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Bernadette Martin-Hisard

Une relecture du Moyen Âge arménien


In: Revue des études byzantines, tome 58, 2000. pp. 199-213.

Résumé
REB 58 2000 France p. 199-213
Bernadette Martin-Hisard, Une relecture du Moyen Âge arménien. — L'analyse des deux derniers ouvrages de Nina Garsoïan,
un recueil d'articles parus entre 1984 et 1988 et une magistrale étude de la période de formation de l'Église nationale d'Arménie,
met en évidence l'ampleur des problèmes doctrinaux qui durent être peu à peu résolus, entre l'Église théodorienne d'Orient et
l'Église chalcédonienne de Constantinople, et dans le cadre de la Transcaucasie, en suivant des voies qui ne furent ni rapides ni
droites.

Abstract
This analysis of the two most recent books of Nina Garsoïan, a collection of articles published between 1984 and 1988, and a
masterly study of the period of formation of the Armenian Church, highlights the doctrinal problems which had to be solued
between the Church of the East and the Church of Constantinople in the Transcaucasian context : a slow and complicated
process.

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Martin-Hisard Bernadette. Une relecture du Moyen Âge arménien. In: Revue des études byzantines, tome 58, 2000. pp. 199-
213.

doi : 10.3406/rebyz.2000.1992

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_2000_num_58_1_1992
UNE RELECTURE
DU MOYEN ÂGE ARMÉNIEN

Bernadette MARTIN-HISARD

Summary : This analysis of the two most recent books of Nina Garsoïan, a collection of
articles published between 1984 and 1988, and a masterly study of the period of formation
of the Armenian Church, highlights the doctrinal problems which had to be solued bet
ween the Church of the East and the Church of Constantinople in the Transcaucasian
context : a slow and complicated process.

L'histoire du monde arménien médiéval s'est enrichie en 1999 de


deux ouvrages de Nina Garsoïan. L'un regroupe, sous le titre Church and
Culture in Early Medieval Armenia, treize articles parus, en anglais ou
en français, entre 1984 et 1988 l. Les conclusions qu'ils ont établies et
les hypothèses qu'ils ont formulées conduisent naturellement à l'impres
sionnante somme que représente L'Église arménienne et le Grand
Schisme d'Orient 2.
Un même ensemble de caractères se retrouvent dans les deux
ouvrages : le rejet de toute hypothèse a priori et de toute affirmation ou
thèse fondée sur le seul argument d'autorité ou sur le désir de plaire ; le
primat absolu des sources, multiples, sans privilège de cultures, lues et
commentées au mot près et souvent données en traduction pour éviter la
confiscation du savoir et de la discussion par le savant ; le recours à une
large bibliographie empruntée à des écoles de pensée diverses, anciennes
et récentes ; la volonté d'appréhender l'histoire du monde arménien, non
pas comme une entité isolée et éternelle, mais dans le cadre historique et
géographique naturel qui fut le sien, «entre Byzance et les Sassanides» 3 ;

1. Nina G. Garsoïan, Church and Culture in Early Medieval Armenia, Aldershot 1999
(Variorum Collected Studies Series).
2. Nina Garsoïan, L'Église arménienne et le Grand Schisme d'Orient, Louvain 1999
(CSCO vol. 574. Subsidia 100), 635 pages.
3. Un premier volume, publié à Londres en 1985 dans la collection des Variorum
Reprints, regroupait un choix de douze articles de N. G. Garsoïan, parus entre 1971 et
1982, sous le titre Armenia between Byzantium and the Sasanians.

Revue des Études Byzantines 58, 2000, p. 199-213.


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la construction lente et prudente de conclusions dites "provisoires",


c'est-à-dire stimulantes et ouvertes sur la nécessaire poursuite de nou
veaux approfondissements.
V
A l'intérieur des articles qui viennent d'être réunis, on peut par souci
de clarté individualiser plusieurs thèmes : iranien, historiographique,
géographique, ecclésiastique ; dans la réalité, ces thèmes s'entrecroisent,
se rejoignent et se nourrissent l'un l'autre pour constituer le socle sur
lequel repose une réinterprétation de l'histoire de la formation de
l'Église d'Arménie.
Dans le prolongement d'études menées depuis longtemps 4, une pre
mière série d'articles explore la nature des relations qui ont existé entre
le monde arménien et son grand voisin iranien, arsacide puis sassanide,
afin de réapprécier le poids de ce dernier dans la vie de la Grande
Arménie et de nuancer et affiner le rôle prêté de manière souvent trop
exclusive à l'Empire byzantin dans la construction de l'Arménie. Trois
articles traitent ainsi, dans le domaine militaire, dans celui de l'habitat et
dans celui de l'organisation du pouvoir, des caractères originaux de la
société aristocratique arménienne de l'époque arsacide5, caractères qui
la distinguent des sociétés méditerranéennes et la rapprochent du monde
iranien 6. Quant à l'époque sassanide, qui vit la plus grande partie de la
Grande Arménie devenir Persarménie, Nina Garsoïan avait depuis long
temps montré l'indissoluble union du politique et du religieux dans la
«loyauté» des sujets du Roi des rois 7 et, plus récemment, souligné les
implications concrètes de la juridiction de ce Roi sur l'Église
arménienne8. Approfondissant dès lors les spécificités linguistiques et
culturelles des régions méridionales du monde arménien, elle souligne la
continuité de leur orientation vers la Mésopotamie et le monde syriaque,
expliquant ainsi la pénétration en Persarménie d'influences ou de ten-

