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Publié dans Les Représentations de la mort. Actes du colloque organisé par le CRELLIC à l’Université
de Bretagne-Sud, Lorient, 8-10 novembre 2000, ss. la dir. de Bernard-Marie Garreau, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2002, p. 307-316.
Joël DELHOM,
CRELLIC-LIRA
Le Péruvien Manuel González Prada n’était pas de ces hommes obsédés par l’idée du
néant. Il n’était pas non plus de ceux qui préfèrent ignorer que la mort, toujours, nous guette.
Né sous des latitudes peu clémentes pour les vivants, il avait eu la chance d’appartenir à la
classe privilégiée, ce qui allongeait indubitablement son espérance de vie. Il n’avait pas craint,
non plus, de s’engager dans les conflits militaires lorsque son devoir l’y avait contraint, à
deux reprises en 1866 et 1880, mais il n’était certainement pas un foudre de guerre. C’était
donc un homme « normal », dirons-nous, ni plus ni moins angoissé qu’un autre par l’idée de
mourir, bien qu’il ait perdu son père alors qu’il n’était âgé que de 19 ans. Mais, comme
intellectuel, il ne pouvait, cependant, manquer d’y réfléchir. Les drames de la vie lui en
fournirent l’occasion à la fin des années 1880, lorsqu’il fut frappé par une série de deuils. En
mai 1887, sa mère disparaissait après une longue agonie et, en décembre 1888, son premier
enfant légitime devait décéder quelques semaines après sa naissance. A peine un mois plus
tard, c’était le tour de sa sœur aînée et, un an après, en février 1890, son deuxième enfant
mourait aussi après avoir vu le jour.
La première réflexion de l’écrivain sur la mort est un discours prononcé en 1888 pour
l’enterrement de l’un de ses amis. La vie y est présentée comme une longue souffrance
précédant l’ultime douleur, au delà de laquelle règne l’inconnu des ténèbres ; et pourtant, il
constate, presque étonné, que nous nous cramponnons de toutes nos forces à cette vie
misérable. Exister, affirme-t-il, n’est rien d’autre « qu’hésiter entre un mal certain et connu –
« La mort et la vie » commence par l’affirmation du destin commun des êtres humains,
quelle que soit leur position sociale ou leur intelligence, comme s’il était nécessaire de
rappeler à certains que les privilèges de ce monde ne préservent guère contre ce qui fait
l’égalité essentielle des êtres vivants. Il n’hésite pas à écrire dès le début : « […] à la fin nous
avons […] pour seuls amis les vers et la pourriture »4, phrase qui annonce la tonalité sombre
et même, à certains égards, choquante du texte. S’interrogeant sur la souffrance provoquée par
le dernier instant, González Prada note : « Quelques fois la mort nous laisse mourir et
1
Manuel González Prada, « Discurso en el entierro de Luis Márquez », Páginas libres dans Páginas libres.
Horas de lucha, pról. y notas de Luis Alberto Sánchez, [Caracas], Biblioteca Ayacucho, 1976, p. 34. Toutes les
traductions sont de nous.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 35.
4
« La muerte y la vida », Páginas libres, op. cit., p. 190.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 191. Dans son « Discurso en el entierro de Luis Márquez », il avait déjà écrit : « C’est en vain que les
anciens répètent par la bouche de Ménandre : ‘Les préférés des dieux meurent jeunes’ ; c’est encore en vain que
les rêveurs d’aujourd’hui murmurent : ‘Il est horrible de mourir et doux d’être mort’ », ibid., p. 34.
7
« La muerte y la vida », ibid., p. 190.
8
Ibid., p. 191.
Bien sûr, notre intellectuel s’interroge sur la vie après la mort et, par deux fois, il
évoque même la métempsycose10, avant de conclure tout bonnement qu’on ne sait rien. S’en
tenant à la rationalité positiviste, il constate qu’aucune preuve expérimentale ne peut ni
prouver ni infirmer nos hypothèses sur l’immortalité de l’âme ou l’existence de Dieu. Par
conséquent, il ne faut nourrir aucune espérance afin de n’être point déçu ; et il ajoute :
« Jusqu’à présent, à quoi se réduisent Dieu et l’âme ? A deux entités hypothétiques,
imaginées pour expliquer l’origine des choses et les fonctions du cerveau »11. Les inquiétudes
métaphysiques ne pouvant être résolues de manière scientifique, le scepticisme constitue,
selon lui, la voie de la sagesse. Il réfute aussi bien le pari pascalien, considérant absurde de
fonder toute une vie sur de simples hypothèses, que le dogmatisme matérialiste qui affirme
sans preuve : « Dire ‘cela relève du possible’, ‘cela n’en relève pas’, atteint le comble de la
présomption ou de la folie. La Philosophie et la Religion lancent des déclamations et des
anathèmes ; mais déclamations et anathèmes ne prouvent rien. Où sont les faits ? »12. Ne
rejetant a priori aucune possibilité, profondément agnostique et matérialiste, González Prada
se révèle également panthéiste lorsqu’il écrit que la « véritable charité n’est pas circonscrite à
l’homme : telle une aile gigantesque, elle se déploie pour couvrir tout l’Univers »13.
