe par corps pour se communiquer à toutes les autres
cune manière être changée en corps. parties de l'âme : l'âme tout entière éprouve
En effet, aucun corps n'existe qu'en recevant la douleur qui se manifeste dans une partie du
une forme par l'âme. Or^ pour devenir corps, pied, et elle ne l'éprouve que là où est cette
il faudrait non pas que l'âme reçût une forme, douleur. L'âme est donc tout entière dans
mais qu'elle la perdît. C'est pourquoi ce chan- chaque partie, puisqu'elle sent tout entière
gement ne peut arriver, à moins que l'âme ne dans chacune. Cependant, elle n'est pas pré-
soitcontenue dans un lieu et unie localement sente tout entière , comme la blancheur ou
au corps; car, s'il en était ainsi, on pourrait quelque autre qualité de ce genre se trouve
supposer qu'une plus grande masse peut la tout entière dans chaque partie du corps; car,
contraindre, quoique |)lus excellente, à prendre si le corps éprouve dans quelqu'une de ses

la forme inférieure de celte masse, comme une parties un changement de blancheur, ce chan-
plus grande quantité d'air éteint un petit feu gement peut n'affecter en rien la blancheur
en le rendant à la nature inférieure de l'air. dos autres parties. Aussi, cette blancheur est-
Mais il n'en est pas ainsi. elle séparée d'elle-même quand le sont entre
Car toute masse qui occupe un lieu n'est pas elles les parties du corps sur lequel elle repose,

entière dans chacune de ses parties, mais seu- tandis qu'il n'en est pas ainsi de l'âme lors-
lement dans leur ensemble; ainsi, une partie qu'elle éprouve le Si^nliment dont nous venons
est ici et une autre est là. L'âme, au contraire, de parler.
est tout entière présente non-seulement à la

Traductiàit revue et corrigée par M. l'abbé RAULX.


DE LA VIE BIENHEUREUSE

CET ODVRAGE EST DEDIE A THEODORE. IL COMPREND TROIS DISCUSSIONS DONT LE BIT GÉNÉRAL EST
DE PROUVER QUE LA VIE BIENHEUREUSE CONSISTE DANS LA PARFAITE CONNAISSANCE DE DIEU.

aveugle et vagabonde, vers ces bords tant dé-


CHAPITRE PREMIER. sirés.
2. Les navigateurs, capables d'aborder au
Le sonfde du malheur pousse la plupart des hommes vers port de la philosophie, peuvent, selon moi, se
le porl de la vie bienheureuse. Trois espèces de navigateurs
sur la mer de ce monde. La montasrne de l'orgueil. Sauit Au- diviser en trois clauses. Ce sont d'abord ces
gustin, inngiemps égaré, s'est eiilin dirigé vers le port. A hommes, qui, dès l'âge de raison, prennent un
quelle occasiou eut lieu la discussiou qui fait l'objet de ce
léger essor, donnent quelques coups de rames
livre?
et vont s'abriter dans ce port tranquille où ils

pour arriver à ce port de la philoso-


1. Si, dressent quelque fanal étincelant pour rappeler
phie qui mène l'homme au séjour et sur le sol leur course facile, pour avertir, autant que
de la vie bienheureuse nous n'avions pour ,
possible, leurs concitoyens, pour guider leurs
guides que noire raison et notre volonté, peut- efforts, pour les amener auprès d'eux. Dans la
êlre ne m'avancerai s-je pas trop en te disant, seconde classe de navigateurs, toute différente
ô noble cœur et grand esprit, Théodore, que de la première, il faut ranger ces hommes qui,
bien moins d'hommes encore qu'à présent y déçus par calme apparent de l'élément per-
le

parviendraient. El pourtant aujourd'hui même, fide, se sont décidés à s'avancer au milieu des
nous le voyons, qu'ils sont rares et peu nom- flots, qui s'aventurent loin de leur patrie et
breux ceux qui y parviennent. Puisque c'est qui souvent en perdent le souvenir. Ce vent
Dieu, ou la nature, ou la nécessité, ou notre perfide, qu'ils croient favorable, continue-t-il
volonté, ou la réunion de quelques-unes de par hasard à pousser leur navire, ils descen-
ces causes, ou le concours de toutes ces causes dent au fond du gouffre des misères humaines,
à la fois (grand mystère que tu as déjà eotre- ivres d'orgueil et de joie, parce que les voluptés
pfis de creuser), qui nous a jetés pour ainsi et les honneurs les caressent de leurs falla-

dire au hasard et çà et là sur la mer orageuse cieux sourires. A ces hommes que faut il sou-
de ce monde, combien peu d'hommes pour- haiter sinon quelques revers , au milieu de
raient savoir par eux-mêmes où il faut tendre, cette fortune qui les berce, et, dans le cas où
où il faut retourner sur ses pas si parfois, ,
ces revers ne suffiraient pas, quelque bonne
malgré leurs désirs et leurs efforts, quelqu'une tempête et un vent contraire qui les poussent
de ces tempêtes, que l'irréQexion appelle des vers les joies certaines et solides , même en
malheurs , ne les poussait, dans leur course leur arrachant des larmes et des gémissements?

'Voir hist. de Aug. chap. 5; Rétract,


Pourtant la plupart de ces navigateurs, ne s'é-
s. liv. i, chap. 2. Tom. i,
pag. 30-31, 30». tant pas aventurés trop loin, ne sont pas rame-
170 DE LA VIE BIENHEUREUSE.

nés au port par d'aussi graves tempêtes. Je terre bienheureuse est proche. Ainsi, tout en
parleici de ces hommes que des événements leur refusant une gloire des plus vaines, dont ils
déplorables et tragiques ,
que les difficullés sont eux-mêmes jaloux ils leur indiquent ,

pleines d'angoisses d'une position infructueuse, l'asile de la sécurité. En effet, si l'on consulte
poussent, comme s'ils étaient désœuvrés, vers la raison, qu'est-ce que ce mont si redoutable à
les ou\ragts des savants et des sages, qui fi- ceux qui afiprochent de la philosophie, ou qui
nissent, en quelque sorte, par s'éveiller dans y abordent, si ce n'est l'amour orgueilleux
ce port d'où la mer
, avec toutes ses pro-
, d'une vaine gloire? Loin d'offrir rien de sub-
messes, avec ses sourires par trop perfides, ne stantiel ou de solide, il s'écroule sous les pas

peut pins les éloigner. Il est une troisième de ces hommes superbes qui en ont atteint le
classe de navigateurs. C'est celle des hommes, sommet ,
pour les laisser tomber dans un
qui, sur le seuil même de l'adolescence, ou, gouffre dévorant et pour leur dérober au mi-
après avoir été longtemps ballottés, ne perdent lieu des ténèbres dans lesquelles ils retombent,
point de vuecerlainssignaux, et se souviennent, cette demeure éclatante qu'ils avaient été sur
au milieu des flots, de leur douce patrie, ou le point d'apercevoir.

bien ils y retournent tout droit sans se tromper A. Cela étant, apprends, mon cher Théodore
et sans tarder; ou bien, et c'est le cas le plus (car, pour obtenir ce que je désire, c'est sur
fréquent, s'écartaiit de leur route sous un ciel toi seid que j'ai les yeux fixés, c'est t(»i que je
nuageux, cherchant des yeux les astres, dont considère toujours comme riioiiime le plus
les vagues leur dérobent la vue, captivés par propre à mes desseins), apprends, te di>-je,

je ne sais quels attraits, reculant le moment où quelle est celle de ces trois classes de naviga-
ils pourraient faire une bonne traversée, ils *teurs à laquelle j'appartenais avant de m'atta-
errent longtemps et souvent même sont en cher à toi, quelle est la situation dans laquelle
péril; mais souvent aussi ces hommes voient je me trouve, et quel genre de secours jat-
la fortune leur échapper, et quelque calamité, tends de toi avec confiance. Dès l'âge de dix-

par ille à une tempête qui vient s'o[>poser à neuf ans, depuis qu'à l'école d'un rhéteur j'ai
leurs efforts, les pousse veis celte patrie si dé- étudiérouvragedeCiccron,intitulé^or;e/<5/W5
sirée et si tranquille. je me suis senti enfl.imtné d'un tel amour
3. Cependant, devant yeux de tous cesles pour la philosophie que j'ai songé aussitôt à
hommes, qui se portent, de quelque manière m'y livrer tout entier. Mais j'ai trouvé des
que ce soit, vers le séjour de la vie bienheu- brouillards qui ont égaré et long- mes p is,

reuse, se dresse une montagne gigantesque temps, je l'avoue, mes ret;ards ont consulté
située devant le port même. A ceux cjui entrent des astres sur leur déclin, qui m'ont induit en
dans ce port, elle ne laisse qu'un passage très- erreur.Une superstition puérile me détournait
étroil ; elle doit leur ins|)irer la plus vive ter- de recherche de la vérité, et lorst|ue pre-
la

reur et il faut qu'ils l'évitent avec la [)lus grande nant le dessus, j'eus dissipé ces ténèbres,
précaution. Car cette montagne est si brillante, lorsque je me fus persu; dé que je devais m'en
elle est revêtue dun éclat si mensonger que ce ra|)porter à la science plutôt qu'à l'autorité, je
n'est pas seulement à ceux qui arrivent, à ceux rencontrai des hommes qui regardaient conune
qui ne sont pas encore entrés dans le port une puissance supérieure, et comme une divi-
qu'elle s'offre pour demeure, en leur p» omet- nité digne de leur culte, cette lumière que l'on
tant de satisfaire leurs vœux et de remplacer aperçoit avec les yeux du corps ' je ne leur ;

pour eux la terre bienheureuse. M.tis le plus accordais pas mon assentiment mais je pen- ,

souventau port même, les hommes sont l'objet sais qu'ils cachaient quelque grande vérité

de ses séductions et quelquefois elle les retient sous des voiles qu'ils devaient un jour écarter.
par l'attrait de ce sommet élevé, d'où ils pour- Quand je me fus débarrassé d'eux, quand je
ront voir à leurs pieds les autres hommes. leur eus échappé, quand j'eus enfin ce-sc de
Pourtant ils avertissent plus d une fois les voguer avec eux, mon gouvernail lutta long-
nouveaux arrivants de se défier des écueils temps, contre tous les vents, au milieu des
cachés au pied de ce mont, et de ne pas croire flots ; les académiciens étaient mes pilotes. Je

de s'élever jusqu'à eux. Ils leur


qu'il soit facile vins ensuite dans ces parages ; c'est là que
montrent, avec une bienveillance extrême, le j'appris à connaître l'étoile polaire qui devait
lieu où ils peuvent aborder sans péril ; car la ' Lm Manichéens. Voir Confess. liv. lu, chap. 6.
CHAPITRE PREMIER. 171

me guider. Je me suis dit souvent en écoutant nom de ta vertu, au nom de ton humanité, au
les entretiens de notre saint Pontife ', et quel- nom des liens et du commerce intime (jui

que fois en ccoutanl les tiens, que l'idée de Dieu unissent nos âmes , tends-moi la main, c'est-à-
exclut toule pensée matérielle, et (ju'il en est dire, aime-moi et crois bien que je t'aime et (juc
de même de Tàme; car l'âme est sans
de l'idée je te chéris à mon tour. Si tu tais droit a ma
contredit ce qui se rapproche le plus de Dieu. demande, cette vie bienheureuse où te voilà

Mais ce qui m'empêchait, je l'avoue, de m'en- fixé, je le présume, un faible effort me donnera
voler bien vite dans le sein de la philosophie, le moyen d'en approcher. Or, pour te faire

du mariage et des honneurs. Ce


c'était l'attrait connaître ma ligne de conduite et la manière
double but une fois atteint, je me proposais ce dont je m'y prends afin de conduire mes amis
qui n'a été donné qu'à un petit nombre de au port, pour te faire lire plus couramment
privilégiés, de m'élancer à pleines voiles et en dans mon âme, car je n'ai pas de meilleur
taisant force de rames, vers cet asile du bon- moyen pour te donner mon signalement j'ai ;

heur et d'y goûter le repos. Mais api es avoir lu cru devoir t'adresser et te dédier celle de mes
quelques ouvrages de ce Platon, pour leciuel premières dissertations qui porte un caractère
je connais ton amour, après leur avoir com- I)lus religieux et plus digne de renfermer ton

paré autiuit que possible ces ouvrages tout , nom. Lt c'est fort convenable sans doute car ;

pleins d'autorité qui nous ont transmis les di- la vie bienheureuse a été le sujet de nos entre-

vins mystères, je fus transporté d'ardeur. Je tiens, et rien à mes yeux ne mérite davantage
voulais briser toutes les ancres qui retenaient le nom de présent divin. Ton éloqm nce ne m'a

mon navire; mais la considération que j'ai pas imposé ce que j'aime en effet peut se
;

pour l'opinion de certains hommes* tombait trouver hors de ma poitée mais ne peut ,

encore mon âme. Quelle ressource me restait- m'efîraycr. Ta haute fortune. m'elTraye bien
il donc, quand je m'arrêtais à ces vanités? Il moins encore quelque grande qu'elle soit en
;

me fallait le secours de quelqu'une de ces eflet, elle est à tes ordres, au lieu qu'elle fait
tempêtes qui passent pour des malheurs. J'é- des esclaves de ceux qu'elle domine^ Mais
prouvai alors un tel déchirement de cœur, voici ce que j'ai à t'offrir. Attention ! je te prie.
qu'incapable de soutenir le fardeau d'une pro- 6. Les ides de Novenil)r6 avaient ramené
fession qui poussait peut-être mes voiles vers l'anniversaire de ma nisssance. Après un léger
les Sirènes, je renonçais à tout pour conduire repas qui ne pouvait appesantir nos esprits,
vers le port, tranquille objet de tous mes vœux, tous mes commensaux de ce jour, qui l'étaient
mon navire battu par la tempête et fort en- aussi de chaque jour, furent invités par moi à
dommagé. se rendre à la salle des bains ; ce lieu me sem-
5. Tu vois maintenant quelle est la philoso- blait propice, il était de saison et solitaire. Il
y
phie dans les eaux de laquelle je vogue, comme avait là (ta bienveillance singulière m'autorise
dans un port. Mais ce port aussi est vaste, et à les nommer) ma mère d'abord, à laquelle je
dans ce grand espace on peut encore s'égarer, suis redevable de tout ce qui vit en moi ; mon
quoique avec moins de péril. Car vers quelle frère Navigius ; Trygétius et Licentius, mes
région de cette contrée, unique séjour de la concitoyens et mes disciples y avait aussi
; il

béatitude, dois-je me diriger pour prendre Lastidianus et Ruslicus, mes cousins, qui n'ont
terre? Voilà ceque j'ignore complètement. Sur pâlisous aucun maître, mais dont je n'ai pas
quelle terre solide en effet ai-je mis le pied voulu me priver dans cet entretien, parce que
jusqu'ici, moi pour qui la nature de l'âme est leur bon sens naturel semblait nécessaire à
encore une question sur laquelle je chancelle, mon entreprise. Il y avait aussi le plus jeune

sur laquelle je flotte? Je t'en conjure donc, au de nous tous. Mais son esprit, si ma tendresse
ne me trompe pas, promet beaucoup. C'était
Adéodat mon fils. Devant cet auditoire attentif,
' s. Ambroise. Voir Confess., liv. yi, cbap. 3, n. ^
' Confess., liv. yiii, chap. 9, n. 20. je commençai en ces termes.
i72 DE LA VIK BIENHEUREUSE.

n'a-t-il pas été proportionné à mon appétit? —


C'est que, lui répondis-je, la nature a fixé pour
CHAPITRE n.
tous les corps une limite de dévtlo[)pement.
Premier entretien. Nous sommes composés d'âme et de Celte limite, ils ne l'atteindront pas si les ali-
corps. Les aliments sont nécessaires à l'âme comme au corps;
ments leur manquent. Ce fait est facile à véri-
car l'âme a aussi ses aliments. On n'est pas heureux, quand on
pas de possé ce
fier dans les animaux, et l'on ne doute pas
n'a pas ce que l'on veut; mais il ne suffit :er

que l'on veut, pour posséder le bonheur. Que doit-on ac- que faute d'aliments, tous les êtres animés ne
quérir pour être
sède Dieu? Les
heureux? Quand peut-on
sages de l'Académie ne
dire
sont ni
que l'on pos-
heureux ni
maigrissent. — Ne maigrissent^ répondit Li-
gages.
centius, et non pas ne décroissent. — C'est as-
sez, répondis-je, pour prouver ce que je veux.
7. Est-il évident pour vous que nous sommes La question est en effet de savoir si c'est le
composés d'âme de corps ? Tous répondirent
et corps que la nourriture intéresse. Or, elle l'in-
affirmalivement. Na\igius répondit qu'il l'i- téresse puisque, si on la lui ôte, le corps mai-
gnorait. Alors prenant la parole Ignores-tu, : grit. Tous furent de cet avis.

ignores-tu complètement, lui dis-je, s'il ne faut 8. Et l'âme, repris je, n'a-t-elle pas aussi ses

pas aussi compter cela parmi quelques autres aliments? Sa nourriture, à elle, est -elle la
choses que tu ne connais point? Je ne crois — science? —
Oui, dit ma mère, les seuls aliments
pa.î, reprit-il, que je sois dans une ignorance de l'âme, selon moi, sont l'inlelligeuce des
absolue de toutes choses. Eh bien! peux-tu — choses et la science. Comme Trygétius ne sem-
nous indiquer quelque chose que tu saches? blait pas convaincu de cette vérité aujour- :

— Je le puis. —
Fais-nous en donc part, s'il^ .d'hui, ne nous as-tu pas montré toi-
dit-elle,

te plaît. —
Comme il hésitait sais-tu au moins même : 011 l'âme prend ses aliments? car à un

que tu vis? lui dis-je. — Je le sais. — Tu sais certain moment du repas, tu as dit que tu n'a-
donc que tu as puisqu'il
la vie, est impossible vais [)as remarqué les vases dont nous nous
de vivre sans la vie? — Cela, dit-il, je le sais.— servions, parce que je ne sais quelles autres
Sais-tu aussi que tu as un corps? Oui. — — pensées toccupaient, et pourtantlu avais touché
Tu sais donc que tu es composé de corps et de et goûté à une partie des mets. Où était donc
'
vie ? — Je le sais bien ; mais j'ignore si ce sont ton âme, quanil tu mangeais et qu'elle ne fai-
là les seuls éléments de mon être. C'est une ques- sait pas at.ention au festin ? Ah cruis-moi, !

tion pour moi. —


Ainsi voici deux choses dont les aliments de Tàme, ce sont les pensées et la

tu ne doutes pas: l'âme et le corps. Seulement contem|)lation, si tant est qu'elle puisse en re-
tu ne sais pas s'il n'y a pas encore autre chose cueillir quelque chose. Comme mes in'erlocu-
qui serve à compléter et à former Ihomme. — teurs maniftstaient bruyamment leurs doutes:
C'est cela même.— Quel est cet autre élément? Ne m'accordez-vous pas, leur dis-je, que les
Une autre fois, si nous pouvons, nous le cher- âmes des hommes éclairés sont bien plus plei-
cherons. M.jintenant voici une question que je nes et plus grandes d'une certaine taçon, que
vous pose à tous. celles des ignorants? —
Ils répondirent que c'é-

Puisque nous avouons unanimement que tait évident. Nous avons donc raison de dire,
l'homme ne peut exister sans avoir un corps continuai-je, que ceux que la science et l'ensei-
et une âme, pour laquelle de ces deux par- gnement n'ont pas nourris, sont à jeun et |)Our
ties de nous-mêmes recherchons-nous la nour- ainsi dire affamés. — Ils ontaussi l'âme pleine,
riture? — Pour le corps, dit Licentius. Les dit Trygétius, mais c'est de vices et de corrup-
autres hésitaient et se demandaient entre eux tion. Et voilà, repris-je, ce qui fait dans ces âmes
comment il se faisait que ce fût pour le corps une sorte de stérilité et pour ainsi dire d'ina-

qu'on réclamât la nourriture comme une né- nition. Car, si le corps privé de nourriture est
cessité, puisque la nourriture a pour but de la plupart du temps en proie à des maladies et
soutenir la vie et que la tie appartient à l'âme. à des affections indices de la faim, ces âmes de
Alors prenant la parole Pensez-vous, dis-je, : leur côté sont pleines de maux qui révèlent
que la nourriture intéresse cette partie de de longs jeûnes. Car le mot de nequitia, qui
nous-mêmes à laquelle elle donne le dévelop- désigne la corruption, mère de tous les vices,
pement et la force? Tous répondirent affirma- vient, selon les anciens, de ce qu'elle est sans

tivement, à l'exception de Trygétius qui fit aucun bon effet, nequidqiiain.Ae, ce qu'elle est

cette question : Pourquoi mon développement le néant, ?«/^?7. La vertu opposée à ce vice s'ap-
CHAPITRE DEUXIÈME. 17a

pelle frngnlité. De même donc que fniqalité doute, il ne t'a mnnqué que le style pour l'ex-

vient de frux, c'est-à-dire de frnctwi, fruits, primer comme Cicéron qui a parlé dans ce ,

p.irce qu'elle rend, [)our ainsi dire, les âmes sens. Dans son Hortensius, en efTet, qui est
fécondes; ainsi c'est la stérilité, c'est-à-dire le l'éloge et la défense de la philosophie, on
rien [nihilum], qui a donné son nom à la cor-* trouve ce passage « Voici venir des hommes
:

ru|ition [neqw'tia). Ce qui découle en tffct, ce « qui, sans être des philoso[>hes, sont toujours
qui se dissout, ce qui tombe en liquéfaction, c< prêts à discuter. Ils déclarent qu'on est tou-
ce qui pour ainsi dire meurt sans cesse, n'est « jours heureux quand on vit comme on veut.

rien ; et voilà pourquoi nous api)elons lesgens « Erreur profonde! Car vouloir ce qui ne con-
frdppés du vice dont nous [)arlonsdes hommes « vient pas est le comble de l'infortune, et l'on

perdus de débauches. Ce qui est quelque chose, «est moins malheureux de ne pas obtenir ce
c'est ce qui demeure, ce qui reste, ce qui de- « que l'on veut que de rechercher ce qu'il ne

meure toujours le môme, comme la vertu, dont « faut pas. La dépravation de la volonté fait

l'élemeiitle plus impoi tant elle plus beau est la « plus de mal que le succès ne fait de bien. »

tempénmce ou la froj^alilé. Mais, si c'est là A ces mots, ma mère poussa de telles excla-
une vérité trop obscuie, pour que vous puis- mitions qu'oubliant totalement son sexe, nous
siez la s lisir dès à présent, vous m'accord»:;rez nous imaginâmes voir siéger au milieu de
du moins, puisque les âmes ignorantes sont nous quelque grand homme. Moi cependant je
pleines aussi, qu'il y a, pour les âmes comme que je le pouvais, de quelle
considérais, autant
poui les corps, deux sortes d'alimenls, les uns source divine découlaient ses paroles. Alors
salubreset utiles, les autres malsains et em- Licenlius Mais dis -nous donc ce qu'il faut
:

poisoimés. ^ Vouloir pour être heureux et quels doivent


9. ('ela étant et puisque, comme nous en être les objets de nos désirs? Invite -moi,
sommes convenus, l'homme est composé de lui dis-je,le jour de ta naissance; quand tu

deux parties, c'est-à-dire d'àme et de corps, je daigneras me faire cet honneur, je prendrai
crois devoir, le jour de ma naissance, offrir un volontiers de tout ce que tu me serviras. A
repas tant soit peu splendide non-seulement à cette condition je t'invite à souper chez moi
vos corps mais aussi à vos âmes. Ce repas,
, aujourd'hui, et à ne pas me demanderdes mets
quel (ju'il soit, je vous vous avez
le servirai, si qui peut-être ne sont pas prépaies. Comme il

faim, car si j'entret»rends de vous nourrir, en paraissait se repentir de son observation mo-
dépit de vous-mêmes et malgré votre répu- deste et réservée : Ainsi, repris-je. voilà qui est
gnance, j'y perdrai ma peine, et on doit vous convenu entre nous on ne peut être heureux,
:

souhaiter plus de goût [)Our ces mets de l'âme si l'on n'a pas ce que l'on veut, et, quand on

que pitur ceux du corps. Et cela aura lieu, si a ce que l'on veut, on n'est pas toujours heu-
vos âmes sont saines. Car les milades, nous le reux? Us m'accordèrent ce point.
voyons dans les maladies du corps, refusent ou il. Et maintenant, continuai-je, m'accordez-
rejettent la —
nourriture. Tous, de la physiono- vous que, lorsqu'on n'est pas heureux, on est
mie et de la voix, se déclarèrent prêts à prendre malheureux? — Ils n'hésitèrent pas. — Lors-
et à dévorer tout ce que j'aurais préparé. qu'on n'a pas ce que l'on veut, on est donc
10. Alors, reprenant
la parole Voulons- : malheureux? Chacun fut de cet avis. Qu'est- —
nous demandai-je? A peine
être heureux, leur ce donc que l'homme doit acquérir pour être
avais-je laissé échapper ces mots, qu'ils répon- heureux, dis-je? Peut-être, en effet, pouvons-
dirent affirmativement tous d'une voix. Trou- nous ajouter à notre festin ce supplément, pour
vez-vous, leur dis- je qu'on soit heureux,
,
tenir compte de l'aiipétit de Licentius: Selon
quand on n'a pas ce que l'on veut? Us ré[)Oii- moi, ce que l'homme doit acquérir c'est ce
direut négativement. D un autre côté , est-on qu'il peut posséder quand il le veut. — C'est
toujours heureux, quand on a ce que l'on é\ident, dirent-ils. — Ainsi, conlinuai-je, ce
veut? Alors ma mère Quand on veut le bien : doit être un bien permanent, indépendant de
et qu'on le possède, on est heureux; mais la fortune, au dessus de tous les hasards ; car
quand on veut ce qui est mauvais et quoiqu'on ce qui est fragile et mortel, nous ne pouvons
le possède, on est malheureux. Alors souriant le posséder quand nous voulons ni autant que
et plein de joie je lui dis : te voilà , ma mère ,
nous voulons. — Tous en tombèrent d'accord.
au sommet de la philosophie. Sans aucun — Mais Trygétius H y :beaucoup d'heu-
a, dit-il,
.

174i DE LA VIE BIENHEUREUSE.

reux mortels qui possèdent en abondance et une si haute question. Car il me semblait que
largement dis biens fragih^s, soumis au hasard la réserve avait autant de part à son silence
et qui font pourtant le charme de cette vie. que la réflexion. Il adopta l'avis de Trygétius.
Rien ne leur manque de ce qu'ils désirent. ^ 13. Ainsi, leur dis-je, je connais le sentiment

Je hii répondis parcelle question Qaand on : de chacun sur cette grande question, au-dessus
craint, est-on heureux, selon toi? Non, dit- — de laquelle nous ne devons rien chercher,
il. —
Et, quand on peut perdre ce que l'on nous ne i)Ouvons rien trouver, pourvu toute-
aime, peut-on s'empêcher de craindre ? C'est — fois que nous continuions à approfondir ce
impossible.— Maison peut les perdre, ces dons sujet dans tout le calme de notre âme et dans
exposés au hasard. Donc, quand on aime et toute la sincérité de notre cœur. Mais aujour-
qu'on possède de tels biens, il est impossible d'hui cela nous mènerait trop loin il y a aussi ;

d'être heureux. Il ne ré|)liqua point. Ici ma — dans les festins de l'âme des débauches de
mère piit la parole. De tels biens, dit-elle, table. Si l'on se jette trop avidement sur les

quand même nous serions sûrs de ne pas les mets spirituels, on les digère mal, et la santé
perdre, ne peuvent nous rassasier. On est donc de l'âme en souffre, comme elle souffrirait de
encore malheureux alors, parce qu'on est tou- l'inanition. Nous entamerons donc, si bon vous
jours indigent. —
Eh quoi lui dis-je, quand ! semble, cette question dem lin quand nous ,

on nage dans l'abondance de toutes ces choses, aurons bon appétit. Contentez-vous aujour-
si l'on sait mettre des bornes à ses désirs, se d'hui de savourer ce mets que tout à coup
contenter de ce que l'on a, en jouir avec sa- votre amphitryon a l'idée de vous servir. C'est,
gesse, n'est-on pas heureux, selon toi? —Donc,> ^si ne me trompe, un
je de douceurs, un niai

reprit-elle, ce ne sont pas ces biens qui ren- de ces mets qui figurent au dessert, tout confit
dent heureux, c'est la modération. — Fort du miel de A ces mots, tous étendirent
l'école.

bien, lui dis-je, on ne pouvait répondre autre- les mains, comme vers un plat que l'on ap-

ment; et toi, en particulier, tu ne pouvais faire porte et me forcèrent à leur expliquer en toute
une autre réponse. Ainsi il est indubitable pour hâte ce que j'allais leur servir. Eh quoi ! leur
nous que, lorsqu'on est décidé a être heureux, dis-je,ne voyez-vous pas que nous venons de
il faut se procurer un bien permanent et à terminer le débat que nous avions abordé avec
l'abri des rigueurs de la fortune. Depuis — les académiciens? A ce mot d'académiciens,

longtemps, dit Trygétius, nous sommes d'ac- les trois interlocuteurs qui étaient au courant
cord sur ce point. —
Dieu, lui dis-je, est-il, à de ce que je voulais dire, se levèrent avec ar-
vos yeux, éternel et permanent. C'est telle- — deur et, les bras tendus, pour ainsi dire, en-
ment certain, dit Licentius, que cela ne se couragèrent de leur mieux celui qui les servait,
demande pas. Tous s'inclinèrent pieusement et en témoignant que nul autre mets n'était plus
dévotement. —
Par conséquent, leur dis-je, de leur goût.
posséder Dieu c'est être heureux. raisonnement que je leur expo-
14. Voici le

12. Ils admirent avec joie et de tout leur sai nous l'avons vu
alors. S'il est manifeste,

cœur celte vérité. Il ne nous reste donc plus, tout à l'heure, que l'on n'est pas heureux quand

leur dis-je , qu'à chercher quel est l'homme on n'a pas ce que l'on veut; si l'on ne cherche
qui possède Dieu. Car un tel homme sera heu- que ce que l'on veut trouver, et si les acadé-
reux assurément. Répondez que vous en : miciens cherchent toujours la vérité c'est ,

semble? — Ici, Licentius : Celui-là possède qu'ils veulent trouver la vérité, c'est qu'ils

Dieu, qui vit selon la vertu. Trygétius à son veulent avoir un moyen pour la trouver. Or,
tour : Celui-là possède t)ieu, qui fait ce que ils ne la trouvent pas. Partant ils ne possèdent
Dieu veut. Laslidianus fut de cet avis. Mon fils, pas ce qu'ils veulent; partant ils ne sont pas
le plus jeune de mes interlocuteurs, dit alors : heureux. Or, il n'y a de sage que celui qui est
Celui là possède Dieu, dont lame est exempte heureux. Donc un académicien n'est pas un
de souillures. Ma mère approuva toutes ces ré- sage. Tous alors s'écrièrent, comme s'ils s'em-
ponses, mais surtout la dernière. Navigius se paraient de toutes mes paroles. Mais Licentius,
taisait. Je lui demandai son opinion. Je me qui se tenait sur ses gardes, craignit de s'avan-
range à de celui qui a parlé le dernier,
l'avis cer et ajouta Comme vous, je me suis jeté sur
:

répondit-il. Je ne crus pas devoir m'abstenir ce raisonnement et je me suis écrié à cette con-
d'interroger Rusticus sur ses sentiments, dans clusion qui faisait impression sur moi. Mais je

CHAPITRE r>i:i XIÈME. 17*

ne l'avalerai pas et je garderai ma i)art, pour Refuses- lu de m'accorder qu'on n'esi pas
la donner à Alype. 11 la savourera avec moi ou heureux, quand on n'a pas ce que l'on veut?
il me dira pounjuoi il ne faut pas y goûter. Pi étends -tu que les académiciens ne vou-
C'est Na\iyiLis, lui dis-je, qui devrait plus que draient pas trouver et poPsé<ler cette vérité
toi craindre les douceurs, puisqu'il a la rate qu'ils cherchent avec tant d'ardeur? Connais-tu
en mauvais état. Alors Na\igius souriant Ces : un sage qui ne
soit pas heureux ? —
C'est être
douceurs-là me guériront, sans aucun doute. complètement heureux, dit-il avec un sourire
Car je ne sais comment cela se fait mais ce ; amer, que de ne pas avoir ce que l'on veut.
raisonnement hérissé et piquant que tu nous Comme j'exigeais que cette assertion fût consi-
as présenté, ressemble à ce miel de THymette, gnée par écrit je n'ai pas dit cela, répondit-il,
:

dont on a dit qu'il a une saveur aigre-douce et en se récriant. Comme je faisais signe à mes
ne gonfle point les enti ailles. C'est pourquoi, auditeurs de prendre note encore de celte dé-
bien qu'il me pique tant soit peu le palais, je claration. Eh bien! je l'ai dit, répondit-il. Or
l'absorbe tout entier de mon mieux et de fort j'avais recommandé une fois pour toutes que
bon cœur. Je ne vois pas, en efTct, comment toute parole fût écrite. Je tenais donc mon
on pourrait attaquer ta conclusion. C'est — jeune adversaire flottant entre son obstination
impossible, dit Trygétius ; et je ne suis pas et la honte de se dédire.
fâché de m'ètre brouillé depuis longtemps avec 16. Tandis que nous l'engagions en badi-

les académiciens. Car je ne sais quel instinct nant ainsi à prendre sa part du festin, je re-
ou plutôt quelle impulsion divine me poussant, marquai que les autres convives, ignorant tout
j'étaisdevenu leur ardent ennemi, même sans ce qui se passait et curieux de savoir ce que
savoir comment m'y prendre pour les réfuter. nous pouvions dire entre nous avec une phy-
15. Alors Licenlius Pour moi, je ne déserte
: sionomie si enjouée, me regard. dent sans
pasencore leur drapeau. Ainsi, dit Trygétius, tu rire. Us me firent l'effet de ces convives que
es en désaccord avec nous. —
Eles-^ous, dit Li- l'on rencontre bien souvent au milieu de com-
cenlius, en désaccord avec Alype ? Je ne doute — mensaux avides et rapaces et qui s'abstiennent
pas, lui répondis-je, que si Alype était ici, il ne de toucher aux mets, par un sentiment-de di-
s'inclinât devant une argumentation si simple. gnité et de retenue. Comme je les avais invités,
Ilne serait pas en effet assez déraisonnable pour comme je jouais en cette occasion le rôle d'un
regarder comme heureux des hommes privés grand personnage, et, pour tout dire, le rôle de
d'un bien immense qu'ils désirent de toutes celui (jui invite au nom d'un homme vraiment
leurs forces, pour croire que les académiciens digne de ce nom je ne pus me contenir, et je
,

ne veulent pas trouver la vérité ou que lors- fus choqué de cette différence d'attitude entre
^qu'on n'est pas heureux on peut être sage. Car mes convives, qui rompait l'harmonie de notre
voila pour ainsi dire, les trois ingrédients; festin. Je souris à ma mère. Usant d'une entière
voilà le miel, la farine et les amandes qui com- franchise, et m'ordonnant de tirer, pour ainsi
posent ce gâteau dont tu ne veux pas goûter. dire, de son buffet particulier un supplément
Se laisserait-il séduire, dit Licentius, par cette pour des convives trop discrets: Dis-nous donc,
légère friandise bonne pour les enfants? Aban- s'écria-t-elle, et explique-nous quels sont ces
donnerait-il, pour elle, cette source féconde de académiciens et ce qu'ils veulent. Je le lui ex-
la philosophie académicienne^ don les flots au- pliquai en quelques termes bien clairs et de
ront bientôt englouti ou entraîné ce je ne sais façon à renseigner tout le monde sur leur
quel petit morceau de pâte? — Comme
nous si com[)te. Ces gens-là, dit-elle alors, sont des
a>ions besoin, repris-je, de discuter longtemps tûiyibeurs [caducarii). C'est le nom qu'on donne
la-dessus, particulièrement avec Alype! iMais il chez nous dans le peuple à ceux qui toïnbcnt
soutiendrait luiniême à son corps défendant du haut-mal, et aussitôt elle se lève pour s'en
que mon petit raisonnement ne manque ni de aller. Le repas était fini. Nous nous retirâmes
force ni d'utilité. Quant a toi ,
qui as pris le tous de fort bonne humeur et en riant *.

parti de t'accrocher a l'avis d'un absent, quelle


' On sait
que les Romains rompaient leurs afsembléea quand quel-
est celle de mes propositions que tu n'approuves qu'un tombait du haut mal. De là vient le spirituel à propos de la
pas? réflexion de sainte Monique.
476 DE LA VIE BIEiNHEUREUSE.

autre chose que de faire ce que Dieu aime.


N'ètes-vous pas de cet avis? tous en convinrent.
CHAPITRE III.
La troisième proposition demande un examen
Detixième entretien. Quel est l'homme qui possède Diea, de un peu plus approfondi. Dans les formules de
manière à posséiler le bontieur? Trois avis selon les uns, :
nos cérémonies les jilus saintes, le mut esprit
c'est celui qui fait la volonté de Dieu; selon les autres, c'est
im[)ur, à mon sens, a deux acceptions. Quel-
celui qui mène une vie vertueuse; selon d'autres (-nlin, c'es^t

celui qui n'est pas possédé de l'esprit impur. Le mot esprit quefois il désigne cet esprit qui, venant du de-
impur a deux sens : Ou entend par là soit l'esprit malin qui hors, envahit notre âme, trouble nos sens et
apte les démoniaques, soit l'âme impure, c'est-à-diie l'ime
excite eu nous comme des transports de fu-
que les vices el les erreurs souillent.
reur. Ceux (|ui sont chargés de le chas<^er im-
17. Le lendemain, toujours après dîner, les posent, comme on dit, les mains aux |>osscdés,
mêmes convives se trouvaient réunis dans le ou prononcent un exorcisme, c'est-à-dire chas-
même lieu mais ils étaient arrivés un peu
;
sent l'esprit du mal, en l'adjurant au nom de

plus tard que la veille. Vous êtes venus tard au Dieu. Le mot esprit impair a un autre sens il ;

festin, leiirdis-je. Ce n'est pas, je pense, que le désigne toute âme impure, c'est-à-dire toute
repas d'hier vous ait donné une indigestion ;
âme souillée de vices et d'erreurs. C'est donc
mais à vos yeux, sans doute mes festins sont toi que j'interroge, mon enfant, toi qui as

bien modestes, et vous n'avez pas cru devoir peut-être ouvert cet avis, dans toute la sérénité
vous hâter, pour attaquer dt-s mets qui sont et dans toute la pureté de ton âme Quel est :

bientôt mangés. Il n'est pas probable, en effet, l'homme qui, selon toi, est alfi anchi de l'esprit
qu'il soit resté grand'chose d'un re|)as dont le impur? est-ce celui (pii n'a pas en lui-même
menu ne répondait pas à la solennité du jour. lemauvais génie qui égare les hommes? est-ce
Peut-être avez-vous eu raison, mais j'ignore celui qui a purgé son âme de tout vice et de
comme vous ce qu'il peut y avoir de prêt. Il tout péché? —
Selon moi, dit-il, on est affran-
y a un autre amphitryon en effet, qui ne cesse chi de l'esprit impur quand on vit chaslement,
de fournir à tout monde toutes sortes de
le — Mais à quel homme donnes-tu le denom
mets, et surtout mets dont il s'agit en ce
les chaste? est-ce à l'homme exempt du péché?
moment. Mais c'est la faiblesse ou la satiété ou est-ce à l'homme qui se borne à s'abstenir de
la préoccupation qui nous empêche d'y tou- tout commerce illicite ? Eh comment — 1 pour-
cher. Ctt amphitryon quand il demeure avec rait-on être chaste, répondit l'enfant, si l'on se

nous, fait notre bonheur: c'est là, si je ne me bornait à s'abstenir de tout commerce illicite,

trompe, une vérité dont nous étions convenus sans cesser d'imprimer à son âme la souillure
hier avec ferveur et avec fermeté. La raison en de tous les autres péchés? L'homme vraiment
effet nous avait démontré qu'on est heureux chaste est celui qui a les yeux tournés vers
quand on possède Dieu. Aucun d'entre vous Dieu, et qui tient ses regards fixés sur Dieu
n'avait répugné à admettre cette maxime. seul. Je mettre par écrit les paroles tex-
fis

Toute la question était donc alors de savoir tuelles de l'enfant. —


Cet homme-là, dis-je,
quel est celui qui vous semble posséder Dieu. mène donc nécessairement une vie vertueuse,
Là-dessus, si j'ai bonne mémoire, trois senti- et l'homme vertueux est donc nécessairement
ments ont été exprimés. Les uns ont été d'avis cet homme-là. N'es-tu pas de cet avis? Il en
qu'on possède Dieu quand on fait la volonté de tomba d'accord avec les autres. Ainsi, repris-

Dieu. D'autres ont dit qu'on possède Dieu, je, vous n'avez tous exprimé qu'un seul et

quand on mène une vie vertueuse. Les autres même sentiment.


ont pensé que les âmes où Dieu habite, sont 19. Mais, dites-moi un peu, Dieu veut-il que
celles où n'habite pas cet esprit que l'on ap- l'homme cherche Dieu ? Ils m'accordèrent ce
pelle impur. point. — Pouvons-nous dire qu'un homme
18. Mais peut-être n'avez-vous exprimé tous cherchant Dieu mène une vie contraire à la
qu'un seul et même avis en des termes dffé- vertu "^ —
Nullement, dirent-ils. Une troi- —
rents. A considérer en effet les deux premières sième question L'esprit impur peut-il chercher
:

propositions, tout homme qui mène une vie Dieu? —


Non, dirent-ils, —
Navigius avait quel-
vertueuse fait la volonté de Dieu ; réciproque- ques doutes mais il finit par se réunir aux au-
;

ment celui qui fait la volonté de Dieu mène tres. Si donc, repris-je, l'homme cherchant Dieu

une vie vertueuse, et vivre selon la vertu n'est fait la volonté de Dieu^ vil selon la vertu et est
,

CHAPITRE TROISIÈME. 177

affranchi de l'esprit impur, si d'un autre côté médiaire. — Eh bien I lui dis-je, cet homme
riiomme cherchant Dieu ne possède pas encore placé dans une situation intermédiaire, cet
ce Dieu, il s'ensuit que l'homme vertueux ,
homme auquel Dieu n'est ni propice ni con-
l'homme faisant la volonté de Dieu, Thomnie traire, crois-tu qu'il possède Dieu d'une ma-
affranchi de l'esprit impur ne doit pas, selon nière quelconque? Trygétius hésitait. Autre

nous, posséder Dieu pour cela. Mes auditeurs chose est, dit ma mère, de posséder Dieu, autre

riaient de se voir pris au piège de leurs con- chose de n'être pas abandonné de Dieu. Eh —
cessions. Ma mère, longtemps interdite, me bien lui dis-je, qu'est-ce qui vaut le mieux, de
!

demanda enfin de détendre et de délier par posséder Dieu ou de n'être pas abandonné de
une explication les nœuds de cette proposition Dieu? —
Autant que je puis voir clair en mon
entortillée que la nécessité de conclure m'avait ùme, dit-elle, voici ma pensée Etre vertueux :

fait jeter au milieu de l'assemblée. Cela fait, c'est avoir Dieu pour soi. Etre vicieux, c'est

on ne peut cependant, dit-elle, parvenir à Dieu avoir Dieu contre soi. Mais quand on cherche
sans avoir cherché Dieu. — Très-bien, lui dis- Dieu, quand on ne l'a pas encore trouvé, on
je ; mais celui qui cherche encore Dieu, n'est ne l'a ni pour soi, ni contre soi mais on n'est ;

pas encore arrivé à Dieu, quand même il vivrait pas abandonné de Dieu. Est-ce votre avis, dis-je
selon la vertu. Il n'est donc pas vrai de dire aux auditeurs? Ils répondirentaffirmativement.
que l'homme vertueux possède Dieu. Selon — — Répondez alors à cette question, repris-je :

moi, dit ma mère, il n'est personne qui ne N'a-t-on pas, selon vous, Dieu pour soi, quand
possède Dieu. Mais l'homme vertueux a Dieu on est favorisé de Dieu ? —
Sans doute, dirent-
pour lui; le méchant a Dieu contre lui.^ ils. — Eh bien ! Dieu ne favorise-t-il pas celui
Parlant, repris-je, nous avons eu tort hier d'ac- qui cherche ?
le —
Oui, il le favorise. Celui —
corder le bonheur à celui qui possède Dieu, qui cherche Dieu a donc Dieu pour lui, et tout
puisque touthomme possède Dieu et que tout homme qui a Dieu pour lui est heureux. Il est
homme n'est pas heureux. — Ajoute donc, dit donc heureux aussi l'homme qui cherche Dieu.
ma mère, qu'il faut, tout en possédant Dieu, Or, quand on cherche, c'est que l'on 4i'a pas
avoir Dieu pour soi. encore ce que l'on veut. On sera donc heu-
20. Au moins, dis-je, voici qui est bien con- reux tout en n'ayant pas ce que l'on veut. —
venu. L'homme heureux est celui qui a Dieu Non, dit ma mère, je ne crois pas que l'on
pour lui. — Je voudrais bien, dit Navigius puisse être heureux, quand on n'a pas ce que
t'accorder ce point, mais je crains celui qui l'on veut. —
Donc, repris-je, quand on a Dieu
adresse encore cette question ;
je crains surtout pour soi, on n'est pas toujours heureux. Si —
que tu ne par accorder le bonheur à cet
finisses la raison exige cette conséquence, dit-elle, je
académicien, auquel dans un langage vulgaire ne puis la nier. — Ainsi, continuai-je, nous
et peu élégant, mais très-juste selon moi, on a établirons la distinction suivante : Tout homme
appliqué hier le nom de tombeur [caducarius]. qui a trouvé Dieu a Dieu pour lui et il est heu-
Je ne puis dire en effet que Dieu soit contraire reux mais tout homme qui cherche Dieu a
;

à l'homme qui le cherche. Si je ne puis le dire, Dieu pour lui, sans être encore heureux ; et
c'est que Dieu lui est propice, et celui qui pos- tout homme qui, par ses vices et par ses péchés
sède un Dieu propice, est heureux. Il sera donc s'éloigne de Dieu non-seulement n'est pas
,

heureux celui qui cherche Dieu. Mais quand heureux, mais n'a pas Dieu pour lui.
on cherche, c'est qu'on n'a pas ce que l'on 22. Tout le monde étant de cet avis, voilà
veut. On sera donc heureux, tout en n'ayant qui va bien, dis-je mais j'ai encore une
,

pas ce que l'on veut; conclusion que nous crainte. Peut-être pensez-vous à cette proposi-
trouvions absurde hier, en croyant que nous tion déjà accordée par nous, qu'on est malheu-
venions de dissiper les ténèbres de l'académie. reux (juand on n'est pas heureux, et, pour être
Licenlius triomphera donc de nous et m'aver- conséquents, nous devons trouver malheureux
tira, en sage médecin, que je suis puni d'avoir l'homme qui a Dieu pour lui, mai? qui cherche
pris des douceurs contraires à ma santé. encore Dieu et qui par cela même n'est pas

21. Ici ma mère ayant encore souri Jen'ac- : encore heureux selon nous. Eh quoi nous 1

rorde pas, dit Trygétius, que Dieu nous soit donnons avec Cicéron le nom de riches aux
» re, parce qu'il ne nous est pas propice. grands propriétaires fonciers, et ceux qui pos-
Mais il y a pour l'homme une situation inter- sèdent toutes les vertus, nous les appellerons

S. AuG. — Tome III. 12


478 DE LA VIE BIENHEUREUSE.

pauvres mais prenez garde. Si l'on a raison


! diaire entre le malheur
et le bonheur. A ton —
de dire que tout homme qui est dans le besoin avis, lui dis-je, y aurait-il quelque état inter-
est malheureux, peut-être aura-t-on raison de médiaire entre la mort^et la vie? Un homme
dire que tout mallieureux est dans le besoin. n'est-il pas nécessairement vivant ou mort? Je —
Et alors, il sera vrai de dire que malheur et l'avoue, dit-il, là non plus, il n'y a pas de mi-
besoin sont une seule et même cho?e, propo- lieu. Mais pourquoi cette question? — C'est que,
sition qui a déjà été avancée et à laquelle, vous lui dis-je, tu avoues, je crois, que tout honune
l'avez vu, j'ai donné mon assentiment. iMais enseveli depuis un an est bien mort. — Il ne le
aujourd'hui cela nous entraînerait trop loin. niait |)as. — Eh bien 1 tout homme qui n'est
Je vous prie donc de vouloir bien, demain en- pas enseveli depuis un an est-il vivant? Ce —
core, vous réunir à cette table. Très-volontiers, — n'est pas une conséquence, dit-il. Donc, —
répondireul-ils tous à la fois, et nous nous le- répondis-je, si tout homme
qui est dans le be-
vâmes. soin est dans le malheur, ne s'ensuit pas que il

tout homme qui n'est pas dans le besoin soit


CHAPITRE IV. heureux, bien qu'entre le bonheur et le mal-
heur, comme entre la vie et la mort, il ne
Troisième entretien. Malheur et indigence sont synonymes.
puisse se trouver d'état intermédiaire.
La plus déplorable indigence c'est le manque de sagesse.
,

Quand nous avons la sagesse, notre âme est pleine, notre âme 25. Quelques-uns de mes auditeurs se mon-
a atteint sa mesure. La vie bienheureuse consiste dans la traient un peu lents à saisir cette dernière pro-
possession de vraie sagesse dans la parfaite connaissance
de Dieu.
la ,
position. Je l'éclaircis de mon mieux, et je la
l^r représentai sous plusieurs formes, en
23. Le troisième jour de notre entretien vit termes appropriés à leur intelligence. Ainsi,
fuir les nuages du matin qui nous forçaient de dans le malheur que d'être
repris-je, c'est être

nous rendre au bain, et, dans l'après-midi, dans le besoin, on n'en doute pas; et nous
le ciel reprit toute sa pureté. Nous résolûmes ne craignons pas ici pour le sage quelques
donc de descendre sur une pelouse qui était nécessités matérielles. Car ces nécessités ne
proche. Chacun s'y assit le plus commodément pèsent pas sur l'âme qui est le siège de la vie

possible, et voici comment notre entretien se heureuse. L'âme du sage en effet est parfaite ;

termina. Je me rappelle, dis-je, et j'ai retenu or nul être parfait n'est dans le besoin. Le sage
presque tous les points que j'ai voulu obtenir usera des choses qui semblent être nécessaires
de vous. Aujourd'hui donc, pour que nos en- au corps, s'il les a sous la main. S'il ne les a

treliens à cette table entrent chaque jour dans pas, l'absence de ces objets ne suffira pas pour
une phase nouvelle vous n'aurez rien ou
, l'abattre. Car tout homme sage est homme de
presque rien à me répondre. Ma mère avait dit courage; or le courage ne redoute rien. Le
que le malheur n'est autre chose que le besoin, sage ne redoute donc ni la mort corporelle, ni
et nous sommes convenus que tous ceux qui ces douleurs qu'on ne peut chasser, éviter ou
sont dans le besoin sont dans le malheur. Mais éloigner pour un temps qu'à l'aide de ces biens
tous les malheureux sont-ils dans le besoin? dont il peut être dénué. Mais il ne laissera pas
Voilà la question que nous n'avons pas pu de faire un bon usage de ces biens s'il n'en est
éclaircir hier. Si l'alternative nous est démon- pas privé. Elle est très-juste en effet cette pen-
trée par la raison, tout est fini l'homme heu- ; sée :

reux est trouvé; c'est celui qui n'est pas dans


Quand on peut éviter un mal en cette vie.
le besoin. En effet, quiconque n'est pas mal- Le souffrir est une folie *.

heureux est heureux. On est donc heureux,


quand on n'est pas dans le besoin, s'il est vrai Le sage évitera donc la mort et la douleur,
que ce que nous appelons le besoin soit la tant qu'il pourra le faire sans blesser les con-
même chose que le malheur. venances. Il s'il ne les
y aurait à craindre,
24. Eh quoi dit Trygétius, ne pouvons-nous
1 évitait pas, qu'il malheureux, non pas
ne fût
pas conclure dès à présent que lorsqu'on n'est de souffrir de pareils accidents, mais de n'avoir
pas dans le besoin, on est heureux ? Car il est pas voulu les éviter quand il le pouvait. Ce qui
évident que, lorsqu'on est dans le besoin, on est une preuve manifeste de folie. En n'évitant
est mallieureux; et nous avons accordé, je pas ces maux, on sera donc malheureux, non
m'en souviens, qu'il n'y a pas d'état intermé- ' Térence. L'Eunuque, Act. VJ. Scène 6.
CHAPITRE QUATRIÈME. 170

de les éprouver, mais d'avoir fait une folie. Alors, en souriant : Tu vois bien, dis-je, ù

Si néanmoins, malgré d'honorables eflorts, le Licentius, que cet homme si fortuné, trouvait
sage n'a pu se soustraire à ces maux, il ne sera dans la rectitude de son esprit un bstacle à <

pas malheureux d'en être assiégé. Elle c^t juste son bonheur. Plus il avait le coup d'œil per-
aussi cette autre pensée du même poète co- çant, plus il voyait qu'il pouvait perdre tous

mique :
ses biens. Aussi était-il abattu par la crainte et
avait-il sur les lèvres ce dicton assez vulgaire :

Quand on ne peut ce que l'on veut,


U faut vouloir ce que l'on peut *. Pour un homme sans assurance, le bon sens
est un malheur.

Comment le sage pourrait-il être malheureux, 27. Licentius et les autres s'étaient mis à
quand il n'arrive rien qui puisse contrarier sa sourire. Approfondissons ce point, leur dis-je.

volonté? Car ce qu'il sait ne pouvoir arriver, Car, tout en étant dans la crainte, Orata nYlait

il ne peut le vouloir. Les choses auxquelles sa pas dans le lesoin et là est toute la question.
volonté aspire, ne peuvent lui manquer. Que Le besoin consiste à ne pas avoir et non à
veut-il en effet? U veut que toutes ses actions craindre de perdre ce que Ton a. Or cet homme
soient réglées sur les principes de la vertu et était malheureux, parce qu'il craignait et ,

sur la loi divine de la sagesse. Or la satisfaction pourtant il ne lui manquait rien. On peut donc
de ce désir ne peut lui être arrachée. être malheureux sans être dans le besoin. Cette

26. Examinez maintenant si tout homme assertion obtint l'approbation de tous et de ma


qui est malheureux est dans le besoin. Ce qui mère elle-m.ème dont je soutenais l'avis. Ce-

fait ici la difficulté c'est qu'il y a bien des


,
pendant d'un ton légèrement indécis je ne :

hommes comblés par la fortune, pour lesquels sais, dit-elle, et je ne vois pas bien comment

tout est facile et qui n'ont qu'un signe à faire on peut séparer le malheur du besoin, ou le

pour voir leurs désirs accomplis. Il est difficile besoin du malheur. Car cet homme riche et
d'arriver à ce genre de vie. MaisTigurous-nous opulent qui, comme vous le dites, ne désirait
un homme semblable à cet Orata dont parle rien, par cela même qu'il craignait de perdre
Cicéron. Comment avancer hardiment que cet sa fortune, était dans le besoin, puisqu'il lui
Orata était dans le besoin, lui l'homme riche ,
manquait Ne l'appellerait-on pas
la sagesse.

l'homme bien vu, l'homme de plaisir par ipdigent, manquait d'argent ou d'argen-
s'il

excellence, l'homme qui n'avait rien à désirer terie ? Et nous ne lui donnerions pas ce nom,
sous le rapport des jouissances, du crédit, de quand il manquait de"sagesse? Toute la société
la santé qui chez lui était bonne et inaltérable? poussa un cri d'admiration. J'étais moi-même
Terresdu meilleur rapport, amis du meilleur joyeux et satisfait d'entendre sortir des lèvres

commerce, il avait tout cela en abondance et à de ma mère plutôt que de tout autre, cette
satiété. Tous ces biens, il en usait convenable- grande vérité que j'avais prise dans les livres
ment dans l'intérêt de son bien-être enfin, ;
des philosophes et que je réservais pour la fin
pour tout dire, toutes ses entreprises, tous ses du repas. Voyez-vous, dis-je, la différence qu'il
plans étaient couronnés de succès. Mais peut- y a entre ces âmes nourries de tant de sciences
être, dira-t-on , voulait-il avoir plus qu'il diverses et une âme tournée tout entière vers
n'avait. nous
Cela, l'ignorons, mais, et cela Dieu ? D'où sortent ces paroles que vous
suffitdans l'état où est la question, supposons admirez, si ce n'est d'une source divine ? —
qu'il ne désirât rien au delà de ce qu'il possé- En etfet, s'écria Licentius plein de joie, on ne
dait, lui manquait-il quelque chose selon peut rien dire de plus vrai, de plus divin. Oui,
vous? — . Quand j'accorderais, dit Licentius, la plus grande et la plus déplorable indigence,

qu'ilne désirait rien, chose bien difficile à c'est le manque de sagesse, et, quand nous

admettre, lorsqu'il s'agit d'un homme qui n'est avons la sagesse, rien ne peut nous manquer.
pas un sage, toujours est-il qu'il craignait , car 28. L'indigence de l'âme, repris-je n'est ,

c'était, dit-on, un bon esprit, que quelque coup autre chose que la folie. La folie, en effet est ,

du sort ne lui ravît tous ses biens. Car il ne le contraire de la sagesse, tout comme la mort
fallait un grand effort, pour voir que
pas faire est le contraire de la vie, tout comme le bon-
de quelque grands qu'ils fussent,
tels biens, heur est le contraire du malheur. Entre ces di-
étaient soumis aux chances de la fortune. vers états, il n'y a pas de milieu. Si tout
* Térence. L'A&drieons. homme qui n'est pas heureux est malheureux,
180 DE LA VIE BIENHEUREUSE.

si tout homme qui n'est pas mort est vivant, l'indigence, c'est comme si l'on disait : II a le
tout liomme aiipsi qui n'est pas fou est sage; la malheur de ne rien avoir. Donc, puisipie nous
chose est évidente. Et nous voyons parla dèsà avons démontré que la folie par elle-même est
présent que le malheur de Sereins Orata ne ve- une indigence véiilable et positive, c'est à vous
nait pas seulement de la crainte qu'il avait de de voir si nous avons résolu la question que
perdre dons de la fortune
les mais qu'il ve- ' , nous nous étions [tosée. Nous nous deman-
nait encore de sa folie. Il eût donc été plus mal- dions, en effet, si ce que nous appelons mal-
heureux encore, si, au milieu de ses prétendus heur, n'est pas la même chose que ce que
biens si exposés, si chancelants, il eîit été af- nous nommons indigence. Or, nous avons
franchi de toute crainte. Car la sécurité lui prouvé que la folie s'appelleàbon droit de l'in-
serait venue, non de la vigilance d'une âme digence. De même donc que tout insensé
forte,mais de l'engourdissement de son intel- est malheureux et que tout malheureux est in-

liiicnce; et plongé dans une folie plus pro- sensé; ainsi, nous sommes forcés d'avouer que
fonde, il eût été malheureux. Or, si tout homme non-seulement tout indigent est malheureux,
qui manque de sagesse est en proie à une mais que tout homme malheureux est indi-
grande indigence et si tout homme qui a la
,
gent. Or, si de ce que tout insensé est malheu-
sagesse en partage ne manque de rien, il s'en- reux, et de ce que tout homme malheureux
suit que la folie est de l'indigence; or, comme est insensé, on conclut que folie et malheur

tout insensé est malheureux, tout homme mal- sont synonymes pourquoi de ce que tout
,

heureux est insensé. Le malheur est donc tou- indigent est malheureux et de ce que tout
jours de l'indigence, comme l'indigence est homme malheureux est indigent, ne pas con-
toujours le malheur : voilà qui est démontré. clure que malheur et indigence sont une seule
29. Trygétius ayant dit qu'il ne comprenait et même chose ?

pas bien cette conclusion : De quoi sommes- 30. Tout le monde ayant avoué
qu'il en était
nous logiquement convenus, dis-je? Qu'on est en ces termes: Il nous reste
ainsi, je continuai

indigent quand on n'a pas la sagesse, répondit-il. maintenant à voir quel est l'homme qui ne
Qu'est-ce donc, repris-je, que l'indigence?
— connaît pas l'indigence, car cet homme-là sera
C'est le manque de sagesse. Et qu'est-ce que — sage et heureux '. Or, la folie est l'indigence

le manque de sagesse? — se 11 taisait. N'est-ce même, c'est son nom vérit.tble, et ce nom d'in-
pas la folie, repris-je? — Oui, répondit-il. — digence emporte d'ordinaire l'idée de stérilité

Etre en proie à l'indigence, repris-je, c'est et de dénûment. Remarquez, je vous prie, le

donc être en proie à la folie ; et par conséquent soin qui a présidé jadis à la création , sinon de
indigence et folie sont une seule et même tous les mots, du moins, et c'est manifeste, à la

chose sous deux mots diEférents. Et pourtant création des mots qui désignent les objets les
nous disons je ne sais comment Il y a là de
,
: plus nécessaires à connaître. Déjà vous m'ac-
l'indigence; y a là de la folie. C'est comme
il cordez que tout insensé est indigent, et que
si nous disions en parlant d'un heu , d'où la tout indigent est insensé. Vous m'accordez
lumière est absente 11 y a là des ténèbres ce
: ,
aussi, je crois, qu'un esprit insensé est vicieux,
qui revient à dire Il n'y a pas de lumière. Ce
; et que la folie désigne tous les vices de l'esprit.
ne sont pas en effet les ténèbres qui vont et Le premier jour de cet entretien, nous avons
viennent; mais manquer de lumière, c'est être dit que le mot de nequitia (débauche), vient de
ténébreux comme manquer de vêtements,
,
tiec quidquam (rien), et que la frugalité, le con-

c'est être nu. Les vêtements, en effet, ne font


pas fuir la nudité, comme si elle était mobile.
traire de la débauche tire son nom de frux,
frugis^ fruit, production. Ainsi, dans ces deux
,
(
Nous parlons donc de l'indigence d'un homme, qualités contraires, la frugalité et la débauche,
comme nous parlerions de sa nudité. Le mot ce qui semble dominer, c'est l'être et le non-
indigence, en etfet, est un mot négatif. J'ajoute être. Or, que voyons-nous de contraire à l'in-
donc, pour mieux expliquer ma pensée que, digence, dont il est ici question ? Après un mo-
lorsqu'on dit de quelqu'un : lia le malheur de ment d'hésitation générale : Je dirais bien, re-
prit Trygétius ,
que c'est la richesse ; mais le
'
peu près la doctrine d'Horace, dans l'épitre vi du liv.
C'est à 2.
Quand l'homme désire, ou quand il craint, il n'est pas heureux :
• Sénèque a fait aussi un traité de vita beata, où il déclare que le
Cupiat, metuatve, quid ad rem ? sage, c'est-à-dire l'homme heureux ne manque de rien, nulla re in*
(Horace, liv. i, épit. vi, 5, 12.) digeU
,,.

CHAPITRE QUATRIÈME. 181

contraire de la richesse, je le vois, c'est la pau- l'ont forcé à éclaircir sa pensée, en donnant
vreté. — Tu approches, lui dis-je, car pauvreté pour cortège à la frugalité la modération, et la
et indigence n'ont d'ordinaire qu'une seule et tempérance, deux mots que nous devons exa-
même acception. Pourtant il faut trouver un miner avec quelque attention.
autre mot. Il ne faut pas que, pour désigner 32. Le mot modération vient de modus., me-
le meilleur lot, nous n'ayons qu'une seule ex- sure, et le mot tempérance vient de temperics,
pression à notre service. Lorsque d'un côté juste tempérament. Or la mesure et le juste
nous avons les termes de pauvreté et d'indi- tempérament excluent le plus et le moins.
gence pour exprimer surabondamment une Donc en disant la plénitude, pour exprimer le
même situation , il ne faut pas de l'autre côté contraire de l'indigence, nous avons été bien
n'avoir à leur opposer que le terme de richesse. plus exacts que si nous avions dit V abondance. .

Rien de plus déraisonnable, en effet, que l'in- Par le mot abondance, en effet, on entend l'af-
digence de mots, quand il s'agit de désigner le fluence et comme le débordement d'une clicse
contraire de l'indigence. Si nous disions plé- qui surabonde. Là donc aussi c'est la mesure
nitude ? demanda Licentius ; ce mot , selon qu'il faudrait , et tout ce qui est excessif
moi, pourrait être avec raison opposé au mot manque de mesure. Ainsi l'abondance même
indigence. peut connaître l'indigence, tandis que la me-
31. Plus tard, dis-je, nous pourrons appro- sure ne connaît ni le plus ni moins. L'o- le

fondir la question de mot. Ce n'est pas là, en ef- pulence même, examinez-la bien, ne dépasse
fet, ce qui doit nous préoccuper dans la recher- point la mesure. En effet, c'est du mot ops
che de la vérité. Oui, en dépit de Salluste, ce pe- opis, aide, que vient le mot opulence. Or, com-
seur raffiné d'expressions, qui oppose opulence ment nous aider, lorsque
l'excès pourrait-il
à indigence ', j'accepte ton mot plénitude. Ici, parfois il est plus gênant que le peu ? Le trop
en eflét, ce n'est pas la peur des grammairiens peu et le trop, parce qu'ils manquent de me-
qui nous donne la fièvre, et nous n'avons pas sure, rentrent dans le domaine de l'indigence.
à craindre leurs réprimandes, pour avoir usé La mesure de l'àme est donc la sagesse '. Car
des mots sans scrupule, puisqu'ils nous ont la sagesse est contraire à la folie, on ne le nie
donné l'usage de leurs biens *. Mes auditeurs pas, et la folie c'est de l'indigence, et le con-
sourirent. Ainsi, continuai-je, puisque j'ai ré- traire de l'indigence, c' est \n plénitude. La sa-
solu de considérervos opinions, quand vous êtes gesse est donc la plénitude. Or, dans la plénitude
tournés vers Dieu, non comme certains ora- il y mesure. La juste mesure de l'âme,
a juste
cles, voyons ce que signifie le mot de Licen- c'est donc la sagesse. C'est donc une belle
tius. Car il me semble mieux approprié que maxime, c'est, on l'a proclamé avec raison, la
tous les autres à son objet. Plénitude et indi- maxime la plus utile à l'homme dans la vie
gence sont donc des termes contraires. Mais que cette parole d'un poète :

ici, comme dans la débauche [nequiiid)., et la


Rien de trop *.
frugalité, on voit l'être et le non-êlre. Et si l'in-
digence est la folie, la plénitude sera la sagesse. 33. Nous avionsen commençant notre
dit ,

En outre c'est avec raison que bien des gens entretien de ce jour nous trouvons que le
: Si
ont fait de la frugalité la mère de toutes les malheur n'est autre chose que l'indigence
vertus. Cicéron, qui partage cet avis, dit même nous avouerons que, lorsqu'on n'est pas dans
dans un discours populaire ' « Qu'on le :
l'indigence , on est heureux. Or nous l'avons
« prenne comme on voudra, toujours est-il trouvé donc être heureux, c'est n'être pas
:

« que la frugalité, c'est-à-dire la modération et dans l'indigence, c'est être sage. Si maintenant
« la tempérance, est à mon sens, la première vous demandez ce que c'est que la sagesse (car
« des vertus. Mot plein de profondeur et de
» c'est là le mot que la raison a toujours cher-
justesse 1 II avait en vue le fruit, c'est-à-dire ché, autant que possible, à expliquer et à tirer
auquel est opposé le non-être. Mais les
l'être,
des ténèbres) , je vous dirai que c'est précisé-
habitudes de la langue vulgaire, qui prend le
mot de frugalité dans ' C'est aussi l'avis d'Horace, quand il dit :
le sens de parcimonie,
Est modus in rébus, sunt certi denique fines
Salluste, guerre de Catilina.
• —
• Allusion
au grammairien Véré- Quos ultra citraque nequit consistere rectum.
conduR, le propriétaire généreux de la campagne où l'on était réuni. ' Térence. Andrieone Act. i. Scène 4.
, —
Le précepte" d«
Voir Confess. liv. vin, chap. G ; liv. ix, chap. 3, etc. Térence est,du reste, renouvelé des grecs qui ont dit, avant lui :

• Cicéron. Discours pour Déjotaïus.


,

482 DE LA VIE BIENHEUREUSE.

ment la juste mesure de l'âme, ce cercle dans est heureux. Voilà ce qui s'appelle posséder
lequel l'âme se meut, de manière à ne pas se Dieu avec l'âme, c'est-à-dire jouir de Dieu. Car
jeter au delà de ses limites et à ne pas se rétré- tout ce qui n'est pas l'âme heureuse est la pos-
cir, en demeurant en deçà. Or Tàme dépasse session de Dieu, sans posséder Dieu.
ses limites, lorsqu'elle se jette dans les plai- 35. Mais cette voix qui nous avertit de pen-

sirs, dans l'ambition, dans l'orgueil et autres ser à Dieu de le chercher, d'en avoir soif, en
,

excès du même genre où les âmes malheureu- bannissant toute tiédeur, d'oiî vient-elle si ce
ses, qui ne savent pas se borner, croient n'est de la source même de la vérité ? C'est un
trouver la satisfaction et la puissance. Ce qui rayon que verse aux yeux de notre âme ce so-
rétrécit l'âme au contraire, ce sont les souillu- leil mystérieux. C'est de lui qu'émane toute
res, les appréhensions, les chagrins, la convoi- vérité qui sort de notre bouche , alors même
tise, c'esten un mot tout ce qui fait le malheur que nos yeux encore malades ou récemment
des de l'aveu même des malheureux.
hommes ouverts hésitent à se tourner hardiment vers
Mais, quand l'âme concentre cette sagesse lui et à le regarder en face ; et cette vérité c'est

qu'elle a trouvée quand, pour employer l'ex-


;
Dieu même
dans son immuable perfection, car
pression de cet enfant, elle s'y tient, quand, tout en lui est parfait, et il est aussi le Dieu
insensible à de vains objets elle ne se tourne Tout-Puissant. Mais tant que nous le cher-
pas vers ces simulacres trompeurs auxquels chons, tant que nous ne sommes pas encore
elle ne peut s'attacher, sans se détacher de abreuvés à la source même, et pour ainsi dire,
Dieu et sans déchoir nul excès et par consé-
; à la plénitude, avouons que nous n'avons pas
quent nulle indigence, nul malheur ne sont encore atteint notre mesure et, à cause de ;

pour elle à redouter. L'âme heureuse est donc cela, quoique déjà Dieu nous aide, nous ne
en possession de sa juste mesure c'est-à-dire , sommes pas encore sages et heureux. La pléni-
de la sagesse. tude de l'âme, la vie bienheureuse consiste donc
34. Mais quelle est la sagesse digne de ce à posséder une pieuse et parfaite connaissance
nom, ce n'est la sagesse de Dieu? Or une
si de l'Etre qui guide nos pas vers la vérité une ,

autorité divine nous l'apprend le Fils de : pieuse et parfaite connaissance de cette vérité
Dieu n'est autre chose que la sagesse de Dieu *, dont on jouit et du lien qui attache à la su-
et le Fils de Dieu sans contredit est Dieu. Tout prême mesure. L'homme intelligent, en ban-
homme qui est heureux est donc en possession nissant les innombrables mensonges de la su-
de Dieu, et c'est ce dont nous sommes déjà perstition, voit dans ces trois choses un seul
convenus au commencement de ce festin. Mais Dieu, et une seule substance.
selon vous, la sagesse n'est-elle pas la vérité ? Ici ma
mère, retrouvant des paroles gravées
C'est ce qui est également écrit « Je suis la : dans sa mémoire et s'éveillant, pour ainsi dire,
« vérité Or si la sagesse est la vérité même,
^ » à l'appel de sa foi fit jaillir avec bonheur ce
,

elle le doit à une suprême mesure dont elle vers de notre saint évêque :

procède, et à laquelle elle s'attache, quand elle


Trinité sainte, exance nos prières *.
est parfaite. Mais au-dessus de cette suprême
mesure il n'y a point d'autre mesure. Car si la
suprême mesure est mesure par la mesure su- Puis elle ajouta : La voilà sans contredit cette

prême, elle est par elle-même la mesure. vie bienheureuse qui est aussi la vie parfaite
Or la suprême mesure est nécessairement et jusqu'au sein de laquelle, il faut le présu-

aussi la véritable mesure. Si donc la vérité mer, une foi inaltérable une vive espérance ,

vient de la mesure, cette mesure c'est la vérité une ardente charité guideront nos pas em-
qui la fait connaître. Donc hors de la juste me- pressés.
sure ,
point de vérité; hors de la vérité, point Maintenant dis-je , puisque la nécessité
36. ,

de juste mesure. Qu'est-ce que le Fils de Dieu ? même de garder une juste mesure nous avertit
Il l'a dit c'est la Vérité. Quel est celui qui n'a
: de laisser quelque intervalle entre nos réu-
pas eu de père? N'est-ce pas cet Etre qui est nions à cette table , je rends grâce , de toute
la mesure suprême? Tout homme donc qui, mon âme, au Dieu Tout-Puissant et véritable,

par la vérité, est arrivé à cette mesure suprême notre Père, au Seigneur libérateur des âmes.
Je vous rends grâce aussi à vous qui, non con-
« 1 Cor. I, 24.
' Jean, xiv, 6. '
Saint Ambroise. Hymne : Devs creator omnium.
CHAPITRE QUATRIEME. 183

lents de répondre à ma cordiale invitation ,


donner tous les jours un semblable repas. —
avez été généreux envers moi. Car vous avez
si Et vous, lui répondis-je, vous devez savoir qu'il
mis tellement du votre dans notre entretien, faut aimer partout et partout garder cette di-
que ce sont, je suis bien forcé d'en convenir, vine mesure, si vous avez à cœur notre retour

mes convives qui m'ont régalé. Alors, tandis vers Dieu. Ces mots terminèrent notre entre-
que tout le monde se réjouissait, en louant tien, et nous nous séparâmes.
Dieu Tu devrais bien, me dit Trygétius, nous
:

Traduit par M. BAISSEY, professeur agrégé de l'Université.


DU MAITRE.

Ce livre est un dialogue entre saint Augustin et son fils Adéodat, alors âgé de seize ans. « On y découvre, dit le grand Docteur
« lui-même, qu'il n'y a, pour enseigner la science à l'tiomme, d'autre maître que Dieu *. » Et voici, en deux mots,
le plan de

tout l'ouvrage : Ni dans l'ordre physique, ni dans l'ordre intellectuel , on ne peut rien montrer sans employer des signes quel-
conques. Or, ces signes n'apprennent réellement rien; ils sont tout au plus des avertissements qui excitent à rechercher la
vérité. Dieu seul peut nous donc notre seul Maître.
la montrer. Il est

Saint Augustin, dans ses Confessions *, prend Dieu à témoin que les réponses attribuées à Adéodat sont réellement de lui. On lira,

avec un intérêt toujours croissant, cet ouvrage où tant de candeur se mêle à tant de pénétration.

néanmoins tu n'es pas d'avis que par le souvenir


nous instruisions, ni nous-mêmes, ni celui en
CHAPITRE PREMIER.
qui nous le ranimons, je ne conteste pas. Ainsi
LE LANGAGE EST INSTITUE POUR INSTRUIRE OU voilà deux motifs déjà pour lesquels nous par-

RAPPELER LES SOUVENIRS. lons nous voulons en effet, ou enseigner, ou


:

rappeler des souvenirs soit à nous-mêmes, soit


1. Augustin. Que penses-tu que nous vou- à d'autres ce que nous faisons aussi en chan-
;

en parlant? —Adéodat. Je crois, au


lions faire tant ne le crois-tu pas comme moi ?
: Ad. —
moins pour le moment, que nous voulons en- Non, car il est fort rare qu'en chantant je
seigner ou nous instruire. Aug. Je le recon- — cherche des souvenirs, je cherche plutôt le
nais, en parlant,
car la chose est manifeste : plaisir. —
Aug. Je vois ta pensée. Mais ne re-
nous voulons instruire mais comment vou- ; marques-tu point que le plaisir du chant vient
lons-nous apprendre nous-mêmes ? Ad. — en toi de l'harmonie des sons, et que cette har-
Comment? n'est-ce pas en interrogeant? — monie indépendante des paroles aux-
étant
Aug. Mais alors même je le vois nous ne
,
,
, quelles elle peut s'unir, comme elle en peut
voulons qu'instruire. Quand, en effet, tu inter- être séparée, le chant est autre chose que la
roges quelqu'un, n'est-ce pas uniquement pour parole ? On chante sur la flûte et sur la gui-
lui apprendre ce que tu veux? Ad. C'est — tare, les oiseaux chantent aussi, il nous arrive
vrai. Aug. Tu comprends donc qu'en parlant, à nous-mêmes de faire entendre des airs de
nous ne cherchons qu'à instruire ? Ad. Je — musique sans les accompagner de paroles ces :

ne le vois pas parfaitement. Car si parler n'est airs peuvent alors s'appeler un chant et non
autre chose que proférer des paroles, il est cer- un langage. Peux-tu me contredire? Ad. —
tain que nous parlons en chantant. Or, quand Nullement.
nous chantons seuls, comme il arrive souvent, 2. Aug. Tu vois donc que le langage n'a été
et que personne n'est là pour entendre, vou- institué que pour enseigner ou rappeler des
lons-nous enseigner quelque chose ? Je ne le souvenirs ? —
Ad. Une seule chose m'empê-
pense pas. che de le voir c'est que nous parlons en
:

Aug. Pour moi, je pense que le chant appar- priant. Or il n'est pas permis de croire que
tient à une manière fort générale d'instruire : nous enseignions alors, ou que nous rappe-
elle consiste à réveiller les souvenirs, et cet en- lions à Dieu quoique ce soW..— Aug. Tu ne sais
trelien la fera comprendre suffisamment. Si donc pas que s'il nous est commandé -de
• Rétr. liv. I, ch. 12. — • Liv. ix, ch. 6. prier après avoir fermé les portes de notre
— — — —
18« nu MAITRE.

chambre '
,
c'est-à-dire le sanctuaire de no- ses mêmes dont ces paroles sont les signes. —
tre âme , c'est uniquement parce (jue Dieu Ad. Je comprends et suis de ton avis.
ne demande pas, pour nous exaucer, que nos
paroles l'instruisent ou réveillent ses souve- CHAPITRE II.
nirs? Parler c'est faire connaître sa volonté au
dehors par des sons articulés. Or, on doit cher- I \ PAROLE EST NÉCESSAIRE POUR MONTRER LA
cher et prier Dieu dans les profon(feurs mêmes SIGNIFICATION DE LA PAROLE.
de l'àme raisonnable, c*est-à-dife de l'homme
intérieur c'est en effet ce que Dieu appelle
: 3. Augustin. Ainsi nous sommes convenus
son temple. N'as-tu point lu dans l'Apôtre : que les — Ad. Par-
paroles sont des signes.
« Ignorez-vous que vous êtes le temple de Dieu, faitement. — Aug. Mais signe peut-il être le

« et que de Dieu habile en vous *? Le


l'Esprit signe sans quelque chose
signifier — Ad. ?

« Christ habite dans l'homme intérieure» N'as- Nullement. — Aug. Dans ce vers Si nihil ex :

tu [loint remarqué non plus ce passage du Pro- tanta supeiis placet urbe relinqui^, combien
phète Entretenez -vous dans vos cœurs et
: « y de paroles? — Ad. Huit. — Aug.
a-t-il ya Il

« livrez-vous sur vos couches à la componc- donc huit signes? Ad. Certainement. Aug.
« lion un sacrifice de justice
offrez et , Tu comprends sans doute ce vers? i4c?. Je —

:

« confiez-vous au Seigneur* ? » Et où penses-tu crois l'entendre suffisamment. Aug. Dis-moi


que j'offre le sacrifice de justice, sinon dans le ce que signifient chacune de ces paroles. —
temple de l'àme et dans le sanctuaire du cœur? Ad. Je vois bien ce que signifie si; mais je ne
Or le lieu du sacrificedoit être le lieu de \\\ prière. trouve aucun autre mot pour l'exprimer.

Aussi quand nous prions, il n'est pas besoin Aug. Tu sais au moins oii réside la chose qu'il
de parler, c'est-à-dire de faire un bruit de pa- signifie ? —
Ad. Je crois que si est une expres-
roles. Il ne le faudrait que si, dans l'occasion sion de doute; mais le doute est-il ailleurs que

on voulait, comme les prêtres ,exprimer les dans l'àme ? Aug. J'accepte pour le moment :

sentiments de l'âme pour les faire connaître poursuis.

aux hommes, non à Dieu, et pour élever ceux- Ad. Nihil (rien) rappelle-t-il autre chose
ci jusqu'à lui, en réveillant des affections qu'ils
que ce qui n'est pas? —
Aug. Peut-être dis-tu
partagent. Penses-tu différemment? Ad. Je — vrai. Mais tu viens d'accorder qu'il n'y a point

suis complètement de ton avis. de signe qui ne signifie quelque chose. Or ce


qui n'est pas ne saurait être quelque chose.
Aug. Ce n'est donc pas pour toi une diffi-
Voilà ce (|ui m'empêche d'acquiescer complè-
culté que le Maître souverain ait enseigné des
paroles lorsqu'il instruisit ses disciples de la tement. Le second mot du vers n'est donc pas
manière de prier ^? Cependant il paraît un signe, puisqu'il ne signifie pas quelque
n'avoir voulu que leur apprendre comment chose, et nous sommes convenus à tort que
faut s'exprimer dans la prière. Ad. — toutes les paroles sont des signes ou que tout
il

Ce n'est pas pour moi la plus légère difficulté. signe indique quelque chose. — Ad. Tu me
Car il leur enseigna alors non les paroles, mais serres de trop près. Ne serait-ce pas, toutefois,

les choses mêmes, et les paroles ne devaient


manquer entièrement de sens, que de recourir
être pour eux qu'un moyen de se rappeler à aux paroles quand on n'a rien à exprimer?
qui ils devaient s'adresser, et ce qu'ils devaient Toi-même, en conversant actuellement avec
demander lorsqu'ils prieraient, comme il a été moi, tu ne fais sans doute entendre aucun
dit, dans le sanctuaire de l'àme. — Aug. C'est son inutilement , et tous les mots qui s'échap-
la vérité, et je le crois; tu remarques aussi, pent de tes lèvres sont autant de signes par les-

sans te laisser ébranler par aucune contesta- quels tu veux me faire comprendre quelque

tion, le rapprochement suivant de même que : chose. Si donc le mot rien ne doit rien expri-
* pe7iser aux paroles sans faire entendre aucun mer, garde-toi de le prononcer dans le discours.
son, c'est parler en soi-même; ainsi parler Mais si tu le crois nécessaire pour énoncer
n'est autre choseque penser, lorsque la mé- une pensée, pour nous instruire ou nous aver-
moire en recherchant
,
des paroles dont elle tir quand il frappe nos oreilles, tu vois à coup

garde le souvenir, montre à l'esprit les cho- sûr ce que je veux dire sans pouvoir m'expli-

Malih. VI, 6. ' — I Cor. ui, 16. — * Eph. m, 16, 17. — * Ps.

S'il plaît aux Dieux qu'il ne reste plus rien d'une si grande vill.;,

6.— • Matth. VI, 9. Enéide liv. 11, v. 659.


IT,
— — — — —
DU MAITRE. 187

quer. At({/. Que faisons-nous donc? Ce mot ne


désigne-t-il points non une chose qui n'existe
CHAPITRE III.
pas, mais plutôt l'impression de l'esprit qui ne
la voit pas et qui a découvert ou cru découvrir EST-IL POSSIBLE DE RIEN MONTRER SANS
qu'elle n'existe point? Ad. Voilà peut-être — EMPLOYER DE SIGNE?
ce que je cherchais à expliquer. ^?/<7. Passons —
outre sans examiner davantage pour ne pas ,
Ad. Je m'étonne que tu ignores, ou plu-
5.

tomber dans la plus grande absurdité. Ad. — tôtque tu fasses semblant d'ignorer qu'il est
Laquelle? —
Attg. Ce serait d'être retenus par absolument impossible.de faire dans une ré-
Tïen,mhil, et de nous y arrêter. Ad. La chose ponse ce que tu désires. En effet, nous conver-
serait ridicule je ne sais cependant comment il
;
sons, et dans une conversation on ne peut
me semble qu'elle peut arriver; elle est même répondre qu'avec des paroles. Or tu me de-
déjà faite. mandes des choses, et des choses, quelles
i. Aug. Si Dieu le veut, nous comprendrons qu'elles soient, ne sont point certainement des
plus parfaitement en son lieu cette espèce paroles; de plus tu me les demandes toi-même
d'absurdité. Pour le moment reviens au vers avec des paroles. Interroge d'abord sans paroles
cité et travaille de toutes montrer
tes forces à et je te répondrai de même. Aug. Tu es dans
ce que signifient les autres termes. Ad. La ton droit, je l'avoue. Cependant si je cherchais
préposition ex est la troisième expression nous : ce que signifient ces trois syllabes, muraille, ne
pouvons Je crois, la remplacer par de. Aug. — pourrais-tu pas, sans employer de paroles, me
Je ne te demande pas de substituer à un mot montrer du doigt et me faire voir la chose
connu un autre mot qui le soit également et dont ce mot est l'expression? Ad. Cela se —
dont la signification soit la même. Ici cepen- peut je l'accorde, mais seulement quand il
,

dant la signification est-elle sûrement la même? s'agit des noms qui désignent les corps, et que
Mais accordons-le pour le moment. Au lieu de ces corps sont présents.
extantaiirbe, si le poète avait mis de tanta, et Aug. Disons-nous que couleur soit un
la
si je te demandais ce que signifle de, tu répon- corps ? N'est-elleune qualité corpo-
pas plutôt
drais sans doute ex., puisque ces deux mots,
: relle? —
Ad. C'est vrai. Aug. Pourquoi donc
c'est-à-dire ces deux signes, expriment, selon peut-on aussi la montrer du doigt? Joindras-
toi, une seule idée. Or ce que je cherche, moi, tu aux corps les qualités corporelles et diras-tu
c'est cette seule idée que j'ignore. Ad. La — qu'on peut également, sans parler, les désigner
préposition me semble signifier ici qu'une lorsqu'elles sont présentes? —
Ad. J'entendais
chose est séparée d'une autre oîi elle était et par corps tout ce qui est corporel, c'est-à-dire
dont elle faisait partie. Peu importe que celte tout ce qui est sensible dans les corps. Aug. —
autre ne subsiste plus, ou qu'elle subsiste en- Examine toutefois si tu n'as pas encore ici

core. Ainsi la ville dont il est question dans ce quelques exceptions à faire.
vers n'était plus et des Troyens pouvaient lui Ad. Ta réflexion vient à propos ;
je ne de-
survivre encore et nous disons qu'il y a en
;
vais pas dire : tout ce qui est corporel, mais :

Afrique des commerçants venus de Rome. — tout ce qui est visible. Je l'avoue en effet : le
Aug. Je veux bien acquiescer à ce que tu dis son, l'odeur, la saveur, la pesanteur, la chaleur
et ne point énumérer une multitude d'excep- et ce qui tombe sous les autres sens, ne peu-
tions que peut-être on pourrait trouver à ta rè- vent être perçus que par les corps, et c'est ce
gle mais il te sera facile d'observer que tu as
;
qui les tait appeler des accidents corporels ;

expliqué des mots par des mots, des signes par mais on ne peut les montrer du doigt. —
des signes, et des signes fort connus par des Aug. N'as-tu jamais vu des hommes converser
signes également connus. Je te prierais néan- par gestes avec des sourds, et les mêmes
moins , s'il était possible, de me montrer les sourds également par gestes questionner
,
,
-

choses mêmes dont ces mots sont les signes. ou répondre, enseigner ou montrer soit tout,
soit presque tout ce qu'ils veulent? N'est-ce
pas une preuve que l'on peut, sans parler,
montrer non-seulement les objets visibles,
mais encore les sons, les saveurs et autres
choses semblables? Ainsi, sur le théâtre, des
— — —
188 DU MAITRE.

histrions exposent et développent, sans par- trer, sans l'emploi de quelque signe, ce que
ler et en gesticulant, des drames tout entiers. l'on fait, si on le fait au moment même de la
— Ad. Je n'ai qu'une remarque à t'opposer : question. En effet, si nous ne faisons rien de
c'est que l'histrion en gesticulant n'est pas plus nouveau, l'interrogateur s'imaginera que nous
capable que moi de t'expliquer sans parler ce refusons de lui répondre et que par mépris
que signifie la préposition ex. nous continuons ce que nous avons commencé.
C. Aiig. Tu dis peut-être vrai. Supposons tou- Mais s'il demande ce que nous pouvons faire et

tefois qu'il le puisse quel que soit le geste au-


: qu'il ne le demande point au moment où nous
quel aura recours pour me montrer la signi-
il le faisons déjà, nous pouvons, en le faisant
fication de ce mot, tu ne doutes pas, vraisem- après sa question, le lui expliquer par la chose
blablement, que ce geste sera encore un signe, elle-même plutôt que par signe.
non la chose elle-même ? Lui donc aussi expli- Si cependant il voulait savoir de moi quand
quera, non pas un mot par un mot, mais un je parle, ce que c'est que parler, quoique je lui
signe par un autre signe. Le monosyllabe ex dise pour le lui faire entendre, il me faudra
et le geste auront alors la même signification, parler. Je continuerai donc jusqu'à ce qu'il ait
et c'est cette signification que je demande à compris, ne cessant point l'action dont il veut
voir autrement que par des signes. — Ad. De connaître la nature et ne cherchant, pour la lui
grâce, comment
peut-elle se montrer ainsi ? montrer, d'autres signes que cette action
Aiig. Comme pu la muraille.
l'a Ad. Mais la — même.
marche du raisonnement l'a prouvé; on ne
peut, sans signes, montrer la muraille elle- CHAPITRE IV.

même. Car l'indication du doigt n'est pas la


muraille, elle est seulement le signe qui la FAUT- IL DES SIGNES POUR INDIQUER LES
montre. Ainsi donc je ne vois rien qu'on puisse SIGNES ?
montrer sans employer de signe.
Aug. Si je te demande ce qu'on entend par 7. remarque est pleine de péné-
Attg. Cette
marcher et si alors tu te lèves et marches, ne tration. Vois donc si maintenant nous sommes
me répondras-tu point par la chose même plu- d'accord que nous pouvons montrer sans si-
tôt que par des paroles ou d'autres signes? — gnes, soit ce que nous ne faisons pas au mo-
Ad. Je l'avoue et je rougis de n'avoir pas vu ment de la question et que nous pouvons faire
une chose aussi claire. Elle me suggère même à l'instant même, soit les signes que nous pou-
l'idée de milliers d'actions qu'on peut mon- vons produire alors, comme la parole qui con-
trer par elles-mêmes et non par des signes; siste à /a/re des signes, d'où vient le mot si-
comme manger et boire, s'asseoir et se tenir gnifier. — Ad. Nous en sommes d'accord. —
debout, crier et une infinie quantité d'autres Aug. donc on nous interroge sur certains si-
Si
actes.— ^?^<7. Allons, dis-moi maintenant com- gnes nous pouvons expliquer ces signes par
ment me répondrais-tu si tu marchais et queje des signes mais si c'est sur des choses qui ne
;

vinsse à te demander ce que c'est que marcher? soient pas des signes, nous pouvons en mon-
— Ad. Je marcherais un peu plus vite pour trer la nature, soit en les faisant après la ques-
faire cette sortede réponse à la question, et je tion, quand elles sont possibles, soit en pro-
ne ferais ainsi que l'action que je devrais te duisant des signes qui les fassent remarquer?
montrer. Aug. Sais-tu que marcher est diffé- .4. Examinons d'abord, s'il te plaît, la pre-

rent de se presser ? Quand on se met en marche mière de ces trois propositions, savoir qu'on
on ne presse pas aussitôt le pas, et quand on peut expliquer les signes par des signes. N'y a-
se presse on ne marche pas toujours; puisque t-il en effet que les paroles qui soient (tes
nous disons qu'on se presse même en écrivant, signes? Ad. 11 en est d'autres. Aug. Il me —
en lisant et en faisant une infinité d'autres semble donc qu'en parlant nous désignons,
choses. Si donc après ma question tu faisais par des mots, ou les mots eux-mêmes, ou d'au-
plus vite ce que tu faisais auparavant, j'en con- tres signes, comme le geste quand nous discou-
clurais que marcher n'est autre que se pres- rons et les lettres quand nous écrivons, car ce
ser ; car tu ne m'aurais montré que plus de qui est signifié par ces deux derniers termes, le
rapidité et c'est ce qui me jetterait dans l'er- geste et les lettres, est aussi le signe de quelque
reur. — Ad. Je le confesse , on ne peut mon- chose ; ou bien nous désignons encore quel-
— ——— —— —

DU MAITRE 189

qu'autre objet qui n'est pas un signe, comnie l'admets et l'agrée volontiers. Mais ces Kjuatre
la pierre: ce dernier mot est bien un signe signes qui sont visibles, comme tu viens de le

puisqu'il rappelle un objet, mais l'objet rapfielé ne jiourraient-ilsètre encore désignés


ra[»peler,

par lui n'es-t pas toujours un signe. Toutefois par quelque signe ouïhle? Ad. Effi'Clive- —
cetîe dernière espèie de signes, qui l'ait con- ment je Nieus de le dire. J'avais répondu que
naître ce qui n'est pas signe, n'est pas du res- le nom queUiue chose et j'avais cité
signifie

sort de la présente discussion, car nous avons en preuve ces quatre exemples. Mais ces exem-
entrepris d'y examiner les signes qui indiquent ples aussi bien que le nom, sont des choses
d'autres signes et nous y avons distingué deux ouïbles, puisque la voix les prononce je le :

parties selon que les signes marquent ou rap- reconnais. —


Aug. Quelle dilTérence y a-t-il
pellent des signes de même espèce ou d'espèce donc entre un signe ouïble et les mots ouïbles
difierente. N'est-ce pas évident pour toi? Ad. qu'il désigne et qui sont aussi des signes? —
C'est évident. Ad. Entre ce que nous appelons le nom et les
8. Aug. Dis-moi donc à quels sens appartien- quatre exem[>les que j'ai cités, comme portant
nent les signes que l'on nomme paroles? — un nom, voici la ditférence que j'observe Ce :

Ad. A l'ouïe. —
Aug. Et le geste? Ad. A la — nom est un signe de signes ouïbles, tandis (jue
vue. — Aug. Et les paroles écrites? sont-elles les quatre exemples sont bien aussi des signes
des paroles, ou plus véritablement, ne sont-elles ouïbles, mais non des signes de signes. Us
pas des teignes de paroles? La parole même se- désignent les choses mêmes, soit visibles,
rait alors le son significatif de la voixarticulée; comme Romulus , Rome, fleuve; soit intelli-
et cette voix ne pouvant être perçue que par gibles, comme vertu.
l'ouïe, quand on écrit un mot ce serait pour 9. Aug. J'entends et j'approuve. Mais sais-tu
les yeux un signe qui rappelle à l'esprit le son que l'on appelle paroles tous les sons articulés
qui trappe l'ort-ille. Ad. Je suis complète- que l'on émet pour signifier quelijue chose?
ment de cet avis. Auq. Tu admets sans doute — Ad. Je le sais. Aug. Le nom est donc aussi
aussi, qu'en prononçant un nom nous dési- une parole puisque c'est un son articulé des-
gnons quelque chose? Ad. Sans doute. Aug. tiné à signifier quelque chose; et lorsque nous
Et que désignons-nous? —
Ad. L'objet même disons d'un homme éloquent qu'il emploie des
qui porte ce nom ainsi Romulus, Rome,
: paroles bien choisies, sans doute il emploie les
vtrtu, fleuve et le reste. —
Aug. Est-ce que ces noms comme les autres et lorsque l'esclave de ;

quatre noms ne signifient pas queltiues objets? Térence répond à son vieux maître De bonnes :

— Ad. Certainement ils en signifient quelques- paroles., je feii conjure^ ; il entendait aussi
uns. — Aug. N'y a-t-il aucune dilîérence entre beaucoup de noms. Ad. Je l'accorde. ——
ces noms et les objets qu'ils désignent ? Ad. Aug. Tu accordes donc que les syllabes que
Il en est une grande. Aug. Quelle est-elle ? je nous articulons en disant Parole., désignent :

voudrais la savoir de toi. —


Ad. La voici et aussi un nom et que cette Parole, est le
elle est importante c'est que ces noms sont des
: signe du nom? Ad. Oui. — Aug. Réponds —
signes et non pas les objets. — Aug. Veux-tu, encore à ceci parole est signe de nom, nom est
:

pour faciliter la discussion, que nous appelions signe de fleuve, fleuve, signe d'un objetque peu-
signifiables les objets qui peuvent être désignés vent voir nos yeux; de plustuas signalé (jnelle
par des signes sans être signes eux-mêmes, est la différence de cet objet au mot de fleuve
comme nous appelons visibles ceux que l'on qui en est le signe et de ce signe au nom qui
,

peut voir? —
Ad. J'y consens. est le signe de ce signe; dis-moi donc aussi ce
Aug. Mais ces quatre signes que tu viens de qui distingue , à ton avis le signe du nom ,

rappeler ne sont-ils pas indiqués par d'autres que nous savons être la parole, et le nom même
signes? —Ad. Croirais-tu que j'aie déjà oublié dont la parole est le signe. — Ad. Voici , selon
ce que nous venons de constater, que les ca- moi , la distinction : ce que le nom désigne est
ractères écrits sont les signes des mots proférés également désigné par la parole puisque nom
de vive voix? —
Aug. Quelle dilïerence y a-t-il estune parole aussi bien que fleuve mais
,

entre eux? —
Ad. C'est que les uns sont visi- tout ce que désigne la parole n'est pas égale-
bles et les autres ouïbles:pourquoi n'agrée- ment désigné par le nom. Ainsi ce premier
rais-tu point ce dernier terme, puisque nous moi si qui commence le vers cité par toi, et
,

avons admis celui dQ signifiaôles ? Aug. Je — '


,

Ter. Andr. Act. 1, scèn. 3, v. 33.


— — —

190 DU MAITRE.

la préposition ea: , dont la longue élude nous men, n'en est-il pas là aussi? Car il désigne les
a conduits rationnellement aux considérations noms de tous genres, et lui-même est d'un
qui nous occupent, sont des paroles et non pas genre, puisqu'il est neutre. Et si je te deman-
des noms. On peut montrer beaucoup de mots dais à quelle partie du discours le nom se rap-
semblables. Ainsi donc, tous les noms étant porte, pourrais-tu te dispenser de répondre que
des mots et tous les mots n'étant pas des noms, c'est au nom? —
Ad. Nul'ement. Aug. Il —
on voit clairement en quoi difTèrent la parole est donc des signes qui se désignent eux-mêmes
et le nom c'est-à-dire le signe d'un signe qui
; aussi bien qu'ils désignent d'autres signes. Ad.
ne désigne point d'autres signes et le signe , Il en est. — Aug. Le quadrissyllabe conjonc-
d'un signe qui désigne encore d'autres signes. tion te semble-t-il un signe de ce genre? —
Aug. Accordes-tu que tout chevalest un ani- Ad. Non pas , car il est un nom tandis qu'il
mal sans que tout animal soit cheval? — désigne ce qui ne l'est pas.
,

Ad. Qui en doute? —


Aug. Il y a donc entre le
nom et la parole la même différence qu'entre
CHAPITRE V.
cheval animal. Serais-tu embarrassé de ré-
et
pondre parce que nous prenons encore la pa- SIGNES RÉCIPROQUES.
role, verôum, dans un autre sens, pour expri-
mer ce qui suit le cours du temps, comme 11. Ang. Ta réponse est exacte, vois mainte-
dans cette ac-
J'écris, j'ai éa'it, je lis, j'ai lu : nant s'il existe des signes réciproques, des
ception la parole, verbum, n'est pas évidem- signes dont l'un signifie l'autre et mutuelle-
ment un nom. —
Ad. Voilà précisément ce ment. Le quadrissyllabe conjonction n'est pas
qui m'embarrassait. —
Atig. Que cet embarras signe réciproque avec les mots qu'il désigne.
cesse. Le signe est également pris par nous Si, ou, car, puisque, sinon, do7ic , parce que,
dans un sens général pour exprimer tout ce et autres termes semblables ne sont désignés
qui signifie quelque chose ainsi nous disons : effectivement que par le mol de conjonction,
que les mots même sont des signes; et dans un et aucun d'eux ne désigne le mot de conjonc-
sens spécial ainsi nous disons les signes ou
: tion lui-même. — Ad. Je le vois et je désire
enseignes militaires, et mots n'y sont pas les connaître quels sont les signes réciproques. —
compris. Si néanmoins je te disais De même : Aug. Tu ne sais donc qu'en disant Jiom et pa-
que tout cheval est un animal sans que tout role, nous exprimons deux paroles? /le?. Je le —
animal soit cheval, ainsi toute parole est un sais, Aug. Tu ne sais donc que nom etparole
signe, sans que tout signe soit parole, tu ne sont deux noms ? —
Ad. Je le sais également.
verrais, je pense, aucune difficulté. Ad. Je — — Aug. Tu sais alors que nom et parole se dé-
comprends enfin et je reconnais absolument signent réciproquement. Ad. Je le sais. — —
qu'entre la parole prise dans un sens général Aiig. Peux-tu signaler entre eux d'autres diffé-
et le nom, il y a la même différence qu'entre rences que les différences de lettres et de sons?
animal et cheval. — Ad. Peut-être car j'y vois ce que j'ai déjà
,

10. A7ig. Sais-tu aussi ,


quand nous disons dit. En effet, parole désigne tous les sons arti-
animal, qu'autre est ce nom de trois syllabes et culés et significatifs; aussi tout nom, et surtout

autre ce qu'il signifie? Ad. J'en suis déjà — le nom prononcé une parole. Mais toute
est

convenu en parlant des signes et des signifia- parole n'est pas un nom, quoiqu'il en soit un
bles. — A. Tous les signes te semblent-ils ex- quand nous disons la parole.
primer autre chose que ce qu'ils sont, comme 42. Aug. Et si l'on t'affirmait, si l'on te prou-
ce mot animal qui ne signifie pas ce qu'il est? vait que toute parole est un nom, comme tout
— Ad. Non , assurément; car ce mot sigiw dé- nom est une parole? pourrais-tu y signaler
signe non-seulement tous les autres signes, de encore des différences autres que les diffé-
quelque nature qu'ils soient, mais encore lui- rences de sons ou de lettres? Ad. Je ne le —
même, puisqu'il est un mot et que tous les mots pourrais et je ne crois pas qu'il y en ait. —
sont des signes. —
Aug. Ne peut-on en dire Aug. Et tous les sons articulés et expressifs
si

autant de ce trissyllabe, paro/e.^ Car s'il signi- sont à la fois des paroles et des noms, paroles
fie tous les sons articulés qui expriment quel- sous un rapport et noms sous un autre; n'y
que pensée il appartient lui-même à cette ca- aura-t-il aucune différence entre la parole et
tégorie.
,

Ad. C'est vrai. Aug. Le nom, no- — le nom ? — Ad. Je ne comprends pas cela. —
— — — — —

DU MAITRE. 10!

Aug. Tu comprends au moins cpie tout ce qui Si ton langage me paraît juste,
cependant
est coloré est visible et que tout ce qui est , n'est-ce point parce que je ne nie pas que ces
\isibleesl coloré, quoitjue cliacuii de ces deux quatre conjonctions soient des mots? Car on
termes ait une signification parlailemeut dis- peut entendre /io'c ominaàn verba, mots, aussi
tincte? — Ad. Je
le comprends. Aug. Serait-il bien que de nomina noms. Et néanmoins si
,

donc étonnant que toute parole fût éfïalement tu me demandes à quelle partie dudiscoursap-
un nom et tout nom une parole quoique ces ,
partiennent les mots, je répondrai simplement:
deux noms ou paroles, savoirle/iometla/jfl/o/e, Au nom. C'est donc peut-être au nom que se
ditlèrenl de signification ? Ad. Je vois que cela rapporte le pronom hœc, et c'est pour ce motif
peut se faire mais j'attends que tu me montres
; que ton langage était correct.
de quelle manière. 14. Aug. Tu te trompes malgré ta pénétra-

Aucj. Tu remarques, sans doute, que tous les tion; mais pour connaître la vérité, applique-loi
sons expressifs et articulés frappent l'oreille avec plus de pénétration encore à ce que je vais
pour être entendus, et pénètrent dans la mé- dire, si toutefois je puis m'exprimer comme je
moire pour être connus ? .4f/. Je le remarque. — veux. Car c'est une chose aussi compliquée de
— Auq. Deux choses s'accomplissent donc alors. discuter sur les mots par des mots que de se
— Ad. Oui. —
Aug. N'est-ce pas un de ces effets croiser les doigts et de les frotter l'un contre
qui a fait donner à ces sons le nom de paroles, l'autre.Quel autre que celui qui souffre peut
et l'autre qui les a fait appeler noms? Parole ,
distinguer ceux qui démangent de ceux qui
ue;Z»;/w?,viendraitdu mot frapper, a verberandOy répriment la démangeaison ? — Ad. Me voici
et nom , nomen du verbe connaître a nos-
, ,
tout entier cette comparaison a provoijué en
;

cendo ; la parole devrait ce nom k l'impression moi l'attention plus vive. — Aug. Les mots
la

qu'elle produit sur l'oreille, et le nom, à consistent dans le son et dans des lettres. Ad.
celle qu'il produit sur l'esprit. Sans aucun doute. Aug. Donc, pour recourir
13. Ad. J'en conviendrai lorsque tu m'auras de préférence à l'autorité qui nous est la plus
fait voir comment nous pouvons dire que toutes chère , quand l'apôtre Paul dit « Il n'y avait :

les paroles sont des noms. — Aug. C'est facile. « point dans le Christ le oui et le non ; le oui
Tu as sans doute appris et tu t'en souviens, que « fut seul en lui ' , » on ne doit pas croire ,
je
le pronom est ainsi appelé parce qu'il tient la présume, que les trois lettres du mot Oui fus-
place du nom, tout en désignant l'objet moins sent dans le Christ , mais plutôt ce que signi-
parfaitement que le nom. Voici je crois com- fient ces trois lettres. Ad. C'est vrai. —Aug. —
ment l'a défini l'auteur que tu as récité devant Tu comprends donc que le Oui était en lui ne ,

le grammairien: Le pronom dit-il est une , , signifie que ceci on appelle oui ce qui était
:

partie du discours qui mise à la place du nom en lui et si l'apôtre avait dit La vertu était en
; :

signifie, quoique moins pleinement, la même lui on devrait entendre aussi qu'il a voulu
,

chose. —
Ad. Je me rappelle et j'approuve cette dire simplement on appelle vertu ce qui était
:

définition. —
Aug. Tu vois donc que d'après en lui et ne pas s'imaginer que c'étaient les,
,

elle le pronom ne peut être mis et employé deux syllabes du mot vertu qui étaient en lui
qu'à la place du nom. Ainsi quand nous disons: et non ce que signifient ces syllabes? Ad. Je —
Cet homme , ce roi même, la même femme ,
comprends cela et j'en conviens. Aug. Et ne —
cet or , cet argent , cet , ce, la même sont des , comprends-tu pas aussi que peu importe de
pronoms , et homme, roi, femme , or , argent, dire s'appelle vertu ou se nomme vertu? Ad.
:

des noms qui expriment la chose mieux que C'est clair. —


Aug. Donc il est également clair
les pronoms. —
Ad. Je partage ce sentiment. qu'il n'y a point de différence entre dire : ce qui
— Aitg. Maintenant donc énonce-moi quslques était en lui s'appelle Oui, ou se nomme Oui?
conjonctions. —
Ad. Et, mais, ainsi que. — Ad. Ici encore je ne vois aucune différence.
Aug. Tous ces mots, hœc omnia, ne te sem- Aug. Vois-tu aussi ce que je prétends démon-
blent-ils pas des noms? Ad. Pas du tout. — — trer?— /!(/. Pas encore.—/!;/^. Ainsi tu ne vois
Aug. Tu crois au moins que j'ai parlé juste en pas que le nom est ce qui sert à nommer quel-
disant hœc omnia ?
: Ad- Très-juste et je — ; que chose? —
Ad. Il n'est rien au contraire que
comprends même avec quelle habileté mer- je voie plus clairement. Aug. Tu vois donc—
veilleuse tu as montré que j'ai énoncé des que Oui est un nom puisquon nomme Oui ,

noms sans cela lu n'aurais pu dire: hœc omnia.


: ' Il Cor. XI, 46.
—— — —

192 DU MAITRE.

ce qui était en lui ? — Ad. Je ne puis le nier. hommes éloquents que


courir à l'autorité des ,

— Aug. Mais demandais à quelle partie


si je te l'apôtre Paul a bien parlé. Qu'est-il besoin
du discours se rapporte Oui tu dirais, je pré- ; alors de chercher un auteur pour appuyer
sume que c'est non pas au nom , mais à l'ad-
,
notre sentiment?
verbe quoique la raison nous enseigne aussi
,
d6. Soit pesanteur, soit opiniâtreté d'esprit,
que l'adverbe est un nom. Ad. C'est parfai- — il que tous ne se rendent pas encore,
est possible
tement vrai. —
Aiig. Doutes-tu encore que les etquelqu'un pourrait objecter qu'il ne cédera
autres parties du discours soient des noms dans que devant l'autorité de ces écrivains que tous
le même sens ? —
Ad. Je n'en doute pas puisque regardent comme les législateurs du langage.
je confesse qu'elles signifient quelque chose. Eh bien ! Qu'y a-t-il pour les lettres latines de
Mais si tu me demandais comment s'appellent plus éminent que Cicéron ? Mais Cicéron, dans
ou se nomment les objets désignés par chacune ces célèbres discours qu'on nomme les Verri-
d'elles, je ne pourrais répondre qu'en nommant ?2e5, appelle un nom la préposition coram, que
ces mêmes parties du discours que nous n'ap- pourtant emploie alors comme adverbe.
il

pelons pas des noms mais que nous sommes , Il est possible que je comprenne trop peu ce

forcés d'appeler ainsi ,


je le vois bien. passage et que d'autres ou moi l'expliquions dif-
Aug. Ne crains-tu pas qu'on ne puisse
15. féremment. Mais voici à quoi on ne peut répli-
affaiblir ce raisonnement et dire que l'atitorité quer. Les plus grands maîtres en logique ensei-
de l'Apôtre doit être reconnue pour la doctrine gnent que toute proposition complète, que l'on
et non pour l'expression qu'ainsi le fondement ;
peut soutenir ou nier, se compose d'un nom et
de notre persuasion n'a point toute la fermeté d'un verbe ce que Cicéron appelle quelque part
;

que nous lui attribuons car il se peut que, : un jugement. Quand le verbe est à la troisième
nonobstant la perfection de sa vie et de son en- personne, ajoutent ces maîtres, le nom doit
seignement, Paul ait parlé peu correctement être au nominatif, et ils ont raison; tu peux
dans celte phrase Le oui était en lui , quand
: t'en assurer avec moi. Lorsque nous disons :

surtout il s'avoue lui-même inhabile dans la L'homme est assis , le cheval court, tu recon-
parole '? Que devrait-on répondre à cette nais sans doutedeux jugements? Aug.le,\Q% —
objection ? — Ad. Je ne vois rien à répliquer, reconnais. Ad. Et dans chacun d'eux tu vois
et pour appuyer ta démonstration sur une un nom homme, dans le premier cheval, dans
: :

autorité, je te prie de choisir de préférence second et un verbe également dans chacun


;

quelqu'un de ces hommes qui passent pour d'eux dans le premier, est assis, et court dans
:

maîtres dans l'art de la parole, Aug. Tu crois — le second? Ad. Je vois, Aug. Si donc je me
donc que sans recourir à quelqu'autorité la , contentais de dire // est assis, il court
:
,

raison est peu capable de démontrer que cha- tu pourrais me demander qui ou quoi? et je
que partie du discours signifie quelque chose répondrais: l'homme, le cheval, l'animal ou

que l'on désigne par un nom et qui consé- quoi que ce fût, afin d'ajouter le nom au verbe
quemment porte un nom. Il est facile cepen- et de compléter le jugement, c'est-à-dire la

dant de s'en assurer par la comparaison de plu- proposition qu'on peut soutenir ou nier.
sieurs langues. Si tudemandes, en effet, com- — Ad. Je comprends. — Aug. Attention à la
ment les Grecs nomment ce que nous appe- conclusion 1

lons qui interrogatif ? tous ne répondront-ils Suppose que nous voyons quelque chose
pas qu'ils le nomment t(; Et je veux ? ils le ; dans le lointain et que nous ignorons si c'est
nomment eèxw. Bien ? Us le nomment x?.xû; ,
un animal ou un rocher ou quelque autre ob-
Ecrit? Ils le nomment tô ^e^papiAÉvov. Notre con- jet Si je te disais ensuite
! Puisque c'est un :

jonction et? nomment xal. Ab? Ils le


Ils la homme, c'est un animal, ne serais-je pas témé-
nomment im. Comment nomment-ils hélas? raire? —
Ad. Très-téméraire. Mais il n'y aurait
Ils le nomment Or qui ne voit en parcou-
c.r. aucune témérité à dire Si c'est un homme, c'est :

rant toutes ces parties du discours ,


que ces un animal. Aug. Ta réflexion est juste. Aussi
questions sont exprimées correctement ? Et bien ce si me plaît dans ta phrase il te plaît ;

comment ce langage serait-il correct, si ces également, et à tous deux nous dép'aît le puis-
mêmes part-es n'étaient pas des noms? Cette que de la mienne.— i4(i. D'accord. Aug. Vois
manière de procéder prouve donc , sans re- maintenant si les jugements sont complets dans
• Rom. XTI, 18. ces deux propositions Le si plaît, le puisque :
DL" MAITRE. 103

déplaît? —
^(/.Parfaitement complets. Auff. tion? car ce nom ne figure point au nombre
Allons, monlre-moi maintenant où sont les des mots (ju'il désigne. — Ad. C'est cxtict. —
verbes, où si)nt les noms ? Ad. Les verbes — Aug. donc eu raison de dire que le nom se
l'ail
soiilyj/tf/7 eidcplait ; et les noms, évidemment, désigne lui-même avec tous les autres noms
si cipidsque. — Aug. 11 est donc suni^amment qu'il comprend ; et tu peux sans moi en dire
prouvé que ces deux conjonctions sont égale- autant de tout mot. —Ad. C'est désormais
ment des noms. — Ad. Très -sulTisamment chose facile. Mais il me vient à l'espiit que
prouvé. — A)iQ. Pourr;iis-lu par toi-même ap- nom prend en général et en particulier, tan-
se
le

pliquer même règle aux


la autres pariies du dis que le mot ne se prend point [)Our
discours — Ad. Je
l'une des
? puis. le huit |)arties du discours. Voilà entre eux
une
dillérence nouvelle et autre que la
dillérence
CHAPITRE VI. de son.
Aug. Crois-tu que nom et u<x% aient entre
SIGNES QUI SE DÉSIGNENT EIX-MÈMES. eux d'autre différence que la ditférence du
son
propre à chaque langue, à la nôtre et a la lan-
17. Aug. Allons plus loin et dis-moi si à tes
yeux tous les noms sont des mots et tous les
gue grecque? —
Ad. Ici, je n'en vois point

mots des noms, comme toutes les paroles sont


d'autre. —
Aug. Nous voici donc arrivés a des
signes qui se désignent eux-mêmes, etqui ont
des noms et tous les noms des paroles? — Ad. entre eux une signification différente, et
qui
Réellement je ne vois pas qu'il y
entre eux ait ont aussi entre eux la même signification, et
d'autre dillérence que de son.
la ditTérence — qui enfin ne différent que par le son car nous
Aug. Pour le moment je suis de ton avis, quoique ;

venons de découvrir ce quatrième signe, il


plusieurs voient aussi une ùiirLrence d..ns la s'agit dans les trois autres du nom et
de la pa-
signification. Maintenant
d'examiner ce sentimenl. Tu remarques sans
il n'est pas besoin role. —Ad. Nous y voilà bien arrivés.

doute que nous sommes arrivés aux signes


qui se désignent mutuellement, sans autre CHAPITRE VII.
dillérenceque celle du son, et qui se désignent
RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS.
eux-mêmes avec toutes les autres parties du dis-
cours. —
Ad. Je;ie comprends point. —Aug.
19. Aug. Veux-tu résumer ce que nous
Tu ne comprends pas que le mot désigne le
nom et que le nom désij^ne le mot, et qu'il n'y
avons découvert dans cet entretien? Ad. Je —
le ferai autant que je le pourrai. Je
a entre eux que la dilîerence de son, quand
me sou-
viens d'abord que nous avons recherché pour-
lenom est pris dans un sens général ? car le quoi le langage, et nous sommes convenus qu'il
nom est pris dans un sens particulier quand est destiné a instruireou à rappeler des souve-
on le considère comme une des huit parties
nirs. En lorsque nous interrogeons quel-
effet,
du discours, à l'exclusion des sept autres. — qu'un, notre unique but est de lui fai re connaître
Ad. Je comprends. —
Aug. Mais c'est ce que j'ai ceque nous désirons savoir. Quant au chant il ,
dit en affirmant que le mot et le nom se dési-
paraît provoqué par le plaisir, et n'est pas un
gnent récipi oqueinent.
langage proprement dit. Comme nous ne pou-
18. Ad. J'y suis. Mais qu'as-tu voulu faire
vons avoir l'idée d'apprendre ni de rap[)eler à
entendre ici Car ils se désignent aussi eux-
:
Dieu quoi que ce soit lorsque nous le prions,
mêmes avec les autres parties du discours ? — ,

nos paroles n'ont d'autre but que de nous


Aug. Navons-nous point vu précédemment que
exciter nous-mêmes, d'exciter ou d'enseigner
toutes les parties du discours peuvent s'appe-
autrui.
ler des mots et des noms, c'est-a-dire être
dé- Ai»rès qu'ensuite
il a été constaté que les pa-
signées par le nom et par le mot 1 — Ad. Oui .— roles ne sont que des signes, et qu'il ne peut y
Aug. Et si je te demande comment lu appelles le avoir de signe dans ce qui ne désigne rien tu
nom lui-même, c'est-à-dire le son produit par tu m'as proposé de travailler à montrer ce que
,

cette syllabe,ne pourras-tu me répondre: le signifie chacune des paroles du vers suivant
nom ? — Ad. C'est juste.— Aug. Est-ce ainsi que
:

Si nibil ex taata snperis placet urbe relingni.


se désignelui-même cet autre signe que nous
exprimons par ces quatre syllabes Conjonc- :
Quoique le second mot de ce vers soit très-
S. Aug. — Tome 111.
13
194 DU MAITRE.

usité et très-clair, nous ne découvrions pas mière, avec un soin particulier. Nous avons
quelle en est la signiflcation. Il me semblait reconnu alors qu'il y a des signes qui ne peu-
que nous n'employons pas inutilement cette vent compter parmi les signes qu'ils désignent
expression dans le discours, qu'elle doit ap- eux-mêmes ; tel est le quadrisyllabe conjonc-
prendre quelque chose à qui l'entend et qu'elle tion: et qu'il y a des signes qui le peuvent;
indique peut-être l'impression d'une âme qui ainsi, en disant le signe , nous désignons
:

découvre ou croitavoir découvert que ce qu'elle aussi la parole ,en disant la parole, nous
et

cherche n'existe pas. Tu m'as répondu alors ;


comprenons en même
temps le signe; car le
mais par plaisanterie, et comme pour éviter signe et la parole sont à la fois deux signes et
je ne sais quelle profonde question, tu en as deux paroles.
remis l'éclaircissement à un autre moment. On a vu de plus que dans cette espèce de
Ne crois pas que j'oublie non plus cet engage- signes réciproques, il en est dont la significa-
ment contracté. tion est moins ou également étendue, d'autres
J'ai essayé ensuite d'expliquer le troisième encore qui ont la même signification. Ainsi ce
mot du vers tu m'as pressé alors de ne pas
;
dissyllabe, signe,comprend absolument tout
substituer à ce terme un terme d'égale valeur, ce qui peut désigner quoi que ce soit mais la ;

mais de montrer plutôt la chose môme que si- parole ne s'entend pas de tous les signes, elle
gnifient ces paroles. J'ai répondu que cela était se restreint à ceux que profère la voix articu-
impossible parle discours, et nous en sommes lée. Aussi est-il clair, quoique le signe désigne
venus à parler des réponses qui se font par la parole et quoique la parole désigne le signe,
l'indication du que tout ce
doigt. Je pensais c'est-à-direquoique les deux syllabes de l'un
qui est corps pouvait ainsi se montrer au doigt, de ces mots reportent la pensée vers les trois
mais nous avons découvert qu'il n'y a que les syllabes de l'autre, que le signe s'étend plus
objets visibles de là, je ne sais comment, nous
: loin que la parole, que ces deux syllabes dési-
avons parlé des sourds et des histrions qui gnent plus d'objets que les trois. Mais la parole,
montrent sans parler, et du geste seulement, prise en général, a le même sens que le nom,
presque toutes les choses dont on peut parler, considéré aussi d'une manière générale. Car
aussi bien que les objets visibles. Nous avons la raison nous a fait voir que toutes les parties

reconnu toutefois que leurs gestes sont des du discours peuvent être des noms, puisqu'aux
signes. noms se joignent naturellement les pronoms,
Nous avons recommencé alors à examiner puisque toutes ces parties peuvent servir de
comment nous pourrions montrer, sans em- nom à quelque chose et qu'il n'en est aucune
ployer de signes, les choses mêmes que rap- qui ne jiuisse former avec le verbe une propo-
pellent les signes. Il était manife>te qu'on mon- sition complète.
trait par quelque signe cette muraille, la cou- Néanmoins, de ce que le nom et la parole
leur et toutes les choses visibles qui peuvent ont une signification également étendue quand
s'indiquer du doigt. Je disais donc, par erreur, toutes les paroles sont considérées comme des
qu'il est impossiblede rencontrer rien de sem- noms , il ne s'ensuit pas que cette significa-
blable; mais nous avons Uni par tomber d'ac- tion soit identique. 11 nous a paru probable, en
cord qu'on peut désigner, sans signe, ce que effet,que des causes diverses ont fait appeler di-
nous ne faisons point quand on nous interroge, versement le nom et la parole. La parole, avons-
pourvu que nous le puissions faire après la nous dit, aflecte l'oreille, et le nom doit réveil-
question, excepté toutefois la nature du lan- ler les souvenirs de l'esprit. On peut le prouver
gage car si on nous demande, au moment où
;
même par les phrases suivantes. H est parfai-

nous parlons, ce que c'est que le langage il ,


tement correct de dire Quel est le nom de
:

est clair que nous pouvons le définir par le cette chose, que l'on veut confier à la mémoire?

langage môme. mais on ne dit pas Quelle est la parole de cet


:

20. Par là, nous avons compris que l'on mon- objet?
tre par signes : soit ce qui est signe, soit ce qui Parmi
les signes dont la signification n'est

ne que l'on fait connaître, même


l'tst i)oint ; et pas seulement d'égale étendue mais abso- ,

sans signe, ce que l'on peut faire après avoir lument la même, nous avons remarqué le
été questionné. De ces trois propositions, nous nom et ovci/.?.. J'avais oublié en parlant des
,

avous entrepris d'étudier et de discuter la pre- signes qui se désignent réciproquement, que
DU MAITRE lo:

nous n'en avons découvert aucun qui ne se les signes qui désignent non pas d'autres signes,
désigne lui-même en désignant les autres. mais choses que nous avons appelées V«7«/-
les
Voilà tout ce que j'ai pu me rappeler. J'en fiables. Dis-moi d'abord si un homme est un
suis persuadé, tu n'as rien avancé dans cet en- homme. —
Ad. Pour le coup, je me demande
tretien, que tu ne le saches avec certitude. si tu ne joues pas. —
Aug. Pourquoi? Ad. —
Vois donc si j'ai fait un bon résumé. Parce que tu crois devoir me demander si un
homme est autre chose qu'un homme. —
CHAPITRE VIII. Aug. Ainsi tu croirais que je mejouedetoi si je
te faisais encore cette question La première
:

UTILITÉ DE CETTE DISCUSSION ; IL FAUT, POUR RÉ- syllabe de ce nom est-elle autre que hom et
la

,

PONDRE, APPLIQUER l'esprit A CE Q\]¥, RAPPELLE seconde autre que me? Ad. Sans aucun
LE SIGNE. doute. —^Mgr. Mais en réunissant ces deux syl-
labes on a homme : le nieras-tu? —- Ad. Qui
21. Augustin. Ta mémoire a reproduit assez le nierait? —
Atig. Ecoute donc Es-tu toi-:

fidèlement tout ce que je demandais et pour ; même ces deux syllabes réunies? Ad. Nul- —
te l'avouer, je vois à l'heure qu'il est ces dis- lement. Mais je vois où tu veux en venir. —
tinctions beaucoup plus clairement qu'au mo- Aug. Dis-le, mais ne crois pas que je veuille
ment où, dans le travail de la discussion, nous t'outrager. —
Ad. Tu veux conclure que je ne
les tirions ensemble de je ne sais quelles re- suis pas un homme, —
Aug. Et après avoir
traites obscures. Mais où doivent nous con-
reconnu la vérité de tout ce qui prépare cette
duire tant de laborieux détours ? Il est difflcile
de dire
conclusion, tu n'as point la même idée? —
le ici. Peut-être penses-tu que nous Ad. Je ne te ferai pas d'abord connaître mon
jouons et que nous détournons l'esprit des idée, il faut que j'apprenne auparavant dans
choses sérieuses pour l'appliquer à des ques- quel sens tu m'as demandé si \m homme est
tions d'enfants, ou bien que nous n'avons en un homme. Parlais-tu des deux syllabes du
vue que de légers médiocres avantages
et
peut-être encore, si tu soupçonnes que nous
; mot ou de ce qu'elles signifient? — Aug. Ré-
ponds plutôt dans quel sens tu as entendu ma
devons arriver à quelque résultat considérable, question si elle est équivoque, tu as dû
:
le
aspires-tu à le voir ou au moins à l'apprendre remarquer et ne pas me répondre avant d'être
au plus tôt. Crois-le bien nous jouons peut-;

être, mais il ne faut pas apprécier ce que nous


sûr du sens que je lui donnais. Ad. Que —
m'importait cette équivoque? J'ai répondu
faisons, à la manière des enfants, car je n'ai pas dans les deux acceptions. Un homme est réel-
établi dans cet entretien des divertissemenls lement un homme car ces deux syllabes ne
:

futiles, et les avantages que j'en attends ne sont sont autre chose que ces deux syllabes, et
ce
ni légers
ni médiocres. Si néanmoins je te qu'elles signifient n'est autre chose que ce
que c'est à cette vie bienheureuse et en
disais
qui est.
même temps éternelle que je désire, sous la Aug. Voilà qui est bien pensé. Mais pourquoi
conduite de Dieu c'est-à-dire de la vérité
, n'as-tu pris dans deux sens que le mot homme
?
même, que nous parvenions en faisant ces pe- Pourquoi n'as-tu point entendu de la même ma-
tits pas proportionnés à notre faiblesse peut-
être te semble,rais-je ridicule et tu
; nière tout ce que nous avons dit d'ailleurs? —
demanderais Ad. Aussi bien comment prouves-tu que je n'ai
reste également dans deux sens? —
pourquoi je n'étudie pas les choses plutôt que pas pris le
les signesen entrant dans cette voie royale. Tu Aug. Pour ne point parler d'autre chose, si tu
me pardonneras donc de préluder avec toi, n'avais vu que des syllabes dans toute
celte
non pour jouer mais pour exercer les forces
,
première question, tu ne m'aurais rien ré-
et la pénétration de l'esprit nous en avons :
pondu, et j'aurais pu paraître ne t'avoir pas
besoin pour soutenir, pour aimer la lumière et interrogé. Mais après m'avoir entendu pro-
la chaleur de ces régions célestes, où réside
la noncer les trois mots et répéter le mot homme
viebienheureuse.—ylrf. Continue plutôt comme en disant Si un homme est un homme, tu as
:

tu as commencé. Dieu me garde à jamais de vu dans les deux autres non pas les signes,
juger méprisable ce que tu estimes devoir dire mais la signification ce qui le prouve c'est
:

ou faire! qu'aussitôt tu as cru devoir répondre à ma


22. Aug. Eh bien ! considérons maintenant «luestion avec certitude et confiance. — Ad.
496 DU MAITRE.

C'est vrai. — Aiig. Comment donc t'es-lu avisé et dont nous avons parlé tout à l'heure.
de ne considérer que dans l'un de ces mots Aug. Je le vois, tu serais bien armé contre
24.
tout à la fois le son et le sens? Ad. Oésor- — cet adversaire. Cependant si je te demande :

ni.us je ne vois plus que le sens dans la phrase L'homme est-il un nom, que me répondras-tu?
entière , et je conviens avec toi qu'il est im- — i4^. Mais que c'est un nom! ylwj/.Comuient! —
possible de discourir si en écoutant les paroles Quand je te vois c'est un nom que je vois?
,

res[)rit ne se porte à ce qu'elles signifient. —
Ad. Non pas. ^w^. Veux-tu donc que je lire la
Montre-moi donc maintenant comment je me conséquence? —
Ad. De grâce, ne la tire pas.
suis laissé prendre à ce raisonnement, dont la Je déclare moi-même que je ne suis pas un
conclusion est que je ne suis pas un homme. homme. Quand tu m'as demandé si l'homme
— Aug. Je t'adresserai plutôt les mêmes ques- estun nom, comment ai-je pu répondre qu'il
tions et tu verras toi-même comment tu t'es en est un ? Car dès ce moment il était convenu
trompé. —
Ad. C'est bien. que pour dire oui ou non il faut faire attention
23. Aug.ie ne renouvellerai pas ma première au sens des paroles.
question, puisque tu l'as résolue. Examine Aug. 11 me semble toutefois qu'il ne te sera
donc avec plus d'attention si la première syl- point inutile d être tombé dans celte fausse
labe hom n'est autre chose que hom et si la se- conclusion car c'est la loi de raison gravée
;

conde me n'est réellement que me. — Ad. Je dans nos âmes qui a triomphé de la vigilance.
t'assure que je n'y vois rien autre. Aug. Vois — En effet, si je te demandais qu'est-ce que :

encore en les réuuissaiit on n'a pas homme.


si l'homme? tu pourrais répondre un animal. :

— Ad. Jamais je ne l'avouerai; car nous som- Mais si j'ajoutais quelle partie du discours
:

mes convenus, et avec raison, qu'à la vue du est l'homme? tu ne pourrais répondre con-

signe on doit s'appliquer à ce qu'il signifie pour venablement qu'en disant: le nom. Ainsi,
ensuite accorder ou nier. Et ces deux syllabes l'homme étant à la fois un nom et un animal,
énoncées séparément nesigniliant absolument c'est en tant que signe qu'il est un nom, et en

rien, ne sont autre chose avons-nous dit, que , tant que chose exprimée par le signe qu'il
le son rendu par elles. —
Aug. Tu le crois donc est un animal. Quand donc on me demande
volontiers et tu en es intimement persuadé on : si l'homme est un nom je dois répondre sim-
,

ne doit répondre qu'au sens indiciué par les plement que oui car on me fait sulfisamment
;

paroles des questions. — ^rf. Je ne comprends entendre qu'on le considère alors en tant que
pas comment on ne le croirait pas pourvu que signe. Et quand on me demande est-il un :

ce soient réellement des paroles. animal? je dois l'affirmer avec beaucoup plus
Aug. Je serais curieux de savoir comment tu d'empressement encore. Pourquoi? parce que
répondrais à cet homme spirituel
dont on nous si l'on ne prononçait alors ni le mot de nom

parle en riant. 11 prouva, nous dit-on, qu'un ni celui d'animal, et que l'on demandât seule-
lion était sorti de la bouche de son interlocu- ment qu'est-ce que l'homme? conformément
:

teur. Il lui avait demandé si que nous disons


ce à la règle naturelle, l'esprit s'attacherait au
sort de notre bouche , et l'autre n'avait pu le sens même des deux syllabes ; il répondrait :

nier. Alors, comme il était facile, il l'amena à l'homme est un animal; il pourrait même
prononcer le nom de lion , et aussitôt plaisan- donner la déflnilion complète et dire: l'homme
tant sur son compte Tu as avoué, s'écria-t-il,
: est un animal raisonnable et mortel. N'est-ce

que tout ce que nous disons sort de notre bou- pas la vérité? — Ad. Je le crois part litement.
che; de plus, tu ne saurais nier que tu as Mais après avoir accordé que l'homme est un
parlé d'un hon donc, ô bon homme, regarde,
; nom, comment échapper à celte oulrageuse
tu viens de vomir cette grande bête. Ad. 11 — conclusion, que nous ne sommes pas des
n'était point ditficile de se défendre contre ce hommes? — ^?/^. Comment ! n'est-ce pas en
plaisant.Pour moi, je n'accorderais point que faisant observer qu'elle n'est pas tirée dans le

tout ce que nous disons sort de notre bouche. sens attribué par nous à la question, quand
En etïét, parler c'est exprimer le signe de ce nous y avons répondu affirmativement? et si
que nous disons; et ce qui sort alors de notre le questionneur assure qu'il donne à sa con-

bouche, ce n'est pas la chose même, c'est le clusion le même sens, ne le craignons point.
signe qui l'exprime. Il y a exception pour Qu'y de redoutable à avouer que je ne
a-t-il

l'espèce de signes qui désignent d'autres signes suis pas un homme, c'est-à-dire deux syllabes?

DU MAITRE. 107

— Ad. Rien n'est plus vrai. Mais si rien n'est 20. A7tg. est donc faux, comme nous
Il

plus vrai comme , que nous


il résulte de ce l'avancions,que toutes les réalités soient plus
avons admis, pourquoi m'otfenser quand on estimables que leurs signes; mais il n'est pas
me dit tu n'es donc pas un homme?
:
Aug. — faux (jue tous les moyens soient au-dessous de la
Parce qu'en entendant ces deux syllabes je fin. Car la connai:=sance de la boue, que Ton
ne puis me défendre d'attacher à cette conclu- obtient au moyen du nom, est préférable à ce

sion le sens qu'elles expriment. J'obéis alors nom que nous avons estimé au-dessus de la

à celte règle {)uissante et naturelle qui com- boue designée par lui et si cette connaissance
;

mande de se reporter vers le sens exprimé, remporte sur le signe dont il est (jucstion
quand on entend les lignes qui l'expriment. entre nous, c'est uniquement parce qu'elle est
— Ad. J'aime ce que tu dis. le terme, au lieu que le signe est le moyen d'y

arriver. C'est ce qui explique la réponse sui-


vante faite à un glouton.
CHAPITRE IX.
Cet adorateur de son ventre, comme parle

DOiT-ON PRÉFÉRER LA CHOSE OU SA CONNAISSANCE l'Apôtre \ pour manger.


disait qu'il vivait

AUX SIGNES QUI L'EXPRIMENT? Un homme frugal, qui l'entendait, ne [)ut


tolérer ce langage. « Ne serait-il pas beau-
25. Aug. Comprends donc maintenant que les cecoup mieux, lui dit-il, de manger pour
choses déï^ignées par les signes sont préféra- « vivre? o Si le premier fut blâmé parce qu'en

bles aux signes. Car les moyens sont toujours déclarant qu'il vivait pour manger il mettait
et nécessairement moins estimables que la fin. sa propre vie au-dessous du plaisir de la bou-
Pt^nserais-tu différemment? Ad. Je crois de- — che et si le second est digne d'éloges, c'est
;

voir ne point acquiescer légèrement. En


ici uniquement parce que, distinguant la fin des
effet le nom de boue me paraît bien supérieur moyens, mettant les moyens au-dessous de la
à ce qu'il signifie; et ce qui nous répugne en fin, il rappela que nous devons manger pour

l'entendant prononcer, n'est pas le son pro- vivre, plutôt que de vivre pour manger, C'esJ;
duit par cetern^; changes-y une lettre, au ainsi, vraisemblablement, que toi-même, ou

lieu de cœnum écris cœlum, et la boue dt;vient tout autre sage appréciateur, répondrais à un
le ciel. Pourtant quelle distance de l'une à bavard, à un grand parleur. S'il disait : J'en-
l'autre Ce n'est donc pas au signe que j'attri-
! seigne pour parler, ne répliquerait-on point :

buerai ce qui me répugne dans la chose, et Mon ami, pourquoi de préférence, ne parles-tu
j'ai raison de préférer le signe à la réalité. Il point pour enseigner?
nous est plus agréable d'entendre l'un que de Si tout cela est vrai, comme tu en es certam,
toucher l'autre. Aug. Sage observation! Il est tu vois sans doute combien les paroles sont
donc faux que toutes les choses désignées par au-dessous du but que nous nous proposons
des signes soient préférables aux signes? — en les employant. Car l'emploi des paroles
Ad. Je le crois. l'emporte déjà sur les paroles mêmes, puisque
Aug. Dis-moi donc ce qui a guidé ceux qui employées par
les paroles sont destinées à être
ont donné à cette boue sale et repoussante le nous, et nous employons pour instruire.
les
nom qu'elle porte; je voudrais savoir si tu les Autant donc lin-truction est préférable au
approuves ou si tu les désapprouves. — Ad. Je langage, autant le langage est préférable aux
n'ose faire ni l'un ni l'autre, et j'ignore ce qui mots ce qui élève l'instruction bien au-des-
;

les a guidés. — Aug. Peux-tu savoir au moins sus des mots. Je voudrais savoir ce que tu
ce que tu veux lorsque tu prononces ce nom ? pourrais objecter.
— Ad. Parfaitement je veux donner un signe
: 27. Ad. Je conviens que la doctrine est supé-
qui fasse connaître ou indique la boue à qui rieure aux paroles. Mais j'ignore s'il n'est rien
je juge nécessaire d'en savoir la nature ou la qu'on puisse objecter à la règle qui subor-
présence. —
Aug. Mais ne doit-on pas préférer donne les Aug. Dans une
moyens a la fin. —
au nom lui-même l'enseignement que ce nom occasion meilleure, nous examinerons cette
te sert à donner ou à recevoir ? Ad. Je con- — question avec plus de soin. Pour le moment,
viens que la connaissance obtenue par ce signe ce que tu m'accordes suffit au but que je pour-
est préférable au signe mais je n'en dis point
; suis. Tu avoues en effet que nous devons pré-
autant de la boue elle-même. '
Rom. XYi, 18.
— ,

198 DU MAITRE.

férer aux signes la connaissance des choses. enrichit l'esprit. Cependant on doit considérer,
N'en résultot il pas, à les yeux, qu'on doit comme Perse, je crois, que les plus mal-
l'a fait,

préférer aussi la connaissance des choses à la heureux d'entre les morlels sont ceux que ce
connaissance des signes? Ad. Suis-je con- — puissant remède de la connaissance ne saurait
venu que la connaissance des choses l'em- guérir. —Aug. C'est bien mais quel que soit le
:

porte sur la connaissance des signes? N'ai- sentiment de Perse, que nous importe? Ce n'est
je pas dit simplement qu'elle l'emporte sur pas a l'autorité de ces profanes que nous som-
les signes eux-mêmes? Je crains donc ici mes assujétis en de telles matières. De plus,
d'accepter ce que tu dis. Ne pourrait-on pas s'il faut préférer une connaissance à une autre,

observer que comme le nom de la boue est il n'est pas facile de l'expliquer ici. Je me con-
plus noble que la boue elle-même ; ainsi la tente de ce qui est convenu, savoir que si la

connaissance de ce nom l'emporte sur la con- connaissance des choses ne prime pas la con-
naissance de la boue, quoique le nom soit par naissance des signes, elle prime sûrement les
lui-même inférieur à cette connaiss;mce? Il
y signes eux-mêmes.
a ici quatre choses : le nom et la boue, la con- Examinons donc avec un soin nouveau
naissance du nom et la connaissance de la quelles sont les choses dont nous avons dit
boue. Pourquoi la connaissance du nom ne qu'on les montre par elles-mêmes et sans
prévaudrail-elle point sur la connaissance de la l'emploi d'aucun signe, comme parler, mar-
boue, comme le nom l'emporte sur la boue? cher, s'asseoir, être couché et d'autres de ce
Pour empêcher la première de ces connais- genre. —Ad. Je me rappelle ce que lu dis.

sances de primer l'autre, faut-il la lui subor-


donner ?
28. Ang. J'admire de tout cœur comment tu
CHAPITRE X.
expliques ta pensée sans rétracter ce que tu as
accordé. Tu le crois sans doule aussi, ce nom
PEUT-ON ENSEIGNER SANS SIGNES? LES MOTS NE —
DONNENT PAS LA CONNAISSANCE.
de deux syllabes, vice, vaut mieux que ce qu'il
signifie, quoique la connaissance du nom soit
bien moins utile que la connaissance des vices. Ang. Crois-tu que nous puissions mon-
29.
Tu peux encore distinguer ici et con>idérer ces trer sans signesabsolument tout ce que nous
quatre choses : le nom et le vice la connais- , pouvons faire aussilôl qu'on nous interroge?
sance du nom et la connaissance du vice. Nous Signales-lu quelque exception? Ad. Après —
pouvons sûrement préférer au vice le nom : avoir considéré à plusieurs reprises toutes ces
dans ce vers de Perse o il s'étonne du vice ', » : sortes de choses, je n'en trouve encore aucune
le nom du vice est plutôt un ornement qu'un qu'il soit possible de montrer sans signe. Je ne
défaut, quoique le vice même soit blâmable ferai peut-être d'exception que pour le langage,
dans tout homme vicieux. Mais il n'en est [)as et lorsqu'on est prié d'expliquer ce que l'on

ainside la connaissance des vices; elle est bien entend par instruire. En elïèt, quoi que je fasse,
préférable à la connaissance du nom. après avoir été interrogé, pour enseigner celui
Ad. Tu la crois préférable lors même qu'elle qui m'a questionné, je vois clairement que la
rend si malheureux? Nest-il pas vrai qu'au lumière ne lui viendra point de la chose même
dessus de toutes les peines imaginées par la qu'il n)e prie de lui montrer. Supposons
cruauté et infligées par la passion des tyrans, comme il a été dit, que je suis arrêté ou que
le même poète place le supplice des misérables, Je suis occupé d'autre chose. On me demande
forcés de reconnaître les vices qu'ils ne sau- ce que c'est que marcher; et marchant aussitôt
raient éviter? Aiig. Tu peux, sous ce rapport, j'essaye de l'apprendre, sans signe, à qui
m'a
nier aussi qu'on doive préférer la connaissance questionné. Comment l'empêcher de alors
de la vertu à la connaissance de son nom ;
croire que marcher c'est simplement marcher
puisque voir la vertu , sans la posséder, est un autant que j'ai marché? Et pourtant il sera
supplice que ce satirique appelle sur la tète des trompé, s'il le croit; et s'il voit un homme
tyrans *. — Ad. Dieu me préserve de cette folie! marcher un peu plus ou un peu moins que je
Je comprends en effet (|u'il ne fautpoint accuser ne l'ai fait, il sera persuadé qu'il n'a point
les connaissances dont la meilleure éducation marché. Ce que j'ai dit de marcher s'étend à
» Perse, Satire m, v. 32. — • Ibid. v. 35-38. tout c^ que j'avais accordé qu'on peut montrer
— —
DU MAITRE. 199

sans signe: je n'en excepte que les deux cas soudre trois questions :
\° S'il n'est rien qu'on
dont je viens de parler. puisse enseigner sans signes ;
2" s'il \ist des
30. Ang. J'iigi ée ce que tu dis. Mais ne te sem- signes qu'on doive préférer aux objets qu'ils
ble-t-il pas (|u'autre chose est ;)«r/er et autre rappellent; et 3° si la connaissance des choses
cliose instniire? — Ad. Il me semble assuré- l'emporte sur les signes.

ment que c'est autre chose, sans quoi on n'en- Mais voici une quatrième question dont je
seignerait jamais qu'en parlant. Or, puisqu'on voudrais apprendre de toi la solution en peu de

enseigne souvent avec d'autres signes que les mots Crois-tu comprendre ces vérités au point
:

paroles, qui doutera qu'il y ail une ditférence? de ne pouvoir plus en douter? Ad. Je vou- —
— Ang. Mais entre instruire et désigner, y a-t-il, drais que par tant de circuits et de détours, on
oui ou non, encore une diflerence? — Ad. Je fût parvenu à la certitude. Mais je ne sais ce

crois qu'il n'y en a point,— i4î/<7. Dire que nous qui me préoccupe dans ta question et m'em-
désignons pour instruire, n'est-ce pas bien par- pêche d'y répondre affirmalivement. Il est vrai-
ler? —
Ad. C'est très-bien parler. Aug. El si semblable que tu ne me l'aurais point adres-
quelqu'un prétendait que nous instruisons pour sée, si lu n'avais quelque objection à élever

désigner, ne serait-il point facile de le rétuter contre elle. J'y vois une complication qui
par cette réflexion que tu viens d'approuver ? m'empêche de tout considérer et de réfiondrc
— Ad. Oui. —
Aug. Si donc nous désignons tranquillement je crains qu'il n'y ait dans ses
;

pour instruire et si nous n'instruisons pas pour obscurs rrplis quelque chose qui échappe au
désigner, instruire est différent de désigner. regard de mon esprit. —
Aug. Cette hésitation
— Ad. Tu dis eu tort de répondre
vrai et j'ai me plaît, elleprouve que tu n'es point témé-
que l'un est la même chose que l'autre. raire, et il importe de ne l'être pas pour con-
Aug. Réponds maintenant à ceci Peut-on : server la paix; car il nous est difticile de ne
enseigner autrement que par signe ce que c'est point nous troubler lorsque dans le conflit de
qu'enseigner? —
Ad. Je ne vois pas de quelle la discussion on ébranle, et on nous arrache en
autre manière on le Aug. Ce que tu
pourrait. — quelque sorte des mains les convictions que
donc faux, savoir qu'on
as dit tout à l'heure est nous gardions avec bonheur. Autant donc il
peut sans signes enseigner ce que c'est qu'en- est juste de céder, quand on a bien considéré
seigner lorï^qu'on est interrogé sur ce point. Il et bien compris les raisons autant il est dan-
;

qu'on ne peut le faire


est clair efteclivement gereux de prendre l'inconnu pour le connu. Si
sans recourir à des signes, puisque, de ton nous voyons tomber ce que nous regardions
aveu, désigner est autre chose qu'enseigner. Et comme des vérités fermes et inébranlables,
s'il y a différence entre ces deux termes, comme n'est il pas à craindre que le contre-coup ne
il est manifeste, si de plus l'un ne s'éclaircit
, nous jette dans la haine ou la peur du raison-
que par l'autre, il ne se fait point connaître par nement, et que nous ne refusions de croire aux
lui-même , ainsi que tu le croyais. C'est pour- vérités le mieux démontrées?
quoi, à l'exception du langage qui s'explicjue 32. Revenons et examinons en peu de mots
lui-même comme il explique le reste, nous si ton doute est fondé. Supposons un homme

n'avons encore rien découvert qu'on puisse qui ne sait comment les oiseaux se [irennent
montrer sans signe ; et le langage lui-même aux roseaux et à la glu. Il rencontn- un oise-
étant un signe, il n'y a absolument rien, je leur qui, chargé de son attirail, ne tend pas
crois, que l'on puisse enseigner sans signes. encore, mais chemine. A celte vue, il presse
Ad. Je n'ai aucune raison de te contredire. le pas; puis, étonné comme il doit l'être, il
31. Aug. Il est donc prouvé qu'on n'enseigne se demande pourquoi loulcet appareil. l-'rap[)c
rien sans signes, et que la connaissance nous de rattention qu'il pot te sur lui, l'oiscIcur,
doit être plus chère que les signes qui la com- pour montrer son adresse, prépare ses roseaux,'
muniquent. Il est possible néanmoins que tous et apercevant quelque oiseau k sa portée, il
les objets ne soient pas préférables à ce qui en le frappe d'un coup de flèche et à'épervier, le
est le signe. —
Ad. Je le crois. Aug. Mais par — prend et l'enlève. Ne serait-ce point, sans em-
combien de circuits sommes-nous parvenus à ployer aucun signe, montrer au spectateur,
un résultat si minime! T'en souvient-il ? De- par la réalité même, ce que celui-ci désirait
puis, et il y a longtemps, que nous combattons savoir?
à coups de paroles, nous avons travaillé à ré- Ad. Mais ne verrait-on pas ici ce que j'ai

200 DU MAITRE.

remarqué de celui qui demande ce que l'on répéter le mot tête, je m'aperçus qu'il était le
entend par marcher? Je le crains, car on n"a nom de ce que je connaissais parfaitemer t

pas montré coniplétemcni, selon moi, en quoi pour l'avoir vu. Ce pour moi qu'un son
n'était
consiste cette chasse aux oiseaux. Aug. Il est — avant cette remarque; je sus quil était un
facile de te délivrer de celte inquiétude. Je signe quand j'eus appris ce qu'il signifiait et c i

suppose donc encore que ce spt^clateur se- que j'avais vu par moi-même, comme je l'ai

rait assez intelligent pour se faire une idée dit. Ainsi le signe s'apprend plutôt après la

de tout cet art par ce qu'il en a vu. Il nous chose qu'il ne l'apprend lui-même.
suffit en effet que sur un nombre limité de 34. Afin de le comprendre plus clairement,
matières on puisse, sans aucun signe, instruire suppose que pour la première fois nous enten-
quelques hommes seulement. Ad. Mais — dons le mot tète. Nous ignorons si cette parole
aussi je puis ajouter, de celui dont j'ai parlé, n'est qu'un son ou si de plus elle est un signe.
que s'il est bien intelligent, quelques pas suffi- Nous cherchons à connaître alors, non pas,
ront pour lui faire comprendre ce que c'est qu'il t'en souvienne, la tête elNî-même, mais
que marcher. Ang. Je te le permets, et loin le signe entendu; car nous ignorons ce signe
de m'y opposer je t'y engage. tant que nous ne connaissons pas à quoi il se
Tu vois que tous deux nous arrivons à
en effet rap[)orte. Eh bien
pour répondie a nos dé-
! si

cette conclusion Il est des choses que l'on peut


: sirs on nous indique du doigt la tête elle-même,

enseigner sans employer des signes; et nous nous apprenons en la voyant la valeur du signe
avons eu tort de croire, comme nous le faisions que nous avions entendu sans le comprendre.
naguère, que rien absolument ne peut se mon- Dans ce signe il y a deux choses le son et :
-^

trer sans ce moyen. Je vois maintenant, non la signification. La pciception du son ne nous

pas un ou deux, mais des milliers d'objets qui vient pas du signe, mais du son même qui
se révèlent par eux-mêmes et sans signes. Com- frappe l'oreille. Quant à la signification, nous
ment en douter, je te demande? Sans parler la connaissons en voyant son objet. En effet,

des hommes, de leurs théâtres et des spectacles cette indication de mon doigt ne peut désigner

sans nombre oi^i ils montrent la réalité sans le d'autre objet que celui vers lequel elle se dirige.
recours à aucun signe, est-ce que Dieu, est-ce Or elle se dirige veis la tête elle-même et non
que la nature ne mettent pas sous nos yeux ce vers le signe qui la rappelle. Comment donc

soleil et cette lumière qui éclairent et font tout cette indication pourrait-elle me faire connaître
briller dans l'univers, la lune et les astres, les soit la tête, puis(]ue je la connaissais, soit son

terres et les mers et les êtres innombrables signe, puis(|ue ce n'est pas vers lui que je di-

qu'elles produisent. rige mon doigt? Et encore je m'inquiète assez


33. Mais en considérant avec une attention peu de cette indication ; car elle me semble
nouvelle que trouveras-tu dont nous nous
,
rappeler plutôt que l'on montre, qu'elle ne
instruisions par signes? En vain on me fait un montre l'objet lui-même. Ainsi en est-il de
signe, il ne peut rien m'apprendre si j'ignore l'adverbe voilà. Si en le prononçant nous y
cecjuil rappelle; et si je lésais, que m'apprend- joignons habituellement l'indication du doigt,
il? Quand je lis : « Et leurs sarahalles ne fu- c'e^t dans la crainte qu'un signe unique ne soit

rent pomt altérées '


, » le mot ne me fait pas suffisant.
point voir lobjet dont il est question. Si ce Et ce q ne je m'efforce surtout de te persuader,
nom désigne quelques oruenien's de tète ,
s'il est possible, c'est que nous n'apprenons
est-ce que j'a[)prends quand on le pro- ,
rien par le moyen des signes nommés paroles ;

nonce, ce que l'on entend par tète ou par orne- car comme je l'ai dit, ce n'est pas le signe qui
ments? Je le savais auparavant; et cotte con- nous donne la connaissance de la chose, mais
naissance m'était venue» non en les entendant plutôt la connaissance de la chose nous fait
nommer par d autres, mais en les voyant moi- connaître la valeur du mot, c'est-à-dire le sens
même. La première fois que mes oreilles caché ilans le son.
furent frappées du bruit de ce dissyllabe tête, 35. aux ornements et à
Je puis appliquer
j'étais aussi étranger à sa signification qu'en une que j'ai dit de la
infinité d'autres objets ce
entendant ou en lisant pour la première fois le tête. Je connaissais ces ornements, mais j'igno-

terme de saraballes. Mais à force d'entendre rais jusqu'alors qu'on les désignât sous le nom
• Dan. m, 94. de saraballes. Si on me les indique du geste,
,

DU MAITRE. 201

si on les peint, si on me montre à quoi ils ne nous étant connues que de nom, il nous est
rts-cmblont, je ne dirai pas qu'on ne me les impossible de les connaître réellement sans les
l'ait ponit connaître, et je le prouverai lacile- avoir vues, et que le nom même ne pourra
ment en ajoutant quelques mots ;
je dis seule- nous être pleinement connu avant elles mais ;

ment qu'on ne me les fait point connaître par diras-tu Avons-nous appris autrement (|ue
:

la parole. Maissi au moment où jesuisappli(]ué par des paroles ce que nous savons de ces trois
à les rejiarder on me
coup voila des
dit tout à :
enfants; comment leur foi et leur piété ont
saraballts, j'apprendrai ce que je ne savais point triomphé du prince et des flammes, comment
encore; je rappremliai, non i)ar les piroles ils ont chanté les louanges de Dieu et mérité

qui me sont adressées, mais par la vue de d'être comblés d'honneurs par leur [troprc
l'objet c'est cette vue en eOVtqui m'a fait com-
;
ennemi? ^'ous savions déjà, répondrai-je, tout
prendre la signification du nom de saraballes. ce que signifient ces paroles; je connaissais ce
Je ne l'ai pas connue sur le témoignage d'autriii, qu'on entend par trois enfants, une lourn.iise,
mais sur le témoignage de mes propres yeuv. des flammes, un roi, ce que c'est (jue délie
Le témoignage étranger a pu seulement éveiller préservé des atteintes du feu et tout ce qu'ex-
mon attention, c'est-a-dire me porter à étudier priment d'ailleurs ces paroles. Pour Ananias,
du regard ce qui était devant moi. Azarias et Misaél, ils me sont aussi inconnus

que ces saraballes, et les noms qu'ils portent


ne m'ont point aidé ni n'ont pu m'aider à les
CHAPITRE XI.
connaître. Tout ce que rapporte celte histoire

LES PAROLES RETENTISSENT A l'OREILLE LA s'est accompli fidèlement à cette époque je le ;


;

VÉRITÉ ENSEIGNE l'eSPRIT. crois plutôt que je ne le sais.


Les saints auteurs, en (jui nous avons foi,
36. Voilà tout ce que peuvent les paroles : n'ignorent pas cette dernière dilference; car un
dire qu'elles nous excitent à étudier sans nous prophète a dit: « Si vous ne croyez, vous ne
faire rien connaître, c'est leur accorder beau- « comprendrez point '. « M n'aurait point parlé
coup. 11 pour m'instruire, me mettre sous
faut, de cette sorte s'il avait estimé qu'il n'y a point
les yeux, devant quelqu'autre sens corporel ou de distinction entre savoir et croire. Je croisée
même devant res[)rit, ce que je veux connaître. que comprends, mais je ne comprends pas
je
Ainsi les paroles ne nous api)rennenl que des tout ce que je crois. Or, ce que je comprends,
paroles, ou plutôt le son et le bruit (|u"el!es je le sais; je ne sais donc pas tout ce que je
produisent. Car si la parole est essentiellement crois. Je n'ignore pas néanmoins combien il

un signe, en vain j'ai entendu la mèiiu! parole, m'est utile de croire même beaucoup de choses
j'ignore que c'est une parole avant de savoir ce que je ne sais [)as, et entre autres cette histoire
La connaissance des choses
qu'elle signifie. des trois enfants. Si donc il m'est impossible
complète donc la connaissance des paroles de savoir la plupart des choses, je sais au moins
et en entendant des mois on n'apprend , combien il m'est avantageux de les croire.
pas même des mots. Car nous n'apprenons pas 38. Mais comment parvenons-nous à com-
ceux (jue nous savons, et [»ouvons-nous avancer prendre? Ce n'est point en consultant l'inter-
que nous savons ceux que nous ignorons, avant locuteur (jui lait bruit au dehors, c'est en con-
d'en avoir saisi le sens? Or ce qui fait saisir le sultant, au dedans, la vérité qui trône d.ins
sens, ce n'est pasle bruit qui frappe l'oreille, l'esprit, et que peut-être les paroles entendues
c'est laconnaissance de l'objet que le mot dé- nous portent à consulter. Or, cette vérité que
signe. Rien n'est [)lus vrai que le dilemme l'on consulte et qui enseigne, c'est le Christ
suivant lorsque des paroles sont prononcées
:
lui-même, c'est-à-dire l'immuable vertu de
devant nous, nous savons ce qu'elles signifient Dieu et son éternelle sagesse, dont il est dit
ou nous ne le savons pas. Si nous le savons, qu'il habite dans l'homme intérieur *. 11 est
elles nous le ra|)pellent plutôt que de le faire vrai , toute âme raisonnable consulte cette
connaître si nous ne le savons pas, il est évi-
; divine sagesse ; mais elle ne se révèle à chacun
dent qu'elles n'en réveillent pas le souvenir, que dans la proportion de sa volonté, bonne
peul-élre nous excitent-elles simplement à nous ou mauvaise, et quand on se trompe, ce n'est
instruire. pas la faute de la vérité consultée. Est-ce à la
37. Tu avoueras sans doute que ces saraballes * Isaie, VII, 9, selon les Sept. — " Ephés. m, 16, 17.
202 DU MAITRE.

lumière extérieure qu'on doit attribuer les fré- quand nous contemplons ces monuments avec
quentes illusions du regard corporel ? et ne une conscience droite , noire langage n'est
consultons-nous pas cette lumière sur les choses point trompeur. Or, c'est pour nous que sub-
visibles? Ne lui demandons-nous pas de nous sistent ces monuments si en effet celui qui ;

les montrer autant que notre vue en est m'écoute a senti et vu ce que je dis, mes paro-
capable ? les ne lui apprennent rien, il reconnaît tout
dans les images qu'il porte également avec lui;
si au contraire il ne l'a point vu, n'est-il pas
CHAPITRE XII.
manifeste qu'il me croit plutôt qu'il ne me
LE CHRIST EST LA VÉRITÉ, IL ENSEIGNE AU comprend? ^-r^
DEDANS. 40. Quand de ce que voit l'efprit;
il s'agit
c'est-à-dire l'entendement et la raison nous ,

39. Ainsi pour juger des couleurs nous


, exprimons il est vrai ce que nous voyons en
, ,

consultons la lumière pour juger des choses


; nous, à la lumière intérieure de cette vérité
sensibles nous consultons ce qui est dans ce qui répand ses rayons et sa douce sérénité dans
\
monde, les corps, et nos propres sens ; ils sont riiomme intérieur mais là encore si celui qui
; ,

comme dont se sert l'esprit pour


les interprètes nous écoute voit clairement dans son âme ce
arriver à la connaissance du monde matériel; que nous voyoris nous-mêmes; ce ne sont pas
et pour ce qui est du ressort de l'intelligence, nos paroles qui Tinslruisent, c'est le i»ur regard
nous interrogeons par la raison la vérité inté- de sa contemplation. Je ne l'enseigne pas lors-
rieure. Comment donc prouver que les paroles que j'énonce la vérité qu'il voit; mes paroles
nous apprennent autre chose que le son dont ne lui apprennent rien. Dieu lui montre les
elles frappent nos oreilles ? Nous ne connais- choses, il les voit, et lui-même pourrait répon-

sons rien que par les sens ou par l'esprit. On dre on l'interrogeait. Comment donc, sans
si

appelle sensibles les choses que nous percevons la plus grande absurdité, s'imaginer que mes
par les sens, et intelligibles celles que nous paroles l'instruisent, quand avant d'entendre
percevons par l'esprit ou bien pour parler
; , ce que je dis, il pourrait l'expliquer lui-même
comme nos auteurs chrétiens, les unes se nom- à qui le questionnerait? Si, comme il arrive
ment charnelles et les autres spirituelles. Ques- souvent, il que d'autres ques-
nie d'abord ce
tionnés sur les premières, nous répondons, si tions lui font accorder ensuite, on doit l'attri-
elles sont là conformément à nos impressions
,
buer à la faiblesse de son regard : il ne peut
sensibles. Ainsi pendant que nous regardons la distinguer la vérité tout entière aux rayons de
nouvelle lune, on nous demande ce qu'elle est, la lumière intérieure; et pour la lui faire voir
ou bien où elle est. Ne la voit-on pas ? on croit, progressivement, des questions successives lui
souvent même on ne croit pas à ce que nous mettent sous yeux chacune des parties dont
les
répondons mais on n'apprend réellement ce
; se forme que d'abord il ne pouvait voir
l'objet
qu'elle est qu'en la voyant soi-même; et ce entièrement. Qu'on ne s'étonne pas qu'il y soit
sont alors non pas les paroles extérieures, mais amené par les paroles de l'interlocuteur; ces
les choses même et les sens qui instruisent; paroles ne l'enseignent pas, elles lui adressent
puisque les paroles ne produisent pas urj autre des questions proportionnées à son aptitude de
son, que l'on voie ou que l'on ne voie pas. recevoir l'enseignement intérieur. Prenons un
Si l'on nous interroge, non sur ce qui frappe exemple :

actuellement nos sens, mais sur ce qui les a que je t'interroge sur le syjet
Je suppose
frappés nous ne montrons pas alors les objets
, même que nous traitons, je te demande si les
eux-mêmes, mais les images imprimées par paroles ne peuvent rien enseigner. Cela te pa-
eux et confiées à la mémoire. Comment les raît d'abord absurde, parce que tu es encore
dire vraies puisqu'elles ne sont pas la réalité ? incapable de saisir cette question dans tout sou
Je l'ignore absolument. Le seul moyen de ne ensemble. Je dois donc proportionner mes ques-
pas mentir est de répondre non pas que l'on
, tions à tes forces, considérer jusqu'à quel point
voit, que l'on perçoit ces objets, mais qu'on les tu peux écouter le Maître intérieur, et te dire:
a vus et perçus. Ces images sont donc, dans les La vérité que lu reconnais dans mes paroles et
profondeurs de notre mémoire, comme des don tu es certain, que tu certifies savoir, com-
monuments de ce qui a frappe nos sens; et ment l'as-tu apprise ? Tu répondras peut-être
Dr MAITRE. 203

que je te l'ai enseignée j'ajouterai alors Mais


;
: sait pas? Il emploie néanmoins les mêmçs pa-

si je te disais que j'ai \u quelqu'un voler dans roles que s'il savait.

les airs, mon témoignage t'en rendrait-il aussi 42. Ainsi donc, on ne peut pas même assu-
sûr que si lu entendais déclarer que les hommes rer que langage manifeste les dispositions
le

sages sont préférables aux insensés ? Tu le decelui qui parle puisqu'on ne sait j)ass'il est
;

nierais assurément, et tu répondrais que tu ne convaincu de ce qu'il dit. Songe de plus aux
crois pas ma première affirmation, ou que tu la menteurs et aux trompeurs : tu reconnaîtras

crois sans la comprendre , tandis que tu com- facilement que loin de révéler toujours les sen-
prends parfaitement la seconde. Tu reconnaî- timents du cœur, la parole sert aussi à les voi-
trais ainsique mes paroles ne t'ont rien appris, ler. Je n'en doute pas , ce qu'essaient , ce que
soit en assurant ce que tu ne comprends pas, professent en quelque sorte les hommes véri-
soit en rappelant ce que tu savais déjà; puis- diques, c'est de montrer leur âme et on Us
,

que, interrogé, tu aurais pu jurer que tu igno- croirait de l'aveu de tous, si la parole était
,

res Id première assertion et que tu connais la interdite aux menteurs. Souvent néanmoins
seconde. C'est alors que tu répondrais affirma- nous avons remarqué, en nous-mêmes et dans
tivement à ma question générale, après l'avoir d'autres, que les paroles n'expriment pas ce
niée comme absurde car tu reconnaîtrais la
; que l'on pense, et ceci peut, selon moi, se faire
clarté et la certitude de ces propositions par- de deux manières Tantôt on récite de mémoire
.

tielles dont elle se forme : Quelles que soient et souvent après s'être peu pénétré, tout en
ces assertions, l'interlocuteur ignore si elles pensant à autre chose, comme il nous arrive
sont vraies, ou il sait qu'elles sont fausses, ou fréquemment en chantant les hymnes; tantôt
il est sûr qu'elles sont vraies. Dans le premier la langue indocile prononce malgré nous des
de ces trois cas, ou il croit, ou il opine, ou il paroles pour d'autres paroles; et 1 on n'entend
doute il résiste et nie dans le second il atteste
; ; pas l'expression de ce que nous avons dans la
dans le troisième; jamais donc il n'apprend. pensée. Les menteurs, sans doute, pensent aussi
A-t-on rien appris de moi, quand on ignore ce à ce qu'ils disent; et tout en ignorant s'ils di-
que j'ai dit, quand on en reconnaît la fausseté, sent vrai, nous savons cependant que leur esprit
et qu'on était capable de parler comme moi, si en est occupé, à moins qu'ils n'éprouvent l'un
l'on eût été interrogé? des deux accidents dont je viens de faire men-
tion. Veut-on soutenir que réellement ils y sont
de temps en temps sujets et qu'on s'en aperçoit
CHAPITRE XIII. alors? Quoique souvent on ne s'en aperçoive
pas et que j'y aie été pris souvent , je ne fais
LA PAROLE NE MANIFESTE MÊME PAS LES
aucune résistance.
SENTIMENTS INTÉRIEURS.
43. Ici se présente une autre source d'er-
reurs ;
presque partout répandue, elle produit
ii. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit des choses des dissensions et des luttes sans nombre. C'est
qui sont du domaine de l'esprit, il serait inu- quand celui qui parle exprime à la vérité sa
tile à qui ne peut les voir, d'en entendre par- pensée, mais n'est compris que de lui et de quel-
ler , s'il n'était avantageux de les croire tant ques autres, tandis que son langage est autre-
qu'on ne les comprend pas. Mais celui qui peut ment entendu de celui à qui il s'adresse et de
intérieurement le disciple de la vé-
les voir est plusieurs. On vient nous dire qu'il est des ani-
rité,au dehors le juge de qui en parle ou plu- maux qui surpassent l'homme en vertu. Ce
tôt de son langage. Souvent, en effet, il sait langage nous révolte, et nous repoussons avec
mieux ce qu'il entend que celui qui le dit. une grande animation ce sentiment aussi per-
Qu'un épicurien,jugeant l'âme mortelle, vienne nicieux qu'il est faux. Mais par vertu on entend
à exposer ce qu'ont dit les sages en faveur la force des organes, et sous ce nom l'on dé-
de l'immortalité de l'àme, en présence d'un signe cette pensée ; on ne ment pas on ne se ,

homme capable de considérer les choses spiri- trompe pas pour le fond on n'a pas cherché à
,

juge vraies les raisons qu'il


tuelles; ce dernier voiler son idée en confiant ces paroles à la mé-
entend, tandis que le premier ignore si elles moire; ce n'est pas une méprise de la langue
sont fondées ou plutôt les croit très-fausses. qui a fait entendre ce qu'on ne voulait pas ;

Peut-on alors estimer qu'il enseigne ce qu'il ne seulement on désigne sous un nom ditlérent
30i DU MAITRE.

une pensée véritable; et nous serions prompte- est vrai? Les maîtres prétendent-ils communi-
menl d'accord, sil nous était donné de voir quer leurs propres sentiments? Ne veulent ils
cette pensée qu'avec des paroles et des explica- pas que l'on s'applique plutôt à comprendre et
tions on n'a pu nous montrer encore. La défi- à retenir les -ciences qu'ils croient faire connaî-
nition est, dit-on, le remède à cette erreur, et tre? Et qui serait assez follement curieux pour
si dans question présente on définissait ce
la envoyer son fils apprendre, dans une école, ce
que entind par vertu, il serait manifeste
l'on que [lense le maître? Quand celui-ci a expliqué
qu'il n'y a point controverse sur le fond, mais dans ses leçon? les matières qu'il fait profes-
sur un mot. J'y consens; mais combien peut- sion d'enseigner, les règles mêmes de la vertu
on trouver d'esprits qui soient capables de bien et de la sagesse; c'est alors que ses disciples
définir? i\a-t-un pas aussi combattu souvent examinent en eux-mêmes s'il leur a dit vrai,
en général? Ce n'est pas le lieu
les définitions consultant, comme ils peuvent, la vérité inté-
d'en pailer, et je ne partage aucunement cet rieure. C'est donc alors qu'ils apprennent. Re-
avis. connaissent-ils que l'enseignement est vrai? ils
que fréquemment nous
44. Je n'observe pas le louent ; mais ils ignorent que les maîtres à
entendons mal, nous arrive de con-
et qu'il qui s'adressent leurs louanges sont plutôt en-
tester longuement comme si nous avions par- seignés qu'enseignants, pourvu toutefois qu'ils
faitement entendu. C'est ainsi que dernière- comprennent eux-mêmes ce qu'ils disent. Ce
ment lorsque j'eus désigné la compassion en qui nous porte à leur domer le nom faux de
langue punique, tu prétendis avoir ap[)ris, maîtres, c'est que la plupart du temps il n'y a
des [)lus entendus dans cette langue, que l'ex- aucun intervalle entre la parole et la pensée ;

pression employée par moi signifiait la piété. et parce que la vérité intérieure enseigne aus-
Je résistai je soutins que tu avais entière-
,
sitôt après l'éveil donné par le discours, on
ment oublié ce que lu avais appris je croyais ;
cri.it avoir été instruit par le langage qui a re-
que tu avais nommé la foi et non la piété, car tenti aux oreilles.
tu étais fort près de moi et ces deux mots pré- 46. Si l'on considère avec attention les avan-
sentent des consonnances trop diverses pour tages de la parole, ils sont importants ; une
tromper 1 oreille. Ignorant ce que tu avais dit autre fois, si Dieu le permet, nous les exami-
réellement, je fus longtemps à croire que tu nerons tous. En te prévenant ici de ne pas les

ignorais aussi ce que tu avais entendu. Car si exagérer, voulu arriver avec toi, non plus
j'ai

je t'avais bien écouté, il ne m'aurait point seulement à croire mais à commencer de


,

paru absurde que le même terme exprimât en comprendre combien est vrai le divin témoi-
langue punique la piété et la compassion. Ces gnage qui nous défend d'appeler sur la terre
méprises se renouvellent fréquemment; mais quelqu'un notre maître, car nous n'avons tous
n'en parlons point: on pourrait croire que je qu'un Maître dans le ciel'.
reproche au langage la négligence ou la sur- Quelle est la gloire de ce Maître dans le ciel ?
dité de ceux qui l'écoutent il est plus dou-
: lui-même nous l'apprendra. Il veut que les
loureux de ne pouvoir, comme je l'ai dit plus hommes nous avertissent au dehors par des
haut, connaître la pensée de celui qui nous signes, afin que recueillis intérieurement en lui-
parle, lors même que nous entendons claire- même nous soyons instruits par lui. L'aimer
ment ses paroles et qu'il s'énonce dans la et le connaître, c'est la vie bienheureuse. Tous
même langue que nous. proclament qu'ils la cherchent et il en est peu ;

qui goûtent la joie de l'avoir trouvée.


Mais dis-moi ton sentiment sur tout ce dis-
CHAPITRE XIV.
cours. Reconnais-tu la vérité dans tout ce que

l'homme parle au dehors, le christ enseigne j'ai dit? C'est que, si l'on t'eût questionné sur

au dedans. chaque pensée, ta réponse aurait fait connaître


que tu la savais déjà et tu vois de cette manière
;

entendu et
45. J'admets qu'après avoir bien Qui te lésa enseignées ce n'est pas moi puisque
:

bien compris, on puisse savoir que le langage tu m'aurais tout dit, si je te l'avais demandé.
est conforme à la pensée. Je ne parle point de Remarques-tu que je n'ai pas dit vrai ? ce n'est
ce cas mais s'ensuit-il, comme nous l'exami-
; ni Lui ni moi qui t'avons enseigné moi, parce :

nons ici, que l'on apprend alors si ce langage • Mâtth. xiin, a-10.
,

DU MAITRE. 205

que jamais je ne puis rien enseigner ; Lui oreilles, qu'il habite en nous. Désormais, par
parce que tu ne peux encore recevoir ses le- sa grâce, je l'aimerai avec d'autant plus d'ar-
çons, deur que je comprendrai mieux ses leçons. Ce
^f/. Voici ce que j'ai recueilli de l'avertisse- qui fait cependant que je te remercie de ce

ment donné par tes paroles : les paroles ne discours suivi, c'est que tu as prévenu et ré-
peuvent qu'exciter Thonime à s'instruire, et ce solu les difficultés que je me préparais à éle-
qui se montre à nous de la pensée, quelle ver; il ne me reste aucun doute, et l'oracle
qu'elle soit, de celui qui parle, est fort peu de intérieur m'a donné, sur tous ceux que j'avais,
chose. Celui-là seul nous apprend si l'on dit la même réponse que toi.
vrai, qui nous a avertis, quand il parlait aux

Traduction de M. Fabbé RAULX,

r^
DE L'ORDRE '.

LIVRE PREMIER.

Ce premier deux thèses : dans la première, saint Augustin enseigne que l'ordre de la divine Providence embrasse
livre contient

tout, les biens et les maux. —


Dans la seconde, il touche quelque peu à la prééminence et à la notion de l'ordre. Une dispute
qui s'élève entre ses disciples, donne au saint D.)cteur occasion de censurer avec sévérité leurs sentiments désordonnés, et leur
puéril amour de la vaine gloire. Il ne veut point que le sexe de Mouique lui ferme l'entrée de la philosophie.

Providence ne descend point jusqu'à ces der-


CHAPITRE PREMIER. niers et infimes détails, ou que tout le mal se
commet certainement par la volonté divine.
AVANT-PROPOS. Conclusions toutes deux impies , la seconde
TOUT EST RÉGI PAR LA DIVINE PROVIDENCE. surtout.
Car s'il est inepte, s'il est même très-dange-
Rechercher l'ordre des choses, et le dis-
1. reux pour l'esprit, de croire que Dieu délaisse
cerner dans ce qu'il a de particulier pour cha- quoi que ce soit, jamais, parmi les hommes
que êlre; le découvrir et lexpliquer dans celte eux-mêmes, on n'a fait un crime
à personne
universalité qui embrasse et régit le monde ;
de son impuissance, et le reproche de négli-
c'est là, Zénobius, une tâche difficile et dont gence est beaucoup moins grave que l'accusa-
très-peu d'homiues sont capables. De plus, ce tion de malice et de cruauté. Aussi la saine
labeur fût-il au pouvoir de quelqu'un, ce qui raison, qui ne renonce pas à la piété, est
excédera sa puissance, ce sera de trouver un comme forcée de croire que les choses terres-
auditeur que la pureté de sa vie ou uue cer- tres ne peuvent être dirigées par le ciel, ou
taine dose d'instruction rendrait apte à sai- que le ciel les néglige et les délaigne, plutôt
sir des choses aussi divines et aussi obscures. que de les conduire d'une manière propre à
Il n'est rien cependant qui stimule l'avidité justifier toute plainte élevée coutre Dieu.
des plus grands génies; rien que brûlent d'en- 2. Mais où est l'esprit assez aveugle qui hé-
tendre et de pénétrer ceux qui envisagent les siteraitde reporter à la puissance et à l'admi-
écueils et les orages de celle vie avec un front nistration divine tout ce qu'il y a de rationnel
noblement élevé, comme cette <(uestion com- : dans le mouvement des corps qui échappent
ment, d'une part, Dieu prend-il soin des choses aux desseins et à la volonté de l'homme? Il

humaines, et comment, d'autre part, ces choses au hasard la con-


faudrait alors qu'on attribuât
humaines sont-elles infectées d'une perversité formation et la mesure si bien combinée et si
si grande qu'on serait tenté de ne l'attribuer ingénieuse des membres, môme dans les plus
ni au gouvernement d'un Dieu, ni même au petits animaux ou que l'etTct dénié au hasard
;

gouveruement d'un esclave, à qui l'on aurait jmt avoir d'autre cause que la raison ou ;

accordé le pouvoir suprême. Dès lors, ceux même que, entraînés par de futiles et ridi-
qui s'occuptnt de ces questions se trouvent cules opinions, nous eussions la témérité de
dans la nécessile de croire, ou que la divine soustraire à la direction mystérieuse de la
• Voii faut, dfl s. Aug., ch. rr ; « Rétt. Uv. i, d». 3. majesté suprême l'ordre que la nature uni-
208 DE L'ORDRE.

versellc nous fait admirer dans chaque objet étendu que soit un cercle, tu y trouves un
parliculicr, et où n'est pour rien l'inJuslrie milieu où tout converge, et que les géomètres
humaine. a[)pellent centre ; et quoi(jue toutes les |)arties

Mais ce qui est plus gros de questions, c'est de la circonlerence se puissent diviser à l'in-

que les membres d'un insecte soient admira- fini, il n'y a cependant que le point central
blement disposés et di^tin^ués entre eux, tan- (|ui soit à égale distance des autres points cl
dis que la vie de l'Iiomine est troublée par qui les domine également, parce qu'il a sur
l'incessante agitation de tempêles sans nombre. eux un droit égal. Sors de là pour te jeter
Ainsi un homme dont la vue serait assez ré- d'un côte ou d'un autre, tu perds le tout en
trécie pour n'embrasser du regard sur un cherchant les parties. De même l'esprit qui se
parquet de marquetterie que le module d'un ré[)and en dehors de soi, divague en une cer-
seul carreau , accuserait l'ouvrier d'avoir taine immensité, et se livre en proie à une
ignoré la symétrie et les proportions inca- ;
mi'udicité réelle. Sajiature^exige qujXcher-
pable d'embrasjg r dans l'ensemble d. dans che partout l'unité, et la multitude ne permet
les détails, emblèmes qui concôïïrenTà
ces pas qu'il la rencontre.
l'unité d'un beau tableau, il prendrait pour A. Mais que signifie ce que je viens de dire?
un désordTeTa variété des pierres précieuses. Quelle est la cause des errements de notre
Il n'en est pas autrement de certain:* hommes esprit? Comment, toutes les cho ses concoura nt
peu instruits. Dans l'impuissance où est leur à l'unité et se tr ouvant parfaites en eljeg-
faible esprit d'embrasser et d'envisager la liai- mêmes, doit-on néanmoins fuir le péché? Tu
son l'harmonie universelles, ils sMmagi-
et le comprendras sûrement, mon cher Zéno-
nent, quand ils sont blessés d'une chose qui a bius. Je connais assez ton génie, ton âme éprise
pour eux de l'importance, que c'est un grand de^toutebeauté, exempte de- toute souïïîure^et
désordre dans 1 univers. de toute passion désordonnée. Ce gage d'une
La principale cause de cette erreur, c'est
3. sagesse à venir, prescrit en toi au nom du
que l'homme est inconnu à lui-même. Et pour droit divin, contie les convoitise? funestes, et

se connaître il a besoin de s'habituer long- l'attrait des fausses volu[)lés ne te fera point
temps à se retirer de ses sens ^, à replier son abandonner les intérêts i)ropres; ce serait une
esprit sur lui à se maintenir à l'intérieur.
, prévarication dont la honte ne pourrait être
Ceux-là seuls y parviennent qui cautérisent surpassée non plus que le danger. Tu com-
dans la solitude les plaies de certaines opi- prendras donc tout cela, crois-moi, quand tu
nions dont nous frappe journellement le cours te seras appliqué à l'étude dont l'effet est de

de la vie, ou qui les guérissent par le secours purifier et de cultiver notre esprit, incapable

des études libérales. sans elle de recevoir la divine semence.


L'ensemble et la nature de ces éludes, l'ordre
qu'elles exigent, ce que la raison promet aux
CHAPITRE II.
hommes purs et studieux, quelle vie mènent
l'ouvrage dédié a zénobius. — ici tes amis, et quel fruit nous procure un
personnages du dialogue. honnête repos , ces livres ,
je l'espère , te l'ap-

prendront. Ton nom nous les rendra plus chers


Ainsi rendu à lui-même l'esprit comprend encore que notre travail, surtout si par un
la beauté de l'univers, qui lire principalement te soumettre à cet ordre
choix meilleur, tu veux
son nom de Tuiiiié. C'est pourquoi cette beauté qui fait le sujet de cet ouvrage , et t'y confor-

ne saurait être contemplée par lame qui se mer pleinement.


jette à tant d'objets, et dont l'avidité ne produit Des douleurs d'estomac m'ayant forcé à
5.

que l'indigence, et qui ne sait qu'on ne peut déserter ma chaire, moi qui tu le sais, même ,

y échapper qu'en se séparant de la multitude. sans y être ainsi contraint, cherchais à me réfu-
Par multitude , je n'entends pas celle des gier au sein de la philosophie, je me suis retiré

hommes, mais bien la multitude de tout ce aussitôt à de notre cher Vérécundus.


la villa

qu'atteignent les sens. Te dirai-je quel plaisir il en éprouve? Tu


Rien d'étonnant que plus nous voulons em- sais son incomparable bienveillance envers
brasser, plus est grande notre disette. Quelque tous, et particulièrement envers nous. Nous
* RéU liv. 1. ch, 3, n. 2. nous sur tout ce qui nous pa-
dissertions entre
LIVRE PREMIER. 209

raissait utile, ayant soin de tout recueillir au sur son lit et dans la même pièce, veillait à
slylel; ce que je trouvais avant.igeiix pour ma notre insu, car nous étions dans les ténèbres,
santé iilîaiblie. En etret, comme j'ét.iis attentif à ce qui est presque nécessaire en Italie , même
toutes mes [)aroles, il ne se gli.-sail dans la dis- aux riches.
cussion aucune contention trop arJtnte , et 7. Voyant que toute mon école, telle qu'elle
si nous voulions écrire quelque chose de nos était alors, car Alypius et Navigius étaient en
discussions, il ne serait besoin ni d'un autre ville, ne dormait non plus (pic moi et que ce
,

lanj^age ni d'effort de mémoire. Mes coU.ibo-


,
bruit de l'eau m'invitait a dire un mot: D'où
ralfurs étaient Alypius, et Navij-ius mon frère, pensez-vous dis-je que provienne l'inégalité
, ,

ainsi que Licentiusqui venait de s'adonner à la du murmure de cette eau? Car nous n'admet-
poésie avec un entiain surprenant. L'armée tons pas que personne à Cette heure puisse
nous avait aussi rendu Trygétius, qui aime troubler le courant, soit en y passant, soit en
riiistoire en qualité de vétéran. Et puis nous y lavantquel(}ue chose. Que penser, ditLicen-
nous aidions de nos livres. tius, sinon que les feuilles, comme en automne
il en tombe conlimiellem nt et avec abon-
CHAPITRE m. dance, s'amassent dans le lit étroit du courant,
PREMIÈRE DISCUSSION. — CE QUI Y DONNA LIEU. sont pousséfS et quelquefois forcées de céder?
Or quand l'eau qui les poussait s'est écoulée,
6. Une nuit, que j'étais éveillé, comme de elles se rassemblent et s'entassent de nouveau,
coutiime , je m'occupais en silence de ce qui ou bien chute inég;de des feuilles qui sur-
la

me venait à l'espiit je ne sais d'où. Déjà le désir na-'cnt occasionne tout autre phénomène qui
de trouver la vérité m'avait accoutumé à mé- arrête ou précipite le cours de l'eau. Cela me
diter ainsi ; et selon le mouvement de mes ]iarut probable, je n'a\ais [)as d'autre explica-

pensées Je passai sans sommeil la [)ieniière ou tion, et j'avouai a Licentius,dont je louai l'es-
la seconde partie, et [)resi|ue toujours la moitié prit, que, malgré mes longues recherches, jo
de la nuit. Je ne me laissais point ravir à moi- n'avais pu m'expliqucr pourquoi il enétaitainsi.
même par les études de mes élèves; ils travail- 8. Après un instant de silence Tu avais :

laient pendant tout le jour seulement , et j'au- raison , lui dis-je de ne pas t'etonner et de te
,

rais comlamné, comme un excès, qu'ils consa- tenir intérieurement attaché à Calliope. J'avais
crassent encore les nuits à la poursuite de leur raison répondit-il, mais toi à ton tour tu mo
,

travail. Je leur avais aussi donué l'ordre de se donnes un grand sujet d'étonnement. Lequel,
créer une occupation en dehors de leurs livres, dis-je? C'est, répliqua-t-il, que lu aies pu t'eton-
et d'accoutumer leur esftrit à demeurer en lui- ner de cela. Et d'où \ient, lui dis-je, l'étonne-
même. Donc je veillais, ai-jedit, et voilà que ment, d'ordinaire? Quelle est lanière de ce
le son de l'eau qui coulait près des bains cap- défaut * sinon une chose inaccoutumée, en
tivamon oreille, et je le remarquai plus allen- dehors de l'ordre marufeste de s choses ? Oui,
tivement que de coutume. Je trouvais tout à (ait répondit-il,eu dehors de l'ordre manifeste, j'y
étrange que la même eau heurtant les mêmes souscris, ritn ne me paraissant armer en
cailoux, rendit un son tantôt plus doux et dehors de l'ordre. Je ressentis alors une espé-
tantôt plus cclalant. Je commençai m'en de-
à rance plu« vive que d'ordinaire, quand j'inter-
mander la cause, et rien, je l'avoue ne se , roge ces jaunes gens: et voyant que l'esprit
présentait. Mais Licenlius frappant de son lit de Licenlius, à peine appliqué d'hier à ces étu-
la boiserie voisine, etfiaya des souris qui l'im- des, s'était élevé à une conception si haute et
portunaient ;
je sus ainsi qu'il était éveillé. Li- si soudaine , tandis que nous n'avions encore
centius, lui dis-je, as-tu remarqué, car je vois discuté entre nous aucune question sur ces
que ta muse l'a allumé un flambeau pour tra- matières: c'est bien, lui dis-je, c'est bien, c'est
vailler ', le son inégal de cette eau ? Oui. dit-il, tout à fait bien , et tu as compris beaucoup,
cela n'est point nouveau pour moi. Une nuit, biaucoup entre[)ris; crois-moi, tu dépasses de
en méveillant, le de^ir du beau temps me fai- beaucoup l'IIélicon au sommet du{|uel lu t'ef-
sait prêter l'oreille, j'écoutais si la pluie tom- forces d'atteindre comme au ciel. Mais défends
bait, et atte eau murmurait comme à présent. ton sentiment, car je vaisl'attaciuer. — Laisse-
Trygélius parla de môme; lui aussi, couché moi un instant à moi-même, reprit-il, je t'en
• Bet, Lv. I, ch. m, n. 2. ilét. liv. I, ch. m, n, 2.

S. AuG. — Tome III. 14


210 DE L'ORDRE.

prie, car mon esprit est à un bien autre sujet. cline beaucoup pour l'ordre, dit-il, mais je
— Mais moi , craignant \ivemenl que, absorbé suis encore incertain, et je désire qu'un sujet
par la poésie, il ne fût rejeté loin de la philo- d'une telle im[>ortance soit discuté très-sérieu-
sopUi»^: ma colère s'allume, lui dis-jc, quand sement. Laisse à cette autre paitie tes propen-
tu poursuis en cliaulant tt en hurlant ces vers sions, dis-je, car s'il te reste des incerlitudes,
de toutes mesures; ils vont élever entre toi et la lu as, je crois, cela de commun avec Licentius
vérité un mur plus épais qu'entre tes amatits etavec moi. Pour moi, dit Licentius. je suis
fabuleux: ceux-ci au moins sou[)iraient l'un assuré de ce sentiment. Pourquoi craindrais-je
après l'autreà travers les fentes de la muraille. de détruire, avant (ju'elle soit entièrement éle-
— Licentius avait entrepris alors de chanter vée, cette muraille dont tu as fait mention?
Pyrame '. Car, à vrai dire, la poésie ne saurait me dé-
9. — Comme j'avais parlé d'un ton plus tourner de la philosophie, autant (|iie le deses-
sévère qu'il ne s'y attendait , il se tut un mo- poir de trouver la véiilé. Alors Licentius, avec
ment. Pour moi, laissant là l'entretien com- l'accent de la joie : Bonheur inallendu,s'écria-
mencé j'étais rentré en moi-même, pour ne
,
t-il, académieien D'ordi-
Licentius n'est [tins !

pas occu|)er inutilement et maladroite ment un naire il les défenilait très -chaleureusement.
homme si ftréoccupé. — Mais lui: « A mes Mais lui: Silence là-dessus pour le moment, dit-
yeux, » dit-il, a je suis aussi malheureux il je ne veux pas que ce souvegir dan^enux
;

qu'une souris; » j'ai aussi raison de le dite, me ravisse m'arrache à ce je ne sais quoi de
et
qu'on le dit dans Térence. Mais aussi il m'ar- divin qui a commencé
de se montrer à moi, et à
rivera probablement le contraire de ce qu'il quoi jcmesusîiensavecavitlilé. Sentant alors —
ajoute, «Aujourd'hui je suis perdu'» at-il en moi un bonheur [)lus grand que je n'osai
dit, et moi c'est aujourd'hui peut-être que je jamais le désirer, je prononçai ce vers avec
serai retrouvé. Si vous ne méprisez pas les au- transport « Plaise au Père des Dieux, plaise
:

gures que la superstition tire des rats si le , « au grand Apollon, que tu commences *! »

bruit que j'ai fait a été pour ce rat ou cette lui-même nous conduira «si nous le suivons
souris un avertissement qui vous a fait con- « où il nous ordonne d'aller et où il veut nous

naître que j'étais éveillé s'il y a sagesse à;


a fixer; c'est lui qui nous en donne l'augure et

rentrer dans sa chambre, à reposer en soi- « qui pénètre nos esprits*. » Celui-là n'est pas

même; pourquoi àmon tour le bruit de ta voix en effet le grand Apollon que stimule, dans
ne m'avertirait-il pas de philosopher |)Iulôt les cavernes, dans les montagnes, dans les fo-

que de chanter ? Car c'est là notre vraie et iné- rêts, la vapeur de l'encens ou le désaf^lre des

branlaljle demeure, comme j'ai commencé à troupeaux, et qui s'empire des insensés mais ;

le croire les preuves que tu en donnes


sur ilen est un tout autre, et cet autre est grand,
chaque jour. Si donc ce n'est pas t'imporluner véiidi(jue; pourquoi des piroles ambiguës?
et si tu le juges à propos, deminde-moi ce que C'est la Vérité même, et il a pour poètes Ions
tu voudras; je défendrai de tout mon pouvoir ceux(|ui peuvent cire sages. Commençonsdonc,
l'ordre des choses, et je soutiendrai que rien Licentius; appuyés sur la piété que nous pra-
ne se peut en dehors de lui. Je l'ai telle-
faire tiquons, étoutïons sur nos pas le feu dévorant
ment conçu tellement gravé dans mon esprit
,
des fumeuses convoitises.
que, dussé-je être vaincu dans celte discussion, 11. Eh bien! qnestionne, dit-il, jet'en supplie,
je n'attribuerai pas ma défaite à la témérité, miennes sufliiont peut-être
tes paroles et les

mais à l'ordre même; et ce ne sera point l'ordre, pour expliquer ce je ne sais quoi de si grand.
mais Licentius qui sera vaincu. Ré[)onds-moi d'abord, répli(inai-je : d'où vient
que eau ne te parait point couler ainsi au
cette
hasard, mais avec ordre; qu'elle coule dans de
CHAPITRE IV.
petits conduits de bois et qu'elle soit destinée à

RIEN ABSOLUMENT NE SE FAIT SANS CAUSE. nos besoins, cela peut tenir à l'ordre : c'est le

honunes agissant avec raison ils ont


travail d ;

iO. Je revins donc à eux avec une joie nou- voulu que dans le même courani on ût boire i

velle. Que l'en semble, dis-je àTrygélius? J in- et se laver, comme le réclamaient les besoins

' Les amours de Pyrame et di" Thisbé.


des lieux parcourus. Mais si ces feuilles, comme
* ïéicnce, Eunuq. act. 5, scèae 6. ' Enéid. liv. x; 864-875. — ' Ibid. liv. ni, 88-89.
LIVRE PREMIER. 211

lu dis, sont tombées de manière à produire le l'on nous enseigne plutôt comment rien peut
bruit qui nous a étonnes, à quel ordre des se faire sansune cause préexistante. Plus tard,
choses rattacher ce fait? NVst-ce pas |)lutot au dis-je, nous en [tarlerons. Il n'est pas encore

hasard? Celui-Là môme, répoiidil-il, qui voit nécessaire que j'enseigne, car tu l'es pioclamé
clair, ment que rien ne peut arriver sans cause, certain de l'ordre universel ;
je cherche avide-
pourra-t comprendre (juc ces feuillesauraient
il ment à le connaître j'y consacre mes jours et
;

dû ou pu tomber autrement? Quoi veux-tu que ! mes nuits, et tu ne m'as encore rien appris sur
j'explique la situation des arbres et des ra- cette grave quc^tion.

meaux, pesanteur naturelle des feuilles?


la 13. Où me parce que
jettes tu, dit-il? Est-ce

Qu'ai-je bescin d'ex[)!orcr la mobilité de l'air je te suis avec plus d'agilité que ces feuilles ne
où elles vollijjent, leur lenteur à tomber et suivent les vents qui les jettent dans le cou-
leurs chutes qui varient selon la température, rant, et pour lesciuelles ce serait peu (ie tomber

leurs poids, leiirconfi<;uration citant de causes si elles n'étaient entraînées? En sera-t-il au-

sioliscures? Tout cela échappe à nos sens et trimenl si Licentius entreprend d'eu>cigner à
leur éeha[)pe entièiemeiit. Toutefois, et c'est Augustin les graves problèmes de la philoso-
ce qui suffit à la question posée, je ne sais [>hie? Et moi De grâce, C( sse de t'abiisser ou
:

comment il obscur pour notre es-


n'est point de m'élever de la sorte, car je ne suis en plii-
prit, (pie tien ne se lait sans cat.se. Un ques- loso[)liie qu'un enfant, et qumd j'inicrioge,

tionneur iuqxutuu pourra continuer à deman- peu m'im|)orle par qui me reponde Celui (jui
der pour (lUelle cause les arbres f^onl plantés cliKpie jour accueille mes plaintes. Un jour,
là? Je répondrai i|ue les hommes ont eu égard je l'espèie, tu seras son oracle, et peut-être ce
à la fécon<lité de la terre. Mais si Ii s arbres jour n'est-il pas éloigoé. Toutefois les hom-
sont stériles et produits par hasard, je répondrai mes les i)lus étrangers à ces sottes d'études
que nous ne voyons pas tout, et que la nature peuvent nous a[i[»rendre quel(|ue chose, quand
qui les produit ne fait rien au liasnrd. Enfin, on les presse, dans une réunion où l'on dis-

ou prouvez-moi qu'il est des efTets sans cause, cute, par le fouet des questions. Et ce qu'ils
ou crovez que rien n'arrive eu dehors de l'ordre peuvent nousa|)prendre n'est pas peu de chose.
certain des causes. Ne com-
vois-tu pas, et je prends volontiers ta
paraison, que ces feuilles qu'emportent les
vents, qui nagent sur l'eau, bravent quelque-
CHAPITRE V.
fois le flot qui les pousse, et [Jicehent aux

DIEU GOUVERNE TOUT AVEC ORDRE. hommes l'ordre universel, si toulcfois la thèse
que lu soutiens repose sur la vérité?
1-2. Quoique tu me traites de questionneur 14. Alors, bondissant de joie sur son lit :

importun, repris-je, et il m'est difficile de ne Grand Dieu, s'écria-t-il , qui niera que vous
l'clre |»;is. puisque j'ai inleriompu les colloques régissiez toutes choses avec ordre ? Comme
avic P^rame et Thisbé, je continuerai néan- tout se tient ! comme tout s'enchaîne avec
moins à te questioimer. Cctle nature où tu précision et successivement dans ses |iropres
veux nous montrer faut d'ordre, à quoi bon, nœuds quels grands et nombieux événe-
î

pour ne lieu dire d une nuillilude dauties ments nous ont amenés à parler ainsi Com- !

choses, a-t-elle créé ces mêmes arbres qui ne bien s'accomplissent pour vous découvrir à
[iort»nt pas de fruits? Comme il cherchait ce nous N'est-ce point cet ordre même qui a fait
!

qu'il devait dire, Trygéiius reprit Est-ce que : (jue nous sommes éveillés, que tu as remarqué
les arbns ne peuvent servir a l'homme que ce bruit, que tu en as cherché la cause en toi-
par leurs fruits? Combien d'autres avantages même, et que celle cause d'un efl'el si minime,
sont dus à l'ombre, au bois, enfin aux rameaux tu ne l'as point trouvée ? Une soutis vient, et
mêmes et aux ftui, les? Je t'en supplie, reprit V(»ila (|uelle trahit ma veille; eniln tes paroles
Licchtius, ne reponds pas aiiisi à ses questions. mêmes, |)eul-étte sans que tueu.iies eu l'iuten-
Il y a une que nous pourrions
foule d objets car ce qui nous vient a l'esprit n'est pas
tioii,
citer ici et qui n'ont pour les hommes aucune toujours en notre puissance, se présentent je
utilité, ou du moins (ju'une utilité si cachée et ne sais comment et m'apprennent ce qu'il faut
si faible, cjue les hommes et nous surtout ne te répondre. Car, je l'en i)rie , si, selon ton
pouvons ni la découvrir, ni la soutenir. Que dessein, nos paroles sont écrites, et retentissent
213 DE L'ORDRE.

plus loin parmi les hommes, n'y verra-t-on l'ordre ; ne vois rien en dehors de l'ordre.
et je

pas un événement sur lequel, un grand devin, Donc il ne faut pas croire qu'il y ait lien de
un ChaMéen consulté aura su répondre bien
,
contraire à l'ordre. Est-ce donc, dit Trygétius,
avant qu'il n'arrive? Et s'il l'avait annoncé, ne que l'erreur n'est pas contraire à l'ordre?
passerait-il pas pour un homme divin ? n'ob- Nullement, répondit-il. car je ne vois personne
tiendrait il pas les applaudissements des hom- errer sans une cause, et l'ench lînemt nt des
mes, sans que néanmoins personne osât lui causes est du ressort de l'ordre. L'erreur elle-
demander pourquoi une feuille est tombée, ou même non-seulement provi.nt d'une cause,
si c'est un rat égaré qui a voulu troubler le mais produit encore un effet dont elle est
repos d'un homme endormi ? Quehprun de ain-i la cause. C'est pourquoi n'étant point en
ces devins n'a-t-il jamais fait de semblables dehors de l'ordre, elle ne peut lui être con-
prédictions ? 5oit spontanément, soit sous le traire.
coup de la violence ? Or, s'il venait à prédire i6. Trygétius se taisait, et moi je ne pouvais
que tu feras de tout ceci un livre qui ne sera contenir mes transports, en voyant ce jeune
point sans mérite, et s'il voyait qu'il en sera homme, fils de mon plus cher ami, devenir
nécessairement ainsi, autrement, en iffet, aussi mon fils, s'élever même et grandir de-
il ne pourrait l'assurer, sans aucun dou'e les vant moi, jusqu'à la hauteur d'uu ami vérita-
effets produits par une feuille que le vent em- ble. Lui dont les goûts ne m'avaient donné
porte dans les champs, et par le dernier des aucun espoir qu'il arriverait même à une
animaux dans une maison, appartiendront, métiiocre littérature, s'élançait, et d'un seul
aussi nécessairement à l'ordre, que les lettres bond, jus(iu'au cœur de la philosophie, où d'un
à ton livre. Car elles représeutent des paroles regard, il avait vu son domaine. Pendant que
qui ne te seraient point venues en pensée, et je l'admire en silence, et que je cherche com-

n'eussent pu sorlir de ta bouche pour aller à ment le féliciter, il s'écrie soudain, comme
la postérité, sans les accidents dune aussi inspiré : si je pouvais dire ce que je vtux !

mince valeur que ceux-là. Donc, je t'en sup- Paroles, paroles, je vous adjure, oîi êtes-vons?
plie, que l'on ne me demande plus pourquoi Accourez; oui, le bien et le mal sont dans
chaque chose a lieu. Il nous suffit que rien l'ordre. Croyez-en à votre gré car je ne sais ;

n'arrive, que rien ne se produise sans qu'une comment vous l'expliquer.


cause ne l'ait ou produit ou mis en mouve-
ment. CHAPITRE VII.

CHAPITRE VI. DIEO N AIME PAS LE MAL, ET CEPENDANT LE MAL


ENTRE DANS l'ORDRE.
l'ordre embrasse tout.
me taisais. Mais Trygétius
17. J'admirais et
lo. On voit bien, jeune homme, répliqnai- le voyant devenu plus affable, comme après
je, que tu ignores combien l'on a écrit et quels une ivresse dissipée et rendu à la conversa- ,

hommes ont écrit contre la divination. Mais tion Ce que tu avances, Licentiu>5, dit-il, paraît
:

dis - moi maintenant, non pas si quelque absurde et très-éloigné de la vérité. Mais je
chose arrive sans cause, car je le vois, tu ne t'en prie, écoute-moi un instant, et ne me
veux point répondre à cette question, mais si trouble point par 'tes cris. Dis ce que tu vou-
cet ordre dont tu t'es fait le défenseur te paraît dras, répondit celui-ci, mais je ne crains pas
un bien ou un mal. Alors d'un ton mécontent : que tu m'enlèves ce que je vois, ce que je tiens
Tu n'as pas, dit-il, posé la question de manière presque. Fasse le ciel, reprit Trygétius, que lu
que je puisse répondre non je vois
ni oui ni ;
ne dévies point de cet ordre que tu défends,
ici un certain milieu, et l'ordre ne m'appaïaît et que tu ne t'em|)Oites pas contre Dieu avec !

ni un bien ni un mal. Mais du moins, dis-je, si peu de souci, j'adoucis l'expression. Dire

que regardes-tu comme contraire à l'ordre ? que le mal est contenu dans l'ordre, quoi de
Rien, répliqua-t-il ; comment y aurait-il (juel- plus impie ? car n'en doutons pas. Dieu aime
que chose de contraire à ce qui occupe tout et l'ordre. Il l'aime véritablement , répondit
embrasse tout ? Tout ce qui serait contraire à Licenlius; l'ordre émane de lui; il e.'^t avec
l'ordre serait nécessairement en dehors de lui ; et si l'on peut dire quelque chose de mieux
LIVRE PREiMIER. 213

sur lin sujet si élevé, réflécliis-y toi-même, je confessons fous que Dieu est juste ; tout est
te prie. A quoi bon réfléchir, dil Try^élius ? donc I enfermé dans l'ordre. A ces mois,' il se
je prends Its paroles telles qu'elles sont, et ce rejeta sur son d'une voix plus douce,
lit, et
que j'y comprends me suffit. Tu as dil que le pendant que personne ne lui adiessait la pa-
mal est contenu dans l'ordre, que l'ordre dé- role Ne réponds-tu donc rien, dit-il, toi du
:

coule de Dieu, est aimé de Dieu. De là il suit moins qui m'as provO(|ué?
•que le mal vient de Dieu même, et que Dieu 20. Prenant la parole Maintenant que ce :

aime le mal. nouveau culte s'est emparé de toi ,


je cède ',

18. Cette conclusion me fit craindre pour lui dis-je. Mais pendant le jour, je répondrai ce
Licentius. Mais lui, gémissant de la difficulté que je croirai bon. Du reste il semble poindre,
de s'exprimer, chercher aucunement
et sans à moins que l'éclat qui fra|tpe les fenêtres ne
ce qu'il dirait, mais la manière dont il le soit celui de la lune. Il faut travailleren même
dirait Non répliqua-t-il, Dieu n'aime point
: ,
temps , ne point perdre dans
Licentius , à
le mal, et c'est uniquement parce qu'il serait l'oubli de telles richesses. Comment veux-tu
contraire à l'ordre que Dieu aimât le mal. En que les lettres n'en sollicitent point le dépôt?
même lemps il aime beaucoup l'ordre, parce Je le dirai donc tout mon sentiment, j'argu-
que l'ordre fait qu'il n'aime point le mal. Mais menterai contre toi de toutes mes forces, et si tu
alors comment le mal, lui-même, pourrait-il es vainqueur, ce sera mon |)lus grand triomplie.
n'être pas dans l'ordre, puisque Dieu ne l'aime Mais si le sophisme et la subtilité des erreurs
que le mal ne soit
point, et qu'il est de l'ordre humaines dont j'essayerai de soutenir le parti,
point aimé de Dieu ? Que Dieu aime le bien et venaient à vaincre ta faiblesse trop peu nomrie
non le mal. est-ce là un ordre de choses qui te d'études scientificiues pour te mesurer avec un
paraisse méprisable ? Ainsi, le mal que n'aime Dieu si puissant*, cela t'indiquera la mesure
point Dieu n'est pas en dehors de l'ordre, et de force que tu dois acquérir pour revenir à
cependant Dieu aime l'ordre car en l'aini uil : lui avec plus de fermeté. Je veux aussi que la
n'aime t-il pas à aimer le bien et à n'aimer question sorte plus claire de cette discussion,
pas le mai ce qui est un srand et bel ordre,
; car je vais la porter à des oreilles qui ne sont
une disposition divine ? Cet ordre , celte dis- pas peu délicates.
position conservent, par la distinction même, Notre ami Zénobius, en effet, a souvent et
l'h.irmonie des choses , et rend» nt même né- longuement discuté avec moi sur l'ordre des
cessaire l'existence du mal. Ainsi la beaut é choses ;
je n'ai jamais pu satisfaire à ses pro-
universelle se forme des objets contraires ; ils fondes que>tions, soit à cause de l'obscurité
sont comme les_ai jtilhèses qui nous plaisent de la matière, soit à cause de la brièveté du
dans les discours. temps. Ces fréquentes remises lui ont causé
19. H se tut ensuite un moment puis, sou- ;
jusqu'alors beaucoup d'impatience, et pour
dain, se levant du côté du lit de Trygétius Je : obtenir une plus
prompte et plus am|)le
te le demande, dit-il, Dieu est-il juste? Celui- réponse, m'a provoqué par un poème, et un
il

ci gardait profondément étonné et


le silence, bon poème, ce qui doit te le faire aimer davan-
stupéfait, conune il l'avoua plus tard, des tage. Mais alors que tu étais si éloigné de ses
paroles que souffl lit soudainement à son con- études, on ne pouvait te le lire, on ne le peut
disciple et son ami une inspiration nouvelle. même aujourd'hui. Car son départ fut si sou-
Pendant ce silence, Licentius continua si tu me : dain et troublé par ce tumulte, que rien de
si

réponds que Dieu n'est pas juste, vois ce que tout cela ne put nous venir à l'esprit. 11 avait
tu fais, toi qui tout à l'heure, m'accusais d'im- pris néanmoins le parti de me laisser ce poëme
piété. Mais si Dieu est juste, comme on nous entre les mains, pour que j'y répondisse. Beau-
l'enseigne, et comme nous le fait sentir la né- coup de motifs enfin m'engagent à lui adresseï -

cessité même de l'ordre, sa justice consisle.à cet entretien. D'abord il lui est dû ensuite sa ;

distiibuer à chacun ce qui lui appai tient. Mais bienveillance pour nous exige que nous l'ins-
quelle distribution peut-il y avoir, s'il n'y a truisions de notre genre de vie; enfin, nul plus
distinction? et quelle distinction si tout est que lui ne se réjouit de l'espoir que tu donnes.
bien? Que peux tu enfin trouver en dehors de Quand il était ici, son amitié pour ton père,
l'ordre, si la justice de Dieu rend aux méchants
' ïérence. And. act. 4, scène 3.
et aux bons selon les mérites de chacun. Nous ' Allusion aux héros de la fable qui ont combattu le» dieu^.
214 DE L'ORDIIE.

ou plutôt pour nous tous, l'intéressait à toi, il il s'approcha de mon lit. Franchement, dit-il,
désirait(|ue je cullivasse ton génie naissant, dont ilen sera de nous ce que tu voudras dis-moi ;

il remarquait avec soin quelques élincelles ;


ce que tu penses de moi ? Prenant alors la
il craignait plus encore que ta négligence ne main de ce jeune homme Ce que je pense de :

vint à l'éteindre. Et quand apprendra que tu


il toi, lui dis-je, tu le sens, tu le crois, tu le com-
t'exerces aus;i à la poésie, il en sera si heureux, prends. Ce n'est pas en vain ,
je le pense que
,

qu'il me semble le voir tressaillir de joie. tu as demandé si longtemps, hier, au Dieu des
vertus qu'il se fasse voir à tous, et te con-
vertisse. Se ra[ipelant alors ces paroles, avec
CHAPITRE VIII.
élonncment Ce que tu dis est aussi important
:

LICENTIUS ENFLAMMÉ d'aUDELR POUR LA PDILO- que Trai, me répondit-il et je ne suis pas ;

SOPHIE. —
MONIQUE LE RÉPRIMVISDE. UTILITÉ — médiocrement ému en me rappelantque j'avais
DES SCIENCES LIBÉRALES. dernièrement tant de peine à renoncer aux
de mon [loème, tandis qu'aujourd'hui
frivolités

21. Tu ne pourras rien faire qui me soit je ne puis y revenir qu'avec honte et dégoût,
plus agréable, mais soit que vous dus-
dit-il ;
tant je suis porté tout entier aux choses grandes
siez rire de ma mobiiilcelde la légèreté de et admirables. N'est-ce point une véritable
mon âge, soit que la volonté et l'ordre d'en- conversion à Dieu ? Je me félicite d'avoir rejeté
liaut s'accomplisse en moi, je ne crains pas de le scru[)ule de fredonner ainsi dans un lieu

vous le dire, je me sens tout à coup refroidi semblable. Cela ne me déplaît pas non plus,
pour It's vers une autre lumière, une lumière
;
moi, l'ordre demande que
ré[)ondis-je, et selon

iDien différente m'inonde de je ne sais quelle nous en disions quelque chose. Carje vois qu'à
clarté. La philosophie, je l'avoue, est plus belle ce chant convenaient et le lieu, dont ma mère
que Thii-bé, que Pyrame, que Vénus et Cu pi- nuit même. De quels objets
s'est offensée, et la

don, et que tous ces amours. Et il remerciait l)enses-tu que nous demandions à Dieu de
le Christ en souj'irant. Je l'entendis parler nous détourner, pour nous convertir à lui et
aiu'i, dirai je avec plaisir, ou plutôt, que ne nous montrer sa face? N'est-ce pasdes souillures
diiai-je jias? Chacun comprendra comme il du corps et de l'àme, ainsi que des ténèbres
voudra, peu m'importe, mais ma joie fut peut- dont l'erreur nous a enveloppés? Se convertir,
être excessive. est-ce autre chose que s'élever en soi-même
22. Quelques instants après, le jour parut, par la vertu et la tempérance au-dessus des
ils moi je priai beaucoup en
se levèrent, et excès du vice ? Qu'est-ce que la face de Dieu
pleurant. Puis voilà que j'ontmidis Liccnlius sinon la vérité à laquelle nous aspirons, et
qui fredonnait sur un ton joyeux ces paroles , pour l'amour de hKiuelle nous nous puriûons,
du Prophète « Dieu des vertus, conveitissez-
: nous nous parons? Impossible de mieux dire,
« nous, montrez-nous votre face et nous serons s*écria-t-il. Puis, baissimt la voix, et comme à

« sauvés'.» Déjà la veille, après le dîner, sor- l'oreille : Vois, je le prie, comme tout se presse
tant pour les besoins de la nature, il avait pour me faire croire que pour nous, il se fait
chanté ce verset d'une manière distincte, et quelque chose d après un ordre plus heureux.
ma mère ne put supporter qu'en un lieu sem- 2i. Si tu as souci de l'ordre, lui dis je, il te
blable on répétât de telles paroles. En effet, il faut retourner à tes vers. Etudier les sciences
ne chantait rien autre chose ayant ap[)ris ; libérales avec retenue et empressement, voilà
naguère ce refrain, il l'aimait comme on aime ce qui prépare à la vérité des amis qui l'em-
une mélodie nnuvelle. Mais la pieuse femme, brasseront avec plus de chaleur, plus de per-
comme tu la connais, le réprimanda unique- sévérance, plus de soin, de sorte qu'ils la
ment |)arce que le lieu n'était poi ni convenable convoitent avec plus d'ardeur, la poursuivent
pour ce chant; et il avait répondu en plaisan- avec plus de constance, et s'y attachent avec
tant Lh ^i quelque ennemi venait à m'(,'n-
: ! plus de tendresse'. Et c'est, Licentius, ce que
fermer dans ce lieu, Dieu n'entendrait-il pas nous appelons la vie bienheureuse. A ce nom,
ma voix ? chacun se dresse et s'attache en quelque sorte
23. Ce matin donc, étant rentré seul, car à tes mains, pour voir si tu n'aurais pas de
chacun d'eux était sorti pour le même motif, quoi donner à de» indigents, à des hommes
«Ps. 79, 8. ' Rétr. liv. ji, cU. 3, n. 2.
LIVRE PREMIER. 218

retenus par les liens de tant de maladies. Mais affamés, et se fait rechercher partout? D'où
que la sagesse leur coniinande de suppoitor le et à quel endp)it ne peut-elle point scî révéler?
traitement du médecin, et de se laisser guérir Ainsi, dans ces coqs, il fallait voir leurs têtes
avec quelque patience, aussilôt ils retombent tendues en avant, leurs plumes du cou héris-
sur leurs couches. Allanguis par la ch.deur de sées, leurschocs violents, leurs adroits détours,
ces couches, ils goûtent plus de f)laisir à ré- et dau'* tous les mouvements de ces animaux
veiller lesdémangeai.ons de leurs chagrines sans raison, rien qui ne fût convenable, une
voluptés, qu'à subir et à suivre les avis uu peu raison supérieure réglant tout en eux enfin ;

sévères et désagréables du médecin, pour être la loi vainqueur son chant de


imposée par le
rendus à la santé, et à la lumière, et contents gloire, et ses membres, prenant une forme
d'avoir pour appuis le nom et l'idée du Dieu presque circulaire comme pour affecter le faste
souverain, ils xiventdans la misère, et néan- de la domination ; le vaincu témoignant de sa
moins ils vivent. défaite,dressant les plumes de son cou, ne
Il hommes, disons mieux, d'au-
est d'autres montrant dans la voix et les mouvements rien
tres âmes encore unies à des corps et déjà que de difforme, par conséquent rien qui ne
dignes d'être rethercliées par le meilleur et le fût beau et en harmonie, je ne sais comment,
plus beau des é|>oux. Pour elles ce n'est pas avec les lois de la nature.
assez de vivre ne vivent heureuses. Eu
si elles Nous nous fîmes
26. alors de nombreuses
attendant, retourne à tes muses; mais sais-tu questions. Pourquoi en de tous? est-il ainsi
ce que je désire que tu tasses? Ordonne ce pourquoi rechercher cette domination sur les
qu'il te plaira, répondit il. Quand Pyrame se femelles qui leur sont soumises? pourquoi,
sera poignardé, lui dis-je, ainsi que son amante, outre ces considérations plus élevées, nous-
sur son corps à demi-mort, comme tu dois le mêmes trouvions-nous dans l'aspect du com
chanter, tu auras la plus favorable des occa- bat un
certain plaisir de spectateurs? Qu'\
sions, dans cette douleur même, qui doit por- avait-ilen nous qui recherchât des choses si
ter dans ton poème l'émotion la plus vive. éloignées des sens? Qu'y avait il encore qui se
Pénétre-toi d'horreur pour l'amour dégradant laissât prendre à la provocation des sens? Nous
et les femmes empoisonnées qui conduisent à nous disions en nous-même Où la loi n'est- :

ces déplorables excès, puis élève-toi pour ;


ellc pas? où l'empire n'est-il point dû au

chanter cet amour pur et sans tache qui, meilleur? où n'est pas Tombre de la constance?
au moyen de la philosophie, unit à l'intelli- où n'est point l'image de cettejieauté si réelle?
gence les âmes cultivées par l'étude tt embel- où n'est point la mesure ? Avertrs~7)àr h'i

lies |)ar la vertu, et qui non-seulement fuient de mettre un terme au spectacle, nous allâmes
la mort, mais jouissent encore de la vie biju- où nous avions résolu.
heureuse. Il rétléchit longtemps dans le silence Nos réflexions étaient récentes, et comment
et l'hésitation, puis ayant fait un mouvement des choses si remarquables eussent-elles pu
de la tète, il s'en alla. échapper à la mémoire de trois hommes qui
25. Je me levais à mon tour, et après avoir s'y appliquaient? Sitôt donc que nous fûmes
olîert à Dieu mes vœux de chaque jour, nous arrives, nous écri>îmes avec soin cette partie
prenions le chemin du bain. Ce lieu nous était de notre livre, qui comprend tout ce qui avait
familier, et prêtait à la discussion quand le é!é dit i)endant la nuit. Je ne fis rien autre
mauvais temps nous empêchait d'aller à la chose dans cette journée afin de ménager ma
campagne. Mais voilà que près du seuil nous santé seulement avant le dîner, j'entendis avec
;

aperce\ons deux coqs qui se livraient un com- eux la moitié d'un chant de Virgile, selon
bat très-violent. Nous nous arrêtâmes. Que Tordinaire, et nous ne voyions partout que la
ne regardent pas, où ne se promènent pas des mesure des cho^es. Nul ne [)eut se refuser a
yeux amis? Ils cherchent si quelque part appa- ra[)prouver, mais il est rare et difficile de la
raîtra celte beauté de P intelligence qui modifie sentir quand on se livre ardemment à d'autres
et gouverne tout par la science comme par études.
l'ignorance, qui entraîne partout ses disciples
216 DE L'ORDRE.

autant que le permettra le sujet; déjà il a

presque achevé toute sa thèse; voyons s'il


CHAPITRE IX.
pourra l'environner d'une forte et solide mu-

DEUXIÈME DISCUSSION. — l'oRDRE CONDUIT A


raille de défense.

DIEU.
CHAPITRE X.
Le lendemain de grand matin, nous
27.
allâmes gaiement nous asseoir au lieu accou- qu'est-ce que l'ordre? comment il faut com-
tumé de nos réunions. Et comme ils étaient prlmer les mouvements de rivalité et de
l'un et l'autre attentifs, je commençai. Appro- vaine ostentation , dans les jeunes gens
che-toi, Licenlius, autant que tu pourras, et qui étudient les lettres.
toi aussi Trygétius, notre sujet n'est pas sans
importance, nous sommes à la recherche de 28. Quand leur silence, leur air, leurs yeux,

l'ordre. Faut-il maintenant que je vous fasse l'attitude et rimmubilité de leurs membres
de l'ordre un éloge long et pompeux, comme m'eurent démontié que l'importance du sujet
si j'étais encore dans cette chaire à laquelle je les avait émus, et qu'ils biùlaienl du désir de

me félicite d'èlre échappé, peu importe de quelle m'enlendre Donc Licentuis, dis-je en com-
:

manière? Ecoutez si vous voulez, tâchez môme mençant, si bon te semble, ramasse en toi
de le vouloir, la louange la plus courte et selon toutes les forces que tu pourras, aiguise tout
moi, la plus vraie que Ton puisse faire d'un tel ceque tu as de pénétration, et renferme dans
sujet. C'est. Ijordre qui nous conduit à Dieu si une définition tout ce qu'est l'ordre. Se voyant
nous le suivons en cette vie, et. si nous ne le forcé de définir, ilcomme sous une
frissonna
suivons point en celte vie, nous n'arriverons douche d'eau me jetant un regard
froide, et

pas à Dieu. Or, si je ne me trompe à votre troublé, souriant même comme on le fait alors,
égard, nous avons la présomption et l'espé- d'un soutire craintif : Qu'est-ce que cela, dit-

rance d'y arriver un jour. 11 faut donc mettre il? que suis-je à tes yeux? Ne sais-je pas vrai-

tous nos soins à traiter cette question entre ment à quel esprit d'aventure tu me crois livré?
nous et à la résoudre. El s'aniuiant tout à coup ; Peut-être, ajouta-t-il,
Je voudrais voir ici ceux qui d'ordinaire ai-je quelque chose en moi? Puis il se lut un
s'occupent avec nous de semblables sujets. Je moment [)Our faire entrer dans sa définition
voudrais, s'il était possible, non-seulement les tout ce qu'il connaissait sur la nature de l'ordre.
voir mais y voir encore aussi attentifs que
ici, Se dressant ensuite : L/ordre, dit-il, ett ce qui
vous, au moins tous nos amis, dont j'admire conduit tout ce que Dieu fait.

souvent le génie, Zénobius surtout, qui m'a 29. Quoi, répondis-je, Dieu ne te paraît-il
provoqué sur ce profond sujet, et à qui je n'ai point être conduit par l'ordre? — Je crois le

pas eu le loisir de répondre suffisamment. Mais assurément, répliqua-t-il. — Donc Dieu est
comme ils ne sont pas ici, ils liront nos écrits, gouverné, dit Tr ygétius. — Mais Tu nies lui :

car nous sommes résolus de ne perdre pas ces alors que le Christ soit Dieu? car il estvenu
conversations et de fixer par l'écriture, comme par ordre jusqu'à nous, et il se dit envoyé
par un lien qui les rappellera dans notre l)arDieu, son père ? Si donc c'est par un ordre
mémoire, les choses qui lui échappent trop que Dieu nous a envoyé son Christ, et si nous
facilement. C'est peut-être ce que demandait ne nions pas que le Christ soit Dieu, non-
l'ordre en permettant leur absence. Car votre seulement Dieu conduit tout, mais lui-même
esprit se dresse avec une attention plus vive, est conduit par l'ordre. — Alors Trygétiusavec
en voyant que seuls nous sommes chargés de hésitation : Je ne sais, dit-il, comment entendre
traiter de si graves questions; et quand ces cela, car au nom de Dieu, ce n'est pas le Christ
amis, qui nous intéressent vivement, nous qui semble nous venir à l'esprit, mais le Père;
liront, s'ils trouvent des difficultés à nous c'est le Christ au contraire quand nous nom- ,

opposer, ce sera une matière à d'autres dis- mons le Fils deDieu.— Belle distinction que tu
cussions; elles naîtront de celles-ci, et la suite nous fais-là, dit Licentius! Il faut donc nier
même de nos entretiens se prêtera à l'ordre que de Dieu soit Dieu ? Celui-ci voyait
le Fils

de l'enseignement. Maintenant donc, comme un danger à répondre, cependant il se sur-


je l'ai promis, j'argumenterai contre Licentius, monta. —
A la vérité il est Dieu, dit-il, et ncan-
LIVRE PREMIER. 517

moins c'est le Père que nous appelons Dieu Tu ne donc pas que dans ma classe, je
sais

proprement. — Je repris alors : Arrcte-toi plu- souffrais beaucoup de voir combien ces enHints
tôt, car ce n'est pas improprement que le Fils étaient attachés non pas à l'utilité et au progrès
est appelé Dieu. de leurs études, mais à l'appât de futiles éloges:
Pénétré de religion, Trygélius ne voulait quelc|ues uns même récitaient sans rougir les
pas que ses piroles tussent écrites; mais Licen- compositions des autres etrecueillaient, ô mal-
lius insislail et voulait qu'elles demeurassent. heur déplorable les ap|)laudis?ements de ceux-
!

Ils agi-saient hélas ! comme des enfants, ou plu- là mêmes donnaient le travail. Vous,
dont ils

tôt comme peu près tous les hommes. Trai-


à sans doute, je vous n'avez jamais rien
le crois,

tions-nous donc ee sujet pour en tirer vanité ? fait de semblable; mais c'est jusque dans la

Et comnie je condamnais sévèrement ces dis- philosophie, dans cette vie que je me réjouis
positions de Licenliu?, il rougit, et je m'aper- d'avoir enfin embrassée, que vous essayez d'in-
çus (jue Trygétius riait et se montrait heureux troiluire et de répandre le dernier et le plus
de son trouble. Alois m'adressanl à tous deux: nuisible des [)oisons, une jalousie pestilentielle,
Quelle conduite est la vôtre, dis-je? N'avez- une vaine jactance. Peut-être, hélas! parce (jue
vous point souci de ce poids' de vice, de ces je vous détourne d'une chose aussi vaine et
ténèbres d'ignorance qui nous écrasent et nous aussi dangereuse , allez-vous ralentu' votre
enveloppent? Est-ce là celte attention de tout ardeur pour la science, et après avoir éteint le
à l'heure, cet élan vers Dieu et la vérité, dont désir d'une stérile renommée, vous rtfroidir
j'avais tort de me réjouir? Ahl si vous voyiez, jus(]u'à la torpeur de j'inerlie. Malheui- à moi,
ne fùl-ce qu'avec des yeux aussi malades que si aujourd'hui encore il me faut supporter des

les miens, dans quels périls nous gisons, et de caractères, qui ne [)euvent se corriger d'un \ ico
quelle l'olie votre rire csllindice Oh si vous ! ! qu'ense livrant à d'autres vices. Tu vernis, dit —
le voyiez, comme bientôt, conmie à l'instant Licentius, combien nous nous corrigerons a
même, pour longtemps, vous changeriez ce
et l'avenir. Seulement ce (jue nous te demandons
rire Malheureux! ne savez- \ous où
en pleurs ! par tout ce(|ui t'est cher, c'est que tu nous par-
noussounnes? Que les cœurs des insensés et donnes et que tu lasses effacer tout cela. Ménage
des ignorants soient plongés dans l'ubinie, c'est aussi nos tablettesScar nous n'en^auronsbieniôt
là le sort couuiuin; mais ce n'est ni d'une plus. On n'a encore repor é sur les livres rien
seule, ni de la même manière que la sagesse de ce que nous disons ilepuis longtemps. Au —
tend aux naufrages une main secourable. Il en contraire, reprit Trygétius, que notre châti-
est, croyez-le, il en est qui sont jq^pelts eu ment soit durable ainsi cette renommée, (jui a
:

haut, d'autres qui sont replongés dans les pour nous tant d'attiaits, nous déiournera de
abîmes. Je nous eu conjure, n'ajoutez [lasà ma ses appâts en nous frappant de son fouet. Nous
misèie. J'ai assez de mes plaies [iresque clia- : n'aurons pas uiéiliocrement à souffrir, h)rstiu'il
que jour mes pleuisen demandent a Uleu la nous faudra porter ces écrits à la connaissance
guéiison, et sou\ent j'ai liiude me convaincre même de nos seuls et intimes auiis. Licentius y
que de l'obtenir aussi promple-
je suis indigne consentit.
mentqueje le \oudrais. Cessez donc, je vous
en supplie; si vous me devez quelque amour CHAPITRE XI.
et quelques égards, si vous comprenez mon
affection pour vous, mon devoùment et mes MONIQUE NE DOIT POINT ÊTRE ÉLOIGNÉE d'UNE
sollicitudes pour votre éducation, si je ne mé- DISCUSSION PHILOSOPHIQUE.
rite pas votre indifférence, si je puis vous as-
surer devant Dieu que je n'ai pas d'autrt s désirs 31. Ma mère entra en ce moment et nous
pour moi que pour vous, montrez-vous recon- demanda combien nous avions avancé, car la
naissants. Et si vous m'ap|)elez volontiers voire question lui était connue. Et recom- comme je
maître, pour ma récompense, soyez bons. mandais de faire de
mention sur les tablettes,
30. Mes larmes m'empêchèrent d'en dire da- son entrée et de sa question ainsi que de tout
vantage, et Licentius qui voyait avec la plus le reste Que taites-vous là, nous dit-elle? A-t-
:

grands peine que toul fût écrit : Que t'avons- on jamais vu dans ces livres que vous lisez, des
nous fait, je l'en prie, me dit-il 1 — Maintenant ' Ils écrivaient d'abord sur des tablettes et tiaivcriTaient ensuit*
même, répliquai-je, tu n'avoues pas ta faute? dans des livre».
218 DE L'ORDRE.

femmes intervenir en semblables discussions? plus de beautés littéraires ou des pensées plus
—Peu m'importent, lui répondis-je, les juge- profondes.11 est des femmes chez les anciens,

ments (les orgueilleux et des ignorants qui qui se sont occupées de philosophie, et la
lisent aussi précipitamment les livres, qu'ils tienne me plaît singulièrement.
saluent les hommes.
Ils ne se préoccupent pas 32. Je ne veux pas, ma mère, que tu ignores
de ce qu'ils sont en eux-mêmes, mais des vête- le sens du mot grec qui désigne la philosophie;
ments dont ils sont couverts, de la pompe qui il fignilie en latin v amour de la sagesse, » De-
fait briller leurs richesses et leur fortune. Et là vientque les saintes Eci itures, que tu médites
dans les livres, ils s'inquièlent peu de quoi il avec tant d'ardeur, n'ordonnent pas d'éviter et
est question, du but quou poursuit dans la de mépriser absolument tous les philosophes,
dispute, des explications données et du chemin mais les |»hilosophes de ce monde '. Qu'il y ait
fait. Quelques-uns d'entre eux ce|>endant ont un autre monde élevé bien au-dessus de nos
des dis[)Osilions qui ne sont point méprisable?; yeux, et que peut conlein|>ler la seule intelli-
ils ont reçu quelque vernis d'humanité, et ils gence des hommes sensés*, le Christ lui-même
entrent volontiers par des portos ornées de
,
nous l'enseigne suftisiimmi nt. Il ne dit point :

dorures et de peintures, dans les reiloulables « Ma royauté n'est pas du monde,» mais, «ma
sanctuaires de la pliilosopliie; cest pour eux royauté n'est pas de ce monde '. » Vouloir nous
qu'ont écrit jissez souvent nos ancêtres dont éloigner de toute pliilesoitliie, serait nous con-
tu connais les livres, je le vois par nos lec- damner à n'aimer point la sagesse, et mes
tures. De nos jours encore pour ne citer,
écrits contiendraient donc un blâme contre
que lui, un homme très-remarquable par son toi, si lu n'aimais pas la sagesse; nul blâme si

génie, son éloquence, par ies distinctions et tu l'aimais médiocrement; bien moins encore
les dons de la fortune, et ce qui est mieux, par si ton amour pour la sagesse égalait le mien.

l'élévation de son esiirit, Théodore, que tu con- Mais comme tu aimes la sagesse beaucoup [dus
nais très-bien, travaille à em[)ècher que ni au- que tu n'aimes ton fils lui-mênie, et je sais pour-
jourd'hui, ni plus tard, personne, à quelque tant combien tu l'aimes; comme tu y fais tant
classe qu'il appartienne, ne puisse regretter de progrès que, ni le malheur, quelque subit
les écrits de notre époque. Quant à mes livres, qu'il soit, ni la mort même ne te causeraient

il est posi^ible que quelques-uns les rencon- aucun ell'roi, ce qui, aux yeux des plus doctes
trent et qu'à la lecture de mon nom ils ne est la difficulté supiême, et de l'aveu de tous,

disent pas, quel est celui-ci? pour jeter ensuite le [)oinl culminant de la philosophie, ne serai-

le volume; mais que la curiosité et l'amour de je |);is heureux de me faire même ton disciple?
l'étude les fassent aller plus lom, en dépit des 33. Elle me répondit d'un air agréable et

chétives apparences du seuil. Alors ils ne pieux que je n'avais jamais autant menti ;

seront point fâchés de me voir philosopher d'autre part, je le voyais, nous avions pro-
avec toi, et, sans doule, ils seront loin de mé- noncé beaucoup de paroles qu'il fallait écrire;
priser aucun de ceux dont la parole se rencon- il y en avait assez pour un livre, et nous
trera dans mes pages. n'avions plus de tabietles. Je crus donc devoir
Ces interlocuteurs, en effet, sont des hommes remettre la question; je voulais aussi ménager
libres, ce qui suffît pour les études libérales, et ma [loilrine. Car les reproches que j'avais dû
plus encore pour la philosophie, mais des hom- faire à ces jeunes gens, l'avaient échauCFée plus
mes distingues par leur naissance, au milieu que je ne l'aurais voulu. Comme nous par-
de leurs concitoyens. Les livres des auteurs les tions : N'oublie pas, me dit Licentius, combien
plus doctes, nous montrent de la philosophie de leçons nécessaires te fournit pour nous-
jusque chez les cordonniers eux-mêmes, et mêmes et à ton insu, cet ordre si caché, et
dans des conditions de fortune plus basses en- néanmoins si divin. Je le vois, répondjs je, et —
core. Leur esprit cependant et leur vertu je- je ne manque pas de reconnaissance envers
taient un si vif éclat que pour rien au monde, Dieu et puisque vous en faites la remarque
;

ils n'eussent voulu, quand même ils l'auraient vous-mêmes j'en prends acte pour espérer
,

pu, échanger ces biens contre toute autre no- que vous vous améliorerez. Voilà tout ce qu'on
blesse. Il se rencontrera aussi, crois-moi, des fit ce jour-là.
hommes qui seront plus heureux de te voir ' Colosi. II, 8. — = Rétrac. ch. 3, n. 2. — ' II Jean, xvm, 36.

philosopher avec moi, que de rencontrer ici


,,

LIVRE SECOMD.

Celivre cnnlient deux discnssinii?. En exnniinaiil la définition de l'oiiire, les interlocuteurs touchent d'une manière accidentelle à

des qiieslions diver.-es Commcnl le sauie (iemeure calme avec Dieu; si les mauvaises actions de l'homme rentrent aussi dans
:

l'ordre de Dieu ; si Dieu ctnit juste avant roriu'ine du mnl ? Ce mal provient-il de l'ordre ? —
On traite ensiiie la manière
d'éindicr. —
L'ordre exi'je que l'on se forme d'abord aux bonnes raœuis, que l'on acquière ensuite les sciences humaines, et
que l'esprit s'élève entln aux sublimes et divines cousidérulions.

vous en enfants un sujet d'un si haut


traitiez

CHAPITRE PREMIER. intérêt, il me


semble néanmgins que ce n'est
pas sans un ordre et une faveur de Dieu, que
PREMIÈRE DISCUSSION. le temps s'est consumé en reproches faits à

EXAMEN DE LA DÉFINITION DE l'oRDRE. votre légèreté, et qu'un tel sujet a été ajourné
jusqu'à l'arrivée d'Alype. Déjà je lui ai fait

Très-peu de jours après Alype arriva. Un


1. connaître complètement la question , et le
brill.int soleil s'élait levé, un ciel pur, une point où nous en sommes arrivés : ainsi donc,
température aussi douce (jue possible pour es-tu prêt, Licenlius, à défendre, d'après ta
ces contrées, durant l'hiver, nous invitèrent à définition, la cause que tu embrassée? Je, as
descend le sur la pelouse où nous nous réu- crois m'en souvenir, tu as que l'ordre est( dit
nissions souvent dans rinlimité. Ma mère était le mobile par lequel Dieu gouverne tout. —
aussi avec nous. La conmmiiaulé de vie et Je suis prêt, répondit-il, autant que je le puis
une étude attentive m'avaient montré depuis être. —
Comment donc, ajout li je, Dieu gou-
longtemps, combien son esprit et son cœur verne tout avec ordre? Veux-tu dire qu'il se
étaient enflammés pour les choses divines ;
conduit aussi lui-même avec ordre, ou que
mais dans une discussion assez importante l'ordre préside à la direction de tout ce qui n'est
que avec mes convives, à l'anniversaire
j'eus pas lui? — Oi^i toutestbou, l'ordre n'est point,
de ma naissance, et dont je fis un livre \ son reprit-il ; car il y a là une égalité parfaite qui
intelligence s'était révélée si grande, que rien n'a pas besoin d'ordre. — Tu nies donc, qu'en
ne m'avait paru plus apte à la vraie philoso- Dieu, tout bon? — Non. — J'en infère,
soit
phie. J'avais donc résolu de la f lire assister ajoutai-je que ni Dieu, ni rien de ce qui
, est
à nos conférences quand elle en aurait le loi- en luine sont dirigés avec ordre. — me Il

sir. C'est ce que tu as déjà vu dans le premier l'accorda. — Mais tout ce qui
alors, dis-je, est
livre de cet ouvrage. bien, n'être pas? — Au contraire
te paraît-il ,

2. Nous nous assîmes donc le plus commo- dil-il, bien qui existe véritablement.
c'est le
dément possible dans le lieu indiqué; et, nVa- — Où donc tout ce que tu as avancé
est
dressant aux deux jeunes gens En dépit de : savoir, que tout ce qui existe est régi avec
ma sévérité contre vous, leur dis-je, quand ordre , et que rien absolument n'est séparé
' C'est le livre de la Vie bienheureuse. de l'ordre ? — Mais il y a aussi le mal
,

220 DE L'ORDRE.

reprit-il ,
qui fait que l'ordre renferme le semble que rien n'existe en dehors de Dieu
bien. Car ce n'est pas le bien seulement qui et tout ce qui esten Dieu me semble également
est dirigé avec ordre, mais le bien simul- immobile. Mais je ne puis dire que le ciel soit
tanément avec mal. Et quand nous disonsle en dehors de Dieu car, non-seulement, à mon
;

tout ce qui existe, nous ne parlons pas unique- avis, rien n'existe en dehors de Dieu mais je ,

ment du bien d'où il suit que l'ordre règne


; crois qu'il y a dans le ciel quelque chose d'im-
en même temps dans tout ce que Dieu gou- mobile et qui est véritablement Dieu ou en
verne. Dieu. Je n'élève toutefois aucun doute sur la
3. Je Tout ce qui est gouverné et
continuai : rotation et le mouvement du ciel.

conduit, te paraît-il en mouvement ou immo-


bile? —
Tout ce qui se fait dans le monde, CHAPITRE
re[»rit-il en mouvement je l'avoue.
, est Tu ,
— II.

le nies quant au reste? Tout ce qui est en — qu'est-ce qu'être avec dieu ? COMMENT LB SAGE
Dieu, répondit-il, ne se meut point, tout le DEMEURE IMMOBILE EN DIEU.
reste se meut , à mon avis. — Mais, répliquai-
je , si que tout ce qui est en Dieu ne
tu penses 4. Qu'il te plaise donc de nous définir ce
se meut point.et que tu accordes le mouvement que c'est qu'être en Dieu, et ce que c'est que
à tout le reste tu nous montres que tout ce
, n être pas en dehors de Dieu. Car si nous ne
qui est mobile , n'est pas en Dieu. — Répète ,
sommes en désaccord que sur les mots, laissons-
dit-il, ton objection un peu plus clairement ;
là les mots, et fais nous voir l'objet de ta pensée.

et en cela je crus voir en lui , moins la diffi- — Je n'aime pas de définir, rcpliqua-t-il.
culté de comprendre, que le désir d'obtenir un — Mais alors que ferons-nous? C'est toi, —
dél.iipour chercher sa réponse. Tu as dit, re- — reprit-il , qui définiras ;
je t'en prie , car il

pris-je, que tout ce qui est avec Dieu ne se m'est plus facile de voir ce qui me déplaît dans
meut point et que tout le reste est en mouve-
, la définition d autrui, que d'expliquer ma pen-
ment. Si donc tout ce qui a mouvement n'en sée, par une bonne définition. — Je me rends
aurait plus en demeurant en Dieu car tu , à tts vœux , lui dis-je.

refuses le mouvement à tout ce qui est en Dieu, comme étant en Dieu ce que
Considèrcs-tu
il faut conclure que tout ce qui a mouvement Dieu régit et conduit? Telle n'étnit pas ma —
est en dehors de Dieu. pensée, répondit-il quand je disais que les
,

Il gardait encore le silence. Enfin Il me — : choses sans mouvement sont en Dieu. — Vois
semble dit-il, que, même en ce monde s il y
, , donc, rép'i(iuai-jc, si celte définition te plaira:

a des choses immobiles, elles sont ave Dieu. Tout ce qui comprend Dieu en Dieu. — Je est
— Peu m'importe, répondis-je; car tu avoues, l'accepte, répondit- — Mais sage ne il le te

je crois, qu'il n'y a pas mouvement dans tout paraît-ilpoint comprendre Dieu? — com- Il le

ce qui est en ce monde; il en résulte que tout prend, — Donc des sages sont en
dil-il. si

ce qui est de ce monde, n'est pas en Dieu. mouvement, non-seulement dans une maison,
— Je l'avoue , dit-il , tout n'y est pas. — ya Il ou dans une ville, mais dans des pays immen-
donc quelque choseen dehors de Dieu? — Non, ses, voyageant par terre et par mer, comment

reprit-il. —
Donc tout est avec Dieu? — Après sera-t-il vraique tout ce qui est en Dieu est
une légère pause: Je t'en prie, dit il , sup- immobile? —
Tu me portes à rire, dit-il, ai-je
pose que je n'ai pas dit qu'il n'y a rien en avancé que laclion môme du sage soilen Dieu?
dehors de Dieu car tout ce qui a mouvement , Ce qu'il connaît, voilà ce qui est en Dieu.
ne me paraît pas être en Dieu. Ce ciel est — — Alors, lui répliquai-je, le sage ne connaît ni
donc en dehors de Dieu, lui dis-je, car son son son manteau, ni sa tunique, ni ses
livre, ni

mouvement n'est douteux pour personne. meubles, s'il en a ni les autres choses de ce
,

— Non reprit-il, le ciel n'est pas en dehors de


,
genre, que connaissent très-bien les sots ? —
Dieu. — Donc en Dieu quelque chose de
il est J'avoue, dit-il, que cette connaissance du man-
mobile? — Je ne puis, répliqua-t-il expliquer , teau, de la tunique, n'est pas en Dieu.
ma pensée comme je le voudrais , mais je 5. Voici donc, repris-je, ce que tu as avancé:
fais appel à votre pénétration , et sans trop Tout ce qui est de la connaissance du sage,

peser mes paroles , comprenez , si c'est possi- n'est point en Dieu mais tout ce qu'il a en
,

ble , ce que je vais essayer de répondre. Il me Dieu, le sage le connaît. C'est tout à fait cela.
LIVRE PREMIER. 221

dit-il; car tout ce qu'il perçoit par les sens il s'est purifié , en se retirant en lui-mèvne. Si

corpon Is, n'est point en Dieu, mais seulement tout cela doit s'appeler âme , il n'en sera pas
ce qu'il perçoit par l'esprit. Peut-èlre même moins que ces enveloppes sont au service
vrai,

oseiai-je en dire davantage ; oui ,


je le dirai, et sous dépendance de cette iiarlie de l'âme,
la

afin que votre appréciation me confirme, ou qui mérite seule dêlre appelée sage. C'est
m'instruise. Quiconque ne connaît que ce qui même dans celte partie soumise qu'habite, je
est du ressort des sens corporels, ne me paraît crois , la mémoire qui est au service du sage,
,

être ni en Dieu ni en soi. même comme l'esclave auquel on commande, et (jui


Je retnarquai alors, àl'airdeTrygétius, qu'il doit, s'il est soumis et dompté, rispecterlcs

voulait dire je ne sais quoi , mais qu'il était bornes de la loi; et se servant des sens pour
retenu par la crainte de paraître empiéter sur tout ce qui est nécessaire non au sage mais
le terrain d'autrui ; et comme Licentius gar- à elle-même, la mémoire ne doit point cher-
dait le silence permis de parler s'il
.
je lui cher à s'élever ni s'enorgueillir contre son
,

voulait. Il s'exprima ainsi Tout ce qui appar- :


maître, ni user immodérément et sans règle,
tient aux impressions corporelles ne me seuïbie de ce qui lui appartient; car c'est à cette partie i

co/mu de personne ; car autre est sentir, et si qu'on peut rapporter tout ce qui
infinie, 1

autre connaître. Aussi toutes les connaissances passe. En quoi effectivement la mémoire nous

que nous pouvons avoir, me paraissent être devient-elle nécessaire, sinon pour ce qui passe i

dans l'intelligence et ne pouvoir être com- ,


et nous fuil? Ce sage donc s'attache à Dieu; il /

prises que par elle. D'où il suit que si nous jouit de Celui qui demeure toujours, qui ne /

plaçons en Dieu tout ce que le sage connaît laisse pas attendre qu'il soit, ni craindre qu'il
par l intelligence , il faudra mettre en Dieu ne soit plus, mais qui est toujours présent, par

toutes les connaissances du sage. Licentius là même qu'il estl t^lre véritable. Immobile et

approuva l'observation et en ajouta une autre paisible en lui-même , ce sage prend soin du
que je ne pouvais aucunement dédaigner. 11 pécule de son esclave ; il veut que celui-ci en
dit Le sage est donc en Dieu, car il se com-
:
use comme un serviteur diligent et économe,
prend lui-même. C'est la conséquence et de ce le ménage et le conserve.

qi.e tu as dit, savoir, que tout ce qui comprend 7. Je considérais avec admiration cette pen-
Dieu est en Dieu et de ce que nous avons dit
,
sée, et je me qu'un jour je l'avais
souvins
nous-mêmes, savoir, que nous mettons en Dieu émise rapidement devant lui. Souriant alors :

tout ce que le sage comprend; mais celte partie Licentius, lui dis je, remercie ton esclave, s'il
de lui-même qui perçoit parles sens, car je ne ne te donnait de son pécule, tu n'aurais peut-
crois pas qu'elle fasse nombre quand nous ,
être rien à présenter. Car si la mémoire est

parlons du sage, j'avoue que je n'en connais et dans cette partie de l'âme, qui s'abandonne
que je n'en soupçonne aucunement la nature. comme une esclave à la direction d'un juge-
6. Tu nies donc repris-je que le sage pos-
,
,
ment sain, c'est elle, crois-moi, qui t'a aide à
sède je ne dis pas une âme et un corps mais
,
, parler ainsi. Avant donc d'en revenir à l'ordre
une âme tout entière car il y aurait démence ; quiestnotresujet, nevousparaîl-ilpasque,pour
à n'accorder point à l'âme, cette faculté qui per- de semblables motifs, c'est-à-dire pour des
çoit par les sens. Ce ne sont en effet ni les yeux, études honnêtes et nécessaires, le sage ait
ni les oreilles qui perçoivent , mais je ne sais besoin de mémoire? — Comment, reprit-il, cette

quelle autre chose perçoit au moyen de ces mémoire lui serait-elle nécessaire, puisqu'il a

organes. Et si nous n'attribuons pas à l'intelli- présent, sous la main, tout ce qui lui appartient?
gence cette faculté de sentir nous ne pouvons , Car ce n'est pas même pour les objets sensibles,
l'attribuer à aucune partie de l'âme. Keste pour ce qui est devant nos yeux, que nous -

donc à l'attribuer au corps et jusqu'à présent , demandons aide à la mémoire ; or, le sage a
ne sache rien déplus absurde. L'âme du — tout présent aux yeux intérieurs de son intel-
sage, reprit-il, edtièrement purifiée par la ligence, c'est-à-dire qu'il contemple d'un
vertu , et déjà attachée à Dieu est digne, à
son regard fixe et immobile Dieu lui-même. Dieu
tour, d'être a[)pelée sage mais à rien autre de ; qui renferme en lui tout ce qui voit et pL).<:sède
ce qui est en lui ne convient le nom de sage. Tmielligence. Je vous le demande donc, a-t-il
Il y a néanmoins au service de son âme, comme besoin de mémoire? Pour moi, si j'en ai eu
des souillures et des enveloppes grossières dont besoin pour retenir ce que j'ai recueilli de toi,
922 DE L'ORDRE.

c'est que je ne suis pas encore maître de cet

esclave. Tanlôt j'en suis dominé, lanlôt je me


CllAriTRE III.
débals pour m'alfrancliir, et je m'arume en
quelque sorte à reveiKliijuer ma lil)efté. Si
LA FOLIE EST-ELLE EN DIEU ?
queiipiefois je commande, si elle m'ubéit, si

elle me fait croire souvent à une victoire com- 8. Qu'est-ce qu'être avec Dieu ? nous l'avons
jilète, bientôt en d'autres occasions, elle se défini. J'avais avancé : tout ce qui comprend
redresse contre moi et me foule misérablement Dieu est vous avez ajouté qu'en
en Dieu, et

aux pieds. Aussi quand nous parlons dn sage, lui aussi est tout ce que compiend le sage. Ce
ne me nomme pas, je t'en prie. Ni moi — qui me frapi>e singulièrement icri'TiVjl que
non plus, répoufiis-je. tout à coup vous placez la folie en DIlU. Car
Le "iage toutefois pourra-t-il jamais abandon- si nous mettons en Dieu tout ce que le sage

ner les siens? Pourra-t-il, en conduisant ce comprend, et si le sage ne peut évit. r la folie
corps où il relient cette esclave sous sa loi, ou- qu'il ne la comprenne, alors, ce qui est af-
blier de quelque manière, l'obligation de faire freux à dire, cdte horrible folie sera en Dieu.
du bien à qui il peut, et surtout d'enseigner Emus de cette conclusion ils se tinrent ,

la sagesse, ce qui lui est demandé avec in- quelque temps en silence Que celui-là ré-:

stance? Pour cela, pour enseigner convena- ponde, interrompit Trygétius, qui nous est
blement, et être moins inliabile, il prépare sou- venu si oiiportunémcnt pour cette discussion,
vent ce qu'il doit dire, afin de l'exposer avec et dont l'arrivée ne nous a pis causé, je pense,
ordre, et cela lui échappera nécessairement, une joie sans motif. —
Dieu me soit en aide 1

s'il ne l'a mémoire. 11 faut donc ou


confié à sa répondit Alype; était-ce donc là que dexait
nier que la bienfaisance soit un devoir du sage, aboutir mon long silence ? Mais on a troublé
ou avouer que le sage doit confier quelque mon repos. Je m'eflorcerai donc de satisfaire
chose à sa mémoire. Tu diras peut èlre qu'il à vos sollicitations, après avoir sauvegardé
contie à la garde de ce serviteur, cette part de l'avenir, et obtenu de vous, que vous ne me
sesricbessesdontil a besoin non pour lui-même, demanderez que cette réponse. Je repris Il :

mais pour les siens, et qu'en veillant avec fidé- ne serait, Alype, ni de ta bienveillance, ni de
lité et d'après la manière dont l'a formé le ton humanité, de refuser ^à nos entreliens
maître, sur ce que celui-ci a commis à ses soins, ta parole, surtout quand on la désire. Mais
l'esclave n'agit que dans l'intérêt d.s insensés continue, de grâce, achève ce (pie tu as com-
qu'on veut rendre sages? —
Je crois, reprit-il, mencé ; le reste viendra selon l'ordre qui nous
que le sage ne lui donne absolument rien à occupe.
garder, car le sage est toujours fixé en Dieu, J'ai droit, dit-il, de fonder à mon tour, les
qu'il observe le silence ou converse avec les plus belles espérances, sur cet ordre, dans la
hommes. Mais ce serviteur bien dressé garde discussion duquel vous me voulez faire entrer.

avec soin ce qu'il doit présenter à son maître Or, ne me trompe, ce qui a fait croire que
si je
pendant la conversation et comme ce maître ; la conclusion de ces jeunes gens ratlachait à

est très-juste, comme il se voit sous son em- Dieu la folie, c'est leur asserlion que tout ce
pire, il prend à tâche de mériter ses bonnes que comprend le sage est en Dieu. Quel sens
grâces dans l'accomplissement de son devoir. faut-il y attacher ? Pour le moment je le laisse .