4. C'est ce dont porte témoignage le titre du volume cité n. 3 ; renvoyons notamment,


dans ce volume, à l'étude n° X : Prolegomena to a Study of the Iranian Elements in
Arsacid Armenia (1976); à l'étude n° XI: The Locus of the Death of Kings: Iranian
Armenia - the Inverted Image (1981) et à l'étude n° IX : Secular Jurisdiction over the
Armenian Church (Fourth - Seventh Centuries) (1984).
n° VIII
5. N°: "T'agaworanist
VII : The earlykaveank'
-mediaeval
" kam
Armenian
"banakcityark'uni"
: an alien
: les résidences
element (1984-1985)
royales des;
Arsacides arméniens (1988-1989) ; n° X : L'art iranien comme témoin de l'armement
arménien sous les Arsacides (1992).
6. Les diverses conclusions auxquelles aboutissent ces articles ont fait l'objet d'une
synthèse présentée dans la première des conférences données par Nina Garsoïan au
Collège de France en 1996 et publiées sous le titre Les éléments iraniens dans l'Arménie
paléochrétienne, dans Nina G. Garsoïan et Jean-Pierre Mahé, Des Parthes au califat.
Quatre leçons sur la formation de l'identité arménienne, Paris 1997 (Travaux et
Mémoires Monographies 10), p. 9-37.
7. Ainsi, dans l'ouvrage cité n. 3, l'étude n° III : Armenia in the Fourth Century — An
Attempt to Redefine the Concepts 'Armenia' and 'Loyalty' (1971).
8. Voir, ibid., l'étude n° IX : Secular Jurisdiction over the Armenian Church (Fourth-
Seventh Centuries) (1984).
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dances venues de l'Église de Perse 9. Ainsi l'examen des liens entre le


monde arménien et le monde iranien conduit-il à attirer l'attention non
plus seulement sur des faits de société ou de culture, mais sur l'impor
tance de la circulation de courants doctrinaux entre l'un et l'autre et sur
le poids de l'État sassanide dans l'organisation ecclésiastique de l'Église
d'Arménie.
À ce thème iranien on peut encore rattacher un prudent examen de
l'évolution de l'anthroponymie arménienne et de la progressive christia-
nisation de l'onomastique 10.

Un second thème, nettement historiographique, se greffe sur le précé


dent. La réalité de l'influence du monde iranien sur la vie du monde
arménien peut en effet paraître contradictoire avec l'image que propose
l'historiographie arménienne médiévale d'un monde oriental en général,
iranien en particulier, volontiers diabolisé. Nina Garsoïan se livre ainsi à
un patient décodage de cette historiographie, en suivant des voies déjà
frayées dans des études ponctuelles n et surtout dans la magistrale étude
des Récits épiques qui a restitué sa véritable nature à ce qui fut long
temps appelé Y Histoire de P'awstos Buzand 12. Ces premiers travaux
concernaient deux des œuvres maîtresses et premières de l'historiogra
phie arménienne et avaient mis en évidence l'existence, au 5e siècle,
d'une littérature originale fortement marquée d'un iranisme bien comp
ris, ce qui n'excluait pas une forte opposition au zoroastrisme 13. Ce
sont ces conclusions que prolonge une lecture des sources, plus globale
chronologiquement et sans aucun doute dérangeante.
Fruit d'un rapport présenté en 1992, un premier article, largement dia-
chronique, part d'un double constat u. D'une part, comme on l'a évoqué
plus haut, la Grande Arménie est bien réellement une société orientale
étrangère au monde méditerranéen. Mais, d'autre part, la littérature

9. Voir notamment l'étude n° V : Quelques précisions préliminaires sur le schisme


entre les Eglises byzantine et arménienne au sujet du concile de Chalcédoine : III : Les
évêchés méridionaux limitrophes de la Mésopotamie (1992). Ces mêmes idées se retrou
ventà la fin de l'étude n° VI : 'Αρμενία Μεγάλη και επαρχία Μεσοποταμίας (1998)
qui évoque le rattachement ultérieur de ces régions par le califat arabe non à l'Arminïya
mais à la Djazïra.
10. N° IX: Notes préliminaires sur l'anthroponymie arménienne du Moyen Âge
(1996).
11. Ainsi dans le volume cité plus haut n. 3, l'étude n° XII : The Iranian Substratum of
the "Agat'-'angeios" Cycle (1982).
12. The Epic Histories Attributed to P'awstos Buzand (Buzandaran Patmut'iwnk').
Translation and Commentary by Nina G. Garsoïan, Cambridge MA 1989, 665 pages.
N. Garsoïan établit notamment que cette œuvre, attribuée à un P'awstos Buzand (popular
isé en Occident sous le nom de Fauste de Byzance), est en réalité une compilation ano
nyme de sources orales de nature épique, assemblée dans les années 470.
13. Ainsi l'étude n° XII citée n. 9 s'achève-t-elle sur cette conclusion : «So the popular
imagination of Early Christian Armenia was peopled with Iranian symbols that even
Hellenized and devoutly Christian ecclesiastics could not disregard.»
14. N° XII : Reality and myth in Armenian history (1994).
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nationale s'est créée aux lendemains du désastre militaire d'Awarayr


infligé en 451 à l'aristocratie arménienne chrétienne par les Sassanides
soucieux de leur réimposer le zoroastrisme. Ce contexte explique le pri
vilège accordé dans la «tradition reçue» des Arméniens à l'origine cap-
padocienne de leur christianisation en occultant les apports syriaques
antérieurs et la partie antiochienne de leur passé. Il a d'autre part fait
naître, dans l'idéologie et la littérature, l'image d'une Arménie chré
tienne par définition, soudée dans un "pacte sacré", éternellement advers
airedes païens, zoroastriens et, plus tard, musulmans, et il a mis au pre
mier plan, comme proposé en idéal, le martyr de la foi, opposé au
collaborateur ou à l'apostat 15. Sur cette double tradition du pacte sacré et
du martyr de la foi, récurrente dans l'historiographie arménienne médiév
ale,se sont greffés, à partir du 14e siècle, dans le contexte de la dispari
tion progressive de la noblesse arménienne et de l'extinction de l'État
arménien, contes et récits messianiques 16, prophéties et cycles apocalypt
iques : partant de thèmes anciens n, ils annonçaient la destruction de
l'Arménie par une problématique «nation des archers» et son salut,
apporté par d'énigmatiques «Romains» ; l'identification des premiers fut
cherchée à l'est, celle des seconds à l'ouest 18. Le privilège ainsi accordé
à l'Occident au détriment de l'Orient, profondément enraciné dans la tra
dition, se retrouve jusque dans certaines approches contemporaines du
passé arménien 19. Entre mythe et réalité historique, une réévaluation
s'avère donc nécessaire ; elle commence à peine 20.
Dans un second article, d'ampleur chronologique plus restreinte21,
Nina Garsoïan se livre à une analyse de l'attitude des premiers auteurs