Avec lucidité, il souligne que même s’il y avait une autre forme de vie après la mort,
rien ne garantit qu’elle serait meilleure que celle que nous connaissons. La nature, fait-il
observer, ne répond pas à nos errements anthropomorphiques sur l’immanence de la justice,
qui voudrait qu’à tout malheur corresponde un bonheur, selon une exacte comptabilité divine.
Comme l’a expliqué Darwin, ce sont les plus faibles qui périssent et la nature n’est pas
soumise à la morale humaine. La seule loi qui s’applique, affirme l’auteur, est celle de la
création et la destruction permanentes, aussi injuste que cela puisse nous sembler :
« La Nature n’apparaît pas injuste, ni juste, mais créatrice. Rien n’indique qu’elle
connaisse la sensibilité humaine, la haine ou l’amour : réceptacle infini de la
conception, divinité en couches interminables, mère toute de sein et rien de cœur, elle
9
« Mi muerte », Exóticas, dans Obras completas, pról. de Luis Alberto Sánchez, vol. IV, Lima, P.T.C.M., 1948,
p. 84.
10
« La muerte y la vida », op. cit., pp. 191 et 194.
11
Ibid., p. 191.
12
Ibid.
13
Ibid., p. 196.
C’est peut-être dans cette exécration de la vie qu’il manifeste alors, que l’écrivain
puise le courage de regarder la mort en face, aussi hideuse qu’elle puisse être, et d’en faire
l’ultime expérience cognitive de l’intelligence humaine. Sa propension pour le réalisme
macabre n’est donc ni gratuite ni perverse. « A l’approche de la mort, – écrit-il – sortons à sa
rencontre, et mourons debout comme l’Empereur romain. Fixons nos yeux sur le mystère,
même si nous voyons des spectres menaçants et furieux ; tendons les mains vers l’Inconnu,
même si nous sentons la pointe de mille poignards »19. L’homme doit surmonter sa peur et
assumer sa mort comme sa vie, dignement, la mort étant, de toute façon, inévitable et la peur
inutile. González Prada montre bien, en outre, que la vie et la mort sont les deux faces d’une
même réalité, d’un même principe naturel dont la souffrance est le révélateur, le moyen par
lequel l’homme accède à la connaissance du réel :
14
Ibid., p. 192.
15
Ibid., p. 193.
16
« Si la vie était un bien, la certitude de la perdre suffirait à la changer en mal. », ibid., p. 195.
17
Ibid., p. 196.
18
Ibid.
19
Ibid., pp. 193-194.
20
Ibid., p. 195.
21
Ibid., p. 197.
22
Ibid.
23
Ibid., pp. 197-198.
24
« Propaganda y ataque », Páginas libres, op. cit., p. 104.
25
« Nuestros indios », Horas de lucha, dans Páginas libres. Horas de lucha, op. cit., p. 343.
26
« La Revolución francesa », Páginas libres, op. cit., p. 184.
27
Ibid., p. 189.
Evidemment, González Prada déplore qu’il puisse y avoir des victimes innocentes. S’il
peut se réjouir de l’élimination physique des oppresseurs, il ne souhaite pas pour autant
l’instauration d’un régime de terreur sanguinaire : « Bien sûr, le sang nous fait horreur ; mais
s’il doit être versé, que ce soit celui du scélérat. […] Frapper le coupable, lui seul, sans
28
« Cambio de táctica », Anarquía, Santiago de Chile, Ed. Ercilla, 1940, p. 56.
29
« Cosechando el fruto », ibid., p. 61.
30
« La acción individual », ibid., p. 127.
31
« Rebelión del soldado », ibid., p. 100.
32
Voir son ouvrage de 1897 L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, 1979, 205 p.
33
Voir son traité De rege et regis institutione (1599).
34
« La acción individual », Anarquía, op. cit., p. 122.
35
Ibid., p. 123.
36
Ibid., p. 127.