11 ajiit ainsi non par raisonuement, mais par décote; remanpie un peu ton propre raison- >

une loi supérieure, et par l'ordre suprême. — nement. Tu as dit « Si tout ce que comprend
:

Maintenant je ne résiste plus à tes raisons, lui le sage est en Dieu et (pi'il ne puisse éviter la
,

dis-je achevons plutôt ce que nous avons


; folie, qu'à la condition de la comprendre. » Mais

conunencé. Quant à celte dernière question, n'est-il pas clair que nul ne peut être ai)pelé

comme elle n'est pas sans importance, et du nom de sage, avant d'avoir évité la folie? .

qu'on ne peut la traiter si brièvement, nous lout ce qui est compt is par le sage, a-l-il é!é \

en examinerons avec soin la nature un autre dit encore, e^t en Dieu. En ce cis, celui-là '

jour, lorsque, d'après l'ordre de Dieu lui- n'est pas encore sage «pii comprend la folie alln
niêuie, s'en i)réseatera l'occasion. de pouvoir l'éviter. Mais quand il sera sage,
alors il ne faudra plus com[»ter la folie au
nombre des choses qu'il comprend. C'est pour-
LIVRE SEG«N1. 223

quoi si l'on met en Dieu tout ce que le sage ment de te mêler à notre discussion, et comme
comprend, on a raison d'en éloigner la folie. commencé, je vais les écouter inUienlmenl
j'ai

réponse est subtile comme toutes les


9. Celle défendre leur cause sans toi. Alors Trvjifhus,
tiennes, Alype mais lu t'es jeté dans l'imiiasse
;
pendant ([ue Licentius était complélemml dis-

où sont les autres. Tonlelois comme je pense trait : Accueillez cette folie, dit-il, et rit/-rn
que tu daignes encore être fou avec moi, que comme il \ous plaira. Il me send»le «ju»- l'tin

ferons-nous nous rencontrons queii|ue


, si ne doit pas appeler intelligence la l.iculté de
homme sage qui voudra bien, par l'enseigne- comprendre la folie, car la folie esl l'unique,
ment et la discussion, nous délivrer d'un si ouïe plus grand obstacle à rintelli;,'ence. Il —
grand mal? Car ce que je croirai devoir lui m'est dilfieile, repris-je, de repousser celle
demander avant tout, c'est qu'il me montre raison. Je suis encore sous l'impression de la

clairement ce que l'onenteml [)ar folie, quelles pensée d'Alype je me dt mande conunent on
,

en sont la nature et les propriétés. Je n'use rien peut enseigner convenablement ce (pie l'on
dire de toi pour moi elle me tient au'ant et
;
n'entend point, et si l'esprit peut beaucoup
aussi longtemps que je ne la comprends pas. soulTrirde ce qu'il ne voit pas. Hemarqui /.-le
Voici donc d après toi , la réponse que ce
, en etîcl; Aly|)e a craint d'avouer ce que tu
sage nous fera Pour le savoir de moi, vous
: viens de dire, et pourtant il avait lu celle pen-
dexiez venir quand j'étais fou. Vous pouvez sée dans les écrits des sages. Donc, maigre
maintenant vous servir de maîtres à vous- cette impression, je considère les sens corpo-'
mêmes ; car moi, je ne comprends [dus la folie. pour l'àme des instruments, et <|Mi
rels,(jui sont

En véiité, si je rece\ais cette réponse, je ne peuxont seuls nous donner le terme d'une eoni
craindrais pas d'inviter ce sage à nous accom- paraison plus ou moins exacte, et je suis port,
pagner, afin de chercher ensemble un autre à alTirmer que nul ne peut voir les ténèbres.

maître. Je ne comprends pas parfaitement la C'est pourquoi si com[)rendre esl à l'esprit ce

folie, et néanmoins je ne vois rien de plus fou que voir est aux yeux si nous ne pouvons voir
;

que cette réponse. Il rougira sans doute de les ténèbres lors même que les yeux sont ou-
nous abandonner ainsi ou de nous suivre il ; verts, n'y a pas absurdité à dire que l'on ne
il

entrera donc en discussion, et nous dévelop- peut comprendre la folie: car nous ne con-
pera longuement les inconvénients de la folie. naissons pas d'autres ténèbres pour l'esprit.
El nous, par une sage prudence, ou nous écou- Comment se demander encore si l'on peut
terons attenlixement cet bomme qui ignore ce éviter la folie sans la comprendre? De même
qu'il dit, ou nous croirons qu'il sait ce qu'il que pour échapper aux ténèbres, il nous sulfit
ne comprend [)as, ou bien encore, selon le rai- de ne pas fermer les yeux, ainsi pour éviter
sonnement de tes clients, la tulie continuera la folie on ne doit pas s'efTorcer de la com-

d'être eu Dieu. Les deux premières bypolbèses prendre, mais s'affliger de ne pas comprendre,
ne peu\ent, selon moi, se soutenir : il reste à cause d'elle, ce qui peut être compris, et
donc la dernière dont tu ne veux pas. — Jamais sentir qu'on y est hvré,
non quand on la com-
tu ne m'uvais paru si jaloux, répondit-il, et si prend mieuXj mais quand on comprend moins
j'avais, selon la coutume, reçu quelques bo- le reste.
noraires de mes clients, comme tu lesa|tpelles,
je devrais les leur rendre à l'instant même, CHAPITRE IV.
devant cette extrême ténacité de ton raisonne-
ment. Ainsi qu'il leur suffise du temps assez l'homme fait- il avec ordre ce qu'il a tort
long qu'en combattant contre toi je leur ai DE faire? le mal RAMENÉ A L'ORDRE CON-
gagné pour réfléchir, ou s'ils sont disposés à COURT A LA BEAUTÉ DE l'uNIVERS. -,

écouter le constil de leur patron vaincu, mais


non par sa faule, qu'ils le cèdent sur ce sujet 11. Mais revenons à l'ordre et que Licenlius
et soient plusprudents à l'avenir. nous rendu. Voici donc ma ques-
poil enfin
iO. Je ne veux pas oublier, ré|)liquai-je, que tion L'insensé vous paraît-il agir avec ordre,
:

pendant ta plaidoirie Tr\gétius tiépignait et quoi (lu'il fasse? Mais xoyez les |iirges de celle
voulait dire je ne sais quoi ;
je suisdonc à lui, qoeslion si vous répondez que c'est avec
:

si lu me le [lermets ; il se peut que tu ne sois ordre, alors l'insensé se conduisant lui-même


pas suffisamment préparé, car tu viens seule- en tout avec ordre, que devient celle défini-
224 DE L'ORDRE.

tion : L'orch-e est la règle selon laquelle Dieu sions honteuses; donne-leur la place desfemmes
rfgit tout ce qui existe? Et si l'onlre n'est mariées, et tu jettes partout le déshonneur et
peint dans tout ce que fait l'insensé, quelque l'infanue. Ainsi donc
m;rurs impures de les
chose sera donc en dehors de l'ordre? Mais ces sortes de gens déshonorent leur vie, et la
vous n'admettez ni l'un ni l'autre. Prenez loi de l'ordre les met à la dernière place. Dans

garde qu'en définissant l'ordre \ous ne met- le corps de l'animal, n'y a-t-il pas des membres
tiez tout en désordre. Comme Licentius était que l'on ne peut envisager à part ? et néan-
encore distrait 11 est facile, dit Trygélius,
: moins l'ordre de la nature n'a pas voulu (|u'ils
de répondre à ce dilemme, et toutefois je fissent défaut, car ils sont nécessaires; ni qu'ils
n'ai jioint sous la main une compar.iison fussent mis en évidence, car ils sont honteux.
qui devrait, je crois, donner à ma pensée 11 y a plus : ces membres d'ignominie, en oc-
plus de force et de cl.irlé. J'exprimerai néan- cupant leur place, ont cédé 11 place d'honneur
moins cette pensée, et tu feras ensuite ce que aux membres plus nobles. Quoi de plus agréa-
tu as fait tout à l'heure; car celte mention des ble pour nous, quel spectacle plus convenable
ténèbres, propos de ce que j'avais avancé
à dans une campagne, (lue le fut l'autre jour ce
d'une n)anière si obscure, ne a pas médio- m combat de coqs dont nous avons fait mention
crement éclairé. Je dis donc que toute la \ie au premier livre'? Ce[>endant quoi de plus ab-
des insensés, quoi(|u'elle n'ait de leur part, ni ject que l'abattement du vaincu? Touifois en-
suite, ni ordre, estcependant, grâce a la di- core il contribuait à faire ressortir la buauté
vitieProvidence, renfermée dans l'ordre néces- de ce combat.
saire des choses; et comme si une place lui 13. Tout en est là, je crois, mais il faut des
était préparée par cette loi ineffable et éter- yeux. Des poètes ont aimé ce qu'on nomme
nelle, jamais elle n'est où elle ne doit pas èlre. soleeismes et barbarismes; ils outpréféiéen
De là vient que tout homme qui la considère changer les nom?, les appeler figures el syn-
avec un détourne comrnejœ;
es[)rit étroit, s'en copes, plutôt que d'éviter ces fautes manife>tes.l
poussé par une laideur horrible. Mais s'il élève Ole aux poèmes ces figures, et nous regrette-'
et étend ses regards jusqu'à emijrasserTërT- rons de doux agréments. Entasse-les en un
semble, il ne trouvera rien qui ne soifofdon- seul endroit, et mon cœur se soulèvera comme
né, rien qui ne soit en queTq.ue^cle loTîjours, il se soulève devant ce qui est aigre, fétide, gàlé.
disposé et mis à la place qu'il doit occiiiicr. Transporte-les dans le langage libre du foruni,

12. Quelle grande et merveilleuse réponse, qui ne les en chassera et ne les renverra au
lui dis-je, me donne, par votre organe. Dieu théâtre? Aussi l'ordre qui en règle l'usage et
lui-même, et, comme je suis de plus en plus y veut de la mesure ne peut soull'iir, ni qu ils
amené à le croire, ce je ne sais quel ordre ca- soient prodigués quand ils sont propres au
ché dans l'univers. J'entrevois tant de vérité et genre, ni qu'ils dis[iaraissenl entièrement par-
de profondeur dans h s choses dites par vous, tout ailleurs. Qu'un slyle simi)le et connue
que j'ignore comment vous en parlez sans les négligé paraisse de temps en temps; il fait

avoir vues, et comment vous les voyez. Tu ne mieux ressortu- encore les endroits saillants et
cherches peut-être pour exprimer la pensée les beaux passages. Règne-t-il partout? Tu le

qu'une seule comparaison; mais j'en vois méprisés~êt jettes le livret N'esl-il nulle pari?
maintenant d'innombrables qui m'amènent à Les beautés ne font plus saillie, elles ne s'é-

penser comme toi. Quoi de plus hideux que le lève uf~p!ïïs~ên quelque sorte sur les endroits

bourreau ? Quoi de plus farouche eï de plus qu'elles doivent dominer; elles s'éclipsent par
impitoyable que cette âme? Mais il occupe leur propre éclat et jeltent partout la confusion.
dans la législation une place nécessaire, et il Ici encore nous devons à l'ordre une vive re-

fait partie de l'ordre dans une société bien ré- connaissance. Qui ne craint, qui ne déteste les

glée il croit nuire et il est le châtiment de


;
conclusions fausses, et celles qui, en ajoutant
ceux qui nuisent à l'ordre public. Quoi de plus ou en diminuant, travaillent insensiblement
repoussant, de plus dépourNU de beauté, quoi au profit de l'erreur? Toutefois quand elles
de plus couvert de honte que les prÔsTitués, arrivent à propos dans une discussion, elles
les prostituées et autres fléaux du même genre? portent d'heureux fruits, et sans que je sache
Bann s de la société humaine les femmes de
mauvaise vie, et lu troubles tout par les pas- • Ci-dess., liv. i, ch. 8, n. 25.
LIVRE SECOND. 225

pourquoi, l'erreur même fait plaisir. N'est-ce pourquoi les Italiens désirent toujours des
pas encore là une occasion de louer l'ordre ? hivers sereins, et pourquoi notre infortunée
Gélulie est toujours desséchée, qui leur ré-
pondra facilement? Qui d'entre nous s'occu-
CHAPITRE V.
pera de faire des conjectures sur les motifs
COMMENT REMÉDIER A l'eRREUR DE CEUX QUI d'une telle disposition? Pour moi, si je puis
NE CROIENT PAS A l'ORDRE DANS LE MONDE. donner un avis à ceux qui me sont chers, je
crois, au moins selon mes vues et mon senti-
14. Dans la musique, dans la géométrie, ment, qu'ils doivent s'appliquer à l'étude de
dans les mouvements des dans la ri- astres, toutes les sciences \ Car il est impossible au-
gueur des nombres, l'ordre domine au point trement de comprendre toutes ces questions
que, si l'on veut le voir dans son principe et et d'en voir la solution plus clairement qu'on
pour ainsi dire dans son sanctuaire c'est , ne voit la lumière elle-même. Mais si leur es-
là qu'on le trouvera, ou par là qu'on y arri- prit est trop lent, ou trop occupé d'autres af-
vera sans s'égarer. Dans ces sciences, en effet, faires, ou trop peu capable d'étudier encore,

rien n'est à redouter que Texcès, et celui qui qu'ils se préparent un appui dans la foi, et
s'y applique avec modération, maître ou dis- Celui qui ne laisse périr aucun de ceux qui
ciple en philosophie y puise la vigueur,
,
croient docilement les mystères sur sa parole,
prend son essor comme il lui plaît, monte et les attirera à lui par ce moyen, et les délivrera
conduit à sa suite de nombreux esprits, jus- de ces épaisses et horribles ténèbres.
qu'à cette mesure souveraine au delà de la- 16. En effet, pour échapper à l'obscurité,
quelle il ne peut, ni ne doit, ni ne veut plus deux routes s'ouvrent à nous la raison ou au :

rien connaître. De là, et quoique mêlé encore moins l'autorité. La philosophie promet la
aux choses humaines, il les voit si petites, et raison, et c'est avec peine encore que très-peu
les apprécie avec tant de justice que rien ne sont aff'ranchis par elle elle seule cependant
;

l'étonné. Il ne demande plus pourquoi celui- force, non-seulement à ne pas dédaigner ces
ci désire des enfants sans eu avoir, tandis que mystères, mais à les comprendre tels qu'ils
celui-là s'afflige de l'excessive fécondité de son doivent être compris. La vraie, et pour ainsi
épouse; pourquoi l'un manque de l'argent parler, la pure philosophie n'a d'autre afi'airei
dont il est disposé à faire de grandes largesses, que d'enseigner quel est le Principe de toutes'
tandis que l'usurier sec et sordide couve son choses qui n'a point de principe; combien
trésor enfoui; pourquoi la luxure dévore et grande est la pensée qui demeure en Lui, et ce
disperse d'amples patrimoines, lorsque les qui est descendu de Lui pour notre salut sans
larmes d'un mendiant obtiennent à peine un aucune altération. C'est ce Dieu unique. Tout-
denier dans toute une journée pourquoi l'in- ;
puissant et trois fois puissant, Père, Fils et
digne est élevé aux honneurs, tandis que des Saint-Esprit que nous enseignent les augustes
mœurs irréprochables sont cachées dans la mystères, dont la foi sincère et inébranlable
foule. est pour les peuples un principe de délivrance ;

15. Voilà, avec tant d'autres choses que pré- et dans cet enseignement, il n'y a ni confu-
sente la vie humaine, ce qui détermine la plu- sion , comme quelques-uns le prétendent, ni
part des hommes à cette croyance impie, qu'il outrage à la raison, comme beaucoup le sou-
n'y a ni ordre, ni providence pour nous gou- tiennent. Quelle grandeur, qu'un Dieu si grand
verner. D'autres mortels, pieux, bons et doués ait daigné s'incarner et vivre dans un corps de
d'un brillant génie, ne peuvent se persuader même nature que le nôtre Plus on voit d'a- I

que nous soyons abandonnés par le Dieu su- baissement dans cet acte, plus il surabonde de
prême. Troublés néanmoins par l'obscurité et clémence, et condamne cet orgueil qui est
la confusion des choses, ils ne peuvent y dé- propre aux savants.
couvrir un ordre, et dans leur désir de con- 17. Mais quelle est l'origine de notre âme?
naître les causes les plus secrètes, souvent que fait-elle ici-bas? quelle distance la sépare
même ils recourent à la poésie pour déplorer
', de Dieu? quelle est cette propriété qui l'ap-
leurs erreurs, «ffuils 'dêmaniîeïit seulement plique à des œuvres de deux natures diffé-
* Allusion «u poème de Zénobius menUcouié pkia baut.
rentes? jusqu'à quel point est-elle mortelle,
lir. i, cb.
7, n. 20. ' Rét. liv. I. cb. 3, D. 2.

S. AUG. — TOMB III. 45



2^6 DE L'ORDRE.

et comment pronve-t-on son iminortalité ? A ces paroles, un serviteur, que nous avions
L'ordre ne demande-t-il pas que l'on étudie chargé de cet accourut pour nous dire
office,

ces problèmes? 11 le demande certainement; que l'heure du dîner était arrivée. Ce servi-
nous en dirons bientôt quelques mots si le teur, dis-je alors,nous force non pas à définir
temps le permet. En ce moment je me conten- le mouvement, mais à le montrer aux yeux.

terai devons dire Celui qui, témérairement et


: Allons donc, passons de ce lieu dans un autre;
sans coordonner ses connaissances, ose se je- le mouvement n'est (jue cela, si je ne me

ter dans l'étude de ces questions, fait preuve trompe. On rit et nous partîmes.
de curiosité plus que de zèle, de crédulité plus
que de science, d'incertitude même plus que CHAPITRE VL
de prudence. Aussi j'ignore d'où a pu vous
venir cette justesse et cette précisiou, que je deuxième discussion. —
suis forcé de reconnaître dans les réponses l'esprit du sage est immobile.
que vous venez de faire à mes questions.
Voyons cependant jusqu'où peut aller le tra- 19. Après le repas, comme des nuages cou-
vail de votre esprit. Que Licentius nous rende vraient le ciel, nous allâmes nous asseoir, à
aussi sa parole si longtemps occupé de je ne
: l'ordinaire, dans la salle des bains. Ainsi donc,
sais quelle idée, il est tellement étranger à cet dis-je à Licentius, tu accordes que le mouve-
entretien, qu'il lira tout ceci, je pense, comme ment n'est que le passage d'un lieu dans un
ceux de nos amis qui sont absents. Reviens à autre? — Je l'accorde, répondit-il. — Tu ac-
nous, Licentius, et sois-y tout entier, je t'en cordes aussi, repris-je, que nul n'est dans un
conjure, c'est à toi que je parle. Tu as ap- lieu où il d'abord sans avoir fait un
n'était pas
prouvé ma définition quand j'ai dit ce que mouvement? — Je
ne comprends pas. Si, —
c'est qu'êtreen Dieu, et autant qu'il m'en sou- dis-je, une chose, qui était d'abord en un

vienne, tu as voulu me prouver que l'esprit lieu, est maintenant dans un autre, n'est-ce
du sage demeure immobile en Dieu. point parce qu'il y a eu mouvement? lll'ac-
iS. Mais voici pour moi une difficulté ce : corda. Donc, repris-je, le corps vivant d'un
\ sage vivant parmi les hommes et y denieurant sage pourrait être maintenant ici avec nous,
en corps, on ne saurait le nier, comment se et son esprit ailleurs? — Il le pourrait.

peut-il que ce corps aille deçà et delà et que Quand même il s'entretiendrait avec nous et.

l'esprit demeure immobile? Tu peux dire, il nous enseignerait quelque chose? Quand —
est vrai, qu'un vaisseau se meut et que les même il nous enseignerait la sagesse, re[)ril-il,
hommes qu'il renferme sont en repos, quoique mais je ne dirais point que son esprit est avec!
ceux-ci , nous l'avouons , le maîtrisent et le nous, il serait plutôt avec lui-même. Alorsî —
gouvernent. Mais ne le dirigeassent-ils que de il ne serait point dans son corps ? Non, re^ —
la pensée, et le fissent-ils aller ainsi au gré de prit-il. —
Je poursuivis Ce corps sans son es-'
:

leurs désirs, quand le vaisseau est en mouve- prit ne serait-il pas mort? et je parlais dun
ment, ceux qui le montent ne peuvent eux- corps vivant. — comment
Je ne sais, dit-il,
mêmes éviter le —
mouvement. L'espiit, dit Li- m'expliquer: jene comment le corps
sais point
centius, n'est point dans le corps, soumis aux d'un homme peut être vivant si Tàme n'est
ordres du corps. —Je ne le dis pas non plus, ré- point en lui et en quelque lieu du monde
;

pondis-je, mais le cavalier, à son tour, n'est pas que soit le sage, je ne puis dire que son âme
sur le cheval pour en recevoir la loi ; et néan- ne soit point avec Dieu. — Je vais, repris-je,
moins tout en faisant marcher le cheval à son te mettre en état de t'expliquer. C'est proba-
gré, il faut qu'il en subisse le mouvement. — blement parce que Dieu est partout, que par-
Mais il peut, reprit-il, rester immobile sur ce tout où le sage puisse aller, il trouve Dieu et
cheval. —
Tu nous forces, lui dis-je, à définir peut être avec lui. Ainsi nous pourrions dire
le mouvement; mais si tu le peux, définis-le et qu'il passe d'un lieu à l'autre, ce qui est le
toi-même. — Continue, reprit-il, à me rendre mouvement, et que néanmoins il est constam-
service, Car je persiste dans ma demande, et ment avec Dieu. —
J'avoue, répondit-il, que
pour t'éviter la peine de me l'adresser de nou- le corps passe d'un lieu à l'autre , mais je
veau, si je peux définir je le déclarerai quand le nie quant à l'esprit que nous avons appelé
j'en serai capable. sage.
LIVRE SECOND. 257

lence, il me pria de la lui répéter ; il n'avait


pas romaniué que Trygétius y avait répondu
CHAPITRE VII.
plus haut '. Répéter quoi? lui dis-je, et à quoi
QUEL A PU ÊTRE l'OKDRE QUAND LE MAL
bon? C'est — fait, reprennent ne
les autres,

n'Était pas?
recommence point. — J'aime donc mieux ,
ajoutai-je, t'engager à lire ce qui a été dit plus

pour le
20. Je te cède moment, lui dis-je, haut puisque tu n'as pu l'entendre. J'ai sup-
de peur qu'un sujet si obscur et qui veut être porté sans peine ta distraction pendant notre
traité plus longuement et avec plus de soin, entretien, et je t'y ai laissé longtemps; car je

ne nous éloigne maintenant du but proposé. voulais ne mettre aucun obstacle à ce que tu

Mais puisque nous avons déflni ce que c'est élaborais attentivement, en toi-même et loin
qu'être en Dieu, voyons si nous pourrons sa- de nous, et continuer un sujet que l'écriture
voir aussi ce que c'est qu'être sans Dieu. Je recueillait pour toi.
crois même que la chose est déjà suffisam- 22. Voici maintenant une question que nous
ment claire, car il te paraît sans doute qu'être n'avons point encore essayé de discuter avec
sans Dieu c'est n'être pas avec Dieti. — Si les soin. Dès l'abord cette question de l'ordre
,

paroles venaient à mon gré répondit-il , ,


je ayant été soulevée, je ne sais par quel enchaî-
pourrais te faire une réponse qui ne te déi)lai- nement, tu m'en souvient, que la
as dit, il

d'un en-
rait point. Mais je t'en prie, aie pitié justice de Dieu consiste en ce qu'il sépare les
fant, et saisis ma pensée avec la pénétration bons des méchants, et rend à chacun ce t|ui
qui convient à ton esprit. Il me semble donc lui appartient -. 11 n'est pas, selon moi, de de^

qu'alors on n'est pas avec Dieu, et que toute- finition plus claire de la justice. Ainsi donc je
fois on est en la possession de Dieu. Et com- le prie de me dire s'il te semble que Dieu ait
ment appeler sans Dieu ceux qui sont à Dieu été un moment sans justice. — Jamais, ré-
même? Je ne dirai pas non plus qu'ils sont pondit-il. — Mais si Dieu a toujours été juste,
avec Dieu, car Dieu Ji'est pas en leur posses- répliquai-je, le bien et le mal ont toujours
sion. En etîet, posséder Dieu, ainsi que nous existé. — Certes, répondit ma mère, je ne vois
en convînmes dans cet entretien si agréable pas d'autre conclusion possible ; car la justice
que nous eûmes le jour de ta naissance, ce divine ne s'exerça point quand le mal n'exis-
n'est autre que jouir de Dieu *. Mais j'avoue tait pas Dieu n'a pas toujours rendu aux
; et si

que je redoute ces propositions contraires : bons et aux méchants ce que méritait chacun
comment se peut-il qu'un homme ne soit ni d'eux, on ne peut dire que toujours il ait été
sans Dieu ni avec Dieu ? juste. —
Donc, lui répondit Licentius, nous
21. Ne t'effraye point de cela, lui dis-je, lors- devons dire, selon toi, que le mal a toujours
que la pensée est juste, qui ne fait peu de cas existé? — Je n'oserais parler ainsi, reprit-elle.
des paroles? Revenons donc enfin à cette défi- — Que dirons-nous donc répliquai-je ? Si ,

nition de l'ordre. Tu as dit que l'ordre ç'esLlâ, Dieu est juste, quand il discerne entre les
règle d'après laiinelle Dieu conduit tout. Mais bons et les méchants il n'était donc point
,

il n'est rien, si je m'en crois, que Dieu ne con- juste quand le mal n'existait pas. Comme tous
duise, et c'est ce qui t'a porté à penser que gardaient le silence, je remarquai que Trygé-
rien n'est en dehors de l'ordre. — Je persiste, tius voulait répondre, et je le lui permis. —
reprit-il, dans mon sentiment, mais je prévois Assurément, reprit-il, Dieu était juste, car il

que tu vas me demander si Dieu conduit aussi pouvait discerner entre le bien et le mal, si
ce que nous avouons n'être pas bien. A mer- — ce dernier eût existé, et cette puissance cons-
veille, répliquai-je, ton regard a plongé dans tituait lajustice. Dire en effet que Cicéron
ma pensée. Mais, je t'en prie, puisque tu as découvrit avec prudence la conjuration de Ca-
vu ce que j'allais dire, vois aussi ce qu'il tilina, que son désintéressement le mit au-
faut répondre. —Pour lui, faisant signe des dessus des présents qui l'eussent porté à épar-
yeux et des épaules : Nous voilà troublés, ré- gner les coupables, que sa justice les envoya
pondit-il. au dernier supplice au nom du sénat, que son
Le hasard avait amené ma mère au moment courage lui fit soutenir tous les traits des «n-
de cette question. Après quelque temps de si-
'
Cbap. IV, n. 11.
' Ci-de»8us, de la Vie iienktweute, n. 34. " Liv. I, de l'Ordre, ch. 7, n. 19.
DE L'ORDRE.

nemis, et le fardeau de leur haine, comme il n'est pas moins vrai que le mal est né en de-
l'appelait ; ce n'est pas dire qu'il aurait man- hors de l'ordre. Si tu m'accordes cela , tu
qué de ces vertus, si Catilina n'eût point me- avoues qu'en dehors de l'ordre quelque chose
nacé république de sa ruine. C'est par
la est possible, ce qui affaiblit et tronque ta thèse;
elle-même et non par des œuvres semblables, si tu ne l'accordes pas, alors le mal va nous

que l'on doit apprécier la vertu même dans paraître produit par l'ordre de Dieu, et ce sera
l'homme, et à combien plus en forte raison professer que Dieu est l'auteur du mal. Est-il

Dieu, si toutefois la difficulté de comprendre rien de plus détestable qu'un pareil sacrilège?
et de s'exprimer permet d'établir ici quelque Il ne comprenait point ou feignait de ne pas

comparaison. Car afin de nous montrer qu'il comprendre je tournais alors et retournais
;

a toujours été juste, Dieu ne différa point de mon argument dans tous les sens, mais il n'eut
rendre à chacun ce qu'il méritait aussitôt que rien à répondre et garda le silence. Pour —
le mal dut le séparer du bien.
exista, et qu'il moi, dit alors ma mère, je ne pense pas que
Il n'avait point alors à apprendre la justice, rien se puisse faire en dehors de l'ordre de
mais à en user, car elle a toujours été en lui. Dieu. Il est vrai, le mal qui est produit ne doit
23. Licentius et ma mère l'ayant approuvé aucunement son origine à l'ordre, mais la jus-
dans leur extrême embarras Eh bien! dis-je,
: tice de Dieu ne l'a point laissé sans le coordon-
Licentius, qu'en penses-tu ? Où est ta grande ner; elle l'a ramené et poussé à la place qu'il
proposition, que rien ne se fait en dehors de doit occuper dans l'ordre.
l'ordre ? Car,si le mal a été fait, ce n'est point 24. Voyant alors que tous cherchaient avec
par l'ordre de Dieu, mais il a été enfermé dans ardeur, et chacun selon ses forces, à connaître
cet ordre après avoir été produit. Celui-ci Dieu, mais ne suivaient point cet ordre dont
étonné, et voyant avec peine une bonne cause nous traitions, et qui conduit à l'intelligence
lui échapper des mains si subitement Assuré- : de cette ineffable majesté en prie,: Je vous
ment, reprit-il, je soutiens que l'établissement leur dis-je, si, comme vous tenez
je le vois,
de l'ordre date de l'origine du mal. Donc, — fortement à l'ordre, ne souffrez point que la
répondis-je, ce n'est point l'ordre qui a permis le précipitation nous jette dans le désordre. Une
mal, puisque cet ordre n'a commencé qu'après raison secrète promet de nous démontrer que
la naissance du mal ; ou bien cette né-
et alors, rien ne se fait en dehors de l'ordre ; cependant,
gation que nous appelons mal a toujours
le si nous entendions un maître d'école essayant
existé, ou bien, si nous trouvons que le mal a d'apprendre à un enfant à syllaber avant de
commencé, comme l'ordre est le bien même, lui avoir fait connaître les lettres, je ne dis pas

ou est issu du bien, rien jamais n'a été el ne qu'il faudrait en rire comme d'un fou, mais
sera jamais sans ordre. Je ne sais cependant nous opinerions qu'il doit être lié comme un
ce qui m'était venu de meilleur, mais comme furieux, uniquement pour n'avoir pas suivi
d'ordinaire, il a été emporté par l'oubli; et, l'ordre de l'enseignement. Qui doute que des
selon moi, dans l'ordre que cela me soit
il est choses semblables ne soient faites souvent par
arrivé car, ainsi le mérite l'élévation ou la
: les hommes sans expérience qui font la répro-
direction de ma vie. bation et la risée des hommes instruits, et par
J'ignore comment, répondit-il, a pu m'échap- des insensés qui n'échappent pas toujours à la
per une pensée que je réprouve maintenant. Il censure des sots ? Néanmoins, toutes ces actions
n'eût pas fallu dire que le mal est né, ni que que nous appelons perverses, ne sont point en
l'ordre a commencé, mais que l'ordre a tou- dehors de l'ordre divin c'est ce qu'une science
:

jours été en Dieu, comme Trygétius l'a dit de profonde, dont le vulgaire est bien éloigné de
la justice, et qu'il fût seulement appliqué lors- soupçonner promet de démontrer aux
l'idée,

que le mal commença. —


Tu retombes au esprits studieux qui n'aiment que Dieu et les
même point, lui dis-je, et ce que tu refuses âmes, et de démontrer de façon à produire en
d'admettre demeure mébranlable. Car, soit eux une certitude qui déûe la certitude mathé-
*
que l'ordre ait toujours été en Dieu, soit qu'il matique.
ait commencé en même temps que le mal, il
, ,

LIVRE SECOND. 22î)

Mais, que nul ne se croie exempt de tout pré-


cepte, parce qu'il ne s'en est occupé que dans
CHAPITRE VIII.
un âge avancé ; l'observation ne lui en sera que
RÈGLES DE CONDUITE POUR LES JEUNES GENS. — plus facile dans l'âge mûr. Qu'en toute condi-
ORDRE DE LEURS ÉTUDES. tion, en tout lieu, en tout temps, on ait des
amis, ou que l'on cherche à s'en faire. Qu'on
25. Cette science est la loi même de Dieu. ait de la déférence pour ceux qui en méritent,

iToujours immuable et invariable en lui, elle et qui même ne s'y attendent pas. Qu'on ait peu

se grave, pour dans les âmes des


ainsi dire, d'égards pour les orgueilleux, et que soi-même
sages. Ils savent que leur conduite est d'autant on évite l'orgueil. 11 faut une vie sage et dé-
meilleure, et d'autant plus élevée, que la con- cente honorer Dieu, s'occuper de lui, le re-
:

templation de l'esprit leur a mieux fait com- chercher en s'appuyant sur la foi, l'espérance
prendre cette loi, et que leur genre de vie en et la charité désirer, pour ses études et celles
;

est une plus fidèle observation. Or, cette science de ses amis, la tranquillité et de solides pro-
trace en même temps deux ordres à quiconque grès; pour soi-même et pour tous, s'il est pos-
veut l'acquérir; l'un est pour la conduite, l'au- sible, un bon esprit et une vie paisible.
tre pour les études. Tout jeune homme qui est
épris de l'amour de cette loi, doit donc éviter
les plaisirs de la chair, la sensualité dans la
CHAPITRE IX. X
nourriture, les soins exagérés du corps et de DE l'autorité et DE LA RAISON DANS LES ÉTUDES.
la parure, les vaines occupations du jeu, l'ap-
pesantissement du sommeil et de la paresse, 26. Il nous reste à exposer comment on doit
les rivalités, la jalousie, l'envie, l'ambition des étudier, quand on a entrepris de vivre comme
honneurs et du pouvoir, et même le désir im- nous l'avons dit. x\ous ne pouvons avoir que \

modéré des louanges. Qu'ils regardent l'amour deux moyens de nous instruire l'autorité et :

de l'argent comme le venin qui tuera infaillible- la raison. Dans l'ordre du temps, l'autorité pré-
ment toutes leurs espérances que leurs actions ; cède; dans la réalité, la raison l'emporte. Au-
ne ressentent ni la mollesse, ni l'arrogance. tre chose est ce que nous faisons d'abord, autre
S'agit-il des fautes de leur famille? qu'ils chose ce que nous désirons et estimons davan-
bannissent toute colère , ou la compriment tage. L'autorité des hommes de bien paraît
jusqu'à ne point la laisser paraître. Nulle haine I)lus utile à la multitude ignorante, et la raison
contre personne , nul vice qu'ils ne veuil- plus convenable aux savants. Cependant
lent corriger. Qu'ils s'observent de manière à comme tous sont ignorants avant d'apprendre,
n'être ni excessifs dans la vengeance, ni trop comme nul ignorant ne sait dans quelles dis-
réservés dans le pardon. Qu'ils ne punissent positions il doit se présenter devant ses maî-

que pour améliorer, qu'ils n'aient point d'in- tres, ni quel genre de vie peut le préparer à !a
dulgence qui puisse encourager le mal, qu'ils science; l'autorité seule peut ouvrir la porte,
aiment, comme les membres dé leur famille, quand on aspire à connaître quels sont les tré-
ceux qui sont soumis à leur autorité, qu'ils les sors mystérieux et divins. Le seuil une fois
servent comme s'ils comman-
rougissaient de franchi avec assurance, on s'ai)plique à sui-
der, et qu'ils leur commandent comme s'ils vie les règles de la vie parfaite , et par ce
étaient heureux de les servir. S'agit-il des fautes moyen, qui donne la docilité on apprendra ,

des étrangers? qu'ils ne reprennent personne enfin quelle profonde raison il y a dans les
contre son gré, qu'ils évitent les inimitiés avec préceptes qu'on a observés sans les compren-
soin, les supportent de bon cœur, les termi- dre, et ce qu'est cette raison qui succède aux
nent au plus dans tout engagement, toute
tôt; langes de l'autorité, que l'on suit maintenant
communication avec les hommes il suffit , d'un pas ferme et que l'on comprend; et ce
d'observer cet adage vulgaire Qu'on ne fasse :
qu'est cette intelligence en qui tout est ren-
point à autrui ce qu'on ne veut point endurer. fermé, ou plutôt, qui est tout; et ce que c'est,
Qu'ils ne consentent point à entrer dans l'ad- en dehors de tout, que le principe de tout.
minislration de l'Etat, avant d'être parfaits, et Peu arrivent, en cette vie, à cette connais-
qu'ils deviennent parfaits à l'âge sénatorial, ou sance, et nul ne peut aller au delà, même en
mieux encore, dans la jeunesse. l'autre vie. Quant à ceux qui se contentent de
,

2S0 DE L'ORDRE.

l'autorité pour s'appliquer aux bonnes mœurs


et aux dédaignent ou sont in-
saints désirs, qui
CHAPITRE X.
capables de se livrer à Tétude profitable des
sciences libérales , je ne sais comment leur
PEU C0NF0RME>T LEUR VIE AUX PRÉCEPTES
donner le nom d'beureux, pendant qu'ils sont
DIVINS.
parmi lesbommes; mais, je le crois fermement,
sitôt qu'ils auront quitté ce corps, ils seront dé- 28. Alype me dit alors Quel grand modèle :

livrés avec plus ou moins de facilité, selon que de vie tu nous places sous les yeux Tu as tout !

leur vie aura été plus ou moins irréprocliable. dit en peu de mots; nous sommes chaque jour
27, L'autorité est divine ou bumaine mais ; avides de tes leçons mais aujourd'hui tu nous
;

l'autorité vraie, solide, souveraine, c'est l'au- as inspiré plus de zèle encore et plus d'ardeur
torité divine. Il faut ici redouter l'étonnante pour ce genre de vie. Je voudrais y voir par-
fourberie des animaux aériens. Soit en prédi- venir et s'y attacher intimement, s'il était pos-
sant des choses qui sont du domaine des sens sible, non-seulement nous, mais encore tous les
corporels, soit en produisant des effets où éclate hommes : ces préceptes deviendraient aussi fa-
une grande puissance, ils arrivent facilement ciles à suivre qu'ils sont ad mirables à entendre.
à tromper les âmes qui sont ou désireuses des Comment, hélas î se fait-il, puisse ce malheur
biens périssables, ou avides d'un pouvoir fra- s'éloigner de nous ! Comment
qu'en se fait-il
gile, ou effrayées de vains prodiges. On doit entendant ces règles, l'esprit humain les pro-
donc regarder l'autorité comme divine, quand clame célestes, divines, entièrement vraies, et
non-seulement elle surpasse tout pouvoir bu- qu'il agisse différemment quand il faut y at-
main par des merveilles sensibles, mais quand, teindre? Aussi je suis profondément convaincu
animant l'bomme lui-même, elle lui montre que, pour vivre ainsi, il faut des hommes di-
jusqu'à quel point elle s'est abaissée pour lui. vins ou un secours divin.
Elle nous ordonne de nous alTrancbir des Je répondis : Actuellement, Alype , c'est ma
sens que frappent ces prodiges, et de nous parole qui exprime ces règles de vie, que tu
élever jusqu'à l'intelligence; elle nous montre accueilles avec tan tde plaisir, comme toujours ;

en même temps, et ce qu'elle \^.u\. ici-bas, et mais ne sont point de mon invention, tu le
elles
pourquoi elle fait ces merveilles, et le peu de sais parfaitement. Elles remplissent les livres
prix qu'elle y attache. Elle doit en effet nous d'hommes grands et presque divins et cette ;

manifester sa puissance par ses actes, sa clé- observation, je la dois non pas à toi, mais à ces
mence par ses abaisseme ts, sa nature par les jeunes gens qui auraient quelque droit de les
ordres qu'elle donne. C'est ce qui nous est dédaigner, ne reposaient que sur mon
si elles

présenté d'une manière plus profonde et plus autorité. Jamais je ne leur demanderai de m'en
solide dans les vérités sacrées auxquelles nous croire, que sur les preuves dont j'appuierai mon
sommes où la vie des hommes de
initiés, et enseignement et c'était, je présume, pour les
;

bien se purifie beaucoup plus facilement, non stimuler par limportance du sujet, que tu as
par les subtilités de la dispute mais par l'auto- parlé de la sorte. Ces règles ne sont point dif-
rité des mystères. ficiles à suivre pour toi telle est ton avidité à
;

Quant à l'autorité des hommes, elle trompe les saisir, et l'élande ton admirable nature à
souvent mais parmi eux, ceux-là paraissent à
; les pratiquer, que si je suis ton maître en
bon droit mériter plus de confiance, qui met- paroles, tu es le mien en actions. Je n'ai aucun
tent à la portée du vulgaire des preuves plus motif ni même aucun prétexte de mentir. Un
nombreuses de leur doctrine, et qui ne vivent éloge immérité ne stimulerait point, je crois,
pas autrement qu'ils n'enseignent à vivre. S'ils ton ardeur ceux qui sont ici nous connaissent
;

sont, de plus, favorisés des dons de la fortune, tous deux, et ni l'un ni l'autre n'est inconnu
qu'ils soient grands à en user, plus grands en- à celui qui recevra cet écrit.
core à les mépriser, comment blâmer la con- 20. Quant aux hommes qui s'adonnent à la

fiance donnée aux règles de vie qu'ils ensei- pratique du bien et des bonnes mœurs, si tes

gnent ? paroles sont d'accord avec ta pensée, lu en crois


le nombre plus restreint que cela ne me paraît
probable beaucoup te sont entièrement in-
:

connus; et chez ceux que tu connais, ce qui


LIVRE SECOND. 23!

est précisément digne d'admiration t'échappe trouvent que déception très-peu, néanmoins, ;

aussi. Tout cela est en effet du domaine de en connaissent la naiure et les propriétés. Cela
l'âme qui est inaccessible aux sens, et qui sou- néanmoins indubitable.
paraît étonnant; c'est
vent pour s'accommoder au langage des
,
Ces observations suffisent pour le moment;
hommes vicieux, accorde ses paroles avec ce car je suis actuellement incapable de vous
qu'elle paraît ou approuver ou désirer. Elle parler comme il convient d'un si vaste sujet;
agitsouvent contre son gré afin d'éviter la , j'en suis aussi incapable serais présomp- que je
haine d'autrui, ou l'accusation d'ineplie et ; tueux si je prétendais lavoir
au moins compris.
comme les actes nous arrivent par le ténioiguage Recherchons toutefois si nous le pouvons ,

des oreilles ou des yeux, il nous est diflicile de maintenant et autant que l'exige le but de cet
nous écarter de leur appréciation. C'est ce qui entretien combien elle a daigné se mani-
,

nous empêche de connaître un bon nombre fester dans les objets qu'il nous semble con-

d'hommes aussi bien qu'ils se connaissent et naître.


que les connaissent leurs amis. Tu peux le 31. Voyons en premier lieu, dans quelles
comprendre en te rappelant quelques grandes circonstances on emploie d'ordinaire ce mot
qualités que seuls n(»us voyons chez les nôtres. que nous appelons Ce qui doit nous
la raison.
Une des causes qui induisent ainsi en erreur, frapper avant tout, c'est que les sages de l'anti-
et ce n'est pas la moindre, c'est que beaucoup quité ont défini l'homme de la manière sui-
se convertissentsubitement à une vie meilleure vante L'homme, disent-ils, est un animal
:

et digne d'admiration et qu'on les croit tou-


; raisonnable et mortel. Le terme d'animal dé-
jours ce qu'ils étaient, jusqu'à ce que des signe ici le genre, et les deux autres termes
actions d'éclat révèlent ce qu'ils sont. Sans indiquent deux différences, destinées, je crois,
aller plus loin, quiconque eût naguère connu à faire connaître à l'homme où il doit revenir
ces jeunes gens, croirait-il facilement qu'ils etd'où il doit s'éloigner. Son âme en parlant
recherchent aujourd'hui les grandes vérités, d'elle-même s'était jetée misérablement dans
avec tant de zèle, et qu'à tel âge ils ont déclaré la matière ; il lui faut revenir à la raison. En
une telle guerre aux plaisirs ? Ainsi rejetons disant qu'il est raisonnable, on le distingue des
cette opinion car ce secours divin dont tu as
; bêtes; et en l'appelant mortel on montre com-
fait, comme il était convenable, une mention bien il diffère de ce qui est divin. S'il ne s'at-

pieuse à la fin de ton discours, produit dans tache à la raison, il se confondra avec les ani-

tous les peuples et beaucoup plus largement maux; s'il ne s'éloigne de la matière, il ne
que plusieurs ne se l'imaginent, l'œuvre de sa pourra se diviniser.
miséricorde. Mais revenons, s'il te plaît, à l'or- Mais les savants appliquent souvent leur es-
dre de notre discussion, et après avoir sulfisam- prit et leur pénétration à distinguer ce qui est
ment parlé de l'autorité, voyons ce qu'exige la raisonnable de ce qui est rationnel le but que :

raison. nous poursuivons demande que nous les imi-


tions. Ils appellent donc raisonnable ce qui fait

CHAPITRE XL ou ce qui peut faire usage de la raison, et ra-


tionnel ce qui est produit on dicté par elle.
DE LA RAISON ET DE SES TRACES DANS LES CHOSES Ainsi nous pouvons dire de ces bains et de
SENSIBLES. — DIFFÉRENCE ENTRE CE QUI EST notre conférence qu'ils sont rationnels, et nom-
RATIONNEL ET CE QUI EST RAISONNABLE. mer raisonnables soit celui qui a construit ces
nous qui parlons. La raison par con-
bains, soit
30. La raison est ce mouvement de l'esprit séquent procède de l'âme raisonnable, et s'ap-
qui peut distinguer et résumer ce que l'on plique à des actes et à des discours ration-
apprend. S'il est bien rare que les honmies nels.
recourent à ses lumières pour comprendre 32. Il y a donc deux choses où la force et la
soit Dieu, soit leur âme propre ou toute autre puissance de la raison sont accessibles aux
âme, c'est uniquement à cause de la difficulté sens eux-mêmes d'une part les œuvres hu-:

qu'é()rouve à se replier sur soi , quiconque maines que l'on voit, et d'autre part les paroles^
s'est habitué à vivre par les sens. Tous, il est que l'on entend mais dans les deux cas l'es-
:

vrai, veulent se conduire par la raison lors prit, pour frapper les sens emploie un double
même qu'ils se livrent à des affaires où ils ne intermédiaire les yeux et les oreilles. Aussi
;
232 DE L'ORDRE.

quand nous voyons un objet dont les parties eton appelle proprement harmonieux un con-
sont bien proportionnées, nous pouvons d[re cert agréableaux oreilles, quand la raison pré-
qu'il paraît rationnel nous disons également
;
side à la mesure, inspire la composition et

qu'une musique est rationnelle, lorsqu'elle l'exécution du chant. Mais on ne fait point in-
frappe l'oreille d'une manière harmonieuse. tervcnir la raison, lorsque l'œil est flatté par de
Mais qui ne rirait de celui qui dirait odeur : belles couleurs, ou l'oreille réjouie par le son
rationnelle, saveur rationnelle, douceur ration- clair et juste que produit un coup frappé sui'
nelle? Ce serait toutefois autre chose si dans la corde d'une lyre pour voir la raison dans
:

un but déterminé on avait cherché à procurer le plaisir de ces deux sens, il faut que l'on

cette odeur, cette saveur, cette chaleur et le puisse y distinguer les proportions et J'har-
reste; par exemple en considérant les odeurs
si monic.
fortes que l'on a placées dans un lieu pour en 3 i. Aussi lorsque nous considérons attentive-
éloigner les serpents, on disait que rationnel- ment toutes de cet édilice, comment
les parties

lement ce lieu exhale des odeurs si égale- ; n'être pas blessés de voir une porte à l'extré-
ment l'on disait d'un breuvage préparé par le mité et une autre porte à peu près au milieu
médecin, que rationnellement il est amer ou sans être au milieu même? N'est-ce pas otien-
rationnellement doux; et d'un bain apprêté ser l'œil que de prendre en construisant des

pour un mfirme, qu'il est rationnellement mesures irrégulières sans y être forcé? Voici
chaud ou tiède. à l'intérieur trois fenêtres une au milieu, deux
:

Mais quel homme, flairant, sur l'ordre même aux extrémités; elles sont à égales distances
du médecin, une rose dans un jardin, osera et jettent également la lumière sur la bai-

dire jamais Que : cette odeur est rationnelle ? gnoire. N'éprouvons-iious pas du plaisir, notre
L'ordre ou le conseil de la flairer peut être ra- esprit n'est-il point satisfait lorsque nous les
tionnel , l'odeur elle-même ne saurait s'appe- regardons avec une attention particulière? La
ler ainsi, et précisément parce qu'elle est une chose est évidente, il n'est pas nécessaire de
odeur naturelle. Nous pouvons bien dire d'un vous en parler longuement. Aussi les archi-
mets de cuisine qu'il est raisonnablement tectes disent-ils que cette disposition a une
épicé mais l'usage ne permet point de parler
;
raison d'être, comme ils disent qu'elle est sans
ainsi lorsque la saveur n'a d'autre but que de raison lorsque les parties sont distribuées sans
satisfaire la sensualité. Demandez au malade à ordre.
qui médecin a fait servir un breuvage, pour-
le On peut faire souvent ces observations, les
quoi ce breuvage devait être aussi doux, il vous appliquer à presque tous les actes et à toutes
donnera un motif différent de la sensualité ; les œuvres de l'homme. Dans la poésie, disons-

ce motif est la nature même de la maladie; elle nous, la raison doit avoir en vue le plaisir de
n'afTecte pas le goût, mais le corps, ce qui est l'oreille; et n'est-ce point la mesure qui le

fort différent. Demandez au contraire à un in- produit tout entier? Quoique les mouvements
tempérant qui recherche le plaisir de la bouche bien cadencés d'un danseur charment les re-
pourquoi ce qu'il prend est doux s'il répond ; : gards par la mesure même à laquelle ils obéis-
c'est que j'y trouve mon plaisir, mes délices, sent , le spectateur intelligent comprend ce
personne ne dira que cette douceur est ration- qu'ils signilient, ce qu'ils représentent ; aussi
nelle, à moins toutefois que le plaisir procuré en faisant abstraction des louissances qu'elle
par elle ne doive conduire à un but, et que les procure aux sens, dit-on alors que la danse est
aliments n'aient été préparés en vue de ce but rationnelle; qu'elle donne à Vénus des ailes,

même. un manteau à Cupidon; qu'elle représente ces


33. Voilàdonc quelques traces de raison prétendues divinités avec toute la souplesse et

qu'il nous a été possible de découvrir dans les toute la grâce possibles, les yeux n'en seront
sens, dans le plaisir même de la vue et de pas blessés, mais Aux yeux de l'esprit
l'esprit.

l'ouïe. La raison ne se montre point dans la cette représentation ne serait point fidèle; les
satisfaction des autres sens, mais dans le but yeux du corps seraient choqués si le mouve-
que se propose d'atteindre par eux la créature ment manquait d'harmonie; car il est fait
raisonnable. On appelle beau l'objetqui frappe pour les sens et pour plaire à l'âme en tant
agréablement les yeux et où «e montre ufie qu'elle anime le corps. Autre est donc le plai-
proportion raisonnable des parties entre elles, sir des sens; autre ce que l'on perçoit par les
,

LIVRE SECOiND. 233

sens les sens sont flattés d'un beau mouve- Cependant on ne pouvait percevoir les^ pa-
;

ment, que l'àmc reçoit d'eux avec plai- imagina les lettres,
roles des absents; la raison
et ce
sir, c'est l'agréable connaissance de ce que CCS caractères qui représentent, sans les con-

signifie le mouvement. fondre, tous les sons formés par le mouve-


Il est plus facileencore d'appliquer celte ment de la langue et de la bouciie. Mais com-
remarque au sens de l'ouïe. L'oreille est char- ment parler et écrire en restant dans un vague
mée, séduite par tout son mélodieux; mais, immense, en ne déterminant rien ? C'était im-
quoique transmise par l'oreille, la belle pensée possible, celte impossibilité même fil remar-
que rappelle le son s'adresse exclusivement à quer du calcul or, cette invention de
l'utilité ;

l'esprit. De là vient qu'en entendant ces vers ; l'écriture et du calcul donna naissance à la
profession des copistes et des calculateurs. On
Pourquoi de nos soleils l'inégale clarté comme à l'enfance de la grammaire, ou,
était
S'abrège dans l'hiver, se prolonge en été ?
'
comme dit Varron, aux « éléments des lettres,
« litterationem. » Je ne suis pas assez sur, pour
nous ne confondons pas dans nos éloges la
le moment, du terme qui correspond dans la
beauté des vers et la beauté de la pensée et ;
langue grecque à l'expression latine.
nous ne disons pas au même point de vue que 36. La raison observa ensuite des différences
l'harmonie est belle et que l'expression est ra-
entre les émissions de voix qui formaient le
tionnelle.
langage et que représentait l'écriture. Les unes,
malgré la variété de leurs inflexions, deman-
CHAPITRE XII. daient qu'on ouvrît peu la bouche ; simples et

faciles, elles s'en échappaient sans effort: d'au-


LAJRAISON A INVENTÉ TOUS LES ARTS. COM- — tres exigeaient que l'on comprimât diverse-
MENT ONT ÉTÉ DÉCOUVERTS LES MOTS , LES ment en produisant un son il
les lèvres, tout

:

LETTRES, LES NOMBRES. DISTINCTION DES


en était enfin qui ne pouvaient se produire
LETTRES, DES SYLLABES ET DES MOTS. — ORI-
qu'au moyen des premières. De là et dans le
GINE DE l'histoire. même ordre, les lettres nommées voyelles,
semi-voyelles et muettes.
35. Déjà donc voilà trois espèces de choses Vinrent ensuite la distinction des syllabes, et
où la raison a visiblement laissé son empreinte. la distribution des mots en huit espèces, avec
La première comprend les actions rapportées leurs formes particulières. Plus tard on remar-
à une fin déterminée la seconde, les paroles
; ;
qua avec habileté et pénétration, les figures,
et la troisième l'agrément. Dans la première, la pureté du langage, la liaison des mots entre
la raison nous avertit de ne rien faire témé- eux. Loin d'oublier le nombre
et la mesure,
rairement dans la seconde, d'enseigner la
;
la raison s'appliqua encore à étudier la quantité
vérité dans la troisième, de contempler avec
;
des mots et des syllabes elle reconnut que la
;

bonheu r. La première a rapport aux mœurs ;


prononciation des unes demandait un temps
les deux autres, aux arts et aux sciences dont simple, celle des autres un temps double, et
nous nous occupons actuellement. qu'ainsi les premières étaient brèves, que les
En effet la partie raisonnable de nous-
,
secondes étaient longues. Elle prit note de tout
mêmes, celle qui fait usage de la raison pour cela, en forma des règles déterminées.
produire ou imiter des œuvres rationnelles, 37. La science de la grammaire pouvait être
s'aperçut que naturellement l'homme devait considérée comme complète. Mais son nom
vivre en société avec ceux qui comme lui même signifie qu'elle revendique l'enseigne-
avaient la raison en partage. Mais aucune so- ment des lettres, ce qui parmi nous l'a fait
ciété humaine ne peut solidement s'établir sans
nommer littérature. Aussi fallut-il lui attri-
le langage, sans ce moyen de communiquer aux
buer encore les faits confiés lettres
les pensées et les sentiments. Il fallut donc mémoire de
comme dignes de passer à la la
donner aux choses des noms, c'est-à-dire fixer postérité : ce fut l'histoire. L'histoire n'était
des sons pour les exprimer. On ne peut voir l'es- pour elle qu'un nom de plus; mais quelle
prit d'autrui mais le langage en frappant les
;
infinie variété de choses embrassait ce nom 1

sens devait unir les àines. Plus fertile en soucis que remplie d'agré-
' Virg. Géorg. Ut, n, vers. 480, 482, ments et de vérités , l'histoire donne plus
234 DE L'ORDRE.

de i^eim aux littérateurs qu'aux historiens


mêmes. Est-il possible qu'on traite d'ignorant CHAPITRE XIV.
un homme qui n'a point entendu parler de
Dédale volant dans les airs et qu'on ne traite
; .MUSIQUE ET POÉSIE — LE VEIIS, LE RUVTIl.ME.
pas de menteur celui qui a imaginé cette fable,
''

d'insensé celui qui la croit, d'elTronté celui qui 39. La raison voulut s'élever ensuite à l'heu-
en d'une question? Combien aussi
fait l'objet reuse contemplation des choses divines. Pour
je plains nos amis qu'on traite d'ignares, lors- ne pas tomber de haut, elle chercha à monter
qu'ils ne peuvent répondre quel nom portait par degrés et s'ouvrit elle-même une voie à
lamère d'Euryale et qui n'osent traiter d'hom- travers le pays qu'elle avait conquis ek orga-
mes vains, sots et curieux ceux qui leur adres- nisé. Elle voulait voir seule, sans nuages et
sent de semblables questions ! sans les ytuxdu corps, la beauté suprême. Les
sens y faisaient obstacle. Aussi conimença-t-
elle à dirigerson activité sur ceux d'entre eux
CHAPITRE XIII.
qui prétendaient hautement posséder la vérité
ORIGIISE DE LA DIALECTIQUE ET DE LA RHÉTORIQUE. et qui par leurs cris importuns empêchaient
l'essor de la raison. L'oreille disait donc que
Après avoir complété dans toutes ses
38. le langage de son ressort, et le langage
était
grammaire, la raison dut
parties la science de la avait déjà servi à former la grammaire, la
étudier la faculté génératrice de l'art. Par ses rhétorique et la dialectique. D'un œil perspi-
définitions, par l'analyse et la synthèse, elle cace, la raison distingua le son de l'idée iju'il
avait mis dans l'art l'ordre et la lumière, elle exprime. Elle reconnut que l'oreille ne peut
avait même su le
prémunir contre toutes les at- juger que du son, et qu'il y en a de trois sortes:
taques du mensonge. Mais comment songer à l'un est la voix de l'être vivant, le second est
créer d'autres sciences? Ne devait-elle pas re- le bruit des instruments à vent, et le troisième,

marquer auparavant la voie qu'elle avait suivie, des instruments à cordes. Le premier est pro-
les moyens qu'elle avait employés, les raisonner, duit par les chœurs des tragédies, des comé-
les discuter et créer ensuite cet art des arts que dies ou d'autres chœurs de musique; le second
l'on nomme la dialectique? C'est la dialectique est produit par la flûte ou d'autres semblables
qui apprend à enseigner et à étudier ; c'est instruments ; le troisième, par la harpe, la
dans la dialectique que la raison même se dé- lyre, le tambour et tout instrument qui de-
voile et montre ce qu'elle est, ce qu'elle veut, vient sonore sous la main qui le frappe.

ce qu'elle peut. La dialectique se rend compte de 40. Mais cet exercice ne mériterait que le
ce qu'elle fait; seule aussi, non-seulement elle dédain, on ne savait régler les sons par la
si

veut, mais elle peut communiquer la science. mesure des temps, et une sage alternative de
N'est-il pas vrai toutefois que lorsqu'on veut lenteur et de rapidité. La raison se rappela
inspirer aux insensés des sentiments vrais, qu'en examinant la grammaire avec une atten-
beaux ne s'attachent point
et utiles, la plupart tion soigneuse, elle avait vu dans les pieds et
à la vérité elle-même? Si peu d'hommes, les accents le germe de ce qu'elle cherchait
hélas! la contemplent; presque toujours ils actuellement. Comme il était facile d'observer
suivent l'inclination des sens et de l'habitude. que les syllabes brèves et longues étaient ré-
Il ne suffisait donc pas de leur enseigner ce qui pandues dans le discours d'une manière à peu
peut être à leur portée, il fallait surtout et près égale; elle essaya de réunir et d'arranger
souvent les émouvoir. Pour remplir ce rôle, ces pieds avec ordre; et consultant l'oreille elle
plus nécessaire que souvent il n'est pur, il commença par de petites mesures qu'elle ap-
fallait pouvoir charmer le peuple et l'amener pela césures et hémistiches. Les pieds ne de-
librement à ce qui lui est avantageux la rai- : vaient pas courir au delà de ce que demandait
son confia cette mission à la rhétorique. le goût : elle fixa une limite après laquelle ils

Voilà jusqu'où s'éleva, par les études et les reviendraient ^ revei^terentur ; ce fut l'étymo-
sciences libérales, cette partie raisonnable de logie du mot vers. Quand le vers n'aurait pas
nous-mêmes qui s'applique à la parole. de mesure uniforme, et que cependant les
pieds se suivraient dans un ordre rationnel,
on le nommerait rhythme, ce qui dans notre
LIVRE SECOND. 23o

langue signifie nombre. Ainsi naquirent les astres , dans les intervalles réglés qui les sépa-
poêles; et considérant les effets merveilleux rent , elle s'aperçut que les mesures et les

qu'ils produisaient par l'harmonie et la parole, nombres dominaient encore. Résumant tout
combla d'honneur et leur permit
la raison les dans êîës définitions et des divisions , elle pro-
de produire tous les mythes rationnels qu'il duisit l'astronomie, cette grande preuve de la
leur plairait. Ils travaillaient d'abord sur les Religion, ce tourment perpétuel de sa curiosité.
mots; eurent pour juges les littérateurs.
ils 43. Partout donc les nombres se présentaient
^•1. La raison s'aperçut que les nombres à elle dans ces sciences, mais ils lui apparais-
faisaient tout en musique, qu'ils régnaient sur saient avec plus d'éclat dans les proportions,
le rhythme sur l'harmonie. Elle étudia leur
et dont elle voyait en elle-même l'absolue vérité,
naturê'âvec le plus grand soin elle trouva ;
parla réflexion et la méditation, et dont les

qu'il y en avait de divins, d'éternels, surtout choses sensibles ne présentent que des ombres
en observant qu'ils l'avaient aidée jusqu'alors et quelques traces. Elle s'anima alors, elle s'en-

à tout disposer avec oriIr£. Déjà elle voyait avec hardit et entreprit de prouver que l'âme est
la plus grande peine qu'ils perdaient de leur immortelle. Elle considéra tout avec soin se ,

éclat et de leur pureté en passant par des reconnut douée d'une grande puissance et com-
bouches humaines; et comme ce qui fait l'ob- prit toutefois qu'elle ne pouvait rien qu'avec
jet des contemplations de l'esprit est toujours les nombres. Emue de cette merveille , elle se
présent, immortel ; comme les nombres étaient demanda si elle n'était point le nombre même
tels, taniiis que le son, parce qu'il est sensible, qui s'applique à tout, ousi du moins ce nombre
passe et" que dans la mé-
n'a plus d'existence n'était pas oîi elle cherchait à parvenir. Elle
moire, la raison permit aux poètes (ne de- s'attacha de toutes ses forces <à ce nombre
vaienl-ils pas en effet remonter à la génération qui devait lui révéler toute vérité. Mais c'était
de toutcj^ choses?) de supposer dans une fable dans ses mains ce Protée dont Alype a fait
rationnelle que les Muses étaient filles de mention lorsque nous parlions des Académi-
Jupiter et de la Mémoire. Ce qui fit donner le ciens *. En effet les fausses images des choses
nom de Musique à cet art qui parle aux sens extérieures que nous comptons et qui sont pro-
et à l'esprit. « duites par le nombre secret qui dirige nos
calculs , absorbent la pensée et font souvent
évanouir ce nombre quand on l'a saisi.
CHAPITRE XV.

GEOMETRIE ET ASTROPtOMIE. CHAPITRE XVL


42. La raison travailla ensuite pour les LES SCIENCES LIBÉRALES ÉLÈVENT l'ëSPRIT AIX
yeux. Parcourant donc la terre et le ciel , elle CHOSES DIVINES.
sentit que rien ne lui était agréable que la
beauté, et que ce qui lui plaisait dans la beauté 44. Quand on n'a point succombé devant ces
celaient les formes ; dans les formes, les pro- difficultés quand on a ramené à l'unité réelle
;

portions, et dans les proportions, les nombres. et véritable tantde notions diverses recueillies
Elle examina alors si la ligne , si la circon- dans toutes ces sciences quand on mérite le ;

férence, si toute autre forme et toute autre nom d'homme instruit on peut alors sans ; ,

figure étaient en réalité ce qu'elles étaient dans témérité , chercher , non plus seulement à
l'intelligence. Mais elle découvrit qu^elles croire, mais à contempler à comprendre et à ,

aucune
étaient bien inférieures et qu'il n'y avait posséder les choses divines. Au contraire, est-on
comparaison à établir entre ce qui tombe sous encore esclave des passions? soupire-t-on après
les sens et ce qui est du domaine de la pensée. les choses périssables? ou, quoiqu'on s'éloigne
Elle approfondit ces observations les mit en , de ces faux biens et que l'on vive dans la chas-
ordre et en fit une science qu'elle nomma teté, ignore-t-on ce qu'on entend par le néant,
géométrie. la matière informe et les formes inanimées ?
Le mouvement du ciel la frappait , elle se N'a-t-on pas une juste idée du corps, delà
sentait portée à leconsidérer avec attention. beauté corporelle, du lieu, du temps, de ce
Là aussi, dans les régulières vicissitudes des qui est dans le lieu et dans le temps, du mor-
temps , dans le cours invariable et limité des '
Coat. les Acad. liv. m, ch, v, n. 11.
,

236 DE L'ORDRE.

vement local et non local , du mouvement semblables reproches; car autre chose est la
stable et de l'immortalité ? Ne sait-on ce que que donne la science, et autre celle
certitude
c'est d'être quelque part sans être dans un lieu, que donne le pays. Il est même possible que
ce que c'est que de n'être pas dans le temps et roreille attentive des savants surprenne dans
d'être toujours, ce que c'est que de n'être ja- mon langage ce que nous appelons des solé-
mais de n'être pas jamais? Si malgré tant
et cismes je me souviens qu'on m'en a fait
;

d'ignorance on veut discuter et raisonner, je remarquer avec beaucoup d'habileté jusques


ne (lis pas sur ce grand Dieu que l'on connaît dans Cicéron. Quant aux barbarismes, on en
mieux quand on sait qu'on ne le connaît pas voit tellement aujourd'hui, que le discours

mais sur l'âme elle même, on s'égarera autant qui sauva Rome, en paraît hérissé. Pour toi,
(ju'il est possible. Or on saura la réponse à mépiîsant ces questions puériles ou étran-
toutes ces questions si l'on comprend les noi^i- gères, tu connais si bien la nature et la puis-
bres abstraits et intelligibles pour com- ; et sance presque divine de la grammaire, que tu
prendre ceux-ci, il faut de la force dans l'esprit, semblés, aux yeux des plus doctes, en avoir
le loisir qu'assure l'âge ou une situation heu- pris l'âme et jeté le cadavre.

reuse un ardent amour de l'étude


, il faut de ;
en dire autant des autres
46. Je pourrais

plus avoir parcouru convenablement et avec arts libéraux. Sidonc tu as pour eux un pro-
ordre les sciences que nous venons de rappeler. fond dédain, je t'en conjure, autant que je le
Car tous ces arts libéraux se rapportant soit aux puis comme ton fils, autant que tu me le per-

usages de la vie , soit à la connaissance et à la mets, conserve avec prudence et ferjneté la


contemplation de la vérité il est très-difficile foi que tu as puisée dans les augustes mystè-
,

de s'y former à moins d "avoir beaucoup d'in- res; persévère aussi avec force et avec soin
telligence et de s'y être appliqué dès le jeune dans la vie que tu mènes.
âge avec toute l'ardeur et toute, la constance Voici des questions fort obscurcit pour-
dont on est capable. tant divines : Dieu n'est point l'auteur du
mal, de plus il est tout-puissant; comment
donc se fait-il tant de mal? Pourquoi donc a-
CHAPITRE XVII.
t-il créé le monde, puisqu'il esi sans besoin?

IL EST DE HAUTES QUESTIONS QUE l'ON NE PEUT


Le mal a-t-il toujours été, ou bien a-t-il com-
ABORDER SANS s'y ÊTRE PRÉPARÉ PAR l'É-
mencé avec le temps? Si le mal a toujours

TUDEDES SCIENCES LIBÉRALES. existé, était-il sous la main de Dieu, et s'il y


était, ce monde a-t-il aussi toujours existé, a-t-
45. Qu'y a-t-il dans tout cela de nécessaire il où Dieu domptait le
été toujours le théâtre

au but que nous poursuivons? Je t'en prie, mal en ramenant à l'ordre? Si au contraire
le

ma mère, ne t'effraie point à la vue de cette lë monde a eu un commencement, comment,

immense forêt. On y prendra un très-petit avant sa formation, le mal était-il maintenu


nombre d'idées essentielles et générales. Pour sous la puissance divine? quelle nécessité y
beaucoup, il est vrai, elles seront difficiles à de construire ce monde et d'y enfer-
avait-il

saisir; mais pour toi dont l'esprit chaque jour mer le mal pour tourmenter les âmes? Si l'on

me semble nouveau pour toi dont je sais que


,
suppose qu'il fut un temps où le mal n'était
le cœur a puisé dans l'âge ou dans une tempé- pas sous la puissance divine, quel changement
rance merveilleuse la plus vive horreur de
, s'est fait tout à coup après tant de siècles? Il y

toute frivolité, et qu'au-dessus de toute corrup- aurait, je ne dis pas impiété, mais extrava-
tion charnelle il est fort élevé en lui-même ;
gance, à affirmer que Dieu s'est arrêté à un
ces idées serontaussi faciles qu'elles sont diffi- dessein nouveau; et prétendre avec quelques-
cilesaux esprits lourds et aux âmes plongées uns qu'il était importuné et comme fatigué
dans l'ignominie. du mal, ce serait provoquer le rire de tout
Je mentirais à coup sûr, si je te promettais homme instruit, la critique des ignorants
de parvenir à une entière pureté de langage. même comment, en effet, aurait
: pu nuire
Malgré l'urgente nécessité qui m'a obligé à Dieu cette espèce de nature mauvaise ?
d'étudier ces matières, les Italiens me repro- Avoue-t-on qu'elle ne l'a pu ? Alors, pourquoi
chent souvent de mal prononcer certains construire le monde? Soutient-on qu'elle en a

mots. Il est vrai qu'à mon tour je leur fais de été capable? Mais quel inexpiable forfait de
LIVRE SECOND. 237

croire que Dieu puisse être blessé et que sa ordre, s'applique à la philosophie, elle com-
mence par s'examiner elle-même. Ses>^études
force ne puisse préserver sa propre nature des
atteintes du mal, comme elle n'en préserve précédentes lui ont appris qu'elle a ou ([u'elle

pas les âmes dont on ose confondre la nature est la raison ;


que dans la raison il n'y a rien

avec la nature divine? Dirons-nous que ce de meilleur ni de plus fort que les nombres ou
monde Ce serait impiété et in-
n'est pas créé? bien que le nombre et la raison même. Que
gratitude en pourrait résulter que Dieu
car il
l'àme alors s'adresse ce langage :
;

ne l'a pas même formé. Par un acte intérieur et secret je puis analy-
Or, il faut avoir parcouru avec ordre les ser et enchaîner ce que je dois apprendre ;

études dont nous avons parlé, pour s'occuper cette faculté s'appelle ma raison. Mais que

de ces questions et de questions semblables, dois -je soumettre à l'analyse, sinon ce qui pa-
raît un sans l'être, ou ce qui l'est moins qu'il
sans quoi il y faut renoncer,
ne Et pourquoi recourir à la syn-
le paraît?
thèse, sinon pour établir l'unité autant qu'il
CHAPITRE XVIII.
est possible? Soit donc que j'emploie l'analyse

COMMENT l'AME ARRIVE-T-ELLE A SE CONNAÎTRE ou la synthèse, c'est l'unité que je cherche,


c'est l'unité que j'aime. Par l'analyse, je veux
ET A CONNAÎTRE l'UNITÉ? TOUT TEND A l'u-
NITÉ. la rendre pure, parla synthèse, je veux en
assurer l'intégrité. L'analyse écarte les élé-
47. Pour éloigner de nous l'accusation d'avoir ments étrangers, la synthèse réunit les parties
trop embrassé, je me résume plus nettement. homogènes c'est de part et d'autre pour arri-
;

Je dis donc que nul ne doit aspirer à résoudre ver à la perfection de l'unité. Pour former une
ces problèmes s'il ne connaît l'argumen- pierre, n'a-t-il pas fallu en réunir toutes les

tation et la puissance des nombres. Es- parties, en condenser tous les éléments ? Un
time-t-on que ce soit trop? Que l'on sache au arbre serait-il un arbre s'il n'était pas un? Et
moins Tes nombres ou la dialectique. Est-ce les membres, et les organes intérieurs, et tou-
trop encore? Qu'on sache au moins parfai- tes les autres parties intégrantes d'un être vi-
tement la nature et la valeur de l'unité nu- vant? Nul doute que si l'unité se rompt, l'être^
mérique, ncm point en la considérant dans la vivant ne périsse. Que cherchent les amis, sinon f i

loi suprême et l'ordre souverain qui régit de s'unir, et ne sont-ils pas d'autant plus amis /
l'univers, mais dans tout ce que nous faisons qu'ils sont plus unis? Un peuple est comme ,^
et éprouvons chaque jour. En effet, la philo- une grande cité qui doit redouter les dissen-
sophie a besoin de cette connaissance, et elle sions mais les dissensions ne sont-elles pas
;

n'y puise en résumé que l'unité, mais l'unité des diversités de sentiments? Plusieurs sol-
absolue et divine. Elle a deux questions à ré- dats forment une armée, cette multitude n'est-
soudre l'une concerne l'àme, l'autre con-
: elle pas d'autant plus invincible qu'elle est
cerne Dieu. La première nous aide à nous plus unie ? Aussi les Latins ont-ils donné le

connaître nous-mêmes; la seconde, à con- nom de cuneus (coin) à cette union, comme
naître notre origine. L'une est plus agréable, s'ils avaient dit counms, (unité renforcée). Et
l'autre est plus précieuse; l'une nous rend toute espèce d'amour? Ne veut-elle pas s'unir
dignes de la vie bienheureuse, l'autre nous à ce qu'elle aime, et ne le fait-elle pas lors-
rend heureux; la première est pour ceux qui qu'elle le peut? Quand est-ce que les plaisirs
s'instruisent, la seconde pour ceux qui sont des sens sont eux-mêmes plus vivement sen-
instruits. Tel est l'ordre suivant lequel on tis? N'est-ce pas quand il y a union entre les
^
doit étudier la sagesse,pour parvenir à pou- corps qui s'aiment? Qu'y a-t-il de nuisible
voir comprendre l'ordre universel, c'est-à-dire dans la douleur? N'est-ce pas son travail pour
à connaître les deux mondes et le Père même séparer ce qui était uni?
de l'univers, que l'àme ne connaît qu'en sa- 11 donc funeste et dangereux de s'unir
est
chant comment elle ne le connaît pas. aux objets dont on peut être séparé.
48. Lors(iue l'àme, après avoir parcouru cet

238 DE L'ORDRE.

n'aura pas demain ce qu'il possède aujour-

CHAPITRE XIX. d'hui; aujourd'hui même le soleil n'est pas,


durant une heure seulement, dans la même
CE QUI ÉLÈVE l'homme AU-DESSLS DE LA BRUTE. position pour le monde et rien en lui ne ;

COMMENT l'homme PEUT VOIR DIEU, demeure, non, rien ne demeure un instant
dans le même état.
49. Voici de nombreux matériaux à mes SI donc la raison est immortelle et si je suis
/pieds, je les rassemble sous une forme com- la raison^ moi qui distingue ces principes et
mune, une maison. Je
j'en fais vaux mieux qui établis ces conclusions; ce qui en moi
que maison, car je la fais et elle est faite;
celle s'appelle mortel n'est pas moi. Si au contraire
oui , je suis d'une nature supérieure par là l'âme n'est pas la raison mais en fait usage, et
même que je la fais la chose n'est pas dou-
;
si c'est la raison qui fait ma dignité, je dois
teuse. Mais il ne s'ensuit point que je sois préfé- quitter ce qui est moins bon pour ce qui est
rable à l'hirondelle, à l'abeille même. L'une meilleur,, ce qui est mortel pour ce qui est
construit artistement ses nids et l'autre ses immortel.
rayons. Je leur suis supérieur, parce que je Telles sont et d'autres encore, les réflexions
suis raisonnable. que l'âme bien instruite se fait en elle-même.
Si cependant la raison consiste à observer Je ne veux point poursuivre car en cherchant ;

des proportions convenables, n'y a-t-il pas des à vous faire connaître l'ordre, je pourrais dé-
proportions aussi convenables et aussi justes passer la mesure qui produit l'ordre. Soutenue
dans ce que fabriquent les oiseaux? Tout n'y donc, non-seulement par la foi, mais encore

est-il pas exactement mesuré? Si donc je leur par sa raison fortifiée, l'âme se forme aux
suis supérieur, ce n'est pas en agissant avec bonnes mœurs et à la vie parfaite. Quand elle
nombre, c'est en connaissant les nombres. considère attentivement la valeur et la puis-
Quoi ? ces petits êtres pouvàient-ils, sans les sance des nombres, il lui semble ifdigne et

connaître, agir avec nombres? Ils le pouvaient étrangement déplorable de savoir rendre un
à coup sûr. Comment l'expliquer? C'est que vers coulant et jouer harmonieusement de la
nous-mêmes, pour parler, nous faisons mou- harpe, tandis qu'elle laisse sa vie et elle-même
voir la langue d'une manière déterminée s'égarer hors de la voie et qu'au souffle des
,

contre les dents et le palais , sans toutefois passions le bruit honteux des vices établit en
nous rendre compte des mouvements que nous elle le plus criant désaccord.
devons lui imprimer alors. Voyez aussi un 51. Quand elle aura mis en elle la règle,
bon chantre ignorât-il la musique, est-ce que
: l'ordre, l'harmonie et la beauté, elle osera
le sentiment naturel ne fait pas qu'il observe chercher à contempler Dieu même, cette source
en chantant le rhythme et la mélodie confiés féconde de toute vérité, le Père même de
à sa mémoire? Se peut-il rien de mieux réglé? la Vérité. Grand Dieul Quels seront alors
Ilne se rend compte de rien, il agit sous l'im- ces yeux ! En eux quelle pureté ,
quelle
pression de la nature. En quoi donc est-il supé- beauté, quelle vigueur, quelle force, quelle
rieur et préférable aux animaux? En ce qu'il sérénité, quel bonheur! Et l'objet qu'ils ver-
sait ce qu'il fait. Ainsi la seule distinction qîTi ront, quel est-il? Quel est-il, je vous le de-
m'élève au-dessus de l'être sans raison, c'est mande? Qu'en penser, à quoi le comparer,
que je suis un animal raisonnable. qu'en dire? Loin d'ici les termes ordinaires,
50. Si je suis raisonnable, on définit aussi l'usage les a souillés. Tout ce que je puis dire,
que mortel comment alors la raison
je suis : c'est qu'on nous promet de voir cette beauté,
est-elle immortelle? Ne le serait-elle pas? — au reflet de laquelle tout est beau, en compa-
Un est à deux comme deux est à quatre; voilà raison de laquelle tout est laid.
une proportion absolument vraie; hier elle Il pour la voir de bien vivre, de bien
suffit

n'était pas plus vraie qu'elle ne l'est aujour- prier, de bien étudier. Mais une fois en sa pré-
d'hui ; ni demain, ni dans un an elle ne le sence, qui demandera encore pourquoi l'un
sera davantage en vain tout ce monde péri-
; désire des enfants sans en avoir, pourquoi l'au-
rait-il, jamais cette proposition ne pourra ces- tre en a beaucoup et les expose, pourquoi ce-
ser d'être vraie. En effet, elle est toujours la lui-ci les hait avant leur naissance, pourquoi
même, tandis que ce monde n'avait pas hier, celui-là les aime sincèrement après ; comment
LIVRE SECOND. 239

rien ne peut arriver sans Dieu et comment que loin d'être excessif, l'amour le plus en-
Dieu faisant tout avec ordre ce n'est pourtant flammé pour ces sortes de biens ne l'est jamais
pas en vain qu'on Timplore? Comment enfin assez.
l'homme juste s'étonnera-t-il des charges, des 53. Prenant alors la parole : Quelquefois,
dangers, des dégoûts et des caresses de la for- dit Alype, la mémoire des savants et des grands
tune? Dans ce monde sensihle il faut, il est hommes nous a paru d'une incroyable éten-
vrai, considérer avec soin ce qu'on entend par due : mais de chaque jour et
tes réflexions
le temps et par le lieu; comprendre que s'il l'admiration que maintenant tu excites en
est dans un temps ou dans un lieu des parties nous, ne nous permettent plus de le révoquer
qui plaisefn, le tout est hien plus agréable en- en doute; nous pourrions même au besoin
core et que s'il est des parties qui blessent,
;
jurer qu'elle est prodigieuse. Ne viens-tu pas
c'est uniquement, comme le remarque un en effet de nous mettre en quelque sorte sous
homme éciairé,' parce que Ton ne voit pas le les yeux, cette doctrine vénérable et presque
tout avec lequel elles s'harmonisent merveil- divine, que l'on a eu raison d'attribuer à Py-
leusement. iMais dans ce monde intelligible, ;
thagore et qui est sûrement de lui' ? Tu nous as
chaque partie est aussi belle et aussi parfaite montré en peu de mots quelles règles doivent
que l'ensemble. diriger notre vie, quels chemins nous doivent
Nous traiterons plus complètement ces ques- conduire à la science, ou plutôt quelles sont
tions, pourvu que vous entrepreniez de suivre les plaines et les vastes mers où elle prend ses

dans vos études et que vous suiviez sérieuse- ébats; tu nous as même fait connaître, ce qui a
ment et avec constance, comme je vous y en- inspiré pour ce philosophe un si profond res-
gage et comme je l'espère, l'ordre que nous pect, où est et quel est le sanctuaire de la vé-
venons de rappeler. Vous pourriez peut-être rité, ce qu'il faut être pour chercher à y péné-
aussi vous attacher à un autre qui fût plus trer. Si complet que soit aujourd'hui ton
court et plus facile: mais il faut qu'il conduise enseignement nous soui)çonnons , nous
,

directement au but. croyons même que tu connais encore des se-


crets plus intimes; mais nous manquerions
de réserve, en croyant devoir te demander
CHAPITRE XX.
davantage.
CONCLUSION ET EXHORTATION A LA VERTU. 54. Je l'écoute avec joie, repris-je. Car ce
qui me plaît, ce qui m'encourage, ce ne sont
o2. Pour y parvenir, appliquons-nous de point tes paroles qui manquent de vérité, mais
toutes nos forces à améliorer noire vie : autre- l'afl'ection sincère dont elles sont l'expression.
ment notre Dieu ne pourra nous exaucer, tan- Et justement nous avons dessein d'envoyer cet
dis qu'il exauce aisément ceux dont la vie est écrit àun homme qui a aussi l'habitude de dire
bonne'. Prions donc, non pour obtenir les ri- avec plaisir beaucoup de mensonges quand il
chesses, les honneurs, ni ces biens fragiles et parle de nous. Si d'autres viennent à le lire, je
périssables qu'aucun effort ne peut conserver, ne crains pas non plus qu'ils te blâment. Qui
mais pour obtenir ce qui nous rend bons et ne pardonne volontiers l'erreur où l'on tombe
heureux. en jugeant un ami?
A toi surtout, ma mère, de mériter pour En faisant mention de Pylhagore, tu as obéi
nous l'accomplissement généreux de ces dé- à je ne sais quel ordre secret et divin. J'avais
sirs. C'est à tes prières, je le crois sans hésiter efl'ectivement oublié une chose fort importante
et je le certifie, que Dieu m'a accordé de ne et que je loue presque chaque jour, tu le sais *:

préférer absolument rien à la découverte de la c'est que, s'il faut ajouter foi à l'histoire, et
vérité, dene vouloir, de ne chercher, de n'ai- comment ? ce grand
n'en pas croire Varron
mer ne cesse de croire qu'a-
qu'elle. Aussi je homme qu'en dernier lieu la
n'enseignait
près nous avoir obtenu par tes mérites le désir science du gouvernement; il voulait aupara-
d'un bien si grand, lu nous en obtiendras en- vant que ses disciples fussent déjà instruits,
core, par t( s prières, l'heureuse jouissance. déjà partaits, déjà sages, déjà heureux. Il voyait
Et toi, Alype, pourquoi l'exciter, l'avertir? dans le gouvernement de tels orages, qu'il ne
Si ton ardeur ne me paraît pas trop vive, c'est
' Rétr. liv. I, ch. m, n. 3.
' Rétt. liv m, D. 3. ' Rélr. liv. I, ch. m, n. 3.
540 DE L'ORDRE. LIVRE SECOND.

voulait y exposer qu'un homme capable d'évi- et tout ce qu'expriment en ce sens les lient ix
ter les écueilspar une sagesse presque divine vers qui suivent*,
et, au besoin, d'arrêter lui-même les flots. Du Ici finit l'entretien, et tous pleins de j'

sage seulement on peut dire en toute vérité : d'espérance nous levâmes la séance, q^ 'i

déjà on avait apporté les flambeaux.


Comme un roc immobile, il résiste aux tempêtes! ' Enéid. liv. vm, vers 585-C89.

Traduciion de M, Cabbé RÂVLX,


CONTRE LES ACADÉAIICIENS.

LIVRE PREMIER.

Après avoir exhorté Romanien à l'élude de la vraie métaux prises Licentius, fils de Romanien, etTiy-
philosophie; saint Augustin
gétiiis. — D.ins trois discussions qui se suivent, l'un soutient Académiciens que la vie heureuse consiste à rechercher
avec les
la vérité, et l'autre travaille à démontrer qu'on ne saurait être heureux qu'en connaissant la vérité. L'ordre de la dispute —
amène la double délliiitioa de l'erreur et de la sagesse. —
Le grand Docteur s'eleud longuement sur cette dernitire.

nées, de te rendre enfin à toi-même; c'est le


moyen de
rendre également à nous
facile te
CHAPITRE PREMIER. ;

qu'il daigne aussi permettre que ton intelli-

SAINT AUGISTIN EXHORTE ROMANIEN A L'ÉTLDE gence, qui, depuis si longtemps soupire après
DE LA VRAIE PHlLOSOPUiE. sa délivrance , respire enfin au grand air de la
vraie liberté.
1. Plût à Dieu, Romanien, que la vertu pût Peut-être, en elTet, ce qu'on appelle commu-
à son tour enlever à la fortune et à ses résis- nément soumis à un gouver-
la fortune est-il
tances l'homme qui lui convient, aussi aisé- nement secret; peut-être donnons-nous le nom
ment empêche la fortune de le lui en-
qu'elle de hasard aux événements dont nous ne dé-
lever à elle-même! Ah! j'en suis persuadé, couvrons ni la cause ni la raison et rien de *
;

elle eût déjà mis la main sur toi, et, procla- particulier n'arrive en bien ou en mal, qui
mant que tu lui appartiens, elle te mènerait à n'ait sa relation et son accord avec l'ensemble.
à la jouissance des biens solides, et ne permet- Ce sentiment est enseigné par les oracles des
traitplus que tu fusses esclave, même dans doctrines les plus fécondes; il n'est pas acces-
d'heureux accidents. Mais, soit châtiment de aux intelligences vulgaires; mais la phi-
sible
nos fautes, soit nécessité de notre nature ', losophie à laquelle je t'invite, promet d'en dé-
l'esprit le plus sublime, s'il conserve quelque montrer la vérité à ses vrais amis. Ne te méprise
attache aux biens fragiles, ne peut aborder au donc pas toi-même parce qu'il arrive des acci-
port de la vraie sagesse, pour y être à l'abri des dents indignes de toi. S'il est vrai, et on n'en
orages de mauvaise fortune et des séduc-
la peut douter, que la Providence divine s'étende
tions de la prospérité, à moins qu'une disgrâce jusqu'à nous, crois-moi, il est nécessaire que
secrète ou même quelque vent favorable ne tu éprouves ce qui t'arrive. En effet, lorsque
l'y fasse entrer. 11 ne nous reste donc plus qu'à dès ta jeunesse, aux jours où ta raison chan-
supplier le Seigneur, qui préside à ces desti- celait encore , tu es entré, doué de cet excel-
* Réir. liv. I, ch. i, n. 2. ' lîétr. hb. 1, ch. I, n. 2.

S. AuG. — Tome III. 16


î4i CONTRE LES ACADÉMICIENS.

lent caractère que je ne puis me lasser d'ad- 3. Ainsi donc, ce beau caractère qui t'a tou-
mirer, dans cette vie du monde, qui n'est jours porté à désirer les grandes et belles
qu'erreurs et préjugés, tu t'es trouvé au sein choses, à aimer mieux être libéral que riche,
des plus abondantes richesses , et dans cet âge à être aussi juste que puissant et à ne fléchir
où le cœur se passionne pour ce qui est beau jamais devant l'adversité et l'injustice; ce di-
et grand , tu t'es laissé prendre aux douceurs vin caractère que cette vie avait comme assoupi
des plaisirs, et tu serais tombé d'abîmes en et engourdi, une secrète providence a résolu
abîmes, si coups de cette fortune que l'on
les ,
de le ranimer par diverses et violentes se-
nomme adversité, n'étaient venus t'arracherau cousses.
naufrage. Eveille-toi donc, je t'en conjure, éveille-toi !

2. Mais, si tu donnais encore à tes conci- Crois-moi, tu te féliciteras avec transport de


toyens des combats d'ours et des spectacles n'avoir recueilli, des faveurs de ce monde,
inconnus jusque-là, si tu n'avais recueilli tou- presque aucune des prospérités auxquelles se
jours que les applaudissements les plus eni- laissent prendre tant d'âmes imprévoyantes.
vrants du théâtre; si la voix des insensés, dont Occupé à célébrer chaque jour ces faveurs,
la foule est immense, s'élevait et s'unissait j'étaismenacé d'en être moi-même la victime,
pour te porter jusqu'aux nues ; si nul n'osait siune douleur violente de poitrine ne m'eût
se dire ton ennemi ; si les registres publics te forcé à renoncer à cette école de vanités, pour
signalaientcomme le protecteur de tes conci- me réfugier au sein de la philosophie. C'est
toyens, même des cités voisines et faisaient ellequi maintenant me nourrit et me fortifie
graver ton nom sur l'airain; si on t'élevait des dans ce loisir que j'ai si ardemment souhaité ;
statues; on ornait ta toge des marques mul-
si c'est elle qui m'a enfin retiré de cet abîme de
tipliées deshonneurs et des dignités; si on te superstitions, où je t'avais fatalement entraîné
préparait chaque jour de splendides festins ;
avec moi'. Elle enseigne avec raison que tout
si chacun te demandait sans hésiter et obte- ce qui est visible à un œil mortel, tout ce qui
nait sur-le-champ tout ce qui pourrait satis- frappe nos sens n'est digne d'aucun culte et
faire ses besoins et même ses plaisirs; si tes mérite nos mépris*; elle promet de manifester

bienfaits se répandaient sur ceux mêmes qui leDieu véritable et inconnu, et déjà elle daigne
ne les demandent pas, et que tes biens fidèle- nous le faire apercevoir comme au travers de
ment administrés par de sages agents te four- quelques nuées lumineuses.
nissent toujours les moyens de couvrir de si 4. Notre cher Licenlius vit, avec moi, com-

somptueuses dépenses; si toi-même tu passais plètement adonné à cette belle science. Entiè-
ta vie dans de magnifiques palais, dans des rement détaché des séductions et des voluptés

bains voluptueux, à des jeux honnêtes, à la de son âge, il s'est tourné si ardemment vers
chasse et aux festins; si, par la bouche de tes elleque j'ose sans crainte le proposer pour
clients, de tes concitoyens, de tous les peuples modèle à son père. Aucun âge, en effet, ne
enfin tu étais proclamé le plus doux, le plus peut se plaindre d'être rejeté loin des ma-
libéral, le plus élégant, le plus heureux des melles de la philosophie. Pour l'engager à t'y

hommes, et tu l'as été, je te le demande qui ,


attacher, à y puiser avec plus d'avidité, et
oserait, Romanien, qui oserait te parler d'une quoique je connaisse parfaitement combien tu
autre vie ,
qui soit la seule heureuse? Qui en- en as soif, j'ai voulu t'envoyer comme un
treprendrait de persuader non-seulement
te avant-goùt. Puisses-tu le trouver si agréable
que tu n'es pas heureux, mais encore que tu qu'il te détermine à poursuivre Fais que je ne
!

es d'autant plus misérable que tu le crois sois pas déçu dans mon espérance. Je te fais
moins? Et maintenant qu'il est facile de te donc passer une discussion entre Trygétius et
parler de cette vérité, grâce à tes innombra- Licentius, que j'ai pris soin de faire recueillir.
bles et accablantes disgrâces! ah! il n'est que On dirait que la milice n'a appelé le premier
faire d'exemples étrangers pour te prouver dans ses rangs que pour lui ôter le dégoût du
qu'il n'y a ni solidité, ni durée dans tout ce travail; car il nous est revenu encore jeune,
que les hommes appellent des biens et que plein d'ardeur et de passion pour les grandes
tout est plein de calamités. Une triste expé-
'
Romanien était sans dout» tombé avec saint Augustin dans l'er-
rience t'a si bien servi, que nous pouAons
reur des Manicbéena.
désormais proposer aux autres ton exemple. ' Rét. liv.
I, cb. I, D. 2.
,

LÏVRR PREMIER. 243

et nobles études. Quelques jours donc après grandement disposés


paraissait les avoir déjà

que nous eûmes commencé la vie que nous à la sagesse. Je donc venir un scribe;' je ne
fis

nous étions proposé de mener à la campagne, voulus pas que notre travail fût emporté au
j'ai \oulu les exhorter et les animer à l'étude ;
vent, et je n'en laissai rien perdre. Tu trou-

mais, les trouvant plus préparés et plus ardents veras dans ce livre leurs réflexions et leurs
que je ne l'avais espéré, je voulus essayer de pensées, et aussi les paroles d'Alype et les

quoi ils étaient capables à cet âge, surtout miennes.


parce que la lecture de l'Hortensiusde Cicéron

PREMIÈRE DISCUSSION.
que de vivre en cherchant la vérité. Définis
donc, dit Trygétius, ce que c'est que la vie
CHAPITRE II.
heureuse, pour que je puisse d'après cette ,

DE définition voir ce que je devrai répondre.


EST - IL NÉCESSAIRE POUR ÊTRE HEUREUX ,

Penses-tu, lui dis-je, que vivre heureusement


CONISAITRE OU SEULEMENT DE CHERCHER LA
soit autre chose que de vivre conformément
VÉRITÉ ?
à ce qu'il y a en l'homme de plus par-
Après donc que, sur mon invitation, nous
5. fait ? Je ne parlerai pas témérairement ,

nous fûmes tous réunis dans un même lieu, et reprit - il car je crois que c'est à toi de
,

quand le moment me parut favorable : Mel- me définir ce qu'il y a en l'homme de plus


triez-vous en doute, leur dis-je que nous parfait. Et qui a jamais douté, dis-je, que ce
,

soyons obligés de connaître la vérité ? Nulle- qu'il y a en l'homme de plus partait est cette

ment, répondit Trygélius, et les autres firent partie de l'âme à laquelle tout en nous doit

comprendre à l'air de leur visage, qu'ils étaient soumission et obéissance ? Or, pour que tu ne
du même avis. Mais, repris-je alors, si nous demandes pas d'autre définition, cette partie
pouvions être heureux sans connaître la vérité, est ce qu'on peut appeler raison ou esprit'. Si

penscriez-vous qu'il fût encore nécessaire delà tu n'es pas de cet avis, cherche à définir toi-

connaître? Sur cette question, dit Alypius, j'es- même ou ce qu'est la vie heureuse, ou ce
,

time que je remplirais mieux le rôle de juge. qu'il y a de plus parfait en l'homme. Je suis de
— Car, ayant résolu de faire un voyage à la cet avis, répondit-il.

ville, il faudrait que je fusse relevé du soin de G. Eh bien! pour revenir à notre dessein, te
prendre une part à la discussion, et il me sera paraît-il qu'on puisse vivre heureux , sans
aussi plus facile de trouver quelqu'un à qui avoir trouvé la vérité, mais pourvu qu'on la
déléguer le rôle de juge plutôt que celui de cherche? Je répète mon sentiment, dit-il; je
défenseur. Ainsi donc, n'attendez pas de moi ne le crois pas. Et vous, dis-je aux autres, que
que je prennedans l'un ou dans l'autre
parti vous en semble? Pour moi, reprit Licentius,
sens. Lorsqu'on se fut rendu à sa demande, et je crois le contraire. En elTet, nos anciens, que

que j'eusse répété ma question Certainement, : nous tenons pour sages et heureux, n'ont bien
dit Trygélius, tous nous voulons être heureux, et heureusement vécu que parce qu'ils cher-
et sinous y pouvons parvenir sans la vérité, il ne chaient la vérité. Je vous rends grâces, dis-je,
nous est pas nécessaire de la rechercher. Qu'est- de m'avoir établi votre juge avec Alypius, dont,
ce à dire, repris-je? est-ce que tu penserais que je vous l'avoue, je commençais à envier le
nous puissions être heureux sans avoir trouvé rôle. Ainsi donc, il paraît à l'un de vous que'
la vérité? Certainement, dit alors Licentius la vie heureuse consiste dans la seule recher-
pourvu que nous la cherchions. Ici, je fis signe che de la vérité, et à l'autre, qu'elle ne peut con-
aux autres d'énoncer leur sentiment. — Pour sister qu'à la trouver; pour Navigius, il vient de
moi, dit Navigius ', je suis assez touché de ce faire assez connaître qu'il inclinait de notre
que Licentius vient d'avancer ; car peut-être donc avec impatience
côté. Licentius, j'attends
est-ce la même chose de vivre heureusement, comment vous pourrez chacun défendre votre
' Frère de saint Auga°tin. '
Rétr. liv, I, ch. I, n. 2.

241 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

opinion. Car c'est une grande chose, et très- de l'erreur c'est la plus grande faute du sage.
:

digne d'une soigneuse discussion. Si c'est une Sidonc il faut croire que le sage est nécessai-
grande chose, dit Licentius elle demande de , rement heureux, et que la recherche de la
grands hommes. Ne prétends pas, lui dis-je, vérité est l'office parfait de la sagesse, pour-
trouver, surtout dans celte campagne, ce qu'il quoi hésiter encore à croire qu'on peut arriver
serait difficile de rencontrer ailleurs dans le à la vie heureuse uniquement par cette recher-
monde entier; mais plutôt, développe toi- che même?
même ce que tu n'as pas sans doute avancé in- 8. Me sera-t-il permis, dit Trygétius, de reve-
considérément et fais connaître les raisons sur
; nir sur certaines choses que j'ai concédées témé-
lesquelles tu l'apprécies. Car les grandes cho- rairement? Ici je prisla parole : On n'accorde [)as

ses,quand elles sont traitées par les petits, ont d'ordinaire cette faculté à ceux qui n'ont pas le
coutume de les faire devenir grands. désirde trouver la vérité, mais sont poussés par
une puérile vanité d'esprit. Aussi, cliargédu soin
de vous élever et de vous instruire, non-seule-
CHAPITRE III.
ment j'accorde chez moi cette faculté, je veux
même que vous regardiez comme une règle
ON DÉFEND L OPIMON DES ACADÉMICIENS QUI PRÉ-
de revenir à la discussion des choses que vous
TENDENT yi E LE BONHEUR CONSISTE DANS LA RE-
auriez concédées trop inconsidérément. —
CHERCHE DE LA VÉRITÉ. Selon moi, reprit Licentius, ce n'est pas un
faible progrès en philosophie que d'être uni-
7. Je vois, dit alors Licentius, que tu nous quement touché du désir de trouver la raison
presses beaucoup d'engager la discussion et et la vérité quand on dispute, et de n'avoir
je m'assure que pour notre utilité. Ainsi,
c'est que du mépris pour la victoire. Je défère donc
je demande pourquoi on ne pourrait pas être volontiers à ton commandement, à ton avis,
heureux en cherchant la vérité même sans , et je permets à Trygétius, comme c'est mon
qu'on la trouve. C'est, dit Trygétius, que nous droit, de revenir sur ce qui lui a semblé trop
voulons que l'homme heureux soit en tout par- imprudemment concédé. — Ici Alypius prit la
fait et sage. Or, celui qui cherche encore n'est parole Vous reconnaissez avec moi dit-il,
: ,

pas parfait. Je ne vois donc pas comment tu peux qu'il n'est pas encore temps que j'exerce la
soutenir qu'il est heureux. — As-tu, reprit Li- cljarge que j'ai acceiitée. Mais le petit voyage
centius, quelque déférence pour l'autorité des que j'ai résolu il y a quelque temps, m'obli-
anciens? — Non pas de tous, répondit Trygé- geant d'interrompre mes fonctions de juge,
tius. — Desquels , alors? — De ceux qui ont j'espèreque celui qui les partage avec moi
été sages.— Carnéades, reprit Licentius, ne te voudra jusqu'à mon
retour se charger de l'au-
paraît-il passage? — Je ne suis point grec, ré- torité deux, car je m'aperçois que
de tous les
pondit Trygétius, ne ce qu'a été ce Car-
je sais notre discussion pourra bien se prolonger. —
néades. — Et notre grand Cicéron, reprit Li- Après qu'il fut parti, Licentius dit à Trygé-
centius, qu'en penses-tu? — Après un long tius Fais connaître ce que tu as avancé sans
:

silence : un sage, répondit Trygétius.


C'était réflexion. —
J'ai affirmé trop légèrement que

Tu crois alors que son sentiment sur cette Cicéron a été un sage. —
Quoi donc? ne l'était-
question pourra être de quelque poids? —Oui. il pas, lui qui chez les Latins a inauguré l'é-

— Apprends donc quel était ce sentiment, car tude de la philosophie et l'a portée à sa perfec-
il paraît t'avoir échappé.
Or, notre Cicéron tion? — Quand même je conviendrais, reprit
prétend que celui qui cherche la vérité est Trygétius, qu'il a été un
sage, je n'approuve pas
heureux, alors même qu'il ne peut parvenir à pour cela tout ce qui est de lui. Mais encore —
la trouver. — Où Cicéron a-t-il dit cela? — Et faut-il que tu réfutes beaucoup d'autres de ses

qui ne sait, reprit Licentius, qu'il a énergique- opinions si tu ne veux point passer pour désap-
ment affirmé que tout échappe à la compréhen- prouver à la légère celle dont il s'agit ici. —
sion de l'homme et qu'il ne reste au sage qu'à Et si je suis prêt à soutenir, que pour celle-ci
chercher soigneusement la vérité parce que ;
seulement, je le désapprouve? Peu vous im- —
s'il venait à donner son assentiment à des choses porte, pourvu que je donne de mon affirmation
incertaines, quand même il se pourrait faire des raisons de quelque valeur. Continuez, —
qu'elles fussent vraies, il ne saurait se délivrer dit Licentius. —
Qu'oserai-je encore avancer
LIVRE PREMIER. 24^

contre celui qui se déclare l'adversaire de Ci- tant qu'il le peut? il est donc heureux*, ^'ajoute

céron ? que qu'on a donnée du bonheur


la définition
9. Je voudrais, dit Trygétius, que toi qui es me sert admirablement. En effet, si celui-là est
notre jiige^ tu fisses attention à la délinition heureux, et c'est incontestable, qui vit en obéis-'
tjue tii nous as donnée plus haut de la vie heu- sant à cette partie de son àme qui doit com-
reuse. Tu as dit en effet, que celui-là est heu- mander aux autres, et si cette partie de l'àme
reux, qui vil selon cette partie de l'âme qui s'appelle raison, celui-là, je le demande, ne vit-il
mérite de commander aux autres. Et toi — pas selon la raison, qui cherche parfaitement la
L'ccntius (car eu vertu de cette liberté que la vérité? S'il est absurde de le nier, pourquoi
|iliilosopliie promet
hautement de nous ga-
si hésiter encore à déclarer un homme heureux,
rantir, j'ai joug de l'autorité), je
secoué le seulement parce qu'il cherche la vérité?
veux que tu m'accordes maintenant que celui
qui cherche la vérité n'est point parfait. — CHAPITRE IV.
Après quelque tenq)s de silence Jene l'accorde :

point, dit Licentius. Pourquoi donc, re-— CE QLE c'est QLE l'eRREIR.
prit Trygétius? Explique- toi je t'en prie, ,

car je suis ici pour cela et je désire savoir , 10. Pour moi, dit Trygétius, je crois que, qui-
par quel moyen un homme peut être parfait et conque est dans l'erreur, ne peut ni vivre selon .

chercher encore la vérité. — J'avoue, répondit- heureux. Or, celui-là est dans
la raison, ni être
il, que cekii qui n'est point encore arrivé au l'erreur qui toujours cherche, et jamais ne
terme, n'est point parfait. Je le croisnéanmoins. trouve. Ainsi, il que tu prouves une de
faut
Dieu seul connaît la vérité; peut-être encore ces deux choses, ou que celui qui est dans
l'àme la connaît-elle lorsqu'elle a abandonné l'ei reur peut être heureux, ou qu'en ne trouvant
la ténébreuse prison de ce cor[is. Quant à jamaisce (ju'il cherche il n'est pas dans l'erreur.
riiounne, sa lin est de chercher parfaitement Celui qui est heureux, répète Licentius, ne
la vérité car si nous cherchons un honuue
: peut errer. Puis il ajoute après un long silence:
parl;iit_, après tout c'est un homme. Lhonune, car ce n'est pas errer, que de chercher, puis-
reiiril ne saurait donc être heu-
Trygétius , qu'on ne cherche aussi attentivement que pour
reux ? Comment en etlet, puisqu'il
le serait-il ne pas errer. J'accorde, dit Trygétius, qu'il
ne peut arriver au terme qu'il désire le plus ar- cherche pour ne pas errer mais puisqu'il ne :

demmi^nl? Or, il est certain que Thounne peut trouve pas, ildans l'erreur. Tu as cru
est
vi\re heureux, puisqu'il peut vivre en obéissant te tirer d'embarras en te rejetant sur ce qu'il

à celte partie de son àme qui doit conunander ne veut pas être dans l'erreur, comme si l'on
en lui. Dune i! peut trouver la vérité. Ou bien, ne pouvait pas y être malgré soi, ou plutôt
il faut qu'il se replie sur lui-même, qu'il aban- comme si ce n'était pas toujours malgré soi
donne le désir de la vérité, pour nedevenirpas (|u'on y est. Et moi, voyant que Licentius tar-
nécessairement malheureux dans l'impuis- , dait à répondre je leur dis
,
Il faut que vous :

sance d'y parvenir. Maisvoilà le vrai bonheur de donniez la définition de l'erreur, car vous
Ihomme, dit alors Licentius, il consiste à cher- pouvez plus aisément la voir puis(jue vous y êtes
cher parfaitement la vérité c'est là parvenir : entrés si profondément. Je ne suis pas fort sur
à la fin de l'homme puisqu'on ne peut aller les définitions, reprit Licentius, quoiqu'il soit
au delà. Donc, celui qui ne cherche pas la vérité [)lus facile de définir l'erreur (|ue de la finir.

avec toute l'ardeur nécessaire, n'atteint pas la Pour moi, dit Trygétius, je définirai ; cela m'est
tin de l'homme mais celui qui s'occupe de
: tiès-facile, non par les ressources de mon
chercher la vérité autant queriiomme peut et esprit, mais par la bonté de ma cause. Errer, à i

doit le faire, celui-là est heureux, quand même mon chercher toujours et ne jamais
avis, c'est j-

il ne la trouverait pas, car il tout ce pour-


lait trouver. Si je pouvais réfuter cette définition,
quoi il est né. S'il n'arrive pas à son but, il ne dit Licentius, ma cause gagnerait beaucoup;
lui manque que ce que la nature lui a refusé. mais puisque la chose est ardue par elle-
Enfin, puisqu'il faut que rhomme soit heu- même, ou me paraît telle, je demande que la
reux ou malheureux, erreur et
n'est-ce point question soit remise à demain pu , si je n'ai
folie que d'appeler malheureux celui qui passe rien trouver à répondre .uijourd'hui, après que
les jours et les nuits à chercher la vérité au- j'y aurai beaucoup pensé.
,

246 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

Ce désir me paraissant légitime, et les autres vain, il aima mieux laisser reposer un peu son
ne s'y opposant pas , nous nous levâmes pour esprit et se mêler à notre entrelien. Puis,

nous promener. Mais tandis qu'entre nous la comme il se faisait tard ils étaient revenus à ,

conTcrsalion roulait sur des sujets nombreux la même discussion mais j'y mis fin, et je leur
;

et divers, Licenlius demeurait absorbé dans ses persuadai de la renvoyer à un autre jour. De

pensées. S'apercevant qu'il se fatiguait en là, nous nous rendîmes aux bains.

SECONDE DISGUS.SION.

11 . Le jour suivant ,nous nous assîmes et je nition n'a donc pas compris ce genre si gros-
leur dis Continuez ce
: que vous avez commencé sier d'erreur. Et de plus, si elle s'apphque aux
hier. Si je ne me trompe, dit Licenlius, on gens qui n'errent point, peut-il y avoir une
avait suspendu la discussion à ma prière, parce définition plus fautive? Qu'un homme veuille
que de l'erreur m'embarrassait
la définition aller à Alexandrie, et qu'il en suive le chemin,
beaucoup. Ici certainement, repris-je, tu n'es tu ne pourrais pas dire, je crois, qu'il est dans

pas dans l'erreur et je voudrais de grand cœur l'erreur. Et cependant si pour différentes
,

que ce fût pour toi de bon augure '. Ecoute raisons, il est arrêté longtemps dans sa route,
donc, me que j'aurais dit bier, si tu
dit-il, ce et qu'il soit même surpris par la mort; il a
n'étais intervenu. Prendre le faux pour le vrai, toujours cherché , il n'a jamais trouvé et ,

voilà, je crois, ce que c'est que d'être dans cependant n'a point erré. Non, dit Trygétius,

l'erreur celui-là n'y tombe jamais qui croit


;
il n'a pas toujours cherché.

que la vérité est toujours à chercher. Car celui 12. Tu as raison, reprit Licenlius, et ton ob-
qui n'admet rien ne peut pas admettre le faux. servation vient à propos. C'est en effet ce qui
11 ne peut donc errer. Mais il peut très-facile- montre parfaitement que la définition ne va
ment être heureux. Et, sans aller plus loin, point au fait. Car je ne t'ai pas dit que celui
s'ilnous était permis de vivre chaque jour qui cherche la vérité, est heureux c'est im- ;

comme nous avons vécu hier, je ne vois pas possible premièrement, parce qu'il n'est pas
:

pourquoi nous craindrions de nous appeler toujourshomme, ensuite, parce que, dès qu'il
heureux. Car nous avons vécu dans une grande commence d'être homme, son âge l'empêche de
tranquillité d'esprit, élevant l'àme au-dessus de chercher la vérité. Ou si tu veux encore soute-
toute souillure corporelle, nous tenant très- nir qu'il cherche toujours, s'il ne perd aucun

éloignés des ardeurs de la cupidité, donnant des moments qu'il peut y employer, il te faut
notre temps à la raison autant qu'il est permis retournera Alexandrie. —
Supposez en effet un
à l'homme, c'est-à-dire vivant selon cette partie homme, premier moment où son
qui dès le

divine de notre âme, ce qui fait la vie heureuse âge et ses affaires lui ont permis de se mettre
comme nous en sommes convenus dans notre en route, s'avance sans se détourner d'un pas,
définition d'hier. 11 me semble cependant que comme j'ai déjà dit, et meure cependant avant
nous n'avons rien trouvé, et que nous n'avons d'arriver: assurément tu te trompes singulière-
fait que chercher la vérité. L'homme peut ment en prétendant qu'il a erré, quoiqu'il n'ait
donc parvenir à la vie heureuse en cherchant pas cessé de chercher, et ne soit pas arrivé à son
la vérité sans la trouver. Et vois combien il est but. C'est pourquoi, si ma définition est vraie;
facile de réfuter ta définition par une notion si cherche conscien-
celui-là n'erre point qui
simple et commune. Tu as dit qu'être dans cieusement la vérité sans la trouver, il est heu-
l'erreur, c'est chercher toujours et ne jamais reux par cela seul qu'il vit conformément à la
trouver. Mais, voici quelqu'un qui ne cherche raison. Mais ta définition est prise en défaut,
rien, demande-lui, par exemple, s'il fait jour et quand même cela ne serait pas, je ne de-
à l'heure qu'il est s'il arrive que sans nulle ;
vrais point m'en mettre beaucoup en peine,
réflexion, il s'imagineetréponde qu'il fait nuit, puisque la mienne suffit pour défendre ma
ne diras-tu pas qu'il est dans l'erreur ? Ta défi- cause. Pourquoi donc, jeté prie, cette question
' Bèu Uw I, cb. I, n. 1, n'est-elle pas terminée entre nous ?
LIVRE PREMIER. 247

peut s'appeler la sagesse; mais suis-je, donc


fou pour me donner la peine de réfuter la dé-
CHAPITRE V. finition, car il n'en est aucune qui serve mieu.x
ma cause? Tu n'as pas dit, en eflet, que la sa-
qu'est-ce que la sagesse ?
gesse fût la vérité même, mais seuicmcnl la

13. Conviens-tu, dit alors Trygétius, que la voie qui y conduit. Donc, quiconque suit celle

sagesse soit le droit chemin de la vie? —


Sans voie suit la sagesse elle-même, et quiconque

doute, répondit Licentius je demande cepen- suit la sagesse doit nécessairement arriver à
;

dant que tu définisses la sagesse, pour voir si être sage; donc aussi celui-là sera sage qui
nous en avons la même idée. Est-ce qu'elle— aura cherché de son mieux la vérité, quoiqu'il
ne te paraît pas assez définie, dit Trygétius, par n'y soit pas encore parvenu. En effet, selon
la question que je viens de t'adresser? Tu as moi, on ne peut pas comprendre une meilleure
même accordé ce que je voulais car, si je me :
voie qui conduise à la vérité qu'une soigneuse

trompe, ce n'est pas à tort que la sagesse est recherche de la vérité; ainsi, pour devenir
appelée le droit chemin de la vie. Rienneme — sage, il suffit de suivre cette voie. Or, s'il n'y a
paraît plus plaisant, dit Licentius, que cette dé- point de sage qui soit malheureux et si tout
finition. — C'est possible, dit Trygétius, cepen- homme heureux ou misérable, ce n'est
est

dant ne précipitons rien, je t'en conjure, et donc pas seulement en trouvant, mais en cher-
raisonnons plutôt que de rire, car fien n'est chant la vérité qu'on est heureux.
plus honteux qu'une raillerie qu'on peut rail- 15. Trygétius reprit alors en souriant : C'est

ler aussi. — Mais n'avoues-lu pas, reprit-il, que la à bon droit que tout cela m'arrive, après avoir

mort de
est le contraire vie? — Je l'avoue.
la suivi avec tant de confiance le sentiment de
— Or, poursuivit Licentius, je ne vois pas d'au- mon adversaire dans une chose si secondaire.
tre chemin de vie que celui par où chacun
la Suis-jc donc un grand faiseur de définitions,
passe pour ne pas tomber dans mort. — la et rien me semble-t-il plus oiseux dans une
Trygétius en convint. — Donc, ajouta Licen- discussion? Et quand aurions-nous fini, si à
tius, siquelque voyageur n'entre pas dans une mon tour je te demandais de me définir quel-
hôtellerie, où il a entendu dire quesont des vo- que chose, puis les termes mêmes de la défini-

leurs, s'il continue de suivre le grand chemin, tion , enfin toutes les conséquences qui en
et se sauve ainsi de la mort, n'a-t-il pas suivi
découlent, feignant de ne rien comprendre?
chemin de la vie? Personne pourtant Car, qu'y a-t-il de si clair dont je ne puisse te
le droit

n'appelle ce chemin la sagesse. Comment tout demander la définition si on est en droit de me


demander la définition de la sagesse? Y a-t-il
droit chemin de la vie est - il donc la sa-
un nom dont la nature ait gravé en nos âmes
gesse? J'ai accordé qu'elle était ce chemin,
une définition plus nette ? Mais je ne sais
mais elle n'est pas que cela et sa définition ;
,

comment, après que cette notion elle-même


ne devrait rien comprendre d'étranger. C'est
est sortie de notre esprit où elle était comme
pourquoi, définis de nouveau, si bon te semble,
dans un port et qu'elle s'est enveloppée de
,

ce que c'est que la sagesse.


termes comme d'autant de voiles, les subtilités
14. Il garda le silence quelque temps, puis
lui comme des écueils où
apparaissent aussitôt
il dit Voici encore une autre manière de dé-
:
elle peut faire mille fois naufrage. Qu'on ne
finir la sagesse, si tu as résolu de ne pas en
me demande donc plus une définition de la
finir sur ce point la sagesse est le droit che-
:
sagesse, ou que notre juge daigne la prendre
min qui conduit à la vérité. —
Cela se réfute sous son patronage. — Voyant alors que la nuit
de la même manière, dit Licentius; car, selon allait empêcher de recueillir nos paroles, et
ce qui est dit à Enée par sa mère, dans l'Enéide sentant venir quelque grande et nouvelle ques-
de Virgile :
tion, jeremis la discussion à un autre jour.
Nous avions commencé à discuter lorsque le
Allez, portez vos pas où vous mène la route ; soleil était déjà sur son déclin, et le jour s'était
passé presque tout entier à régler quelques
en suivant cette route, il parvint où on lui affaires de campagne et à relire le premier
avait dit, c'est-à-dire à la vérité. Soutiens, si livre de Virgile.
cela te plaît, que l'endroit où Enée posa le pied
CONTRE LES ACADÉMICIENS.
t f

l ^

TROISIÈME DISCUSSION.

point au logis; ne dit-il pas très-promptement,


irès-véridiquement non-seulement où était
,

CHAPITRE VI.
caché cet objet , le nom de la personne à
mais
DÉFIMTIO: DE LA SAGESSE. — OBJECTIONS. — LE qui il appartenait? Je ne parle pas de la vérité
DEVIN ALBICÈRE. de ses réponses sur les questions qui lui ont
été posées en ma présence mais un esclave ;

16. Aussitôt qu'il fit jour, car la veille nous qui portait des écus en ayant volé une partie,
avions si bien réglé nos ocwpations domesti- lorsque nous allions trouver Albicère il ;

ques qu'il nous restait un ample loisir, nous ordonna de les compter tous devant lui et con-
reprîmes la question. Je dis d'abord à Trygé- traignit l'esclave à restituer sous nos yeux ce
tius Tu m'as prié bier de quitt^îr mes fonctions
: qu'il avait soustrait avant qu'il eût vu lui-
,

de juge pour prendre la défense de la sagesse, même les écus et qu'il eût appris d'aucun
comme si dans vos discours la sagesse avait denlre nous combien on lui en avait appor-
quelque chose à craindre ou que son défenseur tés.
eût tellement compromis sa cause, qu'il lui 18. N'avons-nous pas appris de toi-même ce
fallût implorer un protecteur plus puissant. qui étonna si fort un jour Flacciatus, cet

Mais comme il ne s'agit entre vous que de sa- homme si savant et si célèbre? Ayant parlé du
voir ce que c'est que la sagesse, vous ne l'atte- dessein d'acquérir un domaine, il fut trouver
qucz ni l'un ni l'autre puisque tous deux vous le devin et l'entretint de manière à voir s'il

désirez la connaître, et si tu crois avoir erré serait capable de lui déclarer ce qu'il avait fait.
en la définissant ce n'est pas une raison d'aban- Albicère dit aussitôt de quelle affaire il s'agis-
donner dans tout le reste la défense de ton senti- sait;de plus, et Flaccianus ne put contenir ici
ment. Tu n'auras donc de moi qu'une défini- un cri d'élonnement, il cita le nom du do-
tion de la sagesse qui n'est pasde moi, et n'esl maine, nom si bizarre qu'à peine Flaccianus
pas nouvelle, mais qui nous vient des sages des l'avait-il retenu. Enfin, je ne puis te le dire sans
temps anciens, et je m'étonne que vous ne stupeur d'esprit; un de tes disciples, notre
vous en soyez pas souvenus. Ce n'est pas d'au- ami, voulant le harceler un jour, le pressa
jourd'hui que vous entendez dire que la vivement de dire à quoi il pensait alors; le
sagesse est la science des choses divines et devin lui répondit qu'il pensait à un vers de
humaines. Virgile. Notre ami stupéfait ne pouvant dire le
17. Je croyais que Licentius chercherait contraire, alla jusqu'à demander quel était ce
longtemps ce qu'il aurait à dire après celte vers; et Albicère ,
qui avait à peine vu en
définition mais il répondit tout à coup Pour-
; : passant une école de grammaire, n'hésita pas
quoi donc, je te prie, ne pas donner le nom de à réciter ce vers d'un air libre et enjoué. N'é-
sage à ce scélérat que nous connaissons bien taient-ce point là des choses humaines sur les-

et qui s'adonne à toutes sortes de crimes et quelles on le consultait? Et pouvait-il, sans la


d'infamies? Je veux parler de cet Albicère connaissance des choses divines, donner des
qui pendant plusieurs années, dit des choses
,
réponses aussi vraies, aussi certaines! Il serait

si certaines et si merveilleuses à ceux qui ve- absurde de penser l'un ou l'autre; car les

naient consulter à Carthage. J'en pourrais


le choses humaines ne sont rien autre que les

rapporter un grand nombre, si je ne m'adres- choses des hommes , comme l'argent , les

sais à des gens qui en ont fait eux-mêmes l'ex- pièces de monnaie, un fonds de terre, et même
périence ; il me suffira d'en rappeler quelques- aussi la pensée elle-même et qui n'estimerait ;

unes pour prouver ce que j'avance. On lui avec raison que les choses divines sont celles
demandait de ta part (c'est à moi qu'il parlait) par lesquelles le pouvoir de deviner est donné
ce qu'était devenu un gobelet qu'on ne trouvait à l'homme ? Albicère fut donc un sage, si
LIVRE PREMIER. 249

nous accordons que la sagesse est la science de la fortune; et si cet Albicère avait appris
des choses humaines et divines. ces choses, sa vie, crois-moi, eût été moins
déréglée et moins honteuse. S'il a dit à cet
homme le vers qu'il roulait dans l'esprit, je
CHAPITRE VII.
ne pense pas que cela doive être compté non
ON SOUTIENT LA DÉFINITION DE LA SAGESSE. plus au nombre de nos biens je ne discon- :

viens pas toutefois que les sciences honnêtes ap-


19. Premièrement, dit Trygétius, je n'ap- partiennent d'une certaine manière à notre es-
pelle point science , une connaissance qui prit, mais un ignorant peut prononcer et chanter

trompe quelquefois celui qui la possède, car le vers d'un autre. C'est pourquoi si ces choses

une science n'est pas seulement un système de tombent dans notre mémoire, il n'est pas éton-
vérités comprises, mais comprises de sorte nant qu'elles soient aperçues par quelques-
qu'on ne doive jamais s'y tromper, ni se lais- uns de ces misérables esprits qui sont dans
ser ébranler par aucune difflcultc. De là vient l'air, qu'on appelle démons je reconnais ;

que quelques philosophes ont eu raison de qu'ils puissent l'emporter sur nous, par la

(lire que la science ne peut se trouver que finesse et la subtilité des sens, mais non par la

dans le sage, qui non-seulement doit compren- raison. J'ignore de quelle manière secrète el
dre ce qu'il soutient et ce qu'il fait, mais encore inaccessible à nos sens cela peut arriver. Mais
s'y tenir d'une manière ferme el inébranlable. si nous admirons l'abeille qui s'envole après
Or, nous savons que cet Albicère, dont tu avoir fait son miel avec je ne sais quelle saga-
viens de nous parler, a dit bon nombre de cité par où elle l'emporte sur l'homme, nous
choses fausses; car je ne l'ai pas seulement ne devons pas pour cela ni la préférer ni la
appris par la bouche d'autrui, mais je l'ai comparer à nous-même.
quelquefois reconnu par moi-même. Dois-je 21. J'aimerais donc mieux voir cet Albi-
donc l'appeler savant quand il s'est si souvent cère apprendre à faire des vers à celui qui le
trompé; puisque je ne lui en donnerais pas le lui aurait demandé, ou bien pressé par (luel-,

nom s'il avait hésité en disant toujours la vé-


, qu'un de ceux qui seraient venus le consulter,
rité? Appliquez mon raisonnement aux arus- chanter des vers de sa façon sur un sujet qui
pices, aux augures, et à tous ceux qui consul- lui aurait étéproposé à l'instant. C'est ce que
tent les astres ou se mêlent d'interpréter les Flaccianus disait souvent, d'après ce que tu as
songes. Ou bien, montrez-moi, si vous le pou- coutimie de nous rappeler, lorsque, du haut
vez, un de ces hommes qui n'ait jamais hésité de sa grande âme, il raillait et méprisait ce
dans ses réponses, qui ait toujours répondu la genre de divination, et qu'il l'attribuait à je
vérité.Car il ne s'agit point ici des prophètes ne sais quel abject petit esprit, comme il di-
qui ne parlent que sous l'inspiration d'un es- sait lui-même, qui instruisait Albicère et lui
prit étranger. dictait ses réponses. Ce savant homme deman-
20. De plus quand
,
je conviendrais que les dait aussi quelquefois à ceux qui admiraient
choses humaines sont les choses des hommes, de tels prestiges si Albicère pouvait ensei-
crois-tuque nous possédions bien véritable- gner la grammaire ou la musique la rhéto- ,

ment ceque le hasard peutnousdonnerou nous rique ou la géométrie. Mais qui l'a connu sans
ravir? Ou bien entends-tu [)àr science des choses avouer qu'il ignorait complètement ces scien-
humaines celle qui fait connaître la quantité ces? Aussi Flaccianus finissait par exhortiT
et la qualité des biens de chacun ce qu'il a
, ceux qui étaient versés dans ces études à les ,

d'or, d'argent, ou bien s'il pense à des vers préférer sans hésitation à cet art si vain de
d'un autre? La science des choses humaines connaître l'avenir : il leur recommandait aussi
c'est celle qui connaît la lumière de la pru- de travailler à remplir et à fortifier leur csjjnt
dence, la beauté de la tempérance, le pouvoir par des connaissances sérieuses qui rélève-
de la force, la sainteté de la justice; voilà ce raient bien au-dessus de ces esprits invisibles
que nous pouvons sans crainte appeler nos qui sont dans l'air.
biens, parce qu'ils sont à l'abri des révolutions
,

2S0 CONTKE LES ACADÉMICIENS.

durant la vie mortelle. Et cette situation est


pourtant excellente qu'il est beaucoup plus
si
CHAPITRE VïlI. ^
'

avantageux de chercher ces vérités sublimes

LE DEVIN EST-IL UN SAGE. — QU'eST-CE QU'L'N SAGE?


que de trouver quelquefois les autres. J'ai
— DÉFINITION DE LA SAGESSE CONFORMÉMENT A
grand besoin du secours de votre définition
l'opinion des ACADÉMICIENS.
pour me tirer de ce mauvais pas, dit Trygé-
tius. Elle t'a semblé vicieuse parce qu'elle s'ap-
22. Quant aux choses divines, tout le monde plique aussi à celui que nous ne pouvons ap-
en convient, elles sont meilleures et beaucoup peler sage; mais l'approuveras-tu quand nous
plus augustes que les choses humaines; com- dirons que la sagesse est la connaissance des
ment donc pu les connaître puisqu'il
aurait-il choses divines et humaines, en tant qu'elles se
ne se connaissait pas lui-même? Penserais-lu rapportent à la vie heureuse? La sagesse est
que les astres que nous contemplons chaque cela, répond Licentius, mais elle n'est pas que
jour sont quelque chose de grand en compa- cela; c'est pourquoi encore que ta première

raison du Dieu véritable et caché que l'intel- définition allât trop loin , la dernière est
ligence atteint si peu, que les sens n'atteignent trop restreinte. La première peut être accusée
pas, tandis que ces astres sont présents à nos d'avarice, la seconde de folie. Si maintenant
yeux? Ce ne sont donc pas là ces choses divi- l'on me permet de dire mon avis dans une dé-
nes que la sagesse déclare connaître seule. Or, finition, je répondrai que la sagesse me paraît
quant aux autres choses dont les devins abu- être non-seulement la connaissance des choses
sent ou pour se faire un gain, ou pour se faire divines et humaines qui ont rapport à la vie
une occasion de vanterie elles sont bien infé-
, heureuse, mais qu'elle en est encore la re-,^

rieures aux astres. Donc Albicère n'a point eu cherche soigneuse. Si l'on veut diviser ma
la science deschoses divines et humaines; tu définition, on trouvera que la première partie
as vainement attaqué par ce moyen notre défi- qui comprend la science, est de Dieu, et que la
nition et comme il faut compter pour rien et
,
seconde qui est comprise dans la recherche est
mépriser tout ce qui est en dehors des choses de l'homme. Dieu est heureux par l'une, et
humaines et divines, en quoi, jeté prie, ce l'homme par l'autre. J'admire, dit Trygétius,
sage que tu vantes cherche-t-il la vérité? Dans comment tu condamnes ton sage à toujours
les choses divines, dit Licenlius, car il est travailler en vain. —
Pourquoi dis-tu en vain,
constant que la vertu dans l'homme est quel- puisque le sage est si bien récompensé
? Car par

que chose de divin. — Albicère les savait cela même qu'il cherche il est sage et parce :

donc déjà, au lieu que ton sage cherchera


les qu'il est sage il est heureux. Autant qu'il lui
toujours? — Il connaissait, répondit Licen- est possible, en efTet, il dégage son esprit de
lius, des choses divines mais non pas celles que toutes les enveloppes du corps et se recueille
\

le sage doit chercher. Car ne serait-ce pas ren- en lui-même; il ne se laisse pas déchirer par
verser l'usage ordinaire du langage que d'ac- les passions , mais il s'applique à lui-même et
corder à un homme la divination, et de lui à Dieu avec une inaltérable tranquillité. Ainsi,
ôter la connaissance des choses divines dont la dès ce monde, il jouit de sa raison, ce qui est
divination a pris son nom? C'est pourquoi, le bonheur, nous en sommes convenus, et
votre définition me semble renfermer je ne à la fin de la vie, il sera tout prêt à obtenir ce
sais quoi qui n'aurait pas de rapport avec la qu'il a recherché, et il jouira à bon droit d'une
sagesse. divine béatitude , après avoir déjà goûté une
23. Celui qui adonné cette définition, dit félicité humaine.
alors Trygétius, la défendra s'il lui plaît. Main-
tenant réponds-moi et arrivons enfin à la ques-
CHAPITRE IX.
tion dont il s'agit. Je suis prêt, dit Licentius.
Conviens-tu, poursuivit Trygétius, qu' Albicère CONCLUSION.
a connu la vérité ? Certainement. Il valait donc
mieux que ton sage? —
Nullement car ces : 24. Trygétius fut longtemps occupé de pré-
que cherche le sage non-seule-
sortes de vérités parer une réponse ;
je pris alors la parole et

ment ce devin en délire ne les connaissait pas, dis à Licentius; Je ne crois pas que les argu-
mais elles restent inconnues au sage même ments manquent à Trygétius, si nous lui don-
,

LIVRE PREMIER. 231

nons le temps de les chercher : car jusqu'à n'aurait peut-être pas reconnu tes détouFs.
présent qu'a-t-il laissé sans réponse? D'abord, Avec quelle attention avec quelle force Tri-
,

la question de la vie heureuse, ayant été gétius t'a résisté? 11 t'aurait accablé et entière-

soulevée sage seul étant nécessaire-


, et le ment confondu, si tu n'avais enfin appelé à

ment heureux puisque de l'avis même des


,
ton secoursune définition nouvelle, savoir que
fous la folie est une misère, il a conclu que la sagesse humaine était une recherche de la

le sage doit être parfait, qu'on n'est point vérité, qui assure àl'àme une tranquillité pro-
parfait tant qu'on cherche la vérité sans , fonde et la rend heureuse. Il ne répondra rien
la trouver , d'où il suit qu'alors on n'est pas à cette opinion , surtout s'il demande grâce
non plus heureux. Tu as voulu à ce propos lui pour lepeu de temps qui reste aujourd'hui.
opposer le poids de l'autorité , et le nom de 23. Mais si on le trouve bon ne prolon- ,

Cicéron que tu as cité lui a causé un peu de geons pas davantage cet entretien car je crois ,

trouble mais il a bientôt relevé la tête


; , et s'é- qu'il serait superflu de discuter plus long-
lançant avec une généreuse audace au faîte de temps. La question a été sulfisamment traitée
la liberté, il a repris ce qu'on voulait lui en- pour le but que nous nous sommes proposé il ;

lever de vive force , et il t'a demandé si celui ne faudrait plus que quelijues mots pour la ter-
qui cherchait encore te semblait parfait ; si tu miner entièrement, si je n'aimais mieux vous
avouais qu'il ne l'était pas, il devait revenir au exercer et éprouver vos forces et vos études, ce
point principal de la question et montrer, s'il qui est l'objet de mes grands soins. Car mon
le pouvait ,
par la déûnition qu'on avait but étant de vous excitera la recherche ardente
adoptée, que l'homme était parfait quand il se de la vérité, j'avais commencé à examiner de
conduisait selon la raison , et conséquemment quelle importance elle pouvait être pour nous.
qu'on ne pouvait être heureux sans être Or, elle est si grande pour vous tous que je
parfait. n'ai rien à désirer de plus. Comme nous sou-
Tu as échappé à ce piège plus habilement haitons d'être heureux, soit par la découverte,
que je en disant que l'homme par-
ne pensais , soit par la recherche soigneuse de la vérité
fait était soigneusement la
celui qui cherchait nous devons, si nous voulons être heureux, la
vérité et tu t'es servi
; pour l'attaquer avec ,
chercher de préférence à tout le reste. Aussi,
plus de flerté et de confiance , de cette même comme je l'ai déjà dit, terminons cette discus-
définition dans laquelle nous avions dit que la sion, et après l'avoir mise par écrit, envoyons-
vie heureuse consistait précisément à vivre la, surtout à ton père Licentius. Je sais que son

selon la raison. Trygétiusalorst'a répliqué avec cœur s'est déjà tourné vers la philosophie; mais
netteté et s'est emparé de ta position et ta , j'attends encore que la fortune l'y fasse entrer.
défaite aurait été entière , si la trêve n'avait ré- Il pourra être plus ardemment poussé à l'a-

paré tes forces. Où en efTet les académiciens mour de ces études, lorsqu'il apprendra, non
dont tu soutiensle sentiment ont-ils placé leurci- pas seulement par ouï dire, mais par la lecture
tadelle, si ce n'est dans la définition de Terreur? de ce récit, que toi-même tu vis ainsi avec moi
Et si, la nuit enrèvant peut-être, cettedéfinition en t'y appliquant.
ne t'était revenue dans l'esprit, tu n'aurais eu Pour toi si comme je le présume, les aca-
, ,

rien à répondre et pourtant lu avais déjà rap-


: démiciens te plaisent, prépare- toi plus for-
pelé cela en exposant l'opinion de Cicéron. tement à les défendre; car j'ai résolu de les
Ensuite , on est arrivé à la définition de la appeler en jugement. Aces mots, on vint nous
sagesse. Tu t'es efforcé avec tant d'adresse prévenir que le dîner était prêt, et nous nous
de la combattre qu'Albicère, ton soutien, levâmes.
LIVRE DEUXIÈME.

En témoignant à Romanien sa vive reconnaissance, saint Angnslin i'cxcile de nouveau à se livrer à la pliilosnpliie. — 11 lui adresse
trois nouvelles conférences : La première fait connailre les opiflions dos Académiciens
seconde détermine ce qui distingue
; la
la nouvelle académie de ranrienne, cl réfute le scnlimcnt de ces philosophes qui, dans l'impuissance
prétondue de découvrira
vérité, s'attachent au vraisemblable la troisième explique ce qu'ils entendent par vraisemblable ou probable.
;

bien instruits. C'est pourquoi, s'il faut lutter


avec les vertus comme avec des rames contre
CHAPITRE PREMIER.
les flots et les tempêtes de la fortune, à plus
LE SECOURS DE DIEU EST NÉCESSAIRE POUR COM- forte raison faut-il implorer le divin secours

BATTRB LES ARGUMENTS DES ACADÉMICIENS. avec toute dévotion et piété, afin que le ferme
dessein des bonnes études poursuive sa course
de trouver la sa-
4. S'il était aussi nécessaire sans que rien l'en détourne, et qu'il arrive au
gesse quand on
cherche qu'il est nécessaire
la port si sûr et si doux de la philosophie. C'est

au sage d'en posséder les règles et la connais- la première difficulté. Voilà ce qui me fait
sance, assurément toutes les subtilités des aca- craindre pour toi, désirer que tu sois délivré, el
démiciens toute leur opiniâtreté toute leur
, , demander continuellement pour toi, dans mes
obstination, ou bien comme je le pense tous
, , prières de chaque jour, des vertus propices, si
les arguments convenables, au temps où ils vi- néanmoins je suis digne de l'obtenir. Or Celui
vaient, auraient passé avec les années et se- que je prie est la Vertu même et la Sagesse du
raient ensevelis avec les restes de Cicéron et de Dieu souverain. Celui que les mystères nous
Carnéades. Mais soit à cause des agitations donnent comme Fils de Dieu est il autre chose ?
nombreuses et diverses de cette vie, comme 2. Tu me seras d'un grand secours dans mes

tu réprouves toi-même, Romanien


cà cause ; soit prières, si tu ne désespères pas de nous voir
d'une certaine pesanteur de l'indolence et exaucés, si tu travailles avec nous, en t'unis-
de la lenteur des esprits engourdis soit à ; sant à nous non-seulement par des vœux,
,

cause du désespoir de trouver la vérité, car mais aussi par la volonté, et par l'élévation
l'astre de la sagesse n'éclaire pas aussi aisément naturelle de ton intelligence; c'est à cause
les intelligences que celte lumière éclaire nos d'elle que je te cherche, c'est elle qui me plaît
yeux; soit encore, et c'est l'erreur de tous les tant, elle que j'admire toujours, elle qui, ô
peuples, parce qu'on croit faussement avoir malheur est enveloppée en toi dans les ombres
!

trouvé la vérité, et que ceux qui la cherchent, des affaires domestiques comme la foudre dans
s'il en est, ne la cherchent pas soigneusement, les nuages, et qui est cachée à plusieurs, et
ou se laissent détourner dans leur volonté, la presque à tous. Mais elle n'a pu l'être, à moi
science est rare et nest le partage que du pe- ni à deux ou troM de tes amis, qui avons sou-
tit nombre. Aussi , lorsqu'on en vient aux vent entendu des bruits , ou même des éclairs
mains avec les académiciens leurs armes pa- , voisins de la foudre.
raissent invincibles et comme forgées par Vul- Car pour taire tout le reste et nous en tenir
cain , et paraissent telles, non pas à des hom- à un seul exemple, qui jamais a tant et si sou-
mes médiocres, mais à de« esprits pénétrants et dainement tonné et tant brillé par la lumière
LIVRE DELXIÈiME. 253

de re?prit que, sous un seul grondement de la sans t'en prévenir, je me mis en mer tu ne ,

raison et un seul éelair de la tempérance, cette t'offensas pointd'un silence qui n'était point
passion, la veille encore si violente, s'est trou- dans mes habitudes, et soupçonnant de ma
vée vaincue en un seul jour ? Est-ce que celle part autre chose (juede l'arrogance, tu demeu-
vertu n'tclalera pas enfin et le rire de plu- ,
ras inébranlable dans ton amitié, et tu songeas
sieurs qui désespèrent ne se cliangera-t-il pas moins au maître qui abandonne ses disciples,
en confusion et en stupeur? Est-ce (ju'après qu'à la pureté de mes intent ons.
avoir annoncé sur la terre comme certains si- 4. Enfin, si mon loisir me fait goûter des

gnes des choses futures, ne rejettera pas de


elle joies, si j'ai échoppé aux liens des vains désirs,
nouveau tout le fardeau du corps, elle ne re- si, après m'èlre déchai'gé du fardeau des choses
tournera pas au ciel?E<t-ce en vain qu'Au- périssables, je respire, je me ravise,je reviens à
gustin aura dit de Romanien toutes ces cho- moi ; si je m'applique à chercher la vérité, si je

ses ? Celui à (jui je me suis donné tout entier et commence à la trouver, si j'espère arriver uU
que maintenant je commence à recomiaîlre un mode suprême \ c'est (jue tu m'as excité, c'est
peu, ne le permettra pas. que tu m'as pressé, c'est que tu as tout fait.

Mais la m'a fait plutôt concevoir que


foi
CHAPITRE II. la raison ne m'a expliqué de qui tu étais le mi-

AUGUSTIN REND A ROMAMEN SES DEVOIRS DE RE- nistre car dans le temps que nous étions en-
;

CONNAISSANCE, ET l'exhorte a la PUILOSO- , semble, lorsque je t'eus exposé les secrets mou-
PDIE. vements de mon cœur, quand je t'eus déclaré
si vivement et si souvent que je ne trouvais de

3. Aborde donc avec moi la philosophie tu ;


sort agréable que celui ijui nous laisse le loisir

y trouveras la raison de tes inijuiétudes et de de nous adonner à l'étude de la sagesse, ni de


tes doutes accoulumés. Je n'ai à craindre en vie heui'euse , que celle qu'on passait dans la
toi ni paresse naturelle ni pesanteur d'esprit. philosophie, mais que j'étais retenu par le
Quand tes aû'aires te laissaient quelque loisir, soin de ceux dont la vie dépendait de mes fonc-
quel autre montrait dans nos entreliens plus tions, et par une foule d'obstacles que me
d'attention, plus de pénétration que toi? Ne créaient soit la vaine gloire, soit l'importuuvi
te payerai-je jamais en reconnaissance? est-ce misère de m\ famille ; tu fus saisi d'une grande
que par hasard je te dois peu? Quand, jeune et joie, du saint amour d'une telle vie, et tu di-
pauvre, je quittai mon pays pour conunencer rais que si, par quehjue moyen, tu pouvais en-
mes études, ne m'ouvris-tu pas ta maison , tes fin rompre les fâcheux liens de tous les procès
trésors, et, ce qui est plus encore, ton cœur? où tu te trouvais engagé, lu briserais louUs
Lorsipie je perdis mon père, ton amitié me meschaînes en partageant ta fortune avecmoi.
consola, tes discours m'encouragèrent, ta for- 5. Aussi, lorsque tu nous quittas après nous
tune me vint en aide. Et dans notre ville même, avoir ainsi excités, nous ne cessâmes de soupirer
t(;sLonlés, ton amilié, l'honneur d'habiter ta aju-ès la pliiloso[)hie, nous ne songeàn.es
et
maison me rendirent presque aussi considé- plus qu'à embr-asser ce genre de vie (jui nous
rable, aussi haut i)lacé que toi. Lorsque je vou- avait séduits, et nous plaisait si fort. Nous étions
lus revenir à Carlhage pour y exercer un plus toujours pleins de ces désirs, mais ils étaient
hautemploi , je ne parlai de mon dessein et de moins vifs. Cependant nous nous imaginions
mes espérances qu'à toi ,
je n'en dis rien à mes (jue c'était suffisant, et comme la flamme qui
autres amis ; tu essayas de m'arrèter d'abord devait nous saisir tout à fait n'était pas encore
par ton amour pour le lieu natal, où j'enseignais là, nous échauffait déjà lentement
celle (jui
déjà; mais dès que tu fus convaincu que rien nous paraissait excessive. Mais sitôt que cer-
ne pouvait ébranler la résolution d'un jeune tains livres bien remplis, comme ditCelsinus,
homtne montant vers ce qui lui paraissait le
, eurent répandu sur nous les parfums d'A-
meilleur, ta merveilleuse bienveillance chan- rabie, et jeté sur cette petite flamme quel-
gea l'avertissement en appui tu fournis tout : ques gouttes d'une huile précieuse, ce qui ai-
ce qui m'était nécessaire pour mon voyage et , ri\a est inconcevable, incroyable, mon cher
toi qui avais protégé le berceau et comme le Romanien, et au delà de tout ce que tu peux
nid de mes études, tu soutins l'audace de mon croire de moi que dirai-je de plus? ces quei-
:

premier vol. Lorsque, pendant ton absence et A la sagesse, voii le livre de la Vie bienheureuse, ci-dessus.
»
254 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

ques gouttes allumèrent en moi un incendie


qui me paraissait incroyable à moi-même. CHAPITRE III.
Que me faisaient alors les honneurs, la pompe
humaine levain désir de la renommée; enfin
,
IMMLOCALIE E T PHILOSOP UIE : AUGUSTIN EXCITE DE
tout ce qui attache à la vie ? Je revenais en moi NOUVEAU ROMAMEN A LA PHILOSOPHIE.
à la hâte tout droit et tout entier. Je me tour-
nais en chemin, je t'avoue, vers cette religion 7, Cette politesse est appelée communément
qu'on avait semée au plus profond de nos cœurs philocalie : ne méprise pas ce nom à cause du
d'enfants, et c'était elle-même qui m'entraînait sens que lui donne le vulgaire; car la philo-
vers elle à mon insu. C'est pourquoi , chance- calie et la philosophie ont presque même nom
lant, me hâtant, hésitant, je saisis l'apôtre Paul; et veulent paraître et sont comme dela même
car,medisais-je,ces hommes-là n'auraientpaspu famille. Qu'est-ce, en effet, que la philosophie?
accomplir de grandes choses, ni vivre comme
si L'amour de la sagesse. Et la philocalie? L'a-
il est notoire qu'ils ont vécu, si leurs écrits et mour de Ja beauté demande-le aux Grecs. :

leurs principes étaient contraires à cette haute Mais, qu'est-cë^que la sagesse? N'est-ce point
sagesse. Je le lus donc tout entier avec beau- la beauté véritable? La philosophie et la philo-
coup d'application et de réflexion. calie sont donc tout à fait sœurs et nées du
6. Alors, à la faveur de quelques rayons de même père K Mais celle-ci, arrachée à son ciel
lumière qui tombaient sur moi, la philosophie par la glu des passions, et enfermée dans la
se découvrit à moi, sous une forme telle que caverne populaire, a gardé cependant une res-
j'aurais pu la montrer, je ne dis pas à toi, semblance de nom, afin d'avertir l'oiseleur
qui as toujours eu soif de celte inconnue, qu'elle est digne de quelque attention. Sans —
mais même à celui contre lequel tu plaides, et ailes, souillée et pauvre, elle est souvent re-
qui peut-être n'est pas tant pour toi un obs- connue par sa sœur qui vole en liberté, mais
tacle qu'une occasion d'épreuve. Je suis sûr ne la délivre pas toujours car la philosophie :

que, méprisant et abandonnant Baïa, et les seule reconnaît d'où la philocalie tire son ori-
charmants jardins, et les festins délicats et gine. Toute cette fable (car je suis devenu tout
brillants, et les histrions domestiques, et enfin à coup un Esope) sera délicieusement racontée
tout ce qui excite le plus vivement en lui le en vers par Licentius : peu s'en faut qu'il ne
plaisir, il s'envolerait vers cette beauté, doux soit un poète parfait. Ah ! si celui contre lequel
et saint amant, plein d'admiration, hors d'ha- tu plaides, au lieu de dont cette fausse beauté
leine, brûlant. Car, on doit en convenir, il a une il encore épris, pouvait attacher sur la
est
certaine honnêteté d'àme, ou plutôt comme beauté véritable ses regards purifiés avec ,

un germe d'honnêteté, qui, s'efforçant d'écla- quelles délices il se plongerait dans le sein de
ter en vraie beauté, pousse des feuilles d'une la philosophie ! Et, s'il venait à t'y rencontrer,
façon tortueuse et difforme au milieu des as- comme il t'embrasserait en véritable frère 1

pérités des vices et des épines des fausses opi- Cela t'étonne et tu en ris peut-être? Et que se-
nions cependant ces feuilles poussent toujours,
: rait-ce si j'expliquais ces choses comme je le

et,malgré les ombres épaisses qui les couvrent, voudrais? Que serait-ce, si, à défaut de sa face
elles sont aperçues par le petit nombre de ceux que tu ne peux contempler encore, tu enten-
à qui leur pénétration et leur attention per- dais au moins la voix de la philosophie elle-
mettent de les distinguer. De là cette hospita- même? Alors ton étonnement serait grand,
lité, de là, dans les repas, beaucoup de mar- mais tu ne tu ne désespérerais pas.
rirais pas ,

ques de bonté, de là, l'élégance elle-même, Crois-moi, ne faut désespérer de personne,


il

d'extrême propreté de toutes clioses,


l'éclat, l'air particulièrement de tels hommes. Les exem-
et de toutes parts la politesse sous une grâce ples ne sont point rares cette espèce d'oiseaux :

apparente. s'échappe aisément, aisément revient, à la


grande surprise de beaucoup qui restent en-
fermés.
8. Mais revenons à nous, à nous, dis-je,
Romanien, et philosophons ensemble. Je te

rendrai grâce. Ton fils commence déjà à philo-


* Rétr. liv. I, ch. i, n. 3.
UVRE DEUXIÈME. 238

sopher : je modère son zèle afin qu'après avoir défendre mon esprit de toute opinion vaine
d'abord cultivé les sciences nécessaires, il se ou dangereuse; j'ai donc lieu de me croire
lève plus vigoureux et plus assuré ; et, pour dans une situation préférable à la tienne. Je
n'avoir pas à craindre de les ignorer toi-même, ne t'envie qu'une seule chose c'est que tu ,

je n'ai qu'à te souhaiter, si je te connais bien, sois seul à jouir de mon cher Lucilien. Serais-
des vents qui soufflent à ton gré. Car, que di- tu jaloux de ce nom que je lui donne? Mais en
rai-je de ton naturel ?Ah si tous les hommes ! l'appelant mien, ne dis-jc pas aussi qu'il est à
étaient ainsi doués 11 n'y a que deux obstacles,
! toi età tous ceux avec qui nous ne faisons
deux défauts qui empêchent d'arriver à la con- qu'un? Aussi n'ai-je pas besoin de te prier de
naissance de la vérité : je ne les crains pas lui venir en aide. Prie toi-même pour moi
beaucoup pour toi ;
je crains cependant que tu autant que tu sais y être obligé. Mais mainte-
ne te méprises, que tu ne désespères de trou- nant je vous dis à tous les deux prenez garde :

ver ou que tu ne croies avoir trouvé. Or, si tu as de croire que vous savez quelque chose si
le premier défaut, cette discussion te l'enlèvera vous ne l'avez appris au moins comme vous
peut-être. Car tu as souvent accusé les acadé- savez qu'un, deux, trois, quatre réunis en-
miciens, et avec d'autant plus d'autorité que semble forment un total de dix. Prenez garde
tu étais moins instruit; mais aussi d'autant aussi de croire que vous ne connaîtrez pas la
plus volontiers que tu étais séduit par l'amour vérité dans la philosophie, ou qu'elle ne peut
de la vérité. Je vais donc disputer avec Alype, être jamais connue de cette manière. Croyez-
qui te soutiendra, et je te persuaderai aisément m'en ou plutôt croyez Celui qui a dit Cher-
, :

ce que je veux, toutefois dans l'ordre des choses chez et vous trouverez ^ Il ne faut point dé-
probables, car tu ne verras point la vérité elle- sespérer d'arriver à cette sublime connaissance,
même, si tu n'entres pas entier dans la philo- et vous verrez qu'elle sera plus évidente que
sophie. Quant à l'autre obstacle, qui consisterait ces vérités numériques.
à croire que tu as peut-être trouvé quelque Mais arrivons au fait, car je commence
chose, quoique tu nous aies quitté cherchant à craindre un peu tard que cet exorde n'excède
déjà et doutant ; s'il en reste encore quelques la règle, et ce n'est pas de peu d'importance.
traces dans ton esprit, elle en disparaîtra bien La règle est divine sans aucun doute; mais
certainement, soit quand je t'aurai envoyé un elle trompe lorsqu'elle conduit si doucement :

entretien que nous avons eu sur la Religion, je serai plus prudent quand je serai devenu
soit quand je discuterai longuement avec toi- sage.
même. ' Matth. vu, 7.

9. Mon soin unique en ce moment est de

PREMIERE DISCUSSION.
devoir la modérer. Car il ne voulait plus con-
CHAPITRE IV.
sentir à s'occuper d'autre chose. Enfin pour
recommencer pourtant à traiter la question
ON RAPPELLE LES POINTS DISCOTÉS DANS LE PRE- des académiciens que nous avions ajournée, je
MIER LIVRE. louai de mon mieux la lumière de la philoso-
phie, et il revint volontiers. Or, par hasard ce
10. Après le discours que nous avons rap- jour brillait d'un éclat si pur qu'il semblait en

I porté dans le premier livre, nous passâmes rapport avec la sérénité dont nos âmes avaient
environ sept jours sans discussion nous re- ; besoin. Nous quittâmes donc nos lits plus tôt
lûmes lentement les trois livres de Virgile que de coutume, et nous fîmes un peu avec les
qui suivent le premier, et nous les étudiâmes paysans ce qui pressait le plus. Alors Alype nous
comme il paraissait convenable pour le mo- dit :Avant que j'entende votre discussion sur
ment. Cependant ce travail alluma chez Licen- les académiciens, je veux qu'on me lise l'entre-
tius une telle ardeur pour la poésie que je crus tien que vous avez eu, m'avez- vous dit en ,
,

2:56 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

mon absence; car autrement, puisque la dis- choses, Carnéadcs convenait qu'il s'en souciait
cussion présente est la suite de celle-là, il me fort peu) ; cependant l'homme pouvait être
serait ini[)Ossibleou de ne pas me tromper en sage, et tout son devoir, comme tu l'as soutenu,
vous écoutant, ou de ne pas m'exposer à trop de Licentius, consiste à chercher la vérité. De !à

fatigues. —
Après avoir satisfait à sa dem.mde, il fallait conclure que le sage ne devait croire
nous vîmes que la matinée était fort avancée à rien. Car si l'on vient à croire des choses in-
et nous comiriençàmes à revenir du champ où certaines, on se trompe nécessairement; ce qui
nous nous étions [)romenés et à gagner le lo- est un crime pour le sage. Ils ne disaient pas
gis. Je t'en prie, médit alors Licentius, daigne seulement (]ue toutes choses étaient incertaines,
avant le dîner, me rappeler en peu de mots tout mais ils l'affirmaient à grand renfort de raisons.
le système des académiciens, afin que rien ne Cette prétendue impossibilité de saisir le vrai,
m'échappe de ce qui est favorable au par(i<]ue ils paraissaient l'avoir tirée d'une définition du
je soutiens. J'y consens, lui dis-jc, d'autant stoïcien Zenon ; il ditqu'on peut connaître une
plus volontiers que, tout préoccupé de celte vérité lorsque le principe qui l'engendre l'a
question, tu en dîneras moins. — N'y compte tellement imprimée à l'esprit que rien autre
pas trop, me répondit-il, car j'ai vu beaucoup chose n'aurait pu faire une semblable impres-
de gens, et surtout bien souvent mon père, sion. C'est-à-dire, pour parler plus brièvement
qui n'avaient jamais plus d'a[)pétit que lorsque et plus clairement, que le vrai peut être re-
leur es[)rit était plus soucieux. Et toi-même connu à des caractères que le faux ne peut pas
n'as-tu pas remarqué que lorsque j'ai la tête avoir. Or, les académiciens s'attachèrent forte-
pleine de poésie , mon application ne met pas ment à établir (jue cela ne pouvait pas se
votre table en sûreté. J'ai même coutume de trouver. De là sont venus, pour la défense de
m'en étonner quand j'y pense. Car comment ce parti , les discussions des philosoj)hes
se fait-il que nous ayons plus vivement besoin les erreurs des sens, les rêveries et les fu-
de nourriture lorsque nous tournons notre reurs, les sophismes et les sorites. Et comme
esprit vers autre chose? Et pourquoi, alors que ils avaient appris de Zenon que rien n'est plus
nos dents et nos mains sont si fort occupées, honteux que de s'en tenir à des 0[)inions incer-
Tespril prend-il un si grand empire? Ecoule — taines, ils établirent cet ingénieux principe,

plutôt lui dis-je, ce que tu demandes sur


,
que, puisqu'on ne pouvait rien connaître, et
les académiciens; je crains que, si tu con- que d'un autre côté il était honteux de rester
tinues à rouler ces mesures, je ne te trouve dans le doute, le sage ne devait rien croire.
sans mesure non-seulement pour manger
,
12. Ce fut ce qui excita tant de haines contre
mais encore pour interroger. Au reste, si eux. Car de là, il paraissait résulter que celui
je cache quelque chose pour rendre meilleur qui ne croyait rien, ne devait rien faire et ces ;

mon système Alype le fera connaître. Nous


, philosophes, en soutenant que le sage ne devait
avons en ce moment, dit Alype, grand besoin rien croire semblaient nous le montrer comme
de ta bonne foi, car s'il est à craindre que tu un homme oisif et nonchalant, et désertant tous
ne caches quelque chose, il me paraît bien ses devoirs. Ils introduisaient alors un certain
difficile de surprendre celui qui, au su de tous probabilisme qu'ils appelèrent vraisemblance,
ceux qui me connaissent, m'a appris ces et soutinrent que le sage n'abandonnait nul-
choses : d'autant plus que, dans cette mani- lement des devoirs, puisqu'il avait un prin-
festation de la vérité, tu prends moins conseil cipe pour le diriger, et que la vérité, soit à
de la victoire que de ton propre cœur. cause de certaines ténèbres de la nature, soit
à cause de sa ressemblance avec les autres ob-
jets, était cachée ou confuse. Ils disaient que
CHAPITRE V.
l'attention à suspendre ou à refuser son con-
SENTIMENTS DES ACADÉMICIENS. sentement était une assez grande occupation
pour le sage.
11. J'agirai en toute bonne foi, lui dis-je, car 11 me semble, Alype, que j'ai tout expliqué

c'est ton droit de l'exiger. en peu de mots, comme tu le souhaitais, et que


D'après les académiciens, l'homme ne pou- je ne me suis écarté en rien des bornes que tu
vait parvenir à la connaissance des choses qui m'avais prescrites, c'est-à-dire, que j'ai agi avec
ont rapport à la philosophie (quant aux autres la plus entière bonne foi. S'il se trouve une
LIVRE DEUXIÈME. 257

chose que je n'ai pas dite, ou que j'ai dite au- académie. Maintenant, lui dis-je, je t'avoue que
trement qu'elle n'est je ne l'ai point fait à
, jene m'en sens pas le courage. C'est pourquoi
dessein. La bonne foi consiste à parler selon la me
tu rendrais service si, pendant que je me
pensée. Or, semble (ju'il faut éclairer l'homme
il reposerai un peu, tu voulais bien nous expliquer
qui se trompe et se défier de celui qui veut ces noms et nous apprendre ce qui a donné
tromper. Le premier a besoin d'un bon maître, naissance à l'académie nouvelle, car je ne puis
le second d'un disciple circonspect. nier que ce que tu demandes n'appartienne
13. Je suis reconnaissant, dit alors xUype, beaucoup à la question que nous traitons. Je
d'avoir satisfait au désir de Licentius et de croirais que veux aussi m'em pécher de
lu
m'avoir déchargé du fardeau qui m'était im- dîner, reprit-il, je ne savais que Licenliusl'a
si
posé. Si pour m'éprouver (et tu n'avais pu déjà fait peur, et s'il ne nous avait imposé
avoir d'autre motif), tu avais fait des omissions, l'obligation d'éclaircir avant le dîner ces sortes
tu n'aurais pas eu plus à craindre que moi d'obscurités. Il allait continuer; mais comme
l'obligation de les signaler. Consens donc à nous étions rentrés au logis, ma mère nous
ajouter ce qui manque encore, non à ma de- pressa si fort qu'il fallait se mettre à table et
mande, mais à mes connaissances, et à indi- briser là Tentrelien.
quer la difTcrence entre Taucienne et la nouvelle

DEUXIÈME DISCUSSION.
à la légère. .lamais, toutefois, ni dans nos éco-

CHAPITRE VI. les, ni publiquement, ils n'ont agité spéciale-


ment la question de savoir si l'on pouvait ou
DIFFÉRENCE ENTRE l'aNCIE>.\E ET LA NOUVELLE non connaître la vérité. Zenon apporta cette
ACADÉMIE. nouveauté; il prétendit qu'on ne pouvait con-
naître que ce qui était tellement vrai, qu'il était
44. Après avoir suffisamment dîné, nous facile de le distinguer par des signes qui ne
retournâmes dans la prairie. Alors Alype nous pouvaient a()paitenir à l'erreur, et de plus,
adressa la parole Je vais faire, dit-il, ce que
:
que le sage ne pouvait s'astreindre à aucune
tu souhaites; je n'oserais refuser. Si rien
ne opinion douteuse; Archésilas, entendant ce dis-
m'échappe, c'est à tes leçons et à la fidélité de cours, nia que l'homme pût jamais rien trou-
ma mémoire que je le devrai. S'il m'arrive de ver de semblable et que la vie du sage dût
,

me tromper en quelque chose, tu y porteras être exposée au naufrage d'opinions incertai-


remède, et dorénavant je ne serai pas effrayé
nes il en conclut même qu'on ne devait
:

d'une semblable charge.


croire à rien.
Le but de la nouvelle académie a été 43. Dans cet état de choses, l'ancienne aca-
moins, je crois, de se séparer de lancienne
démie paraissait plus agrandie que combattue.
que de se séparer des stoïciens. Et cela ne
H s'éleva alors, dans l'école de Philon, un cer-
doit pas passer pour une séparation puisqu'il tain Antiochus qui, plus épris de gloire que
était absolument nécessaire d'approfondir et de vérité, selon le sentiment de plusieurs,
de discuter la nouvelle opinion que Zenon
rendit odieuses les opinions des deux acadé-
avait mise au jour. Car on peut bien croire mies car il prétendait que les nouveaux acadé-
:

que ro|>inion sur l'impossibilité de connaître


miciens s'efforçaient d'introduire une chose ex-
la vérité, quoique n'ayant donné
lieu parmi traordinaire et contraire à l'opinion des pre-
eux à aucune dispute, est cependant res-
miers; et pour cela il implorait l'autorité des
tée dans l'esprit des anciens académiciens.
anciens physiciens et des autres grands philo-
On le prouverait aisément par l'autorité sophes, attaquant les académiciens eux-mêmes
de Socrate, de Platon et des autres anciens en ce qu'ils prétendaient s'attacher au vrai-
philosophes qui ont cru pouvoir se défendre semblable quand ils avouaient ne pas connaître
ie Terreur en ne donnant pas leur assentiment
le vrai. Il avait rassemblé une foule d'argu-
S. AuG. — Tome III.
47
âo8
CONTRE LES ACADÉMICIENS.
sur de la victoire? —Fais, lui dis-je, que j'en sois
ments dont je vous passe le détail. Mais ce qu'il
entièrement assuré. Cependant n'abandonne
c'est que le
soutenait avec le plus d'ardeur, surtout
C'est là je pas pour cela le parti que tu soutiens,
vérité.
sage pouvait connaître la ,

commencé ensemble
parce que nous n'avons
crois, toute la dispute
entre les nouveaux et
celte discussion, que pour t'exercer et pour
académiciens. Que s'il en est autre-
les anciens
Licentius: polir ton esprit. — Ai-je donc, dit-il, lu les aca-
ment, je te prie d'en instruire à fond instruit de toutes les
pour moi. Mais si démiciens ou ,
suis-je
je le demande pour lui et armé pour venir m'atta-
achevons sciences dont tu t'es
tout est comme j'ai essayé de le dire,

la discussion commencée.
quer? — Ceux qui, les premiers, ont soutenu
celte opinion, ne les avaient pas lus non plus.
l'instruction et les sciences te
manquent,
Si
CHAPITRE VII.
doit pas être faible au point que
ton esprit ne
(luelques
tu succombes sans résistance, devant
CONTRE LES ACADÉMICIENS.
mots de moi, et devant quelques questions.
Combiende temps Car je commence déjà à craindre qu'Alype
16. Je pris la parole et je dis :

Licentius, garderas-tu le silence? Nous ne te remplace plutôt que je ne le voudrais,


encore,
je mar-
ne le pen- et en face d'un tel adversaire
avons parlé plus longuement que je
,

entendu ce que sont les académi- cherai avec moins de sécurité. Dieu veuille —
sais as-tu
1
je sois à l'instant vaincu,
ciens? —
Alors souriant avec quelque
embarras alors, dit-il, que
entendre et qui plus est,
mon interpella- afin de vous
et tant soit peu déconcerté de peut
d'avoir si fortement vous voir disputer ensemble rien ne :

tion : Je me repens, dit-il,


spectacle. Vous
bonheur de la m'être plus heureux que ce
soutenu contre Trygétius que le qu'à
la vente. En etlet vous plaisez à verser vos paroles, plutôt
^ie est dans la recherche de sur des
point qu'il m'est les répandre, puisque vous recueillez
cette question me trouble au
puisque, tablettes ce qui s'échappe de votre bouche, et
difficile de n'être pas
malheureux,
pas, comme on dit, tom-
en vous quelque chose d'hu- que vous ne le laissez
si vous portez de vous
plaindre. Mais ber à terre il sera donc aussi permis
:
main, je dois vous paraître à
ou que Cependant, lorsqu'on a sous les yeux les
pourquoi me tourmenter sans raison?
lire.

une aussi interlocuteurs, il arrive, je ne sais comment


craindre quand je défends
vente. —
puis-je
que une bonne discussion n'est pas plus
juste cause ? je ne céderai donc
qu'à la si

dis-je, te plai- profitable, elle fait certainement à l'âme beau-


Les nouveaux académiciens, lui
sent-ils ? Oui, —
beaucoup. Tu penses donc coup plus de plaisir.
rendons grâces, lui dis-je; mais
qu'ils sont dans le vrai ? -
Il allait en convenir, 18. Nous te
t'ont contraint
plus prudent sur un sourire
d'A- les mouvements subits de joie
mais devenu que tu penses,
à déclarer témérairement ce
lype, il hésita un peu, puis il me dit :
Répète
quand tu as dit qu'aucun spectacle ne pouvait
peu cette petite question. Te
semble-t-il,
un que serait-ce donc si
soient dans le t'ètre plus heureux. Et
repris-je, que les académiciens
que personne
— puisil tu voyais ton père, plus ardent
vrai? 11se tut encore quelques instants, une
vrai, mais c'est à puiserau sein de la philosophie, a|.rès
dit : Je ne sais s'ils sont dans le choses
suivre. longue soif, chercher et discuter ces
probable car je ne vois plusquelle voie
:
plus heureux
me alors
— Sais-tu, repris-je, que le probable, ils l'ap- avec nous? Je sentirai
et que
pellent aussi le vraisemblable?
Je le crois, — que jamais; et toi, que penserais-tu
— tomber quelques
des aca- dirais-tu?Licentius laissa
Donc, répondis-je, le sentiment
dit-il.
démiciens est vraisemblable? Oui, dit-il. — — larmes; et dès qu'il put parler, élevant
la main

\ers le Ciel « Mon Dieu » dit-il, quand


!
ver-
un peu plus attention. Si :

Je t'en prie, fais -y a rien qu'on ne puisse


soutenait qu'il rai-je cela? mais il n'y
quelqu'un voyant ton frère ,

espérer de toi. Ici presque tous nous nous
à ton père qu'il ne connaîtrait pas,
ressemble plus a
?— Après un prîmes à pleurer et nous ne songeâmes
ne te semblerait-il pas fou ou niais luttant avec moi-même, et
pas absurde, discuter; et moi,
long silence, cela ne me paraîtrait
répondit-il.
me contenant à peine : Allons, courage! lui
dis-je, reprends tes forces,
défenseur futur de
17. Comme je commençais à parler: Attends, exhorté
l'Académie je t'ai depuis longtemps
dit-il, peu, je te prie. Puis souriant Dis-
un : ,

pourras. Je ne
à en amasser le plus que tu
moi, reprit-U, s'il te plaît, te crois-tu déjà bien
LIVRE DEUXIEME. 'oO

crois pas pour cela que « tu trembles avant le


« son de la trompette ' , » ou que l'envie de CHAPIIRE Mil.
Yoir combattre les autres te fasse désirer d'être
mis au nombre des prisonniers.
sitôt A ce — SUBTILITÉ DES ACADÉMICIENS.
moment, Trygétius s'apercevant que nos vi-
sages avaient suffisamment retrouvé leur séré- 20. La prudence des académiciens, dit alors
nité Pourquoi, dit-il, un aussi saint homme
:
Trygétius, me semble bien loin de la sottise de
que lui ne soubaiterait-il pas que Dieu lui ac- l'homme que tu viens de représenter. Car c'est
cordât cette grâce avant même qu'il l'en priât? par le raisonnement que les académiciens cher-
Crois enfln, Licenlius; car, puisque tu ne chent ce qu'ils nomment le vraisemblable ,

trouves rien à répondre et que tu semblés tandis que ton imbécille s'en rapporte à la

même désirer d'être vaincu, tu parais avoir peu renommée dont l'autorité est tout ce qu'il y a
de confiance en ta cause. Nous ne pûmes — de plus méprisable. —
Mais, répondis-je nr ,

nous empêcher de rire, et Licenlius répondit :


serait-il pasencore plus niais s'il disait Je : —
Parle donc, toi, qui sais être heureux sans ne connais point le père de ce jeune homme?
trouver et même sans chercher la vérité. — La renommée ne m'a point dit combien il lui
19. L'enjouement de nos jeunes gens nous est semblable, cependant je trouve qu'il lui

renditplus gais Fais attention à ma demande,


:
ressemble. Assurément, dit-il, il serait encore
dis-je à Licenlius, et reviens au combat avec plus niais. Mais à quoi bon tout cela? C'est, —
plus de fermeté et de courage si tu peux. répliquai - je ,
parce que ceux-là sont aussi
— Me voici avec toute ma bonne volonté, répli- sots qui disent Nous ne connaissons point
:

qua-t-il. Et si cet honmie, qui voit mon frère, le vrai, mais ce que nous voyons est semblable
a appris par la renonunée qu'il ressemble à à ce vrai que nous ne connaissons pas. Ils di- —
mon père, est-il sot ou niais de le croire? On — sent seulement, reprit-il, que cela est probable.
peut au moins l'appeler un sot, dis-je. Non pas — Comment peux-tu parler de la sorte, répondis-
toutd'abord, reprit-il, à moinsqu'il uesoutienne je? Ne conviens-tu pas qu'ils disent que cela
qu'il sait ce qu il dit. Car s'il croit probable ce est vraisemblable ? —
voulu le dire pour
J'ai

que la renommée lui a appris on ne peut pas , exclure cette ressemblance. Car il me semblait
l'accuser de témérité. —
Examinons, lui dis-je, que vous aviez eu tort de mêler la renommée
un peu la chose et mettons-la pour ainsi dire à votre discussion, puisque les académiciens
devant les yeux. Suppose donc que ce je ne ne s'en rapportent pas même aux yeux des
sais qui dont nous parlons est ici présent ton : hommes, loin de s'en rapporter aux yeux in-
frère arrive de quelque part. De qui est-il fils, nombrables et monstrueux de la renommée,
demande cet homme? D'un certain Romanien, comme l'ont imaginé les poètes. Moi qui défends
répond-on. Et aussitôt il re|)rend oh '.qu'il res- : les académiciens, qui suis-je enfin ? est ce
sembleàson père! Comme j'avais été bieninfor- que dans celte question vous enviez ma sécu-
mé par la renommée A ces mots toi ou tout ! , rité ? Voici Alype qui arrive; que ce soit pour
autre vous lui dites Tu connais donc Roma-
: nous, je te prie, un peu de ré[)it nous pen- ;

nien mon bon homme? Non pas, répond- il,


, sons depuis longtemps que ce n'est pas en vain
cependant je trouve que son fils lui ressemble que tu redoutes son arrivée.
beaucoup. Qui pourrait alors s'empêcher de 21. Alors, après avoir fait silence, tous les
rire? —
Personne dit Licenlius. , Tu vois — deux tournèrent leurs regards vers Alype Je :

donc enfin la conséquence? ajoutai-je. Je la — voudrais, dit celui-ci, dans la mesure de mes
vois depuis longtemps. Cependant je voudrais forces, être de quelque secours pour votre
t'entendre la tirer toi-même car il faut que : [larti, si votre souhait ne m'effrayait pas, mais

tu commences à nourrir l'oiseau que tu as j'échapperai aisément à cette crainte, si mon


pris. —
Qu'ai-je donc à conclure, lui dis-je? espérance ne me trompe pas. Car ce qui me con-
Tout ne crie-t-il pas qu'il faut également rire sole, c'est que cet adversaire des académiciens,
de tes académiciens, quand ils disent qu'en après s'être chargé du rôle de Trygélius pres-
cette vie,ils s'attachent au vraisemblable tan- ^ que vaincu, est probablement vainqueur,
dis qu'ils ne savent même pas ce que c'est que d'après votre aveu. Je crains plus de ne pouvoir
le vrai. éviterle reproche d'avoir failli à mou emplui

' Enild», Ut. n, . 424. pour prendre trop témérairement celui d'un
260 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

autre. Vous n'avez pas oublié en effet qu'on valeureux \ il n'y a rien que j'aie jamais moins

m'avait donné l'office déjuge. — Il y a, dit Try- désiré que de voir naître entre ceux qui ont
gélius, bien de la différence entre l'un et longuement vécu ensemble, et souvent disserté
l'autre nous te prions de consentir à en
: aussi entre eux, de nouveaux sujets de contestation.
être privé pour quelque temps. Je ne m'y — Aussi pour ne pas se fier à la mémoire, infidèle
oppose pas, répondit-il je crains qu'en vou- ;
gardienne des pensées, j'ai voulu qu'on mît
lant éviter la témérité ou la négligence je ne sur des tableltes tout ce que nous avons sou-
tombe dans le piège de l'orgueil, le plus hor- vent examiné ensemble. C'est aussi un moyen
rible des vices : ce qui m'arriverait , si je d'apprendre à ces jeunes gens à s'expliquer, à
voulais garder l'honorable emploi dont vous essayer d'aborder ces questions et à les traiter
m'avez chargé plus longtemps que vous ne le à leur tour.
voulez. 23. Ne sais-tu donc pas que je n'ai encore
rien découvert de certain et que les raisonne-
ments et les discussions des académiciens
CHAPITRE IX.
m'empêchent de chercher la certitude? Car,
EXAJIEN PLUS SÉRIEUX DE l'OFIMON DES ACADÉ- pour employer une de leurs express-ions, ils
MICIENS. ont mis, je ne sais comment, dans mon esprit,
ceite probabilité, que ïhomme ne peuttrouver
22. Ainsi, conlinua-t-il en s'adressant à moi, la vérité ce qui m'avait rendu si indolent et
;

je voudrais , bon accusateur des académiciens, si négligent que je n'osais chercher ce que

que tu me fisses connaître ton ministère, c'est- n'avaient pu découvrirdes hommes si savants et
à-dire quels sont ceux que tu veux défendre en si pénétrants. Ainsi, jusqu'à ce que je me sois

attaquant ces philosophes: car je crains qu'en aussi fortement persuadé qu'on peut trouver
réfutant les académiciens tu ne veuilles prou- la vérité,que les académiciens se sont persuadé
ver que tu es académicien. Tu sais bien, je — qu'on en est incapable, je n'oserai rien cher-
pense, qu'il y a deux sortes d'accusateurs. Si la cher et je n'ai rien à défendre.
modestie de Cicéron lui a fait dire qu'il n'accu- Ecaite don 3 celte question s'il te plaît, et ,

sait Verres que pour défendre les Siciliens*, examinons plulôl ensemble le mieux possible,
il n'est pas pour cela nécessaire que quand on si on peut trouver la vérité. Or, il me semble

accuse quelqu'un on ait dessein d'en défendre que, pour soutenir mon sentiment, j'ai de nom-
un autre. —
As-tu du moins, reprit-il, quehiue breuses raisons à opposer aux académiciens.
principe pour établir ton sentiment ? Il est — Toute la différence qu'il y a maintenant entre
facile, répondis-je, de répondre à cette ques- eux et moi, se réduit à ceci il leur paraît pro-
:

tion, et surtout parce qu'elle n'est pas nouvelle bable qu'on ne peut trouver la vérité moi je ;

pour moi il y a longtemps que je pense à tout


; crois probable qu'on peut la trouver. Car s'ils
cela et que je le retourne dans mon esprit. ne sont pas sincères, l'ignorance de la vérité
Ecoute donc,Alype, ce que tu sais déjà paifai- m'est particulière à moi, ou elle m'est com-
tement, je crois. Je n'ai nulle envie de discuter mune avec eux.
pour discuter; contentons-nous d'avoir fait,
avec ces jeunes gens, ces préludes où la philo-
CHAPITRE X.
sophie s'est en quelque sorte jouée volontiers
avec nous. Loin de nous donc les contes puérilsî LA CONTIIOVERSE AVEC LES ACADÉMICIENS NE ROULE
Il de notre vie, des mœurs, de l'esprit;
s'agit ici PAS SUR LES MOTS, MAIS SUR LES CHOSES.
il espère que, pour rentrer avec plus de sûreté
dans le ciel, il sera vainqueur de toutes les Maintenant, dit Alype, je marcherai
24.
erreurs ennemies , et qu'après avoir pris pos- avec assurance car je vois en toi moins l'ac-
;

session de la vérité, laquelle est comme son cusateur que le défenseur des académiciens.
pays natal, triomphera de ses passions et
il Avant donc d'aller plus loin , prenons garde,
régnera par tempérance devenue pour lui
la je te prie, que dans l'examen de cette ques-
comme une épouse *. Me comprends-tu ? Ban- tion où il semble que j'aie succédé à ceux
nissons donc du milieu de nous toutes ces qui t'ont cédé, nous ne nous laissions aller à
choses il faut forger des armes au guerrier
: une dispute de mots, ce qui serait honteux,
* Cicér. contre Venès, act. 1. — \Rétr. liv, i, chap. i. n. 3. ' Enéid. liv. viii. v. 304.
,

LIVRE DEUXIÈME. 201

comme tu nous l'as fait souvent avouer d'après ment et pourquoi cela me paraît ainsi après ,

l'autorilé de Cicéron, En effel, Licentius ayant avoir examiné d'abord ce qu'on croit avoir été
dit, si je ne me trompe qu'il adineltait ro|)i-
,
dit par eux en haine des connaissances humai-
nion des académiciens sur la probabilité, tu lui nes. Cependant je suis charmé qu'aujourd'hui
as demandé ensuite, ce qu'il a confirmé sans notre discussion se soit avancée jusqu'à faire
hésiter, s'il sa\ait que les pliilosoplies appe- connaître suffisamment et clairement ce dont
laient aussi vraisemblance la probabilité. Or, il s'agissait entre nous. Ils m'ont toujours paru

je sais fort bien, c'est de loi que je le tiens, des hommes sages et prudents. Si donc nous
quels sont les sentiments des académiciens, et discutons désormais, ce sera contre ceux qui se
je dis que tu n'en es pas fort éloigné. Si donc ils sont représente les académiciens comme des
sont fortement gravés en ton esprit, comme ennemis de la vérité. Ne crois pas que je trem-
je l'ai dit, je ne vois pas pourquoi tu t'attache- ble; car s'ils ont soutenu sincèrement ce que
rais aux mots. —
Crois-moi, lui dis -je, ce nous lisons dans leurs livres, si ce n'est pas
grand débat ne porte pas sur les mots, mais sur pour cacher leur véritable opinion et ne point
les choses. Je ne regarde pas ces phiiosoi'hes ex[)Oserimprudemmentaux esprits corrompus
comme des hommes qui n'aient pas su donner et profanes lesmystères sacrés de la vérité, je
des noms aux choses ; mais je me persuade m'armerai volontiers contre eux; je loferais
qu'ils n'ont choisi ces termes que pour cacher dès aujourd'hui si le soleil qui se couche ne
aux simples leurs opinions et pour la dérouler nous pressait de rentrer. Voilà où nous en de-
aux esprits plus attentifs. J'expliquerai com- meurâmes ce jour-là.

TROISIEME DISCUSSION.

était certaine. Avez-vous bien pris garde, re-


pris-je, à cette défense, à son caractère à sa
CHAPITRE XI. ,

force ? — Je crois voir ce que c'est, répondit-il,

qu'est-ce que la probabilité? mais je te prie de nous l'expliquer un peu, car

je souvent entendu dire qu'il est honteux


t'ai

25. Le lendemain, quoique le jour ne fût ni de s'arrêter à des disputes de mots quand on
moins beau, ni moins caltne, à peine cepen- est d'accord sur les choses. iMais cela est trop

dant pûmes-nous nous débarrasser des affaires délicat pour qu'on puisse me demander de l'ex-
domestiques. Car après avoir employé la plus pliquer moi-même.
grande partie du temps à écrire des lettres, il 26. Ecoutezdonc ce que c'est, dis-je. Les
ne restait plus que deux heures quand nous académiciens appellent probable ou vraisem-
allâmes dans grande sérénité
la prairie. iMais la blable, ce qui peut nous inviter à agir sans que

du ciel nous y nous penscîmes qu'il


invitait et nous y donnions notre entier assentiment. Je
ne fallait pas soufi'rir que le reste d'une jour- dis sans notre assentiment, c'est-à-dire sans que
:

née si belle fût perdu. Nous étant donc rendus nous considérions comme vrai ce que nous —
au pied de l'arbre où nous avions coutume de faisons, ou que nous pensions le savoir, tout
nous assembler et nous y étant assis Jeunes : en le faisant. Par exemple si pendant la nuit
,

gens, dis-je, comme nous n'avons pas aujour- précédente, et si claire et si pure, quelqu'un
d'hui le loisir de nous engager dans une lon- nous eût demandé si aujourd'hui le soleil de-
gue discussion , je voudrais que vous me re- vait être si riant, je crois que nous aurions ré-
missiez en mémoire la manière dont hier pondu que nous ne le savions pas, mais [)Our-
Alypearéponduàla (lueslion qui vous embar- tantque cela nous paraissait devoir être ainsi.
rassait. Licentius alors : Il n'est pas dillicile Telles me paraissent, dit racadémicien , foules
de s'en souvenir, c'est court, juges -en toi- lesclioses que
cru devoir appeler probables
j'ai

même. Il ne voulait pas, je crois, que lu sou- ou vraisemblables: si vous leur donnez un
levasses une question de mois, quand la chose autre nom, je ne m'y oppose pas. Il me suffit
,

CONTRE LES ACADEMICIENS.

en effet, que tu aies compris ce que j'ai voulu faut-il donc entrer en dispute avec un homme
t'exprimer, c'est-à-dire, à quelles sortes de qui ne peut même parler?
choses je donne ces noms. Car il ne convient ne crains pas les transfuges reprit
28. Je ,

pas que le sage soit un forgeur de mots, mais Alype; font encore moins peur à Carnéades
ils

un chercheur de choses. contre lequel, par une témérité juvénile ou tout


Avez-vous assez compris comment les jeux au moins puérile tu as cru devoir lancer
,

dont je vous amusais me sont tombés des une injure plutôt qu'un argument. Pour forti-
mains? —
Ils répondirent tous deux qu'ils fier son opinion qui a toujours été fondée sur
avaient compris, et témoignèrent par l'air de le vraisemblable et pour te réfuter, il lui suffi-
leur visage qu'ils attendaient ma réponse. — Eh raitde le dire. Nous sommes tellement éloi-
quoi leur dis-je, penseriez-vous que Cicéron,
! gnés de trouver la vérité que tu peux en être
de qui sont ces paroles, ignorait assez la lan- pour toi-même une démonstration concluante.
gue pour être réduit à donner des noms im- La moindre interrogation, en effet, t'a fait si
propres aux choses qu'il pensait ? subitement changer de place que tu ne sais
plus où l'arrêter. Mais remettons à un autre
temps cette considération et l'examen de celte
CHAPITRE XIl. science que tu te vantes d'avoir touchant
cet arbre. Car bien que tu aies déjà choisi
EIVCORE DU PROBABLE ET DU VRAISEMBLABLE.
un autre parti , il faut cependant l'instruire
avec soin de ce que j'ai dit auparavant. Nous
27. Maintenant, dit alors Trygétius . que la n'en étions pas encore, je crois, à cette ques-
question est bien définie, nous ne voulons plus tion de savoir si on peut trouver la vérité, mais
chercher de vaines subtilités sur les mots. j'ai cru qu'au début même de ma défense où

Ainsi, vois plutôt ce que tu as à répondre à ce- je vu abattu et renversé, il fallait


t'avais
lui qui nous a délivrés, nous contre qui tu examiner on ne devait pas appeler vrai-
si

t'élances de nouveau. Arrête, je te prie, dit Li- semblable ou probable ou de tout autre
, ,

centius, car je ne sais quoi vient de m'éclairer nom si c'est possible ce que les acadé-
et de me faire voir que tu n'aurais pas dû miciens disent leur suffire. Si déjà tu te
le laisser arracher avec tant de facilité un considères comme ayant parfaitement trouvé
argument si solide ;
— puis, après quelques ins- la vérité peu m'importe pour le moment.
,

tants de silence de profonde réflexion


et : Mais tu me l'enseigneras sans doute plus tard
Je vous assure, dit-il, que rien ne me pa- si tu es reconnaissant de la protection que je
raît plus absurde que de prétendre qu'on s'at- t'accorde.
tache au vraisemblable quand on ne con-
naît point ce qui est vrai. Ta comparaison ne
CHAPITRE XIU.
m'embarrasse pas. Car lorsqu'on me demande
si, d'après cet état du ciel, il y aura demain de LES ACADÉMICIENS ONT-ILS FEINT DE NE PAS CON-
la pluie, je puis répondre que c'est vraisem- NAITRE LA VÉRITÉ ?
blable, car je ne nie pas que je connaisse quel-
que chose de vrai. Je sais, en effet, que cet 29. Alors, m'apercevant que Licentius com-
arbre ne peut point tout à l'heure devenir un mençait à redouter l'attaque d'Alype, je dis :

arbre d'argent, et je soutiens sans témérité Tu as mieux aimé, Alype, dire une foule de
que je connais beaucoup d'autres choses aussi choses que de nous apprendre comment il faut
vraies et auxquelles ressemble tout ce que j'ap- discuter avec ceux qui ne savent pas parler.
pelle vraisemblable. Mais toi, Carnéades, ou Et lui Depuis longtemps tout le monde sait
:

toute autre peste de la Grèce, car j'épargne nos comme moi que tu es habile à parler, et tu le
Latins (pourquoi hésiterais-je à prendre le parti montres assez par ta profession; je voudrais
de celui qui m'a fait son prisonnier et à qui donc que d'abord tu expliquasses l'utilité delà
com-
j'appartiens par le droit de la victoire?) question de Licentius ;
je la crois superflue, et il

ment peux-tu assurer que tu ne connais rien est alors bien plus superflu d'y répondre; ou
de vrai et répondre néanmoins que tu regar- bien si elle est utile et que je n'aie pu y ré-
des cette prévision comme vraisemblable ? Je pondre, je désire vivement obtenir que tu ne
n'ai pu la désigner autrement. Eh quoi nous
! refuses pas le rôle de maître. Tu te souviens, —
LIVRE DEUXIÈME. 263

repris-je, que j'ai promis hier de parler plus l'autorité des plus grands et des plus excellents
tard de ces (Jitïérents termes. iMaintenant le soleil philosophes, auxquels nous sommes obligés
m'avertit de remettre dans les corbeilles les de nous soumettre soit à cause de la faiblesse
jouets que j'avais préj)arés pour les enfants, même de notre esprit, soit à cause de leur ex-
surtout puisque je veux désormais les exposer trême pénétration audelà de la quelle on ne
plutôt pour l'ornement que pour la Tente. doit rien pouvoir découvrir. —
Voilà justement,
Quant à présent, avant que notre stylet soit lui dis-je, ce que je voulais. Car je craignais
enveloppé de ces ténèbres qui d'ordinaire que, si nous étions du même sentiment, notre

viennent au secours des académiciens, je veux discussion restât incomplète, et que, personne
qu'entre nous on soit bien fixé sur la question n'étant là pour prendre le parti contraire, la
dont nous devons nous occuper demain à notre question ne fût pas examinée aussi soigneuse-
réveil. Réponds-moi donc, je te prie Crois-tu : ment que nous l'aurions pu faire. C'est pour-
que les académiciens aient eu, sur la vérité, quoi je t'aurais prié, dans ce cas, de prendre
quelque opinion bien certaine et qu'ils n'aient la défense des académiciens comme si à tes
,

pas voulu la dévoiler imprudemment à des yeux ils avaient non-seulement soutenu, mais
gens qu'ils ne connaissaient pas ou dont l'esprit encore pensé que la vérité ne peut être connue.
ne leur paraissait pas assez pur ou bien leur
: Jl s'agit donc entre nous, de savoir, si d'après

opinion est-elle contorme à ce qu'ils soutien- leurs raisonnements il est probable qu'on ne
nent dans leur discussion? p. ut rien connaître et qu'on ne doit donner
30. Je n'assurerai pas légèrement, répondit créance à rien. Si tu le prouves, je me décla-
Alype, quelle était leur pensée car s'il est
: rerai volontiers vaincu; mais si je puis taire
permis d'en juger par leurs livres, tu sais voir qu'il est beaucoup plus probable que le

mieux que moi quels termes il ont coutume sage peut arriver a la connaissance delà vérité
d'employer pour déclarer leur opinion. Que si et qu'ily a des choses qu'on ne peut refuser
tu me demandes mon sentiment particulier , de croire, rien, ce me semble, ne t'empêchera
je pense qu'ils n'ont pas encore découvert la I
lus d'être démon sentiment. — Cette proposi-
vérité. J'ajoute, et cest ce que tu veux savoir tion lui convint ainsi qu'à tous ceux quf étaient
des académiciens, que je ne crois pas qu'on la présents : et, sous les ombres du soir, nous
puisse trouver : Telle est non pas seulement retournâmes au loi^is.

mon opinion à moi, mais celle que confirme


LIVRE TROISIÈME.

Deux discussions. — On examine d'abord si le sage a besoin de la fortune ou si la fortune peut lui faire obstacle. — Le sage peut
au moins connaître la sagesse. — On discute la f.Miicuse dciinilion de Zenon, et ces deux princi|)05 de rAcadémic : on ne peut
rien connaître, rieu croire. — Les Académiciens n'avaient p*obablemenl pas les sentiments qu'on leur piète ordinairement.

PREMIÈRE DISCUSSION.

il devait, pour la conduite de sa vie, suivre tout


ce qui s'offrirait à lui de probableou de vrai-
CHAPITRE PREMIER.
semblable. C'est aussi ce qui a été arrêté dans

FAUT CHERCHER AVEC GRAND SOIN LA VÉRITÉ notre discussion précédente; car l'un ayant
IL ;

c'est d'elleque dépend la vie HEUREUSE. soutenu que l'homme devenait heureux en
trouvant la vérité, et l'autre, qu'il l'élait seu-
1. Deux jours après l'entretien contenu dans lement en la cherchant avec soin aucun de ;

le second livre, comme nous étions allés nous nous ne doute que rien ne doit passer avant
asseoir dans la salle des bains, car il faisait cette recherche. Comment trouvez-vous donc,
trop mauvais temps pour descendre sur la pe- je vous prie,que nous ayons passé la journée
louse ,
je commençai ainsi : Je pense que vous d'hier ? Vous avez eu tous la liberté de vous
avez déjà suffisamment remarque sur quoi livrer à vos éludes. Toi , Trygclius, tu t'es

porte la question que nous avons résolu d'exa- récréé en lisant Virgile ; Licentius s'est occupé
miner entre nous. Mais avant de prendre à à faire des vers. L'amour de la poésie s'est
partie mes interlocuteurs, je vous conjure, et tellement emparé de son esprit que c'est sur-

cela pour que je puisse mieux éclaircir la tout pour lui que j'ai cru devoir entreprendre
question, de vouloir bien entendre quelques ce discours, afin que la philosophie ( et il en
paroles sur l'espérance , sur la vie, sur notre est temps) ait dans son cœur la préférence qui
élat : ne s'éloignent pas de notre sujet.
elles lui est due sur la poésie et même sur toute
Ce n'est pas, selon moi, une atTaire petite et autre science que ce soit.

inutile, mais une affaire nécessaire et de haute


importance que de chercher fortement la vé- CHAPITRE n.
rité sur cela que nous sommes d'accord,
: c'est
Alype et moi. Tous les autres philosophes ont SI LA FORTUNE EST NÉCESSAIRE AU SAGE.
cru que celui qu'ils appellent sage avait trouvé
la vérité, et les académiciens oui prétendu que vous prie, n'avez-vous pas eu hier
2. Mais, je

leur sage, à eux, devait faire tous ses efforts pitiéde nous, lorsque, après nous être couchés
pour y parvenir, et donner à cette recherche avec la résolution de nous lever uniquement
tous les soins mais que ;
parce (ju'elle est ,
pour reprendre la question , nous avons été
cachée ou qu'elle n'apparaît que confusément. envahis par des affaires domestiques à tel point
LIVRE TROISIÈME. 263

que nous avons pu a peine vivre pour nous cher bien loin, il ne le peut parce qu'il est
aux deux dernières heures de la journée ? C'est sourd et aveugle, et que la vue et l'ouïe sont
[joiirquoi j'ai été toujours d'avis que l'iiomine des dons de la fortune, j'en conclus que pour
une fois s:igc n'avail plus besoin de rien, mais arriver à la sagesse , la fortune est néces-
que, pour qu'il devienne sage, la fortune est saire. Une
qu'on y est arrivé, si on semble
fois
très-nécessaire'. Je nesaissiAlype est d'un autre avoir besoin encore de certaines choses pour
avis. Je ne vois pas bien eneore, ditAlypc, quel entretenir la santé, il est cependant certain
droit tu donnes à la fortune. Si pour la mépriser qu'on n'en a plus besoin pour rester sage,
elle-même tu croisqu'on a besoin d'elle, je pense mais seulement pour vivre au milieu des
d'elle comme toi. Mais si tu n'accordes rien hommes.—Au contraire, répondit-il, si l'on est
autre à la fortune que le rôle de présider aux sourd, ou aveugle, on méprisera, je crois, et
biens du corps, je ne puis penser connue toi. avec raison, la sagesse à acquérir et la vie
Car, ou malgré elle et toutes les résistances, même pour laquelle on cherche la sagesse.
celui qui n'est point encore sage, mais désire 4. Cependant, repris-je, puisque la vie dont
le devenir, peut faire usage de tout ce que nous vivons ici-bas est au pouvoir de la for-
nous reconnaissons nécessaire à nos besoins tune, et que personne ne peut devenir sage s'il
corporels ou bien, il faut convenir qu'elle
: n'est vivant, ne faut-il pas avouer qu'on a
commande à toute l'existence du sage même, besoin des faveurs de la fortune pour s'élever
puisque, tout sage qu'il est, il ne peut se sous- jusqu'à la sagesse? —
Mais comme la sagesse,
traireaux besoins de son corps. dit-i l, qu'aux vivants et que sans
n'est nécessaire
3. Tu dis donc, repris-je, que la fortune est la vie, aucun besoin de la sagesse, je
il n'est
nécessaire à celui qui désire la sagesse, mais ne crains pas que la fortune abrège la mienne;
non i)as au sage. —
On ne s'écarte point de la car si je veux la sagesse, c'est parce que j'ai la
question en répétant ce qu'on a déjà dit. Je te vie, et je ne veux pas la vie parce que je dé-

demande donc, si tu crois que la fortune peut sire la sagesse. C'est pourquoi si la fortune
être de quelque secours pour la mépriser elle- m'ôtait la vie, je n'aurais plus de motif de
même? Si tu le croisj'en concluerai que celui chercher la sagesse. Ainsi donc, il n'y a rien
qui désire la sagesse, a grand besoin de la for- qui m'oblige pour acquérir la sagesse, ni à
tune. —Je le crois ainsi, repris-je, puisque peut- craindre les disgrâces de la fortune, ni à dési-
être le s.ige en viendra à la mépriser, et il n'y rer ses faveurs, à moins que par hasard tu
a là rien d'absurde. C'est ainsi que le lait de n'aies d'autres raisons à m'opposer. —Tu ne
nos nourrices nous est nécessaire lorsque nous crois donc pas, lui disje, que celui qui veut
sommes enfants, et qu'il nous met en état de devenir sage puisse en être empêché par la
pouvoir nous en passer et vivre sans son se- fortune, quand même elle ne lui ôterait pas la
cours.— Si nos paroles, dit-il, expriment parfai- "vie?— Je ne le pense pas, répondit-il.
tement nos idées, il me paraît évident que
nous sommes d'accord; peut-être cependant
pourrait-on dire que ce n'est ni le lait ni la CHAPITRE ÏII.

fortune, mais tout autre chose qui nous font


méj)! iser le lait et la fortune. — 11 n'est pas dilll- QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE LE SAGE ET CELUI QUI
d'employer une autre compa-
cile, renris-je, VELT l'Être, le sage connaît quelque chose :

fcrtson. De même qu'on ne peut traverser la IL connaît au moins la sagesse.


mer sans navire, ou sans tout autre moyen de
transport, ou enfin, (pour ne pas m'attirer le 5. Je veux, dis-je, que tu m'expliques un
courroux de Dédale) sans quelque appareil peu quelle est, selon toi, la différence entre le
convenable, ou sans quelque puissance mysté- sage et le philosophe. La seule, à mon sens,
rieuse, elbien qu'on ne«e propose que d'arri- reprit-il, c'est que le sage possède les choses
ver, et qu'une fois au port on soit prêt à quit- dont le philosophe n'a que le désir. — Quelles
ter, à iné|)riser tout ce qui a Servi à la sont donc ces choses? ajoutai je; car pour
traversée; de même quiconciue souhaitera d'ar- moi je ne vois que cette différence : c'est que
river à l'heureux port de la sagesse et à cette l'un connaît la sagesse, et que l'autre désire
terre ferme et tranquille, si, sans aller cher- la connaître. —
Si tu assignes, reprit-il, des li-
• Rétr. liv. I, chap. l, n, 1. mites modestes à cette connaissance, tu ex-
266 CONTRE LES ACADExMlClENS.

primes la cho?e même plus clairement. De — 6. En vérité, dit-il, je croyais que nous étions
quelque manière, dis-je, que je la définisse, arrivés à la fin de la discussion mais quand
;

tout le monde est d'avis qu'il ne peut y avoir tout àcoup tu m'as tendu la main je me suis
,

une connaissance des choses fausses. J'ai cru, aperçu que nous n'en étidns |)as encore là,
reprit-il, que je devais opposer cette rélicence, tant s'en fallait : c'est-à-dire qu'hier nous n'a-
de crainte que par mon imprudent assenti-
,
vions posé d'autre question que celle de savoir
ment, ton discours ne s'élance aisément dans si le sage pouvait arriver à la connaissance de

les champs de la principale question. 11 est de la vérité tu le soutenais et je le niais. Or je


:

fait que tu ne me laisses plus d'autre place crois que tout ce que je t'ai accordé aujourd'hui
pour courir. Car, si je ne m'abuse, nous voici c'est qu'il peut sembler au sage que la sagesse

arrivés au but que je souhaite depuis si long- acquise par lui consiste uniquement dans la
temps. connaissance des choses probables: toutefois,
En effet, d'après ce que tu as dit avec tant quepersonnede nousn'endoute, j'ai éta-
je crois

de pénétration et de vérité, il n'y a aucune bli celte sagesse dans la recherche des choses di-
différence entre le sage et celui qui veut le vines et humaines. —
Ce ne sera pas, lui dis-je,
devenir, si ce n'est que celui-là aime et que en embrouillant la question que tu te débarras-
celui-ci a déjà la science, ou, selon son ex- seras. Il semble (lue tu ne discutes plus que

pression, l'habitude de la sagesse. Or, celui pour t'exercer. Et comme tu sais bien que ces
qui n'a rien appris ne peut avoir dans l'esprit jeunes gens peuvent à peine distinguer ce qui
aucune science; de plus, celui qui ne connaît se dit ici de subtil et d'ingénieux, tu abuses de
rien n'a rien appris; et personne ne peut con- l'ignorance de nos juges, et, personne ne s'op-

naître le faux; donc, le sage connaît la vérité, posant à ce que tu avances , tu pourras parler
puisque tu as reconnu toi-même qu'il a dans autantqu'ilteplaira. Jel'avaisdemandé, un peu
l'àme la science de la sagesse. —
Je ne sais, dit- auparavant, si le sage connaissait la sagesse, tu

il, si je ne serai point trop hardi en niant que as répondu qu'il lui semblait la connaître. Or
j'aie reconnu dans le sage une habitude de la croire que le sage connaît la sagesse, ce n'est cer-
recherche des choses divines et humaines. tes pascroire que le sage neconuaîtrien c'est in- :

Mais je ne vois pas pourquoi tu ne lui recon- contestable, à moins d'oser dire que la sagesse
naîtrais pas l'habitude des choses probables n'est rien. D'où il suit que tu penses enfin
qu'il aurait trouvées. — Tu m'accordes, lui dis- comme moi. En effet il me semble à moi que
je,que personne ne connaît le faux? Oh certai- 1 le sage connaît quelque chose tu le crois éga- ;

ment, reprit-il. —
Dis maintenant, si tu veux, lement, si je ne me trompe, car le sage,
que le sage ne connaît point la sagesse. Pour- d'après ton propre sentiment , croit qu'il con-

quoi, reprit-il, enfermes-tu tout dans cette naît la sagesse.


limite, et cherches-tu à lui faire croire qu'il ne Je ne crois pas , dit alors Alype, que
comprend pas la sagesse? Donne la main, lui- j'aie plus envie que toi de m'exercer et je :

dis-je; car, si tu t'en souviens, voilà ce que m'étonne , de ce que tu as dit, car sur ce point
j'avaisprévu hier, et je me réjouis que sans tu n'as pas besoin d'exercice. Peut-être suis-
m'avoir laissé tirer la conséquence, tu l'aies de je encore aveugle, mais il me semble qu'il y a
toi-même tirée de si bon gré. Voici toute la dif- de ladifférenceentrecroiresavpiretsavoirréel-
férence que j'avais signalée entre les académi- lemenl: entre la sagesse qui consiste dans la re-
ciens et moi il leur avait paru que la vérité
: cherche de la vérité et la vérité même. Tu pré*-
ne se pouvait connaître; à moi, il semblait tends le contraire de ce que je soutiens jç ne :

que si je ne l'avais pas encore trouvée le , sais donc pas comment nous sommes du même
sage pouvait la découvrir. Et maintenant, avis. Je lui répondis alors (on nous appelait pour

pressé de me répoudre à la question de savoir dîner ) Je ne suis pas mécontent que tu me


:

si le sage ne connaît pas la sagesse, tu dis résistes ainsi, car ou bien nous ne savons l'un

qu'il lui semble la connaître. —


Que s'en et l'autre ce que nous disons, et alors il faut

suit-il? —
C'est, dis-je, que s'il lui semble nous efforcée de sortir de cette honte; ou bien,
connaître la sagesse, il ne lui semble donc pas un de nous au moins ne sait ce qu'il dit, et
que le sage ne peut rien connaître; ou bien alors il n'est pas moins honteux de rester négli-

il faut que tu soutiennes que la sagesse n'est gemment dans cette situation. Mais dans l'après-
riçû. midi , nous reviendrons à la charge car au ,
LIVRE TROISIÈME. 267

moment où je croyais que nous étions arrivés à coups de poing. A ces mots , on se mM. à rire
au terme de notre discussion, tu m'as attaqué et nous nous en allâmes.

SECONDE DISCUSSION.

une chose qui me paraît si claire? — Il n'est pas


surprenant, que ce qui te paraît si clair
dit-il,
CHAPITRE IV.
ne le soit pas pour moi puisque beaucoup de ;

CELUI QUI NE SAIT RIEN NE PEUT ÊTRE APPELÉ choses évidentes peuvent être plus évidentes
SAGE. pour d'autres, et que certaines choses obscures
peuvent paraître à d'autres plus obscures en-
7. Quand nous fûmes revenus, nous trou- core. Car si tout ceci est vraiment clair pour
vâmes Licentius. Les eaux de l'Hélicon ne toi, un autre, crois- moi, peut le trouver encore
l'avaient point désalléré, et il était tout occupé plus clair, et ce qui me paraît obscur à moi,
de ses vers. Car sans songer seulement à boire, peut le paraître davantage à un autre. Mais,
il s'était levé au milieu du dîner, quoiqu'il n'y pour n'avoir pas plus longtemps à tes yeux
eût guère de distance entre le commencement l'air d'un disputeur opiniâtre, daigne éclaircir

de notre repas.
et la fin —En
vérité, luidis-je, encore ce qui te semble si clair. Sois bien at- —
je souhaite que tu t'adonnes un jour complè- tentif, je t'en prie, lui dis-je, et laisse un peu
tement à la poésie, objet de tous tes désirs : de côté la pensée de me répondre. Car si je me
non que le talent poétique ait de grands char- connais bien, et si je te connais bien, il sera

mes pour moi mais je te vois tant d'ardeur


: facilede rendre très-clair ce que je dis, et l'un
qu'il n'y a que le dégoût qui puisse t'en guérir; persuadera vite l'autre. Suis-je devenu sourd,
c'est du reste ce qui arrive aisément quand on ou n'as-tu pas dit que le sage croit connaître la
a atteint la perfection. De plus, comme tu sagesse ? —
Il en demeura d'accord. Laissons —
chantes bien, j'aime mieux, pour mes oreilles, donc un instant ce sage. Es-tu ce sage ou ne
tes vers que ceux des tragiques, parce que tu l'es-tu pas ? —
Je suis, dit-il, bien loin de l'être?
chantes sans les comprendre, semblable à ces — Cependant, repris-je, je veux que tu me dé-
petits oiseaux que nous voyons en cage. Va clares ton sentiment sur le sage des académi-
donc boire, si tu veux, et reviens à notre ciens ; te semble-t-il qu'il connaisse la sa-

école, si tu as encore quelque estime pour gesse? — Demandes-tu, dit-il, s'il s'imagine
Hortensius et pour la philosophie à laquelle la connaître où s'il la connaît véritablement et
tu as donné de si douces prémisses dans notre penses-tu que ce soit une même chose ou non?
premier entretien, et qui, bien plus que la Car je crains que cette confusion ne serve de
poésie, t'avait inspiré tant d'ardeur pour la refuge à quelqu'un de nous.
connaissance des choses grandes et vraiment 9. Voilà justement ce qu'on appelé une que-
profitables. Mais tandis que je désire te rap- relle de Toscan au lieu de résoudre la question
;

peler à ces études qui polissent les esprits, je qui est proposée, on propose une autre objection.
crainf qu'elles ne deviennent pour toi un la- Notre poète (je le cite pour tlatter un peu l'o-

byrinthe, et jemerepens presque de t'irriter, reille de Licentius) a jugé, avec assez de raison.-
dans l'impétuosité de ce mouvement. Il rou- — dans ses bucoliques, qu'il est campagnard et
git et s'en alla boire, car il avait grand soif, et de tout à fait digne des bergers que l'un demande
plus c'était pour lui une occasion de m'éviter, à l'autre en quel endroit le ciel n'a que trois
et de se soustraire à d'autres reproches plus aunes de long; et que celui-ci réponde Dis- :

sévères que je lui aurais adressés peut-être. nous en quels pays on trouve sur les fleurs le
8. Quand il fut revenu et que tous furent nom des rois écrits K Je t'en prie, Alype, ne
attentifs, commençai ainsi
je Est-il donc : crois pas que cela nous soit permis à la cam-
vrai, Alype, que nous différions encore sur ' Viig. Eck«. 3, T. 105, 104.
2G8 CONTRE LES ACADÉMICIEINS.

pagne Ces bains ne doivent-ils pas nous rap-


:
jilus si le sage connaît quelque chose, mais si

peler un peu les gymnases? Ainsi, réponds, je (juelcju'un peut être sage. Et cela étant établi,
te prie, à ma question. Il te semble que le il faudra abandonner les académiciens et trai-

sage des académiciens connaît la sagesse. ter avec loi cette question, sérieusement et
Pour ne point nous amuser, dit-il, à de longs pruderntnent. Car ils ont cru, ou plutôt il leur
discours, il me semble qu'il croit la connaître. a paru, et pouvait y avoir un lionnne
(ju'il

Donc, lui dis-je, il te semble qu'il ne la con- sage, et que ce[)endant l'homme ne pouvait
naît pas. Je ne te demande pas ce qu'il te sem- avoir la science. Ils en concluaient que le sage
ble que croit le sage, mais s'il te paraît qu'il ne connaissait rien semble, à toi, qu'il
; et il te

connaisse la sagesse. Tu peux, je crois, répon- connaît la sagesse, ce qui n'est certainement
dre à cela oui ou non.— Plût à Dieu, dit-il, que pas ne rien connaître. De plus, nous sommes
cela me fût aussi facile qu'à toi ou que cela te d'accord sur un point dont sont convenus
fût aussi difficile qu'à moi! tu ne serais pas aussi tous les anciens philoso[)hes et les acadé-
aussi incommode et tu n'attendrais rien de moi miciens eux-mêmes, savoir (|ue personne ne :

dans cette question. Car lorsque tu m'as de- peut connaître ce qui est faux. Il ne te reste
mandé ce que je pensais du sage des académi- donc plus qu'à soutenir que la sagesse n'est
ciens, je t'ai répondu qu'il me semblait qu'il rien, ou à avouer que les académiciens nous
s'imaginait connaître la sagesse; je craignais font la peinture d'un sage dont la raison n'a
d'affirmer témérairement que je le savais, ou pas l'idée.
de dire non moins témérairement qu il la con-
naissait. —
Je repris Jeté demande comme
:
CHAPITRE V.
une grande grâce premièrement, de vouloir
,

bien répondre à ma question et non pas à celle VAINS SUBTERFUGES DES ACADÉMICIENS.
que tu t'adresses toi-même; ensuite de mettre
maintenant un peu de côté le but que je veux il. Laissant donc là toutes ces subtilités,

atteindre et dont, je le sais, tu ne t'occupes cherchons si l'homme est capable d'avoir la


pas moins que de celui que tu as en vue et ; sagesse dont la raison nous donne l'idée car ;

si je me trompe dans cette demande, je passe- nous ne pouvons donner ce nom à aucune au-
rai immédiatement à ton bord et la discussion tre. — Mais, dit-il, lorsque j'accorderais ce que
sera close. Enfin débarrasse-toi de je ne sais je crois être le but principal de tes efforts, c'est-
quelle inquiétude à laquelle je te vois livré, et à-dire que le sage connaît la sagesse et que
applique-toi avec plus de soin pour comprendre nous savons, entre nous, des choses que le
facilement quelles réponses j'attends de toi. Tu sage peut connaître, il ne me semble cependant
asditquesitu ne réponds ni oui, ni non, ce que pas que l'opinion des académiciens soit renver-
je te prie pourtant de faire, c'est dans la crainte sée. J'aperçois d'ici un asile d'où ils pourront
de dire témérairement que tu sais ce que tu se défendre, et tu n'as pas encore entièrement
ne sais pas, comme si je t'avais demandé ce rompu le fil qui retient leur consentement;
que tu sais et non pas ce qui te semblait. Voici car, ce que tu reproches à leur cause est peut-
donc comment je rends ma question plus être ce qui va les faire triompher. Ils diront
claire, si toutefois elle peut être plus claire : effectivement qu'il est si vrai qu'on ne peut
te semble-t-il, oui ou non, que le sage con- rien connaître et qu'on ne doit ajouter foi à
naisse la sagesse? S'il peut, dit-il, se trouver rien, que ce principe même
de l'impossibilité
un que la raison m'en donne l'idée, il
sage, tel de rien connaître, principe que, pendant toute
peut me sembler qu'il connaît la sagesse. La leur vie, ils avaient tenu probable, vient, par
raison, repris-je, te représente donc un sage tes conclusions, de leur être encore enlevé; et

qui n'est point dans l'ignorance de la sagesse, soit qu'alors, comme maintenant, leur raison-

et cela est vrai car cela ne pouvait te paraî-


: nement demeure invincible, ou à cause de la
tre autrement. faiblesse de mon esprit, ou à cause de la force

10. Maintenant donc, je te le demande, peut- même de ce raisonnement ils restent inébran- :

on trouver un sage? Si on le peut, il peut con- lablesdans leur retranchement, lorsqu'ils con-
naître la sagesse, et toute la question entre tinuent à affirmer audacieusement, qu'à pré-
nous est résolue. Si tu dis, au contraire, qu'on sent même, on ne peut ajouter foi à rien. Et
ne peut pas le trouver, alors on ne demandera peut-être qu'un jour quelqu'un d'eux ou ,
LIVRE TROISIÈME. 209

n'importe qui, pourra produire de subtils et


probables arguments contre ce dernier prin- CHAPITRE VI.
cipe lui-même. Aussi peut-on retrouver,
comme en un miroir, leur propre image dans LA VÉRITÉ NE PEUT KTRK CONNUE QUE PAR LE
ce qu'on dit de Protce, qu'on ne pouvait espé- SECOURS DIVIN.
rer de le saisir que quand il se dérobait, et (jue
ceux qui le clierchaient n'auraient jamais pu d3. Tu nous a? dit, Alype, quel est Celui qui

le connaître, si (juelqu'aufre divinité ne le leur peut nous montrer la vérité. Je dois beaucoup
avait montré'. Si donc quelque divinité nous travaillera ne pas m'écarter de ce sentiment.

vient en aide et daigne nous montrer cette vé- Car tunous as dit avec autant de brièveté que
rité, objet de leurs soigneuses recberches, je de piété,qu'une divinité peut seule nous mon-
déclarerai les académiciens vaincus ,
même trer la vérité. C'est, de tout notre entretien, ce

malgré eux, ce que ne crois pas. je que j'ai entendu de plus agréable, de plus im-
12. C'est bien, dis-je, je n'ai jamais demandé portant , de plus favorable, même de plus
plus. Car, voyez, je vous prie, quels nombreux vrai; si cette divinité, comme j'en ai la con-
et importants a\antages pour moi D'abord ! fiance , veut bien nous secourir. Car avec
les académiciens sont tellement accablés, qu'ils quelle grandeur d'esprit et quel dessein de
ne sauraient plus se défendre que par l'impos- soutenir la vraie pbilosopbie tu nous as fait
sibilité. En eCfet. qui pourra jamais compren- souvenir de Protéel Ne vous imaginez pas,
dre ou s'imaginer que le vaincu trouve dans jeunes gens, que les pbilosoplies doivent mé-
sa défaite même
de quoi se gîoriller d'être priser les poètes, et sachez que ce Protée est

vainijueur? De plus, s'il reste encore un point l'image de la vérité. Oui, dans ces vers, Protée
à discuter avec eux, ce n'est pas si l'un ne représente et joue le personnage de la vérité,
peut rien connaître, mais si on ne doit donner que nul ne peut obtenir, trompé par de
si,

créance à rien. Nous sommes donc maintenant fausses images, on vient à relâcher ou à rom-
d'accord: car il leur semble, comme à moi, pre les liens de l'intelligence. Lorsque nous
que le sage connaît la sagesse. Ils l'avertissent tenons la vérité et qu'elle est pour ainsi dire
cependant de ne donner pas son assentiment: dans nos mains, ce sont ces images qui, dans
car d'après ce qu'ils disent, il lui semble seule- nos relations accoutumées avec les choses cor-
ment connaître, mais, en fait, il ne connaît porelles, s'elïorcent de nous tromper et de se
rien : comme si moi-même je faisais profes- jouer de nous au moyen des sens dont nous
sion de savoir. Je dis aussi comme eux que nous servons pour les besoins de celte vie.
cela me semble ainsi ; car, je suis un insensé, Voici donc un troisième avantage que j'ai ac-
et ils le sont autant que moi s'ils ne connais- quis et dont je ne puis assez estimer le prix.
sent pas la sagesse. Or, je crois que nous devons Mon très-intime ami est d'accord avec moi,
au moins croire quelque cbose: la vérité. Je non-seulement sur ce qui est probable dans la
leur demande donc s'ils n'en conviennent pas, vie humaine, mais sur la religion elle-même,
c'est-àdire, s'ils doit don-
doutent qu'on ce qui est la plus évidente preuve de la vérité
ner créance à la vérité, llsne le diront jamais: de Tamitié. Car l'amitié a été justement et
ils Si uliendront seulement qu'on ne peut la saintement définie un accord bienveillant et
:

trouNcr. Ainsi, à ce [)oint de vue, je suis avec charitable sur les choses humaines et divines.
eux, puisque les uns et les autres nous ne con-
testons pas, et par conséquent, nous croyons CHAPITRE VII.
qu'il faut donner créance à la vérité. — Mais
qui la montrera, dij^ent-ils? Sur ce point, je AUGUSTIN , SUR LA DEMANDE d'aLVPE , PARLE
ne me mets pas en peine de di.^cuter avec eux; CONTRE LES ACADÉMICIENS : PLAISANTE CITA-
il me sutflt qu'il ne soit pas probable que le TION DE CICÉRON.
sage ne connaisse rien autrement ils : car
seraient contraints de dire cette grande absur- 14. Cependant, afin que les raisonnements
dité, ou que la sagesse n'est rien ou que le des académiciens ne paraissent pas répandre
sage ne la connaît pas. certains nuages, et qu'il ne puisse pas sembler
Voyez liv. II de l'Ordre, chap. XY, n. 45. à qucUpies hommes que nous résistons fière-
ment à l'autorité des plus savants personnages
370 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

et surtout à celle de Cicéron, qui, assurément bon droit le premier d'après son propre juge-
ne doit pas nous être indifférente, je commen- ment, qui, d'après le jugement de tous les
cerai, si cela vous est agréable, par réfuter en autres, est placé au second.
peu de mots ceux qui regardent leur enseigne- 16. Supposons, par exemple, qu'un stoïcien
ment comme contraire à la vérité ; ensuite, je soit ici présent, car c'est particulièrement
ferai voir pourquoi je me persuade que les contre eux que les académiciens se sont le plus
académiciens ont caché leurs véritables senti- animés. Si donc on demande à Zenon ou à
ments. Ainsi donc Alype, quoique tu me pa- Chrysippe, quel est l'homme vraiment sage ;

raisses entièrement de mon parli, sois cepen- ils répondront que c'est celui dont ils ont
dant quelque temps encore leur avocat, et donné la définition. Mais Epicure ou tel


réponds-moi. Comme en ce jour, répondit-il, autre adversaire le niera et soutiendra que
tu n'as rien entrepris sans avoir, comme on c'est le sien, celui qui sait, avec le plus d'ha-
dit, consulté les augures, je ne mettrai point bileté, se procurer
et goûter les voluptés. De là

d'obstacles à ce que tu complètes ta victoire, Zenon crie et avec lui tout le por-
les disputes.
et j'essayerai avec plus d'assurance de défendre tique, que l'homme n'est pas né pour autre
la cause puisque c'est toi qui m'en donnes la chose que pour l'honnêteté que par sa ;

charge, pourvu toutefois, si cela te convient, splendeur, elle attire à elle tous les cœurs,
que tu veuilles bien réduire à un discours con- sans leur proposer aucun avantage autre
tinu tout ce que tu as l'intention de vouloir qu elle même, et sans l'appât de vaines pro-

traiter par interrogation; je crains qu'en puni- messes; que tous les plaisirs vantés par Epi-
tion de mon opiniâtreté, et une fois dans tes cure ne conviennent qu'à son troupeau et que
fers, tu ne me déchires sous ces petits coups ce serait un crime que de vouloir contraindre
de traits, ce qui néanmoins répugne infini- l'homme et le sa^e à vivre dans celte brutale

ment à ton humanité. société. Alors, pour se soutenir, Epicure fait


15. Voyant que les jeunes gens le désiraient sortir de ses jardins la troupe enivrée de ses

aussi, je leur dis, comme pour commencer de luxurieux disciples qui, au milieu même de
nouveau : Je vous obéirai volontiers, bien leurs voluptés, cherchent leur ennemi pour le
qu'après les fatigues que j'ai eues dans l'école déchirer avec leurs ongles perçants et leurs
de rhétorique, j'eusse compté me reposer un dents aiguës, et préconisant devant la popu-
peu sous une armure plus légère , me propo- lace, la volupté, la douceur et le repos, il sou-

sant de traiter ce sujet plutôt en vous interro- tient avec opiniâtreté que le plaisir seul peut
geant qu'en parlant moi-même. Cependant rendre heureux.
notre réunion étant peu nombreuse, je ne Qu'au milieu de leur dispute survienne un
serai point obligé de parler bien haut, et ma académicien, il les écoutera et verra que cha-

santé n'en souffrira pas et en outre, pour me


;
cun d'eux s'efforce de le gagner à son senti-
moins fatiguer, je veux que le stylet conduise ment. Mais s'il prend parti pour les uns ou
et règle mon discours, de peur que je ne sois pour les autres, ceux qu'il aura abandonnés le
entraîné par mon esprit au delà de ce que de- traiteront de fou, d'ignorant, de téméraire.
mande le soin que je dois à mon corps. Ecou- C'est pourquoi si, après avoir écouté les deux
tez donc mon sentiment dans un discours partis, on lui demande ce qu'il en pense, il

suivi, comme vous l'avez désiré. Voyons d'a- dira qu'il est dans le doute. Demande alors au
bord de quoi les partisans des académiciens steicien lequel vaut le mieux, de l'épicurien
ont coutume de se glorifier. Dans les livres qui le traite d'insensé ou de l'académicien qui
que Cicéron a écrits pour les défendre, il y a trouve que, sur un point aussi important, il y
un passage qui me paraît d'une merveilleuse a matière à délibération personne ne doute :

urbanité, et qui paraît à d'autres d'une grande qu'il ne donne la préférence à l'académicien.
force, et il est très-difficile de n'être pas im- Maintenant tourne-toi encore vers Epicure
,

pressionné de ce qui est dit en cet endroit. et demande-lui ce qu'il préfère, ou de Zénou
C'est que toutes les écoles, après avoir donné qui le traite de brute, ou d'Archésilas qui lui
comme nécessairement à leur sage le premier dit Peut-être es-tu dans le vrai, j'examinerai
:

rang, s'accordent ensemble pour donner le se- cela plus exactement; n'est-il pas évident quf-
cond au sage de l'académie. De là, on peut picure aussi regardera tous les disciples du
avec probabilité, conclure que celui-là est à Portique comme des extravagants et les a '
-
,,

LIVRE TROISIÈME. 274

miciens, en comparaison, comme des gens immense gloire ! Et qui ue voudrait faire
très-Pinsés ? comme lui? Et si l'on m'interroge et que je

C'est ainsi que Cicéron passe longuement en réponde la même chose : à moi la même
revue presque toutes les sectes philosophiques louange. Le sage jouira donc d'une gloire
etdonne à ses lecteurs un charmant spectacle, dans laquelle un sot devient son égal. Que
leur montrant qu'il n'y a pas une école qui, sera-ce s'il le surpasse même aisément? La
après s'être tout naturellement donné le pre- honte ne fait-elle rien? Je retiendrai un aca-
mier rang, ne laisse le second à quiconque ne démicien quand il s'éloignera du tribunal.
lui est pas opposé, mais qui doute seulement. La sottise est très -avide d'une victoire de
Je ne les contredirai pas et me garderai bien ce genre. L'ayant donc retenu, je découvrirai
de vouloir enlever à aucun d'eux sa gloire. aux juges ce qu'ils ignorent, et je dirai :

Qu'on croie, si l'on veut, que Cicéron n'a point hommes excellents, j'ai ceci de commun avec
voulu se livrer à un simple badinage, mais cet homme, qu'il ne sait pas qui d'entre vous
suivre et recueillir des choses frivoles et vides, estdans le chemin de la vérité. Mais nous avons
à la manière de ces Grecs dont il détestait la aussi des opinions particulières sur lesquelles
légèreté. je ne demande pas de prononcer. Pour moi
bien que j'aie entendu vos systèmes, je ne sais
pas où en est la vérité et c'est seulement parce
:

CHAPITRE VIII.
que j'ignore quel est entre nous tous le sage.
RÉFUTATION DU PASSAGE DE CICÉRON. Mais cet homme prétend que le sage même
ne connaît rien, pas même la sagesse qui a
17. Qui m'empêche, sije voulais faire justice donné au Sage son nom. Qui ne sait auquel
de cette plaisanterie, de montrer combien l'indo- est due la palme? Car si mon adversaire en

cilité est un plus grand mal que l'ignorance? convient, je le surpasserai en vous glorifiant ;

De là il suivrait qu'après que cet académicien si la honte lui fait avouer que le sage connaît
se serait donné à chacun de ces philosophes la sagesse, mon sentiment l'emportera sur le
comme leur disciple sans qu'un seul ait pu sien.
lui persuader son système, ils se réuniraient
tous pour se moquer ensemble de
lui. Car en
CHAPITRE IX.
jugeant qu'aucun de ses autres adversaires
n'aurait rien appris, il jugerait en même ON DISCUTE LA DÉFINITION DE ZÉNON.
temps que celui-ci ne peut rien apprendre :
de sorte qu'enfin ils le chasseraient tous de 18. Mais éloignons-nous enfin de ce tumul-
leurs écoles, non à coup de férules, ce qui tueux tribunal et retirons-nous en un lieu où
serait plus malséant pour eux que nuisible lafoule ne nous incommodera pas: plaise à
pour lui, mais avec les massues et les bâtons Dieu que ce puisse être dans l'école de Platon
cachés sous le manteau. Ce ne serait pas, en ainsi nommée , dit-on, parce qu'elle était sé-
effet, chose bien difficile que de demander parée du peuple. Là, autant que nous le pou-
aux Cyniques, comme à d'autres hercules, vons, discourons, non plus sur la gloire , vain
leur secours et leurs armes pour exterminer et puéril objet , mais sur la vie même et sur
cette peste publique. pour une gloire
Que, si l'espérance de l'àme heureuse.
aussi illusoire, il m'est permis de combattre Les académiciens affirment qu'on ne peut
avec eux, ce qu'on doit m'accorder à moi qui, rien connaître. Et pourquoi cela, gens si savants
n'étant pas encore sage travaille à le devenir, et si profonds? — C'est, disent-ils, la définition
qu'auront-ils àme répondre? de Zenon qui nousy détermine. Pourquoicela, —
Supposons que cet académicien et moi je vous prie? car si elle est vraie, celui qui la
nous nous jetions au milieu de ces disputes connaît, connaît quelque chose de vrai; si elle
de philosophes que tous absolument s'y
: est fausse elle n'a pas dû ébranler des hommes
trouvent et exposent en peu de mots et d'ins- si fermes? Mais voyons ce que dit Zenon. Il
tants leurs systèmes; qu'on demande à Car- lui a paru qu'on ne saurait connaître et com-
néade ce qu'il en pense? Il répondra qu'il est prendre que ce qui ne peut avoir aucun carac-
dans le doute et chacun le préférera aux
:
tère de fausseté. Est-ce donc là grand plato- ,

autres, et tous le préféreront à tous. Quelle nicien ce qui te touche au point d'employer
,
,

272 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

tous tes efforts pour arracher les hommes gesse. Et si la Zenon l'a obligé de
définition de
studieux à l'espoir d'apprendre et pour les , dire une chose dangereuse pour la philoso-
si

porter à l'aide d'un déplorable engouidisse- l)liie, était-ce pour te plaindre ou pour se mo-

ment de l'esprit, à déserter entièrement l'obli- quer de toi, mon ami ?


gation de chercher la sagesse ? 21. Et cependant, tout insensés que nous
19. Mais comment cette définition ne l'aurait- sommes, examinons de notre mieux la défini-
elle pas ébranlé ne peut rien trouver
, si l'on tion de Zenon. Selon lui, semble qu'on peut il

qui soit sans aucun caractère de fausseté, et si connaître ce qui paraît tellement vrai que cela
rien de pareil ne peut se prouver et qu'on ne ne puisse paraître faux. H est clair que rien
puisse alors le connaître? S'il en est ainsi autre chose ne peut être connu. C'est aussi —
mieux valait dire que Ihomme est incapable mon avis, dit Arcésilas, et j'en conclus, qu'on
de la sagesse que de dire que le sage ne sait ne peut rien connaître; car on ne peut rien
pourquoi il vit ne sait comment il vit, ne sait
, trouver de semblable. — Oui, toi, peut-être, et
s'il vit; que de dire enfin, ce qui es! le comble d'autres fous comme toi : Mais pourquoi le vrai
de la perversité du délire et de la folie, que
, sage ne le pourrait-il pas ? Je crois même que
l'homme est sage et qu'en même temps il tu n'aurais rien à répondre à l'insensé qui te
igndre la sagesse. Car, lequel est le plus diffi- diraitd'employer cette subtilité tant vantée
cile à concevoir, ou que l'homme ne peut être de ton esprit pour réfuter la définition de
sage, ou quele sage ne connaît point la sagesse? Zenon, et pour montrer qu'elle peut aussi être
Du reste , il n'est plus besoin de discuter, si la fausse. Si tu ne le peux, c'est donc Là une vé-
question ainsi posée ne peut être résolue. Mais rité qu'il t'est possible de connaître : et si tu
peut-être que si l'on parlait de la sorte , les la réfutes, rien ne l'empêchera de connaître
hommes s'éloigneraient tout à fait de l'amour quelque chose. Pour moi je ne vois pas qu'on
de la sagesse ; au lieu que maintenant il faut les puisse la réfuter et je la tiens pour véritable.
conduire à la sagesse sous l'attrait de ce nom si Ainsi dès que je la connais, si insensé que je
beau et si saint, afin sans doute qu'après avoir sois, je connais quelque chose. F;is-la tomber,

passé leurs |)lusbellesannées sans rien appren- si tu le peux, devant ta subtilité. J'userai d'un

dre, ils te chargent ensuite de mille impré- dilemme très-sûr ou elle est vraie ou elle
:

cations pour avoir renoncé au moins aux plai- est fausse si elle est vraie je tiens donc la
:

sirs des sens et n'avoir rencontré à ta suite que vérité si elle est fausse, on peut donc connaître
;

les tourments du cœur. des choses qui ont des caractères communs
20. Mais voyons qui surtout les éloigne de la avec le faux. — Et comment, reprend-il, la
philosophie? Serait-ce celui qui parlerait en ces chose est-elle possible? Zenon a donc donné
termes ? Ecoute , mon ami ; la philosophie une définition vraie, et quiconque pense comme
n'est pas la sagesse même, en est seule-
elle lui, sur ce point, n'est pas dans l'erreur. Re-
ment l'étude ; si tu t'y portes, tu ne deviendras garderons-nous comme de peu de mérite et
pas parfaitement sage dès cette vie, car la sa- de sincérité une définition qui montrée
s'est
gesse est en Dieu et l'homme n'y peut pas at- contre ceux qui se pré|iaraient à beaucoup
teindre mais quand, par une
; telle élude, tu combattre la possibilité de connaître, revêtue
seras suffisamment préparé et purifié, notre elle-même des caractères de ce qui, d'après
esprit après cette vie, c'est-à-dire après que tu elle, peut être connu? Elle est donc, pour les
auras cessé d'être homme, en jouira facilement? choses (ju'on peut comprendre, une définition,
Serait-ce celui qui dirait Venez, mortels, : — et un exemple. —
Je ne sais pas, ajoute le |)la-
à la philosophie; elle présente maintenant de tonicien, si elle est vraie, mais comme elle est
grands avantages Quoi de plus cher à l'homme : probable, je montrerai en la suivant qu'il n'y
que la sagesse Venez clone pour devenir des ! a rien de semblable à ce qu'elle a dit qu'on
sages et ignorer la sagesse? Je ne parle pas peut connaître. — Tu le montres peut-être
ainsi, dit le platonicien; c'est tromper, car il n'y en dehors d'elle et tu sais, je présume, la con-
a rien autre à trouver chez toi. Si tu parles de séquence. Que nous ne sommes même pas
si

la on te fuira comme un insensé; et si


sorte sûrs d'elle, nous nesommes pas pour cela privés
tu parles autrement tu ne feras que des fous. de toute connaissance, car nous connaissons
Mais admettons que l'une et l'autre opinion qu'elle est vraie ou fausse; ainsi nous connais-
détournerait également les hommes de la sa- sons quelque chose. Quoiqu'elle ne puisse
LIVRE TROISIÈME. 273

jamais faire que je sois un ingrat, je tiens ment quelque chose, mais même ce qui res-
pour très-vraie cette définition. Car ou la faus- semble le plus à la fausseté. C'est là ta retraite

seté peut êtreun objet de la connaissance, ce d'dù tu t'élances et tu te précipites avec vio-
que craignent terriblement les acddéniiciens, lence contre les imprudents qui veulent pas-

et ce qui en effet serait absurde ou Ton ne : ser mais quelque nouvel Hercule viendra
:

peut connaître ce qui est semblable au faux, t'étouffer dans ta caverne, nouveau monstre,

d'où il faut conclure que cette définition est nouveau Cacus, et t'accablera sous ses ruines,
vraie. Mais examinons maintenant le reste. en enseignant qu'il y a dans la philosophie
quelque chose de semblable au faux et qui ne
saurait par toi devenir incertain.
CHAPITRE X.
Assurément je courais à d'autres choses:
Quiconque te presse de la sorte te fait grande
DEUX AXIOMES DES ACADÉMICIENS.
injure, Carnéade il croît, parce que tu es
;

22. Quoique ceci, si je ne me trompe, puisse mort, que je puis te vaincre partout et de quel-
suffire pour être vainqueur, ce n'est pourtant que côté que j'ouvre l'attaque. S'il ne le croit
pas assez peut-être pour se rassasier de la vic- pas, il est sans pitié pour m'obliger de sortir

toire. Les académiciens ont deux axiomes que ainsi de ma position et de lutter contre toi en

nous avons résolu de combattre autant que rase campagne. Je ne faisais encore que des-
nous le pourrons « On ne peut rien connaî-
:
cendre sur le terrain quand, effrayé de ton seul
« ire, » et ensuite, « on ne doit donner son nom, j'ai reculé en arrière et d'un lieu élevé
« assentiment à rien. » Bientôt et une autre j'ai lancé je ne sais quel trait Ce trait est-il
:

foisnous parlerons de l'assentiment; disons arrivé jusqu'à toi? Quel effet a-t-il produit?
maintenant quelques mots de la connais- C'est à ceux sous les yeux de qui nous combat-
sance. tons de décider. Mais de quoi ai-je peur, in-
Vous dites donc qu'on ne peut rien connaître? sensé que je suis? si je m'en souviens bien, tu
A ces mots Carnéade se réveille^ car il est de es mort, etAlype n'a même plus le droit de
tous celui qui a le moins profondément dormi, combattre pour ton sépulcre Dieu m'aidera :

et il a étudié l'évidence des choses. Je m'ima- aisément contre ton ombre.


gine donc, que parlant avec lui-même comme 23. Tu dis que dans la philosophie il n'y a

on le fait souvent Voyons, dira-t-il, Carnéade,


:
rien qu'on puisse connaître, et pour donner
vas-tu soutenir que tu ne sais pas si tu es un plus déteudue à tes discours, tu t'empares des
homme ou une fourmi? Ou te laisseras-tu querelles et des dissidences des philosophes
vaincre par Chrysippe? Disons que nous igno- et tu penses t'en servir comme d'armes contre
rons les questions qu'agitent entre eux les eux. Quel moyen, en effet, de décider entre
l)hilosophes et que le reste ne nous regarde Démocrite et les anciens physiciens sur la
,

pas de cette manière si je fais un faux pas


;
question de savoir s'il n'y a qu'un seul monde
avec la lumière dont le vulgaire est éclairé et sur d'autres questions sans nombre, puisque
chaque jour, m'en prendrai à ces ténèbres
je Démocrite, lui-même, n'a pu s'entendre avec
des ignorants où des yeux divins peuvent seuls Epicure, son héritier. Car lorsque ce volup-
discerner ; d'ailleurs si ces yeux me voient tueux personnage permettait aux atomes,
chanceler et tomber, ils ne pourront le faire comme à une multitude infinie de petits ser-
remarquer à des aveugles, surtout à des or- viteurs, c'est-à-dire à tous ces petits corps qu'il
gueilleux qui auraient honte d'apprendre embrasse avec tant de plaisir dans les ténèbres,
quelque chose. de ne pas se tenir dans leurs voies et d'empié-
habileté des Grecs, tu t'avances magnifi- ter, à leur fantaisie, sur le terrain d'autrui, il

quement, tout ajustée et toute prêle I Mais ne pouvait manquer de dissiper son patri-
tu ne vois pas que cette définition est l'œuvre moine en procès.
d'un ptîilosophe, et qu'elle est établie dans le Mais cela ne me regarde en rien, sans doute;
vestibule même de la philosophie. Situ essayes s'il appartient à la sagesse de savoir quelque

de l'abattre, la hache retombera sur toi. Car, chose là-dessus, le sage ne saurait l'ignorer ;
après l'avoir une première fois ébranlée, si tu cela ne peut pas être caché au sage. Mais si la
n'as pas le courage de la renverser entièrement, sagesse est autre chose, le sage la connaît et
il s'ensuivra qu'on peut connaître, non-seule- méprise le reste. Pour moi, qui suis encore
S. AuG. — Tome III. 18
VJA CONTRE LES ACADÉMICIENS.

loin d'approcher même de la sagesse, je con- ou comme la terre et comme le ciel, je l'ap-
nais quelque peu ces matières de physique. Je pelle le monde. que rien ne m'appa-
Si tu dis
ou qu'il n'y a qu'un monde
suis certain, en effet, raît, je ne me tromperai jamais car être dans :

ou en a pas qu'un seul; s'il y en a


qu'il n'y l'erreur, c'est croire témérairement ce qui pa-
plusieurs, le nombre en est fini ou infini. raît. Vous dites que les sens peuvent se trom-

Comment Carnéade me fera-i-il voir que ce per en voyant vous ne dites pas qu'on ne voit
;

sentiment ressemble à la fausseté? Je sais de rien. Car partout oîi vous voulez régner, il n'y
plus que ce monde que nous habitons est aura plus même prétexte à discussion, si non-
ainsi disposé ou par la nature même des seulement nous ne connaissons rien mais ,

corps ou par queUjue providence, qu'il a encore si rien ne nous apparaît. Mais si tu nies
toujours été et sera toujours, ou qu'il a com- que ce que je vois soit le monde, tu fais une
mencé sans devoir jamais finir, ou que, n'ayant querelle de mots puisque que j'appelais
j'ai dit
point commencé avec le temps, il finira avec cela le monde.
le temps, ou qu'ayant eu un commencement, 25. Et même quand tu dors , diras-tu, ce
il aura aussi une fin, et j'ai d'innombrables monde est-il ce que tu vois? — Je l'ai déjà dit,
connaissances physiques de cette espèce. Car tout ce qui me paraît ainsi ,
je l'appelle le
les vérités sont des dilemmes véritables, et monde. Que veux ne donner le nom de
si tu
personne ne peut les confondre, à l'aide de monde qu'à celui qui est \u par des personnes
quelque ressemblanceavec la fausseté. — Adopte éveillées ou d'un jugement sain, soutiens, si
un sentiment, dit l'académicien. Je ne veux tu le peux, que ceux qui dorment ou qui sont
pas, car c'est dire : Abandonne ce que tu sais, en fureur ne dorment point, et ne sont point
dis ce que tu ne sais pas. Mais de cette ma- en fureur dans le monde. Je dis donc que cette
nière ro[)inion reste suspendue? 11 vaut mieux masse immense de corps, que cette macliine
la laisser suspendue que de la laisser tomber, où nous nous trouvons endormis ou furieux,
puisqu'elle est claire et qu'on peut dire, sans éveillés ou sains d'esprit, est une masse uni-
se tromper, qu'elle est vraie ou fausse. C'est là que ou n'est pas unique. Apprends- moi com-
ce que je me vante de savoir. Toi qui ne peux ment cette proposition peut être fausse.
nier (jue ces questions appartiennent à la phi- Si je dormais, il se pourrait faire que je
losophie, et qui soutiens qu'on n'en peut avoir n'eusse rien dit; si des paroles se sont échap-
aucune connaissance, montre-moi que je ne pées de ma bouche pendant que je dormais,
les sais pas dis que ces dilemmes sont faux,
: comme cela arrive, il se peut faire que je ne

ou qu'ils ont avec le faux quelque chose de les aie pas dites ici, ou étant assis de cette ma-
commun, qui empêche qu'on ne puisse en nière, ou devant ces mêmes auditeurs; mais
faire un juste discernement. il ne peut se faire que je ne les aie pas dites.
Je ne prétends pas non plus savoir que je suis
éveillé, car tu peux répondre que je puis aussi
CUAPITRE XI.
me l'être imaginé en dorniant et de cette ;

NI LA FAIBLESSE DES SENS, NI LE SOMMEIL OU sorte cela ressemblerait beaucoup à la fausseté.


LA FLREUR , NE RENDENT IMPOSSIBLE LA CON- Mais s'il y a un monde et six mondes, de
NAISSANCE DE QUELQUE VÉRITÉ. quelque façon que je sois disposé, il est clair
qu'il y a sept mondes, et je n'affirme pas té-
24. D'où sais-tu , dit Carnéade, que le mérairement que je le sais. Montrez-moi donc
monde existe, si les sens sont trompés ? — que cette conclusion ou que les dilemmes dont
Jamais , lui répliquai-je , vos arguments ne il a été question plus haut peuvent être faux

furent assez puissants pour ravir aux sens par l'effet du sommeil, de la frénésie ou par la
leur force, et pour nous persuader que nous séduction des sens ; alors si étant bien éveillé
ne soyons jamais tenté
rien. Aussi n'avez-vous je m'en souviens, j'accorderai que je suis
de le soutenir et vous vous êtes seulement ap- vaincu. Car je crois suffisamment prouvé que
l)liqués à nous prouver que les choses peuvent les choses qui semblent fausses par l'effet du
être autrement qu'on ne les voit. Ainsi cet sommeil ou de la fureur n'ont de rap[>ort
univers, quel qu'il soit, qui nous renferme et qu'avec les sens extérieurs. Car, lors même que
qui nous nourrit; ce qui apparaît à mes yeux le genre humain serait profondément endormi,
et me semble comprendre la terre et le ciel il serait nécessairement vrai que trois fois trois
LIVKE TROlSltME. a-î

font neuf et sont un carré de nombres abs- une autre fois? Je dis seulement que, lors-
traits. On pourrait même encore, à mon avis, qu'un homme goûte quelque chose, il peut
ajouter en faveur des sens d'autres arguments jurer do bonne foi que pour lui cela est amer
([ue n'ont jamais condamnés les académiciens. ou doux, et il n'y a pas dans toute la Grèce de
Faut-il en etlet s'en prendre aux sens, si des subtilité qui puisse lui enlever cette connais-
gens en délire sont tourmentés par les diva- sance.
gations de l'esprit ou si en songe nous voyons Qui peut, en effet, être assez hardi, quand
tant de fantômes ? Car s'ils ont fait connaître je goûte quoique chose avec plaisir, pour me
la véritéaux gens sains et éveillés, ils ne sont dire Peut-être ne goûtes-tu rien, et n'est-ce
:

point de toutes les chimères


responsables qu'un songe ? —
Je ne dis pas le contraire. —
qu'un esprit peut enfanter dans le sommeil ou J'éprouverais néanmoins ce plaisir, du- même
la folie. rant lesommeil. Ainsi il n'y a point de res-
26. 11 reste à examiner si ce qu'ils nous font semblance avec la fausseté qui puisse réfuter
connaître est vrai. Allons, supposons qu'un ce fait que je déclare connaître. Epicure ou les
épicurien nous dise : Je n'ai point à me plaindre Cyrénaïciens pourront donner encore, en fa-
des sens ; car il y aurait de l'injustice à exiger veur des sens, d'autres raisons, contre les-
d'eux plus qu'ils ne peuvent donner. Or tout quelles je ne sache point que les académiciens
ce que yeux peuvent voir est
les vrai. — Ce aient jamais rien dit. Mais que m'importe?
qu'ils voient d'une rame dans l'eau est-il donc Qu'ils réfutent, s'ils le veulent ou s'ils le peu-
vrai? — Certainement. Car supposant la cause vent, ce que je viens de dire, je le leur per-
qui me la fait voir telle que je la vois, si la mets volontiers. Car tout ce qu'ils disent contre
rame enfoncée me paraissait droite, je repro- les sens n'attaque pas tous les philosophes. Il

cherais plutôt à mes yeux de me faire un faux y en a en effetqui avouent que tout ce que
rapport. En effet, ils ne verraient point alors l'esprit perçoit par les sens peut bien produire
ce qu'ils auraient dû voir d'après les causes quelque vraisemblance, mais non la science.
exemples ?
existantes. Qu'est-il besoin d'autres La science est pour eux-mêmes renfermée
Il en faut dire autant des tours qui semblent dans l'intelligence, et subsiste éloignée des
se mouvoir, des ailes des oiseaux et d'une infi- sens dans l'esprit même. Peut-être le sage que
nité d'autres objets. nous cherchons est-il du nombre de ces phi-
Cependant ajoute , le philosophe ,
je me loso|)hes? Mais nous parlerons de cela une
trompe en donnant mon assentiment. Que autre fois. Passons maintenant à ce qui nous
ton assentiment n'aille pas au delà de la per- reste à ex[)liquer, ce que nous ferons, si je ne
suasion que la chose te paraît telle, et tu ne me tromjje, en peu de mots, après ce que nous
fuseras point trompé. Car je ne sais pas com- avons déjà dit.
ment un académicien peut réfuter un homme
qui dit Je sais que cela me paraît blanc je
:
;
CHAPITRE XII.
sais que tel son me fait plaisir à l'oreille, que
ceci a pour moi une agréable odeur, que cela LES ACADÉMICIENS ALLÈGUENT VAINEMENT LES
a pour moi un goût délicieux, que ceci encore SÉDUCTIONS DES SENS, DU SOMMEIL OU DE LA
est froid pour moi. — Dis plutôt: Si les feuilles FUREUR.
des oliviers sauvages, que le bouc aime tant,
sont amères par elles-mêmes. — homme en- 27. En quoi le sens du corps aide-t-il ou
têté ! bouc lui-même n'est-il pas plus ré-
le empêche-l-il celui qui s'occupe de morale ?
servé? Je ne sais quel goiît ces feuilles ont Si ceux mêmes qui mettent le souverain
pour les animaux. —
Elles sont amères pour bien de l'homme dans la volupté s'embarras-
moi; que demandes-tu de plus? Mais peut- — sent peu du cou de la colombe, d'une voix in-
être il y a-t-il aussi quelque homme qui ne connue d'un poids lourd pour l'homme et
,

les trouve point amères? Cherches-tu à me — léger pour les chameaux, s'ils n'en ont pas
fâcher? Ai-je dit qu'elles soient amères pour besoin pour savoir que ce qui leur plaît leur
tout le monde? J'ai dit qu'elles l'étaient pour plaît, que ce qui les choque les choque, et je
moi encore n'affirmerais je pas qu'elles le
; ue vois pas ce qu'on peut leur répondre : les
soient toujours, car ce qui a paru amer ne choses toucheront-elles celui qui place dans
peut-il, pour certaines raisons, paraître doux l'esprit la fin pour laquelle on doit faire le bien ?
276 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

Lequel des deux sentiments préfères-tu? — Si la connaît pas, elle n'appartient donc pas à la
tu me demandes ce que j'en pense, je pense sagesse, puisque sans elle il a pu être sage, et

que le souverain bien de l'iiomme est dans nous cherchions inutilement si elle est vraie
l'esprit '. Mais maintenant il est question de la et si elle peut être connue.
connaissance. Peut-être ici quelqu'un va me dire imbé- :

Interroge donc le sage qui ne peut ignorer cille que tu es, tu as coutume de montrer ce
la sagesse. Un stupide comme moi, un igno- que tu sais. N'as-tu rien pu savoir en dialecti-
rant comme celui-ci, croit cependant savoir que? J'en sais plus là-dessus qu'en aucune autre
que le souverain bien de l'homme, en quoi partie de la philosophie car d'abord, elle m'a
:

consiste la vie heureuse, n'est point du tout, appris que toutes les propositions que j'ai rap-
ou dans l'àme, soit dans le corps,
qu'il est, soit portées plus haut sont vraies. Ensuite, c'est
soit dans l'un et l'autre. Persuade-moi, si tu par elle que j'ai connu beaucoup d'autres
peux, que je ne sais point cela. C'est ce que la choses véritables. Pourrez-vous en compter le
force de vos raisonnements si connus n'a point nombre? S'il n'y a dans le monde que quatre
encore fait. Si tu ne le peux, car tu n'y trou- éléments, il n'y en a pas cinq; s'il n'y a qu'un
veras aucune ressemblance avec le faux, hési- soleil, il n'y en a pas deux; une âme ne peut

terai-je à conclure qu'il me semble à bon droit pas mourir et être immortelle; Ihomme ne
que le sage connaît tout ce qu'il y a de vrai peut être tout ensemble heureux et misérable;
dans la pliilosophie puisque moi j'y ai acquis
,
pendant que le soleil luit ici, il ne fait pas nuit;
tant de connaissances véritables? ou nous dormons maintenant, ou nous sommes
28. Mais peut-être craint-il de choisir en éveillés, ou ce qu'on croit voir est un corps ou
dormant le souverain bien? Il n'y a pas de ce n'est pas un corps. C'est par la dialectique
danger : quand il sera éveillé, s'il lui déplaît, que j'ai appris la vérité de ces propositions et
ily renoncera, il le gardera s'il s'en accom- d'une intinité d'autres qu'il serait trop long
mode. Car, qui pourrait le blâmer d'avoir vu de rapporter ici. C'est par elle que je sais
en dormant quelque chose de faux? On craint qu'elles sont vraies en elles-mêmes, de quel-
peut-être encore qu'en dormant il ne perde la que manière que se comportent nos sens. Elle ^

sagesse i<'il prend le faux pour le vrai? Mais m'a aussi enseigné que si l'on admet une
quel homme même endormi pourrait penser proposition dans les raisonnements que j'ai
qu'on peut appeler sage un homme quand il cités, les autres suivent nécessairement; que
veille et qu'il le soit quand il dort? On peut celles que j'ai rapportées sous forme d'op-
appliquer ceci aux gens en fureur. Mais nous position ou de dilemme, sont de telle na-
sommes pressés d'arriver à autre chose. Ce- ture, que lorsqu'on nie un ou plusieurs mem-
pendant je ne veux pas laisser ceci sans en bres, celui qui reste est prouvé par la néga-
tirerune conclusion solide. En effet, ou la tion même des autres. Elle m'a encore lait
sagesse se perd par la fureur, et alors ce sage connaître que lorsqu'on est d'accord sur la
que vous proclamez comme ignorant le vrai, chose dont on parle, on ne doit pas disputer
ne sera plus sage; ou vous devez convenir que sur les paroles; que si quelqu'un le fait par
la connaissance s'en conserve toujours dans ignorance, il faut l'instruiie; si c'est par ma-
l'intelligence, lors même que l'autre partie de lice, il faut le laisser là ; si c'est par incapacité,
l'àme ne se retrace plus que comme dans les il faut lui conseiller de s'appliquer à quel-
songes ce qu'elle a reçu des sens. qu autre chose plutôt que de perdre son temps
à se donner une peine inutile, et s'il ne se
soumet pas, il ne faut plus s'occuper de lui. ^
CHAPITRE XIII. A l'égard des raisonnements captieux ou trom-
peurs le précepte est court. Si on les infère de
ON CONNAIT BEAUCOl'P DE CHOSES DANS LA ce qui aura été concédé mal à propos, il faut
DIALECTIQUE. reprendre ce qu'on avait ainsi accordé. Si le
vrai et le faux se trouvent mêlés dans une
29. Reste à parler de la dialectique qu'assu- même conséquence, il en faut prendre ce que
rément le sage connaît bien, car la fausseté l'on comprend et abandonner ce qui ne peut
ne peut être l'objet de la connaissance. S'il ne être expliqué. S'il y a certaines choses dont
' Rét. liv. I, ch. I, n. 1. l'hoiume ne puisse absolument connaître la
.