15. De là la longue liste des martyrs médiévaux de l'Église arménienne, ou encore le


thème de la feinte apostasie destinée à masquer les faits réels de conversion. N. Garsoïan
montre bien comment cette idéalisation joua à l'avantage des familles qui pouvaient se
vanter d'avoir un martyr remarquable parmi les ancêtres et souligne le cas particulièr
ement intéressant de la construction de l'image des Bagratides.
16. N. Garsoïan renvoie ainsi à l'épopée de David de Sassun.
17. Ces thèmes prédisaient la chute des Arsacides en raison de leurs méfaits et fa
isaient état d'une malédiction du roi arsacide Arsak II par saint Nersës, malédiction que
prolonge l'annonce d'une renaissance ultérieure des Arméniens. N. Garsoïan suit à partir
du 10e siècle les développements et variantes de ces traditions dont la première formulat
ion remonte au 5e siècle.
18. «Hence, once again, Armenian popular beliefs reinforced the learned and religious
traditions, invariably, if unrealistically, turning away from Armenia's actual milieu
towards the distant West» (p. 142).
19. «Just as the early tradition had all but obliterated the memory of Armenia's earliest
Christianization derived from Antioch and Edessa in favour of the Hellenic illumination
brought in the IVth century by St. Gregory from Caesarea of Cappadocia, and rejected all
links to Iran or Islam as treason and apostasy, so modern scholars concentrated with but
few exceptions on Armenia's western contacts remaining oblivious to the eastern aspects
of its culture, much of which has consequently remained terra incognita to the present»
(p. 142-143).
20. N. Garsoïan souligne particulièrement, p. 144, les travaux précurseurs de
A. G. Perikhanian et de L. H. Ter-Petrosyan.
21. N° XI : The two voices of Armenian medieval historiography : The Iranian Index
(1996).
RELECTURE DU MOYEN AGE ARMENIEN 203

arméniens du Moyen Âge à l'égard de la tradition iranienne. Elle montre


comment le compilateur anonyme des Récits Épiques, en rendant compte
de l'histoire du 4esiècle, a continué à transmettre inconsciemment l'idéo
logieet les institutions d'une société profondément iranisée 22, alors que,
par un choix délibéré, le savant Movsës Xorenac'i a, plus tard, rejeté
toute tradition venue de la Perse au bénéfice de traditions inspirées de la
littérature grecque et qui se révèlent dans ses sources et sa conception de
l'histoire, mais aussi dans son vocabulaire et sa prosopographie. Ainsi,
tandis que le premier, tout comme avant lui le compilateur du cycle
d'Agathange, a laissé entendre la voix d'un monde ancien, encore comp
ris et apprécié, le second a fait entendre une autre voix, venue de
l'ouest, appelée à prédominer dans l'historiographie arménienne et dans
la conscience arménienne même. Deux voix, deux influences : «The
rational analysis of classical scholarship and the symbolic passion of the
Iranian epic» 23 qui font, également et ensemble, l'Arménie paléo-chrét
ienne.
À cette étude des contradictions entre réalité et mythe, et du balance
ment du monde arménien entre Orient et Occident peut encore se ratta
cher un article, de plus de 70 pages, consacré à un réexamen de l'int
égration des Arméniens dans l'Empire byzantin. Il limite et nuance
l'attraction réelle de l'Occident pour souligner vigoureusement la force
de l'identité et de l'originalité arméniennes 24.
Un large balayage de sources diverses et nombreuses permet de consi
dérer comme acquis trois faits : l'importance numérique des Arméniens
présents dans l'Empire, capitale ou provinces ; la voie essentiellement
militaire de leur intégration à la société impériale ; le caractère constant
de la polémique religieuse arméno-byzantine, bien que, dans ce domaine,
il faille distinguer et non pas confondre la politique impériale et la poli
tique ecclésiastique byzantines, plus nuancées de toutes façons qu'on ne
le dit souvent 25. Après avoir considéré comme autant de cas particuliers
les Pauliciens 26 et les Arméno-Ibères chalcédoniens, «a particular ethnie
manifestation» 27 apparue aux frontières orientales de l'Empire à
l'époque macédonienne, Nina Garsoïan analyse minutieusement les
composantes de la population arménienne présente dans l'Empire, en
distinguant le cas des Arméniens chalcédoniens et celui des Arméniens

22. On notera en particulier la définition de la chasse et du banquet comme cadre des


grands événements et la fine analyse de thèmes iraniens fondamentaux, toujours parfait
ement compris et fonctionnels, véhiculés par les mots de gloire, fortune et vaillance, «the
epic code words».
23. Art. cit. p. 18.
24. N° XIII : The problem of Armenian integration into the Byzantine empire (1998).
25. N. Garsoïan souligne, p. 84-86 notamment, que la politique impériale, qui n'a pas
toujours coïncidé avec celle de l'Église, n'a pas été uniforme dans le temps en sorte que
«conversion to the imperial Chalcedonian orthodoxy could do much to advance a brilliant
career, but it was not a sine qua non.»
26. Dont le caractère arménien n'a cessé de décroître à partir du 9e siècle.
27. Selon une expression empruntée, p. 92 n. 150, à A. Kazdan.
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monophy sites. L'approche est faite à partir de différents paramètres :


