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Des marchés et des hommes

Hélène Rainelli-Le Montagner


Professeure des universités, IGR IAE de Rennes
CREREG UMR 6585

Résumé:L'hypothèse de rationalité des agents proposées par Von Neuman et Morgenstern (1944) a
servi de socle au développement de la théorie financière moderne. Un ensemble de travaux récents
remet en cause cette hypothèse et propose une nouvelle approche de la finance, centrée sur la prise
en compte des comportements réels observés chez les financiers. L'objet de cet article est de
réfléchir aux implications que pourrait avoir, pour la finance, l'émergence de ce nouveau courant
de pensée

Tous nos malheurs proviennent de ce que rapprochement de la vision littéraire des


Les hommes ne savent pas ce qu'ils sont
comportements boursiers et de la vision
Et ne s'accordent pas sur ce qu'ils veulent être
D.M. Templemore (Plus ou moins bêtes) scientifique décrite à l'instant nous place donc, d'un
VERCORS, LES ANIMAUX DENATURES. côté, face à des soldats et à des capitaines,
aveuglés, ruisselant de sueur et se ruant pour
"Et ce fut à cette minute, à deux heures sauver leur peau et de l'autre, face à des agents
moins un quart, que le tonnerre éclata en pleine ultra- rationnels, occupés à attribuer des
Bourse: l'Autriche cédait la Vénétie à l'empereur, la probabilités aux évènements qu'ils anticipent et à
guerre était finie. D'où venait cette nouvelle ? mettre en œuvre des critères de décision formalisés
personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches pour traiter les risques auxquels ils sont confrontés.
à la fois, des pavés eux-mêmes. Quelqu'un l'avait De ces deux visions, laquelle est la plus
apportée, tous la répétaient dans une clameur, qui juste ? La question peut paraître incongrue. Après
grossissait avec la voix haute d'une marée tout, au cours des cinquante années qui ont suivi
d'équinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent à les travaux de Von Neuman et Morgenstern,
monter, au milieu de l'effroyable vacarme. Avant le l'affaire a semblé entendue. Fascinés par la
coup de cloche de la clôture, ils s'étaient relevés de fécondité heuristique du paradigme créé par les
quarante, de cinquante francs. Ce fut une mêlée deux auteurs américains, les théoriciens de la
inexprimable, une de ces batailles confuses où tous finance ont trouvé assez d'occupation à en explorer
se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur les immenses possibilités, pour ne pas
peau, assourdis, aveuglés, n'ayant plus la s'embarrasser de considérations annexes.
conscience nette de la situation. Les fronts L'hypothèse des agents rationnels maximisant leur
ruisselaient de sueur, l'implacable soleil qui tapait fonction d'utilité a ainsi fonctionné comme un
sur les marches mettait la Bourse dans un socle sur lequel s'est édifié l'ensemble intégré et
flamboiement d'incendie. cohérent de ce que l'on appelle parfois la théorie
Et à la liquidation, lorsqu'on put évaluer le financière moderne. Mais voici que depuis
désastre, il apparut immense." quelques années, on voit resurgir dans la littérature
académique un questionnement de fond sur la
En le peignant au cœur de la bataille manière dont il convient d'appréhender, de
boursière, Zola1, dans l'évocation qu'on vient de comprendre ou de modéliser le comportement réel
lire, saisit sur le vif le comportement des agents de des hommes de la finance. Les secousses modernes
change face aux risques qui affectent la Bourse du de la Bourse, qui n'ont pas grand chose à envier à
19ième siècle. Cinquante-trois ans plus tard, Von leurs ancêtres du 19ième ébranlent le bel édifice
Neuman et Morgenstern (1944) offrent une vision fondé sur la rationalité des agents. N'y a-t-il
moins littéraire et plus scientifique de l'attitude vraiment aucune folie, aucune déraison dans
d'individus confrontés à la perception incertaine l'emballement des marchés financiers ou dans les
d'une somme monétaire. Ils décrivent, dans leur mouvements de panique collective qui semblent
célèbre théorie de l'utilité espérée, des agents dotés s'emparer d'eux à l'occasion? Peut-on tout à fait
d'une conscience claire et formalisée de leurs ignorer l'impact que semble avoir, en finance, le
préférences, dont les choix sont transitifs et qui comportement de l'ensemble des investisseurs sur
sont, en toutes circonstances, à même de calculer la décision individuelle? Est-on si sûr que les prix
précisément la somme exacte qu'ils souhaitent déterminés par l'attitude des agents sur le marché,
recevoir en rémunération d'un risque donné. Le n'agissent pas en retour sur ces mêmes attitudes?
Ce sont là quelques exemples de questions qui
1
Zola, L'argent, 1891. semblaient avoir perdu droit de cité dans la théorie

1
financière moderne et qui émergent de nouveau. la théorie de l'efficience des marchés) et les avocats
Notre thèse ici est que l'apparition récente de ces de ce que l'on a désormais coutume d'appeler la
interrogations ne constitue pas un épiphénomène, finance comportemetanle2. Dans d'autres domaines,
la lointaine réplique d'une secousse qui un débat similaire se fait jour, plus loin de la
appartiendrait au passé. Il nous semble au contraire lumière des projecteurs et souvent sur un mode qui
intéressant de les saisir ensemble et de réfléchir à tient moins de l'affrontement que d'une volonté de
la manière dont la confluence de ces questions peut concilier des approches tenues pour
constituer une tendance nouvelle, actuelle et complémentaires. Nous proposons ici de recenser
importante de la théorie financière. dans un premier temps ces différents débats. Dans
un second temps, nous tenterons de réfléchir aux
Au fond qu'a-t-on à reprocher à la théorie raisons pour lesquelles, une question qui semblait
de l'utilité espérée ou à ses héritières? Qui avoir été résolue de manière satisfaisante refait
songerait à questionner leur fécondité ? Il est vrai aujourd'hui surface.