LIVRE TROISIÈME. 277

raison ni la cause, il ne faut pas en vouloir elle ne leur permet pas d'espérer y décou-
acquérir la connaissance. vrir aucun point lumineux. Or, je n'ai plus
Voilà ce que j'ai appris de la dialectique rien à désirer, dès qu'il est probable que le
et d'autres choses encore dont il n'est pas sage connaît quelque chose; car, s'il pouvait
nécessaire de taire ici le détail ; car je ne dois paraître vraisemblable que le sage dût sus-
pas être ingrat. Ainsi, ou ce sage la néglige, ou pendre son assentiment, c'est uniquement
bien certainement si la dialectique est la con- parce qu'il était vraisemblable qu'il ne pou-
naissance même
de la vérité, il la connaît as- vait rien connaître. Ce point écarté, du mo-

sez pour mépriser et laisser impitoyablement ment qu'on nous accorde que le sage connaît
expirer dans le silence cet adage menteur si : la sagesse, il n'y a pas de raison pour que le
c'est vrai, c'est faux ; si c'est faux, c'est vrai. sage ne donne pas aussi créance au moins à la
Je crois qu'en voilà assez sur la connaissance; sagesse elle-même. Car il est hors de doute
car lorsque j'aurai commencé à parler de l'as- qu'il serait plus 'prodigieux de voir le sage
sentiment, toute la question s'y trouvera de ne pas admettre la sagesse que de le voir l'i-
nouveau traitée. gnorer.
31. Imaginons, je vous en prie, si nous le
pouvons, pour un instant seulement, une dis-
CHAPITRE XIV.
pute entre le sage et la sagesse. Que dit la sa-
LE SAGE DOIT DONNER SON ASSENTIMENT AU gesse sinon qu'elle est la sagesse? Je n'en —
MOINS A LA SAGESSE. sais rien, répond celui-ci. —
Et quel est celui
qui dit à la sagesse Je ne crois pas que tu
:

30. Arrivons maintenant à cette partie sur sois la sagesse, sinon celui avec lequel elle a

laquelle Alype paraît avoir encore quelque pu entrer en conversation, et en qui elle daigne
doute : l'as avoué, quand les académi-
et tu venir habiter, c'est-à-dire le sage ?
ciens soutiennent que le sage ne sait rien, leur Allons, venez maintenant me chercher pour
sentiment est appuyé sur de nombreuses et que je me mesure avec les académiciens; voici
puissantes raisons tu as néanmoins ébranlé
: bien un autre combat : La sagesse et le sage
ce sentiment en nous faisant avouer que le sont aux prises, le sage ne veut pas donner
sage connaît la sagesse. Or, c'est ce qui doit son assentiment à la sagesse, j'attends avec

déterminer davantage à refuser son assenti- vous en toute sûreté. Et qui ne croirait que la
ment. Il en résulte, en effet, qu'il n'est aucune sagesse est invincible ? Munissons-nous cepen-
proposition, si multipliées et si habiles que dant de quelque argument. Ou l'académicien
soient les preuves qui la soutiennent, à la- dans ce combat triomphera de la sagesse et

quelle on ne puisse, avec de l'esprit, opposer sera vaincu par moi, puisqu'il ne sera pas un
des arguments aussi forts et plus forts peut- sage ou; elle le vaincra et alors nous enseigne-
être. Voyons d'abord ce qui t'embarrasse si rons que le sage donne son assentiment à la
finement et si prudemment. Et de là suit que sagesse. Ainsi, ou l'académicien n'est pas un
l'académicien, lorsqu'il est vaincu, est vain- sage ou le sage donne créance à quelque
queur. Oh ! Dieu qu'il soit vaincu
plaise à ! chose ; à moins que celui qui aurait
toutefois
Car avec toutes les subtilités de la Grèce ja- ,
eu honte de dire que le sage ne connaît point
mais il ne pourra me quitter vaincu et vain- la sagesse n'en ait pas à dire que le sage n'y
queur en même temps. croit pas. Mais s'il est vraisemblable que la
Je le déclare encore, si l'on ne peut rien connaissance de la sagesse appartient au sage,
trouver pour combattre ce que je viens de et s'il n'y a pas de raison qui empêche qu'on
dire, j'avouerai de bon cœur ma défaite car ; ne donne créance à ce qu'on peut connaître, je
nous ne nous disputons pas ici pour acquérir trouve que ce que je prétendais est vraisem-
de la gloire, mais pour trouver la vérité. C'est ^ blable, c'est-à-dire que le sage donnera créance
assez pour moi de franchir de quelque manière à la sagesse.
que ce soit celte montagne qui arrête ceux qui Si tu me demandes où il voit cette sagesse,
veulent entrer dans la philosophie elle les re- ; je te répondrai en lui-même. Si tu
que c'est
tient dans je ne sais quels réduits ténébreux ajoutes qu'il ne sait pas ce qu'il a, tu retombes
en les menaçant de ne leur montrer que des dans cette absurdité, que le sage ne connaît
obscurités dans la philosophie tout entière : point la sagesse. Si tu nies même qu'un sage

27{î CONTRK LES ACADÉMICIENS.

ne se puisse trouver, ce ne sera plus avec les retranchements? Irai-je chercher le secours
académiciens, mais avec toi ou tel autre qui de gens plus habiles, avec lesquels il me sera
aura ce sentiment, que nous discuterons dans moins honteux d'être vaincu si je ne puis
un autre entretien. Car discuter cette question, vaincre? Je vais donc lancer de toutes mes
c'est discuter l'existence même du sage. Cicé- forces un trait usé déjà et tout émoussé, mais
ron déclare qu'il est fort pour avoir des opi- qui malgré cela me semble encore assez per-
nions mais qu'il cherche encore le sage. Si çant: « Celui qui ne croit rien ne fait rien.»
vous autres jeunes gens ne connaissez pas en- honnne stupide I et que deviennent alors et
core cela, du moins vous avez lu dans Horlen- le probable et le vraisemblable? — Voilà ce
sius « Si donc il n'y a rien de certain et s'il
: que vous vouliez. Entendez-vous le bruit des
« ne convient pas au sage de s'arrêter à des boucliers grecs? Ils ont senti la pesanteur de
a opinions, le sage ne croira jamais rien. » la flèche, mais vous savez quelle main l'a lan-
D'où il est clair que dans ces discussions con- cée. mes amis n'ont-ils rien de plus fort
Quoi !

tre lesquelles nous nous armons, ils s'occu- à m'oflrir? et je vois bien que nous n'avons
paient de l'existence du sage. pas fait la moindre blessure. Ainsi, je vais re-
32. Je crois donc que la sagesse est certaine garder le spectacle que m'offre cette maison
pour le sage, c'est-à-dire qu'il la connaît et et ces campagnes. Car les grandes choses

qu'il ne s'arrête pas à une opinion quand il m'embarrassent plus qu'elles ne me servent.
donne créance à la sagesse car il donne
: 34. Dans mes loisirs de cette retraite, je m'é-

créance à une chose sans la connaissance de tais longtemps demandé comment le probable

laquelle il ne serait pas un sage. Les académi- et le vraisemblable pouvaient nous défendre
ciens soutiennent, eux-mêmes, qu'on ne doit de l'erreur dans nos actions. Je vis d'abord,
refuser sa foi qu'aux choses qu'on ne peut comme je voyais lorsque je vendais mes le-

connaître. Or, la sagesse est quelque chose. çons, que le probable maison
était comme une
Quand donc le sage connaît la sagesse et qu'il bien couverte et bien défendue. Après avoir

y donne foi, on ne peut pas dire ni qu'il ne considéré tout de plus près, je crus remar-
connaisse rien ni qu'il donne créance à rien.
,
quer une entrée par où l'erreur pouvait venir
Que voulez-vous de plus? Dirons-nous quel(|ue surprendre soudain ceux qui se croyaient en
chose de cette erreur qu'on évite complète- sûreté. Car, je suis persuadé, qu'on s'égare

ment, selon eux, si l'esprit n'accorde son non-seulement quand on suit une voie fausse,
assentiment à quoi que ce soii? C'est errer, mais aussi quand on ne suit pas la véritable.
disent-ils, que de croire non-seulement ce qui Supposons donc deux voyageurs qui vont au
est faux, mais même ce qui est douteux quoi- ,
même endroit L'un a résolu de ne croire
:

que cela soit vrai; or, il n'y a rien, ajoutent-ils, personne et l'autre est crédule jus(|u'à l'excès,
qui ne soit douteux. — Cependant, le sage, i^es voilà arrivés à un chemin qui se bifurque.

comme nous le disions, découvre la sagesse IjQ crédule alors s'adresse à un berger qu'il
elle-même. voit à ou tout autre paysan et lui dit : Bonjour,
brave homme, indique-inoi,je te prie, le che-
min pour aller à tel endroit. On lui répond :

CHAPITRE XV.
Si tu prends celui-là, tu ne t'égareras point. Se
EST-CE ÉVITER l'ERREUR QUE DE SUIVRE EN PRA- tournant alors vers son compagnon, il a rai-
TIQUE UN SENTIMENT PROBABLE SANS Y DONNER son, dit le crédule, prenons par-là. L'homme —
SON ASSENTIMENT? prudent se met à rire, et le raille d'ajouter foi
si aisément à ce qu'on lui dit, et pendant que

33. Mais peut-être voudrez-vous que je m'é- l'autre poursuit sa route il s'arrête devant ces
loigne de cette question ? Il ne faut pas aban- deux chemins. Déjà il commençait à lui pa-
donner aisément les lieux sûrs quand on a raître ridicule de ne plus avancer, lorsque
affaire à des ennemis aussi habiles. Je veux par l'autre sentier, il voit un cavalier bien
bien pourtant faire ce que vous désirez. Mais monté et bien habillé arrivant de la ville. Notre
qu'ai-je à dire ici ? Quoi? que puis-je opposer? homme s'en félicite, et, dès qu'il l'a approche,
Sans doute il faudra revenir à ces anciens ar- il le salue et lui demande le chemin. Atin
guments auxquels ils savent répondre. Que de se faire bien venir, il lui dit pourquoi il est

taire puisque vous me poussez hors de mes ainsi arrêté et par là lui montre qu'il le pré-
,

LIVRE TROISIÈÎIE. 979

fère ail berger. Le hasard a voulu que ce ca- Il honteux de se tromper, et à cause de
est
valier fût un de ces charlatans qu'on nomme cela, ne faut donner créance à rien cepen-
il
;

bateleur?, plein de malice, qui joua, même sans dant quand quelqu'un fait ce qui lui paraît
profit pour lui, un tour de sa façon. Va par-là, probable, il ne pèche pas, il ne se trompe pas;
dit-il donc, car do là que je viens. Après
c'est qu'il se souvienne seulement que son esprit ou
cette indication trompeuse, il s'en alla. ses sens ne lui offrent rien qu'il doive regar-
Mais quel moyen de tromper un si grand der pour vrai si, dis-je, quelque jeune homme
;

philosophe? —
Je n'accepte pas, dit-il, cette les entend parler de la sorte, ne croira-t-il pas

indication comme \raie mais comme vrai- qu'il peut tendre des pièges à la pudeur de
semblable et parce que je ne vois ni utilité,
: l'épouse de son prochain? Je te le demande à
ni convenance à rester plus longtemps en cet toi-même, Tuliius; nous traitons ici de la vie
endroit, je suis cette route. Pendant ce temps- et des mœurs de la jeunesse que tu as pris tant
là, celui qui s'est trompé en donnant trop tôt de soin d'élever et de former dans tous tes
son assentiment au dire du berger, se reposait écrits. Que pourras- tu répondre, sinon qu'il
déjà au lieu même où allaient les deux voya- ne te paraît pas probable que ce jeune homme
geurs; l'autre au contraire, ne se trompant [)as puisse tenir cette conduite? Mais à lui, cela pa-
parce qu'il suivait le probable, va et vient à raît probable. Or, si nous devons nous conduire
travers je ne sais quelles forêts, et ne trouve d'après la probabilité d'autrui, lu n'as pas dû
même plus personne qui connaisse le lieu qu'il gouverner la république. Car il n'a pas semblé
cherche. à Epicure qu'on dût la gouverner. Ainsi ce
A vous dire vrai, je n'ai pu m'empêcher de jeune homme commettra ce crime; et s'il est
rire en rappelant cette comparaison. Je voyais, pris, où te trouvera-t-il pour le défendre? et
en effet,que, parles discoursdesacadémiciens, quand il te trouverait, que dirais-tu ? Sans
il comment, que celui qui
se faisait, je ne sais doute , tu nierais le fait. Mais il est si clair
se trouvait, par hasard dans le bon chemin, qu'on ne peut le nier. Apparemment tu sou-
était néanmoins dans Terreur et que celui-là tiendras, comme jadis dans l'école de Cumes ou
n'y paraissait pas être, que la probabilité avait de Naples, qu'il n'a point péché ni même erré.
conduit par des montagnes escarpées sans Car il ne s'est point persuadé comme une vérité
qu'il trouvât le lieu où il allait. Mais enfln, qu'il commettre cet adultère. Il s'est
fallût
pour condamner la créance téméraire du pre- une probabilité, il y a consenti et il
offert à lui

mier, j'aime mieux dire qu'ils sont tous deux a commis le crime, ou plutôt il ne l'a pas
dans l'erreur que de dire que le dernier n'y commis, il lui a seulement semblé le com-
soit point. Depuis ce temps, pour mieux com- mettre. Et pendant qu'en ce moment peut-
battre tant de discussions extravagantes, j'ai être déshonore cette femme sans en être bùr,
il

commencé à étudier les actions mêmes et les son imbécile de mari remplit tout de bruits et
mœurs hommes. Alors il m'est venu à
des de procès pour soutenir la pudeur de son
l'esprit un si grand nombre de raisons décisives épouse.
contre ces philosophes, que, bien loin de rire, Si les juges viennent à connaître ceci, ou ils
je m'indignais et m'affligeais de voir que des se riront des académiciens et puniront le crime
gens si doctes, si pénétrants, fussent tombés comme ou suivant le système de ces
très-réel;
en d'aussi coupables et aussi malfaisantes philosophes, ne condamneront cet homme
ils

absurdités. que probablement et vraisemblablement; de


sorte que l'avocat ne saura que faire pour dé-

CHAPITRE XVL fendre son client. Car il n'aura de reproches à


faire à personne, puisque tous disent que les
FAIRE CE QUI PARAIT PROHABLE SANS LE CROHJE juges n'ont point failli, n'ayant fait que ce qui
VRAI, c'est mal FAIRE. leur a paru probable, sans y donner créance.
11 quittera donc le rôle d'avocat pour celui de

peut être vrai que tout homme qui


35. S'il philosophe, afin de consoler ce jeune homme.
setrompe ne pèche pas, il est sûrement vrai Car puisqu'il a fait de si grands progrès dans
que tout homme qui pèche est dans l'erreur, l'académie, il ne sera pas malaisé de lui persuji-
ou dans un état encore pire. Si donc quelque der de se considérer comme n'étant condamné
jeune homme entendait dire à ces philosophes : qu'en songe. Mais vous croyez que je plaisante?
280 CONTRE LES ACADÉMICIENS.

Certainement je pourrais juger par tout ce


qu'il y ade plus sacré, que je ne sais nulle- CHAPITRE XVII.
ment comment cet homme a péché si celui '
;

qui fait ce qui lui paraît probable ne pèche POURQUOI LES ACADÉMICIENS OM CACnÉ LEUR
point; à moins ne disent qu'il
toutefois qu'ils VÉRITABLE SENTIMENT.
y a une totale différence entre pécher et se
tromper, et que dans leurs préceptes, ils ont 37. Qu'ont-ils donc voulu, de si grands hom-

voulu nous empêcher simplement de nous mes, dans ces discussions perpétuelles et opi-
tromper, sans regarder le péché comme une niâtres, en soutenant que personne ne pouvait

chose fort importante. parvenir à la connaissance de la vérité ? Ecou-


36. Je ne parle point des homicides, des par- tez maintenant avec plus d'attention encore,

de tous les crimes et


ricides, des sacrilèges, ni non ce que je sais mais ce que je pense. Je ré-
de toutes qu'on peut s'imaginer
les injustices servais ceci pour la fin, afin de mieux expli-

ou commettre, et que des juges si sages ont quer, s'il m'est possible, ce que je crois être

pris soin de justifier par ces quelques mots :


tout le système des académiciens.

Je n'ai donné créance à rien, donc je n'ai pas Platon, l'homme le plus sage et le plus sa-

failli. Or, comment ne m'a ferais-je pas ce qui vant de son temps, qui a parlé de telle sorte
paru probable? Ceux qui ne croient pas que que tout ce qu'il disait devenait grand et qui
l'on puisse, avec la probabilité, amener à de
a exprimé de telles idées que, de quelque ma-

tels crimes, peuvent lire le discours où Cati-


nière qu'il les énonçât, aucune ne devenait

lina * sut persuader le meurtre de sa patrie, petite ', Platon apprit, dit-on, beaucoup de
ce qui renferme tous les forfaits réunis. choses des pythagoriciens après la mort de son
Qui maintenant ne rit de cette doctrine? Ils maître, Socrate, qu'il avait tendrement aimé;

disent eux-mêmes que, dans leurs actions, ils car Pythagore, non content de la philosophie

ne suivent que ce qui leur paraît probable, et de la Grèce, qui alors n'était presque rien ou
ils cherchent pourtant avec grand soin la vé-
du moins était très-cachée, avait été excité par

rité, quoiqu'il leur paraisse probable qu'on ne les discussions d'un certain Phérécide de Sy-
peut la trouver. l'étrange phénomène Mais !
que l'âme est immortelle. Il avait
rie, à croire

laissons ces considérations qui n'ont rien de encore entendu beaucoup d'autres sages dans
commun avec nous, qui n'entrent point dans ses voyages lointains, et ajoutant à la grâce et

les événements de notre vie et ne mettent


à la finesse que montra Socrate dans sa mo-
point DOS fortunes en danger. Ce qui est capi- rale, la science des choses divines et naturelles

tal, ce qui est à craindre et ce qui doit effrayer qu'il avait apprise de ces sages dont je viens
tout homme
de bien, c'est que si la probabilité de parler ;
joignant aussi, comme pour donner
existe, il aura paru probable à qui que
quand la forme à ces connaissances diverses ou pour
en juger, la dialectique qui était elle-même la
ce soit qu'on peut commettre tel crime qui se
présente, pourvu qu'il ne donne sa créance à sagesse, ou sans laquelle la sagesse ne pouvait

comme exister; il composa un enseignement de phi-


aucun en le regardant vrai, c'est qu'il
commettra, sans qu'on puisse l'accuser, non- losophie qui a été réputé parfait, et dont il
le
seulement de crime, mais même d'erreur. Eh n'est pas temps de maintenant. Il suffit,
traiter

quoi Est-ce qu'ils n'ont pas prévu tout cela?


!
pour mon dessein, que Platon ait cru qu'il y
avait deux mondes: l'un intelligible où habi-
Au contraire, ils l'ont très- habilement et très-
sagement prévu. Et sans prétendre imiter tant tait la vérité, et l'autre sensible, que nous
sentons évidemment par la vue et le toucher
soit peu Cicéron en habileté, en activité, en ;

génie et en science, si cependant lorsqu'il sou-


ainsi, le premier était le monde véritable, et

tient que l'homme ne peut rien connaître, on


celui-ci le monde vraisemblable et fait à l'i-

lui disait seulement Je sais que cela me pa-


:
mage de pourquoi le premier
l'autre. C'est
était le principe de l'éclat et de la pureté dont
raît probable il n'aurait rien à dire pour ré-
;

brille la vérité dans une âme qui se conr


futer cet argument. ,

et l'autre était la cause, non des connaissances,


* Két. liv. 1, ch. m, n. 2. mais des opinions qui peuvent naître dans r^g-
' Sallusie sur Catiliaa, chap. 12.
prit des insensés. Cependant tout ce qui se ...i-
« Rét. liT. u ch. 1, n. .4
,

LIVRE TROISIÈME. 281

saitdans ce monde par ces vertus qu'il appe- que rien de semblable ne pouvait se trouver
qui étaient semblables à d'autres
lait civiles et parmi des corps auxquels il attribuait tout ces ,

vertus véritables et connues seulement d'un sortes de discussions, qu'une grande nécessité
petit nombre de sages, ne pouvait s'appeler avait allumées, eussent été depuis longtemps
que vraisemblable. éteintes. Mais Zenon, séduit par l'illusion d'une

38. Ces maximes, et d'autres semblables, me fermeté imaginaire comme l'ont cru les aca-
,

paraissent avoir été conservées, autant qu'ils démiciens et comme je le crois un peu moi-
,

en étaient capables, parles successeurs de même fut toujours opiniâtre de sorte que
, ;

Platon, et cachées même comme des mystères. cette opinion pernicieuse qu'il avait sur les
Car elles ne sont aisément comprises que de corps se conserva ,
je ne sais comment ,
jus-
ceux qui, se purifiant de toute souillure, se qu'au temps de Chrysippe, qui lui donna une
sont élevés à un genre dévie plus qu'humain ;
forte impulsion, car il en était fort capable

mais celui-là ne pèche pas légèrement qui , pour la répandre partout. Heureusement Car-
en étant instruit, veut les enseigner à tous les néade, plus pénétrant et plus attentif que ses
hommes, quels qu'ils soient. prédécesseurs s'opposa énergiquementà celte
,

Aussi j'estime qu'on tint pour suspect Zenon, doctrine et je m'étonne qu'elle ait pu conserver
chef des stoïciens, lorsque, après avoir en- dans la suite quelque autorité. Car il l'aban-
tendu, adopté déjà quelques doctrines, il vint donna d'abord comme une erreur audacieuse
dans l'école laissée par Platon, et que Polémon qui lui paraissait déshonorer la mémoire d'Ar-
tenait alors; il ne parut pas tel qu'on dût lui césilas et, pour ne paraître pas vouloir par
;

révéler et lui confier facilement ces dogmes en ostentation s'élever contre tous, il prit spéciale-
quelque sorte sacrés de Platon, avant qu'il eût ment à tâchede combattre et de ruiner les
renoncé à ces autres idées qu'il apportait à cette stoïciens et Chrysippe.
école. Polémon mourut et eut pour succes-
seur Arcésilas, qui avait été, sous Polémon, CHAPITRE XVIII.
condisciple de Zenon. Zenon était attaché à son
sentiment sur le monde et, spécialement sur DE QUELLE MANIÈRE LES ACADÉMICIENS RÉPAN-
l'âme, au sujet de laquelle la vraie philosophie DIRENT LA DOCTRINE DE LA PROBABILITÉ,
est en éveil ; il disait qu'elle est mortelle ,
que
rien n'existe dehors de ce monde sen-
en 40. De tout côté ensuite on pressait ce même
sible , et qu'il n'y a rien que de corporel il ;
Carnéade on lui objectait que, si on ne donnait
;

croyait que Dieu même n'était que le feu. Ce créance à rien, le sage ne ferait rien. l'hom-
fut donc ce me semble avec beaucoup de pru- me admirable et non pas si admirable pourtant,
dence et de raison qu'Arcésilas, s'étant aperçu puisqu'il descendait de Platon comme de
que ces erreurs gagnaient partout insensible- source il examina donc
! sagement quelles
ment, cacha tout à fait le véritable sentiment étaient les actions que les philosophes approu-
des Académiciens, et l'enfouit comme un trésor vaient, et voyant qu'elles ressemblaient à je ne
que la postérité trouverait quelque jour. C'est sais quelles actions véritables, il donna le nom
pourquoi comme la foule est prompte à se
, de vraisemblable à tout ce .^u'on croirait devoir
jeter dans des opinions fausses ; comme elle taire en ce monde. Car il connaissait parfaite-
croit facilement et malheureusement ,
par ment à quoi cela ressemblait, et le cachait pru-
l'habitude de voir avec les corps ,
que tout est demment. C'est aussi ce qu'il appelait probable;
corporel, cet homme, très-pénétrant et très- car, on peut bien approuver le mérite d'une
humain , résolut de soustraire plutôt la science copie quand on voit l'original et comment le ;

à des gens dont il souffrait avec peine la mau- sage peut-il approuver et suivre la ressem-.
vaise doctrine,que d'enseigner ceux qui ne lui blance de la vérité, s'il ignore ce que c'est que
paraissaient pas dociles. De là sont nées ces , la vérité ? Donc ces philosophes connaissaient
extravagances qu'on attribue à la nouvelle et approuvaient ces choses fausses, quand
lémie, et que les anciens académiciens n'a- ils y voyaient une imitation belle et fidèle des

vment pas eu besoin d'alléguer. choses vraies. Mais comme il n'était ni permis
. Si Zenon s'était un jour éveillé; s'il avait ni facile de découvrir ces mystères à des pro-
:e' chi d'un côté que rien ne pouvait être fanes, ils laissèrent à la postérité et à ceux qui
wiiiiu qui ne fût conforme à sa définition, et purent alors les entendre quelque indice de
283 CONTRE LES AOAUÊMICIENS.

leur seotimeut, défendant, soit par mépris soit


pour plaisanter, à ces vrais dialecticiens, d'agi-
CHAPITRE XIX.
ter aucune question de mois. Voila pourquoi
Ciniratle est appelé chef et père de la troisième
PLUSIEURS GENRES DE PHILOSOPHIE.
académie.
il. Ce débat se traîna donc jusqu'à notre
42. C'est pourquoi nous ne voyons presque
Cicéron, avec bien des blet^ures et enflant de
plus maintenant d'autres philosophes que It-s cy-
son dernier souffle les lettres latines. Car je ne
niques, les péripatéticiens et les platoniciens.il
connais rien de plus vain que de tant écrire et
y a des cyniques parce qu'une certaine liberté et
d'un style si orné sur des choses qu'on ne croit licence de vie leur plaît.Pour ce qui regarde
pas. Ce fut pourtant cette vanité qui em-
l'instruction, la science et les mœursqui servent
porta, je crois de la paille
et dispersa comme
,
à régler l'âme, il s'est rencontré des hommes ha-
le platonicien Antiochus car les troupeaux;
biles et pénétrants, qui dans leurs discours ont
des épicuriens ont établi leurs bergeries au
enseigné qu'Aristote et Platon étaient tellement
soleilchez les peuples amis du plaisir. Antio-
d'accord ensemble que ce n'était que par igno-
chus donc, -iisciple de Philon, personnage rance et faute d'attention qu'on pouvait les
très-prudent, autant que j'en puis juger, avait
croire opposés après beaucoup de siècles et
;

déjà commencé, pour ainsi dire, à ouvrir les


beaucoup de discussions, il est donc devenu
portes, quand les ennemis se reliraient, et à
clair, je pense, qu'il n'existe qu'une école de
rappeler l'académie aux préceptes et à l'autorité
vraie philosophie. Car celte philosophie n'est
de Platon il est vrai, Méthorodore avait au-
;
pas celle de ce monde que nos saintes croyances
paravant essayé de le faire, avouant le premier
détestent avec raison mais celle du monde
,

que les académiciens n'avaient pas cru sincè- intelligible, et toute la subtilité de la raison n'au-
rement qu'on ne pût rien connaître mais ,
rait [lu ramener vers ce monde intelligible nos
qu'ils avaient été contraints de recourir à ces
esprits aveuglés par toutes sortes de ténèbres et
armes contre les stoïciens. Et Antiochus, comme d'erreur et profondément souillés par leurcon-
j'avais commencé de le dire, après avoir été
tactavec les corps, si le Dieu souverain, plein de
disciple de Philon l'académicien, et de Mné-
miséricorde envers son peuple, n'eût fait des-
zarque, le stoïcien, s'était introduit dans l'an-
cendre et n'eût abaissé l'autorité de la divine
cienne académie dépourvue en quelque sorte intelligence jusque dans un corps humain, afin
de défenseurs et se croyant en sûreté par l'ab- que les âmes, excitées non-seulement par ses
sence de tout ennemi il s'y était introduit
;
préceptes mais encore par ses exemples, pus-
comme un de ses protecteurs et de ses mem- sent, sans recourir aux discussions, revenir à
bres, mais tirant des cendres des stoïciens je
elles-mêmes et regarder leur patrie.
ne sais quoi de mauvais qui violait les

secrètes avenues de Platon. Or, Philon, prenant


denouveaules mêmes armes, luirésistajusqu à CHAPITRE XX.
la mort, et notre Cicéron écrasa les restes de
cette doctrine, ne pouvant souffrir que pendant CONCLUSION DE l'OUVRAGE.
sa vie rien de ce qu'il avait aimé fût détruit ou
souillé. Vers ce temi)S donc et fort peu après, 43. Voilà donc ce que je me suis persuadé
toute opiniâtreté ayant cessé, et tous les nuages avec probabilité, comme je l'ai pu, touchant
de l'erreur étant dissipés, parurent à découvert les académiciens. Si cela n'est pas vrai, peu

les admirables principes de Platon qui sont ce m'importe car il me suffit de ne pas croire
:

qu'il y a de plus pur et de plus lumineux dans qu'il est impossible à l'homme de trouver la

la philosophie. Ce fut surtout dans Plotiu son vérité. Celui qui pense que les académiciens le

disciple qu'on les put admirer. On le trouve jugeaient impossible, peut consulter Cicéron
en tout semblable à son maître qu'on croi-
si lui-même. Car il dit qu'ils avaient coutume de
rait qu'ilsont vécu ensemble, si le grand es- cacher leurs opinions et de ne les découvrir
pace de temps qui s'écoula entre eux ne faisait qu'à ceux qui avaient vieilli dans leurs écoles.
dire plutôt qu'on voyait Platon revivre en Quelle était cette opinion? Dieu le sait : je

lui. crois pourtant que c'était celle de Platon.


Mais voici en peu de mots toute ma pensée :
LIVRE TROISIÈME. 283

De quelque manière que se possède la sagesse effet, que pouvions-nous trouver et que pou-
humaine, je vois que je ne la connais pas en- vait-on nous offrir de plus agréable 'par le
core. Cependant n'ayant que trente-trois ans', charme du discours, de plus juste dans la gra-
je ne dois pas désespérer de l'acquérir un jour. vité des pensées, de plus promptement donné
J'avais résolu de m'appliquer à la chercher, en par et de plus rempli de
la bienveillance,

méprisant généralement tout ce que les hommes science? Je ne puis admirer assez dignement
regardent ici-bascomme des biens. Cependant comment des questions aussi épineuses ont été
les raisons des académiciens m'effrayaient traitées avec tant d'enjouement, avec quelle
beaucoup dans mais je me
celte entre|)rise : force on a triomphé du désespoir, avec quelle
suis, je crois, assez armé contre elles dans cette modération on a exprimé ses convictions, avec
discussion. Tout le nionde sait qu'il y a deux quelle clarté on a touché à des choses aussi
moyens de connaître l'autorité et la raison.
: obscures. Ainsi, mes amis, renoncez à votre
Je suis résolu de ne m'écarter en rien de Tau- attente, ne me
provoquez plus à répondre,
lorité du Christ car je n'en trouve pas de plus
; nourrissez plutôt avec moi une espérance plus
puissante. Quant à ce qu'il faut examiner avec ferme de nous instruire. Nous avons un guide
la pénétration de la raison, car mon caractère pour nous conduire, sous la direction de Dieu
me fait ardemment désirer de ne pas croire même, dans le sanctuaire de la vérité.
seulement la vérité, mais aussi de la compren- 45. Comme leur visage laissait voir un cer-
dre, j'espère pouvoir trouver chez les platoni- tain mécompte puéril de ce qu'Alype ne pa-
ciens une doctrine qui ne sera pas opposée à nos raissait pas vouloir me répondre : Etes-vous
saints mystères. jaloux de ma gloire ? leur dis-je en souriant ?
44. S'apercevant ici que j'avais achevé mon Sûr de la constance d'Alype, je ne le crains
discours, les jeunes gens, quoiqu'il fût nuit et plus; mais, pour vous donner sujet à vous-
qu'on eût même écrit quelque chose depuis mêmes de me rendre grâces, je vais vous ar-
qu'on nous avait apporté la lumière, attendaient mer contre celui qui a trompé si cruellement
vivement pour savoir si Alype ne s'engagerait votre espoir. Lisez les Académiciens, et quand
pas à répondre au moins un autre jour. Celui-ci vous y aurez trouvé Cicéron vainqueur de ces
alors Je l'affirme, dit-il, jamais rien ne m'a au-
: bagatelles (qu'y a-t-il de plus facile) ? obligez
'

tant réussi que de sortir vaincu de la discussion Alype de défendre mon discours contre les ar-
d'aujourd'hui. Et je ne crois pas que cette joie guments invincibles de ce philosophe. Voilà
ne doive être que la mienne je la partagerai : larécompense peu agréable que je t'accorde,
donc avec vous, mes antigonistes, ou bien nos Alype, en échange des louanges trop peu fon-
juges. Car les académiciens eux-mêmes ont dées que tu m'as décernées. — Cela les fit rire, et
peut-être souhaité d'être vaincus de cette ma- nous mîmes longue discussion, so-
fin à cette
nière par ceux qui devaient les suivre. Eu lidement, je ne sais mais plus rapidement et ,

' Saint Àugustio avait donc commencé cet ouvrage Contre les Aca- plus promptement que je ne l'avais espéré.
démiciens dans sa trente-deuxième année, dit il lui-même fRét. liv.
' Bétr. Ut. I, ehap. i, a, 1.
i, ch. 2) pour rédiger le Traité de la Vie Bienheureuse, auquel avait

donné occasion l'anniversaire de sa naissance, 13 novembre.

Traduction de M. Adrien de RIANCEY.


,

DE LA GRANDEUR DE L'AME.

Dans ce dialogue *, l'interlocuteur de saint Augustin lui propose six questions. — Afin de traiter plus i fond la troisième, c'est-

à-dire quelle est la- grandeur de l'âme , le saint deux sortes de grandeur, l'une consiste dans
Docteur distingue tout d'abord
l'étendue locale, l'antre dans la puissance et la vertu —
La première , étant l'apanage du corps , ne saurait convenir à l'âme
qui est incorporelle —
Ainsi la grandeur de l'âme consiste dsns sa vertu.— Saint Augustin assigne à cette grandeur sept degrés,
auxquels il rattache toute la puissance de l'âme numaine , soit dans ses rapports avec le coips, soit en elle-même, soit devant
Dieu.

nécessairement un double sens. Demander, en


effet, d'où vient l'homme, quand on veut con-
CHAPITRE I".
et demander d'où il vient
naître sa patrie ,

EVODIUS PROPOSE SEPT QUESTIONS AU SUJET DE quand on recherche de quels éléments, de


L'AME. —
d'OU VIENT l'AME. SA PATRIE — quelles parties il se compose, sont deux ques-
EST EN DIEU. — l'AME EST UNE SUBSTANCE tions d'un sens bien différent. Dans lequel de ces
SIMPLE. deux sens faut-il te répondre, quand tu de-
mandes d'où vient l'âme? Veux-tu savoir de
1.Ev. Te voyant beaucoup de loisirs, je te quelle région, pour ainsi parler, de quelle pa-
prie <ie me répondre sur certaines questions trie elle nous est venue, ou bien quelle est sa
qui me tourmentent, non sans cause et hors de substance ? — Ev. En vérité, je voudrais con-
propos, du moins je le crois. Souvent, quand naître l'un et l'autre, et quant à la question qui
je t'accablais d'une foule de demandes tu as ,
m'en rappor-
doit avoir la priorité, je préfère
cru devoir me repousser par je ne sais quelle ter à ton jugement. —
A. Je crois que l'àme a
maxime des Grecs, qui nous défend de recher- une certaine habitation, une certaine patrie
cher ce qui est au-dessus de nous mais au- ; en Dieu même qui l'a créée. Sa substance, je
jourd'hui je ne crois pas que nous soyons au- ne la puis nommer; car je ne crois point
dessus de nous. En t'interrogeant donc au sujet qu'elle soit de ces natures qui entrent dans nos
de l'âme, je ne mérite point d'entendre « Que :
usages et dans nos connaissances, et que nous
«nousfaii cequiestau-dessusdenous*? » mais touchons au moyen de ces sens corporels. L'àme
peut-être mérité-je d'apprendre ce que nous ne me paraît formée ni de terre, ni d'eau, ni

sommes. Aug Dis en quelques mots ce que tu d'air, ni de feu, ni de tous ces éléments, ni
veux savoir de l'âme. Ev. Je le ferai car de- — :
même d'un mélange de quelques-uns. Si tu
puis longtemps tout est préparé dans ma pen-
me demandais de quoi cet arbre est formé, je
sée. Je te demanderai donc d'oîi vient l'âme,
nommerais les quatre éléments si connus dontil
ce qu'elle est, sa grandeur, pourquoi est-elle
faut croire qu'il est composé; maissi tu en venais
unie au corps, que devient-elle pendant qu'elle
à me demander encore d'où viennent la terre,
y est unie et après l'avoir quitté ?
l'eau, l'air, le feu, je ne trouverais plus rien à
2. Aug. Cette question, d'où vient l'âme, a ainsi quand tu cherches de quoi
répondre ;

Ecrit vers le commencement de 388 de Notre-Seigneur. Voy.


est composé l'homme , je puis dire d'une
* l'an
Bétr. liv. i,chap. viii.

' Maxime de Sociale : oc i^n'ep ti/J^i XI npbs n/ULi ;


âme et d'un corps; si, de plus, tu me ques-
— ,

DE LA GRANDEUR DE L'AME.

lionnes en particulier au sujet du corps, j'ai l'immortalité à ce que nous faisons à notre
recours à ces quatre éléments, et si c'est au ressemblance. — Aug. Ta réfiexion serait juste,
sujet de l'âme, comme elle me paraît être si tu pouvais peindre un tableau à la ressem-
quelque chose desimpie et avoir une substance blance de ce que tu crois immortel en toi
;

propre, je ne serai pas plus embarrassé que si mais tu n'y mets que la ressemblance de ton
tu me demandais d'où vient la terre, comme je corps, et ton corps assurément est mortel. —
le disais toutà l'heure. —
Ev. Je ne comprends Ev. Quelle ressemblance ai-jedonc avec Dieu,
pas que après avoir dit que l'âme est fiite |)ar puisque je ne puis, comme lui, rien faire d'im-
Dieu, tu soutiennes qu'elle a une substance |)ro- mortel? —Aug. Comme l'image de ton corps
pre. — Aug. Je ne puis nier non plus que la terre ne peut valoir autant que le corps lui-même,
soit faite par Dieu, quoiqu'il me soit impossible ainsi n'esl-il pas étonnant que notre âme n'ait
de dire quels sont, pour m'exprimer ainsi, les point la même puissance que Celui à l'image
autres éléments qui la composent. La terre est de qui elle est faite.

un corps simple, par là même qu'elle est terre,


et c'est pourquoi elle est appelée un élément de
CHAPITRE III.
tous ces corps qui se forment des quatre élé-
ments. Il n'y a donc point contradiction à dire GRANDEUR DE l'AMB.
que l'âme est faite par Dieu, et qu'elle a une
substance propre. Car cette nature qui lui ap- 4. Ew. Encore assez pour le moment; dis main-
partient en propre, c'est Dieu qui l'a faite, tenant quelleestlagrandeur de l'âme. —^W(7. En
comme celle du feu, celle de l'air, celle de quel sens demanJes-tu quelle est sa grandeur?
l'eau et celle de la terre, qui doivent toutes Entends-tu par là l'espace, pour ainsi dire
entrer dans la composition des autres. quelle occupe en largeur, en longueur, ou sa
force, ou ces trois propriétés réunies, ou veux-
tu connaître sa puissance? Car, lorsque nous
CHAPITRE II.
parlons de la grandeur d'Hercn!e, nous de-
NATURE DE l'AME. mandons à combien de pieds s'élevait sa taille,
ou bien quelle fut la puissance et la force de
3. Ev. Pour le moment, je sais d'où vient cet homme. —
Ev. Je voudrais savoir l'un et
l'âme, c'est-à-dire de Dieu, je réfléchirai à tout l'autre au sujet de lame. —
Aug. Mais ni la pa-
cela en moi-même et avec soin, et si j'y trouve role, ni la pensée ne peuvent absolument ap-
quelque difficulté, je te la soumettrai pluS pliquer à l âme le premier sens. Car on ne
tard. Mais comment expliqueras-tu sa nature? peut, en aucune manière, se la figurer ni lon-
— At/g. L'âme me paraît être semblable à Dieu ;
gue, ni large, ni robuste ; toutes ces qualités
car je ne me trompe, tu parles de l'âme hu-
si sont corporelles, ce me semble, et c'est par
maine. — Ev. Voilà précisément ce que je l'habitude que nous avons des corps, que nous
désire savoir; explique comment l'âme est faisons ces questions au sujet de l'âme. Aussi
semblable à Dieu, car nous croyons que Dieu mépriser tout ce qui est corporel et renoncer à
n'a été fait par personne, au lieu que l'âme, tu ce monde qui, nous le voyons, est corporel
"viens de le dire, est l'ouvrage de Dieu. Aîig. aussi voilà ce que l'on recommande avec rai-
;

Crois-tu qu'il ait été difficile à Dieu de faire son, dans nos mystères à celui qui veut rede-
quelque chose qui lui ressemblât, quand de si venir tel que Dieu l'a fait, c'est-à-dire sem-
nombreuses espèces d'ima^^es te démontrent blable à Dieu car l'âme ne peut autrement,
;

que nous avons nous - mêmes un pouvoir ni se sauver, ni se renouveler, ni se réconcilier


identique? —
£"t\ Mais on ne nous voit faire avec son Auteur. Quelle est la grandeur de
que des choses mortelles, tandis que Dieu a fait l'âme? Je ne puis donc le dire dans le sens de
l'âme immortelle, je le crois, à moins que lu ta question; mais je puis affirmer qu'elle n'est
ne penses autrement. —
Aug. Tu voudrais alors aucune
ni longue, ni large, ni robuste, et n'a
que les hommes fissent ce que Dieu a fait? — de ces propriétés que nous mesurons dans
Er. Ce n'est point là ce que j'ai dit. Mais les corps; et la raison de mon sentiment,
comme Dieu, qui est immortel, a fait à sa res- je te l'exposerai si tu le désires. Ev. Je —
semblance des êtres immortels; ainsi nous, le désire assurément et l'attends avec im-

qu'il a créés immortels, nous devrions donner patience, car il me semble que l'âme n'est
— —— — . — — —
, — — — —
DE LA GR.\NDEL'R DE L'AME. 287

rien, si elle de tout cela.


n*est rien Attg. — largeur , ce ne serait point un motif pour
Avant tout donc je te montrerai, s'il te plaît, qu'elle me pariât un néant; mais, tu lésais, tu

qu'il y a luie foule d'objets dont tu ne peux n'as pas encore dit qu'elle n'a véritablement
dire qu'ils ne sont pas, et en qui néanmoins rien de tout cela. Car il est possible que bien
tu ne peux découvrir des dimensions comme des choses très-estimables n'aient pas ces pro-
tu en recherches dans l'ânne ; et non-seule- priétés; mais je n'y vois pas un motif de croire
ment l'âme ne te paraîtra pas n'être rien aussitôt que notre âme en soit là.
par ce motif que tu ne trouves en elle ni lon- 6. Aug. C'est là, je le sais, le point qu'il nous

gueur, ni autre chose semblable; mais tu la reste àéclaircir, et j'avais promis de te l'expli-

verras d'autant plus précieuse et plus digne de quer plus tard mais comme la matière est
;

ton estime, qu'elle n'a rien de tout cela. Nous très-subtile et qu'elle exige une perspicacité
verrons ensuite si elle n'en a véritablement d'intelligence bien autre qu'il n'est ordinaire
rien. —
Ev. Adopte Tordre et la méthode qui à l'homme d'en apporter dans les actes journa-

te conviennent, je suis prêt à t'écouter et à liers de de suivre docile-


la vie, je te conseille

m'instruira ment les sentiers par lesquels il me paraît bon


de te conduire; de ne point te lasser de détours
nécessaires, pour te plaindre d'arriver un peu
CHAPITRE IV.
trop tard au terme désiré. Je te demanderai

l'ame n'est pas un néant, bien qu'elle n'ait d'abord s'il existe aucun corps sans avoir selon
NI longueur, ni largeur. — LA HAUTEUR. — son espèce, longueur, largeur et profondeur?
LE VENT. £1;. Jene comprends point de quelle profondeur
tu parles. —
Aug. Je parle de celle qui per-
6. Aitg. C'est bien! mais réponds âmes ques- met de supposer ou même de percevoir par les
tions, car tu connais déjà peut-être ce que j'es- sens, si le corps est diaphane comme le verre,
saye de t'enseigner. Tu ne doutes pas, je crois, quelque chose à l'intérieur du cor[)s et je ;

([ne cet arbre ne soit pas absolument rien.


— crois que sans cette profondeur on ne pourrait
Ev. Qui en douterait? Aug. Et maintenant, ni percevoir, ni mêmesupposer aucuncorps. Je
doules-tu que la justice ne soit bien supérieure désire que tu me découvres ta pensée à ce sujet.
à cet arbre? Ev. C'est là du ridicule; comme — Ev. Je ne doute nullement que ces propriétés
s'il pouvait y avoir comparaison Aug. Tu y vas
!
ne fassent l'apanage nécessaire de tous les
généreusement avec moi mais écoute encore
; : corps. Aug. Et peux-tu penser que les corps
Il que cet arbre est tellement infé-
est certain seuls possèdent ces trois propriétés? Ev. Je
rieur à la justice, que nulle comparaison ne te ne sais pas comment elles pourraient être ail-
semble possible, tu as de plus avoué que cet leurs. Aug. Tu ne crois pas alors que l'âme
arbre n'est pas un pur néant; te plaît-il donc soit autre qu'un corps 1—Ev. Si nous admettons
de croire que la justice elle- même ne soit que le vent est un corps, l'âme, je ne puis le
rien? Ev. Qui pousserait la démence jusqu'à nier, me paraît corporelle ; car je pense qu'elle
le croire? Aug. Très-bien; mais peut-être cet est quelque chose de semblable. Aug. Que le
arbre te paraît-il quelque chose précisément vent soit un corps, je l'accorde aussi facilement
à cause qu'il est grand à sa manière, ou large, que je te l'accorderais au sujet des flots. Car
ou robuste, et qu'à défaut de ces qualités il ne nous sentons que le vent n'est autre chose que
serait plus rien? Ev. C'est ce qui me paraît. l'air ébranlé et agité c'est ce que nous éprou-
;

Aug. Quoi donc, la justice, qui est bien quelque vons dans un lieu tranquille et à l'abri de tout
chose d'après ton aveu, et même quelque chose vent, alors qu'en chassant les mouches avec,
de plus divin que cet arbre, de plus précieux, un léger éventail, nous frappons l'air, dont
la justice te paraît-elle longue? Ev. Quand je nous sentons le soufQe. Mais quand ce phéno-
pense à la justice, il ne peut me venir à l'esprit mène se produit par le mouvement caché des
ni longueur, ni largeur, ni rien de semblable. corps ou terrestres
célestes à travers les ,

— Aitg. bi donc la justice n'est rien de tout cela, grands espaces du monde, nous disons que
et que cependant elle ne soit pas un pur néant, c'est le vent ; il a même reçu des noms divers
pourquoi l'àme te paraît-elle un néant, si elle selon les diverses parties du ciel. Est-ce bien
n'a quelque longueur? —
Ev. Allons, quand cela? Ev. Je ne pense pas autrement, et ce
même il n'y aurait dans l'âme ni longueur, ni que tu regarde comme probable^ mais
dis, je le
— —
DE LA GRANDEUR DE L'AME.

je n'ai pas avancé que l'âme fût un souffle, appelons mémoire, te paraît un mot vide de
j'ai dit quelque chose de semblable.
qu'elle est sens. — Ev. A qui paraîtrait-il ainsi ? Aug. —
—Ai/g. Dis-moi d'abord que le vent,
si tu penses Crois-tu qu'elle apartienne à l'âme ou bien
dont tu as fait mention, a de quelque façon, au corps ? —
Ev. Le doule à ce sujet devient
longueur, largeur et profondeur. Nous verrons ridicule. Qui pourrait croire qu'un cadavre a
ensuite si l'àme est quelque chose d'analogue; de la mémoire ou de l'mtelligence? Aug. —
ainsi,nous pourrons découvrir quelle est sa Te souviens-tu enfin de la ville de Milan? —
grandeur. —
Ev. Où trouver facilement plus Ev. 11 m'en souvient très-bien. Aag. Et —
de longueur, plus de largeur, plus de profon- maintenant, puisque nous en parlons, te sou-
deur qu'il n'y en a dans cet air, dont tu m'as vient-il de sa grandeur, de sa configuration?
persuadé que les commotions forment le vent? — Ev. Il m'en souvient parfaitement nul ,

souvenir n'est chez moi plus frais et plus

CHAPITRE V. complet. — Aug. Ne la voyant point des yeux,


tu la vois donc de l'esprit? Ev. Oui. — —
LA FORCE DE l'AHE EST INFINIS. Aug. Tu vois aussi, je présume, à quelle dis-
tance elle est de nous à présent. Ev. Oui —
Aug. Tu parles juste; mais penses-tu que
7. encore. —
Aug. Tu\o'\s alors, par l'esprit, cette
ton âme soi tailleurs que dans ton corps Ev. *?
— même distance des lieux. Ev. Oui. — Aug. —
Je ne le pense point. —
Aug. Est-elle à l'inté- Comme donc ton âme est dans ton corps et
rieur, le remplissant comme une outre, ou seu- qu'elle ne s'étend point au-delà de l'espace
lement à l'extérieur comme un vêtement, ou qu'il occupe, d'où vient qu'elle voit tout cela?
bien la crois-tu à l'intérieur en même temps — Ev. Cela se fait par le moyen de la mémoire,
qu'à l'extérieur? Ev. Je crois à cette dernière je pense, et non parce que l'âme est présente
hypothèse. Si l'âme n'était à l'intérieur, nous en ces lieux. —
Aug. Les images de ces lieux
n'aurions aucune vie dans les entrailles, et si sont donc gravées dans la mémoire? Ev. Je —
elle n'était à l'extérieur, on ne sentirait pas le pense car j'ignore ce qui s'y fait, et je ne
:

même légèrement l'aiguillon traversant l'épi- l'ignorerais pas si mon esprit s'étendait jus-
derme.— Aug. Pourquoi donc chercher encore qu'en ces lieux Aug.
et les voyait présents. —
lamesure de l'âme, puisque tu la vois aussi Ce que tu dis me
semble vrai mais ces images
;

grande que le comporte l'espace occupé par représentent vraiment des corps. Ev. Cela —
le corps? — Ev. Si c'est là ce qu'enseigne la est nécessaire, car les villes et les terres ne
raison, je ne cherche rien de plus. A. Tu fais sont rien autre que des corps.
bien de ne chercher rien de plus que l'ensei- 9. Aug. N'as-tu jamais regardé de petits mi-
gnement de la raison. Mais cette raison te pa- roirs, ou vu ta face dans la prunelle d'un œil
raît-elle inébranlable? —
Ev. Oui, quand je n'en étranger? —
Ev. Mais, souvent. Aug. Pour- —
trouve pas d'autre. Mais je chercherai en son quoi y parait elle beaucoup plus étroite qu'elle
lieu, ce qui m'intrigue beaucoup, si elle existe ne l'est réellement? —
^y. Voudrais-tu la voir
dans la même forme après qu'elle a quitté le autrement que ne le permet la dimension du
corps, car je me souviens d'avoir posé celte miroir? —Aug. 11 est donc de toute nécessité,
question comme la dernière à discuter. Ce- que les images des corps nous apparaissent
pendant, comme la question du nombre des rétrécies, selon que sont étroits les corps qui
âmes me paraît appartenir à celle de la gran- nous les renvoient? - Ev. De nécessité absolue.
deur, je ne crois pas que nous devions ici la — Aug. Et pourquoi l'âme, étant dans un espace
passer outre. — Aug. Ton opinion n'est pas sans aussi borné que son corps, peut-elle réfléchir
fondement; mais d'abord expliquons-nous, des images aussi grandes; ainsi des villes,
s'il te plaît, au sujet de l'espace qu'elle rem- l'étendue des continents et tout ce qui se peut
plit, ce qui me préoccupe encore, afln que imaginer de plus vaste? Porte ton attention,
j'apprenne quelque chose à mon tour, si déjà nombreuses
je te prie, sur les choses grandes et
tu es satisfait. —
Ev. Interroge comme tu que contient notre mémoire, et qui dès lors sont
voudras, car ce doute simulé me jette dans un contenues dans notre âme. Quel gouffre, quel
doute véritable sur ce sujet, que je croyais abîme quelle immensité pourrait contenir
,

déjà épuisé. tout cela? et néanmoins la raison semble nous


8. Aug. Dis-moi, je te prie, si ce que nous avoir appris tout à l'heure que l'âme est pro-

DE LA rr^ANDEFR DE L'AME. 289

portionnée au corps? — Ev. Je ne trouve rien cojnprendre, est incorporel; caria longueur
à répondre, et ne [)uis exi)rinier comLica tout seule ne peut être saisie que par l'esprit, seule
cela me frappe : je me trouve môme fort ridi- el'e ne se trouve j)oint dans les corps. Ev.—
cule d'avoir tlonné une si prompte adhésion à Jecomi)reiids déjà. Aug. Ceile longueur donc,
l'argument qui me faisait i)rendre sur le corps en vain la voudrais-tu partager verticalement, il

lamesure de l'àme. Aug. Elle ne — te paraît est évident que tu ne le pourrais; si tu le pouvais,
donc plus être (|ueliiue chose comme le vent? il y aurait aussi largeur.— Ec. C'est évident.—

— Ev. Nullement, car cet air dont le vent pa- .h//y.Situle veux, appelonsligne celte longueur
raît être comme le flot, pùt-il remplir ce monde pure et simple; c'est ainsi d'ailleurs que l'ap-
entier, 1 ame a la facnllé de se représenter en pellent d'ordinaire beaucoup de savants. —
elle-même des mondes innombrahles et aussi Ev. Appelle-la comme tu voudras quand la :

grands que celui-ci, et je ne puis soupçonner chose est évidente , il n'y a plus à s'inquiéter
dans quel espace elle en contient les images. des noms.
— Ang. Vois alors s'il ne serait pas mieux de 1 i . Aug. C'est bien, et non-seulement je t'ap-
croire qu'elle est, comme je l'ai dit plus haut, prouve, mais je t'engage à préférer prendre
sans longueur, sans largeur, sans profondeur, toujours plus soin des choses que des mots.
comme tu me l'as accordé pour la justice. — Mais cette ligne, que tu comprends suffisam-
Ev. J'y consentirais volontiers, si je n'étais en- ment, je pense, ne vois-tu pas qu'elle sera
core plus désireux de savoir comment elle sans fin, si par une extrémité ou par l'autre
peut contenir les images sans nombre de si on la prolonge autant que possible; ton esprit
grands espaces , n'ayant elle-même ni lon- ne serait-il pas assez perspicace pour le voir?
gueur, ni largeur, ni profondeur. — Ev. Je le vois parfaitement, rien de plus fa-
cile. —
Aug. Tu vois donc aussi qu'on ne peut
CHAPITRE VL former aucune figure, si l'on se borne à pro-
longer la ligne. —
Ev. Je ne comprends pas
LA LONGUEUR EST QUELQUE CHOSE DE SIMPLE. encore ce que tu entends par figure. Aug. —
Pour le moment, j'appelle figure un espace
Aug. Nous le comprendrons peut-être au-
10. renfermé dans une ou plusieurs lignes; ainsi
tantque possible, si nous examinons attenti- fais un cercle.
vement ces trois propriétés, longueur, largeur
etprofondeur. Essaye-donc de te figurer une
longueur qui n'ait encore aucune largeur. —
Ev. Je ne puis me rien figurer de semblable;
car si je fixe mon attention sur un fil d'arai-
gnée, l'objet le plus mince que nous voyons
ou joins quatre lignes par leurs extrémités,

d'ordinaire , voilà que je rencontre en lui


une longueur essentielle, une largeur, et
une profondeur; quelles qu'elles soient, je
ne puis nier qu'elles existent. Ai({/. Ta ré- — de façon qu'il n'y en ait aucune qui ne soit
ponse n'est point si absurde mais dès lors ;
liée à une autre. — Ev.ie crois voir ce que tu
que tii découvres ces trois propriétés dans un
appelles figure; mais puissé-je voir ainsi le
fil d'araignée, tu fais sans doute le discerne-
but où nous tendons, c'est-à-dire le parti que
ment de chacune d'elles tu comprends en
;
tu vas tirer de tout ceci pour arriver à ce
quoi elles diffèrent? — Ev. Comment ne pas
que je recherche au sujet de Tàine!
voir en quoi elles diffèrent? Aurais-je pu voir
autrement que nulle d'elles ne manciuait à ce
CHAPITRE Vil.
fil? —Aug. Le même acte intellectuel qui te les
a fait discerner, peut t'aider à en faire abstrac- POUR DÉCOUVRIR LA VÉRITÉ, LA VOIE d'aUTORITÉ
tion, pour ne te figurer que la longueur seule, EST PLUS COURTE, ET LA PLUPART DU TEMPS
pourvu que tu ne fixes ton attention sur PLUS SURE, QUE LA VOIE DE LA RAISON.
aucun En
effet, de (luelque nature que
corps.
soit un ne peut être dépouillé d'au-
corps, il 12..4?/j7. Jet'ai averti et mêmepriédès le com-

cune de ces propriétés. Ce que je veux te faire mencement de supporter avecpatienceledétour


S, Aug. — Tome III. 49
——— — — ———
290 DE LA GKANDEUU UE L'AME.
à cette question
que nous prenions, je te fais la même |)rière. Ce figure , réponds, je te prie ,
:

sujet qui nous occupe, n'est ni peu iiupoitant, penses-tu (jue l'on puisse former aucune figure,

ni facile à connaître nous voulons en avoir en prolongeant une ligne à l'infini soit par ,
;

une notion complète et durable, s'il est pos- une extrémité soit par l'autre? £"«. J'affirme —
sible. Autre cbosc est de croire l'autorité, et que cela n'est nullement possible. Aieg. Que —
autre chose de rapporter à la raison.
s'en nous faut-il donc faire pour avoir une figuic:?
Croire l'autorité, est un moyeu beaucoui» plus
— Ev. Quoi ? sinon que la ligne ne soit pas in-
court et qui ne demande aucun travail; tu finie,mais courbée en cercle, pour se toucher
pourras même, s'il le plaît, lire sur les questions à quehjue poinj.? Car je ne vois pas que l'on
qui nous occupent, beaucoup de réflexions puisse autrement renfermer un- espace dans

que de grands et saints personnages ont jugots ime ligne, et si on ne le fait il n'y aura i)liis
nécessaires et qu'ils ont écrites comme d'inspi- figure, selon ta propre définition. — .ti/^.Maissi
ration en faveur des ignorants. Ils ont même je veux faire une figure avec des lignes droites,
voulu être crussur parole, par ceux dont l'esjjrit le pourrai-je, ou non, avec une seule? Ev. —
trop lent ou trof» embarrassé n'avait pas d'autre
Aucunement. Aiu/. Et avec deux? Ev. Pas —
moyen de salut. Si ces derniers, qui forment plus. Aug. Et avec trois? Ev. Je vois qu'on —
le peut.— Aiig. Tu comprends donc bien, et tu
de beaucoup le plus grand nombre , vou-
es convaincu que pour faire une figure avec des
laient arriver à la vérité par la raison, ils se-
raient facilement trompés par l'analogie des ligues droites il en faut au moins trois mais ;

raisonnements, et se jetteraient dans des opi- si l'on t'objectait quelque raison abandonne- ,

nions diverses et nuisibles, au point de ne rais-tu ce sentiment? —


Ev. En vérité, si quel-
pouvoir en sortir jamais, ou que très-difficile- qu'un me prouve que cola est faux, il n'y aura
ment. Pour eux, il est donc très-utile de s'en plus rien que j'aie la confiance de pouvoir con-

rapporter à une autorité supérieure, et d'y naître. Auff. Maintenant, réponds-moi, com-
conformer leur vie. Si tu crois môme que c'est ment avec trois lignes feras-tu une figure? —
là le plus sûr, je suis si loin de te contredire, £'y.En joignantces trois lignes parles extrémi-
que donne une complète approbation.
je te tés.

Si néanmoins tu ne peux maîtriser le désir


qui rechercher la vérité par la raison,
te porte à

il te faut passer par de longs et nombreux cir-


cuits, alîn de ne suivre que la raison qui mérite
ce nom, c'est-à-dire la raison véritable. 11 faut
AuQ. Mais ne te paraît-il pas qu'au point
que cette raison soit non-seulement véritable,
de jonction, il y a un angle? Ev. Oin.—Aîig.
mais tellement certaine, tellement étrangère
Alors de combien d'angles est composée la fi-
à toute apparence de fausseté, si toutefois
gure? Ev. D'autant que de lignes. Aug. Fais-
l'homme peut s'élever jusques-là, que nulle tu les lignes égales ou inégales? Ev. Egales.
argumentation fausse ou captieuse, ne puisse — At(g. Les angles ont-ils
— la même ouverture,
l'en séparer. Ev.ie ne mettrai aucune pré-
ou bien l'un est-ilplus aigu ou plus ouvert
que la raison
cipitation dans mes désirs :

que l'autre ? — Ev. Je vois qu'ils sont encore


marche et me conduise où elle voudra, pourvu égaux. — Est-il possible ou impossibl^i que
>li/<7.
qu'elle me fasse parvenir.
dans une figure, formée de trois lignes droites
et égales, les angles soient inégaux? Ev. Ab- —
CHAPITRE VIII. solument impossible. —
Aug. Et maintenant,
dans une figure formée de trois lignes droites
DES FIGURES MATHÉMATIQUES. DE COMBIEN DE — mais inégales, peut-il y avoir trois angles
LIGNES SE COMPOSE UNE FIGLIIE. COMMENT — égaux , oui ou non ?
UNE FIGURE SE PEUT FORMER DE TROIS LIGNES.

l3.Aug.Ce sera l'œuvre de Dieu c'est unique- ;

ment dans ces sortes de matières, ou du moins


principalement, qu'on doit l'invoquer. Mais re-
venons au point que j'avais établi. Car si tu — Ev. C'estabsoluraent impossible. Aug. C'est
comprends ce qu'est une ligne et ce qu'est une vrai , mais dis-moi je ,
te prie, quelle figure te
—— — —— — — —— —
DE LA GRANDEUR DE L'AME. 291

paraît meilleure et plus belle ? celle qui est l'équité semble tirer son nom d'une certaine
formée de lignes éiiales , 0:1 celle qui a des égalité. Maisen quoi consiste la vertu d'équité,
lignes inégales? Ei\ Qui hésiterait à doiina- sinon à rendre à chacun ce qui lui appartient?
la préférence à celle qui remporte par l'égalité? Or on ne peut rendre à chacun ce qui lui ap-
partient, qu'à l'aide du discernement. Es-tu
d'un avis contraire? Ev. Cela est clair et j'ai
CHAPITRE IX.
hâte d'y souscrire. Aug. Et penses-tu qu'il y ait
v/^UELLE EST LA PLUS BELLE FIGURE? — DANS UN distinction, quand toutes choses sont égales, et
n'ont entre elles aucune différence ? Ev. Je ne
TRIANGLE QU'Y A-T-IL D'OPPOSÉ A l'aNGLE?
le pense pas. —
Aug. Donc on ne peut observer
la justice, s'il n'y a pour ainsi dire, imparité
14. Aug. Tu préfères donc l'égalité à l'inéga-

lilé? —Ev. Je ne sais qui ne le ferait pas. Aug.


et dissemblance entre
l'égard desquels on l'observe ?
les différents objets à
Ev. Je le —
une figure de
Vois maintenant;, dans
gles égaux ce qui est opposé à l'angle c'est-
trois
,
an-
comprends ainsi. —
Aug. Mais comme il faut
,
avouer que les figures dont il s'agit, sont dis-
à-dire ce qui est placé en face de l'autre côté,
est-ce une ligne ou un angle? Ev. Je vois — semblables entre elles, c'est-à-dire, celle qui
n'a que trois angles et celle qui en a quatre,
que c'est une Aug. Si un angle étaitop-
ligne.
posé à un angle une ligne à une ligne, ne
,

devrais-tu pas avouer que l'égalité est préféra-


ble dans les figures où cela arrive? Ev. Je l'a-
voue en effet, mais je ne vois aucunement que
cela soit possible avec trois lignes. Aug. Mais quoique toutes deux soient formées de lignes
cela est-il possible avec quatre lignes ? — Ev. semblables, ne trouves-tu pas ici la justice ob-
Cela est très-possible. —
Aug. Donc une figure servée? car dans la figure où ne se voit pas l'éga-
composée de quatre lignes droites est préféra- lité des contraires se rencontre invariablement
ble à celle qui n'a que trois lignes?— jEy. Elle l'égalitédes angles, et dans celle qui présen-
est bien préférable puisque c'est en elle que
,
te si exactement l'égalité des contraires se ,

règne l'égalité dans sa force. Aug. Et cette — trouve une certaine inégalité dans les angles.
figure composée de quatre lignes égales, crois- Frappé de tout cela j'ai cru bon de te deman-
tu ou non qu'on la puisse faire de telle sorte der quel plaisir te procurent cette vérité, cette
que les angles ne soient pas tous égaux ? Ev. — équité cette égalité.
,

Ev. Je comprends ce
Je vois que c'est possible. que tu dis, et mon admiration n'est point mé-
diocre. Aug. Ainsi tu préfères avec raison l'é-
galité à l'inégalité et selon moi il n'est abso-
,

lument aucun homme sensé, qui ne soit de


cet avis cherchons donc, s'il te plaît
: une ,

figure où se rencontre la plus parfaite égalité


— Aug. Comment? — Ev.
deux sont plusSi quelle qu'elle soit, il la faudra sans hésitation
;

rétrécis et deux plusouverts? Aug. Vois-tu — préférer à toute autre. — Ev. J'y consens et
encore comment sont opposés l'un à l'autre, et désire savoir laquelle.
les"deux plus rétrécis, et les deux plus ouverts?
— Ev. Cela est vrai et très-évident. Aug. Ici
encore tu vois donc l'égalité conservée autant CHAPITRE X.
qu'il a été possibletu vois en effet qu'il est
:

PARFAITE ÉGALITÉ DANS LES FIGURES.


impossible dans une figure formée de quatre
,

lignes égales, de n'avoir pas tous les angles, ou


du moins deux angles égaux, et que tout ce qui
est égal est opposé et se correspond. —Ev. Je
le vois et je le tiens pour certain.
15. Aug. Et dans tout cela n'es-tu pas étonné
de rencontrer une justice si grande et si invio- 16. Aug. Réponds-moi d'abord et dis-moi si ,

lable?~£'y. Comment? Aug, Parce que nous dans ces figures, dont il semble que nous ayons
n'appelons justice, selon moi, que l'équité; or suffisamment parlé celle-là te paraît l'empor-
,
—, — — —— —,

292 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

ter qui secompose de quatre lignes égales et n'est pas néanmoins absolument parfaite. —
de quatre angles égaux car elle a comme tu : , Ev. Je le vois tout à fait , et suis impatient de
vois , égalité de lignes et égalité d'angles : elle connaître la figure qui présente cette égalité
a de plus, ce que nous ne trouvions pas dans parfaite.
celle qui est formée de trois lignes égales ,
pa-
rité des contraires : car tu le vois, la ligne y
est opposée à la ligne, et l'angle à l'angle. CHAPITRE XL
Ev. C'est vrai , comme tu le dis. — Aiir/. Y a-
QUELLE EST LA FIGURE LA PLUS PARFAITE?
donc ici, selon toi, égalité parfaite?
t-il

a ici égalité parfaite, nous n'avons pas à


s'il
y
la
LE SIGNE. — LE POINT.
chercher ailleurs, comme c'était notre dessein:
et si elle n'y est pas, je désire que tu me le 47. Aug. Laquelle crois-tu, sinon celle dont la

démontres. — £"1?. Cette égalité me paraît être ici; configuration ne varie point aux extrémités,
car je ne vois point d'inégalité possible, là où dont l'égalité n'est rompue par aucun angle,
sont des angles égaux , et des lignes égales. — et du milieu de laquelle on peut mener à
Au{/. Pour moi je suis d'un autre avis car il toutes les parties extrêmes des lignes égales.
— Ev. Je crois comprendre, car tu me semblés
:

y a dans la ligne droite l'égalité parfaite jusqu à

ce qu'elle arrive aux angles, mais quand une décrire cette figure que forme une seule ligne
autre ligne vient d'une autre direction se join- circulaire.

dre à elle , et faire un angle , ne penses-tu pas


(ju'ilyait inégalité? Cette partie de la figure
(jui est fermée par la ligne te paraît-elle bien
ressemblante bien égale à celle qui est limi-
et
tée par l'angle? —
£1;. Nullement, et je rougis

de ma témérité; c'est laque m'a conduit la vue — Aug. C'est fort bien compris. La raison
d'angles égaux et de côtés égaux : mais qui ne nous a enseigné plus haut que la ligne s'en-
verrait une souveraine différence entre les , tend de la seule longueur sans largeur ,

angles et lescôtés? —
Aug. Voici encore un d'oiî il suit qu'on ne peut la partager dans le

autre indice très-frappant d'inégalité tu re- : sens de sa direction crois-tu donc que l'on
;

connais assurément que la figure triangulaire puisse trouver aussi une figure sans largeur?
aux côtés égaux, et la figure quadrangulaire, Ev. Nullement. —
Aug. Et cette même largeur
ont un milieu? —
Ev. Je le reconnais parfai- peut-elle n'avoir pas de longueur, puisqu'elle
tement. —
Aug. Et maintenant de ce milieu est uniquement largeur, de même que nous

conduisons des lignes dans toutes les parties avons compris la longueur sans largeur; ou
de la figure ; ces lignes te paraissent-elles éga- bien ne le peut-elle? —
Ev. Je vois qu'elle
les ou inégales? — Ev. Inégales évidemment, ne le peut, —
Aug. Tu vois encore, si je ne
car celles qui aboutissent aux angles sont plus me trompe, qu'une largeur j)eut être divisée
longues nécessairement. en tous sens, et qu'une ligne est indivisible
en longueur. Ev. C'est évident. Aug. Mais,
selon toi, lequel est préférable, ce qui est divi-
sibleou ce qui est indivisible? Ev. Assuré- —
ment, ce qui est indivisible. .4î/9. Tu préfères
donc la ligne à la largeur. Car si f indivisible
— Aug. Combien y en a-t-il dans le carré est préférable, il devient alors nécessaire de
combien dans le triangle? — Ev. Quatre là, préférer le moins divisible : or, la largeur est

trois ici. Quelles sont, à présent,
.4?/.^. les divisible en tous sens, la longueur ne l'est
plus courtes de toutes, combien dans chaque et qu'en travers, et ne souffre point de division
figure? — Ev. Autant, dire c'est-à celles (jui dans sa direction; elle est donc préférable à la
sont dirigées au milieu des — Aug. Tes côtés. largeur! Peuses-lu autrement? Ev. La raison
réponses me paraissent très-justes, et il n'est pas me force d'admettre ce que tu dis. Aug. Autre
besoin de nous arrêter plus longtemps ici, c'est question maintenant, s'il te plaît y a-t-il en :

assez pour notre but: car lu comprends, cerne cette matièrequelque chose qui soit tout à fait
semble, qu'il y a là une grande égalité, elle indivisible? Ceci vaudrait beaucoup mieux

DE LA GRANDEUR DE L'AME. 293

que cette ligne car une ligne,


: tu le vois, peut
en travers se diviser à l'infini ;
CHAPITRE XII.

PUISSANCE DU POINT.

19. Aug. Assurément tu vois encore la puis-

examine-donc et réponds. — Ev. Pour moi, sance du point. C'est par lui que commence
je regarde comme indivisible, le point que la ligne, par lui qu'elle se termine; nous

nous avons placé au milieu de la figure et voyons aussi que nulle figure ne peut se for-
d'où partaient les lignes pour l'extrémité. mer de lignes droites, sans qu'il en vienne
fermer l'angle; ensuite, quelque part que la
ligne puisse être coupée, elle l'est par le point,
tandis que lui ne saurait être aucunement di-
visé on ne peut non plus joindre une ligne
;

à une autre, si ce n'est par le point. Enfin,


Car s'il ne peut être sans lon-
est divisible, il comme la raison nous a enseigné à préférer à
gueur ou sans largeur. Mais s'il y a en lui toutes les figures planes, car nous n'avons rien
longueur il n'est pas le point d'oi^i partent
, ditencore de la profondeur, celle qui est cir-
les lignes, il est la ligne même. Et si en lui conscrite par le cercle à cause de sa parfaite
encore il y a largeur, il faudra un autre milieu égalité, d'où vient la mesure de cette égalité,
d'où les lignes partiront vers les extrémités sinon du point placé au milieu? On peut par-
de cette largeur. Or, la raison repousse l'une lerlonguement de sa puissance, mais je me
et l'autre hypothèse. Le point est donc indivi- borne, et tes réflexions peuvent comprendre
sible. beaucoup plus que je n'ai dit. —
Ev. C'est ce
18. Aug. C'est bien dit. Mais ne vois-tu rien de qui me paraît bien : ne me répugnera par
et il

semblable dans le commencement d'où part de chercher, si je rencontre quelque obscurité.


la ligue, quand même
nous ne l'envisagerions Je vois donc un peu, je crois, qu'il y a dans
pas comme le milieu d'une figure ? Car j'ap- ce signe une grande puissance.
pelle commencement d'une ligne le point où 20. Aug. Maintenant que tu connais le signe,
commence la longueur, et je désire que tu la longueur et la largeur, considère laquelle
l'envisages sans longueur aucune. Car si tu de ces propriétés fait partie de l'autre, et la-
supposes une longueur, tu ne vois pas le point quelle ne saurait exister sans l'autre. — Ev. Je
même d'où part la longueur. Ev. Je le vois — vois que la largeur a besoin de la longueur
tel absolument. —
Aiig. Ce que tu comprends sans laquelle on ne peut la comprendre. Je
là, estdonc le principal de tout ce que nous vois ensuiteque la longueur n'a pas besoin
avons examiné; c'est là, en effet, ce qui ne de largeur pour exister, mais qu'elle est im-
souffre pas de division; on l'appelle point, possible sans le signe. Quant au signe, il est
quand il est au milieu de la figure quand il ;
évident qu'il existe par lui-même, et n'a be-
donne naissance à la ligne ou à des lignes; soin de rien autre. —
Aug. C'est comme tu le
quand il les termine ou qu'il indique ce que dis; mais considère avec plus d'attention, s'il
l'on doit supposer sans parties, sans que néan- est vrai que la largeur se puisse couper en
moins il soit au milieu de la figure, on l'ap- tout sens, s'il n'y a point un endroit où, à son
pelle signe. Le signe est donc une marque in- tour, elle n'admette aucune division, bien
divisible; et le point, une marque tenant le qu'elle en admette plus que la ligne. Ev.-
milieu d'une figure ; ainsi tout point est un J'ignore complètement à quel endroit cela se-
signe, mais tout signe n'est pas un point. Tel rait impossible. —
Aug. Je crois plutôt que tu
est le sens que je désireentre nous don- ne t'en souviens pas, car tu ne peux certaine-
ner à ces noms, afin d'éviter trop de cir- ment ignorer cela. Je vais donc te le rappeler :

conlocutions dans la dispute. Plusieurs ce- tu comprends bien la largeur, sans admettre
pendant appellent point, non pas le milieu de aucune profondeur? — Ev. Oui, parfaitement.
toute figure, mais seulement milieu du
le — Aug. Joins-donc la 'profondeur à cette lar-
cercle ou de la sphère. Toutefois pas tant de geur, et dis-moi si cette adjonction te donne
soucis pour des mots. — Ev. J'y consens. une matière plus susceptible d'être partout
204 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

divisée? —
Ev. Ton avertissement est très-
juste. Je voismaintenant que Ton peut diviser
CHAPITRE XIII.
la largeur, non-seulement dans la partie supé-
rieure, ou dans la partie inférieure, mais en- l'esprit incorporel voit des choses incorpo-
core dans les parties latérales, et qu'il n'y a relles. — qu'est-ce que l'esprit?
rien absolument en elle qui ne soit divisible.
D'où il est évident que la largeur est indivi- 22. Atfg. Jamais donc as-tu découvert, de
sible dans ces parties où se doit former la pro- ces yeux du corps, un tel point, une telle
fondeur. ligne, ou une telle largeur? Ev. Jamais, —
2t. Aiig. Maintenant que tu connais, si je en vérité ; tout cela n'est point corporel. —
ne me trompe, et longueur, et largeur, et pro- Aug. Mais si, en vertu d'une merveilleuse
fondeur, dis-moi si la longueur et la largeur sympatbie de nature, les objets corporels sont
peuvent ne pas être partout où il y a profon- perçus par les yeux du corps, ne faut-il pas
deur? —
Ev. Je Tois que la profondeur ne que l'esprit, qui perçoit les objets incorporels,
peut exister sans longueur, mais qu'elle peut ne soit ni corporel, ni corps? Qu'en penses-tu?
être sans largeur, —
Aug. Reviens donc à — Ev. Continue; je t'accorde que l'esprit n'est
ton idée de largeur, et si tu te la figures ni corps, ni rien de corporel; dis-moi enfin ce
gisante à terre, relève-la sur un de ses côtés, qu'il est. —
Aug. Vois d'abord s'il est de na-
comme si tu voulais la faire passer par la fente ture à n'avoir point cette espèce de grandeur
étroite de deux portes closes. Ne saisis-tu pas dont il s'agit ici ; car dans notre j^remière
mon dessein? —
Ev. Je comprends tes paroles^ question nous avons examiné ce qu'il est; je
mais peut-être pas encore ton dessein. — m'étonne que tu l'aies oublié. Il te souvient

Aitg. C'est que tu me répondes, si la largeur sans doute que tu as demandé d'où il vient;
ainsi dressée est devenue profondeur, et si elle ce quenous avons considéré de deux ma-
a perdu la figure et le nom de largeur; est-elle nières. Nous avons donc examiné, première-
encore largeur, nonobstant sa nouvelle situa- ment, quelle région pour ainsi dire est celle
lion? —
Ev. Elle me paraît devenue profon- de l'esprit; secondement, s'il est formé de
deur. —
Aiig. Te souviens-tu, de grâce, com- terre, de feu, d'un seul de ces éléments, de
ment nous avions défini la profondeur? — tous, ou seulement de quelques-uns. Là nous
Ev. Je m'en souviens très-bien, et rougis de sommes convenus que cette question ne devait
ma réponse; car la largeur ainsi redressée pas plus être soulevée que celle de savoir d'où
n'admet plus vers sa base de division dans sa vient la terre, ou quelque autre élément en
longueur; et dès lors la pensée ne nous montre particulier. L'esprit est l'œuvre de Dieu ; mais
plus rien en elle d'intérieur, bien qu'elle nous nous devons comprendre une substance
qu'il a

montre un milieu et des extrémités. Mais particulière qui n'est ni de la terre, ni du feu,
d'après la définition que tu m'as rappelée de ni de l'air, ni de l'eau, à moins peut-être qu'il

la profondeur, il n'y a nulle profondeur là ne faille croire que Dieu a donné à la terre de
où rien d'intérieur ne peut se figurer. — n'être que terre, et qu'il n'a pas donné à
Aug. C'est bien dit, et c'est là ce que je voulais l'esprit de n'être qu'esprit. Mais si tu veux

te rappeler. Réponds-moi donc maintenant : avoir la définition de l'esprit, et qu'ainsi tu


préfères-tu la vérité à la fausseté? Ev. Le — me demandes ce qu'il est, il m'est facile de
doute serait ici une incroyable démence. répondre; l'esprit doncune me paraît être
— Aug. Dis -moi donc, je t'en prie, est-ce substance douée de raison, et propre à gou-
une vraie ligne celle que l'on peut partager verner le corps.
dans sa longueur? un véritable signe celui
que l'on peut partager de quelque manière? CHAPITRE XIV.
ou une véritable largeur, celle qui, élevée
comme nous l'avons supposée, peut être divi- CE QUE PEUT l'esprit INCORPOREL.
sée vers le bas dans sa longueur? Ev. Rien —
moins que cela. Apporte donc une attention toute spé-
23.
ciale à cette question qui nous occupe actuel-
lement, savoir, s'il y a pour l'esprit une gran-
deur, et pour ainsi parler, un espace local. Il
DE LA GRANDEUR DE L'AME. 295

n'est pas corps, autrement il ne pourrait voir 2i. Le milieu de l'œil, appelé pupille^ n'est
aucun objet incorporel, comme nous l'avons autre qu'un certain point de l'œil, et telle est
démontré plus haut donc il n'occupe pas cet
;
néanmoins du haut d'un
sa force, qu'il peut,
espace cjui rend les corps mesurables, et dès tertre, embrasser d'un regard la moitié du ciel

lors on ne peut ni croire, ni imaginer, ni com- dont l'espace est incommensurable; il n'est
prendre qu'il ail une grandeur corporelle. Si donc pas sans vraisemblance que l'esprit n'ait
tu es étonné que l'esprit n'ayant aucune dimen- point cette étendue corporelle qui consiste ,

sion, puisse néanmoins embrasser par la mé- dans les trois dimensions, et puisse néanmoins
moire, les vastes es[)aces des cieux, de la terre embrasser en idée tous les corps, quelle que
et des mers, c'est qu'il est doué d'une force soit leur grandeur. Mais il n'est accordé qu'à

prodigieuse, comme le montreront à la lumière un petit nombre de voir l'esprit par l'esprit
de ton intelligence, les points dont nous som- même, c'est-à-dire comme l'esprit se voit; car

mes convenus. il se voit au moyen de l'intelligence. Seule en


En effet, s'il est vrai, comme nous l'a prouve effet, peut voir que dans tout
l'intelligence

la raison, qu'il n'y a aucun corps sans lon- l'univers, il n'y a rien de plus beau et de plus

gueur, largeur et profondeur si nulle de ces ;


éclatant que ces natures, dont l'existence nous
dimensions ne peut exister réellement sans ap[)araît, pour ainsi dire, sans enflure ; car ce
les deux autres, et qu'il soit donné à notre es- n'est pas sans raison que l'on appelle enflure
prit de voir la ligne seule, avec cet œil inté- toute grandeur corporelle si elle méritait
;

rieur qui est l'intelligence, nous pourrons, je quelque estime, les éléphants seraient à nos
crois, admettre que l'esprit n'est pas cor|)orel, yeux les plus sages des animaux. Or, si quel-
et qu'il estsupérieur à tout corps; ceci admis, qu'un digne d'être l'un d'entre eux, nous
,

nul doute, je crois, qu'il ne soit encore supé- disait que les éléphants sont sages (car j'ai vu,

rieur à la ligne. 11 serait absurde, en effet, que avec étonnement sans doute, mais enfin j'ai vu
ces trois dimensions entrant nécessairement des hommes se poser souvent cette question);
dans la nature de tout corps, ce qui est supé- du moins nous accorderait-il, je crois, qu'une
rieur au corps ne leur fût pas supérieur à faible abeille a plus de sagesse qu'un- âne et ;

toutes. Mais la ligne qui est certainement infé- pourtant comparer la taille de ces deux ani-
rieure à l'esprit, l'emporte sur les deux autres maux, ce serait plus que ressembler au dernier
p irce qu'elle est moins divisible. Or, les deux d'entre eux. Ou bien, pour en revenir à ce que
autres sont d'autant plus divisibles que la nous avons dit des yeux, qui ne sait que l'œil
ligne, qu'elles s'étendent plus dans l'espace. de l'aigle est beaucoup plus rétréci que le
Cependant la ligne n'occupe d'espace que dans nôtre? Et toutefois quand il plane si haut dans
sa longueur, et cet espace supprimé, il n'en les airs, que la plus vive lumière suffit à peine
existe plus. De là, il suit nécessairement que pour nous le faire découvrir, cet œil lui m.ontre,
tout ce qui est supérieur à la ligne, n'est ren- on en a la preuve, le levraut caché sous un
fermé dans aucun espace, ne souffre dès
et buisson, le poisson sous les flots.

lors ni division, ni partage. C'estdonc un vain Si la grandeur des corps importe si peu pour
labeur, selon moi, de chercher la dimension la facultéde sentir, lors même qu'il s'agit des
de l'esprit, dimension qui n'existe pas, puisque sens qui ne peuvent percevoir rien que de cor-
nous accordons que l'esprit est supérieur à ia porel ; est-il à craindre, je te le demande, que
ligne. Et si, de toutes les ligures planes, la plus l'esprit humain, dont le regard le plus péné-
parfaite est le cercle; au flambeau de la rai-
si trant, et pour ainsi dire le seul, e«t cette raison
son nous n'avons rien vu de mieux et de plus par laquelle il cherche à se voir lui-même, ne

puissant dans le cercle que le point où il n'y soit qu'un néant, si cette raison, qui est lui-
a indubitablement aucune partie pourquoi ,
même, vient à lui prouver qu'il est dépourvu
s'étonner que notre âme ne soit ni corporelle, de toute grandeur locale? Crois-moi, il faut
ni étendue comme la longueur, ni épanouie supposer à notre âme de la grandeur, mais
comme la largeur, ni affermie comme la pro- une grandeur qui ne soit nullement matérielle.
fondeur, et qu'elle l'emporte sur le corps au C'est ce qui devient plus facile aux esprits déjà
point de gouverner seule tous les membres, et cultivés, qui abordent ces études non parce
d'être comme le pivot sur lequel roulent tous qu'ils sont avides d'une vaine gloire, mais
les mouvements du corps ? parce qu'ils sont enflammés par l'amour divin
— —
296 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

de la vérité; ou à ceux qui s'adonnent à ces ter aux arguments qui viennent de le démon-
rectierches, quoique moins exercés dans ces trer, ni comment en rejeter un seul; pour-
sortes de questions, s'ils se montrent patients (juoi donc d'abord l'âme croît-elle avec l'âge,

et docilesenvers les hommes de bien, et se ou du moins paraît -elle croître comme le


détachent des corps autant qu'il est permis en corps? Qui pourrait nier, en elîet, que les
celte vie. Or, il est impossible que la divine jeunes enfants ne peuvent soutenir la compa-
Providence refuse les moyens de se connaître raison avec certains animaux, sous le ra[)port
elles-mêmes, ainsi que leur Dieu, à des âmes de l'astuce? Qui pourrait nier aussi que la rai-
religieuses qui cherchent avec piété, avec sim- son se développe en eux lorsqu'ils se dévelop-
plicité, avec empressement. pent eux-mêmes? Ensuite, si l'âme occupe
toute l'étendue du corps, comment n'a-t-elle
aucune dimension? ne s'étend point
Si elle
CHAPITRE XV.
partout le corps, comment sent-elle la moindre
objection :
piqûre? —
Atif/. Souvent aussi ces questions ,

l'ame se développe avec l'âge. m'ont tourmenté c'est pourquoi je suis prêt à
;

donner les réponses que je me fais à moi-


25. Mais, s'il te plaît, si tu n'as plus aucune même; sont-elles bonnes? c'est une api>récia-
difficulté, laissons-lù celte question, et allons tion que je laisse à la raison qui te dirige;
plus loin ; tout ce que nous avons dit au sujet quelle qu'en soit la valeur, je n'en puis dire
des figures, plus longuement peut-être que tu davantage, à moins j)eut-être que pendant la
ne l'aurais désiré,nous servira beaucoup pour discussion, il ne me vienne à l'esprit quelque

le reste; tu le verras, si tuacordcs que cette dis- lumière divine. Mais continuons, s'il te plaît,
cussion en ait reçu quehjue lumière; ce genre selon notre manière, afin qu'au flambeau de
d'études prépare l'esprit à saisir une argumen- la raison, tu te répondes à toi-même.

tation plus subtile; autrement, frappé de la Et d'abord, cberchons si l'on peut présenter
lumière trop vive qu'elle produirait, et inca- comme une preuve certaine que l'esprit croît
pable d'en soutenir l'éclat, il pourrait se re- avec le cor[)S, ce fait que l'honmie acijuiert

plonger dans les ténèbres qu'il voulait fuir. avec l'âge plus d'aptitude, une habileté tou-
Nous y trouvons encore, si je ne me tromi)e, jours croissante dans le commerce de la vie
des arguments très-solides, qui ne permettent humaine. — Ev. \à comme il te |)laira ;
pour
pas de douter, sans impudence, de ce que nous moi, j'apprécie beaucoup cette méthode d'en-
avons trouvé et établi, autant du moins qu'on seigner et d'apprendre je ne sais même ;

pareille matière l'investigation est permise h comment il se fait, qu'en donnant la réponse
l'homme. Pour moi, je doute moins de ces que cherchait mou ignorance l'admiration ,

choses que de celles que nous voyons de ces ajouteun nouveau plaisir à la découverte de
yeux qui ont toujours à se défendre contre les la vérité.
humeurs. Quoi de plus insupportable à enten-
dre que de proclamer notre supériorité en CHAPITRE XVI.
raison sur les animaux, de proclamer en même
temps que cette supériorité nous est décou- réponse a l'objection. —
LE DÉVELOPPEMENT DE
verte par la lumière corporelle, que certains l'ame EST INDÉPENDANT DE CELUI DU CORPS.
animaux la voient même mieux que nous et ;

néanmoins de rejeter comme un néant, tout 27. Auff. Dis-moi '&\ plus rjrand et meilleur

ce que nous découvre la raison? Il ne pourrait te paraissent deux choses distinctes, ou bien
non plus se concevoir rien de plus indigne, une seule et même chose sous deux noms dif-

que de représenter ces vérités comme sem- férents? — Ev. Je que plus grand est pour
sais

blables à ce que nous voyons des yeux du nous différent de meilleur. Aug. Auquel des
corps. deux attribueras-tu des dimensions? Ev. A —
26. Ev. Ces observations me plaisent singuliè- celui que nous appelons plus grand. Aug. Et
rement, et j'y souscris bien volontiers; mais (juand nous disons que de deux figures le cercle
voici ce qui m'arrête : l'âme n'a point une est plus parfait que le carré, est-ce la dimen-

dimension corporelle, ce qui est pour moi tel- sionou toute autre cause qui produit ce ré-
lement clair, que je ne sais ni comment résis- sultat?— £y. Ce n'est nullement la dimension,
— ,

DE LA GRANDEUR DE L'AME. 297

mais bien l'égalité dont nous avons parlé plus dimensions du corps, la sagesse se mesurerait
haut, qui lui communique celte supériorité. sur la hauteur de la taille ou sur la force des
Aug. Vois donc maintenant si la vertu ne te membres or tu ne nieras point, je pense,
; ,

paraît pas une certaine égalité de la vie parfai- qu'il en soit autrement. Ev. Qui oserait le —
tement d'accord avec la raison. Car les incon- nier ? Mais pourtant , comme tu accordes
séquences que nous rencontrons dans la vie, toi-même que l'âme progresse avec l'âge j'ad- ;

nous choquent plus, je crois, que la vue d'une mire donc comment il se fait que, n'ayant au-
circonférence dont une partie serait séparée cune dimension elle soit aidée non par la
,

du point par un intervalle plus ou moins grandeur des membres, mais par la longueur
grand que les autres parties. N'est-ce pas la du temps.
vérité ? —
Ev. Au contraire je t'approuve et je
reconnais la vertu dans la description que tu
en as faite. Car on ne doit appeler raison, ou CHAPITRE XVIL
regarder comme telle, que celle qui est vraie.
c'est par métaphore QLE l'oN DIT DE l'aME
De plus, il n'y a sûrement que celui dont la ,

qu'elle croît avec le temps.


vie est parfaitement d'accord avec la vérité,
pour mener, ou au moins pour mener complè-
tement une vie bonne et honorable, et celui qui 29. Aug. Laisse-la ton étonnement, ici en-
est dans ces dispositions, mérite seul d'être re- core je te répondrai par une raison analogue.
gardé comme doué de vertus, menant une vie La longueur du corps ne sert de rien à l'âme,
vertueuse. — .4 î^j;. C'est parler avec justesse. Mais puisquebeaucoup d'hommes aux membres rac-
tu sais sans doute aussi, je pense, que de toutes courcis et grêles, ont plus de sagesse que cer-
les figures planes, le cercle ressemble le plus à la tains autres dont le corps est doué de vastes pro-
verlu. De
que d'habitude nous applau-
là vient portions ainsi nous voyons à certains jeunes
;

dissons ce vers d'Horace, qui dit en parlant du hommes plus de sagacité et d'activité qu'à la
Sage Il est fort et tout entier recueilli en lui-
: plupart des vieillards, et dès lors je ne com-
même comme une surface ronde et polie *. Cela prends plus comment l'on préîendrait que le
est juste, car il n'y a rien pour être d'accord avec temps donne de l'accroissement à l'esprit
soi-même comme la vertu parmi les dons de comme il en donne au corps. Le corps lui-
l'âme, rien comme le cercle parmi les figures. même, à qui il est donné de prendre de l'ac-
Si donc, c'est la conformation et non l'étendue croissement avec le temps et d'occuper un
en espace, qui donne au cercle sa supériorité, espace plus étendu, est souvent plus court
que ne dirons-nous pas de la vertu qui est su- malgré les années on le voit non-seulement
;

périeure à toutes les autres dispositions de chez le vieillard dont le grand âge a contracté
l'âme, non par de plus grandes dimensions lo- et raccourci la taille, mais encore chez cer-
cales, mais par une parfaite et divine confor- tains enfants qui ont le corps moins élevé que
mité avec la raison ? ne l'ont d'autres enfants quoique moins âgés.
28. Et quand on félicite un enfant de ses Si donc un long espace de temps n'est point
progrès, en quoi dit-on qu'il fait des progrès, une cause de grandeur, même pour les corps;
si ce n'est dans la vertu ? N'est-ce pas vrai ? — si cette cause est dans la puissance du germe,

Ei\ C'est évident. —


Aug. Donc alors, les pro- et de certains nombres mystérieux de la na-

grès de l'esprit ne doivent plus te paraître sem- ture qu'il est difficile de connaître, combien
blables à l'accroissement que l'âge donne au moins faudra-t-il penser que l'âme grandisse
corps, car ses progrès tendent à la vertu qui selon la mesure du temps, quand même nous
ne trouve ni sa beauté, ni sa perfection dans verrions qu'elle apprend beaucoup par l'usage
l'étendue de l'espace mais bien dans une , et l'habitude.
grande force d'harmonie, et si comme tu l'as 30. Si tu trouves étrange que nous tradui-
dit, ce qui est plus grand, diffère de ce qui est sions par longanimité, ce que les Grecs appel-
plus parfait, quelques progrès que fasse l'âme lent u.ax.çceja(7.v, il cst bou dc remarquer que
avec ràj^e, et en devenant raisonnable, elle ne nous appliquons souvent à l'âme des expres-
me paraît pas devenir plus grande, mais meil- sions qui appartiennent au corps, et au corps
leure. Si la grandeur de l'âme dépendait des celles qui appartiennent à l'âme. Si Virgile a
' Liv. u Sai. 7, V, 60. dit d une montagne qu'elle est méchante, et
DE LA GRANDEUR DE L'AME.

de la terre qu'elle est très-juste ', expressions exprimer ses pensées, que des signes et des
transférées de l'ùme au corps, Iule vois, pour- gestes, ne crois-tu pas qu'il agira de la même
quoi l'étonner que nous disions aussi longa- manière, et qu'il ne parlera point, n'ayant
nimité, quand les seuls corps peuvent avoir entendu la parole de personne? ^y. Ne m'in- —
une longueur? Et parmi les vertus, celle que terroge point, je te prie, sur ce qui est impos-
nous appelons grandeur d'àme ne réveille , sible. Où y a-t-il des hommes semblables et
pas l'idée de l'espace, mais d'une certaine conmnent me figurer un enfant né au milieu
force, c'est-à-dire de la générosité, de la puis- d'eux? —Au{/. Tu n'as donc pas vu à Milan
sance de l'âme, vertu d'autant plus estimable, un jeune homme d'une taille élégante, d'une
qu'elle méprise davantage. Mais nous en par- politesse exquise, muet néanmoins, et telle-
lerons plus tard quand nous examinerons la ment 6ourd qu'il ne comprenait les autres
grandeur de l'âme, considérée comme ordi- qu'aux mouvements du corps, et ne pouvait
nairement la grandeur d'Hercule, d'après l'ex- autrement exprimer sa volonté? Il y est très-
cellence des actes et non d'après le volume des connu. J'ai connu aussi un paysan qui parlait,
membres. Tel est en effet le plan que nous son épouse parlait aussi, ils eurent environ
avons adopté. quatre enfants, filles et garçons, peut-être plus,
L'important à cette heure est de te souvenir car je ne me rappelle pas très-bien le nombre,
de ce que nous avons dit suffisamment au sujet tous étaient muets et sourds. Ils étaient muets,
du point : nous l'a montré comme
la raison puisqu'ils ne pouvaient parler; sourds, puis-
ayant grande puissance et le rang le
la plus qu'ils étaient dans l'impuissance de com-
plus élevé parmi les figures. Or puissance et prendre les signes autrement que par les yeux.
domination ne montrent-elles pas une cer- — Ev. J'ai connu
le premier, pour les autres

taine grandeur? Et cependant nous n'avons je te crois; mais pourquoi rappeler ces faits?
trouvé dans le point aucun espace. Quand — Aîig. Parce que tu as prétendu ne pouvoir

donc nous entendons ou disons grandeur, élé- supposer qu'il naisse un enfant parmi de tels
vation de l'esprit, notre pensée ne doit point hommes. —Ev. Maintenant même je le dis
se porter sur l'étendue locale qu'il occupe, encore; car, tu l'accordes, si je ne me trompe,
mais sur sa puissance. Ainsi donc, si tu juges ces enfants sont nés parmi des hommes qui

que nous ayons suffisamment aplani la pre- parlaient. —


Aug. Je ne le nie point; mais
mière objection que tu as élevée pour mon- puisque nous accordons mutuellement qu'il
trer que l'esprit croissait avec l'âge et avec le peut naître de tels êtres humains, suppose, je
corps, passons à une autre. te prie, que l'on unisse ensemble un tel homme

et une telle femme, qu'un hasard les confine


dans une solitude où ils puissent vivre cepen-
CHAPITRE XVHL
dant, que là ils aient un fils qui ne soit point

LA FACULTÉ DE PARLER, QU'lN ENFANT ACQUIERT sourd, comment ce fils parlera-t-il à ses pa-

PEU A PEU, NE DOIT PAS ÊTRE ATTRIBUÉE AUX rents? — Ev. Comment le penses-tu à ton tour?

ACCROISSEMENTS DE l'aME. Ne leur fera-t-il pas les signes et les gestes


qu'il leur aura vu faire? Mais comme cela
31. Ev. Je ne sais si nous avons parcouru serait encore impossible à un tout jeune enfant,
toutes les objections qui d'ordinaire me tour- mon objection demeure entière. Qu'importe
mentent, et il se peut que ma mémoire en que l'accroissement donne à l'enfant la faculté
oublie quelques-unes; toutefois, examinons de parler ou de faire des signes, quand l'un et
celle qui me vient maintenant à l'esprit, c'est l'autre sont du domaine de l'âme, à qui nous

que l'enfant ne parle pas dans son bas-âge, et refusons l'accroissement ?


qu'il acquiert cette faculté en grandissant. — 32. Aug. Tu crois donc, quand un homme
Aug. C'est facile à résoudre; tu sais, je crois, danse sur la corde, qu'il a une âme plus élevée
que chacun parle la langue des hommes au que ceux qui ne sauraient le faire? Ev. C'est —
milieu desquels il est né et a été élevé. — autre chose, qui ne voit qu'il y a de l'art en
Ev. Nul ne l'ignore. —
Aitg. Figure-toi main- ceci ?— Aug. Pourquoi de l'art? N'est-ce point
tenant un homme né et élevé dans un milieu parce que le danseur a appris? — Ev. C'est

où on ne parlerait point, où l'on n'aurait, pour vrai. — Aug. Alors pourquoi ne verrais-tu pas
• puéid. liv, xn, t. 687. Géorg liv. u, v. 460, encore de lart si l'on apprenait autre chose ?

DE LA GRANDEUR DE L'AMEi 299

-^ Ev. Je ne nie point qu'il y ait de l'art dans qu'il apprend le langage? Ev. Je n'oserais —
tout ce qu'on apprend. —
Aiigi. Cet enfant n'a m'avancer jusque-là; j'en crois à la raison
donc pas appris de ses parents à faire un geste? et ne pense pas que le langage soit la preuve
— Ev. Il a appris, c'est vrai. — At/g. H te faut d'un agrandissement dans l'âme; car je pour-
donc accorder aussi que non de
c'est là l'efTet rais être forcé d'avouer que l'âme n'acquiert
l'accroissement de l'âme, mais de quelque art la connaissance de tous les arts qu'en crois-
d'imitation. —
Ev. Je ne puis faire cette con- sant, et il s'en suivrait cette absurdité que,
cession. — Angi. Donc tout ce qui s'apprend pour l'âme, oubher c'est décroître.
n'est point l'objet d'un art, comme tu l'avais
admis? —Ev. C'est assurément l'objet d'un CHAPITRE XIX.
art. — Aug. Alors cet enfant n'a pas appris
son geste, ce que tu avais également admis? EN QUEL SENS ON DIT QUE l'aME CROÎT
— Ev. Il l'a appris, mais ce n'est point là de OU DÉCROÎT.
l'art, — Aug. Cependant, tu viens d'attribuer
à l'art tout ce qui s'apprend. 33. Aug. C'est bien compris, et, à vrai dire,
Ev. Eh bien, voyons, que parler
je t'accorde pour l'âme, apprendre c'est croître en un sens,
et gesticuler appartiennent à l'art, parce que tandis que désapprendre c'est décroître mais ;

cela s'apprend. Cependant, il est des arts que c'est là une métaphore comme nous l'avons
nous acquérons en remarquant ce que l'on montré plus haut. Toutefois, quand on parle
fait sous nos yeux, et des arts que nous ensei- de son accroissement, il faut se garder de ne
gnent des maîtres. —
Aug. Lesquels de ces voir là que l'occupation d'un lieu plus spa-
arts penses-tu que l'âme connaisse, par le fait cieux; faut considérer que la force d'action
il

mêmede son agrandissement? tous? — £'y.Non est plus grande chez l'homme instruit que
pas tous, mais les premiers. — Aug. Marclier chez l'ignorant. Il y a néanmoins une grande
sur la corde, ne te paraît-il pas de ce nombre ? différence dans les objets qu'elle apprend, et
Car il me
semble que, pour ceux qui le font, qui paraissent la développer.
cela s'acquiert en regardant. —
Ev. Je le crois En effet, l'accroissement corporel est de trois
aussi; toutefois, ceux qui regardent cet exer- sortes; dans l'une, qui est nécessaire, les
cice et le contemplent avec le plus grand soin, membres atteignent la dimension naturelle;
ne peuvent tous acquérir cette habileté; il leur dans qui est superflue,
l'autre, il arrive que,
faut des maîtres. —
Aug. Tu parles bien sage- sans nuire à la santé, certains membres ont
ment; car c'est ce que je puis répondre au un développement disproportionnel avec les
sujet du langage. Beaucoup de Grecs et d'autres autres; de là vient que des hommes naissent
encore nous entendent parler une langue avec six doigts, et autres choses semblables
étrangère plus souventqu'ils ne voient marcher qui dépassent la mesure ordinaire, et que l'on
sur la corde, et pour apprendre notre langue appelle monstrueuses la troisième sorte d'ac-
;

ils prennent souvent des maîtres, comme nous croissement, qui est nuisible, se nomme en-
en prenons pour apprendre la leur. Je m'é- flure quand elle arrive, les membres ont pris
;

tonne alors que tu veuilles attribuer le langage de l'accroissement, à la vérité, et occupent un


humain à l'accroissement de l'âme, et non lieu plus vaste, mais au détriment de la santé.
point de marcher sur la corde. Ev. Je ne— Ainsi, voyons-nous dans l'esprit certains ac-
sais comment tu confonds ces deux choses car ;
croissements naturels en quelque sorte, quand
celui qui se donne un maître pour apprendre il acquiert des connaissances honnêtes, dont le

notre langue en connaît une déjà, c'est la but est une vie bonne et heureuse. Mais ap-
sienne, et ill'apprenait, je pense, à mesure que prendre des choses plus brillantes qu'utiles,
son âme grandissait. Mais en apprendre une bien qu'elles puissent servir en certaines occa-
que j'attribue, non à l'accrois-
autre, c'est là ce sions, c'est là aussi un accroissement superflu;
sement de l'âme, mais à l'art. Aug. Si donc un car si un joueur de flûte, comme le rapporte
homme né et élevé parmi les muets n'entrant Varron, sut plaire au peuple au point d'en
que tard et déjà adolescent, dans la société des être fait roi nous ne devons cependant pas
,

autres hommes, y apprenait leur langue sans voir dans cet art un moyen d'accroître notre
en connaître encore aucune autre, tu pense- âme; il nous répugnerait, en effet, d'avoir des
rais que son âme s'accroît en même temps dents plus grandes que les dents humaines,
300 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

dût-on nous dire qu'un homme qui en avait considérations ont aussi prouvé suffisamment,
de pan illes fit périr son ennemi en le mor- je crois, que l'àme ne croît pas en même
dant. On appelle arts dangereux ceux qui nui- temps que l'âge donne au corps son dévelop-
sent à la santé de l'esprit; car juger d'un mets pement.
à l'odeur et au goût, pouvoir dire dans quel
étang a élé pris un poisson, ou de quelle année
CHAPITRE XXL
est le vin , c'est une pitoyable habileté ; et
quand c'est à des arts semblables que paraît les forces plus grandes a in AGE PLUS AVANCÉ,
avoir demandé son accroissement une àme qui NE SONT PAS UNE PREUVE DE L' ACCROISSEMENT
a négligé l'esprit pour se jeter dans les sens, DE l'ame.
on ne doit voir en elle que de l'enflure ou
même une consomption. 35. Aîig. Examinons, donc s'il te plaît, la
valeur de ton autre objection , savoir, que sur
du corps l'àme est
toute la surface sensible au
CHAPITRE XX.
toucher bien que nous ne lui accordions au-
,

l'ame sait-elle quelque chose d'elle-même? cune dimension. —


Ev. Je te laisserais passer
à cette objection , s'il ne fallait dire un mot au
34. Ev. J'accepte ces idées et j'y souscris : et sujet des forces. Pourquoi, des corps en effet ,

toutefois je ne suis pas complètement satisfait, qui ont grandi avec l'âge , fournissent-ils à
car, autant qu'il nous est possible de le voir, l'àme des forces plus grandes si l'àme n'a pas ,

l'âme d'un enfant nouvellement né ignore grandi avec eux? Que nous appelions vertu
tout, et n'a aucune raison. Pourquoi, si elle dans l'àme, ce que nous appelons force dans le
est éternelle n'apporter avec soi aucune con-
, corps, jene consentirai jamais à séparer cette
naissance? —
Aug. Tu soulèveslà, une grande, force de l'àme, puisque je n'en vois aucune
une très-grande question, je ne sais même s'il dans un corps sans vie. H est donc impossible
en est une plus grande nos idées y sont telle-
: de nier que les forces corporelles soient au ser-
ment contradictoires que l'àme te semble n'ap- vice de rame comme y , sont les sens : et puis-
porter avec elle aucune connaissance tandis , que ce sont là des fonctions vitales
qui pour- ,

que selon moi elle les a toutes S et ce que nous rait douter qu'elles ne soient plutôt du domaine
appelons apprendre, n'est autre chose pour de l'àme ? Ainsi donc comme nous voyons
,

elle , que se souvenir et se rappeler. Mais vois- chez les enfants qui ont déjà grandi, des forces
tu que ce n'est point ici le moment de recher- plus grandes que chez les plus jeunes; chez les
cher s'il en est vraiment ainsi *. Ce qui nous adolescents et les jeunes gens , les forces aug-
occupe maintenant c'est de montrer s'il est menter de jour en jour jusqu'à ce qu'elles ,

possible que ce n'est point l'étendue locale qui diminuent avec le corps qui vieillit ce n'est ;

la fait appeler grande ou petite quant à son ;


point là ce me semble
, un léger indice que ,

éternité, si elle en a une, il sera temps de nous l'àme grandit et vieillit avec le corps.
en occuper, quand nous traiterons dans la me- 36. Aiig. Tout n'est pas absurde dans ce que
sure de nos forces la quatrième question que
, tu dis mais je n'ai pas l'habitude de mettre
;

tu as posée pourquoi l'àme est-elle unie au


,
les forces dans la grandeur du corps et les
corps? Qu'importe en eflFet à la question de sa accroissements de l'âge plus que dans un cer-
grandeur celle de savoir si elle a toujours été tain exercice et dans la conformation des mem-
ou non , et si elle sera toujours pourquoi elle ;
bres et pour te prouver qu'il en est ainsi je
; ,

est tantôt ignorante tantôt douée de science ?


, te demanderai si, marcher plus longtemps
car nous avons prouvé plus haut qu'un temps qu'un autre et éprouver moins de fatigue te ,

plus long ne produit point plus de grandeur paraît l'effet de forces plus grandes ? Ev. Je —
dans les corps eux-mêmes; il est de plus ma- le crois ainsi. —
Aiig. Pourquoi donc, alors
nifeste qu'un homme qui prend de l'accroisse- que j'étais enfant et que je m'exerçais à la
,

ment peut ne rien savoir, tandis qu'un vieil- marche en chassant avec passion faisais-je ,

lard est souvent très-instruit. Plusieurs autres sans fatigue une course bien plus longue que
dans la suite quand adolescent je m'adonnais
,
" Rétr. Ht. i, ch. vin, n. 3.
' Cette questioQ a été spécialement traitée par saint Augustin daoi
à des études qui me forçaient à être sédentaire,
le livre da Maître. s'il est vrai qu'on doive attribuer des forces
DE LA GRANDEUR DE L'AME. 301

plus grandes à l'accroissement de l'âge , et par ment, la plus forte arrive à terre plusMte;
contre, à raccroissement deTàme? Les tnaîtres mais si tu places la moindre au-dessous de ma-
même qui exercent les lutteurs ne considèrent nière qu'elle soit inévitablement couverte par
dans leurs corps ni la niasse , ni la taille éle-
,
laplus forte, elle cède et arrive en même temps
vée mais dans les bras, des muscles mieux
;
sur le sol. De mémo encore lance la plus forte
dessinés ,
qui apparaissent comme des nœuds d'en haut vers la terre , et la moindre d'en bas
saillants, et dans tout le corps je ne sais quel vers dès qu'elles se rencontreront il
le ciel ;

air où leur œil exercé découvre surtout des faut nécessairement que la moindre soit re-
preuves de force. Tout cela serait peu de chose poussée et retourne en arrière; ne crois point
néanmoins, si l'on n'y joignait la vigueur que que ce résultat vienne de ce que la moindre
donne l'art et l'exercice. Souvent même on a devait contre nature s'élever dans les airs tan-
vu des hommes d'une grande taille vaincus dis que l'autre reprenait avec plus d'impétuo-
par des hommes petits et grêles , soit à mou- sité la position qui lui est propre. En effet, sup-
voir des fardeaux, soit à les porter, soit môme pose que la plus forte soit lancée dans les airs
dans la lutte. qu'un vainqueur aux
Qui ne sait et rencontre la moindre jetée vers le sol ; tu
jeux Olympiques, sera plus tôt fatigué dans la verras toutefois la moindre remonter vers le
marche , que le marchand forain qu'il ren- ,
ciel, puis par l'effet du choc prendre une
verserait du bout de son doigt? Si donc nous autre direction ,
pour retomber sur le sol où
appelons grandes non point toutes les forces
, elle était lancée. De même encore, si elles se
sans dislinclion, mais celles qui sont plus aptes heurtent dans l'espace, non quand elles suivent
à tel but, si les linéaments et la configuration leur mouvement naturel mais quand elles ,

du corps sont supérieurs à leur dimension, si sont lancées comme par deux lutteurs en rase
l'exercice a une telle puissance que l'on ait ,
campagne ;
qui doute que la moindre ne
cru ce fait célèbre d'un homme qui portant cède pour retourner vers l'endroit d'où elle
chaque jour un jeune veau, put aussi le soule- était partie et où l'autre était lancée? Puiscju'il

ver et le porter, quand il fut devenu bœuf, en est ainsi, quoique les moindres poids cèdent
sans ressentir la surcharge qui avait augmenté toujours aux plus lourds, il importe cependant

peu à peu c'est que les forces qui nous vien-


; de remarquer la force respective d'impulsion,
nent avec l'âge ne sont pas un signe que l'àme car si la moindre, lancée avec une force ma-
croît avec le corps. jeure, comme celle d'une puissante machine,
venait à heurter la plus forte lancée avec moins
de violence ou déjà ralentie dans sa marche,
CHAPITRE XXIL
elle rebondirait à la vérité et néanmoins elle

d'où vient le développement des forces retarderait l'autre , ou même la repousserait

corporelles. en arrière selon la puissance de son choc et de


son poids.
37. Si dans les corps des grands animaux 38. Cela posé et bien compris, autant que le
nous trouvons des forces proportionnées à leur demande le sujet qui nous occupe, reporte-toi
grandeur la cause en est dans cette loi de la
, maintenant à ce que nous appelons forces
nature qui fait céder les moindres poids aux dans les animaux, et dis-moi si nous y voyons
plus lourds fardeaux: ceci arrive d'abordquand une a[iplication de cette loi. Car les corps des
de leur propre mouvement les corps prennent animaux ont leur pesanteur; qui pourrait le
la place qui leur convient; ainsi les corps hu- nier? Et cette pesanteur qui se meut à la vo-
mides et terrestre? descendent au milieu même lonté de rame, fait beaucoup par elle-même
du monde c'est-cà-dire dans la région infé-
, du côté où elle incline.
rieure, et les corps aériens et ignés montent Pour mouvoir le poids du corps, la volonté
vers la région supérieure; ce phénomène se de l'àme se sert des nerfs comme de machi-
produit aussi quand sous l'impulsion ou la ré- nes; et ce qui rend ces nerfs plus vigoureux
pulsion d'une machine ou d'un choc , ils sont et plus souples, c'est la sécheresse et une cha-
contraints par une force étrangère d'aller où ils leur modérée, tandis qu'un froid humide les .

ne seraient point allés spontanément. Jette détend et les affaiblit. Aussi le sommeil, qui,
d'une hauteur deux pierres de dimension iné- selon l'assertion des médecins et la preuve
gale ; quoique tu les aies lancées simultané- qu'ils en donnent, est froid ou humide, laisse-
302 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

t-ilune certaine langueur à nos membres; tion naissante etmoins parfaite ne lui donne
d'où il arrive que le mouvement d'un homme que des nerfs inhabiles, alourdis par la sura-
qui s'éveille est d'une extrême lenteur, et que bondance des humeurs à cet âge, et amollis
rien n'est plus mou, plus énervé qu'un homme par défaut d'exercice son corps est tellement
;

en léthargie. Quant aux frénétiques, en qui léger, qu'on le peut lancer sans nuire grave-
les veilles, la force du vin, la violence de la ment, et qu'il est plus propre à recevoir qu'à
fièvre et tant d'échauffants, opèrent une 'eii- faire des blessures. Quel est l'homme qui,
sion et une résistance nerveuse démesurée, il voyant venir, avec les années, et ces nerfs et
est manifeste qu'ils peuvent déployer dans la ce développement des membres, et les forces
lutte et dans beaucoup d'actes plus d'énergie nécessaires, pourra croire avec sagesse et pru-
qu'en pleine santé, quoi(|ue leur corps soit dence que l'âme a grandi, parce qu'elle use
affaibli et épuisé par la maladie. Si donc l'é- de ces mêmes forces qui grandissent chaque
nergie de l'âme, un certain appareil nerveux, jour ? Si l'on voyait, lancées par un jeune
et le poids du corps constituent ce que nous homme que déroberait une tenture , des
appelons les forces; si de la volonté vient celte flèches courtes et légères qu'un arc sans nerf
énergie, que rend plus prompte l'espérance ou enverrait tomber à une faible distance; peu
l'audace, que réprime la crainte, et plus en- après d'autres flèches garnies de fer et de plu-
core le désespoir; car, dans un moment de mes, lancées par un arc vigoureusement tendu,
crainte, à la moindre lueur d'espérance, il est s'élevant bien haut dans les airs; si l'on croyait
d'ordinaire que nos forces se surexcitent; s'il de plus que le même effort a lancé ces deux
appartient à la configuration des corps d'ajus- sortes de flèches, on pourrait donc se per-
ter l'appareil nerveux, à la mesure de la santé suader qu'en un si court espace de temps, le
de le modifier, et au travail de l'exercice de jeune homme a grandi et s'est fortifié. Que
l'affermir; si le poids vient de la grosseur des peut-on néanmoins supposer de plus absurde?
membres, laquelle s'acquiert par l'âge et la 40. Autre chose si l'âme grandit, vois com-
:

nourriture et s'entretient par les seuls ali- bien étrange d'expliquer son accroisse-
il est
ments; quand un homme est également pourvu ment par l'accroissement des forces corpo-
de toutes ces ressources, il a des forces prodi- relles et non par le progrès des connaissances,
gieuses, et la faiblesse d'un autre est à propor- car elle ne donne aux unes que l'assentiment
tion du défaut de ces mêmes ressources. 11 de sa volonté, et seule elle possède les autres. Et
arrive même souvent qu'avec une volonté si nous voyons un accroissement dans l'âme
obstinée, et des nerfs plus solides, un hom.me quand le corps acquiert des forces, il faut voir
de petite taille triomphe d'un autre dont la en elle un amoindrissement quand il en perd.
stature l'emporte sur la sienne. Parfois en- Or, en perd pendant la vieillesse,
il il en perd
core il arrive que, grâce à son grand poids, un pendant les travaux de l'élude, et c'est alors
homme agissant avec peu d'énergie accable que l'on avance ordinairement, que l'on se
un adversaire plus petit, et dont les efforts fortifie dans les sciences; et pourtant rien ne
sont beaucoup plus violents. Or, quand ce peut augmenter et diminuer en même temps.
n'est plus ni le poids du corps, ni le jeu des D'où il que plus de forces, dans un âge
suit
nerfs, mais la volonté ou plutôt l'âme qui s'af- l)lus avancé, ne prouve pas accroissement dans
faisse, et que le plus robuste est vaincu par un l'àme.
homme plus faible à tout point de vue, parce y a beaucoup à dire encore, mais si tu es
Il

que la timidité le cède à l'audace ;


je ne sais me borne à ceci, et nous passons à
satisfait, je

s'il faut y voir un effet de la force. Peut-être d'autres points. —


Ev. Je suis assez convaincu
cependant pourrait-on attribuer à l'âme des que le développement des forces ne vient
forces qui lui inspirent courage et confiance; [)oint de l'agrandissement de l'âme car sans ;

mais comme elles se montrent chez l'un pour reprendre ici tout ce que tu as si habilement
disparaître chez l'autre, il est facile de com- exposé un frénétique même ne dirait pas
,

prendre la supériorité de l'esprit sur le corps, que l'âme se développe par la déraison et la
même quand il agit au moyen du corps. maladie du corps, tandis que le corps lui-même
39. Suppose un jeune enfant qui pour ,
diminue; nul en effet ne l'ignore, ce fréné-
attirer ou repousser quelque chose ne peut , tique a beaucoup plus de force que n'en a or-
employer que toute sa volonté; sa constitu- dinairement un homme en santé. C'est pour-

DE LA GRANDEUR DE L'AME. 303

quoi j'attribue aux nerfs les effets qui nous bien certainement quelque chose ; car mes
étonnent quand nous rencontrons chez quel- yeux , si je ne me trompe , font partie de mon
qu'un (les forces inattendues. Je t'en prie donc, corps, et s'ils n'éprouvaient rien, je ne te ver-
aborde ce qui déjà m'occupe entièrement si : rais pas. — Aurj. Il ne suffit pas de me per-

l'ùme n'a point en espace autant d'étendue suader que tes yeux é[)rouvcnt (juelque chose;
que le corps, pourquoi est-elle sensible au il faut me montrer aussi ce (ju'ils éprouvent.
toucher dans toutes les parties du corps ? — Ev. Qu'éprouveraient-ils sinon la sensation
de la vue? car ils voient. Si tu me demandes
ce qu'éprouve un malade, je réponds la ma-
CAPITRE XXIII.
:

ladie ; un homme qui convoite, la convoitise ;

SANS ÊTRE ÉTEN- celui qui craint la crainte celui qui se ré-
l'AME sent par tout le corps ,
, ;

DLE COMME LUI. —


QU'EST-CE QUE SENTIR, ET jouit, la joie.Quand donc tu me demandes ce
qu'est-ce que voir? qu'éprouve celui qui voit, pourquoi ne pour-
rais-je pas avec raison te répondre la sensa- :

41. Aug. Allons, abordons ce sujet, puisque —


tion de la vue ? i4î/$r. Mais se réjouir c'est sen-
tu le veux mais il me faut de ta part plus
;
tir aussi la joie ; le nieras-tu? — Ev. J'y sous-
d'attention que tu ne le crois peut-être néces- cris au contraire. — Aug,
en dire au- Je puis
saire. Redouble donc d'efforts pour bien me tant de toutes les autres sensations, Ev. —
suivre et me
répondre. Quelle idée te formes- D'accord. —
Aug. Or, tout ce que sentent les
tu de ce sens dont l'âme est douée sur toute la yeux, ils le voient. Ev. Je ne l'accorde nul- —
surface du corps, car c'est là son nom propre? lement qui est-ce qui voit la douleur
;
et ,

— Ev. J'entends dire que nous avons cinq néanmoins nos yeux la ressentent souvent?
sens: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le tou- — Aug. On voit bien qu'il s'agit des yeux, tu
cher; je ne sais rien à te dire de plus. Aug. — as raison d'être sur tes gardes, vois donc si
C'est une division bien vieille et presque , celui qui voit, le ressent en voyant, comme
partout vulgaire. Mais, je t'en prie, donne-moi celui qui se réjouit ressent sa joie pendant
du sens une définition qui renferme tout cela, qu'il en est affecté. Ev. Peut-il faire autre- —
et rien d'étranger au sens; si tu ne le peux, je —
ment? ylî/gr. Mais alors ou voit nécessairement
ne te presse pas; tu pourras sans doute re- tout ce que l'on ressent en voyant? Ev. Non
pousser ou admettre ma définition, ce qui pas nécessairement, car si eu voyant on res-
suffit. —
Ev. Quant à cela, je ne te ferai pas sentait de l'amour, verrait-on aussi cet amour?
défaut peut-être, dans la mesure de mes forces, — Aug. Voilà de la circonspection , et de la

car cela même n'est pas toujours chose facile. sagacité, j'aime qu'il soit difficile de te sur-
—Aug. Ecoute donc : je crois que le sens con- prendre. Maintenant, écoute bien : il est con-
'

sisteen ce que rien de ce qu'éprouve le corps venu entre nous que yeux ne voient pas les
ne soit dérobé à l'âme. Ev. J'accepte cette — tout ce qu'ils ressentent, ni même tout ce que
définition. —
Aug. Regarde-la donc comme l'on éprouve en voyant penses-tu au moins :

étant à toi, et détends-la pendant que je l'atta- que Ton ressente tout ce que l'on voit? Ev. —
querai tant soit peu. — Ev. Je la défendrai si Si je ne l'accorde point comment pourra-t-on ,

tu m'aides : si^ion je ne l'approuve plus ce ; appeler sens la faculté de voir? , Aug. Mais —
n'est pas sans raison que tu crois devoir l'at- ce que nous ressentons ne l'éprouvons-nous ,

taquer. — Aug. Ne t'assujétis pas trop à l'au- pas aussi ? —


Ev. C'est vrai. Aug. Si donc —
torité, surtout à la mienne qui n'est rien. Et nous ressentons tout ce que nous voyons, et
comme l'a dit Horace : ose être sage '
! pour si nous éprouvons tout ce que nous ressen-

n'être pas submergé par la crainte plutôt que tons nous éprouvons sûrement tout ce que
,

par la raison. — Ev. Je ne crains rien, quelle nous voyons. —


Ev. Je ne m'y oppose point.
que soit la marche de la discussion, car tu ne — Aug. Ainsi tu me souffres, et à mon tour
me laisseras pas errer. Mais commence, si tu je te souffre, car nous nous voyons l'un l'autre.
es prêt, depeur que le retard ne me fatigue — Ev. Je le crois ainsi, forcé par le raisonne-
plus que le combat. ment.
42. Aug. Dis-moi donc ce qu'éprouve ton 43. Aug. Ecoute encore: il y aurait à tes
corps, quand tu me vois? — Ev. Il éprouve yeux, je pense, excès d'absurdité et de folie, à
' Epit. Uv. I, ep, 2, V. i9. soutenir que tu souffres un corps à l'endroit où
,

304 DE LA GRANDELH DE L'AME.

n'est point ce corps. — Ëv. Cela paraît absurde, pression, et il n'y a rien d'absurde à conclure
et je le crois comme tu — Aug. Eh
le dis, ! ([u'ils voient où ils ne sont pas. Penses-tu au-
n'est-il pas manifeste que mon corps occupe un trement? — Ev. C'est bien comme tu dis je ;

lieu, et le tien un autre lieu ? — Ev. C'est évident viens même de m'apercevoir que si les yeux
— Aug. Mais tes yeux éprouvent la sensation de voyaient là où ils sont, ils se verraient aussi
mon corps, et s'ils l'éprouvent, ils la souifrent ;
eux-mêmes. — A7ig. Il serait plus juste de re-
or ils ne peuvent la souffrir là où n'est pas son trancher « aussi eux-mêmes, » et de dire ils :

objet; et cependant ils ne sont point là où est ne verraient « qu'eux-mêmes. » Car ils oc-
mon corps : donc, ilssouffrentà l'endroitoù ils cupent seuls le lieu où ils sont; le nez n'est
ne sont point. —
Ev. J'ai accordé tout ce'a, parce point à leur place, ni rien de ce qui les avoi-
que je voyais une absurdité à ne le point ac- sine, autrement tu serais aussi où je suis, par
corder. Mais la dernière conclusion que tu cela mêmeque nous sommes l'un auprès de
viens de tirer, est tellement absurde, qu'il vaut l'autre. Ainsi donc, si les yeux ne voyaient que
mieux m'accuser de témérité, que de soutenir là où ils sont, ils ne verraient qu'eux-mêmes.
la vérité de cette conclusion. Je n'oserais dire, Et comme ils ne se voient pas, nous sommes
même en songe, que mes yeux sentent là où contraints d'accorder non-seulement qu'ils
,

ilsne 6ont point. —


Aug. Vois donc où tu t'es peuvent voir là où ils ne sont pas, mais qu'ils
endormi. Eh que pourrait-il t'échapper d'im-
! ne voient absolument que là. Ev. Il n'y a —
prudent, si tu étais aussi éveillé que tout à rien qui m'en fasse douter. Aug. Donc tu —
l'heure? — Ev. Je cherche, et repasse tout en ne doutes plus qu'ils sentent là où ils voient
mon esprit, et ne vois pas bien clairement ce que puisque voir c'est sentir; et comme sentir c'est
j'aieu tort d'accorder, sinon peut-être d'avoir souffrir donc ils souffrent là où ils sentent.
;

ditque nos yeux sentent quand nous voyons : Or ils voient ailleurs que là où ils sont, donc
car il est bien possible que ce soit la vue elle- ils souffrent là où ils ne sont pas. Ev. J'ad- —
même qui sente. — Atig. C'est cela même ,
mire combien cela me paraît vrai.
car elle jaillit au dehors, et au moyen des yeux
s'étend dans tous les sens et aussi loin qu'elle
CHAPITRE XXIV.
peut saisir que nous voyons. Aussi
les objets
voit-elle mieux dans l'endroit où est l'objet EXAMEN DE LA DÉFINITION DU SENS.
qu'elle regarde que l'endroit d'où elle sort
pour voir. Ne vois-tu donc pas, quand tu me 43, Aug. Peut-être vois-tu bien. Mais réponds-
vois ? —
Ev. Quel insensé soutiendrait cela ? moi, je te prie Voyons-nous tout ce que la vue
:

Je vois assurément, mais je vois, parce que la nous fait connaître? Ev. Je le crois. — Aug. —
vue s'échappe de mes yeux. Aug. Or voir, — Tu crois encore que tout ce que nous connais-
c'est sentir ; et tu ne peux
sentir c'est souffrir ; sons en voyant nous le connaissons par la
,

souffrir là où tu Cependant tu me
n'es point. vue ? —
Ev. Je le crois encore. Aug. Pour- —
vois où je suis tu souffres donc'là où je suis.
; quoi donc, en voyant de la fumée seulement,
Et si tu n'es pas où je "suis,* je ne comprends connaissons-nous souvent qu'au-dessous est
plus comment tu oses dire que tu me vois. un feu caché que nous ne voyons pas? Ev. —
— Ev. Ma vue> dis-je, étant dirigée vers le lieu Tu dis vrai et déjà je ne crois plus que
,

où tu es, je te vois où tu es mais j'avoue que ; nous voyons tout ce que la vue nous fait con-
je n'y suis point. Cômnie eh te touchant d'une naître nous pouvons en effet, ainsi que tu le
:

baguette, je te toucherais en réalité, et j'en remarques, voir une chose et en connaître une
aurais le sentiment, sans être toutefois à l'en- autre que n'atteint pas la \ue. Aug: Et ce —
droit même où je te toucherais ; ainsi quand que la vue nous fait sentir, pouvons-nous ne
je dis que je vois au moyen de la vue, bien point le voir ? —
Ev. Nullement, Aug. Sen- —
que je ne sois pas là moi-même, je ne suis tir et connaître sont donc des choses diffé-

point forcé pour cela d'avouer que ce n'est pas rentes? —


Ev. Tout à fait différentes car nous ;

moi qui vois. sentons la fumée que nous voyons, et par là


U. Aug. Tu n'as donc fait aucune conces- nous connaissons qu'il y a du feu que nous ne
sion téméraire, car tu peux défendre tes yeux voyons pas. —
Aug. C'est bien compris. Mais
de la même manière, et dire que la vue est tu vois sans doute que, dans ce cas, notre corps
pour eux comme la baguette, selon toa ex- ou plutôt nos yeux n'ont rien à souffrir du feu.
— — —
DE LA GRANDEFR DE L'AME. 305

mais seulement de la fumée qu'ils voient. Car jdus nous ne le sentons pas, quoique ré«ie le
nous avons établi que voir c'est sentir, et que connaisse, puisque nous le connaissons; il

sentir c'est souffrir. Ev. Je le maintiens et s'ensuit que le corps éprouve ce que connaît
j'y souscris. —
Ai/g. Lors donc que liniprcs- l'àme, comme nous le disions, et que cepen-
sion du corps fait connaître quelque chose à dant nous ne le ressentons pas. Donc notre
l'âme, il ne faut pas attribuer aussitôt celte (Icfinilion est vicieuse car elle ne devait ren-
;

connaissance à l'un des sens nommés plus fermer rien d'étranger au sens et elle com-
haut; il est nécessaire que l'âme même con- prend le cas précédent.
naisse l'impression. En effet, nous n'avons ni £"1'. Je ne vois plus d'autre ressource que de

vu, ni entendu, ni flairé, ni goûté, ni touché te demander une autre définition, ou de cor-
ce feu, et si l'àme en a connaissance, c'est riger celle-ci s'il est possible, car je ne puis en
parce que nous avons vu la fumée. Le corps nier le vice en face d'une raison dont j'appré-
n'ayant rien ressenti du feu, la connaissance cie la force. — Aug. Il est facile de la corriger,
du feu ne vient pas immédiatement des sens, je te prie même de le tenter, c'est chose facile,
il nous vient cependant par les
est vrai, elle crois-moi , si tu as bien compris oîi en est le
sens; car c'est une impression corporelle défaut. — Ev. Est-il ailleurs que là où elle em-
'

étrangère c'est la vue d'un autre objet qui


, brasse des objets étrangers ? Aug. Comment ?
nous a portés à en avoir l'idée et à en acqué- — Ev. C'est que le corps vieillissant de même
rir la certitude. —
Ev. Je comprends, je vois chez un jeune homme, on ne saurait nier qu'il
que tout cela convient parfaitement à ta déû- éprouve quelque chose ; or, comme nous le
nition, que tu m'as chargé de soutenir comme savons, l'àme aussi le sait ; mais il n'y a aucun
la mienne; il m'en souvient, en effet, tu as sens pour nous en avertir, car maintenant je
défini que nous sentons quand l'impression ne me vois point vieillir et ni l'ouïe, ni l'odo-
du corps n'est point dérobée à l'àme. Ainsi rat, ni le goût, ni le toucher ne me le disent
nous sentons en voyant la fumée, car les yeux non plus. — Aug. Par quel moyen le sais-tu?
ont été impressionnés en la voyant, et ils font — Ev. C'est la raison qui me le dit. — Aug. Sur
partie du corps, ils sont même des corps; quel argument s'appuie ta raison? Ev. C'est —
mais quoique nous sachions qu'il y a là du feu, que je vois ces vieillards qui autrefois étaient
comme le feu n'a aucunement impressionné jeunes comme je le suis. — Aug. N'est-ce point
nos organes, nous ne l'avons point senti. par u n des cinq sens que tu les vois ? — Ev. Qui
46. Aug. Tu as bonne mémoire et ton intel- le nierait? Mais par là même que je les vois, je
ligence est fort attentive à suivre; mais cette conclus que je vieillis aussi, bien que je ne le
défense de la définition menace ruine. — voie pas. — Aug. Quelle expression faudrait-il
Ev. Pourquoi, je te prie? Atig. Parce que, si — donc, à ton avis, ajouter à notre définition
jene me trompe, tu ne nies point que le corps pour la rendre parfaite ? Car nous ne sentons
éprouve quelque chose pendant la croissance qu'autant que l'àme sait ce qu'éprouve le
ou la vieillessenéanmoins évident
; il est corps, ne le sait, ni par une autre
et qu'elle
qu'aucun de nos sens ne nous le fait sentir, impression, ni par tout autre moyen. Ev. Dis-
bien que l'âme ne l'ignore pas. Ainsi elle n'i- moi cela plus clairement, je te prie.
gnore pas ce que le corps éprouve alors, et
cette connaissance ne lui vient pas immédia-
tement des sens car en voyant grand ce que
:
CHAPITRE XXV.
nous avons vu petit; en voyant vieillards ceux
qui furent, sans aucun doute, jeunes etenfants, COMMENT IL FAUT PESER UNE DÉFINITION.
nous conjecturons que nos corps subissent un
semblable changement, maintenant même que Aug. Je suis à tes ordres, et plus volon-
47.
nous parlons. 11 n'y a en cela nulle erreur, je tierslorsque tu m'arrêtes que lorsque tu me
pense, et je suis plus porté à me croire trompé pousses mais redouble d'attention, ce que je
;

|Mi ce que je vois, qu'en affirmant la crois- vais dire nous servira beaucoup. Une défini-
sance actuelle de mes cheveux et le change- tion ne doit contenir ni plus ni moins que ce
ais .démon corps d'un instant à l'autre. Si que l'on se propose d'expliquer, autrement
dca: y a dans ce changement une impres-
il elle est vicieuse or c'est en la convertissant,
;

sic t^ corporelle, ce que personne ne nie ; si de que l'on juge si elle n'a aucun défaut : c'est

S. Aug. — Tome IIL 20


— —
306 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

ce que vont éclaircir pour toi quelques ou enseigne là-de?sus beaucoup de choses avec
exemples. autant de paroles que d'obscurités; je tâcherai
Tu me demandes ce qu'est l'homme, et je de te les faire comprendre peu à peu, à mesure
t'endonne celte définition L'homme est un : que s'en présentera l'occasion.
animal mortel. J'ai dit -vrai, et néanmoins tu 48. Reporte-toi maintenant à notre défini- \^

ne dois point aussitôt m'approuver : ajoute le tion, et corrige-la après l'avoir mieux exami-
mot /oî</; puis convertis la définition, afin de née. Nous avons constaté que pour définir le
voir si elle est vraie aussi aj)rès sa conversion ;
sens, elle embrassait autre chose que le sens,
ainsi, ilque tout homme est un ani-
est vrai dès qu'on la con-
et (lu'ellc n'était plus vraie,
mal mortel; est-il également vrai que tout vertissait. peut être vrai de dire que non?
11

animal mortel soit un homme? Cela n'est pas sentons quand notre corps éprouve une im-
vrai ;condamne donc la définition comme pression connue de l'âme, comme il est vrai
comprenant ce qui lui est étranger; puisque que tout homme est un animal mortel ; mais,
l'homme n'est pas le seul animal qui soit mor- comme il que tout animal mortel soit
est faux
tel, et que tout autre animal en est là. Cette un homme, puisque la hèle meurt aussi de :

définition de l'homme devient plus exacte, si même il est faux que toute impression corpo-
l'on ajoute à mortel l'expression ra/'soinioble ; relle, connue de Tàme, soit une sensation; car
car l'homme estun animal mortel et raison- la croissance actuelle de nos ongles n'est [)oint
nable, et comme tout homme est un animal inconnue de notre ànie, attendu que nous la
raisonnable et mortel, ainsi tout animal rai- connaissons nous-mêmes, mais nous ne la sen-
sonnable et mortel est un homme. Le vice de tons pas, et nous ne la connaissons que par
la première définition était de trop embrasser, conjecture. Nous avons redressé notre défini-
car elle embrassait la bête avec l'homme. Celle- tion de l'homme, en y ajoutant le mot raison-
ci est exacte, car elle embrasse tout l'homme, nable, et en excluant ainsi les bêtes qu'elle
et rien que l'homme. comprenait en même temps; dès lors elle a
Elle serait vicieuse en embrassant moins, si embrassé l'homme seul et tous les hommes.
tu y ajoutais grammairien ; car si tout animal Ne devrait-on pas ajouter également à celle-ci
mortel, raisonnable et grammairien est un quelque mot pour éliminer tout ce qu'elle con-
homme, il y a cependant bien des hommes qui tient d'étranger, et pour qu'elle n'embrasse
ne sont pas grammairiens, et que ne renferme plus que l'homme seul, et tout l'homme?
pas cette définition. C'est pourquoi fausse quand Ev. J'y consens, mais je ne sais ce que l'on
on la présente de cette manière, elle devient pourrait ajouter. —
Aug. Assurément il y a
vraie en la convertissant. 11 est faux que tout sensation dans toute impression corporelle
homme soit un animal raisonnable, mortel et connue de l'àme; mais on ne peut convertir
grammairien; mais il est vrai que tout animal cette proposition à cause de l'impression qu'é-
raisonnable, mortel et grammairien est un prouve notre corps en croissant, soit en
soit
homme. Quand une définition n'est vraie ni décroissant, impression que nous connaissons,
dans son premier énoncé, ni adrès sa conver- et par conséquent notre âme. —
Ev. C'est vrai.
sion, elle est plus vicieuse encore que chacune — Aug. Est-ce par elle-même ou par un inter-
de celles que nous venons d'examiner. Ainsi médiaire que celte impression se révèle à notre
les deux suivantes L'homme est un animal
: âme? Ev. Par un intermédiaire, évidem-
blanc; l'homme est un animal quadrupède. ment; car il y a une différence entre voir nos
Car soit en disant que tout homme est un ani- ongles grandir, et savoir qu'ils croissent. —
mal blanc ou quadrupède, soit en convertis- Aug. Croître étant donc une impression que ne
sant ces deux propositions, tu avances une révèle aucun de nos sens, et le développement
fausseté. Il y a néanmoins entre elles celte dif- que ces sens nous découvrent, étant le résultat
férence que la première s'ai)pli(iue à quelques de cette impression, mais non l'impression
hommes, puisque beaucoup sont blancs ; tan- elle-même, il devient évident que cette impres-
dis que seconde ne s'applique à personne,
la sion ne se révèle point par elle-même, mais
puii^que nul homme n'a quatre pieds. par un intermédiaire; et si elle se révélait à
Assez maintenant, pour t'apprendre à exa- l'àme sans intermédiaire, ne la connaîtrait-on
miner une définition, et à la juger soit en la point par les sens plutôt que par conjecture?
proposant directement, soit en la renversant : ~Ev. Je le comprends.—.4 M^. Pourquoi donc
—— —
DE LA CnANDFTTl DE L'AME. 307

hésiter sur ce qui doit ajouter à notre défini- bles, ni nier qu'elles aient des connaissances. Il
tion? Ev. Je comprends que notre définition connaissait en effet son maître, le chien qui le
devrait appeler sensation toute impression cor- reconnut, dit-on, après vingt ans \ pour ne rien
porelle qui d'elle-même se révèle à notre àme; dire de tant d'autres animaux. Aug. Deux—
car toute sensation est cela, et si je ne me choses te sont proposées, l'une est le but auquel
trompe, tout cela est sensation. on doit tendre, l'autre est le moyen d'y arri-
49. Aug. S'il en est ainsi, je confesse que la ver ; dis-moi, je te prie, laquelle estimes-tu
définition est parfaite ; veux-tu toutefois essayer davantage, et préfères-tu à l'autre? — Ev. Qui
ne pécherait point par le second défaut
si elle hésiterait à préférer celle que l'on doit attein-
que nous avons trouvé dans la définition de dre? — ylw^. La raison et la science sont deux
l'homme , après avoir ajouté le mot gram- choses; est-ce par science que l'on arrive à
la
mairien? 11 doit t'en souvenir, nous avons la raison, ou par la raison à la science? —
appelé l'honnne un animal raisonnable, mor- Ev. Selon moi, ces deux choses sont liées si
tel et grammairien ; et cette définition avait le intimement que l'une des deux nous conduit à
défaut d'être fausse dans son premier énoncé, l'autre. Car, il nous serait impossible d'arriver
et vraie après sa conversion seulement. Il est à la raison, si nous ne savions qu'il faut y ar-
faux, en effet,que tout homme soit un animal river. Donc, la science précède, et par elle nous
raisonnable, mortel, grammairien, bien qu'il allons à la raison. —
Aug. Est-ce donc sans la
soit vrai que tout animal raisonnable, mortel, raison que l'on arrive à la science, qui précède,
grammairien est un homme. Donc, cette défi- dis-tu? —
Ev. Dieu me préserve de le dire ja-
nition qui n'embrasse rien autre chose que mais. Ce serait une témérité suprême. Aug. —
l'homme, a le défaut de n'embrasser pas tout C'est donc par le moyen de la raison? Ev. Non
homme et telle est peut-être celle dont nous
; pas. —
Aug. Alors c'est par la témérité? -
vantons la perfection. Car, bien que toute im- Ev. Qui le dirait? —
Aug. Par quel moyen
pression corporelle qui se révèle par elle-même donc? —
Ev. Par aucun moyen, puisque la
à l'âme soit une sensation , toute sensation n'est science nous est infuse.
pas cela. Tu vas le comprendre : 51. Aug. Tu me parais oubher ce qui a été
Les bêles sentent presque toutes sont
, et convenu tout à l'heure entre nous; je t'ai de-
douées de nos cinq sens, autant qu'il est dans la mandé s'il y a science lorsque la raison ap-

nature de chacune; le nieras-tu? Ed. Pas du — prend une chose avec certitude. Tu as répondu,
tout. Aug. N'accordes-tu pas qu'il y a science je crois que telle était selon toi la science hu-
uniquement lorsque la raison apprend et con- maine et tu dis maintenant que l'homme peut
;

naît une chose avec certitude ? Or, la raison n'est avoir quelque science, bien que la raison ne lui
point chez l'animal. — Ev. Je l'accorde aussi. ait rien appris Qui ne voit la plus grande con-
!

— Aug. Donc, la science n'est point pour les tradiction entre ces deux assertions il n'y a :

bêtes. En on sait ce qui n'est point inconnu


effet ;
science que si la raison apprend (juelque chose
donc la bête ne sent point; car toute sensation avec certitude et l'on peut savoir quelque
;

est une impression corporelle qui d'elle-même chose sans que la raison l'ait appris? Je suis
se révèle à l'àme. Elle sent néanmoins, d'après curieux de savoir celle que tu préféreras, car
ce qui vient d'être accordé, pourquoi donc hé- toutes deux ne peuvent être vraies. Ev. Je —
encore à repousser une définition qui ne
siter m'en tiens à ma dernière définition j'ai eu ;

renferme point tout ce qui est sensation, puis- tort d'admettre la première. Quand, avec la
qu'elle exclut les sensations des bêtes? raison, nous cherchons ensemble la vérité et ,

cela au moyen de questions et de réponses,


CHAPITRE XXVI. comment arriver à ce résultat qui est la con-
clusiondu raisonnement,si l'on n'admettait d'a-
LES BÉTES SONT-ELLES DOUÉES DE SCIENCE ET DE
bord quelque chose ? iMais comment concéder
RAISON.
ce que l'on ne sait point ? Si donc celte raison
50. E'o. Je me suis trompé, je l'avoue, en t'ac- ne trouvait à s'appuyer en moi sur quelque
cordant qu'il y a science , lorsque la raison chose de connu pour me conduire à l'inconnu,
apprend avec certitude. Quand tu m'interro- jamais elle ne m'apprendrait rien, et je ne
geais, je n'avais en vue que les hommes ; et je ne l'appellerais pas même du nom de raison.
puis ni affirmer que les bétes soient raisonna- ' Odyg. ch. zrn.
,

308 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

C'est donc à tort que tu refuses de m'accorder jamais. Mais le sage a déjà trouvé, pour ne rien
qu'avant la y a nécessairement en
raison il dire de plus, au moins celte sagesse, qu'au
nous quelque science pour lui servir de base. temps, de son ignorance il recherchait par la
— AicQ. Soit , et comme je le recommande ,
je discussion, ou de toute autre manière. — Aug.
te permettrai de te reprendre chaque fois que Tu dis vrai : compremls donc aussi que ce n est

tu auras à te repentir: mais n'abuse point de ma pas la raison qui nous conduit du connu et
permission, je t'en prie, pour écouter mes ques- de ce qui est accordé, à l'inconnu car un es-:

tionsmoins atlentivement, de peur qu'en fiii- piil sain ne fait pas toujours cela, nous l'avons
sant trop souvent des concessions mal à jiropos, toujours la raison est en lui.
dit, et

tu ne sois amené à révoquer en doute ce que lu 53.Ev. Je comprends, mais pourquoi ces
as eu raison d'accorder. — Ev. Passe {)lulôt à observations? —
Aug. C'est que lu as voulu
ce qui reste. Quoique je m'applique de toutes tout à l'heure me faire accorder (jue la science
mes forces à être de plus en plus attentif, car précède chez nous la raison, puisi^u'il faut à la

je rougis d'abandonner tant de fois mon sen- raison raj)pui de quelque connaissance pour
timent ;
m'empêchera de
rien toutefois ne nous mener à l'iriconnu. Or, nous voyons
refouler celte honte, et de me relever de mes maintenant que ce n'est pas la raison qui fait
chutes, surtout quand tu me tendras la main ; cela. En effet, tout homme raisonnable n'est
parce que la constance est désirable il ne faut pas toujours occupé decet exercice, et toujours
point aller jusqu'à l'obstination. cependant il a la raison. Le nom de raisonnement
conviendrait peut-être mieux alors; en soite

CHAPITRE XXVIIL que la raison serait comme le regard de l'es-

prit, et le raisonnement la recherche que fait

RAISON ET RAISONNEMENT. la raison, c'est-à-dire le mouvement de ce re-


gard sur les objets qu'il faut regarder. 11 nous
52. Aug. Que cette constance te vienne dans faudrait ainsi la raison pour voir, le raison-
sa plénitude, et le plus promplement possible; nement pour chercher. Aussi on appelle
tant m'est agréable cette maxime que tu as (science le regard de l'esprit fixé vers un objet
avouée. Maintenant donc prête la plus vive et lecontem[dant mais il y a défaut de science
;

attention à ce que je désire. Quelle différence ou ignorance quand l'esprit ne voit |jas, quoi-
te paraît-il exister entre la raison et le raison- qu'il appliijue son regard. Même avec les yeux
nement? — Ec. Je ne puis suftisamment dis- du corps, il ne suffit pas toujours de regarder
tinguer ces deux choses. Aug. Voici donc — : pour voir, c'est ce que nous remarquons faci-
penses-tu que l'homme dans l'adolescence ou , lement dans les ténèbres.
dans l'âge mùr, et même, pour éviter tout em- De là il est évident, je crois, qu'il y a une
barras, que Ihomme
parvenu à la sagesse différence entre le regard et la vision, deux
'
possède la raison d'une manière permanente, actes de l'espritque nous appelons raison •

lorsqu'il est sain d'esprit, comme le corps jouit science. As-tu quelque chose à objecter, oi
de la santé, quand il n'a ni maladie ni bles- bien ces différences ne te paraissent-elles pa
sure ; ou bien, le sage a-t-il et u'a-t-il pas la assez claires? —
Ev. Cette distinction me plai
raison, comme il en marche, tantôt
est tantôt beaucoup, et j'y souscris de grand cœur. -
assis et tantôt occupé à parler? Ev. Je pense — Aug. Vois donc alors si nous regardons pou,
qu'un homme sain d'esprit a toujours la rai- voir, ou si nous voyons pour regarder. —
son. — Aug. Pour arriver à quelque connais- Ev. Un aveugle n'en douterait pas, c'est poui
sance nous nous appuyons sur des concessions voir que l'on regarde, et non pour regarder
ou sur l'évidence, nous interrogeons celui-ci, que l'on voit. —
Aug. Avouons alors que la
nous lions ces idées-là penses-tu donc que : vue doit être plus estimée que le regard. —
nous ou tout homme sage fassions cela conti- Ev. Oui, assurément. —
Aug. Donc aussi, la
nuellement? —
Ev. Continuellement, non : science plus que la raison. Ev. C'est consé- —
à mon avis aucun homme, et même aucun quent. —
Aug. Croirais-tu les bêtes supérieures
sage n'est constamment occupé à chercher la aux hommes et plus heureuses? lit'. Dieu —
vérité en discutant, soit avec lui-même, soit me préserve de cette horrible démence !

avec d'autres car chercher c'est n'avoir pas
: Aug. Cette horreur est bien juste assurément,
trouvé, et rechercher toujours c'est ne trouver mais c'est là cependant que nous conduit ton
DE LA GRANDEUR DE L'AiME. 309

sentiment. Tu as dit, en effet, que les bêtes homme. Il faut sûrement commencer par
ont la science sans avoir la raison ; tandis que là , après avoir méprisé la loi divine ; et
l'homme a la raison, avec laquelle à peine les divines Ecritures ne renferment aucun
arrive-t-il à la science. Mais dussé-je accorder enseignement ni plus vrai, ni plus profond.
que nous y arrivons facilement, comment la Je voudrais en dire davantage à ce sujet et
raison nous aiderait -elle à nous croire au- m'obliger moi-môme, en paraissant te faire la
dessus des bêtes, puisqu'elles ont cette science leçon, à ne plus agir que pour me rendre à
que nous avons reconnue bien préférable à la moi-même', à qui je me dois principalement.
raison ? Je voudrais devenir pour Dieu ce qu'Horace
appellerait un serviteur ami de son maître*. Mais
cela n'est possible qu'à la condition de nous ré-
CHAPITRE XXVIll.
former à son image il nous en a confié la garde
:

LES BÊTES ONT DES SENSATIONS SANS AVOIR comme du trésor le plus cher elle plus précieux,
LA SCIENCE. quand nous donnant à nous-mêmes, il nous a
faits tels que nous ne pouvons lui rien préfé-

54. Ev. Me voilà dans l'absolue nécessité de rer. Or rien ne me paraît plus laborieux qu'une
refuser la science aux bêles, ou d'admettre telle œuvre; rien en même temps ne ressemble
qu'elles me sont vraiment supérieures. Mais plus au repos et l'àme ne peut la commencer
explique-moi, je le prie, de quelle nature est ni l'achever, qu'avec le secours de Celui à qui
ce traitque jai rapporté du chien d'Ulysse car ; elle se rend. De là vient que pour se réformer
j'aiaboyé bien vainement dans mon admiration il faut à l'homme la clémence de Celui dont la
pour lui. —
Aiig. Qu'y a\ ait-il dans ce chien, bonté et la puissance l'ont formé.
sincjn la faculté de sentir et non celle de con- 56. Mais il nous faut revenir à notre sujet.
naître? Bon nombre d'animaux nous surpas- Vois donc s'il t'est prouvé suffisamment que

sent par les sens et ce n'est pas ici le lieu d'en les bêtesn'ont point la science et que tout ce
rechercher la cause; mais Dieu nous a mis au- que nous admirons en elles comme une appa-
dessus d'eux par l'esprit, la raison et la science. rence de science est simplement la faculté de
Or ces sens, secondés par la coutume dont sentir. —
£"1". C'est largement prouvé, et si j'ai

la puissance est grande, peuvent discerner ce besoin d'approfondir avec plus de soin, je sai-
qui plait à ces animaux, et d'autant plus faci- sirai une autre occasion : je voudrais à pré-
lement que lame de la bêle est plus atlachce sent connaître la conséquence que lu prétends
à ce corps auquel appartiennent ces sens dont tirer.
elle se sert pour la nourriture et le plaisir
qu'elle goûte dans ce même corps. L'àme de
CHAPITRE XXIX.
l'homme, au contraire, se soustrait au corps
autant qu'elle en est capable par la raison et EN QUOI DIFFÈRENT LA SCIENCE ET LA SENSATION.
par la science, dont nous constatons mainte-
nant la grande supériorité sur les sens, elle Aitg. Quelle conséquence? C'est que la défi-
goûte mieux les jouissances intérieures, et nition de la sensation qui renfermait tout à
plus elle se plonge dans les sens, plus aussi l'heure je ne sais quoi de trop^ pèche mainte-
ellerend l'homme semblable à la béte. De là nant par le défaut contraire; elle n'embrasse pas
vient encore que plus l'enfant au berceau est toutes les sensations. Car les animaux ont des
éloigné de la raison, plus il lui est facile de sensations et n'ont pas la science ; or ne pas igno-
discerner par la sensation l'approche et le con- que l'on sait est sans
rer, c'est savoir, et tout ce
tact de sa nourrice, tandis qu il ne peut soute- contredit du domaine de la science; sur tout
nir l'odeur d'une autre femme qu'il ne connaît cela nous sommes déjà tombés d'accord. Donc,
point. ou bien il n'est pas vrai de dire que la sensa-
53. Tout cela se suit : je m'arrête néanmoins tion est une affection du corps connue de
volontiers à avertir l'àme de ne point tomber l'àme, ou bien les bêtes ne l'ont pas, car elles
dans les sens au delà de ce qui est nécessaire, n'ont pas la science ; or, nous avons accordé
mais de s'en éloigner, pour se recueillir en la sensation aux bêtes , donc cette définition
elle-même et renaître en Dieu c'eA là revêtir ;

*
Rétract, llv. i, cht m,, n. 3. » Hor, S»t. liyr. n, Sat. i, v. 2
l'homme nouveau et se dépouiller du vieil •ta.
—— — — ——
310 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

est vicieuse.— £«. Je l'avoue, je ne trouve rien de te préparera répondre quand on en viendra
à opposer. au jngertient.
57. Voici un autre motif qui doitnous faire en- Ev. Tu as donc quelque chose à dire en fa-
core plusrougir de cette définition. Il t'en sou- veur de cette définition dont tu as confié la dé-
vient, je pense, on t'a montré dans la défini- fense à un champion aussi faible que moi.
tion, un troisième défaut bien plus humiliant : Aug. Oui, certainement.
c'est de n'être vraie en aucun sens telle est ;

cette définition de l'homme c'est un animal à


:
CHAPITRE XXX.
quatre pieds. En effet, dire et affirmer que
tout homme est un animal à quatre pieds, ou BIEN QUE L'aME REÇOIVE DES SENSATIONS DE
que tout animal à quatre pieds est un homme, TOUTES LES PARTIES CORPORELLES, ELLE N'eST
c'est un délire, sinon une plaisanterie.— £y. Tu PAS NÉANMOINS RÉPANDUE PAR TOUT LE CORPS.
dis vrai. Aug. Et si tel est le vice que l'on doit

reprocher à la définition de la sensation, ya-t-il 58. Ev. Quoi donc, je t'en prie ? Aug. C'est

rien, penses-tu, qu'on doive rejeter et repous- que la sensation et la science, malgré ce qui
ser davantage?— ^u. Qui le nierait? Mais je les distingue, ont cela de commun qu'elles ne
ne voudrais pas, s'il était possible, être si long- sont point cachées; comme l'homme et la bête,
temps retenu même sur ce sujet, ni pressé de malgré la distance qui les sépare, ont cela de
petites questions.— ^î^^. Ne crains rien, nous commun qu'ils appartiennent l'un et l'autre
touchons au terme. au genre animal. Rien en effet n'est caché,
Quand il s'est agi de la différence entre les quand l'âme en a connaissance, soit par l'har-
hommes et les animaux, n'as-tu pas été per- monie du corps, soit par la pureté de l'intelli-
suadé qu'autre chose est de sentir et autre gence ; dans le premier cas, il y a sensation ;

chose de savoir? —
^y.Très-persuadé. Aug. — science, dans le second. — Ev. Notre défini-
Donc la sensation est autre chose que la science. tiondemeure donc inattaquable et prouvée.
— Ev. Oxxi.—Aug. Or ce n'est pas de la raison Aug. Assurément. —
Ev. Où donc était
que mais de la vue, de l'ouïe,
naît la sensation, mon erreur? —
Aug. Quanti je t'ai demandé
de l'odorat, du goût, du toucher. —
Ev. Je l'ac- si tout ce qui n'est point caché appartient à la
corde. Aîig. Et tout ce que nous savons, nous science, tu as eu tort de ré[)ondre affirmati-
le tenons de la raisiuî. Donc, aucune sensation vement. — Ev. Et que voulais-tu que je ré-
n'est la science. Or, tout ce qui n'est point pondisse? — Aug. Que tout ce qui connu est
ignoré appartient à la science ; doncil n'appar- n'ap[iartient pas à la science mais pour cela,
tient à aucun sens de nous apprendre que nul seulement ce qui est connu par la raison; car
homme ne saurait être appelé quadrupède. il y a simplement sensation lorsque nous con-

Donc aussi notre définition que tu as entrepris naissons par le corps, et que l'impression cor-
de détendre est convaincue non-seulement d'a- porelle se fait connaître par elle-même. Ne
voir envahi la propriété d'autrui au mépris de sais-tu pas que plusieurs philosophes, et des
tout droit, mais encore de n'avoir rien à elle plus pénétrants, ne voulaient pas même donner
et de ne vivre que de rapines. le nom de science à ce que découvre notre
Ev. Que faire alors ? Quitlera-t-elle ainsi le esprit, à moins qu'il n'en ait une telle intelli-

tribunal? Il est vrai que je. l'ai défendue au- gence que nul raisonnement ne l'en puisse
tant que je l'ai pu, mais c'est toi qui as dressé déposséder ?
cette formule à procès dont nous sommes du- 59. Ev. Je reçois ces observations avec vi\e
pes. Si je n'ai pu gagner ma cause, j'ai au reconnaissance mais après avoir expliqué avec
;

moins agi de bonne foi, ce qui me suffit. Mais autant de profondeur, je le crois, ce que l'on
toi, si l'on t'accuse de prévarication, comment entend par sensation, revenons au sujet pour
t'excuser, puisque tu es l'auteur de cette défi- lequel nous avons entrepris de donner ces
nition effrontément querelleuse et que tu l'as éclaircissements. Je voulais prouver que l'âme
attaquée pour lui faire abandonner honteuse- est aussi grande que le corps, et la raison que
ment le terrain? Aug. Est-il ici un juge dont j'en apportais c'est qu'en quelque partie que tu
elle ou moi devions rien craindre? Comme le touches, de la tète aux pieds, le corps sent
l'avoué que l'on consulte, j'ai voulu, pour ins- ta main ; de là nous avons été conduits à don-
truire la cause, te réfuter en particulier, atiiji ner cette définition de la sensation qui nous a
DE LA GRANDEUR DE L'AME. 311

si longtemps retenus^ nécessairement peut- même œil ne saurait éprouver sans l'âme l'im-
être. Maintenant donc, s'il te plaît, montre pression de la vue? Cependant, ne voit-il pas
quel est le résultat d'un si grand travail. — où il n'est point? N'est-ce pas une preuve
Aiig. Ce travail a certainement un résultat et évidente que l'àme n'est circonscrite dans au-
un résultat sérieux nous voici parvenus au
: cun lieu ? La seule chose en elfet que l'œil,
but où nous voulions atteindre. c'est-à-dire le corps, ne puisse faire au lieu où
En elTet, et pour nous en bien pénétrer, il est, c'est ce qu'il ne pourrait faire jamais

nous avons exposé plus longuement que tu ne sans l'àme.


l'aurais voulu, que la sensation est une im- 61. Ev. Quel parti ai-je donc à prendre, je
pression corporelle qui par elle-même se t'en conjure? Ces raisons ne prouvent-elles
découvre à l'àme : mais te souvient-il aussi pas que nos âmes ne sont point dans nos corps,
d'avoir constaté avec moi que
yeux sentent les et si c'est vrai, où suis-je? car nul ne peut

ou plutôt (fu'ils sont impressionnés où ils ne m'empêcher d'être mon àme. — Aug. Ne te

sont pas? —
Ev. Il m'en souvient. Aug. Tu — trouble point; prends plutôt confiance, car cette
as également accordé, si je ne m'abuse, et idée, cette nous rappelle en
considération
,

maintenant encore tu crois sans doute devoir nous-mêmes nous détache du corps autant
et
accorder que l'âme est beaucoup meilleure et qu'il est possible. 11 paraît sans doute absurde
plus puissante que tout le corps. Ev. Je me — de penser, comme tu viens de le dire, que
croirais coupable d'en douter. Auf/. Si donc, — l'àme n'est point dans le corps même de l'ani-
comme nous l'avons remarqué en considérant mal vivant; il y a eu néanmoins, il y a en-
le phénomène de la vue, le corps peut soutTrir core, je présume, des hommes savants pour
où il n'est pas, à cause de son union avec le croire. Mais, tu le comprends, c'est une

l'àme estimerons-nous que cette même àme


; question bien profonde elle demande que
;

qui communique aux yeux tant de puissance, pour la résoudre, on puriiie suffisamment
soit assez indolente et assez inerte pour ne pas l'œil de l'esprit. Examine plutôt en ce moment
connaître les impressions corporelles quand comment tu pourrais démontrer que l'àme est
elle n'est pas où elles se produisent? longue ou large, ou bien qu'elle a quelque
60. Ev. Cette conclusion me frappe singuliè- autre dimension semblable car, tu le sens,
:

rement, elle me frappe jusqu'à me mettre la raison que tu prétendais tirer du toucher
hors de moi, sans que je sache ni ce que j'ai à n'atteint pas la vérité elle ne saurait nous
;

ré[)ondre, ni même où je suis. Que dire ? Que convaincre que l'àme est, comme le sang, ré-
la sensation n'est pas l'impression corporelle pandue dans tout le corps. Si, néanmoins, tu
qui par elle-même se révèle à l'àme ? Mais que n'as plus d'argument à présenter, examinons
sera-t-elle si elle n'est cela ? Que nos yeux ne ce qui nous reste.
sont pas affectés quand nous voyons? Ce serait
absurde. Qu'ils sont aflectés par la partie du CHAPITRE XXXI.
corps où ils sont? Mais ils ne se voient pas et
ils sont seuls dans leur orbite. Que l'àme n'est SI UN VER CONTINUE A SE MOUVOIR APRÈS AVOIR
pas plus puissante que les yeux auxquels elle ÉTÉ COUPÉ, EST-CE UXE PREUVE QUE l'aME SOIT
communique toute leur force ? Ce serait le ÉTENDUE PAR TOUT LE CORPS?
comble de la folie. Dirai-je encore qu'il y a
plus de puissance à ressentir les impressions 62. Ev, Peut-être n'en aurais-je plus, si je
du lieu où l'on est que les impressions du lieu ne me rappelais combien étant enfants, nous
ou
où l'on
10 n'est pas? Mais si c'était vrai, la vue ne nous plaisions à voir remuer les queues de
lézards, après les avoir coupées et retranchées

JE
porterait pas sur les autres sens.
g. N'est-il pas vrai encore que les yeux, en du reste du corps. Comment me persuader
rant d'un coup, d'une blessure, d'un dé- que ce mouvement puisse se produire si l'âme
^^^^ rangement
rnncrp d'humeurs sont affectés par ce qui n'y est point? Je ne comprends pas davantage
est où ils sont que l'àme
le sait que cette im- que l'àme ne soit pas étendue quand on peut

; ;

pression est moins une impression de la vue ainsi la diviser avec le corps. Aug. C'est
que du toucher; que l'œil pourrait même la présence de l'âme qui maintient l'air et le
l'endurer dans un cadavre, quand l'âme ne feu dans le corps formé de terre et d'eau, pour
serait point là pour la connaître mais que ce ; produire ainsi l'union des quatre éléments. Je
319 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

pourrais donc répondre que l'air et le feu, en été percée et semblera succomber sous la dent
se dégageant et en montant après le départ de d'un vermisseau.
l'âme, iin[)riment à ces petits corps un mou- Je leur avais donc commandé de poursuivre
vement d'autant plus rapide que la plaie, par leurs études comme ils les avaient commen-
laquelle ils s'échaiipent, est plus récente. Ce cées ;
je leur disais que de cette manière ils

mouvement se ralentit peu à peu, à mesure pourraient plus facilement un jour, s'il était

que diminue le principe de vie; il cesse lors- opportun examiner et étudier ces sortes de
,

que ce principe s'est évaporé tout entier. Mais pliénomcnes. Mais si je voulais répéter tout ce
cette réponse m'est interdite parce que j'ai vu que nous dîmes Alype et moi lorsque ces , ,

de mes propres yeux, plus tard qu'on ne sau- jeunes gens se furent retirés , les souvenirs et
rait prestiue le croire, mais non plus tard que les conjectures les questions de chacun de
,

j'y étais obligé. nous il nous faudrait parler beaucoup plus


;

Nous étions dernièrement dans une cam- longuement encore que nous ne l'avons fait, à
pagne de la Ligurie, et ces jeunes gens qui travers tant de circuits et de détours. Je ne te
étaient alors avec nous pour poursuivre leurs laisserai pas néanmoins ignorer mon senti-
études remarquèrent, étant couchés par terre, ment.
un petit animal qui se traînait, c'était un long Si je ne connaissais sur le corps , sur la for-
ver muni d'un grand nombre de pieds. Ce ver me qui l'anime , sur le lieu, sur le temps, sur
est connu; jamais néanmoins jo n'y avais ob- le mouvement beaucoup de choses , certaines
servé ce que je vais dire. L'uu de ces jeunes et profondes que l'on examine avec tant de soin
gens, retournant le stylet que par liasard il à propos de la question dont nous sommes oc-
avait alors à la main, frappa l'animal au mi- cupés j'inclinerais à donner la palme à ceux
;

lieu du corps. Les deux parties rompues cou- qui soutiennent la matérialité de l'àme. Aussi
rurent dans des directions contraires ; le? pieds je t'en conjure de plus en plus et de toutes
se mouvaient aussi vite et aussi fort que s'il y mes forces ne te jette pas témérairement sur
,

avait eu des animaux distincts. Tout étonnés lesouvrages ni au milieu des entretiens de ces
de cette espèce de prodige, et désireux d'en hommes bavards, qui n'ajoutent guère foi
savoir la cause, les jeunes gens nous apportè- qu'aux sens entre auparavant et atlermis-toi
;

rent avec vivacité ces deux bouts vivants : dans la voie qui conduit jusqu'à Dieu même;
Alype et moi nous étions assis à la môme l'étude et le travail pourraient plus facilement
place. Assez étonnés à notre tour, nous regar- que l'inertie et la nonchalance t'éloigner de ,

dions ces mêmes bouts courir en tout sens sur ce sanctuaire mystérieux, où l'àme goûte un
la table; l'un d'eux frappé encore d'un coup plein repos, et dont vWe est bannie pendant
de stylet se tordait douloureusement à l'en- qu'elle habile ce monde.
droit de la blessure; mais l'autre ne sentait 64. Voici maintenant, pour combattre la forte
rien et poursuivait ailleurs sa course. Nous impression que je te vois éprouver, non ce que
voulûmes sav^oir enfin (juelle était la force de je trouve de plus décisif et de plus puissant,
ce ver, et après en avoir de nouveau rompu les mais ce (|ue je préfère ,
parmi beaucoup d'au-
parties en un grand nombre de parties nou- tresraisons, comme plus court etmieux appro-
velles, nous les vîmes toutes se mouvoir éga- prié à ton esprit. — Eo. Dis le ,
je t'en prie ,

lement; et si nous ne les avions rompues aussi vite que Premièrement,


possible. — Aug.
nous-mêmes^ si nous n'avions vu encore les si ces phénomènes se produisent dans quel-

blessures toutes fraîches, nous aurions cru ques corps vivants lorsqu'on les coupe, nous
que c'étaient autant de vers nés chacun ne devons pas nous troubler pour ce seul motif
séparément et possédant chacun une vie ni croire fausses tant que d'observations
propre. viens de voir que le jour. 11
[)lus claires
gens me regardaient attenti-
63. Ces jeunes se faire effectivement que nous ignorion"
vement mais je crains de te répéter ce que je
; cause de ce qui nous étonne, soit parce qu'elle
leur dis alors car nous avons fait déjà tant de
; est cachée à la nature humaine , soit parce
chemin nous avons si longuement soutenu
, qu'elle est connue d'un homme que nous ne
notre idée dans cet entretien que si je ne te saurions interroger soit enfin parce que nous ,

donne une autre réponse en harmonie avec la avons un genre d'esprit qui ne lui permet point
cause que je plaide cette cause paraîtra avoir
, de nous satisfaire. Faut-il donc sacrifier pour
, — ,

DE LA GRANDEUR DE L'AME. 313

cela etnous laisser ravir ce que nous connais- vaut tu n'en avais l'idée? Ev. Je ne le pour-—
sons en sens contraire avec tant de cerlitude rais. —Aug. Et si, avant de prononcer un nom
ce dont nous proclamons l'exacte vérité? Si tu te tiens un moment en silence occupé d'y
l'objection ne détruit aucune des réponses que penser, le son de ce nom ne demeure-t-il
tu as faites à mes questions, et dont tu as re- point dans ton esprit avant quêta voix le porte
connu pourquoi crain-
l'indubitable justesse ;
aux oreilles d'autiui? —
Ev. C'est évident. —
drions-nous comme des enfants ce misérable Aug. Et le soleil ayant un si grand volume
vermisseau, dont nous ne saurions expliquer la l'idée que tu en as avant d'en parler, pourrait-
vie, quand on Tamis en pièces? elle paraître longue, large ou de toute autre
Tu as, je suppose la ferme assurance que
, dimension ? —
Ev. Pas du tout.
tel homme est un homme de bien ; tu le ren- 66. Aug. Ainsi donc, au moment où le mot de
contres attablé avec des larrons que tu pour- soleil s'échappe de tes lèvres, au moment où

suis , et il meurt avant que tu aies pu le ques- l'entendant moi-même, je songe à ce soleil
tionner : lors même
que tu ignorerais éternel- dont tu as eu l'idée avant d'en parler et en
lement pourquoi au milieu des
il se trouvait même temps que tu en parlais, et auquel nous
brigands et à table avec eux tu préférerais , pensons peut-être l'un et l'autre maintenant ;

supposer n'importe quel motif, plutôt que de le ne dirait-on pas que ce nom a reçu de toi le
croire coupable et associé à ces scélérats. Et sens qu'il devait me transmettre? Ev. On le
quand les raisons nombreuses qui viennent dirait ? —
Aug. Le nom renferme ainsi et un
d'être développées et dont tu as senti la force sens et un son le son est pour les oreilles,
;

persuasive, ont démontré clairement que l'àme le sens pour l'esprit Ne te semble-t-il donc
:

n'occupe pas d'espace, et qu'en conséquence pas que le nom est comme un être vivant dont
elle n'a point l'espèce de grandeur que nous le son est le corps, et dont le sens est comme
voyons dans les corps ; tu n'imagines aucun l'àme? — Ev. ne trouve rien de plus res-
Je-

moyen d'expliquer comment un animal en semblant. — Aug. Maintenant, ne pourrait-on


k particulier, est mis en pièces, vit
lorsqu'il pas diviser le son comme les lettres, quoique
dans toutes ses parties, et tu vas supposer que l'on ne puisse en diviser l'âme ou le sens :

l'âme a pu être divisée avec le corps? Si nous car le sens n'est autre chose que cette idée de
ne pouvons découvrir la cause de ce phéno- notre esprit, qui ne te paraît ni large, ni longue,
mène ne faut-il pas mieux continuer à cher-
, ainsi que tu viens de le dire ? Ev. Je le crois —
cher la véritable que d'en admettre une fausse? parfaitement. —
Aug. Mais en se divisant avec
les lettres, le son te p; raît-il conserver le même
CHAPITRE XXXll. sens? — Ev. Comment chaque lettre pourrait-
elle signifier ce que signifie le nom formé par
COMPARAISON INGÉNIEUSE COMMENT LA VIE PEL'T :
elles toutes? — Aug. Et quand, après avoir
. CONTINUER A SE MANIFESTER DANS LES PARTIES perdu sa signification, le son est comme dé-
DIVERSES d'un ANIMAL MIS EN PIÈCES. — SECOND membré avec ne dirais-tu pas que
tes lettres ;

SENS DONNÉ A LA GRANDEUR DE l'aME. l'âme s'esl échappée d'un cadavre mis en pièces
et que le nom est mort en quelque sorte ? —
65. Autre question : crois-tu que dans nos Ev. Je le crois si volontiers que rien dans
paroles il y ait une différence entre le son et ce notre conférence ne m'a plu davantage.
qu'il signifie? — Ev. Je ne le crois pas. — Au(/. 67. Aug. Cette comparaison semble te faire
Dis-moi donc d'où vient son quand tu par-
le entendre suffisamment comment l'âme peut
les ? — Ev. De moi , sans doute. An(/. De — n'être pas divisée, quand le corps vient de
toi vient donc aussi le soleil, quand tu eu pro- l'être ; vois comment peuvent
maintenant
*-n(i|^es le nom ? —
Ev. Tu m'as interrogé sur vivre ces parties d'un corps démembré quoi-
le son et pas sur la chose. Aug. Le son dif- — que l'âme ne le soit pas. Tu l'as admis et, je
fère donc de ce qu'il signifie tu avais dit pour- : crois, avec raison : lorsqu'on prononce quel-
tant qu'il n'en différait pas. Ev. Eh bien, — que nom, le sens qui est comme l'âme, ne
j'accorde maintenant queleson est autre chose saurait être divisé, quoique le son, qui est
que ce qu'il signifie. —
Aug. Mais avec l'intel- comme le corps, puisse être partagé. Le mot
ligence que tu as de notre langue pourrais-tu de quand on en divise le son, ne con-
soleil,
dans le discours nommer le soleil si aupara< , serve aucun sens dans aucune de ses parties :

314 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

aussi quand un nom est en quelque sorte dé- de cette comparaison qui paraît te plaire, et
chiqueté, et que les lettres ont perdu toute si- n'attends point les considérations plus appro-
gmfication , nous considérons ces lettres fondies que l'on peut faire sur ce sujet et qui
connne membres inanimés d'un corps sans
les peuvent satisfaire l'esprit, non par des simili-
vie. Mais si nous trouvons un mot dont chaque tudes qui trompent souvent, mais par la vue
partie ait un sens même après la séparation, de la réalité même. D'un côté il faut mettre fin
tu devras avouer que celte espèce de démem- à cette longue conférence, et pour voir et dis-
brement n'a pas entièrement produit la mort; tinguer ces vérités il faut, d'autre part, culti-
chaque partie considérée individuellement, ver et orner ton esprit de beaucoup d'autres
signifiant quelque chose, semblera respirer connaissances qui te manquent encore. Ainsi
encore. Ev. Je l'avouerai de tout cœur Mais : tu pourras comprendre clairement s'il est vrai,
quel est ce nom ? —
Aug. Le voici si près : comme l'affirment quelques hommes très-sa-
encore du soleil dont nous venons de parler, vants, qu'absolument indivisible par elle-même
je pense au mot Lucifer (porte -Kimière). l'âme soit divisible par le corps.
Divise-le entre la seconde et la troisième syl- 69. Ecoute maintenant, si tu veux, ou plutôt
labe ; première partie luci (lumière) a en-
la reconnais avec moi quelle est la grandeur de
core un sens, la moitié de ce corps est vivante. l'âme, cette grandeur qui ne consiste ni dans
L'autre moitié l'est aussi. On te la fait entendre le temps ni dans le lieu, mais dans la force et
lorsqu'on te commande de porter [ferré] quel- la puissance : car, s'il t'en souvient, c'est ainsi
que chose; quand on te dit: Porte (/er) ce que dès le début nous avons établi et divisé

cahier, pourrais-tu obéir si ce mot fer ne cette question.


signifiait rien ? En l'ajoutant à Luci on a Luci- Tu penses que le nombre des âmes se ratta-
fer, le nom
d'une étoile; en le retranchant il che également à cette question mais je ne '
;

a encore un sens, il semble conserver la vie. sais que te répondre sur ce sujet. J'aurais plus
68. Le temps et le lieu sont les deux choses vite fait de dire On ne doit pas absolument
:

que remplissent, ou plutôt qui remplissent s'en occuper ou au moins, tu ne dois pas l'agiter
tout ce qui tombe sous nos sens au lieu appar- ; encore, que de prouver qu'à la quantité ne se
tient ce que nous voyons, au temps ce que nous rapporte ni la multitude ni le nombre, ou que
entendons. En effet, comme Tinsecte occupe je puis à présent dégager de ses difficultés une
tout entier plus d'espace que n'en occupe l'une question si embarrassée. Dirai-je en effet qu'il

de ses parties; ainsi nous mettons plus de n'y a qu'une seule âme? Tu ne comprendras
temps à prononcer Lucifer qu'à prononcer point comment est malheureuse dans
elle

Luci. De là une conséquence Le sens de Luci : celui-ci, heureuse dans celui-là car la même :

rend ce mot encore vivant, quoiqu'on mette chose ne saurait être à la fois heureuse et mal-
moins de temps à le prononcer qu'on n'en heureuse. Dirai-je qu'il y a une âme et plu-
mettait à prononcer Lwa/er dont il est séparé, sieurs âmes ? Tu te riras de moi et je ne vois pas
et le sens de ce dernier terme n'est pas divisé trop comment je pourrai t'empêcher de le
comme est divisé le son, car il n'était pas sou- faire. Dirai-je seulement qu'il y en a plusieurs ?
mis au temps comme lui ainsi quoique : C'est moi qui me rirai de moi alors, et je
chaque partie encore vivante de l'insecte mis pourrai moins supporter mon propre mépris
en pièces, occupe moins d'espace que n'en oc- que le tien. Ecoute donc ce que tu peux fort
cupait le corps entier, il faut se garder de bien entendre de moi, sans te charger ni me
croire que l'âme soit également découpée et charger d'un fardeau qui pourrait nous acca-
qu'elle soit moindre dans un moindre espace, bler l'un ou l'autre, ou bien nous accabler tous
après avoir animé sur un espace plus étendu, les deux. — Ev. J'y expose-moi donc
consens :

le corps entier de l'insecte. Car ce n'est pas ce que tu crois convenable de traiter avec moi,
elle, mais le corps vivifié par elle , qui occu- quelle est la puissance de l'âme,
pait cet espace ; comme le sens même du mot
'
En rattachant à la Grandeur de lame la question du nombre de»
n'est pas soumis au temps, quoiqu'il en anime âmes, Evodius se fondait sur ce que le substantif latin guantitas,
et en complète, en quelque sorte, toutes les et l'adjectif correspondant quantus , s'entendent du nombre comme'
de la grandeur proprement dite.
lettres avec leur temps et leur quantité res-
pective.
Pour le moment, je t'en prie, contente-toi
DE LA GRANDEUR DE L'ÂME. .113

sur les mouvements des animaux proprcfiienl


dits : car il n'y a point, sous ce ra[»pori, de
CHAPITRE XXXin.
ressemblance entre nous et ces végétaux qui
/ tiennent à la terre par leurs racines.
\1BS SEPT DEGRÉS DE LA PUISSANCE DE L'AME.
L'àme s'ap|)li(jue au touciu r, et par lui elle
70. Ah ! si nous pouvions l'un et l'autre in- sent et discerne ce qui est chaud, froid, âpre,
terroger sur ce sujet un homme qui fut à la poli, dur, doux, léger, pesant. Elle connaît

fois instruit, éloquent, vraiment sage, parfait ensuite au goût, à l'odorat, à l'ouïe, et à la
enfin ! Comme il nous montrerait par la pa- vue, d'innombrables variétés dans la saveur,
role et le raisonnement ce que peut l'âme sur l'odeur, le son et la forme. De plus, elle s'ap-

le corps, ce qu'elle peut sur elle-même, ce proprie et recherche en tout cela ce qui con-
qu'elle peut auprès de Dieu, dont elle ap- vient à la nature de son corps elle fuit et re- ;

proche quand elle est pure et où elle trouve jette De temps en


ce qui lui est contraire.
son bonheur suprême et absolu Quoique 1 temps de ces sens, elle prend
elle s'éloigne

pour cela j'aie besoin moi-même d'un autre comme des vacances pour en réparer le mou-
qui me manque, j'ose ne te pas manquer; vement, retourne en foule et en tous sens les
mais en expliquant avec mon ignorance ce images qu'elle a recueillies par leur intermé-
que peut l'àme, j'aurai pour récompense de diaire : qu'on appelle le sommeil
c'est tout ce

connaître sans danger ce que je puis moi- et les songes. Souvent aussi elle se récrée pSr
même. Renonce d'abord, néanmoins, à l'at- des mouvements faciles en se livrant à la joie
tente immense, et comme mfinie, de m'enteu- et aux distractions, et sans travail elle remet
dre parler de toutes les âmes ;
je ne parlerai l'ordre et l'harmonie dans les organes. Elle
que de l'âme humaine : seule, elle doit être fait tout ce qu'elle peut pour l'union des deuv

l'objet de notre sollicitude, quand nous en sexes, et son amour cherche l'unité dans une
avons pour nous-mêmes. double nature. Elle travaille non-seulement à
Cette âme donc, et chacun peut le remarquer produire, mais encore à nourrir, à protéger, à
facilement, commence par animer de sa pré- élever. La coutume l'attache aux objets exté-
sence ce corps terrestre et mortel elle y met ; rieurs au milieu desquels et par lesquels elle
l'unité et la maintient, elle l'empêche de se fait vivre le corps; elle s'en sépare avec autant
désunir et de tomber en ruines; c'est elle qui, de peine que si c'étaient ses membres; cette
en rendant à chacun ce qui lui est dû, fait dis- force de la coutume ne se détruit ni par l'éloi-
tribuer également la nourriture aux membres; gnement des objets, ni par le laps du temps et
c'est elle qui conserve l'harmonie et la me- on l'appelle mémoire. Mais qui peut nier que
sure, non-seulement dans la beauté, mais en- tout cela se fasse également par l'àme des
core dans la croissance et la communication bêtes?
de la vie. On peut remarquer néanmoins que 72. Elève-toidonc à un troisième degré et
l'homme en cela distingué des végé-
n'est pas considère celte mémoire où se jouent tant
taux; nous voyons en effet et nous disons que d'idées que n'y a pas gravées la coutume, mais
ceux-ci vivent, qu'ils sont conservés chacun que lui ont confiées et qu'y maintiennent l'ob'-
dans son espèce, qu'ils se nourrissent, crois- servatiou et les remarques tous ces arts qui:

sent et se reproduisent. dirigent la main de l'ouvrier, cette culture


71.Monte donc un second degré et constate des champs, ces constructions de villes, ces
ce que peut l'âme sur les sens, où la vie. se édifices variés, ces merveilleux monuments :

manifeste avec plus d'évidence et avec plus l'invention de tant de signesqui distinguent les
d'éclat. Car il ne faut pas tenir compte de cette lettres, les paroles, le geste, les sons de toute eS'
impiété vraiment grossière et plus brute que pèce,la peinture, la sculpture : tant de langues
les végétaux, mêmes qu'elle entreprend de différentes, tant d'institutions, tant de choses
protéger. Ne croit-elle |)as que la vigne souffre nouvelles tant de choses rétablies
, un si ;

quand on cueille le raisiu, que.les végétaux sen- grand nombre de livres et de monuments de
tent le tranchant qui les ouvre , qu'ils voient, tout genre pour transmettre les souvenirs;
qu'ilsentendent? On parleailleursdMcette erreur une préoccupation si grande de la postérité;
sacrilège. Revenons à notre desseia; remarque ces hiérarchies de fonctions, de pouvoirs,
/ qufiUe:e§t,)ak ppiss^ped^ l'àiw/e.çHr les,£ens et. d'hooneurs et de dignités, soit dans les fa*
,

316 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

milles, soit dans l'Etat pour la guerre et pour plus l'âme sent dans les progrès qu'elle fait,
la paix, soit dans les cérémonies profanes et combien il y a de différence entre être pur ou
sacrées; la puissance du raisonnement et de être souillé; plus elle redoute qu'en quittant
la réflexion, ces fleuves
d'éloquence, ces va- ce corps elle ne trouve Dieu plus sévère contre
riétés de poètncs, ces mille représentations ses fautes qu'elle ne l'est elle-même. Mais rien
destinées au jeu et à l'amusement, cette habi- n'est plus difficileque d'avoir horreur de la
leté dans la musique, cette exactitude dans les mort et de renoncer aux plaisirs du monde
mesures, ces règles dans les calculs, ces pres- autant que le demandent les dangers qu'on y
sentiments pour le passé et pour Tavenir tirés court. L'âme toutefois est si grande, qu'elle le
des choses présentes. Voilà de grandes distinc- f>eut, mais avec le secours du Dieu véritable
tions : elles caractérisent tout à fait l'homme. et souverain, de cette justice qui soutient et
Mais ces traits sont encore communs aux sa- dirige cet univers, qui a donné l'existence à
vants et aux ignorants, aux gens de bien et tout, et une telle existence que ce tout ne sau-
aux méchants. rait être meilleur. C'est donc à cette justice
73. Lève donc les yeux et t'élance sur ce qu'elle se confie avec piété et sécurité, pour
quatrième degré. Ici commence la vertu, et obtenir d'être aidée et comme achevée, dans
tout ce qui est vramient digne de louanges. l'œuvre si difficile de sa sanctification.
Là, en effet, Tâme ose se préférer, non-seule- 74. L'àme, après ce travail, c'est-à-dire après
ment à son corps, quelque pailie qu'il fasse s'èlre délivrée et purifiée de toute tache et de
de l'univers, mais aussi à tous les corps elle ; toute souillure, se lient avec bonheur en elle-i
ne regarde pas les biens du monde comme ses même, sans plus craindre pour soi ni se tour-'
propres biens, et quand elle les compare à sa menter à son propre sujet. C'est doùc ici le
puissance et à sa beauté, loin de les confondre cinquième degré. Autre chose, en effet,
elle les méprise. Plus elle se plaît à cela, plus est d'arriver à lapureté, autre chose de s'y |

elle se détache de ce qui la souille, se purifie maintenir; autre chose encore est d'agir pour
et s'embellit. Elle commence aussi à s'armer se relever de ses fautes, et autre chose d'agir
contre tous les obstacles qui font eflort pour pour ne pas souffrir que l'on y retombe. L'àme
renoncer ù son dessein et à son senti-
la faire ici comprend de toute manière combien elle
ment; estime singuhèrement la grande
elle est grande; animée alors d'une immense et in-
comnmnauté humaine et ne veut pas pour croyable confiance, elle court vers Dieu, c'est-
autrui ce dont elle ne voudrait pas pour elle- à-dire vers la contemplation de la vérité même,
même; elle suit la direction de l'autorité et vers cette grande, sublime et mystérieuse ré-
les conseils des sages, où elle croit entendre compense pour laquelle elle a tant travaillé.
la voix de Dieu même. 75. Mais cet élan, ce désir de comprendre ce
Il est vrai le travail ge fait sentir dans celte qui est vraiment et absolument, c'est le regard f^
magnifique occupation de l'àme; il faut lutter suprême de l'àme; elle n'en a pas de plus par-
fortement et courageusen»ent contre les ad- lait, de meilleur, de plus droit. C'est donc ici

versités et les séductions du siècle. Car, en se le sixième degré. Car autre chose est de puri-
purifiant ainsi, l'àme craint la mort, souvent fier fœil de l'âme, de ne l'ouvrir ni en vain ni

assez peu et souvent beaucoup. Assez peu avec légèreté, de ne l'arrêter sur rien de mau-
quand, incapable encore de voir la vérité vais; autre chose d'en conserver et d'en affer-
comme la voient les âmes bien pures, elle mir la santé;, autre chose enfin de porter, sur
croit fermement que tout est gouverné par la ce qu'il faut contempler, ce regard devenu
haute providence et la justice de Dieu, et que juste et serein. Ceux qui veulent s'occuper de
la mort ne frappe personne injustement lors cette contemplation avant de s'être purifiés et

même qu'elle serait infligée par une main guéris sont tellement blessés par la divine lu-
coupable. On craint beaucoup la mort lors- mière que, loin d'y voir rien de bon, ils croient
qu'on croit d'autant plus faiblement à cette y voir beaucoup de mal, lui refusent même le
Providence divine, qu'on la cherche avec plus nom de vérité, et, poussés par la passion, en-
de soucis lorsqu'on la distingue d'autant
; traînés misérablement par un plaisir corrup-
moins que la tranquillité d'esprit, indispen- teur, ils se replongent, en maudissant le re-

sable à l'examen des questions obscures, est mède, dans les ténèbres compatibles avec leur
plus troublée par cette crainte même. Ensuite, état maladif. Aussi le prophète dit avec beau-
I

DE LA GRANDEUR DE L'AME. 317

coup de justesse, sous le souffle divin de l'ins- aliment lorsqu'on est encore aux bras* de sa
piration : « Créez en moi un cœur pur, ô mon mère, c'est chose fort utile quand on a grandi, ;

« Dieu renouvelez au fond de mon àme


, et ce serait humiliant, il faudrait plaindre celui
« res[)rit de droilure'. » L'esprit de droiture, qui le repousserait quand il en a besoin; re-

me semble-t-il, est celui qui rtnd l'àme inca- garder comme coupable et comme impie celui
pable de dévier et de s'égarer dins la recherche qui en viendrait à le mépriser et à l'avoir en
de la vérité; et il ne s'y rétablit pas que le horreur. Mais quelle charité et quelle gloire
cœur ne soit purifié, c'est-à-dire avant qu'on dans celui qui le prépare et le sert convena-
n'aitmis un frein à la pensée elle-même, avant blement !

qu'elle ne se soit élevée au-dessus de toutes Nous verrons aussi de tels changements, des
les passions et de toutes les souillures que pio- transformations si heureuses dans cette nature
duisent les clioses périssables. corporelle quand elle est soumise aux lois di-
70. Mais c'est dans la vue et la ci'n'emf-la- vines, que la résurrection elle-même admise
lion de la vérité que consiste le septième et difficilement par les uns, traitée de fable par
dernier degré de la puissance de l'àme; ou les autres, nous paraîtra au moins aussi cer-
plutôt ce n'est pas un degré, c'est une demeure taineque nous sommes sûrs du lever du soleil
oij conduisent ces degrés. Comment exprimer après son coucher. Quant à ceux qui se rient
quelle est alors la joie de l'àme, combien elle de l'incarnation jusqu'à laquelle s'est abaissé,
goûte le bien suprême et véritable, quel reflet pour être le modèle et les prémices de notre
tombe sur de sérénité et d'éternité? De
elle salut, le Fils tout-puissant, éternel et immuable
grandes et incomparables âmes ont parlé de ce de Dieu; qui tournent en dérision sa naissance
bonheur autant qu'elles l'ont jugé convenable, d'un sein virginal et les autres miracles de
et nous croyons qu'elles en étaient, qu'elles en sa vie, nous les mépriserons comme on mé-
sont encore témoins. Ce que maintenant j'ose prise ces enfants qui, après avoir vu un peintre
4 te dire, c'est qu'en poursuivant avec constance copier des tableaux, s'imaginent qu'on ne sau-
la course que Dieu nous commande et que d'un homme sans en avoir
rait faire le portrait
nous avons entreprise, nous parviendrons par sous les yeux un autre portrait. Mais quelles
la vertu et la sagesse de Dieu à la cause souve- délices dans cette contemplation de la vérité,
raine,au souverain auteur, au principe sou- sous quelque aspect qu'on puisse l'envisager I

verain de toutes choses, à cet Etre incom- quelle pureté I quelle clarté! quelle indubi-
parable auquel il est possible peut-être de tuble certitude Quoi qu'on ait cru savoir, on
!

donner un nom plus convenable. estimera n'avoir jamais rien su en comparai-


Or, en le voyant nous verrons réellement son de cette vérité ; et pour donner à l'àme une
combien sous le soleil tout est vanité des vani- facilité plus grande d'y adhérer plus ample-
teux*. La vanité est-elle, en effet, autre chose ment et plusentièrement, au lieu de craindre
I
que la tromperie, et les vaniteux sont-ils autre comme auparavant la mort, c'est-à-dire la sé-
chose que des trompés ou des trompeurs, ou paration complète d'avec le corps, on la désire
bien des trompés et des trompeurs tout à la comme une faveur suprême.
fois ? On peut néanmoins remarquer aujour-
d'hui combien difTère ce qui est ainsi sous le
I (
CHAPITRE XXXIV.
qui existe véi"itablement; comment
soleil et ce
Dieu a créé aussi les êtres de ce monde; ils ne LA NATURE DIVINE EST SEULE PRÉFÉRABLE A L4
sont rien en comparaison des biens éternels, NATURE DE l'AME. AUSSI l'hOMME NE DOIT
quoique considérés en eux-mêmes ils soient ADORER QUE DIEU.
beaux et admirables. Nous connaîtrons alors
combien est véritable ce qu'il
nous est com- 77. Tu viens d'entendre quelle est la force
mandé de combien nous étions heureux
croire, et la puissance de l'âme, et pour tout dire en
et favorisés d'être nourris au sein de l'Eglise un mot : de même que cette àme de l'homme
notre mère, combien nous était salutaire ce n'est pas égale à Dieu,
il faut l'avouer; ainsi

lait mystérieux que l'apôtre Paul a déclaré doit-on présumer que rien de ce qu'il a créé
nous avoir donné pour breuvage ^ Prendre cet ne se rapproche davantage de lui. Aussi nous

* — ' Eccli. 1-2. Rétr. — enseigne-t-on divinement et magnifiquement


Ps. L, 12, liv. i, ch. vu, n. 3. 1 Cor.
m, 2. dans l'Eglise catholique que a l'àme ne doit
, ,

318 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

adorer aucune créature , » (j'emploie plus quant aux autres âmes raisonnables et déjà
, car elles ont
volontiers ces paroles été em- bienheureuses, il faut seulement les aimer,
ployées quand on m'a insinué cette doctrine) les imiter et avoir pour elles la déférence qui

mais uniquement le Créateur même de toutes convient à leur mérite et à leur rang. 11 est
cboses , de qui en qui elles sont
par qui et dit en effet « Tu adoreras le Seigneur ton
:
,

toutes, c'est-à-dire le principe immuable, l'im- « Dieu et tu ne serviras que lui \ » Si nos pa-

muable sagesse, l'immuable amour, le Dieu rents sont dans l'erreur ou dans la peine ,

unique, véritable et parfait, qui n'a jamais sachons qu'il faut leur porter secours autant
été sans exister, qui existera toujours, qui ja- qu'on le peut et qu'il est commandé mais ;

mais n'a ne sera jamais autrement rien


été et : nous devons comprendre en faisant ainsi le
n'est plus cacbé ni plus présent que lui on ; bien, que nous sommes les instruments de
découvre difficilement où il est, plus difficile- Dieu. Ne nous laissons pas séduire non plus
ment où 11 n'est lias tous ne peuvent être
;
par l'amour de la vaine gloire et ne nous at-
avec lui et nul ne peut être sans lui. Que dire tribuons rien en propre, ce qui suffirait pour
encore de plus incroyable? C'est ce que notre nous précipiter de bien haut et nous plonger
bumanité peut affirmer plus légitimement et dans l'abime. Ne haïssons pas les hommes
plus convenablement de lui. tyrannisés par les vices, mais les vices mêmes ;

C'est donc ce grand Dieu que seull'âmedoit non pas les pécheurs, mais leurs péchés. Car
adorer sans distinction et sans confusion. En nous devons désirer qu'on prête à tous une
effet tout ce que l'àme adore comme étant Dieu main secourable, même à ceux qui nous ont
elle doit nécessairement le considérer comme blessés, à ceux qui veulent nous nuire par eux-

étant supérieur à elle-même. Or ni la terre, ni mêmes ou par d'autres.


les mers, ni les astres, ni le soleil, ni la lune, ni Telle est la religion vraie, parfaite, unique,

rien de ce que nous pouvons toucber, ou voir au moyen de laquelle doit se réconcilier avec
de nos yeux, ni même le ciel où ne peuvent s'é- Dieu l'âme qui possède la grandeur dont nous
lever nos regards ne doivent être estimés au- nous occupons et par laquelle elle se rend
,

dessus de la nature de l'âme. Quedis-je ? la rai- digne de la liberté ? Dieu en effet nous délivre
son démontre avec certitude que tout cela est de tout ce qui peut nous rendre esclaves rien ;

bien inférieur à une âme quelle qu'elle soit ;


n'est plus avantageux que de lui être soumis,

pourvu néanmoins que par amour de la vérité la parfaite et unique liberté consisle à lui

on la suive avec une inébranlable constance et plaire en le servant.


une fidélité à toute épreuve, quand elle mène à Mais je m'aperçois que j'ai presque franchi
travers des chemins inaccoutumés et par con- lesbornes que je m'étais fixées et que depuis
séquent ardus. longtemps j'ai dit beaucoup de choses sans te
78. Outre ces créatures qui tombent sous questionner. Je ne m'en repens pas néan-
nos sens, qui occupent un espace quelconque et moins car ces vérités sont répandues dans les
;

sur lesquelles l'emporte sans contredit l'âme nombreuses Ecritures de l'Eglise. Il semble
humaine, nous venons de le rappeler, s'il est avantageux de les avoir réunies comme nous
autre chose dans l'univers créé par Dieu l'avons fait ; on ne peut toutefois les com-
c'est au-dessous de l'âme ou égal à elle au- ;
prendre pleinement avant que parvenu au
dessous, comme l'âme de la bêle égal, comme ;
quatrième de ces sept degrés, courageux et
celle de l'ange. Mais il n'est rien au-dessus, et fidèle à la piété, occupé d'acquérir la santé et
s'il y avait quelque chose, ce serait l'œuvre du la force nécessaires pour les comprendre, on

péché non de la nature. Le péché cependant


, ne les examine toutes en détail avec toute l'at-
ne détériore pas l'âme jusqu'à la mettre au- tention et toute la pénétration possibles. Il
y
dessous ni même au niveau de l'âme de la a effectivement dans chacun de ces degrés
bête. une beauté distincte et particulière; et nous
Elle ne doit donc adorer que Dieu, parce ferionsmieux de les nommer des actes.
que seul il est son auteur. Quant aux hommes,
si sages et si parfaits qu'ils soient ou plutôt , Deut. Ti, 13. Matth. rr, 10>
DE LA GRANDEUR DE L'AME. 319

soit pour récompenser; carilaju^é qu'il


la

CHAPITRK XXXV. serait très-beau que tout ce qui est fût comme
il est, que la variété fît l'ordre dans la nature,

Al'TllES MANIÈRES DE DÉSIGNER LES SEPT DEGRÉS qu'il n'y eût rien de choquant pour qui consi-

DE LA PUISSANCE DE l'aME. dérerait l'ensemble, que Tes châtiments et les


récompenses, à cause de la justice qui les dé-
79. Il est question en effet de la puissance cerne, ajoutassent à la beauté générale et à
de 1 anie et il en même
se peut qu'elle fasse Tordre universel.
temps tout ce qui est compris dans tous ces Car l'âme a reçu de lui le libre arbitre, et
degrés, quoiqu'elle ne croie faire que ce qu'elle ceux dont les raisonnements frivoles travail-
fait avec difficulté ou avec amour dans ces ; lent à le nier, sont aveuglés au point de ne pas
deux cas effectivement elle est beaucoup pins comprendre que rien ne les force à publier
attentive. Si donc nous montons ces degrés, tant d'inepties et de blasphèmes. Le libre ar-
nous dirons pour nous faire comprendre, que ne permet point à l'âme de
bitre, toutefois,
le premier acte de rame est d'animer; le se- troubler aucunement par des entreprises cou-
cond, de sentir; l'industrie sera le troisième; pables l'ordre divin et la loi générale; car il

la vertu, le quatrième; le cinquième sera la vient du sage et invincible Seigneur de toute


tranquillité; le sixième nous introduira en créature.
Dieu; le septième sera la contemplation. Ou Mais peu d'hommes sont capables de com-
peut dire aussi que ces actes s'exercent dans le prendre ces vérités comme elles doivent être
. corps, par le corps et autour du cojps, pour comprises, et la vraie religion seule peut en
'
l'âme et dans l'àme, pour Dieu et en Dieu : rendre capable. Elle consiste effectivement eu
I
I dire aussi qu'ils sont beaux quand ils s'accom- ce que l'àme, après s'être séparée de Dieu par
plissent dans un autre, par un autre, autour le péché, se rattache à lui par la réconciliation.
d'un autre sujet; pour ou dans ce qui est C'est donc au troisième acte qu'elle s'empare
beau, pour ou dans la beauté même. de l'àme et commence à la conduire; au qua-
Si tu crois avoir besoin sur toulés ces déno- trième elle la purifie, la réforme au cinquième,
ninations, de quelques éclaircissements, tu les Vintroduit au sixième et la nourrit au sep-
"emanderas plus tard. Le motif pour lequel tième. Elle produit ces effets plus ou moins
1 ai voulu employer tous ces termes, c'est la rapidement selon l'amour et les mérites de
t-i'ainte que tu ne te troubles, en voyant les chaque âme; mais quelles que soient les dis-
mêmes idées exprimées et divisées ditïerem- positions de ces âmes. Dieu en agissant sur
ment par les uns et par les autres, et que pour elles fait tout avec une justice parfaite, une
cette raison tu ne condamnes ceux-ci ou ceux- parfaite sagesse et une beauté parfaite.'
là. Ne peut-on pas avec une parfaite justesse A quoi sert la consécration des tout petits
et beaucoup de pénétration assigner aux enfants? Celte question est fort obscure; on
mêmes choses des dénominations et des divi- doit croire cependant que ces consécrations ne
sions variant à l'infini? Chacun choisit dans sont point sans avantage. La raison les décou-
ce grand nombre, celles qu'il juge convena- vrira lorsqu'elle devra s'en occuper, ainsi que
bles à son dessein. de tant d'autres sujets; car depuis longtemps,
je l'avoue, je te propose plutôt des questions

CHAPITRE XXXVI. que ne t'en donne l'intelligence. Il te sera


je
très-utile de les examiner, pourvu que tu
MERVEILLEUSE HARMONIE ENTRE l'lNIVERS ET LA prennes la piété pour guide.
RELIGION VÉRITABLE. LES AUTRES QUESTIONS 81. Les choses étant ainsi, qui aurait droit
RELATIVES A l'aME SE TROUVENT RÉSOLUES. de se plaindre que l'âme ait été unie au corps
pour le conduire et le diriger; puisque c'était
80. En vertu donc de cette loi sacrée et inal- le meilleur moyen d'établir la liaison dans ce
térable par laquelle il gouverne tout ce qu'il a grand et magnifique ordre de l'univers? Qui
formé, Dieu souverain et véritable a soumis
le voudrait demander encore ce que l'âme de-
le corps à l'àme, l'àme à lui-même et par là vient dans ce corps fragile et mortel, puis-
tout à lui. Jamais non plus il ne l'abandonne qu'elle est justement condamnée à mort à
dans aucun de ses actes, soit pour la .punir, cause du péché et qu'elle peut dans ce même
320 DE LA GRANDEUR DE L'AME.

corps se perfectionner en vertu? Ce qu'elle de- prends un meilleur moment pour y revenir.
viendra en le quittant, puisque la peine de Car Celui qui est là-haut, notre Maître à tous,
mort doit subsister nécessairement, si le péché ne nous manquera pas si nous le ciierchons.
subsiste, et que Dieu lui-même, c'est-à-dire Ev. Je suis tellement impressionné de ce dis-
la vérité en personne, sera la récompense de cours que je me serais cru coupable de l'inter-
la piété et de la vertu? rompre. Mais s'il te convient de le finir ici si
;

donc, s'il te plaît, finissons ce long


Ainsi tu as cru pour le moment passer aussi vite

entretien et appliquons-nous avec tout le soin sur les trois dernières questions, je m'en rap-
et toute la religion possibles, à accomplir les porte à ton jugement, et désormais quand il
préceptes de Dieu on ne peut autrement
: s'agira d'examiner d'aussi importants sujets,
échapper à tant de maux. Si en quelques en- non-seulement je choisirai le temps qui con-
droits j'ai parlé pour toi d'une manière trop vient à tes occupations, niais aussi j'aurai soin
obscure, marque -les dans ta mémoire et de me disposer mieux moi-même.

TraduU par M. l'abbé ilORISOT.


,

TRAITÉ DU LIBRE ARBITRE.


CET OUVRAGE COMPREND TUOIS QUESTIONS DE HAUTE IMPORTANCE. PHI MIEREMENT , d'ou VIF.NT LE
MAL? SECONDEMENT, QUI A C.WÉÉ LE LIBRE ARBITRE, PRINCIPE DU MAL? TIIOISILME.MEN I , KTAIT-IL
CONVENABLE QUE DU U CRÉÂT LE LIBRE ARBITRE? CHACUNE DE CES QUESTIONS lOURNlT LA MATIÈRE
d'un LIVRE SPÉCIAL '.

LIVRE PREMIER.

L'auteur p'ise d'abord la questinn de \' Origine du Mal; puis il explique en quoi consiste la Malice d'un acte coupable : il montre
ensuite que les actes mauvais procèdent du Lihre Arbitre ou de la libre détcrniinalion de la volonté humaine ,
parce que la
raison n'est coulrainle par personne à se soumettre à la passion, qui domine dans tout acte mauvais.

puni injustement , il faut encore l'avouer


puistjue noiiscroyons aune Pro\idence Divine
CHAPITRE PREMIER.
gouvernant cet univers. Il est donc certain que
DIEU EST-IL l'auteur DE QUELQUE MAL ? Dieu ntst pas l'auteur du mal entendu dans le
premier sens mais qu'il l'est du mal entendu
,

Evade. Dis-moi , je te prie si Dieu n'est


1. ,
dans le second. — E. Puisque Dieu n'est pas
pas l'auteur du mal. —
Augustin. Je le le di- l'auteur de ce mal , il y en a donc un autre?
rai, dès que tu auras éclairci ta question. De — A. Sans doute , puisque le mal se fait , il

quel mal entends-tu parler? car nous prenons faut bien qu'il ait un auteur; mais si tu pré-
ordinairement ce mot dans deux sens. Dans le tends qu'on te dise son nom , tu veux l'impos-
premier nous disons cet hotnme a mal agi,
: sible ; car ce n'est pas une personne unique :

et dans le second cet homme a souflert de


: chaque méchant est l'auteur de ses méfaits. Si
grands maux. —
E. J'entends ici ce mot dans tu en doutes, rélléchis à ce que nous disions
l'un tt l'autre sens. — A. Eli bien! si tu crois tout à l'heure: c'est la justice de Dieu qui punit
ou comprends (|ue Dieu est bon, et le contraire les mauvaises actions. Or elles ne seraient pas
n'est pas permis, il ne peut mal agir; si nous punies avec justice, si elles n'étaient volon-
atimettons ensuite qu'il estju<te, et le nier taires *.

serait un blasphème, il s'ensuit (ju'il distribue 2.E. Je doute qu'un homme pèche, sans avoir
aux bons récompenses, et aux méchants ks
les été instruit à pécher. S'il en est ainsi, je vou-
Or les supplices sont des maux poiu"
sup[)lices. drais savoir qui est celui qui nous a appris à mal
ceux qui les soullVent. Mais personne n'est faire. — A. Crois-tu que l'instruction soit un
' Cet ouvrage est dirigé contre les Manichéens, comme saint Au- bien?— £". Qui oserait dire que l'inslructioii
gustin le répète plusieurs fois au livre des Hctracutions. (Lib.
IX). Il a été commencé en l'an de
I,

Jésus-Christ 388, et terminé


ch.
soit un mal? — A. El si elle n'était ni bonne, ni
ea 395. ' Voyez Réiract. liv. l, chap. ix, n. 3.

S. AuG. — Tome III. 21



322 DU LIBRE ARBITRE.

mauvaise? E. Pour moi je crois qu'elle est un ligcnce, il s'ensuit que quiconque s'instruit,

bien. — .4. Tuas parfaitement raison, c'est par fait bien ; car celui qui s'instruit, comprend, et

elleque lascience nous est donnée ou qu'elles'é- celui qui comprend , fait bien. Donc, chercher

veille en nous; et personne, sans instruction,


' l'auteur de notre instruction , c'est chercher
ne connaît quoi que ce soit. Es- tu d'un autre l'auteur par qui nous faisons le bien. N'essaie
sentiment? —
E. Je pense querinstriiclion ne donc plus de trouver je ne sais quel docteur
nous apprend que le bien. A. Vois donc si — mauvais. S'il est mauvais, il n'est pas docteur;
s'instruit pas du mal; car instruction et s'il est docteur il n'est pas mauvais.
on ne ,

vient d'instruire. — E. Mais si le mal ne s'ap-

prend pas, d'où vient que les hommes le font?


CHAPITRE II.
— A. Cela vient peut-être de ce qu'ils se dé-
tournent deTinslruction et qu'ils y deviennent AVANT DE RECUERCHER l'ORIGIXE DU MAL, IL
étrangers ; mais que telle soit la vraie raison, ou FAUT SAVOIR CE QUE NOUS DEVONS CROIRE
qu'il yenune autre, peu importe. Puisciue
ait SLR DIEU.
l'instruction estun bien, et quele motlui-mème
-i. E. Me voilà suffisamment forcé d'avouer
ne signifie pas autre chose que apprendre, il
demeure acquis manifestement que le mal ne que nous n'apprenons pas à faire le mal fais- ;

peut sapprendre. Car s'il s'apprenait, il serait moi donc connaître l'origine du mal. A. Tu —
contenu dans l'instruction et alors l'instruc- ,
soulèves une question qui m'a violemment
tion ne serait plus un bien mais elle est un ;
agité dès ma première jeunesse c'est elle {|ui, ;

bien, tu l'as admis toi-même. Le mal ne s'ap- de guerre lasse, m'a poussé vers les héré-
prend donc pas , et c'est en vain que tu cher- tiques et m'a précipité dans l'hérésie. Cette
ches un maître qui nous aurait appris à le chute me brisa, et je demeurai comme écrasé
commettre. Ou bien, si on nous l'apprend, sous le monceau de leurs fables et de leurs

c'est pour nous enseigner à l'éviter, et non pas vaines erreurs. Jamais je n'aurais pu me re-

à le faire; et il s'ensuit que faire le mal n'est lever, si le désir de trouver la vérité ne m'a-
rien autre chose que renoncer à l'instruction. vait obtenu le secours de Dieu ;
je ne pourrais
3. E. Maintenant deux je suis d'avis qu'il y a même plus resj)irer du côté de la première
sortes d'instructions; par l'une on nous ap- des libertés : celle de chercher. Comme ma
prend à faire le bien, par l'autre, à commettre délivrance s'estmanière la plus
opérée de la

le mal. Tout à l'heure lorsque tu m'as posé sérieuse, je parcourrai avec toi, dans l'examen
cette question l'instruction est-elle un bien ?
: de cette question, le chemin que j'ai moi-
j'étais préoccupé par l'amour même du bien, même suivi et qui m'a fait aboutir. Dieu inter-
je n'avais en vue que l'instruction qui nous viendra pour nous faire comprendre ce que
apprend à bien faire et c'est de celle-ci que , nous croyons, car nous avons ainsi la certitude
j'ai dit dans ma
réponse: elle est un bien. de suivre la marche prescrite dans ce texte du
Maintenant je m'aperçois qu'il y en a une au- Prophète « Si vous ne croyez d'abord, vous
:

tre j'affirme sans aucune espèce de doute que « ne comprendrez pas '. » Nous croyons donc
;

celle-là est un mal ; et je te demande qui en que tout ce qui est a Dieu pour auteur, et que
est l'auteur. — .4. Admets-tu au moms que cependant Dieu n'est pas l'auteur des péchés*.

l'intelligence soit un bien sans mélange? — Mais voici ce qui trouble notre esprit si les :

E. Pour cela ,
je l'admets pleinement je ne ; âmes que Dieu a faites sont les auteurs des
vois pas ce qu'on pourrait trouver dans péchés, si ces âmes ont Dieu pour auteur,
l'homme de meilleur que l'intelligence; et il comment ne pas voir une relation de cause
ne me paraît pas possible de dire qu'aucune in- assez étroite entre le péché et Dieu?
telligence puisse être mauvaise, à aucun point E. Tu as parfaitement exprimé ce qui fait
5.

de vue. — A. Eh bien ! quand on instruit un le tourment de ma pensée, ce qui m'a con-

homme, s'il n'a pas l'intelligence de ce qu'on traint et entraîné à scruter ce problème. —
lui enseigne , pourras-tu dire qu'il s'instruit
véritablement? —
£. Je ne le pourrai. —.i4. • Is. VI, 9, selon les lxx.
Alors, d'une part toute intelligence est bonne,
si ' IL n'y a pas de contradiction dans les termes, ni de paradoxe
ic'

nacme apparent. D'après la doctrine de saint Augustin, dévelopi-^éii


si de l'autre personne ne s'instruit sans intel- ailleurs, notamment dans les Confessions, le péché n'est pas une chose
* Se rappeler la doctrine de saint Augustin dans le livre du Maiire. qui est, c est la privation de ce qui devrait être.
LIVRE PREMIER. 3Q3

E. Sois ferme et crois énergiquement ce que texte de la loi, quand il s'agit non pas de
tu crois. On ne
peut rien croire de mieux, croire, mais de comprendre? Certes, je vois
lors même qu'il serait impossible d'en trouver avec toi, je crois inébranlableinent, je crie à
la raison. Et en vérité, le commencement de toutes les sociétés et à toutes les nations
tonte religion consiste à concevoir de Dieu du monde ,
qu'elles doivent croire que l'a-

l'idée la plus excellente. Or personne n'a cette dultère est un mal. Mais cette vérité (jue
idée de Lui, s'il ne croit qu'il est tout-puis- nous admettons par la foi, nous cherchons
sant et incapable du moindre changement ;
icià la comprendre, et à en acquérir la
Créateur de tous les biens et meilleur lui- plus haute certitude scientifique. Rélléchis
même que toutes ses œuvres gouverneur de ;
donc sérieusement, et dis-moi sur quelle rai-
toute sa création et la régissant selon la plus la malice de l'adultère.
son tu établis E. Je —
parfaite justice; n'ayant eu besoin d'aucune me rends compte de la malice de l'adultère,
nature existante pour créer, comme quelqu'un en ce que je ne voudrais pas le souffrir dans
qui n'aurait pas trouvé en lui-même de quoi mon épouse. Or celui-là commet le mal (jui

suffire à son œuvre. C'est pourquoi il a créé fait à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui
toutes choses de rien ; et de lui-même, il a non fît à lui-même. — ^1. Et que dirais-tu d'un
pas créé, mais engendré son égal, Celui que homme dont la passion serait telle, qu'il offri-

nous appelons le Fils unique de Dieu, Celui rait sa femme à un autre et la lui livrerait vo-
que dans nos efforts, pour le désigner plus lontiers, lui-même, à charge de réciprocité?
clairejnent, nous nommons la Vertu de Dieu Penses-tu qu'il ne serait pas coupable? E. Il —
et la Sagesse de Dieu, par laquelle il a fait serait très-coupable. A. Cependant cet —
toutes choses, en les faisant sortir du néant. homme ne i)èche pas contre la maxime citée
Ces principes établis, cherchons, avec le se- tout à l'heure. Il ne fait pas à autrui ce qu'il
cours divin, à comprendre la question, et pro- ne veut pas qu'on lui fasse à lui-même. Ainsi
cédons de cette manière. cherche une autre raison pour rendre compte
de la malice de l'adultère.
7. E. Ne puis-je pas dire que l'adultère est
CHAPITRE III.
un mal parce que j'ai vu souvent condamner
LA PASSION EST LE PRINCIPE DU MAL. des hommes qui en étaient accusés ? A. Mais —
quoi ? N'a-t-on pas fréquemment aussi con-
6. A. Avant de répondre à la question sur damné des hommes pour avoir fait le bien?
l'origine du mal, il faut examiner ce que c'est Lis l'histoire, et, pour ne pas te renvoyer à
que mal faire. Donne-moi d'abord tes idées sur d'autres écrits, lis celle qui l'emporte sur les
ce point; et si tu ne peux tout exprimer en autres par le sceau de l'autorité divine dont
peu de paroles, fais-moi une énuinération dé- elle est revêtue.Tu y verras quelle mauvaise
des actes mauvais, en me disant ce que
taillée opinion nous devrions avoir des apôtres et de
tu en penses. —
E. Le temps et la mémoire tous les martyrs, si nous nous avisions de con-
me feraient défaut pour les énuniérer tous. Je sidérer les condamnations judiciaires comme
me bornerai à le désigner les adultères, les un signe certaindu crime. Ils ont tous été
homicides et les sacrilèges, comnie des actions jugés et condamnés pour avoir confessé la foi;
de la malice desquelles personne ne doute. — si donc tout ce que les tribunaux condamnent

A. Mais dis-moi d'abord pourquoi tu penses est un mal, c'était un mal à cette époque de
que l'adultère est une mauvaise action. Est-ce croire au Christ et de confesser cette croyance.
parce que les lois le défendent? E. Evidem- — Et au contraire, ce qu'on condamne n'est
si,

ment ce n'est pas parce que la législation le pas par cela même un crime, cherche une
défend, que l'adultère est un mal; au con- autre raison pour nous montrer en quoi con-
traire, c'est parce qu'il est un mal qu'il est siste la malice de l'adultère. E. Je ne vois —
défendu par les lois. —
A. Mais si quelqu'un pas ce que je pourrais te répondre.
nous pressait, et nous énumérant les voluptés 8. A. Pour moi, il me semble que la passion
de l'adultère, nous demandait pourquoi nous expliquerait la malice de l'adultère. Tu n'es
le jugeons un mal et un acte méritant con- en peine que parce que tu cherches au deh'ors
damnation, devrions -nous invoquer l'argu- la malice d'un acte, quand tu peux la prouver

ment d'autorité et nous retrancher dans le facilement dans cet acte même. Oui, la malice
— —— — — — —
324 DU LIBRE ARBITRE.

de l'adultère est dans la passion qui le fait de tous les péchés, ou il existe une espèce
conimellre. Pour
mieux le comprendre, sup- d'homicide qui n'est pas un péché. E. Si —
pose un homme empêché d'abuser de la femme l'homicide consiste à tuer un homme, il peut
d'autrui, mais qui le désire, et croit, pour une (juebjiiefois n'être pas un péché. Ainsi le sol-
raison ou pour autre, y parvenir, en un
une dat qui tue l'ennemi, le juge ou l'exécuteur
mot, qui est j)rêt à le faire s'il le pouvait. qui met à mort le criminel, l'homme qui, in-
N'est-il pas vraiment coupable, comme si on volontairement et sans s'en apercevoir, laisse
le surprenait en flagrant délit? E. Ce rai- échap[)er un trait meurtrier, me paraissent
sonnement est de la plus claire évidence ; et il exempts de péché. — ^. Je suis de ton avis.
n'est pas besoin, je le vois, d'un long discours Mais il n'est [)as reçu qu'on les appelle des ho-
pour me le faire appliquer à l'homicide, au micides. Réponds plutôt à cette question :

sacrilège et à tous les autres crimes. Il demeure Ranges-tu aussi dans la catégorie de ceux qui
établi que c'est la passion seule qui fait le fond en donnant la mort ne méritent pas le nom
de tout acte mauvais. d'Iiomicides, l'homme qui a tué son maître
par la crainte de graves châtiments? E. Je —
trouve une grande différence entre celui-ci
CHAPITRE IV.
et les autres. Les premiers en effet se confor-

OBJECTION :
ment aux lois, ou du moins ne les violent pas;
nOMICIDE COMMIS PAR CRAINTE. — QUELLE SORTE tandis que je ne connais aucune loi qui ap-
DE CUPIDITÉ EST COUPABLE. prouve le fail du second.
10. A. Tu
reviens encore à l'argument d'au-
9. A. Sais-tu que la passion s'appelle encore torité donc fidèle à te rappeler que nous
; sois
d'un autre nom, et qu'on la nomme aussi cu- cherchons à comprendre ce que nous croyons.
pidité? E. Je le sais. A. Eh bien! penses-lu Nous croyons aux lois; il s'agit d'examiner et
de différence entre cette cupi-
qu'il n'y ait pas de comprendre si la loi qui punit ce fait ne
dité et lacrainte?— £, Il me semble qu'il y a punit pas à tort. —
E. La loi ne punit nulle-
une grande différence entre les deux. .4. Et — ment à tort, qiiisqu'elle punit un homme qui
celte manière de voir vient sans doute de ce volontairement et sciemment tue son maître ;

que la cupidité recherche son objet, au lieu ce que ne font pas ceux dont nous avons parlé
que la crainte le luit? E. Précisément. d'abord. A. Mais, ne te rapi)elles-tu i)as avoir
A. Mais quoi si un homme, excité non par la
! dit un peu plus haut que c'est la passion qui
cupidité,non par le désir d'ncquérir quelque domine dans tous les actes mauvais, et que
chose, mais par la crainte qu'il ne lui arme c'est la ce qui en constitue la malice? E. Je —
du mal, tue un autre homme, ne sera-t-il point me le rappelle fort bien. — A. Et n'as-tu pas
homicide?— £•. 11 l'est. Mais dans cet acte, je admis ensuite que le désir de vivre sans crainte
vois encore dominer la cupidité. Car celui qui n'est pas un mauvais désir? E. Je me le rap- —
tue un homme par crainte, est certainement pelle aussi. —
A. 11 s'ensuit que ce désir de
mu par le désir de vivre sans crainte. A. Et, lesclave qui le porte à tuer i^on maître n'est
un bien de peu d'importance
à ton avis, est-ce pas Celte cupidité coupable dont a été ques- il

que de vivre exempt de crainte. E. C'est un — tion.Par conséquent, nous n'avons pas er)core
grand bien, au contraire. Mais cet homicide ne trouvé la raison pour laquelle cette action est
peut nullement l'acquérir par son crime. — criminelle. C.ir il est convenu entre nous

A. Je ne cherche pas ce qui lui adviendra, que ce qui fait la malice de tous les actes
mais ce qu'il désire. Celui i\u\ désire \ivre mauvais c'est la pas-ion ou comme nous
, , ,

sans crainte, désire certainement un bien; et l'avons autrement nommée, la cu[iidité cri-
ce désir en lui-même n'est pas coupable; au- minelle. —
E. Il me semble maintenant que
trement il faudrait déclarer coupables tous l'eseluve meurtrier est condamné injuste-
ceux qui comme
nous désirent le bien. Nous ment; ce que je n'aurais pu dire, vrai-
sommes donc forcés de reconnaître qu'il existe ment, si j'avais autre chose à dire. A. —
une espèce d'homicide dans lequel on ne voit Aurais-tu donc cru à l'obligation de laisser un
pas dominer cette cupidité mauvaise dont nous si grand crime impuni, avant d'avoir examiné

avons ])arlé. Et alors de deux choses l'une ou : [)Ourquoi l'esclave a désiré être délivré de la
il est faux que la passion constitue la malice crainte de son maître; si c'est pour satisfaire sa
——
LIVRE PREMIER. 32c

passion? Car les méchants, comme les bons, qu'elle régit des attentats moindres, pour en
ojit tous ce dé-ir de vivre sans crainte; m. ils éviter de plus grands. Il serait par trop rigou-
voici la bons y tendent en re-
difft>renfe. Les reux de préférer la vie de l'agresseur à celle
nonçant à l'amour des dont la [)ossos-
cliosos de riniiocent qui ne fait que se défendre; et il
sion est inséparable du danger de les perdre, serait bien plus inliumam de vouloir qu'un
tandis que les méchants, préoccnpcs d'en jouir homme souHrît malgré lui un attentat à sa pu-
avec sécurité, prennent contituiclletuent à deur, (lue de voir celui qui veut l'outrager tué
tâche d'écartir tous les obstacles, et mènent par lui. Qu uit au soldat, en tuant l'ermemi, il
par suite une vie criminelle et scélér.ite, dont est le ministre de la loi, et il lui est facile de
le vrai nom est la mort. — E. Je reviens sur faire son Pour ce qui est
office sans passion.

mes pas; car je trouve un grand cliarnie dans de la loi même de la guerre, portée pour la
l'analyse exacte de ce'te cupidité coupable que défense du peu[)le, on ne peut non plus l'accu-
l'on nomme maintenant évident
passion. Il est ser de passion. Car si le législateur l'a portée
pour moi dans l'amour des
qu'flle consiste par l'ordre de Dieu, c'est-à-dire conformément
choses qu'on peut perdre malgré soi. aux prescriptions de l'éternelle justice, il a pu
la décréter sans passion aucune. Lors même
CHAPITRE V. qu'une passion (juelconi|ue a été le mobile
d'un législateur, il ne suit pas nécessairement
ALTUE OBJECTION, TIRÉE DE l'hOMICIDE COMMIS de là que ceux qui se conforment à la loi
SLR LN HOMME QUI NOUS FAIT VIOLENCE, ET cèdent à Un méchant peut faire une
la i)assion.

PERMIS PAR LES LOIS IIUMAINES. bonne Par exemple, un homme parvenu
loi.

à la tyrannie reçoit de l'argent d'un citoyen


H. A. Cherchons donc maintenant, je te à qui cela est utile, pour porter une loi qui
prie, passion. domine aussi dans les sacri-
si la défende le rapt même en vue d'épouser
, ;

lèges, que la supiTstilion produit en si grand celte loi ne sera pas mauvaise, bien que celui
nombre. E. Prends garde que cette question qui l'a faite ait été un homme injuste et cor-
ne soit prématurée il faut auparavant exami-
; rompu. Le soldat peut donc, sans agir par
ner si la passion est complètement étrangère à passion, se conformer à la loi qui lui or-
l'homicide commis dans le but de défendre sa donne de repousser la force par la force pour
pudeur contre un homme
vie, sa liberté et sa défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant
brutal qui fond sur nous avec violence, ou de tous les subordonnés, obéissant aux pou-
contre un sicaire qui nous attaque traîtreuse- voirs constitués dans quelque ordre et hiérar-
ment. A. Comment être d'avis que la passion chie que ce soit.

n'est pour rien dans cette sorte de meurtres, Mais pour les autres, je ne vois pas com-
puisque ceux qui les commettent tirent lépèe ment, après avoir disculpé la loi, on peut les
pour des choses qu'ils peuvent perdre malgré iimocenter eux-mêmes. Car la loi ne les con-
eux? Car s'ils ne les peuvent perdre ainsi, traint pas à tuer, seulement elle les laisse
comment en venir, pour cela, jusqu'à tuer un libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour
homme? E. Elles ne sont donc pas justes, les défendre ces sortes de biens qu'on peut perdre
lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer malgré soi, et que pour cette cause on ne doit
le brigand de peur d'être tué par lui l'homme ; <à pas aimer. Et en effet, d'abord, quand on tue le
et à la femme, menacés d'attentat à la pudeur, corps, ôte-t-on la vie à l'àme ? Si on peutl'ôter,
de tuer, s'ils le peuvent, l'agresseur avant la c'est un bien méprisable, et si on ne peut l'ôter,
perpétration du crime? Les lois veulent encore iln'y a rien à craindre. Quant à la pudeur, per-
que les soldats tuent les ennemis et s'ils , sonne ne doute qu'elle n'ait son siège dans
s'abstiennent de le faire, ilssont punis parleur l'àme, puiscju'elle est une vertu. Comment
chef. Oserons-nous dire que ces lois sont in- donc la violence d'un homme brutal pourrait-
justes, ou plutôt qu'elles ne sont pas des lois? elle l'enlever? En résumé, rhomme sur lequel
Car à mon a\is, une loi injuste n'est pas une on commet un meurtre, dans ces sortes de cir-
loi. constances, ne nous enlève que des choses (jui
12. A. Je trouve cette législation assez bien ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à
défendue en elle-même contre une semblable parler exactement et pour (|uelqu'un qui retlé-
accusation. En elle t, elle pennet aux peuples chil, ne sont pas vraiment à nous. C'est pour-
326 DU LIBRE ARBITRE.

quoi je ne blâme pas la loi qui autorise ces nos regards en implorant son secours, et pour
sortes de meurtres; mais d'un autre côté je ne suivons notre entreprise.
vois pas comment on peut justifler ceux qui Et d'abord, réponds à cette question la loi :

les commettent. promulguée dans les codes est-elle utile aux


43. E. Je vois moins encore pourquoi tu hommes vivant de la vie présente ? E. Cela —
cherches à défendre des hommes qu'aucune est de toute évidence, puisqu'elle maintient
loi ne tient pour coupables. —
A. Aucune de les peuples et les sociétés qui se composent de
ces lois extérieures et qu'on lit dans les codes, ces hommes? —
A. Maintenant, ces hommes
je l'admets. Mais ne sont-ils pas liés, par une et ces peuples sont-ils du nombre de ces choses
autre loi plus puissante et plus secrète, puis- qui ne peuvent périr ni changer; sont-ils
que nous admettons que rien en ce monde éternels, en — E. L'espèce humaine
un mot ?

n'échappe à l'action de la Providence de Dieu. estchangeante sujette aux vicissitudes du


et
Comment peuvent-ils être exempts de péché à temps: qui pourrait en douter? — A. Eh
ses yeux, ces hommes qui se souillent de sang bien lorsqu'un peuple est modéré et grave
!

humain pour défendre des choses que l'on doit dans ses mœurs, doué d'un ardent amour pour
mépriser? A mon donc avec raison
avis, c'est le bien public, et que chacun préfère l'intérêt
que celte loi écriteen vue de gouverner les général à son avantage particulier, n'est-il pas
peuples permet ces actes, et que la Providence juste que la loi lui laisse le soin de choisir les
divine les punit. Car cette loi ne [)unit qu'au- magistrats qui doivent diriger ses affaires,
tant qu'il le faut pour maintenir la paix parmi c'est-à-dire les affaires publiques? E. Très- —
des hommes sans expérience et que le com- juste. — A. Mais si ce peuple devenu dépravé
porte le gouvernement d'un mortel. Mais quant dans la suite des temps, plaçant l'intérêtgénéral
à ces fautes dont j'ai parlé, je crois qu'il existe après l'intérêt particulier, vient à vendre ses
pour elles des peines proportionnées, que la sa- suffrages ;si, corrompu par les ambitieux, il

gesseseule peut faire éviter. —


£". Ta distinction livre son gouvernement àdes hommes remjjhs
n'est qu'ébauchée et imparfaite cependant je ; de vices et chargés de crimes, n'est-il pas juste
la loue et l'approuve, elle accuse un généreux encore que l'homme de bien, s'il en reste un
élan de la pensée et des tendances d'une haute seul qui unisse la puissance à la vertu, ôte à

portée. Tu vois la loi qui régit les peuples, to- ce peu[)le le pouvoir de conférer les honneurs,
lérer et laisser impunis bien des actes que et le soumette à l'autorité de quelques citoyens
punit laProvidence Divine; et tu vois juste. honnêtes, et même d'un seul ? E. C'est —
Car si cette législation ne pourvoit pas à tout, encore justice. —
A. Voilà cependant deux lois
ce n'est pas une raison pour iraprouver ce évidemment contraires, dont l'une confère et
qu'elle fait. l'autre enlève au peuple le pouvoir de créer
ses magistrats deux lois qui ne peuvent en
;

aucune manière exister simultanément dans


CHAPITRE VI.
la même cité. Devrons-nous dire pour cela que

LA LOI ÉTERNELLE EST LA RÈGLE DES LOIS HU- l'une des deux est injuste, et qu'on ne devait
MAINES. NOTION DE LA LOI ÉTERNELLE. pas l'édicter ? —
E. Non pas. A. Veux-tu —
que nous appelions teiiT£OielIe cette loi qui
14. A. Allons plus au fond et, si tu le veux,
; étant juste d'abord, peut néanmoins être chan-
recherchons avec soin dans quelle mesure la gée avec justice dans le cours du temps ? —
loi qui maintient les sociétés en cette vie doit E. Ce nom lui convient.
punir les crimes, pourvoir ensuite le rôle de 4o. A. Mais il est une autre loi qu'on nomme
la Providence divine dans sa répression invisi- la raison souveraine; à laquelle est due l'obéis-
ble et plus inévitable encore. — E. Je le sance partout et toujours; en vertu de laquelle
veux, si toutefois il est possible d'embrasser les lesméchants méritent la vie misérable et les
dimensions d'un tel sujet , car il me paraît bons la vie heureuse, en vertu de laquelle
vaste comme l'infini. — ^.Courage
Continue ! encore cette autre loi que nous avons résolu
à t'appuyer sur la piété, et pénètre hardiment d'appeler temporelle est édictée justement et
dans les voies de la raison. Il n'est pas de che- changée avec la même justice. Or, pour quel-
min si âpre et si difficile, qui ne devienne tout qu'un qui réfléchit, celte loi suprême n est-elle
uni et aisé avec l'aide de Dieu. Fixons sur lui pas immuable et éternelle ? Peut-il jamais
— —
LIVRE PREMIER. 357

paraître injuste, que les méchants soient misé- nous faudra discourir longuement. En effet,
rables et les bons, heureux; qu'un peuple cette question n'est pas telle qu'il nous soit
nomme ses mauistrals tant qu'il est sérieux et permis de la laisser en arrière pour avancer
réjilé , et qu'il cesse de jouir dti cette préro- {)lus rapidement vers le but, d'autant plus que

gative s'il vient à se corrompre et à se dé- nos raisonnements demandent, je le sens, l'en-
praver ? — E. ie reconnais que cette loi est chaînement le plus rigoureux. C'est pourquoi,
immuable et éternelle. — A. Tu vois aussi, je réponds à la question que je vais te poser :

pense, que tout ce qui est Juste et légitime Nous voyons souvent les bêtes domptées parles
dans la loi temporelle, les hommes l'ont puisé hommes; et ce n'est pas seulement le corps,
dans élernelle. Car si, à une époque
la loi mais bien aussi l'àmc de la bête qui se plie au
donnée peuple a conféré avec justice les
le joug de l'bomme, à tel point qu'elle obéit à sa
honneurs, et si, en une autre, il a perdu ce volonté {)ar une sorte d'instinct et d'habitude.
privilège, celte variation temporaire ne tire- Or, crois-tu que, parmi les nombreuses bêtes
t-elle pas sa justice de cette éternité dans la- farouches, capables de tuer le cor|)sde l'homme
quelle il qu'un peuple grave
est toujours juste par la force ou par la ruse , il en existe quel-
confère les honneurs, et qu'un peuple légerne qu'une assez puissante ou assez adroite, par
les confère pas? Penses-tu autrement. E. Je — son humeur sauvage, sa taille, ou son instinct,
suis de ton avis, —
A. Donc, pour exprimer de pour pouvoir imposer à l'homme un joug
mon mieux en peu de mots la notion de la loi semblable? —
E. Je suis d'avis que cela ne se
éternelle gravée en nous, je dirai c'est la loi : peut en aucune manière. —
A. Très-bien.
en vertu de laquelle il est juste que toutes Mais s'il est évident qu'un certain nombre de
choses soient bien ordonnées. Si tu as une hèles surpassent facilement l'homme en forces
autre opinion à émettre, parle. E. Comment et en exercices corporels, par où donc à son
te contredire, lorsque tu dis vrai ? — A, Cette tour excelle-t-il à ce point qu'aucune bête ne
loi, en vertu de laquelle varient toutes les lois peut lui commander tandis qu'il commande à
temporelles faites pour régir les hommes, peut- plusieurs? Ne serait-ce point par ce qu'on
elle donc varier elle-même en quoi que ce appelle ordinairement la raison ou l'intelli-
soit ? — £". Evidemment non. Aucune force, gence? —
E. Je ne vois pas par quelle autre
aucun accident, aucune ruine ne fera jamais chose ce pourrait être puisque c'est dans
,

qu'il ne soit pas juste que toutes choses soient l'àriie que se trouve ce qui fait notre supério-

bien ordonnées. rité sur les bêtes. Si les bêtes n'étaient pas des
êtres animés, je dirais que nous l'emportons
sur elles en ce que nous avons une àme
CHAPITRE VII. ;

mais comme elles sont, elles aussi, des êtres


COMMENT l'homme EST BIEN RÉGLÉ PAR LA LOI animés, ce qui manque à leurs âmes et faute
ÉTERNELLE. — IL EST MEILLEUR DE SAVOIR de quoi elles nous sont soumises, ne pouvant
QUE DE VIVRE. être rien ni peu de chose, comme tout le
monde en conviendra, comment le mieux ca-
i6. Avançons
A. et voyons comment
; ractériser qu'en l'appelant la raison ?
l'homme lui-même est bien ordonné, car c'est ^. Vois donc combien devient facile, avec
d'hommes que se composent les nations, asso- l'aide de Dieu, ce que les hommes estiment
ciées sous une même loi, que nous avons difficile. Je te l'avoue, cette question qui déjà,

appelée la loi temporelle. Et dabord dis-moi , je le comprends, est vidée, devait, dans ma
si tu es certain que tu vis? E. Quoi de plus — pensée, nous retenir aussi longtemps peut-
certain? —
A. Maintenant, peux-lu faire une être que tout ce que nous avons dit depuis le
dilfèrence entre vivre et savoir qu'on vit? — commencement de cette discussion. Donc ,'

E. Je que personne ne peut savoir


sais bien reprenons, et resserrons la chaîne de nos rai-
qu'il vit, s'il n'est vivant; mais j'ignore si tout sonnemenls. Tu n'ignores pas que ce qu'on
être vivant sait ou non qu'il vit. A. Alors, — appelle savoir n'est pas autre chose que per-
tu crois, sans le savoir, que les bêles n'ont pas cevoir par la raison ? — E. Sans doute. —
la raison. Je le regrette beaucoup car notre ; A. Donc, quiconque sait qu'il vit, est doué de

discussion ne serait pas arrêtée par cet incident. raison. — E. C'est la conséquence. — A. Mais
Mais comme tu me dis que lu 7ie sais pas, il les bêtes vivent, et elles n'ont pas la raison.
3-28 DU LIBRE ARBITRE.

E. Nous l'avons drjà remarqué, c'est clair. — Dun autre côté, la vue, l'ouïe, l'odorat, le

A. Ainsi, iu sais inainicnaiil ce que tu disais goût, le toucher, tous ces sens corporels exis-
ijznorcr, c'csl-a-ilire que les èlres vivants ne tent chez lis bètcs, et la plupart les pos>èdent
savent pas tous (ju'ils vivent, mais que qui- à un pins haut de{:ré que nous-mêmes; c'est
conque se sait vivre, est néces^ai^enlent^ival)l. un fait vi^ible et que tout le inonde reconnaît.
17. E. 11 n'y a plus de doute pour moi. Ajoute à cela les forces, la vigueur et la solidité

Poursuis. J'ai sulfisamnient compris que autre dts membres, la promplitude et la souplesse
chose est vi\re, autre chose savoir (jUGn vit. des mouvements du cuips, par lesquelles nous
— A. Lequel des deux te semble le [)lus noble? leur sommes tantôt supérieurs, tanlôt égaux,
— E. N'est-ce pas, à ton avis, la science de la tantôt même inférieurs. Nous faisons encore
vie? — A. Est-ce la science de la vie tiui te partie du genre animal, en compagnie des
paraît meilleure que )a vie? Ou bienl'entenils- bêles. Or, raclivilé animale se concentre tout
tu en ce sens que la science est une vie plus entière dans la recherche des voluptés et la
haute et plus pure que jtossède celui-là seul fuite des souffrances corporelles.
qui est doué d'inlclligence? Or, être intelligt^nt, On trouve de plus dans l'homme certains
qu'tst-ce, sinon vivre d'une vie plus parlaile actes qui paraissent étrangers aux animaux,
et plus lumineuse, vi\re de lumière ration-
la comme la plaisanterie et le rire; mais ce n'est
nelle elle-même ? Donc, si je ne me trompe, ce pas ce qu'il y a de plus élevé en lui et qui- :

n'est [las une chose diliérente de la vie que tu coniine juge la nature humaine avec un sens
lui préfères, mais bien une vie meilleure que parfaitement droit, estime que si ces choses
tu mets au-des^us d'une vie moindre, E. Tu — appartiennent à l'humanité, elles sont ce qu'il
as parfaitement saisi et complètement expliqué y a de plus infime en elle. Viennent ensuite
mon sentiment; à la condition toutefois que la l'amour de la louange et de la gloire, le désir
science ne puisse jam&.'S être mauvaise. — de la domination; si les bêtes ne les ont pas,
A. Elle ne peut l'être à mon avis, à moins nous sommes forcés néanmoins|d'ad mettre que
qu'on ne prenne un mot pour un autre, et ce n'est pas par ces passions que nous sommes
qu'on ne confonde la science avec l'expérience ; meilleurs qu'elles. Car lorsque cette sorte d'ap-
l'expérience n'est pas toujours un bien témoin :
pétits n'est pas soumise à la raison, elle nous
celle d'un supplicié. Mais la science propre- rend misérables; et personne n'a jamais songé
ment dite, la science pure, qui s'acquiert par à se faire un titre de sa misère pour se préférer
la raison et l'intelligence, comment pourrait- à quoi que ce soit. Donc, lorsque la raison do-
elle être un mal? — E. Je saisis encore cette mine ces mouvements de l'àme, on doit dire
différence; poursuis. que l'homme est dans l'ordre. Car il n'y a pas
d'ordre parfait, il n'y a pas d'ordre du tout,

CHAPITRE VIII. lorsque les choses meilleures sont soumises


aux plus mauvaises. Ne penses-tu pas ainsi? —
LA RAISON QUI PLACE L'HOMME AU-DESSUS DES E. Cela est évident. —
A. Donc lorsque cette
ANIMAUX DOIT DOMINER EN LUI-MÊME. raison, pensée ou esprit, règle les mouvements
irrationnels de l'âme, il faut dire que ce qui
18.^. Voici ce que je veux dire*: ce qui place domine dans l'homme est ce qui doit y domi-
l'homme au-dessus des animaux, de quelque ner en vertu de cette loi que nous avons re-
nom qu'on l'appelle, pensée, esprit (nous trou- connu être la loi éternelle. —
E.ie comprends
vons l'un et l'autre dans les livres divins), doit et je te suis.
dominer en lui et commander à tous les autres
éléments constitutifs de sa nature; et c'est à
CHAPITRE IX.
celte condition que l'homme sera parfaitement
ordonné. En effet, il y a en nous bien des l'empire ou l'asservissement de la RAISON
choses qui nous sont communes, non-seule- CARACTÉRISENT LE SAGE ET l'iNSENSÉ.
ment avec les animaux, mais même avec le
bois et les plantes. Ainsi, l'alimentation du 19. A. Lorsqu'un homme est ainsi établi
corps, la croissance, la génération, le dévelop- dans l'ordre, ne te paraît-il pas sage? E. Si —
pement physique, appartiennent aux arbres celui-là ne paraît pas digne de ce nom, je
même, dont la sphère vitale est des plus étroites. doute qu'on en puisse trouver un autre. —

LIVRE PREMIER. 329

A. Tu sais aussi, je crois, que la plupart dis règne pas en eux, puisqu'ils vivent en inseYisés,
hommes sont in?en>és. — E. Cela est encore et qu'il est reconnu que l'empire de re?[iril fait
assez certain. — A. Mais si l'insensé est le con- seul les sages. — E. Je m'étonne, en vérité, de
traire du sage, comme
nous avons trouvé le n'avoir pas trouvé la réponse; elle était ren-
saj<e, il est a croire ijue tu comprends ce que fermée dans ce qui avait été établi précé-
c'est qu'un insensé. —
E. Qui ne verrait que demment.
linsensé est celui en qui l'esprit n'a pas le
souverain pouvoir? —
A. Lorsqu'un homme
en est là, que faut-il donc dire de lui? qu'il CHAPITRE X.
n'y a pas d'esprit en lui? ou qu'il y en a un,
mais qu'il n'y domine pas? — E. C'est plutôt RIEN NE FORCE l' ESPRIT A ÊTRE l'ESCLAVE

ce que tu viens de dire en dernier lieu. — DE LA PASSION.


A. Je voudrais bien t'entendre me dire com-
ment tu t'expliques ce fait de l'esprit existant 20. E. Mais passons à d'autres raisonne-
en homme, pour exercer son empire.
1
— ments. Il est acquis d'une part que le règne
E. Que ne consens-tu à te charger toi-même de l'esprit humain constitue la sagesse de
de cette tâche, il ne me serait pas facile de l'homme, et d'autre partque ce règnede l'esprit
l'accomplir. — .4. Il t'est facile du moins de te peut n'être pas en lui. —
A. Cet esprit auquel,
rappeler ce que nous avons dit tout à l'heure; comme nous le savons, la loi naturelle a ac-
les bêtes, apprivoisées ou domptées p^ les cordé l'empire sur les passions, penses-tu que
hommes, leur sont soumises; elles impose- la passion soit plus puissante que lui? Pour
môme joug aux hommes,
raient à leur tour le moi, je ne le pense pas. Car il ne serait pas
si, comme raisonnement l'a démontré,
le dans l'ordre que ce qui est moins puissant
ceux-ci ne leur étaient pas supérieurs en commandât à ce qui est plus puissant. C'est
quelque chose. Nous ne rencontiions pas le pourquoi il me paraît de toute nécessité que
principe de cette supériorité dans le corps; l'esprit ait plus de pouvoir que la passion,
comme il était manifestement dans l'âme, par cela même qu'il la domine en toute raison
nous n'avons pas trouvé de nom plus conve- et justice. —
E. Je suis aussi de ce sentiment.
nable à lui donner que celui de raison; et — A. Et la préférence que nous n'hésitons pas
nous nous sommes souvenus ensuite que la de donner à chaque vertu sur chaque vice,
raison s'appelle encore pensée ou esprit. Si, ne consiste-t-elle pas aussi en ce que plus une
néanmoins, la raison est une chose, et l'esprit vertu est sincère et élevée, plus elle est solide
une autre, il a été reconnu que l'esprit seul et invincible?— £. Qui ne l'admettrait? A. —
peut avoir l'usage de la raison. D'où il résulte Donc aucune âme vicieuse ne domine une âme
que celui quia l'usage de la raison, ne peut être armée de vertu ? —
E. C'est parfaitement vrai.
sans esprit. —
E. Je me le rappelle fort bien, — A. Maintenant, tu ne nieras pas, je pense,
et je comprends. —
A. Eh bien! crois-tu que qu'une âme quelconque soit meilleure et plus
les dompteurs d'animaux ne puissent être que puissante que quelque corps que ce soit. —
des sages? Car j'appelle sages ceux que la vé- E. Personne ne le niera; car il est facile de
rité veut qu'on appelle ainsi, c'est-à-dire ceux voir que la substance vivante doit être préfé-
qui, établissant en eux le règne de l'esprit, ont rée à une substance sans vie, aussi bien que
conquis la paix en soumettant toutes leurs pas- la substance qui donne la vie à celle qui la
sions. —
E. Il est ridicule de prendre pour des reçoit.— A. k plus raison donc un corps
forte
sages ceux qui portent vulgairement le nom quel qu'il ne l'emporte pas sur un esprit
soit,

de dompteurs d'animaux, de bergers, de bou- doué de vertu. — E. Cela de plus haute


est la
viers, de cochers, et que nous voyons gouver- évidence. — A. Et une âme un espritjuste,
ner les animaux domestiques, ou dompter les gardant son droit et son empire peut-il préci-
bêtes sauvages. —
^. Eh bien tu tiens la 1 piter de son trône un autre esprit possédant
preuve la plus certaine et la plus évidente de la même royauté de justice et de vertu, et la
l'existence dans l'homme d'un esprit qui ne soumettre à la passion ? E. Cela ne se peut en
domine [)as en lui. En effet, ces hommes ont aucune manière, et non seulement parce que
un es|trit, puisiiu'ils font des choses impos- la vertu est la même dans les deux, mais parce
sibles à faire sans i'espnt; mais leur esprit ne que celui qui voudrait corrompre l'autre, de-
330 DU LIBRE ARBITRE.