lieux de résidence, titres, onomastique, pratiques matrimoniales, cou
tumes, langue...
Au terme de l'examen, nourri d'une abondante bibliographie, on
voit que seule peut être considérée comme intégrée à l'Empire une
petite élite de familles aristocratiques converties au chalcédonisme,
intégrées à la classe dirigeante du 10e au 12e siècle et attirées dans l'or
bite de la capitale. Mais, en dépit de l'identité de leur origine ethnique
et de leur choix religieux, ces aristocrates se distinguent radicalement
des autres Arméniens chalcédoniens établis depuis longtemps dans
l'Empire et largement majoritaires : loin des centres de pouvoir, ceux
que les sources appellent de plus en plus fréquemment à partir du
11e siècle les Cat' ITzatoi 28 et qui gardent la langue arménienne dans la
liturgie, n'appartiennent ni à la société grecque ni à la société armé
nienne et apparaissent durablement imperméables à toute
assimilation 29. Quant à l'ensemble des Arméniens monophy sites, qui se
forma à la suite des annexions byzantines du 11e siècle et qui vivait le
drame de la disparition des royaumes arméniens, qu'il s'agisse de la
minorité des "Royaux" 30 ou des autres, ils n'ont pas cherché l'intégra
tion malgré les efforts des autorités impériales 31 ; et même si le groupe
des "Royaux" s'est rapidement éteint, la crise du 11e siècle qui les avait
fait naître et que les Arméniens interprétèrent préférentiellement en
termes d'abolition de la royauté a engendré une rupture, sensible dans
l'historiographie, et une hostilité qui se cristallisa au début du
12e siècle. Ainsi peut-on conclure à un échec de l'Empire dans ses
efforts pour absorber les Arméniens, à la petite exception des familles
aristocratiques des 10e- 12e siècles 32.

Un troisième thème, sous-jacent à ceux que nous venons d'examiner,


relève du domaine de la géographie historique 33 ; s 'appuyant sur une
étude du vocabulaire des sources arméniennes et byzantines, Nina

28. Ce mot à l'étymologie controversée (voir p. 104 n. 191) peut signifier «petit, infé
rieur, demi-».
29. «As a result of their double rejection, the Armenian Chalcédonians, outside of the
small group of the ruling aristocraty, seem... to have formed a separate entity or "nation"
of their own, distinct from both the Greek and the Armenian worlds» (p. 108-109).
30. Terme moderne appliqué par N. Garsoïan aux anciens dirigeants des royaumes
bagratuni et arcruni.
31. «Rather than fuse with the Armenian Chalcedonian aristocracy, the Royals and
their legitimist supporters, especially the Pahlawuni, closed ranks against them, disregar
ding any claim of ethnic solidarity» (p. 115).
32. «The overwhelming mass of the Armenian inhabitants of the empire, isolated by la
nguage more than by ethnic background, by religion (which prevented them from assuming
the authentic, Orthodox, Byzantine identity), and at last by the mythology surrounding their
lost king, remained alien and alienated — incorporated but not assimilated» (p. 124).
33. Ce thème est déjà largement abordé dans l'étude n° III (citée plus bas n. 38) et
prend un plus large développement dans l'étude n° VI, citée n. 9: 'Αρμενία Μεγάλη...
(1998).
RELECTURE DU MOYEN AGE ARMENIEN 205

Garsoïan attire l'attention sur les diverses acceptions du mot «Arménie»


dans les sources et souligne le caractère divers, hétérogène et mouvant
du monde arménien paléochrétien.
«Arménie» représente dans les sources un toponyme géopolitique-
ment très imprécis. Il désigne le plus souvent l'ancien royaume arsacide
de Grande Arménie, devenu politiquement sassanide, pour sa plus
grande partie, à la fin du 4e siècle au point d'être dès lors dénommé
Persarménie. Mais, au même moment, «Arménie» s'applique aussi à des
territoires, devenus romains à des moments différents, objets de décou
pages administratifs dont la désignation est d'autant plus floue, même
pour leurs auteurs 34, que les partages dont ces territoires sont issus
furent reconsidérés : Arménie Mineure depuis le premier siècle de notre
ère ; Satrapies ou principautés autonomes annexées en 298 mais partie
llement rétrocédées en 363 ; Arménie Intérieure enfin, annexée vers 387,
mais brusquement et provisoirement agrandie à la fin du 6e siècle et au
début du 7e de régions enlevées à la Persarménie, favorisant pendant
quelques temps les progrès de l'influence de Constantinople.
Ainsi le qualificatif «arménien» n'a-t-il rien d'univoque. Les dernières
régions considérées ne sauraient être exclues du monde arménien et, de
fait, les frontières censées les séparer ont été en fait peu étanches ; l'autor
ité du patriarche arménien, résidant en Persarménie et sujet du Grand
Roi, «semble avoir été en quelque sort reconnue par les évêques armén
iens, même "romains"» 35.
Divers en raison d'un destin politique qui n'a cessé de le fragmenter,
le monde arménien l'était encore culturellement et linguistiquement, le
Nord de la Grande Arménie, hellénisé, contrastant avec les régions méri
dionales tournées vers le monde syriaque.

Brassés, intégrés et lentement mûris, ces différents thèmes ont pro


gressivement nourri une nouvelle approche de l'histoire paléochrétienne
de l'Arménie ; elle s'exprime déjà, en autant d'études préliminaires, dans
trois articles du second recueil des Variorum Reprints 36 ; elle est annon
cée en forme de résumé partiel dans de premières synthèses publiées par
Nina Garsoïan durant la rédaction de son exposé général L'Eglise armé-

34. Il s'agit en particulier des Arménies I, II, III et IV.


35. Étude n° VI (citée n. 9 et 34), p. 251.
36. N° III : Some preliminary precisions on the séparation of the Armenian and imper
ialchurches : I : The presence of "Armenian" bishops at the first five oecumenical counc
ils(1988). N° IV : Quelques précisions préliminaires sur le schisme entre les Eglises
byzantine et arménienne au sujet du concile de Chalcédoine : II : La date et les circons
tances de la rupture (1996). N° V : Quelques précisions préliminaires sur le schisme
entre les Églises byzantine et arménienne au sujet du concile de Chalcédoine : III : Les
évêchés méridionaux limitrophes de la Mésopotamie (1992). À ces articles, on rattachera
deux autres articles : n° I : The enigmatic figure of bishop èahak of Manazkert (1987) et
n° II : Acace de Mélitène et la présence de dyophysites en Arménie au début du Ve siècle
(1995).
206 BERNADETTE MARTIN-HISARD

nienne et le Grand Schisme d'Orient31. On se contentera d'évoquer les


prémisses de cette œuvre.