que les agents qu'elles mettent en scène sont
quelque peu désincarnés, mais ce reproche
1.1Mais qui sont donc ces financiers ?
littéraire est sans réelle portée. C'est justement en
réduisant la question du jugement des individus à S'il est un domaine dans lequel l'apparition
un problème de calcul que la théorie de l'utilité de thèses hétérodoxes sur le comportement des
espérée et après elle, les théories de la finance individus provoque un débat très vif, c'est celui du
moderne ont fait reculer les frontières de la fonctionnement des marchés financiers. On a
modélisation. C'est grâce à la puissance coutume de faire remonter les origines de ce débat
formalisatrice ainsi acquise qu'elles ont pu doter à DeBondt et Thaler (1986), mais il faut
les décideurs d'un ensemble d'outils conceptuels reconnaître que les résultats mis en évidence par
opératoires1. Où est le problème alors, et pourquoi ces auteurs sont d'abord passés relativement
ne pas laisser la complexité de l'âme humaine aux inaperçus. L'idée maîtresse de leur article était de
écrivains? C'est ce à quoi nous nous proposons de relier un ensemble d'anomalies observées sur les
réfléchir dans la suite de cet article. Trois points marchés financiers à des hypothèses liées aux
seront successivement abordés. Nous recenserons comportements des individus. Ayant établi que, sur
tous d'abord les différents domaines de la finance leur période d'étude, les actions dont le cours avait
où la question des comportements semble se poser beaucoup augmenté précédemment tendaient à
aujourd'hui avec plus de force qu'autrefois. Nous offrir de meilleures rentabilités, alors que celles
réfléchirons ensuite aux perspectives ouvertes par dont le cours avaient beaucoup baissé offraient de
l'apparition sur cette thématique d'un nouveau faibles rentabilités, De Bondt et Thaler (1986)
courant de recherche qu'après d'autres nous proposèrent une explication comportementale.
appellerons ici finance comportementale. Enfin, Cette violation de la théorie de l'efficience des
nous montrerons en quoi la question des marchés (pour qu'un marché soit efficient, il doit
comportements restaure la pertinence d'une autre être impossible de prévoir les cours futurs en
problématique peu traitée en finance classique, la utilisant les cours passés) pourrait tenir à ce que,
problématique des normes. loin d'utiliser la rationalité décrite par la théorie
financière, les individus sur-réagissent à
l'information du moment en négligeant les
tendances de long terme. Ce n'est qu'une dizaine
1Humains trop humains: le grand retour de la d'années plus tard que cette idée novatrice a
question des comportements en finance. réellement donné lieu à une nouvelle approche de
Dans certains domaines de la finance, la finance, que l'on appelle aujourd'hui finance
l'irruption de la question des comportements des comportementale. Bien que les résultats obtenus
agents a donné lieu à une grande publicité. C'est par ce courant de recherche soit l'objet de débat3, il
particulièrement le cas des travaux sur le apparaît aujourd'hui en pleine expansion. En
fonctionnement des marchés financiers où l'on voit reprenant l'article de synthèse proposé par
depuis peu s'affronter, dans les principaux journaux Hirshleifer (2001), on peut en résumer les
académiques, les tenants de l'orthodoxie principaux apports de la manière suivante.
(spécifiquement représentés par les défenseurs de La finance comportementale a tout
d'abord identifié dans la littérature consacrée à la
1
psychologie un ensemble de phénomènes pouvant
L'accomplissement de cette logique est atteint potentiellement affecter le comportement des
dans les travaux de Black et Scholes sur
2
l'évaluation des actifs conditionnels, dont le grand Si l'on devait citer les deux articles les plus
succès est d'évacuer complètement la question des emblématiques de ce débat, les meilleurs candidats
préférences des individus. Ces travaux, leur seraient sans doute Debondt et Thaler (1986) et
valurent, conjointement à Merton, le prix Nobel Fama (1998).
3
d'économie en 1997. Voir Fama (1998).

2
acteurs des marchés financiers. Il s'agit par
exemple des simplifications heuristiques observées Enfin, le troisième apport de la finance
sur des sujets par les psychologues et qui comportementale à la compréhension des
conduisent ces derniers à simplifier le processus de mécanismes qui régissent les marchés financiers
la décision en fonction de leurs propres limites en réside dans la proposition de modélisations prenant
termes de mémorisation ou de formalisation. On explicitement en compte la psychologie des
observe ainsi des tendances à compartimenter les investisseurs. Différents modèles ont ainsi été
décisions, à choisir en fonction d'une référence élaborés par Odean (1998) mais aussi Daniel,
dont la pertinence n'est pas avérée, à élaborer des Hirshleifer et Subrahmaniam (2001a et 2001 b) ou
schémas mentaux sur la base d'une représentation Barberis, Schleifer et Vishny (1998)1.