\iendrait lui-même un esprit Ticieux, et par dans les ténèbres de la folie ; tantôt faire effort
là même plus faible que le premier. vers la luuiière pour comprendre, puis fati-

21. A. Tu as bien compris. 11 ne te reste guée retomber encore. En même temps ses
plus qu'à me répondre, si tu le peux, à une penchants vicieux lui font sentir leur tyrannie
dernière question Penses-lu qu'il y ait quel-
: cruelle, et voilà l'âme et la vie, et l'homme
que chose de supérieur à un esprit raison- tout entier bouleversé par mille tempêts con-
nable et sage? — E. Non, si ce n'est Dieu. — traires; ici Tanxiélé, là la vaine et fausse joie;
A. C'est aussi mon sentiment. Mais ce sujet est ailleurs le tourment qui suit la perte d'un ob-
difficile et ce n'est pas le moment de le traiter jet qu'il aimait, puis l'ardeur à en poursuivre
pour arriver à le comprendre, bien que nous un autre qu'il n'avait pas possédé encore; ail-

tenions par la foi cette supériorité de Dieu leurs le supplice que lui cause une injure
comme très-certaine. C'est pourquoi épuisons, reçue, et après, la flamme delà vengeance de ;

avec som et prudence, la question posée tout quelque côté qu'il se tourne, l'avarice l'op-
à l'heure. presse, la prodigalité le dilate lâchement,
l'ambition le captive, l'orgueil l'enfle, l'envie
le torture, l'oisiveté le fait languir; la fierté le
CHAPITRE XI.
pique, l'humiliation l'abat en un mot, toutes
;

l'ame qui s'abandonne a la passion par sa les innombrables agitations qui constituent ce
libre voi.omé est justement punie. règne de la passion le tourmentent sans merci.
Pouvons-nous considérer comme peu de chose
Pour le moment nous savons assez que l'être ce châtiment que subit nécessairement, comme
supérieur à Tâmc douée
de vertu, quel qu'il tu le vois, quiconque ne s'attache pas à la sa-
soit, ne peut être aucunement injuste. Aussi gesse ?
lors même en aurait le pouvoir, cet être
qu'il 23. E. Oui, ce châtiment est grand, et cette
ne forcera pas non plus l'âme à se faire l'es- punition est juste envers celui qui placé d'a-
clave de la passion. —
E. Personne n'hésitera bord sur le trône sublime de la sagesse aurait
à admettre pleinement ce que tu dis. A. — voulu ensuite en descendre afin de se faire
Ainsi d'une part tout ce qui est égal ou supé- l'esclave de la passion; je le reconnais. Mais

rieur à l'âme jouissant de sa royauté et en peut-il exister quelqu'un qui ait voulu ou
possession de la vertu, ne la rend pas esclave veuille en agir ainsi? je n'en sais rien. Nous
de la passion ;
parce que la justice s'y oppose; croyons, sans doute, que l'homme a été créé
d'autre part toutes les choses qui lui sont in- de Dieu dans une perfection telle, et si bien
férieures ne peuvent pas davantage, parce
le établi dans la vie heureuse, qu'il n'a pu dé-
que leur infirmité les en empêche. Donc il choir que par sa propre volonté. Mais cette
demeure acquis que ce qui rend l'âme com- véritéque je tiens d'une foi ferme, je ne la
plice de la passion, c'est la propre volonté et le comprends pas encore. Et je serais désolé de
libre arbitre. —
E. Cette conclusion est de la te voir différer l'examen de cette question.
logique la plus rigoureuse.
22. A. N'en concluras-tu pas aussi qu'elle
CHAPITRE XII.
est justement punie par un si grand péché? —
E. Je ne puis le nier. A. Mais quoi celte — I
LES ESCLAVES DE LA PASSION SUBISSENT JUSTE-
domination même de la passion sur l'âme est- MENT LES PEINES DE LA VIE MORTELLE, QUAND
elle un faible châtiment? On voit alors cette MEME ILS n'auraient JAMAIS EU LA SAGESSE.
âme, dépouillée des richesses opulentes de la
vertu, traîner çà et là son indigence et son 24. Pourquoi souffrons-nous de si cruelles
dénuement ; tantôt approuver, au lieu des vé- peines, nous qui sommes certainement insen-
rités, les mensonges, s'en faire même le dé- sés, et qui n'avons jamais été sages? Et com-

fenseur; puis désapprouver ce qu'elle avait ment peut-on dire que nous sommes ainsi
approuvé d'abord, mais pour se précipiter punis avec justice pour avoir quitté le palais
dans de nouvelles erreurs tantôt retenir son ;
de la vertu et choisi la servitude de la pas-
jugement et redouter presque toujours les rai- sion? Voilà ce qui m'émeut le plus, et je ne
sons qui l'éclaireraient tantôt désespérer de ; t'accorde point de trêve que tu n'aies, si cela
découvrir jamais la vérité, et s'enfoncer ainsi est en ton pouvoir, éclairci ce point. A. Tu —
— — —
LIVRE PREMIER. m
parles ici absolument comme s'il était évident bien? E. Oui, il faut s'en réjouir, et gran-
que nous n'ayons jamais clé sages car lu ne ; dement. —
A. Eh bien! ceux qui n'ont pas
tiens compte que du temps depuis lequel nous celte joie, crois-lu qu'ils fassent une perte lé-

sonmies dans celte vie. Mais comme la sagesse gère dès qu'ils sont |)rivés d'un si grand bien?
réside dans l'àme, notre âme n'a-t-elie point — E. J'estime au contraire celte perte im-
joui de quelque autre vie avant d'être unie à mense.
ce corps? C'est là une grande question, un 26. A. Tu vois donc maintenant, je pense,

grand mystère que nous scruterons en son que la jouissance ou la privation d'un bien si
lien. Toutefois, les données que nous avons grand et si vrai est en notre volonté. Car, qu'est-
actuellement ne sont pas telles, que nous ne ce qui est plus en notre volonté que notre vo-
puissions éclaircir le problème. lonté elle-même? Quiconque possède la bonne
25. En eflet, je te demanderai d'abord s'il volonté, possède certainement un bien intini-
existe en nous quelque volonté. E. Je n'en — ment préférable à tous les royaumes terres-
sais rien. —
A. Veux-tu le savoir? E. Je ne — tres et à toutes les voluptés du corps. Au con-
le sais i)as davantage. — A. Alors brisons là, traire,quiconque ne la possède pas, est assu-
et ne me aucune q\iestion. E. Pour-
fais plus rément privé d'un bien qui l'emporte sur tous
quoi ? —A. Parce que je ne dois pas répondre ceux qui ne sont point en notre pouvoir, et que
à tes demandes, si tu ne veux pas savoir la ré- la volonté seule lui donnerait par elle-même.
ponse à tes questions. De plus, si tu ne veux Si donc un f)areil homme se juge très-misé-
pas[)arvenir à la sagesse, il est inutile de dis- rable quand il une glorieuse renom-
a perdu
courir avec toi sur ces matières. Eulin, tu ne mée, de grandes richesses et tous les biens du
pourras plus être mon ami, si tu ne me veux corps, ne le jugeras-tu pas bien misérable à
du bien. Et quant à ce qui te regarde person- ton tour, lors même qu'il jouirait de tout en
nellement, vois aucune volonté d'être
si tu n'as abondance, s'il s'attache à toutes ces choses
toi-même heureux. —
E. Je l'avoue, nous ne qu'il peut perdre très-facilement, qu'il n'a pas
pouvons nier que nous avons de la volonté. quand il le veut, tandis qu'il se prive de cette
Continues donc, et voyons ce que tu bâtiras bonne volonté qui leur est si supérieure et
là-dessus. — ^. J'y consens. Mais dis-moi au- qu'il suffit de vouloir pour l'avoir, toute pré-
paravant si tu as la conscience d'avoir une cieuse qu'elle est ? — E. C'est très-vrai. —
bonne volonté. — E. Qu'est-ce que la bonne A. C'est donc avec beaucoup de raisons que
volonté? — A. volonté par
C'est la laquelle les insensés sont affligés de cette misère, quand
nous désirons mener une vie droite et hon- même ils n'auraient jamais été sages, question
nête et parvenir à la suprême sagesse. Vois douteuse et très-profonde comme nous l'a-

donc tout de suite si tu ne désires pas cette vie vons dit. — E. Je l'admets.
honnête et droite, si tu ne veux pas fortement
devenir sage, ou du moins si tu oses nier que,
CHAPITRE XllI.
quand nous voulons ainsi nous avons une ,

bonne volonté. —
E. Je ne nie rien de tout LA VIE HEUREUSE COMME LA VIE MISÉRABLE
cela; et par conséquent, je reconnais que non- DÉPEND DE NOTRE VOLONTÉ.
seulement j'ai de la volonté, mais encore une
bonne volonté. —
A. Combien, dis-moi, esti- 27. A. Réfléchis maintenant, et dis-moi si la
mes-tu cette volonté? Penses-tu qu'on puisse prudence n'est pas la science des choses qu'il
mettre en comparaison avec elle ou les riches- faut rechercher et de celles qu'il faut éviter?
ses, ou les honneurs, ou les voluptés du corps, E. Cela me paraît ainsi. —
A. Et la force, n'est-
ou toutes ces choses ensemble? E. Dieu me — ce pas ce sentiment de l'âme qui nous fait mé-
préserve de cette criminelle folie A. Nous ! — priser toutes les incommodités, et la perte des
avons donc dans l'âme une chose à savoir , choses qui ne sont point en notre pouvoir? E. —
celte bonne volonté même, en présence de la- Je le crois. —
A. Puis, qu'est-ce que la tempé-
quelle paraissent viles et abjectes toutes ces rance, sinon ce sentiment qui comprime et
choses que j'ai énumérées et que poursuit la enchaîne le désir des choses qu'on ne peut dé-
multitude des hommes par toutes sortes de sirer sans honte? Penses-tu autrement? E. —
travaux et à travers tous les dangers ? Devons- Ici encore je pense comme tu parles.— A. En-

nous nous réjouir de la possession d'un si grand fin que dirons-nous de la justice, si ce n'est

332 DU LIBRE ARBITRE.

qu'elle est cette vertu qui rend à cliacnn ce


ne commet d'injustice contre personne, ce qui
qui liiicstdù?— ^. Jen'ai pnsiine autre notion ne se peut que (|unn(l on îetul à chacun ce qui
d«; Injustice. —
A. Supposons donc un homme lui est dû, et c'est en quoi consiste la justice;

doué de cette bonne volonté donllexcellence tu l'as reconnu, je crois, et lu t'en sinniens.

fait depuis longtemps le sujet de noire dis- E. Je m'en souviens foil bien et j'avoue (jue ,

cours; un homme qui emhrasse avec amour nous avons trouvé dans riu)mme qui estime
cetteunique richesse , sachant qu'il n'a rien et aime grandement sa bonne vulouté, cha-

de meilleur; qui en fait ses délices, qui en cune des quatre vertus que tu as définies tout
jouit enlin et s'en réjouit, se plaît à la con- à l'heure d'accord avec moi.
sidérer, à juger combien elle est précieuse, et 28. A. Qui nous empêche donc de recon-

comment il est impossible de la lui ravir ou naître que la vie de cet homme est louable ? —
dérober malgré lui. Pourrons-nous douler que E. M.iis rien, au contraire, tout nous y invite
cet homme ne combatte tout ce qui est hostile et même tout nous y force. —
A. Maintenant,
à ce bien unique? —
E. Il combattra néces- n'es-tu pas d'avis qu'il faut éviter la vie misé-

sairement.— A. N'est-ce pas avouer alors qu'il rable? — J'en suis parfaitement d'avis
£". ; il

est doué de prudence, puisqu'il voit qu'il faut y a plus, j'estime que nous n'avons rien autre
rechercher ce bien et éviter tout ce qui y est à — A. Mais vie louable, tu penses
faire. la

sans doute qu'elle n'est pas à évilur — E. Je


,

contraire? —
E. A mon avis, personne ne peut ?

en agir ainsi sans la prudence.— i4. Très-bien; pense mieux; faut employer tous ses soins à
il

mais pourquoi ne lui accorderons-nous pas la rechercher. — A. Ce n'est donc vie [las la

aussi la force? Car il ne peut aimer ni beau- misérable vie louable? — E. Cela
(jui est la
s'ensuit nécessairement. — A. Ce qui
coup eslimer toutes les choses qui ne sont à reste

point en notre pouvoir. Quand on les aime, te faireadmettre n'éprouvera, je pense, au-
c'est avec la mauvaise volonté, et il résiste né-
cune difficulté de ta part C'est que la vie :

cessairement à celle-ci, puisqu'elle est l'en- heureuse est celle qui n'est point misérable.
nemie de son bien le plus cher. D'ailleurs, — E. Ceci est de la plus haute évidence. —
comme il ne les aime pas, il n'a point de cha- A. Tu conviens donc que l'homme est heu-
grins en les perdant, ainsi il les méprise plei- reux quand il aime sa bonne volonté et qu'il
nement, et c'est là l'œuvre de la force, nous méprise, à cause d'elle, tous les autres biens,
l'avons dit et nous en sommes d'accord. — dont la [)erte peut survenir lors même que

E, Accordons-lui sans crainte celte vertu; demeure de les conserver?


la volonté E. Il —
aussi bien je ne vois pas qui je pourrais appe- faut bien que j'en convienne ; n'est-ce pas la
ler avec plus de vérité un homme fort, sinon conséquence nécessaire de tout ce que nous
celui qui supporte d'un cœur calme et tran-
avons admis j)récédemment? A. Tu com- —
prends très-bien; mais dis-moi, je te prie,
quille la privation de ces choses qu'il n'est pas
en notre pouvoir de nous donner ou d'acqué- aimer sa bonne volonté et en avoir celte
rir, et nous avons reconnu que l'homme dont grande estime que nous avons vue, n'est-ce
nous parlons en agit nécessairement de cette pas aussi la bonne volonté elle-même? £". Tu —
sorte. —
A. Vois maintenant si nous pouvons dis vrai . —
A. Mais si c'est avec raison que nous

lui refuser la tempérance, cette vertu qui com-


jugeons heureux l'homme de bonne volonté,
prime les passions. La bonne volonté a-t-elle ne sera-ce pas aussi avec raison que nous esti-
un plus grand ennemi que la passion? Cela merons misérable, celui qui a la volonté con-
suffit pour te faire comprendre que cet amant
traire. —
E. Avec beaucoup de raison. A. —
Alors nous n'avons plus de molif d'en douler,
de la bonne volonté résiste de toutes ses forces
lors même que nous n'aurions jamais été sages
à ses passions, les combat, et c'est avec raison
qu'on l'appellera un homme tempérant.
— antérieurement, c'est par la volonté que nous

E. Continue, je suis de ton avis. A. Reste — méritons et que nous menons la vie louable et

ne vois pas en vérité com- heureuse; [tar la volonté aussi, la vie houleuse
la justice , et je
ment elle lui manquerait. En effet celui ,
et misérable'. — E. J'avoue que nous sommes
bonne volonté, qui en arrivés à celte conclusion par des prémices
qui possède et aime la

outre résiste, comme nous l'avons dit, à tout certaines et impossibles à nier.
29. A. Vois-en une autre. Je crois que tu te
ce qui est hostile, ne peut avoir de mauvais
vouloir contre qui que ce soit. Il s'ensuit qu'il ' RéU. liv. 1, cU. IX, a. 3.
LIVRE PREMIER. 333

que nous avons donnée


rappelles la définition tant de misérables, et que tous veulent être
de bonne volonté Nous avons dit, je pense,
la : heureux? Cela ne viendrait-il pas de ce qu'il
qu'elle consiste à désTor une vie droite et y aune différence entre vouloir bien ou mal, et
honnête. —
E. Je m'en souviens. A. Si donc — mériter quelque chose par la bonne ou la mau-
nous aimons cette volonté, et si nous nous y vaise volonté? En effet, ceux qui sont heureux
attachons de tout l'élan de notre bonne vo- et qui doivent aussi être bons, ne sont pas heu-

lonté même, au point de la préférer à toutes reux par cela seul, qu'ils ont voulu la vie heu-
ces choses que nous ne pouvons conserver, reuse, puisque les niéchants la veulent aussi;
lors même que nous le voulons, notre âme mais bien parce qu'ils l'ont voulue avec droi-
sera nécessairement le séjour de ces vertus que les méchants ne la veulent pas
ture, tandis
qui constituent, comme nous Tavons vu, la de même. C'est pourquoi il n'est nullement
vie droite et honnête. D'où nous concluons que étonnant que les hommes misérables n'obtien-
quiconque veut vivre d'une vie droite et hon- nent pas ce qu'ils veulent, c'est-à-dire la vie
nête, et préférer cette volonté aux biens passa- heureuse car ils ne veulent vraiment pas sa
;

gers , arrivera à son but avec une facilité compagne nécessaire, celle sans laquelle per-
si grande, que vouloir et avoir seront pour lui sonne n'en est digne, personne ne l'obtient,
la même chose K —
E. Je te le dis en vérité, c'est-à-dire la vie droite. Ainsi l'a établi dans
c'est à peine si je puis contenir une exclama- son immuable fixité la loi éternelle , à la-
en voyant tout à coup se révéler
tion de joie, quelle il est temps de revenir c'est dans la
:

à moi un bien
si grand et si facile à acquérir. volonté qu'est le mérite, mais c'est dans la
— A. Eh bien cette joie même que cause la
! béatitude et la misère que sont la récom-
conquête de ce grand bien, lorscju'elle tient pense et le supidice \ Ainsi quand nous
rame élevée dans la tranquillité, le repos et la disons que les hommes sont misérables par
constance cette joie est ce qu'on appelle la
;
la volonté nous ne disons pas pour cela
,

vie heureuse, car cette vie n'est pas autre qu'ils veulent être misérables, mais qu'ils ont
chose, sans doute, que la jouissance des biens une volonté telle, que la misère s'ensuit néces-
véritables et assurés. — E. Je le pense ainsi. sairement malgré eux; c'est pourquoi il n'y a
point de contradiction entre ce raisonnement
et le précédent, tous veulent être heureux et
CHAPITRE XIV.
tous ne peuvent l'être, parce que tous n'ont
POURQUOI IL Y A PEU d'hOMMES HEUREUX QUAND pas la volonté de vivre avec droiture, et qu'à
TOUS VOUDRAIENT LÈTRE. cette volonté seule est due la vie heureuse.
As-tu quelque chose à objecter? — E, Rica
30. A. C'est bien. Mais penses-tu que tous absolument.
les hommes ne veulent pas et ne désirent
pas de toute manière la vie heureuse? — CHAPITRE XV.
E. Qui doute que chaque homme n'ait cette
volonté? —
A. Pourquoi donc tous n'y ar- QUELLE EST LA VALEUR RESPECTIVE DE LA LOI ÉTER-
rivent-ils pas? Car nous l'avons dit, et nous
NELLE ET DE LA LOI TEMPORELLE, ET QUI SONT
en sommes tombés d'accord c'est par la vo- ;
CEUX QUI LEUR SONF SOUMIS.
lonté que les hommes méritent celte %ie; par
la volonté aussi ils arrivent a la vie misé- 31. Voyons maintenant comment ces deux
rable, et ainsi ils n'ont que ce qu'ils mé- considérations se rattachent à la question des
ritent mais voici maintenant je ne sais quelle
:
deux lois. —
A. Volontiers, mais dis -moi
contradiction qui tend à troubler les idées si auparavant celui qui aime la vie droite et
:

bien ÔNeillées tout à 1 heure, et nos raisonne- qui en fait ses délices au point que non-
ments si forlenienl appuyés. Comment se fait- seulement pour lui elle est le bien, mais en-
il que quelqu'un souUielavie misérable par core le plaisir et la joie, aime-t-il celte loi, et
sa volonté, puisque personne au monde n'a la la chérit-il par-dessus tout, en voyant que la
volonté de vivre misérablement; et encore, vie heureu-e est accordée à la bonne volonté,
comment se fait-ii qu'un homme acquiert la tandis que la vie misérable est le prix de la
vie heureuse par sa volonté, quand il y en a mauvaise? — E. Sans doute il l'aime, et il
> Rét. liv, I, cb. U, a. 3. * Ret. liv. I, ch, jjc, n. 3.

334 DU LIBRE ARBITRE.

l'aime d'un grand amour, puisque c'est en la possession de ces choses, qu'on peut appeler
la suivant qu'il jouit de cette vie. — A. Mais nôtres pour un temps, et de la régler parmi
quoi? en aimant cette loi, est-ce quelque des hommes qui s'y attachent avec passion,
chose de variable et de temporel ou quelque de telle sorte que la paix et la société hu-
chose de stable et d'éternel qu'il aime? — maines, puissent être conservées autant que
£. D'éternel et d'immuable, assurément. — le comporte cette sorte de bien? Enumérons-
A. Et ceux qui persévérant dans la mauvaise les : d'abord ce corps et ce qu'on appelle ses
volonté désirent néanmoins être heureux, biens, c'est-à-dire la bonne santé, l'intégrité
peuvent-ils aimer cette loi en vertu de la- des sens, les forces, la les autres qua-
beauté et
quelle la misère est justement le partage de lités, dont unes sont nécessaires aux arts
les

tels hommes? E. En aucune façon, je pense. utiles et par conséquent plus estimables, et les
— Et n'aiment-ils rien autre chose?
A. — autres moins. Vient ensuite la liberté elle ;

E. Ils aiment beaucoup d'autres choses ils , n'existe vraiment que chez les heureux, les
aiment tout ce que cette mauvaise volonté partisans de la loi éternelle; mais je mentionne
persiste à vouloir acquérir ou conserver. — ici cette liberté, en vertu de laquelle ceux qui

A. Je pense que tu veux parler des richesses, n'ont point de maîtres humains se croient
des honneurs, des plaisirs, de la beauté du libres, et que désirent ceux qui voudraient être

corps et de tout le reste, qu'ils peuvent très- affranchis par les leurs. Puis les parents, les
bien ne pas acquérir quand ils le veulent et frères, l'épouse, les enfants, les proches, les
perdre quand ils ne le veulent pas. E. C'est — alliés, les connaissances et tous ceux qui nous
cela même. —
A. Estimes-tu qu'elles soient sont unis par quelque lien. Il y a aussi la pa-
éternelles ces choses que tu vois exposées à
, qu'on a coutume de regarder comme une
trie,

la mobilité du temps? E. Quel homme, — mère, avec les honneurs, les louanges et ce
fût-il en démence, voudrait le soutenir? A. — qu'on appelle la gloire populaire. En dernière
Il donc manifeste qu'il y a des hommes
est ligne arrive l'argent; et sous ce nom il faut
aimant les choses éternelles, et d'autres les comprendre toutes les choses dont nous som-
choses temporelles; d'un autre côté, nous mes les légitimes propriétaires et que nous
sommes d'accord qu'il existe deux lois, l'une semblons avoir le pouvoir de vendre ou de

éternelle, l'autre temporelle : avec ton sens donner. Comment la loi humaine règle toutes
droit, dis-moi, lesquels doivent être soumis à ces choses entre les hommes, ce serait un long
la loi éternelle, lesquels à la loi temporelle? et difficile détail à faire, et il n'est nullement
— E. Il est facile ,
je crois , de répondre à nécessaire au but que nous nous proposons. Il

ta question. Ceux que l'amour des choses éter- suffitde voir que la puissance de cette loi hu-
nelles rend heureux me paraissent vivre sous maine se borne dans sa pénalité à priver celui
la loi éternelle tandis que les misérables
, qu'elle punit de tout ou partie de ces biens.
sont sous le joug de la loi temporelle. A. — C'est donc par la crainte qu'elle réprime, et
C'est bien jugé, pourvu toutefois que tu tien- qu'elle soumet à sa volonté en les tourmentant
nes comme certain ce qui a été très-clairement de diverses manières, les âmes des misérables
démontré plus haut, à savoir que ceux qui au gouvernement desquelles elle est adaptée.
sont sous le joug de la loi temporelle ne peu- En effet, comme ils craignent de perdre ces
vent être affranchis de la loi éternelle, qui choses, ils se conforment, en les possédant, à

exprime comme nous l'avons dit, tout ce qui de certaines règles propres à former un lien
est juste et tout ce qui varie avec justice. de société , tel qu'il peut exister entre des
Quant à ceux qui s'attachent à la loi éternelle hommes de cette sorte. Mais cette loi ne punit
par la bonne volonté, ils n'ont pas besoin de la pas le péché qui consiste à aimer ces choses,
loi temporelle je vois que tu le comprends de
;
ellene punit que l'improbité de ceux qui les
reste. — E. Je te suis. ravissent aux autres. Vois doncsi nous sommes

32. A, La loi éternelle ordonne donc de arrivés à ce que tu appelais l'infini car nous ;

détourner son amour des choses temporel- avions entrepris de rechercher en vertu de
les et de le tourner purifié vers les biens
,
quel droit elle punit, cette loi qui régit les
éternels? —
E. Elle l'ordonne. A. Que — peuples et les cités terrestres. — E. Je vois
penses -tu ensuite qu'ordonne la loi tempo- que nous y sommes arrivés.
relle? N'a-t-elle pas pour objet de régler 33. A. Vois-tu aussi que la peine n'existerait
LIVRE PREMIER. 335

pas, si les hommes n'aimaient pas ces clioses autres, réside dans la volonté *
;
que rien, si

qui peuvent leur èlre ravies malgré eux, soit ce n'est la volonté
peut faire déchoir ne
que l'injustice les en privât, soit que la loi leur l'àme du trône de sa royauté, ni l'entraîner
infligeât cette sorte de punition. — E. Je le hors de la ligne droite de l'ordre et il est ;

vois aussi. —
Maintenant concluons. Les
.4. demeuré é^ident qu'on ne doit incriminer
uns font un mauvais usage de ces biens, les aucune des créatures dont les hommes abu-

autres en usent bien. Celui qui en use mal, sent, mais bien ceux qui en font abus. Main-
s'attache à eux, s'y embarrasse, en sorte qu'il tenant revenons s'il te plaît à la question
, ,

est soumis à ces clioses qui devraient lui être posée au commencement de cet entretien ,

soumises il les regarde comme des biens pour


;
et voyous si elle est résolue. Nous avions

lui, tandis que c'est lui qui devrait être le bien entrepris de chercher ce que c'est que mal
pour elle, les réglant et les disposant comme faire, et c'est dans ce but que tout a été dit.

il convient. D'un autre côté, celui qui en use Le moment est donc venu de réfléchir, et de
avec droiture, montre qu'elles sont bonnes, voir si faire le mal ne consiste pas à négliger,
mais non pas qu'elles soient des biens pour lui ;
les choses éternelles dont l'àme jouit par elle-'

car elles ne le rendent ni bon ni meilleur, et même, qu'elle atteint aussi par elle-même, etj
ce sont elles qui le deviennent par lui. C'est qu'elle ne peut perdre tandis qu'elle les aime,
pourquoi il ne leur est point attaché par l'a- et à se livrer à la recherche des choses tempo- '4

mour, il ne fait pas d'elle, pour ainsi parler, relies qui lui paraissent grandes et admirables,
lesmembres de son âme, ce qui constitue l'a- taudis qu'elles ne sont senties que par la partie
mour, de peur d'être tournienlé et souillé la plus basse de l'homme et qu'elles ne ,

quand on viendrait à les lui retrancher mais ; peuvent jamais lui être assurées. C'est dans
il vit tout à fait au-dessus d'elles, prêt à les celte unique catégorie que peuvent être ran-
posséder et à gouverner quand il en est
les gées, selon moi, toutes les mauvaises actions,
besoin, plus prêt encore à ne les point avoiret c'est-à-dire les péchés. Que t'en semble ?
à les perdre. Puisqu'il en est ainsi, doit-on J'attends que tu me le fasses connaître.
incriminer l'or et l'argent parce qu'il y a des 35. E. Il en est comme tu le dis et je suis ,

avares, les viandes, à cause des gourmands, le d'accord que tous les péchés sont renfermés
vin à cause des ivrognes, la beauté des femmes dans celte catégorie unique et qu'ils consis- ,

à cause des adultères et des débauchés, et tent à se détourner des choses divines et vrai-
ainsi du reste ? Ne voit-on pas le médecin ment durables, pour se tourner vers les choses
même faire un bon usage du feu, et l'empoi- changeantes et incertaines. Toutes celles-ci
sonneur abuser criminellement du pain? E. — sont à leur place et dans l'ordre et elles réali- ;

Il est très-vrai que ce ne sont pas les créatures sent un plan qui a sa beauté mais c'est le fait ;

elles-mêmes qu'il faut accuser, mais les d'une âme pervertie et désordonnée de se sou-
hommes qui en abusent. mettre à elles en les recherchant tandis que ,

l'ordre et le droit divin l'a élevée au-dessus

CHAPITRE XVI. d'elles pour les conduire à sa volonté. En


même temps , il me
semble aussi que nous
EPILOGUE DU LIVRE PREMIER. avons la solution et l'éclaircissement de la
question de l'origine du mal dont nous nous
A. Très-bien. Ainsi, nous avons déjà com- sommes occupés après avoir traité de la nature
mencé de voir quelle est la valeur de la loi du mal car si je ne me trompe le raisonne-
; , 4

éternelle nous avons trouvé de même les


; ment l'a démontrée nous faisons le mal par
: )

hmites que peut atteindre la loi temporelle le libre arbitre de la volonté.


dans la répression de plus, nous avons suffi-
; Mais, je te demande maintenant, si ce même
samment et clairement distingué deux sortes de libre arbitre d'où nous vient certainement la
choses, les éternelles et les temporelles, et aussi faculté de pécher , a dû nous être donné par
deux sortes d'hommes, poursuivant et aimant, celui qui nous a faits. En effet il me paraît ,

les uns les choses éternelles, les autres, les que nous n'aurions jamais péché si nous n'a-f
choses temporelles; enfin, il a été constaté que vions pas le libre arbitre et pour cela, il est à ;

le choix en vertu duquel chacun se hvre à la craindre que Dieu aussi ne soit considéré
recherche el à l'affection des unes ou des ' Réti. Ut. I, cil. IX, n. 3,
336 DU LIBRE ARBITRE.

comme auteur de nos mauvaises actions. — A. sion présente et celles qui suivront ; tu verras
N'aie aucune crainte à ce sujet. Mais pour trai- combien celles-ci l'emporteront non-seulement
ter plus mûrement la question , il nous faut par la sagncité des recherches, mais encore par
prendre un autre temps. Ce premier entrelien la sublimité du sujet et la splendide lumière

a assez duré, et il demande à finir. Il aura eu delà vérité. Seulement, faisons appel à la
pour résultat, je le crois du moins, et toi aussi piété , afin que la divine Providence nous per-
sans doute de nous donner la clef de grandes
, mette de poursuivre et d'achever la course
questions et de profonds mystères. Lorsque commencée. — E. Je cède à ta volonté , je lui

nous aurons commencé d'y pénétrer avec Dieu soumets très-volontiers la mienne, et mon ju-
pour guide tu seras certainement d'avis qu'il
, gement et mes désirs.

y a une différence importante entre la discus-


LIVRE DEUXIÈME.

Objection tirée de ce qne la liberté de pécher nous a été donnée par Dieu — Trois questions : comment prouver l'existence d«
Dieu? — Tous les bleus vicuaenl-ils de Dieu? La volouté est-elle libre ea faisant le bieu?

juste est bien , que les pé-


et qu'il est juste
cheurs soient punis ceux qui agissent avec
et
CHAPITRE PREMIER.
droiture, récompensés? D'où il résulte que

POURQUOI DIEU NOUS A DONNÉ LA LIBERTÉ DE c'est Dieu qui distribue aux pécheurs la misère

PÉCHER. et aux bons la béatitude.


2. A. Je ne conteste pas; mais je t'interroge

1. E. Explique-moi maintenant, si cela est sur cet autre point comment connais-tu que
:

possible, pourquoi Dieu a donné à l'homme le c'est de lui que nous avons l'être? Car ce n'est

libre arbitre de la volonté, sans lequel il ne pas cela que tu viens d'ex[»liqner; jnais tu as
pourrait certainement pécher, s'il ne l'avait montré que c'est de lui que nous méritons de
reçu. — A. Mais d'abord, as-tu la connais- recevoir châtiment ou la récompense.
le E. —
sance, et la certitude que Dieu ait donné à Ce que tu me dem mdes, m'est évident préci-
l'homme une chose que, d'après toi, il n'aurait sément parce qu'il est certain que Dieu punit
pas dû lui donner ? —
E. Autant que j'ai pu le les péchés. Car, toute justice vient de lui. En
comprendre dans le livre précédent, d'un côté effet, si labonté peut distribuer des bienfaits
nous avons le libre arbitre de la volonté, et à des étrangers, ce n'est pas dans des étrangers
de l'autre c'est par lui seul que nous commet- que la justice punit le mal. Il est donc évident
tons le péché. —
A. Moi aussi je me rappelle ,
que nous appartenons, puisque non-seule-
lui

que ces conclusions nous sont acquises mais ; ment il est souverainement bon envers nous
voici ce que je te demande actuellement; Es-tu par ses bienfaits, mais aussi souverainement
sûr que c'est Dieu qui nous a donné ce libre juste par ses châtiments. En outre, j'ai établi

arbitre que nous avonsindubitabiement et [)ar et tu m'as accordé que tout bien vient de Dieu.
le(|uel il est évident que nous péchons? E. — De là, il est facile encore de comprendre que
Ce personne autre je pense car c'est de
n'est , ;
l'homme vient de Dieu; car l'homme lui-
lui que nous avons l'être et soit que nous pé-;
même, en tant qu'il est homme, est quelque
chions , soit que nous agissions avec droiture, chose de bien, puisqu'il peut vivre avec droi-
c'est de lui que nous méritons le châtiment ou ture quand il le >eut '.
la récompense. —
A. Mais ce dernier point 3. A. Vraiment, s'il en est ainsi, la question

encore, le comprends-tu clairement? ou bien que tu as propctséeest n solue. Car si l'homme


est-ce rarfiument d'autorité qui te touche et est quelque chose de bien, et s'il ne lui est pas
qui le le fait croire volontiers même sans le , possible d'agir av«c droiture sans qu'il le

comprendre? voila ce que je voudiais savoir. veuille, il a dû, pour aj:ir avec droiture, avoir
— E. J'avoue que j'ai cru d'abord à l'autorité une volonté libie. En etlct, de ce qu'il pèche
sur ce point. Maisqtioi de plus vrai que tout ce aussi par cette volonté, il ne faut pas croire
qui est bien vient de Dieu (\ue tout ce qui est , * Rét. liv. I, ch. IX, n. 3.

S.ADG. — TOMB m.
338 DU LIBRE ARBITRE.

que Dieu la lui a donnée pour cela. Un motif que tu tiens pour certaine et connue la réponse
suffisant pour qu'elle ait dû lui être donnée, à ma première demande, à savoir que Dieu
ic'est que, sans elle, rhomme ne pourrait agir nous a donné une volonté libre, devons-nous
.avec droiture et qu'elle lui ait été donnée pour
; dire que Dieu n'aurait pasdû nous donner une
cela, on le comprend, du reste, par cette consi- chose que nous avouons nous avoir été donnée
dération, que c'est Dieu qui le punit lorsqu'il en de lui ? S'il n'est pas sûr qu'il nous l'ait donnée,
abuse pour [lécher ; ce qui serait injuste, si la nous avons raison de chercher si elle nous a
volonté libre avait été donnée non-seulement été bien donnée; lorsque nous aurons trouvé
pour vivre avec droiture, mais encore pour qu'elle nous a été bien dotmée, nous trouve-
pécher. Quelle justice y aurait-il à le punir rons par la même que nous l'avons n çue de
d'avoir a[)pliqué la >olonte à une fin pour la- lui par qui tous les biens ont été donnés à
donnée? Lors donc
quelle elle lui aurait été l'homme. Au contraire, si nous trouvions
que Dieu punit le pécheur, ne te stmble-t-il qu'elle n'a pas été bien donnée, nous com-
pas qu il lui lient ce langage pourquoi : prendrions que ce n'est pas lui qui nous l'a
n'as-tu pas appliqué ta libre volonté à la fin donnée, car c'est un crime de 1 accuser. D'un
pour laquelle je te l'ai donnée, c'est-à-dire autre côté, s'il est certain que c'est lui qui
pour agir avec droiture? l»e plus, la justice nous l'a donnée, nous serons forcés d'a\ouer,
se présente à nous comme un bien dans la de quelque manière que nous l'ayons reçue,
punition des péchés, et dans la glorification qu'il n'était obligé, ni à ne pas nous la donner,
des actions honnêtes; mais, en serait-il ainsi ni à nous la donner autrement que nous l'a-
si l'homme n'avait pas le libre arbitre de vons. Car le donateur est tel qu'on n'a aucun
sa volonté? Car ce qui ne serait pas fait vo- droit de critiquer ses actes.
lontairemenl ne serait ni péché, ni bonne ac- 5. E. J'admets tout cela d'une foi inébran-
I

tion; et ainsi, le châtiment au.^si bien que la lab'e ;mais comme je n'en ai pas encot e la
récompense serait injuste, si l'homme n'avait science, il faut étudier la question coninie si

pas une volonté libre. Or, la justice a dû exis- tout était incertain. Car, puisque nous pou-
ter, et dans la punition, et dans la récompense, vons pécher par la volonté, il n'est pas ceitain
car elle est un des bi< m
qui viennent de Dieu. qu'elle nous ait été donnée pour bien agir, et
Donc, Dieu a dû donner à l'homme une vo- par cela même il devient incertain si elle a dû
lonté libre. nous être donnée. En effet, s'il n'e>t pas «ûr
quelle nous ait été donnée pour bien agir, il
n'est pas sûr non plus qu'elle ait dû nous être
CHAPITRE IL
donnée; et ainsi, il devient incertain si c'est
OBJECTION : SI LE LIBRE ARBITRE A ÉTÉ DONNÉ Dieu qui nous Ta donnée. Car, s'il est incer-
POUR LE BIEN, COMMENT SE FAIT-IL QU'iL PUISSE tain qu'elle ait dû nous être donnée, il est in-

SE TOURNER VERS LE MAL? certain aussi qu'elle nous ait été donnée par
celui qu'on ne peut croire sans crime avoir
A. E. Eh bien je t'accorde que Dieu l'a
! donné une chose qu'il ne devait pas donner.
donnée. Mais ne te semble-t-il pas, dis-moi, A. Tu es certain, au moins, de l'existence
qu ayant été donnée pour Itien faire, elle n'au- de Dieu. —
E. Oui, et d'une certitude inébran-
rait pasdû pouvoir se tourner vers le péché? Il en lable; mais ce n'cî-t pas rex.unen ici encoie, ,

eût été cunune de lajustice elle-même qui a été c'est 1.1 foi qui me donne cette Crrtitude. —
donnée à l'homme pour bien vivre est-il pos- : A. Eh bien si quelqu'un de ces insensés dont
!

sible a quelqu'un de se servir de sa justice il est écrit : « L'insensé a dit dans son cœur :

pour mal vi\re? De même, si la volonté avait « Dieu n'est pas S » venait te répéter ce pro-
été donnée à l'homme pour bien agir, per- pos , et refusant de croire avec toi ce que tu
sonne ne pourrait pécher par la volonté. crois, te témoignait le désir de connaître si

A. Dieu m'accordera, je l'espère, de f)Ouvoir tu crois la vérité, laisserais-tu là cet homme,


te répondre, ou plutôt, il t'accordera de te ré- ou penserais-tu qu'il y a quelque moyen de
pondre à toi-même, par l'enseignement inté- lui persuader ce «jue lu crois feimt meut; sur-
rieur de la vérité qui est la maîtresse souve- tout s'il n'avait pas l'intention de lutter avec
raine et universelle. Mais d'ab ^rd , je désire opiniâtreté, mais le désir siucère de savoir. —
que tu me répondes à cette question : puis- * J«u, zrn, 3.
LIVRE DEUXIÈME; 339

,
E. Ce que tu viens de dire en dernier lieu même qu'il ferait aux croyants, il ne dit pas :

nVaverlit assez de la réponse que j'iuirais à lui La vie éternelle consiste à croire; mais bien :

faire. Car, fùt-il riioinine le plus absurde, il « Voici en quoi consiste la ^ie éternelle, c'est
m'accorden.it ceitaiiienn'nt qu'il n'y a pis lieu « à vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et
de discuter avec un homme de mauvaise foi « celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ'. »
et un sur tiuoi que ce soit, à plus forte
t'Hlèté, 11 dit encore à ceux qui ci oyaient déjà «Cher- :

raisiin sur un sujel si important. Celte conces- « chez et vous trouverez *.» Car on ne peut pas

sion faite, il me demanderait tout le premier dire qu'on a trouvé ce qu'on croit sans le con-
de croire qu'il se livre à cette recherche de naître encore; et personne ne devient apte à
bonne foi, et qu'il n'y a en lui relativement à trouver Dieu, s'il n'a pas cru d'aboi d ce qu'il
celle aff.iire aucune ariièic-pensce de chicime doit connaître ensuite. C est pourquoi, obéis-
ou d'oi>iniàtrelé. Et moi je lui exposerais alors sant aux préceptes du Seigneur, cherchons
cette dcmonstialion que je crois facile à tout avec soin. en effet, nous cherchons sur son
Si,

le monde :
veux qu'un
pui.^que, lui dirais-je, tu invi'ation, nous montrera lui-même aussi
il

autre croie sans les connaître aux sentiments les choses que nous trouverons, autant qu'elles

que tu sais cachés dans ton âme, n'est-il \y,\s peuvent être trouvées dans cette vie par des
plus juste encore que tu croies à l'existence de hommes tels que nous. Et, en vérité, nous
Dieu, sur la foi des livres de ces grands hom- devons le croire; il est donné aux meilleurs,
.
j
mes, ()ui nous atieslentdans leurs écrits qu'ils dès cette vie, et certainement après cette vie à
ont vécu avec le Fils de Dieu et cela d'autant ; tous ceux qui sont bons et pieux, de voir ces
plus qu'ds déclarent dans ces livres avoir vu choses et de les atteindre avec une évidence
des choses qui seraient im|)0ssiblcs si Diai plus parfaite. Espérons qu'il en sera ainsi |)0ur
n'élait jias? El cet homme serait par trop in- nous, et me[)risant les choses tern strts et hu-
sensé s il me blâmait de les croire, lui qui veut maines, désirons et aimons de toutes nos forces
que je le croie lui-niénie. Mais, ce qu'il ne les choses divines.
pourrait blâmer avec justice, ne pourrait il

non pus trouver aucune raison pour refuser CHAPITRE III.


lui-même de le faire. —
A. Mais, te dirai-je à
mon tour, si sur la question de l'existence de qu'y A-T-IL DE PLUS NOBLE DANS l'H0M5ïE ? —
Dieu tu estimes qu'il est suffisant de s'en rap- comment arriver a la preuve manlftste de
porter au témoignage de ces grands hom- l'existence de dieu?
mes, auxquels nous avons jugé qu'on peut se
fier sans témérité, pourquoi ne pas nous en rap- 7. Nous adopterons, si tu le veux bien, l'or-

porter de môme à leur autorité sur ces points dre suivant et nous rechercherons d'abord une
que nous avons entrepris d'étudier comme in- pteuve manifeste de l'existence de Dieu; puis
certains et tout à fait inconnus, et ne pas cesser nous examinerons si tout ce qui est bien, en
de nous fatiguer à cette recherche? — E. Mais tant que bien, vient de Dieu, et enQn, si, parmi
n'est-il pas c(in\enu que nous désirons con- les biens il faut compter la volonté libre.
,

naître et comprendre ce que nous croyons ? Quand nous aurons trouvé les solutions il ,

6. A. Tu te rappelles parfaitement le prin- apparaîtra clairement ,


je pense , si c'est à
cipe que nous avons établi au début même de bon droit que cette volonté a été donnée à
la discussion précédente '
; ce que nous ne nie- l'homme.
rons pas maintenant; car, si croire et com- Pour commencer par les choses les plus évi-
prendre n'étaient pas deux choses différentes dentes, je te demanderai d'abord si tu existes
et si nous ne devions pas d'abord croire les toi-même. Crains-tu de te tromper en répon-
sublimes et divines vérités que nous devons dant à cette question ? Alors tu existes, car au-
comprendre, c'est en vain que le Prophète au- trement il ne te serait pas possible de te trom-
rait dit « Si vous ne croyez pas d'abord, vous
: per. —
E. Passe plutôt et avance. i4. Il est —
a ne comprendrez pas*,» Notre-Seigneur lui- donc évident que lu existes, et comme cela ne
même, et par ses paroles et par ses actions, a te serait pas évident si tu ne vivais pa.s il est
exhorté d'abord à croire ceux qu'il a appelés évident aussi que tu vis. Comprends-tu que ces
au salut. Mais ensuite, lorsqu'il parlait du don deux choses sont très-vraies? E. Je le com- —
* Ut. I,ch42.»*li.ru,6, selon les S«pt. * Jean, rrn, 3. — * Metth. Tn, 7.

340 DU LIBRE ARBITRE.

prends parfaitement. — A. Donc, voici une donc aussi que les sens saisissent chacun des
troisième chose évidente : c'est que tu com- objets qui leur sont propres et dont ils nous
prends. — E. Très-évidente. A. Laquelle — avertissent, et plusieurs d'entre eux certains
des trois te semble la meilleure? E, Com- — objets communs?— £. Je le comprends aussi.
prendre. — A. Pourquoi penses-tu ainsi. — A. Mais, ce qui appartient en propre à chatiue
E. Parce que je vois que exister, vivre, com- sens et ce qui appariient en commun à tous ou
prendre, sont trois choses; or, la pierre existe, à quelques-uns d'entre eux, comment pouvons-
la bête vit; cependant, à mon avis, ni la pierre nous le distinguer? est-ce par quelqu'un de
n'est vivante, ni la bêle intelligente : mais il ces sens? — E. Non pas; nous le distinguons
est très-ctrtain que celui qui a 1 intelligence a par un certain sens intérieur. — A. Ne serait-
aussi l'existence et la ^ie. C'est pounjuoi je ce pas là cette raison qui manque aux bêtes?
n'hésite pas à juger meilleur celui qui possède Car, si je ne me tiompe, que
c'est [»ar la raison
les trois choses que celui à qui il en manque nous comprenons ces choses et que nous savons
une ou deux. Car, qui a la vie a aussi l'exis- qu'il en est ainsi. —
E. Je crois plutôt que
tence, mais ne s'ensuit pas qu'il ail encore
il Ic'est par la raison que nous comprenons l'exis-

l'intelligence, et telle est, selon moi, la vie de Hence de ce sens intérieur auquel ces cinq sens
la bête. Quant à l'existence, ce qui la possède si connus viennent rapporter tous leurs objets.

n'a point pour cela même la vie et l'intelli- Car pour la bêle, autre est le fait de la vision,
gence. Car je puis avouer que les cadavres autre le sentiment des choses vues qu'elle évite
existent, et personne ne dira qu'ils vivent. En- ou recheiche; le premier sens est dans les

fin ce qui n'a pas la vie a encore moins l'intel- yeux, lesecond est au dedans même de l'âme,
ligence. —
A Nous admettons donc que de
.
et c'est par ce dernier que les animaux, attirés
ces trois choses il en manque deux aux ca- par le charme ou repoussés, convoitent et sai-
davres, une à aucune à l'homme.
la bêle, — sissent ou évitent et rejettent non-seulement
E. C'est vrai. —
A. Nous admettons de plus les objets qui tombent sous la vue, mais ceux
que la meilleure des troisesl celle que l'homnie aussi qui tombent sous l'ouïe et les autres sens
possède avec les deux autres, à savoir, l'intelli- du corps. Mais cet autre sens, on ne peut lui
gence, qui implique dans celui qui la possè«le donner les noms ni de vue, ni d'ouïe, \.\ d'o-
l'existence et la vie. — E. Nous l'admettons dorat, ni de g'>ùt, ni de toucher; c'est quelque
certainement. chose de ditTerent, c'est je ne sais quoi qui
A. Dis-moi maintenant si tu sais que tu
8. préside universellement aux autres sens. Or,
possèdes ces sens corporels si connus la vue, : quoique nous le saisissions par la raison, comme
l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. E. Je — je l'ai dit, nous ne pouvons toutefois lui don-

le sais. —
A. Quelles sont les choses qui, selon ner le nom même de raison, puisqu'il est évi-
toi, tombent sous le sens de la vue; eu d'autres dent que les bêtes elles mêmes le possèdent.
termes, quels objets affectent notre sens lorsque 9. A. Quel qu'il soit, je l'adtnets, et je n'hé-
nous voyons? — E. Tous les objets corporels. site pas à l'apiieler un sens intérieur. Mais
— A. Est-ce aussi par vue que nous avons la il que notre raison surpasse ce sens; autre-
faut
le sentiment descorps durs mous? E. Non. et ment, ce qui nous est fourni par les sens
— A. Qu'est-ce donc qui appartient en propre du corps ne pourrait devenir l'objet de la
aux yeux dont nous avons par eux
et senti- le science. Car on ne sait une chose quelconque
ment? — E. La couleur. — ^.El aux oreilles? qu'autant qu'on la comprend par la raison.
— E. Le son. — A l'odorat? — E. L'odeur.
^4. Or, sans parler des autres sens , nous savons
— Au goût? — E. La saveur. — Et au
i4. .4. que ce n'est pas par l'ouïe que nous avons
toucher? — La dureté ou
j&. mollesse, la l'uni le sentiment des couleurs, ni par la vue celui
ou raboteux,
le beaucoup d'autres qualités
et des paroles. Et cette science, ce ne sont ni les
pareilles.— Mais formes des corps,
.4. les le yeux ni les oreilles qui nous la donnent, ni
grand, le petit, le rond et les autres
carré, le non plus ce sens intérieur dont les bêles sont
semblables, n'en avons-nous pas le sentiment, pourvues, car ne faut pas croire qu'elles
il

tant par le toucher que par la vue, en S(»rte sachent que les oreilles ne donnent pas le sen-
qu'on ne peut les atlribuer exclusivement à la timent de la lumière, ni les yeux celui de la
vue ni au toucher, mais bien à tous les deux? voix, puisque nous ne f lisons ce dise rnement
— £. Je le comprends. — A. Tu comprends que par l'utlention rationnelle et la pensée.
—,

LIVRE DEUXIEME. 341

— E. Je ne puis dire que je perçois clai- les objetsperçus par les sens puissent êtrç dis-
rement ce que lu viens d'énoncer. Car au cernés, classés et saisis non-seulement par le
moyen de ce sens inlérieur dont les bêles sentiment, mais encore par la science. — E.
sont pourvues comme toi-même,
tu l'accordes Je l'admets. —
A. Mais quoi? cette raison
qui sait si elles ne distinguent pas aus>i que même qui discerne et ses ministres, et les
le sentiment des couleurs ne \'ient pas par objets qu'ils lui présentent, qui reconnaît de
l'ouïe ni celui de la voix par la vue? — A. plus la différence qu'il y a entre eux et elle et
Mais crois-tu ausssi qu'elles puissent faire la qui s'affirme plus puissante qu'eux, peut-elle
distinction entre la couleur dont elles ont se sai.-ir autrement que par elle-même , c'est-
le sentiment, le sens qui est dans l'œil et à-dire par la raison? En d'autres termes, sau-
cet autre sens intérieur qui est d ms Tàme et rais-tu que tu as la raison si la raison ne te le
encore la raison qui déOnit et classe les uns faisait voir? — E. Tout cela est très-vrai.
et les autres ? — £^. Je ne le crois en aucune A. Concluons : lorsque nous percevons la
façon. couleur, cette perception ne nous
fait pas per-
A. Et cette raison pourrait elle distinguer cevoir par elle-même ce que nous percevons;
ces quatre choses l'une de l'autre et les déter- lorsque nous entendons le son , nous n'enten-

miner en It s définissant , si toutes ne venaient dons pas notre ouïe; lorsque nous flairons une
pas se ra|. porter à elles: et la cou'eur par le rose, notre odorat lui-même ne nous donne au-
sens des yeux, et ce sens lui-même par cet cune odeur; lorsque nous goûtons quelque
autre sens intérieur qui y préside, et celui- chose, notre goût n'a lui-même aucune saveur
ci par lui-même, en supposant qu'il n'y ait dans notre bouche; lorsque nous touchons,
pas encore quelqu'autre intermédiaire ? — nous ne pouvons toucher non plus le sens
E. Je ne vois pas qu'il en puisse être autrement. du tact il;est donc évident que ces cinq
— A. Quoi encore? Vois-tu aussi que le sens sens ne sont eux-mêmes sentis par aucun d'en-
des yeux perçoit la couleur, mais que ce même tre eux, bien que tous les objets corporels
sens ne se perçoit pas lui-même? Car le sens soient sentis par eux. — E. C'est évident.
par lequel tu vois la couleur n'est pas le même
par lequel tu vois que tu vois.— £". D'accord. CHAPITRE IV.
A. Tàclie encore de distinguer ceci. Tu ne nies
pas, je pense, que autre chose est la couleur, LE SENS INTÉRIEUR SENT LE SENTIMENT MÊME;
auti e chose voir la couleur, et autre chose aussi SE DISCERNE-T-IL AUSSI LUI-MÊME?
en l'absence de la couleur, d'avoir le sens au
moyen duquel on la verrait si elle était pré- 10. A. Je crois aussi, il est évident que ce
sente. — E. Je dislingue bien encore ces trois sens intérieur a non-seulement le sentiment
choses, et j'accorde qu'ellesdiffèientenlre elles. des objets qu'il reçoit des cinq sens corporels,
— A. Eh bien! par tes yeux, tu n'en vois mais encore le sentiment de ces sens eux-mê-
qu'une, n'est-ce pas, et c'e.^t la couleur? E. — mes. Car la bête ne se meuvrait pas soit en
Oui. —
A. Dis-moi donc comment tu vois les recherchant, soit en fuyant un objet si elle ne
deux autres? car tu ne peux les distinguer sans sentait pas qu'elle sent, et cela non pour arri-
les voir. — E. Je n'en sais pas davantage, je ver à la science qui est le partage de la raison,
sais qu'elles existent et rien de plus. —
A. Tu mais seulement au mouvement et certaine- ;

ne donc pas encore si c'est la raison ou


sais ment aucun des cinq sens ne lui donne ce sen-
'
bien cette vie que nous appelons sens intérieur, timent. Si ce point était encore obscur, il

bit n supérieur aux sens corporels, ou quelque que lu remarqueras ce qui se


s'éclaircira dès
autre chose? —
E. Je ne sais. A. Tu sais au — passe par exemple dans un seul d'entre eux ;

moins ceci, que la raison seule peut définir prenons Ouvrir l'œil, et le diriger vers
la vue.
ces choses, et que la raison ne fait cette opé- l'objet qu'elle veut voir, la bête ne le pourrait
ration que sur les objets présentés à son examen. en aucune façon si elle ne sentait qu'elle ne
— E. Certainement. A. Par conséquent,— voit pas eu ayant l'œil fermé ou sans le diri-
quelle que soit celte chose par laquelle on a le ger ainsi. Or, si elle sent qu'elle ne voit pas
sentiment de tout ce qu'on sait, elle est au lorsqu'elle ne voit pas en effet, il est nécessaire

service de la raison , à qui elle présente et aussi qu'elle sente qu'elle voit lorsqu'en effet
rapporte tout ce qu'elle saisit , afin que tous elle voit. Car lorsqu'elle voit, elle ne meut pas
,

342 DU LIBRE ARBITRE.

l'œil avec lemême désir que lorsqu'elle ne voit celles qui ont aussi l'intelligence ? — J5. Dans
pas, eltlle montre ainsi qu'elle sent l'un et la classe des simples existences. — A. Mais le

l'autre. Quant à savoir si la vie se sent elle- sens lui-même dans quel ordre le places tu?
,

même, elle qui sent qu'elle sent les choses cor- — E. Dans celui des êtres vivants. A. Et —
porelles, il de s'en rendre
n'est pas aussi fjicile quel est à ton avis le meilleur des deux du ,

compte; cependant quiconque s'examine lui- sens ou de l'objet qui tombe sous le sens ? —
même trouve que tout être vivant fuit la mort, E. Le sens assurément. —
A. PourcjUoi ? —
et comme mort est contraire à la vie , il est
la E. Parce que ce qui vit est meilleur que ce qui
nécessaire que la vie se sente aussi elle-même n'a que l'exi.-tence.
pour fuir son contraire. Que si ce point n'est 42. A. Et ce sens intérieur que nous avons
pas encore parfaitement éclairci, laissons-le, reconnu plus haut être au-dessous de la rai-
afin de ne tendre à notre but que par des son et commun encore à nous et aux bêtes
,

preuves certaines et manifestes. Or voici ce qui hésileras-tu à le préférer à ce sens qui atteint
est manifestement prouvé : le sens corporel les corps , et que tu as reconnu tout à l'heure
^ senties choses corporelles; mais il ne peut être lui-mêtne préférable au cor|)S ? — £. Je
avoir le sentiment de lui-même; le sens inté- n'hésiterai nullement. — A. Je voudrais aussi
rieur, lui, aie sentiment des choses corpo- savoir de pour quel motif tu n'hésites pas.
toi

relles par le sens corporel, et le sentiment du Tu ne pourras pas dire que ce sens intérieur
sens corporel lui-même quanta la raison, elle;
doive être rangé dans celle des trois catégo-
connaît toutes ces choses elle se connaît elle- ,
ries qui comprend les êtres parvenus jusqu'à

même ,en fait l'objet de la science. Vois-


elle l'intelligence; mais seuh ment dans celle des
tu autrement? —
E. Non certes. A. Eh — êtres existants et vivants, à qui l'intelligence

bien maintenant parle à ton tour et reprends


I
manque, car les bêtes qui n'ont pas l'inlelli-

la question que nous désirions résoudre et dont geuce ont ce sens intérieur. Alors je te de-
nous avons cherché la solution en suivant cette mande pourquoi tu préfères le sens intérieur
route assez longue. au sens qui perçoit les choses cor [)orelIes, puis-
que tous deux font partie de la classe des êtres
vivants. Tuas prél'érélesens qui atteint les corps
CHAPITRE V.
aux corps eux-mêmes, par la raison iine ceux-ci
LE SENS INTÉRIEUR l'EMPORTE SUR LES SENS EX- font partie des simples existences, tandis que

TÉRIEURS DONT IL EST LE MODÉRATEUR ET LE celui-là appartient au genre vivant. Puisque

JUGE. c'est à ce même genre qu'ap[>arlient le sens


intérieur, dis-moi pour quel motif tu l'estimes
H. E. Si ma mémoire est fidèle, des trois supérieur à l'autre? Si tu me réponds: c'est
questions que nous avons posées tout à l'heure parce que premier perçoi lie second, cette rai-
le

avant de suivre l'ordre de cette discussion ,


sonimpli(]ueraitque loutêlreseulant est meil-
nous traitons aclutllement la première: com- leur que ce qui est senti par lui rè;^le que tu :

ment peut-on prouverévidtjinmenlce(|uenous ne voudrais [>as [loser, de crainte d'ètie amené


croyons d'une foi ferme et inébranlable: l'exis- à dire aussi que tout être intelligent vaut
tence de Dieu? —
A. Ta mémoire est fidèle mieux que ce qui est perçu par son intelli-
sur ce jioint. Mais rappelle-toi aussi, je te prie, gence. Or ceci est faux, car l'homme a l'njlel-
que quand je l'ai demandé si tu savais qut; tu ligence de la sagesse, et il n'est certainement
pas meilleur qu'elle. Cherche donc [)our quelle
^
existes, la connaissance de ce fait n'est pas ve-
nue seule, mais bien accompagnée de deux raison il t'a paru que le sens intérieur doit
autres. — E. Je me le rappelle aussi. — A. être préféré au sens qui perçoit les corps.

Vois donc maintenant auquel de ces trois faits E. C'est parce que je sais que le pieinierv/
se rapporte tout ce qui tombe sous les sens cor- est comme le modérateur du second,
et le juge ^z

porels, en d'auires termes dans quelle caté- ,


Car si le second commet quelque faute en
gorie penses-tu qu'il faille ranger tout ce qui rein|)lissant son office, le premier lui en de-

tombe sous notre sens au moyen des yeux, ou mande raison comme à son serviteur , ainsi
de tout autre organe corporel ? est ce dans la que nous l'avons constaté plus haut. Et en
classe des choses qui ont seulement l'existence, eflet, le sens des yeux ne voit pas qu'il voit ou

ou de celles qui ont en outre k vie, ou enfin de qu'il ne voit pas; et pour cela il ne peut ju-,
,

LIVRE DEUXIÈME. 3i3

ger lui manque quelque chose ou s'il ne


s'il seulement l'existence, mais aussi la vie et l'in-
lui manque rien mais c'e?t là la fonction du
;
telligence, comme est dans l'homme l'âme
sens intérieur qui avertit l'âme delà bète d'ou- raisonnable or penses-tu qu'en nous, c'est-à-
;

vrir l'œil terme et de stippléer aux manque- dire dans ces trois éléments qui constituent
ments dont elle s'aperçoit. Or personne ne l'homme, on puisse trouver quelque chose de
doute que celui qui juge ne soit supérieur à plus noble que celui que nous avons énuméré
celui qui est jugé. —
A. Tu reconnais donc en troisième lieu ? Car é\idemment nous avons
aussi que le sens corporel lui-même porte un d'abord un corps, puis une certaine vie qui
certain jugement sur les corps? En effet c'est anime et développe ce corps deux choses que :

lui qu'an'eote le plaisir et ladouleur lorsqu'il nous voyons aussi dans les bêtes enfin nous ;

est en contact avec un corps dur ou mou. De en avons une troisième qui est pour notre
même que le sens intérieur juge ce qui man- âme comme sa tête son œil et tout ce que
,

que ou ce qui suffit au sens de la vue, de tu peux trouver de mieux pour ex[)rimer la
mèmele sensde la vuejuge des couleurs, et voit raison et l'intelligence, dont les bêtes sont dé-
si elles sont [)arf.iites ou non. De même encore pourvues. Vois donc, je te prie, s'il t'est pos-
que le sens intérieur juge de l'oreille et sent sible de trouver dans la nature humaine quel-
si elle est ou non assez attentive; ainsi l'ouïe que chose de plus subhme que la raison. —
elle-même juge dessons, sentant ceux qui s'insi- E. Je n'y vois absolument rien de meilleur.
nuent doucement en elle et ceux qui la frap- 14. A. Et maintenant si nous pouvions trou-
pent aigrement. Il n'est pas nécessaire de passer ver une chose de l'existence de laquelle nous
en revue les autres seus ; cela suffit, je pense, ne pourrions douter, non plus que de sa su-
pour te faire apprécier ce que je voulais dire, à périorité sur notre raison elle-même, hésite-
sav.iir que le sens intérieur juge des sens cor- ras-tu, quelle qu'elle soit, à dire que c'est Dieu?
porels, lorsqu'il approuve leur opération et — E. Je n'appellerai pas immédiatement de
qu'il réclame ce qu'ils lui doivent ; comme les ce nom ce que j'aurais trouvé de supérieur à
sens corporels eux-mêmes jugent des corps la meilleure partie de ma nature. Car il ne

en acceptant leur contact agréable et en re- m'agrée pas d'appeler Dieu ce à quoi ma rai-
poussant le contraire. — E. Je saisis parfai- son est inférieure, mais bien ce qui n'a rien
tement, et j'admets comme très-vrai tout ce de supérieur à soi. —
A. Très-bien 1 et c'est
(|ue lu as dit. lui qui a donné à ta raison une notion si vraie
de lui-même. Mais dis-moi, si
et si religieuse
tu ne trouves rien de supérieur à notre na-
CHAPITRE VI.
ture, que l'éternel et immuable, hésiteras-tu
LA RAISON DANS l'HOMME l'eMPORTE SLR TOUT à l'appeler D eu ? Car tu le sais, les corps sont
LE RESTE , ET CE QUI l' EMPORTE SUR LA RAI- sujets au changement de plus cette vie même
;

SON EST DIEU. qui anime le corps n'en est pas exemple la ;

variété de ses états le montre manifestement.


i3. A. Examine maintenant si la raison à Enfin la raisonne peut nier qu'elle y soit elle-
son tour juge le sens intérieur. Je ne te de- même soumise, elle qui, tantôt (ail des efforts,
mande pas si tu la juges meilleure que lui, et tantôt n'en fait pas pour parvenir à la vérité

car je n'en doute pas, et même je pense qu'il tantôt y parvient , et tantôt n'y parvient pas.

n'est plus nécessaire de te demander si la rai- Si donc sans l'aide d'aucun organe corporel,
son juge ce sens intérieur. Car toutes ces ijues- ni du toucher, ni du goût, ni de la vue, ni de
tions concernant les choses qui sont au-des- l'ouïe, ni de l'odorat, oid'aucunsensinférieurà
sous d'elle , les corps, les sens corporels, le elle , cette raison voit par elle-même quelque
sens intérieur, la prééminence des uns à l'égard chose d'éternel et d'immuable, il faut et qu'elle
des autres, et sa propre prééminence, n'est-ce s'avoue inférieure, et qu'elle avoue que ce ne
pas elle-même qui les traite? Et pourrait-elle peut être que son Dieu. —
E. Je reconnaîtrai
le faire si elle n'en jugeait pas? — E. Evi- sans hésitation pour Dieu celui qu'on me
demment non. — A. Ainsi cette niture qui a prouvera n'avoir rien de supérieur à lui. —
simplement l'existence sans être douée de vie .4. Cela va bien, car il me suffira de te montrer

ni d'intelligence, comme estun corps inanimé, qu'une telle chose existe, et tu avoueras qu'elle
est inférieure à cette autre nature qui a non- est Dieu si elle n'a point de supérieur , ou , si
344 DU LIBRE ARBITRE.
que, si mon sens est autre que le tien, et réci-
elle en a un, que ce supérieur est Dieu lui-
même. Soit donc qu'elle en ait, soit qu'elle proquement, l'objet tjue nous voyons n'c>\ pas
n'en ait point, il sera évident que Dieu eA, pour toi autre que pour moi, c'est le même
dès (|ue j'aurai montre, comme je l'ai promis, qui est perçu par nous deux et vu en même
qu'elle est au-dessus de la raison, ce que je temps par chacun de nous. —
E. C'est de
ferai avec le secours de Dieu même. E. — toute évidence. —
A. Nous [)Ouv()ns aussi en-
Démontre donc ce que tu as promis. tendre ensemble un seul son de voix en ,

sorte que, quoique mon ouïe soit autre que la


tienne, et réci|)roquement, la voix que nous
CHAPITRE VII.
entendons enseuible n'est pas autre pour moi
LES SENS SONT PARTICULIERS A CHACUN DE NOUS que pour toi, ce n'est pas non plus une partie
ET PERÇOIVENT DIFFÉREMMENT LES DIVERS OB- différente du son émis que saisit l'ouïe de cha-

JETS. cun de nous, mais le son unique, tel qu'il a


été émis, nous est donné à entendre tout en-
15. A. Je le ferai. Mais auparavant je me de- tier à tous deux. —
E. Cela est encore évi-
mande si mes sens corporels sont les mêmes dent.
que les tiens; ou si plutôt Ils miens sont à moi 17. A. En aux autres sens corporels
faisant
seul, et les tiens à toi seul; s'il n'en était iiinsi, l'application de ceque nous venons de dire,
je ne pourrais voir de mes yeux une chose, tu peux maintenant remarquer que ces sens,
sans que tu la visses toi-même. E. J'ac- — quant au point qui nous occu[)e, ne sont pas
corde absolument que les sens, quoique de absolument dans les mêmes conditions que la
même genre sont personnels à chacun de
, vue et l'ouïe, ni non |)lus dans des conditions
nous que nous avons chacun la vue, l'ouïe
et absolument différentes. En effet, nous pou-
et les autres fcns. Car un homme peut non- vons toi et moi, rem[ilir d'un seul et même
seulement voir mais encore entendre ce qu'un air l'organe de notre respiration et sentir par
autre n'entendrait pas et percevoir par ses au- l'odorat, l'odeur de cet air ; nous pouvons éga-
tres sens ce qu'un autre ne perçoit pas. Ainsi lement, toi et moi, goûter même miel ou
le

il est évident que tes sens sont à toi seul, toute autre nourriture , ou breuvage, et en
comme miens sont à moi seul.
les A. En — sentir la saveur, quoique ce miel soit unique,
diras-tu autant du sens intinie ou bien est-il tandis que nos sens sont particuliers à chacun
différent? —
E. Il n'est pas autre. En eff<t, de nous, que à moi.
le tien est à toi et le mien
mon sens intime perçoit mes sensations et le Bien que nous percevions alors tous deux la
tien perçoit les tiennes, et c'est pour cette rai- même odeur ou la même saveur, cependant
son que souvent quelqu'un me demandera si nous ne l'apercevons pas, toi avec mon sens,
je voisun objet qu'il voit lui-même car c'est , ni moi avec le tien, ni non [dus avec quelque
moi qui sens si je vois ou non, et non pas celui autre sens qui nous serait commun à lous
qui m'interroge. —
A. Et la raison? chacun deux, mais mon sens est bien à moi et le lien
de nous n'a-t-illa sienne ? puisqu'il
pas aussi est bien à toi, quoiiiue une odeur ou une sa-
peut arriver que je comprenne une chose sans veur unique soit perçue par nous deux. Et
que tu la comprennes et que tu ne puisses sa- c'est en cela que ces deux sens du goût et de
voir si je comprends, tandis que moi, je le l'odorat ressemblent a ceux de la vue et de
sais. —
E. Il est évident aussi que chacun de l'ouïe. Mais, quant au point qui nous occupe,
nous a son esprit raisonnable. ils eu ditlerent. Il est bien vrai, en effet, que

t6. A. Pourrais-lu bien dire aussi que nous nous aspirons le même air par nos narines et
avons chacun notre soleil, notre lune, nos que nous goûtons la même nourriture avec
étoiles et les autres objets semblables, puis^jue notre palais, mais je n'aspire pas la même
chacun de nous les Noit avec son propre sens? partie d'air et je ne prends pas la même partie
— E. Quant à cela, il n'est j)as possible de le de nourriture que toi j'en [irends une et toi
;

dire. —
A. Nous pouvons donc voira plusieurs une autre. De plus, en aspirant, j'attire à moi,
une seule clmse, bien que nos sens soient par- de de l'air, la [lariie qui m'est suffi-
la loialité
ticuliers à chacun de nous, et tous les \ eux de sante, et de même une autre |)artie qui te
toi

chacun de nous perçoivent cet objet uni.]ue suftil aussi. Et lorsque nous absorbons tous
que nous voyons en même temps; en sorte deux un même mets tout entier, il n'est ab-
LIVRE DEUXIEME. 345

sorbe en totalité ni par moi, ni par toi. Au en particulier par nos sens. Or nous n'en pou-
contraire, une parole que nous entendons est vons [)ercevoir que ce qui devient lelkmcut
entendue en mi me temps tout entière pir toi nôtre que nous puissions le changer et le
,

comme par moi une imaire que nous voyons


: Iransumer en nous-mêmes, comme la nourri-
est vue en môme temps aussi ^Tande par l'un ture et la boisson, dont tu ne peux prendre
et |>ar l'autre de nous, tandis que pour la nour- aucune partie que j'aurais prise moi-même.
riture et le breuvage, c'est une partie qui passe Vois en efïet les nourrices qui mâchent les ali-
nécessairement en loi et une autre en moi. ments pour les donner aux enfants tout ce :

Ne comprends-tu qu'imparfaitement ceci? — (|ue leur palais déiobe [xndant celte opération
E. Parfaitement au contraire, et je le trouve ettransfoime ensuite dans l'estomac, ne peut
très-cerlain. en revenir pour se mêler à la nourriture de
18.A. Quant au toucher, n'es-tu pas d'avis l'enfant. Dès que la bouche trouve une saveur

qu'il peut être assimilé au sens de la vue et de agréable à quelque chose, elle s'en approprie
l'ouïe sur le point que nous traitons? Car non- i ré\ocablement une |)artie, si petite qu'elle
seulement nous pouvons sentir tous deux un soit; et ce so it les aptitudes naturelles du
seul corps par le tact, mais tu peux toucher la corps qui amènent forcément ce fait. S'il en
même |>artie que j'aurais touchée moi même; était autrement, ne resterait aucune s.iveur
il

et ce ne sera pas seulement le même corps, dans la bouche après que les alimenls mâchés
mais la même partie de ce corps que nous en seraient sortis.
sentirons tousdtux par le toucher. Car il n'm On peut en dire autant, et avec raison, des
est pas du loucher comme de la bouche nous ; que nous aspirons par les na-
parlies de l'air
ne pouvons toi et moi, en mangeant, prendre rines.Car bien que tu puisses aspirer quelque
chacun en entier le mets qui nous est si-rvi, chose de l'air que j'ai respiré, tu ne peux as-
tandis qu'une chose que j'aurai touchée tout pirer celte partie d'air qui a été changée en
entière , tu |»eux la toucher de même , et aliment pour moi, parce que je n'ai pu moi-
nous la toucherons tous deux, non pas chacun même la rendre. Les médecins enseignent en

par partie, mais chacun tout entière. — E. effet que nous nous alimentons aussi par le
J avoue que en cela, le sens du toucher me
, nez ; et cet aliment, que je puis seul prendre
paraît avoir une très-grande similitude avec en aspirant, je ne puis le rendre en respirant,
les deux premiers dont nous avons parlé ;
et ainsi lu ne peux l'aspirer à ton tour par les
mais je vois qu'il en ditlère en un point. C'est narines. Restent maintenant les autres choses
que nous pouvons tous deux voir et entendre sensibles que nous ne corrompons pas et que
une même chose entièn ment et ensemble, nous ne chingeons pas en notre substance
c'est-à-dire en même temps, tandis que nous corporelle, en les percevant par nos sens. Pour
pouvons bien toucher aussi tous deux uu celles-là, nous pouvons les sentir tous deux,
même objet dans son entier en même temps, soit en même temps, soit tour à tour, de telle
mais dans des paities différentes; ou la même sotte que la lotaiité ou une même partie soit
pailie de cet ol jet, mais dans des temps diffé- sentie et par moi et par toi : tels sont la lu-
rents. Car je ne puis a|)procher mon toucher mière, que notre toucher
le son, et les corps
d'aucune partie que tu touches, si tu n'en atteint sans les altérer. E. Je comprends.— —
écartes d'abonl le tien. A. Evidemment donc, les choses que nous ne
19. A. Tu as répondu avec une perspicacité transformons pas, tout en les percevant par nos
parfaite. Mais il te faut pénétrer plus avant. sens corporels, ne sont pas de la nature de nos
Après avoir constaté d'une part qu'il est des sens, et pour cela elles nous sont plutôt com-
choses que nous sentons etisemble, et d'autres munes, jtuisque nous ne les changeons ni ne
que nous sentons chacun en particulier; de l'au- les transformons en quelque chose qui nous
tre, que chacun de nous a seul la percepiion de soit propre et qui nous a|>parlienne privé-
son propre sens, en sorte que je n'ai pas la ment. —
E. J'en suis parfaitement d'accord.
perception du lien ni loi celle du mien, il
, — A. donc ei. tendre par une chose qui
Il faut
faut remanpier ce qui a lieu pour les choses nous propre et nous appartient comme
est
qui sont perçues par les sens du corps; je privémenl, une chose que chacun de. nous
veux dire pour les choses corporelles que nous possède seul, et |)ar une chose que chacun de
ne pouvons percevoir ensemble, mais chacun nous perçoit seul, une chose qui est de même

.^46 DU LIBRE ARBITRE.

nature ; et au contraire, il faut appeler choses que j'aurais pu arriver


aussi à la perception de
coiiiiTiunes et comme publiijues, les ctioses la division et de l'addition des nombres. Mais
que tous ceux qui les sent» nt perçuivent sans c'est par la lumière de mon esprit (|ue je re-
les corrompre et sans les transfoimer. E. — dresse celui (|ui, en calculant une addition ou

C'est cela. une soustraction, me dénonce un résultat


faux. De plus, tout ce que saisi^^sent mrs sens
CHAPIT.IE VIII.
corporels, ce ciel, cette terre et h)US les corps

LE RAPPORT DES NOMBRES N'eST PERÇU PAR AUCUN qu'ils renferment et (pie peiçoivenl mes sens,
DES SENS CORPORELS. —
IL EST UN ET IMMUABLE combien de temps dureront-ils? je n'en sais

POUR TOUTES LES INTELLlGliNCES QUI LE PER- rien. Mais sept et trois font dix, et non-seu-

ÇOIVENT. lement maintenant, mais toujours; il n'y a


eu aucune époque où sept et trois n'aient pas
20. A. Avance maintenant, prête attention, fait dix; il ne viendra aucun temps où sept et

et dis-moi s'il se trouve une chose que tous trois cesseront de faire dix. J'ai donc bien dit
j

ceux qui raisonnent voient en commun, cha- que celte inaltérable vérité du nombre est com-
cun a\ec son intelligence et ?a pi'usie; une mune à moi et à tous ceux qui raisonnent.
clu)?e qui soit a la (Jispo.>iilion de tous ceux qui 22. A. Je ne conteste pas ta réponse; elle
la voient, sans que ceux (jui l'ont à leur dispo- énonce des choses parfaitement vraies et cer-
sition |)uisenl la changer en en faisant u?age, taines. Mais en réfléchissant à la formation
comme il arrive pour le m.itiger et le Ixiire; des nombres eux-mêmes, tu verras facilement
une chose qui demeuie in illérée et entière, que nous n'en avons [»as acquis la connaissance
soitqu ils la voient, soit cjuils ne la voient pas, au moyen des sens corporels. En ellet, tout
ou pen?es-lu qu'il n'y a t rii^n (|ui présente ces nombre tire son nom du nombre de fois qu'il

caractères? E.ï^nbeaucoup, au con-


vois contient l'unité. S'il la contient deux fois, il

traire. 11 sulfli d en mentionner une seule le : s'ap|ielle deux; trois fois, il s'.'ppelle trois; s'il

rapi)ort, la vérité des nombres. Elle est à la la renferme dix fois, il sappelle dix; tous les
disposition de tous ceux qui raisonnent; chaque nombres sans exception tirent leur nom de là,
calculateur s'eflbrce de la saisir [»ar sa raison et et chacun d'eux se nomme tant de fois l'unité.
son intelligence; les uns le [)euvent plus faci- Mais quiconque fixe sa pensée sur la vraie no-
lement, les autres plus difficilement, d'autres tion de l'unité, trouve sans difficulté qu'elle
ne le peuvent pas du tout; cependant elle se ne peut être perçue par les sens corporels. En
montre également à tous ceux qui peuvent la effet, quelque objet que saisissent les sens, tou-
comprendre; loi"sque quelqu'un la perçoit, elle jours il accuse non l'uniié, mais la pluralité;
n'est ni changée ni transforméeen lui, comme car cet objet est un corps, et par con-^équent il

ilen arrive pour les aliments; si queiqu'im se a d'innombrables parties. Pour éviter de pas-
trompe à son sujet, elle ne subit elle-même ser en re\ue les corps les plus petits et les
aucune def. illance mais tandis qu'elle de-
, moins aiticulés, je dis qu'un corps, si petit
meure dans sa vérité et son intégrité, celui qui qu'il soit, a toujours une partie à droite et une
s'y trompe est d'autant plus dans l'erreur qu'il à gauche; haut et bas, devant et derrière, ex-
la voit moins bien. trémités et milieu; nous sommes forcés d'a-
21. A. C'est parfaitement dit, en vérité; et vouer que tout cela se trouve dans le cor[)S le
je vois (jue lu as trouvé promplement de quoi plus exigu dans ses proportions; c'est pour cela
repondre, comme un houmie qui n'est pas que nous n'accordons pas qu'aucun corps soit
étranger à ces matières. Alors si quelqu'un vraiment et purement un, tout en remarquant
venait te dire que l'impression de ces nombres qu'on n'y pom'i ait compter celte pluralité sans
dans noire esprit ne resuite pas de leur na- la discerner au moyen de la connaissance de
ture, mais des choses que nous saisissons par l'unité même. Et vriiiment lorsque je cherche
les sens corporels et qu'ils sont en nous
,
l'unité dans un corps, et que je suis sûr de ne
comme des images des choses visibles, que ré- l'y pas trouver, je connais certainement ce que

pondrais-tu, ou serais-tu toi-même de cet avis. je cherche, ce que je n'y trouve pas, ce qu'on
— £. Jamais je ne serai de ce sentiment. Car ne peut y trouver; disons mieux, ce qui n'y est
si j'avais eu la perception des nombres par absolument pas. Donc, dès que je sais qu'il

mes sens corporels, c'est par ces mêmes sens n'existe pas de corps wn, je sais ce que c'est
-

LIVRE DEUXIEME. 347

que l'unité c.ir, si je ne connaissais pas l'iinilé,


;
jours sans compter celni-^i, le quatrième qui
je ne pourrais compter les iioinbrcust'? partn'S \ient en est le double. En ckTi t, après le «qua-
de ce cor[)S. Mais partout où je connais ruiiité, trième nombre, soit 4, le pr- nn'er qui VKuit
ce n'tsl certainement pas au moyen des sens est 5, le second troisième 7 et le qua-
6, le

corporels, puisciui* p;ir ces sens je ne connais trièiue 8, <|ui est ledouble du quatrième, et
que le corps qui, nous l'avons vu, nVst pas ainsi de suite. Tu trouveras dans toute la série

vraiment et purement un. Or, si nous n'avons des nomliies ce que tu a< trouvé daf>s la |)re-
pas aocpiis la peicoption de l'unité au moyen mièie addition des nombres, c'est-à-dire dans
des sens corporels, nous n'avons pas pu, par un et deux, à savoir que dans toute la scrir, à
ces mêmes sens, acquéiir celle d'aucun nom- partirdu commencement, après un nombre
bre, je veux dire de ces nombres que nous donné, le nombre caidinal corresponlant
voyons par l'inlelligence. Car il n'en esl p.is amène le double du premier nombre. Cette loi
un seul qui ne tire son nom du nombre de immuable, fixe et inaltérable qui pré.-idt! à
fois (|u'il contient l'unité, et la perception de tous les nombres, comment la saisissons-nous?
ce fait n'a pas lieu au moyen des sens corporels. Personne ne peut assurément, au mcnen des
La moitié d'un corps a elle-même une moitié sens corporels, saisir tous les m mbn s. |>uis-

éiîaleaux deux, d(uit se compose la tolalité de qu'ils sont innombr.ibles. (Comment donc con-
la première. El ainsi, les deux moitiés d'un naissons-nous cette loi qui les embrasse tous?
corps y sont de telle sorte, qu'elles ne sont pas En vertu de quelle imagination ou de quelle
elles-mêmes deux unités indivisibles. Au con- ima^e une véiilé mathématique aussi certaine
traire, ce nombre qu'on appelle Deux parce nous apparaît-elle si constante à travers l'in-
qu'il contient deux fois l'unité, sa moiué, nombrable série des nombres? N'est-ce pas au
c'est-à-dire ce qui est un absolument, ne peut contraire en vertu de la lumière intérieure,
être une seconde fois divisé en demi, tiers, que les sens corporels ne connaissent pas?
quart, etc., parce qu'il est vraiment et sim- 24. Ces preuves et beaucoup d'antres sem-
plement un '. ,
blabl( s forcent les hommes à qui Dieu a dé-
23. De plus, en suivant l'ordre des nombres, parti le génie de la discussion et qui ne l'ont
après i nous voyons 2, nombre qui, comparé point obscurci par leur entêtement, à recon-
au premier, se tiouve en être le double. Mais naître que le rapport ou la vérité des nombres
le double de 2 ne vient pas imméiliatement; ne ressortit pas d(3S sens corporels, qu'elle sub-
3 est interposé avant 4, qui est le double de 2. siste invariab'e et sans altération, qu'elle ap-
Et ce ra[)port se poursuit à travers toute la partient en commun et qu'elle est visible à
série des nombres, en vertu d'une loi aussi tous ceux qui raisonnent. Bien d'autres choses
parfaitement claire qu'immuable. Ainsi après peuventse présentera l'espril (\n\ apfiartiennent
1, c'esl-a-dire pnniierde tous les nom-
après le aussi en cominun à tous ceux qui font usage
bres, le primier qui vient en ne comptant pas du raisonutment, sont comme publiquement
le précédent, en est le double ; car c'est 2 qui à leur disposition, et visibles à l'œil de l'intel-
suit 1. Après le second nombre, c'est-a-dire ligence et de lachacun de ceux qui
raison de
après 2, toujours sans com|)fer celui-ci, le se- les* demeurant inaltérées
considèrent, tout en
cond qui \ient en est le double. En effet, et immuables. Toutefois j'ai vu sans regret,

après 2, premier ei-t 3, et le second 4, double


le que ce rapport ou vérité des nombres s'est [»ré-
du second nombre. Après le troisième nombre, sentée tout d aboid à ta pensée, lorsque lu as
c'est- à- dire 3, toujours sans le compter, entrepris de répondre à la question que je l'a-
le troisième en est encore le double. En effet, vais posée. Car ce n'est pis en vain qu'on voit
après le troisième nombre, c'est-à-dire 3, le dans les saints Livres le nombre joint à la sa-
premier qui vient est 4, le second 5 et le Iroi- gesse, à l'endroit où il est dit « J'ai exploré :

sieme 6, qui est le double du troisième nom- « mon cœur lui-même, pour connaître, exa-
bre. Puis, après le quatrième nombre, tou- « miner et scruter la sagess(.' et le nombre. * »
Formule de ce raisonnement en arithmétiqu»
'
: 1 divisé par 1 Ecclés. VII, 26.
donne 1.
348 DU LIBRE ARBITRE.
26. A. Penses-tu que la sagesse soit autre
que la vérité, oîi se contem|)le et se possède le
CHAPITRE IX.
souverain bien? En effet, tous les hommes (|ue

EN QUOI CONSISTE LA SAGESSE, SANS LAQUELLE lu vitnsd'énuméier, et qui sont à la |>oursuile


PERSONNE n'est HtUREUX. —
EST-ELLE LA MÊMB de tant d'obj» ts, désirent le bien et luienl le
DANS TOUS LES SAGES ? mal mais ils recherchent des (bjets différents,
;

parce qu'ils ont des iiiées différentes sur le

2o. Maintenant je te demande ce qu'il faut, bien. Ain>i, quiconque dé^ire ce qui n'était
selon toi, penser de la sagesse elle-même. Es- pas à désirer , ne le dé^irerait pas s'il ne
tu d'avis que chaque liomme a sa sagesse à croyait y voir le bien; toutefois il est dans
lui ? ou bien crois-tu qu'il n y en a qu'une et l'erreur. Cenx-là seuls ne peuvent errer qui
qu'elle esten commun à la disposition de tous, ne dé>irent rien, ou qui désirent ce qu'ils
telle enfin que plus on y participe, plus on est doivent désirer. Les hommes n'errent donc
sage? — E. Je ne sais pas encore ce que lu pas en tant qu'ils désirent tous la vie bien-
appelleras sagesse. Je \o\s en eflet les hommes heureuse; ils errent seulement en tant qu'ils
appi éci( r diversement le nom et la chose. Les ne suivent pas le chemin de la vie qui con-
uns emhrassenl l'étal militaire et croient agir duit au bonheur, tout en avouant et en pro-
sagement, les antres méprisant cet état pour clamant qu'ils n'ont pas d'antre volonté (jue
consacrer tous leurs soins t h urs occupations
( d y paivcnir. Car errer, c'est suivre un che-
à r.tgiiculture. louent de préféience ce parti min qui ne nous conduit pas où nous vou-
qu'ils prennent et l'attribuent à la sagesse. Les lons aller. En outre, plus on erre dans le
hommes hubiles à inventer des moyens de ga- champ de la vie, moins on estspge; puis-
gner de l'argent se ci oient sages, ceux qui né- qn'alors on est d'autant plus éloigné de la vé-
gligtnt toutes ces choses ou (jui les rejettent, rité, où l'on trouve la connaissance et la pos-

aussi bien que toutes les alTaires temporelles, session du souverain Bien. Or, l'acquisition et
pour ardeur à la recherche
re|iorter toute leur la possession du souverain Bien donnent le
de la vérité dans le but de connaître Dieu et de bonheur, que nous voulons tous sans con-
se connaître eux-mêmes, jugent que c'est en teste. Sidonc li est certain que nous voulons
cela que consiste la grande lonction de la sa- être heureux, il est certain aussi que nous
gesse. D'autres ne veulent point se livrer à voulons être sages, parce que personne ne
cette contemplation et recherche de la vérité, peut être heureux sans la sagesse. En effet,
mais préforent les charges et les emplois les personne n'est heureux que |)ar le souverain
plus laborieux pour être utiles aux hommes, et Bien dont la vue et la possession se trouvent
s'occupent à diriger et gouverner les choses dans cette vérité que nous appelons la sagesse.
humâmes; ceux-là aussi s'estiment sages. De même donc que, avant d'être heureux, la
D'autres enfin prennent à la fois ces deux der- notion du bonheur est imprimée dans nos es-
niers, et partagent leur vie entre la contem- prits, puisque c'est elle qui nous fait sa^oir

plation de la vérité et les travaux qu'ils esti- et dire ombie de doute


avec confiance et sans
ment profitablts à la société humaine; ces que nous voulons heureux; de même
être
derniers croient tenir dans leurs mains la aussi avant d'être sages, nous avons, imprimée
palme de la sagesse. Je ne parle pas de ces in- dans nos es|)rits, la notion de la sagesse, et
nombrables sectes, dont pas une ne se fait c'est à cause de cette notion que tout homme

faute de préférer ses partisans à tous les au- à qui l'on demande s'il veut être sage répond

de prétendre qu'ils sont les seuls sages.


tres, et de même et sans ombre de doute, qu'il veut
Puis donc qu'il est convenu entre nous que l'être.

nos réponses doivent rouler, non sur ce que 27. Ainsi nous sommes maintenant d'accord
nous croyons, mais sur ce que nous saisissons sur la nature de la sagesse ; et ce sont les pa-

clairemtnt p.ir l'intelligence, je ne pourrai roles seulement qui te manquaient pour l'ex-
aucunement répondre à ta (juestion avant de pliciuer toi-même; car ton esprit la compre-
me rendre compte de ce que je crois, par l'exa- nait en quelque manière, autrement tu n'au-
men et la lumière de la rai>on, avant de sa- rais pas pu savoir et que tu as la volonté d être
voir en quoi consiste celte sagesse dont nous sage, et que tu dois avoir cette volonté, deux
parlons. choses que tu ne nieras certainement pas. Il est
LIVRE DEUXIEME. 349

donc temps que tu me dises si tu crois que moins se faire que la lumière même de la sa-

cette sagesse, comme le rapport et la vérité des gesse, dans laquelle ces objets peuvent être
nombres, est commune à tous ceux qui rai- vus et saisis, soit unique et commune à tous
sonnent, et si elle se présente à eux avec ce ca- les sages.

ractère; ou bien, comme il y a autant d'esprits E. J'avoue que cela peut se faire, et rien
humains qu'il y a d'hommes ce qui est cause ,
n'empêche que la sagesse soit une et commune
que je ne perçois rien par ton esprit, ni toi par à tous, lors même que les souverains biens se-
le mien, penserais-tu qu'il y ait autant de sa- raient nombreux et divers mais je voudrais;

gesses qu'il peut y avoir de sages? — E. Si le savoir s'il en est ainsi en réalité. Car, accor-
souverain Bien est unique, et pour le même der que cela peut être, ce n'est pas accorder
tous, il faudra aussi que montre
la vcrilé qui le que cela est. —
A. En attendant, la sagesse
et le donne, c'est-à-dire, la sagesse, soit une existe :voilà ce que nous savons. Est elle

et commune à tous. —
A. Douterais- tu que le unique et commune à tous, ou chacun a-t-il
souverain Bien, quel qu'il fût, soit le même sa sagesse à lui, comme il a son àme et son
pour lou-î les hommes? — E. J'en doute vrai- esprit à lui? voilà ce que nous ne savons pas
ment, parce que je vois les hommes mettre encore.
leur joie dans des choses très-diverses, dont
chacun fait comme son souverain bien.
CHAPITRE X.
A. Je voudrais qu'on ne doiitât pas plus de
ce caractère du souverain Bien, qu'on ne LA LUMIÈRE DS LA SAGESSE EST UNE ET COMMUNE A
doute que lui seul, quel qu'il soit, puisse TOUS LES SAGES.
rendre l'homme heureux. Mais comme c'est
une grande question, et qui exigerait peut- 28. Mais quoi? Ces maximes : il existe une
être un long discours, supposons qu'il y a au- sagesse, des sages ; tous les hommes
veulent
tant de souverains biens qu'il y a de choses être heureux, où les voyons-nous? Car tu les
diverses recherchées par les hommes à titre de vois, et tu en vois la vérité; je ne me permet-
souverains biens la sagesse elle même en sera-
: trai certainement pas d'en douter. Mais vois-tu
t-ellemoins unique et commune àtous, quoique ces vérités comme lu vois ta pensée, ta pensée
ces biens que les hommes voient et choisis- que j'ignore absolument tant que tu ne me l'as
sent en elle, soient nombreux et divers? Au- pas énoncée ? ou bien les vois-tu, ces vérités,
tnment, tu pourrais douter aus-^i que la lu- de telle sorte que tu comprends que je puisse
mière du soleil soit une, puisque les objets les voir aussi, lors même que tu ne me les di-

que nous voyons en elle sont nombreux aussi rais pas? —


E. Assurément; et il y a plus; je
et divers. Parmi cette multitude d'objets, sens que tu peux les voir même q^uand je ne
chacun choisit ceux qui lui plaisent pour en le voudrais pas, sans aucun doute. A. Eh —
jouir par le sens des yeux. L'un considère vo- bien! une vérité unique, que nous voyons tous
lontiers la hauteur d'une m )ntagne, et jouit deux chacun avec notre propre esprit, n'est-
ûe cette vue; l'un aime la plaine unie, l'autre elle pas conunune à nous deux? E. Cela est —
les contours de la vallée, l'autre les vertes de toute évidence.
forêts, l'autre la surface mobile de la mer; A. Avançons. Il faut s'appliquera la sagesse,
l'autre enfin compare toutes ces beautés à la tu ne le nieras i>as non plus, je pense, et ta
fois ou quelques-unes d'entre elles pour s'en m'accorderas que c'est là aussi une vérité. —
réjouir la vue. Donc, bien que ces objets que E. Assurément. —
A. Et de plus, cette vérité
les hommes voient dans la lumière du soleil est une, et en même temps commune et visi-
et parmi lesquels ils choisissent pour jouir, ble à tous ceux qui la savent; on la perçoit
soient nombreux et divers, la lumière elle- non avec mon esprit, ni avec le tien, ni avec
même n'en est pas moins unique, dans laquelle celui d'un tiers, mais chacun avec le sien,
chaque regard voit et saisit celui dont il veut puisque ce qui est ici l'objet de la perception
jouir. Dt; même aussi quoi(jue chacun choi-
, est à la disfiosilion de tous ceux qui le p rçui-
sisse parmi les nombreux objets divers celui vent. Pourras-tu nier cela? E. Eu aucune —
qui que, en le voyant et le saisis-
lui plaît, et façon.
sant pour en jouir, il en fasse positivement et A. Continuons. II faut voir les choses selon
réellement son souverain bien ; il peut néan- la justice, préférer les meilleures aux moindres.
330 DU LIBKE ARBITRE.

comparer entre elles les semblables, rendre à égales pour les mettre sur le même rang, les
chacun cei|ui lui tst dû. Tout cela n'e4-il pas clioes propres achacun pour tendre à chacun
de la plus haute \érilé, el en nièuie temps ces ce qui lui est dû? —
E. Il ne le pourrait
a.\ii mes ne sont-ils pas communs à toi et à pas sans cette vue. — A. Celui q-ii voit ainsi
moi et à tous ceux (|i.i les voieul? ne sont-ils les choses, nieras-tu qu'il les voie sagement?
pas à la dispusilion de chacun? — E. Assuré- — E. Je ne le nie pas. — A. Et celui qui vit
ment. s» Ion la f)rudence, ne choisit-il pas les choses
A. El encore : l'inaltérable vaut mieux que incorruptibles, pour les préférer à la corrup-
le corruptible, l'éternel que le temporel, la tion ? — E. Evidemment. — A. Lors donc
force que la faiblesse; pourrais-tu le nitr? — «lu'il choisit, pour diriger son àme, ce qu'il
E. Qui le pourrait? — A. Est-il quelqu'un qui doit choisir de l'aveu de tout le monde, peut-
puisse dire encore que celle vérité lui est pro- on nier qu'il choisisse sagement? —
E. Pour
pre, el au Contraire u'nppanîi-elle pas im- moi, Je ne songe pas à le nier. — A. El lors-
muable à l'œil contemplateur de tous les qu'il dirige son âme vers l'objet qu'il a sage-
espiitsqui peuvent la considérer? E. Per- — ment choisi, il la dirige sagement : cela est
sonne au monde ne pourrait dire avec raison clair aussi ? — E. Très-clair. — A. Maintenant,
que celle vérité est sa propriété, puiscju'elle celui que ni les menaces tourments ne
ni les
est aussi une et commune à tous qu'elle est peuvint détourner de a sagement
l'objet qu'il

vraie. choisi t:t vers lt(iuel il se diiige sagement, agit


A. Poursuivons. Il faut détourner son âme avec sagesse sans doute? —
E. Sans aucun
de la corruption, el la tourner vers la pureté, doute, — A. 11 est donc parfaitement évident
en d'autres termes, ce qu'il faut aimer, c'est que ces maximes que nous avons appelées les
la pureté, et non la corruption. Qui le niera? règles et les flambeaux des vertus font partie
ou, en radmt-ttant, qui ne comprendra en de la sagesse. Car plus on les applicpie à la
même temps que cette vérité est immuable conduite de la vie et plus on s'y conforme,
aussi, et ne veira qu'elle est commune a tous plus on vil el l'on agit s igement. Or on ne pour-
les esprits qui peuvent la saisir? — E. Per- rait dire sans déraisonner que tout ce qui se

sonne, assurément. fait sagement soit en dehors de la sagesse. —


A. Enfin, la conduite de l'homme qu'aucune E. C'est très-juste. —
A. Concluons. Autant
adversité ne détourne de la voie droite et hon- les règles des nombres, dont la raison et la vé-

nête, est prélerable à ctlle de l'homme que les rité, comme tu l'as dit, ajiparaissent immua-
maux temporels bristnt et renversent aisé- bles et communes à tous ceux qui les voient,

ment. Est-ce encore une vérité incontestable? sont vraies et inaltérables, autant sont vraies
— E. Indubitable. et inaltérables aussi les règles de la sagesse,

29. A. Je ne poursuivrai pas davantage ce jmisquc, interrogé tour à tour sur quelques-
thème. Il suffit que tu voies avecmoi elque tu unes d'entre elles, tu as répondu quelles sont
adnielles comme très-certain que ce sont là vraies et évidentes, puisque tu admets
et

comme autant de règles, autant de fianibcaux qu'elles sont communes à tous ceux qui peu-
des vertus; que ces maximes sont à la lois vent les saisir et à la disposition de ceux qui

vraies et immuables, et que toutes et chacune peuvent les considérer.

d'elles apparais-enl communes à lœil inU-llec-


tuel de tous et de chacun de ceux qui peuvent CHAPITRE XI.
les saisir par leur raison et leur esprit. Mais
c'est ici le lieu de le demander s'il te paraît LA SAGrS?E ET LE NOMBRE SONT- ILS UNE MÊME
que ces maximes font partie de la sagesse. Car CnOSE, OU BIEN EXISTENT-ILS INDÉPENDAMMENT
pour ce qui est de savoir quel est Ihomrne l'L'N DE l'autre, ou LUN DES DEUX EST-IL
sage, tu es d'avis, je pense, que c'est celui qui RENFERMÉ DANS L'AUTRE?
est en possession de la sagesse. E. J'en suis —
parfaitement d'avis. — A. Eh bien! celui qui 30, E. Je n'en puis douter. Mais je désirerais
vit selon la justice, pourrait-il vivre de cette beaucoup savoir si ces deux choses la sagesse ,

sorte, s'il ne voyait pas quelles sont les choses el le nombre, sont conleiiues dans un seul et
inférieures et les choses supérieures pour su- même genre, puisque, comme tu l'as rappelé,
bordonner les unes aux autres, les choses les saintes Ecritures elles-mêmes les réunissent
,

LIVRE DEUXIÈME. 351

en les mentionnant ; ou bien l'une des deux des êtres, ont leurs nombres; au contraire, elle
e\isle-t-elle par l'autre, ousub<iste-t-elle dans n'a point tlonné d'être sages ni aux Corps ni
l'autre? je veux dire: le nombre existe-l-il par même mais se-ilement aux
à toutes les àines ,

la sagesse, ou subsiste l-il dans la s.tge>se? Car âmes raisonnables, dans lesciuelleselle semble
que la sagesse existe par le nombre ou subsiste avoir établi son trône, jiour de là disposer
dans le nombre
que je n'oserais pas
, c'est ce toutes ces choses, môme les plus infimes aux-
dire. Je ne sais iiouniuoi mais j'ai tant connu ; quel es elle a donné les nombres. Aussi, parce
de calcul.iteurs,d'aritbméticitns, ou n'importe que nousjugeons facilement des cor()S, comme
Comme on les n<'mme sacbant parfaitement , de choses ordonnées au - dessous de nous-
et admirablement comi)ter, et d'autre part mênus et parce que nous y voyons les nom-
,

j'ai rencontré si peu de sages , et peut-être bres nnprimés au-dessous de nous, nous esti-
point , que la sagesse m'aipiraît beaucoup mons peu ces nombres. Mais si nous relevons
plus di^ne de respect (|Ut' le nombre. nos yeux abaissés, pour n garder en haut,
A. Tu disuiie chose Ljui d'ordinaire m'étonne nous trouvons que les nombres surpassent
moi même. En (fF. t, si je réfléchis en moi- même notre esprit et que, inaltérables, ils
,

même a linaltérahle vérité des nombres , si je font leur résidence dans la vérité elle-même.
considère ce que j'appellerai la retraite, le D'un autre côté comme peu d'hommes sa-
,

sanctuaire, la région sublime, je voudrais vent être sages et que les sots eux-mêmes ont
,

trouver un nom plus exact, pour désigner le don de calculer, les hommes admirent la

l'habitation et le siège des nombres; alors je sagesse, et méprisent les nombre-^. Mais il n'en
me sens bien éloigné du monde corporel, et si est pas ainsi des doctes et dts studieux: plus
je trouve des pensées ,
je n'ai pas des paroles ils de la boue terrestre,
s'élèvent au-dessus
pour suffire à les exprimer. Et je reviens plus contenu lent le nombre et la sagesse
ils

coriime fatigué, dans notre sphère ,


pour pou- toutensemble dans la vérité elle-même et l'un ;

voir parler, et dire les choses visibles à nos et lautr. leur sont également chers; et en com-.
yeux comme on a coutume de les dire. paraison de cette vérité, ce n'est pas seulement
Il m'en arrive autant lorsque je pense à la l'or, l'argent et toutes ces auti es choses que
sagesse, S( Ion mon pouvoir, avec toute l'at- se disputent les hommes , c'est eux-mêmes
tention et tout le soin dont je suis capable. qui deviennent vils à leurs propres yeux.
C'est pour cela que je m'étonne beaucoup h la Tu ne devrais pas t'étonner de voir les
3^2.

pensée de ces deux choses habitant ensemble nombres méprisés des hommes, et la sagesse
dans le profond sanctuaire de l'indubiiable estimée d'eux, parce qu'on peut plus facilement
véiité, comme le confirme le témoignage des calculer qu'être sage. Cartu les vois de même
Ecritures, qui les unissent en les citant, comme estimer plus l'or que la lumière d'une lampe,
je l'ai rappelé; je m'étonne beaucoup, dis-je, à laquelle on n'oserait comparer l'or sans lire,
de ce que le nombre est de si vil prix, et la sa- mais celle des deux choses qui est bien infé-
gesse de si haute valeur aux yeux de la mul- rieure à l'autre est tenue en honneur ,
parce
titude. Mais biencerlamement, ce sont comme que mendiant lui-même allume sa lampe,
le
une seule et même chose.Toutefois, connue il est tandis que l'or est aux mains d'un petit nom-
dit de la sagesse dans les Livres divins a qu'elle bre. Ce n'est pas que je veuille qu'on trouve la
d'une extrémilé à l'autre avec force,
« atteint sagesse inférieure au nombre, puisi|ue c'est la
«et quelle dispose tout avec douceur', «j'in- même mais elle demande de< yeux qui
chose ;

cline à penser que la puissance par laquelle puis-ent la voir. Dans un feu unique, les sens
elle alieinlavec force d'une extrémité à l'autre, perçoivent la lumière et la chaleur qui sont
est le nombre, tandis que celle par laquelle consubstantielles, pour ainsi parler et cepen- ;

elle dispose tout avec suavité serait propre- dant la chaleur n'arrive qu'aux objets qu'on en
ment la sagesse, quoique les deux opérations approche, tandis que la lumière s'étend au
ap[)artiennenl à une même et unique sagesse. loin et au large. Il en est de même de la sa-
donné les nombres a toutes
31. Mais elle a gesse et du nombre. Par la puissance de in- l

choses même aux plus intimes et à celles qui


, telligence inhérente à la sagesse, on voit entrer
sont placées aux limites de l'existence et tous ; comme en ébullilion les êlres les plus ra[(pro-
les corps bien que les plus bas dans l'écUelle
, ches d'elle, je veux dire les âmes raisonuables ;
' Sag. vtu, 1. taudis que les êtres plus éloignés, comme sont
3o2 DU LIBRE ARBITRE.

les corps , ne sont pas atteints par sa chaleur, 3i. A. Maintenant, qu'en penses-tu ? cette
mais seulement inondés de la lumière des vérité, dont nous parlons depuis déjà long-
nombres. Peut-être cela te semble-t-il obscur. temps, et qui , unique nous fait voir tant de
,

C'est qu'il n'y a point de comparaison prise des choses en elle, est elle supérieure, égale ou
choses visibles qui puisse parfaitement s'a- inférieure à nos esprits? D'abord , si elle leur
dapter aux choses invisibles. Mais contente-toi était inférieure, nous ne jugerions pas d'après

du résultat suivant, qui suffit à la question elle, mais nous la jugerions elle-même, comme

posée , et qui est évident même pour des es- nous jugeons des corps, parce qu'ils nous sont
prits inférieurs, tels que nous sommes; bien inf«;rieurs en disant d'eux
, ils sont ou ne :

que nous ne puissions voir clairement si le sont pas de telle ou telle manière, mais ils
nombre existe par la sagesse ou subsiste en elle, devraient être de telle ou telle autre. Et il en
ou réciproquement si c'est la sagesse qui existe est de même pour nos âmes. Nous disons de
par le noujbre ou qui subsiste en lui il n'en , notre âme, non-seulement qu'elle est de telle

demeure pas moins de toute évidence que manière, mais souvent qu'elle devrait être de
l'une et l'autre sont vrais et d'une vérité inal- telle autre. Nous jugeons ainsi des corps
térable. lorsque nous disons, par exemple tel corps :

n'est pas assez blanc ou assez carré, etc.; et


CHAPITRE XII. des âmes, en disant celle-ci n'est pis aussi
:

capable qu'elle devrait l'être; ou aus>i douce,


LA VÉRITÉ EST UNE ET INALTÉRABLE DANS TOUTES
ou aussi courageuse, suivant la raison qui
LES INTELLIGENCES', ET ELLE EST SUPÉRIEURE
doit nous conduire. Et nous prononçons ces
A NOTRE ESPRIT.
jugements d'après les règles intérieures de
33. Tu ne songerais donc point à le nier ; il la vérité, que nous voyons les uns et les
•est une vérité inaltérable, dans laquelle sont autres.
contenues toutes ces choses inaltérablement De ces règles, au contraire, personne ne se
vraies et tu ne peux dire d'elle qu'elle est à toi
; faitjuge en aucune f içon. En effet, lorsqu'on
ou à moi ni a aucun homme en particulier
, ; dit que les choses éternelles sont préférables
mais par des moiles merveilleux , comme une aux temporelles, ou que sept et trois font dix,
lumière à la fois secrète et publique elle se , peronne ne dit qu'il en devait être ainsi, ma s
présente et s'offre en commun à tous ceux qui cliacu I, connaissant qu'il en est ainsi en réa-
voient les vérités inaltérables. Or une chose , lité, ne vient pas, comme un examinateur,
quelconque qui se présente en commun à tous redresser ces maximes mais s'en réjouir
,

ceux qui usent de leur raison et de leur intel- connue ferait un mventeur.
ligence, peux-tu d re qu'elle ap(>arlient en pro- De plus, si cette vérité était égale à nos
pre à nature de quelqu'un d'entre eux? Tu te
la esprits, elle serait changeante comme eux. En
souvii'ns, je pense, de ce que nous avons dit effet,nos âmes la voient tantôt plus, tantôt
en traitant des êtres corporels les objets que : moins, et elles se déclarent ainsi changeantes,
nous percevons en commun par les sens de la tandisque la vérité demeurant en elle-même
vue et de l'ouïe, comme les sons et les couleurs, n'augmente pas quand nous la voyons plus, ni
que nous voyons et entendons ensemble, toi et ne diminue quanl nous la voyons moins; mais
moi n'appartiennent pas à la nature de nos
, toujours entière et inaltérée, elle réouit de sa
yeux ni de nos oreil!es; mais elles nous sont lumière ceux qui se tournent vers elle, et |)unit
communes par rapport à la perception de nos de la cécité ceux qui se détournent d'elle. Bien
sens. De même donc aussi, ces objets que nous plus, c'est d'après elle que nous jugeons nos
voyons en conuuim toi et moi chacun avec , , propres esprits, sans que jamais nous puissions
notre esprit, ne peuvent, tu l'avoueras, ap- la jugerelle-même; car nous disons tel esprit :

partenir à la nature de l'esprit de l'un de nous ne comprend pas autant qu'il faut, ou il com-
deux,c..r l'oltji tvu simultanément par les yeux prend autant qu'il doit. Or, un esprit comprend
de deux personnes, tu ne pcuxciire qu'il soit les autant qu'il doit coinpreniire, lorsqu'il s'ap-
yeux de l'un ou d»3<.r..ulre mais c'est une , proche aussi près et (ju'il adhère autant que
ch se tierce vers laquelle convergent les re- ipossible à la vérité. Donc si elle n'est ni infé-

gards de tous les deux. — E. Cela est très-clair rieure, ni égale à nos esprits, elle leur est su-
et très-vrai. >périeure et meilleure qu'eux.
LIVRE DEUXIEME. 353

joyeuse clarté; lorsque aucun chagrin, aucun


besoin ne les dérobe à cette joie, ils s'en esti-
CHAPITRE XIII.
ment heureux et voudraient toujours vi^re.Et
EXHORTATION A EMBRASSER LA VÉRITÉ, QUI nous, nous craindrions de placer le bonheur
SEULE DONNE LE BONHEUR. de notre vie dans lumière de la vérité?
la
3ii. Il y a plus n'est-ce pas dans la vérité
:

35. Je t'avais promis, si tu t'en souviens, de que nous connaissons et que nous saisissons le
I te montrer (jnelque chose plus sublime que souverain bien, et celte vérité n'est-elle pas la
notre esprit et notre raison. Or, voici devant sagesse? Fixons donc sur elle nos regards pour
toi la vérité elle-même : embrasse-la, si tu le y saisir le souverain bien et en jouir. Heureux,
peux, et jouis d'elle; mets tes délices dans le certes, est celui qui jouit du souverain bien.
Seigneur, et il t'accordera les demandes de ton Or, c'est la vérité qui montre tous les biens qui
cœur Que demandes-tu, sinon d'être heu-
'. sont vrais; et les hommes suivant le degré de
reux Et quel plus grand bonheur que de jouir
1 leur intelligence, en choisissent un ou plu-
de l'inébranlable, inaltérable et très-excellente sieurs pour en jouir. Cependant, parmi ceux
vérité? Voilà que des hommes s'écrient qu'ils qui choisissent à la lumière du soleil quelque
sont heureux, lorsqu'ils serrent dans leurs objet pour le contempler plus volontiers et se
bras de beaux corps, désirés avec une grande rejouir de sa vue, s'il s'en trouve quelques-uns
ardeur, soit ceux de leurs épouses, soit môme dont les yeux soient plus puissants, plus sains
ceux des filles perdues. Et nous, douterons- et plus vigoureux, ils ne regardent aucun objet
nous de notre bonheur dans les embrassements plus volontiers que le soleil lui-même le soleil, ;

de la vérité? Des hommes s'écrient qu'ils sont dont la lumière éclaire les autres objets dans
heureux , lorsque le gosier desséché par la
, lesquels les yeux plus infirmes trouvent leur
chaleur, ils rencontrent une source aux eaix joie. De même, lorsqu'un œil intelligent, fort et

saines et abondantes, ou quand, pressés par la puissant, a considéré la multitude des choses
faim, ils trouvent le repas de midi ou du soir inaltérablement vraies dans la certitude de sa
préparé et copieusement servi. Et nous ne di- raison, il se tourne ensuite vers la vérité elle-
rions pas que nous sommes heureux lorsque même, à la lumière de laquelle il. les a toutes

nous nous abreuvons et que nous nous repais- vues, il s'attache à elle, et, les oubliant toutes
sons de la vérité? On en entend fréquem- en quelque sorte, il jouit en elle de toutes à la
(inent se proclamer heureux d'être couches sur fois. Car ce qui nous charme dans les choses

'les roses et les autres fleurs, ou encore de jouir vraies, ne nous charme que par la vérité elle-
des parfums les plus odorants. Et quoi de plus même.
parfumé et de plus doux que le souffle de la 37. Telle est noire liberté, lorsque nous nous
vérité? Hésiterons-nous à nous dire heureux, soumettons à cette vérité et c'est notre Dieu
;

lorsque nous le respirons? Un grand nombre lui-même qui nous délivre de la mort, c'est-à-
mettent le bonheur de la vie à entendre la dire de l'étal de péché. Car c'est la vérité elle-

b musique des voix humaines, des instruments


à cordes et à vent; lorsqu'elle leur
ils trouvent misérables; lorsqu'ils l'enten-
se
manque,
même, homme conversant avec les hommes,
qui a dit à ceux qui croient en elle « Si vous

« gardez ma parole, vous êtes vraiment mes


:

dent, ils sont tout joyeux. Et nous, quand nous « disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la

sentons le silence harmonieux et éloquent de «vérité vous rendra libres*. » En effet, l'àme
la vérité, s'il m'est permis de parler ainsi, ne jouit de rien avec liberté, si elle n'en jouit
pénétrer sans bruit dans nos âmes, nous cher- avec sécurité.
cherions un autre bonheur dans la vie, au lieu
de jouir de celui-ci, à la fois si certain et tout
CHAPITRE XIV.
en notre pouvoir L'éclat de 1 l'or et de l'argent,
l'éclat des pierres précieuses et de tout ce que ON POSSÈDE LA VÉRITÉ AVEC SÉCURITÉ.
colore la lumière, l'éclat de celte lumière elle-

même qui appartient à nos yeux, soit qu'elle Personne n'est en sécurité au milieu de ces
jaillisse des feux de la terre, des étoiles, de la biens qu'on peut perdre malgré soi. Mais per-
lune ou du soleil, réjouit les hommes par sa sonne ne perd malgré lui la vérité et la sagesse.
Ps. XXJL\1, 4. ' Jean, vm, 81, 32.

S. AU6. — Tome III. S3


354 DU LIBRE ARBITRE.

Aucun espace ne peut séparer d'elle, et s'il qu'ils entendraient, et leur oreille ne serait
existe une séparation de la sagesse et de la •vé- frappée que de sons fugitifs. Ce soleil lui-
rité, on ne doit l'entendre que de la volonté même, si je voulais fixer sur lui mes yeux, et
pervertie, qui s'en va aimant au lieu d'elle les que je pusse le faire avec persévérance, son
choses inférieures. D'un autre côté, personne coucher me Ten-lèverait , un nuage me le voi-
ne veut quoi que ce soit en ne le voulant pas. lerait, bien d'autres obstacles me feraient
Nous avons donc en elle une chose dont nous perdre malgré moi le plaisir de le voir. Enfin
jouissons tous également et en commun; en y une douce lumière que je pusse tou-
eût-il
elle, on n'est point à l'étroit; en elle, point jours voir et un chant harmonieux que je
de défaillance. Elle reçoit tous ses amans sans pusse toujours entendre, quelle gloire en re-
les rendre aucunement jaloux les uns des tirerais-je ,
puisque ces choses me sont com-
autres; elle se livre également à tous, et elle munes avec les bêtes.
demeure chaste en se donnant à chacun. Aucun Mais il n'en est pas de même de cette beauté
ne dit à l'autre: ôte-toi, pour que je puisse de la Vérité et de la Sagesse. Il suffit d'une

m'approcher à mon tour; écarte tes bras, pour volonté persévérante d'en jouir; alors en vain
que je puisse moi aussi l'embrasser. Tous
, , se pressera la foule des auditeurs, elle n'écon-
s'attachent à elle, tous la tiennent en même duira pas les survenants; cette vérité ne se
temps. Le mets qu'elle offre ne se divise point développe pas dans le temps, elle ne se dé-
en parts, et ce que tu prends de son breuvage, place pas dans le lieu ; ni la nuit n'interrompt,
je puis moi-même le boire. En la recevant, tu ni l'ombre n'intercepte son rayonnement ; elle

ne transformes rien en quelque chose


d'elle estindépendante des sens corporels. Que ceux
qui te soit propre; et ce que tu en goûtes, de- qui l'aiment se tournent vers elle de tous les
meure entier pour moi. Tu l'aspires, et je n'ai •points du monde, elle est auprès de tous, et
pas besoin d'attendre que tu pour
respires elle y est toujours. Elle n'est dans aucun lieu,
l'aspirer à mon tour. Il n'arrive jamais que et elle n'est nulle part absente; elle avertit du

rien d'elle devienne la propriété exclusive d'un dehors, et elle instruit au dedans. Elle change
seul ou de plusieurs; elle est tout entière à la tous ceux qui la voient en les améliorant, et
fois et commune à tous. aucun d'eux ne peut la changer ni la dété-

38. Cette vérité a donc moins d'analogie avec riorer; personne ne la juge elle-même, per-
les objets du sens du toucher, du goût et de sonne ne peut bien juger sans elle. Et ainsi il

l'odorat, qu'avec les objets qui tombent sous est évident qu'il faut sans hésitation, la déclarer
les sens de la vue et de l'ouïe. En effet, une supérieure à nos esprits, qui, chacun, ne de-
parole est entendue à la fois tout entière par viennent sages que par elle seule, qui ne sont

tous les auditeurs, et tout entière par chacun point ses juges, et jugent toutes choses par
d'eux. Une image placée devant nos yeux est elle.

vue telle qu'elle est par chacun de nous en


même temps. Toutefois, ces analogies sont
CHAPITRE XV.
loin d'être parfaites. Car un son ne retentit
pas tout entier à la fois ; une partie en résonne les raisonnements précédents prouvent
d'abord, une autre ensuite, parce qu'il se me- l'existence de dieu.
sure et se prolonge dans le temps; de même
une image visible s'étend en quelque sorte 39. Tu m'avais concédé que tu reconnaîtrais
dans le lieu , et elle n'est pas tout entière l'existence de Dieu, montrais une chose
si je te

partout. D'ailleurs il est certain que toutes ces supérieure à nos esprits, pourvu qu'il n'y en
choses peuvent nous être enlevées malgré nous, eût pas d'autre qui fut supérieure à celle-là.
et nous sommes à l'étroit ou bien empêchés J'ava's accepté cette concession en disant qu'il
pour en jouir. S'il pouvait y avoir un concert suffisait que je fisse la démonstration promise.

harmonieux qui durât toujours, et que les Car, disais-je, s'il est encore une chose supé-
amateurs s'empressassent à Tenvi pour venir rieure à celle-là. elle sera Dieu; et s'il n'y en
l'entendre, plus ils seraient nombreux, plus a pas, la Vérité même est Dieu. Quil y ait

ils seraient à l'étroit; ils se disputeraient les donc ou non rien de supérieur à la vérité, tu
places pour approcher plus près des chanteurs ;
ne pourras nier que Dieu soit. Telle était la
de plus ils ne pourraient rien garder de ce question que nous avions résolu de discuter et
LIVRE DEUXIÈAÎE. 355

de traiter. Maintenant, si tu te troublais de ce sensé? —


E. Je l'avoue aussi. A. Eh bien! —
que l'enseignement sacré du Christ nous a fait maintenant dans quelle catégorie es-tu? —
admettre comme un point de foi que Dieu csl le E. Appelle-moi comme il le plaira; mais, je
Père de la Sagesse, lappclle-toi que nous ad- n'ose pas encore me dire sage; et, d'un autre
mettons aussi par la foi que la Sagesse engen- côté, les concessions que j'ai faites semblent
drée du Père éternel est égale à lui. Ainsi il me forcer à admettre comme conséquence
n'y a rien à discuter ici, mais c'est un article que je suis évidemment un insensé. A. —
de foi inébranlable. Dieu vraiment est, et il est Alors l'insensé connaît la sagesse. Et en effet,

et souverainement. Et il me semble que ce comme nous l'avons dit, il ne serait pas cer-
n'est plus seulement lu foi qui nous le fait tain qu'il veut être sage, ni qu'il faut l'être, si

tenir comme indubitable, mais que nous le la notion de la sagesse n'était pas imprimée
comprenons aussi sûrement quoique bien fai- dans son esprit, aussi bien que les notions de
blement. Or, cela suffit pour la question pro- ces autres choses sur lesquelles tu as répondu
posée, et nous pouvons développer le reste de en détail à mes questions, et que tu as recon-
noire thème, à moins que tu n'aies quebjue nues avec joie taire partie de la sagesse. E. —
objection à faire. —
E. Je suis inondé d'une Il en est comme tu le dis.

joie vraiment incroyable, en écoutant ce que


tu me dis, et je ne pourrais l'exprimer en pa-
CHAPITRE XVI.
roles; mais je proclame la certitude parfaite
de tes raisonnements. Je la proclame au de- AUX CHERCnENT LA SAGESSE
.UIES ZÉLÉES QUI LA ,

dans de moi-même, et en poussant ce cri, que SE MONTHE PARTOUT, AU MOYEN DES NOMBRES
je désire être entendu de la Vérité elle-même, IMPRIMÉS SUR CHAQUE CHOSE.
comme je désire m'altacher à elle. Et j'ac-
corde qu'elle est, non-seulement un bien, mais Lorsque nous nous étudions à être
Ai. A.
le souverain bien , et celui qui donne le vrai sages, que de ra-
faisons-nous autre chose
bonheur. masser, pour ainsi parler, notre âme tout en-
40. A. Très-bien m'en réjouis beaucoup
! et je tière, avec tout l'empressement dont nous
moi-même. sommes-nous dès
Mais, dis-moi, sommes capables, pour la transporter dans
maintenant sages et heureux? ou marchons- l'objet que notre esprit a saisi, et l'y fixer
nous encore vers ce but que nous devons attein- d'une manière durable? Nous l'empêchons
dre? —
E. J'incline à croire que nous y ten- ainsi de jouir de son moi qu'elle a embarrassé
dons encore. —
A. D'où vient alors que tu dans les choses passagères; et la voilà, dé-
saisis ces vérités et ces certitudes, où tu pro- pouillée de toutes les afflictions du temps et
clames trouver ta joie, et comment admets-tu de l'espace, qui s'attache à celui qui est un et
qu'elles font partie de la sagesse? Est-ce qu'un toujours le même; car comme toute la vie
insensé peut connaître la sagesse? — E. Tant du corps, c'est l'âme, ainsi la vie heureuse
qu'il est insensé, il ne le peut. — A. Donc, ou de l'âme, c'est Dieu. Occupés à ce travail,
déjà tu es sage, ou tu ne connais pas encore nous sommes dans la voie tant que nous ne
la sagesse. — E. Je ne suis pas encore sage, et l'avons pas achevé. Et quant à cette conces-
je ne voudrais plus me dire insensé, en tant sion qui nous est faite de jouir des biens vrais
que je connais la sagesse, puisque les choses et certains, dont l'éclat illumine ce chemin,
que je connais sont certaines, et que je ne puis tout ténébreux qu'il est, vois si ce n'est pas
nier qu'elles fassent partie de la sagesse. — d'elle que parle l'Ecriture, en nous faisant
A. Dis-moi donc, je te prie, refuseras-tu de connaître la conduite de la sagesse à l'égard de
reconnaître que celui qui n'est pas juste, est ceux qui l'aiment, lorsqu'ils viennent à elle et
injuste, que celui qui n'est pas prudent est qu'ils la cherchent. 11 est écrit en eflet « Elle :

imprudent, celui qui n'est pas tempérant, in- « se montrera à eux sur les chemins avec un
teni[)éranl? Cela laisse-t-il l'ombre d'un doute? «visage riant, et elle ira à leur rencontre
— /i". J'avoue que, tant qu'un homme n'est pas « avec le cortège de sa Providence *. » Et vrai-

juste, il est injuste; et j'en dis autant de la ment, de quelque côté (jue tu portes tes re-
prudence et de la tempérance. — A. Pourquoi gards, elle te parle, comme au moyen de ces
donc en serait-il autrement delà sagesse? tant vestiges dont elle a laissé l'empreinte sur ses
qu'un homme n'est pas ,^age, n'est-il pas in- • Sap. VI, 17.
356 DU LIBRE ARBITRE.

œuvres; et tandis que tu retombes dans les dans les lieux et les temps, et leur âme dans
choses extérieures, elle te rappelle au dedans le temps seulement, puis(|ue c'est avec le
de toi-même par les formes mêmes des choses temps qu'ils deviennent habiles. Elève-toi donc
extérieures. Tout ce qui te délecte dans les encore au-dessus de l'âme de l'artiste, si tu veux
corps, tout ce qui t'attire par tes sens corpo- voir le nombre éternel. Alors la sagesse t'ap-
rels, elle te le fait voir plein de nombres, elle paraîtra sur son siège intérieur, et du fond
t'invite à en rechercher l'origine, à rentrer en même du sanctuaire de la vérité tu verras
toi-même et à comprendre que tu ne pourrais briller son éclat. Et si ton regard est encore
rien approuver ni désapprouver de ce que tu trop faible pour le refléter, reporte l'œil de ton
saisis par tes sens extérieurs, si tu n'avais pas esprit dans la voie où montrait à toi
elle se
près de loi certaines règles du beau, pour avec un visage joyeux. Souviens-toi pourtant
apprécier toutes les beautés extérieures dont lu que tu ne fais que différer ta contemplation,
as le sentiment. et que tu y reviendras, losque ton regard sera

42. Contemple le ciel, et la terre et la mer, plus sain et plus vigoureux.


tout ce qui brille en haut, tout ce qui rampe 43. Malheur à ceux qui t'abandonnent, ô
en bas, tout ce qui vole et nage : il y a là des guide pour s'égarer sur tes traces. Malheur à
!

formes, parce qu'il y a là des nombres. Ole ceux qui prenant tes signes pour toi-même, Us
ceux-ci celles-là ne sont plus rien. Qui donc
, aiment au lieu de t'aimer, et oublient ce que
est leur auteur sinon l'auteur du nombre ? tu veux leur faire entendre, ô sagesse, suave
d'autant plus que l'être qui est en elle est en lumière de l'àme purifiée Car tu ne cesses de !

raison du nombre qui s'y trouve. Vois encore nous signifier et la nature et ta grandeur et ;

les artistes qui travaillent sur les formes cor- tes signes sont la beauté même de toutes les»

porelles, ils ont aussi les nombres dans créatures. Eh 1 Tartiste humain lui-même fait

leur art, pour organiser leurs ouvrages. signe au spectateur qui contemple la beauté
Ils meuvent mains
leurs et manient leurs de son ouvrage, de ne pas s'y arrêter tout en-
outils ,
jusqu'à ce que l'objet d'art qu'ils tier, mais de parcourir du regard sa statue

travaillent atteigne autant que possible la pour le reporter affectueusement sur celui qui
perfection d'une forme extérieure qui corres- l'a Ceux qui aiment tes œuvres au
sculptée.
ponde à la vue lumineuse qu'ils ont intérieu- lieude t'aimer sont semblables à ces auditeurs
rement des nombres jusqu'à ce que cet ;
d'un sage éloquent, qui écoutant avec avidité
objet obtienne, au moyen du truchement des le doux son de sa voix et l'harmonieux arran-
sens, l'agrément du juge intérieur qui a les gement des mots qu'il prononce, perdent le
yeux fixés sur les nombres supérieurs. Cherche sens magistral des ensées, dont ces mots ne
f

ensuite le moteur des bras de l'artiste lui- sont que le signe retentissant. Malheur à ceux
même c'est le nombre; car ses membres se
: qui se détournent de la lumière, et qui crou-
meuvent avec calcul si tu lui êtes des mains; pissent mollement dans leurs ténèbres. Ils te

l'ouvrage qu'il fait et de l'esprit l'intention de tournent le dos, et s'enfoncent dans l'ouvrage
le faire; si néanmoins il veut encore mouvoir charnel comme dans leur ombre, sans s'aper-
ses membres par plaisir, cette action s'appel- cevoir que cela même qui
les y délecte, est un

lera la danse. Cherche donc aussi ce qui fait rayon échappé de la sphère lumineuse de ta
plaisir dans la danse le nombre te répondra ;
beauté Cependant tandis qu'ils aiment l'ombre,
!

encore c'est moi. Dans un corps, regarde la


: l'ombre rend leurs yeux plus faibles, et plus
beauté de la forme ce sont les membres oc-
: impuissants à jouir de ta vue. Ainsi l'homme
cupant le lieu regarde la beauté du mouve-
;
s'enténèbre de plus en plus , à mesure qu'il
ment ce sont les nombres opérant dans le
: poursuit plus volontiers les objets qui blessent
temps. Pénètre dans l'art d'où ils procèdent, plus doucement sa faiblesse. Dès lors il com-

cherche dans cet art le temps elle lieu tu n'y : mence sommités de
à ne pouvoir plus voir les
trouveras jamais l'un, ni nulle part l'autre. l'être, et à regarder comme un mal tous les

Cependant le nombre est vivant dans l'art; mécomptes de son imprudence, toutes les sé-
mais sa région n'est point celle des es[iaces, ni ductions de son indigence et les tourments de
sa durée celle des jours. Considère entin ceux son esclavage. Cependant ces peines qu'il souf-
qui veulent devenir artistes et qui font l'ap- fre, il les a méritées par sa perversion, et ce
prentissage d'un art. Ils meuvent leurs corps qui est justice ne peut être un mal.
LIVRE DEUXIÈME. 357

iÂ. De tous les objets changeants que tu vois, gouverne toutes choses. Car si toutes les choses
il n'en est donc pas un seul que tu puisses qui sont perdaient leur être en étant dépouil-
saisir soit par les sens du corps, soit par l'atten- lées de leurs formes, c'est que cette forme im-
tion de l'esprit, ne subsiste dans une forme
s'il muable, par laquelle tous les êtres sujets au
numérique, à tel point, que, si cette forme lui changement subsistent et sont en état d'occu-
est ôtée, l'objet retombe dans le néant. Par per et de parcourir les nombres de leurs for-
conséquent, pour que toutes ces choses chan- mes, est elle-même leur providence car ils :

geantes ne disparaissent pas, et qu'elles puis- ne seraient pas, si elle n'était pas. Ainsi, tout
sent, par leurs mouvements mesurés et la homme qui regardant et considérant l'univer-
trame variée de leurs formes, accomplir ce que salité des êtres créés, chemine vers la sagesse,
j'oserai appeler leurs poèmes dans le temps, il voit la sagesse se montrer à lui sur le chemin
faut, n'en doute pas, qu'il y ait une forme avec un visage joyeux, et venir à sa rencontre
éternelle et immuable, qui ne soit pas elle- avec le cortège de sa Providence ; et alors il

même étendue et comme répandue dans l'es- une ardeur d'autant plus vive d'a-
désire avec
pace, ni prolongée et variable dans le temps. chever son voyage, que le chemin lui-même
C'est par elle que toutes ces choses peuvent emprunte toute sa beauté à la sagesse, qu'il
être formées, et, chacune selon son genre, brûle d'atteindre.
occuper les nombres de l'espace et traverser 46. Pour toi, si, outre les créatures douées
les nombres de la durée. de l'existence et non de la vie ni de l'intelli-
gence, celles qui ont reçu l'existence et la
vie, et celles qui réunissent à la fois l'existence,
CHAPITRE XVII.
la vie et l'intelligence, tu en trouves de quelque
TOUT BIEN ET TOUTE PERFECTION VIENNENT DE autre espèce, je te permettrai de dire qu'il y a
DIEU. des biens qui ne viennent pas de Dieu. Du reste,
ces trois genres peuvent être désignés par
45. En effet, tout ce qui est susceptible de deux noms seulement on peut les appeler
:

changement nécessairement susceptible de


est corps et vie. Car à la créature qui a la vie sans
forme. Or, comme nous appelons muable ce avoir l'intelligence, comme la bête, et à celle
qui peut être changé, laisse-moi appeler for- qui a rintelligence aussi, comme l'homme,
mable ce qui peut prendre une forme. Mais s'applique parfaitement le mot vie. Or ces deux
aucune chose ne peut se former elle-même; choses, le corps et la vie, qui sont communi-
parce qu'aucune chose ne peut se donner ce quées, à la création (la vie est aussi au créateur,
qu'elle n'a pas, et que pour arriver à sa forme, et c'est la vie suprême) : ces deux créatures,
une chose quelconque doit être formée. Si dis-je, le corps et la vie, étant /orwiaô/es comme
donc un objet donné a une forme, il n'a pas nous l'avons reconnu, et retombant dans le
besoin de recevoir ce qu'il a; si au contraire néant si elles perdaient entièrement leurs
il n'en a pas, il ne peut prendre en lui-même formes, montrent bien qu'elles subsistent par
ce qu'il n'a pas. Il n'est donc rien qui puisse, cette forme qui est toujours la même. Donc
comme nous le disions, se former soi-même. tous les biens, grands ou petits, ne peuvent
Car il est inutile de revenir sur la mutabilité venir que de Dieu. Car que peut-il y avoir de
du corps et de l'àme nous en avons assez
: plus grand dans les créatures, sinon la vie in-
parlé plus haut. Ainsi, est-il nécessaire que le telligente, et de moindre, sinon les corps?
corps et l'àme reçoivent leur forme d'une autre Quoiqu'ils soient sujets à la défaillance, et qu'ils
forme immuable et permanente. C'est à celle- tendent au néant , ils conservent néanmoins
ci qu'il a été dit : « Tu les changeras, et ils toujours une certaine forme, en sorte qu'ils ont
« seront changés. Pour toi, tu es toujours le toujours un certain mode d'existence. Or Je
« même, et tes années sont sans défaillance '. » moindre degré de forme qui reste dans un
Par celte locution, années sans défaillance, le être défaillant vient de cette forme qui ne peut
prophète exprime l'éternité. Il a été dit encore qui ne permet jamais aux mouve-
défaillir, et
de cette forme que, «demeurant en elle-même ments mêmes des choses qui défaillent et s'en
« elle renouvelle toutes choses '. » vont, de sortir de la loi des nombres. Donc tout
Par là on comprend aussi que la Providence ce que les créatures renferment d'admirable,
• P», CI, 27, 28.— • S»g. vn, 27. et quel que soit le degré de beauté que nous
338 DU LIBRE ARBITRE.

admirions dans les plus grandes ou dans les que nous admettions auparavant avec une foi
moindres, fout doit être rapporté à la louange inébranlable ont été néanmoins traités de
,

incomparable et ineffable du Créateur. Aurais- telle sorte, que le troisième e« est lui-même

tu quelque chose à ajouter? éclairci avec une évidence manifeste.


48. La dernière discussion a démontré, ce
dont nous sommes convenus ensemble, que la
CHAPITRE XVIII.
nature du corps est inférieure à la nature de
quoiqu'on puisse abuser de la volonté libre, l'âme, et, par conséquent, que l'àme est un
elle doit être comptée parmi les biens. plus grand bien que le corps. Or, quand nous
trouvons dans le corps des biens dont l'homme
47. E. C'en est assez, je l'avoue, pour être peut abuser, nous ne disons pas pour cela
persuadé ; l'évidence est faite, autant qu'elle qu'ils n'auraient pas dû lui être donnés, puis-
peut rètre en cette vie et pour des esprits tels que nous reconnaissons que ce sont des biens ;

que nous sommes; je reconnais que Dieu est, mais alors est-il étonnant qu'il y ait aussi dans
et que tous les biens viennent de Dieu ; car l'âme des biens dont nous pouvons de même
toutes les créatures, qu'elles aient à la fois abuser, et qui cependant ne peuvent nous avoir
l'intelligence, la vie et l'être, ou seulement été donnés que par l'auteur de tous les biens,
l'être et la vie, ou seulement l'être, sont de puisque ce sont des biens. En effet, tu vois
Dieu. Maintenant abordons la troisième ques- quel grand bien manque à un corps lorsqu'il
tion et voyons si l'on peut la résoudre et comp- n'a pas de mains, et cependant on abuse des
parmi les biens. Quand ce
ter la volonté libre mains, lorsqu'on s'en sert pour commettre des
point sera démontré, j'avouerai que c'est Dieu actions cruelles ou honteuses. Si tu voyais un
qui nous l'a donnée et qu'il a dû nous la homme sans pieds, tu reconnafî trais que l'in-
donner. tégrité de son corps est privée d'un bien con-
A. Tu te rappelles fort bien de la dis-
l'état sidérable et cependant celui qui se sert de
;

cussion, et ta perspicacité ai saisi que la seconde ses pieds pour aller nuire à quelqu'un ou se
question est maintenant résolue. Mais tu as dû déshonorer lui-même, abuse de ses pieds, tu
remarquer de même que la troisième l'est ne poiuTais le nier. Avec les yeux, nous voyons
également. En effet, la raison pour laquelle il cette lumière et nous distinguons les formes
te paraissaitque le libre arbitre de la volonté des corps et c'est urte grande beauté de notre
;

n'aurait pas dû être donné, c'est qu'on s'en corps que ces organes y soient placés comme en
sert pour pécher. A cette assertion, je t'ai ré- un lieu noble etélevé; de plus, ils serventà nous
pondu qu'on ne pouvait faire le bien sans ce défendre contre ce qui pourrait nous nuire, et
même libre arbitre', et j'assurais que c'était ils ont d'autres utilités nombreuses cepen-
;

plutôt pour cela que Dieu l'avait donné. Tu dant la plupart des hommes abusent souvent
répliquas que la volonté libre aurait dû nous des yeux pour des actions honteuses, et ils les
être donnée de la même manière que la jus- forcent à faire le service de leurs passions. Et
tice,dont personne ne peut se servir que pour tu vois quel grand bien manquerait à un vi-

le bien. Celte réplique a engagé la discussion sage d'où les yeux seraient absents mais puis-
!

dans ces détours multipliés qui m'ont fait , qu'ils y sont à leur place, qui donc les a don-
aboutir à te prouver que les biens supérieurs nés , ce n'est le dispensateur de tous les
si

et les biens inférieurs n'ont pas d'autre auteur biens? Tu approuves ces biens dans le corps,
que Dieu. Mais pour mettre ce point suffisam- et sans faire attention à ceux qui en abusent,
ment en lumière, il a été nécessaire de com- tu loues Celui qui nous les a donnes. Tu dois
battre les opinions de la sottise impie qui fait raisonner de même sur la volonté libre, sans
dire à l'insensé dans son cœur : « Il n'y a laquelle personne ne peut vivre avec droiture;
« point de Dieu * » et nous avons raisonné
; tu dois avouer qu'elle est un bien et un bien-
sur ce grave sujet selon notre pouvoir et de fait de Dieu, et qu'il faut condamner ceux qui

manière à y répandre de la clarté, avec l'aide abusent de ce bien pour faire le mal, plutôt
de ce même Dieu qui nous a secourus dans que de prétendre que Celui qui nous en a
ce périlleux trajet. Mais ces deux points. dotés n'aurait pasdû la donner.
Dieu est, et il est l'auteur de tous les biens, 49.E. J'aimerais mieux t'entendre me prou-
'
Rél. liT. 1, ch. II, n, 3. — ' Ps. xm, 1. ver que la volonté libre est un bien je l'accor-
;
,

LIVRE DEUXIÈME. 3o9

derais ensuite volontiers que c'est Dieu qui de vertus. Et personne non plus ne peut mé-
nous donnée, puisque je reconnais que
l'a suser de la droite raison.
tous les biens viennent de Dieu.
A. Encore Mais enfin ne te l'ai-je pas prouvé
!
CHAPITRE XIX.
dans tout le cours de cette laborieuse discus-
sion ? N'as-tu pas admis que toutes les images TROIS SORTES DE BIENS : LES GRANDS LES PETITS
, ,

et les formes corporelles existent en vertu de BT LES MOYENS ; LA LIBERTÉ EST DU NOUBRB DE
la forme suprême de toutes choses, et n'as-tu CES DERNIERS.
pas avoué qu'elles sont des biens? Il n'est pas
jusqu'à nos cheveux qui n'aient été comptés : Ce sont grands biens. Mais, tu dois te
là les
c'est la Vérité elle-même qui parle ainsi dans le rappeler, non-seulement les grands biens ,

l'Evangile *. As-tu oublié ce que nous avons mais encore les petits ne peuvent venir que de
dit de la sublimité du nombre, et de cette puis- l'auteur de tous les biens, c'est-à-dire Dieu:
sance qui atteint d'une extrémité à une autre c'est un fait dont la récente discussion t'a per-
extrémité. Quel incroyable égarement d'espriti suadé, et combien de fois n'y as-tu pas adhéré
Compter parmi les biens jusqu'à nos cheveux, joyeusement? Les vertus qui sont le fond de la
un bien si mince et si inférieur, ne pas trou- vie honnête, sont donc les grands biens; et
ver d'autre auteur à leur assigner que Dieu toutes les formes du monde corporel, sans
même, le Créateur de tous les biens, parce que lesquelles on peut vivre dans la justice, sont
les moindres comme les plus grands biens les moindres biens mais les puissances de
:

sont de Lui, qui est l'auteur de tout ce qui est l'àme, sans lesquelles on ne peut vivre avec
bon ; et avoir encore des doutes sur la volonté droiture sont les biens moyens. Personne ne
libre, indispensable pour vivre avec droiture, mésuse des vertus pour les autres biens, sa-
:

de l'aveu même de ceux qui mènent la vie la voir les moyens et les petits, chacun peut non-
plus abjecte ! Eh bien réponds-moi mainte-
! seulement en bien user, mais encore en mal
nant, je t'en prie est, à ton sens, la
: Quelle user. On ne peut mésuser de la vertu, parce
chose la meilleure en nous, celle sans laquelle que l'œuvre de la vertu consiste précisément
on peut vivre honnêtement, ou celle sans la- dans le bon usage des biens, dont nous pou-
quelle on ne peut vivre honnêtement? E. — vons aussi ne pas bien user. Mais personne, en
Pardonne-moi, je t'en supplie; j'ai honte moi- usant bien, ne mésuse. Ainsi la bonté de Dieu,
même d'y voir si peu. Mais personne n'hésite- dans son abondance et sa grandeur, nous a
rait pour te répondre. La chose de beaucoup dé[)arti non-seulement les grands biens, mais
la meilleure est évidemment celle sans laquelle encore les moyens et les petits. Nous devons
\\ n'y aurait pas de vie honnête. A. Mainte- — louer cette bonté pour les grands biens, plus
nant me nieras-tu qu'un homme qui louche que pour les moyens, et plus poui les moyens
puisse vivre avec honnêteté? — is\ Loin de que pour les moindres mais nous devons la
;

moi une aussi incroyable folie. — A. Eh bien I


louer pour tous ensemble, plus que si elle ne
puisque tu accordes que c'est un bien du corps, nous les avait pas tous donnés.
que cet œil dont la perte n'empêche pas de 51. E. D'accord. Mais voici qui me préoc-
vivre honnêtement, croiras-tu encore que ce cupe Il s'agit de la volonté libre, et c'est elle
:

n'est pas un bien que la volonté libre, sans qui use bien ou mal des autres choses; com-
laquelle personne ne vit avec droiture ? ment alors la compter elle-même parmi les
50. Tu t'arrêtes à considérer la justice, dont choses dont nous usons? —
A. Tout comme
personne ne se sert pour le mal. Il faut la la raison nous connaissons, par la raison
;

compter parmi les biens les plus élevés qui tous les objets de la science et cependant, la
;

sont dans l'homme, aussi bien que toutes les raison efle-même est comptée au nombre des
vertus de l'àme dont se compose la vie droite choses que nous connaissons par elle. Lorsque
et honnête. Car personne ne mésuse ni de la nous recherchions plus haut quels sont les

prudence, ni de la force d'âme, ni de la tem- objets de la connaissance rationnelle, l'aurais-


pérance elles sont toutes, comme la justice
: tu oublié? Tu as admis que la raison elle-
elle-même que tu as citée, animées par la même connue par la raison. Si donc nous
est
droite raison sans laquelle il ne peut y avoir
, usons des autres choses au moyen de la vo-
• Mattb. z, 30. lonté libre, il ne faut pas pour cela trouver
360 DU LIBRE ARBITRE.

étrange que nous usions de la volonté libre, fon bien particulier, lorsqu'elle veut être maî-
par elle-même. La volonté qui use des autres tr(>?se d'elle-même ; vers les biens extérieurs,
choses use d'elle-même, comme la raison, qui lorsqu'elle veut rechercher ce cpii ap|)artient à
connaît tout le reste, se connaît elle-même. Il autrui ou qui ne lui appartient pas à elle-
faut en dire autant de la mémoire. Non-seule- même; enfin elle se tourne vers les biens infé-
ment elle saisit toutes les choses dont nous nous rieurs, lorsqu'elleaime les voluptés du corps.
souvenons, mais elle subsiste en nous de telle C'est ainsi ()ue l'homme superbe, curieux et
sorte que nous n'oublions pas que nous avons impur tombe dans celte autre vie, qui, en com-
la mémoire ainsi elle se souvient, non-seule-
;
paraison de la première, est une mort. Cepen-
ment du reste, mais aussi d'elle-même ou, ; dant cette vie inférieure est encore régie par
pour mieux parler, c'est nous qui nous sou- le gouvernement de la Providence divine, qui
venons de tout le reste et d'elle-même, par elle- organise et met toutes choses à leur place, et
même. traite chacun selon ses mérites. Et c'est ainsi
52. Lors donc que la volonté s'attache au encore que les biens recherchés par les pé-
bien immuable, commun et non
propre à elle, cheurs ne sont pas des choses mauvaises, non
telle qu'est cette vérité dont nous avons tant plus que la volonté libre, que nous avons
parlé, sans rien dire qui fût digne d'elle, alors classée, avec raison, parmi les biens moyens.
l'homme possède la vie heureuse, et la vie Mais le mal consiste dans la perversion de la
heureuse elle-même, c'est-à-dire l'affection volonté qui se détourne du bien immuable,
de l'âme attachée au bien immuable, est un pour se tourner vers les biens changeants. Et,
bien propre à l'homme et le premier de tous. 11 comme cette perversion n'est pas forcée, mais
renferme aussi toutes les vertus, dont personne volontaire, il est convenable et juste que la
ne peut mésuser. Car bien que ce soient là les misère la suive comme châtiment.
grands biens et les premiers pour l'homme,
on comprend assez qu'ils ne sont pas communs, CHAPITRE XX.
mais propres à chacun. C'est par la vérité, en
effet, c'est par la sagesse, commune à tous, DIEU n'est pas l'auteur DU MOUVEMENT PAR
que tous deviennent sages heureux, en s'at-
et
LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTOURNE DU BIEN
tachant à elles. Mais un homme ne devient pas IMMUABLE.
heureux par le bonheur d'un autre homme.
Lors même qu'un homme en prend un autre 5^. Tu vas probablement me poser une
pour modèle, afin de devenir heureux, que question et me Lorsque la volonté s'é-
dire :

veut-il, sinon être heureux par le moyen qu'il loigne du bien immuable pour se tourner
voit procurer le bonheur à un autre, c'est-à- vers le bien changeant, elle est mue d'où lui ;

dire par la vérité, bien commun et inaltérable? vient donc ce mouvement? Il est assurément
Personne non plus ne devient prudent par la mauvais, bien que la volonté libre, sans la-
prudence d'un autre, ni fort, ni tempérant, ni quelle on ne peut vivre avec droiture, doive
juste, par la force, la tempérance ni la justice être comptée parmi les biens. Or si ce mouve-
d'autrui mais bien en accommodant son âme
; ment, par lequel la volonté s'éloigne du Sei-
aux règles immuables et aux lumières des gneur Dieu, est indubitablement le péché,
vertus, qui sont vivantes et incorruptibles pourrons-nous dire que Dieu soit l'auteur du
dans la vérité et la sagesse communes on ; péché? Ce mouvement n'a donc pas Dieu pour
cherche à y conformer et à y fixer son âme, auteur. Encore une fois d'où vient-il?
comme on l'a vu faire à l'homme vertueux A cette question, si je réponds que je ne le
qu'on s'est proposé pour modèle. sais pas, tu en seras peut-être affligé. Cepen-
53. Ainsi la volonté, en s'attachant au bien dant je dois te parler ainsi, pour te répondre
commun immuable, obtient les premiers et
et selon la vérité. Car ce qui n'est rien ne peut
les plus grands biens de l'homme, quoiqu'elle être su. Contente-toi de tenir religieusement
ne soit elle-même qu'un bien moyen. Elle et fermement à cette doctrine : Il ne se pré-
pèche, au contraire, lorsqu'elle se détourne du sente à tes sens, à ton intelligence ni à ta pen-
bien commun et immuable, pour se tourner sée, aucun bien qui n'ait Dieu pour auteur.
soit vers son bien particulier, soit vers un bien En effet, il ne peut se rencontrer aucun être
extérieur ou inférieur. Or elle se tourne vers qui n'ait Dieu pour auteur. Car toutes les fois
LIVRE DEUXIÈME. 361

que iu verras dans une chose la mesure, le Cependant comme il est volontaire, il est
nombre et l'ordre, n'hésite pas à l'attribuer à par là même
en notre puissance. Si donc tu le
Dieu, su[)rême ordonnateur. Si, au contraire, crains, il faut ne pas le vouloir. El si lu ne le
tu les retranches, ne le restera plus rien. Car
il veux pas, il n'aura pas lieu. Quoi de plus ras-
en vain il te semblera qu'il resle un commen- surant qu'une vie où il ne ^arrivera rien
cement de forme, là où tu ne rencontres ni la sans que tu le veuilles? Toutefois, parce que
mesure, ni le nombre, ni l'ordre partout où ;
l'honime, tombé de lui-même, ne peut pas de
ils sont, la forme est parfaite; où ils ne sont lui-même se relever *, saisissons cette main
pas, il ne faut pas supposer même un com- droite de Dieu qu'il veut bien nous tendre d'en
mencement de forme qui semblerait être là
,
haut, je veux dire Notre-Seigneur Jésus-Christ,
comme la matière soumise au travail de per- saisissons-le d'une foi ferme attendons-le ,

fectionnement de l'Ordonnateur. Car si la per- avec une espérance certaine, désirons-le d'une
fection de la forme est bonne, le commence- charité ardente.
ment de la forme ne sera pas déjà sans quelque Quant à l'origine du péché, peut-être penses-
bonté. Par conséquent, si tu retranches d'une tu qu'il convient de l'examiner davantage ; je
chose tout bien, il ne restera pas une certaine crois, pour moi, que cela n'est nullement né-
petite chose, mais il y aura le néant absolu. Or cessaire mais si tu es d'un autre avis, nous
;

tout bienvienldeDieu.Donctoutêtreaussi vient remettrons cette discussion à un autre mo-


de Dieu. Mais ce mouvement de la volonté qui ment.
s'éloigne du Dieu suprême, et que nous appe- E. Je veux bien, avec toi, remettre à un
lons le péché, est défectueux d'un autre côté,
; autre temps la question soulevée. Mais je ne
toute défectuosité vient du néant; vois donc t'accorde pas qu'elle soit épuisée.
à quoi se rattache ce mouvement, et reconnais '
Rétr. liv. I, cb. ix, n. 3.

sans hésiter qu'il ne se rattache pas à Dieu.

Ces deux premiers livres sont traduits par M. rabbé DEFOURNY.


LIVRE TROISIÈME.

Ftnil-ilconvenable que Dieu nous donnât le libre arbitre, puisqu'il devait élre la source de tous les péché? T — Saint Anpostin
démontre ici que malgré tous les maux qu'il devait produire, le libre arbitre est un bienfait divio et qu'il concourt à la b«auté
de l'universi.

j'ai dit : J'ignore s'il n'y a pas faute, je voulais


CHAPITRE PREMIER. faire comprendre y a faute sans aucun
qu'il
doute; car cette expression j'ignore montrait
d'od vient le mouvement qui sépare la volonté suffisamment qu'en une chose aussi évidente le
du bien immuable? doute me semble ridicule. — A. Vois combien
est certaine la vérité qui te fait oublier si vite
1.E. Je vois assez clairement que la liberté ce que tu viens de dire.
doit êtrecomptée parmi les biens et parmi les En effet, si le mouvement dont nous parlons
biens qui ne sont pas les derniers; ce qui nous vient de la nature et de la nécessité, il ne
oblige de reconnaître qu'elle vient de Dieu et peut être coupable. Cependant tu es si sûr
que Dieu a dû nous la donner. Maintenant qu'il est coupable que le doute seul te semble
donc, si tu le juges opportun daigne me faire
, ridicule. Pourquoi alors avoir affinné ou au

connaître d'où vient le mouvement qui sépare moins avoir exprimé avec quelque doute ce
la volonté du bien général et immuable pour dont tu démontres toi-même l'évidente faus-
l'attacher aux biens privés, si indignes et si bas seté? Si ce mouvement est naturel à la volonté

qu'ils soient, et à tout ce qui muable. est — telle qu'elle nous a été donnée, as-tu dit en
A. Mais qu'est-il besoin de résoudre cette ques- effet, il est nécessaire qu'elle s'attache à ces

tion? —
E. Parce que, si ce mouvement est choses muables; et quelle faute lui reprocher
naturel à la volonté telle qu'elle nous a été quand elle obéit à la nature et à la nécessité ?

donnée, il est nécessaire qu'elle s'attache à ces Mais puisque à tes yeux ce mouvement est sû-

choses muables; et quelle faute lui reprocher rement condamnable, tu dois être sûr aussi
quand elle obéit à la nature et à la nécessité? qu'il ne vient pas de la nature telle qu'elle nous
A. Ce mouvement te plaît-il ou est-ce le a été donnée. —
E. Oui, j'ai appelé ce mouve-
contraire? —
E. Il me déplaît. A. Donc tu — ment coupable ; voilà pourquoi j'ai dit aussi

le blâmes? —
E. Certainement. A. Ainsi tu — qu'il me déplaît et que sans aucun doute je le
désapprouves dans l'âme un mouvement où il regarde comme condamnable mais quand
:

n'y a pas de faute ? —


E. Je ne désapprouve l'âme obéissant à ce mouvement se détourne
pas dans l'âme un mouvement où il n'y a pas du bien immuable pour s'attacher aux choses
de faute mais j'ignore s'il n'y a pas faute
; muables, je soutiens qu'elle n'est pas coupable,
à quitter le bien immuable pour les choses sipar nature elle ne peut résister à cet entraî-
muables. — A. Ainsi tu condamnes ce que tu nement.
ign ores ? — £. Ne presse pas sur mots Quand
les . 2. A. D'où vient ce mouvement que tu rc;
— —
LIVRE TROISIEME. 363

connais être certainement coupable? — E. Jo pendant nous reconnaissons que l'âme pèche
le voisdans l'âme, miisjenesais à qui l'attri- lorsque nous la voyons abandonner les bierts
buer. A . Nies-tu qu'il agisse sur Tàme ? E. Je su[)érieurs pour choisir de prélérence la jouis-

ne le nie pas. — A. Tu nies alors que le mou- sance des choses inférieures. Qu'cst-il donc be-
vement qui agit sur une pierre soit le mouve- soin de chercher ce qui produit l'ébianlement

ment de cette pierre ? Je ne parle pas du mou- qui la détache du bien immuable et l'attache

vement que nous lui imprimons ou que lui aux biens muables ? N'avions-nous pas vu
imprime une force étrangère, lorsque, par qu'il vient de l'esprit, qu'il est volontaire et
exemple, cette pierre est lancée vers le ciel; par là même coupable? Et toutes les règles
mais du mouvement qui l'entraîne par son utiles que l'on donne sur cette matière, n'ont-

propre poids et la fait tomber à terre. E. — elles pas pour effet de condamner, de répri-

Je ne nie pas qiTe le mouvement dont tu mer ce mouvement, et de nous portera relever
parles, celui qui l'entraîne et l'attire en bas, notre volonté lorsqu'elle s'est laissée tomber

soit le mouvement de la pierre mais je dis ;


dans les choses temporelles qui nous échap-
qu'il est nafturel. Et s'il est dans l'àme un mou- pent, pour la fixer dans la jouissance du bien
vement semblable, sûrement aussi il est natu- éternel *?

rel et l'on ne saurait blâmer l'àme de le suivre,


;
E. Je vois, je touche en quelque sorte et
3.

carie suivît-elle pour sa ruine, elle ne fait je comprends la vérité de ce que tu dis. Je sens
qu'obéir à la nécessité de sa nature. Mais nous en effet que j'ai une volonté, qu'elle me porte
n'hésitons pas à déclarer coupable ce même à jouir de quelque chose rien n'est pour moi ;

moirvement; il faut donc nier absolument si sûr et si intime que cette perception. Mais

qu'il soit naturel, et en conséquence il ne res- qui est à moi, sinon cette volonté que je donne
semble pas au mouvement naturel de la pierre. ou refuse à mon gré ? et si j'en fais mauvais
A. Avons-nous fait quelque chose dans les usage, à quel autre qu'à moi faut-il l'attribuer?
discussions précédentes ? E. Certainement. — Car puisque je suis l'œuvre du Dieu essentiel-
— A. Tu t'en souviens, je crois, nous avons lement bon et que je ne saurais faire aucun
constaté dans la première qu'il n'y a que la bien que par la volonté, il est clair que c'est
volonté propre pour asservir l'esprit à la pas- plutôt pour le bien qu'elle m'a été donnée.

sion ». Car cette ignominie ne peut lui être D'ailleurs, si ce mouvement qui porte la vo-
infligée ni par un être meilleur ou égal, lonté çà et là, n'était volontaire et en notre dé-
puisque ce serait une injustice, ni par un être pendance, faudrait-il nous louer ou nous blâ-
inférieur, parce que celui-ci n'en aurait pas la mer, selon que nous en faisons jouer le
puissance. Il en résulte donc que de l'âme ressort en haut ou en bas? Pourquoi nous

seule vient le mouvement qui détache la vo- avertirait-on de négliger le temps pour l'éter-
lonté du Créateur pour lui faire chercher des nité, de vouloir toujours bien vivre sans con-

jouissances dans la créature, Or, si ce mouve- sentir jamais à vivre mal? Estimer qu'on ne

ment est coupable, et le doute seul t'a semblé doit point donner à l'homme ces avertisse-
ridicule, il n'est pas naturel, mais volontaire' ments, c'est mériter de ne plus compter parmi
Semblable au mouvement qui fait tomber la les hommes.
pierre, en ce qu'il est le mouvement propre
de l'esprit, comme l'autre est le mouvement
CHAPITRE II.

propre du projectile; il en diffère néanmoins


BEALCOUP SONT TOURMENTÉS DE l'IDÉE QUE LA
parce que là pierre ne saurait comprimer le
PRESCIENCE DIVINE DÉTRUIT LE LIÔRE ARBITRE.
mouvement qui la précipite, tandis qUe l'âme
eh résistant n'eèt point forcée d'abandonner A. Cela étant ainsi, je me demande avec une
biens supérieurs pout* les choses d'en-bas.
les ineffable surprise comment il peut se faire,

De là vient que le mouvement de la pierre est d'une part, que Dieu connaisse tout ce qui
naturel, et celui de l'âme volontaire. De là doit arriver, et d'autre part) que nous péchions
vient encore que de péché la
si l'on accusait sans y être contraints. Dire, en effet, que rien
pierre que son poids précipite, je ne dis pas puisse arriver autrement que Dieu ne l'a prévu,
qu'on serait plus brute qu'elle ne l'est, mais c'est travailler à détruire la prescience divine
l'on aurait assurément perdu le sens et ce- ; avec autant de folie que d'impiété. Si donc
* Ci-deuaa, liv, i. chap. xi, n. 21. ' Ritr. Ut. H cb. IZ4 n. >,
364 DU LIBRE ARBITRE.

Dieu a su d'avance que le premier homme pé- Dieu, qu'ils considèrent comme le meilleur,
cherait, et quiconque aflmct avec moi la divine le plus juste et le plus puissant de tous les
proscience ne saurait le contester si donc Dieu
; êtres,sont bien élevées au-dessus de tout ce
l'a su d'avance, je ne prétends pas qu'il n'au- qu'ilspeuvent concevoir; si, se contemplant
rait i)as dû créer le premier homme; ne l'a-t-il eux-mêmes, ils comprenaient qu'ils devraient
pas fait bon, et le péché de cet être créé bon encore des actions de grâces à Dieu, lors même
par Dieu pouvait-il faire obstacle à l'action de qu'il leur aurait donné un être inférieur à
Dieu ? Que dis-je ? Non content d'avoir glorifié celui qu'ils ont; s'ils criaient detoulleurcœur
sa bonté en le créant. Dieu n'a-t-il pas aussi et de toutes
les forces de leur conscience :

gloritié sa justice en le punissant et sa miséri- a J'ai dit, Seigneur, ayez pitié de moi, prenez
corde en le délivrant? Je ne prétends donc pas soin de mon âme, car j'ai péché contre vous';»
qu'il n'aurait pas dû le créer, mais je dis : ladivine miséricorde les mènerait à la sagesse
Puisqu'il savait qu'il pécherait, il était néces- par des chemins si sûrs, que sans s'enorgueillir
saire qu'il péchât, conformément à cette divine d'avoir découvert et sans se troubler d'ignorer
prescience. Et comment croire que la volonté encore, ce qu'ils sauraient les rendrait plus
soit libre quand elle est sous l'empire d'une capables de voir, et ce qu'ils ignoraient, plus
aussi inévitable nécessité? calmes pour chercher.
5. A. Tu viens de frapper avec violence. Pour toi qui ne doutes, je pense, d'aucune
Daigne la miséricorde divine nous assister et de ces vérités, considère avec quelle facilité je
ouvrir à nos instances! Je présume toutefois résous une aussi importante question. Réponds
que si la plupart des hommes se tourmentent d'abord à quelques demandes préliminaires
de cette question , c'est uniquement parce que je vais t'adresser.
qu'ils ne l'examinent pas avec piété et qu'ils
sont plus prompts à s'excuser qu'à s'accuser de CHAPITRE m.
leurs fautes. lA PRESCIENCE DE DIEU NE NOUS GTE POINT LA
Les uns, en effet, admettent 'volontiers qu*il LIBERTÉ DB PÉCHER.
n'y a pas de Providence divine pour diriger les
choses humaines, et en abandonnant aux ha- 6. Ce qui te surprend, ce qui t'étonne, c'est
âme et leur corps, ils se livrent qu'il n'y ait ni contradiction ni opposition à
sards et leur
aux coups aux désastres des passions; ils
et admettre, d'une part, que Dieu connaisse tout
nient la justice de Dieu, trompent celle des ce qui doit arriver; et d'autre part, que nous
hommes et croient se Justifier contre leurs ac- ne péchions pas nécessairement, mais volon-
cusateurs, en invoquant le patronage de la for- tairement. Si Dieu sait qu'un homme doit pé-

tune. Ne la représentent-ils pas néanmoins, ne cher, dis-tu, il est nécessaire qu'il pèche mais ;

ne semblent-ils s'il est nécessaire qu'il pèche, il n'est donc pas


la peignent-ils pas aveugle, et

pas dire ainsi qu'ils valent mieuxquecettemême libre en péchant, il est sous l'empire d'une

fortune par laquelle ils se prétendent dirigés, inévitable et immuable nécessité. Et ce que tu

ou qu'ils forment et expriment leur opinion crains, c'est que ce raisonnement n'entraîne

d'une manière aussi aveugle qu'elle? Et quand à nier la prescience divine, ce qui ne peut se
ils ne font que des faux pas, n'est-on pas au- faire sans impiété ou bien s'il est impossible
,

torisé à penser que comme elle ils marchent de la nier, à avouer que les péchés ne sont
au hasard ? Mais cette erreur, où l'œil ne peut pas l'œuvre de la volonté, mais de la nécessité.
distinguer que démence et foliei a été suffi- Y a-t-il autre chose qui t'embarrasse ?
E. —
samment réfutée, je crois, dans notre premier Rien pour moment. le

entretien. A. Tu crois donc que c'est la nécessité et


{
Il en est d'autres qui n'osent nier que la non la volonté qui fait tout ce que Dieu sait
providence de Dieu s'occupe de la vie humaine ;
d'avance? — J?. Je le crois certainement. — A.
mais dans leur indicible égarement, ils aiment iRéveille-toi enfin, étudie-toi un peu. Es-tu ca-

mieux croire à l'impuissance, ou à l'injustice, pable de me dire quelle volonté tu auras de-
ou à la perversité de cette Providence , que de main, si c'est la volonté de bien faire ou de
confesser leur faute avec une piété suppliante. mal faire ? — E.iQ l'ignore. — A. Et Dieu ? l'i-

Ah! si tous consentaient à se laisser convaincre gnore-t-il également? —E. Je ne le pense pas
que la bonté, la justice et la puissance de ce » Pl. XT, 5.
— — — — ,

LIVRE TROISIÈME. 365

du tout. A. Mais s'il connaît quelle volonté tu volontairement, c'est nécessairement que nous
auras demain, s'il connaît aussi les volontés mourons et qu'il nous arrive d'autres choses :

futures de tous les hommes présents ou à ve- quel homme, en délire, oserait avancer
fùt-il

nir, il sait bien mieux encore ce qu'il fera des que ce n'est pas volontairement que nous vou-
justes et des impies,E. Très-certainement, si — lons? Aussi, quoique Dieu sache d'avancequelles
Dieu connaît mes œuvres d'avance, j'admets seront nos volontés, il n'en résulte pas que
avec bien plus de confiance encore qu'il sait nous voulions involontairement. Tu as dit de
d'avance ses propres œuvres et qu'il prévoit ton bonheur, comme si je l'avais nié. quil ne
avec une complète certitude, ce qu'il fera lui- dépend pas de toi mais ce que j'affirme, c'est
;

même. — A. Ne crains-tu pas alors de t'entend re que, si tu deviens heureux, ce ne sera pas
adresser l'objection suivante : Si tout ce que malgré toi, ce sera de ton plein gré et quoi- ;

Dieu sait d'avance s'accomplit nécessairement que Dieu connaisse quel sera pour toi ce bon-
et non pas volontairement, que lui-
il s'en suit heur, quoique rien ne puisse arriver en dehors
même doit tout faire par nécessité et non avec de ses prévisions, autrement il ne faudrait plus
liberté? — i&. En disant que tout ce que Dieu parler de prescience, nous ne sommes pas con-
connaît d'avance s'accomplit nécessairement, traints d'admettre, pour ce motif, que tu seras
je n'avais en vue que ce qui se fait dans ses heureux involontairement car y aurait -il :

créatures et non ce qui se fait en lui car rien ; rien de plus absurde de plus étranger à la ,

ne se fait en lui, tout y est éternel. ^. Dieu ne — vérité? Or, de même que la prescience divine
fait donc rien dans ses créatures? E. llaétabli qui sait avec certitude, et aujourd'hui comme
une fois pour toutes quelle doit être la mar- toujours, quel sera ton bonheur, ne t'empê-
che régulière de l'univers formé par lui car ; chera pas de le vouloir lorsqu'il commencera
il ne conduit rien en vertu de dessein nou- à se réaliser; de même, si une
tu dois avoir
veau. —
A. Ne rend-il personne heureux ? E. — volonté coupable , cette volonté ne cessera
C'est lui au contraire qui rend heureux. A. — point d'être volonté, parce que Dieu l'a pré-
Donc en rendant un homme heureux il fait vue.
quelque chose. E. Oui. —
A.^\ par conséquent 8. Considère en effet, quel aveu- je te prie,
tu dois être heureux dans un an. Dieu dans glement porte à dire Dieu a prévu que : si

un an te rendra heureux ? E. Oui. ^4. Et il — — j'aurais cette volonté, comme rien ne peut ar-
saitaujourd'huice qu'il fera dans un an? E. river autrement qu'il l'a prévu, il est néces-
Toujours il l'a su et si cela doit arriver j'ac-
, saire que je veuille ce qu'il sait d'avance: or
corde qu'il le sait aujourd'hui aussi. si cela est nécessaire , ce n'est plus la volonté
A. Dis-moi, je te prie n'es-tu pas sa créa-
1. : il faut le reconnaître, c'est la nécessité qui me
ture, et ton bonheur ne se fera-t-il pas en toi ? fait vouloir. incomparable folie Comment !

— E. Oui, je suis sa créature et mon bonheur rien ne peut-il arriver autrement que Dieu l'a
se fera en moi, — A. Ainsi, puisque Dieu fera prévu, si l'on ne doit pas avoir la volonté qu'il
en ce bonheur, ce bonheur ne sera point
toi a prévue ?
pour volontaire, mais nécessaire? — E. Sa
toi Je ne parle pas de cette autre affirmation
volonté pour moi une nécessité. — A. Alors
est également monstrueuse que je viens de rap-
tu seras heureux malgré — ^. toi ? Si j'avais le porter, quand j'ai rappelé ce que dit ce même
pouvoir d'être heureux, déjà sûrement je le homme qui suppose l'empire de la nécessité
serais. Je voudrais l'être dès aujourd'hui et je pour essayer de supprimer la volonté. Il est
ne le suis pas, parce que ce bonheur ne dépend nécessaire que je veuille cela, dit-il. S'il est
pas de moi, mais de lui. nécessaire qu'il veuille, comment voudra-t-il
.4. Voilà bien le cri de la vérité. Rien sans puisqu'alors il n'y aura pas de volonté?
doute n'est en notre pouvoir que ce que nous Mais ce n'était peut-être pas là son idée et
faisons quand nous le voulons etconséquem- ; en disant qu'il est nécessité à vouloir, il veut
ment rien ne dépend de nous comme la vo- faire entendre que sa volonté ne dépend pas
lonté même, car elle est à nos ordres aussitôt de lui. On peut le réfuter par ce que tu as dit
que nous voulons V Si donc nous pouvons toi-même. Je te demandais si tu seras heureux
dire : ce n'est pas volontairement, c'est néces- malgré toi tu as répondu que dès maintenant
;

sairement que nous vieillissons ; ce n'est pas tu serais heureux si le bonheur dépendait de
' Rét. liT. I, ch. iz, n. 3. toi tu as dit que tu voudrais l'être
;
mais que ,
,

366 DU LIBRE ARBITRE.

tu ne le pouvais encore. Voilà bien le cri de la tout ce qui doit se faire nécessairement dans
vérité, ai-je ajouté ; car il est impossible de le sa créature? Voilà ce que je voudrais savoir.
nier, le pouvoir ne nous manque que quand 10, A. D'où te semble venir cette op|)Osition
nous n'avons pas ce que nous voulons. Or, sû- prétendue entre notre libre arbitre et la pres-
rement, ce n'est pas vouloir que de vouloir cience de Dieu ? Est-ce de la prescience même
sans volonté et s'il est impossible de vouloir
; ou de ce que cette prescience est la prescience
sans vouloir, ceux qui veulent ont certaine- de Dieu ? — E. C'est plutôt de ce que cette
ment la volonté et rien n'est en leur pouvoir prescience est la prescience de Dieu. — A. Si
que ce qu'ils ont quand ils le veulent.Ainsi donc donc tu savais d'avance qu'un homme doit pé-
notre volonté ne serait pas même une volonté, cher, il ne serait pas nécessaire qu'il péchât?

n'était sous notre dépendance. Mais étant


si elle — E. Il serait à coup sûr nécessaire qu'il pé-
sous notre dépendance elle est libre puisque , chât car je ne le saurais vraiment pas si la
;

notre liberté s'étend uniquement et nécessai- cliose n'était pas certaine. —


A. Ainsi donc, si
rement sur tout ce qui est en notre pouvoir. ce qui est prévu doit s'accomplir nécessaire-
Voilà comment, sans ôter à Dieu la pres- ment, ce n'est point parce que Dieu même l'a
cience de tout ce qui doit arriver, nous vou- prévu, c'est parce que la chose est prévue, pré-
lons vraiment ce que nous voulons. Dès qu'il vision dont il ne faudrait pas tenir compte si
a prévu notre volonté, elle sera comme il l'a elle n'était certaine. —
E. Je l'accorde mais ;

prévue elle sera même parce qu'il l'a prévue.


; pourquoi ces réflexions ? —
.4. Parce que, si je

D'un autre côté cette volonté ne saurait être ne me trompe, pour savoir que cet homme
volonté si elle n'est en notre pouvoir. Il pré- doit pécher tu ne le forcerais pas à pécher, il
voit donc aussi ce pouvoir, et sa prescience ne devrait pécher, sans aucun doute, puisqu'au-
me l'ôte pas ; je l'aurai même d'autant plus trement tu ne le saurais véritablement pas;
sûrement qu'il est prévu par lui et qi.e sa pres- mais ta prescience ne l'y contraindrait point. De
cience ne saurait se tromper. E. Maintenant— même donc qu'il n'y a aucune contradiction
je ne nie plus que la nécessité de ce qu'a prévu à admettre que tu puisses connaître d'avance
Dieu et sa prescience de nos péchés laissent à ce qa'un autre doit taire volontairement, ainsi
notre volonté toute sa liberté et la conservent Dieu, sans pousser personne au péché, dis-
sous notre dépendance. tingue ceux qui pécheront volontairement.
H. Pourquoi alors sa justice ne chàtierait-
elle point les crimes que ne nécessite pas sa
CHAPITRE IV. prescience ? Ta mémoire n'impose aucune vio-
lence aux faits accomplis ainsi Dieu dans sa :

LA PRESCIENCE DE DIEU NE FORCE PAS AU PÉCHÉ


prescience ne force point d'accomplir ce qui
ET CONSÈQUEMMENT c'EST AVEC JUSTICE QUE DIEU
doit arriver. Et comme tu te rappelles des
PUNIT LES PÉCUEURS.
actions que tu as faites sans avoir fait tout ce
que tu te rappelles, ainsi Dieu sait d'avance
9.A. Qu'y a-t-il donc encore qui t'embar- tout ce qu'il doit faire, sans devoir faire tout
rasse? Oublierais-tu ce qui a été démontré ce qu'il sait d'avance. Pourquoi donc sa jus-
dans notre première discussion, et nierais-tu tice ne punirait-elle point les œuvres perverses
que sans être forcée par aucun être, soit supé- dont il n'est pas l'auteur?
rieur, soit inférieur, soit égal, c'est la volonté Ainsi comprends maintenant comment Dieu
qui pèche en nous? — E. Je n'ose rien nier peut châtier les péchés avec justice : c'est qu'il
de tout cela je l'avouerai cependant je ne
; ,
ne fait pas ce qu'il s;iit devoir se faire. Si d'ail-
vois pas encore comment il n'y a pas contra- leurs il ne peut condamner les pécheurs aux
diction entre la prescience divine connaissant supplices parce qu'il a prévu leurs péchés, il

nos péchés, et notre libre arbitre les commet- ne doit pas non plus récompenser les justes,
tant. Nous devons reconnaître en même temps parce qu'il a également prévu leurs bonnes
que Dieu est juste et qu'il sait l'avenir. Mais œuvres. Avouons plutôt que sa prescience ne
comment sa justice peut-elle punir des pochés peut rien ignorer de ce cjui doit se faire, et que
qui doivent se commettre nécessairement ? le péché étant volontaire sans être nécessité
Comment ce qu'il a prévu peut-il ne pas arri- par sa prescience, sa justice ne saurait le lais-
ver? Comment euiin n'attribuer pas au Créateur ser impuni.
,

îilVRE TROISIÈME. «87

n'en porte pas le nom, dois-tu trouver mau-


vais qu'au-dessous de ce ciel dont i\i joms, il
CHAPITRE V.
y une création d'un rang inférieur que l'on
ait

ON DOIT MÊME LOUETR DIEU D'aVOIR PRODUIT LES nomme la terre? Sur cette terre même il y a
CRÉATURES EXPOSÉES AU PÉCHÉ ET A LA SOUF- entre ses parties des variétés si multiples qu'on ,

FRANCE. n'y peut imaginer aucun ordre de ibeauté


que n'ait réalisé dans toute son étendue le

12. Tu as demandé en troisième lieu com- Dieu qui a tout fait. Depuis la terre la ,plus
ment il est possible de n'attribuer pas au Créa- féconde et la plus agréable à l'œil, jusqu'à la
teur ce qui arrive inévitablement à ses créa- terre la plus desséchée et la plus stérile, com-
tures. Cette objection trouvera facilement une bien de terrains intermédiaires et dont on ne
réponse dans celte règle de piété dont nous saurait mépriser aucun si ce n'est en le compa-
devons nous souvenir et qui nous oblige à rant à un meilleur? Tu peux ainsi t'élever
rendre à notre Créateur des actions de giàces. jusqu'à Dieu par différents degrés de louanges,
La justice nous obligerait encore à louer et lu regretterais même qu'il n'y eût que la
son immense bonté, s'il nous avait placés à meilleure espèce de terrain.
un rang inférieur dans la création. Eu effet, Mais entre la terre et le ciel quelle distance 1

quoique notre âme soit souillée par le péché, J'y vois leséléments liquides et gazeux et les ;

elle est toutefois d'une nature plus élevée et quatre éléments réunis se diversifr^nt en des
meilleure que si elle devenait cette lumière espèces et des formes si multipliées, que le
qui éclaire nos yeux. Et pourtant combien nombre connu de Dieu , , ne saurait nous être
d'âmes même attachées aux sens, louent Dieu connu à nous-mêmes. 11 est donc possible qu'il
de la beauté de cette lumière? Donc ne fé- y ait, dans une variété si grande ce que ne ,

lonne pas si on blàme celles qui pèchent et ne suppose pas ta raison ; mais il est impossible
dis pas en ton cœur que mieux vaudrait qu'elles qu'il n'y ait pas ce que se représente une idée
ne fussent pas. On les blàme en les comparant vraie. Pourrais-tu imaginer parmi les créatures
avec elles-mêmes, parce qu'on voit ce qu'elles une amélioration qui ait échappé au Créateur ?
seraient si elles avaient résisté au péché. L'âme humaine est unie naturellement aux
Mais leur Créateur divin doit être cependant idées éternelles dont elle dépend, et quand elle
béni avec transport, autant que l'homme en dit Ceci vaudrait mieux que cela
: si elle dit ,

est capable, non-seulement parce que sa justice vrai , si elle voit réellement ce qu'elle dit, elle
les fait rentrer dans l'ordre quand elles pè- le dans ces idées auxquelles
voit elle est unie.
chent, mais encore parce que, toutes souillées Donc elle doit croire que Dieu a fait ce que la
qu'elles soient, la nature qu'il leur a donnée vérité lui démontre qu'il a dû faire ,
quand
les élève bien au-dessus de cette lumière cor- même elle ne le distinguerait point parmi les
porelle pour laquelle, néanmoins, on le loue êtres. Admettons qu'un homme ne puisse voir
ajuste titre. le ciel si une raison fondée sur la vérité lui
;

i3. Prends garde encore de dire, sinon que prouve queDieuadù faire quelque chose desem-
mieux vaudrait qu'elles ne fussent pas , du blable, il doit se persuader que Dieu l'a fait
moins qu'elles devraient être autrement. Sache quoiqu'il ine le voie. pas. Verrait-il en eflét que
en effet que le divin auteur de tout bien a fait le ciel a dû être fait, si ce n'est dans ces idées
tout ce que suppose de mieux une idée vé- éternelles d'après lesquelles tout a été fait? Et
ritable.Or ne vouloir rien à des degrés infé- ce qui n'est point dans ces idées est aussi im-
rieurs quand on voit des créatures d'un rang possible à comprendre réellement qu'il est dé-
plus élevé, ce n'est pas une idée vraie, c'est pourvu de vérité.
une infirmité jalouse. Ainsi ne serait-il pas 1-i. Ce qui trompe la plupart des hommes,

bien injuste, quand on voit le ciel, de regret- c'estqu'en se figurant des choses meilleures ,
ter que la terre fût faite? Tu pourrais le re- ilsne cherchent pas à les voir à la place qui
gretter si tu voyais une terre et point de ciel ;
leur convient. Ainsi par exemple, voici un
,

tu [)Ourrais dire que celte terre aurait dû être homme qui se fait une idée exacte de la ron-
semblable à ton ciel imaginaire. Mais puisque deur, et il se fâche de ne la point trouver dans
tu vois en réalité ce ciel à l'idée duquel tu une noix, parce qu'en fait de corps rond, il
aurais voulu voir formée la terre, quoiqu'il n'a jamais TU quecefiruit. Aiiiâi eu es&ril qui
, ,

368 DU LIBRE ARBITRE.

après avoir compris avec beaucoup de justesse blâmé au vin dont j'ai fait l'éloge et dont il a
,

qu'une créature libre est meilleure quand elle bu avec excès ? Ainsi, considérées dans le rang
demeure toujours unie à Dieu sans pécher ja- qui leur est assigné , les créatures corporelles

mais , considèrent les péchés des hommes et ont droit à nos éloges et l'on doit censurer
,

gémissent, non pour y mettre un terme mais , ceux qui en usent désordonnémenl et s'éloi-
pour déplorer que ces hommes aient été créés gnent ainsi de la connaissance de la vérité. Il
et pour dire Dieu n'aurait-il pas dû, en nous
: ne s'ensuit pas toutefois que ces derniers, déjà
formant nous accorder de vouloir être tou-
, corrompus et comme enivrés ne doivent pas ,

jours attachés à son immuable vérité sans vou- en considération de l'excellence de leur nature
loir jamais pécher? Qu'ils ne crient pas, qu'ils et non de ce que méritent leurs vices, être pré-

ne critiquent pas. Lesa-t-il contraints à pécher férés à ces mêmes créatures qui sont bonnes
quand en les créant il leur a donné simplement en elles-mêmes et dont l'amour excessif les a
la puissance de le vouloir? Et n'ya-t-il pas des fait tomber.
anges qui, tout libres qu'ils soient, n'ont ja- 46.Une âme quelconque est donc préférable
mais péché et ne pécheront jamais? Si donc tu à un corps quel qu'il soit ; si bas qu'elle soit
aimes une créature dont la volonté affermie descendue en péchant quelque changement
,

dans le bien ne pèche pas tu as raison sans , qu'elle ait subi jamais elle ne devient corps
,

aucun doute de la préférer à celle qui pèche ; jamais elle ne perd sa nature d'âme jamais ;

et si tu rélèves dans ta pensée au-dessus des par conséquent, ce qui l'élève au-dessus des
autres, Dieu aussi l'a placée en réalité au-des- corps, dont le premier en dignité est la lumière.
sus d'elles. Crois donc qu'il y en a de pareilles Il en résulte que la dernière des âmes l'em-

dans les trônes supérieurs et au haut des cieux. porte sur ce premier des corps. Il est possible
Ah si le Créateur a déployé tant de bonté en
! qu'un autre corps l'emporte sur le corps auquel
formant dont il prévoyait les péchés,
celles est unie l'âme elle-même. Pourquoi alors ne

absolument impossible qu'il en ait


n'est-il pas pas louer Dieu? Pourquoi ne le pas louer avec
moins déployé à produire celle dont il savait d'ineffables transports de ce qu'après avoir
,

d'avance qu'elle éviterait toute faute? créé les âmes dont il prévoyait l'incorruptible
15. Cette créature sublime trouve en effet fidélité aux lois de la justice, il en a créé d'au-

dans la jouissance perpétuelle de son Créateur, tres aussi tout en sachant qu'elles pécheraient,
un perpétuel bonheur qu'elle ne cesse de mé- qu'elles persévéreraient même dans l'iniquité?
riter par la constante volonté de demeurer Ces dernières en effet sont préférables encore
toujours dans la justice. Vient ensuite celle à celles qui ne peuvent pécher parce qu'elles
qui a péché qui a perdu le bonheur sans per-
,
n'ont ni raison ni libre arbitre. Celles-ci à
dre le pouvoir de le recouvrer. Elle surpasse leur tour valent mieux que les corps les plus
en dignité celle qui s'est abandonnée à la vo- brillants, que les corps dontquelques hommes,
lonté de pécher toujours ; entre elle néanmoins à grand tort il est vrai prennent le splendide
,

et cette première qui demeure attachée à la éclat pour la nature de Dieu même. Mais si
justice il y a encore un certain milieu
, il est : dans le monde corporel il y a , depuis les

indiqué par l'âme qui s'est relevée dans l'hu- chœurs des astres jusqu'au nombre compté de
milité de la pénitence. Dieu en effet ne s'est nos cheveux, une hiérarchie si harmonieuse
même pas abstenu dans sa munificence de , , de bontés et de beautés; s'il faudrait n'avoir
créer celle qu'il savait devoir non-seulement aucune expérience pour dire: Qu'est-ce que
pécher , mais encore vouloir pécher éternel- ceci? ou: Pourquoi cela? car tout a été créé
lement. Tout vicieux qu'il soit, un cheval vaut dans l'ordre qui lui convient: combien plus il
mieux qu'une pierre ; car si celle-ci ne bron- faudrait être dépourvu de sens pour parler
che point , c'est qu'elle n'a ni sentiment ni ainsi d'une âme quelconque; puisque sans
mouvement propre. Ainsi , la créature qui aucun doute elle surpassera toujours en dignité
pèche librement est d'une nature plus élevée tous les corps, quoiqu'elle ait perdu de sa
que celle qui ne pèche pas, faute de la liberté beauté particulière ?
nécessaire. Je fais l'éloge d'un vin qui est bon 17, Autre en effet est l'appréciation que l'on
considéré en lui-même, et je blâme l'homme fait au point de vue de la raison, et autre celle

qui en a pris jusqu'à s'enivrer. S'ensuit-il que qui se fait au point de vue de l'utilité. La rai-/
">

je ne préfère pas cet homme ivre que j'ai son juge à la lumière de la vérité et subor-
Lm\E TROISIÈME. 969

donne justement les choses moindres aux plus avoir l'existence ainsi tu la veux, quoique tu
;

j
grandes. Lutililé au contraire s'inspire pres- ne veuilles pas élre nialli< urenx. Rends donc
Ique toujours de la pensée dts avantages que grâces de ce que tu es volontiers, pour être
procure habituelUnienl une chose, » t elle es- délivré de ce (pie tu es malgré toi car c'est ;

time plus ce qui en réalité t^sl moins estimable. volontiers que tu existes et ma'gré toi que tu
Ainsi la raison met les corps céh sfcs bien au- es malheureux. Mais si tu m< nires de Tingra-
dessus des corps terre slrt s (piel est cependant : tilude pour ce (|ue tu es volontiers, tu seras
1 hunuiie cliarnel qui n'aimerait niiiux voir juslement condamné à être ce (pie tu ne V( ux
m inquer au citl plusieurs étoiles (jn'un seul pas. .\us>i quand je considère que malgié ton

arbuste à son jardin ou une seule bêle à son ingratitude tu as ce que tu désires, je loue
tniupeau? A l'c'xee|»tion des personnes dont la bonté du Créateur; et quand je constate

l'amour fait leur botiheur, les enfants préfè- qu'en punition de c. tte môme ingratitu-le tu
rent mortde n'importe quel lionune, quand
la souffres ce qui te déplaît, je bénis la justice
surtout il est d'un aspect eflrayant, à la mort du suprême Ordonnateur.
de leur |ias-ere.Hi, princi[>alement quand il a 19. Si cet homme ajoute : Quand je n'aime
beau chant et b( au plumnge mais les lionnnes ; pas la mort, ce n'est point que je piéléie la

p'us âgés méprisent absulumenteesjng( ments souffrance au néant , c'est dans la crainte
des enfants ou attendent avec patience qu'ils d'être plus malheureux au delà du tombeau ;
deviennent plus raisonnables. Ti lie duit être je répliquerai Est-il injuste que tu sois plus
:

aussi la conduite des esprits qui se sont élevés nialhiuieux? Tu ne le seras pas. La chose est-
jusqu'à la sagesse : hwsqu'ils voient diS juges elle juste ? Louons Celui dont ks lois te tiaite-

ineptes louer Dieu pour ces moindres créatures ront comme tu mérites.
qui sont plus à li portée de leurs sens, et quand El Comment que si !a
saurai-je, poursuit-il,
il s'agit des créatures d'un ordre plus élevé cho>e est injuste je ne serai pas malheu- [)lus

et p.ir conséquent meilleur , ne pas le louer ,


reux? Je reprends Si tu ne dépends que de
:

ou le louer moins, essayer même de le blâmer, toi-même, tu seras heureux, ou bien en le


de le corriger ou ne pas cioire qu'il en soit conduisant injustement tu seras nralheureux
l'auteur, ils doivent mépriser absolument ces justement. Ou bien encore en voulant, sans
appréciations s'ils ne peuvent les réformer, ou le pouvoir, vivre suivant la justice, tu ne dé-
en atlend.mt qu'ils le puissent, les tolérer, les pendras pas de toi alors donc tu ne relèveras
;

supporter en paix. de personne ou tu relèxercs d'un autre.


Si tu ne relèves de personne ce sera vo- ,

lontiers ou malgré toi. Mais tu ne peux rien


CHAPITRE YI.
être malgré toi sans être dominé par une
DIRE qu'on préfère LE NÉANT A LA MISÈRE, force quelconque ; et nulle force ne saurait
G EST n'Être pas sincère. dominer qui ne relève de personne. Et si c'est
volontiers que tune relevés de pei sonne, la
d8. Ceci établi , et quoicjue les prévi<:ions raison exige encore (jue tu ne relèves que de
divines doivent s'acc(»nip!ir nccessaiiement, toi; en vivant alors dans rinitpiilé lu seras
il est entièrement faux (|ue l'on poisse atlii- justement mallit ui eux, ou bien i)ossé(lant tout
buer au Créati ur les fautes de la créature. Je ce que tu désires tu devras rendre grâce à la
ne vois point, as-tu dit, comment ne pas re- bonté de ton Créateur.
jtler sur lui ce qui arrive nécessairement à Si lu ne dé|iends |ias de toi-même, tu seras
son œuvre et moi au contraire je nevo s pas,
: soumis à plus puissant ou à plus faible que
je ne puis voir, et je certifie qu'il est impos- toi ; si c'est à plus faible, ce sera par ta faute et
sibb; de voir c(»mment on peut lui im|)uter pour ton juste malheur, car tu pourras (|uand
tout ce qui se fait nvcessaiiement dans sa tu le voudras triompher de sa faiblesse. Si
crealur.', mai- par la voU)nté de ceux (pi pè- c'est à plus puissant, jamais tu ne pourras
eff» t un bunine vient à me diie:
chent. Si en regarder comme inju te cette sage disposition.
J'aimerais mieux n'êlre pas que d'être mal- Il donc souxerainement exact de dire
était :

lieureux: Tu mens, lui répondrai-je n'es tu ; La chose est elle injuste? Tu ne seras pas plus
pas malheureux maintenant? Néanmoins tu malheureux, tsl-ellejusle? Louons Celui dont
ne veux pas mourir, et c'est uniquement pour les lois le traileroat comme tu mérites.

S. AuG. — Tome III. 24


9J(^ DU LIBRE ARBITRE.

phis tu aimeras l'être, pins aussi tu désireras

CHAPITRE VII.
la vie éternelle et lu aspireras au bonheur de
n'avoir plus os aflection'i teniporel'es qu'im-
LES MALnElRElX MÊMES CHÉRISSENT L'eXISTENCE, prime si fuotondém» ut dans l'âme rattache-
PARCE qu'ils VIENNLM DE CELUI QUI EXISTE ment aux chosi s de 1.1 vie picsente. Ces elioses

SOUVERAINEMENT. tem[iorelles en effet ont ce triste cara< tère de


n'être pas avant d'avoir été créées, de s'évanouir
encore Ce qui fait que
20. Si l'on ohjpcte : quanH elles sorit et de n'èt e p'us après s'être
je préfète être mallieurcux |tlulôl(|nede nêlre évanouies. Ainsi ell(S n'ont pas l'exislenee
pas du tout, c'est que j'existe ali I si j'avais ; avant de lavoir reçue, et après avoir pas>é
pu èlre consiillé avanldVxisler, j'aurais choisi elles ne l'ont plus. Comment donc h s arrêter
le né.mt |ilutôl (pi'une existence malheureuse. afin de les rendre permanenles, jiuisipie pour
Il est vrai, tout niisémbie que je suis mainte- ell» s commencer à exister c'est courir vers la
nant, je crains de n'être plus; mais c'est le non-existence?
fait de ma misère elle-même, c'est elle qui Mais l'homme qui aime à être vérilablement
me pousse à vouloir ce que jo devrais ne vou- se contente de les appionver en tant (ju'elles
loir pas, car je devrais pluôl vouloir n etie sont et réserve son auiour pour ce (|iii subsiste
pas (jue d'être malht'un ux. Aujourd'hui sans à jamais. Il était ii constant en aimant les
doute je préfère la misère au néant, mais ce choses temponlLs, il s'affeiuiira par l'atta-
désir est d'autant moins raisonnable qu'il est cliemmt a l'Etre éternel ; son âme se dissipait
plus déplorable, tt je dois le dc|)lortr d'autant en aimant ee qui [»asse, en aimant ce qui de-
plus que je vois avec plus d'évidence combien meuie elle se recueillera, se fortifiera et par-
je devrais en être exempt. viendra à cet être qu'elle souhaitait quand
Je répondrai : Prends garde plutôt d'être dans elle craignait de le perdre et i|u'entraînéi- par
l'erreur là où tu crois voir la vérité. Si eu eff» t l'amour des ombres fugitives elle ne pouvait
tu étais heureux, tu prétéreraisl'exi.-tence à la le retenir.
non-exisleme, et maintenant que tu es misé- Ain>i donc ne t'afQige pis, réjnuis-toi plutôt
rable malj^rré toi, tu préfères encore exister avec transport de ce «juh tu |)iefèrt s exister,

même malheureux plulôt que de n'exister pas même malheureux, plutôt que de n'être pas
du tout. Considère donc, avec toute l'apidica- malheureux en n'exislant plus. Ah si tu dé- !

tion dont tu es capable, quel bien est l'exis- veloppais de |dus en plus ce commencement
tence elle-même, puisque heureux et malheu- d'amour de l'être, comme ta t'élèverais vers
reux la recherchent en même temps Si tu ! 1 Etre souverain eomme lu éviterais de te
!

regardes bien tu découvriras que ton malheur souiller au contact inunoderé de ces êtres in-
est pjoportionné à ton éloigni ment de 1 Etre fimes qui courent à la non-existence et acea-
souvt rain ;
que si la non-exislence te semble blent de leurs ruines la vigueur de qui s'at-
préférable à l'existence malheureuse , c'est tache à eux C'e^t en elVet pour ce motif qu'en
!

que tu ne contemples point ce même souve- piéférant le néant ponrech pper a lasonff. aice
rain Elre; et qu'tnfin s'il te reste un désir on continuera à exister pour soulîrir. Mais si
d'exister, c'ist qu'encore tu dois l'être à ce l'amour de l'être surfasse l'horreur de la souf-
même Etre souverain. france, qu'on ajoute ncore à ctt aniiur tt
«

21. Veux-tu donc échapper à la misère ? qu'on bannisse Cette ha ne; car il n'y ama
Aime en toi ce désir même de l'être. Car en plus de soufi'rance des que chacun sera pa.f .it
voulant être de plus en [dus lute rapprocheras dans son genre.
de Celui qui est absolun)ent. Rends- lui grâces
aussi de ce que maintenant tu existes. Si en
CHAPITRE VIII.
eûet tu es au dessous de ceux qui sont heu-
reux, tu es au-dessus de ceux qui n'ont [)as NUL NE CHOISIT LE NÉANT, PAS MÊME CEUX QUI SE
même le dé>ir du bonheur et dont un si grand DONNENT LA MORT,
nombre est célébré par les malheureux eux-
mêmes. Tous les êtres néanmtiins méritent 22. Con«idère en effet combien il est absurde
des éloges en tmt qu'ils sont, parce qu'ayant et incomprchen^ible de dire : j'aimerais m eux
l'existeuce, par là même ils sont bous. Car n'èlre pas que d'être uialheureux. Dire : j'ai-
LIVRE TROISIEME. 371

merais mieux coci que cela, c'est choisir sans danger. D'antres fois cependant l'idée es,t

qnelciue ili(»sr. Or le niant n'est pis (iiieli|He plus VI aie que le senlimenl; ce qui arrive,
chose, il n'est ritn. Cuniinent donc clK)i>ir par exemple, lors«|Ue le nialaile croit, sur la
quand le choix ne peut tomber sur aucun (^)- parole éclairée du médecin, «pie 1'» au froide
jel? Quoi(|Ue malhenrenx, dis-lu, jn veux lui fera du mal »t rpie néanmoins il pi end
txi^ler, mais ce vouloir n'est pas Ic^titiine. en boire. Tantôt encore l'idée et le
plaisir à

Qu'tsl-ce donc «pie tu devrais vouloir? Plutôlle sentiment sont également dans la véiilé ou
néant, réiicnds-lu. Si c'est là ton de\oir, le également dans l'erienr: dans la \érilé, lors-
néitnl est donc meilleur, Mais comment a[tpe- qu'on croit utile ce rjui l'est réélit nu nt et (pie
1er' nit illeur ce ipii n'est pas? Non, tu ne dois de plus on l'aime; dans l'erreur, (pinid on
pr.s vouloir le néant, et le stnliment qui te croit avantageux ce qui est nuisible et que
porte à n'en vouloir pas vaut mieux que la nonobstant on y prend p'aisir.
n (le.vion qui te porte à en rci^arder le désir Or l'idée, quand elle est juste, corrige l'ha-
Cl nnne obligatoire. Si dailknrs le désir est bilude mauvaise, • t (piaïul elle est laisse elle
bon, on doit devenir miillenr en en possé- déprave la bonne nature lat»t : il y a de force
dant l'ubjt t. Mais comniint être meilleur si dans l'autorité et l'tmpire de la raison ! Par
l'on n'existe plus? Il n'est donc pas bon de conséquent lors(|u'avec la pensée qu'il n'y a
désirer le néant. plus ri« n au d( l;i du tombeau, un homme est
Qu'on ne s imiuiète pa<! du jngr ment porté poussé fiar d'insupportabKs chagrins à appeler
par ceux »|iii se sont donné la mort, sous le la mort de toute son âme, lorsqu'il prend la
['oids de l'inforlune. De deux choses l'une ou : résolution de se la donner et qu'il se la donne
ils chi-rchaicnl à être mieux et leur opinion, en edct, je vois dans son idée la fiensée trom-
quel e qu'( Ile soit, n'olli'e rien de contiaire à peuse qu'il périra tout entier et dans son sen-
notre raisonnement ou ils croyaient arriver
; tunent le désir naturel du repos. Mais ce (|ui
veiilabl. nit ni au néant: coiuuk ntolurs se |)ré- esten repos n'est pas s.ms exister, il existe
occupir li'un ch"i\ Iroinpenrriui ne tonibe sur morne plus (pie ce qui esl dans le trouble. Le
rien? G minent me nittire à la suite d'un trouble en cflet secoue dans l'àme des dispo-
h- mme qui lait un choix et qui me répond, sitions qui se détruisent l'une l'autre; tandis
quand jeen demande l'objet, qu'il ne
lui que le repos assure celle noble constance où
clioi>il rien? N'est-ce pas ne rien chni-ir que l'œil dislingue principalement ce qui mérile
de choisir le néant? Relusât-on d'en faire le nom d'être. Ainsi tous ces désirs de la mort
l'aveu, la ne ciie-t-elle pas assez liaul?
vérité ont moins pour objet l'anéantissement que le
23. Mais je veux exprimer ici toute ma pen- repos; et si l'idée porte à croire contre toute
sée, autant du moins (pie j'en seiai capable. vérité que l'on ne sera plus, la n.iture soupire
La \oiei donc: parmi ceux qui se tuent ou après la paix, c'est-à-dire après un être plus
v»iili nt finir d'une manière quelcon(|ue, il n'en complet. De même donc qu'il esl impossible
est aucun (jui me par isse avoir le sens intime de n'aimer pas l'exi-fence, ainsi est-il impos-
qu après la mort il n'existera plus, quoirpiil sible que l'on ne soit pas reconnaissant, pour
en ait l'iilée jus pi'à un certain point. L'iJée ce que l'on est, à la bonté du Créateur.
vient m
illel de l'erreur ou de l'exac ilude,

so t dans le raisonnement soil dans la foi; le


CHAPITRE IX.
s« uliinent au conlr'aire est inspiré par l'ha-
bilU'ie ou pir la naluie. Or il est possible que ;

l'état misérable des pécheurs contribue a la


liilee dise autre chose que le sentiment c'est^ :
beauté de l univers.
ce qu il est facile de n marquer en observant
que maint» s lois le devoir- nous parle autrement 24. On dira encore : mais il n'était ni diffi-
que le |ilaisir. Pailois, en elîel , lorstjue l'idée cile ni pénible à la toute-puissance divine de
vieiil d une erreur de rai onnenient ou d'au- disposer tellement ce (|u'elle a lait qu'aucune de
lurile it »|iie le seniinient vient de la nature, ses créatures ne tombât dans la misère. Dieu
le >• ntiinent e~t plus vrai rpie l'i lée. Tel e>l le l'a pu, pni<(]iril est tout-puissant; il a dû le
cas d'un lualaih- »|ui aiiiie leau froide et (|iii y vouloir piiisju'il est bon.
tiouveruil un soula{,^'uient réel, maigre la Je répondrai : depuis la créature la plus
peisuasiou oii il est qu'il ne pourrait en boire élevée jusqu'à la plus basse, il y a une biérar-
t

372 DU LIBRE ARBITRE.

belle, qu'il y anrnit éi^a^emont une difrérrnccs des corps et l'inégalité de leur
cliic si

sorte de jalousie à dire : C( Ile-ci devrait n'exis- rayonnement, il y aurait injustice à demnnder
ter (tas; celle-là devrait cire aiilrcment. Vou- que les moins éclatants fussent supiaimés ou
drais-tti qu'elle fût ê^n]t à la crcatute la plus égalés aux plus brillants. Comme on doit tout

ckvée? Mais observe que celle-ci existe, et rap[orter à la beauté de l'nnixers, l'œil ne
qu'étant parfaite, ne faul y rien ajouter Dire
il ! voit-il pas d'autant mieux chaque chofe (jue

donc cette
: autre devrait êli e comme elle, c'e^t les nuarrces sont plus variée*, et pounait-on

vouloir ajouter à celti- pn mière qui est par- concevoir la perfection dans l'ensemb'e si ce
faite, conséquemmcnt man(|uer de réserve et qui est moins grand ne relevait la présence de
de justice; ou bien vouloir détruire la seconde, ce qui est plus ^rand? Ainsi dois-tu juger des
ce (|ui serait méthane» té et noire envie. Dire différences des âmes, et tu compn ndras que
au contraire cette créature inférieure ne de-
:
la misère que tu déploies a pour (ffet de mon-

vrai! pas exister, c'est être aussi méchant et trer combien s'harmonise avec la beauté de

aussi enviiux, puisque c'est ne vouloir pas l'univers l'txislcnce de C(S âmes qui ont dû
l'existtnce d'un être (|uand on est forcé de devenir malheureuses pour avoir voulu pé-
louer encore ceux qui sont moins parfaits. Ne ch(r. Loin d'a\oir dû ne les pas créer, Diiu

serait-ce pas comme si l'on disait : [loint de mérite nos homma^-es [>our avoir fait des créa-
lutie, quand on reconn.iît, (|uand on ne peut tures qui leur sont bien inférieures.
nier sans faire preuve de folie ou d'esprit de 26. Mais on setnble comprendre encore trop

chicane, qu'une lampe même est belle dans peu ce que je viens de dire et l'on répli(|ue :

son genre, quoiqu'elle soit bien au-dessous puisque notre misère donne le dernier trait à
de l'astre des nuits que cette lampe est utile la perf clion de l'uniMTS, donc il lui mainpje-
;

au milieu des téuèl)rt s, qu'elle aide aux tra- rait quelque diose si nous étions toujours

vaux de la nuit, et que pour C( s motifs on doit heureux: donc encore, si l'âme ne tombe dans
l'apprécier dans une mesure conven.ble ? la misère qu'en péchant, nos péchés mèinis

Comment donc oser dire que la lune ne de- sont nécessaires à lœuvre de Dieu. Comment
vrait pas exister, (juand on se croirait ridi- alors punit-il ces péchés sans lesqm Is sa

cule, si l'on blâmait l'existence d'une simple créature n'eût été ni accomplie ni parfaite?
lampe? Je réponds ni les péchés ni hs soufliances
:

Et vi l'on dit, non pas que la lune n'aurait ne sont nécessaires à la beauté du mon le,
pas dû être créée, m.iis qu'elle aurait dû être mais, à pn prement parler, les âmes elles-
comme le soleil, ne voit on pas que c'tst de- mêmes qiri pèchent si elles veidcnt et (pii do-
mander l'existence de deux soleils? Mais c'est vienneril ma heureuses après avoir [)éché. Si
uu double égarecnent, c'est vouloir ajouter en elles étaient malhenieuses a|très avoir été de-

même temps et p rfeetion de


retrancher à la livrées de leurs péchés ou avant de les eom-

l'univers, y ajouter uu autre soleil, eu retran- mettre, on pourra. dire qu'il y a désordre dans
cher le flambeau de la nuit. l'ensemble et la diredion du monde; il y au-
25. Je ne me plains pas pour la lune, dira- rait aussi injirstice et par conséquml dé-^ordre

t-on peut être, parce que tout m.-iudre que péchés couunis restaient sans chàiimc nt.
si les

soit son éclat, elle n'en est pas malheureuse; Mais le bonheur accordé aux innocents et le
je ne me plains pas même de lobscurcisse- malheur réservé aux coupabhs, n'est-ce pas ce
nient des âmes, mais de leur misère. qui convient à l'ordre universel? El s'il y a
Réfléchi-; donc que si la pâleur de la lune d. s âmes à (jui sont départies ou les souf-
du soleil est aussi
est sans souffrance, l'cclat frances quand elles pèchent ou la béatitu le

sans bonheur. Tout céUstes qu ils sont, ces qrrand elles font bi- n, n'est ce pas pour tpie

deux astres sont des corps, coui-idérés au l'univers soil rempli et emb» lli par toutes
moins comme foyers d'où rayonne cette lu- sortes »le natures? Car ni le péché ni le châti-

mière qui frqtpe nos regards. Or, aucun ment du péché ne sont des n dures ; ce sont des

corps en tant que corps n'est heureux ni accidents dont lepremier est volontaire et le
malheureux; ce sont hs esprits qui les animent second forcé. Le péehé est un accidt nt hon-
qui ptuvent souff. ir ou jouir. Voici néan- teux ; il faut lui appliqirer la peine |»our le
nio ns ce que lappelle la couq)araison em- faire rentrerduis l'ordre, pour le jcer où il
pruntée à ces autres : quand ou cou^^idère les cou>icut qu'il soil, pour le taire servir de
LIVRE TROISIÈME. 373

quelque manicre à la beauté de l'univers; il ment, mais un trmoignage de force et de pa-


faut (iifia que la peine du péché en lépare la tience; malgré Ihorreor df- ses |»laieè nous
li< iitc. l'aimerions plu< que s'il n'av lit rien à i ndurer
27. De là vient qu'un être supérieur qui de senihlnble, car nous considérerions avec
pré\nri(jiie doit èlie puni [lar le moyiii dt s adrnir.tion coniment le cliaiij:(m'nt pn doit

éiies iiilt rimrs : ccux-ii, tn ifltt, «cnlsi in- dans son corps ne fait larcîire aucun chan}:e-
fiint'S, ptuvcnl être rtle\cs mcme par
qu'ils met.tdans son âme. Mais j-i c'isl un bngai d
It.'S conliibner à
âinis iVigivmiivie et liar- I cruel que nous voyons n proie à un pareil i

moiiie t:éiiéiale. Qu'y a-t-il dans une maison supplice, nous applaudissons à la justice d. s
d'aussi giaiid qu'un li< nipie, «l'aussi abject et lois, en sorte que dans h s tournunls de ces

d'aussi ^il que l't'jioùl? Lors néanmoins qu'un deux hommes, il y a quelque chose d. beau;
escl.ive est surpris commclli'nlunc faute pour dan? les uns, la beauté de la vertu et dans h s
lai|uclleilmcriicd'ctrecon(laMMiéàle nt^lloyer, autres la beauté du chàliment.
n'y a |>as, dans celle condainn.ition bouii-
t-il Je suppose encore qu'a[>rès ou avnnt d'av(tir
liante, une certaine convenance? et en rappro- passé par le leu, cet homme de bien nous
cli.int de f'.icte ifjiviniiiiieux imposé à cet es> lave apparaisse transformé comme il faut l'être
l'iuili^'nilé de sa faute, ne voit-on |)as une sorte pour habi'er au ci» 1 et (jue sous nos yeux il
de beauté qui s|^armolli^e parlaitenu ni avec s'élève ^^ rs les asln s, ne sericms-nous pas dais
l'ordre parfait (|ui rèjine dans toute la maison? la joie ? Qui d'intre nousau coutiaiie ne serait

Si néanmoins l'e^claxe n'»ûl pas voulu f.dllir bkssé si nous voyions le scélérat monter au
à son de%oir, l'administration dome.-tique ciel s«'il après soil avant son supplice, et tout

n'eût pas mancjué d'aulies moyens de faire en conserNant la môme erversil»; de volonté ? [

exécuter ce qu'il lait. Au que tous deux peuvent jeter (luel-


lieu f'oiic
Qu'y a-t-il aussi dan? la nature de plus in- qu'éclat dans ce bas monde, à un seul dentre
fime que notre corps de boue? A ce corps de eux il Convient d'habiter le monde supérieur.

botie néanmoins convient si bien noire àme, Remarquons en cet endroit que si celle chair
même quand elle pèche, qu'elle lui communi- condamnée à mort conveuait au jiremier
que, outre le mouvement et la vie une beauté homme en punition de sa faute, elle convenait
parfailemcnt en rapport avec sa nature. Cette aussi à Notre-Seigneur pour nous en délivrer
âme, à cause du pé. hé, ne doit pas habiter au dans sa miséricorde. Néanmoins si le ju>te en

ciel, elle doit habiter en terre à cause du châ- demeurant pu être revêtu
fidèle a la justice a
timent qu'elle mérite. Ainsi, quelque choix d'un corps mortel, il ne s'ensuit pas que le
quelle fasse, l'univers restera beau dans cha- pécheur en restant pécheur puisse parvenir à
cune de ses parties; on verra que le Créateur rimiiiorlalité des saints, en dautres termes à
le gouverne toujours. Si les âmes vertueuses l'immortaliié de la gloire et des anges, non de
habitent parmi les êtres infimes, elles n'y jtt- ces anges dont l'Apôtre a dit « Ignorez-vous :

tent point d'éclat par leurs souOrances, puis- « que nous devons juger les anges ?» mais de '

qu'elles n'y sont j)as condamnées, elles y en ceux dont le Seigneur p irle dans ce passage :

jettent par le bon usage qu'elles en font. Mais a Ils seront égaux aux anges de Dieu *. » Ceux

ilne ferait pas heau de pern eltre aux âmes en eflet qui par vanité (!é.-iient celte égalité
coupables de demeurer au séjour de la gloire; a^ec les anges, veulent plutôt que les anges
ellesne conviennent pas dans ces régions cé- leur deuenneiit semblab'es que de devenir
ne peuvent ni faire le bien, ni
lestes 011 elles eux-mêmes semblables aux angrs. Aussi en
répandre aucun éclat. demeurant dans de telles dispositions ils par-
28. Aussi, quoique ce bas monde soit ré- tageront les su|iplices de ces anges prévari-
servé aux choses cornqitibles, il reflète autant cateurs qui aiment mieux être leurs propres-
qu'il en est capable l'image du monde supé- maîtres que de relever de Dieu tout-puissant;
rieur, il ne cesse de nous ofliir des ensei- car ils seront placés à la gauche, pour n'avoir
gnements et des exemples. Je suppose que pas cherché Dieu en passant par l'huniilitéque
nous voyions un homme de bien et de grand Notre-Seigneur Jesiis-Chiist a montrée en sa
caractère laisser dévorer sou corps par les pcrsoime, pour avoir vécu sans compassion et
flammes pour obéir au devor et à l'honneur; avec orgueil, puis il leur sera dit : a Allez au
nous ne dirions point que c'est un châti- » I Cor. yi, 3. — * Luc. XI, 36.
174 DU LIBRE ARBITRE.

c( fpu ctcrnpl qui a été préparé au diable el à miFcrab^c, et qui m est plus indigne que lui,

« ses au y es *. » s'il est oigueill( ux ?


30. C'est même VerVe de Dieu
pourquoi ce
par qui toutes thoes ont é'é frit s et en qui
CHAPITRE X.
tons les anges jou ssent du bonheur suprême,

DE QUEL DROIT LE DÉMON RÉGNAIT IL SIR L^IIOMME? étendit sa clémence jus(iues sur no're mis-ère :

—DE QUEL DROIT DIEU NOUS A-T-IL DÉLI- «EUeVeibe se fit chi-.ir et il h.ibita [nrmi
VRÉS? « nous Puisque le pain des anges daignait
*. »

aux hommes, l'homme pouvait


ainsi t^'é-^aler
29. En effet le péché a deux principes : la donc avant d'être égalé aux ange? mang' r le
ppu'^ce propre el la persuasion étrangère. C'est p.iin des anges. M.ds en d' scendant jusqu'à

à Cela sans doute que fait allu''ion le propliète nous le Verbe divin ne les débiissait point.
quand il dit . «Purifuz moi. Seigneur, de mes Tout entier av( c eux et tout entier avec nous,
« fjiuti s secrètes et |iré?erv(z\otre serviteur d< s il intérieurement de sa divinité
les noiiriissait

« fautes étrangères*. » C' s deux sortes de [)échés et nous instruisait exléiieuremcnt par son
sont voîontaiies ; car s'il y a né( essairement humanité, afin de nous disposer par la foi à
volonté dans li s f.iutes [)roduiies par la propre pouvoir \ivre comme eux de la claire vue.
pensée, on ne peut non [lius cunscnlir sans la En effet, ce Veibe élerrit 1 est rincomparab'e
volonié aux mauvais con>^eils d'autfui. Toute- aliment de toute créature laisonnab'»'; or,
fois, lor'^que non contint de pécher jiar soi- l'âme humaine est raisonnable mais n- : «

même sans y être cxciié par personne, on chaînée dans les liens de la mort en j)unition
porte les auties au péché p.ir envie et par four- du péché, elle était réduite à faiie de grands
berie, on est |>lus coupable que de s'y laisser efforts pour s'élever en jirésence des choses
aller à la persuasion d'autrui. Aussi le Seigru ur vis blés à l'intelligence des choses invisib!» s.

a observé la justice en punissant le péché du C'est pourquoi l'aliment divin de l'âme rai-
démon et le péclié de l'homme. sonnable s'est rendu visible, non en changeant
C(lui-ci effectivement a éié pesé aussi dans sa propre natute, mais en se revêtant de la

la balance de l'équité souveraine etaprès s'être nôtre; il voulait qu'aitachés aux chost s visi-
laisséprendre aux conseils pervers du démon, bles, nous revinssions à notre invisible ali-
l'homme a été justement livré à sa puissmce; mtnt; et l'âme qui par orgiuil lavait aban-
il eût été injuste que le démon ne fût pas le donné à linléreur, le vit humble dans le
maître de l'homme pris [tar lui. D'ailleurs il est monde elle devait, en prenant pour modèle
:

absolument impossible que cette justice sans l humilité qu'elle voyait, se rapprocher de la
tache du Dieu suprême et véritable qui s'étend grandeur qu'elle ne voyait [>as.
partout, n'ait pas soin de mettre l'ordre jusques 31. Ce Verbe de Dieu, ce Fils unique de
dans les ruines produites par le pé< hé. Dieu, après s'être revêtu de notre humanité,
Cependant, parce que 1 homme était moins soumit même à l'homme ce diable que tou-
coupable que le démon, il retrouva un moyen jours il a tenu comme
il le tiendra toujours

de salut dans son asservissement jusqu'à la sous sa loi,arraclur rien par la vio-
elsins lui

inort.au prince de ce monde, ou plutôt au pi ince lence, il a triomphé de lui par la justice. Kn
de putie mortelle et infime de ce monde,
la séduisant la femme et en abalt ml IhomiDe par
je veux ire au prince de tous les écheuis et
<
|
lemoyen de la f( mme,le démon prétendait sou-
au chef de la mort. Car avec cette crainte de la mettre à l'empire de la mort toute la postérité
mort, avec la peur d'avoir à souffrir, de périr d'Adam comme ayant péché avec lui animé :

même so* s la dent des animaux les plus %ils, de l'inique désir de nuire, il se fondait néan-
les plus abjects, les i-lus petits, el avec l'incer- moins sur un droit de parfaite équité. Mais la
litude de l'avenir, l'homme s'habitua à répri- justice voulait qu'il ne jouît de son pouvoir
mer les ji les couiiables, surtout à bi iser cet or- que jusqu'au moment où il mettrait à mort le

gueil dont les in-^piralions l'avaient fait tomber Juste lui même, le Juste en qui il ne |»ouv.iit
et dont la présom|ition seule repousse le re- rien montnr qui lût digne de mort; car non-
mède oflert p;ir la miséricorde. A qui en effet seulement il a été condamné sans être cou-
lu miséricorde csl-elle plus nécessaire qu'au pable, mais encore il est né sans le concours
« Matth. ixv, 41. — » Ps. xvui, 13, 14, * Jean, i, 3, 14.
LIVRE TROISIÈME. 37»

de ceUe pas?ion d'ignominie à laquelle le dé- l'ordre général, ce serait encore une grande
mon avait assiijcti tous ses captifs, afin de piivation. Car ces âmes aussi sont raisonna-
pouvoir n clamer tout ce (|ui en naîtrait, bles inéga'es aux pri mien s st>us le rapport
:

comme les fniilsde r.irbre planté |>.ir lui : des fondions, elle- oui une nature sen.blalile;
son désir était désordonné, sou droit pourtant et sous ell« s combii'n encore de créatures dif-
était lé^iiinie. férent s et a<lmir..bles que Dieu a prodnilisl
Il est donc souverainement juste aussi qu'il 33. Elle a donc dts fonclii)ns plus relevées,
soit loicéd'échapper ceux qui croii nt en Ce- celte nature dont l'absence ou le péché jette-
lui qu'd a nus à mort avtc tant d'iniquité; rait du trouble dan-l'ordre général. Elle exerce
et s'ds meurent dans le temps c'est pour payer des fonctions moindres, celle dont l'absence
ce qu'ils doivent; s'ils vi-.ent toujours, c'est seule et non le péché ôterait quelque chose à
en Celui qui a (layé |>our eux ce (|u"il ne de- l'univers. A lune a été donné le pouvoir de
vait l'as. Quant aux hommes à qui le démon tout maintenir par une action paiticulièredont
aurait [lersuadé de demeurer dans linfidé- ne saurait se passer l'ordre universel si sa vo- ;

justement avec lui l'éter-


lité, ils pirlajïeront lonté persévère dans le bien, ce n'est point
nelle daumition. Admirable rapprochement! parce qu'on lui a confié ces hautes fonctions,
L'Iionuue ne devait point être eidevé à la ty- mais elles lui ont été confiées parce (jue le dis-
r.imiie du diable ar la >ioleiice, p uce que le
|
tributeur suprême a prévu sa persév. rance. Ne
diable lui-même n'avait point vaincu l'homme croyons pas toutefois qu'elle maintienne tout
jiar la force m.us par la persuasion, et a[)rès par sa propre autorité; c'est au contraire en
avoir été a\ec justice humilié profondément s'aitachantà la majesté et en obéissant avec
sous le joug du diable qu'il avait cru pour le ardeur aux ordres de Celui de qui, par qui,
mal, riiouime devait avec la même justice et en qui toutes choses ont reçu l'ixistence. A

être délivré par le Rédenqdeur cru


qu'il avaii l'autre aussi quand elle ne pèche pas a étécou-
pour le bien; d'ailleurs il rendu moins
s'était flc également le puissant emploi de tout main-
cou[)abIe en croyant le mal que le démon en tenu mais elle ne le peutseule, elle doit s'unir
;

l'inspirant. à la première, et cela, parce qu'il a été prévu


qu'elle pécherait. Les êires s[)irituels peuvent

CHAPITRE XI.
en effet s'unir sans se rien ajouter, et se séparer
/

sans rien dimimur. Ainsi l'union de la créa-


PERSEVERER DANS LA JUSTICE OU ture inférieure ne devait point accroître la faci-
y QUPÉCHER,
ELLE DOIVE
TOUTE CRÉATURE CONTRIBUE A LA li.é d'action de la créature su[»éiieure, comme

BEAUTÉ DE LUNIVERS. elle ne devait point la diminuer si elle venait


à pécher en quittant son emploi. Car lors même
32. Dieu donc a fait toutes les natures, celles que les créatures spirituellesauraient descorps,
qui devaient d' meurer dans la vt rtu et la ce n'est ni dans les lieux ni par le> corps qu'elles
jusliie, et celles qui devaient pécher; il a fiit peuvent s'unir ou se désunir, c'est par la res-
celles-ci, non pour qu'elles péchassent, mais semblance ou la diversité des dispositions.
pour que, consentant à |»écher ou repoussant 34. L'âme attachée depuis le péché à un
le la beauté de l'uni-
péché, elles servi.-sent à corp< faible et mortel, le gouverne non pas
vers. S'il n'y avait pas, pour être la clef de entièrement selon sa volonté, mais comme le
voûte de l'ordre universel, des âmes qui au- permettent les lois générales. Il ne s'ensuit
raient tout ébranle et troublé tout en consen- pas toutelois que celte âme soit inférieure aux
tant à l'iniquité, quelle privation pour le corps célestes auxcjuels sont souiius nos corps
monde! il y m.mquerait cèdent l'absence met- de bone. Les haillons d'un esclave condamné
tra t en péril la |iaix et riiarmonie générales. sont loin de valoir le costume de l'esclave
Tel les sont les graudcsetsaiulesàmes, les hautes dont son maître est content et qu'il se plaît à
puissances des cieux et d'au-dessus des cieux, honorer ; mais cet esclave même , en tant
dont Dieu seul est le roi et dont tout l'univers est qu'homme, ne vaut-il pas mieux que ks plus
rempire,cetuniversquine pourrait exister sans riches vêtements? La ciéiture supérieure de-
l'acion juste et elficace de ces puissances. Si, meure donc unie à Dieu ; et dans un corps cé-
d'un autre côlé, nexisiaienl p:is ces autres ànies leste, avec la puissance donnée aux anges, elle
dont le péché alla justice ne peuvent rien sur sait embellir et gouverner les corps de terre
376 DU LIBRE ARBITRE.

comme le commande Celui dont elle comprend de proportion et de beauté, sans rcconnnître
la volnnlé d'une manière ineffible. L'âme inté- (pic Dieu Mîul ( n est l'aulcur et qu'on doit le

rieure, au contraire, «leineure cliar^n e d'or- louer aNcc lran<^port?


ganes mortels, elle a peine à conduire du di'- Ou bien encore, si la plus grande beauté de

dins c-e fardeau qui l'accablf, et cep'iidantelle l'univers demandait que la puissance angc-
reml)erit autant qu'tlle le peut. Quant aux llipie régnât en qi!eli|ue sorte ati-d<s>ns de
autres corps qui l'envirountMit, tout <'n dé- toutes les œuvres divines, par l'exc llence de
ployant ses force?, elle peut ngir sur eux beau- sa nature et la rectitude de sa volon'é, ce'te
coup plus luiblemenl encore. même défection des anges n'aurait causé à
leur Ciéatcur aucun embarras dans Ta Iminis-
tralinn de son empire. E-t ce que sa bonté se
CHAPITRE XIL
serait las«^ce, est-ce (jue sa toute-puissance se

QUAND MÊME TOUS LES ANGES AURAIENT î>ÊCnÉ, ILS serait fatiguée de créer de nouveaux anges
K'aLRAIENT APPORTÉ Al'CLN TROUBLE DANS LE pour les placer sur les trônes abandonnés par

GOUVERNEMENT DU MONDE. les nnges pré\aricateurs? Et si grand qu'eût


été le nombre de ces esprits iiifi. èles, ciit-il

3o.De là nous concluons: quand même gêné l'ordre? L'ordre par sa nature même ne
l'homme n'aurnit pas péché, les dernières créa- se prête-t-il pas convenablement à la condam-
tures, les créatures corporelles n'auraient pas nation de tous ceux qui méritent d'être con-
manqué derembellissementiiui leur convient. damnés?
En effet, qui peut mener le tout peut aussi me- Ainsi de quelque côté que se portent nos
ner la moins ne peut pas
partie, m.iis «jui ptul considérât ions, touj'iurs nous reconnaissons que
toujours davantage. Voici un excellent médecin Dieu mérite d'ineffables louanges pour avoir
pour guérir h s tnaladi. s de peau mais de ce ; tout créé avec tant de bonté et pour gouver-
qu'il guérisse celles-ci s'ensuit-il i|u'il soit éga- ner tout avec tant de justice.
lement capal)le de guérir toutes les au:res? 36. Mais abandonnons à ceux que la grâce
Sans doute, si une raison certaine, manifeste, divine en rend capables la contemplation de
me fait voir avec évidence que Dieu a dû créer la beauté des choses, n'essayons point par des
des natures qui n'ont jamais péché, qui ne pé- paroles d'amener ceux qui en sont incaf)ables
cheront jamais, je vois aussi à la lumicre de à comprendre ce qui ne peut s'exprimer. Tou-
la raison que ces mêmes natures s'abstiennent tefois,en considération de ceux qui aiment à
du péché librem(nt, spontanément et sans être pTrler, des faibles ou des snphistes, résumons
violentées. iMais quand même elles péche- celle question aussi brièvement que possible.
raient, et elles n'ont pas péché, ainsi que Dieu
l'a prévu; quand même cependant elles pé-
CHAPITRE XIII.
cheraient, l'ineffable puissance de la majesté
divine suffirait pour gouverner le monde, et LA CORRUPTION MÊME DE LA CRÉATURE ET LE
en rendant à chacun ce qui lui convient et ce BLAME JETÉ SUR SES VICES EN FONT ÉCLATER LA
qui lui est dû, il ne laisserait dans tout son
BONTÉ.
empire rien de désordonné, rien de déjilacé.
Ou b'cn en effet, dans celte hypothèse de la Toute nature est bonne quand elle peut le
défection coupable de tous les anges, il diri- devenir moins et c'est en se corrompant qu'elle
gerait tout avec magnificence et avec gloire par perd de sa bonté. Car la corruption l'atteint ou
la seule volonté de sa majesté suprême, sans ne l'atteint pas: si elle ne l'atteint pas, celle
établir pour cela de nouvelles puissances; et nature ne se corrompt point; elle se corrompt
s'il s'abstenait d'en créer, ce ne serait point au contraire si la corruption l'atteint. Or si lie «

comme par un principe de jalousie. N'a-l-il l'atteint c'est en lui ôtanl de sa bonté, c'est en

pas en etf t créé les êtres corporels, si bas pla- la rendant moins bonne.

cés au-dessous des esprits même infidèles? En effet si U corruption ne laissait plus rien
Ne les a-t-il pas créés avec un tel déploiement de bon en elle, ce qui pourrait y rester ne
de bonté que nul ne peut fixer le regard de pourrait plus se corrompre ,
puisqu'il n'y au-

l'intelligence sur le ciel et la terre, sur tous rait plusaucun bien qui pût donner prise à la
ces corps qui ont dans leur genre tant d'ordre, corruption et conséquemment cette nature ne
;
LI\T\E TROISIÈME. 37t

se corromprait pa?. T>îra-t-on qiie ce qui ne se ne peut blâmer le Tice sans louer la nalure? En
corrompt pas étant incorruptible, on vt rra (flet. ou bien ce (jue tu condamnes est conforme

ainsi une nalure devenue inconuptiMe par sa à la na'ute; ta cennire alors n'( si pas méritée,
eorniplion lucme? Ce serait la plus grande et c'est loi (piil que ce
tant toriiger plutôt
absurdité. que blâmer; ou bien si c'est un
lu as tort de
Il ist donc indubitablement vrai que toute vice tt qu'on ait raison de le comlanmer, il
nalure est bonne, en tant que nature. Car si est néc< ssiirement contraire à la nature. Car
elle est iiicorruptibU', elle \aul mieux (|ue si tout vice lui est opposé par là même (|u'il est

el'e pouvait se corrompie, et si elle est C"rrup- vice. Lu etlet s'il n'endommage p is la nature,
un témoignage certain qu'elle est
tihle, c'est il n'est pas vice, et s'il est vice parce qu'il l'en-
bonne, puisciuelle ne se corrompt qu'en pi r- dommage, évidemment il e.-t vice purce qu'il
daut de sa bonté. Et C( mme toute natuie tst lui est contraire.

nécessairement coiru[)lible ou incorruptible, Supposons maintenant qu'une nature soit


il s'ensuit que toute nalure «si bonne. Jap- corrompue, non ar son vice p opre mais par
|

pelle ici naïu'eeequ ordinaiiementon nomme le vice d'une autre; on aurait tort de jet r le

substance. P.ir conséquml toute subsiauce blâme sur la prcin ère, il faut plutôt examljier
com[)rend Dieu lui-mcnie et tout ce qui \ient SI ce n'est poml par son vice propre que >'est

de Dieu, parce qu'il n'y a de bon que Dieu et corrompue la nature conuplrice. Or èlre
ce qu'il a lait. vicié, tst-ce autre chose que d être corrompu
37. Ces principes une fois élab'is et prouvés, [tar le vice? Due nature est sans vice quand

sois aussi attentif q nous commencions à


e si elle n'est oiiit viciée, mais n'en a-l-elle pas
I

argnmc nier. On doit assurément louer toute sûrement lorsque par le vice elle corrompt
nature raisonnable créée avec le libre arbitre, une aulie nature ? Ainsi dune la premièr<',
si elle demeure altacliee à jouir du bien sou- celle (|ui coriomjil l'aulre, est vicieuse, cor-
Vtrain et immuable, ou si elle f.iit eQort pour rompue p u' son vice propre.
y parvenir : ou doii au contrai, e blàmt r celle Concluons de U que tout vice estconirnire
qui n'y est pas attacbée en la consid» rant à la nature, à la même de rot>jet qu'il
nature
comme n'y étant j^as atlcbée, et celle qui ne alicie ; tt puisqu en rien on ne blâme que le
poursuit pas ce but en la con.-idérant comme vice ,
puis(|ue tout vire est cssentiellem» nt
ne poursuivant pas. ^i donc on loue une
le ennemi de la nauire qu'il allaipie, on ne sau-
créature raisonnable, qui doute qu'on nedoive rait condanmer aucun vice sans louer la na-

louer aus>i son Autiur? El si on la blâme, <jui ture qu'il endommage. Rien en effet ne peut
ne, voit que dans ce blâme même il y a une te déplaire d uis le vice, »|ue l'action de vicier
louange pour Celui qui l'a laite? ce qui te plaît dans la nature.
Pourquoi eflcctivement la blâmons-nous?
Parce qu'elle ne veut point jouir de son bien
CHAPITRE XIV.
supiéme et immuable, c'est-à-dire de son
Creatiur. N'tst-ce donc pas louer ctlui-ei? Et TOUTE CORRUPTION N'EST PAS CONDAMNABLE.
cou bien il est bon, combien touN s les langues
et tout» s les |
ensées devraient louer et bénir, Examinons encore une chose, savoir si
39.
même dans le siknce, ce Diiu qui a tout créé l'onpeut dire avec véiilé qu'une nalure se
et (ju'on ne peut se dispenser de louer, soit en corrompe par le vice d'une autre sans être vi-
nous louant, soil en nous blâmant? Comment ciée elle-même.
en effet nous reprocher de ne lui être as unis, i
Si la natuie viciée qui cherche à en corrom-
sinon parce que dans Cl tte union mèmeconsi-te pre une autre ne trouve dans celle-ci rien de
notre grand, notre souverain et notre premier corru|».ible,elle ne la corrompt pas à coupsùr;
bien? Or cette union aurait-elle ces caiactèies et si elley trouve quelque chose de corrupti-
si Dieu n'était le bien inetfable? Comment alors ble, la corruption ne s'opère point sans le con-
la censure de nos péchés rtjai lirait-elle s'ir cours de cette d rnère. En efl". tsi une nature
lui, puisqu'on ne peut les condamner sans le plus puissante résiste à une nature plus faib'e,
louer? la corruption n'a pas lieu; etsi elle n'y resisie
38. Et si nous considérions que dans tout ce pas, c'est qu'ellecommence à être gâtée par son
qu'on blâme on ne blâme que le vice, et qu'on propre vice avant de l'être par le >ice éliauger.
S9d DU LIBRE ARBITRE.

Esf-ceimp nature /'pale qui r^si?feaux assauts Ainsi, de loutrs le? corruptions, il n'y a ponr
d'i'Oe égale n;j(ure? La torrnidion est enioie mériter piopremcnl le nom de corruption que
im|K»ssible ; cardes qu'une nature viciée clicr- celle qui est pour hs autres, il ne
vicieuse;
che à corronifire une nature qui ne l'est pas, faut pas les apj» 1er ain-i,ou bien n'étant pas
elle u'esl plus de force é^ale, son vice la rend vicieuses elles ne sauraient mériter de blâme.
plus faible. Esl-ce enfin une nature plus puis- Le blâme en effet ne convient, n'est réservé
saute qui corrompt une nalureipii lest moins? qu'au vice, et l'on cn>it que le mot latin cor-
Le fait doit êtie attribué à toute» deux, s'il y a respondant, vitiiperatio^ vient de vUio paruta^
eu passion de part tl d'autre; ou à la plus puis- préparé au vice.
sante, lorsque malgré sa conniption elle rem- 41. Mais j'ax.'fis commencé à le dire : le vice
porte encore sur la plus faible qu'elle parvient est \\\\ mal, uiii(jiH iiunt paice qu'il est con-
à vicier. Eb qui aiiraii droit de condanua r
1 traire à la naiure qu'il attaque. N'est-ce pas
les fruits de la ietre, lorsque les houunes en une preuve manifeste que la nature dont on
mésusent et que corrompus eux-mêmes par blâme le \\ce est di^ne d'éloge, et que cette
leur propre faute ils les corrompent en en censure des vic<s est la gloire des natures
abusant pour eiiflauimer leurs |ia-=.>-ioiis? Ne qu'ilsdégiadeni? Caries vices étant contraires
faudrait-il pa'* néanmoins avoir perdu la rai- à la nature, ne sont-il^ pas d'autant plus vices
son pour douter que Tbomme, n ême vicieux, qu'ils lui ôlent davautige? et les blâmer n'est-
e.<l d'une ndure plus excellente et plus forle ce |ias exalter l'objet que l'on vou la t voir
que les fruits de la terre lors même qu'il* ne intact dans sa n.ituie? Quind, en effet, une
sont point gâtes? natuie est parfaite,elle e^t, dans son genre,
4f>. Il encore qu'une nature
|ieut arriver digne d'éloge, non de blâme; et si l'on a[>pelle
plus forte corrompe une moin<lre nature, sans vice ce qui manque à sa fierfection, si on
qu'il y ail vice d'aucun côté; nous entendons blâme l'imperfi clion de cette nature parce
toujours par vice ce qui est digne de blànie. qu on voudrait la voir parfaite, n'est-ce pas un
Qui o-erail eirectivement jeter le blâme soit témoignage suffisant qu'on la trouve belle,
sur riiomme frugal qui ne cbercbe dans les considéice en elle-même?
aliments que l'intlispeusable soutien de la na-
ture, soil sur les fruits qui se corrompent
CHAPITRE XV.
quand il les nianjje?
Ici même on n'emploie pas ordinairement DÉFAUTS COUPABLES ET DÉFAUTS KOW COUPABLES.
le mot de COI ruption il sert surtout à designer
;

le vice. Car, il est f ici'e de le remarquer dans 42. S donc la condamnation des vices est
ce qui arrive continuellement : ce n'est pas en quelque sorte la glorification des natures
toujours pour satisfaire à ses projtres besoins mêmes qu'ils afTeclenl, combien pîus doi\ent-
qu'une nature plus élevée corrompt une iialuie ils exciter à louer Dieu, le Créateur de toutes
inférieure. 0*e^t 'antôt pour faire justice, pour It s natures! N'est-ce pas de lui qu'elles t'en-
vmger de» criMies;et lour ce motif TApôtie nenl l'existence? Leurs défauts ne sont-ils pas
a dit « Si quelju'un corrompt le temple de
: en proportion de leur éloigmment de l'art
a Dieu, Dieu le corrompra '; » c'i si tantôt en fait» s? Peut ou les
divin sur le«juel elles sont
\erlu même de l'ordre établi parmi les clioses blâmer sans voir cet art, puis(|u'on ne blâme
muables qui doivent flécbir l'une devant l'au- en elles que ce qui s'en écarte? Et si cet ait,
tre. Selon lesdegrésde force accordés à cbacu ne d'après lequel tout a été fait, c'est-à-dire la
par les sages lois qui régissent l'univers. Si par souveraine et immuable sagesse de Dieu, a
la force même de sa lumière, le soleil corrompt une existence véritable et suprême, comme
des yeux trop faibles pour en s<«utenir l'éclat, on n'en peut douter considère la direction
,

s'imaginera t-on qu'il l'a fait pour ajouter à que prend tout ce qui s'en éloigne.
son insuffisance ou parce qu'il y a en lui quel- Ce def tut néanmoins ne serait pas condam-
que défaut? Ou tiien encore jettera-t-on le nable, s'il n'était volontaire. Car, je te le de-

blâme sur yeux pour avoir obéi à leur


les mande, blâme-t-on ce qui est comme il doit
maî'ie en s'ouvrant en face de la lumière, ou être? Je ne crois [)as; le blâme, au contraire,
enfin sur la luiuière pour les avoir brûlés? est réservé à ce qui n'est point comme il

• I Cor. ni, 17, doit. Or personne ne doit ce qu'il n'a pas reçu,
LIVRE Tr.OÎSIÈME. ^
et qnnnd on «'oïl, à qui doit-on sinon à cc'ni êfre.rhffchecpque doit la nafurp qui pèche et
de qui on a reçu a^ec b'i^alion «'e n dre? A « t tu d( couN riras (|u'eile doit b en tain; «xaftuiie
qui rc'iivoiel-on , si ce n'rsl à <|ni aNail en- à (jui ell«- doit, « t lu tioiueras (|Ui- c'est à Di« u.
voyé? et (piand on n-slilne à des licritii is Ic- Car si Dieu donné de pouviir
lui a faire le bien
gitime<, n'tsi-ce p.is en (|ii<lqne sorte aux quand elle veut, il lui a donné aussi d êlre
en anciers nièuifs dont ils sont de droit ks malin un u«e en ne le faisant pi.s et htureute
successeurs? Autrement ce serait une cession, en le faisant.

un don ou toute utre cIh se semblable. ; 44. l*ei>onne ne triomphe des lois
en effet

De là il suit (lu'on ne peut dire, sans la plus du Tout-Pui>>ant, l'âme ne peut s'exem|iter
et

grande absuniité, que les clio-^es teuipoiellts de I


ayer ce qu'elle lui doit. Car elle paye en
ne déviaient pas tinir. Telle est, en etlit, la faisant un bon usaj-e de ce qu'elle a reçu, ou
pl.ice qu'elles o( cu| ent dans Tordre univ« i>el, en [icr'lant ce de bien em-
qu'tilea r fusé
que si elles ne diï-par.iiseenl, l'aNcnir ne sau- ployer. Si d«>nc Ile ne s'ac luittH pas en at com-
«

rait succéder au passé, ni la beauté des >ic- plissanl la ju^tice. elle s'acquittera en souffrant
cles se déve'ofiper connue elle le doit. El i c la misère. Ct s t\eu\ mots en eftet révcillmt

font-eres pas ce qu'il es doivent? ne rend» ni- l idée de ditte, et l'on pouvait exprimer la
elles as ce qu'elles ont reçu à O lui (pii leur
I
même pensi e en dis.inl Si l'e ne paye pas : t

a donné d'cire ce (pi'elles sont? Qtiiconi^iie en en faisant ce qu'elle doit, elle payera en le
eff< l, se plaint de leur délaillanee i
eut étudier SOUlTiant.
simplement le lanizage qui < xpruue su plainte; Mais qu'on ne soupçonne ici aucun inter-
si jusie et si prudinl qu'il lui paiaisse, (ju'il valle de tem|s; qu'on ne Noie p'S le coujiahle
l'ex iinine sous le ra|>poit di s sons qu'il [iro- oiiK liant anjouid'hui de faire ce qu'il doit, et
duit ; che de |)iéférence à une s\l-
it ^'il s'ait, soutirant dimain ce qu il mérite. Le désor-
lalie, s'il ne veut point l.i lai si r passer peur dre lie saurait ironbler un seul instant l'ordre
fain^ place aux aulrt-s dont la suite et la succes- ui iveisel , il faut que la Vengeance suive
sion doiv ni l'ornier la trame du discouis, de la faute s.ius délai, et le jugemi nt futur muii-
qutlle élian^e dén)ence ne uicrileia l-il pas f(Steiaseuleuu lit et rendra plus «loii'oureuscs
d'élre acctisé? punitions qui s'exercuil maiiiie-
les Pe<iètes
43. P.ir conséquent, lorsqu'il s'agit des choses nant. De même en effet que ne pas xeiler c'est
qui viennent a détail ir parce qu'il ne leur a doiniir; ainsi quiconque ne fait pas ce qu'il
pas été donné d'e\ist( r plus longt( nq)S, et cela doit. Soutire immédiatemi nt c^' qu'il mérite;
aOn que tout vienne à son épO(|ue, on aura-t car telle est la béatitude com|»rise d-ms la jus-
tort de les blâmer. Nul en effet ne peut dire tice qu on ne peut la quitter sans se ploUoCr
qu'ell' s auraient du rester, |iuis(iu"elles ne dans la misère.
pouvaient dépasser le moment fixé. Mais (piaud Voici donc le ré«umé de ce qui vient d'être
il s'agit des créatures raisonnables lesijuelles, dit sur toute espèce deilelaut.Quaud leschosis
fitlèles ou infidèles, sont comme le magnifique temp«>relles qui finissent n'ont pas reçu une
couronui nient de la beauté de Tunixers, que p'us longue exi^ti nce, il n'y a pas faut. ; il n'y
due? Qu'il n'y a m elle aucun éclié? Quelle
| en a pas non plus, (piaiid eu e\i>tant elles n'ont
absurdité, puis<ju'il y a au moins péelie dans pas n çu plus d'eue qu'elles n'en oni mais :

celui condamne comme péché ce qui


(|Ui quand pour-
elles refust nt d'èlre ce (lu'elles
ne l'e.-t pas! Que leurs péeh' s ne mérilei.l raient être en >ouaut. comme c'est un bien,
le

pas le blâme? Ce serait egalemeni ansunle. elles sont coupables eu le refusaut.


Drs lors, en etlét, on ne louera plus les bulles
ntmpre le m rf de l'ànie hu-
actiotis, et ce seia
CHAPITRE XVI.
maine, tout bouleverser dans la vie. Qu'on
do t blâmer ce qui a été fait comme il devait
ON NE PEUT FAIRE RETOMBER NOS PÉCHÉS SUR
lêlie? Mais ce serait une exécrable démence, DIEU.
ou bien, pour user de ternies plus doux. Ter-
reur la plus malheureu^e. Si ilonc, comme il 43. D'eu ne doit rien à personne, puisqu'il
est vrai, la raison même oblige de condamner doime tout gratuitement; et si quelqu'un as-
tout ce (jui est péché, et de le cumii.nuier pré- sure (ju'il e4 dû queUiue chose a ses mérites,
cisiément parce qu'il n'est pas ce qu'il doit il est une chose certaine, c'est que l'existence
sso DU LIBRE ARBITRE.

ne lui était pas due. Que peut-on devoir à qui gère, il a sa cauFC évidemment danr la volonté
u 'e^t pas? El néannioins quel itk rite y a-l-il à du pécheur. Vcux-tu attribuer cite \oloi.lé
s'ntlacliLT |ionr être meilleur à Ci lui de qui an Ciéaleir? ce st ra jusiiller le iclu ur, qui|

on a reçu l'être? Quelle uAance lui fais-'u pour n'aura nen fail en dehors des desseins de son
la comme une detle? N'est-il pas
réclamer Cré.'ti ur et qui n'aura pas éclié, si le moyen
|

\raique si lu rttiisais de rattacher à lui, nen employé pour le défendre est un moyen Icj^i-
ne lui manquerait? mais il te manciutrait, à time. C« minent alors rejeter sur le Créatiur
toi , Celui san* qui lu ne serais rii n. Celui qui un péché qui n'a pas été commis? Loue donc
t'a (ail une telle existente, que si lu ne t'at- le Créateur, loue-les'il est possible de sonle-

taihts à lui pour lui rendre l'être qu'il t'a nir pécheur; loue-le encoie, s'il u'e>t pas
II

donné, à la vérité tu ne retomberas pas dans possible. Car s'il est possible de le défendre
le néant, mais lu Aivras dans le malheur. avec justice, il n'a pas péché; loue a'ors le
Toutes les choses lui doivent donc première- Créateur; et si cela n'e^t pas po>sible, c'et(|u'il

ment tout ce qu'elles sont, en tant que nature; est pécheur pour s'être éloigné du Créateur;
ensuite tout ce qu'elks p«u>ent devtnir de loue donc encore le Créateur.
mieux en le voulant, quand le vouloir leur a Ainsi je ne découvre absolument aucun
étédoimé nfin tout ce qu'elles doivent être.
;
moy» n, je soutiens même qu'on ne peut en
De la il suit qu'où n e>t point re^ponsable de trouve r aucun et quil n'est pas |)Os^ibl^• d'at-
ce qu'on n'a pas n çu, et qu'au contraire on tribuer nos pi elles à Diiu notre Créateur. Ces
estjustement coupable, lorsqu'on ne fait pas péchés, en effet, me ré\èlent sa jilcire, d'abord
ce que l'on doit. Or on doit quand on a reçu parce qu'il h s punit, (usuite parce (|u'on ne
une volonté libre et d« s moy» ns sutfisants. lis comme tqu'tn s'ccaitintde la vérité divine.

46. Maintenant, le Créai» ur est si peu cou- — L\ J'écoute volouters, j'admets tout cela
pable quand on ne fait pas ce que l'on doit, et je crois, comme chose iodub table, que la

qu'il y a là niittière à le bénir, parte qu'en droiture ne permet pas de rejeter nos fautes
souffre ce que l'on mérite et l'on ne \n ulétre ; sur notre Créateur.
blâmé de ne pas accomplir son de\oir, que ne
soit loué Cl lui pour qui on le doit accomplir. CHAPITRE XVII.
Si en effet on te loue de voir ce que tu
as à faire, quoique tu ne le voies que dans LE PÉCHÉ A SA CAUSE PREMIÈRE DANS LA
Celui qui est l'iiMuiuable vérité, combien plus VOLONTÉ.
doit on le louer lui-même, puisqu'il l'a com-
mandé de le vouloir, puisqu'il l'en a donné le 47. S'il était possible, néanmoins, je vou-
pouvoir, sans te piMUiettre de refuser impuné- drais savoir pour quel motif un être ne pèche
mentcf même vouloir? Effcclivanent, si cha- pas lorsque L»ieu a prévu qu'il ne pécherait
cun e>l redevable de ce qu'il a reçu, et si la point et pourquel motif un autre pèchequand
nature donnée à l'homme le fait pécher inévi- Dieu a prévu son péché. Je ne crois plus (pie
tablement, l'homme doit pécher, et en péchant la prescience di>ine fasse pécher celui-ci et
il accomjilit son de\oir. M.iis cette pensée est non celui-là. Si cependant il n'y avait aucun
un blasphème; il esi donc vrai que la nature motif, nous ne verrions pas ces trois catégories
de personne ne le pousse au péché '. dans les êtres raisonnables, dont les uns ne
11 n'y est poirt f »rcé non plus par une autre pèchent jamais, les autres pèchent toujours,
nature. En
ce n'est pas pécher que de
effet les autres enfin, tenant comme le milieu ei.tre
souifiir ce (jue l'on ne veut pas; car si l'on les deux, tantôt pèchent et tantôt reviennent
souffre justement, il n'y a point péché dans au bien. Pourquoi ces trois classes? Ne me
cette souffrance involontaire, mais dans l'acte réponds pas que la volonté même les établit :

volontaire qui l'a mérité, et si on la souffre in- c'est la cause de celte volonté que je cherche

justement, comment y a-l-il péché? Ce n'est maintenant. H y a certainement une cause qui
pas injuste suuftrance, mais l'acte injuste qui
I
fait que les uns ne veulent jamais pécher, que

fait le péché. les autres le veulent toujours, que d'autres


El si le péché n'est nécessité, ni par la na- enfin tantôt le veulent et tantôt ne le veulent
ture personnelle, ni par aucune nature étian- pas, quoique tous soient de même nature. 11
* Rét. lîT. I, ch. iz, n« 9. me semble voir que celle triple catégorie re-
LIVRE TROISIÈME. 38!

pose sur quelque raiFon ; mais quelle est celte quelle que serait celte cause de la volonté qui
raison? Je Tijinoie. pèche, il faut admt
ou In- lire qu'elle est juste

48. A. La >oloi)lé ébnt la cause du pcclic, juste. Si elle e^l juste, nul ne péchera en en

lu cheiches à connaître la cause de cette vo- suivant l'im; uMon si elle est injuste, qu'on ;

lonlé niènie. <»r, si je p.irNicns à la découvrir, y résiste, et l'on ne l'cchera pas.


ne clierdums-lu p.is encore la cause de celle
cause? Quelle mesure alors mtltras-tu à tes CHAPITRE XVIII.
questions ? quelle limite à nos reclitrclics et à
nos discussions? Tu devrais pourtant ne creu- Y A-T-IL PÉCnÉ DANS IN ACTE QU'iL EST IMPOS-
ser que jusqu'à la racine : Cioirais-tu qu'il SIBLE D'ÉVllER?
est possible d'être plus vrai que l'Apôtre quand
il a dit L'av.rice esl la racine de tous les
: « 50. Peut-être agit-elle avec tant de violence
« miiux '? » C'e^t-à dire la vo'onlé qui ne se qu'il est impo>sib:e d'y rési>trr? — Maisfaudra-
contente pas de ce qui sulfit. Or ce qui suffit l-il toujours lépeter les mêmes chos» s? Rap-
est ce qu'exige la nalure pour se conserver pelle-loi tout ce que nous av< n-dit piécéfl» m-
dans son génie. Il est vrai, l'avarice s'appelle ment du péthé tl de la liheité, et s'il t en

en grec l'amour de l'argent, «piXajpfia; mais colite de conserver tout dans ton souvenir,
quoiqu'elle tire de là Sun nom, car la mon- reliens celte comte observation. Quelle que
naie des anciens était presque toujouis d'ar- puisse être cette cause préteuilue de la Noli»iilé,

gent, d'argt nt pur uu mêlé, l'avarice ne se on peut ou on ne ptul lui résister si on ne le ;

dii pas seulement de l'argent on doit Ten- : pt ut, il n'y a pas de éché à la suivre si on le | ;

Itudre encore de lout ce qu'on désire outre peut, que l'on résiste et Ton sera sans pêche.
me>ure, quand on recherche au delà de ce qui — l'eut-êlre surprend-elle à linqtrovisle? —
sufiil. Cet.e sorte d'avarice est la cupidité, et th bien ! qu'on se tienne sur ses gardes pour
lacupiMité n'est autre cluise que la volonté n'êtie pas surpris. — El ^i la suipri-e est telle
perxerse; d oîi il suit que cette voh>nié per- qu'on ne [)ui>sey échapper? Dans ce cas —
verse est la cause de tous les maux. Si elle encore il n'y a point de péché. Qui jèche en
était conforme à la nature, elle la conserverait, faisant ce qu'il ne peul ab.^olumeul é\iier*? —
elle ne lui nuirait pas; de cette sorte elle ue Mais il y a péché? — U y avait donc aussi pos-
serait pas perxeise. sibilité d"y échapper.
Il donc sur que la racine de tous Us
esl 51. Touielois il est parlé dans nos livres
maux n'e>l pas dans la nature, ce qui suffit divins d'actes commis par ignoraiice et néan-
contre tous ceux qui veultni accustr la nature. moins condamnés avec
obli}:ation de les
El SI tu vt ux chercher encore la cause de cette réparer. « obtenu miséricorde, dit l'A] ôtre,
J'ai

racine, comment sera-l-elle la rai ine de tous « parce que j'ai agi dans l'ignorance *; » un

les maux? Cette racine sera à st)n tour la prophète dit aussi « Ne vous souvenez pas des :

cause de la pn mière, et après l'avoir décou- « faiites dues à ma jeunesse et à mon igno-

verte il te faudra en chercher de nouveau la « lance '. » Il y est par.é encore dacl< s t oinmis

cause, comme je l'ai fait remarquer, chercher par nécessité, quand on ne peut fiire le bien
donc sans Un. que l'on veut ; ces actes néanmoins sont aussi
49. Quelle cause d'ailleurs pourrait précéder condamnables. En (ffct qui fait entendre ces
la volonté même? De dtux choses l'une cette : paroles « Je ne fais pas le bit n que je veux,
:

cause sera la volonté même, et nous ne quit- « mais le mal que je ne veux pas je le fais » ;

tenais pas celte racine de tous les maux; ou et ces autres « Le vouloir réside: en moi, m.ds
bien ce ne sera pas la volonté, et la volonté «je ne trouve pas pour accomplir le bit u *; »
seia alors sans péché. Aussi faut-il le recon- ces autrts encore : « La (hair convoite contre
naître, première cause du péi hé esl dans
la « l'esprit et IVsjtril c-ntre la chair : car ils

la Volonté ou cette cause première e>l sans « sont opposés l'un à l'autre et vous ne faites
jicché. De plus, on ne ptul imiuter le pédié « point ce que vous voulez * ? » Voila le cri de
qu'a celui qui pèche; on ne saurait donc l'im- l'homme, mais ae l'hoiume issu des condam-
puter qu'à celui «,ui le veut'; et je ne sais
pour(|Uoi tu chercherais plus luiu. Euûu * Voyez Réiract. liv. i, chap. ix, n. 3.
,
• 1 Tim. j, 13. — • Pi. juuï, 7.— • Rem. TU,4>, 18. — • Gid. v,
* I Tlffl. VI, 10. — ' B«t. Uy, I, ch, u, a. I, 17.
382 DU LIBRE ARBITRE.

nés à mori ; cnr si ers mouvements ne pont des actes déréglés, on nVst point dars la na-
jidint lin th;"i in etit, s'ils vieiin« iil< ela naliire, ture telle t|uc Dieu l'a éiablie, on souffre la
ils >oiit satis pi« lié, |llli^(lUL• riionin e tn s'y peine à la(|uelle il a condamné. Quand nous
lixranl, ne fcr.iit t|ii"ob< ir à cttle i alnro i|u"il pailons ici t'e la liberté i\u bien, nous enten-
a nçiie ;iM c la vie el an-di sîus de laijr.ellf il dons celle t|ui fui tlonnée à l'homme au mo-
ne i-aiiiait séle>er, it |lni^que par conséquent niLUl de sa création \
il ac(< mplir. il mn Hi\«.ir.