Des études préliminaires ont amorcé la réfutation de deux thèses tradi


tionnelles.
La thèse selon laquelle l'Église arménienne s'écarta de Constantinople
à propos de la doctrine chalcédonienne parce que, sise en territoire sassa-
nide, elle vivait dans l'isolement et manquait de l'information qui lui
aurait permis de suivre l'évolution doctrinale de l'Église impériale, est
infirmée au terme d'une démonstration dont le point fort est l'analyse
des signatures des évêques présents aux premiers conciles
œcuméniques : elle prouve la présence aux conciles, à Chalcédoine
notamment, d' évêques arméniens des territoires impériaux et qui purent
servir de relai à l'Eglise arménienne 38. La thèse selon laquelle les deux
conciles de Duin réunis en 505/506 et 555 auraient été le cadre dans
lequel l'Église arménienne rejeta la christologie de Chalcédoine est de
même ébranlée par une analyse soigneuse du vocabulaire des sources.
Dès lors Nina Garsoïan propose de chercher la raison d'être de ces
conciles non pas à l'ouest, mais bien à l'est de l'Arménie, dans ce monde
perse auquel la rattachent tant de liens, plus haut présentés.

L'Église arménienne et le Grand Schisme d'Orient n'a rien, on le voit,


d'un ouvrage de circonstance, encore moins d'un ouvrage de polémique.
Il est le fruit d'une réflexion qui s'est patiemment construite pendant des
années de travail et qui s'est exprimée au fil des ans dans une longue
série de publications.
Le fruit est beau.
Précédé de cinquante pages de bibliographie, l'ouvrage se présente en
six chapitres qui s'enchaînent chronologiquement et que suivent sept
appendices, donnant la traduction de textes arméniens fondamentaux,
empruntés pour beaucoup au Livre des Lettres. Quatre indices, portant
sur le texte et sur les appendices, viennent ensuite, prosopographique,
toponymique, analytique et technique, ce dernier donnant la traduction
ou les équivalents français des termes arméniens de base qui apparais
sent dans le texte ou les traductions des appendices. Deux cartes complèt
ent l'ouvrage39.

37. Ainsi N. G. Garsoïan, L'Église arménienne aux Ve -VIe siècles. Problèmes et hypot
hèses, dans Garsoïan et Mahé, Des Parthes (cité n. 6), p. 39-57 ; ou encore N. G.
Garsoïan, La Perse : L'Église d'Orient et L'Arménie, dans L. Pietri éd., Les Églises
d'Orient et d'Occident (432-610), Paris 1998 (Histoire du Christianisme 3), p. 1103-1124
et 1125-1167.
38. «Précisions I» (cité n. 36), p. 284.
39. Carte 1 : Les Arménies et l'Empire sassanide. Carte 2 : La Persarménie et la
Transcaucasie. Ces cartes sont dues à Robert H. Hewsen.
RELECTURE DU MOYEN AGE ARMENIEN 207

Dans ses grandes lignes, l'ouvrage cherche à expliquer la formation de


l'Église d'Arménie en prenant en compte non seulement, comme on le
fait trop exclusivement, des évolutions et influences venues du monde
grec byzantin, mais aussi celles qui proviennent du territoire de l'État
sassanide duquel relève le catholicos, depuis le partage de la fin du
4e siècle. Dans ce territoire une Église originale, l'Église de Perse, ou
mieux l'Église d'Orient, née en 410, adopta officiellement une christolo-
gie théodorienne donc dyophysite ^ en 497 et ne cessa de se développer,
une Église aux monastères missionnaires actifs en Mésopotamie, traver
sée de tendances extrêmes dans des régions comme le Xuzastän 41, bénéf
iciant de la protection et de la faveur du Roi des rois jusqu'au revir
ementfinal de Xusrö II. De ce territoire perse relevait encore une grande
partie de la Transcaucasie avec les Églises de Siwnik', des Aluank' et
d'Ibérie, qui étaient loin de partager l'opinion de l'Église d'Arménie qui
voyait en elles, à tort ou à raison, des éléments de sa sphère d'influence.
Ainsi le livre se propose-t-il d'établir qu'entre Église théodorienne
d'Orient et Église chalcédonienne de Constantinople, aux marges
d'Églises transcaucasiennes tentées par la fronde, voire la défection, peu
à peu ralliée à un monophysisme cyrillien que contraria le monophy-
sisme julianiste, l'Église d'Arménie a connu une période de formation
plus longue qu'il n'est dit généralement et qui ne s'achève vraiment
qu'au début du 8e siècle.
Pour appuyer cette démarche, Nina Garsoïan s'appuie sur un cadre
chronologique serré, qui n'ignore certes pas les grands faits ecclésias
tiques et doctrinaux, mais les replace à l'intérieur d'une histoire politique
événementielle, faite de guerres, de traités, de partages et de révoltes ; ce
sont ces événements qui donnent le contour des chapitres et permettent
de les structurer. On ne dira jamais assez que même l'histoire des idées
ne saurait se passer d'une grille événementielle stricte.
L'auteur avance dans sa démonstration en s 'appuyant, chapitre après
chapitre, sur des sources, mieux des dossiers de sources, soigneusement
critiquées, qu'il s'agisse de les réhabiliter, de les dater, de mettre leurs
points de vue en perspective ou d'analyser leur vocabulaire. Au lieu de
s'en tenir, comme ce fut trop souvent le cas, à des sources narratives sur
estimées ou mal datées, mais tout en leur donnant la valeur qui est la
leur, celle de points de vue tardifs et partisans sur le passé, Nina
Garsoïan privilégie les documents officiels. Ces documents, commentés
dans le texte, se retrouvent pour la plupart traduits, pour la première fois,
dans les appendices.
Un premier dossier étaie ainsi le revirement doctrinal du patriarche
Sahak vers 435 et il nous apporte notamment la traduction de la version
arménienne du Tome de Proclus. Les pages fondamentales du livre