heuristique erronée. Ces formes de raisonnement
sont susceptibles d'influencer la décision des Cependant, la question du fonctionnement
investisseurs (Shiller (2000), Shafir, Diamond and des marchés financiers n'est pas la seule qui, en
Tversky (1997)). Les individus en situation de finance, donne lieu à des débats sur le
décision sont par ailleurs capables de s'auto- comportement des décideurs. Il en est de même,
persuader par exemple du fait que leurs aptitudes quoiqu'à une moindre échelle, de la problématique
personnelles sont supérieures à la moyenne. Cela des décisions financières de l'entreprise. En ce qui
produit des comportements de trop grande concerne les politiques de financement, Carpentier
confiance en soi (overconfidence), dont l'impact (2000) reprend les résultats d'un ensemble d'études,
sur les marchés financiers a été largement étudié généralement réalisées au moyen de questionnaires
(Odean (1998), Barber et Odean (2000)). auprès de directeurs financiers de grandes
Les émotions des individus en situation de entreprises et qui mettent clairement en évidence le
choix ont aussi été analysées. On a par exemple décalage entre les prescriptions théoriques et le
montré que les individus n'apprécient généralement processus réel de décision au sein des entreprises.
pas l'ambiguïté et préfèrent être placés dans des Certains éléments tenus pour centraux par la
situations qui leur donnent le sentiment de théorie ne sont que très peu pris en compte en
comprendre ou d'être compétent. Cela expliquerait pratique. Ainsi l'utilisation de la structure
selon Camerer (1995) le montant anormalement financière dans une démarche de signalisation au
élevé des primes de risques observé lorsque de marché apparaît bien peu pragmatique aux
nouveaux marchés financiers sont créés. directeurs financiers (Kamath (1997), Billingsley et
Le rôle des interactions sociales dans la Smith (1996), Norton (1991)). D'autres facteurs,
prise de décision semble par ailleurs n'être pas négligés par la théorie, font l'objet d'une véritable
négligeable. Certaines études montrent que les attention lors de la prise de décision. La
individus tendent à se conformer à l'opinion préservation de la flexibilité financière par exemple
générale, et plusieurs auteurs suggèrent que (Graham et Harvey (1999)), ou la mise à profit des
l'analyse des conversations et des rumeurs sur les conditions conjoncturelles du marché financier
marchés financiers pourrait fournir des résultats (Loughran et Ritter (1995), Graham et Harvey
intéressants. (1999)) sont très souvent prises en compte dans la
recherche de solutions pratiques au problème du
Mais au-delà du recensement des facteurs financement de l'entreprise.
psychologiques susceptibles d'interférer dans la Par ailleurs, des erreurs manifestes dans
décision d'un investisseur, la finance l'utilisation des outils conceptuels sont relevées
comportementale s'intéresse aussi aux anomalies dans les études utilisant des questionnaires. Ainsi
observées sur les marchés financiers, c'est à dire nombre d'entreprises déclarent utiliser des
aux phénomènes qui ne sont pas expliqués par la méthodes ad hoc pour estimer leur coût du capital,
théorie orthodoxe. On peut citer le caractère d'autres ne le calculent même pas, d'autres enfin
prédictible des rentabilités des actions mis en utilisent le coût de la source des fonds utilisés au
évidence originellement par De Bondt et Thaler lieu du coût moyen pondéré du capital préconisé
(1986) et largement confirmé depuis. D'autres par la théorie (Pettry et Sprow (1993), Jog et
énigmes font l'objet d'interprétations Srivastava (1994), Graham et Harvey (1999)).
comportementales, parmi lesquelles le montant des Enfin, très peu de dirigeants déclarent lire
primes de risque sur les marchés d'actions, qui la presse académique spécialisée, qui leur paraît
sont anormalement élevées au regard de la théorie trop théorique (Trahan et Gitman (1995)). Les
classique ou l'incomplète diversification opérée prescriptions qu'on y trouve leur semblent souvent
par les investisseurs qui continuent aux mépris des difficiles à mettre en œuvre et compliquées à
enseignements de la théorie orthodoxe d'investir de appréhender. La difficulté de communication sur
préférence sur le marché domestique, voire, ces prescriptions théoriques auprès des supérieurs
lorsqu'il s'agit de salariés, dans leur propre
entreprise qu'ils perçoivent comme peu risquée 1
(Huberman (1999)). Pour une liste plus complète de références voir
Hirshleifer (2001).

3
hiérarchiques constitue un obstacle de plus à leur Au-delà du débat "médiatique", qui
utilisation selon certains dirigeants interrogés. oppose les tenants de la théorie des marchés
financiers et les avocats de la finance
A l'interface entre les décisions comportementale, on voit que la littérature
financière des entreprises et les marchés académique récente voit fleurir dans différents
financiers se développe aussi depuis peu une domaines de la finance des interrogations de fond
réflexion sur les comportements réels des agents. sur les comportements des agents. Ce
Fabre-Azéma (2001) étudie ainsi la pratique des questionnement a été, nous l'avons dit, longtemps
analystes financiers en matière d'évaluation des négligé par les théoriciens de la finance. Aussi
entreprises lors des introductions en bourse en peut-on se demander pourquoi il refait surface
France, au second marché de la Bourse de Paris, aujourd'hui. C'est à cette question que nous
sur la période 1991-2000. Contrairement aux proposons d'apporter ici quelques éléments de
prescriptions théoriques, ce n'est que récemment réponses.