Mais riiuninie serait bon s'il ne les éprouvait CHAPITRE XIX.


pas; il nVsl p.is bon, maintenant qu'il les

é|irouve et il n'a pas le pomoir de le d» vi nir, VAINES EXCISES DES PÉCnEURS QUAND ILS PRÉ-
soit parte (ju'ii nestiil p.is te (ju'il dexrail être, TEXTENT l'ignorance et la DUTICLLTÉ PKO-
sache et ne puisse y parvenir (jui
Sdil qu'il le :
DLITES PAR LE PÉCHÉ d'ADAM.
peui douter alors que ce soit une peine ? Or
toute peine quand elle est ju>te est la peine 53. Voici m..intcnnnt ceife quest'on que
d'un péthé et se nomme cliàtitnent. Est-elle Sf'mbîeiit tn murniuranl les hommes
nngt r
injuste et Aéiitabkment une peine ? Elle est dispo>és à tout taire en fa\turde leurs péchés,
intligée par quelque injus'e dominateur. Et plulôt que de s'en accuser. Ils di>« ni donc Si :

comme il y aurait dinieuce à révoquer en AI. m et Eve ont péché, comment nousaulrts,
doute la toute-puissance ou la justice tle Dieu, inlnitunt'p, avons- nnus mérité de naîire dans

la peine dont nous parlons est juste, eiletst l'avt ug!t nunt de l'if^nnrance et stiumis aux

dtstiuée à cliâ'ier quelque crime. On ne pt ut tournit lits de la (hlficulté, d'ignoitr d'abord


su|'pt»ser en efTit qu'un injuste dominateur ait ce que nous devons faire, puis, quand nous
pu dértibi r 1 homme en quelque sorle à l'insu conunençons à cormaîre les règles «le Injus-
de Di u ; ni le lui ra\ir maigre lui, comme tice el à les Vouloir siii\rt', d'en être em|iècliés
s'il était le plus faible, et en employant les par je ne s ris (juelles résistances opiniâtres

menaees ou la vi^ lence. afin de le punir de convt)ilis charne le ?

iuju? cment. La stulc ctne'usien à tirer i st Je 1 ur lépoiitls en peu de mots de se ta're,

dttnc de croire (|ue telte même ptine est infli- de cesser 11 urs niuiniuies contre Dieu. Peirt-
gé»- just. ment par suite de la coudamualion de éire auraient-ils ilroit de se plaindre, si nul ne
1 ht>mm.; '. trio'nphail tle l'erreur et de la pa-sion. Mai- le
52. Faut-il s'étonner enrore que l'ignorance Seigneur n'tst-il pa- présent p.rtoui? N'etn-
ne I lisse pniut à l'honmie la libeittî île choisir [)Ioie-t-il prs de mille manières les créatures
le bi« n qti'il a à faire ;
que les ré>i>tances de qui lui sont soumises pour appeler ceux (|ui

la con\oiti>e charnelle devenue comme une sont éloignés, pour instruire la fui, convoi, r

seconde nature p ir la violence brutale d» s gé- re?-piMarice, encouragtr la charité, seconler


nérations humaines ne permeite point de faire les efforts, exaucer ceux ipii prient? Ou ne le

le bit que Ton veut? La


n que l'on toni ail tt fait pas un crime tle Itju ignorance iiivt lon-
ju.'te peine «lu péché est de perdre ce dont on taire, mais de la négligtnce à l'instruire; on
n a pas \oulu faiie un bon usagr quand on le ne le re[H0( he pas non plus de ne point jian-
pouvait ai.-ément axec tpiehpie bonne volonté. ser tes membres blessés,mais de repous-er
Ain>i qu nd on n'accomplit pas le bien que celui qui s'oH're à te les guérir; Voilà tes pê-
l'on coimaît, on ptrd la science du bien et ; ches véritables, car à |>trsonne n'est ôléle bon
qu nid on ne veut pas faire le bien que l'on sens de saxoir qu'il y a profil à s'instru.re de
peut, on peid le pouvoir de le faire quand on ce (pi'oii Ignore sans profit et qu'il faut eon-

veut. L'ignorance el la difliculté soûl en elTet fe>ser humblement sa fa blesse pour obti nir

les deux chàiiments de loute âme coupable; le Si cours de Celui qui éclaire les ignorants
l'ignorance qui produit la confusion de l'er- s.nn-; se tromper, qui aide les faibles sans se
reur, la du tra-
dilficiilté (jui ciiuse la ilouleur fatiguer.
vail. Or quand on prend ainsi le faux pour le 54. Si l'on appelle péché le mal que fait
vrai et tpi'ou s'égare malgré st'i; qnand accib'é riiomrrie par ignoi-.ince t>u pir inipuis arice,
sous le poids tle la lutte tt déthiié par la «lou- c'est pirce que c'est la con^éiju rue méritée
luur des liens charnels, ou ne peut s'ubsleuir par ce premier el libre péclie d'origiuu. Le
* iteu. UT. I, d>. u, n. 3. * Kétr. hv. I, ch. u, n. S.
,

LIVRE TROISIÈME. 999(

mot langue désigne, non-senlemrnf ce mfiriLre y aider. Ainsi encore 1p Créateur montra com-
qu'en pailanl in us laitons mouvoir dans la bien l'Iiomn e aurait pu facile ment se n^ain-
bouche, mais encore ce que loduil ce n.ou- |
teiiir drns où il av;til été ciéé, puisque
l'état
V» nienl, je v»u\ diie la lot me et la conltxiiire sa postérité a pu triompher du vice dans lequel
tles paiolcs; nous disons ce sins la d; ns : elle- est née.
langue {^rtcqne est dilléienle de la langue la- 50. Dans l'hypothèse où lésâmes de tons les
tine. Ainsi nous appelons pédié, non-seule- bommes qui raisfent , sortirait nt d'une âme
mi ni ce qui l'ist à pn pi t nient parler, l'acte unique créée d'alie)rd, quel brmme pourrait
commis av» c connaissince » t liberté, mais en- dire qu'il n'a point |
ée hé , | uisque le [iremier
core ce qui est conséquence néc< ssaire du
la a pe'ché? Si au contraire rment les âmes se fi

cliàtinientdu péché. Dans le mêmes» ns encore une à une dans chacun de ceux qui naissent,
ni us nommons nature ce qui est pioprem» ni il n'est pas injuste, mais parfait m< nt «onve-
la la nature vu Ihomnie fut
nainre humaine, nablee t tout à fait confe)rnieà l'e)rdr«' que* la lu-
créé d'aboni dans rinnccmce; nous appelons nilion méritée de la firemière constitue la na-
au si nature celle tù par ^uiie du cbâtiniint ture de la seconde, pourvu que la récemipe use
intligé au premier homme divenu couiable, méritée de la seconde la ramène à la nature de

nous naissons t^ous l'tmpire de la mi rt, dans la première. En effet, que peul-il y aveiir en
l'ignorance et soumis à la chair. C'est ainsi ce'a de choejuant, si le Créateur a voulu ainsi
que l'Apôtre dit lui-même « Nous a>ons été, : meintre r que la dignité d'une âme l'emporte à
« comme les autres, enfants de colère par na- un tel degré sur tenifes les cit'atures cor|iorel-
« lure *. » les, que le Tnel même de l'abîme dans lequel
une âme est t< mbée puisse ê re le j'oint de

départ d'une autre âme. L'e tat erignorance tt


CHAPITRE XX.
de lutte dans lequel est t< mhée l'àm»' p- chè-
IL n'est pas IN/ISTE QUE LES DÉFAITS, SUITES re s<^e, s'appelle à justetitre un ehâtimenl, piiis-

PÉNALES DU PÉCHÉ, SOIENT TRANSMIS A LA POS- qu'ille était meilleure avant de la si.bir. Mais

TÉRITÉ d'aOAM QUELLE QIE SOIT LOPIMON sil'autre âme, non-seule m< ni avant lout péché,
,

VRAIE SUR l'origine DES AULS. mais encore avant de vivre d'une manière
quelcon(|ue, a commencé d'être tell»- qu'est
55. Il a plu très-justement à l'ieu , suprême devenue la première une vie coupable ,
a|)rès
modér;teurde tontes choses, que nous nais- elle n'est (las néanmoins dépourvue de' temt
sions de ce |>rnTi er cotijde a\ec ri}.'norance, bien, et elle a de justes raisons «te rendre grâces
la nécessité de la lutle et le germe de l;i mort à son Créateur; car son origine mêii e et son
paice que tous deux, api es avoir p('ché, ont commencement mporterd en exiellenre sur
l'e

clé précipites dans l'eritur, la doideur et la n'importe quel corps déj.à parfait. Eneflét,ee
mort. Ainsi de>ait se manifester la justice du ne sont pas de médi«»cres bie ns, d'abord d être
Vengeur dans l'origine deTlHinme, et dans une âme, une nature qui par elle nême sur-
son développement la miséricorde du Libéra- passe ut corps
te. puis d'avoir ta faculté av» c
;
.

teur. Parsa condamnation, le premier homme l'aidede son Créateur, de pouvoir se travailler
n'a pas été privé de la béatilud» , de ttlle soi te soi-même et par ce pie ux travail , d'acquérir
,

qu'il fût en même temps privé de la fécondité. et de |>os«;éder les vertus e|ui feront échapper
La rai'on en es-t que ^^a race , quoique char- aux angoisses de la lulte et aux ténèbres de l'i-
nelle et mortelle pouvait encore contribuer gnoran< e. Si demc il en est ainsi 1 ignorance ,
,

en quelque chose à (inbellir et à oner le et la lutte ne seremt pas pour les âme? qui
monde terrestre. Mais il n eût pas été conforme naissent le supplice mérité par le péché, mais
à l'équité qu'il eng« ndiâld s enfants meileurs une excitatie>n à s'améliorer, et le point de
que lui. Ce qui convenait, au c(»nliaire cest ,
départ de Et vraiment ce n'est
la perfLctie)n.
que chacun d'eux par son letourà Diiu, pût
. pas peu de chose, avant tout mérite et t«)iite
tiioniplurdii ehâ inient de son oiijiine mérité bonne œuvre, d'avoir leçu un jugement na-
par la désertion primiti'e «t qu'il trouvât, , turel qui met à même de préfet er la sagesse
pour y parvenir, non-seulement un l»ii u ejni à l'erreur, et la | aix victorieuse à la lutte,
ne s') oppo^ât pas, mais qui voulût lui-même et d'y arriver non par la naissance mais par le

' Ephét. m, 3. travail. Que si iâme s'y refuse^ elle sera avec
384 DU LIBRE ARBITRE.
justice reconnue coupfible de péché, pour n'a- sans profit, de persévérer dans Vaccomplisse-
voir pas bien u«é «le cellH faculté (ju'elle avait nient laborieux <lu devoir, de faire effint pour
reçu»'.Car bien qu'elle soit néetlans l'état tl'i- Irioniph du bien, el d'implorer
r ilans la lutte

gnorance et de lutte aucune néiessilé ne la


, le cours du Oéaleur afin qu'il S' condo ses
S(

contraint de demeurer dans ces condilions de travaux. Et lui, i; commaiule cts elToits tant
sa naissance; et en vérité Dieu seul. Dieu tout- par extérieures que par sa parole intime
les lois

puissant a pu être Créateur de toiles âmes,


le qui se entendre au cœur, el il prépare la
fait

qu'il lait sans en être aimé qu'il refait en les


,
gloire de la cité bienheureuse aux vain(|iierus
aimant, et qu'il perfectioime quand il en est de Celui (jui vaimiuit le |)r mier homme p ir de (

aimé. Car lorsqu'elles n'étaient pis , il l^ur a perlidis conseils et le précipi'a dans cette mi-
dorme l'être, et lorsqu'elles aiment Celui par sère. Et eux-mêmes i>reniient sur eux celte mi-
qui elles sont, il leur donne de parvenir à la père pour le vaincre avec une foi admir ble*
béatitude. Non, il n'est pas sans gloire de combattre et de
une autre opinion, les âmes préexis-
57 . Selon vaincre le diable en portant ces mêmes chaînes
tant dans le secret de Dieu S'.nt envoyées pour dont il se glorifie d'avoir chargé l'homme
animer et régir les coriis «le chacun île ceux vaincu. M.is quiconrjue, épri<; de l'amour rie

qui naissent. Alors, (|uelle est leur mission et la\ie présente, aura négligé cette tâche, ne
leur office à ^é{5^^rd de ce cnr[)S né du cliàli- pourra justement imputer le crime de sa déser-
ment du péché, c'est-à-dire avec le germ^'
de tion à Tordredu grand Roi; il se >crr:» au con-
mort premier homme, smon de le bien -gou-
d.j avec toute justice, soumis encore au Sei-
traire,
verner; c'est-à-dire de le dompter par les ver- gneur de toutes choses et relégué à sa place,
tus, tt, en le soumettant a une servitude par- dans les rangs de celui dont il a préféré la
faitement conforme à l'ordre et toute légitime, honteuse solde, en désertant son dr ri>eau.
de lui conquérir, à lui aussi progressivement 58. Enfin, dans riry[)oth!se où les âmes pla-
et en temps opportun, le séjour de la céle4e cées ailleurs, n sont pas envoyi'es par h; S( i-

ineorru|>libiiité? Lorsque les âmes sont intro- gneiir Dieu, mais vieim''nt de leur i»lein gré
duite- d:ins celle \ie, et qu'elles entrent dans habitt r les corps, il est facile de voir immédia-
ces membres mortels pour les gouverner, elles tement que l'ignorance et la nécessité de la
doivent en même
temps oublier leur vie anté- lutte, qui sont le résultat de l'acte del iir pro-

rieure, et se soumettre au travail de la vie pré- pre volorité, ne peuvent être en aucime mariière
sen e. De là, pour elles aus^i, celle ignorance et reprochées pu Créateur. En effet, les eùt-il en-
cette lutte qui fut, dan'* le premier homme, le voyées lui-même, comme il ne leur a pas ôté,
châtiment de sa chute mort-Ile, «iesliné à expier dans cet étal d ignorance tt de lutte, la liberté
la misère de son âme. Mais pour les àm( s dont de la prière, de la recherche et de l'effort, prêt
nous pailons, elles sont comme la poite du à donner à ceux qui demandent, à faire trou-
ministère de réparation qu'elles viennent rem- ver à cerrx qui cherchent, etàouvrir a ceux i|ui
plir auprès 'u corps, pour lui faire retrouver fi'appenl, il serait evid^ minent à l'abri de tout
l'incorruptibilité. En effet, on les appelle péchés refiroche. Pour prix de la victoire sur celte
en ce sens seulement que la chair née de la ignoran>e et celte difficulté de la lutte, il offri-
semence du pécheur apporte aux âmes qui rait la couronne de gloire aux homures de zèle
viennent à elle, cette ignorance et cet e néces- et de bornie volonté. Quant aux néglig. ni-; ijui
sité (le la lutte, ht ainsi ces âmes ellesmênies voudraient trouver une excuse à leur's pi cliés
non plus que le Créateur, n'en sont rendues dans la faiblesse, il ne leur opposerait pas
responsables. Car en leur ména:;eant des fonc- comme un tort l'ignorance môme et la diffi-
tions laboiieuses, le Créateur leur a donné le culté drt la lutte; mais il les puniraitjusteinent
pouvoir de s'exercer au bien, et il leur a ouvert pour avoir préféré y croupir, plutôt que de
lechemin de la foi, en leurfaisanloubiier leur parvenir a la vérité et au bonheur, où h s au- I
passé. Il leur a départi surtout ce jugement en raient conduits le désir «le s'instruire el le zole
vertu duquel l(»ule âme reconnaît la nécessité à chercher, avec la prière humble et recou-
de Se livrer à la recherche de ce qu'elle ignore naissuute.
LIVRE TROISIEME. 385

Ainsi donc lorsque fondé sur l'autorité di-


vine on nous propose de croire ce qu'était dans
CHAPITRE XXI.
le passé, ce que deviendra dans l'avenir une
QUELLE SORTE D'BRREUR EST PERNICIEUSE. créature quelconque; quoique nos sens n'aient
pu nous rendre compte de ce passé qui était
59. Mais auquel de ces quatre sentiments avant eux, et qu'ils ne puissent nous faire per-
faut-il 5'arrêter sur l'origine des âmes? Sont- cevoir cet avenir qui n'est pas encore il faut ,

elles transmises par la génération, ou se for- y ajouter foi sans la moindre hésitation, parce
ment-elles seulement à la naissance de chacun? que c'est un moyen puissant de fortifler en
préexistent-elles quelque part et sont-elles en- nous l'espérance et d'encourager la charité en
voyées par Dieu dans les corps de ceux qui nous montrant combien Dieu prend soin de
naissent, ou bien y descendent-elles spontané- notre délivrance dans le cours régulier des
ment? Nous ne devons donner la préférence à temps. Or le moyen de démasquer l'erreur qui
aucune de ces quatre opinions. Car, ou bien les cherche à se couvrir du manteau de l'autorité
commentateurs catholiques des Livres divins divine, c'est surtout de lui prouver qu'elle
n'ont pas encore développé et éclairci cette admet lechangement ailleurs que dans les
question comme le comportent son obscurité créatures sorties des mains divines qu'elle le ,

et sa difficulté, ou leurs écrits ne


s'ils l'ont fait, porte même dans la divine substance, et que
sont pas parvenus jusqu'à nous. Contentons- la Trinité n'est pas d'une manière adéquate la
nous d'avoir une ferme sur la substance du
foi nature de Dieu \ A quoi s'occupe la vigilance
Créateur, n'admettant aucune opinion fausse et chrétienne, à quoi s'appliquent tous les pro-
indigne de lui.Car c'est vers lui que tendent nos grès qu'elle a faits, sinon à comprendre avec
pieux efforts ; et si nous avions de lui des idées piélé et réserve ce mystère de l'auguste Tri-
différentes de ce qu'il est, nos efforts mêmes nité?
nous dirigeraient forcément vers la vanité et Mais ce n'est point le moment de traiter de
non vers la Béatitude. Quant à la créature, lors l'unité et de l'égalité qui lient entre elles les
même que nous aurions sur elle des opinions divines personnes, ni des propriétés qui dis-
qui ne seraient pas conformes à la réalité, tinguent chacune. Si d'ailleurs il était facile,
pourvu que nous ne les adoptions pas comme pour soutenir la foi chrétienne et pour secon-
certaines et évidentes, il n'y a aucun danger der avantageusement la piété naissante qui
pour nous. En effet, ce n'est pas vers la créature, cherche à prendre son essor de la terre vers le
mais bien vers le Créateur lui-même qu'il ciel, de montrer dans le Seigneur notre Dieu
nous est ordonné de tendre pour devenir heu- l'auteur, le formateur et le modérateur de
reux et si nous avions sur lui des convictions
; toutes choses ; si plusieurs l'ont fait sous toutes
qu'il ne faut pas avoir et contraires à la réalité, lesformes il n'est pas aussi aisé de traiter à
:

nous serions dans l'illusion de l'erreur la plus fond toute cette question de la Trinité, de la
pernicieuse. Car personne ne peutarriver à la vie présenter dans cette vie avec assez d'éclat pour
bienheureuse, en poursuivant ce qui n'est pas, luisoumettre toutes les intelligences. Est-il un
ou ce qui ne peut donner le bonheur. homme qui soit capable, je ne dis pas de l'ex-
60. Mais pour nous mener de cette vie tem- pliquer par ses paroles, mais de la comprendre
porelle à la contemplation et à l'intime jouis- par ses pensées? Nous du moins nous ne
sance de l'éternelle vérité. Dieu a préparé un croyons cette tâche ni facile ni aisément abor-
moyen à notre faiblesse; c'est de croire du dable.
passé et de l'avenir ce qui suffit au grand tra- Maintenant donc pour accomplir notre des-
jet vers l'éternité et pour donner à cette règle
; mesure des forces qui nous sont
sein dans la
de fui une autorité plus puissante, la divine données; croyons aussi sans hésiter ce qu'on
miséricorde maintient elle-même. Quant à
la nous demande de croire, soit pour le passé,
la connaissance des choses présentes, ce sont soit pour l'avenir, touchant la créature elle-
les mouvements impressions produites
et les même, et ce qui est propre à montrer la pureté
dans notre corps et àme qui nous
dans notre de la religion en nous excitant à l'amour sin-
les font sentir à leur passage et sans ces im- ; cère de Dieu et du prochain. S'il faut nous dé-
pressions il nous est impossible d'en avoir fendre contre les impies, écrasons leur inïidé-
aucune idée. Allotion aux nvetiea des Mauicbécas.

S. AuG. — Tome III. 25


3 3 JjL Lll-Kl^. AlUUlKt.

lil(' ;ou5 io [Mii-'s lie l'^ulori'.é divirio, ou bi( n nris (lue's doivent (*tre ma fin et mon repos;
('('nu- Il Irons- 'cil r, .iv(i3 tou'e ruviclcnce pc s- et que me serxirait de savoir par souvenir ou
filjlf, (l"aboi(l qu'on n'(?l point ili''iai>oni ab'e ])ar raisonnement quels ont été les premiers

en jiariageaiit noUe foi, cnsnito (lu'on l'est moments de mon exisicnce, si j'ai sur Dieu
beaucoup en ne la pn.ilo^'eanl pa?. Ob?(r\ons lui même, si r Dieu la fin unique où tend le

toulefois que c'es^t moins dans le a?sé et clans |


travail de l'âme, des idées qui soient indignes
l'avenir, que e'est j>liilôt di nsle pié^enletdans de lui, et si je me brise contre les écueils des
les raisons immuables qu'il faut clu reher les fausses doctrines?
moyens de lét'i ter Terreur et de la percer à C-2. Loin de moi cependant la pensée de dé-

jour, aulanl qu'on en (st capalile ici-bas. tourner ceux qui en sont eajiables, du dessein
61. Quand on parcourt la série des preuves d'examiner, dans les Ecritures divinement ins-
liistoriquts, il faut s'allaclier à dt'cohvrir l'ave- pirées, si une âme est issue d'une autre âme, ou

nir plus qu'à sonder le passé; car les divins si les âmes se forment une à une dans chaque
livres eux-mêmes, en r;ip[)oi'lant les événe- corps pour l'animer, ou bien encore si la vo-
ments accomplis, ont soin d'y montrer la lonté divine h s y envoie de quelque part pour
figure., la promesse ou la preuve de ce qui doit leur donner la direction et la vie, ou enfin si

arriver. Dans celle vie même, on s'in'|uiite y viennent d'elles-mêmes. Qu'on ne s'i-
elles
assez peu de ce qu'on a éprouvé de bonne ou magine pas que je condamne ces recherches
de mauvaise fortune; tous les soucis se portent et ces diseussions quand surtout elles sont exi-
vers l'avenir qu'on csf>ère. Je ne sais quel sens gées par la nature d'une question importante,
intime et naturel nous perle à considérer ou que l'on a pour ce travail des loisirs suffi-
comme non avenu, parce qu'il est passé, ce sants que ne réclament pas des affaires plus
que nous avons éprouvé de bonbeuroude mal- nécessaires. Ce que j'ai dit a plutôt pour but
Leur. Et que m'importe d'ignorer le moment de prévenir les censures que nous pourrions
où a commencé mon existence, si je sais que élever |>lus ou moins témérairement contre
mainlenant je la possède, sans désespérer delà celui qui ne se rendrait pas à notre opinion
posséder toujours? Ce n'est pas vers le passé sur celtematiere et qui resterait dans un doute
que je me diiige et je ne redouterai pas comme peut-être plus prudent. Supposé même que
une erreur bien funeste de n'en avoir pas une l'on comprenne sur ce sujet quelque chose de
idée fort exacte; mais sous la conduite et avec clair et de certain, il ne faudrait pas accuser
la miséricorde de mon Créateur, c'est vers l'a- d'avoir perdu l'espérance des biens futurs celui
venir qui m'est réservé que je porte mes pas. qui ne se rappelle pas ce qui s'est passé au
Si donc je me trom|)ais sur cet état futur et sur début de sa vie.
le but où je dois tendre, il y aurait beaucoup
à craindre; je pourrais en etîet ne pas faire les
CHAPITRE XXII.
préparatifs nécessaires,ou bien en prenant une
cbose pour une autre, me mettre dans l'im- l'ignorance et la difficulté fussent - elles
posîibilité de parvenir au terme où j'aspire. NATURELLES A l'hOMME, IL Y A ENCORE SUJET
Quand je veux me procurer un vêtement, il DE LOUER LE CRÉATEUR.
n'y a point d'inconvénient à oublier l'biver
passé, mais y en aurait à ne pas croire au
il 63. Quelle que soit la solution de cette ques-
retour du froid ainsi i'àme ne perdra rien à
; tion, complètement de
qu'il faille la laisser
oublier ce qu'elle peut avoir souffert, pourvu côté ou en ajourner l'examen, rien ne nous
qu'elle soit 5éi ieuïcnient attentive à quoi on empêche de voir maintenant que la na'ure du
l'avertit de se préparer. Ain.-^i encore, que perd Créateur demeure dans une complète inté-
un bounne (jui fait voiles vers Rome, s'il oublie grité et une justice parfaite, dans son invio-
à quel port il s'est e?nbarqué, pourvu toutefois lable et immuable majesté lorsque les âmes
qu'il sache maintenant de quel côté diriger son endurent les châtimt nls mérités par leurs pé-
vaisseau? Que gagnerait-il au contraire à con- chés. Ces péchés, en etTit, comme nous l'avons
naître de quel rivage il est parti, si trompé sur démontré il y a déjà longtemps, doivent être
le port qui conduit a Rotne il venait à échouer attribués à leur volonté propre, il ne faut pas
contre des écueils? Que i)Prdrai-je aussi à igno- leur chercher d'autre origine.
rer les commencements de ma vie, si je con- 64. Mais si l'ignorance et la difficulté sont
LIVRE TROISIÈME. 387

nalurellt'S, c'est là que prennent naissance les déjà monté. Parce que l'âme n'est pas encore
progrès de lànie; c'est de là qu'elle commence ce qui lui est donné de pouvoir devenir en
à s'élever à la connaissance et au repos jusqu'à faisant des progrès. Dieu ne Ta point pour
ce qu'elle par\ienne à la vie bienheureuse. cela créée mauvaise. N'en est-il [)as ainsi des
Né{,^lige-t-clle par sa volonté pro|)re ces pro- corps eux-mêmes? Ne sont-ils pas beaucoup
grès (ju'l'IIc doit faire dans les bonnes études moins parfaits à l'origine, et néanmoins tout
et la piété à proportion des moyens qu'elle a homme judicieux estime qu'ils sont beaux
reçus ? La justice la fait tomber dans une igno- dans leur genre.
rance et dans une difficulté plus grandes, c'est Si donc l'àme ignore alors ce qu'elle
doit
un vraicliàtment; et le Modérateur supiême faire, c'est qu'elle ne l'a pas encore
appris ;
qui dirige tout de la manière la plus baimo- mais elle l'apprendra si elle fail bon usage de
nicuse, lui assigne la place qui lui con\ient ce qu'elle a déjà reçu. Or il lui a été donné de
parmi les créatures inférieures. Son crime ne chercher avec soin et piélé si elle veut. De
\ient pas de ce qu'elle ne sait pas ou de ce même, si connaissant ce qu'elle a à faire, elle
qu'elle ne peut naturcllt ment mais de ce ;
ne peut le faire encore, c'est que ce pouvoir ne
qu't lie ne s'est pas applicjuéeà sa\oir et de ce lui a pas encore été accordé. 11 y a en elle une

qu'elle n'a point travaillé convenablement à partie plus élevée ,


qui perçoit promptement
acquérir la facilité de faiie le bien. 11 est na- le bien qu'elle doit faire, et une autre partie
turel à l'enfant de ne saxoir et de ne pouvoir plus lente, la partie charnelle qui n'entre
parler ; les lois mêmes des grammairiens ne pas aussitôt dans son sentiment. Il faut, en
trouvent rien de coupable dans cette igno- effet, que la difficullé même l'avertisse d'im-
rance, ni dans cette dilliculté de s'exprimer; j)lorer, pour arriver à la protection, le secours
le cœur humain y sent même quelque chose de Celui qu'elle fait l'auteur de son être il faut ;

d'agréable et de flatteur, l'enfant en effet n'a qu'en s'appuyant pour s'élever au bonheur,
point à se reprocher d'avoir négligé d'ap- non pas sur ses propres forces, mais sur la mi-
piendie à parler' ni d'en avoir [)ei(lu l habitude séricorde qui lui a donné l'existence, elle aime
par sa faute. Si donc le bonheur était pour Dieu davantage. Or plus elle aime son Créa-
nous dans l'éloquence, si l'on était aussi cou- four, plus elle s'attache fermement à lui et
pable de \ioler les règles du langage que de plus elle en jouit abondamment dans l'éter-
violer les lois de la morale, nul ne serait accusé nité. Nous n'appelons pas stérile un tout jeune
d'avoir commencé par ne savoir parler pour arbrisseau, quoiqu'il traverse plusieurs étés
acquérir l'éloquence; mais on sérail justement sans porter de fruits, nous attendons le temps
condamné si par mauvaise volonté on était re- convenable pour connaître sa fertilité. Pour-
tombé ou que l'on fût demeuré dans celte quoi donc ne louerait-on pas l'Auteur de l'âme
ignorance. De même aujourd'hui, si l'igno- avec la piélé qui lui est due, s'il veut en la
rance du vrai et lu difficulté du bien sont na- créant que, par son application et ses progrès,
turelles à 1 homme, si c'est de là qu'il doit elle parvienne à porter des fruits de sagesse et

prendre son essor (lour s'élever à la béatitude de justice, et s'il lui confère l'honneur même
que donnent la sagesse et la paix, personne n'a de pouvoir, si elle veut, atteindre à la béati-
le droit de condamner ce commencement na- tude ?
turel. Mais si l'on a refusé de monter, ou si

après avoir fail des progrès on a voulu retom-


CHAPITRE XXIII.
ber de nouveau, on aura mérité de souffrir et
l'on souffrira justement.
MORT DES ENFANTS. —
PLAINTES INJUSTES DES
05. En tout donc louons le Créateur. Louons- IGNORANTS AU SUJET DES SOUFFRANCES QU'lLS
le de ce que dès le ilébul il a commencé à nous ENDURENT. —
QUEST-CE QUE LA DOULEUR?
rendre capables du sou\erain bien, dece qu'il
seconde nos efforts, de ce qu'il nous exauce et 66. Ici les ignorants élèvent contre nous une
couronne nos progrès, ou bien de ce que, par objection calomnieuse; ils la tirent de la mort
une condamnation juste et méritée, il fait des enfants et des douleurs corporelles que
rentrer dans l'ordre le pécheur, c'est-à-dire nous leur voyons souvent endurer. Quel-be-
celui qui toujours a refusé de s'élever à la soin cet enfant avait-il de naître, disent-ils,
perfection ou qui est retombé après avoir puisqu'il a quitté lu vie avant d'avoir pu y rien
388 DL LIBRE ARBITRE.

mériter? Quelle contenance fera-t-il au juge- parents en faveur de qui Dieu les a permises
ment dernier, car il ne compte point parmi seront améliorés, s'ils ont profité de ces afflic-
les justes, puisqu'il n'a fait aucun bien, ni tions temporelles et choisi un genre de vie
parmi les méchants, puisqu'il n'a fait aucun plus sage; ou bien ils n'auront aucune excuse
mal? à opposer à la juste sentence dont les frappera
On leur répond d'abord qu'à considérer l'u- le jugement futur, si les angoisses de la vie
nivers dans son ensemble, et l'ordre si régu- présente n'ont pu les déterminer à tourner
lier qui unit toutes les créatures dans tous leur cœur vers l'éternelle vie. Quant à ces en-
les lieux et dans tous les temps, il est impos- fants dont les douleurs servent à briser la du-
sible qu'un homme naisse sans motif, puis- reté de leurs parents, à exercer leur foi ou à
que, sans motif, les arbres mêmes ne produi- éprouver leur tendresse, qui sait ce que Dieu
sent aucune feuille ce qui est inexplicable,
: leur réserve d'heureuse compensation dans le
c'estqu'on s'occupe des mérites de qui n'a secret de ses conseils, car s'ils n'ont fait aucun
rien mérité. S'il peut y avoir une espèce de bien, ils ne souffrent pas non plus pour expier
vie moyenne entre le bien et le mal, peut-on des fautes qu'ils n'ont pas commises? Est-ce
craindre que le Juge suprême ne puisse pro- eu vain que l'Eglise honore et associe à la
noncer une sentence qui tienne le milieu gloire des martyrs ces enfants qui furent mis à
entre la récompense elle châtiment? mort, lorsque Hérode cherchait à faire périr
67. Ici encore les mêmes hommes ont l'ha- Noire-Seigneur Jésus-Christ ? '

bitude d'examiner quel avantage procure aux 69. Mais ces calomniateurs, ces hommes qui
enfants le baptême du Christ, puisqu'ils meu- sont plutôt des bavards jongleurs que des ob-
rent souvent après l'avoir reçu et avant d'en servateurs attentifs, vont chercher jusque dans
avoir pu rien connaître. —
Mais la foi et la raison les maladies et les fatigues des animaux les

permettent assez de croire qu'à l'enfant pro- moyens d'ébranler la foi des simples. Quel
fite la foi de ceux qui l'offrent à la consécration mal ont fait encore les animaux, disent-ils,
qu'imprime le sacrement. L'autorité salutaire pour souffrir de tant de manières, et qu'espè-
de l'Eglise appuie ce sentiment, et chacun renl-ilsdans toutes ces épreuves?
peut comprendre combien est utile la foi per- Ce langage ou ces sentiments prouvent qu'ils
sonnelle, quand la foi d'autrui est si avanta- ont de Irès-fausses idées des choses; incapables
geuse à qui ne peut encore avoir une foi à lui. de voir la nature et la grandeur du souverain
Esl-c^ à la foi personnelle qu'il ne pouvait bien, ils voudraient que tout ressemblât à
avoir puisqu'il était mort, que le fils de la l'idée qu'ils en ont. Ils n'élèvent pas cette idée
veuve a dû son salut et n'est-ce pas la foi de sa au-dessus des corps célestes qui sont les plus
mère qui a obtenu sa résurrection ? Combien *
parfaits et les plus incorruptibles de tous les
plus encore le petit enfant doit bénéficier de corps; aussi voudraient-ils avec toute la dé-
la foi d'autrui, puisque son défaut de foi ne raison possible que les corps des animaux ne
saurait lui être reproché! fussent sujets ni à la mort ni à la corru[)lion.
68. Passons aux douleurs corporelles dont Mais étant les derniers des corps ne sont-ils
souffrent ces petits, que leur âge même exem- pas moKels et sont-ils mauvais pour ne valoir
pte de tout péché. Si l'âme qui les fait vivre pas autant que les corps célestes?
n'a pas existé avant eux, les plaintes semblent D'ailleurs les souffrances endurées, par les
plus autorisées et ins[)irées par la compassion bêtes montrent jusi|ue dans le princijje de vie
même Quel mal ont-ils fait pour souffrir
: qui les anime une puissance admirable et ma-
ainsi, dit on? gnifi(|ue en son genre. On voit, en eflet, com-
Mais Yiimocence peut- elle être méritoire bien elles cherchent l'unité dans le corps
avant qu'on ait eu la possibilité de uuire? Et qu'elles animent et qu'elles dirigent. Car la
si Dieu pour corriger et châtier les parents, se douleur est-elle autre chose que le sentiment
sert avec avantage des douleurs et de la mort qui résiste à la séparation ou à la corru[)tlon?
qu'endurent les enfants qui leur sont cher?, qui Ainsi donc ne voil-on pas, plus clair que le
peut l'empêcher de recourir à ce moyen ? Une jour. Combien celte âme des bêtes recherche
fois passées d'ailleurs ces souffrances seront l'unité dans tout son corps et s'y attache opi-
pour les enfants comme non avenues ; et les niâtrement? Ce n'est en ellet, ni avec plaisir
' Luc, va, 12-15, * Maith.. u, 16.
LIVRE TROISIÈME. n89

ni avec indifTérence, c'est plutôt avec rt'îsis- cher comment sa postérité s'est propagée. On
tance et avec effort qu'elle se porle à la partie se croit fort habile quand on présente la ques-
blessée dont elle setit avec peine que les dou- tion de la manière suivante si le premier :

leurs menacent de détruire runilé et l'intc- homme a été créé sage, pourquoi s'est-il laissé

grilé de son corps. Sans ces souffrances des séduire? et s'il a été créé insensé, comment
bêtes on ne verrait pas combien les dernières Dieu n'est-il pas l'auteur des vices puisque la
créatures animales recherchent l'unité, et si plus grand de tous?
folie est le

on ne le voyait pas, nous ne comprendrions Mais entre la sagesse et la folie, la nature


pas suffisamment comme tout est fait par cette humaine ne connaît-elle pas un milieu qui
souveraine, sublime et ineffable unité du Créa- n'est ni folie ni sagesse? Quand est-ce qu'un
teur. homme commence mériter d'être appelé
à
70. Réellement, si on y prête une attention nécessairement ou sage ou insensé? N'est-ce
pieuse et vigilante, toutes les beautés et tous pas quand il pourrait posséder la sagesse, s'il

les mouvements des créatures que peut


consi- n'y mettait pas de négligence et que sa volonté

dérer l'esprit humain, sont un enseignement devient responsable du défaut de la folie?


pour nous; les actes et les modifications qui Personne n'est assez dépourvu de sens pour
se produisent en elles sont comme autant de appeler un enfant insensé; on serait moins
langues qui crient partout et nous rappellent raisonnable encore de vouloir l'appeler sage.
à la connaissance du Créateur. En effet, parmi Si donc un enfant, tout homme qu'il soit,

les êtres qui ne sont sensibles ni à la douleur n'est ni fou ni sage; si par conséquent la na

ni au plaisir, il n'en est aucun qui ne trouve ture humaine


est susceptible d'un certain mi-

dans l'unité une beauté propre à son espèce, ne peut nommer ni folie ni sagesse
lieu qu'on ;

ou au moins la stabilité qui convient à sa na- évidemment, on ne pourrait appeler insensé


ture. Et parmi ceux qui sentent les impres- un homme qui serait disposé comme le son*
sions de la douleur et les charmes du plaisir, ceux qui ont négligé d'acquérir la sagesse,

il n'en est aucun qui ne fasse entendre en s'il était ainsi non par
sa faute mais natu ,

fuyant la peine et en recherchant la joie, qu'il rellement. La folie, en effet, n'est pas ure
a horreur de la dissolution et qu'il aime l'u- ignorance quelconque de ce que l'on éùi*
nité pourquoi enfin les âmes raisonnables
: rechercher ou éviter, c'est une ignorance vi
cherchent - elles les connaissances qui leur cieuse. De là vient que nous n'appelotïs pas fou
procurent tant de joies, sinon pour faire bril- un animal sans raison il ne lui a pas été
:

ler en elles l'unité d'une même lumière ? et donné de pouvoir acquérir la sagesse. Et pour-
qu'évitent-elles en évitant l'erreur, sinon l'obs- tant nous prenons souvent les termes dans un
cure confusion que produit le doute, doute sens figuré. Ainsi en est-il de h cécité elle :

insupportable parce que ne brille pas sur lui est certainement le plus grand défaut dont
l'unité de la science et de la certitude? puissent être affectés les yeux, mais elle n'en
Ainsi donc, qu'ils causent la peine ou qu'ils est pas un dans les petits chiens qui viennent
réprouvent, qu'ils donnent la joie on le plai- de naître, et à proprement parler, on ne peut
sir, tous les êtres font connaître et proclament alors la nommer cécité.
l'unité du Créateur; et si l'ignorance et la dif- 72. Si donc, sans être encore sage, l'homme
ficulté, par où commence nécessairement cette a été créé capable d'accepter le commandement
vie, ne sont pas naturelles à l'âme; il s'ensuit qu'il devait accomplir, il n'est ni étonnant qu'il
qu'elles sont un sujet d'exercice ou un châti- ait pu être séduit, ni injuste qu'il ait été châ-
ment. Mais je crois que nous avons suffisam- tié pour n'avoir pas obéi ni vrai que son,

ment examiné cette question. Créateur soit l'auteur de ses vices, puisque
la privation de la sagesse n'en était pas un poar
CHAPITRE XXIV. l'homme, à qui il n'avait pas été donné de pou-

LE PREMIER HOMME n'a PAS ÉTÉ ISSE^SÉ, MAIS voir laposséder encore. Il avait néanmoins reçu
CAPABLE DE DEVENIR SAGE. — QC'EST-CE OLE le moyen de monter plus haut s'il en voulait
LA FOLIE? faire irôn usage. Autre chose en effet est d'être

raisonnable et autre chose d'être sage. La rai-


H. H est donc mieux d'examiner en quel son permet d'entendre le précepte que l'on
état le premier homme a été créé que de cher- doit croire pour l'accomplir. Mais comnie la
390 DU IJ13RE AKlilTUE.

rai?on conduit à l'intelligence du précepte, gesse, il semblera que la folie a précédé et dé-

l'obscrvalion du pri'{e|)te conduit à la sage s^e; terminé celle séparation. Et que cette si tu dis
à l'obsti-valion ce que la nature fé[>.'irati()n l'a rendu ton, ils demandent si en
la volonté c!st

est à la linielligcnce de ce même précepte ; et la faisant il s'est conduit avec folie ou a\ec sa-

comme la nature raisonnable mérite eu quel- gesse. S'il s'est conduit avec sagesse, il a bien

que sorte de recevoir le commandement, ainsi fait, il n'a i)as |)éché ; s'il s'ett conduit avec
la fidélité au commandement mérite la sag(;sse. folie, déjà donc concluront-ils, il élait fou,

Or on devient capable decommeltre le péclié puisque la folie lui a tait (juilter la sagesse :

dès qu'on devient capable d'entendre le com- car il ne pouvait agir avec folie sans être fou.
mandement. Avant d'être sage on peut péclier Ceci montre que pour passer de la sagesse à
do deux manières soit en ne voulant pas en- , la folie il y a un milieu qui n'est ni folie ni sa-
tendre la en ne l'observant pas après
loi, soit gesse et dont les hommes ne peuvent en cette
l'avoir reçue et quand on est sage, on pèclie
;
vie juger que par le contraire. En effet aucun
si l'on renonce à la sagesse. De même en ef- mortel ne devient sage qu'eu passant de la fo-

fet qu'il ne faut pas attribuer l'ordre à (jui le lie à la sagesse. Or si ce jiassage se fait avec
reçoit,mais à qui le donne ainsi la sagt's^e ne ;
folie,on ne peut Tafiprouver, ce qui est enliè-
vient pas de qui est éclairé, mais de Celui qui rement opposé au sens ci mmun et s'il se fait ;

éclaire. avec sagesse, c'est que l'homme était sage


De quoi donc ne pas bénir le Créateur de a^anl de le devenir, ce qui n'est pas moinsab-
l'bomme? Dès que l'bomme est capable d'en- siude. On comprend donc qu'il y a un milieu
tendre la loi, il est bon, il est supérieur à qui n'est ni sagesse ni folie ; et c'est ainsi que,
la bêle. vaut mieux encore après avoir reçu
Il pour passer du sanctuaire de la sagesse à la
leconmiandement encore mieux lorsqu il ya ; folie, le [)remier homme n'était ni fou ni sage.

obéi bien mieux encore lorsque l'éternelle


;
Dans un autre ordre d'idées l'assoupissement
contemplation de la sagesse le rend bienheureux. n'est pas non plus le sommeil; le réveil n'est

Par contre, le mal du péché vient de la négli- pas la veille, c'est une transition. Il y a toute-
gence soit à entendre soit à observer le pré- ,
lois cette différence que ces derniers actes sont

cepte, soit à persévérer dans la contemplation souvent involontaires, tandis que le premier ne
de la sagesse. Ne s'ensuit-il pas que le premier l'est jamais; aussi mérite-t-il toujours un juste
homme pouvait se laisser séduire, même api es salaire.

avoir été créé sage? Ce péché ayant été com-


mis librement a été justement puni, d'aïuès la CHAPITRE XXV.
loi divine. C'est pourquoi l'Afiôtre saint Paul
s'exprime ainsi : « En se disant sages ils sont QUELLES IDÉES FRAPPENT LA NATURE RAISON -

« devenus fous. » L'orgueil en effet éloigne de NABLE lorsqu'elle SE TOURNE AU MAL.


la sagesse, et cet éloignement est suivi de la
folie. Qu'est-ce en eflét que la folie, sinon un 74. Mais la volonté ne se porte à rien faire
certain aveuglement, comme dit le même sans y être attirée par quelque idée, et si elle
Ai)ôtre « Leur cœur insensé s'est obscurci'.»
: est libre de rado[)ter ou de la repousser, elle
D'où vient cet obscurcissement, sinon de ce ne l'est point d'en être ou de n'en être pas frap-
qu'on est éloigné de la lumière de la sagesse? pée. Or il vient à l'esprit deux sortes d'idées,
b'oii vient entin cet éloignement, sinon de ce des idées d'en-haut et des idées d'en-bas, afin
que l'homme dont Dieu est le bien su[)rcme, que la volonté [misse choisir ce qui lui plaît
veut être son pro[)re bien comme Dieu l'est à et mériter par là le bonheur ou le malheiu".
lui-même ? Aussi « mon àme est troublée en Ainsi, au [taradis terrestre, le commandement
« moi » dit un prophète * il est dit encore : ;
divin élait l'idée d'en-haut, et la suggestion du
« Goûtez et vous serez comme des dieux*. » serpent l'idée d'en-bas. De l'homme en effet

73. Ce qui trouble les auditeurs, c'est (ju'on ne dépendait ni ce commandement ni cette
pose ainsi la question Est-ce la folie qui a : suggestion. Mais une fois acquise la vigueur
éloigné le premier homme de Dieu? ou bien que donne la sagesse, combien il est possible,
est-ce cet éloignement qui l'a rendu insensé? combien il est facile de ne point céder aux
.
Si tu réponds que la folie l'a éloigné de la sa- idées qui entraînent en bas On peut le com- !

, » Bom. 1, 22, 21. — > Ps, XLI, 7. — Geû. lll, 5. prendre eu cojisidéranl que les ingensés mêmes
I.IMU-: TKOISIKME. 301

en triomphent pour s'élever aux régions de la désordonnément et à vivre indépendante, elle


sagesse, n)iilgré la peine de renoncer aux dou- s'abaisse d'autant plus qu'elle veut s'éleyer da-
ceurs empoisonnées de leurs pernicieuses ha- vantage. De là ces paroles : « L'orgueil est le
bitudes. commencement de tout péché » et ces au-
« ;

l'homme tut alors en présence de deux


73. Si tres: «Le commencement de l'orgueil hu-
idées, du commandement de Dieu et de la « main c'est de se séparer de Dieu *. » Outre
fcntalion du serpent, on peut ici se demander cet orgueil ,
le diable eut la noire envie
d'où vint au démon lui-même le conseil iui|)ie d'inspirer à riiomme l'orgueil pour lequel il
(jui le fit tomber de si haut; attendu que s'il se De là vint le châtiment
sentait réprouvé.
n'en avait eu l'idée, il n'aurait pas fait le choix qui devait corriger l'homme plutôt (jue lui
(ju'il a fait ; si rien ne s'était présenté à son donner la mort: le démon avait posé devant
esprit, il n'aurait point porté sa volonté au lui comme un modèle d'orgueil; le Seigneur

mal. D'où lui vint donc l'itlée, (jueile qu'elle se donna à lui comme un modèle d'humilité.
fut, d'entreprendre ce qui devait faire de lui C'est lui qui nous promet l'éternelle vie, il
un diable, de bon ange qu'il était ? veut que rachetés par le sang qu'il a versé à la
On ne peut vouloir sans vouloir quelque suite de travaux et de douleurs inex[)rimab!es,
chose, et la volonté ne saurait se porter vers nous nous attachions à notre Libérateur avec
aucun objet, à moins que l'idée ne lui en vienne une charité si ardente, nous soyons attirés
soit de l'extérieur par les senscorporels, soit in- vers lui par des lumièressi vives qu'aucune ,

térieurement par (les ressorts secrets. 11 y a donc idée d'en-bas ne nous détourne de cette con-
plusieurs sortes d'idées : les unes sont inspirées templation subhme. 11 veut encore que si ja-

par le conseil d'autrui, comme celte tentation mais des idées de convoitise se glissaient en
du diable à la(|uelle Adam donna un consen- nous nous fussions rappelés au devoir par la
,

tement coupable; les auties viennent des ob- réprobation et les supplices du diable.
jets soumis à l'application de notre es[)rit ou 77. Mais quelle n'est point la beauté de la
à la perception de nos sens. L'immuable Tri- justice , quelle n'est point le charme de l'éter-
nité n'est pas du domaine de notre esprit, elle nelle lumière, c'est-à-dire de la vérité et de la
le domine plutôt. Mais à l'application de l'es- sagesse immuable? Quand mêriie on n'en
prit soumis d'abord l'esprit lui-même
est :
pourrait jouir que l'espace d'un seul jour on ,

aussi sentons- nous que nous vivons ensuite ;


aurait raison, pour y parvenir, de mépriser
le corps gouverné par l'esprit; c'est pourquoi d'innombrables années de vie avec toutes les
lorsqu'il faut agir l'esprit met en mouvement délices et tous les biens temporels. Ah ! il n'y
le membre nécessaire. Quant aux sens, tout avait ni erreur ni insensibililé dans le cœur
ce qui est corporel est de leur domaine. qui s'écriait « Un jour passé dans votre sanc-
:

76. L'àme n'est point la sagesse souveraine ,


« tuaire vautmieux que des milliers de jours*.»
puisque cetlesagesseest inunuable, tandis que Peut-être cependant pourrait-on prendre ces
l'àme est muable. Comment donc se tait-il que paroles dans un autre sens , entendre par les
en contemplant la sagesse elle se regarde elle- milliers de jours les temps muables et par le
même et pense à soi ? C'est uniquement [)arce jour unique limmuable éternité.
(|ue n'étant[)oint égale à Dieu elle a néan- Je ne sais si dans cette réponse, que j'ai faite
moins des beautés qui, après Dieu, peuvent la selon la mesure de la grâce qu'il a plu à Dieu
charmer. deme donner, j'ai omis de résoudre quelques
Elle est plus parfaite lorsqu'elle s'oublie dans unes de tes questions. Mais s'il te revient quel-
l'umour du Dieu inuuuable, lorsqu'elle semé- que chose, ce livre est assez étendu, il faut
prise enlièremenl eu sa présence. Mais si étant nous reposer un peu.
en quelque sorte |>lusà sa portée elle vient a se
' Eccli. X, 16, 14.
com[>laire en soi; si elle cherche à imiter Dieu ' Ps. Lssxiir, 2.

Ce tioiaione livre est truditil par Al. l'aihé RAL'LX.


(ji/lyi^/hvUMJ^ i ^ /W^*«. : tAJ-^i-ri

TRAITÉ DE LA MUSIQUE'.

AVERTISSEMENT.

Le de la musique se divise en deux par-


traité rées successives qui divisent un mouvement et le
lies: l'une, toute technique, renferme une expo- rapport qui les ordonne entre elles. Je dis mou-
sition complète dea règles de la Rhytbmique et vement en général; la danse comme le chant est
de la métrique ; elle comprend les cinq premiers du domaine de la musique car la danse consiste
:

livres :l'autre , plus philosophique, forme en en des mouvements susceptibles de se mesurer et


quelque sorte la morale de l'ouvrage ; l'auleuTj de se résoudre en cadences régulières; les sons ne
analysant les mouvements du cœur et de l'esprit forment également un accord musical que parce
humain, les mouvements des corps et de l'univers, qu'ils sont susceptibles de se diviser en intervalles
remonte d'harmonie en harmonie, comme par une réguliers que l'on peut mesurer par un battement.
échelle mystique, jusqu'à l'harmonie éternelle et La Musique est donc la science des belles modu-
immuable. Dieu, principe de tous les mouvements lations ou des mouvements bien ordonnés; pour
et auteur de la loi qui les assujétit à Tordre, en découvrir la succession de ces mouvements et
d'autres termes auteur de l'harmonie à tous ses leur symétrie, le musicien doit remonter jusqu'à
degrés. Cette partie ne comprend qu'un seul livre; la théorie des nombres, examiner leurs rapports et
c'est le plus célèbre. leur progression c'est sur ce modèle qu'il déter-
:

La première partie est une suite de préceptes, mine l'échelle des sons et leurs différentes combi-
àoartquelquesdétailsgracieux, quelquesréflexions naisons. Les nombres sont le symbole de l'accord
protouaes qui révèlent dans lemétricien, tout oc- musical ils le représentent au même titre que les
;

cupé, ce semble, à mesurer des syllabes, le vi- mots expriment la pensée, et les plaisirs de l'o-
goureux philosophe el le brillant orateur: mais reille supposent des rapports tout mathématiques.
elle offre au plus haut degré l'intérêt qu'elle com- On reconnaîtra sans peine ici les principes du
portait. Nulle part l'alliance de la poésie et de la système musical tel que l'ont fondé en Grèce les
musique, ce problème si agile par les érudits, Pythagoriciens.
n'apparaît sous une forme plus simple; on ne La musique est donc une science: elle repose
scande pas , on entend , j'allais dire , on chante le sur une théorie absolue , celle des nombres. Elle
vers antique; les iambes, les spondées, les dac- n'est pas, comme la prosodie, un ensemble de
tyles font place à des mesures musicales dont la connaissances toutempiriqueselparlà elle se dis-
raison et l'oreille sont juges; el cette harmonie tingue de la grammaire qui, pour fixer la quantité
n'est pas aussi perdue qu'on le croit: elle a laissé des syllabes, se borne à consulter l'usage et
dos traces et comme un écho dans la mélopée de l'exemple des grands poètes. Comme ses principes,
nos églises. Dès le début de l'ouvrage, il s'élève sa méthode est toute rationnelle : elle déduit des
entre le Maître et l'élève une discussion en ap- rapports numériques , par une conséquence né-
parence plus métaphysique que musicale mais ;
cessaire, les rapports qui flattenU'oreille. On com-
qu'on ne s'y trompe pas , elle découvre les prin- prendra dès lors la portée des passages fort nom-
cipes qui ont dirigé l'auleur, dans la compo- breux où l'auleur réclame , au nom de la raison ,
sition de son traité; elle en contient toute la contre la routine des grammairiens: on ne s'éton-
substance. Il s'agit de définir la musique, telle nera plus de le voir apprendre la musique à un
que l'auteur la comprend et veut la faire compren- élève qui ignore les règles de la quantité. Lesmots
dre. et leur quantité représentent des uotes, les pieds,
La musique a pour objet de déterminer les du- des mesures musicales.
Les histrions et les danseurs de métier sont-ils
* Voir hi»t. de S. Aug. chap. vin, pag. 48 ; Rét. liv. i, ch. yi. des musiciens? Non , Tauteur les exclut du chœur
394 \)E LA -M[ SiniF.

des musiciens, au même titre que Platon bannit à goûter. Nous sentons l'harmonie de Virgile :

les poètes de sa république ou refuse le nom d'o- qui peut se flatter de sentir celle de Pindare?
lateurs à ces discourcMirs qui ne savent pas allier C'est qu'il y a dans les vers de Virgile une ca-
la philosophie à réloquerce. Leur art n'est qu'une dence lout à fait étrangère aux rhythmes de Pin-
pure imitation la science et ses principes éternels
: dare. Nous n'avons plus, si j'ose ainsi parler, que
leur écliaiipent. Us sont artistes à peu près comme le librelto des odes de ce grand musicien. Le

le rossignol ce sont des gosiers sonores que


;
mouvement, la passion, la clarté même que le
l'exercice assouplit et que fait mouvoir l'amour chant répandait à travers ses paroles, comme un
d'un vil salaire ou de vains applaudissements. souffle puissant, ont disparu pour nous avec la
Telles sont les conclusions de celte longue dis- musique. Pindare a eu le sort de ces statues de la
cussion où l'on retrouve la dialectique, les prin- Grèce, qui, transportées sous un climat étranger,
cipes et parfois la grâce des dialogues de Platon. perdent avec la transparente lumière du ciel
Entrant alors dans les déiails de son sujel, l'au- oriental la grâce de leurs proportions et le mou-
teur fixe d'après les propriétés même des nom- vement de leurs traits. La véritable traduction de
bres, les durées dans le mouvement, leur progres- Pindare serait une traduction en musique. Loin
sion, leurs rapports; il détermine les limites où de nous sans doute la pensée d'assimiler à un
s'arrclenl ces mouvements susceptibles, comme faiseur de librelto moderne, un Pindare, un So-
les nombres qui les expriment, de s'élendre à l'in- l)hocle Mais nous ne pouvons nous résoudie à
!

fini. Celte en apparence subtile ou


discussion aliribucr uniquement à l'inspiration « leur beau
aride met dans tout son jour le sysicme pytha- « désordre, » ces tours brusques, ces alliances de
goricien sur les lois mnlbématiques des sons et mot hardies, celle absence de irausilion, qui dé-
désaccords: à ce titre, elle otTrira le plus vif intérêt concertent le grammairien. La musique animait
à tous ceux qui voudraient étudier le principe du les paroles; elle les interprétait à l'oreille et au
pylbagorisme en dehors de ses applicaiions erro- cœur, comme elle interprèle dans nos églises la
nées à la morale ou à la méiapbysique, je veux sublime terreur du Die!< irœ.
dire dans sa simplicité première et dans sa pureté. Qu'on lise saint Augustin : le rôle tout se-
Accoutumés à scander, nous ne voyons dans les condaire de la parole dans le rhythme est telle-
pieds que des combinaisons de brèves et de lon- ment un principe à ses yeux, qu'il nous avertit de
gues plus ou moins artificielles. 11 n'en est rien : faire abstraction des mots pour ne considérer que
« Les pieds, selon l'expression de M. Vincent S les sons, et que les exemples qu'il donne offrent
« sont identiquement la même chose que nos me- plutô: un son agréable à l'oreille qu'un sens clair
« sures musicales. » Ils se composent de temps tant il est vrai que le poêle lyrique,
à l'esprit,
rendus sensibles à l'oreille par le battement de la dans l'antiquité, n'aurait jamais marché, comme
mesure. Le mélange des pieds ne peut avoir lieu dit Bnssuet *, par vives et impétueuses saillies,

qu'à la condition qu'ils offrent des durées égales s'il n'avait été soutenu et guidé dans ses élans par

et qu'ils se mesurent par le même battement. les mouvements réguliers et « bien ordonnés » de
L'amphibraque ne peut se combiner avec aucun la musique.

aucun autre pied parce que, divisé dans un rap- Le mètre se distingue du rhythme en ce qu'il ad-
»>*^' port de 3 à t, il trouble le battement de la mesure met une fin déterminée, au déjà de laquelle il re-
•-•- '
"el comme dit l'élève, écorche les oieilles. En ré- commence. Nous n'insisterons pas sur cette dis-
sumé, le pied exprime une mesure musicale dont tinction malgré son importance nous voulons :

les syllabes sont les noies, et la combinaison des appeler l'atienlion du lecteur sur la manière dont
pieds doit se faire dans un rapport tel que le levé l'auteur enseigne à mesurer le mètre par le batte-
et le posé, le temps faible et le temps fort, revien- ment.
nent à des intervalles constants et réguliers. Son système est fort simple et repose sur ce
Ce partage du pied en levé et en posé, carac- principe chaque mètre a un pied principal,
:

térise esseniiellemenl le rhytbme, qui n'est qu'une c'esi-à-dire, une mesure fondamentale composée
suite de mesures musicales sans fin déterminée. d'un nombre de temps déteiminé. Celle mesure,
Les hymnes de Pindare, les chœurs des tragiques une fois reconnue et adoptée doit se retrouver
sont en général des rhythmes où les paroles se partout si un ou plusieurs temps manquent, on
:

succèdent selon les exigences de l'air créé ou les remplace par des silences dont le batlemeut
adopté par le poète. La théorie du rhytlime, telle fait senlir la durée. C'est ainsi que dans la mu-

qu'on la trouve dans saint Augustin, précise, lu- sique moderne on remplace les notes par des pau-
mineuse et manifestement appuyée sur une con- ses, des demi-pauses ou des soupirs. Par exemple,
naissance profonde des conditions de la poésie ce mètre :

lyrique dans l'antiquité, oflre, selon nous, les vé- segetes meus labor
ritables principes pour apprécier celle poésie, au-
jourd'hui assez obscure et par là môme dilficile peut se mesurer de deux façons différentes; cela
dépend du pied que l'oa choisit pour mesure
• Analyse du traité de Musica chez Paul Dupont, 1819, Paris. En
reconimandaai celte aualyse à nos lecteurs nous les remettons à notre * Hlst. universelle : définition de l'ode sacrée qui, elle aussi, ciiat

propre guide. un rhythme.


AVERTISSEMEiNT. 395

fondamentale. Adopte-t-on le diiambe (u— u— )? esthétique de ce beau livre y est saisie dans toute
On trouve scgetes meus laLor. Mais le diiambe
\ son élévation. Le lecteur nous permettra dQnc
ayant 6 temps et segetes étant un anapeste ou pied d'insister sur la partie philosophique et d'y appeler
de 4 temps, il laut remplir les deux temps vides son attention.
par un silence d'égale durée. La mesure est alors Devancit r de Descartes et de Malcbranche qui ont
de 6 temps pour ciiaque pied. creusé un abîme entre le corps et l'àuie, Augus-
Veut-on, au contraire, prendre pour point de tin, guidé par le sens chrétien, refuse au corps
le
départ le dilrachée [-v-\)) on aura Sege tes : pouvoir de modifier l'àme. Le corps ne produit pas
meus la bor \ en revenant de la fin du mètre,
:
dans l'càme une impression, une peine, un plaisir
c'est-à-dire, la syllabe bor, au commencement, non ; h propos des impressions que le corps reçoit
Seije, on ne trouve que 4 temps; il l'aul donc un du dehors ou des modifications qu'il éprouve dans
silence de 2 temps. Marquons, si on nous le per- ses organes, l'àme devient attentive, prend con-
met, les silences, par des soupirs 7, signe qui, science des mouvements corporels, et, selon
dans la Musique moderne, équivaut à une brève qu'elle s'y associeou qu'elle s'y oppose, qu'elle
ou à un temps, nous verrons de nos propres yeux s'y conforme ou qu'elle y résiste, elle ressent de
régalilé de ces deux mesures :
la peine ou du plaisir. La peine est une fonction
pénible des organes remarquée par l'àme, le plai-
Segetes meus labor 7 7 |
sir, une opération facile dont elle a conscience.

Malgré la routine, Tauteur mesure l'hexamètre Cette théorie est d'autant plus originale que d'or-
par anapestes, ce qui met les accents en relief, dinaire, on regarde l'àme comme purement passive
chose si importante dans le vers, qu'il soit fran- dans le phénomène de la sensation : Augustin
çais, grec ou latin ;
n'y voit qu'un mode de l'activité de l'àme, une
réaction contre les impulsions venues du dehors
Arma vinimque cano Trojœ qui 'primus ah oris. et auxquelles l'àme reste libre de s'associer. Il
rattache sa théorie au dogme chrétien du péché
La fin rapprochée du commencement formant
originel. Dans l'état de grâce et de félicité, le corps
i temps et la mesure fondamentale étant l'anapeste
était en parfaite union avec l'àme l'àme ne prê-
ou 4 temps, il n'y aura pas de silence complémen- :

tait aucune atitniion à ses mouvements et


taire, était
tout entière tournée vers Dieu, son Seigneur, elle
On remarquera que Vhémisliche est le trait dis-
était insensible au même titre que nous le so:nmes
tinctif du vers ancien. Le vers n'est vers que
encore, quoique d'une manière infiniment moins
parce qu'il admet une coupure qui le partage en
deux membres, liés entre eux par le rappoitd'éga- parfaite, dans la santé. Car, dans la santé, le jeu

lilé le plus étroit. Augustin trouve un l'apport des organes est si régulier,
si facile, que l'àme ne

d'égalilé merveilleux dans les deux membres du


s'en occupe pas et peut se livrer sans distraction
vers Hexamètre qui ont un nombre de demi-pieds
comme sans peine, à la contemplation de la vé-
rité. Mais, par une conséquence du péché, la chair
tel que si on les élève au carré, on obtient le
n'obéit plus qu'à l'aiguillon du plaisir; l'àme,
nombre identique de 2o. Les anciens étaient bien
contraiine de fixer son attention sur ci^s mouve-
plus que nous, sensiblesàcos propriétés des nom-
bres qui peuvent devenir, en musique, une jouis- ments de concupiscence, ou lutte péniblement pour
sance pour doubler ainsi le plaisir de
l'esprit et y résister, ou se laisse entraîner et piélère à l'in-
sensibilité ou apathie, qui est la suite de la sauté,
rorcille. On ne sans surprise que les
voit pas
criiiques si nombreuses et si mal (ondées qu'on a ledésordre des voluptés.
Cette théorie
d'un spiritualisme si élevé est ex-
faites de notre Alexandrin, s'appli(juent en grande
partie à l'Hexamètre Latin lui aussi est partagé
:
posée avec éclat dans le chapitre V'eet domine le
en deux hémistiches et cela, dit notre auteur, d'un livre entier. Aidée de grâce, l'âme renonce peu
la

bout à l'autre de l'Enéide. Si saint Augustin s'est à peu à la chair : subordonne, par une hié-
elle

brouillé il y a tant de siècles avec les Romantiques, rarchie toute divine, les mouvements que le corps
la contraignait à produire, soit pour aller au-devant
j'ai bien peur que leur système, qui consiste à
uiettre l'Alexandrin en pièces sous prétexte d'eu de ses besoins, soit pour lutter contre ses ten-
rompre la monotonie, ne réponde ni aux besoins dances grossières, à ces mouvements que règle
de l'oreille, ni « aux propriétés essentielles des le jugement, qu'inspire la raison; elle s'épure,

nombres» et de l'iiarmonie. C'est ainsi que l'on elle se tourne tout entière vers les choses du ciel.

retrouve les lois de l'esprit humain sous les for- Ainsi les harmonies d'ici bas de plus en plus
mules du philosophe son ouvrage n'a pas vieilli,
:
hautes selon qu'elles ont pour principe, les sens,
parce que la raison et les principes do l'art ne le jugement, la raison, l'acheminent peu à peu et

vieillissent jamais. Nous arrivons au Vl« livre ; et


comme par degrés à l'harmonie tout intellectuelle
nous nous empressons d'oll'rir au lecteur « une de la vérité. Elle reprend sa dignité, en reprenant
planche sur celte mer immense, » une analyse son existence première, la contemplation de Dieu.
enthousiaste de M. Villemain ». La partie
tidèle et Si au contraire elle se renferme dans l'harmonie
des sens, dans la beauté des objets matériels, elle
' TabUau Je éloquence
1 cUrétiecne au i\» siècle, p. 421-429, se lie à une harmonie, celle du péché; car le mal
396 DE LA MUSIQUE.

étant la punitî jndu péché, deivrent tine harmonie : son erreur. De là vient qu'il faut souvent lire un
la réparalion du désordre est le retour à l'ordre ; chapitre tout entier pour
bien comprendre.
le

sa dégradation est alors achevée ; la loi qu'elle Ajoutons qu'il est curieux et questionneur au
n'aime pas l'asservit et l'enchaine. Donc, la sensi- point de fatiguer son maître, volo tandem tibi parco^.
bilité n'étant que le pouvoir de réagir contre les (Liv. II.) Quant au maître, on peut reconnaître à
impressions du corps, l'càme est dans l'allcrnative chaque instant le brillant professeur de rhétoi'i(}ue

ou de ne prêter attention qu'aux harmonies cé- et de philosophie, mieux encore le disciple de


lestes, ce qui fait sa dignité et son bonheur, ou de Platon qui avait appris à interroger les esprits, et
s'enfermer dans les harmonies d'ici-bas, ce qui savaille secret, non-seulement d'instruire et de
cause sa dégradation et son malheur. plaire,mais encore de faire deviner la vérité. Les
De ce point de vue élevé, Augustin considère allusions à sa vie passée et à sa conversion, sur-
tous les mouvements de l'àme et du corps, tou- tout dans le sixième livre, viennent à chaque
jours harmonieux, quoique à difTérenIs degrés, instant surprendre, attendrir même le lecteur. Nous
puisqu'ils sont une conséquence des lois divines. n'en signalerons qu'une pour terminer par une ci-
Et il invite l'àme à remonter de beautés en beau- talion; elle marque a la fois la tendresse de cœur
tés jusqu'à la beauté souveraine en se dégageant et le sincère repentir d'Augustin : « L'adultère,
de plus en plus des entraves de la mortalité. en tant qu'adultère est une œuvre coupable;
dit-il,

La forme de ce traité est celle du dialogue : mais de l'adultère, il naît souvent un homme, c'est-
l'élève répond peut-être trop souvent par oui et à-dire d'une œuvre coupable de l'homme, une
par non mais c'était la un défaut inévitable dans
;
œuvre excellente de Dieu. » Qui ne reconnaîtrait à
un aussi long entretien. D'ailleurs, c'est vraiment ces mots cet Adéodat, fruit du péché et toutefois
un élève; il se trompe, son maître le laisse s'éga- présent magnifique de Dieu, par son génie précoce,
rer, puis le ramène à la vérité en lui indiquant sa foi, sa tendresse filiale?
avec grâce le point précis qui a été la cause de
DE LA MUSIQUE.

LIVRE PREMIER.

L'auteur, dans le premier livre, définit la musique ;


il traite des différentes espèces de mouvements cadencés, qui constituent
TesseAce de cet art, et de leurs rapports.

une nuance très-accusée. — L. M. Et d'oii


vient-elle, puisque les deux mots se composent
CHAPITRE PREMIER.
des mêmes lettres et des mêmes temps? —
l'art de déterminer la juste étendue des L'E. De l'accent, qui n'occupe pas la même
SONS dépend de la musique et non de la place. —
L. M. Quel est l'art qui enseigne à

GRAMMAIRE. faire toutes ces distinctions? —


LE. Je les en-
tends faire ordinairement aux grammairiens
1. Le Maître : Le mot modus forme quel et c'est à leur école que je les ai apprises ;
— L'Elève, un Pyrrhique. — L. M. Com-
l)ieil? mais j'ignore si ces règles sont du ressort de

bien de temps? — L'E. Deux. — L. M.


a-t-il la grammaire ou sont empruntées à un autre
El mot bonus quel pied
le — L'E. Le est-ce. art. — L. M. Nous verrons cela tout à l'heure :

même que modus. — L. M. Modus donc est Pour le moment, dis-moi si, en m'eutendant
absolument même chose que bonus? —
la frapper un tambour ou pincer une corde deux
LE. Non pas. — L. M. Pourquoi donc dis-tu fois avec autant de rapidité que j'en mets

que ces deux mots sont identiques. — L'E. Ils à prononcer bonus et modus , tu recon-
sont identiques par le son, quant à la signifi- naîtrais dans ces sons les mêmes temps? —
cation ils ditferent. — L. M. Ainsi tu recon- L'E. Assurément. —
L. M. Et tu dirais que
nais qu'on entend le même son. quand on pro- c'est là un pied pyrrhique. —
LE. Oui. L. —
nonce modus et bonus. — LE. Le son pro- M. Et quel maître, sinon le grammairien, t'a

duit par les lettres est sans doute dilférent, à appris le nom de ce [lied? — L'E. Il est vrai.
tout autre égardil est identique. L. M. Eh — — L. M. grammairien (jui doit
Ainsi c'est le

bien! Quand nous prononçons pone (place), apprécier tous les sons analogues ou plutôt, ;

verbe et pone
, par derrière(
adverbe ) , ;
trouvant en toi-même l'idée de ces mesures
n'y a-l-il pas, outre la ditTorence de significa- du temps, n'as-lu pas enifirunté au grammai?
tion, une nuance dans le son. — L'E. 11 y a rien un terme pour les désigner? L'E. Tu —
— — —
31J8 DE LA MUSIQUE.

as raison. —L. M. Et ce terme, que la gram- à garder dans tout ce que l'on fait de bien,
maire l'a appris, tu n'as pas cniinl de l'appli- tandis que dans le chant et dans la danse il
quer à un ohjcl qui, de ton propje aveu, n'est y a une inîinité de choses basses , quoique
pas du ressoil deiagranimaire? VE. Qu'on — altrayanles; je voudrais comprendre parfaite-
n'ait donné un nom au pied que poui maniuer ment ce (|u'on entend par modulation car ce :

la mesure des temps, j'en suiscon\aineu mais ; seul mot renferme presijue (nlièrement la dé-
pourquoi ne serais-je jias libre d'iin|iloyir ce finition d'un art aussi étendu (pie la mu?i(|ue,
terme pour désigner une semblable mesure, et ne s'agit point d'a[>prendre ici les secrets
il

chaque fois que je la rencontrerai? Admettons des chanteurs et des histrions.


même qu'il lallùt (mploycr, pour désigner des Z,. M. Tu viens de dire que, même en de-

sons (]ui aient la même nsesure, un tirme dif- hors de la musi(|ue, il fallait garder dans nos
férent et étranger à la grammaire, à (juoi bon actions une certaine mesure ; néanmoins le

m'inquiéter des mois quand les choses ont terme démodulation entre dans la définition de
pour moi un sens clair? la musique; n'en sois pas surpris ignores-tu :

L. M. Ce n'est pas là ma pensée; cependant, donc (lue la parole est appelée le [)rivilége et
comme il y a dans les sons, tu le \ois bien, le don de l'orateur? LE. Je le sais bien, —
des nuances sans nombre, et qu'on peut y mais pourquoi celte question? L. M. Le —
nconnaîire des mesures déterminées qui , voici : quand ton valet, tout grossier et tout
nous en convenons, ne rentrent pas dons le ignorant qu'il est, répond par un seul mot à

domaine de la grammaire; ne penses-tu pas ta demande, conviens tu (ni'il parle? L'E. —


qu'il existe un autre art qui embrasse tout ce J'en conviens. —
L. M. Est-il pour cela un
qui regarde le nombre et l'harmonie dans les orateur? —LE. Noncertes.— I.il/. 11 n'a donc
mots? —
L'E. Cela me paraît [)robable. — pas manié la parole, en prononçant quel-
L. M. Quel est cet art, à ton avis? Tu n'ignores que s mots, quoicpie parole vienne de parler.
pas sans doute eju'on accorde aux Muses une LE. D'accord mais celle fois encore où veux-
;

sorle de souveraineté sur le chant; et c'est là, tu en venir? L. M. A te faire comprendre que
je crois, ce qu'on nenime la musique. — la modulation est un terme (jui peut n'appar-
LE. Je le crois aussi. tenir qu'à la musique, bien que le mot mudus
qui l'a formé |>uisse s'appliquer à d'autres ob-
jets. Ainsi le don de la parole est attribué ex-
CHAPITRE II.
clusivement aux orateurs, quoique personne
DLFiNITION DE LA MUSIQUE ET DE LA MODULATION. ne s'exprime sans parler, et que parole vienne
de parler. —
A'E. Je comprends maintenant.
L. M. Nous n'avons pas l'intention de con- 3. Quant à l'observation que tu as faite en-
lesler sur les nîots : donc toute noire
niellons suite, qu'il y a dans les chants et dans les

atlenlion, si tu le veux bien, à examiner quelle danses des grossièretés qu'on ne saurait ap-
est la nature et l'essence de cet art, quel qu'il peler modulation sans dégrader cet art presque
soit. — LE. Examinons celte question : car divin, elle est parfaitement juste. Voyons donc
je désire vivement apprendre jusqu'où s'é- dabord ce qu'il faut en'etidre par moduler;
tend le domaine de cet art. — L. J/. Définis ensuite, par bien moduler, car ce n'est pas sans
donc la musique. — LE. Je n'ose. L. M. raison que le mot bien a été ajouté à la défini-
Pourrais-tn voir du moins si ma dt finition est lion. Quant au mot science, il ne faut pas non
juste?— L'E. J'essaierai quand tu l'auri-s for- plus le passer légèrement; voilà les trois ter-
mulée. — L. M. La musique est une science mes, si je ne me trompe, dont se compose la
qui apprend à bien moduler. Es-tu de cet avis? définition. — LE. J'y consens.
— LE. Peut être, si je voyais clairement en L. M. Nous reconnaissons donc que modu-
quoi consiste la modulation. L.M. N'as- — lation dérive de modus. Faut-il craindre qu'il
tu jamais entendu prononcer ce mot, ou n'y ait excès ou défaut de mesure que dans les
ne l'as-tu entendu qu'à propos du chant et objets mis en mouvement? Et, quand il n'y a
de la danse? — L'E. C'est cela même; mais pas mouvement, doit-on craindre que la me-
comme je remarque que moduler vient de *
sure ne soit pas observée? — LE. Pour cela
modus, juste mesure, et qu'il y a une mesure non. — L. M. Ainsi, nous pouvons définir la
' Modulari : soumellre à la mesure, à la règle. modulation, l'art dans le,- iuou\enienls, ou du

LIVK^ l'KhMILK. li'jy

moins l'art d'excc.itcr dos monvcments régu-


liers. Car il nous serait impossible de dire ClIAlMiUE 111.
qu'un oltjet obéit à un niouvement régulier,
s'il ne gardait une mesure. —
LE. Cela serait qu'entend on par bien MODULF.U et POIPQL'OI
impossible sans doute; mais alois il f.iudra CE MOT EST-IL NliCESSAlUE A LA DÉFINITION?
comprendre sous le terme de modulation tout
ce qui sera bien fail. Car, sans mouvtnient ré- i. L. M. Pourquoi avons-nous ajouté le mut
gulier, rien ne peut bien s'exécuter. L. M. Et — bie)i, puisque la modulation suppose néces-
si tous ces actes s'accom|»lissaient d'après les sainment un mouvement bien ordonné? —
lois de la musique, bien que le mot de modu- LE. Je ne sais et j'ignore comment l'idée <le

lation soit à juste titre plus communément celte question m'est écbappée : car je m'étais
employé à propos des instruments de musitiiie? proposé de la faire. — L. M. On aurait
/Tu distingues bien, j'imagine, un ouvrage pu le supprimer, ce mot, et définir simple-
tourné soit en bois, soit en argent, soit en ment la musique, la science qui apprend à
toute autre matière, du mouvement qu'exécute moduler. —
LE. Il serait fatigant en efTtt
l'ouvrier pour le faire. —
VE. La dilîérence de vouloir ainsi tout expli(|uer avicle même
est profonde, je l'avoue. —
L. M. Ce mouve- soin. —
L. ]\L La musi(Hie est la science des
ment est-il exécuté pour lui-même, ou en vue mouvements bien ordonnes. Sans doute on
de l'objet à tourner? — VE. Evidemment en peut dire q'e les mouvements sont réguliers,
vue de l'objet. — L. M. Eb bien quelqu'un ! si quand on y observe avec art la mesure des
meut son corps sans autre but (jue de le mou- temps et des repos: car ils plaisent alors et
voir avec glace et avec élégance, ne dirons- peuvent sans inconvénient s'appeler modula-
nous pas qu'il danse? — LE. D'accord. tions; mais ne peut-il arriver que ces cadences
\l. m. Quand donc penses-tu qu'une cbose est et ces mesures [)laisent à contre-temps, qu'une
supérieure et en quelque sorte maîtresse? Est- voix cbarmante et une danse gracieuse cber-
ce quand on la recbercbe en vue d'elle-même cbent à provoquer une gaieté fulàtre, quand
ou dans un autre but? —
LE. C'est évidem- la circonstance exige de la gravité? On abuse

ment quand on la recbercbe en vue d'elle- alors d'une modulation parfaite, en d'autres
même. —
L. M. Rappelle-toi donc la définition termes^ d'un mouvement qui était excellent,
que nous avons donnée tout à l'beure de la en tant que mesure, on fait un n;auvais
modulation. Nous avons établi qu'elle n'était usage, parce qu'on l'emploie contre les (on-
que l'art dans les mouvements; vois mainte- venances. Donc il y a une différence profonde
nant à quels mouvements doit s'appliquer de entre moduler et bien moduler. La modulation
prélérence cette définition; est-ce à ceux qui se retrouve chez tous les cbanteurs, pourvu
sont pour ainsi dire indépendants, je veux dire qu'ils ne se trompent pas dans la mesure natu-
qu'on recbercbe pour eux-m êmes, et qui ont relle des paroles et des sons: mais la bonne
en eux-mêmes la ver tu de plairê^'^ou Tïïéii à modulation n'appartient qu'à cet art libéral
ceux qui ont je ne sais quoT^e servîlê?'car que nous nommons lamusique. Le même mou-
toiitce qui ne s'apj^ai tient pas et sert aune fin vement ne paraît pas bien, quand il m.mque
qui lui est éTrangcre est rédurT a une sorte de d'à-propos encore qu'il semble confurme
,

servilîuîêT^iL'A'. 11 est clair qu'elle s'applique aux lois de la cadence. Retenons ici et partout
à ceux qu'on recbercbe pour eux-mêmes. — notre principe: gardons-nous de chicaner sur
L. M. donc probable que la science des
Il est les mots, quand la chose est claire et ne nous
modulations est une science qui consiste à bien préoccupons plus de savoir si la musique est la
ordotmer les mouvements, à les rendre capables science des modulations ou des belles modula-
d'exciter l'intérêt et par C()nsé(|uent de plaire tions. —
LE. Laissons là ces querelles de mots
par eux-mêmes. — LE. C'est fort probable. que je méprise cependant cette distinction ne
:

me depiail pas.
, — — — —
400 DE LA MUSIQUE.

teux et dégradant de s'y laisser prendre même


de temps en temps.
CIIAPITHE IV. 8. Ne te semble-t-il pas aussi que les joueurs

de flûte, de cithare ou de tout autre instrument


EN QUOI LE MOT SCIENCE ENTRE-T-IL NÉCESSAIREMENT ne sont que des rossignols ? LE. Pas tout à —
DANS LA DÉFINITION DE LA MUSIQUE. fait. —
L. M. Et en quoi diCfèrent-ils du ros-
signol ? — LE. En ce qu'il y a un certain art,
5. 11 nous reste à examiner pourquoi le mot à mon sens, chez le musicien, tandis que le
science entre dans la définition. — LE. Oui rossignol n'est guidé que par la nature.
car je me rappelle que l'ordre de la discussion L. M. Ce que tu dis a quelque vraisemblance:
ledemandait ainsi. L. M. Eh bien — es-tu 1 Mais faut-il décorer du nom d'art ce qui n'est
d'avis que le rossignol conduise bien les modu- chez eux, qu'un effet de l'imitation? — LE.
lations de sa voix dans la saison printanière? Pourquoi pas *?
Car l'imitation joue un si grand
Son chant est plein d'harmonie et de charme; rôle dans les arts, qu'ils disparaîtraient presque
il est de plus, si je ne me trompe, en parfaite avec elle. Les maîtres s'offrent en modèle et
conformité avec la saison — VE. D'accord. '. c'est là ce qu'ils appellent enseigner. — L. M.
— L. M. S'ensuit-il qu'il connaisse règles les L'art, sans doute, relève à tes yeux de la raison,
de noire art? — L'E. Non. — L. M. Tu vois etprocéder avec art, c'est procéder avec rai-
donc que le mot de science est nécessaire à la son N'est-ce pas ton avis?
: LE. Oui. L. M.
définition. — LE. Je le vois fort bien. — L.M. Par conséquent, sans la raison, il n'y a point
Dis-moi je te prie, ne te paraissent-ils pas res-
, d'art. —
LE. C'est un point que je t'accorde
sembler au rossignol tous ceux qui, guidés par encore. —L M. Crois-tu que les animaux,
une sorte d'iuslinct, chantent bien, je veux qui n'ont l'usage ni de la parole, ni de la rai-
dire, avec mesure et avec grâce, et ne savent son, commeon dit, soient capables de procéder
que répondre, si on leur fait une question sur avec raison? LE. En aucune façon. — L.M.
l'harmonie et sur l'échelle des sons graves et Tu vas donc reconnaître ou quo les perro-
aigus? —
LE. Ce ne sont que des rossignols. quets, les pies, les corbeaux sont des animaux
— L.J/. Et comment qualifier ceux qui pren- raisonnables ou que tu as trop légèrement
nent plaisir à les écouler sans avoir aucune donné le nom d'art à l'imitation. On sait en
teinture de cette science? Nous voyons des élé- effet que les oiseaux apprennent, à l'école de

animaux exécuter
phants, des ours, et d'autres l'homme, à produire certains chants, certains
des mouvements en cadence, aux sons de la sons, et qu'ils n'y arrivent que par l'imitation.
voix humaine, les oiseaux eux-mêmes s'eni- As-tu une autre opinion? LE. Je ne saisis —
vrent de leurs chants, et ils ne les prodigue- pas très-bien la conséquence de ton raisonne-
raient pas sans doute avec tant d'ardeur, s'ils ment, ni ce qu'elle peut avoir de décisif contre
n'obéissaient à l'attrait du plaisir plutôt qu'aux ma réponse. —
L. M. Je t'avais demandé si les
calculs de l'intérêt; à ce titre, ne faut-il pas com- joueurs de cithare, de flûte et autres gens de
parer aux animaux de pareilles gens ? — LE. ce métier possédaient l'art musical, quoiqu'ils
D'accord mais voilà une critique à l'adresse de
; ne dussent qu'à l'imitation les effets qu'ils pro-
la plupart des hommes. —
L. M. Ma pensée ne duisaient sur leurs instruments. Ils possèdent
va pas si loin. Des hommes érainents, étrangers l'art, m'as-tu répondu ; ce qui est si vrai, as-tu
à lamusique se plaisent à partager les goûts
, ajouté, que presque tous les arts seraient en
du peuple, qui ne s'élève guère au-dessus des péril si en retranchait
l'on l'imitation. On peut
animaux et qui est en immense majorité, ce donc conclure de tes paroles, qu'on f)rocède
qui est chez eux un trait de modération et de avec art, lorsqu'on atteint un but par imrtirum,
prudence mais ce n'est pas le moment de dis»
: quand bien même on ne devrait pas à l'imita-
cuter cette question ou bien ils vont les écou-
; tion la connaissance de l'art. Or, si l'imitation
ter pour se délasser de leurs sérieuses occu|)a- se confond avec l'art, et l'art avec la raison,

tions el chercher avec discrétion un plaisir qui imitilion et raison sont la même chose; mais
les récrée. Mais s'il est raisonnable de prendre l'animal sans raison ne fait pas usage de la
de temps en temps un pareil plaisir, il est hon- raison ; il ne possède donc pas l'art, et comme
'

duisible.
Tempori sigoifio aussi circonatance ; c'est un jeu de mots iatra-
il est capable d'imiter,
fondre avec l'imitation.
l'art ne peut se con-

l
— —
LIVRE PREMIER. 401

LE. J'ai avancé que les arts relevaient, en peut exister indépendamment du corps, mais
général, de l'imitalion : Je n'ai pas appelé l'art en s'ajoutant à la science elle ne *fera
— L. M.
,

une pure imitation. Eti bien! les arts pas disparaître cette science toute spirituelle
qui relèvent de l'imitation ne relèvent-ils pas qu'il possède. —
L. M. Non, sans doute, elle
également de la raison? — LE. A mon sens, ne la fait pas disparaître. Sans prétendre que
ils se rattachent à ces deux principes. — L. M. tous ceux qui touchent de ces instruments
Jeleveux bien, maislascience, surquel principe sont étrangers à la science musicale, je soutiens
repose-t-elle sur l'imitation ou sur la raison? que tous ne la possèdent pas. Voilà le point pré-
— LE. Sur toutes deux. — L. M. A ce
:

titre, tu cis auquel je ramène la question, afin de faire


accorderas la science aux oiseaux, puisque tu complètement entendre, s'il est possible, avec
ne leur refuses pas le don de l'imitation. — quelle justesse nous avons fait entrer le mot
LE. Pas le moins du monde. Car j'ai avancé science dans la définition de la musique; car
que la science dépendait de l'imitation et de la si les joueurs de flûte ou de lyre et autres gens

raison, non de l'imitalion seule. L. M. — qui exercent un pareil métier possédaient la


Voyons, penses-tu quelle puisse relever de la science musicale, il n'y aurait rien, à mon
raison seule? LE. Peut-être. — L. il/. Ainsi sens, de plus bas et de plus vil que la mu-
donc (u distingues entre l'art et la science; car sique.
la science, d'a[)rès toi, peut dépendre de la rai- Prète-moi toute ton attention pour voir ap
son seule, tandis que la raison s'unit à l'imi- paraître clairement la vérité que nous cher-
tation dans l'art. — LE. Je ne vois pas que chons avec tant de peine. Tu m'as accordé que
cette conclusion soit rigoureuse, car je n'ai pas la science ne réside que dans l'âme? LE. —
dit que tous les arts, mais qu'une foule d'arts Et comment ne pas l'accorder? L. M. Eh —
bien Est-ce dans l'àme ou dans le corps, ou
'

relèvent à la fois de la raison et de l'imitation. !

— L. M. Comment! Appelleras-tu science ce dans l'un et dans l'autre que réside le sens de
qui dépend de ces deux principes, ou réserve- l'ouïe? —
LE. Dans l'un et l'autre. M. Et —L
ras-tu ce nom à ce q u i ne relève que de la raison? la mémoire? —
LE. Je crois qu'elle réside dans
— LE. Et pourquoi donc ne pourrai-je appeler l'àme. Car si nous saisissons par les sens ,

science l'union de la raison et de l'imitation? les phénomènes que nous confions à la mé-

7. L. M. Puisque nous en sommes venus à moire, ce n'est pas une raison pour croire
parler du joueur de cithare et du joueur de que la mémoire réside dans le corps. L. M. —
flûte, c'est-à-dire de ce qui touche à la mu- Tu soulèves là une question fort grave et qui
sique, dis-moi s'il ne faut pas attribuer au est étrangère à notre discussion. Voici qui suf-
corps, en d'autres termes, à une sorte de do- fira à notre sujet les animaux sont doués de
:

cilité des organes, les effets que ces gens pro- mémoire, tu ne saurais le nier. Les hiron-
duisent par imitation? — LE. Selon moi cette delles, chaque année, reviennent à leur nid,
docilité tient à l'àme et au corps tout ensemble. et le poète a dit des chèvres avec beaucoup de
Cependant tu as employé, avec une justesse justesse :

parfaite le mot de docilité: les organes, en effet, Un joyeux souvenir les ramène à l'étable *.

ne doivent obéir qu'à 1 ame. — L. M. Je vois bien


toutes les précautions que tu emploies pour ne Homère ne fait-il pas l'éloge du chien qui
pas accorder exclusivement au corps la fa- reconnaît son maître, déjà oublié de ses servi-
culté d'imitation. Nieras- tu néanmoins que la teurs? Il serait possible de citer une foule
science soit le privilège de l'àme? — LE. Com- d'exemples à l'appui de ce que j'avance. —
ment le nier? — L. jy.Tune peux donc, eu au- LE. Je ne dis pas le contraire, mais que pré-
cune façon, rapporter à l'imitation et à la raison tends-tu? Je désire vivement le savoir. L. M.
tout ensemble, la science qui apprend à faire Quoi ! n'est-il pas évident que celui qui a
vibrer les cordes et résonner les flûtes; car fait à l'àme seule don de la science et l'a re-
le

cette imitation, tu l'as reconnu, ne peut exis- fusé à tous les animaux privés de raison, ne
ter sans le corps, tandis que la science ne pro- l'a placée ni dans les sens, ni dans la mémoire,

cède que de l'àme. —


LE. C'est la conséquence, puisque les sens sont inséparables des organes,
je l'avoue, de ce que j'ai avancé, mais qu'im- que la elle-même a des sens et de
bête la mé-
porte? Le joueur de flûte tiendra aussi sa moire, mais dans l'intelligence seule? — LE.
science de son àme. L'imitation sans doute ne ' Géorg. m, 316.

S. AuG. — Tome III. ^2ti


jm DE LA MUSIQUE.

J'attends toujours ce que tu vas tirer de ces de donner à ces ouvriers qui travaillent avec
prémisses. — I^ M. Voici ma conclusion. Tous la plusgrande facilité une foule de leçons qui
ceux qui, ne consultant que les sens et ne gra- dépassent leur intelligence. N'est-ce pas là un
vant dans leur mémoire que ce qui les flatte, faitjournalier? —
LE. D'accord. Le M. —
règlent sur ce plaisir tout matériel le mouve- Ainsi donc on doit attribuer à l'habitude plutôt
ment de leurs corps et y joignent un certain qu'à la science, non-seulement l'aisance, et la
talent d'imitation, ceux-là n'ont pas la science, légèreté, mais encore la cadence dans les mou-
malgré toute l'habileté qu'ils peuvent déployer, vements corporels autrement, mieux on se
:

s'ils ne voient pas à la pure et véritable lumière servirait de ses mains, plus on serait instruit.
de l'intelligence le principe de l'art qu'ils se Nous pouvons appliquer cette observation au
vantent d'interpréter si donc la raison nous
;
talent des joueurs de flûte et de cithare, et par
démontre que les chanteurs de théâtre n'ont conséquent, la difficulté que nous éprouverions
qu'un talent de ce genre, tu pourras sans hési- à exécuter les mouvements de doigts ne nous
tation, je crois, leur refuser la science et par empêchera pas de les attribuer à l'habitude, à
conséquent ne pas reconnaître en eux cet art l'imitation, à un exercice journalier, plutôt qu'à
musical qui n'est que la science des modu- la science. — L'E. Je me rends enfin. Aussi
lations. —
L'E. Développe ta pensée voyons , bien, j'entends dire souvent que des médecins
cela à fond. fort savants sont surpassés par des praticiens

9.Le M. La souplesse plus ou moins grande moins instruits dans les amputations, dans
,

des doigts est sans doute un effet de l'exercice les pansements, en un mot dans toutes les
et non de la science. —
LE. Pourquoi cela ? opérations qui exigent la main ou le fer cette :

— Le M. Tout à l'heure tu faisais de la branche de la médecine s'appelle chirurgie *,


science un privilège de l'âme : or cette sou- et le terme même dénote suffisamment des

plesse ne dépend que des organes, encore qu'ils opérations qui se fontavec les mains. Continue
obéissent à l'impulsion de l'âme. — LE. Mais donc et achève cette question.
puisque l'âme en qui est la science, commande
au corps ces mouvements, il faudrait plutôt les
CHAPITRE V.
attribuer à l'âme qu'aux membres qui ne font
qu'obéir. — Le M. Ne peut-il arriver qu'un LE SENTIMENT MUSICAL VIENT-IL DE LA NATURE ?
homme soit supérieur en science à un autre
homme, bien que celui-ci fasse mouvoir ses Le M. Il nous reste, je crois, à montrer que
10.
doigts avec plus de facilité et d'aisance ? — les artsmêmes qui nous plaisent par le talent
L'E. Cela est très-possible. — Le M. Or, si les d'exécution, quand les effets en sont puissants,
mouvements rapides et agiles des doigts de- dépendent immédiatement, non de la science,
vaient être attribués à la science, plus on mais du concours des sens et de la mémoire car ;

excellerait dans ces mouvements, plus on por- je ne veux point que tu me dises que la science
terait loin la science. — LE. C'est vrai. peut se rencontrer sans la pratique et même
Le M. Fais encore attention à ceci : Tu as à un plus haut degré que chez ceux qui excel-
quelquefois remarqué sans doute que les char- lent dans la pratique, et que néanmoins ces
pentiers et autres artisans de ce genre, en derniers auraient été incapables d'atteindre, en
frappant avec la hache ou la cognée, retombent dehors de toute science, à un talent d'exécution
toujours au même sans jamais se
endroit, aussi consommé. LE. Commence, — c'est là
tromper sur le point où
ont l'intention de
ils évidemment le point à démontrer.
diriger leurs coups; essayons-nous de le faire, Le M. N'as-tu jamais écouté certains his-
nous ne pouvons y réussir et nous leur prêtons trions avec un certain intérêt? — LE. Oui, et
à rire. — LE. C'est vrai. — Le M. Et d'où avec plus d'intérêt peut-être que je ne l'aurais
vient que nous ne pouvons y réussir ? Est-ce voulu. —
Le M. D'où vient que la multitude
faute de savoir le coup qu'il faut frapper, l'en- ignorante siffle souvent un joueur de flûte qui

taille qu'il faut faire ? — ne le LE. Nous faitentendre de méchants airs, tandis qu'elle
savons pas toujours. —
Le M. Eh bien! sup- applaudit un exécutant habile et que son ,

pose un homme qui connaisse dans tous ses enthousiasme répond à la beauté des accords
détails le métier du forgeron, sans avoir toute- du musicien ? La foule agit-elle ainsi parce
fois la main aussi exercée \ suppose-le capable *
\nfOi-s^-/ov, oeuvre de la main.

LIVRE PREMIER. 403

qu'elle connaît l'art musical? LE. Non. — — Dis-moi maintenant ce qui a le plus de valeur
Le M. Pour(]uoi donc? L'E. Ainsi le veut la— à tes yeux, des idées propres à notre iult;Ui-
nature qui a donné à tous les hommes le sens gence, ou des qualités que nous accorde le
de l'ouïe la foule juge d'après l'oreille.
: le M. — jugement irréfléchi des ignorants. LE. Nul —
Tu as raison, mais examine si le joueur de doute qu'il ne faille mettre plus de prix à notre
doué de ce sens. S'il en est
flùle n'est pas aussi propre intelligence qu'à des qualités qui nous
ainsi, ilmouvoir ses doigts confor-
peut l'aire sont en quelque sorte étrangères. Le M. Peux-—
mément aux indications de la nature quand il tu nier que toute science appartienne à l'intel-
soulfle dans sa flùle; un son le satisfait-il 1 il ligence? —
Z/'f". Comment le nier? Le il/. Par—
peut le noter etle graver dans sa mémoire, et, conséquent, c'est dans l'intelligence que réside
à force de le répéter, habituer ses doigts à se la science musicale. LE. C'est la conséquence
placer sans hésitation et sans erreur, soit qu'il de la définition. —
Le M. Eh bien! les applau-
reproduise les airs d'un autre, soit qu'il en in- dissements de la foule et toutes ces récompenses
vente lui-même, en suivant les inspirations et qu'on décerne au théâtre, ne te semblent-ils
le goût de la nature. Par conséquent, si la mé- pas dépendre du hasard et du goût delà foule?
moire obéit aux sens, et les doigts à la mé- — LE. A mon sens il n'y a rien déplus hasar-
moire, quand ils sont déjà assouplis et préparés deux, de plus incertain, de plus exposé aux
par l'exercice ; le joueur de flûte exécute, quand caprices de la tyrannie populaire que toutes
il le veut, avec d'autant plus de justesse et ces faveurs. —
Le M. Les chanteurs vendraient-
d'agrément qu'il possède à un degré supérieur ils donc les accents de leur voix à un pareil

les facultés qui nous sont communes avec les prix, s'ils musique?
savaient la LE. Cette —
bêles, ainsi que nous venons de le démontrer, conclusion une vive impression sur mon
fait

je veux dire le goût de l'imitation, les sens et esprit, mais j'ai une objection. La comparaison

la mémoire. As-tu quelque objection à faire? du changeur d'or avec le comédien ne me sem-
— UE. Aucune assurément. El je désire ardem- ble pas tout à fait juste. Le comédien, en effet,
ment connaître l'essence de cet art que tu viens après avoir conquis les applaudissements ou
de mettre avec tant de raison hors de la portée reçu de l'argent ne perd pas pour cela la
,

des vulgaires esprits. science, s'il en a, qui lui a servi à charmer le


peuple. Plus riche, plus heureux grâce aux ap-
plaudissements de la foule, il rentre chez lui
CHAPITRE VI.
avec sa science intacte. Ce serait folie à lui de dé-
LES CHANTEURS DE THÉÂTRE IGNORENT LA daigner ces faveurs; en ne les obtenant pas, il

MUSIQUE. serait moins connu et en les ga-


moins riche ;

gnant, sa science n'en est pas amoindrie.


11. Le M. Cela ne suffit pas, et je ne puis me 12. Le M. Vois donc si nous arriverons à
résoudre encore à passer à de plus amples notre but par un autre raisonnement. La fin
développements, ^ous avons reconnu que les que nous nous proposons en agissant, est sans
histrions peuvent, sans posséder la science doute supérieure à la chose même que nous
musicale, chatouiller agréablement les oreilles faisons. — LE. C'est un principe évident. —
de la foule; U nous reste à établir qu'ils sont Le M. Ainsi donc celui qui chante ou qui ap-
incapables d'avoir le goùl de la musique et d'en prend à chanter dans le seul but d'obtenir
connaître les secrets. — LE. Tu ne feras pas les applaudissements du public ou d'un homme
peu si lu établis ce point. — Le M. Rien n'est quel qu'il soit, n'estime-t-il pas cette approba-
plus aisé, mais il faut redoubler d'attention. — tion plus haut que le chant lui-même?— LE.
LE. Jamais, que je sache, je n'ai manqué d'at- Je ne puis dire le contraire,LeAJ. Eh quoi!—
tention, depuis le commencement de ces entre- mal d'une chose, te paraît-il la
celui qui juge
tiens. Mais en ce moment tu piques encore plus savoir? —
L'E. Non, à moins qu'on ne l'ait cor-
ma curiosité. — Le M. Je t'en sais gré, quoique rompu de quelque manière. Le M. Or, celui—
tu n'obliges ai)rès tout que toi-même. Réponds qui est intimement convaincu de l'infériorité
donc, s'il te plaît. Crois-tu que celui-là con- d'une chose réellement supérieure n'en possède
naisse la valeur d'une pièce d'or qui, voulant pas la science, personne n'en doute. — LE.
la changer, s'imagine qu'elle vaut dix pièces C'est incontestable. — Le M. Donc quand tu
d'argent? —
LE. Non, assurément. Le M» — m'auras persuadé ou démontré qu'un histrion

404 DE LA MUSIQUE.

n'a pas acquis le talent qu'il peut avoir, ou ne me vient pas à l'esprit, en supposant que je
n'en fait pas montre pour plaire au public, en le possède. Convenons donc d'appeler ces
vue de l'argent ou des applaudissements, alors termes tout contraires : longtemps et non
je t'accorderaiqu'on peut posséder la musique longtemps lentement et vite. Et d'abord dis-
:

tout en étant histrion. Si au contraire, il est cutons sur le temps plus ou moins long dans
infiniment probable qu'il n'y a pas d'histrion le mouvement. — LE. J'y consens.
qui ne se propose, comme la fin de sa profes-
sion, l'argent ou la célébrité, tu es forcé de
CHAPITRE VIII.
reconnaître que les histrions ne savent pas la
musique, ou que nous devons demander à la DU TEMPS PLUS OU MOINS LONG DANS LE MOU-
foule la gloire et autres biens éphémères, plu- VEMENT.
tôtque de chercher en nous la science. — LE.
Après les propositions que je t'ai accordées 14. Le M. Vois-tu clairement ce que signifie
plus haut, je me vois forcé de l'accorder encore longtemps et non longtemps? —
LE, Oui, —
Car je ne crois pas qu'on puisse ren-
celle-ci. Le M. Ainsi un mouvement, par exemple, qui
contrer au théâtre un homme qui aime son art dure deux heures, comparé à un mouvement
pour son art, et non pour les avantages qui y qui ne dure qu'une heure, n'a-l-il pas le double
sont attachés; c'est à peine si on le rencontre- de temps? —LE. C'est trop clair. —
Le M. Le
rait dans les écoles. Toutefois, si un pareil temps plus ou moins long est donc susceptible
homme a jamais existé ou existe un jour, il de se mesurer et de se diviser dans un rapport
faudrait plutôt estimer l'histrion, que rava- tel qu'un mouvemenl peut être à un autre,

ler le musicien. Développe-moi donc, si tu le comme 2 est à 1, cest-à-dire qu'il peut être
veux bien, les principes de ce grand art que je ledouble d'un autre. Un mouvement peut en-
ne puis plus maintenant regarder comme un core être à un autre comme 3 est à 2, en
art vulgaire. d'autres termes, renfermer trois intervalles de
temps égaux aux deux intervalles que renferme
CHAPITRE VII.
l'autre. On peut ainsi parcourir tous les nom-
bres, en ne laissant rien de vague et d'indé-

DES TERUES LONGTEMPS ET NON LONGTEMPS. terminé dans leur échelle, et en fixant un
chiffre pour désigner le rapport de deux mou-
13. Le M. Je vais le faire ou plutôt tu le feras vements entre eux. Ce chiffre pourra être le
toi-même. Je ne procéderai que par questions même comme dans le rapport de 1 à 4, de 2 à
et par demandes. Et tout ce que renferme ce 2, de 3 à 3, de 4 à 4, ou différent, comme dans
sujet, dont lu semblés vouloir pénétrer les dé- le rapport de 1 à 2, de 2 à 3, de 3 à 4, ou de
j
tails, tu le verras se développer en me répon- 1 à 3, de 2 à 6, et ainsi de suite, pour tout \
dant. Je te demande donc si l'on peut courir mouvement susceptible de se mesurer. L'B. —
longtemps et vile. —
LE. On le peut. L. M. — Plus de clarté, je te prie.
Peut-on courir vite et lentement tout ensem- Le M. Reviens donc à l'exemple des heures
ble? —LE. C'est impossible. —
Le M. Donc et de ce rapport que je croyais avoir suffisam-
entre longtemps et lentement il y a une ment éclairci, passe à tous les autres. Tu ne
grande différence. —LE. Fort grande. — saurais nier qu'il ne puisse y avoir deux mou-
Le M. Nouvelle question Qa'est-ce qui est
: vements, l'un d'une heure, l'autre de deux.
opposé à la longueur du temps au même litre LE. Je l'accorde. —
Le M. Eh quoil ne peut-
que la rapidité l'est à la lenteur ? —
LE. Pour il y avoir encore deux mouvements, l'un de 2

exprimer cette idée je ne trouve pas de terme heures, l'autre de 3? —


Z,'j&. C'est vrai. L^M. —
usuel. Aussi je ne trouve qu'un terme négatif Un mouvement de 3 heures et un autre de 4?
à opposer, à savoir, ce qui ne dure pas long- Nest-il pas évident qu'il peut y avoir aussi
temps de la même manière que si je ne vou-
: deux mouvements, l'un d'une heure, l'autre
lais pas employer le mot rafiidement, je dirais de trois, l'un de 2, l'autre de 6? —
LE. C'est
non lentement, et la signification serait la évident? — Le M. Pourquoi donc ce que je
même. —
Le M. Tu as raison en parlant
: disais ne serail-il pas également évident? Je
ainsi, la vérité ne perd rien. Quant au mol qui ne prétendais pas dire autre chose en effet,
t'échappe, je l'ignore, ou pour le moment il quand je soutenais que deux mouvements pou-
LIVRE PREMIER. lOo

Taient aToir entre eux un rapport marqué par tiers de 10 ou le quart de 11 ? Et, en parlant

un chiffre, comme 1 est à 2, 2 à 3, 3 à -4 et de fraction, j'entends une fraction irréductible


ainsi de suite. Ceci admis, il est facile d'établir comme Va, Vs, V*» Vs, */«, sans avoir besoin
d'autres proportions comme de 7 à 10, de 5 d'ajouter ni dixième, ni vingtième, ni aucun
à 8 et de trouver le même rapport entre deux nombre fractionnaire. — LE. Je comprends.
mouvements mesurés qu'entre deux nombres 16. Le M. Parmi ces mouvements rationnels,
égaux ou inégaux. —
LE. Je comprends, ces inégaux dont je t'ai cité deux espèces en prenant
rapports peuvent exister. des nombres pour exemple, quels sont ceux
que tu juges les plus parfaits? Ceux où les rap-
ports peuvent être établis par des fractions
CHAPITRE IX.
exactes, ou ceux qui ne sont pas susceptibles

DES MOUVEMENTS RATIONNELS OU IRRATIONNELS, d'une mesure commune? LE. La raison —


veut, ce me semble, que ceux où l'on peut
CONNUMÉRÉS OU DINUMÉRÉS.
dire de quelle fraction de lui-même le plus
15. Le M. Tu comprends aussi, je pense, que grand est égal ou supérieur au plus petit, soient
tout ce qui admet une juste mesure est préfé- préférables à ceux qui n'offrent pas ce carac-
rable à tout ce qui est incommensurable et illi- tère. —
Le M. Fort bien. Veux-tu que nous leur
^ mité. — LE. Cela est de la dernière évidence. donnions aussi un nom, afin de les désigner
— Le M. Par conséquent deux mouvements par un terme plus court, quand nous serons
qui ont entre eux, ainsi que nous l'avons dit, obligés d'en parler? —
LE. Je le veux bien.
une mesure commune, sont préférables à ceux — Le M. Nommons donc connumérés ceux que
qui ne l'ont pas. —
LE. C'est une conséquence nous préférons et dhmmérés ceux qui nous
bien claire. Il sont unis par la mesure et la paraissent moins parfaits. Les premiers, en
proportion des nombres, tandis que les der- effet, outre qu'ils se comptent par unités, se
niers ne sont unis par aucun rapport. Le M. — mesurent et s'évaluent par la quantité qui
Appelons donc, si tu veux, rationnels, les mou- rend le plus grand égal ou supérieur au plus
vements, qui peuvent se mesurer entre eux et petit. Les derniers au contraire ne sont compa-
irrationnels ceux qui n'admettent pas de com- rables qu'avec eux-mêmes et ne peuvent ni se
mune mesure. —
LE. Je le veux bien. mesurer , ni s'évaluer par la différence qui
L. M. Examine d'abord si tu trouves un rend le plus grand égal,
ou inférieur au plus
rapport plus harmonieux dans les mouve- petit. Car, on ne peut dire de ces derniers com-

ments rationnels marqués par les mêmes nom- bien de fois le plus grand renferme le plus
bres que dans ceux qui sont exprimés par des petit, ni combien de fois le plus grand et le

nombres différents. — LE. Ce n'est une ques- plus petit renferment la quantité qui rend l'un
tion pour personne. — L. M. Eh bien parmi ! supérieur à l'autre. — LE. J'accepte ces dé-
les nombres inégaux entre eux, n'y en a-t-il nominations et je ferai mon possible pour me
pas qui nous permettent de dire de quelle les rappeler.
fraction de lui-même le plus grand est égal au
plus petit ou le dépasse comme 2 et 4, 6 et
:
CHAPITRE X.
8, et d'autres où ce rapport n'est plus aussi
sensible, comme 3 et 10, 4 et H ? Dans les deux DES MOUVEMENTS COMPLIQUÉS ET SESQUIALTÈRES.
premiers nombres, en effet, le plus grand
l'emporte de la moitié sur le plus petit le : 17.Le M. Voyons maintenant comment on
plus petit, ou 6, est inférieur au plus grand du peut diviser les mouvements connumérés la ;

quart du plus grand. Quant aux deux derniers, différence entre eux est frappante. Car, parmi
3 et 10, -4 et 11, nous y voyons b'en quelque les mouvements connumérés, il y en a où le
rapport, parce qu'ils peuvent se décomposer plus petit nombre mesure le plus grand, en d'au-
en unités comparables entre elles. iMais ont-ils tres termes, le plus grand contient le plus petit
entre eux un rapport aussi parfait que les pré- un certain nombre de fois, comme nous l'avons
cédents? Peut-on dire de quelle fraction de dit de 2 et de 4 2 en effet est contenu 2 fois dans
:

lui-même le plus grand est égal au plus petit 4 et il serait contenu 3 fois dans 6, 4 fois dans
ou le plus petit supérieur au plus grand ? Non 8, 5 fois dans 10, si nous voulions prendre ces
assurément. Car comment préciser quel est le nombres pour exemple. II y en a d'autres où ,
406 DE LA MUSIQUE.

la différence entre le plus petit et le plus grand, s'ilsne rencontrent, dans une règle fixe, une li-
les divise tous lesdeux, c'est-à-dire que le plus mite qui les arrête et leur impose une mesure

petit et le plus grand renferment leur diffé- et une forme déterminée? Car si nous parlons

rence un certain nombre de fois, comme dans d'abord des nombres égaux comme 1 à i, 2 à
lesdeuxnombres6 et 8. Ici, en effet, la différence 2, 3 à 3, 4 à 4 et ainsi de suite, quelle limite

est 2, et cette différence estcontenue 4 fois pouvons-nous rencontrer, quand le nombre


dans 8, 3 fois dans 6. Désignons donc aussi par n'en a pas lui-même? Telle est en effet l'es-
des termes particuliers ces sortes de mouve- sence du nombre est-il énoncé? il est fini;
:

ments et les nombres qui nous les représentent ne l'est-il pas? il est infini. Cette propriété des
plus clairement. Leur différence spécifique, si nombres égaux se retrouve dans les nombres
je neme faisiIlusion,adû te frapper déjà. Donc, inégaux compliqués ou sesquialtères, connu-
situ le veux bien, appelons compliqués deux mérés ou dinumérés.
nombresdontle plus grand est multiple du plus Pose le rapport de 1 à 2 et continue cette
petit, et quant aux autres, appelons-les d'un opération en établissant le rapport de 1 à 3, 1
nom déjà ancien , Sesquialtères. On nomme à 4, 1 à 5 et ainsi de suite ; tu ne trouveras pas
Sesquialtères deux nombres qui sont entre eux de limite. Double le second terme du rapport
dans un rapport tel que le plus grand com- comme 1 et 2, 2 et 4, 4 et 8, 8 et 16, et ainsi de
paré au plus petit renferme des parties pro- suite; tune trouveras pas non plus de limite.
portionnelles à son excédent ainsi dans 3 en
: Triple, quadruple, fais toute autre
combinaison
rapport avec 2 le plus grand dépasse le [)lus de ce genre et tu verras toujours les nombres
petit de sa troisième partie; dans 4 en rapport s'étendre à l'infini.
avec 3, de la quatrième partie; dans 5 en De même pour les nombres sesquialtères.
rapport avec 4, de la cinquième, et ainsi de Etablissons-nous les rapports de 2 à 3^ 3 à 4,
suite ; rapport est analogue dans 6 comparé
le 4 à 5 Nous pouvons continuer ainsi jusqu'à
?

à 4, dans 8 comparé à 6, dans 10 comparé à 8 ;


l'infini, puisque nous ne rencontrons aucune

l'on peut constater la même relation dans les limite. Veux-tu poser des rapports analogues,
nombres suivants , si élevés qu'ils soient. par exemple 2 à 3, 4 à 6, 6 à 9, 8 à 11, 10 à
Quant à l'élymologie du mot, elle est difficile à 15, et ainsi de suite? Ici, comme ailleurs, tu ne
déterminer. Peut-être Sesque vient-il de Se- seras arrêté par aucune limite.
absque, c'est-à-dire, en dehors de soi et de ; A quoi bon parler des nombres dinumérés?
fait, 5 en relation avec A, lui devient égal en D'après les exemples que nous en avons cités,
retranchant ce qui le distingue, la cinquième il est aisé de comprendre que l'échelle de ces

unité. Que te semble de tout cela? — L'E. Le nombres se continue sans fin. Es-tu de mon
rapport que tu établis entre les mouvements avis?
mesurés et les nombres me paraît fort exact. Les 19. L'E. Rien de plus vrai. Mais quelle est

termes que tu emploies pour les désigner me enfin la règle qui ramène
cette progression
semblent bien choisis pour rappeler l'idée que infinieen elle-même à une mesu re, à une
nous y attachons. Quant àl'étymologiedumot forme déterminée? Voilà ce que je suis impa-
Sesque, elle ne me choque pas, bien que l'in- tieîuBlîpprendre. — Lei\J. Tu t'apercevras que
venteur ait pu fort bien n'avoir pas la pensée tu le sais, comme tout le reste, quand tu feras à

que tu lui prêtes. mes questions des réponses exactes. D'abord,


devons-nous, parce qu'il est question de mou-
vements représentés par des nombres, consul-
CHAPITRE XL
ter les nombres eux-mêmes, pour appli(|uer
COMMENT UN MOUVEMENT ET UN NOMBRE SONT aux mouvements cadencés les règles absolues
BORNÉS DANS LEUR ACCROISSEMENT A l'iNFIM et invariables que nous avons découvertes dans

ET REÇOIVENT UNE FORME DÉTERMINÉE. — les nombres? — LE. C'est mon avis : à mon
SYSTÈME DÉCIMAL. sens, on ne saurait procéder plus méthodi-
quement. —
Le M. Eh bien? remontons jus-
Le M. J'approuve ta pensée, mais ne vois-
48. qu'au principe même des nombres et voyons,
tu pas que les mouvements rationnels, c'est-à- selon la portée de notreintelligence, pourquelle
dire, ayant entre eux une relation numérique, raison on a fixé, dans l'échelle illimitée des
peuvent avec ces nombres s'étendre à l'inlini, nombres, certains degrés qui permettent de
LIVRE PREMIER. 107

redescendre à Tunité, qui leur sert de prin- a,comme nous venons de le dire, un commen-
cipe. Ainsi en comptant nous allons d'abord de cement, un milieu et une fin, ne faut-il>pas
1 à 10, puis nous revenons à 1 : si tu veux suivre que le nombre pair soit également entier et
la sériedes dizaines, iO, 20, 30, 40, tu arrives complet et qu'on y retrouve un commence-
jusqu'à cent; si tu parcours la série des cen- ment, un milieu, une fin? L'E. C'est de —
taines, tOO, 200, 300, iOO, tu trouves, au toute nécessité. —
Le M. Mais ce nombre, quel
nombre mille, comme un point de repère, qui qu'il soit, ne peut avoir son milieu indivisible,

te permettra de redescendre. Faut-il aller plus comme le nombre impair : car s'il avait cette
loin? Tu entends bien ce que j'entends par ces propriété, ne pourrait plus se partager en
il

séries qui ont pour principe le nombre 10. Car deux parties égales, ce qui est le caractère de
de même que 10 contient 1 dix fois, de même tout nombre pair, ainsi que nous l'avons vu.
100 contient 10 dix fois et 1000 contient 100 Or 1 est un milieu indivisible, 2 est un milieu
dix fois. Ainsi, on peut aller aussi loin que divisible; et par milieu dans les nombres, il
Ton voudra on trouvera toujours une série
: faut entendre une quantité qui se trouve
analogue à celle que la dizaine nous a offerte. entre deux quantités de même valeur. Y a-t-il
Y a-t-il quelque chose que tu ne saisisses pas? quelque obscurité dans nos paroles ? Me com-
— L'E. Tout est clair et incontestable. prends-tu bien? —
L'E. Oui; tout me paraît
clair; mais quand je cherche un nombre entier
pair, le nombre 4 est le premier qui s'offre à
CHAPITRE XII.
moi. Car, comment trouver dans le nombre 2
POURQUOI, DANS LA NUMÉRATION, VA-T-ON DE les trois éléments qui rendent un nombre com-

1 A 10 ET REVIENT-ON DE 10 A 1. plet, je veux dire, le commencement, le mi-


lieu, la fin? — Le M. Voilà précisément la ré-
20. Le M. Examinons, avec toute l'attention ponse que j'attendais, et c'est la raison qui te
possible, en vertu de quelle loi on va de 1 à 10 la dicte.

pour revenir ensuite de 10 à l'unité. Dis-moi Remonte donc au nombre 1 lui-même et


donc ce qu'on appelle commencement n'est-
: examine tu n'auras pas de peine à.découvrir
:

il pas nécessairement le commencement de que 1 n'a ni milieu ni fin, parce qu'il n'est
quelque chose? —
L'E. Assurément. Le M. — qu'un commencement, en d'autres termes, il
Et ce qu'on appelle fin, n'est-ce pas nécessai- est commencement parce ce qu'il manque de
rement la fin de quelque chose ? L'E. Né- — milieu et de fin. — L'E. C'est évident. —
cessairement. —
Le M. Et peut-on passer du Le M. Que dire du nombre 2? Peut-on y voir
commencement à la fin sans un certain mi- un commencement et un milieu, quoiqu'il ne
lieu? —
L'E. Non. —
Le M. Donc un tout quel- puisse exister de milieu qu'autant qu'il y a
i conque est composé d'un commencement, d'un une fin, ou bien un commencement et une
\ milieu et d'une fin? L'E. Oui. —
Le M. — fin, quoique l'on ne puisse arriver à la fin que
iBis-moi maintenant nombre pour-
, par quel par un milieu? —
L'E. La conclusion est ri-
rais-tu désigner le commencement, le milieu goureuse toutefois je ne sais que répondre
:

et la fin ? —
VE. Tu veux sans doute que je sur ce nombre. —
Le M. Eh bien vois s'il 1

cite le nombre 3 car ta question comprend


: n'est pas possible que le nombre 2 soit aussi le
un triple objet? —
Le M. Fort bien. Aussi vois- commencement d'autres nombres. Car, s'il n'a
tu dans le nombre 3 une certaine perfection : ni milieu ni fin, comme le fait voir la raison,
il a un commencement, un milieu et une fin. de ton propre aveu, que peut-il être enfin
— L'E. Je le vois bien. —
Le M. Eh! n'avons- sinon un commencement? Craindrais-tu d'é-
nous pas appris dès l'âge le plus tendre, que tabhr deux commencements? L'E. Sans —
nombre est pair ou impair ?
tout LE. Oui. — aucun doute. —
Le M. Tu aurais raison s'il-
Le M. Rappelle donc tes souvenirs et dis-moi s'agissait de deux commencements opposés ;

quel nombre nous appelons pair et quel mais ce second commencement vient du pre-
nombre, impair? —
LE. Tout nombre qui mier qui n'a d'autre origine que lui-même,
peut se diviser en deux parties égales est pair, tandis que le second sort du premier; car 1 et
sinon, impair. 1 font 2, et à ce titre tous les nombres viennent

21. Le M. C'est cela. Donc puisque 3 est le de 1 mais ils se forment par addition et mul-
:

premier nombre entier qui soit impair et qu'il tiplication, et l'addition comme la multiplica-
408 DE LA MUSIQUE.

lion prend naissance dans le nombre 2 il suit ;


nombres. Quand nous disons 1, 2, 3 2 n'est-il :

de la qu'il se trouve un premier principe dans pas supérieur à 1, autant que 3 l'est à 2? —
le nombre 1, d'où sortent tous les nombres, et LE. C'est très-vrai. —
Le M. Dis-moi mainte-
un second, dans le nombre 2, par lequel sont nant combien de fois j'ai nommé 1 dans ce
formes tous les antres. N'as- lu pas d'objec- rapprochement ? —
LE. Une fois. Le M. —
tion à faire? — L'E. Aucune, et ce n'est pas Combien de fois 3? —
LE. Une fois. Le M. —
sans admiration que je songe à ces consi- Et 2 ? —
LE. Deux fois. —
Le M. Or une fois,
dérations, bien qu'elles ne soientque mes pro- deux fois, plus une fois, combien cela fait-il en
pres réponses à tes questions. somme ? —
LE. Quatre fois. Le M. C'est —
Le M. On analyse ces propriétés des
22. donc avec raison que le nombre 4 vient à la
nombres d'une manière plus rigoureuse et suite de ces trois nombres c'est la [)l;ice que
:

plus profonde dans l'arithmétique. Mais bà- ce rapprochement lui assigne. Apprends à en
tons-nous de revenir à la question qui nous reconnaître la valeur en considérant que cette
occupe : combien fonl-ils?
2 ajoutés à 1,
— unité l'o bjet de ton en thousiasme, est le ré-
,

LE. 3. —
Le M. Amsi ces deux principes des sulla t,dans toute chose D ien oruoTinée, de ce
nombres ajoutés ensemble forment un nombre qu'on appelle en g rec ÂvaXc-^ia, en lalln, 'pro-
entier et |)aifait ? LE. Oui. —Le M. Après — "poriio : rapport. Lm ployons ce teime si tu le

avoir compté 1,2, quel nombre trouvons-nous? veux bien car je n'aime point, sans nécessité,
:

— LE. Ce même nombre 3. Le M. Ainsi, — à employer des mots grecs dans un entretien
ce nombre formé de 1 et de 2, se place régu- en latin. —
L'E. J'y consens; mais poursuis.
lièrement après les deux premiers, sans qu'au- Le M. Qu'est-ce qu'un rapport, quelle est sa
cun autre puisse s'intercaler entre eux? — valeur en toutes choses? voilà ce que nous
LE. C'est clair. —
Le M. N'est-il pas clair éga- examinerons plus attentivement dans le cours
lement que cette propriété ne se retrouve dans de cette étude, quand le moment en sera venu:
aucun autre nombre ? Car si l'on ajoute deux plus tu avanceras, plus tu en reconnaîtras le ca-

nombres qui se suivent, jamais le nombre qui ractère et la poitée. Tu vois bien, ce qui suf-
résulte de leur addition ne les suit immédia- fitpour le moment, que les trois nombres dont
tement. —
LE. Je comprends; en effet, 2 et 3, l'harmonie te semble si frappante, n'uuraient
nombres qui se suivent, donnent |)our total 5: pu se comparer entre eux et former une étroite
or ce n'est pas 5 qui vient immédiatement alliance sans le nombre
Tu comprends donc
4.

après dans l'ordre de la numération, c'est 4. qu'il a mérité de venir à leur suite
le privilège

De plus 3 et la numéra-
4 font 7 et l'ordre de et de s'unir intimement avec eux. Ainsi ce

tion appelle entre 4 et 7 les deux nombres 5 et n'est plus 1, 2, 3, mais 1, 2, 3, 4 qui forment

6. Plus j'irai loin, plus il faudrait de nombres une suite de nombres liés entre eux parles
pour combler l'intervalle. - Le M. Il existe rapjtorts les plus étroits? — LE. Je suis com-
donc une barnionie bien grande entre les trois plètement de ton avis.
premiers nombres. On dit 1. 2, 3, sans qu'on 2i. Le M. Mais poursuivons: et ne va pas
puisse intercaler entre eux aucun nombre de : l'imaginer que le nombre 4 n'ait aucune pro-
plus 1 et 2 font 3? — LE. Oui, ce ra|)port est priété spéciale qui permette d'établir le rap[)ort
erveilleux. — Le M. pas aussi remar-
N'est-il dont je viens de parler, avec tant de rigueur,
([uable que plus cet accord est étroit et intime, que de 1 à 4 il y ait un nombre déterminé et
l>Ius il tend à une certaine unité et forme une une magnifique progression. Nous étions cou-i
certaine unité dans la pluralité? L'E. C'est — venus tout à l'heure qu'entre plu>ieurs choses\
une chose très- frappante et j'admire en l'ai- il se forme une sorte d'unité lorsi|ue surtoutl
mant, je ne sais pourquoi, cette un ilé dont tu le milieu s'accorde avec les extrêmes et les ex-i

me fais sentir la beau té '. —


Le M. Fort bien :
trêmes avec le milieu. LE. Oui. — Le M. \ —
or, un ensemble a surtout le caractère de l'u- Lorsque nous posons 1, 2, 3, quel est le milieu
nité, lorsque le milieu est en harmonie avec et quels sont les extrêmes? —
LE. 1 et 3 sont
les extrêmes et les extrêmes avec le milieu? — les extrêmes, 2, le milieu, sije ne me trompe.
LE. Cette condition est indispensable. — Le M. Réponds maintenant: quel nombre
23. Le M. Examine donc attentivement si forme-t-on de i ajouté à 3? LE. 4. Le AL — —
tu la retrouves dans l'assemblage de ces trois Et 2 qui est placé seul au milieu, ne peut-il
* AUasion à la Trinité. être comparé qu'à lui-même? S'il en est ainf=i
LIVRE PREMIER. 409

Liis-moicombien font 2 fois 2? LE. 4. — — borne à constater une progression


qu'il existe
Le M. Ainsi le milieu est en rapport avec les régulière et légitime non jusqu'à 10, mais jus-
txtrèmes et les extrêmes avec le milieu. Donc qu'à 4. — I^e M. Tu ne vois donc pas (juelle
s il est dans l'ordre u ne 3 vienne après 1 et 2 somme on forme de 1, 2, 3, 4? — LE. Je vois,
dont il est forme il n'est pas niolns_beau que , je vois, mais non sans surprise : oui, la ques-
vienne après 1, 2, 3, puisqu'il est formé de 1
i tion est résolue; car, 1, 2, 3, 4, ajoutés en-
it de 3 ou de 2 multiplié par lui-même voilà : semble font 10. —
Le M. A ce titre les quatre
le rapport dans lequel se montre l'accord des
'
premiers nombres, leur suite et leur rapport,
extrêmes avec le milieu, du milieu avec les doivent tenir le rang le plus élevé dans le sys-
extrêmes. Dis-moi si tu me comprends? — tème de la numération.
LE Je saisis parfaitement.
25. Le M. Clierclie maintenant, si tu trou-
CHAPITRE XIII.
veras dans les autres nombres ce que nous
avons appelé la propriéié spéciale du quater- DU CHARME DES MOUVEMENTS PROPORTIONNÉS, EN
naire. — LE. Je vais essayer nous posons : Si TANT qu'il est APPRÉCIÉ PAR l'OREILLE.
1, 3, 4, les extrêmes réunis forment le nombre

'j, et le milieu ajouté à lui-même produit le 27 L. M. Il est temps de revenir à l'examen


même nombre. Et cependant ce n'est pas (5 approfondi de ces mouvements qui forment
mais 5 qui vient immédiatement. Je pose de l'objet de la science dont nous nous occupons,
nouveau 3, 4, 5 les deux extrêmes font 8 et : et qui nous ont entraînés, selon les exigences
le milieu répété 2 fois donne le même nombre; de la question , à toutes ces considérations sur
or entre 5 et 8 il y a deux nombres intermé- une science étrangère, l'arithmétique. Pour
diaires 6 et 7, au lieu d'un; plus j'avance plus
, mettre plus de clarté dans notre discussion ,
les intervalles augmentent. Le M. Je vois — nous avions supposé, dans un espace d'heures
que tu as compris et que tu possèdes à fond la déterminé , des mouvements exprimés par un
théorie qui vient d'être exposée. Pour ne plus rapport numérique que nous indiquait le rai-
nous arrêter longuement, tu remarques sans sonnement réponds-moi maintenant dans
;

doute que de 1 à 4 la progression est très-exacte, cette hypothèse si un homme courait l'espace
;

soit à cause du nombre pair et du nombre im- d'une heure, et un autre, l'espace de deux,
pair; le premier nombre impair entier étant 3 pourrais-tu, sans horloge ni clepsydre, ni toute
et le premier nombre pair entier étant 4, autre espèce de chronomètre , apprécier ces
comme nous l'avons démontré; soit parce que deux mouvements dont l'un est sim[)le et
1 et 2 renferment le principe, et pourainsidire l'autre double, ou, si tu en étais incapable,
le germe d'oùnombre 3, ce qui con- sort le pourrais-tu trouver du moins un certain agré-
stitue les trois nombres primordiaux de ces : ment dans ce rapport et en éprouver quelque
nombres, mis en rapport, découle le nombre 4, plaisir? —
LE. Cela m'est impossible. Le —
qui s'y rattache par un lien légitime; c'est M. Eh bien si on battait la mesure de façon
!

ainsi qu'apparaît cette progression régulière qu'un battementdureuntemps,etrautre,deux,


que nous cherchons. LE. Je comprends. — ce qui serait un iambe et que l'on continuât ,

26. Le .l/.Fort bien. Mais te rappelles-tu quel ainsi, tandis qu'une personne exécuterait une
était l'objet de nos investigations? Notre but, danse d'après celte mesure et suivraitces mou-
je crois , était de trouver, s'il était possible, vements ne pourrais-tu signaler le caractère
;

pourquoi , en établissant des séries dans la de cette mesure je veux dire la succession
,
,

suite indéfinie des nombres, on avait limité la alternative d'un temps et de deux temps,
première série au nombre 10, qui sert comme soit dans le battement de la mesure, soit dans
d'appui à tant d'autres en d'autres ter- ; la danse qui fra[)pe tes yeux? Au moins ne
mes, pourquoi en comptant de 1 à 10, on , trouverais-tu pas quelgue. plaisir dans cette
redescendait de 10 à 1. — LE. Je me rappelle harmonie que tes sens percevraient , tout en
parlaitement (jue c'est en vue de cette question étant incapable de désigner le rapport numé-
que nous avons fait tous ces détours mais : ricjue «lui représente cette mesure? — LE. Tu
avons-nous réussi à la résoudre? C'est ce que ceuxqui connaissent les ra|)£0Fts
dis vrai; car,
jene vois pas. Notre raisonnement en effet se numériques, les feulent dans la musique et
' Kn grec : à.v'Aoyiz. donlla danse, et les expriment aisément;
410 DE LA MUSIQUE.

quant à ceux qui ne les connaissent pas et sont sanctuaire et a laissé des traces dans nos sensa-
incapables de les désigner, ils ne laissent pas tions ou dans les objets perçus par nos sensa-
de reconnaître qu'ils y trouvent un certain tions, ne devons-nous pas nous attacher d'abord
agrément. à ces vestiges, afin d'arriver plus aisément sans
28. Le M. On ne peut donc nier que les mou- erreur, si nous le pouvons, à ce que j'ai nommé

vements, assujélis à une juste mesure, ne son mystérieux sanctuaire ? — LE. Cette
rentrent dans le domaine de la musique, qui marche est nécessaire : commençons tout de
n'est que la science des belles modulations: suite, je t'en supplie. — Le M. Laissons
j'entends surtout ceux qui, sans être dirigés donc de côté toutes ces mesures de temps qui
versun but étranger à l'art, renferment en dépassent la portée de nos sens et, en suivant
eux-mêmes leur beauté et le plaisir qu'ils font le fil du raisonnement, occupons-nous de ces

naître. Cependant ces mouvements, comme tu mesures mieux déterminées qui nous charment
l'as remarqué avec justesse, en répondant à dans le chant et dans la danse. Je n'imagine
mes questions, s'ils se prolongent trop long- pas en effet que tu aies une autre méthode pour
temps, et durent une heure ou davantage, sont suivre les traces laissées par cet art, comme
incapables de charmer nos sens, lors même nous l'avons dit, dans nos sens et dans les ob-

qu'ils seraient soumis à la juste mesure qui en jets qu'ils perçoivent. — LE, Effectivement il

fait la beauté. Ainsi donc, puisque la musique n'y a pas d'autre méthode.
est pour ainsi dire sortie de son mystérieux
LIVRE DEUXIÈME.

Des Syllabes et des Pieds.

tin, litteratura, se fonde sur la tradition, en-


CHAPITRE PREMIER. tièrement, comme démontre un raisonne-
le
ment rigoureux, ou du moins principalement,
POINTS DE VUE DIFFÉRENTS DU GRAMMAIRIEN ET comme en conviennent les esprits les moins
DU MUSICIEN DANS l'aPPRÉCIATION DE LA QUAN- cultivés. Par exemple prononce la première

TITÉ DES SYLLABES. syllabe de Cano^ en l'allongeant, ou mets-la


dans un vers, à un endroit qui exige une lon-
1. Le M. Prête-moi donc toute ton attention. gue, le grammairien te reprendra au nom de
Je vais de nouveau ouvrir notre discussion la tradition dont il est le gardien car, pour
:

comme par un nouvel exorde. El d'abord, dis- te prouver que cette syllabe doit être brève,
moi si tu connais bien la quantité relative des il t'alléguera que les anciens, dans les œuvres

syllabes longues et brèves, telle que l'ensei- qu'ils nous ont laissées, et que commentent les
gnent les grammairiens ; ou bien, soit que tu grammairiens, ont fait cette syllabe brève et
la connaisses, soit (jue tu l'ignores, aimes-tu non pas longue. L'autorité est donc ici l'unique
mieux que nous discutions comme si nous règle. Quant à la musique, qui considère dans
étionscomplètement étrangers à ces matières, les mots la mesure rationnelle et le nombre,

no us suivions en tout le fil du rai-


et qu'a insi elle se borne à exiger qu'une syllabe soit lon-
sonnementj_sans nous laisser dominer par l'u- gue ou brève, selon la place que lui assignent
sage et les préjjij^és. — LE. Je préfère cette les règles de l'harmonie. Place en eCFet le mot
mélBode en cela je consulte à la fois la rai-
, et Cayio à un endroit où il faut deux syllabes lon-
son et, pourquoi rougir de l'avouer ? mon gues et allonge dans la prononciation la pre-
ignorance complète de la quantité des syllabes. mière syllabe qui est brève, le musicien n'en
— Le M. Eh bien dis moi du moins si tu n'as
! sera pas oflensé :car les oreilles auront été
pas observé par toi-même dans la conversa- frappées aussi longtemps que l'exigeait le
tion que, parmi les syllabes, les unes se pro- rhythme. Mais le grammairien t'invitera àcorri-
noncent rapidement et très-vite les autres , ger ton expression et à lui substituer un mot
avec lenteur et en allongeant? LE. Je n'ai — dont la première syllabe soit brève, d'après
pas été insensible à ces nuances. Le M. Tu — l'autorité des anciens dont il garde les œuvres,
dois savoir que la science grammaticale, en la- comme nous l'avons dit.
m DE LA MISIQUE.

vers, te cause le même plaisir quand tu m'en-


tends prononcer :

CHAPITRE H.
Arma virumque cano Troja; qui primis ab oris,
LE GRAMMAIRIEN JUGE d'uN VERS d'aPRÈS l'AU-
TORITÉ LE MUSICIEN d'aPRÈS LA RAISON ET
, ,
LE. Je ne saurais le nier : il y a dans ce son
l'oreille.
je ne sais quel défaut qui me choque. — Le M.
Ce n'est pas sans raison bien qu'il n'y ait plus
:

2. Ainsi donc, puisque notre but est d'ana- de barbarisme, il y a un défaut que la gram-
lyser les lois de la musique, malgré ton igno- maire et la musique peuvent également criti-
rance de la quantité des syllabes , nous pou- quer; la grammaire, parce que ce mot, dont
vons ne pas nous laisser arrêter par cette la dernière syllabe est longue, se trouve placé
ignorance, et partir de l'observation que tu as où il faut une brève;
la musique, parce que la
faite, dis-tu, de la durée plus ou moins longue prononciation longue où elle doit être
est
des syllabes. Je te demande donc si parfois la brève, et qu'ainsi levers n'a pas duré le temps
cadence dts vers n'a pas fait sur tes oreilles une exigé par le rhythme. Si maintenant lu com-
impression agréable. LE. Très-souvent, au — prends les exigences différentes de l'oreille et
contraire, et ce n'est jamais sans plaisir que de l'autorité, il nous reste à voir par quel
j'entends un vers —
Le M. Si dans un vers qui mystère l'oreille est tantôt flattée, tantôt bles-
t'a charmé, on allonge ou on abrège une syl- sée par les sons longs ou brefs. Voilà, en effet,

labe, à un endroit où le rhythme de ce vers ne ce qui a rapport à la durée plus ou moins


l'exige pas, ton oreille est-elle également flat- longue dont nous avons entrepris l'explication,
tée? —UE. Loin de là, je ne saurais m'era- si tu t'en souviens. — LE. comprends
Je la

pccher d'en être choqué. Le M. Ainsi, nul — distinction, de plus j'ai bonne mémoire,
et
doute dans le son qui te charme, ton plaisir
;
j'attends avec la plus vive curiosité ce qui va
vient d'une certaine mesure dans les nombres, suivre.
et, cette mesure une fois rompue, ton oreille

n'est plus flattée. — UE. C'est incontestable.


CHAPITRE IIL
— Le M. Continuons d'examiner le son du vers
et dis-moi quelle différence tu trouves quand DURÉES DES SYLLABES.
je prononce :

Le M. Ce qui va suivre ? Ne devons-nous


3.
Arma viramque cano qui Trojae primus fb oris, pas, dis-moi, commencer par comparer les
OU : syllabes entre elles, et voir quels en sont les

Qui primus ab oris.


rapports numériques, comme nous l'avons déjà
fait à propos des mouvements? Or, tout ce qui
LE. Relativement à la mesure, je trouve le sonne en mouvement et les syllabes sont
est

même son. — Le M. Cela tient à la manière sonores. Peux-tu rien contester? LE. Non. —
dont j'ai prononcé; j'ai fait ce que les gram- — Le M. Donc comparer des syllabes, c'est
mairiens appellent un barbarisme Dans pri- : comjiarer des mouvements où les rapports nu-
mus la première syllabe est longue, la seconde mériques de temps peuvent se convertir en
brève dans primi's, les deux syllabes sont
: mesures de la durée. —
LE. C'est cela. —
longues or j'ai abrégé la dernière et ton
; , Le M. Une seule syllabe peut-elle se comparer
oreille n'a pas été choquée. Renouvelons donc à elle-même? Sauf contradiction de ta part,
cet essai pour voir si tu reconnaîtras, à ma l'unité n'exclut-elle pas toute comparaison? —
prononciation, la quantité longue ou brève des LE. Je ne contredis pas. —
Le M. Nieras-tu
syllabes : notre discussion pourra alors mar- que l'on puisse comparer une syllabe à une
cher selon notre but, par demandes et par ré- autre, une ou deux syllabes à deux, à trois ou
ponses. Je vais répéter le vers où j'ai fait un à un plus grand nombre? —
LE, Comment le
barbarisme et, selon les règles des grammai- nier? —
Le M. Remarque encore que toute
riens, je rendrai longue la syllabe que j'avais syllabe brève, qui ne demande qu'une seconde
faite brève, pour ne pas offenser ton oreille. pour être prononcée, et dont le son se perd im-
Dis-moi donc si cette manière de mesurer les médiatement, dure néanmoins quelque temps
LIVRE DEUXIÈME. 413

et exige un moment
court qu'il — LE.
si soit. simple. — LE. C'est vrai. — Le M. Dans un
— Le M. Par où pourrions-
Cela est nécessaire. pied de deux syllabes longues, ne compare-t-
nous commencer à compter? — LE. Eh par î on pas deux temps à deux temps? LE.^Om —
un. — Le M. On peut donc, sans inconvénient, sans doute. —
Le M. Et à quelle espèce de
appeler avec les anciens itn temps, la durée nombres se rapporte cette combinaison? —
que remplit une syllabe brève car nous : LE. A ceux que nous avons appelés égaux. —
allons de labrève à la longue. LE. C'est — Le M. Allons, dis-moi à présent combien de
vrai. — Le M. Cette observation en amène une pieds avons-nous trouvés, en commençant par
autre : Si dans les nombres la première pro- deux brèves pour finir par deux longues? —
gression est de 4 à 2, dans où l'on
les syllabes LE. Quatre. Car nous avons trouvé d'abord
va de la brève à la longue, la longue doit com- une combinaison de deux brèves, puis d'une
prendre deux temps; par conséquent, si la brève et d'une longue, d'une longue et d'une
durée que comprend une brève est bien dési- brève, enfin de deux longues. Le M. Peut- —
gnée par un temps, celle que comprend une il y avoir plus de quatre pieds lorsqu'on ne

longue sera fort bien exprimée par deux temps. rapproche que deux syllabes? LE. En au- —
— LE. A merveille! Rien de plus conforme à cune façon car dans la mesure commune des
:

la raison, je l'avoue. syllabes, une brève vaut un temps, une longue


deux temps de plus, toute syllabe est longue
;

ou brève. Comment donc deux syllabes pour-


CHAPITRE IV.
raient-elles être en rapport et se combiner

DES PIEDS DE DELX SYLLABES. entre elles sans un mélange de deux brèves,
d'une brève et d'une longue, d'une longue et
4. Le M. Passons maintenant aux rapports d'une brève, ou enfin de deux longues 1

des temps. Quel rapport y a-t-il entre deux Le M. Nouvelle question De combien de :

brèves, ou de quel nom faut-il appeler ces temps se compose le plus petit pied de deux
mouvements? Tu te souviens sans doute que, syllabes de combien le plus grand ?
; LE. —
dans notre premier entretien, nous avons Le premier, de deux; le second, de quatre. —
donné des noms spéciaux à tous les mouve- Le M. Ne vois-tu pas que, soit dans les pieds,
ments qui ont entre eux des rapports numé- soit dans les tem()S, la progression n'a pu dé-
riques. —
LE. Je me rappelle que nous les passer le quaternaire? — LE. Je le vois bien :

avons nommés égaux ; car ils ont la même Cela me de progression dans les
rappelle la loi

durée. — Ls M. Et ce rapport qui permet de nombres et je remarque, avec grand plaisir,


comparer les syllabes entre elles et de les re- qu'elle est la même dans les sons. Le M. Si —
présenter par des nombres, crois-lu qu'il ne donc les pieds se composent de syllabes, en
faille pas lui donner un nom ? LE. Il le — d'autres termes, de mouvements distincts et
faut. — Le M. Sache donc qu'un pareil pour ainsi dire articulés dans les sons, et que
rapport entre les sons a reçu des anciens le d'ailleurs la durée des syllabes soit marquée
nom de pied. Jusqu'à quelle limite le pied par des temps, ne comprends-tu pas dès lors
peut-il s'accroître? Voilà ce qui doit être l'ob- que le pied doit s'accroître jusqu'à quatre syl-
jet d'un examen Dis-moi donc en
attentif. labes, d'après la progression même que sui-
vertu de quel rapport on combine une brève vent, comme tu le vois, et les pieds et les
avec une longue? —
LE. Cette combinaison temps? — LE. Je comprends ce que lu dis.:
se fait, je pense, suivant le rapport des nom- ton raisonnement me semble d'une justesse
bres que nous avons nommés compliqués: j'y parfaite, et je réclame la suite comme une
un rapport de 1 à 2, en d'autres
vois, en eflet, dette.
termes, d'un temps d'une syllabe brève aux
deux temps d'une syllabe longue. Le M. Et — CHAPITRE V.
sion les disposait de manière à prononcer la
longue d'abord et la brève ensuite? L'ordre DES PIEDS DE TROIS SYLLABES.
étant interverti, s'ensuit il que le rapport, re-
présenté par les nombres compliqués, ait varié? 6. Le M. Voyons d'abord, en procédant avec
Dans le premier cas en eflet, on passe du simple ordre, quel est le nombre de pieds de trois
au double^ dans le second, du double au syllabes, comme nous venons de le faire pour

114 DE LA MUSIQUE.

les piedsde deux syllabes. —


VE. Soit. Le M. — deux brèves, puis deux brèves avec une longue,
Tu souviens
te que nous avons commencé ce enfin j'ai mis une longue entre deux brèves.
calcul par la syllabe brève ou d'un temps, et — Le M. El toi, approuves-tu celui qui, en cal-
I
lu as compris pourquoi nous suivions celte culant, passe de i à 3, puis de 3 à 2, au lieu
marche. —
LE. Je me rappelle que nous d'aller de 1 à 2 et de 2 à 3? — LE. Non sans
avons cru devoir ne pas nous écarter de celle doute mais as-tu remarqué chez moi rien de
:

loi de la numération qui oblige à remonter pareil? —


Le M. En faisant ta triple combi-
jusqu'à 1 principe de tous les nombres.
,
— naison, tu as signalé comme premier pied ce-
Le J\J. Si donc parmi les pieds de deux syllabes, lui dont la première syllabe est longue et en :

le premier se compose de deux brèves, ou de cela tu as bien vu que, comme il n'y a ici

deux temps, ce qui forme logi(iuement la pre- qu'une syllabe longue, elle forme en quelque
mière de toutes les combinaisons, quel doit sorte l'unité, et devait se placer en premier
être, selon toi, le premier pied de trois sylla- lieu; qu'à ce titre, elle était le principe de la
bes? —
L'E. Evidemment, celui qui se com- combinaison, et que premier pied devait être
le

pose de trois brèves. —


Le M. Et combien de celui où elle était la Tu aurais donc
première.
temps renferme-t-il —
L'E. Trois. Le M. Et — dû voir en même temps que le second [)ied est
quelle est leur relation ? Car, en vertu du rap- celui oîi elle se trouve la seconde, le troisième
port qui existe entre les nombres et que nous celui où elle est la troisième. Crois-tu devoir
avons expliqué, tout pied doit se composer de encore persister dans celte idée? — LE. Non,
deuxéléments combinés entre eux; or, peut-on je la condamne sans hésitation : comment ne
diviser un pied de trois syllabes brèves en pas reconnaître que cet ordre est le meilleur
deux parties égales? —
LE. C'est impossible. ou plutôt que c'est l'ordre même? Le M. —
— Le M. Quel mode de division faut-il donc Dis- moi donc à présent d'après quelle règle
adopter? LE. le n'en vois aucun, sinon de le numéiique ces pieds peuvent se diviser et se
partager dans un rappoit de 1 à 2 ou de 2 à 1. combiner entre eux? —
LE. Le premier et le
— Le M. D'après quelle loi des nombres? — dernier se divisent selon le rapport d'égalité :

LE. nombres compliqués.


Celle des car, l'un peut se partager en une longue et
7. Le M. Maintenant examine ce point De : deux brèves, l'autre, en deux brèves et une
combien de manières peuvent se combiner, longue, de telle sorte que les deux parties,
c'est-à-dire combien peuvent former de pieds, ayant chacune deux temps, soient égales entre
une syllabe longue et deux brèves ? réponds, elles. Quant au second pied, comme la syllabe

si tu peux le deviner. —
LE. Je découvre un du milieu est longue, peu importe qu'on la
pied composé d'une longue et de deux brèves: mette dans la première partie ou dans la se-
je n'en vois pas d'autre. —
Le M. Est-il nécessai- conde et qu'on divise le pied en trois temps
re que parmi ces trois syllabes, dont l'une est etun temps, ou bien en un temps effrois temps.
longue, la longue soit placée la première ? — Ainsi celte division s'effectue d'après la règle
LE. Je ne saurais le croire , car les deux brè- des nombres compliqués.
ves peuvent précéder la longue. — Le M. N'y Le M. Je désire maintenant que tu me
8.

une troisième combinaison? Examine.


a-t-il pas dises de toi-même, si tu en es capable, quels

— LE. Oui car la longue peut être placée


;
sont les pieds qui viennent à la suite de ceux
entre les deux brèves, —
Le M. N'y aurait-il dont nous avons parlé. Nous avons d'abord
pas un quatrième arrangement? LE. C'est — trouvé quatre pieds de deux syllabes, que nous
impossible. —
Le M. Pourrais-tu me dire alors avons rangés d'après l'ordre même des nom-
combien de combinaisons ou de pieds peuvent bres, en commençant par les syllabes brèves;

former trois syllabes composées d'une longue passant de là aux pieds de trois syllabes, nous
et de deux brèves? —
LE. Je puis le dire -.elles n'avons pas eu grande difficulté, d'après le rai-
se combinent de trois manières et forment trois sonnement précédent, à commencer par trois
pieds. brèves. Ne fallait-il pas ensuite examiner com-
Le M. Comprends-tu dans quel ordre il faut bien déformes pouvait prendre la combinai-
disposer ces trois pieds, ou faut-il te l'expli- son d'une longue avec deux brèves? C'est ce
quer en détail ? — LE. Mais n'approuves-lu que nous avons fait, et nous avons trouvé trois
pas l'ordre que j'ai signalé dans celte triple pieds qui se sont rangés dans leur ordre natu-
combinaison? Car j'ai placé une longue avec rel.Ne pourrais-tu voir de toi-même quels sont
LIVRE DEUXIÈME. 445

les pieds qui vieDnent ensuite, afin de nous vise en deux parties, composée chacune de
éviter une foule de questions minutieuses ? — deux syllabes ou de deux temps, d'après la
L'E. Tu as raison : comment ne pas voir en règle des nombres égaux. —
Le M. T'y voilà :

effetqu'après ces pieds, l'ordre appelle ceux continue tout seul et développe le reste. Il n'est

qui sont composés d'une brève et de deux lon- plus besoin de te conduire pas à pas : retran-
gues? La brève, d'après le raisonnement précé- cher les brèves et leur substituer des longues
dent, formant l'unité et tenant le premier successivement, jusqu'à ce que les brèves soient
rang, le premier pied sera celui où elle sera épuisées; examiner, à mesure que tu fais ces
la première; le second, celui où elle sera la changements, l'espèce et le nombre des pieds
seconde ; le troisième, celui où elle sera la qui en résultent, voilà l'unique procédé à
troisième et dernière. suivre; tu n'ignores pas que la syllabe princi-
Le M. Tu vois sans doute en vertu de quel pale est celle qui se trouve seule au milieu des
rapport ils se divisent et peuvent se combiner. autres, qu'elle soit brève ou longue, peu im-
— LE. Oui le pied composé d'une brève et
:
porte; car tu t'es déjà rompu à tous ces calculs.
de deux longues n'est divisible qu'à la condi- Dans le cas où il se rencontre deux brèves et
tion de renfermer dans la première partie trois deux longues, ce qui ne s'est pas encore pré-
temps, valeur d'une brève et d'une longue, et senté, quelle est, à ton sens, la syllabe princi-
dans la seconde, deux temps, valeur d'une pale et formant unité? — LE. C'est une con-
longue. Quant au troisième pied, composé séquence facile à tirer des explications précé-

d'une longue et d'une longue suivie d'une dentes. Une qu'un temps
syllabe brève n'ayant
brève, il n'admet, comme le précédent, qu'un remplit mieux qu'une longue
le rôle d'unité

mode de mais il en diffère, en ce qu'il


division, qui en a deux. Aussi avons-nous toujours dé-
se partage en deux et trois temps, tandis que buté dans rénumération des pieds par celui
l'autre se partage en trois et en deux temps. En qui se composait de brèves.
effet la syllabe longue placée la première com- 10. Le M. Tu peux donc exposer la série des
prend deux temps; restent une longue et une pieds de quatre syllabes, sans que je te fassede
brève qui équivalent à trois temps. Quant au questions : je te servirai d'auditeur et de juge.
pied intermédiaire, qui a une brève au milieu, — LE. Je vais essayer. D'abord, des quatre
il est susceptible d'une double division car, : brèves dont se compose premier pied, il faut
le

la brève pouvant se réunir à la première en retrancher une une longue


et lui substituer
comme à la seconde partie, il se divise dans qui doit être placée au commencement pour
2 ou de 2 à 3. Ces trois pieds
un rapport de 3 à maintenir le privilège de l'unité. Ce pied ad-
sont donc soumis à la règle des nombres ses- met une double division, en une longue et
quialtères. trois brèves, ou en une longue suivie d'une
Le M. Avons-nous passé en revue tous les brève et deux brèves, c'est-à-dire, dans
pieds de trois syllabes?— LE. Oui, sauf un un rapport de 2 à 3 temps ou de 3 temps à 2.
seul, je ne me trompe, celui qui
si com- est Placée au second rang, la longue forme un
posé de longues.
trois — Le M. Explique-moi nouveau pied qui se divise exactement d'une
comment se divise. — LE. Dans
il rapport le seule manière, en 3 et 2 temps, la première
d'une syllabe à deuxoudedeuxà une, en d'au- partie étant composée d'une brève et d'une
tres termes de deux temps à quatre ou de quatre longue, la seconde, de deux brèves. Placée au
temps à deux ses parties s'unissent donc par troisième rang, la longue forme un pied qui
un rapport de nombres compliqués. n'est également susceptible que d'un mode de
division tel que la première partie ait deux
temps, représentés par deux brèves, et la se-
CHAPITRE VI.
conde, trois, représentés par une longue et une
PIEDS DE QUATRE SYLLABES. brève. Placée à la fin, la longue forme un qua-
trième pied qui se divise de deux manières,
9. Le M. Examinons maintenant logiquement comme celui où elle était placée la première :

et par ordre les pieds de quatre syllabes. Et on est libre eu effet de le partager en deux
dis-moi immédiatement quel est le premier de brèves et une brève suivie d'une longue, ou
ces pieds et quel est son mode de division. — en trois brèves et une longue, en d'autres ter-
LE, C'est le pied de quatre brèves qui se di- mes, dans un rapport de 2 temps à 3 ou de 3
416 DE LA MUSIQUE.

temps à 2. Ces quatre pieds, où une longue se au milieu et que les deux brèves sont l'une au
combine avec trois brèves, à différentes places, commencement, l'autre à la fin. Ces trois pieds,

suivent, dans le rapport de leurs parties, la loi où les brèves sont séparées, se divisent selon
des nombres sesquiallères. un rapport de 3 à 3 tem[)S : le premier se par-

\i. Continuons des quatre brèves, retran-


: tage en une brève suivie dune longue et une
chons-en deux pour y substituer deux longues, brève suivie d'une longue le second, en une ;

et voyons combien de combinaisons etde pieds longue et une brève, une longue et une brève;
peut former ce nombre de brèves et de longues. le troisième enune brève et une longue, une
II faut d'abord mettre les deux brèves au com- longue une brève. Par conséquent on forme
et

mencement, parce qu'il est plus régulier de six pieds avec deux brèves et deux longues en
débuter par lesCe pied admet un
brèves. les changeant de place autant qu'il est pos-

double mode de division, c'est-à-dire dans un sible.

rapport de 2 temps à 4, ou de 4 à 2, selon que 13. Il nous reste à retrancher trois brèves de
l'on forme la première partie de deux brèves, quatre et à y substituer trois longues cette :

et la seconde de deux longues, ou bien, la unique brève formera quatre pieds, selon
première partie de deux brèves suivies d'une qu'elle sera placée au premier, au second, au
longue, et la seconde d'une longue. troisième et au quatrième rangs. De ces quatre
llsetormeun nouveau pied, lorsque les deux pieds les deux premiers se divisent en trois et
brèves que nous avons placées au commence- quatre temps; les deux derniers, en quatre et
ment, pour suivre l'ordre naturel, se trouvent trois temps, et leurs parties sont unies en-
placées au milieu le partage du pied se fait
: semble par le rapport des nombres sesquial-
alors dans le rapport de 3 à 3 temps la pre- : tères. Dans le premier en effet la première par-

mière partie renferme une longue et une tie se compose d'une brève et d'une longue

brève, la seconde, une brève et une longue. qui représentent trois temps; la seconde, de
Si les deux brèves sont placées à la fin, com- deux longues qui représentent A temps. Dans
binaison à laquelle l'ordre nous amène, elles le second, la première paitie se coinpose d'une
forment un pied qui se divise de deux maniè- longue et d'une brève, ou de trois temps, et

res, selon que la première partie renferme laseconde de deux longues, ou quatre temps:
deux temps représentés par une longue, et la dans le troisième, la première partie renferme
seconde, quatre temps représentés par une deux longues, ou quatre temps, la seconde une
longue et deux brèves, ou que l'un renferme brève et une longue, ou trois temps: enfin le
quatre temps re|irésentés par deux longues, quatrième offre également dans sa première
l'autre, deux temps représentés par deux brè- partie deux longues ou quatre temps, dans la
ves. Dans ces trois pieds, les deux parties du seconde, une longue et une brève ou trois
premier et du troisième sont assujéties à la loi temps.
des nombres compliqués celles du second, : Le dernier pied de quatre syllabes, est celui

s'unissent d'après le rapport des nombres qui ne se compose plus que de longues. 11 se di-

égaux. viseen deux parties, chacune de deux longues,


12. Maintenant nous devons séparer les deux selon la règle des nombres égaux, ce qui forme
brèves que jusqu'ici nous avons placées l'une un rapport de A temps à A temps. Voilà le dé-
à côté de l'autre il y aura entre elles le plus
: veloppement que tu m'as invité à faire de
petit ou le plus grand intervalle selon qu'elles moi-même maintenant pose-moi d'autres
:

seront par une ou deux syllabes


séparées questions.
longues. Or, une longue peut se placer entre
elles de deux manières, ce qui va produire deux
CHAPITRE VII.
pieds; on peut en mettre d'abord une
effet

brève, ensuite une longue, puis une brève et LE VERS EST COMPOSÉ d'uN NOMBRE DÉTERMINÉ DE
enfin une longue ou bien mettre les deux
:
PIEDS, COMME LE PIED LEST d'lN NOMBRE DÉ-
brèves à seconde et à la dernière place, et les
la TERMINÉ DE SYLLABES.
deux longues, à la première et à la troisième;
on aura ainsi une double succession d'une 14. Le M. Je vais le faire mais as-tu bien :

longue et d'une brève. Le cas du plus grand compris quelle est, dans le système des pieds,
intervalle a lieu lorsque les deux longues sont l'importance de cette progression jusqu'au qua-
LIVRE DEUXIÈME. 417

ternaire, d'après ce que nous avons établi dans leur gré tels ou tels pieds et auraient réussi à
les nombres? — LE. Oui, et j'approuve cette faire considérercomme vers un pareil assem-
progression dansles unscomme dans les autres. blage et à lui en donner le nom. N'es-tu pas
— Le M. Eh bien si on a formé les pieds en
! de cet avis? —
LE. Ce que tu dis est fort juste;
combinant les syllabes, ne pourrait-on, en je comprends avec toi que le vers est une créa-
combinant les pieds, former un certain assem- tion de la raison plutôt que de l'autorité mais :

blage qui ne devrait plus être désigné sous le comment? examinons-le, je t'en prie.
nom de syllabe ou de pied? VE. Je le crois —
assurément. —
Le M. Et quel sera cet assem-
blage? — VE. Un vers, j'imagine. Le M. — CHAPITRE VIII.
Eli bien Supposons que quelqu'un s'avise de
!

combiner des pieds sans s'imposer de mesure


ni i\c fin, à moins d'être arrêté par une ex- NOMS DES DIVERS PIEDS.

tinction de voix ou quelqu'autre accident, ou


même par la nécessité de passer à un autre exer- Ze 3/. Examinons donc quels sont les pieds
15.
cice, donnerais-tu le nom
do vers à cet assem- qui peuvent s'allier entre eux quelles sont les
,

blage de vingt, trente, cent pieds ou davan- formes qui résultent de ce mélange car il y :

tage, selon la fantaisie ou la facilité de celui en a d'autres que le vers; nous finirons par
qui aurait formé cette série indéfinie ? — UE. une théorie complète du vers. Mais crois-tu
INon certes : il ne suffira pas que je voie des ces développements possibles, si on ne sait pas
pieds mêlés entre eux indistinctement ou pla- le nom des différents pieds? Sans doute nous

cés sans fin à la uns des autres pour


file les les avons classés de façon qu'ils pourraient être
appeler vers ce pêle-mêle une théorie doit : appelés, selon leur ordre, premier, second,
apprendre l'espèce et le nombre des pieds né- troisième, quatrième pied. Mais il y a péril à
cessaires pour faire un vers et c'est d'après , dédaigner les termes du vieux temps, et il ne

elle que je pourrais juger si c'est bien un vers faut pas rompre aisément avec l'usage, à moins
qui a frappé mon oreille. —
Le M. Quelle que qu'il ne soit en contradiction avec la raison.
soit cette théorie, elle a dû établir non sur un Employons donc les termes par lesquels les
caprice, mais sur un principe, les règles et la Grecs ont désigné les pieds et que les Latins ont
mesure qu'elle imposées au vers. LE. Puis-
a adoptés. Servons-nous-en sans prendre la peine
qu'il s'agit de théorie, il ne doit, il ne peut y d'en chercher l'étymologie : une pareille étude,
avoir place pour la fantaisie. Le M. Cher- — favorable à la prolixité, est assez stérile. Te
chons donc, si tu veux bien, et tâchons de sers-tu avec moins de profit des mots pain, bois,
trouver ce principe: à ne considérer que la tra- pierre, parce que tu nesaispas d'où ilsviennent?
dition, un vers sera ce qu'il aura pris fantaisie — LE. Tu as raison.
d'appeler ainsi à je ne sais quel Asclépiade à , Le M. Le premier pied s'appelle pyrrhique ;

Archiloque, à Sapho, et autres poètes de l'anti- il estcomposé de deux brèves et a deux temps,
quité, dont on a donné les noms à certaines es- comme fiiga.
pèces de vers, parce qu'ils ont découvert et mis Le second pied est l'iambe ; il a une brève
en œuvre ces formes poétiques. Il est des vers et une longue, comme pareris , et a trois
en effet qui portent le nom d'Asclépiade, d'Ar- temps.
chiloquien, deSaphique, et mille autres noms Le troisième pied est le trochée ou le cho-
de poètes que les Grecs ont donnés aux vers de rée il renferme une longue et une brève,
:

différents genres. D'où il semblerait résulter comme meta, trois temps.


qu'en arrangeant des pieds de telle façon et en Le quatrième est le spondée, deux longues
tel nombre qu'on voudra on pourrait à bon, comme œtas, et quatre temps.
droit, si personne n'a encore imaginé cette Le cinquième, le tribraque; trois brèves,
combinaison, être appelé le créateur et le comme macula^ et trois temps.
pro|)agateur d'un vers nouveau. Interdirait-on Le sixième, le dactyle, une longue et deux
ce privilège au premier venu ? Alors on aurait brèves comme mœnalus, et quatre temps.
le droit de se plaindre et de demander quel a Le septième est l'amphibraque il se corn-' :

été le mérite de ces poètes qui, sans être gui- pose, d'une brève, d'une longue, et d'une
dés par aucun principe, auraient combiné à brève comme carina; quatre temps.

S. AUG. — T0.ME III. 27


,

418 DE LA MUSIQUE.

Le huitième, un anapeste, deux brèves et la deuxième brève et les trois autres longues,

une longue, comme Erato, et quatre temps. comme coiiditnres ; sept temps.
Le neuvième, le bacchius, a une brève et Le vingt-sixième, l'épitrite troisième, a la
deux longues, comme Achates, et cinq temps. troisième brève et les trois autres longues,
Le dixième, le crétique ou amphimacre, se comme Demosthenes ; sept temps.
cornpose d'une brève entre deux longues, Le vingt-septième, l'épitrite quatrième, a la
comme inmlce, et de cinq temps. quatrième brève et les trois premières syllabes
Le onzième, palimbacchius, a deux longues longues, comme Fescemiinus ; sept temps.
et une brève comme natiira^ et cinq temps. Le vingt -huitième, le dispondée, se com-
Le douzième, le molosse, a trois longues pose de quatre longues, comme oratores, et
comme jEneas, et six temps. compte huit temps.
Le treizième , le procéleusmatique, se com-
pose de quatre brèves comme avicula; quatre CHAPITRE IX.
temps.
Le quatorzième, le péon premier, a la pre- DE LA CONSTRUCTION DES PIEDS.
mière longue, et les trois dernières brèves
comme legitimus, et cinq temps. L'E. Je sais maintenant ces noms; dis-moi
Le quinzième, le péon deuxième, a la seconde à présent quels sont les pieds qui sont suscep-
longue et les autres brèves; exemple colonia; : tibles de s'allier entre eux. — Le M. Rien de
cinq temps. plus aisé à découvrir, si tu songes que l'éga-
Le seizième, le péon troisième, a la troisième lUé^raiialogie so nt supérieures à l'inégal ité
longue et les autres brèves comme menede-
, et au défout jlep rôportio n. L'E. C'est '^im —
mus; cinq temps. principe que touTTe monde admettra. Le M. —
Le dix-septième , le péon quatrième, a la Il faut donc s'attacher à ce principe dans la

quatrième longue, et les trois premières brè- combinaison des pieds et ne jamais s'en écarter
ves, comme celeritas; cinq temps. sans les raisons les plus sérieuses. — L'E.
Le dix-linilième, ionique mineur, se com- D'accord. —
Le M. Tu n'hésiteras donc pas à
pose de deux brèves et de deux longues comme combiner entre eux des pyrrhiques, des Ïam-
Diomedes; six temps. bes, des trochées ou chorées, et des spondées ;

Le dix-neuyième, le choriambe, renferme d'après la même méthode , tu allieras sans


une longue, deux brèves, plus une longue, ar- hésiter tous les autres pieds de même es-
mipotens; six temps. pèce.
Le vingtième, l'ionique majeur, a deux lon- En effet, il y a un rapport d'égalité parfait
gues et devix brèves, comme Junom'us; six entre les pieds de même cs|)èce et de même
temps. nom. N'est-ce pas ton avis? — L'E. C'est in-
Le vingt et unième, le diiambe ou double contestable. — Le M. Ne pourrait-on légitime-
iambe une brève et une longue, plus une
, ment un mélange de différents pieds,
faire
brève et une longue comme propinquitas ; six pourvu que l'on respectât ce rappo rt dj3galité?
temps. Y a-t-il pour l'oreille rien de pi os tlaïteur
Le vingt-deuxième, le dichorée ou ditro- qiriing__fU)mbinaison oùJaj;ariété_s'uni t avec
chée, se forme d'une longue et d'une brève, l'jjnjji,? — Le. Rien n'est plus agréable. —
plus (l'une longiie el; d'u.ne; brève comme can- Le M. Et quels pieds sont égaux entre eux,
tilena; six temps. sinon ceux qui ont même mesure? — EE.
la

Le vingt-troisième, Tantispaste, contient une C'est vrai.— Le M. Or avoir même mesure, la


brève, deux longues et une brève, comme n'est-ce pas avoir même nombre de temps?
le

Salomnm; six temps. — LE. Oui. — Le M. Tu pourras donc com-


Le vingt- quatrième, l'épitrile premier, a la biner entre eux les pieds qui ont le môme
première brève et les trois autres longues nombre de temps, sans crainte de choquer
comme sacerdoles; sept temps. ^oreille. — L'E. C'est une conséquence natu-
Le vi^gt-ciuquième, l'épitrite deuxième, a relle.
LIVRE DEUXIÈME. 419

paste, le dispondée admettent la même divi-


sion; dans les pieds, en effet, le levé et le pQsé
CHAPITRE X.
ont le même nombre de tem[)s; quand on bat

la mesure, dans l'iambe, le rapport est de 1 à 2


l'ami IIIIIRAQUE, SOIT SEUL, SOIT MÊLÉ A d'aUTRES et ce rapport se retrouve dans le trochée, dans
riEDS, KE PEUT FORMER DE VERS. DU LEVÉ ET le tribraque, dans le molosse et dans les deux
DU POSÉ. ioniques. Quant à ranq)liibra(iue qu'il est ,

temps d'examiner en le comparant aux pieds


Le M. Fort bien mais la question n'est
17. :
du même ordre, il se divise dans un rapport
pas encore épuisée. L'aniphibraque est un pied de à 3. Or, je ne trouve plus de pieds dont les
1
de quatre temps. Cependant il y a des métri- parties s'unissent dansun rapport aussi éloigné.
ciens qui prétendent que ce pied ne peut s'al- Considère tous les pieds composés d'une brève
lier avec des dactyles, des anapestes, des spon- et de deux longues, comme le bacchius, le
dées ou des procéleusniatiques, quoique tous crétique, le palimbacchius, le levé et le posé
renferment quatre temps; il y a plus selon :
les divisent dans une proportion sesquialtère.
eux, toute combinaison de ce pied avec lui- Même règle pour les quatre péons qui offrent
même ne peut former unrliythme convenable lacombinaison d'une brève avec trois longues.
et régulier. Examinons donc cette opinion, Restent les quatre épitrites qu'on désigne suc-
pour voir si elle ne repose pas sur un principe cessivement d'après
que nous devions reconnaître et adopter. — levé et le posé sont toujours dans
la place de la brève
un rapport
: Le
*

LE. Je suis curieux d'écouter leurs raisons. Je de 3 à 4.


n'apprends pas en effet sans quelque surprise
Le M. Ne vois-tu pas qu'on s'est déterminé
19.
que, sur v ingt- jjit pieds, dont le raisonne- avec raison, à exclure de toute combinaison
ment nous a découvert l'existence, il y en a un rhythmique, cet amphibraque, dont les deux
d'exclu du vers, quoiqu'il ait le même nombre parties ont une différence si considérable, que
de temps que le dactyle et autres pieds de même l'une est triple de l'autre? Lâ-Sim étrie des
mesure susceptibles de s'allier. Le M. Pour — partjes est^ en effet, d'autant .plu,s parfaite,
débrouiller cette question, il faut considérer
qu'elle se rapproche_jdavantage de l'égalité..
les autres pieds et voir le rapport selon lequel
Ainsl^ dâniTlâlprogression réguîièrë~3ës nom-
leurs parties s'unissent ensemble : tu com- bres de 1 à 4, tous sont aussi rapprochés d'eux-
prendras alors quelle est la raison spéciale qui mêmes qu'il est possible. De môme dans les
a fait bannir légitimement ce pied de tout
pieds, la plus belle combinaison est celle où
système de vers, les parties sont égales entre elles ; la seconde,
18. En nous devons avoir
traitant ce sujet,
celle où les parties sont unies dans le rapport
présent à la mémoire les deux termes de levé
de 1 à 2; viennent ensuite celles où le rapport
et de posé. Comme on lève la main et qu'on la
est de 2 à 3 et de 3 à 4. Quant à la combinaison
baisse en battant la mesure, le levé et le posé
des temps dans un rapport de 1 à 3, quoiqu'elle
comprennent chacun une partie du pied. Et rentre dans les nombres compliqués, elle n'est
parce mot de partie, j'entends les fractions de pas susce[)tible de s'allier avec elle-même, d'a-
pieds dont il a été suffisamment question plus même des nombres. Nous ne
près l'ordre
haut, quand nous les avons décomposés en pour passer
comptons pas, en effet, de 1 à 3 :

leurs éléments. Si tu admets cette théorie, nombre


de 1 à 3, il faut intercaler le 2. Voilà
commence par récapituler brièvement les di- pourquoi l'aniphibraque est exclu de ce mé-
verses manières de mesurer les parties dans
lange des pieds entre eux que nous cherchons
chaque pied. Par là tu comprendras aisément à déterminer. Si mes raisons te semblent
l'étrange particularité que présente l'aniphi-
justes, entrons plus avant dans la question. —
braque.
LE. Elles sont très-claires et très-concluantes
UE. Dans le pyrrhique, le levé et le posé à mon avis.
comprennent chacun un temps le spondée, :

• Ses'i'jiterti'is numerus correspond au grec sncT/Uroî : il indique


le dactyle, l'anapeste, le procélcusmatique, le
Un tiers en sus. Icidonc le levé contient les 1/3 du posé et vice versa,
choriambe, le diiambe, le ditrochée, l'antis- suivant U place de la brève. C'est un rapport de 3 à 4.

4^0 DE LA MUSIQUE.
Cet exemple suffit pour te mettre sur la voie.

CHAPITRE XI. Ne trouves-tu pas dans ce rliytliineun nombre


qui te flatte l'oreille? — LE. Assurément :

DU MÉLANGE RATIONNEL DES PIEDS. tout coule, tout raisonne avec un charme in-
fini. — Le M. Examine de quelle espèce sont
Le M.Puisqu'il est reconnu que, quelle que les pieds : tu trouveras que, sur ces cinq vers,
soit la disposition des syllabes, les pieds qui ont les deux premiers se composent uniquement
la même durée peuvent s'unir entre eux sans d'ioniques, les trois derniers offrent un ditro-
troubler l'égalité, à l'exception de l'ampbi- cbée mêlé aux ioniques, et que tous flattent
braque, nous sommes conduits à examiner si l'oreille par une harmonieuse égalité. L'E. —
l'on peutconvenablement mêler des pieds qui, Je m'en suis aperçu aisément, à la manière
tout en ayant la même durée, diffèrent dans le surtout dont tu prononçais. — Le M. Pourquoi
battement de la mesure destinée à mettre en donc ne pas ranger sans hésitation à l'opi-
se
rapport, par le levé elle posé, les deux parties nion des anciens, en se soumettant moins à
d'un pied. En etîet, le dactyle, le spondée, l'a- leur autorité qu'à la raison elle-même, et n'ad-
napeste, outre qu'ils ont des temps égaux, se mettre pas avec eux que les pieds qui ont la
mesurent par le même battement le levé et :
même durée peuvent se combiner entre eux,
le posé s'accomplissent dans le même nombre pourvu qu'ils aient une mesure régulière,
de temps. Aussi le mélange de ces pieds entre quoique différente? L'E. Je me rends; —
eux est-il plus naturel que celui de l'ionique l'harmonie des vers que j'ai entendus m'inter-
majeur ou mineur avec tout autre pied de six dit toute objection.
temps. Car les deux ioniques se mesurent dans
un rapport de 1 à 2, en d'autres termes dans
CHAPITRE XII.
un battement de 2 et de 4 temps. Le mo-
losse se frappe de la même manière.
DES PIEDS DE SIX TEMPS.
Le battement est analogue dans les autres

pieds de même espèce * car le levé et le posé


:
42. Le M. Prête donc encore l'oreille à ces
sont de trois temps chacun. Tous les pieds vers :

sans doute ont un battement régulier. Car, de


ces sept pieds * trois se mesurent dans un rap- Volo tandem tibi parcas, labor est in chartis,

à 2, et quatre par fractions égales ce- Et aperlum ire per auras aniinuin permittas.
port de 1 :

Placet hoc nam sapienter, reiuiltere iiilerdum


pendant comme ce mélange rend le battement
Aciem rébus agendis decenter iûleulani *.

inégal, tu seras sans doute porté à le rejeter.


L'E.i'y serais en effet assez porté. Car celte LE. Il est inutile de poursuivre. — Le M.
inégalité dans le battement me choque je ne
Surtout parce que ces vers manquent d'art, je
sais pourquoi mais du moment qu'elle me
:
lésai improvisés sous l'inspiration du moment:
choque, cela doit dépendre d'une mauvaise mais quel effet produisent-ils sur ton oreille?
combinaison. — L'E. Comment ne pas y reconnaître comme
21. Z,eili.Cependantsache bien que les anciens, dans les précédents une combinaison harmo-
trouvant ce mélange légitime, l'ont admis dans nieuse et sonore? —
Le M. As-tu remaniué
leurs vers. Mais je ne veux pas l'imposer leur que les deux premiers vers se composent d'io-
autorité écoute donc des vers de ce genre et
:
niques mineurs et que les deux derniers se
juge s'ils choquent l'oreille. Si loin de te cho- terminent par un diiambe qui s'y mêle? VE.
quer, ils te font plaisir, tu n'auras plus de rai- Ta manière de prononcer me l'a fait remar-
son pour les condamner. Voici les vers que je
veux soumettre à ton appréciation :
moitiédu son s'échappe d'elle-même: l'autre moitié ne peut sortir delà
bouche, malgré ses efforts et ses grimaces. Les consonnes ont un son
At consona quœ sunt, nisi vocalibus aptes. plus voilé et plus difficile à émettre toutefois, voyelles et conson-
:

Pars diniidium vocis opus proferet ex se : nes se prononcent la bouche à demi-ouverte.

Pars muta soni comprimet ora molieuliim *.

*
Je te conseille de ménager tes forces on se consume sur les
:

lllis sonus obscurior impediliorque,


livres. Laisse ton âmese distraire et se déployer en liberté. Détendre
'.
Ulruinque tamen promilur ore seuiicluso son esprit appliqué à de nobles objets, n'est-ce pas là un précepte
( Terenlianus.) de la sagesse * ?
• Cboriambe, diiambe, ditrocbée, antispaste. — ' De 6 temps. * Ces vers sont de saint Augustin, et leur facture, irréprochable

* Lonque les coniomies ne sont pas mêlées avec les voyelles, la autant qu'élégante, prouve sa compétence et son goiit.
LIVRE DEUXIÈME. 421

qiier. —
Le M. Eli quoi n'as-tu pas ponli 1

que dans les vers de Téreiiliaiius le dilro- CHAPITRE XIll.


cbée se mêle à l'ionique majeur, tandis que
dans les miens le diiambe se môle à l'ionique COMMENT ON PEUT CHANGER l'ORDRE DES PIEDS
mineur? N'est-ce pas une différence? LE. — SANS TROUBLER l'hARMONIE.
Oui, et il me semble quej'envois la raison: l'io-
nique majeur, commençant par deux longues, Le M. N'est-il pas à craindre qu'on vienne
24.
s'unit de préférence à un pied qui commence à penserque ces pieds doivent toute leur har-
également par une longue, comme le ditro- monica l'ordre dans lequel ils se suivent, etque,
cbée le diiambe commençant par une brève
; cet ordre changé, ils n'offriraient plus la même
se combine mieux avec l'ionique mineur qui égalité dans — L'E. Cet ordre y con-
les sons?
commence par deux brèves. tribue sans doute, mais de résoudre
il est facile
23. Le M. Tu as fort bien compris il de- :
la question par l'expérience. — Le M. Fais-la
meure donc établi que ce rapport de conve- donc quand tu en trouveras le loisir, et tu
nance, indépendamment de l'égalité des temps, verras que ton oreille est charmée par une
joue aussi un certain rôle dans la combinaison variété infinie dans une égalité absolue. —
des pieds ne dis pas qu'il y préside, mais
: je LE. Je le veux bien, quoiqu'on puisse aisé-
il a son importance. Il n'est aucun pied de six ment prévoir, d'après l'exemple précédent,
temps qu'on ne puisse substituer à un pied de qu'on arrivera nécessairement à cette consé-
six tcmi)S tu peux en juger en consultant l'o-
:
quence. —
Le M. Tu as bien raison mais, :

reille. Prenons d'abord pour exemple un mo- pour en venir à notre sujet, je vais en battant
losse, virtutcs un ionique mineur, moderatas;
; la mesure , reprendre celte succession de
un cboriambe, percipies; un ionique majeur, pieds ; tu pourras ainsi juger si leur marche
coiicedere ; un diiambe, benigjiitas; un dicbo- est oui ou non défectueuse, et en même temps
rée, civitasque ; un antispaste, volet justa. — constater que le changement d'ordre ne pro-
L'E. Je comprends. Le M. Combine donc tous duit aucun trouble dans leurs rapports, comme
ces pieds et prononce ou plutôt écoute-moi
; nous l'avons annoncé d'avance. Voyons, change
prononcer afin que ton oreille ait toute sa l'ordre, dispose ces pieds comme il te plaira
liberté d'appréciation. Pour faire sentir à ton et laisse-moi marquer la mesure.
prononcer et
oreille, sans la choquer, l'égalité qui règne — LE. Voici l'ordre que je souhaite un :

dans une suite de pieds, je vais répéter trois ionique mineur, un ionique majeur, un cho-
lois, et ce sera assez, ces mots ainsi disposés :
riambe, un diiambe, un antispaste, un di-
trochée, un molosse. —
Le M. Applique ton
Virliiles moderatas percipies, concedere benignitas oreille au son et fixe tes yeux sur le battement
civitasque volet justa.
de la mesure. Car il ne suffit pas d'entendre,
Virtutes moderatas percipies, concedere benignitas
civitasque volet justa. il faut voir la main, quand elle bat la mesure,

Virtutes moderatas percipies, concedere benignitas et observer avec attention le nombre de temps
civitasque volet justa. que comprend le levé et le posé. LE. Je —
suis tout yeux et tout oreilles. Le M. Voici —
Dans ce concours de pieds y a-t-il quelque la combinaison que tu m'as demandée avec
défaut d'égalité ou d'harmonie jgui_te blesse accompagnement de la mesure :

i'oreiÏÏëT'^^^rr'^KrAucun. —^Le M. Y as-tu


"Trouvé quelque charme, je te le demande, Moderatas, concedere, percipies, benignitas, volet justa,
civitasque, virtutes *.
quoique, en pareil cas, charmer c'est ne pas
blesser? — UE. J'éi)rouve le plaisir dont tu
parles, je ne puis le nier. —
Le M. Ainsi tu
LE.
ment
que la mesure est parfaite-
Je vois bien
que le levé est exactement le
juste et
demeures d'accord avec moi que tous les
pieds de six temps peuvent s'unir et se com-
môme que le posé; une chose m'étonne, c'est
— EE. Oui. que lu aies pu faire rentrer dans cette mesure
biner entre eux ?
des pieds qui se divisent selon le rapport de
1 à 2, comme les deux ioniques et le molosse.

Ces mots n'offrent aucun sens ce sont des mesures musicalet


:

exprimées à l'aide des mots, voilà tout.


,

422 DE LA MUSIQUE.

— Le M. N'est-ce pas naturel, puisqu'il y a temps au milieu et deux autres temps à chaque
dans ces pieds trois temps pour le levé et trois extrémité, le milieu semble se partager de lui-

pour le posé? — L'Tout ce que je remarque,


/s. même entre ses deux extrêmes, et se fondre
c'est que la syllabe longue, qui est la seconde avec eux dans une égalité parfaite. Celte sy-
dans rionique majeur et le molosse, la troi- métrie ne peut se trouver dans l'amphibraque :

sième dans l'ionique mineur, se trouve dé- car les extrêmes, formés d'un temps, ne sont
doublée par le battement des deux temjjs pas égaux au milieu, formé de deux temps.
qu'elle renferme; l'un reste dans la première Ajoutons que dans les ioniques et le molosse,
partie, l'autre est reporté sur la seconde, et de le partage du milieu entre ses deux extrêmes
celte façon le levé et le posé ont chacun trois produit trois temps de part et d'autre, et l'on
temps. peut y retrouver le milieu parfaitement égal à
25. Le M. 11 n'y a pas d'autre observation à ses deux extrêmes pareillement égaux cette :

faire dans le cas qui occupe. Mais à ce titre, propriété ne se rencontre pas non plus dans
l'amphibraque, que nous avons banni de toute l'amphibraque. —
LE. C'est vrai et il de- ,

combinaison de ce genre, ne serait-il pas sus- meure établi que dans une combinaison de
ceptible de s'unir au spondée, au dactyle, à pieds, l'amphibraque choque autant roreille
l'anapeste, ou de former, en s'alliant à lui- que les autres la flattent.

même, une combinaison musicale? En effet


on pourrait, d'après ce système, décomposer CHAPITRE XIV.
la longue du milieu grâce à ce partage, chaque
:

fraction de pied aura un nombre de temps DES PIEDS SUSCEPTIBLES DE SE MÊLER ENTRE EL'X.

proportionné : le rapport, dans le levé et le


posé ne sera plus de 1 à 3, mais de 2 h 2. Vois- 6. Le M. Allons, commence par le pyrrhique
tu quelque difficulté? — LE. Aucune, et il me et, d'après les principes que nous venons de
semble que ce pied doit être admis avec les poser, explique-moi brièvement quels sont les
autres. —
Le M. Formons donc un assemblage pieds qui peuvent s'allier ensemble. LE. —
de pieds de quatre temps, en y introduisant Le pyrrhique ne peut s'unir à aucun autre
l'amphibraque; battons la mesure et vérifions pied car, aucun autre pied n'a le même
;

d'après l'oreille, s'il ne s'y rencontre pas une nombre de temps. Le trochée pourrait s'allier
inégalité choquante. Sois attentif à cette com- à l'iambe mais il faut éviter cette combinai-
;

binaison je vais répéter trois fois, en battant


: son, parce que leur mesure ne se bat pas de
la mesure, afin que tu puisses t'en rendre la m.ême manière, l'un ayant son levé d'un
compte aisément : temps et l'autre de deux à ce titre, le tri-
:

braque peut s'unir à l'un comme à l'autre. Le


SuDuas optiina, facias bonesta. spondée, le dactyle, l'anapeste, le procéleus-
Sunias opUma, facias honesta. matique s'attirent et s'unissent d'eux-mêmes :

Sumas optjma, facias bouesta ^,


ils ont les mêmes temps et admettent le même
battement. Quanta l'amphibraque, il demeure
LE. Ah! je t'en conjure, cesse de me déchirer àjamais banni de ces sortes de combinaisons :

les oreilles. Même sans qu'on batte la mesure, l'égalité de temps ne saurait racheter le défaut
on sent que la marche de ces pieds est brus- de symétrie dans sa division et dans son batte-
quement interrompue par cet amphibraque ment. Le bacchius s'allie avec le crétique, et
discordant. —
Le M. Pourquoi donc ne peut- parmi les péons, au premier, au second, au
on appliquer à ce pied la même règle qu'au quatrième. Quant au paliinbacchius,le crétique
molosse et aux ioniques? N'est-ce pas parce et, parmi les péons, le premier, le troisième et le
qu'ils ont un commencement et une fin en quatrième sont avec lui dans un accord com-
rapport d'égalité avec le milieu? Or, quand le plet de temps et de mesure. Le crétique, le
milieu est égal au commencement et à la fin, péon premier et quatrième, ayant un levé de
dans un pied, si chaque partie se compose du deux ou de trois temps peuvent s'allier à tous
nombre pair, ce pied doit avoir au moins six les pieds de cinq ; tous les pieds de six temps,
temps. Les pieds de cette espèce ayant deux nous l'avons suffisamment développé ont ,

entre eux une harmonie merveilleuse. Aussi,


• Prends It meilleur parti, pratique la vertu. s'accordent-ils encore dans le battement de la
LIVRE DEUXIÈME. 423

mesure avec qui n'admettent


les autres pieds mêmes durées et se mesurent par le même
de division, à eause de la battement. Reste le pied de buit temps appelé
pas le môme mode
quantité de leurs syllabes, et ils doivent cette dispondée comme le pyrrbique, il n'a pa"s de
:

propriété à l'égalité qui rè-iie entre leur mi- correspondant. Voilà ma réponse à ta question,
tulle que j'ai pu la taire. Continue la discussion.
lieu et leurs extrêmes. l'aiini les cpiatre pieds
de sept temps, appelés épitrites, le premier et le
— Le M. Oui, mais ai)rès un si long entretien

second peuvent se combiner entre eux tous ;


respirons un moment, et rappelons-nous ces
vers que fatigue m'a fait improviser:
deux, en effet, ont un levé de trois temps, par la

conséquent ils sont dans un juste rapport de


Volo tandem libi parcas, labor est in oliarlis,
temps de mesure. Le troisième et le qua-
et El aperliim ire per auras animuni pcniiillas.
trième s'unissent facilement, parce que leur Pbccl lioc nam sapii-nlir. iiMiiiitert^ iiikidum
levé est de quatre temps ainsi, ils oiïrent les
;
Acicm rébus agendis decenler inloatam.
,

LIVRE TROISIÈME.

Différ-ence du Rliythme, du Mèti^e et du Vers. Théor^ie du


Rl:iytlaiiae. — Pi'^incipe de la, tl:iéoipie du Mùtr^e,

que l'on sache le nombre de pieds qu'elle


telle

renferme et le terme où elle s'arrête pour re-


CHAPITRE I.
commencer. —
Le M. Peux-tu hésiter en effet
DÉFINITION DU RHYTHME ET DD MÈTRE. à admettre une combinaison de ce genre, toi
qui vois un art dans la composition des vers
l.Z,eil/. Maintenant que nous avons établi les et reconnais le charme qu'ils exercent sur ton
principes qui président à la combinaison des organe? — LE. Cette combinaison existe évi-
pieds nous allons voir dans notre troisième
, ,
denunenl et elle se dislingue de celle dont lu
entretien ce qui résulte de cet enchaînement
,
as parlé d'abord.

et de ce mélange. Je commence par te deman- 2. Le M. Or, comme la différence dans les


der s'il est possible de former, en combinant choses appelle la distinction dans les termes,
une multitude de pieds régulièrement, un sache que de ces deux combinaisons de pieds, la
mouvement cadencé sans qu'on s'aperçoive où première s'appelle rhylhme et la seconde
il s'arrête j'entends un mouvement analogue
;
mètre, en grec en latin on pourrait les appeler,
;

à celui que produisent les symphoniastes en frap- la première a numerus », nombre, la seconde

j)ant du pitd les escabeaux ou les cymbales, dans « mensura » ou « mensio » mesure. Mais ,

une cadence déterminée il est vrai et propre à comme ces termes ont chez nous trop d'exten-
flatter l'oreille, mais sans aucune interrup- sion et qu'il faut éviter toute équivoque dans
,

tion de telle sorte que, sans le chant des flûtes,


;
le langage, il vaut mieux employer les termes

il serait impossible de marquer jusqu'où s'é- techniques des Grecs. Tu sens bien toutefois
tend cet enchaînement de pieds et à quelle li- la justesse de ces expressions. La série qui doit
mite il recommence ; comme si tu t'avisais marcher par pieds égaux et de même famille,
par exemple, de combiner dans une série non a été désignée avec raison sous le nom de
interrompue cent pyrrhiques ou plus à ton gré, rhylhme ; mais comme elle se dévelop|ie sans
ou d'autres pieds susceptibles de s'allier entre fin et qu'elle n'offre à aucun pied une limite
eux. —
LE. Je comprends de plus je fac-
:
,
saillante et précise (jui lui serve de mesure,
corde qu'on peut former une série de pieds elle sérail fort improprement nommée mètre.
LIVRE DEUXIÈME. 425

Quant au v.iHyc il offre ce double caracicrc :


Spiimca lavil almii-.

un enchaînement de pieds régiilicis et une On jiibis aqiiosis

Pegasiis, in nitentm
terminaison précise. Donc il est à la foismclrc *
Pervolalurus aetbram ',

à cause de sa terminaison saillante, et rhythme,


à cause de l'oncliaîntment régulier de ses Ces onze vers sont composés d'un choriambe et
pieds. Par conséquent tout mètre est rhythme d'un bacchius tu remarques sans doute que
:

mais tout rhythme n'est pas mètre. Et telle est dans les cinq premiers, la phrase s'arrête dis-
en musiiiue l'extension du mot rhythme que tinctement au même endroit, je veux dire
toute la partie de cet art qui s'étend jusqu'à la après le choriambe auquel se joint le bacchius
durce plus ou moins longue des syllabes * a pour compléter levers; que dans les autres,
été nommée rhythme. Mais trêve là-dessus: au contraire, sauf un seul omy?/ô/s aquosis

|

quand la chose est claire il ne faut pas chica- , la phrase ne s'arrête pas au même point.
ner sur les mots, de l'avis des philosophes et L'E. C'est ce que je vois fort bien, mais qu'est-
des habiles. As-tu quelque doute quelque ob- , ce que cela prouve? —
Le M. Cela prouve que
jection à me soumettre sur ce que je viens de le mètre où la phrase se cou|)e avant la fin du
dire? L'E. Loin delà: j'y souscris entièrement. vers, n'est point ici à sa véritable place : autre-
ment, tous les autres ou presque tous les au-
CHAPITRE IL tres offriraient après le choriambe le même
repos; or, sur onze vers, six ne sont point
DE LA DIFFÉRENCE ENTRE LE MÈTRE ET LE VERS, dans ce cas. —
L'E. Je le reconnais encore,
mais quel est le but de ce raisonnement? Voilà
Le M. Autre question si tout vers est mè-
3. :

— ce qui m'intéresse. — Z,e M, Prête donc l'o-


tre, tout mètre est-il vers? Réfléchis. L'E. reille à ce vers si connu :

Je réfléchis, mais je ne trouve aucune réponse


à faire. —
Le M. D'où vient cet embarras? Arma viramque cane, Trojae qui prioius ab oris.
Porterait-il sur les mots? On ne peut pas ré-
pondre, en eûet, sur les termes d'une science Sans aller plus loin, puisque l'Enéide est dans
comme on le ferait sur les principes : les prin- toutes les bouches, lis ce poème aussi loin
cipes sont gravés au fond de toutes les intelli- qu'il te plaira etexamine chaque vers par- :

gences; quant aux termes, ils sont le résultat tout tu trouveras la phrasesuspendue au cin-
d'une convention et leur signiflcation dépend quième demi-pied, en d'autres termes, au
de l'usage de là l'origine de la diversité dans
:
bout de deux pieds et demi, puisque ces vers
les langues, diversité qui ne saurait atteindre se composent de pieds de quatre temps par :

sur la vérité elle-même. Ap-


les idées établies conséquent le repos dont il s'agit a lieu régu-
prends donc de moi ce que tu ne peux deviner. lièrement dans ce vers au dixième temps. —
Les anciens ont désigné séparément le vers et L'E. C'est évident,
lemètre. Laisse donc les mots et examine bien 4. Le M. Tu comprends donc bien qu'il y a

s'il n'y a pas de ditlerence entre deux combi- entre ces deux sortes de mètres, que j'avais
naisons de pied dont l'une, tout en admettant cités d'abord, une différence remarquable :

une aucun point de repos, avant


limite, n'offre les uns avant de se fermer, n'ont aucun rejjos

de se terminer, tandis que l'autre, outre h déterminé, comme nous en avons eu la preuve
limite où elle s'arrête, présente à un endroit à propos de ces onze vers; les autres ont un
déterminé comme une coupure qui la partage re|)osanalogue à celui que lait ressortir le
en deux membres. —
LE. Je ne comprends cin(juième demi-pied dans le mètre héroïque.
pas. —
Le M. Voici un exemple, prête l'oreille :
— Z/'Zi. Je comprends enfin. — Le M. Eh bien!
sache que les habiles d'entre les anciens qui
lie igitur, Camœnse, ont le plus d'autorité, refusent à la première
le nom de vers
Fonlicolae puellae,
espèce de mètres pour eux, :

Quse caniiis sub antris


le vers consiste dans un assemblage de pieds
Mellifliios sonores,
Quœ lavitis capillum
' Venez, muses qui habitez les fontaioes ; vous qui, dans tos grottes
Purpureuin llyppocrene
profondes, faites entendre des chants plus doux que le miel ; vous qui
FoDie, ubi fusus olim
baignez vos blonds cheveux dans la source d'Hypocréne où Pégase
Tint un jour laver sa bouche écumante et sa crinière ruisselante de
• Lit. I, chap. 7. sueur, avant de prendre son essor dans l'az\xt des airs.
4â6 DE LA MUSIQUE.

qui se divise en deux membres, unis entre mots, mais par un simple battement de mains;
eux par une mesure et dans un rapport cons- je me marquer, en suivant
crois capable de
tant. Mais ne t'in(|uiète pas de ce terme dont les indications de
durée des temjjs
l'oreille, la :

tu ne pouvais indiquer le sens quand on te le quant à la durée des syllabes longues ou brè-
demandait, sans l'avoir appris de moi ou de ves, comme c'est une chose qui s'enseigne, j'y
tout autre Tunique point qui doit fixer ton
: suis complètement étranger. Le M. 11 est —
attention, comme le veut la raison, est celui vrai, nous avons établi celle distinction entre
que nous examinons actuellement, à savoir, s'il le grammairien et le musicien, et tu m'as lait

y a entre ces deux espèces de mètre une di(Té- l'aveu de ton ignorance en cette matière. Je
rence essentielle, quelle que soil l'expression vais donc te proposer cet exemple :

qu'on emploie pour les designer. Celte dllfé-


rence, tu peux la signaler si l'on t'interroge Ago celeritcr agile quod ago libl quod anima velit '.

bien, en t'appuyant sur la vérité même quant :

à celle qui existe entre les mois, l'usage seul L'E. J'y suis.
pouvait te l'apprendre. — L'E. Je n'ignore 6. Le M. Mets ces mots à la suite les uns des
pas cette méthode et je reconnais, à tes aver- autres, tant qu'il te plaira : tu obtiendras un
tissements mulli|)liés, tout le cas que tu en rhythme aussi long que lu voudras, quoique
fais, — Le M. Reliens donc bien ces trois mots ces dix pieds suffisent pour endonner l'idée.
dont nous aurons sans cesse besoin dans la Mais si que ce rhythme
l'on venait à t'objecter

discussion rhythme, mètre, vers. Ils se dis-


:
se compose de procéleusmatiques et non de

tinguent en ce que, si tout mètre est rhythme, pyrrhiques, que dirais-tu ? L'E. Je n'en sais —
tout rhythme n'est pas mètre, et que, si tout rien, car du moment qu'il y a dix pyrrhiques,

vers est mètre, tout mètre n'est pas vers. A ce je bals la mesure de cinq procéleusmatiques;

titre, tout vers est rhythme et mètre la con-


:
mon hésitation redouble en songeant qu'il
séquence est rigoureuse. — L'E. Oui, c'est est question du rhythme qui se développe

plus clair que le jour. sans fin. Onze, treize pyrrhiques et tout autre
nombre impair ne peuvent former un nombre
complet de procéleusmatiques. Le rhythme
CHAPITRE III.
dont il est question en ce moment eùl-il une
limite déterminée, je pourrais dire (|u'il se
DU RHYTHME COMPOSÉ DE PYRRHIQUES.
compose de pyrrhiques plutôt que' de procé-
5. Le M. Commençons par examiner, selon
leusmatiques, si je n'y trouvais pas un nombre
complet de procéleusmali(iues mais ma raison
rétendue de nos forces, le rhythme indépen-
:

se déconcerte, quand je rélléchis que le nombre


damment du mètre puis nous considérerons le
;

des pieds est illimité ou qu'il [)eut être pair


mètre, abstraction faite du vers, et nous termi-
nerons par le vers lui-même. L'E. J'approuve — comme dans notre exemple. Le M. Tu ne te —
cette marche. —
Le M. Eh bien débute par des !
fais pas une idée assez nette des pyrrhiques

pyrrhiques, et formes-en un rhythme. LE. — en nombre impair. Ne peut-on dire qu'un


En supposant que je puisse y parvenir, à rhythme composé de onze pyrrhiques ren-
quelle limite dois-je m'arrèler? — Le ]\1. Il
ferme cinq procéleusmatiques avec un demi-
ce n'est qu'un pied? Et quelle objection faire, quand on sait
suffira d'aller jusqu'à dix pieds :

qu'une foule de vers se terminent par un


exemple. Le vers, d'après un i)rincipe que nous
développerons bientôt, ne va jamais jusqu'à
demi-pied? —
LE. Je te l'ai dit je ne sais ce :

ce nomiire ^ —
L'E. Tu as bien fait de ne pas qu'on peut répondre là-dessus. Le M. Ne —
sais-tu pas au moins que le pyrrhique a la
m'obliger à combiner un trop grand nombre
priorité sur le procéleusmalique? Car un procé-
de pieds mais tu ne songes plus apparem-
:

que tu fis entre le gram- leusmatique se compose de deux pyrrhiques :

ment à la distinction
mairien et le musicien, quand je t'avouai que
donc, de même que i a la priorité sur 2
et 2 sur 4, de même le pyrrique précède logi-
je ne savais pas celte quantité des syllabes que
legrammairien se charge d'apprendre. Laisse-
'
J'exécute promptement ce que je fais pour toi en obéissant à
moi donc marquer ce rhythme, non par des l'âme *.

*
La pensée est ici moins importante que les mots ,
uniquement

Le vers le plus considérable ne renferme que huit pieds . Voyez
phap. IX, liv. 3. destinés à marquer des n-.esurcs musicales.
LIVRE TROISIEME. 427

quement le procéleiismatique. — LE. Cela Non, car dans le batte-


l'égalité disparaîtrait
est très-vrai. — Le M.
donc on peut dans Si ment de mesure, puis(pie le levé et le posé
la
le rhyUime employer coniinc mesure le |iyr- renferment chacun un tempsdans le pyrrhique,
rlii(|ue ou le procéleusmatique concurrem- deux temps dans le S| ondée. —
Le M. Peut-il
ment, auquel donnerons-nous la préférence? s'allier au procéleusmatique ? —
L'E. Oui. —
Sera-ce au premier qui est le principe du Le M. Que se passe-t-il alors? Je suppose qu'on
second, ou au second qui n'en est pas le prin- nous demande si le rhythme est formé de
cipe. —
L'E. Au premier, évidemment. — l)rocéleusi!!atiques ou de spondées: que fau-
Le M. Pourquoi donc liésiles-tu à répondre dra-t-il répondre ?— IJE. Que le spondée pré-
que ce rliyllime doit plutôt prendre le nom domine; la questionici ne doit plus être dé-
du |»yrrliique? —
L'E. Je n'hésite plus et j'ai cidée par le simple battement de la mesure,
honte de n'avoir pas aperçu plus vite une puisque le levé et le posé renferment chacun
raisons! claire. deux temps. Il nous reste donc à donner le pre-
mier rang au pied qui, dans l'ordre naturel,
CHAPITRE IV.
vient le premier, c'est-à-dire au spondée. —
Le M. Je vois avec plaisir que tu as suivi le fil
DU RHYTHME CONTINU. du raisonnement. Tu aperçois sans doute quelle
conséquence résulte de là? —
L'E. Laquelle?
Le M. Ne vois-tu pas aussi, d'après le
7. — Le M. Celle-ci évidemment le procéleusma-
:

même principe, que certains pieds ne peuvent tique ne peut s'allier à aucun autre pied pour
former un rhythme continu? Le principe en former un rhythme qui porte son nom. Car si
vertu duquel le pyrrlii(jue a la priorité sur le Ton combine avec lui tout autre pied de quatre
procéleusmatique doit s'appliquer aussi, je temps, ce qui est une condition indispensable,
pense, au diiambe, au dichorée, au dispondée. le rhythme en prendra le nom puisque, dans
Qu'en penses-tu? —
LE. Il faut bien que j'y l'ordre des pieds de quatre temps, le procéleus-
souscrive : j'ai admis le principe, je dois ad- matique vient le dernier. Et comme la raison
mettre la conséquence. — Le M.
Pèse bien ta nous force à donner le premier rang aux pieds
pensée, compare Lorsqu'on éprouve
et juge. qui ont été inventés les premiers, en d'autres
ces embarras, le battement de la mesure est termes, à appeler rhythme de leur nom;
le
le meilleur moyen pour distinguer sur quel tout rhythme où spondée, le dactyle, l'ana-
le

pied court le rhythme; veux-tu prendre le peste se mêlera au procéleusmatique prendra


pyrrhique pour pied fondamental? Le levé et le nom de ces pieds. Quant à l'amphibraque, il

le posé doivent comprendre chacun un temps. est exclu de ces combinaisons, nous l'avons
Veux-tu prendre le procéleusmatique? Le levé démontré. —
L'E. C'est vrai.
et le posé doivent être chacun de deux temps. 9. Le M. Passons maintenant au rhythme
La mesure mettra ainsi le pied en relief et iambique car les développements consacrés
:

sauvegardera l'uniformité du rhythme. — au rhythme formé de pyrrhiques ou de procé-


LE. J'aime mieux cette règle qui ne laisse leusmatiques, lesquels ne sont eux-mêmes que
s'introduire dans l'ensemble aucun pied étran- des pyrrhiques redoublés, ont été assez éten-
ger. —
Le M. Tu as raison pour te confirmer : dus. Dis moi donc quel pied on peut mêler
core davantage dans ton opinion, réfléchis à la avec Tiambe pour que le rhythme garde le nom
réponse que nous pourrions faire si on venait à d'iambique? —
L'E. Ne serait-ce pas le tribra-
prétendre que ce rhythme se compose non de que ? il a même temps et même mesure, et
pyrrhiques ou de procéleusmatiques, mais de comme il vient après lui, il ne peut jouer le rôle
tribraques. —
L'E. Pour décider la question, principal. Le trochée vient aussi après l'iambe
ilfaudrait avoir recours au battement de la me- et se compose des mêmes temps mais il ne se
:

sure, je le vois bien si le levé renferme un


: mesure pas par le même battement.
temps et le posé deux, ou que le levé renferme Le M. Passe maintenant au rhythme tro-
deux temps et le posé un, on dira que le chaïque, réponds d'après les mêmes prin-
et
rhythme se compose de tribraques. cipes. —L'E. Ma réponse est invariable: le tri-
8. Z,e M. Ton raisonnement est juste. Main- braque peut s'allier avec le trochée puisqu'il
tenant dis-moi si le spondée peut s'allier au s'accorde avee lui pour la durée comme pour
pyrrhique pour former un rhythme. L'E. — la mesure. Quant à l'iambe, n'est-il pas évi-
,

428 DE LA MUSIQUE.

dent qu'il faut l'exclure? Car, lors môme qu'il A ce titre tout pied de six temps peut se com-
se mesurerait par le même battement, il for- biner avec les autres pieds de six temps (jui
nierait dans la combinaison rélément princi- viennent après lui. L'antispaste, par la même
pal. —
Le M. Et le rhythme spondaïque? Quel règle, ne peut se combiner avec aucun autre
|)ied admettra-t-il? — LE. Ici il y a abondance pied. Viennent ensuite les quatre épitrites : le

de choix. Le dactyle l'anapeste le procéleus-


, , premier se combine avec le second, le troi-
matique peuvent s'allier avec le spondée les : sième avec le quatrième le second et le qua-
:

temps sont égaux, le battement de la mesure trième ne peuvent s'allier avec aucun autre
est analogue, la priorité incontestable. pied. Reste le dispondée qui ne peut former
10. Le M. Tu es maintenant capable de déve- de rhythme qu'en se combinant avec lui-
lopper ces principes dans toutes leurs consé- même, parce qu'il vient le dernier et qu'il n'a
quences; trêve donc aux questions: ou, si tu pas d'égal.
l'aimes mieux, réponds comme si je t'interro- En résumé il y a huit pieds qui forment un
geais et dis-moi avec toute la clarté, toute la rhythme en ne se combinant qu'avec eux-
précision dont tu es capable ,
quelles combi- mêmes: le pyrrhique, le tribraque, le procé-

naisons régulières peuvent former les autres leusmatique, le péon quatrième, l'antispaste,
pieds en imposant leur nom au mélange ? — le second et le quatrième épitrite et le dispon-

LE. Volontiers : cette énumération n'offre dée : quant aux autres, ils admettent l'alliance
guère de difficulté, après tant de raisonne- des pieds qui viennent après eux, et donnent
ments qui en éclairent d'avance toute la suite. leur nom au mélange, lors même qu'ils y se-

Au tribraque ne s'unira aucun autre pied tous : raient en moins grand nombre. J'ai suffisam-
ceux qui ont le même nombre de temps ont ment, je crois, expliqué et développé la thèse
sur lui la priorité. L'anapeste peut s'allier avec que tu m'as proposée c'est à toi maintenant
:

le dactyle il vient après lui, il a même temps,


: de continuer la discussion.
même mesure : par la même raison le procé-
leusmatique est susceptible de s'allier avec l'a-

napeste et le dactyle. Au bacchius peuvent se


CHAPITRE V.

mêler le crétique , ainsi que le péon premier


second et quatrième. Avec le crétique, peuvent Y A-T-IL DES PIEDS DE PLUS DE QUATRE SYLLABES?
se combiner régulièrement tous les pieds de
cinq temps qui viennent après lui, mais le H. Le M. Pardon c'est à toi en môme ,

mode de division n'est pas le dans tous même temps qu'à moi. Nous cherchons ensemble la
ces pieds: les uns ont leur levé de deux temps vérité. Mais avons-nous traité toutes les ques-

et leur posé de trois, tandis que dans les autres tions que soulève la théorie du rhythme ? Ne
le levé a trois temps et le posé deux: or le encore voir s'il existe quelque pied
faut- il pas

crétique admet ce double mode de division :


qui, sans dépasser huit temps, mesure du dis-
la brève du milieu se reporte indifféremment pondée, renferme néanmoins plus de quatre
au commencement ou à la fin. Le palimbac- syllabes? — L'E. Pourquoi? je te le demande.
chius qui se divise dans un rapport de deux à — Le M. Eh I que ne le demandes-tu à toi-

trois temps s'allie avec tous les péons, sauf le même plutôt qu'à moi? Ne te semble-t-il pas

second. Des pieds de trois syllabes reste le mo- que, sans tromper et sans choquer l'oreille,

losse qui ouvre la série des pieds de six temps,


,
en ce qui touche battement de la mesure,
le

lesquels peuvent tous s'allier avec lui, les uns, la division des pieds et la durée des temps, on

parce qu'ils se divisent dans le rapport de i à peut substituer deux brèves à une longue ? —
2, les autres, parce que la longue se décompose LE. Comment ne pas admettre ce princi|)e?
dans le battement en deux brèves qui se répar- -— Le M. De là vient que nous substituons un
tissent de chaque côté et rendent ainsi le mi- tribraque à un iambe ou à un trochée un ;

lieu égal aux deux extrêmes» comme cela ar- dactyle, un anapeste, un procéleusmatique à
rive dans le nombre six. C'est d'après ce prin- un spondée, quand nous convertissons ici la
cipe que le molosse et les deux ioniques ne se longue en deux brèves, là les deux longues en
divisent pas seulement dans un rapport de quatre brèves. —
LE. Sans doute. Le M. —
1 à 2, mais encore se mesurent par un batte- Applique cette règle aux deux ioniques ou à
ment égal de trois temps dans chaque partie. tout autre pied de quatre syllabes et de six
LIVRE TROISIÈME. 429

temps et substitue deux brèves à l'une quel- mesure; cette mesure, régulièrement emprun-
conque des longues. Ce ciiangement allércra- tée aux nombres s'est arrêtée au nombre 4.
,

t-il la mesure, faussera-t-il le battement? — comme limite extrême, et par conséquent le


LE. Pas le moins du monde. —
Le M. Vois pied a pu se composer de quatre syllabes. La
maintenant combien le pied a de syllabes? — substitution de huit brèves à ces quatre lon-

LE. Il en a cinq. Le M. Tu vois donc qu'on gues est parfaitement légitime puisque la
syllabes. —
,

peut dépasser le nombre de cinq durée des temps ne change pas mais comme ;

LE. Oui. — Le M. Et si tu mettais quatre


brè- elles dépassent la limite régulière, c'est-à-dire,

ves à la place de deux longues? N'aurais-tu le nombre elles ne peuvent former par
4,
pas à mesurer six syllabes dans un seul pied ? elles-mêmes une combinaison ni constituer
— LE. Oui. — Le M. Décompose en brèves les un rhythme; l'oreille n'en serait pas choquée,
trois longue? de chaque épitrite, ne trouve- mais le principe même de l'art serait violé.
ras-tu pas un nombre de sept syllabes? LE. As-tu une objection à me faire?
C'est incontestable. — Le M. De môme, ledis- 13. LE. Oui certes, et la voici. Pourquoi
pondée ne renferme-t-il pas huit syllabes, si le nombre des syllabes dans le pied ne pour-

on décompose toutes les longues en brèves? — rait-il pas aller jusqu'à huit,quand ce même
LE. Parfaitement. nombre estadmis dans le rhythme? Ce n'est
12. Le M. Par quel mystère sommes-nous là, dis-tu, qu'une substitution. Raison de plus
donc conduits à découvrir tant de syllabes dans pour demander par quelle sorte de caprice
la mesure des pieds, et forcés d'autre part, en on ne veut pos admettre le remplaçant en son
vertu des raisons développées plus haut, à re- propre nom. —
Le M. Ton illusion ici n'a rien
connaître que le rhythme n'admet aucun pied qui me surprenne, et il n'est pas difficile de te
de plus de quatre syllabes? N'y a-t-il pas là faire voir la vérité. Sans reprendre notre dis-
une contradiction? — LE. Elle est manifeste cussion sur les propriétés du nombre 4 et les
et je ne vois guère comment on pourrait con- raisons qui limitent à ce nombre la progres-
cilier ces deux choses. — Le M. Le moyen est sion des syllabes, je t'accorde pour un mo-
très-facile, il suffit de te demander à toi-même ment que le pied doive avoir une longueur de

si nous étions fondés à distinguer par le batte- huit syllabes. Dès lors tu es forcé de recon-
ment de la mesure le pyrrhique, le procéleus- naître qu'il peut y avoir un pied composé de
matique, pour assurer à chaque pied, réguliè- huit syllabes longues. Car un pied doit s'élever
rement divisé, le privilège de former un au même nombre de syllabes, non-seulement
rhythme, en d'autres termes, de lui imposer quand il est composé de brèves, mais encore
son nom. — LE. Je me rappelle cette règle et quand il n'est composé que de longues. Cela
je ne vois pas pourquoi je regretterais d'en posé, en vertu du principe fondamental que
avoir reconnu la justesse. Mais que veux-tu en toute longue équivaut à deux brèves , nous
conclure ? — Le M. Que tous les pieds de atteignons le chiffre de seize syllabes. Si tu
quatre syllabes, excepté l'amphibraque, peu- veux encore pousser plus loin, nous arriverons
vent former un rhythme, en d'autres termes, au chiffre de trente-deux brèves. Voilà jus-
tenir dans un rhythme le premier rang et le qu'à quel nombre tu dois porter le pied, en
constituer de fait comme de nom, tandis que suivant ton propre raisonnement, de plus tu
ceux qui ont plus de quatre syllabes, tout en es condamné à le doubler encore en rempla-
pouvant se substituer aux premiers pour la çant les longues par les brèves, selon la règle.
plupart, ne sont pas susceptibles de former De cette façon, il n'y aura plus de limite. —
par eux-mêmes un rhythme et de lui donner LE. Je me rends enfin au raisonnement qui
leur nom; à ce titre, ils ne méritent pas même fixe à 4 le plus grand nombre de syllabes pos-
le nom de pieds. Ainsi s'exphque et disparaît sible dans un pied et je ne trouve plus de
la contradiction apparente qui nous inquiétait contradiction à substituer à ces pieds régu-
tout à l'heure; car, quoiqu'on puisse substi- liers des pieds d'un plus grand nombre de syl-
tuer à un pied plus de quatre syllabes, on ne labes en remplaçant une longue par deux
,

doit donner le nom de pied qu'à la combinai- brèves.


son capable de former un rhythme. Il fallait
eu effet établir pour le pied une progression
dans les syllabes déterminée par une juste
430 DE LA MUSIQUE.

dans un rhythme ou dans un mètre. En dé-


CHAPITRE VI. composant une longue en deux brèves on ,

peut arriver sans doute au chiffre de sept ou


AUCUN PIED, DE PLUS DE QUATRE SYLLABES, NE de huit syllabes, nous l'avons reconnu mais ;

PEUT CONSTITUER UN RUYTUME QUI PORTE SON on ne s'est jamais avisé de porter aussi loin le
NOM. nombre des syllabes dans le pied. Un point sur
lequel nous sommes d'accord, c'est que tout
14. Le M. A présent tu peux comprendre pied qui dépasse quatre syllabes ,
grâce au
aisément et reconnaître avec moi que les pieds changement d'une longue en deux brèves, peut
sont susceptibles, tantôt de se substituer à ceux se substitueraux pieds réguliers, mais ne sau-
qui constituent genre du rbythme, tantôt
le rait ni secombiner avec eux, ni constituer un
de se combiner avec eux. Car, lorsqu'on rem- rhythme spécial; autrement la progression lo-
jJace chaque longue par deux brèves, on subs- giquement limitée des syllabes deviendrait
titue un pied à celui qui préside au rhythine, infinie. La discussion sur le rhythme me
par exemple, un tribraque à un iambe ou à semble épuisée, passons au mètre si tu veux.
un trochée , ou encore un dactyle, un ana- — LE. J'y consens.
peste, un procéleusmatique, un spondée. Cette
On combine
substitution n'a-t-elle plus lieu ?
avec un pied d'un rang infé-
le pied principal
CHAPITRE VII.

rieur, par exemple un anapeste avec un dac-


:

tyle, un iambe ou un ditrochée avec l'un des DE l'espèce et DU NOMBRE DES PIEDS QUI CONS-
deux ioniques, et ainsi de suite, en observant TITUENT LE MOINDRE MÈTRE.
les règles établies. Suis -je obscur ou me
trompé-je? — LE. Je comprends. — Le M. Le 71/. Dis-moi, crois-tu que le mètre
t5.

Alors dis-moi si les pieds capables de se substi- se compose de pieds ou que les pieds sont for-
tuer à un autre peuvent constituer un rhythme? més du mètre? —
LE. Je ne comprends pas.
— LE. Oui. — Le M. Tous? — VE. Tous. — Le M. Le mètre est-il un assemblage de pieds,
Le M. Par conséquent un pied de cinq syllabes ou les pieds un assemblage de mètres? LE. —
pourrait former un rhythme spécial, car on Je comprends à présent; selon moi, le mètre

peut le substituer au bacchius, au crétique et est un assemblage de pieds. Le M. Pourquoi —


à tous les péons? —
LE. Non certes. Mais nous cela? — LE. Parce qu'il y a, comme tu Tas

ne donnons plus le nom de j)ied à ce qui dé- dit , cette dilTérence, entre le rhythme et le

passe le nombre 4, je m'en souviens. En ré- mètre, que, dans le rhythme, la combinaison
pondant tous, je ne songeais qu'aux vérita-
:
des pieds peuts'étendre à l'infini, tandis qu'elle
bles pieds. —
Le M. Tu retiens les mots avec s'arrête à une limite déterminée dans le mètre,

un bonheur et une attention que je m'em- par conséquent, toute combinaison de pieds
presse de reconnaître. Mais sache qu'un grand rappelle un rhythme et un mètre, avec cette

nombre de rhythmiciens ont pensé qu'il y réserve qu'elle est illimitée dans l'un, limitée

avait des pieds de 6 syllabes personne, je crois, dans l'autre. —


Le M. Un seul pied ne peut
n'est allé au delà de ce nombre. Ces rhyth-
;

donc constituer un mètre? LE. Non. — —


miciens ont en même temps soutenu que ces Le M. Et un pied et demi? LE. Pas davan- —
pieds si longs ne pouvaient seuls constituer un tage. —
Le M. Comment? Parce que le mètre
rhythme ou un mètre spécial. Aussi ne leur se compose de pieds, faudra-t-il dire rigou-

ont-ils pas même donné un nom. Aucune li- reusement qu'il n'y a pas de pieds, s'il y en a
mite n'est donc plus exacte que celle qui borne moins de deux? LE. Sans doute. — Le M. —
à 4 le plus grand nombre de syllabes dans un Examinons donc les mètres que j'ai cités plus
pied, puisque tous ces pieds, qui, par leur di- haut et voyons de quels pieds ils se compo-
*

vision, ne sauraient former deux pieds, en for- sent tu ne dois plus être incompétent dans
:

ment un par leur réunion. De là vient que ces sortes de questions. Voici ces mètres :

ceux qui ont poussé la série des syllabes jus-


Ite igitur, Camœncc,
qu'à six, n'ont osé donner que le nom de pied à Fonlicolie puclla;,
ceux qui allaient au delà de la quatrième syl-
labe, sans jamais leur accorder le premier rang ' Ci-dessus, lir. ni, 3.
LIVRE TROISIÈME. 431

la finale ou du silence que j'observe crois-tu ,


Quîc canilis sub anlris
Mollilliios sonores. qu'il y ait un intervalle de temps? LE. Peut- —
*
il en être autrement?
Je m'arrête; ces quatre mètres suffisent pour
lebut que nous nous proposons mesure-les :
CHAPITRE VIII.

etdis-moi de quelle espèce de pieds ils se com-


posent. —
L'E. J'en suis inca|)able on ne peut :
DE LA VALEUR DES SILENCES DANS LES MÈTRES.
mesurer parle battement que les pieds suscep- DÉFINITION DU MÈTRE.

tibles de s'unir régulièrement entre eux. Com-


17. Le M. Tu as raison. Mais dis-moi quelle est
ment donc sortir d'embarras? Commencerai-
je par un trochée? Je trouve à la suite un iambe,
la valeur de cet intervalle de temps ?— LE.
qui a sans doute une durée égale , mais dont
H est bien difficile de l'apprécier. — Le M.
Cest juste toutefois ne peut-on l'apprécier
:
la mesure se bat dilléremnient. Par un dac-
exactement à l'aide de celte syllabe brève ?
tyle? Je ne trouve plus do [)ied qui lui corres-
Grâce à cette addition, il n'est plus besoin, pour
ponde même dans la durée.
Par un clioriambe?
satisfaire l'oreille, d'allonger la finale longue
Même difficulté: carie pied qui reste ne lui
correspond ni dans la durée ni dans le batte- au delà des règles ordinaires, ou d'observer un
ment de la mesure. Il faut donc ou que cet silence en reprenant le mètre. LE. Je suis —
assemblage ne soit pas un mètre ou que tous de ton avis pendant que tu prononçais et que
:

lu reprenais le premier mètre je répétais


nos principes sur la combinaison des pieds ,

soient faux: je suis réduit à cette alternative.


mentalement le second en me réglant sur toi,
et je me suis aperçu qu'ils avaient une durée
1(). Le M. Que ce soit un mètre, nul doute il :

renferme plus d'un pied, il a une limite déter- égale, parce que la finale brève du premier

minée et l'oreille môme l'approuve. Il ne pro- mètre correspondait au silence que lu obser-
duirait pas un son aussi harmonieux, il ne se vais. —
Le M. Retiens donc bien ce point essen-
mesurerait pas par un baltenient aussi égal tiel les mètres comportent des silences d'une
:

durée régulière et quand tu t'apercevras


s'il était dépourvu de cette symétrie mélo- ,

dieuse qui ne se trouve que dans cette partie qu'un pied est incomplet, tu aur^s à examiner
de la musique. La fausseté de nos principes! si ce vide n'est pas rempli par un silence d'une
cette pensée m'étonne de ta part. Car il n'y a durée équivalente. — LE. Je comprends cette
rien de plus sur que les ^ombres, rien de règle : continue.
mieux établi que l'arrangement et le mélange M. Il s'agit maintenant de déterminer
18. Le

que nous avons fait des pieds. C'est à la théorie comment se mesure le silence. Dans ce mètre
même des nombres, théorie infaillible, que nous rencontrons un bacchius après le clio-
nous avons emprunté tous les rapports qui peu- riambe l'oreille, s'apercevant qu'il manque
:

vent charmer l'çu'eiUe ou régler la marche du un temps au bacchius pour former un pied de
rhylbme. HéfléclÙ5 plutôt, pendant que je sixtemps analogue au choriambe a exigé , à ,

prononce à plusieurs reprises quœ canitis siib :


la reprise,un silence d'une durée égale à celle
anlris, et que je flatte ton oreille par ces rap- d'une syllabe brève. Mais supposons que le
ports harmonieux et vois s'il n'y a aucune
;
choriambe soit suivi d'un spondée avant de :

dilïéreiice entre ce mètre etcelui que j'oblien- revenir au commencement il nous faudra ,

diais en ajoutant à la fin une syllabe brève :


observer un silence de deux temps. Tel serait
quœ canitis sub antrisve. —
LE. Tous deux ce mètre :

s'insinuent doucement dans mon oreille la :

Quse canitis fontem.


différence (jui mefiappe, c'est que le dernier,
accru d'une brève dure plus longtemps.
,
— Tu comprends bien, sans doute, la nécessité de
/,e J/. Et que se passe-t-il si je répète le pre-
ce silence pour éviter toute inégalité dans le
,

mier vers quœ canitis sub antris sans obser-


: ,
battement de la mesure en revenant au com-
ver aucun silence à la fin? Eprouves-tu le
mencement du mètre. Pour apprécier par toi-
même plaisir? —
LE. Loin de là, je sens je ne même quelle est la valeur du silence , ajoute
sais quoi de défectueux peut-être allonges-tu
:
à ce mètre une syllabe longue:
la dernière syllabe plus que les autres longues.
— Le M. Que cela vienne de l'allongement de Quae canitis, fontem vos ;
432 DE LA MUSIQUE.

Reprends-le on battant mesure. Tu vas voir


la temps. C'est une conséquence du principe de
que le battement a la même
durée que dans cette progression régulière dont il a été ques-
le mètre précédent , où le choriambe n'étant tion tant de fois et dans aucim pied le levé et
;

suivi que de deux longues, il fallait y ajouter le [)osé ne peuvent dépasser quatre temps.
un silence de deux temps. Le choriambe est-il 19. Ainsi, quand on exécute un air ou qu'on
suivi d'un Ïambe , comme dans ce mètre : chante des paroles qui ont une fin déterminée
et forment plus d'un pied, si, par un mouve-
Quse caaitis, locos f
ment naturel et en dehors de toute considéra-
tion de nombre, il s'y trouve une certaine
Le silence doit être de trois temps. Pour le vé-
charme l'oreille, c'est assez il y a
égalité qui :

rifier, on peut ajouter à l'iambe un autre


un mètre. Peu importe qu'il y ait moins de
ïambe, un trochée ou un tribraque et dire par
deux pieds : le mètre apparaît, dès qu'il y a
exemple :

plus d'un pied et qu'on ajoute un silence égal

Quae canitis locos bonos, aux temps qui manquent au second pied. L'o-
reille compte alors deux pieds, parce que la
Ou:
mesure équivaut à deux pieds lorsqu'on ajoute,
Quse canitis locos monte;
avant la reprise, un silence qui complète le
Ou enfin
son. Dis-moi si tu comprends tout ceci et si tu
Quse canitis locos Demore. l'approuves. —
L'E. Je le comprends et je l'ap-
prouve. —
Le M. Est-ce ma parole qui entraîne
Avec ce complément, la reprise se fait sans si- ton assentiment ou la vérité qui se montre à
lence d'une façon aussi égale qu'agréable, et ton intelligence? — LE. C'est la vérité qui me
le battement dure aussi longtemps que les trois frappe, bien que ta parole me la fasse recon-
silences c'est donc une preuve évidente qu'il
;
naître.
fallait observer un silence de trois temps. On

pourrait placer une longue après le cho-


CHAPITRE IX.
riambe: le silence devrait alors renfermer
quatre temps. Car le choriambe , dans ce cas,
DD NOMBRE DE TEMPS ET DE PIEDS AUQUEL
peut se diviser de façon que le levé et le posé
s'arrête LE MÈTRE.
se correspondent dans un rapport de i à 2.
Prenons pour exemple :

20. Le M. Nous venons de déterminer le


Quse canitis res. commencement du mètre tâchons de voir où il
:

finit. Le moindre mètre est de deux pieds, soit


Ajoutes-y soit deux longues, soit une longue qu'ils aient un son plein, soit qu'il faille un
et deux brèves, soit une brève et utie longue silence pour les compléter. Reviens donc à la
suivie d'une brève, soit deux brèves et une progression qui s'arrête au nombre 4, et, en
longue, ou enfin quatre brèves tu auras un :
vertu de ce principe, explique-moi quel est le
pied de six temps qui n'exigera aucun silence nombre de pieds que le mètre ne peut dépas-
avant la reprise ;
par exemple: ser. — LE.
Le calcul est facile le raisonne- :

ment pour fixer cette limite à huit pieds.


suffit
Qus canitis res pulcbras,
— Le M. Te souviens-tu donc que, d'après les
Ou: habiles, nous avons défini le vers un mètre
Qu£ canitis res in bona,
composé de deux membres, dont la mesure est
Ou: régulière? — LE. Je m'en souviens. — Le M.
Quœ canitis res bonumve, Puisque vers se compose de deux membres
le

Ou: etnon de deux pieds, et qu'il renferme non


Quse canitis res teneras, pas un seul pied, mais plusieurs, n'est-il pas
Ou enfin évident que chaque membre doit avoir plus
:

Quae canitis res modo bene. d'un pied? —


LE. Sans doute. Le M. Mais —
si lesdeux membres sont égaux, ne seront-ils
Ce principe compris et reconnu tu vois sans ,
pas susceptibles d'être mis à la place l'un de
peine qu'aucun silence ne peut être moindre l'autre, puisqu'ils n'offriront aucun trait dis-

qu'un temps ni plus considérable que quatre tinctif? — LE. C'est juste. — Le M. Pour ob-
LIVRE TROISIÈME. 433

vier à cette confusion et pour marquer dis- ^\.Le M. Quant à la limite extrême du
tinctement, dans le vers, l'endroit où com- mètre, peut-elle dépasser celle du vers, quand
mence le premier membre et où finit le second, le moindre mètre a une durée proportionnelle
nous sommes réduits à admettre que ces deux à celle du moindre vers? LE. Je ne le crois —
membres doivent être inégaux. L'E. Rien — pas. —
Le 3/. Or, le moindre mètre est de
de plus logique. Le M. Véritions ce prin- — deux pieds le moindre vers, de quatre, que
;

cipe en commençant, si tu veux bien, par le les pieds soient pleins ou complétés par un

pyrrhique dans un vers de ce genre, tu ne


:
silence de plus, le mètre ne peut dépasser la
:

saurais trouver un meml)re composé de moins limite de huit pieds par conséquent le vers, :

de temps, car cette combinaison est la


trois qui n'est qu'un mètre, peut-il dépasser cette
première qui dépasse le pied. —
L'Ë. Je suis limite? —
LE. Non, sans doute. Le M. —
de ton avis. — Le M. Combien de temps aura Autre conséquence le vers ne peut com- :

donc le moindre vers? — LE. J'aurais ré- prendre plus de trente-deux temps et a la même
pondu six infailliblement , si je n'avais été longueur cjiie le mètre; d'autre part le mètre,
prévenu que deux membres égaux se confon- qui s'arrête à une mesure déterminée, sans
daient ensemble. Le moindre vers doit donc se diviser en deux membres, ne doit pas dé-
avoir sept temps car il ne peut avoir de
: passer la durée du vers n'est-il pas dès lors :

membre qui renferme moins de trois temps. évident que si le vers ne peut aller au delà de
Qu'un membre en renferme davantage, je le huit pieds, le mètre à son tour ne peut aller
veux bien tu n'as pas encore établi de règle
; au delà de trente-deux temps? LE. Je suis —
sur ce point. —
Le M. Ta réponse fait bonneur de ton avis. —
Le M. Par conséquent le vers
à ton esprit. Mais dis-moi combien il y a de et le mètre comportent la même durée, le
pieds pyrrhiques compris dans une durée de même nombre de pieds, et ils s'arrêtent à la
sept temps? —
LE. Trois et demi. Le M. Il — même limite. Observe cependant que la limite
faut donc avant de revenir au commencement, supérieure du mètre s'obtient en {juadruplant
observer un silence d'un temps pour complé- le nombre de pieds qui forment le plus petit
ter le pied? L'E. —
Ce silence est nécessaire. mètre, du vers, en quadruplant le
et celle
Le M. Ce silence compté, combien aurons-nous nombre de temps qui composent le plus petit
de temps? LE. Huit.— Le M. Donc, si le — vers ^ Ainsi le vers et le mètre s'accroissent
moindre pied, qui est en même temps le pre- en suivant la progression du nombre 4, l'un
mier, ne peut avoir moins de deux temps, le sous le rapport des temps, l'autre sous le rap-
vers à la fois le plus petit et le premier de portdes pieds; ils se développent avec ensemble
tous ne peut avoir moins de huit temps. — et proportion. — LE. Je comprends cette théo-

LE. C'est vrai. Le M. Et le plus grand vers, rie et je l'admets. Je suis émerveillé de tous
à quelle limite doit-il s'arrêter? Combien de les rapports d'harmonie.
temps doit-il renfermer? Ta réponse n'est-elle
pas dictée, pour peu que tu songes à cette pro-
' Le plus petit mètre est de 2 pieds 4

8 : X =
32. Huit pieds
forment donc le plus grand mètre. Le plus petit vers est de 8
gression à laquelle nous revenons sans cesse? temps : or, 8 X 4 = 32 : trente-deux temps forment le plus loiig

— LE. Oui, je conçois qu'aucun vers ne puisse vers.

aller au delà de trente-deux temps '.


' 8 temps X = 1 32 : toujours d'après le nombre quatre, limita
des nombres.

S. Aie. — Tome IîL 28


LIVRE QUATRIÈME.

Suito du Livrée pr^écédent. Du Môtro.

l'anapeste, à prononcer la finale longue. Le


battement est le même, ici de la finale brève,
CHAPITRE PREMIER. là de la finale longue, et l'on revient au com-
mencement après le même intervalle de temps.
POURQUOI LA DERNIÈRE SYLLABE d'UN MÈTRE Le repos a lieu pour achever, ici les temps du
EST-ELLE INDIFFÉRENTE ? pyrrhique, là, les temps de la syllabe longue.
Ainsi dans l'un comme dans l'autre, la pause
,

Le M. Revenons donc à nos considérations sur après laquelle nous revenons au commence-
le mètre pour déterminer sa marche et sa lon-
: ment est la même.
gueur, j'ai dû faire avec toi quelques réflexions Le M. C'est donc avec raison que, d'après ces
sur le vers, à l'examen duquel nous devons poètes et ces grammairiens, il est indifférent

nous livrer plus tard. Mais tout d'abord une que la dernière syllabe d'un mètre, soit longue
question : les poètes et leurs critiques, les ou brève car, à la fin du mètre, il y a néces-
:

grammairiens, ont regardé comme chose in- sairement un silence assez long pour complé-
différente que la dernière syllabe d'un mètre ter le mètre qu'on finit. Comment croire en

fût longue ou brève: l'admets-tu avec eux? effet qu'ils aient dû en cela considérer quelque
— L'E. Je ne l'admets pas du tout, cela ne me reprise ou le commencement du vers suivant,
paraîtpasrationnel.— Le ^/.Dis-moi, jeté prie, au lieudenetenircomptequedelafindu mètre,
quel est le moindre mètre pyrrhique? LE. — comme s'il n'y avait plus rien à ajouter? —
Trois brèves. —
Le M. De quelle durée doit LE. Je suis enfin de cet avis : la dernière syl-
être le silence, jusqu'à la reprise? LE. D'un— labe est indifférente. —
Le M. Fort bien, et
temps, c'est-à-dire de la durée d'une syllabe au silence. En effet, on a unique-
cela tient
brève. — Le M. Eh bienl scande le mètre, non ment considéré la fin du mètre comme si
de la voix, mais de la main. —
LE. C'est fait. on n'avait plus rien à chanter après l'avoir
— Le M. Scande de la même manière un ana- achevé; et, à cause de la durée qu'on pro-

peste. — LE. C'est fait également. Le M. — longe dans la pause, peu importe la quantité
Quelle différence as-tu remarquée? LE. Au-— de la syllabe qui s'y trouve placée. Ne faut-il

cune. Le il/.Eh bien pourrais-tu m'en donner


! donc pas en conclure que l'indifférence de la
la raison? —
L'E. La raison, ce me semble, en finale, qui est la conséquence de cette pause,
est assez évidente le temps remplacé dans le
: a cet avantage que, quelle que soit la quan-
pyrrhique par un silence, est consacré, dans tité de la dernière syllabe, l'oreille la prend
LIVRE QUATRIÈME. A3o

légitimement pour une longue? — LE. La donc plus rien ici qui m'étonne, puisque le
conclusion est rigoureuse, je le vois. battement m'offre un moyen de le distinguer
du pyrrhi(iue. —
Le M. Pourquoi alors*n'as-tu
pas vu qu'il également battre la mesure
fallait
CHAPITRE IL
pour distinguer l'anapeste de ces trois brèves,
je veux dire du pyrrhique et du demi-pied,
DU ^0MnRE DE SYLLABES DONT SE COMPOSE LE suivi d'un silence d'un temps?— L'^". Jecom-
MOINDRE MÈTUE PYRRHIOIE. DE LA DURÉE — prends à présent, et je reviens sur mes pas;
DU SILENCE qu'il COMPORTE. je suis sûr enfin que le moindre mètre pyr-
rhique se compose des trois brèves qui, en
Le M. Le plus petit mètre pyrrhique est de trois comptant un silence, équivalent pour le temps
brèves, et l'on doit observer un silence équi- à deux pieds pyrrhiques. Le M. Ainsi ton —
valant à une brève, avant de recommencer. Ne oreille approuve cette espèce de mètre :

vois-tu donc pas aussi aucune dif-


qu'il n'y a
férence à reprendre par ce mètre ou par des Si aliqua,
pieds anapestiques? —
L'E. Je m'en étais aper- Denc vis,

çu il y a un instant, en battant la mesure. — Bene die,


Bene fac,
Le M. Ne penses-tu pas qu'il faille éclaircir
Aninuis,
ce qu'il peut y avoir ici d'un peu confus? Si aliqiiid,
— L'E. Sans aucun doute.
'


Le M. Y a-t-il, Maie vis.

dis-moi, un autre moyen de faire ici cette Maie die,

que moin- Maie fac,


distinction, sinon de reconnaître le
Animus
dre pyrrhique ne se compose pas de trois
Médium est.
brèves, comme tu le pensais, mais de cinq?
Car, en mettant, après un pied et demi, un si-
LE. Sans aucun doute , à présent surtout que
lence d'un demi-pied, nécessaire pour compléter jeme rappelle par quel battement il se me-
le second pied, et en revenant ainsi au com-
sure, si on ne veut pas confondre avec le
mencement, on retombe dans l'anapeste; et mètre pyrrhique les pieds anapesli([ues.
cette égalité empêche de former d'après cette
3. Le M. Vois encore ces exemples :

combinaison le moindre mètre pyrrhique ,

comme nous l'avons déjà démontré. Ainsi, Si aliquid es,


après deux pieds et demi, il faut mettre un Age bene ;

silence d'un temps, si l'on veut échapper à Maie qui agit,

toute confusion. —
/,'£". Mais pourquoi deux Nibil agit.
Et ideo,
pieds pyrrhiques ne formeraient-ils pas le Miser erit '.
moindre mètre pyrrhique ? Ainsi on aurait
quatre syllabes, qui n'exigent aucun silence,
L'E. Ces mètres aussi entrent doucement
au lieu de cinq, qui en exigent un après
dans l'oreille sauf en un seul passage, celui
elles? —
Le M. Cette remarque prouve ton
où le troisième mètre s'unit au quatrième *.
attention. Mais tu ne prends pas garde que — Le M. L'observation est juste et je l'attendais
le procéleusmatique empêche celte combinai-
de la justesse de ton oreille. Ce n'est pas sans
son comme l'anapeste empêchait la première.
raison que ce sens est offensé lorsqu'en atten-
— LE. C'est vrai. dant que chaque syllabe se succède avec le
Le M. Ainsi lu reconnais que ce mètre se
temps qui lui est propre sans aucun silence ,

compose de cinq brèves et d'un silence d'un intermédiaire, il est déçu dans cette attente
temps. —
L'E. Oui. —
Le M. Il me sembt que
par le concours des deux consonnes t ci n;
tu n'as pas songé à la manière dont on pouvait
car, elles allongent la voyelle précédente, ï, et
distinguer, comme nous l'avons dit à propos en d'autres termes,
la font durer deux temps :

du rhythme, si le mouvement se composait comme disent les grammairiens, lon-


d'un pyrrhique ou d'un procéleusmatique. — elle est,

LE. Tu as raison de m'y faire songer. Nous ' Si ta es quelque chose agis bien
, ; celui qui agit mal ne fait rien
et par conséquent sera malheureux.
avons trouvé que ces deux rhythmes se distin- ' Maie ([ui ajit,
guaient au battement. Le procéleusmatique n'a Nihil agt.
43G DE LA MUSIQUE.

gue par position. Mais, comme la dernière syl- Et erit homo


Aliquid amans '.
labe est indiiîérente, personne ne critique ce
mètre quoique des oreilles délicates et scru-
, Que pcnses-tu de ces vers? — LE. Leur mar-
puleuses condamnent ce que tu viens de remar- che est d'une grâce irréprochable. — Le M. Et
quer, même sans qu'il se rencontre d'accusa- de ceux-ci :

teur, car vois quelle différence, si au lieu du


mètre :
Bonus crll amor,
Anima bona sit :
Amor inliabitat,
Maie qui agit,
' Et anima domus.
Nihil agit
lia l)pne habitat,

Ubi bona ilonuis ;


On mettait :
Ubi mala, male^.

Maie qui agit,


L'E. Cette combinaison frappe mon oreille
Homo périt *.
fort agréablement. Le M. Et celle-ci de trois —
LE. Celui-ci est coulant et irréprochable. — pieds et demi ?
Le M. Observons donc bien, pour maintenir Animus hominis est
dans toute leur pureté les lois de la musique, Mala bonave agitans.

une règle que les poètes n'observent pas, afin Bona voluil, babel ;

Mala volait Labet s.


de faciliter la versification. Chaque fois que
nous devrons, par exemple, intercaler des LE. Ces mètres en interposant un silence ,

mètres où le pied n'exige pas de silence com- d'un temps, sont pleins d'agrément. Le M. —
plémentaire, nous mettrons pour finale la Voici maintenant quatre pyrrhiques complets ;

syllabe exigée par la loi du rhythme, et nous écoute et juge :

éviterons de recommencer l'autre mètre en


Animus liominis agit
choquant l'oreille et en faussant la mesure. Ut liabeat ea bona
Toutefois nous laisserons aux poètes le privi- Quibus inhabilel liomo,
lège de terminer ces mètres, comme s'ils n'y Nibil ibi meluitur '*.

devaient plus rien ajouter, et par conséquent


LE. La cadence de ces mètres est aussi nette-
de faire à volonté la finale longue ou brève :
ment marquée et non moins agréable. —
car, dans une série de mètres, l'oreille les con-
Le M. Ecoule maintenant neuf syllabes brèves \
damnerait ouvertement à n'employer pour
Ecoute et juge :

finale que la syllabe réclamée par la nature et


la règle de ces mètres; et la série exige que Homo malus amat et eget;
Malus elenim ea bona amat,
le pied n'offre pas un intervalle qui doive être
eum^.
rempli par un silence. — LE. Je comprends
Nibil ubi saliat

de me promettre
fort bien et je te suis obligé LE. A présent, donne-moi un exemple de cinq
des exemples de mètres qui n'offensent jamais pieds. — Le M. :

l'oreille.
Levicula, fragilia, bona,
Qui amat bomo, similiter babet '.
CHAPITRE m.
LE. Il suffit : je les goûte. A présent, ajoute
VARIÉTÉS DU MÉTRÉ PYRRHIQUE.
un demi-pied. — Le M. Le voici :

4. Le M. Réponds-moi donc successivement ' Que dire d'un


homme qui aime un autre homme, s'il aime en lui
sur ces pyrrhiques : des avantages périssables ? Que dans un homme il aime donc l'esprit
et son amour aura un objet.
- L'amour est pur est pure l'amour veut un séjour
si l'àme ; ;

Qiiid erit honio l'âme est sa demeure. Ainsi il trouve un excellent léjour, quand la

Qui amal liominem, demeure est excellente mauvais, quand elle est mauvaise.
;

* L'esprit de l'homme entretient de bonnes ou de mauvaises pen-


Si amet in eo
sées veut-il le bien, il le possède; veut-il le mal, il le ^lossèile.
:

Frajjiie quod est? * l'homme travaille à conquérir


L'esprit de les biens au sein desquels
Amet igilur 11 puisse demeurer là point d'alarmes.
:

Animum Lominis,
' Ou quatre pieds et demi.
' Le méchant aime et est en proie au besoin ; car il aime les bieni
qui sont incapables de le rassasier.
* Qui agit mal ne fait rien. 'L'homme qui s'attache aux biens passagers et fragiles , trouve
• Qui agit mal périt. semblablemcQt ce qu'il cherche.
LIVRE QUATRIÈME. i37

Vaga, levia, fragilia bona,


Qui aniat liomo, similis erit cis '.

CHAPITRE IV.
UE. Fort bien ; à présent j'attends six pieds.
— Le M. Les voici : DU MÈTRE lAMBIQUE.

Vaga, levicula, fragilia bona, 5. Le M. Je vais te satisfaire. Mais combien


Quiadaniat liomo, similis cril eis ^.

d'espèces de mètres venons-nous de voir?
— LE. Quatorze.— Le M. Combien d'espèces
LE. Il suffît. Ajoute un demi-pied. — Le M. :
de mètres iambiques crois- tu qu'il y ait aussi?

Fluida, levicula, fragilia bona,


LE. Quatorze également. Le M. Et si je —
^. voulais dans cette espèce de mètre substituer le
Qu3e adamat anima, similis erit eis
tribraque à l'iambe, ne trouverait-on pas une
LE. Assez bien : sept pieds, maintenant. — variété plus considérable? LE. C'est trop —
Le M. évident. Mais, pour abréger, je désire n'avoir
d'exemples qu'cà propos de l'iambe car la sub- ;

Levicula, fragilia, gracilia bona,


stitution de deux brèves à n'importe quelle
Quaî adamat animula, similis erit eis*,
longue est une règle facile. Le M. Je vais—
LE. Ajoute un demi-pied. Cette combinaison faire ce que lu veux, et je te sais gré de rendre
a sa grâce. — Le M. ma lâche plus aisée par ta pénétration. Prête
donc l'oreille aux mètres iambiques. — LE.
Vaga, fluida, levicula fragilia bona, J'y suis; commence. —
Le M. :

Qucc adamat animula, fil ea similis eis ^.

Bonus vir,

LE. Il faudrait maintenant huit pieds, c'est Beatus.

menus Malus, miser,


tout ce qui reste pour en finir avec ces
Sibi est maluni.
détails. beau approuver, comme
L'oreille a
Bonus bealus,
par une mesure naturelle, les sons que tu tais Deus bonum ejus.
entendre, il m'en coûte de te voir en quête Bonus bealus est,
de tant de syllabes brèves. Un tel tissu de Deus bouum ejus est.
brèves dans une suite de mots liés entre eux Bonus vir est bealus,
Viilet Deum beale.
me semble plus difficile à trouver que si l'on Bonus
pouvait y mêler des longues. Le M. Tu as — Vidcns
vir et sapil

Deum
l)onum,
bealus est.
parfaitement raison. Et pour te témoigner le Deum videre qui cupiscit,

plaisir que j'éprouve à me voir enfin sorti de Boiiusquc vivit, liic vidtbit.
Bonum videre qui cupil dicui.
ces riens difficiles, je vais exprimer, dans le
Bonus sil hic, videbil et Deum.
seul mètre qui nous reste de cette espèce ce- ,
Bonum videre qui cupil diem il'nm.
lui de huit pieds, une pensée plus heureuse :
Bonus sit Lie, \idebit et Deum iilic.

Bealus est bonuSj fruens enim esl Deo;


Solida bona bonus amat, et ea qui amat habet. Malus miser, sed ipse pœna fil sua.
Itaquenec eget amor, etea bona Deusest *. Bealus esl vidensDeum, nihil cupil plus;
Malus bonum foris requiril, liiuc egeslas.

LE. J'ai surabondamment des modèles de Bealus esl vidées Deum, niliil boni aniplius;
Malus bonum foris requiril, hiuc egel miser.
tous les mètres pyrrhiques. Viennent ensuite
Bealus est videns Deum, nihil boni amplius vult;
les mètres iambiques il me suffit d'une cou- :
Malus bonum requiril,
foris bine cgenus errai.
ple d'exemples pour chacun et j'aimerais à les Bealus est videns Deum, nihil boni amplius volei;
entendre sans interruption. Malus foris bonum requiril, bine eget miser bono '

' L'homme qui aime des biens changeants, frivoles, passagers, de- * L'homme de bien est heureux.

viendra comme eux. Le méchant est maUieureux, il lait lui-même son malheur.
' Même signification. L'homme de bien est heureux Dieu est son bonheur.
:

* L'àme éprise des biens éphémères, frivoles, périssables, finira par L'homme de bien est heureux, il voit heureusement Dieu.
leur ressembler. L'homme de bien a aussi le goût du bien en voyant Dieu : il est
* L'àme taible qui s'attache aux biens légers, fragiles , mesquins heureux.
finitpar leur ressembler. Celui qui désire voir Dieu et qui vit en homme de bien, le verra.
• L'àmefaible qui s'attache aux biens passagers, éphémères, fri- Celui qui désire voir le beau jour n'a qu'à être bon et il verra aussi
voles, fragiles, finit par leur ressembler. Dieu.
• L'homme de bien aime les biens solides, et qui les aime les trouve. Celui qui désire voir ce beau jour n'a qu'à être bon ici et là, il verra
Ainsi l'amour n'éprouve pas de vide, et ces biens sont Dieu même aussi Dieu.
438 DE LA MUSIQUE.

CHAPITRE V. CHAPITRE VI.

DU METRE TR0Cn41QUE. DU METRE SPONDAIQUE.

G. L'E. C'est à présent le tour du trochée. 7. LE. Arrivons au spondée. Le trochée


Donne-moi des exemples de mètres trochaï- a satisfait mon oreille. — Le M. Eh bien I

ques ceux que tu \iens de m'(3fFrir sont ex-


:
voici les diverses espèces de mètres spon-
cellents. Le M. —
Je vais t'en donner comme daïques :

j'ai fait pour les mètres iambiques.

Magnorum est,
Optimi
Libertas.
Non egent.
Magnum est munus
Verilale,
Liberlalis.
Non egetur.
Soins liber fit,
Veritas sal est,
Qui eirorem vincit.
Semperliaec manet.
Sohis liber vivit,
Veritas vocatur
Qui erroremjnm vicit.
Ars Dei supremi.
Solus liber vere fit,
Veritate faclus est
Qui erroris vinclum vieil.
Mundus iste quem vides.
Solus liber vere vivit,
Veritate facta cuncta
Qui erroris viuclum jam vicit.
Quœque gignier videmus.
Soins liber non faiso vivit,
Veritate facta ciincia suiit,
Qui erroris vinclum jam devicit.
Omniumque forma veritas.
Solus liber jure ac vere vivit,
Veritate cuncta facta cerno
Qui erroris viuclum magnus devicit.
Veritas manet, moventurisla'
Solus iii)er jure ac non falso vivit.
Veritate facta cernis omnia,
Qui erroris vinclum funestum devicit.
Veritas manet, movenlur omnia.
Solus liber jure ac vere magnus vivit.
Veritate facta cernis ista cuncta,
Qui erroris vinclum funestum jaui devicit.
Veritas lamen manet, movenlur ista.
Solus liber jure ac non falso magnus vivit,
Veritate facta cuncta cernis ojHime.
Qui erroris vinclum funestum |)rudens devicit.
Veritas manet, moventur bsec, scd ordine.
Solus liber jure ac non falso seciiius vivit,
Veritate fada cuucta cernis orJinata;
Veritas manet, novans movel quod innovalur. Qui erroris viuclum funestum jtrudens jam devicit.
Solus liber juie ac non falso securus jam vivit.
Veritate facta cuncta sunt, et ordinata sunt ;

Veritas novat manens, moventur ut noventur haec.


Qui erroris vinclum tclrum ac funestum prudens devicit.

Veritate facta cuncta sunt, et ordinata cuncta Solus liber jure ac non falso securaui vitam vivit,
;

Veritas maueus uovat, movenlur ul noveolur ista^ Qui erroris viuclum lelrum ac funestum prudens jam
devicit '.

L'homme de bien est heureux ; car il jouit de Dieu.


J.eméchanl est malheureux : mais il devient son propre bourreau. qu'elle reste immuable : tout est mis par elle en mouvement pour se
L'homme de bien voit Dieu ; il ne désire rien au-delà. renouveler. Tout a été fait par la vérité, tout a été mis en ordre par
Le méchant cherche le bien au-dehors . de là le vide qu'il éprouve. elle ; quoique immuable, renouvelle
la vérité, les choses ; elles sont

L'homme de bien voit Dieu c'est le souverain bien.


: mises en mouvement pour se renouveler.
Le méchaut cherche le bien au-dehors : de là ses besoins et son mal-
heur. * La liberté est le privilège des grands jœurs. Immense e^^t le

Ltomme de bien voit Dieu, il n'aspire plus à aucun bien. bienfait de la liberté. Celui-là seul devient libre qui triomphe de l'er-

Le méchant cherche le bien au-dehors : aussi erre-t-il en proie au reur. Celui-là seul vit en liberté qui diijà a triomphe de l'erreur. Ce-
besoin. lui-là devient seul libre qui brise les chaînes de l'erreur. Celui-là seul
L'homme heureux voit Dieu : 11 n'aspirera plus à aucun autre bien. mène une vie vraiment libre qui a déjà brisé les chaînes de l'erreur.
Celui-là seul n'a pas une vie trompeuse, qui déjà a brisé les chaînes
* Les parfaits ignorent le besoin. La vérité so.istrait au besoin. La de l'erreur. Celui-là seul vit légitimement et véritablement libre, qui
vérité suffit, elle est immuable. La véiité s'appelle lastre du Très- dans sa grandeur d'àme a brisé les chaînes de l'erreur. Celui-là
Haut. Le monde que tu vois est l'ouvrage de la vérité. Tout ce qui seul vit réellement et sans mensonge en liberté, qui a brisé les chaînes
nait à nos yeux Tout a été fait par la vérité
est créé par la vérité. : funestes de l'erreur. mène une vie pleine d une
L'homme libre seul
la vérité est l'idéal de toute chose. Tout a été fait, je le vois, par la grandeur réelle et sans mensonge, quand il a déjà brisé les funestes
vérité. La vérité est immuable le monde est en mouvement. Tu
, chaînes de l'erreur. L'iiomme libre seul a une vie pleine de grandeur
vois que tout a éié fait par la vérité. La vérité est immuable, tout se et sans mensonge, quand il a prudemment brisé les chaînes de l'er-
meut. Tu vois que toutes ces choses sont l'œuvre de la vérité ce- ; reur. L'homme libre seul vit réellement et sans mensonge en sécu-
pendant la vérité est immuable ces choses se meuvent. Tu vois que
, rité, quand il a déjà prudemment brisé les funestes chaînes de l'erreur.
tout a été excellemment créé par la vérité. La vérité est immuable, L'homme libre seul vit déjà en sécurité réellement et sans feinte,
tout se meut, mais avec régularité. Tu vois que tout a été créé et quand il prudemment les chaînes cruelles et funestes de
a déjà brisé
ordonné par la vérité. La vérité est immuable en renouvelant les
: l'erreur. L'homme libre seul mène une vie tranquille réellement et
choses, elle Us met en mouvement du même coup. Tout a éié fait, sans leiiite, quand il a déjà prudemment brisé les chainei crueilea et
tout a été ordonné par U vérité. La vérité renouvelle tout, quoi- funestes de l'erreur.
LIVRE QUATRIEME. 439

rhiqucs mêmes dos exemples de tribra(Hi(!S


CHAPITRE VU. jusqu'à seize syllabes; en d'autres termes,
jusqu'à cinq tribraques plus un demi-pied , et
DU TRIBRAQUE : CO.MIUI-N DE MÈTRES cela doit te suffire. Car lu peux former tous les
PEUT-IL FOK.UER ? autres toi-même, soit en chantant soit en mar-
quant la mesure, si toutefois tu crois nécessaire
8. VÈ. demander sur le
Je n'ai plus rien à
de soumettre ces combinaisons au jugement
spondée arrivons au tribraque.
: Le M. Oui. — de l'oreille. —
LE. Je ferai ce que tu jugeras
Mais si les quatre pieds dont nous venons de
à propos ; mais voyons ce qui nous reste à exa-
parler produisent cliacun quatorze mètres, en
miner.
tout cinquante-six mètres, il faut en attendre
plus encore du tribraque. Dans ces mètres en
effet, où il y a un silence d'un demi-pied le
CHAPITRE VIII.
,

silence ne peut se prolonger au delà d'une syl-


DU DACTVLE.
labe. Mais quand nous observons un silence dans
le tribraque, faut-il, à ton avis, que ce silence
9. Le M. Vient maintenant le dactyle. Il n'ad-
ne dure qu'une brève ou qu'il comprenne le ,
met qu'un mode de division , n'est-ce pas
temps de deux brèves? car le tribraque admet
ce double mode de division il commence par
vrai? —LE. Oui. —
Le M. Quelle partie y est

une brève et finit par deux; ou il commence


:

susceptible —
LE. La moitié.
de silence? —
Le M. Et si, après avoir mis un trochée à la suite
par deux et finit par une. Ainsi le tribraque
d'un dactyle, on veut observer le silence d'un
donne nécessairement naissance à vingt et
temps ou d'une brève qui est nécessaire pour
un mètres. —
LIE. C'est fort vrai. Le moindre
avoir un dactyle complet que répondre? Car
,
mètre est en effet de 4 brèves avec un silence
nous ne pouvons dire que le silence ne doive pas
de deux temps viennent ensuite les mètres de
:
être moindre qu'un demi-pied, la raison expo-
5 brèves avec un silence d'un temps; celui de
sée plus haut nous ayant démontré que ce si-
6 brèves, sans silence; de 7 brèves avec un
lence loin de ne pas égaler
, devait au con- ,

silence de deux temps ; de 8 brèves avec un traire dépasser la durée d'un demi-pied. Dans
silence d'un temps; de 9 brèves, sans silence.
le choriambe, en effet, le silence est moindre
Et si on continue ainsi jusqu'au nombre de
qu'un demi-pied, quand on fait suivre le cho-
24 syllabes, qui forment 8 tribraques, on a un
riambe d'un bacchius exemple fonticolœ
; :

total de 21 mètres.
puellœ. Car tu reconnais que nous mettons
Le M. Tu as calculé juste et avec aisance.
ici un silence équivalent à une brève et néces-
Mais crois-tu qu'il soit nécessaire de donner des
saire pour compléter les six temps. LE. Tu —
exemples pour chaque mètre? Ceux que nous
venons de donner pour les quatre premiers
as raison. —
Le M. Si donc nous mettons un
trochée après un dactyle pourrons-nous ob-
,
pieds ne suffiront-ils pas pour jeter de la lu-
^

— server aussi le silence d'un temps ? LIE. Je —


mière sur tous les autres?
à mon avis du moins.
L'E. Ils suffiront,

Le M. C'est ton avis
suis contraint de l'avouer, —
Le M. Et qui t'y
contraindrait si tu te rappelais ce que nous
seul que je demande. Une question toutefois ;
avons établi plus haut? Car tu ne tombes dans
tu sais que si l'on change le mode de battement
cette inconséquence que par oubli du principe
dans le pyrrbique, on peut mesurer un tribra-
démontré tout à l'heure, à savoir, l'indifférence
que. Or le premier mètre pyrrbique peut-il
,

admettre le premier mètre du tribraque? — de la finale et le privilège qu'a l'oreille de


longue la dernière syllabe, fût-elle brève,
faire
lors-
LE. Cela est impossible; car le mètre doit être
qu'il reste le temps nécessaire pour l'allonger.
plus grand que le pied. —Le M. Et le second?
— LE. C'est possible. En effet quatre brèves
— LE. Je comprends à présent; car, si l'oreille

peut allonger une finale brève ,


quand il reste
fontdeux pyrrhiques, ou un tribraque plus un
un silence , commeraisonnement et les
le
demi-pied, là, sans aucun silence, ici, avec
exemples nous l'ont prouvé il est tout à fait,
un silence de deux temps dans le battement de
indifférent de faire suivre le dactyle d'un tro-
la mesure. —
Le M. Donc en changeant le ,
chée ou d'un spondée. Ainsi, puisque le retour
mode de battement, tu trouveras dans les pyr-
au commencement du mètre, doit être marqué
• Cf. Chapitre m, iv, v, vi. expressément par un silence il faut, après le,
,

440 DE LA MUSIQUE.

dactyle, placer une syllabe longue, en ména- peine à remarquer ce silence, j'ai mis au qua-
geant un silence de deux temps. Le M. Et — trième pied une syllabe longue, qui forme le
si l'on met un pyrrhique après un dactyle, commencement d'un crétiquc, pied dont le

est-ce régulier? —
LE. Non peu importe en ;
mélange avec le bacchius est autorisé. Si je ne
effet que ce soit un pyrrhique ou un iambe. t'ai pas donné d'exemple pour la première es-

Car un p^Trhique équivaut nécessairement à un pèce de mètre, c'est que j'ai craint qu'un seul
iambe , à cause de la finale que l'oreille allon- pied ne fût insuffisant pour avertir ton oreille
ge^ parce qu'il reste un silence. Or, l'iambe ne de la durée du silence qu'il fallait observer
peut venir après un dactyle à cause de la dif- , après ce pied et une syllabe longue. Je vais
férence du levé et du posé dans ces deux sortes maintenant donner un exemple de cette pre-
de pied le levé et le posé ne pouvant, dans le
, mière espèce de mètre et je le répéterai, afin
dactyle , comprendre trois temps , c'est trop que tu puisses sentir les trois temps dans mon
clair. silence :

CHAPITRE IX. Labor nullus


Amor magnus •.