40. La christologie de l'Église d'Orient est officiellement fondée sur Théodore de


Mopsueste.
41. Le Xuzastän désigne la Susiane.
208 BERNADETTE MARTIN-HISARD

consacrées à discuter de la portée des conciles de Duin de 505/506 et


555 nous valent le commentaire et la traduction de documents aussi pré
cieux que les deux pièces maîtresses qui permettent de suivre les posi
tions doctrinales de l'Église d'Arménie : l'Acte synodal de 505/506, et le
Pacte d'union de 555, tout comme plus loin est donnée la Profession de
foi antichalcédonienne de 607. Quant à l'étude du schisme arméno-ibère,
elle repose sur le commentaire de plus de soixantes pages, traduites,
empruntées au Livre des Lettres.
Etablis dans des articles antérieurs, les éléments de géographie histo
rique qui attirent l'attention sur l'existence simultanée de plusieurs
«Arménies» à l'époque paléochrétienne sont constamment exploités et
complétés par une attention étroite portée aux fluctuations du territoire
effectivement soumis à la juridiction du catholicos d'Arménie, fluctua
tions qui conditionnent la possibilité pour celui-ci d'exercer ou non une
réelle influence.
L'ouvrage est à lire en gardant en mémoire l'existence d'une série de
thèses ou de généralisations, souvent anciennes mais toujours vivantes,
qu'il écarte l'une après l'autre. L'une fait de l'Église d'Arménie une
Église monophysite ou à tendances monophysites depuis toujours. Une
autre explique le schisme de l'Église par l'ignorance où elle aurait été
des controverses dogmatiques du temps. Une troisième fait remonter à la
première moitié du 6e siècle (à l'un des deux conciles de Duin, 505/506
ou 555) le schisme de l'Église d'Arménie avec les Églises conciliaires,
en donnant dès cette époque l'image d'une Église unie dans sa doctrine,
déjà nationale. En général ces thèses prennent en compte, pour les oppos
eren un conflit quasi singulier, le dyophysisme chalcédonien et le
monophysisme arménien, sans apprécier l'existence d'expressions
diverses du dyophysisme orthodoxe, sans mesurer le poids du dyophy
sismedes théodoriens/nestoriens, sans évoquer la diversité finale du
monophysisme. Elles minorent encore ou ignorent les effets du ralli
ement des Églises transcaucasiennes, vers 491, à la formule christolo-
gique de l'Hénotique, promulguée à Constantinople en 482 et rejetée par
elle vers 519, sans que ces Eglises en fassent officiellement autant et
elles replacent insuffisamment l'évolution de l'Église d'Arménie dans
l'ensemble du champ transcaucasien.

Le premier chapitre (Cadre historique et antécédents, p. 1-43) conduit


à écarter le privilège excessif souvent accordé à la Cappadoce et à la
théologie de Césarée dans la christianisation de l'Arménie ; il souligne le
caractère original de la région bilingue des Satrapies, plus autonomes
qu'on ne le dit, à travers lesquelles pouvaient transiter jusque dans de
proches régions arméniennes, comme le Tarön, des idées venues
d'Antioche où déjà le monarchianisme ou l'adoptianisme annonçaient
une théologie portée à insister sur l'humanité de Jésus. Le relai du
Xuzastân où des captifs chrétiens arméniens côtoyèrent quelques temps
avant de rentrer chez eux des captifs syriens, porteurs des idées christo-
RELECTURE DU MOYEN ÂGE ARMÉNIEN 209

logiques de l'Église d'Antioche, est aussi souligné. Toutefois, même si


sur ses marges pointent des orientations antiochiennes, l'Église armé
nienne qui se forme au 4e siècle ne se démarque pas de ses voisines :
comme elles, elle est nicéenne.

Le chapitre II (Les crises et la transformation du ve siècle, p. 45-134)


ne laisse pas subsister grand chose de la classique explication du schisme
arménien par l'isolement et l'ignorance de l'Église arménienne, déjà
évoquée plus haut. L'évolution doctrinale du pays est replacée dans le
contexte d'instabilité consécutif au partage de 387 et dont les effets
furent désastreux pour l'Église sous le pontificat de Sahak (387-438) :
destitué par les Sassanides qui le remplacèrent par des anti-patriarches
syriens, sa juridiction réelle se trouva fort réduite. On comprend mieux
dès lors la portée limitée de l'évolution doctrinale qui se manifeste dans
la première moitié du 5e siècle dans son entourage. Au début du siècle,
rien ne permettait de dire que l'Église arménienne pré-éphésienne était
déjà de tendance monophysite ; l'analyse des activités de Mastoc',
proche collaborateur de Sahak, révèle en effet leur penchant commun,
jusque vers 428-431, pour les vues de l'École d'Antioche, toute auréolée
du prestige incontestable de Théodore de Mopsueste. Or les canons du
concile d'Éphèse qui adopta en 431 la christologie de Cyrille
d'Alexandrie parvinrent à Sahak alors qu'un ensemble de sources permet
de montrer que la diffusion en Persarménie des doctrines dyophysites
attribuées à Théodore de Mopsueste atteignait alors une ampleur qui
n'était pas sans alarmer le patriarche ; les informations qu'il fit demander
à Constantinople lui valurent la réponse du patriarche Proclus sous forme
d'un exposé doctrinal, le Tome, qui conduisit Sahak à adopter la doctrine
cyrillienne d'Éphèse. Cependant l'isolement dans lequel se trouvait
Sahak, alors destitué du patriarcat depuis 428 et étroitement surveillé,
limita les effets de ce changement fondamental.
Sans revenir plus qu'il n'est nécessaire sur la gravité de la révolte de
451, Nina Garsoïan souligne que, si l'on ne possède aucune preuve de
l'introduction des canons de Chalcédoine en Persarménie, les évêques
«arméniens» qui signèrent aux diverses sessions du concile appartenaient
à des diocèses suffisamment proches de la Persarménie^ pour qu'on
puisse exclure catégoriquement l'ignorance totale de l'Église armé
nienne. Mais la mort de Sahak, dernier représentant de la lignée de
Grégoire l'Illuminateur, en rendant caduque la tradition héréditaire de la
fonction patriarcale, fragilisa celle-ci ; la définition de nouvelles règles
de succession se fit difficilement et la position des successeurs légitimes
de Sahak resta précaire. C'est seulement en 484/485 que la Persarménie,
enfin confiée à un marzpan arménien, reçut des Sassanides son autono
mie religieuse.
Depuis le revirement doctrinal de Sahak, il s'écoula ainsi un demi-
siècle dont l'instabilité empêcha le parti représentant sa position théolo
giquede s'appuyer sur une Église unie ; on ne s'étonnera donc pas de la
210 BERNADETTE MARTIN-HIS ARD

persistance sur le sol arménien des deux traditions dogmatiques, théodo-


rienne et cyrillienne.