que le coût moyen pondéré du capital tend à
s'imposer dans les calculs où, théoriquement
1.2La crise de la finance "normale"
requis, il a été et demeure encore souvent remplacé
par le coût des fonds propres. Par ailleurs les
modalités de ce calcul posent question, dès lors que Dans sa Structure des révolutions
sur la période d'étude, Fabre-Azéma (2001) scientifiques, Kuhn considère que le début du
observe une grande stabilité des taux processus qui conduit à l'abandon d'un paradigme
d'actualisation utilisés, stabilité qui semble obtenue scientifique est toujours marqué par ce qu'il appelle
par augmentation de l'estimation des primes de une "crise de la science normale". Selon le
risque lorsque le taux sans risque diminue. Stulz philosophe, les sciences progressent par cycle de
(1996) constate pour sa part que l'utilisation des trois phases. Dans une première phase, qui
produits dérivés dans les entreprises non correspond à un stade primitif du développement
financières n'apparaît guère conforme à la théorie. de la science, on observe la coexistence de
En utilisant les résultats d'une étude par plusieurs « théories » ou « écoles », en perpétuelle
questionnaires réalisée conjointement par la concurrence, qui reflètent des conceptions
Wharton School et la Chase Manhattan Bank en opposées de la nature, des manières différentes de
1994, auprès de 1999 entreprises interrogées sur « voir le monde et d’y pratiquer la science ». Ces
leurs pratiques en matière de gestion des risques, écoles sont irréconciliables, en particulier parce
Stulz souligne que la réduction de la variabilité des qu’elles ne partagent pas le même vocabulaire et ne
flux ne semblent pas, contrairement à la s’accordent pas sur ce qui fait problème dans leur
prescription théorique, constituer un motif de domaine. Ce stade primitif s’achève avec
gestion des risques. Il apparaît en revanche, que l’adoption d’un paradigme, vision commune,
négligeant la théorie de l'efficience des marchés, « boîte préformée et inflexible », dans laquelle il
les décideurs d'entreprise gèrent les risques sur la s’agit de faire entrer le monde et qui va permettre
base de leurs propres prévisions des taux d'intérêt le développement d’une phase de science normale.
ou des taux de change ou des prix des matières Cette seconde phase, est caractérisée par
premières futurs. Tufano (1996) étudie la gestion « des travaux de nettoyage » selon le mot de Kuhn,
des risques mise en œuvre dans 48 entreprises c’est à dire des travaux d’exploration du
nord-américaines d'extraction d'or. Il met en paradigme, des tentatives « pour forcer la nature à
évidence de très grandes disparités dans les entrer dans la boîte», les anomalies découvertes
politiques suivies, et attribue ces disparités au donnant lieu à l'évolution des théories à l’intérieur
comportement des managers en charge de ces du paradigme mais ne conduisant jamais à une
questions. Le facteur déterminant semble résider remise en cause de celui-ci.
dans la nature des modes de rémunération de ces Une troisième phase s’ouvre lorsque les
derniers. Des rémunérations en actions induisent anomalies découvertes deviennent de plus en plus
un plus grand désir de stabilité et donc une gênantes aux yeux de la communauté scientifique.
politique de couverture des risques alors que des On voit alors réapparaître, comme pendant la phase
rémunérations en stock-options inciteraient le de développement primitif du domaine, des
manager à accroître la volatilité des cours et donc à discussions sur ce qui fait problème, sur les
suivre une politique de gestion des risques moins méthodes légitimes, sur les solutions acceptables :
prudente. En tout état de cause aucune des deux c’est la phase de crise du domaine. La crise ouverte
stratégies les plus suivies par les firmes étudiées conduit alors selon Kuhn à la révolution
(l'absence de couverture ou la couverture de plus scientifique, au terme de laquelle et parfois non
de 40% des positions) ne s'explique par la volonté sans mal, un nouveau paradigme est adopté,
d'accroître, conformément à la théorie financière, la ouvrant une nouvelle période de science normale,
richesse des actionnaires. qui bien sûr connaîtra à terme une nouvelle crise.

4
L'utilisation ici de la théorie développée méthodologies utilisées (et seraient donc
par Kuhn pour décrire l'évolution des sciences potentiellement sujets à caution), Fama considère
physiques ne va pas de soi: après tout la finance que les anomalies mises en évidence se
n'est pas une science physique. Mais si nous compensent. S'il y autant de phénomène de sous-
mettons de côté ce débat1, il n'apparaît pas sans réaction à l'information que de phénomènes de sur-
intérêt de considérer la remise en cause actuelle des réaction, alors il est juste de considérer qu'en
hypothèses de rationalité des décideurs financiers moyenne, le marché réagit correctement. La ligne
comme le symptôme de l'entrée de la finance dans de défense tenue par Fama ne consiste donc pas à
une période de crise paradigmatique. La vivacité nier l'existence d'anomalies mais seulement à en
des débats auxquels donnent lieu les travaux en minorer l'importance. L'argument essentiel de sa
finance comportementale, la multiplication des démonstration est que bien que représentant
arguments portés sur le terrain de la légitimité des imparfaitement la réalité, la théorie de l'efficience
méthodes ou des problèmes posés2 plaident selon ne peut être abandonnée qu'au profit d'une
nous en ce sens. meilleure théorie, qui fournirait un modèle de
formation des prix pouvant être empiriquement
Avant de nous interroger dans la seconde testé. La finance comportementale ne fournit pas
partie de cet article sur l'ampleur de cette crise et selon lui cette théorie meilleure. Au total, il nous
spécifiquement sur sa capacité à produire une semble que l'ensemble des arguments mobilisés par
véritable révolution scientifique, posons nous ici Fama témoigne paradoxalement de l'importance
une question d'ambition plus limitée. De quels grandissante donnée, dans la littérature financière
éléments dispose-t-on pour comprendre pourquoi récente, à la question des anomalies persistantes
la question finalement ancienne des observées sur les marchés financiers.