DU BACCBIUS.
VE. Je vois bien clairement que ces sortes
10.Le M. Cette remarque est fort juste et de pieds conviennent mieux à la prose et il est
fait honneur à ta pénétration. Et que penses-tu inutile de multiplier les exemples. — Le M. Tu
de l'anapeste? faut-il lui appliquer le même as raison. Mais, puisqu'il faut observer un si-

raisonnement?— /;'£. Le même absolument'. lence, crois-tu qu'on ne puisse faire suivre le
— Le M. Examinons donc le bacchius,s'il te bacchius que d'une syllabe longue? LE. —
plaît, et premier mètre.
dis-moi quel en est le Non, certes. On peut le faire suivre d'une brève
— L'E. Il se compose, je pense, de quatre sylla- et d'une longue, ce qui constitue lepremier
bes une brève et trois longues deux de ces
, : demi-pied du bacchius. Car si nous avons pu
longues apparliennent au bacchius et la troi- régulièrement commencer un crétique, i)arce
sième au commencement du pied qui peut que ce pied peut se mêler avec un bacchius,
suivre immédiatement bacchius, dételle le commencer
à plus forte raison pourrons-nous
sorte qu'il trouve son complément dans un un bacchius même, surtout n'ayant pas mis du
silence. Toutefois je souhaiterais quelque exem- crétique la fraction dont les temps équivalent
ple pour vérifier la théorie avec l'oreille. — à la première moitié du bacchius.
Le M. Il est facile de donner des exemples :

mais ne crois pas qu'ils te fassent le même


je CHAPITRE X.
plaisir que les précédents. Car les pieds de cinq
temps et ceux de sept ont une marche moins QUE FAL'T-IL AJOUTER, AVANT LE SILENCE, A UN
agréable que ceux qui se divisent soit en par- PIED DÉJÀ COMPLET ?
ties égales, soit dans le rapport de 1 à 2 ou de

2 à 1. La même différence existe entre les mou- \i. Le M. A présent, si tu le veux bien, je
vements sesquialtères et les mouvements égaux vais me
borner au rôle d'auditeur et de juge.
ou compliqués, mouvements dont nous avons Ta vas développer tout seul ce qui nous reste
amplement parlé dans notre premier entre- à dire et exposer ce qu'on doit ajouter à un
tien. Et voilà pourquoi les pieds de cinq ou de pied complet, quand il y a, dans tous les pieds
sept temps sont aussi rares en poésie que fré- qui restent, un vide qui doit être rempli par
quents en prose. On peut aisément faire celte un silence.

remarque sur des exemples, comme tu m'en LE. La réponse à ta question est courte et
as demandés en voici un ; :
facile, ce me semble
on peut appliquer au
:

péon second tout ce qui vient d'être dit du


Laborat magister doceus tardes *.
bacchius. Après le crétique, il est permis de ,
mettre une longue, soit un iambe, soit
soit I
Reprends ce vers, en interposant un silence
un spondée, en observant un silence de trois,
de trois temps pour que tu aies moins de
;
de deux ou d'un temps. Et ce qui vient d'être
' Le levé et le posé sont dans un rapport différent.
* Le maître se fa'.igue à instruire des esprits lourds. * Où l'amour est sans bornes, l'effort est insensible.
LIVRE QUATRIÈME. 441

ditdu crétique peut s'appliqnnr au premier et


au dernier péon. 11 convient d'ajouter au pa-
limbaccliius ou une longue et un S|)ondée, et CHAPITRE XI.
par conséquent on observera dans ce mètre un
silence de trois temps ou d'un seul temps. 11 l'ïambe ne va pas bien après le DITROCHÉE.
en est de même du troisième péon. L'anapeste
est régulierpartout où se place le spondée. 12. Le M. Tu te chargeras toi-même de te
Quant au molosse, selon le mode de division corriger, en consultant l'oreille. Car, je te le
qu'on emploie, on le fait suivre, soit d'une demande, quand mètre et que j'en
je débite ce
longue avec un silence de quatre temps, soit marque le battement
optimus ; ou ce-
: Veriis
de deux longues avec un silence de deux temps. lui-ci Verus optimorum^ ou enfin
: Veritatis :

Mais l'oreille et le raisonnement nous ayant


^
inops ce dernier mètre frappe-t-il aussi agréa-
,

découvert qu'on pouvait unir à ce pied tous blement ton oreille que les deux premiers?
les pieds de six temps, on pourra le faire Elle sentira aisément la différence, si tu re-
suivre d'un iambe, avec un silence comi)lé- prends chaque mesure et si tu la bats en tenant
mentaire de trois temps d'un crétique, avec
; compte des silences complémentaires. UE. —
un silence complémentaire d'un temps; ou Il est clair que les deux premiers flattent l'o-

enfin d'un baccliius, avec un silence d'égale reille, tandis que le dernier l'olTense. Le M. —
durée. Et si nous décomposons en deux brèves On aurait donc tort de faire suivre un ditro-
la première syllabe du créti((ne et la seconde chée d'un iambe ? LE. Oui. —
Le M. Mais —
du baccbius, on pourra le faire suivre du qua- on demeure aisément d'accord que l'iambc va
trième péon, avec le même silence complé- bien après tous les autres pieds, si l'on reprend
mentaire. Et ce que je viens de dire du mo- chaque mètre, en observant la règle des si-
losse, je pourrais le dire de tous les autres lences :

pieds de six temps. Quant au procéleusma-


tique, il rentre, selon moi, dans la classe des Fallacem cave.
pieds composés de quatre temps, sauf quand Maie caslutn cave.
MiiUloquuiii cave.
on le fait suivre de trois brèves ; ce qui revient
Fallacidin cave.
à le faire suivre d'un anapeste, la dernière syl- Et invidum cave.
labe, à cause du devenant longue. Il
silence, Et inGruium cave '.

est régulier de faire suivre le premier épitrite


d'un iambe, d'un baccbius, d'un créti(|ue, LE. comprends ce que tu veux dire et
Je
d'un quatrième péon. Même re!n;u-(jue pour le j'y souscris. —
Le J/. Vois aussi si tu ne trouves
second épitrite, à condition d'observer un si- rien de choquant dans la marche de ce mètre
lence de quatre ou de deux temps. Quant aux qui, avec une interposition d'un silence de
deux autres épitrites, on peut régulièrement deux temps, offre une reprise d'inégale durée.
les faire suivre d'un spondée ou d'un molosse, A-t-ii la même cadence que ceux qui viennent

à condition toutefois qu'on décom|)Ose en deux d'être cités?


brèves la première syllabe du spondée, la pre-
mière ou la deuxième du molosse. Par consé- Veraces régnant.
Sapienles régnant.
quent on ajoutera à ces mètres un silence de
Yeiiloqui régnant.
trois temps ou d'un temps. Reste le dispondée.
Prucleulia régnât.
Si on le fait suivre d'un spondée, il faudra Boua in bonis régnant.
ajouter un silence de quatre temps; si on le Pura cuncta régnant *.
fait suivre d'un molosse, il faudra ajouter un
silence de deux temps, bien entendu, en gar- LE. Mais non
ici il y a une cadence égale
:

dant le privilège de décomposer en deux brèves d'harmonie là, discordante.


et pleine Le M.
; —
la syllabe longue du spondée ou du molosse, Ainsi nous nous souviendrons que, dans les
à l'exception de la finale. Voicile développe-
' Garde-toi du fourbe. Garde-toi du débauché. Garde-toi du ba-
ment que m'as invité à faire. Si tu y trou-
tu vard. Garde-loi de la fourberie. Garde-toi aussi de l'envieux, et enfin

vais quelque chose à reprendre... de l'homme sans énergie.


' Les gens sincères sont rois. Les sages sont rois. Ceux qui disent
*Nous Usons sensu et non censa : censu , le calcul des temps, for- la vériié sont rois.La prudence est reine. Les bons lègaeat sur les
maut avec ralione uae tautologie. bons. Tout ce qui est pur lègae.
442 DE LA MUSIQUE.

mètres dont les pieds forment six temps, l'iambe pieds, avec l'interposition d'un silence, suivent
termine mal le ditrochée, le spondée, l'anlis- d'autres pieds de six temps. Car si tu me de-
pastc. — LE. Oui. mandais, sans me parler des autres i)ieds,
13. Le M. Eh quoi 1 la raison de cette règle ne quelle est la cadence d'un iambe après un di-
te semble-t-elle pas incontestable, quand tu trochée, d'un spondée après un antispaste,
viens à songer que le levé et le posé partagentun avec un silence, et que tu m'en donnes des
pied en deux, de telle manière que, s'il se exemples, je l'avoue franchement, peut-être le
trouve au milieu une ou deux syllabes, elles goûterais-je avec délices. —
Le M. Je ne t'en
s'ajoutent soit au commencement soit à la fin empêche pas. Mon seul but est de te montrer
du pied, ou se répartissent entre le commen- que combinaison de ces pieds, si on la com-
la

cement et la fin? —
LE. Je connais cette pare à l'alliancede pieds équivalents mais
règle, elle est exacte. Mais quel rapport a-t- plus harmonieux, blesse l'oreille, comme tu
elle avec la question? — Le M. Fais attention le remarqueras toi-même ; elle est répréhen-
à ce que je Vais te dire et tu t'expliqueras aisé- sible par cette seule raison que toute discor-
ment ce rapport. Tu sais pertinemment, j'ima- dance entre ces pieds et les pieds de la môme
gine, qu'il y a des pieds sans syllabes inter- famille était condamnable. Ces derniers, en
médiaires, comme pyrrhique et tous les
le effet, avec le demi-pied qui les terminent, ont,

pieds de deux syllabes en est d'autres où


;
qu'il nous le reconnaissons, une marche plus agréa-
le milieu correspond en durée, soit au com- ble. D'après ce raisonnement, ne te semble-t-il
mencement, soit à la fin; d'autres oij il corres- pas qu'on doive éviter de mettre à la suite du
pond au commencement et à la fin, ou bien second épitrite un iambe avec un silence
ne correspond ni à l'un ni à l'autre au com- : complémentaire? Dans le second épitrite, en
mencement, comme dans l'anapeste, ou le pa- effet, l'iambe est placé au milieu, de telle sorte

limbacchius, ou le premier péon; à la fin, qu'il ne correspond pas aux temps du com-
comme dans le dactyle, le bacchius ou le qua- mencement et de la ïmt— LE. C'est une con-
trième péon; aux deux, comme dans le tri- séquence rigoureuse du raisonnement que tu
braque, le choriambe et l'ionique
molosse, le viens de faire.
majeur ou mineur; ne correspond ni au
il

commencement ni à la fin dans le crétique, le


second et le troisième péons, le diiambe le ,
CHAPITRE XII.

ditrochée, l'antispaste. En effet, les pieds qui


peuvent se di^^ser en trois parties égales, ont TOTAL DES MÈTRES.
un milieu qui correspond à la fois au com-
mencement et à la fin. Dans ceux qui n'ad- 14. Le M. A présent récapitule-moi le nom-
mettent pas ce mode de division, le milieu bre des mètres dont nous ayons déjà parlé ;

correspond soit au commencement, soit à la ils sont de deux sortes : commençant par leurs

fin, ou ne correspond ni à l'un ni à l'autre. — pieds complets, les uns finissent par des pieds

LE. Je conçois également ce principe et j'at- également complets, ce qui n'exige l'interpo-
tends la conséquence. sition d'aucun silence pour revenir au com-

Le M. Et que peut-elle être, sinon de te faire mencement; les autres par des pieds incom-
sentir que l'iambe, avec un silence complé- plets suivis d'un silence, ce qui rétablit, comme
mentaire, va mal avec un ditrochée, précisé- nous l'avons vu, leur symétrie. Débute par
ment parce que ce pied a un milieu qui n'est deux pieds incomplets et va jusqu'à huit pieds
égal ni au commencement ni à la fin, et par complets, sans toutefois dépasser trente-deux
conséquent que le levé et le posé offrent un temps. — LE. Le que tu me donnes à
calcul

rapport différent? On peut en dire autant du faire n'est pas aisé, mais il vaut la peine d'être
spondée, qui va si mal après un antispaste fait. Je me rappelle que nous avons com|)té

après un silence complémentaire. Aurais-tu tout à l'heure 77 mètres, depuis le pyrrhiijue

quelque objection à me faire? LE. Au- — jusqu'au tribraque les pieds de deux syllabes
,

cune, si ce n'est que le déplaisir causé à l'o- donnant chacun naissance à i mètres, ce qui I

reille par cette combinaison de pieds n'est ,


fait en tout 56'. Quant au tribraque, il produit,

sensible que par comparaison avec la sensa-


' Ces pieds de deux syllabes soDt le pyrrhique, l'iacnbe le tro-

X =
,

tion agréable que nous éprouvons quand ces chée, le spondée (14 I 56).
LIVRE QUATRIÈME. 443

à cause de son double mode de division, chacun 28 mètres, en tout 196 qui, ajoutés aux
21 mètres. Cela fait 77 mètres. A ces 77 mètres, 4 premiers, nous font arriver au chiffre de 224.
il faut ajouter les 14 mètres que forme le dac- Mais il faut déduire de cette somme huit
tyle et les lA que forme l'anapeste. Car, si on mètres, l'iambe n'allant pas bien après le di-
pose des pieds complets sans aucun silence, trochée, ni le spondée après l'antispaste. Reste
depuis deux pieds jusqu'à huit pieds, on trouve donc 216 mètres qui, ajoutés à la somme pré-
7 mètres. Et si on ajoute les demi-pieds suivis cédente, font un total de 466. Quant au procé-
de silence, pied et demi jusqu'à
depuis
1 leusmatique, quoiqu'il ait de l'affinité avec ces
7 pieds et demi, on arrive également à une pieds, on n'a pu en compte à cause des
tenir
somme de 7 mètres pour le dactyle comme demi-pieds, dont il est suivi en trop grand
pour l'anapeste. Nous avons déjà un total de nombre. Car on peut le faire suivre d'une
105 mètres. Quant au bacchius, il ne peut for- longue avec un silence, aussi bien que le dac-
mer de mètres qui aillent jusqu'à huit pieds : tyle et les pieds analogues, en observant, sur
en
car on dépasserait la limite de 32 temps, et il une longue, un silence d'un temps; pour trois
est de même de tous les pieds de cinq temps. brèves, un silence d'un temps, ce qui rend la
Mais tous ces pieds peuvent atteindre jusqu'à finale longue.
six. Or le bacchius et le second péon qui lui Les épitrites, quand ils sont complets, don-
est égal, non-seulement par le nombre des nent naissance chacun à trois mètres, de 2 à 4
temps, mais encore par le mode de division, pieds ; car si on ajoutait un cinquième pied,
de 2 à 6 pieds, sans silence complémentaire, on irait, contre la règle, au delà de trente-deux
produisent chacun 5 mètres lorsqu'ils com- temps. Avec un silence, le premier et le second

mencent par un demi-pied avec un silence, et épitrite forment chacun 3 mètres, si on les fait
vont jusqu'à cinq demi-pieds ils en forment ; suivre d'un iambe; 3, si on les fait suivre d'un
aussi chacun cinq, si on les fait suivre d'une bacchius 3, si on les fait suivre d'un crétique
;
;

longue 5 encore, si on
; les fait suivre d'une 3, si on les fait suivre d'un quatrième péon.

brève et d'une longue. Ils donnent donc Ajoutés aux 3 mètres qui sont complets, on a
naissance chacun à 15 mètres, au total 30. un total de 30. Le troisième et le quatrième
Nous voici donc arrivés en tout au nombre épitrite produisent chacun 3 mètres, sans si-
de 135. lence complémentaire; unis au spondée, 3; à
Le crétique admettent le
et les pieds qui l'anapeste, 3; au molosse, 3; à l'ionique mi-
même mode premier et le qua-
de division, le neur, 3 au choriambe
; 3. Somme qui
,

trième péon, admettant après eux une longue, ajoutée à celle des mètres qu'ils forment
un iambe, un spondée, un anapeste, forment sans silence, font un total de 36. Les épitrites
75 mètres. Ces trois pieds, en effet, forment forment donc 66 mètres ajoutés aux 21
:

chacun 5 mètres sans silence, et avec un si- du procéieusmatique, et au total précédent,


lence, 20, nombres qui, ajoutés entre eux, ils font un chiffre de 553. Reste le dispon-

donnent un de 75 mètres, comme je viens


total dée qui, quand il est complet, forme trois
de le dire. Ajoutons cette somme à la somme mètres, et, quand il est suivi d'un silence
déjà obtenue et nous aurons un total de 210. 3 avec un spondée, 3 avec un anapeste, 3 avec
Le palimbacchius et le troisième péon, qui ont un molosse, 3 avec un ionique mineur, 3 avec
un mode de division analogue, forment cha- un choriambe nombre qui, ajouté à celui des
,

cun 5 mètres quand ils sont complets, avec mètres complets, s'élève à 18. Le chiiTre total
silence complémentaire ils en forment 5 s'ils
; des mètres est donc de 571.
sont suivis d'une longue; d'un spondée, 5;
d'un anapeste, 5. Ajoutons ces 40 mètres au
nombre déjà trouvé et nous aurons un total CHAPITRE XIII.

de 250.
15. Le molosse et les autres pieds de 6 temps, MÉTHODE POUR BATTUE LA MKSLRE DES METRES
en tout 7, forment chacun, quand ils sont com- ET POLR INTERPOSER LES SILE.NCLS.
plets, 4 mètres avec un silence, comme ils peu-
;

vent être tous suivis d'une longue, d'un iambe, 16. Le M. Ce nombre serait exact, s'il ne fal-
d'un spondée, d'un anapeste, d'un bacchius, lait retranclier trois nièlres du total'; car on
d'un crétique, d'un quatrième péon, ils forment ne doit pas mettre d'iambe après le second

444 DE LA MUSIQUE.

épitrite *. Du reste, c'est fort bien. Maintenant complet. Carsi on bat la mesure d'un diiambe

une autre question. Quel effet, dis-moi, produit etqu'on commence par un anapeste, tu vois
sur Ion oreille ce mètre : bien qu'on met au commencement une frac-
tion de pied de 4 temps et qu'il en faut encore
Triplici vides ut orlu Triviœ rolelur ignis *.
deux que complète avec un silence à la
l'on
fin. Cela nous apprend qu'un mètre peutcom-
VE. Un effet charmant. — Le M. Pourrais-tu mencer par une fraction de pied et finir par
me dire de quelle sorte de pieds se compose? il un pied complet, mais jamais sans silence. —
— LE. Je ne le puis. Les pieds dont je marque LE. C'est un point également hors de doute.
la mesure ne forment point un ensemble har- — Z,e M. Eh bien ! pourrais-tu battre la me-
monieux. Si je commence par un pyrrhique sure de ce mètre et d re de quels pieds
i il se com-
ou un anapeste , ou un troisième péon , les pose?
pieds suivants ne vont plus avec eux. Je trouve
bien, après troisième péon, un crétique
le Jam satis terris nivis atque dirae
Grandinis misit Pater, et rubenle
suivi d'une longue, alliance que le crétique
Dextera sacras jaculalus arces «.
permet. Mais un mètre composé de cette espèce
de pieds ne peut être régulier qu'en interpo- LE. Je puis mettre en tête un crétique je
,

sant un silence de trois temps. Or, il n'y a ici trouve ensuite deux pieds de six temps, à sa-
aucun silence, puisqu'on recommence immé- voir, un ionique majeur et un ditrochée, puis
diatement la mesure etque c'est là ce qui fait sa j'observe un silence d'un temps qui s'ajoute
grâce. —
Le M. Vois donc si tu ne pourrais au crétique pour compléter les six temps.
commencer par un pyrrhique puis mesurons ;
Le M. Il y a une erreur assez grave dans
par le battement un ditrochée et un spondée cette mesure la voici lorsqu'un ditrochée:
;

qui complètent les deux temps qu'offre le com-


est à la fin y a un silence com-
du mètre, s'il
mencement du mètre :
plémentaire, la finale, qui est naturellement
brève, devient longue pour l'oreille. Le nieras-
Triplici vides ul ortu Trivise rotetur ignis.
tu? LE. Loin de là, j'en demeure d'accord.
On peut commencer par un anapeste,
aussi
— Le M. Ainsi donc on ne peut terminer un
mètre par un ditrochée, sauf le cas où il n'y
puis mesurer par le battement un diiambe, de
aurait aucun silence complémentaire, si on
sorte que la syllabe longue qui reste réunie
veut éviter de faire entendre un épitrite second
aux quatre temps de l'anapeste fasse six temps
à place du ditrochée. — LE.
la évident. C'est
complets qui répondent à ceux du diiambe.
Et par là tu peux comprendre qu'on peut pla-
— Le M. Comment donc trouver mesure de la

ce mètre? — LE. Je n'en rien. sais


cer des tronçons de pied non-seulement à la
fin, mais encore au commencement du mètre.
— VE. Je le comprends.
: CHAPITRE XIV.
17. Le M. Et si je retranche la finale lon-
gue, de façon à ce que le mètre devienne SUITE DE l'interposition DES SILENCES DANS LA
celui-ci : MESURE DES MÉTRÉS.

Segetes meus labor ;


Le M. Vois donc si la cadence est légitime,
lorsque je débite ce mètre de manière à mettre
Ne vois-tu pas que je fais la reprise avec un un silence après les trois premières syllabes. De
silence de deux temps? D'où il est évident cette manière, en effet, il n'y a plus besoin de
qu'on peut placer une partie de pied au com- silence complémentaire à la fin, et le ditrochée
mencement, un autre à la fin et en remplacer un peut s'y trouver convenablement placé. —
autre par un silence. LE. Cela est également— LE. En cadence est très-agréable.
effet, la

évident. —
Le M. C'est ce qui arrive, si dans 19. Le M. Ajoutons donc à notre méthode une
ce mètre on bat la mesure d'un ditrochée nouvelle règle, celle d'observer un silence, non-

' L'élève, on l'a vu, avait combiné un secoùd épitrite avec un ' Assez longtemps Jupiter a lancé sur la terre la neige et la grcle
iarobe suivi d'un silence. funeste assez longtemps son bras enflammé a lancé la foudre sur leg
;

' Tu vois comme le triple lever d'Hécate fait tourbillonner la édifices sacrés.
flamm«. (Horat. liv, i, ode 2.;
LIVRK QUATRIÈME. 445

seulement à la fin du mètre, mais avant la fin, cboriambe et se clôt par un baccbius. Il faudra
lorsque le besoin s'en fait sentir ; et il se fait donc un silence de trois temps, ajoutons im
sentir dans deux cas, lorstjne la finnle brève ne silence d'un temps au baccbius, de deux tcitips
permet pas de placer à la fin le silence nécessaire au dactyle, et tous les pieds auront six temps.
pour compléter le nombre des temps, comme 21. C'est par le dernier pied, et non par le
dans le dernier exemple, ou lorsque deux pieds premier, qu'on commence à ajouter le si-
incomplets se trouvent placés l'un au com- lence complémentaire; les exigences de l'o-
mencement, l'autre à la fin, comme dans cet reille interdisent toute autre marche et il n'y
exemple : a là rien qui doive surprendre ; car, en fai-

sant la reprise, on ajoute au commencement


i.
Gentiles nostros inter oberrat equos la fraction de pied qui est à la fin. Ainsi dans
le mètre déjà cité :

Tu auras remarqué ,
je pense ,
qu'après les
cinq premières longues, j'ai observé un silence Flumina constiterint acuto.
de deux temps et qu'il fauten observer un d'é-
gale durée à lafin, en revenant au commen- Puisqu'il faut un silence de trois temps pour
cement. Car si, en battant la mesure de ce avoir partout des pieds de six temps, suppose
mètre , tu prends six temps pour le levé que tu veuilles compléter ce temps par un
et le posé, tu trouveras d'abord un spon- son au lieu d'un silence , et que tu mettes un
dée puis un molosse
,
en troisième lieu , iambe, un trochée, un tribraque, qui sont tous
un cboriambe et enfin un anapeste. Or le des pieds de trois temps. Eh bien ! l'oreille ne
spondée et l'anapeste exigent un silence permet pas ici un faux usage du trochée, dont
de deux temps pour former des pieds de 6 la première syllabe est une longue, et la seconde,

temps complets, par conséquent, il faut un si- une brève. Car on doit d'abord entendre le
lence de deux temps après le molosse, avant complément nécessaire aubacchius final, c'est-
la fin, et un silence également de deux temps, à-dire une brève, et non une longue, qu'exige
après l'anapeste, à la fin du mètre. Veut-on le dactyle. C'est ce qu'on peut vérifier sur ces
avoir des pieds de quatre temps? On mettra exemples :

une longue au commencement, on comptera


ensuite deux spondées, puis deux dactyles, et Flumina constiterint acuto geUi.
Flumina constiterint acute gelida.
pour terminer on mettra une longue.
Flumina constiterint in alta nocte.
On placera donc un silence de deux temps
après le double spondée, avantla fin, et un si-
Les deux premiers offrent une reprise fort
lence d'égale durée, h la pour compléter fin,
agréable, le dernier, détestable; c'est hors de
les fractions de pieds placées, Tune au com-
doute.
mencement, l'autre à la fin. 22. De même quand les fractions de pied
§ 20. Toutefois, dans certains cas, le temps exigent chacune leurs temps, si tu veux repré-
qu'exigent deux pieds incomplets dont les ,
senter ces temps par des mots l'oreille ne ,

fractions sont placées l'une au commencement,


permet pas qu'ils soient réunis en une seule
l'autre à la fin, n'est rempli que parle silence et cette répartition est singu-
syllabe longue :

final riiais ce temps ne doit pas dépasser la


;
lièrement juste. Car il faut bien diviser un
durée d'un demi-pied, par exemple :
supplément qui doit être réparti entre plu-
sieurs. Ainsi dans ce mètre :
Silvae laborantes geluque '.

Flumina conslileriDt acuto.


Silvae laborantes geluque,

Le premier de ces mètres commence par un


palimbaccbius, continue par un molosse Si, au lieu du silence complémentaire, tu
et se
termine par un baccbius il faut donc un si- ajoutes une syllabe longue, en mettant par
;

lence de deux temps en ajoutant l'un au bac-


:
exemple :

cbius, l'autre au palimbaccbius, les six temps


Silvae laborantes gelu duro.
seront partout complets. Quant au second, il
commence par un dactyle, continue par un L'oreille n'approuve pas ce complément comixie
' Il galope au milieu des chevaux de notre cation. elle ferait, si nous disions :
440 DE LA MUSIQUE.

Silvx laborantes gelu et frigore. ne doit jamais se placer qu'après un mot com-
plet. S'agit-il, non de paroles chantées, mais
Ce que lu sentiras pleinement, si lu reprends de musique à l'aide d'instruments à cordes ou
chaque fraction de pied. à vent, et même de solmisation? peu importe
23. On ne doit pas non plus, quand on pose après quelles notes ou quel posé, on place les
deux pieds incomplets, mettre une fraction silences, pourvu qu'on les entremêle réguliè-
plus grande au commencement qu'à la fin. rement d'après les principes ci-dessus étabhs.
C'est une combinaison également condamnée Ainsi donc un mètre peut commencer par
parl'oreille, comme dans cet exemple :
deux pieds incomplets, pourvu que les temps
réunis de ces fractions ne soient pas moindres
Optimum teœpus adest tandem,
que ceux d'un pied et demi. Car nous avons
observé plus haut que deux fractions de pied
car le premier pied étant un crélique, le se- vont très-bien lorsque le complément qu'elles
cond un choriambe. le troisième un spondée, exigent ne dépasse pas en durée un demi-pied :

il faut ajouter un silence de trois temps, deux


exemple: montes acuti nous pouvons en effet
:
pour le spondée final, un pour le crélique du
ajouter à la fin un silence de trois temps, ou
commencement, afin de compléter les six
l'équivalent d'un pied et demi, ou un silence
temps. Au contraire si l'on dit :
d'un temps après le spondée et deux à la fin.

Tandem tempus adest optimum,


Il n'est pas d'autre moyen de scander conve-
nablement ce mètre.
avec la même interposition d'un silence de
trois temps, qui ne sent que la reprise ne soit CHAPITRE XV.
fort agréable? Ainsi donc il faut, ou que les
fractions de pied du commencement aient le
SUITE DE l'interposition DE SILENCES DANS LB
même nombre de temps que celle de la fin, MÈTRE.
comme dans cet exemple :

25. Etablissons encore cette règle : quand


Silvse laborantes geluque'.
nous mettons un silence avant la fin, le membre
de phrase ne doit pas être terminé, à cet en-
OU que la plus petite soit placée au commen-
droit, par une brève, de peur que l'oreille,
cement, la plus considérable à la fin comme
d'après la règle si souvent formulée, ne rende
dans cet exemple :
cette brève longue, par l'effet du silence. Dans

Flumina constiterit acuto. ce mhivQ montibus acutis, on ne peut donc


^

placer un silence d'un temps après le dactyle,


Rien de plus légitime. Car l'égalité empêche comme on l'avait fait régulièrement tout à
toute discordance et s'il y a inégalité dans le
: l'heure après le spondée car au lieu d'un
: ,

nombre des temps, la progression qui va du dactyle, on entendrait un crélique, elle mètre,
plus petit au plus grand rétablit l'harmonie, loin de se composer de deux fractions de pieds,
comme le ferait une progression numérique. ce que nous cherchons à prouver par cet exem-
2i. Autre conséquence. Quand on pose ces ple, semblerait se composer, d'un ditrochée
fractions de pieds dont il est question, et qu'on complet et d'un spondée pour finale, par Teiret
met un silence avant la fin et à la fin, il faut d'un silence de deux temps ajouté à la fin.
mettre avant la fin un silence égal à celui 26. Un point également digne de remarque^
qu'exige la fraction finale, et à la fin, un silence c'est que, quand on commence par un pied
égal à celui qu'exige la fraction du commen- incomplet, le silence complémentaire se place
cement; car le milieu est en rapport avec la soit au commencement même, comme dans
fin, et c'est de la fin qu'il faut revenir au com- ce mètre :

mencement. S'il faut ajouter un silence d'é-

gale durée à ces deux endroits, nul doute que Jam salis terris nivis atque dirae.

le silence avant la fin ne doive avoir une du-


rée égale à celui de la fin. De plus un silence soit à la fin, comme dans celui-ci :

Segelcs meus iabor.


* Que locgue ici comme finale et suivie d'un silence.
LIVRE QUATRIÈME. u-

Mais quand une fraction de pied forme la Car il est évident que ce mètre marche par
fin, c'est à la finqu'on complète le pied par pieds de quatre ou de six temps. Si l'on prend
un silence, comme dans ce mètre : les pieds de quatre temps, il faut ajouter un
silence après la huitième syllabe et deux à la
Ile igitur, camœuae,
fin on mesurera au premier pied, un spondée,
:

OU quelquefois au milieu, comme dans cet au second, un dactyle, au troisième, un spon-


autre mètre : dée, au quatrième, un dactyle, en ajoutant à la
'.
longue un silence d'un temps ; car on ne peut
Ver blaudum viget arvis, adest hospes hirundo
l'ajouter à la brève; au cinquième pied, un
Le temps complémentaire du bacchius peut se spondée, au sixième, un dactyle, enfin, une
placer soit après le mètre tout entier, soit après longue qui finit le mètre et après laquelle il
le molosse qui le commence, soit après l'io- faut compter un silence de deux temps. Mais
nique mineur qui \ient en second lieu. Quant si nous procédons par pieds de six tem[)S, le
au silence que des fractions de pieds exigent premier sera un molosse^ le second un ionique
par hasard au milieu, il ne peut être qu'en cet mineur, le troisième un crétiquequi se change
endroit même exemple. :
en ditrochée, avec un silence d'un temps, le
Tuba terribilem sonitum dédit aère curvo *. quatrième un ionique majeur suivi d'une lon-
gue que l'on complétera par un silence de
Si nous battons la mesure de façon que le quatre temps. En adoptant un autre système,
premier pied soit un anapeste, le second un on pourrait placer une longue au commence-
ionique quelconque de cinq syllabes, en dé- ment, la faire suivre immédiatement d'un io-
composant en deux brèves la longue, soit au nique majeur, ce qui forme un molosse, puis
commencement soit à la fin , le troisième
d'un bacchius qui se changerait en antispaste,
un choriambe , le dernier un bacchius ; il
avec un silence complémentaire d'un temps :

faudra ajouter un silence de trois temps, l'un


un choriambe terminerait le mètre, et l'on
au bacchius final, les deux autres à l'anapeste,
compléterait la longue du commencement par
afin d'avoir partout des pieds de six temps. Or,
un silence de quatre temps à la fin. Mais l'o-
ce silence de trois temps peut se mettre tout
reille rejette cette mesure pour celte raison la :

entier à la fin. Mais si tu commences par un fraction de pied, placée au commencement, à


pied complet et que tu fasses des cinq pre-
moins d'être plus grande que la demie, n'est
mières syllabes un ionique quelconque , tu
pas régulièrement complétée par le silence de
trouveras ensuite un choriambe qui ne sera
la fin, après un pied complet, à l'endroit oîi
suivi d'aucun pied complet : il faudra donc ici
elle doit l'être. Avec les autres pieds, à la bonne
observer un silence, équivalent d'une longue;
heure nous savons quel complément attendre.
;

ce silence compté, tu auras un nouveau cho-


Mais l'oreille ne saurait comprendre un silence
riambe complet. Le bacchius restera pour clore
d'une pareille durée, que dans le cas où l'on
le mètre, en y ajoutant un silence d'un temps. représenterait par le silence une durée moin-
27. Par là, il est clair, ce me semble, que,
dre que le son réel en eflet lorsque l'on a :

lorsqu'un silence est placé dans l'intérieur du marqué par des sons la partie la plus consi-
mètre, ou l'on complète les temps qui man-
dérable du pied, la fraction moindre qui reste
quent, à la fin, ou l'on complète ceux qui man- découvre aisément partout.
se
quent, à l'endroit même où doit se placer le
28. Ainsi donc le mètre dont nous avons cité
silence. Parfois il n'est pas nécessaire d'ajouter
cet exemple :

un du mètre, ce qui a
silence dans l'intérieur
lieu, lorsque lemètre peut se mesurer par un Vernal temperies, aurae tepent, sunt delicise,

autre battement, comme dans le dernier


admet une mesure nécessaire, laquelle, comme
exemple. Parfois aussi c'est nécessaire, comme
nous l'avons dit, consiste à ajouter un silence
dans ce mètre :
d'un temps après la dixième syllabe et quatre
Yeruat lemperiçs, aur£ lepent, sunt delicixi '. à la fin mais il admet aussi une mesure vo-
:

lontaire, laquelle consiste à mettre volontai-


* Les charmes du priatemps se font sentir daDs les campagnes ,
l'hiroa>ieUe accourt nous demander l'hospitalité. rement un silence de deux temps après la
' La trompette fait retentir avec l'airain recourbé un son terrible. sixième syllabe après la onzième, un silence
;
' La température se renous-elle ; les brises sont ticdes : c'est la
saison du plaisir. d'un temps; et à la fin, un silence de deux
448 DE LA MUSIQUE.

temp?. Dans ce système, on aura au commen- les silencespour diviser le mètre de telle façon
cement un spondée suivi immédiatement
, que au premier pied un silence
l'on ajoute
d'un clioriambe; on ajoutera un silence de équivalent du second pied, on ne devra pas
deux temps au troisième spondée ce qui , suivre uniformément cette marche. Mais on
change le spondée en molosse on en ionique peutavec un nombre proportionné de silences
mineur; au quatrième pied, le bacchius de- d'une égale durée porter le mètre à ses temps
viendra, avec un silence d'un temps, un an- réguliers, comme dans cet exemple :

tispasteau cinquième pied, le mètre aura pour


;

terminaison sonore un clioriambe, et à la fin Nobis verum in promptu est, lu si verum dicis *.

on ajoutera un silence de deux temps pour


spondée du commencement. Car on peut, dans ce mètre, faire suivre le
compléter le

Voici une autre manière de procéder, d'a-


premier spondée de quatre silences, ainsi que
près les silences volontaires. Tu peux, si bon te
les deux pieds qui viennent après :

semble, ajouter un silence d'un temps à la


Nobis verum in promptu est.
sixième syllabe, à la dixième, à la onzième, et
un silence de deux temps à la fin de telle ;
Mais après les trois spondées de la fin on
sorte que le premier pied soit un spondée, le
n'ajoutera plus de silence car on aura atteint :

second, un choriambe, que le palimbacchius


la limite infranchissable de 32 temps. Mais il
du troisième pied devienne par l'addition d'un
est bien plus convenable et, à de certains égards,
silence d'un temps, un anlis[)aste; que le spon-
plus réguliers, de ne mettre les silences qu'à
dée du quatrième devienne un dilrocliée, en la fin, ou qu'au milieu et à la fin, ce qui peut
interposant un silence d'un temps, et en ajou- se faire en retranchant un pied :

tant un silence d'égale durée, enfin que le


mètre se termine par un choriambe et qu'on Nobis verum in promptu est, tu die verum '.

observée pour compléterspondée du com-


le

mencement un silence de deux temps. Une La règle à observer pour ce mètre comme pour
troisième manière consiste à faire suivre le les autres, consistedonc à compléter les frac-
premier spondée d'un silence d'un temps et à tions de pied, soit au milieu soit à la fin, par
ajouter tous les silences complémentaires, ainsi des silences nécessaires, sans que la durée de
que nous venons de le faire, sauf à la fin où il ces silences doive jamais dépasser la partie du
faudra garder un silence d'un temps, parce pied déterminée par le levé et le posé. Quant
que le spondée, qui d'ordinaire se place au aux silences volontaires, ils peuvent durer
commencement du mètre, s'est changé, par aussi longtemps que les pieds incomplets ou
l'addition d'un silence, en un palimbacchius, complets, comme nous l'avons démontré par
et qu'il ne faut plus pour le compléter qu'un les exemples précédents. Bornons là nos règles
silence d'un temps qui doit être observé à la sur l'interposition des silences.
fin. Par là, tu vois bien qu'on peut placer dans
l'intérieur du mètre des silences tantôt forcés,
ianlôt volontaires; forcés, lorsque les pieds CHAPITRE XVI.
ont besoin d'être complétés; volontaires, lors-
que les pieds sont pleins et complets. DU MÉLANGE ET DE l'ASSEMBLAGE DES PIEDS.
29. Quant à la règle posée ci-dessus, que la
durée des silences ne doit pas dépasser quatre 30. Disons maintenant quelques mots du mé-

temps, elle s'applique aux silences nécessaires, lange des pieds et de l'assemblage des mètres :

je dis quelques mots car nous sommes déjà :


quand il y a des temps à compléter. Avec les
entrés dans d'assez longs détails en examinant
silences volontaires, comme nous les avons
quels sont les pieds qui s'unissent entre eux,
nommés, on peut faire entendre un pied, ou
etnous devons nous étendre un peu sur l'as-
le mettre en silence et, si on le remplace ainsi
;

par des silences à des intervalles égaux, ce ne


semblage des mètres, en commençant à traiter
dea vers. Les pieds, en effet, s'unissent et se
sera plus un mètre, mais un rhythme que l'on
aura, puisqu'il n'y aura plus de point de re-
mêlent entre eux selon des règles que nous
père qui permette de revenir au commence- vrai est à notre portée, lu dis vrai,
* Le si

ment. Si donc on veut, par exemple, employer • Le vrai est à notre portée : dis vrai.
LIVRE QUATHIÈME. Ud
avons exposées dans notre second entretien. mètres, il y en a d'invariables par le fait n;jême
A ce propos, il est bon de savoir (juc les tiilîé- de leur origine, comme celui dont nous venons
rentes espèces de mètres, employées par les de parler assez longuement tandis que d'autres ;

poètes, sont dues à l'imagination de certains sont variables, c'est-à-dire, tels qu'on peut
y
inventeurs et qu'il nous est interdit d'en mo- substituer les pieds les uns aux autres, comme
déterminées il ne faut,
difier certaines règles : dans cet exemple :

en elTet, rien changer aux combinaisons qu'ils


Tiojœ qui primus ab
ont raisonnablement établies, lors même que oris, arma virumquc caiio.

nous pourrions le faire sans choquer la raison


Car ici on peut substituer partout l'anapeste
ni blesser l'oreille. Or, en cette matière, il faut
au spondée '. 11 en est d'autres qui ne sont
consulter, non la théorie, mais la tradition, et
ni tout à fait fixes ni tout à fait variables,
se soumettre plutôt à l'autorité qu'au raison-
comme :

nement. Nous ne pouvons pas en effet savoir


logiquement que je ne sais quel Phaliscus a Pendeat ex humeris dulcis chelys,
combiné deux mètres, de façon à produire Et uiimeros edal varios, quibus
cette cadence :
Assonet oinne virens late nemus,
Et tortis errans qui flexibus ^.

Quando flagella ligas, ila liga,

Vilis et ulmusulisimuleant*. Tu remarqueras en effet qu'on peut substituei


partout le dactyle au spondée et réciproque-
C'est une connaissance à on arrive
laquelle ment, sauf au dernier pied, qui, dans la pensée
par la tradition et La question d'art,
la lecture. de l'inventeur doit toujours être un dactyle ;

la seule qui soit de notre ressort, est d'examiner tu vois donc bien que, dans ces trois espèces de
si ce mètre se compose de trois dactyles et mètres, la tradition joue un grand rôle.
d'un pyrrhiqiie final, comme le veulent plu- pour tout ce qui ne relève que de la
32. Mais
sieurs personnes étrangères à la musique. raison dans le mélange des pieds, quand elle
Elles ne s'aperçoivent pas que le pyrrhique est seule appelée à juger des combinaisons qui

\a mal après le dactyle elles ignorent que, ; s'adressent à l'oreille, il faut bien retenir ce
d'après les lois de la musique, le premier pied principe : de pied qui vont bien
les fractions

de ce mètre est un choriambe le second, un , après des pieds déterminés, quand il y a un


ionique, dont la longue se décompose en deux silence complémentaire, comme l'iambe après
brèves, le dernier, un iambe suivi d'un silence le dilrochée ou le second épitrite, le spondée
de trois temps Les personnes à demi instruites
: après l'antispaste, vont mal après certains pieds
pourraient sentir cette nuance, si elles voyaient auxquels pourtant les premiers s'unissaient
un vrai musicien débiter ces vers et en marquer avec grâce. Exemple il est manifeste que
:

la mesure régulièrement. Car le bon sens leur l'iambe va très-bien après le molosse, comme
permettrait d'apprécier tout naturellement ce dans ce mètre souvent cité, avec un silence de
qui est vraiment conforme aux règles de l'art. trois temps à la fin :

31. Toutefois, puisque le poète a voulu que


Ver blandum viret floribus.
le nombre de ces pieds fût invariable, il faut
nous soumettre à cette loi, quand nous em-
Mais si tu substitues au molosse un ditrochée,
ployons ce mètre. En effet, l'oreille n'est pas
par exemple :

choquée, et elle ne le serait pas davantage, si


on substituait soit un diiambe au choriambe, Vere terra \iret floribus,
soit un ionique, en décomposant la longue en
brève, soit tout autre pied d'égale mesure. l'oreille repousse cette combinaison et la con-'
Ainsi donc nousnechangeronsrienàcemètre, damne absolument. On peut aisément faire
fidèles en cela, non au raisonnement qui com- celte expérience sur d'autres mètres, en pre-
mande d'éviter l'inégalité, mais au raisonne- nant l'oreille pour guide. C'est en effet une
ment qui fait respecter l'autorité. Le raison-
neur en effet nous apprend que, parmi les ' Voir plus bas, liv. V, ch. v.
' Puisse pendre à mes épaules la lyre harmonieuse !• Puisse-t-ella
rendre des sons variés qui fassent retentir au loin tout le bois ver-
* Quaud tu entrelaces de jeuoes plants, marie-les de façon que la doyant et le fleuve qui se promène avec mille détours.
tigne et l'ormeau puissent croîtra ensemble. Térence; Pomponius.

S. AuG. — Tome III. 29


,

450 DE LA MUSIQUE.

règle invariable que, quanti on assemble des trochée, môme dans ce cas, ne peut s'allier

pieds qui ont entre eux de l'affinité, il faut avec l'iambe, et il n'y a là rien qui doive sur-
mettre à la lin des fractions de pied en har- prendre. Mais ce qui m'étonne, c'est qu'il re-

monie avec tous les pieds de la série, afm jette l'iambe, dès qu'il est combiné avec tout
d'éviter que leur alliance naturelle ne soit autre pied de six temps ; ce fait tient peut-être
troublée par quelque défaut de symétrie. à une cause trop obscure pour qu'il soit pos-

33. Autre chose encore pins sini^ulièie le : sible de l'approfondir et de la mettre en pleine
spondée termine agréablement le dilrochée et lumière, mais c'est un fait et je le démontre
le diiambe; cependant, lorsque ces deux pieds, par des exemples. Ces deux mètres : 1
soit seuls, soit mêlés à d'autres pieds de la
Potcstale placet,
même famille, se trouvent dans la même série, Poteslale polenlium placet,
on ne peut mettre de spondée à la fin, sans
choquer l'oreille. Nul doute en effet que offrent une reprise fort agréable, personne
l'oreille ne soit flattée d'entendre ces pieds un un silence de
n'en doute, en mettant à la fin
à un :
trois temps. Au y aune véritable
contraire, il

cacophonie, dans ces mètres, avec le même


Timenda res non est,
silence :

OU encore,
Poteslale prœclara placet.
Poteslale libi nuiltuni placet.
Jam timere noii.
Poteslale jam lil)i sic placet.
Poteslale niu'.uim libi placet.
Mais si tu en formes une série, par exemple :
Poleslalis magniluJo placet.

Timenda res, jam timere noli,


Dans ce problème, l'oreille a rempli son office:
elle a fait sentir ce qui lui plaît et ce qui la
tu auras une combinaison qui ne peut guère
choque. Veut-on pénétrer la cause ? Il faut re-
se souffrir qu'en prose. Le défaut d'harmonie
courir àla raison La mienne, dans une aussi
:

n'est pas moindre si on place à tout autre en-


profonde obscurité, ne découvre qu'une seule
droit un autre pied, par exemple, un molosse
explication la première moitié de l'antispaste
:

au premier pied :
lui est commune avec le diiambe, puisque tous

Vir fortis, timenda res, jam timere noli,


deux commencent par une longue suivie d'une
brève; la seconde moitié, au contraire, lui est
OU au troisième : commune avec le ditrochée, puisque tous deux
finissent par une longue suivie d'une brève.
Timenda res, jam timere vir fortis noli.
Par conséquent l'antispaste admet bien l'iambe
à la fin du mètre, comme sa première moitié,
Quelle est la cause de cette cacophonie ? La
quand il est seul; il l'admet encore quand il
mesure du diiambe peut se battre dans le rap-
est uni au diiambe, comme ayant cette pre-
port de2à celle du ditrochée dans le rapport
1 ,
mière moitié en commun avec lui; donc il
de 1 à 2. Le spondée équivaut au double
l'admettrait quand il est uni au ditrochée, si
puisqu'il se mesure dans
le rapport de 2
pareille terminaison était en rapport avec le
à 2 ; or , comme
diiambe n'admet de le
ditrochée, et s'il le repousse, quand il est mêlé
mesure que dans le rapport de 2 à 4 et le
à d'autres pieds, c'est qu'il ne se mesure pas
ditrochée, dans le rapport de i à 2, il se pro-
selon le même rapport de temps.
duit comme un tiraillement qui blesse l'oreille.
Voilà comment le simple raisonnement expli-
CHAPITRE XVII.
que cette anomalie.
34. L'antispaste donne lieu à une anomalie DE LA COMBINAISON DES MÈTRES.
non moins étrange. S'il n'est combiné avec
aucun autre pied ou s'il n'est mêlé qu'au 35. Quant à la combinaison des mètres, il

diiambe, il ne repousse pas l'iambe comme suffit de remarquer maintenant que les diffé-
finale : mais il le repousse, s'il est uni à d'au- rents mètres peuvent former entre eux un
tres pieds. Car s'il est uni au ditrochée, le di- système, pourvu qu'ils s'accordent dans le
LIVRE QUATRIÈME. 451

battement de la mesure, c'est-à-dire, dans server un silence d'un temps, du second au


le levé et dans le posé. La diversité des troisième, un silence de deux temps, du* troi-
mètres vient d'abord de la quantité, ce qui a sième au quatrième, un silence de trois temps.
lieu lorsqu'on joint les grands aux petits, Et si tu reviens du quatrième au premier, il
comme dans cette strophe : faudra garder un silence d'un temps. Le pro-
cédé, pour revenir du quatrième au premier,
alque dirœ
Jam salis terris nivis est le même quand il s'agit de passer à une se-
Grandiiiis misit Paler, ac rabenle
Dexlera sacras jaculatus arces
conde combinaison du même genre. Ces com-
Terruit urbem ' binaisons nous les appelons, avec raison, cir-
cuit1, ce qui répond au mot grec, période.
Tu remarques bien que quatrième mètre, le Une période ne peut avoir moins de deux
composé d'un choriambe suivi d'une longue, membres, c'est-à-dire de deux mètres, et on a
est plus petit que les trois premiers qui sont décidé qu'elle ne pourrait avoir plus de quatre
égaux entre eux. Cette diversité aune seconde membres ou mètres. On peut donc appeler la
cause qui vient de l'espèce des pieds, par plus petite période, période à deux membres,
exemple : la période intermédiaire, période à trois mem-
bres, et la dernière période, période à quatre
Gralo, Pyrrha, sub anlro,
membres, ce qui répond aux mots grecs ^««oXîv
Cui tlavam religas comam * ?

Tu le vois, en effet, le premier de ces deux Comme nous devons traiter ce sujet avec

mètres se compose d'un spondée, d'un cho- tous les développements qu'il comporte dans

riambe suivi d'une longue, qui doit s'a'outer notre entretien sur le vers, nous bornerons là

au spondée pour compléter les six temps le :


nos réQexions pour le moment.
second est composé d'un spondée, d'un cho- 37. Conclusion. — Tu dois maintenant com-
riambe suivi de deux brèves, qui ajoutées éga- prendre, je pense, que les espèces de mètres,
lement au spondée, complètent les six temps. dont nous avions fixé le nombre à 068, sont
Ces mètres sont donc égaux par le nombre des vraiment incalculables car, en faisant ce total,
;

temps, mais les pieds offrent une différence nous n'avions tenu compte que des silences
notable. qui s'ajoutent à la fin nous n'avions pas parlé
;

3G. Il y a dans ces combinaisons un autre du mélange des pieds entre eux, enfin de la
principe de différence, le voici Parmi les :
résolution des longues en brèves, laquelle al-

mètres, les uns sont unis entre eux de telle longe le pied au delà de quatre syllabes. Si
façon qu'ils n'exigent l'interposition d'aucun maintenant nous voulons tenir compte de
silence comme dans l'exemple précédent
,
: toutes les manières d'intercaler des silences,

d'autres exigent qu'on interpose quelque si- de substituer des pieds, de résoudre les lon-
lence, comme dans cet exemple :
gues, et faire la somme de tous les mètres,
elle s'élèvera si haut qu'on ne trouvera peut-
Vides ut alta stet nive candidum être pas de terme pour l'exprimer. Quant aux
Soracte, nec jam suslineant onus exemples que nous avons donnés, et à tous
Silvaî laboranles, geluque
^.
ceux qui peuvent l'être, le poète aura beau,
Flumina constiteriot aculo
dans ses compositions, en prouver la justesse
Si l'on revient dans chacun de ces mètres au et l'oreille en être flattée, si le débit d'un mu-

commencement, les deux premiers exigent à sicien exercé ne les fait ressortir, si le goût

la fin un silence d'un temps, le troisième un des auditeurs n'a pas la vivacité que donne une
silence de deux temps, le quatrième un silence culture élégante, il sera impossible de sentir
de trois temps. Réunis ensemble, ils obligent, la vérité de notre théorie. —
Allons prendre
quand on passe du premier au second, à ob- quelque repos et nous traiterons ensuite du
* Assez longtemps Jupiter a fait tomber sur la terre la neige et
vers. — LE. J'y consens.
la grêle funeste : assez loo£;lemps la foudre lancée par son bras
enflammé sur les éditices sacrés a épouvanté Rome. blanche cime du Soracte, comme les forêts ont peine à soutenir le
(Horace, l;v. ode fardeau des Irinias, comme les ruisseaux sont immobiles sous les
1 , 2.)
étreintes de la gelée. (Hor. liv. 1. ode 9.)
' Dans cette grotte cliarmante, Pyrrha, pour qui tresscs-iu ta
* lit,-, deux ;/tû/3v, membre en français, strophe, ûïais la strophe
blonde chevelure. (Hor. liv. 1, ode 5.) :

*Tu voii comme se dresse, toute couverte d'une neige épaisse, la eu vers correspond à la période en prose.
LIVRE CINQUIÈME.

Du. Veifs.

appelé proprement mètre l'espèce de rhythme


qui n'offre pas cette coupure, et vers, celle qui
CHAPITRE PREMIER.
la présente. Peut-être la raison nous révèlera-

DIFFERENCE DU RHYTIIME DU METRE ET DU t-elle, dans la suite de la discussion, l'étymo-


VERS. logie de ce mot. Ne crois pas toutefois que ce
terme soit tellement exclusif qu'on ne puisse
4. Le M. — La définition du vers a été entre appeler vers des mètres sans césure. Mais
les habiles de l'antiquité l'objet d'une dis- autre chose est d'employer un mot abusive-
cussion sérieuse et féconde. Le vers est une ment, en l'étendant à une signification voisine,
invention humaine, transmise par Thistoire à autre chose de désigner un objet par le terme
la postérité mais indépendamment du témoi-
;
spécial qui lui convient. Bornons là nos
gnage imposant et fidèle de l'autorité, elle recherches sur ces mots l'emploi des mots,
:

repose sur le raisonnement. On a donc remar- nous le savons déjà, dépend essentiellement
qué qu'il existait une différence entre le des conventions des interlocuteurs ou de
rhythme et le mètre, de telle sorte que, si tout l'usage consacré. Appliquons, si tu le veux
mètre est rhythme, tout rhythme n'est pas bien, à étudier les questions qui nous restent,
mètre. En eflet, toute combinaison régulière notre méthode de prendre l'oreille pour inter-
de pieds est rhythmique mètre
, et comme le prète, la raison pour juge, et lu reconnaîtras
offre cette combinaison, que
il est impossible que les inventeurs célèbres de l'antiquité, loin
le mouvement cadencé, c'est-à-dire le rhythme, d'avoir imaginé des lois en dehors de la belle
en soit absent. Mais comme une succession de et saine nature, ont fait ces découvertes à l'aide
pieds réguliers, sans fin déterminée, est fort du raisonnement et les ont désignées par des
différente d'une progression de pieds égale- termes précis.
ment réguliers, aboutissant à une limite fixe,
ily avait là deux choses qu'il fallait distinguer CHAPITRE IL
par deux termes ; aussi la première fut
désignée par le mot spécial de rhythme, la LES MÈTRES SUSCEPTIBLES DE SE DIVISER EN DEUX
seconde, par celui de mètre, sans exclure toute- PARTIES SONT PLUS PARFAITS QUE LES AUTRES.
fois le terme de rhythme. Puis, comme ces
mouvements cadencés qui ont une fin déter- 2. Dis-moi tout d'abord si le plaisir que la ,

minée, veux dire les mètres, admettent ou mesure d'un pied fait à l'oreille ne tient pas
je
n'admettent pas une coupure au milieu, ils uniquement à l'harmonieuse symétrie qui
présentent ainsi une différence qui devait être ^existe entre ses deux parties, le levé et le posé ?
exprimée par des termes distincts. On a donc —
L'E. C'est une vérité dont je me suis déjà
LIVRE CINQl'IÈME. 453

pleinement convaincu. Le M. Eh bien le — I le second : Trojœ qui primus ab oris. Ils sont
mèlre qui résulte évidemmenl d'un assemblage tellement différents, que, si tu intervertis* l'or-
de pieds, doit-il être mis au nombre des dre et que tu dises :

choses qui repoussent toute division ? Vois s'il


Trojœ qui primus ab oris arma virumque cano
n'y a pas impossibilité absolue, de soumettre ;

une chose indivisible à la succession du temps,


il faut scander avec une tout autre espèce de
et contradiction, à regarder comme indivisible pied. — L'E. — Le M. Vois encore
un tout composé de parties divisibles. — L'E. si
J'entends.
ce principe a été observé dans les vers sui-
Les choses de cette dernière espèce sont tout à fait
vants. Tu reconnais en effet la mesure du pre-
susceptibles d'être divisées. Le M.Oi\ dans les — mier membre : arma virumque cano
dans ,
objets susceptibles d'être divisés, n'y a-t-il pas
Italiain fato; littora ynultum ille et; vi supe-
surcroît de beauté, si les parties sont assorties
rum sœvœ; multa quoque et bello ; inferrelque
entre elles avec une certaine symétrie, au lieu
deos albanique patres. Bref, poursuis cet
;
de ne présenter ni ensemble ni harmonie ?
examen aussi loin qu'il te plaira dans l'Enéide;
L'E. Cela est incontestable. Le M. Eh bien — !
tu verras que tous les premiers membres des
Quel est le nombre qui produit dans les pieds
vers ont la même mesure, en d'autres termes,
cette division symétrique ? N'est-ce pas le
que partage seau cinquième demi-pied.
nombre deux? — L'E. Assurément. — Le M. :
le

Italiam fato. Il
fait

que ce partage
est fort rare
Donc, puisque nous avons reconnu qu'un pied
n'ait pas lieu de la même manière et de façon
se divise en deux parties correspondantes, et
à rendre également symétrique les seconds
que c'est par cette symétrie qu'il flatte Toreille,
membres des vers qui sont ici Trojœ qui pri- :

si nous trouvons un mètre tout semblable,


mus ab oris ; profugus Lavinaque venit ; terris
n'aurons-nous pas le droit de le préférer à tous
jactatus et alto ; memorem Junonis ob iram ;
ceux ijui n'ont pas ce caractère? — LE : J'y
passas dum conderet urbem; Latio genus unde
souscris entièrement.
latinum; atque altœ mœnia Romœ. L'E. —
Rien de plus évident.
CHAPITRE IIL
4. £eiU. Ainsi on trouve deux membres, l'un
ÉTYMOLOGIE DU MOT VERS. de cinq demi-pieds, l'autre de sept, dans le
vers héroïque qui, comme on le sait, se com-
3. Le M. Fort bien. Réponds donc à cette
pose de six pieds de quatre temps chacun :

question : comme y a dans tout ce qui se


il
Sans la symétrie des deux membres, soit celle-
mesure par un certain intervalle de temps des ci, soit quelque autre, il n'y a plus de vers.
parties qui précèdent, suivent, commencent, Or, comme la raison nous l'a démontré, il faut
finissent, netesemble-t-ilpas qu'il doive exister
distribuer ces membres de manière qu'on ne
une différence entre le membre qui forme la puisse les substituer l'un à l'autre. Autrement
tête et le commencement du mèlre et celui qui un ne saurait plus s'appeler
pareil assemblage
vient à la suite et le termine? — L'E. C'est
vers que par extension. Ce serait un rhythme,
mon avis. — Le M. Dis-moi donc quelle diûe- un mètre chose fort rare dans les longs
,

rence il y a entre ces deux membres de vers :


poèmes, et qui toutefois n'est pas sans grâce,
Gornua velalarum vertimus antennarum '. comme celui que nous avons déjà cité :

Si nous prononçons ce vers, sans employer Cornua velatarum vertimas antenuarum.


l'expression de Virgile, obvertimus, n'arrive-
t-il pas en le répétant plusieurs fois, qu'on ne Voilcà pourquoi le mot de vers ne me semble
distingue plus le premier membre du second !
pas venir, comme le pensent une foule de cri-

— L'E. Il est vrai , toute distinction disparaît. tiques, de ceque l'on revient d'une fin détermi-
— Le M. Ne faut-il pas éviter cette confusion? née au commencement dans la même combi-
— LE. Sans doute. — Le M. Vois donc si on naison de pied. Selon eux le mot de vere serait
ne l'a pas évitée avec succès dans ce vers :
emprimté à l'habitude de se tourner, vertere,
Arma virumque cano Trojae qui primus aboris;
versum, quand on revient sur ses pas. A vrai
dire, c'est là un trait évidemment commun
Le premier membre est arjna virumque cano , au vers aux mètres qui ne sont pas vers.
et
' Eûéid. liv. 3. vers. 519. Pour moi je vois dans ce mot une antiphrase ;
.

454 DE LA MUSIQUE.

de même que les grammairiens appellent ainsi cadencés. D'autrc'parl, des critiques dont
déponents les verbes qui ne déposent pas la l'autorité égale la science, ont pensé qu'il ne
lettre r, comme liicror^ conqueror^ de môme, fallait pas voir de vers dans tout assemblage
à mon sens, le vers se composant de deux qui ne présentait pas une IcrmiHaison saillante.
membres qui ne peuvent, sans détruire l'har- 6. LE.
C'est vrai. —
Le M. La fin du vers
monie, être substitués l'un à l'autre, a été doit donc se reconnaître à une marque plus
nommé vers^ parce qu'il n'admet pas de con- sûre que celle qui ne consiste qu'en un spon-
version. dée. — LE. Oui. — Z,e M. Eh bien 1 doutes-tu
Du reste, soit que tu approuves Tuneou l'autre que cette marque essentielle, quelle qu'elle soit,
de ces étymologies, soit que tu les condamnes ne consiste dans la différence d'un pied, d'un
toutes deux et que tu en cherches une autre, temps, ou de tous deux k la fois? L'E. Peut- —
ou que tu dédaignes avecjnoi toutes ces
enfin il y avoir une autre différence? Le M. Mais —
questions grammaticales, peu importe en ce encore, laquelle des trois l'arrêtes-tu? Pour
îi

moment. 11 n'est pas besoin de se tourmenter moi, quand je songe que la terminaison des-
pour savoir d'où vient un terme, quand l'idée tinée à borner le vers dans de justes limites,
qu'ilexprime est parfaitement claire. Aurais- du temps, il me semble
n'a trait qu'à la durée
tu quelque objection à me présenter là-dessus? qu'on ne peut chercher ailleurs que dans le
— LE. Aucune ; veuilles continuer. temps cette marque essentielle. N'es-tu pas de
mon — LE. Loin de
avis? souscris en- là, j'y

CHAPITRE IV. tièrement. — Le M. Ne vois-tu pas encore que


le temps ne pouvant être ici distingué que par
DE LA FIN DU VERS. le plus ou le moins de durée, il faut que le
vers, où la terminaison est destinée à servir
5.Le M. Notre attention doit maintenant se de point d'arrêt, ait pour fin saillante un temps
porter sur la fin du vers. On a voulu, ou plutôt plus court? —
LE. Je le vois bien; mais à
la raison veut, que la fin du vers ait une diffé- quoi bon ajouter le mot ici? Le M. Parce —
rence marquée et qui la distingue du reste du que nous ne faisons pas consister toujours et
vers. Ne préfères-tu pas voir mis en relief le partout la différence des temps dans une durée
terme où s'arrête le mouvement cadencé, sans plus ou moins longue. Crois-tu par hasard
troubler l'égalité des temps, que de le laisser qu'il n'y ait entre l'été et l'hiver d'autre diffé-
confondu avec les autres parties, qui ne for- rence que celle de leur durée relative? Ne dis-
ment pas du vers ?
la fin —
LE. Qui doute tinguerais-tu pas plutôt ces deux saisons par
qu'il ne en tout préférer la clarté?
faille — la différence spécifique du froid ou du chaud,
Le M. Examine donc si le spondée , comme du sec ou de l'humide, et toute autre propriété
l'ont voulu certains grammairiens, termine le essentielle ? — LE. J'entends maintenant et je
vers héroïque d'une manière saillante. On peut suis parfaitement d'avis qu'un temps plus
mettre aux cinq premiers pieds un dactyle ou court doit former la terminaison du vers.
un spondée; seul, le spondée peut finir le vers. 7. Le M. Prête donc l'oreille à ce vers :

Si on dit que le trochée le peut aussi, c'est


qu'il équivaut à un spondée, parce que la Roma, Roma, cerne quanta sit deum benignitas *,

finale est indifférente, nous l'avons suffisam-


ment démontré à propos du mètre. Veut-on un vers trochaïque; scande-le puis dis-
C'est :

suivre jusqu'au bout l'opinion de ces grammai- moi quels en sont les deux membres et de
riens? L'iambique de six pieds ou ne sera plus combien de pieds il se compose? LE. Pour —
un vers, ou n'aura plus de terminaison saillante, les pieds, ma réponse sera facile. Il est évident
double hypothèse également absurde. Car les qu'il y en a septdemi. Quant aux deux
et

savants ou même les personnes qui n'ont que membres la chose n'est pas aussi claire. La
des connaissances légères et superficielles, n'ont phrase est coupée en beaucoup d'endroits.
jamais douté qu'il n'y eût un véritable vers, Cependant je me figure que le partage doit se
soit dans cet iambique de Catulle : faire au huitième demi-pied, de sorte que le
premier membre se composerait de ces mots :

Pbaselus ille quem videtis bospites Roma, Ro7na, cerne quanta; le second de ceux-
Soit dans toute autre combinaison de mots ' Rome, Rome, vois jusqu'où s'étend la bienveillance des di*ux.
LIVRE CINQUIÈME. 455

ci : deum benignitas.
Sit Le M. Combien — les convertir ', comme on pourrait le faire
ce derniermembre a-t-il de demi-pieds? — dans ce vers :

UE. Sept. — Le M. La raison t'a guidé toute


Cornua velatarum vertimus antennarum;
seule. L'égalité étant au-dessus de tout et for-
mant premier objet à chercher dans une di-
le
qu'en échappant à cette conversion, les deux
vision, faut, quand on ne peut y atteindre,
il
membres ne doivent pas non plus être trop
prendre ce qui en approche le plus, s'en écarter
inégaux, mais offrir le nombre de demi-pieds
le moins possible. Comme ce vers a en tout
le plus rapproché et qu'ainsi on ne vienne pas
quinze demi-pieds le mode de division le ,
dire que l'on peut partager ce dernier vers en
plus juste était de le partager en huit et en
deux membres composés, le premier de huit
sept demi-pieds la division la plus appro-
:

syllabes Cornua velatarum vertimus; le se-


:

chante serait également en sept et en huit


cond, de quatre antennarum ; que le dernier
:

demi-pieds; mais en adoptant ce mode, on ne


membre n'ait pas un nombre pair de demi-
maniuerait plus la terminaison du vers par
pieds, comme : tibi Deum benignitas, afin d'é-
un temps plus court, comme l'exige la raison
viter que le vers, finissant par un pied com-
elle-même; supposons en effet que le vers
plet, n'ait plus de terminaison marquée par
soit tel :
un temps plus court. — LE. Je comprends
Roma, cerne quanta sit tibi deum benignitas, ces règles et je les grave de toutes mes forces
dans ma mémoire.
C'est-à-dire que le premier membre se com-
posât de sept demi-pieds. Roma cerne quanta
sit, et le second, de huit : tibi DeumbeiiiQuitas: CHAPITRE V.

il n'y aurait plus de demi-pieds pour clore le


FIN DU VERS HÉROÏQUE.
vers, huit demi-pieds faisant quatre pieds com-
plets. A cet inconvénient se joindrait un défaut
9. Le M. Puisque nous savons que le vers
plus grave on ne scanderait plus le dernier
:
ne doit pas se terminer par un pied complet,
membre avec les mêmes pieds que le premier, comment faut-il scander le vers héroïque, à
et le premier membre présenterait la termi-
ton sens, pour observer la règle de l'hémis-
naison saillante d'un temps plus court, ou
d'un demi-pied, plutôt que le second qui exige
tiche et marquer fortement la fin du vers? —
LE. Ce vers se compose de 12 demi-pieds or :

cette terminaison. En effet on scanderait dans


les deux membres ne peuvent avoir six pieds
le premier membre, trois trochées et demi ;
chacun, si l'on veut éviter la conversion on :

dans le second, quatre iambes :


ne doit pas non plus mettre entre eux une
inégalité aussi grande que celle de 3 à 9 ou de
Roma, cerne quanta sit tibi deum benignitas.
9 à 3 ni former le demi-membre d'un nombre
;

Au contraire, avec le premier mode de divi- pair de demi-pieds, dans le rapport de 8 à 4


sion, nous scandons par trochées dans les deux ou de 4 à 8, si l'on ne veut pas finir le vers
membres et le vers finit un demi-pied de
par ;
par un pied complet le partage devra donc se :

cette manière la terminaison garde sa marque faire en Set 7 ou 7 et 3 demi-pieds. Ce sont là

distinctive d'un temps plus court. Le premier en effet les deux nombres impairs les plus
membre, en effet, se compose de quatre tro- voisins l'un de l'autre, et les deux membres
chées Roma, Roma, cerne quanta ;\meç,ox[à,
:
d'ailleurs sont ainsi plus rapprochés l'un de

de trois trochées et demi , Sit Deum benigiii- l'autre qu'ils ne le seraient dans le rapport de

tas : as-tu quelque objection à élever? — LE. :


4 à 8 ou de 8 à 4. Ce qui fortifie en moi cette
Aucune, et je suis parfaitement de ton avis. opinion, c'est que le premier hémistiche se
8. Le M. Observons donc scrupuleusement, termine toujours ou presque toujours au cin-
s'il te plaît, ces règles incontestables; que le quième demi-pied, comme dans le premier
verssoittoujoursdiviséendeux membres qui se vers de l'Enéide Arma virumque cano; dans
:

rapprochent le plus possible de l'égalité, comme le second Italiam fato; dans le troisième
: :

l'est Cornua velatarum obvertimus


ce vers :

• C'est-à-dire, mettre premier à la place du second et récipro-


antennarum ; que l'égalité ne soit jaiuais si (|Uement. La conversion,
le
est un terme de logique très-conoû que
parfaite entre les deux membres qu'on puisse saint Augustin applique ici et plus loin à la métrique.
456 DE LA MUSIQUE.

Littora ille et; dans le quatrième


multum : rité pure, si supérieure à l'homme, quel que
Vi siiperum sœvœ, et ainsi de suite d'un bout soit son génie. Nous devons recourir à l'auto-
à l'autre du poème. —
Le M. Tu as raison : rité des anciens, quand il s'agit de voir s'il
mais réfléchis à la manière dont tu scandes, faut prononcer une syllabe longue ou brève,
et mets toute ton attention à observer les afin de rester fidèles à l'usage dans l'emidoi
règles incontestables que nous venons de poser des mêmes mots. En pareil cas il y a autant
tout à l'heure. LE.— Je vois bien la méthode de paresse à négliger l'usage que de témérité à
qu'il faut suivre; mais elle est si nouvelle pour innover. S'agit-il de scander un vers? alors il
moi qu'elle me déconcerte. L'usage est de faut bien se garder d"obéir au préjugé invé-

scander ces vers par dactyle et par spondée, téré plutôt qu'à l'éternelle raison. Car l'oreille

et il n'est guère de personnes assez peu ins- d'abord nous révèle mesure du vers;
la juste

truites pour l'ignorer en théorie, encore qu'elles un examen logique du nombre des pieds nous

fussent embarrassées dans la pratique. Or, si je la fait approuver, et, pour comprendre qu'il

veux suivre l'usage général, il faut renoncer faut clore le vers par une terminaison saillante,

à la règle qui distingue le vers à la terminai- il suffit de voir que le vers doit avoir une ter-

son :premier membre, en effet, serait ter-


le minaison plus marquée que les mètres, et
miné par un demi-pied, le second par un pied qu'une terminaison en ce cas est bien mar-
complet, ce qui est juste l'ordre inverse. Mais quée par un temps plus court, puisqu'il y a là
comme on aurait le plus grand tort d'annuler une limite et en quelque sorte un frein qui
cette règle, et, qu'à propos du rhythme, j'ai déjà fixe et arrête la durée.
appris qu'on pouvait fort bien commencer par
un pied incomplet, il n'y a plus qu'à substi-
CHAPITRE VI.
tuer au dactyle l'anapeste combiné avec le
spondée. Dans ce système, le vers commen-
SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.
cera par une longue ; elle sera suivie de deux
pieds, composés indifféremment de spondées
il. S'il en est ainsi, le eecond membre ne
ou d'anapestes, qui termineront le premier
peut jamais se terminer que par une fraction
membre. Trois anapestes ou deux spondées
de pied. Quant au premier membre, il doit
avant le troisième anapeste forment le second
commencer tantôt par un pied complet, comme
membre, et il reste une longue pour terminer
dans ce vers trochaïque :

régulièrement le vers. N'approuves-lu pas mon


raisonnement ? Roma, Roma, cerne quanta sit deum benignitas;
\0. Le M. Je le trouve fort juste : mais c'est

un point qu'il n'est pas aisé de faire com- tantôt par un pied incomplet, comme dans ce
prendre à tout le monde. Telle est la force de vers héroïque :

l'habitude, qu'une fois invétérée elle devient,


si elle est fille de l'erreur, la plus mortelle
Arma virumque cano Trojae qui primas ab oris

ennemie de la vérité. Pour composer un vers


Ici trêve à tes doutes, et, s'il te plaît, scande-moi
héroïque, il n'importe guère, tu le sens bien,
ce vers, en me disant quels en sont les deux
qu'on mêle l'anapeste ou le dactyle avec le
membres et les différents pieds :

spondée; pour le scander logiquement, opé-


ration qui dépend de la raison et non de l'o- Pbaselus ille quem videtis, hospites ',
reille, on ne doit pas s'appuyer sur un préjugé,

mais procéder avec méthode. La méthode que LE. Je remarque que les deux hémistiches sont
j'applique ici n'est pas de mon invention, elle partagés en cinq et sept demi-pieds; en sorte
est même bien antérieure à la routine qui a que les mots Phaselus «V/e, forment le premier,
prévalu. Qu'on lise les auteurs grecs ou latins et ceux-ci : qiiem videtis, hospites, le second :

qui ont le plus approfondi cette matière, on quant aux pieds, ce sont des iambes. — Le M.
apprendra avec moins de surprise quels sont Une question : Ne songes-tu pas que, dans ta
nos principes. Mais ne faut-il pas rougir de sa manière de scander, le second hémistiche se
faiblesse, quand on a recours à l'autorité pour termine par un pied complet? LE. Cela est —
appuyer la raison ? Rien ne devrait prévaloir juste et je ne sais à quoi j'ai pensé. Comment
sur l'autorité qui environne la raison et la vé- ' C« vaùteau que youb ToyeZ| étrangers.
LIVRE CINQUIÈME. 437

ne pas s'apercevoir en effet qu'il faut ici com-


mencer par un demi-pied, comme dans levers
CHAPITRE VII.
héroïque? En suivant celte marche, le vers se
scande par trochées et non par iambes, et il se COMMENT PEIT-ON RAMENER A I.'ÉGAMTÉ I.E NOM-
termine régulièrement par un demi-pied. BRE INÉGAL DES DEMI - PIEDS DANS CIIAQIE
42. Le M. A la bonne heure. Mais comment MEMBRE ? DU RAPPORT DEGALITÉ ENTRE LES
vas-tu scander le vers nommé asclépiade ;
par MEMBRES DE 4 ET DE 3 DEMI-PlEDS, DE 5 ET DE
exemple :
3 DEMI-PIEDS.

Mxcenas atavis édite regibus ^


13. Le M. La question maintenant n'offre
plus de difficulté. La raison donc nous ayant
Levers est coupé à la sixième syllabe; or ce faitdécouvrir qu'il y a deux sortes de vers, les
n'est pas là une exception, c'est un usage pour uns où le nombre des demi-pieds est le même
ainsi dire consacrédansles vers de cette espèce. dans les deux membres, les autres, où il est
Le premier hémistiche est donc Mœcenas : inégal, examinons avec attention, si tu le veux
atavis ; le second édite regibus. La raison de
: bien, par quel secret cette inégalité se ramène
celte coupure peut sembler douteuse. Scande àun rapport d'égalité cela tient à un calcul
;

en effet ce vers' par pieds de qnatre temps; un peu difficile, muis très-exact. Réponds, je
tu trouveras cinq demi-pieds dans le premier te prie, à cette question quand je dis 2 et 3,
:

membre, quatre dans le second. Or la règle de combien de nombres ai-je parlé ? L'E. —
défend de former le second membre d'un nom- De deux nombres. Le M. Donc 2 est îm nom-
bre pair de demi-pieds, si l'on veut que le vers bre aussi bien que 3, et ainsi de suite? —
ne soit pas terminé par un pied complet. Il L'E. Oui. - Le M. Ne peut-on inférer de là
faut donc voir dans les vers de cette espèce des que le nombre un a un rapport sensible avec
pieds de six temps, ce qui nous donnera deux tous les autres nombres? Car, s'il est absurde
hémistiches composés de demi -pieds trois à de dire que 1 est 2, il ne l'est pas de dire qu'à
trois. Pour que le premier membre finisse certains égards 2 est 1 ; de même il n'y a pas
par un pied complet, il commencer par
faut d'erreur à prétendre que 3, que 4 sont 1 . —
deux longues ; vient ensuite un choriambe LE. J'y souscris. —
Le M. Autre question : 2
qui partage le vers de telle sorte que le second multiplié par 3, combien font-ils? — LE. 6.
mombre commence également par un cho- — Le M. 6 3 et autant? — LE. Non
font-ils
riambe que le vers se termine par un demi-
et vraiment. — Le M. Multiplie de même 3 par
pied de deux brèves ces deux temps ajoutés
:
4,je dis-moi quel
te prie, et produit est le ?
au spondée placé en tète font un pied complet — LE. — Le M. Tu vois encore que 12
12.
de six temps. estplus grand que — LE. Et de beaucoup.
4.
Aurais-tu quelque observation à m'adresser? — Le M. Sans plusaller posons loin, cette
— L'E. Mais vraiment non. Le M. Tu ne — règle: A partir de 2, quelque nombre que
vois donc pas d'inconvénient à former chaque l'on prenne, le plus petit multiplié par le plus
membre d'un nombre égal de demi-pieds ? — grand, doit nécessairement surpasser le plus
LE. Eh pourquoi ? Il n'y
! a point à craindre grand. —
L'E. Peut-on en douter ? Car, y a-t-
ici de conversion, parce que on met le se- ,si il, en fait de pluralité, un nombre inférieur à
cond membre à la place du premier et réci- 2? Cependant, si je multiplie ce nombre par
proquement, la marche des pieds ne sera plus mille, il devient le double de mille quelle :

du tout la même. Il n'y a donc aucune raison différence! —


Le M. Fort bien. Mais prends 1
pour ne pas composer les deux membres, et un nombre quelconque pour facteur mul- ;

dans cette espèce de vers, d'un égal nombre tiplie comme tu viens de le faire, le plus petit
de demi-pieds cette égalité exclut en même
;
par le plus grand est-ce que le plus petit sur-
;

temps la conversion des deux membres, et la passera encore le plus grand? L'E. Non, le —
règle qui exige une terminaison saillante est plus petit deviendra égal au plus grand. Car
respectée, le vers finissant , comme il doit une fois 2 est 2, une fois 10 est 10, une fois
toujours finir, par une fraction de pied. 1000estlOOO,et quelque soit le multiplicateur
* Mécène, rejeton d'une race royale.
(Horace,
4 lui devient nécessairement égal. Le M. —
tiv. i, od. 1.)
Aiosi donc le nombre 1 a^ par une sorte de
.

458 DE LA MUSIQUE.

privilège un rapport d'égalité avec tous les


, Tâchons de découvrir comment cette inégalité
autres nombres non-seulement parce qu'il
,
cache un rapport véritable d'égalité. Car cette
est un nombre, mais encore parce qu'il de- combinaison est, de l'avis de tout le monde,
vient égal à tout nombre qui lui sert de mul- non-seulement un mètre, mais un vers. Ainsi
tiplicateur? — L'E. C'est indubitable. donc après avoir partagé le premier membre
ii. Le M. Eh bien! reporte ton attention en 2 demi-piedseten 3, le second en 2 puis en
maintenant sur le nombre de demi-pieds, qui, d, réunis les fractions que tu trouves égales

dans un vers, rendent les membres inégaux dans l'un et l'autre membre, nous en trouvons
entre eux et tu y découvriras une étonnante 2 dans le premier membre et il en reste 2 dans
égalité en suivant le procédé que nous venons le second une dans les 3 demi-pieds du pre-
;

d'indiquer. En moindre vers a un


effet le mier membre, l'autre dans le demi-pied du
nombre inégal de demi-pieds dans les deux second. Nous pouvons donc les réunir puisque
membres, puisqu'il se compose de 4 et de 3 le nombre 1 s'associe à tous les nombres et

demi-pieds, par exemple : qu'au total 1 et 3 font A, ce qui équivaut à 2


plus 2. Donc, grâce à ce mode de division, 5
Hospes ille queiii tides. demi-pieds d'une part et 3 de l'autre, s'assem-
blent dans un accord harmonieux. Mais dis- —
Le premier membre, hospes ille, peut être di- moi si tu as compris. —
Le M. J'ai compris et
visé en deux parties égales, chacune de deux
je suis tout à fait de ton avis.
demi-pieds. Le second membre, quem vides,
se divise en deux demi-pieds et un demi-pied.
CHAPITRE VllI.
Ce rapport de 2 à 1 est le même que de 2 à 2, en
vertu du rapport d'égalité que soutient, comme
RAPPORT ENTRE LES MEMBRES DE 5 ET DE
nous l'avons démontré, le nombre i avec tous 7 DEMI-PIEDS.
les autres nombres. Grâce à ce mode de divi-
sion le premier membre devient égal au se- 16. Nous avons maintenant à parler du rap-
cond. Et s'il y a 4 demi-pieds d'une part et 5 port de 5à 7 demi-j)ieds dans les vers: les plus
de l'autre, comme dans ce vers :
connus de cette espèce sont le vers héroïque
et le vers de six pieds qu'on appelle iambique.
Roma, Roma, cerne quanta sit;
Le vers :

Cette combinaison n'est plus aussi légitime et Arma virumque cano Trojœ qui primas ab oris ;

elle forme plutôt un mètre qu'un vers, parce


que l'inégalité entre les membres est trop se partage en deux membres dont le premier
grande pour qu'aucun mode de division per- secom|)osede 5 demi-pieds, arma virumque
mette d'établir entre eux un rapport d'égalité. cano; le second de 7: Trojœ qui priinus ab
Tu vois bien, je pense, que les 4 demi-pieds oris. Quant à celui-ci :

du premier membre se partagent deux à deux ,

tandis que les cinq derniers se divisent d'abord Phaselus ille quem videlis, hospites

en 2 demi-pieds et en 3, ce qui détruit tout rap-


il a pour premier membre Phaselusille, : c'est-
port d'égalité. Car 5 demi-pieds répartis en 2 et
en 3ne sauraient être Téquivalent de A demi-
à-dire 5 demi-itieds; pour second membre :

Qiiem videlis, hospites, c'est-à-dire, 7 demi-


pieds, au même titre que 3 demi-pieds partagés
pieds. Cej)endant ces vers si renonunés ne sont
en 1 et 2 sont, comme nous venons de le voir
point irréprochables au point de vue de l'éga-
dans le moindre vers, l'éijuivalent de A. N'y a-t-
lité des membres.
il dans cette explication rien qui t'échappe où

te déplaise? —
L'E. Loin de là, tout me paraît
Car si nous partageons les 5 premiers demi-
pieds en 2 et en 3, les 7 derniers en 3 et en A,
clair et plausible.
15. Examinons maintenant 5 demi-pieds dans les fractions de 3 demi-pieds seront sans doute

un membre et 3 dans l'autre, et prenons pour dans un j uste rapport. Si les deux autres fractions
pouvaient être dans un ra|)port tel que l'une
exemple ce petit vers :

d'elles se composât d'un demi-pied et lautre


Pbaselus ille quem vides; de 5, elles s'uniraient entre elles d'après le
principe qui permet d'associer le nombre 1 à
LIVRE CINQUIÈME.

un total de
tous les autres, et l'on aurait ainsi
6 demi-pieds, ce qui forme un rapport de 3 à
3 ; mais on trouve 2 demi-pieds d'une part et CHAPITRE IX.
4 de l'autre ; on trouve ainsi une somme de 6
temps sans doute, mais 2 ne peut être l'équi- DES MEMBRES COMPOSliS DE 6 ET DE 7 DEMl-MEDS,

valent de A, en vertu d'aucun principe d'éga- DE 8 ET DE 7, DE 9 ET DE 7.


lité et par conséquent ces deux nombres sont
17. Examinons donc à présent si l'on trouve
inconciliables. Objectera-t-on qu'il suffit, pour
dans deux membres composes l'un de 0, l'autre
établir un rapport d'égalité, que 3 et 3 fassent
de 7 demi-pieds, cette égalité qui constitue un
6 au môme litre que 4 et 2? Je ne crois pas
vers régulier. Après les vers composés de 5 et
qu'il faille réfuter cette objection y a bien : il
7 demi-pieds, nous avons à examiner effective-
là un vrai rapport d'égalité. Mais je n'aime
ment celui de 6 et de 7. En voici un exemple :
point que 5 et 3 demi-pieds forment un rap-
port plus étroit que 5 et 7. Le vers composé de Roma, cerne quanta sit deum benignitas.
5 et de 3 demi-pieds est en effet moins re-
nommé que ceux de 5 et de 7 cependant tu ; L'E. Je remarque que le premier membre
remarqueras que, dans le premier, non-seule- peut Su diviser en parties de 3 demi-pieds cha-
ment on n'arrive pas en réunissant 1 et 3 demi- cune, le second en parties de 3
et de 4 demi-
pieds, à un même nombre qu'en réunissant 2 pieds. En réunissant deux fractions égales
les
et 2 mais encore que les parties offrent un en-
; on trouve G demi-pieds mais 3 et 4 font 7 et
:

semble bien plus barmonieux, lorsqu'on réunit ne peuvent par conséquent être l'équivalent
1 et 3, à cause de l'affinité de i par les autres de ce nombre. Mais si nous comptons 2 et 2
nombres, que lorsqu'on réunit 2 et 4 pieds dans la fraction de 4 demi-pieds, 2 et 1 dans la
comme on le fait dans les derniers. Y a-t-il là fraction de 3 demi-pieds, et que nous réunis-
quelque obscurité pour toi? —
L'E. Aucune, sions les fractions de 2 demi-[)ieds, nous avons
mais je suis cboqué, je ne sais comment, de en somme un nombre quaternaire. En joi-
voir que ces vers de six pieds, plus distingués gnant les fractions dont l'une renferme 2 de-
et tenus pour les premiers de tous, ont des mi-pieds et l'autre 1 et en prenant cette somme
membres moins en harmonie que ceux qui pour 4 demi-pieds, à cause du rapport de 1
sont moins vantés. —
Le 31. Aie bon courage ,
avec tous les autres nombres, nous avons 8
je vais bientôt te faire découvrir dans les vers demi-pieds, ce qui dépasse un total de 6 temps,
senaires une harmonie qui n'appartient qu'à plus encore qu'avec nos 7 demi-pieds précé-
eux et te faire sentir que ce n'est pas sans rai- dents.
son qu'on les préfère à tous les autres. Mais le 18. Le M. Ce que tu dis est juste. Ce rapport
développement de ce point étant un peu long, de demi-pieds étant en dehors des règles du
quoique fort intéressant, réservons-le pour la vers, porte ton attention sur les membres dont
fin. Après avoir examiné les autres, comme le premier a 8 demi-pieds, le second 7 : c'est
nous le jugerons à propos, nous pourrons sans en effet le rapport qui vient immédiatement
aucune préoccupation, approfondir les pro- après le précédent. Ce rapport contientle prin-
priétés les plus mystérieuses de ces beaux cipe que nous cherchons. En effet, enjoignant
vers. —
LE. J'y consens volontiers^ mais je la moitié du premier membre à la fraction du
voudrais bien que les explications , que nous second membre la plus considérable et la plus
avons mises les premières, fussent déjà ache- rapprochée de la moitié, les demi-pieds allant
vées, pour entendre le reste plus à mon aise. 4 par 4, on a un de 8 demi-pieds. Reste
total
Le M. C'est par la comparaison avec ce que donc 4 demi-pieds dans le premier membre, et
nous venons d'examiner que tu trouveras plus 3 dans le second 2 demi-pieds du premier
;

d'intérêt dans la question qui pique ta curio- membre et 2 du second font 4. Resteradansle
sité. premier membre 2 demi-pieds et dans le se-
cond, un demi qui, ajoutés ensemble, d'après
la règle de convenance établie entre 1 et tous
les autres nombres, peuvent être regardés
comme l'équivalent de 4. Ainsi les 8 demi-
pieds du premier membre correspondent aux
460 DE LA MUSIQUE.

8 demi-pieds du second. UE. Eh pourquoi — ! comme le créli(|ue ou le pcon, de 3 ai comme


ne me ciles-tu pas d'exemple de cette espèce les épitritcs, sont rejetés par les poètes, à cause
de vers? —
Le M. Parce que nous nous y du peu de grâce de leur cadence tandis qu'ils ;

sommes souvent arrêtés. Toutefois, pour que sont un ornement pour la prose, quand ils
tu ne croies pas que je le passe sous silence à forment la chute d'une période? L'E.ie —
sa véritable place, le voici : m'en souviens mais où tend celte question?
:

— Le M. A nous faire d'abord comprendre que


Roma, Roma, cerne quanta sii deum benigniias;
de
les poètes s'étant interdit l'emploi des pieds
cette espèce ne nous reste plus que ceux
, il
OU cet autre :
dont les parties sont égales comme le spondée,
Optimus beatus ille qui procul negotio.
ou sont dans le rapport de 1 à 2 comme l'iambe,
ou dans un rapport égal comme le choriambe.
Examine maintenant le rapport de 9 à
19. 7 — LE. C'est vrai. —Le M. Or, si tel est le do-

demi-pieds voici un exemple:


j
maine des poètes et que la prose ait un carac-
tère dilTérent du vers, on ne peut employer en
Viroplimus beatus ille qui procul negotio *.
vers que cette dernière sorte de pieds. LE. —
Je suis de cet avis, je vois fort bien que les
LE La correspondance est facile à saisir le :

poèmes empruntent au vers un ton plus im-


premier membre se divise en 4 et 5 demi-
posant qu'ils ne pourraient le trouver dans les
pieds le second en 4 et 3 demi-pieds. La plus
;
rhylhmes familiers à la poésie lyrique mais ;

petite fraction du premier membre réunie


ce que je ne sais pas, c'est où tu veux en
à la plus grande du second fait un total de 8
venir.
demi-pieds: la plus grande du premier réunie
21. Le M. Ne La discussion
te presse pas trop.
à la plus petite du second fait également un
roule actuellement sur prééminence des la
total de 8 demi-pieds car ici on additionne 4 et
:

vers senaires, et je désire te démontrer préala-


4 là, o et 3. D'ailleurs si tu partages les 5 demi-
;
blement, si je le puis, que, parmi les vers,
pieds en 2 et 3, et les trois autres en 2 et t, ,
ceux qui ont le plus de dignité ne peuvent être
on découvre un nouveau rapport de 2 à 2, de
que le vers héroïque et le vers iambi(iue, les
i à 3, puisque le nombre i, d'après le principe
plus usités de tous le vers héroïque, que la
:

établi plus haut, va bien avec tous les nombres.


routine scande par dactyles et par spondées,
Mais, si mes calculs ne sont pas faux, la ques-
une méthode plus exacte par spondée et ana-
tion de savoir comment les deux membres
,

peste, comme ici le vers :

s'unissent entre eux est épuisée. Car nous voici


arrivés au nombre de 8 pieds, nombre que le
Arma virumque cano Trojs qui primas ab cris ;
vers ne peut dépasser, comme nous le savons
assez. Ainsi explique-moi maintenant les pro-
le vers iambique, qui, d'après le même sys-
priétés cachées des vers de six pieds qu'on
tème change en trochaïcjue.
se
appelle héroïque, iambique ou trochaïque.
Il est évident pour toi je pense que les , ,

syllabes longues, sans mélange de brèves ne ,

produisent qu'une cadence sourde que les


CHAPITRE X. ;

brèves sans mélange de longues


, ne pro- ,

DB l'excellence DES VERS DE SIX PIEDS PER- :


duisent qu'une cadence brisée et, pour ainsi
FECTION INCOMPARABLE DU VERS HÉROÏQUE ET dire, sautillante et que, dans les deux cas, il
;

IAMBIQUE, PARMI LES VERS DE SIX PIEDS. n'y a aucune harmonie, bien qu'un nombre
égal de sons frappe l'oreille. Voilà pourquoi
20. Le M. Je ou plutôt ce sera
vais le faire on ne retrouve ni la dignité du vers héroï(jue
l'œuvre de la raison, notre commun guide. Te dans ceux qui se composent de six pyrrtiiques
souvient-il que dans notre entretien sur le
, et de six procéleusmati(|ues, ni celle du vers

mètre, nous avons avancé et prouvé jusqu'à trochaïcjue dans ceux qui se composent de six
l'évidence, par le témoignage même de l'o- tribraques. Un autre avantage, c'est que dans
reille que les pieds dont les fractions sont
,
ces vers, si supérieurs aux autres , aux yeux
dans une proportion sesquialtère , de 2 à 3 de la raison, la transposition des deux membres
* L'homme de biea heureux est celui qui, éloigné des afTaires... ne peut avoir lieu sans qu'on ne soit aussitôt
LIVRE CINQUIÈME. 461

obligé à recourir à d'autres pieds pour les


scander. Ils sont donc moins susceptibles de
CHAPITRE XF.
conv(3rsion que les vers uniquement composés
de brèves ou de longues. Aussi dans les vers
DE LA MANIÈRE LA PLUS EXACTE DE MESURER
où règne cet heureux mélange, est-il indiffé-
LES VERS DE SIX PIEDS.
rent, que le rapport des deux membres soit de
5 à 7 ou de 7 à 5 demi-pieds. Car, quel que soit
l'ordre qu'on adopte le vers ne peut se con-
23. Mais on peut demander pourquoi on
,

vertir sans un changement si profond que le


donne la préférence aux vers de six pieds

vers semble courir sur d'autres pieds, en d'au-


qu'une méthode exacte scande par anapestes
tres termes, se scande d'une autre manière.
ou par trochées, sur ceux que l'on scanderait
Dans poème com- par dactyles ou par iambes. Je ne préjuge en
les autres, au contraire, si le
rien la question, puisqu'en ce moment nous
mence par des vers dont le premier membre se
compose de 5 demi-pieds, on ne doit jamais ne parlons encore que d'un certain nombre
de pieds je suppose que nous lisions
commencer par un membre de 7 demi-pieds ;
;
:

autrement ils deviennent tous susceptibles de


Trojse qui primus ab oris, arma ^^tumque cano
conversion car il n'y a dans les pieds aucune
:
;

Qui procul raalo pius bealus ille ' :

différence qui empêche la conversion.


On peut, fort rarement il est vrai, ne mettre Ces deux vers ne seraient pas moins des vers
que des spondées dans le vers héroïque en- ; de six pieds, ils n'offriraient pas moins un
core cette licence est-elle condamnée de nos mélange de longues et de brèves et n'en se-
jours. Pour les trochaïques et les iambiques, raient pas davantage susceptibles de conver-
quoiqu'il soit permis d'y mettre à tous les sion ; les membres, dans l'un et dans l'autre,
pieds un on a toujours regardé
tribraque, sont tellf que la phrase offre
nient distribués
comme un grave défaut, dans cette sorte de une division bien tranchée au cinquième et
vers, une suite non interrompue de brèves. au septième pied. A quel titre donc faut-il leur
22. Donc, puisque les vers de six pieds re- préférer ceux qui ont reçu cette disposition :

poussent naturellement les épitrites ,


parce
qu'ilsconviennent mieux à la prose et surtout Arma virumque cano, Trojse qui primus ab oris ;

Beatusiile qui procul pius malo?


parce que si on en met six
, on excède le ,

nombre de trente-deux temps comme avec ,

des dispondées (effectivement avec Tépitrite,


A une pareille question il me serait facile et
naturel de répondre que cette forme a été re-
on aurait 42 temps [6x7], et avec le dispon-
marquée et la première par un
mise en usage
dée 48 [6x8]) puisqu'ils repoussent également
:

simple du hasard, ou que, s'il n'y a là


effet
les pieds de cinq temps, réservés à la prose
aucun jeu du hasard, on a jugé, comme je le
pour terminer les périodes ;
puisque les mo-
crois, que le vers héroïque se terminait mieux
losses et autres pieds malgré
de six temps ,

par deux longues que par deux brèves et une


l'usage heureux qu'en font les poètes, ne ren-
longue l'oreille trouve en effet plus d'agré-
trent pas dans le nombre de temps dont il est ;

ment à se reposer sur une longue par la


ici question il reste les vers composés uni-
;
;

quement de brèves, c'est-à-dire de pyrrhiques,


même on aurait trouvé plus agréable
raison,
de terminer le vers iambique par une longue
de procéleusmatiques , de tribraques , et les
que par une brève. Naturellement, quelle que
vers composés uniquement de longues, c'est-
fût celle des deux combinaisons qui fixât d'a-
à-dire de spondées. Or, bien que ces vers ren-
bord le choix, elle excluait nécessairement le
trent dans la même mesure que les vers de
vers qui pourrait se construire en intervertis-
six pieds, ils ne sauraient atteindre à la dignité
sant l'ordre des mêmes membres. Par consé-
et à l'heureuse proportion de ceux qui pré-
quent si le vers cité pour exemple :
sententun gracieux mélange de brèves et de
longues et qui par là même sont moins sus- Arma virumque cano, Trojae qui primus ab oris.
ceptibles de se convertir.
a été iugé le meilleur, il y aurait do la bizar-

< L'homme pieux éloigaé dii mal est heureux.


462 DE LA MUSIQUE.

rerie à composer, à l'aide d'une conversion, comme nous l'avons dit plus haut? Non, on
un vers d'une autre espèce comme : peut le faire partout à sa fantaisie. Nos pères
eux mêmes n'ont pas observé la distance à la-
Trojae qui primus ab oris, arma virumque cano. quelle devaient se substituer les pieds de cette
sorte. Aussi les poètes ont-ils atteint, en gâ-
Et on peut faire la même observation pour le tant ces formes et en i)renant de telles licences,
vers trochaïque. En efl'et, si le vers : le but qu'ils se pro|)osaient véritablement,
celui de rendre la poésie plus voisine de la
Beatus ille qui procul negoUo;
prose.
Maintenant que nous avons suffisamment
a une forme plus élégante que l'espèce de
expliqué la raison qui donne la prééminence
vers qu'on trouverait en intervertissant l'ordre
à ces vers sur tous les autres vers senaires,
des membres, de cette façon :

voyons pourquoi en général,


les vers senaires

Qui procul negotio beatus ille* sont si supérieurs à tous quel que les autres,
soit le nombre de leurs pieds, à moins toute-
cette dernière forme absolument in-
doit être fois que tu n'aies quehjues observations à

terdite. Que pour compo-


l'on soit assez hardi faire. —
L'E. Non, non, j'éprouve le plus vif
ser de pareils vers on composera infaillible-
: désir de connaître cette fameuse égalité des
ment des vers senaires d'une autre genre ,
deux membres dans les vers de six pieds, tant
mais d'une beauté inférieure. tu as su piquer ma curiosité.
24. Oui, la grâce naturelle de ces vers, les
plus beaux de tous les vers de six pieds, n'a pu
CHAPITRE XII. I
échapper aux caprices de la fantaisie humaine.
Dans les vers trochaïques et dans toute espèce DE LA RAISON POUR LAQUELLE LES VERS SENAIRES
de vers senaire, depuis le plus petit jusqu'au SONT SUPÉRIEURS A TOUS LES AUTRES.
plus grand lequel renferme huit pieds, les
,

poètes se sont imaginé qu'il fallait mêler tous Le M. Prête-moi donc toute ton atten-
25.
les pieds de quatre temps qui ont une mesure tion, et dis-moisi, à ton avis, une longueur

équivalente. Les Grecs même les ont fait al- quelconque peut se diviser en parties quel-
terner entre eux, leur donnant la première, conques. —
L'E. Ce point est pour moi in-
la troisième place, et ainsi de suite par nombre contestable. A mon sens, il est hors de doute
impair, si le vers commence par un demi- que toute longueur, appelée ligne, a une
pied commence-t-il au contraire par un tro-
;
moitié et que par ce point d'intersection on
chée complet, ils donnent la seconde, la qua- peut la diviser en deux segments. Et, comme
trième place et ainsi de suite, aux pieds les les deux segments qui en résultent forment

plus longs. Et pour faire supporter cette fausse évidemment des lignes eux-mêmes, il est évi-
combinaison, ils ont cessé de marquer par le dent qu'on peut les diviser de la même façon.
battement de la mesure, la division naturelle Ainsi une longueur est divisible à l'infini. —
de chaque pied en deux parties, le levé et le Le M. Ton explication est pleine d'aisance et
posé embrassant un pied dans le levé et
;
de justesse. Voyons maintenant si on a raison
un pied dans le posé (c'est-à-dire en scandant de dire que toute longueur étendue dans le
par dispodie), ce qui leur fait donner le nom sens de la largeur, à qui elle donne naissance,
de trimèlre au vers même de six pieds, ils ont a pour dimension le carré de la largeur. Car
ramené le battement de la mesure au mode de si la largeur est plus ou moins grande que la

scander le vers épitrite. Si du moins on était longueur d'où elle procède, le carré est im-
fidèle à ce système, quoique les épitrites soient possible : si elle a la même dimension, le carré
plutôt du domaine de la prose que de la poésie existe. — LE. J'entends et je partage ta pen-
etqu'un vers de ce genre doive plutôt s'appe- sée : qu'y a-t-il de plus juste? — Le M. Tu vois
que senaire, l'égalité si précieuse
ler ternaire déjà la conséquence qui en découle : c'est que
du nombre des demi-pieds ne disparaîtrait pas si au lieu d'une ligne on met des pions égaux
sans ressources. sur une file, cette file ne pourra jamais former

Mais aujourd'hui se borne-t-on à substituer un carré, à moins que le nombre des pions ne
des pieds de 4 temps aux endroits impairs, soit multiplié par lui-même ; par exemple, si
LIVRE CINQUIÈME. 463

tu mets deux pions en longueur, tu n'obtien- du vers héroïque. —


LE. Oui. Le M. Et la —
dras un carré qu'à la condition d'en mettre deuxième composée de 5 demi-piefds ?
partie,

deux autres en largeur si tu en mets trois,


:
Comme elle ne peut se diviser en deux mem-
il faudra en ajouter six, en les rangeant, bien bres, et qu'elle doit être avec la première dans
entendu, trois à trois sur les deux liles dans le un rapport d'égalité, ne faut-il pas l'élever
sens de la largeur : car situ les rangeais dans tout entière au carré?— LE. C'est tout ce
le sens de la longueur, il n'y aurait plus de qu'il faut faire et je reconnais un rapport d'é-
ligure géométrique, la longueur sans la lar- galité merveilleux. Car le carré de o me donne
geur ne formant pas de figure. On peut en le même nombre 25. C'est donc avec raison
dire autant de tout autre nombre car si 2 : que les em-
vers de six pieds sont les plus
multiplié par 2, 3 par 3, sont des carrés, il en ployés et les plus renommés. Car leurs mem-
est de même de 4 multiplié par 4, 5 par 5, 6 bres inégaux ont une proportion, qui comparée
par 6, et ainsi indéfiniment. — LE. C'est une à celle des autres vers, peut à peine se définir.
vérité incontestable. — Le Le M. Eh bien !

temps n'a-t-il pas sa longueur. LE. Peut-on CHAPITRE XIII.


dire qu'il y ait durée sans longueur? Le M. —
Le vers peut-il ne pas occuper une certaine ÉPILOGUE.
longueur de temps ? —
LE. Loin de là, c'est
la condition même de son existence. Le M. — ^1. Le M. Ainsi je ne t'ai pas fait une fausse
Dans cette étendue du vers, que pourrions-nous et vaine promesse, ou plutôt la raison, notre
substituer à nos pions de tout à l'heure ? commun guide, ne t'a pas trompé. Pour clore
Sera-ce des pieds nécessairement divisés en enfin cet entretien , tu vois que, si le nombre
deux parties, le levé elle posé, ou des demi- des mètres est incalculable le vers ne peut ,

pieds qui comprennent un à un les levés exister sans être composé de deux membres,
et les posés ? —
L'E. Les demi - pieds , à d'une juste proportion entre eux, terminés soit
mon sens, tiendront mieux la place des pions. par un nombre pair de demi-pieds, mais non
20. Le M. Alors rappelle-moi combien le susceptible de conversion comme dans le ,

membre le plus court du vers héroïque ren- vers :

ferme de demi-pieds? L'E. 5. —


Le M. —
Cite-moi un exemple. — LE. :
Msecenas atavis édite regibus ;

Soit par un nombre impair de demi-pieds liés


Arma virumque cano.
toutefois ensemble par une certaine égalité,
comme sont les nombres 4 et 3, 5 et 3, 5 et 7,
Le M. Qu'ûttends-tu maintenant sinon de voir
6 et 7, 8 et 7, 7 et 9. Le trochaïque peut com-
que les 7 autres demi-pieds sont avec eux
— mencer par un pied complet, comme :

dans un rapport parfait d'égalité ? LE.


C'est précisément ce que j'attends. Le M. — OpUmus beatus ille qui procul negoUo ;

Eh bien 7 demi-pieds peuvent-ils seuls faire


!

un vers complet. —
LE. Oui sans doute, car OU par un pied incomplet comme :

le premier et le moindre vers a juste autant


Vir optimus beatus ille qui procul negotio.
de demi-pieds, en comptant un silence à la
fin. —
Le M. Mais pour qu'il puisse y avoir
Mais il ne peut se terminer que par un pied
vers, comment fais-tu la division des pieds en
incomplet. Et ces pieds sont incomplets soit
deux membres? —
LE. En 4 demi-pieds d'une
représentent des demi-pieds entiers,
part et 3 de l'autre. — Le M. Elève mainte-
qu'ils

nant au carré chacune de ces fractions. Com-


comme dans ce dernier exemple, soit qu'ils ne
— — renferment pas la moitié d'un pied comme ,
bien font 4 multiplié par 4? LE. 16?
de 3? — LE. 9. —
deux brèves finales dans ce vers choriambique :

Le M. Et quel est le carré


Soit qu'ils renferment plus de la moitié d'un
Le M. Et la somme de ces deux carrés, quelle
pied, comme les deux longues qui commencent
est-elle? — LE. 25. — Le M. Ainsi donc 7
ce dernier vers ou le bacchius, à la fin d'un
;
demi- pieds, pouvant se partager en deux mem-
second choriambe exemple :
chaque membre
;
bres, donnent, si l'on élève
au carré, le nombre 2o, et c'est là une partie Mxceuas atavis édite regibus.
464 DE LA MUSIQUE.

posent ou de mètres, à l'exclusion de vers,


Tous ces pieds incomplets s'appellent donc
comme ceux dont nous avons parlé plus haut
avec raison demi-pieds.
dans notre entretien sur les mètres ; ou de
Te domus Evandri, le sedes celsa lalini». vers seuls, comme dans la période citée plus
haut, ou de vers et de mètres, mêlés ensemble,
on ne compose pas toujours des poè-
28. Mais comme dans cet exemple :

mes avec une seule espèce de vers, comme


comiques; même Diffugere nives, redeunt jam gramina campis,
font les poètes épiques et les
Arboribusque comaî '.

les poètes lyriquesdécriventdes circuits, ce que


les Grecs appellent ixepîc5ou« non-seulement
: ,

soumis à la loi L'ordre dans lequel se succèdent les vers et les


avec les mètres, qui ne sont pas
mêmes. Ainsi, mètres, les grands elles petits membres des
des vers, mais avec des vers
vers est indifférent à l'oreille, à condition toute-
dans Horace :

fois que la période n'ait pas moins de 2 mem-


Nox erat, et cœlo fulgebat luna sereno
bres ni plus de 4 membres.
Inler minora sidéra *. Si tu n'as plus d'objection à me présenter,
finissons ici la discussion : abordons cette par-
C'est une période à deux membres composée ,
tie de la Musique qui traite des rapports dans
de vers. Et ces deux vers ne peuvent s'unir la durée et le mouvement, et tâchons, autant
entre eux à moins d'être scandés par pieds de que la sagacité de notre raison nous le per-

six temps. Car la mesure du vers héroïque ne mettra, de nous élever des traces sensibles
s'accorde pas avec celle de l'iambique ou du que nous trouvons ici-bas de l'harmonie, au
trochaïque ,
parce que dans l'un les pieds ont sanctuaire mystérieux où elle réside, dégagée
le même rapport dans les autres un rapport
,
de toute enveloppe matérielle.
de 4 à 2. Donc les périodes lyriques se com-

Plus de neiges : les plaines ont tepris leur verdure, les arbres

* Térence. leur feuillage.


(Hor, liv. IV, ode 7.)
« La nuit régnait : la lune, au milieu des étoiles plus pâles, brillait

dans un ciel serein. iHor. Epod. ode 15.)


LIVRE SIXIÈME.

De l'har-monie immi^iable L'âme s'élôve de l'hiar>rn.onie


:

dos choses coi:itinrjentes à. l'hai^naoriie éter^nelle qui r-é-


side dans l'ôtei^nelle vér^ité.

arrive à des biens peu communs par une voie


fort commune; c'est la voie même que nous
CHAPITRE I".
avons suivie avec les faibles, sans être bien

DE LA FIN qu'on s'eST PROPOSÉE DANS LES LIVRES forts nous-mêmes, au lieu de prendre hardi-
PRÉCÉDENTS. ment notre vol avant d'avoir une aile assez
vigoureuse. A ce titre donc le lecteur nous ab-
i Le M. Nous avons consacré un temps con-
. soudra ou ne nous fera point de grave repro-
sidérable et une attention scrupuleuse jusqu'à che; j'entends le lecteur initié à la spiritualité.
la puérilité, à rechercher, dans le cours de cinq Quant à cette foule bruyante qui bourdonne
livres les rapports qui fixent la durée des
,
dans les écoles et dont l'esprit superficiel se
temps. Le but moral de notre travail servira laisse ravir d'enthousiasme au bruit des ap-
peut-être d'excuse, aux yeux des lecteurs bien- plaudissements, si elle rencontre cet écrit, elle
veillants, à ces études frivoles. En composant ledédaignera ou ne croira devoir s'attacher
cet ouvrage nous n'avons eu qu'une intention: qu'aux cin([ premiers livres; quoique le sixième
sans arraclier brusquement les jeunes gens et renferme la conclusion et pour ainsi dire le
les personnes de tout âge que Dieu a favorisés suc des autres, elle le rejettera comme superflu, '

des dons de la nature, aux idées sensibles et ou -en ajournera la lecture comme n'offrant
aux sciences mondaines, qui ont pour eux un qu'un intérêt secondaire. Quant à ceux qui,
attrait si puissant, nous avons voulu leur faire sans avoir la clef de ces sciences, sont tout
perdre ce goût peu à peu, à l'aide du raison- pénétrés des principes du spiritualisme chré-
nement, et les amener, par l'amour de l'im- tien et s'élèvent par l'effort d'une ardente
muable vérité à ne s'attacher qu'au Dieu
, charité jusqu'au seul et véritable Dieu, en pas-
unique et maître de toutes choses qui gouverne sant par -dessus toutes ces frivolités, je les
sans intermédiaire les intelligences humaines. avertis en frère de ne pas s'abaisser à tous ces
Ainsi on verra, en lisant cet ouvrage, que les détails, et, s'ils y trouvent quelque difficulté,
grammairiens et les poètes ont été pour moi de ne pas s'en prendre à la lenteur de leur
des hôtes de passage, chez lesquels je me suis intelligence ce serait ignorer que, si les che-
:

arrêté par nécessité plutôtque par choix. mins sont pénibles et raboteux, ils peuvent
Mais si notre Dieu et Seigneur écoule mes les franchir dans leur vol sans les explorer.
humbles prières, s'il conduit ma volonté et la S'il setrouve des lecteurs qui, par faiblesse
dirige au but que je me propose, le lecteur, naturelle ou par défaut d'exercice, soient inca-
parvenu à ce dernier livre, comprendra qu'on pables de suivre notre marche et de s'élancer

AuG. — Tome III. 30


466 DE LA MUSIQUE.

sur les ailes de la piété par delà ces éludes, sonne pour l'entendre : par exemple, lorscjue

qu'ils n'aillent pas se condamner à un labeur l'eau tombe goutte à goutte, ou qu'un corps
inutile : qu'ils laissent leurs ailes se dévelop- obéit à un mouvement. Or distingues-tu alors

per sous l'influence des principes de la reli- d'autre espèce de son que la première, où

gion, dans le nid de la foi chrétienne soute- : le nombre réside dans le son lui-même? —
nus par elles, ils échapperont aux fatigues et à L'E. Je n'en vois aucune autre.
la poussière du \o\a'^e l'enthousiasme pour
;
3. Le M. Que dire maintenant du son con-

la patrie céleste étouflera en eux la curiosité sidéré c}ans l'organe môme de l'auditeur ? Peut-

de connaître les avenues sinueuses qui y con- il exister aucun son ne se produit au
si

duisent. Car les pages précédentes n ont été dehors? Je ne te demande pas si l'oreille a la
écrites que pour ceux qui, livrés aux sciences verlu de percevoir un son qui vient à se pro-
mondaines , s'engagent dans de funestes er- duire : elle le possède, et cela en l'absence de
reurs et consument la vigueur de leur espril tout son ; le silence fût-il complet, la faculté
dans des futilités, sans se rendre compte du d'entendre serait fort distincte de la surdi(é.

charme qui les y relient s'ils pouvaient en :


Voici toute ma question : se caclie-t-il dans le

sens de l'ouïe des rapports d'harmonie, en


avoir conscience, ils verraient le moyen de
briser le réseau qui les enlace et découvriraient l'absencemême de tout son? Posséder virtuel-
le principe où réside la bienheureuse paix. lement des princi[)es d'harmonie et percevoir
un son harmonieux sont deux choses bien dis-
tinctes. Si tu touches du doigt une partie
CHAPITRE IL sensible du corps, ce mouvement est perçu
par le tact chaque fois qu'il se renouvelle : ce
DE l'harmonie dans LES SONS DE SES DIFFÉ- :
mouvement ne peut donc être étranger à celui
RENTES ESPÈCES, DES RAPPORTS HARMONIQUES,
qui le ressent; ne te demandé-je pas si
aussi
SELON QL'iLS EXISTENT DANS LE SON OU QU'iLS le tact a la capacité de sentir, quand personne
RÉSULTENT DE l' IMPRESSION DE l'OREILLE, ne le touche, mais s'il renferme virtuellement
les rap[)orts selon les(iuels le mouvement
Le M. Je veux m'élever avec toi, qui es
2.
mon ami, des choses sensibles aux choses spi-
s'exécute? — LE. me
semble peu vraisem-
Il

blable ([ue le sens de l'ouïe ne renferme pas en


rituelles, en prenant la raison pour notre
lui de tels rapports même quand aucun son ne
commun guide réponds-moi donc
;
quand ;
le frappe autrement il ne serait ni flatté de
:

on prononce ce vers :
l'harmonie des sons ni choqué de leur discor-
Deus Creator omnium, dance. Cette harmonie intérieure qui nous
aide naturellement et sans le concours de la
où résident les quatre iambes et les douze raison à trouver qu'un son est flatteur ou dés-
temps qui le composent ? Est-ce dans le son agréable, est pour moi l'harmonie particu-
qui frappe l'oreille? Est-ce dans le sens de lière au sens de l'ouïe. Ce sens en effet, l'ouïe,

Touïe? Est-ce dans la prononciation? Ou enfin, dis-je, n'ac(iuicrt pas cette faculté de distinguer
comme le vers est bien connu, est-ce dans !a les sons quand entend les oreilles s'ou-
il les :

mémoire? — L'E. dans tout


C'est, je crois, vrent de même
mzmière, que le son soit har-
la
cela. —
Le M. N'est-ce pas ailleurs encore? — monieux ou discordant. Le 3J. Prends bien —
LE. Non, à moins qu'il n'y ait un principe garde de confondre ici deux choses fort dis-
plus mystérieux et plus élevé auquel se ratta- tinctes.
chent toutes ces choses. Le M. Pas d'hypo- — Si l'on prononce un vers rapidement ou avec
thèse pour le moment. Puisque tu distingues lenteur, la durée des temps change, quoique le
nettement quatre classes de son, sans en aper- rapport entre les pieds reste invariable. Par
cevoir aussi clairement une cinquième, éta- conséquent, limpression agréable qu'il fait à
blissons bien la différence qui les sépare et l'oreille,dans son genre, est due h la faculté
voyons s'ils peuvent se produire isolément. que nous avons d'approuver les sons harmo-
En effet, tu m'accorderas sans doute qu'il peut nieux et de repousser les sons faux mais l'im- :

se produire quelque part un son qui frappe pression qu'il produit en tant qu'il est pro-
l'air par moments et par intervalles semblables noncé plus ou moins vite, tient uniquement à
aux temps de cet iambe, sans qu'il y ait per- la durée des sons qui frappent l'oreille. L'im-
LIVRE SIXIÈME. 467

pression est donc bien distincte selon que le qui s'exécutent dans le battement du pouls,
sou frappe ou ne frappe pas l'oreille. S'il y a le problème serait résolu il est évident* en:

de la diil'érence entre entendre et n'entendre cllet que ce mouvement renferme une certaine

pas, il y en a également entre entendre deux cadence et qu'il a lieu sans le concours de la
sons d'inégale durée l'impression se fait dans
: mémoire. Mais si on hésite à croire que ce
des limites précises, je veux dire, dans les rliythme dépende de l'activité de l'àme, ce
limites du son (]ui la l'ait naître elle varie : doute n'est plus permis pour le phénomène de
avec l'iambe ou le tribraque, sa durée s'étend la respiration. Ici personne ne peut méconnaî-

ou s'abrège selon qu'on prononce l'iambe tre des rapports harmoniques dans l'intervalle

avec plus ou moins de lenteur , elle s'éva- régulier des temps, et moins encore l'activité
nouit avec le son. Vient-elle d'un mot ca- de l'àme, puisqu'elle peut, avec le concours
dencé? Elle reproduit la cadence. Enlin elle de la volonté, les modifier a l'infini : toutefois
ne peut exister qu'avec le sou qui la fait naître : ces mouvements n'exigent aucunement l'exer-
elle ressemble à la trace imprimée sur l'eau, cice de la mémoire. — LE.
semble que Il me
trace qui se forme et qui disparaît selon que ces rapports sont tout à fait distincts de ceux
le corps est ou n'est pas en contact avec elle. qui forment les trois autres classes. Car bien
^^Quant à cette faculté naturelle d'appréciation que le pouls et la respiration varient selon les
qui est localisée dans l'oreille, elle ne dispa- tempéraments, qui oserait soutenir qu'ils ne
raît pas dans le silence, loin de la créer en se produisent pas en vertu de l'activité de
nous, le son tombe sous son contrôle pour en l'àme? Ces mouvements, en efl'et, malgré leur
être approuvé ou blâmé. Il faut donc distinguer degré différent de vitesse ou de lenteur chez
avec soin ces deux phénomènes et reconnaître les divers individus, ne pourraient exister si

que l'harmonie née de l'impression que les l'àme n'en était le principe.
sons produisent sur l'oreille s'élève et disparaît Le M. Porte donc maintenant ton attention
avec eux. De là celte conséquence les rapports : sur cette quatrième espèce de rapports harmo-
d'harmonie que renferme le son peuvent exis- niques qui résident dans la mémoire : s'il est
ter indépendamment de ceux qui naissent dans vrai que nous puissions les reproxluire par la
le cas où l'ouïe s'exerce, tandis que ces der- puissance du souvenir et qu'en passant à
niers ne peuvent exister sans eux. d'autres idées nous les laissons pour ainsi
dire cachés dans les replis de la mémoire, il est
de toute évidence qu'ils existent indépendam-
CHAPITRE III.
ment des autres. —
LE. Je ne le conteste pas :

DES RAPPORTS d'HARMONIE QUI NAISSENT DE LA ils ne peuvent toutefois être confiés à la mé-
PIIONONCIATION OU QUI SE CONSERVENT DANS LA moire qu'à la condition qu'ils aient frappé l'o-
MÉMOIRE. reille ou exercé la pensée par conséquent,, bien
:

qu'ils subsistent , lorsque ces derniers s'éva-


4. LE. Je partage ton avis. Le M. Il y a une — nouissent, ils ne peuvent se graver dans la

troisième cjasse de rapports harmoniques, je mémoire qu'à la condition d'avoir été pré-
veux dire ceux qui naissent de la prononciation cédés par eux.
même: examine bien s'ils peuvent exister in-
dépendamment de ceux qui résident dans la CHAPITRE IV.
mémoire. Nous pouvons sans ouvrir la bouche
- et par la seule puissance de la pensée marquer DES RAPPORTS d'iIARMONIE QUI SE RATTACHENT
des mesures musicales comme nous le ferions AU JUGEMENT : QUELLE EST, PARMI LES DIFFÉ-
avec la voix. Cette harmonie provient donc RENTES ESPÈCES d'harmonie, LA PLUS PAR-
d'une opération de l'âme , et comme il n'en FAITE.
résulte aucun son ni aucune impression pour
l'oreille , forme une es[)èce tout à fait dis-
elle Le M. Je me range à ton avis. J'aurais voulu
5.
tincte des deux premières qui résident l'une tedemander immédiatement quels sont, parmi
dans le son, l'autre dans l'ouïe frappée par un ces ditlérentes espèces de nombres, les plus
' son. Mais existerait-elle sans le concours de la élevés mais dans celte analyse que nou?
:

mémoire? c'est le point à éclaircir. S'il était venons des faire il 'est offert à nous, je ne sais
démontré que l'àme produit les mouvemenls comment, une cinquième espèce de rapports
, . ,

i68 DE LA MUSIQUE.

harmoniques: c'est le jugement naturel qui mettre au-dessus des mouvements que nous
accompagne l'impression, et c'est en vertu de accomplissons, je ne dis pas dans le corps,
ce jugement que nous sommes charmés parla mais dans l'àme car si le repos met fin à ces
:

justesse des nombres ou cho(]ués de leur dé- derniers, l'oubli efface les premiers. Il y a plus:
faut d'harmonie. Je suis donc loin de dédaigner les mouvements que nous accomplissons sem-
l'opinion que tu viens d'émeltre et d'après blent, avant même que nous cessions dispa- ,

laquelle l'oreille serait incapable d'éprouver mesure que l'un succède à l'autre le
raître à :

cette impression ne révélait certains


si elle premier fait place au second, le second au
rapports d'harmonie. Crois-tu qu'on puisse troisième, et ainsi de suite, jusqu'au moment
rapporter un tel acte à quelqu'une des quatre ou le repos même marque
du dernier. la fin
classes précédentes ? —
L'E. Il me semble L'oubli, au contraire, efface plusieurs mouve-
une nouvelle classe
qu'il y a là à établir. Car ments à la fois, quoique peu à peu; car ils ne
produire un son , comme font les corps ; ou restent pas longtemps dans la mémoire sans*
l'entendre comme fait l'àme dans le corps ;
s'altérer. Par exem|)le, une idée qu'on ne re-

modifier la mesure en l'allongeant ou en l'a- trouve plus dans sa mémoire au bout d'une
brégeant ; la faire revivre dans la mémoire, année commence à s'affaiblir au bout d'un
,

voilà des phénomènes bien distincts de celui jour cet affaibhssement est peu sensible
:

qui consiste à apprécier les nombres, et à exer- sans doute mais on peut le présumer car il
, :

cer sur eux comme un contrôle en les trouvant n'est guère vraisemblable que l'idée dispa-
justes ou faux. raisse dans son ensemble la veille même du
6. Le M. Bien. Dis-moi maintenant quels sont jour qui achève le cours de l'année : par con-
les nombres qui te paraissent avoir la supé- séquent il faut admettre qu'elle s'affaiblit du
riorité? — L'E. Ceux de
cinquième espèce.
la — moment môme qu'elle s'est fixée dans la mé-
Leili.Tuas raison ils ne serviraient pasde règle
: moire. De là vient cette expression si commune
pour apprécier les autres, s'ils ne leur étaient «je ne m'en souviens guère, » chaque fois
pas supérieurs. Mais je te demande quelle est, qu'on cherche au fond de la mémoire un sou-
parmi les semble
quatre autres, l'espèce qui te venir qui ne s'est pas encore tout à fait éteint.

supérieure?— I^'E. Celle qui réside dans la Ainsi ces deux espèces de nombre sont péris-
mémoire. Ces nombres en effet ont une durée sables : mais on a raison de préférer celle qui
plus longue que ceux qui se produisent dans est le principe de l'autre. L'E. Je com- —
le son, dans l'audition ou dans les mouvements prends et je suis de ton avis.
de l'âme. — Le M. A ce titre tu préfères l'elTet 7. Le M. Maintenant donc, des trois autres es-
à la cause : car tu viens de dire que les nom- pèces ,
quelle est la plus excellente et par con-
bres ne s'impriment dans la mémoire qu'à la séquent la première? Montre-le-moi. — L'E.
suite d'autresnombres. —
LE. Je ne voudrais Cela n'est pas aisé. Si je prends pour axiome
pas commettre cette inconséquence: mais je que la cause est supérieure à l'effet, je dois
ne vois pas à quel titre je pourrais mettre un logiquement accorder la prééminence aux
mouvement passager au-dessus d'un mouve- nombres des sons car nous les percevons par :

ment durable. —
Le M. Ne t'inquiète pas de l'ouïe et en les percevant nous éprouvons une
cette contradiction apparente. Si les choses modification intérieure par conséquent ils ;

éternelles sont su [)érieures aux choses tempo- sont la cause des nombres que fait naître l'im-
relles , ce n'est pas une raison pour préférer pression faite sur l'ouïe. Ces derniers (jui ré-
dans l'ordre des choses contingentes, celles qui sultent de nos sensations en produisent d'au-
subsistent quelque temps à celles qui passent tres dans la mémoire et leur sont également
plus vite. La santé , ne durât-elle (}u'un jour, supérieurs, puisqu'ils en sont la cause. Le sou-
est sans contredit préférable àune longue uiala- venir et la sensation étant des phénomènes de
die. Veux-tu comparer deux choses, bonnes en lame ,
je n'éprouve aucun embarras à mettre
eUes-mêmes? Mieux vaut lire un jour que d'é- l'un au-dessus de l'autre : le point délicat à

crire pendant plusieurs, si on lit en un jour tout mes yeux c'est de voir que les nombres sonores,
ce qu'on écrit en plusieurs. Ainsi les mouve- qui sont matériels, ou du moins inséparables
ments qui se rattachent à la mémoire ont beau de la matière, doivent avoir la prééminence
durer plus longtemps que ceux qui leur don- sur ceux qui s'élèvent dans l'àme lorsque
nent naissance, il faut bien se garder de les nous éprouvons une sensation; et d'un autre
LIVRE SIXIÈME. 469

côté comment n'auraient-ils pas cette préémi- che de plus près à la difficulté. Ce qui convient
nence, puisqu'ils sont la cause et que les autres vaut mieux que ce qui ne convient pas en
sont l'eiïet? — Le M. Admire plutôt comment doutes-tu ? —
LE. Loin de là, j'en suis con-
:

le corps agit sur l'âme. Cette intluence n'exis- vaincu. —


Le M. Eh bien le vêlement qui !

terait peut-être pas si, par refTct du péché ori- sied à une femme n'est-il pas indécent pour
ginel, le corps, que l'àme dans sa perfection un homme?— LE. Assurément. —Le M.
première animait et gouvernait sans peine et Pouniuoi donc balancer à mettre les nombres
sans embarras, n'eût été dégradé, soumis à sonores et matériels au-dessus de ceux à qui
ils
la corruption et à la mort: toutefois il garde donnent naissance bien que ces derniers
,

quelques traces de la beauté primitive et à ce soient des mouvements de l'âme et qu'elle


soit
titre il révèle suffisamment ia dign fié" dé l'âme supérieure au corps ? Raisonner ainsi c'est
qui a conservé un reste de grandeur jusque préférer des nombres à des nombres, une
dans son châtiment et ses infirmités. Ce châti- cause à ses effets ce n'est pas mettre le corps
;

ment, la sagesse suprême a daigné s'en char- au-dessus de l'âme. Car le corps est d'autant -

ger dans un mystère ineffable et divin , lors- plus parfait qu'il reçoit de ces nombres de plus
qu'elle a revêtu l'humanité en prenant, non le belles proportions l'âme au contraire devient
:

péché, mais la condition du pécheur. En effet plus parfaite en s'arrachant aux impressions .

elle a voulu naître souffrir et mourir selon


, physiques en renonçant aux mouvements de
, !

les lois de la nature humaine : sa bonté infinie la chair pour se laisser épurer par les nombres -

l'a seule condamnée à cette humiliation, pour divins de la sagesse \ On


lit en effet dans les

nous apprendre à éviter l'orgueil, cause légi- saintes Lettres couru partout pour ap-
; « J'ai

time de tous nos maux, plutôt que les outrages « prendre pour considérer et chercher la sa-
,

qu'elle a essuyés malgré son innocence à , « gesse a le nombre \ » Et il faut entendre

payer sans murmurer la dette que notre faute par ce mot de nombre , non les chants qui re-
nous a fait contracter avec la mort, puisqu'elle tentissent dans d'infâmes théâtres, mais, selon
l'a reçue elle-même sans y être condamnée. moi, l'harmonie que le vrai Dieu commu-
Les saints docteurs, bien plus éclairés que moi nique à l'âme et qu'elle transmet ensuite
peuvent présenter, sur un si grand mystère ,
au corps, loin de la recevoir par le canal des
des considérations encore plus profondes et sens. Mais ce n'est pas le moment de considé-
plus justes. Par conséquentnousne devons plus rer ce mystère.
être surpris que l'âme, agissant dans une enve-
loppe mortelle, ressente les modifications du
. CHAPITRE V.
corps, ni conclure de la supériorité de l'âme sur
le corps que tout ce qui se passe en elle vaut l'ame est-elle modifiée par le corps ?
mieux que ce qui se passe dans les organes. COMMENT sent-elle?
Le vrai j'imagine, te paraît supérieur au
,

faux. —
L'E. Quelle question Le M. Eh 1 — 8. Pour prévenir l'objection que la vie d'un
bien! l'arbre que nous voyons en songe existe- arbre est préférable à la nôtre, en ce que l'ar-
t-il réellement? LE. Non. —
Le 37. Il a bre dépourvu de sens est insensible aux im- ,

pris cette forme dans notre imagination tan- , pressions que les corps font sur nos organes,
dis que l'arbre qui est en face de nous
'
,
examinons avec attention si le phénomène
frappe nos sens. Donc, si le vrai vaut mieux qu'on appelle entendre ne consiste que dans
que le faux, malgré la supériorité de l'âme une impression du corps sur l'âme. Or, c'est
sur le corps, la vérité dans le corps vaut le comble de l'absurdité de soumettre en quoi
mieux que l'erreur dans l'àme. Mais si la su- que ce soit l'âme au corps, comme une ma-
périorité de cette vérité tient moins à son ori- tière qu'il puisse modifier. L'âme en effet, ne
gine sensible qu'à son propre caractère ,
peut- peut jamais être inférieure au corps or, la ma- ;

être l'infériorité de l'erreur vient-elle moins tière csHoujours inférieure à l'artisan. L'âme
de l'àme, où elle est, que de sa propre nature. ne saurait donc jamais servir de matière au
Aurais-tu quelque objection à me présenter ? corps, ni le corps la façonner comme un arti-
— LE. Aucune. — Le M. Voici une autre ex- san, ce qui aurait lieu si le corps était capable
plication (|ui sans être moins satisfaisante tou- de créer en elle quelques rapports d'harmonie.
* Le dialogvie a lieu à la campagne. ' Hé'r. liv 1, cliap. xr. n. 2. — ' Ecclé. vir. 26.
470 DE LA MUSIQUE.

quand nous entendons, il ne se produit vient, en raison même de la difficulté qu'elle


xVinsi,
dans l'âme des mouvements sous l'in- éprouve, plus attenlive à ses actes. Celte diffi-
pas
culté, en tant que l'âme y fait attention et en
fluence des sons matériels. As-tu quelque ob-
jection àme faire? —
LE. Mais que se passe- a conscience, est appelée sensation, et elle

t-il chez celui qui entend ? — le M. Quel que prend le nom


de douleur ou de peine. Si au
soit ce secret qu'il nous sera peut-être impos-
contraire l'objet extérieur qui frappe le corps
,

sible de découvrir ou d'expliquer, peut-ii nous ou se trouve à sa proximité, lui convient, elle
faire douter que l'âme ne soit meilleure que le réussit sans peine à le faire mouvoir soTt dans
corps? L'aveu de notre insuffisance est-il une son ensemble soit dans les parties dont le con-
raison pour assujétir l'âme au corps, pour dire cours lui est nécessaire, vers le but de son ac-
qu'il est capable de la façonner, d'y imprimer tivité, et cet acte, par lequel elle met
le corps

les nombres, de telle sorte qu'il soit l'arlisan, qui lui est uni en communication avec un
et qu'elle ne soit qu'un instrument aveclequel corps étranger qui lui agrée, ne lui échappe
il produise un effet d'harmonie? Si nous ad-
pas, l'impression du dehors la faisant agir
mettons ce point, il faut nécessairement re- avec plus d'attention et la convenance qu'elle
;

connaître que l'âme est inférieure au corps, et y trouve, lui fait goûter une sensation de
qu'y a-t-il de plus déplorable, déplus horrible plaisir. N'y a-t-il pas d'aliments pour réparer
qu'une pareille opinion? Ainsi donc je vais es- le corps? Le besoin naît immédiatement et, :

sayer, dans la mesure des forces que Dieu dai- comme la difficulté attachée à cette o[)ération

gnera m'accorder, de découvrir et d'expliquer rend l'âme plus attentive et éveille en elle la

ce mystère. Si notre faiblesse commune, ou la conscience, la faim, la soif ctautres souffrances


mienne seule, empêche cette recherclie d'avoir analogues se produisent. A-t-on fait un excès?
lesuccès que nous désirons, nous reprendrons L'estomac surchargé rend l'activité plus péni-
nos investigations dans un moment de tran- ble, l'attention s'éveille ; et comme cette opé-
quillité, problème à
ou nous soumettrons le ration n'échappe pas à l'âme, la crudité serait
des intelhgences plus hautes, ou enfin nous sentir. L'attention même accompagne l'acte
renoncerons de bonne grâce à percer cette obs- par lequel l'excès de nourriture est rejeté, et
curité. Mais il ne faut pas pour cela laisser la facilité ou la difficulté de cette évacuation

échapper les vérités que nous possédons. — engendre le plaisir ou la peine. Quand la ma-
LE. Je veillerai de tout mon pouvoir à ce que ladie jette le trouble dans l'organisme, l'âme
y
ton principe ne s'ébranle pas dans mon esprit: porte son attention, cherchant à conjurer les
toutefois j'ai le plus vif désir de voir ce secret défaillances ou la décomposition du corps, et
cesser d'être impénétrable. c'est en vertu de cet acte accompagné de cons-
9. Le M. Je vais tout de suitete découvrir ma cience, que l'âme, comme on dit, sent la ma-
pensée : suis-moi, ou, si tu le peux, prends les ladie et la souffrance.
devants, quand tu verras que j'hésite ou que 40. Pour abréger, il me semble que Tâme,
je m'arrête. Selon moi , le corps n'est im- lorsqu'elle sent dans le corps, n'en éprouve
pressionné par l'âme qu'autant qu'elle fait un aucune modification passive, mais agit plus
effort d'activité : jamais non plus il ne la rend attentivement dans les modifications qu'il su-
passive ; c'est elle qui agit en lui et sur lui bit; et que ces actes, faciles, quand ils lui sont
comme étant soumis à son empire par la vo- sympathiques, pénibles, quand ils lui sont an-
lonté divine. Mais son activité se déploie libre- tipathiques, nelui échappeat pas qu'en cela ;
'
ment ou rencontre des obstacles, selon que consiste toutlé phénomène qu'on appelle sen-
son plus ou moins de mérite lui fait trouver tir. Quant au sens qui est en nous, même

plus ou moins de docilité dans la nature maté- quand nous ne sentons pas, c'est un organe
rielle. Ainsi donc les objets extérieurs qui frap- physique que l'âme gouverne et dont elle se
pent le corps ou se trouvent en sa présence sertpour régler les sensations du corps pour ,

produisent, non sur l'âme, mais sur le corps, rapprocher les objets semblables, ouécarterles
un effet qui s'oppose ou s'associe au mouve- objets contraires à sa nature. Sans doute il y a
ment des organes. Aussi lorsque l'âme lutte en mouvement dans l'œil un agent lumineux,
contre le corps rebelle et qu'elle entraîne pé- dans les oreilles, un air pur et subtil dans ,

niblement dans la voie où se dirige son acli- les narines, une vapeur, dans la bouche, une
Tité, la matière qui lui est soumise, elle de- substance fluide, dans le tact, un principe vis-
LIVRE SIXIÈME. 471

queux. Mais que ces principes soient ou non" les émanations des corps dans les narines, les
localises ainsi dans les organes, i'ànie les di- saveurs dans le palais, lorscjue le reste du
rige avec calnio, lors(iue les éK'nicnts de la corps est en contact avec des objets extérieurs,
sanlé se combinent dans une harmonie par- solides et palpables ou que, dans le corps lui-
;

faite; se rencontre-t-il des éléments qui rendent même, un organe passe d'un lieu à un autre,
pour ainsi dire le corps hétérogène, aussitôt ou (|u'eiifiu le corps entier lui-même s'ébranle
elle se livre à des actes plus attentifs, mieux par une impulsion intérieure ou extérieure :

appropriés aux parties affectées, aux organes tous ces actes que l'âme accomplit à la suite '-^

en souffrance; c'est à ce titre qu'elle voit, des impressions physiques, lui plaisent quand
qu'elle entend qu'elle flaire, qu'elle goûte
, ,
elle s'y associe, lui
déplaisent, quand elle
qu'elle sent par le toucher, pour employer le y Que si elle souffre de ces opéra-
résiste.

langage à'ïlinaire et dans ces oi)crations, elle


: tions, c'est un effet de sa propre activité, et
prend plaisir à assimiler les objets sympathi- non du corps. Mais dans ce cas elle se prête
ques elle soiiffre en
; repoussanjt les élé- docilement aux impressions physi(|ues : car
ments contraires. Voilà les actes que, selon alors elle s'appartient moins^ le corps étant
moi, l'àme accomplit à |(ro|)OS des modifica- toujours au-dessous de l'àme.
tions du corjts, loin d'éprouver les nicmes mo- 13. Si donc elle abandonne le Maître pour
difications. l'esclave, dégrade nécessairement
elle se :

il. Or, il s'agit maintenant d'expliquer les mais si elle abandonne l'esclave pour le
nombres qui sont produits par les sons et de Maître, nécessairement elle se perfectionne,
discuter sur le sens de l'ouïe : il n'est donc pas et, tout ensemble, fait à l'esclave une exis-
nécessaire de s'étendre longuement sur les tence douce, sans peine ni tracas, laquelle
autres sens. Ainsi, revenons à la question et n'exige, dans son calme profond, aucun effort
examinons si le son produit quelque impres- d'activité. Cet état du corps est ce qu'on ap-^
sion sur l'ouïe. Diras- tu que non? — LE. pelle la santé. La santé n'exige aucune at-
Cent fois non. — Le M. Eh. (juoi? ne m'ac- tention de notre part, non que l'àme soit
corderas-tu pas que l'oreille est un organe vi- alors inactive dans le corps mais aucun ,

vant? —
L'E. Je l'accorde. Le Al. Donc — acte ne lui coûte moins de peine. Dans tous
puisque le fluide, qui circule dans cet organe S nos actes en effet l'attention est d'autant plus
est mis en mouvement par la percussion de excitée que l'œuvre est plus difficile. Mais la
l'air, faut-il penser que l'àme, qui, avant d'en- santé n'arrivera à son plus haut point de force
tendre ce son, communiquait intérieurement et de solidité que lorsque notre corps sera
à l'appareil de l'ouïe le mouvement et la vie, rendu à sa perfection première dans le i
,

ait suspendu l'action insensible par laquelle temps et dans Tordre qui lui sont fixés, et il
elle animait l'organe, ou bien qu'elle com- est salutaire de croire à celte résurrection,
munique au fluide ébranlé au dehors, le avant même d'en avoir la pleine intelligence.
même mouvement qu'elle faisait, avant que le Au-dessus de l'àme, il n'y a que Dieu, au-
son ne s'introduisît dans l'oreille? LE. — dessous d'elle , que le corps, si on considère
Assurément ce n'est pas le même mouvement. l'àme avec toutes ses facultés dans toute leur
— Le M. Et si ce n'est pas le môme mouve- puissance. Comme elle ne peut posséder la plé-
ment, ne faut-il pas voir là un acte de l'àme, nitude de son être sans son Maître, elle ne
plutôt qu'une modification purement passive ? peut dominer sans son esclave ; et si son
— LE. C'est vrai. —
Le M. Nous avons donc Maître est plus qu'elle, son esclave est moins
raison de croire que l'àme a conscience de ses qu'elle. Aussi, quand elle est tournée tout
mouvements, soit qu'on les appelle actes, opé- entière vers son Maître , elle comprend ses
rations, ou qu'on emploie un terme plus ex- grandeurs éternelles son être s'agrandit, et ,

pressif, s'il existe, pour les désigner. par elle, celui de l'esclave. Mais si, devenue
12. Ces actes s'accomplissent môme à la suite indifférente pour son Maître, elle se laisse en-
d'impressions produites sur le corps : par traîner vers l'esclave par la concupiscence
exemple, lorsque les objets interceptent la lu- de la chair, alors elle ressent les mouvements ^ "^

mière, que le son s'introduit dans l'oreille, qu'elle exécute pour lui, et s'amoindrit ; toute-
fois, dans son abaissement, elle est encore plus
' Il
y a là comme md pressentiment des ondes sonores de la phy-
(ique moderne.
» Rit. liv. 1, cliap. XI, n. 3.

472 DE LA MUSIQUE.
v^
grande que l'esclaTe, eût-il toutes les pré- puisque la sensibilité consiste à réagir contre
rogatives de sa nature. Mais, par la faute de sa les mouvement? produits dans le corps, tu ne
inaîtrcsse, il a une existence bien inférieure à penses pas sans doute que notre insensibilité
Texistence qu'il possédait^ tandis qu'elle-même, quand nous coupe un os, les ongles, les
.on

avant sa faute, vivait d'une vie plus parfaite. cheveux, de ce que ces substances
vient
44. Aussi, tout périssable et tout fragile que n'ont aucune vie en nous dans ce cas en effet ;

soit corps, l'àme n'en est maîtresse qu'à


le elles ne feraient pas partie de l'organisme ,

force de peine et d'attention. Là est la source elles ne pourraient ni s'y nourrir, ni s'y déve-

de l'erreur qui lui fait mettre les plaisirs des lopper, ni se reproduire. La vraie raison, c'est
sens, dans lesquels la matière se prête docile- que l'air, cet élément si subtil, n'y pénètre pas
ment à son attention, au-dessus de la santé assez librement pour que l'àme puisse riposter
elle-même qui n'exige aucun effort d'attention. par un mouvement aussi rapide que la réac-
Faut-il donc s'étonner si les chagrins se mul- tion qu'elle oppose dans le phénomène de la
tiplient en elle, puisqu'elle préfère l'inquié- sensation KC'est ainsi qu'on peut comprendre
tude à la sécurité ? Si elle se tourne vers son la vie dans les arbres et dans le règne végétal,

Maître, elle voit naître une nouvelle préoccu- sans qu'on puisse à aucun titre la mettre au-
pation, la crainte d'en être détournée, jusqu'à dessus, je ne dis pas de la vie de l'homme, qui

ce qu'elle sente s'arrêter le mouvement impé- a le privilège de la raison , mais de l'exis-


tueux des passions de la chair, devenu effréné tence des bêtes. Il est fort dilférent en effet
par la force d'une habitude invétérée et qui d'être insensible par suite d'une absolue pri-

mêle au retour de l'âme à Dieu le désordre des vation d'intelligence, ou par l'etîet d'une excel-
souvenirs. Quand les mouvements qui l'entraî- lente santé ; y a absence d'organes
car ici, il

naient vers les choses extérieures se sont apai- capables d'être ébranlés pour résister aux im-
sés, elle goûte intérieurement ce libre repos pressions du corps, et là, absence d'impression.
dont le sabbat est le symbole alors elle recon-
;
— LE. J'approuve tes idées et je me range
naît que Dieu seul est son maître le seul , entièrement à ton avis.
maître que l'on serve avec une entière liberté.

Quant aux mouvements de la chair, elle ne les CHAPITRE VI.


étouffe pas avec la même puissance qu'elle les
développe car, si le péché dépend d'elle, la pu-
: DES TROIS DERNIÈRES ESPÈCES DE NOMBRES :

nition attachée au péché est hors de son pou- ORDRE ET NOM DE TOUTES LES ESPÈCES.
voir. L'âme en elle-même est une force puis-
sante, mais elle ne garde pas au même degré iQ). Le M
Reviens donc avec moi à notre
.

le pouvoir d'étouffer les passions. Elle est plus sujet etréponds à cette question des trois es- :

forte au moment du péché ; après le péché, pèces de nombres qui ont leur principe dans
par un effet de la loi divine et
elle est affaiblie la mémoire, dans la sensibilité et dans le son,

moins capable de détruire son propre ou- lesquels te semblent les premiers et les plus
vrage. « Malheureux homme que je suis! Qui parfaits? —
LE. Les nombres sonores me sem-
« me délivrera de ce corps de mort? La grâce blent inférieurs à ceux qui sont dans l'âme et
« de Dieu, au nom de Jésus-Christ Notre-Sei- qui ont pour ainsi dire la vie quant aux deux ;

« gneur K » Le mouvement de l'âme, en tant autres, je ne sais trop lequel mérite la préé-
qu'il garde sa vivacité et qu'il n'est pas encore minence toutefois, comme nous avons déjà
;

effacé, subsiste donc, comme on dit, dans la avancé que les nombres qui ont l'activité pour
mémoire ; et, lorsque l'àme prend une autre principe, ont, sur ceux qui résident dans la
direction, le mouvement intérieur n'étant plus mémoire, la supériorité de la cause sur l'effet,
pour ainsi dire danslecœur va en s'affaiblissant, peut-être faut-il, en vertu du même raisonne-
à moins que dans l'intervalle il ne se renouvelle ment, mettre ceux qui sont dans l'âme, quand
sous l'influence de mouvements analogues. nous entendons, au-dessus de ceux qui, à leur
15. Je voudrais bien savoir si tu n'as rien occasion, se produisent dans la mémoire.
à opposer à ces explications. L'E. Tes —
rai- Le M. Cette réponse a quelque chose de plau-
sons me semblent plausibles et j'aurais mau- sible. Mais nous venons de voir que les nom-

vaise grâce à ne pas m'y rendre. —


Le M. Donc, \bres qui résident dans la sensibilité, ne sont au
* Rom. TU, 21, 25. fond que des actes de l'àme; comment donc
LIVRE SIXIÈME. 473

pourras-tn les dislingner de ceux qui ont l'ac- vraiment éternels? —


L'E. Examinons donc
tivitéde i'àme pour principe, comme nous l'a- cette question. —
Le M. Réponds-moi Quand :

vons déjà observé, et qui se produisent lorsque je mets plus ou moins de temps à débiter un
l'Ame, môme dans le silence et sans aucun vers, sans toutefois violer la règle des temps
souvenir, se livre à un uiouveiuent hanuo- qui unit tous les pieds dans le même rapport
nique avec de justes intervalles de temps? Ne de 1 à 2 ', y a-t-il là une illusion dont ton
serait ce pas que les uns naissent, (juand l'ànie oreille soit dupe?— LE. Pas le moins du
se porte vers le corps qui lui est uni, et les au- monde. —
Le M. Et le son que rendent ces
tres,quand Tàme^ en entendant les sons, réagit syllabes plus brèves et pour ainsi dire plus fu-
contre les impressions du corps? L'E.ie — gitives, peut-il se prolonger au delà du temps
comprends cette différence. Le M. Eh bien — ! où il se fait entendre? —
!'^. Evidemment
ne faut-il pas admettre fermement que les non. — Le M. Or, si nombres de jugement
les
mouvements harmoniques de l'âme vers le étaient assujélis, par le lien du temps aux ,

corps sont d'un ordre supérieur à ceux qu'elle mêmes intervalles que les nombres sonores,
oppose aux inqiressions du corps? LE. Je — pourraient-ils servir à apprécier, à juger ces
trouve un caractère d'indépendance mieux nombres sonores, qui, quoique débités plus len-
marqué dans ceux qui s'exécutent intérieure- tement, n'en sont pas moins soumis à la règle
ment et en silence, que dans ceux qui ont du vers iambique? —
LE. Aucunement. —
pour objet le corps ou les impressions du corps. Le M. Ainsi donc, les nombres supérieurs qui
Le M. Nous avons donc distingué et classé, servent à juger les autres, ne sont pas enchaî-
d'après leur supériorité relative, cinq espèces nés dans des intervalles plus ou moins longs
de nombres; à présent il faut les désigner par de temps? —
LE. C'est tout à fait probable.
des termes convenables, pour éviter les circon- Le M. Tu as raison d'approuver. Cepen-
18.
locutions dans notre entretien. — LE. Volon- dant voici une objection. Si ces nombres étaient
tiers. — Le]\J. Appelons les premiers, nombres tout à fait indépendants de la durée, quelque
de jugement; nombres de pro-
les seconds, temps que je misse à prononcer des sons en
grès •; les nombres de réaction *;
troisièmes, observant les intervalles réguliers qu'exige
les quatrièmes, nombres de mémoire, les cin- l'iambe, je n'en aurais pas moins le droit de
quièmes, nombressonores. — L'is. J'y consens et les employer pour juger. Bref, si je mettais à
j'emploierai très-volontiers ces dénominations. prononcer une seule syllabe le temps qu'un
homme en se promenant met à faire trois pas,
CHAPITRE VII. si je doublais ce temps, pour en prononcer

LES NOMBRES DE JUGEMENT SONT-ILS ÉTERNELS ? une autre et, qu'en continuant ainsi, je compo-
sasse une série indélinie d'iambes, le rapport
Le M. Renouvelle donc ton attention et
17. de 1 à 2 serait à coup sûr fidèlement respecté,
dis-moi si, parmi les nombres, il y en a d'éter- et cependant je ne pourrais avoir recours à ce
nels ou s'ils disparaissent tous et s'évanouissent jugement naturel pour vérifier de pareilles
avec leurs temps? LE. Les nombres de — mesures. N'est-ce pas ton avis? LE. Je ne —
jugement seuls, à mon sens, sont éternels : puis te refuser mon approbation : à mon sens,
quant aux autres, ils s'évanouissent aussitôt c'est évident. — Le M. Donc ces nombres de
qu'ils paraissent, ou ils s'effacent de la mé- jugement sont renfermés dans de certaines
moire et périssent dans l'oubli. Le^J. Ainsi — limites de temps ils ne peuvent en sortir, pour
:

tu es également convaincu et de l'éternité des remplir leur office de juges, et ils se refusent à
premiers de l'existence fugitive de tous les
et apprécier tout ce qui en sort. Mais s'ils sont
autres mais ne faut-il pas examiner avec plus
: enfermés dans des intervalles de temps déter-
d'attention si les nombres de jugement sont minés, je ne vois plus comment ils peuvent
• Progressores : c'est-à-dire, qui résultent des mouvements de
être éternels. —
LE. Ni moi je ne vois plus ce
rame vers le corps, lorsqu'elle n'est pas avertie du
par les sons que je puis répondre. Muis, tout en préjugeant
detiors.
' Oceursores, c'est-à-dire, ceux qui résultent des mouvements par moins de leur caractère d'éternité, je n'en saisis
lesquels l'âme va à la rencontre, s'oppose aux impressions que le
pas mieux la raison qui démontre leur cadu-
corps a reçues (voir le chapitre v). C«.t:e terminologie recouvre des
idées irès-prccises, ei d'ailleurs les philosophes ne se sont jamais cité. Car, quels que soient les intervalles
interdit ces pour rendre leur pensée et éviter les péri-
néoloî;isiiics,
phrases. Voir le chap. ix, où l'auteur explique lui-ménae toutes ces
diAliuctions.
'
Le vers est par conséquent iambique'^ —

Ali DE LA MUSIQUE.

qui ionibent sous leur contrôle, il est fort de temps? Car, si leur corps est proportionné à
possible qu'ils gardent éternellement celte l'ensemble de l'univers dont ils font partie, si
propriété déjuger. EnefTet, ils ne peuvent être leur durée est proportionnée à tous les siècles
effacés par l'oubli, comme les aulrcs; ils n'ont dont ils sont un point, leur manière de sentir
pas la même durée que les sons ni la même ne l'est-elle pas aux actes qu'ils accomplissent
étendue que les nombres de réaction; ils ne conformément au mouvement universel dont
sont ni conduits ni prolongés comme les mou- ils sont comme un élément?

vements de progrès car ces deux derniers


: C'est ainsi qu'en renfermant tout, le monde,
nombres ne durent que le temps même de souvent appelé dans l'Ecriture le ciel et la
l'acte accompli or les nombres de jugement
; terre, est plein de grandeur : et il garde sa
restent immuables, peut-être dans l'âme, à grandeur soit qu'on diminue
soit qu'on aug-
coup sûr au fond de la nature humaine, et, mente, dans une juste proportion, ses diffé-
quoiqu'ils varient entre des limites plus ou rentes parties. Et en effet, dans l'immensité
moins éloignées, ils servent de règle aux nom- des temps et des lieux, rien n'est grand, rien
bres qui se produisent, pour les approuver, absolument, mais d'après le degré de
n'est petit
s'ils sont harmonieux , pour les censurer, s'ils grandeur ou de petitesse qui sert de point de
sont faux. comparaison. Si donc, pour suffire aux actes <

Le M. Au moins m'accorderas-tu que,


49. de la vie charnelle il a été donné à la nature
,

parmi les hommes, les uns sont plus vifs, les humaine un sens dont la portée ne s'étend qu'à
autres plus lents à sentir les nombres défec- apprécier les intervalles de temi)s proportion-
tueux, et que la plupart n'en apprécient les nés à ce mode d'existence, ce sens est soumis à
défauts que par comparaison avec les nombres la même condition de mortalité que la nature-
irréprochables, après avoir expérimenté l'har- humaine dégradée. L'habitude, dit avec rai-
monie des uns et la discordance des autres? son le proverbe, est une seconde nature, une
UE. D'accord. —
Le M. Et d'où vient cette nature, pour ainsi parler, artificielle. Or l'ex-
différence, sinon de la nature ou de l'exercice, périence nous apprend que certains sens, qui,
ou de ces deux causes réunies? /,'£. Elle — dans leur vivacité originelle, s'étaient formés
ne peut venir, à mon sens, que de ces deux par l'habitude à juger les objets matériels de
causes. —
Le M. Est-il possible qu'un homme toute espèce, ont été étouffés et anéantis par
apprécie et sente, dans toute leur justesse, des une autre habitude.
intervalles de temps dont un autre est inca-
pable de mesurer l'étendue? —
LE. C'est pos- CHAPITRE VllI.
sible, je le crois. — Le M. Eh ! si celui qui est
incapable de sentir aussi profondément, TOUS LES NOMBRES PONT SOUMIS AU CONTRÔLE DES
s'exerce et joint l'étude à d'beureuses disposi- NOMBRES DE JUGEMENT.
tions naturelles, pourra-t-il acquérir cette fa-
culté? —
LE. Sans aucun doute. Le M. — 20. Du reste, quelles que soient les propriétés
Mais ses progrès peuvent-ils aller jusqu'à juger des nombres de jugement, leur prééminence
de mouvements plus vastes? Peut-il devenir éclate par le doute même, ou du moins par
capable,du moins en dehors des interruptions la recherche laborieuse que nous vaut la ques-
du sommeil, de saisir, dans ses rapports sim- tion de savoir s'ils sont périssables. Car, les
ples et compliqués, la succession des heures et autres nombres ne soulèvent pas même ce
des jours, des mois et des années, de la com- problème : et, sans les embrasser précisément
prendre, à l'aide du jugement, et de l'approu- tous, parce que quelques-uns s'étendent au
ver par un signe d'assentiment comme une sé- delà de leur domaine, les nombres de juge-
rie d'iambes en mouvement *? — LE. Il ne le ment en soumettent toutes les espèces à leur
peut. — Le M. Et pourquoi ne le pourrait-il? contrôle. En effet, les nombres de progrès, *

N'est-ce pas parce que chaque espèce d'êtres dans leur tendance à produire sur les org.ines
vivants a reçu dans une exacte proportion
, Une opération harmonique, sont modifiés
avec l'ensemble des êtres, une capacité parti- par l'influence secrète des nombres de juge-
culière pour apprécier les rapports d'espace et ment. Qu'est-ce qui, dans une promenade, ^

*Image charmante. Les heures sont au jour, nous empêche de marcher à pas inégaux;
les mois à ranr.ée,
comme les btères aux longues dans un iambe. quand nous frappons, de mettre entre les
LIVRE SIXIÈME. 475

coups des intervalles inégaux; de mouvoir iné- valles que le raisonnement nous fait découvrir
galement les mâchoires dans le boire et le dans une syllabe brève, du moins personne ne
manger et, en grattant, de frotter inégalement doute que l'àme ne soit incapable d'entendre
avec les ongles? enfin, pour ne point passer deux brèves simultanément. Car la seconde ne
on revue une foule d'autres opérations, dans frappe l'oreille qu'après que la première l'a
tous nos actes réfléchis, que sentons-nous à frappée or comment entendre simultanément
:

travers nos organes qui mette en quelque sorte ce qui ne frappe |)as simultanément l'oreille?
un frein aux mouvements inégaux et, par un Donc, de même que nous trouvons un secours ^^
ordre sûr, cherche à les ramener à une ca- pour saisir les intervalles entre divers points
dence égale? C'est je ne sais quel principe de l'espace, dans la diffusion des rayons lumi-
de jugement qui manifeste l'action de Dieu neux, qui, du cercle étroit de nos prunelles,
dans la créature : car il faut faire remonter se projettent dans resfiace et sont si bien du
jusqu'à lui toute propor tion et to ute har- ressort de nos organes que, toutrépandus qu'ils
monie. sont sur les objets éloignés que nous voyons,
21. Quant aux nombres de réaction, qui, ils reçoivent encore l'impulsion de notre âme ;

loin de n'obéir qu'à leur propre impulsion, de même, dis-je, que la diffusion des rayons
sont dirigés contre les impressions du corps, lumineux nous aide àsaisir les différents points
ilstombent sous le contrôle des nombres de de l'espace de même la mémoire sorte de ,

jugement et en sont contrôlés, dans toute l'é- lumière (|ui se répand sur les intervalles du
tendue des intervalles que la mémoire peut temps, embrasse ces intervalles aussi loin
saisir et garder. Car nous sonunes absolument qu'elle est capable, si j'ose ainsi dire, d'é-
incapables d'apprécier un nombre, qui se com- tendre sa puissance et son action. Et quand un
pose d'intervalles de temps, sans le secours de son, sans intervalles déterminés, frappe long-
la mémoire. Si brève que soit une syllabe du temps l'oreille et qu'il s'en produit un autre,
commencement commencement se
à la fin, le à un certain moment, d'une étendue double
fait entendre à un moment, et la fin, à un ou égale, l'attention concentrée sur le son qui
autre. Donc, dans cet intervalle de temps si se prolonge sans fin, refoule le mouvement
court, elle s'étend; elle a un milieu par lequel éveillé au moment où l'àme songeait au son
elle va de son commencement à sa fin. Ainsi qui venait de s'évanouir , et par suite ce
le raisonnement découvre que l'étendue, soit mouvement disparaît mémoire. Par
de la

dans le temps, soit dans l'espace, est suscep- conséquent, si les nombres de jugement ne

tible de divisions à l'infini, et par conséquent peuvent servir , en dehors des nombres de
il n'est pas de syllabe dont on entende à la fois progrès dont ils modifient même l'allure,
le commencement et la fin. Donc, dans l'acte qu'à apprécier les nombres que la mémoire
d'entendre la syllabe la plus brève, si la mé- leur présente comme une servante, ne doi-
moire ne vient à notre aide, afin de reproduire, vent-ils pas être considérés comme suscep-
au moment où la fui de la syllabe retentit, le tibles de se prolonger pendant un espace de
mouvement qui s'est opéré en entendant le temps déterminé? L'important est de recon-
commencement, nous n'aurons rien entendu. naître la limite précise de temps où leur ap-
De là vient que, lorsque nous sommes distraits, préciation nous échappe et où elle se fixe
nous croyons n'avoir pas entendu des gens qui dans mémoire. Il en est de celte étendue
la
nous parlent; ce n'est pas que l'àme ne pro- comme des formes qu'il est du ressort des yeux
duise des nombres de réaction car le son : d'apprécier; car nous ne pouvons déterminer
des paroles frappe l'oreille, et, dans cette modi- si ces formes sont rondes ou carrées, si elles

fication des organes, l'âme ne peut rester inac- ont telle ou telle propriété réelle et positive,
tive mais est uniquement réduite à agir au-
, ni en faire l'expérience, sans les approcher
trement que si cette impression n'avait pas lieu; de nos regards et si, en apercevant une
:

la véritable raison est donc que la distraction face nous oublions ce que nous avons ob-
,

fait immédiatement cesser le mouvement dans servé dans une autre, tout l'effort de notre
sa naissance; car s'il subsistait, il subsisterait jugement est stérile car ce jugement exige
:

dans la mémoire, et parla nous reconnaîtrions un certain intervalle de temps , et la mémoire •

bien que nous avons entendu. Si un esprit doit veiller à combler cet intervalle.
lourd a quelque peine à comprendre les inter- 22. Quant aux nombres de mémoire, il est '
^
476 DE LA MUSIQUE.

bien plus évident que nous les apprécions jugement, h leur tour les nombre? de mémoire, i

avec les nombres de jugement, et que c'est le qui subsistent dans le souvenir, peuvent être i
souvenir (\m nous les représente encore. Car si reproduits par les nombres de réaction et ainsi
les nombres de réaction ne sont appréciés être appréciés : toutefois
y a cette différence
il

qu'autant qu'ils sont représentés à l'esprit par que, pour faire tomber les nombres de réaction
la mémoire, il est bien plus vrai de dire que sous les prises du jugement, la mémoire doit
ceux auxquels le souvenir nous ramène, après reproduire les traces toutes fraîches qu'ils ont
d'autres efforts d'activité, subsistent et se re- laissées dans leur fuite rapide, tandis que
trouvent dans mémoire, comme si nous les
la quand nous apprécions avec l'oreille les nom-
y avions mis en dépôt. Que faisons-nous en bres de mémoire, les mêmes traces se renou-
effet, en évoquant nos souvenirs? Ne cher- vellent par le retour des nombres de réac-
chons-nous pas à retrouver un dépôt? Or, un tion.
mouvement, qui ne s'est pas encore effacé, se Quant aux nombres sonores, est-il besoin
représente à l'esprit, à propos de mouvements d'en parler? Ils sont appréciés parle concours
analogues, et c'est là ce qu'on appelle souve- des nombres de réaction, lorsqu'ils frai)[)cnt
nir. C'est de celte façon que nous ref)roduisons l'oreille. retentissent sans qu'on les
Et s'ils
i
en esprit ou par le jeu des organes des mou- entende, échappent à notre jugement, per-
ils

vements antérieurs. Et comment reconnais- sonne n'en doute. Il en est des danses et autres
sons-nous qu'ils ne se présentent pas pour la mouvements visibles comme des sons (pii sont
première fois, mais qu'ils reviennent à l'esprit? transmis par l'appareil de l'ouïe : les rapfiorts

C'est qu'ils se reproduisaient avec peine, au de temps y sont appréciés par le jugement aidé
moment qu'ils se fixaient dans la mémoire et de la mémoire.
que nous avions besoin d'un avertissement
pour les suivre au contraire, lorsque cette
:

peine a disparu, qu'ils se plient docilement CHAPITRE IX.

aux ordres de la volonté, à leur moment et


ont acquis sou- IL Y A DANS l'aME d'aUTRES NOMBRES SUPÉRIEURS
dans leur ordre, et qu'ils la

mouvements qui, plus profondé- AUX NOMBRES DE JUGEMENT.


plesse de ces
ment gravés dans Tesprit, s'accomplissent par
leur propre impulsion, notre pensée fût-elle 23. Puisqu'il en est ainsi, essayons d'aller
occupée ailleurs alors nous nous a|)erce-
, au delà des nombres de jugement, si nous le
vons qu'ils ne se produisent pas pour la pouvons, et examinons s'il n'y en a pas d'au-
première fois. tres qui leur soient supérieurs. Sans doute ils
Nous avons encore, selon moi, un autre ne nous Inissent point apercevoir les inter-
moyen de nous apercevoir qu'un mouvement valles du temps toutefois ils ne servent
:

actuel s'est produit antérieurement en nous. qu'à juger les mouvements qui ont lieu dans
C'est de le reconnaître, en comparant grâce la durée et ceux-là seulement qui peuvent
,

à la lumière de la conscience, les derniers être associés par la mémoire. Aurais-tu quelque
mouvements, plus vifs sans aucun doute, de objection à me présenter? — LE. Je suis sin-
l'opération accomplie au moment du souve- gulièrement frappé des propriétés et de la
nir, avec les mouvements plus calmes que puissance des nombres de jugement c'est :

reproduit la mémoire cette reconnaissance,


: d'eux que semblent relever toutes les fonctions
cetterevue n'est que le souvenir. des sens. Ainsi quelle espèce de nombre pour-
nombres de jugement apprécientles
Ainsi les rait-on découvrir au-dessus d'eux? Je ne le
nombres de mémoire, non isolés, mais accom- vois pas. —
Le M. Nous ne risquons rien en
pagnés des nombres d'action ou de réaction, ou cherchant avec une attention nouvelle. Car, ou
de tous deux ensemble car ce sont ces der-
: nous découvrirons dans l'àme des nombres
niers qui les tirent de leurs profondeurs et les supérieurs aux nombres de jugement, ou nous
mettent en lumière, et qui, renouvelant pour nous convaincrons qu'ils sont les plus élevés,
ainsi dire leurs traces effacées, les représentent si leur supériorité nous est clairement démon-

à l'esprit. Donc, puisque les nombres de réac- trée. Ne pas exister, ou échapper à notre intel-
tion ne sont appréciés qu'autant que la mé- ligence et à celle de tout autre honmie, sont
moire les met en présence des nombres de deux choses bien différentes. Mais que se
LIVRE SIXIÈME. 477

pa?SG-t-il quand nous chantons ce vers si vements et les dispositions d'un seul et même
connu (Je nous : être ,
je veux dire l'âme. Ainsi nous établis-
mouvements de
sons des distinctions entre les
Dcus Creator omnium ' ?
l'âme, quand en présence des modifi-
elle est
cations des organes, comme dans lasensation;
les nombres de réac-
Nous l'entendons par
ou quand elle se dirige vers les organes
Jion, nous reconnaissons par les nombres de
le
comme dans l'action ou quand elle conserve
mémoire, nous le prononçons par les nombres ;

de progrès, nous en sommes ravis par l'effet


le résultat de tous ces mouvements , comme
dans le souvenir nous devons donc d'après
des nombres de jugement et nous l'approu- ,
; ,

vons à l'aide d'autres nombres cachés oui il : ,


la même méthode, distinguer l'acte d'agréer
ou de repousser les mouvements qui naissent
y a des nombres cachés qui s'élèvent après eux
pour la première fois dans l'âme ou se réveil-
et qui décident souverainement de ce ravisse-
lent dans la mémoire, par le seul effet du plaisir
ment môme qui est comme la décision des
et du déplaisir qu'ils nous causent, selon qu'ils
nombres de jugement. Tu ne confonds pas
sont justes ou faux; nous devons, dis-je dis-
sans doute le ravissement des sens et les appré- ,

ciations de la raison. — LE. Ce sont deux


tinguer cet acte du raisonnement en vertu du-

mot quel nous apprécions si ce plaisir ou ce déplai-


choses fort dilîérentes, je l'avoue. Mais le
sir est légitime. Par conséquent si nous avons
me jette tout d'abord dans l'embarras: je ne
distingué jdus haut trois sortes de nombres
vois pas troppourquoi on n'appellerait pas ,

plutôtnombres de jugement ceux qui renfer- nous en trouvons deux ici et, s'il nous a paru ;

logique de conclure que l'oreille, sans être


ment un élément de raison que ceux qui ren-
ferment un élément de plaisir; puis, j'appré- remplie de certains principes d'harmonie, était
incapable d'être flattée par des intervalles de
hende fort que ces appréciations de la raison
dont tu parles, ne soient qu'un jugement j)lus temps réguliers ou d'être choquée par la con-
attentif (ju'ils portent sur eux-mêmes; par
fusion de ces temps, il doit paraître également

conséquent loin qu'il y ait des nombres dis-


,
logiiiue que la raison qui vient par-dessus
,

tincts pour le plaisir et pour la raison, ce sont cette émotion, ne saurait, sans le concours de
les mêmes nombres qui, tantôt servent à appré- principes plus élevés, apprécier, l'harmonie,

cier les mouvements des organes , lorsqu'ils qui est au-dessous de sa sphère.

sont reproduits , comme nous l'avons démon- Si cette analyse est exacte on trouve évi-
,

tré tout à l'heure, par la mémoire, tantôt s'i- demment cinq espèces de nombres dans l'âme,
solent des organes pour s'apprécier eux-mêmes et si tu y ajoutes ces nombres matériels que
avec plus d'élévation et de pureté. nous avons appelés sonores, tu reconnaîtras
Le M. Ne t'embarrasse pas des mots
24. six espèces de nombres dans leur ordre respec-

quand tu comprends la chose les termes sont :


tif. Et maintenant, si tu le veux bien appe- ,

moins im posés par une loi naturelle que par une lons « sensibles \ » les nombres qui avaient
convention. Quant à ton opinion que ces nom- usurpé premier rang à notre insu et réser-
le

bres se confondent et ne forment pas deux vons le plus noble de nombres de juge-
titre

classes distinctes , tu y es sans doute entraîné ment à ceux qui comme nous l'avons décou-
,

par la c'est la même àme qui en


pensée que vert, s'élèvent au-dessus d'eux: je serais aussi
est le mais lu dois songer que,
principe :
d'avis dechanger le nom des nombres sonores,
dans les nombres de progrès, l'âme ébranle parce que si on les désigne par le terme de phy-

les organes ou se met en mouvement vers les siques, ils marqueront plus clairement ceux
organes que dans les nombres de réaction,
; ,
qui se manifestent dans la danse et tout autre
c'est la même àme qui va au-devant des im- mouvement visible. Toutefois je voudrais sa-

pressions du cor[)S que, dans les nombres de voir si lu souscris à tout ce que je viens de dire.

mémoire c'est l'âme encore qui flotte au gré


,
;

— LE. J'y souscris entièrement, car tes paro-


de leurs mouvements, jusqu'à ce que leur les sont pour moi pleines de clarté et d'évi-

agitation se calme. Donc, (juand nous classons dence. Je comprends aussi le changement de
et quand nous distinguons ces deux sortes de terme que tu viens d'introduire.
nombres, nous ne faisons qu'analyser les mou-
' C'est-à-dire, relevant du sentiment.
* C'est le premier vers de l'hymne de saint Ambroise : Augustin
l'avait >ouv«Dt entendu chaDtcr à Milan.
47S DE LA iMUSIQUE.

charmante, sinon à leur double mode de divi-


sion? Car, ils se divisent soit en deux parties
CHAPITRE X.
égales composées chacune de trois temps, soit
DU RÔLE QUE JOIE LA RAISON DANS l'ÉTUDE DE en une partie simple et une partie double,
LA MUSIQUE DONT LE CHAUME TIENT EXCLUSI- dans un rapport tel (jue la plus grande ren-
VEMENT A UN iJAPPOUT d'Égalité. ferme deux fois la plus petite, laquelle avec
ses deux temps, coupe en une mesure égale
25. Rôllécbis maintenant à la puissance de de deux temps les quatre temps de la première.
la raison, autant que nous pouvons la saisir Voyez au contraire les pieds de cinq et de sept
dans ses manifeslalions. Pour nie renfermer temps Pourquoi conviennent-ils mieux à la
!

dans ce qui a trait à cet ouvrage, c'est elle qui prose qu'à la poésie ? N'est-ce pas à cause que
d'abord a observé en quoi consistait une belle la plus petite fraction ne divise pas la plus
modulation et reconnu (lu'elle dé|)endait d'un grande en parties égales? Et toutefois, s'ils
mouvement libre, sans autre lin que sa propre concourent à former des cadences harmo-
beauté. Puis, elle a remarqué que d.ins les nieuses dans leur ordre et dans leur espèce,
mouvements des corps, il y avait une diffé- d'où tiennent-ils cette propriété, sinon de ce
rence marquée tantôt par des intervalles de que dans les pieds de cinq temps, la petite
,

temps plus ou moins longs, tantôt par des bat- fraction a deux subdivisions en rapport avec
tements de mesures, plus ou moins lents. Celte les trois subdivisions de la grande, et que,
distinction établie, elle a découvert le secret dans les pieds de sept temps, la petite a trois
de changer en nombres de diverses espèces la subdivisions en rap[)ort avec les quatre subdi-
durée du temps, en la divisant par intervalles visions de la grande ? Ainsi dans un pied ,

l)roportionnés et en rapport avec les besoins quelconque , il n'est pas de partie si petite
de l'oreille humaine elle en a parcouru la
; qu'elle soit, admettant une mesure régulière,
série graduellement jusqu'à la cadence parti- à laquelle ne s'unissent toutes les autres par
culière au vers. En dernier lieu elle a réfléchi un rapport d'égalité aussi étroit que pos-
au rôle que, pour mesurer, produire, sentir et sible.
garder ces nombres, jouait l'àme dont elle 27. Allons plus loin; dans un enchaînement
est la partie maîtresse ; elle a distingué les de pieds, soit qu'il ait une étendue indétermi-
mouvements de l'ame et des sens ; elle a née, comme le rhythme, soit qu'il ait une fin
reconnu qu'elle ne pouvait ellomème remar- déterminée, comme le mètre, soit qu'il se par-
quer tous ces mouvements, les discerner, tage en deux hémistiches liés étroitement entre
les compter avec justesse, sans le concours de eux, comme le vers, quel autre rapport que
nombres qui n'appartenaient qu'à elle, et, par celui de l'égalité, établit entre les pieds une
une décision souveraine, elle les a mis au-des- alliance intime? Pourquoi, dans le molosse et
sus de tous les nombres de l'ordre inférieur. dans longue du milieu
les ioniques, la syllabe
26. Réduite à l'émotion délicieuse qui lui est peut-elle se partageren deux intervalles égaux,
propre, la raison, quand elle apprécie la suc- non par une césure, mais par la volonté de
cession des temps et qu'elle modifie ces mou- celui qui la prononce ou qui en frappe la me-
vements par son influence souveraine, se pose sure, de telle façon que le pied tout entier soit
cette question Qu'est-ce qui nous charme dans
: ramené à un rapport de trois temps, quand il
l'harmonie sensible ? Est-ce autre chose qu'une estcombiné avec des pieds qui admettent ce
certaine symétrie et des intervalles de temps mode de division ;
pourquoi, dis-je, cette syl-
également mesurés? Le pyrrhique, le spon- labe longue peut-elle se partager ainsi, sinon
dée l'anapeste le dactyle, le procéleusma-
, , parce qu'elle est égale aux deux syllabes qui
tique , le dispondée, auraient-ils pour nous commencent et finissent le pied et qui, comme
quelque charme, si leurs deux parties ne se elle, sont de deux temps? Pourquoi l'amphi-
correspondaient par un mode égal de divi- braque * n'est-il pas susceptible de se partager
sion? Et d'où vient la beauté de l'iambe, du ainsi, quand il est uni à des pieds de quatre
trochée, du tribraque, sinon que la plus petite temjjs, sinon parce que, les deux syllabes ex-
partie divise la plus grande en deux syllabes trêmes étant brèves, et la moyenne, longue, il
d'une égale quantité ? Et les pieds de six temps,
* Ercf tout autouré 'P^,"-fi-^,'^xX'^i c'est-à-dire à chaque estiémité
à quoi lient leur cadence plus gracieuse et plus (Ml.
LIVRE SIXIÈME.
479
n'offre pas un rapport aussi parfait d'égalité? cependant par cela seul qu'elles en ont
Si roreille n'est ni l'appa-
trompée, ni offensée parles rence, nous ne pouvons leur
refuser un ca;ac-
silences intermédiaires, cela ne \ient-il
pas de teredebeautédansleurordreetdansleurespèce.
ce qu'on rétablit ainsi l'égalité, non par
des
sons, mais par une pause équivalente? Si
une CHAPITRE XI.
brève suivie d'un silence produit l'effet d'une
longue sur l'oreille, non en vertu d'une con- l'harmonie, dans les choses inférieures,
ne doit
vention mais d'un jugement naturel que PAS offenser, celle des
, choses supérieures
prononce l'oreille n'est-ce pas que l'égalité
;
doit seule charmer, différence
entre l'ima-
nous empêche encore d'abréger un son quand gination de mémoire et l'imagination
pure.
la durée se prolonge? Voilà pourquoi il
est lé-
gitime de prolonger une syllabe au delà de 29. Sans trop critiquer les choses
inférieures,
deux temps, afin de con)bler par un son réel réglons si bien nos rapports
entre les choses
l'espace vide des silences; l'oreille, qu'elle qui sont au-dessous de nous et
celles qui sont
écoule les sons ou qu'elle observe les silences, au-dessus, avec l'aide de Dieu et
de Notre-
n'éprouve aucune déception. Mais si la syllabe Seignour, que les premières ne nous
offensent
n'a pas une valeur de deux temps, quand il pas et que secondes seules nous charment.
les

reste une durée à remplir par des gestes muets, Le plaisir est en effet comme un
poids attaché
le sentiment de 1 "égalité est froissé, a l'ame il sert donc à la
parce qu'il :
mettre en équilibre.
ne peut y avoir d'égalité s'il n'y a pas au
«Où sera ton trésor, là aussi sera ton cœur'.»*
,

moins deux temps. Et dans la symétrie des Où est le plaisir, là est le cœur; où est le
cœur,
membres là se trouve aussi
qui composent les strophes lyri(iucs le bonheur ou
malheur.' le
ou périodes, et forment les vers par ((uel Mais quelles sont les choses
,
supérieures? N'ap-
moyen secret retrouve-t-on l'égalité ? N'est-ce pellerons-nous pas ainsi celles où
réside l'har-
pas en taisant s'accorder danTla" mesure le monie souveraine, permanente, immuable
et
petit et legrand nombre par des pieds équi- éternelle, l'harmonie, où le temps ne se trouve
valents, pour les strophes, et, pour les pas, parce jîu'elle est au-dessus de tout
vers, en chan-
cherchant dans les propriétés des nombres gement, mais d'où sort le temps ayec ses
S mou-
des principes mystérieux qui relient les vements réguliers, à l'image de l'éternité;
deux
hémistiches inégaux etétablissent entre eux tandis que la révolution du ciel
un s'accomplissanf
rapport d'égalité? sur elle-même, ramène les corps
célestes au
28. Donc la raison s'enquiert ; elle examine l'é- même point, et règle leur marche, selon les
motion sensible de l'àme, qui lois de la proportion et de l'unité, par
s'érigeait en juge, la suc-
et luidemande, quand des intervalles de tenips cession des jours, des mois,
des années, des
égaux la ravissent, si, entre deux brèves quel- lustres et le cours périodique
des astres. Ainsi
conques qu'elle a entendues, il y a une égalité les choses de la terre sont
subordonnées aux
complète, ou s'il est possible d'en allonger choses du ciel, et, par une succession harmo-
une,
non jusqu'à la durée totale d'une longue, mais nieuse, elles associent leurs
mouvements ré-
à quelque degré qu'on voudra au-dessous, guliers à la rnus[que de l'univers.
pourvu qu'elle se prolonge plus longtemps que 30. Dans ces mouvc^mênts, nous croyons
voir
la brève qui lui est associée. Dira-t-on
que c'est
bien du désordre et de l'irrégularité, parce
que
possible, quand l'émotion sensible est nous sommes étroitement liés à leur
incapa- marche,
ble de saisir ces nuances, et qu'elle selon nos mérites et sans savoir les
s'attache œuvres de
indifféremment aux intervalles égaux ou iné- beauté que la Providence accomx)ljt
en nous.
gaux? Et qu'y a-t-il de plus honteux que Nous ressemblons à un homme fixé comme
cette une
méprise et ce défaut d'égalité? De là une leçon statue dans un coin d'un vaste et magnifique,
pour nous c'est d'empêcher notre émotion édifice : il ne peut comprendre la beauté de ce '
:
de
s'arrêter aux harmonies qui n'ont palais dont il est un point de même un
qu'un sem- soldat, ;

blant d'égalité, ou dont l'égalité nous en ligne de bataille, ne peut apercevoir


échappe. l'or-
Il arrive même que nous donnance de toute l'armée. Et si dans
comprenons fort bien un ,

qu'elles ne peuvent se ramener à


l'égalité, et
poème, chaque syllabe, à mesure qu'elle
ré-
sonne, devenait animée et sensible, elle
• Nombres, est pris ici au propre, chiffre serait
: voy. liv. iv ch vu
u et
ci
'
lurtout chap. xii. •

« Matth. TI,2),
480 DE LA MUSIQUE.

impuissante à goûter riiarmonieetla beauté de gissent contre les modifications des organes,
l'ensemble car elle ne pourrait le saisir dans son
: etcependant qui leur ressemblent comme une
entier, vu qu'il est composé de la succession fu- image à une image et voilà ce qu'on est con-
gitive de chacune d'elles. C'est ainsi que Dieu a venu d'appeler fantôme. En effet, je conçois au-
mis l'homme, malgré la honte attachée à sa trement mon père que j'ai vu souvent et mon
faute, dans un ordre qui n'a rien de défectueux. grand'père que je n'ai jamais vu. La première
En effet l'homme s'est abaissé par sa faute, en conception est une imagination, la seconde une
sacrifiant l'ordre universel dont il possédait les forme imaginaire: l'une me vient de la mé-
privilèges par sa soumission à Dieu, et il a été moire, l'autre d'un mouvement de l'àme, né
assujéti à un ordre spécial, celui d'être con- à la suite de ceux que la mémoire garde en
duit par la loi dont il n'avait pas voulu suivre dépôt. Comment naît-il! C'est un pointdifficile
les règles. Or, tout ce qui est conforme à la loi à expliquer. Toutefois, je suis bien convaincu
est juste ; et tout ce qui est juste ne saurait ja- que si je n'avais jamais vu de corps humain,
mais être une honte car la perfection des
: il me serait impossible de me figurer ces con-
œuvres de Dieu éclate dans la bassesse de nos ceptions sous une forme visible. Quandje con-
actes: par exemple, l'aduKère, en tant qu'a- çois un objet après l'avoir vu, ma mémoire est
dultère, est un mais un homme
acte coupable ; en jeu cependant autre chose est de retrouver
:

en est souvent le fruit, et, d'un acte coupable une forme dans la mémoire, autre chose de la
de la volonté humaine, il sort un chef-d'œuvre créer à l'aide de la mémoire double opéra-
:

de Dieu. tion dont l'àme est capable. Mais prendre des


31. Donc, pour revenir au sujet qui nous a imaginations, fussent-elles véritables, pour des
entraînés à ces réflexions, l'harmonie de la réalités, est une profonde erreur. 11 y a bien
raison a une beauté supérieure. Suppose que dans les deux sortes de conceptions, un élé-
nous y soyons étrangers dans les mouvements; ment réel dont nous avons l'idée, on peut le
qui nous portent vers le corps, elle ne modi- soutenir c'est que nous avons vu ou conçu
:

nombres de progrès qu'éveillent


fierait pas ces de pareilles formes je puis dire sans incon-
;

les sons ces nombres, par les mouvements


: séquence que j'ai eu un père et un grand'père
qu'ils communiquent aux corps, donnent nais- mais dire que mon père et mon grand'père
sance aux beautés toutes matérielles des inter- sont les formes mêmes que reproduit ou que
valles de temps réguliers ces intervalles, eu
: crée mon imagination, ce serait le comble
fra[)pant l'oreille, donnent naissance aux nom- de la folie. 11 est des hommes qui s'attachent
bres de réaction qui s'élèvent sur leurs traces : siaveuglément à leurs imaginations, que la
la même âme recueille tous ces mouvements, véritable source de toutes les fausses opi-
fruit de son activité, les multiplie et leur donne nions ne consiste guère qu'à prendre des
la propriété de se renouveler, en vertu de cette imaginations pour des perceptions réelles.
faculté qu'on nomme en elle mémoire, et qui Déployons donc toutes nos forces pour leur ré-
est d'un grand secours dans les actes com-
si sister, loin de leur soumettre la raison si

pliqués de la vie humaine. aveuglément que nous croyions apercevoir


32. Ce sont ces représentations des mouve- par l'entendement des formes où il n'y a de
ments de ràme,correspondantaux impressions réel, que notre pensée.
des organes, qui, gravées dans le dépôt de la 33. Pourquoi donc, si ces nobles harmonies,
mémoire, s'appellent en grec fantaisie je ne :
qui s'élèvent dans l'àme appliquée aux choses
trouve pas en latin de terme qui soit préférable d'ici-bas, ont une beauté qu'elles éveillent en
à celui-là n'y voyons jtas des idées et des per-
; passant, pourquoi, dis-je, la providence divine
ceptions ce serait tomber dans une existence
: verrait-elle avec colère cette beauté qui prend
conjecturale et l'illusion en serait le principe naissance dans la mortalité même à laquelle
et pour ainsi dire l'entrée. Or, ces mouve- nous avons été condamnés par un juste arrêt
ments, dans leur concours réciproque, dans de Dieu? Car, il ne nous a pas tellement aban- /
leur agitation produite par les impulsions di- donnés dans notre misère que nous ne puis-
verses et opposées de l'activité, engendrent, à sions nous relever, et nous arracher, avec l'ap-
uns des autres, une foule de mou-
la suite les pui de sa miséricorde, aux plaisirs sensuels de
vements, qui ne sont plus en réalité des mou- la chair. Ces plaisirs en eflet gravent énergi-
vements imprimés par les sens, quand ils réa- quement dans la mémoire ce qu'ils emprun-
LIVRE SIXIEME. 481

tent de grossier à la lubricité des sens. C'est trop longue ou trop courte que l'oreille ne peut
cette union intime de l'àme avec la chair, saisir. Je te demande donc où se trouve »enfin
suite des émotions sensibles que l'Ecriture ,
cette harmonie parfaite, sur laquelle nous
sainte appelle du nom de chair. C'est la chair fixons notre esprit, quand nous aspirons à
qui lutte contre l'esprit, et on peut alors répéter trouver dans certains corps ou dans .certains
le mot de TApùtre « J'obéis par l'esprit à la loi
: mouvements des corps une exacte proportion,
« de Dieu, et par la chair, à la loi de péché '. » qu'un examen attentif nous fait trouver im-
Mais quand l'àme s'attache aux choses spiri- parfaite. — LE. Elle est sans doute dans le
tuelles et qu'elle s'y fixe avec une fermeté in- monde supérieur au monde sensible seule- :

vincible, cette habitude perd de sa force, et in- ment j'ignore si elle réside dans l'àme ou
sensiblement, à mesure qu'elle est combattue, dans ce qui est supérieur à l'âme.
elle s'efface et disparaît. L'habitude en effet était 35, Le M. Eh bien dans l'art du rhythmc ou!

plus puissante, quand nous lui obéissions do- du mètre dont les poètes suivent les règles,
cilement sans être entièrement anéantie, elle
: y a-t-il, à ton avis, une harmonie d'après la-
perd beaucoup de son énergie quand nous la quelle ils composent leurs vers ? L'E. Il —
réprimons; en s'arrachant ainsi à tous
c'est m'est impossible de penser le contraire. —
les mouvements désordonnés qui ravissent à Le M. Cette harmonie ,
quelle qu'elle soit ,

l'àme la plénitude de son être, que notre vie passe-t-elle avec le vers, ou est-elle durable?
tout entière sèl'altache à Dieu par le charme — LE. Elle est durable. — Le M. Donc il
des harmonies de la raison la conversion de : faut reconnaître qu'une harmonie fugitive
l'âme est alors complète; elle donne au corps naît d'une harmonie durable. LE. Cette —
l'harmonie de la santé sans en recevoir aucune conséquence est rigoureuse, à mon avis. —
joie, bonheur réservé à l'homme qui meurt Le M. Et cet art? qu'est-ce, à tes yeux, sinon
aux choses du dehors et qui se tourne vers une une aptitude de l'esprit initié à l'art? LE. —
existence plus haute. C'est cela même. —
Le M. Crois-tu que cette
aptitude se rencontre dans un esprit qui n'est

CHAPITRE
pas initié à cet art? —
L'E. En aucune façon. —
XII.
Le I\J. Et dans un esprit qui l'a oublié ? LE. —
DES NOMBRES SPIRITUELS ET ÉTERNELS. En aucune façon également car il n'y est plus :

initié quoiqu'il ait pu l'être autrefois.


,
Le —
La mémoire ne recueille pas seulement
34. M. Et si on l'en fait ressouvenir par des inter-
les mouvements matériels de l'âme, dont rogations? Crois-tu que les principes de cette
l'harmonie a été considérée plus haut elle re- ;
harmonie passent de l'esprit de celui qui l'in-
cueille aussi les mouvements spirituels dont terroge au sien ? Ou plutôt, ne s'opère-t-il pas
je vais dire seulement quelques mots. Plus ils un mouvement intérieur qui lui fait retrouver
sont simples, m.oins ils exigent de paroles, les idées qu'il avait laissééchapper? LE. —
plus demandent l'élévation dune âme
ils Je crois que ce mouvement part de son propre
calme. Celte égalité que les harmo nies sensi- fond ^ —
Le M. Eh crois-tu qu'on puisse lui
!

bles ne nous offraient pas dans sa perfection rappeler, en l'interrogeant, la quantité brève
continue et durable, et dont nous ne recon- ou longue d'une syllabe qu'il a complètement
naissions qu'une ombre fugitive, ne serait ja- oubliée, quand, parmi les syllabes, les unes
mais pour rame l'objet d'un désir si elle n'exis- sont devenues brèves, les autres longues, en
taitpas quelque part. Or elle ne peut exister vertud'une convention oud'un usage de l'anti-
dans les divisions de l'espace ou du temps : quité? Car, si cette quantité était fixe et inva-
celles-ci se grossissent, celles-là s'évanouissent. riable, d'après les lois de la nature ouïes prin-
Où se trouve-t-elle donc, à ton avis? Réponds- cipes de l'art, on ne verrait pas des gens fort

moi si tu le peux. Sans doute tu ne te figures habiles de notre siècle allonger des syllabes
pas qu'elle réside dans les formes des corps où que l'antiquité a faites brèves, ou faire brèves

tu découvriras par l'examen le plus simple un des syllabes que l'antiquité a allongées. — LE.
défaut de proportion non plus
; ce n'est pas On le peut je crois ; car il n'y a rien de
,
si pro-
dans les intervalles des temps car nous ne : '
Oa reconnaît dans d'autres ouvrages de saint Au-
ici, comme
savons pas toujours s'ils n'ont pas une étendue gustin, la doctrine Platonicienne de la Uéminiscence e;cposée ei> ter-
mes presque identiques dans le Metion, Leibniu y voit avec raison
' Rom. TU, 26. uac preuve de l'ianeité des idées.

S. AuG. — To.ME ni. 31


— — —
482 DE LA MUSIQUE.

fondement oublié qu'on ne puisse, par une sera impuissant, s'il ne retient cet élan par la
interrogation qui remue les souvenirs, rap- force de la mémoire, à contempler celte vérité
peler à la mémoire. —
Le M. Il serait bien sans recevoir un avertissement du dehors?
étrange que les interrogations d'un homme te —LE. C'est évident.
rappellent ce que tu as mangé à dîner, l'an
dernier. —
VE. Oh pour celn, c'est impossi-
1 CHAPITRE XIII.
ble et je renonce à croire qu'on puisse, à l'aide
DE LA MANIÈRE DONT l'aME SE DÉTOURNE DE
d'interrogations, rappeler à l'esprit la quantité
de syllabes dont on a perdu le souvenir. — l'isimuable vérité..

Le M. Et d'où vient cela sinon que, dans le 37, Le M. Où se porte donc l'esprit, quand
mot Italie, par exemple, la première syllabe, il détourne de la contemplation des choses
se
allongée autrefois librement par certaines éternelles, au point que la mémoire doit l'y
gens, est devenue brève aujourd'hui par un rappeler ? Ne serait-ce pas qu'il est occupé
autre caprice de la mode ? Or, que deux et un d'un autre objet? — t'^fc;. C'est mon avis.
ne fassent pas trois et que deux brèves ne ré- Le M. Examinons donc, s'il te plaît, quel est
pondent pas à une longue, c'est un principe l'objet qui attire son attention et
de la distrait

que les morts n'ont pu infirmer, que les vi- de l'immuable et souveraine
la conteni|)lation

vants ne peuvent ébranler, et que n'ébranle- harmonie. Il n'y a de possibles que trois hy-
ront pas nos descendants. — LE. Il n'y a rien pothèses l'objet qui l'occupe doit être aussi
:

de plus évident. Le M. Et — on procède par si parfait, inférieur ou supérieur. — LE.


- Les
la méthode d'interrogation, que nous V( nons deux premières hypotlièscs seules méritent
d'appliquer à la question de savoir si deux et d'être discutées : car je ne vois pas ce qui peut
un font trois, à propos de cette harmonie su- être supérieur à l'éternelle harmonie. — LeM.
périeure, que fera l'homme chez qui l'igno- Vois-tu mieux ce qui peut être aussi parfait,
rance tient, non à l'oubli, mais au manque sans se confondre avec elle? LE. Assurément
d'instruction? Ne penses-tu pas qu'en dehors non. LeM. donc uniquement vers
Il se porte
de la quantité des syllabes il ne puisse pareil- un objet inférieur. Or, le premier objet infé-
lement connaître cet art ? —L'E. N'est-ce pas rieur qui s'ofl're à la pensée, n'est-ce pas l'àme
là un point inconttstable ? — Le M. A quoi elle-même qui, tout en admettant l'existence
donc se réduit l'instinct qui éveillera chez lui de celle immuable harmonie, reconnaît quielle
lanotion de l'harmonie et produira cette apti- est elle-même sujette au changement par cela
tude qu'on appelle l'art? Lui sera-t-elle com- seul qu'elle porte son attention tantôt sur cette
muniquée par un interrogateur?— L'E. Cet harmonie, tantôt sur un autre objet; et(iui, en
instinct se réduit à reconnaître la justesse des changeant ainsi d'objets, crée cette succession
questions qu'on lui fait et à y répondre, du temps qui est incompatible avec les choses
36. Le M. Eh bien 1 dis-moi à piésent si les immuables et éternelles? — LE. J'y souscris.
nombres découverts par cette méthode te sem- — Le M. Ainsi cette disposition ou ce mou-
blent variables — LE. Non assurément. —
1 vement qui fait comprendre à l'àme qu'il ya
Le HJ. Tu ne refuses donc pas d'admettre qu'ils des choses éternelles et que les choses du
sont éternels — L'E. Loin de
? je là : les re- temps leur sont inférieures, réside dans l'âme
connais pour — Le3L Eh quoi N'éprou-
tels. ! elle-même elle reconnaît aussi qu'il faut plu-
;

ves-tu pas une crainte secrète ne recè- qu'ils tôt se porter vers les choses supérieures que
lent un certain défaut d'harmonie — LE. ? Il vers les choses inférieures. N'est-ce pas sensé?
n'est rien au monde dont je sois plus assuré — LE. Rien de plus raisonnable.
que de leur harmonie. —Z-e M. Mais de quelle 38. Le M. Ne serait-ce pas une question aussi
source l'âme peut-elle recevoir un principe intéressante à ton sens, que d'examiner com-
éternel et immuable sinon de Dieu, l'Etre ment rànie ne s'attache pas aux choses éter-
éternel et immuable ? —
LE. C'est la seule nelles aussitôt qu'elle sait qu'il faut s'y at-
doctrine à laquelle on puisse s'arrêter. — tacher? — LE. C'est une question que je te
Le M. Dernière conséquence. N'est-il pas évi- prie de traiter avec toute l'importance qu'elle
dent que celui qui, à l'aide d'interrogations, mérite , et je brûle de savoir la cause de ce
ressent un élan intérieur qui
rapproche de le malheur. —
Le M. Tu la découvriras aisément
Dieu, pour en comprendre l'immuable vérité, si tu veux bien remarquer quels sont les objets
LIVRE SIXIÈME. i83

qui, d'ordinaire, attirent le plus notre attention cher; s'il est difficile d'analyser ces sensations
et provoquent le plus énergiqucnient nos ef- avec profondeur, il est très-aisé d'en fairc'l'ex-
forts car ce sont ceux-là que nous aimons le
: périence:car il n'y a rien dans les choses visi-
mieux, n'est-ce pas ton avis? L'E. Assuré- — bles qui ne nous
flatte par sa sjmétrie_etson
ment.— Le M. EU pouvons-nous nous épren-
! anajogie. Or, partout où il y a symétrie et analo-
dre d'autre chose que de lâ~BéàiifeTCar, bien gie, ii y a harmonie. Car y a-t-il rien de plus

qlie certaines gens aiment la laideur et, comme symétrique, de^plus analogue, que un plus un ?
disent communément les Grecs, ont des goûts Aurais-tu queliiue objection à me présenter ?
bas ', il importe de savoir jusqu'à quel point — L'E. Je partage complètement cet avis.
moins belle que ce qui plaît
cette laideur est 39. Mais la théorie (jue nous avons exposée
au grand nombre. Il est bien évident en efîet plus haut, ne nous a-t-elle pas convaincus que
que personne n'a de goût pour ce qui ré- un effet de l'âme sur les organes et non
c'est là

volte les sens par sa laideur. — L'E. Cela est une impression des organes sur l'àme? L'E. —
vrai. — Le M. Ces beaux objets jjlaisent par Oui, assurément. —
Le ^J. Le désir de réagir
une exacte ladiiurtion, comme nous l'avons contre les impressions du corps détourne
déjà vu et ; cette proportion ne se retrouve l'âme de la contemplation des choses éter-
pas seulement dans les beautés qui relèvent nelles, en la distrayant par l'appasdes plaisirs
de l'oreille ou dans les mouvements des corps, sensibles, et c'est ce qu'elle fait par les nombres
mais encore dans les formes qui tombent sous de réaction ; elle en estencore détournée par
les regards et auxquelles on donne plus com- le désir dtiJnettre les corps en mouvement, et
munément le nom de belles. N'y a-t-il pas en c'est ce qu'elle fait par les nombres de progrès;
effet proportio n et harmonie, lorsque dans un elle en est détournée par les représentations et
corps deux membres forment la paire et se les chimères de ^imagination, c'est ce qui a
correspondent, ou qu'un organe unique, oc- lieu par les nombres de mémoire ; elle l'est
cupe une place intermédiaire, à une égale dis- enfin par le désir qu'elle éprouve d'arriver à
tance de chaque côte ^? L'E. C'est bien mon — la connaissance frivole de pareils objets, c'est
avis. ce qui a lieu par les nombres sensibles, où se
Le M. Que cherchons -nous dans la lu- mêlent certaines règles qui sont une apparence
mière, reine de toutes les couleurs qui nous agréable de l'art de là vient une recherche
;

charment en revêtant les formes corporelles ;


curieuse qui, comme le nom même l'indique
que cherchons-nous, dis-je, dans la lumière et [cura], est ennemie de la tranquillité, et à
les couleurs, sinon celte mesure qui est en cause de sa frivolité même, n'atteint jamais la
rapport avec nos sens? Nous nous détournons vérité.
d'un éclat excessif, nos regards se refusent à Le besoin général d'agir qui nous écarte
40.
percer une obscurité trop épaisse de même , de a sa source dans l'orgueil, vice qui
la vérité

que quand ils sont trop forts, nous


les sons, a pour conséquence d'inspirer à l'âme le désirj
étourdissent, et, quand ils sont trop faibles, d'imiter au lieu de servir Dieu. C'est donc
nous déplaisent ce qui vient, non des inter-
, avec raison qu'il est écrit dans les saintes Let-
valles de temps, mais du son même qui est tres « Le commencement de l'orgueil chez
:

comme la lumière de la musique et auquel est « l'homme est de s'éloigner de Dieu; » ou en-
opposé le silence, au même titre que les cou- core : « le commencement de toute faute, c'est
leurs aux ténèbres. Donc en recherchant dans « l'orgueil. » Et l'on ne saurait mieux définir
ces objets ce qui est en proportion avec notre l'orgueil que par ces mois de l'Ecriture « D'où :

nature, en y re|)0ussant ce qui nous est dis- « vient que la cendre et la poussière s'enor-
• proportionné, quoique nous comprenions bien « gueillit, elle qui jette au dehors ses propres
qu'ils peuvent convenir à d'autres êtres, ne « biens ? » En ellét, l'àme n'étant rien par
*

sommes-nous pas charmés par un certain sen- elle-même, autrement elle serait au-dessus du
timent d'égalité qui nous révèle qu'en vertu changement et ne perdrait rien de la plénitude
de rapports cachés, il y a symétrie entre des de son être, l'âme, dis-je, n'étant rien par elle-
choses égales? C'est ce qu'on peut observer même et tenant toute son essence de Dieu, tant
dans les parfums , les saveurs , et dans le tou- qu'elle reste dans sa condition, elle possède
par la communication avec Dieu toutes les
' 2arr/S5î!t)i3{, amateurs de choses rebutantes.
• Par exemple Us yeux et le nez. • Ecdi. X, 11, 15. 9, 10.
484 DE LA MUSIQUE.

forces de sa raison et de sa conscience ; par ferait vers son corps. Quant à ceux qu'elle
conséquent, c'est un trésor qu'elle possède in- produit, lorsqu'elle désire s'attacher ou se sou-
térieurement. Donc être enflé d'orgueil con- mettre quelques âmes , ils rentrent dans la
siste pour elle à se répandre au dehors, à s'é- classe des mouvements de réaction. Car l'âme
puiser pour ainsi dire et dès lors à avoir moins agit alors comme elle ferait à propos d'une im-
d'être. répandre au dehors, qu'est-ce,
Or se pression des sens, s'efforçant de s'assimiler un
sinon sacrifier les biens du dedans, en d'autres objet en quelque sorte du dehors et de repous-
termes tenir Dieu éloigné de soi, non par la ser ce qu'elle ne peut s'assimiler. Ces deux
distance dans l'espace, mais par les disposi- mouvements sont recueillis par la
espèces de
tions de l'âme? mémoire qui leur communique la propriété
Ai La tendance secrète de l'âme est de se
. de se reproduire, au milieu de l'agilalion à
soumettre les autres âmes je n'entends pas ;
laquelle elle se livre pour les imaginer en
celles des animaux, que la loi divine nous a leur absence et pour en inventer de semblables.
soumis mais les êtres raisonnables qui lui
, Pour apprécier ce qu'il y a de bien ou de mal
tiennent de plus près et qui lui sont unis dans dans ces actes, on voit s'élever dans l'âme
^, une égale et fraternelle communauté de pri- les nombres de jugement, que nous pou-

vilèges. C'est sur eux que l'âme, dans son or- vons appeler encore sensibles, parce que l'âme,
gueil, désire surtout exercer son influence, et pour agir sur l'âme, emploie des signes sensi-
ce mode d'activité lui semble l'emporter au- bles. Livrée à cette multitude d'efforts com-
tant sur le gouvernement des corps que l'âme plexes, l'âme se détourne de la contemplation
l'emporte sur le corps même. Or Dieu seul de la vérité qu'y a-t-il d'étonnant? Elle l'a-
:

peu^agir sur les âmes, non par l'intermédiaire perçoit sans doute dans les moments de calme
'

des corps, mais par sa puissance immédiate. qu'ils lui laissent, mais comme elle n'a pu
Cependant dans la condition où le péché nous encore s'en affranchir elle ne peut fixer,

a placés, l'âme peut agir sur d'autres âmes, en son attention ni s'y arrêter. Par conséquent
leur manifestant sa volonté par des intermé- il ne suffit pas à l'âme de connaître l'ob-
diaires sensibles , c'est-à-dire par le langage jet sur lequel elle doit s'arrêter pour s'y arrê-
naturel, comme l'expression de la physionomie ter effectivement. N'aurais - tu pas quelque
ou les gestes, ou par des signes de convention, objection à faire contre cette explication? —
comme les paroles. Car, soit qu'elle commande, LE. J'aurais mauvaise grâce à te contredire.
soit qu'elle emploie la persuasion, elle a re-
cours à des signes il en est de même dans
:

toute autre sorte de communication des âmes CHAPITRE XIV.


entre elles. Une conséquence fort naturelle
s'en est suivie : c'est que toutes les âmes qui l'ame s'élève a l'a5iour de dieu par la con-
désirent par orgueil exercer la prééminence, naissance DE l'ordre et de l'hARMOMEV
ne peuvent gouverner ni les organes auxquels qu'elle GOUTE DANS LES CHOSES.
elles sont unies, ni les autres corps, soit parce
qu'elles n'ont pas en elles-mêmes une raison 43. Le M. Après avoir examiné, comme nous
assez puissante, soit qu'elles s'affaissent sous l'avons pu, les causes de la corruption et de
le poids des chaînes de leur mortalité. Ainsi l'abaissement de l'âme, qu'avons-nous à con-
donc les nombres et les mouvements qui font sidérer sinon cette influence souveraine d'cn-
agir les âmes les unes sur les autres, ont pour haut qui, la purifiant et la dégageant de son
effet de les arracher, de la gloire
par le désir fardeau, lui fait reprendre son vol vers le sé-
et des grandeurs, à la contemplation de la jour de la paix et la fait rentrer dans la joie de
simple et pure vérité. Il n'y a que Dieu en son Seigneur? — L'E. Examinons donc cette
effet qui glorifie l'âme bienheureuse, en lui question. — Le M. Eh crois-tu que! je vais
donnant la grâce de mener secrètement en sa longtemps m'étendre sur ce sujet, quand la
présence une vie de justice et de piété. divine Ecriture, dans une foule de livres, d'une
42. Ces mouvements que l'âme produit à autorité, d'une sainteté incomparables, ne fait
propos des âmes qui lui sont attachées ou sou- que nous avertir d'aimer Dieu et Notre-Sei-
mises, ressemblent aux mouvements de pro- gneur, de tout notre cœur, de toute notre âme,
grès, car elle se porte vers elles comme elle de tout notre esprit, et d'aimer le prochain
LIVRE SIXIÈME. 485

comme nous-mêmes? Si donc nous rattachons pour objet et qui sont une réaction contre les
à cette fin tous les mouvements et tous les impressions corporelles, ou qui , à la suite de
nombres de l'activité humaine, nous serons ceux-ci , naissent et se gardent dans la mé-
purifiés sans nul doute. N'es-tu pas de mon moire moins les plaisirs de la chair que la
,
,

avis? — LE. Assurément. Mais si ce principe santé du corps; quand il voit dans les nom-
est bientôt connu, il est dans la pratique d'une bres qui se produisent soit pour entretenir
extrême difficulté. soit pour faire naîtrel'union des âmes, et dans

44. Le M. Et qu'y a-t-il donc de facile? Est-ce ceux qui à leur suite se gravent dans la mé-
y-d'aimer les couleurs, le chant, les mets délicats, moire, un moyen, non d'exercer un empire
les roses , les objets moelleux et polis ? Quoi ! d'orgueil, mais d'être utile aux âmes elles-
il l'âme d'aimer des objets où elle
est facile à mêmes; quand enfin il se sert des nombres
cherche uniquement l'harmonie et la propor- soit sensibles soit rationnels, régulateurs souve-
tion, et qui ne lui offrent, si elle les considère rains des nombres qui passent successivement
i'

(
avec un peu d'attention, qu'une ombre et une dans l'oreille, non pour satisfaire une curiosité
'

trace fugitive de ces beaulo? et il lui serait ; inutile ou dangereuse mais pour donner une ,

'
d'aimer Dieu en qui sa faible pensée,
difficile approbation ou un blâme nécessaire ? Ne voit-
toute corrompue et tout altérée, ne peut aper- il pas s'élever en lui tous les nombres sans être

cevoir aucune disproportion aucun change- , jamais enveloppé dans leur réseau? Car, il se
ment aucune limite dans l'espace , aucune
,
propose la santé du corps, pour n'éprouver
succession dans le temps ? Trouvera-t-elle son jamais de peineet il ramène tous ses actes
,

bonheur à élever de magnifiques édifices, à du prochain qu'il a reçu l'ordre d'ai-


à l'utilité
développer son activité dans des œuvres de mer comme lui-même en vertu de la com- ,

ce genre? Mais si l' harmonie la charme dans munauté de droits qui lie tous les hommes
de pareilles œuvres et je n'y vois pas une , entre eux. —
LE. Tu traces là le portrait d'un
autre cause de plaisir, quelle beauté de pro- homme supérieur ou plutôt l'idéal de la vertu
portion et d'ensemble y trouverait-elle qui ne humaine.
soit ridicule au point de vue du pur idéal? 46. Le M. Par conséquent, ce n'est pas l'harmo-
Et s'il en est ainsi pourquoi se laisse-t-elle
,
nie inférieure à la raison et belle en son genre,
tomber de ce véritable centre de l'harmo- mais Tamour de la beauté inférieure qui dé-
nie à ces misères, et élève-t-elle avec ses pro- grade dans cette
et avilit l'âme. "Aîmè-t-elle

pres débris des ouvrages de boue ? Telle n'est beauté, et l'harmonie dont nous avons assez ,

pas la promesse de Celui qui ne sait pas trom- parlé selon le plan de cet ouvrage et l'ordre ? ,

per Mon joug, dit-il est léger


: a , '. » L'amour aussitôt elle est déchue de l'ordre supérieur
du monde entraîne plus de peines : car les biens auquel elle appartient; elle ne sort pas pour
que l'âme y cherche, je veux dire l'immuable cela de l' ordre univers el; car elle est alors dans
et l'éternel, elle ne les y trouve pas car cette ; un rang une place où une hiérarchie par-
et à

infime beauté du monde n'existe que par le faite âmes ainsi dégradées. S'assu-
appelle les
mouvement des choses et ce qui offre en elle jétir à l'ordre ou être assujéti dans les liens de

l'apparence de l'immutabilité lui vient de , l'ordre sont choses bien différentes. L'âme
Dieu par l'âme; par l'âme qui, ne changeant s'assujétit à l'ordre quand elle s'attache tout
,

qu'avec le temps, prime le monde qui change entière à ce qui est au-dessus d'elle , je veux
avec le temps et les lieux *. C'est pourquoi, si dire à Dieu et qu'elle aime comme elle-même
,

le Seigneur a prescrit aux âmes ce qu'elles les autres âmes ses sœurs. Par la force de cet

doivent aimer, l'apôtre Jean leur a prescrit ce amour elle règle les choses inférieures et n'en
qu'elles doivent haïr « N'aimez pas le monde, : est pas ni souillée. Ce qui souille
corrompue
parce que tout ce qui est dans le monde est l'âme , en effet, n'est pas mal ;car le corps •

a concupiscence de la chair, concupiscence des même est un ouvrage de Dieu, il est orné de sa
« et vanité du siècle ^ »
yeux beauté particulière ,
quoique d'un ordre infé-
Que penser de l'homme quand il assigne
45. rieur, et ce n'est qu'au prix de la dignité de
pour but à tous les nombres qui ont le coijis l'ànie qu'il est bas et méprisable, de même (jue

• Matth. XI, 30.


• Uét. liv. 1, ch. XI, n. 4.
• Ce n'est pas l'objet même qui souille, c'est l'abus qu'oD en fait

» I Jean, Qu'on se rappelle le Truit défendu.


ii, 15, 16.
,

486 DE LA MUSIQUE.

la beauté de l'or perd son éclat par son mélange cer, il garde son nom
Pourquoi d'ailleurs
'.

avec l'argent le plus fin. Ainsi donc ne retran- n'emploie-t-on pas la même marche
pour
chons pas des œuvres de la Providence ces har- metire des demi-pieds complémentaires soit à
monies qui prennent naissance dans la condi- la fin soit au commencement du mètre , et ne

tion mortelle, notre châtiment ici-bas ; car elles peul-on se servir indilîéremment de tous les
ont leur beauté particulière ne les aimons pas ; demi-pieds qui se. frappent de la môme ma-
non plus comme si nous voulions demander le nière? Pourquoi aime-t-on mieux parfois pla-
bonheur à de pareilles jouissances. Puisqu'el- cer à la fin deux brèves que deux longues?
les sont temporelles, saisissons-les comme N'est-ce pas là une exigence de l'oreille ? Ce qui
une planche sur les flots : ce n'est pas en les domine ici, ce n'est pas le rapport d'égalité

rejetant comme un fardeau ni en nous y atta- puisque la mesure est la même avec une Ion
chant comme à un solide moyen de salut, c'est gue ou deux brèves, c'est un rapport d'ordre
en les employant à un bon usage, que nous par- Il serait trop long d'étuÏÏTer dans les mesures

viendrons à nous en passer. Et si nous aimons de temps tout ce qui a trait à cette question.
notre prochain dans toute l'étendue du com- En un mot, l'oreille même rejette les formes

mandement divin nous trouverons dans cet


, qu'approuvent les yeux, soit à cause de leur'
amour l'échelle qui nous fait remonter jusqu'à monotonie exagérée, soit à cause de leur com-
Dieu: alors loin d'être emprisonnés dans l'or- mencement à contre-temps, et autres défauts
dre universel qu'il a établi nous observerons , analogues condamne, non un rapport
oîi elle

tranquillement et sans orage l'ordre qui nous d'inégalité puisque la syméTrie des parties
,

€st spécial. subsiste, mais une fausse harmonie *. Enfin


47. Que l'âme s'attache à l'ordre , leshar- lorsque, dans toutes les opérations de nos sens,
monies sensibles n'en sont-elles pas la preuve nous nous accoutumons peu à peu à des actes
évidente? D'où vient en effet la succession éta- que le défaut d'habitude nous rend péni-
blie entre les différents pieds le pyrrhique , bles à divers degrés, et que nous finissons
d'abord , puis Tiambe en troisième lieu le
, par trouver agréable ce que d'abord nous
trochée, et ainsi des autres? Tu vas me dire, avions eu peine n'employons-
à souffrir;
il est vrai , que c'est la raison et non l'oreille nous pas l'ordre pour ourdir ainsi comme
qui a fixé cette succession, et cela est juste. Mais une trame de plaisirs, sans agréer jamais un
au moins ne faut-il pas reconnaître comme un tout dont le commencement le milieu et la ,

privilège de l'oreille l'instinct qui l'empcche fin ne forment pas un ensemble harmonieux?

de confondre huit syllables longues avec seize 48. Donc , ne plaçons nos joies ni dans les
brèves, quoique leur durée soit la même ? plaisirs de la chair, ni dans les grandeurs et la
Et quand la raison contrôle cette impres- gloire du momie, ni dans la recherche des
sion de l'oreille et qu'elle est avertie que choses qui agissent du dehors sur les organes :

le procéleusmatique est un équivalent du possédons au fond de nous-mêmes Dieu qui ,

spondée elle n'en trouve d'autre preuve


, n'otTre à notre amour que des beautés immua-
sérieuse que la beauté même de l'ordre : bles et éternelles : de la sorte , les choses du
car une syllabe longue n'est longue ~qîré"par temps nous sans nous engager
se présentent à
comparaison avec une brève , une brève n'est dans leurs liens; les objets extérieurs au corps
brève que par comparaison avec une longue, s'éloignent sans nous causer de douleur le ;

et par conséquent , si on prononce un vers corps lui-même se décompose sans soulfrance,


iambique en allongeant les syllabes autant
, ou sans souffrance trop vive, et se trouve rendu
qu'on voudra, pourvu qu'on garde toujours le à sd nature première pour recevoir une forme
rapport de un à deux dans la mesure, le vers
, nouvelle. Une foule de troubles et de peines
garde aussi son nom d'iambique au contraire, : naissent de l'attention que l'âme d'onne au
si on prononce lentement un vers composé de corps, de son attachement à une œuvre unique
pyrrhiques, il se change en un vers sponJai- et particulière au mépris de la loi universelle

que, au point de vue, non delà prosodie, mais


De même dans la musique moderne, les mouvements allegro ou
de la musique. Quant au vers dactylique ou
'

andante, etc. ne changent rien à la valeur intrinsèque dos notes, le


anapestique, comme le mélange des brèves et rapport d'une blanche à une noire , d'une noire 5 une croche étant
le même.
des longues fait apprécier leur quantité rela- dupe d'une rime qui
* C'est ainsi qu'en français l'oreille n'est pas
tive ,
quelque temps qu'on mette à le pronon- ne s'adresse qu'aux yeux.
LIVKl-: SIXIKMK. 487

bien que cette œuvre ne puisse échappera l'or- déjà les joies éternelles et semble y toucher, la
dre universel dont Dieu est l'arbitre et qu'elle y ()erte des biens périssables ou la mort pourrait-
trouve sa place. Car celui qui n'aime pas les lois elle l'épouvanter? Se troublerait-elle quand
en devient l'esclave, elle est assez forte pour dire à ses sœurs moins
parfaites : « Ilm'est avantageux de mourir
CHAPITRE XV. « et de me réunir au Christ mais il est né-
:

« cessaire, à cause de vous, que je reste dans


l'ame accomplira en paix les mouvements du « ma chair '? » — LE. Non , assurément. —
corps après la résurrection la perfection : Le M. Cette disposition qui lui fait braver les
DE l'aME CONSISTERA ALORS EN QUATRE VERTUS. adversités et la mort ne doit-elle pas s'appeler
force? — L'E. J'en conviens encore. — Le M.
40. Si, dans le temps que notre pensée se Et cet ordre suivant lequel elle ne sert que
reporte souvent, avec une attention profonde, Dieu, ne reconnaît pour égales que les âmes les
sur les choses immatérielles et immuables, il plus pures, ne veut exercer d'empire que sur
s'élève par hasard en nous, à propos d'un les bêtes et sur la nature physique ,
quelle
mouvement du corps, comme
facile et habituel vertu est-ce à ton avis? — LE. La justice,
une promenade, une psalmodie, des nombres comment ne pas le voir ? — Le AJ. Tu as rai-
qui s'évanouissent à notre insu , bien qu'ils son,
n'existeraient pas sans un effort de notre acti-
vité si enfin, lorsque nous sommes plongés
;
CHAPITRE XVI.
dans nos vaines imaginations, nous produisons
également des nombres sans en avoir cons- COMMENT CES QUATRE VERTUS* SONT l'APANAGE DES
cience combien cet état de l'àme ne sera-t-il
;
BIENHEUREUX.
pas i)lus élevé et plus diuv.ble, lorsque notre
corruption aura revêtu rmcorruptibilité, que 51. Maintenant une question : laPrudence
notre mortalité aura revêtu l'immortalité* ? En consistant pour l'àme, comme nous en sommes
d'autres termes, pour exprimer cette vérité convenus plus haut, à comprendre l'objet
simplement, lorsque Dieu aura vivifié noscorps, auquel elle doit s'arrêter et le but où elle
mortels « à cause de l'Esprit qui demeure en doit atteindre par la tempérance, en d'autres

« nous » comme dit l'Apôtre -, avec quel bon- termes, par la charité, qui tourne tout son
heur, voyant Dieu seul et la vérité pure, face amour vers Dieu, comme par le renoncement
à face, comme il a été dit, sentirons-nous sans au monde qui est un acte de force et de jus-
,

le moindre trouble s'élever en nous les nom- tice ;


penses-tu qu'après avoir atteint l'objet
bres destinés à mouvoir les organes? On ne de son amour et de ses peines par une sancti-
saurait croire en effet que l'àme trouve sa fé- fication parfaite, après avoir vu son corps vivi-
licitédans les biens qui lui doivent naissance, fié, les imaginations désordonnées bannies de
sans pouvoir la trouver dans les biens qui la sa mémoire, après avoir commencé sa vie en

rendent bonne elle-même. Dieu et par Dieu seul expérimenté enfin cette ;

50. Or, l'acte par lequel l'âme, avec l'aide de promesse divine « Mes bien-aimés nous : ,

Dieu et de son Seigneur, s'arrache à l'amour « sommes maintenant les enfants de Dieu et

de la beauté inférieure, en combattant avec « on ne voit pas encore ce que nous serons :

énergie et en détruisant les habitudes qui lui « mais nous savons que lorsqu'il apparaîtra,
font la guerre la victoire qui la fait triompher
;
« nous serons semblables à lui parce que
dans son sein des puissances de l'air ' et pren- « nous le verrons tel qu'il est ' » penses-tu ;

dre son vol, malgré leur jalousie et en dépit de dis-je, que l'àme verra les vertus dont nous
tous leurs efforts, vers Dieu son soutien et son venons de parler subsister encore ? LE. —
inébranlable appui, qu'est-ce, sinon la vertu Non car les choses, contre lesquelles l'àme
:

qu'on appelle tempérance? LE. Je la re- — réagit, ayant disparu, je ne vois plus la rai-
connais et j'en distincte parfaitement les traits. son d'être de la prudence, qui ne sert à por-
— Le M. Allons plus loin quand elle marche à : ter la-lumière que dans les contradictions;
grandspasdanslecheminduciel,qu'ellesavoure de la tempérance , qui ne sert qu'à détourner
• Philip. I, 23, 21.
» I Cor. XV, 53. — ' Rom. Tiu 11. • Y compris la prudence dont saint Àuguslia parle- immédiatemeot.
* L«i démoQs. • I Jean, m, 2.
488 DE LA MUSIQUE.

l'amour d'un but funeste; de la force, qui ne comme nous l'avons suffisamment démontré,
sert (lu'ù résister au malheur ; delà justice, se laissait aller par orgueil à des actes qui dé-
(jui n'aspire à l'égalité avec les âmesbienbcu- pendaient de son pouvoir et tombait, au mé-
reuses ou à l'empire sur les êtres inférieurs, pris de la loi universelle, dans la sphère de ses
que dans les luttes quirempêchent d'atteindre propres volontés, état qui s'appelle l'apostasie
à ses fins. ou l'abandon de Dieu. —
LE. Je m'en sou-
Le M. Ta réponse n'est pas absolu-
52. viens. —
Le M. Quand l'àme donc s'efforce
ment dénuée de sens; ton opinion est celle de de s'arracher à ce plaisir du sens propre, ne te
quelques philosophes, je ne le nie pas. Mais semblel-elle pas reporter tout son amour sur
en consultant les Livres revêtus de la plus Dieu, et, loin de toute souillure, mener une
haute autorité je trouve qu'il a été écrit
,
: vie de tempérance, de pureté et de calme ? —
« Goûtez et voyea combien le Seigneur est LE. Assurément. — Le M. Remarque aussi
«fdoux', » passage répété par l'apôtre Pierre : comme le Prophète ajoute « Puissé-je n'avoir :

« Si vous aviez goûté cependant combien le «jamais le pied de l'orgueilleux » V'àxpied\\ !

« Seigneur est doux M » C'est en cela précisé- entend ici l'apostasie et la chute dont se pré-
ment que consiste, selon moi, l'effet de ces serve l'âme pour s'attacher à Dieu et vivre
vertus qui purifient l'âme en la convertissant. éternellement. — LE. J'entends et j'adopte ta
Car, le charme des choses périssables ne sau- pensée.
rait être vaincu que par un certain attrait des 54. Reste maintenant la force. Or, si la tem-
choses éternelles. Mais que se passera-t-il au pérance nous garde de la chute qui dépend de
moment qui nous est révélé par ces paroles : notre libre volonté, la force est surtout efficace
a Les fils des hommes espéreront à l'ombre contre la violence qui peut entraîner une âme
« de vos ailes ils seront enivrés de l'abon-
: peu vigoureuse à sa ruine et à sa dégradation
« dance de votre maison, et vous les abreu- déplorable. Cette violence a dans l'Ecriture un
« verez au torrent de votre félicité car c'est : nom très-cKpressif : c'est celui de bras. Et qui
« en vous qu'est la source de la vie ? » Il ne peut faire cette violence, sinon les pécheurs?
dit pas ici que le Seigneur sera doux à goû- Si donc l'âme prémunie contre une pareille
est
ter; mais vois quelle intarissable effusion des violence et qu'elle ait pour sauvegarde l'appui
trésors éternels nous est prédite Une ivresse ! de Dieu, qui la met à l'abri des coups,
divine en sera même la conséquence, et ce de quelque part qu'ils viennent, elle possède
mot me semble exprimer merveilleusement une puissance solide et pour ainsi dire invin-
l'oubli des vanités et des songes du monde. Il cible, puissance que l'on nomme la force à
a ajouté « Nous verrons votre lumière dans
: juste titre, comme tu en conviendras, et que le

« votre lumière. Montrez votre miséricorde à Prophète désigne, je le crois, lorsqu'il ajoute :

« ceux qui vous connaissent. » Par lumière, il « Et que le bras des pécheurs ne puisse m'é-

faut entendre le Christ qui est la sagesse de « carter de vous *. »

Dieu nommé sa lumière. Donc


et mille fois 55. Quel que soit du reste le sens qu'on
ces deux mots nous verrons, » et, a ceux
: « donne à ces mots, nieras-tu que l'âme, arrivée
« qui vous connaissent, » nous font voir claire- à cette perfection et à ce bonheur contemple la
ment que la prudence subsistera dans le ciel. vérité, vit sans tache, reste inaccessible à toute
Car est-il possible que, sans la prudence, l'àme espèce de peine et soumise à Dieu seul , et
voie et connaisse son véritable bien ? — LE. qu'enfin elle domine souverainement tous
J'entends. les autres êtres? —
LE. Je ne conçois pas
53. Le M. Ceux qui ont le cœur droit peu- qu'il y pour elle une autre perfection, un
ait
vent-ils l'avoir sans la justice ? — LE. Je me autre bonheur. —
Le M. Cette contemplation
rappelle elïectivement que par cette expres- de la vérité, cette sanctification, cet enqnre
sion on désigne souvent la justice. — Le M. sur la sensibilité, cette h armonie composent ,

Ne voyons-nous pas cette alliance d'idées ex- les (juatre vertus dans leur perfection absolue;
primée par le Prophète, lorsqu'il s'écrie d'un ou ,
pour ne pas nous inquiéter des mots
ton inspiré : « Et votre justice à ceux qui ont le quand nous sommes d'accord sur le fond des
« cœur droit?» LE. C'est évident. Le M. — — choses, nous avons droit d'espérer qu'à ces
Eh bien rappelle-toi, je te prie, que l'àme,
1 vertus, dont l'âme fait usage dans ses épreuves,

> Ps, zzxm, 9. — * I Pieire Q, 3. •P».xrxv,8-12.


LIVRE SIXIÈME. 489

correspondent des attributs analogues dans tirdu néant, quoique la toute-puissance de


ré terni lé. Dieu ait accompli ce miracle. Quoil un arti-
san peut, grâce aux nombres intellectuels
CHAPITRE XYII.
que recèle son art, développer ces nombres
sensibles qu'il est dans son habitude de pro-
DES HARMONIES AUXQUELLES l'aME PÉCHERESSE
duire, et par les nombres sensibles, ces nom-
DOKM: naissance et de celles qui la DOMINENT.
— conclusion de l'ouvrage.
bres de progrès dont il se sert dans l'action pour

mettre en jeu les organes, nombres en harmo-


Rappelons-nous seulement ce point es-
riO. nie avec les divisions du temps; il peut, dis-je,
sentiel dans le plan de notre ouvrage, que, réaliser sur le bois des
formes visibles en har-
par une loi de celte Providence qui a guidé monie avec de l'espace la nature,
les divisions ;

Dieu dans toutes ses créations, l'âme péche- qui obéit au signal de Dieu peut faire sortir
resse et inforlunée est gouvernée par des le bois lui-même de la terre et des autres élé-
bffrmonies ou produit elle-même des harmo- ments: et Dieu n'aurait pu faire sortir les
nies à un degré aussi bas que peut aller éléments mêmes du néant? Mais il est néces-
la corruption de la ciiair : ces harmonies vont saire que les mouvements, dans le temps, pré-
sans cesse en perdant le caractère de la beauté, cèdent les mouvements, dans l'espace; vois
mais ne peuvent >en être absolument
elles plutôt un Parmi les végétaux, il n'en
arbre.
dépouillées. Dieu, souverainement bon et sou- est aucun qu'on ne voie, dans les inter-
verainement juste, n'est pas jaloux de l'har- valles de temps qu'exige sa maturité, croître,
monie à laquelle donne naissance soit la produire des jets, se développer dans les airs,
damnation, soit la conversion, soit l'endurcis- déployer son feuillage, se fortifier et porter
sement de l'âme. Or, l'hai'monie a son principe soit des fruits, soit la semence même destinée

dans Tunité; elle tire sa béâïïté de l a prop or- à le reproduire en vertu de mouvements mys-
tion et de la sy métrie son enchaînement, de , térieux qui s'opèrent dans le bois lui-même;
l'ordre. Aussi peut-on reconnaître que ,
cette loi est encore plus sensible dans le corps
pour subsister, tout être aspire à l'unité, s'ef- des animaux, où les membres offrent aux re-
force de demeurer sêmblaDie a lui-même, et gards une symétrie plus régulière. Et quand
maintient soit dans le Temps soit dansl'espace, ces merveilles s'opèrent avec les éléments, les
son rang particulier en d'autres termes, qu'il
, éléments eux-mêmes ne pourraient avoir été
assure la conservation de son organisme par un créés de rien ? Y aurait-il donc en eux rien qui
certain écpiilibre sans reconnaître en même
: fût plus bas ,
plus vil que la terre même ? Mais
temps qu'un seul principe, qui se reproduit une parcelle de terre, si petite qu'elle soit,
en image de soi-même parfaitement égale à doit s'étendre en longueur, à partir d'un point
lui-même, grâce au trésor de celte bonté qui indivisible, se développer en troisième lieu
fait régner la charité la plus parfaite entre dans le sens de la largeur, et, en quatrième
l'unité et l'unité sortie de l'unité', adonné à lieu, dans le sens de la profondeur, pour for-
tout l'être et la vie, à tous les degrés de la mer un corps complet. Quel est donc le prin-
création. cipe de cette dimension qui se développe de-
57. Ainsi donc ce vers que nous avons déjà puis le point jusqu'au volume? Quel est le
cité : principe de cette symétrie des parties dans un
Deus Creator omnium solide, produite par la longueur, la largeur et
la profondeur? Quel est le principe de cette
ne charme pas seulement l'oreille par une
analogie, de ce rapport qui fait sortir, dans
cadence harmonieuse,^ il fait éprouver à l'âme
une exacte proportion, la longueur du point
une joie plus délicieuse encore par la pureté
géométrique, la largeur de la longueur,- la
et la vérité de la pensée qu'il exprime. Sans
profondeur de la largeur? Quel en est le prin-
doute tu n'es pas ici arrêté par ces esprits un
cipe, sinon la source éternelle et suprême de
peu lourds, pour employer l'expression la plus
l'harmonie, de la proportion, de la symétrie
douce, qui soutiennent que rien ne peut sor-
et de l'ordre? Or, enlève à la terre ces pro-
* Dans ce • principe qui se reproduit en image de soi-même parrai- priétés, elle n'est plus rien. Donc la toute-
temeiit égale à lir-mème • et dans • cette unité sortie de l'unité, »

puissance de Dieu a créé la terre, et la terre a
tout lecteur intelligent sentira (|u'il est question du plus grand de dos
mystères. été crééede rien.
490 DE LA MUSIQUE.
-~ 58. D'ailleurs la figure nicmc de la terre, qui ttielles d es âmes saintes et bienheureuses : la
pert à la dislinguerdes autres éléments, nefait- loi de Dieu, cetfèTôî'sïïïïs lâqiïêTIÏTïih'e feuille

olle pas apercevoir la propriété essentielle


*
ne tombe pas d'un arbre et pour qinlfos che-
qui lui a été communi(iuée? Y a-t-ii en elle veux sontcom|)tés, se communique sans inter-
une partie différente du tout ? L'affinité et médiaire cà ces harmonies qui la transmet-
l'harmonie de ces parties entre elles ne lui fait- tent à leur tour aux harmonies auxquelles
elle pas occuper le plus bas degré, place rela- obéissent la terre et les enfers '.

tivement très-avantageuse? Sur elle s'étend na- 59. Conclusion. — J'ai discuté avec toi ,

turellement l'eau l'eau qui elle-même tend à


; comme je l'ai pu, de ces merveilles : elles sont
l'unité, plus brillante et plus transparente que si hautes et moi si petit 1 Si ce dialogue touibe
la terre, à cause de la ressemblance plus par- entre mains de quelques lecteurs, qu'ils
les

faite de ses molécules, gardant la place que sachent bien que ceux qui l'ont composé sont
lui assigne son rang et sa conservation. Que infiniment plus faibles que ceux qui adorent
dire de l'air qui, par sa propriété de se conden- la Trinité consubstantielle et imnuiable du

ser, tend plus aisément encore à l'unilé, qui sur- Dieu tout-puissant et unique, principe de tout,
passe autant l'eau en transparence que l'eau auteur de tout, centre de tout, qui l'adorent,
surpasse la terre, et qui s'élève au-dessus pour dis-je en ne s'attachant qu'à l'autorité des
,

trouver sa conservation dans sa hauteur même? deux Testaments, et l'honorent par des actes
Que dire de la voûte céleste, de cette circonfé- de foi, d'espérance etd'amour. Ce ne sont point
rence où finit le monde visible des corps, de les faibles lueurs du raisonnement humain
cette région la plus élevée et la plus pure en qui les épurent, c'est le feu le plus ardent de
son genre ? Or les éléments que nous distin- la charité. Pour nous qui ne voulons pas né-
guons par le ministère des sens avec tous les gliger les âmes que les héréticjues abusent par
objets qu'ils renferment, ne peuvent ni admet- de fausses promesses de philosophie et de
tre ni garder ces rapports dans l'espace, en ap- science, nous devons explorer les chemins et ;

parence une influence


fixes et invariables, sans nous marchons d'un pas plus lent que les
antérieure et secrète des rapports de temps qui saints personnages qui, dans leur vol rapide,
sont en mouvement à leur tour; ces nombres ne daignent pas même les examiner. Toute-
qui se déploient et se meuvent dans les divi- fois nous n'oserions pas suivre cette voie, si
sions du temps, sont antérieurement modifiés nous ne voyions ({ue, parmi les pieux enfants
par le mouvement de la vie, lequel ne dépend de l'Eglise catholique, notre excellente Mère,
que du Maître de l'univers, et, sans avoir d'in- ilen est un grand nombre qui, après avoir
tervalles de temps qui règlent ses harmonies, reçu de l'éducation le talent de la parole et de
reçoit de la puissance divine le bienfait du la controverse , se sont vus contraints d'en
temps. Au-dessus des harmonies de la vie faire usage pour réfuter l'hérésie.
viennent les harmonies pures et toutes intellec-
"~""
* La pesanteur. "
• Rét. liT. I, ch. XI.

Le traité de la Musique est traduit pur MM. THÉSARD et CITOLEUK, ngrcjés d.; l'Cnicersité.
DES MOEURS DE UÉGLISE CATHOLIQUE
ET

DES MŒURS DES MANICHÉENS '.

LIVRE PREMIER.

Des Mœiai'^s de l'Eglise cathioliquo.

Le souverain bien, tel est le but assigné par l'Eglise à nos œuvres ; l'amour, telle est la voie qui y conduit, — Vertus produites
par l'amour de Dieu et devoirs qu'il impose. — Exemples,

CHAPITRE PREMIER. de profession ? Ne peut-il pas arriver, n'arrive-


t-il pas toujours qu'un grand nombre de pas-
LES MANICHÉENS DÉMASQUÉS : DEUX MOYENS EM- sages semblent absurdes à une intelligence
PLOYÉS PAR EUX POUR TROMPER. peu exercée tandis que si des hommes plus
, ,

instruitsen donnent la clef, ils paraissent d'au-


1 . Dans d'autres ouvrages, je crois avoir suffi- tant plus beaux et procurent un plaisir d'au-
samment montré ce que nous pouvons opposer tant plus vif, qu'il était plus difficile d'en saisir
aux invectives que lancent les manichéens con- la pensée ? C'est ce qui arrive en particulier
tre la loi , c'est-à-dire contre l'Ancien Testa- pour les saints livres de l'Ancien Testament.
ment, et sur lesquelles ils reviennent avec une Si l'ony rencontre des passages qui déplaisent,
vaine jactance au milieu des applaudissements il un docteur pieux plutôt
faut s'adresser à ,

d'une foule ignorante. Je puis néanmoins le qu'à un impie lacérateur, et avoir pour prin-
répéter ici en quelques mots. Quel esprit, en cipe de s'inspirer du zèle qui cherche plutôt ,

effet,pour peu qu'il ait du sens, ne comprend que de la témérité qui censure. Il peut se faire
facilement que l'intelligence des Ecritures doit qu'en cherchant à comprendre l'Ecriture , on
être demandée à ceux qui en sont les docteurs rencontre desévêques, des prêtres , d'autres
' Voir hist. de s, Aug. ch. vu, et Rétr.liv. i, ch. vu. chefs et ministres de l'Eglise catholique , qui
492 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

évitentd'expliquer devant tous indistinctement


les mystères de la révélation ou qui satis-
, ,
CHAPITRE II.
faitsd'une foi simple, ne se sont pas appliqués
à en sonder les profondeurs. Cependant ne dé- LES MANICHÉENS CONDAMNÉS AU TRIBUNAL DE LA
sespérez point de trouver la science de la vérité R.\1S0N. — VICE DE LEUR MÉTHODE.
dans cette société lors même que tous ceux
,

qu'on y interroge ne peuvent pas enseigner, 3. Sur quoi m'appuyer d'abord? sur l'au-
et que tous ceux qui interrogent ne sont pas torité ou sur la raison? Sans doute d'après
dignes d'apprendre. Il faut donc tout ensemble l'ordremême de la nature, lorsqu'on veut ap-
et la diligence et la piété: parla première nous prendre une chose, l'autorité doit précéder la
méritons de trouver de bons maîtres , et par raison. En effet l'infirmité de la raison se mon-
la seconde de profiter de leurs leçons. tre en ce que, si elleveut d'abord marcher
2. A de deux puissants moyens de sé-
l'aide d'elle-même, elle s'appuie ensuite sur l'auto-
duction manicbéens parviennent à se faire
les rité pour se fortifier. Ainsi, parce que l'in-

passer pour docteurs aux yeux des simples. telligence humaine


obscurcie trop souvent
,

D'abord ils attaquent les Ecritures qu'ils com- par les ténèbres épaisses du vice et du péché,
prennent mal ou qu'ils veulent être mal com- ne peut fixer sur l'évidence de la raison un
prises ; ensuite ils affichent les apparences regard pur et assuré, on a adopté l'usage émi-
d'une vie chaste et d'une prodigieuse conti- nemment salutaire de faire appel à l'autorité,
nence. En conséquence ce livre aura pour but pour affermir tremblant de la raison.
l'œil
d'exposer ma manière de voir conforme à la L'autorité en comme l'ombre pro-
effet c'est

doctrine catholique , sur la règle des mœurs ;


jetée par tous les rameaux de l'humanité qui
en le lisanton comprendra facilement qu'il est adoucit l'éclat éblouissant de la vérité. Mais
aisé de simuler la vertu, mais qu'il est difficile puisque je m'adresse à des adversaires qui
de la pratiquer sincèrement. Je m'efforcerai sentent, parlent et agissent contre l'ordre na-
de témoigner moins de colère contre les excès turel ; à des adversaires dont la maxime par
d'adversaires qui me sont trop connus qu'ils ,
excellence est de soutenir que la raison doit
n'en montrent eux-mêmes contre ce qu'ils marcher avant tout, je descendrai sur leur
ignorent; ce que je me propose, c'est leur terrain. J'affirme que c'est là un mode vicieux
guérison si elle est possible, plutôt que le plai- dans toute discussion, mais je m'y soumets.
sir de les attaquer. Je n'emprunterai à l'Ecri- C'est pour moi le plus ineffable plaisir d'imi-
ture que les témoignages d'une crédibilité évi- ter, autant que je le puis, la mansuétude de

dente à leurs yeux; je n'invoquerai que le Jésus-Christ mon divin Maître, qui a daigné se
Nouveau Testament , et encore je laisserai de revêtir du mal même de la mort, afin de nous
côté les autorités qu'ils prétendent avoir été en dépouiller.
ajoutées après coup, lorsqu'ilsse sentent serrés
de trop près, me bornant aux passages qu'ils CHAPITRE HL
sont forcés d'admettre et d'approuver. Seule-
ment, tous les textes que j'emprunterai à l'en- LE SOUVERAIN BIEN POUR l'HOMME. — SES
seignement apostolique je les comparerai à , CONDITIONS.
un texte correspondant de l'Ancien Testament.
Dès lors, pourvu qu'ils ne mettent pas d'obsti- 4. Au flambeau de la raison cherchons ,

nation à demeurer ensevelis dans leurs rêve- donc quelle doit être la vie de l'homme. Sans
ries ils sortiront de leur sommeil
,
et, respi- , nul doute nous aspirons tous au bonheur et
rant du côté de la lumière de la foi chrétienne, il n'est personne au monde qui n'admette ce

ils verront sans peine que la vie qu'ils affectent principe avant même qu'il soit énoncé. Or, à
au dehors n'est rien moins que la vie chré- mon avis, on ne peut appeler heureux, ni
tienne , ils conviendront aussi que l'Ecriture celui qui n'a pas ce qu'il aime, quel que soit
qu'ils lacèrent est véritablement l'Ecriture de d'ailleurs l'objet de son amour ; ni celui qui
Jésus-Christ, a ce qu'il aime, si ce qu'il aime lui est nuisible;

ni celui qui n'aime pas ce qu'il a, lors même


que ce serait un bien excellent. En effet dési-

rer ce que l'on ne peut obtenir, c'est être tour-


LIVRE PREMIER. - DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 403

mente c'est être trompé que d'obtenir ce que


;

Ton ne devait pas désirer, et c'est être malade CHAPITRE IV.


que de ne pas désirer ce que l'on doit obtenir.
Rien de tout cela ne peut survenir sans pro- qu'est-ce que l'homme?
duire la soufl'rance. La misère et la béatitude
n'ont pas coutume d'habiter simultanément 6. Cherchons donc quel bien peut être supé-
dans un seul homme dès lors aucun de ceux-là
; rieur à l'homme. Mais comment le trouver si

n'est heureux. Reste donc un quatrième état auparavant nous n'avons étudié et com|)ris
seul compatible avec le bonheur; il consiste l'homme lui-même? Toutefois ce ne peut être
à aimer et à posséder ce qui est le plus excel- une simple définition que l'on me demande,
lent pour l'homme. Jouir en effet, n'est-ce pas car tout le monde, ou du moins mes adver-
avoir à sa disposition ce que l'on aime? peut- saires et moi nous sommes parfaitement d'ac-
on être heureux si l'on ne jouit pas de ce qui cord sur ce point, à savoir que nous sommes
pour l'homme est le bien par excellence? et composés d'une âme et d'un corps. La ques-
pout-on ne pas l'être si l'on on jouit? Concluons tion à résoudre est donc plutôt celle-ci de ces :

dès lors que si nous aspirons à vivre heureux, deux substances que j'ai nommées, laiiuelle est
nous devons pouvoir posséder notre souverain l'homme? Est-ce le corps seulement ou seule-
bien. ment l'âme? En effet ce sont là deuxchoses dis-
5. Reste donc à chercher quel est le souverain tinctes, et aucune des deux prises séparémentne
bien de l'homme, et de toute évidence ce bien peut être appelée l'homme, car lecorps ne serait
ne saurait être inférieur à l'homme. Car c'est pas l'homme s'il n'y avait pas d'âme, et l'âme
s'abaisser que de chercher ce qui est plus bas ne serait pas l'homme si lecorps n'était animé
que soi. Si donc c'est une obligation pour par elle. Cependant il peut se faire que l'une
l'homme d'aspirer au plus parfait, ce bien par des deux paraisse être l'homme et en porte
excellence ne saurait lui être inférieur. Sera- le nom. Qu'appellerons-nous donc l'homme?

ce quelque chose d'égal à lui-même ? L'affir- Est-ce l'âme et le corps unis entre eux comme
mer c'est prétendre que parmi les biens dont le char aux coursiers, ou à la manière du
l'est

on peut jouir il n'en est pas de supérieur à centaure ? N'est-ce que le corps au service de
l'homme. Si donc nous trouvons quelque bien l'âme qui le gouverne, et que nous appelons
qui soit supérieur à l'homme tout en restant l'homme, comme nous désignons par le nom
à la disposition de celui qui l'aime, nous con- de lanterne, non pas tout ensemble la lumière
cluons que l'homme doit tendre vers ce but et le vase qui la porte, mais le vase seulement,
manifestement supérieur à celui qui y aspire. quoique ce nom lui vienne à raison même de
En effet si le bonheur consiste dans la posses- la lumière qu'il renferme? Ou bien appelle-
sion d'un bien tel qu'il ne peut y en avoir de plus rons-nous du nom d'homme l'âme seulement,
grand, en d'autres termes, dans le bien par mais à raison du corps qu'elle anime, comme
excellence, à quel titre peut-on appeler heu- nous appelons cavalier non pas l'homme et le
reux celui qui ne possède pas encore son sou- cheval, mais l'homme seulement, en tant qu'il
verain bien? Ou comment serait-ce le souve- est assis sur le cheval qu'il dirige? Une telle

rain bien, s'il y en a un meilleur (|ue nous controverse est raison y


difficile à vider; si la

puissions posséder? J'ajoute que le souverain parvient aisément, ce ne peut être sans une
bien, s'il existe, doit être tel que nous ne puis- longue dissertation, et nous n'avons nul be-
sions en être privés contre notre gré. En effet soin d'entreprendre ce travail ni de retarder
nous ne saurions nous reposer pleinement ainsi notre discussion. Dites que l'homme c'est

dans un bien si nous sentons qu'il peut nous l'âme et le corps tout ensemble, ou que c'est

être arraché alors même que nous voulons le l'âme seule, peu importe; il n'en sera pas
conserver et l'étrcindre. Et si l'on n'est pas moins vrai que le souverain bien de l'homme
assuré de la possession du bien dont on jouit, n'est pas le souverain bien du corps, mais le
pourra-t-on être heureux, avec cette doulou- souverain bien du corps et de l'âme tout en-
reuse crainte de le perdre ? semble, ou de l'âme seule.
loi DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

même, on doit nécessairement regarder comme


étant le souverain bien de Lhomme, ce (jui
CHAPITHE V.
peut rendre l'àme souverainement bonne, dût-
on ne voir l'homme que dans le corps. De
LE SOUVERAIN BITN DE l'iIO.VME EST AVANT TOIT
même, si un cocher obéissant à mes ordres
LE SOLVKRAIN BIEN DE SON AME.
nourrit et dirige |)arfaifement les chevaux (pii

nous demandons ce qui peut être le sou-


7. Si
lui sont confiés, et si je me montre d'autant
verain bien du corps, la raison nous le montre plus généreux envers lui qu'il m'obéit mieux,

sans hésiter dans ce qui procure au corps la peut-on nier qu'à moi revient le mérite de la
perfection la plus grande possible. Or de tous bonne tenue et du cocher et des coursiers?

les biens qui perfectionnent le corps, le plus Donc appelez homme le corps seulement, ou
excellent, sansaucun doute, c'est l'àme. Le l'àme seulement , ou bien le corps et l'âme
souverain bien du corps ce n'est donc, ni le réunis, ce que je dois chercher avant tout,

|)laisir,ni l'insensibilité, ni la force, ni la beauté, c'est ce qui peut rendre l'âme plus parfaite.
ni l'agililé, ni les autres biens corporels, quels Car lorsque nous l'aurons trouvé, nous aurons
qu'ils suient, mais uni(juement Lame. En effet ce qu'il faut pour que Lhomme puisse, sinon

tous ces biens que je viens d'énumérer, c'est s'élever à la perfection , du moins devenir
l'âme, par sa présence, qui les procure au corps beaucoup meilleur qu'il ne le serait, privé de
et surtout elle lui procure la vie, qui les sur- celteunique connaissance.
passe tous. D'où je conclus que Lame ne me
Lhomme,
paraît pas être le souverain bien de CHAPITRE VI.
soit que nous voyions Lhomme dans Lame et
le corps tout ensemble, soit que nous le voyions LA VERTU CONDUIT A LA POSSESSION DE DIEU.
dans l'àme seule. En effet, de même que la
raison nous affirme que le souverain bien du 9. Il est hors de doute que la vertu rend 1 ame ^

corps c'est ce qui est meilleur que le corps, ce parfaite. Mais on peut demander si la vcrlu
qui lui donne la vigueur et la vie, de même si existe par elle-même, ou si, pour exister, elle
quelque chose surpasse Lame, l'âme en s'y a besoin d'être dans Lame. C'est encore là une
allachant en deviendra plus parfaite peu ;
question très-relevée et qui exigerait de longs
importe du rcsle quel'on trouve Lhomme dans développements. Mais voici comment je l'abré-
le corps et l'âme tout ensemble ou dans 1 ame gerai et comptant sur l'assistance divine, j'es-
;

seulement. Si donc nous découvrons ce quelque père la résoudre, selon mes forces, avec clarté
chose de plus parfait que Lame, sans aucun el concision. Que la verlu puisse exister par
détour, sans nulle hésitalion nous l'appellerons elle-même, sans être localisée dans l'âme, ou
le souverain bien de Lhomme. qu'elle ait besoin de l'âme pour subsister il ;

8. Si c'était le corps qui fût l'homme, je ne est certain que pour parvenir à la vertu l'àme
pourraisme refuser à avouer que le souverain suit une certaine direction ; est-ce la sienne
bien de l'homme, c'est l'àme. Mais quand il propre? est-ce celle de la vertu? est-ce celle qui
s'agit de mœurs, quand nous cherchons Je lui serait imprimée par un troisième moteur
genre de vie que Lhomme doit mener pour qui ne serait ni l'âme ni la vertu ? Mais si l'âme
arriver à la béatitude, ce n'est point au corps se suit elle-même, pour parvenir à la vei'lu,
que nous donnons des préceptes et nous ne ; elle suit je ne sais quel guide insensé car tant ;

sommes pas à la recherche de la science de qu'elle ne possède pas la vertu l'àme n'est ,

gouverner le corps. Enfin notre tâche, ici, est qu'une insensée. D'un autre côté le but su-
de rechercher et d'apprendre les bonnes mœurs. prême de ceux qui cherchent, c'est d'atteindre
Or c'est là l'action propre de l'âme, eUlès qu'il ce qu'ils poursuivent ; Lame désirera-t-elle ne
s'agit d'acquérir la vertu, il ne peut être ques- pas atteindre ce qu'elle cherche ? c'est une
tion du corps. Par conséquent, et ce pojnt est absurdité ; ou bion, comme en se suivant elle-
hors de doute, si le corps, quand il est dirigé même elle ne suit qu'un guide insensé, elle
par Lame, n'en est que beaucoup mieux et parviendra infailliblement à la folie qu'elle
beaucoup plus honnêtement dirigé s'il devient; veut éviter. Etsi c'est la vertu qu'elle suit,

d'autant plus parfait que l'àme, à laquelle il avec le désir de l'obtenir ,comment poursuit-
est légitimement soumis, est i)Ius parfaite elle- elle ce qui n'est pas? ou comment désirc-t-elle
LIVRE PREMIER. — DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 495

obtenir ce qu'elle possède ? Donc, ou la vertu pour arriver à se plonger dans cet océan de
est quelque chose de distinctde l'àme, ou, si lumière ? Recourons donc à l'enseignementcle
l'on veut qu'elle n'en soit qu'une habitude et ceux dont la sagesse nous ofTre des garanties
pour ainsi dire une qualité, il est nécessaire suffisantes.La raison a pu nous amener jus-
que l'àme poursuive quelque chose au dehors qu'ici.Car elle traitait de choses humaines,
d'elle, si elle veut que la vertu puisse germer sinon avec la certitude de la vérité, au moins
en elle. En effet, et c'est là, pour moi, une avec la sécurité que donne Thabitude. Mais
vérité de la dernière évidence, si elle ne pour- maintenant que nous sommes arrivés au seuil
suit rien , ou si elle ne poursuit que la folie, des choses divines, elle fait volte-face, son
elle ne saurait parvenir à la sagesse. regard est impuissant , elle est frémissante,
10. Ce que l'àme poursuit pour arriver à la haletante, palpitante d'amour, mais, frappée
possession de la vertu et de la sagesse, ne peut par de la vérité elle veut rentrer dans
l'éclat ,

être que l'homme sage tu bien Dieu. Mais ses ténèbres habituelles moins par choix que
,

nous avons dit précédemment que le souverain par impuissance. C'est ici qu'il faut craindre,
bien de l'homme doit être tel qu'on ne puisse qu'il faut trembler qu'elle ne devienne la vic-
le perdre involontairement et malgré soi. Or time d'une faiblesse plus grande encore, en de-
peut-on douter un instant que l'homme sage, mandant, dans sa lassitude, le repos aux ténè-
si c'est lui qu'il suffit de rechercher pour être bres. Au moment où nous allions désirer nous
vertueux, puisse nous être enlevé, et sans notre y enfoncer de nouveau, ah qu'il plaise à !

consentement, et malgré notre opposition? Il l'ineffable Sagesse de nous offrir l'ombrage de


ne reste donc plus que Dieu c'est en le ; ranime doucement notre
l'autorité; qu'elle
recherchant que nous arriverons à la vie ver- courage en montrant à nos yeux les faits et les
tueuse, et c'est en le trouvant que nous trou- paroles des Livres saints, comme autant de
verons en outre le bonheur. Niera-t-on l'exis- signes qui par leurs ombres mêmes adouci-
tence de Dieu? A celui qui en serait là, je ne ront pour nous l'éclat de la vérité.
saurais plus quel langage adresser; le meil- i'2. Notre salut pourrait-il exiger quelque
leur langage serait le silence le plus profond. chose de plus ? Où trouver et plus dje bienveil-
Toutefois s'il se rencontrait de ces athées, il lance et plus de libéralité que dans la divine
faudrait avec eux invoquer d'autres principes, Providence? Piefusant d'abandonner entière-
développer d'autres raisons et débuter autre- ment à lui-même l'homme révolté contre ses
ment que nous ne l'avons fait dans ce livre. voyant dévoré par la passion des choses
lois, le

Quant à mes adversaires actuels, ils ne nient mortelles et condamné avec justice à ne laisser
pas l'existence de Dieu, ils avouent même que après lui qu'une postérité soumise à la mort,
sa providence prend soin des choses humaines. elle ne l'a pas entièrement délaissé. Grâce à
Et en vérité pourrait-on donner le nom de des secrets admirables et incompréhensibles;
religion à une secte qui refuserait d'admettre grâce à la succession mystérieuse des biens
que la Providence divine s'étend au moins sur pour l'homme cette puissance
qu'elle a créés ,

nos âmes? souverainement juste possède tout à la fois et


la sévérité de la vengeance et la libéraUté du

CHAPITRE VII. pardon. Voulons-nous comprendre ce que


cette conduite renferme de beauté, de gran-

DIEU RÉVÉLÉ PAR LES ÉCRITURES. — l'ÉCONOMIE deur, de vraiment digne de Dieu; enfin de
DIVINE TOUCUANT NOTRE SALUT. — ABRÉGÉ DE vérité objet de mes recherches? Commençons

LA FOI. par l'étude des choses humaines et de ce qui


nous touche de plus près, gardons la foi et
H. Comment poursuivre Dieu puisque nous les préceptes de la vraie religion ne désertons' ;

ne le voyons pas? et comment le verrions- pas ce chemin sûr où Dieu nous donne pour
nous, n'étant que des hommes et des hommes guides les patriarches avec leur élection, la loi

insensés? Sans doute ce n'est pas par les yeux et son pacte, les prophètes avec leurs prédic-
du que nous pouvons
corps, mais par l'esprit tions, le mystère de l'Homme-Dieu, le té-
le voir;mais où trouver un esprit qui tout moignage des apôtres, le sang des martyrs et
enveloppé du voile de l'ignorance soit capable, la conversion des gentils. Ne me demandez
je ne dis pas d'arriver, mais de faire elfort donc pas ma pensée personnelle; écoulons
496 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

plutôt les oracles célestes, et aux enseigne- qu'elle est tirée de cette loi, qui fut donnée
ments divins soumettons nos faibles raison- par Moïse. En nous y lisons « Tu aime-
effet, :

nements. « ras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,


« de toute ton àme et de tout ton esprit '. » Et

CHAPITRE VIII. quant au rapprochement à établir entre le


texte de saint Paul et l'Ancien Testament,

S'ÉLETER VERS DIEU PAR LN AMOUR SOUVERAIN. pourquoi insister, puisque rAi)ôtre, afin de
nous épargner une trop longue recherche, a
43. Voyons quelle règle de vie nous trace le fait lui-même ce rapprochement? Après avoir

Seigneur lui-même dans l'Evangile, et l'apôtre dit que rien, ni la tribulation, ni les chaînes,
Paul après lui ces Ecritures, du moins,
: ni la persécution, ni la pauvreté, ni les périls,
nos adversaires n'osent pas les rejeter. Dites- ni le glaive, ne peut nous séparer de la charité
nous vous-même, ô Christ, quelle fin, quelle de Jésus-Christ, il ajoute aussitôt « Comme il :

béatitude vous nous prescrivez Il n'en faut ! « est écrit, c'est à cause de vous que nous som-
pas douter; cette fin sera celle vers laquelle « mes dans l'affliction tous les jours, on nous
nous devons tendre par un souverain amour. a regarde comme des brebis destinées à la bou-
«Tu aimeras, nous dit-il, le Seigneur ton cherie^» Nos adversaires, il est vrai, ont pour
« Dieu.» Dites-moi, je vous en prie, dans quelle habitude d'objecter que ce passage a été inséré
mesure je dois aimer; car dans l'amour de après coup par les falsificateurs du texte sacré.
mon Seigneur je crains de faillir par excès ou Misérable réponse, et qui montre combien ils
par défaut. « Tu aimeras, répond-il, de tout sont pris de court! Car n'est-ce pas là le dernier
« ton cœur.» Ce n'est pas assez. De toute « ton mot de ceux qui n'ont plus rien à dire?
« âme. » Ce n'est pas assez encore. De tout « ton 45. J'insiste et leur pose ces questions :

« esprit *.» Que veux-tu de plus? — Si je voyais Niez-vous que cette maxime
dans se trouve
quelque chose de plus, je le voudrais encore. l'Ancien Testament, ou bien prétendez-vous
Et saint Paul, qu'ajoute-t-il? «Nous savons, dit- qu'elle ne concorde pas avec celle de l'Apôtre ?
a il,que pour ceux qui aiment Dieu, toutes Pour répondre à la première question, il suffit
« choses se changent en bien.» Qu'il nous dise à d'ouvrir les Livres saints; quant à la seconde,
son tour la manière d'aimer. Il répond « Qui : en les voyant hésiter et courir à travers champs,
« pourra nous séparer de la charité de Jésus- je les invite à réfléchir et à peser les paroles ci-

« Christ? les tribulations? les chaînes? la persé- tées. A cette condition je leur offre la paix
au- ;

« cution ? la faim ? la nudité ? les dangers? le trement je les poursuivrai en leur déroulant
« glaive Nous venons d'apprendre ce que
' ? » l'interprétation donnée par des intelligences
nous devons aimer, et dans quelle mesure nous jugeant sans passion. En effet, quoi de plus
devons l'aimer: c'est là que doivent tendre tous sensible que la relation qui unit ces deux
nos efforts, tel doit être le but de tous nos des- maximes? Les tribulations, les chaînes, la per-
seins. Notre souverain bien c'est Dieu ; ne res- sécution, la faim, la nudité, le péril, ces afflic-
tons pas en deçà, ne cherchons rien au delà ; le tions de toute sorte sont renfermées dans ce seul
preniier est dangereux, le second est inutile. mot de l'Ancien Testament : « c'est pour vous
a que nous sommes affligés. » Reste le glaive
CHAPITRE IX. qui, à la vérité, ne nous procure pas une vie
douloureuse, puisqu'il tranche l'existence con-
LA CHARITÉ. — ACCORD DE l' ANCIEN ET DU tre laquelle il Or c'est au glaive que cor-
se lève.