Le chapitre III (La menace perse, p. 135-239) s'ouvre sur le consensus


politique établi entre les Arméniens et l'État sassanide en 484 et sur le
climat de calme consécutif à la fin des hostilités byzantino-perses en
505/506. Deux conciles furent réunis à Duin dans cette période, l'un par
le catholicos Babgën en 506, l'autre par le catholicos Nersës II en 555.
Après avoir établi qu'en 506 l'Église arménienne adhérait déjà à
l'Hénotique (probablement depuis 491 et peut-être dans le cadre d'un
concile tenu à Valarsapat) et se trouvait donc en état d'union avec celle
de Constantinople, et même avec les Ibères et les Ahiank', l'auteur
démontre, analyse de textes à l'appui, que le concile de Duin qui fut
réuni en 505/506 et auquel participèrent des évêques de toutes les
régions du pays eut pour objet la condamnation non pas des dyophysites
chalcédoniens, mais des dyophysites «nestoriens», qui constituaient un
péril grandissant depuis l'officialisation de la doctrine de Théodore de
Mopsueste ; les formes extrêmes prises par cette dernière dans certaines
régions, dans le Xuzastân comme en Mésopotamie, aux frontières de
l'Arménie, où se déployait l'activité de Barsauma de Nisibe, ravivaient
dangereusement les traditions antiochiennes dont l'Église arménienne
s'était détournée avec Sahak, mais sans avoir eu la possibilité d'imposer
partout le ralliement à la doctrine cyrillienne.
Entre les deux conciles, des sources confuses attestent l'existence de
relations entre l'Église arménienne et les monophysites de Mésopotamie
à l'époque d'Abdisoy et de la controverse entre julianistes et sévériens ;
pourtant ni le julianisme ni le chalcédonisme ne sont l'objet du second
concile de Duin, mais bien plutôt l'aggravation du danger «nestorien»
qui menace tout le sud du pays et qui se manifeste de manière originale
jusque dans la capitale à Duin avec la communauté de Manacihr-Grigor.
Convoqué dès 553, et donc indépendamment du concile œcuménique qui
condamna les Trois Chapitres, le second concile de Duin, auquel refusa
de se rendre un groupe important d' évêques des diocèses méridionaux,
visa donc encore les «nestoriens».
À cette date, l'abrogation de l'Hénotique à Constantinople plaçait les
Arméniens en situation de schisme de fait avec l'Église impériale et on
peut certes voir monter la prise de conscience d'un désaccord, mais le
problème urgent, donc central, venait de Perse et des «Xuzik'». Entre
renouveau nestorien et proche émergence de la question chalcédonienne,
l'Église d'Arménie n'était cependant en état ni d'imposer uniformément
au pays une confession cyrillienne ni d'opposer un front uni à ses voi
sins.

«La menace byzantine», étudiée dans le relativement bref chapitre IV


(p. 241-282), s'affirma dans la seconde moitié du 6e siècle lorsque le
traité de 591 entre Constantinople et les Sassanides étendit le contrôle
RELECTURE DU MOYEN ÂGE ARMÉNIEN 21 1

des Romains sur une partie de la Persarménie. Pourtant même alors, il


n'y eut pas de crise aiguë. Bien que perceptibles depuis quelque temps,
les inquiétudes ne conduisirent pas à une rupture définitive, mais plutôt à
des défis qui n'en furent pas moins lourds de conséquences.
Des germes de troubles sont ainsi évidents, autant que la rareté des
sources permet de le dire, dans le troisième quart du 6e siècle ; ainsi
lorsque les Arméniens, contraints à l'exil à la suite d'une révolte contre
les Sassanides en 471, se retrouvèrent à Constantinople avec leur catholi-
cos Yovhannës Gabelean (557-574) et durent trouver un compromis rel
igieux avec les Grecs, les Arméniens restés au pays n'acceptèrent pas ce
compromis.
La crise encore sourde se radicalisa seulement avec le traité de 591
qui fit passer les diocèses occidentaux de Persarménie sous la dominat
ion de Constantinople dont la menace se trouva dès lors d'autant plus
forte que de bonnes relations régnaient entre elle et les Sassanides. Les
pressions exercées par l'empereur Maurice sur le clergé arménien
conduisirent le catholicos Movsës II, resté en terre sassanide à l'est de
l'Azat, à défier le pouvoir byzantin, mais sans aller jusqu'à une rupture
dont il n'avait pas les moyens. En effet, en réaction à son défi, et peut-
être à l'instigation de l'évêque chalcédonien de Théodosioupolis,
Constantinople établit un anti-catholicos à Awan, en face de Duin ; entre
les deux Églises rivales, s'établit une zone à statut juridictionnel équi
voque dans les diocèses occidentaux contribuant à accroître les effets du
schisme qui allait durer vingt ans et affaiblir l'Église arménienne.
Ce n'est donc pas dans cette période de précarité de la juridiction du
catholicos de Duin qu'il faut chercher une formalisation de la répudia
tion par l'Église de l'orthodoxie religieuse impériale. En revanche la
crise intérieure de l'Église arménienne a eu ses effets, parfois durables,
sur ses relations avec les autres Églises de Transcaucasie.