comportements des agents se repose aujourd'hui
avec une force qui semble, pour la première fois Un second élément d'explication de
depuis cinquante ans, propre à déstabiliser au l'émergence actuelle de la question des
moins partiellement les tenants de l'approche comportements en finance est relevé par Carpentier
orthodoxe? Deux explications semblent pouvoir (2000). Elle observe qu'en finance d'entreprise, et
être proposées. La première, fournie par Kuhn, plus particulièrement concernant la question de la
paraît correspondre assez bien à la crise traversée structure financière des firmes, la théorie semble
par la théorie financière actuelle. Il semble de plus marquer le pas. Prenant appui sur le très
en plus difficile de traiter les anomalies constatées remarquable article de synthèse proposé par Harris
sur les marchés financiers à l'intérieur du et Raviv (1991) qui recensent l'ensemble des
paradigme théorique développé au cours des travaux théoriques et empiriques consacrés à la
cinquante dernières années. Le problème est question de la structure financière, Carpentier fait
d'autant plus aigu que la théorie de l'efficience des le constat suivant. Une décennie après la
marchés implique l'éradication rapide des publication de cette synthèse, et malgré la
déséquilibres momentanés du marché qui poursuite de travaux variés sur le thème, la théorie
permettraient d'utiliser avec profit des informations financière n'a semblé produire aucune avancée
passées ou publiquement disponibles. Que des majeure sur le sujet. La question qui se pose alors
phénomènes comme l'effet "momentum", l'effet est celle des évolutions envisageables pour sortir
"contraire" ou la surévaluation de la prime de de ce blocage apparent. Une première possibilité
risque existent constitue une première violation de serait de considérer que puisque la théorie de la
la théorie. Qu'ils perdurent constitue une violation structure financière ne produit plus de nouveaux
plus grave, qui suppose une sorte de myopie du apports alors le problème dont elle traite doit être
marché, tout à fait incompatible avec la théorie de considéré comme résolu. Selon la distinction
l'efficience. Que ces anomalies apparaissent de éclairante proposée par Chalmers, la question des
plus en plus gênantes à l'ensemble de la politiques de financement des entreprises pourrait
communauté scientifique nous semble en ce cas passer du domaine de la science à celui
paradoxalement révélé par l'argumentaire de la technique. Cette hypothèse n'est cependant
développé par Fama (1998) pour défendre la pas très convaincante. La théorie sur la structure
théorie de l'efficience des marchés contre la financière n'a à ce jour pas produit de consensus.
finance comportementale. Outre l'argument Elle n'apporte pas de solution pratique au décideur
classique qui consiste à remarquer que les soucieux de mettre au point pour son entreprise le
phénomènes mis en évidence par la finance montage financier optimal. Une deuxième
comportementale semblent sensibles aux possibilité consisterait à proposer l'abandon de
1
cette problématique comme objet de recherche. Si
Pour des éléments sur cette question voir H. l'on attribue le blocage constaté à l'absence d'outils
Rainelli- Le Montagner, La vraie nature de la théoriques pertinents permettant d'avancer sur la
finance: réflexions sur la théorie financière, PUF question, il est peut-être raisonnable de se
Finance, à paraître. détourner du problème au moins provisoirement.
2
Voir Fama (1998)

5
La persistance de travaux sur la structure financière la prise en compte des comportements des acteurs
des entreprises laisse à penser que cette solution ne doit d'abord permettre d'obtenir des prescriptions
semble pas retenue par les chercheurs du domaine. plus efficaces tout en restant à l'intérieur du
Dès lors, et puisque le thème de la structure paradigme général. C'est, au moins partiellement,
financière continue d'intéresser la communauté la démarche de Stulz (1996) ou celle de Tufano
scientifique malgré le peu de résultats nouveaux (1996), qui concluent à la nécessité de mettre en
produits dans une période récente, une évolution place des mécanismes de surveillance et
possible consiste à chercher des voies radicalement d'incitations des gestionnaires de risque si l'on veut
nouvelles pour sortir de ce qui apparaît désormais que ces derniers se conforment à la théorie
comme une impasse. Carpentier (2000) semble traditionnelle. On peut faire le parallèle avec
considérer l'approche centrée sur les l'approche sociologique menée par Godechot
comportements des décideurs (field-based (2001) sur les traders, dont les résultats peuvent
research) comme susceptible de permettre le saut être utilisés pour réfléchir aux modalités
qualitatif attendu. d'embauche, de rémunération et d'incitation des
agents des marchés financiers. Dans cette première
Au total, et sans prétendre ici être acception, l'étude des comportements des agents ne
exhaustif, il nous semble que si, dans les différents vient pas remettre en cause la théorie financière.
domaines de la finance, la question du Elle met en évidence des phénomènes marginaux,
comportement réel des individus semble se poser qu'il est possible de traiter à l'intérieur du
avec une acuité renouvelée, c'est en raison de deux paradigme théorique usuel, essentiellement au
causes principales. La première tient à la moyen de politiques de gestion des ressources
persistance, sur les marchés financiers, d'anomalies humaines adaptées.
qu'il paraît de plus en plus difficile de traiter à
l'intérieur du paradigme de l'efficience. La seconde Mais l'étude des comportements des
relève d'une sorte d'essoufflement des théories agents financiers peut aussi, selon certaines
traditionnelles de la finance d'entreprise, qui approches permettre d'amender et d'améliorer plus
semblent en panne d'inspiration aussi bien lorsqu'il sensiblement les théories existantes. Stulz (1996)
s'agit de fournir des outils normatifs opératoires souligne ainsi ce qu'a de réducteur l'approche
que lorsqu'il s'agit d'expliquer les politiques suivies moyenne- variance de la gestion des risques en
dans la pratique par les entreprises. La question qui entreprise. Conformément aux déclarations des
se pose dès lors est de savoir si la crise provoquée managers, il est sans doute plus utile de poser le
par ces difficultés fait entrer la théorie financière problème des risques dans l'entreprise en termes de
moderne dans une simple zone de turbulences ou risque de pertes plutôt qu'en termes de risque de
si, plus profonde, elle annonce ce que Kuhn appelle variation. Par ailleurs, Stulz met en évidence le
une révolution scientifique. C'est à cela que nous fait, non prévu par la théorie, que dans certains
proposons de réfléchir dans la seconde partie de cet secteurs, les entreprises pourraient bien disposer
article. d'un avantage comparatif qui leur permettrait de
gérer le risque de manière optimale grâce aux
informations qu'elles obtiennent en poursuivant
leurs activités industrielles courantes. Cette
2Que peut-on attendre de la finance observation invite à amender sensiblement la
comportementale? théorie actuelle de la gestion des risques en
entreprise.