NOUVEAU TESTAMENT. respondent ces paroles « On nous a regardés


:

« comme des brebis destinées au sacrifice.» En-


44. Maintenant voyons si ces maximes tirées fin la charité pouvait-elle être désignée plus clai-
de l'Evangile et de saint Paul sont aussi revê- rement que par ces paroles « à cause de vous ? » :

tues de l'autorité de l'Ancien Testament dans ; Essaie maintenant de prouver que ce texte ne
un sujet aussi évident et facile, des investiga- se trouve pas dans l'apôtre saint Paul, et que
tions profondes ne sont point nécessaires, l'at- c'est moi qui l'ai forgé. Hérétique prouve ,

tention suffit. Quant à la première de ces alors que ces paroles ne se rencontrent pas
maximes, il est clair pour tout le monde dans l'ancienne loi, ou bien qu'elles ne concor-
* Matth. ixii, 37. — ' Rom. vm, 28, 35. > Deut.Ti, 5. — ' Bom. vm, 28, 35.
LIVRE PREiMIER. — DES MOEURS DE L'EGLISE CATHOLIQUE. 49-

dcnt pas avec le texte de l'Apôtre. Ta ne l'ose- Ecritures à ceux qui veulent les entendre et
ras pas; et comment l'oserais-tii ? D'un côté qui en sont dignes. Nous avons, bien autre-
le manuscrit lui-même, de l'autre l'intelli- ment (jue vous ne le pensez, l'intelligence de
gence de chacun attestent et l'authenticité de la loi et des proi)hètes. Cessez de vous (rom-
ces paroles et leur ])arfaite conformité avec per vous-mêmes le Dieu que nous adorons
;

celles de l'Apôtre. De quelle valeur est mainte- n'est point un Dieu pénitent, un Dieu jaloux,
nant celte audacieuse imputation les Ecritures :
indigent, cruel, cherchant son plaisir dans
ont élé interpolées? Enfin que répondras-lu à l'effusion du sang des hommes ou des animaux,
celui qui te dira c'est ainsi que je crois, et si
: voyant d'un œil satisfait les fautes et les crimes,
je lis ces Livres, c'est parce que fout m'y appa- bornant son empire à une parcelle de terre.
raît concorder parfaitement avec la foi chré- C'est pourtant à de semblables inepties que
tienne? Dis plutôt, si tu l'oses, et si la pensée vous vous attachez, avec autant d'obstination
te vient de me répondre, dis qu'il faut bien se que de gravité! Aussi vos invectives ne nous
garder de croire que les apôtres et les martyrs atteignent point, quoique vous exposiez vos
aient souffert, pour Jésus-Christ, les tourments contes de vieilles femmes et vos fables pué-
les plus cruels; qu'ils aient été regardés par riles, dans un style d'autant plus sot qu'il af-

leurs persécuteurs comme des agneaux desti- fecte plus de violence. Et si parmi nous il en

nés au sacrifice Et si ce langage te révolte est qui se laissent ébranler et qui passent dans

toi-même, pourquoi me calomnier jusqu'à me votre camp, n'en concluez pas qu'ils condam-
faire un crime de trouver dans ce livre ce que, nent l'enseignement de notre Eglise mais ,

de ton propre aveu, je suis obligé de croire? seulement qu'ils l'ignorent.


17. Si donc quelque chose d'humain bat en-

CHAPITRE X. core dans votre poitrine, si vous avez quelque


souci pour vous-mêmes, cherchez plutôt, avec

CE QUE l'Église nous enseigne par rapport soin et piété, l'explication de ces textes. Cher-

A DIEU. — LES DEUX DIEUX DES MANICnÉENS. chez, malheureux; car nous réprouvons de
toutes nos forces, et sans relâche, cette foi qui
IG. Accordes-tu que aimer Dieu,
l'on doit attribue à Dieu des imperfections qui ne peu-
mais non ce Dieu qu'adorent tous ceux qui vent lui convenir. Quand nous voyons inter-
acceptent l'autorité de l'Ancien Testament? préter à la lettre ces textes de l'Ecriture, nous
Tu prétends donc que l'on ne doit aucun culte redressons cette simplicité, nous nous rions
à ce Dieu qui a créé le ciel et la terre. C'est là, de cette obstination. Et sur beaucoup d'autres
en elTet, le Dieu qui nous est proclamé dans points que vous ne pouvez comprendre, la
toutes les pages de nos livres sacrés, et vous- doctrine catholique en défend la croyance à
mêmes vous avouez que cet univers, que nous tous ceux qui se sont dépouillés de la légèreté
exprimons par le ciel et la terre, a pour Créa- de l'esprit et qui, grâce à l'étude et à la médi-
teur un Dieu et un Dieu bon. Je n'ignore pas tation plus encore qu'aux années, parviennent
qu'en discutant avec vous, il faut faire une rapidement à la blanche couronne de la sa-
restriction, quand on parle de Dieu. En effet, gesse. Croire que Dieu, à l'instar d'une quan-
vous enseignez la coexistence de deux dieux tité, est contenu dans l'espace, supposàt-on

distincts, l'un bon et l'autre mauvais. Vous cet espace infini, nous enseignons que c'est là
dites que vous honorez, et que, selon vous, une folie. Admettre qu'il se meut d'un point
on honorer le Dieu par qui le monde a
doit à un autre, soit quant à sa substance tout
été créé, mais vous soutenez que ce Dieu n'est entière, soit quant à telle portion de lui-même,
pas celui dont nous parle l'Ancien Testament. nous proclamons hautement que c'est un
Quelle impudence de vous obstiner, mais en crime. Et si quelqu'un s'imagine que Dieu,
vain, à donner une mauvaise interprétation à dans sa substance ou sa nature, peut subir, de
la croyance ([ui nous a élé transmise avec au- quelque manière que ce soit, une mutation ou
tant de raison que d'ulililé Mais sachez-le,
! un changement, nous le condamnons comme
vos discussions, aussi insensées qu'impies, ne victime d'une incroyable démence et d'une
peuvent soutenir la comparaison avec l'ensei- impiété criminelle. C'est là imiter les enfants
gnement de ces hommes doctes et pieux qui, qui, très-souvent, se représentent Dieu sous
dans TEghse catholique, expliquent les saintes une forme humaine et s'imaginent que c'est
S. AuG. — TojiE in. 32
498 DES MOEURS DE L'EGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

là Fa réalité. Peut-on quelque chose de plus il faut conclure que le souveriin bien ou le

abject? Mais on trouve aussi beaucoup de bien par excellence consiste non-seulement à

vieillards qui contemplent l'inviolable et im- aimer, mais à aimer de telle sorte que nous ne
muable majesté, bien au-dessus et au-delà de puissions rien aimer davantage. Et c'est là ce
toute forme du corps et de l'esprit humain. Or, qui nous est indiqué et cx[)rimé par ces
nous l'avons déjà dit, ces différents âges se font paroles : « De toute ton âme , de tout ton
reconnaître à la vertu et à la prudence dont ils « cœur, de tout ton esprit. » A[)rès des expres-
donnent des preuves et non aux années qu'ils sions aussi formelles et acceptées avec la foi la

ontvccu. Mais parmi vous, s'il n'estpersonne qui plus vive, comment douter encore que Dieu
assimile la substance divine au corps humain, soit pour nous le bien par excellence , à l'ac-
il n'est personne non plus qui ne la souille de quisition duquel nous devions tendre de tous
îa difformité de l'erreur humaine. Au con- nos en le préférant à tout? D'un autre
efforts,

traire ceux qui, semblables à des enfants au côté, au monde ne peut nous séparer de
si rien
berceau, restent suspendus au sein de l'Eglise sa charité. Dieu est donc de tous les biens
catholique, s'ils ont été soustraits aux ravages non-seulement le plus excellent, mais encore
de l'hérésie, nous les voyons se nourrir cha- le plus a?suré.
cun suivant ses besoins et ses forces, et s'avan- 19. Etudions brièvement chacun de ces ca-
cer tous, quoique d'une manière dilîérente, ractères. Personne ne peut nous séparer de
vers la plénitude de l'homme parfait. Ils arri- Dieu, nous menaçàt-il de la mort. En elTet, ce
vent ensuite à la maturité et à la science delà par quoi nous aimons Dieu ne peut mourir
sagesse et obtiennent ainsi, dans la mesure qu'en cessant d'aimer Dieu ; mourir c'est ne
même de la volonté, la faculté de jouir de la pas aimer Dieu, et ne pas aimer Dieu c'est ai-

béatitude. mer et chercher de préférence un autre objet


que lui. Pour nous séparer de Dieu, nous pro-
CHAPITRE XI. mettra-t-on la vie? Ce serait promettre l'eau
en renonçant à la source. Un ange ne saurait
DE l'amour SOUVEBAIN POUR DIEU. LES DEUX — nous en séparer, car quand nous sommes unis
CONDITIONS DU SOUVERAIN BIEN. à Dieu, un ange même n'est pas plus puissant
que notre âme. La vertu ne nous en séjjare
18. Chercher Dieu c'est donc aspirer à la pas, car dût-on parler de cette vertu qui a
béatitude posséder c'est la béatitude même.
; le quelque pouvoir en ce monde, rame unie à
C'est par l'amour que nous le cherchons. L'at- Dieu est bien au-dessus du monde tout entier;
teindre, ce n'est pas nous transformer en lui, et par vertu on entend l'affection légitime de
si

mais nous rapprocher de lui d'une manière notre cœur, il nous suffit de la rencontrer
admirable et tout intellectuelle, devenant, dans un autre, pour nous sentir portés vers
pour ainsi dire, tout illuminés et inondés de Dieu; et mieux encore, si elle est en nous c'est
sa vérité et de sa sainteté. En effet, il est la lu- elle-même qui forme cette union. Les peines
mière elle-même et c'est par lui seul que nous de la vie présente ne nous séparent pas de la
pouvons être éclairés. Dès lors, pour parvenir charité de Dieu, car elles nous paraissent d'au-
à la vie heureuse, « le grand et le premier com- tant plus légères que nous nous attachons plus
« mandement le voici Tu aimeras le Seigneur
: étroitement à Celui dont elles chercheraient à
a ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton
, nous séparer. La promesse des biens futurs ne
« âme et de tout ton esprit car tout se change : nous en sépare pas, car c'est de Dieu que nous
« en bien pour ceux qui aiment Dieu. » C'est viennent les promesses les plus assurées des
pourquoi l'Apôtre ajoute presque aussitôt « Je : choses futures, et quelle chose peut être meil-
« suis certilin que ni la mort, ni la vie, ni les leure que Dieu, qui est toujours présent à
« anges, ni les puissances, ni les choses présen- ceux qui lui sont unis? Ni la hauteur, ni la
ce tes ni les choses futures, ni la hauteur, ni la profondeur ne nous en séparent. En effet,
« profondeur, ni aucune créature ne pourra veut-on parler de la hauteur ou de la profon-
« nous séparer de la charité de Dieu qui est en deur de la science, j'éviterai une excessive cu-
a Jésus-ChristNotre-Seigneur *. » Si donc tout riosité dans la crainte de me séparer de Dieu;
se change en bien pour ceux qui aiment Dieu, et l'enseignement de qui que ce soit ne m'en
' Mattb. xxu,37, 38; Rom. ym, 28, 38, 39. séparera pas davantage sous prétexte de dissi-
LrS'RE PREMIER. — DES iMOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 499

per mon erreur, car on n'est dans l'erreur porte plus loin son audace à s'égaler à lui. Et
qu'autant qu'on est séparé de Dieu. Si au con- c'est cetteaudace qui la dissuade d'obéir aux
traire, par ces paroles on entend les choses loisde Dieu, en lui persuadant qu'il est en son
supérieures et les choses inférieures de ce propre pouvoir de devenir ce qu'est Dieu lui-
monde, qui osera me promettre le ciel, en me même.
séparant du Créateur du ciel ; et quel enfer 21. Donc plus cette âme s'éloigne de Dieu,

pourra m'cffraycr jusqu'à me fairequitterDieu, non pas d'une distance locale, mais par l'a-
puisque si jamais je ne l'avais quitté, jamais mour et le désir des biens terrestres, infé-
je n'aurais connu d'enfer? Enfin quel lieu rieurs à elle-même, plus elle s'enfonce dans la
pourrait me séparer de la charité de Dieu, lui folie et la misère. Au contraire, elle remonte

qui est tout entier partout et qui n'y serait vers Dieu par la charité et parle désir, non
pas ainsi, s'il pouvait être renfermé dans tel pas de se poser son égale, mais de se soumet-
ou tel lieu particulier ? tre à lui. Et plus elle y apportera d'efforts et
de soins plus elle sera grande et heureuse
,

plus elle sera libre sous la domination de ce


CHAPITRE Xn.
Maître unique. Qu'elle sache donc toujours
qu'elle n'est qu'une créature. Qu'elle voie dans
LA CUAIIITÉ NOUS IMT A DIEU.
son Créateur une nature divine, infiniment et
20. Non, dit l'Apôtre, aucune autre créa- inviolablement douée de la vérité et de la sa-
ture ne nous peut séparer de Dieu. révéla- gesse, tandis que sur elle peut s'appesantir la

teur des plus profonds mystères ! 11 ne s'est mensonge, à cause des erreurs mêmes
folie et le

pas contenté de dire une créature; il dit au-


: :
dont elle désire se dépouiller. Qu'elle
prenne
cune autre créature, nous apprenant ainsi que garde aussi que l'amour du monde sensible
notre cœur, notre esprit, par lesquels nous ai- ne la sépare de la charité de Dieu charité qui ,

mons Dieu et nous nous attachons à lui, ne sont la sanctifie bonheur le plus
et lui assure le

eux-mêmes que des créatures. Par ces mots : grand et le plus constant. Donc puisque nous-
« aucune autre créature, » il entend donc les mêmes nous sommes des créatures, aucune
corps. Car si l'àme est une chose « intelligible, » « autre » créature ne nous sépare de la cha-

c'est-à-dire si elle ne peut être connue que rité de Dieu, qui est en Jésus-Christ Notre-

par rintelligence, il faut entendre par les Seigneur.


«autres »créatures, tout ce qui est «sensible,»
c'est-à-dire toutes les choses qui se font con- CHAPITRE Xlll.
naître à nous par les yeux, les oreilles, l'odo-
rat, le goût et le toucher; et celles-ci sont évi- UNION A^-EC DIEU PAR JÉSUS-CnBIST ET LE
demment inférieures aux choses perçues par SAINT-ESPRIT.
l'intelligence. Or Dieu, quoique supérieur à
l'intelligence qui le perçoit, puisqu'il est son 22. A saint Paul il appartient aussi de nous
créateur et son auteur, n'est cependant lui- dire quel est ce Christ Jésus, Notre-Seigneur.
même connu de ceux qui en sont dignes que « A ceux qui sont appelés, nous prêchons, dit-il,

par cette même intelligence. Aussi était-il à « le Christ, Vertu et Sagesse de Dieu K » Quoi
craindre que l'àme humaine, élevée qu'elle donc ? Jésus-Christ ne dit-il pas lui-même :« Je
est au rang des créatures invisibles et intellec- « suis la Vérité ? » Si donc nous voulons savoir
tuelles, ne s'aveuglât jusqu'au point de se ce que c'est de bien vivre, c'est-à-dire de ten-
croire de même nature que Celui qui l'a créée, dre à la béatitude par une bonne vie, ne répon-
et qu'ainsi elle ne se séparât par orgueil de drons-nous pas que c'est aimer la Vertu, aimer
Celui à qui elle doit rester unie par la charité. la Sagesse, aimer la Vérité, et l'aimer de tout"
Pourtant, du moins dans une certaine mesure, notre cœur, de toute notre àme, de tout notre
elle devient semblable à Dieu; mais c'est quand esprit, cette Vertu inviolable et invincible, cette
elle sesoumet à Lui pour en recevoir la clarté Sagesse sans aucun mélange de folie, cette
et la lumière. Si donc son union avec Dieu Vérité sans altération et toujours la même ?
est d'autant plus étroite, que sa soumission est C'est par elle que nous connaissons le Père, car
plus profonde, on doit nécessairement conclure il a été dit : o personne ne vient au Père que par

qu'elle s'éloigne d'autant plus de lui, qu'elle » I Cor. I, 23, 23.


, .

ëoo DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MONICHÉENS.

« moi '.» Or nous lui sommes unis par la sanc- c'est donc, de la part du genre humain, mar-
tification. En ciretj la sanctification produit en cher d'un pas sûr et constant vers la vie par-
nous lesardeurs d'une charité pleine et entière, faite et heureuse. Quand il s'agit de mœurs, à

seule assez forte pour nous empêcher de nous mon avis l'unique question à résoudre, c'est
détourner de Dieu, et nous porter à nous for- celle du souverain bien de l'homme vers lequel
mer selon lui plutôt que selon le monde. «Car, tout doit tendre. Or nous avons prouvé, soit
« dit le même Apôtre il nous a prédestinés à , par la raison, du moins autant que nous l'avons
« devenir conformes à l'image de son Fils *. » pu, soit par l'autorité divine, infiniment supé-
23. Dès lors la charité nous rend semblables rieure à notre raison, que ce souverain bien
à Dieu et après nous avoir obtenu de lui le
;
de l'homme n'est autre que Dieu lui-même.
sceau de de cette ressem-
cette conformité, En effet quel peut être pour l'homme le bien

blance, elle nous circoncit des désirs de ce par excellence, en dehors de celui dont la pos-
monde, elle nous empêche de nous confondre session produit le souverain bonheur? Et ce
avec les créatures qui doivent nous être sou- bien, c'est Dieu à qui nous ne pouvons nous
mises. Telle est l'œuvre propre du Saint-Esprit. unir que par la dilection, l'amour, la charité.
« L'espérance nous préserve de la confusion
dit l'Apôtre, parce que la charité de Dieu a été CHAPITRE XV.
« répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit
« qui nous a été donné ',»0r nous ne pourrions DÉFINITION CHRÉTIENNE DES QUATRE VERTUS
jamais être renouvelés dans notre intégrité pri- CARDINALES
mitive par le Saint-Esprit, si lui-même n'était
doué d'intégrité et d'immutabilité; et il ne 23. Si la vertu est le chemin du bonheur,
peut qu'en possédant la substance et la
l'être que peut être la vertu sinon amour souverain
nature même de Dieu à qui seul appartient pour Dieu ? Quand donc on dit qu'elle est qua-
l'immutabilité et l'identité souveraine. En druple, je crois qu'on l'entend des divers états
elTet, et ce n'est pas moi qui l'affirme ; c'est le de cet amour. Ces quatre vertus, plaise à Dieu
même Apôtre : « toute créature est soumise à la que leur efficacité soit dans tous les cœurs,
« vanité '. »0r ce qui est soumis à la vanité ne comme leurs noms sont dans toutes les bou-
peut ni nous y arracher, ni nous unir à la vé- ches 1 — Voici comme je les définis sans hési-
rité. Si c'est là l'œuvre du Saint-Esprit, il n'est ter La tempérance, c'est l'amour se donnant
:

donc point une simple créature, il est Dieu, tout entier à l'objet aimé la force, c'est l'amour
;

car on ne peut être que Dieu ou créature. supportant tous maux


à cause de l'objet
les
aimé; l'amour soumis au seul objet
la justice,

CHAPITRE XIV. aimé , et par suite régnant sur tout le reste


avec droiture enfin, l a prudenc e, c'est Tampur
;

l'amour nous unit a la TRINITÉ. faisant un choix judicieux de ce qui peut lui
être ùîile à Fexclusion de ce qui peut lui être
24. Nous devons donc aimer Dieu, c'est-à- nuisible Et cet amour, nous avons dit que ce
.

dire une sorte d'unité trine. Père, Fils et Saint- n'est pas l'amour de n'importe quel objet, mais
Esprit, dont je ne dirai rien autre chose, si ce uniquement l'amour de Dieu , c'est-à-dire l'a-

n'est qu'elle est l'Etre lui-même. Car Dieu mour du souverain bien, de la souveraine
n'est-il pas le vrai et souverain Etre, « lui de sagesse, de la concorde souveraine. Je pourrais
o qui, par qui et en qui toutes choses existent, » donc encore définir ces vertus la tempérance :

comme le dit saint Paul. Il ajoute : « A lui la c'est l'amour de Dieu, se conservant intègre et
« gloire^.» A lui et non pas à eux, car il n'y a incorruptible; la force, c'est l'amour suppor-
qu'un Dieu. A lui la gloire, c'est-à-dire la gloire tant facilement tout à cause de Dieu la justice, ;

par excellence, la gloire la plus pure, la plus c'est l'amour ne servant que Dieu seul et par
haute, la plus étendue. En effet plus son nom suite régissant avec droiture tout ce qui est
est proclamé, plus loin il est connu, plus aussi soumis à l'homme la prudence, c'est l'amour
;

il est aimé et ardemment aimé. En agir ainsi, discernant judicieusement ce qui peut nous
aider à arriver à Dieu ou ce qui peut nous dé-
* Jean, xiv, 6, — ' Rom, viu, 29. — ' Ib. v, 6. — * ib. vui, 20.
— • Rom. XI, 36, tourner de lui.
LIVRE PREMIER. — DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. SOI

est due à la force, lisez ce qui suit : « Que si,


CHAPITRE XVI.
« est-il dit, la possession queambitionne l'on
« dans la vie est honnête, qu'y a-t-il de plus
ACCORD DE l'ancien ET DU NOUVEAU TESTAMENT.
« honnête que la sagesse qui opère toutes cho-
26. Quant au genre de vie qui découle de « ses? b Se peut-il une expression plus belle et
chacune de ces vertus, je l'exposerai briève- plus claire, et même
plus riche? Si vous n'en
ment. Mais avant tout, comme je l'ai promis, êtes pas frappé, écoutez encore et toujours dans

je dois rapprocher de ces témoignages du le même sens : « La sagesse enseigne la sobriété,

Nouveau Testament que j'invoque déjà depuis « la justice et la vertu.*» La sobriété me semble
longtemps, d'autres témoignages semblables désigner la connaissance même du vrai, c'est-
tirés de l'ancien. Paul serait-il le seul à nous à-dire l'enseignement ;
quant à la justice et à
dire que nous devons êlre soumis à Dieu, la force elles se rapportent à l'action et à l'opé-

que rien ne doit s'interposer entre nous et ration. Cette force et cette sobriété
dont le Fils
lui? Le prophète n'a-t-il pas exposé très-exac- de Dieu gratifie ceux qui l'aiment, je ne sais à
tement et brièvement la même pensée quand quoi les comparer, puisque le même prophète,
il a dit : « 11 m'est bon d'adhérer à Dieu '
? » pour en exprimer la valeur ajoute aussitôt :
Tout ce qui est longuement développé dans ,
« La sagesse enseigne la tempérance, la jus-

saint Paul au sujet de la charité n'est-il pas


, , « tice et la force , et rien n'est plus utile aux
renfermé dans ce seul mot « adhérer? » Et :
a hommes pendant la vie \ »

cette expression : « il m'est bon , » n'a-t-elle 28. Dira-t-on que ces paroles n'ont pas été
pas le même sens que ces autres paroles : « tout dites du Fils de Dieu
? Mais que signifient donc

« se change en bien pour ceux qui aiment celles-ci: « La sagesse révèle la gloire de sa
« Dieu ^ » Il suffit donc d'une seule phrase et « génération, car elle habite avec Dieu '. » Le

de deux mots au prophète pour exposer et


,
,
sens ordinaire du mot génération n'a-t-il pas
la puissance et l'efficacité de la charité. trait à la paternité ? La cohabitation, à son tour,

27. De même l'Apôtre nous dit du Fils de ne proclame-t-elle pas n'affirme-t-elle pas l'é- ,

Dieu, qu'il est la vertu et la sagesse de Dieu ^ galité avec le Père? De plus, puisque Paul dit

attribuant ainsila vertu à l'action, etla sagesse du Fils de Dieu qu'il est « la sagesse de Dieu * » ;

à l'enseignement. D'un autre côté nous lisons puisque le Sauveur dit de lui-même: a Per-
dans l'Evangile « tout a été fait par lui » et il y
: ;
cesonne ne connaît le Père si ce n'est son Fils ,

a là l'expression de l'action et de la vertu ail- ; « unique ^ » le Prophète pouvait-il s'exprimer

leurs, l'enseignement et la connaissance du plus clairement qu'en disant avec : « Elle était

vrai nous sont aussi clairement indiqués par ces « vous , cette sagesse qui connaît vos
œuvres,
paroles: a Et la vie était la lumière des hom- « elle était avec vous quand vous formiez l'im-
ames*. »0r ces témoignages du Nouveau Testa- « mense univers et elle savait ce qui devrait ,

ment ne trouvent-ils pas un parallèle bien « plaire yeux ^ » Que Jésus-Christ soit la
à vos
frappant dans ces paroles de l'Ancien, traitant vérité c'est ce que nous prouvent ces paro-
,

de la sagesse « Elle atteint de la fin à la fin avec


: les :« Il est la splendeur du Père \ » Qu'y a-t-il
« force et clic dispose tout avec douceur? » At- en autour du soleil si ce n'est la splen-
effet
teindre fortement, c'est bien le caractère de la deur? que peut-on voir de plus clair et de
et
force ; disposer avec suavité, c'est bien l'art et plus formel dans l'Ancien Testament pour ex-
la raison. Mais si ces rapprochements vous pa- primer la même pensée, si ce n'est ces paroles :

raissent obscurs, entendez ce^qui suit « Dieu l'a ; « Votre vérité vous entoure *? » Enfin la Sa-
« aimée par-dessustout, car elle est la maîtresse gesse même nous dit dans l'Evangile « Per- :

a de l'enseignement de Dieu et Télectrice de ce sonne ne vient à mon Père si ce n'est par


« ses œuvres ^» Il ne s'agit point ici de l'action ;
« moi * » et le Prophète dit de même « Qui
; :

car choisir les œuvres n'est pas une même (( donc connaît votre pensée, si vous ne lui avez
chose avec l'action même c'est l'enseignement ; « pas donné la sagesse ? »Et un peu plus loin :

seul que nous devons y voir. Mais afin que « Les hommes ont connu les choses qui vous
la proposition que nous voulons démontrer «plaisent, et ils ont été guéris par la sagesse'".»
soit complète de prouver que l'œuvre
et afin
' Sag. vi[i, 5,7. — ' Retract. 1. I, c. 7, n. 3. — ' Sag. viii, 3. —
* Ps. Lxxil, 28. - ' Kom, viii. 35, 28. — • I Cor. l, 21. — ' Jean, 4 I Cor. I, —
Mat. xi, 27.
2». — • Sag. ix, 9. — '
Hebr. l, 3. —
I, 3,4. — 'Sag. 71U, 1, 2.
s Ps. LXXiViu,9. • Jean, XiV, — 6, — " Sag. ix, 17, 19.
502 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

Paul nous dit: « la charité de Dieu


29. Saint l'expliquer, et ce que l'on pourrait vous dire il ,

c(a été répandue dans nos cœurs par le Saint- ne vous est pas donné de le comprendre. Je
« Esprit qui nous a été donné » et le Pro- '
; vous connais parfaitement. Vous venez avec
plièle « Parce que le Saint-Esprit, qui ensei-
: des âmes malades empoisonnées allourdies
, ,

« gne toute science, fuit le déguisement ^ » Là par ces fantômes corporels dont vous vous
où il y a déguisement il n'y a pas de charité. repaissez vous venez ainsi essayer de juger
;

Saint Paul ajoute « Devenir semblables à l'i-


: les choses divines, dont vos pensées ne soup-
« mage du Fils de Dieu '. »Et le Prophète :«La çonnent pas la hauteur.
« lumière de votre visage^, Seigneur, a été gra- 31. Tout ce que nous prétendons avec vous,
« vée sur nous*. » Saint Paul prouve que le ce n'est pas de vous faire comprendre, vous
Saint-Esprit est Dieu, et dès lors qu'il n'est point ne le pouvez pas, mais de vous inspirer au
une simple créature ; le Prophète dit de mô- moins quelquefois le désir de comprendre.
me « Et du haut des cieux vous enverrez le
: C'est là l'œuvre de la simple et pure charité
« Saint-Esprit ^ »0r Dieu seul est le Très-Haut, de Dieu, celte charité dont nous avons déjà
rien ne le surpasse en élévation. Paul prouve beaucoup parlé, c'est surtout dans les mœurs
que la Trinité est un seul Dieu quand il dit : qu'elle éclate, et inspirée par le Saint-Esprit
« A lui la gloire *. » Nous lisons de même dans elleconduit au Fils, c'est-à-dire à la sagesse
l'Ancien Testament: «Ecoute, Israël, le Sei- de Dieu, par laquelle le Père lui-même nous
« gneur ton Dieu est un seul Dieu '. » est connu. Mais si toutes les forces de l'amené
se réunissent pas pour parvenir à la Sagesse
CHAPITRE XVII. et à la vérité, jamais nous ne pourrons y at-
APOSTROPHE AUX MANICHÉENS. teindre. Au contraire, si on les recherche
comme elles le méritent, elles ne pourront ni
30. Que Toulez-vous de plus ? Pourquoi cette se soustraire ni se cacher à ceux qui les aiment.
cruauté aveugle et impie? Pourquoi, par une De là cette parole que vous avez vous-mêmes

funeste séduction, pervertir les âmes igno- habituellement sur les lèvres « Demandez et :

rantes? Pour les deux Testaments il n'y a « vous recevrez cherchez et vous trouverez,
,

qu'un seul et même Dieu. Ce parfait accord « frappez et l'on vous ouvrira '. Il n'est rien de
que je vous ai fait remarquer entre l'un et « caché qui ne doive être découvert*.» C'est par
l'autre, vous l'observerez aussi sur tous les l'amour que l'on demande, par l'amour que
autres points si vous voulez y apporter un exa- l'on cherche ; il enflamme nos désirs, nous
men diligent et judicieux. Mais parce que révèle les secrets divins, et nous y attache in-
plusieurs passages ne revêtent aucun orne- dissolublement. A l'aide de menteuses inter-
ment et y sont parfaitement appropriés à la prétations, vous alléguez l'Ancien Testament
multitude des simples esprits, auxquels ils pour vous détourner de cet amour de la sa-
s'adressent; parce qu'ils leur parlent un lan- gesse et de l'empressement à la chercher, tan-
gage humain, pour les élever à des pensées dis que nous y trouvons de quoi enflammer
divines parce que beaucoup d'autres passages
;
de plus en plus nos désirs.
y sont employés dans un sens figuré; parce 32. Soyez donc un instant dociles, et écoutez
que toute intelligence sérieuse, par cela même sans obstination ce que dit le Prophète « La :

qu'elle s'exerce plus utilement à en découvrir « sagesse brille et ne s'éclipse jamais, elle se
le éprouve à le trouver la sa-
sens véritable , « laisse voir à ceux qui l'aiment et trouver à
complète; vous, Manichéens,
tisfaction la plus 8 ceux qui la cherchent; elle vole à la rencon-
vous abusez étrangement de ce plan admirable « tre de ceux qui la désirent, afin de se dévoiler
du Saint-Esprit, vous l'exploitez pour tromper « à leurs yeux. Quiconque lui consacrera ses
vos auditeurs et les faire tomber dans le piège. « veilles, n'éprouvera aucune lassitude car il ,

Quant à savoir pourquoi la divine Providence « la trouvera assise à la porte de sa demeure.


vous laisse en agir ainsi, et avec quelle vérité « Si l'on fait d'elle l'aliment de ses pensées, on
l'Apôtre a dit y ait des hérésies,
: « 11 faut qu'il « fait preuve d'un sens consommé; et celui qui
«afin que les justes se manifestent parmi « veillera à cause d'elle sera promptement en
« vous *, » ce pourquoi , il serait trop long de « sûreté, car elle va cherchant de tous côtés

Rom. — — — 'Ps. — « ceux qui sont dignes d'elle ; sur le chemin elle
' V, 5, ' Sag. 1,5. ' Rom. vnr, 29. iv, 7.
» Sag. u, 17 — • Rom. XI, 36. — '
Deut. vi, 4. — • 1 Cor. ii, 19. '
Matlh. vu, 7. — ' Id. x, 26.
LIVRE PREMIER. — DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 503

« montre à eux avec un visage riant, et accourt Et quel autre désir exprime saint Paul quand
« à leur rencontre avec le cortège de sa Provi- il s'écrie « Dans ce but je courbe les genoux
:

« dence. Dès lors, conmiencenient de la sa-


le « devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ
« gesse, c'est le désir sincère de l'instruction ; « de qui découle toute paternité au ciel et sur
« le désir de l'instruction c'est l'amour de la «la terre, afin que selon les richesses de sa
« sagesse cet amour n'est autre que l'observa-
; « gloire il vous fortifie dans l'homme inté-
,

« tion de ses lois; cette observaiion est la con- « rieur par son Esprit-Saint, qu'il fasse que Jé-
tesommation de la parfaite pureté de l'àme; « sus-Christ habite par la foi dans vos cœurs, et
« enfin celte parfaite pureté approche l'homme « qu'étant enracinés et fondés dans la charité,
« de Dieu. C'est ainsi que le désir de la sagesse « vous puissiez comprendre avec tous les saints
« conduit l'homme au royaume éternel'. » Dé- « quelle est la largeur, la longueur, la hauteur
clamerez-vous donc encore contre ces vérités? « et la profondeur de l'amour de Jésus-Christ
Ainsi exposées et avant môme d'être comprises, « pour vous, et qu'ainsi vous soyez comblés de

n'annoncent-elles pas qu'elles signifient quel- « toute la plénitude des dons de Dieu ? » '

que chose de grand, et qu'elles renferment Peut-on s'ex[)rimer plus clairement?


quelque chose d'ineffable ? Oh que ne pouvez- ! 34. Je vous en prie, examinez un peu, étu-
vous comprendre ce qui vient d'être cité! A diez l'accord des deux Testaments. Cet accord
l'instant même vous rejetteriez avec mépris nous découvrira et nous enseignera suffisam-
toutes ces fables ineptes, ces vaines images ment la direction à imprimer aux mœurs et le
corporelles, et avec la plus vive allégresse, terme aucjuel il faut rapporter toutes choses.
avec l'amour le plus sincère et la foi la plus L'amour de Dieu c'est de lui que l'Evangile ;

inébranlable, vous vous jetteriez dans le très- nous parle dans ces paroles :« Demandez, cher-
chaste sein de l'Eglise catholique. « chez, frappez^; »c'est vers lui que nous presse
saint Paul en disant :« Afin qu'enracinés et fon-

CHAPITRE XVIII. «dés dans la charité vous puissiez compren-


« dre '. »De son côté le Prophète nous assure que

l'église catholique réscmant les deux la sagesse peut être facilement connue de ceux

testaments. qui l'aiment, lacherchent, ladésirent, lui consa-


crent leurs veilles, leurs pensées et leurs soins.
33. Je pouvais, dans la mesure de ma fai- Le salut de l'àme et la voie du bonheur jaillis-
blesse, discuter chaque point en particulier, sent donc visiblement de l'accord des deux
éclaircir et démontrer les passages que j'ai Ecritures et pourtant vous préférez les pour-
;

cités et dont l'excellence et la profondeur sur- suivre de vos cris calomnieux, i)lutôt que de
passent tout ce que l'on en peut dire. Je le vous soumettre à leur enseignement. Je for-
pouvais, mais jusqu'à ce que vous ayez fait mulerai en peu de mots ma pensée écoutez :

taire vos récriminations je dois garder le si- les docteurs de l'Eglise avec le même esprit
lence. En effet ce n'est pas en vain qu'il a été pacifique et la même bonne volonté avec les-
« dit Ne donnez pas aux chiens les choses
: quels je vous ai écoutés moi-même; il ne vous
« saintes ^ » Ne vous irritez pas. Moi-même j'ai faudra pas neuf ans, comme vous les avez exi-
crié, j'ai été chien, quand il s'agissait pour gés de moi, sans doute pour vous jouer de ma
moi non pas du droit d'enseigner, mais de ré- simplicité. En bien moins de temps vous pour-
sister aux mauvais traitements. Si donc vous rez saisir la différence qui sépare la vérité du
aviez la charité dont nous traitons, ou même mensonge.
si vous l'aviez eue autrefois, au degré que ré-

clame rimi)ortance de connaître la vérité, Dieu CHAPITRE XIX.


vous montrerait que ce n'est pas parmi les
Manichéens que se trouve la foi chrétienne ; l'office de la tempérance, d'après
cette foi qui conduit jusqu'à la plus sublime LES écritures.
sagesse, juscju'à la plus haute vérité et dont la
possession réalise en nous le vrai bonheur ;
35. Mais il est temps de reprendre les quatre
Dieu vous montrerait enfin que cette foi n'est vertus dont nous avons parlé et de tirer de
nulle part que dans l'enseignement catholique. chacune d'elles le mode de direction à donner
«
Sag. VI, 13-21. — ' Malth. vit, 6.
'
E;Ii. III, 1 1-10. — = Matlh. vu, 7. — ' Eph. m, 17.
504 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

à notre vie. Etudions d'abord la tempérance pouiller le vieilhomme et de nous renouveler


qui nous assure l'intégrité et la pureté de cet en Dieu, c'est-à-dire de fouler aux pieds toutes
amour qui nous unit à Dieu. Sa fonction est les séductions corporelles, la louange populaire

de réprimer et de calmer les passions qui nous et de concentrer tout notre amour vers les
entraînent loin des lois de Dieu et nous privent choses invisibles et célestes. De là cette belle
des fruits de sa bonté, c'est-à-dire, pour m'ex- parole : « Si notre homme extérieur est cor-
primer en un mot, de la vie heureuse c'est : cerompu, l'homme intérieur est renouvelé de
là en effet que siège la vérité, dont la contem- «jour en jour K » Entendez aussi ce cbant du
plation, la jouissance et l'amour persévérant Prophète «ODieu, créez en moi un cœur pur
:

nous rendent heureux. Ceux au contraire qui « etdans mon sein renouvelez un esprit droit*.»
s'en éloignent deviennent par le fait même vic- Contre un accord aussi manifeste qui pourrait
times des plus grandes erreurs et des tour- s'insurger, si ce n'est d'aveugles ennemis?
ments les plus cruels. En effet, comme le dit
l'Apôtre, « la racine de tous les maux c'est la CHAPITRE XX.
« cupidité; en suivant son attrait beaucoup ont
« fait naufrage dans la foi et se sont attirés des MÉPRIS DES CHOSES SENSIBLES. — AMOUR
a douleurs de toute sorte '. » L'Ancien Testa- DE DIEU SEUL.
ment, pour ceux qui veulent le comprendre,
nous signale sans détour ce péché comme ayant 37. Le corps est séduit par ce qui tombe
été l'objet de la prévarication de l'homme dans SOUS le sens corporel, ou, comme s'expriment
le paradis terrestre. «Tous nous mourons dans certains auteurs, par les choses sensibles. En-
Adam, nous dit encore l'Apôtre, et tous nous tre toutes celles-ci la plus excellente est cette
« ressusciterons en Jésus-Christ ^ » sublimes lumière accessible à tous ; aussi, de tous les
mystères Mais je m'arrête, car je n'ai pas en-
! sens le principal c'est la vue, et la sainte Ecri-
trepris de vous enseigner la vérité, mais uni- ture désigne sous le nom de choses visibles,
quement de vous détromper du mensonge, si toutes les choses sensibles en général. Voici
je le puis, c'est-à-dire si Dieu exauce le vœu en quels termes le Nouveau Testament nous
que je forme pour vous. interdit de les aimer Ne considérez point ce: ':<

36. L'Apôtre dit donc que la racine de tous « qui se voit, mais ce qui ne se voit pas. Car ce

les maux c'est la cupidité la loi ancienne ; « qui se voit est temporel, et ce qui ne se voit

elle-même ne craint pas de lui attribuer la « pas est éternel '. » D'oîi l'on peut conclure
chute du premier homme. Le môme Apôtre que ceux-là sont bien loin du christianisme qui
nous avertit aussi de dépouiller le vieil homme estiment le soleil et la lune dignes non-seule-
et de revêtir l'homme nouveau '. Par le pre- ment d'amour, mais de culte. Et pourtant que
mier homme il désigne Adam qui a péché ;
pouvons-nous voir si nous ne voyons pas le
l'homme nouveau c'est celui que dans l'Incar- soleil et lalune? Si donc il nous est défendu
nation le Fils de Dieu a revêtu pour nous ra- de nous attacher aux choses visibles, comment
cheter. En effet il dit ailleurs « Le premier : pourrait les aimer celui qui veut offrir à Dieu
a homme est l'homme terrestre formé de la un amour pur? Du reste ce sujet sera traité
a terre, et le second est l'homme céleste, dcs- ailleurs plus explicitement il ne s'agit pas ici :

« cendu du ciel. Comme le premier fut terres- de la foi mais des mœurs, car c'est par elles,
« tre, ses enfants le sont aussi, et comme le si elles sont bonnes, que nous méritons de

« second est céleste, ses enfants partagent avec savoir ce que nous croyons. Dieu seul donc
c( lui cette glorieuse prérogative. Dès lors puis- doit être aimé quant à ce monde tout entier
;

a que nous avons porté l'image de l'homme ter- et aux choses sensibles, elles ne méritent que
G restre, portons aussi l'image de l'homme cé- notre mépris, et si nous nous en servons, ce
« leste*. » En d'autres termes : Dépouillez-vous n'est que pour satisfaire aux besoins de notre

du vieil homme et revêtez l'homme nouveau. existence.


La tempérance a donc pour fonction de dé-
» Il Cor. IV, 16. - » Ps. L, 12. — • n Cor. iv, 18.

• I Tim. VI, 10. — ' I Cor, xv, 22. — » Coloss. ni, 9, 10.
•I Cor. H, 47-49.
LIVRE PREMIER. — DES iMOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 505

dans l'Ancien Testament des témoignages ,

nous les trouverons en grand nombre. Mais,


CHAPITRE XXI.
entre tous, un seul livre de Salomon l'Ecclé- ,

LA GLOIRE MONDAIKE ET LA CLUIOSITÉ CONDAMNÉES siaste , est des plus


propres à faire naître en
PAR LES ÉCRITURES. nous ce souverain mépris des choses de la
terre. Voici son début « Vanité des vani- :

Le Nouveau Testament réprouve et mé-


38. «tés*, et tout est vanité; quelle abondance
prise en ces termes la gloire populaire: «Si je « résulte j)Our l'homme de tous les travaux

« cherchais à plaire aux hommes je ne serais ,


«qu'il accomplit sous le soleil*?» Si nous élu-
« pas le serviteur de Jésus-Christ '. » D'un autre dions, nous pesons, si nous discutons ces
si

côté rame se forme certaines images des corps, paroles nous trouverons qu'elles sont de la
,

et le résultat se nomme la science des choses. plus absolue nécessité à tous ceux qui, pour
Voil'i pourquoi la curiosité est également dé- Dieu, désirent fuir et quitter ce monde. Mais
fendue et c'est la grande fonction de la tem-
, une telle étude serait trop longue du reste ;

pérance de nous en corriger. De là cette pa- mon sujet m'entraîne ailleurs. Qu'il me suf-
role « Prenez garde de vous laisser séduire par
: fisede conclure que l'on doit regarder comme
« la philosophie. » Et parce que le nom même victimes de la vanité, tous ceux qui se laissent
de philosophie, pour peu qu'on l'examine, ex- prendre aux apparences. Il est vrai que c'est
prime une grande chose digne d'enllammer Dieu qui est l'auteur de tous ces vains objets
tous nos désirs, puisque la philosophie est l'a- qui les séduisent ; mais il est vrai aussi que les
mour et l'étude de la sagesse, l'Apôtre, évitant hommes ne peuvent, sans crime, se soumet-
avec un grand soin de paraître nous détourner tre à ces objets, puisque ces objets leur sont de
de cette sagesse, ajoute les paroles suivantes : beaucoup inférieurs. Se laisser illusionner et
« Et les éléments de ce monde ^ » Combien tromper par les biens de la terre, qu'est-ce
d'honuiies, en effet, après avoir quitté la vertu, autre chose que s'enflammer d'admiration et
ne sachant même ce qu'est Dieu et avec quelle d'amour pour des choses bien indignes de
majesté il préside à l'ordre constant de cet nous? Dès lors, dans ces choses mortelles et
univers , croient se relever à leurs yeux en se passagères , n'écouter que les règles de la tem-
livrant à des recherches curieuses et persévé- pérance, c'est une règle tracée par les deux Tes-
rantes sur cette masse de matière que nous taments. Celui qui en est là n'attache son cœur

appelons le monde. De là naît en eux un si à rien convaincu que rien n'est digne
, il est
grand orgueil qu'ils se croient volontiers habi- de nos désirs s'il en use ce n'est que pour sa-
;

tants du ciel, parce que le ciel est assez sou- tisfaire aux exigences de la vie et du devoir;
vent l'objet de leurs discussions. Si donc mais toujours avec modération et un détache-
l'âme veut se conserver pure devant Dieu ment véritable. Au sujet de la tempérance
qu'elle se mette en garde contre ce désir d'une que ces courtes réflexions nous suffisent ; sans
vaine connaissance. En effet, trompé par cet doute le mais le but
sujet serait bien vaste ,

amour on en vient souvent à ne voir plus en


, que nous nous sommes proposé, nous paraît
soi qu'un corps. Ou bien, si forcé par l'autorité sufûsamment atteint.
on concède encore l'existence dans l'homme
de quelque chose d'incorporel, toutes les idées CHAPITRE XXll.
qu'on s'en forme, on les revêt d'images corpo-
relles et on prend pour la réalité ce que le
, l'amour DE DIEU PRODUIT LA FORCE.
sens trompeur nous découvre. C'est à cela que
se rapporte la défense relative aux images, ou 40, De la force, nous ne dirons que quelques,
simulacres. mots. Quand cet amour, qui doit s'enflammer
39. Ainsi le Nouveau Testament nous défend pour Dieu en toute sainteté évite de désirer ,

d'aimer quoi que ce soit de ce monde*, et sur- ces choses, nous lui donnons le nom de tem-
tout il nous adresse celte invitation « Gar- : pérance ; si, au contraire, il a pour objet ces
ce dez-vous de vous conformer à ce siècle *, » mêmes biens à quitter, il s'appelle force. Or,
parce que l'on tend toujours à se conformer de tout ce que l'on peut posséder en cette vie,-
à l'objet de son amour. Cherchons maintenant le corps forme assurément pour l'homme la

• Gai. I, 10. — * Coloss. II, 8. — • I Jean, li, 15.— • Rom. xu, 2. • Rét. liv. i, c. 7, n. 3. — ' Eccles. i, 2, 3.
,,

506 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

chaîne la plus lourde; et, d'après une juste lement cette parole a été dite, elle a été prou-
disposition des lois de Dieu , il en devait être vée et confirmée par l'exemide de ceux qui
ainsi en punition de cet ancien péché, qui est l'ont prononcée. De préférence , je chercherai

si connu quand il s'ajiit d'en parler, mais qui donc des exemples de patience dans l'Ancien
est si mystérieux quand on essaye de le com- Testament contre lequel nos ennemis dé-
,

prendre. Ce lien du corps peut empêcher qu'on ploient tant de rage. Je ne rappellerai pas
ne le brise ou qu'on ne le tourmente, imprime même cet homme qui, au sein des souffrances
à l'àme l'horreur du travail et de la douleur du corps les plus cruelles à la vue de l'hor-
,

et pour empêcher qu'on ne le perde ou qu'on ribledécomposition de ses membres, non-seu-


ne le brise il effraye par les terreurs de la mort. lement supportait ces douleurs humaines, mais
L'àme en , effet , aime le corps par la force de dissertait encore sur les choses divines. Dans
l'habitude ne comprend pas tou-
; mais elle chacune de ses paroles, on les étudie avec
si

jours que si elle s'en sert légitimement et en impartialité , on verra quel cas il faut faire de
conformité avec la loi divine il dépend d'elle , ces biens sur lesquels l'homme qui les pos-
de mériter à ce corps un droit légitime à son sède, prétend exercer son empire, tandis que
renouvellement et à sa résurrection. Quand c'est plutôt lui-même qui est asservi par la
donc, appuyée sur cet amour, elle se sera cupidité , et qu'il devient l'esclave des choses
tournée tout entière vers Dieu non-seule- , mortelles, au moment où il désire maladroite-
ment elle méprisera la mort, elle ira même ment en être le maître. Cet homme dépouillé
jusqu'à la désirer. de toutes ses richesses et réduit subitement à
41. Mais reste grand combat contre la
le la plus extrême pauvreté, conserva son cœur

douleur. Ici encore n'est rien de si ardu


il siferme et si attaché à Dieu, qu'il prouva suf-
rien de si inllexible qui ne soit vaincu par la fisamment, non pas que les richesses étaient
force de l'amour. Si, portée par cet amour, grandes pour lui mais que lui-même élait,

l'àme s'élève vers Dieu, on la verra supérieure grand pour elles, et Dieu seul grand pour lui'.
à toutes les tortures, et, admirable de gran- Si les hommes de notre éi)oque pouvaient
deur, elle prendra son vol sur ces ailes aussi partager ces dispositions , le Nouveau Testa-
belles que puissantes sur lesquelles s'appuie ment n'aurait pas fait, du dépouillement de
l'amour pour recevoir le baiser de Dieu. Et ces biens, une condition si nécessaire de la per-
Dieu ne permettra pas que les adorateurs del'or, fection. Il est bien plus admirable, en effet, de
les adorateurs de la louange, les adorateurs des les posséder sans y attacher son cœur, que
femmes soient plus forts que ses propres adora- d'en être entièrement dépouillé.
teurs pour ceux-là, en effet, ce qui les pousse
;
nous traitons de la patience
43. Mais puisque
ce n'est pointl'amour, c'est plutôt la cupidité ou à supporter la douleur et les souffrances cor-
la passion. Toutefois , remarquant avec quelle porelles, laissons cet homme, malgré sa gran-
ardeur ils se portent vers l'objet de leur af- deur malgré son courage invincible c'était
, ;

fection, comme ils y aspirent sans cesse, comme un homme. Mais voici que l'Ecriture nous
ilssurmontent les plus grands obstacles, nous offre l'exemple d'une femme qui a déployé
devons conclure que nous aussi nous devons une force étonnante, c'est d'elle aussi que je
tout braver plutôt que d'abandonner Dieu ,
dois m'occuper. Sans exhaler aucune parole
puisque, pour le quitter, ils ont fait de si puis- sacrilège elle jeta au bourreau et au tyran ses
sants efforts. sept enfants et ses entrailles maternelles. C'est
elle qui, par ses exhortations , communiqua à
CHAPITRE XXIII. ses enfants, dans les membres desquels elle se
sentait torturée, cette force héroïque qu'elle
CONSEILS ET EXEMPLES DE FORCE TIRÉS devait déployer pour supporter elle-même
DE l'Écriture. les souffrances qu'elle leur avait prescrit
d'acepter avec résignation Se peut-il quel- *.

Pourquoi réunir ici les témoignages ti-


42. que chose de i)lus admirable? Et cependant
rés du Nouveau Testament ? N'est-il pas dit : pourquoi s'étonner de voir l'amour de Dieu,
« La tribulation produit la patience, la patience qui la possédait entièrement , résister au
« l'épreuve, et l'épreuve l'espérance ^?»Non-seu- tyran, au bourreau, à la douleur, à son propre
' 3om. V, 3, 4. ' Job, ut. — ' II Wac. vu.
LIVRE PREMIER. — DES iMOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 507

corps, à son sexe , à ses affections? N'avait-elle veur « Veillez*


: » et celle-ci « Marchez^pen-
; :

pas entendu cette i)aroIe: «La mort des saints dant que vous avez la lumière, dans la
« est précieuse devant Dieu'.» Et celte autre : « crainte que les ténèbres ne vous surpren-
« L'iionnnc au plus
patient est supérieur « nent ^ » 11 est dit de même « Ne savez-vous
:

« fort^ » et cette autre encore


; «Tout ce qui : « pas ([u'un peu de levain suffit pour jeter la
« t'arrivera accepte-le sois constant dans la ; « fermentation dans toute la masse de la pâte'. »

« douleur prends patience au sein des hu-


;
Et contre cet assoupissement del'àmequi nous
«niiliations: car c'est dans le feu que l'or et empêche de sentir le mal se glisseren nous peu
« rarement s'éprouvent' ; » et cette autre enfln : à peu, quel témoignage plus formel emprun-
« La fournaise éprouve les vases du potier et ter à l'Ancien Testament que cette parole du ,

« les tribulations éprouvent l'homme juste*. » Prophète : « Celui qui méprise les petites cho-
Cette femme
s'était nourrie de ces paroles « ses tombera peu à peu dans les grandes*? »
et d'autres semblables, que le seul Esprit de Si je n'avais pas hâte d'avancer, je dévelo[)po-
Dieu a dictées non-seulement dans les livres du rais largement cette maxime, et si le but que
Nouveau Testament ^mais aussi dans ceux de nous poursuivons l'exigeait, je dévoilerais la
l'Ancien; les seuls existant alors et dans les- sublimité de ces mystères, que des hommes
quels était écrit le divin précepte de la force. ignorants et sacrilèges couvrent de leurs rail-
leries, prouvant ainsi, non pas (ju'ils tombent

CHAPITRE XXIV. peu à peu, mais qu'ils sont déjà tombés au


fond de l'abîme.
DE LA JUSTICE ET DE LA PRUDENCE.
CHAPITRE XXV.
44. Que
dirai-je de la justice dont Dieu est ,
LES QUATRE VERTUS ET AMOUR DE
l' DIEU.
l'objet? N'entendons-nous pas le Seigneur nous
donner cet avertissement « Vous ne pouvez : 46. Pourquoi disserter plus longtemps sur
«servir deux maîtres '?» L'Apôtre de son côté, les mœurs?
Si Dieu est le souverain bien de
blâme ceux qui servent la créature de préfé- l'homme, pouvez-vous en douter? il suit né-
et

rence au Créateur ^ Mais auparavant n'avait-il cessairement qu'aspirerausouverainbien, c'est


pas été dit dans l'Ancien Testament « Tu : bien vivre. Dès lors bien vivre, ce n'est rien autre
a adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne chose qu'aimer Dieu de tout son cœur, de
« serviras que lui" ? «Du reste, pourquoi insis- toute sonâme et de tout son esprit. C'est là,
ter davantage sur ce point, puisque les livres en elTet, le moyen infaillible de conserver en
de l'Ancien Testament sont remplis de maxi- soi un amour pur et intègre, c'est là le propre
mes semblables ? Voici donc la règle de vie que de tempérance de ne laisser briser cet
la ;

la justice imposera à cet homme aimant dont amour par aucun obstacle, et c'est là le propre
nous parlons qu'il serve de grand cœur ce
: de la force de ne se faire l'esclave d'aucune
;

Dieu qu'il aime c'est-à-dire le souverain bien,


, créature, c'est là le propre de la justice ; enfin,
la souveraine sagesse la paix par excellence. ,
d'être vigilant à discerner toutes choses,pour
Quant au reste qu'il se montre le maître de ,
ne se laisser surprendre ni par l'illusion, ni
ce qui lui est inférieur ou, du moins, qu'il as- par le mensonge, ce qui est le propre de la
pire à l'être. Cette règle comme nous l'avons , prudence. Tout cela constitue une seule et
enseigné repose sur rautorilé des deux Tes-
, même perfection pour l'homme, et cette per-
taments. fection lui procure le privilège de jouir de la
45. Je n'insisterai pas non plus longuement vérité dans toute son intégrité ; tout cela est
sur prudence. Sa fonction est de nous faire
la également célébré dans les deux Testaments;
discerner ce que nous devons rechercher et ce tout cela nous y est conseillé dans l'un comme
que nous devons éviter. Dès lors ses soins et dans l'autre, de la manière la plus pressante.
sa vigilance la plus assidue tendent à nous Pourquoi donc vous obstinez-vous encore à
soustraire à toutes les illusions, à toutes les calomnier des Ecritures dont la connaissance
insinuations qui pourraient nous surprendre. vous échappe? Oubliez-vous de quelle igno-
De là cette parole si souvent répétée du Sau- rance vous faites preuve en lacérant ces livres?
• Ps. cxv, 15. — = Prov. XVI, 32. — ' lîctli, il, 1-5.— ' Id. xxvii, * Matth. XXIV, 42. — ' Jean, xil, 33, — .
• I Cor. v, 6. — *
Eccii,
5. — • Matth. Vf,2i. — ' Rom. i. 25. — ' Dcut. vi, 13. xiz, 1.
508 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

s'insurger contre eux, c'est prouver qu'on ne ce souverain


bien comme nous l'avons ,

les comprend pas, puisque ceux-là seuls les in- prouvé, Dieu lui-même, peut-on dou-
c'est

criminent qui ne les comprennent pas, et ceux- ter qu'aimer Dieu et s'aimer soi-même ne
ne les comprennent pas qui les incri-
là seuls soit une seule et même chose? Mais quoi est- !

minent. En effet, s'en faire l'ennemi, c'est se ce qu'entre les hommes, il ne doit y avoir au-
mettre dans l'impossibilité de les connaître, car cun lien d'amour? Il doit tellement y en avoir,
en les connaissant on ne peut que les aimer. que le degré pour parvenir à
le plus sûr,
47. Aimons donc Dieu de tout notre cœur, de l'amour de Dieu, c'est l'amour de l'homme
toute notre âme, de tout notre esprit, nous tous pour ses semblables.
qui aspirons à la vie éternelle. La vie éternelle, 49. Interrogé sur les préceptes qui condui-
telle est en effet la récompense dont la pro- sent à la vie éternelle, que le Seigneur nous
messe nous comble de joie; mais une récom- formule lui-même le second commandement I

pense ne saurait précéder les mérites, pour Car il ne s'est pas contenté d'un seul, lui qui
l'obtenir il faut l'avoir gagnée. Qu'y aurait-il savait qu'entre Dieu et l'homme il y a une
de plus injuste, et Dieu n'est-il pas la justice distance infinie, la distance qui sépare le Créa-
souveraine? Dès lors ne demandons pas la ré- teur de la créature faite à son image. Comment
compense avant d'avoir mérité de la recevoir. s'exprime- t-il? Tu aimeras
« ton prochain
Ce serait peut-être ici le lieu de se demander « comme toi-même K » Tu t'aimeras suf-
ce qu'est la vie éternelle. Mais qu'il nous suf- fisamment toi-même si lu aimes Dieu plus ,

fise d'entendre Celui qui nous l'accorde « La : que toi-même. Dès lors ce que tu fuis pour
a vie éternelle, dit-il, consiste à vous connaî- toi fais-le aussi pour
, ton prochain et ,

atre,vous le vrai Dieu, et Jésus-Christ que cela afin qu'il aime Dieu d'un amour par-

« vous avez envoyé '. » La vie éternelle, c'est fait. En effet, tu ne l'aimes pas comme toi-

donc la connaissance même de la vérité. Ju- même , si tu ne travailles à lui faire acqué-
gez dès lors de l'erreur et du sens renversé de rir ce même bien auquel tu aspires. Car ce
ceux qui se flattent d'enseigner la connais- bien unique est de telle nature qu'il ne ,

sance de Dieu, comme moyen, pour nous, perd rien de son immensité lors même ,

d'arriver à la perfection, quand, au contraire, que tous y tendent avec toi. De ce précepte
c'est cette même connaissance qui est la ré- donc découlent les devoirs de la société
compense de la perfection. Que devons-nous humaine, sur lesquels il est difficile de ne
donc faire, je le demande, si ce n'est tout d'a- pas s'illusionner. Avant tout prati([uons la
bord d'aimer d'une charité entière Celui que bienveillance, c'est-à-dire n'usons contre per-
nous désirons connaître? De là ce principe que sonne, ni de méchanceté, ni de ruse, et sou-
nous avons posé dès le début et qui est celui de venons-nous que nous n'avons rien de plus
l'Eglise catholique : rien n'est plus salutaire proche que l'homme lui-même.
que de faire précéder la raison par l'autorité. 50. Recueille donc cette parole de saint
Paul « L'amour du prochain ne fait pas le
:

CHAPITRE XXVI. « mal *. » Les témoignages que j'invoque sont


très-courts, mais, si je ne me trompe, ils
AMOUR DE SOI-MÊME ET DU PROCHAIN. sont très-bien choisis et d'un parfait à-propos.
Personne n'ignore, sans doute, qu'au sujet de
48. Allons plus loin semble que nous : il l'amour du prochain, les Livres saints renfer-
n'avons rien dit du sujet de la charité, de ment, à toutes les pages, des paroles aussi
l'homme lui-même. Mais celui qui serait de nombreuses qu'importantes. Or, on peut com-
cet avis prouverait qu'il a bien peu compris mettre deux sortes d'offenses contre le pro-
ce que nous avons dit. En effet, il est impos- chain, soit en le lésant, soit en ne lui aidant
sible que celui qui aime Dieu ne s'aime pas pas quand on le peut. S'en rendre coupable,
lui-même. Je vais plus loin et je dis que celui- c'est ce qu'on appelle parmi les hommes être

là seul qui aime Dieu sait s'aimer lui-même. méchant, et celui (jui aime les évite avec soin.
N'est-ce pas s'aimer suffisamment soi-même D'où je conclus que notre proposition est suf-
que d'employer tous ses soins à parvenir à la fisamment démontrée par cette parole « la cha- :

jouissance du vrai et souverain bien? Et si « rite pour le prochain évite de faire le mal. »

' Jean, ivii, 3. — ' Rét. Ijv. I. ch. 7, n. 4. ' Matlh. XXII, 39. — ' Rom. XLli, 10.
LIVRE PREMIER. — DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 509

Et nous ne pouvons parvenir au bien qu'en


si et le breuvage, le vêtement et l'habitation,
cessant de fairele mal, nous sommes parfai- enfin tous les moyens de défense et de protec-
tement dans la vérittj, en trouvant dans ces tion que nous avons coutume d'employer pour
caractères de l'amour du prochain la source soustraire notre corps aux lésions extérieures
même et comme le berceau de la charité en- et aux accidents. En effet la faim, la soif, le
vers Dieu. En effet, de ce principe L'amour
:« froid, la chaleur et tous les accidents graves
« du prochain ne fait pas le mal » , nous nous qui nous viennent du dehors sont contraires à
élevons à réaliser cette autre parole citée plus la santé du corps.
haut «Nous savons que tout arrive en bien à
: Tous ceux donc qui, officieusement et
53.
« ceux qui aiment Dieu *. » par humanité, apportent remède à ces maux
51. Mais s'agit-il de décider si l'amour de divers et à ces incommodités, nous les appe-
Dieu etl'amourdu prochain, marchantd'unpas lons des hommes miséricordieux, lors même
égal, arrivent ensemble à la plénitude et à la per- qu'ils porteraient la sagesse jusqu'à n'être plus
fection, ou bien si l'amour de Dieu commence troublés par aucune douleur de l'àme ! Qui ne
le premier et si ensuite c'est l'amour du pro- sait, en effet, que la miséricorde est ainsi
chain qui se perfectionne avant l'autre, j'avoue nommée parce qu'elle misère aufait sentir la

que je l'ignore. D'un côté, il semble qu'au dé- cœur de celui qui compatit aux douleurs du
but la divine charité nous attire puissamment procham? Cependant peut-on ne pas avouer
à elle ; de l'autre, il paraît plus facile d'at- que le sage doit être libre de toute misère
teindre la perfection dans les choses moindres. quand il donne l'aumône au pauvre, la nour-
Quoi qu'il en
soyons certains avant tout
soit, riture à celui qui a faim, le breuvage à celui
que celui qui éprouve des sentiments de mé- qui a soif, le vêtement à celui qui est nu,
pris à l'égard du prochain ne parviendra ja- le logement voyageur
au la liberté au
,

mais ni à la béatitude, ni à Dieu, que pourtant captif et la sépulture au mort? Lors même
il croit aimer. Plût au ciel qu'il fût aussi facile qu'il accomplirait toutes ces œuvres avec un
de faire du bien ou de ne pas nuire au pro- esprit tranquille, sans être atteint ni excité par
chain, qu'il est facile de l'aimer quand on est l'aiguillonde la douleur, et uniquement mû
bien élevé et bienveillant La bonne volonté ! parle désir d'exercer la vertu de bonté, on lui
ne suffit pas, on a besoin encore d'une cer- donnerait encore le nom de miséricordieux.
taine raison et d'une certaine prudence que L'exemption de toute misère n'empêche pas
Dieu seul peut nous donner comme étant la la juste applicationdu mot.
source de tous les biens. J'avoue que c'est là 54. Quand donc les insensés évitent la mi-
une question difficile, mais puisque le sujet séricorde comme un vice, parce que la pensée
l'exige j'en dirai quelques mots, espérant tout seule du devoir est impuissante à les déter-
de Celui qui est l'auteur de ces dons. miner, s'ils ne sont en proie à une pertur-
bation réelle on peut les croire plutôt glacés
,

CHAPITRE XXVII. par le froid de l'insensibilité, que rasséré-


nés par la tranquillité de la raison. Aussi le
BIENFAISANCE EN FAVEUR DU CORPS DU PROCHAIN. titre de miséricordieux s'applique-t-il très-
justement à Dieu même. C'est à ceux qui en
5^2. Comme nous le savons, l'homme est une sont capables, par la pratique de la religion
âme raisonnable usant d'un corps mortel et et des œuvres de zèle, à comprendre en quel
terrestre. Or celui qui aime le prochain se sens Dieu est miséricordieux. 11 ne faut pas
montre bienfaisant, aussi bien pour le corps nous laisser séduire sottement par le langage
que pour Tàme de son frère. On désigne sou- des prétendus savants; nous arriverions à en-
vent du nom de médecine les services rendus au durcir les cœurs des hommes simples , so.us
corps, et ceux que l'on rend à l'àme se résu- prétexte de leur faire éviter la pitié, au lieu
ment dans l'enseignement. Sous le nom de de les rendre doux en leur faisant désirer la
médecine je comprendrai ici tout ce qui pro- bonté. De même donc que la miséricorde nous
tège ou rend la santé du corps. A cette classe ordonne d'apporter remède aux maux du pro-
se rapporte non-seulement ce qui est du res- chain, demême l'innocence nous défend de
sort des médecins, mais encore la nourriture les lui faire éprouver.
Rom. viu, 28,
510 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

tracé les règles de cet enseignement dans l'An-


cien et le Nouveau Testament. Sans doute
CHAPITRE XXVIII. dans l'une et l'autre de ces deux révélations,
nous trouvons la crainte et l'amour cepen- :

BIENFAISANCE EN FAVEUR DE l'aME DU PROCnAIN. dant la crainte l'emporte dans l'Ancien Testa-
ment l'amour qui domine dans le Nou-
, c'est

55. Quant à l'enseignement, dont l'effet est veau on nous prêchait la servitude, ici les
; là

de rendre à l'àme elle-même sa santé, et dont apôtres nous prêchent la liberté. 11 serait trop
la privation fait que la santé même du corps long de faire ressortir l'ordre admirable et
ne peut nous exempter de la misère, c'est une l'accord divin qui unissent ces deux Testa-
science extrêmement difficile. Pour ce qui est ments; beaucoup d'écrivains aussi pieux que
du corps, disions-nous, autre chose est de gué- savants ont développé ce point de vue. Mais un
rir les maladies et les plaies, fonction propre à tel sujet demande de nombreux volumes, si

un petit nombre d'hommes; autre chose d'a- l'on veut le traiter et rexi)loiter comme il le

paiser la faim, d'étancher la soif et de prodiguer mérite et comme le comportent les forces hu-
tous ces autres secours qui sont à la portée de maines. Celui donc qui aime le prochain, s'em-
tous, môme des hommes de la condition la ploie de tout son pouvoir à procurer la santé
plus commune. De même, en ce qui regarde de son corps et de son âme, mais de manière
l'âme, les ministères distingués et précieux ne toutefois à rapporter à la santé de l'âme la sanic
manquent pas non plus. Tels sont, par exemple, même du corps. La gradation à suivre quant
les exhortations et les avis par lesquels nous à ce qui regarde l'âme c'est de lui inspirer la
excitons les hommes à accomplir, envers leurs crainte de Dieu et ensuite son amour. Là se
semblables, ces devoirs de miséricorde corpo- résume toute la perfection des mœurs, dont le

relle. Lorsque nous faisons nous-mêmes ces résultat doit être pour nous la connaissance
sortes d'œuvres, nous sommes utiles au corps même de la vérité à laquelle nous aspirons si
du prochain; lorsque nous enseignons aux ardemment.
autres à les faire, nous sommes utiles à l'âme. 57. Que nous devions aimer Dieu et le pro-
H est encore d'autres moyens puissants pour chain, les manichéens et moi nous sommes
guérir admirablement les maladies de l'âme, d'accord sur ce point. Seulement, ils nient que
aussi nombreuses que variées, et si le ciel n'a- ce précepte soit renfermé dans l'Ancien Tes-
vait pas daigné départir ces remèdes aux na- tament mais cette erreur a été, je crois, suf-
;

tions, il ne resterait aucune espérance de sa- fisamment réfutée par les divers témoignages
lut, en face de tous ces crimes qui progressent tirés des deux Testaments, et cités plus haut.

d'une manière si frappante. Pourquoi même Toutefois, afin de tout résumer en un mot,
ne point ajouter qu'il n'est pas jusqu'à ces mais un mot auquel on ne puisse résister sans
soulagements du corps, pour peu qu'on re- faire preuve de démence, je leur demanderai

monte jusqu'à la source, qui ne portent avec s'ils ne voient pas combien il est absurde de

eux la preuve certaine, qu'ils n'ont pu venir leur part de nier que ces deux préceptes, qu'ils
aux hommes d'une autre source que de Dieu sont forcés d'approuver, aient été tirés par le
môme? Car c'est à lui que nous devons rap- Sauveur de l'Ancien Testament pour être insé-

porter la stabilité et le salut de toutes choses. rés dans l'Evangile textuellement. « Tu aime-
56. Toutefois cet enseignement dont nous « ras le Seigneur ton Dieu , de tout ton cœur,
parlons, autant du moins que nous pouvons « de toute ton âme et de tout ton esprit ;
le conclure des divines Ecritures, se divise en « voilà le premier et voici le second;tu ai- :

deux parties la coercition et l'instruction.


,
« meras ton prochain, comme toi-même *. »

La coercition se fait par la crainte et Ou bien si, accablés par la lumière de la vé-

l'instruction par l'amour, j'entends l'amour rité, ils n'osent pas nier ces textes, qu'ils aient
pour celui à qui on vient en aide par Tins- donc la hardiesse de soutenir que ces préceptes
Iruction car entre ces deux motifs, celui qui
; ne sont pas salutaires, qu'ils ne renferment pas
"Vient en aide au prochain se propose toujours le les bonnes mœurs qu'ils affirment que l'on
;

motif de l'amour. Dieu seul les réunit tous ne doit point aimer Dieu, que l'on ne doit
les deux Dieu dont la bonté et la clémence
; point aimer le prochain, que toutes choses ne
nous ont faits ce que nous sommes, nous a » Deut. VI, 5 ; Lévit. xuc, 18 ; Matth. «m, 37, 37.
LIVRE PREMIER. — DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 511

iournent point à bien à ceux qui aiment Dieu'; ils? C'est se rendre ridicule que de me le de-
«ine l'amour du prochain n'empêche pas de mander à moi. Ecoutez le Christ
lui-même,
faire le mal *
; deux préceptes pourtant qui écoutez, dis-je, le Christ, la Sagesse de Dieu :

contiennent pour la vie humaine la disposition « Dans ces deux préceptes, dit-il, sont ren-
la plus salutaire et la plus parfaite. Si leur en- « fermés la loi et les prophètes*. »

têtement les pousse à dire le contraire, les GO. Alors que peut répliquer l'obstination la
voilà en contradiction manifeste, non-seule- plusimpudente? Que Jésus-Christ n'a pas pro-
ment avec les chrétiens, mais encore avec le noncé cette parole? Mais elle se trouve litté-
fienre humain tout entier. Si au contraire ils ralement dans l'Evangile. Qu'elle est fausse-
ne portent point jusque-là leur témérité, s'ils ment rapportée? Un tel sacrilège ne surpasse-
sont contraints d'avouer que ces préceptes sont t-il pas ce y a de plus impie? quoi de
(ju'il

divins, (juc ne cessent-ils donc d'accuser et de plus téméraire ? quoi de plus audacieux? quoi
calomnier avec une impiété aussi éclatante les de plus criminel? Les adorateurs des idoles,
livres qui les contiennent? qui eux aussi blasphèment le nom de Jésus-
ne suffit pas d'avoir trouvé
58. Diront-ils qu'il Christ, n'ont jnmais contrôles Ecritures tenu
ces passages, pour conclure que les livres qui un semblable langage. Il suivrait de là en effet
les renferment sont nrcessairement bons ? que tous les écrits du monde seraient altérés;
C'est là en eflet leur réponse ordinaire. A ce qu'il faut anéantir tous les livres
connus, si ce
faux-fuyant, je ne vois pas trop que répîi([uer. qui est appuyé sur la religion des peuples, ce
Discuterai-je l'une après l'autre, les paroles de qui est confirmé par l'accord unanime des
l'Ancien Testament dans le but de prouver à siècles et deshommes, peut devenir l'objet
des obstinés et à des ignorants qu'il y a entre d'un doute capable de faire perdre toute con-
ces paroles et celles de l'Evangile une confor- fiance et toute garantie à l'histoire la plus
mité parfaite? Un tel travail, quand sera-t-il vulgaire. Enfin quelles maximes pouvez-vous
fait? y suffirais-je moi-même? Et eux y con- tirer des Ecritures, quelles qu'elles soient,
sentiraient-ils? Dès lors, quel parti prendre? contre lesquelles je ne puisse répliquer par
Abandonnerai-je ma cause? les laisserai- je votre réponse même, si elles contredisaient
croupir dans une opinion fausse et condam- mon sentiment et mon opinion?
nable quoique difficile à réfuter? Non, je ne Cl. Qui pourra souffrir que les manichéens
le souffrirai pas.Dieu lui-même, auteur uni- nous refusent le droit de croire à des livres
que de ces préceptes. Dieu qui est près de moi très-connus et placés entre les mains de tous,
viendra à mon aide, il ne m'abandonnera pas et qu'en même temps ils nous commandent de
à mon impuissance et à mon isolement, dans croire à ce qu'ils enseignent eux-mêmes? Si
une si grande perplexité. Ton doit douter de toute écriture , ne doit-on
pas douter surtout de celle qui n'a pas même
CHAPITRE XXIX. mérité l'honneur de la publicité et qui a pu
n'être tout entière qu'une fiction sous un nom
DE l'autorité des ÉCRITURES. emprunté. Si donc tu me l'opposes quoique
je n'en veuille pas; si tu me forces à y ajouter
59. Manichéens, prêtez-moi donc une atten- foi par des preuves d'autorité; comment d'un
tion soutenue, si toutefois la superstition qui autre côté, douterai-je de nos Ecritures que je
vous obsède vous laisse encore quelque issue vois constamment répandues sur toute la f;!ce
pour en sortir. Ecoutez-moi sans entêtement, du monde, que je trouve munies du témoi-
sans parti pris de résister; autrement tout ju- gnage unanime de toutes les Eglises de l'uni-
gement que vous porteriez, vous serait très- vers? Ne serais-je pas malheureux d'en douter,
pernicieux. En effet, c'est une vérité évidente et plus malheureux encore de n'en douter que
pour tous, vous-mêmes vous ne pouvez être
et sur ton témoignage? Alors même que tu me
assez éloignés de la vérité, pour ne pas com- présenterais d'autres exemplaires, je ne devrais
prendre que, s'il est bon, comme personne m'en tenir qu'à ceux qui me seraient recom-
n'en doute, d'aimer Dieu et le prochain, tout mandés par le consentement du plus grand
ce que renferment ces deux préceptes ne peut nombre. Maintenant tu n'as à m'opposer que
être blâmé sans injustice. Or que renferment- ta propre parole, aussi vaine que téméraire*
Rom. VHi, 28. — » Ibid. xui, 10. * Matth. XXII, lO.
)i2 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

donc que le genre humain soit assez


Crois-lii laquelle seule l'homme
doit se soumettre, à
dépourvu de bon sens et tellement privé de laciuelle seule l'âme
raisonnable doit adhérer
l'assistance divine, qu'il préfère à ces Ecri- sous peine de profondes angoisses, vous ex-
tures, non pas même d'autres écritures par cluez tout ce
qi:i a été fait, ce qui est soumis

toi présentées comme réfutation, mais uni- au changement, ce qui subit les vicissitudes
(juement ta parole ? Produis donc, il le faut ! du temps; sans jamais confondre ce que l'é-
un autre texte contenant la même doctrine, ternité, la vérité, la loi de paix elle-même or-
mais non altéré et plus authentique, et dans donnent de distinguer, sans jamais séparer
lequel il ne manquerait que les points que tu non plus ce que l'unité de la majesté réunit.
soutiens y avoir été criminellement introduits! Au premier précepte vous joignez le second,
Par exemple si lu prétends que l'épître de et vous embrassez tellement l'amour et la

saint Paul aux Romains a été interpolée, pré- charité pour le prochain, que l'on trouve en
sente-m'en une autre qui soit restée intacte; vous tous les remèdes pour les maladies dont
ou plutôt montre un autre manuscrit renfer- souffrent les âmes à cause de leurs péchés.
mant cette même épîlre de l'Apôtre sans alté- 63.Vous présentez la simplicité aux enfants,
ration, sans falsification. Je ne le ferai pas, la force aux jeunes gens, le calme aux vieil-
dis-tu dans la crainte qu'on ne la croie
, lards,vous savez proportionner vos préceptes
interpolée par moi-même. C'est là en effet votre et vosenseigements non-seulement au nombre
réponse habituelle, et elle est juste. Car si tu des années, mais encore à la vertu de chacun.
le faisais, tu n'empêcherais pas les hommes Vous soumettez, par une chaste et fidèle
doués du bon sens le plus vulgaire, de te soup- obéissance, les femmes à leurs maris, non
çonner. Par là, juge toi-même de quel poids pour satisfaire les passions, mais pour multi-
doit être à tes yeux ta propre autorité com- ;
plier la race et former la société domestique.
prends enfin quel cas il faut faire de tes atta- Vous préposez les hommes à leurs épouses,
ques contre l'Ecriture, en voyant de quelle non pour se jouer d'un sexe plus faible, mais
témérité on serait accusé, pour ajouter foi à pour observer les lois d'im amour sincère.
un manuscrit, uniquement parce qu'il serait Vous soumettez les enfants à leurs parents,
produit par toi. dans une sorte de libre esclavage, et vous pré-
posez les parents à leurs enfants par une pieuse
CHAPITRE XXX. domination. Vous unissez les frères aux frères,
par le lien de la religion, lien plus fort et plus
l'église catholique.
étroit que celui même du sang. La parenté de
pourquoi insister davantage? Qui
G2. Mais race, les affinités nécessaires, vous les resser-
ne comprend que ceux-là ne sont certainement rez par une charité mutuelle, tout en conser-
pas chrétiens qui lancent de semblables invec- vant les nœuds de la nature et de la volonté.
tives contre les Ecritures chrétiennes ,
jusqu'à Vous apprenez aux serviteurs à s'attacher à
faire croire qu'elles ne sont pas ce que pense leurs maîtres, non pas tant par la nécessité de
le genre humain? En effet, à nous chrétiens, a leur condition que par amour du devoir. En
été donnée cette règle de vie, d'aimer le Sei- considération de Dieu, souverain Maître de tous,
gneur notre Dieu, de tout notre cœur, de vous rendez les maîtres doux à l'égard de leurs
toute notre âme, de tout notre esprit, et ensuite serviteurs et vous les inclinez à agir par persua-
notre prochain comme nous-mêmes; car c'est sion plutôt que par contrainte. Vous unissez
dans ces deux préceptes que se résument la les citoyens aux citoyens, les nations aux na-
loi et les prophètes '. C'est donc avec justice, ô tions, et tous les hommes par
le souvenir de
Eglise catholique, véritable mère des chrétiens, nos premiers parents. Dès lors ce n'est pas seu-
que vous nous exhortez d'abord à nous élever, lement une société que vous formez, mais une
par le culte le plus pur et le plus chaste, vers fraternité véritable. Vous enseignez aux rois à
Dieu dont la possession constitue le souverain veiller au bien de leurs sujets; vous avertissez
bonheur; c'est avec justice que vous ne pro- les peuples de se soumettre aux rois. Vous pro-
posez à nos adorations aucune créature, que clamez avec soin à qui est dû l'honneur, à qui
nous devions servir; c'est avec justice que, de l'aiïection, à qui le respect, à qui la crainte, à
cette éternité incorruptible et inviolable à qui la consolation, à qui les avis, à qui les
• Deut, vu, 5 ; Matth. xxu, 37. exhortations, à qui l'instruction, à qui les re-
LIVRE PREMIER. — DES MOEURS DE L'EGLISE CATHOLIQUE. 513

proches, à qui le cliàtiment.Vous montrez ainsi


que tous les devoirs ne sont pas dus à tous, CHAPITRE XXXL
mais que l'on doit à tous la charité, tandis
que l'injustice n'est due à personne. LES ANACHORÈTES ET LES CÉNOBiTES.
6-4. Or lorsque cet amour des hommes a
nourri et forlilié le cœur suspendu à votre 63. Aimer l'homme et se priver de sa vue,
sein , dès qu'il l'a rendu capable de s'attacher n'y a-t-il pas là quelque chose de surhumain ?
à Dieu dès que la majesté divine a commencé
;
Manichéens, embrassez donc ces mœurs et
à se dévoiler, autant du moins que l'homme, cette admirable continence des chrétiens par-

pendant son séjour ici-bas, est capable de cette faits qui ont cru devoir non-seulement louer,
manifestation, ou voit naître une si grande mais même pratiquer la chasteté parfaite.
ardeur de charité, l'incendie de l'amour divin Alors, si du moins il vous reste quehjue pu-

puissant, que tous les vices en sont


jaillit si deur, vous n'oserez plus auprès des ignorants
consumés, l'homme en est purifié et sanctifié, vanter impudemment votre prétendu détache-
et alors, on découvre combien est divine cette ment sous prétexte qu'il est très-difficile. Je ne
parole: «Je suis un feu consumant'; je suis parlerai pas de ce que vous ignorez, mais seu-
« venu apporter le feu dans ce monde *. » Ces lement de ce que vous cachez. Qui ne sait en
deux paroles d'un même Dieu unique, consi- effet que le nombre des chrétiens adonnés à

gnées dans les deux Testaments, attestent d'un la continence parfaite, va croissant de jour en

commun accord la sanctification de l'ùme, et jour, sur toute la face de l'univers, surtout
alors se réalise ce mot du Nouveau également en Orient et en Egypte ? Un fait aussi public,
emprunté à l'Ancien : « La mort a été abîmée vous ne pouvez l'ignorer.
« dans sa victoire; ô mort, oîi est ton aiguillon? 60. Je ne dirai rien de ces hommes dont je
« ô mort, où est ta puissance ^? » Si cette seule viens de parler, et qui , soustraits entièrement
parole pouvait être comprise par les hérétiques, à tout regard humain, se contentent d'un peu
déposant tout orgueil et rendus cà la paix, ils de pain et d'eau qu'on leur apporte à des jours
n'adoreraient plus Dieu qu'en vous et dans vo- marqués, n'ont d'autre habitation que les plus
tre sein. Il est donc bien vrai que les préceptes sombres déserts, ne connaissent de jouissance
divins sont , en vous largement et abondam- ,
que leur entretien avec Dieu et se trouvent
ment conservés. Il est bien vrai que, auprès de souverainement heureux dans la contempla-
vous, l'on comprend qu'il est plus criminel tion de cette beauté divine qui n'est accessible

de pécher contre une loi connue que contre qu'à l'intelligence des saints. Je le répète, je

une loi inconnue; « car l'aiguillon de la mort ne dirai rien d'eux. Plusieurs les accusent d'a-
« c'est le péché et la puissance du péché c'est
,
voir porté trop loin le renoncement aux choses
« la loi *, » dont la connaissance détermine la de la terre de tels accusateurs ne compren-
:

violence et l'intensité des remords de la cons- nent pas combien les prières de ces âmes nous
cience après la violation du commandement. sont utiles quel puissant exemple est pour
;

C'est vous encore qui comprendre toute


faites nous la vie de ceux mêmes dont la vue nous
la vanité des actions légales, quand la passion échappe. Mais il me paraît inutile de discuter
porte le ravage dans l'àme et qu'il faut toute la longuement sur ce sujet. Comment nos pa-
crainte des châtiments pour l'enchaîner, sans admirer cette sainteté suré-
roles feraient-elles
que l'amour de la vertu puisse l'éteindre. A minente ceux qui ne l'honorent pas sponta-
à
vous seule il appartient de former ces mul- nément? Contentons-nous de faire remarquer
titudes d'hommes hospitaliers, dévoués, mi- à ceux qui se m.ettent sottement au-dessus des
séricordieux, savants, chastes, saints et telle- autres que celte tempérance et cette conti-
ment consumés de l'amour de Dieu ,
qu'ils nence des chrétiens parfaits a été portée si
mettent tout leur bonheur dans la sohtude, loin, que ])lusieurs estiment qu'elle doit être
dans la continence la plus parfaite et dans un diminuée et ramenée à une mesure en quel-
suprême mépris du monde. que sorte plus humaine. Tant leur genre de
vie paraît surhumain à ceux-là mêmes à qui il
' Deut. IV, 21 ; Rétr. liv. I, cb. 7 , n. 5. — ' Luc, xii, 49. — déplaît
• 1 Cor. XV, 54, 55. — • Ib. 56.
!

07. Mais si nos regards sont trop faibles pour


soutenir ce spectacle, pourrons-nous refuser

S. AuG. — To?,iL m. 33
su DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

notre admiration et nos éloges à ces autres nent leur réfection corporelle, dans la mesure
hommes qui, méprisant et quittant les jouis- exigée par leur santé, chacun s'occupant de
sances de ce monde, même la Tie commune, réprimer les élans de la concupiscence, qui
embrassent la chasteté et la perfection, adon- ne peut trouver de satisfaction dans des ali-
nés à la prière , à la lecture , à l'élude , inac- ments communs et peu abondants. Ainsi non-
cessiblesau gonflement de l'orgueil, aux con- seulement ils se privent de viandes et de vin,
tentions de l'amour-propre, aux tourments de dans une mesure suffisante pour dompter leurs
l'envie, respirant la modestie, le respect, la passions , ils s'abstiennent encore de ce qui
paix? De leur vie passée tout entière dans la peut aiguillonner l'estomac ou les jouissances
concorde et dans l'union avec Dieu, ils font une du palais, je veux dire la manière recherchée
offrande des plus agréables au Seigneur, qui de préparer aliments, sous prétexte de pro-
les

leur a donné de pouvoir de si grandes


faire preté. en effet est venue l'habitude ridi-
De là

choses. Aucun d'entre eux ne possède rien en cule et honteuse de patronner le coupable
propre; aucun n'est à charge aux autres. Par désir des nourritures recherchées, autres que
le travail manuel ils se procurent ce qui est les viandes. Ce travail des mains, cette sobriété
nécessaire à leur corps, de manière, toutefois, des repas doit leur laisser un imposant super-
à ne pas distraire leur esprit de la pensée de flu ; ce superflu est distribué aux pauvres avec
Dieu. Leur ouvrage achevé, ils le remettent plus de zèle que n'en mettent à l'acquérir ceux
aux mains de ceux qu'ils appellent doyens, même qui le distribuent. En effet, ils ne se
parce que chacun de ces derniers a dix hom- préoccupent nullement d'arriver à cette abon-
mes sous sa surveillance. Par ce moyen au- dance, tandis qu'ils s'empressent de se dépouil-
cun d'eux n'a à s'occuper du soin de son ler de ce qui peut leur être superflu c'est au ;

corps ni quant à la nourriture ni quant au vê- point qu'on les voit expédier des vaisseaux
tement, ni quant à ses autres besoins, ni tout chargés dans les lieux habités par des
quant aux nécessités de chaque jour, ni môme indigents. Mais n'insistons pas davantage sur
quant aux changements survenus dans sa des faits que tous connaissent parfaitement.
santé. Pour ces doyens, s'occupant de tout 68. Telle est aussi la vie des femmes qui
avec la plus vive sollicitude, empressés de s'empressent au service de Dieu dans la chas-

.se prêter à toutes les exigences de cette vie, teté. Réunies dans des demeures spéciales et
et à toutes les faiblesses du corps, ils ne lais- convenablement distantes de celles des hom-
sent pas cependant de rendre compte de leur mes, elles ne leur sont unies que par la cha-
propre administration à un supérieur à qui ils rité et par l'imitation de leurs vertus. Aucun
donnent le nom de père. De leur côté, ces jeune homme n'a accès auprès d'elles, les vieil-
pères, remarquables non- seulement par la lards même les plus graves et les plus éprou-
sainteté de leurs mœurs, mais aussi par leur vés ne franchissent pas le vestibule, quand ils
science éminente des choses divines et par se présentent pour leur fournir les choses né-
leur supériorité en toutes choses, prennentsoin, cessaires. Le travail de la laine exerce leur
sans orgueil de ceux qu'ils appellent leurs fils.
, corps et subvient à leurs besoins; elles fournis-
Ainsi jaillit d'un côté la plus sublime autorité sent les vêtements aux frères et reçoivent en
dans le commandement, et de l'autre le plus retour ce qui est nécessaire à leur nourriture.
parfait accord dans l'obéissance. Chaque soir, Quand je me proposerais de louer ces mœurs,
avant de prendre aucune nourriture, ils sor- cette vie, cet ordre, ne
cette institution, je
tent tous de leurs habitations pour se réunir pourrais dignement, et je craindrais de
le faire

en commun et recueillir la parole de leur laisser croire quêtant de merveilles ont besoin
père. Autour de chacun de ces pères on voit pour être admirées d'autre chose que d'être
accourir jusqu'à trois millehommes, quelque- simplement exposées, si à la simplicité de la
fois même on en trouve un plus grand nombre narration je croyais devoir ajouter le cothurne
soumis à l'autorité d'un seul. Ils écoutent avec du panégyriste. Manichéens, critiquez ces
un zèle admirable et dans le plus profond si- merveilles, si vous le pouvez. Mais gardez-vous

lence, manifestant par des gémissements, par de semer si ostensiblement votre zizanie parmi
des larmes ou par une joie modeste et silen- des hommes aveugles et incapables de discer-
cieuse les diverses impressions que fait naître nement.
en eux la parole de l'orateur. Ensuite ils pren-
LIVRE PREMIER DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE 513

passer trois jours de suite et quelquefois plus,


sans prendre aucun aliment ou aucun breu-
CHAPITRE XXXII.
vage. Et ce ne sont pas seulement les hommes,
ÉLOGE DES CLERCS. mais les femmes elles-mêmes qui en agissent
ainsi. On voit de ces femmes, veuves et vierges,
69. Toutefois, dans l'Eglise catholique, les habiter ensemble en grand nombre, gagner
mœurs excellentes sont loin d'être chose si leur nourriture en tissant la laine et la toile.
rare qu'il u'y ait à louer que la vie des hommes Elles sont présidées par les plus habiles et les
dont je viens de parler. En efTet, comhien j'ai plus aptes non-seulement à former les mœurs
connu d'évêques de la plus haute vertu, de la mais encore à développer les intelligences ,
sainteté la plus émincnte; combien de prêtres, unissant pour cela la gravité la plus austère
combien de diacres et de ministres des divins à l'expérience la plus consommée.
sacrements dont la vertu me paraît d'autant néanmoins personne n'est contraint à
71. Et
plus admirable, d'autant plus digne d'être cé- ce qui surpasserait ses forces; on n'impose à
lébrée, qu'elle est plus difficile à conserver au qui que ce soit ce qu'il ne veut pas accepter, et
sein de cette immense variété d'hommes, et si quelqu'un se déclare impuissant à marcher

dans tumulte de cette vie En effet c'est au-


le 1 sur les traces des autres, il n'est pas pour cela
tant à ceux qui ont besoin de guérison qu'à condamné. Tous en effet se souviennent de
ceux qui sont guéris qu'ils sont chargés de l'instante recommandation faite dans toutes les
donner leurs soins. On doit supporter les vices Ecritures de pratiquer la charité. Ils n'oublient
de la multitude afin de les guérir, et avant de pas que « tout est pur pour les purs ', » ni : « ce
calmer la peste il faut d'abord la tolérer. Mais « n'est pas ce qui entre dans votre bouche qui
qu'il est difficile de ne pas se départir ici de la « vous souille, mais ce qui en sort ^» Tous leurs
vie la plus parfaite et de conserver son cœur soins consistent à se priver de nourriture, non
dans le calme et la tranquillité Pour tout dire ! pas parce que les viandes seraient impures à
en un mot, les premiers se portent là où l'on leurs yeux, mais dans le but de dompter la con-
apprend à vivre, et les autres où l'on vit. cupiscence. Leur grande sollicitude est égale-
ment de conserver la charité fraternelle. Ils

CHAPITRE XXXIII. n'oublient pas ces paroles « La nourriture est :

« pour l'estomac et l'estomac pour la nourri-


lES CHRÉTIENS DANS LE MONDE. « ture; or Dieu détruira l'un et l'autre''; » et

ailleurs « Ce n'est pas parce que nous avons


:

70. Je me garderai bien cependant de jeter « mangé que nous serons dans l'abondance, ni

le mépris sur une classe très-louable de chré- « parce que nous n'aurons pas mangé que nous
tiens. Jeveux parler de ceux qui passent leur « serons dans le besoin *. » Et surtout « Il est :

vie dans les cités et qui sont pourtant loin de « bon, mes frères, de ne pas manger de chair,
ressembler au vulgaire. J'ai vu moi-même la « de ne pas boire de vin et de ne faire quoi que
demeure des saints à Milan ; ils étaient nom- « ce soit, s'il doit en résulter du scandale pour
breux et présidés par un seul prêtre dont la a vos frères. » Dans ce passage, l'Apôtre prouve
sainteté rivalisait avec la science. A Rome j'ai que c'est vers la charité que tout cela doit être
connu plusieurs de ces habitations, dans les- dirigé. « En effet l'un se persuade qu'il peut
quelles ceux qui se distinguent par la gravité, « manger de tout; mais dit-il, que celui qui ,

la prudence et la science
des choses divines, ont « est faible mange des légumes. Que celui qui
seuls le droit de présider les autres. Tous vi- « mange ne méprise pas celui qui croit devoir
vent dans la charité chrétienne, dans la sainteté « ne pas manger, et que celui qui ne mange pas
et la liberté. Afinde n'être à charge à personne, « ne juge pas celui qui mange, car il ne relève
suivant en cela l'habitude des Orientaux et « que de Dieu. Qu'es-tu donc, pour juger le ser-
l'exemple de l'apôtre saint Paul, ils se suffisent « viteur d'autrui? C'est pour son maître qu'il se
par le travail des mains. J'ai même appris que « tiendra debout ou qu'il tombera or il se tien- ;

plusieurs s'y livraient à des jeûnes incroyables, cedra debout, car Dieu est assez puissant pour
refusant de prendre de la nourriture chaque « l'affermir. » Et un peu plus loin «Celui qui :

jour au déclin de la lumière, ce qui pourtant « mange, le fait pour le Seigneur et il rend grâ-
est d'un usage universel, mais allant jusqu'à « Tit. I, 13. — « Maltb. XV, 11. — ' I Cor. vi, 13. -- ' Ib. vm, 8.
,,
, ,

S16 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

« ces à Dieu et celui qui ne mange pas c'est


,
, et cependant ne se regarderaient pas comme
ils

« pour Soigneur qu'il refuse la nourriture,


le souillés vin
par aussi en font-ils donner
le ;

« et il rend grâces à Dieu. Donc ajoute-til ,


très-volontiers et très-amicalement à ceux (jui
« chacun d'entre nous aura à rendre compte de sont languissants ou qui en ont besoin pour
« lui-même. Ne nous jugeons donc plus les uns conserver leurs forces. Ceux qui en refuse-
« les autres faites seulement en sorte de ne pas
;
raient par superstition , on les avertit frater-

a servir d'obstacle ou de scandale à votre frère, nellement de ne pas s'exposer à s'affaiblir,


a Je sais en Notre -Seigneur Jésus -Christ et avant de se sanctifier. On leur lit le passage
« d'une manière certaine que rien n'est com- où l'Apôtre ordonne à son disciple de jjrendre
« mun par soi-même; il n'y a quelque chose de un peu de vin, à raison de ses fréquentes in-
« commun que pour celui qui le croit. » Pon- firmités '. C'est ainsi qu'ils embrassent la piété
vait-on prouver plus clairement que ce n'est i)as avec zèle ; et quant aux exercices du corps, ils
dans les choses mômes dont nous nous nourris- comprennent, comme le dit le même apôtre
sons mais dans l'intention que se trouve la
, qu'ils doivent y consacrer quelques instants ^.
cause de la souillure ?«Dès lors ceux qui sont 73. Ceux donc qui peuvent s'abstenir s'abs-
assez forts pour mépriser ces distinctions de tiennent, et ils sont en grand nombre. Ils se
viandes, avec la persuasion intime qu'ils ne sont privent de viandes et de vin pour deux motifs :

pas souillés pour avoir accepté telle nourri-


, ou bien pour ménager la faiblesse des frères
ture sans yjoindre aucun désir coupable, ceux- ou pour se rendre plus libres eux-mêmes.
l<à même ne doivent pas perdre de vue la cha- Mais c'est surtout à la charité qu'ils s'atta-
rité.Ecoutez ce qui suit « Car si à l'occasion :
chent, c'est à elle qu'ils conforment leur nour-
a de la nourriture votre frère est contristé riture, leur langage , leur vêtement, leur ex-
« vous cessez de marcher selon la charité ^ » térieur. C'est dans la charité seule qu'ils s'u-
72. Lisez le reste car il serait trop long de , nissent et conspirent; l'offenser, c'est à leurs
tout citer, et vous trouverez que ceux qui pou- yeux offenser Dieu lui-même; si quelqu'un
vaient mépriser ces formalités , c'est-à-dire s'obstine à la violer , on le blâme ou on le
les forts et les savants, étaientcependant obli- chasse. Ce qui blesse cette vertu ne peut durer
gés d'apporter assez de modération dans leurs un seul jour. Ils savent que Jésus-Christ et les
actes pour n'offenser en aucune manière ceux apôtres ont recommandé la charité d'une ma-
dont la faiblesse était encore trop grande pour nière si pressante, que si elle disparaît tout
passer outre. Or les chrétiens dont je parlais
, disparaît avec elle, et si elle règne tout abonde.
connaissent ces règles et s'y soumettent , car
ils sont, non pas hérétiques, mais chrétiens.

Ils interprètent les Ecritures selon l'esprit apos- CHAPITRE XXXIV.


tolique et non selon le nom orgueilleux et
usurpé d'apôtre. Personne ne méprise celui LES MAUVAIS CHRÉTIENS CONDAMNÉS.
qui refuse de manger, personne ne juge celui
qui mange. Celui qui est faible mange des lé- 74. Manichéens, répondezsilevons pouvez.
gumes, et beaucoup de ceux qui sont forts en Considérez ces chrétiens, et si vous l'osez,

mangent aussi, pour ménager la faiblesse des nommez-les sans mensonge et au prix de vo-
faibles. D'autres encore, et en grand nombre tre honte. A leurs jeûnes comparez les vôtres,
le font sans aucune nécessité, uniquement chasteté à chasteté, vêlement à vêtement, re-
parce qu'ils préfèrent une alimentation plus pas à repas modestie à modestie charité à
, ,

vile et une existence moins somptueuse et plus charité, et surtout, car la discussion présente
tranquille. «Tout m'est permis, dit-il, et pour- le réclame, comparez leurs préceptes et les vô-
« tant jene m'astreindrai à rien *. » C'est ainsi tres. Alors vous saisirez la dilTérence qui existe
que plusieurs refusent de se nourrir de viandes entre l'ostentation et la sincérité, entre le droit
quoique cependant ils ne les regardent pas su- chemin et les faux sentiers , entre la vérité
perstitieusement comme impures. De même et le mensonge, entre la force et l'enflure,
ceux qui s'en abstiennent , quand ils sont en entre la béatitude et la misère, entre l'unité et
bonne santé , en usent sans crainte quand ils la division , enfin entre les sirènes de la su-
sont malades. Beaucoup ne boivent pas de vin, perstition et le port assuré de la religion.
' Rom. iiv, 2-21. — • I Cor. vi, 12. « I Tim. V, 23. — ' Ib. IV, 8.
LIVRE PREMIER. — DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. .^17

73. Gardez-vous de m'opposcr ceux qui por- purifiera son aire, séparera la paille du fro-
tant le nom de chrétiens ou bien ij^norent ou ment, et avec une souveraine é(juité rendra
bien ne réalisent pas la sublimité de leur pro- à chacun selon ses œuvres ^
fession. N'arguez rien de cette multitude d'i-

gnorants qui , même dans la \raie religion


CHAPITRE XXXV.
,

sont superstitieux ou tellement esclaves de CONCESSIONS FAITES PAR l'aPÔTRE AUX BAPTISÉS.
leurs passions, qu'ils oublient les promesses
77. Pourquoi donc vous enflammer de
par eux jurées à Dieu. J'en ai connu jilusieurs haine,
pourquoi vous laisser aveugler par l'esprit de
qui adoraient les sépulcres et les peintures,
parti? Pounjuoi vous embarrasser dans la
j'en ai connu plusieurs qui se livraient à d'a-
longue défense de cette grande erreur ? Cher-
bondantes libations sur les morts, offrant des
chez les fruits dans la campagne et le froment
festins aux cadavres. Ceux-là s'ensevelissent
dans l'aire, vous en découviirez facilement;
eux-mêmes sur ces cadavres ensevelis, et font
ilsse présenteront d'eux-mêmes à vous. Pour-
hommage à la religion de leurs excès et de
quoi trop fixer vos regards sur des purifica-
leur ivresse. J'en ai connu plusieurs qui , en
tions de détail? Pourquoi, en les effrayant par
paroles, ont renoncé au siècle et qui se lais-
les aspéritésde la haie priver des hommes
sent encore opprimer par toutes les vanités ,

ignorants de l'abondance d'un jardin fertile?


de ce siècletrouvant leur joie dans cette op-
,
Il y a une entrée sûre que bien peu connais-
pression même. Au sein d'une si grande foule
sent, entrée dont vous niez l'existence ou que
de peuple, il n'est pas étonnant que vous en
vous ne voulez pas découvrir. II y a dans l'E-
trouviez dont la vie méprisable vous serve à
glise catholique une multitude innombrable
tromper les imprudents, à les détourner du
de fidèles qui n'usent pas de ce monde; il en
salut catholique. Vous-mêmes, qui êtes si peu
est qui en usent comme n'en usant pas *, se-
nombreux vous éprouvez de cruelles an-
,

lon la parole de l'Apôtre, et c'est ce qui a été


goisses quand nous vous sommons, parmi
prouvé dans ces temps où l'on voulait con-
ceux que vous nommez les élus, d'en montrer
traindre les chrétiens à adorer les idoles. Com-
un seul qui observe ces préceptes dont une
folle su|)erstition vous fait prendre la défense. bien d'hommes Toncomblés de ri- vit alors,

Mais j'ai résolu de vous montrer dans un ,


chesses combien de pères de famille dans les
,

autre volume , combien ces préceptes sont


campagnes de négociants, de militaires de
,
,

vains nuisibles et sacrilèges, et comment chefs de cité de sénateurs, de personnes de


,
, il

peut se faire qu'ils soient inobservés par le l'un et de l'autre sexe, quitter tous ces biens

plus grand nombre d'entre vous et presque temporels , dont ils usaient , il est vrai , mais
par vous tous. sans en être les esclaves, subir la mort pour
76. Maintenant il ne me reste qu'à vous la foi et la religionet prouver aux infidèles ,

avertir de cesser enfin de maudire l'Eglise ca-


que ces richesses sont plutôt possédées par les
tholique, en blâmant les mœurs d'hommes chrétiens, que les chrétiens ne sont possédés

cou|)ables qu'elle condamne la première , et


par elles !

que chaque jour elle s'applique à corriger Pourquoi mentir jusqu'à ce point, et
78.

comme on corrige des enfants vicieux. Or, soutenir que les fidèles renouvelés par le bap-
tous ceux d'entre eux qui, aidés de leur bonne tême, doivent s'interdire la génération des en-
volonté et de la grâce de Dieu, se corrigent de fants, la possessionde champs, de maisons et
leurs fautes, recouvrent, par la pénitence, ce d'argent ? Rien de tout cela n'est proscrit par
qu'ils avaient perdu par le péché. Ceux, au l'Apôtre. Ecrivant aux fidèles, après avoir fait
contraire, par une volonté mauvaise per-
(jui rénumération de beaucoup de vices qui ex-
sévèrent dans leurs vices anciens et en ajou- cluent du royaume des cieux, il ajoute «-Et :

tent toujours de plus graves, on les laisse « c'est là ce que vous avez été, mais vous êtes
, il

est vraidans le champ du Seigneur, on leur


,
« purifiés, sanctifiés, justifiés au nom de Notre
permet de croître avec les bonnes semences « Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit de notre
mais viendra un temps où l'on séparera la zi- « Dieu.» Ces hommes purifiés et sanctifiés, tous

zanie. Ou bien, si à cause de leur nom de comprennent que ce sont les fidèles, et ceux
chrétiens, on doit plutôt les assimiler à la qui ont renoncé au monde. Mais puisqu'il
paille qu'aux épines , viendra aussi Celui qui • .Malh. m, 13; xiil, 24,43. — ' 1 Cor. vii, 31.
518 DES MOEURS DE L'ÉGUSE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

nous déclare quels sont ceux à qui il écrit, ment démontré la souveraine perfection à ceux
voyons s'il leur permet ce dont nous parlons, qui sont forts , et avoir permis à ceux qui
«fout m'est permis, ajoute-t-il, mais tout sont plus faibles ce qui est plus à leur portée?
« ne m'est pas avantageux; tout m'est permis, Le comble de la perfection c'est de ne point
« mais je ne me rendrai l'esclave de quoi que toucher de femme c'est ce qu'il prouve en ;

« ce soit. La nourriture est pour l'estomac et disant :« Je voudrais que tous les hommes fus-
« l'estomac pour la nourriture mais Dieu dé- ;
« sent comme moi. » Or, ce qui est voisin de

« truira l'un et l'autre. Le corps n'est pas pour cette perfection c'est la chasteté conjugale, qui
« la fornication mais pour le Seigneur, et le défend à l'homme de faire naufrage dans la

« Seigneur pour le corps. Or Dieu a ressuscité fornication. Et parce que plusieurs usent du
« le Seigneur, et nous aussi il nous ressuscitera mariage, l'Apôtre les exclut-il du nombre des
« par sa puissance. Ignorez-vous que vos corps fidèles? 11 affirme au contraire qu'ils se sanc-
« sont les membres du Christ? Prendrai-je donc réciproquement par cette chasteté du
tifient

« les membres du Christ pour en faire les mariage il affirme que si l'un des deux époux
;

« membres d'une prostituée? assurément non. est un infidèle, les enfants qui naissent de cette
« Ignorez-vous que celui qui s'attaclie à une union sont sanctifiés, comme les époux le sont
« prostituée, devient un même corps avec elle ? eux-mêmes : a Le mari infidèle , dit-il , a été
a Car, dit Dieu, ils seront deux dans une seule «sanctifié dans la femme fidèle, et la femme
« chair. Or celui qui s'attache à Dieu, devient « infidèle a été sanctifiée mari fidèle. par le

«un même esprit avec lui. Fuyez la forni- « Autrement vos enfants seraient impurs et

« cation. Tout péché que commet un homme est a voici qu'ils sont saints*.» Pourquoi vous

« un péché extérieur au corps au contraire, ; obstiner contre une vérité si évidente? Pour-
« celui qui commet la fornication pèche con- quoi vous efforcer de couvrir d'ombres vaines
« tre son propre corps. Ignorez-vous que vos cette lumière des Ecritures ?
« membres
sont le temple du Saint-Esprit, qui 80. Gardez-vous de dire qu'il est permis aux
« est en vous, que vous avez reçu de Dieu? catéchumènes de connaître leur femme et que
a vous ne vous appartenez donc pas vous- cà ce droit est refusé aux fidèles qu'il est permis ;

« mêmes car vous avez été chèrement achetés


: ;
aux catéchumènes de posséder des richesses,
« glorifiez donc et portez Dieu dans votre corps*. tandis que les fidèles ne le peuvent pas. Sachez
« —
Quant à ce qui fait l'objet de votre lettre, seulement qu'il en est beaucoup qui en usent
« je dis qu'il est bon à l'homme de ne pas tou- comme n'en usant pas. Dans le bain salutaire
« cher de femme. Mais par crainte d'inconti- du baptême commence en effet la rénovation
«nence, que chacun ait sa femme, et que de l'homme nouveau, laquelle va toujours
«chaque femme ait son mari. Que le mari croissant, plus promptement dans les uns, plus
« rende le devoir à son épouse , et l'épouse à lentement dans les autres. Pour le plus grand
« son mari. La femme n'a point pouvoir sur nombre toutefois c'est le point de départ d'une
« son corps, c'est l'homme qui a ce pouvoir. vie nouvelle, quand on s'y applique non pas
« De même l'homme n'a point pouvoir sur son avec répugnance mais avec amour. En effet,

« propre corps, ce pouvoir appartient à la comme le dit l'Apôtre,» bien que notre homme
«femme. Ne vous séparez point , si ce n'est « extérieur soit corrompu, l'homme intérieur
« d'un mutuel consentement, pour un temps, « se renouvelle de jour en jour *. » Mais si c'est
« et afin de vous livrer à la prière. Puis reve- afin de se perfectionner que l'homme intérieur
« nez l'un à l'autre de peur que Satan ne vous
, se renouvelle de jour en jour, comment donc
« tente, à raison de votre incontinence. Or, en exigez-vous qu'il commence parla perfection?
« vous parlant ainsi je le fais par indulgence,
,
Mais non, ce n'est pas là ce que vous voulez,
« ce n'est pas des ordres que j'impose. Je vou- car vous cherchez moins à relever les faibles
« drais, en que tous les hommes fussent
effet, qu'à tromper les imprudents. Vous ne devriez
«comme moi; mais chacun a reçu de Dieu pas soutenir ces erreurs avec tant d'audace,
« un don particulier, l'un d'une manière, l'au- lors même ne serait pas prouvé que vous
qu'il
« tre de l'autre *, » êtes bien éloignés de vous acquitter en perfec-
79. L'Apôtre vous paraît-il avoir suffisam- tion de vos observances puériles. Vous n'êtes

» I Cor. VI, 11-20. » Ibid. 14.


• Ib. vn, 1, 7. » U Cor. IT, W.
LIVRE PREMIER. — DES iMOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE. 519

pas sans connaître ceux que vous admettez afin de pervertir les simples, tandis que tu ne
dans votre secte. Eu les voyant se lier d'une leur en montreras pas l'ombre dans ta secte,
plus grande intimité avec vous, personne ne lorsque tu les auras attirés? Mais je ne veux
soupçonnait qu'ils trouveraient en vous ce que paraître vous accuser témérairement en quoi
vous incriminez dans les autres. Se peut-il (juc ce soit;c'est pourquoi terminant ici ce
donc une plus grande impudence que d'exiger volume, je vais dans un autre dévoiler vos
la perfection des catholiques les plus faibles, maximes, et révéler vos étranges mœurs.
LIVRE SECOND.

Des Mœurs des Manichéens.

Origine et nature da mal, d'après les Manichéens. — Leurs infâmes mystères.

évidemment l'être dans le plus vrai sens du


mot. Ce mot en effet désigne une nature sub-
CHAPITRE PREMIER.
sistant en elle-même et inaccessible à tout
changement. Or cette nature, que peut-elle
LE SOUVERAIN BIEN EST LE SOUVERAIN ÊTRE.
cire SI ce n'est Dieu lui-même, dont
le con-

1. Quand on traite du bien et du mal, je vous le cherchez avec intelligence, se


traire, si

ne peut venir en doute à personne


crois qu'il révélera à vous comme le néant absolu? Car
que ce genre de question soit du ressort de la l'être n'a pas d'autre contraire que
le non-

morale. Or, c'est de la morale qu'il s'agit dans être. Il n'y adonc aucune nature qui soit con-
cette discussion. Aussi je voudrais voir les traire à Dieu. Mais parce que nous n'appor-

hommes apporter à cette investigation une tons à ces considérations qu'un esprit malade
disposition d'espritdes plus parfaites et des plus et embarrassé soit par de vaines opinions, soit
pures je voudrais qu'ils pussent contempler
;
par une volonté perverse, ne négligeons du
le souverain bien, j'entends celui qui est le moins aucun effort pour parvenir lentement
bien incomparable et par excellence^ et auquel et sûrement à une connaissance quelconque
l'àme raisonnable, pure et parfaite^ se soumet. d'un objet si relevé et imitons ceux qui cher-
;

En effet pour peu que les hommes eussent de chent non pas avec les yeux mais pour ainsi
ce bien une faible intelligence et le missent en dire à tâtons.
pratique verraient qu'il n'est autre que ce
, ils

qu'on appelle très-justement l'Etre souverain, CHAPITRE II.

le premier Etre. Et en effet, qui mérite ce nom


de souverain Etre, si ce n'est Celui qui est ab- NATURE DU MAL.
solument immuable en soi, qui, dans aucune
de ses parties ne peut être ni corrompu ni 2. Manichéens, très-souvent et même presque
changé et reste toujours semblable à lui- toujours, vous demandez à ceux à qui vous
même ;
qui n'est point soumis aux vicissitudes voulez insinuer votre hérésie, ce que c'est que
du temps, qui ne peut être aujourd'hui autre- lemal. Supposez que je vous rencontre au-
ment qu'il était hier ? Ce qui est tel possède jourd'hui pour la première fois, je vous prie
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 521

de vouloir bien déposer pour un instant cette dra alors au souverain mal. Mais il n'y par-
intime conviction où vous êtes de posséder la viendra pas ,
puisque vous prétendez que non-
connaissance parfaite de toutes ces vérités, et seulement il est une nature , mais encore une
de tenter avec moi l'investigation de ces mys- nature éternelle. Donc il estimpossible de dire
tères, comme si vous étiez de simples igno- que le souverain mal soit une substance.
rants. Vous allez me demander quelle est l'o- 4. Que faire donc? J'en connais plusieurs
rigine du mal. A mon tour je vous demande parmi vous dont l'intelligence est impuissante
quelle est sa nature. De ces deux questions à saisir ces vérités. J'en connais aussi quelcjnes-
quelle est la plus logique ? Est-ce le procédé uns qui, quoique doués d'un sens droit, ne sui-
de ceux qui cherchent l'origine de ce qu'ils vent dans celte étude que l'inspiration de leur
ignorent ? ou bien la méthode de celui qui volonté mauvaise, et, au risque de perdre tout
croit devoir d'abord en chercher la nature, jugement, agissent avec obstinalion et cher-
pour ne pasètrctaxé d'absurdité, en recherchant chent plutôt à en imposer aux petits et aux
l'origine d'une chose inconnue ? Or quelle in- faibles qu'à reconnaître eux-mêmes la vérité.
telligence serait assez aveugle pour ne pas voir Toutefois, lors même
qu'aucun parmi vous ne
que le mal d'une chose quelconque, c'est ce me lirait sans prévention, lors même qu'aucun
qui est contraire à sa nature? Mais cette seule ne devrait déposer vos erreurs, je ne me re-
donnée renverse votre hérésie; car aucune pentirais pas encore d'avoir écrit; j'obtiendrai
nature n'est le mal , s'il faut appeler mal ce du moins que les esprits droits, soumis à Dieu
qui est contraire à la nature. Et cependant etjusque-là étrangers à vos doctrines, ne pour-
vous affirmez (jue le mal est une substance ront plus, après m'avoir lu, se laisser surpren-
une certaine nature. Ajoutez que ce qui est dre à vos discours mensongers.
contre la nature est par là-même opposé à la
nature cherche à la détruire
, et tend par , CHAPITRE m.
conséquent à faire que ce qui est ne soit pas.
En effet qu'est-ce qu'une nature, sinon ce qui AUTRE DÉFINITION DU MAL.
a un certain être dans son espèce ? Nous nous
servons du mot nouveau d'essence , dont nous 5. Poursuivons donc nos recherches avec
faisons le mot substance synonyme, et nous plus de soins encore et, autant que possible,
l'avons tiré du mot êlre. Les anciens, pour qui avec plus de clarté. Je vous demande de nou-
ces mots essence et substance étaient inconnus, veau quelle est la nature du mal. Si vous ré-
se servaient du mot nature en lui donnant la pondez le mal c'est ce qui nuit; en cela vous
:

môme donc vous voulez dépo-


signification. Si n'êtes point dans l'erreur. Mais alors je vous
ser toute obstinalion, vous conclurez que le en prie, réflécliissez, examinez, déposez tout
mal c'est ce qui déroge à l'essence et tend à esprit de parti et cherchez la vérité unique-
faire qu'une chose ne soit pas. ment pour la trouver et non pour la combattre.
3. Quand donc, avec l'Eglise catholique, Nuire c'est priver de quekjue bien ce à quoi
nous disons que Dieu est l'auteur de toute na- l'on nuit. On ne peut nuire qu'à cette contli-
ture et de toute substance, ceux qui sont capa- tion. Que voulez-vous de plus clair? que vou-
bles de comprendre cette vérité saisissent en lez-vous de plus simple? de plus aisé à com-
même temps que Dieu ne saurait être l'auteur prendre pour l'esprit le plus médiocre dès qu'il
du mal. Comment en effet Celui qui est le pre- n'y apporte pas d'entêtement? Ce [)rincipeune
mier principe de tout ce qui est, pourrait-il fois posé, voici ce me semble, les conséquences
être en même temps le principe de ce qui ten- qui en découlent. Ce qu'il vous plaît d'appeler
drait à attaquer l'essence même des choses et le souverain mal ne peut nuire à quoi que ce
à détruire leur être? La raison proclame que soit qu'autant qu'il y trouve quelque bien. Or,

mal général. Quanta celte espèce de


c'est là le dites-vous, il n'existe que deux natures le :

mal, que vous appelez le mal souverain, com- royaume de la lumière et le royaume des ténè-
ment pouvez-vous soutenir qu'il est l'adver- bres. Le royaume de la lumière vous avouez
saire de la nature, de la substance, puisque, que c'est Dieu, et en Dieu vous admettez une
à vous en croire , il est lui-même une nature nature simple, et dont la simplicité ne peut
et une substance? S'il agit contre lui-même, souffrir ni division départies, ni infériorité"
il détruit son être ; et s'il y réussit il parvien- d'u ne partie à l'égard d'une autre. Avouez donc
^^ DES MOEURS DE L'EGLISE CATHOLIQUE P:T DES MANICHÉEiXS.

dès lors, la logique vous y contraint, quoique pour vous convaincre? Voulez-vous qucNiue
votre système y répugne, avouez que cette na- chose de plus explicite encore ?
ture, par cela même qu'elle est le souverain
bien, comme vous n'en doutez pas, par cela CHAPITRE V.
même qu'elle est immuable, impénétrable,
incorruptible et inviolable, comme vous l'en-
TROISIÈME DÉFINITION DU MAL.
seignez hautement, car autrement elle ne serait
pas le souverain bien avouez, ; dis-je, que nulle 7. Je demande pour la troisième fois quelle
influence nuisible ne peut l'atteindre. D'un est la nature du mal. Vous me répondrez peut-
autre côté, puisque nuire c'est priver de quel- être le mal c'est la corruption. Et en effet
:

que bien , comment pourrait-on nuire au peut-on nier que ce soit là un des caractères
royaume des ténèbres puisque ce royaume généraux du mal? Nous l'avons déjà défini ce :

n'est susceptible d'aucun bien? Ainsi rien ne qui est contre nature, ce qui nuit. Quant à la
peut nuire au royaume de la lumière parce corruption, on comprend qu'elle n'a aucune
qu'il est inviolable; à qui donc nuira ce que réalité par elle-même, elle n'existe que dans
vous appelez le mal ? la substance qu'elle atteint; car la corruption
n'est pas elle-même une substance. D'un autre
côté l'objet qu'elle atteint n'est pas davantage
CHAPITRE IV.
la corruption, il n'est pas le inal. Une chose

qui se corrompt, c'est une chose qui est privée


DIFFÉRENTES ESPÈCES DE BIEN. de son intégrité et de sa pureté. Donc ce qui
n'a aucune pureté ne peut être soumis à la
6. Ne pouvant échapper à cette rigueur de corruption ; et ce qui a la pureté, ne tire sa

conclusion, admirez donc la justesse de l'en- bonté que de sa participation à la pureté. Disons
seignement catholique. Il distingue le bien par encore que ce qui est corrompu est perverti ;

excellence, le bien par nature et par essence, se p ervertir c'est n'avoir plu s_d'ordre. Or le
et le bien qui n'est tel que par participation, bje n c'est l'ordre. Ainsi ce que la corruption
ce dernier tirant du souverain bien de quoi attaque, n'est pas dépourvu de bien et c'est pré- ,

être bien lui-même, sans que le souverain bien cisément pour cela qu'il peut en être privé par
cesse pour cela de demeurer en lui-même et la corruption. Donc si votre royaume des ténè-
sans qu'il perde quoi que ce soit. Le bien par bres était privé de tout bien, comme vous le
participation, c'est la créature à laquelle on dites, il ne sej'ait soumis à aucune corruption.
peut nuire par défaut. Mais ce défaut ne peut Et en effet que pourrait alors lui enlever la
être attribué à Dieu, car Dieu est l'auteur de corruption ne peut rien enlever elle
? et si elle

de l'essence des choses.


l'existence, j'allais dire n'est plus corruption. Osez dire, si vous le pou-
Ainsi nommer le mal , c'est définir sa
nature; vez, que Dieu et le royaume de Dieu peuvent
loin d'être une essence ou substance il n'est être soumis à la corruption, quand vous ne
qu'une privation il implique donc toujours
;
trouvez pas matière à corruption dans le
l'idée d'une nature à laquelle il peut nuire. royaume de Satan, tel que vous le décrivez I

Cette nature n'est pas le souverain mal, puis-


qu'en lui nuisant on lui enlève un bien elle ; CHAPITRE VI.
D'est pa& davantage le souverain bien, puis-
qu'elle peut perdre une partie de son bien, et CE QUI PEUT ÊTRE SOUMIS A LA CORRUPTION.
que si elle est appelée bonne ce n'est pas parce
qu'elle est le bien, mais parce qu'elle y parti- 8. lumière catholique qu'enseigne-
Et la ,

cipe. Ce n'est pas non plus par nature qu'une t-elle ici? Vous
le supposez déjà elle enseigne :

chose est bonne; car ayant été créée c'est à sa la vérité même en disant qu'il n'y a que les
création même qu'elle doit d'être bonne. Ainsi substances créées qui puissent être corrom-
donc Dieu est le souverain bien, et tout ce pues. Quant à la substance incréée, qui est le
qu'il a fait est bien, quoiqu'à un degré moindre souverain bien, elle est incorruptible; et la
que lui-même. Ne serait-ce pas une absurdité corruption même ou le souverain mal, elle
de prétendre que les œuvres sont égales à l'ar- ne peut pas davantage être corrompue, puis-
tisan, et les créatures au Créateur? Est-ce assez qu'elle n'est pas une substance. Si vous me
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 523

demandez ce qu'elle est, voyez où elle conduit qui leur convient, jusqu'à ce que, par des
tout ce qu'elle corrompt. Par elle-même elle mouvements bien ordonnés, elles remontent
détruit tout ce qu'elle touche. Tout ce qui est au degré d'où elles sont descendues. S'agit-il
frappé de corruption, déchoit de ce qu'il était, même des âmes raisonnables, de ces natures
la permanence lui devient impossible, l'clre années de toute-puissance du libre arbitre?
la

lui-même ne tarde pas à disparaître. L'être, en Si elles s'éloignent de lui, il les met dans les
effet, et la permanence sont corrélatifs. Voilà rangs inférieurs de la création, à la place qui
pourquoi on dit de l'Etre souverain et par leur convient. Ainsi deviennent-elles miséra-
excellence qu'il demeure en soi. Si quelque bles par le fait de ce jugement de Dieu, ciui

chose change pour devenir meilleur, ce n'est réalise l'ordre en leur assignant la place
pas à cause de sa permanence même, mais qu'elles ont méritée. De là cette parole que
parce qu'il inclinait vers le mal, de
et perdait vous couvrez de vos invectives : « Je fais les

son essence. Une telle perte ne peut avoir pour a biens et je crée maux '. » Par ce mot
les

auteur celui qui est l'auteur même de l'essence. créer, on entend ordonner, régler. Aussi
ici

Donc certaines choses changent pour devenir lit-on dans la plupart des manuscrits Je fais :

meilleures, et ainsi elles tendent vers l'être ;


les biens et je règle les maux. Faire, c'est don-
une telle mutation ne peut s'appeler perversion ner l'être à ce qui ne l'avait pas ; régler, or-
mais bien plutôt retour et conversion. Toute donner, c'est disposer les choses à devenir
perversion, en effet, est une destruction de meilleures. C'est cet ordre que Dieu emploie à
l'ordre. Tendre à l'être c'est donc tendre à l'égard des choses qui défaillent ou qui tendent
Tordre, et l'obtenir c'est obtenir l'être, autant à cesser d'être, non pas à l'égard de celles qui
du moins qu'il est permis à la créaTure. L'or- déjà ont atteint leur but. On a dit en toute vé-
dre réduit à une certaine conveuauce ce qu'il rité que la divine Providence ne laisse aucun
dispose. Etre, c'est être un plus une chose
;
être retourner au néant.
aoiulert d'unité, plus elle aTèlre. C'est l'œuvre 10. Nous pourrions développer plus longue-
de l'unio de produire la convenance et la con- ment celte maxime mais il est inutile d'insister
;

corde dans toutes les choses composées, et c'est davantage quand on discute avec vous. On a
ce qui leurdonne la mesure de leur être. Quant dû vous montrer la porte du salut/mais vous
aux choses simples, elles sont par elles-mêmes en désespérez pour vous-mêmes et poussez au
puisqu'elles ont l'unité. Celles qui ne sont pas même désespoir les ignorants et les simples.
simples imitent l'unité par l'accord de leurs En effet, ce qui pourrait vous ouvrir c'est uni-
parties, et la mesure de leur mesure
être est la quement la bonne volonté ; cette volonté que
même de leur union. L'ordre produit donc la divine clémence enrichit de la paix, ainsi
l'être, et le désordre le non être ce désordre ; que le dit ce cantique de l'Evangile : « Gloire

s'appelle aussi perversion ou corruption. D'où a à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la
je conclus que tout ce qui se corrompt tend à « terre aux hommes
de bonne volonté * » !

la destruction. Je vous laisse maintenant le Il vous suffit d'entrevoir comme conclusion

soin de considérer où mène la corruption afin de cette discussion religieuse sur la nature
que vous puissiez découvrir le souverain mal. du bien et du mal. que tout ce qui est re-
Ce souverain mal, en efî'et, ne peut être que le çoit de Dieu tout son être ; et s'il déchoit de
terme auquel conduit la corruption. cet être, ce n'est pas le fait de Dieu mais il ;

n'échappe jamais à la divine Providence qui


CHAPITRE VII. ne laisse pas alors de lui assigner sa place dans
l'ordre général. Si vous n'en êtes pas encore

RIEN NE SE CORROMPT ENTIÈREMENT, GRACE convaincus, je ne vois plus d'autre parti à pren-
A LA BONTÉ DE DIEU. dre que de traiter d'une manière plus minu-«
tieuse les divers points que je viens d'exposer.
Mais la bonté de Dieu ne souffre pas que
9. Pour aller plus haut, l'intelligence a besoin
lacorruption produise ses derniers effets. Elle d'être précédée par la piété et l'innocence.
organise la situation des choses défaillantes ' Isaie, XLV, 7. — » Luc, u, 14.

elles-mêmes, en sorte qu'elles occupent la place


52 i DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

est l'auteur de l'essence dès lors, vous ne


;

CHAPITRE VIII.
pouvez voir une essence dans une chose qui
en prive une autre de l'être. Par conséquent
LE MAL k'eST POIM UNE SUBSTANCE. l'être c'est ce qui n'implique aucun désordre;
ce qui en impliquerait un, n'est rien.
W. A ma question sur la nature du mal, d2. A Athènes, si nous en croyons l'histoire,
quelles réponses pouvez-vous faire, sinon que une femme aux mœurs déréglées, à force de
le mal c'est ce qui est contre nature, ce qui boire peu à peu du poison qui servait à faire
nuit, ce qui corrompt, et d'autres semblables? mourir les condamnés, en vint jusqu'à n'en
Mais en les développant, je vous ai montré que éprouver aucune atteinte pour sa santé. Plus
vos erreurs faisaient naufrage. ne vous reste
Il tard elle se trouva elle-même condamnée à
plus, comme d'ailleurs vous en avez l'habitude, mort; elle prit la dose ordinaire de poison,
qu'à parler en enfant, et vous allez me dire mais comme elle en avait l'habitude, elle n'en
peut-être, que le mal c'est le feu, le venin, les mourut pas. On fut tout étonné de ce prodige,
bêtes féroces et autres choses semblables. Ré- et on envoya cette femme en exil. Si donc le
pliquant à un adversaire qui soutenait (ju'au- poison est mauvais par lui-même, allons-nous
cune substance ne peut être le mal, l'un des conclure que celte femme avait agi de manière
principaux fauteurs de cette hérésie, celui qui qu'il ne fût pas mauvais pour elle ? Quelle ab-
nous parlait avec le plus d'attrait et le plus fré- surdité plus manifeste ! Mais parce que c'est
quemment, nous disait : Je voudrais [)lacerun l'inconvenance même un mal, une ha-
qui est
scorpion dans la main de cet homme et m'as- bitude modérée a produit une certaine conve-
surer s'il oserait ne pas la retirer. S'il la retirait, nance entre le poison et son corps. Autrement
il prouverait par là même et malgré ses pa- quel artifice aurait pu la soustraire aux suites
roles que le mal peut être une substance, car de l'inconvenance? Et cela parce que ce qui est
il n'oserait nier que cet animal soit une sub- réellement un mal, nuit à tous et toujours.
stance. Ce n'était pas à son adversaire qu'il L'huile estune nourriture fortifiante pour nos
tenait ce langage, mais à nous, lorsqu'efîrayés corps au contraire elle est fortement nuisible
;

nous lui rapportions ce que celui-ci avait dit. à beaucoup d'animaux, spécialement à ceux
Quelle réponse puérile et vraiment bonne pour qui ont six pieds. L'ellébore est tantôt une
des enfants! Pour peu en elîet qu'on ait reçu nourriture, tantôt un remède, tantôt un poison.
d'instruction, ne comprend-on pas facilement Le sel pris en trop grande quantité, devient
que ces sortes de créatures blessent, lorsqu'elles également un poison, et cependant de combien
sont dans des conditions défavorables, qu'elles de jouissances et d'avantages n'esl-il pas la
ne blessent pas dans des conditions contraires, source pour le corps? L'eau de la mer aspirée
et que souvent même elles ont leur utilité ? par les animaux terrestres est nuisible; comme
Mais en vérité, par lui-même ce venin était
si bain elle leur est très-salutaire; prise des deux
mauvais, la première victime qu'il devrait faire manières elle est pour les poissons joie et
,

ce serait le scorpion lui-même. Et nous voyonsau santé. Le pain nourrit l'homme et iltuel'éper-
contraire que si l'on parvenait à le lui arracher vier. La boue elle-même, dont l'odeur et le
entièrement, l'animal périrait infailliblement. contact répugnent, ne rafraîchit-elle pas en
Ainsi c'est un mal pour son corps de perdre ce été, et ne sert-elle pas de remède contre les
qu'il est nuisible au nôtre d'avoir; et réciproque- blessures faites parle feu? Quoi de plus vil que
ment c'est un bien pour lui d'avoir ce qu'il nous le fumier? quoi de plus abject que la cendre?
est bon de ne pas posséder. Ce poison dès lors Et cependant ils sont d'une si grande utilité
est-ilen même temps un bien et un mal? Assu- pour la fécondité des campagnes, que Slercu-
rément non. Le mal c'est ce qui est contraire à tion, l'inventeur de ce procédé, qui en a con-
la nature, aussi bien pour l'animal que pour servé le nom, a mérité chez les Romains de
nous; ce désordre n'est évidemment pas une recevoir les honneurs divins.
substance, car il en est l'ennemi. D'où vient 13. Mais pounpioi m'arrêter à ces détails qui
cela, direz -vous? Voyez ses effets et vous le sont innombrables? Les quatre éléments avec
saurez, pourvu toutefois qu'il vous reste en- lesquels nous sommes continuellement en
core quelque lumière intérieure. Il dépouille contact, autant ils sont utiles par leur conve-
de l'être tout ce qu'il frappe Dieu au contraire
: nance, autant ils deviennent nuisibles dans des
LIVRE SECOND. - DES MOEURS DES MANICHEENS. 52^

conditions contraires. L'air nous fait \ivre; tendaient. Si le mutisme est un mal, ils possé-
sommes-nous ensevelis sous ou dans
la terre daient un langage assez articulé pour oser dé-
l'eau, nous périssons, tandis qu'un grand nom- clarer la guerre à Dieu même, et ce fut la con-
bre d'animaux trouvent leur vie à ramper sous sétiuence, dites-vous, d'un discours véhément
le sable ou dans une terre légère quant aux ;
prononcé dans une assemblée générale. Si la
poissons, à peine mis à l'air ils périssent. Le stériliîéest un mal, il y avait là une grande

feu corrompt nos corps, mais employé avec fécondité pour produire des enfants. Si l'exil
modération, il nous soustrait au froid et éloigne est un mal, ils étaient chez eux sur la terre, et

une multitude de maladies. Ce soleil que vous habitaient leur propre pays. Si la servitude est
adorez cet objet le plus beau entre les choses
, un mal, quelques-uns parmi eux étaient sur
nuisibles, fortifie les yeux de l'aigle, blesse les le trône. Si la mort un mal, ils avaient la vie
est
nôtres et obscurcit nos regards. Cependant et ils l'avaient tellement que vous proclamez
aidés par l'habitude nous parvenons nous aussi hautement que, même après la victoire de
à fixer son disijue sans danger. Nous permettez- Dieu, leur esprit ne pouvait mourir.
vous de le comparer à ce poison que la femme D'où vient donc, je le demande, que
15.
athénienne a su adoucir par l'habitude? Con- dans souverain mal je trouve tant de biens
le

sidérez donc un peu et réfléchissez ; si queliiue opposés à ces maux dont j'ai parlé? Si ce ne
substance peut être le mal par cela seul qu'elle sont pas des maux, dites-moi enfin s'il est en-
blesse quelqu'un, cette lumière que vous ado- core possible qu'une substance comme telle
rez pourrez -vous l'innocenter entièrement? puisse être un mal. Si la faiblesse n'est pas le
Concluez donc que le mal général c'est l'in- mal, un corps faible le sera-t-il davantage? Si
convenance en vertu de laquelle un rayon de la cécité n'est pas le mal, les ténèbres le seront-
soleil peut obscurcir les yeux, quoique pour elles davantage? Si la surdité n'est pas le
eux la lumière soit la joie par excellence. mal, un sourd le sera-t-il davantage ? Si le
mutisme n'est pas le mal , un poisson le sera-
CHAPITRE IX. t-il davantage? Si la stérilité n'est pas le mal,
comment un animal stérile le sera-t-il? Si

INANITÉ DES FABLES MANICHÉENNES l'exil n'est pas le mal, comment le trouverez-
vous dans un animal exilé, ou dans un animal
14. J'ai insisté sur ces détails afin que vous envoyant quelqu'un en exil? Si la servitude
cessiez de soutenir que le mal c'est la terre n'est pas le mal, comment le trouverez-vous
dans toute sa profondeur et toute son étendue; dans un animal qui sert ou qui force quelqu'un
que le mal c'est un esprit errant sur la terre ;
à servir? Si la mort n'est pas comment le mal,
que le mal ce sont les cinq antres des éléments, le trouverez-vous dans un animalcondamné à
celui des ténèbres, celui des eaux, celui des mort ou donnant lui-même la mort? Mais si
vents, celui du feu, celui de la fumée que le ;
tous ces objets sont tout autant de maux, on
mal ce sont les animaux nés dans chacun de doit regarder comme autant de biens la force

ces cinq éléments : les serpents dans les ténè- corporelle, la vue, l'ouïe, la parole, la fécon-
bres, les poissons dans les eaux, les oiseaux au cependant vous pré-
dité, la liberté, la vie; et

milieu des vents, les quadrupèdes dans le feu, tendez que tout cela se trouve dans ce royaume
les bipèdes dans la fumée. Si la réalité répon- du mal et vous osez l'appeler le souverain
dait à vos descriptions, tous ces êtres n'au- mal.
raient jamais existé. Tout ce qui est, par cela 16. Enfin si, comme
personne n'en a jamais
seul qu'il est, a été nécessairement créé par le douté, l'inconvenance est le mal, quoi de plus

Dieu suprême, puisque en tant que l'on est on convenable que ces éléments pour les animaux
participe à la bonté. Si la douleur et la fai- qui y vivent les ténèbres pour les serpents',
:

blesse sont un mal, il y avait là des animaux l'eau pour les poissons, l'air pour les oiseaux,
d'une si grande force corporelle, que vous pré- le feu pour les rongeurs, la fumée pour les
tendez que leurs fruits avortés, après avoir êtres supérieurs? Tant vous mettez vous-mêmes
servi à former le monde, sont tombés du ciel de concorde dans ces matières à discorde,
sur la terre et n'ont pu mourir: tel est du moins tant vous mettez d'ordre dans cette demeure
l'enseignement de votre secte. Si la cécité est delà perturbation! Le mal c'est ce qui nuit, je
un mal, ils voyaient; si c'est la surdité, ils en- laisse de côté ce grand principe exposé plus
526 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

haut, et en vertu duquel nous avons conclu mélange du souverain bien, enfin parle mé-
que l'on ne peut nuire que là où il y a quelque lange de Dieu même, à toutes ces ténèbres,
bien. Mais admettons que celte conclusion soit que nos yeux sont devenus si faibles et si im-
obscure; du moins le principe est certain, tous puissants qu'ils ne peuvent plus rien distin-
le proclament, tous l'admettent ce qui nuit : guer dans les ténèbres, qu'ils ne peuvent plus
est mauvais. Or la fumée ne nuisait pas à cette supporter l'éclat du soleil, et que nous en
classe d'animaux bipèdes; c'est elle qui les a sommes réduits aujourd'hui à chercher péni-
engendrés, c'est elle qui les a nourris et a pro- blement ce que nous voyions autrefois, quelle
tégé leur naissance, leur croissance et leur do- absurdité quel crime
! !

mination. Mais depuis que le bien s'est mêlé 18. Nous devons en dire autant, si la cor-
au mal, la fumée est devenue plus nuisible ;
ruption est un mal, et qui peut en douter?
c'est au point que nous, qui sommes de la Alors en effet la fumée ne corrompait pas les
classe des bipèdes, nous ne pouvons la suppor- animaux et elle les corrompt maintenant.
ter, elle nous aveugle, elle nous oppresse, elle Mais ne descendons pas dans les détails, ce se-
nous tue. Comment le mélange du bien à ces rait en même temps inutile et trop long. Ces
éléments mauvais a-t-il produit une pareille animaux imaginés par vous dans ces régions,
énormité ? Sous le règne de Dieu, d'où vient étaient alors si peu soumis à la corruption,
une telle perversité ? que leurs fruits, avortés avant de pouvoir
convenance qui a illusionné l'auteur
17. Cette naître, et précipités du ciel sur la terre, ont
de votre secte et lui a fourni le tissu de saJrame pu vivre, engendrer, et ourdir une conjura-
mensongère, pourquoi la retrouvons-nous par- tion. S'ils ont pu ainsi conserver leur ancienne
tout? Pourquoi les ténèbres conviennent-ils vigueur, c'est qu'ils avaient été conçus avant
si bien aux serpents, l'eau aux poissons, l'air lemélange du bien et du mal. Depuis ce mé-
aux oiseaux, tandis que le feu brûle le quadru- lange les animaux auxquels ils ont donné nais-
pède et que la fumée nous suffoque ? Pourquoi sance sont atteints d'une extrême faiblesse et
la vue des serpents est-elle si perçante? pour- succombent facilement à la corruption. Je le
quoi le soleil les fait-il tressaillir de joie? pour- demande, peut-on tolérer plus longtemps de
quoi sont-ils d'autant plus abondants que l'air semblables absurdités, à moins d'être frappé
est plus serein et l'atmosphère plus calme ? d'un aveuglement complet, ou endurci par je
N'est-ce pas une absurdité de voir que les habi- ne sais quelle incroyable habitude de vous en-
tants, les fils des ténèbres, ne sont nulle part tendre ?

si heureux et si bien que là où l'on jouit de

tout l'éclat de la lumière? Direz-vousque c'est CHAPITRE X.


lachaleur plutôt que la lumière, qui les attire?
Alors n'eût-ce pas été mieux de faire naître DES SIGNES DE MORALITÉ CHEZ LES MANICHÉENS.
dans le feu ces serpents légers, que l'âne aux
pas lents? Et cependant l'on sait combien l'as- 19. J'ai suffisamment montré, je pense, dans
pic aime cette lumière, lui dont les regards quelles ténèbres vous êtes plongés, et quelle
sont aussi étincelants que ceux de l'aigle 1 erreur vous domine au sujet des biens et des
Mais nous disserterons sur les bêtes tîne autre maux en général. Voyons maintenant ces trois
fois.Considérons-nous nous-mêmes sans obs- signes que vous appliquez à vos mœurs et dont
tination et dépouillons nos esprits de toutes vous faites si grand bruit. Quels sont ces signes?
ces fables aussi vaines que pernicieuses. Pré- La bouche, les mains et le sein. Et que pré-
tendre que au sein des ténèbres les plus
c'est tendez-vous par là? — Que l'homme soit inno-

épaisses, sans un seul rayon de lumière, que cent et pur, de bouche, des mains et du sein.

les animaux bipèdes ont puisé un regard si Et pèche par les yeux, par les oreilles, par
s'il

ferme, si étincelant, si extraordinaire, quelle les narines ? Si de ses pieds il frappe un homme
perversité 1 Dire que c'est du sein de leurs té- et même lui donne la mort? Comment le re-
nèbres qu'ils contemplaient celte pure lumière garder comme coupable puisqu'il n'a péché ni
du royaume de Dieu, devenue visible même par la bouche, ni par les mains, ni par le sein ?

pour eux qu'ils étaient plongés dans l'extase


;
— Mais, en désignant bouche je désigne par
la

de l'admiration , de l'enivrement ; ajouter là tous les sens qui siègent dans la tète; les
que c'est par le mélange de la lumière, par le mains désignent toute action, et le sein toute
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 557

passion charnelle. — Et les blasphèmes à quoi commune, la plus appropriée à toutes les in-
les attribuez-vous? à la bouche ou à la main? telligences, la raison invincible et d'autafit
Car c'est une action de la lanj,^ue. Si de toutes plus invincible qu'elle force l'acquiescement,
les actions vous ne faites qu'un seul genre, la raison, dis-je, enseigne que Dieu est incor-
pourquoi unissant celles des pieds et des mains ruptible, immuable , inviolable , inaccessible
en séparer celles de la langue? Est-ce parce à l'indigence, à la faiblesse, et à la misère
que la langue se sert de paroles comme signes quelle ([u'elle soit. Ces vérités s'imposent avec
que vous la séparez de toute action qui n'ex- tant deforce à toute âme raisonnable, que
prime pas de signe de sorte que vous établi-
;
vous-mêmes vous ne pouvez leur refuser votre
riez une distinction entre le signe des mains, assentiment dès que vous les entendez procla-
la continence, et une action mauvaise qui n'au- mer.
rait pas de signification? Mais alors que feriez- 21. Mais commencez-vous le récit de vos
vous si quelqu'un péchait, précisément en si- fables , voilà que vous essayez de persuader
gnifiant quelque chose par ses mains, ainsi que Dieu est corruptible soumis au change-
,

par exemple en écrivant ou en indiquant quel- ment, à l'altération, à l'indigence, à la fai-


que chose par un geste ? Ceci en etîet n'est du blesse, voire même à la misère, aveugles dé-
ressort ni de la bouche ni de la langue, puis- sespérés ,
qui persuadez d'autres aveugles non
que c'est l'œuvre des mains. Quelle absurdité, moins désespérés Mais c'est peu encore à
! :

dites-moi, de déterminer trois signes, la bouche, vous en croire. Dieu n'est pas seulement cor-
les mains et le sein, et d'attribuer à la bouche ruptible, ilest corrompu il n'est pas seulement ;

des péchés accomplis par les mains ? Si enfin soumis au changement, il est changé soumis ;

vous rapportez aux mains les actions en géné- à l'indigence , il est indigent; soumis à la fai-
ral, quel motif avez-vous d'y rapporter les opé- blesse, ilest sans force soumis à la misère, il
;

rations des pieds et d'en séparer celles de la est misérable. En effet, vous dites que l'àme est
langue? Ne voyez-vous pas que la passion de Dieu ou une partie de Dieu. Je ne vois pas,
la nouveauté avec l'erreur pour compagne vraiment, commentée qui est une partie de
vous jette dans des embarras inextricables? Dieu n'est pas réellement Dieu une partie ;

Vous faites sonner bien haut celte nouvelle d'or est de l'or, une partie d'argent est de l'ar-
distinction des trois signes, et vous ne trouvez gent , une partie de pierre est de la pierre. Et
pas le moyen d'y renfermer tous les péchés à si nous prenons nos comparaisons plus haut,

éviter. une portion de terre est de la terre une por- ,

tion d'eau est de l'eau une portion d'air est


,

CHAPITRE XI. de l'air diminuez le feu , ce qui restera sera


;

encore du feu et une portion de lumière ne


,

DO SIGNE DE LA BOUCHE. —
BLASPHÈME peut être que de la lumière. Pourquoi donc
DES MANICHÉENS CONTRE DIEU. une partie de Dieu ne serait-elle pas Dieu ?
La forme de Dieu serait-elle une forme articu-
20. Mais distinguez comme vous voulez, lée comme est celle de l'homme et des autres
omettez ce que vous voulez ne parlons que : animaux? Car une partie de l'homme n'est
de ce qui vous sourit davantage. Vous soute- pas l'homme.
nez qu'il est du ressort du signe de la bouche 22. Mais je veux examiner en particulier
de faire cessertoutblaspheme.il y a blasphème chacune de ces opinions. Si vous assimilez
que Ton dit du mal des bons.
toutes les fois Dieu à la lumière, vous ne pouvez nier qu'une
De là cette opinion générale qui ne voit de partie de Dieu soit Dieu. D'un autre côté vous
blasphème que dans les paroles injurieuses à prétendez que l'àme est une partie de Dieu.
Dieu parce que le doute sur la bonté des
; Or cette àme vous avouez qu'elle est corrompue,
hommes se conçoit tandis que la bonté de
; insensée, cbangée après avoir été sage profa- ;

Dieu est admise sans aucune hésitation. Mais née, parce qu'elle n'a pas une perfection
raison venait à nous convaincre que per-
si la qui lui soit propre; indigente et réclamant du
sonne plus que vous ne tient de propos inju- secours malade et réclamant le remède; mal-
;

rieux à Dieu, que deviendrait votre fameux heureuse et aspirant au bonheur. Tous ces dé-
signe de la bouche? Or la raison, non pas fauts, pouvez-vous les appliquer à Dieu sans
une raison surémineute, mais la raison la plus sacrilège ? Et si vous niez tout cela de l'àme ,
828 DES MOECRS DE L'ÉGLISE CATHOLIQl E ET DES MANICHÉENS.

concluez qu'on n'a pas besoin de l'Esprit-Saint' Dieu est le souverain bien , le bien par excel-
pour enseigner à l'ànic la vérité puisqu'elle ,
lence; c'est ainsi qu'il doit être compris , c'est
la possède. Concluez que la véritable religion ainsi qu'il doit être cru. Si une fois nous ad-
n'est point un renouvellement pour l'àme, mettons la raison des nombres, nous ne pou-
puisqu'elle n'est pas vieillie ;
qu'elle n'est point vons plus ni la violer ni y toucher; aucun être,
perfectionnée par vos signes puisqu'elle est quoiqu'il fasse, n'empêchera jamais que le
parfaite ;
que Dieu ne lui accorde aucun se- nombre qui vient après 1 n'en soit le double. ,

cours, puisqu'elle n'en a nul besoin ;


que le Cette absolue et vous admettez que Dieu
loi est

Christ n'est pas son médecin puisqu'elle étiit peut changer! Cette loi reste inviolable, et vous
saine. Concluez enfin qu'aucune vie éternelle ne ne faites pas même à Dieu Ihonneur de lui
peut lui être légitimement promise. Pourquoi ressembler Que! les enfants de ténèbres atta-
donc alors ce titre de libérateur que Jésus prend quent le nombre
trois ce nombre lumineux,
,

lui-même dans l'Evangile quand il s'écrie: dans lequel l'unité est tellement une qu'il ne
« Si le Fils vous délivre, vous serez véritable- peut pas être fractionné que le royaume des ;

ment libres ? » Paul a dit de même «Vous


'
; ténèbres essaye de diviser le nombre trois en
« avez été appelés à la liberté*. «Donc toute deux nombres entiers égaux. Vous compre-
âme qui n'a pas encore atteint cette liberté est nez vous-mêmes que la malveillance la mieux
esclave. Donc puisque la partie de Dieu est
,
prononcée n'y arrivera jamais. Et cette mal-
Dieu, vous que l'on doit de savoir qu'il
c'est à veillance qui n'a pu violer la raison d'un nom-
est corrompu par la folie, que sa chute l'a bre , aurait pu violer Dieu? Direz-vous qu'elle
changé, qu'en perdant sa perfection il a été ne le pouvait pas? Mais alors, dites-moi,

profané, qu'il a besoin de secours, qu'il est dé- quelle nécessité y avait-il qu'une partie de lui-
bilité par la maladie, opprimé par la misère et même fût mêlée au mal, et précipitée dans des
avili par la servitude, misères aussi profondes ?
23. Lors même que vous diriez que la partie
de Dieu n'est pas Dieu il ne peut pas davan-
, CHAPITRE XII.
tage être incorruiitible, puisque la corruption
est dans une de ses parties ; 11 n'est pas moins TOUTE ISSUE FERMÉE AUX MANICHÉENS.
étranger au changement, puisqu'il a changé
dans une de ses parties; il n'est pas inviolable, 23. Malgré le zèle que nous apportions à nous
puisqu'il n'est pas parfait dans toutes ses par- entendre, ces considérations nous jetaient dans
ties; il manque de quelque chose, puisque tous les plus vives alarmes.Nous cherchions ce que
ses soins tendent à lui restituer ses parties ; il ferait àDieu ce royaume des ténèbres si Dieu ,

n'est pas entièrement sain, puisqu'il souffre refusait de le combattre au péril d'une partie
dans une de ses parties; il n'est pas parfaite- de lui-même et nous ne trouvions aucune
;

ment heureux, puisqu'une de ses parties est issue.En effet, dans cette hypothèse, ou ce
soumise à la misère il n'est pas entièrement
;
royaume ténébreux ne devait pas nuire à Dieu,
libre, puisqu'une de ses parties est soumise à ni troubler son repos , et alors nous avions été
la servitude. Toutes ces propositions, vous êtes traités bien cruellement, nous qui sommes en
forcés de les admettre du moment que vous proie à tant de calamités ou il devait lui nuire,
;

affirmez que l'àme soumise à tant de calamités et alorsque devenait la nature incorruptible de
est une partie de Dieu. Quand vous aurez dé- Dieu? On a répondu à cela que Dieu n'a pas
pouillé votre secte de toutes ces erreurs, alors voulu se soustraire au mal ni l'empêcher de
seulement vous pourrez dire que votre bouche lui nuire, et qu'il en a ainsi agi par une ins|ii-

est exempte de blasphème. Faites plus encore, ration de sa bonté naturelle, voulant lui-même
quittez cette secte du moment en etîet que
:
pourvoir aux besoins de notre nature inquiète
vous cesserez de croire et de répéter les blas- et perverse, et mettre l'ordre dans ses facultés
phèmes de votre auteur vous cesserez d'être ,
et ses aspirations. Ce n'est pas là l'idée domi-
manichéens. nante des livres manichéens ; ce qu'ils procla-
24. Pour parler sans blasphème disons que ,
ment, ce qu'ils répètent sur tous les tons, c'est
que Dieu a tout disposé pour n'être pas attaqué
* Allusion à Manès qui prétendait que le Saint-Esprit s'était incarné
en Confess. hv. v, c. 5, n. 8.
lui.
par ses ennemis. Mais supposons que c'est là
c
* Jean, vm, 36 • Galat. v, 13. réellement la pensée des manichéens, comme
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 529

le soutenait cet orateur qui ne trouvait rien 28. On rapporte de Catilina, qu'il pouvait
autre chose à répliquer. Je demande si, avec supporter le froid,
soif et la faim '. Cet
la
cela.Dieu peut être lavé du reproche de cruauté homme couvert de vices et de sacrilèges, avait
ou de faiblesse? Cette bonté qu'on lui prête à cela de commun avec nos apôtres. La diffé-
l'égard de ses ennemis, ne devient-elle pas une rence à établir entre ce parricide et nos apô-
véritable ruine pour ses amis? Ajoutons que tres, d'où la tirerons-nous donc si ce n'est de
si ne pouvait être ni corrom[)ue ni
sa nature l'intention môme qui le faisait agir? 11 prati-
changée aucune souillure par là même ne
, quait cette abstinence afin de satisfaire ses
pouvait nous changer nous-mêmes, ni nous passions les plus immodérées et les plus
corrompre. Car il pouvait user envers nous du cruelles. Au contraire les apôtres ,
par leur
même tempérament dont il use envers une abstinence, se proposaient de réprimer ces
nature qui lui est étrangère, et nous exempter mêmes passions et de les soumettre à l'empire
de la corruption. de la raison. Quand ou exalte devant vous la

26. Mais rien n'aurait encore été dit de pareil multitude des vierges catholiques, votre ré-
à ce que j'ai entendu récemment à Carthage. ponse favorite est de dire une mule est vierge :

Un de ces hommes que je désire


bien vivement audace ne vous vient que de votre
aussi. Cette
voir s'affranchir de cette hérésie, se trouvant, ignorance de la discipline catholique; cepen-
sur cette question, poussé à bout, osa dire que dant vous déclarez ainsi clairement que cette
le royaume de Dieu avait certaines de ses fron- continence est vaine si elle n'est pratiquée pour
tières assezmal gardées pour pouvoir être en- une Les catholiques à
fin droite et légitime.
vahies par les ennemis ; mais que Dieu même leur tour peuvent comparer votre abstinence
était resté inviolable. Mais en parlant ainsi, il de viandes et de vin aux animaux sans raison,
émettait une assertion que n'aurait jamais ris- à la multitude des passereaux et enfin aux in-
quée votre auteur, car vu que cette
il aurait nombrables espèces de vermisseaux. Mais je
opinion entraînerait plus facilement que toute m'abstiens de ces rapprochements, car je ne
autre la ruine de sa secte. En effet, quelque veux pas imiter votre témérité, je veux seule-
médiocre intelligence ({ue l'on possède, il suffit ment examiner dans quelle intention vous pra-
d'entendre dire que dans cette nature il y avait tiquez cette abstinence. L'intention, c'est là en
quelque chose de violable et quelque chose effet le seul point à rechercher dans les mœurs.
d'inviolable, pour conclure immédiatement Si c'est par modération, si c'est pour réprimer
qu'il n'y a plus deux natures, mais trois, l'une vos passions que vous vous privez de ces nour-
inviolable, l'autre violable, et la troisième pro- ritures et de ce breuvage qui nous délectent et
duisant celte violation. nous réjouissent, c'est bien. Mais il n'en est pas
ainsi.
CHAPITRE XIII. 29. Je suppose deux hommes. L'un, très-mo-
déré et d'une réserve extrême à l'égard de son
ON DOIT JUGER l'iNTEMION ET NON LES FAITS. estomac et de son palais, ne prend qu'un seul
repas par jour. Ce souper se compose de quel-
27. Ces blasphètnes sortis de votre cœur se
ques légumes, mêlés d'un peu de lard et eu
retrouvent sans cesse sur vos lèvres. Cessez
quantité strictement suffisante pour apaiser sa
donc d'exalter votre signe de la bouche, auquel
faim. Pour soutenir sa santé et calmer sa soif,
vous n'attachez tant d'importance que pour
il prend deux ou trois petites mesures de vin
tromper les simples. Mais peut-être faites-vous
pur, telle est son alimentation quotidienne.
consister Timporlânce de ce signe dans votre
L'autre s'abstient entièrement de viandes et de
abstinence de viandes et de vin. Alors laissez-
vin, mais en retour, aussitôt la neuvième heure-
moi vous demander dans quelle intention vous lui sert les fruits les plus exquis,
arrivée, on
en agissez ainsi. En effet, si l'intention que avec plus d'art
des fruits étrangers et variés le
nous nous proposons dans nos œuvres est non- arro?e tout cela d'un cidre abon-
possible, il
seulement innocente, mais encore louable, nos même
dant, et au commencement de la nuit le
actions aussi seront louables. Mais si l'intention boit de
service doit recommencer. Il l'eau
est criminelle, quel que soit alors le devoir ac-
miellée , et le jus extrait de certains- fruits;
compli, il méritera la réprobation et le bldme
général. * Salluste préface de Cat., ch. 4.

S. AuG. — Tome III. 34


,

530 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICIIÉENS.

imitant assez le \in et môme d'un goût plus « boire «Personne de nous n'en doute,
de vin '.

suave. Il en boit, non pas selon sa soif, mais pourvu que pour motif ou
cette abstinence ait

selon son attrait; et tout cela revient chaque la fin dont j'ai parlé plus haut et qu'expriment

jour, non pas précisément quMl en ait besoin, ces paroles « Ne prenez nul soin de la chair dans
:

sinon pour ses plaisirs et sa propre jouissance. « les concupiscences ^;» Ou bien, comme saint

Or, lequel de ces deux hommes vous paraît le Paul l'indique plus loin, qu'on ait pour but
mieux pratiquer la vie d'abstinence? Je ne d'enchaîner la gourmandise que ces sortes ,

vous suppose pas encore d'un aveuglement tel d'aliments excitent et irritent ou enfin, dans ;

que vous ne préfériez à ce dernier mon la crainte de scandaliser son frère, et de porter
homme de tout à l'heure avec son maigre lard les faibles à faire acte d'idolâtrie. En effet, à
et sa petite quantité de vin. l'époque où écrivait l'Apôtre, on vendait dans
30. C'est là le cri de la vérité; mais votre les étalages beaucoup de viandes qui avaient
erreur chante sur un autre ton. Cet élu de été offertes aux idoles. Et parce qu'on faisait
votre invention et immortalisé par les trois aussi des libations de vin aux idoles plusieurs ,

signes , s'il mène chaque jour l'existence de chrétiens, réduits à acheter ces substances,
celuique je viens de décrire, pourra bien préférèrent se priver de viande et de vin
en vivant ainsi, les reproches d'un ou
s'attirer, plutôt que de tomber sans le savoir dans ce
deux frères plus sérieux mais quant à être
;
qu'ils croyaient être une communication avec
condamné il ne le sera pas, puisqu'il n'est
, les idoles. C'est pour ménager ces chrétiens

pas violateur du sceau. Au contraire, qu'il faibles que les autres, quoique plus instruits,
vienne à manger une seule fois avec le pre- quoique intimement persuadés qu'il fallait
mier, qu'il oigne ses lèvres avec un petit mor- mépriser ces scrujmles, bien persuadés que
ceau de lard rance, qu'il se désaltère avec un la viande n'est souillée que par une mau-

peu de vin éventé, de par l'autorité de votre vaise conscience; pleinement attachés à cette
fondateur, au grand étonnement de vous tous maxime du Sauveur :« Ce n'est pas ce qui entre

et cependant d'après votre consentement, il « dans la bouche ,


qui souille l'àmc, mais ce
sera condamné aux flammes éternelles comme « qui en sort^ , » crurent devoir néanmoins se
ayant violé le sceau. Je vous en prie, quittez priver de ces aliments afin de ne point scan-
cette erreur; écoutez votre raison, opposez une daliser. Et ce que j'émets ici n'est point un
barrière à l'habitude. Quoi de plus pervers en simple soupçon , c'est un fait constaté dans
effet que cette perversité ? Quel délire Quelle 1 les épîtres de saint Paul. Pourquoi donc nous
folie de dire ou de penser qu'un homme repu alléguer toujours ces paroles « Il est bon, mes :

de champignons, de truffes, de gâteaux, d'é- « frères,de ne pas manger de viande et de ne


pices, de lasers, réclamant chaque jour le « pas boire de vin? » pourquoi n'ajoutez-vous

même luxe d'aliments, ne présente aucun des pas ce qui suit « ni de faire quoi que ce soit
:

caractères qui puissent le faire déchoir des « qui puisse offenser, scandaliser ou affaiblir

trois signes, c'est-à-dire de la règle de la sain- « votre frère? » Alors du moins nous saurions

teté L'autre, au contraire, qui ne prend que


1 dans quel but l'Apôtre formulait ces préceptes.
des légumes communs, fort mal assaisonnés, 32. La force de cette conclusion jaillit avec
et en quantité uniquement suffisante pour sub- plus d'éclat encore quand on la rapproche des
venir aux besoins de son corps, y ajoutant trois antécédents et des conséquents. Sans doute il
petits verres de vin pour conserver sa santé, est bien long de les rappeler; mais comme il
s'attire nécessairement par celte alimentation en est qui ne lisent et n'étudient qu'avec répu-
les plus rigoureux châtiments. Quelle absur- gnance et dégoût les saintes Ecritures, je crois
dité ! devoir citer pour eux le passage tout entier :

« Recevez avec charité, dit-il, celui qui est en-


a core faible dans la foi et gardez-vous de
CHAPITRE XIV. a heurter ses idées. En effet l'un croit qu'il lui
« est permis de manger de toutes choses; tan-

TnOIS CAUSES LOUABLES DE L' ABSTINENCE. ce dis que l'autre qui est faible ne mange que
« des légumes. Que celui qui mange de tout ne
31. « Mais, dit l'Apôtre , il est bon, mes frè- « méprise pas celui qui n'ose manger de tout;
« res, de ne pas manger de viande et de ne pas • Rom. XIV, 21. — ' Ibid. xui, 14. — • Matth, xv, 11.
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 831

« et que Ce dernier ne condamne pas celui qui « tion des hommes. Cherchons donc cq qui
« mange de tout, puisque Dieu l'a reçu. Qui « peut entretenir la paix parmi nous, et obser-
«es-tu, pour oser ainsi condamner le servi- « vons tout ce qui peut nous édifier les uns les
« teur d'autrui? Qu'il tombe ou qu'il demeure « autres. A l'occasion de la nourriture garde-
«ferme, c'est l'aflaire de son maître, mais il ce toide détruire l'œuvre de Dieu sans doute ;

« demeurera ferme parce que Dieu est tout- « toutes les viandes sont pures, mais l'homme
erpuissant pour l'affermir. De même celui-ci « fait mal d'en manger quand, par là, il scan-
a met de la différence entre les jours; cet autre « dalise ses frères. Il est bon de ne point man-

« considère tous les jours comme égaux. Que « ger de chair et de ne point boire de vin et ,

« chacun abonde dans son sens. Celui qui « de ne faire quoi que ce soit qui puisse scan-
« distingue les jours, les distinguepour plaire « daliser ton frère ou l'affaiblir dans la foi, ou
« au Seigneur; celui qui mange de tout, le fait « le blesser. As-tu une foi éclairée, conlenle-
« pour plaire au Seigneur, car il rend grâces à « toi de l'avoir aux yeux de Dieu. Heureux
« Dieu et celui qui ne mange pas de tout le
,
« celui qui ne se condamne point en ce qu'il
« fait aussi pour plaire au Seigneur, et il rend «trouve bon! Au contraire, celui qui étant
« aussi grâces à Dieu. Du reste aucun de nous « en doute ne laisse pas d'en manger, est con-

« ne vil pour soi-même et aucun ne meurt, « damné, parce qu'il n'agit pas selon sa foi. Or
« pour soi-même. Soit que nous vivions c'est , « tout ce qui ne se fait point selon la foi est pé-
« pour le Seigneur que nous vivons; soit que « ché. Nous devons donc , nous qui sommes
« nous mourions, c'est pour le Seigneur que « plus forts, supporter les faiblesses des infir-
« nous mourons. Dès lors soit que nous vivions « mes, au lieu de chercher notre propre satis-
« soit que nous mourions, nous sommes tou- « faction. Que chacun de nous plaise à son
jours au Seigneur. En effet c'est pour cela « prochain dans ce qui est bon et ce qui peut
« même que Jésus- Christ est mort et qu'il est « l'édifier. Jésus-Christ en effet n'a pas cher-
«ressuscité, afin d'acquérir une domination « ché à lui-même '. »
se plaire à
« souveraine sur les morts et sur les vivants. 33. Il est évident dès lors que si l'Apôtre dé-
a Toi donc pourquoi condamnes-tu ton frère? fend à ceux qui sont fermes de manger des
«et toi pourquoi le méprises-tu? Car nous viandes et de boire du vin, c'est parce qu'ils
« comparaîtrons tous devant le tribunal de blessaient les faibles en heurtant leurs idées,
«Jésus-Christ, selon cette parole de l'Ecri- et les exposaient à croire que ceux-là même
« ture : Je jure par moi-même, dit le Sei- qui en toute bonne foi étaient persuadés que
« gheur, que tout genou fléchira devant moi toutes les viandes sont pures, voulaient encore
« et que toute langue confessera que je suis servir les idoles en refusant de s'abstenir de
B Dieu '. Ainsi chacun de nous rendra compte ces viandes et de ce breuvage. C'est aussi l'idée
« à Dieu de soi-même. Cessons donc de nous qu'ilexprime lorsqu'il écrit aux Corinthiens :
«juger les uns les autres; jugez plutôt que « Quant à manger des viandes immolées aux
« vous ne devez pas donner à votre frère une «idoles, nous savons que les idoles ne sont
« occasion de chute et de scandale. Je sais et « rien dans le monde et qu'il n'y a nul autre
,

a je suis persuadé, selon la doctrine du Sei- « Dieu que l'unique Dieu. Sans doute il en est
« gneur Jésus, que rien n'est impur de soi- « qui sont appelés dieux, soit au ciel, soit sur
« même et que rien n'est impur que pour
, « la terre,mais il n'y a pour nous qu'un seul
«celui qui le croit impur. Si donc, en man- « Dieu qui est le Père, qui a donné l'être à tout
« géant de quelque chose tu attristes ton frère, « et qui nous a faits pour lui. Il n'y a non plus

« tu ne te conduis plus par la charité. A l'oc- «qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui
« casion de ta nourriture ne fais pas périr celui « tout a été fait et par qui nous sommes. Mais
pour qui Jésus-Christ est mort. Que notre « tous n'ont pas la science; car il en est encore

« bien ne soit donc pas blasphémé. Car le « à présent, qui, dans la conviction que l'idole
« royaume de Dieu ne consiste pas dans le « est quelque chose, mangent des viandes qui
« boire et le manger, mais dans la justice, la « lui ont été offertes, et dès lors leur conscience,
« paix et la joie que donne le Saint-Esprit. Et « parce qu'elle est faible, en est souillée. Par
« celui qui sert Jésus-Christ de cette manière « elle-même, ce n'est pas la viande qui nous
a se rend agréable à Dieu , et reçoit l'approba- « rend agréables à Dieu ; en en mangeant
• l3. XLr, 23, 24. *Rom. iiv et XV, 1-3.
832 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

«nous ne serons pas plus riches devant lui, atils, ni à l'Eglise de Dieu ; moi-même je

« en nous en privant nous n'en serons pas , « tâche de plaire à tous en toute chose ne ,

« plus pauvres. Prenez donc garde que cette « cherchant point ce qui m'est avantageux à
« liberté que vous avez ne soit pour les faibles « moi en particulier mais ce qui est avanta-
« une occasion de chute. Car si celui-ci en voit a geux à la multitude pour la sauver. Soyez
« un autre plus savant que lui s'asseoir à table « mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-
«dans un lieu consacré aux idoles, sa cons- ce Christ ^ »
« cience, encore faible, ne le portera-t-elle pas 35, De tout cela ressort évidemment, je
« à manger aussi de ces viandes sacrifiées aux pense, le but pour lequel on doit s'abstenir de
« idoles? Et tu perdras, par ta science, ton viandes et devin. Ce but est triple. D'abord
« frère encore faible, pour lequel cependant réprimer engendrée surtout par
la délectation

« Jésus-Christ est mort. En péchant de la sorte ces sortes de nourritures et par ce breuvage
en blessant leur faible cons-
« contre vos frères, qui produit quelquefois l'ivresse. Ménager les
«cience, c'est contre Jésus-Christ même que faibles à l'occasion de ces sacrifices et de ces
« vous péchez. C'est pourquoi si ce que je , libations. Et surtout pratiquer la charité en
« mange scandalise mon frère, je ne mangerai ménageant la faiblesse de ceux qui s'abstien-
« plutôt jamais de chair, pour ne pas le scan- nent de ces aliments. Quant à vous, vous pré-
« daliscr *. » tendez que ces repas sont impurs, malgré l'A-
34. Ailleurs le même apôtre ajoute : « Est-ce pôtre qui soutient qu'ils sont purs et (jui n'y
« donc que je veuille dire que ce qui a été im- voit de mal, qu'autant qu'on s'expose à scan-
« mole aux idoles ait quelque vertu, ou que daliser en en mangeant. Pour moi je crois réel-
« l'idole soit quelque chose? Je dis seulement lement que vous êtes souillés en prenant ces
« que ce que les païens immolent, ils l'im- nourritures, et cela parce que vous les croyez
« inolent aux démons et non pas à Dieu. Or je impures. L'Apôtre ne dit-il pas «Je crois et :

« désire que vous n'ayez aucune société avec ceconfesse en Notre-Seigneur Jésus, que rien
« les démons, car vous ne pouvez boire le ca- a n'est commun par soi-même et que rien n'est

« lice du Seigneur et le cahce des démons ;


((commun que pour celui qui le croit tel? »
« vous ne pouvez participer à la table du Sei- Qui doute que l'Apôtre n'emploie ce mot
« gneur et à la table des démons. Est-ce que dans le sens d'impur? Mais c'est une sottise de
« nous voulons irriter Dieu? sommes-nous plus traiter des Ecritures avec vous, qui promettez
« forts que lui ? Tout m'est permis mais tout la raison pour tromper, et qui prétendez que

« ne m'est pas avantageux. Que personne ne ces livres sur lesquels repose l'autorité de la
« cherche sa propre satisfaction mais le bien religion ont été corrompus par de fausses ad-
« des autres. Mangez de tout ce qui se vend à ditions.Donnez-moi donc des raisons pour me
« la boucherie sans vous enquérir d'oîi il
,
prouver que les viandes souillent ceux qui en
« vient par scrupule de conscience. Car la
,
mangent, lorsque d'ailleurs, en le faisant, on
« terre et tout ce qu'elle contient est au Sei- ne blesse aucune conscience, aucune opinion,
« gneur. Si quelqu'un vous dit Ceci a été : et qu'on n'y cherche pas la volupté.
« immolé aux idoles eh bien n'en mangez
, 1

« pas à cause de celui qui vous a donné cet CHAPITRE XV.


« avis et aussi de peur de blesser la cons-
,

POURQUOI LES MANICHÉENS INTERDISENT L'uSAGE


« cience. Quand je dis la conscience, je ne dis
DES VIANDES.
« pas la tienne, mais celle du prochain. La li-
ceberté que j'ai de manger de tout pourquoi 36. Il est du plus haut intérêt de connaître le
« la ferais-je juger par un autre? Si donc je motif de cette abstinence superstitieuse. Ce
« prends avec action de grâces ce que je motif le voici : Une partie de Dieu a été mêlée
« mange pourquoi me condamne-t-on pour
,
à la substance des maux pour l'enchaîner et
« une chose dont je rends grâces à Dieu? Soit en réprimer l'extrême fureur, ce sont là vos
« donc que vous mangiez, soit que vous bu- paroles, et le monde a été formé de ce mé-
« viez, soit que vous fassiez autre chose, faites lange des deux natures du bien et du mal. Or
« tout pour la gloire de Dieu. Ne donnez oc- cette partie divine tend sans cesse à se séparer
« casion de scandale ni aux Juifs, ni aux Gen- de toute partie du monde, et à se retirer dans
« I Cor. vm, 4-13. » I Cor. X, 19-33.
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 533

sa propre sphère ; mais en s'exhalanl de la comme vous servez de voile au mensonge 1

terre et dans sa leiulance vers le ciel elle se Exposez cette doctrine à un homme dépgurvu
précipite dansles arbres dont les racines plon- de connaissances sur les causes naturelles, et
gent dans la terre, et de cette manière elle fé- encore privé complètement de la lumière de
conde et développe toutes les herbes et tous la vérité, le voilà séduit par ces images corpo-

les arbustes. De leur côté les animaux se nour- relles précisément parce que le fond de ces
,

rissent de ces herbes et de ces piaules et en se erreurs n'est pas apparent, et qu'on les revêt,
les assimilant, ils fixent dans leur chair ce pour les systématiser, de fantômes empruntés
membre divin, le détournent ainsi de son che- aux choses visibles, et d'un style imagé, pour
min, l'arrêtent et le font dévier dans cette voie les exprimer. Et ces vaines erreurs seront

d'égarement où il gémit. Quand les aliments acceptées comme des vérités ! Ceux qui s'y
sont préparés de plantes et de fruits, et destinés laisseraient prendre sont ces dont se hommes
aux saints, c'est-à-dire aux manichéens, leurs composent la foule et les multitudes, et qu'une
chastetés, leurs prières, leurs psaumes, en déga- crainte religieuse plutôt que le raisonnement
gent l'élément riche et divin, lui font subir une défend et préserve de ces séduisantes erreurs.
purification complète et le rendent capable de Aussi je veux faire mon possible, avec l'aide de
rentrer sans souillure dansson propre royaume. Dieu, pour les réfuter de telle sorte, que non-
Voilà pourquoi à un mendiant qui n'est pas seulement les hommes instruits les réprouve-
manichéen, vous défendez de donner du pain, ront sur le simple exposé qui en est fait, mais
des fruits et même de l'eau de peur, pensez-; que les intelligences les plus vulgaires en sai-
vous, (lue le membre de Dieu mêlé à toutes ces siront toute la fausseté, toute l'absurdité.
substances ne soit souillé par les péchés de ce 39. Et d'abord je demande comment vous
mendiant et ne se voie fermer la voie du retour. savez que dans le froment, les légumes, les
37. Quant aux viandes, vous prétendez fleurs, les fruits, se trouve enfouie je ne sais
qu'elles ne sont qu'un amas de souillures. En quelle partie de Dieu? Mais, disent-ils, cela ré-
etfet, dites-vous, quand on cueille les plantes sulte de l'éclat de la cotileur , du parfum des
ou les fruits, quelque parcelle de cette partie odeurs , de la suavité des saveurs ; les choses
divine prend la fuite elle s'enfuit surtout
; putréfiées au contraire n'ayant rien de tout
,

quand on leur fait subir la compression, la cela, montrent par là même qu'elles sont pri-
mastication et la cuisson. Elle fuit même dans vées de ce bien. Vous n'avez pas honte de croire
tous les mouvements des animaux, soit quand que le nez et le palais sont pour vous les
ils s'agitent, soit quand on les exerce, soit quand moyens de trouver Dieu ? Mais passons. Je vous
ils travaillent ou qu'ils font toute autre chose. parlerai latin, et c'est, comme on dit, beaucoup
Elle fuit même pendant notre sommeil, alors pour vous. Si c'est par la couleur que la pré-
surtout que s'opère la digestion par f effet de sence du bien se révèle dans les corps, la fange
la chaleur intérieure. Toutes ces occasions fa- des animaux, qui est cependant l'immondice
cilitent la fuite de la nature divine en sorte ;
de leur chair elle-même, ne revêt -elle pas
que ce qui reste estextrêmement souillé, et diverses couleurs, le blanc, le jaune, etc., et
c'est de cette ordure que au moyen de la gé-
, ces couleurs dans les fruits et dans les fleurs, ne
nération, est formée la chair ; toutefois cette les regardez-vous pas comme des témoins attes-
chair s'unit à une âme de bonne nature ,
tant la présence intime de Dieu même ? D'où
parce que dans les divers mouvements signalés vient donc que le rouge dans la rose vous est
tout à l'heure, tout le divin ne s'est pas enfui, l'indice d'un bien abondant, tandis que vous le
mais seulement la plus grande partie. Aussi condamnez dans le sang? D'où vient que dans

dès que l'àme à son tour a quitté la chair, ce la violette vous honorez une couleur que vous
qui reste n'est plus qu'un amas de souillures ;
réprouvez dans lesépanchements de bile, dans
et dès lors l'àme de ceux qui se nourrissent de les jaunisses et dans les déjections de l'enfant?

viandes ne peut qu'être souillée. La blancheur et l'éclat de l'huile vous paraît


proclamer que le bien y est mêlé abondamment,
CHAPITRE XVI. et vous usez de fhuile pour purger le ventre
et la gorge ; vous redoutez aussi de toucher
MYSTÈRES DES MANICHÉENS.
des lèvres les gouttes distillées d'une viande
38. obscurité des choses de la nature, grasse et revêtant un éclat tout semblable.
534 DES MOEURS DE L'EGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

Vous regardez le melon dore comme sorti des pas dans les écrivains et les auteurs, mais dans
trésors de Dieu vous en excluez la graisse
, et les aliments et leur préparation. Eh bien le !

dorée du jambon ou le jaune de l'œuf. Pour- cochon de lait rôti nous offre une couleur
quoi la blancheur de la laitue vous proclame- blanche, une odeur suave et un goût délicieux;
t-elle Dieu tandis que celle du lait garde le vous trouvez au moins là un indice parfait de
silence ? Je ne parle que des couleurs les ; la cohabitation de la substance divine; il vous
ailes et les plumes du paon naissent évidem- invite par un triple témoignage, il demande à
ment de la chair, et cependant pouvez-vous votre sainteté d'achever sa purification. Accep-
comparer à leur éclat et à leur splendeur toutes tez donc pourquoi hésitez-vous? pourquoi
!

les magnificences des fleurs d'une prairie ? vous pré[iarcr à contredire ? Par la couleur
40. L'odeur vous révèle aussi le bien. Or la seule, l'excrément d'un enfant l'emporte sur
chair de certains animaux ne sert-elle pas à la lentille; l'odeur seule d'une viande rôtie
former des parfums de l'odeur la plus suave ? l'emporte sur la figue à la fois douce et verte;
Les aliments que l'on fait cuire avec les meil- la saveur seule du chevreau tué, l'emporte sur
leures viandes, n'exhalent-ils pas une odeur l'herbe dont il se nourrit pendant sa vie. Nous
plus agréable que si la viande y manquait? avons même trouvé une viande dont l'excel-
Enfin si vous jugez de la pureté d'après le goût lence est attestée par ces trois témoins ensem-
ou dû apporter plus d'avidité
l'odeur, vous avez ble. Que voulez-vous de plus? ou qu'avez-vous
à vous nourrir de boue qu'à boire de l'eau de à objecter? Tous ces mets délicats vous souil-
citerne car la terre arrosée d'eau exhale une
; leraient vous en mangiez, et vous soutenez
si

odeur plus agréable, que l'eau seule de la pluie. innocemment de pareilles énormités! A toutes
Si donc nous avons besoin de consulter l'odeur les viandes et à tous les fruits, vous préférez
pour savoir si Dieu habite dans tel corps, évidemment un rayon de soleil et cependant
nous concluons qu'il habite plutôt dans les ce rayon est sans odeur et sans saveur; son
dattes et dans le miel que dans la chair de porc; éclat seul l'élève de beaucoup au-dessus des
mais qu'il habite aussi dans la chair de porc corps les plus beaux; il semble dès lors vous
plutôt que dans la fève qu'il habite plutôt dans
; exciter, même malgré vous, à préférer l'éclat
la figue que dans le foie d'un porc engraissé de la couleur à tous les autres gages présentés
de figues, je le concède, mais avouez aussi parle mélange du bien.
qu'il habite plutôt dans ce foie que dans la 42. Vous voilà de nouveau aux prises avec le
bette. Et si je vous amenais à avouer que cer- raisonnement fait tout à l'heure car je veux ;

taines racines qui vous semblent plus pures vous faire avouer que le sang et ces autres
que reçoivent Dieu de la chair elle-
la chair , choses fétides, mais brillamment colorées, que
même, vous serez contraints de l'avouer,
et l'on jette aux égoûts, révèlent mieux l'habita-
sera-ce à la saveur que l'on reconnaîtra la pré- tion de la partie de Dieu, que ne peuvent le
sence de Dieu ? En effet les légumes sont bien faire les brillantes feuilles de l'olivier. Vous
plus savoureux lorsqu'ils cuisent avec les allez sans doute me répondre de nouveau que
viandes et nous ne pouvons goûter aux herbes
; les feuilles de l'olivier en se consumant exha-
dont les troupeaux se nourrissent. Au contraire lent une flamme dans laquelle se révèle la
macérez ces herbes dans du lait, aussitôt elles présence de la lumière, tandis qu'il n'en est
revêtent une couleur bien plus agréable et pas ainsi des viandes livrées aux flammes. Mais
ont une saveur qui nous plaît. que me direz-vous de la graisse dont tous les
41. Quand ces trois choses sont réunies, la Italiens se servent pour éclairer leurs lampes ?
couleur, l'odeur et la saveur, pensez-vous que Que me direz-vous de la fiente de bœuf? vous
le bien s'y trouve aussi en plus grande quan- avouez qu'elle est plus vile que leur chair, et
tité? Cessez doncde prodiguer tant d'admiration cependant les paysans, quand elle est desséchée,
aux fleurs, puisque exposées à l'action du palais s'en servent pour faire du feu; on dit même
vous ne pourriez les supporter. Gardez-vous au que le feu y prend très-facilement et que la
moins de préférer le pourpier à la chair, puis- fumée en est très-salutaire. Puisque l'éclat et
que cuit avec elle il devient de beaucoup infé- la flamme vous révèlent une présence plus
rieur en couleur, en odeur et en saveur. abondante de la partie divine, pourquoi ne pu-
N'oublions pas que nous dissertons du bien et rifiez-vous pas vous-mêmes, pourquoi ne ma-
du mal et que nous cherchons nos preuves non nifestez-vous pas, ne délivrez-vous pas cette
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 535

partie de Dieu? Car elle habite surtout dans les le contraire qui devrait être, si, comme vous
fleurs ; et sans parler du sang et de toutee qui l'affirmez, elle possédait plus de bien le j,our
se trouve dans la chair ou y ressemble, pouvez- où elle a cessé de vivre qu'elle n'en possédera
vous réunir toutes les fleurs dans vos festins? le lendemain, puisque la substance divine s'en
lors môme que vous mangeriez des viandes sera éloignée d'une manière plus complète.
vous ne pourriez réunir dans vos repas les Le vin lui-même, ignorez-vous qu'en
-44.

écailles des poissons, certains vermisseaux et vieillissantil devient et plus pur et meilleur?

insectes, qui ensevelis dans les ténèbres, y Loin de troubler les sens par son parfum plus
brillent de la lumière qui leur est propre. développé, comme vous le prétendez, il de-
A3. Après cela le seul parti qui vous reste, vient plus fortifiant, plus salutaire au corps,
n'est-ce pas de cesser de dire que pour décou- pourvu toutefois que l'usage en soit modéré;
vrir dans les corps la présence de la partie di- car en toute chose la modération est nécessaire.
vine, vous avez pour juges infaillibles lesyeux, Au contraire, le vin nouveau produit plus vite
l'odorat, le palais? Et ne pouvant plus vous ap- la perturbation des sens. Restez un instant
puyer sur ces sens, de quel droit affirmerez- courbés sur une cuve en fermentation, le cer-
vous, non-seulement que Dieu est plus contenu veau en recevra une commotion assez prompte
dans les plantes que dans la chair, mais môme et assez forte pour entraîner la mort si vous
qu'il est contenu dans les plantes? Est-ce la n'êtes pas secourus. Au point de vue seulement
beauté qui vous charme, non la beauté qui de la santé, ne sait-on pas que le vin nouveau
résulte de la suavité des couleurs, mais de produit dans le corps un ballonnement et une
riiarmonie des parties? Et plût à Dieu qu'il tension nuisible? Oserez-vous donc soutenir
en fût ainsi Jusques à quand en effet, oserez-
! que ces inconvénients du vin nouveau ont pour
vous comparer des bois tordus à ces corps des cause la plus grande somme de bien qu'il ren-
animaux où règne un ordre admirable dans ferme, et que si le vin vieux est plus innocent,
les proportions des membres ? Si c'est le té- c'est parce qu'il a perdu une grande partie de
moignage des sens corporels qui vous flatte, la substance divine? Ce serait là une absurdité,
comme il doit flatter tous ceux dont Tintelli- pour vous surtout qui prétendez que c'est la
gence ne perçoit pas l'essence des choses, com- présence d'une partie de Dieu qui affecte agréa-
ment pouvez-vous croire encore que sous l'ac- blement nos sens, les yeux, les narines, le pa-
tion du temy)s ou de certaines pressions la lais. Alors quel est votre égarement de pré-

substance du bien s'échappe du corps, parce tendre que le vin n'est autre chose que le fiel
que Dieu, dites-vous, s'en éloigne lui-même des princes des ténèbres, et de ne pas vous
etémigré d'un lieu dans un autre? C'est là le abstenir de manger des raisins? La cuve ren-
comble de la démence. Cependant, si je ne me ferme-t-elle une plus grande quantité de ce
trompe, aucun signe, aucun indice n'a pu fiel que le verjus ? Si c'est quand le bien dis-

motiver cette manière de voir. En effet, la paraît, et il disparaît avec le temps, que le
plupart des fruits cueillis sur les arbres ou fruit devient plus pur, plus généreux com- ,

arrachés à la terre ont besoin, avant de deve- ment se fait-il que ce soit en donnant aux
nir notre nourriture, de perfectionner leur raisins le temps de bien mûrir sur le cep,
maturité durant un certain laps de temps. Je qu'ils deviennent plus doux, plus agréables et
citerai, comme exemple, les poireaux, les lai- plus salutaires? Le vin lui-même, c'est quand
tues, les pommes, les flgues et
raisins, les il est soustrait à la lumière qu'il devient plus
certaines poires. Combien d'autres fruits de ce liquide et plus brillant, c'est en lui laissant
genre qui, si on ne les consomme pas aussitôt perdre la substance salutaire ,
qu'il devient
qu'ils sont cueillis, se colorent plus agréable- plus salutaire !

ment, deviennent plus salutaires et pren- 45. Que dirai-je des bois et des branchages?
nent un parfum tout nouveau? Or tous ces En et pourtant
vieillissant ils se dessèchent,
avantages cesseraient d'exister, si, comme vous vous n'oserez pas soutenir qu'ils n'en devien-
le soutenez, ces fruits se dépouillaient d'autant nent que plus mauvais. Ce qu'ils perdent en sé-
plus du bien, qu'ils restent plus longtemps dé- chant, c'est ce qui engendre la fumée ce qu'ils ;

tachés du sein maternel de la terre. De son conservent, c'est ce qui donne à la flamme cet
côté la chair des animaux tués de la veille, est que vous aimez tant et qiii
éclat et celte clarté
plus agréable et plus salutaire. C'est cependant vous prouvent que le bien est plus pur dans le
536 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

bois sec que dans le bois vert. Et voici la con- deviennent plus doux et plus salutaires ? El
clusion (|ue j'en tire ou vous niez que la sub-
: cependant c'est le contraire qui devrait être,
stance divine soit en plus grande quantité dans si,comme vous le croyez, le bien disparaissait
un feu pur que dans une flamme fumeuse, et avec ces divers mouvements. Maintenant faites
alors vous bouleversez tout votre système ; ou appel à tous les sens du corps pourme prou-
bien vous devez avouer que les arbres coupés ver que viandes sont impures et qu'elles
les
ou arrachés longtemps dans cet
et restant plus souillent l'âme de ceux qui s'en nourrissent,
état, se dépouillent de plus de mal
(ju'ils ne c'est en vain. Je vous opposerai les fruits qui
perdent de bien. Et cet aveu nous amène à con- après de nombreuses transformations s'assi-
clure que la pleine maturité chasse le mal milent à la chair ; je vous opposerai surtout le
des fruits, et que la chair en retire une plus vinaigre avec sa vétusté et sa corruption, et
grande somme de bien. Mais c'est assez sur ce que vous croyez plus pur que le vin ;
je vous
sujet, quant à présent. opposerai même votre boisson ordinaire, la-
46. Avançons. Si la commotion, la chute et quelle n'est autre chose qu'une sorte de vin
le brisement de ces sortes d'objets nécessitent cuit et qui devrait être plus impure que le vin,
la fuite de cette nature divine, voyez dans la si le mouvement et la coction forcent les mem-
nature combien de choses s'améliorent par le bres divins à se retirer des objets corporels. Et
mouvement, et ici encore confessez votre er- s'il n'en est pas ainsi, comment alors pouvez-

reur. Du suc de l'orge on forme une boisson vous croire que les fruits cueillis, mis au cel-
qui imite le vin, et cette boisson devient meil- lier, puis manipulés, cuits et digérés, sont
leure quand elle est agitée. Bien plus, cette abandonnés de la substance du bien pour ne ,

boisson enivre très-promptement : pourquoi laisser plus qu'un résidu sordide propre à la
donc ne l'appelez-vous pas aussi le fiel des génération des corps ?
princes? La farine mêlée d'un peu d'eau se 48. Direz-vous que pour conclure à l'exis-
durcit un peu en l'agitant, elle devient meil-
; tence du bien dans ces objets, vous ne vous
leure en la soustrayant à la lumière elle de-
; appuyez ni sur la couleur, ni sur la forme, ni
vient plus blanche; à vos yeux se peut-il un sur l'odeur, ni sur la saveur? Alors sur quoi
langage plus pervers ? Le fabricant de pastilles vous appuyez-vous? Est-ce sur une certaine
pétrit son miel jusqu'à ce qu'il lui ait donné force, une certaine résistance que ces fruits
cet éclat que nous lui voyons et cette douceur semblent perdre quand on les sépare de la
salutaire : comment cela se peut-il faire si le terre et qu'on les utilise? D'abord c'est là une
bien s'en échappe? Mais vous reconnaissez la absurdité évidente, car beaucoup d'objets sé-
présence de Dieu à la vue, à l'odorat, au goût parés de la terre n'en prennent qu'une plus
et mêmeaux délectations de l'ouïe eh bien ; I grande fermeté, comme je l'ai prouvé en par-
les harpes ne se font-elles pas avec les nerfs lant du vin qui en vieillissant ne fait que ga-
de la viande et les flûtes avec les os ? et pour gner en force et en douceur. Mais admettons
les rendre sonores, on les dessèche, on les que c'est là votre point de départ, vous cher-
comprime, on les tord. Ainsi cette douceur de chez la force eh bien je vous prouve que les
; !

la musique qui nous vient, dites-vous, des viandes, plus que tout autre aliment, renfer-
royaumes célestes, nous la devons à des chairs ment une large partie de Dieu. En efTet, les

mortes, desséchées par le temps, effilées par la athlètes qui ont un


grand besoin de force et
si

compression et distendues par la torsion. Ce- de vigueur, est-ce de fruits ou de légumes


pendant vous soutenez que ces mêmes opéra- qu'ils se nourrissent, n'est-ce pas plutôt de
tions éloignent la substance divine, tant des viandes ?
choses vivantes que des viandes mortes que 49. Serait-ce parce que les viandes se nour-
Ton soumet à la cuisson. Pourquoi donc les rissent du fruit des arbres, tandis que les ar-
chardons bouillis perdent-ils ce qu'ils ont de bres ne se nourrissent pas de viandes, que
nuisible à la santé ? Dirons-nous que pen- vous donnez la préférence aux arbres sur les
dant cette opération ils perdent Dieu ou une corps? Vous ne voyez donc pas que les ar-
partie de Dieu ? bustes les plus vigoureux et les plus féconds,
47. Pourquoi davantage ? Tout dire
insister que les moissons les plus abondantes puisent
serait difficile et n'estnullement nécessaire. leur sève dans le fumier ? C'est là une vérité
Qui ne sait qu'en cuisant, beaucoup d'aliments évidente, et cependant la grande accusation
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 537

que vous formulez contre la chair, c'est de Vous auriez évité cet abîme, si méprisant ces
dire qu'elle est un réceptable d'ordures Pour- I fables ridicules, vous n'aviez écouté que la
tant c'est là ce qui alimente ce qui vous paraît vérité dans cette question de l'abstinence des
si pur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus impur viandes. Comme nous, vous auriez vu dans
dans cette chair qui par elle-même vous pa- celte abstinence des viandes délicates, un moyen
raît déjà souillée. Que si vous méprisez la chair de réprimer les passions et non la crainte de
parce qu'elle naît de l'union des sexes, cher- contracter une souillure qui n'y existe pas.
chez donc vos délices dans la chair des ver- Mais je mets de côté la nature des choses, je
misseaux qui naissent en si grand nombre sans fais abstraction de la force de l'àme et du corps,
union de sexes, dans les fruits, dans le bois, je vous concède un instant que l'àme se souille
dans la terre elle-même. Mais je ne sais plus dans la manducalion des viandes; avouez au
comment caractériser cette rêverie. Si c'est moins qu'elle se souille bien plutôt par la
parce qu'elle naît de l'union d'un père et d'une cupidité. Quelle folie donc de retrancher du
mère que la chair vous est en horreur, ne dites nombre des élus un homme qui par raison de
donc pas que ces princes des ténèbres sont nés santé et sans passion aucune croit pouvoir se
du fruit de leurs arbres, car alors ils devaient nourrir de viande ! Au contraire, qu'il désire
vous inspirer plus de dégoût que vous n'en passionnément et qu'il mange avec voracité
avez |)Our la chair, à laquelle cependant vous des légumes fortement épicés, c'est à peine si
ne voulez pas goûter. vous lui reprocherez un peu d'intempérance,
50. Vous soutenez que toutes les âmes des mais vous ne le condamnerez pas comme viola-
animaux sont le produit de la nourriture des teur du sceau. Ainsi vous n'admettrez pas
animaux qui les ont engendrés, et vous vous parmi vos élus celui qui, sans y mêler aucune
substance
glorifiez d'arracher à ces prisons la passion, a goûté un peu de volaille pour se
divine; mais cette même substance
renfermée guérir, et vous donnerez place à celui qui est
dans vos aliments combat contre vous et vous passionné pour les mets les plus recherchés
forceinstamment à manger des viandes. Ces dès qu'il n'y entre aucune viande. Vous con-
âmes que doivent enchaîner à leur corps tous servez celui qui se plonge dans les hontes de
ceux qui se nourrissent de chair, pourquoi ne l'intempérance, et vous rejetez celui dont l'uni-
les délivrez-Yous pas en vous en emparant les que faute est de toucher à une nourriture qui,
premiers en mangeant ces viandes? Mais,
et dites- vous, souille par elle-même. Et cepen-
disent-ils, ce ne sont pas les viandes mais , dant vous avouez que les souillures qui vien-
les fruits qu'ils mangent avec la viande qui nent de la concupiscence même sont à vos
leur communiquent une partie bonne. Alors yeux bien plus graves que celles qui viennent
qu'allez-vous faire des âmes des lions dont la de la nourriture. Eh quoi combler de vos !

chair est la seule nourriture ? Ils boivent, ré- faveurs celui qui s'abandonne passionnément
pliquent-ils; leur àme dès lors est formée de à ces voluptueux festins, et exclure de vos
cette eau et de Que direz-vous donc
la chair. rangs celui qui, uniquement pour apaiser sa
d'un grand nombre d'oiseaux? Que direz-
si faim, sans aucune passion, prend place à la
vous des aigles qui ne se nourrissent que de table commune, disposé à manger de n'importe
chair et n'ont besoin d'aucun breuvage ? Ici quelle nourriture, quelle absurdité, quelle
rien à répliquer, nécessairement on est vaincu. contradiction manifeste ! Et voilà vos mœurs
Car si l'âme provient de la nourriture, il est admirables, vos enseignements sublimes, votre
des animaux qui engendrent leur fruit et qui prodigieuse tempérance 1

pourtant ne boivent jamais dont la chair est , 52. 11 est aussi des aliments qui vous sont
la seule nourriture et cependant dans cette
; offerts dans vos repas, dans le but prétendu de
chair il y a une àme que vous devriez purifier les purifier, et vous prétendez que ce serait uiTe
en vous nourrissant de celte viande. A moins iniquité pour tout autre que pour un élu d'y
peut-être que vous ne voyiez une âme de lu- toucher! quelle honte, dites-moi, et parfois
mière, dans le porc qui se nourrit de fruits et même quelle source de crimes Souvent en !

qui boit de l'eau, tandis que l'aigle, ce grand effet ces aliments sont fournis en si grande
ami du soleil, n'a qu'une àme de ténèbres quantité, que la plupart des convives ne sau-
parce qu'il ne se nourrit que de chair. raient y suffire. Et comme ce serait un sacrilège
51. contradictions, absurdités incroyables! de donner à d'autres le superflu ou de le
j38 DES MOECRS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS

laisser perdre, il vous faut faire les plus violents mêmes ; si elle souille, quelle démence vous

efforts de gloutonnerie car vous voulez puri-


; fait croire qu'il est plus -criminel de délivrer
fier tout ce qui est servi. Et quand vous êtes de son corps l'âme d'un porc, que de souiller
bien repus, vous obligez les enfants qui vous une âme humaine avec de la chair de porc?
sont confiés à dévorer le reste. C'est ainsi qu'à
Rome un nianicbéen fut accusé d'avoir fait CHAPITRE XVII.
mourir plusieurs enfants en les contraignant
DU SCEAU DES MAINS.
de manger ces superstitieux aliments. Je refu-
serais d'y croire, si je ne savais qu'à vos yeux 54. Considérons maintenant le sceau des
le plus grand des crimes c'est de donner ces mains. Et, d'abord, Jésus-Christ condamne
aliments à d'autres qu'à des élus, ou de les comme une superstition formelle notre refus
laisser se corrompre. Il donc les consom-
faut de verser sang des animaux ou de déchirer
le

mer ; et cette nécessité engendre presque les arbres. Il déclare, en effet, qu'il n'y a au-

chaque jour les plus honteux excès et conduit cune relation à établir entre nous et les ani-
quelquefois à l'homicide. maux et les arbres et il envoya les démons
,

53. C'est au point que vous défendez même dans une troupe de pourceaux '. L'arbre sur
de donner du pain à un mendiant, tandis que lequel il n'avait trouvé aucun fruit, il le mau-
vous permettez par miséricorde ou plutôt par dit et le condamna à se dessécher *. Quel péché

jalousie de lui donner des pièces de monnaie. avaient commis ces pourceaux ou cet arbre?
Que dois- je surtout blâmer, votre cruauté ou Nous ne poussons pas encore la folie jusqu'au
votre folie? Qu'arriverait-il si semblable chose point de croire qu'un arbre choisisse volon-
se passait dans un lieu où aucune nourriture tairement la fécondité ou la stérilité. Notre-
ne serait à vendre ? Ce malheureux va mourir Seigneur, dans ces faits extérieurs, cachait
de faim, et toi, homme sage et bienveillant, donc un autre enseignement qui peut en ;

tu as plutôt pitié d'un concombre que de douter? Le signe que devait donner le Fils de
ton semblable ! comment puis-je caractériser Dieu, ce n'était certainement pas l'homicide,
une telle conduite qu'en la nommant une pitié etcependant vous prétendez que c'est un ho-
fausse et une cruauté réelle ? J'y vois aussi une micide de couper un arbre ou de tuer un ani-
folie véritable. En effet, que va-t-il arriver, si mal. Il a fait des prodiges sur les hommes
avec cet argent que tu lui donnes, ce pauvre avec lesquels nous sommes en société ; mais
achète du pain? Est-ce qu'alors celte partie ces prodiges il les a produits en guérissant les
divine qu'il va recevoir du vendeur n'aura pas hommes et non pas en les tuant. Il devait donc
si ce pauvre
à souffrir ce qu'elle aurait souffert en agir de même avec les animaux et les ar-
reçue de toi? Le vois-tu, ce malheu-
l'avait bres, s'il croyait comme vous qu'il y a une
reux couvrant de souillures cette partie de société réelle entrenous et eux.
Dieu qui n'aspire qu'à remonter à sa source, 55. Comme ne puis suivre vos subtilités
je
et pour un tel crime, il est aidé de ton au- au sujet de l'âme des pourceaux et d'une cer-
mône Grâce à votre haute prudence, quelle
! taine vie attribuée aux arbres j'ai cru devoir ,

différence voyez-vous entre livrer aux mains invoquer ici l'argument d'autorité. Je sais que
d'un homicide la victime qu'il va immoler et vous avez une ressource pour ne pas vous
lui donner sciemment l'argent avec lequel il laisser écraser par le témoignage des Ecri-
pourra commettre son crime? N'est-ce pas le tures, c'est de dire qu'elles ont été falsifiées :

comble de la folie? L'alternai ive est nécessaire: toutefois vous n'avez pas encore songé à met-
ou ce mendiant mourra s'il ne trouve pas de tre au nombre des passages frauduleusement

pain à acheter, et s'il en trouve c'est le pain insérés dans l'Evangile , ceux que je viens de
lui-même qui périt. Dans le premier cas l'homi- citer, au sujet de l'arbre stérile et de la troupe

cide est réel pour vous il ne l'est pas moins


;
de pourceaux; mais dans la crainte que vous
dans le second, et l'on doit vous l'attribuer, trouvant condamnés par ces témoignages vous
comme s'il était réel aussi bien que le premier. ne les accusiez bientôt de falsification, je pour-
Ne pas défendre à vos auditeurs de se nourrir suivrai mon raisonnement. Tout d'abord à ,

de viande, mais leur défendre de tuer des ani- vous, si féconds en promesses de raison et de
maux, quelle folie, quelle absurdité Si cette ! vérité, je demanderai quel tort on peut faire à
nourriture ne souille pas, acceptez-en vous- • Matlh. viu, 32, — ' Ibid. xx, 19.
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 539

un arbre je ne dis pas en cueillant ses fruits


,
vos paroles, qu'elles discernent les corps et
ou en arrachant ses feuilles parmi vous un , leurs mouvements et qu'elles perçoivent même
tel acte accompli avec connaissance serait ré- les pensées. S'il en est ainsi ,
pourquoi donc
puté, sans nul doute,une corruption du sceau, un apôtre de la lumière ne peut-il rien sur
maison l'arrachant entièrement. En effet, cette elles? Ne devraient-elles pas apprendre plus
âme fùt-elle raisonnable, comme vous le suppo- facilement que nous puisqu'elles connaissent
sez, se trouverait , c'est vous qui l'affirmez, dé- ce qu'il y a de plus secret dans l'esprit? Pour
livrée des chaînes qui l'unissaient à cet arbre et nous instruire, un maître a besoin de parler ;

dans lesquelles elle gémissait sans y trouver pour instruire ces âmes il lui suffirait de pen-
aucune utilité. Ne menace-t-on pas chez vous, ser, et ses pensées seraient perçues par elles
comme d'un dur châtiment, si ce n'est le châ- avant qu'il les eût formulées par la parole. Si
timent suprême , les hommes de redevenir ar- tout cela est faux, reconnaissez donc de quelle
bres? C'est du moins la doctrine du fondateur erreur profonde vous êtes les victimes.

de votre secte. Est-ce donc que l'àme est capa- vous ne cueillez pas les fruits,
57. Ainsi
ble de revenir à la sagesse dans un arbre comme vous n'arrachez pas les herbes mais vous or- ,

dans un homme? Quant à respecter la vie donnez à vos auditeurs de les cueillir et de les
de l'homme, les plus graves motifs nous en arracher, et, en cela, vous croyez être utiles
font un devoir soit parce que sa sagesse et sa
; non pas seulement à ceux qui vous obéissent,
vertu peuvent être pour les autres d'une mais même aux objets qui vous sont apportés :

grande utilité soit parce qu'il peut lui-même


; une semblable absurdité peut-elle être tolérée?
arriver à la sagesse ,
grâce à un avertissement D'abord peu importe que vous commettiez le
qui lui sera donné extérieurement par quel- crime vous-mêmes ou que vous le fassiez
qu'un ou bien grâce à un rayon divin qui
, commettre pour vous. Vous ne le faites pas
viendra éclairer intérieurement ses pensées. commettre, dites-vous mais comment venir ;

Quanta l'âme de l'homme, plus elle sera sage au secours de cette partie divine qui séjourne
en sortant d'un corps, plus il lui est utile d'en dans les laitues et les poireaux, si personne ne
sortir ; la raison et l'autorité confirment à l'envi les arrache, et ne les présente à des saints pour
cette vérité. Donc celui qui coupe un arbre ne les purifier? Ensuite supposé qu'en passant
,

fait autre chose que délivrer une âme qui dans ce champ où tout a été mis à votre dis-
y séjournait sans pour sa perfection dans
profit position par un ami vous apercevez un cor-
,

la sagesse. C'est pourquoi votre premier de- beau se jetant sur une figue, que ferez-vous
voir, à vous qui êtes d'une sainteté parfaite,
,
alors? A moins de contredire votre système, il
devait être de couper les arbres, et après avoir doit vous sembler entendre la figue vous
délivré leurs âmes de ces chauies, de leur pro- adresser la parole, et avec des cris pitoyables,
curer, par vos prières et vos cantiques, un sé- vous supplier de la couper et de la confier à
jour préférable. Pourquoi cela ne peut-il se un ventre saint pour la purifier et la ressusci-
faire qu'à l'égard de ces âmes que vous ense- ter plutôt que de la laisser dévorer par un
,

velissez dans votre estomac , sans les aider de corbeau, de la mêler à un ventre impur et de
vos prières ? la condamner à une multitude de transforma-
56. Quoiqu'il soit pour vous de la dernière tions aussi viles que cruelles ? Quelle cruauté,
évidence que les âmes des arbres ne profitent vraiment , si votre système est vrai et quelle 1

aucunement en sagesse pendant qu'elles sé-


, ineptie s'il est faux ! Rriser le sceau , quelle
journent dans les arbres, vous ne laissez pas contradiction à vos enseignements ! et si vous
d'éprouver les plus vives angoisses, quand on le gardez ,
quelle hostilité contre un membre
vous demande pourquoi il n'est pas d'apôtre en- de Dieu 1

voyé pour les arbres, ou pourquoi l'apôtre des 58. Ce résultat montre un côté ridicule de
hommes ne prêche même temps aux ar-
pas en votre faux système mais de par votre erreur
;

bres.Vous êtes contraints de répondre que les même, vous êtes convaincus de cruauté ma-
âmes , eu cet état , ne peuvent percevoir les nifeste. Un homme en proie soudain à une
préceptes divins. Mais cette réponse n'est pour défaillance corporelle, accablé de fatigue, se
vous qu'une cause de nouveaux embarras, car rencontre gisant et à demi-mort sur le che-
vous affirmez, en même temps, que ces âmes min il ne peut plus que prononcer quel-
,

entendent votre voix qu'elles comprennent , ques paroles, pour te demander une poire,
,

540 DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

pour réclamer ton assistance, pour te conjurer fruits ont une plus grande part de bien que les
de le soustraire à la mort en lui cueillant un viandes. Mais je suppose un homme qui gagne
fruit qu'aucun droit humain ou divin ne nous sa vie en vendant de la chair, il emploie tout
défend de cueillir; et toi, homme chrétien, le profit qu'il retire de ce commerce à acheter
d'une sainteté éminente, tu continueras ta les aliments de vos élus, et il leur en procure
route, tu délaisseras cet homme au sein de ainsi plus que le laboureur et l'homme des
ses douleurs et malgré ses supplications, de champs; n'y a-t-il pas aussi, en ce cas, com-
peur que l'arbre ne pleure tandis que tu déta- pensation à tuer des animaux? Mais il répli-
cheras sonfruit, et qu'en violant le sceau tu ne que à cela qu'ilestencoreune autre raison plus
tombes \ictime des châtiments manichéens I secrète. Car l'homme rusé trouve toujours
Quelles mœurs, quelle étrange innocence I dans l'obscurité des faits de la nature, de quoi
59. Mais j'arrive à la mort des animaux , et surprendre les ignorants. Les princes célestes,
sur ce point encore combien de choses à dire! dit-il, vaincus et captifs de la nation des ténè-

Si un loup en tue un autre, quel danger y a-t-il bres, ont été mis chacun à sa place, sur cette
pour son âme ? Ce loup, tant qu'il vivra, restera terre, par le Créateur du monde, et chacun
loup et il n'obéira à aucun prédicateur qui lui d'eux possède les animaux qui lui conviennent
défendrait de toucher au sang des agneaux ; la et qui sont issus de son espèce et de sa race.
mort de cet animal ne délivre-t-elle pas des Les détruire, à leurs yeux, c'est un crime ils ;

liens du corps cette âme , selon vous, raison- ne permettent pas à ceux qui s'en rendent
nable? Vous défendez aussi à vos auditeurs coupables de sortir de ce monde ; et ils les ac-
de se souiller par la mort de cet animal, et cablent de toutes sortes de châtiments et de
cette faute vous semble encore plus grande leur vengeance. Les ignorants ne vont-ils pas
que lorsqu'il s'agit des arbres. Cette sensibilité redouter ces menaces, et eux qui ne voient
corporelle, je ne la désapprouve pas plus qu'il rien dans de pareilles ténèbres, ne croiront-ils
ne faut. En eCTet, aux mouvements et aux cris pas qu'il en est comme on le leur dit? Je n'a-
de ces animaux, nous comprenons que la mort bandonnerai pas mon dessein, et Dieu me se-
leur est douloureuse et cependant l'homme
, condera de ses lumières pour réfuter ces
méprise cette douleur parce qu'aucune rela- obscurs mensonges par l'éclat éblouissant de
tion ne l'unit à la bête, par la raison que la vérité.
celle-ci n'a point d'âme raisonnable mais je ; 61. Je demande donc si ces animaux qui sont
me demande quelles impressions vous pouvez sur la terre ou dans les eaux, descendent de
éprouver quand vous considérez les arbres, et ces princes par voie de génération et de gesta-
sur ce point je vous trouve dans un aveugle- tion, puisque ceux qui naissent maintenant ont
ment complet. En efTet, si le sentiment de la pour auteurs ces avortons. S'il en est ainsi, je

douleur ne se manifeste dans un arbre par demande si les abeilles, les grenouilles, et au-
aucun mouvement extérieur n'est-il pas évi-
, tres animaux nombreux qui naissent en dehors
dent que ce même arbre est en pleine santé de l'union des sexes, peuvent être impunément
quand il croît, quand il se couvre de feuillage, mis à mort. Non, répondez-vous. Ce n'est donc
de fleurs et de fruits? Cette vigueur il la doit pas à cause de leur parenté avec je ne sais
le i)lus souvent à l'émondage. Des lors , si quels princes que vous défendez à vos auditeurs
comme vous le prétendez le fer lui était à ce
, de tuer les animaux. Ou bien si vous admettez
point douloureux, toutes ces blessures de- entre tous les corps une parenté générale,
vraient le faire sécher et souffrir plutôt que comment leur permettez-vous de détruire les

d'accroître sa sève et sa vie. arbres? N'est-ce pas aussi offenser les princes?
60. Mais pourquoi voyez-vous unplusgrand La seule ressource qui vous reste et nous en
crime à tuer un animal qu'à couper un arbre, connaissons l'impuissance, consiste à dire que
puisque l'âme d'un arbre vous paraît plus la faute commise par les auditeurs à l'égard
pure que celle de la chair ? Mais, objectez-vous, des arbres, est compensée par les fruits qu'ils

lorsqu'on enlève quelque chose aux campagnes apportent à l'Eglise. On a été jusqu'à dire que
pour le donner à purifier aux élus et aux saints, les bouchers qui préparent et vendent la viande
il y a compensation. J'ai déjà précédemment des animaux, pourvu qu'ils soient vos audi-
réfuté cette objection et suffisamment démon- teurs, et qu'ils consacrent leur gain à vous
tré qu'aucune raison ne peut prouver que les procurer des fruits, peuvent se croire permise
LIVRE SECOND. DES MOEURS DES MANICHEENS. 541

cette immolation quotidienne, en mépriser la les plus purs? Sans doute dans la suite ils en-
faute et la croire expiée par vos feslins. fantent par la génération, mais ils tirent tic
G2. Comme vous Tavicz dit des fruits et des notre corps leur première naissance en dehors
légumes, vous regardez l'immolation des ani- de toute génération de notre part. Et puis si

maux comme une faute qui peut se raclieter, l'on doit regarder comme impurs les animaux
non pas cependant de la môme manière; car qui naissent de corps vivants, que penser de
vous défendez à vos auditeurs de manger la ceux qui naissent de corps morts? Aussi ai-
chair. Mais que direz-vous des épines et des mez-vous à répéter que l'on peut tuer plus im-
herbes inutiles que les cultivateurs arrachent punément couleuvres et le scor-
les souris, les

de leurs champs et qu'ils détruisent sans qu'ils pion, qui, selon vous surtout, naissent des
puissent vous fournir aucun aliment en com- cadavres humains. Mais je passe sous silence
pensation ? Quel pardon accorder à une dévas- ce qui est obscur ou incertain. La renommée
tation aussi générale, qui ne procure aucune raconte (jue les abeilles naissent des cadavres
nourriture aux saints? Direz-vous que cette des bœufs. On peut donc les tuer impunément.
faute, par suite de laquelle aura lieu une plus Dira-t-on qu'il y a encore ici du doute? au
grande production des légumes et des fruits, moins on ne niera pas que les scarabées tirent
est largement compensée par la manducation leur origine des mottes de fumier '? Dès lors
de ces légumes et de ces fruits? Mais si les vous devez regarder ces animaux et d'autres
champs se trouvent ravagés par les sauterelles, qu'il serait trop long d'énumérer, comme
les rats et les souris, et cela n'arrive que trop moins purs que vos punaisesj cependant vous
souvent, que ferez-vous?Un cultivateur admis verriez une folie à conserver celles-ci et vous
au nombre de vos auditeurs pourra-t-il les voyez un crime à détruire les autres. Mais
tuer, car alors il ne péchera que {)0ur aider à peut-être n'avez-vous que du mépris pour les
la production des fruits? Ici vous voilà certai- animaux qui vous semblent trop petits? Alors
nement dans l'embarras. Car ou bien vous si un animal vous paraît d'autant plus mépri-

concédez à vos auditeurs le droit de tuer les sable qu'il est plus petit vous vous mettez ,

animaux quoique votre fondateur le leur ait dans la nécessité de donner la préférence au
refusé, ou bien vous leur défendez l'agriculture chameau sur l'homme.
quand il la leur a permise. Souvent en efleton 64. Ici revient cette gradation dont je n'ai
vous a entendus proclamer qu'un usurier est jamais pu vous entendre parler sans frémir.
plus innocent qu'un liomme de la campagne. Si, à cause de sa petitesse, vous ne croyez pas
Telle est l'amitié que vous professez pour les devoir épargner le pou, épargnez aussi la
melons; vous les préférez aux hommes. Pour mouche qui prend naissance dans une fève.
empêcher de nuire aux melons vous laissez Et si vous épargnez la mouche, pourquoi n'é-
écraser l'homme par l'usure. Une telle justice pargnerez-vous pas l'insecte un peu plus fort
est-elle à désirer ou à applaudir? ne doit-on dont le fétus est assurément plus petit qu'une
pas plutôt réprouver et condamner de tels ar- mouche? D'après ce principe, on pourra aussi
tifices? Est-ce là une miséricorde insigne? tuer impunément une abeille dont le rejeton
n'est-ce pas plutôt une exécrable cruauté ? est de même taille que cette mouche. Et de là
63. Mais pourquoi, vous qui épargnez le nous arriverons au petit de la sauterelle et à
sang des animaux, n'épargnez-vous pas aussi la sauterelle elle-même, au petit de la souris
les punaises, les poux et les puces? Vous vous et à la souris elle-même. Et pour ne pas m'é-
justifiez en disant que ces insectes sont les sa- tendre outre mesure, ne remarquez-vous pas
letés de notre corps. Je soutiens d'abord que que de degrés en degrés nous arriverons jus-
cette accusation est fausse, si vous l'adressez qu'à l'éléphant, et nous prouverons que qui-:
aux punaises et aux puces. N'est-il pas évident conque croit pouvoir sans péché tuer un pou
en etfet que ces animaux ne tirent [)as leur à cause de sa petitesse, se verra amener à con-
existence denotre corps? Ensuite, puisque vous clure qu'il peut en faire autant de cette bète
avez une si vive horreur de l'union des sexes, monstrueuse? Mais il me semble inutile d'in-
pourquoi donc ceux qui naissent de notre chair davantage sur de semblables niaiseries.
sister
sans aucune union, ne vous paraissent-ils pas • Rétract., liv. i, c. 7, n. 6.
'
"
542 DES MOEURS DE L'EGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

giquement que par la nourriture des saints


l'âme se dégage des semences. Eh bien mal-
CHAPITRE XVIII. 1

heureux ne confirmez-vous pas les soupçons


,

LE SCEAU DU SEIN. —
INFAMES MYSTÈRES DES
que les hommes forment contre vous? En vous
nourrissant de froment de fèves, de lentilles
,
MANICHÉENS,
et d'autres semences, vous nous laissez croire
60. Reste le sceau du sein , et votre chasteté que vous voulez délivrer l'âme de ces semen-
s'y trouve fort ébranlée. Non contents de con- ces; pourquoi ne le croirions-nous pas aussi
damner l'union des sexes, réalisant le mot des semences animales ? Ce n'est pas parce
déjà ancien de l'Apôtre, vous prohibez réel-
si qu'elle n'a plus d'âme que vous appelez im-
,

lement les noces \ ou le mariage qui en est la pure la chair d'un animal tué, car vous pour-
justification honnête. Je le sais, vous vous allez riez en dire autant de la semence d'un animal

récrier, votre susceptibilité va s'irriter,vous vivant, semence dans laquelle vous croyez en-
attesterez que si vous recommandez, que si vous chaînée l'âme qui apparaîtra dans l'enfant, et
louez hautement la chasteté parfaite, cependant dans laquelle vous avouez s'être trouvée ense-
vous ne condamnez pas les noces. Et vous don- velie l'âme de Manès lui-même. Et parce que

nerez pour preuve la permission du mariage vos auditeurs ne peuvent vous offrir ces semen-
accordée à vos auditeurs qui forment le second ces pour les purifier, comment ne pas soupçon-
ordre parmi vous. Quand vous l'aurez dit bien ner que vous faites entre vous cette purification
haut et avec une grande indignation, donnant secrète, en évitant de vous révéler à eux, dans

à mes paroles toute la douceur possible, je la crainte qu'ils ne vous abandonnent? Plaise
vous ferai simplement cette question N'est-ce :
à Dieu qu'il n'en soit pas ainsi ! Mais enfin
pas vous, qui, par cette raison que la généra- vous voyez à quels soupçons votre superstition
tion enchaîne une âme à la chair, la regardez donne libre cours et combien vous avez tort
comme un crime bien plus grave que l'union de vous irriter contre ceux qui s'y laissent
même des sexes? N'est-ce pas vous qui nous aller, puisque tout cela résulte des aveux par

répétiez sans cesse de bien observer le temps lesquels vous proclamez que par la nourriture
pendant lequel la femme, après sa purification, et le breuvage vous voulez arracher les âmes

devient plus apte à concevoir, et de nous abs- aux corps et aux sens. Je ne veux pas insister
tenir alors, autant que possible, de toute rela- davantage mais vous voyez combien l'invec-
,

tion avec elle, pour ne pas exposer une âme à tive pourrait être abondante et facile. D'un

s'unir à la chair? D'où je conclus que si vous


autre côté le sujet est tel qu'on le craint plutôt
permettez une épouse, ce n'est pas pour en qu'on ne cherche à l'approfondir dans le dis-
avoir des enfants, mais pour satisfaire les pas- cours. Du reste j'ai déjà suffisamment prouvé

sions. Or c'est pour engendrer des enfants que que je ne veux rien exagérer, et que je sais me
le mariage, comme les lois nuptiales le contenter de faits visibles et déraisons éviden-
pro-
clament, unit deux sexes différents. Dès lors tes. Passons donc à autre chose.
quiconque voit un plus grand mal dans la géné-
ration que dans l'union, prohibe par cela seul CHAPITRE XIX.
le mariage il fait de la femme, non plus une
;

épouse, mais une prostituée qui, moyennant CRIMES DES MANICHÉENS.


certaine donation , se prête à la passion de
l'homme. Là où il y a épouse, il y a mariage. 67. Maintenant nous savons que penser de
Or il n'y a pas mariage là où l'on empêche la vos trois sceaux. Voilà vosmœurs voilà où ,

maternité l'épouse disparaît donc par là


: aboutissent vos admirables préceptes: on n'y
même. Il est donc bien vrai que vous défendez trouve rien de certain, rien de constant, rien de
le mariage, et vous ne pouvez alléguer aucune raisonnable rien d'innocent. Tout, au con-
,

raison qui vous lave de ce crime dont le Saint- traire ,


douteux, plus que cela, tout y est
y est
Esprit vous accusait déjà prophétiquement. faux, contradictoire, absurde, abominable.
D'un côté donc vous vous opposez forte-
66. On surprend dans ces mœurs des crimes si
ment que l'union des sexes enchaîne une
à ce nombreux et si graves que si l'on voulait ,

âme à la chair ; de l'autre vous affirmez éner- dresser contre tous un réquisitoire pour peu ,

' I Tim. IV, 3. que l'on eût de talent on ferait des volumes
LIVRE SECOND. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. 543

sur chacun. Si vous observiez vos préceptes tion dans le monde ,pour se
et à s'appliquer,

si vous traduisiez dans la pratique vos ensei- donner un certain que dit ?aint Jean
relief, ce

gucnients offririez le plus frappant ta-


, vous de la haine des hommes pour la vérité *? Afin
bleau d'ineptie de folie et d'ignorance. Aussi
,
de [trouver que c'est auprès d'eux qu'il faut
vous contentez-vous d'en faire l'éloge et d'en chercher la vérité, ils s'ap[)uient sur ce (ju'il

exposer la théorie mais sans les accomplir, et


, a été dit dans la promesse du Saint-Esprit, que
en cela vous donnez le plus hideux spectacle ce monde ne peut pas le recevoir ^ Ce n'est
de la fraude , de de la méchanceté.
la ruse et pas ici le lieu de traiter ce sujet. Du moins si
G8. Pendant neuf années tout entières je me jusqu'à la fin du siècle, vous devez continuel-
suis fait votre auditeur assidu et vigilant', et lement souffrir persécution , jusque-là aussi
jamais je n'ai pu connaître un seul élu qui au vous afficherez cette dissolution et l'impunité
point de vue de ces préceptes, n'ait été reconnu contagieuse de toutes ces hontes ,
par la raison
coupable ou n'ait prêté flanc à de honteux que vous craindrez de punir les coupables.
soupçons on en surprit beaucoup s'adonnant
: 70. C'est aussi la réponse qui nous a été faite,

au vin et à la chair, beaucoup se livrant aux quand nous adressant aux principaux de la

douceurs du bain. Nous ne tenons ces détails secte nous nous plaignions de ce fait horrible :

que de la renommée. Plusieurs ont été con- au sein d'une réunion de femmes qui se
vaincus d'avoir séduit les femmes d'autrui et croyaient parfaitement eu sûreté à cause de ,

sur ce point il n'y a pas de doute possible. la réputation de sainteté des Manichéens en- ,

Mais su[)posons encore que la renommée ait trent plusieurs élus, et l'un deux éteint la
quelque peu exagéré. J'ai vu moi-même, non lumière. Une de ces femmes, ignorant quel
pas moi seul, mais en compagnie, d'autres per- était celui qui la saisissait au milieu des ténè-

sonnes qui ont dépouillé cette superstition ou bres et lui faisait violence, ne put échapper à
que je voudrais en voir dépouillés, nous avons ses étreintes qu'en poussant des cris déchirants.
vu dans un carrefour de Carthage sur une , Ce crime inoui n'est-il pas le fruit d'une lon-
place très-fréqucntée, non pas un seul, mais gue habitude? Et ceci se passait alors même
plus de trois élus apostropher des femmes qui que l'on célébrait parmi vous les veilles d'une
passaient , avec des cris tellement lubriques fête. De plus , supposé même qu'on n'eût à
qu'ils surpassaient de beaucoup ce qu'on peut comment traduire
craindre aucune révélation,
imaginer de plus trivial en fait de débauche en jugement devant l'évêque, un homme qui
grossière. Ce qui nous a amenés à conclure avait si bien pris ses mesures pour ne pas être
que c'était là pour eux une habitude, et qu'ils reconnu? Et puis, tous ceux qui avaient péné-
se permettaient souvent ces licences entre eux, tré dans l'enceinte pouvaient être assurément
c'est qu'aucun d'eux ne parut s'occuper de la enveloppés dans ce crime. Car ce fut au mi-
présence de ses compagnons, et tous parais- lieu des rires et des cris joyeux de l'assistance
saient adonnés à la même corruption. Ces que la lumière fut éteinte.
hommes, en effet, n'habitaient pas le même 71. Comment du reste ne pas donner cours
foyer , et peut-être venaient-ils de quitter le aux plus graves soupçons quand nous trou- ,

lieu de leurs assemblées. Quant à nous nous , vions réunis dans ces assemblées, des hommes
fûmes profondément agités, et nous exhalâmes notoirement haineux avares adonnés à la
, ,

de graves plaintes. Et quel châtiment fut in- bonne chère, querelleurs, et d'une mobilité
fligé pour une pareille faute ? Je ne parle pas sans égale? Pouvions-nous croire qu'ils s'abs-
de l'expulsion de l'Eglise mais y eut-il seule- ; tiendraient de ce dont ils font profession de
ment une réprimande sévère, proportionnée s'abstenir, alors qu'ils devaient ne rencontrer
à la grandeur du crime ? autour d'eux que l'obscurité et les ténèbres?
G9. Pour expliquer cette impunité la seule , A la vérité
y il époque parmi eux
avait à cette
excuse possible c'est la crainte que l'on éprou- deux hommes d'une assez bonne réputation ,

vait de voir ces coupables, si on les frappait, d'un esprit facile, très-habiles dans la discus-
trahir les secrets de la secte, à cette époque sion et avec qui nous avions de préférence des
où les réunions publiques étaient interdites relations d'estime et d'amitié l'un d'eux que :

par la loi. Que devient alors cette prétention j'affectionnais davantage à raison de ses étu-
à soutenir qu'ils souffriront toujours persécu- des littéraires est maintenant prêtre dans la
' Confess., 1. i, c. 1. — Ci-dessus, 1, i, c. 18, d. 34. Jean, xv. 18. — • Ibid. xrv, 17.
,

54i DES MOEURS DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET DES MANICHÉENS.

secte. Mais tons deux se portaient une jalousie sujetune longue fable, mais je n'en reprodui-
bien prononcée, et l'un reprochait à l'autre, raique ce qui convient à mon sujet. Vous pré-
non pas ostensiblement mais à mots couverts, tendez donc qu'Adam reçut de ses parents, ces
d'avoir fait violence à l'épouse d'un auditeur. avortons princes des ténèbres , une naissance
Pour se justifier, l'autre accusait du même presque en entier composé de
telle, qu'il fut

crime un élu, ami intime de ce même auditeur. lumière avec un très-faible mélange de ténè-
,

Il inopinément dans cette


ajoutait qu'entrant bres. A l'aide de cette abondance de bien il
demeure il avait surpris les deux coupables et menait une vie sainte , quand la partie mau-
leur avait conseillé de peur que quelque , vaise l'inclina à l'œuvre de chair. Telle fut
chose ne vînt à transpirer, de dire que c'était donc sa chute et son péché ; mais à partir de
là une calomnie inventée par son ennemi et ce moment , sa vie devint plus sainte. Ne
son rival. Tout cela nous jetait dans l'embar- croyez pas cependant que je fasse retomber
ras sans nous prononcer d'une manière posi-
;
toute ma haine sur ce coupable qui sous l'ex-

tive sur cet attentat , nous voyions avec peine térieur d'un élu et d'un saint couvrit toute une
cette haine que se portaient réciproquement famille de honte et d'infamie ,
par son action
deux hommes que nous regardions comme les criminelle. Ce n'est pas là ce que je vous ob-
plus parfaits, et de là nous nous laissions aller jecte même je veux bien croire que c'est là
,
et

à toute sorte de conjectures. le fait d'un homme plutôt qu'une conséquence

72. nous arrivait souvent de ren-


Enfin il de vos habitudes. Je me contente donc de le
contrer au théâtre des élus mûris par l'âge, de lui reprochera lui personnellement, sans vous
mœurs sévères et même un prêtre aux che-
,
en faire un crime. Cependant ce que je ne puis
veux blancs. Je ne parle pas des jeunes gens m'expliquer, c'est que vous supportiez et to-
que nous surprenions en pleine querelle au lériez dans vos rangs de semblables forfaits

sujet d'acteurs et de cochers. C'est assez pour c'est que vous souteniez que l'âme est une

que nous puissions nous demander comment partie de Dieu et que s'il s'y mêle un peu de

ils peuvent s'abstenir de crimes secrets puis- ,


mal le bien n'en devient que plus abondant
,

qu'ils ne peuvent vaincre cette curiosité qui et plus fécond. Ne suffit-il pas d'accepter une
les pose en spectacle aux yeux de leurs audi- semblable doctrine, si peu du reste que Ton
teurs et les trahit lorsque surpris
,
ils rou- , soit agité par la passion , pour s'y abandonner

gissent et cherchent à se dérober à leurs yeux. tout entier , loin de s'appliquer à en réprimer

Et cet autre saint dont les discussions nous at- les élans , à en dompter la violence?
tiraient en si grand nombre dans le quartier
des marchands de figues , aurait-on connu ses CHAPITRE XX.
désordres s'il avait pu , en s'attaquant à une
vierge consacrée , n'en faire qu'une femme et CES MÊMES CRIMES DÉCOUVERTS A ROME.
non une mère ? Mais la grossesse trahit ce
crime secret et épouvantable. Sur la ré lation 74. dirai-je encore de vos mœurs ? J'ai
Que
que lui en fit sa mère le jeune fre ceLe ,
-^ cité crimes que j'avais connus pendant
les
vierge fut plongé dans la plus profonde dou- mon séjour à Rome. Ce qui s'y est passé depuis
leur; et la religion seule l'empêcha de porter mon absence, il serait trop long de le raconter.
ce fait devant la justice. Il parvint à le faire Pourtant je veux en dire un mot. Les choses
expulser sans éclat de cette église. Mais il ne ont revêtu une telle publicité que les absents
voulut pas laisser sans correction un crime que eux-mêmes ne peuvent les ignorer, et tout ce
personne ne peut supporter il s'adjoignit ; que j'avais appris m'a été confirmé à mon
quelques amis, et ils tombèrent sur le coupa- retour dans celte ville. J'en avais besoin , car
ble à coups de pied et à coups de poing. Ce malgré l'amitié et la sincérité de mon corres-
dernier, déjà grièvement blessé, conjurait pondant je n'avais pume dépouiller de toute
qu'on l'épargnât et invoquait l'autorité de hésitation. Un
de vos auditeurs, qui ne le cédait
Manès, s'écriant qu'Adam, le premier héros, en rien aux élus dans cotte mémorable absti-
avait péché, et qu'après sa faute il était devenu nence, imbu du reste d'une éducation libérale
plus saint. et tout dévoué à l'honneur et à la prospérité de
73. C'est là en effet l'idée que vous vous fai- votre secte, souffrait depuis longtemps de s'en-
tes d'Adam et d'Eve. Vous avez inventé à leur tendre objecter sans cesse les mœurs crimi-
LIVRE DEUXIÈME. — DES MOEURS DES MANICHÉENS. S45

relies de tant de frères dispersés de tous côtés çait. L'auditeur défendait parfaitement et en
et sans habitation fixe. Il conçut donc le projet peu de mots sa cause. Il soutenait ou bien ,

de réunir dans sa demeure et d'entretenir à que l'on devait accomplir ces préceptes, ou
ses frais, tous ceux qui se sentaient disposés à bien qu'ilfallait regarder comme un fou celui
embrasser généreusement cette discipline. Il qui avait ainsi formulé des statuts que nul
était tout à la fois et fort riche et très-économe. homme ne pouvait accomplir. Mais, et il devait
Ce dont il se plaignait c'était de voir ses efforts en être ainsi l'opinion d'un seul fut écrasée
,

échouer devant la dissolution des évoques, sous les frémissements de la majorité. A la fin
sur le concours desquels il avait cru pouvoir l'évêque lui-même céda couvrit de honte
et se
compter. Enfin, il fit connaissance de votre en j)renant la fuite. On
trouva que souvent il
évéque, homme d'un extérieur dur et d'une se faisait apporter de la viande en secret et
rusticité que j'ai pu constater moi-même, mais contre la règle , et qu'il la payait au moyen
dont la dureté même
parut être d'un puis-
lui d'une bourse particulière qu'il avait soin de
sant secours pour conserver les bonnes mœurs. tenir cachée.
Pendant longtemps il désira se mettre en con- 75. Nier ces faits, ce serait contredire l'évi-
tact avec lui, enfin cette jouissance lui fut dence même et la persuasion commune. Mais
accordée, et il en profita pour lui communiquer niez-les vous voulez Comme
si ils sont mani-
!

ses projets. L'évêque l'approuve et le félicite, festes et très-faciles à constater,on comprendra


illui promet même
de se faire le premier de que l'on ne peut attendre aucune vérité de la
ses hôtes. Aussitôt tous les élus que l'on put
part d'hommes qui nient l'évidence même.
trouver à Rome se réunirent à lui. Dans une Vous usez d'autres moyens de défense et je ne
lettre de Manès on trouva un règlement de vie les blàme pas. Ou bien vous dites que vos pré-
;

plusieurs le jugèrent intolérable et se reti- ceptes trouvent encore quelques observateurs


rèrent ; quelques-uns retenus par la honte per- fidèles et qu'on ne doit pas les rendre responsa-
sévérèrent. bles des crimes commis par
Ou bien les autres.
On entrepritdonc ce genre de vie dont on vous prétendez que la véritable question n'est
était convenu et que prescrivait une autorité pas de savoir ce que sont les hommes qui pro-
aussi imposante. Bientôt l'on vit cet audi- fessent vos doctrines, mais de savoir ce que
teur presser vivement tous ses hôtes d'obser- sont ces doctrines elles-mêmes. A cela sans
ver fidèlement tous les points de la règle en doute je pourrais répondre qu'il vous est im-
se gardant bien de leur imposer autre
chose possible de me signaler ces observateurs fidèles
que ce qu'il accomplissait lui-même. Mais des de vos préceptes , et de justifier votre hérésie
rixes très-fréquentes s'élevèrent entre les elle-même de
élus ; tant d'absurdités criminelles.
ils se reprochèrent mutuellement
leurs crimes. Mais non, je me contente de vos deux réponses.
Pour lui gémissait profondément de cet
, il Seulement je vous demande pourquoi vous
état de choses, et ne négligeait rien, poursuivez de vos malédictions les catholiques,
toutefois,
pour les amènera faire des aveux complets. Ils parce que certains d'entre eux mènent une vie
révélèrent des choses atroces et infâmes. Alors crimint quand il s'agit de vos
tandis que,
seulement on con nut ce qu'étaient ces hommes, ccréligic- vous êtes assez impudents
'jires ,

qui seuls s'étaient cru capables de mener le pour élfa(Jer la question, ou plus impudents
genre de vie le plus conforme à leur doctrine. encore de ne pas l'éluder, prétendant que dans
Que pouvait-on penser des autres, quel juge- le petit nombre de ceux qui composent votre
ment porter sur leur conduite ? Mais pourquoi secte, il en est qui, entièrement ignorés,
insister davantage? Après avoir subi
pendant accomplissent leurs préceptes, tandis que dans
quelque temps une sorte de coaction, ils décla- l'immense multitude de ceux qui se disent
rèrent qu'ils ne pouvaient plus supporter de catholiques il n'en est aucun qui soit fidèle à'
tels préceptes : c'était la sédition qui commen- ses devoirs?

S. AuG. — Tour III 35


DE LA VRAIE RELIGION.