L'examen de ces relations fait l'objet du chapitre V (L'éclatement de


l'union transcaucasienne, p. 283-353).
Sans pouvoir préciser les relations ecclésiastiques liant les Églises
d'Arménie, de Siwnik', des Aluank' et d'Ibérie, qui avaient partagé la
même adhésion à l'Hénotique, il convient d'exclure le schéma anachro
nique pseudo-dyonysien de la hiérarchie des Églises affirmée au 8e siècle
dans un autre contexte. En dépit de l'extrême rareté des textes, on peut
admettre qu'à la fin du 6e siècle, Ahiank' et Siwnik' avaient profité de la
crise intérieure de l'Église arménienne pour s'en détacher.
Les relations arméno-ibères sont mieux connues en raison de l'im
portante correspondance échangée entre le catholicos d'Ibérie Kiwrion et
les catholicos d'Arménie Movsës II (574-604) et Abraham Ier (607-
611/615) ; la cause initiale de leur mésintelligence ne réside ni dans les
liens qui existaient entre les deux Églises et dont la portée nous échappe,
pas davantage dans la question chalcédonienne, mais dans l'inquiétude
manifestée par Movsës II devant une présence nestorienne en Ibérie ; elle
212 BERNADETTE MARTIN-HIS ARD

fut vite réglée ; cependant les lettres d'Abraham Ier montrent l'effac
ement progressif de la distinction longtemps maintenue entre dyophy-
sisme nestorien et dyophysisme chalcédonien ; et la question chalcédo-
nienne tendit bientôt à dominer la controverse ; celle-ci cependant se
nourrit fondamentalement du problème de la marche d'Ibérie ou du
Gugark', marche bilingue et biculturelle sur laquelle l'Ibérie développait
sa juridiction ecclésiastique mais qui n'en faisait pas moins partie aussi
des «pays de langue arménienne», dont le mainten dans l'orbite de l'É
glise d'Arménie était jugée indispensable par cette dernière. C'est elle
qui devait tendre radicalement les rapports entre Kiwrion et Abraham Ier
jusqu'à la rupture qui intervint après l'avènement de celui-ci en 607.

Le chapitre VI (Le repli vers une Église nationale, p. 355-398) sou


ligne l'importance de la date de 602 qui rendit au Roi des rois avec les
territoires perdus en 591 un ascendant indiscutable en Orient; mais il
souligne aussi le caractère déterminant de la volte-face de Xusrö II qui,
abandonnant la traditionnelle politique de protection accordée par ses
prédécesseurs à l'Église nestorienne de Perse, porta ses faveurs sur les
monophysites ; moins sans doute dans le cas de l'Arménie par sympathie
religieuse que pour faire de son territoire un bastion de fidélité aux fron
tières de l'Empire byzantin redevenu ennemi.
Ainsi, c'est grâce à Xusrö II et à son marzpan Smbat Bagratuni qu'un
concile réuni en 607, après avoir pris les premières mesures pour mettre
fin au schisme intérieur de l'Église arménienne, proclama officiellement
la condamnation de Chalcédoine, permettant l'avènement d'Abraham Ier.
Cependant, tous les évêques dissidents ne se retrouvèrent pas derrière
Abraham. Et si le Siwnik' dès 607 et les Aluank' un peu plus tard se ral
lièrent, ce ne fut pas le cas de l'Ibérie qui rompit définitivement avec
l'Arménie en 608. Ainsi l'imparfaite réunification de l'Église d'Arménie
s'accompagna-t-elle d'une sorte d'encerclement chalcédonien au nord et
à l'ouest.
Pour quelque temps encore, la protection sassanide permit une belle
prospérité religieuse en Arménie ; mais la juridiction du catholicos et le
rayonnement culturel de l'Église n'avaient pas retrouvé le niveau qui
avait été le leur au milieu du 6e siècle. Les conquêtes arabes mirent les
Arméniens à l'abri des menaces de Constantinople et rattachèrent à la
Djazïra les foyers où perduraient des tendances théodoriennes ; cepen
dantla proclamation du cyrillisme n'avait pas suffi à exclure les ten
dances julianistes pas plus que la condamnation de Chalcédoine n'avait
fait complètement disparaître les éléments chalcédoniens des régions
septentrionales. Dans la période de répit qui préluda à l'installation per
manente des Arabes et sous des catholicos d'autant plus forts qu'aucun
pouvoir séculier indigène ne leur disputa la loyauté de la population, l'É
glise arménienne, qui avait échappé à la double pression de l'Église
théodorienne d'Orient et de l'Église chalcédonienne de Constantinople,
allait se replier sur elle-même et apporter les dernières touches, institu-
RELECTURE DU MOYEN AGE ARMENIEN 213

tionnelles, dogmatiques et liturgiques à son affermissement comme


Église nationale.
L'évolution était acquise sous Yovhannës III Ôjnec'i (717-728).

Cohérent, solidement et prudemment documenté et charpenté, inscrit


dans le cours de l'histoire et enraciné dans la géographie, cernant avec
finesse les subtilités doctrinales, l'ouvrage de Nina Garsoïan entraînera
certainement contre-hypothèses, discussions et contestations à propos de
tel élément d'une démonstration qui va à rencontre de telle école de
pensée ou de l'opinion de tel savant.
En effet, en refermant le livre, comment le lecteur ne serait-il pas
convaincu avec l'auteur que «partout les problèmes dépassent invariable
ment les réponses qu'il faut rechercher à travers la carence et la déformat
ion des sources et qui mènent au mieux à des conclusions provisoires
que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir dépasser» (p. 400) ?
Superbe et fascinant cependant, le monde arménien dont Nina
Garsoïan nous propose une nouvelle image. Non plus celle d'une
Arménie monolithique et monocorde, raidie dans un splendide et précoce
isolement religieux antinomique avec la place de carrefour qu'elle
occupe, victime passive d'événements qui l'auraient dépassée ; mais une
Arménie riche de la pluralité des «pays de langue arménienne», vivante,
ouverte à de multiples influences, assumant ses choix en connaissance de
cause, progressant dans la conscience d'elle-même au fil de problèmes
successifs venus d'horizons divers et évoluant ainsi, grâce à eux, jusqu'à
construire avec sa diversité les bases de son unité, jusqu'à faire surgir et
durer une Église nationale, dans un monde et à une époque où le christi
anisme oriental n'était pas le privilège des Grecs et où l'héritage de
l'Empire romain assumé par les Byzantins incluait l'héritage d'un voisin
bien réel, la Perse devenue sassanide.
En somme un bel ouvrage qui impose, s'il en était besoin, la grandeur
et l'originalité du Moyen Age arménien.

Bernadette Martin-Hisard
Université de Paris I

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