Pour aller vite et dans l'espoir de rendre Graham et Harvey (1999) voient quant à
les termes de notre débat plus clairs, disons ici eux dans les résultats des enquêtes par
d'emblée que nous appelons désormais finance questionnaires une base pour la modification voire
comportementale l'ensemble des approches qui l'abandon de certaines pistes de recherche et pour
proposent une vision renouvelée de la question du le développement de nouveaux courants. C'est
comportement des agents que ce soit sur les aussi l'approche suivie par Carpentier (2000), qui
marchés financiers ou dans les entreprises. Notre propose, au vu des résultats des études de terrain
définition intègrera ainsi la finance sur la manière dont les entreprises traitent la
comportementale de marché et la finance question de la structure financière, l'intégration des
comportementale de terrain ( ou field based deux principales théories de la structure du capital.
research) représentée par les travaux recourant aux Les études par questionnaires viennent ici
questionnaires pour comprendre les stratégies confirmer les résultats empiriques obtenus par
menées dans les entreprises par les managers en divers auteurs (voir Opler et Titman (1996), Fama
charge des questions financières. et French (1997), Gosh et Cai (1999), Carpentier et
Si l'on se penche sur les ambitions Suret (2000)) et plaident pour une modélisation
avouées des tenants de ces différentes approches, intégrant les principes de la théorie du financement
on constate de grandes différences. Pour certains,

6
hiérarchique et de la théorie du compromis (static l'accélération d'un débat en réalité ancien, mais
trade off theory). "gelé" durant toute la période de domination du
paradigme de la théorie financière classique,
Pour certains auteurs, l'intérêt renouvelé l'enjeu des affrontements actuels réside, pour les
pour le comportement des agents permet aussi de partisans de la finance comportementale, dans le
mieux comprendre le fossé qui en finance sépare dépassement du paradigme de la finance classique.
parfois la théorie des pratiques. La finance Hirshleifer (2001) envisage ainsi à terme la victoire
comportementale peut fournir quelques pistes pour du paradigme qu'il appelle "psychologique" sur le
chercher à combler cet écart. Trahan et Gitman paradigme actuel, ce dernier n'apparaissant plus
(1995) montre ainsi que la littérature académique alors que comme un cas particulier du nouveau
est très rarement lue par les praticiens, qui paradigme. Sans préjuger de la validité de la thèse
reprochent à la théorie financière d'être difficile de Kuhn pour traiter d'un domaine comme la
d'accès et compliquée à mettre en œuvre. Les finance, il nous semble possible d'écrire ici que si
principaux obstacles à l'utilisation dans la pratique le scénario décrit par Hishleifer devait se réaliser,
des résultats de la théorie semblent résider dans le alors on pourrait parler d'une véritable révolution
caractère peu réaliste des hypothèses et dans la scientifique, la première qu'aurait à connaître la
difficulté d'obtenir les intrants nécessaires à la mise théorie financière moderne, dont on fait
en œuvre des théories (Trahan et Gitman (1995)). généralement remonter l'origine aux travaux de
L'étude des comportements des financiers en Markowitz.
situation pratique pourrait permettre de
comprendre les difficultés de transferts des Parmi tous les points de vue développés
connaissances que l'on observe entre le monde dans cette partie, il est difficile de dire lequel est le
académique et les milieux professionnels. Un point plus juste. La finance comportementale dans ces
de vue plus radical y voit aussi l'occasion pour les différentes acceptions est une discipline trop
milieux professionnels de mieux communiquer sur récente pour qu'il soit possible de mesurer
leurs besoins réels et partant d'influer sur précisément jusqu'où vont ses implications.
l'orientation des travaux académiques aussi bien en Quelques balises valent cependant d'être évoquées
termes de remise en cause des hypothèses en guise de conclusion partielle. Parmi elles, la
théoriques qu'en termes de choix des remarque de Fama (1998) selon laquelle une
problématiques pertinentes1. théorie ne peut être remplacée que par une
meilleure théorie2 vaut d'être gardée en mémoire.
Enfin, et c'est là le point de vue défendu Un second point de repère est constitué par la
par Hirshleifer (2001), l'émergence de la finance relative incompatibilité des thèses en présence. En
comportementale est perçue par ses principaux remettant en cause les hypothèses portant sur la
partisans comme le signe d'une crise du paradigme rationalité des agents, la finance comportementale
général de la théorie financière moderne. On touche au socle même sur lequel s'est construit
retrouve dans leur analyse la grille de lecture l'ensemble de la théorie financière moderne. S'il est
proposée par Kuhn. On assiste en effet à une possible d'imaginer au moins temporairement une
remise en cause des hypothèses jusque là sorte de coexistence des thèses en présence, on sent
considérée comme intangibles. Les tenants des bien qu'il existe une logique d'affrontement entre
approches comportementales insistent sur le fait partisans de la finance actuelle et défenseurs des
que l'hypothèse de rationalité des investisseurs approches comportementales. Il reste à ce jour
traditionnellement utilisée par la finance moderne difficile de prendre la mesure exacte du rapport de
est loin d'être la seule possible (voir Hirshleifer force entre les deux camps.