Après avoir di^moiilrc que la Tîolivinn cnllinliqno seule, est la vraie religion , fi IV^srliision du paganisme et des séries dis-i.lenles,
saint Augustin ensei'^'nc conimeiit on doit iV-ludier : il enlio dans de nia^niliqnes considéralions sur la chute de llioninie, réhilc
avec vigueur les explications insensées des .Manichocns sur la corniplion de notre nature, et dan-i celte partie de son ouvrap^i»
il fait une peinture lonchanle du Sauveur des lioninies — il expose ensuite les l'enx moyens qui nous sont donnés pour arriver
à la connaissance de la véiilé éternelle : rauloiité cpii nous la fait connaître par la foi, la raison qui, bien diriiiéo par le Veibe
de Oieu, en découvre les merveilleuses clartés. C'est pour ne jias avoir suivi ce divin (lambtau (pie riiommc est tombé dans
l'idolAlrie ou dans l'esclavage de ses propres passions; mais s'il veut, il trouve même dans la triple concupiscence de quoi le
guider pour secouer ce jou^ houleux et revenir à sa perfection primitive. —
Saint Augustin termine par une éloqiiealc e.xl'.or-
talion à la véritable piclé, nous invilani à n'adorer qn'un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.

més de sentiments opposés, assistaient aux


CHAPITRE PREMIER. mêmes sacrifices sans que nul s'y opposât. Je
n'ai point à dire lequel d'entr'eux était plus
LES PIIILOSOPUES ENSEIGNAIENT DANS LEURS ÉCOLES près de la vérité; mais ce qui paraît ici très-
CE qu'ils ne PllATIQUAlENT P.VS DANS LES évident, c'est qu'ils se prêtaient avec le peuple
TE.MPLES. à des actes religieux bien diflcrents de ce qu'ils
disaient à ce même peuple dans leursenseigne-
La seule voie qui nous conduise sûrement
1. ments particuliers.
à une "vie bonne et heureuse est la vraie reli-
gion, celle qui adore un seul Dieu et reconnaît CHAPITRE II.

en lui avec une piété éclairée, l'auteur de la


nature entière, en qui tout commence, se per- SOCRATE ET PLATON n'ONT PU FAIRE ADOPTER
fectionne et se conserve dans un ordre parfait. LEURS IDÉES SUR DIEU.
Ce qui montre donc avec plus d'évidence
l'égarement des peuples ([ui ont préféré le 2. Socrate cependant est plus hardi que les

culte de plusieurs divinités à celui d'un Dieu autres; il jure parle nom
d'un chien, d'une
unique, véritable et souverain Seigneur de pierre, de tout ce qui lui vient à la pensée ou
toutes choses, c'est que leurs sages, appelés lui tombe sous la main. Il a compris sans doute
philosophes, allaient tous aux mêmes temples, que toute production naturelle créée par la
pendant ([u'ils enseignaient des doctrines con- divine providence est" bien préférable à l'ou-
tradictoires. Le peu[)le aussi bien que les
, vrage des hommes, aux travaux desarlisles les
prêtres , connaissait cette variété d'oi)inions l)lus habiles, plus digne aussi des hoimeurs
sur la nature des dieux ; car chacun de ces divins cpie les statues adorées dans les temples
philosophes produisait au grand jour ses en- Il n'enseigne pas qu'une pierre, un chien
seignements et cherchait par tous les moyens à doivent être adorés des sages, mais il veut faire
les faire pénétrer partout. Et néanmoins tous comprendre à (jucl degré d'abaissement en
ensemble, avec leurs disciples également ani- sont venus les hommes; si les plus éclairés
,

S48 DE LA VRAIE RELIGION.

sont honteux de l'imiter, ils doivent trouver cette beauté toujours égale, toujours la même,
plus condamnable encore l'égarement de la immobile dans l'espace , invariable dans le
multitude ceux qui enseignent que ce
; et temps, se conservant i)artout parfaitement une
monde visible est le Dieu suprême compren- et identique, dont les hommes rejettent l'exis-
dront l'absurdité d'une doctrine dont la consé- tence, bien qu'elle soit d'une perfection sou-
quence rigoureuse est de faire adorer une veraine et véritable ;
que tous les autres êtres
pierre comme une faible portion de la divinité. naissent, tombent, s'échappent et s'évanouis-
Ont-ils horreur de cette conséquence ? ils doi- sent, et toutefois ne subsistent dans ce qu'ils
vent abandonner leur opinion et chercher à sont que par ce Dieu éternel dont la vérité
,

connaître le Dieu unique, élevé seul au-dessus leur a donné l'existence qu'entr'eux tous, ;

de nos âmes, créateur du mionde entier et de c'est à l'âme seule douée de raison et d'intel-
tout ce qui a vie dans le monde. ligence, qu'il a été donné de se complaire dans
Après lui vint Platon, écrivain plus élégant la pensée de l'éternité, d'en être pénétrée,
que persuasif. Ces hommes, il est vrai, n'étaient embellie, et de pouvoir mériter la vie éter-
pas nés pour amener leurs peuples au vrai nelle mais si elle se laisse blesser par l'amour
:

culte du vrai Dieu, pour leur faire abandonner ou douleur de ce qui ne fait que naître et
la

les superstitions païennes et les vaines idées passer si elle se laisse aller exclusivementaux
;

du monde. Aussi Socrale lui-même adorait les entraînements de cette vie des sens corporels,
idoles avec la multitude; après sa condam- et qu'elle se perde en vaines imaginations,
nation et sa mort, personne n'osa plus jurer elle se rit alors de ceux qui affirment l'exis-

comme lui par lenom d'un chien, ni donner tence d'un être qu'on ne peut voir des yeux du
à une pierre le nom de Jupiter, on s'est con- corps ni se représenter sous aucune forme
tenté de confier à la tradition et aux lettres le sensible, et dont la raison et l'intelligence
souvenir de ces actes. Etait-ce par crainte des seules peuvent se faire une idée.
châtiments ou pour suivre les idées de leur donc que Platon persuade ces vé-
Je suppose
époque, que ces hommes agissaient ainsi ? Il rités je suppose de plus que ce-
à son disciple ;

ne m'appartient pas de le décider. lui-ci demande au maître, s'il jugerait digne


des honneurs divins l'homme assez grand, assez
CHAPITRE III. rapproché de la divinité pour faire croire ces
vérités, soit au peuple incapable de les com-

LA RELIGION CHRÉTIENNE APPREND AUX HOMMES prendre, soit même aux esprits capables qui
CE QUE PLATON NE CRUT PAS POSSIBLE D'EN- sont élevés au-dessus des opinions dépravées
SEIGNER. de la multitude, dont cependant ils partagent
les communes erreurs ; à cette question Platon
3. Toutefois je le dirai nettement sans vou- eût répondu, je pense, que l'œuvre était impos-
loir blesser ceux qui s'obstinent à aimer les sible à un homme : ou bien il aurait fallu que
écrits de ces savants, depuis l'ère chrétienne il d'une nature à part et éclairé dès le berceau, non
n'y a pas à hésiter dans la recherche de la par l'enseignement des hommes, mais par les
vraie religion, de celle qui doit nous conduire rayons d'une lumière intérieure, cet homme
sûrement à la vérité et au bonheur. Si Platon fût enrichi de tant de grâces par la puissance
vivait encore et qu'il daignât m'entendre, ou et la sagesse de Dieu, entouré de tant de force,

plutôt je suppose qu'à l'époque où il enseignait environné d'une majesté si haute, que mépri-
un de ses disciples l'eût interrogé : Platon veut sant tout ce que les méchants convoitent, souf-
lui persuader que la vérité ne se révèle point frant tout ce qu'ils abhorrent, et faisant tout ce

aux yeux du corps mais à l'esprit seul et qu'en ;


qu'ils croient impossible, il amenât le genre
s'y attachantl'âme devient heureuse et par- humain à cette foi salutaire, par le dévouement
faite; que rien n'empêche de la découvrir, leplus héroïque et la plus imposante autorité.
comme les passions mauvaises et les fausses Pourquoi demander alors ajouterait Platon ,

images des objets sensibles qui imprimées en quels honneurs sont dus à la Sagesse de Dieu ?
nous par ce monde visible, y laissent la trace Entre ses bras et sous sa direction suprême ce
de toutes les opinions et de toutes les erreurs; génie exceptionnel n'a-t-il pas mérité pour le
qu'il faut par conséquent guérir son esprit salut véritable du genre humain des distinc-

pour saisir la forme immuable de tous les êtres, tions particulières et surhumaines ?
DE LA W^Xm RELIGION. 549

4. Si cette merveille s'est accomplie; si elle nombrables des martyrs, les églises se^sont
est constatée par les écrits et les monuments multipliées, comme
d'un arbre fé-
les fruits
publics; si, de la contrée qui seule adorait le cond jusqu'au sein des nations barbares si
, ;

vrai Dieu, et où avait dû naître un homme nul ne s'étonne plus de voir ces milliers de
aussi grand, d'autres hommes ont été choisis, jeunes gens et de vierges qui méprisent le
envoyés dans l'univers entier, et ont de tous mariage pour une vie chaste et pure au lieu ;

côtés, par leurs exemples et leurs discours, que Platon, après avoir choisi ce genre de vie,
porté l'incendie de l'amour divin si après ; sacrifia ensuite à la nature , dit-on , comme
avoir confirmé leur salutaire doctrine ils ont pour expier une faute, tant il était esclave des
laissé à la postérité l'univers rempli de lumière ; opinions de son temps; aujourd'hui il serait
et, pour ne point parler do choses passées aussi étrange d'attaquer ce genre de vie qu'il
qu'on pourrait ne pas croire, si aujourd'lmi on l'eût été autrefois de le défendre; si dans
répète à tous les peuples et à toutes les nations : toutes les contrées du monde habitable les
a Au commencement était le Verbe, et le Verbe mystères chrétiens sont confiés à ceux qui ont
« était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; il était fait cettepromesse et cet engagement si ces ;

« au commencement avec Dieu tout a ; été fait idées sont chaque jour lues dans l'église, et
« par lui, et sans lui rien n'a été fait *. » Si pour publiées par les prêtres si on se frappe la ;

faire connaître ce Verbe, le faire aimer, faire poitrine en travaillant à y conformer sa con-
trouver en lui des délices qui guérissent l'àme duite si tel est le nombre de ceux qui entrent
;

et rendent l'esprit assez fort pour contempler dans cette carrière que les hommes de toute
une si vive lumière, il est dit aux avares « Ne : condition, qui abandonnent les richesses et
a vous amassez point de trésors sur la terre, les honneurs du siècle pour se consacrer ex-
« où la rouille et les vers détruisent, et où les clusivement au service du Dieu suprême, suf-
« voleurs fouillent et dérobent mais thésau- ; firaient pour remplir les îles jusqu'alors inha-
a risez pour où la rouille et les vers ne
le ciel, bitées et des déserts immenses ; si, enfin, dans
« détruisent rien, et où les voleurs ne fouillent les villes et les cités, les bourgs et les hameaux,
« ni ne dérobent. Car là où est ton trésor, là dans les champs mêmes et les habitations iso-
« aussi est ton cœur* » s'il est dit aux impurs ; : lées , mépris des biens terrestres et l'atta-
le
« Celui qui sème dans la chair, de la chair chement au vrai Dieu sont en honneur au
« recueillera la corruption celui qui sème dans ; point que chaque jour, dans le monde entier,
« l'esprit, recueillera de l'esprit la vie éter- le genre humain répond comme de concert
« nelle ' : » aux orgueilleux ; « qui s'élève sera qu'il élève son cœur vers Dieu '
: » pourquoi
a humilié, et qui s'humilie sera élevé *
; » aux rester encore indifférents devant ces infamies
emportés : « As-tu reçu un soufflet ? tends d'hier, et chercher les divinsoracles dans des
« l'autre aux hommes haineux
joue "
; » : entrailles sans vie ? Pourquoi, lorsque nous
« Aimez vos ennemis * » aux superstitieux ; : discutons, avoir sans cesse à la bouche le nom
« Le royaume de Dieu est en vous-mêmes ' ; » de Platon, plutôt que de remplir nos cœurs de
aux curieux « Ne cherchez point ce qui se
:
la vérité ?
« voit, mais plutôt ce qui ne se voit pas; car

« ce qui est visible passe avec le temps, ce qui CHAPITRE IV.


« est invisible, demeure éternellement ^; » en-
COMBIEN SONT DIGNES DE MÉPRIS LES PHILOSOPHES
fin s'il est dit à tous N'aimez point le monde, : «
QUI n'embrassent pas la vraie religion.
« ni tout ce qui est dans le monde; car tout ce
« qui est dans le monde est convoitise de la 6. Il est des hommes qui regardent comme
« chair, convoitise des yeux, ou ambition du chose vaine ou dangereuse le mépris de ce
« siècle '. » monde visible et la nécessité de sanctifier son
5. Si ces maximes sont aujourd'hui lues âme, en soumettant au joug du Dieu tout-
la
partout et partout entendues avec un respect puissant faut les réfuter d'une autre ma-
; il

mêlé de joie ; si, après ces flots de sang ré- nière, si toutefois on peut leur accorder l'hon-
pandu, ces immenses bûchers, ces croix in- neur de la discussion. Pour ceux qui jugent
cette conduite bonne et digne de nos efforts
* Jean, I, 1,3,—' Matth. vi, 19, 21. • Galat. vi, 8. * Luc, — — (ju'ils apprennent à connaître Dieu et cessent
XIV, 11. — Matth. V, 39.
• • Ib. 44. —
' Luc, xra, 21. — — ,

• U Cor. lY, 18, ' —


I Jean, n, 15, 16. • Canon de la messe.
550 DE LA VRAIE RELIGION.

de résister à ce Dieu qui a fait accepter aux même peuple des opinions diverses et contra-
peuples toutes ces vérités. Ils le feraient s'il y dictoires sur la nature des dieux et le souve-
avait en eux quelques ressources pour le bien; rain bien. L'enseignement chrétien n'eût-il
et en s'y refusant, ils ne peuvent échapper au fait disparaître que ce vice déplorable, on ne
reproche de n'écouter que leur orgueil. Qu'ils pourrait lui refuser les plus magnifiques élo-
se soumettent donc à celui qui a accompli ce ges. En une foule de sectes, éloignées de
effet
prodige, et qu'une curiosité insensée, ou l'éta- la règle chrétienne,nous attestent qu'on n'ad-
lage d'une vaine science ne les empêchent pas met point à la participation des saints mys-
de découvrir quelle différence il y a entre les tères ceux qui ont et cherchent à communi-
timides opinions de quelques hommes et le quer des sentiments erronés sur Dieu le Père,
salut manifeste ainsi que l'amendement de le Don divin.
sur son infinie Sagesse et sur
peuples entiers. Car si ces anciens philosophes, Quand ceux dont nous condamnons les doc-
dont ils répètent les noms avec complaisance, trines ne reçoivent pas même les sacrements
venaient à revivre; s'ils voyaient les églises fré- avec nous, n'est-ce pas un moyen d'enseigner
quentées et les temples déserts, l'humanité en et de persuader, ce qui d'ailleurs est la source
masse mépriser les biens temporels et périssa- du salut, qu'il n'y a pas d'autre philosophie,
bles pour répondre à la voix qui l'appelle, pour c'est-à-dire d'autre amour de la sagesse , ni
courir à l'espérance de l'éternelle vie, aux biens d'autre religion que la nôtre ?
spirituels et intelligibles, ils diraient sans doute, 9. Cette séparation est moins frappante dans
s'ils étaient dignes de la réputation qu'on leur a ceux qui veulent avoir aussi des rites différents
faite : Voilà ce que nous n'avons pas osé en- des nôtres, comme ces je ne sais qui que l'on
seigner auxhommes, et nous avons suivi leurs nomme serpentins, comme manichéens
les et
coutumes plutôt que nous ne les avonsamenés plusieurs autres. On doit la remarquer et la

à nos croyances et à nos désirs. faireremarquer davantage, dans ceux qui cé-
7. Si donc ces hommes pouvaient mainte- lèbrent les mêmes mystères que nous et qui
nant revenir à la vie, ils apprendraient quelle sont exclus de la communion catholique et de
autorité dirige si facilement les hommes ; et la participation aux mêmes sacrements dans le
en changeant quelques mots, quelques princi- sein de l'EgUse parce qu'ils se sont écartés de
:

pes, ils deviendraient chrétiens, comme le sont nos croyances et ont obstinément défendu leurs
devenus un si grand nombre de platoniciens erreurs plutôt que de les abjurer sans retour, ils
de nos jours. Si au contraire persistant dans ,
ont mérité de recevoir des dénominations pro-
leur orgueil et leur jalousie, ils ne recon- pres et de former des assemblées particulières
naissaient point et n'embrassaient point la vé- qui les distinguent jusque dans leur culte ré-
rité, comment pourraient-ils, avec leur âme prouvé tels sont les photiniens, les ariens et
;

fangeuse prendre de nouveau leur


et souillée, une Quant aux schismatiques,
foule d'autres.
essor vers ce qu'ils montraient comme le seul c'est une autre question ils pouvaient de- ;

objet à désirer et à convoiter? Il est un troi- meurer comme une paille inutile dans l'aire
sième vice, celui de la curiosité à interroger du Seigneur pour être vannés au dernier
les démons; c'est surtout ce vice qui éloigne du jour mais emportés par le vent de leur
'
;

Christ et du salut les païens avec lesquels nous orgueil trop légers pour résister
, ils se ,

discutons aujourd'hui, mais ce vice est trop sont volontairement séparés de nous. Les juifs
puéril et j'ignore si pour ces grands hommes adorent comme nous le seul Dieu tout-puis-
il serait un obstacle. sant; mais ils n'attendent de lui que les biens
temporels et visibles ; aussi, trop sûrs d'eux-
CHAPITRE V. mêmes, voulu voir dans les Ecri-
n'ont-ils pas
tures le peuple nouveau qui s'élevait du sein

ou CHERCHER LA VRAIE RELIGION ? même de la faiblesse, et ils sont demeurés dans


le vieilhomme. Ainsi donc, ni la confusion du
8. Quelle que soit donc la jactance des phi- paganisme, ni les rognures de l'hérésie, ni la
losophes, chacun peut comprendre qu'on ne mollesse du schisme, ni l'aveuglement des
saurait trouver la vraie religion parmi ceux qui Juifs ne peuvent nous enseigner la vraie reli-

assistaient aux mêmes peuple


sacrifices avec le gion ; on ne la trouve que chez les chrétiens
et enseignaient ensuite dans leurs écoles à ce '
Matlh. m, 12.
DE LA VRAIE RELIGION. SS»1

appelés catholiques ou orthodoxes , c'est-à- servir son Dieu. Ces chrétiens dévoués ont
dire gardiens de l'intégrité et disciples de la dessein de rentrer au port, quand le calme
justice. aura succédé à la tempête. S'ils ne le peuvent,
soit parce que l'orage continue à gronder, soit

CHAPITRE VI. parce qu'ils craignent que leur retour n'entre-


tienne la tempête ou n'en excite de plus terri-
ELLE FAIT SERVIR A SON DÉVELOPPEMENT CEUX ble, ils préfèrent pourvoir au salut des agita-
MÊME QUI SONT ÉGARÉS, ET CEUX QUI SE TROU- teurs qui les ont chassés : et sans réunir des
VERAIENT INJUSTEMENT BANNIS DE SON SEIN. assemblées secrètes, ils soutiennent jusqu'à la
mort confirment par leur témoignage la
et

10. Cette Eglise catholique,établie solidement foi qu'ils savent prêchée dans l'Eglise catholi-

etpar tout l'univers, fait servir tous les hommes que. Celui qui voit leurs secrets combats sait
égarés à son propre développement et à leur en secret couronner leur victoire. Cette situa-
amendement s'ils veulent s'éveiller. Ainsi le tion semble rare dans l'Eglise, mais elle n'est

paganisme est le théâtre de son action l'hé- , pas sans exemple, elle se présente môme plus
résie démontre la vérité de sa doctrine, le fréquemment qu'on ne pourrait le croire.
schisme en a prouvé l'immutabilité, le ju- Ainsi tous les hommes et toutes leurs actions

daïsme en a fait ressortir la splendeur. Elle ap- servent à l'accomplissement des desseins de la
pelle les uns, retranche les autres, abandonne divine providence pour la sanctification des
ceux-ci, devance ceux-là; mais elle donne à âmes et l'édification du peuple de Dieu.
tous le moyen de recevoir la grâce divine soit
pour les initier ou les rappeler au bien, les
ramener à l'unité ou les y admettre. Pour ses CHAPITRE VII.

enfants charnels, c'est-à-dire ceux qui ont une


vie ou des sentiments tout charnels, elle les IL FAUT EMBRASSER LA RELIGION CATHOLIQUE. —
souffre comme on souffre dans l'aire la paille QUELLES SONT LES PREMIÈRES VÉRITÉS QU'eLLE
qui protège le bon grain, jusqu'à ce qu'ils ENSEIGNE.
soient dépouillés de cette grossière enveloppe.
Mais comme chacun, sur cette aire du Seigneur, 12. J'ai promis il y a quelques années, bien
est d'après son choix paille ou bon grain, l'E- cher Romanien, de te faire connaître mes con-
péché jusqu'à ce qu'il soit publi-
glise tolère le victions sur la religion véritable *. Je ne puis
quement dénoncé, ou l'erreur jusqu'à ce que aujourd'hui différer, ni résister plus long-
le coupable la soutienne avec obstination. temps à tes instantes prières, et l'amitié qui
Quand ils sont bannis, les larmes de la péni- nous unit me force à mettre un terme à tes
tence les ramènent, ou bien, s'ils se laissent hésitations. Ne consulte donc ni les hommes
emporter au souffle trompeur d'une indépen- qui n'ont point de philosophie dans la religion

dance coupable, ils tombent dans l'infamie et ou de religion dans la philosophie; ni ceux
réveillent notre vigilance ; s'ils se séparent leur que de funestes erreurs ou quelques ressenti-
schisme exerce notre patience; enfin, s'ils for- ments ont entraînés loin de la règle et de la
ment de nouvelles hérésies, ils nous fou missent communion catholique; ni ceux qui ont fermé
l'occasion de mieux comprendre la vérité. les yeux à la lumière des saintes Ecritures et
Voilà ce que produisent les chrétiens, esclaves à la grâce du peuple spirituel ou du Testament
de la chair, qui n'ont pu être convertis ni nouveau ;
j'ai parlé de tous aussi brièvement

tolérés. que j'ai pu. Il faut nous attacher à la religion

11. Souvent aussi la divine providence permet chrétienne et à la communion de l'Eglise nom-
que, victimes des agitations séditieuses exci- mée catholique, non-seulement par ses enfants,
tées parles hommes sensuels, des justes même mais encore partons ses ennemis. En effet, qu'ils
soient exclus de l'assemblée des chrétiens. S'ils le veuillent ou non, les hérétiques eux-mêmes
endurent patiemment ces outrages et ces injus- et les enfantsdu schisme, quand ils parlent
tices, sans vouloir troubler la paix de l'Eglise non pas entre eux, mais avec les étrangers,
par les nouveautés du schisme ou de l'hérésie, n'appellent catholique que l'Eglise véritable-
ils montrent à tous avec quel dévouement ment catholique. Ils ne seraient point compris
véritable, quel amour sincère l'homme doit ' Ci-dess. Contre les Acad. Ut. u, c. 3, n. 8.
,

552 DE LA VRAIE RELIGION.

s'ils ne lui donnaient le nom que lui donne dans le ciel, son siège à la droite du Père,

tout l'univers. l'abolition du péché, le jugement suprême et


13. Pour embrasser cette religion, cherche la résurrection des corps ne sont pas seule-

avant tout à connaître l'histoire et la prédic- Icment des dogmes de foi on y voit éclater la;

tion des bienfaits temporels accordés par la miséricorde que déploie le Dieu suprême en-
divine providence pour sauver le genre hu- vers le genre humain.
main, le régénérer et le réformer pour l'éter- 15. Mais puisqu'il a été dit avec pleine vé-
nelle vie. Une fois affermie dans la croyance, rité :
y ait beaucoup d'hérésies
a II faut qu'il
l'âme se purifie en conformant sa conduite aux « afin qu'on reconnaisse ceux dont la vertu
préceptes divins; ainsi elle deviendra capable « est éprouvées » nous tirerons un autre avan-
des biens spirituels qui ne sont ni du passé, ni tage de ce nouveau bienfait de la Providence.
de l'avenir, mais demeurent éternellement Les hérétiques sont pris dans les rangs de ces
les mêmes, sans succession ni changement. hommes qui eussent également embrassé l'er-
Croyant alors en Dieu, le Père, le Fils et le reur tout en demeurant dans l'Eglise. Mais
Saint-Esprit, l'homme verra clairement que séparés de nous ils peuvent nous être plus
cette Trinité a donné à toute créature intelli- utiles non pas en enseignant la vérité
,

gente, à toute âme vivante , à tout objet maté- car ils l'ignorent mais en encourageant les
,

riel son être et sa forme, et qu'elle dirige


, hommes charnels à chercher la vérité et les ,

tout dans un ordre parfait. Je ne veux point spirituels h en découvrir tous les secrets. Il y
dire qu'une partie du monde créé ait pour au- a en effet dans l'Eglise une foule d'hommes
teur Dieu le Père, une autre le Fils, une autre dont Dieu a éprouvé la vertu; ils denieurent
le Saint-Esprit; la création tout entière et ignorés parmi nous tant que, séduits par l'a-
chaque objet créé en particulier est l'œuvre veuglement et l'ignorance nous i)référons ,

du Père par le Fils, dans le don du Saint- dormir plutôt que de chercher à contempler
Esprit. Car dans toute créature, qu'on la les splendeurs de la lumière. Aussi beaucoup,
nomme essence, substance, nature, ou au- pour voir le jour du Seigneur et s'en réjouir,
trement, il ya trois propriétés à distinguer; sont réveillés de ce sommeil parles hérétiques.
elle existe, elle se distingue de toute autre Donc servons-nous de ces hérétiques, non pour
créature, elle ne sort point de l'ordre uni- approuver leurs égarements, mais pour écar-
versel. ter de l'enseignement catholique leurs perfides
erreurs, pour devenir plus vigilants et plus
CHAPITRE VIII. prudents , quand même nous ne pourrions le
ramener dans la bonne voie.
FOI ET INTELLIGENCE. — UTILITÉ DES HÉRÉSIES.
CHAPITRE IX.
l'homme compren-
14. Ces principes admis,
dra suffisamment, autant du moins qu'il en c'est surtout contre les manichéens que cet
est capable, combien sont nécessaires, justes
écrit est dirigé; court exposé de leurs
et inévitables les lois imposées par Dieu, le ERREURS.
souverain Maître, à toutes ses créatures. Grâce
à lui, après avoir cru d'abord sur la parole de 16. Je l'espère de la bonté divine, cet écrit
l'autorité, la vérité nous deviendra intelligible, inspiré par la piété, lu par les hommes ver-
soit qu'elle nous apparaisse avec les clartés tueux, ne sera pas exclusivement dirigé contre
de l'évidence, soit que nous en voyions la pos- une seule erreur; mais il attaquera à la fois
sibilité ou la nécessité. Et nous déplorerons toutes les fausses doctrines, toutes les opinions
la triste condition de ceux qui ne croient pas, dangereuses. 11 est néanmoins destiné avant
et qui ont mieux aimé tourner en dérision, tout à réfuter ceux qui prétendent que deux na-
que de partager nos convictions. Lors en effet tures ou deux substances, issues chacune d'un
que l'on connaît l'éternité de la Trinité et l'in- principe opposé, sont en lutte continuelle. Le
constance de la créature l'adorable incarna- ; monde leur a présenté des œuvres qu'ils ap-
tion, l'enfantement de la Vierge, la mort en- prouvent, d'autres qu'ils condamnent; ils

durée par le Fils de Dieu pour les hommes, attribuent à Dieu tout ce qui est bien et rien
sa résurrection d'entre les morts, son ascension ' I Cor. XI, 19.
DE LA VRAIE RELIGION. 853

de ce qui leur paraît condamnable. Et comme virait son Dieu. Si ce Dieu ne demeurait im-
ils ne peuvent renoncer à leurs coupables muable, aucune créature muable ne pourrait
habitudes, retenus qu'ils sont par les liens de subsister. Or l'âme peut changer, non dans
la volupté, ils prétendent que deux âmes habi- l'espace, mais dans le temps; c'est ce que re-
tent le même corps l'une de Dieu, conforme: connaît chacun d'après ses propres impres-
dans sa nature à celle de son auteur; l'autre, sions. Tous aussi peuvent remarquer facile-
de la puissance des ténèbres. Dieu ne l'a point ment que le corps peut se modifier et dans le
engendrée, ni créée, ni produite à la lumière, temps et dans l'espace. Pour nos imaginations,
ni rejetée. Elle avait une vie propre, une terre, elles ne sont que des images imprimées par

des productions, des animaux, un empire enfln les corps et reçues par nos sens; nous pou-

et un principe inné. Cette âme se révolta vons aisément, dès que nous les avons perçues,
contre Dieu, et dans l'impuissance de créer les confier à la mémoire, les diviser ou les

rien autre chose, et de résister autrement à cet multiplier, les resserrer ou les étendre, les
ennemi , Dieu fut contraint d'envoyer près coordonner ou les confondre, leur faire subir
d'elle lame bonne, et une portion de sa propre enfin toute autre modification mais lorsque ;

substance. Ce mélange, d'après les rêveries de nous cherchons la vérité, il nous est bien dif-
ces insensés,calma l'ennemi et servit à la for- ficile d'éviter leur fâcheuse influence.
mation du monde. 49. Ne servons donc pas la créature de préfé-
17. Noire but n'est point de les réfuter rence au Créateur et ne nous perdons pas dans
maintenant; nous l'avons déjà fait, et plus la vanitéde fios pensées, voilà la religion par-
tard nous continuerons de le faire, avec l'aide faite Car si nous nous attachons à notre éter-
'.

de Dieu nous voulons démontrer dans cet


: nel Créateur, nous participerons nécessaire-
ouvrage selon la mesure de nos forces et par
, ment à l'éternité. Mais comment l'âme accablée
les raisons que Dieu daigne nous suggérer, et appesantie sous le poids de ses fautes pourra-
que la foi catholique n'a rien à craindre de t-elle reconnaître par elle-même cette vérité et
leurs attaques et que le cœur ne doit pas trem- y conformer sa vie, si entr'elle et les biens du
bler devant les motifs qui ont déterminé ciel aucun degré n'aide l'homme às'élever de
d'autres hommes à embrasser leurs senti- cette vie terrestre à la ressemblance de Dieu ?
ments. Pour toi, qui connais les dispositions Aussi Dieu lui-même nous a secourus avec son
de mon âme, retiens ceci et ne crois pas que infinie miséricorde, et pour nous rappeler notre
je le dise avec cette espèce de solennité pour première origine et nos perfections primitives,
éviter le reproche d'une vaine prétention : si il emploie la créature muable, mais soumise

quelques erreurs se glissent dans cet ouvrage, aux lois éternelles, au service de chaque homme
c'est à moi seul qu'il faut les attribuer; si, au en particulier et du genre humain tout en-
contraire, la vérité s'y trouve convenablement tier. Telle est de nos jours la religion chré-
exposée, j'en suis redevable à Dieu seul^ l'au- tienne dont la connaissance et la profession
teur de tous les dons. fait la certitude et la sécurité du salut.
20. y a plusieurs manières de la défendre
Il

CHAPITRE X. contre les téméraires discoureurs et de la faire


connaître à ceux qui la recherchent; le Tout-
CE QUI NOUS DÉTACnE DE DIEU; CE QUI NOUS Puissant en démontre lui-même la vérité, il en
RAMÈNE A LUI. donne lintelligence aux âmes de bonne vo-
lonté, par le ministère des anges et de quel-
18. Tiens pour manifeste et pour acquis ques hommes. Or chacun emploie le mode le
qu'il n'aurait jamais pu y avoir d'erreur dans plus à la portée de ceux qui l'entourent et ,

la religion, si l'àme ne rendait les honneurs après avoir longtemps et sérieusement exa-
divins a l'àme, au corps ou à ses imaginations', miné quels hommes j'ai vus outrager la vérité,
ou à deux de ces objets réunis, ou bien à tous (|uels autres chercher à la découvrir, ou plu-
simultanément; car alors se conformant sans tôt ce que j'étais moi-même lorsque je la pour-
détour aux besoins de la société humaine suivais de mes aboiements ou de mon amour,
pour le temps de la vie présente, l'homme j'ai pensé devoir procéder de la manière sui.-

nourrirait sa pensée des biens éternels, et ser- vante. Ce qui te paraît certain, crois-le iormc-
* I Rétract, ch. 13, n. 2. > I Rétract, ch. 13, a. 3.
>54 DE LA VRAIE RELIGION.

ment et l'attribue à l'Eglise catholique ;


re- même ce mot essence. La mort, au contraire,
jette ce qui est faux et pardonne-le à ma faiblesse pousse à n'être pas ce qui meurt, en tant qu'il
humaine. Crois aussi ce qui est douteux, jus- meurt. Si les êtres qui meurent périssaient
qu'à ce que la raison te démontre ou l'autorité tout entiers, ils seraient complètement réduits

t'enseigne qu'il faut le rejeter, ou que c'est la au néant mais ils meurent d'autant plus qu'ils
;

vérité, ou qu'il faut toujours y ajouter foi. participent moins à l'existence, ou, pour parler
Applique-toi donc à ce qui va suivre avec tout plus brièvement, ils meurent d'autant plus
le soin et toute la piété possible, avec une qu'ils sont moins. Or le corps est inférieur à

pieuse attention, car Dieu aide ceux qui sont la vie quelle qu'elle soit, parce que le peu qu'il

tels \ conserve de ses traits il le doit à la vie, soit à


celle qui anime chaque être vivant, soit à colle
CHAPITRE XI. qui est répandue dans la nature tout entière.
Le corps est donc plus soumis à la mort, aussi
TOUTE VIE VIENT DE DIEU. LE CRIME EST LA — est-il plus voisin du néant. C'est pourquoi, la

MORT DE l'aME. vie, qui se laisse séduire par les jouissances du


corps et qui abandonne Dieu, court au néant :

21. Rien ne vit que par Dieu, car il est la c'est le crime par excellence : nequilia.
vie par excellence, la source même de la vie ;

et nulle vie n'est un mal en tant que vie, mais CHAPITRE XII.
seulement en tant qu'elle court à la mort. Or
la vie ne meurt que par l'iniquité neqidtia , CHUTE ET RÉPARATION DE l'HOMME TOUT ENTIER.
ainsi appelée de ce qu'elle n'est rien ne quid-
quam. Aussi leshommes les plus pervers sont- 23. Ainsi la vie devient charnelle et terres-
ils appelés des hommes de rien. Par conséquent tre, ce qui la fait désigner aussi sous les noms
lorsque la vie s'éloigne volontairement de son de chair et de terre tant qu'elle sera telle :

Créateur et que renonçant à la contemplation jamais l'àme ne pourra prétendre au royaume


de sa divine essence, elle veut secouer le joug céleste, l'objet même de ses alTections lui sera
de seslois et jouir des créatures corporelles enlevé. Elle aime, en effet, ce qui est inférieur
au dessus desquelles Dieu l'a placée alors
- , à la vie, la matière qui devient corruptible en
commence pour elle le néant nihiliim, ne- : punition du péché même, et, eu répandant
quitia. Non que le corps n'existe plus, il y a ainsi ses affections, elle abandonne Celui qui
encore entre ses différentes parties une har- l'aime. N'est-ce point pour un amour semblable
monie sans laquelle il ne pourrait subsister. que le premier homme abandonna Dieu? Car
Ainsi il a été créé par l'auteur même de toute il négligea le commandement de Celui qui lui
harmonie. Il y a dans sa forme une paix sans disait : Mange de ce fruit et non de cet autre ^
laquelle il n'existerait sûrement pas il est ; Il donc entraîné vers son châtiment, car
est
donc l'ouvrage de Celui qui est le principe de puisqu'il aime les objets de classe inférieure,
toute paix, forme incréée et modèle de toute l'ordre lui assigne sa place dans les enfers avec
forme. Chaque corps a une beauté propre sans la soif de ses plaisirs et toutes les douleurs.
laquelle il ne pourrait être un corps et si l'on ; Qu'est-ce, en effet, que la douleur du corps,
veut savoir qui l'a ainsi distingué, cherchons sinon l'altération soudaine de la santé dans les

le plus beau de tous les êtres. Celui de qui organes par la faute de l'àme qui en a fait un
vient toute beauté. Or quel est cet Etre, sinon usage coupable? Et la douleur de l'âme est-
leDieu unique, l'unique vérité, l'unique salut elle autre chose que la privation des créatures
de tous, la première et souveraine essence de périssables dont elle jouissait ou dont elle espé-
qui procède toute existence réelle, car toute rait jouir? Ainsi s'explique l'existence de tout

existence est bonne, considérée comme exis- ce qu'on appelle mal, c'est-à-dire du péché et
tence. de la peine du péché.
22. La mort ne vient donc point de Dieu. 24. Si, au contraire, dans le cours de la vie
« Il n'a point fait la mort et sa joie n'est point humaine, l'âme surmonte ses passions après
« dans la perte des vivants ^ » Essence souve- les avoir nourries contre elle-même en s'atta-
raine il a donné l'être à tout ce qui est ; de là chant aux jouissances mortelles, et que pour
» I Rétract, ch. 13. n. 4. — • Sag. i, 13. » Gen. II, 16, 17,
DE LA VRAIE RELIGION.

les dompter elle se confie en la grâce de Dieu,


le servant en esprit et avec bonne volonté, pour
CHAPITRE XIII.
elle viendra sans aucun doute le moment de
la régénération ; réformée par la sagesse que
LES BONS ANGES ET LES ANGES BIAUVAIS.
rien n'a formée et qui a tout ordonné, elle
quittera les biens muables pour se rattacher âmes ainsi purifiées ne doivent plus
26. Les
au seul Etre immuable, et jouira de Dieu par craindre mauvais ange appelé aussi démon.
le
l'Esprit-Saint, qui est lui-môme le don de Dieu. Car lui-même n'est point mauvais comme
Ainsi riiomme devient cet homme spirituel ange, mais comme perverti par sa volonté
qui juge tout et n'est jugé de personne ', qui propre. Il en effet que par
faut reconnaître
aime le Seigneur son Dieu, de tout son cœur, leur nature les anges peuvent changer, puis-
de toute son âme, de toutes ses forces; qui que Dieu seul est immuable mais par leur ;

aime aussi son prochain, non pas d'un amour volonté, en aimant Dieu plus qu'eux-mêmes,
sensuel mais comme il s'aime lui-même. Or
,
ils demeurent en lui fermes et inébranlables, et
ils'aime lui-même spirituellement, puisqu'il en lui restant délicieusement et uniquement
aime Dieu de tout ce qui vit en lui. Ces deux soumis, ils jouissent de sa majesté. Le mauvais
commandements renferment toute la Loi et ange au contraire, en s'aimant plus que Dieu,
les Prophètes *.
lui a refusé fobéissance ; il s'est enflé d'orgueil,
De là il suit, qu'après avoir subi la mort
25. s'est éloigné de l'Etre souverain et est tombé.
il

due au premier péché, le corps sera, dans le Aussi est-il moins qu'il n'était, pour avoir
temps et dans l'ordre convenable, rendu à sa voulu s'attacher à ce qui était moins, en cher-
stabilité première ', non par lui-même, mais chant à s'appuyer sur sa propre puissance plu-
avec le secours de l'âme affermie en Dieu. tôt que sur celle de Dieu. Il ne possédait point
Celle-ci, à son tour, ne trouve point en elle- l'être il était davantage quand
souverain, mais
même sa stabilité, elle la trouve en Dieu dont il du souverain Etre, de Dieu seul.
jouissait
elle jouit. Aussi surpassera-t-elle le corps en vi- Or tout ce qui est moins qu'il n'était est mau-
gueur. Le corps, en effet, recevra sa vigueur vais, non pas en tant qu'être, mais en tant
de l'âme, tandis que Tàme la recevra de l'im- qu'être amoindri , car en tant qu'amoindri il
muable Vérité, c'est-à-dire unique de
du Fils incline vers la mort. Pourquoi s'étonner que
Dieu. Ainsi la vie nouvelle sera donnée au l'amoindrissement engendre la pauvreté, et
corps lui-même par le Fils de Dieu, du reste que la pauvreté engendre l'envie qui a donné
tout est par lui. Quant au don qui se commu- au démon toute sa perversité ?
nique à l'âme, c'est-à-dire quant à l'Esprit-
Saint, il n'est pas seulement pour elle le salut,
la paix et la sanctification, il sera aussi la vie CHAPITRE XIV.
du corps et lui donnera toute la pureté dont
est capable cette nature. Ne dit -il pas lui- LE PÉCHÉ VIENT DU LIBRE ARBITRE.
même : « Purifiez d'abord l'intérieur et ce qui
« est dehors sera également pur *? » L'Apôtre amoindrissement qui constilue
27. Si cet
dit aussi : « Il rendra la vie à vos corps mortels, lepéché tombait sur nous et malgré nous,
« à cause de l'Esprit qui demeure en vous ^ » comme la maladie , nous pourrions croire in-
Ainsi donc, le péché une fois détruit, la peine juste la peine qui poursuit le pécheur, et que
du péché disparaîtra aussi. Où est le mal? « l'on nomme
damnation. Telle est au contraire
a mort! où est ton triomphe? mort! où est la nature du péché qu'il cesse d'être péché ,
,

«ton aiguillon?» L'Etre a vaincu le néant, s'il n'est pas volontaire ^, principe d'une telle

et de cette sorte la mort sera abîmée dans sa évidence que le petit nombre des savants ef
,

victoire *. la foule des ignorants l'adoptent sans opposi-


tion. donc ou nier l'existence du péché
Il faut
' I Cor. II, 15. — ' Matth. xxii, 27. — • I Rétract, ch. 13, n. 4.
ou reconnaître que la volonté le commet. Or
— * Malth. xxiii, 26. — • Rom. viii, 11.— •
I Cor. xv, 54, 55.
comment nier que l'âme puisse pécher, quand
on reconnaît qu'elle se purifie par la péni-
tence , et que son repentir lui méfite le par-
' 1 Rétiact. ch. 13, n. S.
556 DE LA VRAIE RELIGION

don , et qu'en persévérant dans ses fautes elle si fragile chercher encore la justice , dompter
estjustement condamnée parla loi de Dieu? notre orgueil, nous soumettre au joug de Dieu
Enfin si nous pouvons pécher sans le vouloir, seul , nous défier absolument de nous et nous
ilne faut plus adresser ni reproches, ni aver- confier uniquement à sa direction et à sa
tissements or en les supprimant on supprime
;
protection suprêmes. Ainsi conduit par Dieu,
aussi la loi chrétienne et tous les préceptes l'homme de bonne volonté sait puiser la force
qu'elle impose. C'est donc la volonté qui fait le au sein même des misères de il éprouve la vie ;

péché, et comme l'existence du péché est indu- et affermit tempérance au sein des
en lui la

bitable, je puis affirmer avec la même certilude jouissances et de la prospérité de ce monde sa ;

que l'âme est douée du libre arbitre. Dieu a prudence est tenue en éveil par les tentations
voulu, comme plus distingués, des serviteurs pour en éviter les pièges il devient même au ;

qui lui fussent librement soumis, ce qui serait milieu d'elles plus actif et plus ardent pour la
impossible s'ils lui obéissaient nécessairement vérité qui seule n'égare jamais.
et non pas \olontairement.
28. Les bons anges servent donc leSeigneur
avec liberté ; c'est à eux, non pas à Dieu qu'en CHAPITRE XVI.
revient Car Dieu étant par lui-
l'avantage.
même n'a besoin de personne ce qu'il engen- : BIENFAITS IMMENSES DE l'iNCARNATION DU VERBE.
dre est de même nature parce qu'il l'a en-,

gendré, et non pas créé. Mais ce qu'il a créé a 30. pour guérir nos âmes , varie ses
Dieu ,

besoin de lui, de lui, le seul bien suprême, la moyens proportionne au temps que règle
et les
souveraine essence. Ces créatures sont moins son admirable sagesse. Mais il ne faut pas par-
qu'elles n'étaient quand, en péchant, elles le ler de ces moyens, ou bien il le faut faire devant
recherchent moins. Elles n'en sont pas néan- des hommes pieux et parfaits. Disons toutefois
moins complètement séparées, sans quoi elles que cette prévoyante bonté pour le salut des
seraient entièrement anéanties. Or, les senti- hommes se montra sans mesure, lorsque la Sa-
ments sont à l'âme ce que la distance est au gesse de Dieu, c'est-à-dire le Fils unique con-
corps. L'âme se meut par la volonté, et le corps substantiel et coéternel au Père, daigna s'unir
dans l'espace. Par conséquent lorsque, comme personnellement à l'homme tout entier. « Et
on l'enseigne le mauvais, ange entraîne « le Verbe se fît chair et il habita parmi nous *. »

l'homme, celui-ci donne son libre consente- Ainsi les hommes charnels, esclaves de leurs
ment et s'il eût agi par nécessité il ne serait
, sens et incapables de contempler la vérité, ont
coupable d'aucune faute. pu comprendre quel rang distingué parmi les
créatures occupe la nature humaine. Non con-
CHAPITRE XV. tent de se rendre visible, comme il le pouvait
dans un corps subtil et aérien , accessible à
LA PEINE DU PÉCHÉ NOUS APPREND A DEVENIR notre regard il s'est manifesté aux hommes
,

MEILLEURS. en se faisant véritablement homme : il conve-


nait en effet qu'il revêtit la nature qu'il devait

29. de l'homme, absolument


Si le corps racheter, et afin que ni l'un ni l'autre sexe ne

parfait dans son genre avant le péché, a été se crût rejeté de Dieu, il se fît homme et voulut
depuis condamné à la faiblesse et à la mort, naître d'une femme.
ce châtiment, tout juste qu'il soit, fait encore 31. Il n'eut point recours à la violence, mais

mieux ressortir la clémence du Seigneur que uniquement aux sages conseils et aux moyens
sa sévérité. Il nous apprend en effet qu'il faut
de persuasion ^ Le temps de l'antique servitude
renoncer aux voluptés charnelles et reporter était passé ; le jour de la liberté avait lui, et

notre amour vers Celui qui est et sera l'éter- l'heure favorable était venue démontrer à

nelle vérité. Voyez comme s'allient ici la beauté l'homme pour son salut, comment Dieu l'avait

de grâce de la miséricorde La
la justice et la !
créé libre. Les miracles révélèrent en lui le
Dieu et ses souffrances l'homme
qu'il était
douceur des biens intérieurs nous a séduits,
l'amertume du châtiment nous détrompera. Quand il parle en Dieu, il ne
qu'il s'était uni.

La divine providence a su adoucir la rigueur connaît pas même sa mère qu'on lui annonce ';
de nos peines, et nous pouvons dans ce corps '
Jean, i, 14. — " I Rétract, ch. 13, n. 6. Matth. iil, 46.
DE LA VRAIE RELIGION. 887

et cependant, nous dit l'Evangile, il était dans seignement les chrétiens incapables de rai-
:

son enfance soumis à ses parents K C'est un sonner doivent y croire sans hésiter; les plus
Dieu quand il prêche sa doctrine; on voit intelligents la trouveront pure de toute er-
l'homme en lui par la succession des années. reur.
Veut-il comme Dieu , changer l'eau en vin, il

ajoute : « Femme,
retire-loi de moi qu'y a-t-il ;
CHAPITRE XVII.
« entremoi ? mon heure n'est pas encore
toi et
« venue '. » Et quand cette heure fut venue, l'enseignement de la traie religion est con-
quand il dut mourir comme homme, recon- tenu AVEC UN enchaînement PARFAIT DANS l'AN-
naissant sa mère, du haut de la croix, il la CIEN ET LE NOUVEAU TElTAMENT.
confia au disciple bien-aimé '.

Les peuples avaient le malheur de convoiter 33. Si maintenant nous voulons examiner le

les richesses, escorte obligée des plaisirs ; il mode d'enseignement lui-même, il est tantôt
voulut être pauvre. On se disputait les hon- orné de figures empruntées
fort clair et tantôt

neurs, les commandements il refusa d'être ;


aux paroles, aux actions, aux mystères, tou-
roi. Une postérité charnelle était partout un jours propres à éclairer et à exercer l'âme. Cela
bien vanté il méprisa une telle union
; , une n'est-il pas conforme aux règles de l'enseigne-
semblable postérité. On repoussait avec orgueil ment rationnel? Toujours l'exposé des mystères
les outrages ; il les endura tous. L'injustice se rattache à des vérités plus clairement énon-
semblait intolérable ;
quelle injustice plus cées. Si d'ailleurs tout y était facile à compren-
criante que de voir le juste, l'innocent con- dre, il n'y aurait ni zèle à chercher la vérité,
damné? La douleur corporelle était abhorrée ;
ni charme à la découvrir. Et
s'il y avait des

il fut flagellé, crucifié. On redoutait la mort; mystères dans mais que ces mys-
les Ecritures,

il La mort la plus ignominieuse sem-


la subit. tères ne fussent point des signes de vérité, il
de la croix il fut crucifié. Tout ce
blait celle ;
n'y aurait point harmonie suffisante entre l'ac-
que nous recherchions dans notre vie d'ini- tion et la connaissance.
quité, il pour le rendre méprisable.
s'en priva La piété commence par la crainte et se per-
Tout ce que nous voulions éviter en fuyant la fectionne dans la charité; voilà pourquoi le
vérité, il le souffrit et le foula aux pieds; car peuple de l'ancienne servitude vivant sous la
on ne saurait commettre aucun péché qu'en loide crainte était soumis à une foule de cé-
recherchant ce qu'il a méprisé ou en voulant rémonies mystérieuses : il le fallait, pour faire
fuir ce qu'il a supporté. mieux désirer la grâce de Dieu, dont les pro-
32. Ainsi toute la vie qu'il a menée sur la phètes célébraient l'avènement futur. A son
terre avec l'humanité dont il a daigné se revê- apparition, c'est-à-dire lorsque la Sagesse
de
tir, est la règle des mœurs. Dieu se faisant homme, nous appela à la li-
Quant à sa résurrection d'entre les morts, berté, peu de rites sacrés furent institués, mais
elle montre suffisamment que rien ne périt tous conservent librement unie à son Dieu la
dans la nature de l'homme, puisqu'en lui tout société du peuple chrétien. Quant à ceux qui
est sauvé par Dieu tout sert entre les mains : avaient été imposés au peuple hébreu et qui
du Créateur, soit au châtiment du péché, soit tenaient cette nation attachée par la crainte
au salut du pécheur; et cependant le corps au même Dieu, il en est beaucoup d'abrogés
obéit à l'âme sans contrainte, quand celle-ci pour la pratique le souvenir en a été seule-
;

est soumise à Dieu. Dans ces heureuses condi- ment conservé pour expliquer nos croyances.
tions, non-seulement aucune nature n'est es- Aujourd'hui donc ils n'enchaînent plus des es-
sentiellement mauvaise, ce qui d'ailleurs est claves ils exercent librement l'esprit.
;

impossible; mais le mal ne peut même l'at- 34. Peut-être dira-t-on que les deux Testa-
teindre, puisqu'il est la suite du péché et son ments ne peuvent avoir été donnés par le
châtiment. Telle est la partie naturelle *de l'en- même Dieu, puisque le peuple nouveau n'est
' Luc, II, 51. — • Jean, ii, 4. — * Ibid. xix, 26, 27.
point astreint aux mêmes cérémonies qui obli-
* Les anciens avaient
divisé la philosophie en trois parties, savoir :
geaient ou qui obligent encore le peuple juif.
la philosophie naturelle, la philosophie morale et la philosophie ra-
tionnelle. Saint Augustin fait allusion à cette triple division. Au Mais est-il impossible que sans violer la jus-
n» 32 il a présenté la partie morale du Christianisme, dans celui-ci,
Il en indique comme la partie naturelle, il réserve au chapitre suivant
lice le même père de famille commande autre
la partie rationnelle. chose à des serviteurs qu'il juge bon pour
S58 DE LA VRAIE RELIGION.

eux-mêmes de traiter plus sévèrement, et nous disons de l'être dans son espèce, specie,
autre chose à des serviteurs qu'il daigne adop- nous pouvons aussi le dire de sa forme, forma.
ter pour enfants ? Quant aux préceptes mo- Et ce n'est pas sans raison que les mots specio-
raux , on peut s'étonner de les voir en quel- sissimum et formosissimum sont employés
que sorte moins parfaits dans l'ancienne loi pour désigner des qualités louables. Ainsi
que dans l'Evangile et en conclure qu'ils n'ont donc, l'état d'où Dieu a tout tiré n'appartient
pas le même Dieu pour auteur. Mais est-il à aucune espèce d'être et ne possède aucune
moins étonnant de voir un médecin, qui veut forme ce n'est autre chose que le néant. Car
;

soulager ou guérir les malades faire donner , ce que l'on appelle difforme, en le comparant
aux plus faibles, par ses serviteurs, des remè- aux êtres parfaits n'est pas encore le néant^
,

des différents de ceux qu'il donne par lui- quand il y a là quelque forme, si élémentaire,
même aux tempéraments plus vigoureux? De si peu sensible qu'elle soit; et conséquemment

même donc que la médecine demeure la cet être difforme, en tant qu'être ne vient que

même science, et que sans varier dans sa de Dieu.


nature elle varie ses remèdes suivant la di- donc le monde a été fait d'une ma-
36. Si

versité de nos maladies; ainsi, immuable en tièreinforme, cette matière a été aussi tirée
elle-même, la divine providence porte secours du néant; car ce qui, n'étant point encore
de différentes manières à sa créature incons- formé, a néanmoins un commencement d'exis-
tante et fragile ; elle commande ou défend, se- tence qui lui permet de l'être, peut être formé
lon nos différentes faiblesses, afin de ramener par la bonté de Dieu, puisque le bien n'est autre
du vice, le principe de la mort, de retirer de la chose que l'être formé. Donc la seule aptitude
mort même et de rattacher intimement à sa à être formé est déjà un commencement de
nature et à son essence divine tout ce qui dé- bien, et l'Auteur de tout bien, qui adonné
choit, c'est-à-dire tout ce qui incline vers le aux êtres leur forme, les a encore rendus ca-
néant. pables de la recevoir. Aussi tout ce qui est
tient de Dieu tout ce qu'il est, et ce qui n'est
CHAPITRE XVÏll. pas encore, tient de lui tout ce qu'il peut être.
C'est ce que nous pouvons formuler aussi de
la manière suivante Tout vient de Dieu, et
POURQCOI LES CRÉATURES SONT-ELLES MUABLES ?
:

ce qui a reçu une forme, en tant qu'il l'a re-

me diras-tu cette dé- çue, et ce qui ne l'a pas reçue encore, en tant
35. Mais pourquoi , ,

qu'il peut la recevoir. Or rien ne possède l'in-


chéance des créatures?— Parce qu'elles sont
muables. —
Et pourquoi sont-elles muables? tégrité de sa nature, s'il ne possède aussi le

— Parce qu'elles ne sont point souveraine- salut qui lui est propre. Mais le salut vient de

ment. —
Pourquoi ne sont-elles point souve- l'Auteur de tout bien, et l'Auteur de tout bien

rainement ?— Parce qu'elles sont inférieures n'est autre que Dieu. Tout salut vient donc de

à Celui qui les a faites. —Qui donc les a faites? Dieu.


— Celui qui existe souverainement. — Quel
— C'est Dieu l'immuable Trinité
est-il ? , : il CHAPITRE XIX.
lesa créées par son infinie sagesse, con- et les

serve avec une souveraine bonté. — Pourquoi CE QUI PEUT ÊTRE VICIÉ EST BON, S4NS ÊTRE
créées — Afin qu'elles existent. Car
les a-t-il ? SOUVERAINEMENT BON.
l'être, à quelque degré qu'il soit, est un bien,
puisque le souverain bien est l'être souverain. 37. Si maintenant l'on veut ouvrir son âme
— De quoi les a-t-il créées? — De rien en ; à la vérité, et ne point se troubler ni s'aveu-
effet, tout ce qui est appartient à une espèce gler par le funeste désir d'uu vain triomphe,
d'être quelconque, fùt-elle au dernier degré ;
il sera facile de comprendre que tout être sou-

ce dernier degré est un bien, et ce bien vient mis à la corruption et à la mort est bon, quoi-
de Dieu. Car si l'être, à son degré le plus que la corruption et la mort soient un mal.
élevé, est le souverain bien, la dernière espèce En effet si rien en lui ne souffre, c'est que ni
d'être est aussi le moindre bien. Or tout bien le vice ni la mort ne lui nuisent mais le vice
;

est Dieu
, ou vient de Dieu donc le der- ; n'est pas vice quand il ne nuit point. D'où il
nier degré de bien est aussi de lui. Et ce que suit que si le vice nuit au salut, comme le salut
DE LA VRAIE RELIGION. 559

sans aucun doute est un bien, on peut appeler mal. Agir ou souffrir, ce n'est point une subs-
bien tout ce qui souffre du vice. Mais tout ce tance, le mal n'est donc point une substance.
qui souffre du vice est vicié ; c'est donc le bien Ainsi l'eau n'est point mauvaise, ni l'animal
qui se trouve vicié, et s'il est vicié c'est qu'il qui respire, car ce sont des substances : ce qui
n'est pas le souverain Bien. Donc également est mal, c'est de se jeter volontairement à l'eau
ilest bien parce qu'il vient de Dieu, et il n'est et d'y perdre la vie. Le stylet de fer est artis-

pas le souverain Bien parce qu'il n'est pas tement préparé ; un bout est destiné à écrire
Dieu : ainsi Dieu seul est le bien absolument et l'autre à effacer; cet instrument est à la fois
incorruptible. Tous les autres biens viennent beau dans son genre et commode.
de lui, mais ils portent en eux un germe de Mais veux-tu écrire avec l'extrémité qui sert
corruption, parce qu'ils ne sont rien par eux- à effacer ou effacer avec celle qui doit écrire ?
mêmes. A Dieu seul ils sont redevables soit Je condamnerai ton action sans condamner le
de n'être point viciés , soit de se rétablir après stylet. Sinéanmoins tu te corriges, où sera le
l'avoir été. mal ? Un homme fixe tout à coup le soleil en
plein midi, ses yeux en seront complètement

CHAPITRE XX. troublés accuseras-tu le soleil ou tes yeux ?


;

Nullement car ce sont des substances. Le mal


:

COMMENT l'aME PEUT ÊTRE VICIÉE. est dans le regard imprudent et dans le trou-
ble qu'il produit. Que l'œil se repose, et qu'il
La premier vice de l'âme raisonnable
38. ne fixe plus une lumière trop éclatante pour
consiste dans la volonté de faire ce que défend lui , ce mal cessera d'exister. De même si au
l'intime et souveraine vérité. Ainsi l'homme lieu d'adorer la sagesse dont le flambeau illu-
fut chassé du paradis dans ce siècle, c'est- mine l'âme, on rend des hommages à cette
à-dire qu'il échangea les biens éternels contre lumière qui brille aux yeux du corps, celle-ci
les biens passagers, l'abondance contre la pau- n'est point mauvaise le mal est dans le culte ;

vreté, la force contre la faiblesse. Il ne passa superstitieux qui préfère la créature au Créa-
pointdu bien substantiel au mal substantiel, teur. Ce mal disparaîtra lorsque l'âme, recon-
car lemal n'est pas une substance mais il alla ; naissant son Créateur, se soumettra exclusive-
du bien éternel au bien temporel, du bien spi- ment à lui, et sentira que par lui, elle domine
rituel au bien charnel, des joies intellectuelles tout le reste.
aux joies sensuelles, du bien suprême au bien 40. Toute créature corporelle, possédée par
infime. Il y a donc un bien dont l'attacbement une âme qui aime Dieu, est donc un bien d'un
est pour l'àme raisonnable un péché, parce ordre inférieur ayant son genre de beauté,
qu'il est pour elle d'un ordre inférieur. C'est parce qu'elle est d'une forme et d'une espèce
le péché qui est mal et non l'être dont l'a-
, particulières si l'âme s'y attache en oubliant
;

mour est péché. Aussi n'élait-il point mauvais Dieu, pour ce motif elle ne devient point un
l'arbre planté au milieu du paradis le mal ; mal : le mal est dans le péché produit par cet
fut la transgression du commandement divin : attachement coupable, etcette créature devient
et comme la faute fut suivie de son juste châ- le supplice de celui qui la recherche, elle l'a-
timent, ce fut réellement de cet arbre, auquel breuve de chagrins, et ne lui donne en pâture
il ne fallait pas toucher, que vint la science du que de trompeuses voluptés; car ces jouis-
bien et du mal. En effet, lorsque souillée par sances durent peu, ne contentent jamais, elles
son péché l'âme en subissait la peine, elle put sont une source de douleurs. En effet pendant
mesurer y avait entre le com-
la distance qu'il que cette admirable succession des temps pour-
mandement rejeté par elle, et le péché dont suit son cours, l'objet aimé échappe à l'amour
elle se rendit coupable ainsi le mal qu'elle ne : qui l'étreint, il échappe aux sens en les déchi-
voulut point reconnaître lorsqu'il fallait le fuir rant et jette l'âme en proie aux agitations de
elle le connut en l'expérimentant, et le bien l'erreur ainsi elle place au premier rang des
:

qu'elle aimait trop peu en désobéissant , lui de- créatures ce qui n'est qu'au dernier, c'est-
vint plus cher quand il fallut le reconquérir. à-dire la' beauté de la matière, dont elle s'est
Le vice de l'âme consiste donc dans ce
39. fait une idée sur le témoignage trompeur des
qu'elle fait et la difficulté qui en résulte fait
, joies sensuelles, et séduite par les rêveries de
son châtiment; voilà qui comprend tout le l'imagination, elle prétend avoir l'intelligence
560 DE LA VRAIE RELIGION.

de tout ce qui lui vient à la pensée. Elle ne ver aucun, il ne possède qu'une abondance
connaît point toutes les dispositions de la Pro- laborieuse, et s'il est permis de le dire, une

vidence divine, mais elle le croit; veut-elle riche indigence. Ainsi « le froment, le vin
alors tenter contre la chair quelque résistance? « et l'huile se sont multipliés par lui et il n'a
elle ne sort pas des images des objets visibles, a point trouvé ce qu'il cherchait '. » C'est-à-
et à cette lumière qu'elle voit contenue dans dire, il n'a point découvert la nature unique
des limites déterminées, elle donne dans sa et immuable, qu'on poursuit sans s'égarer, et
pensée stérile une étendue immense. Telle est qu'on possède sans regret. Car comme consé-
la beauté qu'elle rêve pour son habitation fu- quence le corps lui-même sera aussi délivré et
ture : ignorant qu'elle y traîne à sa suite la ne sera plus sujet à la corruption *. Aujour-
concupiscence des yeux et qu'elle veut sortir d'hui « il se corrompt, appesantit l'âme et
de ce monde en le portant avec elle. Si elle ne cettemaison de boue écrase l'esprit livré à
que ce soit toujours le même; c'est
croit pas « de nombreuses pensées » '^
; c'est que l'in-
uniquement parce que dans ses fausses médi- fime J)eau té des corps est entraînée dans le
tations elle attribue à sa partie la plus bril- mouvement universel. Elle est la dernière
lante des proportions infinies. Or on pour- beauté parce qu'elle ne peut avoir tous ses
rait avec la plus grande facilité en dire autant, traits à la fois : mais tandis qu'ils disparais-
non-seulement de la lumière, mais encore de sent et sont remplacés, une seule beauté se
l'eau, du vin, du miel, de l'or, de l'argent, de forme de tous les êtres corporels'.""
la chair, du sang, des os, de tout animal ou de
tout autre objet. 11 n'est en effet aucun objet
CHAPITRE XXII.
matériel qu'on ne puisse multiplier indéfini-
ment après avoir vu un seul être de son es- LES IMPIES SEULS CONDAUNENT l'ORDRE ÉTABLI
pèce, ni étendre à l'infini, par la même puis-
PAR LA PROVIDENCE.
sance de Fimaginafion, si étroit que soit l'es-
pace où on l'a vu d'abord. Mais s'il est aisé de 42. Et pour être passagère, cette beauté n'est
maudire la chair, il est difficile de ne point rai- pas un mal. Le vers dans un pueme n'a-l-il
sonner selon la chair. pas sa beauté particulière, quoique deux sylla-
bes ne puissent être prononcées ensemble ?
CHAPITRE XXI. On n'entend la seconde qu'après l'émission
de la première , ainsion arrive régulière-
l'ame se laisse séduire par la beauté corpo- ment à la fin , et quand la dernière se fait
relle QUI NE FAIT QUE PASSER. entendre, on n'entend plus les précédentes,
mais elle s'unit avec elles pour compléter la
41. Celte dégradation de l'âme engendrée forme et la beauté de la mesure. Néanmoins,
du péché et de son châtiment fait que tous les l'art de faire des vers n'est pas pour cela sou-
objets sensibles ne sont plus que ce qu'en dit mis au changement il n'est pas nécessaire ;

Salomon «Vanité des vaniteux, et tout est


: que sa beauté se développe successivement.
« vanité. Quelle abondance procure à l'homme Cet art possède en même temps tous ses traits,
« tout son travail qui le fatigue sous le so- quoique le vers qu'il compose n'ait point en
« leil * ?» Il a raison d'ajouter : « Des vani- même temps tous les siens et que les derniers
« teux ; » car s'il n'y en avait point pour effacent les premiers le vers est beau cepen- ;

donner leur préférence à ce qui a été placé dant parce qu'il montre comme les faibles
au dernier rang, la matière ne serait plus linéaments de l'immuable beauté cachée dans
une vanité, elle étalerait à nos yeux une beauté l'art.

véritable quoique d'un ordre inférieur. Mais


,
43. Aussi , de même que certains hommes
une fois l'homme tombé et séparé de Dieu, préfèrent le vers à l'art même de le composer,
la diversité des créatures périssables en , parce qu'ils se sont plus appliqués à entendre
agissant sur ses sens , l'a comme divisé ; ses qu'à comprendre *, ainsi il en est qui s'atta-
désirs se sont multipliés au milieu d'une va- chent aux créatures passagères, au lieu de
en poursuivant alter-
riété sans consistance, et
nativement des objets divers sans en conser- ' Ps. X, 8. 9. — • Rom. vm, 23. — * Sap. lï, 15.
* On peut voir dans saint Augustin même que la poésie des anciens
• Eccl. 1, 23, était essentiellemeut musicale. Ci-dev. Traité de la Musique.
DE LA VRAIE RELIGION. 5GI

chercher à connaître la divine providence qui dominer le monde au lieu d'être dominée avec
les a créées et les conserve dans le tcini)s. Eni- lui, et que le cor|)s lui-même sera rétabli ctans

vrés des jouissances d'ici-bas, ils ne veulent sa force [)rimitive, il n'y aura [)lus de mal
point les voir passer et s'enfuir, et dans leur pour rànie; car cette beauté inférieure et
folie ressemblent à celui qui, à la lecture
ils changeante, qui se complétait avec elle dans la
d'un beau poème, voudrait toujours entendre le succession des temps sera parfaite et lui sera,

son de la même syllabe. Jamais la poésie n'aura soumise ; il y aura alors , selon l'oracle sacré
de si sots auditeurs , mais partout se ren- « un ciel nouveau et une terre nouvelle*.»
contrent ces adorateurs insensés de la créa- L'âme ne se fatiguera plus dans une partie
ture; car il n'est personne qui ne puisse facile- de l'univers, elle régnera sur le tout; car « tout
ment écouter non-seulement un seul vers, mais «est à vous, dit saint Paul, et vous, vous
un poème tout entier; tandis qu'à peine est-il « êtes au Christ, comme le Christ est à Dieu *.

un homme à qui il soit possible de découvrir « L'homme est le chef de la femme, et le chef
l'harmonie de tous les siècles. Ajoute à cela « de l'homme est Jésus-Christ, comme le chef
que nous ne faisons point partie nous-mêmes 8 de Jésus-Christ est Dieu ^ »
de ces œuvres poétiques, au lieu que nous avons Ainsi donc, puisque le mal de l'âme n'est
étécondamnés à faire partie de ce monde. pas dans sa nature, mais contre sa nature;
Nous juj-eons simplement le poème qui se puiscju'il n'est autre que le péché et la peine
chante; mais il faut par nos fatigues concourir du [)éclié, concluons qu'aucune nature, ou
au travail des siècles. D'ailleurs les combats du mieux, que nulle substance, nuUe^essençe,
cirque ne plaisent pas aux vaincus, quoique .D'fi.st jjagjjvajsg. Jamais non plus le péché de

leur défaite en fasse l'ornement : (c'est ici une l'àme coupable, ni son châtiment, ne pourront
ombre de la vérité : et ce qui nous interdit de souiller l'univers. Car la créature raisonnable,
semblables spectacles, c'est uniquement la quand elle est exempte de péché et soumise à
crainte que ces simulacres ne nous entraînent son Dieu, domine tout le reste; si elle est cou-
loin de la réalité, dont ils ne sont que la trom- pable, elle est placée dans la situation qui lui
peuse image.) Ainsi n'y a-t-il que les impies et convient en sorte que tout est beau sous le
;

les réprouvés qui condamnent la nature et le gouvernement divin de Celui qui a tout créé.
gouvernement de tout cet univers au con- ; Ainsi donc trois choses concourent à l'inviola-
traire, l'action providentielle, lors môme qu'elle ble beauté de Tunivers la condamnation du :

punit les méchants , fait la joie de ceux qui pécheur, l'épreuve du juste, et le bonheur par-
remportent la victoire ici-bas et de ceux qui la fait des bienheureux.
contemplent sans péril dans le ciel. Car rien
de juste ne déplaît au juste. CHAPITRE XXIV.

CHAPITRE XXIII. DEUX MOYENS OFFERTS A L HOMME POUR AIDER A


SON SALUT : l'autorité et LE R.\ISONNEMENT.
TOUTE SUBSTANCE EST BONNE EN ELLE-MÊME.
43. Aussi jusque dans le traitement qu'em-
donc l'âme raisonnable est malheu-
44. Si ploie la divine providence avec son ineffable
reuse par son péché, heureuse par ses actes bonté pour la guérison de notre âme, on dis-
de vertu; si toute créature irraisonnable cède tingue une beauté de plus en plus frappante.
devant une nature plus puissante, obéit à une Ce traitement emploie deux moyens, l'autorité
nature meilleure, ou peut lutter avec son et le raisonnement. La première commande la
égale; si elle exerce le courage des combat- foi et prépare au raisonnement. Celui-ci con-

tants, ou fait le supplice du condamné si enfin ; duit à l'intelligence et à la science. Néanmoins


le corps est soumis à l'àme autant que celle-ci l'autorité n'agit pas entièrement sans la raison
le mérite et que l'ordre l'exige il suit de ; qui examine ce qu'il faut croire, et la vérité
là qu'il n'y a point un mal général, et que bien démontrée, parfaitement comprise, de-
chaque créature est mauvaise par sa faute. Or vient elle-même une grande autorité. Mais
quand, régénérée par la grâce de Dieu^^ ren- comme nous sommes descendus jusqu'à l'atta-
due à sa première beauté, et soumise unique- chement aux biens temporels et que cet amour
ment à son Créateur, l'àme aura commencé à « Is. LXV, 17 ; Apocal. ixi, 1. — • I Cor. m, 22. — • Ib. xi, 3.

S. AUG. — T0.ME III.


z-^'-
36
,

562 DE LA VRAIE RELIGION.

est une entrave pour notre retour vers les biens tant qu'il y a consentement, c'est-à-dire unité
éternels, il y a, pour nous ramener au salut par de sentiment ainsi en religion, ceuxqui nous
:

la foi, plutôt que par la science, un remède ramènent à l'unité doiventjouir d'une autorité
temporel, et il doit être le premier employé, plus grande , et sont plus dignes de notre
sans toutefois l'emporter par l'excellence de sa confiance.
nature. Le lieu où Ton tombe n'est-il pas celui 47. Examinons en second lieu les opinions
où il faut prendre appui pour se relever? Il qui partagent les hommes sur le culte dû à ce
est donc nécessaire de recourir aux formes Dieu unique. Il y a en nous une foi qui nous
charnelles dont nous sommes les esclaves pour porte des choses temporelles aux choses éter-
nous élever jusqu'à celles qui ne tombent pas nelles ; or nous le savons, nos pères ont com-
sous nos sens. Je les appelle charnelles, parce pris par cette foi l'enseignement de miracles
qu'elles affectent le corps, c'est-à-dire la vue, visibles , car si ces miracles n'eussent été visi-
l'ouïe ou les autres sens. Dans l'enfance, il est bles ils n'auraient pu les comprendre , et leur
nécessaire de s'attacher à ces formes charnelles conduite a fait que les mêmes miracles ne sont
ou physiques; elles sont aussi dans l'adoles- plus nécessaires. Depuis en effet que l'Eglise
cence presque nécessaires à partir de ; là elles catholique est répandue et solidement établie
ne le sont plus dans le cours de la vie. par toute la terre, ces prodiges n'ont pas dû se
perpétuer jusqu'à notre temps, de peur que
CHAPITRE XXV. ne cherchât toujours les choses visibles
l'esprit
et que l'habitude même ne refroidît le genre
QCELS HOMMES, QUELS LIVRES DOIVENT NOUS SERVIR humain pour des merveilles dont la nouveauté
DE GUIDES. l'avait enflammé *. Nous ne devons pas dou-
ter non plus de la nécessité de s'en rapporter
La divine providence veille sur chacun
46. au témoignage d'hommes qui, tout en annon-
de nous en particulier de plus son action est ;
çant des vérités accessibles au petit nombre
comme publique et s'étend au genre humain ont néanmoins obtenu l'assentiment des peu-
tout entier. Que fait-elle pour chacun de nous? ples. Car nous examinons maintenant, il ne faut

Dieu seul le sait, ainsi que ceux sur qui il agit. pas l'oublier , à quelle autorité il faut se sou-
Mais il a voulu que ce qu'il fait pour le genre mettre , tant qu'on ne peut pénétrer les choses
humain nous fût transmis par l'histoire et les divines et invisibles. Une fois en effet que l'âme
prophéties. Or pour connaître des faits , soit est purifiée et voit clairement la vérité, il n'est
passés , soit futurs , la foi est plus nécessaire pas question de la soumettre à une autorité
que le raisonnement. Notre tâche est donc humaine : mais l'orgueil ne conduit jamais à
maintenant d'examiner à quels hommes, à cette élévation. Fatal orgueil! sans lui il n'y
quels ouvrages il faut s'en rapporter pour ado- aurait ni hérétique , ni schismatique , ni cir-
rer Dieu en vérité, ce qui fait tout notre salut. concis de corps, ni adorateur de la créature et
Je demanderai en premier lieu s'il faut pré- des idoles. Et pourtant s'ils n'existaient eux-
férer ceux qui proposent à nos adorations une mêmes avant que le peuple de Dieu soit arrivé
multitude de divinités ou ceux qui veulent au terme qui lui a été promis, on chercherait
nous initier au culte d'un seul Dieu. Or qui la vérité avec beaucoup moins d'ardeur.
hésiterait de suivre les adorateurs d'un seul
Dieu puisque ceux même qui en adorent un
, CHAPITRE XX\ I.
grand nombre reconnaissent qu'il n'y a qu'un
seul Créateur et Maître de tout ? Tous les nom- DANS LES PROGRÈS DE l'hOMME CHARNEL ET DE
bres d'ailleurs sont issus de l'unité. Il faut donc l'hom:\ie spirituel, la vie peut être partagée
préférer ceux qui enseignent l'existence d'un en sept ages.
Dieu unique qui seul est vrai Dieu et seul
,

mérite d'être adoré. Si parmi eux ne brille 48. Voici donc comment la divine provi-
pas la vérité , il faut alors quitter la place '. De dence applique pendant la vie le remède à nos
même en effet que dans la nature , il y a plus maux depuis que le péché nous a mérité la
,

d'autorité en celui qui réduit tout à l'unité et mort. Elle s'occupe d'abord de la naissance et
que dans la multitude il n'y a puissance qu'au- de l'éducation de chaque enfant. Le premier
' Rét. ' Rét. c. 13, n. 7.
liv. I, c. 13, 0. 6.
DE LA VRAIE RELIGION. 563

^ âge, celui du berceau, est consa-


des langes et lever à celles du ciel ; l'autorité des hommes
cré tout entier aux soins du corps; plus tard ne lui suffit plus; sa raison marche à grands
il n'en reste aucune trace dans la mémoire. pas vers la contemplation de la loi souveraine
Puis vient l'enfance, qui nous fournit nos pre- et imnmable. Plus confiante au troisième âge,
miers souvenirs. A l'enfance succède l'adoles- l'âme sait subordonner les désirs de la chair à
cence l'homme alors peut engendrer, devenir
; la force de la raison en établissant l'union ;

père d'une nouvelle famille. Ensuite, c'est ia entre la vie animale et l'esprit, elle goûte
jeunesse, appelée à remplir les charges pu- comme les joies d'un chaste hymen, dont la
bliques et à se discipliner sous l'empire des pudeur est le voile : l'homme fait alors le bien
lois. A cet âge une plus grande sévérité contre sans y être contraint; le péché fût-il permis,
les fautes, relenant les coupables par la crainte pour lui il n'aurait plus d'attraits. Au qua-
du châtiment, devient pour les esprits char- trième âge se révèlent les mêmes caractères,
nels l'occasion des mouvements les plus désor- mais avec plus d'énergie encore, et une activité
donnés , et multiplie leurs désordres leur : mieux réglée; l'homme parfait commence à
péché n'est pas seulement un mal, c'est de nous apparaître, disposé et propre à souffrir, à
plus la violation d'un engagement. Après les surmonter toutes les persécutions, toutes les
travaux de la jeunesse l'âge mûr jouit de tempêtes, toutes les agitations de ce monde.
quelque repos; puis vient la douloureuse et Au cinquième c'est la paix, le calme de tous
,

pâle vieillesse, traînant tristement jusqu'à la côtés; ce sont les richesses et l'abondance,
décrépitude et la mort le triste cortège de c'est, dans le cœur, le règne immuable de la
toutes les maladies. Telle est la vie de l'homme, souveraine et ineffable sagesse. Au sixième le
quand ne vit que pour le corps et se laisse
il changement s'achève pour la vie éternelle ; il

enchaîner par les passions charnelles. Voilà ce va jusqu'à l'oubli le plus complet de la vie pré-
qu'on appelle le vieil homme, l'homme exté- sente, pour acquérir la transformation parfaite
rieur et terrestre, quand môme il goûterait sa à l'image de Dieu et à sa ressemblance. Enfin
part de bonheur en ce monde, dans une société le septième est le repos éternel , le perpétuel
bien réglée sous l'autorité des rois ou des bonheur, où aucune dis-
n'est plus possible
princes , des, lois ou même de toutes ces
, tinction d'âge. Car si la mort est la fin du vieil
formes de gouvernement. Autrement en effet homme, la fin de l'homme nouveau est la vie
un peuple ne saurait être convenablement éternelle , parce que l'un est l'homme du pé-
constitué, pour ne poursuivre même que les ché et l'autre celui de la justice.
biens d'ici-bas ; lui aussi doit avoir encore son
genre.dfi_bsjiulé. CHAPITRE XXVII.
49. Cette vie du vieil homme, extérieure et
charnelle, soit qu'elle garde une sorte de mo- LA VIE DU VIEIL HOMME ET DE l'iIOMME NOUVEAU
dération qui lui est propre, soit qu'elle ne SE RETROUVENT DANS LA VIE DE L'hUMAMTÉ
puisse se contenir dans les limites d'une justice TOUT ENTIÈRE.
inspirée par la crainte, c'est la vie de beau-
coup d'hommes du berceau à la tombe. D'au- 50. Il est donc indubitable que chacun peut
tres, dès le début, y sont inévitablement assu- être toute sa vie le vieil homme, l'homme ter-
jétis ; mais ils renaissent ensuite à la vie restre ; mais aussi il est impossible à qui que ce
intérieure; une force toute spirituelle soutenue soit d'être ici-bas l'homme nouveau, l'homme
par des progrès incessants dans la sagesse, céleste, sans avoir été l'homme ancien; car
détruit et anéantit en eux tous les débris de ce 1 homme nouveau commence assurémentà l'an-
vieil homme, sans retour aux lois
les attache cien, et pendant que l'un grandit, que l'autre
divines, jus(iu'à ce que la mort complète leur décroît, ilsdoivent vivre ensemble jusqu'à la
régénération. Voilà ce qu'on appelle le nouvel mort. Ceci s'applique dans une certaine mesure
homme, l'homme intérieur et céleste, ayant au genre humain tout entier, dont la vie, com-
aussi dans cette vie spirituelle ses différents mençant avec Adam pour finir avec les siè-
âges, distingués non plus par les années, mais cles, peut être comparée à celle d'un seul in-
par les degrés de perfection. au Il se nourrit, dividu ; les lois providentielles qui le gouver--
premier âge, du lait des pieux exemples. Il nent nous le montrent divisé en deux parties.
oublie au second les choses humaines pour s'é- D'un côté, c'est la foule des impies qui portent
,

564 DE LA VRAIE RELIGION.

l'image de l'homme charnel, du commence- lisprennent garde de rendre public ce qu'ils


ment du monde jusqu'à la fin. De l'autre^ c'est savent ne devoir pas encore enseigner au peu-
la suite du peuple consacré à un seul Dieu ;
ple.Appliqués à distribuer largement le lait de
mais depuis Adam jusqu'à Jean-Baptiste, il la la multitude des faibles, ils se
doctrine à
mène la vie du vieil homme, sous l'empire de nourrissent eux-mêmes, avec quelques sages,
la crainte servile. Son histoire s'appelle l'An- d'aliments plus solides. Avec les parfaits, ils

cien Testament et paraît ne promettre qu'un parlent le langage de la sagesse; avec l'homme
royaume mais elle est la figure du
terrestre, charnel et animal , c'est-à-dire avec l'homme
peuple nouveau du Nouveau Testament qui
et nouveau encore dans l'enfance, ils voilent quel-
promet l'éternel royaume. La vie de ce peuple ques vérités, sans jamais enseigner l'erreur car ;

commence dans le temps avec l'humble avène- au lieu de rechercher des honneurs vains, d'i-

ment de Notre-Seigneur et se prolonge jus- nutiles éloges, ils au


se consacrent tout entiers
qu'au jour du jugement, quand le Sauveur bonheur de ceux au milieu desquels ils ont
viendra dans la gloire. Après ce jugement et mérité de faire société pour cette vie, et c'est
l'anéantissement du vieil homme, alors com- une loi de la divine provjdence, que dans la
mencera cette transformation qui assure au recherche et l'acquisilion de la grâce divine,
juste la vie des anges, car : « Tous nous ressus- nul n'est aidé par ses supérieurs, s'il ne donne
« citerons, mais nous ne serons pas tous chan- à ses inférieurs le même amour et le même

«gés'.» Le peuple pieux ressuscitera donc soutien. Ainsi, même après ce péché que notre
afin de changer en homme nouveau les restes nature contracta parle péché du premier

du vieil homme. Le peuple impie ressuscitera homme, genre humain est devenu la gloire
le

aussi toujours il a vécu du vieil honmie et il


: et l'ornement de ce monde et telle est sur
;

sera plongé dans l'abîme de la seconde mort. lui l'action sage de la divine providence que ,

Si on lit attentivement, on découvre encore la le remède inetl'able appliqué à notre corruption,

distinction de différents âges et on ne s'etfraie a changé la laideur de nos vices en je ne


ni de la zizanie, ni de la paille. Car l'impie vit sais quelle splendeur nouvelle.

pour l'homme de bien et le pécheur pour le


juste l'exemple des uns excite la ferveur des
; CHAPITRE XXIX.
autres, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la perfection
dernière. AUTRE MOYEN DE SALUT: LA RAISON. COM- —
MENT ELLE GLIDE l'hOMME VEUS DIEU. SON —
CHAPITRE XXVIIL TÉMOIGNAGE l'eMPORTE SUR CELUI DES SENS.

l'enseignement proportionné a la capacité du Nous venons d'exposer les avantages de


52.

PEUPLE. l'autorité aussilonguement que semble l'exiger


notre sujet examinons maintenant de quelle
:

51. Tous ceux qui, aux temps du peuple manière la raison peut s'élever du monde vi-
charnel, ont mérité de s'élever jusqu'à la lu- sible au monde invisible, du temps à l'éter-
mière de l'homme intérieur, ont pour leur nité. Ce n'est point pour nous livrer à un dé-
part aidé le genre humain, soit en lui ensei- lassement frivole que nous devons contem-
gnant ce que leur époque exigeait, soit en lui pler la beauté du ciel, le cours des astres, léclat
faisant pressentir par les prophéties ce qu'il n'é- de la lumière, la succession des jours et des
pas temps encore d'expliquer. Tels apparais- mensuel mouvement de
'

tait nuits, le la lune, les


sent les patriarches et les prophètes, aux yeux quatre saisons de l'année s' harmonisant avec
de ceux qui n'attaquent point en enfants * lesquatre éléments de la nature, les propriétés
mais traitent avec un soin pieux les grands et des semences qui renouvellent les espèces et
utiles mystères des choses divines et humaines. les nombres, enfin toutes les créatures conser-
C'est ce qu'aux temps mêmes du peuple nou- vant immuables leur forme etleur nature par-
veau je vois pratiqué encore avec la plus sage ticulières. Ces spectacles ne doivent pas nourrir
prudence par de grands esprits, par des hom- une vaine curiosité de quelques jours; ils sont
mes spirituels, enfants de l'Eglise catholique. autant de degrés qui nous élèvent aux biens
' ICor. sv, 51.
éternels et impérissables. Il faut donc nous de-
' L«s Maaichéeni. mander avant tout, quelle est cette nature qui
DE LA VRAIE RELIGION. 868

nous donne la vie, et qui ressent ainsi la pré- lies correspondantes , etau milieu ce qui n'a
sence de tous ces êtres. Or puisqu'elle anime point de parallèle? Il pourtant que
est vrai
le corps, elle lui est nécessairement supérieure ;
cette espèce de tact se rapproche davantage de
car quelle que soit la matière, et dût-elle bril- la raison et de la vérité.
ler à nos yeux du plus vif éclat_, si la vie n'est iMais ilexaminer ici pourquoi le coup
faut
point en elle, n'y attachons pas grand prix. d'œil est blessési, de deux fenêtres placées l'une

La nature elle-même nous apprend à préférer à côté de l'autre, l'une est plus grande ou plus
toute substance vivante aux êtres privés de petite lorsqu'elles pouvaient être d'égales di-
vie \ mensions; pourquoi, quand elles sont super-
53. Les animau;^ privés de raison sont aussi, posées, l'inégalité nous choque moins, la diffé-
il est vrai, doués de vie et de sentiment, mais rence fût-elle de moitié pourquoi nous sommes
;

ce qui donne à l'esprit humain sa supériorité, moins préoccupés de cette inégalité quand il ,

c'est qu'il peut non-seulement percevoir les n'y en a que deux; tandis que si elles sont trois
objets sensibles, mais surtout les juger. Beau- le coup d'œil demande, au contraire, ou qu'elles

coup d'animaux ont le regard plus pénétrant et soient d'égales dimensions ou bien si elles , ,

les autres sens plus perçants que l'homme mais ;


sont inégales, que la plus grande dépasse d'au-
pour juger les corps il faut plus que des sen- tant la moyenne que celle-ci dépasse la plus
sations, la vie raisonnable est nécessaire : les petite? Ainsi une sorte d'instinct nous révèle ca
animaux en sont privés, elle nous distingue. que demande la nature. Remarquons-le en-
Or, on le comprend aisément, celui qui juge core ce qui nous a tant soit peu déplu lorsque
:

n'est-il pas supérieur à la chose jugée ? Notre nous l'avons envisagé séparément, devient
raison d'ailleurs ne juge pas seulement les quelquefois intolérable lorsque nous le rap-
êtres sensibles elle juge les sens eux-mêmes.
,
prochons d'une œuvre meilleure. Ainsi l'art
Elle nous dira pourquoi l'aviron, si droit qu'il vulgaire n'est que le souvenir d'essais couron-
soit, paraît brisé dans l'eau, et pourquoi l'œil nés de succès joint à l'habitude du travail et à
doit ainsi l'apercevoir, tandis que notre regard, la souplesse des organes. Tu pourras sans ,

s'il peut constater le phénomène, est incapable cette disposition physique, juger les œuvres,
de l'expliquer. 11 est donc manifeste que, autant ce qui vaut beaucoup mieux; tu ne pourras
la vie des sens l'emporte sur la matière, autant les exécuter toi-même,
la raison s'élève au-dessus de toutes les deux. 5o. Nous aimons donc, dans tous les arts l'har- ,

monie qui seule assure à chaque œuvre beauté


et intégrité; l'harmonie à son tour cherche
CHAPITRE XXX.
l'égalité et l'unité, soit dans la ressemblance
LA LOI IMMUABLE d'aPRÈS LAQUELLE LA RAISON des parties., égales, soit dans la proportion des
FORME SES JUGEMENTS EST ELLE-MÊME SUPÉ- pàrïï es.inégaks. Mais qui pourra montrer dans

RIEURE A LA RAISON. les corps l'égalité ou la ressemblance absolue?


qui osera afûrmer, après y avoir bien réfléchi,
54. Si donc pour juger l'âme raisonnable , que chaque corps est véritablement un? Tous
ne s'inspire que d'elle-même, rien ne la sur- ne changent-ils pas, soit d'espèce, soit de lieu?
passe. Mais elle est sûrement inconstante, tantôt Tous ne se composent-ils pas de parties dont
éclairée et tantôt ignorante: d'un autre côté,
, chacune occupe sa place, et ces corps ne sont-
plus elle est éclairée, plus son jugement est ils pas ainsi comme divisés par l'espace ?
droit, elle est d'ailleurs d'autant plus éclairée D'ailleurs, l'égalité et la ressemblance vérita-
qu'elle connaît mieux l'art, la doctrine , la ble, l'unité première et absolue ne sont ac-
science : ainsi donc examinons quelle est la cessibles ni à notre œil, ni à aucun autre sens:
nature de l'art. Je n'entends point parler ici de elles ne tombent que sous le regard de l'esprit.

l'art qu'enseigne l'expérience mais de celui , Et commentvoudrait-on voir rechercher dans


que forme le raisonnement. Quel mérite y a-t-il les corps cette égalité telle quelle comment ;

de savoir que composé de chaux et de sable le prouverait-on qu'elle diffère beaucoup de l'éga-
ciment lient les pierres plus solidement unies lité parfaite, si celle-ci n'était connue de notre
que ne le fait la tioue et que pour bâtir avec
; intelligence ? Et pourtant comment appeler
élégance, il faut placer de chaque côté les par- parfaite, celle qui n'a point été faite!
* LiT, n du Libre Arbitre, c. 3 et suiv. 56. Et si toutes les beautés sensibles, pror
,

566 DE LA VRAIE RELIGION.

diiitcs par la nature ou par ne peuvent,


l'iitt, gente n'est autre que Dieu lui-même; et que
se concevoir sans l'espace et le temps, comme la viepremière et la première substance se
le corps et ses différents mouvements ; il n'en trouve avec la première sagesse. Cette sagesse
est pas de même
de celle égalité et de cette est en effet l'immuable vérité que l'on nomme
unité qui ne se révèle qu'à l'esprit et qui juge aussi avec raison la règle de tous les arts, et
de la beauté corporelle par l'intermédiaire des de l'Architecte tout-puissant. Et puisque
l'art

sens elle n'est ni étendue avec l'espace, ni


;
l'âme sent bien qu'elle ne juge pas d'après elle-
changeante avec les temps. On ne peut dire même la valeur et le mouvement de chaque
en effet qu'elle serve à apprécier la rondeur corps, elle doit reconnaître en même temps
de la roue, et non la rondeur d'un vase la ; d'un côté ,
que sa nature est supérieure aux
rondeur d'un Aase, et non celle d'un denier. natures qu'elle juge, et d'autre part qu'elle est
Ainsi en est-il des temps et des mouvements inférieure à cette autre nature qui fait la règle
des corps il serait absurde de prétendre
: de ses jugements sans qu'elle puisse la juger
qu'elle juge de l'égalité des années, et non d'aucune manière. Je puis dire pourquoi les
de l'égalité des mois, de l'égalité des mois et membres semblables d'un même corps doivent
non de celle des jours. Mais qu'un mouvement se correspondre de chaque côté c'est que mon :

réglé se produise pendant ces intervalles, pen- esprit se complaît dans cette égalité souveraine
dant des heures ou des moments plus courts, que je vois des yeux de l'esprit et non des yeux •

c'est toujours une même et immuable égalité. du corps d'où il suit que les objets qui tombent
;

Mais si la môme loi d'égalité, de ressemblance, sous mon regard me paraissent d'autant plus
de convenance, nous fait juger des mouve- parfaits qu'ils ont plus de rapport avec ces idées
ments et des figures tantôt plus grandes, tantôt de mon esprit. Mais pourquoi ces mêmes idées
moindres cette loi assurément l'emporte sur
: que contemple mon esprit sont-elles ainsi ?
tout cela en puissance. D'ailleurs elle n'est nul ne saurait le dire, et aucun homme de bon
dans les lieux et les temps, ni moindre, ni sens ne pourrait, en cherchant à en rendre
plus grande si elle était plus grande, elle
: compte , supposer qu'elles pussent être diffé-

ne pourrait apprécier tout entière ce qui est rentes de ce qu'elles sont.


plus petit si elle était moindre
; nous ne , 58. Pourquoi nous plaisent-elles? et pour-
pourrions juger par elle de ce qui est plus quoi , à mesure que nous avons plus d'intelli-
grand. Aussi faut-il la loi tout entière de la gence, y sommes-nous plus attachés? Personne
quadrature pour apprécier le carré d'une encore n'osera le dire s'il a bien compris ces
place publique, le carré d'une pierre, d'un ta- questions. En effet s'il nous est possible, ainsi
bleau, d'un bijou et la loi tout entière de l'é-
; qu'à toutes les âmes raisonnables, de juger selon
galité pour saisir également la convenance la vérité les créatures qui nous sont inférieures,
et dans les pas multipliés de la fourmi et dans il n'y a pour nous juger nous-mêmes que l'éter-
la marche de l'éléphant. Mais alors qui ne nelle Vérité, quand nous lui sommes unis. Pour
pourra comprendre que cette loi n'est ni plus elle le Père lui-même ne la juge pas, car elle
petite ni plus grande que l'espace et le temps, ne lui est point inférieure mais c'est par elle
:

puisqu'en puissance elle est au-dessus de tous qu'il porte tous ses jugements. Car tous les
les temps et de tous les lieux? Et comme cette êtres qui recherchent JIuniié^Qnî-SflLUirns à
loi qui préside à tous les arts est immuable, cette même règle , à cet idéal , à ce modèle
tandis que l'esprit humain, capable de la com- quel que qu'on lui donne, parce
soit le nom
pTéridrè, est exposé aux variations de l'erreur, que seule elle ressemble parfaitement à Celui
concluons qu'au-dessus de notre intelligence de qui elle a reçu l'être, si toutefois il est pos-
est une loi qui se nomme vérité. sible d'employer cette expression : « Elle a
a reçu , » quand il s'agit de Celui que l'on
CHAPITRE XXXI. nomme le Fils, parce qu'il n'est point par lui-
DIEU EST LUI-MÊME CETTE LOI QUI RÈGLE LES même, mais par le premier et éternel principe

JUGEMENTS DE NOTRE RAISON ET QUE NOTRE appelé le Père; «de qui toute paternité découle
RAISON NE PEUT JUGER. « dans le ciel et sur la terre '. » Ainsi « le
« Père ne juge personne, il a donné tout juge-
57. Il ne faut pas douter non plus que cette « ment au Fils ^ » « L'homme spirituel —
nature immuable, supérieure à l'âme intelli- ' Eph. III, 15. — • Jean, v, 22.
DE LA VRAIE RELIGION. 567

a juge tout, mais n'est jugé par personne ', » inclinés à terre, sans voir au-dessus de lui la
c'est-dire, paraucun homme mais par la loi ;
main qui le dirige. Mais c'est un homme qui
seule qui règle ses jugements car c'est encore ;
a des yeux dans l'àme, qui voit clair dans les
une vérité indubitable que « nous devons pa- ténèbres: je ne cesserai donc de l'exciter je ,

tous au tribunal de Jésus-Christ '. »


a raître le presserai de me dire le motif de ce plaisir

L'homme spirituel j uge donc tout parce qu'avec naturel. Car en le jugeant sans juger d'après
Dieu il est supérieur à tout. Or il est avec lui lui il doit le dominer et ne point en être l'es-

quand son intelligence comprend sans erreur, clave.


et qu'il aime parfaitement ce qu'il a compris. Je lui demanderai d'abord si ces objets sont
Il s'identifie même alors, autant que cela est beaux parce qu'ils nous plaisent ou s'ils nous
possible, avec la foi qui le dirige dans ses juge- plaisent parce qu'ils sont beaux. Il me répondra
ments, et que nul ne saurait juger. Ainsi en sans doute qu'ils nous plaisent parce qu'ils
est-il des lois temporelles elles-mêmes : les sont beaux. Je continuerai Eh pourquoi : !

hommes jugent quand ils les établissent,


les sont-ils beaux ? Que si cette question l'embar-
mais après leur promulgation le juge ne peut rasse, j'ajouterai : Est-ce parce que les parties

plus les discuter, il doit s'y soumettre. Cepen- en sont bien proportionnées, et qu'une pensée
dant le législateur humain , s'il est sage et unique a su en relier tous les détails avec une
homme de bien, consulte la loi éternelle élevée convenance parfaite?
au-dessus de toute discussion, afin que d'après 60. 11 en conviendra, alors je lui demande-
ses immuables principes il discerne ce qu'il rai si cette unité à laquelle ces parties veulent
convient pour le moment de commander ou se rattacher est parfaitement réalisée par elles,
de défendre. H est donc possible aux âmes pures ou si elles s'en écartent beaucoup et n'en sont
de connaître cette loi éternelle, jamais il ne qu'une fausse image. Il l'avouera encore. Quel
leur est permis de la juger. Eu voici la raison : homme en effet, pour peu qu'on l'avertisse,
pour connaître un objet il suffit de savoir , ne comprendra qu'il n'est aucune espèce de
de telle manière et non de telle autre
qu'il est ;
corps, qu'il n'est même aucun corps où ne se
mais pour bien l'apprécier nous ajoutons quel- rencontrent quelques traces d'unité, et que
ques mots destinés à exprimer qu'il pourrait néanmoins, si beau que soit un corps, il n'at-
avoir aussi d'autres caractères; comme lorsque teint jamais à l'idéal d'unité qu'il poursuit,

nous disons : cela doit être ainsi, cela devait puisqu'il a nécessairement des parties diver-
lêtre de cette manière ; ceci devra être autre- ses dans les divers points d'étendue qu'il
inenl, ainsi que fout les artistes en i)arlanl de occupe? Si donc il l'avoue, il devra me dire
leurs travaux. encore oîi il a vu cette unité et comment il l'a

aperçue. Car ne la voit point, pourra-t-il


s'il

CHAPITRE XXXII. connaître combien chaque corps s'approche


de l'unité et combien il s'en éloigne ? Il peut
IL Y A DANS LES CORPS DES TRACES d'UMTÉ; MAIS dire aux corps Vous ne seriez rien, si quelque
:

CONTEMPLER l'uNITÉ
L'I^TELLIGE^c:E SEULE PEUT lien ne vous contenait dans l'unité mais si ;

MÊME. vous étiez l'unité parfaite, vous ne seriez pas


des corps. On pourrait lui répondre aussitôt :

Beaucoup cependant n'ont d'autre but


59. Où as-tu découvert cette unité d'après laquelle
que le plaisir humain et ne veulent point tu juges les corps? Car si tu ne la voyais pas,
chercher plus haut la raison du plaisir qu'ils tu ne pourrais affirmer qu'ils ne l'ont point
ressentent. Si je demande à l'ouvrier qui réalisée. Si c'est ton œil qui te la fait aperce-
vient de construire une arcade, pourquoi il voir, peux-tu dire qu'ils en sont bien éloignés
veut en élever une semblable au côté opposé quoiqu'ils en conservent quelques traces ? Car
il me répondra sans doute qu'il veut établir tes yeux formés de matière ne voient que la ma-
l'égalité entre les côtés qui se correspondent. tière. L'unité n'estdonc visible qu'à l'esprit.
Mais si j'insiste, si je lui demande pourquoi Mais où la voyons-nous? Si elle occupait ici
cette symétrie elle convient, me dira-t-il, elle
: le même espace que notre corps, on ne la ver-
est belle, le coup d'œil l'exige, et il ne hasar- rait pas en Orient pour juger les corps comme
dera point d'autre explication. Il reste les yeux nous faisons ici. Elle n'est donc point limi-
• I Cor. 11, 15. — ' Il Cor. v, 10. tée par l'espace , et comme elle aide partout
,

DE LA VRAIE REUGION.

à juger localement, elle n'est en aucun lieu, veut connaître les corps par l'esprit et Dieu
et par sa puissance elle est partout. par les yeux; comprendre Icschoses charnelles
et voir les choses spirituelles ! c'est tenter l'im-

CHAPITRE XXXIII. possible.

L ERREUR NE VIENT PAS DES SENS , MAIS DU JU- CHAPITRE XXXIV.


GEMENT. — DIFFÉRENCE ENTRE LE MENTEUR ET
LE TROMPEUR. COMMENT APPRÉCIER NOS VAINES IMAGINATIONS.

61. Si le témoignage que lui rendent les 63. Aussi doit-elle redresser une manière
corps est un témoignage menteur, n'y croyons d'agir aussi dépravée, mettre en haut ce qui
point et ne tombons pas dans la vanité des va- est en bas
et en bas ce qui est en haut, sans
niteux. Mais comme
mentent en paraissant
ils quoi ne peut prétendre au royaume des
elle

vouloir mettre devant nos yeux ce qui n'est cieux. Ainsi ne cherchons point l'élévation
^visible qu'à la pensée, cherchons si le men- dans ces bas objets, ne nous y attachons pas
-- songe vient de leur ressemblance ou de leur non plus. Jugeons-les pour n'être point con-
dissemblance avec l'unité. Car s'ils la repro- damnés avec eux; c'est-à-dire, ne leur accor-
duisaient parfaitement, ils lui seraient parfai- dons que ce qui doit être attribué aux êtres
tement semblables, et s'ils lui étaient parfaite- du dernier rang; si nous cherchons à être des
ment semblables, il n'y aurait aucune diffé- premiers parmi les derniers , nous serons
rence entre leur nature et la sienne. Mais s'il comptés entre les derniers par les premiers.
en était ainsi, leur témoignage ne serait point Ce ne serait pas nuire aux derniers, mais ce
menteur, ils seraient ce qu'elle est. Toutefois serait pour nous le comble du malheur. L'ordre
ils ne mentent point pour ceux qui veulent y providentiel n'y perdrait rien non plus de sa
réfléchir de plus près. Car on ne ment qu'en beauté, car il traite les injustes avec justice et
cherchant à paraître ce que l'on n'est pas et ; lesméchants avec convenance.
si malgré nous l'on nous croit autres que nous donc la beauté des créatures visibles ne
Si
sommes nous n'avons point menti , mais
, nous trompe que pour ne réaliser point com-
trompé sans le vouloir. Ce qui distingue le men- plètement l'unité qui la maintient, sachons
teur du trompeur, c'est qu'il y a toujours dans qu'elle nous trompe, non par ce qu'elle est,
le menteur la volonté de tromper, quand môme mais par ce qu'elle n'est pas. Tout corps en
on ne le croirait pas tandis qu'on ne trompe
, effet est un vrai corps, mais une fausse unité.
pas sans tromper réellement. Par conséquent Aucun n'a en lui l'unité souveraine, aucun ne 1

les corps n'ayant point de volonté ne sont point l'imite jusqu'à la perfection. Néanmoins il n'y
menteurs, et si on ne les croit pas ce qu'ils ne aurait point de corps, s'il n'y avait en lui
sont point, ils ne trompent pas non plus. quelques traces d'unité ; et il n'y en aurait
62. L'œil lui-même ne trompe pas il ne peut : point si elles n'y avaient été imprimées par
que redire à l'esprit ce qui l'a frappé ; et si à Celui qui est l'unité suprême.
son exemple les autres sens nous communi- 64. esprits obstinés', montrez -moi un
quent leurs impressions comme ils les éprou- homme qui voie sans aucune image charnelle?
vent, pouvons-nous exiger davantage? Arrière Oîi est-il, celui qui comprend que le principe
donc les vaniteux et il n'y aura plus de vanité ! de toute unité n'existe qu'en l'auteur même de
Un homme s'imagine que le bâton se brise en toute unité, qu'elle soit à sa hauteur, ou non?
pénétrant dans l'eau qu'il se redresse, dès
; Donnez-moi un homme qui voie, non pas qui
qu'on le retire. Son œil n'est pas infidèle, c'est conteste et veuille paraître voir ce qu'il ne
lui qui juge mal. L'œil ne pouvait ni ne devait, voit point.Donnez-moi un homme qui résiste
attendu sa nature, voir autrement dans l'eau ;
aux sens charnels et aux plaies qu'ils ont faites
et puisque l'eau ne ressemble pointa l'air, quoi à sonâme, qui résiste à l'entraînement de la
d'étonnant que les sensations soient différentes ? coutume et aux louanges des hommes, qui
L'œil a donc bien vu, car il n'est fait que pour pleure ses péchés sur la couche, et renouvelle
voir; mais l'âme a mal jugé, car pour contem- son esprit qui n'aime point les vanités et ne
,

pler la souveraine Beauté, c'est la réflexion et


' Les maDicbéens, esclaves de leurs vaines imagiaalions. (Coofes.
non l'œil qui luilf^rïïonnéc. Et cette àme liv. Ui, ch. 6, Lv. IX, ch. 4.)
DE LA VRAIE RELIGION. ^60

cherche point le mensonge '


;
qui sache se dire temps les ravit à notre amour et nous laisse
à lui-même : s'il n'y a qu'une seule ville de dans l'esprit le tourbillon de vaines pensées
Rome, fondue aux bords du Tibre par je ne qui excitent et portent ça et là nos désirs. Ainsi
sais quel Romulus, celle que je forme dans ma l'àme devient chagrine vainement cherche- ; et

pensée est fausse : elle n'est point la véritable ;


t-elle à posséder ce qui la possède elle-même.

je n'y suis pas autrement je


non plus en esprit ;
On l'invite donc au repos, c'est-à-dire à ne
saurais ce qui s'y passe. S'il n'y a qu'un soleil, point aimer ce qu'elle ne peut aimer sans fa-
celui que je forme dans ma pensée est faux ;
tigue. Ainsi pourra-t-elle dominer les créatures,

car l'un suit sa route au temps et aux lieux en être la maîtresse et non plus l'esclave.
marqués, je place l'autre où je veux et quand « Mon joug est léger, » est-il écrit '. Tout donc

je veux. Si je n'ai que cet ami, celui (jue je est soumis à celui qui accepte ce joug. Pour

forme dans ma pensée est faux aussi car je ;


lui plus de fatigue, car ce qui est soumis n'op-

ne sais où est celui-là celui-ci va au gré de ;


pose plus de résistance. Qu'ils sont malheu-
mon imagination. Moi-même, je suis un: je reux au contraire, les amis de ce monde Ils
, !

sens que mon corps est ici ; et cependant mes en seraient les rois s'ils eussent voulu être les
me fils de Dieu puisqu'il « leur a été donné de
pensées me conduisent où je veux, font par- ,

ler avec qui je veux. Evidemment tout cela « devenir les enfants de Dieu ^ » Mais ces amis

est faux, et personne n'a l'intelligence de ce du monde redoutent tellement de s'arracher à


qui est faux. Je ne puis donc le comprendre ses caresses, que rien n'est plus fatiguant pour

lorsque je m'y arrête et que j'y crois car je ;


eux que d'être sans fatigue.
ne dois comprendre une chose qu'autant qu'elle
est vraie. N'est-ce pas ainsi qu'on doit raisonner
sur ce qu'ils appellent les fantômes ? Com- CHAPITRE XXXVI.
ment donc mon àme est-elle remplie d'illu-

sions? Où est la vérité que contemple rintclli- LE VERBE DE DIEU EST LA VÉRITÉ, ÉGAIE A SON
gence ? A on pourra répondre
cette question : PREMIER PRINCIPE. — LE PÉCHÉ SEULE CAUSE
la vraie lumière est celle qui te montre la DE NOS ERREURS.
fausseté de ces images. Par elle tu découvres
cette unité suprême d'après laquelle tu juges 66, Mais quand au moins on voit clairement
tout ce que tu vois tout en comprenant qu'elle
; que la fausseté consiste à croire ce qui n'est
n'est rien de ce qui change. pas on comprend que la vérité consiste à
,

montrer ce qui est. Or, comment les corps


CHAPITRE XXXV. nous induisent-ils en erreur? N'est-ce point
parce qu'ils ne reproduisent pas complètement
COMMENT NOUS DEVONS NOUS REPOSER DANS LA cette unité qu'ils cherchent à imiter, ce vrai
CONNAISSANCE DE DIEU. p rincipe^e tout ce qui est un^ dont Tiïïee est
tellement gravée en nous que nous trouvons
65. Si cette vue
le regard de fait trembler bien ce qui en conserve quelques traces et que
votre âme , ne luttez pas, com-
arrêtez-vous , nous blâmons ce qui s'en éloigne et la déna-
battez seulement votre entraînement vers les ture? S'il en est ainsi, on peut comprendre

corps domptez-le et vous aurez surmonté


, qu'il y ait une autre unité tellement semblable
tous les obstacles. Ce que nous cherchons c'est à ce premier et unique modèle de tout ce qui
l'unité, l'unité dans toute sa simplicité. Cher- est un, qu'elle l'égale complètement comme
chons donc cette unité divine dans la simplicité un autre lui-même. Or cette autre unité est
de notre cœur. « Soyez en repos, est-il écrit, et la Vérité, le Verbe qui est dans le Principe,
« vous reconnaîtrez que je suis le Seigneur *. » le VerBc qui est Dieu en Dieu. Puisque la faus-
Ce n'est point un repos de lâcheté c'est le , seté dans les créatures ne vient pas de ce
repos de la pensée que ne fatigue ni le temps qu'elles imitent l'unité, mais de ce qu'elles ne
ni l'espace car les images que produisent
; s'y conforment pas entièrement, ce qui a pu la
levolume et l'inconstance des objets matériels réaliser et devenir ce qu'elle est, n'est- il pas
nous dérobent la vue de l'invariable unité. la Vérité même ? Cette Vérité manifeste l'unité
Dans l'espace, les objets tentent nos désirs; le telle qu'elle est. Aussi est-elle appelée son
• Ps. IV, 3, 4. — * Ps. XLV, 11, • Matth. zi, 30. — * Jean, i, 43,
570 DE LA VRAIE RELIGION.

Verbe et sa lumière '. Les autres êtres ne peu- gné appeler à la vie par son Verbe afin quelle
vent que lui ressembler, et autant ils lui sont pût en contempler les splendeurs, et par le
semblables, autant ils sont vrais. Pour elle, Verbe s'élever jusqu'à lui-môme puisqu'il lui
elle est la parfaite reproduction de Tunilc ,
est semblable en tout. De là, ils descendent à
aussi est-elle la Vérité. De môme que la vérité la vie animale, à cette vie créée par laquelle
rend Igs choses vraies/ainsi la ressemblance le Dieu éternel et immuable produit tous les
rend les objets semblables; et comme l'une est êtres visibles, qui se reproduisent par la gé-
la forme de ce qui est vrai, l'autre est la forme nération. Ce sont ensuite les animaux eux-
de ce qui est semblabla^Forme vraie, par con- mêmes, puis les corps sans vie qu'ils adorent.
séquent car les êtres sont vrais autant qu'ils Ils choisissent d'abord les plus beaux, c'est-à-
\ ;

ont d'elle, et leur être est proportionné à leur dire et sur'out les corps célestes. En premier
ressemblance avec l'unité souveraine; forme lieu s'offre le soleil et quelques-uns n'adorent
également universelle elle est l'image par- : que lui. D'autres croient digne aussi des hon-
faite du Principe suprême, et comme elle n'en neurs divins, la clarté de la lune, plus rappro-
diffère d'aucune manière, elle porte à juste chée de nous, dit-on, ce qui nous rend plus sen-
titre le nom de Vérité. sibles à ses influences. Ceux-ci comprennent de
67. La fausseté ne vient donc point des ob- plus dans leurs hommages les autres corps cé-
jets qui nous trompent, puisqu'ils ne l'évèlent lestes et adorent tous les astres de la voûte
à nos sens que leur nature, en rapport avec étoilée.D'autres unissent au ciel éthéré les
le degré de beauté qu'ils ont reçu ; elle ne régions aériennes ils abaissent leurs âmes
,

vient pas non plus des sens qui nous égarent, sous majesté de ces deux parties supérieures
la

puisqu'ils ne font que rendre compte à l'àme du monde des corps. Il en est qui se croient
servie par eux des impressions que le corps a plus religieux encore en adorant toute la créa-
ressenties. L'erreur vient de la faute de l'âme tion, c'est-à-dire le monde entier et tout ce
lorsqu'elle cherche ce qui est vrai en laissant qu'il renferme, le principe qui donne la res-
de côté la vérité. L'àme a préféré les œuvres à piration et la vie, confondu par les uns avec
l'ouvrier et à son art ; son châtiment sera de la matière, regardé par les autres comme un
chercher dans les œuvres et l'art et l'ouvrier- être spirituel. De tout cet ensemble, ils ont
Mais elle ne peut les y découvrir, puisque Dieu fait la suprême dont tous les êtres ue
Divinité
est inaccessible aux sens et ne se révèle qu'à seraient que les membres. Ils n'ont point su,
l'esprit. Aussi prend-elle les œuvres pour l'art hélas ! reconnaître l'auteur de toute la créa-
lui-même et pour Celui qui les a faites. tion ; aussi tombent-ils aux pieds des idoles,
et après avoir adoré les œuvres de Dieu, ils

CHAPITRE XXXVII. rampent devant les œuvres de leurs mains ces :

œuvres toutefois sont encore visibles.


l'amour des créatures est l'origine de
l'idolâtrie sous toutes ses formes. CHAPITRE XXXVllI.

68. Telle fut l'origine de toute l'impiété et autre ESPECE D IDOLATRIE, LA TRIPLB
pour pécheurs ordinaires, et pour les pé-
les CONCUPISCENCE.
cheurs les plus dignes de réprobation. Non-seu-
lement ils veulent, comme le premier homme 69. Il est effectivement une autre idolâtrie
abusant de son libre arbitre, scruter contre la plus coupable et plus avilissante ; adorateur
volonté divine les mystères de la créature et de ses vaines imaginations, l'homme rend des
s'attacher à elle plutôt qu'à la Loi et à la Vé- hommages religieux à tout ce que les coupables
rité; plus coupables encore et non contents désirs de son orgueil inspirent à son esprit
de l'aimer, ils la servent plutôt que le Créa- égaré, mais bientôt il n'adore plus rien parce ,

teur % ils l'adorent sous toutes ses formes, de- qu'il ne voit dans le culte des faux dieux qu'une
puis la plus relevée jusqu'à la plus vile. Les ténébreuse superstition et un misérable escla-
uns se bornent à adorer l'àme, au lieu du Dieu vage. En vain cependant condamne-t-il cette
suprême, à mettre à sa place son plus parfait erreur, il ne sait pas lui-même secouer le
ouvrage, l'àme intelligente que le Père a dai- joug de la servitude, car il lui reste ces mêmes
* Jean, i, 9. — » Rom. i, 25. vices qui l'ont porté à leur rendre ses hom-
DE LA VRAIE RELIGION. 571

mages. 11 subit donc l'empire d'une triple con- « Je te lesdonnerai tous, si tu te proslej-nes
cii[)iscencc : l'orgueil, la volupté et la curio- « pour m'adorer. » Il est répondu au tenta-
sité. Non de , tous ceux qui ne veulent rien teur « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu
:

adorer, vous n'en trouverez aucun qui ne se « ne serviras que lui. » Ainsi notre maître

plonge dans les plaisirs de la chair, ou qui foule aux pieds l'orgueil. Il triomphe égale-
n'aspire à une vaine domination, ou qui ne soit ment des séductions de la curiosité. Le tenta-
sottement épris de queUiue curiosité. Malheu- teur ne le pressait de se précipiter du haut du
reux ignorants qui s'allachent aux frivolités temple que pour faire un essai mais il de- ;

pour y trouver leur bonheur ! meure invincible et sa réponse nous apprend


Mais de gré ou de force, chacun s'attache que pour connaître Dieu, il est inutile de lui
nécessairement aux moyens où il veut trouver demander des preuves visibles de ce qu'il est:
le bonheur. On court partout où on les voit, « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu *. »

et l'on craint tout ce (jui semble pouvoir les Ainsi celui que nourrit intérieurement la pa-
ravir. Or une faible étincelle, un chétif insecte, role de Dieu ne doit pas chercher la volu|)té
ne peuvent-ils pas à chaque instant les enle- dans le désert de ce monde. Celui qui est sou-
ver? Et sans signaler d'innombrables acci- mis à Dieu seul n'aspire point à se produire
dents, le temps lui-même ne détruit-il pas sur la montagne, n'ambitionne point l'éléva-
impitoyablement tous les biens périssables? tion terrestre. Et si le spectacle éternel de l'im-
Aussi comme ce monde les renferme tous, muable Vérité ravit l'esprit, il ne faut point
ceux qui par esprit d'indépendance se refusent quitter cette élévation et abaisser nos regards
à toute adoration, subissent l'esclavage de tout sur les biens inférieurs et passagers.
ce qui existe en ce monde.
donc réduits à cet excès de mi-
70. Ils sont CHAPITRE XXXIX.
sère, entièrement dominés par leurs penchants
coupables, victimes de la chair, de l'orgueil, COMMENT l'homme PEUT TRmMPOER
ou de la curiosité, peut-être de deux de ces DE L.\ VOLUPTÉ.
passions, ou même de toutes ensemble. Néan-
moins, tant qu'ils sont sur le chemin de la vie, 72. Qu'y a-t-il donc encore qui ne puisse
ils peuvent les attaquer et les vaincre, pourvu aider l'càme à se rappeler sa première beauté
qu'ils croient d'abord ce qu'il ne leur est point perdue , quand ses vices mêmes peuvent lui
donné de comprendre et qu'ils ne s'atta- en fournir le moyen? Ainsi la sagesse divine
chent point au monde : « Car tout ce qui est atteint avec vigueur d'une extrémité à l'autre*;
« dans le monde, disent les livres divins, est par elle le souverain architecte coordonne
« concupiscence de la chair , concupiscence toutes ses œuvres vers la beauté d'une même
« des yeux et ambition du siècle '. » L'Ecri- fin dans sa miséricorde , il n'a été jaloux
;

tufe désigne ainsi les trois passions que nous d'aucune des beautés^ qu'il pouvait créer à
venons de nommer: elle appelle concupiscence quelque degré que ce fût et en faisant que nul
de la chair la recherche des plaisirs honteux, ne se puisse séparer de la vérité même, sans en
cducupiscence des yeux, la curiosité, et ambi- rencontrer quelques vestiges. ENamine à quoi
tion du siècle, l'orgueil. tiennent les plaisirs des sens , n'est-ce point à
71. Triple tentation que la Vérité a subie des rapports de convenance ? Car si l'oppo-
après s'être faite homme, nous ensei-
afin de sition piodîûFTâ^'SôïïïèùrTla^nyenance en-
gner à la repousser. « Ordonne que ces pierres gendre le plaisir. Sache donc où est l'accord
8 soient du pain, » dit le tentateur. «L'homme, parfait, mais ne va pas au dehors, cherche en
« répoud cet unique Maître, ne vit pas seule- toi-même; la vérité réside dans l'homme inléL-(
cement de pain, mais de toute parole f'". Dieu.» rieur; et si ta nature te paraît trop inconstante,
Ainsi nous apprend-il à dompter les entraîne- élève-toi plus haut. Mais souviens- toi que
ments de la volupté, à ne pas même écouter t'élever au-dessus de toi , c'est t'élever au-
les conseils de la faim. Mais peut-être l'éclat de dessus de la raison. Monte donc jusqu'au foyer'
ladomination temporelle pourrait l'éblouir, où s'allume le flambeau de cette raison. Où
luique la volupté n'a pu corrompre. Tous les doit tendre en effet tout bon raisonnement, si

royaumes ûe la terre lui sont donc montrés : ce n'est à la vérité? Car la vérité ne se dé-
' Jeau, 11, 16. 'Matth. IV, 1-10; Luc, iv, 2, 12. — ' Sag. viu, 1.
,

872 DE LA VRAIE RELIGION.

couvre point à elle-même par le raisonnement,


c'est à elle que le raisonnement conduit. Vois
CHAPITRE XL.
donc ici une convenance que tu ne pourras
retrouver nulle part aussi parfaite et de- ,
DE LA BEAUTÉ CORPORELLE ET DE LA VOLUPTÉ
meures-y attaché. Sache reconnaître que tu CHARNELLE. —
PEINE DU PÉCOÉ.
n'es point ce qu'est cette vérité, car elle n'a
point à se chercher; et c'est en la cherchant, 74. Ainsi l'homme intérieur renaît à une
non dans l'espace, mais par les désirs de ton nouvelle vie et chaque jour se détruit l'homme
âme, que tu as pu la trouver. Ainsi l'homme extérieur '. Le premier considère celui-ci, et

intérieur pourra s'unir à l'être mystérieux qui en le comparant à soi, il le trouve difforme;
habite en lui, et trouver dans cette union non mais considéré en son rang l'homme extérieur
des plaisirs grossiers et charnels, mais la yo - est beau; il aime dans les corps la convenance,
lupté spirituelle et suprême. et corrompt ce qu'il s'approprie c'est-à-dire ,

73. Peut-être ne comprends-tu pas ceci, et ce qui l'alimente. Ces aliments se corrompent
doutes-tu de la vérité de mes paroles? Regarde en ce sens qu'ils perdent leur nature pour
au moins si tu n'es pas sûr de ton doute ; et si entrer dans la composition de nos différents
tu en es certain, cherche ce qui te donne cette organes, y renouveler ce qui est usé, et y
certitude. Non assurément tu n'auras pas , prendre une forme nouvelle et convenable.
pour te guider les rayons du soleil mais la , L'action vitale les juge en quelque sorte les :

lumière véritable qui éclaire tout homme uns donc servent à former celte beauté visible,
venant en ce monde *. Elle ne se montre point ceux qui n'y sont point propres s'échappent
aux yeux du corps, ni aux regards arrêtés sur comme superflus. Et parmi ces derniers, les
les vains fantômes que ces mêmes yeux leur uns plus grossiers retournent à la terre pour
ont apportés; mais elle apparaît à ceux qui revêtir des formes nouvelles d'autres s'ex- ;

savent dire à ces imaginations Ce n'est point halent de tous les pores d'autres enfin pénè-
:
;

vous que je cherche, et ce n'est point i)ar trent dans les organes les plus secrets de tout
vous que je vous juge; je condamne ce que l'être vivant pour le rendre capable de se
je trouve en vous de difforme, et_XiU3lée^s_ reproduire, et provoqués par l'union des sexes,
beautés que j'y rencontre. .Car ce qui dirige ou seulement par l'image de cette union ils ,

en moi le blâme et la louange surpasse encore descendent du sommet de la vie au milieu des
ces beautés. Aussi je le préfère non-seulement voluptés grossières. Dans le sein maternel et
à votre beauté, mais aussi à tous les corps où durant des temps déterminés, ils se rendent
je vous ai puisées. à la place désignée pour former chaque ,

As-tu compris celte règle ? tu peux ainsi la membre dans chaque partie du corps; et si
formuler celui qui connaît son doute, connaît l'harmonie n'a point été violée, la lumière
:

une chose vraie or il est certain de ce qu'il ajoute son coloris, il naît un enfant que I^on Ait
:

connaît, donc il est certain de ce qui est vrai, beau et dont la vue excite le plus ardent amour
et en doutant de la vérité , il trouve en lui ce dans ceux qui s'y attachent. Ce charme pour-
qui doit mettre fin à son doute. Mais rien n'est tant estmoins le produit de la forme vivant e,
vrai que par la vérité :il ne doit donc point que de la vie elle-même; car si cet être vivant
douter de la vérité, s'il peut douter de quoi que nous aime, il a pour nous des attraits |)lus
ce soit. De plus, comprendre ceci , c'est voir séduisants s'il nous hait, sa vue nous irrite
:

par cette lumière qui ne brille ni dans le temps nous est insupportable, quand même sa beauté
ni dans l'espace ni au milieu des images que
, charmerait les regards. Telle est le domaine
le temps et l'espace peuvent fournir. El ces vç- de la volupté charnelle : telle est l'jnfime
quand même le
rités pourraient-elles s'altérer, beauté. Elle est soumise à la corruption, sans
raisonnement serait anéanti, ou irait se perdre quoi on en prendrait une trop haute idée.
dans les grossières conceptions des hommes 75. Mais admire ici l'action de la Providence :

charnels ? Car le raisonnement n'a point créé ellene condamne point comme mauvaise celte
ces vérités, il les a constatées. Donc avant volupté, puisqu'elle conserve si visiblement
d'être découvertes, elles existent, et c'est pour les traces des nmnbres primitifs, et de la sa-

nous renouveler qu'elles se manifestent à nous. gesse de Dieu qui est sans nombre ;ijnais elle

* Jeao, I, 9. ' II Cor. IV, 16.


DE LA VRAIE RELIGION. 573

lui assigné le dernier rang et pour nous in-; la peine du péché, c'est-à-dire la volontaire sé-
viter à rechercher le bien immuable, elle mêle paration de l'Etre souverain et le supplice in-
à ce genre de |)Iaisirs les douleurs les mala- ,
volontaire causé par le dernier des êtres, en
dies, le désordre dans les membres, le trouble d'autres termes: la liberté delà justice et la
de laphysionomie, les agitations de l'àme et servitude du péché.
les colères. Elle emploie à répandre ces amer-
tumes le bas ministère de ces êtres que l'E- CHAPITRE XLI.
criture appelle exterminateurs et anges de co-
lère et qui heureux de faire le mal ne savent
, la peine infligée au pécheur contribue a
quel utile résultat ils travaillent à assurer. A ces l'ordre Général.
anges sont semblables les hommes qui font
leur bonheur des misères d'autriii et qui ne 77. L'homme extérieur s'anéantit ou par les

voient ou ne veulent voir dans nos égarements progrès de l'homme intérieur, ou par sa pro-
que des motifs de joie et des divertissements de pre défaillance. Quand il s'anéantit par les
théâtre. Ainsi les souffrances de la vie sont progrès de l'homme spirituel c'est pour se ,

pour les justes un enseignement, une épreuve; relever plus parfait , recouvrer son intégrité
et

elles lui assurent la victoire, le trioni[)he et au son de la dernière trompette, et il ne


la liberté. Pour les méchants, c'est la décep- pourra plus alors ni corrompre ni être cor-
tion , le tourment, la défaite, la condamnation rompu. Mais s'il se dégrade lui-même, il
et l'esclavage. Ils sont les esclaves non du sou- tombe en des beautés d'un ordre inférieur,
verain Seigneur, mais de ses derniers minis- c'est-à-dire sous la JûTstice du châtiment. Je

tres , de ces anges qui se repaissent des dou- parle ici de beautés, car rien n'e st dans l'ordre

leurs et de la misère des réprouvés et à qui la qyiijie soit beau ; et comme dit l'Apotre *,^

méchanceté fait un supplice de la délivrance « Tout ordre vient de Dieu *. »

des justes. Nous devons avouer qu'un homme dans les


76. Ainsi la mission et la fin de toutes les un brillant vermisseau;
pleurs est préférable à
créatures concoureiit à la beauté de Tunivérs ;
cependant je pourrais, sans mentir, louer lon-
et les détails qui nous font peine s'harmonisent guement cette chétive créature , faire remar-
parfaitement dans l'ordre général. En effet quer de ses couleurs, la délicatesse de ses
l'éclat

peut on juger d'un édifice par un seul de ses formes, l'accord parfait entre la tête et le mi-
côtés de la beauté d'un homme par sa cheve-
, lieu, entre le milieu et l'extrémité ; l'unité re-^
lure de sa parole par le mouvement de ses
,
produite autani qu'elle peut l'être dans cette
doigts, du cours de la lune par ses phases de humble nature: car il n'est rien d'un côté,
quelques jours? Ces sortes de créatures sont qui ne se voie de l'autre avec d'égales dimen-
placées au dernier rang parce que en elles la sions. Que dirai-je ensuite de la vie qui anime
beauté de l'ensemble se compose de parties im- ce petit corps ? comme elle le meut avec me-
parfaites; et pour bien apprécier leur mérite, surecomme elle cherche ce qui
, convient
soit dans le repos, dans l'action, il faut les
soit comme elle sait selon ses forces , vaincre où
considérer tout entières. Appliqué au tout ou à éviter les obstacles l et rapportant tout à la
la partie, notrejugement est beau quand il est conservation , ne révèle-t-elle pas mieux que
vrai il est même supérieur au monde entier,
: le corps l'unité supérieure ,
qui a créé toutes
et en jugeant ce monde selon la vérité, nous ne les natures ? J'ai parlé d'un vermisseau doué
nous attachons à aucune de ses parties. Quant dévie: mais que n'ont pas dit plusieurs au-
à l'erreur qui s'attache à quelque portion de ce teurs sans exagération pour louer la cendre
monde, elle porte en elle-même sa difformité. même, la pourriture * ? Quand donc je parle de
Mais comme le noir donne du lustre à l'en- l'âme humaine qui toujours et partout rt3m-
semble d'un tableau ainsi l'immuable Provi-
, porte sur tous les corps , faut-il s'étonner que
dence dispose tellement toute cette mêlée de j'admire l'ordre dont elle fait partie que je ,

la vie, qu'elle traite différemment les vaincus voie ses châtiments produire de nouvelles
et les vainqueurs,
les combattants et les specta- beautés? Malheureuse, elle n'est 'pas où doi-
teurs différemment encore les âmes paisibles
, vent être les bienheureux, mais où il convient
qui ne cherchent qu'à contempler Dieu. Dans que soient les malheureux.
tout en effet , il n'y a de mal que le péché et
, I Rétract, ch. 13, n. 7.— ' Rom.ziv, I.— 'Caton cité par Cicéron.
574 DE LA VRAIE RELIGION.

78. Que personne ne nous trompe ; tout ce qu'ilnous est donné de faire usage de la rai-
qui est justement blâmé est rejeté en compa- son pour nous tourner vers Dieu; pour méri-
raison de ce qui est meilleur *. ter d'être éclairés par son Verbe, la véritable
Or toute créature, fùt-elle la dernière, la lumière, et n'être pas enveloppés dans les
moins digne de notre estime, est encore pré- ténèbres K Le jour, c'est l'éclat de celte lu-
férable au néant de plus on n'est jamais bien,
: mière « qui éclaire tout homme venant en ce
tant qu'il est possible d'être mieux. Si donc il « monde ^. » —
« Tout homme, » est-il écrit;

nous est donné de pouvoir jouir de la vérité car il peut user de sa raison, et chercher pour
même, il ne convient pas de nous arrêter sur se relever un point d'appui où il est tombé.
quelques-unes de ses traces, et bien moins Si donc on aime les voluptés charnellesT
encore sur ses derniers vestiges en nous atta- qu'on les considère avec attention et si l'on y ; ,

chant aux plaisirs de la chair. Ainsi dom.ptons découvre les vestiges de quelques nombres,
les séductions et les douleurs de cette passion. qu'on cherche où sont les nombres dégagés de
Si nous sommes hommes, soumettons cette la matière ; car là se trouve davantage l'unité.
femme. Sous notre conduite elle deviendra Sont-ils ainsi dans le mouvement vital, prin-
meilleure, et perdra le nom de passion pour cipe de la reproduction? il faut les y admirer
prendre celui de tempérance. Car si elle nous plutôt que dans le corps lui-même. Car si les

conduit et nous impose ses volontés, elle s'ap- nombres étaient matériels dans la semence
pelle passion et débauche, et nous, légèreté et comme la semence elle-même, de la moitié

folie. Suivons le Christ notre chef, afin d'être d'une graine de figue naîtrait une moitié d'ar-
suivis à notre tour par celle dont nous sommes bre, etpour la génération des animaux, si la
le chef. Ce conmiandement peut être adressé matière séminale n'était pas non plus tout en-
également aux femmes, non par droit mari- tière, elle ne pourrait produire l'être tout en-
tal, mais par droit fraternel car en vertu de ;
tier, et un seul germe sipetit ne pourrait avoir
ce droit il n'y a dans la société du Christ ni une force illimitée de reproduction. Mais un
homme ni femme. Celles-ci ont reçu égale- seul germe fécond qu'il suffit pour pro-
est si
ment quelque chose de viril, pour dompter pager indéfiniment pendant des si. clés et selon
l'attrait des voluptés efféminées, pour servir sa nature les moissons par les moissons, les fo-
le Christ et commander à la passion. C'est le rêts par des forêts, les
troupeaux par les trou-
spectacle que présentent depuis la formation peaux, les peuples par les peuples; et pendant
du peuple chrétien une foule de vierges et de une longue succession
si il n'est pas une ,

veuves , beaucoup de femmes soumises au feuille, un cheveu qui ne trouve sa raison


pas
mariage, mais sachant en observer les devoirs d'être dans cette première et unique semence.
dans l'union fraternelle. Quant à cette partie Voyons ensuite quels harmonieux et suaves ;

de nous-mêmes que Dieu nous commande de accords retentissent dans les airs au chant i

dominer, sur laquelle il nous excite et nous du rossignol. Jamais le souffle de ce petit
j

aide à rétablir notre autorité, si par négligence oiseau ne les reproduirait au gré de ses ca-
ou par impiété, l'homme, c'est-à-dire l'esprit et prices, s'il ne les trouvait comme imprimés !

la raison, se laisse dominer par elle, quelle immatériellement dans le mouvement même
honte et quelle indignité Mais il mérite dans
I de la vie. Nous pouvons observer le même
cette vie et il obtiendra réellement dans l'autre phénomène dans tous les autres animaux pri-
la destinée et la place que juge convenable le vés de raison mais doués de sensibilité. Il
,

Maître suprême, le Souverain Seigneur, ^insi n'en est aucun qui dans le son de la voix, ou
donc il n'est aucune difformité qui souille dans tout autre mouvement de ses organes, ne
l'univers^nsidefe^'dânT^irneïrsemblë. " produise un nombre et une mesure propres à
son espèce. La science ne les lui a point com-
CHAPITRE XLII. muniqués, il les trouve dans sa nature, dont
les limites ont été fixées par la loj^ immuable
LA VOLUPTÉ CHARNELLE, INVITE ELLE-MÊME A
CHERCHER l/UiUÊi de toutes les harmonies.

* Jean, iu, 35. — ' Id. i, 9.


79. Par conséquent, avançons pendant que
le jour est pour nous, c'est-à-dire pendant
* I Rétract, ch. 13, n. 8.
DE LA VRAIE RELIGION. 878

espace à toute la durée du temps; et ce n'est


ni la durée, ni l'étendue, mais un ordre plein
CHAPITRE XLIII.
de sagesse qui donne la beauté à cette succes-
l'homme découvre l'ordre et les proportions sion si pleine d'harmonie et si bien graduée

DANS l'espace ET LE TEMPS. l'ORDRE PRO-— dans le temps et dans l'espace.


81. Mais la mesure même de l'ordre vit dans
CÈDE DE l'Éternelle vérité.
l'éternelle vérité sans s'étendre comme les

80.Revenons à nous-mêmes et mettons de corps, sans passer avec les années; sa puis-
côté ce qui nous est commun avec les arbustes sance l'élève au-dessus de tout lieu, son im-
et les animaux. Toujours l'hirondelle bâtit son muable éternité au-dessus de tous les temps.
nid de la même manière; ainsi en est-il de Sans lui cependant la longueur de l'étendue
chaque espèce d'oiseaux. Mais pour nous, ne peut être ramenée à l'unité, ni la succes-
comment se fait-il que nous puissions appré- sion des temps se compter sans erreur, le corps
cier ces formes qu'ils recherchent, le degré de même ne peut être corps, ni le mouvement être -.

perfection qu'ils y atteignent, et que comme mouvement. II est cette unité première qui
les maîtres de toutes ces configurations nous n'a ni matière ni mouvement, soit dans le fini,
sachions en même temps varier à l'infini soit dans l'infini. Caril ne change, ni selon les

la forme de nos édifices œu-


et des autres lieux, ni selon les temps; cette unité souve-
vres matérielles? D'où nous vient de com- raine étant le Père même de la vérité , le Père
|)rendre que ces masses visibles de la ma- de la divine Sagesse, qui est appelée sa ressem-
tière i)roportionnellement grandes ou
sont blance, parce qu'elle_l'égale_eji tout ; et son
petites pourquoi un corps si tenu qu'il soit
;
image parfaite, parce qu'elle procède de lui.
peut être partagé en deux et par consé-
, Et comme elle procède de lui tandis que les
quent divisé à l'infini qu'en conséquence,
;
autres êtres ne sont que par lui, on a raison de
d'un grain de millet à une de ses parties la la nommer encore son Fils. Elle est la forme \]

dillérence peut être la même que du monde première et universelle, réalisant dans toute
entier à notre corps et qu'il est pour cette faible sa perfection l'unité de celui de qui elle tient
partie aussi grand que le monde est pour nous; l'être ; en sorte que toutes les autres existences

que ce monde lui-même tire sa beauté de la doivent se conformer à ce modèle parfait pour
beauté de ses formes et non de son volume ; être semblables aa principe de toute unité.
qu'il paraît grand non à cause de sa longue
étendue, mais à cause de notre petitesse, c'est- CHAPITRE XLIV.
à-dire de celle de tous les animaux dont il est
peuplé; et que comme ceux-ci peuvent se tout est ramené a dieu par la créature rai-
diviser à l'infini, ils sont petits non en eux- sonnable.
mêmes, mais comparés à d'autres, surtout à
l'ensemble de tout cet univers? Nous ne pou- 82. Parmi ces êtres, les uns sont non-seule-
vons apprécier d'une autre manière le temps ment par cette sagesse, mais encore pour elle :

qui s'écoule car toute quantité peut être,


: telles sont les créatures douées de raison et
dans le temps comme dans l'espace, réduite à d'intelligence, et parmi elles l'homme créé à
sa moitié. Si courte qu'elle soit , ellecom- l'image et à la ressemblance de Dieu : autre-
mence, se continue et finit; elle est donc né- ment il ne pourrait contempler l'immuable vé-
cessairement à sa moitié, lorsqu'on la partage rité. D'autres sont formées par elle mais non ,

au point où elle commence à incliner vers sa point directement pour elle ; car si la créa-
fin. D'après cela une syllabe est brève, si on la ture raisonnable s'attache à son Créateur, de
compare à une plus longue; une heure d'hiver qui, par qui et pour qui elle est, elle com-
est de courte durée, comparée à une heure mande à tout le reste : à cette vie infime qui
d'été '. Ainsi trouvons-nous courte une heure la touche et l'aide à dominer le corps; au
comparée au jour entier, le jour comparé au corps lui-même, à cette nature, à cette es-
mois, le mois à l'année, l'année au lustre, le sence du dernier degré ; elle le maîtrisera à
lustre à un espace plus long, le plus long son gré, sans éprouver de sa part aucune pé-
nible résistance, parce que loin de lui deman-
* Les anciens divisaient le jour ea 12 heures égales, plus longues
par conséquent en été qu'en hiver. der le bonheur, de le rechercher par lui , elle
576 DE LA VRAIE KELIGION.

le tiendra de Dieu immédiatement. Aussi puissance de Dieu? S'il l'imitait en se soumet-


quand le corps aura été rehabilité et purifié, tant à ses d.vins préceptes , il serait par lui le
elle en dirigera tous les mouvements, sans re- maître de tout, et il ne serait point dégradé
douter ni alfaiblissement, ni difficulté. « A la jusqu'à redouter l'approche d'un vil animal,
« résurrection, il n'y aura plus ni femmes, ni pendant qu'il veut commander aux hommes.
« maris, mais ils seront comme les anges dans L'orgueil recherche donc aussi à sa manière
« le ciel '. L'estomac est pour la nourriture et l'unité et la toute-puissance; mais il la veut
« la nourriture pour l'estomac, mais un jour dans le domaine des biens temporels qui pas-
« Dieu détruira l'un et l'autre *. Parce que le sent tous comme l'ombre.
« royaume de Dieu n'est point le boire et le 85. Nous voulons être invincibles, c'est bien,
« manger, mais la justice, la paix et la joie '. » ce désir de notre âme vient de Dieu, qui l'a
nous trouvons jusque dans la vo-
83. Ainsi créée à son image; mais il fallait accomplir sa
lupté charnelle ce qui nous apprend à la mé- loi elle qui nous eût rendus invincibles. Or,
,

priser le mal n'est point dans la nature du


: depuis que celle dont les paroles nous ont
corps, il consiste à s'attacher honteusement au honteusement séduits , subit elle-même les
dernier des biens quand on peut aimer et ,
douleurs de l'enfantement, il nous faut sup-
posséder les premiers. Le cocher précipité de porter le travail sur la terre et nous sommes
son char et expiant sa témérité, accuse de son ignominieusement vaincus par tout ce qui
malheur tout ce qui l'entoure. Mais plutôt qu'il peut nous troubler, nous épouvanter. Ainsi
appelle à son secours ; et si le souverain Maître nous ne voulons pas être vaincus par des
daigne l'entendre, si on arrête les coursiers hommes, et nous ne pouvons vaincre la colère !

offrant un nouveau spectacle de sa chute, et Est-il rien de plus affreux que cette ignominie ?
prêts à donner, si l'on ne porte secours, celui Nous savons qu'un homme est ce que nous
de son trépas ;
qu'aussitôt remis sur son siège, sommes; s'il a des vices, il n'est point le vice
élevé au-dessus des roues, il ressaisisse les rênes lui-même. Combien donc il serait plus hono-
et dirige avec prudence les chevaux redevenus rable pour nous d'être vaincus par un homme
dociles ; il reconnaîtra alors comme tout est plutôt que par le vice ? Qui ne reconnaît que
bien disposé dans ce char et cet attelage, qui l'envie est un cruel penchant dont il faut subir
naguère prêt de se briser, l'exposait lui-même l'impitoyable despotisme, quand on ne veut
après avoir perdu dans sa course la mesure point plier pour des intérêts temporels devant
convenable. C'est ainsi que s'est débilité notre les circonstances ? Il est donc plus convenable

corps, lorsque l'âme trop avide au paradis ter- aussi d'être vaincu par un homme que de
restre saisit le fruit défendu , malgré les pres- l'être par Tenvie ou toute autre passion.

criptions du médecin qui devait la sauver


pour réternité. CHAPITRE XLVI.

CHAPITRE XLV. CE QUI REND L HOMME INVINCIBLE C EST L AMOUR


DE CE qu'on NE PEUT LUI RAVIR, L'AMOLR DE
LES EXCÈS DE l'ORGUEIL NOOS ENSEIGNENT AUSSI DIEU ET DU PROCHAIN. —
COMMENT IL DOIT
LE CHEMIN DE LA VERTU. AIMER LE PROCHAIN.

84. Si donc cette chair visible, qui dans sa 86. Mais l'homme lui-même ne pourra vain-
corruption, ne peut plus prétendre à la vie cre celui qui adompté ses passions. Celui-là seul
bienheureuse, nous enseigne à le reconqué- estvaincu à qui l'ennemi enlève ce qu'il aime.
rir, lorsque du souverain bien, nous sommes Quand donc on n'aime que ce qui ne peut
descendus au dernier de tous, quelles leçons être enlevé, on est assurément invincible et ja-
plus vivantes se retrouvent dans le désir des mais on n'éprouvera les tourments de l'envie.
distinctions et des honneurs, dans l'orgueil et On aime en effet ce qui se prodigue avec d'au-
les pompes de ce monde? Que veut l'homme tant plus d'abondance qu'un plus grand nom-
en effet dans ces aspirations, si ce n'est d'être bre l'aiment et le recherchent. On aime Dieu
seul pour tout dominer, s'il était possible, cher- de tout son cœur, de toute son âme, de tout
chant ainsi à imiter en mauvais sens la toute- son esprit; on aime aussi son prochain comme
* Malth. Xiu, 30. — ' I Cor. vi, 13. — '.Rom. xiv, 17. soi-même, et loin de lui porter envie pour
DE LA VHAIE RELIGION. 577

l'empêcher de devenir ce qu'on est, on l'aide mer que sa qualité d'enfant car c'est ne point ;

autant qu'on peut à le devenir, (jr en aimant aimer en lui ce qui regarde Dieu, mais ce'qui
le prochain comme soi-même on ne saurait le nous regarde. Et comment s'étonner de ne voir
perdre, car en soi-même on n'aime pas ce qui point sur le trône quiconque aime le bien privé
tombe sous les yeux ni sous les autres sens : et non le bien public? Il faut aimer l'un et
de sorte que l'on porte en soi celui que l'on l'autre, dira quelqu'un. Il ne faut aimer que
chérit comme soi-même. l'un d'eux, répond le Seigneur, car la vérité
87. Vouloir pour les autres tous les biens même l'a positivement affirmé « Personne ne :

qu'on désire pour soi-même, et ne leur vouloir « peut servir deux maîtres '.» Il est impossible
pas les maux que soi-même on redoute, voilà d'aller oîi l'on est appelé, sans quitter le lieu
la règle de l'amour *, telles sont les dispositions où Or nous sommes appelés à repren-
l'on est.
que l'on a pour tous les hommes : car il ne dre notre nature parfaite, telle que Dieu l'a
faut faire de mal à personne, « et l'amour du créée avant la chute, et à nous séparer de celle
« prochain ne commet jamais l'iniquité ^ » que nous avons méritée par le péché. Il faut
Voulons-nous donc être invincibles? Aimons donc haïr celle-ci, puisque nous désirons d'en
même nos ennemis, c'est le précepte divin ^ être délivrés.
Car l'homme n'a point en lui cette force que 89. Si donc nous sommes embrasés de l'a-
rien ne peut vaincre. Il la trouve dans l'im- mour de l'éternité, haïssons les liens du temps.
muable loi qui rend libre quiconque lui est L'homme doit aimer son. prochain comme soi-
soumis. C'est ainsi que rien ne peut lui ravir même personne n'est à lui-même son
: or,
ce qu'il aime et cela sufût pour rendre un père, son son parent, son allié, ni rien de
fils,
homme invincible et parfait. Si l'on n'aimait tout cela; il est seulement un homme. Donc
point son semblable comme soi-même, mais aimer son prochain comme soi-même, c'est
qu'on l'aimât comme on aime une bête de aimer en lui ce que l'on est soi-même. Le
somme, une maison de bain, le plumage d'un corps n'est point en nous ce que nous sommes ;
bel oiseau, ou son joli ramage, c'est-à-dire il ne faut donc ni le rechercher, ni le désirer
pour le profit ou le plaisir temporel qu'il peut en qui que ce soit; et nous pouvons -appliquer
procurer, on serait l'esclave non pas de ici cette sentence de l'Ecriture « Ne désire :

l'homme, mais, ce qui est le plus humiliant, « pas le bien d'autrui qui aime ^ ». .\insi celui
d'un vice honteux et détestable, celui de ne pas dans prochain ce que lui-même n'est point
le
aimer l'homme comme il mérite d'être aimé; à ses propres yeux, ne l'aime pas comme il
et ce vice conduit, non pas à la fin de la vie s'aime. C'est la nature humaine qu'il faut ai-
mais à la mort. mer, appelée à le devenir,
soit parfaite, soit
88. Ajoutons que l'homme ne doit pas aimer sans considérer les rapports de parenté. Ainsi,
I huuniM. comme on aime des frères selon la ayant le même
Dieu pour père, ceux qui l'ai-
rhair, des enfants, une épouse, des parents, ment de la même
et font sa volonté, sont tous
> ou même des concitoyens ; car cette famille. Ils sont de plus les uns pour les autres
que pour un temps et nous
n'est ; des pères en s'avertissant, des fils par leur
n'ani i^iis pas ces relations, que la naissance et déférence mutuelle; il' sont frères surtout,
la mon rendent nécessaires, si fidèle aux pré- parce que leur unique Père les appelle tous,
ceptes divins et persévérant dans la ressem- par son testament, à l'héritage du même bon-
blance de Dieu, notre nature n'eût pas été con- heur.
damnée à cette vie corruptible *. Aussi, 7)our
nous rappeler la perfection primitive, l'éter- .CHAPITRE XLVII.
nelle vérité nous commande de résister à ces
exigences de la chair et du sang : elle a déclaré
CARACTÈRE VÉRITABLE DE l' AMOUR POUR LE PRO-
que personne ne pouvait prétendre au royaume CHAIN. IL NOUS REND INVINCIBLES.
du Ciel, s'il ne savait secouer le joug des affec-
90. Et comment un homme ainsi disposé ne
tions charnelles ^ Et qu'y a-t-il ici d'inhumain ?
serait-il pas invincible, en aimant l'homme,
II est bien plus inhumain de ne pas aimer
puisqu'il n'aime en lui que l'homme, c'est-
dans l'homme sa qualité d'homme pour n'ai- , à-dire la créature de Dieu faite à son image,
* Tob. IV, 26. — • Rom. xm, 10. — •
Matth. v, 44. — * I Rét.
et puisqu'il ne saurait manquer d'une na-
ch. 13, n. 8. — ' Luc, LX, 60, 62 ; xiv, 16. • Matth. VI, 24. — « Exod. XX. 17.

AuG. — Tome III.


37
578 DE LA VRAIE RELIGION.

ture parfaite à aimer, étant parfait lui-même? biens temporels, il sait en faire un bon usage,
Je fais la supposition suivante on aime un : consultant les besoins de chacun quand
il ne

bon chanteur; on l'aime non parce qu'il est peut s'intéresser à tous dans une égale mesure.
tel ou mais parce qu'il est bon chanteur,
tel , S'il parle plus volontiers avec ses familiers,

et l'on estbon chanteur soi-même. Ne vou- ce n'est point l'effet d'une préférence person-
drait-on pas alors que tous les hommes cœur avec plus
nelle, c'est qu'il peut ouvrir son
chantassent bien, mais sans perdre soi-même de confiance en rencontre plus facilement
et
ce que l'on aime, le don de bien chanter? l'occasion ; car il traite les mondains avec
Quelqu'un, au contraire, est-il jaloux de celui d'autant plus d'indulgence qu'il est lui-même
qui possède ce don? ce n'est plus alors le don moins attaché au monde, et comme il ne peut
qu'il aime, mais les louanges ou tout autre être utile à tous ceux qu'il aime, il serait in-
profit qu'il voudrait se procurer par ce moyen, juste ne préférait ceux qui lui sont plus
s'il

et dont il peut être privé en tout ou en partie unis. L'union des esprits est plus étroite que
si un autre chante aussi bien que lui. Donc l'union formée par les temps et les lieux où
porter envie à celui qui chante bien, ce n'est l'on naît, et la plus puissante de toutes est celle
point l'aimer, de même que, sans ce talent, il qui triomphe de tout. Cet homme ne se laisse
est impossible de bien chanter. donc abattre par la mort de personne; car, il
Nous pouvons bien mieux encore appliquer le sait, ce qui ne meurt point pour Dieu, le
ce principe au sage, car ne peut porter en-
il Seigneur des vivants et des morts, ne meurt
vie à personne, la vertu ayant pour tous des point non plus pour qui aime Dieu de tout son
récompenses que ne diminue point le nombre cœur. La misère des autres ne le rend point
de ceux qui y parviennent. Le chanteur habile malheureux, comme la justice d'aulrui ne fait
ne peut toujours convenablement faire enten- pas la sienne; et comme nul ne peut lui enle-
dre sa voix, celle d'un autre peut lui être né- ver ni Dieu, ni la justice, nul ne peut lui en-
cessaire pour produire l'effet qu'il désire. lever le bonheur. Les dangers du prochain,

N'est-il pas des festins où il serait peu conve- ses égarements ou ses douleurs peuvent le
nable qu'il chantât et où il convient qu'une toucher quelquefois, mais c'est pour le secou-
autre voix se fasse entendre? Mais la vérité est rir, le reprendre ou le consoler, jamais pour

de tous les temps; aussi celui qui Faime et la en être bouleversé.


pratique n'est point jaloux de ceux qui l'imi- 92. Dans où l'appelle son devoir,
les fatigues
tent il se donne même à eux autant qu'il le
; toujours soutenu par le sûr espoir du
il est
peut, avec une extrême bienveillance et une repos à venir. Qui peut lui nuire, quand il sait
bonté sans mesure. Il n'a pas besoin de leur tirer avantage de son ennemi même ? Appuyé
aide, car ce qu'il aime en eux, il le trouve en sur le secours de Celui qui lui commande
lui dans toute sa perfection. d'aimer ses ennemis et lui en fait la grâce, il
C'est ainsi qu'en aimant son prochain comme ne redoute pas les inimitiés. Ne point s'attris-
soi-même, on ne lui porte pas envie, car on ter est trop peu pour sa charité il lui faut la ;

ne s'en porte pas à soi-même on lui donne ce


; joie dans les tribulations. Il sait « que la tri-
que l'on peut, car on se le donne aussi; on ff bulation produit la patience , la patience
n'a pas besoin de lui, car on n'a pas besoin « l'épreuve, l'épreuve l'espérance ; or l'espè-
de soi; on a seulement besoin de Dieu, pour cerance ne confond point ; car l'amour de Dieu
être heureux dans l'union avec lui. Mais per- « a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit-
sonne ne peut nous ravir Dieu, C'est donc par « Saint qui nous a été donné *. » Qui pourra le
excellence et dans toute la vérité de l'expres- blesser ? qui pourra l'assujétir ? Il profite de
sion, que l'homme est invincible quand il la prospérité , et l'adversité lui apprend quels
s'attache à Dieu, non pour mériter quelque progrès il a faits. A-t-il en abondance les biens
bien en dehors de mais parce qu'il ne con-
lui, périssables ? 11 n'y met point sa confiance.
naît d'autre bonheur que de s'attacher à lui. Viennent-ils à lui échapper? Il voit s'ils n'ont
91. Tant que cet homme est en cette vie, point séduit son cœur. Souvent en effet, quand
tout lui sert ses amis pour répondre à leur
: nous les possédons, nous croyons ne point les
amitié, ses ennemis pour exercer sa patience ; aimer mais s'ils nous quittent, nous décou-
;

il fait du bien à qui il peut, il a pour tous vrons ce que nous sommes. Quand nous n'a-
bonne volonté. Malgré son détachement des * Rom. V, 3-5.
DE LA VRAIE RELIGION. 579

Yons pas aimé, nous perdons sans douleur. avouant qu'il veut tromper, que l'on n'examine
Quoiqu'on paraisse vaincre on est donc , avec soin, dont on n'observe tous les mouve-
vaincu, quand on acquiert en triomphant ce ments avec la plus grande attention. Réussit-il
qu'on ne pourra perdre sans amertume on ; Comme on ne peut se vanter
à faire illusion?
triomphe au contraire quoiqu'on paraisse,
de sa propre science on est heureux de la
,

vaincu, quand en cédant on arrive à ce qu'on sienne, de celle qui a trompé. Si cet honnne
ne peut perdre malgré soi. ignoraitou paraissait ignorer par q uels moyens
il trompe le spectateur, on se garderait d'ap-
CHAPITRE XLVIII. plaudir à une ignorance que l'on partage. Mais
si quelqu'un de l'assemblée a saisi son secret,

QUELLE EST LA JUSTICE PARFAITE? il se croit plus digne d éloges que le joueur,
i uniquement parce qu'il n'a pu être trompé.
03. Tu aimes Cherche donc à
la liberté ? Et grand nombre l'ont découvert, celui-
si le

pour les créatures


t'airranchir de toute affection ci ne plus digne d'éloges
paraît on rit ;

périssables. Tu veux régner ? Sois soumis et même de ceux qui ne peuvent comprendre.
uni à Dieu, le suprême et unique dominateur, Ainsi partout la palme est réservée à la con-
en l'aimant plus que toi-même. La justice naissance, à la découverte habile, à l'intelli-
parfaite consiste à i)référer ce qui est meilleur, gence de la vérité, que jamais on ne peut saisir
à aimer moins ce qïïî~ësTaê' ni oindre valeur. en la cherchant à l'extérieur.
Âîme donc l'àme sage et parfaite, telle qu'elle 95. Dans quelles frivolités, dans quelles tur-
se montre à toi : n'aime pas de la même ma- pitudes sommes-nous donc plongés! On nous
nière l'àme insensée; mais parce qu'elle peut demande ce que l'on doit préférer du vrai ou
arriver à la sagesse et à la perfection. Nul en
, du faux nous répondons unanimement que le
;

effet ne doit aimer sa propre folie autrement, : vrai est préférable; néanmoins les amusements
il ne fera aucun progrès dans la sagesse; et et les vrais plaisirs, où jamais le vrai, toujours
jamais on ne deviendra ce que l'on désire si lefaux nous séduit, attirent plus puissamment
l'on ne se hait tel que l'on est. Mais jusqu'à ce nos cœurs que les oracles de la vérité. Ainsi
qu'on parvienne à cette sagesse, à cette perfec- notre châtiment se trouve dans notre jugement
tionqu'on supporte les travers du prochain
, et nos aveux, puisque notre raison condamne
comme on supporterait les écarts de sa propre ce que poursuit notre vanité. Ce ne serait qu'un
avec le désir d'être sage. Si donc l'orgueil
folie, jeu, qu'un spectacle, si nous ne perdions pas
n'estqu'une ombre de la vraie liberté et de la de vue la réalité dont la représentation nous
domination véritable, la divine providence amuse. Mais cette passion nous entraîne loin
nous rappelle par ce moyen ce que signifient du vrai, nous ne savons plus ce que figurent
les aspirations de nos vices et quel est le but ces représentations auxquelles nous nous atta-
oîi nous devons tendre après nous en être dé- chons comme à la beauté première, et en les
pouillés. quittant nous sommes tout entiers dans les
,

images qu'elles ont laissées en notre âme.


CHAPITRE XLIX. Voulons-nous ensuite rentrer en nous pour
nous livrer à la recherche de la vérité ? Ces
DE LA CURIOSITÉ, —
COMMENT ELLE PEDT CON- images se mettent en travers de notre route,
DUIRE l'homme a la VÉRITÉ. nous ferment le passage, cherchent à nous
dépouiller, non à force ouverte mais par des ,

9i. Quant aux spectacles et à tout ce qui embûches excessivement dangereuses, et nous
tient à la curiosité, qu'y cherche- 1- on autre ne comprenons pas le sens profond de ces
chose que de connaître ? Mais alors
le plaisir paroles Dé fiez-vous des sim ulacres K »
: «

quoi de plus admirable , de plus_JiGa^ que_ 96. AinsiTes uns sont précipites parle vague
la v érité? C'est à elle que tout spectateur de leurs pensées au milieu de mondes innom-
"prétend arriver lorsqu'il met tous ses soins brables. Les autres n'ont pu concevoir Dieu
à ne pas être trompé, et lorscpi'il se glorifie (jue sous l'idée dun corps de feu. D'autres
s'il vient à la découvrir avec plus de pénétra- voientune lumière immense répandue au loin
tion que d'autres , s'il l'apprécie avec plus de en des espaces sans limite; ils la volent sé-
sagacité. Il n'est pas jusqu'au prestidigitateur » I Jean, 21.
,

590 DE LA VRAIE RELIGION.

parée d'un côté comme par un coin noir ils ;

s'imaginent que ce sont deux royaumes op- CHAPITRE L.


posés, auxquels ils rapportent l'origine de
toutes choses, et sur ces rêveries ils bâtissent COMMENT FAUT - IL ÉTUDIER L'ÉCRITURE SAISTE ?
toutes leurs fables. Leur demanderai-je sous
la foi du serment s'ils croient à la vérité de ce 98. Si nous ne pouvons nous attacher encore

qu'ils disent? Peut-être n'oseront-ils me ré- à elle, faisons au moins la guerre à nos vaine?
pondre et me diront-ils à leur tour Fais- : rêveries, éloignons du théâtre de notre esprit

nous donc toi-même connaître la vérité Et 1 cesamusements si frivoles et si trompeurs et ;

si je me contente de leur répliquer qu'ils


montons les degrés (jue la divine providence
regardent cette lumière dont la lueur leur a daigné disposer pour nous. Séduits par les
montre que croire n'est pas comprendre, fictions théâtrales, nous nous perdions dans la

eux-mêmes sont prêts à affirmer avec serment vanité de nos pensées et nous allions consumer

que les yeux ne peuvent l'apercevoir, qu'on ne toute notre vie en des rêves insensés. Mais l'i-

peut se la représenter dans une étendue locale, neffable miséricorde de Dieu n'a point laissé

qu'elle s'offre partout à ceux qui la recherchent; de venir à nous par le ministère de la créature
l'esprit ne peut rien découvrir avec plus de raisonnable, soumise à ses lois. Non-seulement

certitude et de clarté. les sons articulés et l'écriture, mais encore la

97. De plus, tout ce que je viens d'énoncer fumée, le feu, la colonne, la nuée furent les

sur cette lumière de l'intelligence ne m'a été signes visibles de sa pensée ; les paraboles et
dévoilé que par elle. Par elle en efîet je com- les comparaisons charmèrent notre enfance,
prends la vérité de mes paroles et c'est elle ce fut comme la boue qui guérit les yeux de
encore qui me fait voir que je la comprends. notre âme.
Allons plus loin si un homme comprend qu'il
:
99. Examinons donc ce que nous devons

comprend , si de plus il se rend compte de ce connaître par le témoignage de l'histoire ou


dernier acte de son entendement et toujours découvrir aux clartés de l'évidence ; ce qu'il
ainsi, je comprends qu'il s'engage dans l'in- faut croire et confier à la mémoire avant d'en
fini , et qu'il n'y a dans cet infini ni espace comprendre le sens ; où est la vérité, non celle
ni changement. Je comprends aussi que je ne qui arrive et qui passe, mais la vérité inmiua-
puis comprendre sans être vivant, et je com- ble ; comment découvrir le sens allégorique

prends encore mieux qu'en comprenant j'ai des vérités révélées par l'Esprit-Saint; s'il suf-
plus de vie. Car la vie éternelle surpasse par fit d'appliquer les actions visibles du passé
sa nature même la vie temporelle et je ne , aux événements extérieurs des temps actuels
puis savoir ce que c'est que l'éternité , autre- ou s'ilfaut encore y voir figurées les passions
ment que par un de mon intelligence.
acte et la nature de l'âme, et jusqu'à l'immuable
Le regard de mon esprit en sépare tout ce qui éternité ; s'il y a de ces figures pour signifier
est muable et je ne puis distinguer en elle les faits extérieurs, d'autres qui se rapportent
aucun temps, parce que le temps suppose des aux passions de l'âme, d'autres aux lois éter-
successions de mouvements. Mais dans l'éter- nelles, d'autres enfin où l'on puisse découvrir
nité rien ne passe rien n'est à venir,
ce qui ; tout cela en même temps quel est l'objet im- ;

finit cesse d'être , et ce qui doit commencer muable de la foi à laquelle se doivent rappor-
n'est pas encore : l'éternité est toujours. Elle ter toutes les interprétations; si c'est un objet
n'a pas été ,comme si elle n'était plus ; elle ne historique et temporel, ou bien spirituel et
sera pas , comme si elle n'était pas encore. éternel ; comment arriver à l'intelligence et à
Aussi a-t-elle pu, seule, dire à l'esprit de l'amour des biens éternels, où est la fin des
l'homme « Je suis^Jui,qui_suis ; » et l'on a
: bonnes œuvres et la claire vue de ce que l'on
pu dire d'elle avec la même vérité « Celui qui a cru dans le temps ce qui distingue l'allcgo-
;

« est, m'a envoyé '. » rie de l'histoire et l'allégorie des faits, celle des
discours et celle des rites sacrés; comment
* Exod. ni, 4.
faut-il interpréter, selon le génie de chaque
langue les expressions employées dans l'Ecri-
ture ; car chez tous les peuples il y a des locu-
tions, qui, traduites dans une autre langue,
DE LA VRAIE RELIGION. 881

paraissent n'avoir aucun sens pourquoi ce ;


préférable au corps , l'esprit ne pourra,-t-il
langage peu relevé dans les Livres saints,
si rien voir pat lui-même, et ce qu'il apercevra
où il est parlé non- seulement de la colère de ne sera-t-il pas bien supérieur, beaucoup plus
Dieu, de sa tristesse, de son réveil, de son sou- parfait? Ou plutôt excités par nos appréciations
venir, de son oubli et de sentiments que ne mêmes à considérer ce qui en fait la règle, et
sauraient partager les hommes de bien mais ; des pr oductio ns d'un art remontant jusqu'à
encore de regret., de jalousie, de débauche, et ses lofs, notre esprïTcônfe^nplcra cette teautô
d'autres choses semblables; sMI faut entendre en comparaison de laquelle toutes les autres
d'une forme visible de corps humain l'œil de bcaiifés, créées par sa miséricorde, ne sont
Dieu, sa main, son pied et d'autres membres que laideur. « En effet les perfections invi-
dont parlent les Ecritures ou si ces expressions
; « sibles de Dieu, ainsi que son éternelle puis-
désignent des perfections invisibles et spiri- ce sauce et sa divinité, depuis la création du
tuelles comme celles-ci : le casque, le bouclier, « monde, sont devenues visibles pour tout ce
le glaive, lebaudrier et d'autres encore sur- ; « qui a été fait '. » C'est remonter des biens du
tout, ce qui est bien plus important, quel temps à ceux de l'éternité, c'est réformer la
intérêt avait le genre humain à ce que la vie du vieil homme en celle de l'homme nou-
divine providence ait choisi, pour converser veau.
ainsi avec nous, la créature raisonnable, créée Or, est-il un seul objet qui ne puisse porter
par lui, revêtue d'un corps et soumise à ses l'homme à la vertu quand ses vices eux-mêmes
lois? Il noussufflra de cette considération pour l'y conduisent ? Que recherche en effet notre
bannir de nos âmes touteinsolence ridicule* et curiosité si ce n'est la science? Mais la science
y établir le règne d'une religion sainte. n'est jamais certaine, si elle n'a pour objet les
véritéséternelles, à jamais immuables. Que pré-
CHAPITRE LI.
tend obtenir l'orgueil, si ce n'est la puissance,
LA MÉDITATION DES SAINTES ÉCRITURES SERT DE c'est-à-dire le pouvoir d'exécuter facilement ses
REMÈDE A LA CURIOSITÉ. volontés ? Mais cela n'est possible qu'à l'àme
parfaite , soumise à son Dieu et dont l'amour ,

Renonçons donc et pour toujours à ces


100.
soupire uniquement après son règne. Que
niaiseries du théâtre et de la poésie. Que l'étude
recherche la volupté du corps, si ce n'est le
et la méditation des Ecritures soit l'aliment et
repos ? Mais pour l'assurer, il faut qu'il n'y ait
le breuvage de notre esprit; la faim et la soif
plus ni indigence, ni corruption. 11 faut donc
d'une curiosité insensée ne lui avaient donné
éviter ces demeures inférieures d'un autre
que la fatiyue et l'inquiétude il cherchait en ;

monde, c'est-à-dire des châtiments plus graves


vain à se rassasier de ses vaines imaginations ;
après cette vie. Rien n'y rappelle la vérité,
ce n'était qu'un festin en peinture. Sachons
parce qu'il n'y a plus de raisonnement ; il n'y
nous livrer à ce salutaire exercice, aussi noble
a plus de raisonnement, parce que n'y pénètre
que libéral. Si les merveilles et la beauté des
point cette lumière qui éclaire tout homme
spectacles nous charment aspirons à voir ,
venant en ce monde Hâtons-nous donc; '.
cette sagesse , qui atteint avec force d'une
marchons pendant que le jour nous éclaire, et
extrémité à l'autre et qui dispose tout avec
ne laissons point les ténèbres nous envelop-
douceur *. Qu'y a-t-il en effet de plus admirable
per ^ Hâtons-nous d'éviter la seconde mort *,
et de plus beau, que cette puissance invisible
où personne ne se souvient de Dieu, et l'enfer
qui crée et gouverne le monde visible, qui
d'où nulle louange ne monte vers lui *.
l'ordonne et l'embellit ?

CHAPITRE LU. CHAPITRE LUI.

LA CURIOSITÉ, COMME LES AUTRES VICES, DEVIENT


INTENTIONS DIFFÉRENTES DES SAGES ET DES
UNE OCCASION DE PIL\TIQUER LA VERTU.
INSENSÉS.
101 avoue que toutes ces impressions
Si l'on
nous arrivent par le corps et que l'esprit est 102. Mais qu'il est des hommes malheureux 1

ils méprisent ce qu'ils connaissent ils se coin-


' Celle des Manichéens dans leuis explications sur l'Ancien Testa-
ment. » Rom. I, 20. — 'Jean, i, 9. — • Ibid. xii, 35. — * Apoe. xx, 6,
' Sag. vui, 1. 14; XXI, 8. — 'Ps. VI, 6.
DE LA VRAIE RELIGION.

plaisent aux nouveautés, et ils préfèrent l'étude dans toute sa perfection, ce qu'ils ont préféré
à quoique celle-ci soit le but de
la science, ici-bas.

l'étude. Une action facile est par eux dédaignée ;

ils préfèrent le combat à la victoire, quoique CHAPITRE LIV.


la victoire soit le but du combat. Ils ne tien-
nent pas à la santé du corps ils aiment mieux ;
LES TOURMENTS DES RÉPROUVÉS SONT EN RAPPORT
manger que d'être rassasiés, se livrer aux AVEC LEURS VICES.
voluptés charnelles, que de n'en éprouver pas
les impressions. Il en est même qui préfèrent d04. A ceux donc qui abusent du don incom-
dormir plutôt que de ne pas avoir à se laisser parable de l'Esprit et qui cherchent en dehors
aller au sommeil. Et pourtant le but de toutes de lui les biens visibles dont la destination
ces jouissances est de ne plus avoir ni faim ni était de les porter à la contemplation et à l'a-
soif, de ne plus désirer les joies de la chair, de mour des Liens spirituels, à ceux-là sont
ne plus éprouver de fatigues. réservées les ténèbres extérieures; car elles
d03. Aussi ceux qui veulent sincèrement ont déjà commencé pour eux dans la prudence
parvenir à ces fins renoncent d'abord à la de la chair et la dégradation des sens charnels.
curiosité. Ils savent que la seule véritable Ceux qui aiment la lutte seront privés de la
science est intérieure et ils s'y attachent autant paix et en proie aux plus redoutables diffi-
qu'ils le peuvent en cette vie. Puis sans obs- cultés ; car les plus grandes difficultés com-
tination aucune , ils acquièrent la liberté mencent dans combats et les contestations.
les
d'action la plus complète ils savent qu'on : C'est sans doute pour signifier ces difficultés,
remporte une victoire plus noble et plus facile qu'il est ordonné de lier au coupable les pieds
en ne résistant pas à la colère ils le font aussi, : et les mains, c'est-à-dire de lui enlever toute

autant du moins qu'ils le peuvent en cette vie; liberté d'action. Pour ceux qui cherchent la
ils goûtent enfin le repos même corporel en faim et la soif, qui aiment à s'enflammer de
s'abstenant de tout ce qui n'est pas indis- coupables désirs et à se fatiguer, afin de goûter
pensable en ce monde de cette manière ils : le plaisir du boire et du manger, des voluptés

ressentent combien le Seigneur est doux. Ils et du sommeil, ils aiment déjà la privation,
n'ignorent pas ce qui arrive au delà du tom- c'est-à-dire le commencement de douleurs plus
beau et ils se soutiennent par la foi, l'espérance grandes. Ils auront donc complètement ce qu'ils
et l'amour de leur bonheur complet. La science ont aimé et pour séjour le lieu où ils s'aban-
même sera parfaite après cette vie : elle est donneront aux pleurs et aux grincements de
ici -bas incomplète, mais lorsque ce qui est dents *.

parfait sera venu, il n'y aura plus d'imper- i 05 . Combien d'autres se livrent à tous ces vices
fection*. Ce sera aussi la paix la plus profonde. réunis, pour qui les spectacles et les contesta-
Maintenant la loi des membres combat en moi manger, les voluptés char-
tions, le boire et le
contre la loi de l'Esprit, mais nous serons nelles et le sommeil, c'est toute l'existence;
délivrés de ce corps de mort, par la grâce de dont la pensée ne s'occupe que des impressions
Dieu, en Notre -Seigneur Jésus-Christ ^ Car trompeuses excitées par une pareille vie qui ;

nous nous entendons en grande partie avec notre prétendent y puiser les règles de leurs supers-
adversaire, maintenant que nous voyageons titions ou plutôt de leurs impiétés malheu- :

avec lui '. Le corps même jouira d'une pleine reuses victimes d'illusions qui les captivent
santé, il sera sans besoin et sans fatigue, parce encore même lorsqu'ils s'efforcent de repous-

qu'au temps où s'accomplira la résurrection ser les séductions de la chair I Ils ne font pas
de la chair ces membres corruptibles seront bon usage du talent qui leur
con- a été
revêtus d'incorruptibilité *. On ne doit pas fié, de cet esprit pénétrant qui semble distin-
s'étonner que tant de bonheur soit le partage guer tous ceux que nous appelons savants,
de ceux qui dans l'étude n'ont aimé que la polis, spirituels ils l'ont caché dans un suaire
;

vérité, dans l'action que le repos, et dans le ou enfoui dans la terre, c'est-à-dire livré aux
corps que la santé. Après cette vie ils auront, plaisirs , aux vanités , aux passions de la
chair, sous le poids desquelles leur âme est
opprimée. Ils auront donc les pieds et les
• I Cor. un, 9, 10. — » Rom. vu, 23, 25. — ' Matth. V, 25. —
* I Cor. !, 53. ' Matth. xxn, 13.
DE LA VRAIE RELIGION. 883

mains liés et ils seront jetés dans les ténèbres bition du siècle K N'aimons ni à corrornpre
extérieures, où il y aura des pleurs et des grin- ni à êtrecorrompu par les voluptés de la chair,
cements de dents. Ils n'ont point ambitionné pour ne point tomber d'une manière plus la-
ces tourments, (et qui pourrait les aimer?) mentable dans la corruption que produisent
mais ce qu'ils ont choisi en est le commence- les et les supplices. N'aimons point
douleurs
ment; et rechercher ces jouissances, c'est né- dans la crainte de tomber au pou-
les luttes,

cessairement s'exposer à ces rigueurs. Ceux qui voir des anges qui en font leur joie et d'être
aiment mieux continuer la route que de re- humiliés, enchaînés, tourmentés par eux. N'ai-
tourner ou de parvenir au but, ne doivent-ils mons point la vue des spectacles de peur ,

pas être envoyés au loin? Vraiment ils sont qu'en nous éloignant de la vérité et en affec-
chair, un esprit errant et qui ne revient pas *. tionnant des ombres nous ne soyons jetés dans
106. Mais celui qui fait bon usage des cin q les ténèbres.

sens de son corpspour croire et annoncer les Ne mettons point notre religion dans
408.
oBnTfës" de Uieu, pour développer la charité les vagues conceptions de notre esprit: toute
soit par l'action, soit par la méditation, pour vérité est préférable à ce que notre pensée peut
pacifier sa vie et connaître Dieu, celui-là entre imaginer arbitrairement; et pourtant nous ne
dans la joie du Seigneur. Le talent enlevé à qui devons point adorer ràme,quoiqu'elle conserve
n'a pas su s'en servir est donné à celui qui la vérité de sa nature, même quand elle s'égare.
fait bon emploi de cinq talerrts *. Est-ce à dire Un brin de paille véritable est préférable à la
que l'intelligence de l'un est donnée cà l'autre? lumière que forment à volonté nos vaines con-
Non, c'est pour nous apprendre que des hom- ceptions néanmoins la paille que nous pou-
;

mes doués d'un esprit supérieur, mais indiffé- vons toucher et saisir ne doit point être adorée ;

rents ou impies, peuvent perdre leur pénétra- il serait insensé de le croire. Ne mettons point

tion, et d'autres l'acquérir s'ils sont actifs et notre religion à adorer les œuvres des hom-
pieux, quand même leur inteUigence se déve- mes : l'ouvrier est préférable à son ouvrage
lop|)craitlentement. Le talent n'est point donné le plus parfait , et cependant jamais l'ouvrier
à celui qui en avait reçu deux, il le possède ne doit être adoré. Ne mettons point notre
puis(iue ses actions et ses pensées sont bien religion à adorer les animaux : le dernier
réglées. Mais il est donné à celui qui en avait des hommes est préférable , et pourtant il ne
reçu cinq car celui-ci n'a foi
;
encore qu'aux doit point être adoré. Ne mettons point notre
choses visibles et temporelles, son esprit n'est religion à adorer les morts car s'ils ont vécu :

point cai)able encore de contempler les biens pieusement ils ne sont point disposés à ambi-
éternels, mais il peut le devenir en louant tionner de tels honneurs, mais ils veulent
le divin Auteur de ces merveilles sensibles, que nous adorions Celui qui les éclaire et leur
en s'altachant ta lui par la foi, en l'attendant apprend à se réjouir de nous voir associés à leur
par l'espérance et en le cherchant par la gloire honorons-les en imitant leurs vertus,
;

charité. mais ne les adorons point par rehgion. Et s'ils


ont mené une vie coupable en quelque lieu ,

CHAPITRE LV. qu'ils soient ils n'ont point droit à nos hom-
,

mages. Ne mettons point notre religion à ado-


CONCLUSION. - rXIIORTATION A LA VRAIE RE- rer les démons toute superstition de ce genre
:

LIGION. - CE qu'il faut ÉVITER POUR Y étant pour les hommes une grande peine, une
PARVENIR. honte semée de périls, est pour ces esprits un
honneur, un triomphe.
107. Puisqu'il en est ainsi, je vous exhorte, 109. Ne mettons point notre religion à adorer
ô vous (jui lu'ôtes si chers et si proches, et je la terre et les eaux plus pure et plus lumineuse :

m'exhorte moi-même avec vous, à nous élan- estlatmosphère, même au milieu des ténèbres,
cer de tous nos efforts où nous appelle la di- et cependant elle n'est point digne de nos hom-
vine sagesse. N'aimons point le monde, parce mages. Ne mettons point notre religion à ado-
que dans le monde ce n'est que laconcupiscence rer l'air le plus pur et le plus serein, car sans
de la chair, la concupiscence des yeux et l'am- la lumière il est lui - même ténébreux il y a :

d'ailleurs plus de pureté encore dans la ûamme


• Ps. LXXVII, 39.
•Mattb. ZXT, li-30; Luc, xu, 15-26. * l Jean, II, 15, 16.
,

584 DE LA VRAIE RELIGION.

même de nos foyers, et comme nous l'allumons Nous ne sommes point jaloux non plus qu'ils
et letcignons à noire gré, nous ne lui devons en jouissent plus facilement et sans entraves ;

aucun honnnage. Ne mettons pas notre reli- au contraire nous les aimons davantage, car
gion à adorer les corps aériens et célestes ils : il nous est ordonné d'espérer le même bienfait

sont, il est vrai, supérieurs à tous les autres de notre commun Maître. Aussi les honorons-
corps ; mais la \ie, quelle qu'elle soit, leur est nous comme des amis, et non comme si nous
encore préférable et fussent-ils animés une
; , étions leurs serviteurs. Nous ne leur élevons
âme la dernière de toutes, remporte sur un
,
point de temple : un tel hon-
ils refuseraient
corps doué de vie , et assurément personne neur. Ne savent-ils pas que fidèles à la vertu,
n'osera dire qu'une âme vicieuse doive être nous sommes nous-mêmes les temples de Dieu ?
adorée. Ne mettons point notre religion à ado- Aussi est-il écrit que l'ange défendit à l'homme
ver la vie dont vivent les arbres, dit-on elle : de l'adorer, mais d'adorer le Maître unique
estdépourvue de sentiment, elle est de même dont ils étaient tous deux les serviteurs ^
genre que celle qui produit l'harmonieuse dis- 411. Les esprits qui nous excitent à les servir
position de nos organes, qui fait vivre notre et à lesadorer comme des dieux, ressemblent
chevelure, nos ossements, et où l'on peut tran- aux hommes remplis d'orgueil qui voudraient
cher sans causer aucune douleur. La vie sen- également obtenir de nous de semblables hom-
sible est plus parfaite ; néanmoins cette vie mages. Supporter ceux-ci est un péril moins
donnée à la bête ne doit point être adorée. grand que d'adorer ceux-là. Car la domina-
110. Que notre religion n'adore pas môme tion d'un homme sur un homme finit avec la

l'âme raisonnable devenue sage et parfaite, vie de l'un ou de l'autre. Mais l'esclavage im-
affermie au service de l'univers ou de quel- posé par l'orgueil des mauvais anges, est plus
ques-unes de ses parties, ou bien attendant redoutable à cause du temps qui suit la vie
la transformation surnaturelle de son être présente. Il est de plus
facile à chacun de le

comme elle fait dans les plus grands hommes. comprendre : le despotisme de l'homme laisse
Car toute âme raisonnable, si elle est parfaite à l'homme la liberté de sa pensée, mais c'est

obéit à l'immuable vérité qui lui parle sans ,


pour notre même que nous redoutons
esprit
bruit dans le secret de sa pensée; et si elle ne la tyrannie des mauvais anges, et notre es-
lui obéit pas elle se corrompt ainsi son ex- ;
prit est pour nous le seul moyen de chercher

cellence ne lui vient point d'elle-même, mais et de contempler la vérité. Si donc il faut nous

de Celui à qui elle se soumet volontiers. L'Etre soumettre à toutes les puissances données aux

qu'adore le plus parfait des anges , le der- hommes pour le gouvernement des empires,
nier des hommes doit encore l'adorer et c'est ;
et que nous rendions à César ce qui est à
en lui refusant ses hommages que l'homme a César, à Dieu ce qui est à Dieu*, nous n'avons

été placé à un rang inférieur. L'ange n'a donc pas à craindre d'être ainsi liés après notre
pas la sagesse autrement que l'homme il ne ;
mort. De plus, autre est la servitude du corps,
connaît point la vérité autrement que l'homme :
autre est celle de l'âme. Or quand les justes,
ils puisent l'un eti'autre au sein de la sagesse dont toute la joie sur la terre est en Dieu, le
immuable, de l'immuable vérité. En effet, pour font bénir par leurs œuvres, ils applaudissent
opérer notre salut, la Vertu de Dieu même, son à ces actions de grâces. Vient-on à les louer
éternelle Sagesse, consubstantielle et coéter- eux-mêmes ? ils répriment ce désordre s'ils :

nelle au Père, a daigné dans le temps se re- ne le peuvent, au moins ne font-ils jamais
vêtir de notre nature humaine afin de nous bon accueil à ces louanges, et ils cherchent à
apprendre que l'homme doit adorer ce que en détromper les auteurs. Tels sont aussi les
doit adorer toute créature intelligente et rai- bons anges et même ces fidèles ministres de
;

sonnable. Croyons-le : les anges fidèles eux- notre Dieu ne sont-ils pas plus purs et plus
mêmes, les esprits qui remplissent près de saints encore? Pouri-ons-nous donc craindre
l'Eternel les plus sublimes fonctions, veulent de les oll'enser en évitant à leur égard tout
aussi que nous adorions avec eux le même culte superstitieux? C'est pour nous détourner
Dieu dont la contemplation fait leur félicité. nous-mêmes de tout culte superstitieux, qu'ils
Notre bonheur en effet ne consiste point à voir dirigent nos cœurs vers le Dieu unique et vé-
un ange mais à voir la vérité qui nous fait
,
' Apoc. xzn, 9.
aimer les anges, et applaudir à leur triomphe. ' Matth. xxn, 9.
DE LA VRAIE RELIGION. 585

ritable et qu'ils les relient à son amour; d'où la forme de tous les êtres qui ont une même
vient, je crois, le mot religion \ origine et tendent à^unë même fin. Ainsi Tâme
412. J'adore donc en un seul Dieu le premier spirituelle comprend que tout a été créé par
Principe de toutes choses, rétcrnelle Sagesse, ce modèle, seul capable de combler tous les
de qui vient toute sagesse, et le Don céleste, désirs. Mais le Père ne créerait rien par le Fils,
de qui vient tout bonheur. J'en .luis sûr, tout et rien ne trouverait le bonheur dans sa fin
ange qui aime ce Dieu m'aime aussi. Quicon- véritable, si Dieu n'était souverainement bon ;

que parmi eux demeure en lui et peut enten- il n'a envié à aucune nature la bonté qu'elle

dre les prières des hommes, m'exauce avec lui. pouvait recevoir de lui, et il a accordé aux dif-
Quiconque encore le possède comme son férents êtres de demeurer dans le bien, les uns
unique bien, vient en lui à mon aide; il ne tant qu'ils voudraient, les autres tant qu'ils
saurait me porter envie de participer à son pourraient. Aussi devons-nous adorer et em-
bonheur. Ah ! qu'ils nous le disent, ces adora- brasser avec le Père et le Fils, le Don divin,
teurs, ou plutôt ces adulateurs des différentes immuable comme eux , Trinité d'une seule
partiesdu monde, quel trésor n'acquiert-on pas substance. Dieu unique, de qui, par qui, en qui
en adorant exclusivement Celui que chérissent nous sommes nous nous en sommes séparés,
:

les êtres les plus parfaits, Celui dont la con- nous avons cessé de lui ressembler, et il n'a
naissance fait leur joie, le principe auquel on point voulu que nous périssions. Il est le Prin-
ne peut s'unir sans s'élever au plus haut degré cipe auquel nous retournons, le Modèle que
de vertu ? nous devons suivre, la Grâce qui nous récon-
Il estd'autres anges qui s'attachent à leurs cilie. Dieu unique dont la puissance nous a

propres idées, qui refusent de se soumettre à créés Ressemblance divine qui nous a formés
;

la vérité, et quipour trouver en eux-mêmes à l'unité Paix incomparable qui nous y tient
;

leur propre félicité sont tombés loin du bien unis. C'est le Dieu qui a dit : « Qu'il soit fait '
; d

offert à tous, de la vraie béatitude : ils doivent c'est le Verbe par qui a été faite toute subs-
asservir et tourmenter les méchants, mais ils tance, toute nature; c'est le Don de sa bonté
ne peuvent qu'éprouver la vertu du juste. par lequel l'Auteur suprême a voulu, a con-
Ceux-là assurément n'ont aucun droit à nos senti que rien ne périsse de ce qu'il a fait par
adorations, leur joie est dans nos tristesses le Verbe. Dieu unique qui nous a créés pour
notre réparation cause leur tourment. nous donner la vie qui nous réforme pour ;

113. Que la religion nous relie donc au seul nous élever à la sagesse de la vie; que nous
Dieu tout-puissant; car entre notre âme qui aimons et dont nous jouissons pour avoir le
connaît le Père et la Vérité, c'est-à-dire la'- bonheur de la vie. Dieu unique, de qui, par
lumière intérieure qui nous le révèle, aucune qui et en qui sont toutes choses. A lui la gloire
créature ne vient s'interposer. Adorons avec dans les siècles des siècles. Amen*.
lui cette Vérité même, sa parfaite resse mblance,
' Gea. I. — ' Rom. xi, 36.
• 1 Ketract. cU. 13, n. 9.

Traduction de M. l'abbé JOYEUX.


RÈGLF. DE SATNT AUGUSTIN
POUR LES SERVITEURS DE DIEU

monastère ce qu'ils n'ont pu se procurer même


DE L AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, DE L U- dans le monde. Cependant on subviendra à
NION DES CCEIRS ET DE LA COMMUNAUTÉ DES leur faiblesse selon le besoin , encore que
,

BIENS. dans le siècle leur pauvreté ne pût se pour-


voir même du nécessaire; seulement qu'ils ne
Avant tout, mes très-chers frères, aimez
d. s'estiment pas heureux de trouver ici la nour-
Dieu, puis le prochain car c'est à nous prin-
;
riture et le vêtement, qu'ils ne pouvaient trou-
cipalement que sont donnés ces deux précep- ver ailleurs.
tes. Voici donc ce que nous vous ordonnons

d'observer dans le monastère où vous êtes éta- DE l'humilité.


blis: d'abord et c'est le motif qui vous a réu-
,

nis , c'est que vous viviez en paix dans la mai- 2. Qu'ils ne s'élèvent pas non plus de ce
son et que vous n'ayez qu'un cœur et qu'une
, qu'ils vivent avec ceux dont ils n'osaient ap-
âme dans le Seigneur. Ne témoignez jamais procher autrefois ;
qu'au contraire ils portent
posséder rien en propre que tout soit commun
; leur cœur vers le ciel, sans chercher ici des
parmi vous. Votre Supérieur distribuera à biens terrestres et vains , de peur que les mo-
chacun la nourriture et le vêtement; il ne don- nastères ne commencent à être salutaires aux
nera pas également à tous, parce que tous vous riches, s'ils s'y humilient, et non aux pauvres ,

n'avezpas des forces égales, mais plutôt à cha- s'ils s'y enflent d'orgueil. D'un autre côté, ceux
cun selon ses besoins. Voici, en effet, ce que qui paraissaient être quelque chose dans le
vous lisez dans les actes des Apôtres « Tout :
siècle,ne dédaigneront pas ceux de leurs frères
« entre eux était commun, et on donnait àcha-
qui, du sein de l'indigence, sont venus en reli-
a cun selon que chacun avait besoin *. »
gion qu'ils s'attachent plutôt à se glorifier, non
;

Ceux qui possédaient quelque chose dans le d'appartenir à des parents dans l'opulence, mais
siècle, lorsqu'ils sont entrés dans le monastère, d'être admis dans la société de frères pauvres.
le mettront volontiers en commun et ceux qui ;
Si de leurs biens ils ont donné quelque chose à
n'avaient rien ne chercheront point dans le
,
la communauté, qu'ils ne s'élèvent pas qu'ils :

ne s'enorgueillissent pas plus de leurs richesses


' Saint Augustin a adressé cette règle aux religieux d'Hippooe, en les donnant au monastère qu'ils ne le fe- ,
comme vu dans la lettre cc.t:e (ci-dessus pag. 23.) Etait-elle
on l'a

alors suivie jarles religieux que dirigeait le grand évcque? En tout raients'ils en jouissaient dans le monde. Hélas I-
cas nous avons cru devoir, comme tous les éditeurs de saint Au- tous les autres vices s'appliquent aux mau-
gustin, la donner ici dans la forme qui s'approprie aux hommes.
' Act. IV, 32, 35. vaises actions pour les produire, mais l'orgueil
588 RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN.

s'attachemême aux bonnes pour les faire pé- forts et par conséquent plus heureux, ceux-ci
rir; etqu'importe de distribuer ses biens aux doivent penser combien les premiers ont quitté
pauvres et de se faire pauvre soi-même, quand de la vie qu'ils menaient dans le monde, quoi-
l'âme est assez misérable pour devenir plus or- qu'ils ne soient point encore parvenus à l'aus-
gueilleuse en les méprisant qu'elle ne l'était , térité des autres qui sont d'une santé plus
en possédant? Vivez donc tous dans l'union
les forte ; et tous ne doivent pas réclamer ce qu'on
et la concorde, et honorez mutuellement en accorde à quelques-uns pour les soutenir et
•vous le Dieu qui vous a faits ses temples. non pour de peur que, par un
les distinguer ;

renversement détestable, les pauvres ne s'ha-


DE LA PRIÈRE ET DE L'oFFICE DIVIN. bituent à la délicatesse, dans un monastère où,
selon leurs forces, les riches s'accoutument au
3. Soyez assidus à la prière, aux heures et travail. De même que les malades doivent
aux moments prescrits. Que personne ne fasse prendre moins pour n'être pas accablés, les
dans l'oratoire que ce pourquoi il a été cons- convalescents doivent être traités de manière à
truit et d'où il tire son nom ; afin que si d'au- être au plus tôt rétablis, fussent-ils sortis de la
tres avaient le temps et la volonté d'y prier, dernièreiindigence : comme si la maladie ve-
même en dehors des heures ordinaires, ils n'en nait de leur causer la faiblesse laissée aux ri-
soient pas empêchés par ceux qui voudraient ches par leurs habitudes premières. Mais après
y faire quelque autre chose. Pendant les psau- avoir réparé leurs forces, qu'ils reviennent à
mes et les hymnes, lorsque vous priez Dieu, leur ancien genre de vie, plus heureux et
que votre cœur s'occupe de ce que profère d'autant plus convenable aux serviteurs de
votre bouche ne chantez que ce que vous li-
:
Dieu, qu'ils y éprouvent moins de besoins ;
sez devoir être chanté ce qui n'est point mar-
; que la sensualité ne les retienne pas, après
qué pour l'être, ne le chantez pas. leur rétablissement, à ce qu'avait exigé d'eux
Qu'on regarde comme plus riches
la faiblesse.
DU JEUNE ET DU REPAS. ceux qui sont plus capables de soutenir une vie
austère mieux vaut avoir moins de besoins
;

4. Domptez votre chair par les jeûnes et que de posséder davantage.


l'abstinence du boire et du manger, autant que
votre santé le permet. Si quelqu'un ne peut DE L'EXTÉRIEUK.
jeûner, ne doit rien prendre, cependant, entre
il

l'heure de repas, à moins qu'il ne soit malade. 6. Que votre extérieur n'ait rien de singulier;
Depuis le moment où vous vous mettez à table ne cherchez point à plaire par vos vêtements,
jusqu'à ce que vous en sortiez, écoutez sans mais par vos vertus. Quand vous sortez, mar-
bruit et sans dispute ce qu'on vous lit selon la chez ensemble quand vous êtes arrivés, de-
;

coutume votre corps ne doit pas seul prendre


; meurez ensemble. Que dans votre démarche,
sa nourriture, votre esprit doit aussi avoir faim votre contenance, votre air et tous vos gestes
de la parole de Dieu. il n'y ait rien qui blesse la vue de personne,
mais que tout convienne à la sainteté de votre
DE l'indulgence ENVERS LES INFIRMES. état. Si vos yeux se jettent sur quelque femme,
qu'ils ne se fixent sur aucune il ne vous est ;

5. Si à table, on traite différemment ceux qui pas défendu, quand vous sortez, d'apercevoir
sont infirmes par suite d'anciennes habitudes, des femmes, mais il est mal de les rechercher
que cette indulgence ne paraisse ni odieuse ni ou de vouloir en être recherchés. Par les re-
injuste à ceux qu'une autre manière de vivre gards aussi bien que par l'attachement et l'af-
a rendus plus robustes. Qu'ils ne les estiment fection secrètes l'amour impur provoque
,

pas plus heureux s'ils prennent ce qu'eux-mê- comme il est provoqué. Ne dites pas que vos
mes ne prennent pas ;
qu'ils se félicitent plu- âmes sont chastes lorsque vos regards ne le
tôt de pouvoir ce que leurs frères ne peuvent. sont pas un œil sans pudeur annonce un cœur
:

Et si l'on accorde à ceux qui ont vécu plus déli- souillé. Quand des cœurs passionnés se parlent
catement avant d'entrer au monastère, en fait non-seulement de la langue, mais du seul re-
d'aliments, de vêtements et de couvertures, ce gard quand ils se plaisent dans une ardeur
;

qui n'est point accordé aux autres qui sont plus réciproque et charnelle, le corps peut demeu-
RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN. S89

rer intact, mais l'âme a perdu sa chasteté. Ce- paraître devant ceux qui doivent le convaincre
lui qui fixe le regard sur une femme et qui s'il nie , le signaler au supérieur , dans la
provoque le sien, ne doit pas croire qu'alors crainte qu'une correction trop secrète ne lui
il n'est vu de personne il est vu certainement
; permette de dissimuler devant les autres. S'il
et de ceux mômes qu'il ne soupçonne pas. Mais nie alors, appelez avec vous d'autres témoins,
fùt-il dans l'ombre et inaperçu d'aucun
, afin que devant tous il puisse non pas être ac-
homme, oublie-t-il au-dessus do lui cet œil cusé par un seul, mais être convaincu par deux
vigilant à qui rien ne peut échapper? Peut-il ou trois. Convaincu, il subira pour son salut
croire qu'il ne voit point, parce que sa pa- une pénitence imposée par le supérieur ou
tience qui tolère est infinie comme sa sagesse même par le prêtre qui en est chargé. S'il la
qui découvre? Qu'un homme consacré à Dieu refuse, encore que de lui-même il ne sorte pas,
craigne donc de lui déplaire, plutôt que de qu'il soit chassé du milieu de vous. Agir ainsi
vouloir plaire criminellement à une femme. n'est pas cruauté, c'est charité; c'est empêcher
Qu'il se rappelle que Dieu voit tout, plutôt lacontagion de se répandre et de faire de nom-
que de chercher à voir criminellement une breuses victimes. Or ce que j'ai dit du regard
femme. Ici particulièrement la crainte de Dieu immodeste, vous l'observerez, lorsqu'il s'agira
nous est recommandée, car il est écrj^: «Celui de toute autre faute à découvrir, à empêcher,
« qui fixe ses regards est une abomination au à révéler à prouver et à punir avec soin et
, ,

« Seigneur K » Quand donc vous êtes réunis à fidélité avec affection pour l'homme et haine
,

l'église et partout où sont des femmes, gardez contre le vice. Celui qui serait perverti au
mutuellement votre pudeur, car Dieu qui ha- point de recevoir secrètement des lettres ou
bite en vous vous préservera ainsi de vous- des présents d'une femme, qu'on lui pardonne
mêmes. et qu'on prie pour lui, s'il confesse spontané-
ment sa faute; mais s'il est surpris et convaincu,
CORRECTION FRATERNELLE. qu'il soit corrigé plus sévèrement parle prêtre
ou le supérieur.
7. Et si dans quelqu'un de vos frères vous
remarquez ce regard immodeste dont je parle, n'avoir rien en propre.

avertissez-le de suite, afin que sa faute ne se 8. Que vos vêtements soient en commun
,
prolonge point, mais qu'il s'en corrige au plus gardés par un ou deux, ou autant d'entre vous
tôt. Si, après votre avis, et en quelque jour qu'il sera besoin , pour les secouer et les pré-
que ce soit, vous le voyez retomber, celui qui server de la teigne comme un même cellier
;

aura pu l'observer doit le découvrir comme un vous donne la nourriture qu'un même ves-
,

blessé qu'il faut guérir. Auparavant néanmoins, tiaire conserve vos vêtements, s'il est possible.
on doit le faire remarquer à un autre et , Ne vous inquiétez point aux diverses saisons de
même à un troisième, afin qu'il puisse être savoir quel vêtement on vous donne si vous ,

convaincu par la déposition de deux ou trois recevez celui que vous avez déposé ou celui
témoins * et retenu par une crainte salutaire. qui a été porté par un autre pourvu toute- ,
Mais ne croyez pas être malveillants en le fai- fois qu'on accorde à chacun ce qui lui est né-
sant connaître vous êtes coupables au con-
;
cessaire. Mais si à ce sujet, il s'élève entre vous
trairequand vous laissez périr par votre si- des disputes et des murmures, si l'un se plaint
lence des frères que vous pouvez corriger en de recevoir moins qu'il n'avait porté et d'être
parlant. mis au-dessous d'un autre frère mieux vêtu ,
Si votre frère avaitau corps une blessure jugez par là combien vous manquent les or-
qu'il voulût cacher dans la crainte qu'on n'y nements intérieurs de la sainteté puisque ,
portât le fer, ne serait-ce pas cruauté de vous votre cœur dispute pour les vêtements du"
taire, et bonté de parler? Combien plus encore
corps. Si cependant on tolère votre faiblesse
ne devez-vous pas le découvrir pourempêcher au point de vous rendre ce que vous aviez
dans son cœur des ravages plus redoutables 1
quitté, déposez toutefois vos vêtements dans
Toutefois après avoir été averti , il néglige
si,
un même lieu et sous une garde commune. De
de se corriger, on doit, avant de le faire com- même, que personne ne fasse rien pour soi
j

' Prov. XXVII, 20, selon les SeptaoU. en tout travaillez pour la communauté avec un
•Matth. xviii, 16, zèle plus ardent et une joie plus vire , que si
590 RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN.

chacun travaillait pour soi. Il est écrit de la vêtements et les chaussures qu'ils soient don- ,

charité qu'elle ne cherche pas ses intérêts '


;
nés sans délai à ceux qui en ont besoin par ceux
c'estqu'en eiï'et sa nature est de préférer le qui en ont la garde.
bien public au bien propre et non le bien i)ro-
pre au bien public. Sachez donc que vous avez EXCUSE ET PARDON.
progressé d'aulant plus que vous soignez mieux
Tintérêt commun que le vôtre. Ayez soin 10. N'ayez point
de disputes ou terminez-
qu'en tout ce qui sert à la nécessité qui passe les au plus que
la colère ne devienne pas
tôt;
prévale lademeure par conséquent
charité qui ;
de la haine, le simple fétu, une poutre énorme
lors même que
quelqu'un apporte à ses enfants et l'àme homicide car il est écrit; « Celui :

ou à d'autres personnes du monastère, avec qui « qui hait son frère est homicide * » Qui- .

il est uni de quelque manière, des vêtements conque en outrageant, en maudissant ou môme
ou d'autres objets nécessaires, on ne doit pas en imputant un crime, a blessé quelqu'un, doit
les recevoiren secret il faut que le supérieur
; s'empresser de réparer au plus tôt le mal qu'il a
puisse les mettre en commun et les distribuer Tait, et celui qui a été blessé
pardonner sans
à qui en a besoin ; et si quelqu'un cache ce discussion. S'ils se sont blessés mutuellement,
qui lui a été donné, qu'il soit condamné comme mutuelltinent ils doivent se pardonner, comme
coupable de larcin. vous y obligent ces prières que vous devez
faire d'autant plus saintement que vous les
BAINS ET AUTRES SOINS. répétez plus souvent. Mieux vaut celui qui
souvent tenté de colère, s'empresse de deman-
Vos vêtements seront lavés selon la vo-
9. der pardon à celui qu'il reconnaît avoir of-
lonté du supérieur, ou par vous ou par des fensé, que cet autre qui plus lent à se fâcher,
foulons il ne faut pas que par une recherche
;
est aussi plus lent à s'excuser. Celui qui ne
excessive de la propreté extérieure, votre âme veut point pardonner à son frère ne doit pas
contracte des souillures intérieures. Qu'on ne espérer d'être exaucé dans sa prière, et celui
refuse pas le bain à celui qu'y oblige l'exigence qui ne veut jamais demander pardon ou qui
de la maladie. Mais sur l'avis du médecin ne le demande pas sincèrement, n'a aucune

qu'on l'accorde sans murmure, et même, si le raison de demeurer dans le monastère, quoi-
malade le refuse, que par ordre du supérieur, qu'on ne l'en chasse pas. Evitez donc entre
il fasse ce qu'exige sa santé ; s'il venait à le vous les paroles amères, et s'il en échappe à
demander sans qu'il lui fût utile, qu'on ne votre bouche, que votre bouche s'empresse de
suive pas ses désirs, car ce qui fait plaisir, guérir la blessure qu'elle a faite. Quand, pour
quelquefois on le croit salutaire, quoiqu'il soit la correction des mœurs, la nécessité de la

nuisible. Quand un serviteur de Dieu dit qu'il règle vous pousse à dire des paroles dures,
souffre intérieurement, qu'on le croie sur pa- eussiez-vous excédé dans le mode, on n'exige
role ; mais si l'on doute que ce qu'il demande pas que vous demandiez pardon à ceux qui
puisse le on doit consulter le médecin.
guérir, vous sont soumis, dans la crainte qu'en don-
Qu'on au bain ni partout où il est
n'aille pas nant trop à l'humilité, vous ne rompiez auprès
nécessaire, moins de deux ou trois ensemble; d'euxleliendel'autorité.Vousdeveznéanmoins
et celui qui a besoin d'aller quelque part n'ira demander pardon à votre commun Maître il :

qu'avec ceux que le supérieur lui a donnés sait avec quelle tendresse vous chérissez ceux

pour l'accompagner. Le soin des malades ou que vous avez repris trop sévèrement peut-
des convalescents ou même de ceux qui, sans être. L'amour parmi vous ne doit pas être

fièvre, souffrent de quelque infirmité, doit être charnel, mais spirituel.


confié à quelqu'un, qui demandera au cellérier

ce qu'il croira nécessaire à chacun. Ceux qui DE l'obéissance AU SUPÉRIEUR.


sont chargés du cellier, du vestiaire ou de la
bibliothèque serviront tous les frères sans H. Obéissez à votre supérieur comme à votre
murmure. Il y aura chaque jour une heure père, obéissez surtout au prêtre qui a soin de
fixée pour demander les livres en dehors de : vous tous. Faire observer exactement tous ces
celte heure on n'en donnera point. Pour les points, ne rien laisser passer négligemment,
> I Jean, m, 16.
RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN. 591

mais pourvoir à l'amendement et à la correc- est élevé au milieu de vous, plus est grand le

tion, tel doit être le soin principal du supé- danger où il est exposé. »

rieur, et dans les cas qui surpassent son pou-


voir ou ses forces, s'adressera au prêtre, dont
il OBSERVER LA RÈGLE ET LA LIRE SOUVENT.
l'autorité est plus grande parmi vous. Que 12. Que le Seigneur vous accorde d'obser-
celui qui esta votre tête ne mette pas son bon- ver tous ces points, comme des hommes qui,
heur à dominer par l'autorité, mais à servir remplis d'amour pour la beauté spirituelle,
par la charité. Que les honneurs relèvent répandent, parla sainteté de leur vie, la bonne
devant vous mais que la crainte le tienne
;
odeur de Jésus-Christ; non point comme des
devant Dieu abaissé sous vos pieds qu'il se ; esclaves sous le joug de la loi, mais comme
montre envers tous un modèle de vertus '
; des hommes libres sous l'influence de la grâce.
qu'il corrige les indociles, console les pusilla- Or, afin que vous puissiez vous regarder dans
nimes, soutienne les infirmes, soit patient en- ce petit livre comme dans un miroir, et que,
vers tous'; qu'il se soumette volontiers à la par oubli, vous n'en négligiez rien, on vous le
règle et la fasse observer avec crainte. L'un et lira une fois par semaine. Quand vous vous
l'autre est nécessaire ; néanmoins, il cherchera trouverez fidèles à pratiquer ce qui est écrit,
plus à se faire aimer que craindre, toujours rendez grâces au Seigneur, le dispensateur de
occupé de la pensée qu'il doit rendre à Dieu tous biens; quand, au contraire, vous obser-
compte de chacun de vous. C'est pourquoi, en verez des manquements, gémissez du passé,
vous empressant de lui obéir, ayez pitié non- prenez vos précautions pour l'avenir, deman-
seulement de vous mais de lui car, plus il ;
dez pardon de vos fautes et la grâce de ne [iliis

•Tit. u, 7. — • IThsM. T, U.
succomber à la tentation. Ainsi soit-il.

Traduction de M. l'ubbé RALLX.

ris DU TROtSIÈUB VOLUME.


TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TROISIÈME VOLUME.

LETTRES.
TRADUCTION DE M. POUJOULAT.

SUITE DE LA TROISIÈME SÉRIE. —


DEPUIS L'ÉPOQUE DE LA CONFÉRENCE DE CARTHAGE
jusqu'à la mort DE SAINT AUGUSTIN.

Lettre CC. Augustin à ra/(*re. — L'évêqued'Hippone diocèse d'Hippone. — Utiles et belles exhor-

dédie au comte Valère son livre Du mariage tations. 22


et de la concupiscence. Lettre CCXI. La règle de saint Augustin. 23
^ CCI. empereurs Honorius et Théodose
Les — CCXII. Augustin à Quintilien. — Lettre de
à révéque Aurèle. —
Cette lettre est un
recommandation. 2S
témoignage de l'intervention directe des
empereurs chrétiens dans les affaires chré- — CC.XIII. Acte dressé dans l'église de la Paix et

tiennes. par lequel les fidèles d'Hippone acceptent


comme successeur de leur évêque le prêtre
— CCII. Jérôme aux évêques Alype et Augus- Héraclius, désigné par saint Augustin lui-
tin. — Admiration de saint Jérôme pour les même. 29
grands combats de saint Augustin contre le

pélagianisme. — CCXIV. Augustin au supérieur et aux reli-


gieux du monastère d'Adrumet. Emo- —
— . mil bis. Augustin à Optât. — Sur l'origine tion dans ce monastère à l'occasion d'une
de l'âme. lettre de saint Augustin sur la question péla-

— CCIII. Augustin à Largus. — Leçon à tous


gienne. 31

ceux qui se jettent dans les choses humaines — CCXV. Augustin aux mêmes. — La question
sans en avoir senti le néant. pélagienne. 33

— CCIV. Augustin à Dulciiius. — L'évêque — CCXVI. Valentin et les religieux d'Adrumet


d'Hippone éclaire et rassure le tribun Dulci- à saint Augustin. —
Récit de ce qui s'est
tius sur ses propres devoirs à l'égard des passé au monastère d'Adrumet. 35
donatistes.
— CCXYII. Augustin à Vital, de Carthage. —
— CCV. Augustin à Conseniius. — Belle ré- L'évêque d'Hippone rectifie des erreurs sur
ponse à diverses questions, entre autres sur la question pélagienne ; il établit douze points

le corps de Jésus-Christ dans le ciel depuis qui comprennent toute la vérité catholique

son ascension. 12 sur celte matière. 37

— CCVI. Augustin à Valère. — Lettre de re- — CCXVIII. Augustin à Palatin. — Encourage-


ments à la vie chrétienne. 46
commandation. 17

— CCVII. Augustin à Claude. — L'évêque d'Hip-


— CCXIX. ^i(rè/e, Augustin, Florent, etc., à

pone envoie à son collègue Claude ses six leurs frères Procule et Cysintiius. — Il

17 s'agit de l'affaire de Léporius, du diocèse de


livres contre Julien.
Marseille, chassé des Gaules à cause de ses
— CCVIII. Augustin à Félicie. — Les scan- erreurs sur l'Incarnation et ramené à la

dales dans l'église. 18 vérité catholique par saint Augustin. 47

— CCIX. Augustin au pape Célestin. — L'affaire


— CCXX. Augustin à Boniface. — Curieuse et
d'Antoine, évêque de Fussale. 20
mémorable lettre adressée au comte Boniface
— CCX. Augustin à la supérieure, au supérieur et qui se rapporte aux grands événements
monastère du de cette ép'^'que. 48
et aux religieuses d'un
TABLE DES M AT li": H ES. )03

r.r.TTRE CCXXI. QundiuHdéiis à Augustin. On — Lettre CCXXVI. Augustin à Ahjpe. — L'évêque ,

demande à l'évêque d'IIippone un travail où d"n |. >one annonce la conversion de deux


soient brièvement marquées les erreurs de païens Je sa connaissance. 62
chaque hérésie et les réponses des ralho-

liqr,e-. 52 — CCXXVIII. Augustin à Honoré. — Les devoirs


des ecclésiastiques dans les temps de cala-
— CCXXIl. Augusiinà QuodLulf(Iéus. — Vé\t- mités publiques. 62
qued'ni|ipone parle de la diffîcullédu travail

qui lui est demandé et rappelle ce qui a été — CCXXIX. Augustin à Darius. — L'évêque
fait par saint Lpiphane et par Philastre. 53 d'IIippone félicite Darius sur la paix que ce-

— CCXXill. QundvuUdéits à Augustin. — Insis-


lui-ci avait obtenue des Vaudales. 67

54
tance auprès lie saint Augustin.
— CCXXX. Darius à Augustin. — Celte réponse
— CCXXIV. Augustin à Quodvultdéus. —Siml est remplie d'un pieux enthousiasme pour
Augnstin promet ce qu'on lui demande ;
l'évoque d'IIippone ; Darius lui demande son
curieux détails sur la Revue de ses ouvrages. 55 livre des Confessions. 67

— CCXXV. Prosper à Augustin. — Saint Prosper — CCXXXI. Augustin à Darius. — L'amour


informe saint Augustin de ce qui se
question pélagienne.
pnsse
53
des louanges; — lesécrits de saint Augustin
dans les Gaules pour la
contre le paganisme; —le livre des Confes-
— CCXXVI. Hilaireà Augustin. — Même sujet. 59 sions. C9

QUATRIEME SERIE. — LETTRES SANS DATE.

LrTTRE CCXXXII. Augustin ouxpdï'^ns de Madaure. — désoler outre mesure de la perte des choses
On n'a j imais mieux parlé de rétablissement temporelles. 97
du christianisme dans le monde. 73
Lettre CCXLV. Augustin à Possidius. — Les parures
— CCXXXIII. Augustin à Longinien. Char- — parmi les chrétiens; — vestige de pratiques
mante et curieuse lettre à un philosophe païennes au milieu des chrétiens de Calame. 98
païen. 73

^'
— CCXXXIV. Longinien à Augustin. — Néopla-
— CCXLVI. Augustin à Lnmpadius. — Absur-
dité de la doctrine qui mettait les péchés
tonisme un peu vague du philosophe païen. 70
sur le compte du destin. 99
' — CCXXXV. Augustin à Longinien. — Débat
— CCXLVII. Augustin à Romulus. — Saint .\u-
eng4gé entre l'évêque et le philosophe ;
gustin intervient auprès d'un maître impi-
questions précises. 77
toyable pour empêcher qu'il n'exige que des

— CCXXXV!, Augustin à Deutérins. — Un sous- paysans le payent deux fois. 99


diacre convaincu de manichéisme. 78 — CCXLVII'. Augustin à Sébastien. — Les
— CCXXXVII. Augustin à Ce'rétius. — Curieux souffrances des gens de bien en présence des

détails sur les manichéens et les priscillia-


prospérités des méchants. 101
nistcs. 73 — CCXLIX. Augustin à Restitut. Nécessité de —
— CCXXXVIII. Augustin à Pascence. — L'évêque supporter les maux dans le monde et dans
d'IIippone rétablit la vérité des faits contre l'Eglse. 102
un arien de Carthnge, qui commencé
par vouloir conférer avec saint Augustin et
avait
— CCL. Augustin à Auxilius. L'évêque —
d'Hippone se plaint d'une excommunication
avait Gni par la mauvaise foiet le mensonge.
— La sainte Trinité. 82
portée sur une maison tout entière. 102

— CCXXXIX. Augustin à Pascenco. — Saint


Fragment d'une lettre sur le même sujet. 103
.\ugustin
toujours
, apprenant que Pascence
mêmes
répétait
Lettre CCLI. Augustin à Pancarius. — Saint Augus-
les fausselés, lui écrit une tin refuse d'admettre contre ses prêtres des
seconde fois. 90
accusations portées par des hérétiques. 101
— CCXL. Pascence à Augustin. — Injures adres-
sées à l'évêque d'IIippone. 91
— CCLII. Augustin à Félix. — Une jf une or-
pheline placée sous la tutelle de l'Eglise. 10
— CCXLI. Augustin à Pascence. — Réponse de
i

l'évêque d'IIippone à ce personnage. 91


— CCLIII. Augustin à Bénénatus. — Projet de
-- CCXLll. Augustin à E/pide. — Sur l'aria- mariage pour cette jeune orpheline. 104
nisme. 92
— CCl.lV. Augustin à Bénénatus.— M:nesniel. 103
— CCXLIII. Augustin à Létus. Devoirs d'un —
chrétien en face d'une mère qui s'efforce de — CCLV. Augustin à Rusticus. — Même sujet.
'
103
l'arièter dans la voie évangélbiue. 94
— CCLVl. Augustin à Christin. — Courte exhor-
— CCXLIV. Augustin à Chrisiine. — Ne pas se tation pour marcher dans la voie du Christ. 106

S. AvG. — Tc::lIII. 38
504 TABLE DES MATIÈRES.

LETTnr: CCLVII, Augustin à Oronce. — Témoignage LiTTRE CCLXIV. Augustin à Maxima. — Les œuvres
(le politesse el d'espérance religieuse. 100 du mal en ce monde profitent à l'avancement
religieux des amis de Dieu. (u;
— CCIA'lli. Augustin à Martien. — Conversion
d'un ancien ami de saint Augustin. — Carac- — CCLXV. Augustin à Séleucienne. — L'évèque
lOG d'Hippone réfute les opinions d'un novatien
tère d'une véritable amitié.
qu'une dame chrétienne lui avait signalées. 117
— CCLIX. Augustin à Corneille. — Un veuf, an-
cien ami de saint Augustin et qui vivait dans
— CCLX VI. Augustin à Florentine. — Saint Au-
la débauche, n'avait pas craint de demander gustin écrit avec une bonté admirable à une
au saint évèque un écrit à la louange de sa jeune fille, pour l'encourager à lui adresser

femme morte, comme pour le consoler de sa des questions. 119


douleur; l'évèque d'Hippone lui répond avec — CCLXVII. Augustin à Fabiola. Comment —
«ne très-belle sévérité, et lui dit qu'il n'ob- nous sommes véritablement présents les uns
tiendra rien de lui à moins qu'il ne change aux autres. 121
de vie. 108
CCLXVIII. Augustin aux fidèles d'Hippone.
— CCLX. Audax à Augustin. — L'^uanges adres- — Appel à la charité dos fidèles pour payer
sées à l'évèque d'Ilippone. 110 une dette contractée, afin de libérer un ca-
tholique d'Hippone poursuivi par ses créan-
— CCLXI. Augu.fiin à Audax. — Humilité de
ciers. 121
l'évèque d'Hippone. 110
CCI.XIX. Augustin à Nohilius. — Saint Au-
— CCLXII. Augustin à Ecdicia. — Reproches et gustin infirme et vieux, s'excuse de ne pou-
conseils adressés à une femme mariée. IH voir se mettre en route, en hiver, pour aller

— CCI XIII. Augustin à Sapida. — Touchante et


assister à la dédicace d'une église. 122

belle lettre de consnlalion à une jeune reli- CCLXX. — Un chrétien, dont le nom ne nous
gieuse qui avait perdu son frère, diacre à est pas connu , exprime à saint Augustin
r.arlhagc; elle avait demnndé à samt Augus- le regret de ne l'avoir pas rencontré
tin de vouloir bien accepter et porter une dans une ville d'Afrique où il espérait le

tunique qu'elle avait faite pour son frère : le joindre, et où il av.iit seulement trouvé un
diacre était mort avant de pouvoir s'en ami de l'évèque d'Hippone, Sévère, évèque
servir. 114 de Milève. 123

TRAITÉS PHILOSOPHIQUES.

LES SOLILOQUES ou CONNAISSANCE DE DIEU & DE LAME HUMAINE


LIVRE PREMIER. souverain bien, rien craindre que ce qui en
éloigne. 134
Chapitre premier. Prière à Dieu. 125
Chap. Xin. Comment et par quels degrés on parvient à la
— H. Ce qu'il faut aimer. 128 sagesse. 135

— III. Connaissance de Dieu. 128 — XIV. C'est la sagesse elle-même qui guérit les yeux

— IV. Qu'est-ce qu'une connaissance certaine? 129 pour les rendre capables de voir. 136

— V. Une même science peut embrasser des choses


— XV. Comment on connaît l'âme. Confiance en Dieu. 137

différentes. 130

— VI. Par quels sens intérieurs l'âme aperçoit Dieu. 130


LIVRE DEUXIÈME.
— VII. Jusques à quand la foi, l'espérance et la charité
139
seront nécessaires. 131 Chapitre premier. De l'immortalité de l'homme.

— VIII. Ce qui est nécessaire pour connaître Dieu. 132 CnAP. H. La vérité est éternelle. 140

— IX. L'amour de nous-mêmes. 132 — III. Si la fausseté doit loujours durer, et si elle ne
peut exister sans être perçue, il s'ensuit qu'il
— \, L'amour du corps et des choses extérieures. .
132
existera toujours une âme quelconque pour la

— XI. Les biens extérieurs doivent plutôt être accep-


percevoir. 140

tés que recherchés, en vue des biens véritables. 1 33 — IV. Peut-on conclure l'immortalité de l'âme de la
'- que ce qui conduit au durée du vrai et du faux? 141
XII. H ne faut rien désirer
TABLE DES MATIÈRES. 595

Cdap. V. Qu'psl-ce qucl« vrai? 141 Ch.\p. XIII. Conclusion en faveur de l'immorlalité de
l'âme. 148
— VI. D'où vient la fausseté et où résidc-t-ellc? 142
— XIV. Examen de U conclusion précédente. ' 149
— VII. Du vrai et de ce qui lui ressemble. 144 — XV. Nature du vrai et du faux. 150

— VIII. Ce qui constitue le vrai ou le faux. 144 — XVI. Peut-on donner aux choses excellentes les

noms des choses moindres? loi


— IX. Que sont le fau.ï, le trompeur elle menteur? Ii5
— XVII. Y a-t-il quelque chose d'entièrement faux ou
— X. Il y a des clioses vraies ,
précisément parce d'entièrement vrai? 152
14G
qu'elles sont fausses.
— XVIII. Les corps sont-ils véritablement? 132
— XI. Vérité dans les sciences. — Qu'est-ce que la
— XIX. L'immortalité de la vérité prouve l'immorta-
fable? Qu'est-ce que la grammaire? 146 lité de l'àme. 153

— XII. De combien de manières certaines choses exis- — XX. La vérité est dans toutes les âmes, même à
tent dans une autre. 148 leur insu. 153

DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.
Chapitre phemieh. L'âme est le sujet en qui réside la Ch-^p. X. L'âme n'est pas l'harmonie du corps, puisqu'elle
science. — Or la science existe toujours. — n'en est pas un accident , mais la vie ; donc
Donc l'âme est immortelle. 157 elle est immortelle. 164

— II. La raison est quelque chose. — Or n'est elle — XI. La fausseté ne fait point périr l'âme ; car la
pas l'harmonie du corps qiiiestmuabie, tandis fausseté ne peut que tromper, et pour être
qu'elle-même estimmuable. — Donc elle est trompé, il faut exister. I6i
immortelle. 158
— XII. Rien n'étant opposé à l'Etre souverain de
— III. Réfutation d'une difficulté tirée du mouvement qui l'âme tire son origine, l'âme ne peut périr. 1 63
et de l'action de l'àme. 15 8

— IV. L'art étant immortel, la raison, qui se con-


— XIII. L'âme ne saurait devenir un corps; il fau-
drait en effet qu'elle le voulût ou qu'elle y fut
fond avec lui, doit l'être aussi ;
peu importe
contrainte par un être supérieur : ni l'un ni
l'ignoriiiice ou l'oubli , l'art n'est pas moins
l'autre n'est possible. ,
165
dans l'àme à l'état latent. 159

— V. Les changements qui se produisent dans l'âme


— XIV. Il n'est pas à craindre que l'âme devienne
corps dans une défaillance comparable au
pourraient être invoqués contre rimmortalité
alfectaienl la nature même dcrâuio. Mais
s'ils
sommeil; le sommeil suspend les fonctions
ilsne sont que des changements accidentels. du corps, il n'ôte rien à la vie propre de
Donc ils u'empêcheut pas l'âme d'être immor- l'âme. 166
telle. 160
— XV. S'il est vrai que le corps soit formé par l'in-

— VI. Nouvelle preuve de l'immortalité : l'âme ne


termédiaire de l'àme qui l'anime , l'àme ne
peut devenir un corps , car elle devrait en
saurait être anéantie, à moins d'èlre séparée
de la raison; or celte séparation est impos-
même temps rester àinc pour animer et for-

sible donc l'âme est immortelle. mer ce corps auquel elle serait changée. 107
:
ICI

— VU. Si on peut diviser indéfiniment la matière — XVI. La preuve par laquelle on vient de démon-
sans l'anéantir; l'âme peut, sans périr, per- trer que l'âme humaine ne peut se changer
dre indéfiniment de ses quahlés. 1G2 en corps, établit aussi qu'elle ne peut devenir
une âme sans raison. 167
— VIII. 6i le corps ne perd jamais sa nature , bien
moins encore l'àme perd la sienne, puisqu'elle — XVII. Si l'âme était matérielle, elle pourrait être
est beaucoup plus excellente. 162 changée en corps sous l'action plus puissante
d'une plus grande masse de matière , mais
— IX. L'âme est la vie ; donc elle ne peut être pri- l'àme n'est point matérielle, puisqu'elle est
vée de la vie. 164 tout entière dans chaque partie du corps. 108

DE LA VIE BIENHEUREUSE.
Chapitbe premier. 169 Cii.ii'. 111. 176
. — IL 172 — iV. 178
30G TABLE DES MATIÈRES.

DU MAITRE.
Traduclion de M. l'abbé lîA VLX.

Chapitre premier. Le langage est institué pour ins- pondre, appliquer l'esprit à ce que rappelle
truire ou rappeler les souvenirs. 185 le signe. 193
— II. La parole est nécessaire pour montrer la signi- Chap. IX. Doit-on préférer la cliose ou sa connaissance
fication delà parole. 186 aux signes qui l'expriment ? 197

— III. Est-il possible de rien montrer sans employer


— X. Peut-on enseigner sans signes? — Les mois
ne donnent pas la connaissance. 198
de signes ? 187

— IV. Faut-il des signes pour indiquer les signes? 188


— XI. Les paroles retentissent à l'oreille; la vérité

enseigne l'esprit. 201


— V. Signes réciproques. 190 — XII. Le Christ est la vérité, il enseigne au dedans. 202
— VI Signes qui se désignent eux-mêmes. 193 — XIII. La parole ne manifeste même pas les senti-
ments intérieurs. 203
— VII. Oésumé des chapitres précédents. 193
— XIV. L'iwmme parle au dehors, le Christ enseigne
— VIII. Utilité de cette discussion; iJ faut, pour ré- au dedans.
^
204

DE L'ORDRE.
Traduction de M. l'abbé RXVLX.

Chap II. Qu'est-ce qu'être avec Dieu? Comment le sage


LIVRE PREMIER. demeure immobile en Dieu. 220

Chapîtbe premier. Avant-propos. Tout est régi par la — III. La folie est-elle en Dieu ? 222
divine Providence. 207
— IV. L'homme fait il avec ordre ce qu'il a tort de
— II. L'ouvrage dédié à Zénobius. — Personnages faire? Le mal ramené à l'ordre concourt à la

du dialogue. 208 beauté de l'univers. 223

— III. Première discussion. — Ce qui y donna lieu. 209 — V. Comment remédier à Terreur de ceux qui ne
croient pas à l'ordre dans le monde. 225
— IV. Rien absolument ne se fait sans cause. 210
— VI. Deuxième discussion. — L'esprit du sage est
— V. Dieu gouverne tout avec ordre. 211 immobile. 226

— VI. L'ordre embrasse tout. 212 — VII. Quel a pu être l'ordre quand le mal n'était
pas ? 227
— VII. Dieu n'aime pas le mal, et cependant le mal
entre dans l'ordre. 212 — VIII. Règle de conduite pour les jeunes gens. —
Ordre de leurs études. 229
— VIII. Licentius enflammé d'ardeur pour la philo-
sophie. — Monique le réprimande — Utilité — IX. De l'autorité et de la raison dans les études. 229
des sciences libérales. 214
— X. Peu conforment leur vie aux préceptes divins. 230
— IX. Deuxième discussion. -- L'ordre conduit à
— XI. De la raison et de ses traces dans les choses
Dieu. 216
sensibles. — Différence entre ce qui est ra-
— X. Qu'est-ce que l'ordre? Comment il faut com- tionnel et ce qui est raisonnable. 231
primer mouvements de de vaine
les

ostentation , dans les


rivalité et

jeunes gens qui étudient


— Xll. La raison a inventé tous les arts. — Com-
ment ont été découverts les mots, les lettres,
210
les lettres.
les nombres. — Distinction des lettres, des
— XI. Monique ne doit point être éloignée d'une dis- syllabes et des mots. — Origine de l'histoire. 233
cussion philosophique. 217
— XIII. Origine de la dialectique et de la rhétorique. 234

— XIV. Musique et poésie. — Le vers, le rhythme. 234

LIVRE SECOND. — XV. Géométrie et astronomie. 235

Chapitre previer. Première discussion, — Examen de — XVI. Les sciences libérales élèvent l'esprit aux

la définitioD de l'ordre, 219 choses divines. 233


TABLE DES MATIÈRES. Î07

Cbap. XVII. Il est de hautes questions que l'on ne peui Chap. XIX. Ce qui élève l'homme au-dessus de la

aborder sans s'y ê(re préparé par l'élude des brute. — Comment l'homme peut voir Dieu. 238
sciences libérales. 236
— XX. Conclusion et exhortation à la vertu. 239
— XVni. Comment l'âme arrive-t-elle à se connaître
et à connaître l'unité ? Tout tend à l'unité. 237

CONTRE LES ACADEMICIENS.


Traduction de M. ADRIEN DE HIASCEY.

Chap. X. La controverse avec les académiciens ne roule


LIVRE PREMIER.
pas sur les mots, mais sur les choses. 2G0
Chapitre premier. Saint Augusiin exhorte Romaniea
à l'étude de la vraie philosophie. 241 — XI. Troisième discussion.— Qu'est-ce que la pro-
babilité? 261
— II. Première discussion. — Est-il nécessaire pour
— XII. Encore du probable et du vraisemblable. 262
être heuriux de connaître ou seulement de
chercher la vérité ? 243 — Xlll. Les académiciens ont-ils feint de ne pas con-
— m. On défend l'opinion des académiciens qui pré- naître la vérité? 2G2
tendent que le bonheur consiste dans la re-
cherche de la vérilé. 244

— IV. Ce que c'est que l'erreur. 245 LIVRE TROISIÈME.


Chapitre premier. — Première discussion. — Il faut
— V. Seconde discussion . — Qu'est-ce que la sagesse ? 246 chercher avec grand soin la vérité ; c'est

d'elle que dépend la vie heureuse. 264


— VI. Troisième discussion. — Définition de la sa-
gesse. — Objection. Le devin Albicère. 248 — II. Si la fortune est nécessaire au sage., 264

— VU. On soutient la définition de la sagesse. 249 — III. Quelle différence entre le sage et celui qui
veut l'être? Le ?nge connaît quelque chose
— VIII. Le devin est-il un sage ? — Qu'est-ce qu'un connaît au moins la sagesse.
: il

265
sage ? — Définition de la sagesse conformé-
ment à l'opinion des académiciens. 250 — IV. Seconde discussion. — Celui qui ne sait rien
— IX. Conclusion. 250
ne peut être appelé sage. 267
— V. Vains subterfuges des académiciens. 268

— VI. La vérité ne peut être connue que par le se-


LIVRE DEUXIÈME cours divin. 269
Chapitre premier. Le secours de Dieu est nécessaire — VIL Augustin , sur la demande d'Alype, parle
pour combattre les arguments des académi- contre les académiciens : plaisante citation de
ciens. 252 Cicéron. 269
— II. Augustin rend à Romanien ses devoirs de re- — VIII. Réfutation du passage de Cicéron. 271
connaissance, et l'exhorte à la philosophie. 253

— — IX. On discute la définition de Zenon. 271


UI. Philocalie et philosophie :Augusiin excite de
nouveau Romanien à la philosophie. 254 — X. Deux axiomes des académiciens. 273

— IV. Première discussion. —


On rappelle les points
— XL Ni la faiblesse des sens, ni le sommeil ou la
fureur, ne rendent impossible la connaissance
discutés dans le premier livre. 255
de quelque vérilé. 274
— V. Sentiments des académiciens.
236 — XII. Les académiciens allèguent vainement les sé-
ductions des sens du sommeil ou
— VI. Deuxième discussion. — Différence entre fureur.
, de la

275
l'ancienne et la nouvelle académie. '
257

— Vil. Contre les académiciens.


— Xlll. On connaît beaucoup de choses dans la
258 dialectique. 276
— VIII. Subtihté des académiciens.
259 — XIV. Le sage doit donner son assentiment aa
— IX. Examen plus sérieux de l'opinion des acadé- moins à la sagesse. 277
miciens. 260 — XV. Esl-ceéviterrericuf que do suivre en pratique

38*
598 TABLE DES MATIÈRES.

un senlimeiil probable sans y donner son Cdap. XVIIl. De quelle manière les académiciens répan

assentiment ? 278 dirent la doctrine de la probabilité. 281

Cdap. XVI. Fnire ce q«i parait probable sans le croire _ ^jx. Plusieurs genres de philosophie, 282
vrai, c est mal faire. 2(9

— XVII. Pourquoi les académiciens ont caché leur — ^X- Conclusion de l'ouvrage. 2
véritable sentiment. 280

DE LA GRANDEUR DE L'AME.
Traduction de M. l'abbé MORISOT.

CuAPiTRE PREMIER. Evoftiiis propo?e sept questions au Chap XX. L'âme sait-elle quelque chose d'elle-même ? 300
sujet de l'âme. U'oîi vient Pâme. — Sa pairie
est en Dieu. — L'àiue est une substance simple. 285

~~ XXI. Les forces plus grandes à un âge plus
avancé ne sont pas une preuve de l'accrois-
— II. Nature de l'âme. 236 sement de l'âme. 300

— III. Grandeur de l'âme. 286 — XXII. D'où vient le développement des forces
corporelles?
— IV. L'â:ne n'est pas un néant, bien qu'elle n'ait ni
301

longueur, ni largeur. — La hauteur. — Lèvent. 287 —


.— XXIII. L'âme sent par tout le corps, sans être

— étendue comme lui. — Qu'est-ce que sentir,


V. La force de l'âme est infinie. 288
et qu'est-ce que voir ? 303
— VI. La longueur est quelque chose de simple. 289 — XXIV. Examen de la définition du sens. 304
— VIL Pour découvrir la vérité, la voie d'autorité

__ XXV. Comment il faut peser une définition. 305
est plus courte, et la plupart du temps plus
sûre que la voie de la raison. 289 — XXVI. Les bêtes sont-elles douées de science et
de raison? 307
— VIII. Des figures mathématiques. — De combien
de lignes se compose une figure? — Comment — XXVIl. Raison et raisonnement. 308
une figure se peut former de trois lignes ? 290
— XXVIII. Les bêtes ont des sensations sans avoir

— IX. Quelle est la plus belle figure? — Dans un la science. 309

triangle qu'y a-t-il d'opposé à l'angle? 291 — XXIX. En quoi diffèrent la science et la sensation. 309

— X. Parfaite égalité dans les figures. 291 — XXX. Bien que l'âme reçoive des sensations de

— XI. Quelle est la figure la plus parfaite? Le


toutes les parties corporelles,

néanmoins répandue par tout


elle n'est pas
310
signe. — Le point. 292
le corps.

.— XXXI. un ver mouvoir après


— XIL Puissance du point. 293
Si continue à
avoir été coupé, est-ce une preuve que l'âme
se

— XIII. L'esprit incorporel voit des choses incorpo- soit étendue par tout le corps ? 311
relles. — Qu'est-ce que l'esprit ? 294 — XXXII. Comparaison ingénieuse : comment la vie

— XIV. Ce que peut l'esprit incorporel. 294


peut continuer à se manifester dans
animal mis en
les par-

ties diverses d'un pièces.
— XV. Objection : L'âme se développe avec l'âge. 296 Second sens donné à la grandeur de l'âme. 313

— XVI. Rép:nse à l'objection. — Le développement — XXXIII. Les sept degrés de la puissance de l'âme. 315
de l'âme est indépendant de celui du corps. 296 — XXXIV. La nature divine est seule préférable à la

— XVII C'est par métaphore, que l'on dit de l'âme


nature de l'âme. Aussi l'homme ne doit adorer
317
qu'elle croit avec le temps. 297 que Dieu.

— XVllI. La faculté déparier, qu'un enfant acquiert


— XXXV. Autres manières de désigner les sept de-
grés de la puissance de l'âme. 319
peu à peu, ne doit pas être attribuée aux
accroissements de l'âme. 298 — XXXVI. Merveilleuse harmonie entre l'univers et
la religion véritable. Les autres questions re-
— XIX. En quel sens on dit que l'âme croit ou latives à l'âme se trouvent résolues. ^9
décroit. 299
TABLE DES MATIÈRES. Fi99

, TRAITÉ DU LIBRE ARBITRE.


Traduction de M. l'abbé DEFOURNY et de M. Vabbt liAVLX.

LIVRE PREMIER. Chap. V. Le sens intérieur l'emporte sur les sens exté-
rieurs dont il est le modérateur et le juge. 312
Cda PITRE PREMIER. Dieii est-il l'auteur de quelque
mal ? 321 — VI. La raison dans l'hnmme l'emporte sur tout
— II. .\vant de rechercher l'origine du mal, il faut le reste, et ce qui l'emporte sur la raison est
savoir ce que nous devons croire sur Dieu. 322 Dieu. 313

— III. La passion est le principe du mal. .^23 — VII. Les sens sont particuliers à chacun de nous
et perçoivent différemment les divers objets. 344
— IV. Objection : homicide commis par crainte. —
Quelle sorte de cupidité est coupable ? 324 — VIII. Le rapport des nombres n'est perçu par au-
cun fies sens corporels. est un et im- —
— V. Aulre objection, tirée de l'homicide commis
Il

muable pour toutes les intelligences qui le


sur un homme qui nous fait violence, et per- perçoivent. 3<C
mis par les lois humaines. 325
IX. En quoi consiste la sagesse, sans laquelle
— VL La loi éternelle est la règle des lois humaines. personne n'est heureux? — Est-elle la même
Notion de la loi éternelle. 326 dans tous les sages? 348
— VU Comment l'homme est bien réglé par la loi — X. La lumière de la sagesse est une et commune
éternelle. — Il est meilleur de savoir que de à tous les sages. 349
vivre. 327
XI. La sag sse nombre une même
— VIII. La raison qui place l'homme au-dessus des
chose,
et le
ou bien existent-ils
sont-ils
indépendamment
animaux doit dominer en lui-même. 328 l'un de l'autre, ou l'un des deux est-il ren-
— IX. L'empire ou l'asservissement de la raison ca- fermé dans l'autre ? 330
ractérisent le sage et l'insensé. 328 __ XII. La vérité est une et inaltérable dans toutes
— X. Rien ne force l'esprit à être l'esclave de la pas- les intelligences, et elle est supérieure à notre

sion. 329 esprit. 352

— XI. L'âme qui s'abandonne à la passion par sa


— XIII. Exhortation à embrasser la vérité, qui
libre volonté est justement punie. 330 seule donne le bonheur. 353

— XII. Les esclaves de la passion subissent juste-


— XIV. On possède la vérité avec sécurité. 333
ment les peines de la vie mortelle, quand — XV. Les raisonnements précédents prouvent l'exis-
même ils n'auraient jamais eu la sagesse. 330 tence de Dieu. 354

— XIII. La vie heureuse comme la vie misérable dé- — XVI. Aux âmes zélées qui la cherchent, la sagesse
pend de notre volonté. 331 se montre partout, au moyen des nombres
imprimés sur chaque chose. 335
— XIV. Pourquoi il y a peu d'hommes heureux
qnand tous voudraient l'être. 333 — XVII. Tout bien et toute perfection viennent de
Dieu.
— XV. Quelle est la valeur respective de la loi
337

éternelle et de la h i temporelle, et qui sont — XVIII. Quoiqu'on puisse abuser de la volonté li-
ceux qui leur sont soumis ? 333 bre, elle doit être comptée parmi les biens. 338

— XVI. Epilogue du livre premier. 335 XIX. Trois sortes de biens : les grands , les pe-
tits, et les moyens ; la liberté est du nombre
de ces derniers. 339
LIVRE DEUXIÈ.ME
XX. Dieu n'est pas l'auteur du mouvement par
Cn.^piTRE PREMIER. Pourquoi Dieu nous a donné la lequel la volonté se détourne du bien immua-
liberté de pécher. 337
ble. 3G0
— H. Objection :Si le libre arbitre a été donné pour
le bien, comment se fait-il qu'il puisse se tour-
ner vers le mal ? 338
LIVRE TROISIÈME.
III. Qu'y a-t-il de plus noble dans l'homme? —
Comment arriver à la preuve manifeste de Chapitre premier. D'où vient le mouvement qui sépare
l'exislencf de Dieu ? 339 la volonté du bien immuable ? 362

iV. Le sens intérieur sent le sentiment même ; se — II. Beaucoup sont tourmentés de l'idée que la

discerne-t-il aussi lui-même ? 341 prescience divine détruit le libre arbitre. 363
,

600 TAIJÎ.E DES MATIÈRES.

Chai'.HI. La prcfcience de Dieu ne nous ôte point la CuAP. XIV. Toute corruption n'est pas condamnable. 377
liberté de pécher. 364
— XV. Défauts coupables et défauts non coupables. 378
— IV. La prescience de Hieu ne force pas au péché,
— XVI. On ne peut faire relouiber nos péchés sur
et conséquemment c'est avec justice que Dieu
Dieu. 379
punit les pécheurs. 3C6
— XVil. Le péché a sa cause première dans la vo-
— V. On doit même louer Dieu d'avoir produit les
lonté. 380
créatures exposées au péché et à la souffrance. 367
— XVIIl. Y a-t-il péché dans un acte qu'il est im-
— VL Dire qu'on préfère le néant à la misère, c'est possible d'éviter ? 381
369
n'être pas sincère.
— XIX. Vaines excuses des pécheurs quand ils pré-
— VIL Les malheureux mêmes chérissenll'existence, textent rignurance el la diflicullé produi'.es

parce qu'ils viennent de Celui qui eiisle sou- par le péché d'Adam. 382
verainement. 370 — XX. 1! n'est pas injuste que les défauts, suites

— VllI. Nul ne choisit le néant, pas même ceux qui


pénales du péché, soient transmis à la posté-

se donnent la mort.
rité d'Adam, quelle que soit l'opiuion vraie
370
sur l'origine des âmes. 383
— IX. L'élat misérable des pécheurs contribue à la
beauté de l'univers. 371 — XXI. Quelle sorte d'erreur est pernicieuse? 385
— X. De quel droit le démon régnait-il sur l'homme? — XXn. L'ignorance et la difficulté fussent-elles na-
— De quel droit Dieu nous a-t-il délivrés? 374 turelles à l'homme, il y a encore sujet de

— XI. Qu'elle doive persévérer dans la justice ou


louer le Créateur. 386

pécher, toute créature contribue à la beauté — XXIII. Mort des enfants. — Plaintes injustes des
de l'univers. 375 ignorants au sujet des souffrances qu'ils endu-

— XII. Quand même tous les anges auraient péché,


rent. — Qu'est-ce que la douleur ? 387

ils n'auraient apporté aucun trouble dans le — XXIV. Le premier homme n'a pas été insensé,
gouvernement du monde. 376 mais capable de devenir sage. — Qu'est-ce
que
— XlII. La corrupiion même de la créature et le
la folie ? 389

blâme jeté sur ses vices en font éclater la


— XXV, Quelles idées frappent la nature raisonnable
bonté. 376 lorsqu'elle se tourne au mal ? 390

TRAITÉ DE LA MUSIQUE.
Traduit par MM. CITULEUX et TEÉNARD.

Avertissement sur le traité de la musique. 393 bornés dans leur accroissement à l'infini et

reçoivent une forme déterminée. — Système


LIVRE PREMIER. décimal. 406

CHAPITRE PREMIER. L'art do déterminer la juste éten- Chap. XII. Pourquoi, dans la numération , va-t-oa de 1

due des sons dépend de la musique et non de à 10 et revient-on de 10 à l? 407


lagrammaire. 397 — XIII. Du charme des mouvements proportionnés,
— II. Définition de la musique et de la modulation. 398. en tant qu'il est apprécié par l'oreille. 409

— III. Qu'entend-on par bien moduler et pourquoi


ce mot est-il nécessaire à la définition ? 399

— IV. En quoi le mot science entre-t-il nécessai-


rement dans la définilion de la musique ? 400
LIVRE DEUXIÈME.

— V. Le sentiment musical vient-il de la nature ? 402 Chapitre premier. Points de vue différents du gram-
mairien et du musicien dans l'appréciation de
— VI. Les chanteurs de théâtre ignorent la musique. 403 la quantité des syllabes. 411
— VIL Des termes longtemps et non longtemps. 404 — II. Le grammairien juge d'un vers d'après l'au-

— VIII. Du temps plus ou moins long dans le mou- torité , le musicien , d'après la raison et l'o-

vement. 404 reille. 412

— IX. Des mouvements rationnels ou irrationnels


— m. Durées des syllabes. 412

coDDumérés ou dinumérés. 405 — IV. Des pieds de deux syllabes. 413

— X. Des mouvements compliqués et sesquialtères. 405 — V. Des pieds de trois syllabes. 413

— XL Comment un mouvement et un nombre sout — VI. Pieds de quatre syllabes. 415


TABLE DES MATIÈRES. 601

Chap. vu. Le vers est composé d'un nombre déterminé Chap. XIII Méthode pour battre la mesure des mètres
de pieds , comme le pied d'un nombre
l'est et pour interposer les silences. ,443
416
déterminé de syllabes. — XIV. Suite de l'interposition des silences dans la

— VIII. Noms des divers pieds. 411 mesure des mètres. 444

— IX. De la construction des pieds. 418


— XV. Suite de l'interposition des silences dans le

mèlre. 4iG
— X. L'amphibraqiie, soit seul, soit mêlé à d'aulrcs
— XVI. Du mélange et de l'assemblage des pieds.
Du levé et du 418
pieds, ne peut former de vers.
posé. 419 — XVII. De la combinaison des mètres. 4jO

— XI. Du mélangé rationnel des pieds. 420

— XII. Des pieds de six temps. 420 LIVRE CINQUIÈME.


— XllI. Comment on peut changer l'ordre des pieds Chapitre premier. Différence du rhylhme , du mètre
sans troubler l'harmonie. 421 et du vers. 452
— XIV. Des pieds susceptibles de se mêler entre — II. Les mètres susceptibles de se diviser en deux
eux. 422 parties sont plus parfaits que les autres. 452
-- III. Etyraologie du mot vers. 45J

LIVRE TROISIÈME, — IV. De la fin du vers. 454

Chapitre premier. Définition du rhylhme et du mètre. 424 — V. Fin du vers héroïque. 45i

— II. De la diUérence entre le mètre et le vers. 425 — VI. Suite iu chapitre précédent. 456

— III. Du rhylhme composé de pyrrhiqaes. 426 — VII. Comment peut-on ramener à l'égalité le
nombre inégal des demi-pieds dans chaque
— IV. Du rhylhme continu. 427 membre ? Du rapport d'égalité entre les
membres de 4 et de 3 demi-pieds de
— V. Y a-t-il des pieds de plus de quatre syllabes? 428
de 3 demi-pieds.
, 5 et
457
— VI. Aucun pied de plus de quatre syllabes ne — VIII. Rapport entre les membres de 5 et de 7
peut consliluer un rhylhme qui porte son
demi-pieds. 4J8
nom. 430
— IX. Des membres composés de 6 et de 7 demi-
— VII. De l'espèce et du nombre des pieds qui
pieds, de 8 et de 7, de 9 et de 7. 459
constituent le moindre mètre. 430
— X. De l'excellence des vers de six pieds per-

:

Vin. De la valeur des silences dans les mètres. fection incomparable du vers héroïque et iam-
— Défiuilion du mètre. 431 bique, parmi les vers de six pieds. 460
— IX. Du nombre de temps et de pieds auquel s'ar-

rête le mètre. 432 — XI. De la manière la plus exacte de mesurer les


vers de six pieds. 461

— XII. De la raison pour laquelle les vers senaires


LIVRE QUATRIÈME. sont supérieurs à tous les autres. 462

Chapitre premier. Pourquoi la dernière syllabe d'un — XllI. Epilogue. 463


mètre est-elle indifférente ? 434

— II. Du nombre de syllabes dont se compose le

moindre mètre pyrrhique. — De la durée du LIVRE SIXIÈME.


silence qu'il comporte. 435
Chapitre premier. De la fin qu'on s'est proposée
— III. Variétés du mètre pyrrhique. 436 dans les livres précédents. 4G5

— IV. Du mètre iambique. 437


— II. De l'harmonie dans les sons : de ses diffé-
rentes espèces , des rapports harmoniques ,
— V. Du mètre trochaïque. 438 selon qu'ils existent dans le son ou qu'ils

résultent de l'impression de l'oreille. 466


— VI. Du mèlre spondalque. 438
— III. Des rapports d'harmonie qui naissent de la
— VII. Du tribraque : combien de mètres peut-il prononciation ou qui se conservent dans la
former t 439 mémoire. 467

— VIII. Du dactyle. 439 — IV. Des rapports d'harmonie qui se rattachent au


jugement parmi
— IX. Du bacchius. 440
espèces d'harmonie,
: quelle est
la
,
les

plus parfaite 1
différentes
467
— X. Que faut-il ajouter, avant le silence , à on
— V. L'âme est-elle modifiée parle corps? Comment
pied déjà complet? 440
sent-elle? 469
— XI. L'iambe ne va pas bien après le ditrochée. 44i
— VI. Les trois dernières espèces de nombre : ordre
— XII. Total des mètres. 442 et nom de toutes les espèces. 472
GO-2 TABLE DES MATIÈUKS.

CnAT. VII. Les nombres de jugement sont-ils élcrnds ? 473 CuAP. XIII. De la manière dont l'imc se détourne de
l'immuable vérilé. 482
— VllI. Tous les nombres sont soumis au coiilrôle

des nombres de jugement. 474 — XIV. L'âme s'élève à l'amour de Dieu par la

cnnnai.ssancc de l'ordre et de l'harmonie qu'elle


— IX. 11y a dans l'âme d'autres nombres supérieurs goûte dans les choses. 481
aux nombres de jugement. 476
— XV. L'âme accomplira en paix mouvements
— X. Du rôle que joue la raison dans l'étude de la
du corps après la résurrection
les

: la perfection
musique, dont le charme tient exclusivement à
de l'âme consistera alors en quatre vertus. 487
un rapport d'égalité. 478

— — XVI. Comment ces quatre vertus sont l'apanage


XI. L'harmonie , dans les choses inférieures, ne
des bienheureux. 487
doit pas offenser, celle des choses supérieures
doit seule charmer. Différence entre l'imagi- — XVII. Des harmonies auxquelles l'âme pécheresse
nation de mémoire et l'imagmation pure. 479 donne naissance et de celles qui la dominent.

— XII. Des nombres spirituels et éternels. 481 — Conclusion de l'ouvrage. 489

DES MŒURS DE L^ÉGLISE CATHOLIQUE


ET DES MŒURS DES MANJCUÉENS.

Traduction de M. l'abbé BUIiLEIîAUX.

Chap. XVI. Accord de l'Ancien et du N juveauTestameut 501

LIVRE PREMIER.
— XVII. Apostrophe aux manichéens. 502

— XVllI. L'Eglise catholique résumant les deux


Des Mœurs de F Eglise catholique. Testaments. 503

— XIX. L'office de la tempérance, d'après les


Chapitre premier. Les manichéens démasqués : deux
Ecritures. 503
moyens employés par eux pour tromper. 491

— II. Les manichéens condamnés au tribunal de la


— XX. Mépris des choses sensibles. — Amour de

raison. — Vice de leur méthode. 492


Dieu seul. 504

— III. Le souverain bien pour l'homme. — Ses


— XXI. La gloire mondaine et la curiosité condamnées
par les Ecritures. 503
conditions. 492

— IV. Qu'est-ce que l'homme ? 493 — XXll. L'amour de Dieu produit la force. 505

— V. Le souverain bien de l'homme est avant tout


— XXIII. Conseils et exemples de force tirés de

souverain bien de son âme. 494 l'Ecriture. 506


le

— VI. La vertu conduit à la possession de Dieu. 494 — XXIV. De la justice et de la prudence. 507

— Vil. Dieu révélé par les Ecritures. — L'économie — XXV. Les quatre vertus et l'amour de Dieu. 507

divine touchant notre salut. — Abrégé de la


— XXVI. Amour de soi-même et du prochain. 508
foi. 493
— XXVII. Bienfaisance en faveur du corps du pro-
— Vlil. S'élever vers Dieu par un amour souverain. 496
chain. 509
— IX. La charité. — Accord de l'Ancien et du Nou- — XXVIII. Bienfaisance en faveur de l'âme du pro-
veau Testament. 496
chain. 510

— X. Ce que l'Eglise nous enseigne par rapport à — XXIX. De l'autorité des Ecritures. 511
Dieu. — Les deux dieux des manichéens. 497
— XXX. L'Eglise catholique. 512
— XI. De l'amour souverain pour Dieu. — Les deux
conditions du souverain bien. 498 — XXXI. Les anachorètes et les cénobites. 513

— XII. La charité nous unit à Dieu. 499 — XXXII. Eloge des clercs. 515

— Union avec Dieu par Jésus-Christ et le Saint-


— XXXlll. Les chrétiens dans le monde. 515
XIII.
Esprit.
*99 — XXXIV. Les mauvais chrétiens condamnés. 516

— XIV. L'amour nous unit à la Trinité. 500 — XXXV. Concefsions faites par l'Apôtre aux bapti-
sés. 517
— XV. Définition chrétienne des quatre vertus car-
dinales. ^^^
TABLE DES MATIÈRES. 603

CiiAP. X. Des signes de moralité chez les manichéens. 52G

LIVRE SECOND. — XI. Du signe de la bouche. — Blasphème des


manichéens contre Dieu. 527

Des' Mœurs des Manichéens. — XII. Toute issue fermée aux manichéens. 528

C:iAPiTRE PREMIER. Le souveraiu bicu est le souverain — XIII. On doit juger l'intention et non les faits. 5£9
Elrc. 520
— XIV. Trois causes louables de l'abstinence. 5C0
— Nature du mal. 520
II.
— XV. Pourquoi les manichéens interdissent l'usage
— III. Autre délinilion du mal. 521 des viandes. 532

— IV. Différentes espèces de bien. 522 — XVI. Mystères des manichéens. 533

— V. Troisième définition du mal. 522 — XVll. Du sceau des mains. 538

— VI. Ce qui peut être soumis à la corruption. 522 — XVIII. Le sceau du sein. — Infâmes mystères
542
— VII. Rien ne se corrompt entièrement, grâce à la des manichéens.

bonlé de Dieu. 523 — XIX. Crimes des manichéens. 542

— VIII. Le mal n'est point une substance. 524 — XX. Ces mêmes crimes découverts à Rome. 544

— IX. Inanité des fables manichéennes. 623

DE LA VRAIE RELIGION.
Traduction de AT. fabbé JOYEUX.

CuAPiTOE PREMIER. Les phllosophcs enseignaient dans CoAP. XVI. Bienfaits immenses de l'incarnation du
leurs écoles ce qu'ils ne pratiquaient pas Verbe. 55G
547
dans les temples.
— XVII. L'enseignement de la vraie religion est con-
— II. Socrate et Platon n'ont pu faire adopter leurs tenu avec un enchainemcnt paifait dans l'An-
idées sur Dieu. 547 cien et le Nouveau Testament. 557

— IIL La religion chrétienne apprend aux hommes — XVIII. Pourquoi les créatures sont -elles
ce que Platon ne crut pas possible d'ensei- muablcs ? 558
gner. 548
— XIX. Ce qui peut être vicié est bon, sans être
— IV. Combien sont dignes de mépris les philoso- souverainement bon. 558
phes qui n'embrassent pas la vraie religion. 549
— XX. Comment l'âme peut être viciée. 559
— V. Où chercher la vraie religion ? 550
— XXL L'âme se laisse séduire parla beauté corpo-
— VI. Elle fait servir à son développement ceux relle qui ne fait que passer. 560
mômes qui sont égarés, et ceux qui se trou-
veraient injustement bannis de son sein. 531 — XXII. Les impies seuls condamnent l'ordre éta-
bli par la Providence. 560
— VII. Il faut embrasser la religion catholique. —
Quelles sont les premières vérités qu'elle — XXm. Toute substance est bonne en elle-

enseigne? 551 même. 561

— VIII. De la religion ; comment nous en avons


— XXIV. Deux moyens offerts à l'homme pour l'aider

552 à son salut : l'autorité et le raisoi;uement. 501


l'intelligence, pour réfuter les hérétiques.

— IX. C'est surtout contre les manichéens que cet


— XXV. Quels hommes, quels livres doivent nous
servir de guides. 562
écrit est dirigé; court exposé de leurs er-
reurs. 552 — XXVI. Dans les progrès de l'homme charnel et de
— X. Ce qui nous détache de Dieu; ce qui nous l'homme spirituel la vie peut être partagée
ramène à lui. 533 en sept âges. 562

— XL Toute vie vient de Dieu. — Le crime est — XXVII. La vie du vieil homme et de l'homme
la mort de l'âme. 554 nouveau se retrouvent dans la vie de l'hu-

— XII. Chute et réparation de l'homme tout entier. 554


manité tout entière. 563

.— XIII. Les bous anges et les anges mauvais. 555


— XXVIII. L'enseignement proportionné à la capa-
cité du peuple. 564.
— XIV. Le péché vient du libre arbitre. 555
— —
XXIX. Autre moyen de salut : la raison.
— XV. La peine du péché nous apprend ï devenir Comment elle guide l'homme vers Dieu. —
meilleurs. 556 Son témoignage l'emporte sur celui des sens. 5G4
GOi TABLE DES MATIÈRES.

Chap. XXX. La loi Immuable d'après laquelle la raison Chap.XLIIL L'homme découvre l'ordre et les propor-
fo-^me ses jugements est e'.lc-même supérieure tions dans re?pace et le temps. — L'ordre
à la raison. 505 procède de l'éternelle vérité. 575
— XXXI. Dieu est lui-même cette loi qui règle les
— XLIV. Tout est ramené à Dieu par
jugements de notre raison et que notre raison la créature
raisonnable. 575
ne peut juger. ncC
— XXXII. Il y a dans les corps des traces d'unité; — XLV. Les excès de l'orgueil nous enseignent aussi
mais l'intelligence seule peut contempler l'unilé le chemin de la vertu. 576
même. 5G7 _ XLVL Ce qui rend l'homme invincible c'est
— XXXIII. L'erreur ne vient pas des sens, mais du l'amonr de ce qu'on ne peut lui ravir : l'amour
jugement. —
DilTércnce entre le menteur et de Dieu et du prochain. — Comment il doit
le trompeur. ;;fi8 aimer le prochain. 57fi

— XXXiV. Comment apprécier nos vaines imagina- _

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