2001, p 1533-1534). Les dissensions entre les
écoles de pensée creuse un fossé entre tenants de A défaut de prendre le risque de nous
l'ancien paradigme et défenseurs de l'avant-garde. livrer ici à des prédictions hasardeuses sur l'avenir
Hirshleifer (2001) observe par exemple que la de la discipline, il nous paraît intéressant de faire
multiplication de travaux empiriques sur retour sur un ensemble de questions soulevées par
l'efficience des marchés financiers n'a pas produit le développement de la finance comportementale et
de consensus entre les chercheurs et attribue ce qui nous paraissent appartenir, à divers titres, à la
phénomène à l'existence probable de "croyances" problématique, assez peu traitée en finance
fortement enracinées aussi bien chez les tenants de classique, des normes. C'est ce que nous proposons
la rationalité traditionnelle que chez les défenseurs de faire dans la dernière partie de cet article.
des approches psychologiques. Face à
1
Notons que cette question fait débat. Il n'est pas
certain en particulier qu'il soit ni aisé ni souhaitable
2
de faire passer les préoccupations immédiates de la Il s'agit en réalité du principe développé par le
pratique devant l'heuristique spécifique des philosophe des sciences Lakatos (Lakatos I.,
théories (voir Kuhn p 62-63). Histoire et méthodologie des sciences, PUF, 1994).

7
3Petit retour sur la question des normes des tensions éthiques traversent la communauté
financière dans la réalité et d'envisager les
Parce qu'elles remettent en cause les
mécanismes favorisant l'adoption de
hypothèses fondamentales de la théorie financière
comportements souhaitables. La question est alors
classique, les approches comportementales font
de savoir qui définit ces comportements
émerger des questions qui semblaient avoir été
souhaitables (éthiques par exemple) et avec quelle
abandonnées par les chercheurs en finance.
légitimité, deux questions rejetées hors du champ
Beaucoup de ces questions nous semblent relever
de la théorie dans le paradigme classique et qui
de la problématique des normes. Elles s'inscrivent
nous paraissent faire partie intégrante de la vision
selon nous dans deux dimensions distinctes, une
proposée par la finance comportementale.
dimension éthique et une dimension
Plus fondamentalement encore, le portrait
épistémologique. Nous les traiterons
proposé par la finance comportementale,
successivement ici.
d'investisseurs très imparfaitement rationnels,
tentés par le mimétisme, vulnérables aux rumeurs,
3.1Un peu d'éthique sujets à l'excès de confiance en soi et se trompant
souvent, produit un effet qui contraste avec l'image
de marchés reflétant une pure rationalité proposée
Dans le paradigme classique, la décision
par le paradigme classique. Or si les effets, positifs
de l'individu placé en situation de risque ne relève
mais aussi négatifs, des mouvements des marchés
pas de son jugement mais de sa capacité à mettre
financiers sur la sphère de l'économie réelle ne
en œuvre un processus formalisé lui permettant de
relèvent plus des lois intangibles, mécaniques et
choisir la solution optimale. Les comportements
pures du marché mais des erreurs d'agents
n'ont donc pas à être jugé à l'aune d'une
défaillants, surgit de nouveau une question éthique
quelconque morale et s'apprécient seulement au
sur la responsabilité des investisseurs face aux
regard de leur conformité aux prescriptions qui
éventuels désastres locaux ou généralisés que leurs
résultent des modélisations obtenues sur la base de
décisions provoquent. Sur différents fronts, il
l'hypothèse de rationalité des agents. Ainsi la
apparaît donc que la finance comportementale fait
finance classique pose-t-elle comme objectif
resurgir dans le débat, d'une manière qui reste à ce
absolu pour l'entreprise la maximisation de la
jour peu formalisée, la question des normes
richesse des actionnaires ou comme règle
éthiques qu'il convient de définir et de faire
d'investissement sur les marchés financiers la
appliquer sur les marchés financiers.
diversification des risques. Celui qui choisit de ne
pas se comporter conformément à ses règles se voit
sanctionné, non pas au nom d'une exigence éthique 3.2Et un brin d'épistémologie
quelconque, mais parce que le marché ne rémunère
que ceux qui respectent ses lois. Au total, la théorie
Outre les questions d'éthique, la finance
financière traditionnelle exclut de cette manière de
comportementale pose un problème
son champ la question des normes de
épistémologique absent du paradigme de la finance
comportement. C'est pourquoi elle se trouve plutôt
classique. Dans ce dernier, la théorie financière est
démunie pour répondre aux objections
dotée d'une fonction normative. Elle décrit certes le
régulièrement faites à la communauté financière
fonctionnement des marchés, mais sa fonction
par l'opinion publique de produire des transferts de
première est de fournir des prescriptions en termes
richesse injustes et brutaux, de permettre à un petit
de décision. Elle indique à l'investisseur qu'il lui
nombre de bâtir d'immenses fortunes en vendant
faut diversifier son portefeuille et lui fournit des
des promesses ou de participer au blanchiment de
éléments pour mettre en place cette diversification.
l'argent sale.
Elle propose des formules d'évaluation qui
L'étude des comportements réels des
fournissent les points de repère nécessaires aux
acteurs du monde financier permet au contraire
décisions d'achat ou de vente. Elle recense les
d'aborder très directement la question des normes
déterminants qu'il convient de prendre en compte
éthiques de comportement. Le débat actuel sur la
lors de la définition des politiques de financement
douteuse objectivité des analystes financiers
de l'entreprise ou des décisions de distribution de
chargés de conseiller leurs clients sur des
dividendes.
introductions en bourse réalisées par une filiale de
La finance comportementale se positionne
leur propre banque1 permet d'illustrer l'intérêt de
quant à elle très différemment par rapport à
prendre en compte les stratégies réellement mises
l'objectif de production de normes de décision. Son
en œuvre par les acteurs. Dans ce domaine, comme
ambition première semble être de décrire les
dans d'autres, on peut imaginer que des études de
comportements et certains des travaux qui s'y
terrain permettent de mieux comprendre comment
rattachent amènent à s'interroger sur sa capacité à
1
dépasser la visée descriptive. Godechot (2001)
Voir sur ce thème le numéro spécial d'Enjeux-Les fournit ainsi une analyse sociologique fouillée du
Echos, Finance et morale, Décembre 2001.

8
monde des traders parisiens, dont un praticien ne devrait alors être menée sur l'influence des théories
peut guère tirer d'enseignements à l'exception peut- sur les pratiques. Il s'agit là d'un problème qui
être de la nécessité d'établir des règles de gestion concerne déjà la théorie financière classique, dont
des ressources humaines adaptées aux objectifs de les critères de validation, en particulier empiriques
la société employant ces traders. Fabre-Azéma peuvent se trouver passablement affaiblis, par
(2001) conclut au caractère parfois discutable des exemple lorsqu'il s'agit de tester la validité d'un
procédures utilisées en pratique pour calculer le modèle que le monde académique a réussi à
coût du capital et à l'influence de phénomènes de convaincre les professionnels d'utiliser. Dans le cas
tendances temporelles favorisant l'utilisation de de la finance comportementale, le problème des
l'une ou l'autre de ces procédures. Il est difficile de interactions entre travaux académiques et pratiques
tirer de ces travaux des enseignements directement est bien résumé par Daniel et Titman
utiles à la pratique. (1999):"Perhaps this is evidence that, after
Doit-on en faire le reproche à la finance sufficient time and publicity, investors do learn
comportementale ? Après tout, pourquoi ne from price patterns and the anomalies presented in
définirait-elle pas son objectif tout autrement que this paper will not continue into the next
la théorie financière classique ? Sans trancher millenium". Cette préoccupation rejoint la
cette question, nous souhaitons souligner ici que remarque de Gigerenzer (1991) qui
cette différence entre finance classique et finance écrit:"experimental subjects can in many cases be
comportementale est une différence majeure qui convinced, if given proper instruction, that their
nécessite chez les tenants des approches initial behavior was irrational & they will correct
psychologiques de la finance, une réflexion de their ways".
fond.
Pour conclure, nous avons cherché à
Si la visée normative devait être montrer dans cet article que sous l'influence de
définitivement abandonnée par la finance différentes causes, plusieurs domaines de la finance
comportementale, alors les deux paradigmes en voient l'émergence récente de travaux qui,
présence apparaîtraient réellement remettant en cause l'hypothèse traditionnelle de
incommensurables au sens de Kuhn. La question rationalité des agents, proposent de chercher à
posée par Fama (1998) de la meilleure théorie ne mieux appréhender, prévoir ou modéliser le
pourrait plus être résolue ni même posée, puisque comportement réel des acteurs de la communauté
les objectifs des différentes approches ne se financière. Notre thèse est que ces travaux ne
rejoindraient pas. constituent pas des îlots marginaux mais forment,
En outre la description du comportement pris ensemble, une nouvelle tendance de la théorie
des acteurs de la communauté financière ne nous financière moderne. Potentiellement porteuse d'une
semble pas épuiser l'ensemble des questions qui se rupture fondamentale avec le paradigme actuel, la
posent en finance. Les praticiens sont demandeurs finance comportementale ouvre plusieurs chantiers
d'outils opératoires leur permettant de rationaliser de réflexion dont le plus important nous semble
les décisions qu'ils ont à prendre; en ce sens, et être celui des normes avec ses deux déclinaisons,
malgré l'éloignement souvent dénoncé entre la éthique et épistémologique.
théorie financière actuelle et la pratique, il est
possible de considérer que les fondations de la
finance moderne ont été développées avec le souci
de répondre à des problèmes concrets. Qu'on pense
à la démarche mise en œuvre par Sharpe ou à la
modélisation proposée par Black et Scholes pour Bibliographie
s'en convaincre. A contrario, que déduire de [1] Barber B. and T. Odean, 2000, "Boys will be boys:
l'observation de comportements manifestement Gender, overconfidence and common stock
irrationnels des individus, par exemple de investment, Quaterly Journal of Economics..
l'utilisation objectivement erronée d'une procédure [2] Barberis N., A. Schleifer and R. Vishny, 1998, "A
de calcul du coût du capital ? Pour le dire model of investor sentiment", Journal of Financial
autrement, les approches descriptives auxquelles Economics, 49, p 307-343.
recourent assez naturellement la finance [3] Billingsley R. & D Smith, 1996, "Why do firms
issue convertble debt ?", Financial Management,
comportementale, nous semblent poser le problème Vol 25, n°2, Summer, p 93-99.
du choix de la posture à adopter face à la question
[4] Camerer C., 1995, "Individual Decision Making", in
suivante: une théorie en finance (c'est vrai plus j. Hager & A. Roth ed: The handbook of
généralement en sciences de gestion) peut-elle être experimental economics, Princeton University
autre chose, en dernier ressort que normative ? Press, Princeton NJ.
[5] Carpentier C. et J.-M. Suret, 2000,"Pratique et
Si la finance comportementale décidait de théories du financement: le cas de la France",
Finance.
préserver une ambition normative, une réflexion

9
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